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HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES DE MŒURS SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE URSULE MIROUËT

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HONOREacute DE BALZAC

LA COMEacuteDIE HUMAINEEacuteTUDES DE MŒURS

SCEgraveNES DE LA VIE DE PROVINCE

URSULE MIROUEumlT

Agrave MADEMOISELLE SOPHIE SURVILLE

Crsquoest un vrai plaisir ma chegravere niegravece que dete deacutedier un livre dont le sujet et les deacutetailsont eu lrsquoapprobation si difficile agrave obtenir drsquounejeune fille agrave qui le monde est encore inconnu etqui ne transige avec aucun des nobles principesdrsquoune sainte eacuteducation Vous autres jeunes fillesvous ecirctes un public redoutable  car on ne doitvous laisser lire que des livres purs comme votreacircme est pure et lrsquoon vous deacutefend certaines lec-tures comme on vous empecircche de voir la Socieacute-teacute telle qursquoelle est Nrsquoest-ce pas alors agrave donner delrsquoorgueil agrave un auteur que de vous avoir plu  Dieuveuille que lrsquoaffection ne trsquoait pas trompeacutee  Quinous le dira  lrsquoavenir que tu verras je lrsquoespegravereet ougrave je ne serai plus

Ton oncleHONOREacute DE BALZAC

PREMIEgraveRE PARTIE

LES HEacuteRITIERS ALARMEacuteS

En entrant agrave Nemours du cocircteacute de Paris onpasse sur le canal du Loing dont les bergesforment agrave la fois de champecirctres remparts etde pittoresques promenades agrave cette jolie petiteville Depuis 1830 on a malheureusement bacirc-ti plusieurs maisons en deccedilagrave du pont Si cetteespegravece de faubourg srsquoaugmente la physiono-mie de la ville y perdra sa gracieuse origina-liteacute Mais en 1829 les cocircteacutes de la route eacutetantlibres le maicirctre de poste grand et gros hommedrsquoenviron soixante ans assis au point culmi-nant de ce pont pouvait par une belle matineacuteeparfaitement embrasser ce qursquoen termes de sonart on nomme un ruban de queue Le mois deseptembre deacuteployait ses treacutesors lrsquoatmosphegravereflambait au-dessus des herbes et des cailloux

aucun nuage nrsquoalteacuterait le bleu de lrsquoeacutether dont lapureteacute partout vive et mecircme agrave lrsquohorizon indi-quait lrsquoexcessive rareacutefaction de lrsquoair Aussi Mi-noret-Levrault ainsi se nommait le maicirctre deposte eacutetait-il obligeacute de se faire un garde-vueavec une de ses mains pour ne pas ecirctre eacuteblouiEn homme impatienteacute drsquoattendre il regardaittantocirct les charmantes prairies qui srsquoeacutetalent agravedroite de la route et ougrave ses regains poussaienttantocirct la colline chargeacutee de bois qui sur lagauche srsquoeacutetend de Nemours agrave Bouron Il enten-dait dans la valleacutee du Loing ougrave retentissaientles bruits du chemin repousseacutes par la collinele galop de ses propres chevaux et les claque-ments de fouet de ses postillons Ne faut-il pasecirctre bien maicirctre de poste pour srsquoimpatienterdevant une prairie ougrave se trouvaient des bes-tiaux comme en fait Paul Potter sous un cielde Raphaeumll sur un canal ombrageacute drsquoarbres dansla maniegravere drsquoHobbeacutema  Qui connaicirct Nemourssait que la nature y est aussi belle que lrsquoart dont

la mission est de la spiritualiser  lagrave le paysagea des ideacutees et fait penser Mais agrave lrsquoaspect deMinoret-Levraut un artiste aurait quitteacute le sitepour croquer ce bourgeois tant il eacutetait origi-nal agrave force drsquoecirctre commun Reacuteunissez toutesles conditions de la brute vous obtenez Cali-ban qui certes est une grande chose Lagrave ougravela Forme domine le Sentiment disparaicirct Lemaicirctre de poste preuve vivante de cet axiomepreacutesentait une de ces physionomies ougrave le pen-seur aperccediloit difficilement trace drsquoacircme sous laviolente carnation que produit un brutal deacute-veloppement de la chair Sa casquette en drapbleu agrave petite visiegravere et agrave cocirctes de melon mou-lait une tecircte dont les fortes dimensions prou-vaient que la science de Gall nrsquoa pas encoreabordeacute le chapitre des exceptions Les cheveuxgris et comme lustreacutes qui deacutebordaient la cas-quette vous eussent deacutemontreacute que la chevelureblanchit par drsquoautres causes que par les fatiguesdrsquoesprit ou par les chagrins De chaque cocircteacute

de la tecircte on voyait de larges oreilles presquecicatriseacutees sur les bords par les eacuterosions drsquounsang trop abondant qui semblait precirct agrave jaillirau moindre effort Le teint offrait des tons vio-laceacutes sous une couche brune due agrave lrsquohabitudedrsquoaffronter le soleil Les yeux gris agiteacutes enfon-ceacutes cacheacutes sous deux buissons noirs ressem-blaient aux yeux des Kalmouks venus en 1815 srsquoils brillaient par moments ce ne pouvait ecirctreque sous lrsquoeffort drsquoune penseacutee cupide Le nezdeacuteprimeacute depuis sa racine se relevait brusque-ment en pied de marmite Des legravevres eacutepaissesen harmonie avec un double menton presquerepoussant dont la barbe faite agrave peine deux foispar semaine maintenait un meacutechant foulard agravelrsquoeacutetat de corde useacutee  un cou plisseacute par la graissequoique tregraves-court  de fortes joues compleacute-taient les caractegraveres de la puissance stupide queles sculpteurs impriment agrave leurs cariatides Mi-noret-Levrault ressemblait agrave ces statues agrave cettediffeacuterence pregraves qursquoelles supportent un eacutedifice

et qursquoil avait assez agrave faire de se soutenir lui-mecircme Vous rencontrerez beaucoup de ces At-las sans monde Le buste de cet homme eacutetaitun bloc  vous eussiez dit drsquoun taureau releveacutesur ses deux jambes de derriegravere Les bras vigou-reux se terminaient par des mains eacutepaisses etdures larges et fortes qui pouvaient et savaientmanier le fouet les guides la fourche et aux-quelles aucun postillon ne se jouait Lrsquoeacutenormeventre de ce geacuteant eacutetait supporteacute par des cuissesgrosses comme le corps drsquoun adulte et par despieds drsquoeacuteleacutephant La colegravere devait ecirctre rare chezcet homme mais terrible apoplectique alorsqursquoelle eacuteclatait Quoique violent et incapable dereacuteflexion cet homme nrsquoavait rien fait qui justi-fiacirct les sinistres promesses de sa physionomieAgrave qui tremblait devant ce geacuteant ses postillonsdisaient  ― Oh  il nrsquoest pas meacutechant 

Le maicirctre de Nemours pour nous servir delrsquoabreacuteviation usiteacutee en beaucoup de pays por-tait une veste de chasse en velours vert bou-

teille un pantalon de coutil vert agrave raies vertesun ample gilet jaune en poil de chegravevre dansla poche duquel on apercevait une tabatiegraveremonstrueuse dessineacutee par un cercle noir Agrave nezcamard grosse tabatiegravere est une loi presquesans exception

Fils de la Reacutevolution et spectateur delrsquoEmpire Minoret-Levrault ne srsquoeacutetait jamaismecircleacute de politique  quant agrave ses opinions reli-gieuses il nrsquoavait mis le pied agrave lrsquoeacuteglise que pourse marier  quant agrave ses principes dans la vie pri-veacutee ils existaient dans le Code civil  tout ceque la loi ne deacutefendait pas ou ne pouvait at-teindre il le croyait faisable Il nrsquoavait jamais luque le journal du deacutepartement de Seine et Oiseou quelques instructions relatives agrave sa profes-sion Il passait pour un cultivateur habile  maissa science eacutetait purement pratique Ainsi chezMinoret-Levrault le moral ne deacutementait pas lephysique Aussi parlait-il rarement  et avant deprendre la parole prenait-il toujours une prise

de tabac pour se donner le temps de cherchernon pas des ideacutees mais des mots Bavard ilvous eucirct paru manqueacute En pensant que cetteespegravece drsquoeacuteleacutephant sans trompe et sans intelli-gence se nomme Minoret-Levrault ne doit-onpas reconnaicirctre avec Sterne lrsquoocculte puissancedes noms qui tantocirct raillent et tantocirct preacutedisentles caractegraveres  Malgreacute ces incapaciteacutes visiblesen trente-six ans il avait la Reacutevolution aidantgagneacute trente mille livres de rente en prairiesterres labourables et bois Si Minoret inteacuteresseacutedans les messageries de Nemours et dans cellesdu Gacirctinais agrave Paris travaillait encore il agis-sait en ceci moins par habitude que pour un filsunique auquel il voulait preacuteparer un bel avenirCe fils devenu selon lrsquoexpression des paysansun monsieur venait de terminer son Droit etdevait precircter serment agrave la rentreacutee comme avo-cat stagiaire Monsieur et madame Minoret-Le-vrault car agrave travers ce colosse tout le mondeaperccediloit une femme sans laquelle une si belle

fortune serait impossible laissaient leur filslibre de se choisir une carriegravere  notaire agrave Parisprocureur du roi quelque part receveur-geacuteneacute-ral nrsquoimporte ougrave agent de change ou maicirctre deposte Quelle fantaisie pouvait se refuser agrave queleacutetat ne devait pas preacutetendre le fils drsquoun hommede qui lrsquoon disait depuis Montargis jusqursquoagrave Es-sonne  laquo Le pegravere Minoret ne connaicirct pas sa for-tune  raquo Ce mot avait reccedilu quatre ans aupara-vant une sanction nouvelle quand apregraves avoirvendu son auberge Minoret srsquoeacutetait bacircti des eacutecu-ries et une maison superbes en transportant laposte de la Grandrsquorue sur le port Ce nouvel eacuteta-blissement avait coucircteacute deux cent mille francsque les commeacuterages doublaient agrave trente lieuesagrave la ronde La poste de Nemours veut un grandnombre de chevaux elle va jusqursquoagrave Fontaine-bleau sur Paris et dessert au delagrave les routes deMontargis et de Montereau  de tous les cocircteacutes lerelais est long et les sables de la route de Mon-targis autorisent ce fantastique troisiegraveme che-

val qui se paye toujours et ne se voit jamais Unhomme bacircti comme Minoret riche comme Mi-noret et agrave la tecircte drsquoun pareil eacutetablissement pou-vait donc srsquoappeler sans antiphrase le maicirctrede Nemours Quoiqursquoil nrsquoeucirct jamais penseacute ni agraveDieu ni agrave diable qursquoil fucirct mateacuterialiste pratiquecomme il eacutetait agriculteur pratique eacutegoiumlste pra-tique avare pratique Minoret avait jusqursquoalorsjoui drsquoun bonheur sans meacutelange si lrsquoon doitregarder une vie purement mateacuterielle commeun bonheur En voyant le bourrelet de chairpeleacutee qui enveloppait la derniegravere vertegravebre etcomprimait le cervelet de cet homme en en-tendant surtout sa voix grecircle et clairette quicontrastait ridiculement avec son encolure unphysiologiste eucirct parfaitement compris pour-quoi ce grand gros eacutepais cultivateur adoraitson fils unique et pourquoi peut-ecirctre il lrsquoavaitattendu si long-temps comme le disait assezle nom de Deacutesireacute que portait lrsquoenfant Enfinsi lrsquoamour en trahissant une riche organisa-

tion est chez lrsquohomme une promesse des plusgrandes choses les philosophes comprendrontles causes de lrsquoincapaciteacute de Minoret La megravereagrave qui fort heureusement le fils ressemblait ri-valisait de gacircteries avec le pegravere Aucun natu-rel drsquoenfant nrsquoaurait pu reacutesister agrave cette idolacirctrieAussi Deacutesireacute qui connaissait lrsquoeacutetendue de sonpouvoir savait-il traire la cassette de sa megravereet puiser dans la bourse de son pegravere en fai-sant croire agrave chacun des auteurs de ses joursqursquoil ne srsquoadressait qursquoagrave lui Deacutesireacute qui jouaitagrave Nemours un rocircle infiniment supeacuterieur agrave ce-lui que joue un prince royal dans la capitale deson pegravere avait voulu se passer agrave Paris toutesses fantaisies comme il se les passait dans sa pe-tite ville et chaque anneacutee il y avait deacutepenseacute plusde douze mille francs Mais aussi pour cettesomme avait-il acquis des ideacutees qui ne lui se-raient jamais venues agrave Nemours  il srsquoeacutetait deacute-pouilleacute de la peau du provincial il avait comprisla puissance de lrsquoargent et vu dans la magistra-

ture un moyen drsquoeacuteleacutevation Pendant cette der-niegravere anneacutee il avait deacutepenseacute dix mille francs deplus en se liant avec des artistes avec des jour-nalistes et leurs maicirctresses Une lettre confiden-tielle assez inquieacutetante eucirct au besoin expliqueacutela faction du maicirctre de poste agrave qui son fils de-mandait son appui pour un mariage  mais lamegravere Minoret-Levrault occupeacutee agrave preacuteparer unsomptueux deacutejeuner pour ceacuteleacutebrer le triompheet le retour du licencieacute en droit avait envoyeacuteson mari sur la route en lui disant de monteragrave cheval srsquoil ne voyait pas la diligence La dili-gence qui devait amener ce fils unique arriveordinairement agrave Nemours vers cinq heures dumatin et neuf heures sonnaient  Qui pouvaitcauser un pareil retard  Avait-on verseacute  Deacutesireacutevivait-il  Avait-il seulement la jambe casseacutee 

Trois batteries de coups de fouet eacuteclatentet deacutechirent lrsquoair comme une mousqueterieles gilets rouges des postillons poindent dixchevaux hennissent  le maicirctre ocircte sa casquette

et lrsquoagite il est aperccedilu Le postillon le mieuxmonteacute celui qui ramenait deux chevaux decalegraveche gris-pommeleacute pique son porteur de-vance cinq gros chevaux de diligence les Mino-ret de lrsquoeacutecurie trois chevaux de berline et arrivedevant le maicirctre

― As-tu vu la Ducler Sur les grandes routes on donne aux di-

ligences des noms assez fantastiques  on ditla Caillard la Ducler (la voiture de Ne-mours agrave Paris) le Grand-Bureau Toute entre-prise nouvelle est la Concurrence  Du tempsde lrsquoentreprise des Lecomte leurs voituressrsquoappelaient la Comtesse ― Caillard nrsquoa pas at-trapeacute la Comtesse mais le Grand-Bureau luia joliment brucircleacute sa robe tout de mecircme ― La Caillard et le Grand-Bureau ont enfon-ceacute les Franccedilaises (les Messageries-Franccedilaises)Si vous voyez le postillon allant agrave tout breacute-siller et refuser un verre de vin questionnezle conducteur  il vous reacutepond le nez au vent

lrsquoœil sur lrsquoespace  ― La Concurrence est devant ― Et nous ne la voyons pas  dit le postillonLe sceacuteleacuterat il nrsquoaura pas fait manger ses voya-geurs  ― Est-ce qursquoil en a  reacutepond le conduc-teur Tape donc sur Polignac  Tous les mauvaischevaux se nomment Polignac Telles sont lesplaisanteries et le fond de la conversation entreles postillons et les conducteurs en haut des voi-tures Autant de professions en France autantdrsquoargots

― As-tu vu dans la Ducler ― Monsieur Deacutesireacute  reacutepondit le postillon en

interrompant son maicirctre Eh  vous avez ducircnous entendre nos fouets vous lrsquoannonccedilaientassez nous pensions bien que vous eacutetiez sur laroute

― Pourquoi donc la diligence est-elle en re-tard de quatre heures 

― Le cercle drsquoune des roues de derriegravere srsquoestdeacutetacheacute entre Essonne et Ponthierry Mais il nrsquoy

a pas eu drsquoaccident  agrave la monteacutee Cabirolle srsquoestheureusement aperccedilu de la chose

En ce moment une femme endimancheacuteecar les voleacutees de la cloche de Nemours appe-laient les habitants agrave la messe du dimancheune femme drsquoenviron trente-six ans aborda lemaicirctre de poste

― Eh  bien mon cousin dit-elle vous nevouliez pas me croire  Notre oncle est avecUrsule dans la Grandrsquorue et ils vont agrave lagrandrsquomesse

Malgreacute les lois de la poeacutetique moderne surla couleur locale il est impossible de pousserla veacuteriteacute jusqursquoagrave reacutepeacuteter lrsquohorrible injure mecircleacuteede jurons que cette nouvelle en apparence sipeu dramatique fit sortir de la large bouche deMinoret-Levrault  sa voix grecircle devint sifflanteet sa figure preacutesenta cet effet que les gens dupeuple nomment ingeacutenieusement un coup desoleil

― Est-ce sucircr  dit-il apregraves la premiegravere explo-sion de sa colegravere

Les postillons passegraverent avec leurs chevauxen saluant leur maicirctre qui parut ne les avoirni vus ni entendus Au lieu drsquoattendre son filsMinoret-Levrault remonta la Grandrsquorue avec sacousine

― Ne vous lrsquoai-je pas toujours dit  re-prit-elle Quand le docteur Minoret nrsquoaura plussa tecircte cette petite sainte nitouche le jetteradans la deacutevotion  et comme qui tient lrsquoesprittient la bourse elle aura notre succession

― Mais madame Massin dit le maicirctre deposte heacutebeacuteteacute

― Ah  vous aussi reprit madame Massinen interrompant son cousin vous allez medire comme Massin  Est-ce une petite fille dequinze ans qui peut inventer des plans pareilset les exeacutecuter  faire quitter ses opinions agrave unhomme de quatre-vingt-trois ans qui nrsquoa jamaismis le pied dans une eacuteglise que pour se ma-

rier qui a les precirctres dans une telle horreurqursquoil nrsquoa pas mecircme accompagneacute cette enfant agravela paroisse le jour de sa premiegravere communion Eh  bien pourquoi si le docteur Minoret ales precirctres en horreur passe-t-il depuis quinzeans presque toutes les soireacutees de la semaineavec lrsquoabbeacute Chaperon  Le vieil hypocrite nrsquoa ja-mais manqueacute de donner agrave Ursule vingt francspour mettre au cierge quand elle rend le painbeacutenit Vous ne vous souvenez donc plus du ca-deau fait par Ursule agrave lrsquoeacuteglise pour remercier lecureacute de lrsquoavoir preacutepareacutee agrave sa premiegravere commu-nion  elle y avait employeacute tout son argent etson parrain le lui a rendu mais doubleacute Vousne faites attention agrave rien vous autres hommes En apprenant ces deacutetails jrsquoai dit  Adieu paniersvendanges sont faites  Un oncle agrave succession nese conduit pas ainsi sans des intentions enversune petite morveuse ramasseacutee dans la rue

― Bah  ma cousine reprit le maicirctre de postele bonhomme megravene peut-ecirctre Ursule par ha-

sard agrave lrsquoeacuteglise Il fait beau notre oncle va se pro-mener

― Mon cousin notre oncle tient un livre depriegraveres agrave la main  et il vous a un air cafard  En-fin vous lrsquoallez voir

― Ils cachaient bien leur jeu reacutepondit le grosmaicirctre de poste car la Bougival mrsquoa dit qursquoilnrsquoeacutetait jamais question de religion entre le doc-teur et lrsquoabbeacute Chaperon Drsquoailleurs le cureacute deNemours est le plus honnecircte homme de la terreil donnerait sa derniegravere chemise agrave un pauvre  ilest incapable drsquoune mauvaise action  et subtili-ser une succession crsquoest

― Mais crsquoest voler dit madame Massin― Crsquoest pis  cria Minoret-Levrault exaspeacutereacute

par lrsquoobservation de sa bavarde cousine― Je sais reacutepondit madame Massin que

lrsquoabbeacute Chaperon quoique precirctre est un hon-necircte homme  mais il est capable de tout pourles pauvres  Il aura mineacute mineacute mineacute notreoncle en dessous et le docteur sera tombeacute dans

le cagotisme Nous eacutetions tranquilles et le voilagraveperverti Un homme qui nrsquoa jamais cru agrave rien etqui avait des principes  oh  crsquoest fait pour nousMon mari est cen dessus dessous

Madame Massin dont les phrases eacutetaient au-tant de flegraveches qui piquaient son gros cousin lefaisait marcher malgreacute son embonpoint aus-si promptement qursquoelle au grand eacutetonnementdes gens qui se rendaient agrave la messe Elle vou-lait rejoindre cet oncle Minoret et le montrer aumaicirctre de poste

Du cocircteacute du Gacirctinais Nemours est domineacutepar une colline le long de laquelle srsquoeacutetendentla route de Montargis et le Loing Lrsquoeacuteglise surles pierres de laquelle le temps a jeteacute son richemanteau noir car elle a sans doute eacuteteacute rebacirc-tie au quatorziegraveme siegravecle par les Guise pourlesquels Nemours fut eacuterigeacute en ducheacute-pairie sedresse au bout de la petite ville au bas drsquounegrande arche qui lrsquoencadre Pour les monu-ments comme pour les hommes la position fait

tout Ombrageacutee par quelques arbres et mise enrelief par une place proprette cette eacuteglise soli-taire produit un effet grandiose En deacutebouchantsur la place le maicirctre de Nemours put voir sononcle donnant le bras agrave la jeune fille nommeacuteeUrsule tenant chacun leur Paroissien et entrantagrave lrsquoeacuteglise Le vieillard ocircta son chapeau sous leporche et sa tecircte entiegraverement blanche commeun sommet couronneacute de neige brilla dans lesdouces teacutenegravebres de la faccedilade

― Eh  bien Minoret que dites-vous de laconversion de votre oncle  srsquoeacutecria le percepteurdes contributions de Nemours nommeacute Creacute-miegravere

― Que voulez-vous que je dise  lui reacuteponditle maicirctre de poste en lui offrant une prise detabac

― Bien reacutepondu pegravere Levrault  vous nepouvez pas dire ce que vous pensez si unillustre auteur a eu raison drsquoeacutecrire que lrsquohommeest obligeacute de penser sa parole avant de par-

ler sa penseacutee srsquoeacutecria malicieusement un jeunehomme qui survint et qui jouait dans Nemoursle personnage de Meacutephistopheacutelegraves de Faust

Ce mauvais garccedilon nommeacute Goupil eacutetaitle premier clerc de monsieur Creacutemiegravere-Dio-nis le notaire de Nemours Malgreacute les anteacuteceacute-dents drsquoune conduite presque crapuleuse Dio-nis avait pris Goupil dans son Eacutetude quand leseacutejour de Paris ougrave le clerc avait dissipeacute la suc-cession de son pegravere fermier aiseacute qui le destinaitau notariat lui fut interdit par une complegravete in-digence En voyant Goupil vous eussiez aussi-tocirct compris qursquoil se fucirct hacircteacute de jouir de la vie car pour obtenir des jouissances il devait lespayer cher Malgreacute sa petite taille le clerc avaitagrave vingt-sept ans le buste deacuteveloppeacute comme peutlrsquoecirctre celui drsquoun homme de quarante ans Desjambes grecircles et courtes une large face au teintbrouilleacute comme un ciel avant lrsquoorage et sur-monteacutee drsquoun front chauve faisaient encore res-sortir cette bizarre conformation Aussi sonvisage semblait-il appartenir agrave un bossu dontla bosse eucirct eacuteteacute en dedans Une singulariteacute dece visage aigre et pacircle confirmait lrsquoexistence

de cette invisible gibbositeacute Courbe et torducomme celui de beaucoup de bossus le nez sedirigeait de droite agrave gauche au lieu de parta-ger exactement la figure La bouche contrac-teacutee aux deux coins comme celle des Sardeseacutetait toujours sur le qui-vive de lrsquoironie La che-velure rare et roussacirctre tombait par megravechesplates et laissait voir le cracircne par places Lesmains grosses et mal emmancheacutees au bout debras trop longs eacutetaient crochues et rarementpropres Goupil portait des souliers bons agrave jeterau coin drsquoune borne et des bas en filoselle drsquounnoir rougeacirctre  son pantalon et son habit noiruseacutes jusqursquoagrave la corde et presque gras de crasse ses gilets piteux dont quelques boutons man-quaient de moules  le vieux foulard qui lui ser-vait de cravate toute sa mise annonccedilait la cy-nique misegravere agrave laquelle ses passions le condam-naient Cet ensemble de choses sinistres eacutetaitdomineacute par deux yeux de chegravevre une prunellecercleacutee de jaune agrave la fois lascifs et lacircches Per-

sonne nrsquoeacutetait plus craint ni plus respecteacute queGoupil dans Nemours Armeacute des preacutetentionsque comportait sa laideur il avait ce deacutetestableesprit particulier agrave ceux qui se permettent toutet lrsquoemployait agrave venger les meacutecomptes drsquoune ja-lousie permanente Il rimait les couplets sati-riques qui se chantent au carnaval il organisaitles charivaris il faisait agrave lui seul le petit journalde la ville Dionis homme fin et faux par celamecircme assez craintif gardait Goupil autant parpeur qursquoagrave cause de son excessive intelligenceet de sa connaissance profonde des inteacuterecircts dupays Mais le patron se deacutefiait tant du clerc qursquoilreacutegissait lui-mecircme sa caisse ne le logeait pointchez lui le tenait agrave distance et ne lui confiaitaucune affaire secregravete ou deacutelicate Aussi le clercflattait-il son patron en cachant le ressentimentque lui causait cette conduite et surveillait-ilmadame Dionis dans une penseacutee de vengeanceDoueacute drsquoune compreacutehension vive il avait le tra-vail facile

― Oh  toi te voilagrave deacutejagrave riant de notre mal-heur reacutepondit le maicirctre de poste au clerc qui sefrottait les mains

Comme Goupil flattait bassement toutes lespassions de Deacutesireacute qui depuis cinq ans en fai-sait son compagnon le maicirctre de poste le trai-tait assez cavaliegraverement sans soupccedilonner quelhorrible treacutesor de mauvais vouloirs srsquoentassaitau fond du cœur de Goupil agrave chaque nouvelleblessure Apregraves avoir compris que lrsquoargent luieacutetait plus neacutecessaire qursquoagrave tout autre le clercqui se savait supeacuterieur agrave toute la bourgeoisie deNemours voulait faire fortune et comptait surlrsquoamitieacute de Deacutesireacute pour acheter une des troischarges de la ville le greffe de la Justice de Paixlrsquoeacutetude drsquoun des huissiers ou celle de DionisAussi supportait-il patiemment les algaradesdu maicirctre de poste les meacutepris de madame Mi-noret-Levrault et jouait-il un rocircle infacircme au-pregraves de Deacutesireacute qui depuis deux ans lui lais-sait consoler les Arianes victimes de la fin des

vacances Goupil deacutevorait ainsi les miettes desambigus qursquoil avait preacutepareacutes

― Si jrsquoavais eacuteteacute le neveu du bonhomme il nemrsquoaurait pas donneacute Dieu pour coheacuteritier reacutepli-qua le clerc en montrant par un hideux ricane-ment des dents rares noires et menaccedilantes

En ce moment Massin-Levrault junior legreffier de la Justice de Paix rejoignit sa femmeen amenant madame Creacutemiegravere la femme dupercepteur de Nemours Ce personnage un desplus acircpres bourgeois de la petite ville avaitla physionomie drsquoun Tartare  des yeux petitset ronds comme des sinelles sous un frontdeacuteprimeacute les cheveux creacutepus le teint huileuxde grandes oreilles sans rebords une bouchepresque sans legravevres et la barbe rare Ses ma-niegraveres avaient lrsquoimpitoyable douceur des usu-riers dont la conduite repose sur des principesfixes Il parlait comme un homme qui a une ex-tinction de voix Enfin pour le peindre il suf-

fira de dire qursquoil employait sa fille aicircneacutee et safemme agrave faire ses expeacuteditions de jugements

Madame Creacutemiegravere eacutetait une grosse femmedrsquoun blond douteux au teint cribleacute de tachesde rousseur un peu trop serreacutee dans ses robeslieacutee avec madame Dionis et qui passait pourinstruite parce qursquoelle lisait des romans Cettefinanciegravere du dernier ordre pleine de preacuteten-tions agrave lrsquoeacuteleacutegance et au bel-esprit attendaitlrsquoheacuteritage de son oncle pour prendre un certaingenre orner son salon et y recevoir la bourgeoi-sie  car son mari lui refusait les lampes Car-cel les lithographies et les futiliteacutes qursquoelle voyaitchez la notaresse Elle craignait excessivementGoupil qui guettait et colportait ses capsulin-guettes (elle traduisait ainsi le mot lapsus lin-guae) Un jour madame Dionis lui dit qursquoelle nesavait plus quelle eau prendre pour ses dents― Prenez de lrsquoopiat lui reacutepondit-elle

Presque tous les collateacuteraux du vieux docteurMinoret se trouvegraverent alors reacuteunis sur la place

et lrsquoimportance de lrsquoeacuteveacutenement qui les ameutaitfut si geacuteneacuteralement sentie que les groupes depaysans et de paysannes armeacutes de leurs para-pluies rouges tous vecirctus de ces couleurs eacutecla-tantes qui les rendent si pittoresques les joursde fecircte agrave travers les chemins eurent les yeuxsur les heacuteritiers Minoret Dans les petites villesqui tiennent le milieu entre les gros bourgs etles villes ceux qui ne vont pas agrave la messe res-tent sur la place On y cause drsquoaffaires Agrave Ne-mours lrsquoheure des offices est celle drsquoune boursehebdomadaire agrave laquelle venaient souvent lesmaicirctres des habitations eacuteparses dans un rayondrsquoune demi-lieue Ainsi srsquoexplique lrsquoentente despaysans contre les bourgeois relativement auxprix des denreacutees et de la main-drsquoœuvre

― Et qursquoaurais-tu donc fait  dit le maicirctre deNemours agrave Goupil

― Je me serais rendu aussi neacutecessaire agrave savie que lrsquoair qursquoil respire Mais drsquoabord vousnrsquoavez pas su le prendre  Une succession veut

ecirctre soigneacutee autant qursquoune belle femme etfaute de soins elles eacutechappent toutes deux Sima patronne eacutetait lagrave reprit-il elle vous diraitcombien cette comparaison est juste

― Mais monsieur Bongrand vient de me direde ne point nous inquieacuteter reacutepondit le greffierde la Justice de Paix

― Oh  il y a bien des maniegraveres de dire ccedilareacutepondit Goupil en riant Jrsquoaurais bien vouluentendre votre finaud de juge de paix  Srsquoil nrsquoyavait plus rien agrave faire  si comme lui qui vit chezvotre oncle je savais tout perdu je vous dirais ― Ne vous inquieacutetez de rien 

En prononccedilant cette derniegravere phrase Goupileut un sourire si comique et lui donna une si-gnification si claire que les heacuteritiers soupccedilon-negraverent le greffier de srsquoecirctre laisseacute prendre aux fi-nesses du juge de paix Le percepteur gros pe-tit homme aussi insignifiant qursquoun percepteurdoit lrsquoecirctre et aussi nul qursquoune femme drsquoesprit

pouvait le souhaiter foudroya son coheacuteritierMassin par un  ― Quand je vous le disais 

Comme les gens doubles precirctent toujoursaux autres leur dupliciteacute Massin regarda de tra-vers le juge de paix qui causait en ce momentpregraves de lrsquoeacuteglise avec le marquis du Rouvre unde ses anciens clients

― Si je savais cela dit-il― Vous paralyseriez la protection qursquoil ac-

corde au marquis du Rouvre contre lequel ilest arriveacute des prises de corps et qursquoil arrose ence moment de ses conseils dit Goupil en glis-sant une ideacutee de vengeance au greffier Mais fi-lez doux avec votre chef  le bonhomme est finil doit avoir de lrsquoinfluence sur votre oncle etpeut encore lrsquoempecirccher de leacuteguer tout agrave lrsquoEacuteglise

― Bah  nous nrsquoen mourrons pas dit Mino-ret-Levrault en ouvrant son immense tabatiegravere

― Vous nrsquoen vivrez pas non plus reacuteponditGoupil en faisant frissonner les deux femmesqui plus promptement que leurs maris tradui-

saient en privations la perte de cette successiontant de fois employeacutee en bien-ecirctre Mais nousnoierons dans les flots de vin de Champagne cepetit chagrin en ceacuteleacutebrant le retour de Deacutesireacutenrsquoest-ce pas gros pegravere  ajouta-t-il en frappantsur le ventre du colosse et srsquoinvitant ainsi lui-mecircme de peur qursquoon ne lrsquooubliacirct

Avant drsquoaller plus loin peut-ecirctre les gensexacts aimeront-ils agrave trouver ici par avanceune espegravece drsquointituleacute drsquoinventaire assez neacuteces-saire drsquoailleurs pour connaicirctre les degreacutes deparenteacute qui rattachaient au vieillard si subi-tement converti ces trois pegraveres de famille ouleurs femmes Ces entre-croisements de racesau fond des provinces peuvent ecirctre le sujet deplus drsquoune reacuteflexion instructive

Agrave Nemours il ne se trouve que trois ouquatre maisons de petite noblesse inconnueparmi lesquelles brillait alors celle des Por-tenduegravere Ces familles exclusives hantent lesnobles qui possegravedent des terres ou des chacircteaux

aux environs et parmi lesquels on distingueles drsquoAiglemont proprieacutetaires de la belle terrede Saint-Lange et le marquis du Rouvre dontles biens cribleacutes drsquohypothegraveques eacutetaient guet-teacutes par les bourgeois Les nobles de la villesont sans fortune Pour tous biens madamede Portenduegravere posseacutedait une ferme de quatremille sept cents francs de rente et sa maisonen ville Agrave lrsquoencontre de ce minime faubourgSaint-Germain se groupent une dizaine de ri-chards drsquoanciens meuniers des neacutegociants re-tireacutes enfin une bourgeoisie en miniature souslaquelle srsquoagitent les petits deacutetaillants les pro-leacutetaires et les paysans Cette bourgeoisie offrecomme dans les Cantons Suisses et dans plu-sieurs autres petits pays le curieux spectaclede lrsquoirradiation de quelques familles autoch-tones [autocthones] gauloises peut-ecirctre reacute-gnant sur un territoire lrsquoenvahissant et rendantpresque tous les habitants cousins Sous LouisXI eacutepoque agrave laquelle le Tiers-Eacutetat a fini par

faire de ses surnoms de veacuteritables noms dontquelques-uns se mecirclegraverent agrave ceux de la Feacuteoda-liteacute la bourgeoisie de Nemours se composaitde Minoret de Massin de Levrault et de Creacute-miegravere Sous Louis XIII ces quatre familles pro-duisaient deacutejagrave des Massin-Creacutemiegravere des Le-vrault-Massin des Massin-Minoret des Mi-noret-Minoret des Creacutemiegravere-Levrault des Le-vrault-Minoret-Massin des Massin-Levraultdes Minoret-Massin des Massin-Massin desCreacutemiegravere-Massin tout cela barioleacute de juniorde fils aicircneacute de Creacutemiegravere-Franccedilois de Le-vrault-Jacques de Jean-Minoret agrave rendre foule pegravere Anselme du Peuple si le Peuple avaitjamais besoin de geacuteneacutealogiste Les variationsde ce kaleacuteidoscope domestique agrave quatre eacuteleacute-ments se compliquaient tellement par les nais-sances et par les mariages que lrsquoarbre geacuteneacutea-logique des bourgeois de Nemours eucirct embar-rasseacute les Beacuteneacutedictins de lrsquoAlmanach de Gothaeux-mecircmes malgreacute la science atomistique avec

laquelle ils disposent les zigzags des alliancesallemandes Pendant long-temps les Minoretoccupegraverent les tanneries les Creacutemiegravere tinrentles moulins les Massin srsquoadonnegraverent au com-merce les Levrault restegraverent fermiers Heureu-sement pour le pays ces quatre souches tal-laient au lieu de pivoter ou repoussaient debouture par lrsquoexpatriation des enfants qui cher-chaient fortune au dehors  il y a des Mino-ret couteliers agrave Melun des Levrault agrave Montar-gis des Massin agrave Orleacuteans et des Creacutemiegravere de-venus consideacuterables agrave Paris Diverses sont lesdestineacutees de ces abeilles sorties de la ruche-megravere Des Massin riches emploient neacutecessaire-ment des Massin ouvriers de mecircme qursquoil y ades princes allemands au service de lrsquoAutricheou de la Prusse Le mecircme deacutepartement voitun Minoret millionnaire gardeacute par un Mino-ret soldat Pleines du mecircme sang et appeleacutees dumecircme nom pour toute similitude ces quatrenavettes avaient tisseacute sans relacircche une toile hu-

maine dont chaque lambeau se trouvait robeou serviette batiste superbe au doublure gros-siegravere Le mecircme sang eacutetait agrave la tecircte aux piedsou au cœur en des mains industrieuses dansun poumon souffrant ou dans un front grosde geacutenie Les chefs de clan habitaient fidegravele-ment la petite ville ougrave les liens de parenteacutese relacircchaient se resserraient au greacute des eacuteveacute-nements repreacutesenteacutes par ce bizarre cognomo-nisme En quelque pays que vous alliez chan-gez les noms vous retrouverez le fait maissans la poeacutesie que la Feacuteodaliteacute lui avait im-primeacutee et que Walter Scott a reproduite avectant de talent Portons nos regards un peu plushaut examinons lrsquoHumaniteacute dans lrsquoHistoire Toutes les familles nobles du onziegraveme siegravecleaujourdrsquohui presque toutes eacuteteintes moins larace royale des Capet toutes ont neacutecessaire-ment coopeacutereacute agrave la naissance drsquoun Rohan drsquounMontmorency drsquoun Bauffremont drsquoun Mor-temart drsquoaujourdrsquohui  enfin toutes seront neacute-

cessairement dans le sang du dernier gentil-homme vraiment gentilhomme En drsquoautrestermes tout bourgeois est cousin drsquoun bour-geois tout noble est cousin drsquoun noble Commele dit la sublime page des geacuteneacutealogies bibliquesen mille ans trois familles Sem Cham et Ja-phet peuvent couvrir le globe de leurs enfantsUne famille peut devenir une nation et mal-heureusement une nation peut redevenir uneseule et simple famillePour le prouver il suffitdrsquoappliquer agrave la recherche des ancecirctres et agrave leuraccumulation que le temps accroicirct dans unereacutetrograde progression geacuteomeacutetrique multiplieacuteepar elle-mecircme le calcul de ce sage qui deman-dant agrave un roi de Perse pour reacutecompense drsquoavoirinventeacute le jeu drsquoeacutechecs un eacutepi de bleacute pour lapremiegravere case de lrsquoeacutechiquier en doublant tou-jours deacutemontra que le royaume ne suffirait pasagrave le payer Le lacis de la noblesse embrasseacute par lelacis de la bourgeoisie cet antagonisme de deuxsangs proteacutegeacutes lrsquoun par des institutions immo-

biles lrsquoautre par lrsquoactive patience du travail etpar la ruse du commerce a produit la reacutevolu-tion de 1789 Les deux sangs presque reacuteunis setrouvent aujourdrsquohui face agrave face avec des colla-teacuteraux sans heacuteritage Que feront-ils  Notre ave-nir politique est gros de la reacuteponse

La famille de celui qui sous Louis XVsrsquoappelait Minoret tout court eacutetait si nom-breuse qursquoun des cinq enfants le Minoret dontlrsquoentreacutee agrave lrsquoeacuteglise faisait eacuteveacutenement alla cher-cher fortune agrave Paris et ne se montra plus que deloin en loin dans sa ville natale ougrave il vint sansdoute chercher sa part drsquoheacuteritage agrave la mort deses grands-parents Apregraves avoir beaucoup souf-fert comme tous les jeunes gens doueacutes drsquounevolonteacute ferme et qui veulent une place dans lebrillant monde de Paris lrsquoenfant des Minoret sefit une destineacutee plus belle qursquoil ne la recircvait peut-ecirctre agrave son deacutebut  car il se voua tout drsquoabord agrave lameacutedecine une des professions qui demandentdu talent et du bonheur mais encore plus de

bonheur que de talent Appuyeacute par Dupont deNemours lieacute par un heureux hasard avec lrsquoabbeacuteMorellet que Voltaire appelait Mord-les pro-teacutegeacute par les encyclopeacutedistes le docteur Mino-ret srsquoattacha comme un seacuteide au grand meacute-decin Bordeu lrsquoami de Diderot DrsquoAlembertHelveacutetius le baron drsquoHolbach Grimm de-vant lesquels il fut petit garccedilon finirent sansdoute comme Bordeu par srsquointeacuteresser agrave Mino-ret qui vers 1777 eut une assez belle clientegravelede deacuteistes drsquoencyclopeacutedistes sensualistes ma-teacuterialistes comme il vous plaira drsquoappeler lesriches philosophes de ce temps Quoiqursquoil fucircttregraves-peu charlatan il inventa le fameux baumede Leliegravevre tant vanteacute par le Mercure de Franceet dont lrsquoannonce eacutetait en permanence agrave la finde ce journal organe hebdomadaire des ency-clopeacutedistes Lrsquoapothicaire Leliegravevre homme ha-bile vit une affaire lagrave ougrave Minoret nrsquoavait vuqursquoune preacuteparation agrave mettre dans le Codex etpartagea loyalement ses beacuteneacutefices avec le doc-

teur eacutelegraveve de Rouelle en chimie comme il eacutetaitcelui de Bordeu en meacutedecine On eucirct eacuteteacute mateacute-rialiste agrave moins Le docteur eacutepousa par amouren 1778 temps ougrave reacutegnait la Nouvelle-Heacuteloiumlseet ougrave lrsquoon se mariait quelquefois par amour lafille du fameux claveciniste Valentin Miroueumltune ceacutelegravebre musicienne faible et deacutelicate quela Reacutevolution tua Minoret connaissait inti-mement Roberspierre agrave qui jadis il fit avoirune meacutedaille drsquoor pour une dissertation surce sujet  Quelle est lrsquoorigine de lrsquoopinion quieacutetend sur une mecircme famille une partie de lahonte attacheacutee aux peines infamantes que su-bit un coupable  Cette opinion est-elle plus nui-sible qursquoutile  Et dans le cas ougrave lrsquoon se deacutecide-rait pour lrsquoaffirmative quels seraient les moyensde parer aux inconveacutenients qui en reacutesultent LrsquoAcadeacutemie royale des sciences et des arts deMetz agrave laquelle appartenait Minoret doit avoircette dissertation en original Quoique gracircce agravecette amitieacute la femme du docteur pucirct ne rien

craindre elle eut si peur drsquoaller agrave lrsquoeacutechafaudque cette invincible terreur empira lrsquoaneacutevrismeqursquoelle devait agrave une trop grande sensibiliteacuteMalgreacute toutes les preacutecautions que prenait unhomme idolacirctre de sa femme Ursule rencon-tra la charrette pleine de condamneacutes ougrave se trou-vait preacuteciseacutement madame Roland et ce spec-tacle causa sa mort Minoret plein de faiblessepour son Ursule agrave laquelle il ne refusait rien etqui avait meneacute la vie drsquoune petite-maicirctresse setrouva presque pauvre apregraves lrsquoavoir perdue Ro-berspierre le fit nommer meacutedecin en chef drsquounhocircpital

Quoique le nom de Minoret eucirct acquis pen-dant les deacutebats animeacutes auxquels donna lieu lemesmeacuterisme une ceacuteleacutebriteacute qui le rappela detemps en temps au souvenir de ses parents lareacutevolution fut un si grand dissolvant et rom-pit tant les relations de famille qursquoen 1813 onignorait entiegraverement agrave Nemours lrsquoexistence dudocteur Minoret agrave qui une rencontre inatten-

due fit concevoir le projet de revenir commeles liegravevres mourir au gicircte

En traversant la France ougrave lrsquoœil est sipromptement lasseacute par la monotonie desplaines qui nrsquoa pas eu la charmante sensationdrsquoapercevoir en haut drsquoune cocircte agrave sa descenteou agrave son tournant alors qursquoelle promettait unpaysage aride une fraicircche valleacutee arroseacutee parune riviegravere et une petite ville abriteacutee sous lerocher comme une ruche dans le creux drsquounvieux saule  En entendant le hue  du postillonqui marche le long de ses chevaux on secouele sommeil on admire comme un recircve dans lerecircve quelque beau paysage qui devient pour levoyageur ce qursquoest pour un lecteur le passageremarquable drsquoun livre une brillante penseacutee dela nature Telle est la sensation que cause la vuesoudaine de Nemours en y venant de la Bour-gogne On la voit de lagrave cercleacutee par des rochespeleacutees grises blanches noires de formes bi-zarres comme il srsquoen trouve tant dans la forecirct

de Fontainebleau et drsquoougrave srsquoeacutelancent des arbreseacutepars qui se deacutetachent nettement sur le ciel etdonnent agrave cette espegravece de muraille eacutecrouleacutee unephysionomie agreste Lagrave se termine la longuecolline forestiegravere qui rampe de Nemours agrave Bou-ron en cocirctoyant la route Au bas de ce cirqueinforme srsquoeacutetale une prairie ougrave court le Loingen formant des nappes agrave cascades Ce deacutelicieuxpaysage que longe la route de Montargis res-semble agrave une deacutecoration drsquoopeacutera tant les effetsy sont eacutetudieacutes Un matin le docteur qursquoun richemalade de la Bourgogne avait envoyeacute chercheret qui revenait en toute hacircte agrave Paris nrsquoayantpas dit au preacuteceacutedent relais quelle route il voulaitprendre fut conduit agrave son insu par Nemours etrevit entre deux sommeils le paysage au milieuduquel son enfance srsquoeacutetait eacutecouleacutee Le docteuravait alors perdu plusieurs de ses vieux amis Lesectaire de lrsquoEncyclopeacutedie avait eacuteteacute teacutemoin dela conversion de La Harpe il avait enterreacute Le-brun-Pindare et Marie-Joseph de Cheacutenier et

Morellet et madame Helveacutetius Il assistait agrave laquasi-chute de Voltaire attaqueacute par Geoffroyle continuateur de Freacuteron Il pensait donc agrave laretraite Aussi quand sa chaise de poste srsquoarrecirctaen haut de la Grandrsquorue de Nemours eut-il agravecœur de srsquoenqueacuterir de sa famille Minoret-Le-vrault vint lui-mecircme voir le docteur qui recon-nut dans le maicirctre de poste le propre fils de sonfregravere aicircneacute Ce neveu lui montra dans son eacutepousela fille unique du pegravere Levrault-Creacutemiegravere quidepuis douze ans lui avait laisseacute la poste et laplus belle auberge de Nemours

― Eh  bien mon neveu dit le docteur ai-jedrsquoautres heacuteritiers 

― Ma tante Minoret votre sœur a eacutepouseacuteun Massin-Massin

― Oui lrsquointendant de Saint-Lange― Elle est morte veuve en laissant une seule

fille qui vient de se marier avec un Creacute-miegravere-Creacutemiegravere un charmant garccedilon encoresans place

― Bien  elle est ma niegravece directe Or commemon fregravere le marin est mort garccedilon que le capi-taine Minoret a eacuteteacute tueacute agrave Monte-Legino et queme voici la ligne paternelle est eacutepuiseacutee Ai-jedes parents dans la ligne maternelle  Ma megravereeacutetait une Jean-Massin-Levrault

― Des Jean-Massin-Levrault reacutepondit Mi-noret-Levrault il nrsquoest resteacute qursquoune Jean-Massin qui a eacutepouseacute monsieur Creacutemiegravere-Le-vrault-Dionis un fournisseur des fourrages quia peacuteri sur lrsquoeacutechafaud Sa femme est morte dedeacutesespoir et ruineacutee en laissant une fille marieacutee agraveun Levrault-Minoret fermier agrave Montereau quiva bien  et leur fille vient drsquoeacutepouser un Mas-sin-Levrault clerc de notaire agrave Montargis ougrave lepegravere est serrurier

― Ainsi je ne manque pas drsquoheacuteritiers ditgaiement le docteur qui voulut faire le tour deNemours en compagnie de son neveu

Le Loing traverse onduleusement la villebordeacute de jardins agrave terrasses et de maisons pro-

prettes dont lrsquoaspect fait croire que le bonheurdoit habiter lagrave plutocirct qursquoailleurs Lorsque ledocteur tourna de la Grandrsquorue dans la rue desBourgeois Minoret-Levrault lui montra la pro-prieacuteteacute de monsieur Levrault riche marchandde fers agrave Paris qui dit-il venait de se laissermourir

― Voilagrave mon oncle une jolie maison agravevendre elle a un charmant jardin sur la riviegravere

― Entrons dit le docteur en voyant au boutdrsquoune petite cour paveacutee une maison serreacutee entreles murailles de deux maisons voisines deacutegui-seacutees par des massifs drsquoarbres et de plantes grim-pantes

― Elle est bacirctie sur caves dit le docteur enentrant par un perron tregraves-eacuteleveacute garni de vasesen faiumlence blanche et bleue ougrave fleurissaientalors des geacuteraniums

Coupeacutee comme la plupart des maisons deprovince par un corridor qui megravene de la courau jardin la maison nrsquoavait agrave droite qursquoun salon

eacuteclaireacute par quatre croiseacutees deux sur la cour etdeux sur le jardin  mais Levrault-Levrault avaitconsacreacute lrsquoune de ces croiseacutees agrave lrsquoentreacutee drsquounelongue serre bacirctie en briques qui allait du salonagrave la riviegravere ougrave elle se terminait par un horriblepavillon chinois

― Bon  en faisant couvrir cette serre et laparquetant dit le vieux Minoret je pourrais lo-ger ma bibliothegraveque et faire un joli cabinet de cesingulier morceau drsquoarchitecture De lrsquoautre cocirc-teacute du corridor se trouvait sur le jardin une salleagrave manger en imitation de laque noire agrave fleursvert et or et seacutepareacutee de la cuisine par la cagede lrsquoescalier On communiquait par un petit of-fice pratiqueacute derriegravere cet escalier avec la cui-sine dont les fenecirctres agrave barreaux de fer grilla-geacutes donnaient sur la cour Il y avait deux ap-partements au premier eacutetage  et au-dessus desmansardes lambrisseacutees encore assez logeablesApregraves avoir rapidement examineacute cette maisongarnie de treillages verts du haut en bas du cocircteacute

de la cour comme du cocircteacute du jardin et qui surla riviegravere eacutetait termineacutee par une terrasse char-geacutee de vases en faiumlence le docteur dit  ― Le-vrault-Levrault a ducirc deacutepenser bien de lrsquoargentici 

― Oh  gros comme lui reacutepondit Mino-ret-Levrault Il aimait les fleurs une becirctise ― Qursquoest-ce que cela rapporte  dit ma femmeVous voyez un peintre de Paris est venu pourpeindre en fleurs agrave fresque son corridor Il a mispartout des glaces entiegraveres Les plafonds ont eacuteteacuterefaits avec des corniches qui coucirctent six francsle pied La salle agrave manger les parquets sont enmarqueterie des folies  La maison ne vaut pasun sou de plus

― Heacute  bien mon neveu fais-moi cette ac-quisition donne-mrsquoen avis voici mon adresse le reste regardera mon notaire ― Qui donc de-meure en face  demanda-t-il en sortant

― Des eacutemigreacutes  reacutepondit le maicirctre de posteun chevalier de Portenduegravere

Une fois la maison acheteacutee lrsquoillustre docteurau lieu drsquoy venir eacutecrivit agrave son neveu de la louerLa Folie-Levrault fut habiteacutee par le notaire deNemours qui vendit alors sa charge agrave Dionisson maicirctre-clerc et qui mourut deux ans apregraveslaissant sur le dos du meacutedecin une maison agravelouer au moment ougrave le sort de Napoleacuteon se deacute-cidait aux environs Les heacuteritiers du docteur agravepeu pregraves leurreacutes avaient pris son deacutesir de re-tour pour la fantaisie drsquoun richard et se deacuteses-peacuteraient en lui supposant agrave Paris des affectionsqui lrsquoy retiendraient et leur enlegraveveraient sa suc-cession Neacuteanmoins la femme de Minoret-Le-vrault saisit cette occasion drsquoeacutecrire au docteurLe vieillard reacutepondit qursquoaussitocirct la paix signeacuteeune fois les routes deacutebarrasseacutees de soldats et lescommunications reacutetablies il viendrait habiterNemours Il y fit une apparition avec deux deses clients lrsquoarchitecte des hospices et un tapis-sier qui se chargegraverent des reacuteparations des ar-rangements inteacuterieurs et du transport du mobi-

lier Madame Minoret-Levrault offrit commegardienne la cuisiniegravere du vieux notaire deacuteceacute-deacute qui fut accepteacutee Quand les heacuteritiers sur-ent que leur oncle ou grand-oncle Minoret al-lait positivement demeurer agrave Nemours leursfamilles furent prises malgreacute les eacuteveacutenementspolitiques qui pesaient alors preacuteciseacutement surle Gacirctinais et sur la Brie drsquoune curiositeacute deacute-vorante mais presque leacutegitime Lrsquooncle eacutetait-ilriche  Eacutetait-il eacuteconome ou deacutepensier  Laisse-rait-il une belle fortune ou ne laisserait-il rien Avait-il des rentes viagegraveres  Voici ce qursquoon fi-nit par savoir mais avec des peines infinieset agrave force drsquoespionnages souterrains Apregraves lamort drsquoUrsule Miroueumlt sa femme de 1789 agrave1813 le docteur nommeacute meacutedecin consultantde lrsquoempereur en 1803 avait ducirc gagner beau-coup drsquoargent mais personne ne connaissait safortune  il vivait simplement sans autres deacute-penses que celles drsquoune voiture agrave lrsquoanneacutee et drsquounsomptueux appartement  il ne recevait jamais

et dicircnait presque toujours en ville Sa gouver-nante furieuse de ne pas lrsquoaccompagner agrave Ne-mours dit agrave Zeacutelie Levrault la femme du maicirctrede poste qursquoelle connaissait au docteur qua-torze mille francs de rentes sur le grand-livreOr apregraves vingt anneacutees drsquoexercice drsquoune profes-sion que les titres de meacutedecin en chef drsquoun hocirc-pital de meacutedecin de lrsquoEmpereur et de membrede lrsquoInstitut rendaient si lucrative ces quatorzemille livres de rentes fruit de placements suc-cessifs accusaient tout au plus cent soixantemille francs drsquoeacuteconomies  Pour nrsquoavoir eacutepar-gneacute que huit mille francs par an le docteur de-vait avoir eu bien des vices ou bien des ver-tus agrave satisfaire  mais ni la gouvernante ni Zeacute-lie personne ne put peacuteneacutetrer la raison de cettemodestie de fortune  Minoret qui fut bien re-gretteacute dans son quartier eacutetait un des hommesles plus bienfaisants de Paris et comme Lar-rey gardait un profond secret sur ses actes debienfaisance Les heacuteritiers virent donc arriver

avec une vive satisfaction le riche mobilier etla nombreuse bibliothegraveque de leur oncle deacute-jagrave officier de la Leacutegion-drsquoHonneur et nommeacutepar le roi chevalier de lrsquoordre de Saint-Michelagrave cause peut-ecirctre de sa retraite qui fit une placeagrave quelque favori Mais quand lrsquoarchitecte lespeintres les tapissiers eurent tout arrangeacute de lamaniegravere la plus comfortable le docteur ne vintpas Madame Minoret-Levault qui surveillaitle tapissier et lrsquoarchitecte comme srsquoil srsquoagissaitde sa propre fortune apprit par lrsquoindiscreacutetiondrsquoun jeune homme envoyeacute pour ranger la bi-bliothegraveque que le docteur prenait soin drsquouneorpheline nommeacutee Ursule Cette nouvelle fitdes ravages eacutetranges dans la ville de NemoursEnfin le vieillard se rendit chez lui vers le milieudu mois de janvier 1815 et srsquoinstalla sournoise-ment avec une petite fille acircgeacutee de dix mois ac-compagneacutee drsquoune nourrice

― Ursule ne peut pas ecirctre sa fille il a soixanteet onze ans  dirent les heacuteritiers alarmeacutes

― Quoi qursquoelle puisse ecirctre dit madame Mas-sin elle nous donnera bien du tintoin  (Un motde Nemours)

Le docteur reccedilut assez froidement sa pe-tite-niegravece par la ligne maternelle dont le ma-ri venait drsquoacheter le greffe de la Justice dePaix et qui les premiers se hasardegraverent agrave luiparler de leur position difficile Massin et safemme nrsquoeacutetaient pas riches Le pegravere de Massinserrurier agrave Montargis obligeacute de prendre desarrangements avec ses creacuteanciers travaillait agravesoixante-sept ans comme un jeune homme etne laisserait rien Le pegravere de madame MassinLevrault-Minoret venait de mourir agrave Monte-reau des suites de la bataille en voyant sa fermeincendieacutee ses champs ruineacutes et ses bestiaux deacute-voreacutes

― Nous nrsquoaurons rien de ton grand-oncledit Massin agrave sa femme deacutejagrave grosse de son se-cond enfant

Le docteur leur donna secregravetement dix millefrancs avec lesquels le greffier de la Justice dePaix ami du notaire et de lrsquohuissier de Ne-mours commenccedila lrsquousure et mena si ronde-ment les paysans des environs qursquoen ce mo-ment Goupil lui connaissait environ quatre-vingt mille francs de capitaux ineacutedits

Quant agrave son autre niegravece le docteur fit avoirpar ses relations agrave Paris la perception de Ne-mours agrave Creacutemiegravere et fournit le cautionne-ment Quoique Minoret-Levrault nrsquoeucirct besoinde rien Zeacutelie jalouse des libeacuteraliteacutes de lrsquooncleenvers ses deux niegraveces lui preacutesenta son filsalors acircgeacute de dix ans qursquoelle allait envoyer dansun collegravege de Paris ougrave dit-elle les eacuteduca-tions coucirctaient bien cher Meacutedecin de Fon-tanes le docteur obtint une demi-bourse aucollegravege Louis-le-Grand pour son petit-neveuqui fut mis en quatriegraveme

Creacutemiegravere Massin et Minoret-Levrault gensexcessivement communs furent jugeacutes sans

appel par le docteur degraves les deux premiersmois pendant lesquels ils essayegraverent drsquoentourermoins lrsquooncle que la succession Les gensconduits par lrsquoinstinct ont ce deacutesavantage surles gens agrave ideacutees qursquoils sont promptement devi-neacutes  les inspirations de lrsquoinstinct sont trop na-turelles et srsquoadressent trop aux yeux pour nepas ecirctre aperccedilues aussitocirct  tandis que pour ecirctrepeacuteneacutetreacutees les conceptions de lrsquoesprit exigentune intelligence eacutegale de part et drsquoautre Apregravesavoir acheteacute la reconnaissance de ses heacuteritierset leur avoir en quelque sorte clos la bouche leruseacute docteur preacutetexta de ses occupations de seshabitudes et des soins qursquoexigeait la petite Ur-sule pour ne point les recevoir sans toutefoisleur fermer sa maison Il aimait agrave dicircner seul ilse couchait et se levait tard il eacutetait venu dansson pays natal pour y trouver le repos et la so-litude Ces caprices drsquoun vieillard parurent as-sez naturels et ses heacuteritiers se contentegraverent delui faire le dimanche entre une heure et quatre

heures des visites hebdomadaires auxquelles ilessaya de mettre fin en leur disant  ― Ne venezme voir que quand vous aurez besoin de moi

Le docteur sans refuser de donner desconsultations dans les cas graves surtout auxindigents ne voulut point ecirctre meacutedecin dupetit hospice de Nemours et deacuteclara qursquoilnrsquoexercerait plus sa profession

― Jrsquoai assez tueacute de monde dit-il en riant aucureacute Chaperon qui le sachant bienfaisant plai-dait pour les pauvres

― Crsquoest un fameux original  Ce mot dit surle docteur Minoret fut lrsquoinnocente vengeancedes amours-propres froisseacutes car le meacutedecin secomposa une socieacuteteacute de personnages qui meacute-ritent drsquoecirctre mis en regard des heacuteritiers Orceux des bourgeois qui se croyaient dignes degrossir la cour drsquoun homme agrave cordon noirconservegraverent contre le docteur et ses privileacutegieacutesun ferment de jalousie qui malheureusementeut son action

Par une bizarrerie qursquoexpliquerait le pro-verbe  Les extrecircmes se touchent ce docteur etle cureacute de Nemours furent tregraves-promptementamis Le vieillard aimait beaucoup le trictracjeu favori des gens drsquoeacuteglise et lrsquoabbeacute Chaperoneacutetait de la force du meacutedecin Le jeu fut doncun premier lien entre eux Puis Minoret eacutetaitcharitable et le cureacute de Nemours eacutetait le Feacutene-lon du Gacirctinais Tous deux ils avaient une ins-truction varieacutee lrsquohomme de Dieu pouvait doncseul dans tout Nemours comprendre lrsquoatheacuteePour pouvoir disputer deux hommes doiventdrsquoabord se comprendre Quel plaisir goucircte-t-on drsquoadresser des mots piquants agrave quelqursquounqui ne les sent pas  Le meacutedecin et ce precirctreavaient trop de bon goucirct ils avaient vu tropbonne compagnie pour ne pas en pratiquerles preacuteceptes ils purent alors se faire cette pe-tite guerre si neacutecessaire agrave la conversation Ilshaiumlssaient lrsquoun et lrsquoautre leurs opinions maisils estimaient leurs caractegraveres Si de semblables

contrastes si de telles sympathies ne sont pasles eacuteleacutements de la vie intime ne faudrait-il pasdeacutesespeacuterer de la socieacuteteacute qui surtout en Franceexige un antagonisme quelconque  Crsquoest duchoc des caractegraveres et non de la lutte des ideacuteesque naissent les antipathies Lrsquoabbeacute Chaperonfut donc le premier ami du docteur agrave NemoursCet eccleacutesiastique alors acircgeacute de soixante anseacutetait cureacute de Nemours depuis le reacutetablissementdu culte catholique Par attachement pour sontroupeau il avait refuseacute le vicariat du diocegraveseSi les indiffeacuterents en matiegravere de religion lui ensavaient greacute les fidegraveles lrsquoen aimaient davantageAinsi veacuteneacutereacute de ses ouailles estimeacute par la popu-lation le cureacute faisait le bien sans srsquoenqueacuterir desopinions religieuses des malheureux Son pres-bytegravere agrave peine garni du mobilier neacutecessaire auxplus stricts besoins de la vie eacutetait froid et deacutenueacutecomme le logis drsquoun avare Lrsquoavarice et la chari-teacute se trahissent par des effets semblables  la cha-riteacute ne se fait-elle pas dans le ciel le treacutesor que

se fait lrsquoavare sur terre  Lrsquoabbeacute Chaperon dis-putait avec sa servante sur sa deacutepense avec plusde rigueur que Gobseck avec la sienne si tou-tefois ce fameux juif a jamais eu de servante Lebon precirctre vendait souvent les boucles drsquoargentde ses souliers et de sa culotte pour en don-ner le prix agrave des pauvres qui le surprenaientsans le sou En le voyant sortir de son eacutegliseles oreilles de sa culotte noueacutees dans les bou-tonniegraveres les deacutevotes de la ville allaient alorsracheter les boucles du cureacute chez lrsquohorloger bi-joutier de Nemours et grondaient leur pas-teur en les lui rapportant Il ne srsquoachetait ja-mais de linge ni drsquohabits et portait ses vecircte-ments jusqursquoagrave ce qursquoils ne fussent plus de miseSon linge eacutepais de reprises lui marquait la peaucomme un cilice Madame de Portenduegravere oude bonnes acircmes srsquoentendaient alors avec la gou-vernante pour lui remplacer pendant son som-meil le linge ou les habits vieux par des neufset le cureacute ne srsquoapercevait pas toujours immeacutedia-

tement de lrsquoeacutechange Il mangeait chez lui danslrsquoeacutetain et avec des couverts de fer battu Quandil recevait ses desservants et les cureacutes aux joursde solenniteacute qui sont une charge pour les cureacutesde canton il empruntait lrsquoargenterie et le lingede table de son ami lrsquoatheacutee

― Mon argenterie fait son salut disait alorsle docteur

Ces belles actions tocirct ou tard deacutecouvertes ettoujours accompagneacutees drsquoencouragements spi-rituels srsquoaccomplissaient avec une naiumlveteacute su-blime Cette vie eacutetait drsquoautant plus meacuteritoireque lrsquoabbeacute Chaperon posseacutedait une eacuteruditionaussi vaste que varieacutee et de preacutecieuses faculteacutesChez lui la finesse et la gracircce inseacuteparables com-pagnes de la simpliciteacute rehaussaient une eacutelocu-tion digne drsquoun preacutelat Ses maniegraveres son carac-tegravere et ses mœurs donnaient agrave son commerce lasaveur exquise de tout ce qui dans lrsquointelligenceest agrave la fois spirituel et candide Ami de la plai-santerie il nrsquoeacutetait jamais precirctre dans un salon

Jusqursquoagrave lrsquoarriveacutee du docteur Minoret le bon-homme laissa ses lumiegraveres sous le boisseau sansregret  mais peut-ecirctre lui sut-il greacute de les utili-ser Riche drsquoune assez belle bibliothegraveque et dedeux mille livres de rente quand il vint agrave Ne-mours le cureacute ne posseacutedait plus en 1829 queles revenus de sa cure presque entiegraverement dis-tribueacutes chaque anneacutee Drsquoexcellent conseil dansles affaires deacutelicates ou dans les malheurs plusdrsquoune personne qui nrsquoallait point agrave lrsquoeacuteglise ychercher des consolations allait au presbytegraverey chercher des avis Pour achever ce portraitmoral il suffira drsquoune petite anecdote Des pay-sans rarement il est vrai mais enfin de mau-vaises gens se disaient poursuivis ou se faisaientpoursuivre fictivement pour stimuler la bien-faisance de lrsquoabbeacute Chaperon Ils trompaientleurs femmes qui voyant leur maison menaceacuteedrsquoexpropriation et leurs vaches saisies trom-paient par leurs innocentes larmes le pauvre cu-reacute qui leur trouvait alors les sept ou huit cents

francs demandeacutes avec lesquels le paysan ache-tait un lopin de terre Quand de pieux person-nages des fabriciens deacutemontregraverent la fraudeagrave lrsquoabbeacute Chaperon en le priant de les consul-ter pour ne pas ecirctre victime de la cupiditeacute illeur dit  ― Peut-ecirctre ces gens auraient-ils com-mis quelque chose de blacircmable pour avoir leurarpent de terre et nrsquoest-ce pas encore faire lebien que drsquoempecirccher le mal  On aimera peut-ecirctre agrave trouver ici lrsquoesquisse de cette figure re-marquable en ce que les sciences et les lettresavaient passeacute dans ce cœur et dans cette fortetecircte sans y rien corrompre Agrave soixante anslrsquoabbeacute Chaperon avait les cheveux entiegraverementblancs tant il eacuteprouvait vivement les malheursdrsquoautrui tant aussi les eacuteveacutenements de la Reacutevo-lution avaient agi sur lui Deux fois incarceacute-reacute pour deux refus de serment deux fois se-lon son expression il avait dit son In manusIl eacutetait de moyenne taille ni gras ni maigreSon visage tregraves-rideacute tregraves-creuseacute sans couleur

occupait tout drsquoabord le regard par la tran-quilliteacute profonde des lignes et par la pureteacute descontours qui semblaient bordeacutes de lumiegravere Levisage drsquoun homme chaste a je ne sais quoi deradieux Des yeux bruns agrave prunelle vive ani-maient ce visage irreacutegulier surmonteacute drsquoun frontvaste Son regard exerccedilait un empire explicablepar une douceur qui nrsquoexcluait pas la forceLes arcades de ses yeux formaient comme deuxvoucirctes ombrageacutees de gros sourcils grisonnantsqui ne faisaient point peur Comme il avaitperdu beaucoup de ses dents sa bouche eacutetaitdeacuteformeacutee et ses joues rentraient  mais cettedestruction ne manquait pas de gracircce et cesrides pleines drsquoameacuteniteacute semblaient vous sou-rire Sans ecirctre goutteux il avait les pieds si sen-sibles il marchait si difficilement qursquoil gardaitdes souliers en veau drsquoOrleacuteans par toutes lessaisons Il trouvait la mode des pantalons peuconvenable pour un precirctre et se montrait tou-jours vecirctu de gros bas en laine noire tricoteacutes

par sa gouvernante et drsquoune culotte de drapIl ne sortait point en soutane mais en redin-gote brune et conservait le tricorne courageu-sement porteacute dans les plus mauvais jours Cenoble et beau vieillard dont la figure eacutetait tou-jours embellie par la seacutereacuteniteacute drsquoune acircme sansreproche devait avoir sur les choses et sur leshommes de cette histoire une si grande in-fluence qursquoil fallait tout drsquoabord remonter agrave lasource de son autoriteacute

Minoret recevait trois journaux  un libeacuteralun ministeacuteriel un ultragrave quelques recueils peacute-riodiques et des journaux de science dont lescollections grossissaient sa bibliothegraveque Lesjournaux lrsquoencyclopeacutediste et les livres furentun attrait pour un ancien capitaine au reacutegi-ment de Royal-Sueacutedois nommeacute monsieur deJordy gentilhomme voltairien et vieux garccedilonqui vivait de seize cents francs de pension etrente viagegraveres Apregraves avoir lu pendant quelquesjours les gazettes par lrsquoentremise du cureacute mon-

sieur de Jordy jugea convenable drsquoaller remer-cier le docteur Degraves la premiegravere visite le vieuxcapitaine ancien professeur agrave lrsquoEacutecole-Militaireconquit les bonnes gracircces du vieux meacutedecinqui lui rendit sa visite avec empressementMonsieur de Jordy petit homme sec et maigremais tourmenteacute par le sang quoiqursquoil eucirct la facetregraves-pacircle vous frappait tout drsquoabord par sonbeau front agrave la Charles XII au-dessus duquel ilmaintenait ses cheveux coupeacutes ras comme ceuxde ce roi-soldat Ses yeux bleus qui eussent faitdire  Lrsquoamour a passeacute par lagrave mais profondeacute-ment attristeacutes inteacuteressaient au premier regardougrave srsquoentrevoyaient des souvenirs sur lesquels ilgardait drsquoailleurs un si profond secret que ja-mais ses vieux amis ne surprirent ni une allu-sion agrave sa vie passeacutee ni une de ces exclamationsarracheacutees par une similitude de catastrophesIl cachait le douloureux mystegravere de son pas-seacute sous une gaieteacute philosophique  mais quandil se croyait seul ses mouvements engourdis

par une lenteur moins seacutenile que calculeacutee at-testaient une penseacutee peacutenible et constante  aus-si lrsquoabbeacute Chaperon lrsquoavait-il surnommeacute le chreacute-tien sans le savoir Allant toujours vecirctu de drapbleu son maintien un peu roide et son vecircte-ment trahissaient les anciennes coutumes dela discipline militaire Sa voix douce et har-monieuse remuait lrsquoacircme Ses belles mains lacoupe de sa figure qui rappelait celle du comtedrsquoArtois en montrant combien il avait eacuteteacute char-mant dans sa jeunesse rendaient le mystegraverede sa vie encore plus impeacuteneacutetrable On se de-mandait involontairement quel malheur pou-vait avoir atteint la beauteacute le courage la gracirccelrsquoinstruction et les plus preacutecieuses qualiteacutes ducœur qui furent jadis reacuteunies en sa personneMonsieur de Jordy tressaillait toujours au nomde Roberspierre Il prenait beaucoup de tabacet chose eacutetrange il srsquoen deacuteshabitua pour la pe-tite Ursule qui manifestait agrave cause de cette ha-bitude de la reacutepugnance pour lui Degraves qursquoil put

voir cette petite le capitaine attacha sur ellede longs regards presque passionneacutes Il aimaitsi follement ses jeux il srsquointeacuteressait tant agrave elleque cette affection rendit encore plus eacutetroits sesliens avec le docteur qui nrsquoosa jamais dire agrave cevieux garccedilon  ― Et vous aussi vous avez doncperdu des enfants  Il est de ces ecirctres bons etpatients comme lui qui passent dans la vie unepenseacutee amegravere au cœur et un sourire agrave la foistendre et douloureux sur les legravevres emportantavec eux le mot de lrsquoeacutenigme sans le laisser devi-ner par fierteacute par deacutedain par vengeance peut-ecirctre nrsquoayant que Dieu pour confident et pourconsolateur Monsieur de Jordy ne voyait guegravereagrave Nemours ougrave comme le docteur il eacutetait venumourir en paix que le cureacute toujours aux ordresde ses paroissiens et que madame de Porten-duegravere qui se couchait agrave neuf heures Aussi deguerre lasse avait-il fini par se mettre au lit debonne heure malgreacute les eacutepines qui rembour-raient son chevet Ce fut donc une bonne for-

tune pour le meacutedecin comme pour le capitaineque de rencontrer un homme ayant vu le mecircmemonde qui parlait la mecircme langue avec le-quel on pouvait eacutechanger ses ideacutees et qui secouchait tard Une fois que monsieur de Jordylrsquoabbeacute Chaperon et Minoret eurent passeacute unepremiegravere soireacutee ils y eacuteprouvegraverent tant de plai-sir que le precirctre et le militaire revinrent tous lessoirs agrave neuf heures moment ougrave la petite Ursulecoucheacutee le vieillard se trouvait libre Et toustrois ils veillaient jusqursquoagrave minuit ou une heure

Bientocirct ce trio devint un quatuor Un autrehomme agrave qui la vie eacutetait connue et qui de-vait agrave la pratique des affaires cette indulgencece savoir cette masse drsquoobservations cette fi-nesse ce talent de conversation que le mili-taire le meacutedecin le cureacute devaient agrave la pratiquedes acircmes des maladies et de lrsquoenseignementle juge de paix flaira les plaisirs de ces soi-reacutees et rechercha la socieacuteteacute du docteur Avantdrsquoecirctre juge de paix agrave Nemours monsieur Bon-

grand avait eacuteteacute pendant dix ans avoueacute agrave Me-lun ougrave il plaidait lui-mecircme selon lrsquousage desvilles ougrave il nrsquoy a pas de barreau Devenu veufagrave lrsquoacircge de quarante-cinq ans il se sentait en-core trop actif pour ne rien faire  il avait doncdemandeacute la Justice de Paix de Nemours va-cante quelques mois avant lrsquoinstallation du doc-teur Le garde des sceaux est toujours heureuxde trouver des praticiens et surtout des gensagrave leur aise pour exercer cette importante ma-gistrature Monsieur Bongrand vivait modes-tement agrave Nemours des quinze cents francs desa place et pouvait ainsi consacrer ses reve-nus agrave son fils qui faisait son Droit agrave Paristout en eacutetudiant la proceacutedure chez le fameuxavoueacute Derville Le pegravere Bongrand ressemblaitassez agrave un vieux chef de division en retraite  ilavait cette figure moins blecircme que blecircmie ougraveles affaires les meacutecomptes le deacutegoucirct ont laisseacuteleurs empreintes rideacutee par la reacuteflexion et aus-si par les continuelles contractions familiegraveres

aux gens obligeacutes de ne pas tout dire  mais elleeacutetait souvent illumineacutee par des sourires parti-culiers agrave ces hommes qui tour agrave tour croienttout et ne croient rien habitueacutes agrave tout voir et agravetout entendre sans surprise agrave peacuteneacutetrer dans lesabicircmes que lrsquointeacuterecirct ouvre au fond des cœursSous ses cheveux moins blancs que deacutecoloreacutesrabattus en ondes sur sa tecircte il montrait unfront sagace dont la couleur jaune srsquoharmoniaitaux filaments de sa maigre chevelure Son vi-sage ramasseacute lui donnait drsquoautant plus de res-semblance avec un renard que son nez eacutetaitcourt et pointu Il jaillissait de sa bouche fen-due comme celle des grands parleurs des eacutetin-celles blanches qui rendaient sa conversationsi pluvieuse que Goupil disait meacutechamment ― Il faut un parapluie pour lrsquoeacutecouter ― Oubien  Il pleut des jugements agrave la Justice de PaixSes yeux semblaient fins derriegravere ses lunettes mais les ocirctait-il son regard eacutemousseacute paraissaitniais Quoiqursquoil fucirct gai presque jovial mecircme

il se donnait un peu trop par sa contenancelrsquoair drsquoun homme important Il tenait presquetoujours ses mains dans les poches de son pan-talon et ne les en tirait que pour raffermir seslunettes par un mouvement presque railleurqui vous annonccedilait une observation fine ouquelque argument victorieux Ses gestes sa lo-quaciteacute ses innocentes preacutetentions trahissaientlrsquoancien avoueacute de province  mais ces leacutegers deacute-fauts nrsquoexistaient qursquoagrave la superficie  il les rache-tait par une bonhomie acquise qursquoun moralisteexact appellerait une indulgence naturelle agrave lasupeacuterioriteacute Srsquoil avait un peu lrsquoair drsquoun renardil passait aussi pour profondeacutement ruseacute sansecirctre improbe Sa ruse eacutetait le jeu de la perspica-citeacute Mais nrsquoappelle-t-on pas ruseacutes les gens quipreacutevoient un reacutesultat et se preacuteservent des pieacutegesqursquoon leur a tendus  Le juge de paix aimait lewhist jeu que le capitaine que le docteur sa-vaient et que le cureacute apprit en peu de temps

Cette petite socieacuteteacute se fit une oasis dans le sa-lon de Minoret Le meacutedecin de Nemours quine manquait ni drsquoinstruction ni de savoir-vivreet qui honorait en Minoret une des illustra-tions de la meacutedecine y eut ses entreacutees  maisses occupations ses fatigues qui lrsquoobligeaientagrave se coucher tocirct pour se lever de bonne heurelrsquoempecircchegraverent drsquoecirctre aussi assidu que le furentles trois amis du docteur La reacuteunion de ces cinqpersonnes supeacuterieures les seules qui dans Ne-mours eussent des connaissances assez univer-selles pour se comprendre explique la reacutepul-sion du vieux Minoret pour ses heacuteritiers  srsquoildevait leur laisser sa fortune il ne pouvait guegravereles admettre dans sa socieacuteteacute Soit que le maicirctrede poste le greffier et le percepteur eussentcompris cette nuance soit qursquoils fussent rassu-reacutes par la loyauteacute par les bienfaits de leur oncleils cessegraverent agrave son grand contentement de levoir Ainsi les quatre vieux joueurs de whist etde trictrac sept ou huit mois apregraves lrsquoinstallation

du docteur agrave Nemours formegraverent une socieacute-teacute compacte exclusive et qui fut pour chacundrsquoeux comme une fraterniteacute drsquoarriegravere-saisoninespeacutereacutee et dont les douceurs nrsquoen furent quemieux savoureacutees Cette famille drsquoesprits choisiseut dans Ursule une enfant adopteacutee par chacundrsquoeux selon ses goucircts  le cureacute pensait agrave lrsquoacircme lejuge de paix se faisait le curateur le militaire sepromettait de devenir le preacutecepteur  et quantagrave Minoret il eacutetait agrave la fois le pegravere la megravere et lemeacutedecin

Apregraves srsquoecirctre acclimateacute le vieillard prit ses ha-bitudes et reacutegla sa vie comme elle se regravegle aufond de toutes les provinces Agrave cause drsquoUrsuleil ne recevait personne le matin il ne donnaitjamais agrave dicircner  ses amis pouvaient arriver chezlui vers six heures du soir et y rester jusqursquoagraveminuit Les premiers venus trouvaient les jour-naux sur la table du salon et les lisaient en at-tendant les autres ou quelquefois ils allaient agravela rencontre du docteur srsquoil eacutetait agrave la prome-

nade Ces habitudes tranquilles ne furent passeulement une neacutecessiteacute de la vieillesse ellesfurent aussi chez lrsquohomme du monde un sageet profond calcul pour ne pas laisser troublerson bonheur par lrsquoinquiegravete curiositeacute de ses heacute-ritiers ni par le caquetage des petites villes Il nevoulait rien conceacuteder agrave cette changeante deacuteesselrsquoopinion publique dont la tyrannie un desmalheurs de la France allait srsquoeacutetablir et fairede notre pays une mecircme province Aussi degravesque lrsquoenfant fut sevreacutee et marcha renvoya-t-illa cuisiniegravere que sa niegravece madame Minoret-Le-vrault lui avait donneacutee en deacutecouvrant qursquoelleinstruisait la maicirctresse de poste de tout ce quise passait chez lui

La nourrice de la petite Ursule veuve drsquounpauvre ouvrier sans autre nom qursquoun nom debaptecircme et qui venait de Bougival avait per-du son dernier enfant agrave six mois au momentougrave le docteur qui la connaissait pour une hon-necircte et bonne creacuteature la prit pour nourrice

toucheacute de sa deacutetresse Sans fortune venue dela Bresse ougrave sa famille eacutetait dans la misegravere An-toinette Patris veuve de Pierre dit de Bougi-val srsquoattacha naturellement agrave Ursule commesrsquoattachent les megraveres de lait agrave leurs nourrissonsquand elles les gardent Cette aveugle affectionmaternelle srsquoaugmenta du deacutevouement domes-tique Preacutevenue des intentions du docteur laBougival apprit sournoisement agrave faire la cui-sine devint propre adroite et se plia aux habi-tudes du vieillard Elle eut des soins minutieuxpour les meubles et les appartements enfin ellefut infatigable Non-seulement le docteur vou-lait que sa vie priveacutee fucirct mureacutee mais encore ilavait des raisons pour deacuterober la connaissancede ses affaires agrave ses heacuteritiers Degraves la deuxiegravemeanneacutee de son eacutetablissement il nrsquoeut donc plusau logis que la Bougival sur la discreacutetion de la-quelle il pouvait compter absolument et il deacute-guisa ses veacuteritables motifs sous la toute-puis-sante raison de lrsquoeacuteconomie Au grand conten-

tement de ses heacuteritiers il se fit avare Sans pa-telinage et par la seule influence de sa sollici-tude et de son deacutevouement la Bougival acircgeacuteede quarante-trois ans au moment ougrave ce dramecommence eacutetait la gouvernante du docteur etde sa proteacutegeacutee le pivot sur lequel tout rou-lait au logis enfin la femme de confiance Onlrsquoavait appeleacutee la Bougival par lrsquoimpossibiliteacutereconnue drsquoappliquer agrave sa personne son preacute-nom drsquoAntoinette car les noms et les figuresobeacuteissent aux lois de lrsquoharmonie

Lrsquoavarice du docteur ne fut pas un vain motmais elle eut un but Agrave compter de 1817 ilretrancha deux journaux et cessa ses abonne-ments agrave ses recueils peacuteriodiques Sa deacutepenseannuelle que tout Nemours put estimer nedeacutepassa point dix-huit cents francs par anComme tous les vieillards ses besoins en lingechaussure ou vecirctements eacutetaient presque nulsTous les six mois il faisait un voyage agrave Parissans doute pour toucher et placer lui-mecircme ses

revenus En quinze ans il ne dit pas un motqui eucirct trait agrave ses affaires Sa confiance en Bon-grand vint fort tard  il ne srsquoouvrit agrave lui sur sesprojets qursquoapregraves la reacutevolution de 1830 Telleseacutetaient dans la vie du docteur les seules chosesalors connues de la bourgeoisie et de ses heacuteri-tiers Quant agrave ses opinions politiques commesa maison ne payait que cent francs drsquoimpocircts ilne se mecirclait de rien et repoussait aussi bien lessouscriptions royalistes que les souscriptions li-beacuterales Son horreur connue pour la precirctrailleet son deacuteisme aimaient si peu les manifesta-tions qursquoil mit agrave la porte un commis-voyageurenvoyeacute par son petit-neveu Deacutesireacute Minoret-Le-vrault pour lui proposer un Cureacute Meslier et lesdiscours du geacuteneacuteral Foy La toleacuterance ainsi en-tendue parut inexplicable aux libeacuteraux de Ne-mours

Les trois heacuteritiers collateacuteraux du docteurMinoret-Levrault et sa femme monsieur etmadame Massin-Levrault junior monsieur et

madame Creacutemiegravere-Creacutemiegravere que nous appel-lerons simplement Creacutemiegravere Massin et Mi-noret puisque ces distinctions entre homo-nymes ne sont neacutecessaires que dans le Gacirctinais ces trois familles trop occupeacutees pour creacuteer unautre centre se voyaient comme on se voit dansles petites villes Le maicirctre de poste donnaitun grand dicircner le jour de la naissance de sonfils un bal au carnaval un autre au jour an-niversaire de son mariage et il invitait alorstoute la bourgeoisie de Nemours Le percepteurreacuteunissait aussi deux fois par an ses parents etses amis Le greffier de la Justice de Paix troppauvre disait-il pour se jeter en de telles pro-fusions vivait petitement dans une maison si-tueacutee au milieu de la Grandrsquorue et dont une por-tion le rez-de-chausseacutee eacutetait loueacutee agrave sa sœurdirectrice de la poste aux lettres autre bienfaitdu docteur Neacuteanmoins pendant lrsquoanneacutee cestrois heacuteritiers ou leurs femmes se rencontraienten ville agrave la promenade au marcheacute le matin

sur les pas de leurs portes ou le dimanche apregravesla messe sur la place comme en ce moment en sorte qursquoils se voyaient tous les jours Or de-puis trois ans surtout lrsquoacircge du docteur son ava-rice et sa fortune autorisaient des allusions oudes propos directs relatifs agrave la succession qui fi-nirent pour gagner de proche en proche et parrendre eacutegalement ceacutelegravebres et le docteur et sesheacuteritiers Depuis six mois il ne se passait pas desemaine que les amis ou les voisins des heacuteritiersMinoret ne leur parlassent avec une sourde en-vie du jour ougrave les deux yeux du bonhomme sefermant ses coffres srsquoouvriraient

― Le docteur Minoret a beau ecirctre meacutedecinet srsquoentendre avec la mort il nrsquoy a que Dieudrsquoeacuteternel disait lrsquoun

― Bah  il nous enterrera tous  il se portemieux que nous reacutepondait hypocritementlrsquoheacuteritier

― Enfin si ce nrsquoest pas vous vos enfants heacute-riteront toujours agrave moins que cette petite Ur-sule

― Il ne lui laissera pas toutUrsule selon les preacutevisions de madame Mas-

sin eacutetait la becircte noire des heacuteritiers leur eacutepeacutee deDamoclegraves et ce mot  ― Bah  qui vivra verra conclusion favorite de madame Creacutemiegravere di-sait assez qursquoils lui souhaitaient plus de mal quede bien

Le percepteur et le greffier pauvres en com-paraison du maicirctre de poste avaient souventeacutevalueacute par forme de conversation lrsquoheacuteritage dudocteur En se promenant le long du canal ousur la route srsquoils voyaient venir leur oncle ils seregardaient drsquoun air piteux

― Il a sans doute gardeacute pour lui quelqueeacutelixir de longue vie disait lrsquoun

― Il a fait un pacte avec le diable reacutepondaitlrsquoautre

― Il devrait nous avantager nous deux carce gros Minoret nrsquoa besoin de rien

― Ah  Minoret a un fils qui lui mangera biende lrsquoargent 

― Agrave quoi estimez-vous la fortune du doc-teur  disait le greffier au financier

― Au bout de douze ans douze mille francseacuteconomiseacutes chaque anneacutee donnent cent qua-rante-quatre mille francs et les inteacuterecircts com-poseacutes produisent au moins cent mille francs mais comme il a ducirc conseilleacute par son notaireagrave Paris faire quelques bonnes affaires et quejusqursquoen 1822 il a ducirc placer agrave huit et agrave sept et de-mi sur lrsquoEacutetat le bonhomme remue maintenantenviron quatre cent mille francs sans compterses quatorze mille livres de rente en cinq pourcent agrave cent seize aujourdrsquohui Srsquoil mourait de-main sans avantager Ursule il nous laisseraitdonc sept agrave huit cent mille francs outre sa mai-son et son mobilier

― Eh  bien cent mille agrave Minoret cent milleagrave la petite et agrave chacun de nous trois cents  voilagravece qui serait juste

― Ah  cela nous chausserait proprement― Srsquoil faisait cela srsquoeacutecriait Massin je vendrais

mon greffe jrsquoachegraveterais une belle proprieacuteteacute jetacirccherais de devenir juge agrave Fontainebleau et jeserais deacuteputeacute

― Moi jrsquoachegraveterais une charge drsquoagent dechange disait le percepteur

― Malheureusement cette petite fille qursquoil asous le bras et le cureacute lrsquoont si bien cerneacute quenous ne pouvons rien sur lui

― Apregraves tout nous sommes toujours biencertains qursquoil ne laissera rien agrave lrsquoEacuteglise

Chacun peut maintenant concevoir enquelles transes eacutetaient les heacuteritiers en voyantleur oncle allant agrave la messe On a toujours assezdrsquoesprit pour concevoir une leacutesion drsquointeacuterecirctsLrsquointeacuterecirct constitue lrsquoesprit du paysan aussi bienque celui du diplomate et sur ce terrain le plus

niais en apparence serait peut-ecirctre le plus fortAussi ce terrible raisonnement  laquo Si la petiteUrsule a le pouvoir de jeter son protecteur dansle giron de lrsquoEacuteglise elle aura bien celui de sefaire donner sa succession raquo eacuteclatait-il en lettresde feu dans lrsquointelligence du plus obtus des heacute-ritiers Le maicirctre de poste avait oublieacute lrsquoeacutenigmecontenue dans la lettre de son fils pour accourirsur la place  car si le docteur eacutetait dans lrsquoeacuteglise agravelire lrsquoordinaire de la messe il srsquoagissait de deuxcent cinquante mille francs agrave perdre Avouons-le  la crainte des heacuteritiers tenait aux plus fortset aux plus leacutegitimes des sentiments sociaux lesinteacuterecircts de famille

― Eh  bien monsieur Minoret dit le maire(ancien meunier devenu royaliste un Le-vrault-Creacutemiegravere) quand le diable devint vieuxil se fit ermite Votre oncle est dit-on desnocirctres

― Vaut mieux tard que jamais mon cousinreacutepondit le maicirctre de poste en essayant de dis-simuler sa contrarieacuteteacute

― Celui-lagrave rirait-il si nous eacutetions frustreacutes  ilserait capable de marier son fils agrave cette damneacuteefille que le diable puisse entortiller de sa queue srsquoeacutecria Creacutemiegravere en serrant les poings et mon-trant le maire sous le porche

― Agrave qui donc en a-t-il le pegravere Creacutemiegravere  ditle boucher de Nemours un Levrault-Levraultfils aicircneacute Nrsquoest-il pas content de voir son oncleprendre le chemin du paradis 

― Qui aurait jamais cru cela  dit le greffier― Ah  il ne faut jamais dire  laquo Fontaine je ne

boirai pas de ton eau raquo reacutepondit le notaire quivoyant de loin le groupe se deacutetacha de sa femmeen la laissant aller seule agrave lrsquoeacuteglise

― Voyons monsieur Dionis dit Creacutemiegravereen prenant le notaire par le bras que nousconseillez-vous de faire dans cette circons-tance 

― Je vous conseille dit le notaire ensrsquoadressant aux heacuteritiers de vous coucher et devous lever agrave vos heures habituelles de mangervotre soupe sans la laisser refroidir de mettrevos pieds dans vos souliers vos chapeaux survos tecirctes enfin de continuer votre genre de vieabsolument comme si de rien nrsquoeacutetait

― Vous nrsquoecirctes pas consolant lui dit Massinen lui jetant un regard de compegravere

Malgreacute sa petite taille et son embonpointmalgreacute son visage eacutepais et ramasseacute Creacute-miegravere-Dionis eacutetait deacutelieacute comme une soie Pourfaire fortune il srsquoeacutetait associeacute secregravetement avecMassin agrave qui sans doute il indiquait les pay-sans gecircneacutes et les piegraveces de terre agrave deacutevorer Cesdeux hommes choisissaient ainsi les affairesnrsquoen laissaient point eacutechapper de bonnes et separtageaient les beacuteneacutefices de cette usure hypo-theacutecaire qui retarde sans lrsquoempecirccher lrsquoactiondes paysans sur le sol Aussi moins pour Mino-ret le maicirctre de poste et Creacutemiegravere le receveur

que pour son ami le greffier Dionis portait-ilun vif inteacuterecirct agrave la succession du docteur La partde Massin devait tocirct ou tard grossir les capitauxavec lesquels les deux associeacutes opeacuteraient dansle canton

― Nous tacirccherons de savoir par monsieurBongrand drsquoougrave part ce coup reacutepondit le notaireagrave voix basse en avertissant Massin de se tenircoi

― Mais que fais-tu donc lagrave Minoret  criatout agrave coup une petite femme qui fondit sur legroupe au milieu duquel le maicirctre de poste sevoyait comme une tour Tu ne sais pas ougrave estDeacutesireacute et tu restes planteacute sur tes jambes agrave ba-varder quand je te croyais agrave cheval  Bonjourmesdames et messieurs

Cette petite femme maigre pacircle et blondevecirctue drsquoune robe drsquoindienne blanche agrave grandesfleurs couleur chocolat coiffeacutee drsquoun bonnetbrodeacute garni de dentelle et portant un petitchacircle vert sur ses plates eacutepaules eacutetait la maicirc-

tresse de poste qui faisait trembler les plusrudes postillons les domestiques et les charre-tiers  qui tenait la caisse les livres et menaitla maison au doigt et agrave lrsquoœil selon lrsquoexpressionpopulaire des voisins Comme les vraies meacute-nagegraveres elle nrsquoavait aucun joyau sur elle Ellene donnait point selon son expression dansle clinquant et les colifichets  elle srsquoattachait ausolide et gardait malgreacute la fecircte son tablier noirdans les poches duquel sonnait un trousseaude clefs Sa voix glapissante deacutechirait le tym-pan des oreilles En deacutepit du bleu tendre de sesveux son regard rigide offrait une visible har-monie avec les legravevres minces drsquoune bouche ser-reacutee avec un front haut bombeacute tregraves-impeacuterieuxVif eacutetait le coup drsquoœil plus vifs eacutetaient le gesteet la parole Zeacutelie obligeacutee drsquoavoir de la volon-teacute pour deux en avait toujours eu pour troisdisait Goupil qui fit remarquer les regravegnes suc-cessifs de trois jeunes postillons agrave tenue soigneacuteeeacutetablis par Zeacutelie chacun apregraves sept ans de ser-

vice Aussi le malicieux clerc les nommait-il Postillon Ier Postillon II et Postillon III Mais lepeu drsquoinfluence de ces jeunes gens dans la mai-son et leur parfaite obeacuteissance prouvaient queZeacutelie srsquoeacutetait purement et simplement inteacuteresseacuteeagrave de bons sujets

― Eh  bien Zeacutelie aimeacute le zegravele reacutepondait leclerc agrave ceux qui lui faisaient ces observations

Cette meacutedisance eacutetait peu vraisemblable De-puis la naissance de son fils nourri par ellesans qursquoon pucirct apercevoir par ougrave la maicirc-tresse de poste ne pensa qursquoagrave grossir sa for-tune et srsquoadonna sans trecircve agrave la direction deson immense eacutetablissement Deacuterober une bottede paille ou quelques boisseaux drsquoavoine sur-prendre Zeacutelie dans les comptes les plus compli-queacutes eacutetait la chose impossible quoiqursquoelle eacutecri-vicirct comme un chat et ne connucirct que lrsquoadditionet la soustraction pour toute arithmeacutetique Ellene se promenait que pour aller toiser ses foinsses regains et ses avoines  puis elle envoyait son

homme agrave la reacutecolte et ses postillons au botte-lage en leur disant agrave cent livres pregraves la quanti-teacute que tel ou tel preacute devait donner Quoiqursquoellefucirct lrsquoacircme de ce grand gros corps appeleacute Mi-noret-Levrault et qursquoelle le menacirct par le boutde ce nez si becirctement releveacute elle eacuteprouvait lestranses qui plus ou moins agitent toujoursles dompteurs de becirctes feacuteroces Aussi se met-tait-elle constamment en colegravere avant lui et lespostillons savaient aux querelles que leur fai-sait Minoret quand il avait eacuteteacute querelleacute par safemme car la colegravere ricochait sur eux La Mino-ret eacutetait drsquoailleurs aussi habile qursquointeacuteresseacutee Partoute la ville ce mot  Ougrave en serait Minoret sanssa femme  se disait dans plus drsquoun meacutenage

― Quand tu sauras ce qui nous arrive reacute-pondit le maicirctre de Nemours tu seras toi-mecircme hors des gonds

― Eh  bien quoi ― Ursule a meneacute le docteur Minoret agrave la

messe

Les prunelles de Zeacutelie Levrault se dilategraverentelle resta pendant un moment jaune de colegraveredit  ― Je veux le voir pour le croire  et se preacuteci-pita dans lrsquoeacuteglise La messe en eacutetait agrave lrsquoeacuteleacutevationFavoriseacutee par le recueillement geacuteneacuteral la Mi-noret put donc regarder dans chaque rangeacutee dechaises et de bancs en remontant le long deschapelles jusqursquoagrave la place drsquoUrsule aupregraves dequi elle aperccedilut le vieillard la tecircte nue

En vous souvenant des figures de Bar-beacute-Marbois de Boissy-drsquoAnglas de MorelletdrsquoHelveacutetius de Freacutedeacuteric-le-Grand vous au-rez aussitocirct une image exacte de la tecircte dudocteur Minoret dont la verte vieillesse res-semblait agrave celle de ces personnages ceacutelegravebresCes tecirctes comme frappeacutees au mecircme coincar elles se precirctent agrave la meacutedaille offrent unprofil seacutevegravere et quasi puritain une colora-tion froide une raison matheacutematique une cer-taine eacutetroitesse dans le visage quasi presseacute desyeux fins des bouches seacuterieuses quelque chose

drsquoaristocratique moins dans le sentiment quedans lrsquohabitude plus dans les ideacutees que dansle caractegravere Tous ont des fronts hauts maisfuyant agrave leur sommet ce qui trahit une penteau mateacuterialisme Vous retrouverez ces princi-paux caractegraveres de tecircte et ces airs de visagedans les portraits de tous les encyclopeacutedistesdes orateurs de la Gironde et des hommes dece temps dont les croyances religieuses furentagrave peu pregraves nulles qui se disaient deacuteistes etqui eacutetaient atheacutees Le deacuteiste est un atheacutee sousbeacuteneacutefice drsquoinventaire Le vieux Minoret mon-trait donc un front de ce genre mais sillon-neacute de rides et qui reprenait une sorte de naiuml-veteacute par la maniegravere dont ses cheveux drsquoargentrameneacutes en arriegravere comme ceux drsquoune femmeagrave sa toilette se bouclaient en leacutegers floconssur son habit noir car il eacutetait obstineacutement vecirc-tu comme dans sa jeunesse en bas de soienoirs en souliers agrave boucles drsquoor en culottede pou de soie en gilet blanc traverseacute par le

cordon noir et en habit noir orneacute de la ro-sette rouge Cette tecircte si caracteacuteriseacutee et dontla froide blancheur eacutetait adoucie par des tonsjaunes dus agrave la vieillesse recevait en plein lejour drsquoune croiseacutee Au moment ougrave la maicirctressede poste arriva le docteur avait ses yeux bleusaux paupiegraveres roseacutees aux contours attendrisleveacutes vers lrsquoautel  une nouvelle conviction leurdonnait une expression nouvelle Ses lunettesmarquaient dans son paroissien lrsquoendroit ougrave ilavait quitteacute ses priegraveres Les bras croiseacutes sur sapoitrine ce grand vieillard sec debout dans uneattitude qui annonccedilait la toute-puissance de sesfaculteacutes et quelque chose drsquoineacutebranlable danssa foi ne cessa de contempler lrsquoautel par unregard humble et que rajeunissait lrsquoespeacuterancesans vouloir regarder la femme de son neveuplanteacutee presque en face de lui comme pour luireprocher ce retour agrave Dieu

En voyant toutes les tecirctes se tourner verselle Zeacutelie se hacircta de sortir et revint sur la

place moins preacutecipitamment qursquoelle nrsquoeacutetait al-leacutee agrave lrsquoeacuteglise  elle comptait sur cette successionet la succession devenait probleacutematique Elletrouva le greffier le percepteur et leurs femmesencore plus consterneacutes qursquoauparavant  Goupilavait pris plaisir agrave les tourmenter

― Ce nrsquoest pas sur la place et devant toute laville que nous pouvons parler de nos affairesdit la maicirctresse de poste venez chez moi Vousne serez pas de trop monsieur Dionis dit-elleau notaire

Ainsi lrsquoexheacutereacutedation probable des Massindes Creacutemiegravere et du maicirctre de poste allait ecirctre lanouvelle du pays

Au moment ougrave les heacuteritiers et le notaire al-laient traverser la place pour se rendre agrave laposte le bruit de la diligence arrivant agrave fondde train au bureau qui se trouve agrave quelques pasde lrsquoeacuteglise en haut de la Grandrsquorue fit un fracaseacutenorme

― Tiens  je suis comme toi Minoret jrsquooublieDeacutesireacute dit Zeacutelie Allons agrave son deacutebarquer  il estpresque avocat et crsquoest un peu de ses affairesqursquoil srsquoagit

Lrsquoarriveacutee drsquoune diligence est toujours unedistraction  mais quand elle est en retard onsrsquoattend agrave des eacuteveacutenements  aussi la foule se por-ta-t-elle devant la Ducler

― Voilagrave Deacutesireacute  fut un cri geacuteneacuteralAgrave la fois le tyran et le boute-en-train de Ne-

mours Deacutesireacute mettait toujours la ville en eacutemoipar ses apparitions Aimeacute de la jeunesse avec la-quelle il se montrait geacuteneacutereux il la stimulait parsa preacutesence  mais ses amusements eacutetaient si re-douteacutes que plus drsquoune famille fut tregraves-heureusede lui voir faire ses eacutetudes et son Droit agrave ParisDeacutesireacute Minoret jeune homme mince fluet etblond comme sa megravere de laquelle il avait lesyeux bleus et le teint pacircle sourit par la portiegravereagrave la foule et descendit lestement pour embras-

ser sa megravere Une leacutegegravere esquisse de ce garccedilonprouvera combien Zeacutelie fut flatteacutee en le voyant

Lrsquoeacutetudiant portait des bottes fines un panta-lon blanc drsquoeacutetoffe anglaise agrave sous-pieds en cuirverni une riche cravate bien mise plus riche-ment attacheacutee un joli gilet de fantaisie et dansla poche de ce gilet une montre plate dont lachaicircne pendait enfin une redingote courte endrap bleu et un chapeau gris  mais le parvenuse trahissait dans les boutons drsquoor de son gi-let et dans la bague porteacutee par-dessus des gantsde chevreau drsquoune couleur violacirctre Il avait unecanne agrave pomme drsquoor ciseleacute

― Tu vas perdre ta montre lui dit sa megravere enlrsquoembrassant

― Crsquoest fait expregraves reacutepondit-il en se laissantembrasser par son pegravere

― Heacute  bien cousin vous voilagrave bientocirct avo-cat  dit Massin

― Je precircterai serment agrave la rentreacutee dit-il enreacutepondant aux saluts amicaux qui partaient dela foule

― Nous allons donc rire dit Goupil en luiprenant la main

― Ah  te voilagrave vieux singe reacutepondit Deacutesireacute― Tu prends encore la licence pour thegravese

apregraves ta thegravese pour la licence reacutepliqua le clerchumilieacute drsquoecirctre traiteacute si familiegraverement en preacute-sence de tant de monde

― Comment  il lui dit qursquoil se taise  deman-da madame Creacutemiegravere agrave son mari

― Vous savez tout ce que jrsquoai Cabirolle cria-t-il au vieux conducteur agrave face violaceacutee etbourgeonneacutee Vous ferez porter tout chez nous

― La sueur ruisselle sur tes chevaux dit larude Zeacutelie agrave Cabirolle tu nrsquoas donc pas debon sens pour les mener ainsi  tu es plus becircteqursquoeux 

― Mais monsieur Deacutesireacute voulait arriver agravetoute force pour vous tirer drsquoinquieacutetude

― Mais puisqursquoil nrsquoy avait point eudrsquoaccident pourquoi risquer de perdre tes che-vaux reprit-elle

Les reconnaissances drsquoamis les bonjours leseacutelans de la jeunesse autour de Deacutesireacute tousles incidents de cette arriveacutee et les reacutecits delrsquoaccident auquel eacutetait ducirc le retard prirent as-sez de temps pour que le troupeau des heacuteritiersaugmenteacute de leurs amis arrivacirct sur la place agrave lasortie de la messe Par un effet du hasard quise permet tout Deacutesireacute vit Ursule sous le porchede la paroisse au moment ougrave il passait et restastupeacutefait de sa beauteacute Le mouvement du jeuneavocat arrecircta neacutecessairement la marche de sesparents

Obligeacutee en donnant le bras agrave son parrainde tenir de la main droite son paroissien et delrsquoautre son ombrelle Ursule deacuteployait alors lagracircce inneacutee que les femmes gracieuses mettentagrave srsquoacquitter des choses difficiles de leur jo-li meacutetier de femme Si la penseacutee se reacutevegravele en

tout il est permis de dire que ce maintien ex-primait une divine simplesse Ursule eacutetait vecirc-tue drsquoune robe de mousseline blanche en faccedilonde peignoir orneacutee de distance en distance denœuds bleus La pegravelerine bordeacutee drsquoun rubanpareil passeacute dans un large ourlet et attacheacutee pardes nœuds semblables agrave ceux de la robe lais-sait apercevoir la beauteacute de son corsage Soncou drsquoune blancheur mate eacutetait drsquoun ton char-mant mis en relief par tout ce bleu le fard desblondes Sa ceinture bleue agrave longs bouts flot-tants dessinait une taille plate qui paraissaitflexible une des plus seacuteduisantes gracircces de lafemme Elle portait un chapeau de paille de rizmodestement garni de rubans pareils agrave ceux dela robe et dont les brides eacutetaient noueacutees sousle menton ce qui tout en relevant lrsquoexcessiveblancheur du chapeau ne nuisait point agrave cellede son beau teint de blonde De chaque cocircteacutede la figure drsquoUrsule qui se coiffait naturelle-ment elle-mecircme agrave la Berthe ses cheveux fins

et blonds abondaient en grosses nattes aplatiesdont les petites tresses saisissaient le regard parleurs mille bosses brillantes Ses yeux gris agrave lafois doux et fiers eacutetaient en harmonie avec unfront bien modeleacute Une teinte rose reacutepanduesur ses joues comme un nuage animait sa figurereacuteguliegravere sans fadeur car la nature lui avait agravela fois donneacute par un rare privileacutege la pureteacutedes lignes et la physionomie La noblesse de savie se trahissait dans un admirable accord entreses traits ses mouvements et lrsquoexpression geacuteneacute-rale de sa personne qui pouvait servir de mo-degravele agrave la Confiance ou agrave la Modestie Sa san-teacute quoique brillante nrsquoeacuteclatait point grossiegravere-ment en sorte qursquoelle avait lrsquoair distingueacute Sousses gants de couleur claire on devinait de joliesmains Ses pieds cambreacutes et minces eacutetaient mi-gnonnement chausseacutes de brodequins en peaubronzeacutee orneacutes drsquoune frange en soie brune Saceinture bleue gonfleacutee par une petite montre

plate et par sa bourse bleue agrave glands drsquoor attirales regards de toutes les femmes

― Il lui a donneacute une nouvelle montre  ditmadame Creacutemiegravere en serrant le bras de son ma-ri

― Comment crsquoest lagrave Ursule  srsquoeacutecria DeacutesireacuteJe ne la reconnaissais pas

― Eh  bien mon cher oncle vous faites eacuteveacute-nement dit le maicirctre de poste en montranttoute la ville en deux haies sur le passage duvieillard chacun veut vous voir

― Est-ce lrsquoabbeacute Chaperon ou mademoiselleUrsule qui vous a converti mon oncle  ditMassin avec une obseacutequiositeacute jeacutesuitique en sa-luant le docteur et sa proteacutegeacutee

― Crsquoest Ursule dit segravechement le vieillard enmarchant toujours comme un homme impor-tuneacute

Quand mecircme la veille en finissant son whistavec Ursule avec le meacutedecin de Nemourset Bongrand agrave ce mot  laquo Jrsquoirai demain agrave la

messe  raquo dit par le vieillard le juge de paixnrsquoaurait pas reacutepondu  laquo Vos heacuteritiers ne dormi-ront plus  raquo il devait suffire au sagace et clair-voyant docteur drsquoun seul coup drsquoœil pour peacuteneacute-trer les dispositions de ses heacuteritiers agrave lrsquoaspect deleurs figures Lrsquoirruption de Zeacutelie dans lrsquoeacutegliseson regard que le docteur avait saisi cettereacuteunion de tous les inteacuteresseacutes sur la place etlrsquoexpression de leurs yeux en apercevant Ur-sule tout deacutemontrait une haine fraicircchement ra-viveacutee et des craintes sordides

― Crsquoest un fer agrave vous (affaire agrave vous) made-moiselle reprit madame Creacutemiegravere en interve-nant aussi par une humble reacuteveacuterence Un mi-racle ne vous coucircte guegravere

― Il appartient agrave Dieu madame reacuteponditUrsule

― Oh  Dieu srsquoeacutecria Minoret-Levrault monbeau-pegravere disait qursquoil servait de couverture agravebien des chevaux

― Il avait des opinions de maquignon dit seacute-vegraverement le docteur

― Eh  bien dit Minoret agrave sa femme et agrave sonfils vous ne venez pas saluer mon oncle 

― Je ne serais pas maicirctresse de moi devantcette sainte nitouche srsquoeacutecria Zeacutelie en emme-nant son fils

― Vous feriez bien mon oncle disait ma-dame Massin de ne pas aller agrave lrsquoeacuteglise sans avoirun petit bonnet de velours noir la paroisse estbien humide

― Bah  ma niegravece dit le bonhomme en regar-dant ceux qui lrsquoaccompagnaient plus tocirct je se-rai coucheacute plus tocirct vous danserez

Il continuait toujours agrave marcher en entraicirc-nant Ursule et se montrait si presseacute qursquoon leslaissa seuls

― Pourquoi leur dites-vous des paroles sidures  ce nrsquoest pas bien lui dit Ursule en lui re-muant le bras drsquoune faccedilon mutine

― Avant comme apregraves mon entreacutee en reli-gion ma haine sera la mecircme contre les hypo-crites Je leur ai fait du bien agrave tous je ne leurai pas demandeacute de reconnaissance  mais aucunde ces gens-lagrave ne trsquoa envoyeacute une fleur le jour deta fecircte la seule que je ceacutelegravebre

Agrave une assez grande distance du docteur etdrsquoUrsule madame de Portenduegravere se traicircnaiten paraissant accableacutee de douleurs Elle appar-tenait agrave ce genre de vieilles femmes dans le cos-tume desquelles se retrouve lrsquoesprit du derniersiegravecle qui portent des robes couleur penseacuteeagrave manches plates et drsquoune coupe dont le mo-degravele ne se voit que dans les portraits de ma-dame Lebrun  elles ont des mantelets en den-telles noires et des chapeaux de formes passeacuteesen harmonie avec leur deacutemarche lente et so-lennelle  on dirait qursquoelles marchent toujoursavec leurs paniers et qursquoelles les sentent encoreautour drsquoelles comme ceux agrave qui lrsquoon a cou-peacute un bras agitent parfois la main qursquoils nrsquoont

plus  leurs figures longues blecircmes agrave grandsyeux meurtris au front faneacute ne manquent pasdrsquoune certaine gracircce triste malgreacute des tours decheveux dont les boucles restent aplaties  ellessrsquoenveloppent le visage de vieilles dentelles quine veulent plus badiner le long des joues  maistoutes ces ruines sont domineacutees par une in-croyable digniteacute dans les maniegraveres et dans le re-gard Les yeux rideacutes et rouges de cette vieilledame disaient assez qursquoelle avait pleureacute pen-dant la messe Elle allait comme une personnetroubleacutee et semblait attendre quelqursquoun carelle se retourna Or madame de Portenduegravere seretournant eacutetait un fait aussi grave que celui dela conversion du docteur Minoret

― Agrave qui madame de Portenduegravere en veut-elle  dit madame Massin en rejoignant les heacute-ritiers peacutetrifieacutes par les reacuteponses du vieillard

― Elle cherche le cureacute dit le notaire Dionisqui se frappa le front comme un homme sai-si par un souvenir ou par une ideacutee oublieacutee Jrsquoai

votre affaire agrave tous et la succession est sauveacutee Allons deacutejeuner gaiement chez madame Mino-ret

Chacun peut imaginer lrsquoempressement aveclequel les heacuteritiers suivirent le notaire agrave la posteGoupil accompagna son camarade bras dessusbras dessous en lui disant agrave lrsquooreille avec un af-freux sourire  ― Il y a de la crevette

― Qursquoest-ce que cela me fait  lui reacutepondit lefils de famille en haussant les eacutepaules je suisamoureux-fou drsquoEsther la plus ceacuteleste creacuteaturedu monde

― Qursquoest-ce que crsquoest qursquoEsther tout court demanda Goupil Je trsquoaime trop pour te laisserdindonner par des creacuteatures

― Esther est la passion du fameux Nucingenet ma folie est inutile car elle a positivementrefuseacute de mrsquoeacutepouser

― Les filles folles de leur corps sont quelque-fois sages de la tecircte dit Goupil

― Si tu la voyais seulement une fois tu ne teservirais [serviras] pas de pareilles expressionsdit langoureusement Deacutesireacute

― Si je te voyais briser ton avenir pour ce quidoit nrsquoecirctre qursquoune fantaisie reprit Goupil avecune chaleur agrave laquelle Bongrand eucirct peut-ecirctreeacuteteacute pris jrsquoirais briser cette poupeacutee comme Var-ney brise Amy Robsart dans Kenilworth  Tafemme doit ecirctre une drsquoAiglemont une made-moiselle du Rouvre et te faire arriver agrave la deacutepu-tation Mon avenir est hypotheacutequeacute sur le tienet je ne te laisserai pas commettre de becirctises

― Je suis assez riche pour me contenter dubonheur reacutepondit Deacutesireacute

― Eh  bien que complotez-vous donc lagrave  ditZeacutelie agrave Goupil en heacutelant [hecirclant] les deux amisresteacutes au milieu de sa vaste cour

Le docteur disparut dans la rue des Bour-geois et arriva tout aussi lestement qursquoun jeunehomme agrave la maison ougrave srsquoeacutetait accompli pen-dant la semaine lrsquoeacutetrange eacuteveacutenement qui preacute-

occupait alors toute la ville de Nemours et quiveut quelques explications pour rendre cettehistoire et la communication du notaire aux heacute-ritiers parfaitement claires

Le beau-pegravere du docteur le fameux cla-veciniste et facteur drsquoinstruments ValentinMiroueumlt un de nos plus ceacutelegravebres organisteseacutetait mort en 1785 laissant un fils naturel lefils de sa vieillesse reconnu portant son nommais excessivement mauvais sujet Agrave son lit demort il nrsquoeut pas la consolation de voir cetenfant gacircteacute Chanteur et compositeur JosephMiroueumlt apregraves avoir deacutebuteacute aux Italiens sousun nom supposeacute srsquoeacutetait enfui avec une jeunefille en Allemagne Le vieux facteur recomman-da ce garccedilon vraiment plein de talent agrave songendre en lui faisant observer qursquoil avait refu-seacute drsquoeacutepouser la megravere pour ne faire aucun tortagrave madame Minoret Le docteur promit de don-ner agrave ce malheureux la moitieacute de la successiondu facteur dont le fonds fut acheteacute par Eacuterard Il

fit chercher diplomatiquement son beau-fregraverenaturel Joseph Miroueumlt  mais Grimm lui ditun soir qursquoapregraves srsquoecirctre engageacute dans un reacutegimentprussien lrsquoartiste avait deacuteserteacute prenait un fauxnom et deacutejouait toutes les recherches

Joseph Miroueumlt doueacute par la nature drsquounevoix seacuteduisante drsquoune taille avantageuse drsquounejolie figure et par-dessus tout compositeurplein de goucirct et de verve mena pendant quinzeans cette vie boheacutemienne que le Berlinois Hoff-mann a si bien deacutecrite Aussi vers quaranteans fut-il en proie agrave de si grandes misegraveres qursquoilsaisit en 1806 lrsquooccasion de redevenir FranccedilaisIl srsquoeacutetablit alors agrave Hambourg ougrave il eacutepousala fille drsquoun bon bourgeois folle de musiquequi srsquoeacuteprit de lrsquoartiste dont la gloire eacutetait tou-jours en perspective et qui voulut srsquoy consa-crer Mais apregraves quinze ans de malheur Jo-seph Miroueumlt ne sut pas soutenir le vin delrsquoopulence  son naturel deacutepensier reparut  ettout en rendant sa femme heureuse il deacutepen-

sa sa fortune en peu drsquoanneacutees La misegravere revintLe meacutenage dut avoir traicircneacute lrsquoexistence la plushorrible pour que Joseph Miroueumlt en arrivacirct agravesrsquoengager comme musicien dans un reacutegimentfranccedilais En 1813 par le plus grand des ha-sards le chirurgien-major de ce reacutegiment frap-peacute de ce nom de Miroueumlt eacutecrivit au docteurMinoret auquel il avait des obligations La reacute-ponse ne se fit pas attendre En 1814 avant lacapitulation de Paris Joseph Miroueumlt eut agrave Pa-ris un asile ougrave sa femme mourut en donnantle jour agrave une petite fille que le docteur voulutappeler Ursule le nom de sa femme Le capi-taine de musique ne surveacutecut pas agrave la megravereeacutepuiseacute comme elle de fatigues et de misegraveresEn mourant lrsquoinfortuneacute musicien leacutegua sa filleau docteur qui lui servit de parrain malgreacute sareacutepugnance pour ce qursquoil appelait les mome-ries de lrsquoEacuteglise Apregraves avoir vu peacuterir successive-ment ses enfants par des avortements dans descouches laborieuses ou pendant leur premiegravere

anneacutee le docteur avait attendu lrsquoeffet drsquounederniegravere expeacuterience Quand une femme ma-lingre nerveuse deacutelicate deacutebute par une faussecouche il nrsquoest pas rare de la voir se conduiredans ses grossesses et dans ses enfantementscomme srsquoeacutetait conduite Ursule Minoret mal-greacute les soins les observations et la science deson mari Le pauvre homme srsquoeacutetait souvent re-procheacute leur mutuelle persistance agrave vouloir desenfants Le dernier conccedilu apregraves un repos dedeux ans eacutetait mort pendant lrsquoanneacutee 1792 vic-time de lrsquoeacutetat nerveux de la megravere srsquoil faut don-ner raison aux physiologistes qui pensent quedans le pheacutenomegravene inexplicable de la geacuteneacutera-tion lrsquoenfant tient au pegravere par le sang et agrave lamegravere par le systegraveme nerveux Forceacute de renonceraux jouissances du sentiment le plus puissantchez lui la bienfaisance fut sans doute pour ledocteur une revanche de sa paterniteacute trompeacuteeDurant sa vie conjugale si cruellement agiteacuteele docteur avait par-dessus tout deacutesireacute une pe-

tite fille blonde une de ces fleurs qui font la joiedrsquoune maison  il accepta donc avec bonheur lelegs que lui fit Joseph Miroueumlt et reporta surlrsquoorpheline les espeacuterances de ses recircves eacutevanouisPendant deux ans il assista comme fit jadis Ca-ton pour Pompeacutee aux plus minutieux deacutetailsde la vie drsquoUrsule  il ne voulait pas que la nour-rice lui donnacirct agrave teter la levacirct la couchacirct sanslui Son expeacuterience sa science tout fut au ser-vice de cet enfant Apregraves avoir ressenti les dou-leurs les alternatives de crainte et drsquoespeacuteranceles travaux et les joies drsquoune megravere il eut lebonheur de voir dans cette fille de la blondeAllemagne et de lrsquoartiste franccedilais une vigou-reuse vie une sensibiliteacute profonde Lrsquoheureuxvieillard suivit avec les sentiments drsquoune megravereles progregraves de cette chevelure blonde drsquoabordduvet puis soie puis cheveux leacutegers et fins sicaressants aux doigts qui les caressent Il bai-sa souvent ces petits pieds nus dont les doigtscouverts drsquoune pellicule sous laquelle le sang se

voit ressemblent agrave des boutons de rose Il eacutetaitfou de cette petite Quand elle srsquoessayait au lan-gage ou quand elle arrecirctait ses beaux yeux bleussi doux sur toutes choses en y jetant ce regardsongeur qui semble ecirctre lrsquoaurore de la penseacuteeet qursquoelle terminait par un rire il restait devantelle pendant des heures entiegraveres cherchant avecJordy les raisons que tant drsquoautres appellentdes caprices cacheacutees sous les moindres pheacute-nomegravenes de cette deacutelicieuse phase de la vie ougravelrsquoenfant est agrave la fois une fleur et un fruit uneintelligence confuse un mouvement perpeacutetuelun deacutesir violent La beauteacute drsquoUrsule sa dou-ceur la rendaient si chegravere au docteur qursquoil au-rait voulu changer pour elle les lois de la na-ture  il dit quelquefois au vieux Jordy avoirmal dans ses dents quand Ursule faisait lessiennes Lorsque les vieillards aiment les en-fants ils ne mettent pas de bornes agrave leur pas-sion ils les adorent Pour ces petits ecirctres ils fonttaire leurs manies et pour eux se souviennent

de tout leur passeacute Leur expeacuterience leur indul-gence leur patience toutes les acquisitions dela vie ce treacutesor si peacuteniblement amasseacute ils lelivrent agrave cette jeune vie par laquelle ils se ra-jeunissent et suppleacuteent alors agrave la materniteacute parlrsquointelligence Leur sagesse toujours eacuteveilleacuteevaut lrsquointuition de la megravere  ils se rappellent lesdeacutelicatesses qui chez elle sont de la divinationet ils les portent dans lrsquoexercice drsquoune compas-sion dont la force se deacuteveloppe sans doute enraison de cette immense faiblesse La lenteur deleurs mouvements remplace la douceur mater-nelle Enfin chez eux comme chez les enfantsla vie est reacuteduite au simple  et si le sentimentrend la megravere esclave le deacutetachement de toutepassion et lrsquoabsence de tout inteacuterecirct permettentau vieillard de se donner en entier Aussi nrsquoest-il pas rare de voir les enfants srsquoentendre avecles vieilles gens Le vieux militaire le vieux cu-reacute le vieux docteur heureux des caresses etdes coquetteries drsquoUrsule ne se lassaient jamais

de lui reacutepondre ou de jouer avec elle Loin deles impatienter la peacutetulance de cette enfant lescharmait et ils satisfaisaient agrave tous ses deacutesirsen faisant de tout un sujet drsquoinstruction Ainsicette petite grandit environneacutee de vieilles gensqui lui souriaient et lui faisaient comme plu-sieurs megraveres autour drsquoelle eacutegalement attentiveset preacutevoyantes Gracircce agrave cette savante eacuteducationlrsquoacircme drsquoUrsule se deacuteveloppa dans la sphegravere quilui convenait Cette plante rare rencontra sonterrain speacutecial aspira les eacuteleacutements de sa vraievie et srsquoassimila les flots de son soleil

― Dans quelle religion eacutelegraveverez-vous cettepetite  demanda lrsquoabbeacute Chaperon agrave Minoretquand Ursule eut six ans

― Dans la vocirctre reacutepondit le meacutedecinAtheacutee agrave la faccedilon de monsieur de Wolmar

dans la Nouvelle Heacuteloiumlse il ne se reconnut pas ledroit de priver Ursule des beacuteneacutefices offerts parla religion catholique Le meacutedecin assis sur unbanc au-dessous de la fenecirctre du cabinet chi-

nois se sentit alors la main presseacutee par la maindu cureacute

― Oui cureacute toutes les fois qursquoelle me par-lera de Dieu je la renverrai agrave son ami Saprondit-il en imitant le parler enfantin drsquoUrsule Jeveux voir si le sentiment religieux est inneacute Aus-si nrsquoai-je rien fait pour ni rien contre les ten-dances de cette jeune acircme  mais je vous ai deacutejagravenommeacute dans mon cœur son pegravere spirituel

― Ceci vous sera compteacute par Dieu jelrsquoespegravere reacutepondit lrsquoabbeacute Chaperon en frappantdoucement ses mains lrsquoune contre lrsquoautre et leseacutelevant vers le ciel comme srsquoil faisait une courtepriegravere mentale

Ainsi degraves lrsquoacircge de six ans la petite orphe-line tomba sous le pouvoir religieux du cureacutecomme elle eacutetait deacutejagrave tombeacutee sous celui de sonvieil ami Jordy

Le capitaine autrefois professeur dans unedes anciennes eacutecoles militaires occupeacute pargoucirct de grammaire et des diffeacuterences entre les

langues europeacuteennes avait eacutetudieacute le problegravemedrsquoun langage universel Ce savant homme pa-tient comme tous les vieux maicirctres se fit doncun bonheur drsquoapprendre agrave lire et agrave eacutecrire agrave Ur-sule en lui apprenant la langue franccedilaise et ceqursquoelle devait savoir de calcul La nombreusebibliothegraveque du docteur permit de choisir entreles livres ceux qui pouvaient ecirctre lus par un en-fant et qui devaient lrsquoamuser en lrsquoinstruisantLe militaire et le cureacute laissegraverent cette intelli-gence srsquoenrichir avec lrsquoaisance et la liberteacute quele docteur laissait au corps Ursule apprenaiten se jouant La religion contenait la reacuteflexionAbandonneacutee agrave la divine culture drsquoun naturelameneacute dans des reacutegions pures par ces trois pru-dents instituteurs Ursule alla plus vers le sen-timent que vers le devoir et prit pour regravegle deconduite la voix de la conscience plutocirct quela loi sociale Chez elle le beau dans les senti-ments et dans les actions devait ecirctre spontaneacute le jugement confirmerait lrsquoeacutelan du cœur Elle

eacutetait destineacutee agrave faire le bien comme un plaisiravant de le faire comme une obligation Cettenuance est le propre de lrsquoeacuteducation chreacutetienneCes principes tout autres que ceux agrave donneraux hommes convenaient agrave une femme le geacute-nie et la conscience de la famille lrsquoeacuteleacutegance se-cregravete de la vie domestique enfin presque reineau sein du meacutenage Tous trois proceacutedegraverent dela mecircme maniegravere avec cette enfant Loin dereculer devant les audaces de lrsquoinnocence ilsexpliquaient agrave Ursule la fin des choses et lesmoyens connus en ne lui formulant jamaisque des ideacutees justes Quand agrave propos drsquouneherbe drsquoune fleur drsquoune eacutetoile elle allait droitagrave Dieu le professeur et le meacutedecin lui disaientque le precirctre seul pouvait lui reacutepondre Aucundrsquoeux nrsquoempieacuteta sur le terrain des autres Leparrain se chargeait de tout le bien-ecirctre mateacute-riel et des choses de la vie  lrsquoinstruction regar-dait Jordy  la morale la meacutetaphysique et leshautes questions appartenaient au cureacute Cette

belle eacuteducation ne fut pas comme il arrive sou-vent dans les maisons les plus riches contra-rieacutee par drsquoimprudents serviteurs La Bougivalsermonneacutee agrave ce sujet et trop simple drsquoailleursdrsquoesprit et de caractegravere pour intervenir ne deacute-rangea point lrsquoœuvre de ces grands esprits Ur-sule creacuteature privileacutegieacutee eut donc autour drsquoelletrois bons geacutenies agrave qui son beau naturel ren-dit toute tacircche douce et facile Cette tendressevirile cette graviteacute tempeacutereacutee par les sourirescette liberteacute sans danger ce soin perpeacutetuel delrsquoacircme et du corps firent drsquoelle agrave lrsquoacircge de neufans une enfant accomplie et charmante agrave voirPar malheur cette triniteacute paternelle se rompitDans lrsquoanneacutee suivante le vieux capitaine mou-rut laissant au docteur et au cureacute son œuvre agravecontinuer apregraves en avoir accompli la partie laplus difficile Les fleurs devaient naicirctre drsquoelles-mecircmes dans un terrain si bien preacutepareacute Le gen-tilhomme avait pendant neuf ans eacuteconomiseacutemille francs par an pour leacuteguer dix mille francs

agrave sa petite Ursule afin qursquoelle conservacirct de luiun souvenir pendant tonte sa vie Dans un tes-tament dont les motifs eacutetaient touchants il in-vitait sa leacutegataire agrave se servir uniquement pour satoilette des quatre ou cinq cents francs de renteque rendrait ce petit capital Quand le juge depaix mit les scelleacutes chez son vieil ami lrsquoon trou-va dans un cabinet ougrave jamais il nrsquoavait laisseacutepeacuteneacutetrer personne une grande quantiteacute de jou-joux dont beaucoup eacutetaient briseacutes et qui tousavaient servi des joujoux du temps passeacute pieu-sement conserveacutes et que monsieur Bongranddevait brucircler lui-mecircme agrave la priegravere du pauvrecapitaine Vers cette eacutepoque elle dut faire sapremiegravere communion Lrsquoabbeacute Chaperon em-ploya toute une anneacutee agrave lrsquoinstruction de cettejeune fille chez qui le cœur et lrsquointelligencesi deacuteveloppeacutes mais si prudemment maintenuslrsquoun par lrsquoautre exigeaient une nourriture spi-rituelle particuliegravere Telle fut cette initiationagrave la connaissance des choses divines que de-

puis cette eacutepoque ougrave lrsquoacircme prend sa forme re-ligieuse Ursule devint la pieuse et mystiquejeune fille dont le caractegravere fut toujours au-dessus des eacuteveacutenements et dont le cœur domi-na toute adversiteacute Ce fut alors aussi que com-menccedila secregravetement entre cette vieillesse increacute-dule et cette enfance pleine de croyance unelutte pendant long-temps inconnue agrave celle quila provoqua mais dont le deacutenoucircment occupaittoute la ville et devait avoir tant drsquoinfluence surlrsquoavenir drsquoUrsule en deacutechaicircnant contre elle lescollateacuteraux du docteur

Pendant les six premiers mois de lrsquoanneacutee1824 Ursule passa presque toutes ses mati-neacutees au presbytegravere Le vieux meacutedecin devinales intentions du cureacute Le precirctre voulait fairedrsquoUrsule un argument invincible Lrsquoincreacuteduleaimeacute par sa filleule comme il lrsquoeucirct eacuteteacute de sapropre fille croirait agrave cette naiumlveteacute serait seacute-duit par les touchants effets de la religion danslrsquoacircme drsquoune enfant dont lrsquoamour ressemblait agrave

ces arbres des climats indiens toujours chargeacutesde fleurs et de fruits toujours verts et toujoursembaumeacutes Une belle vie est plus puissante quele plus vigoureux raisonnement On ne reacutesistepas aux charmes de certaines images Aussi ledocteur eut-il les yeux mouilleacutes de larmes sanssavoir pourquoi quand il vit la fille de son cœurpartant pour lrsquoeacuteglise habilleacutee drsquoune robe decrecircpe blanc chausseacutee de souliers de satin blancpareacutee de rubans blancs la tecircte ceinte drsquoune ban-delette royale attacheacutee sur le cocircteacute par un grosnœud les mille boucles de sa chevelure ruis-selant sur ses belles eacutepaules blanches le cor-sage bordeacute drsquoune ruche orneacutee de comegravetes lesyeux eacutetoileacutes par une premiegravere espeacuterance volantgrande et heureuse agrave une premiegravere union ai-mant mieux son parrain depuis qursquoelle srsquoeacutetaiteacuteleveacutee jusqursquoagrave Dieu Quand il aperccedilut la penseacuteede lrsquoeacuteterniteacute donnant la nourriture a cette acircmejusqursquoalors dans les limbes de lrsquoenfance commeapregraves la nuit le soleil donne la vie agrave la terre  tou-

jours sans savoir pourquoi il fut facirccheacute de resterseul au logis Assis sur les marches de son per-ron il tint pendant long-temps les yeux fixeacutessur la grille entre les barreaux de laquelle sapupille avait disparu en lui disant  ― Parrainpourquoi ne viens-tu pas  Je serai donc heu-reuse sans toi  Quoique eacutebranleacute jusque dansses racines lrsquoorgueil de lrsquoencyclopeacutediste ne fleacute-chit point encore Il se promena cependant defaccedilon agrave voir la procession des communiants etdistingua sa petite Ursule brillante drsquoexaltationsous le voile Elle lui lanccedila un regard inspireacute quiremua dans la partie rocheuse de son cœur lecoin fermeacute agrave Dieu Mais le deacuteiste tint bon il sedit  ― Momeries  Imaginer que srsquoil existe unouvrier des mondes cet organisateur de lrsquoinfinisrsquooccupe de ces niaiseries  Il rit et continuasa promenade sur les hauteurs qui dominent laroute du Gacirctinais ougrave les cloches sonneacutees en vo-leacutee reacutepandaient au loin la joie des familles

Le bruit du trictrac est insupportable auxpersonnes qui ne savent pas ce jeu lrsquoun desplus difficiles qui existent Pour ne pas en-nuyer sa pupille agrave qui lrsquoexcessive deacutelicatesse deses organes et de ses nerfs ne permettait pasdrsquoentendre impuneacutement ces mouvements et ceparlage dont la raison est inconnue le cureacute levieux Jordy quand il vivait et le docteur atten-daient toujours que leur enfant fucirct coucheacutee ouen promenade Il arrivait alors assez souventque la partie eacutetait encore en train quand Ursulerentrait  elle se reacutesignait alors avec une gracircceinfinie et se mettait aupregraves de la fenecirctre agrave tra-vailler Elle avait de la reacutepugnance pour ce jeudont les commencements sont en effet rudeset inaccessibles agrave beaucoup drsquointelligences etsi difficiles agrave vaincre que si lrsquoon ne prend paslrsquohabitude de ce jeu pendant la jeunesse il estpresque impossible plus tard de lrsquoapprendre Orle soir de sa premiegravere communion quand Ur-

sule revint chez son tuteur seul pour cette soi-reacutee elle mit le trictrac devant le vieillard

― Voyons agrave qui le deacute  dit-elle― Ursule reprit le docteur nrsquoest-ce pas un

peacutecheacute de te moquer de ton parrain le jour de tapremiegravere communion 

― Je ne me moque point dit-elle ensrsquoasseyant  je me dois agrave vos plaisirs vous quiveillez agrave tous les miens Quand monsieur Cha-peron eacutetait content il me donnait une leccedilon detrictrac et il mrsquoa donneacute tant de leccedilons que jesuis en eacutetat de vous gagner Vous ne vous gecirc-nerez plus pour moi Pour ne pas entraver vosplaisirs jrsquoai vaincu toutes les difficulteacutes et lebruit du trictrac me plaicirct

Ursule gagna Le cureacute vint surprendre lesjoueurs et jouir de son triomphe Le lendemainMinoret qui jusqursquoalors avait refuseacute de faireapprendre la musique agrave sa pupille se rendit agraveParis y acheta un piano prit des arrangementsagrave Fontainebleau avec une maicirctresse et se sou-

mit agrave lrsquoennui que devaient lui causer les per-peacutetuelles eacutetudes de sa pupille Une des preacutedic-tions de feu Jordy le phreacutenologiste se reacutealisa  lapetite fille devint excellente musicienne Le tu-teur fier de sa filleule faisait en ce moment ve-nir de Paris une fois par semaine un vieil alle-mand nommeacute Schmucke un savant professeurde musique et subvenait aux deacutepenses de cetart drsquoabord jugeacute par lui tout agrave fait inutile en meacute-nage Les increacutedules nrsquoaiment pas la musiqueceacuteleste langage deacuteveloppeacute par le catholicismequi a pris les noms des sept notes dans un deses hymnes  chaque note est la premiegravere syl-labe des sept premiers vers de lrsquohymne agrave saintJean Quoique vive lrsquoimpression produite sur levieillard par la premiegravere communion drsquoUrsulefut passagegravere Le calme le contentement que lesœuvres de la religion et la priegravere reacutepandaientdans cette acircme jeune furent aussi des exemplessans force pour lui Sans aucun sujet de re-mords ni de repentir Minoret jouissait drsquoune

seacutereacuteniteacute parfaite En accomplissant ses bienfaitssans lrsquoespoir drsquoune moisson ceacuteleste il se trou-vait plus grand que le catholique auquel il re-prochait toujours de faire de lrsquousure avec Dieu

― Mais lui disait lrsquoabbeacute Chaperon si leshommes voulaient tous se livrer agrave ce com-merce avouez que la socieacuteteacute serait parfaite  ilnrsquoy aurait plus de malheureux Pour ecirctre bien-faisant agrave votre maniegravere il faut ecirctre un grandphilosophe  vous vous eacutelevez agrave votre doctrinepar le raisonnement vous ecirctes une exceptionsociale  tandis qursquoil suffit drsquoecirctre chreacutetien pourecirctre bienfaisant agrave la nocirctre Chez vous crsquoest uneffort  chez nous crsquoest naturel

― Cela veut dire cureacute que je pense et quevous sentez voilagrave tout

Cependant agrave douze ans Ursule dont la fi-nesse et lrsquoadresse naturelle agrave la femme eacutetaientexerceacutees par une eacuteducation supeacuterieure et dontle sens dans toute sa fleur eacutetait eacuteclaireacute parlrsquoesprit religieux de tous les genres drsquoesprit le

plus deacutelicat finit par comprendre que son par-rain ne croyait ni agrave un avenir ni agrave lrsquoimmortaliteacutede lrsquoacircme ni agrave une providence ni agrave Dieu Presseacutede questions par lrsquoinnocente creacuteature il fut im-possible au docteur de cacher plus longtempsce fatal secret La naiumlve consternation drsquoUrsulele fit drsquoabord sourire  mais en la voyant quel-quefois triste il comprit tout ce que cette tris-tesse annonccedilait drsquoaffection Les tendresses ab-solues ont horreur de toute espegravece de deacutesac-cord mecircme dans les ideacutees qui leur sont eacutetran-gegraveres Parfois le docteur se precircta comme agrave descaresses aux raisons de sa fille adoptive ditesdrsquoune voix tendre et douce exhaleacutees par le sen-timent le plus ardent et le plus pur Les croyantset les increacutedules parlent deux langues diffeacute-rentes et ne peuvent se comprendre La filleuleen plaidant la cause de Dieu maltraitait sonparrain comme un enfant gacircteacute maltraite quel-quefois sa megravere Le cureacute blacircma doucement Ur-sule et lui dit que Dieu se reacuteservait drsquohumilier

ces esprits superbes La jeune fille reacutepondit agravelrsquoabbeacute Chaperon que David avait abattu Go-liath Cette dissidence religieuse ces regretsde lrsquoenfant qui voulait entraicircner son tuteur agraveDieu furent les seuls chagrins de cette vie in-teacuterieure si douce et si pleine deacuterobeacutee aux re-gards de la petite ville curieuse Ursule gran-dissait se deacuteveloppait devenait la jeune fillemodeste et chreacutetiennement instruite que Deacutesi-reacute avait admireacutee au sortir de lrsquoeacuteglise La culturedes fleurs dans le jardin la musique les plaisirsde son tuteur et tous les petits soins qursquoUrsulelui rendait car elle avait soulageacute la Bougivalen srsquooccupant de lui remplissaient les heuresles jours les mois de cette existence calmeNeacuteanmoins depuis un an quelques troubleschez Ursule avaient inquieacuteteacute le docteur  maisla cause en eacutetait si preacutevue qursquoil ne srsquoen inquieacute-ta que pour surveiller la santeacute Cependant cetobservateur sagace ce profond praticien crutapercevoir que les troubles avaient eu quelque

retentissement dans le moral Il espionna ma-ternellement sa pupille ne vit autour drsquoelle per-sonne digne de lui inspirer de lrsquoamour et soninquieacutetude passa

En ces conjonctures un mois avant le jourougrave ce drame commence il arriva dans la vieintellectuelle du docteur un de ces faits qui la-bourent jusqursquoau tuf le champ des convictionset le retournent mais ce fait exige un reacutecit suc-cinct de quelques eacuteveacutenements de sa carriegraveremeacutedicale qui donnera drsquoailleurs un nouvel in-teacuterecirct agrave cette histoire

Vers la fin du dix-huitiegraveme siegravecle la Sciencefut aussi profondeacutement diviseacutee par lrsquoapparitionde Mesmer que lrsquoArt le fut par celle de GluckApregraves avoir retrouveacute le magneacutetisme Mesmervint en France ougrave depuis un temps immeacute-morial les inventeurs accourent faire leacutegitimerleurs deacutecouvertes La France gracircce agrave son lan-gage clair est en quelque sorte la trompette dumonde

― Si lrsquohomeacuteopathie arrive agrave Paris elle estsauveacutee disait derniegraverement Hahnemann

― Allez en France disait M de Metternichagrave Gall et si lrsquoon srsquoy moque de vos bosses vousserez illustre

Mesmer eut donc des adeptes et des antago-nistes aussi ardents que les piccinistes contreles gluckistes La France savante srsquoeacutemut un deacute-bat solennel srsquoouvrit Avant lrsquoarrecirct la Facul-teacute de meacutedecine proscrivit en masse le preacuteten-du charlatanisme de Mesmer son baquet sesfils conducteurs et ses theacuteories Mais disons-lecet Allemand compromit malheureusementsa magnifique deacutecouverte par drsquoeacutenormes preacute-tentions peacutecuniaires Mesmer succomba parlrsquoincertitude des faits par lrsquoignorance du rocircleque jouent dans la nature les fluides impondeacute-rables alors inobserveacutes par son inaptitude agrave re-chercher les cocircteacutes drsquoune science agrave triple faceLe magneacutetisme a plus drsquoune application  entreles mains de Mesmer il fut par rapport agrave son

avenir ce que le principe est aux effets Mais sile trouveur manqua de geacutenie il est triste pourla raison humaine et pour la France drsquoavoiragrave constater qursquoune science contemporaine dessocieacuteteacutes eacutegalement cultiveacutee par lrsquoEacutegypte et parla Chaldeacutee par la Gregravece et par lrsquoInde eacuteprouvadans Paris en plein dix-huitiegraveme siegravecle le sortqursquoavait eu la veacuteriteacute dans la personne de Galileacuteeau seiziegraveme et que le magneacutetisme y fut repous-seacute par les doubles atteintes des gens religieux etdes philosophes mateacuterialistes eacutegalement alar-meacutes Le magneacutetisme la science favorite de Jeacute-sus et lrsquoune des puissances divines remises auxapocirctres ne paraissait pas plus preacutevu par lrsquoEacutegliseque par les disciples de Jean-Jacques et de Vol-taire de Locke et de Condillac LrsquoEncyclopeacutedieet le Clergeacute ne srsquoaccommodaient pas de cevieux pouvoir humain qui sembla si nouveauLes miracles des convulsionnaires eacutetouffeacutes parlrsquoEacuteglise et par lrsquoindiffeacuterence des savants malgreacuteles eacutecrits preacutecieux du conseiller Carreacute de Mont-

geron furent une premiegravere sommation de fairedes expeacuteriences sur les fluides humains quidonnent le pouvoir drsquoopposer assez de forcesinteacuterieures pour annuler les douleurs causeacuteespar des agents exteacuterieurs Mais il aurait fallureconnaicirctre lrsquoexistence de fluides intangiblesinvisibles impondeacuterables trois neacutegations danslesquelles la science drsquoalors voulait voir une deacute-finition du vide Dans la philosophie modernele vide nrsquoexiste pas Dix pieds de vide le mondecroule  Surtout pour les mateacuterialistes le mondeest plein tout se tient tout srsquoenchaicircne et tout estmachineacute laquo Le monde disait Diderot commeeffet du hasard est plus explicable que DieuLa multipliciteacute des causes et le nombre incom-mensurable de jets que suppose le hasard ex-plique la creacuteation Soient donneacutes lrsquoEacuteneacuteide ettous les caractegraveres neacutecessaires agrave sa compositionsi vous mrsquooffrez le temps et lrsquoespace agrave forcede jeter les lettres jrsquoatteindrai la combinaisonEacuteneacuteide raquo Ces malheureux qui deacuteifiaient tout

plutocirct que drsquoadmettre un Dieu reculaient aus-si devant la divisibiliteacute infinie de la matiegravere quecomporte la nature des forces impondeacuterablesLocke et Condillac ont alors retardeacute de cin-quante ans lrsquoimmense progregraves que font en cemoment les sciences naturelles sous la penseacuteedrsquouniteacute due au grand Geoffroy Saint-HilaireQuelques gens droits sans systegraveme convain-cus par des faits consciencieusement eacutetudieacutesperseacuteveacuteregraverent dans la doctrine de Mesmer quireconnaissait en lrsquohomme lrsquoexistence drsquoune in-fluence peacuteneacutetrante dominatrice drsquohomme agravehomme mise en œuvre par la volonteacute cura-tive par lrsquoabondance du fluide et dont le jeuconstitue un duel entre deux volonteacutes entre unmal agrave gueacuterir et le vouloir de gueacuterir Les pheacuteno-megravenes du somnambulisme agrave peine soupccedilon-neacutes par Mesmer furent dus agrave messieurs de Puy-seacutegur et Deleuze  mais la reacutevolution mit agrave cesdeacutecouvertes un temps drsquoarrecirct qui donna gain decause aux savants et aux railleurs Parmi le pe-

tit nombre des croyants se trouvegraverent des meacute-decins Ces dissidents furent jusqursquoagrave leur mortperseacutecuteacutes par leurs confregraveres Le corps res-pectable des meacutedecins de Paris deacuteploya contreles mesmeacuteriens les rigueurs des guerres reli-gieuses et fut aussi cruel dans sa haine contreeux qursquoil eacutetait possible de lrsquoecirctre dans ce tempsde toleacuterance voltairienne Les docteurs ortho-doxes refusaient de consulter avec les docteursqui tenaient pour lrsquoheacutereacutesie mesmeacuterienne En1820 ces preacutetendus heacutereacutesiarques eacutetaient encorelrsquoobjet de cette proscription sourde Les mal-heurs les orages de la Reacutevolution nrsquoeacuteteignirentpas cette haine scientifique Il nrsquoy a que lesprecirctres les magistrats et les meacutedecins pour haiumlrainsi La robe est toujours terrible Mais aussiles ideacutees ne seraient-elles pas plus implacablesque les choses  Le docteur Bouvard ami de Mi-noret donna dans la foi nouvelle et perseacuteveacute-ra jusqursquoagrave sa mort dans la science agrave laquelle ilavait sacrifieacute le repos de sa vie car il fut une des

becirctes noires de la Faculteacute de Paris Minoret lrsquoundes plus vaillants soutiens des encyclopeacutedistesle plus redoutable adversaire de Deslon le preacute-vocirct de Mesmer et dont la plume fut drsquoun poidseacutenorme dans cette querelle se brouilla sans re-tour avec son camarade  mais il fit plus il leperseacutecuta Sa conduite avec Bouvard devait luicauser le seul repentir qui pucirct troubler la seacutereacute-niteacute de son deacuteclin Depuis la retraite du docteurMinoret agrave Nemours la science des fluides im-pondeacuterables seul nom qui convienne au ma-gneacutetisme si eacutetroitement lieacute par la nature de sespheacutenomegravenes agrave la lumiegravere et agrave lrsquoeacutelectriciteacute faisaitdrsquoimmenses progregraves malgreacute les continuellesrailleries de la science parisienne La phreacuteno-logie et la physiognomonie [physiognomie] lascience de Gall et celle de Lavater qui sont ju-melles dont lrsquoune est agrave lrsquoautre ce que la causeest agrave lrsquoeffet deacutemontraient aux yeux de plus drsquounphysiologiste les traces du fluide insaisissablebase des pheacutenomegravenes de la volonteacute humaine

et drsquoougrave reacutesultent les passions les habitudes lesformes du visage et celles du cracircne Enfin lesfaits magneacutetiques les miracles du somnambu-lisme ceux de la divination et de lrsquoextase quipermettent de peacuteneacutetrer dans le monde spiri-tuel srsquoaccumulaient Lrsquohistoire eacutetrange des ap-paritions du fermier Martin si bien constateacuteeset lrsquoentrevue de ce paysan avec Louis XVIII la connaissance des relations de Swedenborgavec les morts si seacuterieusement eacutetablie en Alle-magne  les reacutecits de Walter Scott sur les effetsde la seconde vue  lrsquoexercice des prodigieusesfaculteacutes de quelques diseurs de bonne aventurequi confondent en une seule science la chiro-mancie la cartomancie et lrsquohoroscopie  les faitsde catalepsie et ceux de la mise en œuvre desproprieacuteteacutes du diaphragme par certaines affec-tions morbides  ces pheacutenomegravenes au moins cu-rieux tous eacutemaneacutes de la mecircme source sapaientbien des doutes emmenaient les plus indiffeacute-rents sur le terrain des expeacuteriences Minoret

ignorait ce mouvement des esprits si granddans le nord de lrsquoEurope encore si faible enFrance ougrave se passaient neacuteanmoins de ces faitsqualifieacutes de merveilleux par les observateurssuperficiels et qui tombent comme des pierresau fond de la mer dans le tourbillon des eacuteveacutene-ments parisiens

Au commencement de cette anneacutee le reposde lrsquoanti-mesmeacuterien fut troubleacute par la lettre sui-vante

laquo Mon vieux camaraderaquo Toute amitieacute mecircme perdue a des droits

qui se prescrivent difficilement Je sais que vousvivez encore et je me souviens moins de notreinimitieacute que de nos beaux jours au taudis deSaint-Julien-le-Pauvre Au moment de mrsquoen al-ler de ce monde je tiens agrave vous prouver que lemagneacutetisme va constituer une des sciences lesplus importantes si toutefois la science ne doitpas ecirctre une Je puis foudroyer votre increacuteduliteacutepar des preuves positives Peut-ecirctre devrai-je agrave

votre curiositeacute le bonheur de vous serrer encoreune fois la main comme nous nous la serrionsavant Mesmer

raquo Toujours agrave vousraquo BOUVARD raquo

Piqueacute comme lrsquoest un lion par un taon lrsquoanti-mesmeacuterien bondit jusqursquoagrave Paris et mit sa cartechez le vieux Bouvard qui demeurait rue Feacute-rou pregraves de Saint-Sulpice Bouvard lui mitune carte agrave son hocirctel en lui eacutecrivant  laquo De-main agrave neuf heures rue Saint-Honoreacute en facelrsquoAssomption raquo Minoret redevenu jeune nedormit pas Il alla voir les vieux meacutedecins de saconnaissance et leur demanda si le monde eacutetaitbouleverseacute si la meacutedecine avait une Eacutecole si lesquatre Faculteacutes vivaient encore Les meacutedecinsle rassuregraverent en lui disant que le vieil esprit dereacutesistance existait  seulement au lieu de per-seacutecuter lrsquoAcadeacutemie de meacutedecine et lrsquoAcadeacutemiedes sciences pouffaient de rire en rangeant lesfaits magneacutetiques parmi les surprises de Co-

mus de Comte de Bosco dans les jongleriesla prestidigitation et ce qursquoon nomme la phy-sique amusante Ces discours nrsquoempecircchegraverentpoint le vieux Minoret drsquoaller au rendez-vousque lui donnait le vieux Bouvard Apregraves qua-rante-quatre anneacutees drsquoinimitieacute les deux anta-gonistes se revirent sous une porte cochegravere de larue Saint-Honoreacute Les Franccedilais sont trop conti-nuellement distraits pour se haiumlr pendant long-temps Agrave Paris surtout les faits eacutetendent troplrsquoespace et font en politique en litteacuterature et enscience la vie trop vaste pour que les hommesnrsquoy trouvent pas des pays agrave conqueacuterir ougrave leurspreacutetentions peuvent reacutegner agrave lrsquoaise La haineexige tant de forces toujours armeacutees que lrsquoonsrsquoy met plusieurs quand on veut haiumlr pendantlong-temps Aussi les Corps peuvent-ils seulsy avoir de la meacutemoire Apregraves quarante-quatreans Roberspierre et Danton srsquoembrasseraientCependant chacun des deux docteurs garda sa

main sans lrsquooffrir Bouvard le premier dit agrave Mi-noret  ― Tu te portes agrave ravir

― Oui pas mal et toi  reacutepondit Minoret unefois la glace rompue

― Moi comme tu vois― Le magneacutetisme empecircche-t-il de mourir 

demanda Minoret drsquoun ton plaisant mais sansaigreur

― Non mais il a failli mrsquoempecirccher de vivre― Tu nrsquoes donc pas riche  fit Minoret― Bah  dit Bouvard― Eh  bien je suis riche moi srsquoeacutecria Mino-

ret― Ce nrsquoest pas agrave ta fortune mais agrave ta convic-

tion que jrsquoen veux Viens reacutepondit Bouvard― Oh  lrsquoentecircteacute  srsquoeacutecria MinoretLe mesmeacuterien entraicircna lrsquoincreacutedule dans un

escalier assez obscur et le lui fit monter avecpreacutecaution jusqursquoau quatriegraveme eacutetage

En ce moment se produisait agrave Paris unhomme extraordinaire doueacute par la foi drsquoune

incalculable puissance et disposant des pou-voirs magneacutetiques dans toutes leurs applica-tions Non-seulement ce grand inconnu qui vitencore gueacuterissait par lui-mecircme agrave distance lesmaladies les plus cruelles les plus inveacuteteacutereacuteessoudainement et radicalement comme jadis leSauveur des hommes  mais encore il produi-sait instantaneacutement les pheacutenomegravenes les pluscurieux du somnambulisme en domptant lesvolonteacutes les plus rebelles La physionomie decet inconnu qui dit ne relever que de Dieuet communiquer avec les anges comme Swe-denborg est celle du lion  il y eacuteclate une eacutener-gie concentreacutee irreacutesistible Ses traits singuliegrave-rement contourneacutes ont un aspect terrible etfoudroyant  sa voix qui vient des profondeursde lrsquoecirctre est comme chargeacutee du fluide magneacute-tique elle entre en lrsquoauditeur par tous les poresDeacutegoucircteacute de lrsquoingratitude publique apregraves desmilliers de gueacuterisons il srsquoest rejeteacute dans une im-peacuteneacutetrable solitude dans un neacuteant volontaire

Sa toute puissante main qui a rendu des fillesmourantes agrave leurs megraveres des pegraveres agrave leurs en-fants eacuteploreacutes des maicirctresses idolacirctreacutees agrave desamants ivres drsquoamour  qui a gueacuteri les maladesabandonneacutes par les meacutedecins qui faisait chan-ter des hymnes dans les synagogues dans lestemples et dans les eacuteglises par des precirctres dediffeacuterents cultes rameneacutes tous au mecircme Dieupar le mecircme miracle  qui adoucissait les ago-nies aux mourants chez lesquels la vie eacutetait im-possible  cette main souveraine soleil de viequi eacuteblouissait les yeux fermeacutes des somnam-bules ne se legraveverait pas pour rendre un heacuteri-tier preacutesomptif agrave une reine Enveloppeacute dans lesouvenir de ses bienfaits comme dans un suairelumineux il se refuse au monde et vit dansle ciel Mais agrave lrsquoaurore de son regravegne surprispresque de son pouvoir cet homme dont ledeacutesinteacuteressement a eacutegaleacute la puissance permet-tait agrave quelques curieux drsquoecirctre teacutemoins de ses mi-racles Le bruit de cette renommeacutee qui fut im-

mense et qui pourrait renaicirctre demain reacuteveillale docteur Bouvard sur le bord de la tombe Lemesmeacuterien perseacutecuteacute put enfin voir les pheacuteno-megravenes les plus radieux de cette science gardeacuteeen son cœur comme un treacutesor Les malheurs dece vieillard avaient eacutemu le grand inconnu quilui donna quelques privileacuteges Aussi Bouvardsubissait-il en montant lrsquoescalier les plaisante-ries de son vieil antagoniste avec une joie mali-cieuse Il ne lui reacutepondit que par des  laquo Tu vasvoir  tu vas voir  raquo et par ces petits hochementsde tecircte que se permettent les gens sucircrs de leurfait

Les deux docteurs entregraverent dans un appar-tement plus que modeste Bouvard alla parlerpendant un moment dans une chambre agrave cou-cher contigueuml au salon ougrave attendait Minoretdont la deacutefiance srsquoeacuteveilla  mais Bouvard vintaussitocirct le prendre et lrsquointroduisit dans cettechambre ougrave se trouvaient le mysteacuterieux swe-denborgiste et une femme assise dans un fau-

teuil Cette femme ne se leva point et ne parutpas srsquoapercevoir de lrsquoentreacutee des deux vieillards

― Comment  plus de baquets  fit Minoreten souriant

― Rien que le pouvoir de Dieu reacutepondit gra-vement le swedenborgiste qui parut agrave Minoretecirctre acircgeacute de cinquante ans

Les trois hommes srsquoassirent et lrsquoinconnu semit agrave causer On parla pluie et beau temps agravela grande surprise du vieux Minoret qui se crutmystifieacute Le swedenborgiste questionna le visi-teur sur ses opinions scientifiques et semblaiteacutevidemment prendre le temps de lrsquoexaminer

― Vous venez ici en simple curieux mon-sieur dit-il enfin Je nrsquoai pas lrsquohabitude de pros-tituer une puissance qui dans ma convictioneacutemane de Dieu  si jrsquoen faisais un usage frivoleou mauvais elle pourrait mrsquoecirctre retireacutee Neacutean-moins il srsquoagit mrsquoa dit monsieur Bouvard dechanger une conviction contraire agrave la nocirctre etdrsquoeacuteclairer un savant de bonne foi  je vais donc

vous satisfaire Cette femme que vous voyezdit-il en montrant lrsquoinconnue est dans le som-meil somnambulique Drsquoapregraves les aveux et lesmanifestations de tous les somnambules ceteacutetat constitue une vie deacutelicieuse pendant la-quelle lrsquoecirctre inteacuterieur deacutegageacute de toutes les en-traves apporteacutees agrave lrsquoexercice de ses faculteacutes parla nature visible se promegravene dans le mondeque nous nommons invisible agrave tort La vue etlrsquoouiumle srsquoexercent alors drsquoune maniegravere plus par-faite que dans lrsquoeacutetat dit de veille et peut-ecirctresans le secours des organes qui sont la gaicircne deces eacutepeacutees lumineuses appeleacutees la vue et lrsquoouiumle Pour lrsquohomme mis dans cet eacutetat les distanceset les obstacles mateacuteriels nrsquoexistent pas ou sonttraverseacutes par une vie qui est en nous et pourlaquelle notre corps est un reacuteservoir un pointdrsquoappui neacutecessaire une enveloppe Les termesmanquent pour des effets si nouvellement re-trouveacutes  car aujourdrsquohui les mots impondeacute-rables intangibles invisibles nrsquoont aucun sens

relativement au fluide dont lrsquoaction est deacutemon-treacutee par le magneacutetisme La lumiegravere est pondeacute-rable par sa chaleur qui en peacuteneacutetrant les corpsaugmente leur volume et certes lrsquoeacutelectriciteacutenrsquoest que trop tangible Nous avons condam-neacute les choses au lieu drsquoaccuser lrsquoimperfection denos instruments

― Elle dort  dit Minoret en examinant lafemme qui lui parut appartenir agrave la classe infeacute-rieure

― Son corps est en quelque sorte annu-leacute reacutepondit le swedenborgiste Les ignorantsprennent cet eacutetat pour le sommeil Mais elleva vous prouver qursquoil existe un univers spiri-tuel et que lrsquoesprit nrsquoy reconnaicirct point les lois delrsquounivers mateacuteriel Je lrsquoenverrai dans la reacutegionougrave vous voudrez qursquoelle aille Agrave vingt lieues drsquoicicomme en Chine elle vous dira ce qui srsquoy passe

― Envoyez-la seulement chez moi agrave Ne-mours demanda Minoret

― Je nrsquoy veux ecirctre pour rien reacuteponditlrsquohomme mysteacuterieux Donnez-moi votre mainvous serez agrave la fois acteur et spectateur effet etcause

Il prit la main de Minoret que Minoret luilaissa prendre  il la tint pendant un moment enparaissant se recueillir et de son autre main ilsaisit la main de la femme assise dans le fau-teuil  puis il mit celle du docteur dans cellede la femme en faisant signe au vieil increacutedulede srsquoasseoir agrave cocircteacute de cette pythonisse sans treacute-pied Minoret remarqua dans les traits exces-sivement calmes de cette femme un leacuteger tres-saillement quand ils furent unis par le sweden-borgiste  mais ce mouvement quoique mer-veilleux dans ses effets fut drsquoune grande sim-pliciteacute

― Obeacuteissez agrave monsieur lui dit ce personnageen eacutetendant la main sur la tecircte de la femme quiparut aspirer de lui la lumiegravere et la vie et son-gez que tout ce que vous ferez pour lui me plai-

ra Vous pouvez lui parler maintenant dit-il agraveMinoret

― Allez agrave Nemours rue des Bourgeois chezmoi dit le docteur

― Donnez-lui le temps laissez votre maindans la sienne jusqursquoagrave ce qursquoelle vous prouvepar ce qursquoelle vous dira qursquoelle y est arriveacutee ditBouvard agrave son ancien ami

― Je vois une riviegravere reacutepondit la femmedrsquoune voix faible en paraissant regarder en de-dans drsquoelle-mecircme avec une profonde attentionmalgreacute ses paupiegraveres baisseacutees Je vois un joli jar-din

― Pourquoi entrez-vous par la riviegravere et parle jardin  dit Minoret

― Parce qursquoelles y sont― Qui ― La jeune personne et la nourrice aux-

quelles vous pensez― Comment est le jardin  demanda Mino-

ret

― En y entrant par le petit escalier qui des-cend sur la riviegravere il se trouve agrave droite unelongue galerie en briques dans laquelle je voisdes livres et termineacutee par un cabajoutis orneacutede sonnettes en bois et drsquoœufs rouges Agrave gauchele mur est revecirctu drsquoun massif de plantes grim-pantes de la vigne vierge du jasmin de Virgi-nie Au milieu se trouve un petit cadran solaireIl y a beaucoup de pots de fleurs Votre pupilleexamine ses fleurs les montre agrave sa nourrice faitdes trous avec un plantoir et y met des grainesLa nourrice racirctisse les alleacutees Quoique la pu-reteacute de cette jeune fille soit celle drsquoun ange il ya chez elle un commencement drsquoamour faiblecomme un creacutepuscule du matin

― Pour qui  demanda le docteur qui jusqursquoagravepreacutesent nrsquoentendait rien que personne ne pucirctlui dire sans ecirctre somnambule Il croyait tou-jours agrave de la jonglerie

― Vous nrsquoen savez rien quoique vous ayezeacuteteacute derniegraverement assez inquiet quand elle est

devenue femme dit-elle en souriant Le mou-vement de son cœur a suivi celui de la nature

― Et crsquoest une femme du peuple qui parleainsi  srsquoeacutecria le vieux docteur

― Dans cet eacutetat toutes srsquoexpriment avec unelimpiditeacute particuliegravere reacutepondit Bouvard

― Mais qui Ursule aime-t-elle ― Ursule ne sait pas qursquoelle aime reacutepondit

avec un petit mouvement de tecircte la femme  elleest bien trop angeacutelique pour connaicirctre le deacute-sir ou quoi que ce soit de lrsquoamour  mais elleest occupeacutee de lui elle pense agrave lui elle srsquoen deacute-fend mecircme elle y revient malgreacute sa volonteacute desrsquoabstenir Elle est au piano

― Mais qui est-ce ― Le fils drsquoune dame qui demeure en face― Madame de Portenduegravere ― Portenduegravere dites-vous reprit la som-

nambule je le veux bien Mais il nrsquoy a pas dedanger il nrsquoest point dans le pays

― Se sont-ils parleacute  demanda le docteur

― Jamais Ils se sont regardeacutes lrsquoun lrsquoautreElle le trouve charmant Il est en effet jolihomme il a bon cœur Elle lrsquoa vu de sa croi-seacutee ils se sont vus aussi agrave lrsquoeacuteglise  mais le jeunehomme nrsquoy pense plus

― Son nom ― Ah  pour vous le dire il faut que je le

lise ou que je lrsquoentende Il se nomme Savinienelle vient de prononcer son nom  elle le trouvedoux agrave prononcer  elle a deacutejagrave regardeacute danslrsquoalmanach le jour de sa fecircte elle y a fait un petitpoint rouge des enfantillages  Oh  elle aimerabien mais avec autant de pureteacute que de force elle nrsquoest pas fille agrave aimer deux fois et lrsquoamourteindra son acircme et la peacuteneacutetrera si bien qursquoellerepousserait tout autre sentiment

― Ougrave voyez-vous cela ― En elle Elle saura souffrir  elle a de qui te-

nir car son pegravere et sa megravere ont bien souffert Ce dernier mot renversa le docteur qui fut

moins eacutebranleacute que surpris Il nrsquoest pas inutile

de faire observer qursquoentre chaque phrase de lafemme il srsquoeacutecoulait de dix agrave quinze minutespendant lesquelles son attention se concen-trait de plus en plus On la voyait voyant  sonfront preacutesentait des aspects singuliers  il srsquoy pei-gnait des efforts inteacuterieurs il srsquoeacuteclaircissait ouse contractait par une puissance dont les effetsnrsquoavaient eacuteteacute remarqueacutes par Minoret que chezles mourants dans les instants ougrave ils sont doueacutesdu don de propheacutetie Elle fit agrave plusieurs reprisesdes gestes qui ressemblaient agrave ceux drsquoUrsule

― Oh  questionnez-la reprit le mysteacuterieuxpersonnage en srsquoadressant agrave Minoret elle vousdira les secrets que vous pouvez seul connaicirctre

― Ursule mrsquoaime  reprit Minoret― Presque autant que Dieu dit-elle avec

un sourire Aussi est-elle bien malheureuse devotre increacuteduliteacute Vous ne croyez pas en Dieucomme si vous pouviez empecirccher qursquoil soit  Saparole emplit les mondes  Vous causez ainsi lesseuls tourments de cette pauvre enfant Tiens 

elle fait des gammes  elle voudrait ecirctre encoremeilleure musicienne qursquoelle ne lrsquoest elle se deacute-pite Voici ce qursquoelle pense  Si je chantais biensi jrsquoavais une belle voix quand il sera chez samegravere ma voix irait bien jusqursquoagrave son oreille

Le docteur Minoret prit son portefeuille etnota lrsquoheure preacutecise

― Pouvez-vous me dire quelles sont lesgraines qursquoelle a semeacutees 

― Du reacuteseacuteda des pois de senteur des balsa-mines

― En dernier ― Des pieds drsquoalouette― Ougrave est mon argent ― Chez votre notaire  mais vous le placez agrave

mesure sans perdre un seul jour drsquointeacuterecirct― Oui  mais ougrave est lrsquoargent que je garde agrave

Nemours pour ma deacutepense du semestre ― Vous le mettez dans un grand livre relieacute en

rouge intituleacute Pandectes de Justinien tome IIentre les deux avant-derniers feuillets  le livre

est au-dessus du buffet vitreacute dans la case auxin-folios Vous en avez toute une rangeacutee Vosfonds sont dans le dernier volume du cocircteacute dusalon Tiens  le tome III est avant le tome IIMais vous nrsquoavez pas drsquoargent crsquoest des

― Billets de mille francs  demanda le doc-teur

― Je ne vois pas bien ils sont plieacutes Non il ya deux billets de chacun cinq cents francs

― Vous les voyez ― Oui― Comment sont-ils ― Il y en a un tregraves-jaune et vieux lrsquoautre

blanc et presque neufCette derniegravere partie de lrsquointerrogatoire fou-

droya le docteur Minoret Il regarda Bouvarddrsquoun air heacutebeacuteteacute mais Bouvard et le swedenbor-giste familiariseacutes avec lrsquoeacutetonnement des increacute-dules causaient agrave voix basse sans paraicirctre nisurpris ni eacutetonneacutes  Minoret les pria de lui per-mettre de revenir apregraves le dicircner Lrsquoanti-mes-

meacuterien voulait se recueillir se remettre de saprofonde terreur pour eacuteprouver de nouveauce pouvoir immense le soumettre agrave des expeacute-riences deacutecisives lui poser des questions dontla solution enlevacirct toute espegravece de doute

― Soyez ici agrave neuf heures ce soir ditlrsquoinconnu je reviendrai pour vous

Le docteur Minoret eacutetait dans un eacutetat siviolent qursquoil sortit sans saluer suivi par Bou-vard qui lui criait agrave distance  ― Eh  bien eh bien 

― Je me crois fou Bouvard reacutepondit Mino-ret sur le pas de la porte cochegravere Si la femme adit vrai pour Ursule comme il nrsquoy a qursquoUrsuleau monde qui sache ce que cette sorciegravere mrsquoareacuteveacuteleacute tu auras raison Je voudrais avoir desailes aller agrave Nemours veacuterifier ses assertionsMais je louerai une voiture et partirai ce soir agravedix heures Ah  je perds la tecircte

― Que deviendrais-tu donc si connaissantdepuis de longues anneacutees un malade incurable

tu le voyais gueacuteri en cinq secondes  Si tu voyaisce grand magneacutetiseur faire suer agrave torrents undartreux si tu le voyais faire marcher une petitemaicirctresse percluse 

― Dicircnons ensemble Bouvard et ne nousquittons pas jusqursquoagrave neuf heures Je veux cher-cher une expeacuterience deacutecisive irreacutecusable

― Soit mon vieux camarade reacutepondit ledocteur mesmeacuterien

Les deux ennemis reacuteconcilieacutes allegraverent dicircnerau Palais-Royal Apregraves une conversation ani-meacutee agrave lrsquoaide de laquelle Minoret trompa lafiegravevre drsquoideacutees qui lui ravageait la cervelle Bou-vard lui dit  ― Si tu reconnais agrave cette femme lafaculteacute drsquoaneacuteantir ou de traverser lrsquoespace si tuacquiers la certitude que de lrsquoAssomption elleentend et voit ce qui se dit et se fait agrave Nemoursil faut admettre tous les autres effets magneacute-tiques ils sont pour un increacutedule tout aussi im-possibles que ceux-lagrave Demande-lui donc uneseule preuve qui te satisfasse car tu peux croire

que nous nous sommes procureacute tous ces ren-seignements  mais nous ne pouvons pas savoirpar exemple ce qui va se passer agrave neuf heuresdans ta maison dans la chambre de ta pupille retiens ou eacutecris ce que la somnambule va voirou entendre et cours chez toi Cette petite Ur-sule que je ne connaissais point nrsquoest pas notrecomplice  et si elle a dit ou fait ce que tu aurasen eacutecrit baisse la tecircte fier Sicambre 

Les deux amis revinrent dans la chambre et ytrouvegraverent la somnambule qui ne reconnut pasle docteur Minoret Les yeux de cette femme sefermegraverent doucement sous la main que le swe-denborgiste eacutetendit sur elle agrave distance et elle re-prit lrsquoattitude dans laquelle Minoret lrsquoavait vueavant le dicircner Quand les mains de la femme etcelles du docteur furent mises en rapport il lapria de lui dire tout ce qui se passait chez lui agraveNemours en ce moment

― Que fait Ursule  dit-il

― Elle est deacuteshabilleacutee elle a fini de mettre sespapillotes elle est agrave genoux sur son prie-Dieudevant un crucifix drsquoivoire attacheacute sur un ta-bleau de velours rouge

― Que dit-elle ― Elle fait ses priegraveres du soir elle se recom-

mande agrave Dieu elle le supplie drsquoeacutecarter de sonacircme les mauvaises penseacutees  elle examine saconscience et repasse ce qursquoelle a fait dans lajourneacutee afin de savoir si elle a manqueacute agrave sescommandements ou agrave ceux de lrsquoEacuteglise Enfinelle eacutepluche son acircme pauvre chegravere petite creacutea-ture  La somnambule eut les yeux mouilleacutesElle nrsquoa pas commis de peacutecheacute mais elle se re-proche drsquoavoir trop penseacute agrave monsieur Savinienreprit-elle Elle srsquointerrompt pour se demanderce qursquoil fait agrave Paris et prie Dieu de le rendreheureux Elle finit par vous et dit agrave haute voixune priegravere

― Pouvez-vous la reacutepeacuteter ― Oui

Minoret prit son crayon et eacutecrivit sous ladicteacutee de la somnambule la priegravere suivante eacutevi-demment composeacutee par lrsquoabbeacute Chaperon 

laquo Mon Dieu si vous ecirctes content de votre ser-vante qui vous adore et vous prie avec autantdrsquoamour que de ferveur qui tacircche de ne pointsrsquoeacutecarter de vos saints commandements quimourrait avec joie comme votre Fils pour glo-rifier votre nom qui voudrait vivre dans votreombre vous enfin qui lisez dans les cœursfaites-moi la faveur de dessiller les yeux de monparrain de le mettre dans la voie du salut etlui communiquer votre gracircce afin qursquoil vive envous ses derniers jours  preacuteservez-le de toutmal et faites-moi souffrir en sa place  Bonnesainte Ursule ma chegravere patronne et vous di-vine megravere de Dieu reine du ciel archangeset saints du paradis eacutecoutez-moi joignez vosintercessions aux miennes et prenez pitieacute denous raquo

La somnambule imita si parfaitement lesgestes candides et les saintes inspirations delrsquoenfant que le docteur Minoret eut les yeuxpleins de larmes

― Dit-elle encore quelque chose  demandaMinoret

― Oui― Reacutepeacutetez-le ―Ce cher parrain  avec qui fera-t-il son tric-

trac agrave Paris  Elle souffle son bougeoir ellepenche la tecircte et srsquoendort La voilagrave partie  Elleest bien jolie dans son petit bonnet de nuit

Minoret salua le grand inconnu serra lamain agrave Bouvard descendit avec rapiditeacute cou-rut agrave une station de cabriolets bourgeois quiexistait alors sous la porte drsquoun hocirctel depuis deacute-moli pour faire place agrave la rue drsquoAlger  il y trouvaun cocher et lui demanda srsquoil consentait agrave partirsur-le-champ pour Fontainebleau Une fois leprix fait et accepteacute le vieillard redevenu jeunese mit en route agrave lrsquoinstant Suivant sa conven-

tion il laissa reposer le cheval agrave Essonne at-teignit la diligence de Nemours y trouva de laplace et congeacutedia son cocher Arriveacute chez luivers cinq heures du matin il se coucha dans lesruines de toutes ses ideacutees anteacuterieures sur la phy-siologie sur la nature sur la meacutetaphysique etdormit jusqursquoagrave neuf heures tant il eacutetait fatigueacutede sa course

Agrave son reacuteveil certain que depuis son retourpersonne nrsquoavait franchi le seuil de sa mai-son le docteur proceacuteda non sans une invin-cible terreur agrave la veacuterification des faits Il igno-rait lui-mecircme la diffeacuterence des deux billets debanque et lrsquointerversion des deux volumes dePandectes La somnambule avait bien vu Ilsonna la Bougival

― Dites agrave Ursule de venir me parler dit-il ensrsquoasseyant au milieu de sa bibliothegraveque

Lrsquoenfant vint elle courut agrave lui lrsquoembrassa  ledocteur la prit sur ses genoux ougrave elle srsquoassit en

mecirclant ses belles touffes blondes aux cheveuxblancs de son vieil ami

― Vous avez quelque chose mon parrain ― Oui mais promets-moi par ton salut

de reacutepondre franchement sans deacutetour agrave mesquestions

Ursule rougit jusque sur le front― Oh  je ne te demanderai rien que tu ne

puisses me dire dit-il en continuant et voyantla pudeur du premier amour troubler la pureteacutejusqursquoalors enfantine de ces beaux yeux

― Parlez mon parrain― Par quelle penseacutee as-tu fini tes priegraveres du

soir hier et agrave quelle heure les as-tu faites ― Il eacutetait neuf heures un quart neuf heures

et demie― Eh  bien reacutepegravete-moi ta derniegravere priegravere La jeune fille espeacutera que sa voix communi-

querait sa foi agrave lrsquoincreacutedule  elle quitta sa placese mit agrave genoux joignit les mains avec ferveur une lueur radieuse illumina son visage elle re-

garda le vieillard et lui dit  ― Ce que je deman-dais hier agrave Dieu je lrsquoai demandeacute ce matin je ledemanderai jusqursquoagrave ce qursquoil mrsquoait exauceacutee

Puis elle reacutepeacuteta sa priegravere avec une nouvelleet plus puissante expression  mais agrave son grandeacutetonnement son parrain lrsquointerrompit en ache-vant la priegravere

― Bien Ursule  dit le docteur en reprenantsa filleule sur ses genoux Quand tu trsquoes endor-mie la tecircte sur lrsquooreiller nrsquoas-tu pas dit en toi-mecircme  laquo Ce cher parrain  avec qui fera-t-il sontrictrac agrave Paris  raquo

Ursule se leva comme si la trompette du ju-gement dernier eucirct eacuteclateacute agrave ses oreilles  elle jetaun cri de terreur  ses yeux agrandis regardaientle vieillard avec une horrible fixiteacute

― Qui ecirctes-vous mon parrain  De qui te-nez-vous une pareille puissance  lui deman-da-t-elle en imaginant que pour ne pas croireen Dieu il devait avoir fait un pacte avec lrsquoangede lrsquoenfer

― Qursquoas-tu semeacute hier dans le jardin ― Du reacuteseacuteda des pois de senteur des balsa-

mines― Et en dernier des pieds drsquoalouette Elle tomba sur ses genoux― Ne mrsquoeacutepouvantez pas mon parrain  mais

vous eacutetiez ici nrsquoest-ce pas ― Ne suis-je pas toujours avec toi  reacutepon-

dit le docteur en plaisantant pour respecter laraison de cette innocente fille Allons dans tachambre

Il lui donna le bras et monta lrsquoescalier― Vos jambes tremblent mon bon ami dit-

elle― Oui je suis comme foudroyeacute― Croiriez-vous donc enfin en Dieu 

srsquoeacutecria-t-elle avec une joie naiumlve en laissant voirdes larmes dans ses yeux

Le vieillard regarda la chambre si simple etsi coquette qursquoil avait arrangeacutee pour UrsuleAgrave terre un tapis vert uni peu coucircteux qursquoelle

maintenait dans une exquise propreteacute  sur lesmurs un papier gris de lin semeacute de roses avecleurs feuilles vertes  aux fenecirctres qui avaientvue sur la cour des rideaux de calicot orneacutesdrsquoune bande drsquoeacutetoffe rose  entre les deux croi-seacutees sous une haute glace longue une consoleen bois doreacute couverte drsquoun marbre sur laquelleeacutetait un vase de bleu de Segravevres ougrave elle met-tait des bouquets  et en face de la chemineacuteeune petite commode drsquoune charmante marque-terie et agrave dessus de marbre dit bregraveche drsquoAlepLe lit en vieille perse et agrave rideaux de persedoubleacutes de rose eacutetait un de ces lits agrave la du-chesse si communs au dix-huitiegraveme siegravecle etqui avait pour ornements une touffe de plumessculpteacutee au-dessus des quatre colonnettes can-neleacutees de chaque angle Une vieille penduleenfermeacutee dans une espegravece de monument eneacutecaille incrusteacute drsquoarabesques en ivoire deacutecoraitla chemineacutee dont le chambranle et les flam-beaux de marbre dont la glace et son tru-

meau agrave peinture en grisaille offraient un remar-quable ensemble de ton de couleur et de ma-niegravere Une grande armoire dont les battants of-fraient des paysages faits avec diffeacuterents boisdont quelques-uns avaient des teintes verteset qui ne se trouvent plus dans le commercecontenait sans doute son linge et ses robesIl respirait dans cette chambre un parfum duciel Lrsquoexact arrangement des choses attestaitun esprit drsquoordre un sens de lrsquoharmonie quicertes aurait saisi tout le monde mecircme unMinoret-Levrault On voyait surtout combienles choses qui lrsquoenvironnaient eacutetaient chegraveresagrave Ursule et combien elle se plaisait dans unechambre qui tenait pour ainsi dire agrave toute savie drsquoenfant et de jeune fille En passant tout enrevue par maintien le tuteur srsquoassurait que dela chambre drsquoUrsule on pouvait voir chez ma-dame de Portenduegravere Pendant la nuit il avaitmeacutediteacute sur la conduite qursquoil devait tenir avecUrsule relativement au secret surpris de cette

passion naissante Un interrogatoire le com-promettrait vis-agrave-vis de sa pupille Ou il ap-prouverait ou il deacutesapprouverait cet amour dans les deux cas sa position devenait fausseIl avait donc reacutesolu drsquoexaminer la situation res-pective du jeune Portenduegravere et drsquoUrsule poursavoir srsquoil devait combattre ce penchant avantqursquoil ne fucirct irreacutesistible Un vieillard pouvait seuldeacuteployer tant de sagesse Encore pantelant sousles atteintes de la veacuteriteacute des faits magneacutetiques iltournait sur lui-mecircme et regardait les moindreschoses de cette chambre il voulait jeter un coupdrsquoœil sur lrsquoalmanach suspendu au coin de lachemineacutee

― Ces vilains flambeaux sont trop lourdspour tes jolies menottes dit-il en prenant leschandeliers en marbre orneacutes de cuivre Il lessoupesa regarda lrsquoalmanach le prit et dit ― Ceci me semble bien laid aussi Pourquoigardes-tu cet almanach de facteur dans une sijolie chambre 

― Oh  laissez-le-moi mon parrain― Non tu en auras un autre demainIl descendit en emportant cette piegravece de

conviction srsquoenferma dans son cabinet cher-cha saint Savinien et trouva comme lrsquoavait ditla somnambule un petit point rouge devantle 19 octobre  il en vit eacutegalement un en facedu jour de saint Denis son patron agrave lui et de-vant saint Jean le patron du cureacute Ce pointgros comme la tecircte drsquoune eacutepingle la femme en-dormie lrsquoavait aperccedilu malgreacute la distance et lesobstacles Le vieillard meacutedita jusqursquoau soir surces eacuteveacutenements plus immenses encore pourlui que pour tout autre Il fallait se rendre agravelrsquoeacutevidence Une forte muraille srsquoeacutecroula pourainsi dire en lui-mecircme car il vivait appuyeacutesur deux bases  son indiffeacuterence en matiegraverede religion et sa deacuteneacutegation du magneacutetismeEn prouvant que les sens construction pure-ment physique organes dont tous les effetssrsquoexpliquaient eacutetaient termineacutes par quelques-

uns des attributs de lrsquoinfini le magneacutetisme ren-versait ou du moins lui paraissait renverser lapuissante argumentation de Spinosa  lrsquoinfini etle fini deux eacuteleacutements incompatibles selon cegrand homme se trouvaient lrsquoun dans lrsquoautreQuelque puissance qursquoil accordacirct agrave la divisibili-teacute agrave la mobiliteacute de la matiegravere il ne pouvait paslui reconnaicirctre des qualiteacutes quasi-divines En-fin il eacutetait devenu trop vieux pour rattacher cespheacutenomegravenes agrave un systegraveme pour les compareragrave ceux du sommeil de la vision de la lumiegravereToute sa science baseacutee sur les assertions delrsquoeacutecole de Locke et de Condillac eacutetait en ruinesEn voyant ses creuses idoles en piegraveces neacuteces-sairement son increacuteduliteacute chancelait Ainsi toutlrsquoavantage dans le combat de cette enfance ca-tholique contre cette vieillesse voltairienne al-lait ecirctre agrave Ursule Dans ce fort deacutemanteleacute surces ruines ruisselait une lumiegravere Du sein de cesdeacutecombres eacuteclatait la voix de la priegravere  Neacutean-moins lrsquoobstineacute vieillard chercha querelle agrave ses

doutes Encore qursquoil fucirct atteint au cœur il ne sedeacutecidait pas il luttait toujours contre Dieu Ce-pendant son esprit parut vacillant il ne fut plusle mecircme Devenu songeur outre mesure il li-sait les Penseacutees de Pascal il lisait la sublime His-toire des Variations de Bossuet il lisait Bonaldil lut saint Augustin  il voulut aussi parcou-rir les œuvres de Swedenborg et de feu Saint-Martin desquels lui avait parleacute lrsquohomme mys-teacuterieux Lrsquoeacutedifice bacircti chez cet homme par lemateacuterialisme craquait de toutes parts il ne fal-lait plus qursquoune secousse  et quand son cœurfut mucircr pour Dieu il tomba dans la vigne ceacute-leste comme tombent les fruits Plusieurs foisdeacutejagrave le soir en jouant avec le cureacute sa filleule agravecocircteacute drsquoeux il avait fait des questions qui relati-vement agrave ses opinions paraissaient singuliegraveresagrave lrsquoabbeacute Chaperon ignorant encore du travailinteacuterieur par lequel Dieu redressait cette belleconscience

― Croyez-vous aux apparitions demandalrsquoincreacutedule agrave son pasteur en interrompant lapartie

― Cardan un grand philosophe du seiziegravemesiegravecle a dit en avoir eu reacutepondit le cureacute

― Je connais toutes celles qui ont occupeacute lessavants je viens de relire Plotin Je vous inter-roge en ce moment comme catholique et vousdemande si vous pensez que lrsquohomme mortpuisse revenir voir les vivants

― Mais Jeacutesus est apparu aux apocirctres apregraves samort reprit le cureacute LrsquoEacuteglise doit avoir foi dansles apparitions de Notre Sauveur Quant auxmiracles nous nrsquoen manquons pas dit lrsquoabbeacuteChaperon en souriant voulez-vous connaicirctrele plus reacutecent  il a eu lieu pendant le dix-hui-tiegraveme siegravecle

― Bah ― Oui le bienheureux Marie-Alphonse de

Liguori a su bien loin de Rome la mort dupape au moment ougrave le Saint-Pegravere expirait et

il y a de nombreux teacutemoins de ce miracle Lesaint eacutevecircque entreacute en extase entendit les der-niegraveres paroles du souverain pontife et les reacutepeacutetadevant plusieurs personnes Le courrier char-geacute drsquoannoncer lrsquoeacuteveacutenement ne vint que trenteheures apregraves

― Jeacutesuite  reacutepondit le vieux Minoret en plai-santant je ne vous demande pas de preuves jevous demande si vous y croyez

― Je crois que lrsquoapparition deacutepend beaucoupde celui qui la voit dit le cureacute continuant agrave plai-santer lrsquoincreacutedule

― Mon ami je ne vous tends pas de pieacutegeque croyez-vous sur ceci 

― Je crois la puissance de Dieu infinie ditlrsquoabbeacute

― Quand je serai mort si je me reacuteconcilieavec Dieu je le prierai de me laisser vous appa-raicirctre dit le docteur en riant

― Crsquoest preacuteciseacutement la convention faiteentre Cardan et son ami reacutepondit le cureacute

― Ursule dit Minoret si jamais un danger temenaccedilait appelle-moi je viendrai

― Vous venez de dire en un seul mot la tou-chante eacuteleacutegie intituleacutee NEacuteEgraveRE drsquoAndreacute Cheacute-nier reacutepondit le cureacute Mais les poegravetes ne sontgrands que parce qursquoils savent revecirctir les faitsou les sentiments drsquoimages eacuteternellement vi-vantes

― Pourquoi parlez-vous de votre mort moncher parrain dit drsquoun ton douloureux la jeunefille nous ne mourrons pas nous autres chreacute-tiens notre tombe est le berceau de notre acircme

― Enfin dit le docteur en souriant il fautbien srsquoen aller de ce monde et quand je nrsquoy se-rai plus tu seras bien eacutetonneacutee de ta fortune

― Quand vous ne serez plus mon bon amima seule consolation sera de vous consacrer mavie

― Agrave moi mort ― Oui Toutes les bonnes œuvres que je

pourrai faire seront faites en votre nom pour

racheter vos fautes Je prierai Dieu tous lesjours afin drsquoobtenir de sa cleacutemence infinie qursquoilne punisse pas eacuteternellement les erreurs drsquounjour et qursquoil mette pregraves de lui parmi les acircmesdes bienheureux une acircme aussi belle aussipure que la vocirctre

Cette reacuteponse dite avec une candeur angeacute-lique prononceacutee drsquoun accent plein de certitudeconfondit lrsquoerreur et convertit Denis Minoretagrave la faccedilon de saint Paul Un rayon de lumiegravereinteacuterieure lrsquoeacutetourdit en mecircme temps que cettetendresse eacutetendue sur sa vie agrave venir lui fit venirles larmes aux yeux Ce subit effet de la gracircceeut quelque chose drsquoeacutelectrique Le cureacute joignitles mains et se leva troubleacute La petite surprisede son triomphe pleura Le vieillard se dressacomme si quelqursquoun lrsquoeucirct appeleacute regarda danslrsquoespace comme srsquoil y voyait une aurore  puisil fleacutechit le genou sur son fauteuil joignit lesmains et baissa les yeux vers la terre en hommeprofondeacutement humilieacute

― Mon Dieu  dit-il drsquoune voix eacutemue en re-levant son front si quelqursquoun peut obtenirma gracircce et mrsquoamener vers toi nrsquoest-ce pascette creacuteature sans tache  Pardonne agrave cettevieillesse repentie que cette glorieuse enfant tepreacutesente  Il eacuteleva mentalement son acircme agrave Dieule priant drsquoachever de lrsquoeacuteclairer par sa scienceapregraves lrsquoavoir foudroyeacute de sa gracircce il se tournavers le cureacute et lui tendant la main  ― Mon cherpasteur je redeviens petit je vous appartiens etvous livre mon acircme

Ursule couvrit de larmes joyeuses les mainsde son parrain en les lui baisant Le vieillard pritcette enfant sur ses genoux et la nomma gaie-ment sa marraine Le cureacute tout attendri reacutecitale Veni Creator dans une sorte drsquoeffusion reli-gieuse Cet hymne servit de priegravere du soir agrave cestrois chreacutetiens agenouilleacutes

― Qursquoy a-t-il  demanda la Bougival eacutetonneacutee― Enfin  mon parrain croit en Dieu reacutepon-

dit Ursule

― Ah  ma foi tant mieux il ne lui manquaitque ccedila pour ecirctre parfait srsquoeacutecria la vieille Bres-sane en se signant avec une naiumlveteacute seacuterieuse

― Cher docteur dit le bon precirctre vous au-rez compris bientocirct les grandeurs de la religionet la neacutecessiteacute de ses pratiques  vous trouverezsa philosophie dans ce qursquoelle a drsquohumain bienplus eacuteleveacutee que celle des esprits les plus auda-cieux

Le cureacute qui manifestait une joie presque en-fantine convint alors de cateacutechiser ce vieillarden confeacuterant avec lui deux fois par semaineAinsi la conversion attribueacutee agrave Ursule et agrave unesprit de calcul sordide fut spontaneacutee Le cu-reacute qui srsquoeacutetait abstenu pendant quatorze anneacuteesde toucher aux plaies de ce cœur tout en lesdeacuteplorant avait eacuteteacute solliciteacute comme on va queacute-rir le chirurgien en se sentant blesseacute Depuiscette scegravene tous les soirs les priegraveres pronon-ceacutees par Ursule avaient eacuteteacute faites en communDe moment en moment le vieillard avait senti

la paix succeacutedant en lui-mecircme aux agitationsEn ayant comme il le disait Dieu pour eacutedi-teur responsable des choses inexplicables sonesprit eacutetait agrave lrsquoaise Sa chegravere enfant lui reacutepondaitqursquoil se voyait bien agrave ceci qursquoil avanccedilait dans leroyaume de Dieu Pendant la messe il venaitde lire les priegraveres en y appliquant son enten-dement car il srsquoeacutetait eacuteleveacute dans une premiegravereconfeacuterence agrave la divine ideacutee de la communionentre tous les fidegraveles Ce vieux neacuteophyte avaitcompris le symbole eacuteternel attacheacute agrave cette nour-riture et que la Foi rend neacutecessaire quand il aeacuteteacute peacuteneacutetreacute dans son sens intime profond ra-dieux Srsquoil avait paru presseacute de revenir au logiscrsquoeacutetait pour remercier sa chegravere petite filleule delrsquoavoir fait entrer en religion selon la belle ex-pression du temps passeacute Aussi la tenait-il surses genoux dans son salon et la baisait-il sain-tement au front au moment ougrave salissant deleurs craintes ignobles une si sainte influenceses heacuteritiers collateacuteraux prodiguaient agrave Ursule

les outrages les plus grossiers Lrsquoempressementdu bonhomme agrave rentrer chez lui son preacuteten-du deacutedain pour ses proches ses mordantes reacute-ponses au sortir de lrsquoeacuteglise eacutetaient naturelle-ment attribueacutes par chacun des heacuteritiers agrave lahaine qursquoUrsule lui inspirait contre eux

Pendant que la filleule jouait agrave son parraindes variations sur la Derniegravere Penseacutee de Weberil se tramait dans la salle agrave manger de la maisonMinoret-Levrault un honnecircte complot qui de-vait avoir pour reacutesultat drsquoamener sur la scegraveneun des principaux personnages de ce drameLe deacutejeuner bruyant comme tous les deacutejeu-ners de province et animeacute par drsquoexcellents vinsqui arrivent agrave Nemours par le canal soit de laBourgogne soit de la Touraine dura plus dedeux heures Zeacutelie avait fait venir du coquillagedu poisson de mer et quelques rareteacutes gastro-nomiques afin de fecircter le retour de Deacutesireacute Lasalle agrave manger au milieu de laquelle la tableronde offrait un spectacle reacutejouissant avait lrsquoair

drsquoune salle drsquoauberge Satisfaite de la grandeurde ses communs Zeacutelie srsquoeacutetait bacircti un pavillonentre sa vaste cour et son jardin cultiveacute en leacute-gumes plein drsquoarbres fruitiers Tout chez elleeacutetait seulement propre et solide Lrsquoexemple deLevrault-Levrault avait eacuteteacute terrible pour le paysAussi deacutefendit-elle agrave son maicirctre-architecte dela jeter dans de pareilles sottises Cette salleeacutetait donc tendue drsquoun papier verni garnie dechaises en noyer de buffets en noyer orneacuteedrsquoun poecircle en faiumlence drsquoun cartel et drsquoun baro-megravetre Si la vaisselle eacutetait en porcelaine blanchecommune la table brillait par le linge et parune argenterie abondante Une fois le cafeacute servipar Zeacutelie qui allait et venait comme un grainde plomb dans une bouteille de vin de Cham-pagne car elle se contentait drsquoune cuisiniegravere quand Deacutesireacute le futur avocat eut eacuteteacute mis aufait du grand eacuteveacutenement de la matineacutee et de sesconseacutequences Zeacutelie ferma la porte et la parolefut donneacutee au notaire Dionis Par le silence qui

se fit et par les regards que chaque heacuteritier at-tacha sur cette face authentique il eacutetait facile dereconnaicirctre lrsquoempire que ces hommes exercentsur les familles

― Mes chers enfants dit-il votre oncleeacutetant neacute en 1746 a ses quatre-vingt-trois ansaujourdrsquohui  or les vieillards sont sujets agrave desfolies et cette petite

― Vipegravere srsquoeacutecria madame Massin― Miseacuterable  dit Zeacutelie― Ne lrsquoappelons que par son nom reprit

Dionis― Eh  bien crsquoest une voleuse dit madame

Creacutemiegravere― Une jolie voleuse reacutepliqua Deacutesireacute Mino-

ret― Cette petite Ursule reprit Dionis lui tient

au cœur Je nrsquoai pas attendu dans lrsquointeacuterecirct devous tous qui ecirctes mes clients agrave ce matin pourprendre des renseignements et voici ce que jesais sur cette jeune

― Spoliatrice srsquoeacutecria le receveur― Captatrice de succession  dit le greffier― Chut  mes amis dit le notaire ou je

prends mon chapeau je vous laisse et bonsoir― Allons papa srsquoeacutecria Minoret en lui ver-

sant un petit verre de rhum prenez  il est deRome mecircme Et allez il y a cent sous de guides

― Ursule est il est vrai la fille leacutegitime de Jo-seph Miroueumlt  mais son pegravere est le fils naturelde Valentin Miroueumlt beau-pegravere de votre oncleUrsule est donc la niegravece naturelle du docteurDenis Minoret Comme niegravece naturelle le tes-tament que ferait le docteur en sa faveur se-rait peut-ecirctre attaquable  et srsquoil lui laisse ainsisa fortune vous intenteriez agrave Ursule un procegravesassez mauvais pour vous car on peut soutenirqursquoil nrsquoexiste aucun lien de parenteacute entre Ursuleet le docteur  mais ce procegraves effraierait certesune jeune fille sans deacutefense et donnerait lieu agravequelque transaction

― La rigueur de la loi est si grande surles droits des enfants naturels dit le licencieacutede fraicircche date jaloux de montrer son savoirqursquoaux termes drsquoun arrecirct de la cour de cassa-tion du 7 juillet 1817 lrsquoenfant naturel ne peutrien reacuteclamer de son aiumleul naturel pas mecircmedes aliments Ainsi vous voyez qursquoon a eacutetendula parenteacute de lrsquoenfant naturel Lagrave loi poursuitlrsquoenfant naturel jusque dans sa descendance leacute-gitime car elle suppose que les libeacuteraliteacutes faitesaux petits-enfants srsquoadressent au fils naturel parinterposition de personne Ceci reacutesulte des ar-ticles 757 908 et 911 du Code civil rapprocheacutesAussi la Cour Royale de Paris le 26 deacutecembrede lrsquoanneacutee derniegravere a-t-elle reacuteduit un legs fait agravelrsquoenfant leacutegitime du fils naturel par lrsquoaiumleul quicertes en tant qursquoaiumleul eacutetait aussi eacutetranger pourle petit-fils naturel que le docteur en tant qursquoonpeut lrsquoecirctre relativement agrave Ursule

― Tout cela dit Goupil ne me paraicirct concer-ner que la question des libeacuteraliteacutes faites par les

aiumleux agrave la descendance naturelle  il ne srsquoagitpas du tout des oncles qui ne me paraissentavoir aucun lien de parenteacute avec les enfants leacute-gitimes de leurs beaux-fregraveres naturels Ursuleest une eacutetrangegravere pour le docteur Minoret Jeme souviens drsquoun arrecirct de la Cour Royale deColmar rendu en 1825 pendant que jrsquoachevaismon Droit et par lequel on a deacuteclareacute quelrsquoenfant naturel une fois deacuteceacutedeacute sa descendancene pouvait plus ecirctre lrsquoobjet drsquoune interpositionOr le pegravere drsquoUrsule est mort

Lrsquoargumentation de Goupil produisit ce quedans les comptes rendus des seacuteances leacutegislativesles journalistes deacutesignent par ces mots  Pro-fonde sensation

― Qursquoest-ce que cela signifie  srsquoeacutecria DionisQue le cas de libeacuteraliteacutes faites par lrsquooncle drsquounenfant naturel ne srsquoest pas encore preacutesenteacute de-vant les tribunaux  mais qursquoil srsquoy preacutesente et larigueur de la loi franccedilaise envers les enfants na-turels sera drsquoautant mieux appliqueacutee que nous

sommes dans un temps ougrave la religion est hono-reacutee Aussi puis-je reacutepondre que sur ce procegravesil y aurait transaction surtout quand on voussaurait deacutetermineacutes agrave conduire Ursule jusqursquoencour de cassation

Une joie drsquoheacuteritiers trouvant des monceauxdrsquoor eacuteclata par des sourires par des haut-le-corps par des gestes autour de la table qui nepermirent pas drsquoapercevoir une deacuteneacutegation deGoupil Puis agrave cet eacutelan le profond silence etlrsquoinquieacutetude succeacutedegraverent au premier mot dunotaire mot terrible  ― Mais 

Comme srsquoil eucirct tireacute le fil drsquoun de ces petitstheacuteacirctres dont tous les personnages marchentpar saccades au moyen drsquoun rouage Dionis vitalors tous les yeux braqueacutes sur lui tous les vi-sages rameneacutes agrave une pose unique

― Mais aucune loi ne peut empecirccher votreoncle drsquoadopter ou drsquoeacutepouser Ursule reprit-ilQuant agrave lrsquoadoption elle serait contesteacutee et vousauriez je crois gain de cause  les Cours Royales

ne badinent pas en matiegravere drsquoadoption et vousseriez entendus dans lrsquoenquecircte Le docteur abeau porter le cordon de Saint-Michel ecirctre of-ficier de la Leacutegion-drsquoHonneur et ancien meacutede-cin de lrsquoex-empereur il succomberait Mais sivous ecirctes avertis en cas drsquoadoption commentsauriez-vous le mariage  Le bonhomme est as-sez ruseacute pour aller se marier agrave Paris apregraves unan de domicile et reconnaicirctre agrave sa future parle contrat une dot drsquoun million Le seul actequi mette votre succession en danger est doncle mariage de la petite et de son oncle

Ici le notaire fit une pause― Il existe un autre danger dit encore Gou-

pil drsquoun air capable celui drsquoun testament fait agraveun tiers le pegravere Bongrand par exemple qui au-rait un fideacuteicommis relatif agrave mademoiselle Ur-sule Miroueumlt

― Si vous taquinez votre oncle reprit Dionisen coupant la parole agrave son maicirctre clerc si vousnrsquoecirctes pas tous excellents pour Ursule vous le

pousserez soit au mariage soit au fideacuteicom-mis dont vous parle Goupil  mais je ne le croispas capable de recourir au fideacuteicommis moyendangereux Quant au mariage il est facile delrsquoempecirccher Deacutesireacute nrsquoa qursquoagrave faire un doigt decour agrave la petite elle preacutefeacuterera toujours un char-mant jeune homme le coq de Nemours agrave unvieillard

― Ma megravere dit agrave lrsquooreille de Zeacutelie le fils dumaicirctre de poste autant alleacutecheacute par la sommeque par la beauteacute drsquoUrsule si je lrsquoeacutepousais nousaurions tout

― Es-tu fou  toi qui auras un jour cinquantemille livres de rentes et qui dois devenir deacute-puteacute  Tant que je serai vivante tu ne me cas-seras pas le cou par un sot mariage Sept centmille francs  la belle pousseacutee  La fille uniqueagrave monsieur le maire aura cinquante mille francsde rentes et mrsquoa deacutejagrave eacuteteacute proposeacutee

Cette reacuteponse ougrave pour la premiegravere fois desa vie sa megravere lui parlait avec rudesse eacuteteignit

en Deacutesireacute tout espoir de mariage avec la belleEsther car son pegravere et lui ne lrsquoemporteraientjamais sur la deacutecision eacutecrite dans les terriblesyeux bleus de Zeacutelie

― Heacute  mais dites donc monsieur Dionissrsquoeacutecria Creacutemiegravere agrave qui sa femme avait pous-seacute le coude si le bonhomme prenait la choseau seacuterieux et mariait sa pupille agrave Deacutesireacute en luidonnant la nue proprieacuteteacute de toute la fortuneadieu la succession  Et qursquoil vive encore cinqans notre oncle aura bien un million

― Jamais srsquoeacutecria Zeacutelie ni de ma vie ni demes jours Deacutesireacute nrsquoeacutepousera la fille drsquoun bacirc-tard une fille prise par chariteacute ramasseacutee sur laplace  Vertu de chou  mon fils doit repreacutesenterles Minoret agrave la mort de son oncle et les Mi-noret ont cinq cents ans de bonne bourgeoisieCela vaut la noblesse Soyez tranquilles lagrave-des-sus  Deacutesireacute se mariera quand nous saurons ceqursquoil peut devenir agrave la Chambre des Deacuteputeacutes

Cette hautaine deacuteclaration fut appuyeacutee parGoupil qui dit  ― Deacutesireacute doteacute de vingt-quatre mille livres de rentes deviendra ou Preacute-sident de Cour Royale ou procureur-geacuteneacuteralce qui megravene agrave la pairie  et un sot mariagelrsquoenfoncerait

Les heacuteritiers se parlegraverent tous alors les unsaux autres  mais ils se turent au coup de poingque Minoret frappa sur la table pour maintenirla parole au notaire

― Votre oncle est un brave et digne hommereprit Dionis Il se croit immortel  et commetous les gens drsquoesprit il se laissera surprendrepar la mort sans avoir testeacute Mon opinion estdonc pour le moment de le pousser agrave placer sescapitaux de maniegravere agrave rendre votre deacuteposses-sion difficile et lrsquooccasion srsquoen preacutesente Le pe-tit Portenduegravere est agrave Sainte-Peacutelagie eacutecroueacute pourcent et quelques mille francs de dettes Sa vieillemegravere le sait en prison elle pleure comme uneMadeleine et attend lrsquoabbeacute Chaperon agrave dicircner

sans doute pour causer avec lui de ce deacutesastreEh  bien jrsquoirai ce soir engager votre oncle agravevendre ses rentes cinq pour cent consolideacutes quisont agrave cent dix-huit et agrave precircter agrave madame dePortenduegravere sur sa ferme des Bordiegraveres et sursa maison la somme neacutecessaire pour deacutegagerlrsquoenfant prodigue Je suis dans mon rocircle de no-taire en lui parlant pour ce petit niais de Por-tenduegravere et il est tregraves-naturel que je veuille luifaire deacuteplacer ses rentes  jrsquoy gagne des actesdes ventes des affaires Si je puis devenir sonconseil je lui proposerai drsquoautres placementsen terre pour le surplus du capital et jrsquoen aidrsquoexcellents agrave mon Eacutetude Une fois sa fortunemise en proprieacuteteacutes fonciegraveres ou en creacuteances hy-potheacutecaires dans le pays elle ne srsquoenvolera pasfacilement On peut toujours faire naicirctre desembarras entre la volonteacute de reacutealiser et la reacuteali-sation

Les heacuteritiers frappeacutes de la justesse de cetteargumentation bien plus habile que celle de

monsieur Josse firent entendre des murmuresapprobatifs

― Entendez-vous donc bien dit le notaire enterminant pour garder votre oncle agrave Nemoursougrave il a ses habitudes ougrave vous pourrez le sur-veiller En donnant un amant agrave la petite vousempecircchez le mariage

― Mais si le mariage se faisait  dit Goupileacutetreint par une penseacutee ambitieuse

― Ce ne serait pas deacutejagrave si becircte car la perteserait chiffreacutee on saurait ce que le bonhommeveut lui donner reacutepondit le notaire Mais sivous lui lacircchez Deacutesireacute il peut bien lambiner lapetite jusqursquoagrave la mort du bonhomme Les ma-riages se font et se deacutefont

― Le plus court dit Goupil si le docteur doitvivre encore long-temps serait de la marier agraveun bon garccedilon qui vous en deacutebarrasserait en al-lant srsquoeacutetablir avec elle agrave Sens agrave Montargis agrave Or-leacuteans avec cent mille francs

Dionis Massin Zeacutelie et Goupil les seulestecirctes fortes de cette assembleacutee eacutechangegraverentquatre regards remplis de penseacutees

― Ce serait le ver dans la poire dit Zeacutelie agravelrsquooreille de Massin

― Pourquoi lrsquoa-t-on laisseacute venir  reacutepondit legreffier

― Ccedila trsquoirait  cria Deacutesireacute agrave Goupil  maispourrais-tu jamais te tenir assez proprementpour plaire au vieillard et agrave sa pupille 

― Tu ne te frottes pas le ventre avec un pa-nier dit le maicirctre de poste qui finit par com-prendre lrsquoideacutee de Goupil

Cette grosse plaisanterie eut un succegraves pro-digieux Le maicirctre-clerc examina les rieurs parun regard circulaire si terrible que le silence sereacutetablit aussitocirct

― Aujourdrsquohui dit Zeacutelie agrave Massin drsquooreille agraveoreille les notaires ne connaissent que leurs in-teacuterecircts  et si Dionis allait pour faire des actes semettre du cocircteacute drsquoUrsule 

― Je suis sucircr de lui reacutepondit le greffier enjetant agrave sa cousine un regard de ses petitsyeux malicieux Il allait ajouter  Jrsquoai de quoi leperdre  Mais il se retint ― Je suis tout agrave fait delrsquoavis de Dionis dit-il agrave haute voix

― Et moi aussi srsquoeacutecria Zeacutelie qui cependantsoupccedilonnait deacutejagrave le notaire drsquoune collusiondrsquointeacuterecircts avec le greffier

― Ma femme a voteacute  dit le maicirctre de posteen humant un petit verre quoique deacutejagrave sa facefucirct violaceacutee par la digestion du deacutejeuner et parune notable absorption de liquides

― Crsquoest tregraves-bien dit le percepteur― Jrsquoirai donc apregraves le dicircner  reprit Dionis― Si monsieur Dionis a raison dit madame

Creacutemiegravere agrave madame Massin il faut aller cheznotre oncle comme autrefois en soireacutee tous lesdimanches et faire tout ce que vient de nousdire monsieur Dionis

― Oui pour ecirctre reccedilus comme nous lrsquoeacutetions srsquoeacutecria Zeacutelie Apregraves tout nous avons plus de

quarante bonnes mille livres de rentes et il a re-fuseacute toutes nos invitations  nous le valons bienSi je ne sais pas faire des ordonnances je saismener ma barque moi 

― Comme je suis loin drsquoavoir quarante millelivres de rentes dit madame Massin un peu pi-queacutee je ne me soucie pas drsquoen perdre dix mille 

― Nous sommes ses niegraveces nous le soigne-rons  nous y verrons clair dit madame Creacute-miegravere et vous nous en saurez greacute quelque jourcousine

― Meacutenagez bien Ursule le vieux bonhommede Jordy lui a laisseacute ses eacuteconomies  fit le no-taire en levant son index droit agrave la hauteur desa legravevre

― Je vais me mettre sur mon cinquante et unsrsquoeacutecria Deacutesireacute

― Vous avez eacuteteacute aussi fort que Desroches leplus fort des avoueacutes de Paris dit Goupil agrave sonpatron en sortant de la Poste

― Et ils discutent nos honoraires  reacuteponditle notaire en souriant avec amertume

Les heacuteritiers qui reconduisaient Dionis etson premier clerc se trouvegraverent le visage as-sez allumeacute par le deacutejeuner tous agrave la sortie desvecircpres Selon les preacutevisions du notaire lrsquoabbeacuteChaperon donnait le bras agrave la vieille madamede Portenduegravere

― Elle lrsquoa traicircneacute agrave vecircpres srsquoeacutecria madameMassin en montrant agrave madame Creacutemiegravere Ur-sule et son parrain qui sortaient de lrsquoeacuteglise

― Allons lui parler dit madame Creacutemiegravere ensrsquoavanccedilant vers le vieillard

Le changement que la confeacuterence avait opeacute-reacute sur tous ces visages surprit le docteur Mi-noret Il se demanda la cause de cette amitieacutede commande et par curiositeacute favorisa la ren-contre drsquoUrsule et des deux femmes empresseacuteesde la saluer avec une affection exageacutereacutee et dessourires forceacutes

― Mon oncle nous permettrez-vous de ve-nir vous voir ce soir  dit madame CreacutemiegravereNous avons cru quelquefois vous gecircner  maisil y a bien long-temps que nos enfants ne vousont rendu leurs devoirs et voilagrave nos filles en acircgede faire connaissance avec notre chegravere Ursule

― Ursule est digne de son nom reacutepliqua ledocteur elle est tregraves-sauvage

― Laissez-nous lrsquoapprivoiser dit madameMassin Et puis tenez mon oncle ajouta cettebonne meacutenagegravere en essayant de cacher ses pro-jets sous un calcul drsquoeacuteconomie on nous a ditque votre chegravere filleule a un si beau talentsur le forteacute que nous serions bien enchanteacuteesde lrsquoentendre Madame Creacutemiegravere et moi noussommes assez disposeacutees agrave prendre son maicirctrepour nos petites  car srsquoil avait sept ou huiteacutelegraveves il pourrait mettre le prix de ses leccedilons agravela porteacutee de nos fortunes

― Volontiers dit le vieillard et cela se trou-vera drsquoautant mieux que je veux aussi donnerun maicirctre de chant agrave Ursule

― Eh  bien agrave ce soir mon oncle nous vien-drons avec votre petit-neveu Deacutesireacute que voilagravemaintenant avocat

― Agrave ce soir reacutepondit Minoret qui voulut peacute-neacutetrer ces petites acircmes

Les deux niegraveces serregraverent la main drsquoUrsule enlui disant avec une gracircce affecteacutee  ― Au revoir

― Oh  mon parrain vous lisez donc dansmon cœur srsquoeacutecria Ursule en jetant au vieillardun regard plein de remercicircments

― Tu as de la voix dit-il Et je veux te don-ner aussi des maicirctres de dessin et drsquoitalien Unefemme reprit le docteur en regardant Ursule aumoment ougrave il ouvrait la grille de sa maison doitecirctre eacuteleveacutee de maniegravere agrave se trouver agrave la hauteurde toutes les positions ougrave son mariage peut lamettre

Ursule devint rouge comme une cerise  sontuteur semblait penser agrave la personne agrave la-quelle elle pensait elle-mecircme En se sentantpregraves drsquoavouer au docteur le penchant involon-taire qui la portait agrave srsquooccuper de Savinien etagrave lui rapporter tous ses deacutesirs de perfectionelle alla srsquoasseoir sous le massif de plantes grim-pantes ougrave de loin elle se deacutetachait comme unefleur blanche et bleue

― Vous voyez bien mon parrain que vosniegraveces sont bonnes pour moi  elles ont eacuteteacute gen-tilles dit-elle en le voyant venir et pour lui don-ner le change sur les penseacutees qui la rendaientrecircveuse

― Pauvre petite srsquoeacutecria le vieillardIl eacutetala sur son bras la main drsquoUrsule en la

tapotant et lrsquoemmena le long de la terrasse aubord de la riviegravere ougrave personne ne pouvait lesentendre

― Pourquoi dites-vous pauvre petite ― Ne vois-tu pas qursquoelles te craignent 

― Et pourquoi ― Les heacuteritiers sont en ce moment tous in-

quiets de ma conversion ils lrsquoont sans douteattribueacutee agrave lrsquoempire que tu exerces sur moi etsrsquoimaginent que je les frustrerai de ma succes-sion pour trsquoenrichir

― Mais ce ne sera pas  dit naiumlvement Ur-sule en regardant son parrain

― Oh  divine consolation de mes vieuxjours dit le vieillard qui enleva de terre sa pu-pille et la baisa sur les deux joues Crsquoest bienpour elle et non pour moi mon Dieu  que jevous ai prieacute tout agrave lrsquoheure de me laisser vivrejusqursquoau jour ougrave je lrsquoaurai confieacutee agrave quelque bonecirctre digne drsquoelle Tu verras mon petit ange lescomeacutedies que les Minoret les Creacutemiegravere et lesMassin vont venir jouer ici Tu veux embellir etprolonger ma vie toi  Eux ils ne pensent qursquoagravema mort

― Dieu nous deacutefend de haiumlr mais si celaest  Oh  je les meacuteprise bien fit Ursule

― Le dicircner cria la Bougival du haut du per-ron qui du cocircteacute du jardin se trouvait au bout ducorridor

Ursule et son tuteur eacutetaient au dessert dansla jolie salle agrave manger deacutecoreacutee de peintureschinoises en faccedilon de laque la ruine de Le-vrault-Levrault lorsque le juge de paix se preacute-senta  le docteur lui offrit telle eacutetait sa grandemarque drsquointimiteacute une tasse de son cafeacute Mokameacutelangeacute de cafeacute Bourbon et de cafeacute Martiniquebrucircleacute moulu fait par lui-mecircme dans une cafe-tiegravere drsquoargent dite agrave la Chaptal

― Eh  bien dit Bongrand en relevant seslunettes et regardant le vieillard drsquoun air nar-quois la ville est en lrsquoair votre apparition agravelrsquoeacuteglise a reacutevolutionneacute vos parents Vous laissezvotre fortune aux precirctres aux pauvres Vous lesavez remueacutes et ils se remuent ah  Jrsquoai vu leurpremiegravere eacutemeute sur la place ils eacutetaient affaireacutescomme des fourmis agrave qui lrsquoon a pris leurs œufs

― Que te disais-je Ursule  srsquoeacutecria levieillard Au risque de te peiner mon enfant nedois-je pas trsquoapprendre agrave connaicirctre le monde ette mettre en garde contre des inimitieacutes immeacute-riteacutees 

― Je voudrais vous dire un mot agrave ce sujetreprit Bongrand en saisissant cette occasion deparler agrave son vieil ami de lrsquoavenir drsquoUrsule

Le docteur mit un bonnet de velours noir sursa tecircte blanche le juge de paix garda son cha-peau pour se garantir de la fraicirccheur et tousdeux ils se promenegraverent le long de la terrasse endiscutant les moyens drsquoassurer agrave Ursule ce queson parrain voudrait lui donner Le juge de paixconnaissait lrsquoopinion de Dionis sur lrsquoinvaliditeacutedrsquoun testament fait par le docteur en faveurdrsquoUrsule car Nemours se preacuteoccupait trop dela succession Minoret pour que cette questionnrsquoeucirct pas eacuteteacute agiteacutee entre les jurisconsultes de laville Bongrand avait deacutecideacute qursquoUrsule Miroueumlteacutetait une eacutetrangegravere agrave lrsquoeacutegard du docteur Mino-

ret mais il sentait bien que lrsquoesprit de la leacutegisla-tion repoussait de la famille les superfeacutetationsilleacutegitimes Les reacutedacteurs du code nrsquoavaientpreacutevu que la faiblesse des pegraveres et des megraverespour les enfants naturels sans imaginer que desoncles ou des tantes eacutepouseraient la tendressede lrsquoenfant naturel en faveur de sa descendanceEacutevidemment il se rencontrait une lacune dansla loi

― En tout autre pays dit-il au docteur enachevant de lui exposer lrsquoeacutetat de la jurispru-dence que Goupil Dionis et Deacutesireacute venaientdrsquoexpliquer aux heacuteritiers Ursule nrsquoaurait rienagrave craindre  elle est fille leacutegitime et lrsquoincapaciteacutede son pegravere ne devrait avoir drsquoeffet qursquoagrave lrsquoeacutegardde la succession de Valentin Miroueumlt votrebeau-pegravere  mais en France la magistratureest malheureusement tregraves-spirituelle et conseacute-quentielle elle recherche lrsquoesprit de la loi Desavocats parleront morale et deacutemontreront quela lacune du code vient de la bonhomie des leacute-

gislateurs qui nrsquoont pas preacutevu le cas mais quinrsquoen ont pas moins eacutetabli un principe Le pro-cegraves sera long et dispendieux Avec Zeacutelie on iraitjusqursquoen cour de cassation et je ne suis pas sucircrdrsquoecirctre encore vivant quand ce procegraves se fera

― Le meilleur des procegraves ne vaut encore riensrsquoeacutecria le docteur Je vois deacutejagrave des meacutemoires surcette question  Jusqursquoagrave quel degreacute lrsquoincapaciteacutequi en matiegravere de succession frappe les enfantsnaturels doit-elle srsquoeacutetendre  et la gloire drsquounbon avocat consiste agrave gagner de mauvais pro-cegraves

― Ma foi dit Bongrand je nrsquooseraisprendre sur moi drsquoaffirmer que les magis-trats nrsquoeacutetendraient pas le sens de la loi danslrsquointention drsquoeacutetendre la protection accordeacutee aumariage base eacuteternelle des socieacuteteacutes

Sans se prononcer sur ses intentions levieillard rejeta le fideacuteicommis Mais quant agrave lavoie drsquoun mariage que Bongrand lui proposade prendre pour assurer sa fortune agrave Ursule 

― Pauvre petite  srsquoeacutecria le docteur Je suis ca-pable de vivre encore quinze ans que devien-drait-elle 

― Eh  bien que comptez-vous donc faire dit Bongrand

― Nous y penserons je verrai reacutepondit levieux docteur eacutevidemment embarrasseacute de reacute-pondre

En ce moment Ursule vint annoncer auxdeux amis que Dionis demandait agrave parler audocteur

― Deacutejagrave Dionis  srsquoeacutecria Minoret en regardantle juge de paix ― Oui reacutepondit-il agrave Ursuleqursquoil entre

― Je gagerais mes lunettes contre une allu-mette qursquoil est le paravent de vos heacuteritiers  ilsont deacutejeuneacute tous agrave la Poste avec Dionis il srsquoy estmachineacute quelque chose

Le notaire ameneacute par Ursule arriva jusqursquoaufond du jardin Apregraves les salutations etquelques phrases insignifiantes Dionis obtint

un moment drsquoaudience particuliegravere Ursule etBongrand se retiregraverent au salon

― Nous y penserons  Je verrai  se disaiten lui-mecircme Bongrand en reacutepeacutetant les der-niegraveres paroles du docteur Voilagrave le mot des gensdrsquoesprit  la mort les surprend et ils laissentdans lrsquoembarras les ecirctres qui leur sont chers 

La deacutefiance que les hommes drsquoeacutelite inspirentaux gens drsquoaffaires est remarquable  ils ne leuraccordent pas le moins en leur reconnaissant leplus Mais peut-ecirctre cette deacutefiance est-elle uneacuteloge  En leur voyant habiter le sommet deschoses humaines les gens drsquoaffaires ne croientpas les hommes supeacuterieurs capables de des-cendre aux infiniment petits des deacutetails quide mecircme que les inteacuterecircts en finance et les mi-croscopiques en science naturelle finissent pareacutegaler les capitaux et par former des mondesErreur  lrsquohomme de cœur et lrsquohomme de geacutenievoient tout Bongrand piqueacute du silence que ledocteur avait gardeacute mais mucirc [mu] sans doute

par lrsquointeacuterecirct drsquoUrsule et le croyant compromisreacutesolut de la deacutefendre contre les heacuteritiers Ileacutetait deacutesespeacutereacute de ne rien savoir de cet entretiendu vieillard avec Dionis

― Quelque pure que soit Ursule pensa-t-ilen lrsquoexaminant il est un point sur lequel lesjeunes filles ont coutume de faire agrave elles seulesla jurisprudence et la morale Essayons  ― LesMinoret-Levrault dit-il agrave Ursule en raffermis-sant ses lunettes sont capables de vous deman-der en mariage pour leur fils

La pauvre petite pacirclit  elle eacutetait trop bien eacutele-veacutee elle avait une trop sainte deacutelicatesse pouraller eacutecouter ce qui se disait entre Dionis et sononcle  mais apregraves une petite deacutelibeacuteration in-time elle crut pouvoir se montrer en pensantque si elle eacutetait de trop son parrain le lui feraitsentir Le pavillon chinois ougrave se trouvait le cabi-net du docteur avait les persiennes de sa porte-fenecirctre ouvertes Ursule inventa drsquoaller tout yfermer elle-mecircme Elle srsquoexcusa de laisser seul

au salon le juge de paix qui lui dit en souriant ― Faites  faites 

Ursule arriva sur les marches du perron parougrave lrsquoon descendait du pavillon chinois au jar-din et y resta pendant quelques minutes ma-nœuvrant les persiennes avec lenteur et regar-dant le coucher du soleil Elle entendit alorscette reacuteponse faite par le docteur qui venait versle pavillon chinois

― Mes heacuteritiers seraient enchanteacutes de mevoir des biens-fonds des hypothegraveques  ilssrsquoimaginent que ma fortune serait beaucoupplus en sucircreteacute  je devine tout ce qursquoils se disentet peut-ecirctre venez-vous de leur part  Appre-nez mon cher monsieur que mes dispositionssont irreacutevocables Mes heacuteritiers auront le capi-tal de la fortune que jrsquoai apporteacutee ici qursquoils setiennent pour avertis et me laissent tranquilleSi lrsquoun drsquoeux deacuterangeait quelque chose agrave ce queje crois devoir faire pour cet enfant (il deacutesignasa filleule) je reviendrais de lrsquoautre monde pour

les tourmenter  Ainsi monsieur Savinien dePortenduegravere peut bien rester en prison si lrsquooncompte sur moi pour lrsquoen tirer ajouta le doc-teur Je ne vendrai point mes rentes

En entendant ce dernier fragment de phraseUrsule eacuteprouva la premiegravere et la seule douleurqui lrsquoeucirct atteinte elle appuya son front agrave la per-sienne en srsquoy attachant pour se soutenir

― Mon Dieu  qursquoa-t-elle  srsquoeacutecria le vieuxmeacutedecin elle est sans couleur Une pareilleeacutemotion apregraves dicircner peut la tuer Il eacutetendit lebras pour prendre Ursule qui tombait presqueeacutevanouie ― Adieu monsieur laissez-moi dit-il au notaire

Il transporta sa filleule sur une immense ber-gegravere du temps de Louis XV qui se trouvait dansson cabinet saisit un flacon drsquoeacutether au milieude sa pharmacie et le lui fit respirer

― Remplacez-moi mon ami dit-il agrave Bon-grand effrayeacute je veux rester seul avec elle

Le juge de paix reconduisit le notaire jusqursquoagravela grille en lui demandant sans y mettre aucunempressement  ― Qursquoest-il donc arriveacute agrave Ur-sule 

― Je ne sais pas reacutepondit monsieur DionisElle eacutetait sur les marches agrave nous eacutecouter  etquand son oncle mrsquoa refuseacute de precircter la sommeneacutecessaire au jeune Portenduegravere qui est en pri-son pour dettes car il nrsquoa pas eu comme mon-sieur du Rouvre un monsieur Bongrand pourle deacutefendre elle a pacircli chanceleacute Lrsquoaimerait-elle  Y aurait-il entre eux

― Agrave quinze ans  reacutepliqua Bongrand en in-terrompant Dionis

― Elle est neacutee en feacutevrier 1814 elle aura seizeans dans quatre mois

― Elle nrsquoa jamais vu le voisin reacutepondit lejuge de paix Non crsquoest une crise

― Une crise de cœur reacutepliqua le notaireLe notaire eacutetait assez enchanteacute de cette deacute-

couverte qui devait empecirccher le redoutable

mariage in extremis par lequel le docteur pou-vait frustrer ses heacuteritiers  tandis que Bongrandvoyait ses chacircteaux en Espagne deacutemolis  depuislong-temps il pensait agrave marier son fils avec Ur-sule

― Si la pauvre enfant aimait ce garccedilon ce se-rait un malheur pour elle  madame de Porten-duegravere est bretonne et enticheacutee de noblesse reacute-pondit le juge de paix apregraves une pause

― Heureusement pour lrsquohonneur des Por-tenduegravere reacutepliqua le notaire qui faillit se laisserdeviner

Rendons au brave et honnecircte juge de paix lajustice de dire qursquoen venant de la grille au sa-lon il abandonna non sans douleur pour sonfils lrsquoespeacuterance qursquoil avait caresseacutee de pouvoirun jour nommer Ursule sa fille Il comptaitdonner six mille livres de rentes agrave son fils le jourougrave il serait nommeacute substitut  et si le docteureucirct voulu doter Ursule de cent mille francs cesdeux jeunes gens devaient ecirctre la perle des meacute-

nages  son Eugegravene eacutetait un loyal et charmantgarccedilon Peut-ecirctre avait-il un peu trop vanteacute cetEugegravene et la deacutefiance du vieux Minoret ve-nait-elle de lagrave

― Je me rabattrai sur la fille du maire pen-sa Bongrand Mais Ursule sans dot vaut mieuxque mademoiselle Levrault-Creacutemiegravere avec sonmillion Maintenant il faut manœuvrer pourfaire eacutepouser agrave Ursule ce petit Portenduegravere sitoutefois elle lrsquoaime

Apregraves avoir fermeacute la porte du cocircteacute de la bi-bliothegraveque et celle du jardin le docteur avaitameneacute sa pupille agrave la fenecirctre qui donnait sur lebord de lrsquoeau

― Qursquoas-tu cruelle enfant  lui dit-il Tavie est ma vie Sans ton sourire que devien-drais-je 

― Savinien en prison reacutepondit-elleApregraves ces mots un torrent de larmes sortit

de ses yeux et les sanglots vinrent

― Elle est sauveacutee pensa le vieillard qui lui tacirc-tait le pouls avec une anxieacuteteacute de pegravere Heacutelas  ellea toute la sensibiliteacute de ma pauvre femme sedit-il en allant prendre un steacutethoscope qursquoil mitsur le cœur drsquoUrsule en y appliquant son oreilleAllons tout va bien  se dit-il ― Je ne savaispas mon cœur que tu lrsquoaimasses autant deacutejagravereprit-il en la regardant Mais pense avec moicomme avec toi-mecircme et raconte-moi tout cequi srsquoest passeacute entre vous deux

― Je ne lrsquoaime pas mon parrain nous nenous sommes jamais rien dit reacutepondit-elleen sanglotant Mais apprendre que ce pauvrejeune homme est en prison et savoir que vousrefusez durement de lrsquoen tirer vous si bon 

― Ursule mon bon petit ange si tu nelrsquoaimes pas pourquoi fais-tu devant le jour desaint Savinien un point rouge comme devantle jour de saint Denis  Allons raconte-moi lesmoindres eacuteveacutenements de cette affaire de cœur

Ursule rougit retint quelques larmes et il sefit entre elle et son oncle un moment de silence

― As-tu peur de ton pegravere de ton ami de tamegravere de ton meacutedecin de ton parrain dont lecœur a eacuteteacute depuis quelques jours rendu plustendre encore qursquoil ne lrsquoeacutetait

― Eh  bien cher parrain reprit-elle je vaisvous ouvrir mon acircme Au mois de mai mon-sieur Savinien est venu voir sa megravere Jusqursquoagrave cevoyage je nrsquoavais jamais fait la moindre atten-tion agrave lui Quand il est parti pour demeurer agraveParis jrsquoeacutetais une enfant et ne voyais je vous lejure aucune diffeacuterence entre un jeune hommeet vous autres si ce nrsquoest que je vous aimaissans imaginer jamais pouvoir aimer mieux quique ce soit Monsieur Savinien est arriveacute parla malle la veille du jour de la fecircte de sa megraveresans que nous le sussions Agrave sept heures du ma-tin apregraves avoir dit mes priegraveres en ouvrant lafenecirctre pour donner de lrsquoair agrave ma chambre jevois les fenecirctres de la chambre de monsieur Sa-

vinien ouvertes et monsieur Savinien en robede chambre occupeacute agrave se faire la barbe et met-tant agrave ses mouvements une gracircce enfin je lrsquoaitrouveacute gentil Il a peigneacute ses moustaches noiressa virgule sous le menton et jrsquoai vu son coublanc rond Faut-il vous dire tout  je mesuis aperccedilue que ce cou si frais ce visage et cesbeaux cheveux noirs eacutetaient bien diffeacuterents desvocirctres quand je vous regardais vous faisant labarbe Il mrsquoa monteacute je ne sais drsquoougrave comme unevapeur par vagues au cœur dans le gosier agrave latecircte et si violemment que je me suis assise Jene pouvais me tenir debout je tremblais Maisjrsquoavais tant envie de le revoir que je me suismise sur la pointe des pieds il mrsquoa vue alors etmrsquoa pour plaisanter envoyeacute du bout des doigtsun baiser et

― Et ― Et reprit-elle je me suis cacheacutee aussi

honteuse qursquoheureuse sans mrsquoexpliquer pour-quoi jrsquoavais honte de ce bonheur Ce mouve-

ment qui mrsquoeacuteblouissait lrsquoacircme en y amenant jene sais quelle puissance srsquoest renouveleacute toutesles fois qursquoen moi-mecircme je revoyais cette jeunefigure Enfin je me plaisais agrave retrouver cetteeacutemotion quelque violente qursquoelle fucirct En allantagrave la messe une force invincible mrsquoa pousseacuteeagrave regarder monsieur Savinien donnant le brasagrave sa megravere  sa deacutemarche ses vecirctements toutjusqursquoau bruit de ses bottes sur le paveacute me pa-raissait joli La moindre chose de lui sa mainsi finement ganteacutee exerccedilait sur moi commeun charme Cependant jrsquoai eu la force de nepas penser agrave lui pendant la messe Agrave la sor-tie je suis resteacutee dans lrsquoeacuteglise de maniegravere agravelaisser partir madame de Portenduegravere la pre-miegravere et agrave marcher ainsi apregraves lui Je ne sau-rais vous exprimer combien ces petits arran-gements mrsquointeacuteressaient En rentrant quand jeme suis retourneacutee pour fermer la grille

― Et la Bougival  dit le docteur

― Oh  je lrsquoavais laisseacutee aller agrave sa cuisine ditnaiumlvement Ursule Jrsquoai donc pu voir naturelle-ment monsieur Savinien planteacute sur ses jambeset me contemplant Oh  parrain je me suis sen-tie si fiegravere en croyant remarquer dans ses yeuxune sorte de surprise et drsquoadmiration que jene sais pas ce que jrsquoaurais fait pour lui fournirlrsquooccasion de me regarder Il mrsquoa sembleacute que jene devais plus deacutesormais mrsquooccuper que de luiplaire Son regard est maintenant la plus doucereacutecompense de mes bonnes actions Depuis cemoment je songe agrave lui sans cesse et malgreacute moiMonsieur Savinien est reparti le soir je ne lrsquoaiplus revu la rue des Bourgeois mrsquoa paru videet il a comme emporteacute mon cœur avec lui sansle savoir

― Voilagrave tout  dit le docteur― Tout mon parrain dit-elle avec un soupir

ougrave le regret de ne pas avoir agrave en dire davantageeacutetait eacutetouffeacute sous la douleur du moment

― Ma chegravere petite dit le docteur en asseyantUrsule sur ses genoux tu vas attraper tes seizeans bientocirct et ta vie de femme va commen-cer Tu es entre ton enfance beacutenie qui cesseet les agitations de lrsquoamour qui te feront uneexistence orageuse car tu as le systegraveme ner-veux drsquoune exquise sensibiliteacute Ce qui trsquoarrivecrsquoest lrsquoamour ma fille dit le vieillard avec uneexpression de profonde tristesse crsquoest lrsquoamourdans sa sainte naiumlveteacute lrsquoamour comme il doitecirctre  involontaire rapide venu comme un vo-leur qui prend tout oui tout  Et je mrsquoy at-tendais Jrsquoai bien observeacute les femmes et saisque si chez la plupart lrsquoamour ne srsquoemparedrsquoelles qursquoapregraves bien des teacutemoignages des mi-racles drsquoaffection si celles-lagrave ne rompent leursilence et ne cegravedent que vaincues  il en estdrsquoautres qui sous lrsquoempire drsquoune sympathieexplicable aujourdrsquohui par les fluides magneacute-tiques sont envahies en un instant Je puis tele dire aujourdrsquohui  aussitocirct que jrsquoai vu la char-

mante femme qui portait ton nom jrsquoai sen-ti que je lrsquoaimerais uniquement et fidegravelementsans savoir si nos caractegraveres si nos personnesse conviendraient Y a-t-il en amour une se-conde vue  Quelle reacuteponse faire apregraves avoirvu tant drsquounions ceacuteleacutebreacutees sous les auspicesdrsquoun si ceacuteleste contrat plus tard briseacutees engen-drant des haines presque eacuteternelles des reacutepul-sions absolues  Les sens peuvent pour ainsidire srsquoappreacutehender et les ideacutees ecirctre en deacutesac-cord  et peut-ecirctre certaines personnes vivent-elles plus par les ideacutees que par le corps  Aucontraire souvent les caractegraveres srsquoaccordent etles personnes se deacuteplaisent Ces deux pheacuteno-megravenes si diffeacuterents qui rendraient raison debien des malheurs deacutemontrent la sagesse deslois qui laissent aux parents la haute main surle mariage de leurs enfants  car une jeune filleest souvent la dupe de lrsquoune de ces deux hal-lucinations Aussi ne te blacircmeacute-je pas Les sen-sations que tu eacuteprouves ce mouvement de ta

sensibiliteacute qui se preacutecipite de son centre en-core inconnu sur ton cœur et sur ton intelli-gence ce bonheur avec lequel tu penses agrave Sa-vinien tout est naturel Mais mon enfant ado-reacute comme te lrsquoa dit notre bon abbeacute Chaperonla Socieacuteteacute demande le sacrifice de beaucoup depenchants naturels Autres sont les destineacutees delrsquohomme autres sont celles de la femme Jrsquoaipu choisir Ursule Miroueumlt pour femme et ve-nir agrave elle en lui disant combien je lrsquoaimais  tan-dis qursquoune jeune fille ment agrave ses vertus en solli-citant lrsquoamour de celui qursquoelle aime  la femmenrsquoa pas comme nous la faculteacute de poursuivreau grand jour lrsquoaccomplissement de ses vœux[veux] Aussi la pudeur est-elle chez vous etsurtout chez toi la barriegravere infranchissable quigarde les secrets de votre cœur Ton heacutesitationagrave me confier tes premiegraveres eacutemotions mrsquoa dit as-sez que tu souffrirais les plus cruelles torturesplutocirct que drsquoavouer agrave Savinien

― Oh  oui dit-elle

― Mais mon enfant tu dois faire plus  tudois reacuteprimer les mouvements de ton cœur lesoublier

― Pourquoi ― Parce que mon petit ange tu ne dois

aimer que lrsquohomme qui sera ton mari  etquand mecircme monsieur Savinien de Porten-duegravere trsquoaimerait

― Je nrsquoy ai pas encore penseacute― Eacutecoute-moi  Quand mecircme il trsquoaimerait

quand sa megravere me demanderait ta main pourlui je ne consentirais agrave ce mariage qursquoapregravesavoir soumis Savinien agrave un long et mucircr exa-men Sa conduite vient de le rendre suspect agravetoutes les familles et de mettre entre les heacuteri-tiegraveres et lui des barriegraveres qui tomberont diffici-lement

Un sourire drsquoange seacutecha les pleurs drsquoUrsulequi dit  ― Agrave quelque chose malheur est bon Le docteur fut sans reacuteponse agrave cette naiumlveteacute― Qursquoa-t-il fait mon parrain  reprit-elle

― En deux ans mon petit ange il a fait agrave Pa-ris pour cent vingt mille francs de dettes  Il aeu la sottise de se laisser coffrer agrave Sainte-Peacute-lagie maladresse qui deacuteconsidegravere agrave jamais unjeune homme par le temps qui court Un dis-sipateur capable de plonger une pauvre megraveredans la douleur et la misegravere fait comme tonpauvre pegravere mourir sa femme de deacutesespoir 

― Croyez-vous qursquoil puisse se corriger  de-manda-t-elle

― Si sa megravere paye pour lui il se sera mis surla paille et je ne sais pas de pire correction pourun noble que drsquoecirctre sans fortune

Cette reacuteponse rendit Ursule pensive  elle es-saya ses larmes et dit agrave son parrain  ― Si vouspouvez le sauver sauvez-le mon parrain  ceservice vous donnera le droit de le conseiller vous lui ferez des remontrances

― Et dit le docteur en imitant le parlerdrsquoUrsule il pourra venir ici la vieille dame yviendra nous les verrons et

― Je ne songe en ce moment qursquoagrave lui-mecircmereacutepondit Ursule en rougissant

― Ne pense plus agrave lui ma pauvre enfant crsquoest une folie  dit gravement le docteur Ja-mais madame de Portenduegravere une Kergaroueumltnrsquoeucirct-elle que trois cents livres par an pourvivre ne consentirait au mariage du vicomteSavinien de Portenduegravere petit-neveu du feucomte de Portenduegravere lieutenant-geacuteneacuteral desarmeacutees navales du roi et fils du vicomte dePortenduegravere capitaine de vaisseau avec qui avec Ursule Miroueumlt fille drsquoun musicien de reacute-giment sans fortune et dont le pegravere heacutelas  voi-ci le moment de te le dire eacutetait le bacirctard drsquounorganiste de mon beau-pegravere

― Ocirc mon parrain  vous avez raison  nous nesommes eacutegaux que devant Dieu Je ne songe-rai plus agrave lui que dans mes priegraveres dit-elle aumilieu des sanglots que cette reacuteveacutelation excitaDonnez-lui tout ce que vous me destinez De

quoi peut avoir besoin une pauvre fille commemoi  En prison lui 

― Offre agrave Dieu toutes tes mortifications etpeut-ecirctre nous viendra-t-il en aide

Le silence reacutegna pendant quelques instantsQuand Ursule qui nrsquoosait regarder son parrainleva les yeux sur lui son cœur fut profondeacute-ment remueacute lorsqursquoelle vit des larmes roulantsur ses joues fleacutetries Les pleurs des vieillardssont aussi terribles que ceux des enfants sontnaturels

― Qursquoavez-vous  mon Dieu  dit-elle en sejetant agrave ses pieds et lui baisant les mains Nrsquoecirctes-vous pas sucircr de moi 

― Moi qui voudrais satisfaire agrave tous tesvœux je suis obligeacute de te causer la premiegraveregrande douleur de ta vie  Je souffre autant quetoi Je nrsquoai pleureacute qursquoagrave la mort de mes enfantset agrave celle drsquoUrsule Tiens je ferai tout ce que tuvoudras srsquoeacutecria-t-il

Agrave travers ses larmes Ursule jeta sur son par-rain un regard qui fut comme un eacuteclair Ellesourit

― Allons au salon et sache te garder le secretagrave toi-mecircme sur tout ceci ma petite dit le doc-teur eu laissant sa filleule dans son cabinet

Ce pegravere se sentit si faible contre ce divin sou-rire qursquoil allait dire un mot drsquoespeacuterance et trom-per ainsi sa filleule

En ce moment madame de Portenduegravereseule avec le cureacute dans sa froide petite salle aurez-de-chausseacutee avait fini de confier ses dou-leurs agrave ce bon precirctre son seul ami Elle tenait agravela main des lettres que lrsquoabbeacute Chaperon venaitde lui rendre apregraves les avoir lues et qui avaientmis ses misegraveres au comble Assise dans sa ber-gegravere drsquoun cocircteacute de la table carreacutee ougrave se voyaientles restes du dessert la vieille dame regardait lecureacute qui de lrsquoautre cocircteacute ramasseacute dans son fau-teuil se caressait le menton par ce geste com-mun aux valets de theacuteacirctre aux matheacutematiciens

aux precirctres et qui trahit quelque meacuteditationsur un problegraveme difficile agrave reacutesoudre

Cette petite salle eacuteclaireacutee par deux fenecirctressur la rue et garnie de boiseries peintes en griseacutetait si humide que les panneaux du bas of-fraient aux regards les fendillements geacuteomeacute-triques du bois pourri quand il nrsquoest plus main-tenu que par la peinture Le carreau rouge etfrotteacute par lrsquounique servante de la vieille dameexigeait devant chaque siegravege de petits rondsen sparteries sur lrsquoun desquels lrsquoabbeacute tenait sespieds Les rideaux de vieux damas vert-clairagrave fleurs vertes eacutetaient tireacutes et les persiennesavaient eacuteteacute fermeacutees Deux bougies eacuteclairaientla table tout en laissant la chambre dans leclair-obscur Est-il besoin de dire qursquoentre lesdeux fenecirctres un beau pastel de Latour mon-trait le fameux amiral de Portenduegravere le rivaldes Suffren des Kergaroueumlt des Guichen et desSimeuse Sur la boiserie en face de la chemi-neacutee on apercevait le vicomte de Portenduegravere

et la megravere de la vieille dame une Kergaroueumlt-Ploeumlgat Savinien avait donc pour grand-onclele vice-amiral de Kergaroueumlt et pour cousinle comte de Portenduegravere petit-fils de lrsquoamirallrsquoun et lrsquoautre fort riches Le vice-amiral deKergaroueumlt habitait Paris et le comte de Por-tenduegravere le chacircteau de ce nom dans le Dauphi-neacute Son cousin le comte repreacutesentait la brancheaicircneacutee et Savinien eacutetait le seul rejeton du cadetde Portenduegravere Le comte acircgeacute de plus de qua-rante ans marieacute agrave une femme riche avait troisenfants Sa fortune accrue de plusieurs heacuteri-tages se montait dit-on agrave soixante mille livresde rentes Deacuteputeacute de lrsquoIsegravere il passait ses hi-vers agrave Paris ougrave il avait racheteacute lrsquohocirctel de Por-tenduegravere avec les indemniteacutes que lui valait laloi Villegravele Le vice-amiral de Kergaroueumlt avaitreacutecemment eacutepouseacute sa niegravece mademoiselle deFontaine uniquement pour lui assurer sa for-tune Les fautes du vicomte devaient donc luifaire perdre deux puissantes protections Jeune

et joli garccedilon si Savinien fucirct entreacute dans la ma-rine avec son nom et appuyeacute par un amiralpar un deacuteputeacute peut-ecirctre agrave vingt-trois ans eucirct-il eacuteteacute deacutejagrave lieutenant de vaisseau  mais sa megravereopposeacutee agrave ce que son fils unique se destinacirct agravelrsquoeacutetat militaire lrsquoavait fait eacutelever agrave Nemours parun vicaire de lrsquoabbeacute Chaperon et srsquoeacutetait flat-teacutee de pouvoir conserver jusqursquoagrave sa mort sonfils pregraves drsquoelle Elle voulait sagement le ma-rier avec une demoiselle drsquoAiglemont riche dedouze mille livres de rentes agrave la main de la-quelle le nom de Portenduegravere et la ferme desBordiegraveres permettaient de preacutetendre Ce planrestreint mais sage et qui pouvait relever la fa-mille agrave la seconde geacuteneacuteration eucirct eacuteteacute deacutejoueacute parles eacuteveacutenements Les drsquoAiglemont eacutetaient alorsruineacutes et une de leurs filles lrsquoaicircneacutee Heacutelegraveneavait disparu sans que la famille expliquacirct cemystegravere Lrsquoennui drsquoune vie sans air sans issueet sans action sans autre aliment que lrsquoamourdes fils pour leurs megraveres fatigua tellement Sa-

vinien qursquoil rompit ses chaicircnes quelque doucesqursquoelles fussent et jura de ne jamais vivre enprovince en comprenant un peu tard que sonavenir nrsquoeacutetait pas rue des Bourgeois Agrave vingt-un ans il avait donc quitteacute sa megravere pour se fairereconnaicirctre de ses parents et tenter la fortuneagrave Paris Ce devait ecirctre un funeste contraste quecelui de la vie de Nemours et de la vie de Parispour un jeune homme de vingt-un ans libresans contradicteur neacutecessairement affameacute deplaisirs et agrave qui le nom de Portenduegravere et saparenteacute si riche ouvraient les salons Certainque sa megravere gardait les eacuteconomies de vingt an-neacutees amasseacutees dans quelque cachette Savinieneut bientocirct deacutepenseacute les six mille francs qursquoellelui donna pour voir Paris Cette somme ne deacute-fraya pas ses six premiers mois et il dut alorsle double de cette somme agrave son hocirctel agrave sontailleur agrave son bottier agrave son loueur de voitures etde chevaux agrave un bijoutier agrave tous les marchandsqui concourent au luxe des jeunes gens Agrave peine

avait-il reacuteussi agrave se faire connaicirctre agrave peine sa-vait-il parler se preacutesenter porter ses gilets etles choisir commander ses habits et mettre sacravate qursquoil se trouvait agrave la tecircte de trente millefrancs de dettes et nrsquoen eacutetait encore qursquoagrave cher-cher une tournure deacutelicate pour deacuteclarer sonamour agrave la sœur du marquis de Ronquerollesmadame de Seacuterizy femme eacuteleacutegante mais dontla jeunesse avait brilleacute sous lrsquoEmpire

― Comment vous en ecirctes-vous tireacutes vousautres  dit un jour agrave la fin drsquoun deacutejeuner Savi-nien agrave quelques eacuteleacutegants avec lesquels il srsquoeacutetaitlieacute comme se lient aujourdrsquohui des jeunes gensdont les preacutetentions en toute chose visent aumecircme but et qui reacuteclament une impossible eacutega-liteacute Vous nrsquoeacutetiez pas plus riches que moi vousmarchez sans soucis vous vous maintenez etmoi jrsquoai deacutejagrave des dettes 

― Nous avons tous commenceacute par lagrave luidirent en riant Rastignac Lucien de Rubempreacute

Maxime de Trailles Eacutemile Blondet les dandiesdrsquoalors

― Si de Marsay srsquoest trouveacute riche au deacutebutde la vie crsquoest un hasard  dit lrsquoamphitryon unparvenu nommeacute Finot qui tentait de frayer avecces jeunes gens Et srsquoil nrsquoeucirct pas eacuteteacute lui-mecircmeajouta-t-il en le saluant sa fortune pouvait leruiner

― Le mot y est dit Maxime de Trailles― Et lrsquoideacutee aussi reacutepliqua Rastignac― Mon cher dit gravement de Marsay agrave

Savinien les dettes sont la commandite delrsquoexpeacuterience Une bonne eacuteducation universi-taire avec maicirctres drsquoagreacutements et de deacutesagreacute-ments qui ne vous apprend rien coucircte soixantemille francs Si lrsquoeacuteducation par le monde coucirctele double elle vous apprend la vie les af-faires la politique les hommes et quelquefoisles femmes

Blondet acheva cette leccedilon par cette traduc-tion drsquoun vers de La Fontaine 

Le monde vend tregraves-cher ce qursquoon penseqursquoil donne 

Au lieu de reacutefleacutechir agrave ce que les plus habilespilotes de lrsquoarchipel parisien lui disaient de sen-seacute Savinien nrsquoy vit que des plaisanteries

― Prenez garde mon cher lui dit de Marsayvous avez un beau nom et si vous nrsquoacqueacuterezpas la fortune qursquoexige votre nom vous pour-rez aller finir vos jours sous un habit de mareacute-chal des logis [des-logis] dans un reacutegiment decavalerie

Nous avons vu tomber de plus illustres tecirctes 

ajouta-t-il en deacuteclamant ce vers de Corneille etprenant le bras de Savinien ― Il nous est venureprit-il voici bientocirct six ans un jeune comtedrsquoEsgrignon qui nrsquoa pas veacutecu plus de deux ansdans le paradis du grand monde Heacutelas  il a veacute-

cu ce que vivent les fuseacutees Il srsquoest eacuteleveacute jusqursquoagravela duchesse de Maufrigneuse et il est retombeacutedans sa ville natale ougrave il expie ses fautes entreun vieux pegravere agrave catarrhes et une partie de whistagrave deux sous la fiche Dites votre situation agrave ma-dame de Seacuterizy tout naiumlvement sans honte ellevous sera tregraves-utile  tandis que si vous jouezavec elle la charade du premier amour elle seposera en madone de Raphaeumll jouera aux jeuxinnocents et vous fera voyager agrave grands fraisdans le pays de Tendre 

Savinien trop jeune encore tout au pur hon-neur du gentilhomme nrsquoosa pas avouer sa po-sition de fortune agrave madame de Seacuterizy Madamede Portenduegravere dans un moment ougrave son fils nesavait ougrave donner de la tecircte envoya vingt millefrancs tout ce qursquoelle posseacutedait sur une lettreougrave Savinien instruit par ses amis dans la balis-tique des ruses dirigeacutees par les enfants contreles coffres-forts paternels parlait de billets agravepayer et du deacuteshonneur de laisser protester sa

signature Il atteignit avec ce secours agrave la finde la premiegravere anneacutee Pendant la seconde at-tacheacute au char de madame de Seacuterizy seacuterieuse-ment eacuteprise de lui et qui drsquoailleurs le formaitil usa de la dangereuse ressource des usuriersUn deacuteputeacute de ses amis un ami de son cousin dePortenduegravere Des Lupeaulx lrsquoadressa dans unjour de deacutetresse agrave Gobseck agrave Gigonnet et agrave Pal-ma qui bien et ducircment informeacutes de la valeurdes biens de sa megravere lui rendirent lrsquoescomptedoux et facile Lrsquousure et le trompeur secoursdes renouvellements lui firent mener une vieheureuse pendant environ dix-huit mois Sansoser quitter madame de Seacuterizy le pauvre en-fant devint amoureux fou de la belle comtessede Kergaroueumlt prude comme toutes les jeunespersonnes qui attendent la mort drsquoun vieux ma-ri et qui font lrsquohabile report de leur vertu surun second mariage Incapable de comprendreqursquoune vertu raisonneacutee est invincible Savinienfaisait la cour agrave Eacutemilie de Kergaroueumlt en grande

tenue drsquohomme riche  il ne manquait ni un balni un spectacle ougrave elle devait se trouver

― Mon petit tu nrsquoas pas assez de poudrepour faire sauter ce rocher lagrave lui dit un soir enriant de Marsay

Ce jeune roi de la fashion parisienne eutbeau par commiseacuteration expliquer Eacutemilie deFontaine agrave cet enfant il fallut les sombres clar-teacutes du malheur et les teacutenegravebres de la prison poureacuteclairer Savinien Une lettre de change im-prudemment souscrite agrave un bijoutier drsquoaccordavec les usuriers qui ne voulaient pas avoirlrsquoodieux de lrsquoarrestation fit eacutecrouer pour centdix-sept mille francs Savinien de Portenduegravereagrave Sainte-Peacutelagie agrave lrsquoinsu de ses amis Aussitocirctque cette nouvelle fut sue par Rastignac par deMarsay et par Lucien de Rubempreacute tous troisvinrent voir Savinien et lui offrirent chacunun billet de mille francs en le trouvant deacutenueacutede tout Le valet de chambre acheteacute par deuxcreacuteanciers avait indiqueacute lrsquoappartement secret

ougrave Savinien logeait et tout y avait eacuteteacute saisimoins les habits et le peu de bijoux qursquoil por-tait Les trois jeunes gens munis drsquoun excellentdicircner et tout en buvant le vin de Xeacuteregraves appor-teacute par de Marsay srsquoinformegraverent de la situationde Savinien en apparence afin drsquoorganiser sonavenir mais sans doute pour le juger

― Quand on srsquoappelle Savinien de Porten-duegravere srsquoeacutetait eacutecrieacute Rastignac quand on apour cousin un futur pair de France et pourgrand-oncle lrsquoamiral Kergaroueumlt si lrsquoon com-met lrsquoeacutenorme faute de se laisser mettre agrave Sainte-Peacutelagie il ne faut pas y rester mon cher 

― Pourquoi ne mrsquoavoir rien dit  srsquoeacutecria deMarsay Vous aviez agrave vos ordres ma voiturede voyage dix mille francs et des lettres pourlrsquoAllemagne Nous connaissons Gobseck Gi-gonnet et autres crocodiles nous les aurionsfait capituler Et drsquoabord quel acircne vous a me-neacute boire agrave cette source mortelle  demanda deMarsay

― Des LupeaulxLes trois jeunes gens se regardegraverent en

se communiquant ainsi la mecircme penseacutee unsoupccedilon mais sans lrsquoexprimer

― Expliquez-moi vos ressources mon-trez-moi votre jeu demanda de Marsay

Lorsque Savinien eut deacutepeint sa megravere et sesbonnets agrave coques sa petite maison agrave trois croi-seacutees dans la rue des Bourgeois sans autre jardinqursquoune cour agrave puits et agrave hangar pour serrer lebois  qursquoil leur eut chiffreacute la valeur de cette mai-son bacirctie en gregraves creacutepie en mortier rougeacirctreet priseacute la ferme des Bordiegraveres les trois dandiesse regardegraverent et dirent drsquoun air profond le motde lrsquoabbeacute dans les Marrons du feu drsquoAlfred deMusset dont les Contes drsquoEspagne venaient deparaicirctre  ― Triste 

― Votre megravere payera sur une lettre habile-ment eacutecrite dit Rastignac

― Oui mais apregraves  srsquoeacutecria de Marsay

― Si vous nrsquoaviez eacuteteacute que mis dans le fiacredit Lucien le gouvernement du roi vous met-trait dans la diplomatie  mais Sainte-Peacutelagienrsquoest pas lrsquoantichambre drsquoune ambassade

― Vous nrsquoecirctes pas assez fort pour la vie deParis dit Rastignac

― Voyons  reprit de Marsay qui toisa Savi-nien comme un maquignon estime un chevalVous avez de beaux yeux bleus bien fendusvous avez un front blanc bien dessineacute des che-veux noirs magnifiques de petites moustachesqui font bien sur votre joue pacircle et une taillesvelte  vous avez un pied qui annonce de larace des eacutepaules et une poitrine pas trop com-missionnaires et cependant solides Vous ecirctesce que jrsquoappelle un brun eacuteleacutegant Votre figureest dans le genre de celle de Louis XIII peude couleurs le nez drsquoune jolie forme  et vousavez de plus ce qui plaicirct aux femmes un je nesais quoi dont ne se rendent pas compte leshommes eux-mecircmes et qui tient agrave lrsquoair agrave la deacute-

marche au son de voix au lancer du regardau geste agrave une foule de petites choses que lesfemmes voient et auxquelles elles attachent uncertain sens qui nous eacutechappe Vous ne vousconnaissez pas mon cher Avec un peu de te-nue en six mois vous enchanteriez une An-glaise de cent mille livres en prenant surtoutle titre de vicomte de Portenduegravere auquel vousavez droit Ma charmante belle-megravere lady Dud-ley qui nrsquoa pas sa pareille pour embrocher deuxcœurs vous la deacutecouvrirait dans quelques-uns des terrains drsquoalluvion de la Grande-Bre-tagne Mais il faudrait pouvoir et savoir re-porter vos dettes agrave quatre-vingt-dix jours parune habile manœuvre de haute banque Pour-quoi ne mrsquoavoir rien dit  Agrave Bade les usuriersvous auraient respecteacute servi peut-ecirctre  maisapregraves vous avoir mis en prison ils vous meacute-prisent Lrsquousurier est comme la Socieacuteteacute commele Peuple agrave genoux devant lrsquohomme assez fortpour se jouer de lui et sans pitieacute pour les

agneaux Aux yeux drsquoun certain monde Sainte-Peacutelagie est une diablesse qui roussit furieuse-ment lrsquoacircme des jeunes gens Voulez-vous monavis mon cher enfant  je vous dirai comme aupetit drsquoEsgrignon  Payez vos dettes avec me-sure en gardant de quoi vivre pendant troisans et mariez-vous en province avec la pre-miegravere fille qui aura trente mille livres de rentesEn trois ans vous aurez trouveacute quelque sageheacuteritiegravere qui voudra se nommer madame dePortenduegravere Voilagrave la sagesse Buvons donc Jevous porte ce toast  ― Agrave la fille drsquoargent 

Les jeunes gens ne quittegraverent leur ex-amiqursquoagrave lrsquoheure officielle des adieux et sur le pas dela porte ils se dirent  ― Il nrsquoest pas fort  ― Il estbien abattu  ― se relegravevera-t-il 

Le lendemain Savinien eacutecrivit agrave sa megravere uneconfession geacuteneacuterale en vingt-deux pages Apregravesavoir pleureacute pendant toute une journeacutee ma-dame de Portenduegravere eacutecrivit drsquoabord agrave son fils

en lui promettant de le tirer de prison  puis auxcomtes de Portenduegravere et de Kergaroueumlt

Les lettres que le cureacute venait de lire et que lapauvre megravere tenait agrave la main humides de seslarmes eacutetaient arriveacutees le matin mecircme et luiavaient briseacute le cœur

Agrave MADAME DE PORTENDUEgraveRE

Paris septembre 1829

laquo Madameraquo Vous ne pouvez pas douter de lrsquointeacuterecirct que

lrsquoamiral et moi nous prenons agrave vos peines Ceque vous mandez agrave monsieur de Kergaroueumltmrsquoafflige drsquoautant plus que ma maison eacutetaitcelle de votre fils  nous eacutetions fiers de lui SiSavinien avait eu plus de confiance en lrsquoamiralnous lrsquoeussions pris avec nous il serait deacutejagrave pla-ceacute convenablement  mais il ne nous a rien ditle malheureux enfant  Lrsquoamiral ne saurait payer

cent mille francs  il est endetteacute lui-mecircme etsrsquoest obeacutereacute pour moi qui ne savais rien de saposition peacutecuniaire Il est drsquoautant plus deacuteses-peacutereacute que Savinien nous a pour le moment lieacuteles mains en se laissant arrecircter Si mon beau ne-veu nrsquoavait pas eu pour moi je ne sais quellesotte passion qui eacutetouffait la voix du parentpar lrsquoorgueil de lrsquoamoureux nous lrsquoeussionsfait voyager en Allemagne pendant que ses af-faires se seraient accommodeacutees ici Monsieurde Kergaroueumlt aurait pu demander une placepour son petit neveu dans les bureaux de la ma-rine  mais un emprisonnement pour dettes vasans doute paralyser les deacutemarches de lrsquoamiralPayez les dettes de Savinien qursquoil serve dans lamarine il fera son chemin en vrai Portenduegravereil a leur feu dans ses beaux yeux noirs et nouslrsquoaiderons tous

raquo Ne vous deacutesespeacuterez donc pas madame  ilvous reste des amis au nombre desquels je veuxecirctre comprise comme une des plus sincegraveres et

je vous envoie mes veux avec les respects devotre

raquo Tregraves-affectionneacutee servanteraquo Eacutemilie de KERGAROUEumlT raquo

Agrave MADAME DE PORTENDUEgraveRE

Portenduegravere aoucirct 1829

laquo Ma chegravere tante je suis aussi contrarieacuteqursquoaffligeacute des escapades de Savinien Marieacutepegravere de deux fils et drsquoune fille ma fortune deacutejagravesi meacutediocre relativement agrave ma position et agrave mesespeacuterances ne me permet pas de lrsquoamoindrirdrsquoune somme de cent mille francs pour payerla ranccedilon drsquoun Portenduegravere pris par les Lom-bards Vendez votre ferme payez ses dettes etvenez agrave Portenduegravere vous y trouverez lrsquoaccueilque nous vous devons quand mecircme nos cœursne seraient pas entiegraverement agrave vous Vous vivrezheureuse et nous finirons par marier Savinien

que ma femme trouve charmant Cette frasquenrsquoest rien ne vous deacutesolez pas elle ne se sau-ra jamais dans notre province ougrave nous connais-sons plusieurs filles drsquoargent tregraves-riches et quiseront enchanteacutees de nous appartenir

raquo Ma femme se joint agrave moi pour vous diretoute la joie que vous nous ferez et vous priedrsquoagreacuteer ses veux pour la reacutealisation de ce pro-jet et lrsquoassurance de nos respects affectueux

raquo Luc-Savinien comte de POR-TENDUEgraveRE raquo

― Quelles lettres pour une Kergaroueumlt srsquoeacutecria la vieille Bretonne en essuyant ses yeux

― Lrsquoamiral ne sait pas que son neveu est enprison dit enfin lrsquoabbeacute Chaperon  la comtessea seule lu votre lettre et seule a reacutepondu Mais ilfaut prendre un parti reprit-il apregraves une pauseet voici ce que jrsquoai lrsquohonneur de vous conseillerNe vendez pas votre ferme Le bail est agrave fin etvoici vingt-quatre ans qursquoil dure  dans quelquesmois vous pourrez porter son fermage agrave six

mille francs et vous faire donner un pot-de-vindrsquoune valeur de deux anneacutees Empruntez agrave unhonnecircte homme et non aux gens de la ville quifont le commerce des hypothegraveques Votre voi-sin est un digne homme un homme de bonnecompagnie qui a vu le beau monde avant la Reacute-volution et qui drsquoatheacutee est devenu catholiqueNrsquoayez point de reacutepugnance agrave le venir voir cesoir il sera tregraves-sensible agrave votre deacutemarche  ou-bliez un moment que vous ecirctes Kergaroueumlt

― Jamais  dit la vieille megravere drsquoun son de voixstrident

― Enfin soyez une Kergaroueumlt aimable  ve-nez quand il sera seul il ne vous precirctera qursquoagravetrois et demi peut-ecirctre agrave trois pour cent et vousrendra service avec deacutelicatesse vous en serezcontente  il ira deacutelivrer lui-mecircme Savinien caril sera forceacute de vendre des rentes et vous le ra-megravenera

― Vous parlez donc de ce petit Minoret 

― Ce petit a quatre-vingt-trois ans repritlrsquoabbeacute Chaperon en souriant Ma chegravere dameayez un peu de chariteacute chreacutetienne ne le bles-sez pas il peut vous ecirctre utile de plus drsquoune ma-niegravere

― Et comment ― Mais il a un ange aupregraves de lui la plus ceacute-

leste jeune fille― Oui cette petite Ursule Eh  bien apregraves Le pauvre cureacute nrsquoosa poursuivre en enten-

dant cet  Eh  bien apregraves  dont la seacutecheresseet lrsquoacircpreteacute tranchaient drsquoavance la propositionqursquoil voulait faire

― Je crois le docteur Minoret puissammentriche

― Tant mieux pour lui― Vous avez deacutejagrave tregraves-indirectement causeacute

les malheurs actuels de votre fils en ne lui don-nant pas de carriegravere prenez garde agrave lrsquoavenir  ditseacutevegraverement le cureacute Dois-je annoncer votre vi-site agrave votre voisin 

― Mais pourquoi sachant que jrsquoai besoin delui ne viendrait-il pas 

― Ah  madame en allant chez lui vouspayerez trois pour cent  et srsquoil vient chez vousvous payerez cinq dit le cureacute qui trouva cettebelle raison afin de deacutecider la vieille dame Etsi vous eacutetiez forceacutee de vendre votre ferme parDionis le notaire par le greffier Massin quivous refuseraient des fonds en espeacuterant profi-ter de votre deacutesastre vous perdriez la moitieacute dela valeur des Bordiegraveres Je nrsquoai pas la moindreinfluence sur des Dionis des Massin des Le-vrault les gens riches du pays qui convoitentvotre ferme et savent votre fils en prison

― Ils le savent ils le savent srsquoeacutecria-t-elle enlevant les bras Oh  mon pauvre cureacute vous avezlaisseacute [laissez] refroidir votre cafeacute Tiennette Tiennette 

Tiennette une vieille Bretonne agrave casaquin etagrave bonnet breton acircgeacutee de soixante ans entra les-

tement et prit pour le faire chauffer le cafeacute ducureacute

― Soyez paisible monsieur le recteur dit-elle en voyant que le cureacute voulait boire jele mettrai dans le bain-marie il ne deviendrapoint mauvais

― Eh  bien reprit le cureacute de sa voix insi-nuante jrsquoirai preacutevenir monsieur le docteur devotre visite et vous viendrez

La vieille megravere ne ceacuteda qursquoapregraves une heurede discussion pendant laquelle le cureacute fut obli-geacute de reacutepeacuteter dix fois ses arguments Et encorelrsquoaltiegravere Kergaroueumlt ne fut-elle vaincue que parces derniers mots  ― Savinien irait 

― Il vaut mieux alors que ce soit moi dit-elle

Neuf heures sonnaient quand la petite portemeacutenageacutee dans la grande se fermait sur le cu-reacute qui sonna vivement agrave la grille du docteurLrsquoabbeacute Chaperon tomba de Tiennette en Bou-gival car la vieille nourrice lui dit  ― Vous ve-

nez bien tard monsieur le cureacute  comme lrsquoautrelui avait dit  ― Pourquoi quittez-vous sitocirct ma-dame quand elle a du chagrin 

Le cureacute trouva nombreuse compagnie dansle salon vert et brun du docteur car Dionis eacutetaitalleacute rassurer les heacuteritiers en passant chez Mas-sin pour leur reacutepeacuteter les paroles de leur oncle

― Ursule dit-il a je crois un amour aucœur qui ne lui donnera que peine et soucis elle paraicirct romanesque (lrsquoexcessive sensibiliteacutesrsquoappelle ainsi chez les notaires) et nous la ver-rons long-temps fille Ainsi pas de deacutefiance soyez aux petits soins avec elle et soyez les ser-viteurs de votre oncle car il est plus fin que centGoupils ajouta le notaire sans savoir que Gou-pil est la corruption du mot latin vulpes renard

Donc mesdames Massin et Creacutemiegravere leursmaris le maicirctre de poste et Deacutesireacute formaientavec le meacutedecin de Nemours et Bongrand uneassembleacutee inaccoutumeacutee et turbulente chez ledocteur Lrsquoabbeacute Chaperon entendit en entrant

les sons du piano La pauvre Ursule achevaitla symphonie en la de Beethoven Avec la rusepermise agrave lrsquoinnocence lrsquoenfant que son parrainavait eacuteclaireacutee et agrave qui les heacuteritiers deacuteplaisaientchoisit cette musique grandiose et qui doit ecirctreeacutetudieacutee pour ecirctre comprise afin de deacutegoucircterces femmes de leur envie Plus la musique estbelle moins les ignorants la goucirctent Aussiquand la porte srsquoouvrit et que lrsquoabbeacute Chaperonmontra sa tecircte veacuteneacuterable  ― Ah  voilagrave mon-sieur le cureacute srsquoeacutecriegraverent les heacuteritiers heureux dese lever tous et de mettre un terme agrave leur sup-plice

Lrsquoexclamation trouva un eacutecho agrave la table dejeu ougrave Bongrand le meacutedecin de Nemours etle vieillard eacutetaient victimes de lrsquooutrecuidance[outrecuisance ] avec laquelle le percepteurpour plaire agrave son grand-oncle avait proposeacute defaire le quatriegraveme au whist Ursule quitta le for-teacute Le docteur se leva comme pour saluer le cu-reacute mais bien pour arrecircter la partie Apregraves de

grands compliments adresseacutes agrave leur oncle surle talent de sa filleule les heacuteritiers tiregraverent leurreacuteveacuterence

― Bonsoir mes amis srsquoeacutecria le docteurquand la grille retentit

― Ah  voilagrave ce qui coucircte si cher dit madameCreacutemiegravere agrave madame Massin quand elles furentagrave quelques pas

― Dieu me garde de donner de lrsquoargent pourque ma petite Aline me fasse des charivaris pa-reils dans la maison reacutepondit madame Massin

― Elle dit que crsquoest de Bethovan qui passe ce-pendant pour un grand musicien dit le rece-veur il a de la reacuteputation

― Ma foi ce ne sera pas agrave Nemours repritmadame Creacutemiegravere et il est bien nommeacute Becircte agravevent

― Je crois que notre oncle lrsquoa fait expregraves pourque nous nrsquoy revenions plus dit Massin car ila cligneacute des yeux en montrant le volume vert agravesa petite mijaureacutee

― Si crsquoest avec ce carillon-lagrave qursquoils srsquoamusentreprit le maicirctre de poste ils font bien de resterentre eux

― Il faut que monsieur le juge de paix aimebien agrave jouer pour entendre ces sonacles dit ma-dame Creacutemiegravere

― Je ne saurai jamais jouer devant des per-sonnes qui ne comprennent pas la musique ditUrsule en venant srsquoasseoir aupregraves de la table dejeu

― Les sentiments chez les personnes riche-ment organiseacutees ne peuvent se deacutevelopper quedans une sphegravere amie dit le cureacute de NemoursDe mecircme que le precirctre ne saurait beacutenir en preacute-sence du Mauvais Esprit que le chacirctaigniermeurt dans une terre grasse un musicien de geacute-nie eacuteprouve une deacutefaite inteacuterieure quand il estentoureacute drsquoignorants Dans les arts nous devonsrecevoir des acircmes qui servent de milieu agrave notreacircme autant de force que nous leur en commu-niquons Cet axiome qui reacutegit les affections hu-

maines a dicteacute les proverbes  ― Il faut hurleravec les loups ― Qui se ressemble srsquoassembleMais la souffrance que vous devez avoir eacuteprou-veacutee nrsquoatteint que les natures tendres et deacutelicates

― Aussi mes amis dit le docteur une chosequi ne ferait que de la peine agrave une femme pour-rait-elle tuer ma petite Ursule Ah  quand jene serai plus eacutelevez entre cette chegravere fleur etle monde cette haie protectrice dont parlent lesvers de Catulle  ut flos etc

― Ces dames ont eacuteteacute cependant bien flat-teuses pour vous Ursule dit le juge de paix ensouriant

― Grossiegraverement flatteuses fit observer lemeacutedecin de Nemours

― Jrsquoai toujours remarqueacute de la grossiegravereteacutedans les flatteries de commande reacutepondit levieux Minoret Et pourquoi 

― Une penseacutee vraie porte avec elle sa finessedit lrsquoabbeacute

― Vous avez dicircneacute chez madame Porten-duegravere  dit alors Ursule qui interrogea lrsquoabbeacuteChaperon en lui jetant un regard pleindrsquoinquiegravete curiositeacute

― Oui  la pauvre dame est bien affligeacutee et ilne serait pas impossible qursquoelle vicircnt vous voirce soir monsieur Minoret

― Si elle est dans le chagrin et qursquoelle ait be-soin de moi jrsquoirai chez elle srsquoeacutecria le docteurAchevons le dernier rubber

Par-dessous la table Ursule pressa la maindu vieillard

― Son fils dit le juge de paix eacutetait un peutrop simple pour habiter Paris sans un mentorQuand jrsquoai su qursquoon prenait ici pregraves du notairedes renseignements sur la ferme de la vieilledame jrsquoai devineacute qursquoil escomptait la mort de samegravere

― Lrsquoen croyez-vous capable  dit Ursule enlanccedilant un regard terrible agrave monsieur Bon-

grand qui se dit en lui-mecircme  Heacutelas  oui ellelrsquoaime

― Oui et non dit le meacutedecin de NemoursSavinien a du bon et la raison en est qursquoil est enprison  les fripons nrsquoy vont jamais

― Mes amis srsquoeacutecria le vieux Minoret en voi-ci bien assez pour ce soir il ne faut pas laisserpleurer une pauvre megravere une minute de plusquand on peut seacutecher ses larmes

Les quatre amis se levegraverent et sortirent Ur-sule les accompagna jusqursquoagrave la grille regardason parrain et le cureacute frappant agrave la porte enface  et quand Tiennette les eut introduits ellesrsquoassit sur une des bornes exteacuterieures de la mai-son ayant la Bougival pregraves drsquoelle

― Madame la vicomtesse dit le cureacute qui en-tra le premier dans la petite salle monsieur ledocteur Minoret nrsquoa point voulu que vous pris-siez la peine de venir chez lui

― Je suis trop de lrsquoancien temps madamereprit le docteur pour ne pas savoir tout ce

qursquoun homme doit agrave une personne de votrequaliteacute et je suis trop heureux drsquoapregraves ce quemrsquoa dit monsieur le cureacute de pouvoir vous ser-vir en quelque chose

Madame de Portenduegravere agrave qui la deacutemarcheconvenue pesait tant que depuis le deacutepart delrsquoabbeacute Chaperon elle voulait srsquoadresser au no-taire de Nemours fut si surprise de la deacutelica-tesse de Minoret qursquoelle se leva pour reacutepondreagrave son salut et lui montra un fauteuil

― Asseyez-vous monsieur dit-elle drsquoun airroyal Notre cher cureacute vous aura dit que le vi-comte est en prison pour quelques dettes dejeune homme cent mille livres Si vous pou-viez les lui precircter je vous donnerais une garan-tie sur ma ferme des Bordiegraveres

― Nous en parlerons madame la vicom-tesse quand je vous aurai rameneacute monsieurvotre fils si vous me permettez drsquoecirctre votre in-tendant en cette circonstance

― Tregraves-bien monsieur le docteur reacuteponditla vieille dame en inclinant la tecircte et regardantle cureacute drsquoun air qui voulait dire  Vous avez rai-son il est homme de bonne compagnie

― Mon ami le docteur dit alors le cureacute vousle voyez madame est plein de deacutevouementpour votre maison

― Nous vous en aurons de la reconnais-sance monsieur dit madame de Portenduegravereen faisant visiblement un effort  car agrave votreacircge srsquoaventurer dans Paris agrave la piste des meacutefaitsdrsquoun eacutetourdi

― Madame en soixante-cinq jrsquoeuslrsquohonneur de voir lrsquoillustre amiral de Porten-duegravere chez cet excellent monsieur de Male-sherbes et chez monsieur le comte de Buffonqui deacutesirait le questionner sur plusieurs faitscurieux de ses voyages Il nrsquoest pas impossibleque feu monsieur de Portenduegravere votre marisrsquoy soit trouveacute La marine franccedilaise eacutetait alorsglorieuse elle tenait tecircte agrave lrsquoAngleterre et le ca-

pitaine apportait dans cette partie sa quote-partde courage Avec quelle impatience en quatre-vingt-trois et quatre attendait-on des nouvellesdu camp de Saint-Roch  Jrsquoai failli partir commemeacutedecin des armeacutees du roi Votre grand-onclequi vit encore lrsquoamiral Kergaroueumlt a soutenudans ce temps-lagrave son fameux combat car il eacutetaitsur la Belle-Poule

― Ah  srsquoil savait son petit-neveu en prison ― Monsieur le vicomte nrsquoy sera plus dans

deux jours dit le vieux Minoret en se levantIl tendit la main pour prendre celle de la

vieille dame qui se la laissa prendre il y deacute-posa un baiser respectueux la salua profondeacute-ment et sortit  mais il rentra pour dire au cureacute ― Voulez-vous mon cher abbeacute mrsquoarrecircter uneplace agrave la diligence pour demain matin 

Le cureacute resta pendant une demi-heure envi-ron agrave chanter les louanges du docteur Minoretqui avait voulu faire et avait fait la conquecircte dela vieille dame

― Il est eacutetonnant pour son acircge dit-elle  ilparle drsquoaller agrave Paris et de faire les affaires demon fils comme srsquoil nrsquoavait que vingt-cinq ansIl a vu la bonne compagnie

― La meilleure madame  et aujourdrsquohuiplus drsquoun fils de pair de France pauvre seraitbien heureux drsquoeacutepouser sa pupille avec un mil-lion Ah  si cette ideacutee passait par le cœur de Sa-vinien les temps sont si changeacutes que ce nrsquoestpas de votre cocircteacute que seraient les plus grandesdifficulteacutes apregraves la conduite de votre fils

Lrsquoeacutetonnement profond ougrave cette derniegraverephrase jeta la vieille dame permit au cureacute delrsquoachever

― Vous avez perdu le sens mon cher abbeacuteChaperon

― Vous y penserez madame et Dieu veuilleque votre fils se conduise deacutesormais de maniegravereagrave conqueacuterir lrsquoestime de ce vieillard 

― Si ce nrsquoeacutetait pas vous monsieur le cureacute ditmadame de Portenduegravere si crsquoeacutetait un autre quime parlacirct ainsi

― Vous ne le verriez plus dit en souriantlrsquoabbeacute Chaperon Espeacuterons que votre cher filsvous apprendra ce qui se passe agrave Paris en faitdrsquoalliances Vous songerez au bonheur de Savi-nien et apregraves avoir deacutejagrave compromis son avenirne lrsquoempecircchez pas de se faire une position

― Et crsquoest vous qui me dites cela ― Si je ne vous le disais point qui donc vous

le dirait  srsquoeacutecria le precirctre en se levant et faisantune prompte retraite

Le cureacute vit Ursule et son parrain tournantsur eux-mecircmes dans la cour Le faible docteuravait eacuteteacute tant tourmenteacute par sa filleule qursquoil ve-nait de ceacuteder  elle voulait aller agrave Paris et lui don-nait mille preacutetextes Il appela le cureacute qui vintet le pria de retenir tout le coupeacute pour lui lesoir mecircme si le bureau de la diligence eacutetait en-core ouvert Le lendemain agrave six heures et de-

mie du soir le vieillard et la jeune fille arri-vegraverent agrave Paris ougrave dans la soireacutee mecircme le doc-teur alla consulter son notaire Les eacuteveacutenementspolitiques eacutetaient menaccedilants Le juge de paixde Nemours avait dit plusieurs fois la veille audocteur pendant sa conversation qursquoil fallaitecirctre fou pour conserver un sou de rente dans lesfonds tant que la querelle eacuteleveacutee entre la Presseet la Cour ne serait pas videacutee Le notaire de Mi-noret approuva le conseil indirectement don-neacute par le juge de paix Le docteur profita doncde son voyage pour reacutealiser ses actions indus-trielles et ses rentes qui toutes se trouvaient enhausse et deacuteposer ses capitaux agrave la Banque Lenotaire engagea son vieux client agrave vendre aus-si les fonds laisseacutes par monsieur de Jordy agrave Ur-sule et qursquoil avait fait valoir en bon pegravere defamille Il promit de mettre en campagne unagent drsquoaffaires excessivement ruseacute pour traiteravec les creacuteanciers de Savinien  mais il fallait

pour reacuteussir que le jeune homme eucirct le couragede rester quelques jours encore en prison

― La preacutecipitation dans ces sortes drsquoaffairescoucircte au moins quinze pour cent dit le notaireau docteur Et drsquoabord vous nrsquoaurez pas vosfonds avant sept ou huit jours

Quand Ursule apprit que Savinien serait en-core au moins une semaine en prison elle priason tuteur de la laisser lrsquoy accompagner uneseule fois Le vieux Minoret refusa Lrsquooncleet la niegravece eacutetaient logeacutes dans un hocirctel de larue Croix-des-Petits-Champs ougrave le docteuravait pris tout un appartement convenable  etconnaissant la religion de sa pupille il lui fitpromettre de nrsquoen point sortir quand il seraitdehors pour ses affaires Le bonhomme prome-nait Ursule dans Paris lui faisait voir les pas-sages les boutiques les boulevards  mais rienne lrsquoamusait ni ne lrsquointeacuteressait

― Que veux-tu  lui disait le vieillard

― Voir Sainte-Peacutelagie reacutepondait-elle avecobstination

Minoret prit alors un fiacre et la menajusqursquoagrave la rue de la Clef ougrave la voiture stationnadevant lrsquoignoble faccedilade de cet ancien couventtransformeacute en prison La vue de ces hautes mu-railles grisacirctres dont toutes les fenecirctres sontgrilleacutees celle de ce guichet ougrave lrsquoon ne peut en-trer qursquoen se baissant (horrible leccedilon ) cettemasse sombre dans un quartier plein de mi-segraveres et ougrave elle se dresse entoureacutee de rues deacute-sertes comme une misegravere suprecircme  cet en-semble de choses tristes saisit Ursule et lui fitverser quelques larmes

― Comment dit-elle emprisonne-t-on desjeunes gens pour de lrsquoargent  comment unedette donne-t-elle agrave un usurier un pouvoir quele roi lui-mecircme nrsquoa pas  Il est donc lagrave  srsquoeacutecria-t-elle Et ougrave mon parrain  ajouta-t-elle en re-gardant de fenecirctre en fenecirctre

― Ursule dit le vieillard tu me fais faire desfolies Ce nrsquoest pas lrsquooublier cela

― Mais reprit-elle srsquoil faut renoncer agrave luidois-je aussi ne lui porter aucun inteacuterecirct  Je puislrsquoaimer et ne me marier agrave personne

― Ah  srsquoeacutecria le bonhomme il y a tant de rai-son dans ta deacuteraison que je me repens de trsquoavoirameneacutee

Trois jours apregraves le vieillard avait les quit-tances en regravegle les titres et toutes les piegraveces eacuteta-blissant la libeacuteration de Savinien Cette liqui-dation y compris les honoraires de lrsquohommedrsquoaffaires srsquoeacutetait opeacutereacutee pour une somme dequatre-vingt mille francs Il restait au docteurhuit cent mille francs que son notaire lui fitmettre en bons du treacutesor afin de ne pas perdretrop drsquointeacuterecircts Il gardait vingt mille francs enbillets de banque pour Savinien Le docteur allalui-mecircme lever lrsquoeacutecrou le samedi agrave deux heureset le jeune vicomte instruit deacutejagrave par une lettre

de sa megravere remercia son libeacuterateur avec unesincegravere effusion de cœur

― Vous ne devez pas tarder agrave venir voir votremegravere lui dit le vieux Minoret

Savinien reacutepondit avec une sorte de confu-sion qursquoil avait contracteacute dans sa prison unedette drsquohonneur et raconta la visite de ses amis

― Je vous soupccedilonnais quelque dette privileacute-gieacutee srsquoeacutecria le docteur en souriant Votre megraveremrsquoemprunte cent mille francs mais je nrsquoen aipayeacute que quatre-vingt mille  voici le reste meacute-nagez-le bien monsieur et consideacuterez ce quevous en garderez comme votre enjeu au tapisvert de la fortune

Pendant les huit derniers jours Savinien avaitfait des reacuteflexions sur lrsquoeacutepoque actuelle Laconcurrence en toute chose exige de grands tra-vaux agrave qui veut une fortune Les moyens illeacute-gaux demandent plus de talent et de pratiquessouterraines qursquoune recherche agrave ciel ouvert Lessuccegraves dans le monde loin de donner une posi-

tion deacutevorent le temps et veulent eacutenormeacutementdrsquoargent Le nom de Portenduegravere que sa megraverelui disait tout-puissant nrsquoeacutetait rien agrave Paris Soncousin le deacuteputeacute le comte de Portenduegravere fai-sait petite figure au sein de la Chambre eacutelectiveen preacutesence de la Pairie de la Cour et nrsquoavaitpas trop de son creacutedit pour lui-mecircme Lrsquoamiralde Kergaroueumlt nrsquoexistait que par sa femme Ilavait vu des orateurs des gens venus du milieusocial infeacuterieur agrave la noblesse ou de petits gen-tilshommes ecirctre des personnages influents En-fin lrsquoargent eacutetait le pivot lrsquounique moyen mo-bile drsquoune Socieacuteteacute que Louis XVIII avait voulucreacuteer agrave lrsquoinstar de celle drsquoAngleterre De la ruede la Clef agrave la rue Croix-des-Petits-Champs legentilhomme deacuteveloppa le reacutesumeacute de ses meacute-ditations en harmonie drsquoailleurs avec le conseilde de Marsay au vieux meacutedecin

― Je dois dit-il me faire oublier pendanttrois ou quatre ans et chercher une carriegraverePeut-ecirctre me ferais-je un nom par un livre de

haute politique ou de statistique morale parquelque traiteacute sur une des grandes questionsactuelles Enfin tout en cherchant agrave me ma-rier avec une jeune personne qui me donnelrsquoeacuteligibiliteacute je travaillerai dans lrsquoombre et le si-lence

En eacutetudiant avec soin la figure du jeunehomme le docteur y reconnut le seacuterieux delrsquohomme blesseacute qui veut une revanche Il ap-prouva beaucoup ce plan

― Mon voisin lui dit-il en terminant si vousavez deacutepouilleacute la peau de la vieille noblesse quinrsquoest plus de mise aujourdrsquohui  apregraves trois ouquatre ans de vie sage et appliqueacutee je me chargede vous trouver une jeune personne supeacuterieurebelle aimable pieuse et riche de sept agrave huitcent mille francs qui vous rendra heureux et delaquelle vous serez fier mais qui ne sera nobleque par le cœur

― Eh  docteur srsquoeacutecria le jeune homme il nrsquoya plus de noblesse aujourdrsquohui il nrsquoy a plusqursquoune aristocratie

― Allez payer vos dettes drsquohonneur et reve-nez ici  je vais retenir le coupeacute de la diligencecar ma pupille est avec moi dit le vieillard

Le soir agrave six heures les trois voyageurs par-tirent par la Ducler de la rue Dauphine Ursulequi avait mis un voile ne dit pas un mot Apregravesavoir envoyeacute par un mouvement de galanteriesuperficielle ce baiser qui fit chez Ursule autantde ravages qursquoen aurait fait un livre drsquoamourSavinien avait entiegraverement oublieacute la pupille dudocteur dans lrsquoenfer de ses dettes agrave Paris etdrsquoailleurs son amour sans espoir pour Eacutemilie deKergaroueumlt ne lui permettait pas drsquoaccorder unsouvenir agrave quelques regards eacutechangeacutes avec unepetite fille de Nemours  il ne la reconnut doncpas quand le vieillard la fit monter la premiegravereet se mit aupregraves drsquoelle pour la seacuteparer du jeunevicomte

― Jrsquoaurai des comptes agrave vous rendre ditle docteur au jeune homme je vous apportetoutes vos paperasses

― Jrsquoai failli ne pas partir dit Savinien car ilmrsquoa fallu me commander des habits et du linge les Philistins mrsquoont tout pris et jrsquoarrive en en-fant prodigue

Quelque inteacuteressants que fussent les sujetsde conversation entre le jeune homme et levieillard quelque spirituelles que fussent cer-taines reacuteponses de Savinien la jeune fille restamuette jusqursquoau creacutepuscule son voile vert bais-seacute ses mains croiseacutees sur son chacircle

― Mademoiselle nrsquoa pas lrsquoair drsquoecirctre enchan-teacutee de Paris  dit enfin Savinien piqueacute

― Je reviens agrave Nemours avec plaisir reacutepon-dit-elle drsquoune voix eacutemue en levant son voile

Malgreacute lrsquoobscuriteacute Savinien la reconnutalors agrave la grosseur de ses nattes et agrave ses brillantsyeux bleus

― Et moi je quitte Paris sans regret pourvenir mrsquoenterrer agrave Nemours puisque jrsquoy re-trouve ma belle voisine dit-il Jrsquoespegravere mon-sieur le docteur que vous me recevrez chezvous  jrsquoaime la musique et je me souviensdrsquoavoir entendu le piano de mademoiselle Ur-sule

― Je ne sais pas monsieur dit gravementle docteur si madame votre megravere vous verraitavec plaisir chez un vieillard qui doit avoir pourcette chegravere enfant toute la sollicitude drsquounemegravere

Cette reacuteponse mesureacutee fit beaucoup pen-ser Savinien qui se souvint alors du baisersi leacutegegraverement envoyeacute La nuit eacutetait venue lachaleur eacutetait lourde Savinien et le docteursrsquoendormirent les premiers Ursule qui veillalong-temps en faisant des projets succombavers minuit Elle avait ocircteacute son petit chapeau depaille commune tresseacutee Sa tecircte couverte drsquounbonnet brodeacute se posa bientocirct sur lrsquoeacutepaule de

son parrain Au petit jour agrave Bouron Saviniensrsquoeacuteveilla le premier Il aperccedilut alors Ursule dansle deacutesordre ougrave les cahots avaient mis sa tecircte le bonnet srsquoeacutetait chiffonneacute retrousseacute  les nattesdeacuterouleacutees tombaient de chaque cocircteacute de ce vi-sage animeacute par la chaleur de la voiture  maisdans cette situation horrible pour les femmesauxquelles la toilette est neacutecessaire la jeunesseet la beauteacute triomphent Lrsquoinnocence a tou-jours un beau sommeil Les legravevres entrrsquoouverteslaissaient voir de jolies dents le chacircle deacutefaitpermettait de remarquer sans offenser Ursulesous les plis drsquoune robe de mousseline peintetoutes les gracircces du corsage Enfin la pureteacutede cette acircme vierge brillait sur cette physiono-mie et se laissait voir drsquoautant mieux qursquoaucuneautre expression ne la troublait Le vieux Mi-noret qui srsquoeacuteveilla replaccedila la tecircte de sa filledans le coin de la voiture pour qursquoelle fucirct plus agraveson aise  elle se laissa faire sans srsquoen apercevoirtant elle dormait profondeacutement apregraves toutes les

nuits employeacutees agrave penser au malheur de Savi-nien

― Pauvre petite  dit-il agrave son voisin elle dortcomme un enfant qursquoelle est

― Vous devez en ecirctre fier reprit Saviniencar elle paraicirct ecirctre aussi bonne qursquoelle est belle 

― Ah  crsquoest la joie de la maison Elle seraitma fille je ne lrsquoaimerais pas davantage Elle au-ra seize ans le 5 feacutevrier prochain Dieu veuilleque je vive assez pour la marier agrave un hommequi la rende heureuse Jrsquoai voulu la mener auspectacle agrave Paris ougrave elle venait pour la premiegraverefois  elle nrsquoa pas voulu le cureacute de Nemours lelui avait deacutefendu ― Mais lui ai-je dit quandtu seras marieacutee si ton mari veut trsquoy conduire ― Je ferai tout ce que deacutesirera mon mari mrsquoa-t-elle reacutepondu Srsquoil me demande quelque chosede mal et que je sois assez faible pour lui obeacuteiril sera chargeacute de ces fautes-lagrave devant Dieu  aussipuiserai-je la force de reacutesister dans son inteacuterecirctbien entendu

En entrant agrave Nemours agrave cinq heures dumatin Ursule srsquoeacuteveilla toute honteuse de sondeacutesordre et de rencontrer le regard pleindrsquoadmiration de Savinien Pendant lrsquoheure quela diligence mit agrave venir de Bouron ougrave ellesrsquoarrecircta quelques minutes le jeune hommesrsquoeacutetait eacutepris drsquoUrsule Il avait eacutetudieacute la candeurde cette acircme la beauteacute du corps la blancheurdu teint la finesse des traits le charme de lavoix qui avait prononceacute la phrase si courte etsi expressive ougrave la pauvre enfant disait tout enne voulant rien dire Enfin je ne sais quel pres-sentiment lui fit voir dans Ursule la femme quele docteur lui avait deacutepeinte en lrsquoencadrant drsquooravec ces mots magiques  sept agrave huit cent millefrancs 

― Dans trois ou quatre ans elle aura vingtans jrsquoen aurai vingt-sept  le bonhomme a par-leacute drsquoeacutepreuves de travail de bonne conduite Quelque fin qursquoil paraisse il finira par me direson secret

Les trois voisins se seacuteparegraverent en face de leursmaisons et Savinien mit de la coquetterie dansses adieux en lanccedilant agrave Ursule un regard pleinde sollicitations Madame de Portenduegravere lais-sa son fils dormir jusqursquoagrave midi Malgreacute la fa-tigue du voyage le docteur et Ursule allegraverentagrave la grandrsquomesse La deacutelivrance de Savinien etson retour en compagnie du docteur avaientexpliqueacute le but de son absence aux politiquesde la ville et aux heacuteritiers reacuteunis sur la placeen un conciliabule semblable agrave celui qursquoils y te-naient quinze jours auparavant Au grand eacuteton-nement des groupes agrave la sortie de la messe ma-dame de Portenduegravere arrecircta le vieux Minoretqui lui offrit le bras et la reconduisit La vieilledame voulait le prier agrave dicircner ainsi que sa pu-pille aujourdrsquohui mecircme en lui disant que mon-sieur le cureacute serait lrsquoautre convive

― Il aura voulu montrer Paris agrave Ursule ditMinoret-Levrault

― Peste  le bonhomme ne fait pas un passans sa petite bonne srsquoeacutecria Creacutemiegravere

― Pour que la bonne femme Portenduegravere luiait donneacute le bras il doit se passer des chosesbien intimes entre eux dit Massin

― Et vous nrsquoavez pas devineacute que votre onclea vendu ses rentes et deacutebloqueacute le petit Porten-duegravere  srsquoeacutecria Goupil Il avait refuseacute mon pa-tron mais il nrsquoa pas refuseacute sa patronne Ah vous ecirctes cuits Le vicomte proposera de faireun contrat au lieu drsquoune obligation et le doc-teur fera reconnaicirctre agrave son bijou de filleule parle mari tout ce qursquoil sera neacutecessaire de donnerpour conclure une pareille alliance

― Ce ne serait pas une maladresse que demarier Ursule avec monsieur Savinien ditle boucher La vieille dame donne agrave dicircneraujourdrsquohui agrave monsieur Minoret Tiennette estvenue degraves cinq heures me retenir un filet debœuf

― Eh  bien Dionis il se fait de belle be-sogne  dit Massin en courant au-devant dunotaire qui venait sur la place

― Eh  bien quoi  tout va bien reacutepliqua lenotaire Votre oncle a vendu ses rentes et ma-dame de Portenduegravere mrsquoa prieacute de passer chezelle pour signer une obligation de cent millefrancs hypotheacutequeacutes sur ses biens et precircteacutes parvotre oncle

― Oui  mais si les jeunes gens allaient se ma-rier 

― Crsquoest comme si vous me disiez que Goupilest mon successeur reacutepondit le notaire

― Les deux choses ne sont pas impossiblesdit Goupil

En revenant de la messe la vieille dame fitdire par Tiennette agrave son fils de passer chez elle

Cette petite maison avait trois chambres aupremier eacutetage Celle de madame de Porten-duegravere et celle de feu son mari se trouvaient dumecircme cocircteacute seacutepareacutees par un grand cabinet de

toilette qursquoeacuteclairait un jour de souffrance etreacuteunies par une petite antichambre qui donnaitsur lrsquoescalier La fenecirctre de lrsquoautre chambre ha-biteacutee de tout temps par Savinien eacutetait commecelle de son pegravere sur la rue Lrsquoescalier se deacuteve-loppait derriegravere de maniegravere agrave laisser pour cettechambre un petit cabinet eacuteclaireacute par un œil-de-bœuf sur la cour La chambre de madame dePortenduegravere la plus triste de toute la maisonavait vue sur la cour  mais la veuve passait savie dans la salle au rez-de-chausseacutee qui com-muniquait par un passage avec la cuisine bacirctieau fond de la cour  en sorte que cette salle ser-vait agrave la fois de salon et de salle agrave manger Cettechambre de feu monsieur de Portenduegravere res-tait dans lrsquoeacutetat ougrave elle fut au jour de sa mort il nrsquoy avait que le deacutefunt de moins Madamede Portenduegravere avait fait elle-mecircme le lit enmettant dessus lrsquohabit de capitaine de vaisseaulrsquoeacutepeacutee le cordon rouge les ordres et le chapeaude son mari La tabatiegravere drsquoor dans laquelle le

vicomte prisa pour la derniegravere fois se trouvaitsur la table de nuit avec son livre de priegraveresavec sa montre et la tasse dans laquelle il avaitbu Ses cheveux blancs encadreacutes et disposeacutes enune seule megraveche rouleacutee eacutetaient suspendus au-dessus du crucifix agrave beacutenitier placeacute dans lrsquoalcocircveEnfin les babioles dont il se servait ses jour-naux ses meubles son crachoir hollandais salongue-vue de campagne accrocheacutee agrave sa chemi-neacutee rien nrsquoy manquait La veuve avait arrecircteacute levieux cartel agrave lrsquoheure de la mort qursquoil indiquaitainsi agrave jamais On y sentait encore la poudreet le tabac du deacutefunt Le foyer eacutetait comme illrsquoavait laisseacute Entrer lagrave crsquoeacutetait le revoir en re-trouvant toutes les choses qui parlaient de seshabitudes Sa grande canne agrave pomme drsquoor res-tait ougrave il lrsquoavait poseacutee ainsi que ses gros gants dedaim tout aupregraves Sur la console brillait un vasedrsquoor grossiegraverement sculpteacute mais drsquoune valeurde mille eacutecus offert par la Havane que lors dela guerre de lrsquoindeacutependance ameacutericaine il avait

preacuteserveacutee drsquoune attaque des Anglais en se bat-tant contre des forces supeacuterieures apregraves avoirfait entrer agrave bon port le convoi qursquoil proteacutegeaitPour le reacutecompenser le roi drsquoEspagne lrsquoavaitfait chevalier de ses ordres Porteacute pour ce faitdans la premiegravere promotion au grade de chefdrsquoescadre il eut le cordon rouge Sucircr alors dela premiegravere vacance il eacutepousa sa femme richede deux cent mille francs Mais la Reacutevolutionempecirccha la promotion et monsieur de Porten-duegravere eacutemigra

― Ougrave est ma megravere  dit Savinien agrave Tiennette― Elle vous attend dans la chambre de votre

pegravere reacutepondit la vieille servante bretonne

Savinien ne put retenir un tressaillement Ilconnaissait la rigiditeacute des principes de sa megravereson culte de lrsquohonneur sa loyauteacute sa foi dansla noblesse et il preacutevit une scegravene Aussi alla-t-il comme agrave un assaut le cœur agiteacute le visagepresque pacircle Dans le demi-jour qui filtrait agravetravers les persiennes il aperccedilut sa megravere vecirctuede noir et qui avait arboreacute un air solennel enharmonie avec cette chambre mortuaire

― Monsieur le vicomte lui dit-elle en levoyant se levant et lui saisissant la main pourlrsquoamener devant le lit paternel lagrave a expireacute votrepegravere homme drsquohonneur mort sans avoir unreproche agrave se faire Son esprit est lagrave Certesil a ducirc geacutemir lagrave-haut en apercevant son filssouilleacute par un emprisonnement pour dettesSous lrsquoancienne monarchie on vous eucirct eacutepar-gneacute cette tache de boue en sollicitant une lettrede cachet et vous enfermant pour quelquesjours dans une prison drsquoEacutetat Mais enfin vousvoilagrave devant votre pegravere qui vous entend Vous

qui savez tout ce que vous avez fait avant drsquoallerdans cette ignoble prison pouvez-vous me ju-rer devant cette ombre et devant Dieu qui voittout que vous nrsquoavez commis aucune actiondeacuteshonorante que vos dettes ont eacuteteacute la suitede lrsquoentraicircnement de la jeunesse et qursquoenfinlrsquohonneur est sauf  Si votre irreacuteprochable pegravereeacutetait lagrave vivant dans ce fauteuil srsquoil vous deman-dait compte de votre conduite apregraves vous avoireacutecouteacute vous embrasserait-il 

― Oui ma megravere dit le jeune homme avecune graviteacute pleine de respect

Elle ouvrit alors ses bras et serra son fils surson cœur en versant quelques larmes

― Oublions donc tout dit-elle ce nrsquoest quelrsquoargent de moins je prierai Dieu qursquoil nous lefasse retrouver et puisque tu es toujours dignede ton nom embrasse-moi car jrsquoai bien souf-fert 

― Je jure ma chegravere megravere dit-il en eacutetendantla main sur ce lit de ne plus te donner le

moindre chagrin de ce genre et de tout fairepour reacuteparer mes premiegraveres fautes

― Viens deacutejeuner mon enfant dit-elle ensortant de la chambre

Srsquoil faut appliquer les lois de la Scegravene au Reacute-cit lrsquoarriveacutee de Savinien en introduisant agrave Ne-mours le seul personnage qui manquacirct encoreagrave ceux qui doivent ecirctre en preacutesence dans ce pe-tit drame termine ici lrsquoexposition

DEUXIEgraveME PARTIE

LA SUCCESSION MINORET

Lrsquoaction commenccedila par le jeu drsquoun ressorttellement useacute dans la vieille comme dans lanouvelle litteacuterature que personne ne pourraitcroire agrave ses effets en 1829 srsquoil ne srsquoagissait pasdrsquoune vieille Bretonne drsquoune Kergaroueumlt drsquouneeacutemigreacutee  Mais hacirctons-nous de le reconnaicirctre en 1829 la noblesse avait reconquis dans lesmœurs un peu du terrain perdu dans la poli-tique Drsquoailleurs le sentiment qui gouverne lesgrands parents degraves qursquoil srsquoagit des convenancesmatrimoniales est un sentiment impeacuterissablelieacute tregraves-eacutetroitement agrave lrsquoexistence des socieacuteteacutesciviliseacutees et puiseacute dans lrsquoesprit de famille Ilregravegne agrave Genegraveve comme agrave Vienne comme agraveNemours ougrave Zeacutelie Levrault refusait naguegravereagrave son fils de consentir agrave son mariage avec la

fille drsquoun bacirctard Neacuteanmoins toute loi socialea ses exceptions Savinien pensait donc agrave faireplier lrsquoorgueil de sa megravere devant la noblesseinneacutee drsquoUrsule Lrsquoengagement eut lieu sur-le-champ Degraves que Savinien fut attableacute sa megraverelui parla des lettres horribles selon elle queles Kergaroueumlt et les Portenduegravere lui avaienteacutecrites

― Il nrsquoy a plus de Famille aujourdrsquohui mamegravere lui reacutepondit Savinien il nrsquoy a plus que desindividus  Les nobles ne sont plus solidairesAujourdrsquohui on ne vous demande pas si vousecirctes un Portenduegravere si vous ecirctes brave si vousecirctes homme drsquoEacutetat tout le monde vous dit Combien payez-vous de contributions 

― Et le roi  demanda la vieille dame― Le roi se trouve pris entre les deux

Chambres comme un homme entre sa femmeleacutegitime et sa maicirctresse Aussi dois-je me ma-rier avec une fille riche agrave quelque familleqursquoelle appartienne avec la fille drsquoun paysan si

elle a un million de dot et si elle est suffisam-ment bien eacuteleveacutee crsquoest-agrave-dire si elle sort drsquounpensionnat

― Ceci est autre chose  fit la vieille dameSavinien fronccedila les sourcils en entendant

cette parole Il connaissait cette volonteacute grani-tique appeleacutee lrsquoentecirctement breton qui distin-guait sa megravere et voulut savoir aussitocirct son opi-nion sur ce point deacutelicat

― Ainsi dit-il si jrsquoaimais une jeune per-sonne comme par exemple la pupille de notrevoisin la petite Ursule vous vous opposeriezdonc agrave mon mariage 

― Tant que je vivrai dit-elle Apregraves ma morttu seras seul responsable de lrsquohonneur et dusang des Portenduegravere et des Kergaroueumlt

― Ainsi vous me laisseriez mourir de faim etde deacutesespoir pour une chimegravere qui ne devientaujourdrsquohui une reacutealiteacute que par le lustre de lafortune

― Tu servirais la France et tu te fierais agraveDieu 

― Vous ajourneriez mon bonheur au lende-main de votre mort 

― Ce serait horrible de ta part voilagrave tout― Louis XIV a failli eacutepouser la niegravece de Ma-

zarin un parvenu― Mazarin lui-mecircme srsquoy est opposeacute― Et la veuve de Scarron ― Crsquoeacutetait une drsquoAubigneacute  Drsquoailleurs le ma-

riage a eacuteteacute secret Mais je suis bien vieille monfils dit-elle en hochant la tecircte Quand je ne se-rai plus vous vous marierez agrave votre fantaisie

Savinien aimait et respectait agrave la fois sa megravere il opposa sur-le-champ mais silencieusementagrave lrsquoentecirctement de la vieille Kergaroueumlt un en-tecirctement eacutegal et reacutesolut de ne jamais avoirdrsquoautre femme qursquoUrsule agrave qui cette oppositiondonna comme il arrive toujours en semblableoccurrence le meacuterite de la chose deacutefendue

Lorsque apregraves vecircpres le docteur Minoret etUrsule mise en blanc et rose entregraverent danscette froide salle lrsquoenfant fut saisie drsquoun trem-blement nerveux comme si elle se fucirct trouveacuteeen preacutesence de la reine de France et qursquoelle eucirctune gracircce agrave lui demander Depuis son explica-tion avec le docteur cette petite maison avaitpris les proportions drsquoun palais et la vieilledame toute la valeur sociale qursquoune duchessedevait avoir au Moyen Acircge aux yeux de lafille drsquoun vilain Jamais Ursule ne mesura plusdeacutesespeacutereacutement qursquoen ce moment la distancequi seacuteparait un vicomte de Portenduegravere de lafille drsquoun capitaine de musique ancien chan-teur aux Italiens fils naturel drsquoun organiste etdont lrsquoexistence tenait aux bonteacutes drsquoun meacutede-cin

― Qursquoavez-vous mon enfant  lui dit lavieille dame en la faisant asseoir pregraves drsquoelle

― Madame je suis confuse de lrsquohonneur quevous daignez me faire

― Heacute  ma petite reacutepliqua madame de Por-tenduegravere de son ton le plus aigre je sais com-bien votre tuteur vous aime et veux lui ecirctreagreacuteable car il mrsquoa rameneacute lrsquoenfant prodigue

― Mais ma chegravere megravere dit Savinien atteintau cœur en voyant la vive rougeur drsquoUrsule etla contraction horrible par laquelle elle reacuteprimases larmes quand mecircme vous nrsquoauriez aucuneobligation agrave monsieur le chevalier Minoret ilme semble que nous pourrions toujours ecirctreheureux du plaisir que mademoiselle veut biennous donner en acceptant votre invitation Etle jeune gentilhomme serra la main du docteurdrsquoune faccedilon significative en ajoutant  ― Vousportez monsieur lrsquoordre de Saint-Michel leplus vieil ordre de France et qui confegravere tou-jours la noblesse

Lrsquoexcessive beauteacute drsquoUrsule agrave qui son amourpresque sans espoir avait precircteacute depuis quelquesjours cette profondeur que les grands peintresont imprimeacutee agrave ceux de leurs portraits ougrave

lrsquoacircme est fortement mise en relief avait soudainfrappeacute madame de Portenduegravere en lui faisantsoupccedilonner un calcul drsquoambitieux sous la geacute-neacuterositeacute du docteur Aussi la phrase agrave laquellereacutepondait alors Savinien fut-elle dite avec uneintention qui blessa le vieillard en ce qursquoil avaitde plus cher  mais il ne put reacuteprimer un sourireen srsquoentendant nommer chevalier par Savinienet reconnut dans cette exageacuteration lrsquoaudace desamoureux qui ne reculent devant aucun ridi-cule

― Lrsquoordre de Saint-Michel qui jadis fit com-mettre tant de folies pour ecirctre obtenu est tom-beacute monsieur le vicomte reacutepondit lrsquoancien meacute-decin du roi comme sont tombeacutes tant de privi-leacuteges  Il ne se donne plus aujourdrsquohui qursquoagrave desmeacutedecins agrave de pauvres artistes Aussi les roisont-ils bien fait de le reacuteunir agrave celui de Saint-Lazare qui je crois eacutetait un pauvre diable rap-peleacute agrave la vie par un miracle  Sous ce rapport

lrsquoordre de Saint-Michel et Saint-Lazare seraitpour nous un symbole

Apregraves cette reacuteponse agrave la fois empreinte demoquerie et de digniteacute le silence reacutegna sans quepersonne le voulucirct rompre et il eacutetait devenu gecirc-nant quand on frappa

― Voici notre cher cureacute dit la vieille damequi se leva laissant Ursule seule et allant au-devant de lrsquoabbeacute Chaperon honneur qursquoellenrsquoavait fait ni agrave Ursule ni au docteur

Le vieillard sourit en regardant tour agrave tour sapupille et Savinien Se plaindre des maniegraveres demadame de Portenduegravere ou srsquoen offenser eacutetaitun eacutecueil sur lequel un homme drsquoun petit espritaurait toucheacute  mais Minoret avait trop drsquoacquispour ne pas lrsquoeacuteviter  il se mit agrave causer avec levicomte du danger que courait alors CharlesX apregraves avoir confieacute la direction des affairesau prince de Polignac Lorsqursquoil y eut assez detemps eacutecouleacute pour qursquoen parlant drsquoaffaires ledocteur nrsquoeucirct point lrsquoair de se venger il preacutesen-

ta presque en plaisantant agrave la vieille dame lesdossiers de poursuites et les meacutemoires acquitteacutesqui appuyaient un compte fait par son notaire

― Mon fils lrsquoa reconnu  dit-elle en jetant agraveSavinien un regard auquel il reacutepondit en incli-nant la tecircte Eh  bien crsquoest lrsquoaffaire de Dionisajouta-t-elle en repoussant les papiers et trai-tant cette affaire avec le deacutedain qursquoagrave ses yeuxmeacuteritait lrsquoargent

Rabaisser la richesse crsquoeacutetait dans les ideacuteesde madame de Portenduegravere eacutelever la Noblesseet ocircter toute son importance agrave la BourgeoisieQuelques instants apregraves Goupil vint de la partde son patron demander les comptes entre Sa-vinien et monsieur Minoret

― Et pourquoi  dit la vieille dame― Pour en faire la base de lrsquoobligation il nrsquoy

a pas deacutelivrance drsquoespegraveces reacutepondit le premierclerc en jetant autour de lui des regards effron-teacutes

Ursule et Savinien qui pour la premiegravere foiseacutechangegraverent un coup drsquoœil avec cet horriblepersonnage eacuteprouvegraverent la sensation que causeun crapaud mais aggraveacutee par un sinistre pres-sentiment Tous deux ils eurent cette indeacutefi-nissable et confuse vision de lrsquoavenir sans nomdans la langue mais qui serait explicable parune action de lrsquoecirctre inteacuterieur dont avait parleacutele swedenborgiste au docteur Minoret La cer-titude que ce venimeux Goupil leur serait fatalfit trembler Ursule mais elle se remit de sontrouble en sentant un indicible plaisir agrave voir Sa-vinien partageant son eacutemotion

― Il nrsquoest pas beau le clerc de monsieur Dio-nis  dit Savinien quand Goupil eut fermeacute laporte

― Et qursquoest-ce que cela fait que ces gens-lagravesoient beaux ou laids  dit madame de Porten-duegravere

― Je ne lui en veux pas de sa laideur repritle cureacute mais de sa meacutechanceteacute qui passe lesbornes  il y met de la sceacuteleacuteratesse

Malgreacute son deacutesir drsquoecirctre aimable le docteurdevint digne et froid Les deux amoureux furentgecircneacutes Sans la bonhomie de lrsquoabbeacute Chaperondont la gaieteacute douce anima le dicircner la situationdu docteur et de sa pupille eucirct eacuteteacute presque into-leacuterable Au dessert en voyant pacirclir [palir] Ur-sule il lui dit  ― Si tu ne te trouves pas bienmon enfant tu nrsquoas que la rue agrave traverser

― Qursquoavez-vous mon cœur  dit la vieilledame agrave la jeune fille

― Heacutelas  madame reprit seacutevegraverement le doc-teur son acircme a froid habitueacutee comme elle lrsquoestagrave ne rencontrer que des sourires

― Une bien mauvaise eacuteducation monsieurle docteur dit madame de Portenduegravere Nrsquoest-ce pas monsieur le cureacute 

― Oui madame reacutepondit Minoret en jetantun regard au cureacute qui se trouva sans parole Jrsquoai

rendu je le vois la vie impossible agrave cette na-ture angeacutelique si elle devait aller dans le monde mais je ne mourrai pas sans lrsquoavoir mise agrave lrsquoabride la froideur de lrsquoindiffeacuterence ou de la haine

― Mon parrain  je vous en prie  assez Jene souffre pas ici dit-elle en affrontant le regardde madame de Portenduegravere plutocirct que de don-ner trop de signification agrave ses paroles en regar-dant Savinien

― Je ne sais pas madame dit alors Savinienagrave sa megravere si mademoiselle Ursule souffre maisje sais que vous me mettez au supplice

En entendant ce mot arracheacute par les faccedilonsde sa megravere agrave ce geacuteneacutereux jeune homme Ur-sule pacirclit et pria madame de Portenduegravere delrsquoexcuser  elle se leva prit le bras de son tuteursalua sortit revint chez elle entra preacutecipitam-ment dans le salon de son parrain ougrave elle srsquoassitpregraves de son piano mit sa tecircte dans ses mains etfondit en larmes

― Pourquoi ne laisses-tu pas la conduite detes sentiments agrave ma vieille expeacuterience cruelleenfant  srsquoeacutecria le docteur au deacutesespoir Lesnobles ne se croient jamais obligeacutes par nousautres bourgeois En les servant nous faisonsnotre devoir voilagrave tout Drsquoailleurs la vieilledame a vu que Savinien te regardait avec plai-sir elle a peur qursquoil ne trsquoaime

― Enfin il est sauveacute  dit-elle Mais essayerdrsquohumilier un homme comme vous 

― Attends-moi ma petiteQuand le docteur revint chez madame de

Portenduegravere il y trouva Dionis accompagneacute demessieurs Bongrand et Levrault le maire teacute-moins exigeacutes par la loi pour la validiteacute des actespasseacutes dans les communes ougrave il nrsquoexiste qursquounnotaire Minoret prit agrave part monsieur Dionis etlui dit un mot agrave lrsquooreille apregraves lequel le notairefit la lecture de lrsquoobligation  madame de Por-tenduegravere y donnait une hypothegraveque sur tous sesbiens jusqursquoau remboursement des cent mille

francs precircteacutes par le docteur au vicomte et lesinteacuterecircts y eacutetaient stipuleacutes agrave cinq pour cent Agrave lalecture de cette clause le cureacute regarda Minoretqui reacutepondit agrave lrsquoabbeacute par un leacuteger coup de tecircteapprobatif Le pauvre precirctre alla dire agrave lrsquooreillede sa peacutenitente quelques mots auxquels elle reacute-pondit agrave mi-voix  ― Je ne veux rien devoir agrave cesgens-lagrave

― Ma megravere monsieur me laisse le beau rocircledit Savinien au docteur  elle vous rendra toutlrsquoargent et me charge de la reconnaissance

― Mais il vous faudra trouver onze millefrancs la premiegravere anneacutee agrave cause des frais ducontrat reprit le cureacute

― Monsieur dit Minoret agrave Dionis commemonsieur et madame de Portenduegravere sont horsdrsquoeacutetat de payer lrsquoenregistrement joignez lesfrais de lrsquoacte au capital je vous les payerai

Dionis fit des renvois et le capital fut alorsfixeacute agrave cent sept mille francs Quant tout fut si-gneacute Minoret preacutetexta de sa fatigue pour se re-

tirer en mecircme temps que le notaire et les teacute-moins

― Madame dit le cureacute qui resta seul avec levicomte pourquoi choquer cet excellent mon-sieur Minoret qui vous a sauveacute cependant aumoins vingt-cinq mille francs agrave Paris et qui aeu la deacutelicatesse drsquoen laisser vingt mille agrave votrefils pour ses dettes drsquohonneur 

― Votre Minoret est un sournois dit-elle enprenant une pinceacutee de tabac il sait bien ce qursquoilfait

― Ma megravere croit qursquoil veut mrsquoobliger agrave eacutepou-ser sa pupille en englobant notre ferme commesi lrsquoon pouvait forcer un Portenduegravere fils drsquouneKergaroueumlt agrave se marier contre son greacute

Une heure apregraves Savinien se preacutesenta chezle docteur ougrave les heacuteritiers se trouvaient ameneacutespar la curiositeacute Lrsquoapparition du jeune vicomteproduisit une sensation drsquoautant plus vive quechez chacun des assistants elle excita des eacutemo-tions diffeacuterentes Mesdemoiselles Creacutemiegravere et

Massin chuchotegraverent en regardant Ursule quirougissait Les megraveres dirent agrave Deacutesireacute que Gou-pil pouvait bien avoir raison agrave lrsquoeacutegard de cemariage Les yeux de toutes les personnes preacute-sentes se tournegraverent alors sur le docteur qui nese leva point pour recevoir le gentilhomme et secontenta de le saluer par une inclination de tecirctesans quitter le cornet car il faisait une partie detrictrac avec monsieur Bongrand Lrsquoair froid dudocteur surprit tout le monde

― Ursule mon enfant dit-il fais-nous unpeu de musique

En voyant la jeune fille heureuse drsquoavoir unecontenance sauter sur lrsquoinstrument et remuerles volumes relieacutes en vert les heacuteritiers acce-ptegraverent avec des deacutemonstrations de plaisir lesupplice et le silence qui allaient leur ecirctre infli-geacutes tant ils tenaient agrave savoir ce qui se tramaitentre leur oncle et les Portenduegravere

Il arrive souvent qursquoun morceau pauvre enlui-mecircme mais exeacutecuteacute par une jeune fille sous

lrsquoempire drsquoun sentiment profond fasse plusdrsquoimpression qursquoune grande ouverture pom-peusement dite par un orchestre habile Il existeen toute musique outre la penseacutee du composi-teur lrsquoacircme de lrsquoexeacutecutant qui par un privilegravegeacquis seulement agrave cet art peut donner du senset de la poeacutesie agrave des phrases sans grande va-leur Chopin prouve aujourdrsquohui pour lrsquoingratpiano la veacuteriteacute de ce fait deacutejagrave deacutemontreacute par Pa-ganini pour le violon Ce beau geacutenie est moinsun musicien qursquoune acircme qui se rend sensibleet qui se communiquerait par toute espegravece demusique mecircme par de simples accords Par sasublime et peacuterilleuse organisation Ursule ap-partenait agrave cette eacutecole de geacutenies si rares  maisle vieux Schmucke le maicirctre qui venait chaquesamedi et qui pendant le seacutejour drsquoUrsule agrave Pa-ris la vit tous les jours avait porteacute le talentde son eacutelegraveve agrave toute sa perfection Le Songede Rousseau morceau choisi par Ursule unedes compositions de la jeunesse drsquoHeacuterold ne

manque pas drsquoailleurs drsquoune certaine profon-deur qui peut se deacutevelopper agrave lrsquoexeacutecution  elle yjeta les sentiments qui lrsquoagitaient et justifia bienle titre de Caprice que porte ce fragment Parun jeu agrave la fois suave et recircveur son acircme par-lait agrave lrsquoacircme du jeune homme et lrsquoenveloppaitcomme drsquoun nuage par des ideacutees presque vi-sibles Assis au bout du piano le coude appuyeacutesur le couvercle et la tecircte dans sa main gaucheSavinien admirait Ursule dont les yeux arrecircteacutessur la boiserie semblaient interroger un mondemysteacuterieux On serait devenu profondeacutementamoureux agrave moins Les sentiments vrais ontleur magneacutetisme et Ursule voulait en quelquesorte montrer son acircme comme une coquettese pare pour plaire Savinien peacuteneacutetra donc dansce deacutelicieux royaume entraicircneacute par ce cœurqui pour srsquointerpreacuteter lui-mecircme empruntait lapuissance du seul art qui parle agrave la penseacutee parla penseacutee mecircme sans le secours de la paroledes couleurs ou de la forme La candeur a sur

lrsquohomme le mecircme pouvoir que lrsquoenfance elle ena les attraits et les irreacutesistibles seacuteductions  orjamais Ursule ne fut plus candide qursquoen ce mo-ment ougrave elle naissait agrave une nouvelle vie Le cureacutevint arracher le gentilhomme agrave son recircve en luidemandant de faire le quatriegraveme au whist Ur-sule continua de jouer les heacuteritiers partirent agravelrsquoexception de Deacutesireacute qui cherchait agrave connaicirctreles intentions de son grand-oncle du vicomteet drsquoUrsule

― Vous avez autant de talent que drsquoacircme ma-demoiselle dit Savinien quand la jeune fille fer-ma son piano pour venir srsquoasseoir agrave cocircteacute de sonparrain Quel est donc votre maicirctre 

― Un Allemand logeacute preacuteciseacutement aupregraves dela rue Dauphine sur le quai Conti dit le doc-teur Srsquoil nrsquoavait pas donneacute tous les jours uneleccedilon agrave Ursule pendant notre seacutejour agrave Paris ilserait venu ce matin

― Crsquoest non-seulement un grand musiciendit Ursule mais un homme adorable de naiumlve-teacute

― Ces leccedilons-lagrave doivent coucircter cher srsquoeacutecriaDeacutesireacute

Un sourire drsquoironie fut eacutechangeacute par lesjoueurs Quand la partie se termina le doc-teur soucieux jusqursquoalors prit en regardant Sa-vinien lrsquoair drsquoun homme peineacute drsquoavoir agrave remplirune obligation

― Monsieur lui dit-il je vous sais beaucoupde greacute du sentiment qui vous a porteacute agrave me fairesi promptement visite  mais madame votremegravere me suppose des arriegravere-penseacutees tregraves-peunobles et je lui donnerais le droit de les croirevraies si je ne vous priais pas de ne plus venirme voir malgreacute lrsquohonneur que me feraient vosvisites et le plaisir que jrsquoaurais agrave cultiver votresocieacuteteacute Mon honneur et mon repos exigent quenous cessions toute relation de voisinage Ditesagrave madame votre megravere que si je ne vais point la

prier de nous faire lrsquohonneur agrave ma pupille etagrave moi drsquoaccepter agrave dicircner dimanche prochaincrsquoest agrave cause de la certitude ougrave je suis qursquoelle se-rait indisposeacutee ce jour-lagrave

Le vieillard tendit la main au jeune vicomtequi la lui serra respectueusement en lui disant ― Vous avez raison monsieur  Et il se retiranon sans faire agrave Ursule un salut qui reacuteveacutelait plusde meacutelancolie que de deacutesappointement

Deacutesireacute sortit en mecircme temps que le gentil-homme  mais il lui fut impossible drsquoeacutechangerun mot car Savinien se preacutecipita chez lui

Le deacutesaccord des Portenduegravere et du doc-teur Minoret deacutefraya pendant deux jours laconversation des heacuteritiers qui rendirent hom-mage au geacutenie de Dionis et regardegraverent alorsleur succession comme sauveacutee Ainsi dans unsiegravecle ougrave les rangs se nivellent ougrave la manie delrsquoeacutegaliteacute met de plain-pied tous les individuset menace tout jusqursquoagrave la subordination mi-litaire dernier retranchement du pouvoir en

France  ougrave par conseacutequent les passions nrsquoontplus drsquoautres obstacles agrave vaincre que les an-tipathies personnelles ou le deacutefaut drsquoeacutequilibreentre les fortunes lrsquoobstination drsquoune vieilleBretonne et la digniteacute du docteur Minoret eacutele-vaient entre ces deux amants des barriegraveres des-tineacutees comme autrefois moins agrave deacutetruire qursquoagravefortifier lrsquoamour Pour un homme passionneacutetoute femme vaut ce qursquoelle lui coucircte  or Sa-vinien apercevait une lutte des efforts des in-certitudes qui lui rendaient deacutejagrave cette jeune fillechegravere  il voulait la conqueacuterir Peut-ecirctre nos sen-timents obeacuteissent-ils aux lois de la nature surla dureacutee de ses creacuteations  agrave longue vie longueenfance 

Le lendemain matin en se levant Ursule etSavinien eurent une mecircme penseacutee Cette en-tente ferait naicirctre lrsquoamour si elle nrsquoen eacutetait pasdeacutejagrave la plus deacutelicieuse preuve Lorsque la jeunefille eacutecarta leacutegegraverement ses rideaux afin de don-ner agrave ses yeux lrsquoespace strictement neacutecessaire

pour voir chez Savinien elle aperccedilut la figure deson amant au-dessus de lrsquoespagnolette en faceQuand on songe aux immenses services querendent les fenecirctres aux amoureux il sembleassez naturel drsquoen faire lrsquoobjet drsquoune contribu-tion Apregraves avoir ainsi protesteacute contre la du-reteacute de son parrain Ursule laissa retomber lesrideaux et ouvrit ses fenecirctres pour fermer sespersiennes agrave travers lesquelles elle pourrait deacute-sormais voir sans ecirctre vue Elle monta bien septou huit fois pendant la journeacutee agrave sa chambre ettrouva toujours le jeune vicomte eacutecrivant deacute-chirant des papiers et recommenccedilant agrave eacutecrire agraveelle sans doute 

Le lendemain matin au reacuteveil drsquoUrsule laBougival lui monta la lettre suivante

Agrave MADEMOISELLE URSULE

laquo Mademoiselle

raquo Je ne me fais point illusion sur la deacutefianceque doit inspirer un jeune homme qui srsquoestmis dans la position drsquoougrave je ne suis sorti quepar lrsquointervention de votre tuteur  il me fautdonner deacutesormais plus de garanties que toutautre  aussi mademoiselle est-ce avec une pro-fonde humiliteacute que je me mets agrave vos piedspour vous avouer mon amour Cette deacuteclara-tion nrsquoest pas dicteacutee par une passion  elle vientdrsquoune certitude qui embrasse la vie entiegravere Unefolle passion pour ma jeune tante madamede Kergaroueumlt mrsquoa jeteacute en prison ne trou-verez-vous pas une marque de sincegravere amourdans la complegravete disparition de mes souvenirset de cette image effaceacutee de mon cœur par lavocirctre  Degraves que je vous ai vue endormie et sigracieuse dans votre sommeil drsquoenfant agrave Bou-ron vous avez occupeacute mon acircme en reine quiprend possession de son empire Je ne veux pasdrsquoautre femme que vous Vous avez toutes lesdistinctions que je souhaite dans celle qui doit

porter mon nom Lrsquoeacuteducation que vous avezreccedilue et la digniteacute de votre cœur vous mettent agravela hauteur des situations les plus eacuteleveacutees Maisje doute trop de moi-mecircme pour essayer devous bien peindre agrave vous-mecircme je ne puis quevous aimer Apregraves vous avoir entendue hier jeme suis souvenu de ces phrases qui semblenteacutecrites pour vous 

laquo Faite pour attirer les cœurs et charmer lesyeux agrave la fois douce et indulgente spirituelleet raisonnable polie comme si elle avait passeacutesa vie dans les cours simple comme le solitairequi nrsquoa jamais connu le monde le feu de sonacircme est tempeacutereacute dans ses yeux par une divinemodestie raquo

raquo Jrsquoai senti le prix de cette belle acircme qui se reacute-vegravele en vous dans les plus petites choses Voi-lagrave ce qui me donne la hardiesse de vous de-mander si vous nrsquoaimez encore personne de

me laisser vous prouver par mes soins et parma conduite que je suis digne de vous Il srsquoagitde ma vie vous ne pouvez douter que toutesmes forces ne soient employeacutees non-seulementagrave vous plaire mais encore agrave meacuteriter votre es-time qui peut tenir lieu de celle de toute la terreAvec cet espoir Ursule et si vous me permet-tez de vous nommer dans mon cœur commeune adoreacutee Nemours sera pour moi le paradiset les plus difficiles entreprises ne mrsquooffrirontque des jouissances qui vous seront rappor-teacutees comme on rapporte tout agrave Dieu Dites-moidonc que je puis me dire

raquo Votre SAVINIEN raquoUrsule baisa cette lettre  puis apregraves lrsquoavoir

relue et tenue avec des mouvements insenseacuteselle srsquohabilla pour aller la montrer agrave son parrain

― Mon Dieu  jrsquoai failli sortir sans faire mespriegraveres dit-elle en rentrant pour srsquoagenouiller agraveson prie-Dieu

Quelques instants apregraves elle descendit aujardin et y trouva son tuteur agrave qui elle fit lire lalettre de Savinien Tous deux ils srsquoassirent surle banc sous le massif de plantes grimpantesen face du pavillon chinois  Ursule attendaitun mot du vieillard et le vieillard reacutefleacutechissaitbeaucoup trop long-temps pour une fille impa-tiente Enfin de leur entretien secret il reacutesulta lalettre suivante que le docteur avait sans douteen partie dicteacutee

laquo Monsieur

raquo Je ne puis ecirctre que fort honoreacutee de la lettrepar laquelle vous mrsquooffrez votre main  maisagrave mon acircge et drsquoapregraves les lois de mon eacuteduca-tion jrsquoai ducirc la communiquer agrave mon tuteurqui est toute ma famille et que jrsquoaime agrave la foiscomme un pegravere et comme un ami Voici doncles cruelles objections qursquoil mrsquoa faites et quidoivent me servir de reacuteponse

raquo Je suis monsieur le vicomte une pauvrefille dont la fortune agrave venir deacutepend entiegraverementnon-seulement des bons vouloirs de mon par-rain mais encore des mesures chanceuses qursquoilprendra pour eacuteluder les mauvais vouloirs deses heacuteritiers agrave mon eacutegard Quoique fille leacutegi-time de Joseph Miroueumlt capitaine de musiqueau 45e reacutegiment drsquoinfanterie  comme il est lebeau-fregravere naturel de mon tuteur on pourraitquoique sans raison faire un procegraves agrave une jeunefille qui resterait sans deacutefense Vous voyezmonsieur que mon peu de fortune nrsquoest pasmon plus grand malheur Jrsquoai bien des raisonsdrsquoecirctre humble Crsquoest pour vous et non pourmoi que je vous soumets de pareilles observa-tions qui sont souvent drsquoun poids leacuteger pourdes cœurs aimants et deacutevoueacutes Mais consideacuterezaussi monsieur que si je ne vous les soumettaispas je serais soupccedilonneacutee de vouloir faire passervotre tendresse par-dessus des obstacles que lemonde et surtout votre megravere trouveraient in-

vincibles Jrsquoaurai seize ans dans quatre moisPeut-ecirctre reconnaicirctrez-vous que nous sommeslrsquoun et lrsquoautre trop jeunes et trop inexpeacuterimen-teacutes pour combattre les misegraveres drsquoune vie com-menceacutee sans autre fortune que ce que je tiensde la bonteacute de feu monsieur de Jordy Mon tu-teur deacutesire drsquoailleurs ne pas me marier avantque jrsquoaie atteint vingt ans Qui sait ce que le sortvous reacuteserve durant ces quatre anneacutees les plusbelles de votre vie  ne la brisez donc pas pourune pauvre fille

raquo Apregraves vous avoir exposeacute monsieur les rai-sons de mon cher tuteur qui loin de srsquoopposeragrave mon bonheur veut y contribuer de toutesses forces et souhaite voir sa protection bientocirctdeacutebile remplaceacutee par une tendresse eacutegale agrave lasienne  il me reste agrave vous dire combien je suistoucheacutee et de votre offre et des compliments af-fectueux qui lrsquoaccompagnent La prudence quidicte cette reacuteponse est drsquoun vieillard agrave qui lavie est bien connue  mais la reconnaissance que

je vous exprime est drsquoune jeune fille agrave qui nulautre sentiment nrsquoest entreacute dans lrsquoacircme

raquo Ainsi monsieur je puis me dire en touteveacuteriteacute

raquo Votre servanteraquo URSULE MIROUEumlT raquo

Savinien ne reacutepondit pas Faisait-il des ten-tatives aupregraves de sa megravere  Cette lettre avait-elleeacuteteint son amour  Mille questions semblablestoutes insolubles tourmentaient horriblementUrsule et par ricochet le docteur qui souffraitdes moindres agitations de sa chegravere enfant Ur-sule montait souvent agrave sa chambre et regardaitchez Savinien qursquoelle voyait pensif assis devantsa table et tournant souvent les yeux sur ses fe-necirctres agrave elle Agrave la fin de la semaine pas plus tocirctelle reccedilut la lettre suivante de Savinien dont leretard srsquoexpliquait par un surcroicirct drsquoamour

Agrave MADEMOISELLE URSULE MIROUEumlT

laquo Chegravere Ursule je suis un peu Breton  et unefois mon parti pris rien ne mrsquoen fait changerVotre tuteur que Dieu conserve encore long-temps a raison  mais ai-je donc tort de vousaimer  Aussi voudrais-je seulement savoir devous si vous mrsquoaimez Dites-le-moi ne fucirct-ceque par un signe et crsquoest alors que ces quatreanneacutees deviendront les plus belles de ma vie 

raquo Un de mes amis a remis agrave mon grand-onclele vice-amiral de Kergaroueumlt une lettre ougrave jelui demande sa protection pour entrer dans lamarine Ce bon vieillard eacutemu par mes mal-heurs mrsquoa reacutepondu que la bonne volonteacute du roiserait contre-carreacutee par les regraveglements dans lecas ougrave je voudrais un grade Neacuteanmoins apregravestrois mois drsquoeacutetudes agrave Toulon le ministre mefera partir comme maicirctre de timonerie  puisapregraves une croisiegravere contre les Algeacuteriens aveclesquels nous sommes en guerre je puis su-bir un examen et devenir aspirant Enfin si jeme distingue dans lrsquoexpeacutedition qui se preacutepare

contre Alger je serai certainement enseigne mais dans combien de temps  Personne nepeut le dire Seulement on rendra les ordon-nances aussi eacutelastiques qursquoil sera possible pourreacuteinteacutegrer le nom de Portenduegravere agrave la marineJe ne dois vous obtenir que de votre parrainje le vois  et votre respect pour lui vous rendplus chegravere agrave mon cœur Avant de reacutepondre jevais donc avoir une entrevue avec lui  de sareacuteponse deacutependra tout mon avenir Quoi qursquoiladvienne sachez que riche ou pauvre fille drsquouncapitaine de musique ou fille drsquoun roi vous ecirctespour moi celle que la voix de mon cœur a deacute-signeacutee Chegravere Ursule nous sommes dans untemps ougrave les preacutejugeacutes qui jadis nous eussentseacutepareacutes nrsquoont pas assez de force pour empecirc-cher notre mariage Agrave vous donc tous les senti-ments de mon cœur et agrave votre oncle des garan-ties qui lui reacutepondent de votre feacuteliciteacute  Il ne saitpas que je vous ai dans quelques instants plus

aimeacutee qursquoil ne vous aime depuis quinze ans Agravece soir raquo

― Tenez mon parrain dit Ursule en lui ten-dant cette lettre par un mouvement drsquoorgueil

― Ah  mon enfant srsquoeacutecria le docteur apregravesavoir lu la lettre je suis plus content que toiLe gentilhomme a par cette reacutesolution reacutepareacutetoutes ses fautes

Apregraves le dicircner Savinien se preacutesenta chez ledocteur qui se promenait alors avec Ursule lelong de la balustrade de la terrasse sur la ri-viegravere Le vicomte avait reccedilu ses habits de Pariset lrsquoamoureux nrsquoavait pas manqueacute de rehausserses avantages naturels par une mise aussi soi-gneacutee aussi eacuteleacutegante que srsquoil se fucirct agi de plaireagrave la belle et fiegravere comtesse de Kergaroueumlt Enle voyant venir du perron vers eux la pauvrepetite serra le bras de son oncle absolumentcomme si elle se retenait pour ne pas tomberdans un preacutecipice et le docteur entendit de

profondes et sourdes palpitations qui lui don-negraverent le frisson

― Laisse-nous mon enfant dit-il agrave sa pupillequi srsquoassit sur les marches du pavillon chinoisapregraves avoir laisseacute prendre sa main par Savinienqui y deacuteposa un baiser respectueux

― Monsieur donnerez-vous cette chegravere per-sonne agrave un capitaine de vaisseau  dit le jeunevicomte agrave voix basse au docteur

― Non dit Minoret en souriant  nous pour-rions attendre trop long-temps  mais agrave unlieutenant de vaisseau

Des larmes de joie humectegraverent les yeux dujeune homme qui serra tregraves-affectueusementla main du vieillard

― Je vais donc partir reacutepondit-il aller eacutetu-dier et tacirccher drsquoapprendre en six mois ce que leseacutelegraveves de lrsquoeacutecole de marine ont appris en six ans

― Partir  dit Ursule en srsquoeacutelanccedilant du perronvers eux

― Oui mademoiselle pour vous meacuteriterAinsi plus jrsquoy mettrai drsquoempressement plusdrsquoaffection je vous teacutemoignerai

― Nous sommes aujourdrsquohui le 3 octobredit-elle en le regardant avec une tendresse infi-nie partez apregraves le 19

― Oui dit le vieillard nous fecircterons la Saint-Savinien

― Adieu donc srsquoeacutecria le jeune homme Jedois aller passer cette semaine agrave Paris y faire lesdeacutemarches neacutecessaires mes preacuteparatifs et mesacquisitions de livres drsquoinstruments de matheacute-matiques me concilier la faveur du ministre etobtenir les meilleures conditions possibles

Ursule et son parrain reconduisirent Savi-nien jusqursquoagrave la grille Apregraves lrsquoavoir vu rentrantchez sa megravere ils le virent sortir accompagneacute deTiennette qui portait une petite malle

― Pourquoi si vous ecirctes riche le forcez-vousagrave servir dans la marine  dit Ursule agrave son par-rain

― Je crois que ce sera bientocirct moi qui auraifait ses dettes dit le docteur en souriant Je ne leforce point  mais lrsquouniforme mon cher cœuret la croix de la Leacutegion-drsquoHonneur gagneacutee dansun combat effaceront bien des taches En sixans il peut arriver agrave commander un bacirctimentet voilagrave tout ce que je lui demande

― Mais il peut peacuterir dit-elle en montrant audocteur un visage pacircle

― Les amoureux ont comme les ivrognesun dieu pour eux reacutepondit le docteur en plai-santant

Agrave lrsquoinsu de son parrain la pauvre petite ai-deacutee par la Bougival coupa pendant la nuit unequantiteacute suffisante de ses longs et beaux che-veux blonds pour faire une chaicircne  puis le sur-lendemain elle seacuteduisit son maicirctre de musiquele vieux Schmucke qui lui promit de veiller agrave ceque les cheveux ne fussent pas changeacutes et quela chaicircne fucirct acheveacutee pour le dimanche suivantAgrave son retour Savinien apprit au docteur et agrave sa

pupille qursquoil avait signeacute son engagement Il de-vait ecirctre rendu le 25 agrave Brest Inviteacute par le doc-teur agrave dicircner pour le 18 il passa ces deux jour-neacutees presque entiegraveres chez le docteur  et mal-greacute les plus sages recommandations les deuxamoureux ne purent srsquoempecirccher de trahir leurbonne intelligence aux yeux du cureacute du juge depaix du meacutedecin de Nemours et de la Bougival

― Enfants leur dit le vieillard vous jouezvotre bonheur en ne vous gardant pas le secretagrave vous-mecircmes

Enfin le jour de sa fecircte apregraves la messe pen-dant laquelle il y eut quelques regards eacutechangeacutesSavinien eacutepieacute par Ursule traversa la rue et vintdans ce petit jardin ougrave tous deux se trouvegraverentpresque seuls Par indulgence le bonhomme li-sait ses journaux dans le pavillon chinois

― Chegravere Ursule dit Savinien voulez-vousme faire une fecircte plus grande que ne pourraitme la faire ma megravere en me donnant une se-conde fois la vie 

― Je sais ce que vous voulez me demanderdit Ursule en lrsquointerrompant Tenez voici mareacuteponse ajouta-t-elle en prenant dans la pochede son tablier la chaicircne faite de ses cheveux etla lui preacutesentant dans un tremblement nerveuxqui accusait une joie illimiteacutee Portez ceci dit-elle pour lrsquoamour de moi Puisse mon preacutesenteacutecarter de vous tous les peacuterils en vous rappelantque ma vie est attacheacutee agrave la vocirctre 

― Ah  la petite masque elle lui donne unechaicircne de ses cheveux se disait le docteurComment srsquoy est-elle prise  Couper dans sesbelles tresses blondes  mais elle lui donneraitdonc mon sang

― Ne trouverez-vous pas bien mauvais devous demander avant de partir une promesseformelle de nrsquoavoir jamais drsquoautre mari quemoi  dit Savinien en baisant cette chaicircne et re-gardant Ursule sans pouvoir retenir une larme

― Si je ne vous lrsquoai pas trop dit deacutejagrave moi quisuis venue contempler les murs de Sainte-Peacute-

lagie quand vous y eacutetiez reacutepondit-elle en rou-gissant  je vous le reacutepegravete Savinien  je nrsquoaimeraijamais que vous et ne serai jamais qursquoagrave vous

En voyant Ursule agrave demi cacheacutee dans le mas-sif le jeune homme ne tint pas contre le plai-sir de la serrer sur son cœur et de lrsquoembrasserau front  mais elle jeta comme un cri faible selaissa tomber sur le banc et lorsque Saviniense mit aupregraves drsquoelle en lui demandant pardonil vit le docteur debout devant eux

― Mon ami dit-il Ursule est une veacuteritablesensitive qursquoune parole amegravere tuerait Pour ellevous devrez modeacuterer lrsquoeacuteclat de lrsquoamour Ah  sivous lrsquoeussiez aimeacutee depuis seize ans vous vousseriez contenteacute de sa parole ajouta-t-il pour sevenger du mot par lequel Savinien avait termi-neacute sa derniegravere lettre

Deux jours apregraves Savinien partit Malgreacute leslettres qursquoil eacutecrivit reacuteguliegraverement agrave Ursule ellefut en proie agrave une maladie sans cause sensibleSemblable agrave ces beaux fruits attaqueacutes par un

ver une penseacutee lui rongeait le cœur Elle per-dit lrsquoappeacutetit et ses belles couleurs Quand sonparrain lui demanda la premiegravere fois ce qursquoelleeacuteprouvait  ― Je voudrais voir la mer dit-elle

― Il est difficile de te mener en deacutecembrevoir un port de mer lui reacutepondit le vieillard

― Irais-je donc  dit-elleDe grands vents srsquoeacutelevaient-ils Ursule

eacuteprouvait des commotions en croyant malgreacuteles savantes distinctions de son parrain du cu-reacute du juge de paix entre les vents de mer et ceuxde terre que Savinien se trouvait aux prisesavec un ouragan Le juge de paix la rendit heu-reuse pour quelques jours avec une gravurequi repreacutesentait un aspirant en costume Ellelisait les journaux en imaginant qursquoils donne-raient des nouvelles de la croisiegravere pour laquelleSavinien eacutetait parti Elle deacutevora les romansmaritimes de Cooper et voulut apprendre lestermes de marine Ces preuves de la fixiteacute de lapenseacutee souvent joueacutees par les autres femmes

furent si naturelles chez Ursule qursquoelle vit enrecircve chacune des lettres de Savinien et ne man-qua jamais agrave les annoncer le matin mecircme en ra-contant le songe avant-coureur

― Maintenant dit-elle au docteur la qua-triegraveme fois que ce fait eut lieu sans que le cu-reacute et le meacutedecin en fussent surpris je suis tran-quille  agrave quelque distance que Savinien soit srsquoilest blesseacute je le sentirai dans le mecircme instant

Le vieux meacutedecin resta plongeacute dans une pro-fonde meacuteditation que le juge de paix et le cu-reacute jugegraverent douloureuse agrave voir lrsquoexpression deson visage

― Qursquoavez-vous  lui demandegraverent-ilsquand Ursule les eut laisseacutes seuls

― Vivra-t-elle  reacutepondit le vieux meacutedecinUne si deacutelicate et si tendre fleur reacutesistera-t-elleagrave des peines de cœur 

Neacuteanmoins la petite recircveuse comme la sur-nomma le cureacute travaillait avec ardeur  ellecomprenait lrsquoimportance drsquoune grande instruc-

tion pour une femme du monde et tout letemps qursquoelle ne donnait pas au chant agrave lrsquoeacutetudede lrsquoHarmonie et de la Composition elle le pas-sait agrave lire les livres que lui choisissait lrsquoabbeacuteChaperon dans la riche bibliothegraveque de sonparrain Tout en menant cette vie occupeacutee ellesouffrait mais sans se plaindre Parfois elle res-tait des heures entiegraveres agrave regarder la fenecirctrede Savinien Le dimanche agrave la sortie de lamesse elle suivait madame de Portenduegravere enla contemplant avec tendresse car malgreacute sesdureteacutes elle aimait en elle la megravere de SavinienSa pieacuteteacute redoublait elle allait agrave la messe tous lesmatins car elle crut fermement que ses recircveseacutetaient une faveur de Dieu Effrayeacute des ravagesproduits par cette nostalgie de lrsquoamour le jourde la naissance drsquoUrsule son parrain lui pro-mit de la conduire agrave Toulon voir le deacutepart delrsquoexpeacutedition drsquoAlger sans que Savinien qui enfaisait partie en fucirct instruit Le juge de paix etle cureacute gardegraverent le secret au docteur sur le but

de ce voyage qui parut ecirctre entrepris pour lasanteacute drsquoUrsule et qui intrigua beaucoup les heacute-ritiers Minoret Apregraves avoir revu Savinien enuniforme drsquoaspirant apregraves avoir monteacute sur lebeau vaisseau de lrsquoamiral agrave qui le ministre avaitrecommandeacute le jeune Portenduegravere Ursule agravela priegravere de son ami alla respirer lrsquoair de Niceet parcourut la cocircte de la Meacutediterraneacutee jusqursquoagraveGecircnes ougrave elle apprit lrsquoarriveacutee de la flotte de-vant Alger et les heureuses nouvelles du deacutebar-quement Le docteur aurait voulu continuer cevoyage agrave travers lrsquoItalie autant pour distraireUrsule que pour achever en quelque sorte soneacuteducation en agrandissant ses ideacutees par la com-paraison des mœurs des pays et par les en-chantements de la terre ougrave vivent les chefs-drsquoœuvre de lrsquoart et ougrave tant de civilisations ontlaisseacute leurs traces brillantes  mais la nouvelle dela reacutesistance opposeacutee par le trocircne aux eacutelecteursde la fameuse Chambre de 1830 ramena le doc-teur en France ougrave il ramena sa pupille dans un

eacutetat de santeacute florissante et riche drsquoun charmantpetit modegravele du vaisseau sur lequel servait Sa-vinien

Les Eacutelections de 1830 donnegraverent de la consis-tance aux heacuteritiers qui par les soins de DeacutesireacuteMinoret et de Goupil formegraverent agrave Nemours uncomiteacute dont les efforts firent nommer agrave Fontai-nebleau le candidat libeacuteral Massin exerccedilait uneeacutenorme influence sur les eacutelecteurs de la cam-pagne Cinq des fermiers du maicirctre de posteeacutetaient eacutelecteurs Dionis repreacutesentait plus deonze voix En se reacuteunissant chez le notaire Creacute-miegravere Massin le maicirctre de poste et leurs ad-heacuterents finirent par prendre lrsquohabitude de srsquoyvoir Au retour du docteur le salon de Dio-nis eacutetait donc devenu le camp des heacuteritiersLe juge de paix et le maire qui se liegraverent alorspour reacutesister aux libeacuteraux de Nemours battuspar lrsquoOpposition malgreacute les efforts des chacircteauxsitueacutes aux environs furent eacutetroitement unispar leur deacutefaite Lorsque Bongrand et lrsquoabbeacute

Chaperon apprirent au docteur le reacutesultat decet antagonisme qui dessina pour la premiegraverefois deux partis dans Nemours et donna delrsquoimportance aux heacuteritiers Minoret Charles Xpartait de Rambouillet pour Cherbourg DeacutesireacuteMinoret qui partageait les opinions du Barreaude Paris avait fait venir de Nemours quinzede ses amis commandeacutes par Goupil et agrave qui lemaicirctre de poste donna des chevaux pour cou-rir agrave Paris ougrave ils arrivegraverent chez Deacutesireacute dans lanuit du 28 Goupil et Deacutesireacute coopeacuteregraverent aveccette troupe agrave la prise de lrsquoHocirctel-de-Ville Deacutesi-reacute Minoret fut deacutecoreacute de la Leacutegion-drsquoHonneuret nommeacute substitut du procureur du roi agrave Fon-tainebleau Goupil eut la croix de Juillet Dionisfut eacutelu maire de Nemours en remplacement dusieur Levrault et le conseil municipal se com-posa de Minoret-Levrault adjoint  de Massinde Creacutemiegravere et de tous les adheacuterents du sa-lon de Dionis Bongrand ne garda sa place quepar lrsquoinfluence de son fils fait procureur du

roi agrave Melun et dont le mariage avec mademoi-selle Levrault parut alors probable En voyant letrois pour cent agrave quarante-cinq le docteur par-tit en poste pour Paris et placcedila cinq cent qua-rante mille francs en inscriptions au porteurLe reste de sa fortune qui allait environ agrave deuxcent soixante-dix mille francs lui donna mis agraveson nom dans le mecircme fonds ostensiblementquinze mille francs de rente Il employa de lamecircme maniegravere le capital leacutegueacute par le vieux pro-fesseur agrave Ursule ainsi que les huit mille francsproduits en neuf ans par les inteacuterecircts ce qui fitagrave sa pupille quatorze cents francs de rente aumoyen drsquoune petite somme qursquoil ajouta pourarrondir ce leacuteger revenu Drsquoapregraves les conseilsde son maicirctre la vieille Bougival eut trois centcinquante francs de rente en placcedilant ainsi cinqmille et quelques cents francs drsquoeacuteconomies Cessages opeacuterations meacutediteacutees entre le docteur etle juge de paix furent accomplies dans le plusprofond secret agrave la faveur des troubles poli-

tiques Quand le calme fut agrave peu pregraves reacutetabli ledocteur acheta une petite maison contigueuml agrave lasienne et lrsquoabattit ainsi que le mur de sa courpour faire construire agrave la place une remise etune eacutecurie Employer le capital de mille francsde rente agrave se donner des communs parut unefolie agrave tous les heacuteritiers Minoret Cette preacuteten-due folie fut le commencement drsquoune egravere nou-velle dans la vie du docteur qui par un mo-ment ougrave les chevaux et les voitures se donnaientpresque ramena de Paris trois superbes che-vaux et une calegraveche

Quand au commencement de novembre1830 le vieillard vint pour la premiegravere fois parun temps pluvieux en calegraveche agrave la messe etdescendit pour donner la main agrave Ursule tousles habitants accoururent sur la place autantpour voir la voiture du docteur et question-ner son cocher que pour gloser sur la pupilleagrave lrsquoexcessive ambition de laquelle Massin Creacute-

miegravere le maicirctre de poste et leurs femmes attri-buaient les folies de leur oncle

― La calegraveche  heacute Massin  cria GoupilVotre succession va bon train hein 

― Tu dois avoir demandeacute de bons gages Ca-birolle  dit le maicirctre de poste au fils drsquoun deses conducteurs qui restait aupregraves des chevauxcar il faut espeacuterer que tu nrsquouseras pas beaucoupde fers chez un homme de quatre-vingt-quatreans Combien les chevaux ont-ils coucircteacute 

― Quatre mille francs La calegraveche quoiquede hasard a eacuteteacute payeacutee deux mille francs  maiselle est belle les roues sont agrave patente

― Comment dites-vous Cabirolle  deman-da madame Creacutemiegravere

― Il dit agrave ma tante reacutepondit Goupil crsquoestune ideacutee des Anglais qui ont inventeacute ces roues-lagrave Tenez  voyez-vous lrsquoon ne voit rien du toutcrsquoest emboicircteacute crsquoest joli lrsquoon nrsquoaccroche pas ilnrsquoy a plus ce vilain bout de fer carreacute qui deacutepas-sait lrsquoessieu

― Agrave quoi rime ma tante  dit alors innocem-ment madame Creacutemiegravere

― Comment  dit Goupil ccedila ne vous tentedonc pas 

― Ah  je comprends dit-elle― Eh  bien non vous ecirctes une honnecircte

femme dit Goupil il ne faut pas vous tromperle vrai mot crsquoest agrave patte entre parce que la ficheest cacheacutee

― Oui madame dit Cabirolle qui fut la dupede lrsquoexplication de Goupil tant le clerc la donnaseacuterieusement

― Crsquoest une belle voiture tout de mecircmesrsquoeacutecria Creacutemiegravere et il faut ecirctre riche pourprendre un pareil genre

― Elle va bien la petite dit Goupil Mais ellea raison elle vous apprend agrave jouir de la viePourquoi nrsquoavez-vous pas de beaux chevaux etdes calegraveches vous papa Minoret  Vous laisse-rez-vous humilier  Agrave votre place moi  jrsquoauraisune voiture de prince

― Voyons Cabirolle dit Massin est-ce lapetite qui lance notre oncle dans ces luxes-lagrave 

― Je ne sais pas reacutepondit Cabirolle maiselle est quasiment la maicirctresse au logis Il vientmaintenant maicirctre sur maicirctre de Paris Elle vadit-on eacutetudier la peinture

― Je saisirai cette occasion pour faire tirermon portrait dit madame Creacutemiegravere

En province on dit encore tirer au lieu defaire un portrait

― Le vieil Allemand nrsquoest cependant pas ren-voyeacute dit madame Massin

― Il y est encore aujourdrsquohui reacutepondit Ca-birolle

― Abondance de chiens ne nuit pas dit ma-dame Creacutemiegravere qui fit rire tout le monde

― Maintenant srsquoeacutecria Goupil vous ne devezplus compter sur la succession Ursule a bien-tocirct dix-sept ans elle est plus jolie que jamais les voyages forment la jeunesse et la petite far-ceuse tient votre oncle par le bon bout Il y a

cinq agrave six paquets pour elle aux voitures par se-maine et les couturiegraveres les modistes viennentlui essayer ici ses robes et ses affaires Aussi mapatronne est-elle furieuse Attendez Ursule agrave lasortie et regardez son petit chacircle de cou un vraicachemire de six cents francs

La foudre serait tombeacutee au milieu du groupedes heacuteritiers elle nrsquoaurait pas produit plusdrsquoeffet que les derniers mots de Goupil qui sefrottait les mains

Le vieux salon vert du docteur fut renouveleacutepar un tapissier de Paris Jugeacute sur le luxe qursquoildeacuteployait le vieillard eacutetait tantocirct accuseacute drsquoavoirceleacute sa fortune et de posseacuteder soixante millelivres de rentes tantocirct de deacutepenser ses capitauxpour plaire agrave Ursule On faisait de lui tour agravetour un richard et un libertin Ce mot  ― Crsquoestun vieux fou  reacutesuma lrsquoopinion du pays Cettefausse direction des jugements de la petite villeeut pour avantage de tromper les heacuteritiers quine soupccedilonnegraverent point lrsquoamour de Savinien

pour Ursule veacuteritable cause des deacutepenses dudocteur enchanteacute drsquohabituer sa pupille agrave sonrocircle de vicomtesse et qui riche de plus de cin-quante mille francs de rente se donnait le plai-sir de parer son idole

Au mois de feacutevrier 1832 le jour ougrave Ursuleavait dix-sept ans le matin mecircme en se levantelle vit Savinien en costume drsquoenseigne agrave sa fe-necirctre

― Comment nrsquoen ai je rien su  se dit-elleDepuis la prise drsquoAlger ougrave Savinien se dis-

tingua par un trait de courage qui lui valut lacroix la corvette sur laquelle il servait eacutetantresteacutee pendant plusieurs mois agrave la mer il luiavait eacuteteacute tout agrave fait impossible drsquoeacutecrire au doc-teur et il ne voulait pas quitter le service sanslrsquoavoir consulteacute Jaloux de conserver agrave la ma-rine un nom illustre le nouveau gouvernementavait profiteacute du remue-meacutenage de Juillet pourdonner le grade drsquoenseigne agrave Savinien Apregravesavoir obtenu un congeacute de quinze jours le nou-

vel enseigne arrivait de Toulon par la malle-poste pour la fecircte drsquoUrsule et pour prendre enmecircme temps lrsquoavis du docteur

― Il est arriveacute cria la filleule en se preacutecipitantdans la chambre de son parrain

― Tregraves-bien  reacutepondit-il Je devine le motifqui lui fait quitter le service et il peut mainte-nant rester agrave Nemours

― Ah  voilagrave ma fecircte  elle est toute dans cemot dit-elle en embrassant le docteur

Sur un signe qursquoelle alla faire au gentil-homme Savinien vint aussitocirct  elle voulaitlrsquoadmirer car il lui semblait changeacute en mieuxEn effet le service militaire imprime aux gestesagrave la deacutemarche agrave lrsquoair des hommes une deacutecisionmecircleacutee de graviteacute je ne sais quelle rectitude quipermet au plus superficiel observateur de re-connaicirctre un militaire sous lrsquohabit bourgeois rien ne deacutemontre mieux que lrsquohomme est faitpour commander Ursule en aima mieux en-core Savinien et ressentit une joie drsquoenfant agrave se

promener dans le petit jardin en lui donnant lebras et lui faisant raconter la part qursquoil avait eueen sa qualiteacute drsquoaspirant agrave la prise drsquoAlger Eacutevi-demment Savinien avait pris Alger Elle voyaitdisait-elle tout en rouge quand elle regardaitla deacutecoration de Savinien Le docteur qui desa chambre les surveillait en srsquohabillant vintles retrouver Sans srsquoouvrir entiegraverement au vi-comte il lui dit alors qursquoau cas ougrave madame dePortenduegravere consentirait agrave son mariage avecUrsule la fortune de sa filleule rendait superflule traitement des grades qursquoil pouvait acqueacuterir

― Heacutelas  dit Savinien il faudra bien dutemps pour vaincre lrsquoopposition de ma megravereAvant mon deacutepart placeacutee entre lrsquoalternative deme voir rester pregraves drsquoelle si elle consentait agravemon mariage avec Ursule ou de ne plus me re-voir que de loin en loin et de me savoir exposeacuteaux dangers de ma carriegravere elle mrsquoa laisseacute par-tir

― Mais Savinien nous serons ensemble ditUrsule en lui prenant la main et la lui secouantavec une espegravece drsquoimpatience

Se voir et ne plus se quitter crsquoeacutetait pourelle tout lrsquoamour  elle ne voyait rien au de-lagrave  et son joli geste la mutinerie de son ac-cent exprimegraverent tant drsquoinnocence que Savi-nien et le docteur en furent attendris La deacute-mission fut envoyeacutee et la fecircte drsquoUrsule reccedilutde la preacutesence de son fianceacute le plus bel eacuteclatQuelques mois apregraves vers le mois de mai lavie inteacuterieure reprit chez le docteur Minoret lecalme drsquoautrefois mais avec un habitueacute de plusLes assiduiteacutes du jeune vicomte furent drsquoautantplus promptement interpreacuteteacutees comme cellesdrsquoun futur que soit agrave la messe soit agrave la prome-nade ses maniegraveres et celles drsquoUrsule quoiquereacuteserveacutees trahissaient lrsquoentente de leurs cœursDionis fit observer aux heacuteritiers que le bon-homme ne demandait point ses inteacuterecircts agrave ma-

dame de Portenduegravere et que la vieille dame luidevait deacutejagrave trois anneacutees

― Elle sera forceacutee de ceacuteder de consentir agrave lameacutesalliance de son fils dit le notaire Si ce mal-heur arrive il est probable qursquoune grande partiede la fortune de votre oncle servira selon Ba-sile drsquoargument irreacutesistible

Lrsquoirritation des heacuteritiers en devinant queleur oncle leur preacutefeacuterait trop Ursule pour nepas assurer son bonheur agrave leurs deacutepens devintalors aussi sourde que profonde Reacuteunis tous lessoirs chez Dionis depuis la reacutevolution de Juilletils y maudissaient les deux amants et la soireacuteene srsquoy terminait guegravere sans qursquoils eussent cher-cheacute mais vainement les moyens de contre-car-rer le vieillard Zeacutelie qui sans doute avait profi-teacute comme le docteur de la baisse des rentes pourplacer avantageusement ses eacutenormes capitauxeacutetait la plus acharneacutee apregraves lrsquoorpheline et lesPortenduegravere Un soir ougrave Goupil qui se gardaitcependant de srsquoennuyer dans ces soireacutees eacutetait

venu pour se tenir au courant des affaires dela ville qui se discutaient lagrave Zeacutelie eut une re-crudescence de haine  elle avait vu le matin ledocteur Ursule et Savinien revenant en calegravechedrsquoune promenade aux environs dans une inti-miteacute qui disait tout

― Je donnerais bien trente mille francs pourque Dieu rappelacirct agrave lui notre oncle avant que lemariage de ce Portenduegravere et de la mijaureacutee sefasse dit-elle

Goupil reconduisit monsieur et maman Mi-noret jusqursquoau milieu de leur grande cour etleur dit en regardant autour de lui pour savoirsrsquoils eacutetaient bien seuls  ― Voulez-vous me don-ner les moyens drsquoacheter lrsquoeacutetude de Dionis etje ferai rompre le mariage de monsieur Porten-duegravere et drsquoUrsule 

― Comment  demanda le colosse― Me croyez-vous assez niais pour vous dire

mon projet  reacutepondit le maicirctre clerc

― Eh  bien mon garccedilon brouille-les etnous verrons dit Zeacutelie

― Je ne mrsquoembarque point dans de pareilstracas sur un  nous verrons  Le jeune hommeest un cracircne qui pourrait me tuer et je dois ecirctreferreacute agrave glace ecirctre de sa force agrave lrsquoeacutepeacutee et au pis-tolet Eacutetablissez-moi je vous tiendrai parole

― Empecircche ce mariage et je trsquoeacutetablirai reacute-pondit le maicirctre de poste

― Voici neuf mois que vous regardez agrave meprecircter quinze malheureux mille francs pouracheter lrsquoEacutetude de Lecœur lrsquohuissier et vousvoulez que je me fie agrave cette parole  Allez vousperdrez la succession de votre oncle et ce serabien fait

― Srsquoil ne srsquoagissait que de quinze mille francset de lrsquoEacutetude de Lecœur je ne dis pas reacutepon-dit Zeacutelie  mais vous cautionner pour cinquantemille eacutecus 

― Mais je payerai dit Goupil en lanccedilant agraveZeacutelie un regard fascinateur qui rencontra le re-

gard impeacuterieux de la maicirctresse de poste Ce futcomme du venin sur de lrsquoacier

― Nous attendrons dit Zeacutelie― Ayez donc le geacutenie du mal  pensa Goupil

Si jamais je les tiens ceux-lagrave se dit-il en sortantje les presserai comme des citrons

En cultivant la socieacuteteacute du docteur du jugede paix et du cureacute Savinien leur prouvalrsquoexcellence de son caractegravere Lrsquoamour de cejeune homme pour Ursule si deacutegageacute de toutinteacuterecirct si persistant inteacuteressa si vivement lestrois amis qursquoils ne seacuteparaient plus ces deuxenfants dans leurs penseacutees Bientocirct la monoto-nie de cette vie patriarcale et la certitude queles amants avaient de leur avenir finirent pardonner agrave leur affection une apparence de fra-terniteacute Souvent le docteur laissait Ursule etSavinien seuls Il avait bien jugeacute ce charmantjeune homme qui baisait la main drsquoUrsule enarrivant et ne la lui eucirct pas demandeacutee seulavec elle tant il eacutetait peacuteneacutetreacute de respect pour

lrsquoinnocence pour la candeur de cette enfantdont lrsquoexcessive sensibiliteacute souvent eacuteprouveacuteelui avait appris qursquoune expression dure unair froid ou des alternatives de douceur et debrusquerie pouvaient la tuer Les grandes har-diesses des deux amants se commettaient enpreacutesence des vieillards le soir Deux anneacuteespleines de joies secregravetes se passegraverent ainsi sansautre eacuteveacutenement que les tentatives inutiles dujeune homme pour obtenir le consentementde sa megravere agrave son mariage avec Ursule Il par-lait quelquefois des matineacutees entiegraveres sa megraverelrsquoeacutecoutait sans reacutepondre agrave ses raisons et agrave sespriegraveres autrement que par un silence de Bre-tonne ou par des refus Agrave dix-neuf ans Ur-sule eacuteleacutegante excellente musicienne et bien eacutele-veacutee nrsquoavait plus rien agrave acqueacuterir  elle eacutetait par-faite Aussi obtint-elle une renommeacutee de beau-teacute de gracircce et drsquoinstruction qui srsquoeacutetendit auloin Un jour le docteur eut agrave refuser la mar-quise drsquoAiglemont qui pensait agrave Ursule pour

son fils aicircneacute Six mois plus tard malgreacute le pro-fond secret gardeacute par Ursule par le docteuret par madame drsquoAiglemont Savinien fut ins-truit par hasard de cette circonstance Toucheacutede tant de deacutelicatesse il argua de ce proceacutedeacutepour vaincre lrsquoobstination de sa megravere qui lui reacute-pondit  ― Si les drsquoAiglemont veulent se meacutesal-lier est-ce une raison pour nous 

Au mois de deacutecembre 1834 le pieux et bonvieillard deacuteclina visiblement En le voyant sor-tir de lrsquoeacuteglise la figure jaune et grippeacutee les yeuxpacircles toute la ville parla de la mort prochainedu bonhomme alors acircgeacute de quatre-vingt-huitans ― Vous saurez ce qui en est disait-on auxheacuteritiers En effet le deacutecegraves du vieillard avaitlrsquoattrait drsquoun problegraveme Mais le docteur ne sesavait pas malade il avait des illusions et nila pauvre Ursule ni Savinien ni le juge depaix ni le cureacute ne voulaient par deacutelicatesselrsquoeacuteclairer sur sa position  le meacutedecin de Ne-mours qui le venait voir tous les soirs nrsquoosait

lui rien prescrire Le vieux Minoret ne sentaitaucune douleur il srsquoeacuteteignait doucement Chezlui lrsquointelligence demeurait ferme nette et puis-sante Chez les vieillards ainsi constitueacutes lrsquoacircmedomine le corps et lui donne la force de mourirdebout Le cureacute pour ne pas avancer le termefatal dispensa son paroissien de venir entendrela messe agrave lrsquoeacuteglise et lui permit de lire les of-fices chez lui  car le docteur accomplissait mi-nutieusement ses devoirs de religion  plus il al-la vers la tombe plus il aima Dieu Les clarteacuteseacuteternelles lui expliquaient de plus en plus lesdifficulteacutes de tout genre Au commencementde la nouvelle anneacutee Ursule obtint de lui qursquoilvendicirct ses chevaux sa voiture et qursquoil congeacute-diacirct Cabirolle Le juge de paix dont les inquieacute-tudes sur lrsquoavenir drsquoUrsule eacutetaient loin de se cal-mer par les demi-confidences du vieillard en-tama la question deacutelicate de lrsquoheacuteritage en deacute-montrant un soir agrave son vieil ami la neacutecessiteacutedrsquoeacutemanciper Ursule La pupille serait alors ha-

bile agrave recevoir un compte de tutelle et agrave posseacute-der  ce qui permettrait de lrsquoavantager Malgreacutecette ouverture le vieillard qui cependant avaitdeacutejagrave consulteacute le juge de paix ne lui confia pointle secret de ses dispositions envers Ursule  maisil adopta le parti de lrsquoeacutemancipation Plus le jugede paix mettait drsquoinsistance agrave vouloir connaicirctreles moyens choisis par son vieil ami pour en-richir Ursule plus le docteur devenait deacutefiantEnfin Minoret craignit positivement de confierau juge de paix ses trente-six mille francs derente au porteur

― Pourquoi lui dit Bongrand mettre contrevous le hasard 

― Entre deux hasards reacutepondit le docteuron eacutevite le plus chanceux

Bongrand mena lrsquoaffaire de lrsquoeacutemancipationassez rondement pour qursquoelle fucirct termineacutee lejour ougrave mademoiselle Miroueumlt eucirct ses vingtans Cet anniversaire devait ecirctre la derniegravere fecirctedu vieux docteur qui pris sans doute drsquoun pres-

sentiment de sa fin prochaine ceacuteleacutebra somp-tueusement cette journeacutee en donnant un pe-tit bal auquel il invita les jeunes personneset les jeunes gens des quatre familles DionisCreacutemiegravere Minoret et Massin Savinien Bon-grand le cureacute ses deux vicaires le meacutedecinde Nemours et mesdames Zeacutelie Minoret Mas-sin et Creacutemiegravere ainsi que Schmucke furent lesconvives du grand dicircner qui preacuteceacuteda le bal

― Je sens que je mrsquoen vais dit le vieillard aunotaire agrave la fin de la soireacutee Je vous prie doncde venir demain pour reacutediger le compte de tu-telle que je dois rendre agrave Ursule afin de nepas en compliquer ma succession Dieu mer-ci  je nrsquoai pas fait tort drsquoune obole agrave mes heacuteri-tiers et nrsquoai disposeacute que de mes revenus Mes-sieurs Creacutemiegravere Massin et Minoret mon ne-veu sont membres du conseil de famille insti-tueacute pour Ursule  ils assisteront agrave cette redditionde comptes

Ces paroles entendues par Massin et colpor-teacutees dans le bal y reacutepandirent la joie parmi lestrois familles qui depuis quatre ans vivaient ende continuelles alternatives se croyant tantocirctriches tantocirct deacutesheacuteriteacutees

― Crsquoest une langue qui srsquoeacuteteint dit madameCreacutemiegravere

Quand vers deux heures du matin il ne res-ta plus dans le salon que Savinien Bongrand etle cureacute Chaperon le vieux docteur dit en leurmontrant Ursule charmante en habit de balqui venait de dire adieu aux jeunes demoisellesCreacutemiegravere et Massin  ― Crsquoest agrave vous mes amisque je la confie  Dans quelques jours je ne seraiplus lagrave pour la proteacuteger  mettez-vous tous entreelle et le monde jusqursquoagrave ce qursquoelle soit marieacuteeJrsquoai peur pour elle

Ces paroles firent une impression peacutenible Lecompte rendu quelques jours apregraves en conseilde famille eacutetablissait le docteur Minoret reli-quataire de dix mille six cents francs tant pour

les arreacuterages de lrsquoinscription de quatorze centsfrancs de rente dont lrsquoacquisition [lrsquoaquisition]eacutetait expliqueacutee par lrsquoemploi du legs du capitainede Jordy que pour un petit capital de cinq millefrancs provenant des dons faits depuis quinzeans par le docteur agrave sa pupille agrave leurs jours defecircte ou anniversaires de naissance respectifs

Cette authentique reddition de compte avaiteacuteteacute recommandeacutee par le juge de paix qui redou-tait les effets de la mort du docteur Minoretet qui malheureusement avait raison Le len-demain de lrsquoacceptation du compte de tutellequi rendait Ursule riche de dix mille six centsfrancs et de quatorze cents francs de rente levieillard fut pris drsquoune faiblesse qui le contrai-gnit agrave garder le lit Malgreacute la discreacutetion qui en-veloppait la maison du docteur le bruit de samort se reacutepandit en ville ougrave les heacuteritiers cou-rurent par les rues comme les grains drsquoun cha-pelet dont le fil est rompu Massin qui vint sa-voir les nouvelles apprit drsquoUrsule elle-mecircme

que le bonhomme eacutetait au lit Malheureuse-ment le meacutedecin de Nemours avait deacuteclareacute quele moment ougrave Minoret srsquoaliterait serait celui desa mort Degraves lors malgreacute le froid les heacuteritiersstationnegraverent dans les rues sur la place ou sur lepas de leurs portes occupeacutes agrave causer de cet eacuteveacute-nement attendu depuis si long-temps et agrave eacutepierle moment ougrave le cureacute porterait au vieux docteurles sacrements dans lrsquoappareil en usage dansles villes de province Aussi quand deux joursapregraves lrsquoabbeacute Chaperon accompagneacute de son vi-caire et des enfants de chœur preacuteceacutedeacute du sa-cristain portant la croix traversa la Grandrsquorueles heacuteritiers se joignirent-ils agrave lui pour occuperla maison empecirccher toute soustraction et je-ter leurs mains avides sur les treacutesors preacutesumeacutesLorsque le docteur aperccedilut agrave travers le cler-geacute ses heacuteritiers agenouilleacutes qui loin de prierlrsquoobservaient par des regards aussi vifs que leslueurs des cierges il ne put retenir un malicieuxsourire Le cureacute se retourna les vit et dit alors

assez lentement les priegraveres Le maicirctre de postele premier quitta sa gecircnante posture sa femmele suivit  Massin craignit que Zeacutelie et son marine missent la main sur quelque bagatelle il lesrejoignit au salon et bientocirct tous les heacuteritierssrsquoy trouvegraverent reacuteunis

― Il est trop honnecircte homme pour volerlrsquoextrecircme-onction dit Creacutemiegravere ainsi nousvoilagrave bien tranquilles

― Oui nous allons avoir chacun environvingt mille francs de rente reacutepondit madameMassin

― Jrsquoai dans lrsquoideacutee dit Zeacutelie que depuis troisans il ne placcedilait plus il aimait agrave theacutesauriser

― Le treacutesor est sans doute dans sa cave  di-sait Massin agrave Creacutemiegravere

― Pourvu que nous trouvions quelquechose dit Minoret-Levrault

― Mais apregraves ses deacuteclarations au bal srsquoeacutecriamadame Massin il nrsquoy a plus de doute

― En tout cas dit Creacutemiegravere com-ment ferons-nous  partagerons-nous  licite-rons-nous  ou distribuerons-nous par lots  carenfin nous sommes tous majeurs

Une discussion qui srsquoenvenima prompte-ment srsquoeacuteleva sur la maniegravere de proceacutederAu bout drsquoune demi-heure un bruit de voixconfus sur lequel se deacutetachait lrsquoorgane criardde Zeacutelie retentissait dans la cour et jusque dansla rue

― Il doit ecirctre mort dirent alors les curieuxattroupeacutes dans la rue

Ce tapage parvint aux oreilles du docteur quientendit ces mots  ― Mais la maison la maisonvaut trente mille francs  Je la prends moi pourtrente mille francs  crieacutes ou plutocirct beugleacutes parCreacutemiegravere

― Eh  bien nous la payerons ce qursquoelle vau-dra reacutepondit aigrement Zeacutelie

― Monsieur le cureacute dit le vieillard agrave lrsquoabbeacuteChaperon qui demeura aupregraves de son ami apregraves

lrsquoavoir administreacute faites que je demeure enpaix Mes heacuteritiers comme ceux du cardinalXimeacutenegraves sont capables de piller ma maisonavant ma mort et je nrsquoai pas de singe pour mereacutetablir Allez leur signifier que je ne veux per-sonne chez moi

Le cureacute le meacutedecin descendirent reacutepeacute-tegraverent lrsquoordre du moribond et dans un ac-cegraves drsquoindignation y ajoutegraverent de vives parolespleines de blacircme

― Madame Bougival dit le meacutedecin fermezla grille et ne laissez entrer personne  il sembleqursquoon ne puisse pas mourir tranquille Vouspreacuteparerez un cataplasme de farine de mou-tarde afin drsquoappliquer des sinapismes aux piedsde monsieur

― Votre oncle nrsquoest pas mort et il peut vivreencore longtemps disait lrsquoabbeacute Chaperon encongeacutediant les heacuteritiers venus avec leurs en-fants Il reacuteclame le plus profond silence et neveut que sa pupille aupregraves de lui Quelle diffeacute-

rence entre la conduite de cette jeune fille et lavocirctre 

― Vieux cafard  srsquoeacutecria Creacutemiegravere Je vaisfaire sentinelle Il est bien possible qursquoil se ma-chine quelque chose contre nos inteacuterecircts

Le maicirctre de poste avait deacutejagrave disparu dansle jardin avec lrsquointention de veiller son oncleen compagnie drsquoUrsule et de se faire admettredans la maison comme un aide Il revint agrave pasde loup sans que ses bottes fissent le moindrebruit car il y avait des tapis dans le corridor etsur les marches de lrsquoescalier Il put alors arriverjusqursquoagrave la porte de la chambre de son oncle sansecirctre entendu Le cureacute le meacutedecin eacutetaient partisla Bougival preacuteparait le sinapisme

― Sommes-nous bien seuls  dit le vieillard agravesa pupille

Ursule se haussa sur la pointe des pieds pourvoir dans la cour

― Oui dit-elle  monsieur le cureacute a tireacute lagrille lui-mecircme en srsquoen allant

― Mon enfant aimeacute dit le mourant mesheures mes minutes mecircmes sont compteacutees Jenrsquoai pas eacuteteacute meacutedecin pour rien  le sinapismedu docteur ne me fera pas aller jusqursquoagrave ce soirNe pleure pas Ursule dit-il en se voyant inter-rompu par les pleurs de sa filleule  mais eacutecoute-moi bien  il srsquoagit drsquoeacutepouser Savinien Aussi-tocirct que la Bougival sera monteacutee avec le sina-pisme descends au pavillon chinois en voici laclef  soulegraveve le marbre du buffet de Boulle etdessous tu trouveras une lettre cacheteacutee agrave tonadresse  prends-la reviens me la montrer carje ne mourrai tranquille qursquoen te la voyant entreles mains Quand je serai mort tu ne le diras passur-le-champ  tu feras venir monsieur de Por-tenduegravere vous lirez la lettre ensemble et tu mejures en son nom et au tien drsquoexeacutecuter mes der-niegraveres volonteacutes Quand il mrsquoaura obeacutei vous an-noncerez ma mort et la comeacutedie des heacuteritierscommencera Dieu veuille que ces monstres nete maltraitent pas 

― Oui mon parrainLe maicirctre de poste nrsquoeacutecouta point le reste de

la scegravene  il deacutetala sur la pointe des pieds ense souvenant que la serrure du cabinet se trou-vait du cocircteacute de la bibliothegraveque Il avait assisteacutedans le temps au deacutebat de lrsquoarchitecte et du ser-rurier qui preacutetendait que si lrsquoon srsquointroduisaitdans la maison par la fenecirctre donnant sur la ri-viegravere il fallait par prudence mettre la serrure ducocircteacute de la bibliothegraveque le cabinet devant ecirctreune piegravece de plaisance pour lrsquoeacuteteacute Eacutebloui parlrsquointeacuterecirct et les oreilles pleines de sang Minoretdeacutevissa la serrure an moyen drsquoun couteau avecla prestesse des voleurs Il entra dans le cabinety prit le paquet de papiers sans srsquoamuser agrave ledeacutecacheter revissa la serrure remit les chosesen eacutetat et alla srsquoasseoir dans la salle agrave mangeren attendant que la Bougival montacirct le sina-pisme pour quitter la maison Il opeacutera sa fuiteavec drsquoautant plus de faciliteacute que la pauvre Ur-sule trouva plus urgent de voir appliquer le si-

napisme que drsquoobeacuteir aux recommandations deson parrain

― La lettre  la lettre  cria drsquoune voix mou-rante le vieillard obeacuteis-moi voici la clef Je veuxte voir la lettre agrave la main

Ces paroles furent jeteacutees avec des regards sieacutegareacutes que la Bougival dit agrave Ursule  ― Maisfaites donc ce que veut votre parrain ou vousallez causer sa mort

Elle le baisa sur le front prit la clef etdescendit  mais bientocirct rappeleacutee par les crisperccedilants de la Bougival elle accourut Levieillard lrsquoembrassa par un regard lui vit lesmains vides se dressa sur son seacuteant voulut par-ler et mourut en faisant un horrible derniersoupir les yeux hagards de terreur  La pauvrepetite qui voyait la mort pour la premiegravere foistomba sur ses genoux et fondit en larmes LaBougival ferma les yeux du vieillard et le dis-posa dans son lit Quand selon son expressionelle eut pareacute le mort la vieille nourrice courut

preacutevenir monsieur Savinien  mais les heacuteritiersqui se tenaient au bout de la rue entoureacutes de cu-rieux et absolument comme des corbeaux quiattendent qursquoun cheval soit enterreacute pour venirgratter la terre et la fouiller de leurs pattes et dubec accoururent avec la ceacuteleacuteriteacute de ces oiseauxde proie

Pendant ces eacuteveacutenements le maicirctre de posteeacutetait alleacute chez lui pour savoir ce que contenaitle mysteacuterieux paquet Voici ce qursquoil trouva

Agrave MA CHEgraveRE URSULE MIROUEumlT FILLEDE MON BEAU-FREgraveRE NATUREL JOSEPH

MIROUEumlT ET DE DINAH GROLLMAN

Nemours 15 janvier 1830

laquo Mon petit ange mon affection paternelleque tu as si bien justifieacutee a eu pour principenon seulement le serment que jrsquoai fait agrave tonpauvre pegravere de le remplacer mais encore ta res-

semblance avec Ursule Miroueumlt ma femme dequi tu mrsquoas sans cesse rappeleacute les gracircces lrsquoespritla candeur et le charme Ta qualiteacute de fille dufils naturel de mon beau-pegravere pourrait rendredes dispositions testamentaires faites en ta fa-veur sujettes agrave contestation raquo

― Le vieux gueux  cria le maicirctre de postelaquo Ton adoption aurait eacuteteacute lrsquoobjet drsquoun pro-

cegraves Enfin jrsquoai toujours reculeacute devant lrsquoideacuteede trsquoeacutepouser pour te transmettre ma fortune car jrsquoaurais pu vivre long-temps et deacuterangerlrsquoavenir de ton bonheur qui nrsquoest retardeacute quepar la vie de madame de Portenduegravere Ces dif-ficulteacutes mucircrement peseacutees et voulant te laisserla fortune neacutecessaire agrave une belle existence raquo

― Le sceacuteleacuterat il a penseacute agrave tout  laquo Sans nuireen rien agrave mes heacuteritiers raquo

― Le jeacutesuite  comme srsquoil ne nous devait pastoute sa fortune 

laquo Je trsquoai destineacute le fruit des eacuteconomies quejrsquoai faites pendant dix-huit anneacutees et que jrsquoai

constamment fait valoir par les soins de monnotaire en vue de te rendre aussi heureuseqursquoon peut lrsquoecirctre par la richesse Sans argentton eacuteducation et tes ideacutees eacuteleveacutees feraient tonmalheur Drsquoailleurs tu dois une belle dot aucharmant jeune homme qui trsquoaime Tu trouve-ras donc dans le milieu du troisiegraveme volumedes Pandectes in-folio relieacutees en maroquinrouge et qui est le dernier volume du premierrang au-dessus de la tablette de la bibliothegravequedans le dernier corps du cocircteacute du salon troisinscriptions de rentes en trois pour cent auporteur de chacune douze mille francs raquo

― Quelle profondeur de sceacuteleacuteratesse  srsquoeacutecriale maicirctre de poste Ah  Dieu ne permettra pasque je sois ainsi frustreacute

laquo Prends-les aussitocirct ainsi que le peudrsquoarreacuterages eacuteconomiseacutes au moment de mamort et qui seront dans le volume preacuteceacutedentSonge mon enfant adoreacute que tu dois obeacuteiraveugleacutement agrave une penseacutee qui a fait le bonheur

de toute ma vie et qui mrsquoobligerait agrave deman-der le secours de Dieu si tu me deacutesobeacuteissaisMais en preacutevision drsquoun scrupule de ta chegravereconscience que je sais ingeacutenieuse agrave se tourmen-ter tu trouveras ci-joint un testament en bonneforme de ces inscriptions au profit de monsieurSavinien de Portenduegravere Ainsi soit que tu lespossegravedes toi-mecircme soit qursquoelles te viennent decelui que tu aimes elles seront ta leacutegitime pro-prieacuteteacute

raquo Ton parrain

raquo DENIS MINORET raquo

Agrave cette lettre eacutetait jointe sur un carreacute de pa-pier timbreacute la piegravece suivante 

laquo CECI EST MON TESTAMENT

raquo Moi Denis Minoret docteur en meacutedecinedomicilieacute agrave Nemours sain drsquoesprit et de corps

ainsi que la date de ce testament le deacutemontrelegravegue mon acircme agrave Dieu le priant de me par-donner mes longues erreurs en faveur de monsincegravere repentir Puis ayant reconnu en mon-sieur le vicomte Savinien de Portenduegravere uneveacuteritable affection pour moi je lui legravegue trente-six mille francs de rente perpeacutetuelle trois pourcent agrave prendre dans ma succession par preacutefeacute-rence agrave tous mes heacuteritiers

raquo Fait et eacutecrit en entier de ma main agrave Ne-mours le onze janvier mil huit cent trente et un

raquo DENIS MINORET raquo

Sans heacutesiter le maicirctre de poste qui pour ecirctrebien seul srsquoeacutetait enfermeacute dans la chambre de safemme y chercha le briquet phosphorique etreccedilut deux avis du ciel par lrsquoextinction de deuxallumettes qui successivement ne voulurent passrsquoallumer La troisiegraveme prit feu Il brucircla dans lachemineacutee et la lettre et le testament Par une

preacutecaution superflue il enterra les vestiges dupapier et de la cire dans les cendres Puis affrio-leacute par lrsquoideacutee de posseacuteder trente-six mille francsde rente agrave lrsquoinsu de sa femme il revint au pas decourse chez son oncle aiguillonneacute par la seuleideacutee ideacutee simple et nette qui pouvait traversersa lourde tecircte En voyant la maison de son oncleenvahie par les trois familles enfin maicirctressesde la place il trembla de ne pouvoir accomplirun projet sur lequel il ne se donnait pas le tempsde reacutefleacutechir en ne pensant qursquoaux obstacles

― Que faites-vous donc lagrave  dit-il agrave Massin etagrave Creacutemiegravere Croyez-vous que nous allons lais-ser la maison et les valeurs au pillage  Noussommes trois heacuteritiers nous ne pouvons pascamper lagrave  Vous Creacutemiegravere courez donc chezDionis et dites-lui de venir constater le deacutecegravesJe ne puis pas quoique adjoint dresser lrsquoactemortuaire de mon oncle Vous Massin al-lez prier le pegravere Bongrand drsquoapposer les scelleacutesEt vous tenez donc compagnie agrave Ursule mes-

dames dit-il agrave sa femme agrave mesdames Massin etCreacutemiegravere Ainsi rien ne se perdra Surtout fer-mez la grille que personne ne sorte 

Les femmes qui sentirent la justesse decette observation coururent dans la chambredrsquoUrsule et trouvegraverent cette noble creacuteature deacute-jagrave si cruellement soupccedilonneacutee agenouilleacutee etpriant Dieu le visage couvert de larmes Mi-noret devinant que les [le] trois heacuteritiegraveres neresteraient pas long-temps avec Ursule et crai-gnant la deacutefiance de ses coheacuteritiers alla dansla bibliothegraveque y vit le volume lrsquoouvrit pritles trois inscriptions et trouva dans lrsquoautre unetrentaine de billets de banque En deacutepit de sanature brutale le colosse crut entendre un ca-rillon agrave chacune de ses oreilles le sang lui sif-flait aux tempes en accomplissant ce vol Mal-greacute la rigueur de la saison il eut sa chemisemouilleacutee dans le dos Enfin ses jambes flageo-laient au point qursquoil tomba sur un fauteuil du

salon comme srsquoil eucirct reccedilu quelque coup de mas-sue agrave la tecircte

― Ah  comme une succession deacutelie la langueau grand Minoret avait dit Massin en courantpar la ville Lrsquoavez-vous entendu  disait-il agraveCreacutemiegravere Allez ici  allez lagrave  Comme il connaicirctla manœuvre

― Oui pour une grosse becircte il avait un cer-tain air

― Tenez dit Massin alarmeacute sa femme y estils sont trop de deux  Faites les commissionsjrsquoy retourne

Au moment ougrave le maicirctre de poste srsquoasseyaitil aperccedilut donc agrave la grille la figure allumeacutee dugreffier qui revenait avec une ceacuteleacuteriteacute de fouineagrave la maison mortuaire

― Heacute  bien qursquoy a-t-il  demanda le maicirctrede poste en allant ouvrir agrave son coheacuteritier

― Rien je reviens pour les scelleacutes lui reacutepon-dit Massin en lui lanccedilant un regard de chat sau-vage

― Je voudrais qursquoils fussent deacutejagrave poseacutes etnous pourrions tous revenir chacun chez nousreacutepondit Minoret

― Ma foi nous mettrons un gardien des scel-leacutes reacutepondit le greffier La Bougival est capablede tout dans lrsquointeacuterecirct de la mijaureacutee Nous y pla-cerons Goupil

― Lui  dit le maicirctre de poste il prendrait lagrenouille et nous nrsquoy verrions que du feu

― Voyons reprit Massin Ce soir on veille-ra le mort et nous aurons fini drsquoapposer lesscelleacutes dans une heure  ainsi nos femmes lesgarderont elles-mecircmes Nous aurons demainagrave midi lrsquoenterrement Lrsquoon ne peut proceacuteder agravelrsquoinventaire que dans huit jours

― Mais dit le colosse en souriant faisons deacute-guerpir cette mijaureacutee et nous commettrons letambour de la mairie agrave la garde des scelleacutes et dela maison

― Bien  srsquoeacutecria le greffier Chargez-vous decette expeacutedition vous ecirctes le chef des Minoret

― Mesdames mesdames dit Minoretveuillez rester toutes au salon  il ne srsquoagit pasdrsquoaller dicircner mais de proceacuteder agrave lrsquoappositiondes scelleacutes pour la conservation de tous les in-teacuterecircts

Puis il prit sa femme agrave part pour lui com-muniquer les ideacutees de Massin relativementagrave Ursule Aussitocirct les femmes dont le cœureacutetait rempli de vengeance et qui souhaitaientprendre une revanche sur la mijaureacutee ac-cueillirent avec enthousiasme le projet de lachasser Bongrand parut et fut indigneacute de laproposition que Zeacutelie et madame Massin luifirent en qualiteacute drsquoami du deacutefunt de prier Ur-sule de quitter la maison

― Allez vous-mecircmes la chasser de chez sonpegravere de chez son parrain de chez son onclede chez son bienfaiteur de chez son tuteur  Al-lez-y vous qui ne devez cette succession qursquoagrave lanoblesse de son acircme prenez-la par les eacutepauleset jetez-la dans la rue agrave la face de toute la

ville  Vous la croyez capable de vous voler  Eh bien constituez un gardien des scelleacutes vousserez dans votre droit Sachez drsquoabord que jenrsquoapposerai pas les scelleacutes sur sa chambre  elley est chez elle tout ce qui srsquoy trouve est sa pro-prieacuteteacute  je vais lrsquoinstruire de ses droits et lui diredrsquoy rassembler tout ce qui lui appartient Oh en votre preacutesence ajouta-t-il en entendant ungrognement drsquoheacuteritiers

― Hein  dit le percepteur au maicirctre de posteet aux femmes stupeacutefaites de la coleacuterique allo-cution de Bongrand

― En voilagrave un de magistrat  srsquoeacutecria le maicirctrede poste

Assise sur une petite causeuse agrave demi eacuteva-nouie la tecircte renverseacutee ses nattes deacutefaites Ur-sule laissait eacutechapper un sanglot de temps entemps Ses yeux eacutetaient troubles elle avait lespaupiegraveres enfleacutees enfin elle se trouvait en proieagrave une prostration morale et physique qui eucirct at-

tendri les ecirctres les plus feacuteroces excepteacute des heacute-ritiers

― Ah  monsieur Bongrand apregraves ma fecircte lamort et le deuil dit-elle avec cette poeacutesie natu-relle aux belles acircmes Vous savez vous ce qursquoileacutetait  en vingt ans pas une parole drsquoimpatienceavec moi  Jrsquoai cru qursquoil vivrait cent ans  Il a eacuteteacutema megravere cria-t-elle et une bonne megravere

Ce peu drsquoideacutees exprimeacutees attira deux torrentsde larmes entrecoupeacutees de sanglots puis elle re-tomba comme une masse

― Mon enfant reprit le juge de paix en en-tendant les heacuteritiers dans lrsquoescalier vous aveztoute la vie pour le pleurer et vous nrsquoavez qursquouninstant pour vos affaires  reacuteunissez dans votrechambre tout ce qui dans la maison est agrave vousLes heacuteritiers me forcent agrave mettre les scelleacutes

― Ah  ses heacuteritiers peuvent bien toutprendre srsquoeacutecria Ursule en se dressant dans unaccegraves drsquoindignation sauvage Jrsquoai lagrave tout ce qursquoil

y a de preacutecieux dit-elle en se frappant la poi-trine

― Et quoi  demanda le maicirctre de poste quide mecircme que Massin montra sa terrible face

― Le souvenir de ses vertus de sa vie detoutes ses paroles une image de son acircme ceacute-leste dit-elle les yeux et le visage eacutetincelants enlevant une main par un superbe mouvement

― Et vous y avez aussi une clef  srsquoeacutecria Mas-sin en se coulant comme un chat et allant saisirune clef qui tomba chasseacutee des plis du corsagepar le mouvement drsquoUrsule

― Crsquoest dit-elle en rougissant la clef de soncabinet il mrsquoy envoyait au moment drsquoexpirer

Apregraves avoir eacutechangeacute drsquoaffreux sourires lesdeux heacuteritiers regardegraverent le juge de paix enexprimant un fleacutetrissant soupccedilon Ursule quisurprit et devina ce regard calculeacute chez lemaicirctre de poste involontaire chez Massin sedressa sur ses pieds devint pacircle comme si sonsang la quittait  ses yeux lancegraverent cette foudre

qui peut-ecirctre ne jaillit qursquoaux deacutepens de lavie et drsquoune voix eacutetrangleacutee  ― Ah  monsieurBongrand dit-elle tout ce qui est dans cettechambre me vient des bonteacutes de mon parrainon peut tout me prendre je nrsquoai sur moi quemes vecirctements je vais sortir et nrsquoy rentreraiplus

Elle alla dans la chambre de son tuteurdrsquoougrave nulle supplication ne put lrsquoarracher carles heacuteritiers eurent un peu honte de leurconduite Elle dit agrave la Bougival de lui retenirdeux chambres agrave lrsquoauberge de la Vieille-Postejusqursquoagrave ce qursquoelle eucirct trouveacute quelque logementen ville ougrave elles pussent vivre toutes les deuxElle rentra chez elle pour y chercher son livre depriegraveres et resta presque toute la nuit avec le cu-reacute le vicaire et Savinien agrave prier et agrave pleurer Legentilhomme vint apregraves le coucher de sa megravereet srsquoagenouilla sans mot dire aupregraves drsquoUrsulequi lui jeta le plus triste sourire en le remerciant

drsquoecirctre fidegravelement venu prendre une part de sesdouleurs

― Mon enfant dit monsieur Bongrand enapportant agrave Ursule un paquet volumineux unedes heacuteritiegraveres de votre oncle a pris dans votrecommode tout ce qui vous eacutetait neacutecessaire caron ne legravevera les scelleacutes que dans quelques jourset vous recouvrerez alors ce qui vous appar-tient Dans votre inteacuterecirct jrsquoai mis les scelleacutes agravevotre chambre

― Merci monsieur reacutepondit-elle en allant agravelui et lui serrant la main Voyez-le donc encoreune fois  ne dirait-on pas qursquoil dort 

Le vieillard offrait en ce moment cette fleurde beauteacute passagegravere qui se pose sur la figure desmorts expireacutes sans douleurs il semblait rayon-ner

― Ne vous a-t-il rien remis en secret avant demourir  dit le juge de paix agrave lrsquooreille drsquoUrsule

― Rien dit-elle  il mrsquoa seulement parleacute drsquounelettre

― Bon  elle se trouvera reprit Bongrand Ilest alors tregraves-heureux pour vous qursquoils aientvoulu les scelleacutes

Au petit jour Ursule fit ses adieux agrave cettemaison ougrave son heureuse enfance srsquoeacutetait eacutecouleacuteesurtout agrave cette modeste chambre ougrave son amouravait commenceacute et qui lui eacutetait si chegravere qursquoaumilieu de son noir chagrin elle eut des larmesde regret pour cette paisible et douce demeureApregraves avoir une derniegravere fois contempleacute touragrave tour ses fenecirctres et Savinien elle sortit pourse rendre agrave lrsquoauberge accompagneacutee de la Bou-gival qui portait son paquet du juge de paixqui lui donnait le bras et de Savinien son douxprotecteur Ainsi malgreacute les plus sages preacutecau-tions le deacutefiant jurisconsulte se trouvait avoirraison  il allait voir Ursule sans fortune et auxprises avec les heacuteritiers

Le lendemain soir toute la ville eacutetait aux ob-segraveques du docteur Minoret Quand on y ap-prit la conduite des heacuteritiers envers sa fille

drsquoadoption lrsquoimmense majoriteacute la trouva natu-relle et neacutecessaire  il srsquoagissait drsquoune successionle bonhomme eacutetait cachotier Ursule pouvait secroire des droits les heacuteritiers deacutefendaient leurbien et drsquoailleurs elle les avait assez humilieacutespendant la vie de leur oncle qui les recevaitcomme des chiens dans un jeu de quilles Deacutesi-reacute Minoret qui ne faisait pas merveille dans saplace disaient les envieux du maicirctre de postearriva pour le service Hors drsquoeacutetat drsquoassister auconvoi Ursule eacutetait au lit en proie agrave une fiegravevrenerveuse autant causeacutee par lrsquoinsulte que les heacute-ritiers lui avaient faite que par sa profonde af-fliction

― Voyez donc cet hypocrite qui pleure  di-saient quelques-uns des heacuteritiers en se mon-trant Savinien vivement affligeacute de la mort dudocteur

― La question est de savoir srsquoil a raison depleurer reacutepondit Goupil Ne vous pressez pasde rire les scelleacutes ne sont pas leveacutes

― Bah  dit Minoret qui savait agrave quoi srsquoen te-nir vous nous avez toujours effrayeacutes pour rien

Au moment ougrave le convoi partit de lrsquoeacuteglisepour se rendre au cimetiegravere Goupil eut unamer deacuteboire  il voulut prendre le bras de Deacute-sireacute  mais en le lui refusant le substitut reniason camarade en preacutesence de tout Nemours

― Ne nous facircchons point je ne pourrais plusme venger pensa le maicirctre-clerc dont le cœursec se gonfla comme une eacuteponge dans sa poi-trine

Avant de lever les scelleacutes et de proceacuteder agravelrsquoinventaire il fallut le temps au procureur duroi tuteur leacutegal des orphelins de commettreBongrand pour le repreacutesenter La successionMinoret de laquelle on parla pendant dix jourssrsquoouvrit alors et fut constateacutee avec la rigueurdes formaliteacutes judiciaires Dionis y trouvait soncompte Goupil aimait assez agrave faire le mal  etcomme lrsquoaffaire eacutetait bonne les vacations semultipliegraverent On deacutejeunait presque toujours

apregraves la premiegravere vacation Notaire clerc heacuteri-tiers et teacutemoins buvaient les vins les plus preacute-cieux de la cave

En province et surtout dans les petites villesougrave chacun possegravede sa maison il est assez dif-ficile de se loger Aussi quand on y achegravete uneacutetablissement quelconque la maison fait-ellepresque toujours partie de la vente Le juge depaix agrave qui le procureur du roi recommanda lesinteacuterecircts de lrsquoorpheline ne vit drsquoautre moyenpour la retirer de lrsquoauberge que de lui faireacqueacuterir dans la Grandrsquorue agrave lrsquoencoignure dupont sur le Loing une petite maison agrave porte bacirc-tarde ouvrant sur un corridor et nrsquoayant au rez-de-chausseacutee qursquoune salle agrave deux croiseacutees sur larue et derriegravere laquelle il y avait une cuisinedont la porte-fenecirctre donnait sur une cour in-teacuterieure drsquoenviron trente pieds carreacutes Un pe-tit escalier eacuteclaireacute sur la riviegravere par des jours desouffrance menait au premier eacutetage composeacutede trois chambres et au-dessus duquel se trou-

vaient deux mansardes Le juge de paix prit agravela Bougival deux mille francs drsquoeacuteconomies pourpayer la premiegravere portion du prix de cette mai-son qui valait six mille francs et il obtint destermes pour le surplus Pour pouvoir placer leslivres qursquoUrsule voulait racheter Bongrand fitdeacutetruire la cloison inteacuterieure de deux piegraveces aupremier eacutetage apregraves avoir observeacute que la pro-fondeur de la maison reacutepondait agrave la longueurdu corps de bibliothegraveque Savinien et le jugede paix pressegraverent si bien les ouvriers qui net-toyaient cette maisonnette la peignaient et ymettaient tout agrave neuf que vers la fin du moisde mars lrsquoorpheline put quitter son auberge etretrouva dans cette laide maison une chambrepareille agrave celle drsquoougrave les heacuteritiers lrsquoavaient chas-seacutee car elle fut meubleacutee de ses meubles reprispar le juge de paix agrave la leveacutee des scelleacutes LaBougival logeacutee au-dessus pouvait descendre agravelrsquoappel drsquoune sonnette placeacutee au chevet du litde sa jeune maicirctresse La piegravece destineacutee agrave la bi-

bliothegraveque la salle du rez-de-chausseacutee et la cui-sine encore vides mises en couleur seulementtendues de papier frais et repeintes attendaientles acquisitions que la filleule ferait agrave la ventedu mobilier de son parrain Quoique le carac-tegravere drsquoUrsule leur fucirct connu le juge de paix etle cureacute craignirent pour elle ce passage si subitagrave une vie deacutenueacutee des recherches et du luxe aux-quels le deacutefunt docteur avait voulu lrsquohabituerQuant agrave Savinien il en pleurait Aussi avait-il donneacute secregravetement aux ouvriers et au tapis-sier plus drsquoune soulte afin qursquoUrsule ne trou-vacirct aucune diffeacuterence agrave lrsquointeacuterieur du moinsentre lrsquoancienne et la nouvelle chambre Maisla jeune fille qui puisait tout son bonheur dansles yeux de Savinien montra la plus douce reacutesi-gnation En cette circonstance elle charma sesdeux vieux amis et leur prouva pour la mil-liegraveme fois que les peines du cœur pouvaientseules la faire souffrir La douleur que lui cau-sait la perte de son parrain eacutetait trop profonde

pour qursquoelle senticirct lrsquoamertume de ce change-ment de fortune qui cependant apportait denouveaux obstacles agrave son mariage La tristessede Savinien en la voyant si reacuteduite lui fit tantde mal qursquoelle fut obligeacutee de lui dire agrave lrsquooreilleen sortant de la messe le matin de son entreacuteedans sa nouvelle maison  ― Lrsquoamour ne va passans la patience nous attendrons 

Degraves que lrsquointituleacute de lrsquoinventaire fut dres-seacute Massin conseilleacute par Goupil qui se tour-na vers lui par haine secregravete contre Minoreten espeacuterant mieux du calcul de cet usurierque de la prudence de Zeacutelie fit mettre en de-meure madame et monsieur de Portenduegraveredont le remboursement eacutetait eacutechu La vieilledame fut eacutetourdie par une sommation de payercent vingt-neuf mille cinq cent dix-sept francscinquante-cinq centimes aux heacuteritiers dans lesvingt-quatre heures et les inteacuterecircts agrave compterdu jour de la demande agrave peine de saisie immo-biliegravere Emprunter pour payer eacutetait une chose

impossible Savinien alla consulter un avoueacute agraveFontainebleau

― Vous avez affaire agrave de mauvaises gens quine transigeront point ils veulent poursuivre agraveoutrance pour avoir la ferme des Bordiegraveres luidit lrsquoavoueacute Le mieux serait de laisser conver-tir la vente en vente volontaire afin drsquoeacuteviter lesfrais

Cette triste nouvelle abattit la vieille Bre-tonne agrave qui son fils fit observer doucement quesi elle avait voulu consentir agrave son mariage duvivant de Minoret le docteur aurait donneacute sesbiens au mari drsquoUrsule Aujourdrsquohui leur mai-son serait dans lrsquoopulence au lieu drsquoecirctre dans lamisegravere Quoique dite sans reproche cette argu-mentation tua la vieille dame tout autant quelrsquoideacutee drsquoune prochaine et violente deacutepossessionEn apprenant ce deacutesastre Ursule agrave peine re-mise de la fiegravevre et du coup que les heacuteritiers luiavaient porteacute resta stupide drsquoaccablement Ai-mer et se trouver impuissante agrave secourir celui

qursquoon aime est une des plus effroyables souf-frances qui puissent ravager lrsquoacircme des femmesnobles et deacutelicates

― Je voulais acheter la maison de mon onclejrsquoachegraveterai celle de votre megravere lui dit-elle

― Est-ce possible  dit Savinien Vous ecirctesmineure et ne pouvez vendre votre inscrip-tion de rente sans des formaliteacutes auxquelles leprocureur du roi ne se precircterait point Nousnrsquoessaierons drsquoailleurs pas de reacutesister Toutela ville voit avec plaisir la deacuteconfiture drsquounemaison noble Ces bourgeois sont comme deschiens agrave la cureacutee Il me reste heureusement dixmille francs avec lesquels je pourrai faire vivrema megravere jusqursquoagrave la fin de ces deacuteplorables af-faires Enfin lrsquoinventaire de votre parrain nrsquoestpas encore termineacute monsieur Bongrand espegravereencore trouver quelque chose pour vous Il estaussi eacutetonneacute que moi de vous savoir sans au-cune fortune Le docteur srsquoest si souvent expli-queacute soit avec lui soit avec moi sur le bel avenir

qursquoil vous avait arrangeacute que nous ne compre-nons rien agrave ce deacutenoucircment

― Bah  dit-elle pourvu que je puisse acheterla bibliothegraveque et les meubles de mon parrainpour eacuteviter qursquoils ne se dispersent ou nrsquoaillenten des mains eacutetrangegraveres je suis contente demon sort

― Mais qui sait le prix que mettront ces in-facircmes heacuteritiers agrave ce que vous voudrez avoir 

On ne parlait de Montargis agrave Fontaine-bleau que des heacuteritiers Minoret et du mil-lion qursquoils cherchaient  mais les plus minu-tieuses recherches faites dans la maison de-puis la leveacutee des scelleacutes nrsquoamenaient aucunedeacutecouverte Les cent vingt-neuf mille francsde la creacuteance Portenduegravere les quinze millefrancs de rente dans le trois pour cent alors agravesoixante-seize et qui donnaient un capital detrois cent quatre-vingt mille francs la maisonestimeacutee quarante mille francs et son riche mo-bilier produisaient un total drsquoenviron six cent

mille francs qui semblaient agrave tout le monde uneassez jolie fiche de consolation Minoret eutalors quelques inquieacutetudes mordantes La Bou-gival et Savinien qui persistaient agrave croire aussibien que le juge de paix agrave lrsquoexistence de quelquetestament arrivaient agrave la fin de chaque vaca-tion et venaient demander agrave Bongrand le reacutesul-tat des perquisitions Lrsquoami du vieillard srsquoeacutecriaitquelquefois au moment ougrave les gens drsquoaffaireset les heacuteritiers sortaient  ― Je nrsquoy comprendsrien  Comme pour beaucoup de gens super-ficiels deux cent mille francs constituaient agravechaque heacuteritier une belle fortune de provincepersonne ne srsquoavisa de rechercher comment ledocteur avait pu mener son train de maisonavec quinze mille francs seulement puisqursquoillaissait intacts les inteacuterecircts de la creacuteance Porten-duegravere Bongrand Savinien et le cureacute se posaientseuls cette question dans lrsquointeacuterecirct drsquoUrsule etfirent en lrsquoexprimant plus drsquoune fois pacirclir lemaicirctre de poste

― Ils ont pourtant bien tout fouilleacute eux pourtrouver de lrsquoargent moi pour trouver un testa-ment qui devait ecirctre en faveur de monsieur de[] Portenduegravere dit le juge de paix le jour ougravelrsquoinventaire fut clos On a eacuteparpilleacute les cendressouleveacute les marbres tacircteacute les pantoufles perceacuteles bois de lit videacute les matelas piqueacute les couver-tures les couvre-pieds retourneacute son eacutedredonvisiteacute les papiers piegravece agrave piegravece les tiroirs bou-leverseacute le sol de la cave et je les poussais agrave cesdeacutevastations 

― Que pensez-vous  disait le cureacute― Le testament a eacuteteacute supprimeacute par un heacuteri-

tier― Et les valeurs ― Courez donc apregraves  Devinez donc

quelque chose agrave la conduite de gens aussi sour-nois aussi ruseacutes aussi avares que les Massinque les Creacutemiegravere  Voyez donc clair dans unefortune comme celle de Minoret qui touchedeux cent mille francs de la succession qui va

dit-on vendre son brevet sa maison et ses in-teacuterecircts dans les messageries trois cent cinquantemille francs  Quelles sommes  sans compterles eacuteconomies de ses trente et quelques millelivres de rente en fonds de terre Pauvre doc-teur 

― Le testament aura peut-ecirctre eacuteteacute cacheacute dansla bibliothegraveque dit Savinien

― Aussi ne deacutetourneacute-je pas la petite delrsquoacheter  Sans cela ne serait-ce pas une folieque de lui laisser mettre son seul argent comp-tant agrave des livres qursquoelle nrsquoouvrira jamais 

La ville entiegravere croyait la filleule du doc-teur nantie des capitaux introuvables  maisquand on sut positivement que ses quatorzecents francs de rente et ses reprises consti-tuaient toute sa fortune la maison du docteuret son mobilier excitegraverent alors une curiosi-teacute geacuteneacuterale Les uns pensegraverent qursquoil se trouve-rait des sommes en billets de banque cacheacutesdans les meubles  les autres que le vieillard en

avait fourreacute dans ses livres Aussi la vente of-frit-elle le spectacle des eacutetranges preacutecautionsprises par les heacuteritiers Dionis faisant les fonc-tions drsquohuissier priseur deacuteclarait agrave chaque objetcrieacute que les heacuteritiers nrsquoentendaient vendre quele meuble et non ce qursquoil pourrait contenir devaleurs  puis avant de le livrer tous ils le sou-mettaient agrave des investigations crochues le fai-saient sonner et sonder  enfin ils le suivaientdes mecircmes regards qursquoun pegravere jette agrave son filsunique en le voyant partir pour les Indes

― Ah  mademoiselle dit la Bougivalconsterneacutee en revenant de la premiegravere vaca-tion je nrsquoirai plus Et monsieur Bongrand araison vous ne pourriez pas soutenir un pa-reil spectacle Tout est par places On va et onvient partout comme dans la rue les plus beauxmeubles servent agrave tout ils montent dessus etcrsquoest un fouillis ougrave une poule ne retrouveraitpas ses poussins  On se croirait agrave un incen-die Les affaires sont dans la cour les armoires

sont ouvertes rien dedans  Oh  le pauvre cherhomme il a bien fait de mourir sa vente lrsquoauraittueacute

Bongrand qui rachetait pour Ursule lesmeubles affectionneacutes par le deacutefunt et de na-ture agrave parer la petite maison ne parut pointagrave la vente de la bibliothegraveque Plus fin que lesheacuteritiers dont lrsquoaviditeacute pouvait lui faire payerles livres trop cher il avait donneacute commis-sion agrave un fripier-bouquiniste de Melun venuexpregraves agrave Nemours et qui deacutejagrave srsquoeacutetait fait ad-juger plusieurs lots Par suite de la deacutefiancedes heacuteritiers la bibliothegraveque se vendit ouvragepar ouvrage Trois mille volumes furent exa-mineacutes fouilleacutes un agrave un tenus par les deux cocirc-teacutes de la couverture releveacutee et agiteacutes pour enfaire sortir des papiers qui pouvaient y ecirctre ca-cheacutes  enfin leurs couvertures furent interro-geacutees et les gardes examineacutees Le total des adju-dications srsquoeacuteleva pour Ursule agrave six mille cinqcents francs environ la moitieacute de ses reacutepeacuteti-

tions contre la succession Le corps de la biblio-thegraveque ne fut livreacute qursquoapregraves avoir eacuteteacute soigneuse-ment examineacute par un eacutebeacuteniste ceacutelegravebre pour lessecrets mandeacute de Paris Lorsque le juge de paixdonna lrsquoordre de transporter le corps de biblio-thegraveque et les livres chez mademoiselle Miroueumltil y eut chez les heacuteritiers des craintes vagues quiplus tard furent dissipeacutees quand on la vit toutaussi pauvre qursquoauparavant Minoret acheta lamaison de son oncle que ses coheacuteritiers pous-segraverent jusqursquoagrave cinquante mille francs en imagi-nant que le maicirctre de poste espeacuterait trouver untreacutesor dans les murs Aussi le cahier des chargescontenait-il des reacuteserves agrave ce sujet Quinze joursapregraves la liquidation de la succession Minoretqui vendit son relais et ses eacutetablissements aufils drsquoun riche fermier srsquoinstalla dans la maisonde son oncle ougrave il deacutepensa des sommes consi-deacuterables en ameublements et en restaurationsAinsi Minoret se condamnait lui-mecircme agrave vivreagrave quelques pas drsquoUrsule

― Jrsquoespegravere avait-il dit chez Dionis le jour ougravela mise en demeure fut signifieacutee agrave Savinien etagrave sa megravere que nous serons deacutebarrasseacutes de cesnobliaux-lagrave  Nous chasserons les autres apregraves

― La vieille aux quatorze quartiers lui reacute-pondit Goupil ne voudra pas ecirctre teacutemoin deson deacutesastre  elle ira mourir en Bretagne ougraveelle trouvera sans doute une femme pour sonfils

― Je ne le crois pas reacutepondit le notaire quile matin avait reacutedigeacute le contrat de lrsquoacquisitionfaite par Bongrand Ursule vient drsquoacheter lamaison de la veuve Ricard

― Cette maudite peacutecore ne sait quoisrsquoinventer pour nous ennuyer srsquoeacutecria tregraves-im-prudemment le maicirctre de poste

― Et qursquoest-ce que cela vous fait qursquoelle de-meure agrave Nemours  demanda Goupil surprispar le mouvement de contrarieacuteteacute qui eacutechappaitau colosse imbeacutecile

― Vous ne savez pas reacutepondit Minoret endevenant rouge comme un coquelicot quemon fils a la becirctise drsquoecirctre amoureux drsquoelle Aus-si donnerais-je bien cent eacutecus pour qursquoUrsulequittacirct Nemours

Sur ce premier mouvement chacun com-prend combien Ursule pauvre et reacutesigneacutee al-lait gecircner le riche Minoret Les tracas drsquoune suc-cession agrave liquider la vente de ses eacutetablissementset les courses neacutecessiteacutees par des affaires inso-lites ses deacutebats avec sa femme agrave propos des plusleacutegers deacutetails et de lrsquoacquisition de la maisondu docteur ougrave Zeacutelie voulut vivre bourgeoise-ment dans lrsquointeacuterecirct de son fils  cet hourvari quicontrastait avec la tranquilliteacute de sa vie ordi-naire empecirccha le grand Minoret de songer agrave savictime Mais quelques jours apregraves son installa-tion rue des Bourgeois vers le milieu du moisde mai au retour drsquoune promenade il entenditla voix du piano vit la Bougival assise agrave la fe-necirctre comme un dragon gardant un treacutesor et

entendit soudain en lui-mecircme une voix impor-tune

Expliquer pourquoi chez un homme de latrempe de lrsquoancien maicirctre de poste la vuedrsquoUrsule qui ne soupccedilonnait mecircme pas le volcommis agrave son preacutejudice devint aussitocirct insup-portable  comment le spectacle de cette gran-deur dans lrsquoinfortune lui inspira le deacutesir derenvoyer de la ville cette jeune fille  et com-ment ce deacutesir prit les caractegraveres de la haineet de la passion ce serait peut-ecirctre faire toutun traiteacute de morale Peut-ecirctre ne se croyait-ilpas le leacutegitime possesseur des trente-six millelivres de rente tant que celle agrave qui elles ap-partenaient serait agrave deux pas de lui  Peut-ecirctrecroyait-il vaguement agrave un hasard qui ferait deacute-couvrir son vol tant que ceux qursquoil avait deacute-pouilleacutes seraient lagrave Peut-ecirctre chez cette na-ture en quelque sorte primitive presque gros-siegravere et qui jusqursquoalors nrsquoavait rien fait que deleacutegal la preacutesence drsquoUrsule eacuteveillait-elle des re-

mords  Peut-ecirctre ces remords le poignaient-ilsdrsquoautant plus qursquoil avait plus de bien leacutegitime-ment acquis  Il attribua sans doute ces mou-vements de sa conscience agrave la seule preacutesencedrsquoUrsule en imaginant que la jeune fille dis-parue ces troubles gecircnants disparaicirctraient aus-si Enfin peut-ecirctre le crime a-t-il sa doctrinede perfection  Un commencement de mal veutsa fin une premiegravere blessure appelle le coupqui tue Peut-ecirctre le vol conduit-il fatalementagrave lrsquoassassinat  Minoret avait commis la spo-liation sans la moindre reacuteflexion tant les faitssrsquoeacutetaient succeacutedeacute rapidement  la reacuteflexion vintapregraves Or si vous avez bien saisi la physiono-mie et lrsquoencolure de cet homme vous compren-drez le prodigieux effet qursquoy devait produireune penseacutee Le remords est plus qursquoune penseacuteeil provient drsquoun sentiment qui ne se cache pasplus que lrsquoamour et qui a sa tyrannie Mais demecircme que Minoret nrsquoavait pas fait la moindrereacuteflexion en srsquoemparant de la fortune destineacutee

agrave Ursule de mecircme il voulut machinalementla chasser de Nemours quand il se sentit bles-seacute par le spectacle de cette innocence trompeacuteeEn sa qualiteacute drsquoimbeacutecile il ne songea point auxconseacutequences il alla de peacuteril en peacuteril pous-seacute par son instinct cupide comme un animalfauve qui ne preacutevoit aucune ruse du chasseuret qui compte sur sa veacutelociteacute sur sa force Bien-tocirct les riches bourgeois qui se reacuteunissaient chezle notaire Dionis remarquegraverent un changementdans les maniegraveres dans lrsquoattitude de cet hommejadis sans soucis

― Je ne sais pas ce qursquoa Minoret il est toutchose  disait sa femme agrave laquelle il avait reacutesolude cacher son hardi coup de main

Tout le monde expliqua lrsquoennui de Minoretcar la penseacutee sur cette figure ressemblait agrave delrsquoennui par la cessation absolue de toute occu-pation par le passage subit de la vie active agrave lavie bourgeoise Pendant que Minoret songeait agravebriser la vie drsquoUrsule la Bougival ne passait pas

une journeacutee sans faire agrave sa fille de lait quelqueallusion agrave la fortune qursquoelle aurait ducirc avoir ousans comparer son miseacuterable sort agrave celui quefeu monsieur lui reacuteservait et dont il lui avaitparleacute agrave elle la Bougival

― Enfin disait-elle ce nrsquoest pas par inteacuterecirct ceque jrsquoen dis mais est-ce que feu monsieur boncomme il eacutetait ne mrsquoaurait pas laisseacute quelquepetite chose

― Ne suis-je pas lagrave reacutepondit Ursule en des-cendant agrave la Bougival de lui dire un mot agrave cesujet

Elle ne voulut pas salir par des penseacuteesdrsquointeacuterecirct les affectueux tristes et doux souve-nirs qui accompagnaient la noble figure duvieux docteur dont une esquisse au crayon noiret blanc faite par son maicirctre de dessin ornait sapetite salle Pour sa neuve et belle imaginationlrsquoaspect de ce croquis lui suffisait pour toujoursrevoir son parrain agrave qui elle pensait sans cessesurtout entoureacutee des objets qursquoil affectionnait 

sa grande bergegravere agrave la duchesse les meubles deson cabinet et son trictrac ainsi que le pianodonneacute par lui Les deux vieux amis qui lui res-taient lrsquoabbeacute Chaperon et monsieur Bongrandles seules personnes qursquoelle voulucirct recevoireacutetaient au milieu de ces choses presque ani-meacutees par ses regrets comme deux vivants sou-venirs de sa vie passeacutee agrave laquelle elle rattachason preacutesent par lrsquoamour que son parrain avaitbeacuteni Bientocirct la meacutelancolie de ses penseacutees in-sensiblement adoucie teignit en quelque sorteses heures et relia toutes ces choses par uneindeacutefinissable harmonie  ce fut une exquisepropreteacute la plus exacte symeacutetrie dans la dis-position des meubles quelques fleurs donneacuteeschaque jour par Savinien des riens eacuteleacutegantsune paix que les habitudes de la jeune fille com-muniquaient aux choses et qui rendit son chez-soi aimable Apregraves le deacutejeuner et apregraves la messeelle continuait agrave eacutetudier et agrave chanter  puis ellebrodait assise agrave sa fenecirctre sur la rue Agrave quatre

heures Savinien au retour drsquoune promenadeqursquoil faisait par tous les temps trouvait la fe-necirctre entrrsquoouverte et srsquoasseyait sur le bord exteacute-rieur de la fenecirctre pour causer une demi-heureavec elle Le soir le cureacute le juge de paix lavenaient voir mais elle ne voulut jamais queSavinien les accompagnacirct Enfin elle nrsquoacceptapoint la proposition de madame de Porten-duegravere que son fils avait ameneacutee agrave prendre Ur-sule chez elle La jeune personne et la Bou-gival veacutecurent drsquoailleurs avec la plus sordideeacuteconomie  elles ne deacutepensaient pas tout com-pris plus de soixante francs par mois La vieillenourrice eacutetait infatigable  elle savonnait et re-passait elle ne faisait la cuisine que deux foispar semaine elle gardait les viandes cuites quela maicirctresse et la servante mangeaient froides car Ursule voulait eacuteconomiser sept cents francspar an pour payer le reste du prix de sa mai-son Cette seacuteveacuteriteacute de conduite cette modes-tie et sa reacutesignation agrave une vie pauvre et deacute-

nueacutee apregraves avoir joui drsquoune existence de luxeougrave ses moindres caprices eacutetaient adoreacutes eut dusuccegraves aupregraves de quelques personnes Ursulegagna drsquoecirctre respecteacutee et de nrsquoencourir aucunpropos Une fois satisfaits les heacuteritiers lui ren-dirent drsquoailleurs justice Savinien admirait cetteforce de caractegravere chez une si jeune fille Detemps en temps au sortir de la messe madamede Portenduegravere adressa quelques paroles bien-veillantes agrave Ursule elle lrsquoinvita deux fois agrave dicirc-ner et la vint chercher elle-mecircme Si ce nrsquoeacutetaitpas encore le bonheur du moins ce fut la tran-quilliteacute Mais un succegraves ougrave le juge de paix mon-tra sa vieille science drsquoavoueacute fit eacuteclater la per-seacutecution encore sourde et agrave lrsquoeacutetat de vœu queMinoret meacuteditait contre Ursule Degraves que toutesles affaires de la succession furent finies le jugede paix supplieacute par Ursule prit en main lacause des Portenduegravere et lui promit de les tirerdrsquoembarras  mais en allant chez la vieille damedont la reacutesistance au bonheur drsquoUrsule le ren-

dait furieux il ne lui laissa point ignorer qursquoilse vouait agrave ses inteacuterecircts uniquement pour plaireagrave mademoiselle Miroueumlt Il choisit lrsquoun de sesanciens clercs pour avoueacute des Portenduegravere agraveFontainebleau et dirigea lui-mecircme la demandeen nulliteacute de la proceacutedure Il voulait profiter delrsquointervalle qui srsquoeacutecoulerait entre lrsquoannulationde la poursuite et la nouvelle instance de Mas-sin pour renouveler le bail de la ferme agrave sixmille francs tirer des fermiers un pot-de-vinet le payement anticipeacute de la derniegravere anneacuteeDegraves lors la partie de whist se reacuteorganisa chezmadame de Portenduegravere entre lui le cureacute Sa-vinien et Ursule que Bongrand et lrsquoabbeacute Cha-peron allaient prendre et ramenaient tous lessoirs En juin Bongrand fit prononcer la nulli-teacute de la proceacutedure suivie par Massin contre lesPortenduegravere Aussitocirct il signa le nouveau bailobtint trente-deux mille francs du fermier etun fermage de six mille francs pour dix-huitans  puis le soir avant que ces opeacuterations ne

srsquoeacutebruitassent il alla chez Zeacutelie qursquoil savait as-sez embarrasseacutee de placer ses fonds et lui pro-posa lrsquoacquisition des Bordiegraveres pour deux centvingt mille francs

― Je ferais immeacutediatement affaire dit Mi-noret si je savais que les Portenduegravere allassentvivre ailleurs qursquoagrave Nemours

― Mais reacutepondit le juge de paix pourquoi ― Nous voulons nous passer de nobles agrave Ne-

mours― Je crois avoir entendu dire agrave la vieille dame

que si ses affaires srsquoarrangeaient elle ne pour-rait plus guegravere vivre qursquoen Bretagne avec ce quilui resterait Elle parle de vendre sa maison

― Eh  bien vendez-la-moi dit Minoret― Mais tu parles comme si tu eacutetais le maicirctre

dit Zeacutelie Que veux-tu faire de deux maisons ― Si je ne termine pas ce soir avec vous

pour les Bordiegraveres reprit le juge de paix notrebail sera connu nous serons saisis de nou-veau dans trois jours et je manquerais cette li-

quidation qui me tient au cœur Aussi vais-je de ce pas agrave Melun ougrave des fermiers que jrsquoyconnais mrsquoachegraveteront les Bordiegraveres les yeux fer-meacutes Vous perdrez ainsi lrsquooccasion de placeren terre agrave trois pour cent dans les terroirs duRouvre

― Eh  bien pourquoi venez-vous nous trou-ver  dit Zeacutelie

― Parce que vous avez lrsquoargent tandis quemes anciens clients auront besoin de quelquesjours pour me cracher cent vingt-neuf millefrancs Je ne veux pas de difficulteacutes

― Qursquoelle quitte Nemours et je vous lesdonne  dit encore Minoret

― Vous comprenez que je ne puis pas enga-ger la volonteacute des Portenduegravere reacutepondit Bon-grand  mais je suis certain qursquoils ne resterontpas agrave Nemours

Sur cette assurance Minoret agrave qui drsquoailleursZeacutelie poussa le coude promit les fonds poursolder la dette des Portenduegravere envers la suc-

cession du docteur Le contrat de vente fut alorspasseacute chez Dionis et lrsquoheureux juge de paix y fitaccepter les conditions du nouveau bail agrave Mi-noret qui srsquoaperccedilut un peu tard ainsi que Zeacuteliede la perte de la derniegravere anneacutee payeacutee agrave lrsquoavanceVers la fin de juin Bongrand apporta le qui-tus de sa fortune agrave madame de Portenduegraverecent vingt-neuf mille francs en lrsquoengageant agraveles placer sur lrsquoEacutetat qui lui donnerait six millefrancs de rente dans le cinq pour cent en y joi-gnant les dix mille francs de Savinien Ainsiloin de perdre sur ses revenus la vieille damegagnait deux mille francs de rente agrave sa liquida-tion La famille de Portenduegravere demeura donc agraveNemours Minoret crut avoir eacuteteacute joueacute commesi le juge de paix avait ducirc savoir que la preacutesencedrsquoUrsule lui eacutetait insupportable et il en conccedilutun vif ressentiment qui accrut sa haine contresa victime Alors commenccedila le drame secretmais terrible en ses effets de la lutte de deuxsentiments celui qui poussait Minoret agrave chas-

ser Ursule de Nemours et celui qui donnait agraveUrsule la force de supporter des perseacutecutionsdont la cause fut pendant un certain temps im-peacuteneacutetrable  situation eacutetrange et bizarre vers la-quelle tous les eacuteveacutenements anteacuterieurs avaientmarcheacute qursquoils avaient preacutepareacutee et agrave laquelle ilsservent de preacuteface

Madame Minoret agrave qui son mari fit cadeaudrsquoune argenterie et drsquoun service de table com-plet drsquoenviron vingt mille francs donnait unsuperbe dicircner tous les dimanches le jour ougraveson fils le substitut amenait quelques amis deFontainebleau Pour ces dicircners somptueux Zeacute-lie faisait venir quelques rareteacutes de Paris enobligeant ainsi le notaire Dionis agrave imiter sonfaste Goupil que les Minoret srsquoefforccedilaient debannir de leur socieacuteteacute comme une personnetareacutee qui tachait leur splendeur ne fut invi-teacute que vers la fin du mois de juillet un moisapregraves lrsquoinauguration de la vie bourgeoise me-neacutee par les anciens maicirctres de poste Le maicirctre-

clerc deacutejagrave sensible agrave cet oubli calculeacute fut obli-geacute de dire vous agrave Deacutesireacute qui depuis lrsquoexercicede ses fonctions avait pris un air grave et roguejusque dans sa famille

― Vous ne vous souvenez donc plusdrsquoEsther pour aimer ainsi mademoiselleMiroueumlt  dit Goupil au substitut

― Drsquoabord Esther est morte monsieur Puisje nrsquoai jamais penseacute agrave Ursule reacutepondit le ma-gistrat

― Eh  bien que me disiez-vous donc papaMinoret  srsquoeacutecria tregraves-insolemment Goupil

Minoret pris en flagrant deacutelit de mensongepar un homme si redoutable eucirct perdu conte-nance sans le projet pour lequel il avait inviteacuteGoupil agrave dicircner en se souvenant de la proposi-tion jadis faite par le maicirctre-clerc drsquoempecirccherle mariage drsquoUrsule et du jeune PortenduegraverePour toute reacuteponse il emmena brusquement leclerc au fond de son jardin

― Vous avez bientocirct vingt-huit ans moncher lui dit-il et je ne vous vois pas encoresur le chemin de la fortune Je vous veux dubien car enfin vous avez eacuteteacute le camarade demon fils Eacutecoutez-moi  Si vous deacutecidez la petiteMiroueumlt qui drsquoailleurs possegravede quarante millefrancs agrave devenir votre femme aussi vrai que jemrsquoappelle Minoret je vous donnerai les moyensdrsquoacheter une charge de notaire agrave Orleacuteans

― Non dit Goupil je ne serais pas assez envue  mais agrave Montargis

― Non reprit Minoret mais agrave Sens― Va pour Sens  reprit le hideux premier

clerc Il y a un archevecircque je ne hais pas unpays de deacutevotion  avec un peu drsquohypocrisie ony fait mieux son chemin Drsquoailleurs la petite estdeacutevote elle y reacuteussira

― Il est bien entendu reprit Minoret que jene donne les cent mille francs qursquoau mariagede notre parente agrave qui je veux faire un sort parconsideacuteration pour deacutefunt mon oncle

― Et pourquoi pas un peu pour moi  dit ma-licieusement Goupil en soupccedilonnant quelquesecret dans la conduite de Minoret Nrsquoest-ce pasagrave mes renseignements que vous devez drsquoavoirpu reacuteunir vingt-quatre mille francs de rentedrsquoun seul tenant sans enclaves autour du chacirc-teau du Rouvre  Avec vos prairies et votremoulin qui sont de lrsquoautre cocircteacute du Loing vousy ajouteriez seize mille francs  Voyons grospegravere voulez-vous jouer avec moi franc jeu 

― Oui― Eh  bien afin de vous faire sentir mes

crocs je mijotais pour Massin lrsquoacquisition duRouvre ses parcs ses jardins ses reacuteserves et sonbois

― Avise-toi de cela  dit Zeacutelie en intervenant― Eh  bien dit Goupil en lui lanccedilant un re-

gard de vipegravere si je veux demain Massin auratout cela pour deux cent mille francs

― Laisse-nous ma femme dit alors le co-losse en prenant Zeacutelie par le bras et la ren-

voyant je mrsquoentends avec lui Nous avons eutant drsquoaffaires reprit Minoret en revenant agraveGoupil que nous nrsquoavons pu penser agrave vousmais je compte bien sur votre amitieacute pour nousavoir le Rouvre

― Un ancien marquisat dit malicieusementGoupil et qui vaudrait bientocirct entre vos mainscinquante mille livres de rente plus de deuxmillions au prix ougrave sont les biens

― Et notre substitut eacutepouserait alors la filledrsquoun mareacutechal de France ou lrsquoheacuteritiegravere drsquounevieille famille qui le pousserait dans la magis-trature agrave Paris dit le maicirctre de poste en ouvrantsa large tabatiegravere et offrant une prise agrave Goupil

― Eh  bien jouons-nous franc jeu  srsquoeacutecriaGoupil en se secouant les doigts

Minoret serra les mains de Goupil en lui reacute-pondant  ― Parole drsquohonneur 

Comme tous les gens ruseacutes le maicirctre-clerccrut heureusement pour Minoret que son ma-riage avec Ursule eacutetait un preacutetexte pour se rac-

commoder avec lui depuis qursquoil leur opposaitMassin

― Ce nrsquoest pas lui se dit-il qui a trouveacute cettebourde je reconnais ma Zeacutelie elle lui a dicteacuteson rocircle Bah  lacircchons Massin Avant trois ansje serai moi le deacuteputeacute de Sens pensa-t-il Enapercevant alors Bongrand qui allait faire sonwhist en face il se preacutecipita dans la rue

― Vous vous inteacuteressez beaucoup agrave UrsuleMiroueumlt mon cher monsieur Bongrand luidit-il  vous ne pouvez pas ecirctre indiffeacuterent agrave sonavenir Voici le programme  elle eacutepouserait unnotaire dont lrsquoEacutetude serait dans un chef-lieudrsquoarrondissement Ce notaire qui sera neacuteces-sairement deacuteputeacute dans trois ans lui reconnaicirc-trait cent mille francs de dot

― Elle a mieux dit segravechement BongrandMadame de Portenduegravere depuis ses malheursne va guegravere bien  hier encore elle eacutetait horrible-ment changeacutee le chagrin la tue  il reste agrave Savi-nien six mille francs de rente Ursule a quarante

mille francs je leur ferai valoir leurs capitaux agravela Massin mais honnecirctement et dans dix ansils auront une petite fortune

― Savinien ferait une sottise il peut eacutepouserquand il voudra mademoiselle du Rouvre unefille unique agrave qui son oncle et sa tante veulentlaisser deux heacuteritages superbes

― Quand lrsquoamour nous tient adieu la pru-dence a dit La Fontaine Mais qui est-ce votrenotaire  car apregraves tout reprit Bongrand parcuriositeacute

― Moi reacutepondit Goupil qui fit tressaillir lejuge de paix

― Vous  reacutepondit Bongrand sans cacherson deacutegoucirct

― Ah  bien votre serviteur monsieur reacutepli-qua Goupil en lanccedilant un regard plein de fielde haine et de deacutefi

― Voulez-vous ecirctre la femme drsquoun notairequi vous reconnaicirctrait cent mille francs de dot srsquoeacutecria Bongrand en entrant dans la petite salle

et srsquoadressant agrave Ursule qui se trouvait assise au-pregraves de madame de Portenduegravere

Ursule et Savinien tressaillirent par un mecircmemouvement et se regardegraverent  elle en souriantlui sans oser se montrer inquiet

― Je ne suis pas maicirctresse de mes actionsreacutepondit Ursule en tendant la main agrave Saviniensans que la vieille megravere pucirct voir ce geste

― Aussi ai-je refuseacute sans seulement vousconsulter

― Et pourquoi dit madame de Portenduegravereil me semble ma petite que crsquoest un bel eacutetat quecelui de notaire 

― Jrsquoaime mieux ma douce misegravere reacutepon-dit-elle car relativement agrave ce que je devais at-tendre de la vie crsquoest pour moi lrsquoopulence Mavieille nourrice mrsquoeacutepargne drsquoailleurs bien dessoucis et je nrsquoirai pas troquer le preacutesent qui meplaicirct contre un avenir inconnu

Le lendemain la poste versa dans deuxcœurs le poison de deux lettres anonymes  une

agrave madame de Portenduegravere et lrsquoautre agrave UrsuleVoici celle que reccedilut la vieille dame 

laquo Vous aimez votre fils vous voulez lrsquoeacutetablircomme lrsquoexige le nom qursquoil porte et vous fa-vorisez son caprice pour une petite ambitieusesans fortune en recevant chez vous une Ur-sule la fille drsquoun musicien de reacutegiment  tan-dis que vous pourriez le marier avec mademoi-selle du Rouvre dont les deux oncles messieursle marquis de Ronquerolles et le chevalier duRouvre riches chacun de trente mille livres derente pour ne pas laisser leur fortune agrave ce vieuxfou de monsieur du Rouvre qui mange toutsont dans lrsquointention drsquoen avantager leur niegraveceau contrat Madame de Seacuterizy tante de Cleacute-mentine du Rouvre qui vient de perdre sonfils unique dans la campagne drsquoAlger adopterasans doute aussi sa niegravece Quelqursquoun qui vousveut du bien croit savoir que Savinien serait ac-cepteacute raquo

Voici la lettre faite pour Ursule 

laquo Chegravere Ursule il est dans Nemours un jeunehomme qui vous idolacirctre il ne peut pas vousvoir travaillant agrave votre fenecirctre sans des eacutemo-tions qui lui prouvent que son amour est pourla vie Ce jeune homme est doueacute drsquoune vo-lonteacute de fer et drsquoune perseacuteveacuterance que rien nedeacutecourage  accueillez donc favorablement sonamour car il nrsquoa que des intentions pures etvous demande humblement votre main dansle deacutesir de vous rendre heureuse Sa fortunequoique deacutejagrave convenable nrsquoest rien compareacutee agravecelle qursquoil vous fera quand vous serez sa femmeVous serez un jour reccedilue agrave la cour comme lafemme drsquoun ministre et lrsquoune des premiegraveres dupays Comme il vous voit tous les jours sansque vous puissiez le voir mettez sur votre fe-necirctre un des pots drsquoœillets de la Bougival vouslui aurez dit ainsi qursquoil peut se preacutesenter raquo

Ursule brucircla cette lettre sans en parler agrave Sa-vinien Deux jours apregraves elle reccedilut une autrelettre ainsi conccedilue 

laquo Vous avez eu tort chegravere Ursule de ne pasreacutepondre agrave celui qui vous aime plus que sa vieVous croyez eacutepouser Savinien vous vous trom-pez eacutetrangement Ce mariage nrsquoaura pas lieuMadame de Portenduegravere qui ne vous recevraplus chez elle va ce matin au Rouvre agrave piedmalgreacute lrsquoeacutetat de souffrance ougrave elle est y de-mander pour Savinien la main de mademoi-selle du Rouvre Savinien finira par ceacuteder Quepeut-il objecter  les oncles de la demoiselle as-surent par le contrat leurs fortunes agrave leur niegraveceCette fortune consiste en soixante mille livresde rente raquo

Cette lettre ravagea le cœur drsquoUrsule en luifaisant connaicirctre les tortures de la jalousie unesouffrance jusqursquoalors inconnue qui dans cetteorganisation si riche si facile agrave la douleur cou-vrit de deuil le preacutesent lrsquoavenir et mecircme le pas-seacute Depuis le moment ougrave elle eut ce fatal papierelle resta dans la bergegravere du docteur le regardarrecircteacute sur lrsquoespace et perdue dans un recircve dou-

loureux En un instant elle sentit le froid de lamort substitueacute aux ardeurs drsquoune belle vie Heacute-las  ce fut pis  ce fut en reacutealiteacute lrsquoatroce reacuteveil desmorts apprenant qursquoil nrsquoy a pas de Dieu le chef-drsquoœuvre de cet eacutetrange geacutenie appeleacute Jean-PaulQuatre fois la Bougival essaya de faire deacutejeunerUrsule elle lui vit prendre et quitter son painsans pouvoir le porter agrave ses legravevres Quand ellevoulait hasarder une remontrance Ursule luireacutepondait par un geste de main et par un ter-rible mot  ― Chut  aussi despotiquement ditque jusqursquoalors sa parole avait eacuteteacute douce LaBougival qui surveillait sa maicirctresse agrave travers levitrage de la porte de communication lrsquoaperccedilutalternativement rouge comme si la fiegravevre la deacute-vorait et violette comme si le frisson succeacute-dait agrave la fiegravevre Cet eacutetat srsquoempira sur les quatreheures alors que de moment en moment Ur-sule se leva pour regarder si Savinien venait etque Savinien ne vint pas La jalousie et le douteocirctent agrave lrsquoamour toute sa pudeur Ursule qui

jusqursquoalors ne se serait pas permis un geste ougravelrsquoon pucirct deviner sa passion mit son chapeauson petit chacircle et srsquoeacutelanccedila dans son corridorpour aller au-devant de Savinien mais un restede pudeur la fit rentrer dans sa petite salle Elley pleura Quand le cureacute se preacutesenta le soir lapauvre nourrice lrsquoarrecircta sur le seuil de la porte

― Ah  monsieur le cureacute je ne sais pas ce qursquoamademoiselle  elle

― Je le sais reacutepondit tristement le precirctre enfermant ainsi la bouche agrave la nourrice effrayeacutee

Lrsquoabbeacute Chaperon apprit alors agrave Ursule ceqursquoelle nrsquoavait pas oseacute faire veacuterifier  madame dePortenduegravere eacutetait alleacutee dicircner au Rouvre

― Et Savinien ― AussiUrsule eut un petit tressaillement nerveux

qui fit frissonner lrsquoabbeacute Chaperon comme srsquoilavait reccedilu la deacutecharge drsquoune bouteille de Leydeet il eacuteprouva de plus une durable commotionau cœur

― Ainsi nous nrsquoirons pas ce soir chez elle ditle cureacute  mais mon enfant il sera sage agrave vousde nrsquoy plus retourner La vieille dame vous re-cevrait de maniegravere agrave blesser votre fierteacute Nousqui lrsquoavions ameneacutee agrave entendre parler de votremariage nous ignorons drsquoougrave souffle le vent parlequel elle a eacuteteacute changeacutee en un moment

― Je mrsquoattends agrave tout et rien ne peut plusmrsquoeacutetonner dit Ursule drsquoun ton peacuteneacutetreacute Dansces sortes drsquoextreacutemiteacutes on eacuteprouve une grandeconsolation agrave savoir que lrsquoon nrsquoa pas offenseacuteDieu

― Soumettez-vous ma chegravere fille sans ja-mais sonder les voies de la Providence dit lecureacute

― Je ne voudrais pas soupccedilonner injuste-ment le caractegravere de monsieur de Porten-duegravere

― Pourquoi ne dites-vous plus Savinien  de-manda le cureacute qui remarqua quelque leacutegegravere ai-greur dans lrsquoaccent drsquoUrsule

― De mon cher Savinien reprit-elle en pleu-rant Oui mon bon ami reprit-elle en sanglo-tant une voix me crie encore qursquoil est aussinoble de cœur que de race Il ne mrsquoa pas seule-ment avoueacute qursquoil mrsquoaimait uniquement il melrsquoa prouveacute par des deacutelicatesses infinies et encontenant avec heacuteroiumlsme son ardente passionDerniegraverement lorsqursquoil a pris la main que jelui tendais quand monsieur Bongrand me pro-posait ce notaire pour mari je vous jure queje la lui donnais pour la premiegravere fois Srsquoil adeacutebuteacute par une plaisanterie en mrsquoenvoyant unbaiser agrave travers la rue depuis cette affectionnrsquoest jamais sortie vous le savez des limites lesplus eacutetroites  mais je puis vous le dire agrave vousqui lisez dans mon acircme excepteacute dans ce coindont la vue eacutetait reacuteserveacutee aux anges eh  bience sentiment est chez moi le principe de biendes meacuterites  il mrsquoa fait accepter mes misegraveresil mrsquoa peut-ecirctre adouci lrsquoamertume de la perteirreacuteparable dont le deuil est plus dans mes vecirc-

tements que dans mon acircme  Oh  jrsquoai eu tortOui lrsquoamour eacutetait chez moi plus fort que mareconnaissance envers mon parrain et Dieu lrsquoavengeacute Que voulez-vous  je respectais en moi lafemme de Savinien  jrsquoeacutetais trop fiegravere et peut-ecirctre est-ce cet orgueil que Dieu punit Dieu seulcomme vous me lrsquoavez dit doit ecirctre le principeet la fin de nos actions

Le cureacute fut attendri en voyant les larmes quiroulaient sur ce visage deacutejagrave pacircli Plus la seacutecuriteacutede la pauvre fille avait eacuteteacute grande plus bas elletombait

― Mais dit-elle en continuant revenue agrave macondition drsquoorpheline je saurai en reprendreles sentiments Apregraves tout puis-je ecirctre unepierre au cou de celui que jrsquoaime  Que fait-ilici  Qui suis-je pour preacutetendre agrave lui  Ne lrsquoaimeacute-je pas drsquoailleurs drsquoune amitieacute si divine qursquoelleva jusqursquoagrave lrsquoentier sacrifice de mon bonheurde mes espeacuterances  Et vous savez que je mesuis souvent reprocheacute drsquoasseoir mon amour sur

un tombeau de le savoir ajourneacute au lendemainde la mort de cette vieille dame Si Savinienest riche et heureux par une autre jrsquoai preacuteciseacute-ment assez pour payer ma dot au couvent ougravejrsquoentrerai promptement Il ne doit pas plus yavoir dans le cœur drsquoune femme deux amoursqursquoil nrsquoy a deux maicirctres dans le ciel La vie reli-gieuse aura des attraits pour moi

― Il ne pouvait pas laisser aller sa megravere seuleau Rouvre dit doucement le bon precirctre

― Nrsquoen parlons plus mon bon monsieurChaperon je lui eacutecrirai ce soir pour lui donnersa liberteacute Je suis enchanteacutee drsquoavoir agrave fermer lesfenecirctres de cette salle

Et elle mit le vieillard au fait des lettres ano-nymes en lui disant qursquoelle ne voulait pas auto-riser les poursuites de son amant inconnu

― Eh  crsquoest une lettre anonyme adresseacutee agravemadame de Portenduegravere qui lrsquoa fait aller auRouvre srsquoeacutecria le cureacute Vous ecirctes sans douteperseacutecuteacutee par de meacutechantes gens

― Et pourquoi  Ni Savinien ni moi nousnrsquoavons fait de mal agrave personne et nous ne bles-sons plus aucun inteacuterecirct ici

― Enfin ma petite nous profiterons de cettebourrasque qui disperse notre socieacuteteacute pourranger la bibliothegraveque de notre pauvre ami Leslivres restent en tas Bongrand et moi nous lesmettrons en ordre car nous pensons agrave y fairedes recherches Placez votre confiance en Dieu mais songez aussi que vous avez dans le bonjuge de paix et en moi deux amis deacutevoueacutes

― Crsquoest beaucoup dit-elle en reconduisantle cureacute jusque sur le seuil de son alleacutee en tendantle cou comme un oiseau qui regarde hors de sonnid espeacuterant encore apercevoir Savinien

En ce moment Minoret et Goupil au re-tour de quelque promenade dans les prairiessrsquoarrecirctegraverent en passant et lrsquoheacuteritier du docteurdit agrave Ursule  ― Qursquoavez-vous ma cousine  carnous sommes toujours cousins nrsquoest-ce pas vous paraissez changeacutee

Goupil jetait agrave Ursule des regards si ar-dents qursquoelle en fut effrayeacutee  elle rentra sans reacute-pondre

― Elle est farouche dit Minoret et au cureacute― Mademoiselle Miroueumlt a raison de ne pas

causer sur le pas de sa porte avec des hommes elle est trop jeune

― Oh  fit Goupil vous devez savoir qursquoellene manque pas drsquoamoureux

Le cureacute srsquoeacutetait hacircteacute de saluer et se dirigeait agravepas preacutecipiteacutes vers la rue des Bourgeois

― Eh  bien dit le premier clerc agrave Minoret ccedilachauffe  Elle est deacutejagrave pacircle comme une morte mais avant quinze jours elle aura quitteacute la villeVous verrez

― Il vaut mieux vous avoir pour ami quepour ennemi srsquoeacutecria Minoret effrayeacute de lrsquoatrocesourire qui donnait au visage de Goupillrsquoexpression diabolique precircteacutee par Eugegravene De-lacroix au Meacutephistopheacutelegraves de Goethe

― Je le crois bien reacutepondit Goupil Si elle nemrsquoeacutepouse pas je la ferai crever de chagrin

― Fais-le petit et je te donne les fonds pourecirctre notaire agrave Paris Tu pourras alors eacutepouserune femme riche

― Pauvre fille  Que vous a-t-elle donc fait demanda le clerc surpris

― Elle mrsquoembecircte  dit grossiegraverement Mino-ret

― Attendez agrave lundi et vous verrez alorscomment je la scierai reprit Goupil en eacutetudiantla physionomie de lrsquoancien maicirctre de poste

Le lendemain la vieille Bougival alla chez Sa-vinien et dit en lui tendant une lettre  ― Je nesais pas ce que vous eacutecrit la chegravere enfant  maiselle est ce matin comme une morte

Qui par cette lettre nrsquoimaginerait pas lessouffrances qui avaient assailli Ursule pendantla nuit 

Agrave MONSIEUR DE PORTENDUEgraveRE

laquo Mon cher Savinien votre megravere veut vousmarier agrave mademoiselle du Rouvre mrsquoa-t-ondit et peut-ecirctre a-t-elle raison Vous vous trou-vez entre une vie presque miseacuterable et une vieopulente entre la fianceacutee de votre cœur et unefemme selon le monde entre obeacuteir agrave votre megravereet agrave votre choix car je crois encore que vousmrsquoavez choisie Savinien si vous avez une deacute-termination agrave prendre je veux qursquoelle soit priseen toute liberteacute  je vous rends la parole quevous vous eacutetiez donneacutee agrave vous-mecircme et non agravemoi dans un moment qui ne srsquoeffacera jamaisde ma meacutemoire et qui fut comme tous les joursqui se sont succeacutedeacute depuis drsquoune pureteacute drsquounedouceur angeacuteliques Ce souvenir suffit agrave toutema vie Si vous persistez dans votre sermentdeacutesormais une noire et terrible ideacutee trouble-rait mes feacuteliciteacutes Au milieu de nos privations

accepteacutees si gaiement aujourdrsquohui vous pour-riez penser plus tard que si vous eussiez ob-serveacute les lois du monde il en eucirct eacuteteacute bien au-trement pour vous Si vous eacutetiez homme agrave ex-primer cette penseacutee elle serait pour moi lrsquoarrecirctdrsquoune mort douloureuse  et si vous ne la disiezpas je soupccedilonnerais les moindres nuages quicouvriraient votre front Cher Savinien je vousai toujours preacutefeacutereacute agrave tout sur cette terre Je lepouvais puisque mon parrain quoique jalouxme disait  laquo Aime-le ma fille  vous serez biencertainement lrsquoun agrave lrsquoautre un jour raquo Quand jesuis alleacutee agrave Paris je vous aimais sans espoir etce sentiment me contentait Je ne sais si je puisy revenir mais je le tenterai Que sommes-nousdrsquoailleurs en ce moment  un fregravere et une sœurRestons ainsi Eacutepousez cette heureuse fille quiaura la joie de rendre agrave votre nom le lustre qursquoildoit avoir et que selon votre megravere je diminue-rais Vous nrsquoentendrez jamais parler de moi Lemonde vous approuvera Moi je ne vous blacirc-

merai jamais et je vous aimerai toujours Adieudonc raquo

― Attendez  srsquoeacutecria le gentilhommeIl fit signe agrave la Bougival de srsquoasseoir et il grif-

fonna ce peu de mots laquo Ma chegravere Ursule votre lettre me brise le

cœur en ce que vous vous ecirctes fait inutile-ment beaucoup de mal et que pour la premiegraverefois nos cœurs ont cesseacute de srsquoentendre Si vousnrsquoecirctes pas ma femme crsquoest que je ne puis encoreme marier sans le consentement de ma megravereEnfin huit mille livres de rente dans un joli cot-tage sur les bords du Loing nrsquoest-ce pas unefortune  Nous avons calculeacute qursquoavec la Bougi-val nous eacuteconomiserions cinq mille francs paran  Vous mrsquoavez permis un soir dans le jar-din de votre oncle de vous regarder comme mafianceacutee et vous ne pouvez briser agrave vous seuledes liens qui nous sont communs Ai-je doncbesoin de vous dire qursquohier jrsquoai nettement deacute-clareacute agrave monsieur du Rouvre que si jrsquoeacutetais libre

je ne voudrais pas recevoir ma fortune drsquounejeune personne qui me serait inconnue  Mamegravere ne veut plus vous voir je perds le bon-heur de nos soireacutees mais ne me retranchez pasle court moment pendant lequel je vous parleagrave votre fenecirctre Agrave ce soir Rien ne peut nousseacuteparer raquo

― Allez ma vieille Elle ne doit pas ecirctre in-quiegravete un moment de trop

Le soir agrave quatre heures au retour de lapromenade qursquoil faisait tous les jours expregravespour passer devant la maison drsquoUrsule Savi-nien trouva sa maicirctresse un peu pacirclie par desbouleversements si subits

― Il me semble que jusqursquoagrave preacutesent je nrsquoaipas su ce que crsquoeacutetait que le plaisir de vous voirlui dit-elle

― Vous mrsquoavez dit reacutepondit Savinien ensouriant car je me souviens de toutes vos pa-roles  laquo Lrsquoamour ne va pas sans la patiencejrsquoattendrai  raquo Vous avez donc chegravere enfant seacute-

pareacute lrsquoamour de la foi  Ah  voici qui terminenos querelles Vous preacutetendiez me mieux ai-mer que je ne vous aime Ai-je jamais douteacutede vous  lui demanda-t-il en lui preacutesentant unbouquet composeacute de fleurs des champs dontlrsquoarrangement exprimait ses penseacutees

― Vous nrsquoavez aucune raison pour douter demoi reacutepondit-elle Et drsquoailleurs vous ne savezpas tout ajouta-t-elle drsquoune voix troubleacutee

Elle avait fait refuser agrave la poste toutes seslettres Mais sans qursquoelle eucirct pu deviner parquel sortileacutege la chose avait eu lieu quelquesinstants apregraves la sortie de Savinien qursquoelle avaitregardeacute tournant de la rue des Bourgeois dansla Grandrsquorue elle avait trouveacute sur sa bergegravereun papier ougrave eacutetait eacutecrit  laquoTremblez  lrsquoamant deacute-daigneacute deviendra pire qursquoun tigre raquo Malgreacute lessupplications de Savinien elle ne voulut paspar prudence lui confier le terrible secret desa peur Le plaisir ineffable de revoir Savinienapregraves lrsquoavoir cru perdu pouvait seul lui faire ou-

blier le froid mortel qui venait de la saisir Pourtout le monde attendre un malheur indeacutefiniconstitue un horrible supplice La souffranceprend alors les proportions de lrsquoinconnu quicertes est lrsquoinfini de lrsquoacircme Mais pour Ursulece fut la plus grande douleur Elle eacuteprouvaiten elle-mecircme drsquoaffreux sursauts au moindrebruit elle se deacutefiait du silence elle soupccedilonnaitses murailles de compliciteacute Enfin son heureuxsommeil fut troubleacute Goupil sans rien savoir decette constitution deacutelicate comme celle drsquounefleur avait trouveacute par lrsquoinstinct du meacutechant lepoison qui devait la fleacutetrir la tuer Cependantla journeacutee du lendemain se passa sans surpriseUrsule joua du piano fort tard elle se couchapresque rassureacutee et accableacutee de sommeil Agrave mi-nuit environ elle fut reacuteveilleacutee par un concertcomposeacute drsquoune clarinette drsquoun hautbois drsquouneflucircte drsquoun cornet agrave piston drsquoun trombone drsquounbasson drsquoun flageolet et drsquoun triangle Tous lesvoisins eacutetaient aux fenecirctres La pauvre enfant

deacutejagrave saisie en voyant du monde dans la ruereccedilut un coup terrible au cœur en entendantune voix drsquohomme enroueacutee ignoble qui cria laquoPour la belle Ursule Miroueumlt de la part de sonamant raquo Le lendemain dimanche toute la villefut en rumeur et agrave lrsquoentreacutee comme agrave la sor-tie drsquoUrsule agrave lrsquoeacuteglise elle vit sur la place desgroupes nombreux occupeacutes drsquoelle et manifes-tant une horrible curiositeacute La seacutereacutenade mettaittoutes les langues en mouvement car chacunse perdait en conjectures Ursule revint chezelle plus morte que vive et ne sortit plus lecureacute lui avait conseilleacute de dire ses vecircpres chezelle En rentrant elle vit dans le corridor carreleacuteen briques qui menait de la rue agrave la cour unelettre glisseacutee sous la porte  elle la ramassa lalut pousseacutee par le deacutesir drsquoy trouver une explica-tion Les ecirctres les moins sensibles peuvent de-viner ce qursquoelle dut eacuteprouver en lisant ces ter-ribles lignes 

laquo Reacutesignez-vous agrave devenir ma femme richeet adoreacutee Je vous veux Si je ne vous ai vivanteje vous aurai morte Attribuez agrave vos refus lesmalheurs qui nrsquoatteindront pas que vous

raquoCelui qui vous aime et agrave qui vous serez unjour raquo

Chose eacutetrange  au moment ougrave la douce ettendre victime de cette machination eacutetait abat-tue comme une fleur coupeacutee mesdemoisellesMassin Dionis et Creacutemiegravere enviaient son sort

― Elle est bien heureuse disaient-elles Onsrsquooccupe drsquoelle on flatte ses goucircts on se la dis-pute  La seacutereacutenade eacutetait agrave ce qursquoil paraicirct char-mante  Il y avait un cornet agrave piston 

― Qursquoest-ce qursquoun piston ― Un nouvel instrument de musique  tiens

grand comme ca disait Angeacuteline Creacutemiegravere agravePameacutela Massin

Degraves le matin Savinien eacutetait alleacute jusqursquoagrave Fon-tainebleau tacirccher de savoir qui avait demandeacutedes musiciens du reacutegiment en garnison  mais

comme il y avait deux hommes pour chaqueinstrument il fut impossible de connaicirctre ceuxqui eacutetaient alleacutes agrave Nemours Le colonel fit deacute-fendre aux musiciens de jouer chez des parti-culiers sans sa permission Le gentilhomme eutune entrevue avec le procureur du roi tuteurdrsquoUrsule et lui expliqua la graviteacute de ces sortesde scegravenes sur une jeune fille si deacutelicate et si frecircleen le priant de rechercher lrsquoauteur de cette seacute-reacutenade par les moyens dont dispose le ParquetTrois jours apregraves au milieu de la nuit troisviolons une flucircte une guitare et un hautboisdonnegraverent une seconde seacutereacutenade Cette fois lesmusiciens se sauvegraverent du cocircteacute de Montargisougrave se trouvait alors une troupe de comeacutediensUne voix stridente et liquoreuse avait crieacute entredeux morceaux  laquo Agrave la fille du capitaine de mu-sique Miroueumlt  raquo Tout Nemours apprit ainsi laprofession du pegravere drsquoUrsule ce secret si soi-gneusement gardeacute par le vieux docteur Mino-ret

Savinien nrsquoalla point cette fois agrave Montargis  ilreccedilut dans la journeacutee une lettre anonyme venuede Paris ougrave il lut cette horrible propheacutetie 

laquo Tu nrsquoeacutepouseras pas Ursule Si tu veuxqursquoelle vive hacircte-toi de la ceacuteder agrave celui quilrsquoaime plus que tu ne lrsquoaimes  car il srsquoest fait mu-sicien et artiste pour lui plaire et preacutefegravere la voirmorte agrave la savoir ta femme raquo

Le meacutedecin de Nemours venait alors troisfois par jour chez Ursule que ces poursuites oc-cultes avaient mise en danger de mort En sesentant plongeacutee par une main infernale dans unbourbier cette suave jeune fille gardait une at-titude de martyre  elle restait dans un profondsilence levait les yeux au ciel et ne pleurait pluselle attendait les coups en priant avec ferveur eten implorant celui qui lui donnerait la mort

― Je suis heureuse de ne pas pouvoir des-cendre dans la salle disait-elle agrave messieurs Bon-grand et Chaperon qui la quittaient le moinspossible  il y viendrait et je me sens indigne de

recevoir les regards par lesquels il a coutume deme beacutenir  Croyez-vous qursquoil me soupccedilonne 

― Mais si Savinien ne trouve pas lrsquoauteurde ces infamies il compte aller requeacuterirlrsquointervention de la police de Paris dit Bon-grand

― Les inconnus doivent me savoir frappeacutee agravemort reacutepondit-elle  ils vont se tenir tranquilles

Le cureacute Bongrand et Savinien se perdaienten conjectures et en suppositions SavinienTiennette la Bougival et deux personnes deacute-voueacutees au cureacute se firent espions et se tinrentsur leurs gardes pendant une semaine  maisaucune indiscreacutetion ne pouvait trahir Goupilqui machinait tout agrave lui seul Le juge de paixle premier pensa que lrsquoauteur du mal eacutetaiteffrayeacute de son ouvrage Ursule arrivait agrave lapacircleur agrave la faiblesse des jeunes Anglaises enconsomption Chacun se relacirccha de ses soinsIl nrsquoy eut plus de seacutereacutenades ni de lettres Savi-nien attribua lrsquoabandon de ces moyens odieux

aux recherches secregravetes du Parquet auquel ilavait envoyeacute les lettres reccedilues par Ursule cellereccedilue par sa megravere et la sienne Cet armisticene fut pas de longue dureacutee Quand le meacutede-cin eut arrecircteacute la fiegravevre nerveuse drsquoUrsule aumoment ougrave elle avait repris courage un ma-tin vers la mi-juillet on trouva une eacutechelle decorde attacheacutee agrave sa fenecirctre Le postillon quipendant la nuit avait conduit la Malle deacutecla-ra qursquoun petit homme eacutetait en train de des-cendre au moment ougrave il passait  et malgreacuteson deacutesir de srsquoarrecircter ses chevaux lanceacutes agrave ladescente du pont au coin duquel se trouvaitla maison drsquoUrsule lrsquoavaient emporteacute bien audelagrave de Nemours Une opinion partie du sa-lon Dionis attribuait ces manœuvres au mar-quis du Rouvre alors excessivement gecircneacute surqui Massin avait des lettres de change et quipar un prompt mariage de sa fille avec Savi-nien devait disait-on soustraire le chacircteau duRouvre agrave ses creacuteanciers Madame de Porten-

duegravere voyait aussi avec plaisir disait-on toutce qui pouvait afficher deacuteconsideacuterer et deacutesho-norer Ursule  mais en preacutesence de cette jeunemort la vieille dame se trouvait quasi vaincueLe cureacute Chaperon fut si vivement affecteacute decette derniegravere meacutechanceteacute qursquoil en tomba ma-lade assez seacuterieusement pour rester chez lui du-rant quelques jours La pauvre Ursule agrave quicette odieuse attaque avait causeacute une rechutereccedilut par la poste une lettre du cureacute qursquoon nerefusa point en reconnaissant lrsquoeacutecriture

laquo Mon enfant quittez Nemours et deacutejouezainsi la malice de vos ennemis inconnus Peut-ecirctre cherche-t-on agrave mettre en danger la vie deSavinien Je vous en dirai davantage quand jepourrai vous aller voir raquo

Ce billet eacutetait signeacute  Votre deacutevoueacute CHAPE-RON

Lorsque Savinien qui devint comme fou al-la voir le cureacute le pauvre precirctre relut la lettretant il fut eacutepouvanteacute de la perfection avec la-

quelle son eacutecriture et sa signature eacutetaient imi-teacutees  car il nrsquoavait rien eacutecrit  et srsquoil avait eacutecrit ilne se serait point servi de la poste pour envoyersa lettre chez Ursule Lrsquoeacutetat mortel ougrave cette der-niegravere atrociteacute mit Ursule obligea Savinien agrave re-courir de nouveau au procureur du roi en luiportant la fausse lettre du cureacute

― Il se commet un assassinat par des moyensque la loi nrsquoa point preacutevus et sur une orphe-line que le Code vous donne pour pupille dit legentilhomme au magistrat

― Si vous trouvez des moyens de reacutepres-sion lui reacutepondit le procureur du roi je lesadopterai  mais je nrsquoen connais pas  Lrsquoinfacircmeanonyme a donneacute le meilleur avis Il faut en-voyer ici mademoiselle Miroueumlt chez les damesde lrsquoAdoration du Saint-Sacrement En atten-dant le commissaire de police de Fontaine-bleau sur ma demande vous autorisera agrave por-ter des armes pour votre deacutefense Je suis alleacutemoi-mecircme au Rouvre et monsieur du Rouvre

a eacuteteacute justement indigneacute des soupccedilons qui pla-naient sur lui Minoret le pegravere de mon sub-stitut est en marcheacute pour son chacircteau Made-moiselle du Rouvre eacutepouse un riche comte po-lonais Enfin monsieur du Rouvre quittait lacampagne le jour ougrave je mrsquoy suis transporteacutepour eacuteviter les effets drsquoune contrainte par corps

Deacutesireacute que son chef questionna nrsquoosa luidire sa penseacutee  il reconnaissait Goupil  Goupileacutetait seul capable de conduire une œuvre quicocirctoyait le Code peacutenal sans tomber dans le preacute-cipice drsquoaucun article Lrsquoimpuniteacute le secret lesuccegraves accrurent lrsquoaudace de Goupil Le terribleclerc faisait poursuivre par Massin devenu sadupe le marquis du Rouvre afin de forcer legentilhomme agrave vendre les restes de sa terre agraveMinoret Apregraves avoir entameacute des neacutegociationsavec un notaire de Sens il reacutesolut de tenter undernier coup pour avoir Ursule Il voulait imi-ter quelques jeunes gens de Paris qui ont ducircleur femme et leur fortune agrave un enlegravevement Les

services rendus agrave Minoret agrave Massin et agrave Creacute-miegravere la protection de Dionis maire de Ne-mours lui permettaient drsquoassoupir lrsquoaffaire Ilse deacutecida sur-le-champ agrave lever le masque encroyant Ursule incapable de lui reacutesister danslrsquoeacutetat de faiblesse ougrave il lrsquoavait mise Neacuteanmoinsavant de risquer le dernier coup de son ignoblepartie il jugea neacutecessaire drsquoavoir une explica-tion au Rouvre ougrave il accompagna Minoret quisrsquoy rendait pour la premiegravere fois depuis la si-gnature du contrat Minoret venait de recevoirune lettre confidentielle ougrave son fils lui deman-dait des renseignements sur ce qui se passait agravepropos drsquoUrsule avant de lrsquoaller chercher lui-mecircme avec le procureur du roi pour la mettredans un couvent agrave lrsquoabri de quelque nouvelle in-famie Le substitut engageait son pegravere au cas ougravecette perseacutecution serait lrsquoouvrage drsquoun de leursamis agrave lui donner de sages conseils Si la justicene pouvait pas toujours tout punir elle finiraitpar tout savoir et en garder bonne note Mino-

ret avait atteint un grand but Deacutesormais pro-prieacutetaire incommutable du chacircteau du Rouvreun des plus beaux du Gacirctinais il reacuteunissaitpour quarante et quelques mille francs de re-venus en beaux et riches domaines autour duparc Le colosse pouvait se moquer de GoupilEnfin il comptait vivre agrave la campagne ougrave lesouvenir drsquoUrsule ne lrsquoimportunerait plus

― Mon petit dit-il agrave Goupil en se promenantsur la terrasse laisse ma cousine en repos 

― Bah  dit le clerc ne pouvant rien devinerdans cette conduite bizarre car la becirctise a aussisa profondeur

― Oh  je ne suis pas ingrat tu mrsquoas fait avoirpour deux cent quatre-vingt mille francs cebeau chacircteau en briques et en pierre de taille quine se bacirctirait pas aujourdrsquohui pour deux centmille eacutecus la ferme du chacircteau les reacuteservesle parc les jardins et les bois Eh  bienOui ma foi  je te donne dix pour cent vingtmille francs avec lesquels tu peux acheter une

eacutetude drsquohuissier agrave Nemours Je te garantis tonmariage avec une des petites Creacutemiegravere aveclrsquoaicircneacutee

― Celle qui parle piston  srsquoeacutecria Goupil― Mais ma cousine lui donne trente mille

francs reprit Minoret Vois-tu mon petit tues neacute pour ecirctre huissier comme moi jrsquoeacutetais faitpour ecirctre maicirctre de poste et il faut toujourssuivre sa vocation

― Eh  bien reprit Goupil tombeacute du haut deses espeacuterances voici des timbres signez-moivingt mille francs drsquoacceptations afin que jepuisse traiter argent sur table

Minoret avait dix-huit mille francs agrave recevoirpour le semestre des inscriptions que sa femmene connaissait pas  il crut se deacutebarrasser ainside Goupil et signa Le premier clerc en voyantlrsquoimbeacutecile et colossal Machiavel de la rue desBourgeois dans un accegraves de fiegravevre seigneurialelui jeta pour adieux un  ― Au revoir  et un re-gard qui eussent fait trembler tout autre qursquoun

niais parvenu regardant du haut drsquoune terrasseles jardins et les magnifiques toits drsquoun chacircteaubacircti dans le style agrave la mode sous Louis XIII

― Tu ne mrsquoattends pas  cria-t-il en voyantGoupil srsquoen allant agrave pied

― Vous me retrouverez sur votre cheminpapa  lui reacutepondit le futur huissier alteacutereacute devengeance et qui voulut savoir le mot delrsquoeacutenigme offerte agrave son esprit par les eacutetranges zig-zags de la conduite du gros Minoret

Depuis le jour ougrave la plus infacircme calomnieavait souilleacute sa vie Ursule en proie agrave lrsquoune deces maladies inexplicables dont le siegravege [sieacutege]est dans lrsquoacircme marchait rapidement agrave la mortDrsquoune pacircleur mortelle disant agrave de rares inter-valles des paroles faibles et lentes jetant des re-gards drsquoune douceur tiegravede tout en elle mecircmeson front trahissait une penseacutee deacutevorante Ellela croyait tombeacutee cette ideacuteale couronne defleurs chastes que de tout temps les peuplesont voulu voir sur la tecircte des vierges Elle eacutecou-

tait dans le vide et dans le silence les proposdeacuteshonorants les commentaires malicieux lesrires de la petite ville Cette charge eacutetait trop pe-sante pour elle et son innocence avait trop dedeacutelicatesse pour survivre agrave une pareille meur-trissure Elle ne se plaignait plus elle gardait undouloureux sourire sur les legravevres et ses yeuxse levaient souvent vers le ciel comme pour ap-peler de lrsquoinjustice des hommes au Souveraindes anges Quand Goupil entra dans NemoursUrsule avait eacuteteacute descendue de sa chambre aurez-de-chausseacutee sur les bras de la Bougival etdu meacutedecin de Nemours Il srsquoagissait drsquoun eacuteveacute-nement immense Apregraves avoir appris que cettejeune fille se mourait comme une hermine en-core qursquoelle fucirct moins atteinte dans son hon-neur que ne le fut Clarisse Harlowe madamede Portenduegravere allait venir la voir et la conso-ler Le spectacle de son fils qui pendant toute lanuit preacuteceacutedente avait parleacute de se tuer fit plier lavieille Bretonne Madame de Portenduegravere trou-

va drsquoailleurs de sa digniteacute de rendre le courageagrave une jeune fille si pure et vit dans sa visiteun contre-poids agrave tout le mal fait par la pe-tite ville Son opinion sans doute plus puis-sante que celle de la foule consacrerait le pou-voir de la noblesse Cette deacutemarche annonceacuteepar lrsquoabbeacute Chaperon avait opeacutereacute chez Ursuleune reacutevolution et rendit de lrsquoespoir au meacutedecindeacutesespeacutereacute qui parlait de demander une consul-tation aux plus illustres docteurs de Paris Onavait mis Ursule sur la bergegravere de son tuteuret tel eacutetait le caractegravere de sa beauteacute que dansson deuil et dans sa souffrance elle parut plusbelle qursquoen aucun moment de sa vie heureuseQuand Savinien donnant le bras agrave sa megravere semontra la jeune malade reprit de belles cou-leurs

― Ne vous levez pas mon enfant dit lavieille dame drsquoune voix impeacuterative  quelquemalade et faible que je sois moi-mecircme jrsquoai vou-lu vous venir voir pour vous dire ma penseacutee sur

ce qui se passe  je vous estime comme la pluspure la plus sainte et la plus charmante fille duGacirctinais et vous trouve digne de faire le bon-heur drsquoun gentilhomme

Drsquoabord Ursule ne put reacutepondre elle prit lesmains desseacutecheacutees de la megravere de Savinien et lesbaisa en y laissant des pleurs

― Ah  madame reacutepondit-elle drsquoune voix af-faiblie je nrsquoaurais jamais eu la hardiesse de pen-ser agrave mrsquoeacutelever au-dessus de ma condition si jenrsquoy avais eacuteteacute encourageacutee par des promesses etmon seul titre eacutetait une affection sans bornes mais on a trouveacute les moyens de me seacuteparer agravejamais de celui que jrsquoaime  on mrsquoa rendue in-digne de lui Jamais dit-elle avec un eacuteclat dansla voix qui frappa douloureusement les specta-teurs jamais je ne consentirai agrave donner agrave quique ce soit une main avilie une reacuteputation fleacute-trie Jrsquoaimais trop je puis le dire en lrsquoeacutetat ougraveje suis  jrsquoaime une creacuteature presque autant queDieu Aussi Dieu

― Allons allons ma petite ne calomniez pasDieu  Allons ma fille dit la vieille dame en fai-sant un effort ne vous exageacuterez pas la porteacuteedrsquoune infacircme plaisanterie agrave laquelle personnene croit Moi je vous le promets vous vivrez etvous serez heureuse

― Tu seras heureuse  dit Savinien en se met-tant agrave genoux devant Ursule et lui baisant lesmains ma megravere trsquoa nommeacutee ma fille

― Assez dit le meacutedecin qui vint prendre lepouls de sa malade ne la tuez pas de plaisir

En ce moment Goupil qui trouva la porte delrsquoalleacutee entrrsquoouverte poussa celle du petit salonet montra son horrible face animeacutee par les pen-seacutees de vengeance qui avaient fleuri dans soncœur pendant le chemin

― Monsieur de Portenduegravere dit-il drsquounevoix qui ressemblait au sifflement drsquoune vipegravereforceacutee dans son trou

― Que voulez-vous  reacutepondit Savinien en serelevant

― Jrsquoai deux mots agrave vous direSavinien sortit dans lrsquoalleacutee et Goupil lrsquoamena

dans la petite cour― Jurez-moi par la vie drsquoUrsule que vous ai-

mez et par votre honneur de gentilhomme au-quel vous tenez de faire qursquoil soit entre nouscomme si je ne vous avais rien dit de ce queje vais vous dire et je vais vous eacuteclairer sur lacause des perseacutecutions dirigeacutees contre made-moiselle Miroueumlt

― Pourrais-je les faire cesser ― Oui― Pourrais-je me venger ― Sur lrsquoauteur oui  mais sur lrsquoinstrument

non― Pourquoi ― Mais lrsquoinstrument crsquoest moiSavinien pacirclit― Je viens drsquoentrevoir Ursule reprit le

clerc

― Ursule  dit le gentilhomme en regardantGoupil

― Mademoiselle Miroueumlt reprit Goupil quelrsquoaccent de Savinien rendit respectueux et jevoudrais racheter de tout mon sang ce qui a eacuteteacutefait Je me repens Quand vous me tueriez enduel ou autrement agrave quoi vous servirait monsang  Le boiriez-vous  il vous empoisonneraiten ce moment

La froide raison de cet homme et la curiosi-teacute domptegraverent les bouillonnements du sang deSavinien il le regardait fixement drsquoun air qui fitbaisser les yeux agrave ce bossu manqueacute

― Qui donc trsquoa mis en œuvre  dit le jeunehomme

― Jurez-vous ― Tu veux qursquoil ne te soit rien fait ― Je veux que vous et mademoiselle Miroueumlt

vous me pardonniez― Elle te pardonnera  mais moi jamais ― Enfin vous oublierez 

Quelle terrible puissance a le raisonnementappuyeacute sur lrsquointeacuterecirct  Deux hommes dont lrsquounvoulait deacutechirer lrsquoautre eacutetaient lagrave dans une pe-tite cour agrave deux doigts lrsquoun de lrsquoautre obligeacutesde se parler reacuteunis par un mecircme sentiment 

― Je te pardonnerai mais je nrsquooublierai pas― Rien de fait dit froidement GoupilSavinien perdit patience il appliqua sur cette

face un soufflet qui retentit dans la cour quifaillit renverser Goupil et apregraves lequel il chan-cela lui-mecircme

― Je nrsquoai que ce que je meacuterite dit Goupil  jrsquoaifait une becirctise Je vous croyais plus noble quevous ne lrsquoecirctes Vous avez abuseacute drsquoun avantageque je vous donnais Vous ecirctes en ma puis-sance maintenant  dit-il en lanccedilant un regardhaineux agrave Savinien

― Vous ecirctes un assassin dit le gentilhomme― Pas plus que le couteau nrsquoest le meurtrier

reacutepliqua Goupil― Je vous demande pardon fit Savinien

― Vous ecirctes-vous assez vengeacute  dit Goupilavec une feacuteroce ironie En resterez-vous lagrave 

― Pardon et oubli reacuteciproque reprit Savi-nien

― Votre main  dit le clerc en tendant lasienne au gentilhomme

― La voici reacutepondit Savinien en deacutevorantcette honte par amour pour Ursule Mais par-lez qui vous poussait 

Goupil regardait pour ainsi dire les deux pla-teaux ougrave pesaient drsquoun cocircteacute le soufflet de Savi-nien de lrsquoautre sa haine contre Minoret Il restadeux secondes indeacutecis mais enfin une voix luicria  ― Tu seras notaire  Et il reacutepondit  ― Par-don et oubli  Oui de part et drsquoautre monsieuren serrant la main du gentilhomme

― Qui donc perseacutecute Ursule  fit Savinien― Minoret  Il aurait voulu la voir enterreacutee

Pourquoi  je ne le sais pas  mais nous en cher-cherons la raison Ne me mecirclez point agrave tout ce-ci je ne pourrais plus rien pour vous si lrsquoon se

deacutefiait de moi Au lieu drsquoattaquer Ursule je ladeacutefendrai  au lieu de servir Minoret je tacircche-rai de deacutejouer ses plans Je ne vis que pour leruiner pour le deacutetruire Et je le foulerai auxpieds je danserai sur son cadavre je me fe-rai de ses os un jeu de dominos  Demain surtoutes les murailles de Nemours de Fontaine-bleau du Rouvre on lira au crayon rouge  Mi-noret est un voleur Oh  je le ferai nom de nom eacuteclater comme un mortier Maintenant noussommes allieacutes par une indiscreacutetion  eh  biensi vous le voulez je vais me mettre agrave genouxdevant mademoiselle Miroueumlt lui deacuteclarer queje maudis la passion insenseacutee qui me poussaitagrave la tuer je la supplierai de me pardonner Ccedilalui fera du bien  Le juge de paix et le cureacute sontlagrave ces deux teacutemoins suffisent  mais monsieurBongrand srsquoengagera sur lrsquohonneur agrave ne pasme nuire dans ma carriegravere Jrsquoai maintenant unecarriegravere

― Attendez un moment reacutepondit Savinientout eacutetourdi par cette reacuteveacutelation  ― Ursulemon enfant dit-il en entrant au salon lrsquoauteurde tous vos maux a horreur de son ouvrage serepent et veut vous demander pardon en preacute-sence de ces messieurs agrave la condition que toutsera oublieacute

― Comment Goupil  dirent agrave la fois le cureacutele juge de paix et le meacutedecin

― Gardez-lui le secret fit Ursule en levantun doigt agrave ses legravevres

Goupil entendit cette parole vit le mouve-ment drsquoUrsule et se sentit eacutemu

― Mademoiselle dit-il drsquoun ton peacuteneacutetreacute jevoudrais maintenant que tout Nemours pucirctmrsquoentendre vous avouant qursquoune fatale passiona eacutegareacute ma tecircte et mrsquoa suggeacutereacute des crimes pu-nissables par le blacircme des honnecirctes gens Ceque je dis lagrave je le reacutepeacuteterai partout en deacuteplo-rant le mal produit par de mauvaises plaisante-ries mais qui vous auront servi peut-ecirctre agrave hacirc-

ter votre bonheur dit-il avec un peu de maliceen se relevant puisque je vois ici madame dePortenduegravere

― Crsquoest tregraves-bien Goupil dit le cureacute  made-moiselle vous a pardonneacute  mais vous ne devezjamais oublier que vous avez failli devenir unassassin

― Monsieur Bongrand reprit Goupil ensrsquoadressant au juge de paix je vais traiter ce soiravec Lecœur de son Eacutetude jrsquoespegravere que cettereacuteparation ne me nuira pas dans votre espritet que vous appuierez ma demande aupregraves duParquet et du Ministegravere

Le juge de paix fit une pensive inclinationde tecircte et Goupil sortit pour aller traiter dela meilleure des deux Eacutetudes drsquohuissier agrave Ne-mours Chacun resta chez Ursule et srsquoappliquapendant cette soireacutee agrave faire renaicirctre le calme etla tranquilliteacute dans son acircme ougrave la satisfactionque le clerc lui avait donneacutee opeacuterait deacutejagrave deschangements

― Tout Nemours saura cela disait Bon-grand

― Vous voyez mon enfant que Dieu nevous en voulait point disait le cureacute

Minoret revint assez tard du Rouvre et dicirc-na tard Vers neuf heures agrave la tombeacutee du jouril eacutetait dans son pavillon chinois digeacuterant sondicircner aupregraves de sa femme avec laquelle il fai-sait des projets pour lrsquoavenir de Deacutesireacute Deacutesireacutesrsquoeacutetait bien rangeacute depuis qursquoil appartenait agrave lamagistrature  il travaillait il y avait chance dele voir succeacuteder au procureur du roi de Fontai-nebleau qui disait-on passait agrave Melun Il fallaitlui chercher une femme une fille pauvre appar-tenant agrave une vieille et noble famille  il pourraitalors arriver agrave la magistrature de Paris Peut-ecirctre pourraient-ils le faire eacutelire deacuteputeacute de Fon-tainebleau ougrave Zeacutelie eacutetait drsquoavis drsquoaller srsquoeacutetablirlrsquohiver apregraves avoir habiteacute le Rouvre pendant labelle saison En srsquoapplaudissant inteacuterieurementdrsquoavoir tout arrangeacute pour le mieux Minoret ne

pensait plus agrave Ursule au moment mecircme ougrave ledrame si niaisement ouvert par lui se nouaitdrsquoune faccedilon terrible

― Monsieur de Portenduegravere est lagrave qui veutvous parler vint dire Cabirolle

― Faites entrer reacutepondit ZeacutelieLes ombres du creacutepuscule empecircchegraverent ma-

dame Minoret drsquoapercevoir la pacircleur subite deson mari qui frissonna en entendant les bottesde Savinien craquant sur le parquet de la gale-rie ougrave jadis eacutetait la bibliothegraveque du docteur Unvague pressentiment de malheur courait dansles veines du spoliateur Savinien parut restadebout garda son chapeau sur la tecircte sa canneagrave la main ses mains croiseacutees sur la poitrine im-mobile devant les deux eacutepoux

― Je viens savoir monsieur et madame Mi-noret les raisons que vous avez eues pour tour-menter drsquoune maniegravere infacircme une jeune fillequi est au su de toute la ville de Nemours mafuture eacutepouse  pourquoi vous avez essayeacute de

fleacutetrir son honneur  pourquoi vous vouliez samort et pourquoi vous lrsquoavez livreacutee aux insultesdrsquoun Goupil  Reacutepondez

― Ecirctes-vous drocircle monsieur Savinien ditZeacutelie de venir nous demander les raisons drsquounechose qui nous semble inexplicable  Je me sou-cie drsquoUrsule comme de lrsquoan quarante Depuis lamort de lrsquooncle Minoret je nrsquoy ai jamais pluspenseacute qursquoagrave ma premiegravere chemise  Je nrsquoai passouffleacute mot drsquoelle agrave Goupil encore un singu-lier drocircle agrave qui je ne confierais pas les inteacuterecirctsde mon chien Eh  bien reacutepondras-tu Mino-ret  Vas-tu te laisser manquer par monsieuret accuser drsquoinfamies qui sont au-dessous detoi  Comme si un homme qui a quarante-huitmille livres de rente en fonds de terre autourdrsquoun chacircteau digne drsquoun prince descendait agravede pareilles sottises  Legraveve-toi donc que tu es lagravecomme une chiffe 

― Je ne sais pas ce que monsieur veut direreacutepondit enfin Minoret de sa petite voix dont

le tremblement fut drsquoautant plus facile agrave remar-quer qursquoelle eacutetait claire Quelle raison aurais-jede perseacutecuter cette petite  Jrsquoai dit peut-ecirctre agraveGoupil combien jrsquoeacutetais contrarieacute de la voir agraveNemours  mon fils Deacutesireacute srsquoen amourachait etje ne la lui voulais point pour femme voilagrave

― Goupil mrsquoa tout avoueacute monsieur Mino-ret

Il y eut un moment de silence mais ter-rible pendant lequel les trois personnagessrsquoexaminegraverent Zeacutelie avait vu dans la grosse fi-gure de son colosse un mouvement nerveux

― Quoique vous ne soyez que des insectesje veux tirer de vous une vengeance eacuteclatanteet je saurai la prendre reprit le gentilhommeCe nrsquoest pas agrave vous homme de soixante-septans que je demanderai raison des insultes faitesagrave mademoiselle Miroueumlt mais agrave votre fils Lapremiegravere fois que monsieur Minoret fils met-tra les pieds agrave Nemours nous nous rencontre-rons il faudra bien qursquoil se batte avec moi et il

se battra  ou il sera si bien deacuteshonoreacute qursquoil nese preacutesentera jamais nulle part  srsquoil ne vient pasagrave Nemours jrsquoirai agrave Fontainebleau moi  Jrsquoauraisatisfaction Il ne sera pas dit que vous aurezlacircchement essayeacute de deacuteshonorer une pauvrejeune fille sans deacutefense

― Mais les calomnies drsquoun Goupil nesont dit Minoret

― Voulez-vous srsquoeacutecria Savinien enlrsquointerrompant que je vous mette face agrave faceavec lui  Croyez-moi nrsquoeacutebruitez pas lrsquoaffaire elle est entre vous Goupil et moi  laissez-lacomme elle est et Dieu la deacutecidera dans le duelque je ferai lrsquohonneur de proposer agrave votre fils

― Mais cela ne se passera pas comme ccedila srsquoeacutecria Zeacutelie Ah  Vous croyez que je laisse-rai Deacutesireacute se battre avec vous avec un ancienmarin qui fait meacutetier de tirer lrsquoeacutepeacutee et le pis-tolet  Si vous avez agrave vous plaindre de Mino-ret voilagrave Minoret prenez Minoret battez-vousavec Minoret  Mais mon garccedilon qui de votre

aveu est innocent de tout cela en porterait lapeine  Vous auriez auparavant un chien dema chienne dans les jambes mon petit mon-sieur  Allons Minoret tu restes lagrave tout heacutebeacute-teacute comme un grand serin  Tu es chez toi ettu laisses monsieur son chapeau sur la tecircte de-vant ta femme  Vous allez mon petit mon-sieur commencer par deacutetaler Charbonnier estmaicirctre chez lui Je ne sais pas ce que vous vou-lez avec vos bibus  mais tournez-moi les talons et si vous touchez agrave Deacutesireacute vous aurez affaire agravemoi vous et votre peacutecore drsquoUrsule

Et elle sonna vivement en appelant ses gens― Songez bien agrave ce que je vous ai dit  reacutepeacute-

ta Savinien qui sans se soucier de la tirade deZeacutelie sortit en laissant cette eacutepeacutee de Damoclegravessuspendue au-dessus du couple

― Ah  ccedilagrave Minoret dit Zeacutelie agrave son marimrsquoexpliqueras-tu ce que cela signifie  Un jeunehomme ne vient pas sans motif dans une mai-

son bourgeoise faire ce bacchanal sterling et de-mander le sang drsquoun fils de famille

― Crsquoest quelque tour de ce vilain singe deGoupil agrave qui jrsquoavais promis de lrsquoaider agrave sefaire notaire srsquoil me procurait agrave bon compte leRouvre Je lui ai donneacute dix pour cent vingtmille francs en lettres de change et il nrsquoest sansdoute pas content

― Oui mais quelle raison aurait-il eue aupa-ravant de machiner des seacutereacutenades et des infa-mies contre Ursule 

― Il la voulait pour femme― Une fille sans le sou lui  la chatte  Tiens

Minoret tu me lacircches des becirctises  et tu es tropbecircte naturellement pour les faire prendre monfils Il y a lagrave-dessous quelque chose et tu me lediras

― Il nrsquoy a rien― Il nrsquoy a rien  Et moi je te dis que tu mens

et nous allons voir ― Veux-tu me laisser tranquille 

― Je ferai jaser ce venin agrave deux pattes deGoupil tu nrsquoen seras pas le bon marchand 

― Comme tu voudras― Je sais bien que cela sera comme je vou-

drai  Et ce que je veux surtout crsquoest qursquoon netouche pas agrave Deacutesireacute Srsquoil lui arrivait malheurvois-tu je ferais un coup qui mrsquoenverrait surlrsquoeacutechafaud Deacutesireacute  Mais Et tu ne te remuespas plus que ccedila 

Une querelle ainsi commenceacutee entre Mi-noret et sa femme ne devait pas se terminersans de longs deacutechirements inteacuterieurs Ainsile sot spoliateur apercevait sa lutte avec lui-mecircme et avec Ursule agrandie par sa faute etcompliqueacutee drsquoun nouveau drsquoun terrible adver-saire Le lendemain quand il sortit pour al-ler trouver Goupil en pensant lrsquoapaiser agrave forcedrsquoargent il lut sur les murailles  Minoret estun voleur  Tous ceux qursquoil rencontra le plai-gnirent en lui demandant agrave lui-mecircme quel eacutetaitlrsquoauteur de cette publication anonyme et cha-

cun lui pardonna les entortillages de ses reacute-ponses en songeant agrave sa nulliteacute Les sots re-cueillent plus drsquoavantages de leur faiblesse queles gens drsquoesprit nrsquoen obtiennent de leur forceOn regarde sans lrsquoaider un grand homme lut-tant contre le sort et lrsquoon commandite un eacutepi-cier qui fera faillite  car on se croit supeacuterieuren proteacutegeant un imbeacutecile et lrsquoon est facirccheacutede nrsquoecirctre que lrsquoeacutegal drsquoun homme de geacutenie Unhomme drsquoesprit eucirct eacuteteacute perdu srsquoil avait balbu-tieacute comme Minoret drsquoabsurdes reacuteponses drsquounair effareacute Zeacutelie et ses domestiques effacegraverentlrsquoinscription vengeresse partout ougrave elle se trou-vait  mais elle resta sur la conscience de Mino-ret Quoique Goupil eucirct eacutechangeacute la veille sa pa-role avec lrsquohuissier il se refusa tregraves-impudem-ment agrave reacutealiser son traiteacute

― Mon cher Lecœur jrsquoai pu voyez-vousacheter la charge de monsieur Dionis et suisen position de vous faire vendre agrave drsquoautres Rengaicircnez votre traiteacute ce nrsquoest que deux carreacutes

de papier timbreacutes de perdus voici soixante-dixcentimes

Lecœur craignait trop Goupil pour seplaindre Tout Nemours apprit aussitocirct queMinoret avait donneacute sa garantie agrave Dionis pourfaciliter agrave Goupil lrsquoacquisition de sa charge Lefutur notaire eacutecrivit agrave Savinien une lettre pourdeacutementir ses aveux relativement agrave Minoret endisant au jeune noble que sa nouvelle positionque la leacutegislation adopteacutee par la Cour suprecircmeet son respect pour la justice lui deacutefendaientde se battre Il preacutevenait drsquoailleurs le gentil-homme de se bien comporter avec lui deacutesor-mais car il savait admirablement tirer la sa-vate  et agrave sa premiegravere agression il se promettaitde lui casser la jambe Les murs de Nemours neparlegraverent plus Mais la querelle entre Minoretet sa femme subsistait et Savinien gardait unfarouche silence Le mariage de mademoiselleMassin lrsquoaicircneacutee avec le futur notaire eacutetait dixjours apregraves ces eacuteveacutenements agrave lrsquoeacutetat de rumeur

publique Mademoiselle Massin avait quatre-vingt mille francs et sa laideur pour elle Goupilavait ses difformiteacutes et sa Charge cette unionparut donc et probable et convenable Deux in-connus cacheacutes saisirent Goupil dans la rue agraveminuit au moment ougrave il sortait de chez Mas-sin lui donnegraverent des coups de bacircton et dis-parurent Goupil garda le plus profond silencesur cette scegravene de nuit et deacutementit une vieillefemme qui croyait lrsquoavoir reconnu en regardantpar sa croiseacutee Ces grands petits eacuteveacutenementsfurent eacutetudieacutes par le juge de paix qui reconnutagrave Goupil un pouvoir mysteacuterieux sur Minoret etse promit drsquoen deviner la cause

Quoique lrsquoopinion publique de la petite villeeucirct reconnu la parfaite innocence drsquoUrsule Ur-sule se reacutetablissait lentement Dans cet eacutetatde prostration corporelle qui laissait lrsquoacircme etlrsquoesprit libres elle devint le theacuteacirctre de pheacuteno-megravenes dont les effets furent drsquoailleurs terribleset de nature agrave occuper la science si la science

avait eacuteteacute mise dans une pareille confidenceDix jours apregraves la visite de madame de Por-tenduegravere Ursule subit un recircve qui preacutesenta lescaractegraveres drsquoune vision surnaturelle autant parles faits moraux que par les circonstances pourainsi dire physiques Feu Minoret son parrainlui apparut et lui fit signe de venir avec lui elle srsquohabilla le suivit au milieu des teacutenegravebresjusque dans la maison de la rue des Bourgeoisougrave elle retrouva les moindres choses commeelles eacutetaient le jour de la mort de son parrain Levieillard portait les vecirctements qursquoil avait sur luila veille de sa mort sa figure eacutetait pacircle ses mou-vements ne rendaient aucun son  neacuteanmoinsUrsule entendit parfaitement sa voix quoiquefaible et comme reacutepeacuteteacutee par un eacutecho lointainLe docteur amena sa pupille jusque dans le ca-binet du pavillon chinois ougrave il lui fit soulever lemarbre du petit meuble de Boulle comme ellelrsquoavait souleveacute le jour de sa mort  mais au lieude nrsquoy rien trouver elle vit la lettre que son par-

rain lui recommandait drsquoaller y prendre  elle ladeacutecacheta la lut ainsi que le testament en fa-veur de Savinien ― Les caractegraveres de lrsquoeacutecrituredit-elle au cureacute brillaient comme srsquoils eussenteacuteteacute traceacutes avec les rayons du soleil ils me brucirc-laient les yeux Quand elle regarda son onclepour le remercier elle aperccedilut sur ses legravevres deacute-coloreacutees un sourire bienveillant Puis de sa voixfaible et neacuteanmoins claire le spectre lui mon-tra Minoret eacutecoutant la confidence dans le cor-ridor allant deacutevisser la serrure et prenant lepaquet de papiers Puis de sa main droite ilsaisit sa pupille et la contraignit agrave marcher dupas des morts afin de suivre Minoret jusqursquoagrave laPoste Ursule traversa la ville entra agrave la Postedans lrsquoancienne chambre de Zeacutelie ougrave le spectrelui fit voir le spoliateur deacutecachetant les lettresles lisant et les brucirclant ― Il nrsquoa pu dit Ursuleallumer que la troisiegraveme allumette pour brucirc-ler les papiers et il en a enterreacute les vestigesdans les cendres Apregraves mon parrain mrsquoa ra-

meneacutee agrave notre maison et jrsquoai vu monsieur Mi-noret-Levrault se glissant dans la bibliothegravequeougrave il a pris dans le troisiegraveme volume des Pan-dectes les trois inscriptions de chacune douzemille livres de rentes ainsi que lrsquoargent des ar-reacuterages en billets de banque ― Il est mrsquoa ditalors mon parrain lrsquoauteur des tourments quitrsquoont mise agrave la porte du tombeau  mais Dieuveut que tu sois heureuse Tu ne mourras pointencore tu eacutepouseras Savinien  Si tu mrsquoaimessi tu aimes Savinien tu redemanderas ta for-tune agrave mon neveu Jure-le moi  En resplendis-sant comme le Sauveur pendant sa transfigu-ration le spectre de Minoret avait alors causeacutedans lrsquoeacutetat drsquooppression ougrave se trouvait Ursuleune telle violence agrave son acircme qursquoelle promit toutce que voulait son oncle pour faire cesser le cau-chemar Elle srsquoeacutetait reacuteveilleacutee debout au milieude sa chambre la face devant le portrait de sonparrain qursquoelle y avait mis depuis sa maladieElle se recoucha se rendormit apregraves une vive

agitation et se souvint agrave son reacuteveil de cette sin-guliegravere vision  mais elle nrsquoosa pas en parler Sonjugement exquis et sa deacutelicatesse srsquooffensegraverentde la reacuteveacutelation drsquoun recircve dont la fin et la causeeacutetaient ses inteacuterecircts peacutecuniaires elle lrsquoattribuanaturellement agrave la causerie par laquelle la Bou-gival lrsquoavait endormie et ougrave il eacutetait question deslibeacuteraliteacutes de son parrain pour elle et des cer-titudes que conservait sa nourrice agrave cet eacutegardMais ce recircve revint avec des aggravations qui lelui rendirent excessivement redoutable La se-conde fois la main glaceacutee de son parrain se po-sa sur son eacutepaule et lui causa la plus cruelledouleur une sensation indeacutefinissable ― Il fautobeacuteir aux morts  disait-il drsquoune voix seacutepulcraleEt des larmes dit-elle tombaient de ses yeuxblancs et vides La troisiegraveme fois le mort laprit par ses longues nattes et lui fit voir Mino-ret causant avec Goupil et lui promettant delrsquoargent srsquoil emmenait Ursule agrave Sens Ursule prit

alors le parti drsquoavouer ces trois recircves agrave lrsquoabbeacuteChaperon

― Monsieur le cureacute lui dit-elle un soircroyez-vous que les morts puissent apparaicirctre 

― Mon enfant lrsquohistoire sacreacutee lrsquohistoireprofane lrsquohistoire moderne offrent plusieursteacutemoignages agrave ce sujet  mais lrsquoEacuteglise nrsquoen a ja-mais fait un article de foi  et quant agrave la Scienceen France elle srsquoen moque

― Que croyez-vous ― La puissance de Dieu mon enfant est in-

finie― Mon parrain vous a-t-il parleacute de ces sortes

de choses ― Oui souvent Il avait entiegraverement changeacute

drsquoavis sur ces matiegraveres Sa conversion date dujour il me lrsquoa dit vingt fois ougrave dans Paris unefemme vous a entendue agrave Nemours priant pourlui et a vu le point rouge que vous aviez mis de-vant le jour de Saint-Savinien agrave votre almanach

Ursule jeta un cri perccedilant qui fit freacutemir leprecirctre  elle se souvenait de la scegravene ougrave de re-tour agrave Nemours son parrain avait lu dans sonacircme et srsquoeacutetait empareacute de son almanach

― Si cela est dit-elle mes visions sont pos-sibles Mon parrain mrsquoest apparu comme Jeacutesusagrave ses disciples Il est dans une enveloppe de lu-miegravere jaune il parle  Je voulais vous prier dedire une messe pour le repos de son acircme et im-plorer le secours de Dieu afin de faire cesser cesapparitions qui me brisent

Elle raconta dans les plus grands deacutetails sestrois recircves en insistant sur la profonde veacuteriteacutedes faits sur la liberteacute de ses mouvements surle somnambulisme drsquoun ecirctre inteacuterieur qui dit-elle se deacuteplaccedilait sous la conduite du spectrede son oncle avec une excessive faciliteacute Ce quisurprit eacutetrangement le precirctre agrave qui la veacuteraciteacutedrsquoUrsule eacutetait connue fut la description exactede la chambre autrefois occupeacutee par Zeacutelie Mi-noret agrave son eacutetablissement de la Poste ougrave ja-

mais Ursule nrsquoavait peacuteneacutetreacute de laquelle enfinelle nrsquoavait jamais entendu parler

― Par quels moyens ces eacutetranges apparitionspeuvent-elles donc avoir lieu  dit Ursule Quepensait mon parrain 

― Votre parrain mon enfant proceacutedait parhypothegraveses Il avait reconnu la possibiliteacute delrsquoexistence drsquoun monde spirituel drsquoun mondedes ideacutees Si les ideacutees sont une creacuteation propreagrave lrsquohomme si elles subsistent en vivant drsquounevie qui leur soit propre  elles doivent avoir desformes insaisissables agrave nos sens exteacuterieurs maisperceptibles agrave nos sens inteacuterieurs quand ils sontdans certaines conditions Ainsi les ideacutees devotre parrain peuvent vous envelopper et peut-ecirctre les avez-vous revecirctues de son apparencePuis si Minoret a commis ces actions elles sereacutesolvent en ideacutees  car toute action est le reacutesul-tat de plusieurs ideacutees Or si les ideacutees se meuventdans le monde spirituel votre esprit a pu lesapercevoir en y peacuteneacutetrant Ces pheacutenomegravenes ne

sont pas plus eacutetranges que ceux de la meacutemoireet ceux de la meacutemoire sont aussi surprenants etinexplicables que ceux du parfum des plantesqui sont peut-ecirctre les ideacutees de la plante

― Mon Dieu  combien vous agrandissez lemonde Mais entendre parler un mort le voirmarchant agissant est-ce donc possible 

― En Suegravede Swedenborg reacutepondit lrsquoabbeacuteChaperon a prouveacute jusqursquoagrave lrsquoeacutevidence qursquoilcommuniquait avec les morts Mais drsquoailleursvenez dans la bibliothegraveque et vous lirez dans lavie du fameux duc de Montmorency deacutecapiteacute agraveToulouse et qui certes nrsquoeacutetait pas homme agrave for-ger des sornettes une aventure presque sem-blable agrave la vocirctre et qui cent ans auparavant eacutetaitarriveacutee agrave Cardan

Ursule et le cureacute montegraverent au premier eacutetageet le bonhomme lui chercha une petite eacuteditionin-12 imprimeacutee agrave Paris en 1666 de lrsquohistoirede Henri de Montmorency eacutecrite par un eccleacute-

siastique contemporain et qui avait connu leprince

― Lisez dit le cureacute en lui donnant le volumeaux pages 175 et 176 Votre parrain a souventrelu ce passage et tenez il srsquoy trouve encore deson tabac

― Et il nrsquoest plus lui  dit Ursule en prenantle livre pour lire ce passage 

laquo Le sieacutege de Privas fut remarquable par laperte de quelques personnes de commande-ment  deux mareacutechaux de camp y moururent agravesavoir le marquis drsquoUxelles drsquoune blessure qursquoilreccedilut aux approches et le marquis de Portesdrsquoune mousquetade agrave la tecircte Le jour qursquoil futtueacute il devait ecirctre fait mareacutechal de France Envi-ron le moment de la mort du marquis le ducde Montmorency qui dormait dans sa tente futeacuteveilleacute par une voix semblable agrave celle du mar-quis qui lui disait adieu Lrsquoamour qursquoil avaitpour une personne qui lui eacutetait si proche fitqursquoil attribua lrsquoillusion de ce songe agrave la force de

son imagination  et le travail de la nuit qursquoilavait passeacutee selon sa coutume agrave la trancheacutee futcause qursquoil se rendormit sans aucune crainteMais la mecircme voix lrsquointerrompit encore uncoup et le fantocircme qursquoil nrsquoavait vu qursquoen dor-mant le contraignit de srsquoeacuteveiller de nouveau etdrsquoouiumlr distinctement les mecircmes mots qursquoil avaitprononceacutes avant de disparaicirctre Le duc se res-souvint alors qursquoun jour qursquoils entendaient dis-courir le philosophe Pitart sur la seacuteparation delrsquoacircme drsquoavec le corps ils srsquoeacutetaient promis de sedire adieu lrsquoun agrave lrsquoautre si le premier qui vien-drait agrave mourir en avait la permission Sur quoine pouvant srsquoempecirccher de craindre la veacuteriteacutede cet avertissement il envoya promptementun de ses domestiques au quartier du marquisqui eacutetait eacuteloigneacute du sien Mais avant que sonhomme fucirct de retour on vint le queacuterir [querir]de la part du roi qui lui fit dire par des per-sonnes propres agrave le consoler lrsquoinfortune qursquoilavait appreacutehendeacutee

raquo Je laisse agrave disputer aux docteurs sur la rai-son de cet eacuteveacutenement que jrsquoai ouiuml plusieurs foisreacuteciter au duc de Montmorency et dont jrsquoai cruque la merveille et la veacuteriteacute eacutetaient dignes drsquoecirctrerapporteacutees raquo

― Mais alors dit Ursule que dois-je faire ― Mon enfant reprit le cureacute il srsquoagit de

choses si graves et qui vous sont si profitablesque vous devez garder un silence absolu Main-tenant que vous mrsquoavez confieacute les secrets decette apparition peut-ecirctre nrsquoaura-t-elle pluslieu Drsquoailleurs vous ecirctes assez forte pour al-ler agrave lrsquoeacuteglise  eh  bien demain vous y viendrezremercier Dieu et le prier de donner le reposagrave votre parrain Soyez drsquoailleurs certaine quevous avez mis votre secret en des mains pru-dentes

― Si vous saviez en quelles terreurs jemrsquoendors  quels regards me lance mon par-rain  La derniegravere fois il srsquoaccrochait agrave ma robe

pour me voir plus long-temps Je me suis reacute-veilleacutee le visage tout en pleurs

― Soyez en paix il ne reviendra plus lui ditle cureacute

Sans perdre un instant lrsquoabbeacute Chaperon al-la chez Minoret et le pria de lui accorder unmoment drsquoaudience dans le pavillon chinois enexigeant qursquoils fussent seuls

― Personne ne peut-il nous eacutecouter  ditlrsquoabbeacute Chaperon agrave Minoret

― Personne reacutepondit Minoret― Monsieur mon caractegravere doit vous ecirctre

connu dit le bonhomme en attachant sur la fi-gure de Minoret un regard doux mais attentifjrsquoai agrave vous parler de choses graves extraordi-naires qui ne concernent que vous et sur les-quelles vous pouvez compter que je garderai leplus profond secret  mais il mrsquoest impossiblede ne pas vous en instruire Dans le temps quevivait votre oncle il y avait lagrave dit le precirctre enmontrant la place du meuble un petit buffet

de Boulle agrave dessus de marbre (Minoret devintblecircme) et sous ce marbre votre oncle avait misune lettre pour sa pupille

Le cureacute raconta sans omettre la moindre cir-constance la propre conduite de Minoret agrave Mi-noret Lrsquoancien maicirctre de poste en entendant ledeacutetail des deux allumettes qui srsquoeacutetaient eacuteteintessans srsquoallumer sentit ses cheveux freacutetillant dansleur cuir chevelu

― Qui donc a pu forger de semblables sor-nettes  dit-il au cureacute drsquoune voix eacutetrangleacuteequand le reacutecit fut termineacute

― Le mort lui-mecircme Cette reacuteponse causa un leacuteger freacutemissement agrave

Minoret qui voyait aussi le docteur en recircve― Dieu monsieur le cureacute est bien bon de

faire des miracles pour moi reprit Minoret agravequi son danger inspira la seule plaisanterie qursquoilficirct dans tonte sa vie

― Tout ce que Dieu fait est naturel reacuteponditle precirctre

― Votre fantasmagorie ne mrsquoeffraie pointdit le colosse en retrouvant un peu de sang-froid

― Je ne viens pas vous effrayer mon chermonsieur car jamais je ne parlerai de ceci agrave quique ce soit au monde dit le cureacute Vous seulsavez la veacuteriteacute Crsquoest une affaire entre vous etDieu

― Voyons monsieur le cureacute me croyez-vous capable drsquoun si horrible abus deconfiance 

― Je ne crois qursquoaux crimes que lrsquoon meconfesse et desquels on se repent dit le precirctredrsquoun ton apostolique

― Un crime  srsquoeacutecria Minoret― Un crime affreux dans ses conseacutequences― En quoi ― En ce qursquoil eacutechappe agrave la justice humaine

Les crimes qui ne sont pas expieacutes ici-bas leseront dans lrsquoautre vie Dieu venge lui-mecircmelrsquoinnocence

― Vous croyez que Dieu srsquooccupe de ces mi-segraveres 

― Srsquoil ne voyait pas les mondes dans tousleurs deacutetails et drsquoun seul regard comme vousfaites tenir tout un paysage dans votre œil il neserait pas Dieu

― Monsieur le cureacute vous me donnez votreparole que vous nrsquoavez eu ces deacutetails que demon oncle 

― Votre oncle est apparu trois fois agrave Ursulepour les lui reacutepeacuteter Fatigueacutee de ses recircves ellemrsquoa confieacute ces reacuteveacutelations sous le secret et lestrouve si deacutenueacutees de raison qursquoelle nrsquoen parlerajamais Aussi pouvez-vous ecirctre tranquille agrave cesujet

― Mais je suis tranquille de toute maniegraveremonsieur Chaperon

― Je le souhaite dit le vieux precirctre Quandmecircme je taxerais drsquoabsurditeacute ces avertissementsdonneacutes en recircve je trouverais encore neacuteces-saire de vous les communiquer agrave cause de

la singulariteacute des deacutetails Vous ecirctes un hon-necircte homme et vous avez trop leacutegalement ga-gneacute votre belle fortune pour vouloir y ajou-ter quelque chose par le vol Drsquoailleurs vousecirctes un homme presque primitif vous serieztrop tourmenteacute par les remords Nous avons ennous un sentiment du juste chez lrsquohomme leplus civiliseacute comme chez le plus sauvage quine nous permet pas de jouir en paix du bienmal acquis selon les lois de la socieacuteteacute dans la-quelle nous vivons car les Socieacuteteacutes bien consti-tueacutees sont modeleacutees sur lrsquoordre mecircme impo-seacute par Dieu aux mondes Les Socieacuteteacutes sont enceci drsquoorigine divine Lrsquohomme ne trouve pasdrsquoideacutees il nrsquoinvente pas de formes il imite lesrapports eacuteternels qui lrsquoenveloppent de toutesparts Aussi voyez ce qui arrive  Aucun cri-minel allant agrave lrsquoeacutechafaud et pouvant emporterle secret de ses crimes ne se laisse trancher latecircte sans faire des aveux auxquels il est pous-seacute par une mysteacuterieuse puissance Ainsi mon

cher monsieur Minoret si vous ecirctes tranquilleje mrsquoen vais heureux

Minoret devint si stupide qursquoil ne recondui-sit pas le cureacute Quand il se crut seul il entra dansune colegravere drsquohomme sanguin  il lui eacutechappaitles plus eacutetranges blasphegravemes et il donnait lesnoms les plus odieux agrave Ursule

― Eh  bien que trsquoa-t-elle donc fait  lui dit safemme venue sur la pointe des pieds apregraves avoirreconduit le cureacute

Pour la premiegravere et unique fois de sa vie Mi-noret enivreacute par la colegravere et pousseacute agrave bout parles questions reacuteiteacutereacutees de sa femme la battit sibien qursquoil fut obligeacute quand elle tomba meurtriede la prendre dans ses bras et tout honteuxde la coucher lui-mecircme Il fit une petite mala-die  le meacutedecin fut obligeacute de le saigner deuxfois Quand il fut sur pied chacun dans untemps donneacute remarqua des changements chezlui Minoret se promenait seul et souvent il al-lait par les rues comme un homme inquiet Il

paraissait distrait en eacutecoutant lui qui nrsquoavait ja-mais eu deux ideacutees dans la tecircte Enfin un soiril aborda dans la Grandrsquorue le juge de paixqui sans doute venait chercher Ursule pour laconduire chez madame de Portenduegravere ougrave lapartie de whist avait recommenceacute

― Monsieur Bongrand jrsquoai quelque chosedrsquoassez important agrave dire agrave ma cousine fit-il enprenant le juge par le bras et je suis assez aiseque vous y soyez vous pourrez lui servir deconseil

Ils trouvegraverent Ursule en train drsquoeacutetudier ellese leva drsquoun air imposant et froid en voyant Mi-noret

― Mon enfant monsieur Minoret veut vousparler drsquoaffaires dit le juge de paix Par paren-thegravese nrsquooubliez pas de me donner votre ins-cription de rente  je vais agrave Paris je toucheraivotre semestre et celui de la Bougival

― Ma cousine dit Minoret notre oncle vousavait accoutumeacutee agrave plus drsquoaisance que vousnrsquoen avez

― On peut se trouver tregraves-heureux avec peudrsquoargent dit-elle

― Je croyais que lrsquoargent faciliterait votrebonheur reprit Minoret et je venais vous en of-frir par respect pour la meacutemoire de mon oncle

― Vous aviez une maniegravere naturelle de larespecter dit seacutevegraverement Ursule Vous pou-viez laisser sa maison telle qursquoelle eacutetait et me lavendre car vous ne lrsquoavez mise agrave si haut prixque dans lrsquoespoir drsquoy trouver des treacutesors

― Enfin dit Minoret eacutevidemment oppresseacutesi vous aviez douze mille livres de rente vousseriez en position de vous marier plus avanta-geusement

― Je ne les ai pas― Mais si je vous les donnais agrave la condition

drsquoacheter une terre en Bretagne dans le pays de

madame de Portenduegravere qui consentirait alorsagrave votre mariage avec son fils 

― Monsieur Minoret dit Ursule je nrsquoaipoint de droits agrave une somme si consideacuterable etje ne saurais lrsquoaccepter de vous Nous sommestregraves-peu parents et encore moins amis Jrsquoai tropsubi deacutejagrave les malheurs de la calomnie pour vou-loir donner lieu agrave la meacutedisance Qursquoai je faitpour meacuteriter cet argent  Sur quoi vous fon-deriez-vous pour me faire un tel preacutesent  Cesquestions que jrsquoai le droit de vous adresserchacun y reacutepondrait agrave sa maniegravere on y verraitune reacuteparation de quelque dommage et je neveux point en avoir reccedilu Votre oncle ne mrsquoapoint eacuteleveacutee dans des sentiments ignobles Onne doit accepter que de ses amis  je ne sauraisavoir drsquoaffection pour vous et je serais neacuteces-sairement ingrate je ne veux pas mrsquoexposer agravemanquer de reconnaissance

― Vous refusez  srsquoeacutecria le colosse agrave qui ja-mais lrsquoideacutee ne serait venue en tecircte qursquoon pouvaitrefuser une fortune

― Je refuse reacutepeacuteta Ursule― Mais agrave quel titre offririez-vous une

pareille fortune agrave mademoiselle  demandalrsquoancien avoueacute qui regarda fixement MinoretVous avez une ideacutee avez-vous une ideacutee 

― Eh  bien lrsquoideacutee de la renvoyer de Ne-mours afin que mon fils me laisse tranquille ilest amoureux drsquoelle et veut lrsquoeacutepouser

― Eh  bien nous verrons cela reacutepondit lejuge de paix en raffermissant ses lunettes lais-sez-nous le temps de reacutefleacutechir

Il reconduisit Minoret jusque chez lui touten approuvant les sollicitudes que lui inspiraitlrsquoavenir de Deacutesireacute blacircmant un peu la preacutecipi-tation drsquoUrsule et promettant de lui faire en-tendre raison Aussitocirct que Minoret fut ren-treacute Bongrand alla chez le maicirctre de poste luiemprunta son cabriolet et son cheval courut

jusqursquoagrave Fontainebleau demanda le substitut etapprit qursquoil devait ecirctre chez le sous-preacutefet ensoireacutee Le juge de paix ravi srsquoy preacutesenta Deacutesi-reacute faisait une partie de whist avec la femme duprocureur du roi la femme du sous-preacutefet et lecolonel du reacutegiment en garnison

― Je viens vous apprendre une heureusenouvelle dit monsieur Bongrand agrave Deacutesireacute vous aimez votre cousine Ursule Miroueumlt etvotre pegravere ne srsquooppose plus agrave votre mariage

― Jrsquoaime Ursule Miroueumlt  srsquoeacutecria Deacutesireacute enriant Ougrave prenez-vous Ursule Miroueumlt  Je mesouviens drsquoavoir vu quelquefois chez feu Mi-noret mon archi-grand-oncle cette petite fillequi certes est drsquoune grande beauteacute  mais elle estdrsquoune deacutevotion outreacutee  et si jrsquoai comme tout lemonde rendu justice agrave ses charmes je nrsquoai ja-mais eu la tecircte troubleacutee pour cette blonde unpeu fadasse dit-il en souriant agrave la sous-preacutefegravete(la sous-preacutefegravete eacutetait une brune piquante selonla vieille expression du dernier siegravecle) Drsquoougrave ve-

nez-vous mon cher monsieur Bongrand  Toutle monde sait que mon pegravere est seigneur su-zerain de quarante-huit mille livres de renteen terres groupeacutees autour de son chacircteau duRouvre et tout le monde me connaicirct quarantehuit mille raisons perpeacutetuelles et fonciegraveres pourne pas aimer la pupille du Parquet Si jrsquoeacutepousaisune fille de rien ces dames me prendraientpour un grand sot

― Vous nrsquoavez jamais tourmenteacute votre pegravereau sujet drsquoUrsule 

― Jamais― Vous lrsquoentendez monsieur le procureur

du roi  dit le juge de paix agrave ce magistrat qui lesavait eacutecouteacutes et qursquoil emmena dans une embra-sure ougrave ils restegraverent environ un quart drsquoheureagrave causer

Une heure apregraves le juge de paix de retouragrave Nemours chez Ursule envoyait la Bougivalchercher Minoret qui vint aussitocirct

― Mademoiselle dit Bongrand agrave Minoreten le voyant entrer

― Accepte  dit Minoret en interrompant― Non pas encore reacutepondit le juge en tou-

chant agrave ses lunettes elle a eu des scrupules surlrsquoeacutetat de votre fils  car elle a eacuteteacute bien maltraiteacuteeagrave propos drsquoune passion semblable et connaicirctle prix de la tranquilliteacute Pouvez-vous lui ju-rer que votre fils est fou drsquoamour et que vousnrsquoavez pas drsquoautre intention que celle de preacuteser-ver notre chegravere Ursule de quelques nouvellesgoupilleries 

― Oh  je le jure fit Minoret― Halte lagrave papa Minoret  dit le juge de paix

en sortant une de ses mains du gousset de sonpantalon pour frapper sur lrsquoeacutepaule de Minoretqui tressaillit Ne faites pas si leacutegegraverement unfaux serment

― Un faux serment ― Il est entre vous et votre fils qui vient de ju-

rer agrave Fontainebleau chez le sous-preacutefet en preacute-

sence de quatre personnes et du procureur duroi que jamais il nrsquoavait songeacute agrave sa cousine Ur-sule Miroueumlt Vous avez donc drsquoautres raisonspour lui offrir un si eacutenorme capital  Jrsquoai vu quevous aviez avanceacute des faits hasardeacutes je suis alleacutemoi-mecircme agrave Fontainebleau

Minoret resta tout eacutebahi de sa propre sottise― Mais il nrsquoy a pas de mal monsieur Bon-

grand agrave offrir agrave une parente de rendre possibleun mariage qui paraicirct devoir faire son bonheuret de chercher des preacutetextes pour vaincre samodestie

Minoret agrave qui son danger venait deconseiller une excuse presque admissiblesrsquoessuya le front ougrave se voyaient de grossesgouttes de sueur

― Vous connaissez les motifs de mon refuslui reacutepondit Ursule je vous prie de ne plus reve-nir ici Sans que monsieur de Portenduegravere mrsquoaitconfieacute ses raisons il a pour vous des sentimentsde meacutepris de haine mecircme qui me deacutefendent de

vous recevoir Mon bonheur est toute ma for-tune je ne rougis pas de lrsquoavouer  je ne veuxdonc point le compromettre car monsieur dePortenduegravere nrsquoattend plus que lrsquoeacutepoque de mamajoriteacute pour mrsquoeacutepouser

― Le proverbe Monnaie fait tout est bienmenteur dit le gros et grand Minoret en regar-dant le juge de paix dont les yeux observateursle gecircnaient beaucoup

Il se leva sortit mais dehors il trouvalrsquoatmosphegravere aussi lourde que dans la petitesalle

― Il faut pourtant que cela finisse se dit-il enrevenant chez lui

― Votre inscription ma petite dit le jugede paix assez eacutetonneacute de la tranquilliteacute drsquoUrsuleapregraves un eacuteveacutenement si bizarre

En apportant son inscription et celle de laBougival Ursule trouva le juge de paix qui sepromenait agrave grands pas

― Vous nrsquoavez aucune ideacutee sur le but de ladeacutemarche de ce gros butor  dit-il

― Aucune que je puisse dire reacutepondit-elleMonsieur Bongrand la regarda drsquoun air sur-

pris― Nous avons alors la mecircme ideacutee reacutepon-

dit-il Tenez gardez les numeacuteros de ces deuxinscriptions en cas que je les perde  il faut tou-jours avoir ce soin-lagrave

Bongrand eacutecrivit alors lui-mecircme sur unecarte le numeacutero de lrsquoinscription drsquoUrsule et ce-lui de la nourrice

― Adieu mon enfant  je serai deux jours ab-sent mais jrsquoarriverai le troisiegraveme pour mon au-dience

Cette nuit mecircme Ursule eut une apparitionqui se fit drsquoune faccedilon eacutetrange Il lui sembla queson lit eacutetait dans le cimetiegravere de Nemours etque la fosse de son oncle se trouvait au bas deson lit La pierre blanche ougrave elle lut lrsquoinscriptiontumulaire lui causa le plus violent eacuteblouisse-

ment en srsquoouvrant comme la couverture ob-longue drsquoun album Elle jeta des cris perccedilantsmais le spectre du docteur se dressa lentementElle vit drsquoabord la tecircte jaune et les cheveuxblancs qui brillaient environneacutes par une es-pegravece drsquoaureacuteole Sous le front nu les yeux eacutetaientcomme deux rayons et il se levait comme at-tireacute par une force supeacuterieure Ursule tremblaithorriblement dans son enveloppe corporelle sachair eacutetait comme un vecirctement brucirclant et il yavait dit-elle plus tard comme une autre elle-mecircme qui srsquoagitait au dedans ― Gracircce dit-ellemon parrain  ― Gracircce  il nrsquoest plus temps dit-il drsquoune voix de mort selon lrsquoinexplicable ex-pression de la pauvre fille en racontant ce nou-veau recircve au cureacute Chaperon Il a eacuteteacute averti ilnrsquoa pas tenu compte des avis Les jours de sonfils sont compteacutes Srsquoil nrsquoa pas tout avoueacute toutrestitueacute dans quelque temps il pleurera son filsqui va mourir drsquoune mort horrible et violenteQursquoil le sache  Le spectre montra une rangeacutee de

chiffres qui scintillegraverent sur la muraille commesrsquoils eussent eacuteteacute eacutecrits avec du feu et dit  ― Voi-lagrave son arrecirct  Quand son oncle se recoucha danssa tombe Ursule entendit le bruit de la pierrequi retombait puis dans le lointain un bruiteacutetrange de chevaux et de cris drsquohomme

Le lendemain Ursule se trouva sans forceElle ne put se lever tant ce recircve lrsquoavait accableacuteeElle pria sa nourrice drsquoaller aussitocirct chez lrsquoabbeacuteChaperon et de le ramener Le bonhomme vintapregraves avoir dit sa messe  mais il ne fut pointsurpris du reacutecit drsquoUrsule  il tenait la spoliationpour vraie et ne cherchait plus agrave srsquoexpliquer lavie anormale de sa chegravere petite recircveuse Il quittapromptement Ursule et courut chez Minoret

― Mon Dieu monsieur le cureacute dit Zeacutelie auprecirctre le caractegravere de mon mari srsquoest aigri je nesais ce qursquoil a Jusqursquoagrave preacutesent crsquoeacutetait un enfant mais depuis deux mois il nrsquoest plus reconnais-sable Pour srsquoecirctre emporteacute jusqursquoagrave me frappermoi qui suis si douce  il faut que cet homme-lagrave

soit changeacute du tout au tout Vous le trouverezdans les roches il y passe sa vie  Agrave quoi faire 

Malgreacute la chaleur on eacutetait alors en sep-tembre 1836 le precirctre passa le canal et prit parun sentier en apercevant Minoret assis au basdrsquoune des roches

― Vous ecirctes bien tourmenteacute monsieur Mi-noret dit le precirctre en se montrant au cou-pable Vous mrsquoappartenez car vous souffrezMalheureusement je viens sans doute augmen-ter vos appreacutehensions Ursule a eu cette nuit unrecircve terrible Votre oncle a souleveacute la pierre desa tombe pour propheacutetiser des malheurs dansvotre famille Je ne viens certes pas vous fairepeur mais vous devez savoir si ce qursquoil a dit

― En veacuteriteacute monsieur le cureacute je ne puis ecirctretranquille nulle part pas mecircme sur ces rochesJe ne veux rien savoir de ce qui se passe danslrsquoautre monde

― Je me retire monsieur je nrsquoai pas fait cechemin par la chaleur pour mon plaisir dit leprecirctre en srsquoessuyant le front

― Eh  bien qursquoa-t-il dit le bonhomme  de-manda Minoret

― Vous ecirctes menaceacute de perdre votre fils Srsquoila raconteacute des choses que vous seul saviez crsquoest agravefaire freacutemir pour les choses que nous ne savonspas Restituez mon cher monsieur restituez Ne vous damnez pas pour un peu drsquoor

― Mais restituer quoi ― La fortune que le docteur destinait agrave Ur-

sule Vous avez pris ces trois inscriptions je lesais maintenant Vous avez commenceacute par per-seacutecuter la pauvre fille et vous finissez par luioffrir une fortune  vous tombez dans le men-songe vous vous entortillez dans ses deacutedaleset vous y faites des faux pas agrave tout momentVous ecirctes maladroit vous avez eacuteteacute mal servi parvotre complice Goupil qui se rit de vous Deacutepecirc-chez-vous car vous ecirctes observeacute par des gens

spirituels et perspicaces par les amis drsquoUrsuleRestituez  et si vous ne sauvez pas votre fils quipeut-ecirctre nrsquoest pas menaceacute vous sauverez votreacircme vous sauverez votre honneur Est-ce dansune socieacuteteacute constitueacutee comme la nocirctre est-cedans une petite ville ougrave vous avez tous les yeuxles uns sur les autres et ougrave tout se devine quandtout ne se sait pas que vous pourrez celer unefortune mal acquise  Allons mon cher enfantun homme innocent ne me laisserait pas parlersi long-temps

― Allez au diable  srsquoeacutecria Minoret je ne saispas ce que vous avez tous apregraves moi Jrsquoaimemieux ces pierres elles me laissent tranquille

― Adieu vous avez eacuteteacute preacutevenu par moimon cher monsieur sans que ni la pauvre en-fant ni moi nous ayons dit un seul mot agrave quique ce soit au monde Mais prenez garde  ilest un homme qui a les yeux sur vous Dieuvous prenne en pitieacute 

Le cureacute srsquoeacuteloigna puis agrave quelques pas il seretourna pour regarder encore Minoret Mino-ret se tenait la tecircte entre les mains car sa tecirctele gecircnait Minoret eacutetait un peu fou Drsquoabordil avait gardeacute les trois inscriptions il ne sa-vait qursquoen faire il nrsquoosait aller les toucher lui-mecircme il avait peur qursquoon ne le remarquacirct  il nevoulait pas les vendre et cherchait un moyende les transfeacuterer Il faisait lui  des romansdrsquoaffaires dont le deacutenoucircment eacutetait toujours latransmission des maudites inscriptions Danscette horrible situation il pensa neacuteanmoins agravetout avouer agrave sa femme afin drsquoavoir un conseilZeacutelie qui avait si bien meneacute sa barque sau-rait le retirer de ce pas difficile Les rentes troispour cent eacutetaient alors agrave quatre-vingts francsil srsquoagissait avec les arreacuterages drsquoune restitu-tion de pregraves drsquoun million  Rendre un millionsans qursquoil y ait contre nous aucune preuve quidise qursquoon lrsquoa pris  ceci nrsquoeacutetait pas une pe-tite affaire Aussi Minoret demeura-t-il pen-

dant le mois de septembre et une partie de celuidrsquooctobre en proie agrave ses remords agrave ses irreacuteso-lutions Au grand eacutetonnement de toute la villeil maigrit

Une circonstance affreuse hacircta la confidenceque Minoret voulait faire agrave Zeacutelie  lrsquoeacutepeacutee de Da-moclegraves se remua sur leurs tecirctes Vers le milieudu mois drsquooctobre monsieur et madame Mino-ret reccedilurent de leur fils Deacutesireacute la lettre suivante 

laquo Ma chegravere megravere si je ne suis pas venuvous voir depuis les vacances crsquoest que drsquoabordjrsquoeacutetais de service en lrsquoabsence de monsieur leprocureur du roi puis je savais que monsieurde Portenduegravere attendait mon seacutejour agrave Ne-mours pour mrsquoy chercher querelle Lasseacute peut-ecirctre de voir une vengeance qursquoil veut tirer denotre famille toujours remise le vicomte estvenu agrave Fontainebleau ougrave il avait donneacute ren-dez-vous agrave lrsquoun de ses amis de Paris apregravessrsquoecirctre assureacute du concours du vicomte de Sou-langes chef drsquoescadron des hussards que nous

avons en garnison Il srsquoest preacutesenteacute tregraves-poli-ment chez moi accompagneacute de ces deux mes-sieurs et mrsquoa dit que mon pegravere eacutetait indu-bitablement lrsquoauteur des perseacutecutions infacircmesexerceacutees sur Ursule Miroueumlt sa future  il mrsquoen adonneacute les preuves en mrsquoexpliquant les aveux deGoupil devant teacutemoins et la conduite de monpegravere qui drsquoabord srsquoeacutetait refuseacute agrave exeacutecuter lespromesses faites agrave Goupil pour le reacutecompen-ser de ses perfides inventions et qui apregraves luiavoir fourni les fonds pour traiter de la chargedrsquohuissier agrave Nemours avait par peur offert sagarantie agrave monsieur Dionis pour le prix de sonEacutetude et enfin eacutetabli Goupil Le vicomte nepouvant se battre avec un homme de soixante-sept ans et voulant absolument venger les in-jures faites agrave Ursule me demanda formelle-ment une reacuteparation Son parti pris et meacutediteacutedans le silence eacutetait ineacutebranlable Si je refusaisle duel il avait reacutesolu de me rencontrer dansun salon en face des personnes agrave lrsquoestime des-

quelles je tenais le plus agrave mrsquoy insulter si gra-vement que je devrais alors me battre ou quema carriegravere serait finie En France un lacirccheest unanimement repousseacute Drsquoailleurs ses mo-tifs pour exiger une reacuteparation seraient expli-queacutes par des hommes honorables Il srsquoest dit facirc-cheacute drsquoen venir agrave de pareilles extreacutemiteacutes Selonses teacutemoins le plus sage agrave moi serait de reacuteglerune rencontre comme des gens drsquohonneur enavaient lrsquohabitude afin que la querelle nrsquoeucirct pasUrsule Miroueumlt pour motif Enfin pour eacutevitertout scandale en France nous pouvions faireavec nos teacutemoins un voyage sur la frontiegraverela plus rapprocheacutee Les choses srsquoarrangeraientainsi pour le mieux Son nom a-t-il dit valaitdix fois ma fortune et son bonheur agrave venir luifaisait risquer plus que je ne risquais dans cecombat qui serait mortel Il mrsquoa engageacute agrave choi-sir mes teacutemoins et agrave faire deacutecider ces questionsMes teacutemoins choisis se sont reacuteunis aux sienshier et ils ont agrave lrsquounanimiteacute deacutecideacute que je devais

une reacuteparation Dans huit jours donc je parti-rai pour Genegraveve avec deux de mes amis Mon-sieur de Portenduegravere monsieur de Soulanges etmonsieur de Trailles y vont de leur cocircteacute Nousnous battrons au pistolet  toutes les conditionsdu duel sont arrecircteacutees  nous tirerons chacuntrois fois  et apregraves quoi qursquoil arrive tout sera fi-ni Pour ne pas eacutebruiter une si sale affaire car jesuis dans lrsquoimpossibiliteacute de justifier la conduitede mon pegravere je vous eacutecris au dernier momentJe ne veux pas vous aller voir agrave cause des vio-lences auxquelles vous pourriez vous abandon-ner et qui ne seraient point convenables Pourfaire mon chemin dans le monde je dois ensuivre les lois  et lagrave ougrave le fils drsquoun vicomte a dixraisons pour se battre il y en a cent pour le filsdrsquoun maicirctre de poste Je passerai de nuit agrave Ne-mours et vous y ferai mes adieux raquo

Cette lettre lue il y eut entre Zeacutelie et Minoretune scegravene qui se termina par les aveux du volde toutes les circonstances qui srsquoy rattachaient

et des eacutetranges scegravenes auxquelles il donnait lieupartout mecircme dans le monde des recircves Le mil-lion fascina Zeacutelie tout autant qursquoil avait fascineacuteMinoret

― Tiens-toi tranquille ici dit Zeacutelie agrave son ma-ri sans lui faire la moindre remontrance sur sessottises je me charge de tout Nous garderonslrsquoargent et Deacutesireacute ne se battra pas

Madame Minoret mit son chacircle et son cha-peau courut avec la lettre de son fils chez Ur-sule et la trouva seule car il eacutetait environ mi-di Malgreacute son assurance Zeacutelie Minoret fut sai-sie par le regard froid que lrsquoorpheline jeta  maiselle se gourmanda pour ainsi dire de sa couar-dise et prit un ton deacutegageacute

― Tenez mademoiselle Miroueumlt faites-moile plaisir de lire la lettre que voici et dites-moice que vous en pensez  cria-t-elle en tendant agraveUrsule la lettre du substitut

Ursule eacuteprouva mille sentiments contraires agravela lecture de cette lettre qui lui apprenait com-

bien elle eacutetait aimeacutee quel soin Savinien avaitde lrsquohonneur de celle qursquoil prenait pour femme mais elle avait agrave la fois trop de religion et tropde chariteacute pour vouloir ecirctre la cause de la mortou des souffrances de son plus cruel ennemi

― Je vous promets madame drsquoempecirccher ceduel et vous pouvez ecirctre tranquille  mais jevous prie de me laisser cette lettre

― Voyons mon petit ange ne pou-vons-nous pas faire mieux  Eacutecoutez-moi bienNous avons reacuteuni quarante-huit mille livres derente autour du Rouvre un vrai chacircteau royal de plus nous pouvons donner agrave Deacutesireacute vingt-quatre mille livres de rente sur le Grand-Livreen tout soixante-douze mille francs par anVous conviendrez qursquoil nrsquoy a pas beaucoup departis qui puissent lutter avec lui Vous ecirctes unepetite ambitieuse et vous avez raison dit Zeacutelieen apercevant le geste de deacuteneacutegation vive quefit Ursule Je viens vous demander votre mainpour Deacutesireacute  vous porterez le nom de votre

parrain ce sera lrsquohonorer Deacutesireacute comme vouslrsquoavez pu voir est un joli garccedilon  il est tregraves-bienvu agrave Fontainebleau le voilagrave bientocirct procureurdu roi Vous ecirctes une enjocircleuse vous le ferezvenir agrave Paris Agrave Paris nous vous donnerons unbel hocirctel vous brillerez vous y jouerez un rocirclecar avec soixante-douze mille francs de rente etles appointements drsquoune place vous et Deacutesireacutevous serez de la plus haute socieacuteteacute Consultezvos amis et vous verrez ce qursquoils vous diront

― Je nrsquoai besoin que de consulter mon cœurmadame

― Ta ta ta  vous allez me parler de ce petitcasse-cœur de Savinien  Parbleu  vous achegrave-terez bien cher son nom ses petites mous-taches releveacutees comme deux crocs et ses che-veux noirs Encore un joli cadet  Vous irez loinavec un meacutenage avec sept mille francs de renteet un homme qui a fait cent mille francs dedettes en deux ans agrave Paris Drsquoabord vous nesavez pas ccedila encore tous les hommes se res-

semblent mon enfant  et sans me flatter monDeacutesireacute vaut le fils drsquoun roi

― Vous oubliez madame le danger quecourt monsieur votre fils en ce moment et quine peut ecirctre deacutetourneacute que par le deacutesir qursquoamonsieur de Portenduegravere de mrsquoecirctre agreacuteableCe danger serait sans remegravede srsquoil apprenaitque vous me faites des propositions deacuteshono-rantes Sachez madame que je me trouveraiplus heureuse dans la meacutediocre fortune agrave la-quelle vous faites allusion que dans lrsquoopulencepar laquelle vous voulez mrsquoeacuteblouir Par des rai-sons inconnues encore car tout se saura ma-dame monsieur Minoret a mis au jour enme perseacutecutant odieusement lrsquoaffection quimrsquounit agrave monsieur de Portenduegravere et qui peutsrsquoavouer car sa megravere la beacutenira sans doute  jedois donc vous dire que cette affection permiseet leacutegitime est toute ma vie Aucune destineacuteequelque brillante quelque eacuteleveacutee qursquoelle puisseecirctre ne me fera changer Jrsquoaime sans retour ni

changement possibles Ce serait donc un crimedont je serais punie que drsquoeacutepouser un hommeagrave qui jrsquoapporterais une acircme toute agrave SavinienMaintenant madame puisque vous mrsquoy for-cez je vous dirai plus  je nrsquoaimerais point mon-sieur de Portenduegravere je ne saurais encore mereacutesoudre agrave porter les peines et les joies de lavie dans la compagnie de monsieur votre filsSi monsieur Savinien a fait des dettes vousavez souvent payeacute celles de monsieur DeacutesireacuteNos caractegraveres nrsquoont ni ces similitudes ni cesdiffeacuterences qui permettent de vivre ensemblesans amertume cacheacutee Peut-ecirctre nrsquoaurais-jepas avec lui la toleacuterance que les femmes doiventagrave un eacutepoux je lui serais donc bientocirct agrave chargeCessez de penser agrave une alliance de laquelle jesuis indigne et agrave laquelle je puis me refuser sansvous causer le moindre chagrin car vous nemanquerez pas avec de tels avantages de trou-ver des jeunes filles plus belles que moi drsquounecondition supeacuterieure agrave la mienne et plus riches

― Vous me jurez ma petite dit Zeacuteliedrsquoempecirccher que ces deux jeunes gens ne fassentleur voyage et se battent 

― Ce sera je le preacutevois le plus grand sacri-fice que monsieur de Portenduegravere puisse mefaire  mais ma couronne de marieacutee ne doit pasecirctre prise par des mains ensanglanteacutees

― Eh  bien je vous remercie ma cousine etje souhaite que vous soyez heureuse

― Et moi madame dit Ursule je souhaiteque vous puissiez reacutealiser le bel avenir de votrefils

Cette reacuteponse atteignit au cœur la megravere dusubstitut agrave la meacutemoire de qui les preacutedictionsdu dernier songe drsquoUrsule revinrent  elle res-ta debout ses petits yeux attacheacutes sur la figuredrsquoUrsule si blanche si pure et si belle danssa robe de demi-deuil car Ursule srsquoeacutetait leveacuteepour faire partir sa preacutetendue cousine

― Vous croyez donc aux recircves  lui dit-elle― Jrsquoen souffre trop pour nrsquoy pas croire

― Mais alors dit Zeacutelie― Adieu madame fit Ursule qui salua ma-

dame Minoret en entendant les pas du cureacuteLrsquoabbeacute Chaperon fut surpris de trouver ma-

dame Minoret chez Ursule Lrsquoinquieacutetude peintesur le visage mince et grimeacute de lrsquoancienne reacute-gente de la Poste engagea naturellement leprecirctre agrave observer tour agrave tour les deux femmes

― Croyez-vous aux revenants  dit Zeacutelie aucureacute

― Croyez-vous aux revenus  reacutepondit leprecirctre en souriant

― Crsquoest des finauds tout ce monde-lagrave pen-sa Zeacutelie ils veulent nous subtiliser Ce vieuxprecirctre ce vieux juge de paix et ce petit drocircle deSavinien srsquoentendent Il nrsquoy a pas plus de recircvesque je nrsquoai de cheveux dans le creux de la main

Elle partit apregraves deux reacuteveacuterences segraveches etcourtes

― Je sais pourquoi Savinien allait agrave Fontai-nebleau dit Ursule agrave lrsquoabbeacute Chaperon en le

mettant au fait du duel et le priant drsquoemployerson ascendant agrave lrsquoempecirccher

― Et madame Minoret vous a offert la mainde son fils  dit le vieux precirctre

― Oui― Minoret a probablement avoueacute son crime

agrave sa femme ajouta le cureacuteLe juge de paix qui vint en ce moment

apprit la deacutemarche et lrsquooffre que venait defaire Zeacutelie dont la haine contre Ursule lui eacutetaitconnue et il regarda le cureacute comme pour luidire  ― Sortons je veux vous parler drsquoUrsulesans qursquoelle nous entende

― Savinien saura que vous avez refuseacutequatre-vingt mille francs de rente et le coq deNemours  dit-il

― Est-ce donc un sacrifice  reacutepondit-elle Ya-t-il des sacrifices quand on aime veacuteritable-ment  Enfin ai-je un meacuterite quelconque agrave re-fuser le fils drsquoun homme que nous meacuteprisons Que drsquoautres se fassent des vertus de leurs reacute-

pugnances ce ne doit pas ecirctre la morale drsquounefille eacuteleveacutee par des Jordy des abbeacute Chaperon etpar notre cher docteur  dit-elle en regardant leportrait

Bongrand prit la main drsquoUrsule et la baisa― Savez-vous dit le juge de paix au cureacute

quand ils furent dans la rue ce que venait fairemadame Minoret 

― Quoi  reacutepondit le precirctre en regardant lejuge drsquoun air fin qui paraissait purement cu-rieux

― Elle voulait faire une affaire drsquoune restitu-tion

― Vous croyez donc  reprit lrsquoabbeacute Chape-ron

― Je ne crois pas jrsquoai la certitude et tenezvoyez 

Le juge de paix montra Minoret qui venaitagrave eux en retournant chez lui car en sortant dechez Ursule les deux vieux amis remontegraverent laGrandrsquorue de Nemours

― Obligeacute de plaider en cour drsquoassises jrsquoai na-turellement eacutetudieacute bien des remords mais jenrsquoai rien vu de pareil agrave celui-ci  Qui donc a pudonner cette flacciditeacute cette pacircleur agrave des jouesdont la peau tendue comme celle drsquoun tambourcrevait de la bonne grosse santeacute des gens sanssoucis  Qui a cerneacute de noir ces yeux et amortileur vivaciteacute campagnarde  Avez-vous jamaiscru qursquoil y aurait des plis sur ce front et que cecolosse pourrait jamais ecirctre agiteacute dans sa cer-velle  Il sent enfin son cœur  Je me connais enremords comme vous vous connaissez en re-pentirs mon cher cureacute  ceux que jrsquoai jusqursquoagravepreacutesent observeacutes attendaient leur peine ou al-laient la subir pour srsquoacquitter avec le mondeils eacutetaient reacutesigneacutes ou respiraient la vengeance mais voici le remords sans lrsquoexpiation le re-mords tout pur avide de sa proie et la deacutechi-rant

― Vous ne savez pas encore dit le juge depaix en arrecirctant Minoret que mademoiselleMiroueumlt vient de refuser la main de votre fils 

― Mais dit le cureacute soyez tranquille elle em-pecircchera son duel avec monsieur de Porten-duegravere

― Ah  ma femme a reacuteussi dit Minoret jrsquoensuis bien aise car je ne vivais pas

― Vous ecirctes en effet si changeacute que vous nevous ressemblez plus dit le juge

Minoret regardait alternativement Bon-grand et le cureacute pour savoir si le precirctre avaitcommis une indiscreacutetion  mais lrsquoabbeacute Chape-ron conservait une immobiliteacute de visage uncalme triste qui rassura le coupable

― Et crsquoest drsquoautant plus eacutetonnant disait tou-jours le juge de paix que vous ne devriez eacuteprou-ver que contentement Enfin vous ecirctes le sei-gneur du Rouvre vous y avez reacuteuni les Bor-diegraveres toutes vos fermes vos moulins vos

preacutes Vous avez cent mille livres de rente avecvos placements sur le Grand-Livre

― Je nrsquoai rien sur le Grand-Livre dit preacutecipi-tamment Minoret

― Bah  fit le juge de paix Tenez il en est decela comme de lrsquoamour de votre fils pour Ur-sule qui tantocirct en fait fi tantocirct la demande enmariage Apregraves avoir essayeacute de faire mourir Ur-sule de chagrin vous la voulez pour belle-fille Mon cher monsieur vous avez quelque chosedans votre sac

Minoret essaya de reacutepondre il chercha desparoles et ne put trouver que  ― Vous ecirctesdrocircle monsieur le juge de paix Adieu mes-sieurs

Et il entra drsquoun pas lent dans la rue des Bour-geois

― Il a voleacute la fortune de notre pauvre Ursule mais ougrave pecirccher des preuves 

― Dieu veuille dit le cureacute

― Dieu a mis en nous un sentiment qui parledeacutejagrave dans cet homme reprit le juge de paix mais nous appelons cela des preacutesomptions et lajustice humaine exige quelque chose de plus

Lrsquoabbeacute Chaperon garda le silence du precirctreComme il arrive en pareille circonstance ilpensait beaucoup plus souvent qursquoil ne le vou-lait agrave la spoliation presque avoueacutee par Minoretet au bonheur de Savinien eacutevidemment retar-deacute par le peu de fortune drsquoUrsule  car la vieilledame reconnaissait en secret avec son confes-seur combien elle avait eu tort en ne consen-tant pas au mariage de son fils pendant la viedu docteur Le lendemain en descendant delrsquoautel apregraves sa messe il fut frappeacute par une pen-seacutee qui prit en lui-mecircme la force drsquoun eacuteclat devoix  il fit signe agrave Ursule de lrsquoattendre et allachez elle sans avoir deacutejeuneacute

― Mon enfant lui dit le cureacute je veux voir lesdeux volumes ougrave votre parrain des recircves preacute-tend avoir mis ses inscriptions et ses billets

Ursule et le cureacute montegraverent agrave la bibliothegravequeet y prirent le troisiegraveme volume des PandectesEn lrsquoouvrant le vieillard remarqua non sanseacutetonnement la marque faite par des papiers surles feuillets qui offrant moins de reacutesistance quela couverture gardaient encore lrsquoempreinte desinscriptions Puis dans lrsquoautre volume il recon-nut lrsquoespegravece de bacircillement produit par le longseacutejour drsquoun paquet et sa trace au milieu desdeux pages in-folio

― Montez donc monsieur Bongrand  criala Bougival au juge de paix qui passait

Bongrand arriva preacuteciseacutement au moment ougravele cureacute mettait ses lunettes pour lire trois nu-meacuteros eacutecrits de la main du deacutefunt Minoretsur la garde en papier veacutelin coloreacute colleacutee inteacute-rieurement par le relieur sur la couverture etqursquoUrsule venait drsquoapercevoir

― Qursquoest-ce que cela signifie  Notre cherdocteur eacutetait bien trop bibliophile pour gacircterla garde drsquoune couverture disait lrsquoabbeacute Chape-

ron  voici trois numeacuteros inscrits entre un pre-mier numeacutero preacuteceacutedeacute drsquoun M et un autre nu-meacutero preacuteceacutedeacute drsquoun U

― Que dites-vous  reacutepondit Bongrand lais-sez-moi voir cela Mon Dieu  srsquoeacutecria le juge depaix ceci nrsquoouvrirait-il pas les yeux agrave un atheacuteeen lui deacutemontrant ta Providence  La justicehumaine est je crois le deacuteveloppement drsquounepenseacutee divine qui plane sur les mondes  Il saisitUrsule et lrsquoembrassa sur le front ― Oh  monenfant vous serez heureuse riche et par moi 

― Qursquoavez-vous  dit le cureacute― Mon cher monsieur srsquoeacutecria la Bougival en

prenant le juge par sa redingote bleue oh  lais-sez-moi vous embrasser pour ce que vous ve-nez de dire

― Expliquez-vous pour ne pas nous donnerune fausse joie dit le cureacute

― Si pour devenir riche je dois causer de lapeine agrave quelqursquoun dit Ursule en entrevoyant unprocegraves criminel je

― Et songez dit le juge de paix en interrom-pant Ursule agrave la joie que vous ferez agrave notre cherSavinien

― Mais vous ecirctes fou  dit le cureacute― Non mon cher cureacute dit le juge de paix

eacutecoutez  Les inscriptions au Grand-Livre ontautant de seacuteries qursquoil y a de lettres danslrsquoalphabet et chaque numeacutero porte la lettrede sa seacuterie  mais les inscriptions de renteau porteur ne peuvent point avoir de lettrespuisqursquoelles ne sont au nom de personne  ainsice que vous voyez prouve que le jour ougrave le bon-homme a placeacute ses fonds sur lrsquoEacutetat il a pris notedu numeacutero de son inscription de quinze millelivres de rente qui porte la lettre M (Minoret)des numeacuteros sans lettres de trois inscriptionsau porteur et de celle drsquoUrsule Miroueumlt dont lenumeacutero est 23 534 et qui suit comme vous levoyez immeacutediatement celui de lrsquoinscription dequinze mille francs Cette coiumlncidence prouveque ces numeacuteros sont ceux de cinq inscriptions

acquises le mecircme jour et noteacutees par le bon-homme en cas de perte Je lui avais conseilleacutede mettre la fortune drsquoUrsule en inscriptionsau porteur et il a ducirc employer ses fonds ceuxqursquoil destinait agrave Ursule et ceux qui apparte-naient agrave sa pupille le mecircme jour Je vais chezDionis consulter lrsquoinventaire  et si le numeacutero delrsquoinscription qursquoil a laisseacutee en son nom est 23533 lettre M nous serons sucircrs qursquoil a placeacute parle ministegravere du mecircme agent de change le mecircmejour  primo ses fonds en une seule inscription secundo ses eacuteconomies en trois inscriptions auporteur numeacuteroteacutees sans lettre de seacuterie  tertioles fonds de sa pupille le livre des transferts enoffrira des preuves irreacutecusables Ah  Minoret lesournois je vous pince Motus mes enfants 

Le juge de paix laissa le cureacute la Bougivalet Ursule en proie agrave une profonde admira-tion des voies par lesquelles Dieu conduisaitlrsquoinnocence agrave son triomphe

― Le doigt de Dieu est dans ceci srsquoeacutecrialrsquoabbeacute Chaperon

― Lui fera-t-on du mal  dit Ursule― Ah  mademoiselle srsquoeacutecria la Bougival je

donnerais une corde pour le pendreLe juge de paix eacutetait deacutejagrave chez Goupil succes-

seur deacutesigneacute de Dionis et entrait dans lrsquoEacutetudedrsquoun air assez indiffeacuterent

― Jrsquoai dit-il agrave Goupil un petit renseigne-ment agrave prendre sur la succession Minoret

― Qursquoest-ce  lui reacutepondit Goupil― Le bonhomme a-t-il laisseacute une ou plu-

sieurs inscriptions de rentes trois pour cent ― Il a laisseacute quinze mille livres de rente trois

pour cent dit Goupil en une seule inscriptionje lrsquoai deacutecrite moi-mecircme

― Consultez donc lrsquoinventaire dit le jugeGoupil prit un carton y fouilla ramena la

minute chercha trouva et lut  Item une ins-cription Tenez lisez  sous le numeacutero 23533 lettre M

― Faites-moi le plaisir de me deacutelivrer un ex-trait de cet article de lrsquoinventaire drsquoici agrave uneheure je lrsquoattends

― Agrave quoi cela peut-il vous servir  demandaGoupil

― Voulez-vous ecirctre notaire  reacutepondit le jugede paix en regardant avec seacuteveacuteriteacute le successeurdeacutesigneacute de Dionis

― Je le crois bien  srsquoeacutecria Goupil jrsquoai ava-leacute assez de couleuvres pour arriver agrave me faireappeler Maicirctre Je vous prie de croire mon-sieur le juge de paix que le miseacuterable pre-mier clerc appeleacute Goupil nrsquoa rien de communavec Maicirctre Jean-Seacutebastien-Marie Goupil no-taire agrave Nemours eacutepoux de mademoiselle Mas-sin Ces deux ecirctres ne se connaissent pas ils nese ressemblent mecircme plus  Ne me voyez-vouspoint 

Monsieur Bongrand fit alors attention aucostume de Goupil qui portait une cravateblanche une chemise eacutetincelante de blancheur

orneacutee de boutons en rubis un gilet de veloursrouge un pantalon et un habit en beau drapnoir faits agrave Paris Il eacutetait chausseacute de jolies bottesSes cheveux rabattus et peigneacutes avec soin sen-taient bon Enfin il semblait avoir eacuteteacute meacutetamor-phoseacute

― Le fait est que vous ecirctes un autre hommedit Bongrand

― Au moral comme au physique  monsieurLa sagesse vient avec lrsquoEacutetude  et drsquoailleurs la for-tune est la source de la propreteacute

― Au moral comme au physique dit le jugeen raffermissant ses lunettes

― Eh  monsieur un homme de cent milleeacutecus de rente est-il jamais un deacutemocrate  Pre-nez-moi donc pour un honnecircte homme quise connaicirct en deacutelicatesse et disposeacute agrave aimersa femme ajouta-t-il en voyant entrer ma-dame Goupil Je suis si changeacute dit-il que jetrouve beaucoup drsquoesprit agrave ma cousine Creacute-miegravere je la forme  aussi sa fille ne parle-t-elle

plus de pistons Enfin hier tenez  elle a ditdu chien de monsieur Savinien qursquoil eacutetait su-perbe aux arrecircts eh  bien je ne reacutepeacutetai pointce mot quelque joli qursquoil soit et je lui ai ex-pliqueacute sur-le-champ la diffeacuterence qui existeentre ecirctre agrave lrsquoarrecirct en arrecirct et aux arrecircts Ainsivous le voyez je suis un tout autre homme etjrsquoempecirccherais un client de faire une saleteacute

― Hacirctez-vous donc dit alors BongrandFaites que jrsquoaie cela dans une heure et le no-taire Goupil aura reacutepareacute quelques-uns des meacute-faits du premier clerc

Apregraves avoir prieacute le meacutedecin de Nemoursde lui precircter son cheval et son cabriolet lejuge de paix alla prendre les deux volumes ac-cusateurs lrsquoinscription drsquoUrsule et muni delrsquoextrait de lrsquoinventaire il courut agrave Fontaine-bleau chez le procureur du roi Bongrand deacute-montra facilement la soustraction des trois ins-criptions faite par un heacuteritier quelconque etsubseacutequemment la culpabiliteacute de Minoret

― Sa conduite srsquoexplique dit le procureur duroi

Aussitocirct par mesure de prudence le magis-trat minuta pour le Treacutesor une opposition autransfert des trois inscriptions chargea le jugede paix drsquoaller rechercher la quotiteacute de rente destrois inscriptions et de savoir si elles avaient eacuteteacutevendues Pendant que le juge de paix opeacuteraitagrave Paris le procureur du roi eacutecrivit poliment agravemadame Minoret de passer au Parquet Zeacutelieinquiegravete du duel de son fils srsquohabilla fit mettreles chevaux agrave sa voiture et vint in fiocchi agrave Fon-tainebleau Le plan du procureur du roi eacutetaitsimple et formidable En seacuteparant la femme dumari il allait par suite de la terreur que cause laJustice apprendre la veacuteriteacute Zeacutelie trouva le ma-gistrat dans son cabinet et fut entiegraverement fou-droyeacutee par ces paroles dites sans faccedilon

― Madame je ne vous crois pas complicedrsquoune soustraction faite dans la succession Mi-noret et sur la trace de laquelle la Justice est en

ce moment  mais vous pouvez eacuteviter la CourdrsquoAssises agrave votre mari par lrsquoaveu complet de ceque vous en savez Le chacirctiment qursquoencourravotre mari nrsquoest pas drsquoailleurs la seule chose agraveredouter il faut eacuteviter la destitution de votre filset ne pas lui casser le cou Dans quelques ins-tants il ne serait plus temps la gendarmerie esten selle et le mandat de deacutepocirct va partir pourNemours

Zeacutelie se trouva mal Quand elle eut repris sessens elle avoua tout Apregraves lui avoir deacutemontreacuteqursquoelle eacutetait complice le magistrat lui dit quepour ne perdre ni son fils ni son mari il allaitproceacuteder avec prudence

― Vous avez eu affaire agrave lrsquohomme et nonau magistrat dit-il Il nrsquoy a ni plainte adres-seacutee par la victime ni publiciteacute donneacutee au vol mais votre mari a commis drsquohorribles crimesmadame qui ressortissent agrave un tribunal moinscommode que je ne le suis Dans lrsquoeacutetat ougrave setrouve cette affaire vous serez obligeacutee drsquoecirctre

prisonniegravere Oh  chez moi et sur parole fit-il en voyant Zeacutelie pregraves de srsquoeacutevanouir Songezque mon devoir rigoureux serait de requeacuterir unmandat de deacutepocirct et de faire commencer uneinstruction  mais jrsquoagis en ce moment commetuteur de mademoiselle Ursule Miroueumlt et sesinteacuterecircts bien entendus exigent une transaction

― Ah  dit Zeacutelie― Eacutecrivez agrave votre mari ces mots Et il dicta

la lettre suivante agrave Zeacutelie qursquoil fit asseoir agrave sonbureau

laquoMone amit geu suit arraiteacute et geai toudi Remais lez haincequeripsiont que nautrehoncque avet leacutesseacutees agrave monsieur de Portenduegraverean verretu du tescetamand queue tu a brulaicarre monsieur le praucureure du roa vien dephaire haupozition o Traitsaur raquo

― Vous lui eacuteviterez ainsi des deacuteneacutegations quile perdraient dit le magistrat en souriant delrsquoorthographe Nous allons voir agrave opeacuterer conve-nablement la restitution Ma femme vous ren-

dra votre seacutejour chez moi le moins deacutesagreacuteablepossible et je vous engage agrave ne point dire unmot et agrave ne point paraicirctre affligeacutee

Une fois la megravere de son substitut confesseacuteeet claquemureacutee le magistrat fit venir Deacutesireacute luiraconta de point en point le vol commis parson pegravere occultement au preacutejudice drsquoUrsulepatemment au preacutejudice de ses coheacuteritiers etlui montra la lettre eacutecrite par Zeacutelie Deacutesireacute de-manda le premier agrave se rendre agrave Nemours pourfaire faire la restitution par son pegravere

― Tout est grave dit le magistrat Le tes-tament ayant eacuteteacute deacutetruit si la chose srsquoeacutebruiteles heacuteritiers Massin et Creacutemiegravere vos parentspeuvent intervenir Jrsquoai maintenant des preuvessuffisantes contre votre pegravere Je vous rendsvotre megravere que cette petite ceacutereacutemonie a suf-fisamment eacutedifieacutee sur ses devoirs Vis-agrave-visdrsquoelle jrsquoaurai lrsquoair drsquoavoir ceacutedeacute agrave vos suppli-cations en la deacutelivrant Allez agrave Nemours avecelle et menez agrave bien toutes ces difficulteacutes Ne

craignez rien de personne Monsieur Bongrandaime trop mademoiselle Miroueumlt pour jamaiscommettre drsquoindiscreacutetion

Zeacutelie et Deacutesireacute partirent aussitocirct pour Ne-mours Trois heures apregraves le deacutepart de son sub-stitut le procureur du roi reccedilut par un expregravesla lettre suivante dont lrsquoorthographe a eacuteteacute reacute-tablie afin de ne pas faire rire drsquoun homme at-teint par le malheur

Agrave MONSIEUR LE PROCUREUR DU ROIPREgraveS LE TRIBUNAL DE FONTAINEBLEAU

laquo Monsieurraquo Dieu nrsquoa pas eacuteteacute aussi indulgent que vous

lrsquoecirctes pour nous et nous sommes atteints parun malheur irreacuteparable En arrivant au pont deNemours un trait srsquoest deacutecrocheacute Ma femmeeacutetait sans domestique derriegravere la voiture leschevaux sentaient lrsquoeacutecurie mon fils craignantleur impatience nrsquoa pas voulu que le cocher des-

cendicirct et a mis pied agrave terre pour accrocher letrait Au moment ougrave il se retournait pour mon-ter aupregraves de sa megravere les chevaux se sont em-porteacutes Deacutesireacute ne srsquoest pas serreacute contre le pa-rapet assez agrave temps le marchepied lui a cou-peacute les jambes il est tombeacute la roue de derriegraverelui a passeacute sur le corps Lrsquoexpregraves qui court agrave Pa-ris chercher les premiers chirurgiens vous feraparvenir cette lettre que mon fils au milieu deses douleurs mrsquoa dit de vous eacutecrire afin de vousfaire savoir notre entiegravere soumission agrave vos deacute-cisions pour lrsquoaffaire qui lrsquoamenait dans sa fa-mille

raquo Je vous serai jusqursquoagrave mon dernier soupirreconnaissant de la maniegravere dont vous proceacute-dez et je justifierai votre confiance

raquo Franccedilois MINORET raquo

Ce cruel eacuteveacutenement bouleversait la ville deNemours La foule eacutemue agrave la grille de la mai-

son Minoret apprit agrave Savinien que sa ven-geance avait eacuteteacute prise en main par un plus puis-sant que lui Le gentilhomme alla promptementchez Ursule ougrave le cureacute de mecircme que la jeunefille eacuteprouvait plus de terreur que de surpriseLe lendemain apregraves les premiers pansementsquand les meacutedecins et les chirurgiens de Pariseurent donneacute leur avis qui fut unanime sur laneacutecessiteacute de couper les deux jambes Minoretvint abattu pacircle deacutefait accompagneacute du cureacutechez Ursule ougrave se trouvaient Bongrand et Sa-vinien

― Mademoiselle lui dit-il je suis bien cou-pable envers vous  mais si tous mes torts nesont pas compleacutetement reacuteparables il en estque je puis expier Ma femme et moi nousavons fait vœu de vous donner en toute pro-prieacuteteacute notre terre du Rouvre dans le cas ougrave nousconserverions notre fils comme dans celui ougravenous aurions le malheur affreux de le perdre

Cet homme fondit en larmes agrave la fin de cettephrase

― Je puis vous affirmer ma chegravere Ursule ditle cureacute que vous pouvez et que vous devez ac-cepter une partie de cette donation

― Nous pardonnez-vous  dit humblementle colosse en se mettant agrave genoux devantcette jeune fille eacutetonneacutee Dans quelques heureslrsquoopeacuteration va se faire par le premier chirurgiende lrsquoHocirctel-Dieu mais je ne me fie point agrave lascience humaine je crois agrave la toute puissancede Dieu  Si vous nous pardonniez si vous al-liez demander agrave Dieu de nous conserver notrefils il aura la force de supporter ce supplice etjrsquoen suis certain nous aurons le bonheur de leconserver

― Allons tous agrave lrsquoeacuteglise  dit Ursule en se le-vant

Une fois debout elle jeta un cri perccedilant re-tomba sur son fauteuil et srsquoeacutevanouit Quand elleeut repris ses sens elle aperccedilut ses amis moins

Minoret qui srsquoeacutetait preacutecipiteacute dehors pour allerchercher un meacutedecin tous les yeux arrecircteacutes surelle inquiets attendant un mot Ce mot reacutepan-dit un effroi dans tous les cœurs

― Jrsquoai vu mon parrain agrave la porte dit-elle etil mrsquoa fait signe qursquoil nrsquoy avait aucun espoir

Le lendemain de lrsquoopeacuteration Deacutesireacute mouruten effet emporteacute par la fiegravevre et par la reacutevulsiondans les humeurs qui succegravede agrave ces opeacuterationsMadame Minoret dont le cœur nrsquoavait drsquoautresentiment que la materniteacute devint folle apregraveslrsquoenterrement de son fils et fut conduite par sonmari chez le docteur Blanche ougrave elle est morteen 1841

Trois mois apregraves ces eacuteveacutenements en jan-vier 1837 Ursule eacutepousa Savinien du consen-tement de madame de Portenduegravere Minoretintervint au contrat pour donner agrave mademoi-selle Miroueumlt sa terre du Rouvre et vingt-quatremille francs de rente sur le grand-livre en negardant de sa fortune que la maison de son

oncle et six mille francs de rente Il est devenulrsquohomme le plus charitable le plus pieux de Ne-mours  il est marguillier de la paroisse et la pro-vidence des malheureux

― Les pauvres ont remplaceacute mon enfant dit-il

Si vous avez remarqueacute sur le bord des che-mins dans les pays ougrave lrsquoon eacutetecircte le checircnequelque vieil arbre blanchi et comme foudroyeacutepoussant encore des jets les flancs ouverts etimplorant la hache vous aurez une ideacutee duvieux maicirctre de poste en cheveux blancs cas-seacute maigre dans qui les anciens du pays ne re-trouvent rien de lrsquoimbeacutecile heureux que vousavez vu attendant son fils au commencementde cette histoire  il ne prend plus son tabac de lamecircme maniegravere il porte quelque chose de plusque son corps Enfin on sent en toute chose quele doigt de Dieu srsquoest appesanti sur cette figurepour en faire un exemple terrible Apregraves avoirtant haiuml la pupille de son oncle ce vieillard a

comme le docteur Minoret si bien concentreacuteses affections sur Ursule qursquoil srsquoest constitueacute lereacutegisseur de ses biens agrave Nemours

Monsieur et madame de Portenduegraverepassent cinq mois de lrsquoanneacutee agrave Paris ougrave ils ontacheteacute dans le faubourg Saint-Germain un pe-tit hocirctel Apregraves avoir donneacute sa maison de Ne-mours aux Sœurs de Chariteacute pour y tenir uneeacutecole gratuite madame de Portenduegravere la megravereest alleacutee habiter le Rouvre dont la conciergeen chef est la Bougival Le pegravere de Cabirollelrsquoancien conducteur de la Ducler homme desoixante ans a eacutepouseacute la Bougival qui possegravededouze cents francs de rente outre les amples re-venus de sa place Cabirolle fils est le cocher demonsieur de Portenduegravere

Quand en voyant passer aux Champs-Eacutely-seacutees une de ces charmantes petites voituresbasses appeleacutees escargots doubleacutee de soie grisde lin orneacutee drsquoagreacutements bleus vous y admi-rerez une jolie femme blonde la figure enve-

loppeacutee comme drsquoun feuillage par des milliersde boucles montrant des yeux semblables agrave despervenches lumineuses et pleins drsquoamour leacutegegrave-rement appuyeacutee sur un beau jeune homme  sivous eacutetiez mordu par un deacutesir envieux pensezque ce beau couple aimeacute de Dieu a drsquoavancepayeacute sa quote-part aux malheurs de la vie Cesdeux amants marieacutes seront vraisemblablementle vicomte de Portenduegravere et sa femme Il nrsquoy apas deux meacutenages semblables dans Paris

― Crsquoest le plus joli bonheur que jrsquoaie jamaisvu disait drsquoeux derniegraverement madame la com-tesse de lrsquoEstorade

Beacutenissez donc ces heureux enfants au lieu deles jalouser et cherchez une Ursule Miroueumltune jeune fille eacuteleveacutee par trois vieillards et parla meilleure des megraveres par lrsquoAdversiteacute

Goupil qui rend service agrave tout le monde etque lrsquoon regarde agrave juste titre comme lrsquohommele plus spirituel de Nemours a lrsquoestime de sapetite ville  mais il est puni dans ses enfants

qui sont horribles rachitiques hydroceacutephalesDionis son preacutedeacutecesseur fleurit agrave la Chambredes Deacuteputeacutes dont il est un des plus beaux or-nements agrave la grande satisfaction du roi desFranccedilais qui voit madame Dionis agrave tous sesbals Madame Dionis raconte agrave toute la villede Nemours les particulariteacutes de ses reacuteceptionsaux Tuileries et les grandeurs de la cour du roides Franccedilais  elle trocircne agrave Nemours au moyendu trocircne qui certes devient alors populaire

Bongrand est juge drsquoinstruction au tribunalde Fontainebleau  son fils qui a eacutepouseacute made-moiselle Levrault est un tregraves-honnecircte procu-reur-geacuteneacuteral

Madame Creacutemiegravere dit toujours les plus jo-lies choses du monde Elle ajoute un g agrave tam-bourg soi-disant parce que sa plume crache Laveille du mariage de sa fille elle lui a dit en ter-minant ses instructions laquo qursquoune femme devaitecirctre la chenille ouvriegravere de sa maison et y por-ter en toute chose des yeux de sphinx raquo Goupil

fait drsquoailleurs un recueil des coqs-agrave-lrsquoacircne de sacousine un Creacutemieacuterana

― Nous avons eu la douleur de perdre lebon abbeacute Chaperon a dit cet hiver madamela vicomtesse de Portenduegravere qui lrsquoavait soigneacutependant sa maladie Tout le canton eacutetait agrave sonconvoi Nemours a du bonheur car le succes-seur de ce saint homme est le veacuteneacuterable cureacute deSaint-Lange

Paris juin - juillet 1841

ILLUSTRATIONS

Le cureacute ChaperonJean-Seacutebastien-Marie GoupilMadame de Portenduegravere

COLOPHON

Ce volume est le vingt-sixiegraveme de lrsquoeacuteditionEacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Le textede reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume 5(1843) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=24oTAAAAQAAJ Les erreurs ortho-graphiques et typographiques de cette eacuteditionsont indiqueacutees entre crochets  laquo accomplissant[accomplisant] raquo Toutefois les orthographesnormales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacuteeset les capitales sont systeacutematiquement accen-tueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Ursule Miroueumlt
    • Les heacuteritiers alarmeacutes
    • La succession Minoret
      • Illustrations
        • Le cureacute Chaperon
        • Jean-Seacutebastien-Marie Goupil
        • Madame de Portenduegravere
          • Colophon
Page 2: Ursule Mirouët - biblioteka.kijowski.pl

Agrave MADEMOISELLE SOPHIE SURVILLE

Crsquoest un vrai plaisir ma chegravere niegravece que dete deacutedier un livre dont le sujet et les deacutetailsont eu lrsquoapprobation si difficile agrave obtenir drsquounejeune fille agrave qui le monde est encore inconnu etqui ne transige avec aucun des nobles principesdrsquoune sainte eacuteducation Vous autres jeunes fillesvous ecirctes un public redoutable  car on ne doitvous laisser lire que des livres purs comme votreacircme est pure et lrsquoon vous deacutefend certaines lec-tures comme on vous empecircche de voir la Socieacute-teacute telle qursquoelle est Nrsquoest-ce pas alors agrave donner delrsquoorgueil agrave un auteur que de vous avoir plu  Dieuveuille que lrsquoaffection ne trsquoait pas trompeacutee  Quinous le dira  lrsquoavenir que tu verras je lrsquoespegravereet ougrave je ne serai plus

Ton oncleHONOREacute DE BALZAC

PREMIEgraveRE PARTIE

LES HEacuteRITIERS ALARMEacuteS

En entrant agrave Nemours du cocircteacute de Paris onpasse sur le canal du Loing dont les bergesforment agrave la fois de champecirctres remparts etde pittoresques promenades agrave cette jolie petiteville Depuis 1830 on a malheureusement bacirc-ti plusieurs maisons en deccedilagrave du pont Si cetteespegravece de faubourg srsquoaugmente la physiono-mie de la ville y perdra sa gracieuse origina-liteacute Mais en 1829 les cocircteacutes de la route eacutetantlibres le maicirctre de poste grand et gros hommedrsquoenviron soixante ans assis au point culmi-nant de ce pont pouvait par une belle matineacuteeparfaitement embrasser ce qursquoen termes de sonart on nomme un ruban de queue Le mois deseptembre deacuteployait ses treacutesors lrsquoatmosphegravereflambait au-dessus des herbes et des cailloux

aucun nuage nrsquoalteacuterait le bleu de lrsquoeacutether dont lapureteacute partout vive et mecircme agrave lrsquohorizon indi-quait lrsquoexcessive rareacutefaction de lrsquoair Aussi Mi-noret-Levrault ainsi se nommait le maicirctre deposte eacutetait-il obligeacute de se faire un garde-vueavec une de ses mains pour ne pas ecirctre eacuteblouiEn homme impatienteacute drsquoattendre il regardaittantocirct les charmantes prairies qui srsquoeacutetalent agravedroite de la route et ougrave ses regains poussaienttantocirct la colline chargeacutee de bois qui sur lagauche srsquoeacutetend de Nemours agrave Bouron Il enten-dait dans la valleacutee du Loing ougrave retentissaientles bruits du chemin repousseacutes par la collinele galop de ses propres chevaux et les claque-ments de fouet de ses postillons Ne faut-il pasecirctre bien maicirctre de poste pour srsquoimpatienterdevant une prairie ougrave se trouvaient des bes-tiaux comme en fait Paul Potter sous un cielde Raphaeumll sur un canal ombrageacute drsquoarbres dansla maniegravere drsquoHobbeacutema  Qui connaicirct Nemourssait que la nature y est aussi belle que lrsquoart dont

la mission est de la spiritualiser  lagrave le paysagea des ideacutees et fait penser Mais agrave lrsquoaspect deMinoret-Levraut un artiste aurait quitteacute le sitepour croquer ce bourgeois tant il eacutetait origi-nal agrave force drsquoecirctre commun Reacuteunissez toutesles conditions de la brute vous obtenez Cali-ban qui certes est une grande chose Lagrave ougravela Forme domine le Sentiment disparaicirct Lemaicirctre de poste preuve vivante de cet axiomepreacutesentait une de ces physionomies ougrave le pen-seur aperccediloit difficilement trace drsquoacircme sous laviolente carnation que produit un brutal deacute-veloppement de la chair Sa casquette en drapbleu agrave petite visiegravere et agrave cocirctes de melon mou-lait une tecircte dont les fortes dimensions prou-vaient que la science de Gall nrsquoa pas encoreabordeacute le chapitre des exceptions Les cheveuxgris et comme lustreacutes qui deacutebordaient la cas-quette vous eussent deacutemontreacute que la chevelureblanchit par drsquoautres causes que par les fatiguesdrsquoesprit ou par les chagrins De chaque cocircteacute

de la tecircte on voyait de larges oreilles presquecicatriseacutees sur les bords par les eacuterosions drsquounsang trop abondant qui semblait precirct agrave jaillirau moindre effort Le teint offrait des tons vio-laceacutes sous une couche brune due agrave lrsquohabitudedrsquoaffronter le soleil Les yeux gris agiteacutes enfon-ceacutes cacheacutes sous deux buissons noirs ressem-blaient aux yeux des Kalmouks venus en 1815 srsquoils brillaient par moments ce ne pouvait ecirctreque sous lrsquoeffort drsquoune penseacutee cupide Le nezdeacuteprimeacute depuis sa racine se relevait brusque-ment en pied de marmite Des legravevres eacutepaissesen harmonie avec un double menton presquerepoussant dont la barbe faite agrave peine deux foispar semaine maintenait un meacutechant foulard agravelrsquoeacutetat de corde useacutee  un cou plisseacute par la graissequoique tregraves-court  de fortes joues compleacute-taient les caractegraveres de la puissance stupide queles sculpteurs impriment agrave leurs cariatides Mi-noret-Levrault ressemblait agrave ces statues agrave cettediffeacuterence pregraves qursquoelles supportent un eacutedifice

et qursquoil avait assez agrave faire de se soutenir lui-mecircme Vous rencontrerez beaucoup de ces At-las sans monde Le buste de cet homme eacutetaitun bloc  vous eussiez dit drsquoun taureau releveacutesur ses deux jambes de derriegravere Les bras vigou-reux se terminaient par des mains eacutepaisses etdures larges et fortes qui pouvaient et savaientmanier le fouet les guides la fourche et aux-quelles aucun postillon ne se jouait Lrsquoeacutenormeventre de ce geacuteant eacutetait supporteacute par des cuissesgrosses comme le corps drsquoun adulte et par despieds drsquoeacuteleacutephant La colegravere devait ecirctre rare chezcet homme mais terrible apoplectique alorsqursquoelle eacuteclatait Quoique violent et incapable dereacuteflexion cet homme nrsquoavait rien fait qui justi-fiacirct les sinistres promesses de sa physionomieAgrave qui tremblait devant ce geacuteant ses postillonsdisaient  ― Oh  il nrsquoest pas meacutechant 

Le maicirctre de Nemours pour nous servir delrsquoabreacuteviation usiteacutee en beaucoup de pays por-tait une veste de chasse en velours vert bou-

teille un pantalon de coutil vert agrave raies vertesun ample gilet jaune en poil de chegravevre dansla poche duquel on apercevait une tabatiegraveremonstrueuse dessineacutee par un cercle noir Agrave nezcamard grosse tabatiegravere est une loi presquesans exception

Fils de la Reacutevolution et spectateur delrsquoEmpire Minoret-Levrault ne srsquoeacutetait jamaismecircleacute de politique  quant agrave ses opinions reli-gieuses il nrsquoavait mis le pied agrave lrsquoeacuteglise que pourse marier  quant agrave ses principes dans la vie pri-veacutee ils existaient dans le Code civil  tout ceque la loi ne deacutefendait pas ou ne pouvait at-teindre il le croyait faisable Il nrsquoavait jamais luque le journal du deacutepartement de Seine et Oiseou quelques instructions relatives agrave sa profes-sion Il passait pour un cultivateur habile  maissa science eacutetait purement pratique Ainsi chezMinoret-Levrault le moral ne deacutementait pas lephysique Aussi parlait-il rarement  et avant deprendre la parole prenait-il toujours une prise

de tabac pour se donner le temps de cherchernon pas des ideacutees mais des mots Bavard ilvous eucirct paru manqueacute En pensant que cetteespegravece drsquoeacuteleacutephant sans trompe et sans intelli-gence se nomme Minoret-Levrault ne doit-onpas reconnaicirctre avec Sterne lrsquoocculte puissancedes noms qui tantocirct raillent et tantocirct preacutedisentles caractegraveres  Malgreacute ces incapaciteacutes visiblesen trente-six ans il avait la Reacutevolution aidantgagneacute trente mille livres de rente en prairiesterres labourables et bois Si Minoret inteacuteresseacutedans les messageries de Nemours et dans cellesdu Gacirctinais agrave Paris travaillait encore il agis-sait en ceci moins par habitude que pour un filsunique auquel il voulait preacuteparer un bel avenirCe fils devenu selon lrsquoexpression des paysansun monsieur venait de terminer son Droit etdevait precircter serment agrave la rentreacutee comme avo-cat stagiaire Monsieur et madame Minoret-Le-vrault car agrave travers ce colosse tout le mondeaperccediloit une femme sans laquelle une si belle

fortune serait impossible laissaient leur filslibre de se choisir une carriegravere  notaire agrave Parisprocureur du roi quelque part receveur-geacuteneacute-ral nrsquoimporte ougrave agent de change ou maicirctre deposte Quelle fantaisie pouvait se refuser agrave queleacutetat ne devait pas preacutetendre le fils drsquoun hommede qui lrsquoon disait depuis Montargis jusqursquoagrave Es-sonne  laquo Le pegravere Minoret ne connaicirct pas sa for-tune  raquo Ce mot avait reccedilu quatre ans aupara-vant une sanction nouvelle quand apregraves avoirvendu son auberge Minoret srsquoeacutetait bacircti des eacutecu-ries et une maison superbes en transportant laposte de la Grandrsquorue sur le port Ce nouvel eacuteta-blissement avait coucircteacute deux cent mille francsque les commeacuterages doublaient agrave trente lieuesagrave la ronde La poste de Nemours veut un grandnombre de chevaux elle va jusqursquoagrave Fontaine-bleau sur Paris et dessert au delagrave les routes deMontargis et de Montereau  de tous les cocircteacutes lerelais est long et les sables de la route de Mon-targis autorisent ce fantastique troisiegraveme che-

val qui se paye toujours et ne se voit jamais Unhomme bacircti comme Minoret riche comme Mi-noret et agrave la tecircte drsquoun pareil eacutetablissement pou-vait donc srsquoappeler sans antiphrase le maicirctrede Nemours Quoiqursquoil nrsquoeucirct jamais penseacute ni agraveDieu ni agrave diable qursquoil fucirct mateacuterialiste pratiquecomme il eacutetait agriculteur pratique eacutegoiumlste pra-tique avare pratique Minoret avait jusqursquoalorsjoui drsquoun bonheur sans meacutelange si lrsquoon doitregarder une vie purement mateacuterielle commeun bonheur En voyant le bourrelet de chairpeleacutee qui enveloppait la derniegravere vertegravebre etcomprimait le cervelet de cet homme en en-tendant surtout sa voix grecircle et clairette quicontrastait ridiculement avec son encolure unphysiologiste eucirct parfaitement compris pour-quoi ce grand gros eacutepais cultivateur adoraitson fils unique et pourquoi peut-ecirctre il lrsquoavaitattendu si long-temps comme le disait assezle nom de Deacutesireacute que portait lrsquoenfant Enfinsi lrsquoamour en trahissant une riche organisa-

tion est chez lrsquohomme une promesse des plusgrandes choses les philosophes comprendrontles causes de lrsquoincapaciteacute de Minoret La megravereagrave qui fort heureusement le fils ressemblait ri-valisait de gacircteries avec le pegravere Aucun natu-rel drsquoenfant nrsquoaurait pu reacutesister agrave cette idolacirctrieAussi Deacutesireacute qui connaissait lrsquoeacutetendue de sonpouvoir savait-il traire la cassette de sa megravereet puiser dans la bourse de son pegravere en fai-sant croire agrave chacun des auteurs de ses joursqursquoil ne srsquoadressait qursquoagrave lui Deacutesireacute qui jouaitagrave Nemours un rocircle infiniment supeacuterieur agrave ce-lui que joue un prince royal dans la capitale deson pegravere avait voulu se passer agrave Paris toutesses fantaisies comme il se les passait dans sa pe-tite ville et chaque anneacutee il y avait deacutepenseacute plusde douze mille francs Mais aussi pour cettesomme avait-il acquis des ideacutees qui ne lui se-raient jamais venues agrave Nemours  il srsquoeacutetait deacute-pouilleacute de la peau du provincial il avait comprisla puissance de lrsquoargent et vu dans la magistra-

ture un moyen drsquoeacuteleacutevation Pendant cette der-niegravere anneacutee il avait deacutepenseacute dix mille francs deplus en se liant avec des artistes avec des jour-nalistes et leurs maicirctresses Une lettre confiden-tielle assez inquieacutetante eucirct au besoin expliqueacutela faction du maicirctre de poste agrave qui son fils de-mandait son appui pour un mariage  mais lamegravere Minoret-Levrault occupeacutee agrave preacuteparer unsomptueux deacutejeuner pour ceacuteleacutebrer le triompheet le retour du licencieacute en droit avait envoyeacuteson mari sur la route en lui disant de monteragrave cheval srsquoil ne voyait pas la diligence La dili-gence qui devait amener ce fils unique arriveordinairement agrave Nemours vers cinq heures dumatin et neuf heures sonnaient  Qui pouvaitcauser un pareil retard  Avait-on verseacute  Deacutesireacutevivait-il  Avait-il seulement la jambe casseacutee 

Trois batteries de coups de fouet eacuteclatentet deacutechirent lrsquoair comme une mousqueterieles gilets rouges des postillons poindent dixchevaux hennissent  le maicirctre ocircte sa casquette

et lrsquoagite il est aperccedilu Le postillon le mieuxmonteacute celui qui ramenait deux chevaux decalegraveche gris-pommeleacute pique son porteur de-vance cinq gros chevaux de diligence les Mino-ret de lrsquoeacutecurie trois chevaux de berline et arrivedevant le maicirctre

― As-tu vu la Ducler Sur les grandes routes on donne aux di-

ligences des noms assez fantastiques  on ditla Caillard la Ducler (la voiture de Ne-mours agrave Paris) le Grand-Bureau Toute entre-prise nouvelle est la Concurrence  Du tempsde lrsquoentreprise des Lecomte leurs voituressrsquoappelaient la Comtesse ― Caillard nrsquoa pas at-trapeacute la Comtesse mais le Grand-Bureau luia joliment brucircleacute sa robe tout de mecircme ― La Caillard et le Grand-Bureau ont enfon-ceacute les Franccedilaises (les Messageries-Franccedilaises)Si vous voyez le postillon allant agrave tout breacute-siller et refuser un verre de vin questionnezle conducteur  il vous reacutepond le nez au vent

lrsquoœil sur lrsquoespace  ― La Concurrence est devant ― Et nous ne la voyons pas  dit le postillonLe sceacuteleacuterat il nrsquoaura pas fait manger ses voya-geurs  ― Est-ce qursquoil en a  reacutepond le conduc-teur Tape donc sur Polignac  Tous les mauvaischevaux se nomment Polignac Telles sont lesplaisanteries et le fond de la conversation entreles postillons et les conducteurs en haut des voi-tures Autant de professions en France autantdrsquoargots

― As-tu vu dans la Ducler ― Monsieur Deacutesireacute  reacutepondit le postillon en

interrompant son maicirctre Eh  vous avez ducircnous entendre nos fouets vous lrsquoannonccedilaientassez nous pensions bien que vous eacutetiez sur laroute

― Pourquoi donc la diligence est-elle en re-tard de quatre heures 

― Le cercle drsquoune des roues de derriegravere srsquoestdeacutetacheacute entre Essonne et Ponthierry Mais il nrsquoy

a pas eu drsquoaccident  agrave la monteacutee Cabirolle srsquoestheureusement aperccedilu de la chose

En ce moment une femme endimancheacuteecar les voleacutees de la cloche de Nemours appe-laient les habitants agrave la messe du dimancheune femme drsquoenviron trente-six ans aborda lemaicirctre de poste

― Eh  bien mon cousin dit-elle vous nevouliez pas me croire  Notre oncle est avecUrsule dans la Grandrsquorue et ils vont agrave lagrandrsquomesse

Malgreacute les lois de la poeacutetique moderne surla couleur locale il est impossible de pousserla veacuteriteacute jusqursquoagrave reacutepeacuteter lrsquohorrible injure mecircleacuteede jurons que cette nouvelle en apparence sipeu dramatique fit sortir de la large bouche deMinoret-Levrault  sa voix grecircle devint sifflanteet sa figure preacutesenta cet effet que les gens dupeuple nomment ingeacutenieusement un coup desoleil

― Est-ce sucircr  dit-il apregraves la premiegravere explo-sion de sa colegravere

Les postillons passegraverent avec leurs chevauxen saluant leur maicirctre qui parut ne les avoirni vus ni entendus Au lieu drsquoattendre son filsMinoret-Levrault remonta la Grandrsquorue avec sacousine

― Ne vous lrsquoai-je pas toujours dit  re-prit-elle Quand le docteur Minoret nrsquoaura plussa tecircte cette petite sainte nitouche le jetteradans la deacutevotion  et comme qui tient lrsquoesprittient la bourse elle aura notre succession

― Mais madame Massin dit le maicirctre deposte heacutebeacuteteacute

― Ah  vous aussi reprit madame Massinen interrompant son cousin vous allez medire comme Massin  Est-ce une petite fille dequinze ans qui peut inventer des plans pareilset les exeacutecuter  faire quitter ses opinions agrave unhomme de quatre-vingt-trois ans qui nrsquoa jamaismis le pied dans une eacuteglise que pour se ma-

rier qui a les precirctres dans une telle horreurqursquoil nrsquoa pas mecircme accompagneacute cette enfant agravela paroisse le jour de sa premiegravere communion Eh  bien pourquoi si le docteur Minoret ales precirctres en horreur passe-t-il depuis quinzeans presque toutes les soireacutees de la semaineavec lrsquoabbeacute Chaperon  Le vieil hypocrite nrsquoa ja-mais manqueacute de donner agrave Ursule vingt francspour mettre au cierge quand elle rend le painbeacutenit Vous ne vous souvenez donc plus du ca-deau fait par Ursule agrave lrsquoeacuteglise pour remercier lecureacute de lrsquoavoir preacutepareacutee agrave sa premiegravere commu-nion  elle y avait employeacute tout son argent etson parrain le lui a rendu mais doubleacute Vousne faites attention agrave rien vous autres hommes En apprenant ces deacutetails jrsquoai dit  Adieu paniersvendanges sont faites  Un oncle agrave succession nese conduit pas ainsi sans des intentions enversune petite morveuse ramasseacutee dans la rue

― Bah  ma cousine reprit le maicirctre de postele bonhomme megravene peut-ecirctre Ursule par ha-

sard agrave lrsquoeacuteglise Il fait beau notre oncle va se pro-mener

― Mon cousin notre oncle tient un livre depriegraveres agrave la main  et il vous a un air cafard  En-fin vous lrsquoallez voir

― Ils cachaient bien leur jeu reacutepondit le grosmaicirctre de poste car la Bougival mrsquoa dit qursquoilnrsquoeacutetait jamais question de religion entre le doc-teur et lrsquoabbeacute Chaperon Drsquoailleurs le cureacute deNemours est le plus honnecircte homme de la terreil donnerait sa derniegravere chemise agrave un pauvre  ilest incapable drsquoune mauvaise action  et subtili-ser une succession crsquoest

― Mais crsquoest voler dit madame Massin― Crsquoest pis  cria Minoret-Levrault exaspeacutereacute

par lrsquoobservation de sa bavarde cousine― Je sais reacutepondit madame Massin que

lrsquoabbeacute Chaperon quoique precirctre est un hon-necircte homme  mais il est capable de tout pourles pauvres  Il aura mineacute mineacute mineacute notreoncle en dessous et le docteur sera tombeacute dans

le cagotisme Nous eacutetions tranquilles et le voilagraveperverti Un homme qui nrsquoa jamais cru agrave rien etqui avait des principes  oh  crsquoest fait pour nousMon mari est cen dessus dessous

Madame Massin dont les phrases eacutetaient au-tant de flegraveches qui piquaient son gros cousin lefaisait marcher malgreacute son embonpoint aus-si promptement qursquoelle au grand eacutetonnementdes gens qui se rendaient agrave la messe Elle vou-lait rejoindre cet oncle Minoret et le montrer aumaicirctre de poste

Du cocircteacute du Gacirctinais Nemours est domineacutepar une colline le long de laquelle srsquoeacutetendentla route de Montargis et le Loing Lrsquoeacuteglise surles pierres de laquelle le temps a jeteacute son richemanteau noir car elle a sans doute eacuteteacute rebacirc-tie au quatorziegraveme siegravecle par les Guise pourlesquels Nemours fut eacuterigeacute en ducheacute-pairie sedresse au bout de la petite ville au bas drsquounegrande arche qui lrsquoencadre Pour les monu-ments comme pour les hommes la position fait

tout Ombrageacutee par quelques arbres et mise enrelief par une place proprette cette eacuteglise soli-taire produit un effet grandiose En deacutebouchantsur la place le maicirctre de Nemours put voir sononcle donnant le bras agrave la jeune fille nommeacuteeUrsule tenant chacun leur Paroissien et entrantagrave lrsquoeacuteglise Le vieillard ocircta son chapeau sous leporche et sa tecircte entiegraverement blanche commeun sommet couronneacute de neige brilla dans lesdouces teacutenegravebres de la faccedilade

― Eh  bien Minoret que dites-vous de laconversion de votre oncle  srsquoeacutecria le percepteurdes contributions de Nemours nommeacute Creacute-miegravere

― Que voulez-vous que je dise  lui reacuteponditle maicirctre de poste en lui offrant une prise detabac

― Bien reacutepondu pegravere Levrault  vous nepouvez pas dire ce que vous pensez si unillustre auteur a eu raison drsquoeacutecrire que lrsquohommeest obligeacute de penser sa parole avant de par-

ler sa penseacutee srsquoeacutecria malicieusement un jeunehomme qui survint et qui jouait dans Nemoursle personnage de Meacutephistopheacutelegraves de Faust

Ce mauvais garccedilon nommeacute Goupil eacutetaitle premier clerc de monsieur Creacutemiegravere-Dio-nis le notaire de Nemours Malgreacute les anteacuteceacute-dents drsquoune conduite presque crapuleuse Dio-nis avait pris Goupil dans son Eacutetude quand leseacutejour de Paris ougrave le clerc avait dissipeacute la suc-cession de son pegravere fermier aiseacute qui le destinaitau notariat lui fut interdit par une complegravete in-digence En voyant Goupil vous eussiez aussi-tocirct compris qursquoil se fucirct hacircteacute de jouir de la vie car pour obtenir des jouissances il devait lespayer cher Malgreacute sa petite taille le clerc avaitagrave vingt-sept ans le buste deacuteveloppeacute comme peutlrsquoecirctre celui drsquoun homme de quarante ans Desjambes grecircles et courtes une large face au teintbrouilleacute comme un ciel avant lrsquoorage et sur-monteacutee drsquoun front chauve faisaient encore res-sortir cette bizarre conformation Aussi sonvisage semblait-il appartenir agrave un bossu dontla bosse eucirct eacuteteacute en dedans Une singulariteacute dece visage aigre et pacircle confirmait lrsquoexistence

de cette invisible gibbositeacute Courbe et torducomme celui de beaucoup de bossus le nez sedirigeait de droite agrave gauche au lieu de parta-ger exactement la figure La bouche contrac-teacutee aux deux coins comme celle des Sardeseacutetait toujours sur le qui-vive de lrsquoironie La che-velure rare et roussacirctre tombait par megravechesplates et laissait voir le cracircne par places Lesmains grosses et mal emmancheacutees au bout debras trop longs eacutetaient crochues et rarementpropres Goupil portait des souliers bons agrave jeterau coin drsquoune borne et des bas en filoselle drsquounnoir rougeacirctre  son pantalon et son habit noiruseacutes jusqursquoagrave la corde et presque gras de crasse ses gilets piteux dont quelques boutons man-quaient de moules  le vieux foulard qui lui ser-vait de cravate toute sa mise annonccedilait la cy-nique misegravere agrave laquelle ses passions le condam-naient Cet ensemble de choses sinistres eacutetaitdomineacute par deux yeux de chegravevre une prunellecercleacutee de jaune agrave la fois lascifs et lacircches Per-

sonne nrsquoeacutetait plus craint ni plus respecteacute queGoupil dans Nemours Armeacute des preacutetentionsque comportait sa laideur il avait ce deacutetestableesprit particulier agrave ceux qui se permettent toutet lrsquoemployait agrave venger les meacutecomptes drsquoune ja-lousie permanente Il rimait les couplets sati-riques qui se chantent au carnaval il organisaitles charivaris il faisait agrave lui seul le petit journalde la ville Dionis homme fin et faux par celamecircme assez craintif gardait Goupil autant parpeur qursquoagrave cause de son excessive intelligenceet de sa connaissance profonde des inteacuterecircts dupays Mais le patron se deacutefiait tant du clerc qursquoilreacutegissait lui-mecircme sa caisse ne le logeait pointchez lui le tenait agrave distance et ne lui confiaitaucune affaire secregravete ou deacutelicate Aussi le clercflattait-il son patron en cachant le ressentimentque lui causait cette conduite et surveillait-ilmadame Dionis dans une penseacutee de vengeanceDoueacute drsquoune compreacutehension vive il avait le tra-vail facile

― Oh  toi te voilagrave deacutejagrave riant de notre mal-heur reacutepondit le maicirctre de poste au clerc qui sefrottait les mains

Comme Goupil flattait bassement toutes lespassions de Deacutesireacute qui depuis cinq ans en fai-sait son compagnon le maicirctre de poste le trai-tait assez cavaliegraverement sans soupccedilonner quelhorrible treacutesor de mauvais vouloirs srsquoentassaitau fond du cœur de Goupil agrave chaque nouvelleblessure Apregraves avoir compris que lrsquoargent luieacutetait plus neacutecessaire qursquoagrave tout autre le clercqui se savait supeacuterieur agrave toute la bourgeoisie deNemours voulait faire fortune et comptait surlrsquoamitieacute de Deacutesireacute pour acheter une des troischarges de la ville le greffe de la Justice de Paixlrsquoeacutetude drsquoun des huissiers ou celle de DionisAussi supportait-il patiemment les algaradesdu maicirctre de poste les meacutepris de madame Mi-noret-Levrault et jouait-il un rocircle infacircme au-pregraves de Deacutesireacute qui depuis deux ans lui lais-sait consoler les Arianes victimes de la fin des

vacances Goupil deacutevorait ainsi les miettes desambigus qursquoil avait preacutepareacutes

― Si jrsquoavais eacuteteacute le neveu du bonhomme il nemrsquoaurait pas donneacute Dieu pour coheacuteritier reacutepli-qua le clerc en montrant par un hideux ricane-ment des dents rares noires et menaccedilantes

En ce moment Massin-Levrault junior legreffier de la Justice de Paix rejoignit sa femmeen amenant madame Creacutemiegravere la femme dupercepteur de Nemours Ce personnage un desplus acircpres bourgeois de la petite ville avaitla physionomie drsquoun Tartare  des yeux petitset ronds comme des sinelles sous un frontdeacuteprimeacute les cheveux creacutepus le teint huileuxde grandes oreilles sans rebords une bouchepresque sans legravevres et la barbe rare Ses ma-niegraveres avaient lrsquoimpitoyable douceur des usu-riers dont la conduite repose sur des principesfixes Il parlait comme un homme qui a une ex-tinction de voix Enfin pour le peindre il suf-

fira de dire qursquoil employait sa fille aicircneacutee et safemme agrave faire ses expeacuteditions de jugements

Madame Creacutemiegravere eacutetait une grosse femmedrsquoun blond douteux au teint cribleacute de tachesde rousseur un peu trop serreacutee dans ses robeslieacutee avec madame Dionis et qui passait pourinstruite parce qursquoelle lisait des romans Cettefinanciegravere du dernier ordre pleine de preacuteten-tions agrave lrsquoeacuteleacutegance et au bel-esprit attendaitlrsquoheacuteritage de son oncle pour prendre un certaingenre orner son salon et y recevoir la bourgeoi-sie  car son mari lui refusait les lampes Car-cel les lithographies et les futiliteacutes qursquoelle voyaitchez la notaresse Elle craignait excessivementGoupil qui guettait et colportait ses capsulin-guettes (elle traduisait ainsi le mot lapsus lin-guae) Un jour madame Dionis lui dit qursquoelle nesavait plus quelle eau prendre pour ses dents― Prenez de lrsquoopiat lui reacutepondit-elle

Presque tous les collateacuteraux du vieux docteurMinoret se trouvegraverent alors reacuteunis sur la place

et lrsquoimportance de lrsquoeacuteveacutenement qui les ameutaitfut si geacuteneacuteralement sentie que les groupes depaysans et de paysannes armeacutes de leurs para-pluies rouges tous vecirctus de ces couleurs eacutecla-tantes qui les rendent si pittoresques les joursde fecircte agrave travers les chemins eurent les yeuxsur les heacuteritiers Minoret Dans les petites villesqui tiennent le milieu entre les gros bourgs etles villes ceux qui ne vont pas agrave la messe res-tent sur la place On y cause drsquoaffaires Agrave Ne-mours lrsquoheure des offices est celle drsquoune boursehebdomadaire agrave laquelle venaient souvent lesmaicirctres des habitations eacuteparses dans un rayondrsquoune demi-lieue Ainsi srsquoexplique lrsquoentente despaysans contre les bourgeois relativement auxprix des denreacutees et de la main-drsquoœuvre

― Et qursquoaurais-tu donc fait  dit le maicirctre deNemours agrave Goupil

― Je me serais rendu aussi neacutecessaire agrave savie que lrsquoair qursquoil respire Mais drsquoabord vousnrsquoavez pas su le prendre  Une succession veut

ecirctre soigneacutee autant qursquoune belle femme etfaute de soins elles eacutechappent toutes deux Sima patronne eacutetait lagrave reprit-il elle vous diraitcombien cette comparaison est juste

― Mais monsieur Bongrand vient de me direde ne point nous inquieacuteter reacutepondit le greffierde la Justice de Paix

― Oh  il y a bien des maniegraveres de dire ccedilareacutepondit Goupil en riant Jrsquoaurais bien vouluentendre votre finaud de juge de paix  Srsquoil nrsquoyavait plus rien agrave faire  si comme lui qui vit chezvotre oncle je savais tout perdu je vous dirais ― Ne vous inquieacutetez de rien 

En prononccedilant cette derniegravere phrase Goupileut un sourire si comique et lui donna une si-gnification si claire que les heacuteritiers soupccedilon-negraverent le greffier de srsquoecirctre laisseacute prendre aux fi-nesses du juge de paix Le percepteur gros pe-tit homme aussi insignifiant qursquoun percepteurdoit lrsquoecirctre et aussi nul qursquoune femme drsquoesprit

pouvait le souhaiter foudroya son coheacuteritierMassin par un  ― Quand je vous le disais 

Comme les gens doubles precirctent toujoursaux autres leur dupliciteacute Massin regarda de tra-vers le juge de paix qui causait en ce momentpregraves de lrsquoeacuteglise avec le marquis du Rouvre unde ses anciens clients

― Si je savais cela dit-il― Vous paralyseriez la protection qursquoil ac-

corde au marquis du Rouvre contre lequel ilest arriveacute des prises de corps et qursquoil arrose ence moment de ses conseils dit Goupil en glis-sant une ideacutee de vengeance au greffier Mais fi-lez doux avec votre chef  le bonhomme est finil doit avoir de lrsquoinfluence sur votre oncle etpeut encore lrsquoempecirccher de leacuteguer tout agrave lrsquoEacuteglise

― Bah  nous nrsquoen mourrons pas dit Mino-ret-Levrault en ouvrant son immense tabatiegravere

― Vous nrsquoen vivrez pas non plus reacuteponditGoupil en faisant frissonner les deux femmesqui plus promptement que leurs maris tradui-

saient en privations la perte de cette successiontant de fois employeacutee en bien-ecirctre Mais nousnoierons dans les flots de vin de Champagne cepetit chagrin en ceacuteleacutebrant le retour de Deacutesireacutenrsquoest-ce pas gros pegravere  ajouta-t-il en frappantsur le ventre du colosse et srsquoinvitant ainsi lui-mecircme de peur qursquoon ne lrsquooubliacirct

Avant drsquoaller plus loin peut-ecirctre les gensexacts aimeront-ils agrave trouver ici par avanceune espegravece drsquointituleacute drsquoinventaire assez neacuteces-saire drsquoailleurs pour connaicirctre les degreacutes deparenteacute qui rattachaient au vieillard si subi-tement converti ces trois pegraveres de famille ouleurs femmes Ces entre-croisements de racesau fond des provinces peuvent ecirctre le sujet deplus drsquoune reacuteflexion instructive

Agrave Nemours il ne se trouve que trois ouquatre maisons de petite noblesse inconnueparmi lesquelles brillait alors celle des Por-tenduegravere Ces familles exclusives hantent lesnobles qui possegravedent des terres ou des chacircteaux

aux environs et parmi lesquels on distingueles drsquoAiglemont proprieacutetaires de la belle terrede Saint-Lange et le marquis du Rouvre dontles biens cribleacutes drsquohypothegraveques eacutetaient guet-teacutes par les bourgeois Les nobles de la villesont sans fortune Pour tous biens madamede Portenduegravere posseacutedait une ferme de quatremille sept cents francs de rente et sa maisonen ville Agrave lrsquoencontre de ce minime faubourgSaint-Germain se groupent une dizaine de ri-chards drsquoanciens meuniers des neacutegociants re-tireacutes enfin une bourgeoisie en miniature souslaquelle srsquoagitent les petits deacutetaillants les pro-leacutetaires et les paysans Cette bourgeoisie offrecomme dans les Cantons Suisses et dans plu-sieurs autres petits pays le curieux spectaclede lrsquoirradiation de quelques familles autoch-tones [autocthones] gauloises peut-ecirctre reacute-gnant sur un territoire lrsquoenvahissant et rendantpresque tous les habitants cousins Sous LouisXI eacutepoque agrave laquelle le Tiers-Eacutetat a fini par

faire de ses surnoms de veacuteritables noms dontquelques-uns se mecirclegraverent agrave ceux de la Feacuteoda-liteacute la bourgeoisie de Nemours se composaitde Minoret de Massin de Levrault et de Creacute-miegravere Sous Louis XIII ces quatre familles pro-duisaient deacutejagrave des Massin-Creacutemiegravere des Le-vrault-Massin des Massin-Minoret des Mi-noret-Minoret des Creacutemiegravere-Levrault des Le-vrault-Minoret-Massin des Massin-Levraultdes Minoret-Massin des Massin-Massin desCreacutemiegravere-Massin tout cela barioleacute de juniorde fils aicircneacute de Creacutemiegravere-Franccedilois de Le-vrault-Jacques de Jean-Minoret agrave rendre foule pegravere Anselme du Peuple si le Peuple avaitjamais besoin de geacuteneacutealogiste Les variationsde ce kaleacuteidoscope domestique agrave quatre eacuteleacute-ments se compliquaient tellement par les nais-sances et par les mariages que lrsquoarbre geacuteneacutea-logique des bourgeois de Nemours eucirct embar-rasseacute les Beacuteneacutedictins de lrsquoAlmanach de Gothaeux-mecircmes malgreacute la science atomistique avec

laquelle ils disposent les zigzags des alliancesallemandes Pendant long-temps les Minoretoccupegraverent les tanneries les Creacutemiegravere tinrentles moulins les Massin srsquoadonnegraverent au com-merce les Levrault restegraverent fermiers Heureu-sement pour le pays ces quatre souches tal-laient au lieu de pivoter ou repoussaient debouture par lrsquoexpatriation des enfants qui cher-chaient fortune au dehors  il y a des Mino-ret couteliers agrave Melun des Levrault agrave Montar-gis des Massin agrave Orleacuteans et des Creacutemiegravere de-venus consideacuterables agrave Paris Diverses sont lesdestineacutees de ces abeilles sorties de la ruche-megravere Des Massin riches emploient neacutecessaire-ment des Massin ouvriers de mecircme qursquoil y ades princes allemands au service de lrsquoAutricheou de la Prusse Le mecircme deacutepartement voitun Minoret millionnaire gardeacute par un Mino-ret soldat Pleines du mecircme sang et appeleacutees dumecircme nom pour toute similitude ces quatrenavettes avaient tisseacute sans relacircche une toile hu-

maine dont chaque lambeau se trouvait robeou serviette batiste superbe au doublure gros-siegravere Le mecircme sang eacutetait agrave la tecircte aux piedsou au cœur en des mains industrieuses dansun poumon souffrant ou dans un front grosde geacutenie Les chefs de clan habitaient fidegravele-ment la petite ville ougrave les liens de parenteacutese relacircchaient se resserraient au greacute des eacuteveacute-nements repreacutesenteacutes par ce bizarre cognomo-nisme En quelque pays que vous alliez chan-gez les noms vous retrouverez le fait maissans la poeacutesie que la Feacuteodaliteacute lui avait im-primeacutee et que Walter Scott a reproduite avectant de talent Portons nos regards un peu plushaut examinons lrsquoHumaniteacute dans lrsquoHistoire Toutes les familles nobles du onziegraveme siegravecleaujourdrsquohui presque toutes eacuteteintes moins larace royale des Capet toutes ont neacutecessaire-ment coopeacutereacute agrave la naissance drsquoun Rohan drsquounMontmorency drsquoun Bauffremont drsquoun Mor-temart drsquoaujourdrsquohui  enfin toutes seront neacute-

cessairement dans le sang du dernier gentil-homme vraiment gentilhomme En drsquoautrestermes tout bourgeois est cousin drsquoun bour-geois tout noble est cousin drsquoun noble Commele dit la sublime page des geacuteneacutealogies bibliquesen mille ans trois familles Sem Cham et Ja-phet peuvent couvrir le globe de leurs enfantsUne famille peut devenir une nation et mal-heureusement une nation peut redevenir uneseule et simple famillePour le prouver il suffitdrsquoappliquer agrave la recherche des ancecirctres et agrave leuraccumulation que le temps accroicirct dans unereacutetrograde progression geacuteomeacutetrique multiplieacuteepar elle-mecircme le calcul de ce sage qui deman-dant agrave un roi de Perse pour reacutecompense drsquoavoirinventeacute le jeu drsquoeacutechecs un eacutepi de bleacute pour lapremiegravere case de lrsquoeacutechiquier en doublant tou-jours deacutemontra que le royaume ne suffirait pasagrave le payer Le lacis de la noblesse embrasseacute par lelacis de la bourgeoisie cet antagonisme de deuxsangs proteacutegeacutes lrsquoun par des institutions immo-

biles lrsquoautre par lrsquoactive patience du travail etpar la ruse du commerce a produit la reacutevolu-tion de 1789 Les deux sangs presque reacuteunis setrouvent aujourdrsquohui face agrave face avec des colla-teacuteraux sans heacuteritage Que feront-ils  Notre ave-nir politique est gros de la reacuteponse

La famille de celui qui sous Louis XVsrsquoappelait Minoret tout court eacutetait si nom-breuse qursquoun des cinq enfants le Minoret dontlrsquoentreacutee agrave lrsquoeacuteglise faisait eacuteveacutenement alla cher-cher fortune agrave Paris et ne se montra plus que deloin en loin dans sa ville natale ougrave il vint sansdoute chercher sa part drsquoheacuteritage agrave la mort deses grands-parents Apregraves avoir beaucoup souf-fert comme tous les jeunes gens doueacutes drsquounevolonteacute ferme et qui veulent une place dans lebrillant monde de Paris lrsquoenfant des Minoret sefit une destineacutee plus belle qursquoil ne la recircvait peut-ecirctre agrave son deacutebut  car il se voua tout drsquoabord agrave lameacutedecine une des professions qui demandentdu talent et du bonheur mais encore plus de

bonheur que de talent Appuyeacute par Dupont deNemours lieacute par un heureux hasard avec lrsquoabbeacuteMorellet que Voltaire appelait Mord-les pro-teacutegeacute par les encyclopeacutedistes le docteur Mino-ret srsquoattacha comme un seacuteide au grand meacute-decin Bordeu lrsquoami de Diderot DrsquoAlembertHelveacutetius le baron drsquoHolbach Grimm de-vant lesquels il fut petit garccedilon finirent sansdoute comme Bordeu par srsquointeacuteresser agrave Mino-ret qui vers 1777 eut une assez belle clientegravelede deacuteistes drsquoencyclopeacutedistes sensualistes ma-teacuterialistes comme il vous plaira drsquoappeler lesriches philosophes de ce temps Quoiqursquoil fucircttregraves-peu charlatan il inventa le fameux baumede Leliegravevre tant vanteacute par le Mercure de Franceet dont lrsquoannonce eacutetait en permanence agrave la finde ce journal organe hebdomadaire des ency-clopeacutedistes Lrsquoapothicaire Leliegravevre homme ha-bile vit une affaire lagrave ougrave Minoret nrsquoavait vuqursquoune preacuteparation agrave mettre dans le Codex etpartagea loyalement ses beacuteneacutefices avec le doc-

teur eacutelegraveve de Rouelle en chimie comme il eacutetaitcelui de Bordeu en meacutedecine On eucirct eacuteteacute mateacute-rialiste agrave moins Le docteur eacutepousa par amouren 1778 temps ougrave reacutegnait la Nouvelle-Heacuteloiumlseet ougrave lrsquoon se mariait quelquefois par amour lafille du fameux claveciniste Valentin Miroueumltune ceacutelegravebre musicienne faible et deacutelicate quela Reacutevolution tua Minoret connaissait inti-mement Roberspierre agrave qui jadis il fit avoirune meacutedaille drsquoor pour une dissertation surce sujet  Quelle est lrsquoorigine de lrsquoopinion quieacutetend sur une mecircme famille une partie de lahonte attacheacutee aux peines infamantes que su-bit un coupable  Cette opinion est-elle plus nui-sible qursquoutile  Et dans le cas ougrave lrsquoon se deacutecide-rait pour lrsquoaffirmative quels seraient les moyensde parer aux inconveacutenients qui en reacutesultent LrsquoAcadeacutemie royale des sciences et des arts deMetz agrave laquelle appartenait Minoret doit avoircette dissertation en original Quoique gracircce agravecette amitieacute la femme du docteur pucirct ne rien

craindre elle eut si peur drsquoaller agrave lrsquoeacutechafaudque cette invincible terreur empira lrsquoaneacutevrismeqursquoelle devait agrave une trop grande sensibiliteacuteMalgreacute toutes les preacutecautions que prenait unhomme idolacirctre de sa femme Ursule rencon-tra la charrette pleine de condamneacutes ougrave se trou-vait preacuteciseacutement madame Roland et ce spec-tacle causa sa mort Minoret plein de faiblessepour son Ursule agrave laquelle il ne refusait rien etqui avait meneacute la vie drsquoune petite-maicirctresse setrouva presque pauvre apregraves lrsquoavoir perdue Ro-berspierre le fit nommer meacutedecin en chef drsquounhocircpital

Quoique le nom de Minoret eucirct acquis pen-dant les deacutebats animeacutes auxquels donna lieu lemesmeacuterisme une ceacuteleacutebriteacute qui le rappela detemps en temps au souvenir de ses parents lareacutevolution fut un si grand dissolvant et rom-pit tant les relations de famille qursquoen 1813 onignorait entiegraverement agrave Nemours lrsquoexistence dudocteur Minoret agrave qui une rencontre inatten-

due fit concevoir le projet de revenir commeles liegravevres mourir au gicircte

En traversant la France ougrave lrsquoœil est sipromptement lasseacute par la monotonie desplaines qui nrsquoa pas eu la charmante sensationdrsquoapercevoir en haut drsquoune cocircte agrave sa descenteou agrave son tournant alors qursquoelle promettait unpaysage aride une fraicircche valleacutee arroseacutee parune riviegravere et une petite ville abriteacutee sous lerocher comme une ruche dans le creux drsquounvieux saule  En entendant le hue  du postillonqui marche le long de ses chevaux on secouele sommeil on admire comme un recircve dans lerecircve quelque beau paysage qui devient pour levoyageur ce qursquoest pour un lecteur le passageremarquable drsquoun livre une brillante penseacutee dela nature Telle est la sensation que cause la vuesoudaine de Nemours en y venant de la Bour-gogne On la voit de lagrave cercleacutee par des rochespeleacutees grises blanches noires de formes bi-zarres comme il srsquoen trouve tant dans la forecirct

de Fontainebleau et drsquoougrave srsquoeacutelancent des arbreseacutepars qui se deacutetachent nettement sur le ciel etdonnent agrave cette espegravece de muraille eacutecrouleacutee unephysionomie agreste Lagrave se termine la longuecolline forestiegravere qui rampe de Nemours agrave Bou-ron en cocirctoyant la route Au bas de ce cirqueinforme srsquoeacutetale une prairie ougrave court le Loingen formant des nappes agrave cascades Ce deacutelicieuxpaysage que longe la route de Montargis res-semble agrave une deacutecoration drsquoopeacutera tant les effetsy sont eacutetudieacutes Un matin le docteur qursquoun richemalade de la Bourgogne avait envoyeacute chercheret qui revenait en toute hacircte agrave Paris nrsquoayantpas dit au preacuteceacutedent relais quelle route il voulaitprendre fut conduit agrave son insu par Nemours etrevit entre deux sommeils le paysage au milieuduquel son enfance srsquoeacutetait eacutecouleacutee Le docteuravait alors perdu plusieurs de ses vieux amis Lesectaire de lrsquoEncyclopeacutedie avait eacuteteacute teacutemoin dela conversion de La Harpe il avait enterreacute Le-brun-Pindare et Marie-Joseph de Cheacutenier et

Morellet et madame Helveacutetius Il assistait agrave laquasi-chute de Voltaire attaqueacute par Geoffroyle continuateur de Freacuteron Il pensait donc agrave laretraite Aussi quand sa chaise de poste srsquoarrecirctaen haut de la Grandrsquorue de Nemours eut-il agravecœur de srsquoenqueacuterir de sa famille Minoret-Le-vrault vint lui-mecircme voir le docteur qui recon-nut dans le maicirctre de poste le propre fils de sonfregravere aicircneacute Ce neveu lui montra dans son eacutepousela fille unique du pegravere Levrault-Creacutemiegravere quidepuis douze ans lui avait laisseacute la poste et laplus belle auberge de Nemours

― Eh  bien mon neveu dit le docteur ai-jedrsquoautres heacuteritiers 

― Ma tante Minoret votre sœur a eacutepouseacuteun Massin-Massin

― Oui lrsquointendant de Saint-Lange― Elle est morte veuve en laissant une seule

fille qui vient de se marier avec un Creacute-miegravere-Creacutemiegravere un charmant garccedilon encoresans place

― Bien  elle est ma niegravece directe Or commemon fregravere le marin est mort garccedilon que le capi-taine Minoret a eacuteteacute tueacute agrave Monte-Legino et queme voici la ligne paternelle est eacutepuiseacutee Ai-jedes parents dans la ligne maternelle  Ma megravereeacutetait une Jean-Massin-Levrault

― Des Jean-Massin-Levrault reacutepondit Mi-noret-Levrault il nrsquoest resteacute qursquoune Jean-Massin qui a eacutepouseacute monsieur Creacutemiegravere-Le-vrault-Dionis un fournisseur des fourrages quia peacuteri sur lrsquoeacutechafaud Sa femme est morte dedeacutesespoir et ruineacutee en laissant une fille marieacutee agraveun Levrault-Minoret fermier agrave Montereau quiva bien  et leur fille vient drsquoeacutepouser un Mas-sin-Levrault clerc de notaire agrave Montargis ougrave lepegravere est serrurier

― Ainsi je ne manque pas drsquoheacuteritiers ditgaiement le docteur qui voulut faire le tour deNemours en compagnie de son neveu

Le Loing traverse onduleusement la villebordeacute de jardins agrave terrasses et de maisons pro-

prettes dont lrsquoaspect fait croire que le bonheurdoit habiter lagrave plutocirct qursquoailleurs Lorsque ledocteur tourna de la Grandrsquorue dans la rue desBourgeois Minoret-Levrault lui montra la pro-prieacuteteacute de monsieur Levrault riche marchandde fers agrave Paris qui dit-il venait de se laissermourir

― Voilagrave mon oncle une jolie maison agravevendre elle a un charmant jardin sur la riviegravere

― Entrons dit le docteur en voyant au boutdrsquoune petite cour paveacutee une maison serreacutee entreles murailles de deux maisons voisines deacutegui-seacutees par des massifs drsquoarbres et de plantes grim-pantes

― Elle est bacirctie sur caves dit le docteur enentrant par un perron tregraves-eacuteleveacute garni de vasesen faiumlence blanche et bleue ougrave fleurissaientalors des geacuteraniums

Coupeacutee comme la plupart des maisons deprovince par un corridor qui megravene de la courau jardin la maison nrsquoavait agrave droite qursquoun salon

eacuteclaireacute par quatre croiseacutees deux sur la cour etdeux sur le jardin  mais Levrault-Levrault avaitconsacreacute lrsquoune de ces croiseacutees agrave lrsquoentreacutee drsquounelongue serre bacirctie en briques qui allait du salonagrave la riviegravere ougrave elle se terminait par un horriblepavillon chinois

― Bon  en faisant couvrir cette serre et laparquetant dit le vieux Minoret je pourrais lo-ger ma bibliothegraveque et faire un joli cabinet de cesingulier morceau drsquoarchitecture De lrsquoautre cocirc-teacute du corridor se trouvait sur le jardin une salleagrave manger en imitation de laque noire agrave fleursvert et or et seacutepareacutee de la cuisine par la cagede lrsquoescalier On communiquait par un petit of-fice pratiqueacute derriegravere cet escalier avec la cui-sine dont les fenecirctres agrave barreaux de fer grilla-geacutes donnaient sur la cour Il y avait deux ap-partements au premier eacutetage  et au-dessus desmansardes lambrisseacutees encore assez logeablesApregraves avoir rapidement examineacute cette maisongarnie de treillages verts du haut en bas du cocircteacute

de la cour comme du cocircteacute du jardin et qui surla riviegravere eacutetait termineacutee par une terrasse char-geacutee de vases en faiumlence le docteur dit  ― Le-vrault-Levrault a ducirc deacutepenser bien de lrsquoargentici 

― Oh  gros comme lui reacutepondit Mino-ret-Levrault Il aimait les fleurs une becirctise ― Qursquoest-ce que cela rapporte  dit ma femmeVous voyez un peintre de Paris est venu pourpeindre en fleurs agrave fresque son corridor Il a mispartout des glaces entiegraveres Les plafonds ont eacuteteacuterefaits avec des corniches qui coucirctent six francsle pied La salle agrave manger les parquets sont enmarqueterie des folies  La maison ne vaut pasun sou de plus

― Heacute  bien mon neveu fais-moi cette ac-quisition donne-mrsquoen avis voici mon adresse le reste regardera mon notaire ― Qui donc de-meure en face  demanda-t-il en sortant

― Des eacutemigreacutes  reacutepondit le maicirctre de posteun chevalier de Portenduegravere

Une fois la maison acheteacutee lrsquoillustre docteurau lieu drsquoy venir eacutecrivit agrave son neveu de la louerLa Folie-Levrault fut habiteacutee par le notaire deNemours qui vendit alors sa charge agrave Dionisson maicirctre-clerc et qui mourut deux ans apregraveslaissant sur le dos du meacutedecin une maison agravelouer au moment ougrave le sort de Napoleacuteon se deacute-cidait aux environs Les heacuteritiers du docteur agravepeu pregraves leurreacutes avaient pris son deacutesir de re-tour pour la fantaisie drsquoun richard et se deacuteses-peacuteraient en lui supposant agrave Paris des affectionsqui lrsquoy retiendraient et leur enlegraveveraient sa suc-cession Neacuteanmoins la femme de Minoret-Le-vrault saisit cette occasion drsquoeacutecrire au docteurLe vieillard reacutepondit qursquoaussitocirct la paix signeacuteeune fois les routes deacutebarrasseacutees de soldats et lescommunications reacutetablies il viendrait habiterNemours Il y fit une apparition avec deux deses clients lrsquoarchitecte des hospices et un tapis-sier qui se chargegraverent des reacuteparations des ar-rangements inteacuterieurs et du transport du mobi-

lier Madame Minoret-Levrault offrit commegardienne la cuisiniegravere du vieux notaire deacuteceacute-deacute qui fut accepteacutee Quand les heacuteritiers sur-ent que leur oncle ou grand-oncle Minoret al-lait positivement demeurer agrave Nemours leursfamilles furent prises malgreacute les eacuteveacutenementspolitiques qui pesaient alors preacuteciseacutement surle Gacirctinais et sur la Brie drsquoune curiositeacute deacute-vorante mais presque leacutegitime Lrsquooncle eacutetait-ilriche  Eacutetait-il eacuteconome ou deacutepensier  Laisse-rait-il une belle fortune ou ne laisserait-il rien Avait-il des rentes viagegraveres  Voici ce qursquoon fi-nit par savoir mais avec des peines infinieset agrave force drsquoespionnages souterrains Apregraves lamort drsquoUrsule Miroueumlt sa femme de 1789 agrave1813 le docteur nommeacute meacutedecin consultantde lrsquoempereur en 1803 avait ducirc gagner beau-coup drsquoargent mais personne ne connaissait safortune  il vivait simplement sans autres deacute-penses que celles drsquoune voiture agrave lrsquoanneacutee et drsquounsomptueux appartement  il ne recevait jamais

et dicircnait presque toujours en ville Sa gouver-nante furieuse de ne pas lrsquoaccompagner agrave Ne-mours dit agrave Zeacutelie Levrault la femme du maicirctrede poste qursquoelle connaissait au docteur qua-torze mille francs de rentes sur le grand-livreOr apregraves vingt anneacutees drsquoexercice drsquoune profes-sion que les titres de meacutedecin en chef drsquoun hocirc-pital de meacutedecin de lrsquoEmpereur et de membrede lrsquoInstitut rendaient si lucrative ces quatorzemille livres de rentes fruit de placements suc-cessifs accusaient tout au plus cent soixantemille francs drsquoeacuteconomies  Pour nrsquoavoir eacutepar-gneacute que huit mille francs par an le docteur de-vait avoir eu bien des vices ou bien des ver-tus agrave satisfaire  mais ni la gouvernante ni Zeacute-lie personne ne put peacuteneacutetrer la raison de cettemodestie de fortune  Minoret qui fut bien re-gretteacute dans son quartier eacutetait un des hommesles plus bienfaisants de Paris et comme Lar-rey gardait un profond secret sur ses actes debienfaisance Les heacuteritiers virent donc arriver

avec une vive satisfaction le riche mobilier etla nombreuse bibliothegraveque de leur oncle deacute-jagrave officier de la Leacutegion-drsquoHonneur et nommeacutepar le roi chevalier de lrsquoordre de Saint-Michelagrave cause peut-ecirctre de sa retraite qui fit une placeagrave quelque favori Mais quand lrsquoarchitecte lespeintres les tapissiers eurent tout arrangeacute de lamaniegravere la plus comfortable le docteur ne vintpas Madame Minoret-Levault qui surveillaitle tapissier et lrsquoarchitecte comme srsquoil srsquoagissaitde sa propre fortune apprit par lrsquoindiscreacutetiondrsquoun jeune homme envoyeacute pour ranger la bi-bliothegraveque que le docteur prenait soin drsquouneorpheline nommeacutee Ursule Cette nouvelle fitdes ravages eacutetranges dans la ville de NemoursEnfin le vieillard se rendit chez lui vers le milieudu mois de janvier 1815 et srsquoinstalla sournoise-ment avec une petite fille acircgeacutee de dix mois ac-compagneacutee drsquoune nourrice

― Ursule ne peut pas ecirctre sa fille il a soixanteet onze ans  dirent les heacuteritiers alarmeacutes

― Quoi qursquoelle puisse ecirctre dit madame Mas-sin elle nous donnera bien du tintoin  (Un motde Nemours)

Le docteur reccedilut assez froidement sa pe-tite-niegravece par la ligne maternelle dont le ma-ri venait drsquoacheter le greffe de la Justice dePaix et qui les premiers se hasardegraverent agrave luiparler de leur position difficile Massin et safemme nrsquoeacutetaient pas riches Le pegravere de Massinserrurier agrave Montargis obligeacute de prendre desarrangements avec ses creacuteanciers travaillait agravesoixante-sept ans comme un jeune homme etne laisserait rien Le pegravere de madame MassinLevrault-Minoret venait de mourir agrave Monte-reau des suites de la bataille en voyant sa fermeincendieacutee ses champs ruineacutes et ses bestiaux deacute-voreacutes

― Nous nrsquoaurons rien de ton grand-oncledit Massin agrave sa femme deacutejagrave grosse de son se-cond enfant

Le docteur leur donna secregravetement dix millefrancs avec lesquels le greffier de la Justice dePaix ami du notaire et de lrsquohuissier de Ne-mours commenccedila lrsquousure et mena si ronde-ment les paysans des environs qursquoen ce mo-ment Goupil lui connaissait environ quatre-vingt mille francs de capitaux ineacutedits

Quant agrave son autre niegravece le docteur fit avoirpar ses relations agrave Paris la perception de Ne-mours agrave Creacutemiegravere et fournit le cautionne-ment Quoique Minoret-Levrault nrsquoeucirct besoinde rien Zeacutelie jalouse des libeacuteraliteacutes de lrsquooncleenvers ses deux niegraveces lui preacutesenta son filsalors acircgeacute de dix ans qursquoelle allait envoyer dansun collegravege de Paris ougrave dit-elle les eacuteduca-tions coucirctaient bien cher Meacutedecin de Fon-tanes le docteur obtint une demi-bourse aucollegravege Louis-le-Grand pour son petit-neveuqui fut mis en quatriegraveme

Creacutemiegravere Massin et Minoret-Levrault gensexcessivement communs furent jugeacutes sans

appel par le docteur degraves les deux premiersmois pendant lesquels ils essayegraverent drsquoentourermoins lrsquooncle que la succession Les gensconduits par lrsquoinstinct ont ce deacutesavantage surles gens agrave ideacutees qursquoils sont promptement devi-neacutes  les inspirations de lrsquoinstinct sont trop na-turelles et srsquoadressent trop aux yeux pour nepas ecirctre aperccedilues aussitocirct  tandis que pour ecirctrepeacuteneacutetreacutees les conceptions de lrsquoesprit exigentune intelligence eacutegale de part et drsquoautre Apregravesavoir acheteacute la reconnaissance de ses heacuteritierset leur avoir en quelque sorte clos la bouche leruseacute docteur preacutetexta de ses occupations de seshabitudes et des soins qursquoexigeait la petite Ur-sule pour ne point les recevoir sans toutefoisleur fermer sa maison Il aimait agrave dicircner seul ilse couchait et se levait tard il eacutetait venu dansson pays natal pour y trouver le repos et la so-litude Ces caprices drsquoun vieillard parurent as-sez naturels et ses heacuteritiers se contentegraverent delui faire le dimanche entre une heure et quatre

heures des visites hebdomadaires auxquelles ilessaya de mettre fin en leur disant  ― Ne venezme voir que quand vous aurez besoin de moi

Le docteur sans refuser de donner desconsultations dans les cas graves surtout auxindigents ne voulut point ecirctre meacutedecin dupetit hospice de Nemours et deacuteclara qursquoilnrsquoexercerait plus sa profession

― Jrsquoai assez tueacute de monde dit-il en riant aucureacute Chaperon qui le sachant bienfaisant plai-dait pour les pauvres

― Crsquoest un fameux original  Ce mot dit surle docteur Minoret fut lrsquoinnocente vengeancedes amours-propres froisseacutes car le meacutedecin secomposa une socieacuteteacute de personnages qui meacute-ritent drsquoecirctre mis en regard des heacuteritiers Orceux des bourgeois qui se croyaient dignes degrossir la cour drsquoun homme agrave cordon noirconservegraverent contre le docteur et ses privileacutegieacutesun ferment de jalousie qui malheureusementeut son action

Par une bizarrerie qursquoexpliquerait le pro-verbe  Les extrecircmes se touchent ce docteur etle cureacute de Nemours furent tregraves-promptementamis Le vieillard aimait beaucoup le trictracjeu favori des gens drsquoeacuteglise et lrsquoabbeacute Chaperoneacutetait de la force du meacutedecin Le jeu fut doncun premier lien entre eux Puis Minoret eacutetaitcharitable et le cureacute de Nemours eacutetait le Feacutene-lon du Gacirctinais Tous deux ils avaient une ins-truction varieacutee lrsquohomme de Dieu pouvait doncseul dans tout Nemours comprendre lrsquoatheacuteePour pouvoir disputer deux hommes doiventdrsquoabord se comprendre Quel plaisir goucircte-t-on drsquoadresser des mots piquants agrave quelqursquounqui ne les sent pas  Le meacutedecin et ce precirctreavaient trop de bon goucirct ils avaient vu tropbonne compagnie pour ne pas en pratiquerles preacuteceptes ils purent alors se faire cette pe-tite guerre si neacutecessaire agrave la conversation Ilshaiumlssaient lrsquoun et lrsquoautre leurs opinions maisils estimaient leurs caractegraveres Si de semblables

contrastes si de telles sympathies ne sont pasles eacuteleacutements de la vie intime ne faudrait-il pasdeacutesespeacuterer de la socieacuteteacute qui surtout en Franceexige un antagonisme quelconque  Crsquoest duchoc des caractegraveres et non de la lutte des ideacuteesque naissent les antipathies Lrsquoabbeacute Chaperonfut donc le premier ami du docteur agrave NemoursCet eccleacutesiastique alors acircgeacute de soixante anseacutetait cureacute de Nemours depuis le reacutetablissementdu culte catholique Par attachement pour sontroupeau il avait refuseacute le vicariat du diocegraveseSi les indiffeacuterents en matiegravere de religion lui ensavaient greacute les fidegraveles lrsquoen aimaient davantageAinsi veacuteneacutereacute de ses ouailles estimeacute par la popu-lation le cureacute faisait le bien sans srsquoenqueacuterir desopinions religieuses des malheureux Son pres-bytegravere agrave peine garni du mobilier neacutecessaire auxplus stricts besoins de la vie eacutetait froid et deacutenueacutecomme le logis drsquoun avare Lrsquoavarice et la chari-teacute se trahissent par des effets semblables  la cha-riteacute ne se fait-elle pas dans le ciel le treacutesor que

se fait lrsquoavare sur terre  Lrsquoabbeacute Chaperon dis-putait avec sa servante sur sa deacutepense avec plusde rigueur que Gobseck avec la sienne si tou-tefois ce fameux juif a jamais eu de servante Lebon precirctre vendait souvent les boucles drsquoargentde ses souliers et de sa culotte pour en don-ner le prix agrave des pauvres qui le surprenaientsans le sou En le voyant sortir de son eacutegliseles oreilles de sa culotte noueacutees dans les bou-tonniegraveres les deacutevotes de la ville allaient alorsracheter les boucles du cureacute chez lrsquohorloger bi-joutier de Nemours et grondaient leur pas-teur en les lui rapportant Il ne srsquoachetait ja-mais de linge ni drsquohabits et portait ses vecircte-ments jusqursquoagrave ce qursquoils ne fussent plus de miseSon linge eacutepais de reprises lui marquait la peaucomme un cilice Madame de Portenduegravere oude bonnes acircmes srsquoentendaient alors avec la gou-vernante pour lui remplacer pendant son som-meil le linge ou les habits vieux par des neufset le cureacute ne srsquoapercevait pas toujours immeacutedia-

tement de lrsquoeacutechange Il mangeait chez lui danslrsquoeacutetain et avec des couverts de fer battu Quandil recevait ses desservants et les cureacutes aux joursde solenniteacute qui sont une charge pour les cureacutesde canton il empruntait lrsquoargenterie et le lingede table de son ami lrsquoatheacutee

― Mon argenterie fait son salut disait alorsle docteur

Ces belles actions tocirct ou tard deacutecouvertes ettoujours accompagneacutees drsquoencouragements spi-rituels srsquoaccomplissaient avec une naiumlveteacute su-blime Cette vie eacutetait drsquoautant plus meacuteritoireque lrsquoabbeacute Chaperon posseacutedait une eacuteruditionaussi vaste que varieacutee et de preacutecieuses faculteacutesChez lui la finesse et la gracircce inseacuteparables com-pagnes de la simpliciteacute rehaussaient une eacutelocu-tion digne drsquoun preacutelat Ses maniegraveres son carac-tegravere et ses mœurs donnaient agrave son commerce lasaveur exquise de tout ce qui dans lrsquointelligenceest agrave la fois spirituel et candide Ami de la plai-santerie il nrsquoeacutetait jamais precirctre dans un salon

Jusqursquoagrave lrsquoarriveacutee du docteur Minoret le bon-homme laissa ses lumiegraveres sous le boisseau sansregret  mais peut-ecirctre lui sut-il greacute de les utili-ser Riche drsquoune assez belle bibliothegraveque et dedeux mille livres de rente quand il vint agrave Ne-mours le cureacute ne posseacutedait plus en 1829 queles revenus de sa cure presque entiegraverement dis-tribueacutes chaque anneacutee Drsquoexcellent conseil dansles affaires deacutelicates ou dans les malheurs plusdrsquoune personne qui nrsquoallait point agrave lrsquoeacuteglise ychercher des consolations allait au presbytegraverey chercher des avis Pour achever ce portraitmoral il suffira drsquoune petite anecdote Des pay-sans rarement il est vrai mais enfin de mau-vaises gens se disaient poursuivis ou se faisaientpoursuivre fictivement pour stimuler la bien-faisance de lrsquoabbeacute Chaperon Ils trompaientleurs femmes qui voyant leur maison menaceacuteedrsquoexpropriation et leurs vaches saisies trom-paient par leurs innocentes larmes le pauvre cu-reacute qui leur trouvait alors les sept ou huit cents

francs demandeacutes avec lesquels le paysan ache-tait un lopin de terre Quand de pieux person-nages des fabriciens deacutemontregraverent la fraudeagrave lrsquoabbeacute Chaperon en le priant de les consul-ter pour ne pas ecirctre victime de la cupiditeacute illeur dit  ― Peut-ecirctre ces gens auraient-ils com-mis quelque chose de blacircmable pour avoir leurarpent de terre et nrsquoest-ce pas encore faire lebien que drsquoempecirccher le mal  On aimera peut-ecirctre agrave trouver ici lrsquoesquisse de cette figure re-marquable en ce que les sciences et les lettresavaient passeacute dans ce cœur et dans cette fortetecircte sans y rien corrompre Agrave soixante anslrsquoabbeacute Chaperon avait les cheveux entiegraverementblancs tant il eacuteprouvait vivement les malheursdrsquoautrui tant aussi les eacuteveacutenements de la Reacutevo-lution avaient agi sur lui Deux fois incarceacute-reacute pour deux refus de serment deux fois se-lon son expression il avait dit son In manusIl eacutetait de moyenne taille ni gras ni maigreSon visage tregraves-rideacute tregraves-creuseacute sans couleur

occupait tout drsquoabord le regard par la tran-quilliteacute profonde des lignes et par la pureteacute descontours qui semblaient bordeacutes de lumiegravere Levisage drsquoun homme chaste a je ne sais quoi deradieux Des yeux bruns agrave prunelle vive ani-maient ce visage irreacutegulier surmonteacute drsquoun frontvaste Son regard exerccedilait un empire explicablepar une douceur qui nrsquoexcluait pas la forceLes arcades de ses yeux formaient comme deuxvoucirctes ombrageacutees de gros sourcils grisonnantsqui ne faisaient point peur Comme il avaitperdu beaucoup de ses dents sa bouche eacutetaitdeacuteformeacutee et ses joues rentraient  mais cettedestruction ne manquait pas de gracircce et cesrides pleines drsquoameacuteniteacute semblaient vous sou-rire Sans ecirctre goutteux il avait les pieds si sen-sibles il marchait si difficilement qursquoil gardaitdes souliers en veau drsquoOrleacuteans par toutes lessaisons Il trouvait la mode des pantalons peuconvenable pour un precirctre et se montrait tou-jours vecirctu de gros bas en laine noire tricoteacutes

par sa gouvernante et drsquoune culotte de drapIl ne sortait point en soutane mais en redin-gote brune et conservait le tricorne courageu-sement porteacute dans les plus mauvais jours Cenoble et beau vieillard dont la figure eacutetait tou-jours embellie par la seacutereacuteniteacute drsquoune acircme sansreproche devait avoir sur les choses et sur leshommes de cette histoire une si grande in-fluence qursquoil fallait tout drsquoabord remonter agrave lasource de son autoriteacute

Minoret recevait trois journaux  un libeacuteralun ministeacuteriel un ultragrave quelques recueils peacute-riodiques et des journaux de science dont lescollections grossissaient sa bibliothegraveque Lesjournaux lrsquoencyclopeacutediste et les livres furentun attrait pour un ancien capitaine au reacutegi-ment de Royal-Sueacutedois nommeacute monsieur deJordy gentilhomme voltairien et vieux garccedilonqui vivait de seize cents francs de pension etrente viagegraveres Apregraves avoir lu pendant quelquesjours les gazettes par lrsquoentremise du cureacute mon-

sieur de Jordy jugea convenable drsquoaller remer-cier le docteur Degraves la premiegravere visite le vieuxcapitaine ancien professeur agrave lrsquoEacutecole-Militaireconquit les bonnes gracircces du vieux meacutedecinqui lui rendit sa visite avec empressementMonsieur de Jordy petit homme sec et maigremais tourmenteacute par le sang quoiqursquoil eucirct la facetregraves-pacircle vous frappait tout drsquoabord par sonbeau front agrave la Charles XII au-dessus duquel ilmaintenait ses cheveux coupeacutes ras comme ceuxde ce roi-soldat Ses yeux bleus qui eussent faitdire  Lrsquoamour a passeacute par lagrave mais profondeacute-ment attristeacutes inteacuteressaient au premier regardougrave srsquoentrevoyaient des souvenirs sur lesquels ilgardait drsquoailleurs un si profond secret que ja-mais ses vieux amis ne surprirent ni une allu-sion agrave sa vie passeacutee ni une de ces exclamationsarracheacutees par une similitude de catastrophesIl cachait le douloureux mystegravere de son pas-seacute sous une gaieteacute philosophique  mais quandil se croyait seul ses mouvements engourdis

par une lenteur moins seacutenile que calculeacutee at-testaient une penseacutee peacutenible et constante  aus-si lrsquoabbeacute Chaperon lrsquoavait-il surnommeacute le chreacute-tien sans le savoir Allant toujours vecirctu de drapbleu son maintien un peu roide et son vecircte-ment trahissaient les anciennes coutumes dela discipline militaire Sa voix douce et har-monieuse remuait lrsquoacircme Ses belles mains lacoupe de sa figure qui rappelait celle du comtedrsquoArtois en montrant combien il avait eacuteteacute char-mant dans sa jeunesse rendaient le mystegraverede sa vie encore plus impeacuteneacutetrable On se de-mandait involontairement quel malheur pou-vait avoir atteint la beauteacute le courage la gracirccelrsquoinstruction et les plus preacutecieuses qualiteacutes ducœur qui furent jadis reacuteunies en sa personneMonsieur de Jordy tressaillait toujours au nomde Roberspierre Il prenait beaucoup de tabacet chose eacutetrange il srsquoen deacuteshabitua pour la pe-tite Ursule qui manifestait agrave cause de cette ha-bitude de la reacutepugnance pour lui Degraves qursquoil put

voir cette petite le capitaine attacha sur ellede longs regards presque passionneacutes Il aimaitsi follement ses jeux il srsquointeacuteressait tant agrave elleque cette affection rendit encore plus eacutetroits sesliens avec le docteur qui nrsquoosa jamais dire agrave cevieux garccedilon  ― Et vous aussi vous avez doncperdu des enfants  Il est de ces ecirctres bons etpatients comme lui qui passent dans la vie unepenseacutee amegravere au cœur et un sourire agrave la foistendre et douloureux sur les legravevres emportantavec eux le mot de lrsquoeacutenigme sans le laisser devi-ner par fierteacute par deacutedain par vengeance peut-ecirctre nrsquoayant que Dieu pour confident et pourconsolateur Monsieur de Jordy ne voyait guegravereagrave Nemours ougrave comme le docteur il eacutetait venumourir en paix que le cureacute toujours aux ordresde ses paroissiens et que madame de Porten-duegravere qui se couchait agrave neuf heures Aussi deguerre lasse avait-il fini par se mettre au lit debonne heure malgreacute les eacutepines qui rembour-raient son chevet Ce fut donc une bonne for-

tune pour le meacutedecin comme pour le capitaineque de rencontrer un homme ayant vu le mecircmemonde qui parlait la mecircme langue avec le-quel on pouvait eacutechanger ses ideacutees et qui secouchait tard Une fois que monsieur de Jordylrsquoabbeacute Chaperon et Minoret eurent passeacute unepremiegravere soireacutee ils y eacuteprouvegraverent tant de plai-sir que le precirctre et le militaire revinrent tous lessoirs agrave neuf heures moment ougrave la petite Ursulecoucheacutee le vieillard se trouvait libre Et toustrois ils veillaient jusqursquoagrave minuit ou une heure

Bientocirct ce trio devint un quatuor Un autrehomme agrave qui la vie eacutetait connue et qui de-vait agrave la pratique des affaires cette indulgencece savoir cette masse drsquoobservations cette fi-nesse ce talent de conversation que le mili-taire le meacutedecin le cureacute devaient agrave la pratiquedes acircmes des maladies et de lrsquoenseignementle juge de paix flaira les plaisirs de ces soi-reacutees et rechercha la socieacuteteacute du docteur Avantdrsquoecirctre juge de paix agrave Nemours monsieur Bon-

grand avait eacuteteacute pendant dix ans avoueacute agrave Me-lun ougrave il plaidait lui-mecircme selon lrsquousage desvilles ougrave il nrsquoy a pas de barreau Devenu veufagrave lrsquoacircge de quarante-cinq ans il se sentait en-core trop actif pour ne rien faire  il avait doncdemandeacute la Justice de Paix de Nemours va-cante quelques mois avant lrsquoinstallation du doc-teur Le garde des sceaux est toujours heureuxde trouver des praticiens et surtout des gensagrave leur aise pour exercer cette importante ma-gistrature Monsieur Bongrand vivait modes-tement agrave Nemours des quinze cents francs desa place et pouvait ainsi consacrer ses reve-nus agrave son fils qui faisait son Droit agrave Paristout en eacutetudiant la proceacutedure chez le fameuxavoueacute Derville Le pegravere Bongrand ressemblaitassez agrave un vieux chef de division en retraite  ilavait cette figure moins blecircme que blecircmie ougraveles affaires les meacutecomptes le deacutegoucirct ont laisseacuteleurs empreintes rideacutee par la reacuteflexion et aus-si par les continuelles contractions familiegraveres

aux gens obligeacutes de ne pas tout dire  mais elleeacutetait souvent illumineacutee par des sourires parti-culiers agrave ces hommes qui tour agrave tour croienttout et ne croient rien habitueacutes agrave tout voir et agravetout entendre sans surprise agrave peacuteneacutetrer dans lesabicircmes que lrsquointeacuterecirct ouvre au fond des cœursSous ses cheveux moins blancs que deacutecoloreacutesrabattus en ondes sur sa tecircte il montrait unfront sagace dont la couleur jaune srsquoharmoniaitaux filaments de sa maigre chevelure Son vi-sage ramasseacute lui donnait drsquoautant plus de res-semblance avec un renard que son nez eacutetaitcourt et pointu Il jaillissait de sa bouche fen-due comme celle des grands parleurs des eacutetin-celles blanches qui rendaient sa conversationsi pluvieuse que Goupil disait meacutechamment ― Il faut un parapluie pour lrsquoeacutecouter ― Oubien  Il pleut des jugements agrave la Justice de PaixSes yeux semblaient fins derriegravere ses lunettes mais les ocirctait-il son regard eacutemousseacute paraissaitniais Quoiqursquoil fucirct gai presque jovial mecircme

il se donnait un peu trop par sa contenancelrsquoair drsquoun homme important Il tenait presquetoujours ses mains dans les poches de son pan-talon et ne les en tirait que pour raffermir seslunettes par un mouvement presque railleurqui vous annonccedilait une observation fine ouquelque argument victorieux Ses gestes sa lo-quaciteacute ses innocentes preacutetentions trahissaientlrsquoancien avoueacute de province  mais ces leacutegers deacute-fauts nrsquoexistaient qursquoagrave la superficie  il les rache-tait par une bonhomie acquise qursquoun moralisteexact appellerait une indulgence naturelle agrave lasupeacuterioriteacute Srsquoil avait un peu lrsquoair drsquoun renardil passait aussi pour profondeacutement ruseacute sansecirctre improbe Sa ruse eacutetait le jeu de la perspica-citeacute Mais nrsquoappelle-t-on pas ruseacutes les gens quipreacutevoient un reacutesultat et se preacuteservent des pieacutegesqursquoon leur a tendus  Le juge de paix aimait lewhist jeu que le capitaine que le docteur sa-vaient et que le cureacute apprit en peu de temps

Cette petite socieacuteteacute se fit une oasis dans le sa-lon de Minoret Le meacutedecin de Nemours quine manquait ni drsquoinstruction ni de savoir-vivreet qui honorait en Minoret une des illustra-tions de la meacutedecine y eut ses entreacutees  maisses occupations ses fatigues qui lrsquoobligeaientagrave se coucher tocirct pour se lever de bonne heurelrsquoempecircchegraverent drsquoecirctre aussi assidu que le furentles trois amis du docteur La reacuteunion de ces cinqpersonnes supeacuterieures les seules qui dans Ne-mours eussent des connaissances assez univer-selles pour se comprendre explique la reacutepul-sion du vieux Minoret pour ses heacuteritiers  srsquoildevait leur laisser sa fortune il ne pouvait guegravereles admettre dans sa socieacuteteacute Soit que le maicirctrede poste le greffier et le percepteur eussentcompris cette nuance soit qursquoils fussent rassu-reacutes par la loyauteacute par les bienfaits de leur oncleils cessegraverent agrave son grand contentement de levoir Ainsi les quatre vieux joueurs de whist etde trictrac sept ou huit mois apregraves lrsquoinstallation

du docteur agrave Nemours formegraverent une socieacute-teacute compacte exclusive et qui fut pour chacundrsquoeux comme une fraterniteacute drsquoarriegravere-saisoninespeacutereacutee et dont les douceurs nrsquoen furent quemieux savoureacutees Cette famille drsquoesprits choisiseut dans Ursule une enfant adopteacutee par chacundrsquoeux selon ses goucircts  le cureacute pensait agrave lrsquoacircme lejuge de paix se faisait le curateur le militaire sepromettait de devenir le preacutecepteur  et quantagrave Minoret il eacutetait agrave la fois le pegravere la megravere et lemeacutedecin

Apregraves srsquoecirctre acclimateacute le vieillard prit ses ha-bitudes et reacutegla sa vie comme elle se regravegle aufond de toutes les provinces Agrave cause drsquoUrsuleil ne recevait personne le matin il ne donnaitjamais agrave dicircner  ses amis pouvaient arriver chezlui vers six heures du soir et y rester jusqursquoagraveminuit Les premiers venus trouvaient les jour-naux sur la table du salon et les lisaient en at-tendant les autres ou quelquefois ils allaient agravela rencontre du docteur srsquoil eacutetait agrave la prome-

nade Ces habitudes tranquilles ne furent passeulement une neacutecessiteacute de la vieillesse ellesfurent aussi chez lrsquohomme du monde un sageet profond calcul pour ne pas laisser troublerson bonheur par lrsquoinquiegravete curiositeacute de ses heacute-ritiers ni par le caquetage des petites villes Il nevoulait rien conceacuteder agrave cette changeante deacuteesselrsquoopinion publique dont la tyrannie un desmalheurs de la France allait srsquoeacutetablir et fairede notre pays une mecircme province Aussi degravesque lrsquoenfant fut sevreacutee et marcha renvoya-t-illa cuisiniegravere que sa niegravece madame Minoret-Le-vrault lui avait donneacutee en deacutecouvrant qursquoelleinstruisait la maicirctresse de poste de tout ce quise passait chez lui

La nourrice de la petite Ursule veuve drsquounpauvre ouvrier sans autre nom qursquoun nom debaptecircme et qui venait de Bougival avait per-du son dernier enfant agrave six mois au momentougrave le docteur qui la connaissait pour une hon-necircte et bonne creacuteature la prit pour nourrice

toucheacute de sa deacutetresse Sans fortune venue dela Bresse ougrave sa famille eacutetait dans la misegravere An-toinette Patris veuve de Pierre dit de Bougi-val srsquoattacha naturellement agrave Ursule commesrsquoattachent les megraveres de lait agrave leurs nourrissonsquand elles les gardent Cette aveugle affectionmaternelle srsquoaugmenta du deacutevouement domes-tique Preacutevenue des intentions du docteur laBougival apprit sournoisement agrave faire la cui-sine devint propre adroite et se plia aux habi-tudes du vieillard Elle eut des soins minutieuxpour les meubles et les appartements enfin ellefut infatigable Non-seulement le docteur vou-lait que sa vie priveacutee fucirct mureacutee mais encore ilavait des raisons pour deacuterober la connaissancede ses affaires agrave ses heacuteritiers Degraves la deuxiegravemeanneacutee de son eacutetablissement il nrsquoeut donc plusau logis que la Bougival sur la discreacutetion de la-quelle il pouvait compter absolument et il deacute-guisa ses veacuteritables motifs sous la toute-puis-sante raison de lrsquoeacuteconomie Au grand conten-

tement de ses heacuteritiers il se fit avare Sans pa-telinage et par la seule influence de sa sollici-tude et de son deacutevouement la Bougival acircgeacuteede quarante-trois ans au moment ougrave ce dramecommence eacutetait la gouvernante du docteur etde sa proteacutegeacutee le pivot sur lequel tout rou-lait au logis enfin la femme de confiance Onlrsquoavait appeleacutee la Bougival par lrsquoimpossibiliteacutereconnue drsquoappliquer agrave sa personne son preacute-nom drsquoAntoinette car les noms et les figuresobeacuteissent aux lois de lrsquoharmonie

Lrsquoavarice du docteur ne fut pas un vain motmais elle eut un but Agrave compter de 1817 ilretrancha deux journaux et cessa ses abonne-ments agrave ses recueils peacuteriodiques Sa deacutepenseannuelle que tout Nemours put estimer nedeacutepassa point dix-huit cents francs par anComme tous les vieillards ses besoins en lingechaussure ou vecirctements eacutetaient presque nulsTous les six mois il faisait un voyage agrave Parissans doute pour toucher et placer lui-mecircme ses

revenus En quinze ans il ne dit pas un motqui eucirct trait agrave ses affaires Sa confiance en Bon-grand vint fort tard  il ne srsquoouvrit agrave lui sur sesprojets qursquoapregraves la reacutevolution de 1830 Telleseacutetaient dans la vie du docteur les seules chosesalors connues de la bourgeoisie et de ses heacuteri-tiers Quant agrave ses opinions politiques commesa maison ne payait que cent francs drsquoimpocircts ilne se mecirclait de rien et repoussait aussi bien lessouscriptions royalistes que les souscriptions li-beacuterales Son horreur connue pour la precirctrailleet son deacuteisme aimaient si peu les manifesta-tions qursquoil mit agrave la porte un commis-voyageurenvoyeacute par son petit-neveu Deacutesireacute Minoret-Le-vrault pour lui proposer un Cureacute Meslier et lesdiscours du geacuteneacuteral Foy La toleacuterance ainsi en-tendue parut inexplicable aux libeacuteraux de Ne-mours

Les trois heacuteritiers collateacuteraux du docteurMinoret-Levrault et sa femme monsieur etmadame Massin-Levrault junior monsieur et

madame Creacutemiegravere-Creacutemiegravere que nous appel-lerons simplement Creacutemiegravere Massin et Mi-noret puisque ces distinctions entre homo-nymes ne sont neacutecessaires que dans le Gacirctinais ces trois familles trop occupeacutees pour creacuteer unautre centre se voyaient comme on se voit dansles petites villes Le maicirctre de poste donnaitun grand dicircner le jour de la naissance de sonfils un bal au carnaval un autre au jour an-niversaire de son mariage et il invitait alorstoute la bourgeoisie de Nemours Le percepteurreacuteunissait aussi deux fois par an ses parents etses amis Le greffier de la Justice de Paix troppauvre disait-il pour se jeter en de telles pro-fusions vivait petitement dans une maison si-tueacutee au milieu de la Grandrsquorue et dont une por-tion le rez-de-chausseacutee eacutetait loueacutee agrave sa sœurdirectrice de la poste aux lettres autre bienfaitdu docteur Neacuteanmoins pendant lrsquoanneacutee cestrois heacuteritiers ou leurs femmes se rencontraienten ville agrave la promenade au marcheacute le matin

sur les pas de leurs portes ou le dimanche apregravesla messe sur la place comme en ce moment en sorte qursquoils se voyaient tous les jours Or de-puis trois ans surtout lrsquoacircge du docteur son ava-rice et sa fortune autorisaient des allusions oudes propos directs relatifs agrave la succession qui fi-nirent pour gagner de proche en proche et parrendre eacutegalement ceacutelegravebres et le docteur et sesheacuteritiers Depuis six mois il ne se passait pas desemaine que les amis ou les voisins des heacuteritiersMinoret ne leur parlassent avec une sourde en-vie du jour ougrave les deux yeux du bonhomme sefermant ses coffres srsquoouvriraient

― Le docteur Minoret a beau ecirctre meacutedecinet srsquoentendre avec la mort il nrsquoy a que Dieudrsquoeacuteternel disait lrsquoun

― Bah  il nous enterrera tous  il se portemieux que nous reacutepondait hypocritementlrsquoheacuteritier

― Enfin si ce nrsquoest pas vous vos enfants heacute-riteront toujours agrave moins que cette petite Ur-sule

― Il ne lui laissera pas toutUrsule selon les preacutevisions de madame Mas-

sin eacutetait la becircte noire des heacuteritiers leur eacutepeacutee deDamoclegraves et ce mot  ― Bah  qui vivra verra conclusion favorite de madame Creacutemiegravere di-sait assez qursquoils lui souhaitaient plus de mal quede bien

Le percepteur et le greffier pauvres en com-paraison du maicirctre de poste avaient souventeacutevalueacute par forme de conversation lrsquoheacuteritage dudocteur En se promenant le long du canal ousur la route srsquoils voyaient venir leur oncle ils seregardaient drsquoun air piteux

― Il a sans doute gardeacute pour lui quelqueeacutelixir de longue vie disait lrsquoun

― Il a fait un pacte avec le diable reacutepondaitlrsquoautre

― Il devrait nous avantager nous deux carce gros Minoret nrsquoa besoin de rien

― Ah  Minoret a un fils qui lui mangera biende lrsquoargent 

― Agrave quoi estimez-vous la fortune du doc-teur  disait le greffier au financier

― Au bout de douze ans douze mille francseacuteconomiseacutes chaque anneacutee donnent cent qua-rante-quatre mille francs et les inteacuterecircts com-poseacutes produisent au moins cent mille francs mais comme il a ducirc conseilleacute par son notaireagrave Paris faire quelques bonnes affaires et quejusqursquoen 1822 il a ducirc placer agrave huit et agrave sept et de-mi sur lrsquoEacutetat le bonhomme remue maintenantenviron quatre cent mille francs sans compterses quatorze mille livres de rente en cinq pourcent agrave cent seize aujourdrsquohui Srsquoil mourait de-main sans avantager Ursule il nous laisseraitdonc sept agrave huit cent mille francs outre sa mai-son et son mobilier

― Eh  bien cent mille agrave Minoret cent milleagrave la petite et agrave chacun de nous trois cents  voilagravece qui serait juste

― Ah  cela nous chausserait proprement― Srsquoil faisait cela srsquoeacutecriait Massin je vendrais

mon greffe jrsquoachegraveterais une belle proprieacuteteacute jetacirccherais de devenir juge agrave Fontainebleau et jeserais deacuteputeacute

― Moi jrsquoachegraveterais une charge drsquoagent dechange disait le percepteur

― Malheureusement cette petite fille qursquoil asous le bras et le cureacute lrsquoont si bien cerneacute quenous ne pouvons rien sur lui

― Apregraves tout nous sommes toujours biencertains qursquoil ne laissera rien agrave lrsquoEacuteglise

Chacun peut maintenant concevoir enquelles transes eacutetaient les heacuteritiers en voyantleur oncle allant agrave la messe On a toujours assezdrsquoesprit pour concevoir une leacutesion drsquointeacuterecirctsLrsquointeacuterecirct constitue lrsquoesprit du paysan aussi bienque celui du diplomate et sur ce terrain le plus

niais en apparence serait peut-ecirctre le plus fortAussi ce terrible raisonnement  laquo Si la petiteUrsule a le pouvoir de jeter son protecteur dansle giron de lrsquoEacuteglise elle aura bien celui de sefaire donner sa succession raquo eacuteclatait-il en lettresde feu dans lrsquointelligence du plus obtus des heacute-ritiers Le maicirctre de poste avait oublieacute lrsquoeacutenigmecontenue dans la lettre de son fils pour accourirsur la place  car si le docteur eacutetait dans lrsquoeacuteglise agravelire lrsquoordinaire de la messe il srsquoagissait de deuxcent cinquante mille francs agrave perdre Avouons-le  la crainte des heacuteritiers tenait aux plus fortset aux plus leacutegitimes des sentiments sociaux lesinteacuterecircts de famille

― Eh  bien monsieur Minoret dit le maire(ancien meunier devenu royaliste un Le-vrault-Creacutemiegravere) quand le diable devint vieuxil se fit ermite Votre oncle est dit-on desnocirctres

― Vaut mieux tard que jamais mon cousinreacutepondit le maicirctre de poste en essayant de dis-simuler sa contrarieacuteteacute

― Celui-lagrave rirait-il si nous eacutetions frustreacutes  ilserait capable de marier son fils agrave cette damneacuteefille que le diable puisse entortiller de sa queue srsquoeacutecria Creacutemiegravere en serrant les poings et mon-trant le maire sous le porche

― Agrave qui donc en a-t-il le pegravere Creacutemiegravere  ditle boucher de Nemours un Levrault-Levraultfils aicircneacute Nrsquoest-il pas content de voir son oncleprendre le chemin du paradis 

― Qui aurait jamais cru cela  dit le greffier― Ah  il ne faut jamais dire  laquo Fontaine je ne

boirai pas de ton eau raquo reacutepondit le notaire quivoyant de loin le groupe se deacutetacha de sa femmeen la laissant aller seule agrave lrsquoeacuteglise

― Voyons monsieur Dionis dit Creacutemiegravereen prenant le notaire par le bras que nousconseillez-vous de faire dans cette circons-tance 

― Je vous conseille dit le notaire ensrsquoadressant aux heacuteritiers de vous coucher et devous lever agrave vos heures habituelles de mangervotre soupe sans la laisser refroidir de mettrevos pieds dans vos souliers vos chapeaux survos tecirctes enfin de continuer votre genre de vieabsolument comme si de rien nrsquoeacutetait

― Vous nrsquoecirctes pas consolant lui dit Massinen lui jetant un regard de compegravere

Malgreacute sa petite taille et son embonpointmalgreacute son visage eacutepais et ramasseacute Creacute-miegravere-Dionis eacutetait deacutelieacute comme une soie Pourfaire fortune il srsquoeacutetait associeacute secregravetement avecMassin agrave qui sans doute il indiquait les pay-sans gecircneacutes et les piegraveces de terre agrave deacutevorer Cesdeux hommes choisissaient ainsi les affairesnrsquoen laissaient point eacutechapper de bonnes et separtageaient les beacuteneacutefices de cette usure hypo-theacutecaire qui retarde sans lrsquoempecirccher lrsquoactiondes paysans sur le sol Aussi moins pour Mino-ret le maicirctre de poste et Creacutemiegravere le receveur

que pour son ami le greffier Dionis portait-ilun vif inteacuterecirct agrave la succession du docteur La partde Massin devait tocirct ou tard grossir les capitauxavec lesquels les deux associeacutes opeacuteraient dansle canton

― Nous tacirccherons de savoir par monsieurBongrand drsquoougrave part ce coup reacutepondit le notaireagrave voix basse en avertissant Massin de se tenircoi

― Mais que fais-tu donc lagrave Minoret  criatout agrave coup une petite femme qui fondit sur legroupe au milieu duquel le maicirctre de poste sevoyait comme une tour Tu ne sais pas ougrave estDeacutesireacute et tu restes planteacute sur tes jambes agrave ba-varder quand je te croyais agrave cheval  Bonjourmesdames et messieurs

Cette petite femme maigre pacircle et blondevecirctue drsquoune robe drsquoindienne blanche agrave grandesfleurs couleur chocolat coiffeacutee drsquoun bonnetbrodeacute garni de dentelle et portant un petitchacircle vert sur ses plates eacutepaules eacutetait la maicirc-

tresse de poste qui faisait trembler les plusrudes postillons les domestiques et les charre-tiers  qui tenait la caisse les livres et menaitla maison au doigt et agrave lrsquoœil selon lrsquoexpressionpopulaire des voisins Comme les vraies meacute-nagegraveres elle nrsquoavait aucun joyau sur elle Ellene donnait point selon son expression dansle clinquant et les colifichets  elle srsquoattachait ausolide et gardait malgreacute la fecircte son tablier noirdans les poches duquel sonnait un trousseaude clefs Sa voix glapissante deacutechirait le tym-pan des oreilles En deacutepit du bleu tendre de sesveux son regard rigide offrait une visible har-monie avec les legravevres minces drsquoune bouche ser-reacutee avec un front haut bombeacute tregraves-impeacuterieuxVif eacutetait le coup drsquoœil plus vifs eacutetaient le gesteet la parole Zeacutelie obligeacutee drsquoavoir de la volon-teacute pour deux en avait toujours eu pour troisdisait Goupil qui fit remarquer les regravegnes suc-cessifs de trois jeunes postillons agrave tenue soigneacuteeeacutetablis par Zeacutelie chacun apregraves sept ans de ser-

vice Aussi le malicieux clerc les nommait-il Postillon Ier Postillon II et Postillon III Mais lepeu drsquoinfluence de ces jeunes gens dans la mai-son et leur parfaite obeacuteissance prouvaient queZeacutelie srsquoeacutetait purement et simplement inteacuteresseacuteeagrave de bons sujets

― Eh  bien Zeacutelie aimeacute le zegravele reacutepondait leclerc agrave ceux qui lui faisaient ces observations

Cette meacutedisance eacutetait peu vraisemblable De-puis la naissance de son fils nourri par ellesans qursquoon pucirct apercevoir par ougrave la maicirc-tresse de poste ne pensa qursquoagrave grossir sa for-tune et srsquoadonna sans trecircve agrave la direction deson immense eacutetablissement Deacuterober une bottede paille ou quelques boisseaux drsquoavoine sur-prendre Zeacutelie dans les comptes les plus compli-queacutes eacutetait la chose impossible quoiqursquoelle eacutecri-vicirct comme un chat et ne connucirct que lrsquoadditionet la soustraction pour toute arithmeacutetique Ellene se promenait que pour aller toiser ses foinsses regains et ses avoines  puis elle envoyait son

homme agrave la reacutecolte et ses postillons au botte-lage en leur disant agrave cent livres pregraves la quanti-teacute que tel ou tel preacute devait donner Quoiqursquoellefucirct lrsquoacircme de ce grand gros corps appeleacute Mi-noret-Levrault et qursquoelle le menacirct par le boutde ce nez si becirctement releveacute elle eacuteprouvait lestranses qui plus ou moins agitent toujoursles dompteurs de becirctes feacuteroces Aussi se met-tait-elle constamment en colegravere avant lui et lespostillons savaient aux querelles que leur fai-sait Minoret quand il avait eacuteteacute querelleacute par safemme car la colegravere ricochait sur eux La Mino-ret eacutetait drsquoailleurs aussi habile qursquointeacuteresseacutee Partoute la ville ce mot  Ougrave en serait Minoret sanssa femme  se disait dans plus drsquoun meacutenage

― Quand tu sauras ce qui nous arrive reacute-pondit le maicirctre de Nemours tu seras toi-mecircme hors des gonds

― Eh  bien quoi ― Ursule a meneacute le docteur Minoret agrave la

messe

Les prunelles de Zeacutelie Levrault se dilategraverentelle resta pendant un moment jaune de colegraveredit  ― Je veux le voir pour le croire  et se preacuteci-pita dans lrsquoeacuteglise La messe en eacutetait agrave lrsquoeacuteleacutevationFavoriseacutee par le recueillement geacuteneacuteral la Mi-noret put donc regarder dans chaque rangeacutee dechaises et de bancs en remontant le long deschapelles jusqursquoagrave la place drsquoUrsule aupregraves dequi elle aperccedilut le vieillard la tecircte nue

En vous souvenant des figures de Bar-beacute-Marbois de Boissy-drsquoAnglas de MorelletdrsquoHelveacutetius de Freacutedeacuteric-le-Grand vous au-rez aussitocirct une image exacte de la tecircte dudocteur Minoret dont la verte vieillesse res-semblait agrave celle de ces personnages ceacutelegravebresCes tecirctes comme frappeacutees au mecircme coincar elles se precirctent agrave la meacutedaille offrent unprofil seacutevegravere et quasi puritain une colora-tion froide une raison matheacutematique une cer-taine eacutetroitesse dans le visage quasi presseacute desyeux fins des bouches seacuterieuses quelque chose

drsquoaristocratique moins dans le sentiment quedans lrsquohabitude plus dans les ideacutees que dansle caractegravere Tous ont des fronts hauts maisfuyant agrave leur sommet ce qui trahit une penteau mateacuterialisme Vous retrouverez ces princi-paux caractegraveres de tecircte et ces airs de visagedans les portraits de tous les encyclopeacutedistesdes orateurs de la Gironde et des hommes dece temps dont les croyances religieuses furentagrave peu pregraves nulles qui se disaient deacuteistes etqui eacutetaient atheacutees Le deacuteiste est un atheacutee sousbeacuteneacutefice drsquoinventaire Le vieux Minoret mon-trait donc un front de ce genre mais sillon-neacute de rides et qui reprenait une sorte de naiuml-veteacute par la maniegravere dont ses cheveux drsquoargentrameneacutes en arriegravere comme ceux drsquoune femmeagrave sa toilette se bouclaient en leacutegers floconssur son habit noir car il eacutetait obstineacutement vecirc-tu comme dans sa jeunesse en bas de soienoirs en souliers agrave boucles drsquoor en culottede pou de soie en gilet blanc traverseacute par le

cordon noir et en habit noir orneacute de la ro-sette rouge Cette tecircte si caracteacuteriseacutee et dontla froide blancheur eacutetait adoucie par des tonsjaunes dus agrave la vieillesse recevait en plein lejour drsquoune croiseacutee Au moment ougrave la maicirctressede poste arriva le docteur avait ses yeux bleusaux paupiegraveres roseacutees aux contours attendrisleveacutes vers lrsquoautel  une nouvelle conviction leurdonnait une expression nouvelle Ses lunettesmarquaient dans son paroissien lrsquoendroit ougrave ilavait quitteacute ses priegraveres Les bras croiseacutes sur sapoitrine ce grand vieillard sec debout dans uneattitude qui annonccedilait la toute-puissance de sesfaculteacutes et quelque chose drsquoineacutebranlable danssa foi ne cessa de contempler lrsquoautel par unregard humble et que rajeunissait lrsquoespeacuterancesans vouloir regarder la femme de son neveuplanteacutee presque en face de lui comme pour luireprocher ce retour agrave Dieu

En voyant toutes les tecirctes se tourner verselle Zeacutelie se hacircta de sortir et revint sur la

place moins preacutecipitamment qursquoelle nrsquoeacutetait al-leacutee agrave lrsquoeacuteglise  elle comptait sur cette successionet la succession devenait probleacutematique Elletrouva le greffier le percepteur et leurs femmesencore plus consterneacutes qursquoauparavant  Goupilavait pris plaisir agrave les tourmenter

― Ce nrsquoest pas sur la place et devant toute laville que nous pouvons parler de nos affairesdit la maicirctresse de poste venez chez moi Vousne serez pas de trop monsieur Dionis dit-elleau notaire

Ainsi lrsquoexheacutereacutedation probable des Massindes Creacutemiegravere et du maicirctre de poste allait ecirctre lanouvelle du pays

Au moment ougrave les heacuteritiers et le notaire al-laient traverser la place pour se rendre agrave laposte le bruit de la diligence arrivant agrave fondde train au bureau qui se trouve agrave quelques pasde lrsquoeacuteglise en haut de la Grandrsquorue fit un fracaseacutenorme

― Tiens  je suis comme toi Minoret jrsquooublieDeacutesireacute dit Zeacutelie Allons agrave son deacutebarquer  il estpresque avocat et crsquoest un peu de ses affairesqursquoil srsquoagit

Lrsquoarriveacutee drsquoune diligence est toujours unedistraction  mais quand elle est en retard onsrsquoattend agrave des eacuteveacutenements  aussi la foule se por-ta-t-elle devant la Ducler

― Voilagrave Deacutesireacute  fut un cri geacuteneacuteralAgrave la fois le tyran et le boute-en-train de Ne-

mours Deacutesireacute mettait toujours la ville en eacutemoipar ses apparitions Aimeacute de la jeunesse avec la-quelle il se montrait geacuteneacutereux il la stimulait parsa preacutesence  mais ses amusements eacutetaient si re-douteacutes que plus drsquoune famille fut tregraves-heureusede lui voir faire ses eacutetudes et son Droit agrave ParisDeacutesireacute Minoret jeune homme mince fluet etblond comme sa megravere de laquelle il avait lesyeux bleus et le teint pacircle sourit par la portiegravereagrave la foule et descendit lestement pour embras-

ser sa megravere Une leacutegegravere esquisse de ce garccedilonprouvera combien Zeacutelie fut flatteacutee en le voyant

Lrsquoeacutetudiant portait des bottes fines un panta-lon blanc drsquoeacutetoffe anglaise agrave sous-pieds en cuirverni une riche cravate bien mise plus riche-ment attacheacutee un joli gilet de fantaisie et dansla poche de ce gilet une montre plate dont lachaicircne pendait enfin une redingote courte endrap bleu et un chapeau gris  mais le parvenuse trahissait dans les boutons drsquoor de son gi-let et dans la bague porteacutee par-dessus des gantsde chevreau drsquoune couleur violacirctre Il avait unecanne agrave pomme drsquoor ciseleacute

― Tu vas perdre ta montre lui dit sa megravere enlrsquoembrassant

― Crsquoest fait expregraves reacutepondit-il en se laissantembrasser par son pegravere

― Heacute  bien cousin vous voilagrave bientocirct avo-cat  dit Massin

― Je precircterai serment agrave la rentreacutee dit-il enreacutepondant aux saluts amicaux qui partaient dela foule

― Nous allons donc rire dit Goupil en luiprenant la main

― Ah  te voilagrave vieux singe reacutepondit Deacutesireacute― Tu prends encore la licence pour thegravese

apregraves ta thegravese pour la licence reacutepliqua le clerchumilieacute drsquoecirctre traiteacute si familiegraverement en preacute-sence de tant de monde

― Comment  il lui dit qursquoil se taise  deman-da madame Creacutemiegravere agrave son mari

― Vous savez tout ce que jrsquoai Cabirolle cria-t-il au vieux conducteur agrave face violaceacutee etbourgeonneacutee Vous ferez porter tout chez nous

― La sueur ruisselle sur tes chevaux dit larude Zeacutelie agrave Cabirolle tu nrsquoas donc pas debon sens pour les mener ainsi  tu es plus becircteqursquoeux 

― Mais monsieur Deacutesireacute voulait arriver agravetoute force pour vous tirer drsquoinquieacutetude

― Mais puisqursquoil nrsquoy avait point eudrsquoaccident pourquoi risquer de perdre tes che-vaux reprit-elle

Les reconnaissances drsquoamis les bonjours leseacutelans de la jeunesse autour de Deacutesireacute tousles incidents de cette arriveacutee et les reacutecits delrsquoaccident auquel eacutetait ducirc le retard prirent as-sez de temps pour que le troupeau des heacuteritiersaugmenteacute de leurs amis arrivacirct sur la place agrave lasortie de la messe Par un effet du hasard quise permet tout Deacutesireacute vit Ursule sous le porchede la paroisse au moment ougrave il passait et restastupeacutefait de sa beauteacute Le mouvement du jeuneavocat arrecircta neacutecessairement la marche de sesparents

Obligeacutee en donnant le bras agrave son parrainde tenir de la main droite son paroissien et delrsquoautre son ombrelle Ursule deacuteployait alors lagracircce inneacutee que les femmes gracieuses mettentagrave srsquoacquitter des choses difficiles de leur jo-li meacutetier de femme Si la penseacutee se reacutevegravele en

tout il est permis de dire que ce maintien ex-primait une divine simplesse Ursule eacutetait vecirc-tue drsquoune robe de mousseline blanche en faccedilonde peignoir orneacutee de distance en distance denœuds bleus La pegravelerine bordeacutee drsquoun rubanpareil passeacute dans un large ourlet et attacheacutee pardes nœuds semblables agrave ceux de la robe lais-sait apercevoir la beauteacute de son corsage Soncou drsquoune blancheur mate eacutetait drsquoun ton char-mant mis en relief par tout ce bleu le fard desblondes Sa ceinture bleue agrave longs bouts flot-tants dessinait une taille plate qui paraissaitflexible une des plus seacuteduisantes gracircces de lafemme Elle portait un chapeau de paille de rizmodestement garni de rubans pareils agrave ceux dela robe et dont les brides eacutetaient noueacutees sousle menton ce qui tout en relevant lrsquoexcessiveblancheur du chapeau ne nuisait point agrave cellede son beau teint de blonde De chaque cocircteacutede la figure drsquoUrsule qui se coiffait naturelle-ment elle-mecircme agrave la Berthe ses cheveux fins

et blonds abondaient en grosses nattes aplatiesdont les petites tresses saisissaient le regard parleurs mille bosses brillantes Ses yeux gris agrave lafois doux et fiers eacutetaient en harmonie avec unfront bien modeleacute Une teinte rose reacutepanduesur ses joues comme un nuage animait sa figurereacuteguliegravere sans fadeur car la nature lui avait agravela fois donneacute par un rare privileacutege la pureteacutedes lignes et la physionomie La noblesse de savie se trahissait dans un admirable accord entreses traits ses mouvements et lrsquoexpression geacuteneacute-rale de sa personne qui pouvait servir de mo-degravele agrave la Confiance ou agrave la Modestie Sa san-teacute quoique brillante nrsquoeacuteclatait point grossiegravere-ment en sorte qursquoelle avait lrsquoair distingueacute Sousses gants de couleur claire on devinait de joliesmains Ses pieds cambreacutes et minces eacutetaient mi-gnonnement chausseacutes de brodequins en peaubronzeacutee orneacutes drsquoune frange en soie brune Saceinture bleue gonfleacutee par une petite montre

plate et par sa bourse bleue agrave glands drsquoor attirales regards de toutes les femmes

― Il lui a donneacute une nouvelle montre  ditmadame Creacutemiegravere en serrant le bras de son ma-ri

― Comment crsquoest lagrave Ursule  srsquoeacutecria DeacutesireacuteJe ne la reconnaissais pas

― Eh  bien mon cher oncle vous faites eacuteveacute-nement dit le maicirctre de poste en montranttoute la ville en deux haies sur le passage duvieillard chacun veut vous voir

― Est-ce lrsquoabbeacute Chaperon ou mademoiselleUrsule qui vous a converti mon oncle  ditMassin avec une obseacutequiositeacute jeacutesuitique en sa-luant le docteur et sa proteacutegeacutee

― Crsquoest Ursule dit segravechement le vieillard enmarchant toujours comme un homme impor-tuneacute

Quand mecircme la veille en finissant son whistavec Ursule avec le meacutedecin de Nemourset Bongrand agrave ce mot  laquo Jrsquoirai demain agrave la

messe  raquo dit par le vieillard le juge de paixnrsquoaurait pas reacutepondu  laquo Vos heacuteritiers ne dormi-ront plus  raquo il devait suffire au sagace et clair-voyant docteur drsquoun seul coup drsquoœil pour peacuteneacute-trer les dispositions de ses heacuteritiers agrave lrsquoaspect deleurs figures Lrsquoirruption de Zeacutelie dans lrsquoeacutegliseson regard que le docteur avait saisi cettereacuteunion de tous les inteacuteresseacutes sur la place etlrsquoexpression de leurs yeux en apercevant Ur-sule tout deacutemontrait une haine fraicircchement ra-viveacutee et des craintes sordides

― Crsquoest un fer agrave vous (affaire agrave vous) made-moiselle reprit madame Creacutemiegravere en interve-nant aussi par une humble reacuteveacuterence Un mi-racle ne vous coucircte guegravere

― Il appartient agrave Dieu madame reacuteponditUrsule

― Oh  Dieu srsquoeacutecria Minoret-Levrault monbeau-pegravere disait qursquoil servait de couverture agravebien des chevaux

― Il avait des opinions de maquignon dit seacute-vegraverement le docteur

― Eh  bien dit Minoret agrave sa femme et agrave sonfils vous ne venez pas saluer mon oncle 

― Je ne serais pas maicirctresse de moi devantcette sainte nitouche srsquoeacutecria Zeacutelie en emme-nant son fils

― Vous feriez bien mon oncle disait ma-dame Massin de ne pas aller agrave lrsquoeacuteglise sans avoirun petit bonnet de velours noir la paroisse estbien humide

― Bah  ma niegravece dit le bonhomme en regar-dant ceux qui lrsquoaccompagnaient plus tocirct je se-rai coucheacute plus tocirct vous danserez

Il continuait toujours agrave marcher en entraicirc-nant Ursule et se montrait si presseacute qursquoon leslaissa seuls

― Pourquoi leur dites-vous des paroles sidures  ce nrsquoest pas bien lui dit Ursule en lui re-muant le bras drsquoune faccedilon mutine

― Avant comme apregraves mon entreacutee en reli-gion ma haine sera la mecircme contre les hypo-crites Je leur ai fait du bien agrave tous je ne leurai pas demandeacute de reconnaissance  mais aucunde ces gens-lagrave ne trsquoa envoyeacute une fleur le jour deta fecircte la seule que je ceacutelegravebre

Agrave une assez grande distance du docteur etdrsquoUrsule madame de Portenduegravere se traicircnaiten paraissant accableacutee de douleurs Elle appar-tenait agrave ce genre de vieilles femmes dans le cos-tume desquelles se retrouve lrsquoesprit du derniersiegravecle qui portent des robes couleur penseacuteeagrave manches plates et drsquoune coupe dont le mo-degravele ne se voit que dans les portraits de ma-dame Lebrun  elles ont des mantelets en den-telles noires et des chapeaux de formes passeacuteesen harmonie avec leur deacutemarche lente et so-lennelle  on dirait qursquoelles marchent toujoursavec leurs paniers et qursquoelles les sentent encoreautour drsquoelles comme ceux agrave qui lrsquoon a cou-peacute un bras agitent parfois la main qursquoils nrsquoont

plus  leurs figures longues blecircmes agrave grandsyeux meurtris au front faneacute ne manquent pasdrsquoune certaine gracircce triste malgreacute des tours decheveux dont les boucles restent aplaties  ellessrsquoenveloppent le visage de vieilles dentelles quine veulent plus badiner le long des joues  maistoutes ces ruines sont domineacutees par une in-croyable digniteacute dans les maniegraveres et dans le re-gard Les yeux rideacutes et rouges de cette vieilledame disaient assez qursquoelle avait pleureacute pen-dant la messe Elle allait comme une personnetroubleacutee et semblait attendre quelqursquoun carelle se retourna Or madame de Portenduegravere seretournant eacutetait un fait aussi grave que celui dela conversion du docteur Minoret

― Agrave qui madame de Portenduegravere en veut-elle  dit madame Massin en rejoignant les heacute-ritiers peacutetrifieacutes par les reacuteponses du vieillard

― Elle cherche le cureacute dit le notaire Dionisqui se frappa le front comme un homme sai-si par un souvenir ou par une ideacutee oublieacutee Jrsquoai

votre affaire agrave tous et la succession est sauveacutee Allons deacutejeuner gaiement chez madame Mino-ret

Chacun peut imaginer lrsquoempressement aveclequel les heacuteritiers suivirent le notaire agrave la posteGoupil accompagna son camarade bras dessusbras dessous en lui disant agrave lrsquooreille avec un af-freux sourire  ― Il y a de la crevette

― Qursquoest-ce que cela me fait  lui reacutepondit lefils de famille en haussant les eacutepaules je suisamoureux-fou drsquoEsther la plus ceacuteleste creacuteaturedu monde

― Qursquoest-ce que crsquoest qursquoEsther tout court demanda Goupil Je trsquoaime trop pour te laisserdindonner par des creacuteatures

― Esther est la passion du fameux Nucingenet ma folie est inutile car elle a positivementrefuseacute de mrsquoeacutepouser

― Les filles folles de leur corps sont quelque-fois sages de la tecircte dit Goupil

― Si tu la voyais seulement une fois tu ne teservirais [serviras] pas de pareilles expressionsdit langoureusement Deacutesireacute

― Si je te voyais briser ton avenir pour ce quidoit nrsquoecirctre qursquoune fantaisie reprit Goupil avecune chaleur agrave laquelle Bongrand eucirct peut-ecirctreeacuteteacute pris jrsquoirais briser cette poupeacutee comme Var-ney brise Amy Robsart dans Kenilworth  Tafemme doit ecirctre une drsquoAiglemont une made-moiselle du Rouvre et te faire arriver agrave la deacutepu-tation Mon avenir est hypotheacutequeacute sur le tienet je ne te laisserai pas commettre de becirctises

― Je suis assez riche pour me contenter dubonheur reacutepondit Deacutesireacute

― Eh  bien que complotez-vous donc lagrave  ditZeacutelie agrave Goupil en heacutelant [hecirclant] les deux amisresteacutes au milieu de sa vaste cour

Le docteur disparut dans la rue des Bour-geois et arriva tout aussi lestement qursquoun jeunehomme agrave la maison ougrave srsquoeacutetait accompli pen-dant la semaine lrsquoeacutetrange eacuteveacutenement qui preacute-

occupait alors toute la ville de Nemours et quiveut quelques explications pour rendre cettehistoire et la communication du notaire aux heacute-ritiers parfaitement claires

Le beau-pegravere du docteur le fameux cla-veciniste et facteur drsquoinstruments ValentinMiroueumlt un de nos plus ceacutelegravebres organisteseacutetait mort en 1785 laissant un fils naturel lefils de sa vieillesse reconnu portant son nommais excessivement mauvais sujet Agrave son lit demort il nrsquoeut pas la consolation de voir cetenfant gacircteacute Chanteur et compositeur JosephMiroueumlt apregraves avoir deacutebuteacute aux Italiens sousun nom supposeacute srsquoeacutetait enfui avec une jeunefille en Allemagne Le vieux facteur recomman-da ce garccedilon vraiment plein de talent agrave songendre en lui faisant observer qursquoil avait refu-seacute drsquoeacutepouser la megravere pour ne faire aucun tortagrave madame Minoret Le docteur promit de don-ner agrave ce malheureux la moitieacute de la successiondu facteur dont le fonds fut acheteacute par Eacuterard Il

fit chercher diplomatiquement son beau-fregraverenaturel Joseph Miroueumlt  mais Grimm lui ditun soir qursquoapregraves srsquoecirctre engageacute dans un reacutegimentprussien lrsquoartiste avait deacuteserteacute prenait un fauxnom et deacutejouait toutes les recherches

Joseph Miroueumlt doueacute par la nature drsquounevoix seacuteduisante drsquoune taille avantageuse drsquounejolie figure et par-dessus tout compositeurplein de goucirct et de verve mena pendant quinzeans cette vie boheacutemienne que le Berlinois Hoff-mann a si bien deacutecrite Aussi vers quaranteans fut-il en proie agrave de si grandes misegraveres qursquoilsaisit en 1806 lrsquooccasion de redevenir FranccedilaisIl srsquoeacutetablit alors agrave Hambourg ougrave il eacutepousala fille drsquoun bon bourgeois folle de musiquequi srsquoeacuteprit de lrsquoartiste dont la gloire eacutetait tou-jours en perspective et qui voulut srsquoy consa-crer Mais apregraves quinze ans de malheur Jo-seph Miroueumlt ne sut pas soutenir le vin delrsquoopulence  son naturel deacutepensier reparut  ettout en rendant sa femme heureuse il deacutepen-

sa sa fortune en peu drsquoanneacutees La misegravere revintLe meacutenage dut avoir traicircneacute lrsquoexistence la plushorrible pour que Joseph Miroueumlt en arrivacirct agravesrsquoengager comme musicien dans un reacutegimentfranccedilais En 1813 par le plus grand des ha-sards le chirurgien-major de ce reacutegiment frap-peacute de ce nom de Miroueumlt eacutecrivit au docteurMinoret auquel il avait des obligations La reacute-ponse ne se fit pas attendre En 1814 avant lacapitulation de Paris Joseph Miroueumlt eut agrave Pa-ris un asile ougrave sa femme mourut en donnantle jour agrave une petite fille que le docteur voulutappeler Ursule le nom de sa femme Le capi-taine de musique ne surveacutecut pas agrave la megravereeacutepuiseacute comme elle de fatigues et de misegraveresEn mourant lrsquoinfortuneacute musicien leacutegua sa filleau docteur qui lui servit de parrain malgreacute sareacutepugnance pour ce qursquoil appelait les mome-ries de lrsquoEacuteglise Apregraves avoir vu peacuterir successive-ment ses enfants par des avortements dans descouches laborieuses ou pendant leur premiegravere

anneacutee le docteur avait attendu lrsquoeffet drsquounederniegravere expeacuterience Quand une femme ma-lingre nerveuse deacutelicate deacutebute par une faussecouche il nrsquoest pas rare de la voir se conduiredans ses grossesses et dans ses enfantementscomme srsquoeacutetait conduite Ursule Minoret mal-greacute les soins les observations et la science deson mari Le pauvre homme srsquoeacutetait souvent re-procheacute leur mutuelle persistance agrave vouloir desenfants Le dernier conccedilu apregraves un repos dedeux ans eacutetait mort pendant lrsquoanneacutee 1792 vic-time de lrsquoeacutetat nerveux de la megravere srsquoil faut don-ner raison aux physiologistes qui pensent quedans le pheacutenomegravene inexplicable de la geacuteneacutera-tion lrsquoenfant tient au pegravere par le sang et agrave lamegravere par le systegraveme nerveux Forceacute de renonceraux jouissances du sentiment le plus puissantchez lui la bienfaisance fut sans doute pour ledocteur une revanche de sa paterniteacute trompeacuteeDurant sa vie conjugale si cruellement agiteacuteele docteur avait par-dessus tout deacutesireacute une pe-

tite fille blonde une de ces fleurs qui font la joiedrsquoune maison  il accepta donc avec bonheur lelegs que lui fit Joseph Miroueumlt et reporta surlrsquoorpheline les espeacuterances de ses recircves eacutevanouisPendant deux ans il assista comme fit jadis Ca-ton pour Pompeacutee aux plus minutieux deacutetailsde la vie drsquoUrsule  il ne voulait pas que la nour-rice lui donnacirct agrave teter la levacirct la couchacirct sanslui Son expeacuterience sa science tout fut au ser-vice de cet enfant Apregraves avoir ressenti les dou-leurs les alternatives de crainte et drsquoespeacuteranceles travaux et les joies drsquoune megravere il eut lebonheur de voir dans cette fille de la blondeAllemagne et de lrsquoartiste franccedilais une vigou-reuse vie une sensibiliteacute profonde Lrsquoheureuxvieillard suivit avec les sentiments drsquoune megravereles progregraves de cette chevelure blonde drsquoabordduvet puis soie puis cheveux leacutegers et fins sicaressants aux doigts qui les caressent Il bai-sa souvent ces petits pieds nus dont les doigtscouverts drsquoune pellicule sous laquelle le sang se

voit ressemblent agrave des boutons de rose Il eacutetaitfou de cette petite Quand elle srsquoessayait au lan-gage ou quand elle arrecirctait ses beaux yeux bleussi doux sur toutes choses en y jetant ce regardsongeur qui semble ecirctre lrsquoaurore de la penseacuteeet qursquoelle terminait par un rire il restait devantelle pendant des heures entiegraveres cherchant avecJordy les raisons que tant drsquoautres appellentdes caprices cacheacutees sous les moindres pheacute-nomegravenes de cette deacutelicieuse phase de la vie ougravelrsquoenfant est agrave la fois une fleur et un fruit uneintelligence confuse un mouvement perpeacutetuelun deacutesir violent La beauteacute drsquoUrsule sa dou-ceur la rendaient si chegravere au docteur qursquoil au-rait voulu changer pour elle les lois de la na-ture  il dit quelquefois au vieux Jordy avoirmal dans ses dents quand Ursule faisait lessiennes Lorsque les vieillards aiment les en-fants ils ne mettent pas de bornes agrave leur pas-sion ils les adorent Pour ces petits ecirctres ils fonttaire leurs manies et pour eux se souviennent

de tout leur passeacute Leur expeacuterience leur indul-gence leur patience toutes les acquisitions dela vie ce treacutesor si peacuteniblement amasseacute ils lelivrent agrave cette jeune vie par laquelle ils se ra-jeunissent et suppleacuteent alors agrave la materniteacute parlrsquointelligence Leur sagesse toujours eacuteveilleacuteevaut lrsquointuition de la megravere  ils se rappellent lesdeacutelicatesses qui chez elle sont de la divinationet ils les portent dans lrsquoexercice drsquoune compas-sion dont la force se deacuteveloppe sans doute enraison de cette immense faiblesse La lenteur deleurs mouvements remplace la douceur mater-nelle Enfin chez eux comme chez les enfantsla vie est reacuteduite au simple  et si le sentimentrend la megravere esclave le deacutetachement de toutepassion et lrsquoabsence de tout inteacuterecirct permettentau vieillard de se donner en entier Aussi nrsquoest-il pas rare de voir les enfants srsquoentendre avecles vieilles gens Le vieux militaire le vieux cu-reacute le vieux docteur heureux des caresses etdes coquetteries drsquoUrsule ne se lassaient jamais

de lui reacutepondre ou de jouer avec elle Loin deles impatienter la peacutetulance de cette enfant lescharmait et ils satisfaisaient agrave tous ses deacutesirsen faisant de tout un sujet drsquoinstruction Ainsicette petite grandit environneacutee de vieilles gensqui lui souriaient et lui faisaient comme plu-sieurs megraveres autour drsquoelle eacutegalement attentiveset preacutevoyantes Gracircce agrave cette savante eacuteducationlrsquoacircme drsquoUrsule se deacuteveloppa dans la sphegravere quilui convenait Cette plante rare rencontra sonterrain speacutecial aspira les eacuteleacutements de sa vraievie et srsquoassimila les flots de son soleil

― Dans quelle religion eacutelegraveverez-vous cettepetite  demanda lrsquoabbeacute Chaperon agrave Minoretquand Ursule eut six ans

― Dans la vocirctre reacutepondit le meacutedecinAtheacutee agrave la faccedilon de monsieur de Wolmar

dans la Nouvelle Heacuteloiumlse il ne se reconnut pas ledroit de priver Ursule des beacuteneacutefices offerts parla religion catholique Le meacutedecin assis sur unbanc au-dessous de la fenecirctre du cabinet chi-

nois se sentit alors la main presseacutee par la maindu cureacute

― Oui cureacute toutes les fois qursquoelle me par-lera de Dieu je la renverrai agrave son ami Saprondit-il en imitant le parler enfantin drsquoUrsule Jeveux voir si le sentiment religieux est inneacute Aus-si nrsquoai-je rien fait pour ni rien contre les ten-dances de cette jeune acircme  mais je vous ai deacutejagravenommeacute dans mon cœur son pegravere spirituel

― Ceci vous sera compteacute par Dieu jelrsquoespegravere reacutepondit lrsquoabbeacute Chaperon en frappantdoucement ses mains lrsquoune contre lrsquoautre et leseacutelevant vers le ciel comme srsquoil faisait une courtepriegravere mentale

Ainsi degraves lrsquoacircge de six ans la petite orphe-line tomba sous le pouvoir religieux du cureacutecomme elle eacutetait deacutejagrave tombeacutee sous celui de sonvieil ami Jordy

Le capitaine autrefois professeur dans unedes anciennes eacutecoles militaires occupeacute pargoucirct de grammaire et des diffeacuterences entre les

langues europeacuteennes avait eacutetudieacute le problegravemedrsquoun langage universel Ce savant homme pa-tient comme tous les vieux maicirctres se fit doncun bonheur drsquoapprendre agrave lire et agrave eacutecrire agrave Ur-sule en lui apprenant la langue franccedilaise et ceqursquoelle devait savoir de calcul La nombreusebibliothegraveque du docteur permit de choisir entreles livres ceux qui pouvaient ecirctre lus par un en-fant et qui devaient lrsquoamuser en lrsquoinstruisantLe militaire et le cureacute laissegraverent cette intelli-gence srsquoenrichir avec lrsquoaisance et la liberteacute quele docteur laissait au corps Ursule apprenaiten se jouant La religion contenait la reacuteflexionAbandonneacutee agrave la divine culture drsquoun naturelameneacute dans des reacutegions pures par ces trois pru-dents instituteurs Ursule alla plus vers le sen-timent que vers le devoir et prit pour regravegle deconduite la voix de la conscience plutocirct quela loi sociale Chez elle le beau dans les senti-ments et dans les actions devait ecirctre spontaneacute le jugement confirmerait lrsquoeacutelan du cœur Elle

eacutetait destineacutee agrave faire le bien comme un plaisiravant de le faire comme une obligation Cettenuance est le propre de lrsquoeacuteducation chreacutetienneCes principes tout autres que ceux agrave donneraux hommes convenaient agrave une femme le geacute-nie et la conscience de la famille lrsquoeacuteleacutegance se-cregravete de la vie domestique enfin presque reineau sein du meacutenage Tous trois proceacutedegraverent dela mecircme maniegravere avec cette enfant Loin dereculer devant les audaces de lrsquoinnocence ilsexpliquaient agrave Ursule la fin des choses et lesmoyens connus en ne lui formulant jamaisque des ideacutees justes Quand agrave propos drsquouneherbe drsquoune fleur drsquoune eacutetoile elle allait droitagrave Dieu le professeur et le meacutedecin lui disaientque le precirctre seul pouvait lui reacutepondre Aucundrsquoeux nrsquoempieacuteta sur le terrain des autres Leparrain se chargeait de tout le bien-ecirctre mateacute-riel et des choses de la vie  lrsquoinstruction regar-dait Jordy  la morale la meacutetaphysique et leshautes questions appartenaient au cureacute Cette

belle eacuteducation ne fut pas comme il arrive sou-vent dans les maisons les plus riches contra-rieacutee par drsquoimprudents serviteurs La Bougivalsermonneacutee agrave ce sujet et trop simple drsquoailleursdrsquoesprit et de caractegravere pour intervenir ne deacute-rangea point lrsquoœuvre de ces grands esprits Ur-sule creacuteature privileacutegieacutee eut donc autour drsquoelletrois bons geacutenies agrave qui son beau naturel ren-dit toute tacircche douce et facile Cette tendressevirile cette graviteacute tempeacutereacutee par les sourirescette liberteacute sans danger ce soin perpeacutetuel delrsquoacircme et du corps firent drsquoelle agrave lrsquoacircge de neufans une enfant accomplie et charmante agrave voirPar malheur cette triniteacute paternelle se rompitDans lrsquoanneacutee suivante le vieux capitaine mou-rut laissant au docteur et au cureacute son œuvre agravecontinuer apregraves en avoir accompli la partie laplus difficile Les fleurs devaient naicirctre drsquoelles-mecircmes dans un terrain si bien preacutepareacute Le gen-tilhomme avait pendant neuf ans eacuteconomiseacutemille francs par an pour leacuteguer dix mille francs

agrave sa petite Ursule afin qursquoelle conservacirct de luiun souvenir pendant tonte sa vie Dans un tes-tament dont les motifs eacutetaient touchants il in-vitait sa leacutegataire agrave se servir uniquement pour satoilette des quatre ou cinq cents francs de renteque rendrait ce petit capital Quand le juge depaix mit les scelleacutes chez son vieil ami lrsquoon trou-va dans un cabinet ougrave jamais il nrsquoavait laisseacutepeacuteneacutetrer personne une grande quantiteacute de jou-joux dont beaucoup eacutetaient briseacutes et qui tousavaient servi des joujoux du temps passeacute pieu-sement conserveacutes et que monsieur Bongranddevait brucircler lui-mecircme agrave la priegravere du pauvrecapitaine Vers cette eacutepoque elle dut faire sapremiegravere communion Lrsquoabbeacute Chaperon em-ploya toute une anneacutee agrave lrsquoinstruction de cettejeune fille chez qui le cœur et lrsquointelligencesi deacuteveloppeacutes mais si prudemment maintenuslrsquoun par lrsquoautre exigeaient une nourriture spi-rituelle particuliegravere Telle fut cette initiationagrave la connaissance des choses divines que de-

puis cette eacutepoque ougrave lrsquoacircme prend sa forme re-ligieuse Ursule devint la pieuse et mystiquejeune fille dont le caractegravere fut toujours au-dessus des eacuteveacutenements et dont le cœur domi-na toute adversiteacute Ce fut alors aussi que com-menccedila secregravetement entre cette vieillesse increacute-dule et cette enfance pleine de croyance unelutte pendant long-temps inconnue agrave celle quila provoqua mais dont le deacutenoucircment occupaittoute la ville et devait avoir tant drsquoinfluence surlrsquoavenir drsquoUrsule en deacutechaicircnant contre elle lescollateacuteraux du docteur

Pendant les six premiers mois de lrsquoanneacutee1824 Ursule passa presque toutes ses mati-neacutees au presbytegravere Le vieux meacutedecin devinales intentions du cureacute Le precirctre voulait fairedrsquoUrsule un argument invincible Lrsquoincreacuteduleaimeacute par sa filleule comme il lrsquoeucirct eacuteteacute de sapropre fille croirait agrave cette naiumlveteacute serait seacute-duit par les touchants effets de la religion danslrsquoacircme drsquoune enfant dont lrsquoamour ressemblait agrave

ces arbres des climats indiens toujours chargeacutesde fleurs et de fruits toujours verts et toujoursembaumeacutes Une belle vie est plus puissante quele plus vigoureux raisonnement On ne reacutesistepas aux charmes de certaines images Aussi ledocteur eut-il les yeux mouilleacutes de larmes sanssavoir pourquoi quand il vit la fille de son cœurpartant pour lrsquoeacuteglise habilleacutee drsquoune robe decrecircpe blanc chausseacutee de souliers de satin blancpareacutee de rubans blancs la tecircte ceinte drsquoune ban-delette royale attacheacutee sur le cocircteacute par un grosnœud les mille boucles de sa chevelure ruis-selant sur ses belles eacutepaules blanches le cor-sage bordeacute drsquoune ruche orneacutee de comegravetes lesyeux eacutetoileacutes par une premiegravere espeacuterance volantgrande et heureuse agrave une premiegravere union ai-mant mieux son parrain depuis qursquoelle srsquoeacutetaiteacuteleveacutee jusqursquoagrave Dieu Quand il aperccedilut la penseacuteede lrsquoeacuteterniteacute donnant la nourriture a cette acircmejusqursquoalors dans les limbes de lrsquoenfance commeapregraves la nuit le soleil donne la vie agrave la terre  tou-

jours sans savoir pourquoi il fut facirccheacute de resterseul au logis Assis sur les marches de son per-ron il tint pendant long-temps les yeux fixeacutessur la grille entre les barreaux de laquelle sapupille avait disparu en lui disant  ― Parrainpourquoi ne viens-tu pas  Je serai donc heu-reuse sans toi  Quoique eacutebranleacute jusque dansses racines lrsquoorgueil de lrsquoencyclopeacutediste ne fleacute-chit point encore Il se promena cependant defaccedilon agrave voir la procession des communiants etdistingua sa petite Ursule brillante drsquoexaltationsous le voile Elle lui lanccedila un regard inspireacute quiremua dans la partie rocheuse de son cœur lecoin fermeacute agrave Dieu Mais le deacuteiste tint bon il sedit  ― Momeries  Imaginer que srsquoil existe unouvrier des mondes cet organisateur de lrsquoinfinisrsquooccupe de ces niaiseries  Il rit et continuasa promenade sur les hauteurs qui dominent laroute du Gacirctinais ougrave les cloches sonneacutees en vo-leacutee reacutepandaient au loin la joie des familles

Le bruit du trictrac est insupportable auxpersonnes qui ne savent pas ce jeu lrsquoun desplus difficiles qui existent Pour ne pas en-nuyer sa pupille agrave qui lrsquoexcessive deacutelicatesse deses organes et de ses nerfs ne permettait pasdrsquoentendre impuneacutement ces mouvements et ceparlage dont la raison est inconnue le cureacute levieux Jordy quand il vivait et le docteur atten-daient toujours que leur enfant fucirct coucheacutee ouen promenade Il arrivait alors assez souventque la partie eacutetait encore en train quand Ursulerentrait  elle se reacutesignait alors avec une gracircceinfinie et se mettait aupregraves de la fenecirctre agrave tra-vailler Elle avait de la reacutepugnance pour ce jeudont les commencements sont en effet rudeset inaccessibles agrave beaucoup drsquointelligences etsi difficiles agrave vaincre que si lrsquoon ne prend paslrsquohabitude de ce jeu pendant la jeunesse il estpresque impossible plus tard de lrsquoapprendre Orle soir de sa premiegravere communion quand Ur-

sule revint chez son tuteur seul pour cette soi-reacutee elle mit le trictrac devant le vieillard

― Voyons agrave qui le deacute  dit-elle― Ursule reprit le docteur nrsquoest-ce pas un

peacutecheacute de te moquer de ton parrain le jour de tapremiegravere communion 

― Je ne me moque point dit-elle ensrsquoasseyant  je me dois agrave vos plaisirs vous quiveillez agrave tous les miens Quand monsieur Cha-peron eacutetait content il me donnait une leccedilon detrictrac et il mrsquoa donneacute tant de leccedilons que jesuis en eacutetat de vous gagner Vous ne vous gecirc-nerez plus pour moi Pour ne pas entraver vosplaisirs jrsquoai vaincu toutes les difficulteacutes et lebruit du trictrac me plaicirct

Ursule gagna Le cureacute vint surprendre lesjoueurs et jouir de son triomphe Le lendemainMinoret qui jusqursquoalors avait refuseacute de faireapprendre la musique agrave sa pupille se rendit agraveParis y acheta un piano prit des arrangementsagrave Fontainebleau avec une maicirctresse et se sou-

mit agrave lrsquoennui que devaient lui causer les per-peacutetuelles eacutetudes de sa pupille Une des preacutedic-tions de feu Jordy le phreacutenologiste se reacutealisa  lapetite fille devint excellente musicienne Le tu-teur fier de sa filleule faisait en ce moment ve-nir de Paris une fois par semaine un vieil alle-mand nommeacute Schmucke un savant professeurde musique et subvenait aux deacutepenses de cetart drsquoabord jugeacute par lui tout agrave fait inutile en meacute-nage Les increacutedules nrsquoaiment pas la musiqueceacuteleste langage deacuteveloppeacute par le catholicismequi a pris les noms des sept notes dans un deses hymnes  chaque note est la premiegravere syl-labe des sept premiers vers de lrsquohymne agrave saintJean Quoique vive lrsquoimpression produite sur levieillard par la premiegravere communion drsquoUrsulefut passagegravere Le calme le contentement que lesœuvres de la religion et la priegravere reacutepandaientdans cette acircme jeune furent aussi des exemplessans force pour lui Sans aucun sujet de re-mords ni de repentir Minoret jouissait drsquoune

seacutereacuteniteacute parfaite En accomplissant ses bienfaitssans lrsquoespoir drsquoune moisson ceacuteleste il se trou-vait plus grand que le catholique auquel il re-prochait toujours de faire de lrsquousure avec Dieu

― Mais lui disait lrsquoabbeacute Chaperon si leshommes voulaient tous se livrer agrave ce com-merce avouez que la socieacuteteacute serait parfaite  ilnrsquoy aurait plus de malheureux Pour ecirctre bien-faisant agrave votre maniegravere il faut ecirctre un grandphilosophe  vous vous eacutelevez agrave votre doctrinepar le raisonnement vous ecirctes une exceptionsociale  tandis qursquoil suffit drsquoecirctre chreacutetien pourecirctre bienfaisant agrave la nocirctre Chez vous crsquoest uneffort  chez nous crsquoest naturel

― Cela veut dire cureacute que je pense et quevous sentez voilagrave tout

Cependant agrave douze ans Ursule dont la fi-nesse et lrsquoadresse naturelle agrave la femme eacutetaientexerceacutees par une eacuteducation supeacuterieure et dontle sens dans toute sa fleur eacutetait eacuteclaireacute parlrsquoesprit religieux de tous les genres drsquoesprit le

plus deacutelicat finit par comprendre que son par-rain ne croyait ni agrave un avenir ni agrave lrsquoimmortaliteacutede lrsquoacircme ni agrave une providence ni agrave Dieu Presseacutede questions par lrsquoinnocente creacuteature il fut im-possible au docteur de cacher plus longtempsce fatal secret La naiumlve consternation drsquoUrsulele fit drsquoabord sourire  mais en la voyant quel-quefois triste il comprit tout ce que cette tris-tesse annonccedilait drsquoaffection Les tendresses ab-solues ont horreur de toute espegravece de deacutesac-cord mecircme dans les ideacutees qui leur sont eacutetran-gegraveres Parfois le docteur se precircta comme agrave descaresses aux raisons de sa fille adoptive ditesdrsquoune voix tendre et douce exhaleacutees par le sen-timent le plus ardent et le plus pur Les croyantset les increacutedules parlent deux langues diffeacute-rentes et ne peuvent se comprendre La filleuleen plaidant la cause de Dieu maltraitait sonparrain comme un enfant gacircteacute maltraite quel-quefois sa megravere Le cureacute blacircma doucement Ur-sule et lui dit que Dieu se reacuteservait drsquohumilier

ces esprits superbes La jeune fille reacutepondit agravelrsquoabbeacute Chaperon que David avait abattu Go-liath Cette dissidence religieuse ces regretsde lrsquoenfant qui voulait entraicircner son tuteur agraveDieu furent les seuls chagrins de cette vie in-teacuterieure si douce et si pleine deacuterobeacutee aux re-gards de la petite ville curieuse Ursule gran-dissait se deacuteveloppait devenait la jeune fillemodeste et chreacutetiennement instruite que Deacutesi-reacute avait admireacutee au sortir de lrsquoeacuteglise La culturedes fleurs dans le jardin la musique les plaisirsde son tuteur et tous les petits soins qursquoUrsulelui rendait car elle avait soulageacute la Bougivalen srsquooccupant de lui remplissaient les heuresles jours les mois de cette existence calmeNeacuteanmoins depuis un an quelques troubleschez Ursule avaient inquieacuteteacute le docteur  maisla cause en eacutetait si preacutevue qursquoil ne srsquoen inquieacute-ta que pour surveiller la santeacute Cependant cetobservateur sagace ce profond praticien crutapercevoir que les troubles avaient eu quelque

retentissement dans le moral Il espionna ma-ternellement sa pupille ne vit autour drsquoelle per-sonne digne de lui inspirer de lrsquoamour et soninquieacutetude passa

En ces conjonctures un mois avant le jourougrave ce drame commence il arriva dans la vieintellectuelle du docteur un de ces faits qui la-bourent jusqursquoau tuf le champ des convictionset le retournent mais ce fait exige un reacutecit suc-cinct de quelques eacuteveacutenements de sa carriegraveremeacutedicale qui donnera drsquoailleurs un nouvel in-teacuterecirct agrave cette histoire

Vers la fin du dix-huitiegraveme siegravecle la Sciencefut aussi profondeacutement diviseacutee par lrsquoapparitionde Mesmer que lrsquoArt le fut par celle de GluckApregraves avoir retrouveacute le magneacutetisme Mesmervint en France ougrave depuis un temps immeacute-morial les inventeurs accourent faire leacutegitimerleurs deacutecouvertes La France gracircce agrave son lan-gage clair est en quelque sorte la trompette dumonde

― Si lrsquohomeacuteopathie arrive agrave Paris elle estsauveacutee disait derniegraverement Hahnemann

― Allez en France disait M de Metternichagrave Gall et si lrsquoon srsquoy moque de vos bosses vousserez illustre

Mesmer eut donc des adeptes et des antago-nistes aussi ardents que les piccinistes contreles gluckistes La France savante srsquoeacutemut un deacute-bat solennel srsquoouvrit Avant lrsquoarrecirct la Facul-teacute de meacutedecine proscrivit en masse le preacuteten-du charlatanisme de Mesmer son baquet sesfils conducteurs et ses theacuteories Mais disons-lecet Allemand compromit malheureusementsa magnifique deacutecouverte par drsquoeacutenormes preacute-tentions peacutecuniaires Mesmer succomba parlrsquoincertitude des faits par lrsquoignorance du rocircleque jouent dans la nature les fluides impondeacute-rables alors inobserveacutes par son inaptitude agrave re-chercher les cocircteacutes drsquoune science agrave triple faceLe magneacutetisme a plus drsquoune application  entreles mains de Mesmer il fut par rapport agrave son

avenir ce que le principe est aux effets Mais sile trouveur manqua de geacutenie il est triste pourla raison humaine et pour la France drsquoavoiragrave constater qursquoune science contemporaine dessocieacuteteacutes eacutegalement cultiveacutee par lrsquoEacutegypte et parla Chaldeacutee par la Gregravece et par lrsquoInde eacuteprouvadans Paris en plein dix-huitiegraveme siegravecle le sortqursquoavait eu la veacuteriteacute dans la personne de Galileacuteeau seiziegraveme et que le magneacutetisme y fut repous-seacute par les doubles atteintes des gens religieux etdes philosophes mateacuterialistes eacutegalement alar-meacutes Le magneacutetisme la science favorite de Jeacute-sus et lrsquoune des puissances divines remises auxapocirctres ne paraissait pas plus preacutevu par lrsquoEacutegliseque par les disciples de Jean-Jacques et de Vol-taire de Locke et de Condillac LrsquoEncyclopeacutedieet le Clergeacute ne srsquoaccommodaient pas de cevieux pouvoir humain qui sembla si nouveauLes miracles des convulsionnaires eacutetouffeacutes parlrsquoEacuteglise et par lrsquoindiffeacuterence des savants malgreacuteles eacutecrits preacutecieux du conseiller Carreacute de Mont-

geron furent une premiegravere sommation de fairedes expeacuteriences sur les fluides humains quidonnent le pouvoir drsquoopposer assez de forcesinteacuterieures pour annuler les douleurs causeacuteespar des agents exteacuterieurs Mais il aurait fallureconnaicirctre lrsquoexistence de fluides intangiblesinvisibles impondeacuterables trois neacutegations danslesquelles la science drsquoalors voulait voir une deacute-finition du vide Dans la philosophie modernele vide nrsquoexiste pas Dix pieds de vide le mondecroule  Surtout pour les mateacuterialistes le mondeest plein tout se tient tout srsquoenchaicircne et tout estmachineacute laquo Le monde disait Diderot commeeffet du hasard est plus explicable que DieuLa multipliciteacute des causes et le nombre incom-mensurable de jets que suppose le hasard ex-plique la creacuteation Soient donneacutes lrsquoEacuteneacuteide ettous les caractegraveres neacutecessaires agrave sa compositionsi vous mrsquooffrez le temps et lrsquoespace agrave forcede jeter les lettres jrsquoatteindrai la combinaisonEacuteneacuteide raquo Ces malheureux qui deacuteifiaient tout

plutocirct que drsquoadmettre un Dieu reculaient aus-si devant la divisibiliteacute infinie de la matiegravere quecomporte la nature des forces impondeacuterablesLocke et Condillac ont alors retardeacute de cin-quante ans lrsquoimmense progregraves que font en cemoment les sciences naturelles sous la penseacuteedrsquouniteacute due au grand Geoffroy Saint-HilaireQuelques gens droits sans systegraveme convain-cus par des faits consciencieusement eacutetudieacutesperseacuteveacuteregraverent dans la doctrine de Mesmer quireconnaissait en lrsquohomme lrsquoexistence drsquoune in-fluence peacuteneacutetrante dominatrice drsquohomme agravehomme mise en œuvre par la volonteacute cura-tive par lrsquoabondance du fluide et dont le jeuconstitue un duel entre deux volonteacutes entre unmal agrave gueacuterir et le vouloir de gueacuterir Les pheacuteno-megravenes du somnambulisme agrave peine soupccedilon-neacutes par Mesmer furent dus agrave messieurs de Puy-seacutegur et Deleuze  mais la reacutevolution mit agrave cesdeacutecouvertes un temps drsquoarrecirct qui donna gain decause aux savants et aux railleurs Parmi le pe-

tit nombre des croyants se trouvegraverent des meacute-decins Ces dissidents furent jusqursquoagrave leur mortperseacutecuteacutes par leurs confregraveres Le corps res-pectable des meacutedecins de Paris deacuteploya contreles mesmeacuteriens les rigueurs des guerres reli-gieuses et fut aussi cruel dans sa haine contreeux qursquoil eacutetait possible de lrsquoecirctre dans ce tempsde toleacuterance voltairienne Les docteurs ortho-doxes refusaient de consulter avec les docteursqui tenaient pour lrsquoheacutereacutesie mesmeacuterienne En1820 ces preacutetendus heacutereacutesiarques eacutetaient encorelrsquoobjet de cette proscription sourde Les mal-heurs les orages de la Reacutevolution nrsquoeacuteteignirentpas cette haine scientifique Il nrsquoy a que lesprecirctres les magistrats et les meacutedecins pour haiumlrainsi La robe est toujours terrible Mais aussiles ideacutees ne seraient-elles pas plus implacablesque les choses  Le docteur Bouvard ami de Mi-noret donna dans la foi nouvelle et perseacuteveacute-ra jusqursquoagrave sa mort dans la science agrave laquelle ilavait sacrifieacute le repos de sa vie car il fut une des

becirctes noires de la Faculteacute de Paris Minoret lrsquoundes plus vaillants soutiens des encyclopeacutedistesle plus redoutable adversaire de Deslon le preacute-vocirct de Mesmer et dont la plume fut drsquoun poidseacutenorme dans cette querelle se brouilla sans re-tour avec son camarade  mais il fit plus il leperseacutecuta Sa conduite avec Bouvard devait luicauser le seul repentir qui pucirct troubler la seacutereacute-niteacute de son deacuteclin Depuis la retraite du docteurMinoret agrave Nemours la science des fluides im-pondeacuterables seul nom qui convienne au ma-gneacutetisme si eacutetroitement lieacute par la nature de sespheacutenomegravenes agrave la lumiegravere et agrave lrsquoeacutelectriciteacute faisaitdrsquoimmenses progregraves malgreacute les continuellesrailleries de la science parisienne La phreacuteno-logie et la physiognomonie [physiognomie] lascience de Gall et celle de Lavater qui sont ju-melles dont lrsquoune est agrave lrsquoautre ce que la causeest agrave lrsquoeffet deacutemontraient aux yeux de plus drsquounphysiologiste les traces du fluide insaisissablebase des pheacutenomegravenes de la volonteacute humaine

et drsquoougrave reacutesultent les passions les habitudes lesformes du visage et celles du cracircne Enfin lesfaits magneacutetiques les miracles du somnambu-lisme ceux de la divination et de lrsquoextase quipermettent de peacuteneacutetrer dans le monde spiri-tuel srsquoaccumulaient Lrsquohistoire eacutetrange des ap-paritions du fermier Martin si bien constateacuteeset lrsquoentrevue de ce paysan avec Louis XVIII la connaissance des relations de Swedenborgavec les morts si seacuterieusement eacutetablie en Alle-magne  les reacutecits de Walter Scott sur les effetsde la seconde vue  lrsquoexercice des prodigieusesfaculteacutes de quelques diseurs de bonne aventurequi confondent en une seule science la chiro-mancie la cartomancie et lrsquohoroscopie  les faitsde catalepsie et ceux de la mise en œuvre desproprieacuteteacutes du diaphragme par certaines affec-tions morbides  ces pheacutenomegravenes au moins cu-rieux tous eacutemaneacutes de la mecircme source sapaientbien des doutes emmenaient les plus indiffeacute-rents sur le terrain des expeacuteriences Minoret

ignorait ce mouvement des esprits si granddans le nord de lrsquoEurope encore si faible enFrance ougrave se passaient neacuteanmoins de ces faitsqualifieacutes de merveilleux par les observateurssuperficiels et qui tombent comme des pierresau fond de la mer dans le tourbillon des eacuteveacutene-ments parisiens

Au commencement de cette anneacutee le reposde lrsquoanti-mesmeacuterien fut troubleacute par la lettre sui-vante

laquo Mon vieux camaraderaquo Toute amitieacute mecircme perdue a des droits

qui se prescrivent difficilement Je sais que vousvivez encore et je me souviens moins de notreinimitieacute que de nos beaux jours au taudis deSaint-Julien-le-Pauvre Au moment de mrsquoen al-ler de ce monde je tiens agrave vous prouver que lemagneacutetisme va constituer une des sciences lesplus importantes si toutefois la science ne doitpas ecirctre une Je puis foudroyer votre increacuteduliteacutepar des preuves positives Peut-ecirctre devrai-je agrave

votre curiositeacute le bonheur de vous serrer encoreune fois la main comme nous nous la serrionsavant Mesmer

raquo Toujours agrave vousraquo BOUVARD raquo

Piqueacute comme lrsquoest un lion par un taon lrsquoanti-mesmeacuterien bondit jusqursquoagrave Paris et mit sa cartechez le vieux Bouvard qui demeurait rue Feacute-rou pregraves de Saint-Sulpice Bouvard lui mitune carte agrave son hocirctel en lui eacutecrivant  laquo De-main agrave neuf heures rue Saint-Honoreacute en facelrsquoAssomption raquo Minoret redevenu jeune nedormit pas Il alla voir les vieux meacutedecins de saconnaissance et leur demanda si le monde eacutetaitbouleverseacute si la meacutedecine avait une Eacutecole si lesquatre Faculteacutes vivaient encore Les meacutedecinsle rassuregraverent en lui disant que le vieil esprit dereacutesistance existait  seulement au lieu de per-seacutecuter lrsquoAcadeacutemie de meacutedecine et lrsquoAcadeacutemiedes sciences pouffaient de rire en rangeant lesfaits magneacutetiques parmi les surprises de Co-

mus de Comte de Bosco dans les jongleriesla prestidigitation et ce qursquoon nomme la phy-sique amusante Ces discours nrsquoempecircchegraverentpoint le vieux Minoret drsquoaller au rendez-vousque lui donnait le vieux Bouvard Apregraves qua-rante-quatre anneacutees drsquoinimitieacute les deux anta-gonistes se revirent sous une porte cochegravere de larue Saint-Honoreacute Les Franccedilais sont trop conti-nuellement distraits pour se haiumlr pendant long-temps Agrave Paris surtout les faits eacutetendent troplrsquoespace et font en politique en litteacuterature et enscience la vie trop vaste pour que les hommesnrsquoy trouvent pas des pays agrave conqueacuterir ougrave leurspreacutetentions peuvent reacutegner agrave lrsquoaise La haineexige tant de forces toujours armeacutees que lrsquoonsrsquoy met plusieurs quand on veut haiumlr pendantlong-temps Aussi les Corps peuvent-ils seulsy avoir de la meacutemoire Apregraves quarante-quatreans Roberspierre et Danton srsquoembrasseraientCependant chacun des deux docteurs garda sa

main sans lrsquooffrir Bouvard le premier dit agrave Mi-noret  ― Tu te portes agrave ravir

― Oui pas mal et toi  reacutepondit Minoret unefois la glace rompue

― Moi comme tu vois― Le magneacutetisme empecircche-t-il de mourir 

demanda Minoret drsquoun ton plaisant mais sansaigreur

― Non mais il a failli mrsquoempecirccher de vivre― Tu nrsquoes donc pas riche  fit Minoret― Bah  dit Bouvard― Eh  bien je suis riche moi srsquoeacutecria Mino-

ret― Ce nrsquoest pas agrave ta fortune mais agrave ta convic-

tion que jrsquoen veux Viens reacutepondit Bouvard― Oh  lrsquoentecircteacute  srsquoeacutecria MinoretLe mesmeacuterien entraicircna lrsquoincreacutedule dans un

escalier assez obscur et le lui fit monter avecpreacutecaution jusqursquoau quatriegraveme eacutetage

En ce moment se produisait agrave Paris unhomme extraordinaire doueacute par la foi drsquoune

incalculable puissance et disposant des pou-voirs magneacutetiques dans toutes leurs applica-tions Non-seulement ce grand inconnu qui vitencore gueacuterissait par lui-mecircme agrave distance lesmaladies les plus cruelles les plus inveacuteteacutereacuteessoudainement et radicalement comme jadis leSauveur des hommes  mais encore il produi-sait instantaneacutement les pheacutenomegravenes les pluscurieux du somnambulisme en domptant lesvolonteacutes les plus rebelles La physionomie decet inconnu qui dit ne relever que de Dieuet communiquer avec les anges comme Swe-denborg est celle du lion  il y eacuteclate une eacutener-gie concentreacutee irreacutesistible Ses traits singuliegrave-rement contourneacutes ont un aspect terrible etfoudroyant  sa voix qui vient des profondeursde lrsquoecirctre est comme chargeacutee du fluide magneacute-tique elle entre en lrsquoauditeur par tous les poresDeacutegoucircteacute de lrsquoingratitude publique apregraves desmilliers de gueacuterisons il srsquoest rejeteacute dans une im-peacuteneacutetrable solitude dans un neacuteant volontaire

Sa toute puissante main qui a rendu des fillesmourantes agrave leurs megraveres des pegraveres agrave leurs en-fants eacuteploreacutes des maicirctresses idolacirctreacutees agrave desamants ivres drsquoamour  qui a gueacuteri les maladesabandonneacutes par les meacutedecins qui faisait chan-ter des hymnes dans les synagogues dans lestemples et dans les eacuteglises par des precirctres dediffeacuterents cultes rameneacutes tous au mecircme Dieupar le mecircme miracle  qui adoucissait les ago-nies aux mourants chez lesquels la vie eacutetait im-possible  cette main souveraine soleil de viequi eacuteblouissait les yeux fermeacutes des somnam-bules ne se legraveverait pas pour rendre un heacuteri-tier preacutesomptif agrave une reine Enveloppeacute dans lesouvenir de ses bienfaits comme dans un suairelumineux il se refuse au monde et vit dansle ciel Mais agrave lrsquoaurore de son regravegne surprispresque de son pouvoir cet homme dont ledeacutesinteacuteressement a eacutegaleacute la puissance permet-tait agrave quelques curieux drsquoecirctre teacutemoins de ses mi-racles Le bruit de cette renommeacutee qui fut im-

mense et qui pourrait renaicirctre demain reacuteveillale docteur Bouvard sur le bord de la tombe Lemesmeacuterien perseacutecuteacute put enfin voir les pheacuteno-megravenes les plus radieux de cette science gardeacuteeen son cœur comme un treacutesor Les malheurs dece vieillard avaient eacutemu le grand inconnu quilui donna quelques privileacuteges Aussi Bouvardsubissait-il en montant lrsquoescalier les plaisante-ries de son vieil antagoniste avec une joie mali-cieuse Il ne lui reacutepondit que par des  laquo Tu vasvoir  tu vas voir  raquo et par ces petits hochementsde tecircte que se permettent les gens sucircrs de leurfait

Les deux docteurs entregraverent dans un appar-tement plus que modeste Bouvard alla parlerpendant un moment dans une chambre agrave cou-cher contigueuml au salon ougrave attendait Minoretdont la deacutefiance srsquoeacuteveilla  mais Bouvard vintaussitocirct le prendre et lrsquointroduisit dans cettechambre ougrave se trouvaient le mysteacuterieux swe-denborgiste et une femme assise dans un fau-

teuil Cette femme ne se leva point et ne parutpas srsquoapercevoir de lrsquoentreacutee des deux vieillards

― Comment  plus de baquets  fit Minoreten souriant

― Rien que le pouvoir de Dieu reacutepondit gra-vement le swedenborgiste qui parut agrave Minoretecirctre acircgeacute de cinquante ans

Les trois hommes srsquoassirent et lrsquoinconnu semit agrave causer On parla pluie et beau temps agravela grande surprise du vieux Minoret qui se crutmystifieacute Le swedenborgiste questionna le visi-teur sur ses opinions scientifiques et semblaiteacutevidemment prendre le temps de lrsquoexaminer

― Vous venez ici en simple curieux mon-sieur dit-il enfin Je nrsquoai pas lrsquohabitude de pros-tituer une puissance qui dans ma convictioneacutemane de Dieu  si jrsquoen faisais un usage frivoleou mauvais elle pourrait mrsquoecirctre retireacutee Neacutean-moins il srsquoagit mrsquoa dit monsieur Bouvard dechanger une conviction contraire agrave la nocirctre etdrsquoeacuteclairer un savant de bonne foi  je vais donc

vous satisfaire Cette femme que vous voyezdit-il en montrant lrsquoinconnue est dans le som-meil somnambulique Drsquoapregraves les aveux et lesmanifestations de tous les somnambules ceteacutetat constitue une vie deacutelicieuse pendant la-quelle lrsquoecirctre inteacuterieur deacutegageacute de toutes les en-traves apporteacutees agrave lrsquoexercice de ses faculteacutes parla nature visible se promegravene dans le mondeque nous nommons invisible agrave tort La vue etlrsquoouiumle srsquoexercent alors drsquoune maniegravere plus par-faite que dans lrsquoeacutetat dit de veille et peut-ecirctresans le secours des organes qui sont la gaicircne deces eacutepeacutees lumineuses appeleacutees la vue et lrsquoouiumle Pour lrsquohomme mis dans cet eacutetat les distanceset les obstacles mateacuteriels nrsquoexistent pas ou sonttraverseacutes par une vie qui est en nous et pourlaquelle notre corps est un reacuteservoir un pointdrsquoappui neacutecessaire une enveloppe Les termesmanquent pour des effets si nouvellement re-trouveacutes  car aujourdrsquohui les mots impondeacute-rables intangibles invisibles nrsquoont aucun sens

relativement au fluide dont lrsquoaction est deacutemon-treacutee par le magneacutetisme La lumiegravere est pondeacute-rable par sa chaleur qui en peacuteneacutetrant les corpsaugmente leur volume et certes lrsquoeacutelectriciteacutenrsquoest que trop tangible Nous avons condam-neacute les choses au lieu drsquoaccuser lrsquoimperfection denos instruments

― Elle dort  dit Minoret en examinant lafemme qui lui parut appartenir agrave la classe infeacute-rieure

― Son corps est en quelque sorte annu-leacute reacutepondit le swedenborgiste Les ignorantsprennent cet eacutetat pour le sommeil Mais elleva vous prouver qursquoil existe un univers spiri-tuel et que lrsquoesprit nrsquoy reconnaicirct point les lois delrsquounivers mateacuteriel Je lrsquoenverrai dans la reacutegionougrave vous voudrez qursquoelle aille Agrave vingt lieues drsquoicicomme en Chine elle vous dira ce qui srsquoy passe

― Envoyez-la seulement chez moi agrave Ne-mours demanda Minoret

― Je nrsquoy veux ecirctre pour rien reacuteponditlrsquohomme mysteacuterieux Donnez-moi votre mainvous serez agrave la fois acteur et spectateur effet etcause

Il prit la main de Minoret que Minoret luilaissa prendre  il la tint pendant un moment enparaissant se recueillir et de son autre main ilsaisit la main de la femme assise dans le fau-teuil  puis il mit celle du docteur dans cellede la femme en faisant signe au vieil increacutedulede srsquoasseoir agrave cocircteacute de cette pythonisse sans treacute-pied Minoret remarqua dans les traits exces-sivement calmes de cette femme un leacuteger tres-saillement quand ils furent unis par le sweden-borgiste  mais ce mouvement quoique mer-veilleux dans ses effets fut drsquoune grande sim-pliciteacute

― Obeacuteissez agrave monsieur lui dit ce personnageen eacutetendant la main sur la tecircte de la femme quiparut aspirer de lui la lumiegravere et la vie et son-gez que tout ce que vous ferez pour lui me plai-

ra Vous pouvez lui parler maintenant dit-il agraveMinoret

― Allez agrave Nemours rue des Bourgeois chezmoi dit le docteur

― Donnez-lui le temps laissez votre maindans la sienne jusqursquoagrave ce qursquoelle vous prouvepar ce qursquoelle vous dira qursquoelle y est arriveacutee ditBouvard agrave son ancien ami

― Je vois une riviegravere reacutepondit la femmedrsquoune voix faible en paraissant regarder en de-dans drsquoelle-mecircme avec une profonde attentionmalgreacute ses paupiegraveres baisseacutees Je vois un joli jar-din

― Pourquoi entrez-vous par la riviegravere et parle jardin  dit Minoret

― Parce qursquoelles y sont― Qui ― La jeune personne et la nourrice aux-

quelles vous pensez― Comment est le jardin  demanda Mino-

ret

― En y entrant par le petit escalier qui des-cend sur la riviegravere il se trouve agrave droite unelongue galerie en briques dans laquelle je voisdes livres et termineacutee par un cabajoutis orneacutede sonnettes en bois et drsquoœufs rouges Agrave gauchele mur est revecirctu drsquoun massif de plantes grim-pantes de la vigne vierge du jasmin de Virgi-nie Au milieu se trouve un petit cadran solaireIl y a beaucoup de pots de fleurs Votre pupilleexamine ses fleurs les montre agrave sa nourrice faitdes trous avec un plantoir et y met des grainesLa nourrice racirctisse les alleacutees Quoique la pu-reteacute de cette jeune fille soit celle drsquoun ange il ya chez elle un commencement drsquoamour faiblecomme un creacutepuscule du matin

― Pour qui  demanda le docteur qui jusqursquoagravepreacutesent nrsquoentendait rien que personne ne pucirctlui dire sans ecirctre somnambule Il croyait tou-jours agrave de la jonglerie

― Vous nrsquoen savez rien quoique vous ayezeacuteteacute derniegraverement assez inquiet quand elle est

devenue femme dit-elle en souriant Le mou-vement de son cœur a suivi celui de la nature

― Et crsquoest une femme du peuple qui parleainsi  srsquoeacutecria le vieux docteur

― Dans cet eacutetat toutes srsquoexpriment avec unelimpiditeacute particuliegravere reacutepondit Bouvard

― Mais qui Ursule aime-t-elle ― Ursule ne sait pas qursquoelle aime reacutepondit

avec un petit mouvement de tecircte la femme  elleest bien trop angeacutelique pour connaicirctre le deacute-sir ou quoi que ce soit de lrsquoamour  mais elleest occupeacutee de lui elle pense agrave lui elle srsquoen deacute-fend mecircme elle y revient malgreacute sa volonteacute desrsquoabstenir Elle est au piano

― Mais qui est-ce ― Le fils drsquoune dame qui demeure en face― Madame de Portenduegravere ― Portenduegravere dites-vous reprit la som-

nambule je le veux bien Mais il nrsquoy a pas dedanger il nrsquoest point dans le pays

― Se sont-ils parleacute  demanda le docteur

― Jamais Ils se sont regardeacutes lrsquoun lrsquoautreElle le trouve charmant Il est en effet jolihomme il a bon cœur Elle lrsquoa vu de sa croi-seacutee ils se sont vus aussi agrave lrsquoeacuteglise  mais le jeunehomme nrsquoy pense plus

― Son nom ― Ah  pour vous le dire il faut que je le

lise ou que je lrsquoentende Il se nomme Savinienelle vient de prononcer son nom  elle le trouvedoux agrave prononcer  elle a deacutejagrave regardeacute danslrsquoalmanach le jour de sa fecircte elle y a fait un petitpoint rouge des enfantillages  Oh  elle aimerabien mais avec autant de pureteacute que de force elle nrsquoest pas fille agrave aimer deux fois et lrsquoamourteindra son acircme et la peacuteneacutetrera si bien qursquoellerepousserait tout autre sentiment

― Ougrave voyez-vous cela ― En elle Elle saura souffrir  elle a de qui te-

nir car son pegravere et sa megravere ont bien souffert Ce dernier mot renversa le docteur qui fut

moins eacutebranleacute que surpris Il nrsquoest pas inutile

de faire observer qursquoentre chaque phrase de lafemme il srsquoeacutecoulait de dix agrave quinze minutespendant lesquelles son attention se concen-trait de plus en plus On la voyait voyant  sonfront preacutesentait des aspects singuliers  il srsquoy pei-gnait des efforts inteacuterieurs il srsquoeacuteclaircissait ouse contractait par une puissance dont les effetsnrsquoavaient eacuteteacute remarqueacutes par Minoret que chezles mourants dans les instants ougrave ils sont doueacutesdu don de propheacutetie Elle fit agrave plusieurs reprisesdes gestes qui ressemblaient agrave ceux drsquoUrsule

― Oh  questionnez-la reprit le mysteacuterieuxpersonnage en srsquoadressant agrave Minoret elle vousdira les secrets que vous pouvez seul connaicirctre

― Ursule mrsquoaime  reprit Minoret― Presque autant que Dieu dit-elle avec

un sourire Aussi est-elle bien malheureuse devotre increacuteduliteacute Vous ne croyez pas en Dieucomme si vous pouviez empecirccher qursquoil soit  Saparole emplit les mondes  Vous causez ainsi lesseuls tourments de cette pauvre enfant Tiens 

elle fait des gammes  elle voudrait ecirctre encoremeilleure musicienne qursquoelle ne lrsquoest elle se deacute-pite Voici ce qursquoelle pense  Si je chantais biensi jrsquoavais une belle voix quand il sera chez samegravere ma voix irait bien jusqursquoagrave son oreille

Le docteur Minoret prit son portefeuille etnota lrsquoheure preacutecise

― Pouvez-vous me dire quelles sont lesgraines qursquoelle a semeacutees 

― Du reacuteseacuteda des pois de senteur des balsa-mines

― En dernier ― Des pieds drsquoalouette― Ougrave est mon argent ― Chez votre notaire  mais vous le placez agrave

mesure sans perdre un seul jour drsquointeacuterecirct― Oui  mais ougrave est lrsquoargent que je garde agrave

Nemours pour ma deacutepense du semestre ― Vous le mettez dans un grand livre relieacute en

rouge intituleacute Pandectes de Justinien tome IIentre les deux avant-derniers feuillets  le livre

est au-dessus du buffet vitreacute dans la case auxin-folios Vous en avez toute une rangeacutee Vosfonds sont dans le dernier volume du cocircteacute dusalon Tiens  le tome III est avant le tome IIMais vous nrsquoavez pas drsquoargent crsquoest des

― Billets de mille francs  demanda le doc-teur

― Je ne vois pas bien ils sont plieacutes Non il ya deux billets de chacun cinq cents francs

― Vous les voyez ― Oui― Comment sont-ils ― Il y en a un tregraves-jaune et vieux lrsquoautre

blanc et presque neufCette derniegravere partie de lrsquointerrogatoire fou-

droya le docteur Minoret Il regarda Bouvarddrsquoun air heacutebeacuteteacute mais Bouvard et le swedenbor-giste familiariseacutes avec lrsquoeacutetonnement des increacute-dules causaient agrave voix basse sans paraicirctre nisurpris ni eacutetonneacutes  Minoret les pria de lui per-mettre de revenir apregraves le dicircner Lrsquoanti-mes-

meacuterien voulait se recueillir se remettre de saprofonde terreur pour eacuteprouver de nouveauce pouvoir immense le soumettre agrave des expeacute-riences deacutecisives lui poser des questions dontla solution enlevacirct toute espegravece de doute

― Soyez ici agrave neuf heures ce soir ditlrsquoinconnu je reviendrai pour vous

Le docteur Minoret eacutetait dans un eacutetat siviolent qursquoil sortit sans saluer suivi par Bou-vard qui lui criait agrave distance  ― Eh  bien eh bien 

― Je me crois fou Bouvard reacutepondit Mino-ret sur le pas de la porte cochegravere Si la femme adit vrai pour Ursule comme il nrsquoy a qursquoUrsuleau monde qui sache ce que cette sorciegravere mrsquoareacuteveacuteleacute tu auras raison Je voudrais avoir desailes aller agrave Nemours veacuterifier ses assertionsMais je louerai une voiture et partirai ce soir agravedix heures Ah  je perds la tecircte

― Que deviendrais-tu donc si connaissantdepuis de longues anneacutees un malade incurable

tu le voyais gueacuteri en cinq secondes  Si tu voyaisce grand magneacutetiseur faire suer agrave torrents undartreux si tu le voyais faire marcher une petitemaicirctresse percluse 

― Dicircnons ensemble Bouvard et ne nousquittons pas jusqursquoagrave neuf heures Je veux cher-cher une expeacuterience deacutecisive irreacutecusable

― Soit mon vieux camarade reacutepondit ledocteur mesmeacuterien

Les deux ennemis reacuteconcilieacutes allegraverent dicircnerau Palais-Royal Apregraves une conversation ani-meacutee agrave lrsquoaide de laquelle Minoret trompa lafiegravevre drsquoideacutees qui lui ravageait la cervelle Bou-vard lui dit  ― Si tu reconnais agrave cette femme lafaculteacute drsquoaneacuteantir ou de traverser lrsquoespace si tuacquiers la certitude que de lrsquoAssomption elleentend et voit ce qui se dit et se fait agrave Nemoursil faut admettre tous les autres effets magneacute-tiques ils sont pour un increacutedule tout aussi im-possibles que ceux-lagrave Demande-lui donc uneseule preuve qui te satisfasse car tu peux croire

que nous nous sommes procureacute tous ces ren-seignements  mais nous ne pouvons pas savoirpar exemple ce qui va se passer agrave neuf heuresdans ta maison dans la chambre de ta pupille retiens ou eacutecris ce que la somnambule va voirou entendre et cours chez toi Cette petite Ur-sule que je ne connaissais point nrsquoest pas notrecomplice  et si elle a dit ou fait ce que tu aurasen eacutecrit baisse la tecircte fier Sicambre 

Les deux amis revinrent dans la chambre et ytrouvegraverent la somnambule qui ne reconnut pasle docteur Minoret Les yeux de cette femme sefermegraverent doucement sous la main que le swe-denborgiste eacutetendit sur elle agrave distance et elle re-prit lrsquoattitude dans laquelle Minoret lrsquoavait vueavant le dicircner Quand les mains de la femme etcelles du docteur furent mises en rapport il lapria de lui dire tout ce qui se passait chez lui agraveNemours en ce moment

― Que fait Ursule  dit-il

― Elle est deacuteshabilleacutee elle a fini de mettre sespapillotes elle est agrave genoux sur son prie-Dieudevant un crucifix drsquoivoire attacheacute sur un ta-bleau de velours rouge

― Que dit-elle ― Elle fait ses priegraveres du soir elle se recom-

mande agrave Dieu elle le supplie drsquoeacutecarter de sonacircme les mauvaises penseacutees  elle examine saconscience et repasse ce qursquoelle a fait dans lajourneacutee afin de savoir si elle a manqueacute agrave sescommandements ou agrave ceux de lrsquoEacuteglise Enfinelle eacutepluche son acircme pauvre chegravere petite creacutea-ture  La somnambule eut les yeux mouilleacutesElle nrsquoa pas commis de peacutecheacute mais elle se re-proche drsquoavoir trop penseacute agrave monsieur Savinienreprit-elle Elle srsquointerrompt pour se demanderce qursquoil fait agrave Paris et prie Dieu de le rendreheureux Elle finit par vous et dit agrave haute voixune priegravere

― Pouvez-vous la reacutepeacuteter ― Oui

Minoret prit son crayon et eacutecrivit sous ladicteacutee de la somnambule la priegravere suivante eacutevi-demment composeacutee par lrsquoabbeacute Chaperon 

laquo Mon Dieu si vous ecirctes content de votre ser-vante qui vous adore et vous prie avec autantdrsquoamour que de ferveur qui tacircche de ne pointsrsquoeacutecarter de vos saints commandements quimourrait avec joie comme votre Fils pour glo-rifier votre nom qui voudrait vivre dans votreombre vous enfin qui lisez dans les cœursfaites-moi la faveur de dessiller les yeux de monparrain de le mettre dans la voie du salut etlui communiquer votre gracircce afin qursquoil vive envous ses derniers jours  preacuteservez-le de toutmal et faites-moi souffrir en sa place  Bonnesainte Ursule ma chegravere patronne et vous di-vine megravere de Dieu reine du ciel archangeset saints du paradis eacutecoutez-moi joignez vosintercessions aux miennes et prenez pitieacute denous raquo

La somnambule imita si parfaitement lesgestes candides et les saintes inspirations delrsquoenfant que le docteur Minoret eut les yeuxpleins de larmes

― Dit-elle encore quelque chose  demandaMinoret

― Oui― Reacutepeacutetez-le ―Ce cher parrain  avec qui fera-t-il son tric-

trac agrave Paris  Elle souffle son bougeoir ellepenche la tecircte et srsquoendort La voilagrave partie  Elleest bien jolie dans son petit bonnet de nuit

Minoret salua le grand inconnu serra lamain agrave Bouvard descendit avec rapiditeacute cou-rut agrave une station de cabriolets bourgeois quiexistait alors sous la porte drsquoun hocirctel depuis deacute-moli pour faire place agrave la rue drsquoAlger  il y trouvaun cocher et lui demanda srsquoil consentait agrave partirsur-le-champ pour Fontainebleau Une fois leprix fait et accepteacute le vieillard redevenu jeunese mit en route agrave lrsquoinstant Suivant sa conven-

tion il laissa reposer le cheval agrave Essonne at-teignit la diligence de Nemours y trouva de laplace et congeacutedia son cocher Arriveacute chez luivers cinq heures du matin il se coucha dans lesruines de toutes ses ideacutees anteacuterieures sur la phy-siologie sur la nature sur la meacutetaphysique etdormit jusqursquoagrave neuf heures tant il eacutetait fatigueacutede sa course

Agrave son reacuteveil certain que depuis son retourpersonne nrsquoavait franchi le seuil de sa mai-son le docteur proceacuteda non sans une invin-cible terreur agrave la veacuterification des faits Il igno-rait lui-mecircme la diffeacuterence des deux billets debanque et lrsquointerversion des deux volumes dePandectes La somnambule avait bien vu Ilsonna la Bougival

― Dites agrave Ursule de venir me parler dit-il ensrsquoasseyant au milieu de sa bibliothegraveque

Lrsquoenfant vint elle courut agrave lui lrsquoembrassa  ledocteur la prit sur ses genoux ougrave elle srsquoassit en

mecirclant ses belles touffes blondes aux cheveuxblancs de son vieil ami

― Vous avez quelque chose mon parrain ― Oui mais promets-moi par ton salut

de reacutepondre franchement sans deacutetour agrave mesquestions

Ursule rougit jusque sur le front― Oh  je ne te demanderai rien que tu ne

puisses me dire dit-il en continuant et voyantla pudeur du premier amour troubler la pureteacutejusqursquoalors enfantine de ces beaux yeux

― Parlez mon parrain― Par quelle penseacutee as-tu fini tes priegraveres du

soir hier et agrave quelle heure les as-tu faites ― Il eacutetait neuf heures un quart neuf heures

et demie― Eh  bien reacutepegravete-moi ta derniegravere priegravere La jeune fille espeacutera que sa voix communi-

querait sa foi agrave lrsquoincreacutedule  elle quitta sa placese mit agrave genoux joignit les mains avec ferveur une lueur radieuse illumina son visage elle re-

garda le vieillard et lui dit  ― Ce que je deman-dais hier agrave Dieu je lrsquoai demandeacute ce matin je ledemanderai jusqursquoagrave ce qursquoil mrsquoait exauceacutee

Puis elle reacutepeacuteta sa priegravere avec une nouvelleet plus puissante expression  mais agrave son grandeacutetonnement son parrain lrsquointerrompit en ache-vant la priegravere

― Bien Ursule  dit le docteur en reprenantsa filleule sur ses genoux Quand tu trsquoes endor-mie la tecircte sur lrsquooreiller nrsquoas-tu pas dit en toi-mecircme  laquo Ce cher parrain  avec qui fera-t-il sontrictrac agrave Paris  raquo

Ursule se leva comme si la trompette du ju-gement dernier eucirct eacuteclateacute agrave ses oreilles  elle jetaun cri de terreur  ses yeux agrandis regardaientle vieillard avec une horrible fixiteacute

― Qui ecirctes-vous mon parrain  De qui te-nez-vous une pareille puissance  lui deman-da-t-elle en imaginant que pour ne pas croireen Dieu il devait avoir fait un pacte avec lrsquoangede lrsquoenfer

― Qursquoas-tu semeacute hier dans le jardin ― Du reacuteseacuteda des pois de senteur des balsa-

mines― Et en dernier des pieds drsquoalouette Elle tomba sur ses genoux― Ne mrsquoeacutepouvantez pas mon parrain  mais

vous eacutetiez ici nrsquoest-ce pas ― Ne suis-je pas toujours avec toi  reacutepon-

dit le docteur en plaisantant pour respecter laraison de cette innocente fille Allons dans tachambre

Il lui donna le bras et monta lrsquoescalier― Vos jambes tremblent mon bon ami dit-

elle― Oui je suis comme foudroyeacute― Croiriez-vous donc enfin en Dieu 

srsquoeacutecria-t-elle avec une joie naiumlve en laissant voirdes larmes dans ses yeux

Le vieillard regarda la chambre si simple etsi coquette qursquoil avait arrangeacutee pour UrsuleAgrave terre un tapis vert uni peu coucircteux qursquoelle

maintenait dans une exquise propreteacute  sur lesmurs un papier gris de lin semeacute de roses avecleurs feuilles vertes  aux fenecirctres qui avaientvue sur la cour des rideaux de calicot orneacutesdrsquoune bande drsquoeacutetoffe rose  entre les deux croi-seacutees sous une haute glace longue une consoleen bois doreacute couverte drsquoun marbre sur laquelleeacutetait un vase de bleu de Segravevres ougrave elle met-tait des bouquets  et en face de la chemineacuteeune petite commode drsquoune charmante marque-terie et agrave dessus de marbre dit bregraveche drsquoAlepLe lit en vieille perse et agrave rideaux de persedoubleacutes de rose eacutetait un de ces lits agrave la du-chesse si communs au dix-huitiegraveme siegravecle etqui avait pour ornements une touffe de plumessculpteacutee au-dessus des quatre colonnettes can-neleacutees de chaque angle Une vieille penduleenfermeacutee dans une espegravece de monument eneacutecaille incrusteacute drsquoarabesques en ivoire deacutecoraitla chemineacutee dont le chambranle et les flam-beaux de marbre dont la glace et son tru-

meau agrave peinture en grisaille offraient un remar-quable ensemble de ton de couleur et de ma-niegravere Une grande armoire dont les battants of-fraient des paysages faits avec diffeacuterents boisdont quelques-uns avaient des teintes verteset qui ne se trouvent plus dans le commercecontenait sans doute son linge et ses robesIl respirait dans cette chambre un parfum duciel Lrsquoexact arrangement des choses attestaitun esprit drsquoordre un sens de lrsquoharmonie quicertes aurait saisi tout le monde mecircme unMinoret-Levrault On voyait surtout combienles choses qui lrsquoenvironnaient eacutetaient chegraveresagrave Ursule et combien elle se plaisait dans unechambre qui tenait pour ainsi dire agrave toute savie drsquoenfant et de jeune fille En passant tout enrevue par maintien le tuteur srsquoassurait que dela chambre drsquoUrsule on pouvait voir chez ma-dame de Portenduegravere Pendant la nuit il avaitmeacutediteacute sur la conduite qursquoil devait tenir avecUrsule relativement au secret surpris de cette

passion naissante Un interrogatoire le com-promettrait vis-agrave-vis de sa pupille Ou il ap-prouverait ou il deacutesapprouverait cet amour dans les deux cas sa position devenait fausseIl avait donc reacutesolu drsquoexaminer la situation res-pective du jeune Portenduegravere et drsquoUrsule poursavoir srsquoil devait combattre ce penchant avantqursquoil ne fucirct irreacutesistible Un vieillard pouvait seuldeacuteployer tant de sagesse Encore pantelant sousles atteintes de la veacuteriteacute des faits magneacutetiques iltournait sur lui-mecircme et regardait les moindreschoses de cette chambre il voulait jeter un coupdrsquoœil sur lrsquoalmanach suspendu au coin de lachemineacutee

― Ces vilains flambeaux sont trop lourdspour tes jolies menottes dit-il en prenant leschandeliers en marbre orneacutes de cuivre Il lessoupesa regarda lrsquoalmanach le prit et dit ― Ceci me semble bien laid aussi Pourquoigardes-tu cet almanach de facteur dans une sijolie chambre 

― Oh  laissez-le-moi mon parrain― Non tu en auras un autre demainIl descendit en emportant cette piegravece de

conviction srsquoenferma dans son cabinet cher-cha saint Savinien et trouva comme lrsquoavait ditla somnambule un petit point rouge devantle 19 octobre  il en vit eacutegalement un en facedu jour de saint Denis son patron agrave lui et de-vant saint Jean le patron du cureacute Ce pointgros comme la tecircte drsquoune eacutepingle la femme en-dormie lrsquoavait aperccedilu malgreacute la distance et lesobstacles Le vieillard meacutedita jusqursquoau soir surces eacuteveacutenements plus immenses encore pourlui que pour tout autre Il fallait se rendre agravelrsquoeacutevidence Une forte muraille srsquoeacutecroula pourainsi dire en lui-mecircme car il vivait appuyeacutesur deux bases  son indiffeacuterence en matiegraverede religion et sa deacuteneacutegation du magneacutetismeEn prouvant que les sens construction pure-ment physique organes dont tous les effetssrsquoexpliquaient eacutetaient termineacutes par quelques-

uns des attributs de lrsquoinfini le magneacutetisme ren-versait ou du moins lui paraissait renverser lapuissante argumentation de Spinosa  lrsquoinfini etle fini deux eacuteleacutements incompatibles selon cegrand homme se trouvaient lrsquoun dans lrsquoautreQuelque puissance qursquoil accordacirct agrave la divisibili-teacute agrave la mobiliteacute de la matiegravere il ne pouvait paslui reconnaicirctre des qualiteacutes quasi-divines En-fin il eacutetait devenu trop vieux pour rattacher cespheacutenomegravenes agrave un systegraveme pour les compareragrave ceux du sommeil de la vision de la lumiegravereToute sa science baseacutee sur les assertions delrsquoeacutecole de Locke et de Condillac eacutetait en ruinesEn voyant ses creuses idoles en piegraveces neacuteces-sairement son increacuteduliteacute chancelait Ainsi toutlrsquoavantage dans le combat de cette enfance ca-tholique contre cette vieillesse voltairienne al-lait ecirctre agrave Ursule Dans ce fort deacutemanteleacute surces ruines ruisselait une lumiegravere Du sein de cesdeacutecombres eacuteclatait la voix de la priegravere  Neacutean-moins lrsquoobstineacute vieillard chercha querelle agrave ses

doutes Encore qursquoil fucirct atteint au cœur il ne sedeacutecidait pas il luttait toujours contre Dieu Ce-pendant son esprit parut vacillant il ne fut plusle mecircme Devenu songeur outre mesure il li-sait les Penseacutees de Pascal il lisait la sublime His-toire des Variations de Bossuet il lisait Bonaldil lut saint Augustin  il voulut aussi parcou-rir les œuvres de Swedenborg et de feu Saint-Martin desquels lui avait parleacute lrsquohomme mys-teacuterieux Lrsquoeacutedifice bacircti chez cet homme par lemateacuterialisme craquait de toutes parts il ne fal-lait plus qursquoune secousse  et quand son cœurfut mucircr pour Dieu il tomba dans la vigne ceacute-leste comme tombent les fruits Plusieurs foisdeacutejagrave le soir en jouant avec le cureacute sa filleule agravecocircteacute drsquoeux il avait fait des questions qui relati-vement agrave ses opinions paraissaient singuliegraveresagrave lrsquoabbeacute Chaperon ignorant encore du travailinteacuterieur par lequel Dieu redressait cette belleconscience

― Croyez-vous aux apparitions demandalrsquoincreacutedule agrave son pasteur en interrompant lapartie

― Cardan un grand philosophe du seiziegravemesiegravecle a dit en avoir eu reacutepondit le cureacute

― Je connais toutes celles qui ont occupeacute lessavants je viens de relire Plotin Je vous inter-roge en ce moment comme catholique et vousdemande si vous pensez que lrsquohomme mortpuisse revenir voir les vivants

― Mais Jeacutesus est apparu aux apocirctres apregraves samort reprit le cureacute LrsquoEacuteglise doit avoir foi dansles apparitions de Notre Sauveur Quant auxmiracles nous nrsquoen manquons pas dit lrsquoabbeacuteChaperon en souriant voulez-vous connaicirctrele plus reacutecent  il a eu lieu pendant le dix-hui-tiegraveme siegravecle

― Bah ― Oui le bienheureux Marie-Alphonse de

Liguori a su bien loin de Rome la mort dupape au moment ougrave le Saint-Pegravere expirait et

il y a de nombreux teacutemoins de ce miracle Lesaint eacutevecircque entreacute en extase entendit les der-niegraveres paroles du souverain pontife et les reacutepeacutetadevant plusieurs personnes Le courrier char-geacute drsquoannoncer lrsquoeacuteveacutenement ne vint que trenteheures apregraves

― Jeacutesuite  reacutepondit le vieux Minoret en plai-santant je ne vous demande pas de preuves jevous demande si vous y croyez

― Je crois que lrsquoapparition deacutepend beaucoupde celui qui la voit dit le cureacute continuant agrave plai-santer lrsquoincreacutedule

― Mon ami je ne vous tends pas de pieacutegeque croyez-vous sur ceci 

― Je crois la puissance de Dieu infinie ditlrsquoabbeacute

― Quand je serai mort si je me reacuteconcilieavec Dieu je le prierai de me laisser vous appa-raicirctre dit le docteur en riant

― Crsquoest preacuteciseacutement la convention faiteentre Cardan et son ami reacutepondit le cureacute

― Ursule dit Minoret si jamais un danger temenaccedilait appelle-moi je viendrai

― Vous venez de dire en un seul mot la tou-chante eacuteleacutegie intituleacutee NEacuteEgraveRE drsquoAndreacute Cheacute-nier reacutepondit le cureacute Mais les poegravetes ne sontgrands que parce qursquoils savent revecirctir les faitsou les sentiments drsquoimages eacuteternellement vi-vantes

― Pourquoi parlez-vous de votre mort moncher parrain dit drsquoun ton douloureux la jeunefille nous ne mourrons pas nous autres chreacute-tiens notre tombe est le berceau de notre acircme

― Enfin dit le docteur en souriant il fautbien srsquoen aller de ce monde et quand je nrsquoy se-rai plus tu seras bien eacutetonneacutee de ta fortune

― Quand vous ne serez plus mon bon amima seule consolation sera de vous consacrer mavie

― Agrave moi mort ― Oui Toutes les bonnes œuvres que je

pourrai faire seront faites en votre nom pour

racheter vos fautes Je prierai Dieu tous lesjours afin drsquoobtenir de sa cleacutemence infinie qursquoilne punisse pas eacuteternellement les erreurs drsquounjour et qursquoil mette pregraves de lui parmi les acircmesdes bienheureux une acircme aussi belle aussipure que la vocirctre

Cette reacuteponse dite avec une candeur angeacute-lique prononceacutee drsquoun accent plein de certitudeconfondit lrsquoerreur et convertit Denis Minoretagrave la faccedilon de saint Paul Un rayon de lumiegravereinteacuterieure lrsquoeacutetourdit en mecircme temps que cettetendresse eacutetendue sur sa vie agrave venir lui fit venirles larmes aux yeux Ce subit effet de la gracircceeut quelque chose drsquoeacutelectrique Le cureacute joignitles mains et se leva troubleacute La petite surprisede son triomphe pleura Le vieillard se dressacomme si quelqursquoun lrsquoeucirct appeleacute regarda danslrsquoespace comme srsquoil y voyait une aurore  puisil fleacutechit le genou sur son fauteuil joignit lesmains et baissa les yeux vers la terre en hommeprofondeacutement humilieacute

― Mon Dieu  dit-il drsquoune voix eacutemue en re-levant son front si quelqursquoun peut obtenirma gracircce et mrsquoamener vers toi nrsquoest-ce pascette creacuteature sans tache  Pardonne agrave cettevieillesse repentie que cette glorieuse enfant tepreacutesente  Il eacuteleva mentalement son acircme agrave Dieule priant drsquoachever de lrsquoeacuteclairer par sa scienceapregraves lrsquoavoir foudroyeacute de sa gracircce il se tournavers le cureacute et lui tendant la main  ― Mon cherpasteur je redeviens petit je vous appartiens etvous livre mon acircme

Ursule couvrit de larmes joyeuses les mainsde son parrain en les lui baisant Le vieillard pritcette enfant sur ses genoux et la nomma gaie-ment sa marraine Le cureacute tout attendri reacutecitale Veni Creator dans une sorte drsquoeffusion reli-gieuse Cet hymne servit de priegravere du soir agrave cestrois chreacutetiens agenouilleacutes

― Qursquoy a-t-il  demanda la Bougival eacutetonneacutee― Enfin  mon parrain croit en Dieu reacutepon-

dit Ursule

― Ah  ma foi tant mieux il ne lui manquaitque ccedila pour ecirctre parfait srsquoeacutecria la vieille Bres-sane en se signant avec une naiumlveteacute seacuterieuse

― Cher docteur dit le bon precirctre vous au-rez compris bientocirct les grandeurs de la religionet la neacutecessiteacute de ses pratiques  vous trouverezsa philosophie dans ce qursquoelle a drsquohumain bienplus eacuteleveacutee que celle des esprits les plus auda-cieux

Le cureacute qui manifestait une joie presque en-fantine convint alors de cateacutechiser ce vieillarden confeacuterant avec lui deux fois par semaineAinsi la conversion attribueacutee agrave Ursule et agrave unesprit de calcul sordide fut spontaneacutee Le cu-reacute qui srsquoeacutetait abstenu pendant quatorze anneacuteesde toucher aux plaies de ce cœur tout en lesdeacuteplorant avait eacuteteacute solliciteacute comme on va queacute-rir le chirurgien en se sentant blesseacute Depuiscette scegravene tous les soirs les priegraveres pronon-ceacutees par Ursule avaient eacuteteacute faites en communDe moment en moment le vieillard avait senti

la paix succeacutedant en lui-mecircme aux agitationsEn ayant comme il le disait Dieu pour eacutedi-teur responsable des choses inexplicables sonesprit eacutetait agrave lrsquoaise Sa chegravere enfant lui reacutepondaitqursquoil se voyait bien agrave ceci qursquoil avanccedilait dans leroyaume de Dieu Pendant la messe il venaitde lire les priegraveres en y appliquant son enten-dement car il srsquoeacutetait eacuteleveacute dans une premiegravereconfeacuterence agrave la divine ideacutee de la communionentre tous les fidegraveles Ce vieux neacuteophyte avaitcompris le symbole eacuteternel attacheacute agrave cette nour-riture et que la Foi rend neacutecessaire quand il aeacuteteacute peacuteneacutetreacute dans son sens intime profond ra-dieux Srsquoil avait paru presseacute de revenir au logiscrsquoeacutetait pour remercier sa chegravere petite filleule delrsquoavoir fait entrer en religion selon la belle ex-pression du temps passeacute Aussi la tenait-il surses genoux dans son salon et la baisait-il sain-tement au front au moment ougrave salissant deleurs craintes ignobles une si sainte influenceses heacuteritiers collateacuteraux prodiguaient agrave Ursule

les outrages les plus grossiers Lrsquoempressementdu bonhomme agrave rentrer chez lui son preacuteten-du deacutedain pour ses proches ses mordantes reacute-ponses au sortir de lrsquoeacuteglise eacutetaient naturelle-ment attribueacutes par chacun des heacuteritiers agrave lahaine qursquoUrsule lui inspirait contre eux

Pendant que la filleule jouait agrave son parraindes variations sur la Derniegravere Penseacutee de Weberil se tramait dans la salle agrave manger de la maisonMinoret-Levrault un honnecircte complot qui de-vait avoir pour reacutesultat drsquoamener sur la scegraveneun des principaux personnages de ce drameLe deacutejeuner bruyant comme tous les deacutejeu-ners de province et animeacute par drsquoexcellents vinsqui arrivent agrave Nemours par le canal soit de laBourgogne soit de la Touraine dura plus dedeux heures Zeacutelie avait fait venir du coquillagedu poisson de mer et quelques rareteacutes gastro-nomiques afin de fecircter le retour de Deacutesireacute Lasalle agrave manger au milieu de laquelle la tableronde offrait un spectacle reacutejouissant avait lrsquoair

drsquoune salle drsquoauberge Satisfaite de la grandeurde ses communs Zeacutelie srsquoeacutetait bacircti un pavillonentre sa vaste cour et son jardin cultiveacute en leacute-gumes plein drsquoarbres fruitiers Tout chez elleeacutetait seulement propre et solide Lrsquoexemple deLevrault-Levrault avait eacuteteacute terrible pour le paysAussi deacutefendit-elle agrave son maicirctre-architecte dela jeter dans de pareilles sottises Cette salleeacutetait donc tendue drsquoun papier verni garnie dechaises en noyer de buffets en noyer orneacuteedrsquoun poecircle en faiumlence drsquoun cartel et drsquoun baro-megravetre Si la vaisselle eacutetait en porcelaine blanchecommune la table brillait par le linge et parune argenterie abondante Une fois le cafeacute servipar Zeacutelie qui allait et venait comme un grainde plomb dans une bouteille de vin de Cham-pagne car elle se contentait drsquoune cuisiniegravere quand Deacutesireacute le futur avocat eut eacuteteacute mis aufait du grand eacuteveacutenement de la matineacutee et de sesconseacutequences Zeacutelie ferma la porte et la parolefut donneacutee au notaire Dionis Par le silence qui

se fit et par les regards que chaque heacuteritier at-tacha sur cette face authentique il eacutetait facile dereconnaicirctre lrsquoempire que ces hommes exercentsur les familles

― Mes chers enfants dit-il votre oncleeacutetant neacute en 1746 a ses quatre-vingt-trois ansaujourdrsquohui  or les vieillards sont sujets agrave desfolies et cette petite

― Vipegravere srsquoeacutecria madame Massin― Miseacuterable  dit Zeacutelie― Ne lrsquoappelons que par son nom reprit

Dionis― Eh  bien crsquoest une voleuse dit madame

Creacutemiegravere― Une jolie voleuse reacutepliqua Deacutesireacute Mino-

ret― Cette petite Ursule reprit Dionis lui tient

au cœur Je nrsquoai pas attendu dans lrsquointeacuterecirct devous tous qui ecirctes mes clients agrave ce matin pourprendre des renseignements et voici ce que jesais sur cette jeune

― Spoliatrice srsquoeacutecria le receveur― Captatrice de succession  dit le greffier― Chut  mes amis dit le notaire ou je

prends mon chapeau je vous laisse et bonsoir― Allons papa srsquoeacutecria Minoret en lui ver-

sant un petit verre de rhum prenez  il est deRome mecircme Et allez il y a cent sous de guides

― Ursule est il est vrai la fille leacutegitime de Jo-seph Miroueumlt  mais son pegravere est le fils naturelde Valentin Miroueumlt beau-pegravere de votre oncleUrsule est donc la niegravece naturelle du docteurDenis Minoret Comme niegravece naturelle le tes-tament que ferait le docteur en sa faveur se-rait peut-ecirctre attaquable  et srsquoil lui laisse ainsisa fortune vous intenteriez agrave Ursule un procegravesassez mauvais pour vous car on peut soutenirqursquoil nrsquoexiste aucun lien de parenteacute entre Ursuleet le docteur  mais ce procegraves effraierait certesune jeune fille sans deacutefense et donnerait lieu agravequelque transaction

― La rigueur de la loi est si grande surles droits des enfants naturels dit le licencieacutede fraicircche date jaloux de montrer son savoirqursquoaux termes drsquoun arrecirct de la cour de cassa-tion du 7 juillet 1817 lrsquoenfant naturel ne peutrien reacuteclamer de son aiumleul naturel pas mecircmedes aliments Ainsi vous voyez qursquoon a eacutetendula parenteacute de lrsquoenfant naturel Lagrave loi poursuitlrsquoenfant naturel jusque dans sa descendance leacute-gitime car elle suppose que les libeacuteraliteacutes faitesaux petits-enfants srsquoadressent au fils naturel parinterposition de personne Ceci reacutesulte des ar-ticles 757 908 et 911 du Code civil rapprocheacutesAussi la Cour Royale de Paris le 26 deacutecembrede lrsquoanneacutee derniegravere a-t-elle reacuteduit un legs fait agravelrsquoenfant leacutegitime du fils naturel par lrsquoaiumleul quicertes en tant qursquoaiumleul eacutetait aussi eacutetranger pourle petit-fils naturel que le docteur en tant qursquoonpeut lrsquoecirctre relativement agrave Ursule

― Tout cela dit Goupil ne me paraicirct concer-ner que la question des libeacuteraliteacutes faites par les

aiumleux agrave la descendance naturelle  il ne srsquoagitpas du tout des oncles qui ne me paraissentavoir aucun lien de parenteacute avec les enfants leacute-gitimes de leurs beaux-fregraveres naturels Ursuleest une eacutetrangegravere pour le docteur Minoret Jeme souviens drsquoun arrecirct de la Cour Royale deColmar rendu en 1825 pendant que jrsquoachevaismon Droit et par lequel on a deacuteclareacute quelrsquoenfant naturel une fois deacuteceacutedeacute sa descendancene pouvait plus ecirctre lrsquoobjet drsquoune interpositionOr le pegravere drsquoUrsule est mort

Lrsquoargumentation de Goupil produisit ce quedans les comptes rendus des seacuteances leacutegislativesles journalistes deacutesignent par ces mots  Pro-fonde sensation

― Qursquoest-ce que cela signifie  srsquoeacutecria DionisQue le cas de libeacuteraliteacutes faites par lrsquooncle drsquounenfant naturel ne srsquoest pas encore preacutesenteacute de-vant les tribunaux  mais qursquoil srsquoy preacutesente et larigueur de la loi franccedilaise envers les enfants na-turels sera drsquoautant mieux appliqueacutee que nous

sommes dans un temps ougrave la religion est hono-reacutee Aussi puis-je reacutepondre que sur ce procegravesil y aurait transaction surtout quand on voussaurait deacutetermineacutes agrave conduire Ursule jusqursquoencour de cassation

Une joie drsquoheacuteritiers trouvant des monceauxdrsquoor eacuteclata par des sourires par des haut-le-corps par des gestes autour de la table qui nepermirent pas drsquoapercevoir une deacuteneacutegation deGoupil Puis agrave cet eacutelan le profond silence etlrsquoinquieacutetude succeacutedegraverent au premier mot dunotaire mot terrible  ― Mais 

Comme srsquoil eucirct tireacute le fil drsquoun de ces petitstheacuteacirctres dont tous les personnages marchentpar saccades au moyen drsquoun rouage Dionis vitalors tous les yeux braqueacutes sur lui tous les vi-sages rameneacutes agrave une pose unique

― Mais aucune loi ne peut empecirccher votreoncle drsquoadopter ou drsquoeacutepouser Ursule reprit-ilQuant agrave lrsquoadoption elle serait contesteacutee et vousauriez je crois gain de cause  les Cours Royales

ne badinent pas en matiegravere drsquoadoption et vousseriez entendus dans lrsquoenquecircte Le docteur abeau porter le cordon de Saint-Michel ecirctre of-ficier de la Leacutegion-drsquoHonneur et ancien meacutede-cin de lrsquoex-empereur il succomberait Mais sivous ecirctes avertis en cas drsquoadoption commentsauriez-vous le mariage  Le bonhomme est as-sez ruseacute pour aller se marier agrave Paris apregraves unan de domicile et reconnaicirctre agrave sa future parle contrat une dot drsquoun million Le seul actequi mette votre succession en danger est doncle mariage de la petite et de son oncle

Ici le notaire fit une pause― Il existe un autre danger dit encore Gou-

pil drsquoun air capable celui drsquoun testament fait agraveun tiers le pegravere Bongrand par exemple qui au-rait un fideacuteicommis relatif agrave mademoiselle Ur-sule Miroueumlt

― Si vous taquinez votre oncle reprit Dionisen coupant la parole agrave son maicirctre clerc si vousnrsquoecirctes pas tous excellents pour Ursule vous le

pousserez soit au mariage soit au fideacuteicom-mis dont vous parle Goupil  mais je ne le croispas capable de recourir au fideacuteicommis moyendangereux Quant au mariage il est facile delrsquoempecirccher Deacutesireacute nrsquoa qursquoagrave faire un doigt decour agrave la petite elle preacutefeacuterera toujours un char-mant jeune homme le coq de Nemours agrave unvieillard

― Ma megravere dit agrave lrsquooreille de Zeacutelie le fils dumaicirctre de poste autant alleacutecheacute par la sommeque par la beauteacute drsquoUrsule si je lrsquoeacutepousais nousaurions tout

― Es-tu fou  toi qui auras un jour cinquantemille livres de rentes et qui dois devenir deacute-puteacute  Tant que je serai vivante tu ne me cas-seras pas le cou par un sot mariage Sept centmille francs  la belle pousseacutee  La fille uniqueagrave monsieur le maire aura cinquante mille francsde rentes et mrsquoa deacutejagrave eacuteteacute proposeacutee

Cette reacuteponse ougrave pour la premiegravere fois desa vie sa megravere lui parlait avec rudesse eacuteteignit

en Deacutesireacute tout espoir de mariage avec la belleEsther car son pegravere et lui ne lrsquoemporteraientjamais sur la deacutecision eacutecrite dans les terriblesyeux bleus de Zeacutelie

― Heacute  mais dites donc monsieur Dionissrsquoeacutecria Creacutemiegravere agrave qui sa femme avait pous-seacute le coude si le bonhomme prenait la choseau seacuterieux et mariait sa pupille agrave Deacutesireacute en luidonnant la nue proprieacuteteacute de toute la fortuneadieu la succession  Et qursquoil vive encore cinqans notre oncle aura bien un million

― Jamais srsquoeacutecria Zeacutelie ni de ma vie ni demes jours Deacutesireacute nrsquoeacutepousera la fille drsquoun bacirc-tard une fille prise par chariteacute ramasseacutee sur laplace  Vertu de chou  mon fils doit repreacutesenterles Minoret agrave la mort de son oncle et les Mi-noret ont cinq cents ans de bonne bourgeoisieCela vaut la noblesse Soyez tranquilles lagrave-des-sus  Deacutesireacute se mariera quand nous saurons ceqursquoil peut devenir agrave la Chambre des Deacuteputeacutes

Cette hautaine deacuteclaration fut appuyeacutee parGoupil qui dit  ― Deacutesireacute doteacute de vingt-quatre mille livres de rentes deviendra ou Preacute-sident de Cour Royale ou procureur-geacuteneacuteralce qui megravene agrave la pairie  et un sot mariagelrsquoenfoncerait

Les heacuteritiers se parlegraverent tous alors les unsaux autres  mais ils se turent au coup de poingque Minoret frappa sur la table pour maintenirla parole au notaire

― Votre oncle est un brave et digne hommereprit Dionis Il se croit immortel  et commetous les gens drsquoesprit il se laissera surprendrepar la mort sans avoir testeacute Mon opinion estdonc pour le moment de le pousser agrave placer sescapitaux de maniegravere agrave rendre votre deacuteposses-sion difficile et lrsquooccasion srsquoen preacutesente Le pe-tit Portenduegravere est agrave Sainte-Peacutelagie eacutecroueacute pourcent et quelques mille francs de dettes Sa vieillemegravere le sait en prison elle pleure comme uneMadeleine et attend lrsquoabbeacute Chaperon agrave dicircner

sans doute pour causer avec lui de ce deacutesastreEh  bien jrsquoirai ce soir engager votre oncle agravevendre ses rentes cinq pour cent consolideacutes quisont agrave cent dix-huit et agrave precircter agrave madame dePortenduegravere sur sa ferme des Bordiegraveres et sursa maison la somme neacutecessaire pour deacutegagerlrsquoenfant prodigue Je suis dans mon rocircle de no-taire en lui parlant pour ce petit niais de Por-tenduegravere et il est tregraves-naturel que je veuille luifaire deacuteplacer ses rentes  jrsquoy gagne des actesdes ventes des affaires Si je puis devenir sonconseil je lui proposerai drsquoautres placementsen terre pour le surplus du capital et jrsquoen aidrsquoexcellents agrave mon Eacutetude Une fois sa fortunemise en proprieacuteteacutes fonciegraveres ou en creacuteances hy-potheacutecaires dans le pays elle ne srsquoenvolera pasfacilement On peut toujours faire naicirctre desembarras entre la volonteacute de reacutealiser et la reacuteali-sation

Les heacuteritiers frappeacutes de la justesse de cetteargumentation bien plus habile que celle de

monsieur Josse firent entendre des murmuresapprobatifs

― Entendez-vous donc bien dit le notaire enterminant pour garder votre oncle agrave Nemoursougrave il a ses habitudes ougrave vous pourrez le sur-veiller En donnant un amant agrave la petite vousempecircchez le mariage

― Mais si le mariage se faisait  dit Goupileacutetreint par une penseacutee ambitieuse

― Ce ne serait pas deacutejagrave si becircte car la perteserait chiffreacutee on saurait ce que le bonhommeveut lui donner reacutepondit le notaire Mais sivous lui lacircchez Deacutesireacute il peut bien lambiner lapetite jusqursquoagrave la mort du bonhomme Les ma-riages se font et se deacutefont

― Le plus court dit Goupil si le docteur doitvivre encore long-temps serait de la marier agraveun bon garccedilon qui vous en deacutebarrasserait en al-lant srsquoeacutetablir avec elle agrave Sens agrave Montargis agrave Or-leacuteans avec cent mille francs

Dionis Massin Zeacutelie et Goupil les seulestecirctes fortes de cette assembleacutee eacutechangegraverentquatre regards remplis de penseacutees

― Ce serait le ver dans la poire dit Zeacutelie agravelrsquooreille de Massin

― Pourquoi lrsquoa-t-on laisseacute venir  reacutepondit legreffier

― Ccedila trsquoirait  cria Deacutesireacute agrave Goupil  maispourrais-tu jamais te tenir assez proprementpour plaire au vieillard et agrave sa pupille 

― Tu ne te frottes pas le ventre avec un pa-nier dit le maicirctre de poste qui finit par com-prendre lrsquoideacutee de Goupil

Cette grosse plaisanterie eut un succegraves pro-digieux Le maicirctre-clerc examina les rieurs parun regard circulaire si terrible que le silence sereacutetablit aussitocirct

― Aujourdrsquohui dit Zeacutelie agrave Massin drsquooreille agraveoreille les notaires ne connaissent que leurs in-teacuterecircts  et si Dionis allait pour faire des actes semettre du cocircteacute drsquoUrsule 

― Je suis sucircr de lui reacutepondit le greffier enjetant agrave sa cousine un regard de ses petitsyeux malicieux Il allait ajouter  Jrsquoai de quoi leperdre  Mais il se retint ― Je suis tout agrave fait delrsquoavis de Dionis dit-il agrave haute voix

― Et moi aussi srsquoeacutecria Zeacutelie qui cependantsoupccedilonnait deacutejagrave le notaire drsquoune collusiondrsquointeacuterecircts avec le greffier

― Ma femme a voteacute  dit le maicirctre de posteen humant un petit verre quoique deacutejagrave sa facefucirct violaceacutee par la digestion du deacutejeuner et parune notable absorption de liquides

― Crsquoest tregraves-bien dit le percepteur― Jrsquoirai donc apregraves le dicircner  reprit Dionis― Si monsieur Dionis a raison dit madame

Creacutemiegravere agrave madame Massin il faut aller cheznotre oncle comme autrefois en soireacutee tous lesdimanches et faire tout ce que vient de nousdire monsieur Dionis

― Oui pour ecirctre reccedilus comme nous lrsquoeacutetions srsquoeacutecria Zeacutelie Apregraves tout nous avons plus de

quarante bonnes mille livres de rentes et il a re-fuseacute toutes nos invitations  nous le valons bienSi je ne sais pas faire des ordonnances je saismener ma barque moi 

― Comme je suis loin drsquoavoir quarante millelivres de rentes dit madame Massin un peu pi-queacutee je ne me soucie pas drsquoen perdre dix mille 

― Nous sommes ses niegraveces nous le soigne-rons  nous y verrons clair dit madame Creacute-miegravere et vous nous en saurez greacute quelque jourcousine

― Meacutenagez bien Ursule le vieux bonhommede Jordy lui a laisseacute ses eacuteconomies  fit le no-taire en levant son index droit agrave la hauteur desa legravevre

― Je vais me mettre sur mon cinquante et unsrsquoeacutecria Deacutesireacute

― Vous avez eacuteteacute aussi fort que Desroches leplus fort des avoueacutes de Paris dit Goupil agrave sonpatron en sortant de la Poste

― Et ils discutent nos honoraires  reacuteponditle notaire en souriant avec amertume

Les heacuteritiers qui reconduisaient Dionis etson premier clerc se trouvegraverent le visage as-sez allumeacute par le deacutejeuner tous agrave la sortie desvecircpres Selon les preacutevisions du notaire lrsquoabbeacuteChaperon donnait le bras agrave la vieille madamede Portenduegravere

― Elle lrsquoa traicircneacute agrave vecircpres srsquoeacutecria madameMassin en montrant agrave madame Creacutemiegravere Ur-sule et son parrain qui sortaient de lrsquoeacuteglise

― Allons lui parler dit madame Creacutemiegravere ensrsquoavanccedilant vers le vieillard

Le changement que la confeacuterence avait opeacute-reacute sur tous ces visages surprit le docteur Mi-noret Il se demanda la cause de cette amitieacutede commande et par curiositeacute favorisa la ren-contre drsquoUrsule et des deux femmes empresseacuteesde la saluer avec une affection exageacutereacutee et dessourires forceacutes

― Mon oncle nous permettrez-vous de ve-nir vous voir ce soir  dit madame CreacutemiegravereNous avons cru quelquefois vous gecircner  maisil y a bien long-temps que nos enfants ne vousont rendu leurs devoirs et voilagrave nos filles en acircgede faire connaissance avec notre chegravere Ursule

― Ursule est digne de son nom reacutepliqua ledocteur elle est tregraves-sauvage

― Laissez-nous lrsquoapprivoiser dit madameMassin Et puis tenez mon oncle ajouta cettebonne meacutenagegravere en essayant de cacher ses pro-jets sous un calcul drsquoeacuteconomie on nous a ditque votre chegravere filleule a un si beau talentsur le forteacute que nous serions bien enchanteacuteesde lrsquoentendre Madame Creacutemiegravere et moi noussommes assez disposeacutees agrave prendre son maicirctrepour nos petites  car srsquoil avait sept ou huiteacutelegraveves il pourrait mettre le prix de ses leccedilons agravela porteacutee de nos fortunes

― Volontiers dit le vieillard et cela se trou-vera drsquoautant mieux que je veux aussi donnerun maicirctre de chant agrave Ursule

― Eh  bien agrave ce soir mon oncle nous vien-drons avec votre petit-neveu Deacutesireacute que voilagravemaintenant avocat

― Agrave ce soir reacutepondit Minoret qui voulut peacute-neacutetrer ces petites acircmes

Les deux niegraveces serregraverent la main drsquoUrsule enlui disant avec une gracircce affecteacutee  ― Au revoir

― Oh  mon parrain vous lisez donc dansmon cœur srsquoeacutecria Ursule en jetant au vieillardun regard plein de remercicircments

― Tu as de la voix dit-il Et je veux te don-ner aussi des maicirctres de dessin et drsquoitalien Unefemme reprit le docteur en regardant Ursule aumoment ougrave il ouvrait la grille de sa maison doitecirctre eacuteleveacutee de maniegravere agrave se trouver agrave la hauteurde toutes les positions ougrave son mariage peut lamettre

Ursule devint rouge comme une cerise  sontuteur semblait penser agrave la personne agrave la-quelle elle pensait elle-mecircme En se sentantpregraves drsquoavouer au docteur le penchant involon-taire qui la portait agrave srsquooccuper de Savinien etagrave lui rapporter tous ses deacutesirs de perfectionelle alla srsquoasseoir sous le massif de plantes grim-pantes ougrave de loin elle se deacutetachait comme unefleur blanche et bleue

― Vous voyez bien mon parrain que vosniegraveces sont bonnes pour moi  elles ont eacuteteacute gen-tilles dit-elle en le voyant venir et pour lui don-ner le change sur les penseacutees qui la rendaientrecircveuse

― Pauvre petite srsquoeacutecria le vieillardIl eacutetala sur son bras la main drsquoUrsule en la

tapotant et lrsquoemmena le long de la terrasse aubord de la riviegravere ougrave personne ne pouvait lesentendre

― Pourquoi dites-vous pauvre petite ― Ne vois-tu pas qursquoelles te craignent 

― Et pourquoi ― Les heacuteritiers sont en ce moment tous in-

quiets de ma conversion ils lrsquoont sans douteattribueacutee agrave lrsquoempire que tu exerces sur moi etsrsquoimaginent que je les frustrerai de ma succes-sion pour trsquoenrichir

― Mais ce ne sera pas  dit naiumlvement Ur-sule en regardant son parrain

― Oh  divine consolation de mes vieuxjours dit le vieillard qui enleva de terre sa pu-pille et la baisa sur les deux joues Crsquoest bienpour elle et non pour moi mon Dieu  que jevous ai prieacute tout agrave lrsquoheure de me laisser vivrejusqursquoau jour ougrave je lrsquoaurai confieacutee agrave quelque bonecirctre digne drsquoelle Tu verras mon petit ange lescomeacutedies que les Minoret les Creacutemiegravere et lesMassin vont venir jouer ici Tu veux embellir etprolonger ma vie toi  Eux ils ne pensent qursquoagravema mort

― Dieu nous deacutefend de haiumlr mais si celaest  Oh  je les meacuteprise bien fit Ursule

― Le dicircner cria la Bougival du haut du per-ron qui du cocircteacute du jardin se trouvait au bout ducorridor

Ursule et son tuteur eacutetaient au dessert dansla jolie salle agrave manger deacutecoreacutee de peintureschinoises en faccedilon de laque la ruine de Le-vrault-Levrault lorsque le juge de paix se preacute-senta  le docteur lui offrit telle eacutetait sa grandemarque drsquointimiteacute une tasse de son cafeacute Mokameacutelangeacute de cafeacute Bourbon et de cafeacute Martiniquebrucircleacute moulu fait par lui-mecircme dans une cafe-tiegravere drsquoargent dite agrave la Chaptal

― Eh  bien dit Bongrand en relevant seslunettes et regardant le vieillard drsquoun air nar-quois la ville est en lrsquoair votre apparition agravelrsquoeacuteglise a reacutevolutionneacute vos parents Vous laissezvotre fortune aux precirctres aux pauvres Vous lesavez remueacutes et ils se remuent ah  Jrsquoai vu leurpremiegravere eacutemeute sur la place ils eacutetaient affaireacutescomme des fourmis agrave qui lrsquoon a pris leurs œufs

― Que te disais-je Ursule  srsquoeacutecria levieillard Au risque de te peiner mon enfant nedois-je pas trsquoapprendre agrave connaicirctre le monde ette mettre en garde contre des inimitieacutes immeacute-riteacutees 

― Je voudrais vous dire un mot agrave ce sujetreprit Bongrand en saisissant cette occasion deparler agrave son vieil ami de lrsquoavenir drsquoUrsule

Le docteur mit un bonnet de velours noir sursa tecircte blanche le juge de paix garda son cha-peau pour se garantir de la fraicirccheur et tousdeux ils se promenegraverent le long de la terrasse endiscutant les moyens drsquoassurer agrave Ursule ce queson parrain voudrait lui donner Le juge de paixconnaissait lrsquoopinion de Dionis sur lrsquoinvaliditeacutedrsquoun testament fait par le docteur en faveurdrsquoUrsule car Nemours se preacuteoccupait trop dela succession Minoret pour que cette questionnrsquoeucirct pas eacuteteacute agiteacutee entre les jurisconsultes de laville Bongrand avait deacutecideacute qursquoUrsule Miroueumlteacutetait une eacutetrangegravere agrave lrsquoeacutegard du docteur Mino-

ret mais il sentait bien que lrsquoesprit de la leacutegisla-tion repoussait de la famille les superfeacutetationsilleacutegitimes Les reacutedacteurs du code nrsquoavaientpreacutevu que la faiblesse des pegraveres et des megraverespour les enfants naturels sans imaginer que desoncles ou des tantes eacutepouseraient la tendressede lrsquoenfant naturel en faveur de sa descendanceEacutevidemment il se rencontrait une lacune dansla loi

― En tout autre pays dit-il au docteur enachevant de lui exposer lrsquoeacutetat de la jurispru-dence que Goupil Dionis et Deacutesireacute venaientdrsquoexpliquer aux heacuteritiers Ursule nrsquoaurait rienagrave craindre  elle est fille leacutegitime et lrsquoincapaciteacutede son pegravere ne devrait avoir drsquoeffet qursquoagrave lrsquoeacutegardde la succession de Valentin Miroueumlt votrebeau-pegravere  mais en France la magistratureest malheureusement tregraves-spirituelle et conseacute-quentielle elle recherche lrsquoesprit de la loi Desavocats parleront morale et deacutemontreront quela lacune du code vient de la bonhomie des leacute-

gislateurs qui nrsquoont pas preacutevu le cas mais quinrsquoen ont pas moins eacutetabli un principe Le pro-cegraves sera long et dispendieux Avec Zeacutelie on iraitjusqursquoen cour de cassation et je ne suis pas sucircrdrsquoecirctre encore vivant quand ce procegraves se fera

― Le meilleur des procegraves ne vaut encore riensrsquoeacutecria le docteur Je vois deacutejagrave des meacutemoires surcette question  Jusqursquoagrave quel degreacute lrsquoincapaciteacutequi en matiegravere de succession frappe les enfantsnaturels doit-elle srsquoeacutetendre  et la gloire drsquounbon avocat consiste agrave gagner de mauvais pro-cegraves

― Ma foi dit Bongrand je nrsquooseraisprendre sur moi drsquoaffirmer que les magis-trats nrsquoeacutetendraient pas le sens de la loi danslrsquointention drsquoeacutetendre la protection accordeacutee aumariage base eacuteternelle des socieacuteteacutes

Sans se prononcer sur ses intentions levieillard rejeta le fideacuteicommis Mais quant agrave lavoie drsquoun mariage que Bongrand lui proposade prendre pour assurer sa fortune agrave Ursule 

― Pauvre petite  srsquoeacutecria le docteur Je suis ca-pable de vivre encore quinze ans que devien-drait-elle 

― Eh  bien que comptez-vous donc faire dit Bongrand

― Nous y penserons je verrai reacutepondit levieux docteur eacutevidemment embarrasseacute de reacute-pondre

En ce moment Ursule vint annoncer auxdeux amis que Dionis demandait agrave parler audocteur

― Deacutejagrave Dionis  srsquoeacutecria Minoret en regardantle juge de paix ― Oui reacutepondit-il agrave Ursuleqursquoil entre

― Je gagerais mes lunettes contre une allu-mette qursquoil est le paravent de vos heacuteritiers  ilsont deacutejeuneacute tous agrave la Poste avec Dionis il srsquoy estmachineacute quelque chose

Le notaire ameneacute par Ursule arriva jusqursquoaufond du jardin Apregraves les salutations etquelques phrases insignifiantes Dionis obtint

un moment drsquoaudience particuliegravere Ursule etBongrand se retiregraverent au salon

― Nous y penserons  Je verrai  se disaiten lui-mecircme Bongrand en reacutepeacutetant les der-niegraveres paroles du docteur Voilagrave le mot des gensdrsquoesprit  la mort les surprend et ils laissentdans lrsquoembarras les ecirctres qui leur sont chers 

La deacutefiance que les hommes drsquoeacutelite inspirentaux gens drsquoaffaires est remarquable  ils ne leuraccordent pas le moins en leur reconnaissant leplus Mais peut-ecirctre cette deacutefiance est-elle uneacuteloge  En leur voyant habiter le sommet deschoses humaines les gens drsquoaffaires ne croientpas les hommes supeacuterieurs capables de des-cendre aux infiniment petits des deacutetails quide mecircme que les inteacuterecircts en finance et les mi-croscopiques en science naturelle finissent pareacutegaler les capitaux et par former des mondesErreur  lrsquohomme de cœur et lrsquohomme de geacutenievoient tout Bongrand piqueacute du silence que ledocteur avait gardeacute mais mucirc [mu] sans doute

par lrsquointeacuterecirct drsquoUrsule et le croyant compromisreacutesolut de la deacutefendre contre les heacuteritiers Ileacutetait deacutesespeacutereacute de ne rien savoir de cet entretiendu vieillard avec Dionis

― Quelque pure que soit Ursule pensa-t-ilen lrsquoexaminant il est un point sur lequel lesjeunes filles ont coutume de faire agrave elles seulesla jurisprudence et la morale Essayons  ― LesMinoret-Levrault dit-il agrave Ursule en raffermis-sant ses lunettes sont capables de vous deman-der en mariage pour leur fils

La pauvre petite pacirclit  elle eacutetait trop bien eacutele-veacutee elle avait une trop sainte deacutelicatesse pouraller eacutecouter ce qui se disait entre Dionis et sononcle  mais apregraves une petite deacutelibeacuteration in-time elle crut pouvoir se montrer en pensantque si elle eacutetait de trop son parrain le lui feraitsentir Le pavillon chinois ougrave se trouvait le cabi-net du docteur avait les persiennes de sa porte-fenecirctre ouvertes Ursule inventa drsquoaller tout yfermer elle-mecircme Elle srsquoexcusa de laisser seul

au salon le juge de paix qui lui dit en souriant ― Faites  faites 

Ursule arriva sur les marches du perron parougrave lrsquoon descendait du pavillon chinois au jar-din et y resta pendant quelques minutes ma-nœuvrant les persiennes avec lenteur et regar-dant le coucher du soleil Elle entendit alorscette reacuteponse faite par le docteur qui venait versle pavillon chinois

― Mes heacuteritiers seraient enchanteacutes de mevoir des biens-fonds des hypothegraveques  ilssrsquoimaginent que ma fortune serait beaucoupplus en sucircreteacute  je devine tout ce qursquoils se disentet peut-ecirctre venez-vous de leur part  Appre-nez mon cher monsieur que mes dispositionssont irreacutevocables Mes heacuteritiers auront le capi-tal de la fortune que jrsquoai apporteacutee ici qursquoils setiennent pour avertis et me laissent tranquilleSi lrsquoun drsquoeux deacuterangeait quelque chose agrave ce queje crois devoir faire pour cet enfant (il deacutesignasa filleule) je reviendrais de lrsquoautre monde pour

les tourmenter  Ainsi monsieur Savinien dePortenduegravere peut bien rester en prison si lrsquooncompte sur moi pour lrsquoen tirer ajouta le doc-teur Je ne vendrai point mes rentes

En entendant ce dernier fragment de phraseUrsule eacuteprouva la premiegravere et la seule douleurqui lrsquoeucirct atteinte elle appuya son front agrave la per-sienne en srsquoy attachant pour se soutenir

― Mon Dieu  qursquoa-t-elle  srsquoeacutecria le vieuxmeacutedecin elle est sans couleur Une pareilleeacutemotion apregraves dicircner peut la tuer Il eacutetendit lebras pour prendre Ursule qui tombait presqueeacutevanouie ― Adieu monsieur laissez-moi dit-il au notaire

Il transporta sa filleule sur une immense ber-gegravere du temps de Louis XV qui se trouvait dansson cabinet saisit un flacon drsquoeacutether au milieude sa pharmacie et le lui fit respirer

― Remplacez-moi mon ami dit-il agrave Bon-grand effrayeacute je veux rester seul avec elle

Le juge de paix reconduisit le notaire jusqursquoagravela grille en lui demandant sans y mettre aucunempressement  ― Qursquoest-il donc arriveacute agrave Ur-sule 

― Je ne sais pas reacutepondit monsieur DionisElle eacutetait sur les marches agrave nous eacutecouter  etquand son oncle mrsquoa refuseacute de precircter la sommeneacutecessaire au jeune Portenduegravere qui est en pri-son pour dettes car il nrsquoa pas eu comme mon-sieur du Rouvre un monsieur Bongrand pourle deacutefendre elle a pacircli chanceleacute Lrsquoaimerait-elle  Y aurait-il entre eux

― Agrave quinze ans  reacutepliqua Bongrand en in-terrompant Dionis

― Elle est neacutee en feacutevrier 1814 elle aura seizeans dans quatre mois

― Elle nrsquoa jamais vu le voisin reacutepondit lejuge de paix Non crsquoest une crise

― Une crise de cœur reacutepliqua le notaireLe notaire eacutetait assez enchanteacute de cette deacute-

couverte qui devait empecirccher le redoutable

mariage in extremis par lequel le docteur pou-vait frustrer ses heacuteritiers  tandis que Bongrandvoyait ses chacircteaux en Espagne deacutemolis  depuislong-temps il pensait agrave marier son fils avec Ur-sule

― Si la pauvre enfant aimait ce garccedilon ce se-rait un malheur pour elle  madame de Porten-duegravere est bretonne et enticheacutee de noblesse reacute-pondit le juge de paix apregraves une pause

― Heureusement pour lrsquohonneur des Por-tenduegravere reacutepliqua le notaire qui faillit se laisserdeviner

Rendons au brave et honnecircte juge de paix lajustice de dire qursquoen venant de la grille au sa-lon il abandonna non sans douleur pour sonfils lrsquoespeacuterance qursquoil avait caresseacutee de pouvoirun jour nommer Ursule sa fille Il comptaitdonner six mille livres de rentes agrave son fils le jourougrave il serait nommeacute substitut  et si le docteureucirct voulu doter Ursule de cent mille francs cesdeux jeunes gens devaient ecirctre la perle des meacute-

nages  son Eugegravene eacutetait un loyal et charmantgarccedilon Peut-ecirctre avait-il un peu trop vanteacute cetEugegravene et la deacutefiance du vieux Minoret ve-nait-elle de lagrave

― Je me rabattrai sur la fille du maire pen-sa Bongrand Mais Ursule sans dot vaut mieuxque mademoiselle Levrault-Creacutemiegravere avec sonmillion Maintenant il faut manœuvrer pourfaire eacutepouser agrave Ursule ce petit Portenduegravere sitoutefois elle lrsquoaime

Apregraves avoir fermeacute la porte du cocircteacute de la bi-bliothegraveque et celle du jardin le docteur avaitameneacute sa pupille agrave la fenecirctre qui donnait sur lebord de lrsquoeau

― Qursquoas-tu cruelle enfant  lui dit-il Tavie est ma vie Sans ton sourire que devien-drais-je 

― Savinien en prison reacutepondit-elleApregraves ces mots un torrent de larmes sortit

de ses yeux et les sanglots vinrent

― Elle est sauveacutee pensa le vieillard qui lui tacirc-tait le pouls avec une anxieacuteteacute de pegravere Heacutelas  ellea toute la sensibiliteacute de ma pauvre femme sedit-il en allant prendre un steacutethoscope qursquoil mitsur le cœur drsquoUrsule en y appliquant son oreilleAllons tout va bien  se dit-il ― Je ne savaispas mon cœur que tu lrsquoaimasses autant deacutejagravereprit-il en la regardant Mais pense avec moicomme avec toi-mecircme et raconte-moi tout cequi srsquoest passeacute entre vous deux

― Je ne lrsquoaime pas mon parrain nous nenous sommes jamais rien dit reacutepondit-elleen sanglotant Mais apprendre que ce pauvrejeune homme est en prison et savoir que vousrefusez durement de lrsquoen tirer vous si bon 

― Ursule mon bon petit ange si tu nelrsquoaimes pas pourquoi fais-tu devant le jour desaint Savinien un point rouge comme devantle jour de saint Denis  Allons raconte-moi lesmoindres eacuteveacutenements de cette affaire de cœur

Ursule rougit retint quelques larmes et il sefit entre elle et son oncle un moment de silence

― As-tu peur de ton pegravere de ton ami de tamegravere de ton meacutedecin de ton parrain dont lecœur a eacuteteacute depuis quelques jours rendu plustendre encore qursquoil ne lrsquoeacutetait

― Eh  bien cher parrain reprit-elle je vaisvous ouvrir mon acircme Au mois de mai mon-sieur Savinien est venu voir sa megravere Jusqursquoagrave cevoyage je nrsquoavais jamais fait la moindre atten-tion agrave lui Quand il est parti pour demeurer agraveParis jrsquoeacutetais une enfant et ne voyais je vous lejure aucune diffeacuterence entre un jeune hommeet vous autres si ce nrsquoest que je vous aimaissans imaginer jamais pouvoir aimer mieux quique ce soit Monsieur Savinien est arriveacute parla malle la veille du jour de la fecircte de sa megraveresans que nous le sussions Agrave sept heures du ma-tin apregraves avoir dit mes priegraveres en ouvrant lafenecirctre pour donner de lrsquoair agrave ma chambre jevois les fenecirctres de la chambre de monsieur Sa-

vinien ouvertes et monsieur Savinien en robede chambre occupeacute agrave se faire la barbe et met-tant agrave ses mouvements une gracircce enfin je lrsquoaitrouveacute gentil Il a peigneacute ses moustaches noiressa virgule sous le menton et jrsquoai vu son coublanc rond Faut-il vous dire tout  je mesuis aperccedilue que ce cou si frais ce visage et cesbeaux cheveux noirs eacutetaient bien diffeacuterents desvocirctres quand je vous regardais vous faisant labarbe Il mrsquoa monteacute je ne sais drsquoougrave comme unevapeur par vagues au cœur dans le gosier agrave latecircte et si violemment que je me suis assise Jene pouvais me tenir debout je tremblais Maisjrsquoavais tant envie de le revoir que je me suismise sur la pointe des pieds il mrsquoa vue alors etmrsquoa pour plaisanter envoyeacute du bout des doigtsun baiser et

― Et ― Et reprit-elle je me suis cacheacutee aussi

honteuse qursquoheureuse sans mrsquoexpliquer pour-quoi jrsquoavais honte de ce bonheur Ce mouve-

ment qui mrsquoeacuteblouissait lrsquoacircme en y amenant jene sais quelle puissance srsquoest renouveleacute toutesles fois qursquoen moi-mecircme je revoyais cette jeunefigure Enfin je me plaisais agrave retrouver cetteeacutemotion quelque violente qursquoelle fucirct En allantagrave la messe une force invincible mrsquoa pousseacuteeagrave regarder monsieur Savinien donnant le brasagrave sa megravere  sa deacutemarche ses vecirctements toutjusqursquoau bruit de ses bottes sur le paveacute me pa-raissait joli La moindre chose de lui sa mainsi finement ganteacutee exerccedilait sur moi commeun charme Cependant jrsquoai eu la force de nepas penser agrave lui pendant la messe Agrave la sor-tie je suis resteacutee dans lrsquoeacuteglise de maniegravere agravelaisser partir madame de Portenduegravere la pre-miegravere et agrave marcher ainsi apregraves lui Je ne sau-rais vous exprimer combien ces petits arran-gements mrsquointeacuteressaient En rentrant quand jeme suis retourneacutee pour fermer la grille

― Et la Bougival  dit le docteur

― Oh  je lrsquoavais laisseacutee aller agrave sa cuisine ditnaiumlvement Ursule Jrsquoai donc pu voir naturelle-ment monsieur Savinien planteacute sur ses jambeset me contemplant Oh  parrain je me suis sen-tie si fiegravere en croyant remarquer dans ses yeuxune sorte de surprise et drsquoadmiration que jene sais pas ce que jrsquoaurais fait pour lui fournirlrsquooccasion de me regarder Il mrsquoa sembleacute que jene devais plus deacutesormais mrsquooccuper que de luiplaire Son regard est maintenant la plus doucereacutecompense de mes bonnes actions Depuis cemoment je songe agrave lui sans cesse et malgreacute moiMonsieur Savinien est reparti le soir je ne lrsquoaiplus revu la rue des Bourgeois mrsquoa paru videet il a comme emporteacute mon cœur avec lui sansle savoir

― Voilagrave tout  dit le docteur― Tout mon parrain dit-elle avec un soupir

ougrave le regret de ne pas avoir agrave en dire davantageeacutetait eacutetouffeacute sous la douleur du moment

― Ma chegravere petite dit le docteur en asseyantUrsule sur ses genoux tu vas attraper tes seizeans bientocirct et ta vie de femme va commen-cer Tu es entre ton enfance beacutenie qui cesseet les agitations de lrsquoamour qui te feront uneexistence orageuse car tu as le systegraveme ner-veux drsquoune exquise sensibiliteacute Ce qui trsquoarrivecrsquoest lrsquoamour ma fille dit le vieillard avec uneexpression de profonde tristesse crsquoest lrsquoamourdans sa sainte naiumlveteacute lrsquoamour comme il doitecirctre  involontaire rapide venu comme un vo-leur qui prend tout oui tout  Et je mrsquoy at-tendais Jrsquoai bien observeacute les femmes et saisque si chez la plupart lrsquoamour ne srsquoemparedrsquoelles qursquoapregraves bien des teacutemoignages des mi-racles drsquoaffection si celles-lagrave ne rompent leursilence et ne cegravedent que vaincues  il en estdrsquoautres qui sous lrsquoempire drsquoune sympathieexplicable aujourdrsquohui par les fluides magneacute-tiques sont envahies en un instant Je puis tele dire aujourdrsquohui  aussitocirct que jrsquoai vu la char-

mante femme qui portait ton nom jrsquoai sen-ti que je lrsquoaimerais uniquement et fidegravelementsans savoir si nos caractegraveres si nos personnesse conviendraient Y a-t-il en amour une se-conde vue  Quelle reacuteponse faire apregraves avoirvu tant drsquounions ceacuteleacutebreacutees sous les auspicesdrsquoun si ceacuteleste contrat plus tard briseacutees engen-drant des haines presque eacuteternelles des reacutepul-sions absolues  Les sens peuvent pour ainsidire srsquoappreacutehender et les ideacutees ecirctre en deacutesac-cord  et peut-ecirctre certaines personnes vivent-elles plus par les ideacutees que par le corps  Aucontraire souvent les caractegraveres srsquoaccordent etles personnes se deacuteplaisent Ces deux pheacuteno-megravenes si diffeacuterents qui rendraient raison debien des malheurs deacutemontrent la sagesse deslois qui laissent aux parents la haute main surle mariage de leurs enfants  car une jeune filleest souvent la dupe de lrsquoune de ces deux hal-lucinations Aussi ne te blacircmeacute-je pas Les sen-sations que tu eacuteprouves ce mouvement de ta

sensibiliteacute qui se preacutecipite de son centre en-core inconnu sur ton cœur et sur ton intelli-gence ce bonheur avec lequel tu penses agrave Sa-vinien tout est naturel Mais mon enfant ado-reacute comme te lrsquoa dit notre bon abbeacute Chaperonla Socieacuteteacute demande le sacrifice de beaucoup depenchants naturels Autres sont les destineacutees delrsquohomme autres sont celles de la femme Jrsquoaipu choisir Ursule Miroueumlt pour femme et ve-nir agrave elle en lui disant combien je lrsquoaimais  tan-dis qursquoune jeune fille ment agrave ses vertus en solli-citant lrsquoamour de celui qursquoelle aime  la femmenrsquoa pas comme nous la faculteacute de poursuivreau grand jour lrsquoaccomplissement de ses vœux[veux] Aussi la pudeur est-elle chez vous etsurtout chez toi la barriegravere infranchissable quigarde les secrets de votre cœur Ton heacutesitationagrave me confier tes premiegraveres eacutemotions mrsquoa dit as-sez que tu souffrirais les plus cruelles torturesplutocirct que drsquoavouer agrave Savinien

― Oh  oui dit-elle

― Mais mon enfant tu dois faire plus  tudois reacuteprimer les mouvements de ton cœur lesoublier

― Pourquoi ― Parce que mon petit ange tu ne dois

aimer que lrsquohomme qui sera ton mari  etquand mecircme monsieur Savinien de Porten-duegravere trsquoaimerait

― Je nrsquoy ai pas encore penseacute― Eacutecoute-moi  Quand mecircme il trsquoaimerait

quand sa megravere me demanderait ta main pourlui je ne consentirais agrave ce mariage qursquoapregravesavoir soumis Savinien agrave un long et mucircr exa-men Sa conduite vient de le rendre suspect agravetoutes les familles et de mettre entre les heacuteri-tiegraveres et lui des barriegraveres qui tomberont diffici-lement

Un sourire drsquoange seacutecha les pleurs drsquoUrsulequi dit  ― Agrave quelque chose malheur est bon Le docteur fut sans reacuteponse agrave cette naiumlveteacute― Qursquoa-t-il fait mon parrain  reprit-elle

― En deux ans mon petit ange il a fait agrave Pa-ris pour cent vingt mille francs de dettes  Il aeu la sottise de se laisser coffrer agrave Sainte-Peacute-lagie maladresse qui deacuteconsidegravere agrave jamais unjeune homme par le temps qui court Un dis-sipateur capable de plonger une pauvre megraveredans la douleur et la misegravere fait comme tonpauvre pegravere mourir sa femme de deacutesespoir 

― Croyez-vous qursquoil puisse se corriger  de-manda-t-elle

― Si sa megravere paye pour lui il se sera mis surla paille et je ne sais pas de pire correction pourun noble que drsquoecirctre sans fortune

Cette reacuteponse rendit Ursule pensive  elle es-saya ses larmes et dit agrave son parrain  ― Si vouspouvez le sauver sauvez-le mon parrain  ceservice vous donnera le droit de le conseiller vous lui ferez des remontrances

― Et dit le docteur en imitant le parlerdrsquoUrsule il pourra venir ici la vieille dame yviendra nous les verrons et

― Je ne songe en ce moment qursquoagrave lui-mecircmereacutepondit Ursule en rougissant

― Ne pense plus agrave lui ma pauvre enfant crsquoest une folie  dit gravement le docteur Ja-mais madame de Portenduegravere une Kergaroueumltnrsquoeucirct-elle que trois cents livres par an pourvivre ne consentirait au mariage du vicomteSavinien de Portenduegravere petit-neveu du feucomte de Portenduegravere lieutenant-geacuteneacuteral desarmeacutees navales du roi et fils du vicomte dePortenduegravere capitaine de vaisseau avec qui avec Ursule Miroueumlt fille drsquoun musicien de reacute-giment sans fortune et dont le pegravere heacutelas  voi-ci le moment de te le dire eacutetait le bacirctard drsquounorganiste de mon beau-pegravere

― Ocirc mon parrain  vous avez raison  nous nesommes eacutegaux que devant Dieu Je ne songe-rai plus agrave lui que dans mes priegraveres dit-elle aumilieu des sanglots que cette reacuteveacutelation excitaDonnez-lui tout ce que vous me destinez De

quoi peut avoir besoin une pauvre fille commemoi  En prison lui 

― Offre agrave Dieu toutes tes mortifications etpeut-ecirctre nous viendra-t-il en aide

Le silence reacutegna pendant quelques instantsQuand Ursule qui nrsquoosait regarder son parrainleva les yeux sur lui son cœur fut profondeacute-ment remueacute lorsqursquoelle vit des larmes roulantsur ses joues fleacutetries Les pleurs des vieillardssont aussi terribles que ceux des enfants sontnaturels

― Qursquoavez-vous  mon Dieu  dit-elle en sejetant agrave ses pieds et lui baisant les mains Nrsquoecirctes-vous pas sucircr de moi 

― Moi qui voudrais satisfaire agrave tous tesvœux je suis obligeacute de te causer la premiegraveregrande douleur de ta vie  Je souffre autant quetoi Je nrsquoai pleureacute qursquoagrave la mort de mes enfantset agrave celle drsquoUrsule Tiens je ferai tout ce que tuvoudras srsquoeacutecria-t-il

Agrave travers ses larmes Ursule jeta sur son par-rain un regard qui fut comme un eacuteclair Ellesourit

― Allons au salon et sache te garder le secretagrave toi-mecircme sur tout ceci ma petite dit le doc-teur eu laissant sa filleule dans son cabinet

Ce pegravere se sentit si faible contre ce divin sou-rire qursquoil allait dire un mot drsquoespeacuterance et trom-per ainsi sa filleule

En ce moment madame de Portenduegravereseule avec le cureacute dans sa froide petite salle aurez-de-chausseacutee avait fini de confier ses dou-leurs agrave ce bon precirctre son seul ami Elle tenait agravela main des lettres que lrsquoabbeacute Chaperon venaitde lui rendre apregraves les avoir lues et qui avaientmis ses misegraveres au comble Assise dans sa ber-gegravere drsquoun cocircteacute de la table carreacutee ougrave se voyaientles restes du dessert la vieille dame regardait lecureacute qui de lrsquoautre cocircteacute ramasseacute dans son fau-teuil se caressait le menton par ce geste com-mun aux valets de theacuteacirctre aux matheacutematiciens

aux precirctres et qui trahit quelque meacuteditationsur un problegraveme difficile agrave reacutesoudre

Cette petite salle eacuteclaireacutee par deux fenecirctressur la rue et garnie de boiseries peintes en griseacutetait si humide que les panneaux du bas of-fraient aux regards les fendillements geacuteomeacute-triques du bois pourri quand il nrsquoest plus main-tenu que par la peinture Le carreau rouge etfrotteacute par lrsquounique servante de la vieille dameexigeait devant chaque siegravege de petits rondsen sparteries sur lrsquoun desquels lrsquoabbeacute tenait sespieds Les rideaux de vieux damas vert-clairagrave fleurs vertes eacutetaient tireacutes et les persiennesavaient eacuteteacute fermeacutees Deux bougies eacuteclairaientla table tout en laissant la chambre dans leclair-obscur Est-il besoin de dire qursquoentre lesdeux fenecirctres un beau pastel de Latour mon-trait le fameux amiral de Portenduegravere le rivaldes Suffren des Kergaroueumlt des Guichen et desSimeuse Sur la boiserie en face de la chemi-neacutee on apercevait le vicomte de Portenduegravere

et la megravere de la vieille dame une Kergaroueumlt-Ploeumlgat Savinien avait donc pour grand-onclele vice-amiral de Kergaroueumlt et pour cousinle comte de Portenduegravere petit-fils de lrsquoamirallrsquoun et lrsquoautre fort riches Le vice-amiral deKergaroueumlt habitait Paris et le comte de Por-tenduegravere le chacircteau de ce nom dans le Dauphi-neacute Son cousin le comte repreacutesentait la brancheaicircneacutee et Savinien eacutetait le seul rejeton du cadetde Portenduegravere Le comte acircgeacute de plus de qua-rante ans marieacute agrave une femme riche avait troisenfants Sa fortune accrue de plusieurs heacuteri-tages se montait dit-on agrave soixante mille livresde rentes Deacuteputeacute de lrsquoIsegravere il passait ses hi-vers agrave Paris ougrave il avait racheteacute lrsquohocirctel de Por-tenduegravere avec les indemniteacutes que lui valait laloi Villegravele Le vice-amiral de Kergaroueumlt avaitreacutecemment eacutepouseacute sa niegravece mademoiselle deFontaine uniquement pour lui assurer sa for-tune Les fautes du vicomte devaient donc luifaire perdre deux puissantes protections Jeune

et joli garccedilon si Savinien fucirct entreacute dans la ma-rine avec son nom et appuyeacute par un amiralpar un deacuteputeacute peut-ecirctre agrave vingt-trois ans eucirct-il eacuteteacute deacutejagrave lieutenant de vaisseau  mais sa megravereopposeacutee agrave ce que son fils unique se destinacirct agravelrsquoeacutetat militaire lrsquoavait fait eacutelever agrave Nemours parun vicaire de lrsquoabbeacute Chaperon et srsquoeacutetait flat-teacutee de pouvoir conserver jusqursquoagrave sa mort sonfils pregraves drsquoelle Elle voulait sagement le ma-rier avec une demoiselle drsquoAiglemont riche dedouze mille livres de rentes agrave la main de la-quelle le nom de Portenduegravere et la ferme desBordiegraveres permettaient de preacutetendre Ce planrestreint mais sage et qui pouvait relever la fa-mille agrave la seconde geacuteneacuteration eucirct eacuteteacute deacutejoueacute parles eacuteveacutenements Les drsquoAiglemont eacutetaient alorsruineacutes et une de leurs filles lrsquoaicircneacutee Heacutelegraveneavait disparu sans que la famille expliquacirct cemystegravere Lrsquoennui drsquoune vie sans air sans issueet sans action sans autre aliment que lrsquoamourdes fils pour leurs megraveres fatigua tellement Sa-

vinien qursquoil rompit ses chaicircnes quelque doucesqursquoelles fussent et jura de ne jamais vivre enprovince en comprenant un peu tard que sonavenir nrsquoeacutetait pas rue des Bourgeois Agrave vingt-un ans il avait donc quitteacute sa megravere pour se fairereconnaicirctre de ses parents et tenter la fortuneagrave Paris Ce devait ecirctre un funeste contraste quecelui de la vie de Nemours et de la vie de Parispour un jeune homme de vingt-un ans libresans contradicteur neacutecessairement affameacute deplaisirs et agrave qui le nom de Portenduegravere et saparenteacute si riche ouvraient les salons Certainque sa megravere gardait les eacuteconomies de vingt an-neacutees amasseacutees dans quelque cachette Savinieneut bientocirct deacutepenseacute les six mille francs qursquoellelui donna pour voir Paris Cette somme ne deacute-fraya pas ses six premiers mois et il dut alorsle double de cette somme agrave son hocirctel agrave sontailleur agrave son bottier agrave son loueur de voitures etde chevaux agrave un bijoutier agrave tous les marchandsqui concourent au luxe des jeunes gens Agrave peine

avait-il reacuteussi agrave se faire connaicirctre agrave peine sa-vait-il parler se preacutesenter porter ses gilets etles choisir commander ses habits et mettre sacravate qursquoil se trouvait agrave la tecircte de trente millefrancs de dettes et nrsquoen eacutetait encore qursquoagrave cher-cher une tournure deacutelicate pour deacuteclarer sonamour agrave la sœur du marquis de Ronquerollesmadame de Seacuterizy femme eacuteleacutegante mais dontla jeunesse avait brilleacute sous lrsquoEmpire

― Comment vous en ecirctes-vous tireacutes vousautres  dit un jour agrave la fin drsquoun deacutejeuner Savi-nien agrave quelques eacuteleacutegants avec lesquels il srsquoeacutetaitlieacute comme se lient aujourdrsquohui des jeunes gensdont les preacutetentions en toute chose visent aumecircme but et qui reacuteclament une impossible eacutega-liteacute Vous nrsquoeacutetiez pas plus riches que moi vousmarchez sans soucis vous vous maintenez etmoi jrsquoai deacutejagrave des dettes 

― Nous avons tous commenceacute par lagrave luidirent en riant Rastignac Lucien de Rubempreacute

Maxime de Trailles Eacutemile Blondet les dandiesdrsquoalors

― Si de Marsay srsquoest trouveacute riche au deacutebutde la vie crsquoest un hasard  dit lrsquoamphitryon unparvenu nommeacute Finot qui tentait de frayer avecces jeunes gens Et srsquoil nrsquoeucirct pas eacuteteacute lui-mecircmeajouta-t-il en le saluant sa fortune pouvait leruiner

― Le mot y est dit Maxime de Trailles― Et lrsquoideacutee aussi reacutepliqua Rastignac― Mon cher dit gravement de Marsay agrave

Savinien les dettes sont la commandite delrsquoexpeacuterience Une bonne eacuteducation universi-taire avec maicirctres drsquoagreacutements et de deacutesagreacute-ments qui ne vous apprend rien coucircte soixantemille francs Si lrsquoeacuteducation par le monde coucirctele double elle vous apprend la vie les af-faires la politique les hommes et quelquefoisles femmes

Blondet acheva cette leccedilon par cette traduc-tion drsquoun vers de La Fontaine 

Le monde vend tregraves-cher ce qursquoon penseqursquoil donne 

Au lieu de reacutefleacutechir agrave ce que les plus habilespilotes de lrsquoarchipel parisien lui disaient de sen-seacute Savinien nrsquoy vit que des plaisanteries

― Prenez garde mon cher lui dit de Marsayvous avez un beau nom et si vous nrsquoacqueacuterezpas la fortune qursquoexige votre nom vous pour-rez aller finir vos jours sous un habit de mareacute-chal des logis [des-logis] dans un reacutegiment decavalerie

Nous avons vu tomber de plus illustres tecirctes 

ajouta-t-il en deacuteclamant ce vers de Corneille etprenant le bras de Savinien ― Il nous est venureprit-il voici bientocirct six ans un jeune comtedrsquoEsgrignon qui nrsquoa pas veacutecu plus de deux ansdans le paradis du grand monde Heacutelas  il a veacute-

cu ce que vivent les fuseacutees Il srsquoest eacuteleveacute jusqursquoagravela duchesse de Maufrigneuse et il est retombeacutedans sa ville natale ougrave il expie ses fautes entreun vieux pegravere agrave catarrhes et une partie de whistagrave deux sous la fiche Dites votre situation agrave ma-dame de Seacuterizy tout naiumlvement sans honte ellevous sera tregraves-utile  tandis que si vous jouezavec elle la charade du premier amour elle seposera en madone de Raphaeumll jouera aux jeuxinnocents et vous fera voyager agrave grands fraisdans le pays de Tendre 

Savinien trop jeune encore tout au pur hon-neur du gentilhomme nrsquoosa pas avouer sa po-sition de fortune agrave madame de Seacuterizy Madamede Portenduegravere dans un moment ougrave son fils nesavait ougrave donner de la tecircte envoya vingt millefrancs tout ce qursquoelle posseacutedait sur une lettreougrave Savinien instruit par ses amis dans la balis-tique des ruses dirigeacutees par les enfants contreles coffres-forts paternels parlait de billets agravepayer et du deacuteshonneur de laisser protester sa

signature Il atteignit avec ce secours agrave la finde la premiegravere anneacutee Pendant la seconde at-tacheacute au char de madame de Seacuterizy seacuterieuse-ment eacuteprise de lui et qui drsquoailleurs le formaitil usa de la dangereuse ressource des usuriersUn deacuteputeacute de ses amis un ami de son cousin dePortenduegravere Des Lupeaulx lrsquoadressa dans unjour de deacutetresse agrave Gobseck agrave Gigonnet et agrave Pal-ma qui bien et ducircment informeacutes de la valeurdes biens de sa megravere lui rendirent lrsquoescomptedoux et facile Lrsquousure et le trompeur secoursdes renouvellements lui firent mener une vieheureuse pendant environ dix-huit mois Sansoser quitter madame de Seacuterizy le pauvre en-fant devint amoureux fou de la belle comtessede Kergaroueumlt prude comme toutes les jeunespersonnes qui attendent la mort drsquoun vieux ma-ri et qui font lrsquohabile report de leur vertu surun second mariage Incapable de comprendreqursquoune vertu raisonneacutee est invincible Savinienfaisait la cour agrave Eacutemilie de Kergaroueumlt en grande

tenue drsquohomme riche  il ne manquait ni un balni un spectacle ougrave elle devait se trouver

― Mon petit tu nrsquoas pas assez de poudrepour faire sauter ce rocher lagrave lui dit un soir enriant de Marsay

Ce jeune roi de la fashion parisienne eutbeau par commiseacuteration expliquer Eacutemilie deFontaine agrave cet enfant il fallut les sombres clar-teacutes du malheur et les teacutenegravebres de la prison poureacuteclairer Savinien Une lettre de change im-prudemment souscrite agrave un bijoutier drsquoaccordavec les usuriers qui ne voulaient pas avoirlrsquoodieux de lrsquoarrestation fit eacutecrouer pour centdix-sept mille francs Savinien de Portenduegravereagrave Sainte-Peacutelagie agrave lrsquoinsu de ses amis Aussitocirctque cette nouvelle fut sue par Rastignac par deMarsay et par Lucien de Rubempreacute tous troisvinrent voir Savinien et lui offrirent chacunun billet de mille francs en le trouvant deacutenueacutede tout Le valet de chambre acheteacute par deuxcreacuteanciers avait indiqueacute lrsquoappartement secret

ougrave Savinien logeait et tout y avait eacuteteacute saisimoins les habits et le peu de bijoux qursquoil por-tait Les trois jeunes gens munis drsquoun excellentdicircner et tout en buvant le vin de Xeacuteregraves appor-teacute par de Marsay srsquoinformegraverent de la situationde Savinien en apparence afin drsquoorganiser sonavenir mais sans doute pour le juger

― Quand on srsquoappelle Savinien de Porten-duegravere srsquoeacutetait eacutecrieacute Rastignac quand on apour cousin un futur pair de France et pourgrand-oncle lrsquoamiral Kergaroueumlt si lrsquoon com-met lrsquoeacutenorme faute de se laisser mettre agrave Sainte-Peacutelagie il ne faut pas y rester mon cher 

― Pourquoi ne mrsquoavoir rien dit  srsquoeacutecria deMarsay Vous aviez agrave vos ordres ma voiturede voyage dix mille francs et des lettres pourlrsquoAllemagne Nous connaissons Gobseck Gi-gonnet et autres crocodiles nous les aurionsfait capituler Et drsquoabord quel acircne vous a me-neacute boire agrave cette source mortelle  demanda deMarsay

― Des LupeaulxLes trois jeunes gens se regardegraverent en

se communiquant ainsi la mecircme penseacutee unsoupccedilon mais sans lrsquoexprimer

― Expliquez-moi vos ressources mon-trez-moi votre jeu demanda de Marsay

Lorsque Savinien eut deacutepeint sa megravere et sesbonnets agrave coques sa petite maison agrave trois croi-seacutees dans la rue des Bourgeois sans autre jardinqursquoune cour agrave puits et agrave hangar pour serrer lebois  qursquoil leur eut chiffreacute la valeur de cette mai-son bacirctie en gregraves creacutepie en mortier rougeacirctreet priseacute la ferme des Bordiegraveres les trois dandiesse regardegraverent et dirent drsquoun air profond le motde lrsquoabbeacute dans les Marrons du feu drsquoAlfred deMusset dont les Contes drsquoEspagne venaient deparaicirctre  ― Triste 

― Votre megravere payera sur une lettre habile-ment eacutecrite dit Rastignac

― Oui mais apregraves  srsquoeacutecria de Marsay

― Si vous nrsquoaviez eacuteteacute que mis dans le fiacredit Lucien le gouvernement du roi vous met-trait dans la diplomatie  mais Sainte-Peacutelagienrsquoest pas lrsquoantichambre drsquoune ambassade

― Vous nrsquoecirctes pas assez fort pour la vie deParis dit Rastignac

― Voyons  reprit de Marsay qui toisa Savi-nien comme un maquignon estime un chevalVous avez de beaux yeux bleus bien fendusvous avez un front blanc bien dessineacute des che-veux noirs magnifiques de petites moustachesqui font bien sur votre joue pacircle et une taillesvelte  vous avez un pied qui annonce de larace des eacutepaules et une poitrine pas trop com-missionnaires et cependant solides Vous ecirctesce que jrsquoappelle un brun eacuteleacutegant Votre figureest dans le genre de celle de Louis XIII peude couleurs le nez drsquoune jolie forme  et vousavez de plus ce qui plaicirct aux femmes un je nesais quoi dont ne se rendent pas compte leshommes eux-mecircmes et qui tient agrave lrsquoair agrave la deacute-

marche au son de voix au lancer du regardau geste agrave une foule de petites choses que lesfemmes voient et auxquelles elles attachent uncertain sens qui nous eacutechappe Vous ne vousconnaissez pas mon cher Avec un peu de te-nue en six mois vous enchanteriez une An-glaise de cent mille livres en prenant surtoutle titre de vicomte de Portenduegravere auquel vousavez droit Ma charmante belle-megravere lady Dud-ley qui nrsquoa pas sa pareille pour embrocher deuxcœurs vous la deacutecouvrirait dans quelques-uns des terrains drsquoalluvion de la Grande-Bre-tagne Mais il faudrait pouvoir et savoir re-porter vos dettes agrave quatre-vingt-dix jours parune habile manœuvre de haute banque Pour-quoi ne mrsquoavoir rien dit  Agrave Bade les usuriersvous auraient respecteacute servi peut-ecirctre  maisapregraves vous avoir mis en prison ils vous meacute-prisent Lrsquousurier est comme la Socieacuteteacute commele Peuple agrave genoux devant lrsquohomme assez fortpour se jouer de lui et sans pitieacute pour les

agneaux Aux yeux drsquoun certain monde Sainte-Peacutelagie est une diablesse qui roussit furieuse-ment lrsquoacircme des jeunes gens Voulez-vous monavis mon cher enfant  je vous dirai comme aupetit drsquoEsgrignon  Payez vos dettes avec me-sure en gardant de quoi vivre pendant troisans et mariez-vous en province avec la pre-miegravere fille qui aura trente mille livres de rentesEn trois ans vous aurez trouveacute quelque sageheacuteritiegravere qui voudra se nommer madame dePortenduegravere Voilagrave la sagesse Buvons donc Jevous porte ce toast  ― Agrave la fille drsquoargent 

Les jeunes gens ne quittegraverent leur ex-amiqursquoagrave lrsquoheure officielle des adieux et sur le pas dela porte ils se dirent  ― Il nrsquoest pas fort  ― Il estbien abattu  ― se relegravevera-t-il 

Le lendemain Savinien eacutecrivit agrave sa megravere uneconfession geacuteneacuterale en vingt-deux pages Apregravesavoir pleureacute pendant toute une journeacutee ma-dame de Portenduegravere eacutecrivit drsquoabord agrave son fils

en lui promettant de le tirer de prison  puis auxcomtes de Portenduegravere et de Kergaroueumlt

Les lettres que le cureacute venait de lire et que lapauvre megravere tenait agrave la main humides de seslarmes eacutetaient arriveacutees le matin mecircme et luiavaient briseacute le cœur

Agrave MADAME DE PORTENDUEgraveRE

Paris septembre 1829

laquo Madameraquo Vous ne pouvez pas douter de lrsquointeacuterecirct que

lrsquoamiral et moi nous prenons agrave vos peines Ceque vous mandez agrave monsieur de Kergaroueumltmrsquoafflige drsquoautant plus que ma maison eacutetaitcelle de votre fils  nous eacutetions fiers de lui SiSavinien avait eu plus de confiance en lrsquoamiralnous lrsquoeussions pris avec nous il serait deacutejagrave pla-ceacute convenablement  mais il ne nous a rien ditle malheureux enfant  Lrsquoamiral ne saurait payer

cent mille francs  il est endetteacute lui-mecircme etsrsquoest obeacutereacute pour moi qui ne savais rien de saposition peacutecuniaire Il est drsquoautant plus deacuteses-peacutereacute que Savinien nous a pour le moment lieacuteles mains en se laissant arrecircter Si mon beau ne-veu nrsquoavait pas eu pour moi je ne sais quellesotte passion qui eacutetouffait la voix du parentpar lrsquoorgueil de lrsquoamoureux nous lrsquoeussionsfait voyager en Allemagne pendant que ses af-faires se seraient accommodeacutees ici Monsieurde Kergaroueumlt aurait pu demander une placepour son petit neveu dans les bureaux de la ma-rine  mais un emprisonnement pour dettes vasans doute paralyser les deacutemarches de lrsquoamiralPayez les dettes de Savinien qursquoil serve dans lamarine il fera son chemin en vrai Portenduegravereil a leur feu dans ses beaux yeux noirs et nouslrsquoaiderons tous

raquo Ne vous deacutesespeacuterez donc pas madame  ilvous reste des amis au nombre desquels je veuxecirctre comprise comme une des plus sincegraveres et

je vous envoie mes veux avec les respects devotre

raquo Tregraves-affectionneacutee servanteraquo Eacutemilie de KERGAROUEumlT raquo

Agrave MADAME DE PORTENDUEgraveRE

Portenduegravere aoucirct 1829

laquo Ma chegravere tante je suis aussi contrarieacuteqursquoaffligeacute des escapades de Savinien Marieacutepegravere de deux fils et drsquoune fille ma fortune deacutejagravesi meacutediocre relativement agrave ma position et agrave mesespeacuterances ne me permet pas de lrsquoamoindrirdrsquoune somme de cent mille francs pour payerla ranccedilon drsquoun Portenduegravere pris par les Lom-bards Vendez votre ferme payez ses dettes etvenez agrave Portenduegravere vous y trouverez lrsquoaccueilque nous vous devons quand mecircme nos cœursne seraient pas entiegraverement agrave vous Vous vivrezheureuse et nous finirons par marier Savinien

que ma femme trouve charmant Cette frasquenrsquoest rien ne vous deacutesolez pas elle ne se sau-ra jamais dans notre province ougrave nous connais-sons plusieurs filles drsquoargent tregraves-riches et quiseront enchanteacutees de nous appartenir

raquo Ma femme se joint agrave moi pour vous diretoute la joie que vous nous ferez et vous priedrsquoagreacuteer ses veux pour la reacutealisation de ce pro-jet et lrsquoassurance de nos respects affectueux

raquo Luc-Savinien comte de POR-TENDUEgraveRE raquo

― Quelles lettres pour une Kergaroueumlt srsquoeacutecria la vieille Bretonne en essuyant ses yeux

― Lrsquoamiral ne sait pas que son neveu est enprison dit enfin lrsquoabbeacute Chaperon  la comtessea seule lu votre lettre et seule a reacutepondu Mais ilfaut prendre un parti reprit-il apregraves une pauseet voici ce que jrsquoai lrsquohonneur de vous conseillerNe vendez pas votre ferme Le bail est agrave fin etvoici vingt-quatre ans qursquoil dure  dans quelquesmois vous pourrez porter son fermage agrave six

mille francs et vous faire donner un pot-de-vindrsquoune valeur de deux anneacutees Empruntez agrave unhonnecircte homme et non aux gens de la ville quifont le commerce des hypothegraveques Votre voi-sin est un digne homme un homme de bonnecompagnie qui a vu le beau monde avant la Reacute-volution et qui drsquoatheacutee est devenu catholiqueNrsquoayez point de reacutepugnance agrave le venir voir cesoir il sera tregraves-sensible agrave votre deacutemarche  ou-bliez un moment que vous ecirctes Kergaroueumlt

― Jamais  dit la vieille megravere drsquoun son de voixstrident

― Enfin soyez une Kergaroueumlt aimable  ve-nez quand il sera seul il ne vous precirctera qursquoagravetrois et demi peut-ecirctre agrave trois pour cent et vousrendra service avec deacutelicatesse vous en serezcontente  il ira deacutelivrer lui-mecircme Savinien caril sera forceacute de vendre des rentes et vous le ra-megravenera

― Vous parlez donc de ce petit Minoret 

― Ce petit a quatre-vingt-trois ans repritlrsquoabbeacute Chaperon en souriant Ma chegravere dameayez un peu de chariteacute chreacutetienne ne le bles-sez pas il peut vous ecirctre utile de plus drsquoune ma-niegravere

― Et comment ― Mais il a un ange aupregraves de lui la plus ceacute-

leste jeune fille― Oui cette petite Ursule Eh  bien apregraves Le pauvre cureacute nrsquoosa poursuivre en enten-

dant cet  Eh  bien apregraves  dont la seacutecheresseet lrsquoacircpreteacute tranchaient drsquoavance la propositionqursquoil voulait faire

― Je crois le docteur Minoret puissammentriche

― Tant mieux pour lui― Vous avez deacutejagrave tregraves-indirectement causeacute

les malheurs actuels de votre fils en ne lui don-nant pas de carriegravere prenez garde agrave lrsquoavenir  ditseacutevegraverement le cureacute Dois-je annoncer votre vi-site agrave votre voisin 

― Mais pourquoi sachant que jrsquoai besoin delui ne viendrait-il pas 

― Ah  madame en allant chez lui vouspayerez trois pour cent  et srsquoil vient chez vousvous payerez cinq dit le cureacute qui trouva cettebelle raison afin de deacutecider la vieille dame Etsi vous eacutetiez forceacutee de vendre votre ferme parDionis le notaire par le greffier Massin quivous refuseraient des fonds en espeacuterant profi-ter de votre deacutesastre vous perdriez la moitieacute dela valeur des Bordiegraveres Je nrsquoai pas la moindreinfluence sur des Dionis des Massin des Le-vrault les gens riches du pays qui convoitentvotre ferme et savent votre fils en prison

― Ils le savent ils le savent srsquoeacutecria-t-elle enlevant les bras Oh  mon pauvre cureacute vous avezlaisseacute [laissez] refroidir votre cafeacute Tiennette Tiennette 

Tiennette une vieille Bretonne agrave casaquin etagrave bonnet breton acircgeacutee de soixante ans entra les-

tement et prit pour le faire chauffer le cafeacute ducureacute

― Soyez paisible monsieur le recteur dit-elle en voyant que le cureacute voulait boire jele mettrai dans le bain-marie il ne deviendrapoint mauvais

― Eh  bien reprit le cureacute de sa voix insi-nuante jrsquoirai preacutevenir monsieur le docteur devotre visite et vous viendrez

La vieille megravere ne ceacuteda qursquoapregraves une heurede discussion pendant laquelle le cureacute fut obli-geacute de reacutepeacuteter dix fois ses arguments Et encorelrsquoaltiegravere Kergaroueumlt ne fut-elle vaincue que parces derniers mots  ― Savinien irait 

― Il vaut mieux alors que ce soit moi dit-elle

Neuf heures sonnaient quand la petite portemeacutenageacutee dans la grande se fermait sur le cu-reacute qui sonna vivement agrave la grille du docteurLrsquoabbeacute Chaperon tomba de Tiennette en Bou-gival car la vieille nourrice lui dit  ― Vous ve-

nez bien tard monsieur le cureacute  comme lrsquoautrelui avait dit  ― Pourquoi quittez-vous sitocirct ma-dame quand elle a du chagrin 

Le cureacute trouva nombreuse compagnie dansle salon vert et brun du docteur car Dionis eacutetaitalleacute rassurer les heacuteritiers en passant chez Mas-sin pour leur reacutepeacuteter les paroles de leur oncle

― Ursule dit-il a je crois un amour aucœur qui ne lui donnera que peine et soucis elle paraicirct romanesque (lrsquoexcessive sensibiliteacutesrsquoappelle ainsi chez les notaires) et nous la ver-rons long-temps fille Ainsi pas de deacutefiance soyez aux petits soins avec elle et soyez les ser-viteurs de votre oncle car il est plus fin que centGoupils ajouta le notaire sans savoir que Gou-pil est la corruption du mot latin vulpes renard

Donc mesdames Massin et Creacutemiegravere leursmaris le maicirctre de poste et Deacutesireacute formaientavec le meacutedecin de Nemours et Bongrand uneassembleacutee inaccoutumeacutee et turbulente chez ledocteur Lrsquoabbeacute Chaperon entendit en entrant

les sons du piano La pauvre Ursule achevaitla symphonie en la de Beethoven Avec la rusepermise agrave lrsquoinnocence lrsquoenfant que son parrainavait eacuteclaireacutee et agrave qui les heacuteritiers deacuteplaisaientchoisit cette musique grandiose et qui doit ecirctreeacutetudieacutee pour ecirctre comprise afin de deacutegoucircterces femmes de leur envie Plus la musique estbelle moins les ignorants la goucirctent Aussiquand la porte srsquoouvrit et que lrsquoabbeacute Chaperonmontra sa tecircte veacuteneacuterable  ― Ah  voilagrave mon-sieur le cureacute srsquoeacutecriegraverent les heacuteritiers heureux dese lever tous et de mettre un terme agrave leur sup-plice

Lrsquoexclamation trouva un eacutecho agrave la table dejeu ougrave Bongrand le meacutedecin de Nemours etle vieillard eacutetaient victimes de lrsquooutrecuidance[outrecuisance ] avec laquelle le percepteurpour plaire agrave son grand-oncle avait proposeacute defaire le quatriegraveme au whist Ursule quitta le for-teacute Le docteur se leva comme pour saluer le cu-reacute mais bien pour arrecircter la partie Apregraves de

grands compliments adresseacutes agrave leur oncle surle talent de sa filleule les heacuteritiers tiregraverent leurreacuteveacuterence

― Bonsoir mes amis srsquoeacutecria le docteurquand la grille retentit

― Ah  voilagrave ce qui coucircte si cher dit madameCreacutemiegravere agrave madame Massin quand elles furentagrave quelques pas

― Dieu me garde de donner de lrsquoargent pourque ma petite Aline me fasse des charivaris pa-reils dans la maison reacutepondit madame Massin

― Elle dit que crsquoest de Bethovan qui passe ce-pendant pour un grand musicien dit le rece-veur il a de la reacuteputation

― Ma foi ce ne sera pas agrave Nemours repritmadame Creacutemiegravere et il est bien nommeacute Becircte agravevent

― Je crois que notre oncle lrsquoa fait expregraves pourque nous nrsquoy revenions plus dit Massin car ila cligneacute des yeux en montrant le volume vert agravesa petite mijaureacutee

― Si crsquoest avec ce carillon-lagrave qursquoils srsquoamusentreprit le maicirctre de poste ils font bien de resterentre eux

― Il faut que monsieur le juge de paix aimebien agrave jouer pour entendre ces sonacles dit ma-dame Creacutemiegravere

― Je ne saurai jamais jouer devant des per-sonnes qui ne comprennent pas la musique ditUrsule en venant srsquoasseoir aupregraves de la table dejeu

― Les sentiments chez les personnes riche-ment organiseacutees ne peuvent se deacutevelopper quedans une sphegravere amie dit le cureacute de NemoursDe mecircme que le precirctre ne saurait beacutenir en preacute-sence du Mauvais Esprit que le chacirctaigniermeurt dans une terre grasse un musicien de geacute-nie eacuteprouve une deacutefaite inteacuterieure quand il estentoureacute drsquoignorants Dans les arts nous devonsrecevoir des acircmes qui servent de milieu agrave notreacircme autant de force que nous leur en commu-niquons Cet axiome qui reacutegit les affections hu-

maines a dicteacute les proverbes  ― Il faut hurleravec les loups ― Qui se ressemble srsquoassembleMais la souffrance que vous devez avoir eacuteprou-veacutee nrsquoatteint que les natures tendres et deacutelicates

― Aussi mes amis dit le docteur une chosequi ne ferait que de la peine agrave une femme pour-rait-elle tuer ma petite Ursule Ah  quand jene serai plus eacutelevez entre cette chegravere fleur etle monde cette haie protectrice dont parlent lesvers de Catulle  ut flos etc

― Ces dames ont eacuteteacute cependant bien flat-teuses pour vous Ursule dit le juge de paix ensouriant

― Grossiegraverement flatteuses fit observer lemeacutedecin de Nemours

― Jrsquoai toujours remarqueacute de la grossiegravereteacutedans les flatteries de commande reacutepondit levieux Minoret Et pourquoi 

― Une penseacutee vraie porte avec elle sa finessedit lrsquoabbeacute

― Vous avez dicircneacute chez madame Porten-duegravere  dit alors Ursule qui interrogea lrsquoabbeacuteChaperon en lui jetant un regard pleindrsquoinquiegravete curiositeacute

― Oui  la pauvre dame est bien affligeacutee et ilne serait pas impossible qursquoelle vicircnt vous voirce soir monsieur Minoret

― Si elle est dans le chagrin et qursquoelle ait be-soin de moi jrsquoirai chez elle srsquoeacutecria le docteurAchevons le dernier rubber

Par-dessous la table Ursule pressa la maindu vieillard

― Son fils dit le juge de paix eacutetait un peutrop simple pour habiter Paris sans un mentorQuand jrsquoai su qursquoon prenait ici pregraves du notairedes renseignements sur la ferme de la vieilledame jrsquoai devineacute qursquoil escomptait la mort de samegravere

― Lrsquoen croyez-vous capable  dit Ursule enlanccedilant un regard terrible agrave monsieur Bon-

grand qui se dit en lui-mecircme  Heacutelas  oui ellelrsquoaime

― Oui et non dit le meacutedecin de NemoursSavinien a du bon et la raison en est qursquoil est enprison  les fripons nrsquoy vont jamais

― Mes amis srsquoeacutecria le vieux Minoret en voi-ci bien assez pour ce soir il ne faut pas laisserpleurer une pauvre megravere une minute de plusquand on peut seacutecher ses larmes

Les quatre amis se levegraverent et sortirent Ur-sule les accompagna jusqursquoagrave la grille regardason parrain et le cureacute frappant agrave la porte enface  et quand Tiennette les eut introduits ellesrsquoassit sur une des bornes exteacuterieures de la mai-son ayant la Bougival pregraves drsquoelle

― Madame la vicomtesse dit le cureacute qui en-tra le premier dans la petite salle monsieur ledocteur Minoret nrsquoa point voulu que vous pris-siez la peine de venir chez lui

― Je suis trop de lrsquoancien temps madamereprit le docteur pour ne pas savoir tout ce

qursquoun homme doit agrave une personne de votrequaliteacute et je suis trop heureux drsquoapregraves ce quemrsquoa dit monsieur le cureacute de pouvoir vous ser-vir en quelque chose

Madame de Portenduegravere agrave qui la deacutemarcheconvenue pesait tant que depuis le deacutepart delrsquoabbeacute Chaperon elle voulait srsquoadresser au no-taire de Nemours fut si surprise de la deacutelica-tesse de Minoret qursquoelle se leva pour reacutepondreagrave son salut et lui montra un fauteuil

― Asseyez-vous monsieur dit-elle drsquoun airroyal Notre cher cureacute vous aura dit que le vi-comte est en prison pour quelques dettes dejeune homme cent mille livres Si vous pou-viez les lui precircter je vous donnerais une garan-tie sur ma ferme des Bordiegraveres

― Nous en parlerons madame la vicom-tesse quand je vous aurai rameneacute monsieurvotre fils si vous me permettez drsquoecirctre votre in-tendant en cette circonstance

― Tregraves-bien monsieur le docteur reacuteponditla vieille dame en inclinant la tecircte et regardantle cureacute drsquoun air qui voulait dire  Vous avez rai-son il est homme de bonne compagnie

― Mon ami le docteur dit alors le cureacute vousle voyez madame est plein de deacutevouementpour votre maison

― Nous vous en aurons de la reconnais-sance monsieur dit madame de Portenduegravereen faisant visiblement un effort  car agrave votreacircge srsquoaventurer dans Paris agrave la piste des meacutefaitsdrsquoun eacutetourdi

― Madame en soixante-cinq jrsquoeuslrsquohonneur de voir lrsquoillustre amiral de Porten-duegravere chez cet excellent monsieur de Male-sherbes et chez monsieur le comte de Buffonqui deacutesirait le questionner sur plusieurs faitscurieux de ses voyages Il nrsquoest pas impossibleque feu monsieur de Portenduegravere votre marisrsquoy soit trouveacute La marine franccedilaise eacutetait alorsglorieuse elle tenait tecircte agrave lrsquoAngleterre et le ca-

pitaine apportait dans cette partie sa quote-partde courage Avec quelle impatience en quatre-vingt-trois et quatre attendait-on des nouvellesdu camp de Saint-Roch  Jrsquoai failli partir commemeacutedecin des armeacutees du roi Votre grand-onclequi vit encore lrsquoamiral Kergaroueumlt a soutenudans ce temps-lagrave son fameux combat car il eacutetaitsur la Belle-Poule

― Ah  srsquoil savait son petit-neveu en prison ― Monsieur le vicomte nrsquoy sera plus dans

deux jours dit le vieux Minoret en se levantIl tendit la main pour prendre celle de la

vieille dame qui se la laissa prendre il y deacute-posa un baiser respectueux la salua profondeacute-ment et sortit  mais il rentra pour dire au cureacute ― Voulez-vous mon cher abbeacute mrsquoarrecircter uneplace agrave la diligence pour demain matin 

Le cureacute resta pendant une demi-heure envi-ron agrave chanter les louanges du docteur Minoretqui avait voulu faire et avait fait la conquecircte dela vieille dame

― Il est eacutetonnant pour son acircge dit-elle  ilparle drsquoaller agrave Paris et de faire les affaires demon fils comme srsquoil nrsquoavait que vingt-cinq ansIl a vu la bonne compagnie

― La meilleure madame  et aujourdrsquohuiplus drsquoun fils de pair de France pauvre seraitbien heureux drsquoeacutepouser sa pupille avec un mil-lion Ah  si cette ideacutee passait par le cœur de Sa-vinien les temps sont si changeacutes que ce nrsquoestpas de votre cocircteacute que seraient les plus grandesdifficulteacutes apregraves la conduite de votre fils

Lrsquoeacutetonnement profond ougrave cette derniegraverephrase jeta la vieille dame permit au cureacute delrsquoachever

― Vous avez perdu le sens mon cher abbeacuteChaperon

― Vous y penserez madame et Dieu veuilleque votre fils se conduise deacutesormais de maniegravereagrave conqueacuterir lrsquoestime de ce vieillard 

― Si ce nrsquoeacutetait pas vous monsieur le cureacute ditmadame de Portenduegravere si crsquoeacutetait un autre quime parlacirct ainsi

― Vous ne le verriez plus dit en souriantlrsquoabbeacute Chaperon Espeacuterons que votre cher filsvous apprendra ce qui se passe agrave Paris en faitdrsquoalliances Vous songerez au bonheur de Savi-nien et apregraves avoir deacutejagrave compromis son avenirne lrsquoempecircchez pas de se faire une position

― Et crsquoest vous qui me dites cela ― Si je ne vous le disais point qui donc vous

le dirait  srsquoeacutecria le precirctre en se levant et faisantune prompte retraite

Le cureacute vit Ursule et son parrain tournantsur eux-mecircmes dans la cour Le faible docteuravait eacuteteacute tant tourmenteacute par sa filleule qursquoil ve-nait de ceacuteder  elle voulait aller agrave Paris et lui don-nait mille preacutetextes Il appela le cureacute qui vintet le pria de retenir tout le coupeacute pour lui lesoir mecircme si le bureau de la diligence eacutetait en-core ouvert Le lendemain agrave six heures et de-

mie du soir le vieillard et la jeune fille arri-vegraverent agrave Paris ougrave dans la soireacutee mecircme le doc-teur alla consulter son notaire Les eacuteveacutenementspolitiques eacutetaient menaccedilants Le juge de paixde Nemours avait dit plusieurs fois la veille audocteur pendant sa conversation qursquoil fallaitecirctre fou pour conserver un sou de rente dans lesfonds tant que la querelle eacuteleveacutee entre la Presseet la Cour ne serait pas videacutee Le notaire de Mi-noret approuva le conseil indirectement don-neacute par le juge de paix Le docteur profita doncde son voyage pour reacutealiser ses actions indus-trielles et ses rentes qui toutes se trouvaient enhausse et deacuteposer ses capitaux agrave la Banque Lenotaire engagea son vieux client agrave vendre aus-si les fonds laisseacutes par monsieur de Jordy agrave Ur-sule et qursquoil avait fait valoir en bon pegravere defamille Il promit de mettre en campagne unagent drsquoaffaires excessivement ruseacute pour traiteravec les creacuteanciers de Savinien  mais il fallait

pour reacuteussir que le jeune homme eucirct le couragede rester quelques jours encore en prison

― La preacutecipitation dans ces sortes drsquoaffairescoucircte au moins quinze pour cent dit le notaireau docteur Et drsquoabord vous nrsquoaurez pas vosfonds avant sept ou huit jours

Quand Ursule apprit que Savinien serait en-core au moins une semaine en prison elle priason tuteur de la laisser lrsquoy accompagner uneseule fois Le vieux Minoret refusa Lrsquooncleet la niegravece eacutetaient logeacutes dans un hocirctel de larue Croix-des-Petits-Champs ougrave le docteuravait pris tout un appartement convenable  etconnaissant la religion de sa pupille il lui fitpromettre de nrsquoen point sortir quand il seraitdehors pour ses affaires Le bonhomme prome-nait Ursule dans Paris lui faisait voir les pas-sages les boutiques les boulevards  mais rienne lrsquoamusait ni ne lrsquointeacuteressait

― Que veux-tu  lui disait le vieillard

― Voir Sainte-Peacutelagie reacutepondait-elle avecobstination

Minoret prit alors un fiacre et la menajusqursquoagrave la rue de la Clef ougrave la voiture stationnadevant lrsquoignoble faccedilade de cet ancien couventtransformeacute en prison La vue de ces hautes mu-railles grisacirctres dont toutes les fenecirctres sontgrilleacutees celle de ce guichet ougrave lrsquoon ne peut en-trer qursquoen se baissant (horrible leccedilon ) cettemasse sombre dans un quartier plein de mi-segraveres et ougrave elle se dresse entoureacutee de rues deacute-sertes comme une misegravere suprecircme  cet en-semble de choses tristes saisit Ursule et lui fitverser quelques larmes

― Comment dit-elle emprisonne-t-on desjeunes gens pour de lrsquoargent  comment unedette donne-t-elle agrave un usurier un pouvoir quele roi lui-mecircme nrsquoa pas  Il est donc lagrave  srsquoeacutecria-t-elle Et ougrave mon parrain  ajouta-t-elle en re-gardant de fenecirctre en fenecirctre

― Ursule dit le vieillard tu me fais faire desfolies Ce nrsquoest pas lrsquooublier cela

― Mais reprit-elle srsquoil faut renoncer agrave luidois-je aussi ne lui porter aucun inteacuterecirct  Je puislrsquoaimer et ne me marier agrave personne

― Ah  srsquoeacutecria le bonhomme il y a tant de rai-son dans ta deacuteraison que je me repens de trsquoavoirameneacutee

Trois jours apregraves le vieillard avait les quit-tances en regravegle les titres et toutes les piegraveces eacuteta-blissant la libeacuteration de Savinien Cette liqui-dation y compris les honoraires de lrsquohommedrsquoaffaires srsquoeacutetait opeacutereacutee pour une somme dequatre-vingt mille francs Il restait au docteurhuit cent mille francs que son notaire lui fitmettre en bons du treacutesor afin de ne pas perdretrop drsquointeacuterecircts Il gardait vingt mille francs enbillets de banque pour Savinien Le docteur allalui-mecircme lever lrsquoeacutecrou le samedi agrave deux heureset le jeune vicomte instruit deacutejagrave par une lettre

de sa megravere remercia son libeacuterateur avec unesincegravere effusion de cœur

― Vous ne devez pas tarder agrave venir voir votremegravere lui dit le vieux Minoret

Savinien reacutepondit avec une sorte de confu-sion qursquoil avait contracteacute dans sa prison unedette drsquohonneur et raconta la visite de ses amis

― Je vous soupccedilonnais quelque dette privileacute-gieacutee srsquoeacutecria le docteur en souriant Votre megraveremrsquoemprunte cent mille francs mais je nrsquoen aipayeacute que quatre-vingt mille  voici le reste meacute-nagez-le bien monsieur et consideacuterez ce quevous en garderez comme votre enjeu au tapisvert de la fortune

Pendant les huit derniers jours Savinien avaitfait des reacuteflexions sur lrsquoeacutepoque actuelle Laconcurrence en toute chose exige de grands tra-vaux agrave qui veut une fortune Les moyens illeacute-gaux demandent plus de talent et de pratiquessouterraines qursquoune recherche agrave ciel ouvert Lessuccegraves dans le monde loin de donner une posi-

tion deacutevorent le temps et veulent eacutenormeacutementdrsquoargent Le nom de Portenduegravere que sa megraverelui disait tout-puissant nrsquoeacutetait rien agrave Paris Soncousin le deacuteputeacute le comte de Portenduegravere fai-sait petite figure au sein de la Chambre eacutelectiveen preacutesence de la Pairie de la Cour et nrsquoavaitpas trop de son creacutedit pour lui-mecircme Lrsquoamiralde Kergaroueumlt nrsquoexistait que par sa femme Ilavait vu des orateurs des gens venus du milieusocial infeacuterieur agrave la noblesse ou de petits gen-tilshommes ecirctre des personnages influents En-fin lrsquoargent eacutetait le pivot lrsquounique moyen mo-bile drsquoune Socieacuteteacute que Louis XVIII avait voulucreacuteer agrave lrsquoinstar de celle drsquoAngleterre De la ruede la Clef agrave la rue Croix-des-Petits-Champs legentilhomme deacuteveloppa le reacutesumeacute de ses meacute-ditations en harmonie drsquoailleurs avec le conseilde de Marsay au vieux meacutedecin

― Je dois dit-il me faire oublier pendanttrois ou quatre ans et chercher une carriegraverePeut-ecirctre me ferais-je un nom par un livre de

haute politique ou de statistique morale parquelque traiteacute sur une des grandes questionsactuelles Enfin tout en cherchant agrave me ma-rier avec une jeune personne qui me donnelrsquoeacuteligibiliteacute je travaillerai dans lrsquoombre et le si-lence

En eacutetudiant avec soin la figure du jeunehomme le docteur y reconnut le seacuterieux delrsquohomme blesseacute qui veut une revanche Il ap-prouva beaucoup ce plan

― Mon voisin lui dit-il en terminant si vousavez deacutepouilleacute la peau de la vieille noblesse quinrsquoest plus de mise aujourdrsquohui  apregraves trois ouquatre ans de vie sage et appliqueacutee je me chargede vous trouver une jeune personne supeacuterieurebelle aimable pieuse et riche de sept agrave huitcent mille francs qui vous rendra heureux et delaquelle vous serez fier mais qui ne sera nobleque par le cœur

― Eh  docteur srsquoeacutecria le jeune homme il nrsquoya plus de noblesse aujourdrsquohui il nrsquoy a plusqursquoune aristocratie

― Allez payer vos dettes drsquohonneur et reve-nez ici  je vais retenir le coupeacute de la diligencecar ma pupille est avec moi dit le vieillard

Le soir agrave six heures les trois voyageurs par-tirent par la Ducler de la rue Dauphine Ursulequi avait mis un voile ne dit pas un mot Apregravesavoir envoyeacute par un mouvement de galanteriesuperficielle ce baiser qui fit chez Ursule autantde ravages qursquoen aurait fait un livre drsquoamourSavinien avait entiegraverement oublieacute la pupille dudocteur dans lrsquoenfer de ses dettes agrave Paris etdrsquoailleurs son amour sans espoir pour Eacutemilie deKergaroueumlt ne lui permettait pas drsquoaccorder unsouvenir agrave quelques regards eacutechangeacutes avec unepetite fille de Nemours  il ne la reconnut doncpas quand le vieillard la fit monter la premiegravereet se mit aupregraves drsquoelle pour la seacuteparer du jeunevicomte

― Jrsquoaurai des comptes agrave vous rendre ditle docteur au jeune homme je vous apportetoutes vos paperasses

― Jrsquoai failli ne pas partir dit Savinien car ilmrsquoa fallu me commander des habits et du linge les Philistins mrsquoont tout pris et jrsquoarrive en en-fant prodigue

Quelque inteacuteressants que fussent les sujetsde conversation entre le jeune homme et levieillard quelque spirituelles que fussent cer-taines reacuteponses de Savinien la jeune fille restamuette jusqursquoau creacutepuscule son voile vert bais-seacute ses mains croiseacutees sur son chacircle

― Mademoiselle nrsquoa pas lrsquoair drsquoecirctre enchan-teacutee de Paris  dit enfin Savinien piqueacute

― Je reviens agrave Nemours avec plaisir reacutepon-dit-elle drsquoune voix eacutemue en levant son voile

Malgreacute lrsquoobscuriteacute Savinien la reconnutalors agrave la grosseur de ses nattes et agrave ses brillantsyeux bleus

― Et moi je quitte Paris sans regret pourvenir mrsquoenterrer agrave Nemours puisque jrsquoy re-trouve ma belle voisine dit-il Jrsquoespegravere mon-sieur le docteur que vous me recevrez chezvous  jrsquoaime la musique et je me souviensdrsquoavoir entendu le piano de mademoiselle Ur-sule

― Je ne sais pas monsieur dit gravementle docteur si madame votre megravere vous verraitavec plaisir chez un vieillard qui doit avoir pourcette chegravere enfant toute la sollicitude drsquounemegravere

Cette reacuteponse mesureacutee fit beaucoup pen-ser Savinien qui se souvint alors du baisersi leacutegegraverement envoyeacute La nuit eacutetait venue lachaleur eacutetait lourde Savinien et le docteursrsquoendormirent les premiers Ursule qui veillalong-temps en faisant des projets succombavers minuit Elle avait ocircteacute son petit chapeau depaille commune tresseacutee Sa tecircte couverte drsquounbonnet brodeacute se posa bientocirct sur lrsquoeacutepaule de

son parrain Au petit jour agrave Bouron Saviniensrsquoeacuteveilla le premier Il aperccedilut alors Ursule dansle deacutesordre ougrave les cahots avaient mis sa tecircte le bonnet srsquoeacutetait chiffonneacute retrousseacute  les nattesdeacuterouleacutees tombaient de chaque cocircteacute de ce vi-sage animeacute par la chaleur de la voiture  maisdans cette situation horrible pour les femmesauxquelles la toilette est neacutecessaire la jeunesseet la beauteacute triomphent Lrsquoinnocence a tou-jours un beau sommeil Les legravevres entrrsquoouverteslaissaient voir de jolies dents le chacircle deacutefaitpermettait de remarquer sans offenser Ursulesous les plis drsquoune robe de mousseline peintetoutes les gracircces du corsage Enfin la pureteacutede cette acircme vierge brillait sur cette physiono-mie et se laissait voir drsquoautant mieux qursquoaucuneautre expression ne la troublait Le vieux Mi-noret qui srsquoeacuteveilla replaccedila la tecircte de sa filledans le coin de la voiture pour qursquoelle fucirct plus agraveson aise  elle se laissa faire sans srsquoen apercevoirtant elle dormait profondeacutement apregraves toutes les

nuits employeacutees agrave penser au malheur de Savi-nien

― Pauvre petite  dit-il agrave son voisin elle dortcomme un enfant qursquoelle est

― Vous devez en ecirctre fier reprit Saviniencar elle paraicirct ecirctre aussi bonne qursquoelle est belle 

― Ah  crsquoest la joie de la maison Elle seraitma fille je ne lrsquoaimerais pas davantage Elle au-ra seize ans le 5 feacutevrier prochain Dieu veuilleque je vive assez pour la marier agrave un hommequi la rende heureuse Jrsquoai voulu la mener auspectacle agrave Paris ougrave elle venait pour la premiegraverefois  elle nrsquoa pas voulu le cureacute de Nemours lelui avait deacutefendu ― Mais lui ai-je dit quandtu seras marieacutee si ton mari veut trsquoy conduire ― Je ferai tout ce que deacutesirera mon mari mrsquoa-t-elle reacutepondu Srsquoil me demande quelque chosede mal et que je sois assez faible pour lui obeacuteiril sera chargeacute de ces fautes-lagrave devant Dieu  aussipuiserai-je la force de reacutesister dans son inteacuterecirctbien entendu

En entrant agrave Nemours agrave cinq heures dumatin Ursule srsquoeacuteveilla toute honteuse de sondeacutesordre et de rencontrer le regard pleindrsquoadmiration de Savinien Pendant lrsquoheure quela diligence mit agrave venir de Bouron ougrave ellesrsquoarrecircta quelques minutes le jeune hommesrsquoeacutetait eacutepris drsquoUrsule Il avait eacutetudieacute la candeurde cette acircme la beauteacute du corps la blancheurdu teint la finesse des traits le charme de lavoix qui avait prononceacute la phrase si courte etsi expressive ougrave la pauvre enfant disait tout enne voulant rien dire Enfin je ne sais quel pres-sentiment lui fit voir dans Ursule la femme quele docteur lui avait deacutepeinte en lrsquoencadrant drsquooravec ces mots magiques  sept agrave huit cent millefrancs 

― Dans trois ou quatre ans elle aura vingtans jrsquoen aurai vingt-sept  le bonhomme a par-leacute drsquoeacutepreuves de travail de bonne conduite Quelque fin qursquoil paraisse il finira par me direson secret

Les trois voisins se seacuteparegraverent en face de leursmaisons et Savinien mit de la coquetterie dansses adieux en lanccedilant agrave Ursule un regard pleinde sollicitations Madame de Portenduegravere lais-sa son fils dormir jusqursquoagrave midi Malgreacute la fa-tigue du voyage le docteur et Ursule allegraverentagrave la grandrsquomesse La deacutelivrance de Savinien etson retour en compagnie du docteur avaientexpliqueacute le but de son absence aux politiquesde la ville et aux heacuteritiers reacuteunis sur la placeen un conciliabule semblable agrave celui qursquoils y te-naient quinze jours auparavant Au grand eacuteton-nement des groupes agrave la sortie de la messe ma-dame de Portenduegravere arrecircta le vieux Minoretqui lui offrit le bras et la reconduisit La vieilledame voulait le prier agrave dicircner ainsi que sa pu-pille aujourdrsquohui mecircme en lui disant que mon-sieur le cureacute serait lrsquoautre convive

― Il aura voulu montrer Paris agrave Ursule ditMinoret-Levrault

― Peste  le bonhomme ne fait pas un passans sa petite bonne srsquoeacutecria Creacutemiegravere

― Pour que la bonne femme Portenduegravere luiait donneacute le bras il doit se passer des chosesbien intimes entre eux dit Massin

― Et vous nrsquoavez pas devineacute que votre onclea vendu ses rentes et deacutebloqueacute le petit Porten-duegravere  srsquoeacutecria Goupil Il avait refuseacute mon pa-tron mais il nrsquoa pas refuseacute sa patronne Ah vous ecirctes cuits Le vicomte proposera de faireun contrat au lieu drsquoune obligation et le doc-teur fera reconnaicirctre agrave son bijou de filleule parle mari tout ce qursquoil sera neacutecessaire de donnerpour conclure une pareille alliance

― Ce ne serait pas une maladresse que demarier Ursule avec monsieur Savinien ditle boucher La vieille dame donne agrave dicircneraujourdrsquohui agrave monsieur Minoret Tiennette estvenue degraves cinq heures me retenir un filet debœuf

― Eh  bien Dionis il se fait de belle be-sogne  dit Massin en courant au-devant dunotaire qui venait sur la place

― Eh  bien quoi  tout va bien reacutepliqua lenotaire Votre oncle a vendu ses rentes et ma-dame de Portenduegravere mrsquoa prieacute de passer chezelle pour signer une obligation de cent millefrancs hypotheacutequeacutes sur ses biens et precircteacutes parvotre oncle

― Oui  mais si les jeunes gens allaient se ma-rier 

― Crsquoest comme si vous me disiez que Goupilest mon successeur reacutepondit le notaire

― Les deux choses ne sont pas impossiblesdit Goupil

En revenant de la messe la vieille dame fitdire par Tiennette agrave son fils de passer chez elle

Cette petite maison avait trois chambres aupremier eacutetage Celle de madame de Porten-duegravere et celle de feu son mari se trouvaient dumecircme cocircteacute seacutepareacutees par un grand cabinet de

toilette qursquoeacuteclairait un jour de souffrance etreacuteunies par une petite antichambre qui donnaitsur lrsquoescalier La fenecirctre de lrsquoautre chambre ha-biteacutee de tout temps par Savinien eacutetait commecelle de son pegravere sur la rue Lrsquoescalier se deacuteve-loppait derriegravere de maniegravere agrave laisser pour cettechambre un petit cabinet eacuteclaireacute par un œil-de-bœuf sur la cour La chambre de madame dePortenduegravere la plus triste de toute la maisonavait vue sur la cour  mais la veuve passait savie dans la salle au rez-de-chausseacutee qui com-muniquait par un passage avec la cuisine bacirctieau fond de la cour  en sorte que cette salle ser-vait agrave la fois de salon et de salle agrave manger Cettechambre de feu monsieur de Portenduegravere res-tait dans lrsquoeacutetat ougrave elle fut au jour de sa mort il nrsquoy avait que le deacutefunt de moins Madamede Portenduegravere avait fait elle-mecircme le lit enmettant dessus lrsquohabit de capitaine de vaisseaulrsquoeacutepeacutee le cordon rouge les ordres et le chapeaude son mari La tabatiegravere drsquoor dans laquelle le

vicomte prisa pour la derniegravere fois se trouvaitsur la table de nuit avec son livre de priegraveresavec sa montre et la tasse dans laquelle il avaitbu Ses cheveux blancs encadreacutes et disposeacutes enune seule megraveche rouleacutee eacutetaient suspendus au-dessus du crucifix agrave beacutenitier placeacute dans lrsquoalcocircveEnfin les babioles dont il se servait ses jour-naux ses meubles son crachoir hollandais salongue-vue de campagne accrocheacutee agrave sa chemi-neacutee rien nrsquoy manquait La veuve avait arrecircteacute levieux cartel agrave lrsquoheure de la mort qursquoil indiquaitainsi agrave jamais On y sentait encore la poudreet le tabac du deacutefunt Le foyer eacutetait comme illrsquoavait laisseacute Entrer lagrave crsquoeacutetait le revoir en re-trouvant toutes les choses qui parlaient de seshabitudes Sa grande canne agrave pomme drsquoor res-tait ougrave il lrsquoavait poseacutee ainsi que ses gros gants dedaim tout aupregraves Sur la console brillait un vasedrsquoor grossiegraverement sculpteacute mais drsquoune valeurde mille eacutecus offert par la Havane que lors dela guerre de lrsquoindeacutependance ameacutericaine il avait

preacuteserveacutee drsquoune attaque des Anglais en se bat-tant contre des forces supeacuterieures apregraves avoirfait entrer agrave bon port le convoi qursquoil proteacutegeaitPour le reacutecompenser le roi drsquoEspagne lrsquoavaitfait chevalier de ses ordres Porteacute pour ce faitdans la premiegravere promotion au grade de chefdrsquoescadre il eut le cordon rouge Sucircr alors dela premiegravere vacance il eacutepousa sa femme richede deux cent mille francs Mais la Reacutevolutionempecirccha la promotion et monsieur de Porten-duegravere eacutemigra

― Ougrave est ma megravere  dit Savinien agrave Tiennette― Elle vous attend dans la chambre de votre

pegravere reacutepondit la vieille servante bretonne

Savinien ne put retenir un tressaillement Ilconnaissait la rigiditeacute des principes de sa megravereson culte de lrsquohonneur sa loyauteacute sa foi dansla noblesse et il preacutevit une scegravene Aussi alla-t-il comme agrave un assaut le cœur agiteacute le visagepresque pacircle Dans le demi-jour qui filtrait agravetravers les persiennes il aperccedilut sa megravere vecirctuede noir et qui avait arboreacute un air solennel enharmonie avec cette chambre mortuaire

― Monsieur le vicomte lui dit-elle en levoyant se levant et lui saisissant la main pourlrsquoamener devant le lit paternel lagrave a expireacute votrepegravere homme drsquohonneur mort sans avoir unreproche agrave se faire Son esprit est lagrave Certesil a ducirc geacutemir lagrave-haut en apercevant son filssouilleacute par un emprisonnement pour dettesSous lrsquoancienne monarchie on vous eucirct eacutepar-gneacute cette tache de boue en sollicitant une lettrede cachet et vous enfermant pour quelquesjours dans une prison drsquoEacutetat Mais enfin vousvoilagrave devant votre pegravere qui vous entend Vous

qui savez tout ce que vous avez fait avant drsquoallerdans cette ignoble prison pouvez-vous me ju-rer devant cette ombre et devant Dieu qui voittout que vous nrsquoavez commis aucune actiondeacuteshonorante que vos dettes ont eacuteteacute la suitede lrsquoentraicircnement de la jeunesse et qursquoenfinlrsquohonneur est sauf  Si votre irreacuteprochable pegravereeacutetait lagrave vivant dans ce fauteuil srsquoil vous deman-dait compte de votre conduite apregraves vous avoireacutecouteacute vous embrasserait-il 

― Oui ma megravere dit le jeune homme avecune graviteacute pleine de respect

Elle ouvrit alors ses bras et serra son fils surson cœur en versant quelques larmes

― Oublions donc tout dit-elle ce nrsquoest quelrsquoargent de moins je prierai Dieu qursquoil nous lefasse retrouver et puisque tu es toujours dignede ton nom embrasse-moi car jrsquoai bien souf-fert 

― Je jure ma chegravere megravere dit-il en eacutetendantla main sur ce lit de ne plus te donner le

moindre chagrin de ce genre et de tout fairepour reacuteparer mes premiegraveres fautes

― Viens deacutejeuner mon enfant dit-elle ensortant de la chambre

Srsquoil faut appliquer les lois de la Scegravene au Reacute-cit lrsquoarriveacutee de Savinien en introduisant agrave Ne-mours le seul personnage qui manquacirct encoreagrave ceux qui doivent ecirctre en preacutesence dans ce pe-tit drame termine ici lrsquoexposition

DEUXIEgraveME PARTIE

LA SUCCESSION MINORET

Lrsquoaction commenccedila par le jeu drsquoun ressorttellement useacute dans la vieille comme dans lanouvelle litteacuterature que personne ne pourraitcroire agrave ses effets en 1829 srsquoil ne srsquoagissait pasdrsquoune vieille Bretonne drsquoune Kergaroueumlt drsquouneeacutemigreacutee  Mais hacirctons-nous de le reconnaicirctre en 1829 la noblesse avait reconquis dans lesmœurs un peu du terrain perdu dans la poli-tique Drsquoailleurs le sentiment qui gouverne lesgrands parents degraves qursquoil srsquoagit des convenancesmatrimoniales est un sentiment impeacuterissablelieacute tregraves-eacutetroitement agrave lrsquoexistence des socieacuteteacutesciviliseacutees et puiseacute dans lrsquoesprit de famille Ilregravegne agrave Genegraveve comme agrave Vienne comme agraveNemours ougrave Zeacutelie Levrault refusait naguegravereagrave son fils de consentir agrave son mariage avec la

fille drsquoun bacirctard Neacuteanmoins toute loi socialea ses exceptions Savinien pensait donc agrave faireplier lrsquoorgueil de sa megravere devant la noblesseinneacutee drsquoUrsule Lrsquoengagement eut lieu sur-le-champ Degraves que Savinien fut attableacute sa megraverelui parla des lettres horribles selon elle queles Kergaroueumlt et les Portenduegravere lui avaienteacutecrites

― Il nrsquoy a plus de Famille aujourdrsquohui mamegravere lui reacutepondit Savinien il nrsquoy a plus que desindividus  Les nobles ne sont plus solidairesAujourdrsquohui on ne vous demande pas si vousecirctes un Portenduegravere si vous ecirctes brave si vousecirctes homme drsquoEacutetat tout le monde vous dit Combien payez-vous de contributions 

― Et le roi  demanda la vieille dame― Le roi se trouve pris entre les deux

Chambres comme un homme entre sa femmeleacutegitime et sa maicirctresse Aussi dois-je me ma-rier avec une fille riche agrave quelque familleqursquoelle appartienne avec la fille drsquoun paysan si

elle a un million de dot et si elle est suffisam-ment bien eacuteleveacutee crsquoest-agrave-dire si elle sort drsquounpensionnat

― Ceci est autre chose  fit la vieille dameSavinien fronccedila les sourcils en entendant

cette parole Il connaissait cette volonteacute grani-tique appeleacutee lrsquoentecirctement breton qui distin-guait sa megravere et voulut savoir aussitocirct son opi-nion sur ce point deacutelicat

― Ainsi dit-il si jrsquoaimais une jeune per-sonne comme par exemple la pupille de notrevoisin la petite Ursule vous vous opposeriezdonc agrave mon mariage 

― Tant que je vivrai dit-elle Apregraves ma morttu seras seul responsable de lrsquohonneur et dusang des Portenduegravere et des Kergaroueumlt

― Ainsi vous me laisseriez mourir de faim etde deacutesespoir pour une chimegravere qui ne devientaujourdrsquohui une reacutealiteacute que par le lustre de lafortune

― Tu servirais la France et tu te fierais agraveDieu 

― Vous ajourneriez mon bonheur au lende-main de votre mort 

― Ce serait horrible de ta part voilagrave tout― Louis XIV a failli eacutepouser la niegravece de Ma-

zarin un parvenu― Mazarin lui-mecircme srsquoy est opposeacute― Et la veuve de Scarron ― Crsquoeacutetait une drsquoAubigneacute  Drsquoailleurs le ma-

riage a eacuteteacute secret Mais je suis bien vieille monfils dit-elle en hochant la tecircte Quand je ne se-rai plus vous vous marierez agrave votre fantaisie

Savinien aimait et respectait agrave la fois sa megravere il opposa sur-le-champ mais silencieusementagrave lrsquoentecirctement de la vieille Kergaroueumlt un en-tecirctement eacutegal et reacutesolut de ne jamais avoirdrsquoautre femme qursquoUrsule agrave qui cette oppositiondonna comme il arrive toujours en semblableoccurrence le meacuterite de la chose deacutefendue

Lorsque apregraves vecircpres le docteur Minoret etUrsule mise en blanc et rose entregraverent danscette froide salle lrsquoenfant fut saisie drsquoun trem-blement nerveux comme si elle se fucirct trouveacuteeen preacutesence de la reine de France et qursquoelle eucirctune gracircce agrave lui demander Depuis son explica-tion avec le docteur cette petite maison avaitpris les proportions drsquoun palais et la vieilledame toute la valeur sociale qursquoune duchessedevait avoir au Moyen Acircge aux yeux de lafille drsquoun vilain Jamais Ursule ne mesura plusdeacutesespeacutereacutement qursquoen ce moment la distancequi seacuteparait un vicomte de Portenduegravere de lafille drsquoun capitaine de musique ancien chan-teur aux Italiens fils naturel drsquoun organiste etdont lrsquoexistence tenait aux bonteacutes drsquoun meacutede-cin

― Qursquoavez-vous mon enfant  lui dit lavieille dame en la faisant asseoir pregraves drsquoelle

― Madame je suis confuse de lrsquohonneur quevous daignez me faire

― Heacute  ma petite reacutepliqua madame de Por-tenduegravere de son ton le plus aigre je sais com-bien votre tuteur vous aime et veux lui ecirctreagreacuteable car il mrsquoa rameneacute lrsquoenfant prodigue

― Mais ma chegravere megravere dit Savinien atteintau cœur en voyant la vive rougeur drsquoUrsule etla contraction horrible par laquelle elle reacuteprimases larmes quand mecircme vous nrsquoauriez aucuneobligation agrave monsieur le chevalier Minoret ilme semble que nous pourrions toujours ecirctreheureux du plaisir que mademoiselle veut biennous donner en acceptant votre invitation Etle jeune gentilhomme serra la main du docteurdrsquoune faccedilon significative en ajoutant  ― Vousportez monsieur lrsquoordre de Saint-Michel leplus vieil ordre de France et qui confegravere tou-jours la noblesse

Lrsquoexcessive beauteacute drsquoUrsule agrave qui son amourpresque sans espoir avait precircteacute depuis quelquesjours cette profondeur que les grands peintresont imprimeacutee agrave ceux de leurs portraits ougrave

lrsquoacircme est fortement mise en relief avait soudainfrappeacute madame de Portenduegravere en lui faisantsoupccedilonner un calcul drsquoambitieux sous la geacute-neacuterositeacute du docteur Aussi la phrase agrave laquellereacutepondait alors Savinien fut-elle dite avec uneintention qui blessa le vieillard en ce qursquoil avaitde plus cher  mais il ne put reacuteprimer un sourireen srsquoentendant nommer chevalier par Savinienet reconnut dans cette exageacuteration lrsquoaudace desamoureux qui ne reculent devant aucun ridi-cule

― Lrsquoordre de Saint-Michel qui jadis fit com-mettre tant de folies pour ecirctre obtenu est tom-beacute monsieur le vicomte reacutepondit lrsquoancien meacute-decin du roi comme sont tombeacutes tant de privi-leacuteges  Il ne se donne plus aujourdrsquohui qursquoagrave desmeacutedecins agrave de pauvres artistes Aussi les roisont-ils bien fait de le reacuteunir agrave celui de Saint-Lazare qui je crois eacutetait un pauvre diable rap-peleacute agrave la vie par un miracle  Sous ce rapport

lrsquoordre de Saint-Michel et Saint-Lazare seraitpour nous un symbole

Apregraves cette reacuteponse agrave la fois empreinte demoquerie et de digniteacute le silence reacutegna sans quepersonne le voulucirct rompre et il eacutetait devenu gecirc-nant quand on frappa

― Voici notre cher cureacute dit la vieille damequi se leva laissant Ursule seule et allant au-devant de lrsquoabbeacute Chaperon honneur qursquoellenrsquoavait fait ni agrave Ursule ni au docteur

Le vieillard sourit en regardant tour agrave tour sapupille et Savinien Se plaindre des maniegraveres demadame de Portenduegravere ou srsquoen offenser eacutetaitun eacutecueil sur lequel un homme drsquoun petit espritaurait toucheacute  mais Minoret avait trop drsquoacquispour ne pas lrsquoeacuteviter  il se mit agrave causer avec levicomte du danger que courait alors CharlesX apregraves avoir confieacute la direction des affairesau prince de Polignac Lorsqursquoil y eut assez detemps eacutecouleacute pour qursquoen parlant drsquoaffaires ledocteur nrsquoeucirct point lrsquoair de se venger il preacutesen-

ta presque en plaisantant agrave la vieille dame lesdossiers de poursuites et les meacutemoires acquitteacutesqui appuyaient un compte fait par son notaire

― Mon fils lrsquoa reconnu  dit-elle en jetant agraveSavinien un regard auquel il reacutepondit en incli-nant la tecircte Eh  bien crsquoest lrsquoaffaire de Dionisajouta-t-elle en repoussant les papiers et trai-tant cette affaire avec le deacutedain qursquoagrave ses yeuxmeacuteritait lrsquoargent

Rabaisser la richesse crsquoeacutetait dans les ideacuteesde madame de Portenduegravere eacutelever la Noblesseet ocircter toute son importance agrave la BourgeoisieQuelques instants apregraves Goupil vint de la partde son patron demander les comptes entre Sa-vinien et monsieur Minoret

― Et pourquoi  dit la vieille dame― Pour en faire la base de lrsquoobligation il nrsquoy

a pas deacutelivrance drsquoespegraveces reacutepondit le premierclerc en jetant autour de lui des regards effron-teacutes

Ursule et Savinien qui pour la premiegravere foiseacutechangegraverent un coup drsquoœil avec cet horriblepersonnage eacuteprouvegraverent la sensation que causeun crapaud mais aggraveacutee par un sinistre pres-sentiment Tous deux ils eurent cette indeacutefi-nissable et confuse vision de lrsquoavenir sans nomdans la langue mais qui serait explicable parune action de lrsquoecirctre inteacuterieur dont avait parleacutele swedenborgiste au docteur Minoret La cer-titude que ce venimeux Goupil leur serait fatalfit trembler Ursule mais elle se remit de sontrouble en sentant un indicible plaisir agrave voir Sa-vinien partageant son eacutemotion

― Il nrsquoest pas beau le clerc de monsieur Dio-nis  dit Savinien quand Goupil eut fermeacute laporte

― Et qursquoest-ce que cela fait que ces gens-lagravesoient beaux ou laids  dit madame de Porten-duegravere

― Je ne lui en veux pas de sa laideur repritle cureacute mais de sa meacutechanceteacute qui passe lesbornes  il y met de la sceacuteleacuteratesse

Malgreacute son deacutesir drsquoecirctre aimable le docteurdevint digne et froid Les deux amoureux furentgecircneacutes Sans la bonhomie de lrsquoabbeacute Chaperondont la gaieteacute douce anima le dicircner la situationdu docteur et de sa pupille eucirct eacuteteacute presque into-leacuterable Au dessert en voyant pacirclir [palir] Ur-sule il lui dit  ― Si tu ne te trouves pas bienmon enfant tu nrsquoas que la rue agrave traverser

― Qursquoavez-vous mon cœur  dit la vieilledame agrave la jeune fille

― Heacutelas  madame reprit seacutevegraverement le doc-teur son acircme a froid habitueacutee comme elle lrsquoestagrave ne rencontrer que des sourires

― Une bien mauvaise eacuteducation monsieurle docteur dit madame de Portenduegravere Nrsquoest-ce pas monsieur le cureacute 

― Oui madame reacutepondit Minoret en jetantun regard au cureacute qui se trouva sans parole Jrsquoai

rendu je le vois la vie impossible agrave cette na-ture angeacutelique si elle devait aller dans le monde mais je ne mourrai pas sans lrsquoavoir mise agrave lrsquoabride la froideur de lrsquoindiffeacuterence ou de la haine

― Mon parrain  je vous en prie  assez Jene souffre pas ici dit-elle en affrontant le regardde madame de Portenduegravere plutocirct que de don-ner trop de signification agrave ses paroles en regar-dant Savinien

― Je ne sais pas madame dit alors Savinienagrave sa megravere si mademoiselle Ursule souffre maisje sais que vous me mettez au supplice

En entendant ce mot arracheacute par les faccedilonsde sa megravere agrave ce geacuteneacutereux jeune homme Ur-sule pacirclit et pria madame de Portenduegravere delrsquoexcuser  elle se leva prit le bras de son tuteursalua sortit revint chez elle entra preacutecipitam-ment dans le salon de son parrain ougrave elle srsquoassitpregraves de son piano mit sa tecircte dans ses mains etfondit en larmes

― Pourquoi ne laisses-tu pas la conduite detes sentiments agrave ma vieille expeacuterience cruelleenfant  srsquoeacutecria le docteur au deacutesespoir Lesnobles ne se croient jamais obligeacutes par nousautres bourgeois En les servant nous faisonsnotre devoir voilagrave tout Drsquoailleurs la vieilledame a vu que Savinien te regardait avec plai-sir elle a peur qursquoil ne trsquoaime

― Enfin il est sauveacute  dit-elle Mais essayerdrsquohumilier un homme comme vous 

― Attends-moi ma petiteQuand le docteur revint chez madame de

Portenduegravere il y trouva Dionis accompagneacute demessieurs Bongrand et Levrault le maire teacute-moins exigeacutes par la loi pour la validiteacute des actespasseacutes dans les communes ougrave il nrsquoexiste qursquounnotaire Minoret prit agrave part monsieur Dionis etlui dit un mot agrave lrsquooreille apregraves lequel le notairefit la lecture de lrsquoobligation  madame de Por-tenduegravere y donnait une hypothegraveque sur tous sesbiens jusqursquoau remboursement des cent mille

francs precircteacutes par le docteur au vicomte et lesinteacuterecircts y eacutetaient stipuleacutes agrave cinq pour cent Agrave lalecture de cette clause le cureacute regarda Minoretqui reacutepondit agrave lrsquoabbeacute par un leacuteger coup de tecircteapprobatif Le pauvre precirctre alla dire agrave lrsquooreillede sa peacutenitente quelques mots auxquels elle reacute-pondit agrave mi-voix  ― Je ne veux rien devoir agrave cesgens-lagrave

― Ma megravere monsieur me laisse le beau rocircledit Savinien au docteur  elle vous rendra toutlrsquoargent et me charge de la reconnaissance

― Mais il vous faudra trouver onze millefrancs la premiegravere anneacutee agrave cause des frais ducontrat reprit le cureacute

― Monsieur dit Minoret agrave Dionis commemonsieur et madame de Portenduegravere sont horsdrsquoeacutetat de payer lrsquoenregistrement joignez lesfrais de lrsquoacte au capital je vous les payerai

Dionis fit des renvois et le capital fut alorsfixeacute agrave cent sept mille francs Quant tout fut si-gneacute Minoret preacutetexta de sa fatigue pour se re-

tirer en mecircme temps que le notaire et les teacute-moins

― Madame dit le cureacute qui resta seul avec levicomte pourquoi choquer cet excellent mon-sieur Minoret qui vous a sauveacute cependant aumoins vingt-cinq mille francs agrave Paris et qui aeu la deacutelicatesse drsquoen laisser vingt mille agrave votrefils pour ses dettes drsquohonneur 

― Votre Minoret est un sournois dit-elle enprenant une pinceacutee de tabac il sait bien ce qursquoilfait

― Ma megravere croit qursquoil veut mrsquoobliger agrave eacutepou-ser sa pupille en englobant notre ferme commesi lrsquoon pouvait forcer un Portenduegravere fils drsquouneKergaroueumlt agrave se marier contre son greacute

Une heure apregraves Savinien se preacutesenta chezle docteur ougrave les heacuteritiers se trouvaient ameneacutespar la curiositeacute Lrsquoapparition du jeune vicomteproduisit une sensation drsquoautant plus vive quechez chacun des assistants elle excita des eacutemo-tions diffeacuterentes Mesdemoiselles Creacutemiegravere et

Massin chuchotegraverent en regardant Ursule quirougissait Les megraveres dirent agrave Deacutesireacute que Gou-pil pouvait bien avoir raison agrave lrsquoeacutegard de cemariage Les yeux de toutes les personnes preacute-sentes se tournegraverent alors sur le docteur qui nese leva point pour recevoir le gentilhomme et secontenta de le saluer par une inclination de tecirctesans quitter le cornet car il faisait une partie detrictrac avec monsieur Bongrand Lrsquoair froid dudocteur surprit tout le monde

― Ursule mon enfant dit-il fais-nous unpeu de musique

En voyant la jeune fille heureuse drsquoavoir unecontenance sauter sur lrsquoinstrument et remuerles volumes relieacutes en vert les heacuteritiers acce-ptegraverent avec des deacutemonstrations de plaisir lesupplice et le silence qui allaient leur ecirctre infli-geacutes tant ils tenaient agrave savoir ce qui se tramaitentre leur oncle et les Portenduegravere

Il arrive souvent qursquoun morceau pauvre enlui-mecircme mais exeacutecuteacute par une jeune fille sous

lrsquoempire drsquoun sentiment profond fasse plusdrsquoimpression qursquoune grande ouverture pom-peusement dite par un orchestre habile Il existeen toute musique outre la penseacutee du composi-teur lrsquoacircme de lrsquoexeacutecutant qui par un privilegravegeacquis seulement agrave cet art peut donner du senset de la poeacutesie agrave des phrases sans grande va-leur Chopin prouve aujourdrsquohui pour lrsquoingratpiano la veacuteriteacute de ce fait deacutejagrave deacutemontreacute par Pa-ganini pour le violon Ce beau geacutenie est moinsun musicien qursquoune acircme qui se rend sensibleet qui se communiquerait par toute espegravece demusique mecircme par de simples accords Par sasublime et peacuterilleuse organisation Ursule ap-partenait agrave cette eacutecole de geacutenies si rares  maisle vieux Schmucke le maicirctre qui venait chaquesamedi et qui pendant le seacutejour drsquoUrsule agrave Pa-ris la vit tous les jours avait porteacute le talentde son eacutelegraveve agrave toute sa perfection Le Songede Rousseau morceau choisi par Ursule unedes compositions de la jeunesse drsquoHeacuterold ne

manque pas drsquoailleurs drsquoune certaine profon-deur qui peut se deacutevelopper agrave lrsquoexeacutecution  elle yjeta les sentiments qui lrsquoagitaient et justifia bienle titre de Caprice que porte ce fragment Parun jeu agrave la fois suave et recircveur son acircme par-lait agrave lrsquoacircme du jeune homme et lrsquoenveloppaitcomme drsquoun nuage par des ideacutees presque vi-sibles Assis au bout du piano le coude appuyeacutesur le couvercle et la tecircte dans sa main gaucheSavinien admirait Ursule dont les yeux arrecircteacutessur la boiserie semblaient interroger un mondemysteacuterieux On serait devenu profondeacutementamoureux agrave moins Les sentiments vrais ontleur magneacutetisme et Ursule voulait en quelquesorte montrer son acircme comme une coquettese pare pour plaire Savinien peacuteneacutetra donc dansce deacutelicieux royaume entraicircneacute par ce cœurqui pour srsquointerpreacuteter lui-mecircme empruntait lapuissance du seul art qui parle agrave la penseacutee parla penseacutee mecircme sans le secours de la paroledes couleurs ou de la forme La candeur a sur

lrsquohomme le mecircme pouvoir que lrsquoenfance elle ena les attraits et les irreacutesistibles seacuteductions  orjamais Ursule ne fut plus candide qursquoen ce mo-ment ougrave elle naissait agrave une nouvelle vie Le cureacutevint arracher le gentilhomme agrave son recircve en luidemandant de faire le quatriegraveme au whist Ur-sule continua de jouer les heacuteritiers partirent agravelrsquoexception de Deacutesireacute qui cherchait agrave connaicirctreles intentions de son grand-oncle du vicomteet drsquoUrsule

― Vous avez autant de talent que drsquoacircme ma-demoiselle dit Savinien quand la jeune fille fer-ma son piano pour venir srsquoasseoir agrave cocircteacute de sonparrain Quel est donc votre maicirctre 

― Un Allemand logeacute preacuteciseacutement aupregraves dela rue Dauphine sur le quai Conti dit le doc-teur Srsquoil nrsquoavait pas donneacute tous les jours uneleccedilon agrave Ursule pendant notre seacutejour agrave Paris ilserait venu ce matin

― Crsquoest non-seulement un grand musiciendit Ursule mais un homme adorable de naiumlve-teacute

― Ces leccedilons-lagrave doivent coucircter cher srsquoeacutecriaDeacutesireacute

Un sourire drsquoironie fut eacutechangeacute par lesjoueurs Quand la partie se termina le doc-teur soucieux jusqursquoalors prit en regardant Sa-vinien lrsquoair drsquoun homme peineacute drsquoavoir agrave remplirune obligation

― Monsieur lui dit-il je vous sais beaucoupde greacute du sentiment qui vous a porteacute agrave me fairesi promptement visite  mais madame votremegravere me suppose des arriegravere-penseacutees tregraves-peunobles et je lui donnerais le droit de les croirevraies si je ne vous priais pas de ne plus venirme voir malgreacute lrsquohonneur que me feraient vosvisites et le plaisir que jrsquoaurais agrave cultiver votresocieacuteteacute Mon honneur et mon repos exigent quenous cessions toute relation de voisinage Ditesagrave madame votre megravere que si je ne vais point la

prier de nous faire lrsquohonneur agrave ma pupille etagrave moi drsquoaccepter agrave dicircner dimanche prochaincrsquoest agrave cause de la certitude ougrave je suis qursquoelle se-rait indisposeacutee ce jour-lagrave

Le vieillard tendit la main au jeune vicomtequi la lui serra respectueusement en lui disant ― Vous avez raison monsieur  Et il se retiranon sans faire agrave Ursule un salut qui reacuteveacutelait plusde meacutelancolie que de deacutesappointement

Deacutesireacute sortit en mecircme temps que le gentil-homme  mais il lui fut impossible drsquoeacutechangerun mot car Savinien se preacutecipita chez lui

Le deacutesaccord des Portenduegravere et du doc-teur Minoret deacutefraya pendant deux jours laconversation des heacuteritiers qui rendirent hom-mage au geacutenie de Dionis et regardegraverent alorsleur succession comme sauveacutee Ainsi dans unsiegravecle ougrave les rangs se nivellent ougrave la manie delrsquoeacutegaliteacute met de plain-pied tous les individuset menace tout jusqursquoagrave la subordination mi-litaire dernier retranchement du pouvoir en

France  ougrave par conseacutequent les passions nrsquoontplus drsquoautres obstacles agrave vaincre que les an-tipathies personnelles ou le deacutefaut drsquoeacutequilibreentre les fortunes lrsquoobstination drsquoune vieilleBretonne et la digniteacute du docteur Minoret eacutele-vaient entre ces deux amants des barriegraveres des-tineacutees comme autrefois moins agrave deacutetruire qursquoagravefortifier lrsquoamour Pour un homme passionneacutetoute femme vaut ce qursquoelle lui coucircte  or Sa-vinien apercevait une lutte des efforts des in-certitudes qui lui rendaient deacutejagrave cette jeune fillechegravere  il voulait la conqueacuterir Peut-ecirctre nos sen-timents obeacuteissent-ils aux lois de la nature surla dureacutee de ses creacuteations  agrave longue vie longueenfance 

Le lendemain matin en se levant Ursule etSavinien eurent une mecircme penseacutee Cette en-tente ferait naicirctre lrsquoamour si elle nrsquoen eacutetait pasdeacutejagrave la plus deacutelicieuse preuve Lorsque la jeunefille eacutecarta leacutegegraverement ses rideaux afin de don-ner agrave ses yeux lrsquoespace strictement neacutecessaire

pour voir chez Savinien elle aperccedilut la figure deson amant au-dessus de lrsquoespagnolette en faceQuand on songe aux immenses services querendent les fenecirctres aux amoureux il sembleassez naturel drsquoen faire lrsquoobjet drsquoune contribu-tion Apregraves avoir ainsi protesteacute contre la du-reteacute de son parrain Ursule laissa retomber lesrideaux et ouvrit ses fenecirctres pour fermer sespersiennes agrave travers lesquelles elle pourrait deacute-sormais voir sans ecirctre vue Elle monta bien septou huit fois pendant la journeacutee agrave sa chambre ettrouva toujours le jeune vicomte eacutecrivant deacute-chirant des papiers et recommenccedilant agrave eacutecrire agraveelle sans doute 

Le lendemain matin au reacuteveil drsquoUrsule laBougival lui monta la lettre suivante

Agrave MADEMOISELLE URSULE

laquo Mademoiselle

raquo Je ne me fais point illusion sur la deacutefianceque doit inspirer un jeune homme qui srsquoestmis dans la position drsquoougrave je ne suis sorti quepar lrsquointervention de votre tuteur  il me fautdonner deacutesormais plus de garanties que toutautre  aussi mademoiselle est-ce avec une pro-fonde humiliteacute que je me mets agrave vos piedspour vous avouer mon amour Cette deacuteclara-tion nrsquoest pas dicteacutee par une passion  elle vientdrsquoune certitude qui embrasse la vie entiegravere Unefolle passion pour ma jeune tante madamede Kergaroueumlt mrsquoa jeteacute en prison ne trou-verez-vous pas une marque de sincegravere amourdans la complegravete disparition de mes souvenirset de cette image effaceacutee de mon cœur par lavocirctre  Degraves que je vous ai vue endormie et sigracieuse dans votre sommeil drsquoenfant agrave Bou-ron vous avez occupeacute mon acircme en reine quiprend possession de son empire Je ne veux pasdrsquoautre femme que vous Vous avez toutes lesdistinctions que je souhaite dans celle qui doit

porter mon nom Lrsquoeacuteducation que vous avezreccedilue et la digniteacute de votre cœur vous mettent agravela hauteur des situations les plus eacuteleveacutees Maisje doute trop de moi-mecircme pour essayer devous bien peindre agrave vous-mecircme je ne puis quevous aimer Apregraves vous avoir entendue hier jeme suis souvenu de ces phrases qui semblenteacutecrites pour vous 

laquo Faite pour attirer les cœurs et charmer lesyeux agrave la fois douce et indulgente spirituelleet raisonnable polie comme si elle avait passeacutesa vie dans les cours simple comme le solitairequi nrsquoa jamais connu le monde le feu de sonacircme est tempeacutereacute dans ses yeux par une divinemodestie raquo

raquo Jrsquoai senti le prix de cette belle acircme qui se reacute-vegravele en vous dans les plus petites choses Voi-lagrave ce qui me donne la hardiesse de vous de-mander si vous nrsquoaimez encore personne de

me laisser vous prouver par mes soins et parma conduite que je suis digne de vous Il srsquoagitde ma vie vous ne pouvez douter que toutesmes forces ne soient employeacutees non-seulementagrave vous plaire mais encore agrave meacuteriter votre es-time qui peut tenir lieu de celle de toute la terreAvec cet espoir Ursule et si vous me permet-tez de vous nommer dans mon cœur commeune adoreacutee Nemours sera pour moi le paradiset les plus difficiles entreprises ne mrsquooffrirontque des jouissances qui vous seront rappor-teacutees comme on rapporte tout agrave Dieu Dites-moidonc que je puis me dire

raquo Votre SAVINIEN raquoUrsule baisa cette lettre  puis apregraves lrsquoavoir

relue et tenue avec des mouvements insenseacuteselle srsquohabilla pour aller la montrer agrave son parrain

― Mon Dieu  jrsquoai failli sortir sans faire mespriegraveres dit-elle en rentrant pour srsquoagenouiller agraveson prie-Dieu

Quelques instants apregraves elle descendit aujardin et y trouva son tuteur agrave qui elle fit lire lalettre de Savinien Tous deux ils srsquoassirent surle banc sous le massif de plantes grimpantesen face du pavillon chinois  Ursule attendaitun mot du vieillard et le vieillard reacutefleacutechissaitbeaucoup trop long-temps pour une fille impa-tiente Enfin de leur entretien secret il reacutesulta lalettre suivante que le docteur avait sans douteen partie dicteacutee

laquo Monsieur

raquo Je ne puis ecirctre que fort honoreacutee de la lettrepar laquelle vous mrsquooffrez votre main  maisagrave mon acircge et drsquoapregraves les lois de mon eacuteduca-tion jrsquoai ducirc la communiquer agrave mon tuteurqui est toute ma famille et que jrsquoaime agrave la foiscomme un pegravere et comme un ami Voici doncles cruelles objections qursquoil mrsquoa faites et quidoivent me servir de reacuteponse

raquo Je suis monsieur le vicomte une pauvrefille dont la fortune agrave venir deacutepend entiegraverementnon-seulement des bons vouloirs de mon par-rain mais encore des mesures chanceuses qursquoilprendra pour eacuteluder les mauvais vouloirs deses heacuteritiers agrave mon eacutegard Quoique fille leacutegi-time de Joseph Miroueumlt capitaine de musiqueau 45e reacutegiment drsquoinfanterie  comme il est lebeau-fregravere naturel de mon tuteur on pourraitquoique sans raison faire un procegraves agrave une jeunefille qui resterait sans deacutefense Vous voyezmonsieur que mon peu de fortune nrsquoest pasmon plus grand malheur Jrsquoai bien des raisonsdrsquoecirctre humble Crsquoest pour vous et non pourmoi que je vous soumets de pareilles observa-tions qui sont souvent drsquoun poids leacuteger pourdes cœurs aimants et deacutevoueacutes Mais consideacuterezaussi monsieur que si je ne vous les soumettaispas je serais soupccedilonneacutee de vouloir faire passervotre tendresse par-dessus des obstacles que lemonde et surtout votre megravere trouveraient in-

vincibles Jrsquoaurai seize ans dans quatre moisPeut-ecirctre reconnaicirctrez-vous que nous sommeslrsquoun et lrsquoautre trop jeunes et trop inexpeacuterimen-teacutes pour combattre les misegraveres drsquoune vie com-menceacutee sans autre fortune que ce que je tiensde la bonteacute de feu monsieur de Jordy Mon tu-teur deacutesire drsquoailleurs ne pas me marier avantque jrsquoaie atteint vingt ans Qui sait ce que le sortvous reacuteserve durant ces quatre anneacutees les plusbelles de votre vie  ne la brisez donc pas pourune pauvre fille

raquo Apregraves vous avoir exposeacute monsieur les rai-sons de mon cher tuteur qui loin de srsquoopposeragrave mon bonheur veut y contribuer de toutesses forces et souhaite voir sa protection bientocirctdeacutebile remplaceacutee par une tendresse eacutegale agrave lasienne  il me reste agrave vous dire combien je suistoucheacutee et de votre offre et des compliments af-fectueux qui lrsquoaccompagnent La prudence quidicte cette reacuteponse est drsquoun vieillard agrave qui lavie est bien connue  mais la reconnaissance que

je vous exprime est drsquoune jeune fille agrave qui nulautre sentiment nrsquoest entreacute dans lrsquoacircme

raquo Ainsi monsieur je puis me dire en touteveacuteriteacute

raquo Votre servanteraquo URSULE MIROUEumlT raquo

Savinien ne reacutepondit pas Faisait-il des ten-tatives aupregraves de sa megravere  Cette lettre avait-elleeacuteteint son amour  Mille questions semblablestoutes insolubles tourmentaient horriblementUrsule et par ricochet le docteur qui souffraitdes moindres agitations de sa chegravere enfant Ur-sule montait souvent agrave sa chambre et regardaitchez Savinien qursquoelle voyait pensif assis devantsa table et tournant souvent les yeux sur ses fe-necirctres agrave elle Agrave la fin de la semaine pas plus tocirctelle reccedilut la lettre suivante de Savinien dont leretard srsquoexpliquait par un surcroicirct drsquoamour

Agrave MADEMOISELLE URSULE MIROUEumlT

laquo Chegravere Ursule je suis un peu Breton  et unefois mon parti pris rien ne mrsquoen fait changerVotre tuteur que Dieu conserve encore long-temps a raison  mais ai-je donc tort de vousaimer  Aussi voudrais-je seulement savoir devous si vous mrsquoaimez Dites-le-moi ne fucirct-ceque par un signe et crsquoest alors que ces quatreanneacutees deviendront les plus belles de ma vie 

raquo Un de mes amis a remis agrave mon grand-onclele vice-amiral de Kergaroueumlt une lettre ougrave jelui demande sa protection pour entrer dans lamarine Ce bon vieillard eacutemu par mes mal-heurs mrsquoa reacutepondu que la bonne volonteacute du roiserait contre-carreacutee par les regraveglements dans lecas ougrave je voudrais un grade Neacuteanmoins apregravestrois mois drsquoeacutetudes agrave Toulon le ministre mefera partir comme maicirctre de timonerie  puisapregraves une croisiegravere contre les Algeacuteriens aveclesquels nous sommes en guerre je puis su-bir un examen et devenir aspirant Enfin si jeme distingue dans lrsquoexpeacutedition qui se preacutepare

contre Alger je serai certainement enseigne mais dans combien de temps  Personne nepeut le dire Seulement on rendra les ordon-nances aussi eacutelastiques qursquoil sera possible pourreacuteinteacutegrer le nom de Portenduegravere agrave la marineJe ne dois vous obtenir que de votre parrainje le vois  et votre respect pour lui vous rendplus chegravere agrave mon cœur Avant de reacutepondre jevais donc avoir une entrevue avec lui  de sareacuteponse deacutependra tout mon avenir Quoi qursquoiladvienne sachez que riche ou pauvre fille drsquouncapitaine de musique ou fille drsquoun roi vous ecirctespour moi celle que la voix de mon cœur a deacute-signeacutee Chegravere Ursule nous sommes dans untemps ougrave les preacutejugeacutes qui jadis nous eussentseacutepareacutes nrsquoont pas assez de force pour empecirc-cher notre mariage Agrave vous donc tous les senti-ments de mon cœur et agrave votre oncle des garan-ties qui lui reacutepondent de votre feacuteliciteacute  Il ne saitpas que je vous ai dans quelques instants plus

aimeacutee qursquoil ne vous aime depuis quinze ans Agravece soir raquo

― Tenez mon parrain dit Ursule en lui ten-dant cette lettre par un mouvement drsquoorgueil

― Ah  mon enfant srsquoeacutecria le docteur apregravesavoir lu la lettre je suis plus content que toiLe gentilhomme a par cette reacutesolution reacutepareacutetoutes ses fautes

Apregraves le dicircner Savinien se preacutesenta chez ledocteur qui se promenait alors avec Ursule lelong de la balustrade de la terrasse sur la ri-viegravere Le vicomte avait reccedilu ses habits de Pariset lrsquoamoureux nrsquoavait pas manqueacute de rehausserses avantages naturels par une mise aussi soi-gneacutee aussi eacuteleacutegante que srsquoil se fucirct agi de plaireagrave la belle et fiegravere comtesse de Kergaroueumlt Enle voyant venir du perron vers eux la pauvrepetite serra le bras de son oncle absolumentcomme si elle se retenait pour ne pas tomberdans un preacutecipice et le docteur entendit de

profondes et sourdes palpitations qui lui don-negraverent le frisson

― Laisse-nous mon enfant dit-il agrave sa pupillequi srsquoassit sur les marches du pavillon chinoisapregraves avoir laisseacute prendre sa main par Savinienqui y deacuteposa un baiser respectueux

― Monsieur donnerez-vous cette chegravere per-sonne agrave un capitaine de vaisseau  dit le jeunevicomte agrave voix basse au docteur

― Non dit Minoret en souriant  nous pour-rions attendre trop long-temps  mais agrave unlieutenant de vaisseau

Des larmes de joie humectegraverent les yeux dujeune homme qui serra tregraves-affectueusementla main du vieillard

― Je vais donc partir reacutepondit-il aller eacutetu-dier et tacirccher drsquoapprendre en six mois ce que leseacutelegraveves de lrsquoeacutecole de marine ont appris en six ans

― Partir  dit Ursule en srsquoeacutelanccedilant du perronvers eux

― Oui mademoiselle pour vous meacuteriterAinsi plus jrsquoy mettrai drsquoempressement plusdrsquoaffection je vous teacutemoignerai

― Nous sommes aujourdrsquohui le 3 octobredit-elle en le regardant avec une tendresse infi-nie partez apregraves le 19

― Oui dit le vieillard nous fecircterons la Saint-Savinien

― Adieu donc srsquoeacutecria le jeune homme Jedois aller passer cette semaine agrave Paris y faire lesdeacutemarches neacutecessaires mes preacuteparatifs et mesacquisitions de livres drsquoinstruments de matheacute-matiques me concilier la faveur du ministre etobtenir les meilleures conditions possibles

Ursule et son parrain reconduisirent Savi-nien jusqursquoagrave la grille Apregraves lrsquoavoir vu rentrantchez sa megravere ils le virent sortir accompagneacute deTiennette qui portait une petite malle

― Pourquoi si vous ecirctes riche le forcez-vousagrave servir dans la marine  dit Ursule agrave son par-rain

― Je crois que ce sera bientocirct moi qui auraifait ses dettes dit le docteur en souriant Je ne leforce point  mais lrsquouniforme mon cher cœuret la croix de la Leacutegion-drsquoHonneur gagneacutee dansun combat effaceront bien des taches En sixans il peut arriver agrave commander un bacirctimentet voilagrave tout ce que je lui demande

― Mais il peut peacuterir dit-elle en montrant audocteur un visage pacircle

― Les amoureux ont comme les ivrognesun dieu pour eux reacutepondit le docteur en plai-santant

Agrave lrsquoinsu de son parrain la pauvre petite ai-deacutee par la Bougival coupa pendant la nuit unequantiteacute suffisante de ses longs et beaux che-veux blonds pour faire une chaicircne  puis le sur-lendemain elle seacuteduisit son maicirctre de musiquele vieux Schmucke qui lui promit de veiller agrave ceque les cheveux ne fussent pas changeacutes et quela chaicircne fucirct acheveacutee pour le dimanche suivantAgrave son retour Savinien apprit au docteur et agrave sa

pupille qursquoil avait signeacute son engagement Il de-vait ecirctre rendu le 25 agrave Brest Inviteacute par le doc-teur agrave dicircner pour le 18 il passa ces deux jour-neacutees presque entiegraveres chez le docteur  et mal-greacute les plus sages recommandations les deuxamoureux ne purent srsquoempecirccher de trahir leurbonne intelligence aux yeux du cureacute du juge depaix du meacutedecin de Nemours et de la Bougival

― Enfants leur dit le vieillard vous jouezvotre bonheur en ne vous gardant pas le secretagrave vous-mecircmes

Enfin le jour de sa fecircte apregraves la messe pen-dant laquelle il y eut quelques regards eacutechangeacutesSavinien eacutepieacute par Ursule traversa la rue et vintdans ce petit jardin ougrave tous deux se trouvegraverentpresque seuls Par indulgence le bonhomme li-sait ses journaux dans le pavillon chinois

― Chegravere Ursule dit Savinien voulez-vousme faire une fecircte plus grande que ne pourraitme la faire ma megravere en me donnant une se-conde fois la vie 

― Je sais ce que vous voulez me demanderdit Ursule en lrsquointerrompant Tenez voici mareacuteponse ajouta-t-elle en prenant dans la pochede son tablier la chaicircne faite de ses cheveux etla lui preacutesentant dans un tremblement nerveuxqui accusait une joie illimiteacutee Portez ceci dit-elle pour lrsquoamour de moi Puisse mon preacutesenteacutecarter de vous tous les peacuterils en vous rappelantque ma vie est attacheacutee agrave la vocirctre 

― Ah  la petite masque elle lui donne unechaicircne de ses cheveux se disait le docteurComment srsquoy est-elle prise  Couper dans sesbelles tresses blondes  mais elle lui donneraitdonc mon sang

― Ne trouverez-vous pas bien mauvais devous demander avant de partir une promesseformelle de nrsquoavoir jamais drsquoautre mari quemoi  dit Savinien en baisant cette chaicircne et re-gardant Ursule sans pouvoir retenir une larme

― Si je ne vous lrsquoai pas trop dit deacutejagrave moi quisuis venue contempler les murs de Sainte-Peacute-

lagie quand vous y eacutetiez reacutepondit-elle en rou-gissant  je vous le reacutepegravete Savinien  je nrsquoaimeraijamais que vous et ne serai jamais qursquoagrave vous

En voyant Ursule agrave demi cacheacutee dans le mas-sif le jeune homme ne tint pas contre le plai-sir de la serrer sur son cœur et de lrsquoembrasserau front  mais elle jeta comme un cri faible selaissa tomber sur le banc et lorsque Saviniense mit aupregraves drsquoelle en lui demandant pardonil vit le docteur debout devant eux

― Mon ami dit-il Ursule est une veacuteritablesensitive qursquoune parole amegravere tuerait Pour ellevous devrez modeacuterer lrsquoeacuteclat de lrsquoamour Ah  sivous lrsquoeussiez aimeacutee depuis seize ans vous vousseriez contenteacute de sa parole ajouta-t-il pour sevenger du mot par lequel Savinien avait termi-neacute sa derniegravere lettre

Deux jours apregraves Savinien partit Malgreacute leslettres qursquoil eacutecrivit reacuteguliegraverement agrave Ursule ellefut en proie agrave une maladie sans cause sensibleSemblable agrave ces beaux fruits attaqueacutes par un

ver une penseacutee lui rongeait le cœur Elle per-dit lrsquoappeacutetit et ses belles couleurs Quand sonparrain lui demanda la premiegravere fois ce qursquoelleeacuteprouvait  ― Je voudrais voir la mer dit-elle

― Il est difficile de te mener en deacutecembrevoir un port de mer lui reacutepondit le vieillard

― Irais-je donc  dit-elleDe grands vents srsquoeacutelevaient-ils Ursule

eacuteprouvait des commotions en croyant malgreacuteles savantes distinctions de son parrain du cu-reacute du juge de paix entre les vents de mer et ceuxde terre que Savinien se trouvait aux prisesavec un ouragan Le juge de paix la rendit heu-reuse pour quelques jours avec une gravurequi repreacutesentait un aspirant en costume Ellelisait les journaux en imaginant qursquoils donne-raient des nouvelles de la croisiegravere pour laquelleSavinien eacutetait parti Elle deacutevora les romansmaritimes de Cooper et voulut apprendre lestermes de marine Ces preuves de la fixiteacute de lapenseacutee souvent joueacutees par les autres femmes

furent si naturelles chez Ursule qursquoelle vit enrecircve chacune des lettres de Savinien et ne man-qua jamais agrave les annoncer le matin mecircme en ra-contant le songe avant-coureur

― Maintenant dit-elle au docteur la qua-triegraveme fois que ce fait eut lieu sans que le cu-reacute et le meacutedecin en fussent surpris je suis tran-quille  agrave quelque distance que Savinien soit srsquoilest blesseacute je le sentirai dans le mecircme instant

Le vieux meacutedecin resta plongeacute dans une pro-fonde meacuteditation que le juge de paix et le cu-reacute jugegraverent douloureuse agrave voir lrsquoexpression deson visage

― Qursquoavez-vous  lui demandegraverent-ilsquand Ursule les eut laisseacutes seuls

― Vivra-t-elle  reacutepondit le vieux meacutedecinUne si deacutelicate et si tendre fleur reacutesistera-t-elleagrave des peines de cœur 

Neacuteanmoins la petite recircveuse comme la sur-nomma le cureacute travaillait avec ardeur  ellecomprenait lrsquoimportance drsquoune grande instruc-

tion pour une femme du monde et tout letemps qursquoelle ne donnait pas au chant agrave lrsquoeacutetudede lrsquoHarmonie et de la Composition elle le pas-sait agrave lire les livres que lui choisissait lrsquoabbeacuteChaperon dans la riche bibliothegraveque de sonparrain Tout en menant cette vie occupeacutee ellesouffrait mais sans se plaindre Parfois elle res-tait des heures entiegraveres agrave regarder la fenecirctrede Savinien Le dimanche agrave la sortie de lamesse elle suivait madame de Portenduegravere enla contemplant avec tendresse car malgreacute sesdureteacutes elle aimait en elle la megravere de SavinienSa pieacuteteacute redoublait elle allait agrave la messe tous lesmatins car elle crut fermement que ses recircveseacutetaient une faveur de Dieu Effrayeacute des ravagesproduits par cette nostalgie de lrsquoamour le jourde la naissance drsquoUrsule son parrain lui pro-mit de la conduire agrave Toulon voir le deacutepart delrsquoexpeacutedition drsquoAlger sans que Savinien qui enfaisait partie en fucirct instruit Le juge de paix etle cureacute gardegraverent le secret au docteur sur le but

de ce voyage qui parut ecirctre entrepris pour lasanteacute drsquoUrsule et qui intrigua beaucoup les heacute-ritiers Minoret Apregraves avoir revu Savinien enuniforme drsquoaspirant apregraves avoir monteacute sur lebeau vaisseau de lrsquoamiral agrave qui le ministre avaitrecommandeacute le jeune Portenduegravere Ursule agravela priegravere de son ami alla respirer lrsquoair de Niceet parcourut la cocircte de la Meacutediterraneacutee jusqursquoagraveGecircnes ougrave elle apprit lrsquoarriveacutee de la flotte de-vant Alger et les heureuses nouvelles du deacutebar-quement Le docteur aurait voulu continuer cevoyage agrave travers lrsquoItalie autant pour distraireUrsule que pour achever en quelque sorte soneacuteducation en agrandissant ses ideacutees par la com-paraison des mœurs des pays et par les en-chantements de la terre ougrave vivent les chefs-drsquoœuvre de lrsquoart et ougrave tant de civilisations ontlaisseacute leurs traces brillantes  mais la nouvelle dela reacutesistance opposeacutee par le trocircne aux eacutelecteursde la fameuse Chambre de 1830 ramena le doc-teur en France ougrave il ramena sa pupille dans un

eacutetat de santeacute florissante et riche drsquoun charmantpetit modegravele du vaisseau sur lequel servait Sa-vinien

Les Eacutelections de 1830 donnegraverent de la consis-tance aux heacuteritiers qui par les soins de DeacutesireacuteMinoret et de Goupil formegraverent agrave Nemours uncomiteacute dont les efforts firent nommer agrave Fontai-nebleau le candidat libeacuteral Massin exerccedilait uneeacutenorme influence sur les eacutelecteurs de la cam-pagne Cinq des fermiers du maicirctre de posteeacutetaient eacutelecteurs Dionis repreacutesentait plus deonze voix En se reacuteunissant chez le notaire Creacute-miegravere Massin le maicirctre de poste et leurs ad-heacuterents finirent par prendre lrsquohabitude de srsquoyvoir Au retour du docteur le salon de Dio-nis eacutetait donc devenu le camp des heacuteritiersLe juge de paix et le maire qui se liegraverent alorspour reacutesister aux libeacuteraux de Nemours battuspar lrsquoOpposition malgreacute les efforts des chacircteauxsitueacutes aux environs furent eacutetroitement unispar leur deacutefaite Lorsque Bongrand et lrsquoabbeacute

Chaperon apprirent au docteur le reacutesultat decet antagonisme qui dessina pour la premiegraverefois deux partis dans Nemours et donna delrsquoimportance aux heacuteritiers Minoret Charles Xpartait de Rambouillet pour Cherbourg DeacutesireacuteMinoret qui partageait les opinions du Barreaude Paris avait fait venir de Nemours quinzede ses amis commandeacutes par Goupil et agrave qui lemaicirctre de poste donna des chevaux pour cou-rir agrave Paris ougrave ils arrivegraverent chez Deacutesireacute dans lanuit du 28 Goupil et Deacutesireacute coopeacuteregraverent aveccette troupe agrave la prise de lrsquoHocirctel-de-Ville Deacutesi-reacute Minoret fut deacutecoreacute de la Leacutegion-drsquoHonneuret nommeacute substitut du procureur du roi agrave Fon-tainebleau Goupil eut la croix de Juillet Dionisfut eacutelu maire de Nemours en remplacement dusieur Levrault et le conseil municipal se com-posa de Minoret-Levrault adjoint  de Massinde Creacutemiegravere et de tous les adheacuterents du sa-lon de Dionis Bongrand ne garda sa place quepar lrsquoinfluence de son fils fait procureur du

roi agrave Melun et dont le mariage avec mademoi-selle Levrault parut alors probable En voyant letrois pour cent agrave quarante-cinq le docteur par-tit en poste pour Paris et placcedila cinq cent qua-rante mille francs en inscriptions au porteurLe reste de sa fortune qui allait environ agrave deuxcent soixante-dix mille francs lui donna mis agraveson nom dans le mecircme fonds ostensiblementquinze mille francs de rente Il employa de lamecircme maniegravere le capital leacutegueacute par le vieux pro-fesseur agrave Ursule ainsi que les huit mille francsproduits en neuf ans par les inteacuterecircts ce qui fitagrave sa pupille quatorze cents francs de rente aumoyen drsquoune petite somme qursquoil ajouta pourarrondir ce leacuteger revenu Drsquoapregraves les conseilsde son maicirctre la vieille Bougival eut trois centcinquante francs de rente en placcedilant ainsi cinqmille et quelques cents francs drsquoeacuteconomies Cessages opeacuterations meacutediteacutees entre le docteur etle juge de paix furent accomplies dans le plusprofond secret agrave la faveur des troubles poli-

tiques Quand le calme fut agrave peu pregraves reacutetabli ledocteur acheta une petite maison contigueuml agrave lasienne et lrsquoabattit ainsi que le mur de sa courpour faire construire agrave la place une remise etune eacutecurie Employer le capital de mille francsde rente agrave se donner des communs parut unefolie agrave tous les heacuteritiers Minoret Cette preacuteten-due folie fut le commencement drsquoune egravere nou-velle dans la vie du docteur qui par un mo-ment ougrave les chevaux et les voitures se donnaientpresque ramena de Paris trois superbes che-vaux et une calegraveche

Quand au commencement de novembre1830 le vieillard vint pour la premiegravere fois parun temps pluvieux en calegraveche agrave la messe etdescendit pour donner la main agrave Ursule tousles habitants accoururent sur la place autantpour voir la voiture du docteur et question-ner son cocher que pour gloser sur la pupilleagrave lrsquoexcessive ambition de laquelle Massin Creacute-

miegravere le maicirctre de poste et leurs femmes attri-buaient les folies de leur oncle

― La calegraveche  heacute Massin  cria GoupilVotre succession va bon train hein 

― Tu dois avoir demandeacute de bons gages Ca-birolle  dit le maicirctre de poste au fils drsquoun deses conducteurs qui restait aupregraves des chevauxcar il faut espeacuterer que tu nrsquouseras pas beaucoupde fers chez un homme de quatre-vingt-quatreans Combien les chevaux ont-ils coucircteacute 

― Quatre mille francs La calegraveche quoiquede hasard a eacuteteacute payeacutee deux mille francs  maiselle est belle les roues sont agrave patente

― Comment dites-vous Cabirolle  deman-da madame Creacutemiegravere

― Il dit agrave ma tante reacutepondit Goupil crsquoestune ideacutee des Anglais qui ont inventeacute ces roues-lagrave Tenez  voyez-vous lrsquoon ne voit rien du toutcrsquoest emboicircteacute crsquoest joli lrsquoon nrsquoaccroche pas ilnrsquoy a plus ce vilain bout de fer carreacute qui deacutepas-sait lrsquoessieu

― Agrave quoi rime ma tante  dit alors innocem-ment madame Creacutemiegravere

― Comment  dit Goupil ccedila ne vous tentedonc pas 

― Ah  je comprends dit-elle― Eh  bien non vous ecirctes une honnecircte

femme dit Goupil il ne faut pas vous tromperle vrai mot crsquoest agrave patte entre parce que la ficheest cacheacutee

― Oui madame dit Cabirolle qui fut la dupede lrsquoexplication de Goupil tant le clerc la donnaseacuterieusement

― Crsquoest une belle voiture tout de mecircmesrsquoeacutecria Creacutemiegravere et il faut ecirctre riche pourprendre un pareil genre

― Elle va bien la petite dit Goupil Mais ellea raison elle vous apprend agrave jouir de la viePourquoi nrsquoavez-vous pas de beaux chevaux etdes calegraveches vous papa Minoret  Vous laisse-rez-vous humilier  Agrave votre place moi  jrsquoauraisune voiture de prince

― Voyons Cabirolle dit Massin est-ce lapetite qui lance notre oncle dans ces luxes-lagrave 

― Je ne sais pas reacutepondit Cabirolle maiselle est quasiment la maicirctresse au logis Il vientmaintenant maicirctre sur maicirctre de Paris Elle vadit-on eacutetudier la peinture

― Je saisirai cette occasion pour faire tirermon portrait dit madame Creacutemiegravere

En province on dit encore tirer au lieu defaire un portrait

― Le vieil Allemand nrsquoest cependant pas ren-voyeacute dit madame Massin

― Il y est encore aujourdrsquohui reacutepondit Ca-birolle

― Abondance de chiens ne nuit pas dit ma-dame Creacutemiegravere qui fit rire tout le monde

― Maintenant srsquoeacutecria Goupil vous ne devezplus compter sur la succession Ursule a bien-tocirct dix-sept ans elle est plus jolie que jamais les voyages forment la jeunesse et la petite far-ceuse tient votre oncle par le bon bout Il y a

cinq agrave six paquets pour elle aux voitures par se-maine et les couturiegraveres les modistes viennentlui essayer ici ses robes et ses affaires Aussi mapatronne est-elle furieuse Attendez Ursule agrave lasortie et regardez son petit chacircle de cou un vraicachemire de six cents francs

La foudre serait tombeacutee au milieu du groupedes heacuteritiers elle nrsquoaurait pas produit plusdrsquoeffet que les derniers mots de Goupil qui sefrottait les mains

Le vieux salon vert du docteur fut renouveleacutepar un tapissier de Paris Jugeacute sur le luxe qursquoildeacuteployait le vieillard eacutetait tantocirct accuseacute drsquoavoirceleacute sa fortune et de posseacuteder soixante millelivres de rentes tantocirct de deacutepenser ses capitauxpour plaire agrave Ursule On faisait de lui tour agravetour un richard et un libertin Ce mot  ― Crsquoestun vieux fou  reacutesuma lrsquoopinion du pays Cettefausse direction des jugements de la petite villeeut pour avantage de tromper les heacuteritiers quine soupccedilonnegraverent point lrsquoamour de Savinien

pour Ursule veacuteritable cause des deacutepenses dudocteur enchanteacute drsquohabituer sa pupille agrave sonrocircle de vicomtesse et qui riche de plus de cin-quante mille francs de rente se donnait le plai-sir de parer son idole

Au mois de feacutevrier 1832 le jour ougrave Ursuleavait dix-sept ans le matin mecircme en se levantelle vit Savinien en costume drsquoenseigne agrave sa fe-necirctre

― Comment nrsquoen ai je rien su  se dit-elleDepuis la prise drsquoAlger ougrave Savinien se dis-

tingua par un trait de courage qui lui valut lacroix la corvette sur laquelle il servait eacutetantresteacutee pendant plusieurs mois agrave la mer il luiavait eacuteteacute tout agrave fait impossible drsquoeacutecrire au doc-teur et il ne voulait pas quitter le service sanslrsquoavoir consulteacute Jaloux de conserver agrave la ma-rine un nom illustre le nouveau gouvernementavait profiteacute du remue-meacutenage de Juillet pourdonner le grade drsquoenseigne agrave Savinien Apregravesavoir obtenu un congeacute de quinze jours le nou-

vel enseigne arrivait de Toulon par la malle-poste pour la fecircte drsquoUrsule et pour prendre enmecircme temps lrsquoavis du docteur

― Il est arriveacute cria la filleule en se preacutecipitantdans la chambre de son parrain

― Tregraves-bien  reacutepondit-il Je devine le motifqui lui fait quitter le service et il peut mainte-nant rester agrave Nemours

― Ah  voilagrave ma fecircte  elle est toute dans cemot dit-elle en embrassant le docteur

Sur un signe qursquoelle alla faire au gentil-homme Savinien vint aussitocirct  elle voulaitlrsquoadmirer car il lui semblait changeacute en mieuxEn effet le service militaire imprime aux gestesagrave la deacutemarche agrave lrsquoair des hommes une deacutecisionmecircleacutee de graviteacute je ne sais quelle rectitude quipermet au plus superficiel observateur de re-connaicirctre un militaire sous lrsquohabit bourgeois rien ne deacutemontre mieux que lrsquohomme est faitpour commander Ursule en aima mieux en-core Savinien et ressentit une joie drsquoenfant agrave se

promener dans le petit jardin en lui donnant lebras et lui faisant raconter la part qursquoil avait eueen sa qualiteacute drsquoaspirant agrave la prise drsquoAlger Eacutevi-demment Savinien avait pris Alger Elle voyaitdisait-elle tout en rouge quand elle regardaitla deacutecoration de Savinien Le docteur qui desa chambre les surveillait en srsquohabillant vintles retrouver Sans srsquoouvrir entiegraverement au vi-comte il lui dit alors qursquoau cas ougrave madame dePortenduegravere consentirait agrave son mariage avecUrsule la fortune de sa filleule rendait superflule traitement des grades qursquoil pouvait acqueacuterir

― Heacutelas  dit Savinien il faudra bien dutemps pour vaincre lrsquoopposition de ma megravereAvant mon deacutepart placeacutee entre lrsquoalternative deme voir rester pregraves drsquoelle si elle consentait agravemon mariage avec Ursule ou de ne plus me re-voir que de loin en loin et de me savoir exposeacuteaux dangers de ma carriegravere elle mrsquoa laisseacute par-tir

― Mais Savinien nous serons ensemble ditUrsule en lui prenant la main et la lui secouantavec une espegravece drsquoimpatience

Se voir et ne plus se quitter crsquoeacutetait pourelle tout lrsquoamour  elle ne voyait rien au de-lagrave  et son joli geste la mutinerie de son ac-cent exprimegraverent tant drsquoinnocence que Savi-nien et le docteur en furent attendris La deacute-mission fut envoyeacutee et la fecircte drsquoUrsule reccedilutde la preacutesence de son fianceacute le plus bel eacuteclatQuelques mois apregraves vers le mois de mai lavie inteacuterieure reprit chez le docteur Minoret lecalme drsquoautrefois mais avec un habitueacute de plusLes assiduiteacutes du jeune vicomte furent drsquoautantplus promptement interpreacuteteacutees comme cellesdrsquoun futur que soit agrave la messe soit agrave la prome-nade ses maniegraveres et celles drsquoUrsule quoiquereacuteserveacutees trahissaient lrsquoentente de leurs cœursDionis fit observer aux heacuteritiers que le bon-homme ne demandait point ses inteacuterecircts agrave ma-

dame de Portenduegravere et que la vieille dame luidevait deacutejagrave trois anneacutees

― Elle sera forceacutee de ceacuteder de consentir agrave lameacutesalliance de son fils dit le notaire Si ce mal-heur arrive il est probable qursquoune grande partiede la fortune de votre oncle servira selon Ba-sile drsquoargument irreacutesistible

Lrsquoirritation des heacuteritiers en devinant queleur oncle leur preacutefeacuterait trop Ursule pour nepas assurer son bonheur agrave leurs deacutepens devintalors aussi sourde que profonde Reacuteunis tous lessoirs chez Dionis depuis la reacutevolution de Juilletils y maudissaient les deux amants et la soireacuteene srsquoy terminait guegravere sans qursquoils eussent cher-cheacute mais vainement les moyens de contre-car-rer le vieillard Zeacutelie qui sans doute avait profi-teacute comme le docteur de la baisse des rentes pourplacer avantageusement ses eacutenormes capitauxeacutetait la plus acharneacutee apregraves lrsquoorpheline et lesPortenduegravere Un soir ougrave Goupil qui se gardaitcependant de srsquoennuyer dans ces soireacutees eacutetait

venu pour se tenir au courant des affaires dela ville qui se discutaient lagrave Zeacutelie eut une re-crudescence de haine  elle avait vu le matin ledocteur Ursule et Savinien revenant en calegravechedrsquoune promenade aux environs dans une inti-miteacute qui disait tout

― Je donnerais bien trente mille francs pourque Dieu rappelacirct agrave lui notre oncle avant que lemariage de ce Portenduegravere et de la mijaureacutee sefasse dit-elle

Goupil reconduisit monsieur et maman Mi-noret jusqursquoau milieu de leur grande cour etleur dit en regardant autour de lui pour savoirsrsquoils eacutetaient bien seuls  ― Voulez-vous me don-ner les moyens drsquoacheter lrsquoeacutetude de Dionis etje ferai rompre le mariage de monsieur Porten-duegravere et drsquoUrsule 

― Comment  demanda le colosse― Me croyez-vous assez niais pour vous dire

mon projet  reacutepondit le maicirctre clerc

― Eh  bien mon garccedilon brouille-les etnous verrons dit Zeacutelie

― Je ne mrsquoembarque point dans de pareilstracas sur un  nous verrons  Le jeune hommeest un cracircne qui pourrait me tuer et je dois ecirctreferreacute agrave glace ecirctre de sa force agrave lrsquoeacutepeacutee et au pis-tolet Eacutetablissez-moi je vous tiendrai parole

― Empecircche ce mariage et je trsquoeacutetablirai reacute-pondit le maicirctre de poste

― Voici neuf mois que vous regardez agrave meprecircter quinze malheureux mille francs pouracheter lrsquoEacutetude de Lecœur lrsquohuissier et vousvoulez que je me fie agrave cette parole  Allez vousperdrez la succession de votre oncle et ce serabien fait

― Srsquoil ne srsquoagissait que de quinze mille francset de lrsquoEacutetude de Lecœur je ne dis pas reacutepon-dit Zeacutelie  mais vous cautionner pour cinquantemille eacutecus 

― Mais je payerai dit Goupil en lanccedilant agraveZeacutelie un regard fascinateur qui rencontra le re-

gard impeacuterieux de la maicirctresse de poste Ce futcomme du venin sur de lrsquoacier

― Nous attendrons dit Zeacutelie― Ayez donc le geacutenie du mal  pensa Goupil

Si jamais je les tiens ceux-lagrave se dit-il en sortantje les presserai comme des citrons

En cultivant la socieacuteteacute du docteur du jugede paix et du cureacute Savinien leur prouvalrsquoexcellence de son caractegravere Lrsquoamour de cejeune homme pour Ursule si deacutegageacute de toutinteacuterecirct si persistant inteacuteressa si vivement lestrois amis qursquoils ne seacuteparaient plus ces deuxenfants dans leurs penseacutees Bientocirct la monoto-nie de cette vie patriarcale et la certitude queles amants avaient de leur avenir finirent pardonner agrave leur affection une apparence de fra-terniteacute Souvent le docteur laissait Ursule etSavinien seuls Il avait bien jugeacute ce charmantjeune homme qui baisait la main drsquoUrsule enarrivant et ne la lui eucirct pas demandeacutee seulavec elle tant il eacutetait peacuteneacutetreacute de respect pour

lrsquoinnocence pour la candeur de cette enfantdont lrsquoexcessive sensibiliteacute souvent eacuteprouveacuteelui avait appris qursquoune expression dure unair froid ou des alternatives de douceur et debrusquerie pouvaient la tuer Les grandes har-diesses des deux amants se commettaient enpreacutesence des vieillards le soir Deux anneacuteespleines de joies secregravetes se passegraverent ainsi sansautre eacuteveacutenement que les tentatives inutiles dujeune homme pour obtenir le consentementde sa megravere agrave son mariage avec Ursule Il par-lait quelquefois des matineacutees entiegraveres sa megraverelrsquoeacutecoutait sans reacutepondre agrave ses raisons et agrave sespriegraveres autrement que par un silence de Bre-tonne ou par des refus Agrave dix-neuf ans Ur-sule eacuteleacutegante excellente musicienne et bien eacutele-veacutee nrsquoavait plus rien agrave acqueacuterir  elle eacutetait par-faite Aussi obtint-elle une renommeacutee de beau-teacute de gracircce et drsquoinstruction qui srsquoeacutetendit auloin Un jour le docteur eut agrave refuser la mar-quise drsquoAiglemont qui pensait agrave Ursule pour

son fils aicircneacute Six mois plus tard malgreacute le pro-fond secret gardeacute par Ursule par le docteuret par madame drsquoAiglemont Savinien fut ins-truit par hasard de cette circonstance Toucheacutede tant de deacutelicatesse il argua de ce proceacutedeacutepour vaincre lrsquoobstination de sa megravere qui lui reacute-pondit  ― Si les drsquoAiglemont veulent se meacutesal-lier est-ce une raison pour nous 

Au mois de deacutecembre 1834 le pieux et bonvieillard deacuteclina visiblement En le voyant sor-tir de lrsquoeacuteglise la figure jaune et grippeacutee les yeuxpacircles toute la ville parla de la mort prochainedu bonhomme alors acircgeacute de quatre-vingt-huitans ― Vous saurez ce qui en est disait-on auxheacuteritiers En effet le deacutecegraves du vieillard avaitlrsquoattrait drsquoun problegraveme Mais le docteur ne sesavait pas malade il avait des illusions et nila pauvre Ursule ni Savinien ni le juge depaix ni le cureacute ne voulaient par deacutelicatesselrsquoeacuteclairer sur sa position  le meacutedecin de Ne-mours qui le venait voir tous les soirs nrsquoosait

lui rien prescrire Le vieux Minoret ne sentaitaucune douleur il srsquoeacuteteignait doucement Chezlui lrsquointelligence demeurait ferme nette et puis-sante Chez les vieillards ainsi constitueacutes lrsquoacircmedomine le corps et lui donne la force de mourirdebout Le cureacute pour ne pas avancer le termefatal dispensa son paroissien de venir entendrela messe agrave lrsquoeacuteglise et lui permit de lire les of-fices chez lui  car le docteur accomplissait mi-nutieusement ses devoirs de religion  plus il al-la vers la tombe plus il aima Dieu Les clarteacuteseacuteternelles lui expliquaient de plus en plus lesdifficulteacutes de tout genre Au commencementde la nouvelle anneacutee Ursule obtint de lui qursquoilvendicirct ses chevaux sa voiture et qursquoil congeacute-diacirct Cabirolle Le juge de paix dont les inquieacute-tudes sur lrsquoavenir drsquoUrsule eacutetaient loin de se cal-mer par les demi-confidences du vieillard en-tama la question deacutelicate de lrsquoheacuteritage en deacute-montrant un soir agrave son vieil ami la neacutecessiteacutedrsquoeacutemanciper Ursule La pupille serait alors ha-

bile agrave recevoir un compte de tutelle et agrave posseacute-der  ce qui permettrait de lrsquoavantager Malgreacutecette ouverture le vieillard qui cependant avaitdeacutejagrave consulteacute le juge de paix ne lui confia pointle secret de ses dispositions envers Ursule  maisil adopta le parti de lrsquoeacutemancipation Plus le jugede paix mettait drsquoinsistance agrave vouloir connaicirctreles moyens choisis par son vieil ami pour en-richir Ursule plus le docteur devenait deacutefiantEnfin Minoret craignit positivement de confierau juge de paix ses trente-six mille francs derente au porteur

― Pourquoi lui dit Bongrand mettre contrevous le hasard 

― Entre deux hasards reacutepondit le docteuron eacutevite le plus chanceux

Bongrand mena lrsquoaffaire de lrsquoeacutemancipationassez rondement pour qursquoelle fucirct termineacutee lejour ougrave mademoiselle Miroueumlt eucirct ses vingtans Cet anniversaire devait ecirctre la derniegravere fecirctedu vieux docteur qui pris sans doute drsquoun pres-

sentiment de sa fin prochaine ceacuteleacutebra somp-tueusement cette journeacutee en donnant un pe-tit bal auquel il invita les jeunes personneset les jeunes gens des quatre familles DionisCreacutemiegravere Minoret et Massin Savinien Bon-grand le cureacute ses deux vicaires le meacutedecinde Nemours et mesdames Zeacutelie Minoret Mas-sin et Creacutemiegravere ainsi que Schmucke furent lesconvives du grand dicircner qui preacuteceacuteda le bal

― Je sens que je mrsquoen vais dit le vieillard aunotaire agrave la fin de la soireacutee Je vous prie doncde venir demain pour reacutediger le compte de tu-telle que je dois rendre agrave Ursule afin de nepas en compliquer ma succession Dieu mer-ci  je nrsquoai pas fait tort drsquoune obole agrave mes heacuteri-tiers et nrsquoai disposeacute que de mes revenus Mes-sieurs Creacutemiegravere Massin et Minoret mon ne-veu sont membres du conseil de famille insti-tueacute pour Ursule  ils assisteront agrave cette redditionde comptes

Ces paroles entendues par Massin et colpor-teacutees dans le bal y reacutepandirent la joie parmi lestrois familles qui depuis quatre ans vivaient ende continuelles alternatives se croyant tantocirctriches tantocirct deacutesheacuteriteacutees

― Crsquoest une langue qui srsquoeacuteteint dit madameCreacutemiegravere

Quand vers deux heures du matin il ne res-ta plus dans le salon que Savinien Bongrand etle cureacute Chaperon le vieux docteur dit en leurmontrant Ursule charmante en habit de balqui venait de dire adieu aux jeunes demoisellesCreacutemiegravere et Massin  ― Crsquoest agrave vous mes amisque je la confie  Dans quelques jours je ne seraiplus lagrave pour la proteacuteger  mettez-vous tous entreelle et le monde jusqursquoagrave ce qursquoelle soit marieacuteeJrsquoai peur pour elle

Ces paroles firent une impression peacutenible Lecompte rendu quelques jours apregraves en conseilde famille eacutetablissait le docteur Minoret reli-quataire de dix mille six cents francs tant pour

les arreacuterages de lrsquoinscription de quatorze centsfrancs de rente dont lrsquoacquisition [lrsquoaquisition]eacutetait expliqueacutee par lrsquoemploi du legs du capitainede Jordy que pour un petit capital de cinq millefrancs provenant des dons faits depuis quinzeans par le docteur agrave sa pupille agrave leurs jours defecircte ou anniversaires de naissance respectifs

Cette authentique reddition de compte avaiteacuteteacute recommandeacutee par le juge de paix qui redou-tait les effets de la mort du docteur Minoretet qui malheureusement avait raison Le len-demain de lrsquoacceptation du compte de tutellequi rendait Ursule riche de dix mille six centsfrancs et de quatorze cents francs de rente levieillard fut pris drsquoune faiblesse qui le contrai-gnit agrave garder le lit Malgreacute la discreacutetion qui en-veloppait la maison du docteur le bruit de samort se reacutepandit en ville ougrave les heacuteritiers cou-rurent par les rues comme les grains drsquoun cha-pelet dont le fil est rompu Massin qui vint sa-voir les nouvelles apprit drsquoUrsule elle-mecircme

que le bonhomme eacutetait au lit Malheureuse-ment le meacutedecin de Nemours avait deacuteclareacute quele moment ougrave Minoret srsquoaliterait serait celui desa mort Degraves lors malgreacute le froid les heacuteritiersstationnegraverent dans les rues sur la place ou sur lepas de leurs portes occupeacutes agrave causer de cet eacuteveacute-nement attendu depuis si long-temps et agrave eacutepierle moment ougrave le cureacute porterait au vieux docteurles sacrements dans lrsquoappareil en usage dansles villes de province Aussi quand deux joursapregraves lrsquoabbeacute Chaperon accompagneacute de son vi-caire et des enfants de chœur preacuteceacutedeacute du sa-cristain portant la croix traversa la Grandrsquorueles heacuteritiers se joignirent-ils agrave lui pour occuperla maison empecirccher toute soustraction et je-ter leurs mains avides sur les treacutesors preacutesumeacutesLorsque le docteur aperccedilut agrave travers le cler-geacute ses heacuteritiers agenouilleacutes qui loin de prierlrsquoobservaient par des regards aussi vifs que leslueurs des cierges il ne put retenir un malicieuxsourire Le cureacute se retourna les vit et dit alors

assez lentement les priegraveres Le maicirctre de postele premier quitta sa gecircnante posture sa femmele suivit  Massin craignit que Zeacutelie et son marine missent la main sur quelque bagatelle il lesrejoignit au salon et bientocirct tous les heacuteritierssrsquoy trouvegraverent reacuteunis

― Il est trop honnecircte homme pour volerlrsquoextrecircme-onction dit Creacutemiegravere ainsi nousvoilagrave bien tranquilles

― Oui nous allons avoir chacun environvingt mille francs de rente reacutepondit madameMassin

― Jrsquoai dans lrsquoideacutee dit Zeacutelie que depuis troisans il ne placcedilait plus il aimait agrave theacutesauriser

― Le treacutesor est sans doute dans sa cave  di-sait Massin agrave Creacutemiegravere

― Pourvu que nous trouvions quelquechose dit Minoret-Levrault

― Mais apregraves ses deacuteclarations au bal srsquoeacutecriamadame Massin il nrsquoy a plus de doute

― En tout cas dit Creacutemiegravere com-ment ferons-nous  partagerons-nous  licite-rons-nous  ou distribuerons-nous par lots  carenfin nous sommes tous majeurs

Une discussion qui srsquoenvenima prompte-ment srsquoeacuteleva sur la maniegravere de proceacutederAu bout drsquoune demi-heure un bruit de voixconfus sur lequel se deacutetachait lrsquoorgane criardde Zeacutelie retentissait dans la cour et jusque dansla rue

― Il doit ecirctre mort dirent alors les curieuxattroupeacutes dans la rue

Ce tapage parvint aux oreilles du docteur quientendit ces mots  ― Mais la maison la maisonvaut trente mille francs  Je la prends moi pourtrente mille francs  crieacutes ou plutocirct beugleacutes parCreacutemiegravere

― Eh  bien nous la payerons ce qursquoelle vau-dra reacutepondit aigrement Zeacutelie

― Monsieur le cureacute dit le vieillard agrave lrsquoabbeacuteChaperon qui demeura aupregraves de son ami apregraves

lrsquoavoir administreacute faites que je demeure enpaix Mes heacuteritiers comme ceux du cardinalXimeacutenegraves sont capables de piller ma maisonavant ma mort et je nrsquoai pas de singe pour mereacutetablir Allez leur signifier que je ne veux per-sonne chez moi

Le cureacute le meacutedecin descendirent reacutepeacute-tegraverent lrsquoordre du moribond et dans un ac-cegraves drsquoindignation y ajoutegraverent de vives parolespleines de blacircme

― Madame Bougival dit le meacutedecin fermezla grille et ne laissez entrer personne  il sembleqursquoon ne puisse pas mourir tranquille Vouspreacuteparerez un cataplasme de farine de mou-tarde afin drsquoappliquer des sinapismes aux piedsde monsieur

― Votre oncle nrsquoest pas mort et il peut vivreencore longtemps disait lrsquoabbeacute Chaperon encongeacutediant les heacuteritiers venus avec leurs en-fants Il reacuteclame le plus profond silence et neveut que sa pupille aupregraves de lui Quelle diffeacute-

rence entre la conduite de cette jeune fille et lavocirctre 

― Vieux cafard  srsquoeacutecria Creacutemiegravere Je vaisfaire sentinelle Il est bien possible qursquoil se ma-chine quelque chose contre nos inteacuterecircts

Le maicirctre de poste avait deacutejagrave disparu dansle jardin avec lrsquointention de veiller son oncleen compagnie drsquoUrsule et de se faire admettredans la maison comme un aide Il revint agrave pasde loup sans que ses bottes fissent le moindrebruit car il y avait des tapis dans le corridor etsur les marches de lrsquoescalier Il put alors arriverjusqursquoagrave la porte de la chambre de son oncle sansecirctre entendu Le cureacute le meacutedecin eacutetaient partisla Bougival preacuteparait le sinapisme

― Sommes-nous bien seuls  dit le vieillard agravesa pupille

Ursule se haussa sur la pointe des pieds pourvoir dans la cour

― Oui dit-elle  monsieur le cureacute a tireacute lagrille lui-mecircme en srsquoen allant

― Mon enfant aimeacute dit le mourant mesheures mes minutes mecircmes sont compteacutees Jenrsquoai pas eacuteteacute meacutedecin pour rien  le sinapismedu docteur ne me fera pas aller jusqursquoagrave ce soirNe pleure pas Ursule dit-il en se voyant inter-rompu par les pleurs de sa filleule  mais eacutecoute-moi bien  il srsquoagit drsquoeacutepouser Savinien Aussi-tocirct que la Bougival sera monteacutee avec le sina-pisme descends au pavillon chinois en voici laclef  soulegraveve le marbre du buffet de Boulle etdessous tu trouveras une lettre cacheteacutee agrave tonadresse  prends-la reviens me la montrer carje ne mourrai tranquille qursquoen te la voyant entreles mains Quand je serai mort tu ne le diras passur-le-champ  tu feras venir monsieur de Por-tenduegravere vous lirez la lettre ensemble et tu mejures en son nom et au tien drsquoexeacutecuter mes der-niegraveres volonteacutes Quand il mrsquoaura obeacutei vous an-noncerez ma mort et la comeacutedie des heacuteritierscommencera Dieu veuille que ces monstres nete maltraitent pas 

― Oui mon parrainLe maicirctre de poste nrsquoeacutecouta point le reste de

la scegravene  il deacutetala sur la pointe des pieds ense souvenant que la serrure du cabinet se trou-vait du cocircteacute de la bibliothegraveque Il avait assisteacutedans le temps au deacutebat de lrsquoarchitecte et du ser-rurier qui preacutetendait que si lrsquoon srsquointroduisaitdans la maison par la fenecirctre donnant sur la ri-viegravere il fallait par prudence mettre la serrure ducocircteacute de la bibliothegraveque le cabinet devant ecirctreune piegravece de plaisance pour lrsquoeacuteteacute Eacutebloui parlrsquointeacuterecirct et les oreilles pleines de sang Minoretdeacutevissa la serrure an moyen drsquoun couteau avecla prestesse des voleurs Il entra dans le cabinety prit le paquet de papiers sans srsquoamuser agrave ledeacutecacheter revissa la serrure remit les chosesen eacutetat et alla srsquoasseoir dans la salle agrave mangeren attendant que la Bougival montacirct le sina-pisme pour quitter la maison Il opeacutera sa fuiteavec drsquoautant plus de faciliteacute que la pauvre Ur-sule trouva plus urgent de voir appliquer le si-

napisme que drsquoobeacuteir aux recommandations deson parrain

― La lettre  la lettre  cria drsquoune voix mou-rante le vieillard obeacuteis-moi voici la clef Je veuxte voir la lettre agrave la main

Ces paroles furent jeteacutees avec des regards sieacutegareacutes que la Bougival dit agrave Ursule  ― Maisfaites donc ce que veut votre parrain ou vousallez causer sa mort

Elle le baisa sur le front prit la clef etdescendit  mais bientocirct rappeleacutee par les crisperccedilants de la Bougival elle accourut Levieillard lrsquoembrassa par un regard lui vit lesmains vides se dressa sur son seacuteant voulut par-ler et mourut en faisant un horrible derniersoupir les yeux hagards de terreur  La pauvrepetite qui voyait la mort pour la premiegravere foistomba sur ses genoux et fondit en larmes LaBougival ferma les yeux du vieillard et le dis-posa dans son lit Quand selon son expressionelle eut pareacute le mort la vieille nourrice courut

preacutevenir monsieur Savinien  mais les heacuteritiersqui se tenaient au bout de la rue entoureacutes de cu-rieux et absolument comme des corbeaux quiattendent qursquoun cheval soit enterreacute pour venirgratter la terre et la fouiller de leurs pattes et dubec accoururent avec la ceacuteleacuteriteacute de ces oiseauxde proie

Pendant ces eacuteveacutenements le maicirctre de posteeacutetait alleacute chez lui pour savoir ce que contenaitle mysteacuterieux paquet Voici ce qursquoil trouva

Agrave MA CHEgraveRE URSULE MIROUEumlT FILLEDE MON BEAU-FREgraveRE NATUREL JOSEPH

MIROUEumlT ET DE DINAH GROLLMAN

Nemours 15 janvier 1830

laquo Mon petit ange mon affection paternelleque tu as si bien justifieacutee a eu pour principenon seulement le serment que jrsquoai fait agrave tonpauvre pegravere de le remplacer mais encore ta res-

semblance avec Ursule Miroueumlt ma femme dequi tu mrsquoas sans cesse rappeleacute les gracircces lrsquoespritla candeur et le charme Ta qualiteacute de fille dufils naturel de mon beau-pegravere pourrait rendredes dispositions testamentaires faites en ta fa-veur sujettes agrave contestation raquo

― Le vieux gueux  cria le maicirctre de postelaquo Ton adoption aurait eacuteteacute lrsquoobjet drsquoun pro-

cegraves Enfin jrsquoai toujours reculeacute devant lrsquoideacuteede trsquoeacutepouser pour te transmettre ma fortune car jrsquoaurais pu vivre long-temps et deacuterangerlrsquoavenir de ton bonheur qui nrsquoest retardeacute quepar la vie de madame de Portenduegravere Ces dif-ficulteacutes mucircrement peseacutees et voulant te laisserla fortune neacutecessaire agrave une belle existence raquo

― Le sceacuteleacuterat il a penseacute agrave tout  laquo Sans nuireen rien agrave mes heacuteritiers raquo

― Le jeacutesuite  comme srsquoil ne nous devait pastoute sa fortune 

laquo Je trsquoai destineacute le fruit des eacuteconomies quejrsquoai faites pendant dix-huit anneacutees et que jrsquoai

constamment fait valoir par les soins de monnotaire en vue de te rendre aussi heureuseqursquoon peut lrsquoecirctre par la richesse Sans argentton eacuteducation et tes ideacutees eacuteleveacutees feraient tonmalheur Drsquoailleurs tu dois une belle dot aucharmant jeune homme qui trsquoaime Tu trouve-ras donc dans le milieu du troisiegraveme volumedes Pandectes in-folio relieacutees en maroquinrouge et qui est le dernier volume du premierrang au-dessus de la tablette de la bibliothegravequedans le dernier corps du cocircteacute du salon troisinscriptions de rentes en trois pour cent auporteur de chacune douze mille francs raquo

― Quelle profondeur de sceacuteleacuteratesse  srsquoeacutecriale maicirctre de poste Ah  Dieu ne permettra pasque je sois ainsi frustreacute

laquo Prends-les aussitocirct ainsi que le peudrsquoarreacuterages eacuteconomiseacutes au moment de mamort et qui seront dans le volume preacuteceacutedentSonge mon enfant adoreacute que tu dois obeacuteiraveugleacutement agrave une penseacutee qui a fait le bonheur

de toute ma vie et qui mrsquoobligerait agrave deman-der le secours de Dieu si tu me deacutesobeacuteissaisMais en preacutevision drsquoun scrupule de ta chegravereconscience que je sais ingeacutenieuse agrave se tourmen-ter tu trouveras ci-joint un testament en bonneforme de ces inscriptions au profit de monsieurSavinien de Portenduegravere Ainsi soit que tu lespossegravedes toi-mecircme soit qursquoelles te viennent decelui que tu aimes elles seront ta leacutegitime pro-prieacuteteacute

raquo Ton parrain

raquo DENIS MINORET raquo

Agrave cette lettre eacutetait jointe sur un carreacute de pa-pier timbreacute la piegravece suivante 

laquo CECI EST MON TESTAMENT

raquo Moi Denis Minoret docteur en meacutedecinedomicilieacute agrave Nemours sain drsquoesprit et de corps

ainsi que la date de ce testament le deacutemontrelegravegue mon acircme agrave Dieu le priant de me par-donner mes longues erreurs en faveur de monsincegravere repentir Puis ayant reconnu en mon-sieur le vicomte Savinien de Portenduegravere uneveacuteritable affection pour moi je lui legravegue trente-six mille francs de rente perpeacutetuelle trois pourcent agrave prendre dans ma succession par preacutefeacute-rence agrave tous mes heacuteritiers

raquo Fait et eacutecrit en entier de ma main agrave Ne-mours le onze janvier mil huit cent trente et un

raquo DENIS MINORET raquo

Sans heacutesiter le maicirctre de poste qui pour ecirctrebien seul srsquoeacutetait enfermeacute dans la chambre de safemme y chercha le briquet phosphorique etreccedilut deux avis du ciel par lrsquoextinction de deuxallumettes qui successivement ne voulurent passrsquoallumer La troisiegraveme prit feu Il brucircla dans lachemineacutee et la lettre et le testament Par une

preacutecaution superflue il enterra les vestiges dupapier et de la cire dans les cendres Puis affrio-leacute par lrsquoideacutee de posseacuteder trente-six mille francsde rente agrave lrsquoinsu de sa femme il revint au pas decourse chez son oncle aiguillonneacute par la seuleideacutee ideacutee simple et nette qui pouvait traversersa lourde tecircte En voyant la maison de son oncleenvahie par les trois familles enfin maicirctressesde la place il trembla de ne pouvoir accomplirun projet sur lequel il ne se donnait pas le tempsde reacutefleacutechir en ne pensant qursquoaux obstacles

― Que faites-vous donc lagrave  dit-il agrave Massin etagrave Creacutemiegravere Croyez-vous que nous allons lais-ser la maison et les valeurs au pillage  Noussommes trois heacuteritiers nous ne pouvons pascamper lagrave  Vous Creacutemiegravere courez donc chezDionis et dites-lui de venir constater le deacutecegravesJe ne puis pas quoique adjoint dresser lrsquoactemortuaire de mon oncle Vous Massin al-lez prier le pegravere Bongrand drsquoapposer les scelleacutesEt vous tenez donc compagnie agrave Ursule mes-

dames dit-il agrave sa femme agrave mesdames Massin etCreacutemiegravere Ainsi rien ne se perdra Surtout fer-mez la grille que personne ne sorte 

Les femmes qui sentirent la justesse decette observation coururent dans la chambredrsquoUrsule et trouvegraverent cette noble creacuteature deacute-jagrave si cruellement soupccedilonneacutee agenouilleacutee etpriant Dieu le visage couvert de larmes Mi-noret devinant que les [le] trois heacuteritiegraveres neresteraient pas long-temps avec Ursule et crai-gnant la deacutefiance de ses coheacuteritiers alla dansla bibliothegraveque y vit le volume lrsquoouvrit pritles trois inscriptions et trouva dans lrsquoautre unetrentaine de billets de banque En deacutepit de sanature brutale le colosse crut entendre un ca-rillon agrave chacune de ses oreilles le sang lui sif-flait aux tempes en accomplissant ce vol Mal-greacute la rigueur de la saison il eut sa chemisemouilleacutee dans le dos Enfin ses jambes flageo-laient au point qursquoil tomba sur un fauteuil du

salon comme srsquoil eucirct reccedilu quelque coup de mas-sue agrave la tecircte

― Ah  comme une succession deacutelie la langueau grand Minoret avait dit Massin en courantpar la ville Lrsquoavez-vous entendu  disait-il agraveCreacutemiegravere Allez ici  allez lagrave  Comme il connaicirctla manœuvre

― Oui pour une grosse becircte il avait un cer-tain air

― Tenez dit Massin alarmeacute sa femme y estils sont trop de deux  Faites les commissionsjrsquoy retourne

Au moment ougrave le maicirctre de poste srsquoasseyaitil aperccedilut donc agrave la grille la figure allumeacutee dugreffier qui revenait avec une ceacuteleacuteriteacute de fouineagrave la maison mortuaire

― Heacute  bien qursquoy a-t-il  demanda le maicirctrede poste en allant ouvrir agrave son coheacuteritier

― Rien je reviens pour les scelleacutes lui reacutepon-dit Massin en lui lanccedilant un regard de chat sau-vage

― Je voudrais qursquoils fussent deacutejagrave poseacutes etnous pourrions tous revenir chacun chez nousreacutepondit Minoret

― Ma foi nous mettrons un gardien des scel-leacutes reacutepondit le greffier La Bougival est capablede tout dans lrsquointeacuterecirct de la mijaureacutee Nous y pla-cerons Goupil

― Lui  dit le maicirctre de poste il prendrait lagrenouille et nous nrsquoy verrions que du feu

― Voyons reprit Massin Ce soir on veille-ra le mort et nous aurons fini drsquoapposer lesscelleacutes dans une heure  ainsi nos femmes lesgarderont elles-mecircmes Nous aurons demainagrave midi lrsquoenterrement Lrsquoon ne peut proceacuteder agravelrsquoinventaire que dans huit jours

― Mais dit le colosse en souriant faisons deacute-guerpir cette mijaureacutee et nous commettrons letambour de la mairie agrave la garde des scelleacutes et dela maison

― Bien  srsquoeacutecria le greffier Chargez-vous decette expeacutedition vous ecirctes le chef des Minoret

― Mesdames mesdames dit Minoretveuillez rester toutes au salon  il ne srsquoagit pasdrsquoaller dicircner mais de proceacuteder agrave lrsquoappositiondes scelleacutes pour la conservation de tous les in-teacuterecircts

Puis il prit sa femme agrave part pour lui com-muniquer les ideacutees de Massin relativementagrave Ursule Aussitocirct les femmes dont le cœureacutetait rempli de vengeance et qui souhaitaientprendre une revanche sur la mijaureacutee ac-cueillirent avec enthousiasme le projet de lachasser Bongrand parut et fut indigneacute de laproposition que Zeacutelie et madame Massin luifirent en qualiteacute drsquoami du deacutefunt de prier Ur-sule de quitter la maison

― Allez vous-mecircmes la chasser de chez sonpegravere de chez son parrain de chez son onclede chez son bienfaiteur de chez son tuteur  Al-lez-y vous qui ne devez cette succession qursquoagrave lanoblesse de son acircme prenez-la par les eacutepauleset jetez-la dans la rue agrave la face de toute la

ville  Vous la croyez capable de vous voler  Eh bien constituez un gardien des scelleacutes vousserez dans votre droit Sachez drsquoabord que jenrsquoapposerai pas les scelleacutes sur sa chambre  elley est chez elle tout ce qui srsquoy trouve est sa pro-prieacuteteacute  je vais lrsquoinstruire de ses droits et lui diredrsquoy rassembler tout ce qui lui appartient Oh en votre preacutesence ajouta-t-il en entendant ungrognement drsquoheacuteritiers

― Hein  dit le percepteur au maicirctre de posteet aux femmes stupeacutefaites de la coleacuterique allo-cution de Bongrand

― En voilagrave un de magistrat  srsquoeacutecria le maicirctrede poste

Assise sur une petite causeuse agrave demi eacuteva-nouie la tecircte renverseacutee ses nattes deacutefaites Ur-sule laissait eacutechapper un sanglot de temps entemps Ses yeux eacutetaient troubles elle avait lespaupiegraveres enfleacutees enfin elle se trouvait en proieagrave une prostration morale et physique qui eucirct at-

tendri les ecirctres les plus feacuteroces excepteacute des heacute-ritiers

― Ah  monsieur Bongrand apregraves ma fecircte lamort et le deuil dit-elle avec cette poeacutesie natu-relle aux belles acircmes Vous savez vous ce qursquoileacutetait  en vingt ans pas une parole drsquoimpatienceavec moi  Jrsquoai cru qursquoil vivrait cent ans  Il a eacuteteacutema megravere cria-t-elle et une bonne megravere

Ce peu drsquoideacutees exprimeacutees attira deux torrentsde larmes entrecoupeacutees de sanglots puis elle re-tomba comme une masse

― Mon enfant reprit le juge de paix en en-tendant les heacuteritiers dans lrsquoescalier vous aveztoute la vie pour le pleurer et vous nrsquoavez qursquouninstant pour vos affaires  reacuteunissez dans votrechambre tout ce qui dans la maison est agrave vousLes heacuteritiers me forcent agrave mettre les scelleacutes

― Ah  ses heacuteritiers peuvent bien toutprendre srsquoeacutecria Ursule en se dressant dans unaccegraves drsquoindignation sauvage Jrsquoai lagrave tout ce qursquoil

y a de preacutecieux dit-elle en se frappant la poi-trine

― Et quoi  demanda le maicirctre de poste quide mecircme que Massin montra sa terrible face

― Le souvenir de ses vertus de sa vie detoutes ses paroles une image de son acircme ceacute-leste dit-elle les yeux et le visage eacutetincelants enlevant une main par un superbe mouvement

― Et vous y avez aussi une clef  srsquoeacutecria Mas-sin en se coulant comme un chat et allant saisirune clef qui tomba chasseacutee des plis du corsagepar le mouvement drsquoUrsule

― Crsquoest dit-elle en rougissant la clef de soncabinet il mrsquoy envoyait au moment drsquoexpirer

Apregraves avoir eacutechangeacute drsquoaffreux sourires lesdeux heacuteritiers regardegraverent le juge de paix enexprimant un fleacutetrissant soupccedilon Ursule quisurprit et devina ce regard calculeacute chez lemaicirctre de poste involontaire chez Massin sedressa sur ses pieds devint pacircle comme si sonsang la quittait  ses yeux lancegraverent cette foudre

qui peut-ecirctre ne jaillit qursquoaux deacutepens de lavie et drsquoune voix eacutetrangleacutee  ― Ah  monsieurBongrand dit-elle tout ce qui est dans cettechambre me vient des bonteacutes de mon parrainon peut tout me prendre je nrsquoai sur moi quemes vecirctements je vais sortir et nrsquoy rentreraiplus

Elle alla dans la chambre de son tuteurdrsquoougrave nulle supplication ne put lrsquoarracher carles heacuteritiers eurent un peu honte de leurconduite Elle dit agrave la Bougival de lui retenirdeux chambres agrave lrsquoauberge de la Vieille-Postejusqursquoagrave ce qursquoelle eucirct trouveacute quelque logementen ville ougrave elles pussent vivre toutes les deuxElle rentra chez elle pour y chercher son livre depriegraveres et resta presque toute la nuit avec le cu-reacute le vicaire et Savinien agrave prier et agrave pleurer Legentilhomme vint apregraves le coucher de sa megravereet srsquoagenouilla sans mot dire aupregraves drsquoUrsulequi lui jeta le plus triste sourire en le remerciant

drsquoecirctre fidegravelement venu prendre une part de sesdouleurs

― Mon enfant dit monsieur Bongrand enapportant agrave Ursule un paquet volumineux unedes heacuteritiegraveres de votre oncle a pris dans votrecommode tout ce qui vous eacutetait neacutecessaire caron ne legravevera les scelleacutes que dans quelques jourset vous recouvrerez alors ce qui vous appar-tient Dans votre inteacuterecirct jrsquoai mis les scelleacutes agravevotre chambre

― Merci monsieur reacutepondit-elle en allant agravelui et lui serrant la main Voyez-le donc encoreune fois  ne dirait-on pas qursquoil dort 

Le vieillard offrait en ce moment cette fleurde beauteacute passagegravere qui se pose sur la figure desmorts expireacutes sans douleurs il semblait rayon-ner

― Ne vous a-t-il rien remis en secret avant demourir  dit le juge de paix agrave lrsquooreille drsquoUrsule

― Rien dit-elle  il mrsquoa seulement parleacute drsquounelettre

― Bon  elle se trouvera reprit Bongrand Ilest alors tregraves-heureux pour vous qursquoils aientvoulu les scelleacutes

Au petit jour Ursule fit ses adieux agrave cettemaison ougrave son heureuse enfance srsquoeacutetait eacutecouleacuteesurtout agrave cette modeste chambre ougrave son amouravait commenceacute et qui lui eacutetait si chegravere qursquoaumilieu de son noir chagrin elle eut des larmesde regret pour cette paisible et douce demeureApregraves avoir une derniegravere fois contempleacute touragrave tour ses fenecirctres et Savinien elle sortit pourse rendre agrave lrsquoauberge accompagneacutee de la Bou-gival qui portait son paquet du juge de paixqui lui donnait le bras et de Savinien son douxprotecteur Ainsi malgreacute les plus sages preacutecau-tions le deacutefiant jurisconsulte se trouvait avoirraison  il allait voir Ursule sans fortune et auxprises avec les heacuteritiers

Le lendemain soir toute la ville eacutetait aux ob-segraveques du docteur Minoret Quand on y ap-prit la conduite des heacuteritiers envers sa fille

drsquoadoption lrsquoimmense majoriteacute la trouva natu-relle et neacutecessaire  il srsquoagissait drsquoune successionle bonhomme eacutetait cachotier Ursule pouvait secroire des droits les heacuteritiers deacutefendaient leurbien et drsquoailleurs elle les avait assez humilieacutespendant la vie de leur oncle qui les recevaitcomme des chiens dans un jeu de quilles Deacutesi-reacute Minoret qui ne faisait pas merveille dans saplace disaient les envieux du maicirctre de postearriva pour le service Hors drsquoeacutetat drsquoassister auconvoi Ursule eacutetait au lit en proie agrave une fiegravevrenerveuse autant causeacutee par lrsquoinsulte que les heacute-ritiers lui avaient faite que par sa profonde af-fliction

― Voyez donc cet hypocrite qui pleure  di-saient quelques-uns des heacuteritiers en se mon-trant Savinien vivement affligeacute de la mort dudocteur

― La question est de savoir srsquoil a raison depleurer reacutepondit Goupil Ne vous pressez pasde rire les scelleacutes ne sont pas leveacutes

― Bah  dit Minoret qui savait agrave quoi srsquoen te-nir vous nous avez toujours effrayeacutes pour rien

Au moment ougrave le convoi partit de lrsquoeacuteglisepour se rendre au cimetiegravere Goupil eut unamer deacuteboire  il voulut prendre le bras de Deacute-sireacute  mais en le lui refusant le substitut reniason camarade en preacutesence de tout Nemours

― Ne nous facircchons point je ne pourrais plusme venger pensa le maicirctre-clerc dont le cœursec se gonfla comme une eacuteponge dans sa poi-trine

Avant de lever les scelleacutes et de proceacuteder agravelrsquoinventaire il fallut le temps au procureur duroi tuteur leacutegal des orphelins de commettreBongrand pour le repreacutesenter La successionMinoret de laquelle on parla pendant dix jourssrsquoouvrit alors et fut constateacutee avec la rigueurdes formaliteacutes judiciaires Dionis y trouvait soncompte Goupil aimait assez agrave faire le mal  etcomme lrsquoaffaire eacutetait bonne les vacations semultipliegraverent On deacutejeunait presque toujours

apregraves la premiegravere vacation Notaire clerc heacuteri-tiers et teacutemoins buvaient les vins les plus preacute-cieux de la cave

En province et surtout dans les petites villesougrave chacun possegravede sa maison il est assez dif-ficile de se loger Aussi quand on y achegravete uneacutetablissement quelconque la maison fait-ellepresque toujours partie de la vente Le juge depaix agrave qui le procureur du roi recommanda lesinteacuterecircts de lrsquoorpheline ne vit drsquoautre moyenpour la retirer de lrsquoauberge que de lui faireacqueacuterir dans la Grandrsquorue agrave lrsquoencoignure dupont sur le Loing une petite maison agrave porte bacirc-tarde ouvrant sur un corridor et nrsquoayant au rez-de-chausseacutee qursquoune salle agrave deux croiseacutees sur larue et derriegravere laquelle il y avait une cuisinedont la porte-fenecirctre donnait sur une cour in-teacuterieure drsquoenviron trente pieds carreacutes Un pe-tit escalier eacuteclaireacute sur la riviegravere par des jours desouffrance menait au premier eacutetage composeacutede trois chambres et au-dessus duquel se trou-

vaient deux mansardes Le juge de paix prit agravela Bougival deux mille francs drsquoeacuteconomies pourpayer la premiegravere portion du prix de cette mai-son qui valait six mille francs et il obtint destermes pour le surplus Pour pouvoir placer leslivres qursquoUrsule voulait racheter Bongrand fitdeacutetruire la cloison inteacuterieure de deux piegraveces aupremier eacutetage apregraves avoir observeacute que la pro-fondeur de la maison reacutepondait agrave la longueurdu corps de bibliothegraveque Savinien et le jugede paix pressegraverent si bien les ouvriers qui net-toyaient cette maisonnette la peignaient et ymettaient tout agrave neuf que vers la fin du moisde mars lrsquoorpheline put quitter son auberge etretrouva dans cette laide maison une chambrepareille agrave celle drsquoougrave les heacuteritiers lrsquoavaient chas-seacutee car elle fut meubleacutee de ses meubles reprispar le juge de paix agrave la leveacutee des scelleacutes LaBougival logeacutee au-dessus pouvait descendre agravelrsquoappel drsquoune sonnette placeacutee au chevet du litde sa jeune maicirctresse La piegravece destineacutee agrave la bi-

bliothegraveque la salle du rez-de-chausseacutee et la cui-sine encore vides mises en couleur seulementtendues de papier frais et repeintes attendaientles acquisitions que la filleule ferait agrave la ventedu mobilier de son parrain Quoique le carac-tegravere drsquoUrsule leur fucirct connu le juge de paix etle cureacute craignirent pour elle ce passage si subitagrave une vie deacutenueacutee des recherches et du luxe aux-quels le deacutefunt docteur avait voulu lrsquohabituerQuant agrave Savinien il en pleurait Aussi avait-il donneacute secregravetement aux ouvriers et au tapis-sier plus drsquoune soulte afin qursquoUrsule ne trou-vacirct aucune diffeacuterence agrave lrsquointeacuterieur du moinsentre lrsquoancienne et la nouvelle chambre Maisla jeune fille qui puisait tout son bonheur dansles yeux de Savinien montra la plus douce reacutesi-gnation En cette circonstance elle charma sesdeux vieux amis et leur prouva pour la mil-liegraveme fois que les peines du cœur pouvaientseules la faire souffrir La douleur que lui cau-sait la perte de son parrain eacutetait trop profonde

pour qursquoelle senticirct lrsquoamertume de ce change-ment de fortune qui cependant apportait denouveaux obstacles agrave son mariage La tristessede Savinien en la voyant si reacuteduite lui fit tantde mal qursquoelle fut obligeacutee de lui dire agrave lrsquooreilleen sortant de la messe le matin de son entreacuteedans sa nouvelle maison  ― Lrsquoamour ne va passans la patience nous attendrons 

Degraves que lrsquointituleacute de lrsquoinventaire fut dres-seacute Massin conseilleacute par Goupil qui se tour-na vers lui par haine secregravete contre Minoreten espeacuterant mieux du calcul de cet usurierque de la prudence de Zeacutelie fit mettre en de-meure madame et monsieur de Portenduegraveredont le remboursement eacutetait eacutechu La vieilledame fut eacutetourdie par une sommation de payercent vingt-neuf mille cinq cent dix-sept francscinquante-cinq centimes aux heacuteritiers dans lesvingt-quatre heures et les inteacuterecircts agrave compterdu jour de la demande agrave peine de saisie immo-biliegravere Emprunter pour payer eacutetait une chose

impossible Savinien alla consulter un avoueacute agraveFontainebleau

― Vous avez affaire agrave de mauvaises gens quine transigeront point ils veulent poursuivre agraveoutrance pour avoir la ferme des Bordiegraveres luidit lrsquoavoueacute Le mieux serait de laisser conver-tir la vente en vente volontaire afin drsquoeacuteviter lesfrais

Cette triste nouvelle abattit la vieille Bre-tonne agrave qui son fils fit observer doucement quesi elle avait voulu consentir agrave son mariage duvivant de Minoret le docteur aurait donneacute sesbiens au mari drsquoUrsule Aujourdrsquohui leur mai-son serait dans lrsquoopulence au lieu drsquoecirctre dans lamisegravere Quoique dite sans reproche cette argu-mentation tua la vieille dame tout autant quelrsquoideacutee drsquoune prochaine et violente deacutepossessionEn apprenant ce deacutesastre Ursule agrave peine re-mise de la fiegravevre et du coup que les heacuteritiers luiavaient porteacute resta stupide drsquoaccablement Ai-mer et se trouver impuissante agrave secourir celui

qursquoon aime est une des plus effroyables souf-frances qui puissent ravager lrsquoacircme des femmesnobles et deacutelicates

― Je voulais acheter la maison de mon onclejrsquoachegraveterai celle de votre megravere lui dit-elle

― Est-ce possible  dit Savinien Vous ecirctesmineure et ne pouvez vendre votre inscrip-tion de rente sans des formaliteacutes auxquelles leprocureur du roi ne se precircterait point Nousnrsquoessaierons drsquoailleurs pas de reacutesister Toutela ville voit avec plaisir la deacuteconfiture drsquounemaison noble Ces bourgeois sont comme deschiens agrave la cureacutee Il me reste heureusement dixmille francs avec lesquels je pourrai faire vivrema megravere jusqursquoagrave la fin de ces deacuteplorables af-faires Enfin lrsquoinventaire de votre parrain nrsquoestpas encore termineacute monsieur Bongrand espegravereencore trouver quelque chose pour vous Il estaussi eacutetonneacute que moi de vous savoir sans au-cune fortune Le docteur srsquoest si souvent expli-queacute soit avec lui soit avec moi sur le bel avenir

qursquoil vous avait arrangeacute que nous ne compre-nons rien agrave ce deacutenoucircment

― Bah  dit-elle pourvu que je puisse acheterla bibliothegraveque et les meubles de mon parrainpour eacuteviter qursquoils ne se dispersent ou nrsquoaillenten des mains eacutetrangegraveres je suis contente demon sort

― Mais qui sait le prix que mettront ces in-facircmes heacuteritiers agrave ce que vous voudrez avoir 

On ne parlait de Montargis agrave Fontaine-bleau que des heacuteritiers Minoret et du mil-lion qursquoils cherchaient  mais les plus minu-tieuses recherches faites dans la maison de-puis la leveacutee des scelleacutes nrsquoamenaient aucunedeacutecouverte Les cent vingt-neuf mille francsde la creacuteance Portenduegravere les quinze millefrancs de rente dans le trois pour cent alors agravesoixante-seize et qui donnaient un capital detrois cent quatre-vingt mille francs la maisonestimeacutee quarante mille francs et son riche mo-bilier produisaient un total drsquoenviron six cent

mille francs qui semblaient agrave tout le monde uneassez jolie fiche de consolation Minoret eutalors quelques inquieacutetudes mordantes La Bou-gival et Savinien qui persistaient agrave croire aussibien que le juge de paix agrave lrsquoexistence de quelquetestament arrivaient agrave la fin de chaque vaca-tion et venaient demander agrave Bongrand le reacutesul-tat des perquisitions Lrsquoami du vieillard srsquoeacutecriaitquelquefois au moment ougrave les gens drsquoaffaireset les heacuteritiers sortaient  ― Je nrsquoy comprendsrien  Comme pour beaucoup de gens super-ficiels deux cent mille francs constituaient agravechaque heacuteritier une belle fortune de provincepersonne ne srsquoavisa de rechercher comment ledocteur avait pu mener son train de maisonavec quinze mille francs seulement puisqursquoillaissait intacts les inteacuterecircts de la creacuteance Porten-duegravere Bongrand Savinien et le cureacute se posaientseuls cette question dans lrsquointeacuterecirct drsquoUrsule etfirent en lrsquoexprimant plus drsquoune fois pacirclir lemaicirctre de poste

― Ils ont pourtant bien tout fouilleacute eux pourtrouver de lrsquoargent moi pour trouver un testa-ment qui devait ecirctre en faveur de monsieur de[] Portenduegravere dit le juge de paix le jour ougravelrsquoinventaire fut clos On a eacuteparpilleacute les cendressouleveacute les marbres tacircteacute les pantoufles perceacuteles bois de lit videacute les matelas piqueacute les couver-tures les couvre-pieds retourneacute son eacutedredonvisiteacute les papiers piegravece agrave piegravece les tiroirs bou-leverseacute le sol de la cave et je les poussais agrave cesdeacutevastations 

― Que pensez-vous  disait le cureacute― Le testament a eacuteteacute supprimeacute par un heacuteri-

tier― Et les valeurs ― Courez donc apregraves  Devinez donc

quelque chose agrave la conduite de gens aussi sour-nois aussi ruseacutes aussi avares que les Massinque les Creacutemiegravere  Voyez donc clair dans unefortune comme celle de Minoret qui touchedeux cent mille francs de la succession qui va

dit-on vendre son brevet sa maison et ses in-teacuterecircts dans les messageries trois cent cinquantemille francs  Quelles sommes  sans compterles eacuteconomies de ses trente et quelques millelivres de rente en fonds de terre Pauvre doc-teur 

― Le testament aura peut-ecirctre eacuteteacute cacheacute dansla bibliothegraveque dit Savinien

― Aussi ne deacutetourneacute-je pas la petite delrsquoacheter  Sans cela ne serait-ce pas une folieque de lui laisser mettre son seul argent comp-tant agrave des livres qursquoelle nrsquoouvrira jamais 

La ville entiegravere croyait la filleule du doc-teur nantie des capitaux introuvables  maisquand on sut positivement que ses quatorzecents francs de rente et ses reprises consti-tuaient toute sa fortune la maison du docteuret son mobilier excitegraverent alors une curiosi-teacute geacuteneacuterale Les uns pensegraverent qursquoil se trouve-rait des sommes en billets de banque cacheacutesdans les meubles  les autres que le vieillard en

avait fourreacute dans ses livres Aussi la vente of-frit-elle le spectacle des eacutetranges preacutecautionsprises par les heacuteritiers Dionis faisant les fonc-tions drsquohuissier priseur deacuteclarait agrave chaque objetcrieacute que les heacuteritiers nrsquoentendaient vendre quele meuble et non ce qursquoil pourrait contenir devaleurs  puis avant de le livrer tous ils le sou-mettaient agrave des investigations crochues le fai-saient sonner et sonder  enfin ils le suivaientdes mecircmes regards qursquoun pegravere jette agrave son filsunique en le voyant partir pour les Indes

― Ah  mademoiselle dit la Bougivalconsterneacutee en revenant de la premiegravere vaca-tion je nrsquoirai plus Et monsieur Bongrand araison vous ne pourriez pas soutenir un pa-reil spectacle Tout est par places On va et onvient partout comme dans la rue les plus beauxmeubles servent agrave tout ils montent dessus etcrsquoest un fouillis ougrave une poule ne retrouveraitpas ses poussins  On se croirait agrave un incen-die Les affaires sont dans la cour les armoires

sont ouvertes rien dedans  Oh  le pauvre cherhomme il a bien fait de mourir sa vente lrsquoauraittueacute

Bongrand qui rachetait pour Ursule lesmeubles affectionneacutes par le deacutefunt et de na-ture agrave parer la petite maison ne parut pointagrave la vente de la bibliothegraveque Plus fin que lesheacuteritiers dont lrsquoaviditeacute pouvait lui faire payerles livres trop cher il avait donneacute commis-sion agrave un fripier-bouquiniste de Melun venuexpregraves agrave Nemours et qui deacutejagrave srsquoeacutetait fait ad-juger plusieurs lots Par suite de la deacutefiancedes heacuteritiers la bibliothegraveque se vendit ouvragepar ouvrage Trois mille volumes furent exa-mineacutes fouilleacutes un agrave un tenus par les deux cocirc-teacutes de la couverture releveacutee et agiteacutes pour enfaire sortir des papiers qui pouvaient y ecirctre ca-cheacutes  enfin leurs couvertures furent interro-geacutees et les gardes examineacutees Le total des adju-dications srsquoeacuteleva pour Ursule agrave six mille cinqcents francs environ la moitieacute de ses reacutepeacuteti-

tions contre la succession Le corps de la biblio-thegraveque ne fut livreacute qursquoapregraves avoir eacuteteacute soigneuse-ment examineacute par un eacutebeacuteniste ceacutelegravebre pour lessecrets mandeacute de Paris Lorsque le juge de paixdonna lrsquoordre de transporter le corps de biblio-thegraveque et les livres chez mademoiselle Miroueumltil y eut chez les heacuteritiers des craintes vagues quiplus tard furent dissipeacutees quand on la vit toutaussi pauvre qursquoauparavant Minoret acheta lamaison de son oncle que ses coheacuteritiers pous-segraverent jusqursquoagrave cinquante mille francs en imagi-nant que le maicirctre de poste espeacuterait trouver untreacutesor dans les murs Aussi le cahier des chargescontenait-il des reacuteserves agrave ce sujet Quinze joursapregraves la liquidation de la succession Minoretqui vendit son relais et ses eacutetablissements aufils drsquoun riche fermier srsquoinstalla dans la maisonde son oncle ougrave il deacutepensa des sommes consi-deacuterables en ameublements et en restaurationsAinsi Minoret se condamnait lui-mecircme agrave vivreagrave quelques pas drsquoUrsule

― Jrsquoespegravere avait-il dit chez Dionis le jour ougravela mise en demeure fut signifieacutee agrave Savinien etagrave sa megravere que nous serons deacutebarrasseacutes de cesnobliaux-lagrave  Nous chasserons les autres apregraves

― La vieille aux quatorze quartiers lui reacute-pondit Goupil ne voudra pas ecirctre teacutemoin deson deacutesastre  elle ira mourir en Bretagne ougraveelle trouvera sans doute une femme pour sonfils

― Je ne le crois pas reacutepondit le notaire quile matin avait reacutedigeacute le contrat de lrsquoacquisitionfaite par Bongrand Ursule vient drsquoacheter lamaison de la veuve Ricard

― Cette maudite peacutecore ne sait quoisrsquoinventer pour nous ennuyer srsquoeacutecria tregraves-im-prudemment le maicirctre de poste

― Et qursquoest-ce que cela vous fait qursquoelle de-meure agrave Nemours  demanda Goupil surprispar le mouvement de contrarieacuteteacute qui eacutechappaitau colosse imbeacutecile

― Vous ne savez pas reacutepondit Minoret endevenant rouge comme un coquelicot quemon fils a la becirctise drsquoecirctre amoureux drsquoelle Aus-si donnerais-je bien cent eacutecus pour qursquoUrsulequittacirct Nemours

Sur ce premier mouvement chacun com-prend combien Ursule pauvre et reacutesigneacutee al-lait gecircner le riche Minoret Les tracas drsquoune suc-cession agrave liquider la vente de ses eacutetablissementset les courses neacutecessiteacutees par des affaires inso-lites ses deacutebats avec sa femme agrave propos des plusleacutegers deacutetails et de lrsquoacquisition de la maisondu docteur ougrave Zeacutelie voulut vivre bourgeoise-ment dans lrsquointeacuterecirct de son fils  cet hourvari quicontrastait avec la tranquilliteacute de sa vie ordi-naire empecirccha le grand Minoret de songer agrave savictime Mais quelques jours apregraves son installa-tion rue des Bourgeois vers le milieu du moisde mai au retour drsquoune promenade il entenditla voix du piano vit la Bougival assise agrave la fe-necirctre comme un dragon gardant un treacutesor et

entendit soudain en lui-mecircme une voix impor-tune

Expliquer pourquoi chez un homme de latrempe de lrsquoancien maicirctre de poste la vuedrsquoUrsule qui ne soupccedilonnait mecircme pas le volcommis agrave son preacutejudice devint aussitocirct insup-portable  comment le spectacle de cette gran-deur dans lrsquoinfortune lui inspira le deacutesir derenvoyer de la ville cette jeune fille  et com-ment ce deacutesir prit les caractegraveres de la haineet de la passion ce serait peut-ecirctre faire toutun traiteacute de morale Peut-ecirctre ne se croyait-ilpas le leacutegitime possesseur des trente-six millelivres de rente tant que celle agrave qui elles ap-partenaient serait agrave deux pas de lui  Peut-ecirctrecroyait-il vaguement agrave un hasard qui ferait deacute-couvrir son vol tant que ceux qursquoil avait deacute-pouilleacutes seraient lagrave Peut-ecirctre chez cette na-ture en quelque sorte primitive presque gros-siegravere et qui jusqursquoalors nrsquoavait rien fait que deleacutegal la preacutesence drsquoUrsule eacuteveillait-elle des re-

mords  Peut-ecirctre ces remords le poignaient-ilsdrsquoautant plus qursquoil avait plus de bien leacutegitime-ment acquis  Il attribua sans doute ces mou-vements de sa conscience agrave la seule preacutesencedrsquoUrsule en imaginant que la jeune fille dis-parue ces troubles gecircnants disparaicirctraient aus-si Enfin peut-ecirctre le crime a-t-il sa doctrinede perfection  Un commencement de mal veutsa fin une premiegravere blessure appelle le coupqui tue Peut-ecirctre le vol conduit-il fatalementagrave lrsquoassassinat  Minoret avait commis la spo-liation sans la moindre reacuteflexion tant les faitssrsquoeacutetaient succeacutedeacute rapidement  la reacuteflexion vintapregraves Or si vous avez bien saisi la physiono-mie et lrsquoencolure de cet homme vous compren-drez le prodigieux effet qursquoy devait produireune penseacutee Le remords est plus qursquoune penseacuteeil provient drsquoun sentiment qui ne se cache pasplus que lrsquoamour et qui a sa tyrannie Mais demecircme que Minoret nrsquoavait pas fait la moindrereacuteflexion en srsquoemparant de la fortune destineacutee

agrave Ursule de mecircme il voulut machinalementla chasser de Nemours quand il se sentit bles-seacute par le spectacle de cette innocence trompeacuteeEn sa qualiteacute drsquoimbeacutecile il ne songea point auxconseacutequences il alla de peacuteril en peacuteril pous-seacute par son instinct cupide comme un animalfauve qui ne preacutevoit aucune ruse du chasseuret qui compte sur sa veacutelociteacute sur sa force Bien-tocirct les riches bourgeois qui se reacuteunissaient chezle notaire Dionis remarquegraverent un changementdans les maniegraveres dans lrsquoattitude de cet hommejadis sans soucis

― Je ne sais pas ce qursquoa Minoret il est toutchose  disait sa femme agrave laquelle il avait reacutesolude cacher son hardi coup de main

Tout le monde expliqua lrsquoennui de Minoretcar la penseacutee sur cette figure ressemblait agrave delrsquoennui par la cessation absolue de toute occu-pation par le passage subit de la vie active agrave lavie bourgeoise Pendant que Minoret songeait agravebriser la vie drsquoUrsule la Bougival ne passait pas

une journeacutee sans faire agrave sa fille de lait quelqueallusion agrave la fortune qursquoelle aurait ducirc avoir ousans comparer son miseacuterable sort agrave celui quefeu monsieur lui reacuteservait et dont il lui avaitparleacute agrave elle la Bougival

― Enfin disait-elle ce nrsquoest pas par inteacuterecirct ceque jrsquoen dis mais est-ce que feu monsieur boncomme il eacutetait ne mrsquoaurait pas laisseacute quelquepetite chose

― Ne suis-je pas lagrave reacutepondit Ursule en des-cendant agrave la Bougival de lui dire un mot agrave cesujet

Elle ne voulut pas salir par des penseacuteesdrsquointeacuterecirct les affectueux tristes et doux souve-nirs qui accompagnaient la noble figure duvieux docteur dont une esquisse au crayon noiret blanc faite par son maicirctre de dessin ornait sapetite salle Pour sa neuve et belle imaginationlrsquoaspect de ce croquis lui suffisait pour toujoursrevoir son parrain agrave qui elle pensait sans cessesurtout entoureacutee des objets qursquoil affectionnait 

sa grande bergegravere agrave la duchesse les meubles deson cabinet et son trictrac ainsi que le pianodonneacute par lui Les deux vieux amis qui lui res-taient lrsquoabbeacute Chaperon et monsieur Bongrandles seules personnes qursquoelle voulucirct recevoireacutetaient au milieu de ces choses presque ani-meacutees par ses regrets comme deux vivants sou-venirs de sa vie passeacutee agrave laquelle elle rattachason preacutesent par lrsquoamour que son parrain avaitbeacuteni Bientocirct la meacutelancolie de ses penseacutees in-sensiblement adoucie teignit en quelque sorteses heures et relia toutes ces choses par uneindeacutefinissable harmonie  ce fut une exquisepropreteacute la plus exacte symeacutetrie dans la dis-position des meubles quelques fleurs donneacuteeschaque jour par Savinien des riens eacuteleacutegantsune paix que les habitudes de la jeune fille com-muniquaient aux choses et qui rendit son chez-soi aimable Apregraves le deacutejeuner et apregraves la messeelle continuait agrave eacutetudier et agrave chanter  puis ellebrodait assise agrave sa fenecirctre sur la rue Agrave quatre

heures Savinien au retour drsquoune promenadeqursquoil faisait par tous les temps trouvait la fe-necirctre entrrsquoouverte et srsquoasseyait sur le bord exteacute-rieur de la fenecirctre pour causer une demi-heureavec elle Le soir le cureacute le juge de paix lavenaient voir mais elle ne voulut jamais queSavinien les accompagnacirct Enfin elle nrsquoacceptapoint la proposition de madame de Porten-duegravere que son fils avait ameneacutee agrave prendre Ur-sule chez elle La jeune personne et la Bou-gival veacutecurent drsquoailleurs avec la plus sordideeacuteconomie  elles ne deacutepensaient pas tout com-pris plus de soixante francs par mois La vieillenourrice eacutetait infatigable  elle savonnait et re-passait elle ne faisait la cuisine que deux foispar semaine elle gardait les viandes cuites quela maicirctresse et la servante mangeaient froides car Ursule voulait eacuteconomiser sept cents francspar an pour payer le reste du prix de sa mai-son Cette seacuteveacuteriteacute de conduite cette modes-tie et sa reacutesignation agrave une vie pauvre et deacute-

nueacutee apregraves avoir joui drsquoune existence de luxeougrave ses moindres caprices eacutetaient adoreacutes eut dusuccegraves aupregraves de quelques personnes Ursulegagna drsquoecirctre respecteacutee et de nrsquoencourir aucunpropos Une fois satisfaits les heacuteritiers lui ren-dirent drsquoailleurs justice Savinien admirait cetteforce de caractegravere chez une si jeune fille Detemps en temps au sortir de la messe madamede Portenduegravere adressa quelques paroles bien-veillantes agrave Ursule elle lrsquoinvita deux fois agrave dicirc-ner et la vint chercher elle-mecircme Si ce nrsquoeacutetaitpas encore le bonheur du moins ce fut la tran-quilliteacute Mais un succegraves ougrave le juge de paix mon-tra sa vieille science drsquoavoueacute fit eacuteclater la per-seacutecution encore sourde et agrave lrsquoeacutetat de vœu queMinoret meacuteditait contre Ursule Degraves que toutesles affaires de la succession furent finies le jugede paix supplieacute par Ursule prit en main lacause des Portenduegravere et lui promit de les tirerdrsquoembarras  mais en allant chez la vieille damedont la reacutesistance au bonheur drsquoUrsule le ren-

dait furieux il ne lui laissa point ignorer qursquoilse vouait agrave ses inteacuterecircts uniquement pour plaireagrave mademoiselle Miroueumlt Il choisit lrsquoun de sesanciens clercs pour avoueacute des Portenduegravere agraveFontainebleau et dirigea lui-mecircme la demandeen nulliteacute de la proceacutedure Il voulait profiter delrsquointervalle qui srsquoeacutecoulerait entre lrsquoannulationde la poursuite et la nouvelle instance de Mas-sin pour renouveler le bail de la ferme agrave sixmille francs tirer des fermiers un pot-de-vinet le payement anticipeacute de la derniegravere anneacuteeDegraves lors la partie de whist se reacuteorganisa chezmadame de Portenduegravere entre lui le cureacute Sa-vinien et Ursule que Bongrand et lrsquoabbeacute Cha-peron allaient prendre et ramenaient tous lessoirs En juin Bongrand fit prononcer la nulli-teacute de la proceacutedure suivie par Massin contre lesPortenduegravere Aussitocirct il signa le nouveau bailobtint trente-deux mille francs du fermier etun fermage de six mille francs pour dix-huitans  puis le soir avant que ces opeacuterations ne

srsquoeacutebruitassent il alla chez Zeacutelie qursquoil savait as-sez embarrasseacutee de placer ses fonds et lui pro-posa lrsquoacquisition des Bordiegraveres pour deux centvingt mille francs

― Je ferais immeacutediatement affaire dit Mi-noret si je savais que les Portenduegravere allassentvivre ailleurs qursquoagrave Nemours

― Mais reacutepondit le juge de paix pourquoi ― Nous voulons nous passer de nobles agrave Ne-

mours― Je crois avoir entendu dire agrave la vieille dame

que si ses affaires srsquoarrangeaient elle ne pour-rait plus guegravere vivre qursquoen Bretagne avec ce quilui resterait Elle parle de vendre sa maison

― Eh  bien vendez-la-moi dit Minoret― Mais tu parles comme si tu eacutetais le maicirctre

dit Zeacutelie Que veux-tu faire de deux maisons ― Si je ne termine pas ce soir avec vous

pour les Bordiegraveres reprit le juge de paix notrebail sera connu nous serons saisis de nou-veau dans trois jours et je manquerais cette li-

quidation qui me tient au cœur Aussi vais-je de ce pas agrave Melun ougrave des fermiers que jrsquoyconnais mrsquoachegraveteront les Bordiegraveres les yeux fer-meacutes Vous perdrez ainsi lrsquooccasion de placeren terre agrave trois pour cent dans les terroirs duRouvre

― Eh  bien pourquoi venez-vous nous trou-ver  dit Zeacutelie

― Parce que vous avez lrsquoargent tandis quemes anciens clients auront besoin de quelquesjours pour me cracher cent vingt-neuf millefrancs Je ne veux pas de difficulteacutes

― Qursquoelle quitte Nemours et je vous lesdonne  dit encore Minoret

― Vous comprenez que je ne puis pas enga-ger la volonteacute des Portenduegravere reacutepondit Bon-grand  mais je suis certain qursquoils ne resterontpas agrave Nemours

Sur cette assurance Minoret agrave qui drsquoailleursZeacutelie poussa le coude promit les fonds poursolder la dette des Portenduegravere envers la suc-

cession du docteur Le contrat de vente fut alorspasseacute chez Dionis et lrsquoheureux juge de paix y fitaccepter les conditions du nouveau bail agrave Mi-noret qui srsquoaperccedilut un peu tard ainsi que Zeacuteliede la perte de la derniegravere anneacutee payeacutee agrave lrsquoavanceVers la fin de juin Bongrand apporta le qui-tus de sa fortune agrave madame de Portenduegraverecent vingt-neuf mille francs en lrsquoengageant agraveles placer sur lrsquoEacutetat qui lui donnerait six millefrancs de rente dans le cinq pour cent en y joi-gnant les dix mille francs de Savinien Ainsiloin de perdre sur ses revenus la vieille damegagnait deux mille francs de rente agrave sa liquida-tion La famille de Portenduegravere demeura donc agraveNemours Minoret crut avoir eacuteteacute joueacute commesi le juge de paix avait ducirc savoir que la preacutesencedrsquoUrsule lui eacutetait insupportable et il en conccedilutun vif ressentiment qui accrut sa haine contresa victime Alors commenccedila le drame secretmais terrible en ses effets de la lutte de deuxsentiments celui qui poussait Minoret agrave chas-

ser Ursule de Nemours et celui qui donnait agraveUrsule la force de supporter des perseacutecutionsdont la cause fut pendant un certain temps im-peacuteneacutetrable  situation eacutetrange et bizarre vers la-quelle tous les eacuteveacutenements anteacuterieurs avaientmarcheacute qursquoils avaient preacutepareacutee et agrave laquelle ilsservent de preacuteface

Madame Minoret agrave qui son mari fit cadeaudrsquoune argenterie et drsquoun service de table com-plet drsquoenviron vingt mille francs donnait unsuperbe dicircner tous les dimanches le jour ougraveson fils le substitut amenait quelques amis deFontainebleau Pour ces dicircners somptueux Zeacute-lie faisait venir quelques rareteacutes de Paris enobligeant ainsi le notaire Dionis agrave imiter sonfaste Goupil que les Minoret srsquoefforccedilaient debannir de leur socieacuteteacute comme une personnetareacutee qui tachait leur splendeur ne fut invi-teacute que vers la fin du mois de juillet un moisapregraves lrsquoinauguration de la vie bourgeoise me-neacutee par les anciens maicirctres de poste Le maicirctre-

clerc deacutejagrave sensible agrave cet oubli calculeacute fut obli-geacute de dire vous agrave Deacutesireacute qui depuis lrsquoexercicede ses fonctions avait pris un air grave et roguejusque dans sa famille

― Vous ne vous souvenez donc plusdrsquoEsther pour aimer ainsi mademoiselleMiroueumlt  dit Goupil au substitut

― Drsquoabord Esther est morte monsieur Puisje nrsquoai jamais penseacute agrave Ursule reacutepondit le ma-gistrat

― Eh  bien que me disiez-vous donc papaMinoret  srsquoeacutecria tregraves-insolemment Goupil

Minoret pris en flagrant deacutelit de mensongepar un homme si redoutable eucirct perdu conte-nance sans le projet pour lequel il avait inviteacuteGoupil agrave dicircner en se souvenant de la proposi-tion jadis faite par le maicirctre-clerc drsquoempecirccherle mariage drsquoUrsule et du jeune PortenduegraverePour toute reacuteponse il emmena brusquement leclerc au fond de son jardin

― Vous avez bientocirct vingt-huit ans moncher lui dit-il et je ne vous vois pas encoresur le chemin de la fortune Je vous veux dubien car enfin vous avez eacuteteacute le camarade demon fils Eacutecoutez-moi  Si vous deacutecidez la petiteMiroueumlt qui drsquoailleurs possegravede quarante millefrancs agrave devenir votre femme aussi vrai que jemrsquoappelle Minoret je vous donnerai les moyensdrsquoacheter une charge de notaire agrave Orleacuteans

― Non dit Goupil je ne serais pas assez envue  mais agrave Montargis

― Non reprit Minoret mais agrave Sens― Va pour Sens  reprit le hideux premier

clerc Il y a un archevecircque je ne hais pas unpays de deacutevotion  avec un peu drsquohypocrisie ony fait mieux son chemin Drsquoailleurs la petite estdeacutevote elle y reacuteussira

― Il est bien entendu reprit Minoret que jene donne les cent mille francs qursquoau mariagede notre parente agrave qui je veux faire un sort parconsideacuteration pour deacutefunt mon oncle

― Et pourquoi pas un peu pour moi  dit ma-licieusement Goupil en soupccedilonnant quelquesecret dans la conduite de Minoret Nrsquoest-ce pasagrave mes renseignements que vous devez drsquoavoirpu reacuteunir vingt-quatre mille francs de rentedrsquoun seul tenant sans enclaves autour du chacirc-teau du Rouvre  Avec vos prairies et votremoulin qui sont de lrsquoautre cocircteacute du Loing vousy ajouteriez seize mille francs  Voyons grospegravere voulez-vous jouer avec moi franc jeu 

― Oui― Eh  bien afin de vous faire sentir mes

crocs je mijotais pour Massin lrsquoacquisition duRouvre ses parcs ses jardins ses reacuteserves et sonbois

― Avise-toi de cela  dit Zeacutelie en intervenant― Eh  bien dit Goupil en lui lanccedilant un re-

gard de vipegravere si je veux demain Massin auratout cela pour deux cent mille francs

― Laisse-nous ma femme dit alors le co-losse en prenant Zeacutelie par le bras et la ren-

voyant je mrsquoentends avec lui Nous avons eutant drsquoaffaires reprit Minoret en revenant agraveGoupil que nous nrsquoavons pu penser agrave vousmais je compte bien sur votre amitieacute pour nousavoir le Rouvre

― Un ancien marquisat dit malicieusementGoupil et qui vaudrait bientocirct entre vos mainscinquante mille livres de rente plus de deuxmillions au prix ougrave sont les biens

― Et notre substitut eacutepouserait alors la filledrsquoun mareacutechal de France ou lrsquoheacuteritiegravere drsquounevieille famille qui le pousserait dans la magis-trature agrave Paris dit le maicirctre de poste en ouvrantsa large tabatiegravere et offrant une prise agrave Goupil

― Eh  bien jouons-nous franc jeu  srsquoeacutecriaGoupil en se secouant les doigts

Minoret serra les mains de Goupil en lui reacute-pondant  ― Parole drsquohonneur 

Comme tous les gens ruseacutes le maicirctre-clerccrut heureusement pour Minoret que son ma-riage avec Ursule eacutetait un preacutetexte pour se rac-

commoder avec lui depuis qursquoil leur opposaitMassin

― Ce nrsquoest pas lui se dit-il qui a trouveacute cettebourde je reconnais ma Zeacutelie elle lui a dicteacuteson rocircle Bah  lacircchons Massin Avant trois ansje serai moi le deacuteputeacute de Sens pensa-t-il Enapercevant alors Bongrand qui allait faire sonwhist en face il se preacutecipita dans la rue

― Vous vous inteacuteressez beaucoup agrave UrsuleMiroueumlt mon cher monsieur Bongrand luidit-il  vous ne pouvez pas ecirctre indiffeacuterent agrave sonavenir Voici le programme  elle eacutepouserait unnotaire dont lrsquoEacutetude serait dans un chef-lieudrsquoarrondissement Ce notaire qui sera neacuteces-sairement deacuteputeacute dans trois ans lui reconnaicirc-trait cent mille francs de dot

― Elle a mieux dit segravechement BongrandMadame de Portenduegravere depuis ses malheursne va guegravere bien  hier encore elle eacutetait horrible-ment changeacutee le chagrin la tue  il reste agrave Savi-nien six mille francs de rente Ursule a quarante

mille francs je leur ferai valoir leurs capitaux agravela Massin mais honnecirctement et dans dix ansils auront une petite fortune

― Savinien ferait une sottise il peut eacutepouserquand il voudra mademoiselle du Rouvre unefille unique agrave qui son oncle et sa tante veulentlaisser deux heacuteritages superbes

― Quand lrsquoamour nous tient adieu la pru-dence a dit La Fontaine Mais qui est-ce votrenotaire  car apregraves tout reprit Bongrand parcuriositeacute

― Moi reacutepondit Goupil qui fit tressaillir lejuge de paix

― Vous  reacutepondit Bongrand sans cacherson deacutegoucirct

― Ah  bien votre serviteur monsieur reacutepli-qua Goupil en lanccedilant un regard plein de fielde haine et de deacutefi

― Voulez-vous ecirctre la femme drsquoun notairequi vous reconnaicirctrait cent mille francs de dot srsquoeacutecria Bongrand en entrant dans la petite salle

et srsquoadressant agrave Ursule qui se trouvait assise au-pregraves de madame de Portenduegravere

Ursule et Savinien tressaillirent par un mecircmemouvement et se regardegraverent  elle en souriantlui sans oser se montrer inquiet

― Je ne suis pas maicirctresse de mes actionsreacutepondit Ursule en tendant la main agrave Saviniensans que la vieille megravere pucirct voir ce geste

― Aussi ai-je refuseacute sans seulement vousconsulter

― Et pourquoi dit madame de Portenduegravereil me semble ma petite que crsquoest un bel eacutetat quecelui de notaire 

― Jrsquoaime mieux ma douce misegravere reacutepon-dit-elle car relativement agrave ce que je devais at-tendre de la vie crsquoest pour moi lrsquoopulence Mavieille nourrice mrsquoeacutepargne drsquoailleurs bien dessoucis et je nrsquoirai pas troquer le preacutesent qui meplaicirct contre un avenir inconnu

Le lendemain la poste versa dans deuxcœurs le poison de deux lettres anonymes  une

agrave madame de Portenduegravere et lrsquoautre agrave UrsuleVoici celle que reccedilut la vieille dame 

laquo Vous aimez votre fils vous voulez lrsquoeacutetablircomme lrsquoexige le nom qursquoil porte et vous fa-vorisez son caprice pour une petite ambitieusesans fortune en recevant chez vous une Ur-sule la fille drsquoun musicien de reacutegiment  tan-dis que vous pourriez le marier avec mademoi-selle du Rouvre dont les deux oncles messieursle marquis de Ronquerolles et le chevalier duRouvre riches chacun de trente mille livres derente pour ne pas laisser leur fortune agrave ce vieuxfou de monsieur du Rouvre qui mange toutsont dans lrsquointention drsquoen avantager leur niegraveceau contrat Madame de Seacuterizy tante de Cleacute-mentine du Rouvre qui vient de perdre sonfils unique dans la campagne drsquoAlger adopterasans doute aussi sa niegravece Quelqursquoun qui vousveut du bien croit savoir que Savinien serait ac-cepteacute raquo

Voici la lettre faite pour Ursule 

laquo Chegravere Ursule il est dans Nemours un jeunehomme qui vous idolacirctre il ne peut pas vousvoir travaillant agrave votre fenecirctre sans des eacutemo-tions qui lui prouvent que son amour est pourla vie Ce jeune homme est doueacute drsquoune vo-lonteacute de fer et drsquoune perseacuteveacuterance que rien nedeacutecourage  accueillez donc favorablement sonamour car il nrsquoa que des intentions pures etvous demande humblement votre main dansle deacutesir de vous rendre heureuse Sa fortunequoique deacutejagrave convenable nrsquoest rien compareacutee agravecelle qursquoil vous fera quand vous serez sa femmeVous serez un jour reccedilue agrave la cour comme lafemme drsquoun ministre et lrsquoune des premiegraveres dupays Comme il vous voit tous les jours sansque vous puissiez le voir mettez sur votre fe-necirctre un des pots drsquoœillets de la Bougival vouslui aurez dit ainsi qursquoil peut se preacutesenter raquo

Ursule brucircla cette lettre sans en parler agrave Sa-vinien Deux jours apregraves elle reccedilut une autrelettre ainsi conccedilue 

laquo Vous avez eu tort chegravere Ursule de ne pasreacutepondre agrave celui qui vous aime plus que sa vieVous croyez eacutepouser Savinien vous vous trom-pez eacutetrangement Ce mariage nrsquoaura pas lieuMadame de Portenduegravere qui ne vous recevraplus chez elle va ce matin au Rouvre agrave piedmalgreacute lrsquoeacutetat de souffrance ougrave elle est y de-mander pour Savinien la main de mademoi-selle du Rouvre Savinien finira par ceacuteder Quepeut-il objecter  les oncles de la demoiselle as-surent par le contrat leurs fortunes agrave leur niegraveceCette fortune consiste en soixante mille livresde rente raquo

Cette lettre ravagea le cœur drsquoUrsule en luifaisant connaicirctre les tortures de la jalousie unesouffrance jusqursquoalors inconnue qui dans cetteorganisation si riche si facile agrave la douleur cou-vrit de deuil le preacutesent lrsquoavenir et mecircme le pas-seacute Depuis le moment ougrave elle eut ce fatal papierelle resta dans la bergegravere du docteur le regardarrecircteacute sur lrsquoespace et perdue dans un recircve dou-

loureux En un instant elle sentit le froid de lamort substitueacute aux ardeurs drsquoune belle vie Heacute-las  ce fut pis  ce fut en reacutealiteacute lrsquoatroce reacuteveil desmorts apprenant qursquoil nrsquoy a pas de Dieu le chef-drsquoœuvre de cet eacutetrange geacutenie appeleacute Jean-PaulQuatre fois la Bougival essaya de faire deacutejeunerUrsule elle lui vit prendre et quitter son painsans pouvoir le porter agrave ses legravevres Quand ellevoulait hasarder une remontrance Ursule luireacutepondait par un geste de main et par un ter-rible mot  ― Chut  aussi despotiquement ditque jusqursquoalors sa parole avait eacuteteacute douce LaBougival qui surveillait sa maicirctresse agrave travers levitrage de la porte de communication lrsquoaperccedilutalternativement rouge comme si la fiegravevre la deacute-vorait et violette comme si le frisson succeacute-dait agrave la fiegravevre Cet eacutetat srsquoempira sur les quatreheures alors que de moment en moment Ur-sule se leva pour regarder si Savinien venait etque Savinien ne vint pas La jalousie et le douteocirctent agrave lrsquoamour toute sa pudeur Ursule qui

jusqursquoalors ne se serait pas permis un geste ougravelrsquoon pucirct deviner sa passion mit son chapeauson petit chacircle et srsquoeacutelanccedila dans son corridorpour aller au-devant de Savinien mais un restede pudeur la fit rentrer dans sa petite salle Elley pleura Quand le cureacute se preacutesenta le soir lapauvre nourrice lrsquoarrecircta sur le seuil de la porte

― Ah  monsieur le cureacute je ne sais pas ce qursquoamademoiselle  elle

― Je le sais reacutepondit tristement le precirctre enfermant ainsi la bouche agrave la nourrice effrayeacutee

Lrsquoabbeacute Chaperon apprit alors agrave Ursule ceqursquoelle nrsquoavait pas oseacute faire veacuterifier  madame dePortenduegravere eacutetait alleacutee dicircner au Rouvre

― Et Savinien ― AussiUrsule eut un petit tressaillement nerveux

qui fit frissonner lrsquoabbeacute Chaperon comme srsquoilavait reccedilu la deacutecharge drsquoune bouteille de Leydeet il eacuteprouva de plus une durable commotionau cœur

― Ainsi nous nrsquoirons pas ce soir chez elle ditle cureacute  mais mon enfant il sera sage agrave vousde nrsquoy plus retourner La vieille dame vous re-cevrait de maniegravere agrave blesser votre fierteacute Nousqui lrsquoavions ameneacutee agrave entendre parler de votremariage nous ignorons drsquoougrave souffle le vent parlequel elle a eacuteteacute changeacutee en un moment

― Je mrsquoattends agrave tout et rien ne peut plusmrsquoeacutetonner dit Ursule drsquoun ton peacuteneacutetreacute Dansces sortes drsquoextreacutemiteacutes on eacuteprouve une grandeconsolation agrave savoir que lrsquoon nrsquoa pas offenseacuteDieu

― Soumettez-vous ma chegravere fille sans ja-mais sonder les voies de la Providence dit lecureacute

― Je ne voudrais pas soupccedilonner injuste-ment le caractegravere de monsieur de Porten-duegravere

― Pourquoi ne dites-vous plus Savinien  de-manda le cureacute qui remarqua quelque leacutegegravere ai-greur dans lrsquoaccent drsquoUrsule

― De mon cher Savinien reprit-elle en pleu-rant Oui mon bon ami reprit-elle en sanglo-tant une voix me crie encore qursquoil est aussinoble de cœur que de race Il ne mrsquoa pas seule-ment avoueacute qursquoil mrsquoaimait uniquement il melrsquoa prouveacute par des deacutelicatesses infinies et encontenant avec heacuteroiumlsme son ardente passionDerniegraverement lorsqursquoil a pris la main que jelui tendais quand monsieur Bongrand me pro-posait ce notaire pour mari je vous jure queje la lui donnais pour la premiegravere fois Srsquoil adeacutebuteacute par une plaisanterie en mrsquoenvoyant unbaiser agrave travers la rue depuis cette affectionnrsquoest jamais sortie vous le savez des limites lesplus eacutetroites  mais je puis vous le dire agrave vousqui lisez dans mon acircme excepteacute dans ce coindont la vue eacutetait reacuteserveacutee aux anges eh  bience sentiment est chez moi le principe de biendes meacuterites  il mrsquoa fait accepter mes misegraveresil mrsquoa peut-ecirctre adouci lrsquoamertume de la perteirreacuteparable dont le deuil est plus dans mes vecirc-

tements que dans mon acircme  Oh  jrsquoai eu tortOui lrsquoamour eacutetait chez moi plus fort que mareconnaissance envers mon parrain et Dieu lrsquoavengeacute Que voulez-vous  je respectais en moi lafemme de Savinien  jrsquoeacutetais trop fiegravere et peut-ecirctre est-ce cet orgueil que Dieu punit Dieu seulcomme vous me lrsquoavez dit doit ecirctre le principeet la fin de nos actions

Le cureacute fut attendri en voyant les larmes quiroulaient sur ce visage deacutejagrave pacircli Plus la seacutecuriteacutede la pauvre fille avait eacuteteacute grande plus bas elletombait

― Mais dit-elle en continuant revenue agrave macondition drsquoorpheline je saurai en reprendreles sentiments Apregraves tout puis-je ecirctre unepierre au cou de celui que jrsquoaime  Que fait-ilici  Qui suis-je pour preacutetendre agrave lui  Ne lrsquoaimeacute-je pas drsquoailleurs drsquoune amitieacute si divine qursquoelleva jusqursquoagrave lrsquoentier sacrifice de mon bonheurde mes espeacuterances  Et vous savez que je mesuis souvent reprocheacute drsquoasseoir mon amour sur

un tombeau de le savoir ajourneacute au lendemainde la mort de cette vieille dame Si Savinienest riche et heureux par une autre jrsquoai preacuteciseacute-ment assez pour payer ma dot au couvent ougravejrsquoentrerai promptement Il ne doit pas plus yavoir dans le cœur drsquoune femme deux amoursqursquoil nrsquoy a deux maicirctres dans le ciel La vie reli-gieuse aura des attraits pour moi

― Il ne pouvait pas laisser aller sa megravere seuleau Rouvre dit doucement le bon precirctre

― Nrsquoen parlons plus mon bon monsieurChaperon je lui eacutecrirai ce soir pour lui donnersa liberteacute Je suis enchanteacutee drsquoavoir agrave fermer lesfenecirctres de cette salle

Et elle mit le vieillard au fait des lettres ano-nymes en lui disant qursquoelle ne voulait pas auto-riser les poursuites de son amant inconnu

― Eh  crsquoest une lettre anonyme adresseacutee agravemadame de Portenduegravere qui lrsquoa fait aller auRouvre srsquoeacutecria le cureacute Vous ecirctes sans douteperseacutecuteacutee par de meacutechantes gens

― Et pourquoi  Ni Savinien ni moi nousnrsquoavons fait de mal agrave personne et nous ne bles-sons plus aucun inteacuterecirct ici

― Enfin ma petite nous profiterons de cettebourrasque qui disperse notre socieacuteteacute pourranger la bibliothegraveque de notre pauvre ami Leslivres restent en tas Bongrand et moi nous lesmettrons en ordre car nous pensons agrave y fairedes recherches Placez votre confiance en Dieu mais songez aussi que vous avez dans le bonjuge de paix et en moi deux amis deacutevoueacutes

― Crsquoest beaucoup dit-elle en reconduisantle cureacute jusque sur le seuil de son alleacutee en tendantle cou comme un oiseau qui regarde hors de sonnid espeacuterant encore apercevoir Savinien

En ce moment Minoret et Goupil au re-tour de quelque promenade dans les prairiessrsquoarrecirctegraverent en passant et lrsquoheacuteritier du docteurdit agrave Ursule  ― Qursquoavez-vous ma cousine  carnous sommes toujours cousins nrsquoest-ce pas vous paraissez changeacutee

Goupil jetait agrave Ursule des regards si ar-dents qursquoelle en fut effrayeacutee  elle rentra sans reacute-pondre

― Elle est farouche dit Minoret et au cureacute― Mademoiselle Miroueumlt a raison de ne pas

causer sur le pas de sa porte avec des hommes elle est trop jeune

― Oh  fit Goupil vous devez savoir qursquoellene manque pas drsquoamoureux

Le cureacute srsquoeacutetait hacircteacute de saluer et se dirigeait agravepas preacutecipiteacutes vers la rue des Bourgeois

― Eh  bien dit le premier clerc agrave Minoret ccedilachauffe  Elle est deacutejagrave pacircle comme une morte mais avant quinze jours elle aura quitteacute la villeVous verrez

― Il vaut mieux vous avoir pour ami quepour ennemi srsquoeacutecria Minoret effrayeacute de lrsquoatrocesourire qui donnait au visage de Goupillrsquoexpression diabolique precircteacutee par Eugegravene De-lacroix au Meacutephistopheacutelegraves de Goethe

― Je le crois bien reacutepondit Goupil Si elle nemrsquoeacutepouse pas je la ferai crever de chagrin

― Fais-le petit et je te donne les fonds pourecirctre notaire agrave Paris Tu pourras alors eacutepouserune femme riche

― Pauvre fille  Que vous a-t-elle donc fait demanda le clerc surpris

― Elle mrsquoembecircte  dit grossiegraverement Mino-ret

― Attendez agrave lundi et vous verrez alorscomment je la scierai reprit Goupil en eacutetudiantla physionomie de lrsquoancien maicirctre de poste

Le lendemain la vieille Bougival alla chez Sa-vinien et dit en lui tendant une lettre  ― Je nesais pas ce que vous eacutecrit la chegravere enfant  maiselle est ce matin comme une morte

Qui par cette lettre nrsquoimaginerait pas lessouffrances qui avaient assailli Ursule pendantla nuit 

Agrave MONSIEUR DE PORTENDUEgraveRE

laquo Mon cher Savinien votre megravere veut vousmarier agrave mademoiselle du Rouvre mrsquoa-t-ondit et peut-ecirctre a-t-elle raison Vous vous trou-vez entre une vie presque miseacuterable et une vieopulente entre la fianceacutee de votre cœur et unefemme selon le monde entre obeacuteir agrave votre megravereet agrave votre choix car je crois encore que vousmrsquoavez choisie Savinien si vous avez une deacute-termination agrave prendre je veux qursquoelle soit priseen toute liberteacute  je vous rends la parole quevous vous eacutetiez donneacutee agrave vous-mecircme et non agravemoi dans un moment qui ne srsquoeffacera jamaisde ma meacutemoire et qui fut comme tous les joursqui se sont succeacutedeacute depuis drsquoune pureteacute drsquounedouceur angeacuteliques Ce souvenir suffit agrave toutema vie Si vous persistez dans votre sermentdeacutesormais une noire et terrible ideacutee trouble-rait mes feacuteliciteacutes Au milieu de nos privations

accepteacutees si gaiement aujourdrsquohui vous pour-riez penser plus tard que si vous eussiez ob-serveacute les lois du monde il en eucirct eacuteteacute bien au-trement pour vous Si vous eacutetiez homme agrave ex-primer cette penseacutee elle serait pour moi lrsquoarrecirctdrsquoune mort douloureuse  et si vous ne la disiezpas je soupccedilonnerais les moindres nuages quicouvriraient votre front Cher Savinien je vousai toujours preacutefeacutereacute agrave tout sur cette terre Je lepouvais puisque mon parrain quoique jalouxme disait  laquo Aime-le ma fille  vous serez biencertainement lrsquoun agrave lrsquoautre un jour raquo Quand jesuis alleacutee agrave Paris je vous aimais sans espoir etce sentiment me contentait Je ne sais si je puisy revenir mais je le tenterai Que sommes-nousdrsquoailleurs en ce moment  un fregravere et une sœurRestons ainsi Eacutepousez cette heureuse fille quiaura la joie de rendre agrave votre nom le lustre qursquoildoit avoir et que selon votre megravere je diminue-rais Vous nrsquoentendrez jamais parler de moi Lemonde vous approuvera Moi je ne vous blacirc-

merai jamais et je vous aimerai toujours Adieudonc raquo

― Attendez  srsquoeacutecria le gentilhommeIl fit signe agrave la Bougival de srsquoasseoir et il grif-

fonna ce peu de mots laquo Ma chegravere Ursule votre lettre me brise le

cœur en ce que vous vous ecirctes fait inutile-ment beaucoup de mal et que pour la premiegraverefois nos cœurs ont cesseacute de srsquoentendre Si vousnrsquoecirctes pas ma femme crsquoest que je ne puis encoreme marier sans le consentement de ma megravereEnfin huit mille livres de rente dans un joli cot-tage sur les bords du Loing nrsquoest-ce pas unefortune  Nous avons calculeacute qursquoavec la Bougi-val nous eacuteconomiserions cinq mille francs paran  Vous mrsquoavez permis un soir dans le jar-din de votre oncle de vous regarder comme mafianceacutee et vous ne pouvez briser agrave vous seuledes liens qui nous sont communs Ai-je doncbesoin de vous dire qursquohier jrsquoai nettement deacute-clareacute agrave monsieur du Rouvre que si jrsquoeacutetais libre

je ne voudrais pas recevoir ma fortune drsquounejeune personne qui me serait inconnue  Mamegravere ne veut plus vous voir je perds le bon-heur de nos soireacutees mais ne me retranchez pasle court moment pendant lequel je vous parleagrave votre fenecirctre Agrave ce soir Rien ne peut nousseacuteparer raquo

― Allez ma vieille Elle ne doit pas ecirctre in-quiegravete un moment de trop

Le soir agrave quatre heures au retour de lapromenade qursquoil faisait tous les jours expregravespour passer devant la maison drsquoUrsule Savi-nien trouva sa maicirctresse un peu pacirclie par desbouleversements si subits

― Il me semble que jusqursquoagrave preacutesent je nrsquoaipas su ce que crsquoeacutetait que le plaisir de vous voirlui dit-elle

― Vous mrsquoavez dit reacutepondit Savinien ensouriant car je me souviens de toutes vos pa-roles  laquo Lrsquoamour ne va pas sans la patiencejrsquoattendrai  raquo Vous avez donc chegravere enfant seacute-

pareacute lrsquoamour de la foi  Ah  voici qui terminenos querelles Vous preacutetendiez me mieux ai-mer que je ne vous aime Ai-je jamais douteacutede vous  lui demanda-t-il en lui preacutesentant unbouquet composeacute de fleurs des champs dontlrsquoarrangement exprimait ses penseacutees

― Vous nrsquoavez aucune raison pour douter demoi reacutepondit-elle Et drsquoailleurs vous ne savezpas tout ajouta-t-elle drsquoune voix troubleacutee

Elle avait fait refuser agrave la poste toutes seslettres Mais sans qursquoelle eucirct pu deviner parquel sortileacutege la chose avait eu lieu quelquesinstants apregraves la sortie de Savinien qursquoelle avaitregardeacute tournant de la rue des Bourgeois dansla Grandrsquorue elle avait trouveacute sur sa bergegravereun papier ougrave eacutetait eacutecrit  laquoTremblez  lrsquoamant deacute-daigneacute deviendra pire qursquoun tigre raquo Malgreacute lessupplications de Savinien elle ne voulut paspar prudence lui confier le terrible secret desa peur Le plaisir ineffable de revoir Savinienapregraves lrsquoavoir cru perdu pouvait seul lui faire ou-

blier le froid mortel qui venait de la saisir Pourtout le monde attendre un malheur indeacutefiniconstitue un horrible supplice La souffranceprend alors les proportions de lrsquoinconnu quicertes est lrsquoinfini de lrsquoacircme Mais pour Ursulece fut la plus grande douleur Elle eacuteprouvaiten elle-mecircme drsquoaffreux sursauts au moindrebruit elle se deacutefiait du silence elle soupccedilonnaitses murailles de compliciteacute Enfin son heureuxsommeil fut troubleacute Goupil sans rien savoir decette constitution deacutelicate comme celle drsquounefleur avait trouveacute par lrsquoinstinct du meacutechant lepoison qui devait la fleacutetrir la tuer Cependantla journeacutee du lendemain se passa sans surpriseUrsule joua du piano fort tard elle se couchapresque rassureacutee et accableacutee de sommeil Agrave mi-nuit environ elle fut reacuteveilleacutee par un concertcomposeacute drsquoune clarinette drsquoun hautbois drsquouneflucircte drsquoun cornet agrave piston drsquoun trombone drsquounbasson drsquoun flageolet et drsquoun triangle Tous lesvoisins eacutetaient aux fenecirctres La pauvre enfant

deacutejagrave saisie en voyant du monde dans la ruereccedilut un coup terrible au cœur en entendantune voix drsquohomme enroueacutee ignoble qui cria laquoPour la belle Ursule Miroueumlt de la part de sonamant raquo Le lendemain dimanche toute la villefut en rumeur et agrave lrsquoentreacutee comme agrave la sor-tie drsquoUrsule agrave lrsquoeacuteglise elle vit sur la place desgroupes nombreux occupeacutes drsquoelle et manifes-tant une horrible curiositeacute La seacutereacutenade mettaittoutes les langues en mouvement car chacunse perdait en conjectures Ursule revint chezelle plus morte que vive et ne sortit plus lecureacute lui avait conseilleacute de dire ses vecircpres chezelle En rentrant elle vit dans le corridor carreleacuteen briques qui menait de la rue agrave la cour unelettre glisseacutee sous la porte  elle la ramassa lalut pousseacutee par le deacutesir drsquoy trouver une explica-tion Les ecirctres les moins sensibles peuvent de-viner ce qursquoelle dut eacuteprouver en lisant ces ter-ribles lignes 

laquo Reacutesignez-vous agrave devenir ma femme richeet adoreacutee Je vous veux Si je ne vous ai vivanteje vous aurai morte Attribuez agrave vos refus lesmalheurs qui nrsquoatteindront pas que vous

raquoCelui qui vous aime et agrave qui vous serez unjour raquo

Chose eacutetrange  au moment ougrave la douce ettendre victime de cette machination eacutetait abat-tue comme une fleur coupeacutee mesdemoisellesMassin Dionis et Creacutemiegravere enviaient son sort

― Elle est bien heureuse disaient-elles Onsrsquooccupe drsquoelle on flatte ses goucircts on se la dis-pute  La seacutereacutenade eacutetait agrave ce qursquoil paraicirct char-mante  Il y avait un cornet agrave piston 

― Qursquoest-ce qursquoun piston ― Un nouvel instrument de musique  tiens

grand comme ca disait Angeacuteline Creacutemiegravere agravePameacutela Massin

Degraves le matin Savinien eacutetait alleacute jusqursquoagrave Fon-tainebleau tacirccher de savoir qui avait demandeacutedes musiciens du reacutegiment en garnison  mais

comme il y avait deux hommes pour chaqueinstrument il fut impossible de connaicirctre ceuxqui eacutetaient alleacutes agrave Nemours Le colonel fit deacute-fendre aux musiciens de jouer chez des parti-culiers sans sa permission Le gentilhomme eutune entrevue avec le procureur du roi tuteurdrsquoUrsule et lui expliqua la graviteacute de ces sortesde scegravenes sur une jeune fille si deacutelicate et si frecircleen le priant de rechercher lrsquoauteur de cette seacute-reacutenade par les moyens dont dispose le ParquetTrois jours apregraves au milieu de la nuit troisviolons une flucircte une guitare et un hautboisdonnegraverent une seconde seacutereacutenade Cette fois lesmusiciens se sauvegraverent du cocircteacute de Montargisougrave se trouvait alors une troupe de comeacutediensUne voix stridente et liquoreuse avait crieacute entredeux morceaux  laquo Agrave la fille du capitaine de mu-sique Miroueumlt  raquo Tout Nemours apprit ainsi laprofession du pegravere drsquoUrsule ce secret si soi-gneusement gardeacute par le vieux docteur Mino-ret

Savinien nrsquoalla point cette fois agrave Montargis  ilreccedilut dans la journeacutee une lettre anonyme venuede Paris ougrave il lut cette horrible propheacutetie 

laquo Tu nrsquoeacutepouseras pas Ursule Si tu veuxqursquoelle vive hacircte-toi de la ceacuteder agrave celui quilrsquoaime plus que tu ne lrsquoaimes  car il srsquoest fait mu-sicien et artiste pour lui plaire et preacutefegravere la voirmorte agrave la savoir ta femme raquo

Le meacutedecin de Nemours venait alors troisfois par jour chez Ursule que ces poursuites oc-cultes avaient mise en danger de mort En sesentant plongeacutee par une main infernale dans unbourbier cette suave jeune fille gardait une at-titude de martyre  elle restait dans un profondsilence levait les yeux au ciel et ne pleurait pluselle attendait les coups en priant avec ferveur eten implorant celui qui lui donnerait la mort

― Je suis heureuse de ne pas pouvoir des-cendre dans la salle disait-elle agrave messieurs Bon-grand et Chaperon qui la quittaient le moinspossible  il y viendrait et je me sens indigne de

recevoir les regards par lesquels il a coutume deme beacutenir  Croyez-vous qursquoil me soupccedilonne 

― Mais si Savinien ne trouve pas lrsquoauteurde ces infamies il compte aller requeacuterirlrsquointervention de la police de Paris dit Bon-grand

― Les inconnus doivent me savoir frappeacutee agravemort reacutepondit-elle  ils vont se tenir tranquilles

Le cureacute Bongrand et Savinien se perdaienten conjectures et en suppositions SavinienTiennette la Bougival et deux personnes deacute-voueacutees au cureacute se firent espions et se tinrentsur leurs gardes pendant une semaine  maisaucune indiscreacutetion ne pouvait trahir Goupilqui machinait tout agrave lui seul Le juge de paixle premier pensa que lrsquoauteur du mal eacutetaiteffrayeacute de son ouvrage Ursule arrivait agrave lapacircleur agrave la faiblesse des jeunes Anglaises enconsomption Chacun se relacirccha de ses soinsIl nrsquoy eut plus de seacutereacutenades ni de lettres Savi-nien attribua lrsquoabandon de ces moyens odieux

aux recherches secregravetes du Parquet auquel ilavait envoyeacute les lettres reccedilues par Ursule cellereccedilue par sa megravere et la sienne Cet armisticene fut pas de longue dureacutee Quand le meacutede-cin eut arrecircteacute la fiegravevre nerveuse drsquoUrsule aumoment ougrave elle avait repris courage un ma-tin vers la mi-juillet on trouva une eacutechelle decorde attacheacutee agrave sa fenecirctre Le postillon quipendant la nuit avait conduit la Malle deacutecla-ra qursquoun petit homme eacutetait en train de des-cendre au moment ougrave il passait  et malgreacuteson deacutesir de srsquoarrecircter ses chevaux lanceacutes agrave ladescente du pont au coin duquel se trouvaitla maison drsquoUrsule lrsquoavaient emporteacute bien audelagrave de Nemours Une opinion partie du sa-lon Dionis attribuait ces manœuvres au mar-quis du Rouvre alors excessivement gecircneacute surqui Massin avait des lettres de change et quipar un prompt mariage de sa fille avec Savi-nien devait disait-on soustraire le chacircteau duRouvre agrave ses creacuteanciers Madame de Porten-

duegravere voyait aussi avec plaisir disait-on toutce qui pouvait afficher deacuteconsideacuterer et deacutesho-norer Ursule  mais en preacutesence de cette jeunemort la vieille dame se trouvait quasi vaincueLe cureacute Chaperon fut si vivement affecteacute decette derniegravere meacutechanceteacute qursquoil en tomba ma-lade assez seacuterieusement pour rester chez lui du-rant quelques jours La pauvre Ursule agrave quicette odieuse attaque avait causeacute une rechutereccedilut par la poste une lettre du cureacute qursquoon nerefusa point en reconnaissant lrsquoeacutecriture

laquo Mon enfant quittez Nemours et deacutejouezainsi la malice de vos ennemis inconnus Peut-ecirctre cherche-t-on agrave mettre en danger la vie deSavinien Je vous en dirai davantage quand jepourrai vous aller voir raquo

Ce billet eacutetait signeacute  Votre deacutevoueacute CHAPE-RON

Lorsque Savinien qui devint comme fou al-la voir le cureacute le pauvre precirctre relut la lettretant il fut eacutepouvanteacute de la perfection avec la-

quelle son eacutecriture et sa signature eacutetaient imi-teacutees  car il nrsquoavait rien eacutecrit  et srsquoil avait eacutecrit ilne se serait point servi de la poste pour envoyersa lettre chez Ursule Lrsquoeacutetat mortel ougrave cette der-niegravere atrociteacute mit Ursule obligea Savinien agrave re-courir de nouveau au procureur du roi en luiportant la fausse lettre du cureacute

― Il se commet un assassinat par des moyensque la loi nrsquoa point preacutevus et sur une orphe-line que le Code vous donne pour pupille dit legentilhomme au magistrat

― Si vous trouvez des moyens de reacutepres-sion lui reacutepondit le procureur du roi je lesadopterai  mais je nrsquoen connais pas  Lrsquoinfacircmeanonyme a donneacute le meilleur avis Il faut en-voyer ici mademoiselle Miroueumlt chez les damesde lrsquoAdoration du Saint-Sacrement En atten-dant le commissaire de police de Fontaine-bleau sur ma demande vous autorisera agrave por-ter des armes pour votre deacutefense Je suis alleacutemoi-mecircme au Rouvre et monsieur du Rouvre

a eacuteteacute justement indigneacute des soupccedilons qui pla-naient sur lui Minoret le pegravere de mon sub-stitut est en marcheacute pour son chacircteau Made-moiselle du Rouvre eacutepouse un riche comte po-lonais Enfin monsieur du Rouvre quittait lacampagne le jour ougrave je mrsquoy suis transporteacutepour eacuteviter les effets drsquoune contrainte par corps

Deacutesireacute que son chef questionna nrsquoosa luidire sa penseacutee  il reconnaissait Goupil  Goupileacutetait seul capable de conduire une œuvre quicocirctoyait le Code peacutenal sans tomber dans le preacute-cipice drsquoaucun article Lrsquoimpuniteacute le secret lesuccegraves accrurent lrsquoaudace de Goupil Le terribleclerc faisait poursuivre par Massin devenu sadupe le marquis du Rouvre afin de forcer legentilhomme agrave vendre les restes de sa terre agraveMinoret Apregraves avoir entameacute des neacutegociationsavec un notaire de Sens il reacutesolut de tenter undernier coup pour avoir Ursule Il voulait imi-ter quelques jeunes gens de Paris qui ont ducircleur femme et leur fortune agrave un enlegravevement Les

services rendus agrave Minoret agrave Massin et agrave Creacute-miegravere la protection de Dionis maire de Ne-mours lui permettaient drsquoassoupir lrsquoaffaire Ilse deacutecida sur-le-champ agrave lever le masque encroyant Ursule incapable de lui reacutesister danslrsquoeacutetat de faiblesse ougrave il lrsquoavait mise Neacuteanmoinsavant de risquer le dernier coup de son ignoblepartie il jugea neacutecessaire drsquoavoir une explica-tion au Rouvre ougrave il accompagna Minoret quisrsquoy rendait pour la premiegravere fois depuis la si-gnature du contrat Minoret venait de recevoirune lettre confidentielle ougrave son fils lui deman-dait des renseignements sur ce qui se passait agravepropos drsquoUrsule avant de lrsquoaller chercher lui-mecircme avec le procureur du roi pour la mettredans un couvent agrave lrsquoabri de quelque nouvelle in-famie Le substitut engageait son pegravere au cas ougravecette perseacutecution serait lrsquoouvrage drsquoun de leursamis agrave lui donner de sages conseils Si la justicene pouvait pas toujours tout punir elle finiraitpar tout savoir et en garder bonne note Mino-

ret avait atteint un grand but Deacutesormais pro-prieacutetaire incommutable du chacircteau du Rouvreun des plus beaux du Gacirctinais il reacuteunissaitpour quarante et quelques mille francs de re-venus en beaux et riches domaines autour duparc Le colosse pouvait se moquer de GoupilEnfin il comptait vivre agrave la campagne ougrave lesouvenir drsquoUrsule ne lrsquoimportunerait plus

― Mon petit dit-il agrave Goupil en se promenantsur la terrasse laisse ma cousine en repos 

― Bah  dit le clerc ne pouvant rien devinerdans cette conduite bizarre car la becirctise a aussisa profondeur

― Oh  je ne suis pas ingrat tu mrsquoas fait avoirpour deux cent quatre-vingt mille francs cebeau chacircteau en briques et en pierre de taille quine se bacirctirait pas aujourdrsquohui pour deux centmille eacutecus la ferme du chacircteau les reacuteservesle parc les jardins et les bois Eh  bienOui ma foi  je te donne dix pour cent vingtmille francs avec lesquels tu peux acheter une

eacutetude drsquohuissier agrave Nemours Je te garantis tonmariage avec une des petites Creacutemiegravere aveclrsquoaicircneacutee

― Celle qui parle piston  srsquoeacutecria Goupil― Mais ma cousine lui donne trente mille

francs reprit Minoret Vois-tu mon petit tues neacute pour ecirctre huissier comme moi jrsquoeacutetais faitpour ecirctre maicirctre de poste et il faut toujourssuivre sa vocation

― Eh  bien reprit Goupil tombeacute du haut deses espeacuterances voici des timbres signez-moivingt mille francs drsquoacceptations afin que jepuisse traiter argent sur table

Minoret avait dix-huit mille francs agrave recevoirpour le semestre des inscriptions que sa femmene connaissait pas  il crut se deacutebarrasser ainside Goupil et signa Le premier clerc en voyantlrsquoimbeacutecile et colossal Machiavel de la rue desBourgeois dans un accegraves de fiegravevre seigneurialelui jeta pour adieux un  ― Au revoir  et un re-gard qui eussent fait trembler tout autre qursquoun

niais parvenu regardant du haut drsquoune terrasseles jardins et les magnifiques toits drsquoun chacircteaubacircti dans le style agrave la mode sous Louis XIII

― Tu ne mrsquoattends pas  cria-t-il en voyantGoupil srsquoen allant agrave pied

― Vous me retrouverez sur votre cheminpapa  lui reacutepondit le futur huissier alteacutereacute devengeance et qui voulut savoir le mot delrsquoeacutenigme offerte agrave son esprit par les eacutetranges zig-zags de la conduite du gros Minoret

Depuis le jour ougrave la plus infacircme calomnieavait souilleacute sa vie Ursule en proie agrave lrsquoune deces maladies inexplicables dont le siegravege [sieacutege]est dans lrsquoacircme marchait rapidement agrave la mortDrsquoune pacircleur mortelle disant agrave de rares inter-valles des paroles faibles et lentes jetant des re-gards drsquoune douceur tiegravede tout en elle mecircmeson front trahissait une penseacutee deacutevorante Ellela croyait tombeacutee cette ideacuteale couronne defleurs chastes que de tout temps les peuplesont voulu voir sur la tecircte des vierges Elle eacutecou-

tait dans le vide et dans le silence les proposdeacuteshonorants les commentaires malicieux lesrires de la petite ville Cette charge eacutetait trop pe-sante pour elle et son innocence avait trop dedeacutelicatesse pour survivre agrave une pareille meur-trissure Elle ne se plaignait plus elle gardait undouloureux sourire sur les legravevres et ses yeuxse levaient souvent vers le ciel comme pour ap-peler de lrsquoinjustice des hommes au Souveraindes anges Quand Goupil entra dans NemoursUrsule avait eacuteteacute descendue de sa chambre aurez-de-chausseacutee sur les bras de la Bougival etdu meacutedecin de Nemours Il srsquoagissait drsquoun eacuteveacute-nement immense Apregraves avoir appris que cettejeune fille se mourait comme une hermine en-core qursquoelle fucirct moins atteinte dans son hon-neur que ne le fut Clarisse Harlowe madamede Portenduegravere allait venir la voir et la conso-ler Le spectacle de son fils qui pendant toute lanuit preacuteceacutedente avait parleacute de se tuer fit plier lavieille Bretonne Madame de Portenduegravere trou-

va drsquoailleurs de sa digniteacute de rendre le courageagrave une jeune fille si pure et vit dans sa visiteun contre-poids agrave tout le mal fait par la pe-tite ville Son opinion sans doute plus puis-sante que celle de la foule consacrerait le pou-voir de la noblesse Cette deacutemarche annonceacuteepar lrsquoabbeacute Chaperon avait opeacutereacute chez Ursuleune reacutevolution et rendit de lrsquoespoir au meacutedecindeacutesespeacutereacute qui parlait de demander une consul-tation aux plus illustres docteurs de Paris Onavait mis Ursule sur la bergegravere de son tuteuret tel eacutetait le caractegravere de sa beauteacute que dansson deuil et dans sa souffrance elle parut plusbelle qursquoen aucun moment de sa vie heureuseQuand Savinien donnant le bras agrave sa megravere semontra la jeune malade reprit de belles cou-leurs

― Ne vous levez pas mon enfant dit lavieille dame drsquoune voix impeacuterative  quelquemalade et faible que je sois moi-mecircme jrsquoai vou-lu vous venir voir pour vous dire ma penseacutee sur

ce qui se passe  je vous estime comme la pluspure la plus sainte et la plus charmante fille duGacirctinais et vous trouve digne de faire le bon-heur drsquoun gentilhomme

Drsquoabord Ursule ne put reacutepondre elle prit lesmains desseacutecheacutees de la megravere de Savinien et lesbaisa en y laissant des pleurs

― Ah  madame reacutepondit-elle drsquoune voix af-faiblie je nrsquoaurais jamais eu la hardiesse de pen-ser agrave mrsquoeacutelever au-dessus de ma condition si jenrsquoy avais eacuteteacute encourageacutee par des promesses etmon seul titre eacutetait une affection sans bornes mais on a trouveacute les moyens de me seacuteparer agravejamais de celui que jrsquoaime  on mrsquoa rendue in-digne de lui Jamais dit-elle avec un eacuteclat dansla voix qui frappa douloureusement les specta-teurs jamais je ne consentirai agrave donner agrave quique ce soit une main avilie une reacuteputation fleacute-trie Jrsquoaimais trop je puis le dire en lrsquoeacutetat ougraveje suis  jrsquoaime une creacuteature presque autant queDieu Aussi Dieu

― Allons allons ma petite ne calomniez pasDieu  Allons ma fille dit la vieille dame en fai-sant un effort ne vous exageacuterez pas la porteacuteedrsquoune infacircme plaisanterie agrave laquelle personnene croit Moi je vous le promets vous vivrez etvous serez heureuse

― Tu seras heureuse  dit Savinien en se met-tant agrave genoux devant Ursule et lui baisant lesmains ma megravere trsquoa nommeacutee ma fille

― Assez dit le meacutedecin qui vint prendre lepouls de sa malade ne la tuez pas de plaisir

En ce moment Goupil qui trouva la porte delrsquoalleacutee entrrsquoouverte poussa celle du petit salonet montra son horrible face animeacutee par les pen-seacutees de vengeance qui avaient fleuri dans soncœur pendant le chemin

― Monsieur de Portenduegravere dit-il drsquounevoix qui ressemblait au sifflement drsquoune vipegravereforceacutee dans son trou

― Que voulez-vous  reacutepondit Savinien en serelevant

― Jrsquoai deux mots agrave vous direSavinien sortit dans lrsquoalleacutee et Goupil lrsquoamena

dans la petite cour― Jurez-moi par la vie drsquoUrsule que vous ai-

mez et par votre honneur de gentilhomme au-quel vous tenez de faire qursquoil soit entre nouscomme si je ne vous avais rien dit de ce queje vais vous dire et je vais vous eacuteclairer sur lacause des perseacutecutions dirigeacutees contre made-moiselle Miroueumlt

― Pourrais-je les faire cesser ― Oui― Pourrais-je me venger ― Sur lrsquoauteur oui  mais sur lrsquoinstrument

non― Pourquoi ― Mais lrsquoinstrument crsquoest moiSavinien pacirclit― Je viens drsquoentrevoir Ursule reprit le

clerc

― Ursule  dit le gentilhomme en regardantGoupil

― Mademoiselle Miroueumlt reprit Goupil quelrsquoaccent de Savinien rendit respectueux et jevoudrais racheter de tout mon sang ce qui a eacuteteacutefait Je me repens Quand vous me tueriez enduel ou autrement agrave quoi vous servirait monsang  Le boiriez-vous  il vous empoisonneraiten ce moment

La froide raison de cet homme et la curiosi-teacute domptegraverent les bouillonnements du sang deSavinien il le regardait fixement drsquoun air qui fitbaisser les yeux agrave ce bossu manqueacute

― Qui donc trsquoa mis en œuvre  dit le jeunehomme

― Jurez-vous ― Tu veux qursquoil ne te soit rien fait ― Je veux que vous et mademoiselle Miroueumlt

vous me pardonniez― Elle te pardonnera  mais moi jamais ― Enfin vous oublierez 

Quelle terrible puissance a le raisonnementappuyeacute sur lrsquointeacuterecirct  Deux hommes dont lrsquounvoulait deacutechirer lrsquoautre eacutetaient lagrave dans une pe-tite cour agrave deux doigts lrsquoun de lrsquoautre obligeacutesde se parler reacuteunis par un mecircme sentiment 

― Je te pardonnerai mais je nrsquooublierai pas― Rien de fait dit froidement GoupilSavinien perdit patience il appliqua sur cette

face un soufflet qui retentit dans la cour quifaillit renverser Goupil et apregraves lequel il chan-cela lui-mecircme

― Je nrsquoai que ce que je meacuterite dit Goupil  jrsquoaifait une becirctise Je vous croyais plus noble quevous ne lrsquoecirctes Vous avez abuseacute drsquoun avantageque je vous donnais Vous ecirctes en ma puis-sance maintenant  dit-il en lanccedilant un regardhaineux agrave Savinien

― Vous ecirctes un assassin dit le gentilhomme― Pas plus que le couteau nrsquoest le meurtrier

reacutepliqua Goupil― Je vous demande pardon fit Savinien

― Vous ecirctes-vous assez vengeacute  dit Goupilavec une feacuteroce ironie En resterez-vous lagrave 

― Pardon et oubli reacuteciproque reprit Savi-nien

― Votre main  dit le clerc en tendant lasienne au gentilhomme

― La voici reacutepondit Savinien en deacutevorantcette honte par amour pour Ursule Mais par-lez qui vous poussait 

Goupil regardait pour ainsi dire les deux pla-teaux ougrave pesaient drsquoun cocircteacute le soufflet de Savi-nien de lrsquoautre sa haine contre Minoret Il restadeux secondes indeacutecis mais enfin une voix luicria  ― Tu seras notaire  Et il reacutepondit  ― Par-don et oubli  Oui de part et drsquoautre monsieuren serrant la main du gentilhomme

― Qui donc perseacutecute Ursule  fit Savinien― Minoret  Il aurait voulu la voir enterreacutee

Pourquoi  je ne le sais pas  mais nous en cher-cherons la raison Ne me mecirclez point agrave tout ce-ci je ne pourrais plus rien pour vous si lrsquoon se

deacutefiait de moi Au lieu drsquoattaquer Ursule je ladeacutefendrai  au lieu de servir Minoret je tacircche-rai de deacutejouer ses plans Je ne vis que pour leruiner pour le deacutetruire Et je le foulerai auxpieds je danserai sur son cadavre je me fe-rai de ses os un jeu de dominos  Demain surtoutes les murailles de Nemours de Fontaine-bleau du Rouvre on lira au crayon rouge  Mi-noret est un voleur Oh  je le ferai nom de nom eacuteclater comme un mortier Maintenant noussommes allieacutes par une indiscreacutetion  eh  biensi vous le voulez je vais me mettre agrave genouxdevant mademoiselle Miroueumlt lui deacuteclarer queje maudis la passion insenseacutee qui me poussaitagrave la tuer je la supplierai de me pardonner Ccedilalui fera du bien  Le juge de paix et le cureacute sontlagrave ces deux teacutemoins suffisent  mais monsieurBongrand srsquoengagera sur lrsquohonneur agrave ne pasme nuire dans ma carriegravere Jrsquoai maintenant unecarriegravere

― Attendez un moment reacutepondit Savinientout eacutetourdi par cette reacuteveacutelation  ― Ursulemon enfant dit-il en entrant au salon lrsquoauteurde tous vos maux a horreur de son ouvrage serepent et veut vous demander pardon en preacute-sence de ces messieurs agrave la condition que toutsera oublieacute

― Comment Goupil  dirent agrave la fois le cureacutele juge de paix et le meacutedecin

― Gardez-lui le secret fit Ursule en levantun doigt agrave ses legravevres

Goupil entendit cette parole vit le mouve-ment drsquoUrsule et se sentit eacutemu

― Mademoiselle dit-il drsquoun ton peacuteneacutetreacute jevoudrais maintenant que tout Nemours pucirctmrsquoentendre vous avouant qursquoune fatale passiona eacutegareacute ma tecircte et mrsquoa suggeacutereacute des crimes pu-nissables par le blacircme des honnecirctes gens Ceque je dis lagrave je le reacutepeacuteterai partout en deacuteplo-rant le mal produit par de mauvaises plaisante-ries mais qui vous auront servi peut-ecirctre agrave hacirc-

ter votre bonheur dit-il avec un peu de maliceen se relevant puisque je vois ici madame dePortenduegravere

― Crsquoest tregraves-bien Goupil dit le cureacute  made-moiselle vous a pardonneacute  mais vous ne devezjamais oublier que vous avez failli devenir unassassin

― Monsieur Bongrand reprit Goupil ensrsquoadressant au juge de paix je vais traiter ce soiravec Lecœur de son Eacutetude jrsquoespegravere que cettereacuteparation ne me nuira pas dans votre espritet que vous appuierez ma demande aupregraves duParquet et du Ministegravere

Le juge de paix fit une pensive inclinationde tecircte et Goupil sortit pour aller traiter dela meilleure des deux Eacutetudes drsquohuissier agrave Ne-mours Chacun resta chez Ursule et srsquoappliquapendant cette soireacutee agrave faire renaicirctre le calme etla tranquilliteacute dans son acircme ougrave la satisfactionque le clerc lui avait donneacutee opeacuterait deacutejagrave deschangements

― Tout Nemours saura cela disait Bon-grand

― Vous voyez mon enfant que Dieu nevous en voulait point disait le cureacute

Minoret revint assez tard du Rouvre et dicirc-na tard Vers neuf heures agrave la tombeacutee du jouril eacutetait dans son pavillon chinois digeacuterant sondicircner aupregraves de sa femme avec laquelle il fai-sait des projets pour lrsquoavenir de Deacutesireacute Deacutesireacutesrsquoeacutetait bien rangeacute depuis qursquoil appartenait agrave lamagistrature  il travaillait il y avait chance dele voir succeacuteder au procureur du roi de Fontai-nebleau qui disait-on passait agrave Melun Il fallaitlui chercher une femme une fille pauvre appar-tenant agrave une vieille et noble famille  il pourraitalors arriver agrave la magistrature de Paris Peut-ecirctre pourraient-ils le faire eacutelire deacuteputeacute de Fon-tainebleau ougrave Zeacutelie eacutetait drsquoavis drsquoaller srsquoeacutetablirlrsquohiver apregraves avoir habiteacute le Rouvre pendant labelle saison En srsquoapplaudissant inteacuterieurementdrsquoavoir tout arrangeacute pour le mieux Minoret ne

pensait plus agrave Ursule au moment mecircme ougrave ledrame si niaisement ouvert par lui se nouaitdrsquoune faccedilon terrible

― Monsieur de Portenduegravere est lagrave qui veutvous parler vint dire Cabirolle

― Faites entrer reacutepondit ZeacutelieLes ombres du creacutepuscule empecircchegraverent ma-

dame Minoret drsquoapercevoir la pacircleur subite deson mari qui frissonna en entendant les bottesde Savinien craquant sur le parquet de la gale-rie ougrave jadis eacutetait la bibliothegraveque du docteur Unvague pressentiment de malheur courait dansles veines du spoliateur Savinien parut restadebout garda son chapeau sur la tecircte sa canneagrave la main ses mains croiseacutees sur la poitrine im-mobile devant les deux eacutepoux

― Je viens savoir monsieur et madame Mi-noret les raisons que vous avez eues pour tour-menter drsquoune maniegravere infacircme une jeune fillequi est au su de toute la ville de Nemours mafuture eacutepouse  pourquoi vous avez essayeacute de

fleacutetrir son honneur  pourquoi vous vouliez samort et pourquoi vous lrsquoavez livreacutee aux insultesdrsquoun Goupil  Reacutepondez

― Ecirctes-vous drocircle monsieur Savinien ditZeacutelie de venir nous demander les raisons drsquounechose qui nous semble inexplicable  Je me sou-cie drsquoUrsule comme de lrsquoan quarante Depuis lamort de lrsquooncle Minoret je nrsquoy ai jamais pluspenseacute qursquoagrave ma premiegravere chemise  Je nrsquoai passouffleacute mot drsquoelle agrave Goupil encore un singu-lier drocircle agrave qui je ne confierais pas les inteacuterecirctsde mon chien Eh  bien reacutepondras-tu Mino-ret  Vas-tu te laisser manquer par monsieuret accuser drsquoinfamies qui sont au-dessous detoi  Comme si un homme qui a quarante-huitmille livres de rente en fonds de terre autourdrsquoun chacircteau digne drsquoun prince descendait agravede pareilles sottises  Legraveve-toi donc que tu es lagravecomme une chiffe 

― Je ne sais pas ce que monsieur veut direreacutepondit enfin Minoret de sa petite voix dont

le tremblement fut drsquoautant plus facile agrave remar-quer qursquoelle eacutetait claire Quelle raison aurais-jede perseacutecuter cette petite  Jrsquoai dit peut-ecirctre agraveGoupil combien jrsquoeacutetais contrarieacute de la voir agraveNemours  mon fils Deacutesireacute srsquoen amourachait etje ne la lui voulais point pour femme voilagrave

― Goupil mrsquoa tout avoueacute monsieur Mino-ret

Il y eut un moment de silence mais ter-rible pendant lequel les trois personnagessrsquoexaminegraverent Zeacutelie avait vu dans la grosse fi-gure de son colosse un mouvement nerveux

― Quoique vous ne soyez que des insectesje veux tirer de vous une vengeance eacuteclatanteet je saurai la prendre reprit le gentilhommeCe nrsquoest pas agrave vous homme de soixante-septans que je demanderai raison des insultes faitesagrave mademoiselle Miroueumlt mais agrave votre fils Lapremiegravere fois que monsieur Minoret fils met-tra les pieds agrave Nemours nous nous rencontre-rons il faudra bien qursquoil se batte avec moi et il

se battra  ou il sera si bien deacuteshonoreacute qursquoil nese preacutesentera jamais nulle part  srsquoil ne vient pasagrave Nemours jrsquoirai agrave Fontainebleau moi  Jrsquoauraisatisfaction Il ne sera pas dit que vous aurezlacircchement essayeacute de deacuteshonorer une pauvrejeune fille sans deacutefense

― Mais les calomnies drsquoun Goupil nesont dit Minoret

― Voulez-vous srsquoeacutecria Savinien enlrsquointerrompant que je vous mette face agrave faceavec lui  Croyez-moi nrsquoeacutebruitez pas lrsquoaffaire elle est entre vous Goupil et moi  laissez-lacomme elle est et Dieu la deacutecidera dans le duelque je ferai lrsquohonneur de proposer agrave votre fils

― Mais cela ne se passera pas comme ccedila srsquoeacutecria Zeacutelie Ah  Vous croyez que je laisse-rai Deacutesireacute se battre avec vous avec un ancienmarin qui fait meacutetier de tirer lrsquoeacutepeacutee et le pis-tolet  Si vous avez agrave vous plaindre de Mino-ret voilagrave Minoret prenez Minoret battez-vousavec Minoret  Mais mon garccedilon qui de votre

aveu est innocent de tout cela en porterait lapeine  Vous auriez auparavant un chien dema chienne dans les jambes mon petit mon-sieur  Allons Minoret tu restes lagrave tout heacutebeacute-teacute comme un grand serin  Tu es chez toi ettu laisses monsieur son chapeau sur la tecircte de-vant ta femme  Vous allez mon petit mon-sieur commencer par deacutetaler Charbonnier estmaicirctre chez lui Je ne sais pas ce que vous vou-lez avec vos bibus  mais tournez-moi les talons et si vous touchez agrave Deacutesireacute vous aurez affaire agravemoi vous et votre peacutecore drsquoUrsule

Et elle sonna vivement en appelant ses gens― Songez bien agrave ce que je vous ai dit  reacutepeacute-

ta Savinien qui sans se soucier de la tirade deZeacutelie sortit en laissant cette eacutepeacutee de Damoclegravessuspendue au-dessus du couple

― Ah  ccedilagrave Minoret dit Zeacutelie agrave son marimrsquoexpliqueras-tu ce que cela signifie  Un jeunehomme ne vient pas sans motif dans une mai-

son bourgeoise faire ce bacchanal sterling et de-mander le sang drsquoun fils de famille

― Crsquoest quelque tour de ce vilain singe deGoupil agrave qui jrsquoavais promis de lrsquoaider agrave sefaire notaire srsquoil me procurait agrave bon compte leRouvre Je lui ai donneacute dix pour cent vingtmille francs en lettres de change et il nrsquoest sansdoute pas content

― Oui mais quelle raison aurait-il eue aupa-ravant de machiner des seacutereacutenades et des infa-mies contre Ursule 

― Il la voulait pour femme― Une fille sans le sou lui  la chatte  Tiens

Minoret tu me lacircches des becirctises  et tu es tropbecircte naturellement pour les faire prendre monfils Il y a lagrave-dessous quelque chose et tu me lediras

― Il nrsquoy a rien― Il nrsquoy a rien  Et moi je te dis que tu mens

et nous allons voir ― Veux-tu me laisser tranquille 

― Je ferai jaser ce venin agrave deux pattes deGoupil tu nrsquoen seras pas le bon marchand 

― Comme tu voudras― Je sais bien que cela sera comme je vou-

drai  Et ce que je veux surtout crsquoest qursquoon netouche pas agrave Deacutesireacute Srsquoil lui arrivait malheurvois-tu je ferais un coup qui mrsquoenverrait surlrsquoeacutechafaud Deacutesireacute  Mais Et tu ne te remuespas plus que ccedila 

Une querelle ainsi commenceacutee entre Mi-noret et sa femme ne devait pas se terminersans de longs deacutechirements inteacuterieurs Ainsile sot spoliateur apercevait sa lutte avec lui-mecircme et avec Ursule agrandie par sa faute etcompliqueacutee drsquoun nouveau drsquoun terrible adver-saire Le lendemain quand il sortit pour al-ler trouver Goupil en pensant lrsquoapaiser agrave forcedrsquoargent il lut sur les murailles  Minoret estun voleur  Tous ceux qursquoil rencontra le plai-gnirent en lui demandant agrave lui-mecircme quel eacutetaitlrsquoauteur de cette publication anonyme et cha-

cun lui pardonna les entortillages de ses reacute-ponses en songeant agrave sa nulliteacute Les sots re-cueillent plus drsquoavantages de leur faiblesse queles gens drsquoesprit nrsquoen obtiennent de leur forceOn regarde sans lrsquoaider un grand homme lut-tant contre le sort et lrsquoon commandite un eacutepi-cier qui fera faillite  car on se croit supeacuterieuren proteacutegeant un imbeacutecile et lrsquoon est facirccheacutede nrsquoecirctre que lrsquoeacutegal drsquoun homme de geacutenie Unhomme drsquoesprit eucirct eacuteteacute perdu srsquoil avait balbu-tieacute comme Minoret drsquoabsurdes reacuteponses drsquounair effareacute Zeacutelie et ses domestiques effacegraverentlrsquoinscription vengeresse partout ougrave elle se trou-vait  mais elle resta sur la conscience de Mino-ret Quoique Goupil eucirct eacutechangeacute la veille sa pa-role avec lrsquohuissier il se refusa tregraves-impudem-ment agrave reacutealiser son traiteacute

― Mon cher Lecœur jrsquoai pu voyez-vousacheter la charge de monsieur Dionis et suisen position de vous faire vendre agrave drsquoautres Rengaicircnez votre traiteacute ce nrsquoest que deux carreacutes

de papier timbreacutes de perdus voici soixante-dixcentimes

Lecœur craignait trop Goupil pour seplaindre Tout Nemours apprit aussitocirct queMinoret avait donneacute sa garantie agrave Dionis pourfaciliter agrave Goupil lrsquoacquisition de sa charge Lefutur notaire eacutecrivit agrave Savinien une lettre pourdeacutementir ses aveux relativement agrave Minoret endisant au jeune noble que sa nouvelle positionque la leacutegislation adopteacutee par la Cour suprecircmeet son respect pour la justice lui deacutefendaientde se battre Il preacutevenait drsquoailleurs le gentil-homme de se bien comporter avec lui deacutesor-mais car il savait admirablement tirer la sa-vate  et agrave sa premiegravere agression il se promettaitde lui casser la jambe Les murs de Nemours neparlegraverent plus Mais la querelle entre Minoretet sa femme subsistait et Savinien gardait unfarouche silence Le mariage de mademoiselleMassin lrsquoaicircneacutee avec le futur notaire eacutetait dixjours apregraves ces eacuteveacutenements agrave lrsquoeacutetat de rumeur

publique Mademoiselle Massin avait quatre-vingt mille francs et sa laideur pour elle Goupilavait ses difformiteacutes et sa Charge cette unionparut donc et probable et convenable Deux in-connus cacheacutes saisirent Goupil dans la rue agraveminuit au moment ougrave il sortait de chez Mas-sin lui donnegraverent des coups de bacircton et dis-parurent Goupil garda le plus profond silencesur cette scegravene de nuit et deacutementit une vieillefemme qui croyait lrsquoavoir reconnu en regardantpar sa croiseacutee Ces grands petits eacuteveacutenementsfurent eacutetudieacutes par le juge de paix qui reconnutagrave Goupil un pouvoir mysteacuterieux sur Minoret etse promit drsquoen deviner la cause

Quoique lrsquoopinion publique de la petite villeeucirct reconnu la parfaite innocence drsquoUrsule Ur-sule se reacutetablissait lentement Dans cet eacutetatde prostration corporelle qui laissait lrsquoacircme etlrsquoesprit libres elle devint le theacuteacirctre de pheacuteno-megravenes dont les effets furent drsquoailleurs terribleset de nature agrave occuper la science si la science

avait eacuteteacute mise dans une pareille confidenceDix jours apregraves la visite de madame de Por-tenduegravere Ursule subit un recircve qui preacutesenta lescaractegraveres drsquoune vision surnaturelle autant parles faits moraux que par les circonstances pourainsi dire physiques Feu Minoret son parrainlui apparut et lui fit signe de venir avec lui elle srsquohabilla le suivit au milieu des teacutenegravebresjusque dans la maison de la rue des Bourgeoisougrave elle retrouva les moindres choses commeelles eacutetaient le jour de la mort de son parrain Levieillard portait les vecirctements qursquoil avait sur luila veille de sa mort sa figure eacutetait pacircle ses mou-vements ne rendaient aucun son  neacuteanmoinsUrsule entendit parfaitement sa voix quoiquefaible et comme reacutepeacuteteacutee par un eacutecho lointainLe docteur amena sa pupille jusque dans le ca-binet du pavillon chinois ougrave il lui fit soulever lemarbre du petit meuble de Boulle comme ellelrsquoavait souleveacute le jour de sa mort  mais au lieude nrsquoy rien trouver elle vit la lettre que son par-

rain lui recommandait drsquoaller y prendre  elle ladeacutecacheta la lut ainsi que le testament en fa-veur de Savinien ― Les caractegraveres de lrsquoeacutecrituredit-elle au cureacute brillaient comme srsquoils eussenteacuteteacute traceacutes avec les rayons du soleil ils me brucirc-laient les yeux Quand elle regarda son onclepour le remercier elle aperccedilut sur ses legravevres deacute-coloreacutees un sourire bienveillant Puis de sa voixfaible et neacuteanmoins claire le spectre lui mon-tra Minoret eacutecoutant la confidence dans le cor-ridor allant deacutevisser la serrure et prenant lepaquet de papiers Puis de sa main droite ilsaisit sa pupille et la contraignit agrave marcher dupas des morts afin de suivre Minoret jusqursquoagrave laPoste Ursule traversa la ville entra agrave la Postedans lrsquoancienne chambre de Zeacutelie ougrave le spectrelui fit voir le spoliateur deacutecachetant les lettresles lisant et les brucirclant ― Il nrsquoa pu dit Ursuleallumer que la troisiegraveme allumette pour brucirc-ler les papiers et il en a enterreacute les vestigesdans les cendres Apregraves mon parrain mrsquoa ra-

meneacutee agrave notre maison et jrsquoai vu monsieur Mi-noret-Levrault se glissant dans la bibliothegravequeougrave il a pris dans le troisiegraveme volume des Pan-dectes les trois inscriptions de chacune douzemille livres de rentes ainsi que lrsquoargent des ar-reacuterages en billets de banque ― Il est mrsquoa ditalors mon parrain lrsquoauteur des tourments quitrsquoont mise agrave la porte du tombeau  mais Dieuveut que tu sois heureuse Tu ne mourras pointencore tu eacutepouseras Savinien  Si tu mrsquoaimessi tu aimes Savinien tu redemanderas ta for-tune agrave mon neveu Jure-le moi  En resplendis-sant comme le Sauveur pendant sa transfigu-ration le spectre de Minoret avait alors causeacutedans lrsquoeacutetat drsquooppression ougrave se trouvait Ursuleune telle violence agrave son acircme qursquoelle promit toutce que voulait son oncle pour faire cesser le cau-chemar Elle srsquoeacutetait reacuteveilleacutee debout au milieude sa chambre la face devant le portrait de sonparrain qursquoelle y avait mis depuis sa maladieElle se recoucha se rendormit apregraves une vive

agitation et se souvint agrave son reacuteveil de cette sin-guliegravere vision  mais elle nrsquoosa pas en parler Sonjugement exquis et sa deacutelicatesse srsquooffensegraverentde la reacuteveacutelation drsquoun recircve dont la fin et la causeeacutetaient ses inteacuterecircts peacutecuniaires elle lrsquoattribuanaturellement agrave la causerie par laquelle la Bou-gival lrsquoavait endormie et ougrave il eacutetait question deslibeacuteraliteacutes de son parrain pour elle et des cer-titudes que conservait sa nourrice agrave cet eacutegardMais ce recircve revint avec des aggravations qui lelui rendirent excessivement redoutable La se-conde fois la main glaceacutee de son parrain se po-sa sur son eacutepaule et lui causa la plus cruelledouleur une sensation indeacutefinissable ― Il fautobeacuteir aux morts  disait-il drsquoune voix seacutepulcraleEt des larmes dit-elle tombaient de ses yeuxblancs et vides La troisiegraveme fois le mort laprit par ses longues nattes et lui fit voir Mino-ret causant avec Goupil et lui promettant delrsquoargent srsquoil emmenait Ursule agrave Sens Ursule prit

alors le parti drsquoavouer ces trois recircves agrave lrsquoabbeacuteChaperon

― Monsieur le cureacute lui dit-elle un soircroyez-vous que les morts puissent apparaicirctre 

― Mon enfant lrsquohistoire sacreacutee lrsquohistoireprofane lrsquohistoire moderne offrent plusieursteacutemoignages agrave ce sujet  mais lrsquoEacuteglise nrsquoen a ja-mais fait un article de foi  et quant agrave la Scienceen France elle srsquoen moque

― Que croyez-vous ― La puissance de Dieu mon enfant est in-

finie― Mon parrain vous a-t-il parleacute de ces sortes

de choses ― Oui souvent Il avait entiegraverement changeacute

drsquoavis sur ces matiegraveres Sa conversion date dujour il me lrsquoa dit vingt fois ougrave dans Paris unefemme vous a entendue agrave Nemours priant pourlui et a vu le point rouge que vous aviez mis de-vant le jour de Saint-Savinien agrave votre almanach

Ursule jeta un cri perccedilant qui fit freacutemir leprecirctre  elle se souvenait de la scegravene ougrave de re-tour agrave Nemours son parrain avait lu dans sonacircme et srsquoeacutetait empareacute de son almanach

― Si cela est dit-elle mes visions sont pos-sibles Mon parrain mrsquoest apparu comme Jeacutesusagrave ses disciples Il est dans une enveloppe de lu-miegravere jaune il parle  Je voulais vous prier dedire une messe pour le repos de son acircme et im-plorer le secours de Dieu afin de faire cesser cesapparitions qui me brisent

Elle raconta dans les plus grands deacutetails sestrois recircves en insistant sur la profonde veacuteriteacutedes faits sur la liberteacute de ses mouvements surle somnambulisme drsquoun ecirctre inteacuterieur qui dit-elle se deacuteplaccedilait sous la conduite du spectrede son oncle avec une excessive faciliteacute Ce quisurprit eacutetrangement le precirctre agrave qui la veacuteraciteacutedrsquoUrsule eacutetait connue fut la description exactede la chambre autrefois occupeacutee par Zeacutelie Mi-noret agrave son eacutetablissement de la Poste ougrave ja-

mais Ursule nrsquoavait peacuteneacutetreacute de laquelle enfinelle nrsquoavait jamais entendu parler

― Par quels moyens ces eacutetranges apparitionspeuvent-elles donc avoir lieu  dit Ursule Quepensait mon parrain 

― Votre parrain mon enfant proceacutedait parhypothegraveses Il avait reconnu la possibiliteacute delrsquoexistence drsquoun monde spirituel drsquoun mondedes ideacutees Si les ideacutees sont une creacuteation propreagrave lrsquohomme si elles subsistent en vivant drsquounevie qui leur soit propre  elles doivent avoir desformes insaisissables agrave nos sens exteacuterieurs maisperceptibles agrave nos sens inteacuterieurs quand ils sontdans certaines conditions Ainsi les ideacutees devotre parrain peuvent vous envelopper et peut-ecirctre les avez-vous revecirctues de son apparencePuis si Minoret a commis ces actions elles sereacutesolvent en ideacutees  car toute action est le reacutesul-tat de plusieurs ideacutees Or si les ideacutees se meuventdans le monde spirituel votre esprit a pu lesapercevoir en y peacuteneacutetrant Ces pheacutenomegravenes ne

sont pas plus eacutetranges que ceux de la meacutemoireet ceux de la meacutemoire sont aussi surprenants etinexplicables que ceux du parfum des plantesqui sont peut-ecirctre les ideacutees de la plante

― Mon Dieu  combien vous agrandissez lemonde Mais entendre parler un mort le voirmarchant agissant est-ce donc possible 

― En Suegravede Swedenborg reacutepondit lrsquoabbeacuteChaperon a prouveacute jusqursquoagrave lrsquoeacutevidence qursquoilcommuniquait avec les morts Mais drsquoailleursvenez dans la bibliothegraveque et vous lirez dans lavie du fameux duc de Montmorency deacutecapiteacute agraveToulouse et qui certes nrsquoeacutetait pas homme agrave for-ger des sornettes une aventure presque sem-blable agrave la vocirctre et qui cent ans auparavant eacutetaitarriveacutee agrave Cardan

Ursule et le cureacute montegraverent au premier eacutetageet le bonhomme lui chercha une petite eacuteditionin-12 imprimeacutee agrave Paris en 1666 de lrsquohistoirede Henri de Montmorency eacutecrite par un eccleacute-

siastique contemporain et qui avait connu leprince

― Lisez dit le cureacute en lui donnant le volumeaux pages 175 et 176 Votre parrain a souventrelu ce passage et tenez il srsquoy trouve encore deson tabac

― Et il nrsquoest plus lui  dit Ursule en prenantle livre pour lire ce passage 

laquo Le sieacutege de Privas fut remarquable par laperte de quelques personnes de commande-ment  deux mareacutechaux de camp y moururent agravesavoir le marquis drsquoUxelles drsquoune blessure qursquoilreccedilut aux approches et le marquis de Portesdrsquoune mousquetade agrave la tecircte Le jour qursquoil futtueacute il devait ecirctre fait mareacutechal de France Envi-ron le moment de la mort du marquis le ducde Montmorency qui dormait dans sa tente futeacuteveilleacute par une voix semblable agrave celle du mar-quis qui lui disait adieu Lrsquoamour qursquoil avaitpour une personne qui lui eacutetait si proche fitqursquoil attribua lrsquoillusion de ce songe agrave la force de

son imagination  et le travail de la nuit qursquoilavait passeacutee selon sa coutume agrave la trancheacutee futcause qursquoil se rendormit sans aucune crainteMais la mecircme voix lrsquointerrompit encore uncoup et le fantocircme qursquoil nrsquoavait vu qursquoen dor-mant le contraignit de srsquoeacuteveiller de nouveau etdrsquoouiumlr distinctement les mecircmes mots qursquoil avaitprononceacutes avant de disparaicirctre Le duc se res-souvint alors qursquoun jour qursquoils entendaient dis-courir le philosophe Pitart sur la seacuteparation delrsquoacircme drsquoavec le corps ils srsquoeacutetaient promis de sedire adieu lrsquoun agrave lrsquoautre si le premier qui vien-drait agrave mourir en avait la permission Sur quoine pouvant srsquoempecirccher de craindre la veacuteriteacutede cet avertissement il envoya promptementun de ses domestiques au quartier du marquisqui eacutetait eacuteloigneacute du sien Mais avant que sonhomme fucirct de retour on vint le queacuterir [querir]de la part du roi qui lui fit dire par des per-sonnes propres agrave le consoler lrsquoinfortune qursquoilavait appreacutehendeacutee

raquo Je laisse agrave disputer aux docteurs sur la rai-son de cet eacuteveacutenement que jrsquoai ouiuml plusieurs foisreacuteciter au duc de Montmorency et dont jrsquoai cruque la merveille et la veacuteriteacute eacutetaient dignes drsquoecirctrerapporteacutees raquo

― Mais alors dit Ursule que dois-je faire ― Mon enfant reprit le cureacute il srsquoagit de

choses si graves et qui vous sont si profitablesque vous devez garder un silence absolu Main-tenant que vous mrsquoavez confieacute les secrets decette apparition peut-ecirctre nrsquoaura-t-elle pluslieu Drsquoailleurs vous ecirctes assez forte pour al-ler agrave lrsquoeacuteglise  eh  bien demain vous y viendrezremercier Dieu et le prier de donner le reposagrave votre parrain Soyez drsquoailleurs certaine quevous avez mis votre secret en des mains pru-dentes

― Si vous saviez en quelles terreurs jemrsquoendors  quels regards me lance mon par-rain  La derniegravere fois il srsquoaccrochait agrave ma robe

pour me voir plus long-temps Je me suis reacute-veilleacutee le visage tout en pleurs

― Soyez en paix il ne reviendra plus lui ditle cureacute

Sans perdre un instant lrsquoabbeacute Chaperon al-la chez Minoret et le pria de lui accorder unmoment drsquoaudience dans le pavillon chinois enexigeant qursquoils fussent seuls

― Personne ne peut-il nous eacutecouter  ditlrsquoabbeacute Chaperon agrave Minoret

― Personne reacutepondit Minoret― Monsieur mon caractegravere doit vous ecirctre

connu dit le bonhomme en attachant sur la fi-gure de Minoret un regard doux mais attentifjrsquoai agrave vous parler de choses graves extraordi-naires qui ne concernent que vous et sur les-quelles vous pouvez compter que je garderai leplus profond secret  mais il mrsquoest impossiblede ne pas vous en instruire Dans le temps quevivait votre oncle il y avait lagrave dit le precirctre enmontrant la place du meuble un petit buffet

de Boulle agrave dessus de marbre (Minoret devintblecircme) et sous ce marbre votre oncle avait misune lettre pour sa pupille

Le cureacute raconta sans omettre la moindre cir-constance la propre conduite de Minoret agrave Mi-noret Lrsquoancien maicirctre de poste en entendant ledeacutetail des deux allumettes qui srsquoeacutetaient eacuteteintessans srsquoallumer sentit ses cheveux freacutetillant dansleur cuir chevelu

― Qui donc a pu forger de semblables sor-nettes  dit-il au cureacute drsquoune voix eacutetrangleacuteequand le reacutecit fut termineacute

― Le mort lui-mecircme Cette reacuteponse causa un leacuteger freacutemissement agrave

Minoret qui voyait aussi le docteur en recircve― Dieu monsieur le cureacute est bien bon de

faire des miracles pour moi reprit Minoret agravequi son danger inspira la seule plaisanterie qursquoilficirct dans tonte sa vie

― Tout ce que Dieu fait est naturel reacuteponditle precirctre

― Votre fantasmagorie ne mrsquoeffraie pointdit le colosse en retrouvant un peu de sang-froid

― Je ne viens pas vous effrayer mon chermonsieur car jamais je ne parlerai de ceci agrave quique ce soit au monde dit le cureacute Vous seulsavez la veacuteriteacute Crsquoest une affaire entre vous etDieu

― Voyons monsieur le cureacute me croyez-vous capable drsquoun si horrible abus deconfiance 

― Je ne crois qursquoaux crimes que lrsquoon meconfesse et desquels on se repent dit le precirctredrsquoun ton apostolique

― Un crime  srsquoeacutecria Minoret― Un crime affreux dans ses conseacutequences― En quoi ― En ce qursquoil eacutechappe agrave la justice humaine

Les crimes qui ne sont pas expieacutes ici-bas leseront dans lrsquoautre vie Dieu venge lui-mecircmelrsquoinnocence

― Vous croyez que Dieu srsquooccupe de ces mi-segraveres 

― Srsquoil ne voyait pas les mondes dans tousleurs deacutetails et drsquoun seul regard comme vousfaites tenir tout un paysage dans votre œil il neserait pas Dieu

― Monsieur le cureacute vous me donnez votreparole que vous nrsquoavez eu ces deacutetails que demon oncle 

― Votre oncle est apparu trois fois agrave Ursulepour les lui reacutepeacuteter Fatigueacutee de ses recircves ellemrsquoa confieacute ces reacuteveacutelations sous le secret et lestrouve si deacutenueacutees de raison qursquoelle nrsquoen parlerajamais Aussi pouvez-vous ecirctre tranquille agrave cesujet

― Mais je suis tranquille de toute maniegraveremonsieur Chaperon

― Je le souhaite dit le vieux precirctre Quandmecircme je taxerais drsquoabsurditeacute ces avertissementsdonneacutes en recircve je trouverais encore neacuteces-saire de vous les communiquer agrave cause de

la singulariteacute des deacutetails Vous ecirctes un hon-necircte homme et vous avez trop leacutegalement ga-gneacute votre belle fortune pour vouloir y ajou-ter quelque chose par le vol Drsquoailleurs vousecirctes un homme presque primitif vous serieztrop tourmenteacute par les remords Nous avons ennous un sentiment du juste chez lrsquohomme leplus civiliseacute comme chez le plus sauvage quine nous permet pas de jouir en paix du bienmal acquis selon les lois de la socieacuteteacute dans la-quelle nous vivons car les Socieacuteteacutes bien consti-tueacutees sont modeleacutees sur lrsquoordre mecircme impo-seacute par Dieu aux mondes Les Socieacuteteacutes sont enceci drsquoorigine divine Lrsquohomme ne trouve pasdrsquoideacutees il nrsquoinvente pas de formes il imite lesrapports eacuteternels qui lrsquoenveloppent de toutesparts Aussi voyez ce qui arrive  Aucun cri-minel allant agrave lrsquoeacutechafaud et pouvant emporterle secret de ses crimes ne se laisse trancher latecircte sans faire des aveux auxquels il est pous-seacute par une mysteacuterieuse puissance Ainsi mon

cher monsieur Minoret si vous ecirctes tranquilleje mrsquoen vais heureux

Minoret devint si stupide qursquoil ne recondui-sit pas le cureacute Quand il se crut seul il entra dansune colegravere drsquohomme sanguin  il lui eacutechappaitles plus eacutetranges blasphegravemes et il donnait lesnoms les plus odieux agrave Ursule

― Eh  bien que trsquoa-t-elle donc fait  lui dit safemme venue sur la pointe des pieds apregraves avoirreconduit le cureacute

Pour la premiegravere et unique fois de sa vie Mi-noret enivreacute par la colegravere et pousseacute agrave bout parles questions reacuteiteacutereacutees de sa femme la battit sibien qursquoil fut obligeacute quand elle tomba meurtriede la prendre dans ses bras et tout honteuxde la coucher lui-mecircme Il fit une petite mala-die  le meacutedecin fut obligeacute de le saigner deuxfois Quand il fut sur pied chacun dans untemps donneacute remarqua des changements chezlui Minoret se promenait seul et souvent il al-lait par les rues comme un homme inquiet Il

paraissait distrait en eacutecoutant lui qui nrsquoavait ja-mais eu deux ideacutees dans la tecircte Enfin un soiril aborda dans la Grandrsquorue le juge de paixqui sans doute venait chercher Ursule pour laconduire chez madame de Portenduegravere ougrave lapartie de whist avait recommenceacute

― Monsieur Bongrand jrsquoai quelque chosedrsquoassez important agrave dire agrave ma cousine fit-il enprenant le juge par le bras et je suis assez aiseque vous y soyez vous pourrez lui servir deconseil

Ils trouvegraverent Ursule en train drsquoeacutetudier ellese leva drsquoun air imposant et froid en voyant Mi-noret

― Mon enfant monsieur Minoret veut vousparler drsquoaffaires dit le juge de paix Par paren-thegravese nrsquooubliez pas de me donner votre ins-cription de rente  je vais agrave Paris je toucheraivotre semestre et celui de la Bougival

― Ma cousine dit Minoret notre oncle vousavait accoutumeacutee agrave plus drsquoaisance que vousnrsquoen avez

― On peut se trouver tregraves-heureux avec peudrsquoargent dit-elle

― Je croyais que lrsquoargent faciliterait votrebonheur reprit Minoret et je venais vous en of-frir par respect pour la meacutemoire de mon oncle

― Vous aviez une maniegravere naturelle de larespecter dit seacutevegraverement Ursule Vous pou-viez laisser sa maison telle qursquoelle eacutetait et me lavendre car vous ne lrsquoavez mise agrave si haut prixque dans lrsquoespoir drsquoy trouver des treacutesors

― Enfin dit Minoret eacutevidemment oppresseacutesi vous aviez douze mille livres de rente vousseriez en position de vous marier plus avanta-geusement

― Je ne les ai pas― Mais si je vous les donnais agrave la condition

drsquoacheter une terre en Bretagne dans le pays de

madame de Portenduegravere qui consentirait alorsagrave votre mariage avec son fils 

― Monsieur Minoret dit Ursule je nrsquoaipoint de droits agrave une somme si consideacuterable etje ne saurais lrsquoaccepter de vous Nous sommestregraves-peu parents et encore moins amis Jrsquoai tropsubi deacutejagrave les malheurs de la calomnie pour vou-loir donner lieu agrave la meacutedisance Qursquoai je faitpour meacuteriter cet argent  Sur quoi vous fon-deriez-vous pour me faire un tel preacutesent  Cesquestions que jrsquoai le droit de vous adresserchacun y reacutepondrait agrave sa maniegravere on y verraitune reacuteparation de quelque dommage et je neveux point en avoir reccedilu Votre oncle ne mrsquoapoint eacuteleveacutee dans des sentiments ignobles Onne doit accepter que de ses amis  je ne sauraisavoir drsquoaffection pour vous et je serais neacuteces-sairement ingrate je ne veux pas mrsquoexposer agravemanquer de reconnaissance

― Vous refusez  srsquoeacutecria le colosse agrave qui ja-mais lrsquoideacutee ne serait venue en tecircte qursquoon pouvaitrefuser une fortune

― Je refuse reacutepeacuteta Ursule― Mais agrave quel titre offririez-vous une

pareille fortune agrave mademoiselle  demandalrsquoancien avoueacute qui regarda fixement MinoretVous avez une ideacutee avez-vous une ideacutee 

― Eh  bien lrsquoideacutee de la renvoyer de Ne-mours afin que mon fils me laisse tranquille ilest amoureux drsquoelle et veut lrsquoeacutepouser

― Eh  bien nous verrons cela reacutepondit lejuge de paix en raffermissant ses lunettes lais-sez-nous le temps de reacutefleacutechir

Il reconduisit Minoret jusque chez lui touten approuvant les sollicitudes que lui inspiraitlrsquoavenir de Deacutesireacute blacircmant un peu la preacutecipi-tation drsquoUrsule et promettant de lui faire en-tendre raison Aussitocirct que Minoret fut ren-treacute Bongrand alla chez le maicirctre de poste luiemprunta son cabriolet et son cheval courut

jusqursquoagrave Fontainebleau demanda le substitut etapprit qursquoil devait ecirctre chez le sous-preacutefet ensoireacutee Le juge de paix ravi srsquoy preacutesenta Deacutesi-reacute faisait une partie de whist avec la femme duprocureur du roi la femme du sous-preacutefet et lecolonel du reacutegiment en garnison

― Je viens vous apprendre une heureusenouvelle dit monsieur Bongrand agrave Deacutesireacute vous aimez votre cousine Ursule Miroueumlt etvotre pegravere ne srsquooppose plus agrave votre mariage

― Jrsquoaime Ursule Miroueumlt  srsquoeacutecria Deacutesireacute enriant Ougrave prenez-vous Ursule Miroueumlt  Je mesouviens drsquoavoir vu quelquefois chez feu Mi-noret mon archi-grand-oncle cette petite fillequi certes est drsquoune grande beauteacute  mais elle estdrsquoune deacutevotion outreacutee  et si jrsquoai comme tout lemonde rendu justice agrave ses charmes je nrsquoai ja-mais eu la tecircte troubleacutee pour cette blonde unpeu fadasse dit-il en souriant agrave la sous-preacutefegravete(la sous-preacutefegravete eacutetait une brune piquante selonla vieille expression du dernier siegravecle) Drsquoougrave ve-

nez-vous mon cher monsieur Bongrand  Toutle monde sait que mon pegravere est seigneur su-zerain de quarante-huit mille livres de renteen terres groupeacutees autour de son chacircteau duRouvre et tout le monde me connaicirct quarantehuit mille raisons perpeacutetuelles et fonciegraveres pourne pas aimer la pupille du Parquet Si jrsquoeacutepousaisune fille de rien ces dames me prendraientpour un grand sot

― Vous nrsquoavez jamais tourmenteacute votre pegravereau sujet drsquoUrsule 

― Jamais― Vous lrsquoentendez monsieur le procureur

du roi  dit le juge de paix agrave ce magistrat qui lesavait eacutecouteacutes et qursquoil emmena dans une embra-sure ougrave ils restegraverent environ un quart drsquoheureagrave causer

Une heure apregraves le juge de paix de retouragrave Nemours chez Ursule envoyait la Bougivalchercher Minoret qui vint aussitocirct

― Mademoiselle dit Bongrand agrave Minoreten le voyant entrer

― Accepte  dit Minoret en interrompant― Non pas encore reacutepondit le juge en tou-

chant agrave ses lunettes elle a eu des scrupules surlrsquoeacutetat de votre fils  car elle a eacuteteacute bien maltraiteacuteeagrave propos drsquoune passion semblable et connaicirctle prix de la tranquilliteacute Pouvez-vous lui ju-rer que votre fils est fou drsquoamour et que vousnrsquoavez pas drsquoautre intention que celle de preacuteser-ver notre chegravere Ursule de quelques nouvellesgoupilleries 

― Oh  je le jure fit Minoret― Halte lagrave papa Minoret  dit le juge de paix

en sortant une de ses mains du gousset de sonpantalon pour frapper sur lrsquoeacutepaule de Minoretqui tressaillit Ne faites pas si leacutegegraverement unfaux serment

― Un faux serment ― Il est entre vous et votre fils qui vient de ju-

rer agrave Fontainebleau chez le sous-preacutefet en preacute-

sence de quatre personnes et du procureur duroi que jamais il nrsquoavait songeacute agrave sa cousine Ur-sule Miroueumlt Vous avez donc drsquoautres raisonspour lui offrir un si eacutenorme capital  Jrsquoai vu quevous aviez avanceacute des faits hasardeacutes je suis alleacutemoi-mecircme agrave Fontainebleau

Minoret resta tout eacutebahi de sa propre sottise― Mais il nrsquoy a pas de mal monsieur Bon-

grand agrave offrir agrave une parente de rendre possibleun mariage qui paraicirct devoir faire son bonheuret de chercher des preacutetextes pour vaincre samodestie

Minoret agrave qui son danger venait deconseiller une excuse presque admissiblesrsquoessuya le front ougrave se voyaient de grossesgouttes de sueur

― Vous connaissez les motifs de mon refuslui reacutepondit Ursule je vous prie de ne plus reve-nir ici Sans que monsieur de Portenduegravere mrsquoaitconfieacute ses raisons il a pour vous des sentimentsde meacutepris de haine mecircme qui me deacutefendent de

vous recevoir Mon bonheur est toute ma for-tune je ne rougis pas de lrsquoavouer  je ne veuxdonc point le compromettre car monsieur dePortenduegravere nrsquoattend plus que lrsquoeacutepoque de mamajoriteacute pour mrsquoeacutepouser

― Le proverbe Monnaie fait tout est bienmenteur dit le gros et grand Minoret en regar-dant le juge de paix dont les yeux observateursle gecircnaient beaucoup

Il se leva sortit mais dehors il trouvalrsquoatmosphegravere aussi lourde que dans la petitesalle

― Il faut pourtant que cela finisse se dit-il enrevenant chez lui

― Votre inscription ma petite dit le jugede paix assez eacutetonneacute de la tranquilliteacute drsquoUrsuleapregraves un eacuteveacutenement si bizarre

En apportant son inscription et celle de laBougival Ursule trouva le juge de paix qui sepromenait agrave grands pas

― Vous nrsquoavez aucune ideacutee sur le but de ladeacutemarche de ce gros butor  dit-il

― Aucune que je puisse dire reacutepondit-elleMonsieur Bongrand la regarda drsquoun air sur-

pris― Nous avons alors la mecircme ideacutee reacutepon-

dit-il Tenez gardez les numeacuteros de ces deuxinscriptions en cas que je les perde  il faut tou-jours avoir ce soin-lagrave

Bongrand eacutecrivit alors lui-mecircme sur unecarte le numeacutero de lrsquoinscription drsquoUrsule et ce-lui de la nourrice

― Adieu mon enfant  je serai deux jours ab-sent mais jrsquoarriverai le troisiegraveme pour mon au-dience

Cette nuit mecircme Ursule eut une apparitionqui se fit drsquoune faccedilon eacutetrange Il lui sembla queson lit eacutetait dans le cimetiegravere de Nemours etque la fosse de son oncle se trouvait au bas deson lit La pierre blanche ougrave elle lut lrsquoinscriptiontumulaire lui causa le plus violent eacuteblouisse-

ment en srsquoouvrant comme la couverture ob-longue drsquoun album Elle jeta des cris perccedilantsmais le spectre du docteur se dressa lentementElle vit drsquoabord la tecircte jaune et les cheveuxblancs qui brillaient environneacutes par une es-pegravece drsquoaureacuteole Sous le front nu les yeux eacutetaientcomme deux rayons et il se levait comme at-tireacute par une force supeacuterieure Ursule tremblaithorriblement dans son enveloppe corporelle sachair eacutetait comme un vecirctement brucirclant et il yavait dit-elle plus tard comme une autre elle-mecircme qui srsquoagitait au dedans ― Gracircce dit-ellemon parrain  ― Gracircce  il nrsquoest plus temps dit-il drsquoune voix de mort selon lrsquoinexplicable ex-pression de la pauvre fille en racontant ce nou-veau recircve au cureacute Chaperon Il a eacuteteacute averti ilnrsquoa pas tenu compte des avis Les jours de sonfils sont compteacutes Srsquoil nrsquoa pas tout avoueacute toutrestitueacute dans quelque temps il pleurera son filsqui va mourir drsquoune mort horrible et violenteQursquoil le sache  Le spectre montra une rangeacutee de

chiffres qui scintillegraverent sur la muraille commesrsquoils eussent eacuteteacute eacutecrits avec du feu et dit  ― Voi-lagrave son arrecirct  Quand son oncle se recoucha danssa tombe Ursule entendit le bruit de la pierrequi retombait puis dans le lointain un bruiteacutetrange de chevaux et de cris drsquohomme

Le lendemain Ursule se trouva sans forceElle ne put se lever tant ce recircve lrsquoavait accableacuteeElle pria sa nourrice drsquoaller aussitocirct chez lrsquoabbeacuteChaperon et de le ramener Le bonhomme vintapregraves avoir dit sa messe  mais il ne fut pointsurpris du reacutecit drsquoUrsule  il tenait la spoliationpour vraie et ne cherchait plus agrave srsquoexpliquer lavie anormale de sa chegravere petite recircveuse Il quittapromptement Ursule et courut chez Minoret

― Mon Dieu monsieur le cureacute dit Zeacutelie auprecirctre le caractegravere de mon mari srsquoest aigri je nesais ce qursquoil a Jusqursquoagrave preacutesent crsquoeacutetait un enfant mais depuis deux mois il nrsquoest plus reconnais-sable Pour srsquoecirctre emporteacute jusqursquoagrave me frappermoi qui suis si douce  il faut que cet homme-lagrave

soit changeacute du tout au tout Vous le trouverezdans les roches il y passe sa vie  Agrave quoi faire 

Malgreacute la chaleur on eacutetait alors en sep-tembre 1836 le precirctre passa le canal et prit parun sentier en apercevant Minoret assis au basdrsquoune des roches

― Vous ecirctes bien tourmenteacute monsieur Mi-noret dit le precirctre en se montrant au cou-pable Vous mrsquoappartenez car vous souffrezMalheureusement je viens sans doute augmen-ter vos appreacutehensions Ursule a eu cette nuit unrecircve terrible Votre oncle a souleveacute la pierre desa tombe pour propheacutetiser des malheurs dansvotre famille Je ne viens certes pas vous fairepeur mais vous devez savoir si ce qursquoil a dit

― En veacuteriteacute monsieur le cureacute je ne puis ecirctretranquille nulle part pas mecircme sur ces rochesJe ne veux rien savoir de ce qui se passe danslrsquoautre monde

― Je me retire monsieur je nrsquoai pas fait cechemin par la chaleur pour mon plaisir dit leprecirctre en srsquoessuyant le front

― Eh  bien qursquoa-t-il dit le bonhomme  de-manda Minoret

― Vous ecirctes menaceacute de perdre votre fils Srsquoila raconteacute des choses que vous seul saviez crsquoest agravefaire freacutemir pour les choses que nous ne savonspas Restituez mon cher monsieur restituez Ne vous damnez pas pour un peu drsquoor

― Mais restituer quoi ― La fortune que le docteur destinait agrave Ur-

sule Vous avez pris ces trois inscriptions je lesais maintenant Vous avez commenceacute par per-seacutecuter la pauvre fille et vous finissez par luioffrir une fortune  vous tombez dans le men-songe vous vous entortillez dans ses deacutedaleset vous y faites des faux pas agrave tout momentVous ecirctes maladroit vous avez eacuteteacute mal servi parvotre complice Goupil qui se rit de vous Deacutepecirc-chez-vous car vous ecirctes observeacute par des gens

spirituels et perspicaces par les amis drsquoUrsuleRestituez  et si vous ne sauvez pas votre fils quipeut-ecirctre nrsquoest pas menaceacute vous sauverez votreacircme vous sauverez votre honneur Est-ce dansune socieacuteteacute constitueacutee comme la nocirctre est-cedans une petite ville ougrave vous avez tous les yeuxles uns sur les autres et ougrave tout se devine quandtout ne se sait pas que vous pourrez celer unefortune mal acquise  Allons mon cher enfantun homme innocent ne me laisserait pas parlersi long-temps

― Allez au diable  srsquoeacutecria Minoret je ne saispas ce que vous avez tous apregraves moi Jrsquoaimemieux ces pierres elles me laissent tranquille

― Adieu vous avez eacuteteacute preacutevenu par moimon cher monsieur sans que ni la pauvre en-fant ni moi nous ayons dit un seul mot agrave quique ce soit au monde Mais prenez garde  ilest un homme qui a les yeux sur vous Dieuvous prenne en pitieacute 

Le cureacute srsquoeacuteloigna puis agrave quelques pas il seretourna pour regarder encore Minoret Mino-ret se tenait la tecircte entre les mains car sa tecirctele gecircnait Minoret eacutetait un peu fou Drsquoabordil avait gardeacute les trois inscriptions il ne sa-vait qursquoen faire il nrsquoosait aller les toucher lui-mecircme il avait peur qursquoon ne le remarquacirct  il nevoulait pas les vendre et cherchait un moyende les transfeacuterer Il faisait lui  des romansdrsquoaffaires dont le deacutenoucircment eacutetait toujours latransmission des maudites inscriptions Danscette horrible situation il pensa neacuteanmoins agravetout avouer agrave sa femme afin drsquoavoir un conseilZeacutelie qui avait si bien meneacute sa barque sau-rait le retirer de ce pas difficile Les rentes troispour cent eacutetaient alors agrave quatre-vingts francsil srsquoagissait avec les arreacuterages drsquoune restitu-tion de pregraves drsquoun million  Rendre un millionsans qursquoil y ait contre nous aucune preuve quidise qursquoon lrsquoa pris  ceci nrsquoeacutetait pas une pe-tite affaire Aussi Minoret demeura-t-il pen-

dant le mois de septembre et une partie de celuidrsquooctobre en proie agrave ses remords agrave ses irreacuteso-lutions Au grand eacutetonnement de toute la villeil maigrit

Une circonstance affreuse hacircta la confidenceque Minoret voulait faire agrave Zeacutelie  lrsquoeacutepeacutee de Da-moclegraves se remua sur leurs tecirctes Vers le milieudu mois drsquooctobre monsieur et madame Mino-ret reccedilurent de leur fils Deacutesireacute la lettre suivante 

laquo Ma chegravere megravere si je ne suis pas venuvous voir depuis les vacances crsquoest que drsquoabordjrsquoeacutetais de service en lrsquoabsence de monsieur leprocureur du roi puis je savais que monsieurde Portenduegravere attendait mon seacutejour agrave Ne-mours pour mrsquoy chercher querelle Lasseacute peut-ecirctre de voir une vengeance qursquoil veut tirer denotre famille toujours remise le vicomte estvenu agrave Fontainebleau ougrave il avait donneacute ren-dez-vous agrave lrsquoun de ses amis de Paris apregravessrsquoecirctre assureacute du concours du vicomte de Sou-langes chef drsquoescadron des hussards que nous

avons en garnison Il srsquoest preacutesenteacute tregraves-poli-ment chez moi accompagneacute de ces deux mes-sieurs et mrsquoa dit que mon pegravere eacutetait indu-bitablement lrsquoauteur des perseacutecutions infacircmesexerceacutees sur Ursule Miroueumlt sa future  il mrsquoen adonneacute les preuves en mrsquoexpliquant les aveux deGoupil devant teacutemoins et la conduite de monpegravere qui drsquoabord srsquoeacutetait refuseacute agrave exeacutecuter lespromesses faites agrave Goupil pour le reacutecompen-ser de ses perfides inventions et qui apregraves luiavoir fourni les fonds pour traiter de la chargedrsquohuissier agrave Nemours avait par peur offert sagarantie agrave monsieur Dionis pour le prix de sonEacutetude et enfin eacutetabli Goupil Le vicomte nepouvant se battre avec un homme de soixante-sept ans et voulant absolument venger les in-jures faites agrave Ursule me demanda formelle-ment une reacuteparation Son parti pris et meacutediteacutedans le silence eacutetait ineacutebranlable Si je refusaisle duel il avait reacutesolu de me rencontrer dansun salon en face des personnes agrave lrsquoestime des-

quelles je tenais le plus agrave mrsquoy insulter si gra-vement que je devrais alors me battre ou quema carriegravere serait finie En France un lacirccheest unanimement repousseacute Drsquoailleurs ses mo-tifs pour exiger une reacuteparation seraient expli-queacutes par des hommes honorables Il srsquoest dit facirc-cheacute drsquoen venir agrave de pareilles extreacutemiteacutes Selonses teacutemoins le plus sage agrave moi serait de reacuteglerune rencontre comme des gens drsquohonneur enavaient lrsquohabitude afin que la querelle nrsquoeucirct pasUrsule Miroueumlt pour motif Enfin pour eacutevitertout scandale en France nous pouvions faireavec nos teacutemoins un voyage sur la frontiegraverela plus rapprocheacutee Les choses srsquoarrangeraientainsi pour le mieux Son nom a-t-il dit valaitdix fois ma fortune et son bonheur agrave venir luifaisait risquer plus que je ne risquais dans cecombat qui serait mortel Il mrsquoa engageacute agrave choi-sir mes teacutemoins et agrave faire deacutecider ces questionsMes teacutemoins choisis se sont reacuteunis aux sienshier et ils ont agrave lrsquounanimiteacute deacutecideacute que je devais

une reacuteparation Dans huit jours donc je parti-rai pour Genegraveve avec deux de mes amis Mon-sieur de Portenduegravere monsieur de Soulanges etmonsieur de Trailles y vont de leur cocircteacute Nousnous battrons au pistolet  toutes les conditionsdu duel sont arrecircteacutees  nous tirerons chacuntrois fois  et apregraves quoi qursquoil arrive tout sera fi-ni Pour ne pas eacutebruiter une si sale affaire car jesuis dans lrsquoimpossibiliteacute de justifier la conduitede mon pegravere je vous eacutecris au dernier momentJe ne veux pas vous aller voir agrave cause des vio-lences auxquelles vous pourriez vous abandon-ner et qui ne seraient point convenables Pourfaire mon chemin dans le monde je dois ensuivre les lois  et lagrave ougrave le fils drsquoun vicomte a dixraisons pour se battre il y en a cent pour le filsdrsquoun maicirctre de poste Je passerai de nuit agrave Ne-mours et vous y ferai mes adieux raquo

Cette lettre lue il y eut entre Zeacutelie et Minoretune scegravene qui se termina par les aveux du volde toutes les circonstances qui srsquoy rattachaient

et des eacutetranges scegravenes auxquelles il donnait lieupartout mecircme dans le monde des recircves Le mil-lion fascina Zeacutelie tout autant qursquoil avait fascineacuteMinoret

― Tiens-toi tranquille ici dit Zeacutelie agrave son ma-ri sans lui faire la moindre remontrance sur sessottises je me charge de tout Nous garderonslrsquoargent et Deacutesireacute ne se battra pas

Madame Minoret mit son chacircle et son cha-peau courut avec la lettre de son fils chez Ur-sule et la trouva seule car il eacutetait environ mi-di Malgreacute son assurance Zeacutelie Minoret fut sai-sie par le regard froid que lrsquoorpheline jeta  maiselle se gourmanda pour ainsi dire de sa couar-dise et prit un ton deacutegageacute

― Tenez mademoiselle Miroueumlt faites-moile plaisir de lire la lettre que voici et dites-moice que vous en pensez  cria-t-elle en tendant agraveUrsule la lettre du substitut

Ursule eacuteprouva mille sentiments contraires agravela lecture de cette lettre qui lui apprenait com-

bien elle eacutetait aimeacutee quel soin Savinien avaitde lrsquohonneur de celle qursquoil prenait pour femme mais elle avait agrave la fois trop de religion et tropde chariteacute pour vouloir ecirctre la cause de la mortou des souffrances de son plus cruel ennemi

― Je vous promets madame drsquoempecirccher ceduel et vous pouvez ecirctre tranquille  mais jevous prie de me laisser cette lettre

― Voyons mon petit ange ne pou-vons-nous pas faire mieux  Eacutecoutez-moi bienNous avons reacuteuni quarante-huit mille livres derente autour du Rouvre un vrai chacircteau royal de plus nous pouvons donner agrave Deacutesireacute vingt-quatre mille livres de rente sur le Grand-Livreen tout soixante-douze mille francs par anVous conviendrez qursquoil nrsquoy a pas beaucoup departis qui puissent lutter avec lui Vous ecirctes unepetite ambitieuse et vous avez raison dit Zeacutelieen apercevant le geste de deacuteneacutegation vive quefit Ursule Je viens vous demander votre mainpour Deacutesireacute  vous porterez le nom de votre

parrain ce sera lrsquohonorer Deacutesireacute comme vouslrsquoavez pu voir est un joli garccedilon  il est tregraves-bienvu agrave Fontainebleau le voilagrave bientocirct procureurdu roi Vous ecirctes une enjocircleuse vous le ferezvenir agrave Paris Agrave Paris nous vous donnerons unbel hocirctel vous brillerez vous y jouerez un rocirclecar avec soixante-douze mille francs de rente etles appointements drsquoune place vous et Deacutesireacutevous serez de la plus haute socieacuteteacute Consultezvos amis et vous verrez ce qursquoils vous diront

― Je nrsquoai besoin que de consulter mon cœurmadame

― Ta ta ta  vous allez me parler de ce petitcasse-cœur de Savinien  Parbleu  vous achegrave-terez bien cher son nom ses petites mous-taches releveacutees comme deux crocs et ses che-veux noirs Encore un joli cadet  Vous irez loinavec un meacutenage avec sept mille francs de renteet un homme qui a fait cent mille francs dedettes en deux ans agrave Paris Drsquoabord vous nesavez pas ccedila encore tous les hommes se res-

semblent mon enfant  et sans me flatter monDeacutesireacute vaut le fils drsquoun roi

― Vous oubliez madame le danger quecourt monsieur votre fils en ce moment et quine peut ecirctre deacutetourneacute que par le deacutesir qursquoamonsieur de Portenduegravere de mrsquoecirctre agreacuteableCe danger serait sans remegravede srsquoil apprenaitque vous me faites des propositions deacuteshono-rantes Sachez madame que je me trouveraiplus heureuse dans la meacutediocre fortune agrave la-quelle vous faites allusion que dans lrsquoopulencepar laquelle vous voulez mrsquoeacuteblouir Par des rai-sons inconnues encore car tout se saura ma-dame monsieur Minoret a mis au jour enme perseacutecutant odieusement lrsquoaffection quimrsquounit agrave monsieur de Portenduegravere et qui peutsrsquoavouer car sa megravere la beacutenira sans doute  jedois donc vous dire que cette affection permiseet leacutegitime est toute ma vie Aucune destineacuteequelque brillante quelque eacuteleveacutee qursquoelle puisseecirctre ne me fera changer Jrsquoaime sans retour ni

changement possibles Ce serait donc un crimedont je serais punie que drsquoeacutepouser un hommeagrave qui jrsquoapporterais une acircme toute agrave SavinienMaintenant madame puisque vous mrsquoy for-cez je vous dirai plus  je nrsquoaimerais point mon-sieur de Portenduegravere je ne saurais encore mereacutesoudre agrave porter les peines et les joies de lavie dans la compagnie de monsieur votre filsSi monsieur Savinien a fait des dettes vousavez souvent payeacute celles de monsieur DeacutesireacuteNos caractegraveres nrsquoont ni ces similitudes ni cesdiffeacuterences qui permettent de vivre ensemblesans amertume cacheacutee Peut-ecirctre nrsquoaurais-jepas avec lui la toleacuterance que les femmes doiventagrave un eacutepoux je lui serais donc bientocirct agrave chargeCessez de penser agrave une alliance de laquelle jesuis indigne et agrave laquelle je puis me refuser sansvous causer le moindre chagrin car vous nemanquerez pas avec de tels avantages de trou-ver des jeunes filles plus belles que moi drsquounecondition supeacuterieure agrave la mienne et plus riches

― Vous me jurez ma petite dit Zeacuteliedrsquoempecirccher que ces deux jeunes gens ne fassentleur voyage et se battent 

― Ce sera je le preacutevois le plus grand sacri-fice que monsieur de Portenduegravere puisse mefaire  mais ma couronne de marieacutee ne doit pasecirctre prise par des mains ensanglanteacutees

― Eh  bien je vous remercie ma cousine etje souhaite que vous soyez heureuse

― Et moi madame dit Ursule je souhaiteque vous puissiez reacutealiser le bel avenir de votrefils

Cette reacuteponse atteignit au cœur la megravere dusubstitut agrave la meacutemoire de qui les preacutedictionsdu dernier songe drsquoUrsule revinrent  elle res-ta debout ses petits yeux attacheacutes sur la figuredrsquoUrsule si blanche si pure et si belle danssa robe de demi-deuil car Ursule srsquoeacutetait leveacuteepour faire partir sa preacutetendue cousine

― Vous croyez donc aux recircves  lui dit-elle― Jrsquoen souffre trop pour nrsquoy pas croire

― Mais alors dit Zeacutelie― Adieu madame fit Ursule qui salua ma-

dame Minoret en entendant les pas du cureacuteLrsquoabbeacute Chaperon fut surpris de trouver ma-

dame Minoret chez Ursule Lrsquoinquieacutetude peintesur le visage mince et grimeacute de lrsquoancienne reacute-gente de la Poste engagea naturellement leprecirctre agrave observer tour agrave tour les deux femmes

― Croyez-vous aux revenants  dit Zeacutelie aucureacute

― Croyez-vous aux revenus  reacutepondit leprecirctre en souriant

― Crsquoest des finauds tout ce monde-lagrave pen-sa Zeacutelie ils veulent nous subtiliser Ce vieuxprecirctre ce vieux juge de paix et ce petit drocircle deSavinien srsquoentendent Il nrsquoy a pas plus de recircvesque je nrsquoai de cheveux dans le creux de la main

Elle partit apregraves deux reacuteveacuterences segraveches etcourtes

― Je sais pourquoi Savinien allait agrave Fontai-nebleau dit Ursule agrave lrsquoabbeacute Chaperon en le

mettant au fait du duel et le priant drsquoemployerson ascendant agrave lrsquoempecirccher

― Et madame Minoret vous a offert la mainde son fils  dit le vieux precirctre

― Oui― Minoret a probablement avoueacute son crime

agrave sa femme ajouta le cureacuteLe juge de paix qui vint en ce moment

apprit la deacutemarche et lrsquooffre que venait defaire Zeacutelie dont la haine contre Ursule lui eacutetaitconnue et il regarda le cureacute comme pour luidire  ― Sortons je veux vous parler drsquoUrsulesans qursquoelle nous entende

― Savinien saura que vous avez refuseacutequatre-vingt mille francs de rente et le coq deNemours  dit-il

― Est-ce donc un sacrifice  reacutepondit-elle Ya-t-il des sacrifices quand on aime veacuteritable-ment  Enfin ai-je un meacuterite quelconque agrave re-fuser le fils drsquoun homme que nous meacuteprisons Que drsquoautres se fassent des vertus de leurs reacute-

pugnances ce ne doit pas ecirctre la morale drsquounefille eacuteleveacutee par des Jordy des abbeacute Chaperon etpar notre cher docteur  dit-elle en regardant leportrait

Bongrand prit la main drsquoUrsule et la baisa― Savez-vous dit le juge de paix au cureacute

quand ils furent dans la rue ce que venait fairemadame Minoret 

― Quoi  reacutepondit le precirctre en regardant lejuge drsquoun air fin qui paraissait purement cu-rieux

― Elle voulait faire une affaire drsquoune restitu-tion

― Vous croyez donc  reprit lrsquoabbeacute Chape-ron

― Je ne crois pas jrsquoai la certitude et tenezvoyez 

Le juge de paix montra Minoret qui venaitagrave eux en retournant chez lui car en sortant dechez Ursule les deux vieux amis remontegraverent laGrandrsquorue de Nemours

― Obligeacute de plaider en cour drsquoassises jrsquoai na-turellement eacutetudieacute bien des remords mais jenrsquoai rien vu de pareil agrave celui-ci  Qui donc a pudonner cette flacciditeacute cette pacircleur agrave des jouesdont la peau tendue comme celle drsquoun tambourcrevait de la bonne grosse santeacute des gens sanssoucis  Qui a cerneacute de noir ces yeux et amortileur vivaciteacute campagnarde  Avez-vous jamaiscru qursquoil y aurait des plis sur ce front et que cecolosse pourrait jamais ecirctre agiteacute dans sa cer-velle  Il sent enfin son cœur  Je me connais enremords comme vous vous connaissez en re-pentirs mon cher cureacute  ceux que jrsquoai jusqursquoagravepreacutesent observeacutes attendaient leur peine ou al-laient la subir pour srsquoacquitter avec le mondeils eacutetaient reacutesigneacutes ou respiraient la vengeance mais voici le remords sans lrsquoexpiation le re-mords tout pur avide de sa proie et la deacutechi-rant

― Vous ne savez pas encore dit le juge depaix en arrecirctant Minoret que mademoiselleMiroueumlt vient de refuser la main de votre fils 

― Mais dit le cureacute soyez tranquille elle em-pecircchera son duel avec monsieur de Porten-duegravere

― Ah  ma femme a reacuteussi dit Minoret jrsquoensuis bien aise car je ne vivais pas

― Vous ecirctes en effet si changeacute que vous nevous ressemblez plus dit le juge

Minoret regardait alternativement Bon-grand et le cureacute pour savoir si le precirctre avaitcommis une indiscreacutetion  mais lrsquoabbeacute Chape-ron conservait une immobiliteacute de visage uncalme triste qui rassura le coupable

― Et crsquoest drsquoautant plus eacutetonnant disait tou-jours le juge de paix que vous ne devriez eacuteprou-ver que contentement Enfin vous ecirctes le sei-gneur du Rouvre vous y avez reacuteuni les Bor-diegraveres toutes vos fermes vos moulins vos

preacutes Vous avez cent mille livres de rente avecvos placements sur le Grand-Livre

― Je nrsquoai rien sur le Grand-Livre dit preacutecipi-tamment Minoret

― Bah  fit le juge de paix Tenez il en est decela comme de lrsquoamour de votre fils pour Ur-sule qui tantocirct en fait fi tantocirct la demande enmariage Apregraves avoir essayeacute de faire mourir Ur-sule de chagrin vous la voulez pour belle-fille Mon cher monsieur vous avez quelque chosedans votre sac

Minoret essaya de reacutepondre il chercha desparoles et ne put trouver que  ― Vous ecirctesdrocircle monsieur le juge de paix Adieu mes-sieurs

Et il entra drsquoun pas lent dans la rue des Bour-geois

― Il a voleacute la fortune de notre pauvre Ursule mais ougrave pecirccher des preuves 

― Dieu veuille dit le cureacute

― Dieu a mis en nous un sentiment qui parledeacutejagrave dans cet homme reprit le juge de paix mais nous appelons cela des preacutesomptions et lajustice humaine exige quelque chose de plus

Lrsquoabbeacute Chaperon garda le silence du precirctreComme il arrive en pareille circonstance ilpensait beaucoup plus souvent qursquoil ne le vou-lait agrave la spoliation presque avoueacutee par Minoretet au bonheur de Savinien eacutevidemment retar-deacute par le peu de fortune drsquoUrsule  car la vieilledame reconnaissait en secret avec son confes-seur combien elle avait eu tort en ne consen-tant pas au mariage de son fils pendant la viedu docteur Le lendemain en descendant delrsquoautel apregraves sa messe il fut frappeacute par une pen-seacutee qui prit en lui-mecircme la force drsquoun eacuteclat devoix  il fit signe agrave Ursule de lrsquoattendre et allachez elle sans avoir deacutejeuneacute

― Mon enfant lui dit le cureacute je veux voir lesdeux volumes ougrave votre parrain des recircves preacute-tend avoir mis ses inscriptions et ses billets

Ursule et le cureacute montegraverent agrave la bibliothegravequeet y prirent le troisiegraveme volume des PandectesEn lrsquoouvrant le vieillard remarqua non sanseacutetonnement la marque faite par des papiers surles feuillets qui offrant moins de reacutesistance quela couverture gardaient encore lrsquoempreinte desinscriptions Puis dans lrsquoautre volume il recon-nut lrsquoespegravece de bacircillement produit par le longseacutejour drsquoun paquet et sa trace au milieu desdeux pages in-folio

― Montez donc monsieur Bongrand  criala Bougival au juge de paix qui passait

Bongrand arriva preacuteciseacutement au moment ougravele cureacute mettait ses lunettes pour lire trois nu-meacuteros eacutecrits de la main du deacutefunt Minoretsur la garde en papier veacutelin coloreacute colleacutee inteacute-rieurement par le relieur sur la couverture etqursquoUrsule venait drsquoapercevoir

― Qursquoest-ce que cela signifie  Notre cherdocteur eacutetait bien trop bibliophile pour gacircterla garde drsquoune couverture disait lrsquoabbeacute Chape-

ron  voici trois numeacuteros inscrits entre un pre-mier numeacutero preacuteceacutedeacute drsquoun M et un autre nu-meacutero preacuteceacutedeacute drsquoun U

― Que dites-vous  reacutepondit Bongrand lais-sez-moi voir cela Mon Dieu  srsquoeacutecria le juge depaix ceci nrsquoouvrirait-il pas les yeux agrave un atheacuteeen lui deacutemontrant ta Providence  La justicehumaine est je crois le deacuteveloppement drsquounepenseacutee divine qui plane sur les mondes  Il saisitUrsule et lrsquoembrassa sur le front ― Oh  monenfant vous serez heureuse riche et par moi 

― Qursquoavez-vous  dit le cureacute― Mon cher monsieur srsquoeacutecria la Bougival en

prenant le juge par sa redingote bleue oh  lais-sez-moi vous embrasser pour ce que vous ve-nez de dire

― Expliquez-vous pour ne pas nous donnerune fausse joie dit le cureacute

― Si pour devenir riche je dois causer de lapeine agrave quelqursquoun dit Ursule en entrevoyant unprocegraves criminel je

― Et songez dit le juge de paix en interrom-pant Ursule agrave la joie que vous ferez agrave notre cherSavinien

― Mais vous ecirctes fou  dit le cureacute― Non mon cher cureacute dit le juge de paix

eacutecoutez  Les inscriptions au Grand-Livre ontautant de seacuteries qursquoil y a de lettres danslrsquoalphabet et chaque numeacutero porte la lettrede sa seacuterie  mais les inscriptions de renteau porteur ne peuvent point avoir de lettrespuisqursquoelles ne sont au nom de personne  ainsice que vous voyez prouve que le jour ougrave le bon-homme a placeacute ses fonds sur lrsquoEacutetat il a pris notedu numeacutero de son inscription de quinze millelivres de rente qui porte la lettre M (Minoret)des numeacuteros sans lettres de trois inscriptionsau porteur et de celle drsquoUrsule Miroueumlt dont lenumeacutero est 23 534 et qui suit comme vous levoyez immeacutediatement celui de lrsquoinscription dequinze mille francs Cette coiumlncidence prouveque ces numeacuteros sont ceux de cinq inscriptions

acquises le mecircme jour et noteacutees par le bon-homme en cas de perte Je lui avais conseilleacutede mettre la fortune drsquoUrsule en inscriptionsau porteur et il a ducirc employer ses fonds ceuxqursquoil destinait agrave Ursule et ceux qui apparte-naient agrave sa pupille le mecircme jour Je vais chezDionis consulter lrsquoinventaire  et si le numeacutero delrsquoinscription qursquoil a laisseacutee en son nom est 23533 lettre M nous serons sucircrs qursquoil a placeacute parle ministegravere du mecircme agent de change le mecircmejour  primo ses fonds en une seule inscription secundo ses eacuteconomies en trois inscriptions auporteur numeacuteroteacutees sans lettre de seacuterie  tertioles fonds de sa pupille le livre des transferts enoffrira des preuves irreacutecusables Ah  Minoret lesournois je vous pince Motus mes enfants 

Le juge de paix laissa le cureacute la Bougivalet Ursule en proie agrave une profonde admira-tion des voies par lesquelles Dieu conduisaitlrsquoinnocence agrave son triomphe

― Le doigt de Dieu est dans ceci srsquoeacutecrialrsquoabbeacute Chaperon

― Lui fera-t-on du mal  dit Ursule― Ah  mademoiselle srsquoeacutecria la Bougival je

donnerais une corde pour le pendreLe juge de paix eacutetait deacutejagrave chez Goupil succes-

seur deacutesigneacute de Dionis et entrait dans lrsquoEacutetudedrsquoun air assez indiffeacuterent

― Jrsquoai dit-il agrave Goupil un petit renseigne-ment agrave prendre sur la succession Minoret

― Qursquoest-ce  lui reacutepondit Goupil― Le bonhomme a-t-il laisseacute une ou plu-

sieurs inscriptions de rentes trois pour cent ― Il a laisseacute quinze mille livres de rente trois

pour cent dit Goupil en une seule inscriptionje lrsquoai deacutecrite moi-mecircme

― Consultez donc lrsquoinventaire dit le jugeGoupil prit un carton y fouilla ramena la

minute chercha trouva et lut  Item une ins-cription Tenez lisez  sous le numeacutero 23533 lettre M

― Faites-moi le plaisir de me deacutelivrer un ex-trait de cet article de lrsquoinventaire drsquoici agrave uneheure je lrsquoattends

― Agrave quoi cela peut-il vous servir  demandaGoupil

― Voulez-vous ecirctre notaire  reacutepondit le jugede paix en regardant avec seacuteveacuteriteacute le successeurdeacutesigneacute de Dionis

― Je le crois bien  srsquoeacutecria Goupil jrsquoai ava-leacute assez de couleuvres pour arriver agrave me faireappeler Maicirctre Je vous prie de croire mon-sieur le juge de paix que le miseacuterable pre-mier clerc appeleacute Goupil nrsquoa rien de communavec Maicirctre Jean-Seacutebastien-Marie Goupil no-taire agrave Nemours eacutepoux de mademoiselle Mas-sin Ces deux ecirctres ne se connaissent pas ils nese ressemblent mecircme plus  Ne me voyez-vouspoint 

Monsieur Bongrand fit alors attention aucostume de Goupil qui portait une cravateblanche une chemise eacutetincelante de blancheur

orneacutee de boutons en rubis un gilet de veloursrouge un pantalon et un habit en beau drapnoir faits agrave Paris Il eacutetait chausseacute de jolies bottesSes cheveux rabattus et peigneacutes avec soin sen-taient bon Enfin il semblait avoir eacuteteacute meacutetamor-phoseacute

― Le fait est que vous ecirctes un autre hommedit Bongrand

― Au moral comme au physique  monsieurLa sagesse vient avec lrsquoEacutetude  et drsquoailleurs la for-tune est la source de la propreteacute

― Au moral comme au physique dit le jugeen raffermissant ses lunettes

― Eh  monsieur un homme de cent milleeacutecus de rente est-il jamais un deacutemocrate  Pre-nez-moi donc pour un honnecircte homme quise connaicirct en deacutelicatesse et disposeacute agrave aimersa femme ajouta-t-il en voyant entrer ma-dame Goupil Je suis si changeacute dit-il que jetrouve beaucoup drsquoesprit agrave ma cousine Creacute-miegravere je la forme  aussi sa fille ne parle-t-elle

plus de pistons Enfin hier tenez  elle a ditdu chien de monsieur Savinien qursquoil eacutetait su-perbe aux arrecircts eh  bien je ne reacutepeacutetai pointce mot quelque joli qursquoil soit et je lui ai ex-pliqueacute sur-le-champ la diffeacuterence qui existeentre ecirctre agrave lrsquoarrecirct en arrecirct et aux arrecircts Ainsivous le voyez je suis un tout autre homme etjrsquoempecirccherais un client de faire une saleteacute

― Hacirctez-vous donc dit alors BongrandFaites que jrsquoaie cela dans une heure et le no-taire Goupil aura reacutepareacute quelques-uns des meacute-faits du premier clerc

Apregraves avoir prieacute le meacutedecin de Nemoursde lui precircter son cheval et son cabriolet lejuge de paix alla prendre les deux volumes ac-cusateurs lrsquoinscription drsquoUrsule et muni delrsquoextrait de lrsquoinventaire il courut agrave Fontaine-bleau chez le procureur du roi Bongrand deacute-montra facilement la soustraction des trois ins-criptions faite par un heacuteritier quelconque etsubseacutequemment la culpabiliteacute de Minoret

― Sa conduite srsquoexplique dit le procureur duroi

Aussitocirct par mesure de prudence le magis-trat minuta pour le Treacutesor une opposition autransfert des trois inscriptions chargea le jugede paix drsquoaller rechercher la quotiteacute de rente destrois inscriptions et de savoir si elles avaient eacuteteacutevendues Pendant que le juge de paix opeacuteraitagrave Paris le procureur du roi eacutecrivit poliment agravemadame Minoret de passer au Parquet Zeacutelieinquiegravete du duel de son fils srsquohabilla fit mettreles chevaux agrave sa voiture et vint in fiocchi agrave Fon-tainebleau Le plan du procureur du roi eacutetaitsimple et formidable En seacuteparant la femme dumari il allait par suite de la terreur que cause laJustice apprendre la veacuteriteacute Zeacutelie trouva le ma-gistrat dans son cabinet et fut entiegraverement fou-droyeacutee par ces paroles dites sans faccedilon

― Madame je ne vous crois pas complicedrsquoune soustraction faite dans la succession Mi-noret et sur la trace de laquelle la Justice est en

ce moment  mais vous pouvez eacuteviter la CourdrsquoAssises agrave votre mari par lrsquoaveu complet de ceque vous en savez Le chacirctiment qursquoencourravotre mari nrsquoest pas drsquoailleurs la seule chose agraveredouter il faut eacuteviter la destitution de votre filset ne pas lui casser le cou Dans quelques ins-tants il ne serait plus temps la gendarmerie esten selle et le mandat de deacutepocirct va partir pourNemours

Zeacutelie se trouva mal Quand elle eut repris sessens elle avoua tout Apregraves lui avoir deacutemontreacuteqursquoelle eacutetait complice le magistrat lui dit quepour ne perdre ni son fils ni son mari il allaitproceacuteder avec prudence

― Vous avez eu affaire agrave lrsquohomme et nonau magistrat dit-il Il nrsquoy a ni plainte adres-seacutee par la victime ni publiciteacute donneacutee au vol mais votre mari a commis drsquohorribles crimesmadame qui ressortissent agrave un tribunal moinscommode que je ne le suis Dans lrsquoeacutetat ougrave setrouve cette affaire vous serez obligeacutee drsquoecirctre

prisonniegravere Oh  chez moi et sur parole fit-il en voyant Zeacutelie pregraves de srsquoeacutevanouir Songezque mon devoir rigoureux serait de requeacuterir unmandat de deacutepocirct et de faire commencer uneinstruction  mais jrsquoagis en ce moment commetuteur de mademoiselle Ursule Miroueumlt et sesinteacuterecircts bien entendus exigent une transaction

― Ah  dit Zeacutelie― Eacutecrivez agrave votre mari ces mots Et il dicta

la lettre suivante agrave Zeacutelie qursquoil fit asseoir agrave sonbureau

laquoMone amit geu suit arraiteacute et geai toudi Remais lez haincequeripsiont que nautrehoncque avet leacutesseacutees agrave monsieur de Portenduegraverean verretu du tescetamand queue tu a brulaicarre monsieur le praucureure du roa vien dephaire haupozition o Traitsaur raquo

― Vous lui eacuteviterez ainsi des deacuteneacutegations quile perdraient dit le magistrat en souriant delrsquoorthographe Nous allons voir agrave opeacuterer conve-nablement la restitution Ma femme vous ren-

dra votre seacutejour chez moi le moins deacutesagreacuteablepossible et je vous engage agrave ne point dire unmot et agrave ne point paraicirctre affligeacutee

Une fois la megravere de son substitut confesseacuteeet claquemureacutee le magistrat fit venir Deacutesireacute luiraconta de point en point le vol commis parson pegravere occultement au preacutejudice drsquoUrsulepatemment au preacutejudice de ses coheacuteritiers etlui montra la lettre eacutecrite par Zeacutelie Deacutesireacute de-manda le premier agrave se rendre agrave Nemours pourfaire faire la restitution par son pegravere

― Tout est grave dit le magistrat Le tes-tament ayant eacuteteacute deacutetruit si la chose srsquoeacutebruiteles heacuteritiers Massin et Creacutemiegravere vos parentspeuvent intervenir Jrsquoai maintenant des preuvessuffisantes contre votre pegravere Je vous rendsvotre megravere que cette petite ceacutereacutemonie a suf-fisamment eacutedifieacutee sur ses devoirs Vis-agrave-visdrsquoelle jrsquoaurai lrsquoair drsquoavoir ceacutedeacute agrave vos suppli-cations en la deacutelivrant Allez agrave Nemours avecelle et menez agrave bien toutes ces difficulteacutes Ne

craignez rien de personne Monsieur Bongrandaime trop mademoiselle Miroueumlt pour jamaiscommettre drsquoindiscreacutetion

Zeacutelie et Deacutesireacute partirent aussitocirct pour Ne-mours Trois heures apregraves le deacutepart de son sub-stitut le procureur du roi reccedilut par un expregravesla lettre suivante dont lrsquoorthographe a eacuteteacute reacute-tablie afin de ne pas faire rire drsquoun homme at-teint par le malheur

Agrave MONSIEUR LE PROCUREUR DU ROIPREgraveS LE TRIBUNAL DE FONTAINEBLEAU

laquo Monsieurraquo Dieu nrsquoa pas eacuteteacute aussi indulgent que vous

lrsquoecirctes pour nous et nous sommes atteints parun malheur irreacuteparable En arrivant au pont deNemours un trait srsquoest deacutecrocheacute Ma femmeeacutetait sans domestique derriegravere la voiture leschevaux sentaient lrsquoeacutecurie mon fils craignantleur impatience nrsquoa pas voulu que le cocher des-

cendicirct et a mis pied agrave terre pour accrocher letrait Au moment ougrave il se retournait pour mon-ter aupregraves de sa megravere les chevaux se sont em-porteacutes Deacutesireacute ne srsquoest pas serreacute contre le pa-rapet assez agrave temps le marchepied lui a cou-peacute les jambes il est tombeacute la roue de derriegraverelui a passeacute sur le corps Lrsquoexpregraves qui court agrave Pa-ris chercher les premiers chirurgiens vous feraparvenir cette lettre que mon fils au milieu deses douleurs mrsquoa dit de vous eacutecrire afin de vousfaire savoir notre entiegravere soumission agrave vos deacute-cisions pour lrsquoaffaire qui lrsquoamenait dans sa fa-mille

raquo Je vous serai jusqursquoagrave mon dernier soupirreconnaissant de la maniegravere dont vous proceacute-dez et je justifierai votre confiance

raquo Franccedilois MINORET raquo

Ce cruel eacuteveacutenement bouleversait la ville deNemours La foule eacutemue agrave la grille de la mai-

son Minoret apprit agrave Savinien que sa ven-geance avait eacuteteacute prise en main par un plus puis-sant que lui Le gentilhomme alla promptementchez Ursule ougrave le cureacute de mecircme que la jeunefille eacuteprouvait plus de terreur que de surpriseLe lendemain apregraves les premiers pansementsquand les meacutedecins et les chirurgiens de Pariseurent donneacute leur avis qui fut unanime sur laneacutecessiteacute de couper les deux jambes Minoretvint abattu pacircle deacutefait accompagneacute du cureacutechez Ursule ougrave se trouvaient Bongrand et Sa-vinien

― Mademoiselle lui dit-il je suis bien cou-pable envers vous  mais si tous mes torts nesont pas compleacutetement reacuteparables il en estque je puis expier Ma femme et moi nousavons fait vœu de vous donner en toute pro-prieacuteteacute notre terre du Rouvre dans le cas ougrave nousconserverions notre fils comme dans celui ougravenous aurions le malheur affreux de le perdre

Cet homme fondit en larmes agrave la fin de cettephrase

― Je puis vous affirmer ma chegravere Ursule ditle cureacute que vous pouvez et que vous devez ac-cepter une partie de cette donation

― Nous pardonnez-vous  dit humblementle colosse en se mettant agrave genoux devantcette jeune fille eacutetonneacutee Dans quelques heureslrsquoopeacuteration va se faire par le premier chirurgiende lrsquoHocirctel-Dieu mais je ne me fie point agrave lascience humaine je crois agrave la toute puissancede Dieu  Si vous nous pardonniez si vous al-liez demander agrave Dieu de nous conserver notrefils il aura la force de supporter ce supplice etjrsquoen suis certain nous aurons le bonheur de leconserver

― Allons tous agrave lrsquoeacuteglise  dit Ursule en se le-vant

Une fois debout elle jeta un cri perccedilant re-tomba sur son fauteuil et srsquoeacutevanouit Quand elleeut repris ses sens elle aperccedilut ses amis moins

Minoret qui srsquoeacutetait preacutecipiteacute dehors pour allerchercher un meacutedecin tous les yeux arrecircteacutes surelle inquiets attendant un mot Ce mot reacutepan-dit un effroi dans tous les cœurs

― Jrsquoai vu mon parrain agrave la porte dit-elle etil mrsquoa fait signe qursquoil nrsquoy avait aucun espoir

Le lendemain de lrsquoopeacuteration Deacutesireacute mouruten effet emporteacute par la fiegravevre et par la reacutevulsiondans les humeurs qui succegravede agrave ces opeacuterationsMadame Minoret dont le cœur nrsquoavait drsquoautresentiment que la materniteacute devint folle apregraveslrsquoenterrement de son fils et fut conduite par sonmari chez le docteur Blanche ougrave elle est morteen 1841

Trois mois apregraves ces eacuteveacutenements en jan-vier 1837 Ursule eacutepousa Savinien du consen-tement de madame de Portenduegravere Minoretintervint au contrat pour donner agrave mademoi-selle Miroueumlt sa terre du Rouvre et vingt-quatremille francs de rente sur le grand-livre en negardant de sa fortune que la maison de son

oncle et six mille francs de rente Il est devenulrsquohomme le plus charitable le plus pieux de Ne-mours  il est marguillier de la paroisse et la pro-vidence des malheureux

― Les pauvres ont remplaceacute mon enfant dit-il

Si vous avez remarqueacute sur le bord des che-mins dans les pays ougrave lrsquoon eacutetecircte le checircnequelque vieil arbre blanchi et comme foudroyeacutepoussant encore des jets les flancs ouverts etimplorant la hache vous aurez une ideacutee duvieux maicirctre de poste en cheveux blancs cas-seacute maigre dans qui les anciens du pays ne re-trouvent rien de lrsquoimbeacutecile heureux que vousavez vu attendant son fils au commencementde cette histoire  il ne prend plus son tabac de lamecircme maniegravere il porte quelque chose de plusque son corps Enfin on sent en toute chose quele doigt de Dieu srsquoest appesanti sur cette figurepour en faire un exemple terrible Apregraves avoirtant haiuml la pupille de son oncle ce vieillard a

comme le docteur Minoret si bien concentreacuteses affections sur Ursule qursquoil srsquoest constitueacute lereacutegisseur de ses biens agrave Nemours

Monsieur et madame de Portenduegraverepassent cinq mois de lrsquoanneacutee agrave Paris ougrave ils ontacheteacute dans le faubourg Saint-Germain un pe-tit hocirctel Apregraves avoir donneacute sa maison de Ne-mours aux Sœurs de Chariteacute pour y tenir uneeacutecole gratuite madame de Portenduegravere la megravereest alleacutee habiter le Rouvre dont la conciergeen chef est la Bougival Le pegravere de Cabirollelrsquoancien conducteur de la Ducler homme desoixante ans a eacutepouseacute la Bougival qui possegravededouze cents francs de rente outre les amples re-venus de sa place Cabirolle fils est le cocher demonsieur de Portenduegravere

Quand en voyant passer aux Champs-Eacutely-seacutees une de ces charmantes petites voituresbasses appeleacutees escargots doubleacutee de soie grisde lin orneacutee drsquoagreacutements bleus vous y admi-rerez une jolie femme blonde la figure enve-

loppeacutee comme drsquoun feuillage par des milliersde boucles montrant des yeux semblables agrave despervenches lumineuses et pleins drsquoamour leacutegegrave-rement appuyeacutee sur un beau jeune homme  sivous eacutetiez mordu par un deacutesir envieux pensezque ce beau couple aimeacute de Dieu a drsquoavancepayeacute sa quote-part aux malheurs de la vie Cesdeux amants marieacutes seront vraisemblablementle vicomte de Portenduegravere et sa femme Il nrsquoy apas deux meacutenages semblables dans Paris

― Crsquoest le plus joli bonheur que jrsquoaie jamaisvu disait drsquoeux derniegraverement madame la com-tesse de lrsquoEstorade

Beacutenissez donc ces heureux enfants au lieu deles jalouser et cherchez une Ursule Miroueumltune jeune fille eacuteleveacutee par trois vieillards et parla meilleure des megraveres par lrsquoAdversiteacute

Goupil qui rend service agrave tout le monde etque lrsquoon regarde agrave juste titre comme lrsquohommele plus spirituel de Nemours a lrsquoestime de sapetite ville  mais il est puni dans ses enfants

qui sont horribles rachitiques hydroceacutephalesDionis son preacutedeacutecesseur fleurit agrave la Chambredes Deacuteputeacutes dont il est un des plus beaux or-nements agrave la grande satisfaction du roi desFranccedilais qui voit madame Dionis agrave tous sesbals Madame Dionis raconte agrave toute la villede Nemours les particulariteacutes de ses reacuteceptionsaux Tuileries et les grandeurs de la cour du roides Franccedilais  elle trocircne agrave Nemours au moyendu trocircne qui certes devient alors populaire

Bongrand est juge drsquoinstruction au tribunalde Fontainebleau  son fils qui a eacutepouseacute made-moiselle Levrault est un tregraves-honnecircte procu-reur-geacuteneacuteral

Madame Creacutemiegravere dit toujours les plus jo-lies choses du monde Elle ajoute un g agrave tam-bourg soi-disant parce que sa plume crache Laveille du mariage de sa fille elle lui a dit en ter-minant ses instructions laquo qursquoune femme devaitecirctre la chenille ouvriegravere de sa maison et y por-ter en toute chose des yeux de sphinx raquo Goupil

fait drsquoailleurs un recueil des coqs-agrave-lrsquoacircne de sacousine un Creacutemieacuterana

― Nous avons eu la douleur de perdre lebon abbeacute Chaperon a dit cet hiver madamela vicomtesse de Portenduegravere qui lrsquoavait soigneacutependant sa maladie Tout le canton eacutetait agrave sonconvoi Nemours a du bonheur car le succes-seur de ce saint homme est le veacuteneacuterable cureacute deSaint-Lange

Paris juin - juillet 1841

ILLUSTRATIONS

Le cureacute ChaperonJean-Seacutebastien-Marie GoupilMadame de Portenduegravere

COLOPHON

Ce volume est le vingt-sixiegraveme de lrsquoeacuteditionEacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Le textede reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume 5(1843) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=24oTAAAAQAAJ Les erreurs ortho-graphiques et typographiques de cette eacuteditionsont indiqueacutees entre crochets  laquo accomplissant[accomplisant] raquo Toutefois les orthographesnormales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacuteeset les capitales sont systeacutematiquement accen-tueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Ursule Miroueumlt
    • Les heacuteritiers alarmeacutes
    • La succession Minoret
      • Illustrations
        • Le cureacute Chaperon
        • Jean-Seacutebastien-Marie Goupil
        • Madame de Portenduegravere
          • Colophon
Page 3: Ursule Mirouët - biblioteka.kijowski.pl

PREMIEgraveRE PARTIE

LES HEacuteRITIERS ALARMEacuteS

En entrant agrave Nemours du cocircteacute de Paris onpasse sur le canal du Loing dont les bergesforment agrave la fois de champecirctres remparts etde pittoresques promenades agrave cette jolie petiteville Depuis 1830 on a malheureusement bacirc-ti plusieurs maisons en deccedilagrave du pont Si cetteespegravece de faubourg srsquoaugmente la physiono-mie de la ville y perdra sa gracieuse origina-liteacute Mais en 1829 les cocircteacutes de la route eacutetantlibres le maicirctre de poste grand et gros hommedrsquoenviron soixante ans assis au point culmi-nant de ce pont pouvait par une belle matineacuteeparfaitement embrasser ce qursquoen termes de sonart on nomme un ruban de queue Le mois deseptembre deacuteployait ses treacutesors lrsquoatmosphegravereflambait au-dessus des herbes et des cailloux

aucun nuage nrsquoalteacuterait le bleu de lrsquoeacutether dont lapureteacute partout vive et mecircme agrave lrsquohorizon indi-quait lrsquoexcessive rareacutefaction de lrsquoair Aussi Mi-noret-Levrault ainsi se nommait le maicirctre deposte eacutetait-il obligeacute de se faire un garde-vueavec une de ses mains pour ne pas ecirctre eacuteblouiEn homme impatienteacute drsquoattendre il regardaittantocirct les charmantes prairies qui srsquoeacutetalent agravedroite de la route et ougrave ses regains poussaienttantocirct la colline chargeacutee de bois qui sur lagauche srsquoeacutetend de Nemours agrave Bouron Il enten-dait dans la valleacutee du Loing ougrave retentissaientles bruits du chemin repousseacutes par la collinele galop de ses propres chevaux et les claque-ments de fouet de ses postillons Ne faut-il pasecirctre bien maicirctre de poste pour srsquoimpatienterdevant une prairie ougrave se trouvaient des bes-tiaux comme en fait Paul Potter sous un cielde Raphaeumll sur un canal ombrageacute drsquoarbres dansla maniegravere drsquoHobbeacutema  Qui connaicirct Nemourssait que la nature y est aussi belle que lrsquoart dont

la mission est de la spiritualiser  lagrave le paysagea des ideacutees et fait penser Mais agrave lrsquoaspect deMinoret-Levraut un artiste aurait quitteacute le sitepour croquer ce bourgeois tant il eacutetait origi-nal agrave force drsquoecirctre commun Reacuteunissez toutesles conditions de la brute vous obtenez Cali-ban qui certes est une grande chose Lagrave ougravela Forme domine le Sentiment disparaicirct Lemaicirctre de poste preuve vivante de cet axiomepreacutesentait une de ces physionomies ougrave le pen-seur aperccediloit difficilement trace drsquoacircme sous laviolente carnation que produit un brutal deacute-veloppement de la chair Sa casquette en drapbleu agrave petite visiegravere et agrave cocirctes de melon mou-lait une tecircte dont les fortes dimensions prou-vaient que la science de Gall nrsquoa pas encoreabordeacute le chapitre des exceptions Les cheveuxgris et comme lustreacutes qui deacutebordaient la cas-quette vous eussent deacutemontreacute que la chevelureblanchit par drsquoautres causes que par les fatiguesdrsquoesprit ou par les chagrins De chaque cocircteacute

de la tecircte on voyait de larges oreilles presquecicatriseacutees sur les bords par les eacuterosions drsquounsang trop abondant qui semblait precirct agrave jaillirau moindre effort Le teint offrait des tons vio-laceacutes sous une couche brune due agrave lrsquohabitudedrsquoaffronter le soleil Les yeux gris agiteacutes enfon-ceacutes cacheacutes sous deux buissons noirs ressem-blaient aux yeux des Kalmouks venus en 1815 srsquoils brillaient par moments ce ne pouvait ecirctreque sous lrsquoeffort drsquoune penseacutee cupide Le nezdeacuteprimeacute depuis sa racine se relevait brusque-ment en pied de marmite Des legravevres eacutepaissesen harmonie avec un double menton presquerepoussant dont la barbe faite agrave peine deux foispar semaine maintenait un meacutechant foulard agravelrsquoeacutetat de corde useacutee  un cou plisseacute par la graissequoique tregraves-court  de fortes joues compleacute-taient les caractegraveres de la puissance stupide queles sculpteurs impriment agrave leurs cariatides Mi-noret-Levrault ressemblait agrave ces statues agrave cettediffeacuterence pregraves qursquoelles supportent un eacutedifice

et qursquoil avait assez agrave faire de se soutenir lui-mecircme Vous rencontrerez beaucoup de ces At-las sans monde Le buste de cet homme eacutetaitun bloc  vous eussiez dit drsquoun taureau releveacutesur ses deux jambes de derriegravere Les bras vigou-reux se terminaient par des mains eacutepaisses etdures larges et fortes qui pouvaient et savaientmanier le fouet les guides la fourche et aux-quelles aucun postillon ne se jouait Lrsquoeacutenormeventre de ce geacuteant eacutetait supporteacute par des cuissesgrosses comme le corps drsquoun adulte et par despieds drsquoeacuteleacutephant La colegravere devait ecirctre rare chezcet homme mais terrible apoplectique alorsqursquoelle eacuteclatait Quoique violent et incapable dereacuteflexion cet homme nrsquoavait rien fait qui justi-fiacirct les sinistres promesses de sa physionomieAgrave qui tremblait devant ce geacuteant ses postillonsdisaient  ― Oh  il nrsquoest pas meacutechant 

Le maicirctre de Nemours pour nous servir delrsquoabreacuteviation usiteacutee en beaucoup de pays por-tait une veste de chasse en velours vert bou-

teille un pantalon de coutil vert agrave raies vertesun ample gilet jaune en poil de chegravevre dansla poche duquel on apercevait une tabatiegraveremonstrueuse dessineacutee par un cercle noir Agrave nezcamard grosse tabatiegravere est une loi presquesans exception

Fils de la Reacutevolution et spectateur delrsquoEmpire Minoret-Levrault ne srsquoeacutetait jamaismecircleacute de politique  quant agrave ses opinions reli-gieuses il nrsquoavait mis le pied agrave lrsquoeacuteglise que pourse marier  quant agrave ses principes dans la vie pri-veacutee ils existaient dans le Code civil  tout ceque la loi ne deacutefendait pas ou ne pouvait at-teindre il le croyait faisable Il nrsquoavait jamais luque le journal du deacutepartement de Seine et Oiseou quelques instructions relatives agrave sa profes-sion Il passait pour un cultivateur habile  maissa science eacutetait purement pratique Ainsi chezMinoret-Levrault le moral ne deacutementait pas lephysique Aussi parlait-il rarement  et avant deprendre la parole prenait-il toujours une prise

de tabac pour se donner le temps de cherchernon pas des ideacutees mais des mots Bavard ilvous eucirct paru manqueacute En pensant que cetteespegravece drsquoeacuteleacutephant sans trompe et sans intelli-gence se nomme Minoret-Levrault ne doit-onpas reconnaicirctre avec Sterne lrsquoocculte puissancedes noms qui tantocirct raillent et tantocirct preacutedisentles caractegraveres  Malgreacute ces incapaciteacutes visiblesen trente-six ans il avait la Reacutevolution aidantgagneacute trente mille livres de rente en prairiesterres labourables et bois Si Minoret inteacuteresseacutedans les messageries de Nemours et dans cellesdu Gacirctinais agrave Paris travaillait encore il agis-sait en ceci moins par habitude que pour un filsunique auquel il voulait preacuteparer un bel avenirCe fils devenu selon lrsquoexpression des paysansun monsieur venait de terminer son Droit etdevait precircter serment agrave la rentreacutee comme avo-cat stagiaire Monsieur et madame Minoret-Le-vrault car agrave travers ce colosse tout le mondeaperccediloit une femme sans laquelle une si belle

fortune serait impossible laissaient leur filslibre de se choisir une carriegravere  notaire agrave Parisprocureur du roi quelque part receveur-geacuteneacute-ral nrsquoimporte ougrave agent de change ou maicirctre deposte Quelle fantaisie pouvait se refuser agrave queleacutetat ne devait pas preacutetendre le fils drsquoun hommede qui lrsquoon disait depuis Montargis jusqursquoagrave Es-sonne  laquo Le pegravere Minoret ne connaicirct pas sa for-tune  raquo Ce mot avait reccedilu quatre ans aupara-vant une sanction nouvelle quand apregraves avoirvendu son auberge Minoret srsquoeacutetait bacircti des eacutecu-ries et une maison superbes en transportant laposte de la Grandrsquorue sur le port Ce nouvel eacuteta-blissement avait coucircteacute deux cent mille francsque les commeacuterages doublaient agrave trente lieuesagrave la ronde La poste de Nemours veut un grandnombre de chevaux elle va jusqursquoagrave Fontaine-bleau sur Paris et dessert au delagrave les routes deMontargis et de Montereau  de tous les cocircteacutes lerelais est long et les sables de la route de Mon-targis autorisent ce fantastique troisiegraveme che-

val qui se paye toujours et ne se voit jamais Unhomme bacircti comme Minoret riche comme Mi-noret et agrave la tecircte drsquoun pareil eacutetablissement pou-vait donc srsquoappeler sans antiphrase le maicirctrede Nemours Quoiqursquoil nrsquoeucirct jamais penseacute ni agraveDieu ni agrave diable qursquoil fucirct mateacuterialiste pratiquecomme il eacutetait agriculteur pratique eacutegoiumlste pra-tique avare pratique Minoret avait jusqursquoalorsjoui drsquoun bonheur sans meacutelange si lrsquoon doitregarder une vie purement mateacuterielle commeun bonheur En voyant le bourrelet de chairpeleacutee qui enveloppait la derniegravere vertegravebre etcomprimait le cervelet de cet homme en en-tendant surtout sa voix grecircle et clairette quicontrastait ridiculement avec son encolure unphysiologiste eucirct parfaitement compris pour-quoi ce grand gros eacutepais cultivateur adoraitson fils unique et pourquoi peut-ecirctre il lrsquoavaitattendu si long-temps comme le disait assezle nom de Deacutesireacute que portait lrsquoenfant Enfinsi lrsquoamour en trahissant une riche organisa-

tion est chez lrsquohomme une promesse des plusgrandes choses les philosophes comprendrontles causes de lrsquoincapaciteacute de Minoret La megravereagrave qui fort heureusement le fils ressemblait ri-valisait de gacircteries avec le pegravere Aucun natu-rel drsquoenfant nrsquoaurait pu reacutesister agrave cette idolacirctrieAussi Deacutesireacute qui connaissait lrsquoeacutetendue de sonpouvoir savait-il traire la cassette de sa megravereet puiser dans la bourse de son pegravere en fai-sant croire agrave chacun des auteurs de ses joursqursquoil ne srsquoadressait qursquoagrave lui Deacutesireacute qui jouaitagrave Nemours un rocircle infiniment supeacuterieur agrave ce-lui que joue un prince royal dans la capitale deson pegravere avait voulu se passer agrave Paris toutesses fantaisies comme il se les passait dans sa pe-tite ville et chaque anneacutee il y avait deacutepenseacute plusde douze mille francs Mais aussi pour cettesomme avait-il acquis des ideacutees qui ne lui se-raient jamais venues agrave Nemours  il srsquoeacutetait deacute-pouilleacute de la peau du provincial il avait comprisla puissance de lrsquoargent et vu dans la magistra-

ture un moyen drsquoeacuteleacutevation Pendant cette der-niegravere anneacutee il avait deacutepenseacute dix mille francs deplus en se liant avec des artistes avec des jour-nalistes et leurs maicirctresses Une lettre confiden-tielle assez inquieacutetante eucirct au besoin expliqueacutela faction du maicirctre de poste agrave qui son fils de-mandait son appui pour un mariage  mais lamegravere Minoret-Levrault occupeacutee agrave preacuteparer unsomptueux deacutejeuner pour ceacuteleacutebrer le triompheet le retour du licencieacute en droit avait envoyeacuteson mari sur la route en lui disant de monteragrave cheval srsquoil ne voyait pas la diligence La dili-gence qui devait amener ce fils unique arriveordinairement agrave Nemours vers cinq heures dumatin et neuf heures sonnaient  Qui pouvaitcauser un pareil retard  Avait-on verseacute  Deacutesireacutevivait-il  Avait-il seulement la jambe casseacutee 

Trois batteries de coups de fouet eacuteclatentet deacutechirent lrsquoair comme une mousqueterieles gilets rouges des postillons poindent dixchevaux hennissent  le maicirctre ocircte sa casquette

et lrsquoagite il est aperccedilu Le postillon le mieuxmonteacute celui qui ramenait deux chevaux decalegraveche gris-pommeleacute pique son porteur de-vance cinq gros chevaux de diligence les Mino-ret de lrsquoeacutecurie trois chevaux de berline et arrivedevant le maicirctre

― As-tu vu la Ducler Sur les grandes routes on donne aux di-

ligences des noms assez fantastiques  on ditla Caillard la Ducler (la voiture de Ne-mours agrave Paris) le Grand-Bureau Toute entre-prise nouvelle est la Concurrence  Du tempsde lrsquoentreprise des Lecomte leurs voituressrsquoappelaient la Comtesse ― Caillard nrsquoa pas at-trapeacute la Comtesse mais le Grand-Bureau luia joliment brucircleacute sa robe tout de mecircme ― La Caillard et le Grand-Bureau ont enfon-ceacute les Franccedilaises (les Messageries-Franccedilaises)Si vous voyez le postillon allant agrave tout breacute-siller et refuser un verre de vin questionnezle conducteur  il vous reacutepond le nez au vent

lrsquoœil sur lrsquoespace  ― La Concurrence est devant ― Et nous ne la voyons pas  dit le postillonLe sceacuteleacuterat il nrsquoaura pas fait manger ses voya-geurs  ― Est-ce qursquoil en a  reacutepond le conduc-teur Tape donc sur Polignac  Tous les mauvaischevaux se nomment Polignac Telles sont lesplaisanteries et le fond de la conversation entreles postillons et les conducteurs en haut des voi-tures Autant de professions en France autantdrsquoargots

― As-tu vu dans la Ducler ― Monsieur Deacutesireacute  reacutepondit le postillon en

interrompant son maicirctre Eh  vous avez ducircnous entendre nos fouets vous lrsquoannonccedilaientassez nous pensions bien que vous eacutetiez sur laroute

― Pourquoi donc la diligence est-elle en re-tard de quatre heures 

― Le cercle drsquoune des roues de derriegravere srsquoestdeacutetacheacute entre Essonne et Ponthierry Mais il nrsquoy

a pas eu drsquoaccident  agrave la monteacutee Cabirolle srsquoestheureusement aperccedilu de la chose

En ce moment une femme endimancheacuteecar les voleacutees de la cloche de Nemours appe-laient les habitants agrave la messe du dimancheune femme drsquoenviron trente-six ans aborda lemaicirctre de poste

― Eh  bien mon cousin dit-elle vous nevouliez pas me croire  Notre oncle est avecUrsule dans la Grandrsquorue et ils vont agrave lagrandrsquomesse

Malgreacute les lois de la poeacutetique moderne surla couleur locale il est impossible de pousserla veacuteriteacute jusqursquoagrave reacutepeacuteter lrsquohorrible injure mecircleacuteede jurons que cette nouvelle en apparence sipeu dramatique fit sortir de la large bouche deMinoret-Levrault  sa voix grecircle devint sifflanteet sa figure preacutesenta cet effet que les gens dupeuple nomment ingeacutenieusement un coup desoleil

― Est-ce sucircr  dit-il apregraves la premiegravere explo-sion de sa colegravere

Les postillons passegraverent avec leurs chevauxen saluant leur maicirctre qui parut ne les avoirni vus ni entendus Au lieu drsquoattendre son filsMinoret-Levrault remonta la Grandrsquorue avec sacousine

― Ne vous lrsquoai-je pas toujours dit  re-prit-elle Quand le docteur Minoret nrsquoaura plussa tecircte cette petite sainte nitouche le jetteradans la deacutevotion  et comme qui tient lrsquoesprittient la bourse elle aura notre succession

― Mais madame Massin dit le maicirctre deposte heacutebeacuteteacute

― Ah  vous aussi reprit madame Massinen interrompant son cousin vous allez medire comme Massin  Est-ce une petite fille dequinze ans qui peut inventer des plans pareilset les exeacutecuter  faire quitter ses opinions agrave unhomme de quatre-vingt-trois ans qui nrsquoa jamaismis le pied dans une eacuteglise que pour se ma-

rier qui a les precirctres dans une telle horreurqursquoil nrsquoa pas mecircme accompagneacute cette enfant agravela paroisse le jour de sa premiegravere communion Eh  bien pourquoi si le docteur Minoret ales precirctres en horreur passe-t-il depuis quinzeans presque toutes les soireacutees de la semaineavec lrsquoabbeacute Chaperon  Le vieil hypocrite nrsquoa ja-mais manqueacute de donner agrave Ursule vingt francspour mettre au cierge quand elle rend le painbeacutenit Vous ne vous souvenez donc plus du ca-deau fait par Ursule agrave lrsquoeacuteglise pour remercier lecureacute de lrsquoavoir preacutepareacutee agrave sa premiegravere commu-nion  elle y avait employeacute tout son argent etson parrain le lui a rendu mais doubleacute Vousne faites attention agrave rien vous autres hommes En apprenant ces deacutetails jrsquoai dit  Adieu paniersvendanges sont faites  Un oncle agrave succession nese conduit pas ainsi sans des intentions enversune petite morveuse ramasseacutee dans la rue

― Bah  ma cousine reprit le maicirctre de postele bonhomme megravene peut-ecirctre Ursule par ha-

sard agrave lrsquoeacuteglise Il fait beau notre oncle va se pro-mener

― Mon cousin notre oncle tient un livre depriegraveres agrave la main  et il vous a un air cafard  En-fin vous lrsquoallez voir

― Ils cachaient bien leur jeu reacutepondit le grosmaicirctre de poste car la Bougival mrsquoa dit qursquoilnrsquoeacutetait jamais question de religion entre le doc-teur et lrsquoabbeacute Chaperon Drsquoailleurs le cureacute deNemours est le plus honnecircte homme de la terreil donnerait sa derniegravere chemise agrave un pauvre  ilest incapable drsquoune mauvaise action  et subtili-ser une succession crsquoest

― Mais crsquoest voler dit madame Massin― Crsquoest pis  cria Minoret-Levrault exaspeacutereacute

par lrsquoobservation de sa bavarde cousine― Je sais reacutepondit madame Massin que

lrsquoabbeacute Chaperon quoique precirctre est un hon-necircte homme  mais il est capable de tout pourles pauvres  Il aura mineacute mineacute mineacute notreoncle en dessous et le docteur sera tombeacute dans

le cagotisme Nous eacutetions tranquilles et le voilagraveperverti Un homme qui nrsquoa jamais cru agrave rien etqui avait des principes  oh  crsquoest fait pour nousMon mari est cen dessus dessous

Madame Massin dont les phrases eacutetaient au-tant de flegraveches qui piquaient son gros cousin lefaisait marcher malgreacute son embonpoint aus-si promptement qursquoelle au grand eacutetonnementdes gens qui se rendaient agrave la messe Elle vou-lait rejoindre cet oncle Minoret et le montrer aumaicirctre de poste

Du cocircteacute du Gacirctinais Nemours est domineacutepar une colline le long de laquelle srsquoeacutetendentla route de Montargis et le Loing Lrsquoeacuteglise surles pierres de laquelle le temps a jeteacute son richemanteau noir car elle a sans doute eacuteteacute rebacirc-tie au quatorziegraveme siegravecle par les Guise pourlesquels Nemours fut eacuterigeacute en ducheacute-pairie sedresse au bout de la petite ville au bas drsquounegrande arche qui lrsquoencadre Pour les monu-ments comme pour les hommes la position fait

tout Ombrageacutee par quelques arbres et mise enrelief par une place proprette cette eacuteglise soli-taire produit un effet grandiose En deacutebouchantsur la place le maicirctre de Nemours put voir sononcle donnant le bras agrave la jeune fille nommeacuteeUrsule tenant chacun leur Paroissien et entrantagrave lrsquoeacuteglise Le vieillard ocircta son chapeau sous leporche et sa tecircte entiegraverement blanche commeun sommet couronneacute de neige brilla dans lesdouces teacutenegravebres de la faccedilade

― Eh  bien Minoret que dites-vous de laconversion de votre oncle  srsquoeacutecria le percepteurdes contributions de Nemours nommeacute Creacute-miegravere

― Que voulez-vous que je dise  lui reacuteponditle maicirctre de poste en lui offrant une prise detabac

― Bien reacutepondu pegravere Levrault  vous nepouvez pas dire ce que vous pensez si unillustre auteur a eu raison drsquoeacutecrire que lrsquohommeest obligeacute de penser sa parole avant de par-

ler sa penseacutee srsquoeacutecria malicieusement un jeunehomme qui survint et qui jouait dans Nemoursle personnage de Meacutephistopheacutelegraves de Faust

Ce mauvais garccedilon nommeacute Goupil eacutetaitle premier clerc de monsieur Creacutemiegravere-Dio-nis le notaire de Nemours Malgreacute les anteacuteceacute-dents drsquoune conduite presque crapuleuse Dio-nis avait pris Goupil dans son Eacutetude quand leseacutejour de Paris ougrave le clerc avait dissipeacute la suc-cession de son pegravere fermier aiseacute qui le destinaitau notariat lui fut interdit par une complegravete in-digence En voyant Goupil vous eussiez aussi-tocirct compris qursquoil se fucirct hacircteacute de jouir de la vie car pour obtenir des jouissances il devait lespayer cher Malgreacute sa petite taille le clerc avaitagrave vingt-sept ans le buste deacuteveloppeacute comme peutlrsquoecirctre celui drsquoun homme de quarante ans Desjambes grecircles et courtes une large face au teintbrouilleacute comme un ciel avant lrsquoorage et sur-monteacutee drsquoun front chauve faisaient encore res-sortir cette bizarre conformation Aussi sonvisage semblait-il appartenir agrave un bossu dontla bosse eucirct eacuteteacute en dedans Une singulariteacute dece visage aigre et pacircle confirmait lrsquoexistence

de cette invisible gibbositeacute Courbe et torducomme celui de beaucoup de bossus le nez sedirigeait de droite agrave gauche au lieu de parta-ger exactement la figure La bouche contrac-teacutee aux deux coins comme celle des Sardeseacutetait toujours sur le qui-vive de lrsquoironie La che-velure rare et roussacirctre tombait par megravechesplates et laissait voir le cracircne par places Lesmains grosses et mal emmancheacutees au bout debras trop longs eacutetaient crochues et rarementpropres Goupil portait des souliers bons agrave jeterau coin drsquoune borne et des bas en filoselle drsquounnoir rougeacirctre  son pantalon et son habit noiruseacutes jusqursquoagrave la corde et presque gras de crasse ses gilets piteux dont quelques boutons man-quaient de moules  le vieux foulard qui lui ser-vait de cravate toute sa mise annonccedilait la cy-nique misegravere agrave laquelle ses passions le condam-naient Cet ensemble de choses sinistres eacutetaitdomineacute par deux yeux de chegravevre une prunellecercleacutee de jaune agrave la fois lascifs et lacircches Per-

sonne nrsquoeacutetait plus craint ni plus respecteacute queGoupil dans Nemours Armeacute des preacutetentionsque comportait sa laideur il avait ce deacutetestableesprit particulier agrave ceux qui se permettent toutet lrsquoemployait agrave venger les meacutecomptes drsquoune ja-lousie permanente Il rimait les couplets sati-riques qui se chantent au carnaval il organisaitles charivaris il faisait agrave lui seul le petit journalde la ville Dionis homme fin et faux par celamecircme assez craintif gardait Goupil autant parpeur qursquoagrave cause de son excessive intelligenceet de sa connaissance profonde des inteacuterecircts dupays Mais le patron se deacutefiait tant du clerc qursquoilreacutegissait lui-mecircme sa caisse ne le logeait pointchez lui le tenait agrave distance et ne lui confiaitaucune affaire secregravete ou deacutelicate Aussi le clercflattait-il son patron en cachant le ressentimentque lui causait cette conduite et surveillait-ilmadame Dionis dans une penseacutee de vengeanceDoueacute drsquoune compreacutehension vive il avait le tra-vail facile

― Oh  toi te voilagrave deacutejagrave riant de notre mal-heur reacutepondit le maicirctre de poste au clerc qui sefrottait les mains

Comme Goupil flattait bassement toutes lespassions de Deacutesireacute qui depuis cinq ans en fai-sait son compagnon le maicirctre de poste le trai-tait assez cavaliegraverement sans soupccedilonner quelhorrible treacutesor de mauvais vouloirs srsquoentassaitau fond du cœur de Goupil agrave chaque nouvelleblessure Apregraves avoir compris que lrsquoargent luieacutetait plus neacutecessaire qursquoagrave tout autre le clercqui se savait supeacuterieur agrave toute la bourgeoisie deNemours voulait faire fortune et comptait surlrsquoamitieacute de Deacutesireacute pour acheter une des troischarges de la ville le greffe de la Justice de Paixlrsquoeacutetude drsquoun des huissiers ou celle de DionisAussi supportait-il patiemment les algaradesdu maicirctre de poste les meacutepris de madame Mi-noret-Levrault et jouait-il un rocircle infacircme au-pregraves de Deacutesireacute qui depuis deux ans lui lais-sait consoler les Arianes victimes de la fin des

vacances Goupil deacutevorait ainsi les miettes desambigus qursquoil avait preacutepareacutes

― Si jrsquoavais eacuteteacute le neveu du bonhomme il nemrsquoaurait pas donneacute Dieu pour coheacuteritier reacutepli-qua le clerc en montrant par un hideux ricane-ment des dents rares noires et menaccedilantes

En ce moment Massin-Levrault junior legreffier de la Justice de Paix rejoignit sa femmeen amenant madame Creacutemiegravere la femme dupercepteur de Nemours Ce personnage un desplus acircpres bourgeois de la petite ville avaitla physionomie drsquoun Tartare  des yeux petitset ronds comme des sinelles sous un frontdeacuteprimeacute les cheveux creacutepus le teint huileuxde grandes oreilles sans rebords une bouchepresque sans legravevres et la barbe rare Ses ma-niegraveres avaient lrsquoimpitoyable douceur des usu-riers dont la conduite repose sur des principesfixes Il parlait comme un homme qui a une ex-tinction de voix Enfin pour le peindre il suf-

fira de dire qursquoil employait sa fille aicircneacutee et safemme agrave faire ses expeacuteditions de jugements

Madame Creacutemiegravere eacutetait une grosse femmedrsquoun blond douteux au teint cribleacute de tachesde rousseur un peu trop serreacutee dans ses robeslieacutee avec madame Dionis et qui passait pourinstruite parce qursquoelle lisait des romans Cettefinanciegravere du dernier ordre pleine de preacuteten-tions agrave lrsquoeacuteleacutegance et au bel-esprit attendaitlrsquoheacuteritage de son oncle pour prendre un certaingenre orner son salon et y recevoir la bourgeoi-sie  car son mari lui refusait les lampes Car-cel les lithographies et les futiliteacutes qursquoelle voyaitchez la notaresse Elle craignait excessivementGoupil qui guettait et colportait ses capsulin-guettes (elle traduisait ainsi le mot lapsus lin-guae) Un jour madame Dionis lui dit qursquoelle nesavait plus quelle eau prendre pour ses dents― Prenez de lrsquoopiat lui reacutepondit-elle

Presque tous les collateacuteraux du vieux docteurMinoret se trouvegraverent alors reacuteunis sur la place

et lrsquoimportance de lrsquoeacuteveacutenement qui les ameutaitfut si geacuteneacuteralement sentie que les groupes depaysans et de paysannes armeacutes de leurs para-pluies rouges tous vecirctus de ces couleurs eacutecla-tantes qui les rendent si pittoresques les joursde fecircte agrave travers les chemins eurent les yeuxsur les heacuteritiers Minoret Dans les petites villesqui tiennent le milieu entre les gros bourgs etles villes ceux qui ne vont pas agrave la messe res-tent sur la place On y cause drsquoaffaires Agrave Ne-mours lrsquoheure des offices est celle drsquoune boursehebdomadaire agrave laquelle venaient souvent lesmaicirctres des habitations eacuteparses dans un rayondrsquoune demi-lieue Ainsi srsquoexplique lrsquoentente despaysans contre les bourgeois relativement auxprix des denreacutees et de la main-drsquoœuvre

― Et qursquoaurais-tu donc fait  dit le maicirctre deNemours agrave Goupil

― Je me serais rendu aussi neacutecessaire agrave savie que lrsquoair qursquoil respire Mais drsquoabord vousnrsquoavez pas su le prendre  Une succession veut

ecirctre soigneacutee autant qursquoune belle femme etfaute de soins elles eacutechappent toutes deux Sima patronne eacutetait lagrave reprit-il elle vous diraitcombien cette comparaison est juste

― Mais monsieur Bongrand vient de me direde ne point nous inquieacuteter reacutepondit le greffierde la Justice de Paix

― Oh  il y a bien des maniegraveres de dire ccedilareacutepondit Goupil en riant Jrsquoaurais bien vouluentendre votre finaud de juge de paix  Srsquoil nrsquoyavait plus rien agrave faire  si comme lui qui vit chezvotre oncle je savais tout perdu je vous dirais ― Ne vous inquieacutetez de rien 

En prononccedilant cette derniegravere phrase Goupileut un sourire si comique et lui donna une si-gnification si claire que les heacuteritiers soupccedilon-negraverent le greffier de srsquoecirctre laisseacute prendre aux fi-nesses du juge de paix Le percepteur gros pe-tit homme aussi insignifiant qursquoun percepteurdoit lrsquoecirctre et aussi nul qursquoune femme drsquoesprit

pouvait le souhaiter foudroya son coheacuteritierMassin par un  ― Quand je vous le disais 

Comme les gens doubles precirctent toujoursaux autres leur dupliciteacute Massin regarda de tra-vers le juge de paix qui causait en ce momentpregraves de lrsquoeacuteglise avec le marquis du Rouvre unde ses anciens clients

― Si je savais cela dit-il― Vous paralyseriez la protection qursquoil ac-

corde au marquis du Rouvre contre lequel ilest arriveacute des prises de corps et qursquoil arrose ence moment de ses conseils dit Goupil en glis-sant une ideacutee de vengeance au greffier Mais fi-lez doux avec votre chef  le bonhomme est finil doit avoir de lrsquoinfluence sur votre oncle etpeut encore lrsquoempecirccher de leacuteguer tout agrave lrsquoEacuteglise

― Bah  nous nrsquoen mourrons pas dit Mino-ret-Levrault en ouvrant son immense tabatiegravere

― Vous nrsquoen vivrez pas non plus reacuteponditGoupil en faisant frissonner les deux femmesqui plus promptement que leurs maris tradui-

saient en privations la perte de cette successiontant de fois employeacutee en bien-ecirctre Mais nousnoierons dans les flots de vin de Champagne cepetit chagrin en ceacuteleacutebrant le retour de Deacutesireacutenrsquoest-ce pas gros pegravere  ajouta-t-il en frappantsur le ventre du colosse et srsquoinvitant ainsi lui-mecircme de peur qursquoon ne lrsquooubliacirct

Avant drsquoaller plus loin peut-ecirctre les gensexacts aimeront-ils agrave trouver ici par avanceune espegravece drsquointituleacute drsquoinventaire assez neacuteces-saire drsquoailleurs pour connaicirctre les degreacutes deparenteacute qui rattachaient au vieillard si subi-tement converti ces trois pegraveres de famille ouleurs femmes Ces entre-croisements de racesau fond des provinces peuvent ecirctre le sujet deplus drsquoune reacuteflexion instructive

Agrave Nemours il ne se trouve que trois ouquatre maisons de petite noblesse inconnueparmi lesquelles brillait alors celle des Por-tenduegravere Ces familles exclusives hantent lesnobles qui possegravedent des terres ou des chacircteaux

aux environs et parmi lesquels on distingueles drsquoAiglemont proprieacutetaires de la belle terrede Saint-Lange et le marquis du Rouvre dontles biens cribleacutes drsquohypothegraveques eacutetaient guet-teacutes par les bourgeois Les nobles de la villesont sans fortune Pour tous biens madamede Portenduegravere posseacutedait une ferme de quatremille sept cents francs de rente et sa maisonen ville Agrave lrsquoencontre de ce minime faubourgSaint-Germain se groupent une dizaine de ri-chards drsquoanciens meuniers des neacutegociants re-tireacutes enfin une bourgeoisie en miniature souslaquelle srsquoagitent les petits deacutetaillants les pro-leacutetaires et les paysans Cette bourgeoisie offrecomme dans les Cantons Suisses et dans plu-sieurs autres petits pays le curieux spectaclede lrsquoirradiation de quelques familles autoch-tones [autocthones] gauloises peut-ecirctre reacute-gnant sur un territoire lrsquoenvahissant et rendantpresque tous les habitants cousins Sous LouisXI eacutepoque agrave laquelle le Tiers-Eacutetat a fini par

faire de ses surnoms de veacuteritables noms dontquelques-uns se mecirclegraverent agrave ceux de la Feacuteoda-liteacute la bourgeoisie de Nemours se composaitde Minoret de Massin de Levrault et de Creacute-miegravere Sous Louis XIII ces quatre familles pro-duisaient deacutejagrave des Massin-Creacutemiegravere des Le-vrault-Massin des Massin-Minoret des Mi-noret-Minoret des Creacutemiegravere-Levrault des Le-vrault-Minoret-Massin des Massin-Levraultdes Minoret-Massin des Massin-Massin desCreacutemiegravere-Massin tout cela barioleacute de juniorde fils aicircneacute de Creacutemiegravere-Franccedilois de Le-vrault-Jacques de Jean-Minoret agrave rendre foule pegravere Anselme du Peuple si le Peuple avaitjamais besoin de geacuteneacutealogiste Les variationsde ce kaleacuteidoscope domestique agrave quatre eacuteleacute-ments se compliquaient tellement par les nais-sances et par les mariages que lrsquoarbre geacuteneacutea-logique des bourgeois de Nemours eucirct embar-rasseacute les Beacuteneacutedictins de lrsquoAlmanach de Gothaeux-mecircmes malgreacute la science atomistique avec

laquelle ils disposent les zigzags des alliancesallemandes Pendant long-temps les Minoretoccupegraverent les tanneries les Creacutemiegravere tinrentles moulins les Massin srsquoadonnegraverent au com-merce les Levrault restegraverent fermiers Heureu-sement pour le pays ces quatre souches tal-laient au lieu de pivoter ou repoussaient debouture par lrsquoexpatriation des enfants qui cher-chaient fortune au dehors  il y a des Mino-ret couteliers agrave Melun des Levrault agrave Montar-gis des Massin agrave Orleacuteans et des Creacutemiegravere de-venus consideacuterables agrave Paris Diverses sont lesdestineacutees de ces abeilles sorties de la ruche-megravere Des Massin riches emploient neacutecessaire-ment des Massin ouvriers de mecircme qursquoil y ades princes allemands au service de lrsquoAutricheou de la Prusse Le mecircme deacutepartement voitun Minoret millionnaire gardeacute par un Mino-ret soldat Pleines du mecircme sang et appeleacutees dumecircme nom pour toute similitude ces quatrenavettes avaient tisseacute sans relacircche une toile hu-

maine dont chaque lambeau se trouvait robeou serviette batiste superbe au doublure gros-siegravere Le mecircme sang eacutetait agrave la tecircte aux piedsou au cœur en des mains industrieuses dansun poumon souffrant ou dans un front grosde geacutenie Les chefs de clan habitaient fidegravele-ment la petite ville ougrave les liens de parenteacutese relacircchaient se resserraient au greacute des eacuteveacute-nements repreacutesenteacutes par ce bizarre cognomo-nisme En quelque pays que vous alliez chan-gez les noms vous retrouverez le fait maissans la poeacutesie que la Feacuteodaliteacute lui avait im-primeacutee et que Walter Scott a reproduite avectant de talent Portons nos regards un peu plushaut examinons lrsquoHumaniteacute dans lrsquoHistoire Toutes les familles nobles du onziegraveme siegravecleaujourdrsquohui presque toutes eacuteteintes moins larace royale des Capet toutes ont neacutecessaire-ment coopeacutereacute agrave la naissance drsquoun Rohan drsquounMontmorency drsquoun Bauffremont drsquoun Mor-temart drsquoaujourdrsquohui  enfin toutes seront neacute-

cessairement dans le sang du dernier gentil-homme vraiment gentilhomme En drsquoautrestermes tout bourgeois est cousin drsquoun bour-geois tout noble est cousin drsquoun noble Commele dit la sublime page des geacuteneacutealogies bibliquesen mille ans trois familles Sem Cham et Ja-phet peuvent couvrir le globe de leurs enfantsUne famille peut devenir une nation et mal-heureusement une nation peut redevenir uneseule et simple famillePour le prouver il suffitdrsquoappliquer agrave la recherche des ancecirctres et agrave leuraccumulation que le temps accroicirct dans unereacutetrograde progression geacuteomeacutetrique multiplieacuteepar elle-mecircme le calcul de ce sage qui deman-dant agrave un roi de Perse pour reacutecompense drsquoavoirinventeacute le jeu drsquoeacutechecs un eacutepi de bleacute pour lapremiegravere case de lrsquoeacutechiquier en doublant tou-jours deacutemontra que le royaume ne suffirait pasagrave le payer Le lacis de la noblesse embrasseacute par lelacis de la bourgeoisie cet antagonisme de deuxsangs proteacutegeacutes lrsquoun par des institutions immo-

biles lrsquoautre par lrsquoactive patience du travail etpar la ruse du commerce a produit la reacutevolu-tion de 1789 Les deux sangs presque reacuteunis setrouvent aujourdrsquohui face agrave face avec des colla-teacuteraux sans heacuteritage Que feront-ils  Notre ave-nir politique est gros de la reacuteponse

La famille de celui qui sous Louis XVsrsquoappelait Minoret tout court eacutetait si nom-breuse qursquoun des cinq enfants le Minoret dontlrsquoentreacutee agrave lrsquoeacuteglise faisait eacuteveacutenement alla cher-cher fortune agrave Paris et ne se montra plus que deloin en loin dans sa ville natale ougrave il vint sansdoute chercher sa part drsquoheacuteritage agrave la mort deses grands-parents Apregraves avoir beaucoup souf-fert comme tous les jeunes gens doueacutes drsquounevolonteacute ferme et qui veulent une place dans lebrillant monde de Paris lrsquoenfant des Minoret sefit une destineacutee plus belle qursquoil ne la recircvait peut-ecirctre agrave son deacutebut  car il se voua tout drsquoabord agrave lameacutedecine une des professions qui demandentdu talent et du bonheur mais encore plus de

bonheur que de talent Appuyeacute par Dupont deNemours lieacute par un heureux hasard avec lrsquoabbeacuteMorellet que Voltaire appelait Mord-les pro-teacutegeacute par les encyclopeacutedistes le docteur Mino-ret srsquoattacha comme un seacuteide au grand meacute-decin Bordeu lrsquoami de Diderot DrsquoAlembertHelveacutetius le baron drsquoHolbach Grimm de-vant lesquels il fut petit garccedilon finirent sansdoute comme Bordeu par srsquointeacuteresser agrave Mino-ret qui vers 1777 eut une assez belle clientegravelede deacuteistes drsquoencyclopeacutedistes sensualistes ma-teacuterialistes comme il vous plaira drsquoappeler lesriches philosophes de ce temps Quoiqursquoil fucircttregraves-peu charlatan il inventa le fameux baumede Leliegravevre tant vanteacute par le Mercure de Franceet dont lrsquoannonce eacutetait en permanence agrave la finde ce journal organe hebdomadaire des ency-clopeacutedistes Lrsquoapothicaire Leliegravevre homme ha-bile vit une affaire lagrave ougrave Minoret nrsquoavait vuqursquoune preacuteparation agrave mettre dans le Codex etpartagea loyalement ses beacuteneacutefices avec le doc-

teur eacutelegraveve de Rouelle en chimie comme il eacutetaitcelui de Bordeu en meacutedecine On eucirct eacuteteacute mateacute-rialiste agrave moins Le docteur eacutepousa par amouren 1778 temps ougrave reacutegnait la Nouvelle-Heacuteloiumlseet ougrave lrsquoon se mariait quelquefois par amour lafille du fameux claveciniste Valentin Miroueumltune ceacutelegravebre musicienne faible et deacutelicate quela Reacutevolution tua Minoret connaissait inti-mement Roberspierre agrave qui jadis il fit avoirune meacutedaille drsquoor pour une dissertation surce sujet  Quelle est lrsquoorigine de lrsquoopinion quieacutetend sur une mecircme famille une partie de lahonte attacheacutee aux peines infamantes que su-bit un coupable  Cette opinion est-elle plus nui-sible qursquoutile  Et dans le cas ougrave lrsquoon se deacutecide-rait pour lrsquoaffirmative quels seraient les moyensde parer aux inconveacutenients qui en reacutesultent LrsquoAcadeacutemie royale des sciences et des arts deMetz agrave laquelle appartenait Minoret doit avoircette dissertation en original Quoique gracircce agravecette amitieacute la femme du docteur pucirct ne rien

craindre elle eut si peur drsquoaller agrave lrsquoeacutechafaudque cette invincible terreur empira lrsquoaneacutevrismeqursquoelle devait agrave une trop grande sensibiliteacuteMalgreacute toutes les preacutecautions que prenait unhomme idolacirctre de sa femme Ursule rencon-tra la charrette pleine de condamneacutes ougrave se trou-vait preacuteciseacutement madame Roland et ce spec-tacle causa sa mort Minoret plein de faiblessepour son Ursule agrave laquelle il ne refusait rien etqui avait meneacute la vie drsquoune petite-maicirctresse setrouva presque pauvre apregraves lrsquoavoir perdue Ro-berspierre le fit nommer meacutedecin en chef drsquounhocircpital

Quoique le nom de Minoret eucirct acquis pen-dant les deacutebats animeacutes auxquels donna lieu lemesmeacuterisme une ceacuteleacutebriteacute qui le rappela detemps en temps au souvenir de ses parents lareacutevolution fut un si grand dissolvant et rom-pit tant les relations de famille qursquoen 1813 onignorait entiegraverement agrave Nemours lrsquoexistence dudocteur Minoret agrave qui une rencontre inatten-

due fit concevoir le projet de revenir commeles liegravevres mourir au gicircte

En traversant la France ougrave lrsquoœil est sipromptement lasseacute par la monotonie desplaines qui nrsquoa pas eu la charmante sensationdrsquoapercevoir en haut drsquoune cocircte agrave sa descenteou agrave son tournant alors qursquoelle promettait unpaysage aride une fraicircche valleacutee arroseacutee parune riviegravere et une petite ville abriteacutee sous lerocher comme une ruche dans le creux drsquounvieux saule  En entendant le hue  du postillonqui marche le long de ses chevaux on secouele sommeil on admire comme un recircve dans lerecircve quelque beau paysage qui devient pour levoyageur ce qursquoest pour un lecteur le passageremarquable drsquoun livre une brillante penseacutee dela nature Telle est la sensation que cause la vuesoudaine de Nemours en y venant de la Bour-gogne On la voit de lagrave cercleacutee par des rochespeleacutees grises blanches noires de formes bi-zarres comme il srsquoen trouve tant dans la forecirct

de Fontainebleau et drsquoougrave srsquoeacutelancent des arbreseacutepars qui se deacutetachent nettement sur le ciel etdonnent agrave cette espegravece de muraille eacutecrouleacutee unephysionomie agreste Lagrave se termine la longuecolline forestiegravere qui rampe de Nemours agrave Bou-ron en cocirctoyant la route Au bas de ce cirqueinforme srsquoeacutetale une prairie ougrave court le Loingen formant des nappes agrave cascades Ce deacutelicieuxpaysage que longe la route de Montargis res-semble agrave une deacutecoration drsquoopeacutera tant les effetsy sont eacutetudieacutes Un matin le docteur qursquoun richemalade de la Bourgogne avait envoyeacute chercheret qui revenait en toute hacircte agrave Paris nrsquoayantpas dit au preacuteceacutedent relais quelle route il voulaitprendre fut conduit agrave son insu par Nemours etrevit entre deux sommeils le paysage au milieuduquel son enfance srsquoeacutetait eacutecouleacutee Le docteuravait alors perdu plusieurs de ses vieux amis Lesectaire de lrsquoEncyclopeacutedie avait eacuteteacute teacutemoin dela conversion de La Harpe il avait enterreacute Le-brun-Pindare et Marie-Joseph de Cheacutenier et

Morellet et madame Helveacutetius Il assistait agrave laquasi-chute de Voltaire attaqueacute par Geoffroyle continuateur de Freacuteron Il pensait donc agrave laretraite Aussi quand sa chaise de poste srsquoarrecirctaen haut de la Grandrsquorue de Nemours eut-il agravecœur de srsquoenqueacuterir de sa famille Minoret-Le-vrault vint lui-mecircme voir le docteur qui recon-nut dans le maicirctre de poste le propre fils de sonfregravere aicircneacute Ce neveu lui montra dans son eacutepousela fille unique du pegravere Levrault-Creacutemiegravere quidepuis douze ans lui avait laisseacute la poste et laplus belle auberge de Nemours

― Eh  bien mon neveu dit le docteur ai-jedrsquoautres heacuteritiers 

― Ma tante Minoret votre sœur a eacutepouseacuteun Massin-Massin

― Oui lrsquointendant de Saint-Lange― Elle est morte veuve en laissant une seule

fille qui vient de se marier avec un Creacute-miegravere-Creacutemiegravere un charmant garccedilon encoresans place

― Bien  elle est ma niegravece directe Or commemon fregravere le marin est mort garccedilon que le capi-taine Minoret a eacuteteacute tueacute agrave Monte-Legino et queme voici la ligne paternelle est eacutepuiseacutee Ai-jedes parents dans la ligne maternelle  Ma megravereeacutetait une Jean-Massin-Levrault

― Des Jean-Massin-Levrault reacutepondit Mi-noret-Levrault il nrsquoest resteacute qursquoune Jean-Massin qui a eacutepouseacute monsieur Creacutemiegravere-Le-vrault-Dionis un fournisseur des fourrages quia peacuteri sur lrsquoeacutechafaud Sa femme est morte dedeacutesespoir et ruineacutee en laissant une fille marieacutee agraveun Levrault-Minoret fermier agrave Montereau quiva bien  et leur fille vient drsquoeacutepouser un Mas-sin-Levrault clerc de notaire agrave Montargis ougrave lepegravere est serrurier

― Ainsi je ne manque pas drsquoheacuteritiers ditgaiement le docteur qui voulut faire le tour deNemours en compagnie de son neveu

Le Loing traverse onduleusement la villebordeacute de jardins agrave terrasses et de maisons pro-

prettes dont lrsquoaspect fait croire que le bonheurdoit habiter lagrave plutocirct qursquoailleurs Lorsque ledocteur tourna de la Grandrsquorue dans la rue desBourgeois Minoret-Levrault lui montra la pro-prieacuteteacute de monsieur Levrault riche marchandde fers agrave Paris qui dit-il venait de se laissermourir

― Voilagrave mon oncle une jolie maison agravevendre elle a un charmant jardin sur la riviegravere

― Entrons dit le docteur en voyant au boutdrsquoune petite cour paveacutee une maison serreacutee entreles murailles de deux maisons voisines deacutegui-seacutees par des massifs drsquoarbres et de plantes grim-pantes

― Elle est bacirctie sur caves dit le docteur enentrant par un perron tregraves-eacuteleveacute garni de vasesen faiumlence blanche et bleue ougrave fleurissaientalors des geacuteraniums

Coupeacutee comme la plupart des maisons deprovince par un corridor qui megravene de la courau jardin la maison nrsquoavait agrave droite qursquoun salon

eacuteclaireacute par quatre croiseacutees deux sur la cour etdeux sur le jardin  mais Levrault-Levrault avaitconsacreacute lrsquoune de ces croiseacutees agrave lrsquoentreacutee drsquounelongue serre bacirctie en briques qui allait du salonagrave la riviegravere ougrave elle se terminait par un horriblepavillon chinois

― Bon  en faisant couvrir cette serre et laparquetant dit le vieux Minoret je pourrais lo-ger ma bibliothegraveque et faire un joli cabinet de cesingulier morceau drsquoarchitecture De lrsquoautre cocirc-teacute du corridor se trouvait sur le jardin une salleagrave manger en imitation de laque noire agrave fleursvert et or et seacutepareacutee de la cuisine par la cagede lrsquoescalier On communiquait par un petit of-fice pratiqueacute derriegravere cet escalier avec la cui-sine dont les fenecirctres agrave barreaux de fer grilla-geacutes donnaient sur la cour Il y avait deux ap-partements au premier eacutetage  et au-dessus desmansardes lambrisseacutees encore assez logeablesApregraves avoir rapidement examineacute cette maisongarnie de treillages verts du haut en bas du cocircteacute

de la cour comme du cocircteacute du jardin et qui surla riviegravere eacutetait termineacutee par une terrasse char-geacutee de vases en faiumlence le docteur dit  ― Le-vrault-Levrault a ducirc deacutepenser bien de lrsquoargentici 

― Oh  gros comme lui reacutepondit Mino-ret-Levrault Il aimait les fleurs une becirctise ― Qursquoest-ce que cela rapporte  dit ma femmeVous voyez un peintre de Paris est venu pourpeindre en fleurs agrave fresque son corridor Il a mispartout des glaces entiegraveres Les plafonds ont eacuteteacuterefaits avec des corniches qui coucirctent six francsle pied La salle agrave manger les parquets sont enmarqueterie des folies  La maison ne vaut pasun sou de plus

― Heacute  bien mon neveu fais-moi cette ac-quisition donne-mrsquoen avis voici mon adresse le reste regardera mon notaire ― Qui donc de-meure en face  demanda-t-il en sortant

― Des eacutemigreacutes  reacutepondit le maicirctre de posteun chevalier de Portenduegravere

Une fois la maison acheteacutee lrsquoillustre docteurau lieu drsquoy venir eacutecrivit agrave son neveu de la louerLa Folie-Levrault fut habiteacutee par le notaire deNemours qui vendit alors sa charge agrave Dionisson maicirctre-clerc et qui mourut deux ans apregraveslaissant sur le dos du meacutedecin une maison agravelouer au moment ougrave le sort de Napoleacuteon se deacute-cidait aux environs Les heacuteritiers du docteur agravepeu pregraves leurreacutes avaient pris son deacutesir de re-tour pour la fantaisie drsquoun richard et se deacuteses-peacuteraient en lui supposant agrave Paris des affectionsqui lrsquoy retiendraient et leur enlegraveveraient sa suc-cession Neacuteanmoins la femme de Minoret-Le-vrault saisit cette occasion drsquoeacutecrire au docteurLe vieillard reacutepondit qursquoaussitocirct la paix signeacuteeune fois les routes deacutebarrasseacutees de soldats et lescommunications reacutetablies il viendrait habiterNemours Il y fit une apparition avec deux deses clients lrsquoarchitecte des hospices et un tapis-sier qui se chargegraverent des reacuteparations des ar-rangements inteacuterieurs et du transport du mobi-

lier Madame Minoret-Levrault offrit commegardienne la cuisiniegravere du vieux notaire deacuteceacute-deacute qui fut accepteacutee Quand les heacuteritiers sur-ent que leur oncle ou grand-oncle Minoret al-lait positivement demeurer agrave Nemours leursfamilles furent prises malgreacute les eacuteveacutenementspolitiques qui pesaient alors preacuteciseacutement surle Gacirctinais et sur la Brie drsquoune curiositeacute deacute-vorante mais presque leacutegitime Lrsquooncle eacutetait-ilriche  Eacutetait-il eacuteconome ou deacutepensier  Laisse-rait-il une belle fortune ou ne laisserait-il rien Avait-il des rentes viagegraveres  Voici ce qursquoon fi-nit par savoir mais avec des peines infinieset agrave force drsquoespionnages souterrains Apregraves lamort drsquoUrsule Miroueumlt sa femme de 1789 agrave1813 le docteur nommeacute meacutedecin consultantde lrsquoempereur en 1803 avait ducirc gagner beau-coup drsquoargent mais personne ne connaissait safortune  il vivait simplement sans autres deacute-penses que celles drsquoune voiture agrave lrsquoanneacutee et drsquounsomptueux appartement  il ne recevait jamais

et dicircnait presque toujours en ville Sa gouver-nante furieuse de ne pas lrsquoaccompagner agrave Ne-mours dit agrave Zeacutelie Levrault la femme du maicirctrede poste qursquoelle connaissait au docteur qua-torze mille francs de rentes sur le grand-livreOr apregraves vingt anneacutees drsquoexercice drsquoune profes-sion que les titres de meacutedecin en chef drsquoun hocirc-pital de meacutedecin de lrsquoEmpereur et de membrede lrsquoInstitut rendaient si lucrative ces quatorzemille livres de rentes fruit de placements suc-cessifs accusaient tout au plus cent soixantemille francs drsquoeacuteconomies  Pour nrsquoavoir eacutepar-gneacute que huit mille francs par an le docteur de-vait avoir eu bien des vices ou bien des ver-tus agrave satisfaire  mais ni la gouvernante ni Zeacute-lie personne ne put peacuteneacutetrer la raison de cettemodestie de fortune  Minoret qui fut bien re-gretteacute dans son quartier eacutetait un des hommesles plus bienfaisants de Paris et comme Lar-rey gardait un profond secret sur ses actes debienfaisance Les heacuteritiers virent donc arriver

avec une vive satisfaction le riche mobilier etla nombreuse bibliothegraveque de leur oncle deacute-jagrave officier de la Leacutegion-drsquoHonneur et nommeacutepar le roi chevalier de lrsquoordre de Saint-Michelagrave cause peut-ecirctre de sa retraite qui fit une placeagrave quelque favori Mais quand lrsquoarchitecte lespeintres les tapissiers eurent tout arrangeacute de lamaniegravere la plus comfortable le docteur ne vintpas Madame Minoret-Levault qui surveillaitle tapissier et lrsquoarchitecte comme srsquoil srsquoagissaitde sa propre fortune apprit par lrsquoindiscreacutetiondrsquoun jeune homme envoyeacute pour ranger la bi-bliothegraveque que le docteur prenait soin drsquouneorpheline nommeacutee Ursule Cette nouvelle fitdes ravages eacutetranges dans la ville de NemoursEnfin le vieillard se rendit chez lui vers le milieudu mois de janvier 1815 et srsquoinstalla sournoise-ment avec une petite fille acircgeacutee de dix mois ac-compagneacutee drsquoune nourrice

― Ursule ne peut pas ecirctre sa fille il a soixanteet onze ans  dirent les heacuteritiers alarmeacutes

― Quoi qursquoelle puisse ecirctre dit madame Mas-sin elle nous donnera bien du tintoin  (Un motde Nemours)

Le docteur reccedilut assez froidement sa pe-tite-niegravece par la ligne maternelle dont le ma-ri venait drsquoacheter le greffe de la Justice dePaix et qui les premiers se hasardegraverent agrave luiparler de leur position difficile Massin et safemme nrsquoeacutetaient pas riches Le pegravere de Massinserrurier agrave Montargis obligeacute de prendre desarrangements avec ses creacuteanciers travaillait agravesoixante-sept ans comme un jeune homme etne laisserait rien Le pegravere de madame MassinLevrault-Minoret venait de mourir agrave Monte-reau des suites de la bataille en voyant sa fermeincendieacutee ses champs ruineacutes et ses bestiaux deacute-voreacutes

― Nous nrsquoaurons rien de ton grand-oncledit Massin agrave sa femme deacutejagrave grosse de son se-cond enfant

Le docteur leur donna secregravetement dix millefrancs avec lesquels le greffier de la Justice dePaix ami du notaire et de lrsquohuissier de Ne-mours commenccedila lrsquousure et mena si ronde-ment les paysans des environs qursquoen ce mo-ment Goupil lui connaissait environ quatre-vingt mille francs de capitaux ineacutedits

Quant agrave son autre niegravece le docteur fit avoirpar ses relations agrave Paris la perception de Ne-mours agrave Creacutemiegravere et fournit le cautionne-ment Quoique Minoret-Levrault nrsquoeucirct besoinde rien Zeacutelie jalouse des libeacuteraliteacutes de lrsquooncleenvers ses deux niegraveces lui preacutesenta son filsalors acircgeacute de dix ans qursquoelle allait envoyer dansun collegravege de Paris ougrave dit-elle les eacuteduca-tions coucirctaient bien cher Meacutedecin de Fon-tanes le docteur obtint une demi-bourse aucollegravege Louis-le-Grand pour son petit-neveuqui fut mis en quatriegraveme

Creacutemiegravere Massin et Minoret-Levrault gensexcessivement communs furent jugeacutes sans

appel par le docteur degraves les deux premiersmois pendant lesquels ils essayegraverent drsquoentourermoins lrsquooncle que la succession Les gensconduits par lrsquoinstinct ont ce deacutesavantage surles gens agrave ideacutees qursquoils sont promptement devi-neacutes  les inspirations de lrsquoinstinct sont trop na-turelles et srsquoadressent trop aux yeux pour nepas ecirctre aperccedilues aussitocirct  tandis que pour ecirctrepeacuteneacutetreacutees les conceptions de lrsquoesprit exigentune intelligence eacutegale de part et drsquoautre Apregravesavoir acheteacute la reconnaissance de ses heacuteritierset leur avoir en quelque sorte clos la bouche leruseacute docteur preacutetexta de ses occupations de seshabitudes et des soins qursquoexigeait la petite Ur-sule pour ne point les recevoir sans toutefoisleur fermer sa maison Il aimait agrave dicircner seul ilse couchait et se levait tard il eacutetait venu dansson pays natal pour y trouver le repos et la so-litude Ces caprices drsquoun vieillard parurent as-sez naturels et ses heacuteritiers se contentegraverent delui faire le dimanche entre une heure et quatre

heures des visites hebdomadaires auxquelles ilessaya de mettre fin en leur disant  ― Ne venezme voir que quand vous aurez besoin de moi

Le docteur sans refuser de donner desconsultations dans les cas graves surtout auxindigents ne voulut point ecirctre meacutedecin dupetit hospice de Nemours et deacuteclara qursquoilnrsquoexercerait plus sa profession

― Jrsquoai assez tueacute de monde dit-il en riant aucureacute Chaperon qui le sachant bienfaisant plai-dait pour les pauvres

― Crsquoest un fameux original  Ce mot dit surle docteur Minoret fut lrsquoinnocente vengeancedes amours-propres froisseacutes car le meacutedecin secomposa une socieacuteteacute de personnages qui meacute-ritent drsquoecirctre mis en regard des heacuteritiers Orceux des bourgeois qui se croyaient dignes degrossir la cour drsquoun homme agrave cordon noirconservegraverent contre le docteur et ses privileacutegieacutesun ferment de jalousie qui malheureusementeut son action

Par une bizarrerie qursquoexpliquerait le pro-verbe  Les extrecircmes se touchent ce docteur etle cureacute de Nemours furent tregraves-promptementamis Le vieillard aimait beaucoup le trictracjeu favori des gens drsquoeacuteglise et lrsquoabbeacute Chaperoneacutetait de la force du meacutedecin Le jeu fut doncun premier lien entre eux Puis Minoret eacutetaitcharitable et le cureacute de Nemours eacutetait le Feacutene-lon du Gacirctinais Tous deux ils avaient une ins-truction varieacutee lrsquohomme de Dieu pouvait doncseul dans tout Nemours comprendre lrsquoatheacuteePour pouvoir disputer deux hommes doiventdrsquoabord se comprendre Quel plaisir goucircte-t-on drsquoadresser des mots piquants agrave quelqursquounqui ne les sent pas  Le meacutedecin et ce precirctreavaient trop de bon goucirct ils avaient vu tropbonne compagnie pour ne pas en pratiquerles preacuteceptes ils purent alors se faire cette pe-tite guerre si neacutecessaire agrave la conversation Ilshaiumlssaient lrsquoun et lrsquoautre leurs opinions maisils estimaient leurs caractegraveres Si de semblables

contrastes si de telles sympathies ne sont pasles eacuteleacutements de la vie intime ne faudrait-il pasdeacutesespeacuterer de la socieacuteteacute qui surtout en Franceexige un antagonisme quelconque  Crsquoest duchoc des caractegraveres et non de la lutte des ideacuteesque naissent les antipathies Lrsquoabbeacute Chaperonfut donc le premier ami du docteur agrave NemoursCet eccleacutesiastique alors acircgeacute de soixante anseacutetait cureacute de Nemours depuis le reacutetablissementdu culte catholique Par attachement pour sontroupeau il avait refuseacute le vicariat du diocegraveseSi les indiffeacuterents en matiegravere de religion lui ensavaient greacute les fidegraveles lrsquoen aimaient davantageAinsi veacuteneacutereacute de ses ouailles estimeacute par la popu-lation le cureacute faisait le bien sans srsquoenqueacuterir desopinions religieuses des malheureux Son pres-bytegravere agrave peine garni du mobilier neacutecessaire auxplus stricts besoins de la vie eacutetait froid et deacutenueacutecomme le logis drsquoun avare Lrsquoavarice et la chari-teacute se trahissent par des effets semblables  la cha-riteacute ne se fait-elle pas dans le ciel le treacutesor que

se fait lrsquoavare sur terre  Lrsquoabbeacute Chaperon dis-putait avec sa servante sur sa deacutepense avec plusde rigueur que Gobseck avec la sienne si tou-tefois ce fameux juif a jamais eu de servante Lebon precirctre vendait souvent les boucles drsquoargentde ses souliers et de sa culotte pour en don-ner le prix agrave des pauvres qui le surprenaientsans le sou En le voyant sortir de son eacutegliseles oreilles de sa culotte noueacutees dans les bou-tonniegraveres les deacutevotes de la ville allaient alorsracheter les boucles du cureacute chez lrsquohorloger bi-joutier de Nemours et grondaient leur pas-teur en les lui rapportant Il ne srsquoachetait ja-mais de linge ni drsquohabits et portait ses vecircte-ments jusqursquoagrave ce qursquoils ne fussent plus de miseSon linge eacutepais de reprises lui marquait la peaucomme un cilice Madame de Portenduegravere oude bonnes acircmes srsquoentendaient alors avec la gou-vernante pour lui remplacer pendant son som-meil le linge ou les habits vieux par des neufset le cureacute ne srsquoapercevait pas toujours immeacutedia-

tement de lrsquoeacutechange Il mangeait chez lui danslrsquoeacutetain et avec des couverts de fer battu Quandil recevait ses desservants et les cureacutes aux joursde solenniteacute qui sont une charge pour les cureacutesde canton il empruntait lrsquoargenterie et le lingede table de son ami lrsquoatheacutee

― Mon argenterie fait son salut disait alorsle docteur

Ces belles actions tocirct ou tard deacutecouvertes ettoujours accompagneacutees drsquoencouragements spi-rituels srsquoaccomplissaient avec une naiumlveteacute su-blime Cette vie eacutetait drsquoautant plus meacuteritoireque lrsquoabbeacute Chaperon posseacutedait une eacuteruditionaussi vaste que varieacutee et de preacutecieuses faculteacutesChez lui la finesse et la gracircce inseacuteparables com-pagnes de la simpliciteacute rehaussaient une eacutelocu-tion digne drsquoun preacutelat Ses maniegraveres son carac-tegravere et ses mœurs donnaient agrave son commerce lasaveur exquise de tout ce qui dans lrsquointelligenceest agrave la fois spirituel et candide Ami de la plai-santerie il nrsquoeacutetait jamais precirctre dans un salon

Jusqursquoagrave lrsquoarriveacutee du docteur Minoret le bon-homme laissa ses lumiegraveres sous le boisseau sansregret  mais peut-ecirctre lui sut-il greacute de les utili-ser Riche drsquoune assez belle bibliothegraveque et dedeux mille livres de rente quand il vint agrave Ne-mours le cureacute ne posseacutedait plus en 1829 queles revenus de sa cure presque entiegraverement dis-tribueacutes chaque anneacutee Drsquoexcellent conseil dansles affaires deacutelicates ou dans les malheurs plusdrsquoune personne qui nrsquoallait point agrave lrsquoeacuteglise ychercher des consolations allait au presbytegraverey chercher des avis Pour achever ce portraitmoral il suffira drsquoune petite anecdote Des pay-sans rarement il est vrai mais enfin de mau-vaises gens se disaient poursuivis ou se faisaientpoursuivre fictivement pour stimuler la bien-faisance de lrsquoabbeacute Chaperon Ils trompaientleurs femmes qui voyant leur maison menaceacuteedrsquoexpropriation et leurs vaches saisies trom-paient par leurs innocentes larmes le pauvre cu-reacute qui leur trouvait alors les sept ou huit cents

francs demandeacutes avec lesquels le paysan ache-tait un lopin de terre Quand de pieux person-nages des fabriciens deacutemontregraverent la fraudeagrave lrsquoabbeacute Chaperon en le priant de les consul-ter pour ne pas ecirctre victime de la cupiditeacute illeur dit  ― Peut-ecirctre ces gens auraient-ils com-mis quelque chose de blacircmable pour avoir leurarpent de terre et nrsquoest-ce pas encore faire lebien que drsquoempecirccher le mal  On aimera peut-ecirctre agrave trouver ici lrsquoesquisse de cette figure re-marquable en ce que les sciences et les lettresavaient passeacute dans ce cœur et dans cette fortetecircte sans y rien corrompre Agrave soixante anslrsquoabbeacute Chaperon avait les cheveux entiegraverementblancs tant il eacuteprouvait vivement les malheursdrsquoautrui tant aussi les eacuteveacutenements de la Reacutevo-lution avaient agi sur lui Deux fois incarceacute-reacute pour deux refus de serment deux fois se-lon son expression il avait dit son In manusIl eacutetait de moyenne taille ni gras ni maigreSon visage tregraves-rideacute tregraves-creuseacute sans couleur

occupait tout drsquoabord le regard par la tran-quilliteacute profonde des lignes et par la pureteacute descontours qui semblaient bordeacutes de lumiegravere Levisage drsquoun homme chaste a je ne sais quoi deradieux Des yeux bruns agrave prunelle vive ani-maient ce visage irreacutegulier surmonteacute drsquoun frontvaste Son regard exerccedilait un empire explicablepar une douceur qui nrsquoexcluait pas la forceLes arcades de ses yeux formaient comme deuxvoucirctes ombrageacutees de gros sourcils grisonnantsqui ne faisaient point peur Comme il avaitperdu beaucoup de ses dents sa bouche eacutetaitdeacuteformeacutee et ses joues rentraient  mais cettedestruction ne manquait pas de gracircce et cesrides pleines drsquoameacuteniteacute semblaient vous sou-rire Sans ecirctre goutteux il avait les pieds si sen-sibles il marchait si difficilement qursquoil gardaitdes souliers en veau drsquoOrleacuteans par toutes lessaisons Il trouvait la mode des pantalons peuconvenable pour un precirctre et se montrait tou-jours vecirctu de gros bas en laine noire tricoteacutes

par sa gouvernante et drsquoune culotte de drapIl ne sortait point en soutane mais en redin-gote brune et conservait le tricorne courageu-sement porteacute dans les plus mauvais jours Cenoble et beau vieillard dont la figure eacutetait tou-jours embellie par la seacutereacuteniteacute drsquoune acircme sansreproche devait avoir sur les choses et sur leshommes de cette histoire une si grande in-fluence qursquoil fallait tout drsquoabord remonter agrave lasource de son autoriteacute

Minoret recevait trois journaux  un libeacuteralun ministeacuteriel un ultragrave quelques recueils peacute-riodiques et des journaux de science dont lescollections grossissaient sa bibliothegraveque Lesjournaux lrsquoencyclopeacutediste et les livres furentun attrait pour un ancien capitaine au reacutegi-ment de Royal-Sueacutedois nommeacute monsieur deJordy gentilhomme voltairien et vieux garccedilonqui vivait de seize cents francs de pension etrente viagegraveres Apregraves avoir lu pendant quelquesjours les gazettes par lrsquoentremise du cureacute mon-

sieur de Jordy jugea convenable drsquoaller remer-cier le docteur Degraves la premiegravere visite le vieuxcapitaine ancien professeur agrave lrsquoEacutecole-Militaireconquit les bonnes gracircces du vieux meacutedecinqui lui rendit sa visite avec empressementMonsieur de Jordy petit homme sec et maigremais tourmenteacute par le sang quoiqursquoil eucirct la facetregraves-pacircle vous frappait tout drsquoabord par sonbeau front agrave la Charles XII au-dessus duquel ilmaintenait ses cheveux coupeacutes ras comme ceuxde ce roi-soldat Ses yeux bleus qui eussent faitdire  Lrsquoamour a passeacute par lagrave mais profondeacute-ment attristeacutes inteacuteressaient au premier regardougrave srsquoentrevoyaient des souvenirs sur lesquels ilgardait drsquoailleurs un si profond secret que ja-mais ses vieux amis ne surprirent ni une allu-sion agrave sa vie passeacutee ni une de ces exclamationsarracheacutees par une similitude de catastrophesIl cachait le douloureux mystegravere de son pas-seacute sous une gaieteacute philosophique  mais quandil se croyait seul ses mouvements engourdis

par une lenteur moins seacutenile que calculeacutee at-testaient une penseacutee peacutenible et constante  aus-si lrsquoabbeacute Chaperon lrsquoavait-il surnommeacute le chreacute-tien sans le savoir Allant toujours vecirctu de drapbleu son maintien un peu roide et son vecircte-ment trahissaient les anciennes coutumes dela discipline militaire Sa voix douce et har-monieuse remuait lrsquoacircme Ses belles mains lacoupe de sa figure qui rappelait celle du comtedrsquoArtois en montrant combien il avait eacuteteacute char-mant dans sa jeunesse rendaient le mystegraverede sa vie encore plus impeacuteneacutetrable On se de-mandait involontairement quel malheur pou-vait avoir atteint la beauteacute le courage la gracirccelrsquoinstruction et les plus preacutecieuses qualiteacutes ducœur qui furent jadis reacuteunies en sa personneMonsieur de Jordy tressaillait toujours au nomde Roberspierre Il prenait beaucoup de tabacet chose eacutetrange il srsquoen deacuteshabitua pour la pe-tite Ursule qui manifestait agrave cause de cette ha-bitude de la reacutepugnance pour lui Degraves qursquoil put

voir cette petite le capitaine attacha sur ellede longs regards presque passionneacutes Il aimaitsi follement ses jeux il srsquointeacuteressait tant agrave elleque cette affection rendit encore plus eacutetroits sesliens avec le docteur qui nrsquoosa jamais dire agrave cevieux garccedilon  ― Et vous aussi vous avez doncperdu des enfants  Il est de ces ecirctres bons etpatients comme lui qui passent dans la vie unepenseacutee amegravere au cœur et un sourire agrave la foistendre et douloureux sur les legravevres emportantavec eux le mot de lrsquoeacutenigme sans le laisser devi-ner par fierteacute par deacutedain par vengeance peut-ecirctre nrsquoayant que Dieu pour confident et pourconsolateur Monsieur de Jordy ne voyait guegravereagrave Nemours ougrave comme le docteur il eacutetait venumourir en paix que le cureacute toujours aux ordresde ses paroissiens et que madame de Porten-duegravere qui se couchait agrave neuf heures Aussi deguerre lasse avait-il fini par se mettre au lit debonne heure malgreacute les eacutepines qui rembour-raient son chevet Ce fut donc une bonne for-

tune pour le meacutedecin comme pour le capitaineque de rencontrer un homme ayant vu le mecircmemonde qui parlait la mecircme langue avec le-quel on pouvait eacutechanger ses ideacutees et qui secouchait tard Une fois que monsieur de Jordylrsquoabbeacute Chaperon et Minoret eurent passeacute unepremiegravere soireacutee ils y eacuteprouvegraverent tant de plai-sir que le precirctre et le militaire revinrent tous lessoirs agrave neuf heures moment ougrave la petite Ursulecoucheacutee le vieillard se trouvait libre Et toustrois ils veillaient jusqursquoagrave minuit ou une heure

Bientocirct ce trio devint un quatuor Un autrehomme agrave qui la vie eacutetait connue et qui de-vait agrave la pratique des affaires cette indulgencece savoir cette masse drsquoobservations cette fi-nesse ce talent de conversation que le mili-taire le meacutedecin le cureacute devaient agrave la pratiquedes acircmes des maladies et de lrsquoenseignementle juge de paix flaira les plaisirs de ces soi-reacutees et rechercha la socieacuteteacute du docteur Avantdrsquoecirctre juge de paix agrave Nemours monsieur Bon-

grand avait eacuteteacute pendant dix ans avoueacute agrave Me-lun ougrave il plaidait lui-mecircme selon lrsquousage desvilles ougrave il nrsquoy a pas de barreau Devenu veufagrave lrsquoacircge de quarante-cinq ans il se sentait en-core trop actif pour ne rien faire  il avait doncdemandeacute la Justice de Paix de Nemours va-cante quelques mois avant lrsquoinstallation du doc-teur Le garde des sceaux est toujours heureuxde trouver des praticiens et surtout des gensagrave leur aise pour exercer cette importante ma-gistrature Monsieur Bongrand vivait modes-tement agrave Nemours des quinze cents francs desa place et pouvait ainsi consacrer ses reve-nus agrave son fils qui faisait son Droit agrave Paristout en eacutetudiant la proceacutedure chez le fameuxavoueacute Derville Le pegravere Bongrand ressemblaitassez agrave un vieux chef de division en retraite  ilavait cette figure moins blecircme que blecircmie ougraveles affaires les meacutecomptes le deacutegoucirct ont laisseacuteleurs empreintes rideacutee par la reacuteflexion et aus-si par les continuelles contractions familiegraveres

aux gens obligeacutes de ne pas tout dire  mais elleeacutetait souvent illumineacutee par des sourires parti-culiers agrave ces hommes qui tour agrave tour croienttout et ne croient rien habitueacutes agrave tout voir et agravetout entendre sans surprise agrave peacuteneacutetrer dans lesabicircmes que lrsquointeacuterecirct ouvre au fond des cœursSous ses cheveux moins blancs que deacutecoloreacutesrabattus en ondes sur sa tecircte il montrait unfront sagace dont la couleur jaune srsquoharmoniaitaux filaments de sa maigre chevelure Son vi-sage ramasseacute lui donnait drsquoautant plus de res-semblance avec un renard que son nez eacutetaitcourt et pointu Il jaillissait de sa bouche fen-due comme celle des grands parleurs des eacutetin-celles blanches qui rendaient sa conversationsi pluvieuse que Goupil disait meacutechamment ― Il faut un parapluie pour lrsquoeacutecouter ― Oubien  Il pleut des jugements agrave la Justice de PaixSes yeux semblaient fins derriegravere ses lunettes mais les ocirctait-il son regard eacutemousseacute paraissaitniais Quoiqursquoil fucirct gai presque jovial mecircme

il se donnait un peu trop par sa contenancelrsquoair drsquoun homme important Il tenait presquetoujours ses mains dans les poches de son pan-talon et ne les en tirait que pour raffermir seslunettes par un mouvement presque railleurqui vous annonccedilait une observation fine ouquelque argument victorieux Ses gestes sa lo-quaciteacute ses innocentes preacutetentions trahissaientlrsquoancien avoueacute de province  mais ces leacutegers deacute-fauts nrsquoexistaient qursquoagrave la superficie  il les rache-tait par une bonhomie acquise qursquoun moralisteexact appellerait une indulgence naturelle agrave lasupeacuterioriteacute Srsquoil avait un peu lrsquoair drsquoun renardil passait aussi pour profondeacutement ruseacute sansecirctre improbe Sa ruse eacutetait le jeu de la perspica-citeacute Mais nrsquoappelle-t-on pas ruseacutes les gens quipreacutevoient un reacutesultat et se preacuteservent des pieacutegesqursquoon leur a tendus  Le juge de paix aimait lewhist jeu que le capitaine que le docteur sa-vaient et que le cureacute apprit en peu de temps

Cette petite socieacuteteacute se fit une oasis dans le sa-lon de Minoret Le meacutedecin de Nemours quine manquait ni drsquoinstruction ni de savoir-vivreet qui honorait en Minoret une des illustra-tions de la meacutedecine y eut ses entreacutees  maisses occupations ses fatigues qui lrsquoobligeaientagrave se coucher tocirct pour se lever de bonne heurelrsquoempecircchegraverent drsquoecirctre aussi assidu que le furentles trois amis du docteur La reacuteunion de ces cinqpersonnes supeacuterieures les seules qui dans Ne-mours eussent des connaissances assez univer-selles pour se comprendre explique la reacutepul-sion du vieux Minoret pour ses heacuteritiers  srsquoildevait leur laisser sa fortune il ne pouvait guegravereles admettre dans sa socieacuteteacute Soit que le maicirctrede poste le greffier et le percepteur eussentcompris cette nuance soit qursquoils fussent rassu-reacutes par la loyauteacute par les bienfaits de leur oncleils cessegraverent agrave son grand contentement de levoir Ainsi les quatre vieux joueurs de whist etde trictrac sept ou huit mois apregraves lrsquoinstallation

du docteur agrave Nemours formegraverent une socieacute-teacute compacte exclusive et qui fut pour chacundrsquoeux comme une fraterniteacute drsquoarriegravere-saisoninespeacutereacutee et dont les douceurs nrsquoen furent quemieux savoureacutees Cette famille drsquoesprits choisiseut dans Ursule une enfant adopteacutee par chacundrsquoeux selon ses goucircts  le cureacute pensait agrave lrsquoacircme lejuge de paix se faisait le curateur le militaire sepromettait de devenir le preacutecepteur  et quantagrave Minoret il eacutetait agrave la fois le pegravere la megravere et lemeacutedecin

Apregraves srsquoecirctre acclimateacute le vieillard prit ses ha-bitudes et reacutegla sa vie comme elle se regravegle aufond de toutes les provinces Agrave cause drsquoUrsuleil ne recevait personne le matin il ne donnaitjamais agrave dicircner  ses amis pouvaient arriver chezlui vers six heures du soir et y rester jusqursquoagraveminuit Les premiers venus trouvaient les jour-naux sur la table du salon et les lisaient en at-tendant les autres ou quelquefois ils allaient agravela rencontre du docteur srsquoil eacutetait agrave la prome-

nade Ces habitudes tranquilles ne furent passeulement une neacutecessiteacute de la vieillesse ellesfurent aussi chez lrsquohomme du monde un sageet profond calcul pour ne pas laisser troublerson bonheur par lrsquoinquiegravete curiositeacute de ses heacute-ritiers ni par le caquetage des petites villes Il nevoulait rien conceacuteder agrave cette changeante deacuteesselrsquoopinion publique dont la tyrannie un desmalheurs de la France allait srsquoeacutetablir et fairede notre pays une mecircme province Aussi degravesque lrsquoenfant fut sevreacutee et marcha renvoya-t-illa cuisiniegravere que sa niegravece madame Minoret-Le-vrault lui avait donneacutee en deacutecouvrant qursquoelleinstruisait la maicirctresse de poste de tout ce quise passait chez lui

La nourrice de la petite Ursule veuve drsquounpauvre ouvrier sans autre nom qursquoun nom debaptecircme et qui venait de Bougival avait per-du son dernier enfant agrave six mois au momentougrave le docteur qui la connaissait pour une hon-necircte et bonne creacuteature la prit pour nourrice

toucheacute de sa deacutetresse Sans fortune venue dela Bresse ougrave sa famille eacutetait dans la misegravere An-toinette Patris veuve de Pierre dit de Bougi-val srsquoattacha naturellement agrave Ursule commesrsquoattachent les megraveres de lait agrave leurs nourrissonsquand elles les gardent Cette aveugle affectionmaternelle srsquoaugmenta du deacutevouement domes-tique Preacutevenue des intentions du docteur laBougival apprit sournoisement agrave faire la cui-sine devint propre adroite et se plia aux habi-tudes du vieillard Elle eut des soins minutieuxpour les meubles et les appartements enfin ellefut infatigable Non-seulement le docteur vou-lait que sa vie priveacutee fucirct mureacutee mais encore ilavait des raisons pour deacuterober la connaissancede ses affaires agrave ses heacuteritiers Degraves la deuxiegravemeanneacutee de son eacutetablissement il nrsquoeut donc plusau logis que la Bougival sur la discreacutetion de la-quelle il pouvait compter absolument et il deacute-guisa ses veacuteritables motifs sous la toute-puis-sante raison de lrsquoeacuteconomie Au grand conten-

tement de ses heacuteritiers il se fit avare Sans pa-telinage et par la seule influence de sa sollici-tude et de son deacutevouement la Bougival acircgeacuteede quarante-trois ans au moment ougrave ce dramecommence eacutetait la gouvernante du docteur etde sa proteacutegeacutee le pivot sur lequel tout rou-lait au logis enfin la femme de confiance Onlrsquoavait appeleacutee la Bougival par lrsquoimpossibiliteacutereconnue drsquoappliquer agrave sa personne son preacute-nom drsquoAntoinette car les noms et les figuresobeacuteissent aux lois de lrsquoharmonie

Lrsquoavarice du docteur ne fut pas un vain motmais elle eut un but Agrave compter de 1817 ilretrancha deux journaux et cessa ses abonne-ments agrave ses recueils peacuteriodiques Sa deacutepenseannuelle que tout Nemours put estimer nedeacutepassa point dix-huit cents francs par anComme tous les vieillards ses besoins en lingechaussure ou vecirctements eacutetaient presque nulsTous les six mois il faisait un voyage agrave Parissans doute pour toucher et placer lui-mecircme ses

revenus En quinze ans il ne dit pas un motqui eucirct trait agrave ses affaires Sa confiance en Bon-grand vint fort tard  il ne srsquoouvrit agrave lui sur sesprojets qursquoapregraves la reacutevolution de 1830 Telleseacutetaient dans la vie du docteur les seules chosesalors connues de la bourgeoisie et de ses heacuteri-tiers Quant agrave ses opinions politiques commesa maison ne payait que cent francs drsquoimpocircts ilne se mecirclait de rien et repoussait aussi bien lessouscriptions royalistes que les souscriptions li-beacuterales Son horreur connue pour la precirctrailleet son deacuteisme aimaient si peu les manifesta-tions qursquoil mit agrave la porte un commis-voyageurenvoyeacute par son petit-neveu Deacutesireacute Minoret-Le-vrault pour lui proposer un Cureacute Meslier et lesdiscours du geacuteneacuteral Foy La toleacuterance ainsi en-tendue parut inexplicable aux libeacuteraux de Ne-mours

Les trois heacuteritiers collateacuteraux du docteurMinoret-Levrault et sa femme monsieur etmadame Massin-Levrault junior monsieur et

madame Creacutemiegravere-Creacutemiegravere que nous appel-lerons simplement Creacutemiegravere Massin et Mi-noret puisque ces distinctions entre homo-nymes ne sont neacutecessaires que dans le Gacirctinais ces trois familles trop occupeacutees pour creacuteer unautre centre se voyaient comme on se voit dansles petites villes Le maicirctre de poste donnaitun grand dicircner le jour de la naissance de sonfils un bal au carnaval un autre au jour an-niversaire de son mariage et il invitait alorstoute la bourgeoisie de Nemours Le percepteurreacuteunissait aussi deux fois par an ses parents etses amis Le greffier de la Justice de Paix troppauvre disait-il pour se jeter en de telles pro-fusions vivait petitement dans une maison si-tueacutee au milieu de la Grandrsquorue et dont une por-tion le rez-de-chausseacutee eacutetait loueacutee agrave sa sœurdirectrice de la poste aux lettres autre bienfaitdu docteur Neacuteanmoins pendant lrsquoanneacutee cestrois heacuteritiers ou leurs femmes se rencontraienten ville agrave la promenade au marcheacute le matin

sur les pas de leurs portes ou le dimanche apregravesla messe sur la place comme en ce moment en sorte qursquoils se voyaient tous les jours Or de-puis trois ans surtout lrsquoacircge du docteur son ava-rice et sa fortune autorisaient des allusions oudes propos directs relatifs agrave la succession qui fi-nirent pour gagner de proche en proche et parrendre eacutegalement ceacutelegravebres et le docteur et sesheacuteritiers Depuis six mois il ne se passait pas desemaine que les amis ou les voisins des heacuteritiersMinoret ne leur parlassent avec une sourde en-vie du jour ougrave les deux yeux du bonhomme sefermant ses coffres srsquoouvriraient

― Le docteur Minoret a beau ecirctre meacutedecinet srsquoentendre avec la mort il nrsquoy a que Dieudrsquoeacuteternel disait lrsquoun

― Bah  il nous enterrera tous  il se portemieux que nous reacutepondait hypocritementlrsquoheacuteritier

― Enfin si ce nrsquoest pas vous vos enfants heacute-riteront toujours agrave moins que cette petite Ur-sule

― Il ne lui laissera pas toutUrsule selon les preacutevisions de madame Mas-

sin eacutetait la becircte noire des heacuteritiers leur eacutepeacutee deDamoclegraves et ce mot  ― Bah  qui vivra verra conclusion favorite de madame Creacutemiegravere di-sait assez qursquoils lui souhaitaient plus de mal quede bien

Le percepteur et le greffier pauvres en com-paraison du maicirctre de poste avaient souventeacutevalueacute par forme de conversation lrsquoheacuteritage dudocteur En se promenant le long du canal ousur la route srsquoils voyaient venir leur oncle ils seregardaient drsquoun air piteux

― Il a sans doute gardeacute pour lui quelqueeacutelixir de longue vie disait lrsquoun

― Il a fait un pacte avec le diable reacutepondaitlrsquoautre

― Il devrait nous avantager nous deux carce gros Minoret nrsquoa besoin de rien

― Ah  Minoret a un fils qui lui mangera biende lrsquoargent 

― Agrave quoi estimez-vous la fortune du doc-teur  disait le greffier au financier

― Au bout de douze ans douze mille francseacuteconomiseacutes chaque anneacutee donnent cent qua-rante-quatre mille francs et les inteacuterecircts com-poseacutes produisent au moins cent mille francs mais comme il a ducirc conseilleacute par son notaireagrave Paris faire quelques bonnes affaires et quejusqursquoen 1822 il a ducirc placer agrave huit et agrave sept et de-mi sur lrsquoEacutetat le bonhomme remue maintenantenviron quatre cent mille francs sans compterses quatorze mille livres de rente en cinq pourcent agrave cent seize aujourdrsquohui Srsquoil mourait de-main sans avantager Ursule il nous laisseraitdonc sept agrave huit cent mille francs outre sa mai-son et son mobilier

― Eh  bien cent mille agrave Minoret cent milleagrave la petite et agrave chacun de nous trois cents  voilagravece qui serait juste

― Ah  cela nous chausserait proprement― Srsquoil faisait cela srsquoeacutecriait Massin je vendrais

mon greffe jrsquoachegraveterais une belle proprieacuteteacute jetacirccherais de devenir juge agrave Fontainebleau et jeserais deacuteputeacute

― Moi jrsquoachegraveterais une charge drsquoagent dechange disait le percepteur

― Malheureusement cette petite fille qursquoil asous le bras et le cureacute lrsquoont si bien cerneacute quenous ne pouvons rien sur lui

― Apregraves tout nous sommes toujours biencertains qursquoil ne laissera rien agrave lrsquoEacuteglise

Chacun peut maintenant concevoir enquelles transes eacutetaient les heacuteritiers en voyantleur oncle allant agrave la messe On a toujours assezdrsquoesprit pour concevoir une leacutesion drsquointeacuterecirctsLrsquointeacuterecirct constitue lrsquoesprit du paysan aussi bienque celui du diplomate et sur ce terrain le plus

niais en apparence serait peut-ecirctre le plus fortAussi ce terrible raisonnement  laquo Si la petiteUrsule a le pouvoir de jeter son protecteur dansle giron de lrsquoEacuteglise elle aura bien celui de sefaire donner sa succession raquo eacuteclatait-il en lettresde feu dans lrsquointelligence du plus obtus des heacute-ritiers Le maicirctre de poste avait oublieacute lrsquoeacutenigmecontenue dans la lettre de son fils pour accourirsur la place  car si le docteur eacutetait dans lrsquoeacuteglise agravelire lrsquoordinaire de la messe il srsquoagissait de deuxcent cinquante mille francs agrave perdre Avouons-le  la crainte des heacuteritiers tenait aux plus fortset aux plus leacutegitimes des sentiments sociaux lesinteacuterecircts de famille

― Eh  bien monsieur Minoret dit le maire(ancien meunier devenu royaliste un Le-vrault-Creacutemiegravere) quand le diable devint vieuxil se fit ermite Votre oncle est dit-on desnocirctres

― Vaut mieux tard que jamais mon cousinreacutepondit le maicirctre de poste en essayant de dis-simuler sa contrarieacuteteacute

― Celui-lagrave rirait-il si nous eacutetions frustreacutes  ilserait capable de marier son fils agrave cette damneacuteefille que le diable puisse entortiller de sa queue srsquoeacutecria Creacutemiegravere en serrant les poings et mon-trant le maire sous le porche

― Agrave qui donc en a-t-il le pegravere Creacutemiegravere  ditle boucher de Nemours un Levrault-Levraultfils aicircneacute Nrsquoest-il pas content de voir son oncleprendre le chemin du paradis 

― Qui aurait jamais cru cela  dit le greffier― Ah  il ne faut jamais dire  laquo Fontaine je ne

boirai pas de ton eau raquo reacutepondit le notaire quivoyant de loin le groupe se deacutetacha de sa femmeen la laissant aller seule agrave lrsquoeacuteglise

― Voyons monsieur Dionis dit Creacutemiegravereen prenant le notaire par le bras que nousconseillez-vous de faire dans cette circons-tance 

― Je vous conseille dit le notaire ensrsquoadressant aux heacuteritiers de vous coucher et devous lever agrave vos heures habituelles de mangervotre soupe sans la laisser refroidir de mettrevos pieds dans vos souliers vos chapeaux survos tecirctes enfin de continuer votre genre de vieabsolument comme si de rien nrsquoeacutetait

― Vous nrsquoecirctes pas consolant lui dit Massinen lui jetant un regard de compegravere

Malgreacute sa petite taille et son embonpointmalgreacute son visage eacutepais et ramasseacute Creacute-miegravere-Dionis eacutetait deacutelieacute comme une soie Pourfaire fortune il srsquoeacutetait associeacute secregravetement avecMassin agrave qui sans doute il indiquait les pay-sans gecircneacutes et les piegraveces de terre agrave deacutevorer Cesdeux hommes choisissaient ainsi les affairesnrsquoen laissaient point eacutechapper de bonnes et separtageaient les beacuteneacutefices de cette usure hypo-theacutecaire qui retarde sans lrsquoempecirccher lrsquoactiondes paysans sur le sol Aussi moins pour Mino-ret le maicirctre de poste et Creacutemiegravere le receveur

que pour son ami le greffier Dionis portait-ilun vif inteacuterecirct agrave la succession du docteur La partde Massin devait tocirct ou tard grossir les capitauxavec lesquels les deux associeacutes opeacuteraient dansle canton

― Nous tacirccherons de savoir par monsieurBongrand drsquoougrave part ce coup reacutepondit le notaireagrave voix basse en avertissant Massin de se tenircoi

― Mais que fais-tu donc lagrave Minoret  criatout agrave coup une petite femme qui fondit sur legroupe au milieu duquel le maicirctre de poste sevoyait comme une tour Tu ne sais pas ougrave estDeacutesireacute et tu restes planteacute sur tes jambes agrave ba-varder quand je te croyais agrave cheval  Bonjourmesdames et messieurs

Cette petite femme maigre pacircle et blondevecirctue drsquoune robe drsquoindienne blanche agrave grandesfleurs couleur chocolat coiffeacutee drsquoun bonnetbrodeacute garni de dentelle et portant un petitchacircle vert sur ses plates eacutepaules eacutetait la maicirc-

tresse de poste qui faisait trembler les plusrudes postillons les domestiques et les charre-tiers  qui tenait la caisse les livres et menaitla maison au doigt et agrave lrsquoœil selon lrsquoexpressionpopulaire des voisins Comme les vraies meacute-nagegraveres elle nrsquoavait aucun joyau sur elle Ellene donnait point selon son expression dansle clinquant et les colifichets  elle srsquoattachait ausolide et gardait malgreacute la fecircte son tablier noirdans les poches duquel sonnait un trousseaude clefs Sa voix glapissante deacutechirait le tym-pan des oreilles En deacutepit du bleu tendre de sesveux son regard rigide offrait une visible har-monie avec les legravevres minces drsquoune bouche ser-reacutee avec un front haut bombeacute tregraves-impeacuterieuxVif eacutetait le coup drsquoœil plus vifs eacutetaient le gesteet la parole Zeacutelie obligeacutee drsquoavoir de la volon-teacute pour deux en avait toujours eu pour troisdisait Goupil qui fit remarquer les regravegnes suc-cessifs de trois jeunes postillons agrave tenue soigneacuteeeacutetablis par Zeacutelie chacun apregraves sept ans de ser-

vice Aussi le malicieux clerc les nommait-il Postillon Ier Postillon II et Postillon III Mais lepeu drsquoinfluence de ces jeunes gens dans la mai-son et leur parfaite obeacuteissance prouvaient queZeacutelie srsquoeacutetait purement et simplement inteacuteresseacuteeagrave de bons sujets

― Eh  bien Zeacutelie aimeacute le zegravele reacutepondait leclerc agrave ceux qui lui faisaient ces observations

Cette meacutedisance eacutetait peu vraisemblable De-puis la naissance de son fils nourri par ellesans qursquoon pucirct apercevoir par ougrave la maicirc-tresse de poste ne pensa qursquoagrave grossir sa for-tune et srsquoadonna sans trecircve agrave la direction deson immense eacutetablissement Deacuterober une bottede paille ou quelques boisseaux drsquoavoine sur-prendre Zeacutelie dans les comptes les plus compli-queacutes eacutetait la chose impossible quoiqursquoelle eacutecri-vicirct comme un chat et ne connucirct que lrsquoadditionet la soustraction pour toute arithmeacutetique Ellene se promenait que pour aller toiser ses foinsses regains et ses avoines  puis elle envoyait son

homme agrave la reacutecolte et ses postillons au botte-lage en leur disant agrave cent livres pregraves la quanti-teacute que tel ou tel preacute devait donner Quoiqursquoellefucirct lrsquoacircme de ce grand gros corps appeleacute Mi-noret-Levrault et qursquoelle le menacirct par le boutde ce nez si becirctement releveacute elle eacuteprouvait lestranses qui plus ou moins agitent toujoursles dompteurs de becirctes feacuteroces Aussi se met-tait-elle constamment en colegravere avant lui et lespostillons savaient aux querelles que leur fai-sait Minoret quand il avait eacuteteacute querelleacute par safemme car la colegravere ricochait sur eux La Mino-ret eacutetait drsquoailleurs aussi habile qursquointeacuteresseacutee Partoute la ville ce mot  Ougrave en serait Minoret sanssa femme  se disait dans plus drsquoun meacutenage

― Quand tu sauras ce qui nous arrive reacute-pondit le maicirctre de Nemours tu seras toi-mecircme hors des gonds

― Eh  bien quoi ― Ursule a meneacute le docteur Minoret agrave la

messe

Les prunelles de Zeacutelie Levrault se dilategraverentelle resta pendant un moment jaune de colegraveredit  ― Je veux le voir pour le croire  et se preacuteci-pita dans lrsquoeacuteglise La messe en eacutetait agrave lrsquoeacuteleacutevationFavoriseacutee par le recueillement geacuteneacuteral la Mi-noret put donc regarder dans chaque rangeacutee dechaises et de bancs en remontant le long deschapelles jusqursquoagrave la place drsquoUrsule aupregraves dequi elle aperccedilut le vieillard la tecircte nue

En vous souvenant des figures de Bar-beacute-Marbois de Boissy-drsquoAnglas de MorelletdrsquoHelveacutetius de Freacutedeacuteric-le-Grand vous au-rez aussitocirct une image exacte de la tecircte dudocteur Minoret dont la verte vieillesse res-semblait agrave celle de ces personnages ceacutelegravebresCes tecirctes comme frappeacutees au mecircme coincar elles se precirctent agrave la meacutedaille offrent unprofil seacutevegravere et quasi puritain une colora-tion froide une raison matheacutematique une cer-taine eacutetroitesse dans le visage quasi presseacute desyeux fins des bouches seacuterieuses quelque chose

drsquoaristocratique moins dans le sentiment quedans lrsquohabitude plus dans les ideacutees que dansle caractegravere Tous ont des fronts hauts maisfuyant agrave leur sommet ce qui trahit une penteau mateacuterialisme Vous retrouverez ces princi-paux caractegraveres de tecircte et ces airs de visagedans les portraits de tous les encyclopeacutedistesdes orateurs de la Gironde et des hommes dece temps dont les croyances religieuses furentagrave peu pregraves nulles qui se disaient deacuteistes etqui eacutetaient atheacutees Le deacuteiste est un atheacutee sousbeacuteneacutefice drsquoinventaire Le vieux Minoret mon-trait donc un front de ce genre mais sillon-neacute de rides et qui reprenait une sorte de naiuml-veteacute par la maniegravere dont ses cheveux drsquoargentrameneacutes en arriegravere comme ceux drsquoune femmeagrave sa toilette se bouclaient en leacutegers floconssur son habit noir car il eacutetait obstineacutement vecirc-tu comme dans sa jeunesse en bas de soienoirs en souliers agrave boucles drsquoor en culottede pou de soie en gilet blanc traverseacute par le

cordon noir et en habit noir orneacute de la ro-sette rouge Cette tecircte si caracteacuteriseacutee et dontla froide blancheur eacutetait adoucie par des tonsjaunes dus agrave la vieillesse recevait en plein lejour drsquoune croiseacutee Au moment ougrave la maicirctressede poste arriva le docteur avait ses yeux bleusaux paupiegraveres roseacutees aux contours attendrisleveacutes vers lrsquoautel  une nouvelle conviction leurdonnait une expression nouvelle Ses lunettesmarquaient dans son paroissien lrsquoendroit ougrave ilavait quitteacute ses priegraveres Les bras croiseacutes sur sapoitrine ce grand vieillard sec debout dans uneattitude qui annonccedilait la toute-puissance de sesfaculteacutes et quelque chose drsquoineacutebranlable danssa foi ne cessa de contempler lrsquoautel par unregard humble et que rajeunissait lrsquoespeacuterancesans vouloir regarder la femme de son neveuplanteacutee presque en face de lui comme pour luireprocher ce retour agrave Dieu

En voyant toutes les tecirctes se tourner verselle Zeacutelie se hacircta de sortir et revint sur la

place moins preacutecipitamment qursquoelle nrsquoeacutetait al-leacutee agrave lrsquoeacuteglise  elle comptait sur cette successionet la succession devenait probleacutematique Elletrouva le greffier le percepteur et leurs femmesencore plus consterneacutes qursquoauparavant  Goupilavait pris plaisir agrave les tourmenter

― Ce nrsquoest pas sur la place et devant toute laville que nous pouvons parler de nos affairesdit la maicirctresse de poste venez chez moi Vousne serez pas de trop monsieur Dionis dit-elleau notaire

Ainsi lrsquoexheacutereacutedation probable des Massindes Creacutemiegravere et du maicirctre de poste allait ecirctre lanouvelle du pays

Au moment ougrave les heacuteritiers et le notaire al-laient traverser la place pour se rendre agrave laposte le bruit de la diligence arrivant agrave fondde train au bureau qui se trouve agrave quelques pasde lrsquoeacuteglise en haut de la Grandrsquorue fit un fracaseacutenorme

― Tiens  je suis comme toi Minoret jrsquooublieDeacutesireacute dit Zeacutelie Allons agrave son deacutebarquer  il estpresque avocat et crsquoest un peu de ses affairesqursquoil srsquoagit

Lrsquoarriveacutee drsquoune diligence est toujours unedistraction  mais quand elle est en retard onsrsquoattend agrave des eacuteveacutenements  aussi la foule se por-ta-t-elle devant la Ducler

― Voilagrave Deacutesireacute  fut un cri geacuteneacuteralAgrave la fois le tyran et le boute-en-train de Ne-

mours Deacutesireacute mettait toujours la ville en eacutemoipar ses apparitions Aimeacute de la jeunesse avec la-quelle il se montrait geacuteneacutereux il la stimulait parsa preacutesence  mais ses amusements eacutetaient si re-douteacutes que plus drsquoune famille fut tregraves-heureusede lui voir faire ses eacutetudes et son Droit agrave ParisDeacutesireacute Minoret jeune homme mince fluet etblond comme sa megravere de laquelle il avait lesyeux bleus et le teint pacircle sourit par la portiegravereagrave la foule et descendit lestement pour embras-

ser sa megravere Une leacutegegravere esquisse de ce garccedilonprouvera combien Zeacutelie fut flatteacutee en le voyant

Lrsquoeacutetudiant portait des bottes fines un panta-lon blanc drsquoeacutetoffe anglaise agrave sous-pieds en cuirverni une riche cravate bien mise plus riche-ment attacheacutee un joli gilet de fantaisie et dansla poche de ce gilet une montre plate dont lachaicircne pendait enfin une redingote courte endrap bleu et un chapeau gris  mais le parvenuse trahissait dans les boutons drsquoor de son gi-let et dans la bague porteacutee par-dessus des gantsde chevreau drsquoune couleur violacirctre Il avait unecanne agrave pomme drsquoor ciseleacute

― Tu vas perdre ta montre lui dit sa megravere enlrsquoembrassant

― Crsquoest fait expregraves reacutepondit-il en se laissantembrasser par son pegravere

― Heacute  bien cousin vous voilagrave bientocirct avo-cat  dit Massin

― Je precircterai serment agrave la rentreacutee dit-il enreacutepondant aux saluts amicaux qui partaient dela foule

― Nous allons donc rire dit Goupil en luiprenant la main

― Ah  te voilagrave vieux singe reacutepondit Deacutesireacute― Tu prends encore la licence pour thegravese

apregraves ta thegravese pour la licence reacutepliqua le clerchumilieacute drsquoecirctre traiteacute si familiegraverement en preacute-sence de tant de monde

― Comment  il lui dit qursquoil se taise  deman-da madame Creacutemiegravere agrave son mari

― Vous savez tout ce que jrsquoai Cabirolle cria-t-il au vieux conducteur agrave face violaceacutee etbourgeonneacutee Vous ferez porter tout chez nous

― La sueur ruisselle sur tes chevaux dit larude Zeacutelie agrave Cabirolle tu nrsquoas donc pas debon sens pour les mener ainsi  tu es plus becircteqursquoeux 

― Mais monsieur Deacutesireacute voulait arriver agravetoute force pour vous tirer drsquoinquieacutetude

― Mais puisqursquoil nrsquoy avait point eudrsquoaccident pourquoi risquer de perdre tes che-vaux reprit-elle

Les reconnaissances drsquoamis les bonjours leseacutelans de la jeunesse autour de Deacutesireacute tousles incidents de cette arriveacutee et les reacutecits delrsquoaccident auquel eacutetait ducirc le retard prirent as-sez de temps pour que le troupeau des heacuteritiersaugmenteacute de leurs amis arrivacirct sur la place agrave lasortie de la messe Par un effet du hasard quise permet tout Deacutesireacute vit Ursule sous le porchede la paroisse au moment ougrave il passait et restastupeacutefait de sa beauteacute Le mouvement du jeuneavocat arrecircta neacutecessairement la marche de sesparents

Obligeacutee en donnant le bras agrave son parrainde tenir de la main droite son paroissien et delrsquoautre son ombrelle Ursule deacuteployait alors lagracircce inneacutee que les femmes gracieuses mettentagrave srsquoacquitter des choses difficiles de leur jo-li meacutetier de femme Si la penseacutee se reacutevegravele en

tout il est permis de dire que ce maintien ex-primait une divine simplesse Ursule eacutetait vecirc-tue drsquoune robe de mousseline blanche en faccedilonde peignoir orneacutee de distance en distance denœuds bleus La pegravelerine bordeacutee drsquoun rubanpareil passeacute dans un large ourlet et attacheacutee pardes nœuds semblables agrave ceux de la robe lais-sait apercevoir la beauteacute de son corsage Soncou drsquoune blancheur mate eacutetait drsquoun ton char-mant mis en relief par tout ce bleu le fard desblondes Sa ceinture bleue agrave longs bouts flot-tants dessinait une taille plate qui paraissaitflexible une des plus seacuteduisantes gracircces de lafemme Elle portait un chapeau de paille de rizmodestement garni de rubans pareils agrave ceux dela robe et dont les brides eacutetaient noueacutees sousle menton ce qui tout en relevant lrsquoexcessiveblancheur du chapeau ne nuisait point agrave cellede son beau teint de blonde De chaque cocircteacutede la figure drsquoUrsule qui se coiffait naturelle-ment elle-mecircme agrave la Berthe ses cheveux fins

et blonds abondaient en grosses nattes aplatiesdont les petites tresses saisissaient le regard parleurs mille bosses brillantes Ses yeux gris agrave lafois doux et fiers eacutetaient en harmonie avec unfront bien modeleacute Une teinte rose reacutepanduesur ses joues comme un nuage animait sa figurereacuteguliegravere sans fadeur car la nature lui avait agravela fois donneacute par un rare privileacutege la pureteacutedes lignes et la physionomie La noblesse de savie se trahissait dans un admirable accord entreses traits ses mouvements et lrsquoexpression geacuteneacute-rale de sa personne qui pouvait servir de mo-degravele agrave la Confiance ou agrave la Modestie Sa san-teacute quoique brillante nrsquoeacuteclatait point grossiegravere-ment en sorte qursquoelle avait lrsquoair distingueacute Sousses gants de couleur claire on devinait de joliesmains Ses pieds cambreacutes et minces eacutetaient mi-gnonnement chausseacutes de brodequins en peaubronzeacutee orneacutes drsquoune frange en soie brune Saceinture bleue gonfleacutee par une petite montre

plate et par sa bourse bleue agrave glands drsquoor attirales regards de toutes les femmes

― Il lui a donneacute une nouvelle montre  ditmadame Creacutemiegravere en serrant le bras de son ma-ri

― Comment crsquoest lagrave Ursule  srsquoeacutecria DeacutesireacuteJe ne la reconnaissais pas

― Eh  bien mon cher oncle vous faites eacuteveacute-nement dit le maicirctre de poste en montranttoute la ville en deux haies sur le passage duvieillard chacun veut vous voir

― Est-ce lrsquoabbeacute Chaperon ou mademoiselleUrsule qui vous a converti mon oncle  ditMassin avec une obseacutequiositeacute jeacutesuitique en sa-luant le docteur et sa proteacutegeacutee

― Crsquoest Ursule dit segravechement le vieillard enmarchant toujours comme un homme impor-tuneacute

Quand mecircme la veille en finissant son whistavec Ursule avec le meacutedecin de Nemourset Bongrand agrave ce mot  laquo Jrsquoirai demain agrave la

messe  raquo dit par le vieillard le juge de paixnrsquoaurait pas reacutepondu  laquo Vos heacuteritiers ne dormi-ront plus  raquo il devait suffire au sagace et clair-voyant docteur drsquoun seul coup drsquoœil pour peacuteneacute-trer les dispositions de ses heacuteritiers agrave lrsquoaspect deleurs figures Lrsquoirruption de Zeacutelie dans lrsquoeacutegliseson regard que le docteur avait saisi cettereacuteunion de tous les inteacuteresseacutes sur la place etlrsquoexpression de leurs yeux en apercevant Ur-sule tout deacutemontrait une haine fraicircchement ra-viveacutee et des craintes sordides

― Crsquoest un fer agrave vous (affaire agrave vous) made-moiselle reprit madame Creacutemiegravere en interve-nant aussi par une humble reacuteveacuterence Un mi-racle ne vous coucircte guegravere

― Il appartient agrave Dieu madame reacuteponditUrsule

― Oh  Dieu srsquoeacutecria Minoret-Levrault monbeau-pegravere disait qursquoil servait de couverture agravebien des chevaux

― Il avait des opinions de maquignon dit seacute-vegraverement le docteur

― Eh  bien dit Minoret agrave sa femme et agrave sonfils vous ne venez pas saluer mon oncle 

― Je ne serais pas maicirctresse de moi devantcette sainte nitouche srsquoeacutecria Zeacutelie en emme-nant son fils

― Vous feriez bien mon oncle disait ma-dame Massin de ne pas aller agrave lrsquoeacuteglise sans avoirun petit bonnet de velours noir la paroisse estbien humide

― Bah  ma niegravece dit le bonhomme en regar-dant ceux qui lrsquoaccompagnaient plus tocirct je se-rai coucheacute plus tocirct vous danserez

Il continuait toujours agrave marcher en entraicirc-nant Ursule et se montrait si presseacute qursquoon leslaissa seuls

― Pourquoi leur dites-vous des paroles sidures  ce nrsquoest pas bien lui dit Ursule en lui re-muant le bras drsquoune faccedilon mutine

― Avant comme apregraves mon entreacutee en reli-gion ma haine sera la mecircme contre les hypo-crites Je leur ai fait du bien agrave tous je ne leurai pas demandeacute de reconnaissance  mais aucunde ces gens-lagrave ne trsquoa envoyeacute une fleur le jour deta fecircte la seule que je ceacutelegravebre

Agrave une assez grande distance du docteur etdrsquoUrsule madame de Portenduegravere se traicircnaiten paraissant accableacutee de douleurs Elle appar-tenait agrave ce genre de vieilles femmes dans le cos-tume desquelles se retrouve lrsquoesprit du derniersiegravecle qui portent des robes couleur penseacuteeagrave manches plates et drsquoune coupe dont le mo-degravele ne se voit que dans les portraits de ma-dame Lebrun  elles ont des mantelets en den-telles noires et des chapeaux de formes passeacuteesen harmonie avec leur deacutemarche lente et so-lennelle  on dirait qursquoelles marchent toujoursavec leurs paniers et qursquoelles les sentent encoreautour drsquoelles comme ceux agrave qui lrsquoon a cou-peacute un bras agitent parfois la main qursquoils nrsquoont

plus  leurs figures longues blecircmes agrave grandsyeux meurtris au front faneacute ne manquent pasdrsquoune certaine gracircce triste malgreacute des tours decheveux dont les boucles restent aplaties  ellessrsquoenveloppent le visage de vieilles dentelles quine veulent plus badiner le long des joues  maistoutes ces ruines sont domineacutees par une in-croyable digniteacute dans les maniegraveres et dans le re-gard Les yeux rideacutes et rouges de cette vieilledame disaient assez qursquoelle avait pleureacute pen-dant la messe Elle allait comme une personnetroubleacutee et semblait attendre quelqursquoun carelle se retourna Or madame de Portenduegravere seretournant eacutetait un fait aussi grave que celui dela conversion du docteur Minoret

― Agrave qui madame de Portenduegravere en veut-elle  dit madame Massin en rejoignant les heacute-ritiers peacutetrifieacutes par les reacuteponses du vieillard

― Elle cherche le cureacute dit le notaire Dionisqui se frappa le front comme un homme sai-si par un souvenir ou par une ideacutee oublieacutee Jrsquoai

votre affaire agrave tous et la succession est sauveacutee Allons deacutejeuner gaiement chez madame Mino-ret

Chacun peut imaginer lrsquoempressement aveclequel les heacuteritiers suivirent le notaire agrave la posteGoupil accompagna son camarade bras dessusbras dessous en lui disant agrave lrsquooreille avec un af-freux sourire  ― Il y a de la crevette

― Qursquoest-ce que cela me fait  lui reacutepondit lefils de famille en haussant les eacutepaules je suisamoureux-fou drsquoEsther la plus ceacuteleste creacuteaturedu monde

― Qursquoest-ce que crsquoest qursquoEsther tout court demanda Goupil Je trsquoaime trop pour te laisserdindonner par des creacuteatures

― Esther est la passion du fameux Nucingenet ma folie est inutile car elle a positivementrefuseacute de mrsquoeacutepouser

― Les filles folles de leur corps sont quelque-fois sages de la tecircte dit Goupil

― Si tu la voyais seulement une fois tu ne teservirais [serviras] pas de pareilles expressionsdit langoureusement Deacutesireacute

― Si je te voyais briser ton avenir pour ce quidoit nrsquoecirctre qursquoune fantaisie reprit Goupil avecune chaleur agrave laquelle Bongrand eucirct peut-ecirctreeacuteteacute pris jrsquoirais briser cette poupeacutee comme Var-ney brise Amy Robsart dans Kenilworth  Tafemme doit ecirctre une drsquoAiglemont une made-moiselle du Rouvre et te faire arriver agrave la deacutepu-tation Mon avenir est hypotheacutequeacute sur le tienet je ne te laisserai pas commettre de becirctises

― Je suis assez riche pour me contenter dubonheur reacutepondit Deacutesireacute

― Eh  bien que complotez-vous donc lagrave  ditZeacutelie agrave Goupil en heacutelant [hecirclant] les deux amisresteacutes au milieu de sa vaste cour

Le docteur disparut dans la rue des Bour-geois et arriva tout aussi lestement qursquoun jeunehomme agrave la maison ougrave srsquoeacutetait accompli pen-dant la semaine lrsquoeacutetrange eacuteveacutenement qui preacute-

occupait alors toute la ville de Nemours et quiveut quelques explications pour rendre cettehistoire et la communication du notaire aux heacute-ritiers parfaitement claires

Le beau-pegravere du docteur le fameux cla-veciniste et facteur drsquoinstruments ValentinMiroueumlt un de nos plus ceacutelegravebres organisteseacutetait mort en 1785 laissant un fils naturel lefils de sa vieillesse reconnu portant son nommais excessivement mauvais sujet Agrave son lit demort il nrsquoeut pas la consolation de voir cetenfant gacircteacute Chanteur et compositeur JosephMiroueumlt apregraves avoir deacutebuteacute aux Italiens sousun nom supposeacute srsquoeacutetait enfui avec une jeunefille en Allemagne Le vieux facteur recomman-da ce garccedilon vraiment plein de talent agrave songendre en lui faisant observer qursquoil avait refu-seacute drsquoeacutepouser la megravere pour ne faire aucun tortagrave madame Minoret Le docteur promit de don-ner agrave ce malheureux la moitieacute de la successiondu facteur dont le fonds fut acheteacute par Eacuterard Il

fit chercher diplomatiquement son beau-fregraverenaturel Joseph Miroueumlt  mais Grimm lui ditun soir qursquoapregraves srsquoecirctre engageacute dans un reacutegimentprussien lrsquoartiste avait deacuteserteacute prenait un fauxnom et deacutejouait toutes les recherches

Joseph Miroueumlt doueacute par la nature drsquounevoix seacuteduisante drsquoune taille avantageuse drsquounejolie figure et par-dessus tout compositeurplein de goucirct et de verve mena pendant quinzeans cette vie boheacutemienne que le Berlinois Hoff-mann a si bien deacutecrite Aussi vers quaranteans fut-il en proie agrave de si grandes misegraveres qursquoilsaisit en 1806 lrsquooccasion de redevenir FranccedilaisIl srsquoeacutetablit alors agrave Hambourg ougrave il eacutepousala fille drsquoun bon bourgeois folle de musiquequi srsquoeacuteprit de lrsquoartiste dont la gloire eacutetait tou-jours en perspective et qui voulut srsquoy consa-crer Mais apregraves quinze ans de malheur Jo-seph Miroueumlt ne sut pas soutenir le vin delrsquoopulence  son naturel deacutepensier reparut  ettout en rendant sa femme heureuse il deacutepen-

sa sa fortune en peu drsquoanneacutees La misegravere revintLe meacutenage dut avoir traicircneacute lrsquoexistence la plushorrible pour que Joseph Miroueumlt en arrivacirct agravesrsquoengager comme musicien dans un reacutegimentfranccedilais En 1813 par le plus grand des ha-sards le chirurgien-major de ce reacutegiment frap-peacute de ce nom de Miroueumlt eacutecrivit au docteurMinoret auquel il avait des obligations La reacute-ponse ne se fit pas attendre En 1814 avant lacapitulation de Paris Joseph Miroueumlt eut agrave Pa-ris un asile ougrave sa femme mourut en donnantle jour agrave une petite fille que le docteur voulutappeler Ursule le nom de sa femme Le capi-taine de musique ne surveacutecut pas agrave la megravereeacutepuiseacute comme elle de fatigues et de misegraveresEn mourant lrsquoinfortuneacute musicien leacutegua sa filleau docteur qui lui servit de parrain malgreacute sareacutepugnance pour ce qursquoil appelait les mome-ries de lrsquoEacuteglise Apregraves avoir vu peacuterir successive-ment ses enfants par des avortements dans descouches laborieuses ou pendant leur premiegravere

anneacutee le docteur avait attendu lrsquoeffet drsquounederniegravere expeacuterience Quand une femme ma-lingre nerveuse deacutelicate deacutebute par une faussecouche il nrsquoest pas rare de la voir se conduiredans ses grossesses et dans ses enfantementscomme srsquoeacutetait conduite Ursule Minoret mal-greacute les soins les observations et la science deson mari Le pauvre homme srsquoeacutetait souvent re-procheacute leur mutuelle persistance agrave vouloir desenfants Le dernier conccedilu apregraves un repos dedeux ans eacutetait mort pendant lrsquoanneacutee 1792 vic-time de lrsquoeacutetat nerveux de la megravere srsquoil faut don-ner raison aux physiologistes qui pensent quedans le pheacutenomegravene inexplicable de la geacuteneacutera-tion lrsquoenfant tient au pegravere par le sang et agrave lamegravere par le systegraveme nerveux Forceacute de renonceraux jouissances du sentiment le plus puissantchez lui la bienfaisance fut sans doute pour ledocteur une revanche de sa paterniteacute trompeacuteeDurant sa vie conjugale si cruellement agiteacuteele docteur avait par-dessus tout deacutesireacute une pe-

tite fille blonde une de ces fleurs qui font la joiedrsquoune maison  il accepta donc avec bonheur lelegs que lui fit Joseph Miroueumlt et reporta surlrsquoorpheline les espeacuterances de ses recircves eacutevanouisPendant deux ans il assista comme fit jadis Ca-ton pour Pompeacutee aux plus minutieux deacutetailsde la vie drsquoUrsule  il ne voulait pas que la nour-rice lui donnacirct agrave teter la levacirct la couchacirct sanslui Son expeacuterience sa science tout fut au ser-vice de cet enfant Apregraves avoir ressenti les dou-leurs les alternatives de crainte et drsquoespeacuteranceles travaux et les joies drsquoune megravere il eut lebonheur de voir dans cette fille de la blondeAllemagne et de lrsquoartiste franccedilais une vigou-reuse vie une sensibiliteacute profonde Lrsquoheureuxvieillard suivit avec les sentiments drsquoune megravereles progregraves de cette chevelure blonde drsquoabordduvet puis soie puis cheveux leacutegers et fins sicaressants aux doigts qui les caressent Il bai-sa souvent ces petits pieds nus dont les doigtscouverts drsquoune pellicule sous laquelle le sang se

voit ressemblent agrave des boutons de rose Il eacutetaitfou de cette petite Quand elle srsquoessayait au lan-gage ou quand elle arrecirctait ses beaux yeux bleussi doux sur toutes choses en y jetant ce regardsongeur qui semble ecirctre lrsquoaurore de la penseacuteeet qursquoelle terminait par un rire il restait devantelle pendant des heures entiegraveres cherchant avecJordy les raisons que tant drsquoautres appellentdes caprices cacheacutees sous les moindres pheacute-nomegravenes de cette deacutelicieuse phase de la vie ougravelrsquoenfant est agrave la fois une fleur et un fruit uneintelligence confuse un mouvement perpeacutetuelun deacutesir violent La beauteacute drsquoUrsule sa dou-ceur la rendaient si chegravere au docteur qursquoil au-rait voulu changer pour elle les lois de la na-ture  il dit quelquefois au vieux Jordy avoirmal dans ses dents quand Ursule faisait lessiennes Lorsque les vieillards aiment les en-fants ils ne mettent pas de bornes agrave leur pas-sion ils les adorent Pour ces petits ecirctres ils fonttaire leurs manies et pour eux se souviennent

de tout leur passeacute Leur expeacuterience leur indul-gence leur patience toutes les acquisitions dela vie ce treacutesor si peacuteniblement amasseacute ils lelivrent agrave cette jeune vie par laquelle ils se ra-jeunissent et suppleacuteent alors agrave la materniteacute parlrsquointelligence Leur sagesse toujours eacuteveilleacuteevaut lrsquointuition de la megravere  ils se rappellent lesdeacutelicatesses qui chez elle sont de la divinationet ils les portent dans lrsquoexercice drsquoune compas-sion dont la force se deacuteveloppe sans doute enraison de cette immense faiblesse La lenteur deleurs mouvements remplace la douceur mater-nelle Enfin chez eux comme chez les enfantsla vie est reacuteduite au simple  et si le sentimentrend la megravere esclave le deacutetachement de toutepassion et lrsquoabsence de tout inteacuterecirct permettentau vieillard de se donner en entier Aussi nrsquoest-il pas rare de voir les enfants srsquoentendre avecles vieilles gens Le vieux militaire le vieux cu-reacute le vieux docteur heureux des caresses etdes coquetteries drsquoUrsule ne se lassaient jamais

de lui reacutepondre ou de jouer avec elle Loin deles impatienter la peacutetulance de cette enfant lescharmait et ils satisfaisaient agrave tous ses deacutesirsen faisant de tout un sujet drsquoinstruction Ainsicette petite grandit environneacutee de vieilles gensqui lui souriaient et lui faisaient comme plu-sieurs megraveres autour drsquoelle eacutegalement attentiveset preacutevoyantes Gracircce agrave cette savante eacuteducationlrsquoacircme drsquoUrsule se deacuteveloppa dans la sphegravere quilui convenait Cette plante rare rencontra sonterrain speacutecial aspira les eacuteleacutements de sa vraievie et srsquoassimila les flots de son soleil

― Dans quelle religion eacutelegraveverez-vous cettepetite  demanda lrsquoabbeacute Chaperon agrave Minoretquand Ursule eut six ans

― Dans la vocirctre reacutepondit le meacutedecinAtheacutee agrave la faccedilon de monsieur de Wolmar

dans la Nouvelle Heacuteloiumlse il ne se reconnut pas ledroit de priver Ursule des beacuteneacutefices offerts parla religion catholique Le meacutedecin assis sur unbanc au-dessous de la fenecirctre du cabinet chi-

nois se sentit alors la main presseacutee par la maindu cureacute

― Oui cureacute toutes les fois qursquoelle me par-lera de Dieu je la renverrai agrave son ami Saprondit-il en imitant le parler enfantin drsquoUrsule Jeveux voir si le sentiment religieux est inneacute Aus-si nrsquoai-je rien fait pour ni rien contre les ten-dances de cette jeune acircme  mais je vous ai deacutejagravenommeacute dans mon cœur son pegravere spirituel

― Ceci vous sera compteacute par Dieu jelrsquoespegravere reacutepondit lrsquoabbeacute Chaperon en frappantdoucement ses mains lrsquoune contre lrsquoautre et leseacutelevant vers le ciel comme srsquoil faisait une courtepriegravere mentale

Ainsi degraves lrsquoacircge de six ans la petite orphe-line tomba sous le pouvoir religieux du cureacutecomme elle eacutetait deacutejagrave tombeacutee sous celui de sonvieil ami Jordy

Le capitaine autrefois professeur dans unedes anciennes eacutecoles militaires occupeacute pargoucirct de grammaire et des diffeacuterences entre les

langues europeacuteennes avait eacutetudieacute le problegravemedrsquoun langage universel Ce savant homme pa-tient comme tous les vieux maicirctres se fit doncun bonheur drsquoapprendre agrave lire et agrave eacutecrire agrave Ur-sule en lui apprenant la langue franccedilaise et ceqursquoelle devait savoir de calcul La nombreusebibliothegraveque du docteur permit de choisir entreles livres ceux qui pouvaient ecirctre lus par un en-fant et qui devaient lrsquoamuser en lrsquoinstruisantLe militaire et le cureacute laissegraverent cette intelli-gence srsquoenrichir avec lrsquoaisance et la liberteacute quele docteur laissait au corps Ursule apprenaiten se jouant La religion contenait la reacuteflexionAbandonneacutee agrave la divine culture drsquoun naturelameneacute dans des reacutegions pures par ces trois pru-dents instituteurs Ursule alla plus vers le sen-timent que vers le devoir et prit pour regravegle deconduite la voix de la conscience plutocirct quela loi sociale Chez elle le beau dans les senti-ments et dans les actions devait ecirctre spontaneacute le jugement confirmerait lrsquoeacutelan du cœur Elle

eacutetait destineacutee agrave faire le bien comme un plaisiravant de le faire comme une obligation Cettenuance est le propre de lrsquoeacuteducation chreacutetienneCes principes tout autres que ceux agrave donneraux hommes convenaient agrave une femme le geacute-nie et la conscience de la famille lrsquoeacuteleacutegance se-cregravete de la vie domestique enfin presque reineau sein du meacutenage Tous trois proceacutedegraverent dela mecircme maniegravere avec cette enfant Loin dereculer devant les audaces de lrsquoinnocence ilsexpliquaient agrave Ursule la fin des choses et lesmoyens connus en ne lui formulant jamaisque des ideacutees justes Quand agrave propos drsquouneherbe drsquoune fleur drsquoune eacutetoile elle allait droitagrave Dieu le professeur et le meacutedecin lui disaientque le precirctre seul pouvait lui reacutepondre Aucundrsquoeux nrsquoempieacuteta sur le terrain des autres Leparrain se chargeait de tout le bien-ecirctre mateacute-riel et des choses de la vie  lrsquoinstruction regar-dait Jordy  la morale la meacutetaphysique et leshautes questions appartenaient au cureacute Cette

belle eacuteducation ne fut pas comme il arrive sou-vent dans les maisons les plus riches contra-rieacutee par drsquoimprudents serviteurs La Bougivalsermonneacutee agrave ce sujet et trop simple drsquoailleursdrsquoesprit et de caractegravere pour intervenir ne deacute-rangea point lrsquoœuvre de ces grands esprits Ur-sule creacuteature privileacutegieacutee eut donc autour drsquoelletrois bons geacutenies agrave qui son beau naturel ren-dit toute tacircche douce et facile Cette tendressevirile cette graviteacute tempeacutereacutee par les sourirescette liberteacute sans danger ce soin perpeacutetuel delrsquoacircme et du corps firent drsquoelle agrave lrsquoacircge de neufans une enfant accomplie et charmante agrave voirPar malheur cette triniteacute paternelle se rompitDans lrsquoanneacutee suivante le vieux capitaine mou-rut laissant au docteur et au cureacute son œuvre agravecontinuer apregraves en avoir accompli la partie laplus difficile Les fleurs devaient naicirctre drsquoelles-mecircmes dans un terrain si bien preacutepareacute Le gen-tilhomme avait pendant neuf ans eacuteconomiseacutemille francs par an pour leacuteguer dix mille francs

agrave sa petite Ursule afin qursquoelle conservacirct de luiun souvenir pendant tonte sa vie Dans un tes-tament dont les motifs eacutetaient touchants il in-vitait sa leacutegataire agrave se servir uniquement pour satoilette des quatre ou cinq cents francs de renteque rendrait ce petit capital Quand le juge depaix mit les scelleacutes chez son vieil ami lrsquoon trou-va dans un cabinet ougrave jamais il nrsquoavait laisseacutepeacuteneacutetrer personne une grande quantiteacute de jou-joux dont beaucoup eacutetaient briseacutes et qui tousavaient servi des joujoux du temps passeacute pieu-sement conserveacutes et que monsieur Bongranddevait brucircler lui-mecircme agrave la priegravere du pauvrecapitaine Vers cette eacutepoque elle dut faire sapremiegravere communion Lrsquoabbeacute Chaperon em-ploya toute une anneacutee agrave lrsquoinstruction de cettejeune fille chez qui le cœur et lrsquointelligencesi deacuteveloppeacutes mais si prudemment maintenuslrsquoun par lrsquoautre exigeaient une nourriture spi-rituelle particuliegravere Telle fut cette initiationagrave la connaissance des choses divines que de-

puis cette eacutepoque ougrave lrsquoacircme prend sa forme re-ligieuse Ursule devint la pieuse et mystiquejeune fille dont le caractegravere fut toujours au-dessus des eacuteveacutenements et dont le cœur domi-na toute adversiteacute Ce fut alors aussi que com-menccedila secregravetement entre cette vieillesse increacute-dule et cette enfance pleine de croyance unelutte pendant long-temps inconnue agrave celle quila provoqua mais dont le deacutenoucircment occupaittoute la ville et devait avoir tant drsquoinfluence surlrsquoavenir drsquoUrsule en deacutechaicircnant contre elle lescollateacuteraux du docteur

Pendant les six premiers mois de lrsquoanneacutee1824 Ursule passa presque toutes ses mati-neacutees au presbytegravere Le vieux meacutedecin devinales intentions du cureacute Le precirctre voulait fairedrsquoUrsule un argument invincible Lrsquoincreacuteduleaimeacute par sa filleule comme il lrsquoeucirct eacuteteacute de sapropre fille croirait agrave cette naiumlveteacute serait seacute-duit par les touchants effets de la religion danslrsquoacircme drsquoune enfant dont lrsquoamour ressemblait agrave

ces arbres des climats indiens toujours chargeacutesde fleurs et de fruits toujours verts et toujoursembaumeacutes Une belle vie est plus puissante quele plus vigoureux raisonnement On ne reacutesistepas aux charmes de certaines images Aussi ledocteur eut-il les yeux mouilleacutes de larmes sanssavoir pourquoi quand il vit la fille de son cœurpartant pour lrsquoeacuteglise habilleacutee drsquoune robe decrecircpe blanc chausseacutee de souliers de satin blancpareacutee de rubans blancs la tecircte ceinte drsquoune ban-delette royale attacheacutee sur le cocircteacute par un grosnœud les mille boucles de sa chevelure ruis-selant sur ses belles eacutepaules blanches le cor-sage bordeacute drsquoune ruche orneacutee de comegravetes lesyeux eacutetoileacutes par une premiegravere espeacuterance volantgrande et heureuse agrave une premiegravere union ai-mant mieux son parrain depuis qursquoelle srsquoeacutetaiteacuteleveacutee jusqursquoagrave Dieu Quand il aperccedilut la penseacuteede lrsquoeacuteterniteacute donnant la nourriture a cette acircmejusqursquoalors dans les limbes de lrsquoenfance commeapregraves la nuit le soleil donne la vie agrave la terre  tou-

jours sans savoir pourquoi il fut facirccheacute de resterseul au logis Assis sur les marches de son per-ron il tint pendant long-temps les yeux fixeacutessur la grille entre les barreaux de laquelle sapupille avait disparu en lui disant  ― Parrainpourquoi ne viens-tu pas  Je serai donc heu-reuse sans toi  Quoique eacutebranleacute jusque dansses racines lrsquoorgueil de lrsquoencyclopeacutediste ne fleacute-chit point encore Il se promena cependant defaccedilon agrave voir la procession des communiants etdistingua sa petite Ursule brillante drsquoexaltationsous le voile Elle lui lanccedila un regard inspireacute quiremua dans la partie rocheuse de son cœur lecoin fermeacute agrave Dieu Mais le deacuteiste tint bon il sedit  ― Momeries  Imaginer que srsquoil existe unouvrier des mondes cet organisateur de lrsquoinfinisrsquooccupe de ces niaiseries  Il rit et continuasa promenade sur les hauteurs qui dominent laroute du Gacirctinais ougrave les cloches sonneacutees en vo-leacutee reacutepandaient au loin la joie des familles

Le bruit du trictrac est insupportable auxpersonnes qui ne savent pas ce jeu lrsquoun desplus difficiles qui existent Pour ne pas en-nuyer sa pupille agrave qui lrsquoexcessive deacutelicatesse deses organes et de ses nerfs ne permettait pasdrsquoentendre impuneacutement ces mouvements et ceparlage dont la raison est inconnue le cureacute levieux Jordy quand il vivait et le docteur atten-daient toujours que leur enfant fucirct coucheacutee ouen promenade Il arrivait alors assez souventque la partie eacutetait encore en train quand Ursulerentrait  elle se reacutesignait alors avec une gracircceinfinie et se mettait aupregraves de la fenecirctre agrave tra-vailler Elle avait de la reacutepugnance pour ce jeudont les commencements sont en effet rudeset inaccessibles agrave beaucoup drsquointelligences etsi difficiles agrave vaincre que si lrsquoon ne prend paslrsquohabitude de ce jeu pendant la jeunesse il estpresque impossible plus tard de lrsquoapprendre Orle soir de sa premiegravere communion quand Ur-

sule revint chez son tuteur seul pour cette soi-reacutee elle mit le trictrac devant le vieillard

― Voyons agrave qui le deacute  dit-elle― Ursule reprit le docteur nrsquoest-ce pas un

peacutecheacute de te moquer de ton parrain le jour de tapremiegravere communion 

― Je ne me moque point dit-elle ensrsquoasseyant  je me dois agrave vos plaisirs vous quiveillez agrave tous les miens Quand monsieur Cha-peron eacutetait content il me donnait une leccedilon detrictrac et il mrsquoa donneacute tant de leccedilons que jesuis en eacutetat de vous gagner Vous ne vous gecirc-nerez plus pour moi Pour ne pas entraver vosplaisirs jrsquoai vaincu toutes les difficulteacutes et lebruit du trictrac me plaicirct

Ursule gagna Le cureacute vint surprendre lesjoueurs et jouir de son triomphe Le lendemainMinoret qui jusqursquoalors avait refuseacute de faireapprendre la musique agrave sa pupille se rendit agraveParis y acheta un piano prit des arrangementsagrave Fontainebleau avec une maicirctresse et se sou-

mit agrave lrsquoennui que devaient lui causer les per-peacutetuelles eacutetudes de sa pupille Une des preacutedic-tions de feu Jordy le phreacutenologiste se reacutealisa  lapetite fille devint excellente musicienne Le tu-teur fier de sa filleule faisait en ce moment ve-nir de Paris une fois par semaine un vieil alle-mand nommeacute Schmucke un savant professeurde musique et subvenait aux deacutepenses de cetart drsquoabord jugeacute par lui tout agrave fait inutile en meacute-nage Les increacutedules nrsquoaiment pas la musiqueceacuteleste langage deacuteveloppeacute par le catholicismequi a pris les noms des sept notes dans un deses hymnes  chaque note est la premiegravere syl-labe des sept premiers vers de lrsquohymne agrave saintJean Quoique vive lrsquoimpression produite sur levieillard par la premiegravere communion drsquoUrsulefut passagegravere Le calme le contentement que lesœuvres de la religion et la priegravere reacutepandaientdans cette acircme jeune furent aussi des exemplessans force pour lui Sans aucun sujet de re-mords ni de repentir Minoret jouissait drsquoune

seacutereacuteniteacute parfaite En accomplissant ses bienfaitssans lrsquoespoir drsquoune moisson ceacuteleste il se trou-vait plus grand que le catholique auquel il re-prochait toujours de faire de lrsquousure avec Dieu

― Mais lui disait lrsquoabbeacute Chaperon si leshommes voulaient tous se livrer agrave ce com-merce avouez que la socieacuteteacute serait parfaite  ilnrsquoy aurait plus de malheureux Pour ecirctre bien-faisant agrave votre maniegravere il faut ecirctre un grandphilosophe  vous vous eacutelevez agrave votre doctrinepar le raisonnement vous ecirctes une exceptionsociale  tandis qursquoil suffit drsquoecirctre chreacutetien pourecirctre bienfaisant agrave la nocirctre Chez vous crsquoest uneffort  chez nous crsquoest naturel

― Cela veut dire cureacute que je pense et quevous sentez voilagrave tout

Cependant agrave douze ans Ursule dont la fi-nesse et lrsquoadresse naturelle agrave la femme eacutetaientexerceacutees par une eacuteducation supeacuterieure et dontle sens dans toute sa fleur eacutetait eacuteclaireacute parlrsquoesprit religieux de tous les genres drsquoesprit le

plus deacutelicat finit par comprendre que son par-rain ne croyait ni agrave un avenir ni agrave lrsquoimmortaliteacutede lrsquoacircme ni agrave une providence ni agrave Dieu Presseacutede questions par lrsquoinnocente creacuteature il fut im-possible au docteur de cacher plus longtempsce fatal secret La naiumlve consternation drsquoUrsulele fit drsquoabord sourire  mais en la voyant quel-quefois triste il comprit tout ce que cette tris-tesse annonccedilait drsquoaffection Les tendresses ab-solues ont horreur de toute espegravece de deacutesac-cord mecircme dans les ideacutees qui leur sont eacutetran-gegraveres Parfois le docteur se precircta comme agrave descaresses aux raisons de sa fille adoptive ditesdrsquoune voix tendre et douce exhaleacutees par le sen-timent le plus ardent et le plus pur Les croyantset les increacutedules parlent deux langues diffeacute-rentes et ne peuvent se comprendre La filleuleen plaidant la cause de Dieu maltraitait sonparrain comme un enfant gacircteacute maltraite quel-quefois sa megravere Le cureacute blacircma doucement Ur-sule et lui dit que Dieu se reacuteservait drsquohumilier

ces esprits superbes La jeune fille reacutepondit agravelrsquoabbeacute Chaperon que David avait abattu Go-liath Cette dissidence religieuse ces regretsde lrsquoenfant qui voulait entraicircner son tuteur agraveDieu furent les seuls chagrins de cette vie in-teacuterieure si douce et si pleine deacuterobeacutee aux re-gards de la petite ville curieuse Ursule gran-dissait se deacuteveloppait devenait la jeune fillemodeste et chreacutetiennement instruite que Deacutesi-reacute avait admireacutee au sortir de lrsquoeacuteglise La culturedes fleurs dans le jardin la musique les plaisirsde son tuteur et tous les petits soins qursquoUrsulelui rendait car elle avait soulageacute la Bougivalen srsquooccupant de lui remplissaient les heuresles jours les mois de cette existence calmeNeacuteanmoins depuis un an quelques troubleschez Ursule avaient inquieacuteteacute le docteur  maisla cause en eacutetait si preacutevue qursquoil ne srsquoen inquieacute-ta que pour surveiller la santeacute Cependant cetobservateur sagace ce profond praticien crutapercevoir que les troubles avaient eu quelque

retentissement dans le moral Il espionna ma-ternellement sa pupille ne vit autour drsquoelle per-sonne digne de lui inspirer de lrsquoamour et soninquieacutetude passa

En ces conjonctures un mois avant le jourougrave ce drame commence il arriva dans la vieintellectuelle du docteur un de ces faits qui la-bourent jusqursquoau tuf le champ des convictionset le retournent mais ce fait exige un reacutecit suc-cinct de quelques eacuteveacutenements de sa carriegraveremeacutedicale qui donnera drsquoailleurs un nouvel in-teacuterecirct agrave cette histoire

Vers la fin du dix-huitiegraveme siegravecle la Sciencefut aussi profondeacutement diviseacutee par lrsquoapparitionde Mesmer que lrsquoArt le fut par celle de GluckApregraves avoir retrouveacute le magneacutetisme Mesmervint en France ougrave depuis un temps immeacute-morial les inventeurs accourent faire leacutegitimerleurs deacutecouvertes La France gracircce agrave son lan-gage clair est en quelque sorte la trompette dumonde

― Si lrsquohomeacuteopathie arrive agrave Paris elle estsauveacutee disait derniegraverement Hahnemann

― Allez en France disait M de Metternichagrave Gall et si lrsquoon srsquoy moque de vos bosses vousserez illustre

Mesmer eut donc des adeptes et des antago-nistes aussi ardents que les piccinistes contreles gluckistes La France savante srsquoeacutemut un deacute-bat solennel srsquoouvrit Avant lrsquoarrecirct la Facul-teacute de meacutedecine proscrivit en masse le preacuteten-du charlatanisme de Mesmer son baquet sesfils conducteurs et ses theacuteories Mais disons-lecet Allemand compromit malheureusementsa magnifique deacutecouverte par drsquoeacutenormes preacute-tentions peacutecuniaires Mesmer succomba parlrsquoincertitude des faits par lrsquoignorance du rocircleque jouent dans la nature les fluides impondeacute-rables alors inobserveacutes par son inaptitude agrave re-chercher les cocircteacutes drsquoune science agrave triple faceLe magneacutetisme a plus drsquoune application  entreles mains de Mesmer il fut par rapport agrave son

avenir ce que le principe est aux effets Mais sile trouveur manqua de geacutenie il est triste pourla raison humaine et pour la France drsquoavoiragrave constater qursquoune science contemporaine dessocieacuteteacutes eacutegalement cultiveacutee par lrsquoEacutegypte et parla Chaldeacutee par la Gregravece et par lrsquoInde eacuteprouvadans Paris en plein dix-huitiegraveme siegravecle le sortqursquoavait eu la veacuteriteacute dans la personne de Galileacuteeau seiziegraveme et que le magneacutetisme y fut repous-seacute par les doubles atteintes des gens religieux etdes philosophes mateacuterialistes eacutegalement alar-meacutes Le magneacutetisme la science favorite de Jeacute-sus et lrsquoune des puissances divines remises auxapocirctres ne paraissait pas plus preacutevu par lrsquoEacutegliseque par les disciples de Jean-Jacques et de Vol-taire de Locke et de Condillac LrsquoEncyclopeacutedieet le Clergeacute ne srsquoaccommodaient pas de cevieux pouvoir humain qui sembla si nouveauLes miracles des convulsionnaires eacutetouffeacutes parlrsquoEacuteglise et par lrsquoindiffeacuterence des savants malgreacuteles eacutecrits preacutecieux du conseiller Carreacute de Mont-

geron furent une premiegravere sommation de fairedes expeacuteriences sur les fluides humains quidonnent le pouvoir drsquoopposer assez de forcesinteacuterieures pour annuler les douleurs causeacuteespar des agents exteacuterieurs Mais il aurait fallureconnaicirctre lrsquoexistence de fluides intangiblesinvisibles impondeacuterables trois neacutegations danslesquelles la science drsquoalors voulait voir une deacute-finition du vide Dans la philosophie modernele vide nrsquoexiste pas Dix pieds de vide le mondecroule  Surtout pour les mateacuterialistes le mondeest plein tout se tient tout srsquoenchaicircne et tout estmachineacute laquo Le monde disait Diderot commeeffet du hasard est plus explicable que DieuLa multipliciteacute des causes et le nombre incom-mensurable de jets que suppose le hasard ex-plique la creacuteation Soient donneacutes lrsquoEacuteneacuteide ettous les caractegraveres neacutecessaires agrave sa compositionsi vous mrsquooffrez le temps et lrsquoespace agrave forcede jeter les lettres jrsquoatteindrai la combinaisonEacuteneacuteide raquo Ces malheureux qui deacuteifiaient tout

plutocirct que drsquoadmettre un Dieu reculaient aus-si devant la divisibiliteacute infinie de la matiegravere quecomporte la nature des forces impondeacuterablesLocke et Condillac ont alors retardeacute de cin-quante ans lrsquoimmense progregraves que font en cemoment les sciences naturelles sous la penseacuteedrsquouniteacute due au grand Geoffroy Saint-HilaireQuelques gens droits sans systegraveme convain-cus par des faits consciencieusement eacutetudieacutesperseacuteveacuteregraverent dans la doctrine de Mesmer quireconnaissait en lrsquohomme lrsquoexistence drsquoune in-fluence peacuteneacutetrante dominatrice drsquohomme agravehomme mise en œuvre par la volonteacute cura-tive par lrsquoabondance du fluide et dont le jeuconstitue un duel entre deux volonteacutes entre unmal agrave gueacuterir et le vouloir de gueacuterir Les pheacuteno-megravenes du somnambulisme agrave peine soupccedilon-neacutes par Mesmer furent dus agrave messieurs de Puy-seacutegur et Deleuze  mais la reacutevolution mit agrave cesdeacutecouvertes un temps drsquoarrecirct qui donna gain decause aux savants et aux railleurs Parmi le pe-

tit nombre des croyants se trouvegraverent des meacute-decins Ces dissidents furent jusqursquoagrave leur mortperseacutecuteacutes par leurs confregraveres Le corps res-pectable des meacutedecins de Paris deacuteploya contreles mesmeacuteriens les rigueurs des guerres reli-gieuses et fut aussi cruel dans sa haine contreeux qursquoil eacutetait possible de lrsquoecirctre dans ce tempsde toleacuterance voltairienne Les docteurs ortho-doxes refusaient de consulter avec les docteursqui tenaient pour lrsquoheacutereacutesie mesmeacuterienne En1820 ces preacutetendus heacutereacutesiarques eacutetaient encorelrsquoobjet de cette proscription sourde Les mal-heurs les orages de la Reacutevolution nrsquoeacuteteignirentpas cette haine scientifique Il nrsquoy a que lesprecirctres les magistrats et les meacutedecins pour haiumlrainsi La robe est toujours terrible Mais aussiles ideacutees ne seraient-elles pas plus implacablesque les choses  Le docteur Bouvard ami de Mi-noret donna dans la foi nouvelle et perseacuteveacute-ra jusqursquoagrave sa mort dans la science agrave laquelle ilavait sacrifieacute le repos de sa vie car il fut une des

becirctes noires de la Faculteacute de Paris Minoret lrsquoundes plus vaillants soutiens des encyclopeacutedistesle plus redoutable adversaire de Deslon le preacute-vocirct de Mesmer et dont la plume fut drsquoun poidseacutenorme dans cette querelle se brouilla sans re-tour avec son camarade  mais il fit plus il leperseacutecuta Sa conduite avec Bouvard devait luicauser le seul repentir qui pucirct troubler la seacutereacute-niteacute de son deacuteclin Depuis la retraite du docteurMinoret agrave Nemours la science des fluides im-pondeacuterables seul nom qui convienne au ma-gneacutetisme si eacutetroitement lieacute par la nature de sespheacutenomegravenes agrave la lumiegravere et agrave lrsquoeacutelectriciteacute faisaitdrsquoimmenses progregraves malgreacute les continuellesrailleries de la science parisienne La phreacuteno-logie et la physiognomonie [physiognomie] lascience de Gall et celle de Lavater qui sont ju-melles dont lrsquoune est agrave lrsquoautre ce que la causeest agrave lrsquoeffet deacutemontraient aux yeux de plus drsquounphysiologiste les traces du fluide insaisissablebase des pheacutenomegravenes de la volonteacute humaine

et drsquoougrave reacutesultent les passions les habitudes lesformes du visage et celles du cracircne Enfin lesfaits magneacutetiques les miracles du somnambu-lisme ceux de la divination et de lrsquoextase quipermettent de peacuteneacutetrer dans le monde spiri-tuel srsquoaccumulaient Lrsquohistoire eacutetrange des ap-paritions du fermier Martin si bien constateacuteeset lrsquoentrevue de ce paysan avec Louis XVIII la connaissance des relations de Swedenborgavec les morts si seacuterieusement eacutetablie en Alle-magne  les reacutecits de Walter Scott sur les effetsde la seconde vue  lrsquoexercice des prodigieusesfaculteacutes de quelques diseurs de bonne aventurequi confondent en une seule science la chiro-mancie la cartomancie et lrsquohoroscopie  les faitsde catalepsie et ceux de la mise en œuvre desproprieacuteteacutes du diaphragme par certaines affec-tions morbides  ces pheacutenomegravenes au moins cu-rieux tous eacutemaneacutes de la mecircme source sapaientbien des doutes emmenaient les plus indiffeacute-rents sur le terrain des expeacuteriences Minoret

ignorait ce mouvement des esprits si granddans le nord de lrsquoEurope encore si faible enFrance ougrave se passaient neacuteanmoins de ces faitsqualifieacutes de merveilleux par les observateurssuperficiels et qui tombent comme des pierresau fond de la mer dans le tourbillon des eacuteveacutene-ments parisiens

Au commencement de cette anneacutee le reposde lrsquoanti-mesmeacuterien fut troubleacute par la lettre sui-vante

laquo Mon vieux camaraderaquo Toute amitieacute mecircme perdue a des droits

qui se prescrivent difficilement Je sais que vousvivez encore et je me souviens moins de notreinimitieacute que de nos beaux jours au taudis deSaint-Julien-le-Pauvre Au moment de mrsquoen al-ler de ce monde je tiens agrave vous prouver que lemagneacutetisme va constituer une des sciences lesplus importantes si toutefois la science ne doitpas ecirctre une Je puis foudroyer votre increacuteduliteacutepar des preuves positives Peut-ecirctre devrai-je agrave

votre curiositeacute le bonheur de vous serrer encoreune fois la main comme nous nous la serrionsavant Mesmer

raquo Toujours agrave vousraquo BOUVARD raquo

Piqueacute comme lrsquoest un lion par un taon lrsquoanti-mesmeacuterien bondit jusqursquoagrave Paris et mit sa cartechez le vieux Bouvard qui demeurait rue Feacute-rou pregraves de Saint-Sulpice Bouvard lui mitune carte agrave son hocirctel en lui eacutecrivant  laquo De-main agrave neuf heures rue Saint-Honoreacute en facelrsquoAssomption raquo Minoret redevenu jeune nedormit pas Il alla voir les vieux meacutedecins de saconnaissance et leur demanda si le monde eacutetaitbouleverseacute si la meacutedecine avait une Eacutecole si lesquatre Faculteacutes vivaient encore Les meacutedecinsle rassuregraverent en lui disant que le vieil esprit dereacutesistance existait  seulement au lieu de per-seacutecuter lrsquoAcadeacutemie de meacutedecine et lrsquoAcadeacutemiedes sciences pouffaient de rire en rangeant lesfaits magneacutetiques parmi les surprises de Co-

mus de Comte de Bosco dans les jongleriesla prestidigitation et ce qursquoon nomme la phy-sique amusante Ces discours nrsquoempecircchegraverentpoint le vieux Minoret drsquoaller au rendez-vousque lui donnait le vieux Bouvard Apregraves qua-rante-quatre anneacutees drsquoinimitieacute les deux anta-gonistes se revirent sous une porte cochegravere de larue Saint-Honoreacute Les Franccedilais sont trop conti-nuellement distraits pour se haiumlr pendant long-temps Agrave Paris surtout les faits eacutetendent troplrsquoespace et font en politique en litteacuterature et enscience la vie trop vaste pour que les hommesnrsquoy trouvent pas des pays agrave conqueacuterir ougrave leurspreacutetentions peuvent reacutegner agrave lrsquoaise La haineexige tant de forces toujours armeacutees que lrsquoonsrsquoy met plusieurs quand on veut haiumlr pendantlong-temps Aussi les Corps peuvent-ils seulsy avoir de la meacutemoire Apregraves quarante-quatreans Roberspierre et Danton srsquoembrasseraientCependant chacun des deux docteurs garda sa

main sans lrsquooffrir Bouvard le premier dit agrave Mi-noret  ― Tu te portes agrave ravir

― Oui pas mal et toi  reacutepondit Minoret unefois la glace rompue

― Moi comme tu vois― Le magneacutetisme empecircche-t-il de mourir 

demanda Minoret drsquoun ton plaisant mais sansaigreur

― Non mais il a failli mrsquoempecirccher de vivre― Tu nrsquoes donc pas riche  fit Minoret― Bah  dit Bouvard― Eh  bien je suis riche moi srsquoeacutecria Mino-

ret― Ce nrsquoest pas agrave ta fortune mais agrave ta convic-

tion que jrsquoen veux Viens reacutepondit Bouvard― Oh  lrsquoentecircteacute  srsquoeacutecria MinoretLe mesmeacuterien entraicircna lrsquoincreacutedule dans un

escalier assez obscur et le lui fit monter avecpreacutecaution jusqursquoau quatriegraveme eacutetage

En ce moment se produisait agrave Paris unhomme extraordinaire doueacute par la foi drsquoune

incalculable puissance et disposant des pou-voirs magneacutetiques dans toutes leurs applica-tions Non-seulement ce grand inconnu qui vitencore gueacuterissait par lui-mecircme agrave distance lesmaladies les plus cruelles les plus inveacuteteacutereacuteessoudainement et radicalement comme jadis leSauveur des hommes  mais encore il produi-sait instantaneacutement les pheacutenomegravenes les pluscurieux du somnambulisme en domptant lesvolonteacutes les plus rebelles La physionomie decet inconnu qui dit ne relever que de Dieuet communiquer avec les anges comme Swe-denborg est celle du lion  il y eacuteclate une eacutener-gie concentreacutee irreacutesistible Ses traits singuliegrave-rement contourneacutes ont un aspect terrible etfoudroyant  sa voix qui vient des profondeursde lrsquoecirctre est comme chargeacutee du fluide magneacute-tique elle entre en lrsquoauditeur par tous les poresDeacutegoucircteacute de lrsquoingratitude publique apregraves desmilliers de gueacuterisons il srsquoest rejeteacute dans une im-peacuteneacutetrable solitude dans un neacuteant volontaire

Sa toute puissante main qui a rendu des fillesmourantes agrave leurs megraveres des pegraveres agrave leurs en-fants eacuteploreacutes des maicirctresses idolacirctreacutees agrave desamants ivres drsquoamour  qui a gueacuteri les maladesabandonneacutes par les meacutedecins qui faisait chan-ter des hymnes dans les synagogues dans lestemples et dans les eacuteglises par des precirctres dediffeacuterents cultes rameneacutes tous au mecircme Dieupar le mecircme miracle  qui adoucissait les ago-nies aux mourants chez lesquels la vie eacutetait im-possible  cette main souveraine soleil de viequi eacuteblouissait les yeux fermeacutes des somnam-bules ne se legraveverait pas pour rendre un heacuteri-tier preacutesomptif agrave une reine Enveloppeacute dans lesouvenir de ses bienfaits comme dans un suairelumineux il se refuse au monde et vit dansle ciel Mais agrave lrsquoaurore de son regravegne surprispresque de son pouvoir cet homme dont ledeacutesinteacuteressement a eacutegaleacute la puissance permet-tait agrave quelques curieux drsquoecirctre teacutemoins de ses mi-racles Le bruit de cette renommeacutee qui fut im-

mense et qui pourrait renaicirctre demain reacuteveillale docteur Bouvard sur le bord de la tombe Lemesmeacuterien perseacutecuteacute put enfin voir les pheacuteno-megravenes les plus radieux de cette science gardeacuteeen son cœur comme un treacutesor Les malheurs dece vieillard avaient eacutemu le grand inconnu quilui donna quelques privileacuteges Aussi Bouvardsubissait-il en montant lrsquoescalier les plaisante-ries de son vieil antagoniste avec une joie mali-cieuse Il ne lui reacutepondit que par des  laquo Tu vasvoir  tu vas voir  raquo et par ces petits hochementsde tecircte que se permettent les gens sucircrs de leurfait

Les deux docteurs entregraverent dans un appar-tement plus que modeste Bouvard alla parlerpendant un moment dans une chambre agrave cou-cher contigueuml au salon ougrave attendait Minoretdont la deacutefiance srsquoeacuteveilla  mais Bouvard vintaussitocirct le prendre et lrsquointroduisit dans cettechambre ougrave se trouvaient le mysteacuterieux swe-denborgiste et une femme assise dans un fau-

teuil Cette femme ne se leva point et ne parutpas srsquoapercevoir de lrsquoentreacutee des deux vieillards

― Comment  plus de baquets  fit Minoreten souriant

― Rien que le pouvoir de Dieu reacutepondit gra-vement le swedenborgiste qui parut agrave Minoretecirctre acircgeacute de cinquante ans

Les trois hommes srsquoassirent et lrsquoinconnu semit agrave causer On parla pluie et beau temps agravela grande surprise du vieux Minoret qui se crutmystifieacute Le swedenborgiste questionna le visi-teur sur ses opinions scientifiques et semblaiteacutevidemment prendre le temps de lrsquoexaminer

― Vous venez ici en simple curieux mon-sieur dit-il enfin Je nrsquoai pas lrsquohabitude de pros-tituer une puissance qui dans ma convictioneacutemane de Dieu  si jrsquoen faisais un usage frivoleou mauvais elle pourrait mrsquoecirctre retireacutee Neacutean-moins il srsquoagit mrsquoa dit monsieur Bouvard dechanger une conviction contraire agrave la nocirctre etdrsquoeacuteclairer un savant de bonne foi  je vais donc

vous satisfaire Cette femme que vous voyezdit-il en montrant lrsquoinconnue est dans le som-meil somnambulique Drsquoapregraves les aveux et lesmanifestations de tous les somnambules ceteacutetat constitue une vie deacutelicieuse pendant la-quelle lrsquoecirctre inteacuterieur deacutegageacute de toutes les en-traves apporteacutees agrave lrsquoexercice de ses faculteacutes parla nature visible se promegravene dans le mondeque nous nommons invisible agrave tort La vue etlrsquoouiumle srsquoexercent alors drsquoune maniegravere plus par-faite que dans lrsquoeacutetat dit de veille et peut-ecirctresans le secours des organes qui sont la gaicircne deces eacutepeacutees lumineuses appeleacutees la vue et lrsquoouiumle Pour lrsquohomme mis dans cet eacutetat les distanceset les obstacles mateacuteriels nrsquoexistent pas ou sonttraverseacutes par une vie qui est en nous et pourlaquelle notre corps est un reacuteservoir un pointdrsquoappui neacutecessaire une enveloppe Les termesmanquent pour des effets si nouvellement re-trouveacutes  car aujourdrsquohui les mots impondeacute-rables intangibles invisibles nrsquoont aucun sens

relativement au fluide dont lrsquoaction est deacutemon-treacutee par le magneacutetisme La lumiegravere est pondeacute-rable par sa chaleur qui en peacuteneacutetrant les corpsaugmente leur volume et certes lrsquoeacutelectriciteacutenrsquoest que trop tangible Nous avons condam-neacute les choses au lieu drsquoaccuser lrsquoimperfection denos instruments

― Elle dort  dit Minoret en examinant lafemme qui lui parut appartenir agrave la classe infeacute-rieure

― Son corps est en quelque sorte annu-leacute reacutepondit le swedenborgiste Les ignorantsprennent cet eacutetat pour le sommeil Mais elleva vous prouver qursquoil existe un univers spiri-tuel et que lrsquoesprit nrsquoy reconnaicirct point les lois delrsquounivers mateacuteriel Je lrsquoenverrai dans la reacutegionougrave vous voudrez qursquoelle aille Agrave vingt lieues drsquoicicomme en Chine elle vous dira ce qui srsquoy passe

― Envoyez-la seulement chez moi agrave Ne-mours demanda Minoret

― Je nrsquoy veux ecirctre pour rien reacuteponditlrsquohomme mysteacuterieux Donnez-moi votre mainvous serez agrave la fois acteur et spectateur effet etcause

Il prit la main de Minoret que Minoret luilaissa prendre  il la tint pendant un moment enparaissant se recueillir et de son autre main ilsaisit la main de la femme assise dans le fau-teuil  puis il mit celle du docteur dans cellede la femme en faisant signe au vieil increacutedulede srsquoasseoir agrave cocircteacute de cette pythonisse sans treacute-pied Minoret remarqua dans les traits exces-sivement calmes de cette femme un leacuteger tres-saillement quand ils furent unis par le sweden-borgiste  mais ce mouvement quoique mer-veilleux dans ses effets fut drsquoune grande sim-pliciteacute

― Obeacuteissez agrave monsieur lui dit ce personnageen eacutetendant la main sur la tecircte de la femme quiparut aspirer de lui la lumiegravere et la vie et son-gez que tout ce que vous ferez pour lui me plai-

ra Vous pouvez lui parler maintenant dit-il agraveMinoret

― Allez agrave Nemours rue des Bourgeois chezmoi dit le docteur

― Donnez-lui le temps laissez votre maindans la sienne jusqursquoagrave ce qursquoelle vous prouvepar ce qursquoelle vous dira qursquoelle y est arriveacutee ditBouvard agrave son ancien ami

― Je vois une riviegravere reacutepondit la femmedrsquoune voix faible en paraissant regarder en de-dans drsquoelle-mecircme avec une profonde attentionmalgreacute ses paupiegraveres baisseacutees Je vois un joli jar-din

― Pourquoi entrez-vous par la riviegravere et parle jardin  dit Minoret

― Parce qursquoelles y sont― Qui ― La jeune personne et la nourrice aux-

quelles vous pensez― Comment est le jardin  demanda Mino-

ret

― En y entrant par le petit escalier qui des-cend sur la riviegravere il se trouve agrave droite unelongue galerie en briques dans laquelle je voisdes livres et termineacutee par un cabajoutis orneacutede sonnettes en bois et drsquoœufs rouges Agrave gauchele mur est revecirctu drsquoun massif de plantes grim-pantes de la vigne vierge du jasmin de Virgi-nie Au milieu se trouve un petit cadran solaireIl y a beaucoup de pots de fleurs Votre pupilleexamine ses fleurs les montre agrave sa nourrice faitdes trous avec un plantoir et y met des grainesLa nourrice racirctisse les alleacutees Quoique la pu-reteacute de cette jeune fille soit celle drsquoun ange il ya chez elle un commencement drsquoamour faiblecomme un creacutepuscule du matin

― Pour qui  demanda le docteur qui jusqursquoagravepreacutesent nrsquoentendait rien que personne ne pucirctlui dire sans ecirctre somnambule Il croyait tou-jours agrave de la jonglerie

― Vous nrsquoen savez rien quoique vous ayezeacuteteacute derniegraverement assez inquiet quand elle est

devenue femme dit-elle en souriant Le mou-vement de son cœur a suivi celui de la nature

― Et crsquoest une femme du peuple qui parleainsi  srsquoeacutecria le vieux docteur

― Dans cet eacutetat toutes srsquoexpriment avec unelimpiditeacute particuliegravere reacutepondit Bouvard

― Mais qui Ursule aime-t-elle ― Ursule ne sait pas qursquoelle aime reacutepondit

avec un petit mouvement de tecircte la femme  elleest bien trop angeacutelique pour connaicirctre le deacute-sir ou quoi que ce soit de lrsquoamour  mais elleest occupeacutee de lui elle pense agrave lui elle srsquoen deacute-fend mecircme elle y revient malgreacute sa volonteacute desrsquoabstenir Elle est au piano

― Mais qui est-ce ― Le fils drsquoune dame qui demeure en face― Madame de Portenduegravere ― Portenduegravere dites-vous reprit la som-

nambule je le veux bien Mais il nrsquoy a pas dedanger il nrsquoest point dans le pays

― Se sont-ils parleacute  demanda le docteur

― Jamais Ils se sont regardeacutes lrsquoun lrsquoautreElle le trouve charmant Il est en effet jolihomme il a bon cœur Elle lrsquoa vu de sa croi-seacutee ils se sont vus aussi agrave lrsquoeacuteglise  mais le jeunehomme nrsquoy pense plus

― Son nom ― Ah  pour vous le dire il faut que je le

lise ou que je lrsquoentende Il se nomme Savinienelle vient de prononcer son nom  elle le trouvedoux agrave prononcer  elle a deacutejagrave regardeacute danslrsquoalmanach le jour de sa fecircte elle y a fait un petitpoint rouge des enfantillages  Oh  elle aimerabien mais avec autant de pureteacute que de force elle nrsquoest pas fille agrave aimer deux fois et lrsquoamourteindra son acircme et la peacuteneacutetrera si bien qursquoellerepousserait tout autre sentiment

― Ougrave voyez-vous cela ― En elle Elle saura souffrir  elle a de qui te-

nir car son pegravere et sa megravere ont bien souffert Ce dernier mot renversa le docteur qui fut

moins eacutebranleacute que surpris Il nrsquoest pas inutile

de faire observer qursquoentre chaque phrase de lafemme il srsquoeacutecoulait de dix agrave quinze minutespendant lesquelles son attention se concen-trait de plus en plus On la voyait voyant  sonfront preacutesentait des aspects singuliers  il srsquoy pei-gnait des efforts inteacuterieurs il srsquoeacuteclaircissait ouse contractait par une puissance dont les effetsnrsquoavaient eacuteteacute remarqueacutes par Minoret que chezles mourants dans les instants ougrave ils sont doueacutesdu don de propheacutetie Elle fit agrave plusieurs reprisesdes gestes qui ressemblaient agrave ceux drsquoUrsule

― Oh  questionnez-la reprit le mysteacuterieuxpersonnage en srsquoadressant agrave Minoret elle vousdira les secrets que vous pouvez seul connaicirctre

― Ursule mrsquoaime  reprit Minoret― Presque autant que Dieu dit-elle avec

un sourire Aussi est-elle bien malheureuse devotre increacuteduliteacute Vous ne croyez pas en Dieucomme si vous pouviez empecirccher qursquoil soit  Saparole emplit les mondes  Vous causez ainsi lesseuls tourments de cette pauvre enfant Tiens 

elle fait des gammes  elle voudrait ecirctre encoremeilleure musicienne qursquoelle ne lrsquoest elle se deacute-pite Voici ce qursquoelle pense  Si je chantais biensi jrsquoavais une belle voix quand il sera chez samegravere ma voix irait bien jusqursquoagrave son oreille

Le docteur Minoret prit son portefeuille etnota lrsquoheure preacutecise

― Pouvez-vous me dire quelles sont lesgraines qursquoelle a semeacutees 

― Du reacuteseacuteda des pois de senteur des balsa-mines

― En dernier ― Des pieds drsquoalouette― Ougrave est mon argent ― Chez votre notaire  mais vous le placez agrave

mesure sans perdre un seul jour drsquointeacuterecirct― Oui  mais ougrave est lrsquoargent que je garde agrave

Nemours pour ma deacutepense du semestre ― Vous le mettez dans un grand livre relieacute en

rouge intituleacute Pandectes de Justinien tome IIentre les deux avant-derniers feuillets  le livre

est au-dessus du buffet vitreacute dans la case auxin-folios Vous en avez toute une rangeacutee Vosfonds sont dans le dernier volume du cocircteacute dusalon Tiens  le tome III est avant le tome IIMais vous nrsquoavez pas drsquoargent crsquoest des

― Billets de mille francs  demanda le doc-teur

― Je ne vois pas bien ils sont plieacutes Non il ya deux billets de chacun cinq cents francs

― Vous les voyez ― Oui― Comment sont-ils ― Il y en a un tregraves-jaune et vieux lrsquoautre

blanc et presque neufCette derniegravere partie de lrsquointerrogatoire fou-

droya le docteur Minoret Il regarda Bouvarddrsquoun air heacutebeacuteteacute mais Bouvard et le swedenbor-giste familiariseacutes avec lrsquoeacutetonnement des increacute-dules causaient agrave voix basse sans paraicirctre nisurpris ni eacutetonneacutes  Minoret les pria de lui per-mettre de revenir apregraves le dicircner Lrsquoanti-mes-

meacuterien voulait se recueillir se remettre de saprofonde terreur pour eacuteprouver de nouveauce pouvoir immense le soumettre agrave des expeacute-riences deacutecisives lui poser des questions dontla solution enlevacirct toute espegravece de doute

― Soyez ici agrave neuf heures ce soir ditlrsquoinconnu je reviendrai pour vous

Le docteur Minoret eacutetait dans un eacutetat siviolent qursquoil sortit sans saluer suivi par Bou-vard qui lui criait agrave distance  ― Eh  bien eh bien 

― Je me crois fou Bouvard reacutepondit Mino-ret sur le pas de la porte cochegravere Si la femme adit vrai pour Ursule comme il nrsquoy a qursquoUrsuleau monde qui sache ce que cette sorciegravere mrsquoareacuteveacuteleacute tu auras raison Je voudrais avoir desailes aller agrave Nemours veacuterifier ses assertionsMais je louerai une voiture et partirai ce soir agravedix heures Ah  je perds la tecircte

― Que deviendrais-tu donc si connaissantdepuis de longues anneacutees un malade incurable

tu le voyais gueacuteri en cinq secondes  Si tu voyaisce grand magneacutetiseur faire suer agrave torrents undartreux si tu le voyais faire marcher une petitemaicirctresse percluse 

― Dicircnons ensemble Bouvard et ne nousquittons pas jusqursquoagrave neuf heures Je veux cher-cher une expeacuterience deacutecisive irreacutecusable

― Soit mon vieux camarade reacutepondit ledocteur mesmeacuterien

Les deux ennemis reacuteconcilieacutes allegraverent dicircnerau Palais-Royal Apregraves une conversation ani-meacutee agrave lrsquoaide de laquelle Minoret trompa lafiegravevre drsquoideacutees qui lui ravageait la cervelle Bou-vard lui dit  ― Si tu reconnais agrave cette femme lafaculteacute drsquoaneacuteantir ou de traverser lrsquoespace si tuacquiers la certitude que de lrsquoAssomption elleentend et voit ce qui se dit et se fait agrave Nemoursil faut admettre tous les autres effets magneacute-tiques ils sont pour un increacutedule tout aussi im-possibles que ceux-lagrave Demande-lui donc uneseule preuve qui te satisfasse car tu peux croire

que nous nous sommes procureacute tous ces ren-seignements  mais nous ne pouvons pas savoirpar exemple ce qui va se passer agrave neuf heuresdans ta maison dans la chambre de ta pupille retiens ou eacutecris ce que la somnambule va voirou entendre et cours chez toi Cette petite Ur-sule que je ne connaissais point nrsquoest pas notrecomplice  et si elle a dit ou fait ce que tu aurasen eacutecrit baisse la tecircte fier Sicambre 

Les deux amis revinrent dans la chambre et ytrouvegraverent la somnambule qui ne reconnut pasle docteur Minoret Les yeux de cette femme sefermegraverent doucement sous la main que le swe-denborgiste eacutetendit sur elle agrave distance et elle re-prit lrsquoattitude dans laquelle Minoret lrsquoavait vueavant le dicircner Quand les mains de la femme etcelles du docteur furent mises en rapport il lapria de lui dire tout ce qui se passait chez lui agraveNemours en ce moment

― Que fait Ursule  dit-il

― Elle est deacuteshabilleacutee elle a fini de mettre sespapillotes elle est agrave genoux sur son prie-Dieudevant un crucifix drsquoivoire attacheacute sur un ta-bleau de velours rouge

― Que dit-elle ― Elle fait ses priegraveres du soir elle se recom-

mande agrave Dieu elle le supplie drsquoeacutecarter de sonacircme les mauvaises penseacutees  elle examine saconscience et repasse ce qursquoelle a fait dans lajourneacutee afin de savoir si elle a manqueacute agrave sescommandements ou agrave ceux de lrsquoEacuteglise Enfinelle eacutepluche son acircme pauvre chegravere petite creacutea-ture  La somnambule eut les yeux mouilleacutesElle nrsquoa pas commis de peacutecheacute mais elle se re-proche drsquoavoir trop penseacute agrave monsieur Savinienreprit-elle Elle srsquointerrompt pour se demanderce qursquoil fait agrave Paris et prie Dieu de le rendreheureux Elle finit par vous et dit agrave haute voixune priegravere

― Pouvez-vous la reacutepeacuteter ― Oui

Minoret prit son crayon et eacutecrivit sous ladicteacutee de la somnambule la priegravere suivante eacutevi-demment composeacutee par lrsquoabbeacute Chaperon 

laquo Mon Dieu si vous ecirctes content de votre ser-vante qui vous adore et vous prie avec autantdrsquoamour que de ferveur qui tacircche de ne pointsrsquoeacutecarter de vos saints commandements quimourrait avec joie comme votre Fils pour glo-rifier votre nom qui voudrait vivre dans votreombre vous enfin qui lisez dans les cœursfaites-moi la faveur de dessiller les yeux de monparrain de le mettre dans la voie du salut etlui communiquer votre gracircce afin qursquoil vive envous ses derniers jours  preacuteservez-le de toutmal et faites-moi souffrir en sa place  Bonnesainte Ursule ma chegravere patronne et vous di-vine megravere de Dieu reine du ciel archangeset saints du paradis eacutecoutez-moi joignez vosintercessions aux miennes et prenez pitieacute denous raquo

La somnambule imita si parfaitement lesgestes candides et les saintes inspirations delrsquoenfant que le docteur Minoret eut les yeuxpleins de larmes

― Dit-elle encore quelque chose  demandaMinoret

― Oui― Reacutepeacutetez-le ―Ce cher parrain  avec qui fera-t-il son tric-

trac agrave Paris  Elle souffle son bougeoir ellepenche la tecircte et srsquoendort La voilagrave partie  Elleest bien jolie dans son petit bonnet de nuit

Minoret salua le grand inconnu serra lamain agrave Bouvard descendit avec rapiditeacute cou-rut agrave une station de cabriolets bourgeois quiexistait alors sous la porte drsquoun hocirctel depuis deacute-moli pour faire place agrave la rue drsquoAlger  il y trouvaun cocher et lui demanda srsquoil consentait agrave partirsur-le-champ pour Fontainebleau Une fois leprix fait et accepteacute le vieillard redevenu jeunese mit en route agrave lrsquoinstant Suivant sa conven-

tion il laissa reposer le cheval agrave Essonne at-teignit la diligence de Nemours y trouva de laplace et congeacutedia son cocher Arriveacute chez luivers cinq heures du matin il se coucha dans lesruines de toutes ses ideacutees anteacuterieures sur la phy-siologie sur la nature sur la meacutetaphysique etdormit jusqursquoagrave neuf heures tant il eacutetait fatigueacutede sa course

Agrave son reacuteveil certain que depuis son retourpersonne nrsquoavait franchi le seuil de sa mai-son le docteur proceacuteda non sans une invin-cible terreur agrave la veacuterification des faits Il igno-rait lui-mecircme la diffeacuterence des deux billets debanque et lrsquointerversion des deux volumes dePandectes La somnambule avait bien vu Ilsonna la Bougival

― Dites agrave Ursule de venir me parler dit-il ensrsquoasseyant au milieu de sa bibliothegraveque

Lrsquoenfant vint elle courut agrave lui lrsquoembrassa  ledocteur la prit sur ses genoux ougrave elle srsquoassit en

mecirclant ses belles touffes blondes aux cheveuxblancs de son vieil ami

― Vous avez quelque chose mon parrain ― Oui mais promets-moi par ton salut

de reacutepondre franchement sans deacutetour agrave mesquestions

Ursule rougit jusque sur le front― Oh  je ne te demanderai rien que tu ne

puisses me dire dit-il en continuant et voyantla pudeur du premier amour troubler la pureteacutejusqursquoalors enfantine de ces beaux yeux

― Parlez mon parrain― Par quelle penseacutee as-tu fini tes priegraveres du

soir hier et agrave quelle heure les as-tu faites ― Il eacutetait neuf heures un quart neuf heures

et demie― Eh  bien reacutepegravete-moi ta derniegravere priegravere La jeune fille espeacutera que sa voix communi-

querait sa foi agrave lrsquoincreacutedule  elle quitta sa placese mit agrave genoux joignit les mains avec ferveur une lueur radieuse illumina son visage elle re-

garda le vieillard et lui dit  ― Ce que je deman-dais hier agrave Dieu je lrsquoai demandeacute ce matin je ledemanderai jusqursquoagrave ce qursquoil mrsquoait exauceacutee

Puis elle reacutepeacuteta sa priegravere avec une nouvelleet plus puissante expression  mais agrave son grandeacutetonnement son parrain lrsquointerrompit en ache-vant la priegravere

― Bien Ursule  dit le docteur en reprenantsa filleule sur ses genoux Quand tu trsquoes endor-mie la tecircte sur lrsquooreiller nrsquoas-tu pas dit en toi-mecircme  laquo Ce cher parrain  avec qui fera-t-il sontrictrac agrave Paris  raquo

Ursule se leva comme si la trompette du ju-gement dernier eucirct eacuteclateacute agrave ses oreilles  elle jetaun cri de terreur  ses yeux agrandis regardaientle vieillard avec une horrible fixiteacute

― Qui ecirctes-vous mon parrain  De qui te-nez-vous une pareille puissance  lui deman-da-t-elle en imaginant que pour ne pas croireen Dieu il devait avoir fait un pacte avec lrsquoangede lrsquoenfer

― Qursquoas-tu semeacute hier dans le jardin ― Du reacuteseacuteda des pois de senteur des balsa-

mines― Et en dernier des pieds drsquoalouette Elle tomba sur ses genoux― Ne mrsquoeacutepouvantez pas mon parrain  mais

vous eacutetiez ici nrsquoest-ce pas ― Ne suis-je pas toujours avec toi  reacutepon-

dit le docteur en plaisantant pour respecter laraison de cette innocente fille Allons dans tachambre

Il lui donna le bras et monta lrsquoescalier― Vos jambes tremblent mon bon ami dit-

elle― Oui je suis comme foudroyeacute― Croiriez-vous donc enfin en Dieu 

srsquoeacutecria-t-elle avec une joie naiumlve en laissant voirdes larmes dans ses yeux

Le vieillard regarda la chambre si simple etsi coquette qursquoil avait arrangeacutee pour UrsuleAgrave terre un tapis vert uni peu coucircteux qursquoelle

maintenait dans une exquise propreteacute  sur lesmurs un papier gris de lin semeacute de roses avecleurs feuilles vertes  aux fenecirctres qui avaientvue sur la cour des rideaux de calicot orneacutesdrsquoune bande drsquoeacutetoffe rose  entre les deux croi-seacutees sous une haute glace longue une consoleen bois doreacute couverte drsquoun marbre sur laquelleeacutetait un vase de bleu de Segravevres ougrave elle met-tait des bouquets  et en face de la chemineacuteeune petite commode drsquoune charmante marque-terie et agrave dessus de marbre dit bregraveche drsquoAlepLe lit en vieille perse et agrave rideaux de persedoubleacutes de rose eacutetait un de ces lits agrave la du-chesse si communs au dix-huitiegraveme siegravecle etqui avait pour ornements une touffe de plumessculpteacutee au-dessus des quatre colonnettes can-neleacutees de chaque angle Une vieille penduleenfermeacutee dans une espegravece de monument eneacutecaille incrusteacute drsquoarabesques en ivoire deacutecoraitla chemineacutee dont le chambranle et les flam-beaux de marbre dont la glace et son tru-

meau agrave peinture en grisaille offraient un remar-quable ensemble de ton de couleur et de ma-niegravere Une grande armoire dont les battants of-fraient des paysages faits avec diffeacuterents boisdont quelques-uns avaient des teintes verteset qui ne se trouvent plus dans le commercecontenait sans doute son linge et ses robesIl respirait dans cette chambre un parfum duciel Lrsquoexact arrangement des choses attestaitun esprit drsquoordre un sens de lrsquoharmonie quicertes aurait saisi tout le monde mecircme unMinoret-Levrault On voyait surtout combienles choses qui lrsquoenvironnaient eacutetaient chegraveresagrave Ursule et combien elle se plaisait dans unechambre qui tenait pour ainsi dire agrave toute savie drsquoenfant et de jeune fille En passant tout enrevue par maintien le tuteur srsquoassurait que dela chambre drsquoUrsule on pouvait voir chez ma-dame de Portenduegravere Pendant la nuit il avaitmeacutediteacute sur la conduite qursquoil devait tenir avecUrsule relativement au secret surpris de cette

passion naissante Un interrogatoire le com-promettrait vis-agrave-vis de sa pupille Ou il ap-prouverait ou il deacutesapprouverait cet amour dans les deux cas sa position devenait fausseIl avait donc reacutesolu drsquoexaminer la situation res-pective du jeune Portenduegravere et drsquoUrsule poursavoir srsquoil devait combattre ce penchant avantqursquoil ne fucirct irreacutesistible Un vieillard pouvait seuldeacuteployer tant de sagesse Encore pantelant sousles atteintes de la veacuteriteacute des faits magneacutetiques iltournait sur lui-mecircme et regardait les moindreschoses de cette chambre il voulait jeter un coupdrsquoœil sur lrsquoalmanach suspendu au coin de lachemineacutee

― Ces vilains flambeaux sont trop lourdspour tes jolies menottes dit-il en prenant leschandeliers en marbre orneacutes de cuivre Il lessoupesa regarda lrsquoalmanach le prit et dit ― Ceci me semble bien laid aussi Pourquoigardes-tu cet almanach de facteur dans une sijolie chambre 

― Oh  laissez-le-moi mon parrain― Non tu en auras un autre demainIl descendit en emportant cette piegravece de

conviction srsquoenferma dans son cabinet cher-cha saint Savinien et trouva comme lrsquoavait ditla somnambule un petit point rouge devantle 19 octobre  il en vit eacutegalement un en facedu jour de saint Denis son patron agrave lui et de-vant saint Jean le patron du cureacute Ce pointgros comme la tecircte drsquoune eacutepingle la femme en-dormie lrsquoavait aperccedilu malgreacute la distance et lesobstacles Le vieillard meacutedita jusqursquoau soir surces eacuteveacutenements plus immenses encore pourlui que pour tout autre Il fallait se rendre agravelrsquoeacutevidence Une forte muraille srsquoeacutecroula pourainsi dire en lui-mecircme car il vivait appuyeacutesur deux bases  son indiffeacuterence en matiegraverede religion et sa deacuteneacutegation du magneacutetismeEn prouvant que les sens construction pure-ment physique organes dont tous les effetssrsquoexpliquaient eacutetaient termineacutes par quelques-

uns des attributs de lrsquoinfini le magneacutetisme ren-versait ou du moins lui paraissait renverser lapuissante argumentation de Spinosa  lrsquoinfini etle fini deux eacuteleacutements incompatibles selon cegrand homme se trouvaient lrsquoun dans lrsquoautreQuelque puissance qursquoil accordacirct agrave la divisibili-teacute agrave la mobiliteacute de la matiegravere il ne pouvait paslui reconnaicirctre des qualiteacutes quasi-divines En-fin il eacutetait devenu trop vieux pour rattacher cespheacutenomegravenes agrave un systegraveme pour les compareragrave ceux du sommeil de la vision de la lumiegravereToute sa science baseacutee sur les assertions delrsquoeacutecole de Locke et de Condillac eacutetait en ruinesEn voyant ses creuses idoles en piegraveces neacuteces-sairement son increacuteduliteacute chancelait Ainsi toutlrsquoavantage dans le combat de cette enfance ca-tholique contre cette vieillesse voltairienne al-lait ecirctre agrave Ursule Dans ce fort deacutemanteleacute surces ruines ruisselait une lumiegravere Du sein de cesdeacutecombres eacuteclatait la voix de la priegravere  Neacutean-moins lrsquoobstineacute vieillard chercha querelle agrave ses

doutes Encore qursquoil fucirct atteint au cœur il ne sedeacutecidait pas il luttait toujours contre Dieu Ce-pendant son esprit parut vacillant il ne fut plusle mecircme Devenu songeur outre mesure il li-sait les Penseacutees de Pascal il lisait la sublime His-toire des Variations de Bossuet il lisait Bonaldil lut saint Augustin  il voulut aussi parcou-rir les œuvres de Swedenborg et de feu Saint-Martin desquels lui avait parleacute lrsquohomme mys-teacuterieux Lrsquoeacutedifice bacircti chez cet homme par lemateacuterialisme craquait de toutes parts il ne fal-lait plus qursquoune secousse  et quand son cœurfut mucircr pour Dieu il tomba dans la vigne ceacute-leste comme tombent les fruits Plusieurs foisdeacutejagrave le soir en jouant avec le cureacute sa filleule agravecocircteacute drsquoeux il avait fait des questions qui relati-vement agrave ses opinions paraissaient singuliegraveresagrave lrsquoabbeacute Chaperon ignorant encore du travailinteacuterieur par lequel Dieu redressait cette belleconscience

― Croyez-vous aux apparitions demandalrsquoincreacutedule agrave son pasteur en interrompant lapartie

― Cardan un grand philosophe du seiziegravemesiegravecle a dit en avoir eu reacutepondit le cureacute

― Je connais toutes celles qui ont occupeacute lessavants je viens de relire Plotin Je vous inter-roge en ce moment comme catholique et vousdemande si vous pensez que lrsquohomme mortpuisse revenir voir les vivants

― Mais Jeacutesus est apparu aux apocirctres apregraves samort reprit le cureacute LrsquoEacuteglise doit avoir foi dansles apparitions de Notre Sauveur Quant auxmiracles nous nrsquoen manquons pas dit lrsquoabbeacuteChaperon en souriant voulez-vous connaicirctrele plus reacutecent  il a eu lieu pendant le dix-hui-tiegraveme siegravecle

― Bah ― Oui le bienheureux Marie-Alphonse de

Liguori a su bien loin de Rome la mort dupape au moment ougrave le Saint-Pegravere expirait et

il y a de nombreux teacutemoins de ce miracle Lesaint eacutevecircque entreacute en extase entendit les der-niegraveres paroles du souverain pontife et les reacutepeacutetadevant plusieurs personnes Le courrier char-geacute drsquoannoncer lrsquoeacuteveacutenement ne vint que trenteheures apregraves

― Jeacutesuite  reacutepondit le vieux Minoret en plai-santant je ne vous demande pas de preuves jevous demande si vous y croyez

― Je crois que lrsquoapparition deacutepend beaucoupde celui qui la voit dit le cureacute continuant agrave plai-santer lrsquoincreacutedule

― Mon ami je ne vous tends pas de pieacutegeque croyez-vous sur ceci 

― Je crois la puissance de Dieu infinie ditlrsquoabbeacute

― Quand je serai mort si je me reacuteconcilieavec Dieu je le prierai de me laisser vous appa-raicirctre dit le docteur en riant

― Crsquoest preacuteciseacutement la convention faiteentre Cardan et son ami reacutepondit le cureacute

― Ursule dit Minoret si jamais un danger temenaccedilait appelle-moi je viendrai

― Vous venez de dire en un seul mot la tou-chante eacuteleacutegie intituleacutee NEacuteEgraveRE drsquoAndreacute Cheacute-nier reacutepondit le cureacute Mais les poegravetes ne sontgrands que parce qursquoils savent revecirctir les faitsou les sentiments drsquoimages eacuteternellement vi-vantes

― Pourquoi parlez-vous de votre mort moncher parrain dit drsquoun ton douloureux la jeunefille nous ne mourrons pas nous autres chreacute-tiens notre tombe est le berceau de notre acircme

― Enfin dit le docteur en souriant il fautbien srsquoen aller de ce monde et quand je nrsquoy se-rai plus tu seras bien eacutetonneacutee de ta fortune

― Quand vous ne serez plus mon bon amima seule consolation sera de vous consacrer mavie

― Agrave moi mort ― Oui Toutes les bonnes œuvres que je

pourrai faire seront faites en votre nom pour

racheter vos fautes Je prierai Dieu tous lesjours afin drsquoobtenir de sa cleacutemence infinie qursquoilne punisse pas eacuteternellement les erreurs drsquounjour et qursquoil mette pregraves de lui parmi les acircmesdes bienheureux une acircme aussi belle aussipure que la vocirctre

Cette reacuteponse dite avec une candeur angeacute-lique prononceacutee drsquoun accent plein de certitudeconfondit lrsquoerreur et convertit Denis Minoretagrave la faccedilon de saint Paul Un rayon de lumiegravereinteacuterieure lrsquoeacutetourdit en mecircme temps que cettetendresse eacutetendue sur sa vie agrave venir lui fit venirles larmes aux yeux Ce subit effet de la gracircceeut quelque chose drsquoeacutelectrique Le cureacute joignitles mains et se leva troubleacute La petite surprisede son triomphe pleura Le vieillard se dressacomme si quelqursquoun lrsquoeucirct appeleacute regarda danslrsquoespace comme srsquoil y voyait une aurore  puisil fleacutechit le genou sur son fauteuil joignit lesmains et baissa les yeux vers la terre en hommeprofondeacutement humilieacute

― Mon Dieu  dit-il drsquoune voix eacutemue en re-levant son front si quelqursquoun peut obtenirma gracircce et mrsquoamener vers toi nrsquoest-ce pascette creacuteature sans tache  Pardonne agrave cettevieillesse repentie que cette glorieuse enfant tepreacutesente  Il eacuteleva mentalement son acircme agrave Dieule priant drsquoachever de lrsquoeacuteclairer par sa scienceapregraves lrsquoavoir foudroyeacute de sa gracircce il se tournavers le cureacute et lui tendant la main  ― Mon cherpasteur je redeviens petit je vous appartiens etvous livre mon acircme

Ursule couvrit de larmes joyeuses les mainsde son parrain en les lui baisant Le vieillard pritcette enfant sur ses genoux et la nomma gaie-ment sa marraine Le cureacute tout attendri reacutecitale Veni Creator dans une sorte drsquoeffusion reli-gieuse Cet hymne servit de priegravere du soir agrave cestrois chreacutetiens agenouilleacutes

― Qursquoy a-t-il  demanda la Bougival eacutetonneacutee― Enfin  mon parrain croit en Dieu reacutepon-

dit Ursule

― Ah  ma foi tant mieux il ne lui manquaitque ccedila pour ecirctre parfait srsquoeacutecria la vieille Bres-sane en se signant avec une naiumlveteacute seacuterieuse

― Cher docteur dit le bon precirctre vous au-rez compris bientocirct les grandeurs de la religionet la neacutecessiteacute de ses pratiques  vous trouverezsa philosophie dans ce qursquoelle a drsquohumain bienplus eacuteleveacutee que celle des esprits les plus auda-cieux

Le cureacute qui manifestait une joie presque en-fantine convint alors de cateacutechiser ce vieillarden confeacuterant avec lui deux fois par semaineAinsi la conversion attribueacutee agrave Ursule et agrave unesprit de calcul sordide fut spontaneacutee Le cu-reacute qui srsquoeacutetait abstenu pendant quatorze anneacuteesde toucher aux plaies de ce cœur tout en lesdeacuteplorant avait eacuteteacute solliciteacute comme on va queacute-rir le chirurgien en se sentant blesseacute Depuiscette scegravene tous les soirs les priegraveres pronon-ceacutees par Ursule avaient eacuteteacute faites en communDe moment en moment le vieillard avait senti

la paix succeacutedant en lui-mecircme aux agitationsEn ayant comme il le disait Dieu pour eacutedi-teur responsable des choses inexplicables sonesprit eacutetait agrave lrsquoaise Sa chegravere enfant lui reacutepondaitqursquoil se voyait bien agrave ceci qursquoil avanccedilait dans leroyaume de Dieu Pendant la messe il venaitde lire les priegraveres en y appliquant son enten-dement car il srsquoeacutetait eacuteleveacute dans une premiegravereconfeacuterence agrave la divine ideacutee de la communionentre tous les fidegraveles Ce vieux neacuteophyte avaitcompris le symbole eacuteternel attacheacute agrave cette nour-riture et que la Foi rend neacutecessaire quand il aeacuteteacute peacuteneacutetreacute dans son sens intime profond ra-dieux Srsquoil avait paru presseacute de revenir au logiscrsquoeacutetait pour remercier sa chegravere petite filleule delrsquoavoir fait entrer en religion selon la belle ex-pression du temps passeacute Aussi la tenait-il surses genoux dans son salon et la baisait-il sain-tement au front au moment ougrave salissant deleurs craintes ignobles une si sainte influenceses heacuteritiers collateacuteraux prodiguaient agrave Ursule

les outrages les plus grossiers Lrsquoempressementdu bonhomme agrave rentrer chez lui son preacuteten-du deacutedain pour ses proches ses mordantes reacute-ponses au sortir de lrsquoeacuteglise eacutetaient naturelle-ment attribueacutes par chacun des heacuteritiers agrave lahaine qursquoUrsule lui inspirait contre eux

Pendant que la filleule jouait agrave son parraindes variations sur la Derniegravere Penseacutee de Weberil se tramait dans la salle agrave manger de la maisonMinoret-Levrault un honnecircte complot qui de-vait avoir pour reacutesultat drsquoamener sur la scegraveneun des principaux personnages de ce drameLe deacutejeuner bruyant comme tous les deacutejeu-ners de province et animeacute par drsquoexcellents vinsqui arrivent agrave Nemours par le canal soit de laBourgogne soit de la Touraine dura plus dedeux heures Zeacutelie avait fait venir du coquillagedu poisson de mer et quelques rareteacutes gastro-nomiques afin de fecircter le retour de Deacutesireacute Lasalle agrave manger au milieu de laquelle la tableronde offrait un spectacle reacutejouissant avait lrsquoair

drsquoune salle drsquoauberge Satisfaite de la grandeurde ses communs Zeacutelie srsquoeacutetait bacircti un pavillonentre sa vaste cour et son jardin cultiveacute en leacute-gumes plein drsquoarbres fruitiers Tout chez elleeacutetait seulement propre et solide Lrsquoexemple deLevrault-Levrault avait eacuteteacute terrible pour le paysAussi deacutefendit-elle agrave son maicirctre-architecte dela jeter dans de pareilles sottises Cette salleeacutetait donc tendue drsquoun papier verni garnie dechaises en noyer de buffets en noyer orneacuteedrsquoun poecircle en faiumlence drsquoun cartel et drsquoun baro-megravetre Si la vaisselle eacutetait en porcelaine blanchecommune la table brillait par le linge et parune argenterie abondante Une fois le cafeacute servipar Zeacutelie qui allait et venait comme un grainde plomb dans une bouteille de vin de Cham-pagne car elle se contentait drsquoune cuisiniegravere quand Deacutesireacute le futur avocat eut eacuteteacute mis aufait du grand eacuteveacutenement de la matineacutee et de sesconseacutequences Zeacutelie ferma la porte et la parolefut donneacutee au notaire Dionis Par le silence qui

se fit et par les regards que chaque heacuteritier at-tacha sur cette face authentique il eacutetait facile dereconnaicirctre lrsquoempire que ces hommes exercentsur les familles

― Mes chers enfants dit-il votre oncleeacutetant neacute en 1746 a ses quatre-vingt-trois ansaujourdrsquohui  or les vieillards sont sujets agrave desfolies et cette petite

― Vipegravere srsquoeacutecria madame Massin― Miseacuterable  dit Zeacutelie― Ne lrsquoappelons que par son nom reprit

Dionis― Eh  bien crsquoest une voleuse dit madame

Creacutemiegravere― Une jolie voleuse reacutepliqua Deacutesireacute Mino-

ret― Cette petite Ursule reprit Dionis lui tient

au cœur Je nrsquoai pas attendu dans lrsquointeacuterecirct devous tous qui ecirctes mes clients agrave ce matin pourprendre des renseignements et voici ce que jesais sur cette jeune

― Spoliatrice srsquoeacutecria le receveur― Captatrice de succession  dit le greffier― Chut  mes amis dit le notaire ou je

prends mon chapeau je vous laisse et bonsoir― Allons papa srsquoeacutecria Minoret en lui ver-

sant un petit verre de rhum prenez  il est deRome mecircme Et allez il y a cent sous de guides

― Ursule est il est vrai la fille leacutegitime de Jo-seph Miroueumlt  mais son pegravere est le fils naturelde Valentin Miroueumlt beau-pegravere de votre oncleUrsule est donc la niegravece naturelle du docteurDenis Minoret Comme niegravece naturelle le tes-tament que ferait le docteur en sa faveur se-rait peut-ecirctre attaquable  et srsquoil lui laisse ainsisa fortune vous intenteriez agrave Ursule un procegravesassez mauvais pour vous car on peut soutenirqursquoil nrsquoexiste aucun lien de parenteacute entre Ursuleet le docteur  mais ce procegraves effraierait certesune jeune fille sans deacutefense et donnerait lieu agravequelque transaction

― La rigueur de la loi est si grande surles droits des enfants naturels dit le licencieacutede fraicircche date jaloux de montrer son savoirqursquoaux termes drsquoun arrecirct de la cour de cassa-tion du 7 juillet 1817 lrsquoenfant naturel ne peutrien reacuteclamer de son aiumleul naturel pas mecircmedes aliments Ainsi vous voyez qursquoon a eacutetendula parenteacute de lrsquoenfant naturel Lagrave loi poursuitlrsquoenfant naturel jusque dans sa descendance leacute-gitime car elle suppose que les libeacuteraliteacutes faitesaux petits-enfants srsquoadressent au fils naturel parinterposition de personne Ceci reacutesulte des ar-ticles 757 908 et 911 du Code civil rapprocheacutesAussi la Cour Royale de Paris le 26 deacutecembrede lrsquoanneacutee derniegravere a-t-elle reacuteduit un legs fait agravelrsquoenfant leacutegitime du fils naturel par lrsquoaiumleul quicertes en tant qursquoaiumleul eacutetait aussi eacutetranger pourle petit-fils naturel que le docteur en tant qursquoonpeut lrsquoecirctre relativement agrave Ursule

― Tout cela dit Goupil ne me paraicirct concer-ner que la question des libeacuteraliteacutes faites par les

aiumleux agrave la descendance naturelle  il ne srsquoagitpas du tout des oncles qui ne me paraissentavoir aucun lien de parenteacute avec les enfants leacute-gitimes de leurs beaux-fregraveres naturels Ursuleest une eacutetrangegravere pour le docteur Minoret Jeme souviens drsquoun arrecirct de la Cour Royale deColmar rendu en 1825 pendant que jrsquoachevaismon Droit et par lequel on a deacuteclareacute quelrsquoenfant naturel une fois deacuteceacutedeacute sa descendancene pouvait plus ecirctre lrsquoobjet drsquoune interpositionOr le pegravere drsquoUrsule est mort

Lrsquoargumentation de Goupil produisit ce quedans les comptes rendus des seacuteances leacutegislativesles journalistes deacutesignent par ces mots  Pro-fonde sensation

― Qursquoest-ce que cela signifie  srsquoeacutecria DionisQue le cas de libeacuteraliteacutes faites par lrsquooncle drsquounenfant naturel ne srsquoest pas encore preacutesenteacute de-vant les tribunaux  mais qursquoil srsquoy preacutesente et larigueur de la loi franccedilaise envers les enfants na-turels sera drsquoautant mieux appliqueacutee que nous

sommes dans un temps ougrave la religion est hono-reacutee Aussi puis-je reacutepondre que sur ce procegravesil y aurait transaction surtout quand on voussaurait deacutetermineacutes agrave conduire Ursule jusqursquoencour de cassation

Une joie drsquoheacuteritiers trouvant des monceauxdrsquoor eacuteclata par des sourires par des haut-le-corps par des gestes autour de la table qui nepermirent pas drsquoapercevoir une deacuteneacutegation deGoupil Puis agrave cet eacutelan le profond silence etlrsquoinquieacutetude succeacutedegraverent au premier mot dunotaire mot terrible  ― Mais 

Comme srsquoil eucirct tireacute le fil drsquoun de ces petitstheacuteacirctres dont tous les personnages marchentpar saccades au moyen drsquoun rouage Dionis vitalors tous les yeux braqueacutes sur lui tous les vi-sages rameneacutes agrave une pose unique

― Mais aucune loi ne peut empecirccher votreoncle drsquoadopter ou drsquoeacutepouser Ursule reprit-ilQuant agrave lrsquoadoption elle serait contesteacutee et vousauriez je crois gain de cause  les Cours Royales

ne badinent pas en matiegravere drsquoadoption et vousseriez entendus dans lrsquoenquecircte Le docteur abeau porter le cordon de Saint-Michel ecirctre of-ficier de la Leacutegion-drsquoHonneur et ancien meacutede-cin de lrsquoex-empereur il succomberait Mais sivous ecirctes avertis en cas drsquoadoption commentsauriez-vous le mariage  Le bonhomme est as-sez ruseacute pour aller se marier agrave Paris apregraves unan de domicile et reconnaicirctre agrave sa future parle contrat une dot drsquoun million Le seul actequi mette votre succession en danger est doncle mariage de la petite et de son oncle

Ici le notaire fit une pause― Il existe un autre danger dit encore Gou-

pil drsquoun air capable celui drsquoun testament fait agraveun tiers le pegravere Bongrand par exemple qui au-rait un fideacuteicommis relatif agrave mademoiselle Ur-sule Miroueumlt

― Si vous taquinez votre oncle reprit Dionisen coupant la parole agrave son maicirctre clerc si vousnrsquoecirctes pas tous excellents pour Ursule vous le

pousserez soit au mariage soit au fideacuteicom-mis dont vous parle Goupil  mais je ne le croispas capable de recourir au fideacuteicommis moyendangereux Quant au mariage il est facile delrsquoempecirccher Deacutesireacute nrsquoa qursquoagrave faire un doigt decour agrave la petite elle preacutefeacuterera toujours un char-mant jeune homme le coq de Nemours agrave unvieillard

― Ma megravere dit agrave lrsquooreille de Zeacutelie le fils dumaicirctre de poste autant alleacutecheacute par la sommeque par la beauteacute drsquoUrsule si je lrsquoeacutepousais nousaurions tout

― Es-tu fou  toi qui auras un jour cinquantemille livres de rentes et qui dois devenir deacute-puteacute  Tant que je serai vivante tu ne me cas-seras pas le cou par un sot mariage Sept centmille francs  la belle pousseacutee  La fille uniqueagrave monsieur le maire aura cinquante mille francsde rentes et mrsquoa deacutejagrave eacuteteacute proposeacutee

Cette reacuteponse ougrave pour la premiegravere fois desa vie sa megravere lui parlait avec rudesse eacuteteignit

en Deacutesireacute tout espoir de mariage avec la belleEsther car son pegravere et lui ne lrsquoemporteraientjamais sur la deacutecision eacutecrite dans les terriblesyeux bleus de Zeacutelie

― Heacute  mais dites donc monsieur Dionissrsquoeacutecria Creacutemiegravere agrave qui sa femme avait pous-seacute le coude si le bonhomme prenait la choseau seacuterieux et mariait sa pupille agrave Deacutesireacute en luidonnant la nue proprieacuteteacute de toute la fortuneadieu la succession  Et qursquoil vive encore cinqans notre oncle aura bien un million

― Jamais srsquoeacutecria Zeacutelie ni de ma vie ni demes jours Deacutesireacute nrsquoeacutepousera la fille drsquoun bacirc-tard une fille prise par chariteacute ramasseacutee sur laplace  Vertu de chou  mon fils doit repreacutesenterles Minoret agrave la mort de son oncle et les Mi-noret ont cinq cents ans de bonne bourgeoisieCela vaut la noblesse Soyez tranquilles lagrave-des-sus  Deacutesireacute se mariera quand nous saurons ceqursquoil peut devenir agrave la Chambre des Deacuteputeacutes

Cette hautaine deacuteclaration fut appuyeacutee parGoupil qui dit  ― Deacutesireacute doteacute de vingt-quatre mille livres de rentes deviendra ou Preacute-sident de Cour Royale ou procureur-geacuteneacuteralce qui megravene agrave la pairie  et un sot mariagelrsquoenfoncerait

Les heacuteritiers se parlegraverent tous alors les unsaux autres  mais ils se turent au coup de poingque Minoret frappa sur la table pour maintenirla parole au notaire

― Votre oncle est un brave et digne hommereprit Dionis Il se croit immortel  et commetous les gens drsquoesprit il se laissera surprendrepar la mort sans avoir testeacute Mon opinion estdonc pour le moment de le pousser agrave placer sescapitaux de maniegravere agrave rendre votre deacuteposses-sion difficile et lrsquooccasion srsquoen preacutesente Le pe-tit Portenduegravere est agrave Sainte-Peacutelagie eacutecroueacute pourcent et quelques mille francs de dettes Sa vieillemegravere le sait en prison elle pleure comme uneMadeleine et attend lrsquoabbeacute Chaperon agrave dicircner

sans doute pour causer avec lui de ce deacutesastreEh  bien jrsquoirai ce soir engager votre oncle agravevendre ses rentes cinq pour cent consolideacutes quisont agrave cent dix-huit et agrave precircter agrave madame dePortenduegravere sur sa ferme des Bordiegraveres et sursa maison la somme neacutecessaire pour deacutegagerlrsquoenfant prodigue Je suis dans mon rocircle de no-taire en lui parlant pour ce petit niais de Por-tenduegravere et il est tregraves-naturel que je veuille luifaire deacuteplacer ses rentes  jrsquoy gagne des actesdes ventes des affaires Si je puis devenir sonconseil je lui proposerai drsquoautres placementsen terre pour le surplus du capital et jrsquoen aidrsquoexcellents agrave mon Eacutetude Une fois sa fortunemise en proprieacuteteacutes fonciegraveres ou en creacuteances hy-potheacutecaires dans le pays elle ne srsquoenvolera pasfacilement On peut toujours faire naicirctre desembarras entre la volonteacute de reacutealiser et la reacuteali-sation

Les heacuteritiers frappeacutes de la justesse de cetteargumentation bien plus habile que celle de

monsieur Josse firent entendre des murmuresapprobatifs

― Entendez-vous donc bien dit le notaire enterminant pour garder votre oncle agrave Nemoursougrave il a ses habitudes ougrave vous pourrez le sur-veiller En donnant un amant agrave la petite vousempecircchez le mariage

― Mais si le mariage se faisait  dit Goupileacutetreint par une penseacutee ambitieuse

― Ce ne serait pas deacutejagrave si becircte car la perteserait chiffreacutee on saurait ce que le bonhommeveut lui donner reacutepondit le notaire Mais sivous lui lacircchez Deacutesireacute il peut bien lambiner lapetite jusqursquoagrave la mort du bonhomme Les ma-riages se font et se deacutefont

― Le plus court dit Goupil si le docteur doitvivre encore long-temps serait de la marier agraveun bon garccedilon qui vous en deacutebarrasserait en al-lant srsquoeacutetablir avec elle agrave Sens agrave Montargis agrave Or-leacuteans avec cent mille francs

Dionis Massin Zeacutelie et Goupil les seulestecirctes fortes de cette assembleacutee eacutechangegraverentquatre regards remplis de penseacutees

― Ce serait le ver dans la poire dit Zeacutelie agravelrsquooreille de Massin

― Pourquoi lrsquoa-t-on laisseacute venir  reacutepondit legreffier

― Ccedila trsquoirait  cria Deacutesireacute agrave Goupil  maispourrais-tu jamais te tenir assez proprementpour plaire au vieillard et agrave sa pupille 

― Tu ne te frottes pas le ventre avec un pa-nier dit le maicirctre de poste qui finit par com-prendre lrsquoideacutee de Goupil

Cette grosse plaisanterie eut un succegraves pro-digieux Le maicirctre-clerc examina les rieurs parun regard circulaire si terrible que le silence sereacutetablit aussitocirct

― Aujourdrsquohui dit Zeacutelie agrave Massin drsquooreille agraveoreille les notaires ne connaissent que leurs in-teacuterecircts  et si Dionis allait pour faire des actes semettre du cocircteacute drsquoUrsule 

― Je suis sucircr de lui reacutepondit le greffier enjetant agrave sa cousine un regard de ses petitsyeux malicieux Il allait ajouter  Jrsquoai de quoi leperdre  Mais il se retint ― Je suis tout agrave fait delrsquoavis de Dionis dit-il agrave haute voix

― Et moi aussi srsquoeacutecria Zeacutelie qui cependantsoupccedilonnait deacutejagrave le notaire drsquoune collusiondrsquointeacuterecircts avec le greffier

― Ma femme a voteacute  dit le maicirctre de posteen humant un petit verre quoique deacutejagrave sa facefucirct violaceacutee par la digestion du deacutejeuner et parune notable absorption de liquides

― Crsquoest tregraves-bien dit le percepteur― Jrsquoirai donc apregraves le dicircner  reprit Dionis― Si monsieur Dionis a raison dit madame

Creacutemiegravere agrave madame Massin il faut aller cheznotre oncle comme autrefois en soireacutee tous lesdimanches et faire tout ce que vient de nousdire monsieur Dionis

― Oui pour ecirctre reccedilus comme nous lrsquoeacutetions srsquoeacutecria Zeacutelie Apregraves tout nous avons plus de

quarante bonnes mille livres de rentes et il a re-fuseacute toutes nos invitations  nous le valons bienSi je ne sais pas faire des ordonnances je saismener ma barque moi 

― Comme je suis loin drsquoavoir quarante millelivres de rentes dit madame Massin un peu pi-queacutee je ne me soucie pas drsquoen perdre dix mille 

― Nous sommes ses niegraveces nous le soigne-rons  nous y verrons clair dit madame Creacute-miegravere et vous nous en saurez greacute quelque jourcousine

― Meacutenagez bien Ursule le vieux bonhommede Jordy lui a laisseacute ses eacuteconomies  fit le no-taire en levant son index droit agrave la hauteur desa legravevre

― Je vais me mettre sur mon cinquante et unsrsquoeacutecria Deacutesireacute

― Vous avez eacuteteacute aussi fort que Desroches leplus fort des avoueacutes de Paris dit Goupil agrave sonpatron en sortant de la Poste

― Et ils discutent nos honoraires  reacuteponditle notaire en souriant avec amertume

Les heacuteritiers qui reconduisaient Dionis etson premier clerc se trouvegraverent le visage as-sez allumeacute par le deacutejeuner tous agrave la sortie desvecircpres Selon les preacutevisions du notaire lrsquoabbeacuteChaperon donnait le bras agrave la vieille madamede Portenduegravere

― Elle lrsquoa traicircneacute agrave vecircpres srsquoeacutecria madameMassin en montrant agrave madame Creacutemiegravere Ur-sule et son parrain qui sortaient de lrsquoeacuteglise

― Allons lui parler dit madame Creacutemiegravere ensrsquoavanccedilant vers le vieillard

Le changement que la confeacuterence avait opeacute-reacute sur tous ces visages surprit le docteur Mi-noret Il se demanda la cause de cette amitieacutede commande et par curiositeacute favorisa la ren-contre drsquoUrsule et des deux femmes empresseacuteesde la saluer avec une affection exageacutereacutee et dessourires forceacutes

― Mon oncle nous permettrez-vous de ve-nir vous voir ce soir  dit madame CreacutemiegravereNous avons cru quelquefois vous gecircner  maisil y a bien long-temps que nos enfants ne vousont rendu leurs devoirs et voilagrave nos filles en acircgede faire connaissance avec notre chegravere Ursule

― Ursule est digne de son nom reacutepliqua ledocteur elle est tregraves-sauvage

― Laissez-nous lrsquoapprivoiser dit madameMassin Et puis tenez mon oncle ajouta cettebonne meacutenagegravere en essayant de cacher ses pro-jets sous un calcul drsquoeacuteconomie on nous a ditque votre chegravere filleule a un si beau talentsur le forteacute que nous serions bien enchanteacuteesde lrsquoentendre Madame Creacutemiegravere et moi noussommes assez disposeacutees agrave prendre son maicirctrepour nos petites  car srsquoil avait sept ou huiteacutelegraveves il pourrait mettre le prix de ses leccedilons agravela porteacutee de nos fortunes

― Volontiers dit le vieillard et cela se trou-vera drsquoautant mieux que je veux aussi donnerun maicirctre de chant agrave Ursule

― Eh  bien agrave ce soir mon oncle nous vien-drons avec votre petit-neveu Deacutesireacute que voilagravemaintenant avocat

― Agrave ce soir reacutepondit Minoret qui voulut peacute-neacutetrer ces petites acircmes

Les deux niegraveces serregraverent la main drsquoUrsule enlui disant avec une gracircce affecteacutee  ― Au revoir

― Oh  mon parrain vous lisez donc dansmon cœur srsquoeacutecria Ursule en jetant au vieillardun regard plein de remercicircments

― Tu as de la voix dit-il Et je veux te don-ner aussi des maicirctres de dessin et drsquoitalien Unefemme reprit le docteur en regardant Ursule aumoment ougrave il ouvrait la grille de sa maison doitecirctre eacuteleveacutee de maniegravere agrave se trouver agrave la hauteurde toutes les positions ougrave son mariage peut lamettre

Ursule devint rouge comme une cerise  sontuteur semblait penser agrave la personne agrave la-quelle elle pensait elle-mecircme En se sentantpregraves drsquoavouer au docteur le penchant involon-taire qui la portait agrave srsquooccuper de Savinien etagrave lui rapporter tous ses deacutesirs de perfectionelle alla srsquoasseoir sous le massif de plantes grim-pantes ougrave de loin elle se deacutetachait comme unefleur blanche et bleue

― Vous voyez bien mon parrain que vosniegraveces sont bonnes pour moi  elles ont eacuteteacute gen-tilles dit-elle en le voyant venir et pour lui don-ner le change sur les penseacutees qui la rendaientrecircveuse

― Pauvre petite srsquoeacutecria le vieillardIl eacutetala sur son bras la main drsquoUrsule en la

tapotant et lrsquoemmena le long de la terrasse aubord de la riviegravere ougrave personne ne pouvait lesentendre

― Pourquoi dites-vous pauvre petite ― Ne vois-tu pas qursquoelles te craignent 

― Et pourquoi ― Les heacuteritiers sont en ce moment tous in-

quiets de ma conversion ils lrsquoont sans douteattribueacutee agrave lrsquoempire que tu exerces sur moi etsrsquoimaginent que je les frustrerai de ma succes-sion pour trsquoenrichir

― Mais ce ne sera pas  dit naiumlvement Ur-sule en regardant son parrain

― Oh  divine consolation de mes vieuxjours dit le vieillard qui enleva de terre sa pu-pille et la baisa sur les deux joues Crsquoest bienpour elle et non pour moi mon Dieu  que jevous ai prieacute tout agrave lrsquoheure de me laisser vivrejusqursquoau jour ougrave je lrsquoaurai confieacutee agrave quelque bonecirctre digne drsquoelle Tu verras mon petit ange lescomeacutedies que les Minoret les Creacutemiegravere et lesMassin vont venir jouer ici Tu veux embellir etprolonger ma vie toi  Eux ils ne pensent qursquoagravema mort

― Dieu nous deacutefend de haiumlr mais si celaest  Oh  je les meacuteprise bien fit Ursule

― Le dicircner cria la Bougival du haut du per-ron qui du cocircteacute du jardin se trouvait au bout ducorridor

Ursule et son tuteur eacutetaient au dessert dansla jolie salle agrave manger deacutecoreacutee de peintureschinoises en faccedilon de laque la ruine de Le-vrault-Levrault lorsque le juge de paix se preacute-senta  le docteur lui offrit telle eacutetait sa grandemarque drsquointimiteacute une tasse de son cafeacute Mokameacutelangeacute de cafeacute Bourbon et de cafeacute Martiniquebrucircleacute moulu fait par lui-mecircme dans une cafe-tiegravere drsquoargent dite agrave la Chaptal

― Eh  bien dit Bongrand en relevant seslunettes et regardant le vieillard drsquoun air nar-quois la ville est en lrsquoair votre apparition agravelrsquoeacuteglise a reacutevolutionneacute vos parents Vous laissezvotre fortune aux precirctres aux pauvres Vous lesavez remueacutes et ils se remuent ah  Jrsquoai vu leurpremiegravere eacutemeute sur la place ils eacutetaient affaireacutescomme des fourmis agrave qui lrsquoon a pris leurs œufs

― Que te disais-je Ursule  srsquoeacutecria levieillard Au risque de te peiner mon enfant nedois-je pas trsquoapprendre agrave connaicirctre le monde ette mettre en garde contre des inimitieacutes immeacute-riteacutees 

― Je voudrais vous dire un mot agrave ce sujetreprit Bongrand en saisissant cette occasion deparler agrave son vieil ami de lrsquoavenir drsquoUrsule

Le docteur mit un bonnet de velours noir sursa tecircte blanche le juge de paix garda son cha-peau pour se garantir de la fraicirccheur et tousdeux ils se promenegraverent le long de la terrasse endiscutant les moyens drsquoassurer agrave Ursule ce queson parrain voudrait lui donner Le juge de paixconnaissait lrsquoopinion de Dionis sur lrsquoinvaliditeacutedrsquoun testament fait par le docteur en faveurdrsquoUrsule car Nemours se preacuteoccupait trop dela succession Minoret pour que cette questionnrsquoeucirct pas eacuteteacute agiteacutee entre les jurisconsultes de laville Bongrand avait deacutecideacute qursquoUrsule Miroueumlteacutetait une eacutetrangegravere agrave lrsquoeacutegard du docteur Mino-

ret mais il sentait bien que lrsquoesprit de la leacutegisla-tion repoussait de la famille les superfeacutetationsilleacutegitimes Les reacutedacteurs du code nrsquoavaientpreacutevu que la faiblesse des pegraveres et des megraverespour les enfants naturels sans imaginer que desoncles ou des tantes eacutepouseraient la tendressede lrsquoenfant naturel en faveur de sa descendanceEacutevidemment il se rencontrait une lacune dansla loi

― En tout autre pays dit-il au docteur enachevant de lui exposer lrsquoeacutetat de la jurispru-dence que Goupil Dionis et Deacutesireacute venaientdrsquoexpliquer aux heacuteritiers Ursule nrsquoaurait rienagrave craindre  elle est fille leacutegitime et lrsquoincapaciteacutede son pegravere ne devrait avoir drsquoeffet qursquoagrave lrsquoeacutegardde la succession de Valentin Miroueumlt votrebeau-pegravere  mais en France la magistratureest malheureusement tregraves-spirituelle et conseacute-quentielle elle recherche lrsquoesprit de la loi Desavocats parleront morale et deacutemontreront quela lacune du code vient de la bonhomie des leacute-

gislateurs qui nrsquoont pas preacutevu le cas mais quinrsquoen ont pas moins eacutetabli un principe Le pro-cegraves sera long et dispendieux Avec Zeacutelie on iraitjusqursquoen cour de cassation et je ne suis pas sucircrdrsquoecirctre encore vivant quand ce procegraves se fera

― Le meilleur des procegraves ne vaut encore riensrsquoeacutecria le docteur Je vois deacutejagrave des meacutemoires surcette question  Jusqursquoagrave quel degreacute lrsquoincapaciteacutequi en matiegravere de succession frappe les enfantsnaturels doit-elle srsquoeacutetendre  et la gloire drsquounbon avocat consiste agrave gagner de mauvais pro-cegraves

― Ma foi dit Bongrand je nrsquooseraisprendre sur moi drsquoaffirmer que les magis-trats nrsquoeacutetendraient pas le sens de la loi danslrsquointention drsquoeacutetendre la protection accordeacutee aumariage base eacuteternelle des socieacuteteacutes

Sans se prononcer sur ses intentions levieillard rejeta le fideacuteicommis Mais quant agrave lavoie drsquoun mariage que Bongrand lui proposade prendre pour assurer sa fortune agrave Ursule 

― Pauvre petite  srsquoeacutecria le docteur Je suis ca-pable de vivre encore quinze ans que devien-drait-elle 

― Eh  bien que comptez-vous donc faire dit Bongrand

― Nous y penserons je verrai reacutepondit levieux docteur eacutevidemment embarrasseacute de reacute-pondre

En ce moment Ursule vint annoncer auxdeux amis que Dionis demandait agrave parler audocteur

― Deacutejagrave Dionis  srsquoeacutecria Minoret en regardantle juge de paix ― Oui reacutepondit-il agrave Ursuleqursquoil entre

― Je gagerais mes lunettes contre une allu-mette qursquoil est le paravent de vos heacuteritiers  ilsont deacutejeuneacute tous agrave la Poste avec Dionis il srsquoy estmachineacute quelque chose

Le notaire ameneacute par Ursule arriva jusqursquoaufond du jardin Apregraves les salutations etquelques phrases insignifiantes Dionis obtint

un moment drsquoaudience particuliegravere Ursule etBongrand se retiregraverent au salon

― Nous y penserons  Je verrai  se disaiten lui-mecircme Bongrand en reacutepeacutetant les der-niegraveres paroles du docteur Voilagrave le mot des gensdrsquoesprit  la mort les surprend et ils laissentdans lrsquoembarras les ecirctres qui leur sont chers 

La deacutefiance que les hommes drsquoeacutelite inspirentaux gens drsquoaffaires est remarquable  ils ne leuraccordent pas le moins en leur reconnaissant leplus Mais peut-ecirctre cette deacutefiance est-elle uneacuteloge  En leur voyant habiter le sommet deschoses humaines les gens drsquoaffaires ne croientpas les hommes supeacuterieurs capables de des-cendre aux infiniment petits des deacutetails quide mecircme que les inteacuterecircts en finance et les mi-croscopiques en science naturelle finissent pareacutegaler les capitaux et par former des mondesErreur  lrsquohomme de cœur et lrsquohomme de geacutenievoient tout Bongrand piqueacute du silence que ledocteur avait gardeacute mais mucirc [mu] sans doute

par lrsquointeacuterecirct drsquoUrsule et le croyant compromisreacutesolut de la deacutefendre contre les heacuteritiers Ileacutetait deacutesespeacutereacute de ne rien savoir de cet entretiendu vieillard avec Dionis

― Quelque pure que soit Ursule pensa-t-ilen lrsquoexaminant il est un point sur lequel lesjeunes filles ont coutume de faire agrave elles seulesla jurisprudence et la morale Essayons  ― LesMinoret-Levrault dit-il agrave Ursule en raffermis-sant ses lunettes sont capables de vous deman-der en mariage pour leur fils

La pauvre petite pacirclit  elle eacutetait trop bien eacutele-veacutee elle avait une trop sainte deacutelicatesse pouraller eacutecouter ce qui se disait entre Dionis et sononcle  mais apregraves une petite deacutelibeacuteration in-time elle crut pouvoir se montrer en pensantque si elle eacutetait de trop son parrain le lui feraitsentir Le pavillon chinois ougrave se trouvait le cabi-net du docteur avait les persiennes de sa porte-fenecirctre ouvertes Ursule inventa drsquoaller tout yfermer elle-mecircme Elle srsquoexcusa de laisser seul

au salon le juge de paix qui lui dit en souriant ― Faites  faites 

Ursule arriva sur les marches du perron parougrave lrsquoon descendait du pavillon chinois au jar-din et y resta pendant quelques minutes ma-nœuvrant les persiennes avec lenteur et regar-dant le coucher du soleil Elle entendit alorscette reacuteponse faite par le docteur qui venait versle pavillon chinois

― Mes heacuteritiers seraient enchanteacutes de mevoir des biens-fonds des hypothegraveques  ilssrsquoimaginent que ma fortune serait beaucoupplus en sucircreteacute  je devine tout ce qursquoils se disentet peut-ecirctre venez-vous de leur part  Appre-nez mon cher monsieur que mes dispositionssont irreacutevocables Mes heacuteritiers auront le capi-tal de la fortune que jrsquoai apporteacutee ici qursquoils setiennent pour avertis et me laissent tranquilleSi lrsquoun drsquoeux deacuterangeait quelque chose agrave ce queje crois devoir faire pour cet enfant (il deacutesignasa filleule) je reviendrais de lrsquoautre monde pour

les tourmenter  Ainsi monsieur Savinien dePortenduegravere peut bien rester en prison si lrsquooncompte sur moi pour lrsquoen tirer ajouta le doc-teur Je ne vendrai point mes rentes

En entendant ce dernier fragment de phraseUrsule eacuteprouva la premiegravere et la seule douleurqui lrsquoeucirct atteinte elle appuya son front agrave la per-sienne en srsquoy attachant pour se soutenir

― Mon Dieu  qursquoa-t-elle  srsquoeacutecria le vieuxmeacutedecin elle est sans couleur Une pareilleeacutemotion apregraves dicircner peut la tuer Il eacutetendit lebras pour prendre Ursule qui tombait presqueeacutevanouie ― Adieu monsieur laissez-moi dit-il au notaire

Il transporta sa filleule sur une immense ber-gegravere du temps de Louis XV qui se trouvait dansson cabinet saisit un flacon drsquoeacutether au milieude sa pharmacie et le lui fit respirer

― Remplacez-moi mon ami dit-il agrave Bon-grand effrayeacute je veux rester seul avec elle

Le juge de paix reconduisit le notaire jusqursquoagravela grille en lui demandant sans y mettre aucunempressement  ― Qursquoest-il donc arriveacute agrave Ur-sule 

― Je ne sais pas reacutepondit monsieur DionisElle eacutetait sur les marches agrave nous eacutecouter  etquand son oncle mrsquoa refuseacute de precircter la sommeneacutecessaire au jeune Portenduegravere qui est en pri-son pour dettes car il nrsquoa pas eu comme mon-sieur du Rouvre un monsieur Bongrand pourle deacutefendre elle a pacircli chanceleacute Lrsquoaimerait-elle  Y aurait-il entre eux

― Agrave quinze ans  reacutepliqua Bongrand en in-terrompant Dionis

― Elle est neacutee en feacutevrier 1814 elle aura seizeans dans quatre mois

― Elle nrsquoa jamais vu le voisin reacutepondit lejuge de paix Non crsquoest une crise

― Une crise de cœur reacutepliqua le notaireLe notaire eacutetait assez enchanteacute de cette deacute-

couverte qui devait empecirccher le redoutable

mariage in extremis par lequel le docteur pou-vait frustrer ses heacuteritiers  tandis que Bongrandvoyait ses chacircteaux en Espagne deacutemolis  depuislong-temps il pensait agrave marier son fils avec Ur-sule

― Si la pauvre enfant aimait ce garccedilon ce se-rait un malheur pour elle  madame de Porten-duegravere est bretonne et enticheacutee de noblesse reacute-pondit le juge de paix apregraves une pause

― Heureusement pour lrsquohonneur des Por-tenduegravere reacutepliqua le notaire qui faillit se laisserdeviner

Rendons au brave et honnecircte juge de paix lajustice de dire qursquoen venant de la grille au sa-lon il abandonna non sans douleur pour sonfils lrsquoespeacuterance qursquoil avait caresseacutee de pouvoirun jour nommer Ursule sa fille Il comptaitdonner six mille livres de rentes agrave son fils le jourougrave il serait nommeacute substitut  et si le docteureucirct voulu doter Ursule de cent mille francs cesdeux jeunes gens devaient ecirctre la perle des meacute-

nages  son Eugegravene eacutetait un loyal et charmantgarccedilon Peut-ecirctre avait-il un peu trop vanteacute cetEugegravene et la deacutefiance du vieux Minoret ve-nait-elle de lagrave

― Je me rabattrai sur la fille du maire pen-sa Bongrand Mais Ursule sans dot vaut mieuxque mademoiselle Levrault-Creacutemiegravere avec sonmillion Maintenant il faut manœuvrer pourfaire eacutepouser agrave Ursule ce petit Portenduegravere sitoutefois elle lrsquoaime

Apregraves avoir fermeacute la porte du cocircteacute de la bi-bliothegraveque et celle du jardin le docteur avaitameneacute sa pupille agrave la fenecirctre qui donnait sur lebord de lrsquoeau

― Qursquoas-tu cruelle enfant  lui dit-il Tavie est ma vie Sans ton sourire que devien-drais-je 

― Savinien en prison reacutepondit-elleApregraves ces mots un torrent de larmes sortit

de ses yeux et les sanglots vinrent

― Elle est sauveacutee pensa le vieillard qui lui tacirc-tait le pouls avec une anxieacuteteacute de pegravere Heacutelas  ellea toute la sensibiliteacute de ma pauvre femme sedit-il en allant prendre un steacutethoscope qursquoil mitsur le cœur drsquoUrsule en y appliquant son oreilleAllons tout va bien  se dit-il ― Je ne savaispas mon cœur que tu lrsquoaimasses autant deacutejagravereprit-il en la regardant Mais pense avec moicomme avec toi-mecircme et raconte-moi tout cequi srsquoest passeacute entre vous deux

― Je ne lrsquoaime pas mon parrain nous nenous sommes jamais rien dit reacutepondit-elleen sanglotant Mais apprendre que ce pauvrejeune homme est en prison et savoir que vousrefusez durement de lrsquoen tirer vous si bon 

― Ursule mon bon petit ange si tu nelrsquoaimes pas pourquoi fais-tu devant le jour desaint Savinien un point rouge comme devantle jour de saint Denis  Allons raconte-moi lesmoindres eacuteveacutenements de cette affaire de cœur

Ursule rougit retint quelques larmes et il sefit entre elle et son oncle un moment de silence

― As-tu peur de ton pegravere de ton ami de tamegravere de ton meacutedecin de ton parrain dont lecœur a eacuteteacute depuis quelques jours rendu plustendre encore qursquoil ne lrsquoeacutetait

― Eh  bien cher parrain reprit-elle je vaisvous ouvrir mon acircme Au mois de mai mon-sieur Savinien est venu voir sa megravere Jusqursquoagrave cevoyage je nrsquoavais jamais fait la moindre atten-tion agrave lui Quand il est parti pour demeurer agraveParis jrsquoeacutetais une enfant et ne voyais je vous lejure aucune diffeacuterence entre un jeune hommeet vous autres si ce nrsquoest que je vous aimaissans imaginer jamais pouvoir aimer mieux quique ce soit Monsieur Savinien est arriveacute parla malle la veille du jour de la fecircte de sa megraveresans que nous le sussions Agrave sept heures du ma-tin apregraves avoir dit mes priegraveres en ouvrant lafenecirctre pour donner de lrsquoair agrave ma chambre jevois les fenecirctres de la chambre de monsieur Sa-

vinien ouvertes et monsieur Savinien en robede chambre occupeacute agrave se faire la barbe et met-tant agrave ses mouvements une gracircce enfin je lrsquoaitrouveacute gentil Il a peigneacute ses moustaches noiressa virgule sous le menton et jrsquoai vu son coublanc rond Faut-il vous dire tout  je mesuis aperccedilue que ce cou si frais ce visage et cesbeaux cheveux noirs eacutetaient bien diffeacuterents desvocirctres quand je vous regardais vous faisant labarbe Il mrsquoa monteacute je ne sais drsquoougrave comme unevapeur par vagues au cœur dans le gosier agrave latecircte et si violemment que je me suis assise Jene pouvais me tenir debout je tremblais Maisjrsquoavais tant envie de le revoir que je me suismise sur la pointe des pieds il mrsquoa vue alors etmrsquoa pour plaisanter envoyeacute du bout des doigtsun baiser et

― Et ― Et reprit-elle je me suis cacheacutee aussi

honteuse qursquoheureuse sans mrsquoexpliquer pour-quoi jrsquoavais honte de ce bonheur Ce mouve-

ment qui mrsquoeacuteblouissait lrsquoacircme en y amenant jene sais quelle puissance srsquoest renouveleacute toutesles fois qursquoen moi-mecircme je revoyais cette jeunefigure Enfin je me plaisais agrave retrouver cetteeacutemotion quelque violente qursquoelle fucirct En allantagrave la messe une force invincible mrsquoa pousseacuteeagrave regarder monsieur Savinien donnant le brasagrave sa megravere  sa deacutemarche ses vecirctements toutjusqursquoau bruit de ses bottes sur le paveacute me pa-raissait joli La moindre chose de lui sa mainsi finement ganteacutee exerccedilait sur moi commeun charme Cependant jrsquoai eu la force de nepas penser agrave lui pendant la messe Agrave la sor-tie je suis resteacutee dans lrsquoeacuteglise de maniegravere agravelaisser partir madame de Portenduegravere la pre-miegravere et agrave marcher ainsi apregraves lui Je ne sau-rais vous exprimer combien ces petits arran-gements mrsquointeacuteressaient En rentrant quand jeme suis retourneacutee pour fermer la grille

― Et la Bougival  dit le docteur

― Oh  je lrsquoavais laisseacutee aller agrave sa cuisine ditnaiumlvement Ursule Jrsquoai donc pu voir naturelle-ment monsieur Savinien planteacute sur ses jambeset me contemplant Oh  parrain je me suis sen-tie si fiegravere en croyant remarquer dans ses yeuxune sorte de surprise et drsquoadmiration que jene sais pas ce que jrsquoaurais fait pour lui fournirlrsquooccasion de me regarder Il mrsquoa sembleacute que jene devais plus deacutesormais mrsquooccuper que de luiplaire Son regard est maintenant la plus doucereacutecompense de mes bonnes actions Depuis cemoment je songe agrave lui sans cesse et malgreacute moiMonsieur Savinien est reparti le soir je ne lrsquoaiplus revu la rue des Bourgeois mrsquoa paru videet il a comme emporteacute mon cœur avec lui sansle savoir

― Voilagrave tout  dit le docteur― Tout mon parrain dit-elle avec un soupir

ougrave le regret de ne pas avoir agrave en dire davantageeacutetait eacutetouffeacute sous la douleur du moment

― Ma chegravere petite dit le docteur en asseyantUrsule sur ses genoux tu vas attraper tes seizeans bientocirct et ta vie de femme va commen-cer Tu es entre ton enfance beacutenie qui cesseet les agitations de lrsquoamour qui te feront uneexistence orageuse car tu as le systegraveme ner-veux drsquoune exquise sensibiliteacute Ce qui trsquoarrivecrsquoest lrsquoamour ma fille dit le vieillard avec uneexpression de profonde tristesse crsquoest lrsquoamourdans sa sainte naiumlveteacute lrsquoamour comme il doitecirctre  involontaire rapide venu comme un vo-leur qui prend tout oui tout  Et je mrsquoy at-tendais Jrsquoai bien observeacute les femmes et saisque si chez la plupart lrsquoamour ne srsquoemparedrsquoelles qursquoapregraves bien des teacutemoignages des mi-racles drsquoaffection si celles-lagrave ne rompent leursilence et ne cegravedent que vaincues  il en estdrsquoautres qui sous lrsquoempire drsquoune sympathieexplicable aujourdrsquohui par les fluides magneacute-tiques sont envahies en un instant Je puis tele dire aujourdrsquohui  aussitocirct que jrsquoai vu la char-

mante femme qui portait ton nom jrsquoai sen-ti que je lrsquoaimerais uniquement et fidegravelementsans savoir si nos caractegraveres si nos personnesse conviendraient Y a-t-il en amour une se-conde vue  Quelle reacuteponse faire apregraves avoirvu tant drsquounions ceacuteleacutebreacutees sous les auspicesdrsquoun si ceacuteleste contrat plus tard briseacutees engen-drant des haines presque eacuteternelles des reacutepul-sions absolues  Les sens peuvent pour ainsidire srsquoappreacutehender et les ideacutees ecirctre en deacutesac-cord  et peut-ecirctre certaines personnes vivent-elles plus par les ideacutees que par le corps  Aucontraire souvent les caractegraveres srsquoaccordent etles personnes se deacuteplaisent Ces deux pheacuteno-megravenes si diffeacuterents qui rendraient raison debien des malheurs deacutemontrent la sagesse deslois qui laissent aux parents la haute main surle mariage de leurs enfants  car une jeune filleest souvent la dupe de lrsquoune de ces deux hal-lucinations Aussi ne te blacircmeacute-je pas Les sen-sations que tu eacuteprouves ce mouvement de ta

sensibiliteacute qui se preacutecipite de son centre en-core inconnu sur ton cœur et sur ton intelli-gence ce bonheur avec lequel tu penses agrave Sa-vinien tout est naturel Mais mon enfant ado-reacute comme te lrsquoa dit notre bon abbeacute Chaperonla Socieacuteteacute demande le sacrifice de beaucoup depenchants naturels Autres sont les destineacutees delrsquohomme autres sont celles de la femme Jrsquoaipu choisir Ursule Miroueumlt pour femme et ve-nir agrave elle en lui disant combien je lrsquoaimais  tan-dis qursquoune jeune fille ment agrave ses vertus en solli-citant lrsquoamour de celui qursquoelle aime  la femmenrsquoa pas comme nous la faculteacute de poursuivreau grand jour lrsquoaccomplissement de ses vœux[veux] Aussi la pudeur est-elle chez vous etsurtout chez toi la barriegravere infranchissable quigarde les secrets de votre cœur Ton heacutesitationagrave me confier tes premiegraveres eacutemotions mrsquoa dit as-sez que tu souffrirais les plus cruelles torturesplutocirct que drsquoavouer agrave Savinien

― Oh  oui dit-elle

― Mais mon enfant tu dois faire plus  tudois reacuteprimer les mouvements de ton cœur lesoublier

― Pourquoi ― Parce que mon petit ange tu ne dois

aimer que lrsquohomme qui sera ton mari  etquand mecircme monsieur Savinien de Porten-duegravere trsquoaimerait

― Je nrsquoy ai pas encore penseacute― Eacutecoute-moi  Quand mecircme il trsquoaimerait

quand sa megravere me demanderait ta main pourlui je ne consentirais agrave ce mariage qursquoapregravesavoir soumis Savinien agrave un long et mucircr exa-men Sa conduite vient de le rendre suspect agravetoutes les familles et de mettre entre les heacuteri-tiegraveres et lui des barriegraveres qui tomberont diffici-lement

Un sourire drsquoange seacutecha les pleurs drsquoUrsulequi dit  ― Agrave quelque chose malheur est bon Le docteur fut sans reacuteponse agrave cette naiumlveteacute― Qursquoa-t-il fait mon parrain  reprit-elle

― En deux ans mon petit ange il a fait agrave Pa-ris pour cent vingt mille francs de dettes  Il aeu la sottise de se laisser coffrer agrave Sainte-Peacute-lagie maladresse qui deacuteconsidegravere agrave jamais unjeune homme par le temps qui court Un dis-sipateur capable de plonger une pauvre megraveredans la douleur et la misegravere fait comme tonpauvre pegravere mourir sa femme de deacutesespoir 

― Croyez-vous qursquoil puisse se corriger  de-manda-t-elle

― Si sa megravere paye pour lui il se sera mis surla paille et je ne sais pas de pire correction pourun noble que drsquoecirctre sans fortune

Cette reacuteponse rendit Ursule pensive  elle es-saya ses larmes et dit agrave son parrain  ― Si vouspouvez le sauver sauvez-le mon parrain  ceservice vous donnera le droit de le conseiller vous lui ferez des remontrances

― Et dit le docteur en imitant le parlerdrsquoUrsule il pourra venir ici la vieille dame yviendra nous les verrons et

― Je ne songe en ce moment qursquoagrave lui-mecircmereacutepondit Ursule en rougissant

― Ne pense plus agrave lui ma pauvre enfant crsquoest une folie  dit gravement le docteur Ja-mais madame de Portenduegravere une Kergaroueumltnrsquoeucirct-elle que trois cents livres par an pourvivre ne consentirait au mariage du vicomteSavinien de Portenduegravere petit-neveu du feucomte de Portenduegravere lieutenant-geacuteneacuteral desarmeacutees navales du roi et fils du vicomte dePortenduegravere capitaine de vaisseau avec qui avec Ursule Miroueumlt fille drsquoun musicien de reacute-giment sans fortune et dont le pegravere heacutelas  voi-ci le moment de te le dire eacutetait le bacirctard drsquounorganiste de mon beau-pegravere

― Ocirc mon parrain  vous avez raison  nous nesommes eacutegaux que devant Dieu Je ne songe-rai plus agrave lui que dans mes priegraveres dit-elle aumilieu des sanglots que cette reacuteveacutelation excitaDonnez-lui tout ce que vous me destinez De

quoi peut avoir besoin une pauvre fille commemoi  En prison lui 

― Offre agrave Dieu toutes tes mortifications etpeut-ecirctre nous viendra-t-il en aide

Le silence reacutegna pendant quelques instantsQuand Ursule qui nrsquoosait regarder son parrainleva les yeux sur lui son cœur fut profondeacute-ment remueacute lorsqursquoelle vit des larmes roulantsur ses joues fleacutetries Les pleurs des vieillardssont aussi terribles que ceux des enfants sontnaturels

― Qursquoavez-vous  mon Dieu  dit-elle en sejetant agrave ses pieds et lui baisant les mains Nrsquoecirctes-vous pas sucircr de moi 

― Moi qui voudrais satisfaire agrave tous tesvœux je suis obligeacute de te causer la premiegraveregrande douleur de ta vie  Je souffre autant quetoi Je nrsquoai pleureacute qursquoagrave la mort de mes enfantset agrave celle drsquoUrsule Tiens je ferai tout ce que tuvoudras srsquoeacutecria-t-il

Agrave travers ses larmes Ursule jeta sur son par-rain un regard qui fut comme un eacuteclair Ellesourit

― Allons au salon et sache te garder le secretagrave toi-mecircme sur tout ceci ma petite dit le doc-teur eu laissant sa filleule dans son cabinet

Ce pegravere se sentit si faible contre ce divin sou-rire qursquoil allait dire un mot drsquoespeacuterance et trom-per ainsi sa filleule

En ce moment madame de Portenduegravereseule avec le cureacute dans sa froide petite salle aurez-de-chausseacutee avait fini de confier ses dou-leurs agrave ce bon precirctre son seul ami Elle tenait agravela main des lettres que lrsquoabbeacute Chaperon venaitde lui rendre apregraves les avoir lues et qui avaientmis ses misegraveres au comble Assise dans sa ber-gegravere drsquoun cocircteacute de la table carreacutee ougrave se voyaientles restes du dessert la vieille dame regardait lecureacute qui de lrsquoautre cocircteacute ramasseacute dans son fau-teuil se caressait le menton par ce geste com-mun aux valets de theacuteacirctre aux matheacutematiciens

aux precirctres et qui trahit quelque meacuteditationsur un problegraveme difficile agrave reacutesoudre

Cette petite salle eacuteclaireacutee par deux fenecirctressur la rue et garnie de boiseries peintes en griseacutetait si humide que les panneaux du bas of-fraient aux regards les fendillements geacuteomeacute-triques du bois pourri quand il nrsquoest plus main-tenu que par la peinture Le carreau rouge etfrotteacute par lrsquounique servante de la vieille dameexigeait devant chaque siegravege de petits rondsen sparteries sur lrsquoun desquels lrsquoabbeacute tenait sespieds Les rideaux de vieux damas vert-clairagrave fleurs vertes eacutetaient tireacutes et les persiennesavaient eacuteteacute fermeacutees Deux bougies eacuteclairaientla table tout en laissant la chambre dans leclair-obscur Est-il besoin de dire qursquoentre lesdeux fenecirctres un beau pastel de Latour mon-trait le fameux amiral de Portenduegravere le rivaldes Suffren des Kergaroueumlt des Guichen et desSimeuse Sur la boiserie en face de la chemi-neacutee on apercevait le vicomte de Portenduegravere

et la megravere de la vieille dame une Kergaroueumlt-Ploeumlgat Savinien avait donc pour grand-onclele vice-amiral de Kergaroueumlt et pour cousinle comte de Portenduegravere petit-fils de lrsquoamirallrsquoun et lrsquoautre fort riches Le vice-amiral deKergaroueumlt habitait Paris et le comte de Por-tenduegravere le chacircteau de ce nom dans le Dauphi-neacute Son cousin le comte repreacutesentait la brancheaicircneacutee et Savinien eacutetait le seul rejeton du cadetde Portenduegravere Le comte acircgeacute de plus de qua-rante ans marieacute agrave une femme riche avait troisenfants Sa fortune accrue de plusieurs heacuteri-tages se montait dit-on agrave soixante mille livresde rentes Deacuteputeacute de lrsquoIsegravere il passait ses hi-vers agrave Paris ougrave il avait racheteacute lrsquohocirctel de Por-tenduegravere avec les indemniteacutes que lui valait laloi Villegravele Le vice-amiral de Kergaroueumlt avaitreacutecemment eacutepouseacute sa niegravece mademoiselle deFontaine uniquement pour lui assurer sa for-tune Les fautes du vicomte devaient donc luifaire perdre deux puissantes protections Jeune

et joli garccedilon si Savinien fucirct entreacute dans la ma-rine avec son nom et appuyeacute par un amiralpar un deacuteputeacute peut-ecirctre agrave vingt-trois ans eucirct-il eacuteteacute deacutejagrave lieutenant de vaisseau  mais sa megravereopposeacutee agrave ce que son fils unique se destinacirct agravelrsquoeacutetat militaire lrsquoavait fait eacutelever agrave Nemours parun vicaire de lrsquoabbeacute Chaperon et srsquoeacutetait flat-teacutee de pouvoir conserver jusqursquoagrave sa mort sonfils pregraves drsquoelle Elle voulait sagement le ma-rier avec une demoiselle drsquoAiglemont riche dedouze mille livres de rentes agrave la main de la-quelle le nom de Portenduegravere et la ferme desBordiegraveres permettaient de preacutetendre Ce planrestreint mais sage et qui pouvait relever la fa-mille agrave la seconde geacuteneacuteration eucirct eacuteteacute deacutejoueacute parles eacuteveacutenements Les drsquoAiglemont eacutetaient alorsruineacutes et une de leurs filles lrsquoaicircneacutee Heacutelegraveneavait disparu sans que la famille expliquacirct cemystegravere Lrsquoennui drsquoune vie sans air sans issueet sans action sans autre aliment que lrsquoamourdes fils pour leurs megraveres fatigua tellement Sa-

vinien qursquoil rompit ses chaicircnes quelque doucesqursquoelles fussent et jura de ne jamais vivre enprovince en comprenant un peu tard que sonavenir nrsquoeacutetait pas rue des Bourgeois Agrave vingt-un ans il avait donc quitteacute sa megravere pour se fairereconnaicirctre de ses parents et tenter la fortuneagrave Paris Ce devait ecirctre un funeste contraste quecelui de la vie de Nemours et de la vie de Parispour un jeune homme de vingt-un ans libresans contradicteur neacutecessairement affameacute deplaisirs et agrave qui le nom de Portenduegravere et saparenteacute si riche ouvraient les salons Certainque sa megravere gardait les eacuteconomies de vingt an-neacutees amasseacutees dans quelque cachette Savinieneut bientocirct deacutepenseacute les six mille francs qursquoellelui donna pour voir Paris Cette somme ne deacute-fraya pas ses six premiers mois et il dut alorsle double de cette somme agrave son hocirctel agrave sontailleur agrave son bottier agrave son loueur de voitures etde chevaux agrave un bijoutier agrave tous les marchandsqui concourent au luxe des jeunes gens Agrave peine

avait-il reacuteussi agrave se faire connaicirctre agrave peine sa-vait-il parler se preacutesenter porter ses gilets etles choisir commander ses habits et mettre sacravate qursquoil se trouvait agrave la tecircte de trente millefrancs de dettes et nrsquoen eacutetait encore qursquoagrave cher-cher une tournure deacutelicate pour deacuteclarer sonamour agrave la sœur du marquis de Ronquerollesmadame de Seacuterizy femme eacuteleacutegante mais dontla jeunesse avait brilleacute sous lrsquoEmpire

― Comment vous en ecirctes-vous tireacutes vousautres  dit un jour agrave la fin drsquoun deacutejeuner Savi-nien agrave quelques eacuteleacutegants avec lesquels il srsquoeacutetaitlieacute comme se lient aujourdrsquohui des jeunes gensdont les preacutetentions en toute chose visent aumecircme but et qui reacuteclament une impossible eacutega-liteacute Vous nrsquoeacutetiez pas plus riches que moi vousmarchez sans soucis vous vous maintenez etmoi jrsquoai deacutejagrave des dettes 

― Nous avons tous commenceacute par lagrave luidirent en riant Rastignac Lucien de Rubempreacute

Maxime de Trailles Eacutemile Blondet les dandiesdrsquoalors

― Si de Marsay srsquoest trouveacute riche au deacutebutde la vie crsquoest un hasard  dit lrsquoamphitryon unparvenu nommeacute Finot qui tentait de frayer avecces jeunes gens Et srsquoil nrsquoeucirct pas eacuteteacute lui-mecircmeajouta-t-il en le saluant sa fortune pouvait leruiner

― Le mot y est dit Maxime de Trailles― Et lrsquoideacutee aussi reacutepliqua Rastignac― Mon cher dit gravement de Marsay agrave

Savinien les dettes sont la commandite delrsquoexpeacuterience Une bonne eacuteducation universi-taire avec maicirctres drsquoagreacutements et de deacutesagreacute-ments qui ne vous apprend rien coucircte soixantemille francs Si lrsquoeacuteducation par le monde coucirctele double elle vous apprend la vie les af-faires la politique les hommes et quelquefoisles femmes

Blondet acheva cette leccedilon par cette traduc-tion drsquoun vers de La Fontaine 

Le monde vend tregraves-cher ce qursquoon penseqursquoil donne 

Au lieu de reacutefleacutechir agrave ce que les plus habilespilotes de lrsquoarchipel parisien lui disaient de sen-seacute Savinien nrsquoy vit que des plaisanteries

― Prenez garde mon cher lui dit de Marsayvous avez un beau nom et si vous nrsquoacqueacuterezpas la fortune qursquoexige votre nom vous pour-rez aller finir vos jours sous un habit de mareacute-chal des logis [des-logis] dans un reacutegiment decavalerie

Nous avons vu tomber de plus illustres tecirctes 

ajouta-t-il en deacuteclamant ce vers de Corneille etprenant le bras de Savinien ― Il nous est venureprit-il voici bientocirct six ans un jeune comtedrsquoEsgrignon qui nrsquoa pas veacutecu plus de deux ansdans le paradis du grand monde Heacutelas  il a veacute-

cu ce que vivent les fuseacutees Il srsquoest eacuteleveacute jusqursquoagravela duchesse de Maufrigneuse et il est retombeacutedans sa ville natale ougrave il expie ses fautes entreun vieux pegravere agrave catarrhes et une partie de whistagrave deux sous la fiche Dites votre situation agrave ma-dame de Seacuterizy tout naiumlvement sans honte ellevous sera tregraves-utile  tandis que si vous jouezavec elle la charade du premier amour elle seposera en madone de Raphaeumll jouera aux jeuxinnocents et vous fera voyager agrave grands fraisdans le pays de Tendre 

Savinien trop jeune encore tout au pur hon-neur du gentilhomme nrsquoosa pas avouer sa po-sition de fortune agrave madame de Seacuterizy Madamede Portenduegravere dans un moment ougrave son fils nesavait ougrave donner de la tecircte envoya vingt millefrancs tout ce qursquoelle posseacutedait sur une lettreougrave Savinien instruit par ses amis dans la balis-tique des ruses dirigeacutees par les enfants contreles coffres-forts paternels parlait de billets agravepayer et du deacuteshonneur de laisser protester sa

signature Il atteignit avec ce secours agrave la finde la premiegravere anneacutee Pendant la seconde at-tacheacute au char de madame de Seacuterizy seacuterieuse-ment eacuteprise de lui et qui drsquoailleurs le formaitil usa de la dangereuse ressource des usuriersUn deacuteputeacute de ses amis un ami de son cousin dePortenduegravere Des Lupeaulx lrsquoadressa dans unjour de deacutetresse agrave Gobseck agrave Gigonnet et agrave Pal-ma qui bien et ducircment informeacutes de la valeurdes biens de sa megravere lui rendirent lrsquoescomptedoux et facile Lrsquousure et le trompeur secoursdes renouvellements lui firent mener une vieheureuse pendant environ dix-huit mois Sansoser quitter madame de Seacuterizy le pauvre en-fant devint amoureux fou de la belle comtessede Kergaroueumlt prude comme toutes les jeunespersonnes qui attendent la mort drsquoun vieux ma-ri et qui font lrsquohabile report de leur vertu surun second mariage Incapable de comprendreqursquoune vertu raisonneacutee est invincible Savinienfaisait la cour agrave Eacutemilie de Kergaroueumlt en grande

tenue drsquohomme riche  il ne manquait ni un balni un spectacle ougrave elle devait se trouver

― Mon petit tu nrsquoas pas assez de poudrepour faire sauter ce rocher lagrave lui dit un soir enriant de Marsay

Ce jeune roi de la fashion parisienne eutbeau par commiseacuteration expliquer Eacutemilie deFontaine agrave cet enfant il fallut les sombres clar-teacutes du malheur et les teacutenegravebres de la prison poureacuteclairer Savinien Une lettre de change im-prudemment souscrite agrave un bijoutier drsquoaccordavec les usuriers qui ne voulaient pas avoirlrsquoodieux de lrsquoarrestation fit eacutecrouer pour centdix-sept mille francs Savinien de Portenduegravereagrave Sainte-Peacutelagie agrave lrsquoinsu de ses amis Aussitocirctque cette nouvelle fut sue par Rastignac par deMarsay et par Lucien de Rubempreacute tous troisvinrent voir Savinien et lui offrirent chacunun billet de mille francs en le trouvant deacutenueacutede tout Le valet de chambre acheteacute par deuxcreacuteanciers avait indiqueacute lrsquoappartement secret

ougrave Savinien logeait et tout y avait eacuteteacute saisimoins les habits et le peu de bijoux qursquoil por-tait Les trois jeunes gens munis drsquoun excellentdicircner et tout en buvant le vin de Xeacuteregraves appor-teacute par de Marsay srsquoinformegraverent de la situationde Savinien en apparence afin drsquoorganiser sonavenir mais sans doute pour le juger

― Quand on srsquoappelle Savinien de Porten-duegravere srsquoeacutetait eacutecrieacute Rastignac quand on apour cousin un futur pair de France et pourgrand-oncle lrsquoamiral Kergaroueumlt si lrsquoon com-met lrsquoeacutenorme faute de se laisser mettre agrave Sainte-Peacutelagie il ne faut pas y rester mon cher 

― Pourquoi ne mrsquoavoir rien dit  srsquoeacutecria deMarsay Vous aviez agrave vos ordres ma voiturede voyage dix mille francs et des lettres pourlrsquoAllemagne Nous connaissons Gobseck Gi-gonnet et autres crocodiles nous les aurionsfait capituler Et drsquoabord quel acircne vous a me-neacute boire agrave cette source mortelle  demanda deMarsay

― Des LupeaulxLes trois jeunes gens se regardegraverent en

se communiquant ainsi la mecircme penseacutee unsoupccedilon mais sans lrsquoexprimer

― Expliquez-moi vos ressources mon-trez-moi votre jeu demanda de Marsay

Lorsque Savinien eut deacutepeint sa megravere et sesbonnets agrave coques sa petite maison agrave trois croi-seacutees dans la rue des Bourgeois sans autre jardinqursquoune cour agrave puits et agrave hangar pour serrer lebois  qursquoil leur eut chiffreacute la valeur de cette mai-son bacirctie en gregraves creacutepie en mortier rougeacirctreet priseacute la ferme des Bordiegraveres les trois dandiesse regardegraverent et dirent drsquoun air profond le motde lrsquoabbeacute dans les Marrons du feu drsquoAlfred deMusset dont les Contes drsquoEspagne venaient deparaicirctre  ― Triste 

― Votre megravere payera sur une lettre habile-ment eacutecrite dit Rastignac

― Oui mais apregraves  srsquoeacutecria de Marsay

― Si vous nrsquoaviez eacuteteacute que mis dans le fiacredit Lucien le gouvernement du roi vous met-trait dans la diplomatie  mais Sainte-Peacutelagienrsquoest pas lrsquoantichambre drsquoune ambassade

― Vous nrsquoecirctes pas assez fort pour la vie deParis dit Rastignac

― Voyons  reprit de Marsay qui toisa Savi-nien comme un maquignon estime un chevalVous avez de beaux yeux bleus bien fendusvous avez un front blanc bien dessineacute des che-veux noirs magnifiques de petites moustachesqui font bien sur votre joue pacircle et une taillesvelte  vous avez un pied qui annonce de larace des eacutepaules et une poitrine pas trop com-missionnaires et cependant solides Vous ecirctesce que jrsquoappelle un brun eacuteleacutegant Votre figureest dans le genre de celle de Louis XIII peude couleurs le nez drsquoune jolie forme  et vousavez de plus ce qui plaicirct aux femmes un je nesais quoi dont ne se rendent pas compte leshommes eux-mecircmes et qui tient agrave lrsquoair agrave la deacute-

marche au son de voix au lancer du regardau geste agrave une foule de petites choses que lesfemmes voient et auxquelles elles attachent uncertain sens qui nous eacutechappe Vous ne vousconnaissez pas mon cher Avec un peu de te-nue en six mois vous enchanteriez une An-glaise de cent mille livres en prenant surtoutle titre de vicomte de Portenduegravere auquel vousavez droit Ma charmante belle-megravere lady Dud-ley qui nrsquoa pas sa pareille pour embrocher deuxcœurs vous la deacutecouvrirait dans quelques-uns des terrains drsquoalluvion de la Grande-Bre-tagne Mais il faudrait pouvoir et savoir re-porter vos dettes agrave quatre-vingt-dix jours parune habile manœuvre de haute banque Pour-quoi ne mrsquoavoir rien dit  Agrave Bade les usuriersvous auraient respecteacute servi peut-ecirctre  maisapregraves vous avoir mis en prison ils vous meacute-prisent Lrsquousurier est comme la Socieacuteteacute commele Peuple agrave genoux devant lrsquohomme assez fortpour se jouer de lui et sans pitieacute pour les

agneaux Aux yeux drsquoun certain monde Sainte-Peacutelagie est une diablesse qui roussit furieuse-ment lrsquoacircme des jeunes gens Voulez-vous monavis mon cher enfant  je vous dirai comme aupetit drsquoEsgrignon  Payez vos dettes avec me-sure en gardant de quoi vivre pendant troisans et mariez-vous en province avec la pre-miegravere fille qui aura trente mille livres de rentesEn trois ans vous aurez trouveacute quelque sageheacuteritiegravere qui voudra se nommer madame dePortenduegravere Voilagrave la sagesse Buvons donc Jevous porte ce toast  ― Agrave la fille drsquoargent 

Les jeunes gens ne quittegraverent leur ex-amiqursquoagrave lrsquoheure officielle des adieux et sur le pas dela porte ils se dirent  ― Il nrsquoest pas fort  ― Il estbien abattu  ― se relegravevera-t-il 

Le lendemain Savinien eacutecrivit agrave sa megravere uneconfession geacuteneacuterale en vingt-deux pages Apregravesavoir pleureacute pendant toute une journeacutee ma-dame de Portenduegravere eacutecrivit drsquoabord agrave son fils

en lui promettant de le tirer de prison  puis auxcomtes de Portenduegravere et de Kergaroueumlt

Les lettres que le cureacute venait de lire et que lapauvre megravere tenait agrave la main humides de seslarmes eacutetaient arriveacutees le matin mecircme et luiavaient briseacute le cœur

Agrave MADAME DE PORTENDUEgraveRE

Paris septembre 1829

laquo Madameraquo Vous ne pouvez pas douter de lrsquointeacuterecirct que

lrsquoamiral et moi nous prenons agrave vos peines Ceque vous mandez agrave monsieur de Kergaroueumltmrsquoafflige drsquoautant plus que ma maison eacutetaitcelle de votre fils  nous eacutetions fiers de lui SiSavinien avait eu plus de confiance en lrsquoamiralnous lrsquoeussions pris avec nous il serait deacutejagrave pla-ceacute convenablement  mais il ne nous a rien ditle malheureux enfant  Lrsquoamiral ne saurait payer

cent mille francs  il est endetteacute lui-mecircme etsrsquoest obeacutereacute pour moi qui ne savais rien de saposition peacutecuniaire Il est drsquoautant plus deacuteses-peacutereacute que Savinien nous a pour le moment lieacuteles mains en se laissant arrecircter Si mon beau ne-veu nrsquoavait pas eu pour moi je ne sais quellesotte passion qui eacutetouffait la voix du parentpar lrsquoorgueil de lrsquoamoureux nous lrsquoeussionsfait voyager en Allemagne pendant que ses af-faires se seraient accommodeacutees ici Monsieurde Kergaroueumlt aurait pu demander une placepour son petit neveu dans les bureaux de la ma-rine  mais un emprisonnement pour dettes vasans doute paralyser les deacutemarches de lrsquoamiralPayez les dettes de Savinien qursquoil serve dans lamarine il fera son chemin en vrai Portenduegravereil a leur feu dans ses beaux yeux noirs et nouslrsquoaiderons tous

raquo Ne vous deacutesespeacuterez donc pas madame  ilvous reste des amis au nombre desquels je veuxecirctre comprise comme une des plus sincegraveres et

je vous envoie mes veux avec les respects devotre

raquo Tregraves-affectionneacutee servanteraquo Eacutemilie de KERGAROUEumlT raquo

Agrave MADAME DE PORTENDUEgraveRE

Portenduegravere aoucirct 1829

laquo Ma chegravere tante je suis aussi contrarieacuteqursquoaffligeacute des escapades de Savinien Marieacutepegravere de deux fils et drsquoune fille ma fortune deacutejagravesi meacutediocre relativement agrave ma position et agrave mesespeacuterances ne me permet pas de lrsquoamoindrirdrsquoune somme de cent mille francs pour payerla ranccedilon drsquoun Portenduegravere pris par les Lom-bards Vendez votre ferme payez ses dettes etvenez agrave Portenduegravere vous y trouverez lrsquoaccueilque nous vous devons quand mecircme nos cœursne seraient pas entiegraverement agrave vous Vous vivrezheureuse et nous finirons par marier Savinien

que ma femme trouve charmant Cette frasquenrsquoest rien ne vous deacutesolez pas elle ne se sau-ra jamais dans notre province ougrave nous connais-sons plusieurs filles drsquoargent tregraves-riches et quiseront enchanteacutees de nous appartenir

raquo Ma femme se joint agrave moi pour vous diretoute la joie que vous nous ferez et vous priedrsquoagreacuteer ses veux pour la reacutealisation de ce pro-jet et lrsquoassurance de nos respects affectueux

raquo Luc-Savinien comte de POR-TENDUEgraveRE raquo

― Quelles lettres pour une Kergaroueumlt srsquoeacutecria la vieille Bretonne en essuyant ses yeux

― Lrsquoamiral ne sait pas que son neveu est enprison dit enfin lrsquoabbeacute Chaperon  la comtessea seule lu votre lettre et seule a reacutepondu Mais ilfaut prendre un parti reprit-il apregraves une pauseet voici ce que jrsquoai lrsquohonneur de vous conseillerNe vendez pas votre ferme Le bail est agrave fin etvoici vingt-quatre ans qursquoil dure  dans quelquesmois vous pourrez porter son fermage agrave six

mille francs et vous faire donner un pot-de-vindrsquoune valeur de deux anneacutees Empruntez agrave unhonnecircte homme et non aux gens de la ville quifont le commerce des hypothegraveques Votre voi-sin est un digne homme un homme de bonnecompagnie qui a vu le beau monde avant la Reacute-volution et qui drsquoatheacutee est devenu catholiqueNrsquoayez point de reacutepugnance agrave le venir voir cesoir il sera tregraves-sensible agrave votre deacutemarche  ou-bliez un moment que vous ecirctes Kergaroueumlt

― Jamais  dit la vieille megravere drsquoun son de voixstrident

― Enfin soyez une Kergaroueumlt aimable  ve-nez quand il sera seul il ne vous precirctera qursquoagravetrois et demi peut-ecirctre agrave trois pour cent et vousrendra service avec deacutelicatesse vous en serezcontente  il ira deacutelivrer lui-mecircme Savinien caril sera forceacute de vendre des rentes et vous le ra-megravenera

― Vous parlez donc de ce petit Minoret 

― Ce petit a quatre-vingt-trois ans repritlrsquoabbeacute Chaperon en souriant Ma chegravere dameayez un peu de chariteacute chreacutetienne ne le bles-sez pas il peut vous ecirctre utile de plus drsquoune ma-niegravere

― Et comment ― Mais il a un ange aupregraves de lui la plus ceacute-

leste jeune fille― Oui cette petite Ursule Eh  bien apregraves Le pauvre cureacute nrsquoosa poursuivre en enten-

dant cet  Eh  bien apregraves  dont la seacutecheresseet lrsquoacircpreteacute tranchaient drsquoavance la propositionqursquoil voulait faire

― Je crois le docteur Minoret puissammentriche

― Tant mieux pour lui― Vous avez deacutejagrave tregraves-indirectement causeacute

les malheurs actuels de votre fils en ne lui don-nant pas de carriegravere prenez garde agrave lrsquoavenir  ditseacutevegraverement le cureacute Dois-je annoncer votre vi-site agrave votre voisin 

― Mais pourquoi sachant que jrsquoai besoin delui ne viendrait-il pas 

― Ah  madame en allant chez lui vouspayerez trois pour cent  et srsquoil vient chez vousvous payerez cinq dit le cureacute qui trouva cettebelle raison afin de deacutecider la vieille dame Etsi vous eacutetiez forceacutee de vendre votre ferme parDionis le notaire par le greffier Massin quivous refuseraient des fonds en espeacuterant profi-ter de votre deacutesastre vous perdriez la moitieacute dela valeur des Bordiegraveres Je nrsquoai pas la moindreinfluence sur des Dionis des Massin des Le-vrault les gens riches du pays qui convoitentvotre ferme et savent votre fils en prison

― Ils le savent ils le savent srsquoeacutecria-t-elle enlevant les bras Oh  mon pauvre cureacute vous avezlaisseacute [laissez] refroidir votre cafeacute Tiennette Tiennette 

Tiennette une vieille Bretonne agrave casaquin etagrave bonnet breton acircgeacutee de soixante ans entra les-

tement et prit pour le faire chauffer le cafeacute ducureacute

― Soyez paisible monsieur le recteur dit-elle en voyant que le cureacute voulait boire jele mettrai dans le bain-marie il ne deviendrapoint mauvais

― Eh  bien reprit le cureacute de sa voix insi-nuante jrsquoirai preacutevenir monsieur le docteur devotre visite et vous viendrez

La vieille megravere ne ceacuteda qursquoapregraves une heurede discussion pendant laquelle le cureacute fut obli-geacute de reacutepeacuteter dix fois ses arguments Et encorelrsquoaltiegravere Kergaroueumlt ne fut-elle vaincue que parces derniers mots  ― Savinien irait 

― Il vaut mieux alors que ce soit moi dit-elle

Neuf heures sonnaient quand la petite portemeacutenageacutee dans la grande se fermait sur le cu-reacute qui sonna vivement agrave la grille du docteurLrsquoabbeacute Chaperon tomba de Tiennette en Bou-gival car la vieille nourrice lui dit  ― Vous ve-

nez bien tard monsieur le cureacute  comme lrsquoautrelui avait dit  ― Pourquoi quittez-vous sitocirct ma-dame quand elle a du chagrin 

Le cureacute trouva nombreuse compagnie dansle salon vert et brun du docteur car Dionis eacutetaitalleacute rassurer les heacuteritiers en passant chez Mas-sin pour leur reacutepeacuteter les paroles de leur oncle

― Ursule dit-il a je crois un amour aucœur qui ne lui donnera que peine et soucis elle paraicirct romanesque (lrsquoexcessive sensibiliteacutesrsquoappelle ainsi chez les notaires) et nous la ver-rons long-temps fille Ainsi pas de deacutefiance soyez aux petits soins avec elle et soyez les ser-viteurs de votre oncle car il est plus fin que centGoupils ajouta le notaire sans savoir que Gou-pil est la corruption du mot latin vulpes renard

Donc mesdames Massin et Creacutemiegravere leursmaris le maicirctre de poste et Deacutesireacute formaientavec le meacutedecin de Nemours et Bongrand uneassembleacutee inaccoutumeacutee et turbulente chez ledocteur Lrsquoabbeacute Chaperon entendit en entrant

les sons du piano La pauvre Ursule achevaitla symphonie en la de Beethoven Avec la rusepermise agrave lrsquoinnocence lrsquoenfant que son parrainavait eacuteclaireacutee et agrave qui les heacuteritiers deacuteplaisaientchoisit cette musique grandiose et qui doit ecirctreeacutetudieacutee pour ecirctre comprise afin de deacutegoucircterces femmes de leur envie Plus la musique estbelle moins les ignorants la goucirctent Aussiquand la porte srsquoouvrit et que lrsquoabbeacute Chaperonmontra sa tecircte veacuteneacuterable  ― Ah  voilagrave mon-sieur le cureacute srsquoeacutecriegraverent les heacuteritiers heureux dese lever tous et de mettre un terme agrave leur sup-plice

Lrsquoexclamation trouva un eacutecho agrave la table dejeu ougrave Bongrand le meacutedecin de Nemours etle vieillard eacutetaient victimes de lrsquooutrecuidance[outrecuisance ] avec laquelle le percepteurpour plaire agrave son grand-oncle avait proposeacute defaire le quatriegraveme au whist Ursule quitta le for-teacute Le docteur se leva comme pour saluer le cu-reacute mais bien pour arrecircter la partie Apregraves de

grands compliments adresseacutes agrave leur oncle surle talent de sa filleule les heacuteritiers tiregraverent leurreacuteveacuterence

― Bonsoir mes amis srsquoeacutecria le docteurquand la grille retentit

― Ah  voilagrave ce qui coucircte si cher dit madameCreacutemiegravere agrave madame Massin quand elles furentagrave quelques pas

― Dieu me garde de donner de lrsquoargent pourque ma petite Aline me fasse des charivaris pa-reils dans la maison reacutepondit madame Massin

― Elle dit que crsquoest de Bethovan qui passe ce-pendant pour un grand musicien dit le rece-veur il a de la reacuteputation

― Ma foi ce ne sera pas agrave Nemours repritmadame Creacutemiegravere et il est bien nommeacute Becircte agravevent

― Je crois que notre oncle lrsquoa fait expregraves pourque nous nrsquoy revenions plus dit Massin car ila cligneacute des yeux en montrant le volume vert agravesa petite mijaureacutee

― Si crsquoest avec ce carillon-lagrave qursquoils srsquoamusentreprit le maicirctre de poste ils font bien de resterentre eux

― Il faut que monsieur le juge de paix aimebien agrave jouer pour entendre ces sonacles dit ma-dame Creacutemiegravere

― Je ne saurai jamais jouer devant des per-sonnes qui ne comprennent pas la musique ditUrsule en venant srsquoasseoir aupregraves de la table dejeu

― Les sentiments chez les personnes riche-ment organiseacutees ne peuvent se deacutevelopper quedans une sphegravere amie dit le cureacute de NemoursDe mecircme que le precirctre ne saurait beacutenir en preacute-sence du Mauvais Esprit que le chacirctaigniermeurt dans une terre grasse un musicien de geacute-nie eacuteprouve une deacutefaite inteacuterieure quand il estentoureacute drsquoignorants Dans les arts nous devonsrecevoir des acircmes qui servent de milieu agrave notreacircme autant de force que nous leur en commu-niquons Cet axiome qui reacutegit les affections hu-

maines a dicteacute les proverbes  ― Il faut hurleravec les loups ― Qui se ressemble srsquoassembleMais la souffrance que vous devez avoir eacuteprou-veacutee nrsquoatteint que les natures tendres et deacutelicates

― Aussi mes amis dit le docteur une chosequi ne ferait que de la peine agrave une femme pour-rait-elle tuer ma petite Ursule Ah  quand jene serai plus eacutelevez entre cette chegravere fleur etle monde cette haie protectrice dont parlent lesvers de Catulle  ut flos etc

― Ces dames ont eacuteteacute cependant bien flat-teuses pour vous Ursule dit le juge de paix ensouriant

― Grossiegraverement flatteuses fit observer lemeacutedecin de Nemours

― Jrsquoai toujours remarqueacute de la grossiegravereteacutedans les flatteries de commande reacutepondit levieux Minoret Et pourquoi 

― Une penseacutee vraie porte avec elle sa finessedit lrsquoabbeacute

― Vous avez dicircneacute chez madame Porten-duegravere  dit alors Ursule qui interrogea lrsquoabbeacuteChaperon en lui jetant un regard pleindrsquoinquiegravete curiositeacute

― Oui  la pauvre dame est bien affligeacutee et ilne serait pas impossible qursquoelle vicircnt vous voirce soir monsieur Minoret

― Si elle est dans le chagrin et qursquoelle ait be-soin de moi jrsquoirai chez elle srsquoeacutecria le docteurAchevons le dernier rubber

Par-dessous la table Ursule pressa la maindu vieillard

― Son fils dit le juge de paix eacutetait un peutrop simple pour habiter Paris sans un mentorQuand jrsquoai su qursquoon prenait ici pregraves du notairedes renseignements sur la ferme de la vieilledame jrsquoai devineacute qursquoil escomptait la mort de samegravere

― Lrsquoen croyez-vous capable  dit Ursule enlanccedilant un regard terrible agrave monsieur Bon-

grand qui se dit en lui-mecircme  Heacutelas  oui ellelrsquoaime

― Oui et non dit le meacutedecin de NemoursSavinien a du bon et la raison en est qursquoil est enprison  les fripons nrsquoy vont jamais

― Mes amis srsquoeacutecria le vieux Minoret en voi-ci bien assez pour ce soir il ne faut pas laisserpleurer une pauvre megravere une minute de plusquand on peut seacutecher ses larmes

Les quatre amis se levegraverent et sortirent Ur-sule les accompagna jusqursquoagrave la grille regardason parrain et le cureacute frappant agrave la porte enface  et quand Tiennette les eut introduits ellesrsquoassit sur une des bornes exteacuterieures de la mai-son ayant la Bougival pregraves drsquoelle

― Madame la vicomtesse dit le cureacute qui en-tra le premier dans la petite salle monsieur ledocteur Minoret nrsquoa point voulu que vous pris-siez la peine de venir chez lui

― Je suis trop de lrsquoancien temps madamereprit le docteur pour ne pas savoir tout ce

qursquoun homme doit agrave une personne de votrequaliteacute et je suis trop heureux drsquoapregraves ce quemrsquoa dit monsieur le cureacute de pouvoir vous ser-vir en quelque chose

Madame de Portenduegravere agrave qui la deacutemarcheconvenue pesait tant que depuis le deacutepart delrsquoabbeacute Chaperon elle voulait srsquoadresser au no-taire de Nemours fut si surprise de la deacutelica-tesse de Minoret qursquoelle se leva pour reacutepondreagrave son salut et lui montra un fauteuil

― Asseyez-vous monsieur dit-elle drsquoun airroyal Notre cher cureacute vous aura dit que le vi-comte est en prison pour quelques dettes dejeune homme cent mille livres Si vous pou-viez les lui precircter je vous donnerais une garan-tie sur ma ferme des Bordiegraveres

― Nous en parlerons madame la vicom-tesse quand je vous aurai rameneacute monsieurvotre fils si vous me permettez drsquoecirctre votre in-tendant en cette circonstance

― Tregraves-bien monsieur le docteur reacuteponditla vieille dame en inclinant la tecircte et regardantle cureacute drsquoun air qui voulait dire  Vous avez rai-son il est homme de bonne compagnie

― Mon ami le docteur dit alors le cureacute vousle voyez madame est plein de deacutevouementpour votre maison

― Nous vous en aurons de la reconnais-sance monsieur dit madame de Portenduegravereen faisant visiblement un effort  car agrave votreacircge srsquoaventurer dans Paris agrave la piste des meacutefaitsdrsquoun eacutetourdi

― Madame en soixante-cinq jrsquoeuslrsquohonneur de voir lrsquoillustre amiral de Porten-duegravere chez cet excellent monsieur de Male-sherbes et chez monsieur le comte de Buffonqui deacutesirait le questionner sur plusieurs faitscurieux de ses voyages Il nrsquoest pas impossibleque feu monsieur de Portenduegravere votre marisrsquoy soit trouveacute La marine franccedilaise eacutetait alorsglorieuse elle tenait tecircte agrave lrsquoAngleterre et le ca-

pitaine apportait dans cette partie sa quote-partde courage Avec quelle impatience en quatre-vingt-trois et quatre attendait-on des nouvellesdu camp de Saint-Roch  Jrsquoai failli partir commemeacutedecin des armeacutees du roi Votre grand-onclequi vit encore lrsquoamiral Kergaroueumlt a soutenudans ce temps-lagrave son fameux combat car il eacutetaitsur la Belle-Poule

― Ah  srsquoil savait son petit-neveu en prison ― Monsieur le vicomte nrsquoy sera plus dans

deux jours dit le vieux Minoret en se levantIl tendit la main pour prendre celle de la

vieille dame qui se la laissa prendre il y deacute-posa un baiser respectueux la salua profondeacute-ment et sortit  mais il rentra pour dire au cureacute ― Voulez-vous mon cher abbeacute mrsquoarrecircter uneplace agrave la diligence pour demain matin 

Le cureacute resta pendant une demi-heure envi-ron agrave chanter les louanges du docteur Minoretqui avait voulu faire et avait fait la conquecircte dela vieille dame

― Il est eacutetonnant pour son acircge dit-elle  ilparle drsquoaller agrave Paris et de faire les affaires demon fils comme srsquoil nrsquoavait que vingt-cinq ansIl a vu la bonne compagnie

― La meilleure madame  et aujourdrsquohuiplus drsquoun fils de pair de France pauvre seraitbien heureux drsquoeacutepouser sa pupille avec un mil-lion Ah  si cette ideacutee passait par le cœur de Sa-vinien les temps sont si changeacutes que ce nrsquoestpas de votre cocircteacute que seraient les plus grandesdifficulteacutes apregraves la conduite de votre fils

Lrsquoeacutetonnement profond ougrave cette derniegraverephrase jeta la vieille dame permit au cureacute delrsquoachever

― Vous avez perdu le sens mon cher abbeacuteChaperon

― Vous y penserez madame et Dieu veuilleque votre fils se conduise deacutesormais de maniegravereagrave conqueacuterir lrsquoestime de ce vieillard 

― Si ce nrsquoeacutetait pas vous monsieur le cureacute ditmadame de Portenduegravere si crsquoeacutetait un autre quime parlacirct ainsi

― Vous ne le verriez plus dit en souriantlrsquoabbeacute Chaperon Espeacuterons que votre cher filsvous apprendra ce qui se passe agrave Paris en faitdrsquoalliances Vous songerez au bonheur de Savi-nien et apregraves avoir deacutejagrave compromis son avenirne lrsquoempecircchez pas de se faire une position

― Et crsquoest vous qui me dites cela ― Si je ne vous le disais point qui donc vous

le dirait  srsquoeacutecria le precirctre en se levant et faisantune prompte retraite

Le cureacute vit Ursule et son parrain tournantsur eux-mecircmes dans la cour Le faible docteuravait eacuteteacute tant tourmenteacute par sa filleule qursquoil ve-nait de ceacuteder  elle voulait aller agrave Paris et lui don-nait mille preacutetextes Il appela le cureacute qui vintet le pria de retenir tout le coupeacute pour lui lesoir mecircme si le bureau de la diligence eacutetait en-core ouvert Le lendemain agrave six heures et de-

mie du soir le vieillard et la jeune fille arri-vegraverent agrave Paris ougrave dans la soireacutee mecircme le doc-teur alla consulter son notaire Les eacuteveacutenementspolitiques eacutetaient menaccedilants Le juge de paixde Nemours avait dit plusieurs fois la veille audocteur pendant sa conversation qursquoil fallaitecirctre fou pour conserver un sou de rente dans lesfonds tant que la querelle eacuteleveacutee entre la Presseet la Cour ne serait pas videacutee Le notaire de Mi-noret approuva le conseil indirectement don-neacute par le juge de paix Le docteur profita doncde son voyage pour reacutealiser ses actions indus-trielles et ses rentes qui toutes se trouvaient enhausse et deacuteposer ses capitaux agrave la Banque Lenotaire engagea son vieux client agrave vendre aus-si les fonds laisseacutes par monsieur de Jordy agrave Ur-sule et qursquoil avait fait valoir en bon pegravere defamille Il promit de mettre en campagne unagent drsquoaffaires excessivement ruseacute pour traiteravec les creacuteanciers de Savinien  mais il fallait

pour reacuteussir que le jeune homme eucirct le couragede rester quelques jours encore en prison

― La preacutecipitation dans ces sortes drsquoaffairescoucircte au moins quinze pour cent dit le notaireau docteur Et drsquoabord vous nrsquoaurez pas vosfonds avant sept ou huit jours

Quand Ursule apprit que Savinien serait en-core au moins une semaine en prison elle priason tuteur de la laisser lrsquoy accompagner uneseule fois Le vieux Minoret refusa Lrsquooncleet la niegravece eacutetaient logeacutes dans un hocirctel de larue Croix-des-Petits-Champs ougrave le docteuravait pris tout un appartement convenable  etconnaissant la religion de sa pupille il lui fitpromettre de nrsquoen point sortir quand il seraitdehors pour ses affaires Le bonhomme prome-nait Ursule dans Paris lui faisait voir les pas-sages les boutiques les boulevards  mais rienne lrsquoamusait ni ne lrsquointeacuteressait

― Que veux-tu  lui disait le vieillard

― Voir Sainte-Peacutelagie reacutepondait-elle avecobstination

Minoret prit alors un fiacre et la menajusqursquoagrave la rue de la Clef ougrave la voiture stationnadevant lrsquoignoble faccedilade de cet ancien couventtransformeacute en prison La vue de ces hautes mu-railles grisacirctres dont toutes les fenecirctres sontgrilleacutees celle de ce guichet ougrave lrsquoon ne peut en-trer qursquoen se baissant (horrible leccedilon ) cettemasse sombre dans un quartier plein de mi-segraveres et ougrave elle se dresse entoureacutee de rues deacute-sertes comme une misegravere suprecircme  cet en-semble de choses tristes saisit Ursule et lui fitverser quelques larmes

― Comment dit-elle emprisonne-t-on desjeunes gens pour de lrsquoargent  comment unedette donne-t-elle agrave un usurier un pouvoir quele roi lui-mecircme nrsquoa pas  Il est donc lagrave  srsquoeacutecria-t-elle Et ougrave mon parrain  ajouta-t-elle en re-gardant de fenecirctre en fenecirctre

― Ursule dit le vieillard tu me fais faire desfolies Ce nrsquoest pas lrsquooublier cela

― Mais reprit-elle srsquoil faut renoncer agrave luidois-je aussi ne lui porter aucun inteacuterecirct  Je puislrsquoaimer et ne me marier agrave personne

― Ah  srsquoeacutecria le bonhomme il y a tant de rai-son dans ta deacuteraison que je me repens de trsquoavoirameneacutee

Trois jours apregraves le vieillard avait les quit-tances en regravegle les titres et toutes les piegraveces eacuteta-blissant la libeacuteration de Savinien Cette liqui-dation y compris les honoraires de lrsquohommedrsquoaffaires srsquoeacutetait opeacutereacutee pour une somme dequatre-vingt mille francs Il restait au docteurhuit cent mille francs que son notaire lui fitmettre en bons du treacutesor afin de ne pas perdretrop drsquointeacuterecircts Il gardait vingt mille francs enbillets de banque pour Savinien Le docteur allalui-mecircme lever lrsquoeacutecrou le samedi agrave deux heureset le jeune vicomte instruit deacutejagrave par une lettre

de sa megravere remercia son libeacuterateur avec unesincegravere effusion de cœur

― Vous ne devez pas tarder agrave venir voir votremegravere lui dit le vieux Minoret

Savinien reacutepondit avec une sorte de confu-sion qursquoil avait contracteacute dans sa prison unedette drsquohonneur et raconta la visite de ses amis

― Je vous soupccedilonnais quelque dette privileacute-gieacutee srsquoeacutecria le docteur en souriant Votre megraveremrsquoemprunte cent mille francs mais je nrsquoen aipayeacute que quatre-vingt mille  voici le reste meacute-nagez-le bien monsieur et consideacuterez ce quevous en garderez comme votre enjeu au tapisvert de la fortune

Pendant les huit derniers jours Savinien avaitfait des reacuteflexions sur lrsquoeacutepoque actuelle Laconcurrence en toute chose exige de grands tra-vaux agrave qui veut une fortune Les moyens illeacute-gaux demandent plus de talent et de pratiquessouterraines qursquoune recherche agrave ciel ouvert Lessuccegraves dans le monde loin de donner une posi-

tion deacutevorent le temps et veulent eacutenormeacutementdrsquoargent Le nom de Portenduegravere que sa megraverelui disait tout-puissant nrsquoeacutetait rien agrave Paris Soncousin le deacuteputeacute le comte de Portenduegravere fai-sait petite figure au sein de la Chambre eacutelectiveen preacutesence de la Pairie de la Cour et nrsquoavaitpas trop de son creacutedit pour lui-mecircme Lrsquoamiralde Kergaroueumlt nrsquoexistait que par sa femme Ilavait vu des orateurs des gens venus du milieusocial infeacuterieur agrave la noblesse ou de petits gen-tilshommes ecirctre des personnages influents En-fin lrsquoargent eacutetait le pivot lrsquounique moyen mo-bile drsquoune Socieacuteteacute que Louis XVIII avait voulucreacuteer agrave lrsquoinstar de celle drsquoAngleterre De la ruede la Clef agrave la rue Croix-des-Petits-Champs legentilhomme deacuteveloppa le reacutesumeacute de ses meacute-ditations en harmonie drsquoailleurs avec le conseilde de Marsay au vieux meacutedecin

― Je dois dit-il me faire oublier pendanttrois ou quatre ans et chercher une carriegraverePeut-ecirctre me ferais-je un nom par un livre de

haute politique ou de statistique morale parquelque traiteacute sur une des grandes questionsactuelles Enfin tout en cherchant agrave me ma-rier avec une jeune personne qui me donnelrsquoeacuteligibiliteacute je travaillerai dans lrsquoombre et le si-lence

En eacutetudiant avec soin la figure du jeunehomme le docteur y reconnut le seacuterieux delrsquohomme blesseacute qui veut une revanche Il ap-prouva beaucoup ce plan

― Mon voisin lui dit-il en terminant si vousavez deacutepouilleacute la peau de la vieille noblesse quinrsquoest plus de mise aujourdrsquohui  apregraves trois ouquatre ans de vie sage et appliqueacutee je me chargede vous trouver une jeune personne supeacuterieurebelle aimable pieuse et riche de sept agrave huitcent mille francs qui vous rendra heureux et delaquelle vous serez fier mais qui ne sera nobleque par le cœur

― Eh  docteur srsquoeacutecria le jeune homme il nrsquoya plus de noblesse aujourdrsquohui il nrsquoy a plusqursquoune aristocratie

― Allez payer vos dettes drsquohonneur et reve-nez ici  je vais retenir le coupeacute de la diligencecar ma pupille est avec moi dit le vieillard

Le soir agrave six heures les trois voyageurs par-tirent par la Ducler de la rue Dauphine Ursulequi avait mis un voile ne dit pas un mot Apregravesavoir envoyeacute par un mouvement de galanteriesuperficielle ce baiser qui fit chez Ursule autantde ravages qursquoen aurait fait un livre drsquoamourSavinien avait entiegraverement oublieacute la pupille dudocteur dans lrsquoenfer de ses dettes agrave Paris etdrsquoailleurs son amour sans espoir pour Eacutemilie deKergaroueumlt ne lui permettait pas drsquoaccorder unsouvenir agrave quelques regards eacutechangeacutes avec unepetite fille de Nemours  il ne la reconnut doncpas quand le vieillard la fit monter la premiegravereet se mit aupregraves drsquoelle pour la seacuteparer du jeunevicomte

― Jrsquoaurai des comptes agrave vous rendre ditle docteur au jeune homme je vous apportetoutes vos paperasses

― Jrsquoai failli ne pas partir dit Savinien car ilmrsquoa fallu me commander des habits et du linge les Philistins mrsquoont tout pris et jrsquoarrive en en-fant prodigue

Quelque inteacuteressants que fussent les sujetsde conversation entre le jeune homme et levieillard quelque spirituelles que fussent cer-taines reacuteponses de Savinien la jeune fille restamuette jusqursquoau creacutepuscule son voile vert bais-seacute ses mains croiseacutees sur son chacircle

― Mademoiselle nrsquoa pas lrsquoair drsquoecirctre enchan-teacutee de Paris  dit enfin Savinien piqueacute

― Je reviens agrave Nemours avec plaisir reacutepon-dit-elle drsquoune voix eacutemue en levant son voile

Malgreacute lrsquoobscuriteacute Savinien la reconnutalors agrave la grosseur de ses nattes et agrave ses brillantsyeux bleus

― Et moi je quitte Paris sans regret pourvenir mrsquoenterrer agrave Nemours puisque jrsquoy re-trouve ma belle voisine dit-il Jrsquoespegravere mon-sieur le docteur que vous me recevrez chezvous  jrsquoaime la musique et je me souviensdrsquoavoir entendu le piano de mademoiselle Ur-sule

― Je ne sais pas monsieur dit gravementle docteur si madame votre megravere vous verraitavec plaisir chez un vieillard qui doit avoir pourcette chegravere enfant toute la sollicitude drsquounemegravere

Cette reacuteponse mesureacutee fit beaucoup pen-ser Savinien qui se souvint alors du baisersi leacutegegraverement envoyeacute La nuit eacutetait venue lachaleur eacutetait lourde Savinien et le docteursrsquoendormirent les premiers Ursule qui veillalong-temps en faisant des projets succombavers minuit Elle avait ocircteacute son petit chapeau depaille commune tresseacutee Sa tecircte couverte drsquounbonnet brodeacute se posa bientocirct sur lrsquoeacutepaule de

son parrain Au petit jour agrave Bouron Saviniensrsquoeacuteveilla le premier Il aperccedilut alors Ursule dansle deacutesordre ougrave les cahots avaient mis sa tecircte le bonnet srsquoeacutetait chiffonneacute retrousseacute  les nattesdeacuterouleacutees tombaient de chaque cocircteacute de ce vi-sage animeacute par la chaleur de la voiture  maisdans cette situation horrible pour les femmesauxquelles la toilette est neacutecessaire la jeunesseet la beauteacute triomphent Lrsquoinnocence a tou-jours un beau sommeil Les legravevres entrrsquoouverteslaissaient voir de jolies dents le chacircle deacutefaitpermettait de remarquer sans offenser Ursulesous les plis drsquoune robe de mousseline peintetoutes les gracircces du corsage Enfin la pureteacutede cette acircme vierge brillait sur cette physiono-mie et se laissait voir drsquoautant mieux qursquoaucuneautre expression ne la troublait Le vieux Mi-noret qui srsquoeacuteveilla replaccedila la tecircte de sa filledans le coin de la voiture pour qursquoelle fucirct plus agraveson aise  elle se laissa faire sans srsquoen apercevoirtant elle dormait profondeacutement apregraves toutes les

nuits employeacutees agrave penser au malheur de Savi-nien

― Pauvre petite  dit-il agrave son voisin elle dortcomme un enfant qursquoelle est

― Vous devez en ecirctre fier reprit Saviniencar elle paraicirct ecirctre aussi bonne qursquoelle est belle 

― Ah  crsquoest la joie de la maison Elle seraitma fille je ne lrsquoaimerais pas davantage Elle au-ra seize ans le 5 feacutevrier prochain Dieu veuilleque je vive assez pour la marier agrave un hommequi la rende heureuse Jrsquoai voulu la mener auspectacle agrave Paris ougrave elle venait pour la premiegraverefois  elle nrsquoa pas voulu le cureacute de Nemours lelui avait deacutefendu ― Mais lui ai-je dit quandtu seras marieacutee si ton mari veut trsquoy conduire ― Je ferai tout ce que deacutesirera mon mari mrsquoa-t-elle reacutepondu Srsquoil me demande quelque chosede mal et que je sois assez faible pour lui obeacuteiril sera chargeacute de ces fautes-lagrave devant Dieu  aussipuiserai-je la force de reacutesister dans son inteacuterecirctbien entendu

En entrant agrave Nemours agrave cinq heures dumatin Ursule srsquoeacuteveilla toute honteuse de sondeacutesordre et de rencontrer le regard pleindrsquoadmiration de Savinien Pendant lrsquoheure quela diligence mit agrave venir de Bouron ougrave ellesrsquoarrecircta quelques minutes le jeune hommesrsquoeacutetait eacutepris drsquoUrsule Il avait eacutetudieacute la candeurde cette acircme la beauteacute du corps la blancheurdu teint la finesse des traits le charme de lavoix qui avait prononceacute la phrase si courte etsi expressive ougrave la pauvre enfant disait tout enne voulant rien dire Enfin je ne sais quel pres-sentiment lui fit voir dans Ursule la femme quele docteur lui avait deacutepeinte en lrsquoencadrant drsquooravec ces mots magiques  sept agrave huit cent millefrancs 

― Dans trois ou quatre ans elle aura vingtans jrsquoen aurai vingt-sept  le bonhomme a par-leacute drsquoeacutepreuves de travail de bonne conduite Quelque fin qursquoil paraisse il finira par me direson secret

Les trois voisins se seacuteparegraverent en face de leursmaisons et Savinien mit de la coquetterie dansses adieux en lanccedilant agrave Ursule un regard pleinde sollicitations Madame de Portenduegravere lais-sa son fils dormir jusqursquoagrave midi Malgreacute la fa-tigue du voyage le docteur et Ursule allegraverentagrave la grandrsquomesse La deacutelivrance de Savinien etson retour en compagnie du docteur avaientexpliqueacute le but de son absence aux politiquesde la ville et aux heacuteritiers reacuteunis sur la placeen un conciliabule semblable agrave celui qursquoils y te-naient quinze jours auparavant Au grand eacuteton-nement des groupes agrave la sortie de la messe ma-dame de Portenduegravere arrecircta le vieux Minoretqui lui offrit le bras et la reconduisit La vieilledame voulait le prier agrave dicircner ainsi que sa pu-pille aujourdrsquohui mecircme en lui disant que mon-sieur le cureacute serait lrsquoautre convive

― Il aura voulu montrer Paris agrave Ursule ditMinoret-Levrault

― Peste  le bonhomme ne fait pas un passans sa petite bonne srsquoeacutecria Creacutemiegravere

― Pour que la bonne femme Portenduegravere luiait donneacute le bras il doit se passer des chosesbien intimes entre eux dit Massin

― Et vous nrsquoavez pas devineacute que votre onclea vendu ses rentes et deacutebloqueacute le petit Porten-duegravere  srsquoeacutecria Goupil Il avait refuseacute mon pa-tron mais il nrsquoa pas refuseacute sa patronne Ah vous ecirctes cuits Le vicomte proposera de faireun contrat au lieu drsquoune obligation et le doc-teur fera reconnaicirctre agrave son bijou de filleule parle mari tout ce qursquoil sera neacutecessaire de donnerpour conclure une pareille alliance

― Ce ne serait pas une maladresse que demarier Ursule avec monsieur Savinien ditle boucher La vieille dame donne agrave dicircneraujourdrsquohui agrave monsieur Minoret Tiennette estvenue degraves cinq heures me retenir un filet debœuf

― Eh  bien Dionis il se fait de belle be-sogne  dit Massin en courant au-devant dunotaire qui venait sur la place

― Eh  bien quoi  tout va bien reacutepliqua lenotaire Votre oncle a vendu ses rentes et ma-dame de Portenduegravere mrsquoa prieacute de passer chezelle pour signer une obligation de cent millefrancs hypotheacutequeacutes sur ses biens et precircteacutes parvotre oncle

― Oui  mais si les jeunes gens allaient se ma-rier 

― Crsquoest comme si vous me disiez que Goupilest mon successeur reacutepondit le notaire

― Les deux choses ne sont pas impossiblesdit Goupil

En revenant de la messe la vieille dame fitdire par Tiennette agrave son fils de passer chez elle

Cette petite maison avait trois chambres aupremier eacutetage Celle de madame de Porten-duegravere et celle de feu son mari se trouvaient dumecircme cocircteacute seacutepareacutees par un grand cabinet de

toilette qursquoeacuteclairait un jour de souffrance etreacuteunies par une petite antichambre qui donnaitsur lrsquoescalier La fenecirctre de lrsquoautre chambre ha-biteacutee de tout temps par Savinien eacutetait commecelle de son pegravere sur la rue Lrsquoescalier se deacuteve-loppait derriegravere de maniegravere agrave laisser pour cettechambre un petit cabinet eacuteclaireacute par un œil-de-bœuf sur la cour La chambre de madame dePortenduegravere la plus triste de toute la maisonavait vue sur la cour  mais la veuve passait savie dans la salle au rez-de-chausseacutee qui com-muniquait par un passage avec la cuisine bacirctieau fond de la cour  en sorte que cette salle ser-vait agrave la fois de salon et de salle agrave manger Cettechambre de feu monsieur de Portenduegravere res-tait dans lrsquoeacutetat ougrave elle fut au jour de sa mort il nrsquoy avait que le deacutefunt de moins Madamede Portenduegravere avait fait elle-mecircme le lit enmettant dessus lrsquohabit de capitaine de vaisseaulrsquoeacutepeacutee le cordon rouge les ordres et le chapeaude son mari La tabatiegravere drsquoor dans laquelle le

vicomte prisa pour la derniegravere fois se trouvaitsur la table de nuit avec son livre de priegraveresavec sa montre et la tasse dans laquelle il avaitbu Ses cheveux blancs encadreacutes et disposeacutes enune seule megraveche rouleacutee eacutetaient suspendus au-dessus du crucifix agrave beacutenitier placeacute dans lrsquoalcocircveEnfin les babioles dont il se servait ses jour-naux ses meubles son crachoir hollandais salongue-vue de campagne accrocheacutee agrave sa chemi-neacutee rien nrsquoy manquait La veuve avait arrecircteacute levieux cartel agrave lrsquoheure de la mort qursquoil indiquaitainsi agrave jamais On y sentait encore la poudreet le tabac du deacutefunt Le foyer eacutetait comme illrsquoavait laisseacute Entrer lagrave crsquoeacutetait le revoir en re-trouvant toutes les choses qui parlaient de seshabitudes Sa grande canne agrave pomme drsquoor res-tait ougrave il lrsquoavait poseacutee ainsi que ses gros gants dedaim tout aupregraves Sur la console brillait un vasedrsquoor grossiegraverement sculpteacute mais drsquoune valeurde mille eacutecus offert par la Havane que lors dela guerre de lrsquoindeacutependance ameacutericaine il avait

preacuteserveacutee drsquoune attaque des Anglais en se bat-tant contre des forces supeacuterieures apregraves avoirfait entrer agrave bon port le convoi qursquoil proteacutegeaitPour le reacutecompenser le roi drsquoEspagne lrsquoavaitfait chevalier de ses ordres Porteacute pour ce faitdans la premiegravere promotion au grade de chefdrsquoescadre il eut le cordon rouge Sucircr alors dela premiegravere vacance il eacutepousa sa femme richede deux cent mille francs Mais la Reacutevolutionempecirccha la promotion et monsieur de Porten-duegravere eacutemigra

― Ougrave est ma megravere  dit Savinien agrave Tiennette― Elle vous attend dans la chambre de votre

pegravere reacutepondit la vieille servante bretonne

Savinien ne put retenir un tressaillement Ilconnaissait la rigiditeacute des principes de sa megravereson culte de lrsquohonneur sa loyauteacute sa foi dansla noblesse et il preacutevit une scegravene Aussi alla-t-il comme agrave un assaut le cœur agiteacute le visagepresque pacircle Dans le demi-jour qui filtrait agravetravers les persiennes il aperccedilut sa megravere vecirctuede noir et qui avait arboreacute un air solennel enharmonie avec cette chambre mortuaire

― Monsieur le vicomte lui dit-elle en levoyant se levant et lui saisissant la main pourlrsquoamener devant le lit paternel lagrave a expireacute votrepegravere homme drsquohonneur mort sans avoir unreproche agrave se faire Son esprit est lagrave Certesil a ducirc geacutemir lagrave-haut en apercevant son filssouilleacute par un emprisonnement pour dettesSous lrsquoancienne monarchie on vous eucirct eacutepar-gneacute cette tache de boue en sollicitant une lettrede cachet et vous enfermant pour quelquesjours dans une prison drsquoEacutetat Mais enfin vousvoilagrave devant votre pegravere qui vous entend Vous

qui savez tout ce que vous avez fait avant drsquoallerdans cette ignoble prison pouvez-vous me ju-rer devant cette ombre et devant Dieu qui voittout que vous nrsquoavez commis aucune actiondeacuteshonorante que vos dettes ont eacuteteacute la suitede lrsquoentraicircnement de la jeunesse et qursquoenfinlrsquohonneur est sauf  Si votre irreacuteprochable pegravereeacutetait lagrave vivant dans ce fauteuil srsquoil vous deman-dait compte de votre conduite apregraves vous avoireacutecouteacute vous embrasserait-il 

― Oui ma megravere dit le jeune homme avecune graviteacute pleine de respect

Elle ouvrit alors ses bras et serra son fils surson cœur en versant quelques larmes

― Oublions donc tout dit-elle ce nrsquoest quelrsquoargent de moins je prierai Dieu qursquoil nous lefasse retrouver et puisque tu es toujours dignede ton nom embrasse-moi car jrsquoai bien souf-fert 

― Je jure ma chegravere megravere dit-il en eacutetendantla main sur ce lit de ne plus te donner le

moindre chagrin de ce genre et de tout fairepour reacuteparer mes premiegraveres fautes

― Viens deacutejeuner mon enfant dit-elle ensortant de la chambre

Srsquoil faut appliquer les lois de la Scegravene au Reacute-cit lrsquoarriveacutee de Savinien en introduisant agrave Ne-mours le seul personnage qui manquacirct encoreagrave ceux qui doivent ecirctre en preacutesence dans ce pe-tit drame termine ici lrsquoexposition

DEUXIEgraveME PARTIE

LA SUCCESSION MINORET

Lrsquoaction commenccedila par le jeu drsquoun ressorttellement useacute dans la vieille comme dans lanouvelle litteacuterature que personne ne pourraitcroire agrave ses effets en 1829 srsquoil ne srsquoagissait pasdrsquoune vieille Bretonne drsquoune Kergaroueumlt drsquouneeacutemigreacutee  Mais hacirctons-nous de le reconnaicirctre en 1829 la noblesse avait reconquis dans lesmœurs un peu du terrain perdu dans la poli-tique Drsquoailleurs le sentiment qui gouverne lesgrands parents degraves qursquoil srsquoagit des convenancesmatrimoniales est un sentiment impeacuterissablelieacute tregraves-eacutetroitement agrave lrsquoexistence des socieacuteteacutesciviliseacutees et puiseacute dans lrsquoesprit de famille Ilregravegne agrave Genegraveve comme agrave Vienne comme agraveNemours ougrave Zeacutelie Levrault refusait naguegravereagrave son fils de consentir agrave son mariage avec la

fille drsquoun bacirctard Neacuteanmoins toute loi socialea ses exceptions Savinien pensait donc agrave faireplier lrsquoorgueil de sa megravere devant la noblesseinneacutee drsquoUrsule Lrsquoengagement eut lieu sur-le-champ Degraves que Savinien fut attableacute sa megraverelui parla des lettres horribles selon elle queles Kergaroueumlt et les Portenduegravere lui avaienteacutecrites

― Il nrsquoy a plus de Famille aujourdrsquohui mamegravere lui reacutepondit Savinien il nrsquoy a plus que desindividus  Les nobles ne sont plus solidairesAujourdrsquohui on ne vous demande pas si vousecirctes un Portenduegravere si vous ecirctes brave si vousecirctes homme drsquoEacutetat tout le monde vous dit Combien payez-vous de contributions 

― Et le roi  demanda la vieille dame― Le roi se trouve pris entre les deux

Chambres comme un homme entre sa femmeleacutegitime et sa maicirctresse Aussi dois-je me ma-rier avec une fille riche agrave quelque familleqursquoelle appartienne avec la fille drsquoun paysan si

elle a un million de dot et si elle est suffisam-ment bien eacuteleveacutee crsquoest-agrave-dire si elle sort drsquounpensionnat

― Ceci est autre chose  fit la vieille dameSavinien fronccedila les sourcils en entendant

cette parole Il connaissait cette volonteacute grani-tique appeleacutee lrsquoentecirctement breton qui distin-guait sa megravere et voulut savoir aussitocirct son opi-nion sur ce point deacutelicat

― Ainsi dit-il si jrsquoaimais une jeune per-sonne comme par exemple la pupille de notrevoisin la petite Ursule vous vous opposeriezdonc agrave mon mariage 

― Tant que je vivrai dit-elle Apregraves ma morttu seras seul responsable de lrsquohonneur et dusang des Portenduegravere et des Kergaroueumlt

― Ainsi vous me laisseriez mourir de faim etde deacutesespoir pour une chimegravere qui ne devientaujourdrsquohui une reacutealiteacute que par le lustre de lafortune

― Tu servirais la France et tu te fierais agraveDieu 

― Vous ajourneriez mon bonheur au lende-main de votre mort 

― Ce serait horrible de ta part voilagrave tout― Louis XIV a failli eacutepouser la niegravece de Ma-

zarin un parvenu― Mazarin lui-mecircme srsquoy est opposeacute― Et la veuve de Scarron ― Crsquoeacutetait une drsquoAubigneacute  Drsquoailleurs le ma-

riage a eacuteteacute secret Mais je suis bien vieille monfils dit-elle en hochant la tecircte Quand je ne se-rai plus vous vous marierez agrave votre fantaisie

Savinien aimait et respectait agrave la fois sa megravere il opposa sur-le-champ mais silencieusementagrave lrsquoentecirctement de la vieille Kergaroueumlt un en-tecirctement eacutegal et reacutesolut de ne jamais avoirdrsquoautre femme qursquoUrsule agrave qui cette oppositiondonna comme il arrive toujours en semblableoccurrence le meacuterite de la chose deacutefendue

Lorsque apregraves vecircpres le docteur Minoret etUrsule mise en blanc et rose entregraverent danscette froide salle lrsquoenfant fut saisie drsquoun trem-blement nerveux comme si elle se fucirct trouveacuteeen preacutesence de la reine de France et qursquoelle eucirctune gracircce agrave lui demander Depuis son explica-tion avec le docteur cette petite maison avaitpris les proportions drsquoun palais et la vieilledame toute la valeur sociale qursquoune duchessedevait avoir au Moyen Acircge aux yeux de lafille drsquoun vilain Jamais Ursule ne mesura plusdeacutesespeacutereacutement qursquoen ce moment la distancequi seacuteparait un vicomte de Portenduegravere de lafille drsquoun capitaine de musique ancien chan-teur aux Italiens fils naturel drsquoun organiste etdont lrsquoexistence tenait aux bonteacutes drsquoun meacutede-cin

― Qursquoavez-vous mon enfant  lui dit lavieille dame en la faisant asseoir pregraves drsquoelle

― Madame je suis confuse de lrsquohonneur quevous daignez me faire

― Heacute  ma petite reacutepliqua madame de Por-tenduegravere de son ton le plus aigre je sais com-bien votre tuteur vous aime et veux lui ecirctreagreacuteable car il mrsquoa rameneacute lrsquoenfant prodigue

― Mais ma chegravere megravere dit Savinien atteintau cœur en voyant la vive rougeur drsquoUrsule etla contraction horrible par laquelle elle reacuteprimases larmes quand mecircme vous nrsquoauriez aucuneobligation agrave monsieur le chevalier Minoret ilme semble que nous pourrions toujours ecirctreheureux du plaisir que mademoiselle veut biennous donner en acceptant votre invitation Etle jeune gentilhomme serra la main du docteurdrsquoune faccedilon significative en ajoutant  ― Vousportez monsieur lrsquoordre de Saint-Michel leplus vieil ordre de France et qui confegravere tou-jours la noblesse

Lrsquoexcessive beauteacute drsquoUrsule agrave qui son amourpresque sans espoir avait precircteacute depuis quelquesjours cette profondeur que les grands peintresont imprimeacutee agrave ceux de leurs portraits ougrave

lrsquoacircme est fortement mise en relief avait soudainfrappeacute madame de Portenduegravere en lui faisantsoupccedilonner un calcul drsquoambitieux sous la geacute-neacuterositeacute du docteur Aussi la phrase agrave laquellereacutepondait alors Savinien fut-elle dite avec uneintention qui blessa le vieillard en ce qursquoil avaitde plus cher  mais il ne put reacuteprimer un sourireen srsquoentendant nommer chevalier par Savinienet reconnut dans cette exageacuteration lrsquoaudace desamoureux qui ne reculent devant aucun ridi-cule

― Lrsquoordre de Saint-Michel qui jadis fit com-mettre tant de folies pour ecirctre obtenu est tom-beacute monsieur le vicomte reacutepondit lrsquoancien meacute-decin du roi comme sont tombeacutes tant de privi-leacuteges  Il ne se donne plus aujourdrsquohui qursquoagrave desmeacutedecins agrave de pauvres artistes Aussi les roisont-ils bien fait de le reacuteunir agrave celui de Saint-Lazare qui je crois eacutetait un pauvre diable rap-peleacute agrave la vie par un miracle  Sous ce rapport

lrsquoordre de Saint-Michel et Saint-Lazare seraitpour nous un symbole

Apregraves cette reacuteponse agrave la fois empreinte demoquerie et de digniteacute le silence reacutegna sans quepersonne le voulucirct rompre et il eacutetait devenu gecirc-nant quand on frappa

― Voici notre cher cureacute dit la vieille damequi se leva laissant Ursule seule et allant au-devant de lrsquoabbeacute Chaperon honneur qursquoellenrsquoavait fait ni agrave Ursule ni au docteur

Le vieillard sourit en regardant tour agrave tour sapupille et Savinien Se plaindre des maniegraveres demadame de Portenduegravere ou srsquoen offenser eacutetaitun eacutecueil sur lequel un homme drsquoun petit espritaurait toucheacute  mais Minoret avait trop drsquoacquispour ne pas lrsquoeacuteviter  il se mit agrave causer avec levicomte du danger que courait alors CharlesX apregraves avoir confieacute la direction des affairesau prince de Polignac Lorsqursquoil y eut assez detemps eacutecouleacute pour qursquoen parlant drsquoaffaires ledocteur nrsquoeucirct point lrsquoair de se venger il preacutesen-

ta presque en plaisantant agrave la vieille dame lesdossiers de poursuites et les meacutemoires acquitteacutesqui appuyaient un compte fait par son notaire

― Mon fils lrsquoa reconnu  dit-elle en jetant agraveSavinien un regard auquel il reacutepondit en incli-nant la tecircte Eh  bien crsquoest lrsquoaffaire de Dionisajouta-t-elle en repoussant les papiers et trai-tant cette affaire avec le deacutedain qursquoagrave ses yeuxmeacuteritait lrsquoargent

Rabaisser la richesse crsquoeacutetait dans les ideacuteesde madame de Portenduegravere eacutelever la Noblesseet ocircter toute son importance agrave la BourgeoisieQuelques instants apregraves Goupil vint de la partde son patron demander les comptes entre Sa-vinien et monsieur Minoret

― Et pourquoi  dit la vieille dame― Pour en faire la base de lrsquoobligation il nrsquoy

a pas deacutelivrance drsquoespegraveces reacutepondit le premierclerc en jetant autour de lui des regards effron-teacutes

Ursule et Savinien qui pour la premiegravere foiseacutechangegraverent un coup drsquoœil avec cet horriblepersonnage eacuteprouvegraverent la sensation que causeun crapaud mais aggraveacutee par un sinistre pres-sentiment Tous deux ils eurent cette indeacutefi-nissable et confuse vision de lrsquoavenir sans nomdans la langue mais qui serait explicable parune action de lrsquoecirctre inteacuterieur dont avait parleacutele swedenborgiste au docteur Minoret La cer-titude que ce venimeux Goupil leur serait fatalfit trembler Ursule mais elle se remit de sontrouble en sentant un indicible plaisir agrave voir Sa-vinien partageant son eacutemotion

― Il nrsquoest pas beau le clerc de monsieur Dio-nis  dit Savinien quand Goupil eut fermeacute laporte

― Et qursquoest-ce que cela fait que ces gens-lagravesoient beaux ou laids  dit madame de Porten-duegravere

― Je ne lui en veux pas de sa laideur repritle cureacute mais de sa meacutechanceteacute qui passe lesbornes  il y met de la sceacuteleacuteratesse

Malgreacute son deacutesir drsquoecirctre aimable le docteurdevint digne et froid Les deux amoureux furentgecircneacutes Sans la bonhomie de lrsquoabbeacute Chaperondont la gaieteacute douce anima le dicircner la situationdu docteur et de sa pupille eucirct eacuteteacute presque into-leacuterable Au dessert en voyant pacirclir [palir] Ur-sule il lui dit  ― Si tu ne te trouves pas bienmon enfant tu nrsquoas que la rue agrave traverser

― Qursquoavez-vous mon cœur  dit la vieilledame agrave la jeune fille

― Heacutelas  madame reprit seacutevegraverement le doc-teur son acircme a froid habitueacutee comme elle lrsquoestagrave ne rencontrer que des sourires

― Une bien mauvaise eacuteducation monsieurle docteur dit madame de Portenduegravere Nrsquoest-ce pas monsieur le cureacute 

― Oui madame reacutepondit Minoret en jetantun regard au cureacute qui se trouva sans parole Jrsquoai

rendu je le vois la vie impossible agrave cette na-ture angeacutelique si elle devait aller dans le monde mais je ne mourrai pas sans lrsquoavoir mise agrave lrsquoabride la froideur de lrsquoindiffeacuterence ou de la haine

― Mon parrain  je vous en prie  assez Jene souffre pas ici dit-elle en affrontant le regardde madame de Portenduegravere plutocirct que de don-ner trop de signification agrave ses paroles en regar-dant Savinien

― Je ne sais pas madame dit alors Savinienagrave sa megravere si mademoiselle Ursule souffre maisje sais que vous me mettez au supplice

En entendant ce mot arracheacute par les faccedilonsde sa megravere agrave ce geacuteneacutereux jeune homme Ur-sule pacirclit et pria madame de Portenduegravere delrsquoexcuser  elle se leva prit le bras de son tuteursalua sortit revint chez elle entra preacutecipitam-ment dans le salon de son parrain ougrave elle srsquoassitpregraves de son piano mit sa tecircte dans ses mains etfondit en larmes

― Pourquoi ne laisses-tu pas la conduite detes sentiments agrave ma vieille expeacuterience cruelleenfant  srsquoeacutecria le docteur au deacutesespoir Lesnobles ne se croient jamais obligeacutes par nousautres bourgeois En les servant nous faisonsnotre devoir voilagrave tout Drsquoailleurs la vieilledame a vu que Savinien te regardait avec plai-sir elle a peur qursquoil ne trsquoaime

― Enfin il est sauveacute  dit-elle Mais essayerdrsquohumilier un homme comme vous 

― Attends-moi ma petiteQuand le docteur revint chez madame de

Portenduegravere il y trouva Dionis accompagneacute demessieurs Bongrand et Levrault le maire teacute-moins exigeacutes par la loi pour la validiteacute des actespasseacutes dans les communes ougrave il nrsquoexiste qursquounnotaire Minoret prit agrave part monsieur Dionis etlui dit un mot agrave lrsquooreille apregraves lequel le notairefit la lecture de lrsquoobligation  madame de Por-tenduegravere y donnait une hypothegraveque sur tous sesbiens jusqursquoau remboursement des cent mille

francs precircteacutes par le docteur au vicomte et lesinteacuterecircts y eacutetaient stipuleacutes agrave cinq pour cent Agrave lalecture de cette clause le cureacute regarda Minoretqui reacutepondit agrave lrsquoabbeacute par un leacuteger coup de tecircteapprobatif Le pauvre precirctre alla dire agrave lrsquooreillede sa peacutenitente quelques mots auxquels elle reacute-pondit agrave mi-voix  ― Je ne veux rien devoir agrave cesgens-lagrave

― Ma megravere monsieur me laisse le beau rocircledit Savinien au docteur  elle vous rendra toutlrsquoargent et me charge de la reconnaissance

― Mais il vous faudra trouver onze millefrancs la premiegravere anneacutee agrave cause des frais ducontrat reprit le cureacute

― Monsieur dit Minoret agrave Dionis commemonsieur et madame de Portenduegravere sont horsdrsquoeacutetat de payer lrsquoenregistrement joignez lesfrais de lrsquoacte au capital je vous les payerai

Dionis fit des renvois et le capital fut alorsfixeacute agrave cent sept mille francs Quant tout fut si-gneacute Minoret preacutetexta de sa fatigue pour se re-

tirer en mecircme temps que le notaire et les teacute-moins

― Madame dit le cureacute qui resta seul avec levicomte pourquoi choquer cet excellent mon-sieur Minoret qui vous a sauveacute cependant aumoins vingt-cinq mille francs agrave Paris et qui aeu la deacutelicatesse drsquoen laisser vingt mille agrave votrefils pour ses dettes drsquohonneur 

― Votre Minoret est un sournois dit-elle enprenant une pinceacutee de tabac il sait bien ce qursquoilfait

― Ma megravere croit qursquoil veut mrsquoobliger agrave eacutepou-ser sa pupille en englobant notre ferme commesi lrsquoon pouvait forcer un Portenduegravere fils drsquouneKergaroueumlt agrave se marier contre son greacute

Une heure apregraves Savinien se preacutesenta chezle docteur ougrave les heacuteritiers se trouvaient ameneacutespar la curiositeacute Lrsquoapparition du jeune vicomteproduisit une sensation drsquoautant plus vive quechez chacun des assistants elle excita des eacutemo-tions diffeacuterentes Mesdemoiselles Creacutemiegravere et

Massin chuchotegraverent en regardant Ursule quirougissait Les megraveres dirent agrave Deacutesireacute que Gou-pil pouvait bien avoir raison agrave lrsquoeacutegard de cemariage Les yeux de toutes les personnes preacute-sentes se tournegraverent alors sur le docteur qui nese leva point pour recevoir le gentilhomme et secontenta de le saluer par une inclination de tecirctesans quitter le cornet car il faisait une partie detrictrac avec monsieur Bongrand Lrsquoair froid dudocteur surprit tout le monde

― Ursule mon enfant dit-il fais-nous unpeu de musique

En voyant la jeune fille heureuse drsquoavoir unecontenance sauter sur lrsquoinstrument et remuerles volumes relieacutes en vert les heacuteritiers acce-ptegraverent avec des deacutemonstrations de plaisir lesupplice et le silence qui allaient leur ecirctre infli-geacutes tant ils tenaient agrave savoir ce qui se tramaitentre leur oncle et les Portenduegravere

Il arrive souvent qursquoun morceau pauvre enlui-mecircme mais exeacutecuteacute par une jeune fille sous

lrsquoempire drsquoun sentiment profond fasse plusdrsquoimpression qursquoune grande ouverture pom-peusement dite par un orchestre habile Il existeen toute musique outre la penseacutee du composi-teur lrsquoacircme de lrsquoexeacutecutant qui par un privilegravegeacquis seulement agrave cet art peut donner du senset de la poeacutesie agrave des phrases sans grande va-leur Chopin prouve aujourdrsquohui pour lrsquoingratpiano la veacuteriteacute de ce fait deacutejagrave deacutemontreacute par Pa-ganini pour le violon Ce beau geacutenie est moinsun musicien qursquoune acircme qui se rend sensibleet qui se communiquerait par toute espegravece demusique mecircme par de simples accords Par sasublime et peacuterilleuse organisation Ursule ap-partenait agrave cette eacutecole de geacutenies si rares  maisle vieux Schmucke le maicirctre qui venait chaquesamedi et qui pendant le seacutejour drsquoUrsule agrave Pa-ris la vit tous les jours avait porteacute le talentde son eacutelegraveve agrave toute sa perfection Le Songede Rousseau morceau choisi par Ursule unedes compositions de la jeunesse drsquoHeacuterold ne

manque pas drsquoailleurs drsquoune certaine profon-deur qui peut se deacutevelopper agrave lrsquoexeacutecution  elle yjeta les sentiments qui lrsquoagitaient et justifia bienle titre de Caprice que porte ce fragment Parun jeu agrave la fois suave et recircveur son acircme par-lait agrave lrsquoacircme du jeune homme et lrsquoenveloppaitcomme drsquoun nuage par des ideacutees presque vi-sibles Assis au bout du piano le coude appuyeacutesur le couvercle et la tecircte dans sa main gaucheSavinien admirait Ursule dont les yeux arrecircteacutessur la boiserie semblaient interroger un mondemysteacuterieux On serait devenu profondeacutementamoureux agrave moins Les sentiments vrais ontleur magneacutetisme et Ursule voulait en quelquesorte montrer son acircme comme une coquettese pare pour plaire Savinien peacuteneacutetra donc dansce deacutelicieux royaume entraicircneacute par ce cœurqui pour srsquointerpreacuteter lui-mecircme empruntait lapuissance du seul art qui parle agrave la penseacutee parla penseacutee mecircme sans le secours de la paroledes couleurs ou de la forme La candeur a sur

lrsquohomme le mecircme pouvoir que lrsquoenfance elle ena les attraits et les irreacutesistibles seacuteductions  orjamais Ursule ne fut plus candide qursquoen ce mo-ment ougrave elle naissait agrave une nouvelle vie Le cureacutevint arracher le gentilhomme agrave son recircve en luidemandant de faire le quatriegraveme au whist Ur-sule continua de jouer les heacuteritiers partirent agravelrsquoexception de Deacutesireacute qui cherchait agrave connaicirctreles intentions de son grand-oncle du vicomteet drsquoUrsule

― Vous avez autant de talent que drsquoacircme ma-demoiselle dit Savinien quand la jeune fille fer-ma son piano pour venir srsquoasseoir agrave cocircteacute de sonparrain Quel est donc votre maicirctre 

― Un Allemand logeacute preacuteciseacutement aupregraves dela rue Dauphine sur le quai Conti dit le doc-teur Srsquoil nrsquoavait pas donneacute tous les jours uneleccedilon agrave Ursule pendant notre seacutejour agrave Paris ilserait venu ce matin

― Crsquoest non-seulement un grand musiciendit Ursule mais un homme adorable de naiumlve-teacute

― Ces leccedilons-lagrave doivent coucircter cher srsquoeacutecriaDeacutesireacute

Un sourire drsquoironie fut eacutechangeacute par lesjoueurs Quand la partie se termina le doc-teur soucieux jusqursquoalors prit en regardant Sa-vinien lrsquoair drsquoun homme peineacute drsquoavoir agrave remplirune obligation

― Monsieur lui dit-il je vous sais beaucoupde greacute du sentiment qui vous a porteacute agrave me fairesi promptement visite  mais madame votremegravere me suppose des arriegravere-penseacutees tregraves-peunobles et je lui donnerais le droit de les croirevraies si je ne vous priais pas de ne plus venirme voir malgreacute lrsquohonneur que me feraient vosvisites et le plaisir que jrsquoaurais agrave cultiver votresocieacuteteacute Mon honneur et mon repos exigent quenous cessions toute relation de voisinage Ditesagrave madame votre megravere que si je ne vais point la

prier de nous faire lrsquohonneur agrave ma pupille etagrave moi drsquoaccepter agrave dicircner dimanche prochaincrsquoest agrave cause de la certitude ougrave je suis qursquoelle se-rait indisposeacutee ce jour-lagrave

Le vieillard tendit la main au jeune vicomtequi la lui serra respectueusement en lui disant ― Vous avez raison monsieur  Et il se retiranon sans faire agrave Ursule un salut qui reacuteveacutelait plusde meacutelancolie que de deacutesappointement

Deacutesireacute sortit en mecircme temps que le gentil-homme  mais il lui fut impossible drsquoeacutechangerun mot car Savinien se preacutecipita chez lui

Le deacutesaccord des Portenduegravere et du doc-teur Minoret deacutefraya pendant deux jours laconversation des heacuteritiers qui rendirent hom-mage au geacutenie de Dionis et regardegraverent alorsleur succession comme sauveacutee Ainsi dans unsiegravecle ougrave les rangs se nivellent ougrave la manie delrsquoeacutegaliteacute met de plain-pied tous les individuset menace tout jusqursquoagrave la subordination mi-litaire dernier retranchement du pouvoir en

France  ougrave par conseacutequent les passions nrsquoontplus drsquoautres obstacles agrave vaincre que les an-tipathies personnelles ou le deacutefaut drsquoeacutequilibreentre les fortunes lrsquoobstination drsquoune vieilleBretonne et la digniteacute du docteur Minoret eacutele-vaient entre ces deux amants des barriegraveres des-tineacutees comme autrefois moins agrave deacutetruire qursquoagravefortifier lrsquoamour Pour un homme passionneacutetoute femme vaut ce qursquoelle lui coucircte  or Sa-vinien apercevait une lutte des efforts des in-certitudes qui lui rendaient deacutejagrave cette jeune fillechegravere  il voulait la conqueacuterir Peut-ecirctre nos sen-timents obeacuteissent-ils aux lois de la nature surla dureacutee de ses creacuteations  agrave longue vie longueenfance 

Le lendemain matin en se levant Ursule etSavinien eurent une mecircme penseacutee Cette en-tente ferait naicirctre lrsquoamour si elle nrsquoen eacutetait pasdeacutejagrave la plus deacutelicieuse preuve Lorsque la jeunefille eacutecarta leacutegegraverement ses rideaux afin de don-ner agrave ses yeux lrsquoespace strictement neacutecessaire

pour voir chez Savinien elle aperccedilut la figure deson amant au-dessus de lrsquoespagnolette en faceQuand on songe aux immenses services querendent les fenecirctres aux amoureux il sembleassez naturel drsquoen faire lrsquoobjet drsquoune contribu-tion Apregraves avoir ainsi protesteacute contre la du-reteacute de son parrain Ursule laissa retomber lesrideaux et ouvrit ses fenecirctres pour fermer sespersiennes agrave travers lesquelles elle pourrait deacute-sormais voir sans ecirctre vue Elle monta bien septou huit fois pendant la journeacutee agrave sa chambre ettrouva toujours le jeune vicomte eacutecrivant deacute-chirant des papiers et recommenccedilant agrave eacutecrire agraveelle sans doute 

Le lendemain matin au reacuteveil drsquoUrsule laBougival lui monta la lettre suivante

Agrave MADEMOISELLE URSULE

laquo Mademoiselle

raquo Je ne me fais point illusion sur la deacutefianceque doit inspirer un jeune homme qui srsquoestmis dans la position drsquoougrave je ne suis sorti quepar lrsquointervention de votre tuteur  il me fautdonner deacutesormais plus de garanties que toutautre  aussi mademoiselle est-ce avec une pro-fonde humiliteacute que je me mets agrave vos piedspour vous avouer mon amour Cette deacuteclara-tion nrsquoest pas dicteacutee par une passion  elle vientdrsquoune certitude qui embrasse la vie entiegravere Unefolle passion pour ma jeune tante madamede Kergaroueumlt mrsquoa jeteacute en prison ne trou-verez-vous pas une marque de sincegravere amourdans la complegravete disparition de mes souvenirset de cette image effaceacutee de mon cœur par lavocirctre  Degraves que je vous ai vue endormie et sigracieuse dans votre sommeil drsquoenfant agrave Bou-ron vous avez occupeacute mon acircme en reine quiprend possession de son empire Je ne veux pasdrsquoautre femme que vous Vous avez toutes lesdistinctions que je souhaite dans celle qui doit

porter mon nom Lrsquoeacuteducation que vous avezreccedilue et la digniteacute de votre cœur vous mettent agravela hauteur des situations les plus eacuteleveacutees Maisje doute trop de moi-mecircme pour essayer devous bien peindre agrave vous-mecircme je ne puis quevous aimer Apregraves vous avoir entendue hier jeme suis souvenu de ces phrases qui semblenteacutecrites pour vous 

laquo Faite pour attirer les cœurs et charmer lesyeux agrave la fois douce et indulgente spirituelleet raisonnable polie comme si elle avait passeacutesa vie dans les cours simple comme le solitairequi nrsquoa jamais connu le monde le feu de sonacircme est tempeacutereacute dans ses yeux par une divinemodestie raquo

raquo Jrsquoai senti le prix de cette belle acircme qui se reacute-vegravele en vous dans les plus petites choses Voi-lagrave ce qui me donne la hardiesse de vous de-mander si vous nrsquoaimez encore personne de

me laisser vous prouver par mes soins et parma conduite que je suis digne de vous Il srsquoagitde ma vie vous ne pouvez douter que toutesmes forces ne soient employeacutees non-seulementagrave vous plaire mais encore agrave meacuteriter votre es-time qui peut tenir lieu de celle de toute la terreAvec cet espoir Ursule et si vous me permet-tez de vous nommer dans mon cœur commeune adoreacutee Nemours sera pour moi le paradiset les plus difficiles entreprises ne mrsquooffrirontque des jouissances qui vous seront rappor-teacutees comme on rapporte tout agrave Dieu Dites-moidonc que je puis me dire

raquo Votre SAVINIEN raquoUrsule baisa cette lettre  puis apregraves lrsquoavoir

relue et tenue avec des mouvements insenseacuteselle srsquohabilla pour aller la montrer agrave son parrain

― Mon Dieu  jrsquoai failli sortir sans faire mespriegraveres dit-elle en rentrant pour srsquoagenouiller agraveson prie-Dieu

Quelques instants apregraves elle descendit aujardin et y trouva son tuteur agrave qui elle fit lire lalettre de Savinien Tous deux ils srsquoassirent surle banc sous le massif de plantes grimpantesen face du pavillon chinois  Ursule attendaitun mot du vieillard et le vieillard reacutefleacutechissaitbeaucoup trop long-temps pour une fille impa-tiente Enfin de leur entretien secret il reacutesulta lalettre suivante que le docteur avait sans douteen partie dicteacutee

laquo Monsieur

raquo Je ne puis ecirctre que fort honoreacutee de la lettrepar laquelle vous mrsquooffrez votre main  maisagrave mon acircge et drsquoapregraves les lois de mon eacuteduca-tion jrsquoai ducirc la communiquer agrave mon tuteurqui est toute ma famille et que jrsquoaime agrave la foiscomme un pegravere et comme un ami Voici doncles cruelles objections qursquoil mrsquoa faites et quidoivent me servir de reacuteponse

raquo Je suis monsieur le vicomte une pauvrefille dont la fortune agrave venir deacutepend entiegraverementnon-seulement des bons vouloirs de mon par-rain mais encore des mesures chanceuses qursquoilprendra pour eacuteluder les mauvais vouloirs deses heacuteritiers agrave mon eacutegard Quoique fille leacutegi-time de Joseph Miroueumlt capitaine de musiqueau 45e reacutegiment drsquoinfanterie  comme il est lebeau-fregravere naturel de mon tuteur on pourraitquoique sans raison faire un procegraves agrave une jeunefille qui resterait sans deacutefense Vous voyezmonsieur que mon peu de fortune nrsquoest pasmon plus grand malheur Jrsquoai bien des raisonsdrsquoecirctre humble Crsquoest pour vous et non pourmoi que je vous soumets de pareilles observa-tions qui sont souvent drsquoun poids leacuteger pourdes cœurs aimants et deacutevoueacutes Mais consideacuterezaussi monsieur que si je ne vous les soumettaispas je serais soupccedilonneacutee de vouloir faire passervotre tendresse par-dessus des obstacles que lemonde et surtout votre megravere trouveraient in-

vincibles Jrsquoaurai seize ans dans quatre moisPeut-ecirctre reconnaicirctrez-vous que nous sommeslrsquoun et lrsquoautre trop jeunes et trop inexpeacuterimen-teacutes pour combattre les misegraveres drsquoune vie com-menceacutee sans autre fortune que ce que je tiensde la bonteacute de feu monsieur de Jordy Mon tu-teur deacutesire drsquoailleurs ne pas me marier avantque jrsquoaie atteint vingt ans Qui sait ce que le sortvous reacuteserve durant ces quatre anneacutees les plusbelles de votre vie  ne la brisez donc pas pourune pauvre fille

raquo Apregraves vous avoir exposeacute monsieur les rai-sons de mon cher tuteur qui loin de srsquoopposeragrave mon bonheur veut y contribuer de toutesses forces et souhaite voir sa protection bientocirctdeacutebile remplaceacutee par une tendresse eacutegale agrave lasienne  il me reste agrave vous dire combien je suistoucheacutee et de votre offre et des compliments af-fectueux qui lrsquoaccompagnent La prudence quidicte cette reacuteponse est drsquoun vieillard agrave qui lavie est bien connue  mais la reconnaissance que

je vous exprime est drsquoune jeune fille agrave qui nulautre sentiment nrsquoest entreacute dans lrsquoacircme

raquo Ainsi monsieur je puis me dire en touteveacuteriteacute

raquo Votre servanteraquo URSULE MIROUEumlT raquo

Savinien ne reacutepondit pas Faisait-il des ten-tatives aupregraves de sa megravere  Cette lettre avait-elleeacuteteint son amour  Mille questions semblablestoutes insolubles tourmentaient horriblementUrsule et par ricochet le docteur qui souffraitdes moindres agitations de sa chegravere enfant Ur-sule montait souvent agrave sa chambre et regardaitchez Savinien qursquoelle voyait pensif assis devantsa table et tournant souvent les yeux sur ses fe-necirctres agrave elle Agrave la fin de la semaine pas plus tocirctelle reccedilut la lettre suivante de Savinien dont leretard srsquoexpliquait par un surcroicirct drsquoamour

Agrave MADEMOISELLE URSULE MIROUEumlT

laquo Chegravere Ursule je suis un peu Breton  et unefois mon parti pris rien ne mrsquoen fait changerVotre tuteur que Dieu conserve encore long-temps a raison  mais ai-je donc tort de vousaimer  Aussi voudrais-je seulement savoir devous si vous mrsquoaimez Dites-le-moi ne fucirct-ceque par un signe et crsquoest alors que ces quatreanneacutees deviendront les plus belles de ma vie 

raquo Un de mes amis a remis agrave mon grand-onclele vice-amiral de Kergaroueumlt une lettre ougrave jelui demande sa protection pour entrer dans lamarine Ce bon vieillard eacutemu par mes mal-heurs mrsquoa reacutepondu que la bonne volonteacute du roiserait contre-carreacutee par les regraveglements dans lecas ougrave je voudrais un grade Neacuteanmoins apregravestrois mois drsquoeacutetudes agrave Toulon le ministre mefera partir comme maicirctre de timonerie  puisapregraves une croisiegravere contre les Algeacuteriens aveclesquels nous sommes en guerre je puis su-bir un examen et devenir aspirant Enfin si jeme distingue dans lrsquoexpeacutedition qui se preacutepare

contre Alger je serai certainement enseigne mais dans combien de temps  Personne nepeut le dire Seulement on rendra les ordon-nances aussi eacutelastiques qursquoil sera possible pourreacuteinteacutegrer le nom de Portenduegravere agrave la marineJe ne dois vous obtenir que de votre parrainje le vois  et votre respect pour lui vous rendplus chegravere agrave mon cœur Avant de reacutepondre jevais donc avoir une entrevue avec lui  de sareacuteponse deacutependra tout mon avenir Quoi qursquoiladvienne sachez que riche ou pauvre fille drsquouncapitaine de musique ou fille drsquoun roi vous ecirctespour moi celle que la voix de mon cœur a deacute-signeacutee Chegravere Ursule nous sommes dans untemps ougrave les preacutejugeacutes qui jadis nous eussentseacutepareacutes nrsquoont pas assez de force pour empecirc-cher notre mariage Agrave vous donc tous les senti-ments de mon cœur et agrave votre oncle des garan-ties qui lui reacutepondent de votre feacuteliciteacute  Il ne saitpas que je vous ai dans quelques instants plus

aimeacutee qursquoil ne vous aime depuis quinze ans Agravece soir raquo

― Tenez mon parrain dit Ursule en lui ten-dant cette lettre par un mouvement drsquoorgueil

― Ah  mon enfant srsquoeacutecria le docteur apregravesavoir lu la lettre je suis plus content que toiLe gentilhomme a par cette reacutesolution reacutepareacutetoutes ses fautes

Apregraves le dicircner Savinien se preacutesenta chez ledocteur qui se promenait alors avec Ursule lelong de la balustrade de la terrasse sur la ri-viegravere Le vicomte avait reccedilu ses habits de Pariset lrsquoamoureux nrsquoavait pas manqueacute de rehausserses avantages naturels par une mise aussi soi-gneacutee aussi eacuteleacutegante que srsquoil se fucirct agi de plaireagrave la belle et fiegravere comtesse de Kergaroueumlt Enle voyant venir du perron vers eux la pauvrepetite serra le bras de son oncle absolumentcomme si elle se retenait pour ne pas tomberdans un preacutecipice et le docteur entendit de

profondes et sourdes palpitations qui lui don-negraverent le frisson

― Laisse-nous mon enfant dit-il agrave sa pupillequi srsquoassit sur les marches du pavillon chinoisapregraves avoir laisseacute prendre sa main par Savinienqui y deacuteposa un baiser respectueux

― Monsieur donnerez-vous cette chegravere per-sonne agrave un capitaine de vaisseau  dit le jeunevicomte agrave voix basse au docteur

― Non dit Minoret en souriant  nous pour-rions attendre trop long-temps  mais agrave unlieutenant de vaisseau

Des larmes de joie humectegraverent les yeux dujeune homme qui serra tregraves-affectueusementla main du vieillard

― Je vais donc partir reacutepondit-il aller eacutetu-dier et tacirccher drsquoapprendre en six mois ce que leseacutelegraveves de lrsquoeacutecole de marine ont appris en six ans

― Partir  dit Ursule en srsquoeacutelanccedilant du perronvers eux

― Oui mademoiselle pour vous meacuteriterAinsi plus jrsquoy mettrai drsquoempressement plusdrsquoaffection je vous teacutemoignerai

― Nous sommes aujourdrsquohui le 3 octobredit-elle en le regardant avec une tendresse infi-nie partez apregraves le 19

― Oui dit le vieillard nous fecircterons la Saint-Savinien

― Adieu donc srsquoeacutecria le jeune homme Jedois aller passer cette semaine agrave Paris y faire lesdeacutemarches neacutecessaires mes preacuteparatifs et mesacquisitions de livres drsquoinstruments de matheacute-matiques me concilier la faveur du ministre etobtenir les meilleures conditions possibles

Ursule et son parrain reconduisirent Savi-nien jusqursquoagrave la grille Apregraves lrsquoavoir vu rentrantchez sa megravere ils le virent sortir accompagneacute deTiennette qui portait une petite malle

― Pourquoi si vous ecirctes riche le forcez-vousagrave servir dans la marine  dit Ursule agrave son par-rain

― Je crois que ce sera bientocirct moi qui auraifait ses dettes dit le docteur en souriant Je ne leforce point  mais lrsquouniforme mon cher cœuret la croix de la Leacutegion-drsquoHonneur gagneacutee dansun combat effaceront bien des taches En sixans il peut arriver agrave commander un bacirctimentet voilagrave tout ce que je lui demande

― Mais il peut peacuterir dit-elle en montrant audocteur un visage pacircle

― Les amoureux ont comme les ivrognesun dieu pour eux reacutepondit le docteur en plai-santant

Agrave lrsquoinsu de son parrain la pauvre petite ai-deacutee par la Bougival coupa pendant la nuit unequantiteacute suffisante de ses longs et beaux che-veux blonds pour faire une chaicircne  puis le sur-lendemain elle seacuteduisit son maicirctre de musiquele vieux Schmucke qui lui promit de veiller agrave ceque les cheveux ne fussent pas changeacutes et quela chaicircne fucirct acheveacutee pour le dimanche suivantAgrave son retour Savinien apprit au docteur et agrave sa

pupille qursquoil avait signeacute son engagement Il de-vait ecirctre rendu le 25 agrave Brest Inviteacute par le doc-teur agrave dicircner pour le 18 il passa ces deux jour-neacutees presque entiegraveres chez le docteur  et mal-greacute les plus sages recommandations les deuxamoureux ne purent srsquoempecirccher de trahir leurbonne intelligence aux yeux du cureacute du juge depaix du meacutedecin de Nemours et de la Bougival

― Enfants leur dit le vieillard vous jouezvotre bonheur en ne vous gardant pas le secretagrave vous-mecircmes

Enfin le jour de sa fecircte apregraves la messe pen-dant laquelle il y eut quelques regards eacutechangeacutesSavinien eacutepieacute par Ursule traversa la rue et vintdans ce petit jardin ougrave tous deux se trouvegraverentpresque seuls Par indulgence le bonhomme li-sait ses journaux dans le pavillon chinois

― Chegravere Ursule dit Savinien voulez-vousme faire une fecircte plus grande que ne pourraitme la faire ma megravere en me donnant une se-conde fois la vie 

― Je sais ce que vous voulez me demanderdit Ursule en lrsquointerrompant Tenez voici mareacuteponse ajouta-t-elle en prenant dans la pochede son tablier la chaicircne faite de ses cheveux etla lui preacutesentant dans un tremblement nerveuxqui accusait une joie illimiteacutee Portez ceci dit-elle pour lrsquoamour de moi Puisse mon preacutesenteacutecarter de vous tous les peacuterils en vous rappelantque ma vie est attacheacutee agrave la vocirctre 

― Ah  la petite masque elle lui donne unechaicircne de ses cheveux se disait le docteurComment srsquoy est-elle prise  Couper dans sesbelles tresses blondes  mais elle lui donneraitdonc mon sang

― Ne trouverez-vous pas bien mauvais devous demander avant de partir une promesseformelle de nrsquoavoir jamais drsquoautre mari quemoi  dit Savinien en baisant cette chaicircne et re-gardant Ursule sans pouvoir retenir une larme

― Si je ne vous lrsquoai pas trop dit deacutejagrave moi quisuis venue contempler les murs de Sainte-Peacute-

lagie quand vous y eacutetiez reacutepondit-elle en rou-gissant  je vous le reacutepegravete Savinien  je nrsquoaimeraijamais que vous et ne serai jamais qursquoagrave vous

En voyant Ursule agrave demi cacheacutee dans le mas-sif le jeune homme ne tint pas contre le plai-sir de la serrer sur son cœur et de lrsquoembrasserau front  mais elle jeta comme un cri faible selaissa tomber sur le banc et lorsque Saviniense mit aupregraves drsquoelle en lui demandant pardonil vit le docteur debout devant eux

― Mon ami dit-il Ursule est une veacuteritablesensitive qursquoune parole amegravere tuerait Pour ellevous devrez modeacuterer lrsquoeacuteclat de lrsquoamour Ah  sivous lrsquoeussiez aimeacutee depuis seize ans vous vousseriez contenteacute de sa parole ajouta-t-il pour sevenger du mot par lequel Savinien avait termi-neacute sa derniegravere lettre

Deux jours apregraves Savinien partit Malgreacute leslettres qursquoil eacutecrivit reacuteguliegraverement agrave Ursule ellefut en proie agrave une maladie sans cause sensibleSemblable agrave ces beaux fruits attaqueacutes par un

ver une penseacutee lui rongeait le cœur Elle per-dit lrsquoappeacutetit et ses belles couleurs Quand sonparrain lui demanda la premiegravere fois ce qursquoelleeacuteprouvait  ― Je voudrais voir la mer dit-elle

― Il est difficile de te mener en deacutecembrevoir un port de mer lui reacutepondit le vieillard

― Irais-je donc  dit-elleDe grands vents srsquoeacutelevaient-ils Ursule

eacuteprouvait des commotions en croyant malgreacuteles savantes distinctions de son parrain du cu-reacute du juge de paix entre les vents de mer et ceuxde terre que Savinien se trouvait aux prisesavec un ouragan Le juge de paix la rendit heu-reuse pour quelques jours avec une gravurequi repreacutesentait un aspirant en costume Ellelisait les journaux en imaginant qursquoils donne-raient des nouvelles de la croisiegravere pour laquelleSavinien eacutetait parti Elle deacutevora les romansmaritimes de Cooper et voulut apprendre lestermes de marine Ces preuves de la fixiteacute de lapenseacutee souvent joueacutees par les autres femmes

furent si naturelles chez Ursule qursquoelle vit enrecircve chacune des lettres de Savinien et ne man-qua jamais agrave les annoncer le matin mecircme en ra-contant le songe avant-coureur

― Maintenant dit-elle au docteur la qua-triegraveme fois que ce fait eut lieu sans que le cu-reacute et le meacutedecin en fussent surpris je suis tran-quille  agrave quelque distance que Savinien soit srsquoilest blesseacute je le sentirai dans le mecircme instant

Le vieux meacutedecin resta plongeacute dans une pro-fonde meacuteditation que le juge de paix et le cu-reacute jugegraverent douloureuse agrave voir lrsquoexpression deson visage

― Qursquoavez-vous  lui demandegraverent-ilsquand Ursule les eut laisseacutes seuls

― Vivra-t-elle  reacutepondit le vieux meacutedecinUne si deacutelicate et si tendre fleur reacutesistera-t-elleagrave des peines de cœur 

Neacuteanmoins la petite recircveuse comme la sur-nomma le cureacute travaillait avec ardeur  ellecomprenait lrsquoimportance drsquoune grande instruc-

tion pour une femme du monde et tout letemps qursquoelle ne donnait pas au chant agrave lrsquoeacutetudede lrsquoHarmonie et de la Composition elle le pas-sait agrave lire les livres que lui choisissait lrsquoabbeacuteChaperon dans la riche bibliothegraveque de sonparrain Tout en menant cette vie occupeacutee ellesouffrait mais sans se plaindre Parfois elle res-tait des heures entiegraveres agrave regarder la fenecirctrede Savinien Le dimanche agrave la sortie de lamesse elle suivait madame de Portenduegravere enla contemplant avec tendresse car malgreacute sesdureteacutes elle aimait en elle la megravere de SavinienSa pieacuteteacute redoublait elle allait agrave la messe tous lesmatins car elle crut fermement que ses recircveseacutetaient une faveur de Dieu Effrayeacute des ravagesproduits par cette nostalgie de lrsquoamour le jourde la naissance drsquoUrsule son parrain lui pro-mit de la conduire agrave Toulon voir le deacutepart delrsquoexpeacutedition drsquoAlger sans que Savinien qui enfaisait partie en fucirct instruit Le juge de paix etle cureacute gardegraverent le secret au docteur sur le but

de ce voyage qui parut ecirctre entrepris pour lasanteacute drsquoUrsule et qui intrigua beaucoup les heacute-ritiers Minoret Apregraves avoir revu Savinien enuniforme drsquoaspirant apregraves avoir monteacute sur lebeau vaisseau de lrsquoamiral agrave qui le ministre avaitrecommandeacute le jeune Portenduegravere Ursule agravela priegravere de son ami alla respirer lrsquoair de Niceet parcourut la cocircte de la Meacutediterraneacutee jusqursquoagraveGecircnes ougrave elle apprit lrsquoarriveacutee de la flotte de-vant Alger et les heureuses nouvelles du deacutebar-quement Le docteur aurait voulu continuer cevoyage agrave travers lrsquoItalie autant pour distraireUrsule que pour achever en quelque sorte soneacuteducation en agrandissant ses ideacutees par la com-paraison des mœurs des pays et par les en-chantements de la terre ougrave vivent les chefs-drsquoœuvre de lrsquoart et ougrave tant de civilisations ontlaisseacute leurs traces brillantes  mais la nouvelle dela reacutesistance opposeacutee par le trocircne aux eacutelecteursde la fameuse Chambre de 1830 ramena le doc-teur en France ougrave il ramena sa pupille dans un

eacutetat de santeacute florissante et riche drsquoun charmantpetit modegravele du vaisseau sur lequel servait Sa-vinien

Les Eacutelections de 1830 donnegraverent de la consis-tance aux heacuteritiers qui par les soins de DeacutesireacuteMinoret et de Goupil formegraverent agrave Nemours uncomiteacute dont les efforts firent nommer agrave Fontai-nebleau le candidat libeacuteral Massin exerccedilait uneeacutenorme influence sur les eacutelecteurs de la cam-pagne Cinq des fermiers du maicirctre de posteeacutetaient eacutelecteurs Dionis repreacutesentait plus deonze voix En se reacuteunissant chez le notaire Creacute-miegravere Massin le maicirctre de poste et leurs ad-heacuterents finirent par prendre lrsquohabitude de srsquoyvoir Au retour du docteur le salon de Dio-nis eacutetait donc devenu le camp des heacuteritiersLe juge de paix et le maire qui se liegraverent alorspour reacutesister aux libeacuteraux de Nemours battuspar lrsquoOpposition malgreacute les efforts des chacircteauxsitueacutes aux environs furent eacutetroitement unispar leur deacutefaite Lorsque Bongrand et lrsquoabbeacute

Chaperon apprirent au docteur le reacutesultat decet antagonisme qui dessina pour la premiegraverefois deux partis dans Nemours et donna delrsquoimportance aux heacuteritiers Minoret Charles Xpartait de Rambouillet pour Cherbourg DeacutesireacuteMinoret qui partageait les opinions du Barreaude Paris avait fait venir de Nemours quinzede ses amis commandeacutes par Goupil et agrave qui lemaicirctre de poste donna des chevaux pour cou-rir agrave Paris ougrave ils arrivegraverent chez Deacutesireacute dans lanuit du 28 Goupil et Deacutesireacute coopeacuteregraverent aveccette troupe agrave la prise de lrsquoHocirctel-de-Ville Deacutesi-reacute Minoret fut deacutecoreacute de la Leacutegion-drsquoHonneuret nommeacute substitut du procureur du roi agrave Fon-tainebleau Goupil eut la croix de Juillet Dionisfut eacutelu maire de Nemours en remplacement dusieur Levrault et le conseil municipal se com-posa de Minoret-Levrault adjoint  de Massinde Creacutemiegravere et de tous les adheacuterents du sa-lon de Dionis Bongrand ne garda sa place quepar lrsquoinfluence de son fils fait procureur du

roi agrave Melun et dont le mariage avec mademoi-selle Levrault parut alors probable En voyant letrois pour cent agrave quarante-cinq le docteur par-tit en poste pour Paris et placcedila cinq cent qua-rante mille francs en inscriptions au porteurLe reste de sa fortune qui allait environ agrave deuxcent soixante-dix mille francs lui donna mis agraveson nom dans le mecircme fonds ostensiblementquinze mille francs de rente Il employa de lamecircme maniegravere le capital leacutegueacute par le vieux pro-fesseur agrave Ursule ainsi que les huit mille francsproduits en neuf ans par les inteacuterecircts ce qui fitagrave sa pupille quatorze cents francs de rente aumoyen drsquoune petite somme qursquoil ajouta pourarrondir ce leacuteger revenu Drsquoapregraves les conseilsde son maicirctre la vieille Bougival eut trois centcinquante francs de rente en placcedilant ainsi cinqmille et quelques cents francs drsquoeacuteconomies Cessages opeacuterations meacutediteacutees entre le docteur etle juge de paix furent accomplies dans le plusprofond secret agrave la faveur des troubles poli-

tiques Quand le calme fut agrave peu pregraves reacutetabli ledocteur acheta une petite maison contigueuml agrave lasienne et lrsquoabattit ainsi que le mur de sa courpour faire construire agrave la place une remise etune eacutecurie Employer le capital de mille francsde rente agrave se donner des communs parut unefolie agrave tous les heacuteritiers Minoret Cette preacuteten-due folie fut le commencement drsquoune egravere nou-velle dans la vie du docteur qui par un mo-ment ougrave les chevaux et les voitures se donnaientpresque ramena de Paris trois superbes che-vaux et une calegraveche

Quand au commencement de novembre1830 le vieillard vint pour la premiegravere fois parun temps pluvieux en calegraveche agrave la messe etdescendit pour donner la main agrave Ursule tousles habitants accoururent sur la place autantpour voir la voiture du docteur et question-ner son cocher que pour gloser sur la pupilleagrave lrsquoexcessive ambition de laquelle Massin Creacute-

miegravere le maicirctre de poste et leurs femmes attri-buaient les folies de leur oncle

― La calegraveche  heacute Massin  cria GoupilVotre succession va bon train hein 

― Tu dois avoir demandeacute de bons gages Ca-birolle  dit le maicirctre de poste au fils drsquoun deses conducteurs qui restait aupregraves des chevauxcar il faut espeacuterer que tu nrsquouseras pas beaucoupde fers chez un homme de quatre-vingt-quatreans Combien les chevaux ont-ils coucircteacute 

― Quatre mille francs La calegraveche quoiquede hasard a eacuteteacute payeacutee deux mille francs  maiselle est belle les roues sont agrave patente

― Comment dites-vous Cabirolle  deman-da madame Creacutemiegravere

― Il dit agrave ma tante reacutepondit Goupil crsquoestune ideacutee des Anglais qui ont inventeacute ces roues-lagrave Tenez  voyez-vous lrsquoon ne voit rien du toutcrsquoest emboicircteacute crsquoest joli lrsquoon nrsquoaccroche pas ilnrsquoy a plus ce vilain bout de fer carreacute qui deacutepas-sait lrsquoessieu

― Agrave quoi rime ma tante  dit alors innocem-ment madame Creacutemiegravere

― Comment  dit Goupil ccedila ne vous tentedonc pas 

― Ah  je comprends dit-elle― Eh  bien non vous ecirctes une honnecircte

femme dit Goupil il ne faut pas vous tromperle vrai mot crsquoest agrave patte entre parce que la ficheest cacheacutee

― Oui madame dit Cabirolle qui fut la dupede lrsquoexplication de Goupil tant le clerc la donnaseacuterieusement

― Crsquoest une belle voiture tout de mecircmesrsquoeacutecria Creacutemiegravere et il faut ecirctre riche pourprendre un pareil genre

― Elle va bien la petite dit Goupil Mais ellea raison elle vous apprend agrave jouir de la viePourquoi nrsquoavez-vous pas de beaux chevaux etdes calegraveches vous papa Minoret  Vous laisse-rez-vous humilier  Agrave votre place moi  jrsquoauraisune voiture de prince

― Voyons Cabirolle dit Massin est-ce lapetite qui lance notre oncle dans ces luxes-lagrave 

― Je ne sais pas reacutepondit Cabirolle maiselle est quasiment la maicirctresse au logis Il vientmaintenant maicirctre sur maicirctre de Paris Elle vadit-on eacutetudier la peinture

― Je saisirai cette occasion pour faire tirermon portrait dit madame Creacutemiegravere

En province on dit encore tirer au lieu defaire un portrait

― Le vieil Allemand nrsquoest cependant pas ren-voyeacute dit madame Massin

― Il y est encore aujourdrsquohui reacutepondit Ca-birolle

― Abondance de chiens ne nuit pas dit ma-dame Creacutemiegravere qui fit rire tout le monde

― Maintenant srsquoeacutecria Goupil vous ne devezplus compter sur la succession Ursule a bien-tocirct dix-sept ans elle est plus jolie que jamais les voyages forment la jeunesse et la petite far-ceuse tient votre oncle par le bon bout Il y a

cinq agrave six paquets pour elle aux voitures par se-maine et les couturiegraveres les modistes viennentlui essayer ici ses robes et ses affaires Aussi mapatronne est-elle furieuse Attendez Ursule agrave lasortie et regardez son petit chacircle de cou un vraicachemire de six cents francs

La foudre serait tombeacutee au milieu du groupedes heacuteritiers elle nrsquoaurait pas produit plusdrsquoeffet que les derniers mots de Goupil qui sefrottait les mains

Le vieux salon vert du docteur fut renouveleacutepar un tapissier de Paris Jugeacute sur le luxe qursquoildeacuteployait le vieillard eacutetait tantocirct accuseacute drsquoavoirceleacute sa fortune et de posseacuteder soixante millelivres de rentes tantocirct de deacutepenser ses capitauxpour plaire agrave Ursule On faisait de lui tour agravetour un richard et un libertin Ce mot  ― Crsquoestun vieux fou  reacutesuma lrsquoopinion du pays Cettefausse direction des jugements de la petite villeeut pour avantage de tromper les heacuteritiers quine soupccedilonnegraverent point lrsquoamour de Savinien

pour Ursule veacuteritable cause des deacutepenses dudocteur enchanteacute drsquohabituer sa pupille agrave sonrocircle de vicomtesse et qui riche de plus de cin-quante mille francs de rente se donnait le plai-sir de parer son idole

Au mois de feacutevrier 1832 le jour ougrave Ursuleavait dix-sept ans le matin mecircme en se levantelle vit Savinien en costume drsquoenseigne agrave sa fe-necirctre

― Comment nrsquoen ai je rien su  se dit-elleDepuis la prise drsquoAlger ougrave Savinien se dis-

tingua par un trait de courage qui lui valut lacroix la corvette sur laquelle il servait eacutetantresteacutee pendant plusieurs mois agrave la mer il luiavait eacuteteacute tout agrave fait impossible drsquoeacutecrire au doc-teur et il ne voulait pas quitter le service sanslrsquoavoir consulteacute Jaloux de conserver agrave la ma-rine un nom illustre le nouveau gouvernementavait profiteacute du remue-meacutenage de Juillet pourdonner le grade drsquoenseigne agrave Savinien Apregravesavoir obtenu un congeacute de quinze jours le nou-

vel enseigne arrivait de Toulon par la malle-poste pour la fecircte drsquoUrsule et pour prendre enmecircme temps lrsquoavis du docteur

― Il est arriveacute cria la filleule en se preacutecipitantdans la chambre de son parrain

― Tregraves-bien  reacutepondit-il Je devine le motifqui lui fait quitter le service et il peut mainte-nant rester agrave Nemours

― Ah  voilagrave ma fecircte  elle est toute dans cemot dit-elle en embrassant le docteur

Sur un signe qursquoelle alla faire au gentil-homme Savinien vint aussitocirct  elle voulaitlrsquoadmirer car il lui semblait changeacute en mieuxEn effet le service militaire imprime aux gestesagrave la deacutemarche agrave lrsquoair des hommes une deacutecisionmecircleacutee de graviteacute je ne sais quelle rectitude quipermet au plus superficiel observateur de re-connaicirctre un militaire sous lrsquohabit bourgeois rien ne deacutemontre mieux que lrsquohomme est faitpour commander Ursule en aima mieux en-core Savinien et ressentit une joie drsquoenfant agrave se

promener dans le petit jardin en lui donnant lebras et lui faisant raconter la part qursquoil avait eueen sa qualiteacute drsquoaspirant agrave la prise drsquoAlger Eacutevi-demment Savinien avait pris Alger Elle voyaitdisait-elle tout en rouge quand elle regardaitla deacutecoration de Savinien Le docteur qui desa chambre les surveillait en srsquohabillant vintles retrouver Sans srsquoouvrir entiegraverement au vi-comte il lui dit alors qursquoau cas ougrave madame dePortenduegravere consentirait agrave son mariage avecUrsule la fortune de sa filleule rendait superflule traitement des grades qursquoil pouvait acqueacuterir

― Heacutelas  dit Savinien il faudra bien dutemps pour vaincre lrsquoopposition de ma megravereAvant mon deacutepart placeacutee entre lrsquoalternative deme voir rester pregraves drsquoelle si elle consentait agravemon mariage avec Ursule ou de ne plus me re-voir que de loin en loin et de me savoir exposeacuteaux dangers de ma carriegravere elle mrsquoa laisseacute par-tir

― Mais Savinien nous serons ensemble ditUrsule en lui prenant la main et la lui secouantavec une espegravece drsquoimpatience

Se voir et ne plus se quitter crsquoeacutetait pourelle tout lrsquoamour  elle ne voyait rien au de-lagrave  et son joli geste la mutinerie de son ac-cent exprimegraverent tant drsquoinnocence que Savi-nien et le docteur en furent attendris La deacute-mission fut envoyeacutee et la fecircte drsquoUrsule reccedilutde la preacutesence de son fianceacute le plus bel eacuteclatQuelques mois apregraves vers le mois de mai lavie inteacuterieure reprit chez le docteur Minoret lecalme drsquoautrefois mais avec un habitueacute de plusLes assiduiteacutes du jeune vicomte furent drsquoautantplus promptement interpreacuteteacutees comme cellesdrsquoun futur que soit agrave la messe soit agrave la prome-nade ses maniegraveres et celles drsquoUrsule quoiquereacuteserveacutees trahissaient lrsquoentente de leurs cœursDionis fit observer aux heacuteritiers que le bon-homme ne demandait point ses inteacuterecircts agrave ma-

dame de Portenduegravere et que la vieille dame luidevait deacutejagrave trois anneacutees

― Elle sera forceacutee de ceacuteder de consentir agrave lameacutesalliance de son fils dit le notaire Si ce mal-heur arrive il est probable qursquoune grande partiede la fortune de votre oncle servira selon Ba-sile drsquoargument irreacutesistible

Lrsquoirritation des heacuteritiers en devinant queleur oncle leur preacutefeacuterait trop Ursule pour nepas assurer son bonheur agrave leurs deacutepens devintalors aussi sourde que profonde Reacuteunis tous lessoirs chez Dionis depuis la reacutevolution de Juilletils y maudissaient les deux amants et la soireacuteene srsquoy terminait guegravere sans qursquoils eussent cher-cheacute mais vainement les moyens de contre-car-rer le vieillard Zeacutelie qui sans doute avait profi-teacute comme le docteur de la baisse des rentes pourplacer avantageusement ses eacutenormes capitauxeacutetait la plus acharneacutee apregraves lrsquoorpheline et lesPortenduegravere Un soir ougrave Goupil qui se gardaitcependant de srsquoennuyer dans ces soireacutees eacutetait

venu pour se tenir au courant des affaires dela ville qui se discutaient lagrave Zeacutelie eut une re-crudescence de haine  elle avait vu le matin ledocteur Ursule et Savinien revenant en calegravechedrsquoune promenade aux environs dans une inti-miteacute qui disait tout

― Je donnerais bien trente mille francs pourque Dieu rappelacirct agrave lui notre oncle avant que lemariage de ce Portenduegravere et de la mijaureacutee sefasse dit-elle

Goupil reconduisit monsieur et maman Mi-noret jusqursquoau milieu de leur grande cour etleur dit en regardant autour de lui pour savoirsrsquoils eacutetaient bien seuls  ― Voulez-vous me don-ner les moyens drsquoacheter lrsquoeacutetude de Dionis etje ferai rompre le mariage de monsieur Porten-duegravere et drsquoUrsule 

― Comment  demanda le colosse― Me croyez-vous assez niais pour vous dire

mon projet  reacutepondit le maicirctre clerc

― Eh  bien mon garccedilon brouille-les etnous verrons dit Zeacutelie

― Je ne mrsquoembarque point dans de pareilstracas sur un  nous verrons  Le jeune hommeest un cracircne qui pourrait me tuer et je dois ecirctreferreacute agrave glace ecirctre de sa force agrave lrsquoeacutepeacutee et au pis-tolet Eacutetablissez-moi je vous tiendrai parole

― Empecircche ce mariage et je trsquoeacutetablirai reacute-pondit le maicirctre de poste

― Voici neuf mois que vous regardez agrave meprecircter quinze malheureux mille francs pouracheter lrsquoEacutetude de Lecœur lrsquohuissier et vousvoulez que je me fie agrave cette parole  Allez vousperdrez la succession de votre oncle et ce serabien fait

― Srsquoil ne srsquoagissait que de quinze mille francset de lrsquoEacutetude de Lecœur je ne dis pas reacutepon-dit Zeacutelie  mais vous cautionner pour cinquantemille eacutecus 

― Mais je payerai dit Goupil en lanccedilant agraveZeacutelie un regard fascinateur qui rencontra le re-

gard impeacuterieux de la maicirctresse de poste Ce futcomme du venin sur de lrsquoacier

― Nous attendrons dit Zeacutelie― Ayez donc le geacutenie du mal  pensa Goupil

Si jamais je les tiens ceux-lagrave se dit-il en sortantje les presserai comme des citrons

En cultivant la socieacuteteacute du docteur du jugede paix et du cureacute Savinien leur prouvalrsquoexcellence de son caractegravere Lrsquoamour de cejeune homme pour Ursule si deacutegageacute de toutinteacuterecirct si persistant inteacuteressa si vivement lestrois amis qursquoils ne seacuteparaient plus ces deuxenfants dans leurs penseacutees Bientocirct la monoto-nie de cette vie patriarcale et la certitude queles amants avaient de leur avenir finirent pardonner agrave leur affection une apparence de fra-terniteacute Souvent le docteur laissait Ursule etSavinien seuls Il avait bien jugeacute ce charmantjeune homme qui baisait la main drsquoUrsule enarrivant et ne la lui eucirct pas demandeacutee seulavec elle tant il eacutetait peacuteneacutetreacute de respect pour

lrsquoinnocence pour la candeur de cette enfantdont lrsquoexcessive sensibiliteacute souvent eacuteprouveacuteelui avait appris qursquoune expression dure unair froid ou des alternatives de douceur et debrusquerie pouvaient la tuer Les grandes har-diesses des deux amants se commettaient enpreacutesence des vieillards le soir Deux anneacuteespleines de joies secregravetes se passegraverent ainsi sansautre eacuteveacutenement que les tentatives inutiles dujeune homme pour obtenir le consentementde sa megravere agrave son mariage avec Ursule Il par-lait quelquefois des matineacutees entiegraveres sa megraverelrsquoeacutecoutait sans reacutepondre agrave ses raisons et agrave sespriegraveres autrement que par un silence de Bre-tonne ou par des refus Agrave dix-neuf ans Ur-sule eacuteleacutegante excellente musicienne et bien eacutele-veacutee nrsquoavait plus rien agrave acqueacuterir  elle eacutetait par-faite Aussi obtint-elle une renommeacutee de beau-teacute de gracircce et drsquoinstruction qui srsquoeacutetendit auloin Un jour le docteur eut agrave refuser la mar-quise drsquoAiglemont qui pensait agrave Ursule pour

son fils aicircneacute Six mois plus tard malgreacute le pro-fond secret gardeacute par Ursule par le docteuret par madame drsquoAiglemont Savinien fut ins-truit par hasard de cette circonstance Toucheacutede tant de deacutelicatesse il argua de ce proceacutedeacutepour vaincre lrsquoobstination de sa megravere qui lui reacute-pondit  ― Si les drsquoAiglemont veulent se meacutesal-lier est-ce une raison pour nous 

Au mois de deacutecembre 1834 le pieux et bonvieillard deacuteclina visiblement En le voyant sor-tir de lrsquoeacuteglise la figure jaune et grippeacutee les yeuxpacircles toute la ville parla de la mort prochainedu bonhomme alors acircgeacute de quatre-vingt-huitans ― Vous saurez ce qui en est disait-on auxheacuteritiers En effet le deacutecegraves du vieillard avaitlrsquoattrait drsquoun problegraveme Mais le docteur ne sesavait pas malade il avait des illusions et nila pauvre Ursule ni Savinien ni le juge depaix ni le cureacute ne voulaient par deacutelicatesselrsquoeacuteclairer sur sa position  le meacutedecin de Ne-mours qui le venait voir tous les soirs nrsquoosait

lui rien prescrire Le vieux Minoret ne sentaitaucune douleur il srsquoeacuteteignait doucement Chezlui lrsquointelligence demeurait ferme nette et puis-sante Chez les vieillards ainsi constitueacutes lrsquoacircmedomine le corps et lui donne la force de mourirdebout Le cureacute pour ne pas avancer le termefatal dispensa son paroissien de venir entendrela messe agrave lrsquoeacuteglise et lui permit de lire les of-fices chez lui  car le docteur accomplissait mi-nutieusement ses devoirs de religion  plus il al-la vers la tombe plus il aima Dieu Les clarteacuteseacuteternelles lui expliquaient de plus en plus lesdifficulteacutes de tout genre Au commencementde la nouvelle anneacutee Ursule obtint de lui qursquoilvendicirct ses chevaux sa voiture et qursquoil congeacute-diacirct Cabirolle Le juge de paix dont les inquieacute-tudes sur lrsquoavenir drsquoUrsule eacutetaient loin de se cal-mer par les demi-confidences du vieillard en-tama la question deacutelicate de lrsquoheacuteritage en deacute-montrant un soir agrave son vieil ami la neacutecessiteacutedrsquoeacutemanciper Ursule La pupille serait alors ha-

bile agrave recevoir un compte de tutelle et agrave posseacute-der  ce qui permettrait de lrsquoavantager Malgreacutecette ouverture le vieillard qui cependant avaitdeacutejagrave consulteacute le juge de paix ne lui confia pointle secret de ses dispositions envers Ursule  maisil adopta le parti de lrsquoeacutemancipation Plus le jugede paix mettait drsquoinsistance agrave vouloir connaicirctreles moyens choisis par son vieil ami pour en-richir Ursule plus le docteur devenait deacutefiantEnfin Minoret craignit positivement de confierau juge de paix ses trente-six mille francs derente au porteur

― Pourquoi lui dit Bongrand mettre contrevous le hasard 

― Entre deux hasards reacutepondit le docteuron eacutevite le plus chanceux

Bongrand mena lrsquoaffaire de lrsquoeacutemancipationassez rondement pour qursquoelle fucirct termineacutee lejour ougrave mademoiselle Miroueumlt eucirct ses vingtans Cet anniversaire devait ecirctre la derniegravere fecirctedu vieux docteur qui pris sans doute drsquoun pres-

sentiment de sa fin prochaine ceacuteleacutebra somp-tueusement cette journeacutee en donnant un pe-tit bal auquel il invita les jeunes personneset les jeunes gens des quatre familles DionisCreacutemiegravere Minoret et Massin Savinien Bon-grand le cureacute ses deux vicaires le meacutedecinde Nemours et mesdames Zeacutelie Minoret Mas-sin et Creacutemiegravere ainsi que Schmucke furent lesconvives du grand dicircner qui preacuteceacuteda le bal

― Je sens que je mrsquoen vais dit le vieillard aunotaire agrave la fin de la soireacutee Je vous prie doncde venir demain pour reacutediger le compte de tu-telle que je dois rendre agrave Ursule afin de nepas en compliquer ma succession Dieu mer-ci  je nrsquoai pas fait tort drsquoune obole agrave mes heacuteri-tiers et nrsquoai disposeacute que de mes revenus Mes-sieurs Creacutemiegravere Massin et Minoret mon ne-veu sont membres du conseil de famille insti-tueacute pour Ursule  ils assisteront agrave cette redditionde comptes

Ces paroles entendues par Massin et colpor-teacutees dans le bal y reacutepandirent la joie parmi lestrois familles qui depuis quatre ans vivaient ende continuelles alternatives se croyant tantocirctriches tantocirct deacutesheacuteriteacutees

― Crsquoest une langue qui srsquoeacuteteint dit madameCreacutemiegravere

Quand vers deux heures du matin il ne res-ta plus dans le salon que Savinien Bongrand etle cureacute Chaperon le vieux docteur dit en leurmontrant Ursule charmante en habit de balqui venait de dire adieu aux jeunes demoisellesCreacutemiegravere et Massin  ― Crsquoest agrave vous mes amisque je la confie  Dans quelques jours je ne seraiplus lagrave pour la proteacuteger  mettez-vous tous entreelle et le monde jusqursquoagrave ce qursquoelle soit marieacuteeJrsquoai peur pour elle

Ces paroles firent une impression peacutenible Lecompte rendu quelques jours apregraves en conseilde famille eacutetablissait le docteur Minoret reli-quataire de dix mille six cents francs tant pour

les arreacuterages de lrsquoinscription de quatorze centsfrancs de rente dont lrsquoacquisition [lrsquoaquisition]eacutetait expliqueacutee par lrsquoemploi du legs du capitainede Jordy que pour un petit capital de cinq millefrancs provenant des dons faits depuis quinzeans par le docteur agrave sa pupille agrave leurs jours defecircte ou anniversaires de naissance respectifs

Cette authentique reddition de compte avaiteacuteteacute recommandeacutee par le juge de paix qui redou-tait les effets de la mort du docteur Minoretet qui malheureusement avait raison Le len-demain de lrsquoacceptation du compte de tutellequi rendait Ursule riche de dix mille six centsfrancs et de quatorze cents francs de rente levieillard fut pris drsquoune faiblesse qui le contrai-gnit agrave garder le lit Malgreacute la discreacutetion qui en-veloppait la maison du docteur le bruit de samort se reacutepandit en ville ougrave les heacuteritiers cou-rurent par les rues comme les grains drsquoun cha-pelet dont le fil est rompu Massin qui vint sa-voir les nouvelles apprit drsquoUrsule elle-mecircme

que le bonhomme eacutetait au lit Malheureuse-ment le meacutedecin de Nemours avait deacuteclareacute quele moment ougrave Minoret srsquoaliterait serait celui desa mort Degraves lors malgreacute le froid les heacuteritiersstationnegraverent dans les rues sur la place ou sur lepas de leurs portes occupeacutes agrave causer de cet eacuteveacute-nement attendu depuis si long-temps et agrave eacutepierle moment ougrave le cureacute porterait au vieux docteurles sacrements dans lrsquoappareil en usage dansles villes de province Aussi quand deux joursapregraves lrsquoabbeacute Chaperon accompagneacute de son vi-caire et des enfants de chœur preacuteceacutedeacute du sa-cristain portant la croix traversa la Grandrsquorueles heacuteritiers se joignirent-ils agrave lui pour occuperla maison empecirccher toute soustraction et je-ter leurs mains avides sur les treacutesors preacutesumeacutesLorsque le docteur aperccedilut agrave travers le cler-geacute ses heacuteritiers agenouilleacutes qui loin de prierlrsquoobservaient par des regards aussi vifs que leslueurs des cierges il ne put retenir un malicieuxsourire Le cureacute se retourna les vit et dit alors

assez lentement les priegraveres Le maicirctre de postele premier quitta sa gecircnante posture sa femmele suivit  Massin craignit que Zeacutelie et son marine missent la main sur quelque bagatelle il lesrejoignit au salon et bientocirct tous les heacuteritierssrsquoy trouvegraverent reacuteunis

― Il est trop honnecircte homme pour volerlrsquoextrecircme-onction dit Creacutemiegravere ainsi nousvoilagrave bien tranquilles

― Oui nous allons avoir chacun environvingt mille francs de rente reacutepondit madameMassin

― Jrsquoai dans lrsquoideacutee dit Zeacutelie que depuis troisans il ne placcedilait plus il aimait agrave theacutesauriser

― Le treacutesor est sans doute dans sa cave  di-sait Massin agrave Creacutemiegravere

― Pourvu que nous trouvions quelquechose dit Minoret-Levrault

― Mais apregraves ses deacuteclarations au bal srsquoeacutecriamadame Massin il nrsquoy a plus de doute

― En tout cas dit Creacutemiegravere com-ment ferons-nous  partagerons-nous  licite-rons-nous  ou distribuerons-nous par lots  carenfin nous sommes tous majeurs

Une discussion qui srsquoenvenima prompte-ment srsquoeacuteleva sur la maniegravere de proceacutederAu bout drsquoune demi-heure un bruit de voixconfus sur lequel se deacutetachait lrsquoorgane criardde Zeacutelie retentissait dans la cour et jusque dansla rue

― Il doit ecirctre mort dirent alors les curieuxattroupeacutes dans la rue

Ce tapage parvint aux oreilles du docteur quientendit ces mots  ― Mais la maison la maisonvaut trente mille francs  Je la prends moi pourtrente mille francs  crieacutes ou plutocirct beugleacutes parCreacutemiegravere

― Eh  bien nous la payerons ce qursquoelle vau-dra reacutepondit aigrement Zeacutelie

― Monsieur le cureacute dit le vieillard agrave lrsquoabbeacuteChaperon qui demeura aupregraves de son ami apregraves

lrsquoavoir administreacute faites que je demeure enpaix Mes heacuteritiers comme ceux du cardinalXimeacutenegraves sont capables de piller ma maisonavant ma mort et je nrsquoai pas de singe pour mereacutetablir Allez leur signifier que je ne veux per-sonne chez moi

Le cureacute le meacutedecin descendirent reacutepeacute-tegraverent lrsquoordre du moribond et dans un ac-cegraves drsquoindignation y ajoutegraverent de vives parolespleines de blacircme

― Madame Bougival dit le meacutedecin fermezla grille et ne laissez entrer personne  il sembleqursquoon ne puisse pas mourir tranquille Vouspreacuteparerez un cataplasme de farine de mou-tarde afin drsquoappliquer des sinapismes aux piedsde monsieur

― Votre oncle nrsquoest pas mort et il peut vivreencore longtemps disait lrsquoabbeacute Chaperon encongeacutediant les heacuteritiers venus avec leurs en-fants Il reacuteclame le plus profond silence et neveut que sa pupille aupregraves de lui Quelle diffeacute-

rence entre la conduite de cette jeune fille et lavocirctre 

― Vieux cafard  srsquoeacutecria Creacutemiegravere Je vaisfaire sentinelle Il est bien possible qursquoil se ma-chine quelque chose contre nos inteacuterecircts

Le maicirctre de poste avait deacutejagrave disparu dansle jardin avec lrsquointention de veiller son oncleen compagnie drsquoUrsule et de se faire admettredans la maison comme un aide Il revint agrave pasde loup sans que ses bottes fissent le moindrebruit car il y avait des tapis dans le corridor etsur les marches de lrsquoescalier Il put alors arriverjusqursquoagrave la porte de la chambre de son oncle sansecirctre entendu Le cureacute le meacutedecin eacutetaient partisla Bougival preacuteparait le sinapisme

― Sommes-nous bien seuls  dit le vieillard agravesa pupille

Ursule se haussa sur la pointe des pieds pourvoir dans la cour

― Oui dit-elle  monsieur le cureacute a tireacute lagrille lui-mecircme en srsquoen allant

― Mon enfant aimeacute dit le mourant mesheures mes minutes mecircmes sont compteacutees Jenrsquoai pas eacuteteacute meacutedecin pour rien  le sinapismedu docteur ne me fera pas aller jusqursquoagrave ce soirNe pleure pas Ursule dit-il en se voyant inter-rompu par les pleurs de sa filleule  mais eacutecoute-moi bien  il srsquoagit drsquoeacutepouser Savinien Aussi-tocirct que la Bougival sera monteacutee avec le sina-pisme descends au pavillon chinois en voici laclef  soulegraveve le marbre du buffet de Boulle etdessous tu trouveras une lettre cacheteacutee agrave tonadresse  prends-la reviens me la montrer carje ne mourrai tranquille qursquoen te la voyant entreles mains Quand je serai mort tu ne le diras passur-le-champ  tu feras venir monsieur de Por-tenduegravere vous lirez la lettre ensemble et tu mejures en son nom et au tien drsquoexeacutecuter mes der-niegraveres volonteacutes Quand il mrsquoaura obeacutei vous an-noncerez ma mort et la comeacutedie des heacuteritierscommencera Dieu veuille que ces monstres nete maltraitent pas 

― Oui mon parrainLe maicirctre de poste nrsquoeacutecouta point le reste de

la scegravene  il deacutetala sur la pointe des pieds ense souvenant que la serrure du cabinet se trou-vait du cocircteacute de la bibliothegraveque Il avait assisteacutedans le temps au deacutebat de lrsquoarchitecte et du ser-rurier qui preacutetendait que si lrsquoon srsquointroduisaitdans la maison par la fenecirctre donnant sur la ri-viegravere il fallait par prudence mettre la serrure ducocircteacute de la bibliothegraveque le cabinet devant ecirctreune piegravece de plaisance pour lrsquoeacuteteacute Eacutebloui parlrsquointeacuterecirct et les oreilles pleines de sang Minoretdeacutevissa la serrure an moyen drsquoun couteau avecla prestesse des voleurs Il entra dans le cabinety prit le paquet de papiers sans srsquoamuser agrave ledeacutecacheter revissa la serrure remit les chosesen eacutetat et alla srsquoasseoir dans la salle agrave mangeren attendant que la Bougival montacirct le sina-pisme pour quitter la maison Il opeacutera sa fuiteavec drsquoautant plus de faciliteacute que la pauvre Ur-sule trouva plus urgent de voir appliquer le si-

napisme que drsquoobeacuteir aux recommandations deson parrain

― La lettre  la lettre  cria drsquoune voix mou-rante le vieillard obeacuteis-moi voici la clef Je veuxte voir la lettre agrave la main

Ces paroles furent jeteacutees avec des regards sieacutegareacutes que la Bougival dit agrave Ursule  ― Maisfaites donc ce que veut votre parrain ou vousallez causer sa mort

Elle le baisa sur le front prit la clef etdescendit  mais bientocirct rappeleacutee par les crisperccedilants de la Bougival elle accourut Levieillard lrsquoembrassa par un regard lui vit lesmains vides se dressa sur son seacuteant voulut par-ler et mourut en faisant un horrible derniersoupir les yeux hagards de terreur  La pauvrepetite qui voyait la mort pour la premiegravere foistomba sur ses genoux et fondit en larmes LaBougival ferma les yeux du vieillard et le dis-posa dans son lit Quand selon son expressionelle eut pareacute le mort la vieille nourrice courut

preacutevenir monsieur Savinien  mais les heacuteritiersqui se tenaient au bout de la rue entoureacutes de cu-rieux et absolument comme des corbeaux quiattendent qursquoun cheval soit enterreacute pour venirgratter la terre et la fouiller de leurs pattes et dubec accoururent avec la ceacuteleacuteriteacute de ces oiseauxde proie

Pendant ces eacuteveacutenements le maicirctre de posteeacutetait alleacute chez lui pour savoir ce que contenaitle mysteacuterieux paquet Voici ce qursquoil trouva

Agrave MA CHEgraveRE URSULE MIROUEumlT FILLEDE MON BEAU-FREgraveRE NATUREL JOSEPH

MIROUEumlT ET DE DINAH GROLLMAN

Nemours 15 janvier 1830

laquo Mon petit ange mon affection paternelleque tu as si bien justifieacutee a eu pour principenon seulement le serment que jrsquoai fait agrave tonpauvre pegravere de le remplacer mais encore ta res-

semblance avec Ursule Miroueumlt ma femme dequi tu mrsquoas sans cesse rappeleacute les gracircces lrsquoespritla candeur et le charme Ta qualiteacute de fille dufils naturel de mon beau-pegravere pourrait rendredes dispositions testamentaires faites en ta fa-veur sujettes agrave contestation raquo

― Le vieux gueux  cria le maicirctre de postelaquo Ton adoption aurait eacuteteacute lrsquoobjet drsquoun pro-

cegraves Enfin jrsquoai toujours reculeacute devant lrsquoideacuteede trsquoeacutepouser pour te transmettre ma fortune car jrsquoaurais pu vivre long-temps et deacuterangerlrsquoavenir de ton bonheur qui nrsquoest retardeacute quepar la vie de madame de Portenduegravere Ces dif-ficulteacutes mucircrement peseacutees et voulant te laisserla fortune neacutecessaire agrave une belle existence raquo

― Le sceacuteleacuterat il a penseacute agrave tout  laquo Sans nuireen rien agrave mes heacuteritiers raquo

― Le jeacutesuite  comme srsquoil ne nous devait pastoute sa fortune 

laquo Je trsquoai destineacute le fruit des eacuteconomies quejrsquoai faites pendant dix-huit anneacutees et que jrsquoai

constamment fait valoir par les soins de monnotaire en vue de te rendre aussi heureuseqursquoon peut lrsquoecirctre par la richesse Sans argentton eacuteducation et tes ideacutees eacuteleveacutees feraient tonmalheur Drsquoailleurs tu dois une belle dot aucharmant jeune homme qui trsquoaime Tu trouve-ras donc dans le milieu du troisiegraveme volumedes Pandectes in-folio relieacutees en maroquinrouge et qui est le dernier volume du premierrang au-dessus de la tablette de la bibliothegravequedans le dernier corps du cocircteacute du salon troisinscriptions de rentes en trois pour cent auporteur de chacune douze mille francs raquo

― Quelle profondeur de sceacuteleacuteratesse  srsquoeacutecriale maicirctre de poste Ah  Dieu ne permettra pasque je sois ainsi frustreacute

laquo Prends-les aussitocirct ainsi que le peudrsquoarreacuterages eacuteconomiseacutes au moment de mamort et qui seront dans le volume preacuteceacutedentSonge mon enfant adoreacute que tu dois obeacuteiraveugleacutement agrave une penseacutee qui a fait le bonheur

de toute ma vie et qui mrsquoobligerait agrave deman-der le secours de Dieu si tu me deacutesobeacuteissaisMais en preacutevision drsquoun scrupule de ta chegravereconscience que je sais ingeacutenieuse agrave se tourmen-ter tu trouveras ci-joint un testament en bonneforme de ces inscriptions au profit de monsieurSavinien de Portenduegravere Ainsi soit que tu lespossegravedes toi-mecircme soit qursquoelles te viennent decelui que tu aimes elles seront ta leacutegitime pro-prieacuteteacute

raquo Ton parrain

raquo DENIS MINORET raquo

Agrave cette lettre eacutetait jointe sur un carreacute de pa-pier timbreacute la piegravece suivante 

laquo CECI EST MON TESTAMENT

raquo Moi Denis Minoret docteur en meacutedecinedomicilieacute agrave Nemours sain drsquoesprit et de corps

ainsi que la date de ce testament le deacutemontrelegravegue mon acircme agrave Dieu le priant de me par-donner mes longues erreurs en faveur de monsincegravere repentir Puis ayant reconnu en mon-sieur le vicomte Savinien de Portenduegravere uneveacuteritable affection pour moi je lui legravegue trente-six mille francs de rente perpeacutetuelle trois pourcent agrave prendre dans ma succession par preacutefeacute-rence agrave tous mes heacuteritiers

raquo Fait et eacutecrit en entier de ma main agrave Ne-mours le onze janvier mil huit cent trente et un

raquo DENIS MINORET raquo

Sans heacutesiter le maicirctre de poste qui pour ecirctrebien seul srsquoeacutetait enfermeacute dans la chambre de safemme y chercha le briquet phosphorique etreccedilut deux avis du ciel par lrsquoextinction de deuxallumettes qui successivement ne voulurent passrsquoallumer La troisiegraveme prit feu Il brucircla dans lachemineacutee et la lettre et le testament Par une

preacutecaution superflue il enterra les vestiges dupapier et de la cire dans les cendres Puis affrio-leacute par lrsquoideacutee de posseacuteder trente-six mille francsde rente agrave lrsquoinsu de sa femme il revint au pas decourse chez son oncle aiguillonneacute par la seuleideacutee ideacutee simple et nette qui pouvait traversersa lourde tecircte En voyant la maison de son oncleenvahie par les trois familles enfin maicirctressesde la place il trembla de ne pouvoir accomplirun projet sur lequel il ne se donnait pas le tempsde reacutefleacutechir en ne pensant qursquoaux obstacles

― Que faites-vous donc lagrave  dit-il agrave Massin etagrave Creacutemiegravere Croyez-vous que nous allons lais-ser la maison et les valeurs au pillage  Noussommes trois heacuteritiers nous ne pouvons pascamper lagrave  Vous Creacutemiegravere courez donc chezDionis et dites-lui de venir constater le deacutecegravesJe ne puis pas quoique adjoint dresser lrsquoactemortuaire de mon oncle Vous Massin al-lez prier le pegravere Bongrand drsquoapposer les scelleacutesEt vous tenez donc compagnie agrave Ursule mes-

dames dit-il agrave sa femme agrave mesdames Massin etCreacutemiegravere Ainsi rien ne se perdra Surtout fer-mez la grille que personne ne sorte 

Les femmes qui sentirent la justesse decette observation coururent dans la chambredrsquoUrsule et trouvegraverent cette noble creacuteature deacute-jagrave si cruellement soupccedilonneacutee agenouilleacutee etpriant Dieu le visage couvert de larmes Mi-noret devinant que les [le] trois heacuteritiegraveres neresteraient pas long-temps avec Ursule et crai-gnant la deacutefiance de ses coheacuteritiers alla dansla bibliothegraveque y vit le volume lrsquoouvrit pritles trois inscriptions et trouva dans lrsquoautre unetrentaine de billets de banque En deacutepit de sanature brutale le colosse crut entendre un ca-rillon agrave chacune de ses oreilles le sang lui sif-flait aux tempes en accomplissant ce vol Mal-greacute la rigueur de la saison il eut sa chemisemouilleacutee dans le dos Enfin ses jambes flageo-laient au point qursquoil tomba sur un fauteuil du

salon comme srsquoil eucirct reccedilu quelque coup de mas-sue agrave la tecircte

― Ah  comme une succession deacutelie la langueau grand Minoret avait dit Massin en courantpar la ville Lrsquoavez-vous entendu  disait-il agraveCreacutemiegravere Allez ici  allez lagrave  Comme il connaicirctla manœuvre

― Oui pour une grosse becircte il avait un cer-tain air

― Tenez dit Massin alarmeacute sa femme y estils sont trop de deux  Faites les commissionsjrsquoy retourne

Au moment ougrave le maicirctre de poste srsquoasseyaitil aperccedilut donc agrave la grille la figure allumeacutee dugreffier qui revenait avec une ceacuteleacuteriteacute de fouineagrave la maison mortuaire

― Heacute  bien qursquoy a-t-il  demanda le maicirctrede poste en allant ouvrir agrave son coheacuteritier

― Rien je reviens pour les scelleacutes lui reacutepon-dit Massin en lui lanccedilant un regard de chat sau-vage

― Je voudrais qursquoils fussent deacutejagrave poseacutes etnous pourrions tous revenir chacun chez nousreacutepondit Minoret

― Ma foi nous mettrons un gardien des scel-leacutes reacutepondit le greffier La Bougival est capablede tout dans lrsquointeacuterecirct de la mijaureacutee Nous y pla-cerons Goupil

― Lui  dit le maicirctre de poste il prendrait lagrenouille et nous nrsquoy verrions que du feu

― Voyons reprit Massin Ce soir on veille-ra le mort et nous aurons fini drsquoapposer lesscelleacutes dans une heure  ainsi nos femmes lesgarderont elles-mecircmes Nous aurons demainagrave midi lrsquoenterrement Lrsquoon ne peut proceacuteder agravelrsquoinventaire que dans huit jours

― Mais dit le colosse en souriant faisons deacute-guerpir cette mijaureacutee et nous commettrons letambour de la mairie agrave la garde des scelleacutes et dela maison

― Bien  srsquoeacutecria le greffier Chargez-vous decette expeacutedition vous ecirctes le chef des Minoret

― Mesdames mesdames dit Minoretveuillez rester toutes au salon  il ne srsquoagit pasdrsquoaller dicircner mais de proceacuteder agrave lrsquoappositiondes scelleacutes pour la conservation de tous les in-teacuterecircts

Puis il prit sa femme agrave part pour lui com-muniquer les ideacutees de Massin relativementagrave Ursule Aussitocirct les femmes dont le cœureacutetait rempli de vengeance et qui souhaitaientprendre une revanche sur la mijaureacutee ac-cueillirent avec enthousiasme le projet de lachasser Bongrand parut et fut indigneacute de laproposition que Zeacutelie et madame Massin luifirent en qualiteacute drsquoami du deacutefunt de prier Ur-sule de quitter la maison

― Allez vous-mecircmes la chasser de chez sonpegravere de chez son parrain de chez son onclede chez son bienfaiteur de chez son tuteur  Al-lez-y vous qui ne devez cette succession qursquoagrave lanoblesse de son acircme prenez-la par les eacutepauleset jetez-la dans la rue agrave la face de toute la

ville  Vous la croyez capable de vous voler  Eh bien constituez un gardien des scelleacutes vousserez dans votre droit Sachez drsquoabord que jenrsquoapposerai pas les scelleacutes sur sa chambre  elley est chez elle tout ce qui srsquoy trouve est sa pro-prieacuteteacute  je vais lrsquoinstruire de ses droits et lui diredrsquoy rassembler tout ce qui lui appartient Oh en votre preacutesence ajouta-t-il en entendant ungrognement drsquoheacuteritiers

― Hein  dit le percepteur au maicirctre de posteet aux femmes stupeacutefaites de la coleacuterique allo-cution de Bongrand

― En voilagrave un de magistrat  srsquoeacutecria le maicirctrede poste

Assise sur une petite causeuse agrave demi eacuteva-nouie la tecircte renverseacutee ses nattes deacutefaites Ur-sule laissait eacutechapper un sanglot de temps entemps Ses yeux eacutetaient troubles elle avait lespaupiegraveres enfleacutees enfin elle se trouvait en proieagrave une prostration morale et physique qui eucirct at-

tendri les ecirctres les plus feacuteroces excepteacute des heacute-ritiers

― Ah  monsieur Bongrand apregraves ma fecircte lamort et le deuil dit-elle avec cette poeacutesie natu-relle aux belles acircmes Vous savez vous ce qursquoileacutetait  en vingt ans pas une parole drsquoimpatienceavec moi  Jrsquoai cru qursquoil vivrait cent ans  Il a eacuteteacutema megravere cria-t-elle et une bonne megravere

Ce peu drsquoideacutees exprimeacutees attira deux torrentsde larmes entrecoupeacutees de sanglots puis elle re-tomba comme une masse

― Mon enfant reprit le juge de paix en en-tendant les heacuteritiers dans lrsquoescalier vous aveztoute la vie pour le pleurer et vous nrsquoavez qursquouninstant pour vos affaires  reacuteunissez dans votrechambre tout ce qui dans la maison est agrave vousLes heacuteritiers me forcent agrave mettre les scelleacutes

― Ah  ses heacuteritiers peuvent bien toutprendre srsquoeacutecria Ursule en se dressant dans unaccegraves drsquoindignation sauvage Jrsquoai lagrave tout ce qursquoil

y a de preacutecieux dit-elle en se frappant la poi-trine

― Et quoi  demanda le maicirctre de poste quide mecircme que Massin montra sa terrible face

― Le souvenir de ses vertus de sa vie detoutes ses paroles une image de son acircme ceacute-leste dit-elle les yeux et le visage eacutetincelants enlevant une main par un superbe mouvement

― Et vous y avez aussi une clef  srsquoeacutecria Mas-sin en se coulant comme un chat et allant saisirune clef qui tomba chasseacutee des plis du corsagepar le mouvement drsquoUrsule

― Crsquoest dit-elle en rougissant la clef de soncabinet il mrsquoy envoyait au moment drsquoexpirer

Apregraves avoir eacutechangeacute drsquoaffreux sourires lesdeux heacuteritiers regardegraverent le juge de paix enexprimant un fleacutetrissant soupccedilon Ursule quisurprit et devina ce regard calculeacute chez lemaicirctre de poste involontaire chez Massin sedressa sur ses pieds devint pacircle comme si sonsang la quittait  ses yeux lancegraverent cette foudre

qui peut-ecirctre ne jaillit qursquoaux deacutepens de lavie et drsquoune voix eacutetrangleacutee  ― Ah  monsieurBongrand dit-elle tout ce qui est dans cettechambre me vient des bonteacutes de mon parrainon peut tout me prendre je nrsquoai sur moi quemes vecirctements je vais sortir et nrsquoy rentreraiplus

Elle alla dans la chambre de son tuteurdrsquoougrave nulle supplication ne put lrsquoarracher carles heacuteritiers eurent un peu honte de leurconduite Elle dit agrave la Bougival de lui retenirdeux chambres agrave lrsquoauberge de la Vieille-Postejusqursquoagrave ce qursquoelle eucirct trouveacute quelque logementen ville ougrave elles pussent vivre toutes les deuxElle rentra chez elle pour y chercher son livre depriegraveres et resta presque toute la nuit avec le cu-reacute le vicaire et Savinien agrave prier et agrave pleurer Legentilhomme vint apregraves le coucher de sa megravereet srsquoagenouilla sans mot dire aupregraves drsquoUrsulequi lui jeta le plus triste sourire en le remerciant

drsquoecirctre fidegravelement venu prendre une part de sesdouleurs

― Mon enfant dit monsieur Bongrand enapportant agrave Ursule un paquet volumineux unedes heacuteritiegraveres de votre oncle a pris dans votrecommode tout ce qui vous eacutetait neacutecessaire caron ne legravevera les scelleacutes que dans quelques jourset vous recouvrerez alors ce qui vous appar-tient Dans votre inteacuterecirct jrsquoai mis les scelleacutes agravevotre chambre

― Merci monsieur reacutepondit-elle en allant agravelui et lui serrant la main Voyez-le donc encoreune fois  ne dirait-on pas qursquoil dort 

Le vieillard offrait en ce moment cette fleurde beauteacute passagegravere qui se pose sur la figure desmorts expireacutes sans douleurs il semblait rayon-ner

― Ne vous a-t-il rien remis en secret avant demourir  dit le juge de paix agrave lrsquooreille drsquoUrsule

― Rien dit-elle  il mrsquoa seulement parleacute drsquounelettre

― Bon  elle se trouvera reprit Bongrand Ilest alors tregraves-heureux pour vous qursquoils aientvoulu les scelleacutes

Au petit jour Ursule fit ses adieux agrave cettemaison ougrave son heureuse enfance srsquoeacutetait eacutecouleacuteesurtout agrave cette modeste chambre ougrave son amouravait commenceacute et qui lui eacutetait si chegravere qursquoaumilieu de son noir chagrin elle eut des larmesde regret pour cette paisible et douce demeureApregraves avoir une derniegravere fois contempleacute touragrave tour ses fenecirctres et Savinien elle sortit pourse rendre agrave lrsquoauberge accompagneacutee de la Bou-gival qui portait son paquet du juge de paixqui lui donnait le bras et de Savinien son douxprotecteur Ainsi malgreacute les plus sages preacutecau-tions le deacutefiant jurisconsulte se trouvait avoirraison  il allait voir Ursule sans fortune et auxprises avec les heacuteritiers

Le lendemain soir toute la ville eacutetait aux ob-segraveques du docteur Minoret Quand on y ap-prit la conduite des heacuteritiers envers sa fille

drsquoadoption lrsquoimmense majoriteacute la trouva natu-relle et neacutecessaire  il srsquoagissait drsquoune successionle bonhomme eacutetait cachotier Ursule pouvait secroire des droits les heacuteritiers deacutefendaient leurbien et drsquoailleurs elle les avait assez humilieacutespendant la vie de leur oncle qui les recevaitcomme des chiens dans un jeu de quilles Deacutesi-reacute Minoret qui ne faisait pas merveille dans saplace disaient les envieux du maicirctre de postearriva pour le service Hors drsquoeacutetat drsquoassister auconvoi Ursule eacutetait au lit en proie agrave une fiegravevrenerveuse autant causeacutee par lrsquoinsulte que les heacute-ritiers lui avaient faite que par sa profonde af-fliction

― Voyez donc cet hypocrite qui pleure  di-saient quelques-uns des heacuteritiers en se mon-trant Savinien vivement affligeacute de la mort dudocteur

― La question est de savoir srsquoil a raison depleurer reacutepondit Goupil Ne vous pressez pasde rire les scelleacutes ne sont pas leveacutes

― Bah  dit Minoret qui savait agrave quoi srsquoen te-nir vous nous avez toujours effrayeacutes pour rien

Au moment ougrave le convoi partit de lrsquoeacuteglisepour se rendre au cimetiegravere Goupil eut unamer deacuteboire  il voulut prendre le bras de Deacute-sireacute  mais en le lui refusant le substitut reniason camarade en preacutesence de tout Nemours

― Ne nous facircchons point je ne pourrais plusme venger pensa le maicirctre-clerc dont le cœursec se gonfla comme une eacuteponge dans sa poi-trine

Avant de lever les scelleacutes et de proceacuteder agravelrsquoinventaire il fallut le temps au procureur duroi tuteur leacutegal des orphelins de commettreBongrand pour le repreacutesenter La successionMinoret de laquelle on parla pendant dix jourssrsquoouvrit alors et fut constateacutee avec la rigueurdes formaliteacutes judiciaires Dionis y trouvait soncompte Goupil aimait assez agrave faire le mal  etcomme lrsquoaffaire eacutetait bonne les vacations semultipliegraverent On deacutejeunait presque toujours

apregraves la premiegravere vacation Notaire clerc heacuteri-tiers et teacutemoins buvaient les vins les plus preacute-cieux de la cave

En province et surtout dans les petites villesougrave chacun possegravede sa maison il est assez dif-ficile de se loger Aussi quand on y achegravete uneacutetablissement quelconque la maison fait-ellepresque toujours partie de la vente Le juge depaix agrave qui le procureur du roi recommanda lesinteacuterecircts de lrsquoorpheline ne vit drsquoautre moyenpour la retirer de lrsquoauberge que de lui faireacqueacuterir dans la Grandrsquorue agrave lrsquoencoignure dupont sur le Loing une petite maison agrave porte bacirc-tarde ouvrant sur un corridor et nrsquoayant au rez-de-chausseacutee qursquoune salle agrave deux croiseacutees sur larue et derriegravere laquelle il y avait une cuisinedont la porte-fenecirctre donnait sur une cour in-teacuterieure drsquoenviron trente pieds carreacutes Un pe-tit escalier eacuteclaireacute sur la riviegravere par des jours desouffrance menait au premier eacutetage composeacutede trois chambres et au-dessus duquel se trou-

vaient deux mansardes Le juge de paix prit agravela Bougival deux mille francs drsquoeacuteconomies pourpayer la premiegravere portion du prix de cette mai-son qui valait six mille francs et il obtint destermes pour le surplus Pour pouvoir placer leslivres qursquoUrsule voulait racheter Bongrand fitdeacutetruire la cloison inteacuterieure de deux piegraveces aupremier eacutetage apregraves avoir observeacute que la pro-fondeur de la maison reacutepondait agrave la longueurdu corps de bibliothegraveque Savinien et le jugede paix pressegraverent si bien les ouvriers qui net-toyaient cette maisonnette la peignaient et ymettaient tout agrave neuf que vers la fin du moisde mars lrsquoorpheline put quitter son auberge etretrouva dans cette laide maison une chambrepareille agrave celle drsquoougrave les heacuteritiers lrsquoavaient chas-seacutee car elle fut meubleacutee de ses meubles reprispar le juge de paix agrave la leveacutee des scelleacutes LaBougival logeacutee au-dessus pouvait descendre agravelrsquoappel drsquoune sonnette placeacutee au chevet du litde sa jeune maicirctresse La piegravece destineacutee agrave la bi-

bliothegraveque la salle du rez-de-chausseacutee et la cui-sine encore vides mises en couleur seulementtendues de papier frais et repeintes attendaientles acquisitions que la filleule ferait agrave la ventedu mobilier de son parrain Quoique le carac-tegravere drsquoUrsule leur fucirct connu le juge de paix etle cureacute craignirent pour elle ce passage si subitagrave une vie deacutenueacutee des recherches et du luxe aux-quels le deacutefunt docteur avait voulu lrsquohabituerQuant agrave Savinien il en pleurait Aussi avait-il donneacute secregravetement aux ouvriers et au tapis-sier plus drsquoune soulte afin qursquoUrsule ne trou-vacirct aucune diffeacuterence agrave lrsquointeacuterieur du moinsentre lrsquoancienne et la nouvelle chambre Maisla jeune fille qui puisait tout son bonheur dansles yeux de Savinien montra la plus douce reacutesi-gnation En cette circonstance elle charma sesdeux vieux amis et leur prouva pour la mil-liegraveme fois que les peines du cœur pouvaientseules la faire souffrir La douleur que lui cau-sait la perte de son parrain eacutetait trop profonde

pour qursquoelle senticirct lrsquoamertume de ce change-ment de fortune qui cependant apportait denouveaux obstacles agrave son mariage La tristessede Savinien en la voyant si reacuteduite lui fit tantde mal qursquoelle fut obligeacutee de lui dire agrave lrsquooreilleen sortant de la messe le matin de son entreacuteedans sa nouvelle maison  ― Lrsquoamour ne va passans la patience nous attendrons 

Degraves que lrsquointituleacute de lrsquoinventaire fut dres-seacute Massin conseilleacute par Goupil qui se tour-na vers lui par haine secregravete contre Minoreten espeacuterant mieux du calcul de cet usurierque de la prudence de Zeacutelie fit mettre en de-meure madame et monsieur de Portenduegraveredont le remboursement eacutetait eacutechu La vieilledame fut eacutetourdie par une sommation de payercent vingt-neuf mille cinq cent dix-sept francscinquante-cinq centimes aux heacuteritiers dans lesvingt-quatre heures et les inteacuterecircts agrave compterdu jour de la demande agrave peine de saisie immo-biliegravere Emprunter pour payer eacutetait une chose

impossible Savinien alla consulter un avoueacute agraveFontainebleau

― Vous avez affaire agrave de mauvaises gens quine transigeront point ils veulent poursuivre agraveoutrance pour avoir la ferme des Bordiegraveres luidit lrsquoavoueacute Le mieux serait de laisser conver-tir la vente en vente volontaire afin drsquoeacuteviter lesfrais

Cette triste nouvelle abattit la vieille Bre-tonne agrave qui son fils fit observer doucement quesi elle avait voulu consentir agrave son mariage duvivant de Minoret le docteur aurait donneacute sesbiens au mari drsquoUrsule Aujourdrsquohui leur mai-son serait dans lrsquoopulence au lieu drsquoecirctre dans lamisegravere Quoique dite sans reproche cette argu-mentation tua la vieille dame tout autant quelrsquoideacutee drsquoune prochaine et violente deacutepossessionEn apprenant ce deacutesastre Ursule agrave peine re-mise de la fiegravevre et du coup que les heacuteritiers luiavaient porteacute resta stupide drsquoaccablement Ai-mer et se trouver impuissante agrave secourir celui

qursquoon aime est une des plus effroyables souf-frances qui puissent ravager lrsquoacircme des femmesnobles et deacutelicates

― Je voulais acheter la maison de mon onclejrsquoachegraveterai celle de votre megravere lui dit-elle

― Est-ce possible  dit Savinien Vous ecirctesmineure et ne pouvez vendre votre inscrip-tion de rente sans des formaliteacutes auxquelles leprocureur du roi ne se precircterait point Nousnrsquoessaierons drsquoailleurs pas de reacutesister Toutela ville voit avec plaisir la deacuteconfiture drsquounemaison noble Ces bourgeois sont comme deschiens agrave la cureacutee Il me reste heureusement dixmille francs avec lesquels je pourrai faire vivrema megravere jusqursquoagrave la fin de ces deacuteplorables af-faires Enfin lrsquoinventaire de votre parrain nrsquoestpas encore termineacute monsieur Bongrand espegravereencore trouver quelque chose pour vous Il estaussi eacutetonneacute que moi de vous savoir sans au-cune fortune Le docteur srsquoest si souvent expli-queacute soit avec lui soit avec moi sur le bel avenir

qursquoil vous avait arrangeacute que nous ne compre-nons rien agrave ce deacutenoucircment

― Bah  dit-elle pourvu que je puisse acheterla bibliothegraveque et les meubles de mon parrainpour eacuteviter qursquoils ne se dispersent ou nrsquoaillenten des mains eacutetrangegraveres je suis contente demon sort

― Mais qui sait le prix que mettront ces in-facircmes heacuteritiers agrave ce que vous voudrez avoir 

On ne parlait de Montargis agrave Fontaine-bleau que des heacuteritiers Minoret et du mil-lion qursquoils cherchaient  mais les plus minu-tieuses recherches faites dans la maison de-puis la leveacutee des scelleacutes nrsquoamenaient aucunedeacutecouverte Les cent vingt-neuf mille francsde la creacuteance Portenduegravere les quinze millefrancs de rente dans le trois pour cent alors agravesoixante-seize et qui donnaient un capital detrois cent quatre-vingt mille francs la maisonestimeacutee quarante mille francs et son riche mo-bilier produisaient un total drsquoenviron six cent

mille francs qui semblaient agrave tout le monde uneassez jolie fiche de consolation Minoret eutalors quelques inquieacutetudes mordantes La Bou-gival et Savinien qui persistaient agrave croire aussibien que le juge de paix agrave lrsquoexistence de quelquetestament arrivaient agrave la fin de chaque vaca-tion et venaient demander agrave Bongrand le reacutesul-tat des perquisitions Lrsquoami du vieillard srsquoeacutecriaitquelquefois au moment ougrave les gens drsquoaffaireset les heacuteritiers sortaient  ― Je nrsquoy comprendsrien  Comme pour beaucoup de gens super-ficiels deux cent mille francs constituaient agravechaque heacuteritier une belle fortune de provincepersonne ne srsquoavisa de rechercher comment ledocteur avait pu mener son train de maisonavec quinze mille francs seulement puisqursquoillaissait intacts les inteacuterecircts de la creacuteance Porten-duegravere Bongrand Savinien et le cureacute se posaientseuls cette question dans lrsquointeacuterecirct drsquoUrsule etfirent en lrsquoexprimant plus drsquoune fois pacirclir lemaicirctre de poste

― Ils ont pourtant bien tout fouilleacute eux pourtrouver de lrsquoargent moi pour trouver un testa-ment qui devait ecirctre en faveur de monsieur de[] Portenduegravere dit le juge de paix le jour ougravelrsquoinventaire fut clos On a eacuteparpilleacute les cendressouleveacute les marbres tacircteacute les pantoufles perceacuteles bois de lit videacute les matelas piqueacute les couver-tures les couvre-pieds retourneacute son eacutedredonvisiteacute les papiers piegravece agrave piegravece les tiroirs bou-leverseacute le sol de la cave et je les poussais agrave cesdeacutevastations 

― Que pensez-vous  disait le cureacute― Le testament a eacuteteacute supprimeacute par un heacuteri-

tier― Et les valeurs ― Courez donc apregraves  Devinez donc

quelque chose agrave la conduite de gens aussi sour-nois aussi ruseacutes aussi avares que les Massinque les Creacutemiegravere  Voyez donc clair dans unefortune comme celle de Minoret qui touchedeux cent mille francs de la succession qui va

dit-on vendre son brevet sa maison et ses in-teacuterecircts dans les messageries trois cent cinquantemille francs  Quelles sommes  sans compterles eacuteconomies de ses trente et quelques millelivres de rente en fonds de terre Pauvre doc-teur 

― Le testament aura peut-ecirctre eacuteteacute cacheacute dansla bibliothegraveque dit Savinien

― Aussi ne deacutetourneacute-je pas la petite delrsquoacheter  Sans cela ne serait-ce pas une folieque de lui laisser mettre son seul argent comp-tant agrave des livres qursquoelle nrsquoouvrira jamais 

La ville entiegravere croyait la filleule du doc-teur nantie des capitaux introuvables  maisquand on sut positivement que ses quatorzecents francs de rente et ses reprises consti-tuaient toute sa fortune la maison du docteuret son mobilier excitegraverent alors une curiosi-teacute geacuteneacuterale Les uns pensegraverent qursquoil se trouve-rait des sommes en billets de banque cacheacutesdans les meubles  les autres que le vieillard en

avait fourreacute dans ses livres Aussi la vente of-frit-elle le spectacle des eacutetranges preacutecautionsprises par les heacuteritiers Dionis faisant les fonc-tions drsquohuissier priseur deacuteclarait agrave chaque objetcrieacute que les heacuteritiers nrsquoentendaient vendre quele meuble et non ce qursquoil pourrait contenir devaleurs  puis avant de le livrer tous ils le sou-mettaient agrave des investigations crochues le fai-saient sonner et sonder  enfin ils le suivaientdes mecircmes regards qursquoun pegravere jette agrave son filsunique en le voyant partir pour les Indes

― Ah  mademoiselle dit la Bougivalconsterneacutee en revenant de la premiegravere vaca-tion je nrsquoirai plus Et monsieur Bongrand araison vous ne pourriez pas soutenir un pa-reil spectacle Tout est par places On va et onvient partout comme dans la rue les plus beauxmeubles servent agrave tout ils montent dessus etcrsquoest un fouillis ougrave une poule ne retrouveraitpas ses poussins  On se croirait agrave un incen-die Les affaires sont dans la cour les armoires

sont ouvertes rien dedans  Oh  le pauvre cherhomme il a bien fait de mourir sa vente lrsquoauraittueacute

Bongrand qui rachetait pour Ursule lesmeubles affectionneacutes par le deacutefunt et de na-ture agrave parer la petite maison ne parut pointagrave la vente de la bibliothegraveque Plus fin que lesheacuteritiers dont lrsquoaviditeacute pouvait lui faire payerles livres trop cher il avait donneacute commis-sion agrave un fripier-bouquiniste de Melun venuexpregraves agrave Nemours et qui deacutejagrave srsquoeacutetait fait ad-juger plusieurs lots Par suite de la deacutefiancedes heacuteritiers la bibliothegraveque se vendit ouvragepar ouvrage Trois mille volumes furent exa-mineacutes fouilleacutes un agrave un tenus par les deux cocirc-teacutes de la couverture releveacutee et agiteacutes pour enfaire sortir des papiers qui pouvaient y ecirctre ca-cheacutes  enfin leurs couvertures furent interro-geacutees et les gardes examineacutees Le total des adju-dications srsquoeacuteleva pour Ursule agrave six mille cinqcents francs environ la moitieacute de ses reacutepeacuteti-

tions contre la succession Le corps de la biblio-thegraveque ne fut livreacute qursquoapregraves avoir eacuteteacute soigneuse-ment examineacute par un eacutebeacuteniste ceacutelegravebre pour lessecrets mandeacute de Paris Lorsque le juge de paixdonna lrsquoordre de transporter le corps de biblio-thegraveque et les livres chez mademoiselle Miroueumltil y eut chez les heacuteritiers des craintes vagues quiplus tard furent dissipeacutees quand on la vit toutaussi pauvre qursquoauparavant Minoret acheta lamaison de son oncle que ses coheacuteritiers pous-segraverent jusqursquoagrave cinquante mille francs en imagi-nant que le maicirctre de poste espeacuterait trouver untreacutesor dans les murs Aussi le cahier des chargescontenait-il des reacuteserves agrave ce sujet Quinze joursapregraves la liquidation de la succession Minoretqui vendit son relais et ses eacutetablissements aufils drsquoun riche fermier srsquoinstalla dans la maisonde son oncle ougrave il deacutepensa des sommes consi-deacuterables en ameublements et en restaurationsAinsi Minoret se condamnait lui-mecircme agrave vivreagrave quelques pas drsquoUrsule

― Jrsquoespegravere avait-il dit chez Dionis le jour ougravela mise en demeure fut signifieacutee agrave Savinien etagrave sa megravere que nous serons deacutebarrasseacutes de cesnobliaux-lagrave  Nous chasserons les autres apregraves

― La vieille aux quatorze quartiers lui reacute-pondit Goupil ne voudra pas ecirctre teacutemoin deson deacutesastre  elle ira mourir en Bretagne ougraveelle trouvera sans doute une femme pour sonfils

― Je ne le crois pas reacutepondit le notaire quile matin avait reacutedigeacute le contrat de lrsquoacquisitionfaite par Bongrand Ursule vient drsquoacheter lamaison de la veuve Ricard

― Cette maudite peacutecore ne sait quoisrsquoinventer pour nous ennuyer srsquoeacutecria tregraves-im-prudemment le maicirctre de poste

― Et qursquoest-ce que cela vous fait qursquoelle de-meure agrave Nemours  demanda Goupil surprispar le mouvement de contrarieacuteteacute qui eacutechappaitau colosse imbeacutecile

― Vous ne savez pas reacutepondit Minoret endevenant rouge comme un coquelicot quemon fils a la becirctise drsquoecirctre amoureux drsquoelle Aus-si donnerais-je bien cent eacutecus pour qursquoUrsulequittacirct Nemours

Sur ce premier mouvement chacun com-prend combien Ursule pauvre et reacutesigneacutee al-lait gecircner le riche Minoret Les tracas drsquoune suc-cession agrave liquider la vente de ses eacutetablissementset les courses neacutecessiteacutees par des affaires inso-lites ses deacutebats avec sa femme agrave propos des plusleacutegers deacutetails et de lrsquoacquisition de la maisondu docteur ougrave Zeacutelie voulut vivre bourgeoise-ment dans lrsquointeacuterecirct de son fils  cet hourvari quicontrastait avec la tranquilliteacute de sa vie ordi-naire empecirccha le grand Minoret de songer agrave savictime Mais quelques jours apregraves son installa-tion rue des Bourgeois vers le milieu du moisde mai au retour drsquoune promenade il entenditla voix du piano vit la Bougival assise agrave la fe-necirctre comme un dragon gardant un treacutesor et

entendit soudain en lui-mecircme une voix impor-tune

Expliquer pourquoi chez un homme de latrempe de lrsquoancien maicirctre de poste la vuedrsquoUrsule qui ne soupccedilonnait mecircme pas le volcommis agrave son preacutejudice devint aussitocirct insup-portable  comment le spectacle de cette gran-deur dans lrsquoinfortune lui inspira le deacutesir derenvoyer de la ville cette jeune fille  et com-ment ce deacutesir prit les caractegraveres de la haineet de la passion ce serait peut-ecirctre faire toutun traiteacute de morale Peut-ecirctre ne se croyait-ilpas le leacutegitime possesseur des trente-six millelivres de rente tant que celle agrave qui elles ap-partenaient serait agrave deux pas de lui  Peut-ecirctrecroyait-il vaguement agrave un hasard qui ferait deacute-couvrir son vol tant que ceux qursquoil avait deacute-pouilleacutes seraient lagrave Peut-ecirctre chez cette na-ture en quelque sorte primitive presque gros-siegravere et qui jusqursquoalors nrsquoavait rien fait que deleacutegal la preacutesence drsquoUrsule eacuteveillait-elle des re-

mords  Peut-ecirctre ces remords le poignaient-ilsdrsquoautant plus qursquoil avait plus de bien leacutegitime-ment acquis  Il attribua sans doute ces mou-vements de sa conscience agrave la seule preacutesencedrsquoUrsule en imaginant que la jeune fille dis-parue ces troubles gecircnants disparaicirctraient aus-si Enfin peut-ecirctre le crime a-t-il sa doctrinede perfection  Un commencement de mal veutsa fin une premiegravere blessure appelle le coupqui tue Peut-ecirctre le vol conduit-il fatalementagrave lrsquoassassinat  Minoret avait commis la spo-liation sans la moindre reacuteflexion tant les faitssrsquoeacutetaient succeacutedeacute rapidement  la reacuteflexion vintapregraves Or si vous avez bien saisi la physiono-mie et lrsquoencolure de cet homme vous compren-drez le prodigieux effet qursquoy devait produireune penseacutee Le remords est plus qursquoune penseacuteeil provient drsquoun sentiment qui ne se cache pasplus que lrsquoamour et qui a sa tyrannie Mais demecircme que Minoret nrsquoavait pas fait la moindrereacuteflexion en srsquoemparant de la fortune destineacutee

agrave Ursule de mecircme il voulut machinalementla chasser de Nemours quand il se sentit bles-seacute par le spectacle de cette innocence trompeacuteeEn sa qualiteacute drsquoimbeacutecile il ne songea point auxconseacutequences il alla de peacuteril en peacuteril pous-seacute par son instinct cupide comme un animalfauve qui ne preacutevoit aucune ruse du chasseuret qui compte sur sa veacutelociteacute sur sa force Bien-tocirct les riches bourgeois qui se reacuteunissaient chezle notaire Dionis remarquegraverent un changementdans les maniegraveres dans lrsquoattitude de cet hommejadis sans soucis

― Je ne sais pas ce qursquoa Minoret il est toutchose  disait sa femme agrave laquelle il avait reacutesolude cacher son hardi coup de main

Tout le monde expliqua lrsquoennui de Minoretcar la penseacutee sur cette figure ressemblait agrave delrsquoennui par la cessation absolue de toute occu-pation par le passage subit de la vie active agrave lavie bourgeoise Pendant que Minoret songeait agravebriser la vie drsquoUrsule la Bougival ne passait pas

une journeacutee sans faire agrave sa fille de lait quelqueallusion agrave la fortune qursquoelle aurait ducirc avoir ousans comparer son miseacuterable sort agrave celui quefeu monsieur lui reacuteservait et dont il lui avaitparleacute agrave elle la Bougival

― Enfin disait-elle ce nrsquoest pas par inteacuterecirct ceque jrsquoen dis mais est-ce que feu monsieur boncomme il eacutetait ne mrsquoaurait pas laisseacute quelquepetite chose

― Ne suis-je pas lagrave reacutepondit Ursule en des-cendant agrave la Bougival de lui dire un mot agrave cesujet

Elle ne voulut pas salir par des penseacuteesdrsquointeacuterecirct les affectueux tristes et doux souve-nirs qui accompagnaient la noble figure duvieux docteur dont une esquisse au crayon noiret blanc faite par son maicirctre de dessin ornait sapetite salle Pour sa neuve et belle imaginationlrsquoaspect de ce croquis lui suffisait pour toujoursrevoir son parrain agrave qui elle pensait sans cessesurtout entoureacutee des objets qursquoil affectionnait 

sa grande bergegravere agrave la duchesse les meubles deson cabinet et son trictrac ainsi que le pianodonneacute par lui Les deux vieux amis qui lui res-taient lrsquoabbeacute Chaperon et monsieur Bongrandles seules personnes qursquoelle voulucirct recevoireacutetaient au milieu de ces choses presque ani-meacutees par ses regrets comme deux vivants sou-venirs de sa vie passeacutee agrave laquelle elle rattachason preacutesent par lrsquoamour que son parrain avaitbeacuteni Bientocirct la meacutelancolie de ses penseacutees in-sensiblement adoucie teignit en quelque sorteses heures et relia toutes ces choses par uneindeacutefinissable harmonie  ce fut une exquisepropreteacute la plus exacte symeacutetrie dans la dis-position des meubles quelques fleurs donneacuteeschaque jour par Savinien des riens eacuteleacutegantsune paix que les habitudes de la jeune fille com-muniquaient aux choses et qui rendit son chez-soi aimable Apregraves le deacutejeuner et apregraves la messeelle continuait agrave eacutetudier et agrave chanter  puis ellebrodait assise agrave sa fenecirctre sur la rue Agrave quatre

heures Savinien au retour drsquoune promenadeqursquoil faisait par tous les temps trouvait la fe-necirctre entrrsquoouverte et srsquoasseyait sur le bord exteacute-rieur de la fenecirctre pour causer une demi-heureavec elle Le soir le cureacute le juge de paix lavenaient voir mais elle ne voulut jamais queSavinien les accompagnacirct Enfin elle nrsquoacceptapoint la proposition de madame de Porten-duegravere que son fils avait ameneacutee agrave prendre Ur-sule chez elle La jeune personne et la Bou-gival veacutecurent drsquoailleurs avec la plus sordideeacuteconomie  elles ne deacutepensaient pas tout com-pris plus de soixante francs par mois La vieillenourrice eacutetait infatigable  elle savonnait et re-passait elle ne faisait la cuisine que deux foispar semaine elle gardait les viandes cuites quela maicirctresse et la servante mangeaient froides car Ursule voulait eacuteconomiser sept cents francspar an pour payer le reste du prix de sa mai-son Cette seacuteveacuteriteacute de conduite cette modes-tie et sa reacutesignation agrave une vie pauvre et deacute-

nueacutee apregraves avoir joui drsquoune existence de luxeougrave ses moindres caprices eacutetaient adoreacutes eut dusuccegraves aupregraves de quelques personnes Ursulegagna drsquoecirctre respecteacutee et de nrsquoencourir aucunpropos Une fois satisfaits les heacuteritiers lui ren-dirent drsquoailleurs justice Savinien admirait cetteforce de caractegravere chez une si jeune fille Detemps en temps au sortir de la messe madamede Portenduegravere adressa quelques paroles bien-veillantes agrave Ursule elle lrsquoinvita deux fois agrave dicirc-ner et la vint chercher elle-mecircme Si ce nrsquoeacutetaitpas encore le bonheur du moins ce fut la tran-quilliteacute Mais un succegraves ougrave le juge de paix mon-tra sa vieille science drsquoavoueacute fit eacuteclater la per-seacutecution encore sourde et agrave lrsquoeacutetat de vœu queMinoret meacuteditait contre Ursule Degraves que toutesles affaires de la succession furent finies le jugede paix supplieacute par Ursule prit en main lacause des Portenduegravere et lui promit de les tirerdrsquoembarras  mais en allant chez la vieille damedont la reacutesistance au bonheur drsquoUrsule le ren-

dait furieux il ne lui laissa point ignorer qursquoilse vouait agrave ses inteacuterecircts uniquement pour plaireagrave mademoiselle Miroueumlt Il choisit lrsquoun de sesanciens clercs pour avoueacute des Portenduegravere agraveFontainebleau et dirigea lui-mecircme la demandeen nulliteacute de la proceacutedure Il voulait profiter delrsquointervalle qui srsquoeacutecoulerait entre lrsquoannulationde la poursuite et la nouvelle instance de Mas-sin pour renouveler le bail de la ferme agrave sixmille francs tirer des fermiers un pot-de-vinet le payement anticipeacute de la derniegravere anneacuteeDegraves lors la partie de whist se reacuteorganisa chezmadame de Portenduegravere entre lui le cureacute Sa-vinien et Ursule que Bongrand et lrsquoabbeacute Cha-peron allaient prendre et ramenaient tous lessoirs En juin Bongrand fit prononcer la nulli-teacute de la proceacutedure suivie par Massin contre lesPortenduegravere Aussitocirct il signa le nouveau bailobtint trente-deux mille francs du fermier etun fermage de six mille francs pour dix-huitans  puis le soir avant que ces opeacuterations ne

srsquoeacutebruitassent il alla chez Zeacutelie qursquoil savait as-sez embarrasseacutee de placer ses fonds et lui pro-posa lrsquoacquisition des Bordiegraveres pour deux centvingt mille francs

― Je ferais immeacutediatement affaire dit Mi-noret si je savais que les Portenduegravere allassentvivre ailleurs qursquoagrave Nemours

― Mais reacutepondit le juge de paix pourquoi ― Nous voulons nous passer de nobles agrave Ne-

mours― Je crois avoir entendu dire agrave la vieille dame

que si ses affaires srsquoarrangeaient elle ne pour-rait plus guegravere vivre qursquoen Bretagne avec ce quilui resterait Elle parle de vendre sa maison

― Eh  bien vendez-la-moi dit Minoret― Mais tu parles comme si tu eacutetais le maicirctre

dit Zeacutelie Que veux-tu faire de deux maisons ― Si je ne termine pas ce soir avec vous

pour les Bordiegraveres reprit le juge de paix notrebail sera connu nous serons saisis de nou-veau dans trois jours et je manquerais cette li-

quidation qui me tient au cœur Aussi vais-je de ce pas agrave Melun ougrave des fermiers que jrsquoyconnais mrsquoachegraveteront les Bordiegraveres les yeux fer-meacutes Vous perdrez ainsi lrsquooccasion de placeren terre agrave trois pour cent dans les terroirs duRouvre

― Eh  bien pourquoi venez-vous nous trou-ver  dit Zeacutelie

― Parce que vous avez lrsquoargent tandis quemes anciens clients auront besoin de quelquesjours pour me cracher cent vingt-neuf millefrancs Je ne veux pas de difficulteacutes

― Qursquoelle quitte Nemours et je vous lesdonne  dit encore Minoret

― Vous comprenez que je ne puis pas enga-ger la volonteacute des Portenduegravere reacutepondit Bon-grand  mais je suis certain qursquoils ne resterontpas agrave Nemours

Sur cette assurance Minoret agrave qui drsquoailleursZeacutelie poussa le coude promit les fonds poursolder la dette des Portenduegravere envers la suc-

cession du docteur Le contrat de vente fut alorspasseacute chez Dionis et lrsquoheureux juge de paix y fitaccepter les conditions du nouveau bail agrave Mi-noret qui srsquoaperccedilut un peu tard ainsi que Zeacuteliede la perte de la derniegravere anneacutee payeacutee agrave lrsquoavanceVers la fin de juin Bongrand apporta le qui-tus de sa fortune agrave madame de Portenduegraverecent vingt-neuf mille francs en lrsquoengageant agraveles placer sur lrsquoEacutetat qui lui donnerait six millefrancs de rente dans le cinq pour cent en y joi-gnant les dix mille francs de Savinien Ainsiloin de perdre sur ses revenus la vieille damegagnait deux mille francs de rente agrave sa liquida-tion La famille de Portenduegravere demeura donc agraveNemours Minoret crut avoir eacuteteacute joueacute commesi le juge de paix avait ducirc savoir que la preacutesencedrsquoUrsule lui eacutetait insupportable et il en conccedilutun vif ressentiment qui accrut sa haine contresa victime Alors commenccedila le drame secretmais terrible en ses effets de la lutte de deuxsentiments celui qui poussait Minoret agrave chas-

ser Ursule de Nemours et celui qui donnait agraveUrsule la force de supporter des perseacutecutionsdont la cause fut pendant un certain temps im-peacuteneacutetrable  situation eacutetrange et bizarre vers la-quelle tous les eacuteveacutenements anteacuterieurs avaientmarcheacute qursquoils avaient preacutepareacutee et agrave laquelle ilsservent de preacuteface

Madame Minoret agrave qui son mari fit cadeaudrsquoune argenterie et drsquoun service de table com-plet drsquoenviron vingt mille francs donnait unsuperbe dicircner tous les dimanches le jour ougraveson fils le substitut amenait quelques amis deFontainebleau Pour ces dicircners somptueux Zeacute-lie faisait venir quelques rareteacutes de Paris enobligeant ainsi le notaire Dionis agrave imiter sonfaste Goupil que les Minoret srsquoefforccedilaient debannir de leur socieacuteteacute comme une personnetareacutee qui tachait leur splendeur ne fut invi-teacute que vers la fin du mois de juillet un moisapregraves lrsquoinauguration de la vie bourgeoise me-neacutee par les anciens maicirctres de poste Le maicirctre-

clerc deacutejagrave sensible agrave cet oubli calculeacute fut obli-geacute de dire vous agrave Deacutesireacute qui depuis lrsquoexercicede ses fonctions avait pris un air grave et roguejusque dans sa famille

― Vous ne vous souvenez donc plusdrsquoEsther pour aimer ainsi mademoiselleMiroueumlt  dit Goupil au substitut

― Drsquoabord Esther est morte monsieur Puisje nrsquoai jamais penseacute agrave Ursule reacutepondit le ma-gistrat

― Eh  bien que me disiez-vous donc papaMinoret  srsquoeacutecria tregraves-insolemment Goupil

Minoret pris en flagrant deacutelit de mensongepar un homme si redoutable eucirct perdu conte-nance sans le projet pour lequel il avait inviteacuteGoupil agrave dicircner en se souvenant de la proposi-tion jadis faite par le maicirctre-clerc drsquoempecirccherle mariage drsquoUrsule et du jeune PortenduegraverePour toute reacuteponse il emmena brusquement leclerc au fond de son jardin

― Vous avez bientocirct vingt-huit ans moncher lui dit-il et je ne vous vois pas encoresur le chemin de la fortune Je vous veux dubien car enfin vous avez eacuteteacute le camarade demon fils Eacutecoutez-moi  Si vous deacutecidez la petiteMiroueumlt qui drsquoailleurs possegravede quarante millefrancs agrave devenir votre femme aussi vrai que jemrsquoappelle Minoret je vous donnerai les moyensdrsquoacheter une charge de notaire agrave Orleacuteans

― Non dit Goupil je ne serais pas assez envue  mais agrave Montargis

― Non reprit Minoret mais agrave Sens― Va pour Sens  reprit le hideux premier

clerc Il y a un archevecircque je ne hais pas unpays de deacutevotion  avec un peu drsquohypocrisie ony fait mieux son chemin Drsquoailleurs la petite estdeacutevote elle y reacuteussira

― Il est bien entendu reprit Minoret que jene donne les cent mille francs qursquoau mariagede notre parente agrave qui je veux faire un sort parconsideacuteration pour deacutefunt mon oncle

― Et pourquoi pas un peu pour moi  dit ma-licieusement Goupil en soupccedilonnant quelquesecret dans la conduite de Minoret Nrsquoest-ce pasagrave mes renseignements que vous devez drsquoavoirpu reacuteunir vingt-quatre mille francs de rentedrsquoun seul tenant sans enclaves autour du chacirc-teau du Rouvre  Avec vos prairies et votremoulin qui sont de lrsquoautre cocircteacute du Loing vousy ajouteriez seize mille francs  Voyons grospegravere voulez-vous jouer avec moi franc jeu 

― Oui― Eh  bien afin de vous faire sentir mes

crocs je mijotais pour Massin lrsquoacquisition duRouvre ses parcs ses jardins ses reacuteserves et sonbois

― Avise-toi de cela  dit Zeacutelie en intervenant― Eh  bien dit Goupil en lui lanccedilant un re-

gard de vipegravere si je veux demain Massin auratout cela pour deux cent mille francs

― Laisse-nous ma femme dit alors le co-losse en prenant Zeacutelie par le bras et la ren-

voyant je mrsquoentends avec lui Nous avons eutant drsquoaffaires reprit Minoret en revenant agraveGoupil que nous nrsquoavons pu penser agrave vousmais je compte bien sur votre amitieacute pour nousavoir le Rouvre

― Un ancien marquisat dit malicieusementGoupil et qui vaudrait bientocirct entre vos mainscinquante mille livres de rente plus de deuxmillions au prix ougrave sont les biens

― Et notre substitut eacutepouserait alors la filledrsquoun mareacutechal de France ou lrsquoheacuteritiegravere drsquounevieille famille qui le pousserait dans la magis-trature agrave Paris dit le maicirctre de poste en ouvrantsa large tabatiegravere et offrant une prise agrave Goupil

― Eh  bien jouons-nous franc jeu  srsquoeacutecriaGoupil en se secouant les doigts

Minoret serra les mains de Goupil en lui reacute-pondant  ― Parole drsquohonneur 

Comme tous les gens ruseacutes le maicirctre-clerccrut heureusement pour Minoret que son ma-riage avec Ursule eacutetait un preacutetexte pour se rac-

commoder avec lui depuis qursquoil leur opposaitMassin

― Ce nrsquoest pas lui se dit-il qui a trouveacute cettebourde je reconnais ma Zeacutelie elle lui a dicteacuteson rocircle Bah  lacircchons Massin Avant trois ansje serai moi le deacuteputeacute de Sens pensa-t-il Enapercevant alors Bongrand qui allait faire sonwhist en face il se preacutecipita dans la rue

― Vous vous inteacuteressez beaucoup agrave UrsuleMiroueumlt mon cher monsieur Bongrand luidit-il  vous ne pouvez pas ecirctre indiffeacuterent agrave sonavenir Voici le programme  elle eacutepouserait unnotaire dont lrsquoEacutetude serait dans un chef-lieudrsquoarrondissement Ce notaire qui sera neacuteces-sairement deacuteputeacute dans trois ans lui reconnaicirc-trait cent mille francs de dot

― Elle a mieux dit segravechement BongrandMadame de Portenduegravere depuis ses malheursne va guegravere bien  hier encore elle eacutetait horrible-ment changeacutee le chagrin la tue  il reste agrave Savi-nien six mille francs de rente Ursule a quarante

mille francs je leur ferai valoir leurs capitaux agravela Massin mais honnecirctement et dans dix ansils auront une petite fortune

― Savinien ferait une sottise il peut eacutepouserquand il voudra mademoiselle du Rouvre unefille unique agrave qui son oncle et sa tante veulentlaisser deux heacuteritages superbes

― Quand lrsquoamour nous tient adieu la pru-dence a dit La Fontaine Mais qui est-ce votrenotaire  car apregraves tout reprit Bongrand parcuriositeacute

― Moi reacutepondit Goupil qui fit tressaillir lejuge de paix

― Vous  reacutepondit Bongrand sans cacherson deacutegoucirct

― Ah  bien votre serviteur monsieur reacutepli-qua Goupil en lanccedilant un regard plein de fielde haine et de deacutefi

― Voulez-vous ecirctre la femme drsquoun notairequi vous reconnaicirctrait cent mille francs de dot srsquoeacutecria Bongrand en entrant dans la petite salle

et srsquoadressant agrave Ursule qui se trouvait assise au-pregraves de madame de Portenduegravere

Ursule et Savinien tressaillirent par un mecircmemouvement et se regardegraverent  elle en souriantlui sans oser se montrer inquiet

― Je ne suis pas maicirctresse de mes actionsreacutepondit Ursule en tendant la main agrave Saviniensans que la vieille megravere pucirct voir ce geste

― Aussi ai-je refuseacute sans seulement vousconsulter

― Et pourquoi dit madame de Portenduegravereil me semble ma petite que crsquoest un bel eacutetat quecelui de notaire 

― Jrsquoaime mieux ma douce misegravere reacutepon-dit-elle car relativement agrave ce que je devais at-tendre de la vie crsquoest pour moi lrsquoopulence Mavieille nourrice mrsquoeacutepargne drsquoailleurs bien dessoucis et je nrsquoirai pas troquer le preacutesent qui meplaicirct contre un avenir inconnu

Le lendemain la poste versa dans deuxcœurs le poison de deux lettres anonymes  une

agrave madame de Portenduegravere et lrsquoautre agrave UrsuleVoici celle que reccedilut la vieille dame 

laquo Vous aimez votre fils vous voulez lrsquoeacutetablircomme lrsquoexige le nom qursquoil porte et vous fa-vorisez son caprice pour une petite ambitieusesans fortune en recevant chez vous une Ur-sule la fille drsquoun musicien de reacutegiment  tan-dis que vous pourriez le marier avec mademoi-selle du Rouvre dont les deux oncles messieursle marquis de Ronquerolles et le chevalier duRouvre riches chacun de trente mille livres derente pour ne pas laisser leur fortune agrave ce vieuxfou de monsieur du Rouvre qui mange toutsont dans lrsquointention drsquoen avantager leur niegraveceau contrat Madame de Seacuterizy tante de Cleacute-mentine du Rouvre qui vient de perdre sonfils unique dans la campagne drsquoAlger adopterasans doute aussi sa niegravece Quelqursquoun qui vousveut du bien croit savoir que Savinien serait ac-cepteacute raquo

Voici la lettre faite pour Ursule 

laquo Chegravere Ursule il est dans Nemours un jeunehomme qui vous idolacirctre il ne peut pas vousvoir travaillant agrave votre fenecirctre sans des eacutemo-tions qui lui prouvent que son amour est pourla vie Ce jeune homme est doueacute drsquoune vo-lonteacute de fer et drsquoune perseacuteveacuterance que rien nedeacutecourage  accueillez donc favorablement sonamour car il nrsquoa que des intentions pures etvous demande humblement votre main dansle deacutesir de vous rendre heureuse Sa fortunequoique deacutejagrave convenable nrsquoest rien compareacutee agravecelle qursquoil vous fera quand vous serez sa femmeVous serez un jour reccedilue agrave la cour comme lafemme drsquoun ministre et lrsquoune des premiegraveres dupays Comme il vous voit tous les jours sansque vous puissiez le voir mettez sur votre fe-necirctre un des pots drsquoœillets de la Bougival vouslui aurez dit ainsi qursquoil peut se preacutesenter raquo

Ursule brucircla cette lettre sans en parler agrave Sa-vinien Deux jours apregraves elle reccedilut une autrelettre ainsi conccedilue 

laquo Vous avez eu tort chegravere Ursule de ne pasreacutepondre agrave celui qui vous aime plus que sa vieVous croyez eacutepouser Savinien vous vous trom-pez eacutetrangement Ce mariage nrsquoaura pas lieuMadame de Portenduegravere qui ne vous recevraplus chez elle va ce matin au Rouvre agrave piedmalgreacute lrsquoeacutetat de souffrance ougrave elle est y de-mander pour Savinien la main de mademoi-selle du Rouvre Savinien finira par ceacuteder Quepeut-il objecter  les oncles de la demoiselle as-surent par le contrat leurs fortunes agrave leur niegraveceCette fortune consiste en soixante mille livresde rente raquo

Cette lettre ravagea le cœur drsquoUrsule en luifaisant connaicirctre les tortures de la jalousie unesouffrance jusqursquoalors inconnue qui dans cetteorganisation si riche si facile agrave la douleur cou-vrit de deuil le preacutesent lrsquoavenir et mecircme le pas-seacute Depuis le moment ougrave elle eut ce fatal papierelle resta dans la bergegravere du docteur le regardarrecircteacute sur lrsquoespace et perdue dans un recircve dou-

loureux En un instant elle sentit le froid de lamort substitueacute aux ardeurs drsquoune belle vie Heacute-las  ce fut pis  ce fut en reacutealiteacute lrsquoatroce reacuteveil desmorts apprenant qursquoil nrsquoy a pas de Dieu le chef-drsquoœuvre de cet eacutetrange geacutenie appeleacute Jean-PaulQuatre fois la Bougival essaya de faire deacutejeunerUrsule elle lui vit prendre et quitter son painsans pouvoir le porter agrave ses legravevres Quand ellevoulait hasarder une remontrance Ursule luireacutepondait par un geste de main et par un ter-rible mot  ― Chut  aussi despotiquement ditque jusqursquoalors sa parole avait eacuteteacute douce LaBougival qui surveillait sa maicirctresse agrave travers levitrage de la porte de communication lrsquoaperccedilutalternativement rouge comme si la fiegravevre la deacute-vorait et violette comme si le frisson succeacute-dait agrave la fiegravevre Cet eacutetat srsquoempira sur les quatreheures alors que de moment en moment Ur-sule se leva pour regarder si Savinien venait etque Savinien ne vint pas La jalousie et le douteocirctent agrave lrsquoamour toute sa pudeur Ursule qui

jusqursquoalors ne se serait pas permis un geste ougravelrsquoon pucirct deviner sa passion mit son chapeauson petit chacircle et srsquoeacutelanccedila dans son corridorpour aller au-devant de Savinien mais un restede pudeur la fit rentrer dans sa petite salle Elley pleura Quand le cureacute se preacutesenta le soir lapauvre nourrice lrsquoarrecircta sur le seuil de la porte

― Ah  monsieur le cureacute je ne sais pas ce qursquoamademoiselle  elle

― Je le sais reacutepondit tristement le precirctre enfermant ainsi la bouche agrave la nourrice effrayeacutee

Lrsquoabbeacute Chaperon apprit alors agrave Ursule ceqursquoelle nrsquoavait pas oseacute faire veacuterifier  madame dePortenduegravere eacutetait alleacutee dicircner au Rouvre

― Et Savinien ― AussiUrsule eut un petit tressaillement nerveux

qui fit frissonner lrsquoabbeacute Chaperon comme srsquoilavait reccedilu la deacutecharge drsquoune bouteille de Leydeet il eacuteprouva de plus une durable commotionau cœur

― Ainsi nous nrsquoirons pas ce soir chez elle ditle cureacute  mais mon enfant il sera sage agrave vousde nrsquoy plus retourner La vieille dame vous re-cevrait de maniegravere agrave blesser votre fierteacute Nousqui lrsquoavions ameneacutee agrave entendre parler de votremariage nous ignorons drsquoougrave souffle le vent parlequel elle a eacuteteacute changeacutee en un moment

― Je mrsquoattends agrave tout et rien ne peut plusmrsquoeacutetonner dit Ursule drsquoun ton peacuteneacutetreacute Dansces sortes drsquoextreacutemiteacutes on eacuteprouve une grandeconsolation agrave savoir que lrsquoon nrsquoa pas offenseacuteDieu

― Soumettez-vous ma chegravere fille sans ja-mais sonder les voies de la Providence dit lecureacute

― Je ne voudrais pas soupccedilonner injuste-ment le caractegravere de monsieur de Porten-duegravere

― Pourquoi ne dites-vous plus Savinien  de-manda le cureacute qui remarqua quelque leacutegegravere ai-greur dans lrsquoaccent drsquoUrsule

― De mon cher Savinien reprit-elle en pleu-rant Oui mon bon ami reprit-elle en sanglo-tant une voix me crie encore qursquoil est aussinoble de cœur que de race Il ne mrsquoa pas seule-ment avoueacute qursquoil mrsquoaimait uniquement il melrsquoa prouveacute par des deacutelicatesses infinies et encontenant avec heacuteroiumlsme son ardente passionDerniegraverement lorsqursquoil a pris la main que jelui tendais quand monsieur Bongrand me pro-posait ce notaire pour mari je vous jure queje la lui donnais pour la premiegravere fois Srsquoil adeacutebuteacute par une plaisanterie en mrsquoenvoyant unbaiser agrave travers la rue depuis cette affectionnrsquoest jamais sortie vous le savez des limites lesplus eacutetroites  mais je puis vous le dire agrave vousqui lisez dans mon acircme excepteacute dans ce coindont la vue eacutetait reacuteserveacutee aux anges eh  bience sentiment est chez moi le principe de biendes meacuterites  il mrsquoa fait accepter mes misegraveresil mrsquoa peut-ecirctre adouci lrsquoamertume de la perteirreacuteparable dont le deuil est plus dans mes vecirc-

tements que dans mon acircme  Oh  jrsquoai eu tortOui lrsquoamour eacutetait chez moi plus fort que mareconnaissance envers mon parrain et Dieu lrsquoavengeacute Que voulez-vous  je respectais en moi lafemme de Savinien  jrsquoeacutetais trop fiegravere et peut-ecirctre est-ce cet orgueil que Dieu punit Dieu seulcomme vous me lrsquoavez dit doit ecirctre le principeet la fin de nos actions

Le cureacute fut attendri en voyant les larmes quiroulaient sur ce visage deacutejagrave pacircli Plus la seacutecuriteacutede la pauvre fille avait eacuteteacute grande plus bas elletombait

― Mais dit-elle en continuant revenue agrave macondition drsquoorpheline je saurai en reprendreles sentiments Apregraves tout puis-je ecirctre unepierre au cou de celui que jrsquoaime  Que fait-ilici  Qui suis-je pour preacutetendre agrave lui  Ne lrsquoaimeacute-je pas drsquoailleurs drsquoune amitieacute si divine qursquoelleva jusqursquoagrave lrsquoentier sacrifice de mon bonheurde mes espeacuterances  Et vous savez que je mesuis souvent reprocheacute drsquoasseoir mon amour sur

un tombeau de le savoir ajourneacute au lendemainde la mort de cette vieille dame Si Savinienest riche et heureux par une autre jrsquoai preacuteciseacute-ment assez pour payer ma dot au couvent ougravejrsquoentrerai promptement Il ne doit pas plus yavoir dans le cœur drsquoune femme deux amoursqursquoil nrsquoy a deux maicirctres dans le ciel La vie reli-gieuse aura des attraits pour moi

― Il ne pouvait pas laisser aller sa megravere seuleau Rouvre dit doucement le bon precirctre

― Nrsquoen parlons plus mon bon monsieurChaperon je lui eacutecrirai ce soir pour lui donnersa liberteacute Je suis enchanteacutee drsquoavoir agrave fermer lesfenecirctres de cette salle

Et elle mit le vieillard au fait des lettres ano-nymes en lui disant qursquoelle ne voulait pas auto-riser les poursuites de son amant inconnu

― Eh  crsquoest une lettre anonyme adresseacutee agravemadame de Portenduegravere qui lrsquoa fait aller auRouvre srsquoeacutecria le cureacute Vous ecirctes sans douteperseacutecuteacutee par de meacutechantes gens

― Et pourquoi  Ni Savinien ni moi nousnrsquoavons fait de mal agrave personne et nous ne bles-sons plus aucun inteacuterecirct ici

― Enfin ma petite nous profiterons de cettebourrasque qui disperse notre socieacuteteacute pourranger la bibliothegraveque de notre pauvre ami Leslivres restent en tas Bongrand et moi nous lesmettrons en ordre car nous pensons agrave y fairedes recherches Placez votre confiance en Dieu mais songez aussi que vous avez dans le bonjuge de paix et en moi deux amis deacutevoueacutes

― Crsquoest beaucoup dit-elle en reconduisantle cureacute jusque sur le seuil de son alleacutee en tendantle cou comme un oiseau qui regarde hors de sonnid espeacuterant encore apercevoir Savinien

En ce moment Minoret et Goupil au re-tour de quelque promenade dans les prairiessrsquoarrecirctegraverent en passant et lrsquoheacuteritier du docteurdit agrave Ursule  ― Qursquoavez-vous ma cousine  carnous sommes toujours cousins nrsquoest-ce pas vous paraissez changeacutee

Goupil jetait agrave Ursule des regards si ar-dents qursquoelle en fut effrayeacutee  elle rentra sans reacute-pondre

― Elle est farouche dit Minoret et au cureacute― Mademoiselle Miroueumlt a raison de ne pas

causer sur le pas de sa porte avec des hommes elle est trop jeune

― Oh  fit Goupil vous devez savoir qursquoellene manque pas drsquoamoureux

Le cureacute srsquoeacutetait hacircteacute de saluer et se dirigeait agravepas preacutecipiteacutes vers la rue des Bourgeois

― Eh  bien dit le premier clerc agrave Minoret ccedilachauffe  Elle est deacutejagrave pacircle comme une morte mais avant quinze jours elle aura quitteacute la villeVous verrez

― Il vaut mieux vous avoir pour ami quepour ennemi srsquoeacutecria Minoret effrayeacute de lrsquoatrocesourire qui donnait au visage de Goupillrsquoexpression diabolique precircteacutee par Eugegravene De-lacroix au Meacutephistopheacutelegraves de Goethe

― Je le crois bien reacutepondit Goupil Si elle nemrsquoeacutepouse pas je la ferai crever de chagrin

― Fais-le petit et je te donne les fonds pourecirctre notaire agrave Paris Tu pourras alors eacutepouserune femme riche

― Pauvre fille  Que vous a-t-elle donc fait demanda le clerc surpris

― Elle mrsquoembecircte  dit grossiegraverement Mino-ret

― Attendez agrave lundi et vous verrez alorscomment je la scierai reprit Goupil en eacutetudiantla physionomie de lrsquoancien maicirctre de poste

Le lendemain la vieille Bougival alla chez Sa-vinien et dit en lui tendant une lettre  ― Je nesais pas ce que vous eacutecrit la chegravere enfant  maiselle est ce matin comme une morte

Qui par cette lettre nrsquoimaginerait pas lessouffrances qui avaient assailli Ursule pendantla nuit 

Agrave MONSIEUR DE PORTENDUEgraveRE

laquo Mon cher Savinien votre megravere veut vousmarier agrave mademoiselle du Rouvre mrsquoa-t-ondit et peut-ecirctre a-t-elle raison Vous vous trou-vez entre une vie presque miseacuterable et une vieopulente entre la fianceacutee de votre cœur et unefemme selon le monde entre obeacuteir agrave votre megravereet agrave votre choix car je crois encore que vousmrsquoavez choisie Savinien si vous avez une deacute-termination agrave prendre je veux qursquoelle soit priseen toute liberteacute  je vous rends la parole quevous vous eacutetiez donneacutee agrave vous-mecircme et non agravemoi dans un moment qui ne srsquoeffacera jamaisde ma meacutemoire et qui fut comme tous les joursqui se sont succeacutedeacute depuis drsquoune pureteacute drsquounedouceur angeacuteliques Ce souvenir suffit agrave toutema vie Si vous persistez dans votre sermentdeacutesormais une noire et terrible ideacutee trouble-rait mes feacuteliciteacutes Au milieu de nos privations

accepteacutees si gaiement aujourdrsquohui vous pour-riez penser plus tard que si vous eussiez ob-serveacute les lois du monde il en eucirct eacuteteacute bien au-trement pour vous Si vous eacutetiez homme agrave ex-primer cette penseacutee elle serait pour moi lrsquoarrecirctdrsquoune mort douloureuse  et si vous ne la disiezpas je soupccedilonnerais les moindres nuages quicouvriraient votre front Cher Savinien je vousai toujours preacutefeacutereacute agrave tout sur cette terre Je lepouvais puisque mon parrain quoique jalouxme disait  laquo Aime-le ma fille  vous serez biencertainement lrsquoun agrave lrsquoautre un jour raquo Quand jesuis alleacutee agrave Paris je vous aimais sans espoir etce sentiment me contentait Je ne sais si je puisy revenir mais je le tenterai Que sommes-nousdrsquoailleurs en ce moment  un fregravere et une sœurRestons ainsi Eacutepousez cette heureuse fille quiaura la joie de rendre agrave votre nom le lustre qursquoildoit avoir et que selon votre megravere je diminue-rais Vous nrsquoentendrez jamais parler de moi Lemonde vous approuvera Moi je ne vous blacirc-

merai jamais et je vous aimerai toujours Adieudonc raquo

― Attendez  srsquoeacutecria le gentilhommeIl fit signe agrave la Bougival de srsquoasseoir et il grif-

fonna ce peu de mots laquo Ma chegravere Ursule votre lettre me brise le

cœur en ce que vous vous ecirctes fait inutile-ment beaucoup de mal et que pour la premiegraverefois nos cœurs ont cesseacute de srsquoentendre Si vousnrsquoecirctes pas ma femme crsquoest que je ne puis encoreme marier sans le consentement de ma megravereEnfin huit mille livres de rente dans un joli cot-tage sur les bords du Loing nrsquoest-ce pas unefortune  Nous avons calculeacute qursquoavec la Bougi-val nous eacuteconomiserions cinq mille francs paran  Vous mrsquoavez permis un soir dans le jar-din de votre oncle de vous regarder comme mafianceacutee et vous ne pouvez briser agrave vous seuledes liens qui nous sont communs Ai-je doncbesoin de vous dire qursquohier jrsquoai nettement deacute-clareacute agrave monsieur du Rouvre que si jrsquoeacutetais libre

je ne voudrais pas recevoir ma fortune drsquounejeune personne qui me serait inconnue  Mamegravere ne veut plus vous voir je perds le bon-heur de nos soireacutees mais ne me retranchez pasle court moment pendant lequel je vous parleagrave votre fenecirctre Agrave ce soir Rien ne peut nousseacuteparer raquo

― Allez ma vieille Elle ne doit pas ecirctre in-quiegravete un moment de trop

Le soir agrave quatre heures au retour de lapromenade qursquoil faisait tous les jours expregravespour passer devant la maison drsquoUrsule Savi-nien trouva sa maicirctresse un peu pacirclie par desbouleversements si subits

― Il me semble que jusqursquoagrave preacutesent je nrsquoaipas su ce que crsquoeacutetait que le plaisir de vous voirlui dit-elle

― Vous mrsquoavez dit reacutepondit Savinien ensouriant car je me souviens de toutes vos pa-roles  laquo Lrsquoamour ne va pas sans la patiencejrsquoattendrai  raquo Vous avez donc chegravere enfant seacute-

pareacute lrsquoamour de la foi  Ah  voici qui terminenos querelles Vous preacutetendiez me mieux ai-mer que je ne vous aime Ai-je jamais douteacutede vous  lui demanda-t-il en lui preacutesentant unbouquet composeacute de fleurs des champs dontlrsquoarrangement exprimait ses penseacutees

― Vous nrsquoavez aucune raison pour douter demoi reacutepondit-elle Et drsquoailleurs vous ne savezpas tout ajouta-t-elle drsquoune voix troubleacutee

Elle avait fait refuser agrave la poste toutes seslettres Mais sans qursquoelle eucirct pu deviner parquel sortileacutege la chose avait eu lieu quelquesinstants apregraves la sortie de Savinien qursquoelle avaitregardeacute tournant de la rue des Bourgeois dansla Grandrsquorue elle avait trouveacute sur sa bergegravereun papier ougrave eacutetait eacutecrit  laquoTremblez  lrsquoamant deacute-daigneacute deviendra pire qursquoun tigre raquo Malgreacute lessupplications de Savinien elle ne voulut paspar prudence lui confier le terrible secret desa peur Le plaisir ineffable de revoir Savinienapregraves lrsquoavoir cru perdu pouvait seul lui faire ou-

blier le froid mortel qui venait de la saisir Pourtout le monde attendre un malheur indeacutefiniconstitue un horrible supplice La souffranceprend alors les proportions de lrsquoinconnu quicertes est lrsquoinfini de lrsquoacircme Mais pour Ursulece fut la plus grande douleur Elle eacuteprouvaiten elle-mecircme drsquoaffreux sursauts au moindrebruit elle se deacutefiait du silence elle soupccedilonnaitses murailles de compliciteacute Enfin son heureuxsommeil fut troubleacute Goupil sans rien savoir decette constitution deacutelicate comme celle drsquounefleur avait trouveacute par lrsquoinstinct du meacutechant lepoison qui devait la fleacutetrir la tuer Cependantla journeacutee du lendemain se passa sans surpriseUrsule joua du piano fort tard elle se couchapresque rassureacutee et accableacutee de sommeil Agrave mi-nuit environ elle fut reacuteveilleacutee par un concertcomposeacute drsquoune clarinette drsquoun hautbois drsquouneflucircte drsquoun cornet agrave piston drsquoun trombone drsquounbasson drsquoun flageolet et drsquoun triangle Tous lesvoisins eacutetaient aux fenecirctres La pauvre enfant

deacutejagrave saisie en voyant du monde dans la ruereccedilut un coup terrible au cœur en entendantune voix drsquohomme enroueacutee ignoble qui cria laquoPour la belle Ursule Miroueumlt de la part de sonamant raquo Le lendemain dimanche toute la villefut en rumeur et agrave lrsquoentreacutee comme agrave la sor-tie drsquoUrsule agrave lrsquoeacuteglise elle vit sur la place desgroupes nombreux occupeacutes drsquoelle et manifes-tant une horrible curiositeacute La seacutereacutenade mettaittoutes les langues en mouvement car chacunse perdait en conjectures Ursule revint chezelle plus morte que vive et ne sortit plus lecureacute lui avait conseilleacute de dire ses vecircpres chezelle En rentrant elle vit dans le corridor carreleacuteen briques qui menait de la rue agrave la cour unelettre glisseacutee sous la porte  elle la ramassa lalut pousseacutee par le deacutesir drsquoy trouver une explica-tion Les ecirctres les moins sensibles peuvent de-viner ce qursquoelle dut eacuteprouver en lisant ces ter-ribles lignes 

laquo Reacutesignez-vous agrave devenir ma femme richeet adoreacutee Je vous veux Si je ne vous ai vivanteje vous aurai morte Attribuez agrave vos refus lesmalheurs qui nrsquoatteindront pas que vous

raquoCelui qui vous aime et agrave qui vous serez unjour raquo

Chose eacutetrange  au moment ougrave la douce ettendre victime de cette machination eacutetait abat-tue comme une fleur coupeacutee mesdemoisellesMassin Dionis et Creacutemiegravere enviaient son sort

― Elle est bien heureuse disaient-elles Onsrsquooccupe drsquoelle on flatte ses goucircts on se la dis-pute  La seacutereacutenade eacutetait agrave ce qursquoil paraicirct char-mante  Il y avait un cornet agrave piston 

― Qursquoest-ce qursquoun piston ― Un nouvel instrument de musique  tiens

grand comme ca disait Angeacuteline Creacutemiegravere agravePameacutela Massin

Degraves le matin Savinien eacutetait alleacute jusqursquoagrave Fon-tainebleau tacirccher de savoir qui avait demandeacutedes musiciens du reacutegiment en garnison  mais

comme il y avait deux hommes pour chaqueinstrument il fut impossible de connaicirctre ceuxqui eacutetaient alleacutes agrave Nemours Le colonel fit deacute-fendre aux musiciens de jouer chez des parti-culiers sans sa permission Le gentilhomme eutune entrevue avec le procureur du roi tuteurdrsquoUrsule et lui expliqua la graviteacute de ces sortesde scegravenes sur une jeune fille si deacutelicate et si frecircleen le priant de rechercher lrsquoauteur de cette seacute-reacutenade par les moyens dont dispose le ParquetTrois jours apregraves au milieu de la nuit troisviolons une flucircte une guitare et un hautboisdonnegraverent une seconde seacutereacutenade Cette fois lesmusiciens se sauvegraverent du cocircteacute de Montargisougrave se trouvait alors une troupe de comeacutediensUne voix stridente et liquoreuse avait crieacute entredeux morceaux  laquo Agrave la fille du capitaine de mu-sique Miroueumlt  raquo Tout Nemours apprit ainsi laprofession du pegravere drsquoUrsule ce secret si soi-gneusement gardeacute par le vieux docteur Mino-ret

Savinien nrsquoalla point cette fois agrave Montargis  ilreccedilut dans la journeacutee une lettre anonyme venuede Paris ougrave il lut cette horrible propheacutetie 

laquo Tu nrsquoeacutepouseras pas Ursule Si tu veuxqursquoelle vive hacircte-toi de la ceacuteder agrave celui quilrsquoaime plus que tu ne lrsquoaimes  car il srsquoest fait mu-sicien et artiste pour lui plaire et preacutefegravere la voirmorte agrave la savoir ta femme raquo

Le meacutedecin de Nemours venait alors troisfois par jour chez Ursule que ces poursuites oc-cultes avaient mise en danger de mort En sesentant plongeacutee par une main infernale dans unbourbier cette suave jeune fille gardait une at-titude de martyre  elle restait dans un profondsilence levait les yeux au ciel et ne pleurait pluselle attendait les coups en priant avec ferveur eten implorant celui qui lui donnerait la mort

― Je suis heureuse de ne pas pouvoir des-cendre dans la salle disait-elle agrave messieurs Bon-grand et Chaperon qui la quittaient le moinspossible  il y viendrait et je me sens indigne de

recevoir les regards par lesquels il a coutume deme beacutenir  Croyez-vous qursquoil me soupccedilonne 

― Mais si Savinien ne trouve pas lrsquoauteurde ces infamies il compte aller requeacuterirlrsquointervention de la police de Paris dit Bon-grand

― Les inconnus doivent me savoir frappeacutee agravemort reacutepondit-elle  ils vont se tenir tranquilles

Le cureacute Bongrand et Savinien se perdaienten conjectures et en suppositions SavinienTiennette la Bougival et deux personnes deacute-voueacutees au cureacute se firent espions et se tinrentsur leurs gardes pendant une semaine  maisaucune indiscreacutetion ne pouvait trahir Goupilqui machinait tout agrave lui seul Le juge de paixle premier pensa que lrsquoauteur du mal eacutetaiteffrayeacute de son ouvrage Ursule arrivait agrave lapacircleur agrave la faiblesse des jeunes Anglaises enconsomption Chacun se relacirccha de ses soinsIl nrsquoy eut plus de seacutereacutenades ni de lettres Savi-nien attribua lrsquoabandon de ces moyens odieux

aux recherches secregravetes du Parquet auquel ilavait envoyeacute les lettres reccedilues par Ursule cellereccedilue par sa megravere et la sienne Cet armisticene fut pas de longue dureacutee Quand le meacutede-cin eut arrecircteacute la fiegravevre nerveuse drsquoUrsule aumoment ougrave elle avait repris courage un ma-tin vers la mi-juillet on trouva une eacutechelle decorde attacheacutee agrave sa fenecirctre Le postillon quipendant la nuit avait conduit la Malle deacutecla-ra qursquoun petit homme eacutetait en train de des-cendre au moment ougrave il passait  et malgreacuteson deacutesir de srsquoarrecircter ses chevaux lanceacutes agrave ladescente du pont au coin duquel se trouvaitla maison drsquoUrsule lrsquoavaient emporteacute bien audelagrave de Nemours Une opinion partie du sa-lon Dionis attribuait ces manœuvres au mar-quis du Rouvre alors excessivement gecircneacute surqui Massin avait des lettres de change et quipar un prompt mariage de sa fille avec Savi-nien devait disait-on soustraire le chacircteau duRouvre agrave ses creacuteanciers Madame de Porten-

duegravere voyait aussi avec plaisir disait-on toutce qui pouvait afficher deacuteconsideacuterer et deacutesho-norer Ursule  mais en preacutesence de cette jeunemort la vieille dame se trouvait quasi vaincueLe cureacute Chaperon fut si vivement affecteacute decette derniegravere meacutechanceteacute qursquoil en tomba ma-lade assez seacuterieusement pour rester chez lui du-rant quelques jours La pauvre Ursule agrave quicette odieuse attaque avait causeacute une rechutereccedilut par la poste une lettre du cureacute qursquoon nerefusa point en reconnaissant lrsquoeacutecriture

laquo Mon enfant quittez Nemours et deacutejouezainsi la malice de vos ennemis inconnus Peut-ecirctre cherche-t-on agrave mettre en danger la vie deSavinien Je vous en dirai davantage quand jepourrai vous aller voir raquo

Ce billet eacutetait signeacute  Votre deacutevoueacute CHAPE-RON

Lorsque Savinien qui devint comme fou al-la voir le cureacute le pauvre precirctre relut la lettretant il fut eacutepouvanteacute de la perfection avec la-

quelle son eacutecriture et sa signature eacutetaient imi-teacutees  car il nrsquoavait rien eacutecrit  et srsquoil avait eacutecrit ilne se serait point servi de la poste pour envoyersa lettre chez Ursule Lrsquoeacutetat mortel ougrave cette der-niegravere atrociteacute mit Ursule obligea Savinien agrave re-courir de nouveau au procureur du roi en luiportant la fausse lettre du cureacute

― Il se commet un assassinat par des moyensque la loi nrsquoa point preacutevus et sur une orphe-line que le Code vous donne pour pupille dit legentilhomme au magistrat

― Si vous trouvez des moyens de reacutepres-sion lui reacutepondit le procureur du roi je lesadopterai  mais je nrsquoen connais pas  Lrsquoinfacircmeanonyme a donneacute le meilleur avis Il faut en-voyer ici mademoiselle Miroueumlt chez les damesde lrsquoAdoration du Saint-Sacrement En atten-dant le commissaire de police de Fontaine-bleau sur ma demande vous autorisera agrave por-ter des armes pour votre deacutefense Je suis alleacutemoi-mecircme au Rouvre et monsieur du Rouvre

a eacuteteacute justement indigneacute des soupccedilons qui pla-naient sur lui Minoret le pegravere de mon sub-stitut est en marcheacute pour son chacircteau Made-moiselle du Rouvre eacutepouse un riche comte po-lonais Enfin monsieur du Rouvre quittait lacampagne le jour ougrave je mrsquoy suis transporteacutepour eacuteviter les effets drsquoune contrainte par corps

Deacutesireacute que son chef questionna nrsquoosa luidire sa penseacutee  il reconnaissait Goupil  Goupileacutetait seul capable de conduire une œuvre quicocirctoyait le Code peacutenal sans tomber dans le preacute-cipice drsquoaucun article Lrsquoimpuniteacute le secret lesuccegraves accrurent lrsquoaudace de Goupil Le terribleclerc faisait poursuivre par Massin devenu sadupe le marquis du Rouvre afin de forcer legentilhomme agrave vendre les restes de sa terre agraveMinoret Apregraves avoir entameacute des neacutegociationsavec un notaire de Sens il reacutesolut de tenter undernier coup pour avoir Ursule Il voulait imi-ter quelques jeunes gens de Paris qui ont ducircleur femme et leur fortune agrave un enlegravevement Les

services rendus agrave Minoret agrave Massin et agrave Creacute-miegravere la protection de Dionis maire de Ne-mours lui permettaient drsquoassoupir lrsquoaffaire Ilse deacutecida sur-le-champ agrave lever le masque encroyant Ursule incapable de lui reacutesister danslrsquoeacutetat de faiblesse ougrave il lrsquoavait mise Neacuteanmoinsavant de risquer le dernier coup de son ignoblepartie il jugea neacutecessaire drsquoavoir une explica-tion au Rouvre ougrave il accompagna Minoret quisrsquoy rendait pour la premiegravere fois depuis la si-gnature du contrat Minoret venait de recevoirune lettre confidentielle ougrave son fils lui deman-dait des renseignements sur ce qui se passait agravepropos drsquoUrsule avant de lrsquoaller chercher lui-mecircme avec le procureur du roi pour la mettredans un couvent agrave lrsquoabri de quelque nouvelle in-famie Le substitut engageait son pegravere au cas ougravecette perseacutecution serait lrsquoouvrage drsquoun de leursamis agrave lui donner de sages conseils Si la justicene pouvait pas toujours tout punir elle finiraitpar tout savoir et en garder bonne note Mino-

ret avait atteint un grand but Deacutesormais pro-prieacutetaire incommutable du chacircteau du Rouvreun des plus beaux du Gacirctinais il reacuteunissaitpour quarante et quelques mille francs de re-venus en beaux et riches domaines autour duparc Le colosse pouvait se moquer de GoupilEnfin il comptait vivre agrave la campagne ougrave lesouvenir drsquoUrsule ne lrsquoimportunerait plus

― Mon petit dit-il agrave Goupil en se promenantsur la terrasse laisse ma cousine en repos 

― Bah  dit le clerc ne pouvant rien devinerdans cette conduite bizarre car la becirctise a aussisa profondeur

― Oh  je ne suis pas ingrat tu mrsquoas fait avoirpour deux cent quatre-vingt mille francs cebeau chacircteau en briques et en pierre de taille quine se bacirctirait pas aujourdrsquohui pour deux centmille eacutecus la ferme du chacircteau les reacuteservesle parc les jardins et les bois Eh  bienOui ma foi  je te donne dix pour cent vingtmille francs avec lesquels tu peux acheter une

eacutetude drsquohuissier agrave Nemours Je te garantis tonmariage avec une des petites Creacutemiegravere aveclrsquoaicircneacutee

― Celle qui parle piston  srsquoeacutecria Goupil― Mais ma cousine lui donne trente mille

francs reprit Minoret Vois-tu mon petit tues neacute pour ecirctre huissier comme moi jrsquoeacutetais faitpour ecirctre maicirctre de poste et il faut toujourssuivre sa vocation

― Eh  bien reprit Goupil tombeacute du haut deses espeacuterances voici des timbres signez-moivingt mille francs drsquoacceptations afin que jepuisse traiter argent sur table

Minoret avait dix-huit mille francs agrave recevoirpour le semestre des inscriptions que sa femmene connaissait pas  il crut se deacutebarrasser ainside Goupil et signa Le premier clerc en voyantlrsquoimbeacutecile et colossal Machiavel de la rue desBourgeois dans un accegraves de fiegravevre seigneurialelui jeta pour adieux un  ― Au revoir  et un re-gard qui eussent fait trembler tout autre qursquoun

niais parvenu regardant du haut drsquoune terrasseles jardins et les magnifiques toits drsquoun chacircteaubacircti dans le style agrave la mode sous Louis XIII

― Tu ne mrsquoattends pas  cria-t-il en voyantGoupil srsquoen allant agrave pied

― Vous me retrouverez sur votre cheminpapa  lui reacutepondit le futur huissier alteacutereacute devengeance et qui voulut savoir le mot delrsquoeacutenigme offerte agrave son esprit par les eacutetranges zig-zags de la conduite du gros Minoret

Depuis le jour ougrave la plus infacircme calomnieavait souilleacute sa vie Ursule en proie agrave lrsquoune deces maladies inexplicables dont le siegravege [sieacutege]est dans lrsquoacircme marchait rapidement agrave la mortDrsquoune pacircleur mortelle disant agrave de rares inter-valles des paroles faibles et lentes jetant des re-gards drsquoune douceur tiegravede tout en elle mecircmeson front trahissait une penseacutee deacutevorante Ellela croyait tombeacutee cette ideacuteale couronne defleurs chastes que de tout temps les peuplesont voulu voir sur la tecircte des vierges Elle eacutecou-

tait dans le vide et dans le silence les proposdeacuteshonorants les commentaires malicieux lesrires de la petite ville Cette charge eacutetait trop pe-sante pour elle et son innocence avait trop dedeacutelicatesse pour survivre agrave une pareille meur-trissure Elle ne se plaignait plus elle gardait undouloureux sourire sur les legravevres et ses yeuxse levaient souvent vers le ciel comme pour ap-peler de lrsquoinjustice des hommes au Souveraindes anges Quand Goupil entra dans NemoursUrsule avait eacuteteacute descendue de sa chambre aurez-de-chausseacutee sur les bras de la Bougival etdu meacutedecin de Nemours Il srsquoagissait drsquoun eacuteveacute-nement immense Apregraves avoir appris que cettejeune fille se mourait comme une hermine en-core qursquoelle fucirct moins atteinte dans son hon-neur que ne le fut Clarisse Harlowe madamede Portenduegravere allait venir la voir et la conso-ler Le spectacle de son fils qui pendant toute lanuit preacuteceacutedente avait parleacute de se tuer fit plier lavieille Bretonne Madame de Portenduegravere trou-

va drsquoailleurs de sa digniteacute de rendre le courageagrave une jeune fille si pure et vit dans sa visiteun contre-poids agrave tout le mal fait par la pe-tite ville Son opinion sans doute plus puis-sante que celle de la foule consacrerait le pou-voir de la noblesse Cette deacutemarche annonceacuteepar lrsquoabbeacute Chaperon avait opeacutereacute chez Ursuleune reacutevolution et rendit de lrsquoespoir au meacutedecindeacutesespeacutereacute qui parlait de demander une consul-tation aux plus illustres docteurs de Paris Onavait mis Ursule sur la bergegravere de son tuteuret tel eacutetait le caractegravere de sa beauteacute que dansson deuil et dans sa souffrance elle parut plusbelle qursquoen aucun moment de sa vie heureuseQuand Savinien donnant le bras agrave sa megravere semontra la jeune malade reprit de belles cou-leurs

― Ne vous levez pas mon enfant dit lavieille dame drsquoune voix impeacuterative  quelquemalade et faible que je sois moi-mecircme jrsquoai vou-lu vous venir voir pour vous dire ma penseacutee sur

ce qui se passe  je vous estime comme la pluspure la plus sainte et la plus charmante fille duGacirctinais et vous trouve digne de faire le bon-heur drsquoun gentilhomme

Drsquoabord Ursule ne put reacutepondre elle prit lesmains desseacutecheacutees de la megravere de Savinien et lesbaisa en y laissant des pleurs

― Ah  madame reacutepondit-elle drsquoune voix af-faiblie je nrsquoaurais jamais eu la hardiesse de pen-ser agrave mrsquoeacutelever au-dessus de ma condition si jenrsquoy avais eacuteteacute encourageacutee par des promesses etmon seul titre eacutetait une affection sans bornes mais on a trouveacute les moyens de me seacuteparer agravejamais de celui que jrsquoaime  on mrsquoa rendue in-digne de lui Jamais dit-elle avec un eacuteclat dansla voix qui frappa douloureusement les specta-teurs jamais je ne consentirai agrave donner agrave quique ce soit une main avilie une reacuteputation fleacute-trie Jrsquoaimais trop je puis le dire en lrsquoeacutetat ougraveje suis  jrsquoaime une creacuteature presque autant queDieu Aussi Dieu

― Allons allons ma petite ne calomniez pasDieu  Allons ma fille dit la vieille dame en fai-sant un effort ne vous exageacuterez pas la porteacuteedrsquoune infacircme plaisanterie agrave laquelle personnene croit Moi je vous le promets vous vivrez etvous serez heureuse

― Tu seras heureuse  dit Savinien en se met-tant agrave genoux devant Ursule et lui baisant lesmains ma megravere trsquoa nommeacutee ma fille

― Assez dit le meacutedecin qui vint prendre lepouls de sa malade ne la tuez pas de plaisir

En ce moment Goupil qui trouva la porte delrsquoalleacutee entrrsquoouverte poussa celle du petit salonet montra son horrible face animeacutee par les pen-seacutees de vengeance qui avaient fleuri dans soncœur pendant le chemin

― Monsieur de Portenduegravere dit-il drsquounevoix qui ressemblait au sifflement drsquoune vipegravereforceacutee dans son trou

― Que voulez-vous  reacutepondit Savinien en serelevant

― Jrsquoai deux mots agrave vous direSavinien sortit dans lrsquoalleacutee et Goupil lrsquoamena

dans la petite cour― Jurez-moi par la vie drsquoUrsule que vous ai-

mez et par votre honneur de gentilhomme au-quel vous tenez de faire qursquoil soit entre nouscomme si je ne vous avais rien dit de ce queje vais vous dire et je vais vous eacuteclairer sur lacause des perseacutecutions dirigeacutees contre made-moiselle Miroueumlt

― Pourrais-je les faire cesser ― Oui― Pourrais-je me venger ― Sur lrsquoauteur oui  mais sur lrsquoinstrument

non― Pourquoi ― Mais lrsquoinstrument crsquoest moiSavinien pacirclit― Je viens drsquoentrevoir Ursule reprit le

clerc

― Ursule  dit le gentilhomme en regardantGoupil

― Mademoiselle Miroueumlt reprit Goupil quelrsquoaccent de Savinien rendit respectueux et jevoudrais racheter de tout mon sang ce qui a eacuteteacutefait Je me repens Quand vous me tueriez enduel ou autrement agrave quoi vous servirait monsang  Le boiriez-vous  il vous empoisonneraiten ce moment

La froide raison de cet homme et la curiosi-teacute domptegraverent les bouillonnements du sang deSavinien il le regardait fixement drsquoun air qui fitbaisser les yeux agrave ce bossu manqueacute

― Qui donc trsquoa mis en œuvre  dit le jeunehomme

― Jurez-vous ― Tu veux qursquoil ne te soit rien fait ― Je veux que vous et mademoiselle Miroueumlt

vous me pardonniez― Elle te pardonnera  mais moi jamais ― Enfin vous oublierez 

Quelle terrible puissance a le raisonnementappuyeacute sur lrsquointeacuterecirct  Deux hommes dont lrsquounvoulait deacutechirer lrsquoautre eacutetaient lagrave dans une pe-tite cour agrave deux doigts lrsquoun de lrsquoautre obligeacutesde se parler reacuteunis par un mecircme sentiment 

― Je te pardonnerai mais je nrsquooublierai pas― Rien de fait dit froidement GoupilSavinien perdit patience il appliqua sur cette

face un soufflet qui retentit dans la cour quifaillit renverser Goupil et apregraves lequel il chan-cela lui-mecircme

― Je nrsquoai que ce que je meacuterite dit Goupil  jrsquoaifait une becirctise Je vous croyais plus noble quevous ne lrsquoecirctes Vous avez abuseacute drsquoun avantageque je vous donnais Vous ecirctes en ma puis-sance maintenant  dit-il en lanccedilant un regardhaineux agrave Savinien

― Vous ecirctes un assassin dit le gentilhomme― Pas plus que le couteau nrsquoest le meurtrier

reacutepliqua Goupil― Je vous demande pardon fit Savinien

― Vous ecirctes-vous assez vengeacute  dit Goupilavec une feacuteroce ironie En resterez-vous lagrave 

― Pardon et oubli reacuteciproque reprit Savi-nien

― Votre main  dit le clerc en tendant lasienne au gentilhomme

― La voici reacutepondit Savinien en deacutevorantcette honte par amour pour Ursule Mais par-lez qui vous poussait 

Goupil regardait pour ainsi dire les deux pla-teaux ougrave pesaient drsquoun cocircteacute le soufflet de Savi-nien de lrsquoautre sa haine contre Minoret Il restadeux secondes indeacutecis mais enfin une voix luicria  ― Tu seras notaire  Et il reacutepondit  ― Par-don et oubli  Oui de part et drsquoautre monsieuren serrant la main du gentilhomme

― Qui donc perseacutecute Ursule  fit Savinien― Minoret  Il aurait voulu la voir enterreacutee

Pourquoi  je ne le sais pas  mais nous en cher-cherons la raison Ne me mecirclez point agrave tout ce-ci je ne pourrais plus rien pour vous si lrsquoon se

deacutefiait de moi Au lieu drsquoattaquer Ursule je ladeacutefendrai  au lieu de servir Minoret je tacircche-rai de deacutejouer ses plans Je ne vis que pour leruiner pour le deacutetruire Et je le foulerai auxpieds je danserai sur son cadavre je me fe-rai de ses os un jeu de dominos  Demain surtoutes les murailles de Nemours de Fontaine-bleau du Rouvre on lira au crayon rouge  Mi-noret est un voleur Oh  je le ferai nom de nom eacuteclater comme un mortier Maintenant noussommes allieacutes par une indiscreacutetion  eh  biensi vous le voulez je vais me mettre agrave genouxdevant mademoiselle Miroueumlt lui deacuteclarer queje maudis la passion insenseacutee qui me poussaitagrave la tuer je la supplierai de me pardonner Ccedilalui fera du bien  Le juge de paix et le cureacute sontlagrave ces deux teacutemoins suffisent  mais monsieurBongrand srsquoengagera sur lrsquohonneur agrave ne pasme nuire dans ma carriegravere Jrsquoai maintenant unecarriegravere

― Attendez un moment reacutepondit Savinientout eacutetourdi par cette reacuteveacutelation  ― Ursulemon enfant dit-il en entrant au salon lrsquoauteurde tous vos maux a horreur de son ouvrage serepent et veut vous demander pardon en preacute-sence de ces messieurs agrave la condition que toutsera oublieacute

― Comment Goupil  dirent agrave la fois le cureacutele juge de paix et le meacutedecin

― Gardez-lui le secret fit Ursule en levantun doigt agrave ses legravevres

Goupil entendit cette parole vit le mouve-ment drsquoUrsule et se sentit eacutemu

― Mademoiselle dit-il drsquoun ton peacuteneacutetreacute jevoudrais maintenant que tout Nemours pucirctmrsquoentendre vous avouant qursquoune fatale passiona eacutegareacute ma tecircte et mrsquoa suggeacutereacute des crimes pu-nissables par le blacircme des honnecirctes gens Ceque je dis lagrave je le reacutepeacuteterai partout en deacuteplo-rant le mal produit par de mauvaises plaisante-ries mais qui vous auront servi peut-ecirctre agrave hacirc-

ter votre bonheur dit-il avec un peu de maliceen se relevant puisque je vois ici madame dePortenduegravere

― Crsquoest tregraves-bien Goupil dit le cureacute  made-moiselle vous a pardonneacute  mais vous ne devezjamais oublier que vous avez failli devenir unassassin

― Monsieur Bongrand reprit Goupil ensrsquoadressant au juge de paix je vais traiter ce soiravec Lecœur de son Eacutetude jrsquoespegravere que cettereacuteparation ne me nuira pas dans votre espritet que vous appuierez ma demande aupregraves duParquet et du Ministegravere

Le juge de paix fit une pensive inclinationde tecircte et Goupil sortit pour aller traiter dela meilleure des deux Eacutetudes drsquohuissier agrave Ne-mours Chacun resta chez Ursule et srsquoappliquapendant cette soireacutee agrave faire renaicirctre le calme etla tranquilliteacute dans son acircme ougrave la satisfactionque le clerc lui avait donneacutee opeacuterait deacutejagrave deschangements

― Tout Nemours saura cela disait Bon-grand

― Vous voyez mon enfant que Dieu nevous en voulait point disait le cureacute

Minoret revint assez tard du Rouvre et dicirc-na tard Vers neuf heures agrave la tombeacutee du jouril eacutetait dans son pavillon chinois digeacuterant sondicircner aupregraves de sa femme avec laquelle il fai-sait des projets pour lrsquoavenir de Deacutesireacute Deacutesireacutesrsquoeacutetait bien rangeacute depuis qursquoil appartenait agrave lamagistrature  il travaillait il y avait chance dele voir succeacuteder au procureur du roi de Fontai-nebleau qui disait-on passait agrave Melun Il fallaitlui chercher une femme une fille pauvre appar-tenant agrave une vieille et noble famille  il pourraitalors arriver agrave la magistrature de Paris Peut-ecirctre pourraient-ils le faire eacutelire deacuteputeacute de Fon-tainebleau ougrave Zeacutelie eacutetait drsquoavis drsquoaller srsquoeacutetablirlrsquohiver apregraves avoir habiteacute le Rouvre pendant labelle saison En srsquoapplaudissant inteacuterieurementdrsquoavoir tout arrangeacute pour le mieux Minoret ne

pensait plus agrave Ursule au moment mecircme ougrave ledrame si niaisement ouvert par lui se nouaitdrsquoune faccedilon terrible

― Monsieur de Portenduegravere est lagrave qui veutvous parler vint dire Cabirolle

― Faites entrer reacutepondit ZeacutelieLes ombres du creacutepuscule empecircchegraverent ma-

dame Minoret drsquoapercevoir la pacircleur subite deson mari qui frissonna en entendant les bottesde Savinien craquant sur le parquet de la gale-rie ougrave jadis eacutetait la bibliothegraveque du docteur Unvague pressentiment de malheur courait dansles veines du spoliateur Savinien parut restadebout garda son chapeau sur la tecircte sa canneagrave la main ses mains croiseacutees sur la poitrine im-mobile devant les deux eacutepoux

― Je viens savoir monsieur et madame Mi-noret les raisons que vous avez eues pour tour-menter drsquoune maniegravere infacircme une jeune fillequi est au su de toute la ville de Nemours mafuture eacutepouse  pourquoi vous avez essayeacute de

fleacutetrir son honneur  pourquoi vous vouliez samort et pourquoi vous lrsquoavez livreacutee aux insultesdrsquoun Goupil  Reacutepondez

― Ecirctes-vous drocircle monsieur Savinien ditZeacutelie de venir nous demander les raisons drsquounechose qui nous semble inexplicable  Je me sou-cie drsquoUrsule comme de lrsquoan quarante Depuis lamort de lrsquooncle Minoret je nrsquoy ai jamais pluspenseacute qursquoagrave ma premiegravere chemise  Je nrsquoai passouffleacute mot drsquoelle agrave Goupil encore un singu-lier drocircle agrave qui je ne confierais pas les inteacuterecirctsde mon chien Eh  bien reacutepondras-tu Mino-ret  Vas-tu te laisser manquer par monsieuret accuser drsquoinfamies qui sont au-dessous detoi  Comme si un homme qui a quarante-huitmille livres de rente en fonds de terre autourdrsquoun chacircteau digne drsquoun prince descendait agravede pareilles sottises  Legraveve-toi donc que tu es lagravecomme une chiffe 

― Je ne sais pas ce que monsieur veut direreacutepondit enfin Minoret de sa petite voix dont

le tremblement fut drsquoautant plus facile agrave remar-quer qursquoelle eacutetait claire Quelle raison aurais-jede perseacutecuter cette petite  Jrsquoai dit peut-ecirctre agraveGoupil combien jrsquoeacutetais contrarieacute de la voir agraveNemours  mon fils Deacutesireacute srsquoen amourachait etje ne la lui voulais point pour femme voilagrave

― Goupil mrsquoa tout avoueacute monsieur Mino-ret

Il y eut un moment de silence mais ter-rible pendant lequel les trois personnagessrsquoexaminegraverent Zeacutelie avait vu dans la grosse fi-gure de son colosse un mouvement nerveux

― Quoique vous ne soyez que des insectesje veux tirer de vous une vengeance eacuteclatanteet je saurai la prendre reprit le gentilhommeCe nrsquoest pas agrave vous homme de soixante-septans que je demanderai raison des insultes faitesagrave mademoiselle Miroueumlt mais agrave votre fils Lapremiegravere fois que monsieur Minoret fils met-tra les pieds agrave Nemours nous nous rencontre-rons il faudra bien qursquoil se batte avec moi et il

se battra  ou il sera si bien deacuteshonoreacute qursquoil nese preacutesentera jamais nulle part  srsquoil ne vient pasagrave Nemours jrsquoirai agrave Fontainebleau moi  Jrsquoauraisatisfaction Il ne sera pas dit que vous aurezlacircchement essayeacute de deacuteshonorer une pauvrejeune fille sans deacutefense

― Mais les calomnies drsquoun Goupil nesont dit Minoret

― Voulez-vous srsquoeacutecria Savinien enlrsquointerrompant que je vous mette face agrave faceavec lui  Croyez-moi nrsquoeacutebruitez pas lrsquoaffaire elle est entre vous Goupil et moi  laissez-lacomme elle est et Dieu la deacutecidera dans le duelque je ferai lrsquohonneur de proposer agrave votre fils

― Mais cela ne se passera pas comme ccedila srsquoeacutecria Zeacutelie Ah  Vous croyez que je laisse-rai Deacutesireacute se battre avec vous avec un ancienmarin qui fait meacutetier de tirer lrsquoeacutepeacutee et le pis-tolet  Si vous avez agrave vous plaindre de Mino-ret voilagrave Minoret prenez Minoret battez-vousavec Minoret  Mais mon garccedilon qui de votre

aveu est innocent de tout cela en porterait lapeine  Vous auriez auparavant un chien dema chienne dans les jambes mon petit mon-sieur  Allons Minoret tu restes lagrave tout heacutebeacute-teacute comme un grand serin  Tu es chez toi ettu laisses monsieur son chapeau sur la tecircte de-vant ta femme  Vous allez mon petit mon-sieur commencer par deacutetaler Charbonnier estmaicirctre chez lui Je ne sais pas ce que vous vou-lez avec vos bibus  mais tournez-moi les talons et si vous touchez agrave Deacutesireacute vous aurez affaire agravemoi vous et votre peacutecore drsquoUrsule

Et elle sonna vivement en appelant ses gens― Songez bien agrave ce que je vous ai dit  reacutepeacute-

ta Savinien qui sans se soucier de la tirade deZeacutelie sortit en laissant cette eacutepeacutee de Damoclegravessuspendue au-dessus du couple

― Ah  ccedilagrave Minoret dit Zeacutelie agrave son marimrsquoexpliqueras-tu ce que cela signifie  Un jeunehomme ne vient pas sans motif dans une mai-

son bourgeoise faire ce bacchanal sterling et de-mander le sang drsquoun fils de famille

― Crsquoest quelque tour de ce vilain singe deGoupil agrave qui jrsquoavais promis de lrsquoaider agrave sefaire notaire srsquoil me procurait agrave bon compte leRouvre Je lui ai donneacute dix pour cent vingtmille francs en lettres de change et il nrsquoest sansdoute pas content

― Oui mais quelle raison aurait-il eue aupa-ravant de machiner des seacutereacutenades et des infa-mies contre Ursule 

― Il la voulait pour femme― Une fille sans le sou lui  la chatte  Tiens

Minoret tu me lacircches des becirctises  et tu es tropbecircte naturellement pour les faire prendre monfils Il y a lagrave-dessous quelque chose et tu me lediras

― Il nrsquoy a rien― Il nrsquoy a rien  Et moi je te dis que tu mens

et nous allons voir ― Veux-tu me laisser tranquille 

― Je ferai jaser ce venin agrave deux pattes deGoupil tu nrsquoen seras pas le bon marchand 

― Comme tu voudras― Je sais bien que cela sera comme je vou-

drai  Et ce que je veux surtout crsquoest qursquoon netouche pas agrave Deacutesireacute Srsquoil lui arrivait malheurvois-tu je ferais un coup qui mrsquoenverrait surlrsquoeacutechafaud Deacutesireacute  Mais Et tu ne te remuespas plus que ccedila 

Une querelle ainsi commenceacutee entre Mi-noret et sa femme ne devait pas se terminersans de longs deacutechirements inteacuterieurs Ainsile sot spoliateur apercevait sa lutte avec lui-mecircme et avec Ursule agrandie par sa faute etcompliqueacutee drsquoun nouveau drsquoun terrible adver-saire Le lendemain quand il sortit pour al-ler trouver Goupil en pensant lrsquoapaiser agrave forcedrsquoargent il lut sur les murailles  Minoret estun voleur  Tous ceux qursquoil rencontra le plai-gnirent en lui demandant agrave lui-mecircme quel eacutetaitlrsquoauteur de cette publication anonyme et cha-

cun lui pardonna les entortillages de ses reacute-ponses en songeant agrave sa nulliteacute Les sots re-cueillent plus drsquoavantages de leur faiblesse queles gens drsquoesprit nrsquoen obtiennent de leur forceOn regarde sans lrsquoaider un grand homme lut-tant contre le sort et lrsquoon commandite un eacutepi-cier qui fera faillite  car on se croit supeacuterieuren proteacutegeant un imbeacutecile et lrsquoon est facirccheacutede nrsquoecirctre que lrsquoeacutegal drsquoun homme de geacutenie Unhomme drsquoesprit eucirct eacuteteacute perdu srsquoil avait balbu-tieacute comme Minoret drsquoabsurdes reacuteponses drsquounair effareacute Zeacutelie et ses domestiques effacegraverentlrsquoinscription vengeresse partout ougrave elle se trou-vait  mais elle resta sur la conscience de Mino-ret Quoique Goupil eucirct eacutechangeacute la veille sa pa-role avec lrsquohuissier il se refusa tregraves-impudem-ment agrave reacutealiser son traiteacute

― Mon cher Lecœur jrsquoai pu voyez-vousacheter la charge de monsieur Dionis et suisen position de vous faire vendre agrave drsquoautres Rengaicircnez votre traiteacute ce nrsquoest que deux carreacutes

de papier timbreacutes de perdus voici soixante-dixcentimes

Lecœur craignait trop Goupil pour seplaindre Tout Nemours apprit aussitocirct queMinoret avait donneacute sa garantie agrave Dionis pourfaciliter agrave Goupil lrsquoacquisition de sa charge Lefutur notaire eacutecrivit agrave Savinien une lettre pourdeacutementir ses aveux relativement agrave Minoret endisant au jeune noble que sa nouvelle positionque la leacutegislation adopteacutee par la Cour suprecircmeet son respect pour la justice lui deacutefendaientde se battre Il preacutevenait drsquoailleurs le gentil-homme de se bien comporter avec lui deacutesor-mais car il savait admirablement tirer la sa-vate  et agrave sa premiegravere agression il se promettaitde lui casser la jambe Les murs de Nemours neparlegraverent plus Mais la querelle entre Minoretet sa femme subsistait et Savinien gardait unfarouche silence Le mariage de mademoiselleMassin lrsquoaicircneacutee avec le futur notaire eacutetait dixjours apregraves ces eacuteveacutenements agrave lrsquoeacutetat de rumeur

publique Mademoiselle Massin avait quatre-vingt mille francs et sa laideur pour elle Goupilavait ses difformiteacutes et sa Charge cette unionparut donc et probable et convenable Deux in-connus cacheacutes saisirent Goupil dans la rue agraveminuit au moment ougrave il sortait de chez Mas-sin lui donnegraverent des coups de bacircton et dis-parurent Goupil garda le plus profond silencesur cette scegravene de nuit et deacutementit une vieillefemme qui croyait lrsquoavoir reconnu en regardantpar sa croiseacutee Ces grands petits eacuteveacutenementsfurent eacutetudieacutes par le juge de paix qui reconnutagrave Goupil un pouvoir mysteacuterieux sur Minoret etse promit drsquoen deviner la cause

Quoique lrsquoopinion publique de la petite villeeucirct reconnu la parfaite innocence drsquoUrsule Ur-sule se reacutetablissait lentement Dans cet eacutetatde prostration corporelle qui laissait lrsquoacircme etlrsquoesprit libres elle devint le theacuteacirctre de pheacuteno-megravenes dont les effets furent drsquoailleurs terribleset de nature agrave occuper la science si la science

avait eacuteteacute mise dans une pareille confidenceDix jours apregraves la visite de madame de Por-tenduegravere Ursule subit un recircve qui preacutesenta lescaractegraveres drsquoune vision surnaturelle autant parles faits moraux que par les circonstances pourainsi dire physiques Feu Minoret son parrainlui apparut et lui fit signe de venir avec lui elle srsquohabilla le suivit au milieu des teacutenegravebresjusque dans la maison de la rue des Bourgeoisougrave elle retrouva les moindres choses commeelles eacutetaient le jour de la mort de son parrain Levieillard portait les vecirctements qursquoil avait sur luila veille de sa mort sa figure eacutetait pacircle ses mou-vements ne rendaient aucun son  neacuteanmoinsUrsule entendit parfaitement sa voix quoiquefaible et comme reacutepeacuteteacutee par un eacutecho lointainLe docteur amena sa pupille jusque dans le ca-binet du pavillon chinois ougrave il lui fit soulever lemarbre du petit meuble de Boulle comme ellelrsquoavait souleveacute le jour de sa mort  mais au lieude nrsquoy rien trouver elle vit la lettre que son par-

rain lui recommandait drsquoaller y prendre  elle ladeacutecacheta la lut ainsi que le testament en fa-veur de Savinien ― Les caractegraveres de lrsquoeacutecrituredit-elle au cureacute brillaient comme srsquoils eussenteacuteteacute traceacutes avec les rayons du soleil ils me brucirc-laient les yeux Quand elle regarda son onclepour le remercier elle aperccedilut sur ses legravevres deacute-coloreacutees un sourire bienveillant Puis de sa voixfaible et neacuteanmoins claire le spectre lui mon-tra Minoret eacutecoutant la confidence dans le cor-ridor allant deacutevisser la serrure et prenant lepaquet de papiers Puis de sa main droite ilsaisit sa pupille et la contraignit agrave marcher dupas des morts afin de suivre Minoret jusqursquoagrave laPoste Ursule traversa la ville entra agrave la Postedans lrsquoancienne chambre de Zeacutelie ougrave le spectrelui fit voir le spoliateur deacutecachetant les lettresles lisant et les brucirclant ― Il nrsquoa pu dit Ursuleallumer que la troisiegraveme allumette pour brucirc-ler les papiers et il en a enterreacute les vestigesdans les cendres Apregraves mon parrain mrsquoa ra-

meneacutee agrave notre maison et jrsquoai vu monsieur Mi-noret-Levrault se glissant dans la bibliothegravequeougrave il a pris dans le troisiegraveme volume des Pan-dectes les trois inscriptions de chacune douzemille livres de rentes ainsi que lrsquoargent des ar-reacuterages en billets de banque ― Il est mrsquoa ditalors mon parrain lrsquoauteur des tourments quitrsquoont mise agrave la porte du tombeau  mais Dieuveut que tu sois heureuse Tu ne mourras pointencore tu eacutepouseras Savinien  Si tu mrsquoaimessi tu aimes Savinien tu redemanderas ta for-tune agrave mon neveu Jure-le moi  En resplendis-sant comme le Sauveur pendant sa transfigu-ration le spectre de Minoret avait alors causeacutedans lrsquoeacutetat drsquooppression ougrave se trouvait Ursuleune telle violence agrave son acircme qursquoelle promit toutce que voulait son oncle pour faire cesser le cau-chemar Elle srsquoeacutetait reacuteveilleacutee debout au milieude sa chambre la face devant le portrait de sonparrain qursquoelle y avait mis depuis sa maladieElle se recoucha se rendormit apregraves une vive

agitation et se souvint agrave son reacuteveil de cette sin-guliegravere vision  mais elle nrsquoosa pas en parler Sonjugement exquis et sa deacutelicatesse srsquooffensegraverentde la reacuteveacutelation drsquoun recircve dont la fin et la causeeacutetaient ses inteacuterecircts peacutecuniaires elle lrsquoattribuanaturellement agrave la causerie par laquelle la Bou-gival lrsquoavait endormie et ougrave il eacutetait question deslibeacuteraliteacutes de son parrain pour elle et des cer-titudes que conservait sa nourrice agrave cet eacutegardMais ce recircve revint avec des aggravations qui lelui rendirent excessivement redoutable La se-conde fois la main glaceacutee de son parrain se po-sa sur son eacutepaule et lui causa la plus cruelledouleur une sensation indeacutefinissable ― Il fautobeacuteir aux morts  disait-il drsquoune voix seacutepulcraleEt des larmes dit-elle tombaient de ses yeuxblancs et vides La troisiegraveme fois le mort laprit par ses longues nattes et lui fit voir Mino-ret causant avec Goupil et lui promettant delrsquoargent srsquoil emmenait Ursule agrave Sens Ursule prit

alors le parti drsquoavouer ces trois recircves agrave lrsquoabbeacuteChaperon

― Monsieur le cureacute lui dit-elle un soircroyez-vous que les morts puissent apparaicirctre 

― Mon enfant lrsquohistoire sacreacutee lrsquohistoireprofane lrsquohistoire moderne offrent plusieursteacutemoignages agrave ce sujet  mais lrsquoEacuteglise nrsquoen a ja-mais fait un article de foi  et quant agrave la Scienceen France elle srsquoen moque

― Que croyez-vous ― La puissance de Dieu mon enfant est in-

finie― Mon parrain vous a-t-il parleacute de ces sortes

de choses ― Oui souvent Il avait entiegraverement changeacute

drsquoavis sur ces matiegraveres Sa conversion date dujour il me lrsquoa dit vingt fois ougrave dans Paris unefemme vous a entendue agrave Nemours priant pourlui et a vu le point rouge que vous aviez mis de-vant le jour de Saint-Savinien agrave votre almanach

Ursule jeta un cri perccedilant qui fit freacutemir leprecirctre  elle se souvenait de la scegravene ougrave de re-tour agrave Nemours son parrain avait lu dans sonacircme et srsquoeacutetait empareacute de son almanach

― Si cela est dit-elle mes visions sont pos-sibles Mon parrain mrsquoest apparu comme Jeacutesusagrave ses disciples Il est dans une enveloppe de lu-miegravere jaune il parle  Je voulais vous prier dedire une messe pour le repos de son acircme et im-plorer le secours de Dieu afin de faire cesser cesapparitions qui me brisent

Elle raconta dans les plus grands deacutetails sestrois recircves en insistant sur la profonde veacuteriteacutedes faits sur la liberteacute de ses mouvements surle somnambulisme drsquoun ecirctre inteacuterieur qui dit-elle se deacuteplaccedilait sous la conduite du spectrede son oncle avec une excessive faciliteacute Ce quisurprit eacutetrangement le precirctre agrave qui la veacuteraciteacutedrsquoUrsule eacutetait connue fut la description exactede la chambre autrefois occupeacutee par Zeacutelie Mi-noret agrave son eacutetablissement de la Poste ougrave ja-

mais Ursule nrsquoavait peacuteneacutetreacute de laquelle enfinelle nrsquoavait jamais entendu parler

― Par quels moyens ces eacutetranges apparitionspeuvent-elles donc avoir lieu  dit Ursule Quepensait mon parrain 

― Votre parrain mon enfant proceacutedait parhypothegraveses Il avait reconnu la possibiliteacute delrsquoexistence drsquoun monde spirituel drsquoun mondedes ideacutees Si les ideacutees sont une creacuteation propreagrave lrsquohomme si elles subsistent en vivant drsquounevie qui leur soit propre  elles doivent avoir desformes insaisissables agrave nos sens exteacuterieurs maisperceptibles agrave nos sens inteacuterieurs quand ils sontdans certaines conditions Ainsi les ideacutees devotre parrain peuvent vous envelopper et peut-ecirctre les avez-vous revecirctues de son apparencePuis si Minoret a commis ces actions elles sereacutesolvent en ideacutees  car toute action est le reacutesul-tat de plusieurs ideacutees Or si les ideacutees se meuventdans le monde spirituel votre esprit a pu lesapercevoir en y peacuteneacutetrant Ces pheacutenomegravenes ne

sont pas plus eacutetranges que ceux de la meacutemoireet ceux de la meacutemoire sont aussi surprenants etinexplicables que ceux du parfum des plantesqui sont peut-ecirctre les ideacutees de la plante

― Mon Dieu  combien vous agrandissez lemonde Mais entendre parler un mort le voirmarchant agissant est-ce donc possible 

― En Suegravede Swedenborg reacutepondit lrsquoabbeacuteChaperon a prouveacute jusqursquoagrave lrsquoeacutevidence qursquoilcommuniquait avec les morts Mais drsquoailleursvenez dans la bibliothegraveque et vous lirez dans lavie du fameux duc de Montmorency deacutecapiteacute agraveToulouse et qui certes nrsquoeacutetait pas homme agrave for-ger des sornettes une aventure presque sem-blable agrave la vocirctre et qui cent ans auparavant eacutetaitarriveacutee agrave Cardan

Ursule et le cureacute montegraverent au premier eacutetageet le bonhomme lui chercha une petite eacuteditionin-12 imprimeacutee agrave Paris en 1666 de lrsquohistoirede Henri de Montmorency eacutecrite par un eccleacute-

siastique contemporain et qui avait connu leprince

― Lisez dit le cureacute en lui donnant le volumeaux pages 175 et 176 Votre parrain a souventrelu ce passage et tenez il srsquoy trouve encore deson tabac

― Et il nrsquoest plus lui  dit Ursule en prenantle livre pour lire ce passage 

laquo Le sieacutege de Privas fut remarquable par laperte de quelques personnes de commande-ment  deux mareacutechaux de camp y moururent agravesavoir le marquis drsquoUxelles drsquoune blessure qursquoilreccedilut aux approches et le marquis de Portesdrsquoune mousquetade agrave la tecircte Le jour qursquoil futtueacute il devait ecirctre fait mareacutechal de France Envi-ron le moment de la mort du marquis le ducde Montmorency qui dormait dans sa tente futeacuteveilleacute par une voix semblable agrave celle du mar-quis qui lui disait adieu Lrsquoamour qursquoil avaitpour une personne qui lui eacutetait si proche fitqursquoil attribua lrsquoillusion de ce songe agrave la force de

son imagination  et le travail de la nuit qursquoilavait passeacutee selon sa coutume agrave la trancheacutee futcause qursquoil se rendormit sans aucune crainteMais la mecircme voix lrsquointerrompit encore uncoup et le fantocircme qursquoil nrsquoavait vu qursquoen dor-mant le contraignit de srsquoeacuteveiller de nouveau etdrsquoouiumlr distinctement les mecircmes mots qursquoil avaitprononceacutes avant de disparaicirctre Le duc se res-souvint alors qursquoun jour qursquoils entendaient dis-courir le philosophe Pitart sur la seacuteparation delrsquoacircme drsquoavec le corps ils srsquoeacutetaient promis de sedire adieu lrsquoun agrave lrsquoautre si le premier qui vien-drait agrave mourir en avait la permission Sur quoine pouvant srsquoempecirccher de craindre la veacuteriteacutede cet avertissement il envoya promptementun de ses domestiques au quartier du marquisqui eacutetait eacuteloigneacute du sien Mais avant que sonhomme fucirct de retour on vint le queacuterir [querir]de la part du roi qui lui fit dire par des per-sonnes propres agrave le consoler lrsquoinfortune qursquoilavait appreacutehendeacutee

raquo Je laisse agrave disputer aux docteurs sur la rai-son de cet eacuteveacutenement que jrsquoai ouiuml plusieurs foisreacuteciter au duc de Montmorency et dont jrsquoai cruque la merveille et la veacuteriteacute eacutetaient dignes drsquoecirctrerapporteacutees raquo

― Mais alors dit Ursule que dois-je faire ― Mon enfant reprit le cureacute il srsquoagit de

choses si graves et qui vous sont si profitablesque vous devez garder un silence absolu Main-tenant que vous mrsquoavez confieacute les secrets decette apparition peut-ecirctre nrsquoaura-t-elle pluslieu Drsquoailleurs vous ecirctes assez forte pour al-ler agrave lrsquoeacuteglise  eh  bien demain vous y viendrezremercier Dieu et le prier de donner le reposagrave votre parrain Soyez drsquoailleurs certaine quevous avez mis votre secret en des mains pru-dentes

― Si vous saviez en quelles terreurs jemrsquoendors  quels regards me lance mon par-rain  La derniegravere fois il srsquoaccrochait agrave ma robe

pour me voir plus long-temps Je me suis reacute-veilleacutee le visage tout en pleurs

― Soyez en paix il ne reviendra plus lui ditle cureacute

Sans perdre un instant lrsquoabbeacute Chaperon al-la chez Minoret et le pria de lui accorder unmoment drsquoaudience dans le pavillon chinois enexigeant qursquoils fussent seuls

― Personne ne peut-il nous eacutecouter  ditlrsquoabbeacute Chaperon agrave Minoret

― Personne reacutepondit Minoret― Monsieur mon caractegravere doit vous ecirctre

connu dit le bonhomme en attachant sur la fi-gure de Minoret un regard doux mais attentifjrsquoai agrave vous parler de choses graves extraordi-naires qui ne concernent que vous et sur les-quelles vous pouvez compter que je garderai leplus profond secret  mais il mrsquoest impossiblede ne pas vous en instruire Dans le temps quevivait votre oncle il y avait lagrave dit le precirctre enmontrant la place du meuble un petit buffet

de Boulle agrave dessus de marbre (Minoret devintblecircme) et sous ce marbre votre oncle avait misune lettre pour sa pupille

Le cureacute raconta sans omettre la moindre cir-constance la propre conduite de Minoret agrave Mi-noret Lrsquoancien maicirctre de poste en entendant ledeacutetail des deux allumettes qui srsquoeacutetaient eacuteteintessans srsquoallumer sentit ses cheveux freacutetillant dansleur cuir chevelu

― Qui donc a pu forger de semblables sor-nettes  dit-il au cureacute drsquoune voix eacutetrangleacuteequand le reacutecit fut termineacute

― Le mort lui-mecircme Cette reacuteponse causa un leacuteger freacutemissement agrave

Minoret qui voyait aussi le docteur en recircve― Dieu monsieur le cureacute est bien bon de

faire des miracles pour moi reprit Minoret agravequi son danger inspira la seule plaisanterie qursquoilficirct dans tonte sa vie

― Tout ce que Dieu fait est naturel reacuteponditle precirctre

― Votre fantasmagorie ne mrsquoeffraie pointdit le colosse en retrouvant un peu de sang-froid

― Je ne viens pas vous effrayer mon chermonsieur car jamais je ne parlerai de ceci agrave quique ce soit au monde dit le cureacute Vous seulsavez la veacuteriteacute Crsquoest une affaire entre vous etDieu

― Voyons monsieur le cureacute me croyez-vous capable drsquoun si horrible abus deconfiance 

― Je ne crois qursquoaux crimes que lrsquoon meconfesse et desquels on se repent dit le precirctredrsquoun ton apostolique

― Un crime  srsquoeacutecria Minoret― Un crime affreux dans ses conseacutequences― En quoi ― En ce qursquoil eacutechappe agrave la justice humaine

Les crimes qui ne sont pas expieacutes ici-bas leseront dans lrsquoautre vie Dieu venge lui-mecircmelrsquoinnocence

― Vous croyez que Dieu srsquooccupe de ces mi-segraveres 

― Srsquoil ne voyait pas les mondes dans tousleurs deacutetails et drsquoun seul regard comme vousfaites tenir tout un paysage dans votre œil il neserait pas Dieu

― Monsieur le cureacute vous me donnez votreparole que vous nrsquoavez eu ces deacutetails que demon oncle 

― Votre oncle est apparu trois fois agrave Ursulepour les lui reacutepeacuteter Fatigueacutee de ses recircves ellemrsquoa confieacute ces reacuteveacutelations sous le secret et lestrouve si deacutenueacutees de raison qursquoelle nrsquoen parlerajamais Aussi pouvez-vous ecirctre tranquille agrave cesujet

― Mais je suis tranquille de toute maniegraveremonsieur Chaperon

― Je le souhaite dit le vieux precirctre Quandmecircme je taxerais drsquoabsurditeacute ces avertissementsdonneacutes en recircve je trouverais encore neacuteces-saire de vous les communiquer agrave cause de

la singulariteacute des deacutetails Vous ecirctes un hon-necircte homme et vous avez trop leacutegalement ga-gneacute votre belle fortune pour vouloir y ajou-ter quelque chose par le vol Drsquoailleurs vousecirctes un homme presque primitif vous serieztrop tourmenteacute par les remords Nous avons ennous un sentiment du juste chez lrsquohomme leplus civiliseacute comme chez le plus sauvage quine nous permet pas de jouir en paix du bienmal acquis selon les lois de la socieacuteteacute dans la-quelle nous vivons car les Socieacuteteacutes bien consti-tueacutees sont modeleacutees sur lrsquoordre mecircme impo-seacute par Dieu aux mondes Les Socieacuteteacutes sont enceci drsquoorigine divine Lrsquohomme ne trouve pasdrsquoideacutees il nrsquoinvente pas de formes il imite lesrapports eacuteternels qui lrsquoenveloppent de toutesparts Aussi voyez ce qui arrive  Aucun cri-minel allant agrave lrsquoeacutechafaud et pouvant emporterle secret de ses crimes ne se laisse trancher latecircte sans faire des aveux auxquels il est pous-seacute par une mysteacuterieuse puissance Ainsi mon

cher monsieur Minoret si vous ecirctes tranquilleje mrsquoen vais heureux

Minoret devint si stupide qursquoil ne recondui-sit pas le cureacute Quand il se crut seul il entra dansune colegravere drsquohomme sanguin  il lui eacutechappaitles plus eacutetranges blasphegravemes et il donnait lesnoms les plus odieux agrave Ursule

― Eh  bien que trsquoa-t-elle donc fait  lui dit safemme venue sur la pointe des pieds apregraves avoirreconduit le cureacute

Pour la premiegravere et unique fois de sa vie Mi-noret enivreacute par la colegravere et pousseacute agrave bout parles questions reacuteiteacutereacutees de sa femme la battit sibien qursquoil fut obligeacute quand elle tomba meurtriede la prendre dans ses bras et tout honteuxde la coucher lui-mecircme Il fit une petite mala-die  le meacutedecin fut obligeacute de le saigner deuxfois Quand il fut sur pied chacun dans untemps donneacute remarqua des changements chezlui Minoret se promenait seul et souvent il al-lait par les rues comme un homme inquiet Il

paraissait distrait en eacutecoutant lui qui nrsquoavait ja-mais eu deux ideacutees dans la tecircte Enfin un soiril aborda dans la Grandrsquorue le juge de paixqui sans doute venait chercher Ursule pour laconduire chez madame de Portenduegravere ougrave lapartie de whist avait recommenceacute

― Monsieur Bongrand jrsquoai quelque chosedrsquoassez important agrave dire agrave ma cousine fit-il enprenant le juge par le bras et je suis assez aiseque vous y soyez vous pourrez lui servir deconseil

Ils trouvegraverent Ursule en train drsquoeacutetudier ellese leva drsquoun air imposant et froid en voyant Mi-noret

― Mon enfant monsieur Minoret veut vousparler drsquoaffaires dit le juge de paix Par paren-thegravese nrsquooubliez pas de me donner votre ins-cription de rente  je vais agrave Paris je toucheraivotre semestre et celui de la Bougival

― Ma cousine dit Minoret notre oncle vousavait accoutumeacutee agrave plus drsquoaisance que vousnrsquoen avez

― On peut se trouver tregraves-heureux avec peudrsquoargent dit-elle

― Je croyais que lrsquoargent faciliterait votrebonheur reprit Minoret et je venais vous en of-frir par respect pour la meacutemoire de mon oncle

― Vous aviez une maniegravere naturelle de larespecter dit seacutevegraverement Ursule Vous pou-viez laisser sa maison telle qursquoelle eacutetait et me lavendre car vous ne lrsquoavez mise agrave si haut prixque dans lrsquoespoir drsquoy trouver des treacutesors

― Enfin dit Minoret eacutevidemment oppresseacutesi vous aviez douze mille livres de rente vousseriez en position de vous marier plus avanta-geusement

― Je ne les ai pas― Mais si je vous les donnais agrave la condition

drsquoacheter une terre en Bretagne dans le pays de

madame de Portenduegravere qui consentirait alorsagrave votre mariage avec son fils 

― Monsieur Minoret dit Ursule je nrsquoaipoint de droits agrave une somme si consideacuterable etje ne saurais lrsquoaccepter de vous Nous sommestregraves-peu parents et encore moins amis Jrsquoai tropsubi deacutejagrave les malheurs de la calomnie pour vou-loir donner lieu agrave la meacutedisance Qursquoai je faitpour meacuteriter cet argent  Sur quoi vous fon-deriez-vous pour me faire un tel preacutesent  Cesquestions que jrsquoai le droit de vous adresserchacun y reacutepondrait agrave sa maniegravere on y verraitune reacuteparation de quelque dommage et je neveux point en avoir reccedilu Votre oncle ne mrsquoapoint eacuteleveacutee dans des sentiments ignobles Onne doit accepter que de ses amis  je ne sauraisavoir drsquoaffection pour vous et je serais neacuteces-sairement ingrate je ne veux pas mrsquoexposer agravemanquer de reconnaissance

― Vous refusez  srsquoeacutecria le colosse agrave qui ja-mais lrsquoideacutee ne serait venue en tecircte qursquoon pouvaitrefuser une fortune

― Je refuse reacutepeacuteta Ursule― Mais agrave quel titre offririez-vous une

pareille fortune agrave mademoiselle  demandalrsquoancien avoueacute qui regarda fixement MinoretVous avez une ideacutee avez-vous une ideacutee 

― Eh  bien lrsquoideacutee de la renvoyer de Ne-mours afin que mon fils me laisse tranquille ilest amoureux drsquoelle et veut lrsquoeacutepouser

― Eh  bien nous verrons cela reacutepondit lejuge de paix en raffermissant ses lunettes lais-sez-nous le temps de reacutefleacutechir

Il reconduisit Minoret jusque chez lui touten approuvant les sollicitudes que lui inspiraitlrsquoavenir de Deacutesireacute blacircmant un peu la preacutecipi-tation drsquoUrsule et promettant de lui faire en-tendre raison Aussitocirct que Minoret fut ren-treacute Bongrand alla chez le maicirctre de poste luiemprunta son cabriolet et son cheval courut

jusqursquoagrave Fontainebleau demanda le substitut etapprit qursquoil devait ecirctre chez le sous-preacutefet ensoireacutee Le juge de paix ravi srsquoy preacutesenta Deacutesi-reacute faisait une partie de whist avec la femme duprocureur du roi la femme du sous-preacutefet et lecolonel du reacutegiment en garnison

― Je viens vous apprendre une heureusenouvelle dit monsieur Bongrand agrave Deacutesireacute vous aimez votre cousine Ursule Miroueumlt etvotre pegravere ne srsquooppose plus agrave votre mariage

― Jrsquoaime Ursule Miroueumlt  srsquoeacutecria Deacutesireacute enriant Ougrave prenez-vous Ursule Miroueumlt  Je mesouviens drsquoavoir vu quelquefois chez feu Mi-noret mon archi-grand-oncle cette petite fillequi certes est drsquoune grande beauteacute  mais elle estdrsquoune deacutevotion outreacutee  et si jrsquoai comme tout lemonde rendu justice agrave ses charmes je nrsquoai ja-mais eu la tecircte troubleacutee pour cette blonde unpeu fadasse dit-il en souriant agrave la sous-preacutefegravete(la sous-preacutefegravete eacutetait une brune piquante selonla vieille expression du dernier siegravecle) Drsquoougrave ve-

nez-vous mon cher monsieur Bongrand  Toutle monde sait que mon pegravere est seigneur su-zerain de quarante-huit mille livres de renteen terres groupeacutees autour de son chacircteau duRouvre et tout le monde me connaicirct quarantehuit mille raisons perpeacutetuelles et fonciegraveres pourne pas aimer la pupille du Parquet Si jrsquoeacutepousaisune fille de rien ces dames me prendraientpour un grand sot

― Vous nrsquoavez jamais tourmenteacute votre pegravereau sujet drsquoUrsule 

― Jamais― Vous lrsquoentendez monsieur le procureur

du roi  dit le juge de paix agrave ce magistrat qui lesavait eacutecouteacutes et qursquoil emmena dans une embra-sure ougrave ils restegraverent environ un quart drsquoheureagrave causer

Une heure apregraves le juge de paix de retouragrave Nemours chez Ursule envoyait la Bougivalchercher Minoret qui vint aussitocirct

― Mademoiselle dit Bongrand agrave Minoreten le voyant entrer

― Accepte  dit Minoret en interrompant― Non pas encore reacutepondit le juge en tou-

chant agrave ses lunettes elle a eu des scrupules surlrsquoeacutetat de votre fils  car elle a eacuteteacute bien maltraiteacuteeagrave propos drsquoune passion semblable et connaicirctle prix de la tranquilliteacute Pouvez-vous lui ju-rer que votre fils est fou drsquoamour et que vousnrsquoavez pas drsquoautre intention que celle de preacuteser-ver notre chegravere Ursule de quelques nouvellesgoupilleries 

― Oh  je le jure fit Minoret― Halte lagrave papa Minoret  dit le juge de paix

en sortant une de ses mains du gousset de sonpantalon pour frapper sur lrsquoeacutepaule de Minoretqui tressaillit Ne faites pas si leacutegegraverement unfaux serment

― Un faux serment ― Il est entre vous et votre fils qui vient de ju-

rer agrave Fontainebleau chez le sous-preacutefet en preacute-

sence de quatre personnes et du procureur duroi que jamais il nrsquoavait songeacute agrave sa cousine Ur-sule Miroueumlt Vous avez donc drsquoautres raisonspour lui offrir un si eacutenorme capital  Jrsquoai vu quevous aviez avanceacute des faits hasardeacutes je suis alleacutemoi-mecircme agrave Fontainebleau

Minoret resta tout eacutebahi de sa propre sottise― Mais il nrsquoy a pas de mal monsieur Bon-

grand agrave offrir agrave une parente de rendre possibleun mariage qui paraicirct devoir faire son bonheuret de chercher des preacutetextes pour vaincre samodestie

Minoret agrave qui son danger venait deconseiller une excuse presque admissiblesrsquoessuya le front ougrave se voyaient de grossesgouttes de sueur

― Vous connaissez les motifs de mon refuslui reacutepondit Ursule je vous prie de ne plus reve-nir ici Sans que monsieur de Portenduegravere mrsquoaitconfieacute ses raisons il a pour vous des sentimentsde meacutepris de haine mecircme qui me deacutefendent de

vous recevoir Mon bonheur est toute ma for-tune je ne rougis pas de lrsquoavouer  je ne veuxdonc point le compromettre car monsieur dePortenduegravere nrsquoattend plus que lrsquoeacutepoque de mamajoriteacute pour mrsquoeacutepouser

― Le proverbe Monnaie fait tout est bienmenteur dit le gros et grand Minoret en regar-dant le juge de paix dont les yeux observateursle gecircnaient beaucoup

Il se leva sortit mais dehors il trouvalrsquoatmosphegravere aussi lourde que dans la petitesalle

― Il faut pourtant que cela finisse se dit-il enrevenant chez lui

― Votre inscription ma petite dit le jugede paix assez eacutetonneacute de la tranquilliteacute drsquoUrsuleapregraves un eacuteveacutenement si bizarre

En apportant son inscription et celle de laBougival Ursule trouva le juge de paix qui sepromenait agrave grands pas

― Vous nrsquoavez aucune ideacutee sur le but de ladeacutemarche de ce gros butor  dit-il

― Aucune que je puisse dire reacutepondit-elleMonsieur Bongrand la regarda drsquoun air sur-

pris― Nous avons alors la mecircme ideacutee reacutepon-

dit-il Tenez gardez les numeacuteros de ces deuxinscriptions en cas que je les perde  il faut tou-jours avoir ce soin-lagrave

Bongrand eacutecrivit alors lui-mecircme sur unecarte le numeacutero de lrsquoinscription drsquoUrsule et ce-lui de la nourrice

― Adieu mon enfant  je serai deux jours ab-sent mais jrsquoarriverai le troisiegraveme pour mon au-dience

Cette nuit mecircme Ursule eut une apparitionqui se fit drsquoune faccedilon eacutetrange Il lui sembla queson lit eacutetait dans le cimetiegravere de Nemours etque la fosse de son oncle se trouvait au bas deson lit La pierre blanche ougrave elle lut lrsquoinscriptiontumulaire lui causa le plus violent eacuteblouisse-

ment en srsquoouvrant comme la couverture ob-longue drsquoun album Elle jeta des cris perccedilantsmais le spectre du docteur se dressa lentementElle vit drsquoabord la tecircte jaune et les cheveuxblancs qui brillaient environneacutes par une es-pegravece drsquoaureacuteole Sous le front nu les yeux eacutetaientcomme deux rayons et il se levait comme at-tireacute par une force supeacuterieure Ursule tremblaithorriblement dans son enveloppe corporelle sachair eacutetait comme un vecirctement brucirclant et il yavait dit-elle plus tard comme une autre elle-mecircme qui srsquoagitait au dedans ― Gracircce dit-ellemon parrain  ― Gracircce  il nrsquoest plus temps dit-il drsquoune voix de mort selon lrsquoinexplicable ex-pression de la pauvre fille en racontant ce nou-veau recircve au cureacute Chaperon Il a eacuteteacute averti ilnrsquoa pas tenu compte des avis Les jours de sonfils sont compteacutes Srsquoil nrsquoa pas tout avoueacute toutrestitueacute dans quelque temps il pleurera son filsqui va mourir drsquoune mort horrible et violenteQursquoil le sache  Le spectre montra une rangeacutee de

chiffres qui scintillegraverent sur la muraille commesrsquoils eussent eacuteteacute eacutecrits avec du feu et dit  ― Voi-lagrave son arrecirct  Quand son oncle se recoucha danssa tombe Ursule entendit le bruit de la pierrequi retombait puis dans le lointain un bruiteacutetrange de chevaux et de cris drsquohomme

Le lendemain Ursule se trouva sans forceElle ne put se lever tant ce recircve lrsquoavait accableacuteeElle pria sa nourrice drsquoaller aussitocirct chez lrsquoabbeacuteChaperon et de le ramener Le bonhomme vintapregraves avoir dit sa messe  mais il ne fut pointsurpris du reacutecit drsquoUrsule  il tenait la spoliationpour vraie et ne cherchait plus agrave srsquoexpliquer lavie anormale de sa chegravere petite recircveuse Il quittapromptement Ursule et courut chez Minoret

― Mon Dieu monsieur le cureacute dit Zeacutelie auprecirctre le caractegravere de mon mari srsquoest aigri je nesais ce qursquoil a Jusqursquoagrave preacutesent crsquoeacutetait un enfant mais depuis deux mois il nrsquoest plus reconnais-sable Pour srsquoecirctre emporteacute jusqursquoagrave me frappermoi qui suis si douce  il faut que cet homme-lagrave

soit changeacute du tout au tout Vous le trouverezdans les roches il y passe sa vie  Agrave quoi faire 

Malgreacute la chaleur on eacutetait alors en sep-tembre 1836 le precirctre passa le canal et prit parun sentier en apercevant Minoret assis au basdrsquoune des roches

― Vous ecirctes bien tourmenteacute monsieur Mi-noret dit le precirctre en se montrant au cou-pable Vous mrsquoappartenez car vous souffrezMalheureusement je viens sans doute augmen-ter vos appreacutehensions Ursule a eu cette nuit unrecircve terrible Votre oncle a souleveacute la pierre desa tombe pour propheacutetiser des malheurs dansvotre famille Je ne viens certes pas vous fairepeur mais vous devez savoir si ce qursquoil a dit

― En veacuteriteacute monsieur le cureacute je ne puis ecirctretranquille nulle part pas mecircme sur ces rochesJe ne veux rien savoir de ce qui se passe danslrsquoautre monde

― Je me retire monsieur je nrsquoai pas fait cechemin par la chaleur pour mon plaisir dit leprecirctre en srsquoessuyant le front

― Eh  bien qursquoa-t-il dit le bonhomme  de-manda Minoret

― Vous ecirctes menaceacute de perdre votre fils Srsquoila raconteacute des choses que vous seul saviez crsquoest agravefaire freacutemir pour les choses que nous ne savonspas Restituez mon cher monsieur restituez Ne vous damnez pas pour un peu drsquoor

― Mais restituer quoi ― La fortune que le docteur destinait agrave Ur-

sule Vous avez pris ces trois inscriptions je lesais maintenant Vous avez commenceacute par per-seacutecuter la pauvre fille et vous finissez par luioffrir une fortune  vous tombez dans le men-songe vous vous entortillez dans ses deacutedaleset vous y faites des faux pas agrave tout momentVous ecirctes maladroit vous avez eacuteteacute mal servi parvotre complice Goupil qui se rit de vous Deacutepecirc-chez-vous car vous ecirctes observeacute par des gens

spirituels et perspicaces par les amis drsquoUrsuleRestituez  et si vous ne sauvez pas votre fils quipeut-ecirctre nrsquoest pas menaceacute vous sauverez votreacircme vous sauverez votre honneur Est-ce dansune socieacuteteacute constitueacutee comme la nocirctre est-cedans une petite ville ougrave vous avez tous les yeuxles uns sur les autres et ougrave tout se devine quandtout ne se sait pas que vous pourrez celer unefortune mal acquise  Allons mon cher enfantun homme innocent ne me laisserait pas parlersi long-temps

― Allez au diable  srsquoeacutecria Minoret je ne saispas ce que vous avez tous apregraves moi Jrsquoaimemieux ces pierres elles me laissent tranquille

― Adieu vous avez eacuteteacute preacutevenu par moimon cher monsieur sans que ni la pauvre en-fant ni moi nous ayons dit un seul mot agrave quique ce soit au monde Mais prenez garde  ilest un homme qui a les yeux sur vous Dieuvous prenne en pitieacute 

Le cureacute srsquoeacuteloigna puis agrave quelques pas il seretourna pour regarder encore Minoret Mino-ret se tenait la tecircte entre les mains car sa tecirctele gecircnait Minoret eacutetait un peu fou Drsquoabordil avait gardeacute les trois inscriptions il ne sa-vait qursquoen faire il nrsquoosait aller les toucher lui-mecircme il avait peur qursquoon ne le remarquacirct  il nevoulait pas les vendre et cherchait un moyende les transfeacuterer Il faisait lui  des romansdrsquoaffaires dont le deacutenoucircment eacutetait toujours latransmission des maudites inscriptions Danscette horrible situation il pensa neacuteanmoins agravetout avouer agrave sa femme afin drsquoavoir un conseilZeacutelie qui avait si bien meneacute sa barque sau-rait le retirer de ce pas difficile Les rentes troispour cent eacutetaient alors agrave quatre-vingts francsil srsquoagissait avec les arreacuterages drsquoune restitu-tion de pregraves drsquoun million  Rendre un millionsans qursquoil y ait contre nous aucune preuve quidise qursquoon lrsquoa pris  ceci nrsquoeacutetait pas une pe-tite affaire Aussi Minoret demeura-t-il pen-

dant le mois de septembre et une partie de celuidrsquooctobre en proie agrave ses remords agrave ses irreacuteso-lutions Au grand eacutetonnement de toute la villeil maigrit

Une circonstance affreuse hacircta la confidenceque Minoret voulait faire agrave Zeacutelie  lrsquoeacutepeacutee de Da-moclegraves se remua sur leurs tecirctes Vers le milieudu mois drsquooctobre monsieur et madame Mino-ret reccedilurent de leur fils Deacutesireacute la lettre suivante 

laquo Ma chegravere megravere si je ne suis pas venuvous voir depuis les vacances crsquoest que drsquoabordjrsquoeacutetais de service en lrsquoabsence de monsieur leprocureur du roi puis je savais que monsieurde Portenduegravere attendait mon seacutejour agrave Ne-mours pour mrsquoy chercher querelle Lasseacute peut-ecirctre de voir une vengeance qursquoil veut tirer denotre famille toujours remise le vicomte estvenu agrave Fontainebleau ougrave il avait donneacute ren-dez-vous agrave lrsquoun de ses amis de Paris apregravessrsquoecirctre assureacute du concours du vicomte de Sou-langes chef drsquoescadron des hussards que nous

avons en garnison Il srsquoest preacutesenteacute tregraves-poli-ment chez moi accompagneacute de ces deux mes-sieurs et mrsquoa dit que mon pegravere eacutetait indu-bitablement lrsquoauteur des perseacutecutions infacircmesexerceacutees sur Ursule Miroueumlt sa future  il mrsquoen adonneacute les preuves en mrsquoexpliquant les aveux deGoupil devant teacutemoins et la conduite de monpegravere qui drsquoabord srsquoeacutetait refuseacute agrave exeacutecuter lespromesses faites agrave Goupil pour le reacutecompen-ser de ses perfides inventions et qui apregraves luiavoir fourni les fonds pour traiter de la chargedrsquohuissier agrave Nemours avait par peur offert sagarantie agrave monsieur Dionis pour le prix de sonEacutetude et enfin eacutetabli Goupil Le vicomte nepouvant se battre avec un homme de soixante-sept ans et voulant absolument venger les in-jures faites agrave Ursule me demanda formelle-ment une reacuteparation Son parti pris et meacutediteacutedans le silence eacutetait ineacutebranlable Si je refusaisle duel il avait reacutesolu de me rencontrer dansun salon en face des personnes agrave lrsquoestime des-

quelles je tenais le plus agrave mrsquoy insulter si gra-vement que je devrais alors me battre ou quema carriegravere serait finie En France un lacirccheest unanimement repousseacute Drsquoailleurs ses mo-tifs pour exiger une reacuteparation seraient expli-queacutes par des hommes honorables Il srsquoest dit facirc-cheacute drsquoen venir agrave de pareilles extreacutemiteacutes Selonses teacutemoins le plus sage agrave moi serait de reacuteglerune rencontre comme des gens drsquohonneur enavaient lrsquohabitude afin que la querelle nrsquoeucirct pasUrsule Miroueumlt pour motif Enfin pour eacutevitertout scandale en France nous pouvions faireavec nos teacutemoins un voyage sur la frontiegraverela plus rapprocheacutee Les choses srsquoarrangeraientainsi pour le mieux Son nom a-t-il dit valaitdix fois ma fortune et son bonheur agrave venir luifaisait risquer plus que je ne risquais dans cecombat qui serait mortel Il mrsquoa engageacute agrave choi-sir mes teacutemoins et agrave faire deacutecider ces questionsMes teacutemoins choisis se sont reacuteunis aux sienshier et ils ont agrave lrsquounanimiteacute deacutecideacute que je devais

une reacuteparation Dans huit jours donc je parti-rai pour Genegraveve avec deux de mes amis Mon-sieur de Portenduegravere monsieur de Soulanges etmonsieur de Trailles y vont de leur cocircteacute Nousnous battrons au pistolet  toutes les conditionsdu duel sont arrecircteacutees  nous tirerons chacuntrois fois  et apregraves quoi qursquoil arrive tout sera fi-ni Pour ne pas eacutebruiter une si sale affaire car jesuis dans lrsquoimpossibiliteacute de justifier la conduitede mon pegravere je vous eacutecris au dernier momentJe ne veux pas vous aller voir agrave cause des vio-lences auxquelles vous pourriez vous abandon-ner et qui ne seraient point convenables Pourfaire mon chemin dans le monde je dois ensuivre les lois  et lagrave ougrave le fils drsquoun vicomte a dixraisons pour se battre il y en a cent pour le filsdrsquoun maicirctre de poste Je passerai de nuit agrave Ne-mours et vous y ferai mes adieux raquo

Cette lettre lue il y eut entre Zeacutelie et Minoretune scegravene qui se termina par les aveux du volde toutes les circonstances qui srsquoy rattachaient

et des eacutetranges scegravenes auxquelles il donnait lieupartout mecircme dans le monde des recircves Le mil-lion fascina Zeacutelie tout autant qursquoil avait fascineacuteMinoret

― Tiens-toi tranquille ici dit Zeacutelie agrave son ma-ri sans lui faire la moindre remontrance sur sessottises je me charge de tout Nous garderonslrsquoargent et Deacutesireacute ne se battra pas

Madame Minoret mit son chacircle et son cha-peau courut avec la lettre de son fils chez Ur-sule et la trouva seule car il eacutetait environ mi-di Malgreacute son assurance Zeacutelie Minoret fut sai-sie par le regard froid que lrsquoorpheline jeta  maiselle se gourmanda pour ainsi dire de sa couar-dise et prit un ton deacutegageacute

― Tenez mademoiselle Miroueumlt faites-moile plaisir de lire la lettre que voici et dites-moice que vous en pensez  cria-t-elle en tendant agraveUrsule la lettre du substitut

Ursule eacuteprouva mille sentiments contraires agravela lecture de cette lettre qui lui apprenait com-

bien elle eacutetait aimeacutee quel soin Savinien avaitde lrsquohonneur de celle qursquoil prenait pour femme mais elle avait agrave la fois trop de religion et tropde chariteacute pour vouloir ecirctre la cause de la mortou des souffrances de son plus cruel ennemi

― Je vous promets madame drsquoempecirccher ceduel et vous pouvez ecirctre tranquille  mais jevous prie de me laisser cette lettre

― Voyons mon petit ange ne pou-vons-nous pas faire mieux  Eacutecoutez-moi bienNous avons reacuteuni quarante-huit mille livres derente autour du Rouvre un vrai chacircteau royal de plus nous pouvons donner agrave Deacutesireacute vingt-quatre mille livres de rente sur le Grand-Livreen tout soixante-douze mille francs par anVous conviendrez qursquoil nrsquoy a pas beaucoup departis qui puissent lutter avec lui Vous ecirctes unepetite ambitieuse et vous avez raison dit Zeacutelieen apercevant le geste de deacuteneacutegation vive quefit Ursule Je viens vous demander votre mainpour Deacutesireacute  vous porterez le nom de votre

parrain ce sera lrsquohonorer Deacutesireacute comme vouslrsquoavez pu voir est un joli garccedilon  il est tregraves-bienvu agrave Fontainebleau le voilagrave bientocirct procureurdu roi Vous ecirctes une enjocircleuse vous le ferezvenir agrave Paris Agrave Paris nous vous donnerons unbel hocirctel vous brillerez vous y jouerez un rocirclecar avec soixante-douze mille francs de rente etles appointements drsquoune place vous et Deacutesireacutevous serez de la plus haute socieacuteteacute Consultezvos amis et vous verrez ce qursquoils vous diront

― Je nrsquoai besoin que de consulter mon cœurmadame

― Ta ta ta  vous allez me parler de ce petitcasse-cœur de Savinien  Parbleu  vous achegrave-terez bien cher son nom ses petites mous-taches releveacutees comme deux crocs et ses che-veux noirs Encore un joli cadet  Vous irez loinavec un meacutenage avec sept mille francs de renteet un homme qui a fait cent mille francs dedettes en deux ans agrave Paris Drsquoabord vous nesavez pas ccedila encore tous les hommes se res-

semblent mon enfant  et sans me flatter monDeacutesireacute vaut le fils drsquoun roi

― Vous oubliez madame le danger quecourt monsieur votre fils en ce moment et quine peut ecirctre deacutetourneacute que par le deacutesir qursquoamonsieur de Portenduegravere de mrsquoecirctre agreacuteableCe danger serait sans remegravede srsquoil apprenaitque vous me faites des propositions deacuteshono-rantes Sachez madame que je me trouveraiplus heureuse dans la meacutediocre fortune agrave la-quelle vous faites allusion que dans lrsquoopulencepar laquelle vous voulez mrsquoeacuteblouir Par des rai-sons inconnues encore car tout se saura ma-dame monsieur Minoret a mis au jour enme perseacutecutant odieusement lrsquoaffection quimrsquounit agrave monsieur de Portenduegravere et qui peutsrsquoavouer car sa megravere la beacutenira sans doute  jedois donc vous dire que cette affection permiseet leacutegitime est toute ma vie Aucune destineacuteequelque brillante quelque eacuteleveacutee qursquoelle puisseecirctre ne me fera changer Jrsquoaime sans retour ni

changement possibles Ce serait donc un crimedont je serais punie que drsquoeacutepouser un hommeagrave qui jrsquoapporterais une acircme toute agrave SavinienMaintenant madame puisque vous mrsquoy for-cez je vous dirai plus  je nrsquoaimerais point mon-sieur de Portenduegravere je ne saurais encore mereacutesoudre agrave porter les peines et les joies de lavie dans la compagnie de monsieur votre filsSi monsieur Savinien a fait des dettes vousavez souvent payeacute celles de monsieur DeacutesireacuteNos caractegraveres nrsquoont ni ces similitudes ni cesdiffeacuterences qui permettent de vivre ensemblesans amertume cacheacutee Peut-ecirctre nrsquoaurais-jepas avec lui la toleacuterance que les femmes doiventagrave un eacutepoux je lui serais donc bientocirct agrave chargeCessez de penser agrave une alliance de laquelle jesuis indigne et agrave laquelle je puis me refuser sansvous causer le moindre chagrin car vous nemanquerez pas avec de tels avantages de trou-ver des jeunes filles plus belles que moi drsquounecondition supeacuterieure agrave la mienne et plus riches

― Vous me jurez ma petite dit Zeacuteliedrsquoempecirccher que ces deux jeunes gens ne fassentleur voyage et se battent 

― Ce sera je le preacutevois le plus grand sacri-fice que monsieur de Portenduegravere puisse mefaire  mais ma couronne de marieacutee ne doit pasecirctre prise par des mains ensanglanteacutees

― Eh  bien je vous remercie ma cousine etje souhaite que vous soyez heureuse

― Et moi madame dit Ursule je souhaiteque vous puissiez reacutealiser le bel avenir de votrefils

Cette reacuteponse atteignit au cœur la megravere dusubstitut agrave la meacutemoire de qui les preacutedictionsdu dernier songe drsquoUrsule revinrent  elle res-ta debout ses petits yeux attacheacutes sur la figuredrsquoUrsule si blanche si pure et si belle danssa robe de demi-deuil car Ursule srsquoeacutetait leveacuteepour faire partir sa preacutetendue cousine

― Vous croyez donc aux recircves  lui dit-elle― Jrsquoen souffre trop pour nrsquoy pas croire

― Mais alors dit Zeacutelie― Adieu madame fit Ursule qui salua ma-

dame Minoret en entendant les pas du cureacuteLrsquoabbeacute Chaperon fut surpris de trouver ma-

dame Minoret chez Ursule Lrsquoinquieacutetude peintesur le visage mince et grimeacute de lrsquoancienne reacute-gente de la Poste engagea naturellement leprecirctre agrave observer tour agrave tour les deux femmes

― Croyez-vous aux revenants  dit Zeacutelie aucureacute

― Croyez-vous aux revenus  reacutepondit leprecirctre en souriant

― Crsquoest des finauds tout ce monde-lagrave pen-sa Zeacutelie ils veulent nous subtiliser Ce vieuxprecirctre ce vieux juge de paix et ce petit drocircle deSavinien srsquoentendent Il nrsquoy a pas plus de recircvesque je nrsquoai de cheveux dans le creux de la main

Elle partit apregraves deux reacuteveacuterences segraveches etcourtes

― Je sais pourquoi Savinien allait agrave Fontai-nebleau dit Ursule agrave lrsquoabbeacute Chaperon en le

mettant au fait du duel et le priant drsquoemployerson ascendant agrave lrsquoempecirccher

― Et madame Minoret vous a offert la mainde son fils  dit le vieux precirctre

― Oui― Minoret a probablement avoueacute son crime

agrave sa femme ajouta le cureacuteLe juge de paix qui vint en ce moment

apprit la deacutemarche et lrsquooffre que venait defaire Zeacutelie dont la haine contre Ursule lui eacutetaitconnue et il regarda le cureacute comme pour luidire  ― Sortons je veux vous parler drsquoUrsulesans qursquoelle nous entende

― Savinien saura que vous avez refuseacutequatre-vingt mille francs de rente et le coq deNemours  dit-il

― Est-ce donc un sacrifice  reacutepondit-elle Ya-t-il des sacrifices quand on aime veacuteritable-ment  Enfin ai-je un meacuterite quelconque agrave re-fuser le fils drsquoun homme que nous meacuteprisons Que drsquoautres se fassent des vertus de leurs reacute-

pugnances ce ne doit pas ecirctre la morale drsquounefille eacuteleveacutee par des Jordy des abbeacute Chaperon etpar notre cher docteur  dit-elle en regardant leportrait

Bongrand prit la main drsquoUrsule et la baisa― Savez-vous dit le juge de paix au cureacute

quand ils furent dans la rue ce que venait fairemadame Minoret 

― Quoi  reacutepondit le precirctre en regardant lejuge drsquoun air fin qui paraissait purement cu-rieux

― Elle voulait faire une affaire drsquoune restitu-tion

― Vous croyez donc  reprit lrsquoabbeacute Chape-ron

― Je ne crois pas jrsquoai la certitude et tenezvoyez 

Le juge de paix montra Minoret qui venaitagrave eux en retournant chez lui car en sortant dechez Ursule les deux vieux amis remontegraverent laGrandrsquorue de Nemours

― Obligeacute de plaider en cour drsquoassises jrsquoai na-turellement eacutetudieacute bien des remords mais jenrsquoai rien vu de pareil agrave celui-ci  Qui donc a pudonner cette flacciditeacute cette pacircleur agrave des jouesdont la peau tendue comme celle drsquoun tambourcrevait de la bonne grosse santeacute des gens sanssoucis  Qui a cerneacute de noir ces yeux et amortileur vivaciteacute campagnarde  Avez-vous jamaiscru qursquoil y aurait des plis sur ce front et que cecolosse pourrait jamais ecirctre agiteacute dans sa cer-velle  Il sent enfin son cœur  Je me connais enremords comme vous vous connaissez en re-pentirs mon cher cureacute  ceux que jrsquoai jusqursquoagravepreacutesent observeacutes attendaient leur peine ou al-laient la subir pour srsquoacquitter avec le mondeils eacutetaient reacutesigneacutes ou respiraient la vengeance mais voici le remords sans lrsquoexpiation le re-mords tout pur avide de sa proie et la deacutechi-rant

― Vous ne savez pas encore dit le juge depaix en arrecirctant Minoret que mademoiselleMiroueumlt vient de refuser la main de votre fils 

― Mais dit le cureacute soyez tranquille elle em-pecircchera son duel avec monsieur de Porten-duegravere

― Ah  ma femme a reacuteussi dit Minoret jrsquoensuis bien aise car je ne vivais pas

― Vous ecirctes en effet si changeacute que vous nevous ressemblez plus dit le juge

Minoret regardait alternativement Bon-grand et le cureacute pour savoir si le precirctre avaitcommis une indiscreacutetion  mais lrsquoabbeacute Chape-ron conservait une immobiliteacute de visage uncalme triste qui rassura le coupable

― Et crsquoest drsquoautant plus eacutetonnant disait tou-jours le juge de paix que vous ne devriez eacuteprou-ver que contentement Enfin vous ecirctes le sei-gneur du Rouvre vous y avez reacuteuni les Bor-diegraveres toutes vos fermes vos moulins vos

preacutes Vous avez cent mille livres de rente avecvos placements sur le Grand-Livre

― Je nrsquoai rien sur le Grand-Livre dit preacutecipi-tamment Minoret

― Bah  fit le juge de paix Tenez il en est decela comme de lrsquoamour de votre fils pour Ur-sule qui tantocirct en fait fi tantocirct la demande enmariage Apregraves avoir essayeacute de faire mourir Ur-sule de chagrin vous la voulez pour belle-fille Mon cher monsieur vous avez quelque chosedans votre sac

Minoret essaya de reacutepondre il chercha desparoles et ne put trouver que  ― Vous ecirctesdrocircle monsieur le juge de paix Adieu mes-sieurs

Et il entra drsquoun pas lent dans la rue des Bour-geois

― Il a voleacute la fortune de notre pauvre Ursule mais ougrave pecirccher des preuves 

― Dieu veuille dit le cureacute

― Dieu a mis en nous un sentiment qui parledeacutejagrave dans cet homme reprit le juge de paix mais nous appelons cela des preacutesomptions et lajustice humaine exige quelque chose de plus

Lrsquoabbeacute Chaperon garda le silence du precirctreComme il arrive en pareille circonstance ilpensait beaucoup plus souvent qursquoil ne le vou-lait agrave la spoliation presque avoueacutee par Minoretet au bonheur de Savinien eacutevidemment retar-deacute par le peu de fortune drsquoUrsule  car la vieilledame reconnaissait en secret avec son confes-seur combien elle avait eu tort en ne consen-tant pas au mariage de son fils pendant la viedu docteur Le lendemain en descendant delrsquoautel apregraves sa messe il fut frappeacute par une pen-seacutee qui prit en lui-mecircme la force drsquoun eacuteclat devoix  il fit signe agrave Ursule de lrsquoattendre et allachez elle sans avoir deacutejeuneacute

― Mon enfant lui dit le cureacute je veux voir lesdeux volumes ougrave votre parrain des recircves preacute-tend avoir mis ses inscriptions et ses billets

Ursule et le cureacute montegraverent agrave la bibliothegravequeet y prirent le troisiegraveme volume des PandectesEn lrsquoouvrant le vieillard remarqua non sanseacutetonnement la marque faite par des papiers surles feuillets qui offrant moins de reacutesistance quela couverture gardaient encore lrsquoempreinte desinscriptions Puis dans lrsquoautre volume il recon-nut lrsquoespegravece de bacircillement produit par le longseacutejour drsquoun paquet et sa trace au milieu desdeux pages in-folio

― Montez donc monsieur Bongrand  criala Bougival au juge de paix qui passait

Bongrand arriva preacuteciseacutement au moment ougravele cureacute mettait ses lunettes pour lire trois nu-meacuteros eacutecrits de la main du deacutefunt Minoretsur la garde en papier veacutelin coloreacute colleacutee inteacute-rieurement par le relieur sur la couverture etqursquoUrsule venait drsquoapercevoir

― Qursquoest-ce que cela signifie  Notre cherdocteur eacutetait bien trop bibliophile pour gacircterla garde drsquoune couverture disait lrsquoabbeacute Chape-

ron  voici trois numeacuteros inscrits entre un pre-mier numeacutero preacuteceacutedeacute drsquoun M et un autre nu-meacutero preacuteceacutedeacute drsquoun U

― Que dites-vous  reacutepondit Bongrand lais-sez-moi voir cela Mon Dieu  srsquoeacutecria le juge depaix ceci nrsquoouvrirait-il pas les yeux agrave un atheacuteeen lui deacutemontrant ta Providence  La justicehumaine est je crois le deacuteveloppement drsquounepenseacutee divine qui plane sur les mondes  Il saisitUrsule et lrsquoembrassa sur le front ― Oh  monenfant vous serez heureuse riche et par moi 

― Qursquoavez-vous  dit le cureacute― Mon cher monsieur srsquoeacutecria la Bougival en

prenant le juge par sa redingote bleue oh  lais-sez-moi vous embrasser pour ce que vous ve-nez de dire

― Expliquez-vous pour ne pas nous donnerune fausse joie dit le cureacute

― Si pour devenir riche je dois causer de lapeine agrave quelqursquoun dit Ursule en entrevoyant unprocegraves criminel je

― Et songez dit le juge de paix en interrom-pant Ursule agrave la joie que vous ferez agrave notre cherSavinien

― Mais vous ecirctes fou  dit le cureacute― Non mon cher cureacute dit le juge de paix

eacutecoutez  Les inscriptions au Grand-Livre ontautant de seacuteries qursquoil y a de lettres danslrsquoalphabet et chaque numeacutero porte la lettrede sa seacuterie  mais les inscriptions de renteau porteur ne peuvent point avoir de lettrespuisqursquoelles ne sont au nom de personne  ainsice que vous voyez prouve que le jour ougrave le bon-homme a placeacute ses fonds sur lrsquoEacutetat il a pris notedu numeacutero de son inscription de quinze millelivres de rente qui porte la lettre M (Minoret)des numeacuteros sans lettres de trois inscriptionsau porteur et de celle drsquoUrsule Miroueumlt dont lenumeacutero est 23 534 et qui suit comme vous levoyez immeacutediatement celui de lrsquoinscription dequinze mille francs Cette coiumlncidence prouveque ces numeacuteros sont ceux de cinq inscriptions

acquises le mecircme jour et noteacutees par le bon-homme en cas de perte Je lui avais conseilleacutede mettre la fortune drsquoUrsule en inscriptionsau porteur et il a ducirc employer ses fonds ceuxqursquoil destinait agrave Ursule et ceux qui apparte-naient agrave sa pupille le mecircme jour Je vais chezDionis consulter lrsquoinventaire  et si le numeacutero delrsquoinscription qursquoil a laisseacutee en son nom est 23533 lettre M nous serons sucircrs qursquoil a placeacute parle ministegravere du mecircme agent de change le mecircmejour  primo ses fonds en une seule inscription secundo ses eacuteconomies en trois inscriptions auporteur numeacuteroteacutees sans lettre de seacuterie  tertioles fonds de sa pupille le livre des transferts enoffrira des preuves irreacutecusables Ah  Minoret lesournois je vous pince Motus mes enfants 

Le juge de paix laissa le cureacute la Bougivalet Ursule en proie agrave une profonde admira-tion des voies par lesquelles Dieu conduisaitlrsquoinnocence agrave son triomphe

― Le doigt de Dieu est dans ceci srsquoeacutecrialrsquoabbeacute Chaperon

― Lui fera-t-on du mal  dit Ursule― Ah  mademoiselle srsquoeacutecria la Bougival je

donnerais une corde pour le pendreLe juge de paix eacutetait deacutejagrave chez Goupil succes-

seur deacutesigneacute de Dionis et entrait dans lrsquoEacutetudedrsquoun air assez indiffeacuterent

― Jrsquoai dit-il agrave Goupil un petit renseigne-ment agrave prendre sur la succession Minoret

― Qursquoest-ce  lui reacutepondit Goupil― Le bonhomme a-t-il laisseacute une ou plu-

sieurs inscriptions de rentes trois pour cent ― Il a laisseacute quinze mille livres de rente trois

pour cent dit Goupil en une seule inscriptionje lrsquoai deacutecrite moi-mecircme

― Consultez donc lrsquoinventaire dit le jugeGoupil prit un carton y fouilla ramena la

minute chercha trouva et lut  Item une ins-cription Tenez lisez  sous le numeacutero 23533 lettre M

― Faites-moi le plaisir de me deacutelivrer un ex-trait de cet article de lrsquoinventaire drsquoici agrave uneheure je lrsquoattends

― Agrave quoi cela peut-il vous servir  demandaGoupil

― Voulez-vous ecirctre notaire  reacutepondit le jugede paix en regardant avec seacuteveacuteriteacute le successeurdeacutesigneacute de Dionis

― Je le crois bien  srsquoeacutecria Goupil jrsquoai ava-leacute assez de couleuvres pour arriver agrave me faireappeler Maicirctre Je vous prie de croire mon-sieur le juge de paix que le miseacuterable pre-mier clerc appeleacute Goupil nrsquoa rien de communavec Maicirctre Jean-Seacutebastien-Marie Goupil no-taire agrave Nemours eacutepoux de mademoiselle Mas-sin Ces deux ecirctres ne se connaissent pas ils nese ressemblent mecircme plus  Ne me voyez-vouspoint 

Monsieur Bongrand fit alors attention aucostume de Goupil qui portait une cravateblanche une chemise eacutetincelante de blancheur

orneacutee de boutons en rubis un gilet de veloursrouge un pantalon et un habit en beau drapnoir faits agrave Paris Il eacutetait chausseacute de jolies bottesSes cheveux rabattus et peigneacutes avec soin sen-taient bon Enfin il semblait avoir eacuteteacute meacutetamor-phoseacute

― Le fait est que vous ecirctes un autre hommedit Bongrand

― Au moral comme au physique  monsieurLa sagesse vient avec lrsquoEacutetude  et drsquoailleurs la for-tune est la source de la propreteacute

― Au moral comme au physique dit le jugeen raffermissant ses lunettes

― Eh  monsieur un homme de cent milleeacutecus de rente est-il jamais un deacutemocrate  Pre-nez-moi donc pour un honnecircte homme quise connaicirct en deacutelicatesse et disposeacute agrave aimersa femme ajouta-t-il en voyant entrer ma-dame Goupil Je suis si changeacute dit-il que jetrouve beaucoup drsquoesprit agrave ma cousine Creacute-miegravere je la forme  aussi sa fille ne parle-t-elle

plus de pistons Enfin hier tenez  elle a ditdu chien de monsieur Savinien qursquoil eacutetait su-perbe aux arrecircts eh  bien je ne reacutepeacutetai pointce mot quelque joli qursquoil soit et je lui ai ex-pliqueacute sur-le-champ la diffeacuterence qui existeentre ecirctre agrave lrsquoarrecirct en arrecirct et aux arrecircts Ainsivous le voyez je suis un tout autre homme etjrsquoempecirccherais un client de faire une saleteacute

― Hacirctez-vous donc dit alors BongrandFaites que jrsquoaie cela dans une heure et le no-taire Goupil aura reacutepareacute quelques-uns des meacute-faits du premier clerc

Apregraves avoir prieacute le meacutedecin de Nemoursde lui precircter son cheval et son cabriolet lejuge de paix alla prendre les deux volumes ac-cusateurs lrsquoinscription drsquoUrsule et muni delrsquoextrait de lrsquoinventaire il courut agrave Fontaine-bleau chez le procureur du roi Bongrand deacute-montra facilement la soustraction des trois ins-criptions faite par un heacuteritier quelconque etsubseacutequemment la culpabiliteacute de Minoret

― Sa conduite srsquoexplique dit le procureur duroi

Aussitocirct par mesure de prudence le magis-trat minuta pour le Treacutesor une opposition autransfert des trois inscriptions chargea le jugede paix drsquoaller rechercher la quotiteacute de rente destrois inscriptions et de savoir si elles avaient eacuteteacutevendues Pendant que le juge de paix opeacuteraitagrave Paris le procureur du roi eacutecrivit poliment agravemadame Minoret de passer au Parquet Zeacutelieinquiegravete du duel de son fils srsquohabilla fit mettreles chevaux agrave sa voiture et vint in fiocchi agrave Fon-tainebleau Le plan du procureur du roi eacutetaitsimple et formidable En seacuteparant la femme dumari il allait par suite de la terreur que cause laJustice apprendre la veacuteriteacute Zeacutelie trouva le ma-gistrat dans son cabinet et fut entiegraverement fou-droyeacutee par ces paroles dites sans faccedilon

― Madame je ne vous crois pas complicedrsquoune soustraction faite dans la succession Mi-noret et sur la trace de laquelle la Justice est en

ce moment  mais vous pouvez eacuteviter la CourdrsquoAssises agrave votre mari par lrsquoaveu complet de ceque vous en savez Le chacirctiment qursquoencourravotre mari nrsquoest pas drsquoailleurs la seule chose agraveredouter il faut eacuteviter la destitution de votre filset ne pas lui casser le cou Dans quelques ins-tants il ne serait plus temps la gendarmerie esten selle et le mandat de deacutepocirct va partir pourNemours

Zeacutelie se trouva mal Quand elle eut repris sessens elle avoua tout Apregraves lui avoir deacutemontreacuteqursquoelle eacutetait complice le magistrat lui dit quepour ne perdre ni son fils ni son mari il allaitproceacuteder avec prudence

― Vous avez eu affaire agrave lrsquohomme et nonau magistrat dit-il Il nrsquoy a ni plainte adres-seacutee par la victime ni publiciteacute donneacutee au vol mais votre mari a commis drsquohorribles crimesmadame qui ressortissent agrave un tribunal moinscommode que je ne le suis Dans lrsquoeacutetat ougrave setrouve cette affaire vous serez obligeacutee drsquoecirctre

prisonniegravere Oh  chez moi et sur parole fit-il en voyant Zeacutelie pregraves de srsquoeacutevanouir Songezque mon devoir rigoureux serait de requeacuterir unmandat de deacutepocirct et de faire commencer uneinstruction  mais jrsquoagis en ce moment commetuteur de mademoiselle Ursule Miroueumlt et sesinteacuterecircts bien entendus exigent une transaction

― Ah  dit Zeacutelie― Eacutecrivez agrave votre mari ces mots Et il dicta

la lettre suivante agrave Zeacutelie qursquoil fit asseoir agrave sonbureau

laquoMone amit geu suit arraiteacute et geai toudi Remais lez haincequeripsiont que nautrehoncque avet leacutesseacutees agrave monsieur de Portenduegraverean verretu du tescetamand queue tu a brulaicarre monsieur le praucureure du roa vien dephaire haupozition o Traitsaur raquo

― Vous lui eacuteviterez ainsi des deacuteneacutegations quile perdraient dit le magistrat en souriant delrsquoorthographe Nous allons voir agrave opeacuterer conve-nablement la restitution Ma femme vous ren-

dra votre seacutejour chez moi le moins deacutesagreacuteablepossible et je vous engage agrave ne point dire unmot et agrave ne point paraicirctre affligeacutee

Une fois la megravere de son substitut confesseacuteeet claquemureacutee le magistrat fit venir Deacutesireacute luiraconta de point en point le vol commis parson pegravere occultement au preacutejudice drsquoUrsulepatemment au preacutejudice de ses coheacuteritiers etlui montra la lettre eacutecrite par Zeacutelie Deacutesireacute de-manda le premier agrave se rendre agrave Nemours pourfaire faire la restitution par son pegravere

― Tout est grave dit le magistrat Le tes-tament ayant eacuteteacute deacutetruit si la chose srsquoeacutebruiteles heacuteritiers Massin et Creacutemiegravere vos parentspeuvent intervenir Jrsquoai maintenant des preuvessuffisantes contre votre pegravere Je vous rendsvotre megravere que cette petite ceacutereacutemonie a suf-fisamment eacutedifieacutee sur ses devoirs Vis-agrave-visdrsquoelle jrsquoaurai lrsquoair drsquoavoir ceacutedeacute agrave vos suppli-cations en la deacutelivrant Allez agrave Nemours avecelle et menez agrave bien toutes ces difficulteacutes Ne

craignez rien de personne Monsieur Bongrandaime trop mademoiselle Miroueumlt pour jamaiscommettre drsquoindiscreacutetion

Zeacutelie et Deacutesireacute partirent aussitocirct pour Ne-mours Trois heures apregraves le deacutepart de son sub-stitut le procureur du roi reccedilut par un expregravesla lettre suivante dont lrsquoorthographe a eacuteteacute reacute-tablie afin de ne pas faire rire drsquoun homme at-teint par le malheur

Agrave MONSIEUR LE PROCUREUR DU ROIPREgraveS LE TRIBUNAL DE FONTAINEBLEAU

laquo Monsieurraquo Dieu nrsquoa pas eacuteteacute aussi indulgent que vous

lrsquoecirctes pour nous et nous sommes atteints parun malheur irreacuteparable En arrivant au pont deNemours un trait srsquoest deacutecrocheacute Ma femmeeacutetait sans domestique derriegravere la voiture leschevaux sentaient lrsquoeacutecurie mon fils craignantleur impatience nrsquoa pas voulu que le cocher des-

cendicirct et a mis pied agrave terre pour accrocher letrait Au moment ougrave il se retournait pour mon-ter aupregraves de sa megravere les chevaux se sont em-porteacutes Deacutesireacute ne srsquoest pas serreacute contre le pa-rapet assez agrave temps le marchepied lui a cou-peacute les jambes il est tombeacute la roue de derriegraverelui a passeacute sur le corps Lrsquoexpregraves qui court agrave Pa-ris chercher les premiers chirurgiens vous feraparvenir cette lettre que mon fils au milieu deses douleurs mrsquoa dit de vous eacutecrire afin de vousfaire savoir notre entiegravere soumission agrave vos deacute-cisions pour lrsquoaffaire qui lrsquoamenait dans sa fa-mille

raquo Je vous serai jusqursquoagrave mon dernier soupirreconnaissant de la maniegravere dont vous proceacute-dez et je justifierai votre confiance

raquo Franccedilois MINORET raquo

Ce cruel eacuteveacutenement bouleversait la ville deNemours La foule eacutemue agrave la grille de la mai-

son Minoret apprit agrave Savinien que sa ven-geance avait eacuteteacute prise en main par un plus puis-sant que lui Le gentilhomme alla promptementchez Ursule ougrave le cureacute de mecircme que la jeunefille eacuteprouvait plus de terreur que de surpriseLe lendemain apregraves les premiers pansementsquand les meacutedecins et les chirurgiens de Pariseurent donneacute leur avis qui fut unanime sur laneacutecessiteacute de couper les deux jambes Minoretvint abattu pacircle deacutefait accompagneacute du cureacutechez Ursule ougrave se trouvaient Bongrand et Sa-vinien

― Mademoiselle lui dit-il je suis bien cou-pable envers vous  mais si tous mes torts nesont pas compleacutetement reacuteparables il en estque je puis expier Ma femme et moi nousavons fait vœu de vous donner en toute pro-prieacuteteacute notre terre du Rouvre dans le cas ougrave nousconserverions notre fils comme dans celui ougravenous aurions le malheur affreux de le perdre

Cet homme fondit en larmes agrave la fin de cettephrase

― Je puis vous affirmer ma chegravere Ursule ditle cureacute que vous pouvez et que vous devez ac-cepter une partie de cette donation

― Nous pardonnez-vous  dit humblementle colosse en se mettant agrave genoux devantcette jeune fille eacutetonneacutee Dans quelques heureslrsquoopeacuteration va se faire par le premier chirurgiende lrsquoHocirctel-Dieu mais je ne me fie point agrave lascience humaine je crois agrave la toute puissancede Dieu  Si vous nous pardonniez si vous al-liez demander agrave Dieu de nous conserver notrefils il aura la force de supporter ce supplice etjrsquoen suis certain nous aurons le bonheur de leconserver

― Allons tous agrave lrsquoeacuteglise  dit Ursule en se le-vant

Une fois debout elle jeta un cri perccedilant re-tomba sur son fauteuil et srsquoeacutevanouit Quand elleeut repris ses sens elle aperccedilut ses amis moins

Minoret qui srsquoeacutetait preacutecipiteacute dehors pour allerchercher un meacutedecin tous les yeux arrecircteacutes surelle inquiets attendant un mot Ce mot reacutepan-dit un effroi dans tous les cœurs

― Jrsquoai vu mon parrain agrave la porte dit-elle etil mrsquoa fait signe qursquoil nrsquoy avait aucun espoir

Le lendemain de lrsquoopeacuteration Deacutesireacute mouruten effet emporteacute par la fiegravevre et par la reacutevulsiondans les humeurs qui succegravede agrave ces opeacuterationsMadame Minoret dont le cœur nrsquoavait drsquoautresentiment que la materniteacute devint folle apregraveslrsquoenterrement de son fils et fut conduite par sonmari chez le docteur Blanche ougrave elle est morteen 1841

Trois mois apregraves ces eacuteveacutenements en jan-vier 1837 Ursule eacutepousa Savinien du consen-tement de madame de Portenduegravere Minoretintervint au contrat pour donner agrave mademoi-selle Miroueumlt sa terre du Rouvre et vingt-quatremille francs de rente sur le grand-livre en negardant de sa fortune que la maison de son

oncle et six mille francs de rente Il est devenulrsquohomme le plus charitable le plus pieux de Ne-mours  il est marguillier de la paroisse et la pro-vidence des malheureux

― Les pauvres ont remplaceacute mon enfant dit-il

Si vous avez remarqueacute sur le bord des che-mins dans les pays ougrave lrsquoon eacutetecircte le checircnequelque vieil arbre blanchi et comme foudroyeacutepoussant encore des jets les flancs ouverts etimplorant la hache vous aurez une ideacutee duvieux maicirctre de poste en cheveux blancs cas-seacute maigre dans qui les anciens du pays ne re-trouvent rien de lrsquoimbeacutecile heureux que vousavez vu attendant son fils au commencementde cette histoire  il ne prend plus son tabac de lamecircme maniegravere il porte quelque chose de plusque son corps Enfin on sent en toute chose quele doigt de Dieu srsquoest appesanti sur cette figurepour en faire un exemple terrible Apregraves avoirtant haiuml la pupille de son oncle ce vieillard a

comme le docteur Minoret si bien concentreacuteses affections sur Ursule qursquoil srsquoest constitueacute lereacutegisseur de ses biens agrave Nemours

Monsieur et madame de Portenduegraverepassent cinq mois de lrsquoanneacutee agrave Paris ougrave ils ontacheteacute dans le faubourg Saint-Germain un pe-tit hocirctel Apregraves avoir donneacute sa maison de Ne-mours aux Sœurs de Chariteacute pour y tenir uneeacutecole gratuite madame de Portenduegravere la megravereest alleacutee habiter le Rouvre dont la conciergeen chef est la Bougival Le pegravere de Cabirollelrsquoancien conducteur de la Ducler homme desoixante ans a eacutepouseacute la Bougival qui possegravededouze cents francs de rente outre les amples re-venus de sa place Cabirolle fils est le cocher demonsieur de Portenduegravere

Quand en voyant passer aux Champs-Eacutely-seacutees une de ces charmantes petites voituresbasses appeleacutees escargots doubleacutee de soie grisde lin orneacutee drsquoagreacutements bleus vous y admi-rerez une jolie femme blonde la figure enve-

loppeacutee comme drsquoun feuillage par des milliersde boucles montrant des yeux semblables agrave despervenches lumineuses et pleins drsquoamour leacutegegrave-rement appuyeacutee sur un beau jeune homme  sivous eacutetiez mordu par un deacutesir envieux pensezque ce beau couple aimeacute de Dieu a drsquoavancepayeacute sa quote-part aux malheurs de la vie Cesdeux amants marieacutes seront vraisemblablementle vicomte de Portenduegravere et sa femme Il nrsquoy apas deux meacutenages semblables dans Paris

― Crsquoest le plus joli bonheur que jrsquoaie jamaisvu disait drsquoeux derniegraverement madame la com-tesse de lrsquoEstorade

Beacutenissez donc ces heureux enfants au lieu deles jalouser et cherchez une Ursule Miroueumltune jeune fille eacuteleveacutee par trois vieillards et parla meilleure des megraveres par lrsquoAdversiteacute

Goupil qui rend service agrave tout le monde etque lrsquoon regarde agrave juste titre comme lrsquohommele plus spirituel de Nemours a lrsquoestime de sapetite ville  mais il est puni dans ses enfants

qui sont horribles rachitiques hydroceacutephalesDionis son preacutedeacutecesseur fleurit agrave la Chambredes Deacuteputeacutes dont il est un des plus beaux or-nements agrave la grande satisfaction du roi desFranccedilais qui voit madame Dionis agrave tous sesbals Madame Dionis raconte agrave toute la villede Nemours les particulariteacutes de ses reacuteceptionsaux Tuileries et les grandeurs de la cour du roides Franccedilais  elle trocircne agrave Nemours au moyendu trocircne qui certes devient alors populaire

Bongrand est juge drsquoinstruction au tribunalde Fontainebleau  son fils qui a eacutepouseacute made-moiselle Levrault est un tregraves-honnecircte procu-reur-geacuteneacuteral

Madame Creacutemiegravere dit toujours les plus jo-lies choses du monde Elle ajoute un g agrave tam-bourg soi-disant parce que sa plume crache Laveille du mariage de sa fille elle lui a dit en ter-minant ses instructions laquo qursquoune femme devaitecirctre la chenille ouvriegravere de sa maison et y por-ter en toute chose des yeux de sphinx raquo Goupil

fait drsquoailleurs un recueil des coqs-agrave-lrsquoacircne de sacousine un Creacutemieacuterana

― Nous avons eu la douleur de perdre lebon abbeacute Chaperon a dit cet hiver madamela vicomtesse de Portenduegravere qui lrsquoavait soigneacutependant sa maladie Tout le canton eacutetait agrave sonconvoi Nemours a du bonheur car le succes-seur de ce saint homme est le veacuteneacuterable cureacute deSaint-Lange

Paris juin - juillet 1841

ILLUSTRATIONS

Le cureacute ChaperonJean-Seacutebastien-Marie GoupilMadame de Portenduegravere

COLOPHON

Ce volume est le vingt-sixiegraveme de lrsquoeacuteditionEacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Le textede reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume 5(1843) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=24oTAAAAQAAJ Les erreurs ortho-graphiques et typographiques de cette eacuteditionsont indiqueacutees entre crochets  laquo accomplissant[accomplisant] raquo Toutefois les orthographesnormales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacuteeset les capitales sont systeacutematiquement accen-tueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Ursule Miroueumlt
    • Les heacuteritiers alarmeacutes
    • La succession Minoret
      • Illustrations
        • Le cureacute Chaperon
        • Jean-Seacutebastien-Marie Goupil
        • Madame de Portenduegravere
          • Colophon
Page 4: Ursule Mirouët - biblioteka.kijowski.pl

aucun nuage nrsquoalteacuterait le bleu de lrsquoeacutether dont lapureteacute partout vive et mecircme agrave lrsquohorizon indi-quait lrsquoexcessive rareacutefaction de lrsquoair Aussi Mi-noret-Levrault ainsi se nommait le maicirctre deposte eacutetait-il obligeacute de se faire un garde-vueavec une de ses mains pour ne pas ecirctre eacuteblouiEn homme impatienteacute drsquoattendre il regardaittantocirct les charmantes prairies qui srsquoeacutetalent agravedroite de la route et ougrave ses regains poussaienttantocirct la colline chargeacutee de bois qui sur lagauche srsquoeacutetend de Nemours agrave Bouron Il enten-dait dans la valleacutee du Loing ougrave retentissaientles bruits du chemin repousseacutes par la collinele galop de ses propres chevaux et les claque-ments de fouet de ses postillons Ne faut-il pasecirctre bien maicirctre de poste pour srsquoimpatienterdevant une prairie ougrave se trouvaient des bes-tiaux comme en fait Paul Potter sous un cielde Raphaeumll sur un canal ombrageacute drsquoarbres dansla maniegravere drsquoHobbeacutema  Qui connaicirct Nemourssait que la nature y est aussi belle que lrsquoart dont

la mission est de la spiritualiser  lagrave le paysagea des ideacutees et fait penser Mais agrave lrsquoaspect deMinoret-Levraut un artiste aurait quitteacute le sitepour croquer ce bourgeois tant il eacutetait origi-nal agrave force drsquoecirctre commun Reacuteunissez toutesles conditions de la brute vous obtenez Cali-ban qui certes est une grande chose Lagrave ougravela Forme domine le Sentiment disparaicirct Lemaicirctre de poste preuve vivante de cet axiomepreacutesentait une de ces physionomies ougrave le pen-seur aperccediloit difficilement trace drsquoacircme sous laviolente carnation que produit un brutal deacute-veloppement de la chair Sa casquette en drapbleu agrave petite visiegravere et agrave cocirctes de melon mou-lait une tecircte dont les fortes dimensions prou-vaient que la science de Gall nrsquoa pas encoreabordeacute le chapitre des exceptions Les cheveuxgris et comme lustreacutes qui deacutebordaient la cas-quette vous eussent deacutemontreacute que la chevelureblanchit par drsquoautres causes que par les fatiguesdrsquoesprit ou par les chagrins De chaque cocircteacute

de la tecircte on voyait de larges oreilles presquecicatriseacutees sur les bords par les eacuterosions drsquounsang trop abondant qui semblait precirct agrave jaillirau moindre effort Le teint offrait des tons vio-laceacutes sous une couche brune due agrave lrsquohabitudedrsquoaffronter le soleil Les yeux gris agiteacutes enfon-ceacutes cacheacutes sous deux buissons noirs ressem-blaient aux yeux des Kalmouks venus en 1815 srsquoils brillaient par moments ce ne pouvait ecirctreque sous lrsquoeffort drsquoune penseacutee cupide Le nezdeacuteprimeacute depuis sa racine se relevait brusque-ment en pied de marmite Des legravevres eacutepaissesen harmonie avec un double menton presquerepoussant dont la barbe faite agrave peine deux foispar semaine maintenait un meacutechant foulard agravelrsquoeacutetat de corde useacutee  un cou plisseacute par la graissequoique tregraves-court  de fortes joues compleacute-taient les caractegraveres de la puissance stupide queles sculpteurs impriment agrave leurs cariatides Mi-noret-Levrault ressemblait agrave ces statues agrave cettediffeacuterence pregraves qursquoelles supportent un eacutedifice

et qursquoil avait assez agrave faire de se soutenir lui-mecircme Vous rencontrerez beaucoup de ces At-las sans monde Le buste de cet homme eacutetaitun bloc  vous eussiez dit drsquoun taureau releveacutesur ses deux jambes de derriegravere Les bras vigou-reux se terminaient par des mains eacutepaisses etdures larges et fortes qui pouvaient et savaientmanier le fouet les guides la fourche et aux-quelles aucun postillon ne se jouait Lrsquoeacutenormeventre de ce geacuteant eacutetait supporteacute par des cuissesgrosses comme le corps drsquoun adulte et par despieds drsquoeacuteleacutephant La colegravere devait ecirctre rare chezcet homme mais terrible apoplectique alorsqursquoelle eacuteclatait Quoique violent et incapable dereacuteflexion cet homme nrsquoavait rien fait qui justi-fiacirct les sinistres promesses de sa physionomieAgrave qui tremblait devant ce geacuteant ses postillonsdisaient  ― Oh  il nrsquoest pas meacutechant 

Le maicirctre de Nemours pour nous servir delrsquoabreacuteviation usiteacutee en beaucoup de pays por-tait une veste de chasse en velours vert bou-

teille un pantalon de coutil vert agrave raies vertesun ample gilet jaune en poil de chegravevre dansla poche duquel on apercevait une tabatiegraveremonstrueuse dessineacutee par un cercle noir Agrave nezcamard grosse tabatiegravere est une loi presquesans exception

Fils de la Reacutevolution et spectateur delrsquoEmpire Minoret-Levrault ne srsquoeacutetait jamaismecircleacute de politique  quant agrave ses opinions reli-gieuses il nrsquoavait mis le pied agrave lrsquoeacuteglise que pourse marier  quant agrave ses principes dans la vie pri-veacutee ils existaient dans le Code civil  tout ceque la loi ne deacutefendait pas ou ne pouvait at-teindre il le croyait faisable Il nrsquoavait jamais luque le journal du deacutepartement de Seine et Oiseou quelques instructions relatives agrave sa profes-sion Il passait pour un cultivateur habile  maissa science eacutetait purement pratique Ainsi chezMinoret-Levrault le moral ne deacutementait pas lephysique Aussi parlait-il rarement  et avant deprendre la parole prenait-il toujours une prise

de tabac pour se donner le temps de cherchernon pas des ideacutees mais des mots Bavard ilvous eucirct paru manqueacute En pensant que cetteespegravece drsquoeacuteleacutephant sans trompe et sans intelli-gence se nomme Minoret-Levrault ne doit-onpas reconnaicirctre avec Sterne lrsquoocculte puissancedes noms qui tantocirct raillent et tantocirct preacutedisentles caractegraveres  Malgreacute ces incapaciteacutes visiblesen trente-six ans il avait la Reacutevolution aidantgagneacute trente mille livres de rente en prairiesterres labourables et bois Si Minoret inteacuteresseacutedans les messageries de Nemours et dans cellesdu Gacirctinais agrave Paris travaillait encore il agis-sait en ceci moins par habitude que pour un filsunique auquel il voulait preacuteparer un bel avenirCe fils devenu selon lrsquoexpression des paysansun monsieur venait de terminer son Droit etdevait precircter serment agrave la rentreacutee comme avo-cat stagiaire Monsieur et madame Minoret-Le-vrault car agrave travers ce colosse tout le mondeaperccediloit une femme sans laquelle une si belle

fortune serait impossible laissaient leur filslibre de se choisir une carriegravere  notaire agrave Parisprocureur du roi quelque part receveur-geacuteneacute-ral nrsquoimporte ougrave agent de change ou maicirctre deposte Quelle fantaisie pouvait se refuser agrave queleacutetat ne devait pas preacutetendre le fils drsquoun hommede qui lrsquoon disait depuis Montargis jusqursquoagrave Es-sonne  laquo Le pegravere Minoret ne connaicirct pas sa for-tune  raquo Ce mot avait reccedilu quatre ans aupara-vant une sanction nouvelle quand apregraves avoirvendu son auberge Minoret srsquoeacutetait bacircti des eacutecu-ries et une maison superbes en transportant laposte de la Grandrsquorue sur le port Ce nouvel eacuteta-blissement avait coucircteacute deux cent mille francsque les commeacuterages doublaient agrave trente lieuesagrave la ronde La poste de Nemours veut un grandnombre de chevaux elle va jusqursquoagrave Fontaine-bleau sur Paris et dessert au delagrave les routes deMontargis et de Montereau  de tous les cocircteacutes lerelais est long et les sables de la route de Mon-targis autorisent ce fantastique troisiegraveme che-

val qui se paye toujours et ne se voit jamais Unhomme bacircti comme Minoret riche comme Mi-noret et agrave la tecircte drsquoun pareil eacutetablissement pou-vait donc srsquoappeler sans antiphrase le maicirctrede Nemours Quoiqursquoil nrsquoeucirct jamais penseacute ni agraveDieu ni agrave diable qursquoil fucirct mateacuterialiste pratiquecomme il eacutetait agriculteur pratique eacutegoiumlste pra-tique avare pratique Minoret avait jusqursquoalorsjoui drsquoun bonheur sans meacutelange si lrsquoon doitregarder une vie purement mateacuterielle commeun bonheur En voyant le bourrelet de chairpeleacutee qui enveloppait la derniegravere vertegravebre etcomprimait le cervelet de cet homme en en-tendant surtout sa voix grecircle et clairette quicontrastait ridiculement avec son encolure unphysiologiste eucirct parfaitement compris pour-quoi ce grand gros eacutepais cultivateur adoraitson fils unique et pourquoi peut-ecirctre il lrsquoavaitattendu si long-temps comme le disait assezle nom de Deacutesireacute que portait lrsquoenfant Enfinsi lrsquoamour en trahissant une riche organisa-

tion est chez lrsquohomme une promesse des plusgrandes choses les philosophes comprendrontles causes de lrsquoincapaciteacute de Minoret La megravereagrave qui fort heureusement le fils ressemblait ri-valisait de gacircteries avec le pegravere Aucun natu-rel drsquoenfant nrsquoaurait pu reacutesister agrave cette idolacirctrieAussi Deacutesireacute qui connaissait lrsquoeacutetendue de sonpouvoir savait-il traire la cassette de sa megravereet puiser dans la bourse de son pegravere en fai-sant croire agrave chacun des auteurs de ses joursqursquoil ne srsquoadressait qursquoagrave lui Deacutesireacute qui jouaitagrave Nemours un rocircle infiniment supeacuterieur agrave ce-lui que joue un prince royal dans la capitale deson pegravere avait voulu se passer agrave Paris toutesses fantaisies comme il se les passait dans sa pe-tite ville et chaque anneacutee il y avait deacutepenseacute plusde douze mille francs Mais aussi pour cettesomme avait-il acquis des ideacutees qui ne lui se-raient jamais venues agrave Nemours  il srsquoeacutetait deacute-pouilleacute de la peau du provincial il avait comprisla puissance de lrsquoargent et vu dans la magistra-

ture un moyen drsquoeacuteleacutevation Pendant cette der-niegravere anneacutee il avait deacutepenseacute dix mille francs deplus en se liant avec des artistes avec des jour-nalistes et leurs maicirctresses Une lettre confiden-tielle assez inquieacutetante eucirct au besoin expliqueacutela faction du maicirctre de poste agrave qui son fils de-mandait son appui pour un mariage  mais lamegravere Minoret-Levrault occupeacutee agrave preacuteparer unsomptueux deacutejeuner pour ceacuteleacutebrer le triompheet le retour du licencieacute en droit avait envoyeacuteson mari sur la route en lui disant de monteragrave cheval srsquoil ne voyait pas la diligence La dili-gence qui devait amener ce fils unique arriveordinairement agrave Nemours vers cinq heures dumatin et neuf heures sonnaient  Qui pouvaitcauser un pareil retard  Avait-on verseacute  Deacutesireacutevivait-il  Avait-il seulement la jambe casseacutee 

Trois batteries de coups de fouet eacuteclatentet deacutechirent lrsquoair comme une mousqueterieles gilets rouges des postillons poindent dixchevaux hennissent  le maicirctre ocircte sa casquette

et lrsquoagite il est aperccedilu Le postillon le mieuxmonteacute celui qui ramenait deux chevaux decalegraveche gris-pommeleacute pique son porteur de-vance cinq gros chevaux de diligence les Mino-ret de lrsquoeacutecurie trois chevaux de berline et arrivedevant le maicirctre

― As-tu vu la Ducler Sur les grandes routes on donne aux di-

ligences des noms assez fantastiques  on ditla Caillard la Ducler (la voiture de Ne-mours agrave Paris) le Grand-Bureau Toute entre-prise nouvelle est la Concurrence  Du tempsde lrsquoentreprise des Lecomte leurs voituressrsquoappelaient la Comtesse ― Caillard nrsquoa pas at-trapeacute la Comtesse mais le Grand-Bureau luia joliment brucircleacute sa robe tout de mecircme ― La Caillard et le Grand-Bureau ont enfon-ceacute les Franccedilaises (les Messageries-Franccedilaises)Si vous voyez le postillon allant agrave tout breacute-siller et refuser un verre de vin questionnezle conducteur  il vous reacutepond le nez au vent

lrsquoœil sur lrsquoespace  ― La Concurrence est devant ― Et nous ne la voyons pas  dit le postillonLe sceacuteleacuterat il nrsquoaura pas fait manger ses voya-geurs  ― Est-ce qursquoil en a  reacutepond le conduc-teur Tape donc sur Polignac  Tous les mauvaischevaux se nomment Polignac Telles sont lesplaisanteries et le fond de la conversation entreles postillons et les conducteurs en haut des voi-tures Autant de professions en France autantdrsquoargots

― As-tu vu dans la Ducler ― Monsieur Deacutesireacute  reacutepondit le postillon en

interrompant son maicirctre Eh  vous avez ducircnous entendre nos fouets vous lrsquoannonccedilaientassez nous pensions bien que vous eacutetiez sur laroute

― Pourquoi donc la diligence est-elle en re-tard de quatre heures 

― Le cercle drsquoune des roues de derriegravere srsquoestdeacutetacheacute entre Essonne et Ponthierry Mais il nrsquoy

a pas eu drsquoaccident  agrave la monteacutee Cabirolle srsquoestheureusement aperccedilu de la chose

En ce moment une femme endimancheacuteecar les voleacutees de la cloche de Nemours appe-laient les habitants agrave la messe du dimancheune femme drsquoenviron trente-six ans aborda lemaicirctre de poste

― Eh  bien mon cousin dit-elle vous nevouliez pas me croire  Notre oncle est avecUrsule dans la Grandrsquorue et ils vont agrave lagrandrsquomesse

Malgreacute les lois de la poeacutetique moderne surla couleur locale il est impossible de pousserla veacuteriteacute jusqursquoagrave reacutepeacuteter lrsquohorrible injure mecircleacuteede jurons que cette nouvelle en apparence sipeu dramatique fit sortir de la large bouche deMinoret-Levrault  sa voix grecircle devint sifflanteet sa figure preacutesenta cet effet que les gens dupeuple nomment ingeacutenieusement un coup desoleil

― Est-ce sucircr  dit-il apregraves la premiegravere explo-sion de sa colegravere

Les postillons passegraverent avec leurs chevauxen saluant leur maicirctre qui parut ne les avoirni vus ni entendus Au lieu drsquoattendre son filsMinoret-Levrault remonta la Grandrsquorue avec sacousine

― Ne vous lrsquoai-je pas toujours dit  re-prit-elle Quand le docteur Minoret nrsquoaura plussa tecircte cette petite sainte nitouche le jetteradans la deacutevotion  et comme qui tient lrsquoesprittient la bourse elle aura notre succession

― Mais madame Massin dit le maicirctre deposte heacutebeacuteteacute

― Ah  vous aussi reprit madame Massinen interrompant son cousin vous allez medire comme Massin  Est-ce une petite fille dequinze ans qui peut inventer des plans pareilset les exeacutecuter  faire quitter ses opinions agrave unhomme de quatre-vingt-trois ans qui nrsquoa jamaismis le pied dans une eacuteglise que pour se ma-

rier qui a les precirctres dans une telle horreurqursquoil nrsquoa pas mecircme accompagneacute cette enfant agravela paroisse le jour de sa premiegravere communion Eh  bien pourquoi si le docteur Minoret ales precirctres en horreur passe-t-il depuis quinzeans presque toutes les soireacutees de la semaineavec lrsquoabbeacute Chaperon  Le vieil hypocrite nrsquoa ja-mais manqueacute de donner agrave Ursule vingt francspour mettre au cierge quand elle rend le painbeacutenit Vous ne vous souvenez donc plus du ca-deau fait par Ursule agrave lrsquoeacuteglise pour remercier lecureacute de lrsquoavoir preacutepareacutee agrave sa premiegravere commu-nion  elle y avait employeacute tout son argent etson parrain le lui a rendu mais doubleacute Vousne faites attention agrave rien vous autres hommes En apprenant ces deacutetails jrsquoai dit  Adieu paniersvendanges sont faites  Un oncle agrave succession nese conduit pas ainsi sans des intentions enversune petite morveuse ramasseacutee dans la rue

― Bah  ma cousine reprit le maicirctre de postele bonhomme megravene peut-ecirctre Ursule par ha-

sard agrave lrsquoeacuteglise Il fait beau notre oncle va se pro-mener

― Mon cousin notre oncle tient un livre depriegraveres agrave la main  et il vous a un air cafard  En-fin vous lrsquoallez voir

― Ils cachaient bien leur jeu reacutepondit le grosmaicirctre de poste car la Bougival mrsquoa dit qursquoilnrsquoeacutetait jamais question de religion entre le doc-teur et lrsquoabbeacute Chaperon Drsquoailleurs le cureacute deNemours est le plus honnecircte homme de la terreil donnerait sa derniegravere chemise agrave un pauvre  ilest incapable drsquoune mauvaise action  et subtili-ser une succession crsquoest

― Mais crsquoest voler dit madame Massin― Crsquoest pis  cria Minoret-Levrault exaspeacutereacute

par lrsquoobservation de sa bavarde cousine― Je sais reacutepondit madame Massin que

lrsquoabbeacute Chaperon quoique precirctre est un hon-necircte homme  mais il est capable de tout pourles pauvres  Il aura mineacute mineacute mineacute notreoncle en dessous et le docteur sera tombeacute dans

le cagotisme Nous eacutetions tranquilles et le voilagraveperverti Un homme qui nrsquoa jamais cru agrave rien etqui avait des principes  oh  crsquoest fait pour nousMon mari est cen dessus dessous

Madame Massin dont les phrases eacutetaient au-tant de flegraveches qui piquaient son gros cousin lefaisait marcher malgreacute son embonpoint aus-si promptement qursquoelle au grand eacutetonnementdes gens qui se rendaient agrave la messe Elle vou-lait rejoindre cet oncle Minoret et le montrer aumaicirctre de poste

Du cocircteacute du Gacirctinais Nemours est domineacutepar une colline le long de laquelle srsquoeacutetendentla route de Montargis et le Loing Lrsquoeacuteglise surles pierres de laquelle le temps a jeteacute son richemanteau noir car elle a sans doute eacuteteacute rebacirc-tie au quatorziegraveme siegravecle par les Guise pourlesquels Nemours fut eacuterigeacute en ducheacute-pairie sedresse au bout de la petite ville au bas drsquounegrande arche qui lrsquoencadre Pour les monu-ments comme pour les hommes la position fait

tout Ombrageacutee par quelques arbres et mise enrelief par une place proprette cette eacuteglise soli-taire produit un effet grandiose En deacutebouchantsur la place le maicirctre de Nemours put voir sononcle donnant le bras agrave la jeune fille nommeacuteeUrsule tenant chacun leur Paroissien et entrantagrave lrsquoeacuteglise Le vieillard ocircta son chapeau sous leporche et sa tecircte entiegraverement blanche commeun sommet couronneacute de neige brilla dans lesdouces teacutenegravebres de la faccedilade

― Eh  bien Minoret que dites-vous de laconversion de votre oncle  srsquoeacutecria le percepteurdes contributions de Nemours nommeacute Creacute-miegravere

― Que voulez-vous que je dise  lui reacuteponditle maicirctre de poste en lui offrant une prise detabac

― Bien reacutepondu pegravere Levrault  vous nepouvez pas dire ce que vous pensez si unillustre auteur a eu raison drsquoeacutecrire que lrsquohommeest obligeacute de penser sa parole avant de par-

ler sa penseacutee srsquoeacutecria malicieusement un jeunehomme qui survint et qui jouait dans Nemoursle personnage de Meacutephistopheacutelegraves de Faust

Ce mauvais garccedilon nommeacute Goupil eacutetaitle premier clerc de monsieur Creacutemiegravere-Dio-nis le notaire de Nemours Malgreacute les anteacuteceacute-dents drsquoune conduite presque crapuleuse Dio-nis avait pris Goupil dans son Eacutetude quand leseacutejour de Paris ougrave le clerc avait dissipeacute la suc-cession de son pegravere fermier aiseacute qui le destinaitau notariat lui fut interdit par une complegravete in-digence En voyant Goupil vous eussiez aussi-tocirct compris qursquoil se fucirct hacircteacute de jouir de la vie car pour obtenir des jouissances il devait lespayer cher Malgreacute sa petite taille le clerc avaitagrave vingt-sept ans le buste deacuteveloppeacute comme peutlrsquoecirctre celui drsquoun homme de quarante ans Desjambes grecircles et courtes une large face au teintbrouilleacute comme un ciel avant lrsquoorage et sur-monteacutee drsquoun front chauve faisaient encore res-sortir cette bizarre conformation Aussi sonvisage semblait-il appartenir agrave un bossu dontla bosse eucirct eacuteteacute en dedans Une singulariteacute dece visage aigre et pacircle confirmait lrsquoexistence

de cette invisible gibbositeacute Courbe et torducomme celui de beaucoup de bossus le nez sedirigeait de droite agrave gauche au lieu de parta-ger exactement la figure La bouche contrac-teacutee aux deux coins comme celle des Sardeseacutetait toujours sur le qui-vive de lrsquoironie La che-velure rare et roussacirctre tombait par megravechesplates et laissait voir le cracircne par places Lesmains grosses et mal emmancheacutees au bout debras trop longs eacutetaient crochues et rarementpropres Goupil portait des souliers bons agrave jeterau coin drsquoune borne et des bas en filoselle drsquounnoir rougeacirctre  son pantalon et son habit noiruseacutes jusqursquoagrave la corde et presque gras de crasse ses gilets piteux dont quelques boutons man-quaient de moules  le vieux foulard qui lui ser-vait de cravate toute sa mise annonccedilait la cy-nique misegravere agrave laquelle ses passions le condam-naient Cet ensemble de choses sinistres eacutetaitdomineacute par deux yeux de chegravevre une prunellecercleacutee de jaune agrave la fois lascifs et lacircches Per-

sonne nrsquoeacutetait plus craint ni plus respecteacute queGoupil dans Nemours Armeacute des preacutetentionsque comportait sa laideur il avait ce deacutetestableesprit particulier agrave ceux qui se permettent toutet lrsquoemployait agrave venger les meacutecomptes drsquoune ja-lousie permanente Il rimait les couplets sati-riques qui se chantent au carnaval il organisaitles charivaris il faisait agrave lui seul le petit journalde la ville Dionis homme fin et faux par celamecircme assez craintif gardait Goupil autant parpeur qursquoagrave cause de son excessive intelligenceet de sa connaissance profonde des inteacuterecircts dupays Mais le patron se deacutefiait tant du clerc qursquoilreacutegissait lui-mecircme sa caisse ne le logeait pointchez lui le tenait agrave distance et ne lui confiaitaucune affaire secregravete ou deacutelicate Aussi le clercflattait-il son patron en cachant le ressentimentque lui causait cette conduite et surveillait-ilmadame Dionis dans une penseacutee de vengeanceDoueacute drsquoune compreacutehension vive il avait le tra-vail facile

― Oh  toi te voilagrave deacutejagrave riant de notre mal-heur reacutepondit le maicirctre de poste au clerc qui sefrottait les mains

Comme Goupil flattait bassement toutes lespassions de Deacutesireacute qui depuis cinq ans en fai-sait son compagnon le maicirctre de poste le trai-tait assez cavaliegraverement sans soupccedilonner quelhorrible treacutesor de mauvais vouloirs srsquoentassaitau fond du cœur de Goupil agrave chaque nouvelleblessure Apregraves avoir compris que lrsquoargent luieacutetait plus neacutecessaire qursquoagrave tout autre le clercqui se savait supeacuterieur agrave toute la bourgeoisie deNemours voulait faire fortune et comptait surlrsquoamitieacute de Deacutesireacute pour acheter une des troischarges de la ville le greffe de la Justice de Paixlrsquoeacutetude drsquoun des huissiers ou celle de DionisAussi supportait-il patiemment les algaradesdu maicirctre de poste les meacutepris de madame Mi-noret-Levrault et jouait-il un rocircle infacircme au-pregraves de Deacutesireacute qui depuis deux ans lui lais-sait consoler les Arianes victimes de la fin des

vacances Goupil deacutevorait ainsi les miettes desambigus qursquoil avait preacutepareacutes

― Si jrsquoavais eacuteteacute le neveu du bonhomme il nemrsquoaurait pas donneacute Dieu pour coheacuteritier reacutepli-qua le clerc en montrant par un hideux ricane-ment des dents rares noires et menaccedilantes

En ce moment Massin-Levrault junior legreffier de la Justice de Paix rejoignit sa femmeen amenant madame Creacutemiegravere la femme dupercepteur de Nemours Ce personnage un desplus acircpres bourgeois de la petite ville avaitla physionomie drsquoun Tartare  des yeux petitset ronds comme des sinelles sous un frontdeacuteprimeacute les cheveux creacutepus le teint huileuxde grandes oreilles sans rebords une bouchepresque sans legravevres et la barbe rare Ses ma-niegraveres avaient lrsquoimpitoyable douceur des usu-riers dont la conduite repose sur des principesfixes Il parlait comme un homme qui a une ex-tinction de voix Enfin pour le peindre il suf-

fira de dire qursquoil employait sa fille aicircneacutee et safemme agrave faire ses expeacuteditions de jugements

Madame Creacutemiegravere eacutetait une grosse femmedrsquoun blond douteux au teint cribleacute de tachesde rousseur un peu trop serreacutee dans ses robeslieacutee avec madame Dionis et qui passait pourinstruite parce qursquoelle lisait des romans Cettefinanciegravere du dernier ordre pleine de preacuteten-tions agrave lrsquoeacuteleacutegance et au bel-esprit attendaitlrsquoheacuteritage de son oncle pour prendre un certaingenre orner son salon et y recevoir la bourgeoi-sie  car son mari lui refusait les lampes Car-cel les lithographies et les futiliteacutes qursquoelle voyaitchez la notaresse Elle craignait excessivementGoupil qui guettait et colportait ses capsulin-guettes (elle traduisait ainsi le mot lapsus lin-guae) Un jour madame Dionis lui dit qursquoelle nesavait plus quelle eau prendre pour ses dents― Prenez de lrsquoopiat lui reacutepondit-elle

Presque tous les collateacuteraux du vieux docteurMinoret se trouvegraverent alors reacuteunis sur la place

et lrsquoimportance de lrsquoeacuteveacutenement qui les ameutaitfut si geacuteneacuteralement sentie que les groupes depaysans et de paysannes armeacutes de leurs para-pluies rouges tous vecirctus de ces couleurs eacutecla-tantes qui les rendent si pittoresques les joursde fecircte agrave travers les chemins eurent les yeuxsur les heacuteritiers Minoret Dans les petites villesqui tiennent le milieu entre les gros bourgs etles villes ceux qui ne vont pas agrave la messe res-tent sur la place On y cause drsquoaffaires Agrave Ne-mours lrsquoheure des offices est celle drsquoune boursehebdomadaire agrave laquelle venaient souvent lesmaicirctres des habitations eacuteparses dans un rayondrsquoune demi-lieue Ainsi srsquoexplique lrsquoentente despaysans contre les bourgeois relativement auxprix des denreacutees et de la main-drsquoœuvre

― Et qursquoaurais-tu donc fait  dit le maicirctre deNemours agrave Goupil

― Je me serais rendu aussi neacutecessaire agrave savie que lrsquoair qursquoil respire Mais drsquoabord vousnrsquoavez pas su le prendre  Une succession veut

ecirctre soigneacutee autant qursquoune belle femme etfaute de soins elles eacutechappent toutes deux Sima patronne eacutetait lagrave reprit-il elle vous diraitcombien cette comparaison est juste

― Mais monsieur Bongrand vient de me direde ne point nous inquieacuteter reacutepondit le greffierde la Justice de Paix

― Oh  il y a bien des maniegraveres de dire ccedilareacutepondit Goupil en riant Jrsquoaurais bien vouluentendre votre finaud de juge de paix  Srsquoil nrsquoyavait plus rien agrave faire  si comme lui qui vit chezvotre oncle je savais tout perdu je vous dirais ― Ne vous inquieacutetez de rien 

En prononccedilant cette derniegravere phrase Goupileut un sourire si comique et lui donna une si-gnification si claire que les heacuteritiers soupccedilon-negraverent le greffier de srsquoecirctre laisseacute prendre aux fi-nesses du juge de paix Le percepteur gros pe-tit homme aussi insignifiant qursquoun percepteurdoit lrsquoecirctre et aussi nul qursquoune femme drsquoesprit

pouvait le souhaiter foudroya son coheacuteritierMassin par un  ― Quand je vous le disais 

Comme les gens doubles precirctent toujoursaux autres leur dupliciteacute Massin regarda de tra-vers le juge de paix qui causait en ce momentpregraves de lrsquoeacuteglise avec le marquis du Rouvre unde ses anciens clients

― Si je savais cela dit-il― Vous paralyseriez la protection qursquoil ac-

corde au marquis du Rouvre contre lequel ilest arriveacute des prises de corps et qursquoil arrose ence moment de ses conseils dit Goupil en glis-sant une ideacutee de vengeance au greffier Mais fi-lez doux avec votre chef  le bonhomme est finil doit avoir de lrsquoinfluence sur votre oncle etpeut encore lrsquoempecirccher de leacuteguer tout agrave lrsquoEacuteglise

― Bah  nous nrsquoen mourrons pas dit Mino-ret-Levrault en ouvrant son immense tabatiegravere

― Vous nrsquoen vivrez pas non plus reacuteponditGoupil en faisant frissonner les deux femmesqui plus promptement que leurs maris tradui-

saient en privations la perte de cette successiontant de fois employeacutee en bien-ecirctre Mais nousnoierons dans les flots de vin de Champagne cepetit chagrin en ceacuteleacutebrant le retour de Deacutesireacutenrsquoest-ce pas gros pegravere  ajouta-t-il en frappantsur le ventre du colosse et srsquoinvitant ainsi lui-mecircme de peur qursquoon ne lrsquooubliacirct

Avant drsquoaller plus loin peut-ecirctre les gensexacts aimeront-ils agrave trouver ici par avanceune espegravece drsquointituleacute drsquoinventaire assez neacuteces-saire drsquoailleurs pour connaicirctre les degreacutes deparenteacute qui rattachaient au vieillard si subi-tement converti ces trois pegraveres de famille ouleurs femmes Ces entre-croisements de racesau fond des provinces peuvent ecirctre le sujet deplus drsquoune reacuteflexion instructive

Agrave Nemours il ne se trouve que trois ouquatre maisons de petite noblesse inconnueparmi lesquelles brillait alors celle des Por-tenduegravere Ces familles exclusives hantent lesnobles qui possegravedent des terres ou des chacircteaux

aux environs et parmi lesquels on distingueles drsquoAiglemont proprieacutetaires de la belle terrede Saint-Lange et le marquis du Rouvre dontles biens cribleacutes drsquohypothegraveques eacutetaient guet-teacutes par les bourgeois Les nobles de la villesont sans fortune Pour tous biens madamede Portenduegravere posseacutedait une ferme de quatremille sept cents francs de rente et sa maisonen ville Agrave lrsquoencontre de ce minime faubourgSaint-Germain se groupent une dizaine de ri-chards drsquoanciens meuniers des neacutegociants re-tireacutes enfin une bourgeoisie en miniature souslaquelle srsquoagitent les petits deacutetaillants les pro-leacutetaires et les paysans Cette bourgeoisie offrecomme dans les Cantons Suisses et dans plu-sieurs autres petits pays le curieux spectaclede lrsquoirradiation de quelques familles autoch-tones [autocthones] gauloises peut-ecirctre reacute-gnant sur un territoire lrsquoenvahissant et rendantpresque tous les habitants cousins Sous LouisXI eacutepoque agrave laquelle le Tiers-Eacutetat a fini par

faire de ses surnoms de veacuteritables noms dontquelques-uns se mecirclegraverent agrave ceux de la Feacuteoda-liteacute la bourgeoisie de Nemours se composaitde Minoret de Massin de Levrault et de Creacute-miegravere Sous Louis XIII ces quatre familles pro-duisaient deacutejagrave des Massin-Creacutemiegravere des Le-vrault-Massin des Massin-Minoret des Mi-noret-Minoret des Creacutemiegravere-Levrault des Le-vrault-Minoret-Massin des Massin-Levraultdes Minoret-Massin des Massin-Massin desCreacutemiegravere-Massin tout cela barioleacute de juniorde fils aicircneacute de Creacutemiegravere-Franccedilois de Le-vrault-Jacques de Jean-Minoret agrave rendre foule pegravere Anselme du Peuple si le Peuple avaitjamais besoin de geacuteneacutealogiste Les variationsde ce kaleacuteidoscope domestique agrave quatre eacuteleacute-ments se compliquaient tellement par les nais-sances et par les mariages que lrsquoarbre geacuteneacutea-logique des bourgeois de Nemours eucirct embar-rasseacute les Beacuteneacutedictins de lrsquoAlmanach de Gothaeux-mecircmes malgreacute la science atomistique avec

laquelle ils disposent les zigzags des alliancesallemandes Pendant long-temps les Minoretoccupegraverent les tanneries les Creacutemiegravere tinrentles moulins les Massin srsquoadonnegraverent au com-merce les Levrault restegraverent fermiers Heureu-sement pour le pays ces quatre souches tal-laient au lieu de pivoter ou repoussaient debouture par lrsquoexpatriation des enfants qui cher-chaient fortune au dehors  il y a des Mino-ret couteliers agrave Melun des Levrault agrave Montar-gis des Massin agrave Orleacuteans et des Creacutemiegravere de-venus consideacuterables agrave Paris Diverses sont lesdestineacutees de ces abeilles sorties de la ruche-megravere Des Massin riches emploient neacutecessaire-ment des Massin ouvriers de mecircme qursquoil y ades princes allemands au service de lrsquoAutricheou de la Prusse Le mecircme deacutepartement voitun Minoret millionnaire gardeacute par un Mino-ret soldat Pleines du mecircme sang et appeleacutees dumecircme nom pour toute similitude ces quatrenavettes avaient tisseacute sans relacircche une toile hu-

maine dont chaque lambeau se trouvait robeou serviette batiste superbe au doublure gros-siegravere Le mecircme sang eacutetait agrave la tecircte aux piedsou au cœur en des mains industrieuses dansun poumon souffrant ou dans un front grosde geacutenie Les chefs de clan habitaient fidegravele-ment la petite ville ougrave les liens de parenteacutese relacircchaient se resserraient au greacute des eacuteveacute-nements repreacutesenteacutes par ce bizarre cognomo-nisme En quelque pays que vous alliez chan-gez les noms vous retrouverez le fait maissans la poeacutesie que la Feacuteodaliteacute lui avait im-primeacutee et que Walter Scott a reproduite avectant de talent Portons nos regards un peu plushaut examinons lrsquoHumaniteacute dans lrsquoHistoire Toutes les familles nobles du onziegraveme siegravecleaujourdrsquohui presque toutes eacuteteintes moins larace royale des Capet toutes ont neacutecessaire-ment coopeacutereacute agrave la naissance drsquoun Rohan drsquounMontmorency drsquoun Bauffremont drsquoun Mor-temart drsquoaujourdrsquohui  enfin toutes seront neacute-

cessairement dans le sang du dernier gentil-homme vraiment gentilhomme En drsquoautrestermes tout bourgeois est cousin drsquoun bour-geois tout noble est cousin drsquoun noble Commele dit la sublime page des geacuteneacutealogies bibliquesen mille ans trois familles Sem Cham et Ja-phet peuvent couvrir le globe de leurs enfantsUne famille peut devenir une nation et mal-heureusement une nation peut redevenir uneseule et simple famillePour le prouver il suffitdrsquoappliquer agrave la recherche des ancecirctres et agrave leuraccumulation que le temps accroicirct dans unereacutetrograde progression geacuteomeacutetrique multiplieacuteepar elle-mecircme le calcul de ce sage qui deman-dant agrave un roi de Perse pour reacutecompense drsquoavoirinventeacute le jeu drsquoeacutechecs un eacutepi de bleacute pour lapremiegravere case de lrsquoeacutechiquier en doublant tou-jours deacutemontra que le royaume ne suffirait pasagrave le payer Le lacis de la noblesse embrasseacute par lelacis de la bourgeoisie cet antagonisme de deuxsangs proteacutegeacutes lrsquoun par des institutions immo-

biles lrsquoautre par lrsquoactive patience du travail etpar la ruse du commerce a produit la reacutevolu-tion de 1789 Les deux sangs presque reacuteunis setrouvent aujourdrsquohui face agrave face avec des colla-teacuteraux sans heacuteritage Que feront-ils  Notre ave-nir politique est gros de la reacuteponse

La famille de celui qui sous Louis XVsrsquoappelait Minoret tout court eacutetait si nom-breuse qursquoun des cinq enfants le Minoret dontlrsquoentreacutee agrave lrsquoeacuteglise faisait eacuteveacutenement alla cher-cher fortune agrave Paris et ne se montra plus que deloin en loin dans sa ville natale ougrave il vint sansdoute chercher sa part drsquoheacuteritage agrave la mort deses grands-parents Apregraves avoir beaucoup souf-fert comme tous les jeunes gens doueacutes drsquounevolonteacute ferme et qui veulent une place dans lebrillant monde de Paris lrsquoenfant des Minoret sefit une destineacutee plus belle qursquoil ne la recircvait peut-ecirctre agrave son deacutebut  car il se voua tout drsquoabord agrave lameacutedecine une des professions qui demandentdu talent et du bonheur mais encore plus de

bonheur que de talent Appuyeacute par Dupont deNemours lieacute par un heureux hasard avec lrsquoabbeacuteMorellet que Voltaire appelait Mord-les pro-teacutegeacute par les encyclopeacutedistes le docteur Mino-ret srsquoattacha comme un seacuteide au grand meacute-decin Bordeu lrsquoami de Diderot DrsquoAlembertHelveacutetius le baron drsquoHolbach Grimm de-vant lesquels il fut petit garccedilon finirent sansdoute comme Bordeu par srsquointeacuteresser agrave Mino-ret qui vers 1777 eut une assez belle clientegravelede deacuteistes drsquoencyclopeacutedistes sensualistes ma-teacuterialistes comme il vous plaira drsquoappeler lesriches philosophes de ce temps Quoiqursquoil fucircttregraves-peu charlatan il inventa le fameux baumede Leliegravevre tant vanteacute par le Mercure de Franceet dont lrsquoannonce eacutetait en permanence agrave la finde ce journal organe hebdomadaire des ency-clopeacutedistes Lrsquoapothicaire Leliegravevre homme ha-bile vit une affaire lagrave ougrave Minoret nrsquoavait vuqursquoune preacuteparation agrave mettre dans le Codex etpartagea loyalement ses beacuteneacutefices avec le doc-

teur eacutelegraveve de Rouelle en chimie comme il eacutetaitcelui de Bordeu en meacutedecine On eucirct eacuteteacute mateacute-rialiste agrave moins Le docteur eacutepousa par amouren 1778 temps ougrave reacutegnait la Nouvelle-Heacuteloiumlseet ougrave lrsquoon se mariait quelquefois par amour lafille du fameux claveciniste Valentin Miroueumltune ceacutelegravebre musicienne faible et deacutelicate quela Reacutevolution tua Minoret connaissait inti-mement Roberspierre agrave qui jadis il fit avoirune meacutedaille drsquoor pour une dissertation surce sujet  Quelle est lrsquoorigine de lrsquoopinion quieacutetend sur une mecircme famille une partie de lahonte attacheacutee aux peines infamantes que su-bit un coupable  Cette opinion est-elle plus nui-sible qursquoutile  Et dans le cas ougrave lrsquoon se deacutecide-rait pour lrsquoaffirmative quels seraient les moyensde parer aux inconveacutenients qui en reacutesultent LrsquoAcadeacutemie royale des sciences et des arts deMetz agrave laquelle appartenait Minoret doit avoircette dissertation en original Quoique gracircce agravecette amitieacute la femme du docteur pucirct ne rien

craindre elle eut si peur drsquoaller agrave lrsquoeacutechafaudque cette invincible terreur empira lrsquoaneacutevrismeqursquoelle devait agrave une trop grande sensibiliteacuteMalgreacute toutes les preacutecautions que prenait unhomme idolacirctre de sa femme Ursule rencon-tra la charrette pleine de condamneacutes ougrave se trou-vait preacuteciseacutement madame Roland et ce spec-tacle causa sa mort Minoret plein de faiblessepour son Ursule agrave laquelle il ne refusait rien etqui avait meneacute la vie drsquoune petite-maicirctresse setrouva presque pauvre apregraves lrsquoavoir perdue Ro-berspierre le fit nommer meacutedecin en chef drsquounhocircpital

Quoique le nom de Minoret eucirct acquis pen-dant les deacutebats animeacutes auxquels donna lieu lemesmeacuterisme une ceacuteleacutebriteacute qui le rappela detemps en temps au souvenir de ses parents lareacutevolution fut un si grand dissolvant et rom-pit tant les relations de famille qursquoen 1813 onignorait entiegraverement agrave Nemours lrsquoexistence dudocteur Minoret agrave qui une rencontre inatten-

due fit concevoir le projet de revenir commeles liegravevres mourir au gicircte

En traversant la France ougrave lrsquoœil est sipromptement lasseacute par la monotonie desplaines qui nrsquoa pas eu la charmante sensationdrsquoapercevoir en haut drsquoune cocircte agrave sa descenteou agrave son tournant alors qursquoelle promettait unpaysage aride une fraicircche valleacutee arroseacutee parune riviegravere et une petite ville abriteacutee sous lerocher comme une ruche dans le creux drsquounvieux saule  En entendant le hue  du postillonqui marche le long de ses chevaux on secouele sommeil on admire comme un recircve dans lerecircve quelque beau paysage qui devient pour levoyageur ce qursquoest pour un lecteur le passageremarquable drsquoun livre une brillante penseacutee dela nature Telle est la sensation que cause la vuesoudaine de Nemours en y venant de la Bour-gogne On la voit de lagrave cercleacutee par des rochespeleacutees grises blanches noires de formes bi-zarres comme il srsquoen trouve tant dans la forecirct

de Fontainebleau et drsquoougrave srsquoeacutelancent des arbreseacutepars qui se deacutetachent nettement sur le ciel etdonnent agrave cette espegravece de muraille eacutecrouleacutee unephysionomie agreste Lagrave se termine la longuecolline forestiegravere qui rampe de Nemours agrave Bou-ron en cocirctoyant la route Au bas de ce cirqueinforme srsquoeacutetale une prairie ougrave court le Loingen formant des nappes agrave cascades Ce deacutelicieuxpaysage que longe la route de Montargis res-semble agrave une deacutecoration drsquoopeacutera tant les effetsy sont eacutetudieacutes Un matin le docteur qursquoun richemalade de la Bourgogne avait envoyeacute chercheret qui revenait en toute hacircte agrave Paris nrsquoayantpas dit au preacuteceacutedent relais quelle route il voulaitprendre fut conduit agrave son insu par Nemours etrevit entre deux sommeils le paysage au milieuduquel son enfance srsquoeacutetait eacutecouleacutee Le docteuravait alors perdu plusieurs de ses vieux amis Lesectaire de lrsquoEncyclopeacutedie avait eacuteteacute teacutemoin dela conversion de La Harpe il avait enterreacute Le-brun-Pindare et Marie-Joseph de Cheacutenier et

Morellet et madame Helveacutetius Il assistait agrave laquasi-chute de Voltaire attaqueacute par Geoffroyle continuateur de Freacuteron Il pensait donc agrave laretraite Aussi quand sa chaise de poste srsquoarrecirctaen haut de la Grandrsquorue de Nemours eut-il agravecœur de srsquoenqueacuterir de sa famille Minoret-Le-vrault vint lui-mecircme voir le docteur qui recon-nut dans le maicirctre de poste le propre fils de sonfregravere aicircneacute Ce neveu lui montra dans son eacutepousela fille unique du pegravere Levrault-Creacutemiegravere quidepuis douze ans lui avait laisseacute la poste et laplus belle auberge de Nemours

― Eh  bien mon neveu dit le docteur ai-jedrsquoautres heacuteritiers 

― Ma tante Minoret votre sœur a eacutepouseacuteun Massin-Massin

― Oui lrsquointendant de Saint-Lange― Elle est morte veuve en laissant une seule

fille qui vient de se marier avec un Creacute-miegravere-Creacutemiegravere un charmant garccedilon encoresans place

― Bien  elle est ma niegravece directe Or commemon fregravere le marin est mort garccedilon que le capi-taine Minoret a eacuteteacute tueacute agrave Monte-Legino et queme voici la ligne paternelle est eacutepuiseacutee Ai-jedes parents dans la ligne maternelle  Ma megravereeacutetait une Jean-Massin-Levrault

― Des Jean-Massin-Levrault reacutepondit Mi-noret-Levrault il nrsquoest resteacute qursquoune Jean-Massin qui a eacutepouseacute monsieur Creacutemiegravere-Le-vrault-Dionis un fournisseur des fourrages quia peacuteri sur lrsquoeacutechafaud Sa femme est morte dedeacutesespoir et ruineacutee en laissant une fille marieacutee agraveun Levrault-Minoret fermier agrave Montereau quiva bien  et leur fille vient drsquoeacutepouser un Mas-sin-Levrault clerc de notaire agrave Montargis ougrave lepegravere est serrurier

― Ainsi je ne manque pas drsquoheacuteritiers ditgaiement le docteur qui voulut faire le tour deNemours en compagnie de son neveu

Le Loing traverse onduleusement la villebordeacute de jardins agrave terrasses et de maisons pro-

prettes dont lrsquoaspect fait croire que le bonheurdoit habiter lagrave plutocirct qursquoailleurs Lorsque ledocteur tourna de la Grandrsquorue dans la rue desBourgeois Minoret-Levrault lui montra la pro-prieacuteteacute de monsieur Levrault riche marchandde fers agrave Paris qui dit-il venait de se laissermourir

― Voilagrave mon oncle une jolie maison agravevendre elle a un charmant jardin sur la riviegravere

― Entrons dit le docteur en voyant au boutdrsquoune petite cour paveacutee une maison serreacutee entreles murailles de deux maisons voisines deacutegui-seacutees par des massifs drsquoarbres et de plantes grim-pantes

― Elle est bacirctie sur caves dit le docteur enentrant par un perron tregraves-eacuteleveacute garni de vasesen faiumlence blanche et bleue ougrave fleurissaientalors des geacuteraniums

Coupeacutee comme la plupart des maisons deprovince par un corridor qui megravene de la courau jardin la maison nrsquoavait agrave droite qursquoun salon

eacuteclaireacute par quatre croiseacutees deux sur la cour etdeux sur le jardin  mais Levrault-Levrault avaitconsacreacute lrsquoune de ces croiseacutees agrave lrsquoentreacutee drsquounelongue serre bacirctie en briques qui allait du salonagrave la riviegravere ougrave elle se terminait par un horriblepavillon chinois

― Bon  en faisant couvrir cette serre et laparquetant dit le vieux Minoret je pourrais lo-ger ma bibliothegraveque et faire un joli cabinet de cesingulier morceau drsquoarchitecture De lrsquoautre cocirc-teacute du corridor se trouvait sur le jardin une salleagrave manger en imitation de laque noire agrave fleursvert et or et seacutepareacutee de la cuisine par la cagede lrsquoescalier On communiquait par un petit of-fice pratiqueacute derriegravere cet escalier avec la cui-sine dont les fenecirctres agrave barreaux de fer grilla-geacutes donnaient sur la cour Il y avait deux ap-partements au premier eacutetage  et au-dessus desmansardes lambrisseacutees encore assez logeablesApregraves avoir rapidement examineacute cette maisongarnie de treillages verts du haut en bas du cocircteacute

de la cour comme du cocircteacute du jardin et qui surla riviegravere eacutetait termineacutee par une terrasse char-geacutee de vases en faiumlence le docteur dit  ― Le-vrault-Levrault a ducirc deacutepenser bien de lrsquoargentici 

― Oh  gros comme lui reacutepondit Mino-ret-Levrault Il aimait les fleurs une becirctise ― Qursquoest-ce que cela rapporte  dit ma femmeVous voyez un peintre de Paris est venu pourpeindre en fleurs agrave fresque son corridor Il a mispartout des glaces entiegraveres Les plafonds ont eacuteteacuterefaits avec des corniches qui coucirctent six francsle pied La salle agrave manger les parquets sont enmarqueterie des folies  La maison ne vaut pasun sou de plus

― Heacute  bien mon neveu fais-moi cette ac-quisition donne-mrsquoen avis voici mon adresse le reste regardera mon notaire ― Qui donc de-meure en face  demanda-t-il en sortant

― Des eacutemigreacutes  reacutepondit le maicirctre de posteun chevalier de Portenduegravere

Une fois la maison acheteacutee lrsquoillustre docteurau lieu drsquoy venir eacutecrivit agrave son neveu de la louerLa Folie-Levrault fut habiteacutee par le notaire deNemours qui vendit alors sa charge agrave Dionisson maicirctre-clerc et qui mourut deux ans apregraveslaissant sur le dos du meacutedecin une maison agravelouer au moment ougrave le sort de Napoleacuteon se deacute-cidait aux environs Les heacuteritiers du docteur agravepeu pregraves leurreacutes avaient pris son deacutesir de re-tour pour la fantaisie drsquoun richard et se deacuteses-peacuteraient en lui supposant agrave Paris des affectionsqui lrsquoy retiendraient et leur enlegraveveraient sa suc-cession Neacuteanmoins la femme de Minoret-Le-vrault saisit cette occasion drsquoeacutecrire au docteurLe vieillard reacutepondit qursquoaussitocirct la paix signeacuteeune fois les routes deacutebarrasseacutees de soldats et lescommunications reacutetablies il viendrait habiterNemours Il y fit une apparition avec deux deses clients lrsquoarchitecte des hospices et un tapis-sier qui se chargegraverent des reacuteparations des ar-rangements inteacuterieurs et du transport du mobi-

lier Madame Minoret-Levrault offrit commegardienne la cuisiniegravere du vieux notaire deacuteceacute-deacute qui fut accepteacutee Quand les heacuteritiers sur-ent que leur oncle ou grand-oncle Minoret al-lait positivement demeurer agrave Nemours leursfamilles furent prises malgreacute les eacuteveacutenementspolitiques qui pesaient alors preacuteciseacutement surle Gacirctinais et sur la Brie drsquoune curiositeacute deacute-vorante mais presque leacutegitime Lrsquooncle eacutetait-ilriche  Eacutetait-il eacuteconome ou deacutepensier  Laisse-rait-il une belle fortune ou ne laisserait-il rien Avait-il des rentes viagegraveres  Voici ce qursquoon fi-nit par savoir mais avec des peines infinieset agrave force drsquoespionnages souterrains Apregraves lamort drsquoUrsule Miroueumlt sa femme de 1789 agrave1813 le docteur nommeacute meacutedecin consultantde lrsquoempereur en 1803 avait ducirc gagner beau-coup drsquoargent mais personne ne connaissait safortune  il vivait simplement sans autres deacute-penses que celles drsquoune voiture agrave lrsquoanneacutee et drsquounsomptueux appartement  il ne recevait jamais

et dicircnait presque toujours en ville Sa gouver-nante furieuse de ne pas lrsquoaccompagner agrave Ne-mours dit agrave Zeacutelie Levrault la femme du maicirctrede poste qursquoelle connaissait au docteur qua-torze mille francs de rentes sur le grand-livreOr apregraves vingt anneacutees drsquoexercice drsquoune profes-sion que les titres de meacutedecin en chef drsquoun hocirc-pital de meacutedecin de lrsquoEmpereur et de membrede lrsquoInstitut rendaient si lucrative ces quatorzemille livres de rentes fruit de placements suc-cessifs accusaient tout au plus cent soixantemille francs drsquoeacuteconomies  Pour nrsquoavoir eacutepar-gneacute que huit mille francs par an le docteur de-vait avoir eu bien des vices ou bien des ver-tus agrave satisfaire  mais ni la gouvernante ni Zeacute-lie personne ne put peacuteneacutetrer la raison de cettemodestie de fortune  Minoret qui fut bien re-gretteacute dans son quartier eacutetait un des hommesles plus bienfaisants de Paris et comme Lar-rey gardait un profond secret sur ses actes debienfaisance Les heacuteritiers virent donc arriver

avec une vive satisfaction le riche mobilier etla nombreuse bibliothegraveque de leur oncle deacute-jagrave officier de la Leacutegion-drsquoHonneur et nommeacutepar le roi chevalier de lrsquoordre de Saint-Michelagrave cause peut-ecirctre de sa retraite qui fit une placeagrave quelque favori Mais quand lrsquoarchitecte lespeintres les tapissiers eurent tout arrangeacute de lamaniegravere la plus comfortable le docteur ne vintpas Madame Minoret-Levault qui surveillaitle tapissier et lrsquoarchitecte comme srsquoil srsquoagissaitde sa propre fortune apprit par lrsquoindiscreacutetiondrsquoun jeune homme envoyeacute pour ranger la bi-bliothegraveque que le docteur prenait soin drsquouneorpheline nommeacutee Ursule Cette nouvelle fitdes ravages eacutetranges dans la ville de NemoursEnfin le vieillard se rendit chez lui vers le milieudu mois de janvier 1815 et srsquoinstalla sournoise-ment avec une petite fille acircgeacutee de dix mois ac-compagneacutee drsquoune nourrice

― Ursule ne peut pas ecirctre sa fille il a soixanteet onze ans  dirent les heacuteritiers alarmeacutes

― Quoi qursquoelle puisse ecirctre dit madame Mas-sin elle nous donnera bien du tintoin  (Un motde Nemours)

Le docteur reccedilut assez froidement sa pe-tite-niegravece par la ligne maternelle dont le ma-ri venait drsquoacheter le greffe de la Justice dePaix et qui les premiers se hasardegraverent agrave luiparler de leur position difficile Massin et safemme nrsquoeacutetaient pas riches Le pegravere de Massinserrurier agrave Montargis obligeacute de prendre desarrangements avec ses creacuteanciers travaillait agravesoixante-sept ans comme un jeune homme etne laisserait rien Le pegravere de madame MassinLevrault-Minoret venait de mourir agrave Monte-reau des suites de la bataille en voyant sa fermeincendieacutee ses champs ruineacutes et ses bestiaux deacute-voreacutes

― Nous nrsquoaurons rien de ton grand-oncledit Massin agrave sa femme deacutejagrave grosse de son se-cond enfant

Le docteur leur donna secregravetement dix millefrancs avec lesquels le greffier de la Justice dePaix ami du notaire et de lrsquohuissier de Ne-mours commenccedila lrsquousure et mena si ronde-ment les paysans des environs qursquoen ce mo-ment Goupil lui connaissait environ quatre-vingt mille francs de capitaux ineacutedits

Quant agrave son autre niegravece le docteur fit avoirpar ses relations agrave Paris la perception de Ne-mours agrave Creacutemiegravere et fournit le cautionne-ment Quoique Minoret-Levrault nrsquoeucirct besoinde rien Zeacutelie jalouse des libeacuteraliteacutes de lrsquooncleenvers ses deux niegraveces lui preacutesenta son filsalors acircgeacute de dix ans qursquoelle allait envoyer dansun collegravege de Paris ougrave dit-elle les eacuteduca-tions coucirctaient bien cher Meacutedecin de Fon-tanes le docteur obtint une demi-bourse aucollegravege Louis-le-Grand pour son petit-neveuqui fut mis en quatriegraveme

Creacutemiegravere Massin et Minoret-Levrault gensexcessivement communs furent jugeacutes sans

appel par le docteur degraves les deux premiersmois pendant lesquels ils essayegraverent drsquoentourermoins lrsquooncle que la succession Les gensconduits par lrsquoinstinct ont ce deacutesavantage surles gens agrave ideacutees qursquoils sont promptement devi-neacutes  les inspirations de lrsquoinstinct sont trop na-turelles et srsquoadressent trop aux yeux pour nepas ecirctre aperccedilues aussitocirct  tandis que pour ecirctrepeacuteneacutetreacutees les conceptions de lrsquoesprit exigentune intelligence eacutegale de part et drsquoautre Apregravesavoir acheteacute la reconnaissance de ses heacuteritierset leur avoir en quelque sorte clos la bouche leruseacute docteur preacutetexta de ses occupations de seshabitudes et des soins qursquoexigeait la petite Ur-sule pour ne point les recevoir sans toutefoisleur fermer sa maison Il aimait agrave dicircner seul ilse couchait et se levait tard il eacutetait venu dansson pays natal pour y trouver le repos et la so-litude Ces caprices drsquoun vieillard parurent as-sez naturels et ses heacuteritiers se contentegraverent delui faire le dimanche entre une heure et quatre

heures des visites hebdomadaires auxquelles ilessaya de mettre fin en leur disant  ― Ne venezme voir que quand vous aurez besoin de moi

Le docteur sans refuser de donner desconsultations dans les cas graves surtout auxindigents ne voulut point ecirctre meacutedecin dupetit hospice de Nemours et deacuteclara qursquoilnrsquoexercerait plus sa profession

― Jrsquoai assez tueacute de monde dit-il en riant aucureacute Chaperon qui le sachant bienfaisant plai-dait pour les pauvres

― Crsquoest un fameux original  Ce mot dit surle docteur Minoret fut lrsquoinnocente vengeancedes amours-propres froisseacutes car le meacutedecin secomposa une socieacuteteacute de personnages qui meacute-ritent drsquoecirctre mis en regard des heacuteritiers Orceux des bourgeois qui se croyaient dignes degrossir la cour drsquoun homme agrave cordon noirconservegraverent contre le docteur et ses privileacutegieacutesun ferment de jalousie qui malheureusementeut son action

Par une bizarrerie qursquoexpliquerait le pro-verbe  Les extrecircmes se touchent ce docteur etle cureacute de Nemours furent tregraves-promptementamis Le vieillard aimait beaucoup le trictracjeu favori des gens drsquoeacuteglise et lrsquoabbeacute Chaperoneacutetait de la force du meacutedecin Le jeu fut doncun premier lien entre eux Puis Minoret eacutetaitcharitable et le cureacute de Nemours eacutetait le Feacutene-lon du Gacirctinais Tous deux ils avaient une ins-truction varieacutee lrsquohomme de Dieu pouvait doncseul dans tout Nemours comprendre lrsquoatheacuteePour pouvoir disputer deux hommes doiventdrsquoabord se comprendre Quel plaisir goucircte-t-on drsquoadresser des mots piquants agrave quelqursquounqui ne les sent pas  Le meacutedecin et ce precirctreavaient trop de bon goucirct ils avaient vu tropbonne compagnie pour ne pas en pratiquerles preacuteceptes ils purent alors se faire cette pe-tite guerre si neacutecessaire agrave la conversation Ilshaiumlssaient lrsquoun et lrsquoautre leurs opinions maisils estimaient leurs caractegraveres Si de semblables

contrastes si de telles sympathies ne sont pasles eacuteleacutements de la vie intime ne faudrait-il pasdeacutesespeacuterer de la socieacuteteacute qui surtout en Franceexige un antagonisme quelconque  Crsquoest duchoc des caractegraveres et non de la lutte des ideacuteesque naissent les antipathies Lrsquoabbeacute Chaperonfut donc le premier ami du docteur agrave NemoursCet eccleacutesiastique alors acircgeacute de soixante anseacutetait cureacute de Nemours depuis le reacutetablissementdu culte catholique Par attachement pour sontroupeau il avait refuseacute le vicariat du diocegraveseSi les indiffeacuterents en matiegravere de religion lui ensavaient greacute les fidegraveles lrsquoen aimaient davantageAinsi veacuteneacutereacute de ses ouailles estimeacute par la popu-lation le cureacute faisait le bien sans srsquoenqueacuterir desopinions religieuses des malheureux Son pres-bytegravere agrave peine garni du mobilier neacutecessaire auxplus stricts besoins de la vie eacutetait froid et deacutenueacutecomme le logis drsquoun avare Lrsquoavarice et la chari-teacute se trahissent par des effets semblables  la cha-riteacute ne se fait-elle pas dans le ciel le treacutesor que

se fait lrsquoavare sur terre  Lrsquoabbeacute Chaperon dis-putait avec sa servante sur sa deacutepense avec plusde rigueur que Gobseck avec la sienne si tou-tefois ce fameux juif a jamais eu de servante Lebon precirctre vendait souvent les boucles drsquoargentde ses souliers et de sa culotte pour en don-ner le prix agrave des pauvres qui le surprenaientsans le sou En le voyant sortir de son eacutegliseles oreilles de sa culotte noueacutees dans les bou-tonniegraveres les deacutevotes de la ville allaient alorsracheter les boucles du cureacute chez lrsquohorloger bi-joutier de Nemours et grondaient leur pas-teur en les lui rapportant Il ne srsquoachetait ja-mais de linge ni drsquohabits et portait ses vecircte-ments jusqursquoagrave ce qursquoils ne fussent plus de miseSon linge eacutepais de reprises lui marquait la peaucomme un cilice Madame de Portenduegravere oude bonnes acircmes srsquoentendaient alors avec la gou-vernante pour lui remplacer pendant son som-meil le linge ou les habits vieux par des neufset le cureacute ne srsquoapercevait pas toujours immeacutedia-

tement de lrsquoeacutechange Il mangeait chez lui danslrsquoeacutetain et avec des couverts de fer battu Quandil recevait ses desservants et les cureacutes aux joursde solenniteacute qui sont une charge pour les cureacutesde canton il empruntait lrsquoargenterie et le lingede table de son ami lrsquoatheacutee

― Mon argenterie fait son salut disait alorsle docteur

Ces belles actions tocirct ou tard deacutecouvertes ettoujours accompagneacutees drsquoencouragements spi-rituels srsquoaccomplissaient avec une naiumlveteacute su-blime Cette vie eacutetait drsquoautant plus meacuteritoireque lrsquoabbeacute Chaperon posseacutedait une eacuteruditionaussi vaste que varieacutee et de preacutecieuses faculteacutesChez lui la finesse et la gracircce inseacuteparables com-pagnes de la simpliciteacute rehaussaient une eacutelocu-tion digne drsquoun preacutelat Ses maniegraveres son carac-tegravere et ses mœurs donnaient agrave son commerce lasaveur exquise de tout ce qui dans lrsquointelligenceest agrave la fois spirituel et candide Ami de la plai-santerie il nrsquoeacutetait jamais precirctre dans un salon

Jusqursquoagrave lrsquoarriveacutee du docteur Minoret le bon-homme laissa ses lumiegraveres sous le boisseau sansregret  mais peut-ecirctre lui sut-il greacute de les utili-ser Riche drsquoune assez belle bibliothegraveque et dedeux mille livres de rente quand il vint agrave Ne-mours le cureacute ne posseacutedait plus en 1829 queles revenus de sa cure presque entiegraverement dis-tribueacutes chaque anneacutee Drsquoexcellent conseil dansles affaires deacutelicates ou dans les malheurs plusdrsquoune personne qui nrsquoallait point agrave lrsquoeacuteglise ychercher des consolations allait au presbytegraverey chercher des avis Pour achever ce portraitmoral il suffira drsquoune petite anecdote Des pay-sans rarement il est vrai mais enfin de mau-vaises gens se disaient poursuivis ou se faisaientpoursuivre fictivement pour stimuler la bien-faisance de lrsquoabbeacute Chaperon Ils trompaientleurs femmes qui voyant leur maison menaceacuteedrsquoexpropriation et leurs vaches saisies trom-paient par leurs innocentes larmes le pauvre cu-reacute qui leur trouvait alors les sept ou huit cents

francs demandeacutes avec lesquels le paysan ache-tait un lopin de terre Quand de pieux person-nages des fabriciens deacutemontregraverent la fraudeagrave lrsquoabbeacute Chaperon en le priant de les consul-ter pour ne pas ecirctre victime de la cupiditeacute illeur dit  ― Peut-ecirctre ces gens auraient-ils com-mis quelque chose de blacircmable pour avoir leurarpent de terre et nrsquoest-ce pas encore faire lebien que drsquoempecirccher le mal  On aimera peut-ecirctre agrave trouver ici lrsquoesquisse de cette figure re-marquable en ce que les sciences et les lettresavaient passeacute dans ce cœur et dans cette fortetecircte sans y rien corrompre Agrave soixante anslrsquoabbeacute Chaperon avait les cheveux entiegraverementblancs tant il eacuteprouvait vivement les malheursdrsquoautrui tant aussi les eacuteveacutenements de la Reacutevo-lution avaient agi sur lui Deux fois incarceacute-reacute pour deux refus de serment deux fois se-lon son expression il avait dit son In manusIl eacutetait de moyenne taille ni gras ni maigreSon visage tregraves-rideacute tregraves-creuseacute sans couleur

occupait tout drsquoabord le regard par la tran-quilliteacute profonde des lignes et par la pureteacute descontours qui semblaient bordeacutes de lumiegravere Levisage drsquoun homme chaste a je ne sais quoi deradieux Des yeux bruns agrave prunelle vive ani-maient ce visage irreacutegulier surmonteacute drsquoun frontvaste Son regard exerccedilait un empire explicablepar une douceur qui nrsquoexcluait pas la forceLes arcades de ses yeux formaient comme deuxvoucirctes ombrageacutees de gros sourcils grisonnantsqui ne faisaient point peur Comme il avaitperdu beaucoup de ses dents sa bouche eacutetaitdeacuteformeacutee et ses joues rentraient  mais cettedestruction ne manquait pas de gracircce et cesrides pleines drsquoameacuteniteacute semblaient vous sou-rire Sans ecirctre goutteux il avait les pieds si sen-sibles il marchait si difficilement qursquoil gardaitdes souliers en veau drsquoOrleacuteans par toutes lessaisons Il trouvait la mode des pantalons peuconvenable pour un precirctre et se montrait tou-jours vecirctu de gros bas en laine noire tricoteacutes

par sa gouvernante et drsquoune culotte de drapIl ne sortait point en soutane mais en redin-gote brune et conservait le tricorne courageu-sement porteacute dans les plus mauvais jours Cenoble et beau vieillard dont la figure eacutetait tou-jours embellie par la seacutereacuteniteacute drsquoune acircme sansreproche devait avoir sur les choses et sur leshommes de cette histoire une si grande in-fluence qursquoil fallait tout drsquoabord remonter agrave lasource de son autoriteacute

Minoret recevait trois journaux  un libeacuteralun ministeacuteriel un ultragrave quelques recueils peacute-riodiques et des journaux de science dont lescollections grossissaient sa bibliothegraveque Lesjournaux lrsquoencyclopeacutediste et les livres furentun attrait pour un ancien capitaine au reacutegi-ment de Royal-Sueacutedois nommeacute monsieur deJordy gentilhomme voltairien et vieux garccedilonqui vivait de seize cents francs de pension etrente viagegraveres Apregraves avoir lu pendant quelquesjours les gazettes par lrsquoentremise du cureacute mon-

sieur de Jordy jugea convenable drsquoaller remer-cier le docteur Degraves la premiegravere visite le vieuxcapitaine ancien professeur agrave lrsquoEacutecole-Militaireconquit les bonnes gracircces du vieux meacutedecinqui lui rendit sa visite avec empressementMonsieur de Jordy petit homme sec et maigremais tourmenteacute par le sang quoiqursquoil eucirct la facetregraves-pacircle vous frappait tout drsquoabord par sonbeau front agrave la Charles XII au-dessus duquel ilmaintenait ses cheveux coupeacutes ras comme ceuxde ce roi-soldat Ses yeux bleus qui eussent faitdire  Lrsquoamour a passeacute par lagrave mais profondeacute-ment attristeacutes inteacuteressaient au premier regardougrave srsquoentrevoyaient des souvenirs sur lesquels ilgardait drsquoailleurs un si profond secret que ja-mais ses vieux amis ne surprirent ni une allu-sion agrave sa vie passeacutee ni une de ces exclamationsarracheacutees par une similitude de catastrophesIl cachait le douloureux mystegravere de son pas-seacute sous une gaieteacute philosophique  mais quandil se croyait seul ses mouvements engourdis

par une lenteur moins seacutenile que calculeacutee at-testaient une penseacutee peacutenible et constante  aus-si lrsquoabbeacute Chaperon lrsquoavait-il surnommeacute le chreacute-tien sans le savoir Allant toujours vecirctu de drapbleu son maintien un peu roide et son vecircte-ment trahissaient les anciennes coutumes dela discipline militaire Sa voix douce et har-monieuse remuait lrsquoacircme Ses belles mains lacoupe de sa figure qui rappelait celle du comtedrsquoArtois en montrant combien il avait eacuteteacute char-mant dans sa jeunesse rendaient le mystegraverede sa vie encore plus impeacuteneacutetrable On se de-mandait involontairement quel malheur pou-vait avoir atteint la beauteacute le courage la gracirccelrsquoinstruction et les plus preacutecieuses qualiteacutes ducœur qui furent jadis reacuteunies en sa personneMonsieur de Jordy tressaillait toujours au nomde Roberspierre Il prenait beaucoup de tabacet chose eacutetrange il srsquoen deacuteshabitua pour la pe-tite Ursule qui manifestait agrave cause de cette ha-bitude de la reacutepugnance pour lui Degraves qursquoil put

voir cette petite le capitaine attacha sur ellede longs regards presque passionneacutes Il aimaitsi follement ses jeux il srsquointeacuteressait tant agrave elleque cette affection rendit encore plus eacutetroits sesliens avec le docteur qui nrsquoosa jamais dire agrave cevieux garccedilon  ― Et vous aussi vous avez doncperdu des enfants  Il est de ces ecirctres bons etpatients comme lui qui passent dans la vie unepenseacutee amegravere au cœur et un sourire agrave la foistendre et douloureux sur les legravevres emportantavec eux le mot de lrsquoeacutenigme sans le laisser devi-ner par fierteacute par deacutedain par vengeance peut-ecirctre nrsquoayant que Dieu pour confident et pourconsolateur Monsieur de Jordy ne voyait guegravereagrave Nemours ougrave comme le docteur il eacutetait venumourir en paix que le cureacute toujours aux ordresde ses paroissiens et que madame de Porten-duegravere qui se couchait agrave neuf heures Aussi deguerre lasse avait-il fini par se mettre au lit debonne heure malgreacute les eacutepines qui rembour-raient son chevet Ce fut donc une bonne for-

tune pour le meacutedecin comme pour le capitaineque de rencontrer un homme ayant vu le mecircmemonde qui parlait la mecircme langue avec le-quel on pouvait eacutechanger ses ideacutees et qui secouchait tard Une fois que monsieur de Jordylrsquoabbeacute Chaperon et Minoret eurent passeacute unepremiegravere soireacutee ils y eacuteprouvegraverent tant de plai-sir que le precirctre et le militaire revinrent tous lessoirs agrave neuf heures moment ougrave la petite Ursulecoucheacutee le vieillard se trouvait libre Et toustrois ils veillaient jusqursquoagrave minuit ou une heure

Bientocirct ce trio devint un quatuor Un autrehomme agrave qui la vie eacutetait connue et qui de-vait agrave la pratique des affaires cette indulgencece savoir cette masse drsquoobservations cette fi-nesse ce talent de conversation que le mili-taire le meacutedecin le cureacute devaient agrave la pratiquedes acircmes des maladies et de lrsquoenseignementle juge de paix flaira les plaisirs de ces soi-reacutees et rechercha la socieacuteteacute du docteur Avantdrsquoecirctre juge de paix agrave Nemours monsieur Bon-

grand avait eacuteteacute pendant dix ans avoueacute agrave Me-lun ougrave il plaidait lui-mecircme selon lrsquousage desvilles ougrave il nrsquoy a pas de barreau Devenu veufagrave lrsquoacircge de quarante-cinq ans il se sentait en-core trop actif pour ne rien faire  il avait doncdemandeacute la Justice de Paix de Nemours va-cante quelques mois avant lrsquoinstallation du doc-teur Le garde des sceaux est toujours heureuxde trouver des praticiens et surtout des gensagrave leur aise pour exercer cette importante ma-gistrature Monsieur Bongrand vivait modes-tement agrave Nemours des quinze cents francs desa place et pouvait ainsi consacrer ses reve-nus agrave son fils qui faisait son Droit agrave Paristout en eacutetudiant la proceacutedure chez le fameuxavoueacute Derville Le pegravere Bongrand ressemblaitassez agrave un vieux chef de division en retraite  ilavait cette figure moins blecircme que blecircmie ougraveles affaires les meacutecomptes le deacutegoucirct ont laisseacuteleurs empreintes rideacutee par la reacuteflexion et aus-si par les continuelles contractions familiegraveres

aux gens obligeacutes de ne pas tout dire  mais elleeacutetait souvent illumineacutee par des sourires parti-culiers agrave ces hommes qui tour agrave tour croienttout et ne croient rien habitueacutes agrave tout voir et agravetout entendre sans surprise agrave peacuteneacutetrer dans lesabicircmes que lrsquointeacuterecirct ouvre au fond des cœursSous ses cheveux moins blancs que deacutecoloreacutesrabattus en ondes sur sa tecircte il montrait unfront sagace dont la couleur jaune srsquoharmoniaitaux filaments de sa maigre chevelure Son vi-sage ramasseacute lui donnait drsquoautant plus de res-semblance avec un renard que son nez eacutetaitcourt et pointu Il jaillissait de sa bouche fen-due comme celle des grands parleurs des eacutetin-celles blanches qui rendaient sa conversationsi pluvieuse que Goupil disait meacutechamment ― Il faut un parapluie pour lrsquoeacutecouter ― Oubien  Il pleut des jugements agrave la Justice de PaixSes yeux semblaient fins derriegravere ses lunettes mais les ocirctait-il son regard eacutemousseacute paraissaitniais Quoiqursquoil fucirct gai presque jovial mecircme

il se donnait un peu trop par sa contenancelrsquoair drsquoun homme important Il tenait presquetoujours ses mains dans les poches de son pan-talon et ne les en tirait que pour raffermir seslunettes par un mouvement presque railleurqui vous annonccedilait une observation fine ouquelque argument victorieux Ses gestes sa lo-quaciteacute ses innocentes preacutetentions trahissaientlrsquoancien avoueacute de province  mais ces leacutegers deacute-fauts nrsquoexistaient qursquoagrave la superficie  il les rache-tait par une bonhomie acquise qursquoun moralisteexact appellerait une indulgence naturelle agrave lasupeacuterioriteacute Srsquoil avait un peu lrsquoair drsquoun renardil passait aussi pour profondeacutement ruseacute sansecirctre improbe Sa ruse eacutetait le jeu de la perspica-citeacute Mais nrsquoappelle-t-on pas ruseacutes les gens quipreacutevoient un reacutesultat et se preacuteservent des pieacutegesqursquoon leur a tendus  Le juge de paix aimait lewhist jeu que le capitaine que le docteur sa-vaient et que le cureacute apprit en peu de temps

Cette petite socieacuteteacute se fit une oasis dans le sa-lon de Minoret Le meacutedecin de Nemours quine manquait ni drsquoinstruction ni de savoir-vivreet qui honorait en Minoret une des illustra-tions de la meacutedecine y eut ses entreacutees  maisses occupations ses fatigues qui lrsquoobligeaientagrave se coucher tocirct pour se lever de bonne heurelrsquoempecircchegraverent drsquoecirctre aussi assidu que le furentles trois amis du docteur La reacuteunion de ces cinqpersonnes supeacuterieures les seules qui dans Ne-mours eussent des connaissances assez univer-selles pour se comprendre explique la reacutepul-sion du vieux Minoret pour ses heacuteritiers  srsquoildevait leur laisser sa fortune il ne pouvait guegravereles admettre dans sa socieacuteteacute Soit que le maicirctrede poste le greffier et le percepteur eussentcompris cette nuance soit qursquoils fussent rassu-reacutes par la loyauteacute par les bienfaits de leur oncleils cessegraverent agrave son grand contentement de levoir Ainsi les quatre vieux joueurs de whist etde trictrac sept ou huit mois apregraves lrsquoinstallation

du docteur agrave Nemours formegraverent une socieacute-teacute compacte exclusive et qui fut pour chacundrsquoeux comme une fraterniteacute drsquoarriegravere-saisoninespeacutereacutee et dont les douceurs nrsquoen furent quemieux savoureacutees Cette famille drsquoesprits choisiseut dans Ursule une enfant adopteacutee par chacundrsquoeux selon ses goucircts  le cureacute pensait agrave lrsquoacircme lejuge de paix se faisait le curateur le militaire sepromettait de devenir le preacutecepteur  et quantagrave Minoret il eacutetait agrave la fois le pegravere la megravere et lemeacutedecin

Apregraves srsquoecirctre acclimateacute le vieillard prit ses ha-bitudes et reacutegla sa vie comme elle se regravegle aufond de toutes les provinces Agrave cause drsquoUrsuleil ne recevait personne le matin il ne donnaitjamais agrave dicircner  ses amis pouvaient arriver chezlui vers six heures du soir et y rester jusqursquoagraveminuit Les premiers venus trouvaient les jour-naux sur la table du salon et les lisaient en at-tendant les autres ou quelquefois ils allaient agravela rencontre du docteur srsquoil eacutetait agrave la prome-

nade Ces habitudes tranquilles ne furent passeulement une neacutecessiteacute de la vieillesse ellesfurent aussi chez lrsquohomme du monde un sageet profond calcul pour ne pas laisser troublerson bonheur par lrsquoinquiegravete curiositeacute de ses heacute-ritiers ni par le caquetage des petites villes Il nevoulait rien conceacuteder agrave cette changeante deacuteesselrsquoopinion publique dont la tyrannie un desmalheurs de la France allait srsquoeacutetablir et fairede notre pays une mecircme province Aussi degravesque lrsquoenfant fut sevreacutee et marcha renvoya-t-illa cuisiniegravere que sa niegravece madame Minoret-Le-vrault lui avait donneacutee en deacutecouvrant qursquoelleinstruisait la maicirctresse de poste de tout ce quise passait chez lui

La nourrice de la petite Ursule veuve drsquounpauvre ouvrier sans autre nom qursquoun nom debaptecircme et qui venait de Bougival avait per-du son dernier enfant agrave six mois au momentougrave le docteur qui la connaissait pour une hon-necircte et bonne creacuteature la prit pour nourrice

toucheacute de sa deacutetresse Sans fortune venue dela Bresse ougrave sa famille eacutetait dans la misegravere An-toinette Patris veuve de Pierre dit de Bougi-val srsquoattacha naturellement agrave Ursule commesrsquoattachent les megraveres de lait agrave leurs nourrissonsquand elles les gardent Cette aveugle affectionmaternelle srsquoaugmenta du deacutevouement domes-tique Preacutevenue des intentions du docteur laBougival apprit sournoisement agrave faire la cui-sine devint propre adroite et se plia aux habi-tudes du vieillard Elle eut des soins minutieuxpour les meubles et les appartements enfin ellefut infatigable Non-seulement le docteur vou-lait que sa vie priveacutee fucirct mureacutee mais encore ilavait des raisons pour deacuterober la connaissancede ses affaires agrave ses heacuteritiers Degraves la deuxiegravemeanneacutee de son eacutetablissement il nrsquoeut donc plusau logis que la Bougival sur la discreacutetion de la-quelle il pouvait compter absolument et il deacute-guisa ses veacuteritables motifs sous la toute-puis-sante raison de lrsquoeacuteconomie Au grand conten-

tement de ses heacuteritiers il se fit avare Sans pa-telinage et par la seule influence de sa sollici-tude et de son deacutevouement la Bougival acircgeacuteede quarante-trois ans au moment ougrave ce dramecommence eacutetait la gouvernante du docteur etde sa proteacutegeacutee le pivot sur lequel tout rou-lait au logis enfin la femme de confiance Onlrsquoavait appeleacutee la Bougival par lrsquoimpossibiliteacutereconnue drsquoappliquer agrave sa personne son preacute-nom drsquoAntoinette car les noms et les figuresobeacuteissent aux lois de lrsquoharmonie

Lrsquoavarice du docteur ne fut pas un vain motmais elle eut un but Agrave compter de 1817 ilretrancha deux journaux et cessa ses abonne-ments agrave ses recueils peacuteriodiques Sa deacutepenseannuelle que tout Nemours put estimer nedeacutepassa point dix-huit cents francs par anComme tous les vieillards ses besoins en lingechaussure ou vecirctements eacutetaient presque nulsTous les six mois il faisait un voyage agrave Parissans doute pour toucher et placer lui-mecircme ses

revenus En quinze ans il ne dit pas un motqui eucirct trait agrave ses affaires Sa confiance en Bon-grand vint fort tard  il ne srsquoouvrit agrave lui sur sesprojets qursquoapregraves la reacutevolution de 1830 Telleseacutetaient dans la vie du docteur les seules chosesalors connues de la bourgeoisie et de ses heacuteri-tiers Quant agrave ses opinions politiques commesa maison ne payait que cent francs drsquoimpocircts ilne se mecirclait de rien et repoussait aussi bien lessouscriptions royalistes que les souscriptions li-beacuterales Son horreur connue pour la precirctrailleet son deacuteisme aimaient si peu les manifesta-tions qursquoil mit agrave la porte un commis-voyageurenvoyeacute par son petit-neveu Deacutesireacute Minoret-Le-vrault pour lui proposer un Cureacute Meslier et lesdiscours du geacuteneacuteral Foy La toleacuterance ainsi en-tendue parut inexplicable aux libeacuteraux de Ne-mours

Les trois heacuteritiers collateacuteraux du docteurMinoret-Levrault et sa femme monsieur etmadame Massin-Levrault junior monsieur et

madame Creacutemiegravere-Creacutemiegravere que nous appel-lerons simplement Creacutemiegravere Massin et Mi-noret puisque ces distinctions entre homo-nymes ne sont neacutecessaires que dans le Gacirctinais ces trois familles trop occupeacutees pour creacuteer unautre centre se voyaient comme on se voit dansles petites villes Le maicirctre de poste donnaitun grand dicircner le jour de la naissance de sonfils un bal au carnaval un autre au jour an-niversaire de son mariage et il invitait alorstoute la bourgeoisie de Nemours Le percepteurreacuteunissait aussi deux fois par an ses parents etses amis Le greffier de la Justice de Paix troppauvre disait-il pour se jeter en de telles pro-fusions vivait petitement dans une maison si-tueacutee au milieu de la Grandrsquorue et dont une por-tion le rez-de-chausseacutee eacutetait loueacutee agrave sa sœurdirectrice de la poste aux lettres autre bienfaitdu docteur Neacuteanmoins pendant lrsquoanneacutee cestrois heacuteritiers ou leurs femmes se rencontraienten ville agrave la promenade au marcheacute le matin

sur les pas de leurs portes ou le dimanche apregravesla messe sur la place comme en ce moment en sorte qursquoils se voyaient tous les jours Or de-puis trois ans surtout lrsquoacircge du docteur son ava-rice et sa fortune autorisaient des allusions oudes propos directs relatifs agrave la succession qui fi-nirent pour gagner de proche en proche et parrendre eacutegalement ceacutelegravebres et le docteur et sesheacuteritiers Depuis six mois il ne se passait pas desemaine que les amis ou les voisins des heacuteritiersMinoret ne leur parlassent avec une sourde en-vie du jour ougrave les deux yeux du bonhomme sefermant ses coffres srsquoouvriraient

― Le docteur Minoret a beau ecirctre meacutedecinet srsquoentendre avec la mort il nrsquoy a que Dieudrsquoeacuteternel disait lrsquoun

― Bah  il nous enterrera tous  il se portemieux que nous reacutepondait hypocritementlrsquoheacuteritier

― Enfin si ce nrsquoest pas vous vos enfants heacute-riteront toujours agrave moins que cette petite Ur-sule

― Il ne lui laissera pas toutUrsule selon les preacutevisions de madame Mas-

sin eacutetait la becircte noire des heacuteritiers leur eacutepeacutee deDamoclegraves et ce mot  ― Bah  qui vivra verra conclusion favorite de madame Creacutemiegravere di-sait assez qursquoils lui souhaitaient plus de mal quede bien

Le percepteur et le greffier pauvres en com-paraison du maicirctre de poste avaient souventeacutevalueacute par forme de conversation lrsquoheacuteritage dudocteur En se promenant le long du canal ousur la route srsquoils voyaient venir leur oncle ils seregardaient drsquoun air piteux

― Il a sans doute gardeacute pour lui quelqueeacutelixir de longue vie disait lrsquoun

― Il a fait un pacte avec le diable reacutepondaitlrsquoautre

― Il devrait nous avantager nous deux carce gros Minoret nrsquoa besoin de rien

― Ah  Minoret a un fils qui lui mangera biende lrsquoargent 

― Agrave quoi estimez-vous la fortune du doc-teur  disait le greffier au financier

― Au bout de douze ans douze mille francseacuteconomiseacutes chaque anneacutee donnent cent qua-rante-quatre mille francs et les inteacuterecircts com-poseacutes produisent au moins cent mille francs mais comme il a ducirc conseilleacute par son notaireagrave Paris faire quelques bonnes affaires et quejusqursquoen 1822 il a ducirc placer agrave huit et agrave sept et de-mi sur lrsquoEacutetat le bonhomme remue maintenantenviron quatre cent mille francs sans compterses quatorze mille livres de rente en cinq pourcent agrave cent seize aujourdrsquohui Srsquoil mourait de-main sans avantager Ursule il nous laisseraitdonc sept agrave huit cent mille francs outre sa mai-son et son mobilier

― Eh  bien cent mille agrave Minoret cent milleagrave la petite et agrave chacun de nous trois cents  voilagravece qui serait juste

― Ah  cela nous chausserait proprement― Srsquoil faisait cela srsquoeacutecriait Massin je vendrais

mon greffe jrsquoachegraveterais une belle proprieacuteteacute jetacirccherais de devenir juge agrave Fontainebleau et jeserais deacuteputeacute

― Moi jrsquoachegraveterais une charge drsquoagent dechange disait le percepteur

― Malheureusement cette petite fille qursquoil asous le bras et le cureacute lrsquoont si bien cerneacute quenous ne pouvons rien sur lui

― Apregraves tout nous sommes toujours biencertains qursquoil ne laissera rien agrave lrsquoEacuteglise

Chacun peut maintenant concevoir enquelles transes eacutetaient les heacuteritiers en voyantleur oncle allant agrave la messe On a toujours assezdrsquoesprit pour concevoir une leacutesion drsquointeacuterecirctsLrsquointeacuterecirct constitue lrsquoesprit du paysan aussi bienque celui du diplomate et sur ce terrain le plus

niais en apparence serait peut-ecirctre le plus fortAussi ce terrible raisonnement  laquo Si la petiteUrsule a le pouvoir de jeter son protecteur dansle giron de lrsquoEacuteglise elle aura bien celui de sefaire donner sa succession raquo eacuteclatait-il en lettresde feu dans lrsquointelligence du plus obtus des heacute-ritiers Le maicirctre de poste avait oublieacute lrsquoeacutenigmecontenue dans la lettre de son fils pour accourirsur la place  car si le docteur eacutetait dans lrsquoeacuteglise agravelire lrsquoordinaire de la messe il srsquoagissait de deuxcent cinquante mille francs agrave perdre Avouons-le  la crainte des heacuteritiers tenait aux plus fortset aux plus leacutegitimes des sentiments sociaux lesinteacuterecircts de famille

― Eh  bien monsieur Minoret dit le maire(ancien meunier devenu royaliste un Le-vrault-Creacutemiegravere) quand le diable devint vieuxil se fit ermite Votre oncle est dit-on desnocirctres

― Vaut mieux tard que jamais mon cousinreacutepondit le maicirctre de poste en essayant de dis-simuler sa contrarieacuteteacute

― Celui-lagrave rirait-il si nous eacutetions frustreacutes  ilserait capable de marier son fils agrave cette damneacuteefille que le diable puisse entortiller de sa queue srsquoeacutecria Creacutemiegravere en serrant les poings et mon-trant le maire sous le porche

― Agrave qui donc en a-t-il le pegravere Creacutemiegravere  ditle boucher de Nemours un Levrault-Levraultfils aicircneacute Nrsquoest-il pas content de voir son oncleprendre le chemin du paradis 

― Qui aurait jamais cru cela  dit le greffier― Ah  il ne faut jamais dire  laquo Fontaine je ne

boirai pas de ton eau raquo reacutepondit le notaire quivoyant de loin le groupe se deacutetacha de sa femmeen la laissant aller seule agrave lrsquoeacuteglise

― Voyons monsieur Dionis dit Creacutemiegravereen prenant le notaire par le bras que nousconseillez-vous de faire dans cette circons-tance 

― Je vous conseille dit le notaire ensrsquoadressant aux heacuteritiers de vous coucher et devous lever agrave vos heures habituelles de mangervotre soupe sans la laisser refroidir de mettrevos pieds dans vos souliers vos chapeaux survos tecirctes enfin de continuer votre genre de vieabsolument comme si de rien nrsquoeacutetait

― Vous nrsquoecirctes pas consolant lui dit Massinen lui jetant un regard de compegravere

Malgreacute sa petite taille et son embonpointmalgreacute son visage eacutepais et ramasseacute Creacute-miegravere-Dionis eacutetait deacutelieacute comme une soie Pourfaire fortune il srsquoeacutetait associeacute secregravetement avecMassin agrave qui sans doute il indiquait les pay-sans gecircneacutes et les piegraveces de terre agrave deacutevorer Cesdeux hommes choisissaient ainsi les affairesnrsquoen laissaient point eacutechapper de bonnes et separtageaient les beacuteneacutefices de cette usure hypo-theacutecaire qui retarde sans lrsquoempecirccher lrsquoactiondes paysans sur le sol Aussi moins pour Mino-ret le maicirctre de poste et Creacutemiegravere le receveur

que pour son ami le greffier Dionis portait-ilun vif inteacuterecirct agrave la succession du docteur La partde Massin devait tocirct ou tard grossir les capitauxavec lesquels les deux associeacutes opeacuteraient dansle canton

― Nous tacirccherons de savoir par monsieurBongrand drsquoougrave part ce coup reacutepondit le notaireagrave voix basse en avertissant Massin de se tenircoi

― Mais que fais-tu donc lagrave Minoret  criatout agrave coup une petite femme qui fondit sur legroupe au milieu duquel le maicirctre de poste sevoyait comme une tour Tu ne sais pas ougrave estDeacutesireacute et tu restes planteacute sur tes jambes agrave ba-varder quand je te croyais agrave cheval  Bonjourmesdames et messieurs

Cette petite femme maigre pacircle et blondevecirctue drsquoune robe drsquoindienne blanche agrave grandesfleurs couleur chocolat coiffeacutee drsquoun bonnetbrodeacute garni de dentelle et portant un petitchacircle vert sur ses plates eacutepaules eacutetait la maicirc-

tresse de poste qui faisait trembler les plusrudes postillons les domestiques et les charre-tiers  qui tenait la caisse les livres et menaitla maison au doigt et agrave lrsquoœil selon lrsquoexpressionpopulaire des voisins Comme les vraies meacute-nagegraveres elle nrsquoavait aucun joyau sur elle Ellene donnait point selon son expression dansle clinquant et les colifichets  elle srsquoattachait ausolide et gardait malgreacute la fecircte son tablier noirdans les poches duquel sonnait un trousseaude clefs Sa voix glapissante deacutechirait le tym-pan des oreilles En deacutepit du bleu tendre de sesveux son regard rigide offrait une visible har-monie avec les legravevres minces drsquoune bouche ser-reacutee avec un front haut bombeacute tregraves-impeacuterieuxVif eacutetait le coup drsquoœil plus vifs eacutetaient le gesteet la parole Zeacutelie obligeacutee drsquoavoir de la volon-teacute pour deux en avait toujours eu pour troisdisait Goupil qui fit remarquer les regravegnes suc-cessifs de trois jeunes postillons agrave tenue soigneacuteeeacutetablis par Zeacutelie chacun apregraves sept ans de ser-

vice Aussi le malicieux clerc les nommait-il Postillon Ier Postillon II et Postillon III Mais lepeu drsquoinfluence de ces jeunes gens dans la mai-son et leur parfaite obeacuteissance prouvaient queZeacutelie srsquoeacutetait purement et simplement inteacuteresseacuteeagrave de bons sujets

― Eh  bien Zeacutelie aimeacute le zegravele reacutepondait leclerc agrave ceux qui lui faisaient ces observations

Cette meacutedisance eacutetait peu vraisemblable De-puis la naissance de son fils nourri par ellesans qursquoon pucirct apercevoir par ougrave la maicirc-tresse de poste ne pensa qursquoagrave grossir sa for-tune et srsquoadonna sans trecircve agrave la direction deson immense eacutetablissement Deacuterober une bottede paille ou quelques boisseaux drsquoavoine sur-prendre Zeacutelie dans les comptes les plus compli-queacutes eacutetait la chose impossible quoiqursquoelle eacutecri-vicirct comme un chat et ne connucirct que lrsquoadditionet la soustraction pour toute arithmeacutetique Ellene se promenait que pour aller toiser ses foinsses regains et ses avoines  puis elle envoyait son

homme agrave la reacutecolte et ses postillons au botte-lage en leur disant agrave cent livres pregraves la quanti-teacute que tel ou tel preacute devait donner Quoiqursquoellefucirct lrsquoacircme de ce grand gros corps appeleacute Mi-noret-Levrault et qursquoelle le menacirct par le boutde ce nez si becirctement releveacute elle eacuteprouvait lestranses qui plus ou moins agitent toujoursles dompteurs de becirctes feacuteroces Aussi se met-tait-elle constamment en colegravere avant lui et lespostillons savaient aux querelles que leur fai-sait Minoret quand il avait eacuteteacute querelleacute par safemme car la colegravere ricochait sur eux La Mino-ret eacutetait drsquoailleurs aussi habile qursquointeacuteresseacutee Partoute la ville ce mot  Ougrave en serait Minoret sanssa femme  se disait dans plus drsquoun meacutenage

― Quand tu sauras ce qui nous arrive reacute-pondit le maicirctre de Nemours tu seras toi-mecircme hors des gonds

― Eh  bien quoi ― Ursule a meneacute le docteur Minoret agrave la

messe

Les prunelles de Zeacutelie Levrault se dilategraverentelle resta pendant un moment jaune de colegraveredit  ― Je veux le voir pour le croire  et se preacuteci-pita dans lrsquoeacuteglise La messe en eacutetait agrave lrsquoeacuteleacutevationFavoriseacutee par le recueillement geacuteneacuteral la Mi-noret put donc regarder dans chaque rangeacutee dechaises et de bancs en remontant le long deschapelles jusqursquoagrave la place drsquoUrsule aupregraves dequi elle aperccedilut le vieillard la tecircte nue

En vous souvenant des figures de Bar-beacute-Marbois de Boissy-drsquoAnglas de MorelletdrsquoHelveacutetius de Freacutedeacuteric-le-Grand vous au-rez aussitocirct une image exacte de la tecircte dudocteur Minoret dont la verte vieillesse res-semblait agrave celle de ces personnages ceacutelegravebresCes tecirctes comme frappeacutees au mecircme coincar elles se precirctent agrave la meacutedaille offrent unprofil seacutevegravere et quasi puritain une colora-tion froide une raison matheacutematique une cer-taine eacutetroitesse dans le visage quasi presseacute desyeux fins des bouches seacuterieuses quelque chose

drsquoaristocratique moins dans le sentiment quedans lrsquohabitude plus dans les ideacutees que dansle caractegravere Tous ont des fronts hauts maisfuyant agrave leur sommet ce qui trahit une penteau mateacuterialisme Vous retrouverez ces princi-paux caractegraveres de tecircte et ces airs de visagedans les portraits de tous les encyclopeacutedistesdes orateurs de la Gironde et des hommes dece temps dont les croyances religieuses furentagrave peu pregraves nulles qui se disaient deacuteistes etqui eacutetaient atheacutees Le deacuteiste est un atheacutee sousbeacuteneacutefice drsquoinventaire Le vieux Minoret mon-trait donc un front de ce genre mais sillon-neacute de rides et qui reprenait une sorte de naiuml-veteacute par la maniegravere dont ses cheveux drsquoargentrameneacutes en arriegravere comme ceux drsquoune femmeagrave sa toilette se bouclaient en leacutegers floconssur son habit noir car il eacutetait obstineacutement vecirc-tu comme dans sa jeunesse en bas de soienoirs en souliers agrave boucles drsquoor en culottede pou de soie en gilet blanc traverseacute par le

cordon noir et en habit noir orneacute de la ro-sette rouge Cette tecircte si caracteacuteriseacutee et dontla froide blancheur eacutetait adoucie par des tonsjaunes dus agrave la vieillesse recevait en plein lejour drsquoune croiseacutee Au moment ougrave la maicirctressede poste arriva le docteur avait ses yeux bleusaux paupiegraveres roseacutees aux contours attendrisleveacutes vers lrsquoautel  une nouvelle conviction leurdonnait une expression nouvelle Ses lunettesmarquaient dans son paroissien lrsquoendroit ougrave ilavait quitteacute ses priegraveres Les bras croiseacutes sur sapoitrine ce grand vieillard sec debout dans uneattitude qui annonccedilait la toute-puissance de sesfaculteacutes et quelque chose drsquoineacutebranlable danssa foi ne cessa de contempler lrsquoautel par unregard humble et que rajeunissait lrsquoespeacuterancesans vouloir regarder la femme de son neveuplanteacutee presque en face de lui comme pour luireprocher ce retour agrave Dieu

En voyant toutes les tecirctes se tourner verselle Zeacutelie se hacircta de sortir et revint sur la

place moins preacutecipitamment qursquoelle nrsquoeacutetait al-leacutee agrave lrsquoeacuteglise  elle comptait sur cette successionet la succession devenait probleacutematique Elletrouva le greffier le percepteur et leurs femmesencore plus consterneacutes qursquoauparavant  Goupilavait pris plaisir agrave les tourmenter

― Ce nrsquoest pas sur la place et devant toute laville que nous pouvons parler de nos affairesdit la maicirctresse de poste venez chez moi Vousne serez pas de trop monsieur Dionis dit-elleau notaire

Ainsi lrsquoexheacutereacutedation probable des Massindes Creacutemiegravere et du maicirctre de poste allait ecirctre lanouvelle du pays

Au moment ougrave les heacuteritiers et le notaire al-laient traverser la place pour se rendre agrave laposte le bruit de la diligence arrivant agrave fondde train au bureau qui se trouve agrave quelques pasde lrsquoeacuteglise en haut de la Grandrsquorue fit un fracaseacutenorme

― Tiens  je suis comme toi Minoret jrsquooublieDeacutesireacute dit Zeacutelie Allons agrave son deacutebarquer  il estpresque avocat et crsquoest un peu de ses affairesqursquoil srsquoagit

Lrsquoarriveacutee drsquoune diligence est toujours unedistraction  mais quand elle est en retard onsrsquoattend agrave des eacuteveacutenements  aussi la foule se por-ta-t-elle devant la Ducler

― Voilagrave Deacutesireacute  fut un cri geacuteneacuteralAgrave la fois le tyran et le boute-en-train de Ne-

mours Deacutesireacute mettait toujours la ville en eacutemoipar ses apparitions Aimeacute de la jeunesse avec la-quelle il se montrait geacuteneacutereux il la stimulait parsa preacutesence  mais ses amusements eacutetaient si re-douteacutes que plus drsquoune famille fut tregraves-heureusede lui voir faire ses eacutetudes et son Droit agrave ParisDeacutesireacute Minoret jeune homme mince fluet etblond comme sa megravere de laquelle il avait lesyeux bleus et le teint pacircle sourit par la portiegravereagrave la foule et descendit lestement pour embras-

ser sa megravere Une leacutegegravere esquisse de ce garccedilonprouvera combien Zeacutelie fut flatteacutee en le voyant

Lrsquoeacutetudiant portait des bottes fines un panta-lon blanc drsquoeacutetoffe anglaise agrave sous-pieds en cuirverni une riche cravate bien mise plus riche-ment attacheacutee un joli gilet de fantaisie et dansla poche de ce gilet une montre plate dont lachaicircne pendait enfin une redingote courte endrap bleu et un chapeau gris  mais le parvenuse trahissait dans les boutons drsquoor de son gi-let et dans la bague porteacutee par-dessus des gantsde chevreau drsquoune couleur violacirctre Il avait unecanne agrave pomme drsquoor ciseleacute

― Tu vas perdre ta montre lui dit sa megravere enlrsquoembrassant

― Crsquoest fait expregraves reacutepondit-il en se laissantembrasser par son pegravere

― Heacute  bien cousin vous voilagrave bientocirct avo-cat  dit Massin

― Je precircterai serment agrave la rentreacutee dit-il enreacutepondant aux saluts amicaux qui partaient dela foule

― Nous allons donc rire dit Goupil en luiprenant la main

― Ah  te voilagrave vieux singe reacutepondit Deacutesireacute― Tu prends encore la licence pour thegravese

apregraves ta thegravese pour la licence reacutepliqua le clerchumilieacute drsquoecirctre traiteacute si familiegraverement en preacute-sence de tant de monde

― Comment  il lui dit qursquoil se taise  deman-da madame Creacutemiegravere agrave son mari

― Vous savez tout ce que jrsquoai Cabirolle cria-t-il au vieux conducteur agrave face violaceacutee etbourgeonneacutee Vous ferez porter tout chez nous

― La sueur ruisselle sur tes chevaux dit larude Zeacutelie agrave Cabirolle tu nrsquoas donc pas debon sens pour les mener ainsi  tu es plus becircteqursquoeux 

― Mais monsieur Deacutesireacute voulait arriver agravetoute force pour vous tirer drsquoinquieacutetude

― Mais puisqursquoil nrsquoy avait point eudrsquoaccident pourquoi risquer de perdre tes che-vaux reprit-elle

Les reconnaissances drsquoamis les bonjours leseacutelans de la jeunesse autour de Deacutesireacute tousles incidents de cette arriveacutee et les reacutecits delrsquoaccident auquel eacutetait ducirc le retard prirent as-sez de temps pour que le troupeau des heacuteritiersaugmenteacute de leurs amis arrivacirct sur la place agrave lasortie de la messe Par un effet du hasard quise permet tout Deacutesireacute vit Ursule sous le porchede la paroisse au moment ougrave il passait et restastupeacutefait de sa beauteacute Le mouvement du jeuneavocat arrecircta neacutecessairement la marche de sesparents

Obligeacutee en donnant le bras agrave son parrainde tenir de la main droite son paroissien et delrsquoautre son ombrelle Ursule deacuteployait alors lagracircce inneacutee que les femmes gracieuses mettentagrave srsquoacquitter des choses difficiles de leur jo-li meacutetier de femme Si la penseacutee se reacutevegravele en

tout il est permis de dire que ce maintien ex-primait une divine simplesse Ursule eacutetait vecirc-tue drsquoune robe de mousseline blanche en faccedilonde peignoir orneacutee de distance en distance denœuds bleus La pegravelerine bordeacutee drsquoun rubanpareil passeacute dans un large ourlet et attacheacutee pardes nœuds semblables agrave ceux de la robe lais-sait apercevoir la beauteacute de son corsage Soncou drsquoune blancheur mate eacutetait drsquoun ton char-mant mis en relief par tout ce bleu le fard desblondes Sa ceinture bleue agrave longs bouts flot-tants dessinait une taille plate qui paraissaitflexible une des plus seacuteduisantes gracircces de lafemme Elle portait un chapeau de paille de rizmodestement garni de rubans pareils agrave ceux dela robe et dont les brides eacutetaient noueacutees sousle menton ce qui tout en relevant lrsquoexcessiveblancheur du chapeau ne nuisait point agrave cellede son beau teint de blonde De chaque cocircteacutede la figure drsquoUrsule qui se coiffait naturelle-ment elle-mecircme agrave la Berthe ses cheveux fins

et blonds abondaient en grosses nattes aplatiesdont les petites tresses saisissaient le regard parleurs mille bosses brillantes Ses yeux gris agrave lafois doux et fiers eacutetaient en harmonie avec unfront bien modeleacute Une teinte rose reacutepanduesur ses joues comme un nuage animait sa figurereacuteguliegravere sans fadeur car la nature lui avait agravela fois donneacute par un rare privileacutege la pureteacutedes lignes et la physionomie La noblesse de savie se trahissait dans un admirable accord entreses traits ses mouvements et lrsquoexpression geacuteneacute-rale de sa personne qui pouvait servir de mo-degravele agrave la Confiance ou agrave la Modestie Sa san-teacute quoique brillante nrsquoeacuteclatait point grossiegravere-ment en sorte qursquoelle avait lrsquoair distingueacute Sousses gants de couleur claire on devinait de joliesmains Ses pieds cambreacutes et minces eacutetaient mi-gnonnement chausseacutes de brodequins en peaubronzeacutee orneacutes drsquoune frange en soie brune Saceinture bleue gonfleacutee par une petite montre

plate et par sa bourse bleue agrave glands drsquoor attirales regards de toutes les femmes

― Il lui a donneacute une nouvelle montre  ditmadame Creacutemiegravere en serrant le bras de son ma-ri

― Comment crsquoest lagrave Ursule  srsquoeacutecria DeacutesireacuteJe ne la reconnaissais pas

― Eh  bien mon cher oncle vous faites eacuteveacute-nement dit le maicirctre de poste en montranttoute la ville en deux haies sur le passage duvieillard chacun veut vous voir

― Est-ce lrsquoabbeacute Chaperon ou mademoiselleUrsule qui vous a converti mon oncle  ditMassin avec une obseacutequiositeacute jeacutesuitique en sa-luant le docteur et sa proteacutegeacutee

― Crsquoest Ursule dit segravechement le vieillard enmarchant toujours comme un homme impor-tuneacute

Quand mecircme la veille en finissant son whistavec Ursule avec le meacutedecin de Nemourset Bongrand agrave ce mot  laquo Jrsquoirai demain agrave la

messe  raquo dit par le vieillard le juge de paixnrsquoaurait pas reacutepondu  laquo Vos heacuteritiers ne dormi-ront plus  raquo il devait suffire au sagace et clair-voyant docteur drsquoun seul coup drsquoœil pour peacuteneacute-trer les dispositions de ses heacuteritiers agrave lrsquoaspect deleurs figures Lrsquoirruption de Zeacutelie dans lrsquoeacutegliseson regard que le docteur avait saisi cettereacuteunion de tous les inteacuteresseacutes sur la place etlrsquoexpression de leurs yeux en apercevant Ur-sule tout deacutemontrait une haine fraicircchement ra-viveacutee et des craintes sordides

― Crsquoest un fer agrave vous (affaire agrave vous) made-moiselle reprit madame Creacutemiegravere en interve-nant aussi par une humble reacuteveacuterence Un mi-racle ne vous coucircte guegravere

― Il appartient agrave Dieu madame reacuteponditUrsule

― Oh  Dieu srsquoeacutecria Minoret-Levrault monbeau-pegravere disait qursquoil servait de couverture agravebien des chevaux

― Il avait des opinions de maquignon dit seacute-vegraverement le docteur

― Eh  bien dit Minoret agrave sa femme et agrave sonfils vous ne venez pas saluer mon oncle 

― Je ne serais pas maicirctresse de moi devantcette sainte nitouche srsquoeacutecria Zeacutelie en emme-nant son fils

― Vous feriez bien mon oncle disait ma-dame Massin de ne pas aller agrave lrsquoeacuteglise sans avoirun petit bonnet de velours noir la paroisse estbien humide

― Bah  ma niegravece dit le bonhomme en regar-dant ceux qui lrsquoaccompagnaient plus tocirct je se-rai coucheacute plus tocirct vous danserez

Il continuait toujours agrave marcher en entraicirc-nant Ursule et se montrait si presseacute qursquoon leslaissa seuls

― Pourquoi leur dites-vous des paroles sidures  ce nrsquoest pas bien lui dit Ursule en lui re-muant le bras drsquoune faccedilon mutine

― Avant comme apregraves mon entreacutee en reli-gion ma haine sera la mecircme contre les hypo-crites Je leur ai fait du bien agrave tous je ne leurai pas demandeacute de reconnaissance  mais aucunde ces gens-lagrave ne trsquoa envoyeacute une fleur le jour deta fecircte la seule que je ceacutelegravebre

Agrave une assez grande distance du docteur etdrsquoUrsule madame de Portenduegravere se traicircnaiten paraissant accableacutee de douleurs Elle appar-tenait agrave ce genre de vieilles femmes dans le cos-tume desquelles se retrouve lrsquoesprit du derniersiegravecle qui portent des robes couleur penseacuteeagrave manches plates et drsquoune coupe dont le mo-degravele ne se voit que dans les portraits de ma-dame Lebrun  elles ont des mantelets en den-telles noires et des chapeaux de formes passeacuteesen harmonie avec leur deacutemarche lente et so-lennelle  on dirait qursquoelles marchent toujoursavec leurs paniers et qursquoelles les sentent encoreautour drsquoelles comme ceux agrave qui lrsquoon a cou-peacute un bras agitent parfois la main qursquoils nrsquoont

plus  leurs figures longues blecircmes agrave grandsyeux meurtris au front faneacute ne manquent pasdrsquoune certaine gracircce triste malgreacute des tours decheveux dont les boucles restent aplaties  ellessrsquoenveloppent le visage de vieilles dentelles quine veulent plus badiner le long des joues  maistoutes ces ruines sont domineacutees par une in-croyable digniteacute dans les maniegraveres et dans le re-gard Les yeux rideacutes et rouges de cette vieilledame disaient assez qursquoelle avait pleureacute pen-dant la messe Elle allait comme une personnetroubleacutee et semblait attendre quelqursquoun carelle se retourna Or madame de Portenduegravere seretournant eacutetait un fait aussi grave que celui dela conversion du docteur Minoret

― Agrave qui madame de Portenduegravere en veut-elle  dit madame Massin en rejoignant les heacute-ritiers peacutetrifieacutes par les reacuteponses du vieillard

― Elle cherche le cureacute dit le notaire Dionisqui se frappa le front comme un homme sai-si par un souvenir ou par une ideacutee oublieacutee Jrsquoai

votre affaire agrave tous et la succession est sauveacutee Allons deacutejeuner gaiement chez madame Mino-ret

Chacun peut imaginer lrsquoempressement aveclequel les heacuteritiers suivirent le notaire agrave la posteGoupil accompagna son camarade bras dessusbras dessous en lui disant agrave lrsquooreille avec un af-freux sourire  ― Il y a de la crevette

― Qursquoest-ce que cela me fait  lui reacutepondit lefils de famille en haussant les eacutepaules je suisamoureux-fou drsquoEsther la plus ceacuteleste creacuteaturedu monde

― Qursquoest-ce que crsquoest qursquoEsther tout court demanda Goupil Je trsquoaime trop pour te laisserdindonner par des creacuteatures

― Esther est la passion du fameux Nucingenet ma folie est inutile car elle a positivementrefuseacute de mrsquoeacutepouser

― Les filles folles de leur corps sont quelque-fois sages de la tecircte dit Goupil

― Si tu la voyais seulement une fois tu ne teservirais [serviras] pas de pareilles expressionsdit langoureusement Deacutesireacute

― Si je te voyais briser ton avenir pour ce quidoit nrsquoecirctre qursquoune fantaisie reprit Goupil avecune chaleur agrave laquelle Bongrand eucirct peut-ecirctreeacuteteacute pris jrsquoirais briser cette poupeacutee comme Var-ney brise Amy Robsart dans Kenilworth  Tafemme doit ecirctre une drsquoAiglemont une made-moiselle du Rouvre et te faire arriver agrave la deacutepu-tation Mon avenir est hypotheacutequeacute sur le tienet je ne te laisserai pas commettre de becirctises

― Je suis assez riche pour me contenter dubonheur reacutepondit Deacutesireacute

― Eh  bien que complotez-vous donc lagrave  ditZeacutelie agrave Goupil en heacutelant [hecirclant] les deux amisresteacutes au milieu de sa vaste cour

Le docteur disparut dans la rue des Bour-geois et arriva tout aussi lestement qursquoun jeunehomme agrave la maison ougrave srsquoeacutetait accompli pen-dant la semaine lrsquoeacutetrange eacuteveacutenement qui preacute-

occupait alors toute la ville de Nemours et quiveut quelques explications pour rendre cettehistoire et la communication du notaire aux heacute-ritiers parfaitement claires

Le beau-pegravere du docteur le fameux cla-veciniste et facteur drsquoinstruments ValentinMiroueumlt un de nos plus ceacutelegravebres organisteseacutetait mort en 1785 laissant un fils naturel lefils de sa vieillesse reconnu portant son nommais excessivement mauvais sujet Agrave son lit demort il nrsquoeut pas la consolation de voir cetenfant gacircteacute Chanteur et compositeur JosephMiroueumlt apregraves avoir deacutebuteacute aux Italiens sousun nom supposeacute srsquoeacutetait enfui avec une jeunefille en Allemagne Le vieux facteur recomman-da ce garccedilon vraiment plein de talent agrave songendre en lui faisant observer qursquoil avait refu-seacute drsquoeacutepouser la megravere pour ne faire aucun tortagrave madame Minoret Le docteur promit de don-ner agrave ce malheureux la moitieacute de la successiondu facteur dont le fonds fut acheteacute par Eacuterard Il

fit chercher diplomatiquement son beau-fregraverenaturel Joseph Miroueumlt  mais Grimm lui ditun soir qursquoapregraves srsquoecirctre engageacute dans un reacutegimentprussien lrsquoartiste avait deacuteserteacute prenait un fauxnom et deacutejouait toutes les recherches

Joseph Miroueumlt doueacute par la nature drsquounevoix seacuteduisante drsquoune taille avantageuse drsquounejolie figure et par-dessus tout compositeurplein de goucirct et de verve mena pendant quinzeans cette vie boheacutemienne que le Berlinois Hoff-mann a si bien deacutecrite Aussi vers quaranteans fut-il en proie agrave de si grandes misegraveres qursquoilsaisit en 1806 lrsquooccasion de redevenir FranccedilaisIl srsquoeacutetablit alors agrave Hambourg ougrave il eacutepousala fille drsquoun bon bourgeois folle de musiquequi srsquoeacuteprit de lrsquoartiste dont la gloire eacutetait tou-jours en perspective et qui voulut srsquoy consa-crer Mais apregraves quinze ans de malheur Jo-seph Miroueumlt ne sut pas soutenir le vin delrsquoopulence  son naturel deacutepensier reparut  ettout en rendant sa femme heureuse il deacutepen-

sa sa fortune en peu drsquoanneacutees La misegravere revintLe meacutenage dut avoir traicircneacute lrsquoexistence la plushorrible pour que Joseph Miroueumlt en arrivacirct agravesrsquoengager comme musicien dans un reacutegimentfranccedilais En 1813 par le plus grand des ha-sards le chirurgien-major de ce reacutegiment frap-peacute de ce nom de Miroueumlt eacutecrivit au docteurMinoret auquel il avait des obligations La reacute-ponse ne se fit pas attendre En 1814 avant lacapitulation de Paris Joseph Miroueumlt eut agrave Pa-ris un asile ougrave sa femme mourut en donnantle jour agrave une petite fille que le docteur voulutappeler Ursule le nom de sa femme Le capi-taine de musique ne surveacutecut pas agrave la megravereeacutepuiseacute comme elle de fatigues et de misegraveresEn mourant lrsquoinfortuneacute musicien leacutegua sa filleau docteur qui lui servit de parrain malgreacute sareacutepugnance pour ce qursquoil appelait les mome-ries de lrsquoEacuteglise Apregraves avoir vu peacuterir successive-ment ses enfants par des avortements dans descouches laborieuses ou pendant leur premiegravere

anneacutee le docteur avait attendu lrsquoeffet drsquounederniegravere expeacuterience Quand une femme ma-lingre nerveuse deacutelicate deacutebute par une faussecouche il nrsquoest pas rare de la voir se conduiredans ses grossesses et dans ses enfantementscomme srsquoeacutetait conduite Ursule Minoret mal-greacute les soins les observations et la science deson mari Le pauvre homme srsquoeacutetait souvent re-procheacute leur mutuelle persistance agrave vouloir desenfants Le dernier conccedilu apregraves un repos dedeux ans eacutetait mort pendant lrsquoanneacutee 1792 vic-time de lrsquoeacutetat nerveux de la megravere srsquoil faut don-ner raison aux physiologistes qui pensent quedans le pheacutenomegravene inexplicable de la geacuteneacutera-tion lrsquoenfant tient au pegravere par le sang et agrave lamegravere par le systegraveme nerveux Forceacute de renonceraux jouissances du sentiment le plus puissantchez lui la bienfaisance fut sans doute pour ledocteur une revanche de sa paterniteacute trompeacuteeDurant sa vie conjugale si cruellement agiteacuteele docteur avait par-dessus tout deacutesireacute une pe-

tite fille blonde une de ces fleurs qui font la joiedrsquoune maison  il accepta donc avec bonheur lelegs que lui fit Joseph Miroueumlt et reporta surlrsquoorpheline les espeacuterances de ses recircves eacutevanouisPendant deux ans il assista comme fit jadis Ca-ton pour Pompeacutee aux plus minutieux deacutetailsde la vie drsquoUrsule  il ne voulait pas que la nour-rice lui donnacirct agrave teter la levacirct la couchacirct sanslui Son expeacuterience sa science tout fut au ser-vice de cet enfant Apregraves avoir ressenti les dou-leurs les alternatives de crainte et drsquoespeacuteranceles travaux et les joies drsquoune megravere il eut lebonheur de voir dans cette fille de la blondeAllemagne et de lrsquoartiste franccedilais une vigou-reuse vie une sensibiliteacute profonde Lrsquoheureuxvieillard suivit avec les sentiments drsquoune megravereles progregraves de cette chevelure blonde drsquoabordduvet puis soie puis cheveux leacutegers et fins sicaressants aux doigts qui les caressent Il bai-sa souvent ces petits pieds nus dont les doigtscouverts drsquoune pellicule sous laquelle le sang se

voit ressemblent agrave des boutons de rose Il eacutetaitfou de cette petite Quand elle srsquoessayait au lan-gage ou quand elle arrecirctait ses beaux yeux bleussi doux sur toutes choses en y jetant ce regardsongeur qui semble ecirctre lrsquoaurore de la penseacuteeet qursquoelle terminait par un rire il restait devantelle pendant des heures entiegraveres cherchant avecJordy les raisons que tant drsquoautres appellentdes caprices cacheacutees sous les moindres pheacute-nomegravenes de cette deacutelicieuse phase de la vie ougravelrsquoenfant est agrave la fois une fleur et un fruit uneintelligence confuse un mouvement perpeacutetuelun deacutesir violent La beauteacute drsquoUrsule sa dou-ceur la rendaient si chegravere au docteur qursquoil au-rait voulu changer pour elle les lois de la na-ture  il dit quelquefois au vieux Jordy avoirmal dans ses dents quand Ursule faisait lessiennes Lorsque les vieillards aiment les en-fants ils ne mettent pas de bornes agrave leur pas-sion ils les adorent Pour ces petits ecirctres ils fonttaire leurs manies et pour eux se souviennent

de tout leur passeacute Leur expeacuterience leur indul-gence leur patience toutes les acquisitions dela vie ce treacutesor si peacuteniblement amasseacute ils lelivrent agrave cette jeune vie par laquelle ils se ra-jeunissent et suppleacuteent alors agrave la materniteacute parlrsquointelligence Leur sagesse toujours eacuteveilleacuteevaut lrsquointuition de la megravere  ils se rappellent lesdeacutelicatesses qui chez elle sont de la divinationet ils les portent dans lrsquoexercice drsquoune compas-sion dont la force se deacuteveloppe sans doute enraison de cette immense faiblesse La lenteur deleurs mouvements remplace la douceur mater-nelle Enfin chez eux comme chez les enfantsla vie est reacuteduite au simple  et si le sentimentrend la megravere esclave le deacutetachement de toutepassion et lrsquoabsence de tout inteacuterecirct permettentau vieillard de se donner en entier Aussi nrsquoest-il pas rare de voir les enfants srsquoentendre avecles vieilles gens Le vieux militaire le vieux cu-reacute le vieux docteur heureux des caresses etdes coquetteries drsquoUrsule ne se lassaient jamais

de lui reacutepondre ou de jouer avec elle Loin deles impatienter la peacutetulance de cette enfant lescharmait et ils satisfaisaient agrave tous ses deacutesirsen faisant de tout un sujet drsquoinstruction Ainsicette petite grandit environneacutee de vieilles gensqui lui souriaient et lui faisaient comme plu-sieurs megraveres autour drsquoelle eacutegalement attentiveset preacutevoyantes Gracircce agrave cette savante eacuteducationlrsquoacircme drsquoUrsule se deacuteveloppa dans la sphegravere quilui convenait Cette plante rare rencontra sonterrain speacutecial aspira les eacuteleacutements de sa vraievie et srsquoassimila les flots de son soleil

― Dans quelle religion eacutelegraveverez-vous cettepetite  demanda lrsquoabbeacute Chaperon agrave Minoretquand Ursule eut six ans

― Dans la vocirctre reacutepondit le meacutedecinAtheacutee agrave la faccedilon de monsieur de Wolmar

dans la Nouvelle Heacuteloiumlse il ne se reconnut pas ledroit de priver Ursule des beacuteneacutefices offerts parla religion catholique Le meacutedecin assis sur unbanc au-dessous de la fenecirctre du cabinet chi-

nois se sentit alors la main presseacutee par la maindu cureacute

― Oui cureacute toutes les fois qursquoelle me par-lera de Dieu je la renverrai agrave son ami Saprondit-il en imitant le parler enfantin drsquoUrsule Jeveux voir si le sentiment religieux est inneacute Aus-si nrsquoai-je rien fait pour ni rien contre les ten-dances de cette jeune acircme  mais je vous ai deacutejagravenommeacute dans mon cœur son pegravere spirituel

― Ceci vous sera compteacute par Dieu jelrsquoespegravere reacutepondit lrsquoabbeacute Chaperon en frappantdoucement ses mains lrsquoune contre lrsquoautre et leseacutelevant vers le ciel comme srsquoil faisait une courtepriegravere mentale

Ainsi degraves lrsquoacircge de six ans la petite orphe-line tomba sous le pouvoir religieux du cureacutecomme elle eacutetait deacutejagrave tombeacutee sous celui de sonvieil ami Jordy

Le capitaine autrefois professeur dans unedes anciennes eacutecoles militaires occupeacute pargoucirct de grammaire et des diffeacuterences entre les

langues europeacuteennes avait eacutetudieacute le problegravemedrsquoun langage universel Ce savant homme pa-tient comme tous les vieux maicirctres se fit doncun bonheur drsquoapprendre agrave lire et agrave eacutecrire agrave Ur-sule en lui apprenant la langue franccedilaise et ceqursquoelle devait savoir de calcul La nombreusebibliothegraveque du docteur permit de choisir entreles livres ceux qui pouvaient ecirctre lus par un en-fant et qui devaient lrsquoamuser en lrsquoinstruisantLe militaire et le cureacute laissegraverent cette intelli-gence srsquoenrichir avec lrsquoaisance et la liberteacute quele docteur laissait au corps Ursule apprenaiten se jouant La religion contenait la reacuteflexionAbandonneacutee agrave la divine culture drsquoun naturelameneacute dans des reacutegions pures par ces trois pru-dents instituteurs Ursule alla plus vers le sen-timent que vers le devoir et prit pour regravegle deconduite la voix de la conscience plutocirct quela loi sociale Chez elle le beau dans les senti-ments et dans les actions devait ecirctre spontaneacute le jugement confirmerait lrsquoeacutelan du cœur Elle

eacutetait destineacutee agrave faire le bien comme un plaisiravant de le faire comme une obligation Cettenuance est le propre de lrsquoeacuteducation chreacutetienneCes principes tout autres que ceux agrave donneraux hommes convenaient agrave une femme le geacute-nie et la conscience de la famille lrsquoeacuteleacutegance se-cregravete de la vie domestique enfin presque reineau sein du meacutenage Tous trois proceacutedegraverent dela mecircme maniegravere avec cette enfant Loin dereculer devant les audaces de lrsquoinnocence ilsexpliquaient agrave Ursule la fin des choses et lesmoyens connus en ne lui formulant jamaisque des ideacutees justes Quand agrave propos drsquouneherbe drsquoune fleur drsquoune eacutetoile elle allait droitagrave Dieu le professeur et le meacutedecin lui disaientque le precirctre seul pouvait lui reacutepondre Aucundrsquoeux nrsquoempieacuteta sur le terrain des autres Leparrain se chargeait de tout le bien-ecirctre mateacute-riel et des choses de la vie  lrsquoinstruction regar-dait Jordy  la morale la meacutetaphysique et leshautes questions appartenaient au cureacute Cette

belle eacuteducation ne fut pas comme il arrive sou-vent dans les maisons les plus riches contra-rieacutee par drsquoimprudents serviteurs La Bougivalsermonneacutee agrave ce sujet et trop simple drsquoailleursdrsquoesprit et de caractegravere pour intervenir ne deacute-rangea point lrsquoœuvre de ces grands esprits Ur-sule creacuteature privileacutegieacutee eut donc autour drsquoelletrois bons geacutenies agrave qui son beau naturel ren-dit toute tacircche douce et facile Cette tendressevirile cette graviteacute tempeacutereacutee par les sourirescette liberteacute sans danger ce soin perpeacutetuel delrsquoacircme et du corps firent drsquoelle agrave lrsquoacircge de neufans une enfant accomplie et charmante agrave voirPar malheur cette triniteacute paternelle se rompitDans lrsquoanneacutee suivante le vieux capitaine mou-rut laissant au docteur et au cureacute son œuvre agravecontinuer apregraves en avoir accompli la partie laplus difficile Les fleurs devaient naicirctre drsquoelles-mecircmes dans un terrain si bien preacutepareacute Le gen-tilhomme avait pendant neuf ans eacuteconomiseacutemille francs par an pour leacuteguer dix mille francs

agrave sa petite Ursule afin qursquoelle conservacirct de luiun souvenir pendant tonte sa vie Dans un tes-tament dont les motifs eacutetaient touchants il in-vitait sa leacutegataire agrave se servir uniquement pour satoilette des quatre ou cinq cents francs de renteque rendrait ce petit capital Quand le juge depaix mit les scelleacutes chez son vieil ami lrsquoon trou-va dans un cabinet ougrave jamais il nrsquoavait laisseacutepeacuteneacutetrer personne une grande quantiteacute de jou-joux dont beaucoup eacutetaient briseacutes et qui tousavaient servi des joujoux du temps passeacute pieu-sement conserveacutes et que monsieur Bongranddevait brucircler lui-mecircme agrave la priegravere du pauvrecapitaine Vers cette eacutepoque elle dut faire sapremiegravere communion Lrsquoabbeacute Chaperon em-ploya toute une anneacutee agrave lrsquoinstruction de cettejeune fille chez qui le cœur et lrsquointelligencesi deacuteveloppeacutes mais si prudemment maintenuslrsquoun par lrsquoautre exigeaient une nourriture spi-rituelle particuliegravere Telle fut cette initiationagrave la connaissance des choses divines que de-

puis cette eacutepoque ougrave lrsquoacircme prend sa forme re-ligieuse Ursule devint la pieuse et mystiquejeune fille dont le caractegravere fut toujours au-dessus des eacuteveacutenements et dont le cœur domi-na toute adversiteacute Ce fut alors aussi que com-menccedila secregravetement entre cette vieillesse increacute-dule et cette enfance pleine de croyance unelutte pendant long-temps inconnue agrave celle quila provoqua mais dont le deacutenoucircment occupaittoute la ville et devait avoir tant drsquoinfluence surlrsquoavenir drsquoUrsule en deacutechaicircnant contre elle lescollateacuteraux du docteur

Pendant les six premiers mois de lrsquoanneacutee1824 Ursule passa presque toutes ses mati-neacutees au presbytegravere Le vieux meacutedecin devinales intentions du cureacute Le precirctre voulait fairedrsquoUrsule un argument invincible Lrsquoincreacuteduleaimeacute par sa filleule comme il lrsquoeucirct eacuteteacute de sapropre fille croirait agrave cette naiumlveteacute serait seacute-duit par les touchants effets de la religion danslrsquoacircme drsquoune enfant dont lrsquoamour ressemblait agrave

ces arbres des climats indiens toujours chargeacutesde fleurs et de fruits toujours verts et toujoursembaumeacutes Une belle vie est plus puissante quele plus vigoureux raisonnement On ne reacutesistepas aux charmes de certaines images Aussi ledocteur eut-il les yeux mouilleacutes de larmes sanssavoir pourquoi quand il vit la fille de son cœurpartant pour lrsquoeacuteglise habilleacutee drsquoune robe decrecircpe blanc chausseacutee de souliers de satin blancpareacutee de rubans blancs la tecircte ceinte drsquoune ban-delette royale attacheacutee sur le cocircteacute par un grosnœud les mille boucles de sa chevelure ruis-selant sur ses belles eacutepaules blanches le cor-sage bordeacute drsquoune ruche orneacutee de comegravetes lesyeux eacutetoileacutes par une premiegravere espeacuterance volantgrande et heureuse agrave une premiegravere union ai-mant mieux son parrain depuis qursquoelle srsquoeacutetaiteacuteleveacutee jusqursquoagrave Dieu Quand il aperccedilut la penseacuteede lrsquoeacuteterniteacute donnant la nourriture a cette acircmejusqursquoalors dans les limbes de lrsquoenfance commeapregraves la nuit le soleil donne la vie agrave la terre  tou-

jours sans savoir pourquoi il fut facirccheacute de resterseul au logis Assis sur les marches de son per-ron il tint pendant long-temps les yeux fixeacutessur la grille entre les barreaux de laquelle sapupille avait disparu en lui disant  ― Parrainpourquoi ne viens-tu pas  Je serai donc heu-reuse sans toi  Quoique eacutebranleacute jusque dansses racines lrsquoorgueil de lrsquoencyclopeacutediste ne fleacute-chit point encore Il se promena cependant defaccedilon agrave voir la procession des communiants etdistingua sa petite Ursule brillante drsquoexaltationsous le voile Elle lui lanccedila un regard inspireacute quiremua dans la partie rocheuse de son cœur lecoin fermeacute agrave Dieu Mais le deacuteiste tint bon il sedit  ― Momeries  Imaginer que srsquoil existe unouvrier des mondes cet organisateur de lrsquoinfinisrsquooccupe de ces niaiseries  Il rit et continuasa promenade sur les hauteurs qui dominent laroute du Gacirctinais ougrave les cloches sonneacutees en vo-leacutee reacutepandaient au loin la joie des familles

Le bruit du trictrac est insupportable auxpersonnes qui ne savent pas ce jeu lrsquoun desplus difficiles qui existent Pour ne pas en-nuyer sa pupille agrave qui lrsquoexcessive deacutelicatesse deses organes et de ses nerfs ne permettait pasdrsquoentendre impuneacutement ces mouvements et ceparlage dont la raison est inconnue le cureacute levieux Jordy quand il vivait et le docteur atten-daient toujours que leur enfant fucirct coucheacutee ouen promenade Il arrivait alors assez souventque la partie eacutetait encore en train quand Ursulerentrait  elle se reacutesignait alors avec une gracircceinfinie et se mettait aupregraves de la fenecirctre agrave tra-vailler Elle avait de la reacutepugnance pour ce jeudont les commencements sont en effet rudeset inaccessibles agrave beaucoup drsquointelligences etsi difficiles agrave vaincre que si lrsquoon ne prend paslrsquohabitude de ce jeu pendant la jeunesse il estpresque impossible plus tard de lrsquoapprendre Orle soir de sa premiegravere communion quand Ur-

sule revint chez son tuteur seul pour cette soi-reacutee elle mit le trictrac devant le vieillard

― Voyons agrave qui le deacute  dit-elle― Ursule reprit le docteur nrsquoest-ce pas un

peacutecheacute de te moquer de ton parrain le jour de tapremiegravere communion 

― Je ne me moque point dit-elle ensrsquoasseyant  je me dois agrave vos plaisirs vous quiveillez agrave tous les miens Quand monsieur Cha-peron eacutetait content il me donnait une leccedilon detrictrac et il mrsquoa donneacute tant de leccedilons que jesuis en eacutetat de vous gagner Vous ne vous gecirc-nerez plus pour moi Pour ne pas entraver vosplaisirs jrsquoai vaincu toutes les difficulteacutes et lebruit du trictrac me plaicirct

Ursule gagna Le cureacute vint surprendre lesjoueurs et jouir de son triomphe Le lendemainMinoret qui jusqursquoalors avait refuseacute de faireapprendre la musique agrave sa pupille se rendit agraveParis y acheta un piano prit des arrangementsagrave Fontainebleau avec une maicirctresse et se sou-

mit agrave lrsquoennui que devaient lui causer les per-peacutetuelles eacutetudes de sa pupille Une des preacutedic-tions de feu Jordy le phreacutenologiste se reacutealisa  lapetite fille devint excellente musicienne Le tu-teur fier de sa filleule faisait en ce moment ve-nir de Paris une fois par semaine un vieil alle-mand nommeacute Schmucke un savant professeurde musique et subvenait aux deacutepenses de cetart drsquoabord jugeacute par lui tout agrave fait inutile en meacute-nage Les increacutedules nrsquoaiment pas la musiqueceacuteleste langage deacuteveloppeacute par le catholicismequi a pris les noms des sept notes dans un deses hymnes  chaque note est la premiegravere syl-labe des sept premiers vers de lrsquohymne agrave saintJean Quoique vive lrsquoimpression produite sur levieillard par la premiegravere communion drsquoUrsulefut passagegravere Le calme le contentement que lesœuvres de la religion et la priegravere reacutepandaientdans cette acircme jeune furent aussi des exemplessans force pour lui Sans aucun sujet de re-mords ni de repentir Minoret jouissait drsquoune

seacutereacuteniteacute parfaite En accomplissant ses bienfaitssans lrsquoespoir drsquoune moisson ceacuteleste il se trou-vait plus grand que le catholique auquel il re-prochait toujours de faire de lrsquousure avec Dieu

― Mais lui disait lrsquoabbeacute Chaperon si leshommes voulaient tous se livrer agrave ce com-merce avouez que la socieacuteteacute serait parfaite  ilnrsquoy aurait plus de malheureux Pour ecirctre bien-faisant agrave votre maniegravere il faut ecirctre un grandphilosophe  vous vous eacutelevez agrave votre doctrinepar le raisonnement vous ecirctes une exceptionsociale  tandis qursquoil suffit drsquoecirctre chreacutetien pourecirctre bienfaisant agrave la nocirctre Chez vous crsquoest uneffort  chez nous crsquoest naturel

― Cela veut dire cureacute que je pense et quevous sentez voilagrave tout

Cependant agrave douze ans Ursule dont la fi-nesse et lrsquoadresse naturelle agrave la femme eacutetaientexerceacutees par une eacuteducation supeacuterieure et dontle sens dans toute sa fleur eacutetait eacuteclaireacute parlrsquoesprit religieux de tous les genres drsquoesprit le

plus deacutelicat finit par comprendre que son par-rain ne croyait ni agrave un avenir ni agrave lrsquoimmortaliteacutede lrsquoacircme ni agrave une providence ni agrave Dieu Presseacutede questions par lrsquoinnocente creacuteature il fut im-possible au docteur de cacher plus longtempsce fatal secret La naiumlve consternation drsquoUrsulele fit drsquoabord sourire  mais en la voyant quel-quefois triste il comprit tout ce que cette tris-tesse annonccedilait drsquoaffection Les tendresses ab-solues ont horreur de toute espegravece de deacutesac-cord mecircme dans les ideacutees qui leur sont eacutetran-gegraveres Parfois le docteur se precircta comme agrave descaresses aux raisons de sa fille adoptive ditesdrsquoune voix tendre et douce exhaleacutees par le sen-timent le plus ardent et le plus pur Les croyantset les increacutedules parlent deux langues diffeacute-rentes et ne peuvent se comprendre La filleuleen plaidant la cause de Dieu maltraitait sonparrain comme un enfant gacircteacute maltraite quel-quefois sa megravere Le cureacute blacircma doucement Ur-sule et lui dit que Dieu se reacuteservait drsquohumilier

ces esprits superbes La jeune fille reacutepondit agravelrsquoabbeacute Chaperon que David avait abattu Go-liath Cette dissidence religieuse ces regretsde lrsquoenfant qui voulait entraicircner son tuteur agraveDieu furent les seuls chagrins de cette vie in-teacuterieure si douce et si pleine deacuterobeacutee aux re-gards de la petite ville curieuse Ursule gran-dissait se deacuteveloppait devenait la jeune fillemodeste et chreacutetiennement instruite que Deacutesi-reacute avait admireacutee au sortir de lrsquoeacuteglise La culturedes fleurs dans le jardin la musique les plaisirsde son tuteur et tous les petits soins qursquoUrsulelui rendait car elle avait soulageacute la Bougivalen srsquooccupant de lui remplissaient les heuresles jours les mois de cette existence calmeNeacuteanmoins depuis un an quelques troubleschez Ursule avaient inquieacuteteacute le docteur  maisla cause en eacutetait si preacutevue qursquoil ne srsquoen inquieacute-ta que pour surveiller la santeacute Cependant cetobservateur sagace ce profond praticien crutapercevoir que les troubles avaient eu quelque

retentissement dans le moral Il espionna ma-ternellement sa pupille ne vit autour drsquoelle per-sonne digne de lui inspirer de lrsquoamour et soninquieacutetude passa

En ces conjonctures un mois avant le jourougrave ce drame commence il arriva dans la vieintellectuelle du docteur un de ces faits qui la-bourent jusqursquoau tuf le champ des convictionset le retournent mais ce fait exige un reacutecit suc-cinct de quelques eacuteveacutenements de sa carriegraveremeacutedicale qui donnera drsquoailleurs un nouvel in-teacuterecirct agrave cette histoire

Vers la fin du dix-huitiegraveme siegravecle la Sciencefut aussi profondeacutement diviseacutee par lrsquoapparitionde Mesmer que lrsquoArt le fut par celle de GluckApregraves avoir retrouveacute le magneacutetisme Mesmervint en France ougrave depuis un temps immeacute-morial les inventeurs accourent faire leacutegitimerleurs deacutecouvertes La France gracircce agrave son lan-gage clair est en quelque sorte la trompette dumonde

― Si lrsquohomeacuteopathie arrive agrave Paris elle estsauveacutee disait derniegraverement Hahnemann

― Allez en France disait M de Metternichagrave Gall et si lrsquoon srsquoy moque de vos bosses vousserez illustre

Mesmer eut donc des adeptes et des antago-nistes aussi ardents que les piccinistes contreles gluckistes La France savante srsquoeacutemut un deacute-bat solennel srsquoouvrit Avant lrsquoarrecirct la Facul-teacute de meacutedecine proscrivit en masse le preacuteten-du charlatanisme de Mesmer son baquet sesfils conducteurs et ses theacuteories Mais disons-lecet Allemand compromit malheureusementsa magnifique deacutecouverte par drsquoeacutenormes preacute-tentions peacutecuniaires Mesmer succomba parlrsquoincertitude des faits par lrsquoignorance du rocircleque jouent dans la nature les fluides impondeacute-rables alors inobserveacutes par son inaptitude agrave re-chercher les cocircteacutes drsquoune science agrave triple faceLe magneacutetisme a plus drsquoune application  entreles mains de Mesmer il fut par rapport agrave son

avenir ce que le principe est aux effets Mais sile trouveur manqua de geacutenie il est triste pourla raison humaine et pour la France drsquoavoiragrave constater qursquoune science contemporaine dessocieacuteteacutes eacutegalement cultiveacutee par lrsquoEacutegypte et parla Chaldeacutee par la Gregravece et par lrsquoInde eacuteprouvadans Paris en plein dix-huitiegraveme siegravecle le sortqursquoavait eu la veacuteriteacute dans la personne de Galileacuteeau seiziegraveme et que le magneacutetisme y fut repous-seacute par les doubles atteintes des gens religieux etdes philosophes mateacuterialistes eacutegalement alar-meacutes Le magneacutetisme la science favorite de Jeacute-sus et lrsquoune des puissances divines remises auxapocirctres ne paraissait pas plus preacutevu par lrsquoEacutegliseque par les disciples de Jean-Jacques et de Vol-taire de Locke et de Condillac LrsquoEncyclopeacutedieet le Clergeacute ne srsquoaccommodaient pas de cevieux pouvoir humain qui sembla si nouveauLes miracles des convulsionnaires eacutetouffeacutes parlrsquoEacuteglise et par lrsquoindiffeacuterence des savants malgreacuteles eacutecrits preacutecieux du conseiller Carreacute de Mont-

geron furent une premiegravere sommation de fairedes expeacuteriences sur les fluides humains quidonnent le pouvoir drsquoopposer assez de forcesinteacuterieures pour annuler les douleurs causeacuteespar des agents exteacuterieurs Mais il aurait fallureconnaicirctre lrsquoexistence de fluides intangiblesinvisibles impondeacuterables trois neacutegations danslesquelles la science drsquoalors voulait voir une deacute-finition du vide Dans la philosophie modernele vide nrsquoexiste pas Dix pieds de vide le mondecroule  Surtout pour les mateacuterialistes le mondeest plein tout se tient tout srsquoenchaicircne et tout estmachineacute laquo Le monde disait Diderot commeeffet du hasard est plus explicable que DieuLa multipliciteacute des causes et le nombre incom-mensurable de jets que suppose le hasard ex-plique la creacuteation Soient donneacutes lrsquoEacuteneacuteide ettous les caractegraveres neacutecessaires agrave sa compositionsi vous mrsquooffrez le temps et lrsquoespace agrave forcede jeter les lettres jrsquoatteindrai la combinaisonEacuteneacuteide raquo Ces malheureux qui deacuteifiaient tout

plutocirct que drsquoadmettre un Dieu reculaient aus-si devant la divisibiliteacute infinie de la matiegravere quecomporte la nature des forces impondeacuterablesLocke et Condillac ont alors retardeacute de cin-quante ans lrsquoimmense progregraves que font en cemoment les sciences naturelles sous la penseacuteedrsquouniteacute due au grand Geoffroy Saint-HilaireQuelques gens droits sans systegraveme convain-cus par des faits consciencieusement eacutetudieacutesperseacuteveacuteregraverent dans la doctrine de Mesmer quireconnaissait en lrsquohomme lrsquoexistence drsquoune in-fluence peacuteneacutetrante dominatrice drsquohomme agravehomme mise en œuvre par la volonteacute cura-tive par lrsquoabondance du fluide et dont le jeuconstitue un duel entre deux volonteacutes entre unmal agrave gueacuterir et le vouloir de gueacuterir Les pheacuteno-megravenes du somnambulisme agrave peine soupccedilon-neacutes par Mesmer furent dus agrave messieurs de Puy-seacutegur et Deleuze  mais la reacutevolution mit agrave cesdeacutecouvertes un temps drsquoarrecirct qui donna gain decause aux savants et aux railleurs Parmi le pe-

tit nombre des croyants se trouvegraverent des meacute-decins Ces dissidents furent jusqursquoagrave leur mortperseacutecuteacutes par leurs confregraveres Le corps res-pectable des meacutedecins de Paris deacuteploya contreles mesmeacuteriens les rigueurs des guerres reli-gieuses et fut aussi cruel dans sa haine contreeux qursquoil eacutetait possible de lrsquoecirctre dans ce tempsde toleacuterance voltairienne Les docteurs ortho-doxes refusaient de consulter avec les docteursqui tenaient pour lrsquoheacutereacutesie mesmeacuterienne En1820 ces preacutetendus heacutereacutesiarques eacutetaient encorelrsquoobjet de cette proscription sourde Les mal-heurs les orages de la Reacutevolution nrsquoeacuteteignirentpas cette haine scientifique Il nrsquoy a que lesprecirctres les magistrats et les meacutedecins pour haiumlrainsi La robe est toujours terrible Mais aussiles ideacutees ne seraient-elles pas plus implacablesque les choses  Le docteur Bouvard ami de Mi-noret donna dans la foi nouvelle et perseacuteveacute-ra jusqursquoagrave sa mort dans la science agrave laquelle ilavait sacrifieacute le repos de sa vie car il fut une des

becirctes noires de la Faculteacute de Paris Minoret lrsquoundes plus vaillants soutiens des encyclopeacutedistesle plus redoutable adversaire de Deslon le preacute-vocirct de Mesmer et dont la plume fut drsquoun poidseacutenorme dans cette querelle se brouilla sans re-tour avec son camarade  mais il fit plus il leperseacutecuta Sa conduite avec Bouvard devait luicauser le seul repentir qui pucirct troubler la seacutereacute-niteacute de son deacuteclin Depuis la retraite du docteurMinoret agrave Nemours la science des fluides im-pondeacuterables seul nom qui convienne au ma-gneacutetisme si eacutetroitement lieacute par la nature de sespheacutenomegravenes agrave la lumiegravere et agrave lrsquoeacutelectriciteacute faisaitdrsquoimmenses progregraves malgreacute les continuellesrailleries de la science parisienne La phreacuteno-logie et la physiognomonie [physiognomie] lascience de Gall et celle de Lavater qui sont ju-melles dont lrsquoune est agrave lrsquoautre ce que la causeest agrave lrsquoeffet deacutemontraient aux yeux de plus drsquounphysiologiste les traces du fluide insaisissablebase des pheacutenomegravenes de la volonteacute humaine

et drsquoougrave reacutesultent les passions les habitudes lesformes du visage et celles du cracircne Enfin lesfaits magneacutetiques les miracles du somnambu-lisme ceux de la divination et de lrsquoextase quipermettent de peacuteneacutetrer dans le monde spiri-tuel srsquoaccumulaient Lrsquohistoire eacutetrange des ap-paritions du fermier Martin si bien constateacuteeset lrsquoentrevue de ce paysan avec Louis XVIII la connaissance des relations de Swedenborgavec les morts si seacuterieusement eacutetablie en Alle-magne  les reacutecits de Walter Scott sur les effetsde la seconde vue  lrsquoexercice des prodigieusesfaculteacutes de quelques diseurs de bonne aventurequi confondent en une seule science la chiro-mancie la cartomancie et lrsquohoroscopie  les faitsde catalepsie et ceux de la mise en œuvre desproprieacuteteacutes du diaphragme par certaines affec-tions morbides  ces pheacutenomegravenes au moins cu-rieux tous eacutemaneacutes de la mecircme source sapaientbien des doutes emmenaient les plus indiffeacute-rents sur le terrain des expeacuteriences Minoret

ignorait ce mouvement des esprits si granddans le nord de lrsquoEurope encore si faible enFrance ougrave se passaient neacuteanmoins de ces faitsqualifieacutes de merveilleux par les observateurssuperficiels et qui tombent comme des pierresau fond de la mer dans le tourbillon des eacuteveacutene-ments parisiens

Au commencement de cette anneacutee le reposde lrsquoanti-mesmeacuterien fut troubleacute par la lettre sui-vante

laquo Mon vieux camaraderaquo Toute amitieacute mecircme perdue a des droits

qui se prescrivent difficilement Je sais que vousvivez encore et je me souviens moins de notreinimitieacute que de nos beaux jours au taudis deSaint-Julien-le-Pauvre Au moment de mrsquoen al-ler de ce monde je tiens agrave vous prouver que lemagneacutetisme va constituer une des sciences lesplus importantes si toutefois la science ne doitpas ecirctre une Je puis foudroyer votre increacuteduliteacutepar des preuves positives Peut-ecirctre devrai-je agrave

votre curiositeacute le bonheur de vous serrer encoreune fois la main comme nous nous la serrionsavant Mesmer

raquo Toujours agrave vousraquo BOUVARD raquo

Piqueacute comme lrsquoest un lion par un taon lrsquoanti-mesmeacuterien bondit jusqursquoagrave Paris et mit sa cartechez le vieux Bouvard qui demeurait rue Feacute-rou pregraves de Saint-Sulpice Bouvard lui mitune carte agrave son hocirctel en lui eacutecrivant  laquo De-main agrave neuf heures rue Saint-Honoreacute en facelrsquoAssomption raquo Minoret redevenu jeune nedormit pas Il alla voir les vieux meacutedecins de saconnaissance et leur demanda si le monde eacutetaitbouleverseacute si la meacutedecine avait une Eacutecole si lesquatre Faculteacutes vivaient encore Les meacutedecinsle rassuregraverent en lui disant que le vieil esprit dereacutesistance existait  seulement au lieu de per-seacutecuter lrsquoAcadeacutemie de meacutedecine et lrsquoAcadeacutemiedes sciences pouffaient de rire en rangeant lesfaits magneacutetiques parmi les surprises de Co-

mus de Comte de Bosco dans les jongleriesla prestidigitation et ce qursquoon nomme la phy-sique amusante Ces discours nrsquoempecircchegraverentpoint le vieux Minoret drsquoaller au rendez-vousque lui donnait le vieux Bouvard Apregraves qua-rante-quatre anneacutees drsquoinimitieacute les deux anta-gonistes se revirent sous une porte cochegravere de larue Saint-Honoreacute Les Franccedilais sont trop conti-nuellement distraits pour se haiumlr pendant long-temps Agrave Paris surtout les faits eacutetendent troplrsquoespace et font en politique en litteacuterature et enscience la vie trop vaste pour que les hommesnrsquoy trouvent pas des pays agrave conqueacuterir ougrave leurspreacutetentions peuvent reacutegner agrave lrsquoaise La haineexige tant de forces toujours armeacutees que lrsquoonsrsquoy met plusieurs quand on veut haiumlr pendantlong-temps Aussi les Corps peuvent-ils seulsy avoir de la meacutemoire Apregraves quarante-quatreans Roberspierre et Danton srsquoembrasseraientCependant chacun des deux docteurs garda sa

main sans lrsquooffrir Bouvard le premier dit agrave Mi-noret  ― Tu te portes agrave ravir

― Oui pas mal et toi  reacutepondit Minoret unefois la glace rompue

― Moi comme tu vois― Le magneacutetisme empecircche-t-il de mourir 

demanda Minoret drsquoun ton plaisant mais sansaigreur

― Non mais il a failli mrsquoempecirccher de vivre― Tu nrsquoes donc pas riche  fit Minoret― Bah  dit Bouvard― Eh  bien je suis riche moi srsquoeacutecria Mino-

ret― Ce nrsquoest pas agrave ta fortune mais agrave ta convic-

tion que jrsquoen veux Viens reacutepondit Bouvard― Oh  lrsquoentecircteacute  srsquoeacutecria MinoretLe mesmeacuterien entraicircna lrsquoincreacutedule dans un

escalier assez obscur et le lui fit monter avecpreacutecaution jusqursquoau quatriegraveme eacutetage

En ce moment se produisait agrave Paris unhomme extraordinaire doueacute par la foi drsquoune

incalculable puissance et disposant des pou-voirs magneacutetiques dans toutes leurs applica-tions Non-seulement ce grand inconnu qui vitencore gueacuterissait par lui-mecircme agrave distance lesmaladies les plus cruelles les plus inveacuteteacutereacuteessoudainement et radicalement comme jadis leSauveur des hommes  mais encore il produi-sait instantaneacutement les pheacutenomegravenes les pluscurieux du somnambulisme en domptant lesvolonteacutes les plus rebelles La physionomie decet inconnu qui dit ne relever que de Dieuet communiquer avec les anges comme Swe-denborg est celle du lion  il y eacuteclate une eacutener-gie concentreacutee irreacutesistible Ses traits singuliegrave-rement contourneacutes ont un aspect terrible etfoudroyant  sa voix qui vient des profondeursde lrsquoecirctre est comme chargeacutee du fluide magneacute-tique elle entre en lrsquoauditeur par tous les poresDeacutegoucircteacute de lrsquoingratitude publique apregraves desmilliers de gueacuterisons il srsquoest rejeteacute dans une im-peacuteneacutetrable solitude dans un neacuteant volontaire

Sa toute puissante main qui a rendu des fillesmourantes agrave leurs megraveres des pegraveres agrave leurs en-fants eacuteploreacutes des maicirctresses idolacirctreacutees agrave desamants ivres drsquoamour  qui a gueacuteri les maladesabandonneacutes par les meacutedecins qui faisait chan-ter des hymnes dans les synagogues dans lestemples et dans les eacuteglises par des precirctres dediffeacuterents cultes rameneacutes tous au mecircme Dieupar le mecircme miracle  qui adoucissait les ago-nies aux mourants chez lesquels la vie eacutetait im-possible  cette main souveraine soleil de viequi eacuteblouissait les yeux fermeacutes des somnam-bules ne se legraveverait pas pour rendre un heacuteri-tier preacutesomptif agrave une reine Enveloppeacute dans lesouvenir de ses bienfaits comme dans un suairelumineux il se refuse au monde et vit dansle ciel Mais agrave lrsquoaurore de son regravegne surprispresque de son pouvoir cet homme dont ledeacutesinteacuteressement a eacutegaleacute la puissance permet-tait agrave quelques curieux drsquoecirctre teacutemoins de ses mi-racles Le bruit de cette renommeacutee qui fut im-

mense et qui pourrait renaicirctre demain reacuteveillale docteur Bouvard sur le bord de la tombe Lemesmeacuterien perseacutecuteacute put enfin voir les pheacuteno-megravenes les plus radieux de cette science gardeacuteeen son cœur comme un treacutesor Les malheurs dece vieillard avaient eacutemu le grand inconnu quilui donna quelques privileacuteges Aussi Bouvardsubissait-il en montant lrsquoescalier les plaisante-ries de son vieil antagoniste avec une joie mali-cieuse Il ne lui reacutepondit que par des  laquo Tu vasvoir  tu vas voir  raquo et par ces petits hochementsde tecircte que se permettent les gens sucircrs de leurfait

Les deux docteurs entregraverent dans un appar-tement plus que modeste Bouvard alla parlerpendant un moment dans une chambre agrave cou-cher contigueuml au salon ougrave attendait Minoretdont la deacutefiance srsquoeacuteveilla  mais Bouvard vintaussitocirct le prendre et lrsquointroduisit dans cettechambre ougrave se trouvaient le mysteacuterieux swe-denborgiste et une femme assise dans un fau-

teuil Cette femme ne se leva point et ne parutpas srsquoapercevoir de lrsquoentreacutee des deux vieillards

― Comment  plus de baquets  fit Minoreten souriant

― Rien que le pouvoir de Dieu reacutepondit gra-vement le swedenborgiste qui parut agrave Minoretecirctre acircgeacute de cinquante ans

Les trois hommes srsquoassirent et lrsquoinconnu semit agrave causer On parla pluie et beau temps agravela grande surprise du vieux Minoret qui se crutmystifieacute Le swedenborgiste questionna le visi-teur sur ses opinions scientifiques et semblaiteacutevidemment prendre le temps de lrsquoexaminer

― Vous venez ici en simple curieux mon-sieur dit-il enfin Je nrsquoai pas lrsquohabitude de pros-tituer une puissance qui dans ma convictioneacutemane de Dieu  si jrsquoen faisais un usage frivoleou mauvais elle pourrait mrsquoecirctre retireacutee Neacutean-moins il srsquoagit mrsquoa dit monsieur Bouvard dechanger une conviction contraire agrave la nocirctre etdrsquoeacuteclairer un savant de bonne foi  je vais donc

vous satisfaire Cette femme que vous voyezdit-il en montrant lrsquoinconnue est dans le som-meil somnambulique Drsquoapregraves les aveux et lesmanifestations de tous les somnambules ceteacutetat constitue une vie deacutelicieuse pendant la-quelle lrsquoecirctre inteacuterieur deacutegageacute de toutes les en-traves apporteacutees agrave lrsquoexercice de ses faculteacutes parla nature visible se promegravene dans le mondeque nous nommons invisible agrave tort La vue etlrsquoouiumle srsquoexercent alors drsquoune maniegravere plus par-faite que dans lrsquoeacutetat dit de veille et peut-ecirctresans le secours des organes qui sont la gaicircne deces eacutepeacutees lumineuses appeleacutees la vue et lrsquoouiumle Pour lrsquohomme mis dans cet eacutetat les distanceset les obstacles mateacuteriels nrsquoexistent pas ou sonttraverseacutes par une vie qui est en nous et pourlaquelle notre corps est un reacuteservoir un pointdrsquoappui neacutecessaire une enveloppe Les termesmanquent pour des effets si nouvellement re-trouveacutes  car aujourdrsquohui les mots impondeacute-rables intangibles invisibles nrsquoont aucun sens

relativement au fluide dont lrsquoaction est deacutemon-treacutee par le magneacutetisme La lumiegravere est pondeacute-rable par sa chaleur qui en peacuteneacutetrant les corpsaugmente leur volume et certes lrsquoeacutelectriciteacutenrsquoest que trop tangible Nous avons condam-neacute les choses au lieu drsquoaccuser lrsquoimperfection denos instruments

― Elle dort  dit Minoret en examinant lafemme qui lui parut appartenir agrave la classe infeacute-rieure

― Son corps est en quelque sorte annu-leacute reacutepondit le swedenborgiste Les ignorantsprennent cet eacutetat pour le sommeil Mais elleva vous prouver qursquoil existe un univers spiri-tuel et que lrsquoesprit nrsquoy reconnaicirct point les lois delrsquounivers mateacuteriel Je lrsquoenverrai dans la reacutegionougrave vous voudrez qursquoelle aille Agrave vingt lieues drsquoicicomme en Chine elle vous dira ce qui srsquoy passe

― Envoyez-la seulement chez moi agrave Ne-mours demanda Minoret

― Je nrsquoy veux ecirctre pour rien reacuteponditlrsquohomme mysteacuterieux Donnez-moi votre mainvous serez agrave la fois acteur et spectateur effet etcause

Il prit la main de Minoret que Minoret luilaissa prendre  il la tint pendant un moment enparaissant se recueillir et de son autre main ilsaisit la main de la femme assise dans le fau-teuil  puis il mit celle du docteur dans cellede la femme en faisant signe au vieil increacutedulede srsquoasseoir agrave cocircteacute de cette pythonisse sans treacute-pied Minoret remarqua dans les traits exces-sivement calmes de cette femme un leacuteger tres-saillement quand ils furent unis par le sweden-borgiste  mais ce mouvement quoique mer-veilleux dans ses effets fut drsquoune grande sim-pliciteacute

― Obeacuteissez agrave monsieur lui dit ce personnageen eacutetendant la main sur la tecircte de la femme quiparut aspirer de lui la lumiegravere et la vie et son-gez que tout ce que vous ferez pour lui me plai-

ra Vous pouvez lui parler maintenant dit-il agraveMinoret

― Allez agrave Nemours rue des Bourgeois chezmoi dit le docteur

― Donnez-lui le temps laissez votre maindans la sienne jusqursquoagrave ce qursquoelle vous prouvepar ce qursquoelle vous dira qursquoelle y est arriveacutee ditBouvard agrave son ancien ami

― Je vois une riviegravere reacutepondit la femmedrsquoune voix faible en paraissant regarder en de-dans drsquoelle-mecircme avec une profonde attentionmalgreacute ses paupiegraveres baisseacutees Je vois un joli jar-din

― Pourquoi entrez-vous par la riviegravere et parle jardin  dit Minoret

― Parce qursquoelles y sont― Qui ― La jeune personne et la nourrice aux-

quelles vous pensez― Comment est le jardin  demanda Mino-

ret

― En y entrant par le petit escalier qui des-cend sur la riviegravere il se trouve agrave droite unelongue galerie en briques dans laquelle je voisdes livres et termineacutee par un cabajoutis orneacutede sonnettes en bois et drsquoœufs rouges Agrave gauchele mur est revecirctu drsquoun massif de plantes grim-pantes de la vigne vierge du jasmin de Virgi-nie Au milieu se trouve un petit cadran solaireIl y a beaucoup de pots de fleurs Votre pupilleexamine ses fleurs les montre agrave sa nourrice faitdes trous avec un plantoir et y met des grainesLa nourrice racirctisse les alleacutees Quoique la pu-reteacute de cette jeune fille soit celle drsquoun ange il ya chez elle un commencement drsquoamour faiblecomme un creacutepuscule du matin

― Pour qui  demanda le docteur qui jusqursquoagravepreacutesent nrsquoentendait rien que personne ne pucirctlui dire sans ecirctre somnambule Il croyait tou-jours agrave de la jonglerie

― Vous nrsquoen savez rien quoique vous ayezeacuteteacute derniegraverement assez inquiet quand elle est

devenue femme dit-elle en souriant Le mou-vement de son cœur a suivi celui de la nature

― Et crsquoest une femme du peuple qui parleainsi  srsquoeacutecria le vieux docteur

― Dans cet eacutetat toutes srsquoexpriment avec unelimpiditeacute particuliegravere reacutepondit Bouvard

― Mais qui Ursule aime-t-elle ― Ursule ne sait pas qursquoelle aime reacutepondit

avec un petit mouvement de tecircte la femme  elleest bien trop angeacutelique pour connaicirctre le deacute-sir ou quoi que ce soit de lrsquoamour  mais elleest occupeacutee de lui elle pense agrave lui elle srsquoen deacute-fend mecircme elle y revient malgreacute sa volonteacute desrsquoabstenir Elle est au piano

― Mais qui est-ce ― Le fils drsquoune dame qui demeure en face― Madame de Portenduegravere ― Portenduegravere dites-vous reprit la som-

nambule je le veux bien Mais il nrsquoy a pas dedanger il nrsquoest point dans le pays

― Se sont-ils parleacute  demanda le docteur

― Jamais Ils se sont regardeacutes lrsquoun lrsquoautreElle le trouve charmant Il est en effet jolihomme il a bon cœur Elle lrsquoa vu de sa croi-seacutee ils se sont vus aussi agrave lrsquoeacuteglise  mais le jeunehomme nrsquoy pense plus

― Son nom ― Ah  pour vous le dire il faut que je le

lise ou que je lrsquoentende Il se nomme Savinienelle vient de prononcer son nom  elle le trouvedoux agrave prononcer  elle a deacutejagrave regardeacute danslrsquoalmanach le jour de sa fecircte elle y a fait un petitpoint rouge des enfantillages  Oh  elle aimerabien mais avec autant de pureteacute que de force elle nrsquoest pas fille agrave aimer deux fois et lrsquoamourteindra son acircme et la peacuteneacutetrera si bien qursquoellerepousserait tout autre sentiment

― Ougrave voyez-vous cela ― En elle Elle saura souffrir  elle a de qui te-

nir car son pegravere et sa megravere ont bien souffert Ce dernier mot renversa le docteur qui fut

moins eacutebranleacute que surpris Il nrsquoest pas inutile

de faire observer qursquoentre chaque phrase de lafemme il srsquoeacutecoulait de dix agrave quinze minutespendant lesquelles son attention se concen-trait de plus en plus On la voyait voyant  sonfront preacutesentait des aspects singuliers  il srsquoy pei-gnait des efforts inteacuterieurs il srsquoeacuteclaircissait ouse contractait par une puissance dont les effetsnrsquoavaient eacuteteacute remarqueacutes par Minoret que chezles mourants dans les instants ougrave ils sont doueacutesdu don de propheacutetie Elle fit agrave plusieurs reprisesdes gestes qui ressemblaient agrave ceux drsquoUrsule

― Oh  questionnez-la reprit le mysteacuterieuxpersonnage en srsquoadressant agrave Minoret elle vousdira les secrets que vous pouvez seul connaicirctre

― Ursule mrsquoaime  reprit Minoret― Presque autant que Dieu dit-elle avec

un sourire Aussi est-elle bien malheureuse devotre increacuteduliteacute Vous ne croyez pas en Dieucomme si vous pouviez empecirccher qursquoil soit  Saparole emplit les mondes  Vous causez ainsi lesseuls tourments de cette pauvre enfant Tiens 

elle fait des gammes  elle voudrait ecirctre encoremeilleure musicienne qursquoelle ne lrsquoest elle se deacute-pite Voici ce qursquoelle pense  Si je chantais biensi jrsquoavais une belle voix quand il sera chez samegravere ma voix irait bien jusqursquoagrave son oreille

Le docteur Minoret prit son portefeuille etnota lrsquoheure preacutecise

― Pouvez-vous me dire quelles sont lesgraines qursquoelle a semeacutees 

― Du reacuteseacuteda des pois de senteur des balsa-mines

― En dernier ― Des pieds drsquoalouette― Ougrave est mon argent ― Chez votre notaire  mais vous le placez agrave

mesure sans perdre un seul jour drsquointeacuterecirct― Oui  mais ougrave est lrsquoargent que je garde agrave

Nemours pour ma deacutepense du semestre ― Vous le mettez dans un grand livre relieacute en

rouge intituleacute Pandectes de Justinien tome IIentre les deux avant-derniers feuillets  le livre

est au-dessus du buffet vitreacute dans la case auxin-folios Vous en avez toute une rangeacutee Vosfonds sont dans le dernier volume du cocircteacute dusalon Tiens  le tome III est avant le tome IIMais vous nrsquoavez pas drsquoargent crsquoest des

― Billets de mille francs  demanda le doc-teur

― Je ne vois pas bien ils sont plieacutes Non il ya deux billets de chacun cinq cents francs

― Vous les voyez ― Oui― Comment sont-ils ― Il y en a un tregraves-jaune et vieux lrsquoautre

blanc et presque neufCette derniegravere partie de lrsquointerrogatoire fou-

droya le docteur Minoret Il regarda Bouvarddrsquoun air heacutebeacuteteacute mais Bouvard et le swedenbor-giste familiariseacutes avec lrsquoeacutetonnement des increacute-dules causaient agrave voix basse sans paraicirctre nisurpris ni eacutetonneacutes  Minoret les pria de lui per-mettre de revenir apregraves le dicircner Lrsquoanti-mes-

meacuterien voulait se recueillir se remettre de saprofonde terreur pour eacuteprouver de nouveauce pouvoir immense le soumettre agrave des expeacute-riences deacutecisives lui poser des questions dontla solution enlevacirct toute espegravece de doute

― Soyez ici agrave neuf heures ce soir ditlrsquoinconnu je reviendrai pour vous

Le docteur Minoret eacutetait dans un eacutetat siviolent qursquoil sortit sans saluer suivi par Bou-vard qui lui criait agrave distance  ― Eh  bien eh bien 

― Je me crois fou Bouvard reacutepondit Mino-ret sur le pas de la porte cochegravere Si la femme adit vrai pour Ursule comme il nrsquoy a qursquoUrsuleau monde qui sache ce que cette sorciegravere mrsquoareacuteveacuteleacute tu auras raison Je voudrais avoir desailes aller agrave Nemours veacuterifier ses assertionsMais je louerai une voiture et partirai ce soir agravedix heures Ah  je perds la tecircte

― Que deviendrais-tu donc si connaissantdepuis de longues anneacutees un malade incurable

tu le voyais gueacuteri en cinq secondes  Si tu voyaisce grand magneacutetiseur faire suer agrave torrents undartreux si tu le voyais faire marcher une petitemaicirctresse percluse 

― Dicircnons ensemble Bouvard et ne nousquittons pas jusqursquoagrave neuf heures Je veux cher-cher une expeacuterience deacutecisive irreacutecusable

― Soit mon vieux camarade reacutepondit ledocteur mesmeacuterien

Les deux ennemis reacuteconcilieacutes allegraverent dicircnerau Palais-Royal Apregraves une conversation ani-meacutee agrave lrsquoaide de laquelle Minoret trompa lafiegravevre drsquoideacutees qui lui ravageait la cervelle Bou-vard lui dit  ― Si tu reconnais agrave cette femme lafaculteacute drsquoaneacuteantir ou de traverser lrsquoespace si tuacquiers la certitude que de lrsquoAssomption elleentend et voit ce qui se dit et se fait agrave Nemoursil faut admettre tous les autres effets magneacute-tiques ils sont pour un increacutedule tout aussi im-possibles que ceux-lagrave Demande-lui donc uneseule preuve qui te satisfasse car tu peux croire

que nous nous sommes procureacute tous ces ren-seignements  mais nous ne pouvons pas savoirpar exemple ce qui va se passer agrave neuf heuresdans ta maison dans la chambre de ta pupille retiens ou eacutecris ce que la somnambule va voirou entendre et cours chez toi Cette petite Ur-sule que je ne connaissais point nrsquoest pas notrecomplice  et si elle a dit ou fait ce que tu aurasen eacutecrit baisse la tecircte fier Sicambre 

Les deux amis revinrent dans la chambre et ytrouvegraverent la somnambule qui ne reconnut pasle docteur Minoret Les yeux de cette femme sefermegraverent doucement sous la main que le swe-denborgiste eacutetendit sur elle agrave distance et elle re-prit lrsquoattitude dans laquelle Minoret lrsquoavait vueavant le dicircner Quand les mains de la femme etcelles du docteur furent mises en rapport il lapria de lui dire tout ce qui se passait chez lui agraveNemours en ce moment

― Que fait Ursule  dit-il

― Elle est deacuteshabilleacutee elle a fini de mettre sespapillotes elle est agrave genoux sur son prie-Dieudevant un crucifix drsquoivoire attacheacute sur un ta-bleau de velours rouge

― Que dit-elle ― Elle fait ses priegraveres du soir elle se recom-

mande agrave Dieu elle le supplie drsquoeacutecarter de sonacircme les mauvaises penseacutees  elle examine saconscience et repasse ce qursquoelle a fait dans lajourneacutee afin de savoir si elle a manqueacute agrave sescommandements ou agrave ceux de lrsquoEacuteglise Enfinelle eacutepluche son acircme pauvre chegravere petite creacutea-ture  La somnambule eut les yeux mouilleacutesElle nrsquoa pas commis de peacutecheacute mais elle se re-proche drsquoavoir trop penseacute agrave monsieur Savinienreprit-elle Elle srsquointerrompt pour se demanderce qursquoil fait agrave Paris et prie Dieu de le rendreheureux Elle finit par vous et dit agrave haute voixune priegravere

― Pouvez-vous la reacutepeacuteter ― Oui

Minoret prit son crayon et eacutecrivit sous ladicteacutee de la somnambule la priegravere suivante eacutevi-demment composeacutee par lrsquoabbeacute Chaperon 

laquo Mon Dieu si vous ecirctes content de votre ser-vante qui vous adore et vous prie avec autantdrsquoamour que de ferveur qui tacircche de ne pointsrsquoeacutecarter de vos saints commandements quimourrait avec joie comme votre Fils pour glo-rifier votre nom qui voudrait vivre dans votreombre vous enfin qui lisez dans les cœursfaites-moi la faveur de dessiller les yeux de monparrain de le mettre dans la voie du salut etlui communiquer votre gracircce afin qursquoil vive envous ses derniers jours  preacuteservez-le de toutmal et faites-moi souffrir en sa place  Bonnesainte Ursule ma chegravere patronne et vous di-vine megravere de Dieu reine du ciel archangeset saints du paradis eacutecoutez-moi joignez vosintercessions aux miennes et prenez pitieacute denous raquo

La somnambule imita si parfaitement lesgestes candides et les saintes inspirations delrsquoenfant que le docteur Minoret eut les yeuxpleins de larmes

― Dit-elle encore quelque chose  demandaMinoret

― Oui― Reacutepeacutetez-le ―Ce cher parrain  avec qui fera-t-il son tric-

trac agrave Paris  Elle souffle son bougeoir ellepenche la tecircte et srsquoendort La voilagrave partie  Elleest bien jolie dans son petit bonnet de nuit

Minoret salua le grand inconnu serra lamain agrave Bouvard descendit avec rapiditeacute cou-rut agrave une station de cabriolets bourgeois quiexistait alors sous la porte drsquoun hocirctel depuis deacute-moli pour faire place agrave la rue drsquoAlger  il y trouvaun cocher et lui demanda srsquoil consentait agrave partirsur-le-champ pour Fontainebleau Une fois leprix fait et accepteacute le vieillard redevenu jeunese mit en route agrave lrsquoinstant Suivant sa conven-

tion il laissa reposer le cheval agrave Essonne at-teignit la diligence de Nemours y trouva de laplace et congeacutedia son cocher Arriveacute chez luivers cinq heures du matin il se coucha dans lesruines de toutes ses ideacutees anteacuterieures sur la phy-siologie sur la nature sur la meacutetaphysique etdormit jusqursquoagrave neuf heures tant il eacutetait fatigueacutede sa course

Agrave son reacuteveil certain que depuis son retourpersonne nrsquoavait franchi le seuil de sa mai-son le docteur proceacuteda non sans une invin-cible terreur agrave la veacuterification des faits Il igno-rait lui-mecircme la diffeacuterence des deux billets debanque et lrsquointerversion des deux volumes dePandectes La somnambule avait bien vu Ilsonna la Bougival

― Dites agrave Ursule de venir me parler dit-il ensrsquoasseyant au milieu de sa bibliothegraveque

Lrsquoenfant vint elle courut agrave lui lrsquoembrassa  ledocteur la prit sur ses genoux ougrave elle srsquoassit en

mecirclant ses belles touffes blondes aux cheveuxblancs de son vieil ami

― Vous avez quelque chose mon parrain ― Oui mais promets-moi par ton salut

de reacutepondre franchement sans deacutetour agrave mesquestions

Ursule rougit jusque sur le front― Oh  je ne te demanderai rien que tu ne

puisses me dire dit-il en continuant et voyantla pudeur du premier amour troubler la pureteacutejusqursquoalors enfantine de ces beaux yeux

― Parlez mon parrain― Par quelle penseacutee as-tu fini tes priegraveres du

soir hier et agrave quelle heure les as-tu faites ― Il eacutetait neuf heures un quart neuf heures

et demie― Eh  bien reacutepegravete-moi ta derniegravere priegravere La jeune fille espeacutera que sa voix communi-

querait sa foi agrave lrsquoincreacutedule  elle quitta sa placese mit agrave genoux joignit les mains avec ferveur une lueur radieuse illumina son visage elle re-

garda le vieillard et lui dit  ― Ce que je deman-dais hier agrave Dieu je lrsquoai demandeacute ce matin je ledemanderai jusqursquoagrave ce qursquoil mrsquoait exauceacutee

Puis elle reacutepeacuteta sa priegravere avec une nouvelleet plus puissante expression  mais agrave son grandeacutetonnement son parrain lrsquointerrompit en ache-vant la priegravere

― Bien Ursule  dit le docteur en reprenantsa filleule sur ses genoux Quand tu trsquoes endor-mie la tecircte sur lrsquooreiller nrsquoas-tu pas dit en toi-mecircme  laquo Ce cher parrain  avec qui fera-t-il sontrictrac agrave Paris  raquo

Ursule se leva comme si la trompette du ju-gement dernier eucirct eacuteclateacute agrave ses oreilles  elle jetaun cri de terreur  ses yeux agrandis regardaientle vieillard avec une horrible fixiteacute

― Qui ecirctes-vous mon parrain  De qui te-nez-vous une pareille puissance  lui deman-da-t-elle en imaginant que pour ne pas croireen Dieu il devait avoir fait un pacte avec lrsquoangede lrsquoenfer

― Qursquoas-tu semeacute hier dans le jardin ― Du reacuteseacuteda des pois de senteur des balsa-

mines― Et en dernier des pieds drsquoalouette Elle tomba sur ses genoux― Ne mrsquoeacutepouvantez pas mon parrain  mais

vous eacutetiez ici nrsquoest-ce pas ― Ne suis-je pas toujours avec toi  reacutepon-

dit le docteur en plaisantant pour respecter laraison de cette innocente fille Allons dans tachambre

Il lui donna le bras et monta lrsquoescalier― Vos jambes tremblent mon bon ami dit-

elle― Oui je suis comme foudroyeacute― Croiriez-vous donc enfin en Dieu 

srsquoeacutecria-t-elle avec une joie naiumlve en laissant voirdes larmes dans ses yeux

Le vieillard regarda la chambre si simple etsi coquette qursquoil avait arrangeacutee pour UrsuleAgrave terre un tapis vert uni peu coucircteux qursquoelle

maintenait dans une exquise propreteacute  sur lesmurs un papier gris de lin semeacute de roses avecleurs feuilles vertes  aux fenecirctres qui avaientvue sur la cour des rideaux de calicot orneacutesdrsquoune bande drsquoeacutetoffe rose  entre les deux croi-seacutees sous une haute glace longue une consoleen bois doreacute couverte drsquoun marbre sur laquelleeacutetait un vase de bleu de Segravevres ougrave elle met-tait des bouquets  et en face de la chemineacuteeune petite commode drsquoune charmante marque-terie et agrave dessus de marbre dit bregraveche drsquoAlepLe lit en vieille perse et agrave rideaux de persedoubleacutes de rose eacutetait un de ces lits agrave la du-chesse si communs au dix-huitiegraveme siegravecle etqui avait pour ornements une touffe de plumessculpteacutee au-dessus des quatre colonnettes can-neleacutees de chaque angle Une vieille penduleenfermeacutee dans une espegravece de monument eneacutecaille incrusteacute drsquoarabesques en ivoire deacutecoraitla chemineacutee dont le chambranle et les flam-beaux de marbre dont la glace et son tru-

meau agrave peinture en grisaille offraient un remar-quable ensemble de ton de couleur et de ma-niegravere Une grande armoire dont les battants of-fraient des paysages faits avec diffeacuterents boisdont quelques-uns avaient des teintes verteset qui ne se trouvent plus dans le commercecontenait sans doute son linge et ses robesIl respirait dans cette chambre un parfum duciel Lrsquoexact arrangement des choses attestaitun esprit drsquoordre un sens de lrsquoharmonie quicertes aurait saisi tout le monde mecircme unMinoret-Levrault On voyait surtout combienles choses qui lrsquoenvironnaient eacutetaient chegraveresagrave Ursule et combien elle se plaisait dans unechambre qui tenait pour ainsi dire agrave toute savie drsquoenfant et de jeune fille En passant tout enrevue par maintien le tuteur srsquoassurait que dela chambre drsquoUrsule on pouvait voir chez ma-dame de Portenduegravere Pendant la nuit il avaitmeacutediteacute sur la conduite qursquoil devait tenir avecUrsule relativement au secret surpris de cette

passion naissante Un interrogatoire le com-promettrait vis-agrave-vis de sa pupille Ou il ap-prouverait ou il deacutesapprouverait cet amour dans les deux cas sa position devenait fausseIl avait donc reacutesolu drsquoexaminer la situation res-pective du jeune Portenduegravere et drsquoUrsule poursavoir srsquoil devait combattre ce penchant avantqursquoil ne fucirct irreacutesistible Un vieillard pouvait seuldeacuteployer tant de sagesse Encore pantelant sousles atteintes de la veacuteriteacute des faits magneacutetiques iltournait sur lui-mecircme et regardait les moindreschoses de cette chambre il voulait jeter un coupdrsquoœil sur lrsquoalmanach suspendu au coin de lachemineacutee

― Ces vilains flambeaux sont trop lourdspour tes jolies menottes dit-il en prenant leschandeliers en marbre orneacutes de cuivre Il lessoupesa regarda lrsquoalmanach le prit et dit ― Ceci me semble bien laid aussi Pourquoigardes-tu cet almanach de facteur dans une sijolie chambre 

― Oh  laissez-le-moi mon parrain― Non tu en auras un autre demainIl descendit en emportant cette piegravece de

conviction srsquoenferma dans son cabinet cher-cha saint Savinien et trouva comme lrsquoavait ditla somnambule un petit point rouge devantle 19 octobre  il en vit eacutegalement un en facedu jour de saint Denis son patron agrave lui et de-vant saint Jean le patron du cureacute Ce pointgros comme la tecircte drsquoune eacutepingle la femme en-dormie lrsquoavait aperccedilu malgreacute la distance et lesobstacles Le vieillard meacutedita jusqursquoau soir surces eacuteveacutenements plus immenses encore pourlui que pour tout autre Il fallait se rendre agravelrsquoeacutevidence Une forte muraille srsquoeacutecroula pourainsi dire en lui-mecircme car il vivait appuyeacutesur deux bases  son indiffeacuterence en matiegraverede religion et sa deacuteneacutegation du magneacutetismeEn prouvant que les sens construction pure-ment physique organes dont tous les effetssrsquoexpliquaient eacutetaient termineacutes par quelques-

uns des attributs de lrsquoinfini le magneacutetisme ren-versait ou du moins lui paraissait renverser lapuissante argumentation de Spinosa  lrsquoinfini etle fini deux eacuteleacutements incompatibles selon cegrand homme se trouvaient lrsquoun dans lrsquoautreQuelque puissance qursquoil accordacirct agrave la divisibili-teacute agrave la mobiliteacute de la matiegravere il ne pouvait paslui reconnaicirctre des qualiteacutes quasi-divines En-fin il eacutetait devenu trop vieux pour rattacher cespheacutenomegravenes agrave un systegraveme pour les compareragrave ceux du sommeil de la vision de la lumiegravereToute sa science baseacutee sur les assertions delrsquoeacutecole de Locke et de Condillac eacutetait en ruinesEn voyant ses creuses idoles en piegraveces neacuteces-sairement son increacuteduliteacute chancelait Ainsi toutlrsquoavantage dans le combat de cette enfance ca-tholique contre cette vieillesse voltairienne al-lait ecirctre agrave Ursule Dans ce fort deacutemanteleacute surces ruines ruisselait une lumiegravere Du sein de cesdeacutecombres eacuteclatait la voix de la priegravere  Neacutean-moins lrsquoobstineacute vieillard chercha querelle agrave ses

doutes Encore qursquoil fucirct atteint au cœur il ne sedeacutecidait pas il luttait toujours contre Dieu Ce-pendant son esprit parut vacillant il ne fut plusle mecircme Devenu songeur outre mesure il li-sait les Penseacutees de Pascal il lisait la sublime His-toire des Variations de Bossuet il lisait Bonaldil lut saint Augustin  il voulut aussi parcou-rir les œuvres de Swedenborg et de feu Saint-Martin desquels lui avait parleacute lrsquohomme mys-teacuterieux Lrsquoeacutedifice bacircti chez cet homme par lemateacuterialisme craquait de toutes parts il ne fal-lait plus qursquoune secousse  et quand son cœurfut mucircr pour Dieu il tomba dans la vigne ceacute-leste comme tombent les fruits Plusieurs foisdeacutejagrave le soir en jouant avec le cureacute sa filleule agravecocircteacute drsquoeux il avait fait des questions qui relati-vement agrave ses opinions paraissaient singuliegraveresagrave lrsquoabbeacute Chaperon ignorant encore du travailinteacuterieur par lequel Dieu redressait cette belleconscience

― Croyez-vous aux apparitions demandalrsquoincreacutedule agrave son pasteur en interrompant lapartie

― Cardan un grand philosophe du seiziegravemesiegravecle a dit en avoir eu reacutepondit le cureacute

― Je connais toutes celles qui ont occupeacute lessavants je viens de relire Plotin Je vous inter-roge en ce moment comme catholique et vousdemande si vous pensez que lrsquohomme mortpuisse revenir voir les vivants

― Mais Jeacutesus est apparu aux apocirctres apregraves samort reprit le cureacute LrsquoEacuteglise doit avoir foi dansles apparitions de Notre Sauveur Quant auxmiracles nous nrsquoen manquons pas dit lrsquoabbeacuteChaperon en souriant voulez-vous connaicirctrele plus reacutecent  il a eu lieu pendant le dix-hui-tiegraveme siegravecle

― Bah ― Oui le bienheureux Marie-Alphonse de

Liguori a su bien loin de Rome la mort dupape au moment ougrave le Saint-Pegravere expirait et

il y a de nombreux teacutemoins de ce miracle Lesaint eacutevecircque entreacute en extase entendit les der-niegraveres paroles du souverain pontife et les reacutepeacutetadevant plusieurs personnes Le courrier char-geacute drsquoannoncer lrsquoeacuteveacutenement ne vint que trenteheures apregraves

― Jeacutesuite  reacutepondit le vieux Minoret en plai-santant je ne vous demande pas de preuves jevous demande si vous y croyez

― Je crois que lrsquoapparition deacutepend beaucoupde celui qui la voit dit le cureacute continuant agrave plai-santer lrsquoincreacutedule

― Mon ami je ne vous tends pas de pieacutegeque croyez-vous sur ceci 

― Je crois la puissance de Dieu infinie ditlrsquoabbeacute

― Quand je serai mort si je me reacuteconcilieavec Dieu je le prierai de me laisser vous appa-raicirctre dit le docteur en riant

― Crsquoest preacuteciseacutement la convention faiteentre Cardan et son ami reacutepondit le cureacute

― Ursule dit Minoret si jamais un danger temenaccedilait appelle-moi je viendrai

― Vous venez de dire en un seul mot la tou-chante eacuteleacutegie intituleacutee NEacuteEgraveRE drsquoAndreacute Cheacute-nier reacutepondit le cureacute Mais les poegravetes ne sontgrands que parce qursquoils savent revecirctir les faitsou les sentiments drsquoimages eacuteternellement vi-vantes

― Pourquoi parlez-vous de votre mort moncher parrain dit drsquoun ton douloureux la jeunefille nous ne mourrons pas nous autres chreacute-tiens notre tombe est le berceau de notre acircme

― Enfin dit le docteur en souriant il fautbien srsquoen aller de ce monde et quand je nrsquoy se-rai plus tu seras bien eacutetonneacutee de ta fortune

― Quand vous ne serez plus mon bon amima seule consolation sera de vous consacrer mavie

― Agrave moi mort ― Oui Toutes les bonnes œuvres que je

pourrai faire seront faites en votre nom pour

racheter vos fautes Je prierai Dieu tous lesjours afin drsquoobtenir de sa cleacutemence infinie qursquoilne punisse pas eacuteternellement les erreurs drsquounjour et qursquoil mette pregraves de lui parmi les acircmesdes bienheureux une acircme aussi belle aussipure que la vocirctre

Cette reacuteponse dite avec une candeur angeacute-lique prononceacutee drsquoun accent plein de certitudeconfondit lrsquoerreur et convertit Denis Minoretagrave la faccedilon de saint Paul Un rayon de lumiegravereinteacuterieure lrsquoeacutetourdit en mecircme temps que cettetendresse eacutetendue sur sa vie agrave venir lui fit venirles larmes aux yeux Ce subit effet de la gracircceeut quelque chose drsquoeacutelectrique Le cureacute joignitles mains et se leva troubleacute La petite surprisede son triomphe pleura Le vieillard se dressacomme si quelqursquoun lrsquoeucirct appeleacute regarda danslrsquoespace comme srsquoil y voyait une aurore  puisil fleacutechit le genou sur son fauteuil joignit lesmains et baissa les yeux vers la terre en hommeprofondeacutement humilieacute

― Mon Dieu  dit-il drsquoune voix eacutemue en re-levant son front si quelqursquoun peut obtenirma gracircce et mrsquoamener vers toi nrsquoest-ce pascette creacuteature sans tache  Pardonne agrave cettevieillesse repentie que cette glorieuse enfant tepreacutesente  Il eacuteleva mentalement son acircme agrave Dieule priant drsquoachever de lrsquoeacuteclairer par sa scienceapregraves lrsquoavoir foudroyeacute de sa gracircce il se tournavers le cureacute et lui tendant la main  ― Mon cherpasteur je redeviens petit je vous appartiens etvous livre mon acircme

Ursule couvrit de larmes joyeuses les mainsde son parrain en les lui baisant Le vieillard pritcette enfant sur ses genoux et la nomma gaie-ment sa marraine Le cureacute tout attendri reacutecitale Veni Creator dans une sorte drsquoeffusion reli-gieuse Cet hymne servit de priegravere du soir agrave cestrois chreacutetiens agenouilleacutes

― Qursquoy a-t-il  demanda la Bougival eacutetonneacutee― Enfin  mon parrain croit en Dieu reacutepon-

dit Ursule

― Ah  ma foi tant mieux il ne lui manquaitque ccedila pour ecirctre parfait srsquoeacutecria la vieille Bres-sane en se signant avec une naiumlveteacute seacuterieuse

― Cher docteur dit le bon precirctre vous au-rez compris bientocirct les grandeurs de la religionet la neacutecessiteacute de ses pratiques  vous trouverezsa philosophie dans ce qursquoelle a drsquohumain bienplus eacuteleveacutee que celle des esprits les plus auda-cieux

Le cureacute qui manifestait une joie presque en-fantine convint alors de cateacutechiser ce vieillarden confeacuterant avec lui deux fois par semaineAinsi la conversion attribueacutee agrave Ursule et agrave unesprit de calcul sordide fut spontaneacutee Le cu-reacute qui srsquoeacutetait abstenu pendant quatorze anneacuteesde toucher aux plaies de ce cœur tout en lesdeacuteplorant avait eacuteteacute solliciteacute comme on va queacute-rir le chirurgien en se sentant blesseacute Depuiscette scegravene tous les soirs les priegraveres pronon-ceacutees par Ursule avaient eacuteteacute faites en communDe moment en moment le vieillard avait senti

la paix succeacutedant en lui-mecircme aux agitationsEn ayant comme il le disait Dieu pour eacutedi-teur responsable des choses inexplicables sonesprit eacutetait agrave lrsquoaise Sa chegravere enfant lui reacutepondaitqursquoil se voyait bien agrave ceci qursquoil avanccedilait dans leroyaume de Dieu Pendant la messe il venaitde lire les priegraveres en y appliquant son enten-dement car il srsquoeacutetait eacuteleveacute dans une premiegravereconfeacuterence agrave la divine ideacutee de la communionentre tous les fidegraveles Ce vieux neacuteophyte avaitcompris le symbole eacuteternel attacheacute agrave cette nour-riture et que la Foi rend neacutecessaire quand il aeacuteteacute peacuteneacutetreacute dans son sens intime profond ra-dieux Srsquoil avait paru presseacute de revenir au logiscrsquoeacutetait pour remercier sa chegravere petite filleule delrsquoavoir fait entrer en religion selon la belle ex-pression du temps passeacute Aussi la tenait-il surses genoux dans son salon et la baisait-il sain-tement au front au moment ougrave salissant deleurs craintes ignobles une si sainte influenceses heacuteritiers collateacuteraux prodiguaient agrave Ursule

les outrages les plus grossiers Lrsquoempressementdu bonhomme agrave rentrer chez lui son preacuteten-du deacutedain pour ses proches ses mordantes reacute-ponses au sortir de lrsquoeacuteglise eacutetaient naturelle-ment attribueacutes par chacun des heacuteritiers agrave lahaine qursquoUrsule lui inspirait contre eux

Pendant que la filleule jouait agrave son parraindes variations sur la Derniegravere Penseacutee de Weberil se tramait dans la salle agrave manger de la maisonMinoret-Levrault un honnecircte complot qui de-vait avoir pour reacutesultat drsquoamener sur la scegraveneun des principaux personnages de ce drameLe deacutejeuner bruyant comme tous les deacutejeu-ners de province et animeacute par drsquoexcellents vinsqui arrivent agrave Nemours par le canal soit de laBourgogne soit de la Touraine dura plus dedeux heures Zeacutelie avait fait venir du coquillagedu poisson de mer et quelques rareteacutes gastro-nomiques afin de fecircter le retour de Deacutesireacute Lasalle agrave manger au milieu de laquelle la tableronde offrait un spectacle reacutejouissant avait lrsquoair

drsquoune salle drsquoauberge Satisfaite de la grandeurde ses communs Zeacutelie srsquoeacutetait bacircti un pavillonentre sa vaste cour et son jardin cultiveacute en leacute-gumes plein drsquoarbres fruitiers Tout chez elleeacutetait seulement propre et solide Lrsquoexemple deLevrault-Levrault avait eacuteteacute terrible pour le paysAussi deacutefendit-elle agrave son maicirctre-architecte dela jeter dans de pareilles sottises Cette salleeacutetait donc tendue drsquoun papier verni garnie dechaises en noyer de buffets en noyer orneacuteedrsquoun poecircle en faiumlence drsquoun cartel et drsquoun baro-megravetre Si la vaisselle eacutetait en porcelaine blanchecommune la table brillait par le linge et parune argenterie abondante Une fois le cafeacute servipar Zeacutelie qui allait et venait comme un grainde plomb dans une bouteille de vin de Cham-pagne car elle se contentait drsquoune cuisiniegravere quand Deacutesireacute le futur avocat eut eacuteteacute mis aufait du grand eacuteveacutenement de la matineacutee et de sesconseacutequences Zeacutelie ferma la porte et la parolefut donneacutee au notaire Dionis Par le silence qui

se fit et par les regards que chaque heacuteritier at-tacha sur cette face authentique il eacutetait facile dereconnaicirctre lrsquoempire que ces hommes exercentsur les familles

― Mes chers enfants dit-il votre oncleeacutetant neacute en 1746 a ses quatre-vingt-trois ansaujourdrsquohui  or les vieillards sont sujets agrave desfolies et cette petite

― Vipegravere srsquoeacutecria madame Massin― Miseacuterable  dit Zeacutelie― Ne lrsquoappelons que par son nom reprit

Dionis― Eh  bien crsquoest une voleuse dit madame

Creacutemiegravere― Une jolie voleuse reacutepliqua Deacutesireacute Mino-

ret― Cette petite Ursule reprit Dionis lui tient

au cœur Je nrsquoai pas attendu dans lrsquointeacuterecirct devous tous qui ecirctes mes clients agrave ce matin pourprendre des renseignements et voici ce que jesais sur cette jeune

― Spoliatrice srsquoeacutecria le receveur― Captatrice de succession  dit le greffier― Chut  mes amis dit le notaire ou je

prends mon chapeau je vous laisse et bonsoir― Allons papa srsquoeacutecria Minoret en lui ver-

sant un petit verre de rhum prenez  il est deRome mecircme Et allez il y a cent sous de guides

― Ursule est il est vrai la fille leacutegitime de Jo-seph Miroueumlt  mais son pegravere est le fils naturelde Valentin Miroueumlt beau-pegravere de votre oncleUrsule est donc la niegravece naturelle du docteurDenis Minoret Comme niegravece naturelle le tes-tament que ferait le docteur en sa faveur se-rait peut-ecirctre attaquable  et srsquoil lui laisse ainsisa fortune vous intenteriez agrave Ursule un procegravesassez mauvais pour vous car on peut soutenirqursquoil nrsquoexiste aucun lien de parenteacute entre Ursuleet le docteur  mais ce procegraves effraierait certesune jeune fille sans deacutefense et donnerait lieu agravequelque transaction

― La rigueur de la loi est si grande surles droits des enfants naturels dit le licencieacutede fraicircche date jaloux de montrer son savoirqursquoaux termes drsquoun arrecirct de la cour de cassa-tion du 7 juillet 1817 lrsquoenfant naturel ne peutrien reacuteclamer de son aiumleul naturel pas mecircmedes aliments Ainsi vous voyez qursquoon a eacutetendula parenteacute de lrsquoenfant naturel Lagrave loi poursuitlrsquoenfant naturel jusque dans sa descendance leacute-gitime car elle suppose que les libeacuteraliteacutes faitesaux petits-enfants srsquoadressent au fils naturel parinterposition de personne Ceci reacutesulte des ar-ticles 757 908 et 911 du Code civil rapprocheacutesAussi la Cour Royale de Paris le 26 deacutecembrede lrsquoanneacutee derniegravere a-t-elle reacuteduit un legs fait agravelrsquoenfant leacutegitime du fils naturel par lrsquoaiumleul quicertes en tant qursquoaiumleul eacutetait aussi eacutetranger pourle petit-fils naturel que le docteur en tant qursquoonpeut lrsquoecirctre relativement agrave Ursule

― Tout cela dit Goupil ne me paraicirct concer-ner que la question des libeacuteraliteacutes faites par les

aiumleux agrave la descendance naturelle  il ne srsquoagitpas du tout des oncles qui ne me paraissentavoir aucun lien de parenteacute avec les enfants leacute-gitimes de leurs beaux-fregraveres naturels Ursuleest une eacutetrangegravere pour le docteur Minoret Jeme souviens drsquoun arrecirct de la Cour Royale deColmar rendu en 1825 pendant que jrsquoachevaismon Droit et par lequel on a deacuteclareacute quelrsquoenfant naturel une fois deacuteceacutedeacute sa descendancene pouvait plus ecirctre lrsquoobjet drsquoune interpositionOr le pegravere drsquoUrsule est mort

Lrsquoargumentation de Goupil produisit ce quedans les comptes rendus des seacuteances leacutegislativesles journalistes deacutesignent par ces mots  Pro-fonde sensation

― Qursquoest-ce que cela signifie  srsquoeacutecria DionisQue le cas de libeacuteraliteacutes faites par lrsquooncle drsquounenfant naturel ne srsquoest pas encore preacutesenteacute de-vant les tribunaux  mais qursquoil srsquoy preacutesente et larigueur de la loi franccedilaise envers les enfants na-turels sera drsquoautant mieux appliqueacutee que nous

sommes dans un temps ougrave la religion est hono-reacutee Aussi puis-je reacutepondre que sur ce procegravesil y aurait transaction surtout quand on voussaurait deacutetermineacutes agrave conduire Ursule jusqursquoencour de cassation

Une joie drsquoheacuteritiers trouvant des monceauxdrsquoor eacuteclata par des sourires par des haut-le-corps par des gestes autour de la table qui nepermirent pas drsquoapercevoir une deacuteneacutegation deGoupil Puis agrave cet eacutelan le profond silence etlrsquoinquieacutetude succeacutedegraverent au premier mot dunotaire mot terrible  ― Mais 

Comme srsquoil eucirct tireacute le fil drsquoun de ces petitstheacuteacirctres dont tous les personnages marchentpar saccades au moyen drsquoun rouage Dionis vitalors tous les yeux braqueacutes sur lui tous les vi-sages rameneacutes agrave une pose unique

― Mais aucune loi ne peut empecirccher votreoncle drsquoadopter ou drsquoeacutepouser Ursule reprit-ilQuant agrave lrsquoadoption elle serait contesteacutee et vousauriez je crois gain de cause  les Cours Royales

ne badinent pas en matiegravere drsquoadoption et vousseriez entendus dans lrsquoenquecircte Le docteur abeau porter le cordon de Saint-Michel ecirctre of-ficier de la Leacutegion-drsquoHonneur et ancien meacutede-cin de lrsquoex-empereur il succomberait Mais sivous ecirctes avertis en cas drsquoadoption commentsauriez-vous le mariage  Le bonhomme est as-sez ruseacute pour aller se marier agrave Paris apregraves unan de domicile et reconnaicirctre agrave sa future parle contrat une dot drsquoun million Le seul actequi mette votre succession en danger est doncle mariage de la petite et de son oncle

Ici le notaire fit une pause― Il existe un autre danger dit encore Gou-

pil drsquoun air capable celui drsquoun testament fait agraveun tiers le pegravere Bongrand par exemple qui au-rait un fideacuteicommis relatif agrave mademoiselle Ur-sule Miroueumlt

― Si vous taquinez votre oncle reprit Dionisen coupant la parole agrave son maicirctre clerc si vousnrsquoecirctes pas tous excellents pour Ursule vous le

pousserez soit au mariage soit au fideacuteicom-mis dont vous parle Goupil  mais je ne le croispas capable de recourir au fideacuteicommis moyendangereux Quant au mariage il est facile delrsquoempecirccher Deacutesireacute nrsquoa qursquoagrave faire un doigt decour agrave la petite elle preacutefeacuterera toujours un char-mant jeune homme le coq de Nemours agrave unvieillard

― Ma megravere dit agrave lrsquooreille de Zeacutelie le fils dumaicirctre de poste autant alleacutecheacute par la sommeque par la beauteacute drsquoUrsule si je lrsquoeacutepousais nousaurions tout

― Es-tu fou  toi qui auras un jour cinquantemille livres de rentes et qui dois devenir deacute-puteacute  Tant que je serai vivante tu ne me cas-seras pas le cou par un sot mariage Sept centmille francs  la belle pousseacutee  La fille uniqueagrave monsieur le maire aura cinquante mille francsde rentes et mrsquoa deacutejagrave eacuteteacute proposeacutee

Cette reacuteponse ougrave pour la premiegravere fois desa vie sa megravere lui parlait avec rudesse eacuteteignit

en Deacutesireacute tout espoir de mariage avec la belleEsther car son pegravere et lui ne lrsquoemporteraientjamais sur la deacutecision eacutecrite dans les terriblesyeux bleus de Zeacutelie

― Heacute  mais dites donc monsieur Dionissrsquoeacutecria Creacutemiegravere agrave qui sa femme avait pous-seacute le coude si le bonhomme prenait la choseau seacuterieux et mariait sa pupille agrave Deacutesireacute en luidonnant la nue proprieacuteteacute de toute la fortuneadieu la succession  Et qursquoil vive encore cinqans notre oncle aura bien un million

― Jamais srsquoeacutecria Zeacutelie ni de ma vie ni demes jours Deacutesireacute nrsquoeacutepousera la fille drsquoun bacirc-tard une fille prise par chariteacute ramasseacutee sur laplace  Vertu de chou  mon fils doit repreacutesenterles Minoret agrave la mort de son oncle et les Mi-noret ont cinq cents ans de bonne bourgeoisieCela vaut la noblesse Soyez tranquilles lagrave-des-sus  Deacutesireacute se mariera quand nous saurons ceqursquoil peut devenir agrave la Chambre des Deacuteputeacutes

Cette hautaine deacuteclaration fut appuyeacutee parGoupil qui dit  ― Deacutesireacute doteacute de vingt-quatre mille livres de rentes deviendra ou Preacute-sident de Cour Royale ou procureur-geacuteneacuteralce qui megravene agrave la pairie  et un sot mariagelrsquoenfoncerait

Les heacuteritiers se parlegraverent tous alors les unsaux autres  mais ils se turent au coup de poingque Minoret frappa sur la table pour maintenirla parole au notaire

― Votre oncle est un brave et digne hommereprit Dionis Il se croit immortel  et commetous les gens drsquoesprit il se laissera surprendrepar la mort sans avoir testeacute Mon opinion estdonc pour le moment de le pousser agrave placer sescapitaux de maniegravere agrave rendre votre deacuteposses-sion difficile et lrsquooccasion srsquoen preacutesente Le pe-tit Portenduegravere est agrave Sainte-Peacutelagie eacutecroueacute pourcent et quelques mille francs de dettes Sa vieillemegravere le sait en prison elle pleure comme uneMadeleine et attend lrsquoabbeacute Chaperon agrave dicircner

sans doute pour causer avec lui de ce deacutesastreEh  bien jrsquoirai ce soir engager votre oncle agravevendre ses rentes cinq pour cent consolideacutes quisont agrave cent dix-huit et agrave precircter agrave madame dePortenduegravere sur sa ferme des Bordiegraveres et sursa maison la somme neacutecessaire pour deacutegagerlrsquoenfant prodigue Je suis dans mon rocircle de no-taire en lui parlant pour ce petit niais de Por-tenduegravere et il est tregraves-naturel que je veuille luifaire deacuteplacer ses rentes  jrsquoy gagne des actesdes ventes des affaires Si je puis devenir sonconseil je lui proposerai drsquoautres placementsen terre pour le surplus du capital et jrsquoen aidrsquoexcellents agrave mon Eacutetude Une fois sa fortunemise en proprieacuteteacutes fonciegraveres ou en creacuteances hy-potheacutecaires dans le pays elle ne srsquoenvolera pasfacilement On peut toujours faire naicirctre desembarras entre la volonteacute de reacutealiser et la reacuteali-sation

Les heacuteritiers frappeacutes de la justesse de cetteargumentation bien plus habile que celle de

monsieur Josse firent entendre des murmuresapprobatifs

― Entendez-vous donc bien dit le notaire enterminant pour garder votre oncle agrave Nemoursougrave il a ses habitudes ougrave vous pourrez le sur-veiller En donnant un amant agrave la petite vousempecircchez le mariage

― Mais si le mariage se faisait  dit Goupileacutetreint par une penseacutee ambitieuse

― Ce ne serait pas deacutejagrave si becircte car la perteserait chiffreacutee on saurait ce que le bonhommeveut lui donner reacutepondit le notaire Mais sivous lui lacircchez Deacutesireacute il peut bien lambiner lapetite jusqursquoagrave la mort du bonhomme Les ma-riages se font et se deacutefont

― Le plus court dit Goupil si le docteur doitvivre encore long-temps serait de la marier agraveun bon garccedilon qui vous en deacutebarrasserait en al-lant srsquoeacutetablir avec elle agrave Sens agrave Montargis agrave Or-leacuteans avec cent mille francs

Dionis Massin Zeacutelie et Goupil les seulestecirctes fortes de cette assembleacutee eacutechangegraverentquatre regards remplis de penseacutees

― Ce serait le ver dans la poire dit Zeacutelie agravelrsquooreille de Massin

― Pourquoi lrsquoa-t-on laisseacute venir  reacutepondit legreffier

― Ccedila trsquoirait  cria Deacutesireacute agrave Goupil  maispourrais-tu jamais te tenir assez proprementpour plaire au vieillard et agrave sa pupille 

― Tu ne te frottes pas le ventre avec un pa-nier dit le maicirctre de poste qui finit par com-prendre lrsquoideacutee de Goupil

Cette grosse plaisanterie eut un succegraves pro-digieux Le maicirctre-clerc examina les rieurs parun regard circulaire si terrible que le silence sereacutetablit aussitocirct

― Aujourdrsquohui dit Zeacutelie agrave Massin drsquooreille agraveoreille les notaires ne connaissent que leurs in-teacuterecircts  et si Dionis allait pour faire des actes semettre du cocircteacute drsquoUrsule 

― Je suis sucircr de lui reacutepondit le greffier enjetant agrave sa cousine un regard de ses petitsyeux malicieux Il allait ajouter  Jrsquoai de quoi leperdre  Mais il se retint ― Je suis tout agrave fait delrsquoavis de Dionis dit-il agrave haute voix

― Et moi aussi srsquoeacutecria Zeacutelie qui cependantsoupccedilonnait deacutejagrave le notaire drsquoune collusiondrsquointeacuterecircts avec le greffier

― Ma femme a voteacute  dit le maicirctre de posteen humant un petit verre quoique deacutejagrave sa facefucirct violaceacutee par la digestion du deacutejeuner et parune notable absorption de liquides

― Crsquoest tregraves-bien dit le percepteur― Jrsquoirai donc apregraves le dicircner  reprit Dionis― Si monsieur Dionis a raison dit madame

Creacutemiegravere agrave madame Massin il faut aller cheznotre oncle comme autrefois en soireacutee tous lesdimanches et faire tout ce que vient de nousdire monsieur Dionis

― Oui pour ecirctre reccedilus comme nous lrsquoeacutetions srsquoeacutecria Zeacutelie Apregraves tout nous avons plus de

quarante bonnes mille livres de rentes et il a re-fuseacute toutes nos invitations  nous le valons bienSi je ne sais pas faire des ordonnances je saismener ma barque moi 

― Comme je suis loin drsquoavoir quarante millelivres de rentes dit madame Massin un peu pi-queacutee je ne me soucie pas drsquoen perdre dix mille 

― Nous sommes ses niegraveces nous le soigne-rons  nous y verrons clair dit madame Creacute-miegravere et vous nous en saurez greacute quelque jourcousine

― Meacutenagez bien Ursule le vieux bonhommede Jordy lui a laisseacute ses eacuteconomies  fit le no-taire en levant son index droit agrave la hauteur desa legravevre

― Je vais me mettre sur mon cinquante et unsrsquoeacutecria Deacutesireacute

― Vous avez eacuteteacute aussi fort que Desroches leplus fort des avoueacutes de Paris dit Goupil agrave sonpatron en sortant de la Poste

― Et ils discutent nos honoraires  reacuteponditle notaire en souriant avec amertume

Les heacuteritiers qui reconduisaient Dionis etson premier clerc se trouvegraverent le visage as-sez allumeacute par le deacutejeuner tous agrave la sortie desvecircpres Selon les preacutevisions du notaire lrsquoabbeacuteChaperon donnait le bras agrave la vieille madamede Portenduegravere

― Elle lrsquoa traicircneacute agrave vecircpres srsquoeacutecria madameMassin en montrant agrave madame Creacutemiegravere Ur-sule et son parrain qui sortaient de lrsquoeacuteglise

― Allons lui parler dit madame Creacutemiegravere ensrsquoavanccedilant vers le vieillard

Le changement que la confeacuterence avait opeacute-reacute sur tous ces visages surprit le docteur Mi-noret Il se demanda la cause de cette amitieacutede commande et par curiositeacute favorisa la ren-contre drsquoUrsule et des deux femmes empresseacuteesde la saluer avec une affection exageacutereacutee et dessourires forceacutes

― Mon oncle nous permettrez-vous de ve-nir vous voir ce soir  dit madame CreacutemiegravereNous avons cru quelquefois vous gecircner  maisil y a bien long-temps que nos enfants ne vousont rendu leurs devoirs et voilagrave nos filles en acircgede faire connaissance avec notre chegravere Ursule

― Ursule est digne de son nom reacutepliqua ledocteur elle est tregraves-sauvage

― Laissez-nous lrsquoapprivoiser dit madameMassin Et puis tenez mon oncle ajouta cettebonne meacutenagegravere en essayant de cacher ses pro-jets sous un calcul drsquoeacuteconomie on nous a ditque votre chegravere filleule a un si beau talentsur le forteacute que nous serions bien enchanteacuteesde lrsquoentendre Madame Creacutemiegravere et moi noussommes assez disposeacutees agrave prendre son maicirctrepour nos petites  car srsquoil avait sept ou huiteacutelegraveves il pourrait mettre le prix de ses leccedilons agravela porteacutee de nos fortunes

― Volontiers dit le vieillard et cela se trou-vera drsquoautant mieux que je veux aussi donnerun maicirctre de chant agrave Ursule

― Eh  bien agrave ce soir mon oncle nous vien-drons avec votre petit-neveu Deacutesireacute que voilagravemaintenant avocat

― Agrave ce soir reacutepondit Minoret qui voulut peacute-neacutetrer ces petites acircmes

Les deux niegraveces serregraverent la main drsquoUrsule enlui disant avec une gracircce affecteacutee  ― Au revoir

― Oh  mon parrain vous lisez donc dansmon cœur srsquoeacutecria Ursule en jetant au vieillardun regard plein de remercicircments

― Tu as de la voix dit-il Et je veux te don-ner aussi des maicirctres de dessin et drsquoitalien Unefemme reprit le docteur en regardant Ursule aumoment ougrave il ouvrait la grille de sa maison doitecirctre eacuteleveacutee de maniegravere agrave se trouver agrave la hauteurde toutes les positions ougrave son mariage peut lamettre

Ursule devint rouge comme une cerise  sontuteur semblait penser agrave la personne agrave la-quelle elle pensait elle-mecircme En se sentantpregraves drsquoavouer au docteur le penchant involon-taire qui la portait agrave srsquooccuper de Savinien etagrave lui rapporter tous ses deacutesirs de perfectionelle alla srsquoasseoir sous le massif de plantes grim-pantes ougrave de loin elle se deacutetachait comme unefleur blanche et bleue

― Vous voyez bien mon parrain que vosniegraveces sont bonnes pour moi  elles ont eacuteteacute gen-tilles dit-elle en le voyant venir et pour lui don-ner le change sur les penseacutees qui la rendaientrecircveuse

― Pauvre petite srsquoeacutecria le vieillardIl eacutetala sur son bras la main drsquoUrsule en la

tapotant et lrsquoemmena le long de la terrasse aubord de la riviegravere ougrave personne ne pouvait lesentendre

― Pourquoi dites-vous pauvre petite ― Ne vois-tu pas qursquoelles te craignent 

― Et pourquoi ― Les heacuteritiers sont en ce moment tous in-

quiets de ma conversion ils lrsquoont sans douteattribueacutee agrave lrsquoempire que tu exerces sur moi etsrsquoimaginent que je les frustrerai de ma succes-sion pour trsquoenrichir

― Mais ce ne sera pas  dit naiumlvement Ur-sule en regardant son parrain

― Oh  divine consolation de mes vieuxjours dit le vieillard qui enleva de terre sa pu-pille et la baisa sur les deux joues Crsquoest bienpour elle et non pour moi mon Dieu  que jevous ai prieacute tout agrave lrsquoheure de me laisser vivrejusqursquoau jour ougrave je lrsquoaurai confieacutee agrave quelque bonecirctre digne drsquoelle Tu verras mon petit ange lescomeacutedies que les Minoret les Creacutemiegravere et lesMassin vont venir jouer ici Tu veux embellir etprolonger ma vie toi  Eux ils ne pensent qursquoagravema mort

― Dieu nous deacutefend de haiumlr mais si celaest  Oh  je les meacuteprise bien fit Ursule

― Le dicircner cria la Bougival du haut du per-ron qui du cocircteacute du jardin se trouvait au bout ducorridor

Ursule et son tuteur eacutetaient au dessert dansla jolie salle agrave manger deacutecoreacutee de peintureschinoises en faccedilon de laque la ruine de Le-vrault-Levrault lorsque le juge de paix se preacute-senta  le docteur lui offrit telle eacutetait sa grandemarque drsquointimiteacute une tasse de son cafeacute Mokameacutelangeacute de cafeacute Bourbon et de cafeacute Martiniquebrucircleacute moulu fait par lui-mecircme dans une cafe-tiegravere drsquoargent dite agrave la Chaptal

― Eh  bien dit Bongrand en relevant seslunettes et regardant le vieillard drsquoun air nar-quois la ville est en lrsquoair votre apparition agravelrsquoeacuteglise a reacutevolutionneacute vos parents Vous laissezvotre fortune aux precirctres aux pauvres Vous lesavez remueacutes et ils se remuent ah  Jrsquoai vu leurpremiegravere eacutemeute sur la place ils eacutetaient affaireacutescomme des fourmis agrave qui lrsquoon a pris leurs œufs

― Que te disais-je Ursule  srsquoeacutecria levieillard Au risque de te peiner mon enfant nedois-je pas trsquoapprendre agrave connaicirctre le monde ette mettre en garde contre des inimitieacutes immeacute-riteacutees 

― Je voudrais vous dire un mot agrave ce sujetreprit Bongrand en saisissant cette occasion deparler agrave son vieil ami de lrsquoavenir drsquoUrsule

Le docteur mit un bonnet de velours noir sursa tecircte blanche le juge de paix garda son cha-peau pour se garantir de la fraicirccheur et tousdeux ils se promenegraverent le long de la terrasse endiscutant les moyens drsquoassurer agrave Ursule ce queson parrain voudrait lui donner Le juge de paixconnaissait lrsquoopinion de Dionis sur lrsquoinvaliditeacutedrsquoun testament fait par le docteur en faveurdrsquoUrsule car Nemours se preacuteoccupait trop dela succession Minoret pour que cette questionnrsquoeucirct pas eacuteteacute agiteacutee entre les jurisconsultes de laville Bongrand avait deacutecideacute qursquoUrsule Miroueumlteacutetait une eacutetrangegravere agrave lrsquoeacutegard du docteur Mino-

ret mais il sentait bien que lrsquoesprit de la leacutegisla-tion repoussait de la famille les superfeacutetationsilleacutegitimes Les reacutedacteurs du code nrsquoavaientpreacutevu que la faiblesse des pegraveres et des megraverespour les enfants naturels sans imaginer que desoncles ou des tantes eacutepouseraient la tendressede lrsquoenfant naturel en faveur de sa descendanceEacutevidemment il se rencontrait une lacune dansla loi

― En tout autre pays dit-il au docteur enachevant de lui exposer lrsquoeacutetat de la jurispru-dence que Goupil Dionis et Deacutesireacute venaientdrsquoexpliquer aux heacuteritiers Ursule nrsquoaurait rienagrave craindre  elle est fille leacutegitime et lrsquoincapaciteacutede son pegravere ne devrait avoir drsquoeffet qursquoagrave lrsquoeacutegardde la succession de Valentin Miroueumlt votrebeau-pegravere  mais en France la magistratureest malheureusement tregraves-spirituelle et conseacute-quentielle elle recherche lrsquoesprit de la loi Desavocats parleront morale et deacutemontreront quela lacune du code vient de la bonhomie des leacute-

gislateurs qui nrsquoont pas preacutevu le cas mais quinrsquoen ont pas moins eacutetabli un principe Le pro-cegraves sera long et dispendieux Avec Zeacutelie on iraitjusqursquoen cour de cassation et je ne suis pas sucircrdrsquoecirctre encore vivant quand ce procegraves se fera

― Le meilleur des procegraves ne vaut encore riensrsquoeacutecria le docteur Je vois deacutejagrave des meacutemoires surcette question  Jusqursquoagrave quel degreacute lrsquoincapaciteacutequi en matiegravere de succession frappe les enfantsnaturels doit-elle srsquoeacutetendre  et la gloire drsquounbon avocat consiste agrave gagner de mauvais pro-cegraves

― Ma foi dit Bongrand je nrsquooseraisprendre sur moi drsquoaffirmer que les magis-trats nrsquoeacutetendraient pas le sens de la loi danslrsquointention drsquoeacutetendre la protection accordeacutee aumariage base eacuteternelle des socieacuteteacutes

Sans se prononcer sur ses intentions levieillard rejeta le fideacuteicommis Mais quant agrave lavoie drsquoun mariage que Bongrand lui proposade prendre pour assurer sa fortune agrave Ursule 

― Pauvre petite  srsquoeacutecria le docteur Je suis ca-pable de vivre encore quinze ans que devien-drait-elle 

― Eh  bien que comptez-vous donc faire dit Bongrand

― Nous y penserons je verrai reacutepondit levieux docteur eacutevidemment embarrasseacute de reacute-pondre

En ce moment Ursule vint annoncer auxdeux amis que Dionis demandait agrave parler audocteur

― Deacutejagrave Dionis  srsquoeacutecria Minoret en regardantle juge de paix ― Oui reacutepondit-il agrave Ursuleqursquoil entre

― Je gagerais mes lunettes contre une allu-mette qursquoil est le paravent de vos heacuteritiers  ilsont deacutejeuneacute tous agrave la Poste avec Dionis il srsquoy estmachineacute quelque chose

Le notaire ameneacute par Ursule arriva jusqursquoaufond du jardin Apregraves les salutations etquelques phrases insignifiantes Dionis obtint

un moment drsquoaudience particuliegravere Ursule etBongrand se retiregraverent au salon

― Nous y penserons  Je verrai  se disaiten lui-mecircme Bongrand en reacutepeacutetant les der-niegraveres paroles du docteur Voilagrave le mot des gensdrsquoesprit  la mort les surprend et ils laissentdans lrsquoembarras les ecirctres qui leur sont chers 

La deacutefiance que les hommes drsquoeacutelite inspirentaux gens drsquoaffaires est remarquable  ils ne leuraccordent pas le moins en leur reconnaissant leplus Mais peut-ecirctre cette deacutefiance est-elle uneacuteloge  En leur voyant habiter le sommet deschoses humaines les gens drsquoaffaires ne croientpas les hommes supeacuterieurs capables de des-cendre aux infiniment petits des deacutetails quide mecircme que les inteacuterecircts en finance et les mi-croscopiques en science naturelle finissent pareacutegaler les capitaux et par former des mondesErreur  lrsquohomme de cœur et lrsquohomme de geacutenievoient tout Bongrand piqueacute du silence que ledocteur avait gardeacute mais mucirc [mu] sans doute

par lrsquointeacuterecirct drsquoUrsule et le croyant compromisreacutesolut de la deacutefendre contre les heacuteritiers Ileacutetait deacutesespeacutereacute de ne rien savoir de cet entretiendu vieillard avec Dionis

― Quelque pure que soit Ursule pensa-t-ilen lrsquoexaminant il est un point sur lequel lesjeunes filles ont coutume de faire agrave elles seulesla jurisprudence et la morale Essayons  ― LesMinoret-Levrault dit-il agrave Ursule en raffermis-sant ses lunettes sont capables de vous deman-der en mariage pour leur fils

La pauvre petite pacirclit  elle eacutetait trop bien eacutele-veacutee elle avait une trop sainte deacutelicatesse pouraller eacutecouter ce qui se disait entre Dionis et sononcle  mais apregraves une petite deacutelibeacuteration in-time elle crut pouvoir se montrer en pensantque si elle eacutetait de trop son parrain le lui feraitsentir Le pavillon chinois ougrave se trouvait le cabi-net du docteur avait les persiennes de sa porte-fenecirctre ouvertes Ursule inventa drsquoaller tout yfermer elle-mecircme Elle srsquoexcusa de laisser seul

au salon le juge de paix qui lui dit en souriant ― Faites  faites 

Ursule arriva sur les marches du perron parougrave lrsquoon descendait du pavillon chinois au jar-din et y resta pendant quelques minutes ma-nœuvrant les persiennes avec lenteur et regar-dant le coucher du soleil Elle entendit alorscette reacuteponse faite par le docteur qui venait versle pavillon chinois

― Mes heacuteritiers seraient enchanteacutes de mevoir des biens-fonds des hypothegraveques  ilssrsquoimaginent que ma fortune serait beaucoupplus en sucircreteacute  je devine tout ce qursquoils se disentet peut-ecirctre venez-vous de leur part  Appre-nez mon cher monsieur que mes dispositionssont irreacutevocables Mes heacuteritiers auront le capi-tal de la fortune que jrsquoai apporteacutee ici qursquoils setiennent pour avertis et me laissent tranquilleSi lrsquoun drsquoeux deacuterangeait quelque chose agrave ce queje crois devoir faire pour cet enfant (il deacutesignasa filleule) je reviendrais de lrsquoautre monde pour

les tourmenter  Ainsi monsieur Savinien dePortenduegravere peut bien rester en prison si lrsquooncompte sur moi pour lrsquoen tirer ajouta le doc-teur Je ne vendrai point mes rentes

En entendant ce dernier fragment de phraseUrsule eacuteprouva la premiegravere et la seule douleurqui lrsquoeucirct atteinte elle appuya son front agrave la per-sienne en srsquoy attachant pour se soutenir

― Mon Dieu  qursquoa-t-elle  srsquoeacutecria le vieuxmeacutedecin elle est sans couleur Une pareilleeacutemotion apregraves dicircner peut la tuer Il eacutetendit lebras pour prendre Ursule qui tombait presqueeacutevanouie ― Adieu monsieur laissez-moi dit-il au notaire

Il transporta sa filleule sur une immense ber-gegravere du temps de Louis XV qui se trouvait dansson cabinet saisit un flacon drsquoeacutether au milieude sa pharmacie et le lui fit respirer

― Remplacez-moi mon ami dit-il agrave Bon-grand effrayeacute je veux rester seul avec elle

Le juge de paix reconduisit le notaire jusqursquoagravela grille en lui demandant sans y mettre aucunempressement  ― Qursquoest-il donc arriveacute agrave Ur-sule 

― Je ne sais pas reacutepondit monsieur DionisElle eacutetait sur les marches agrave nous eacutecouter  etquand son oncle mrsquoa refuseacute de precircter la sommeneacutecessaire au jeune Portenduegravere qui est en pri-son pour dettes car il nrsquoa pas eu comme mon-sieur du Rouvre un monsieur Bongrand pourle deacutefendre elle a pacircli chanceleacute Lrsquoaimerait-elle  Y aurait-il entre eux

― Agrave quinze ans  reacutepliqua Bongrand en in-terrompant Dionis

― Elle est neacutee en feacutevrier 1814 elle aura seizeans dans quatre mois

― Elle nrsquoa jamais vu le voisin reacutepondit lejuge de paix Non crsquoest une crise

― Une crise de cœur reacutepliqua le notaireLe notaire eacutetait assez enchanteacute de cette deacute-

couverte qui devait empecirccher le redoutable

mariage in extremis par lequel le docteur pou-vait frustrer ses heacuteritiers  tandis que Bongrandvoyait ses chacircteaux en Espagne deacutemolis  depuislong-temps il pensait agrave marier son fils avec Ur-sule

― Si la pauvre enfant aimait ce garccedilon ce se-rait un malheur pour elle  madame de Porten-duegravere est bretonne et enticheacutee de noblesse reacute-pondit le juge de paix apregraves une pause

― Heureusement pour lrsquohonneur des Por-tenduegravere reacutepliqua le notaire qui faillit se laisserdeviner

Rendons au brave et honnecircte juge de paix lajustice de dire qursquoen venant de la grille au sa-lon il abandonna non sans douleur pour sonfils lrsquoespeacuterance qursquoil avait caresseacutee de pouvoirun jour nommer Ursule sa fille Il comptaitdonner six mille livres de rentes agrave son fils le jourougrave il serait nommeacute substitut  et si le docteureucirct voulu doter Ursule de cent mille francs cesdeux jeunes gens devaient ecirctre la perle des meacute-

nages  son Eugegravene eacutetait un loyal et charmantgarccedilon Peut-ecirctre avait-il un peu trop vanteacute cetEugegravene et la deacutefiance du vieux Minoret ve-nait-elle de lagrave

― Je me rabattrai sur la fille du maire pen-sa Bongrand Mais Ursule sans dot vaut mieuxque mademoiselle Levrault-Creacutemiegravere avec sonmillion Maintenant il faut manœuvrer pourfaire eacutepouser agrave Ursule ce petit Portenduegravere sitoutefois elle lrsquoaime

Apregraves avoir fermeacute la porte du cocircteacute de la bi-bliothegraveque et celle du jardin le docteur avaitameneacute sa pupille agrave la fenecirctre qui donnait sur lebord de lrsquoeau

― Qursquoas-tu cruelle enfant  lui dit-il Tavie est ma vie Sans ton sourire que devien-drais-je 

― Savinien en prison reacutepondit-elleApregraves ces mots un torrent de larmes sortit

de ses yeux et les sanglots vinrent

― Elle est sauveacutee pensa le vieillard qui lui tacirc-tait le pouls avec une anxieacuteteacute de pegravere Heacutelas  ellea toute la sensibiliteacute de ma pauvre femme sedit-il en allant prendre un steacutethoscope qursquoil mitsur le cœur drsquoUrsule en y appliquant son oreilleAllons tout va bien  se dit-il ― Je ne savaispas mon cœur que tu lrsquoaimasses autant deacutejagravereprit-il en la regardant Mais pense avec moicomme avec toi-mecircme et raconte-moi tout cequi srsquoest passeacute entre vous deux

― Je ne lrsquoaime pas mon parrain nous nenous sommes jamais rien dit reacutepondit-elleen sanglotant Mais apprendre que ce pauvrejeune homme est en prison et savoir que vousrefusez durement de lrsquoen tirer vous si bon 

― Ursule mon bon petit ange si tu nelrsquoaimes pas pourquoi fais-tu devant le jour desaint Savinien un point rouge comme devantle jour de saint Denis  Allons raconte-moi lesmoindres eacuteveacutenements de cette affaire de cœur

Ursule rougit retint quelques larmes et il sefit entre elle et son oncle un moment de silence

― As-tu peur de ton pegravere de ton ami de tamegravere de ton meacutedecin de ton parrain dont lecœur a eacuteteacute depuis quelques jours rendu plustendre encore qursquoil ne lrsquoeacutetait

― Eh  bien cher parrain reprit-elle je vaisvous ouvrir mon acircme Au mois de mai mon-sieur Savinien est venu voir sa megravere Jusqursquoagrave cevoyage je nrsquoavais jamais fait la moindre atten-tion agrave lui Quand il est parti pour demeurer agraveParis jrsquoeacutetais une enfant et ne voyais je vous lejure aucune diffeacuterence entre un jeune hommeet vous autres si ce nrsquoest que je vous aimaissans imaginer jamais pouvoir aimer mieux quique ce soit Monsieur Savinien est arriveacute parla malle la veille du jour de la fecircte de sa megraveresans que nous le sussions Agrave sept heures du ma-tin apregraves avoir dit mes priegraveres en ouvrant lafenecirctre pour donner de lrsquoair agrave ma chambre jevois les fenecirctres de la chambre de monsieur Sa-

vinien ouvertes et monsieur Savinien en robede chambre occupeacute agrave se faire la barbe et met-tant agrave ses mouvements une gracircce enfin je lrsquoaitrouveacute gentil Il a peigneacute ses moustaches noiressa virgule sous le menton et jrsquoai vu son coublanc rond Faut-il vous dire tout  je mesuis aperccedilue que ce cou si frais ce visage et cesbeaux cheveux noirs eacutetaient bien diffeacuterents desvocirctres quand je vous regardais vous faisant labarbe Il mrsquoa monteacute je ne sais drsquoougrave comme unevapeur par vagues au cœur dans le gosier agrave latecircte et si violemment que je me suis assise Jene pouvais me tenir debout je tremblais Maisjrsquoavais tant envie de le revoir que je me suismise sur la pointe des pieds il mrsquoa vue alors etmrsquoa pour plaisanter envoyeacute du bout des doigtsun baiser et

― Et ― Et reprit-elle je me suis cacheacutee aussi

honteuse qursquoheureuse sans mrsquoexpliquer pour-quoi jrsquoavais honte de ce bonheur Ce mouve-

ment qui mrsquoeacuteblouissait lrsquoacircme en y amenant jene sais quelle puissance srsquoest renouveleacute toutesles fois qursquoen moi-mecircme je revoyais cette jeunefigure Enfin je me plaisais agrave retrouver cetteeacutemotion quelque violente qursquoelle fucirct En allantagrave la messe une force invincible mrsquoa pousseacuteeagrave regarder monsieur Savinien donnant le brasagrave sa megravere  sa deacutemarche ses vecirctements toutjusqursquoau bruit de ses bottes sur le paveacute me pa-raissait joli La moindre chose de lui sa mainsi finement ganteacutee exerccedilait sur moi commeun charme Cependant jrsquoai eu la force de nepas penser agrave lui pendant la messe Agrave la sor-tie je suis resteacutee dans lrsquoeacuteglise de maniegravere agravelaisser partir madame de Portenduegravere la pre-miegravere et agrave marcher ainsi apregraves lui Je ne sau-rais vous exprimer combien ces petits arran-gements mrsquointeacuteressaient En rentrant quand jeme suis retourneacutee pour fermer la grille

― Et la Bougival  dit le docteur

― Oh  je lrsquoavais laisseacutee aller agrave sa cuisine ditnaiumlvement Ursule Jrsquoai donc pu voir naturelle-ment monsieur Savinien planteacute sur ses jambeset me contemplant Oh  parrain je me suis sen-tie si fiegravere en croyant remarquer dans ses yeuxune sorte de surprise et drsquoadmiration que jene sais pas ce que jrsquoaurais fait pour lui fournirlrsquooccasion de me regarder Il mrsquoa sembleacute que jene devais plus deacutesormais mrsquooccuper que de luiplaire Son regard est maintenant la plus doucereacutecompense de mes bonnes actions Depuis cemoment je songe agrave lui sans cesse et malgreacute moiMonsieur Savinien est reparti le soir je ne lrsquoaiplus revu la rue des Bourgeois mrsquoa paru videet il a comme emporteacute mon cœur avec lui sansle savoir

― Voilagrave tout  dit le docteur― Tout mon parrain dit-elle avec un soupir

ougrave le regret de ne pas avoir agrave en dire davantageeacutetait eacutetouffeacute sous la douleur du moment

― Ma chegravere petite dit le docteur en asseyantUrsule sur ses genoux tu vas attraper tes seizeans bientocirct et ta vie de femme va commen-cer Tu es entre ton enfance beacutenie qui cesseet les agitations de lrsquoamour qui te feront uneexistence orageuse car tu as le systegraveme ner-veux drsquoune exquise sensibiliteacute Ce qui trsquoarrivecrsquoest lrsquoamour ma fille dit le vieillard avec uneexpression de profonde tristesse crsquoest lrsquoamourdans sa sainte naiumlveteacute lrsquoamour comme il doitecirctre  involontaire rapide venu comme un vo-leur qui prend tout oui tout  Et je mrsquoy at-tendais Jrsquoai bien observeacute les femmes et saisque si chez la plupart lrsquoamour ne srsquoemparedrsquoelles qursquoapregraves bien des teacutemoignages des mi-racles drsquoaffection si celles-lagrave ne rompent leursilence et ne cegravedent que vaincues  il en estdrsquoautres qui sous lrsquoempire drsquoune sympathieexplicable aujourdrsquohui par les fluides magneacute-tiques sont envahies en un instant Je puis tele dire aujourdrsquohui  aussitocirct que jrsquoai vu la char-

mante femme qui portait ton nom jrsquoai sen-ti que je lrsquoaimerais uniquement et fidegravelementsans savoir si nos caractegraveres si nos personnesse conviendraient Y a-t-il en amour une se-conde vue  Quelle reacuteponse faire apregraves avoirvu tant drsquounions ceacuteleacutebreacutees sous les auspicesdrsquoun si ceacuteleste contrat plus tard briseacutees engen-drant des haines presque eacuteternelles des reacutepul-sions absolues  Les sens peuvent pour ainsidire srsquoappreacutehender et les ideacutees ecirctre en deacutesac-cord  et peut-ecirctre certaines personnes vivent-elles plus par les ideacutees que par le corps  Aucontraire souvent les caractegraveres srsquoaccordent etles personnes se deacuteplaisent Ces deux pheacuteno-megravenes si diffeacuterents qui rendraient raison debien des malheurs deacutemontrent la sagesse deslois qui laissent aux parents la haute main surle mariage de leurs enfants  car une jeune filleest souvent la dupe de lrsquoune de ces deux hal-lucinations Aussi ne te blacircmeacute-je pas Les sen-sations que tu eacuteprouves ce mouvement de ta

sensibiliteacute qui se preacutecipite de son centre en-core inconnu sur ton cœur et sur ton intelli-gence ce bonheur avec lequel tu penses agrave Sa-vinien tout est naturel Mais mon enfant ado-reacute comme te lrsquoa dit notre bon abbeacute Chaperonla Socieacuteteacute demande le sacrifice de beaucoup depenchants naturels Autres sont les destineacutees delrsquohomme autres sont celles de la femme Jrsquoaipu choisir Ursule Miroueumlt pour femme et ve-nir agrave elle en lui disant combien je lrsquoaimais  tan-dis qursquoune jeune fille ment agrave ses vertus en solli-citant lrsquoamour de celui qursquoelle aime  la femmenrsquoa pas comme nous la faculteacute de poursuivreau grand jour lrsquoaccomplissement de ses vœux[veux] Aussi la pudeur est-elle chez vous etsurtout chez toi la barriegravere infranchissable quigarde les secrets de votre cœur Ton heacutesitationagrave me confier tes premiegraveres eacutemotions mrsquoa dit as-sez que tu souffrirais les plus cruelles torturesplutocirct que drsquoavouer agrave Savinien

― Oh  oui dit-elle

― Mais mon enfant tu dois faire plus  tudois reacuteprimer les mouvements de ton cœur lesoublier

― Pourquoi ― Parce que mon petit ange tu ne dois

aimer que lrsquohomme qui sera ton mari  etquand mecircme monsieur Savinien de Porten-duegravere trsquoaimerait

― Je nrsquoy ai pas encore penseacute― Eacutecoute-moi  Quand mecircme il trsquoaimerait

quand sa megravere me demanderait ta main pourlui je ne consentirais agrave ce mariage qursquoapregravesavoir soumis Savinien agrave un long et mucircr exa-men Sa conduite vient de le rendre suspect agravetoutes les familles et de mettre entre les heacuteri-tiegraveres et lui des barriegraveres qui tomberont diffici-lement

Un sourire drsquoange seacutecha les pleurs drsquoUrsulequi dit  ― Agrave quelque chose malheur est bon Le docteur fut sans reacuteponse agrave cette naiumlveteacute― Qursquoa-t-il fait mon parrain  reprit-elle

― En deux ans mon petit ange il a fait agrave Pa-ris pour cent vingt mille francs de dettes  Il aeu la sottise de se laisser coffrer agrave Sainte-Peacute-lagie maladresse qui deacuteconsidegravere agrave jamais unjeune homme par le temps qui court Un dis-sipateur capable de plonger une pauvre megraveredans la douleur et la misegravere fait comme tonpauvre pegravere mourir sa femme de deacutesespoir 

― Croyez-vous qursquoil puisse se corriger  de-manda-t-elle

― Si sa megravere paye pour lui il se sera mis surla paille et je ne sais pas de pire correction pourun noble que drsquoecirctre sans fortune

Cette reacuteponse rendit Ursule pensive  elle es-saya ses larmes et dit agrave son parrain  ― Si vouspouvez le sauver sauvez-le mon parrain  ceservice vous donnera le droit de le conseiller vous lui ferez des remontrances

― Et dit le docteur en imitant le parlerdrsquoUrsule il pourra venir ici la vieille dame yviendra nous les verrons et

― Je ne songe en ce moment qursquoagrave lui-mecircmereacutepondit Ursule en rougissant

― Ne pense plus agrave lui ma pauvre enfant crsquoest une folie  dit gravement le docteur Ja-mais madame de Portenduegravere une Kergaroueumltnrsquoeucirct-elle que trois cents livres par an pourvivre ne consentirait au mariage du vicomteSavinien de Portenduegravere petit-neveu du feucomte de Portenduegravere lieutenant-geacuteneacuteral desarmeacutees navales du roi et fils du vicomte dePortenduegravere capitaine de vaisseau avec qui avec Ursule Miroueumlt fille drsquoun musicien de reacute-giment sans fortune et dont le pegravere heacutelas  voi-ci le moment de te le dire eacutetait le bacirctard drsquounorganiste de mon beau-pegravere

― Ocirc mon parrain  vous avez raison  nous nesommes eacutegaux que devant Dieu Je ne songe-rai plus agrave lui que dans mes priegraveres dit-elle aumilieu des sanglots que cette reacuteveacutelation excitaDonnez-lui tout ce que vous me destinez De

quoi peut avoir besoin une pauvre fille commemoi  En prison lui 

― Offre agrave Dieu toutes tes mortifications etpeut-ecirctre nous viendra-t-il en aide

Le silence reacutegna pendant quelques instantsQuand Ursule qui nrsquoosait regarder son parrainleva les yeux sur lui son cœur fut profondeacute-ment remueacute lorsqursquoelle vit des larmes roulantsur ses joues fleacutetries Les pleurs des vieillardssont aussi terribles que ceux des enfants sontnaturels

― Qursquoavez-vous  mon Dieu  dit-elle en sejetant agrave ses pieds et lui baisant les mains Nrsquoecirctes-vous pas sucircr de moi 

― Moi qui voudrais satisfaire agrave tous tesvœux je suis obligeacute de te causer la premiegraveregrande douleur de ta vie  Je souffre autant quetoi Je nrsquoai pleureacute qursquoagrave la mort de mes enfantset agrave celle drsquoUrsule Tiens je ferai tout ce que tuvoudras srsquoeacutecria-t-il

Agrave travers ses larmes Ursule jeta sur son par-rain un regard qui fut comme un eacuteclair Ellesourit

― Allons au salon et sache te garder le secretagrave toi-mecircme sur tout ceci ma petite dit le doc-teur eu laissant sa filleule dans son cabinet

Ce pegravere se sentit si faible contre ce divin sou-rire qursquoil allait dire un mot drsquoespeacuterance et trom-per ainsi sa filleule

En ce moment madame de Portenduegravereseule avec le cureacute dans sa froide petite salle aurez-de-chausseacutee avait fini de confier ses dou-leurs agrave ce bon precirctre son seul ami Elle tenait agravela main des lettres que lrsquoabbeacute Chaperon venaitde lui rendre apregraves les avoir lues et qui avaientmis ses misegraveres au comble Assise dans sa ber-gegravere drsquoun cocircteacute de la table carreacutee ougrave se voyaientles restes du dessert la vieille dame regardait lecureacute qui de lrsquoautre cocircteacute ramasseacute dans son fau-teuil se caressait le menton par ce geste com-mun aux valets de theacuteacirctre aux matheacutematiciens

aux precirctres et qui trahit quelque meacuteditationsur un problegraveme difficile agrave reacutesoudre

Cette petite salle eacuteclaireacutee par deux fenecirctressur la rue et garnie de boiseries peintes en griseacutetait si humide que les panneaux du bas of-fraient aux regards les fendillements geacuteomeacute-triques du bois pourri quand il nrsquoest plus main-tenu que par la peinture Le carreau rouge etfrotteacute par lrsquounique servante de la vieille dameexigeait devant chaque siegravege de petits rondsen sparteries sur lrsquoun desquels lrsquoabbeacute tenait sespieds Les rideaux de vieux damas vert-clairagrave fleurs vertes eacutetaient tireacutes et les persiennesavaient eacuteteacute fermeacutees Deux bougies eacuteclairaientla table tout en laissant la chambre dans leclair-obscur Est-il besoin de dire qursquoentre lesdeux fenecirctres un beau pastel de Latour mon-trait le fameux amiral de Portenduegravere le rivaldes Suffren des Kergaroueumlt des Guichen et desSimeuse Sur la boiserie en face de la chemi-neacutee on apercevait le vicomte de Portenduegravere

et la megravere de la vieille dame une Kergaroueumlt-Ploeumlgat Savinien avait donc pour grand-onclele vice-amiral de Kergaroueumlt et pour cousinle comte de Portenduegravere petit-fils de lrsquoamirallrsquoun et lrsquoautre fort riches Le vice-amiral deKergaroueumlt habitait Paris et le comte de Por-tenduegravere le chacircteau de ce nom dans le Dauphi-neacute Son cousin le comte repreacutesentait la brancheaicircneacutee et Savinien eacutetait le seul rejeton du cadetde Portenduegravere Le comte acircgeacute de plus de qua-rante ans marieacute agrave une femme riche avait troisenfants Sa fortune accrue de plusieurs heacuteri-tages se montait dit-on agrave soixante mille livresde rentes Deacuteputeacute de lrsquoIsegravere il passait ses hi-vers agrave Paris ougrave il avait racheteacute lrsquohocirctel de Por-tenduegravere avec les indemniteacutes que lui valait laloi Villegravele Le vice-amiral de Kergaroueumlt avaitreacutecemment eacutepouseacute sa niegravece mademoiselle deFontaine uniquement pour lui assurer sa for-tune Les fautes du vicomte devaient donc luifaire perdre deux puissantes protections Jeune

et joli garccedilon si Savinien fucirct entreacute dans la ma-rine avec son nom et appuyeacute par un amiralpar un deacuteputeacute peut-ecirctre agrave vingt-trois ans eucirct-il eacuteteacute deacutejagrave lieutenant de vaisseau  mais sa megravereopposeacutee agrave ce que son fils unique se destinacirct agravelrsquoeacutetat militaire lrsquoavait fait eacutelever agrave Nemours parun vicaire de lrsquoabbeacute Chaperon et srsquoeacutetait flat-teacutee de pouvoir conserver jusqursquoagrave sa mort sonfils pregraves drsquoelle Elle voulait sagement le ma-rier avec une demoiselle drsquoAiglemont riche dedouze mille livres de rentes agrave la main de la-quelle le nom de Portenduegravere et la ferme desBordiegraveres permettaient de preacutetendre Ce planrestreint mais sage et qui pouvait relever la fa-mille agrave la seconde geacuteneacuteration eucirct eacuteteacute deacutejoueacute parles eacuteveacutenements Les drsquoAiglemont eacutetaient alorsruineacutes et une de leurs filles lrsquoaicircneacutee Heacutelegraveneavait disparu sans que la famille expliquacirct cemystegravere Lrsquoennui drsquoune vie sans air sans issueet sans action sans autre aliment que lrsquoamourdes fils pour leurs megraveres fatigua tellement Sa-

vinien qursquoil rompit ses chaicircnes quelque doucesqursquoelles fussent et jura de ne jamais vivre enprovince en comprenant un peu tard que sonavenir nrsquoeacutetait pas rue des Bourgeois Agrave vingt-un ans il avait donc quitteacute sa megravere pour se fairereconnaicirctre de ses parents et tenter la fortuneagrave Paris Ce devait ecirctre un funeste contraste quecelui de la vie de Nemours et de la vie de Parispour un jeune homme de vingt-un ans libresans contradicteur neacutecessairement affameacute deplaisirs et agrave qui le nom de Portenduegravere et saparenteacute si riche ouvraient les salons Certainque sa megravere gardait les eacuteconomies de vingt an-neacutees amasseacutees dans quelque cachette Savinieneut bientocirct deacutepenseacute les six mille francs qursquoellelui donna pour voir Paris Cette somme ne deacute-fraya pas ses six premiers mois et il dut alorsle double de cette somme agrave son hocirctel agrave sontailleur agrave son bottier agrave son loueur de voitures etde chevaux agrave un bijoutier agrave tous les marchandsqui concourent au luxe des jeunes gens Agrave peine

avait-il reacuteussi agrave se faire connaicirctre agrave peine sa-vait-il parler se preacutesenter porter ses gilets etles choisir commander ses habits et mettre sacravate qursquoil se trouvait agrave la tecircte de trente millefrancs de dettes et nrsquoen eacutetait encore qursquoagrave cher-cher une tournure deacutelicate pour deacuteclarer sonamour agrave la sœur du marquis de Ronquerollesmadame de Seacuterizy femme eacuteleacutegante mais dontla jeunesse avait brilleacute sous lrsquoEmpire

― Comment vous en ecirctes-vous tireacutes vousautres  dit un jour agrave la fin drsquoun deacutejeuner Savi-nien agrave quelques eacuteleacutegants avec lesquels il srsquoeacutetaitlieacute comme se lient aujourdrsquohui des jeunes gensdont les preacutetentions en toute chose visent aumecircme but et qui reacuteclament une impossible eacutega-liteacute Vous nrsquoeacutetiez pas plus riches que moi vousmarchez sans soucis vous vous maintenez etmoi jrsquoai deacutejagrave des dettes 

― Nous avons tous commenceacute par lagrave luidirent en riant Rastignac Lucien de Rubempreacute

Maxime de Trailles Eacutemile Blondet les dandiesdrsquoalors

― Si de Marsay srsquoest trouveacute riche au deacutebutde la vie crsquoest un hasard  dit lrsquoamphitryon unparvenu nommeacute Finot qui tentait de frayer avecces jeunes gens Et srsquoil nrsquoeucirct pas eacuteteacute lui-mecircmeajouta-t-il en le saluant sa fortune pouvait leruiner

― Le mot y est dit Maxime de Trailles― Et lrsquoideacutee aussi reacutepliqua Rastignac― Mon cher dit gravement de Marsay agrave

Savinien les dettes sont la commandite delrsquoexpeacuterience Une bonne eacuteducation universi-taire avec maicirctres drsquoagreacutements et de deacutesagreacute-ments qui ne vous apprend rien coucircte soixantemille francs Si lrsquoeacuteducation par le monde coucirctele double elle vous apprend la vie les af-faires la politique les hommes et quelquefoisles femmes

Blondet acheva cette leccedilon par cette traduc-tion drsquoun vers de La Fontaine 

Le monde vend tregraves-cher ce qursquoon penseqursquoil donne 

Au lieu de reacutefleacutechir agrave ce que les plus habilespilotes de lrsquoarchipel parisien lui disaient de sen-seacute Savinien nrsquoy vit que des plaisanteries

― Prenez garde mon cher lui dit de Marsayvous avez un beau nom et si vous nrsquoacqueacuterezpas la fortune qursquoexige votre nom vous pour-rez aller finir vos jours sous un habit de mareacute-chal des logis [des-logis] dans un reacutegiment decavalerie

Nous avons vu tomber de plus illustres tecirctes 

ajouta-t-il en deacuteclamant ce vers de Corneille etprenant le bras de Savinien ― Il nous est venureprit-il voici bientocirct six ans un jeune comtedrsquoEsgrignon qui nrsquoa pas veacutecu plus de deux ansdans le paradis du grand monde Heacutelas  il a veacute-

cu ce que vivent les fuseacutees Il srsquoest eacuteleveacute jusqursquoagravela duchesse de Maufrigneuse et il est retombeacutedans sa ville natale ougrave il expie ses fautes entreun vieux pegravere agrave catarrhes et une partie de whistagrave deux sous la fiche Dites votre situation agrave ma-dame de Seacuterizy tout naiumlvement sans honte ellevous sera tregraves-utile  tandis que si vous jouezavec elle la charade du premier amour elle seposera en madone de Raphaeumll jouera aux jeuxinnocents et vous fera voyager agrave grands fraisdans le pays de Tendre 

Savinien trop jeune encore tout au pur hon-neur du gentilhomme nrsquoosa pas avouer sa po-sition de fortune agrave madame de Seacuterizy Madamede Portenduegravere dans un moment ougrave son fils nesavait ougrave donner de la tecircte envoya vingt millefrancs tout ce qursquoelle posseacutedait sur une lettreougrave Savinien instruit par ses amis dans la balis-tique des ruses dirigeacutees par les enfants contreles coffres-forts paternels parlait de billets agravepayer et du deacuteshonneur de laisser protester sa

signature Il atteignit avec ce secours agrave la finde la premiegravere anneacutee Pendant la seconde at-tacheacute au char de madame de Seacuterizy seacuterieuse-ment eacuteprise de lui et qui drsquoailleurs le formaitil usa de la dangereuse ressource des usuriersUn deacuteputeacute de ses amis un ami de son cousin dePortenduegravere Des Lupeaulx lrsquoadressa dans unjour de deacutetresse agrave Gobseck agrave Gigonnet et agrave Pal-ma qui bien et ducircment informeacutes de la valeurdes biens de sa megravere lui rendirent lrsquoescomptedoux et facile Lrsquousure et le trompeur secoursdes renouvellements lui firent mener une vieheureuse pendant environ dix-huit mois Sansoser quitter madame de Seacuterizy le pauvre en-fant devint amoureux fou de la belle comtessede Kergaroueumlt prude comme toutes les jeunespersonnes qui attendent la mort drsquoun vieux ma-ri et qui font lrsquohabile report de leur vertu surun second mariage Incapable de comprendreqursquoune vertu raisonneacutee est invincible Savinienfaisait la cour agrave Eacutemilie de Kergaroueumlt en grande

tenue drsquohomme riche  il ne manquait ni un balni un spectacle ougrave elle devait se trouver

― Mon petit tu nrsquoas pas assez de poudrepour faire sauter ce rocher lagrave lui dit un soir enriant de Marsay

Ce jeune roi de la fashion parisienne eutbeau par commiseacuteration expliquer Eacutemilie deFontaine agrave cet enfant il fallut les sombres clar-teacutes du malheur et les teacutenegravebres de la prison poureacuteclairer Savinien Une lettre de change im-prudemment souscrite agrave un bijoutier drsquoaccordavec les usuriers qui ne voulaient pas avoirlrsquoodieux de lrsquoarrestation fit eacutecrouer pour centdix-sept mille francs Savinien de Portenduegravereagrave Sainte-Peacutelagie agrave lrsquoinsu de ses amis Aussitocirctque cette nouvelle fut sue par Rastignac par deMarsay et par Lucien de Rubempreacute tous troisvinrent voir Savinien et lui offrirent chacunun billet de mille francs en le trouvant deacutenueacutede tout Le valet de chambre acheteacute par deuxcreacuteanciers avait indiqueacute lrsquoappartement secret

ougrave Savinien logeait et tout y avait eacuteteacute saisimoins les habits et le peu de bijoux qursquoil por-tait Les trois jeunes gens munis drsquoun excellentdicircner et tout en buvant le vin de Xeacuteregraves appor-teacute par de Marsay srsquoinformegraverent de la situationde Savinien en apparence afin drsquoorganiser sonavenir mais sans doute pour le juger

― Quand on srsquoappelle Savinien de Porten-duegravere srsquoeacutetait eacutecrieacute Rastignac quand on apour cousin un futur pair de France et pourgrand-oncle lrsquoamiral Kergaroueumlt si lrsquoon com-met lrsquoeacutenorme faute de se laisser mettre agrave Sainte-Peacutelagie il ne faut pas y rester mon cher 

― Pourquoi ne mrsquoavoir rien dit  srsquoeacutecria deMarsay Vous aviez agrave vos ordres ma voiturede voyage dix mille francs et des lettres pourlrsquoAllemagne Nous connaissons Gobseck Gi-gonnet et autres crocodiles nous les aurionsfait capituler Et drsquoabord quel acircne vous a me-neacute boire agrave cette source mortelle  demanda deMarsay

― Des LupeaulxLes trois jeunes gens se regardegraverent en

se communiquant ainsi la mecircme penseacutee unsoupccedilon mais sans lrsquoexprimer

― Expliquez-moi vos ressources mon-trez-moi votre jeu demanda de Marsay

Lorsque Savinien eut deacutepeint sa megravere et sesbonnets agrave coques sa petite maison agrave trois croi-seacutees dans la rue des Bourgeois sans autre jardinqursquoune cour agrave puits et agrave hangar pour serrer lebois  qursquoil leur eut chiffreacute la valeur de cette mai-son bacirctie en gregraves creacutepie en mortier rougeacirctreet priseacute la ferme des Bordiegraveres les trois dandiesse regardegraverent et dirent drsquoun air profond le motde lrsquoabbeacute dans les Marrons du feu drsquoAlfred deMusset dont les Contes drsquoEspagne venaient deparaicirctre  ― Triste 

― Votre megravere payera sur une lettre habile-ment eacutecrite dit Rastignac

― Oui mais apregraves  srsquoeacutecria de Marsay

― Si vous nrsquoaviez eacuteteacute que mis dans le fiacredit Lucien le gouvernement du roi vous met-trait dans la diplomatie  mais Sainte-Peacutelagienrsquoest pas lrsquoantichambre drsquoune ambassade

― Vous nrsquoecirctes pas assez fort pour la vie deParis dit Rastignac

― Voyons  reprit de Marsay qui toisa Savi-nien comme un maquignon estime un chevalVous avez de beaux yeux bleus bien fendusvous avez un front blanc bien dessineacute des che-veux noirs magnifiques de petites moustachesqui font bien sur votre joue pacircle et une taillesvelte  vous avez un pied qui annonce de larace des eacutepaules et une poitrine pas trop com-missionnaires et cependant solides Vous ecirctesce que jrsquoappelle un brun eacuteleacutegant Votre figureest dans le genre de celle de Louis XIII peude couleurs le nez drsquoune jolie forme  et vousavez de plus ce qui plaicirct aux femmes un je nesais quoi dont ne se rendent pas compte leshommes eux-mecircmes et qui tient agrave lrsquoair agrave la deacute-

marche au son de voix au lancer du regardau geste agrave une foule de petites choses que lesfemmes voient et auxquelles elles attachent uncertain sens qui nous eacutechappe Vous ne vousconnaissez pas mon cher Avec un peu de te-nue en six mois vous enchanteriez une An-glaise de cent mille livres en prenant surtoutle titre de vicomte de Portenduegravere auquel vousavez droit Ma charmante belle-megravere lady Dud-ley qui nrsquoa pas sa pareille pour embrocher deuxcœurs vous la deacutecouvrirait dans quelques-uns des terrains drsquoalluvion de la Grande-Bre-tagne Mais il faudrait pouvoir et savoir re-porter vos dettes agrave quatre-vingt-dix jours parune habile manœuvre de haute banque Pour-quoi ne mrsquoavoir rien dit  Agrave Bade les usuriersvous auraient respecteacute servi peut-ecirctre  maisapregraves vous avoir mis en prison ils vous meacute-prisent Lrsquousurier est comme la Socieacuteteacute commele Peuple agrave genoux devant lrsquohomme assez fortpour se jouer de lui et sans pitieacute pour les

agneaux Aux yeux drsquoun certain monde Sainte-Peacutelagie est une diablesse qui roussit furieuse-ment lrsquoacircme des jeunes gens Voulez-vous monavis mon cher enfant  je vous dirai comme aupetit drsquoEsgrignon  Payez vos dettes avec me-sure en gardant de quoi vivre pendant troisans et mariez-vous en province avec la pre-miegravere fille qui aura trente mille livres de rentesEn trois ans vous aurez trouveacute quelque sageheacuteritiegravere qui voudra se nommer madame dePortenduegravere Voilagrave la sagesse Buvons donc Jevous porte ce toast  ― Agrave la fille drsquoargent 

Les jeunes gens ne quittegraverent leur ex-amiqursquoagrave lrsquoheure officielle des adieux et sur le pas dela porte ils se dirent  ― Il nrsquoest pas fort  ― Il estbien abattu  ― se relegravevera-t-il 

Le lendemain Savinien eacutecrivit agrave sa megravere uneconfession geacuteneacuterale en vingt-deux pages Apregravesavoir pleureacute pendant toute une journeacutee ma-dame de Portenduegravere eacutecrivit drsquoabord agrave son fils

en lui promettant de le tirer de prison  puis auxcomtes de Portenduegravere et de Kergaroueumlt

Les lettres que le cureacute venait de lire et que lapauvre megravere tenait agrave la main humides de seslarmes eacutetaient arriveacutees le matin mecircme et luiavaient briseacute le cœur

Agrave MADAME DE PORTENDUEgraveRE

Paris septembre 1829

laquo Madameraquo Vous ne pouvez pas douter de lrsquointeacuterecirct que

lrsquoamiral et moi nous prenons agrave vos peines Ceque vous mandez agrave monsieur de Kergaroueumltmrsquoafflige drsquoautant plus que ma maison eacutetaitcelle de votre fils  nous eacutetions fiers de lui SiSavinien avait eu plus de confiance en lrsquoamiralnous lrsquoeussions pris avec nous il serait deacutejagrave pla-ceacute convenablement  mais il ne nous a rien ditle malheureux enfant  Lrsquoamiral ne saurait payer

cent mille francs  il est endetteacute lui-mecircme etsrsquoest obeacutereacute pour moi qui ne savais rien de saposition peacutecuniaire Il est drsquoautant plus deacuteses-peacutereacute que Savinien nous a pour le moment lieacuteles mains en se laissant arrecircter Si mon beau ne-veu nrsquoavait pas eu pour moi je ne sais quellesotte passion qui eacutetouffait la voix du parentpar lrsquoorgueil de lrsquoamoureux nous lrsquoeussionsfait voyager en Allemagne pendant que ses af-faires se seraient accommodeacutees ici Monsieurde Kergaroueumlt aurait pu demander une placepour son petit neveu dans les bureaux de la ma-rine  mais un emprisonnement pour dettes vasans doute paralyser les deacutemarches de lrsquoamiralPayez les dettes de Savinien qursquoil serve dans lamarine il fera son chemin en vrai Portenduegravereil a leur feu dans ses beaux yeux noirs et nouslrsquoaiderons tous

raquo Ne vous deacutesespeacuterez donc pas madame  ilvous reste des amis au nombre desquels je veuxecirctre comprise comme une des plus sincegraveres et

je vous envoie mes veux avec les respects devotre

raquo Tregraves-affectionneacutee servanteraquo Eacutemilie de KERGAROUEumlT raquo

Agrave MADAME DE PORTENDUEgraveRE

Portenduegravere aoucirct 1829

laquo Ma chegravere tante je suis aussi contrarieacuteqursquoaffligeacute des escapades de Savinien Marieacutepegravere de deux fils et drsquoune fille ma fortune deacutejagravesi meacutediocre relativement agrave ma position et agrave mesespeacuterances ne me permet pas de lrsquoamoindrirdrsquoune somme de cent mille francs pour payerla ranccedilon drsquoun Portenduegravere pris par les Lom-bards Vendez votre ferme payez ses dettes etvenez agrave Portenduegravere vous y trouverez lrsquoaccueilque nous vous devons quand mecircme nos cœursne seraient pas entiegraverement agrave vous Vous vivrezheureuse et nous finirons par marier Savinien

que ma femme trouve charmant Cette frasquenrsquoest rien ne vous deacutesolez pas elle ne se sau-ra jamais dans notre province ougrave nous connais-sons plusieurs filles drsquoargent tregraves-riches et quiseront enchanteacutees de nous appartenir

raquo Ma femme se joint agrave moi pour vous diretoute la joie que vous nous ferez et vous priedrsquoagreacuteer ses veux pour la reacutealisation de ce pro-jet et lrsquoassurance de nos respects affectueux

raquo Luc-Savinien comte de POR-TENDUEgraveRE raquo

― Quelles lettres pour une Kergaroueumlt srsquoeacutecria la vieille Bretonne en essuyant ses yeux

― Lrsquoamiral ne sait pas que son neveu est enprison dit enfin lrsquoabbeacute Chaperon  la comtessea seule lu votre lettre et seule a reacutepondu Mais ilfaut prendre un parti reprit-il apregraves une pauseet voici ce que jrsquoai lrsquohonneur de vous conseillerNe vendez pas votre ferme Le bail est agrave fin etvoici vingt-quatre ans qursquoil dure  dans quelquesmois vous pourrez porter son fermage agrave six

mille francs et vous faire donner un pot-de-vindrsquoune valeur de deux anneacutees Empruntez agrave unhonnecircte homme et non aux gens de la ville quifont le commerce des hypothegraveques Votre voi-sin est un digne homme un homme de bonnecompagnie qui a vu le beau monde avant la Reacute-volution et qui drsquoatheacutee est devenu catholiqueNrsquoayez point de reacutepugnance agrave le venir voir cesoir il sera tregraves-sensible agrave votre deacutemarche  ou-bliez un moment que vous ecirctes Kergaroueumlt

― Jamais  dit la vieille megravere drsquoun son de voixstrident

― Enfin soyez une Kergaroueumlt aimable  ve-nez quand il sera seul il ne vous precirctera qursquoagravetrois et demi peut-ecirctre agrave trois pour cent et vousrendra service avec deacutelicatesse vous en serezcontente  il ira deacutelivrer lui-mecircme Savinien caril sera forceacute de vendre des rentes et vous le ra-megravenera

― Vous parlez donc de ce petit Minoret 

― Ce petit a quatre-vingt-trois ans repritlrsquoabbeacute Chaperon en souriant Ma chegravere dameayez un peu de chariteacute chreacutetienne ne le bles-sez pas il peut vous ecirctre utile de plus drsquoune ma-niegravere

― Et comment ― Mais il a un ange aupregraves de lui la plus ceacute-

leste jeune fille― Oui cette petite Ursule Eh  bien apregraves Le pauvre cureacute nrsquoosa poursuivre en enten-

dant cet  Eh  bien apregraves  dont la seacutecheresseet lrsquoacircpreteacute tranchaient drsquoavance la propositionqursquoil voulait faire

― Je crois le docteur Minoret puissammentriche

― Tant mieux pour lui― Vous avez deacutejagrave tregraves-indirectement causeacute

les malheurs actuels de votre fils en ne lui don-nant pas de carriegravere prenez garde agrave lrsquoavenir  ditseacutevegraverement le cureacute Dois-je annoncer votre vi-site agrave votre voisin 

― Mais pourquoi sachant que jrsquoai besoin delui ne viendrait-il pas 

― Ah  madame en allant chez lui vouspayerez trois pour cent  et srsquoil vient chez vousvous payerez cinq dit le cureacute qui trouva cettebelle raison afin de deacutecider la vieille dame Etsi vous eacutetiez forceacutee de vendre votre ferme parDionis le notaire par le greffier Massin quivous refuseraient des fonds en espeacuterant profi-ter de votre deacutesastre vous perdriez la moitieacute dela valeur des Bordiegraveres Je nrsquoai pas la moindreinfluence sur des Dionis des Massin des Le-vrault les gens riches du pays qui convoitentvotre ferme et savent votre fils en prison

― Ils le savent ils le savent srsquoeacutecria-t-elle enlevant les bras Oh  mon pauvre cureacute vous avezlaisseacute [laissez] refroidir votre cafeacute Tiennette Tiennette 

Tiennette une vieille Bretonne agrave casaquin etagrave bonnet breton acircgeacutee de soixante ans entra les-

tement et prit pour le faire chauffer le cafeacute ducureacute

― Soyez paisible monsieur le recteur dit-elle en voyant que le cureacute voulait boire jele mettrai dans le bain-marie il ne deviendrapoint mauvais

― Eh  bien reprit le cureacute de sa voix insi-nuante jrsquoirai preacutevenir monsieur le docteur devotre visite et vous viendrez

La vieille megravere ne ceacuteda qursquoapregraves une heurede discussion pendant laquelle le cureacute fut obli-geacute de reacutepeacuteter dix fois ses arguments Et encorelrsquoaltiegravere Kergaroueumlt ne fut-elle vaincue que parces derniers mots  ― Savinien irait 

― Il vaut mieux alors que ce soit moi dit-elle

Neuf heures sonnaient quand la petite portemeacutenageacutee dans la grande se fermait sur le cu-reacute qui sonna vivement agrave la grille du docteurLrsquoabbeacute Chaperon tomba de Tiennette en Bou-gival car la vieille nourrice lui dit  ― Vous ve-

nez bien tard monsieur le cureacute  comme lrsquoautrelui avait dit  ― Pourquoi quittez-vous sitocirct ma-dame quand elle a du chagrin 

Le cureacute trouva nombreuse compagnie dansle salon vert et brun du docteur car Dionis eacutetaitalleacute rassurer les heacuteritiers en passant chez Mas-sin pour leur reacutepeacuteter les paroles de leur oncle

― Ursule dit-il a je crois un amour aucœur qui ne lui donnera que peine et soucis elle paraicirct romanesque (lrsquoexcessive sensibiliteacutesrsquoappelle ainsi chez les notaires) et nous la ver-rons long-temps fille Ainsi pas de deacutefiance soyez aux petits soins avec elle et soyez les ser-viteurs de votre oncle car il est plus fin que centGoupils ajouta le notaire sans savoir que Gou-pil est la corruption du mot latin vulpes renard

Donc mesdames Massin et Creacutemiegravere leursmaris le maicirctre de poste et Deacutesireacute formaientavec le meacutedecin de Nemours et Bongrand uneassembleacutee inaccoutumeacutee et turbulente chez ledocteur Lrsquoabbeacute Chaperon entendit en entrant

les sons du piano La pauvre Ursule achevaitla symphonie en la de Beethoven Avec la rusepermise agrave lrsquoinnocence lrsquoenfant que son parrainavait eacuteclaireacutee et agrave qui les heacuteritiers deacuteplaisaientchoisit cette musique grandiose et qui doit ecirctreeacutetudieacutee pour ecirctre comprise afin de deacutegoucircterces femmes de leur envie Plus la musique estbelle moins les ignorants la goucirctent Aussiquand la porte srsquoouvrit et que lrsquoabbeacute Chaperonmontra sa tecircte veacuteneacuterable  ― Ah  voilagrave mon-sieur le cureacute srsquoeacutecriegraverent les heacuteritiers heureux dese lever tous et de mettre un terme agrave leur sup-plice

Lrsquoexclamation trouva un eacutecho agrave la table dejeu ougrave Bongrand le meacutedecin de Nemours etle vieillard eacutetaient victimes de lrsquooutrecuidance[outrecuisance ] avec laquelle le percepteurpour plaire agrave son grand-oncle avait proposeacute defaire le quatriegraveme au whist Ursule quitta le for-teacute Le docteur se leva comme pour saluer le cu-reacute mais bien pour arrecircter la partie Apregraves de

grands compliments adresseacutes agrave leur oncle surle talent de sa filleule les heacuteritiers tiregraverent leurreacuteveacuterence

― Bonsoir mes amis srsquoeacutecria le docteurquand la grille retentit

― Ah  voilagrave ce qui coucircte si cher dit madameCreacutemiegravere agrave madame Massin quand elles furentagrave quelques pas

― Dieu me garde de donner de lrsquoargent pourque ma petite Aline me fasse des charivaris pa-reils dans la maison reacutepondit madame Massin

― Elle dit que crsquoest de Bethovan qui passe ce-pendant pour un grand musicien dit le rece-veur il a de la reacuteputation

― Ma foi ce ne sera pas agrave Nemours repritmadame Creacutemiegravere et il est bien nommeacute Becircte agravevent

― Je crois que notre oncle lrsquoa fait expregraves pourque nous nrsquoy revenions plus dit Massin car ila cligneacute des yeux en montrant le volume vert agravesa petite mijaureacutee

― Si crsquoest avec ce carillon-lagrave qursquoils srsquoamusentreprit le maicirctre de poste ils font bien de resterentre eux

― Il faut que monsieur le juge de paix aimebien agrave jouer pour entendre ces sonacles dit ma-dame Creacutemiegravere

― Je ne saurai jamais jouer devant des per-sonnes qui ne comprennent pas la musique ditUrsule en venant srsquoasseoir aupregraves de la table dejeu

― Les sentiments chez les personnes riche-ment organiseacutees ne peuvent se deacutevelopper quedans une sphegravere amie dit le cureacute de NemoursDe mecircme que le precirctre ne saurait beacutenir en preacute-sence du Mauvais Esprit que le chacirctaigniermeurt dans une terre grasse un musicien de geacute-nie eacuteprouve une deacutefaite inteacuterieure quand il estentoureacute drsquoignorants Dans les arts nous devonsrecevoir des acircmes qui servent de milieu agrave notreacircme autant de force que nous leur en commu-niquons Cet axiome qui reacutegit les affections hu-

maines a dicteacute les proverbes  ― Il faut hurleravec les loups ― Qui se ressemble srsquoassembleMais la souffrance que vous devez avoir eacuteprou-veacutee nrsquoatteint que les natures tendres et deacutelicates

― Aussi mes amis dit le docteur une chosequi ne ferait que de la peine agrave une femme pour-rait-elle tuer ma petite Ursule Ah  quand jene serai plus eacutelevez entre cette chegravere fleur etle monde cette haie protectrice dont parlent lesvers de Catulle  ut flos etc

― Ces dames ont eacuteteacute cependant bien flat-teuses pour vous Ursule dit le juge de paix ensouriant

― Grossiegraverement flatteuses fit observer lemeacutedecin de Nemours

― Jrsquoai toujours remarqueacute de la grossiegravereteacutedans les flatteries de commande reacutepondit levieux Minoret Et pourquoi 

― Une penseacutee vraie porte avec elle sa finessedit lrsquoabbeacute

― Vous avez dicircneacute chez madame Porten-duegravere  dit alors Ursule qui interrogea lrsquoabbeacuteChaperon en lui jetant un regard pleindrsquoinquiegravete curiositeacute

― Oui  la pauvre dame est bien affligeacutee et ilne serait pas impossible qursquoelle vicircnt vous voirce soir monsieur Minoret

― Si elle est dans le chagrin et qursquoelle ait be-soin de moi jrsquoirai chez elle srsquoeacutecria le docteurAchevons le dernier rubber

Par-dessous la table Ursule pressa la maindu vieillard

― Son fils dit le juge de paix eacutetait un peutrop simple pour habiter Paris sans un mentorQuand jrsquoai su qursquoon prenait ici pregraves du notairedes renseignements sur la ferme de la vieilledame jrsquoai devineacute qursquoil escomptait la mort de samegravere

― Lrsquoen croyez-vous capable  dit Ursule enlanccedilant un regard terrible agrave monsieur Bon-

grand qui se dit en lui-mecircme  Heacutelas  oui ellelrsquoaime

― Oui et non dit le meacutedecin de NemoursSavinien a du bon et la raison en est qursquoil est enprison  les fripons nrsquoy vont jamais

― Mes amis srsquoeacutecria le vieux Minoret en voi-ci bien assez pour ce soir il ne faut pas laisserpleurer une pauvre megravere une minute de plusquand on peut seacutecher ses larmes

Les quatre amis se levegraverent et sortirent Ur-sule les accompagna jusqursquoagrave la grille regardason parrain et le cureacute frappant agrave la porte enface  et quand Tiennette les eut introduits ellesrsquoassit sur une des bornes exteacuterieures de la mai-son ayant la Bougival pregraves drsquoelle

― Madame la vicomtesse dit le cureacute qui en-tra le premier dans la petite salle monsieur ledocteur Minoret nrsquoa point voulu que vous pris-siez la peine de venir chez lui

― Je suis trop de lrsquoancien temps madamereprit le docteur pour ne pas savoir tout ce

qursquoun homme doit agrave une personne de votrequaliteacute et je suis trop heureux drsquoapregraves ce quemrsquoa dit monsieur le cureacute de pouvoir vous ser-vir en quelque chose

Madame de Portenduegravere agrave qui la deacutemarcheconvenue pesait tant que depuis le deacutepart delrsquoabbeacute Chaperon elle voulait srsquoadresser au no-taire de Nemours fut si surprise de la deacutelica-tesse de Minoret qursquoelle se leva pour reacutepondreagrave son salut et lui montra un fauteuil

― Asseyez-vous monsieur dit-elle drsquoun airroyal Notre cher cureacute vous aura dit que le vi-comte est en prison pour quelques dettes dejeune homme cent mille livres Si vous pou-viez les lui precircter je vous donnerais une garan-tie sur ma ferme des Bordiegraveres

― Nous en parlerons madame la vicom-tesse quand je vous aurai rameneacute monsieurvotre fils si vous me permettez drsquoecirctre votre in-tendant en cette circonstance

― Tregraves-bien monsieur le docteur reacuteponditla vieille dame en inclinant la tecircte et regardantle cureacute drsquoun air qui voulait dire  Vous avez rai-son il est homme de bonne compagnie

― Mon ami le docteur dit alors le cureacute vousle voyez madame est plein de deacutevouementpour votre maison

― Nous vous en aurons de la reconnais-sance monsieur dit madame de Portenduegravereen faisant visiblement un effort  car agrave votreacircge srsquoaventurer dans Paris agrave la piste des meacutefaitsdrsquoun eacutetourdi

― Madame en soixante-cinq jrsquoeuslrsquohonneur de voir lrsquoillustre amiral de Porten-duegravere chez cet excellent monsieur de Male-sherbes et chez monsieur le comte de Buffonqui deacutesirait le questionner sur plusieurs faitscurieux de ses voyages Il nrsquoest pas impossibleque feu monsieur de Portenduegravere votre marisrsquoy soit trouveacute La marine franccedilaise eacutetait alorsglorieuse elle tenait tecircte agrave lrsquoAngleterre et le ca-

pitaine apportait dans cette partie sa quote-partde courage Avec quelle impatience en quatre-vingt-trois et quatre attendait-on des nouvellesdu camp de Saint-Roch  Jrsquoai failli partir commemeacutedecin des armeacutees du roi Votre grand-onclequi vit encore lrsquoamiral Kergaroueumlt a soutenudans ce temps-lagrave son fameux combat car il eacutetaitsur la Belle-Poule

― Ah  srsquoil savait son petit-neveu en prison ― Monsieur le vicomte nrsquoy sera plus dans

deux jours dit le vieux Minoret en se levantIl tendit la main pour prendre celle de la

vieille dame qui se la laissa prendre il y deacute-posa un baiser respectueux la salua profondeacute-ment et sortit  mais il rentra pour dire au cureacute ― Voulez-vous mon cher abbeacute mrsquoarrecircter uneplace agrave la diligence pour demain matin 

Le cureacute resta pendant une demi-heure envi-ron agrave chanter les louanges du docteur Minoretqui avait voulu faire et avait fait la conquecircte dela vieille dame

― Il est eacutetonnant pour son acircge dit-elle  ilparle drsquoaller agrave Paris et de faire les affaires demon fils comme srsquoil nrsquoavait que vingt-cinq ansIl a vu la bonne compagnie

― La meilleure madame  et aujourdrsquohuiplus drsquoun fils de pair de France pauvre seraitbien heureux drsquoeacutepouser sa pupille avec un mil-lion Ah  si cette ideacutee passait par le cœur de Sa-vinien les temps sont si changeacutes que ce nrsquoestpas de votre cocircteacute que seraient les plus grandesdifficulteacutes apregraves la conduite de votre fils

Lrsquoeacutetonnement profond ougrave cette derniegraverephrase jeta la vieille dame permit au cureacute delrsquoachever

― Vous avez perdu le sens mon cher abbeacuteChaperon

― Vous y penserez madame et Dieu veuilleque votre fils se conduise deacutesormais de maniegravereagrave conqueacuterir lrsquoestime de ce vieillard 

― Si ce nrsquoeacutetait pas vous monsieur le cureacute ditmadame de Portenduegravere si crsquoeacutetait un autre quime parlacirct ainsi

― Vous ne le verriez plus dit en souriantlrsquoabbeacute Chaperon Espeacuterons que votre cher filsvous apprendra ce qui se passe agrave Paris en faitdrsquoalliances Vous songerez au bonheur de Savi-nien et apregraves avoir deacutejagrave compromis son avenirne lrsquoempecircchez pas de se faire une position

― Et crsquoest vous qui me dites cela ― Si je ne vous le disais point qui donc vous

le dirait  srsquoeacutecria le precirctre en se levant et faisantune prompte retraite

Le cureacute vit Ursule et son parrain tournantsur eux-mecircmes dans la cour Le faible docteuravait eacuteteacute tant tourmenteacute par sa filleule qursquoil ve-nait de ceacuteder  elle voulait aller agrave Paris et lui don-nait mille preacutetextes Il appela le cureacute qui vintet le pria de retenir tout le coupeacute pour lui lesoir mecircme si le bureau de la diligence eacutetait en-core ouvert Le lendemain agrave six heures et de-

mie du soir le vieillard et la jeune fille arri-vegraverent agrave Paris ougrave dans la soireacutee mecircme le doc-teur alla consulter son notaire Les eacuteveacutenementspolitiques eacutetaient menaccedilants Le juge de paixde Nemours avait dit plusieurs fois la veille audocteur pendant sa conversation qursquoil fallaitecirctre fou pour conserver un sou de rente dans lesfonds tant que la querelle eacuteleveacutee entre la Presseet la Cour ne serait pas videacutee Le notaire de Mi-noret approuva le conseil indirectement don-neacute par le juge de paix Le docteur profita doncde son voyage pour reacutealiser ses actions indus-trielles et ses rentes qui toutes se trouvaient enhausse et deacuteposer ses capitaux agrave la Banque Lenotaire engagea son vieux client agrave vendre aus-si les fonds laisseacutes par monsieur de Jordy agrave Ur-sule et qursquoil avait fait valoir en bon pegravere defamille Il promit de mettre en campagne unagent drsquoaffaires excessivement ruseacute pour traiteravec les creacuteanciers de Savinien  mais il fallait

pour reacuteussir que le jeune homme eucirct le couragede rester quelques jours encore en prison

― La preacutecipitation dans ces sortes drsquoaffairescoucircte au moins quinze pour cent dit le notaireau docteur Et drsquoabord vous nrsquoaurez pas vosfonds avant sept ou huit jours

Quand Ursule apprit que Savinien serait en-core au moins une semaine en prison elle priason tuteur de la laisser lrsquoy accompagner uneseule fois Le vieux Minoret refusa Lrsquooncleet la niegravece eacutetaient logeacutes dans un hocirctel de larue Croix-des-Petits-Champs ougrave le docteuravait pris tout un appartement convenable  etconnaissant la religion de sa pupille il lui fitpromettre de nrsquoen point sortir quand il seraitdehors pour ses affaires Le bonhomme prome-nait Ursule dans Paris lui faisait voir les pas-sages les boutiques les boulevards  mais rienne lrsquoamusait ni ne lrsquointeacuteressait

― Que veux-tu  lui disait le vieillard

― Voir Sainte-Peacutelagie reacutepondait-elle avecobstination

Minoret prit alors un fiacre et la menajusqursquoagrave la rue de la Clef ougrave la voiture stationnadevant lrsquoignoble faccedilade de cet ancien couventtransformeacute en prison La vue de ces hautes mu-railles grisacirctres dont toutes les fenecirctres sontgrilleacutees celle de ce guichet ougrave lrsquoon ne peut en-trer qursquoen se baissant (horrible leccedilon ) cettemasse sombre dans un quartier plein de mi-segraveres et ougrave elle se dresse entoureacutee de rues deacute-sertes comme une misegravere suprecircme  cet en-semble de choses tristes saisit Ursule et lui fitverser quelques larmes

― Comment dit-elle emprisonne-t-on desjeunes gens pour de lrsquoargent  comment unedette donne-t-elle agrave un usurier un pouvoir quele roi lui-mecircme nrsquoa pas  Il est donc lagrave  srsquoeacutecria-t-elle Et ougrave mon parrain  ajouta-t-elle en re-gardant de fenecirctre en fenecirctre

― Ursule dit le vieillard tu me fais faire desfolies Ce nrsquoest pas lrsquooublier cela

― Mais reprit-elle srsquoil faut renoncer agrave luidois-je aussi ne lui porter aucun inteacuterecirct  Je puislrsquoaimer et ne me marier agrave personne

― Ah  srsquoeacutecria le bonhomme il y a tant de rai-son dans ta deacuteraison que je me repens de trsquoavoirameneacutee

Trois jours apregraves le vieillard avait les quit-tances en regravegle les titres et toutes les piegraveces eacuteta-blissant la libeacuteration de Savinien Cette liqui-dation y compris les honoraires de lrsquohommedrsquoaffaires srsquoeacutetait opeacutereacutee pour une somme dequatre-vingt mille francs Il restait au docteurhuit cent mille francs que son notaire lui fitmettre en bons du treacutesor afin de ne pas perdretrop drsquointeacuterecircts Il gardait vingt mille francs enbillets de banque pour Savinien Le docteur allalui-mecircme lever lrsquoeacutecrou le samedi agrave deux heureset le jeune vicomte instruit deacutejagrave par une lettre

de sa megravere remercia son libeacuterateur avec unesincegravere effusion de cœur

― Vous ne devez pas tarder agrave venir voir votremegravere lui dit le vieux Minoret

Savinien reacutepondit avec une sorte de confu-sion qursquoil avait contracteacute dans sa prison unedette drsquohonneur et raconta la visite de ses amis

― Je vous soupccedilonnais quelque dette privileacute-gieacutee srsquoeacutecria le docteur en souriant Votre megraveremrsquoemprunte cent mille francs mais je nrsquoen aipayeacute que quatre-vingt mille  voici le reste meacute-nagez-le bien monsieur et consideacuterez ce quevous en garderez comme votre enjeu au tapisvert de la fortune

Pendant les huit derniers jours Savinien avaitfait des reacuteflexions sur lrsquoeacutepoque actuelle Laconcurrence en toute chose exige de grands tra-vaux agrave qui veut une fortune Les moyens illeacute-gaux demandent plus de talent et de pratiquessouterraines qursquoune recherche agrave ciel ouvert Lessuccegraves dans le monde loin de donner une posi-

tion deacutevorent le temps et veulent eacutenormeacutementdrsquoargent Le nom de Portenduegravere que sa megraverelui disait tout-puissant nrsquoeacutetait rien agrave Paris Soncousin le deacuteputeacute le comte de Portenduegravere fai-sait petite figure au sein de la Chambre eacutelectiveen preacutesence de la Pairie de la Cour et nrsquoavaitpas trop de son creacutedit pour lui-mecircme Lrsquoamiralde Kergaroueumlt nrsquoexistait que par sa femme Ilavait vu des orateurs des gens venus du milieusocial infeacuterieur agrave la noblesse ou de petits gen-tilshommes ecirctre des personnages influents En-fin lrsquoargent eacutetait le pivot lrsquounique moyen mo-bile drsquoune Socieacuteteacute que Louis XVIII avait voulucreacuteer agrave lrsquoinstar de celle drsquoAngleterre De la ruede la Clef agrave la rue Croix-des-Petits-Champs legentilhomme deacuteveloppa le reacutesumeacute de ses meacute-ditations en harmonie drsquoailleurs avec le conseilde de Marsay au vieux meacutedecin

― Je dois dit-il me faire oublier pendanttrois ou quatre ans et chercher une carriegraverePeut-ecirctre me ferais-je un nom par un livre de

haute politique ou de statistique morale parquelque traiteacute sur une des grandes questionsactuelles Enfin tout en cherchant agrave me ma-rier avec une jeune personne qui me donnelrsquoeacuteligibiliteacute je travaillerai dans lrsquoombre et le si-lence

En eacutetudiant avec soin la figure du jeunehomme le docteur y reconnut le seacuterieux delrsquohomme blesseacute qui veut une revanche Il ap-prouva beaucoup ce plan

― Mon voisin lui dit-il en terminant si vousavez deacutepouilleacute la peau de la vieille noblesse quinrsquoest plus de mise aujourdrsquohui  apregraves trois ouquatre ans de vie sage et appliqueacutee je me chargede vous trouver une jeune personne supeacuterieurebelle aimable pieuse et riche de sept agrave huitcent mille francs qui vous rendra heureux et delaquelle vous serez fier mais qui ne sera nobleque par le cœur

― Eh  docteur srsquoeacutecria le jeune homme il nrsquoya plus de noblesse aujourdrsquohui il nrsquoy a plusqursquoune aristocratie

― Allez payer vos dettes drsquohonneur et reve-nez ici  je vais retenir le coupeacute de la diligencecar ma pupille est avec moi dit le vieillard

Le soir agrave six heures les trois voyageurs par-tirent par la Ducler de la rue Dauphine Ursulequi avait mis un voile ne dit pas un mot Apregravesavoir envoyeacute par un mouvement de galanteriesuperficielle ce baiser qui fit chez Ursule autantde ravages qursquoen aurait fait un livre drsquoamourSavinien avait entiegraverement oublieacute la pupille dudocteur dans lrsquoenfer de ses dettes agrave Paris etdrsquoailleurs son amour sans espoir pour Eacutemilie deKergaroueumlt ne lui permettait pas drsquoaccorder unsouvenir agrave quelques regards eacutechangeacutes avec unepetite fille de Nemours  il ne la reconnut doncpas quand le vieillard la fit monter la premiegravereet se mit aupregraves drsquoelle pour la seacuteparer du jeunevicomte

― Jrsquoaurai des comptes agrave vous rendre ditle docteur au jeune homme je vous apportetoutes vos paperasses

― Jrsquoai failli ne pas partir dit Savinien car ilmrsquoa fallu me commander des habits et du linge les Philistins mrsquoont tout pris et jrsquoarrive en en-fant prodigue

Quelque inteacuteressants que fussent les sujetsde conversation entre le jeune homme et levieillard quelque spirituelles que fussent cer-taines reacuteponses de Savinien la jeune fille restamuette jusqursquoau creacutepuscule son voile vert bais-seacute ses mains croiseacutees sur son chacircle

― Mademoiselle nrsquoa pas lrsquoair drsquoecirctre enchan-teacutee de Paris  dit enfin Savinien piqueacute

― Je reviens agrave Nemours avec plaisir reacutepon-dit-elle drsquoune voix eacutemue en levant son voile

Malgreacute lrsquoobscuriteacute Savinien la reconnutalors agrave la grosseur de ses nattes et agrave ses brillantsyeux bleus

― Et moi je quitte Paris sans regret pourvenir mrsquoenterrer agrave Nemours puisque jrsquoy re-trouve ma belle voisine dit-il Jrsquoespegravere mon-sieur le docteur que vous me recevrez chezvous  jrsquoaime la musique et je me souviensdrsquoavoir entendu le piano de mademoiselle Ur-sule

― Je ne sais pas monsieur dit gravementle docteur si madame votre megravere vous verraitavec plaisir chez un vieillard qui doit avoir pourcette chegravere enfant toute la sollicitude drsquounemegravere

Cette reacuteponse mesureacutee fit beaucoup pen-ser Savinien qui se souvint alors du baisersi leacutegegraverement envoyeacute La nuit eacutetait venue lachaleur eacutetait lourde Savinien et le docteursrsquoendormirent les premiers Ursule qui veillalong-temps en faisant des projets succombavers minuit Elle avait ocircteacute son petit chapeau depaille commune tresseacutee Sa tecircte couverte drsquounbonnet brodeacute se posa bientocirct sur lrsquoeacutepaule de

son parrain Au petit jour agrave Bouron Saviniensrsquoeacuteveilla le premier Il aperccedilut alors Ursule dansle deacutesordre ougrave les cahots avaient mis sa tecircte le bonnet srsquoeacutetait chiffonneacute retrousseacute  les nattesdeacuterouleacutees tombaient de chaque cocircteacute de ce vi-sage animeacute par la chaleur de la voiture  maisdans cette situation horrible pour les femmesauxquelles la toilette est neacutecessaire la jeunesseet la beauteacute triomphent Lrsquoinnocence a tou-jours un beau sommeil Les legravevres entrrsquoouverteslaissaient voir de jolies dents le chacircle deacutefaitpermettait de remarquer sans offenser Ursulesous les plis drsquoune robe de mousseline peintetoutes les gracircces du corsage Enfin la pureteacutede cette acircme vierge brillait sur cette physiono-mie et se laissait voir drsquoautant mieux qursquoaucuneautre expression ne la troublait Le vieux Mi-noret qui srsquoeacuteveilla replaccedila la tecircte de sa filledans le coin de la voiture pour qursquoelle fucirct plus agraveson aise  elle se laissa faire sans srsquoen apercevoirtant elle dormait profondeacutement apregraves toutes les

nuits employeacutees agrave penser au malheur de Savi-nien

― Pauvre petite  dit-il agrave son voisin elle dortcomme un enfant qursquoelle est

― Vous devez en ecirctre fier reprit Saviniencar elle paraicirct ecirctre aussi bonne qursquoelle est belle 

― Ah  crsquoest la joie de la maison Elle seraitma fille je ne lrsquoaimerais pas davantage Elle au-ra seize ans le 5 feacutevrier prochain Dieu veuilleque je vive assez pour la marier agrave un hommequi la rende heureuse Jrsquoai voulu la mener auspectacle agrave Paris ougrave elle venait pour la premiegraverefois  elle nrsquoa pas voulu le cureacute de Nemours lelui avait deacutefendu ― Mais lui ai-je dit quandtu seras marieacutee si ton mari veut trsquoy conduire ― Je ferai tout ce que deacutesirera mon mari mrsquoa-t-elle reacutepondu Srsquoil me demande quelque chosede mal et que je sois assez faible pour lui obeacuteiril sera chargeacute de ces fautes-lagrave devant Dieu  aussipuiserai-je la force de reacutesister dans son inteacuterecirctbien entendu

En entrant agrave Nemours agrave cinq heures dumatin Ursule srsquoeacuteveilla toute honteuse de sondeacutesordre et de rencontrer le regard pleindrsquoadmiration de Savinien Pendant lrsquoheure quela diligence mit agrave venir de Bouron ougrave ellesrsquoarrecircta quelques minutes le jeune hommesrsquoeacutetait eacutepris drsquoUrsule Il avait eacutetudieacute la candeurde cette acircme la beauteacute du corps la blancheurdu teint la finesse des traits le charme de lavoix qui avait prononceacute la phrase si courte etsi expressive ougrave la pauvre enfant disait tout enne voulant rien dire Enfin je ne sais quel pres-sentiment lui fit voir dans Ursule la femme quele docteur lui avait deacutepeinte en lrsquoencadrant drsquooravec ces mots magiques  sept agrave huit cent millefrancs 

― Dans trois ou quatre ans elle aura vingtans jrsquoen aurai vingt-sept  le bonhomme a par-leacute drsquoeacutepreuves de travail de bonne conduite Quelque fin qursquoil paraisse il finira par me direson secret

Les trois voisins se seacuteparegraverent en face de leursmaisons et Savinien mit de la coquetterie dansses adieux en lanccedilant agrave Ursule un regard pleinde sollicitations Madame de Portenduegravere lais-sa son fils dormir jusqursquoagrave midi Malgreacute la fa-tigue du voyage le docteur et Ursule allegraverentagrave la grandrsquomesse La deacutelivrance de Savinien etson retour en compagnie du docteur avaientexpliqueacute le but de son absence aux politiquesde la ville et aux heacuteritiers reacuteunis sur la placeen un conciliabule semblable agrave celui qursquoils y te-naient quinze jours auparavant Au grand eacuteton-nement des groupes agrave la sortie de la messe ma-dame de Portenduegravere arrecircta le vieux Minoretqui lui offrit le bras et la reconduisit La vieilledame voulait le prier agrave dicircner ainsi que sa pu-pille aujourdrsquohui mecircme en lui disant que mon-sieur le cureacute serait lrsquoautre convive

― Il aura voulu montrer Paris agrave Ursule ditMinoret-Levrault

― Peste  le bonhomme ne fait pas un passans sa petite bonne srsquoeacutecria Creacutemiegravere

― Pour que la bonne femme Portenduegravere luiait donneacute le bras il doit se passer des chosesbien intimes entre eux dit Massin

― Et vous nrsquoavez pas devineacute que votre onclea vendu ses rentes et deacutebloqueacute le petit Porten-duegravere  srsquoeacutecria Goupil Il avait refuseacute mon pa-tron mais il nrsquoa pas refuseacute sa patronne Ah vous ecirctes cuits Le vicomte proposera de faireun contrat au lieu drsquoune obligation et le doc-teur fera reconnaicirctre agrave son bijou de filleule parle mari tout ce qursquoil sera neacutecessaire de donnerpour conclure une pareille alliance

― Ce ne serait pas une maladresse que demarier Ursule avec monsieur Savinien ditle boucher La vieille dame donne agrave dicircneraujourdrsquohui agrave monsieur Minoret Tiennette estvenue degraves cinq heures me retenir un filet debœuf

― Eh  bien Dionis il se fait de belle be-sogne  dit Massin en courant au-devant dunotaire qui venait sur la place

― Eh  bien quoi  tout va bien reacutepliqua lenotaire Votre oncle a vendu ses rentes et ma-dame de Portenduegravere mrsquoa prieacute de passer chezelle pour signer une obligation de cent millefrancs hypotheacutequeacutes sur ses biens et precircteacutes parvotre oncle

― Oui  mais si les jeunes gens allaient se ma-rier 

― Crsquoest comme si vous me disiez que Goupilest mon successeur reacutepondit le notaire

― Les deux choses ne sont pas impossiblesdit Goupil

En revenant de la messe la vieille dame fitdire par Tiennette agrave son fils de passer chez elle

Cette petite maison avait trois chambres aupremier eacutetage Celle de madame de Porten-duegravere et celle de feu son mari se trouvaient dumecircme cocircteacute seacutepareacutees par un grand cabinet de

toilette qursquoeacuteclairait un jour de souffrance etreacuteunies par une petite antichambre qui donnaitsur lrsquoescalier La fenecirctre de lrsquoautre chambre ha-biteacutee de tout temps par Savinien eacutetait commecelle de son pegravere sur la rue Lrsquoescalier se deacuteve-loppait derriegravere de maniegravere agrave laisser pour cettechambre un petit cabinet eacuteclaireacute par un œil-de-bœuf sur la cour La chambre de madame dePortenduegravere la plus triste de toute la maisonavait vue sur la cour  mais la veuve passait savie dans la salle au rez-de-chausseacutee qui com-muniquait par un passage avec la cuisine bacirctieau fond de la cour  en sorte que cette salle ser-vait agrave la fois de salon et de salle agrave manger Cettechambre de feu monsieur de Portenduegravere res-tait dans lrsquoeacutetat ougrave elle fut au jour de sa mort il nrsquoy avait que le deacutefunt de moins Madamede Portenduegravere avait fait elle-mecircme le lit enmettant dessus lrsquohabit de capitaine de vaisseaulrsquoeacutepeacutee le cordon rouge les ordres et le chapeaude son mari La tabatiegravere drsquoor dans laquelle le

vicomte prisa pour la derniegravere fois se trouvaitsur la table de nuit avec son livre de priegraveresavec sa montre et la tasse dans laquelle il avaitbu Ses cheveux blancs encadreacutes et disposeacutes enune seule megraveche rouleacutee eacutetaient suspendus au-dessus du crucifix agrave beacutenitier placeacute dans lrsquoalcocircveEnfin les babioles dont il se servait ses jour-naux ses meubles son crachoir hollandais salongue-vue de campagne accrocheacutee agrave sa chemi-neacutee rien nrsquoy manquait La veuve avait arrecircteacute levieux cartel agrave lrsquoheure de la mort qursquoil indiquaitainsi agrave jamais On y sentait encore la poudreet le tabac du deacutefunt Le foyer eacutetait comme illrsquoavait laisseacute Entrer lagrave crsquoeacutetait le revoir en re-trouvant toutes les choses qui parlaient de seshabitudes Sa grande canne agrave pomme drsquoor res-tait ougrave il lrsquoavait poseacutee ainsi que ses gros gants dedaim tout aupregraves Sur la console brillait un vasedrsquoor grossiegraverement sculpteacute mais drsquoune valeurde mille eacutecus offert par la Havane que lors dela guerre de lrsquoindeacutependance ameacutericaine il avait

preacuteserveacutee drsquoune attaque des Anglais en se bat-tant contre des forces supeacuterieures apregraves avoirfait entrer agrave bon port le convoi qursquoil proteacutegeaitPour le reacutecompenser le roi drsquoEspagne lrsquoavaitfait chevalier de ses ordres Porteacute pour ce faitdans la premiegravere promotion au grade de chefdrsquoescadre il eut le cordon rouge Sucircr alors dela premiegravere vacance il eacutepousa sa femme richede deux cent mille francs Mais la Reacutevolutionempecirccha la promotion et monsieur de Porten-duegravere eacutemigra

― Ougrave est ma megravere  dit Savinien agrave Tiennette― Elle vous attend dans la chambre de votre

pegravere reacutepondit la vieille servante bretonne

Savinien ne put retenir un tressaillement Ilconnaissait la rigiditeacute des principes de sa megravereson culte de lrsquohonneur sa loyauteacute sa foi dansla noblesse et il preacutevit une scegravene Aussi alla-t-il comme agrave un assaut le cœur agiteacute le visagepresque pacircle Dans le demi-jour qui filtrait agravetravers les persiennes il aperccedilut sa megravere vecirctuede noir et qui avait arboreacute un air solennel enharmonie avec cette chambre mortuaire

― Monsieur le vicomte lui dit-elle en levoyant se levant et lui saisissant la main pourlrsquoamener devant le lit paternel lagrave a expireacute votrepegravere homme drsquohonneur mort sans avoir unreproche agrave se faire Son esprit est lagrave Certesil a ducirc geacutemir lagrave-haut en apercevant son filssouilleacute par un emprisonnement pour dettesSous lrsquoancienne monarchie on vous eucirct eacutepar-gneacute cette tache de boue en sollicitant une lettrede cachet et vous enfermant pour quelquesjours dans une prison drsquoEacutetat Mais enfin vousvoilagrave devant votre pegravere qui vous entend Vous

qui savez tout ce que vous avez fait avant drsquoallerdans cette ignoble prison pouvez-vous me ju-rer devant cette ombre et devant Dieu qui voittout que vous nrsquoavez commis aucune actiondeacuteshonorante que vos dettes ont eacuteteacute la suitede lrsquoentraicircnement de la jeunesse et qursquoenfinlrsquohonneur est sauf  Si votre irreacuteprochable pegravereeacutetait lagrave vivant dans ce fauteuil srsquoil vous deman-dait compte de votre conduite apregraves vous avoireacutecouteacute vous embrasserait-il 

― Oui ma megravere dit le jeune homme avecune graviteacute pleine de respect

Elle ouvrit alors ses bras et serra son fils surson cœur en versant quelques larmes

― Oublions donc tout dit-elle ce nrsquoest quelrsquoargent de moins je prierai Dieu qursquoil nous lefasse retrouver et puisque tu es toujours dignede ton nom embrasse-moi car jrsquoai bien souf-fert 

― Je jure ma chegravere megravere dit-il en eacutetendantla main sur ce lit de ne plus te donner le

moindre chagrin de ce genre et de tout fairepour reacuteparer mes premiegraveres fautes

― Viens deacutejeuner mon enfant dit-elle ensortant de la chambre

Srsquoil faut appliquer les lois de la Scegravene au Reacute-cit lrsquoarriveacutee de Savinien en introduisant agrave Ne-mours le seul personnage qui manquacirct encoreagrave ceux qui doivent ecirctre en preacutesence dans ce pe-tit drame termine ici lrsquoexposition

DEUXIEgraveME PARTIE

LA SUCCESSION MINORET

Lrsquoaction commenccedila par le jeu drsquoun ressorttellement useacute dans la vieille comme dans lanouvelle litteacuterature que personne ne pourraitcroire agrave ses effets en 1829 srsquoil ne srsquoagissait pasdrsquoune vieille Bretonne drsquoune Kergaroueumlt drsquouneeacutemigreacutee  Mais hacirctons-nous de le reconnaicirctre en 1829 la noblesse avait reconquis dans lesmœurs un peu du terrain perdu dans la poli-tique Drsquoailleurs le sentiment qui gouverne lesgrands parents degraves qursquoil srsquoagit des convenancesmatrimoniales est un sentiment impeacuterissablelieacute tregraves-eacutetroitement agrave lrsquoexistence des socieacuteteacutesciviliseacutees et puiseacute dans lrsquoesprit de famille Ilregravegne agrave Genegraveve comme agrave Vienne comme agraveNemours ougrave Zeacutelie Levrault refusait naguegravereagrave son fils de consentir agrave son mariage avec la

fille drsquoun bacirctard Neacuteanmoins toute loi socialea ses exceptions Savinien pensait donc agrave faireplier lrsquoorgueil de sa megravere devant la noblesseinneacutee drsquoUrsule Lrsquoengagement eut lieu sur-le-champ Degraves que Savinien fut attableacute sa megraverelui parla des lettres horribles selon elle queles Kergaroueumlt et les Portenduegravere lui avaienteacutecrites

― Il nrsquoy a plus de Famille aujourdrsquohui mamegravere lui reacutepondit Savinien il nrsquoy a plus que desindividus  Les nobles ne sont plus solidairesAujourdrsquohui on ne vous demande pas si vousecirctes un Portenduegravere si vous ecirctes brave si vousecirctes homme drsquoEacutetat tout le monde vous dit Combien payez-vous de contributions 

― Et le roi  demanda la vieille dame― Le roi se trouve pris entre les deux

Chambres comme un homme entre sa femmeleacutegitime et sa maicirctresse Aussi dois-je me ma-rier avec une fille riche agrave quelque familleqursquoelle appartienne avec la fille drsquoun paysan si

elle a un million de dot et si elle est suffisam-ment bien eacuteleveacutee crsquoest-agrave-dire si elle sort drsquounpensionnat

― Ceci est autre chose  fit la vieille dameSavinien fronccedila les sourcils en entendant

cette parole Il connaissait cette volonteacute grani-tique appeleacutee lrsquoentecirctement breton qui distin-guait sa megravere et voulut savoir aussitocirct son opi-nion sur ce point deacutelicat

― Ainsi dit-il si jrsquoaimais une jeune per-sonne comme par exemple la pupille de notrevoisin la petite Ursule vous vous opposeriezdonc agrave mon mariage 

― Tant que je vivrai dit-elle Apregraves ma morttu seras seul responsable de lrsquohonneur et dusang des Portenduegravere et des Kergaroueumlt

― Ainsi vous me laisseriez mourir de faim etde deacutesespoir pour une chimegravere qui ne devientaujourdrsquohui une reacutealiteacute que par le lustre de lafortune

― Tu servirais la France et tu te fierais agraveDieu 

― Vous ajourneriez mon bonheur au lende-main de votre mort 

― Ce serait horrible de ta part voilagrave tout― Louis XIV a failli eacutepouser la niegravece de Ma-

zarin un parvenu― Mazarin lui-mecircme srsquoy est opposeacute― Et la veuve de Scarron ― Crsquoeacutetait une drsquoAubigneacute  Drsquoailleurs le ma-

riage a eacuteteacute secret Mais je suis bien vieille monfils dit-elle en hochant la tecircte Quand je ne se-rai plus vous vous marierez agrave votre fantaisie

Savinien aimait et respectait agrave la fois sa megravere il opposa sur-le-champ mais silencieusementagrave lrsquoentecirctement de la vieille Kergaroueumlt un en-tecirctement eacutegal et reacutesolut de ne jamais avoirdrsquoautre femme qursquoUrsule agrave qui cette oppositiondonna comme il arrive toujours en semblableoccurrence le meacuterite de la chose deacutefendue

Lorsque apregraves vecircpres le docteur Minoret etUrsule mise en blanc et rose entregraverent danscette froide salle lrsquoenfant fut saisie drsquoun trem-blement nerveux comme si elle se fucirct trouveacuteeen preacutesence de la reine de France et qursquoelle eucirctune gracircce agrave lui demander Depuis son explica-tion avec le docteur cette petite maison avaitpris les proportions drsquoun palais et la vieilledame toute la valeur sociale qursquoune duchessedevait avoir au Moyen Acircge aux yeux de lafille drsquoun vilain Jamais Ursule ne mesura plusdeacutesespeacutereacutement qursquoen ce moment la distancequi seacuteparait un vicomte de Portenduegravere de lafille drsquoun capitaine de musique ancien chan-teur aux Italiens fils naturel drsquoun organiste etdont lrsquoexistence tenait aux bonteacutes drsquoun meacutede-cin

― Qursquoavez-vous mon enfant  lui dit lavieille dame en la faisant asseoir pregraves drsquoelle

― Madame je suis confuse de lrsquohonneur quevous daignez me faire

― Heacute  ma petite reacutepliqua madame de Por-tenduegravere de son ton le plus aigre je sais com-bien votre tuteur vous aime et veux lui ecirctreagreacuteable car il mrsquoa rameneacute lrsquoenfant prodigue

― Mais ma chegravere megravere dit Savinien atteintau cœur en voyant la vive rougeur drsquoUrsule etla contraction horrible par laquelle elle reacuteprimases larmes quand mecircme vous nrsquoauriez aucuneobligation agrave monsieur le chevalier Minoret ilme semble que nous pourrions toujours ecirctreheureux du plaisir que mademoiselle veut biennous donner en acceptant votre invitation Etle jeune gentilhomme serra la main du docteurdrsquoune faccedilon significative en ajoutant  ― Vousportez monsieur lrsquoordre de Saint-Michel leplus vieil ordre de France et qui confegravere tou-jours la noblesse

Lrsquoexcessive beauteacute drsquoUrsule agrave qui son amourpresque sans espoir avait precircteacute depuis quelquesjours cette profondeur que les grands peintresont imprimeacutee agrave ceux de leurs portraits ougrave

lrsquoacircme est fortement mise en relief avait soudainfrappeacute madame de Portenduegravere en lui faisantsoupccedilonner un calcul drsquoambitieux sous la geacute-neacuterositeacute du docteur Aussi la phrase agrave laquellereacutepondait alors Savinien fut-elle dite avec uneintention qui blessa le vieillard en ce qursquoil avaitde plus cher  mais il ne put reacuteprimer un sourireen srsquoentendant nommer chevalier par Savinienet reconnut dans cette exageacuteration lrsquoaudace desamoureux qui ne reculent devant aucun ridi-cule

― Lrsquoordre de Saint-Michel qui jadis fit com-mettre tant de folies pour ecirctre obtenu est tom-beacute monsieur le vicomte reacutepondit lrsquoancien meacute-decin du roi comme sont tombeacutes tant de privi-leacuteges  Il ne se donne plus aujourdrsquohui qursquoagrave desmeacutedecins agrave de pauvres artistes Aussi les roisont-ils bien fait de le reacuteunir agrave celui de Saint-Lazare qui je crois eacutetait un pauvre diable rap-peleacute agrave la vie par un miracle  Sous ce rapport

lrsquoordre de Saint-Michel et Saint-Lazare seraitpour nous un symbole

Apregraves cette reacuteponse agrave la fois empreinte demoquerie et de digniteacute le silence reacutegna sans quepersonne le voulucirct rompre et il eacutetait devenu gecirc-nant quand on frappa

― Voici notre cher cureacute dit la vieille damequi se leva laissant Ursule seule et allant au-devant de lrsquoabbeacute Chaperon honneur qursquoellenrsquoavait fait ni agrave Ursule ni au docteur

Le vieillard sourit en regardant tour agrave tour sapupille et Savinien Se plaindre des maniegraveres demadame de Portenduegravere ou srsquoen offenser eacutetaitun eacutecueil sur lequel un homme drsquoun petit espritaurait toucheacute  mais Minoret avait trop drsquoacquispour ne pas lrsquoeacuteviter  il se mit agrave causer avec levicomte du danger que courait alors CharlesX apregraves avoir confieacute la direction des affairesau prince de Polignac Lorsqursquoil y eut assez detemps eacutecouleacute pour qursquoen parlant drsquoaffaires ledocteur nrsquoeucirct point lrsquoair de se venger il preacutesen-

ta presque en plaisantant agrave la vieille dame lesdossiers de poursuites et les meacutemoires acquitteacutesqui appuyaient un compte fait par son notaire

― Mon fils lrsquoa reconnu  dit-elle en jetant agraveSavinien un regard auquel il reacutepondit en incli-nant la tecircte Eh  bien crsquoest lrsquoaffaire de Dionisajouta-t-elle en repoussant les papiers et trai-tant cette affaire avec le deacutedain qursquoagrave ses yeuxmeacuteritait lrsquoargent

Rabaisser la richesse crsquoeacutetait dans les ideacuteesde madame de Portenduegravere eacutelever la Noblesseet ocircter toute son importance agrave la BourgeoisieQuelques instants apregraves Goupil vint de la partde son patron demander les comptes entre Sa-vinien et monsieur Minoret

― Et pourquoi  dit la vieille dame― Pour en faire la base de lrsquoobligation il nrsquoy

a pas deacutelivrance drsquoespegraveces reacutepondit le premierclerc en jetant autour de lui des regards effron-teacutes

Ursule et Savinien qui pour la premiegravere foiseacutechangegraverent un coup drsquoœil avec cet horriblepersonnage eacuteprouvegraverent la sensation que causeun crapaud mais aggraveacutee par un sinistre pres-sentiment Tous deux ils eurent cette indeacutefi-nissable et confuse vision de lrsquoavenir sans nomdans la langue mais qui serait explicable parune action de lrsquoecirctre inteacuterieur dont avait parleacutele swedenborgiste au docteur Minoret La cer-titude que ce venimeux Goupil leur serait fatalfit trembler Ursule mais elle se remit de sontrouble en sentant un indicible plaisir agrave voir Sa-vinien partageant son eacutemotion

― Il nrsquoest pas beau le clerc de monsieur Dio-nis  dit Savinien quand Goupil eut fermeacute laporte

― Et qursquoest-ce que cela fait que ces gens-lagravesoient beaux ou laids  dit madame de Porten-duegravere

― Je ne lui en veux pas de sa laideur repritle cureacute mais de sa meacutechanceteacute qui passe lesbornes  il y met de la sceacuteleacuteratesse

Malgreacute son deacutesir drsquoecirctre aimable le docteurdevint digne et froid Les deux amoureux furentgecircneacutes Sans la bonhomie de lrsquoabbeacute Chaperondont la gaieteacute douce anima le dicircner la situationdu docteur et de sa pupille eucirct eacuteteacute presque into-leacuterable Au dessert en voyant pacirclir [palir] Ur-sule il lui dit  ― Si tu ne te trouves pas bienmon enfant tu nrsquoas que la rue agrave traverser

― Qursquoavez-vous mon cœur  dit la vieilledame agrave la jeune fille

― Heacutelas  madame reprit seacutevegraverement le doc-teur son acircme a froid habitueacutee comme elle lrsquoestagrave ne rencontrer que des sourires

― Une bien mauvaise eacuteducation monsieurle docteur dit madame de Portenduegravere Nrsquoest-ce pas monsieur le cureacute 

― Oui madame reacutepondit Minoret en jetantun regard au cureacute qui se trouva sans parole Jrsquoai

rendu je le vois la vie impossible agrave cette na-ture angeacutelique si elle devait aller dans le monde mais je ne mourrai pas sans lrsquoavoir mise agrave lrsquoabride la froideur de lrsquoindiffeacuterence ou de la haine

― Mon parrain  je vous en prie  assez Jene souffre pas ici dit-elle en affrontant le regardde madame de Portenduegravere plutocirct que de don-ner trop de signification agrave ses paroles en regar-dant Savinien

― Je ne sais pas madame dit alors Savinienagrave sa megravere si mademoiselle Ursule souffre maisje sais que vous me mettez au supplice

En entendant ce mot arracheacute par les faccedilonsde sa megravere agrave ce geacuteneacutereux jeune homme Ur-sule pacirclit et pria madame de Portenduegravere delrsquoexcuser  elle se leva prit le bras de son tuteursalua sortit revint chez elle entra preacutecipitam-ment dans le salon de son parrain ougrave elle srsquoassitpregraves de son piano mit sa tecircte dans ses mains etfondit en larmes

― Pourquoi ne laisses-tu pas la conduite detes sentiments agrave ma vieille expeacuterience cruelleenfant  srsquoeacutecria le docteur au deacutesespoir Lesnobles ne se croient jamais obligeacutes par nousautres bourgeois En les servant nous faisonsnotre devoir voilagrave tout Drsquoailleurs la vieilledame a vu que Savinien te regardait avec plai-sir elle a peur qursquoil ne trsquoaime

― Enfin il est sauveacute  dit-elle Mais essayerdrsquohumilier un homme comme vous 

― Attends-moi ma petiteQuand le docteur revint chez madame de

Portenduegravere il y trouva Dionis accompagneacute demessieurs Bongrand et Levrault le maire teacute-moins exigeacutes par la loi pour la validiteacute des actespasseacutes dans les communes ougrave il nrsquoexiste qursquounnotaire Minoret prit agrave part monsieur Dionis etlui dit un mot agrave lrsquooreille apregraves lequel le notairefit la lecture de lrsquoobligation  madame de Por-tenduegravere y donnait une hypothegraveque sur tous sesbiens jusqursquoau remboursement des cent mille

francs precircteacutes par le docteur au vicomte et lesinteacuterecircts y eacutetaient stipuleacutes agrave cinq pour cent Agrave lalecture de cette clause le cureacute regarda Minoretqui reacutepondit agrave lrsquoabbeacute par un leacuteger coup de tecircteapprobatif Le pauvre precirctre alla dire agrave lrsquooreillede sa peacutenitente quelques mots auxquels elle reacute-pondit agrave mi-voix  ― Je ne veux rien devoir agrave cesgens-lagrave

― Ma megravere monsieur me laisse le beau rocircledit Savinien au docteur  elle vous rendra toutlrsquoargent et me charge de la reconnaissance

― Mais il vous faudra trouver onze millefrancs la premiegravere anneacutee agrave cause des frais ducontrat reprit le cureacute

― Monsieur dit Minoret agrave Dionis commemonsieur et madame de Portenduegravere sont horsdrsquoeacutetat de payer lrsquoenregistrement joignez lesfrais de lrsquoacte au capital je vous les payerai

Dionis fit des renvois et le capital fut alorsfixeacute agrave cent sept mille francs Quant tout fut si-gneacute Minoret preacutetexta de sa fatigue pour se re-

tirer en mecircme temps que le notaire et les teacute-moins

― Madame dit le cureacute qui resta seul avec levicomte pourquoi choquer cet excellent mon-sieur Minoret qui vous a sauveacute cependant aumoins vingt-cinq mille francs agrave Paris et qui aeu la deacutelicatesse drsquoen laisser vingt mille agrave votrefils pour ses dettes drsquohonneur 

― Votre Minoret est un sournois dit-elle enprenant une pinceacutee de tabac il sait bien ce qursquoilfait

― Ma megravere croit qursquoil veut mrsquoobliger agrave eacutepou-ser sa pupille en englobant notre ferme commesi lrsquoon pouvait forcer un Portenduegravere fils drsquouneKergaroueumlt agrave se marier contre son greacute

Une heure apregraves Savinien se preacutesenta chezle docteur ougrave les heacuteritiers se trouvaient ameneacutespar la curiositeacute Lrsquoapparition du jeune vicomteproduisit une sensation drsquoautant plus vive quechez chacun des assistants elle excita des eacutemo-tions diffeacuterentes Mesdemoiselles Creacutemiegravere et

Massin chuchotegraverent en regardant Ursule quirougissait Les megraveres dirent agrave Deacutesireacute que Gou-pil pouvait bien avoir raison agrave lrsquoeacutegard de cemariage Les yeux de toutes les personnes preacute-sentes se tournegraverent alors sur le docteur qui nese leva point pour recevoir le gentilhomme et secontenta de le saluer par une inclination de tecirctesans quitter le cornet car il faisait une partie detrictrac avec monsieur Bongrand Lrsquoair froid dudocteur surprit tout le monde

― Ursule mon enfant dit-il fais-nous unpeu de musique

En voyant la jeune fille heureuse drsquoavoir unecontenance sauter sur lrsquoinstrument et remuerles volumes relieacutes en vert les heacuteritiers acce-ptegraverent avec des deacutemonstrations de plaisir lesupplice et le silence qui allaient leur ecirctre infli-geacutes tant ils tenaient agrave savoir ce qui se tramaitentre leur oncle et les Portenduegravere

Il arrive souvent qursquoun morceau pauvre enlui-mecircme mais exeacutecuteacute par une jeune fille sous

lrsquoempire drsquoun sentiment profond fasse plusdrsquoimpression qursquoune grande ouverture pom-peusement dite par un orchestre habile Il existeen toute musique outre la penseacutee du composi-teur lrsquoacircme de lrsquoexeacutecutant qui par un privilegravegeacquis seulement agrave cet art peut donner du senset de la poeacutesie agrave des phrases sans grande va-leur Chopin prouve aujourdrsquohui pour lrsquoingratpiano la veacuteriteacute de ce fait deacutejagrave deacutemontreacute par Pa-ganini pour le violon Ce beau geacutenie est moinsun musicien qursquoune acircme qui se rend sensibleet qui se communiquerait par toute espegravece demusique mecircme par de simples accords Par sasublime et peacuterilleuse organisation Ursule ap-partenait agrave cette eacutecole de geacutenies si rares  maisle vieux Schmucke le maicirctre qui venait chaquesamedi et qui pendant le seacutejour drsquoUrsule agrave Pa-ris la vit tous les jours avait porteacute le talentde son eacutelegraveve agrave toute sa perfection Le Songede Rousseau morceau choisi par Ursule unedes compositions de la jeunesse drsquoHeacuterold ne

manque pas drsquoailleurs drsquoune certaine profon-deur qui peut se deacutevelopper agrave lrsquoexeacutecution  elle yjeta les sentiments qui lrsquoagitaient et justifia bienle titre de Caprice que porte ce fragment Parun jeu agrave la fois suave et recircveur son acircme par-lait agrave lrsquoacircme du jeune homme et lrsquoenveloppaitcomme drsquoun nuage par des ideacutees presque vi-sibles Assis au bout du piano le coude appuyeacutesur le couvercle et la tecircte dans sa main gaucheSavinien admirait Ursule dont les yeux arrecircteacutessur la boiserie semblaient interroger un mondemysteacuterieux On serait devenu profondeacutementamoureux agrave moins Les sentiments vrais ontleur magneacutetisme et Ursule voulait en quelquesorte montrer son acircme comme une coquettese pare pour plaire Savinien peacuteneacutetra donc dansce deacutelicieux royaume entraicircneacute par ce cœurqui pour srsquointerpreacuteter lui-mecircme empruntait lapuissance du seul art qui parle agrave la penseacutee parla penseacutee mecircme sans le secours de la paroledes couleurs ou de la forme La candeur a sur

lrsquohomme le mecircme pouvoir que lrsquoenfance elle ena les attraits et les irreacutesistibles seacuteductions  orjamais Ursule ne fut plus candide qursquoen ce mo-ment ougrave elle naissait agrave une nouvelle vie Le cureacutevint arracher le gentilhomme agrave son recircve en luidemandant de faire le quatriegraveme au whist Ur-sule continua de jouer les heacuteritiers partirent agravelrsquoexception de Deacutesireacute qui cherchait agrave connaicirctreles intentions de son grand-oncle du vicomteet drsquoUrsule

― Vous avez autant de talent que drsquoacircme ma-demoiselle dit Savinien quand la jeune fille fer-ma son piano pour venir srsquoasseoir agrave cocircteacute de sonparrain Quel est donc votre maicirctre 

― Un Allemand logeacute preacuteciseacutement aupregraves dela rue Dauphine sur le quai Conti dit le doc-teur Srsquoil nrsquoavait pas donneacute tous les jours uneleccedilon agrave Ursule pendant notre seacutejour agrave Paris ilserait venu ce matin

― Crsquoest non-seulement un grand musiciendit Ursule mais un homme adorable de naiumlve-teacute

― Ces leccedilons-lagrave doivent coucircter cher srsquoeacutecriaDeacutesireacute

Un sourire drsquoironie fut eacutechangeacute par lesjoueurs Quand la partie se termina le doc-teur soucieux jusqursquoalors prit en regardant Sa-vinien lrsquoair drsquoun homme peineacute drsquoavoir agrave remplirune obligation

― Monsieur lui dit-il je vous sais beaucoupde greacute du sentiment qui vous a porteacute agrave me fairesi promptement visite  mais madame votremegravere me suppose des arriegravere-penseacutees tregraves-peunobles et je lui donnerais le droit de les croirevraies si je ne vous priais pas de ne plus venirme voir malgreacute lrsquohonneur que me feraient vosvisites et le plaisir que jrsquoaurais agrave cultiver votresocieacuteteacute Mon honneur et mon repos exigent quenous cessions toute relation de voisinage Ditesagrave madame votre megravere que si je ne vais point la

prier de nous faire lrsquohonneur agrave ma pupille etagrave moi drsquoaccepter agrave dicircner dimanche prochaincrsquoest agrave cause de la certitude ougrave je suis qursquoelle se-rait indisposeacutee ce jour-lagrave

Le vieillard tendit la main au jeune vicomtequi la lui serra respectueusement en lui disant ― Vous avez raison monsieur  Et il se retiranon sans faire agrave Ursule un salut qui reacuteveacutelait plusde meacutelancolie que de deacutesappointement

Deacutesireacute sortit en mecircme temps que le gentil-homme  mais il lui fut impossible drsquoeacutechangerun mot car Savinien se preacutecipita chez lui

Le deacutesaccord des Portenduegravere et du doc-teur Minoret deacutefraya pendant deux jours laconversation des heacuteritiers qui rendirent hom-mage au geacutenie de Dionis et regardegraverent alorsleur succession comme sauveacutee Ainsi dans unsiegravecle ougrave les rangs se nivellent ougrave la manie delrsquoeacutegaliteacute met de plain-pied tous les individuset menace tout jusqursquoagrave la subordination mi-litaire dernier retranchement du pouvoir en

France  ougrave par conseacutequent les passions nrsquoontplus drsquoautres obstacles agrave vaincre que les an-tipathies personnelles ou le deacutefaut drsquoeacutequilibreentre les fortunes lrsquoobstination drsquoune vieilleBretonne et la digniteacute du docteur Minoret eacutele-vaient entre ces deux amants des barriegraveres des-tineacutees comme autrefois moins agrave deacutetruire qursquoagravefortifier lrsquoamour Pour un homme passionneacutetoute femme vaut ce qursquoelle lui coucircte  or Sa-vinien apercevait une lutte des efforts des in-certitudes qui lui rendaient deacutejagrave cette jeune fillechegravere  il voulait la conqueacuterir Peut-ecirctre nos sen-timents obeacuteissent-ils aux lois de la nature surla dureacutee de ses creacuteations  agrave longue vie longueenfance 

Le lendemain matin en se levant Ursule etSavinien eurent une mecircme penseacutee Cette en-tente ferait naicirctre lrsquoamour si elle nrsquoen eacutetait pasdeacutejagrave la plus deacutelicieuse preuve Lorsque la jeunefille eacutecarta leacutegegraverement ses rideaux afin de don-ner agrave ses yeux lrsquoespace strictement neacutecessaire

pour voir chez Savinien elle aperccedilut la figure deson amant au-dessus de lrsquoespagnolette en faceQuand on songe aux immenses services querendent les fenecirctres aux amoureux il sembleassez naturel drsquoen faire lrsquoobjet drsquoune contribu-tion Apregraves avoir ainsi protesteacute contre la du-reteacute de son parrain Ursule laissa retomber lesrideaux et ouvrit ses fenecirctres pour fermer sespersiennes agrave travers lesquelles elle pourrait deacute-sormais voir sans ecirctre vue Elle monta bien septou huit fois pendant la journeacutee agrave sa chambre ettrouva toujours le jeune vicomte eacutecrivant deacute-chirant des papiers et recommenccedilant agrave eacutecrire agraveelle sans doute 

Le lendemain matin au reacuteveil drsquoUrsule laBougival lui monta la lettre suivante

Agrave MADEMOISELLE URSULE

laquo Mademoiselle

raquo Je ne me fais point illusion sur la deacutefianceque doit inspirer un jeune homme qui srsquoestmis dans la position drsquoougrave je ne suis sorti quepar lrsquointervention de votre tuteur  il me fautdonner deacutesormais plus de garanties que toutautre  aussi mademoiselle est-ce avec une pro-fonde humiliteacute que je me mets agrave vos piedspour vous avouer mon amour Cette deacuteclara-tion nrsquoest pas dicteacutee par une passion  elle vientdrsquoune certitude qui embrasse la vie entiegravere Unefolle passion pour ma jeune tante madamede Kergaroueumlt mrsquoa jeteacute en prison ne trou-verez-vous pas une marque de sincegravere amourdans la complegravete disparition de mes souvenirset de cette image effaceacutee de mon cœur par lavocirctre  Degraves que je vous ai vue endormie et sigracieuse dans votre sommeil drsquoenfant agrave Bou-ron vous avez occupeacute mon acircme en reine quiprend possession de son empire Je ne veux pasdrsquoautre femme que vous Vous avez toutes lesdistinctions que je souhaite dans celle qui doit

porter mon nom Lrsquoeacuteducation que vous avezreccedilue et la digniteacute de votre cœur vous mettent agravela hauteur des situations les plus eacuteleveacutees Maisje doute trop de moi-mecircme pour essayer devous bien peindre agrave vous-mecircme je ne puis quevous aimer Apregraves vous avoir entendue hier jeme suis souvenu de ces phrases qui semblenteacutecrites pour vous 

laquo Faite pour attirer les cœurs et charmer lesyeux agrave la fois douce et indulgente spirituelleet raisonnable polie comme si elle avait passeacutesa vie dans les cours simple comme le solitairequi nrsquoa jamais connu le monde le feu de sonacircme est tempeacutereacute dans ses yeux par une divinemodestie raquo

raquo Jrsquoai senti le prix de cette belle acircme qui se reacute-vegravele en vous dans les plus petites choses Voi-lagrave ce qui me donne la hardiesse de vous de-mander si vous nrsquoaimez encore personne de

me laisser vous prouver par mes soins et parma conduite que je suis digne de vous Il srsquoagitde ma vie vous ne pouvez douter que toutesmes forces ne soient employeacutees non-seulementagrave vous plaire mais encore agrave meacuteriter votre es-time qui peut tenir lieu de celle de toute la terreAvec cet espoir Ursule et si vous me permet-tez de vous nommer dans mon cœur commeune adoreacutee Nemours sera pour moi le paradiset les plus difficiles entreprises ne mrsquooffrirontque des jouissances qui vous seront rappor-teacutees comme on rapporte tout agrave Dieu Dites-moidonc que je puis me dire

raquo Votre SAVINIEN raquoUrsule baisa cette lettre  puis apregraves lrsquoavoir

relue et tenue avec des mouvements insenseacuteselle srsquohabilla pour aller la montrer agrave son parrain

― Mon Dieu  jrsquoai failli sortir sans faire mespriegraveres dit-elle en rentrant pour srsquoagenouiller agraveson prie-Dieu

Quelques instants apregraves elle descendit aujardin et y trouva son tuteur agrave qui elle fit lire lalettre de Savinien Tous deux ils srsquoassirent surle banc sous le massif de plantes grimpantesen face du pavillon chinois  Ursule attendaitun mot du vieillard et le vieillard reacutefleacutechissaitbeaucoup trop long-temps pour une fille impa-tiente Enfin de leur entretien secret il reacutesulta lalettre suivante que le docteur avait sans douteen partie dicteacutee

laquo Monsieur

raquo Je ne puis ecirctre que fort honoreacutee de la lettrepar laquelle vous mrsquooffrez votre main  maisagrave mon acircge et drsquoapregraves les lois de mon eacuteduca-tion jrsquoai ducirc la communiquer agrave mon tuteurqui est toute ma famille et que jrsquoaime agrave la foiscomme un pegravere et comme un ami Voici doncles cruelles objections qursquoil mrsquoa faites et quidoivent me servir de reacuteponse

raquo Je suis monsieur le vicomte une pauvrefille dont la fortune agrave venir deacutepend entiegraverementnon-seulement des bons vouloirs de mon par-rain mais encore des mesures chanceuses qursquoilprendra pour eacuteluder les mauvais vouloirs deses heacuteritiers agrave mon eacutegard Quoique fille leacutegi-time de Joseph Miroueumlt capitaine de musiqueau 45e reacutegiment drsquoinfanterie  comme il est lebeau-fregravere naturel de mon tuteur on pourraitquoique sans raison faire un procegraves agrave une jeunefille qui resterait sans deacutefense Vous voyezmonsieur que mon peu de fortune nrsquoest pasmon plus grand malheur Jrsquoai bien des raisonsdrsquoecirctre humble Crsquoest pour vous et non pourmoi que je vous soumets de pareilles observa-tions qui sont souvent drsquoun poids leacuteger pourdes cœurs aimants et deacutevoueacutes Mais consideacuterezaussi monsieur que si je ne vous les soumettaispas je serais soupccedilonneacutee de vouloir faire passervotre tendresse par-dessus des obstacles que lemonde et surtout votre megravere trouveraient in-

vincibles Jrsquoaurai seize ans dans quatre moisPeut-ecirctre reconnaicirctrez-vous que nous sommeslrsquoun et lrsquoautre trop jeunes et trop inexpeacuterimen-teacutes pour combattre les misegraveres drsquoune vie com-menceacutee sans autre fortune que ce que je tiensde la bonteacute de feu monsieur de Jordy Mon tu-teur deacutesire drsquoailleurs ne pas me marier avantque jrsquoaie atteint vingt ans Qui sait ce que le sortvous reacuteserve durant ces quatre anneacutees les plusbelles de votre vie  ne la brisez donc pas pourune pauvre fille

raquo Apregraves vous avoir exposeacute monsieur les rai-sons de mon cher tuteur qui loin de srsquoopposeragrave mon bonheur veut y contribuer de toutesses forces et souhaite voir sa protection bientocirctdeacutebile remplaceacutee par une tendresse eacutegale agrave lasienne  il me reste agrave vous dire combien je suistoucheacutee et de votre offre et des compliments af-fectueux qui lrsquoaccompagnent La prudence quidicte cette reacuteponse est drsquoun vieillard agrave qui lavie est bien connue  mais la reconnaissance que

je vous exprime est drsquoune jeune fille agrave qui nulautre sentiment nrsquoest entreacute dans lrsquoacircme

raquo Ainsi monsieur je puis me dire en touteveacuteriteacute

raquo Votre servanteraquo URSULE MIROUEumlT raquo

Savinien ne reacutepondit pas Faisait-il des ten-tatives aupregraves de sa megravere  Cette lettre avait-elleeacuteteint son amour  Mille questions semblablestoutes insolubles tourmentaient horriblementUrsule et par ricochet le docteur qui souffraitdes moindres agitations de sa chegravere enfant Ur-sule montait souvent agrave sa chambre et regardaitchez Savinien qursquoelle voyait pensif assis devantsa table et tournant souvent les yeux sur ses fe-necirctres agrave elle Agrave la fin de la semaine pas plus tocirctelle reccedilut la lettre suivante de Savinien dont leretard srsquoexpliquait par un surcroicirct drsquoamour

Agrave MADEMOISELLE URSULE MIROUEumlT

laquo Chegravere Ursule je suis un peu Breton  et unefois mon parti pris rien ne mrsquoen fait changerVotre tuteur que Dieu conserve encore long-temps a raison  mais ai-je donc tort de vousaimer  Aussi voudrais-je seulement savoir devous si vous mrsquoaimez Dites-le-moi ne fucirct-ceque par un signe et crsquoest alors que ces quatreanneacutees deviendront les plus belles de ma vie 

raquo Un de mes amis a remis agrave mon grand-onclele vice-amiral de Kergaroueumlt une lettre ougrave jelui demande sa protection pour entrer dans lamarine Ce bon vieillard eacutemu par mes mal-heurs mrsquoa reacutepondu que la bonne volonteacute du roiserait contre-carreacutee par les regraveglements dans lecas ougrave je voudrais un grade Neacuteanmoins apregravestrois mois drsquoeacutetudes agrave Toulon le ministre mefera partir comme maicirctre de timonerie  puisapregraves une croisiegravere contre les Algeacuteriens aveclesquels nous sommes en guerre je puis su-bir un examen et devenir aspirant Enfin si jeme distingue dans lrsquoexpeacutedition qui se preacutepare

contre Alger je serai certainement enseigne mais dans combien de temps  Personne nepeut le dire Seulement on rendra les ordon-nances aussi eacutelastiques qursquoil sera possible pourreacuteinteacutegrer le nom de Portenduegravere agrave la marineJe ne dois vous obtenir que de votre parrainje le vois  et votre respect pour lui vous rendplus chegravere agrave mon cœur Avant de reacutepondre jevais donc avoir une entrevue avec lui  de sareacuteponse deacutependra tout mon avenir Quoi qursquoiladvienne sachez que riche ou pauvre fille drsquouncapitaine de musique ou fille drsquoun roi vous ecirctespour moi celle que la voix de mon cœur a deacute-signeacutee Chegravere Ursule nous sommes dans untemps ougrave les preacutejugeacutes qui jadis nous eussentseacutepareacutes nrsquoont pas assez de force pour empecirc-cher notre mariage Agrave vous donc tous les senti-ments de mon cœur et agrave votre oncle des garan-ties qui lui reacutepondent de votre feacuteliciteacute  Il ne saitpas que je vous ai dans quelques instants plus

aimeacutee qursquoil ne vous aime depuis quinze ans Agravece soir raquo

― Tenez mon parrain dit Ursule en lui ten-dant cette lettre par un mouvement drsquoorgueil

― Ah  mon enfant srsquoeacutecria le docteur apregravesavoir lu la lettre je suis plus content que toiLe gentilhomme a par cette reacutesolution reacutepareacutetoutes ses fautes

Apregraves le dicircner Savinien se preacutesenta chez ledocteur qui se promenait alors avec Ursule lelong de la balustrade de la terrasse sur la ri-viegravere Le vicomte avait reccedilu ses habits de Pariset lrsquoamoureux nrsquoavait pas manqueacute de rehausserses avantages naturels par une mise aussi soi-gneacutee aussi eacuteleacutegante que srsquoil se fucirct agi de plaireagrave la belle et fiegravere comtesse de Kergaroueumlt Enle voyant venir du perron vers eux la pauvrepetite serra le bras de son oncle absolumentcomme si elle se retenait pour ne pas tomberdans un preacutecipice et le docteur entendit de

profondes et sourdes palpitations qui lui don-negraverent le frisson

― Laisse-nous mon enfant dit-il agrave sa pupillequi srsquoassit sur les marches du pavillon chinoisapregraves avoir laisseacute prendre sa main par Savinienqui y deacuteposa un baiser respectueux

― Monsieur donnerez-vous cette chegravere per-sonne agrave un capitaine de vaisseau  dit le jeunevicomte agrave voix basse au docteur

― Non dit Minoret en souriant  nous pour-rions attendre trop long-temps  mais agrave unlieutenant de vaisseau

Des larmes de joie humectegraverent les yeux dujeune homme qui serra tregraves-affectueusementla main du vieillard

― Je vais donc partir reacutepondit-il aller eacutetu-dier et tacirccher drsquoapprendre en six mois ce que leseacutelegraveves de lrsquoeacutecole de marine ont appris en six ans

― Partir  dit Ursule en srsquoeacutelanccedilant du perronvers eux

― Oui mademoiselle pour vous meacuteriterAinsi plus jrsquoy mettrai drsquoempressement plusdrsquoaffection je vous teacutemoignerai

― Nous sommes aujourdrsquohui le 3 octobredit-elle en le regardant avec une tendresse infi-nie partez apregraves le 19

― Oui dit le vieillard nous fecircterons la Saint-Savinien

― Adieu donc srsquoeacutecria le jeune homme Jedois aller passer cette semaine agrave Paris y faire lesdeacutemarches neacutecessaires mes preacuteparatifs et mesacquisitions de livres drsquoinstruments de matheacute-matiques me concilier la faveur du ministre etobtenir les meilleures conditions possibles

Ursule et son parrain reconduisirent Savi-nien jusqursquoagrave la grille Apregraves lrsquoavoir vu rentrantchez sa megravere ils le virent sortir accompagneacute deTiennette qui portait une petite malle

― Pourquoi si vous ecirctes riche le forcez-vousagrave servir dans la marine  dit Ursule agrave son par-rain

― Je crois que ce sera bientocirct moi qui auraifait ses dettes dit le docteur en souriant Je ne leforce point  mais lrsquouniforme mon cher cœuret la croix de la Leacutegion-drsquoHonneur gagneacutee dansun combat effaceront bien des taches En sixans il peut arriver agrave commander un bacirctimentet voilagrave tout ce que je lui demande

― Mais il peut peacuterir dit-elle en montrant audocteur un visage pacircle

― Les amoureux ont comme les ivrognesun dieu pour eux reacutepondit le docteur en plai-santant

Agrave lrsquoinsu de son parrain la pauvre petite ai-deacutee par la Bougival coupa pendant la nuit unequantiteacute suffisante de ses longs et beaux che-veux blonds pour faire une chaicircne  puis le sur-lendemain elle seacuteduisit son maicirctre de musiquele vieux Schmucke qui lui promit de veiller agrave ceque les cheveux ne fussent pas changeacutes et quela chaicircne fucirct acheveacutee pour le dimanche suivantAgrave son retour Savinien apprit au docteur et agrave sa

pupille qursquoil avait signeacute son engagement Il de-vait ecirctre rendu le 25 agrave Brest Inviteacute par le doc-teur agrave dicircner pour le 18 il passa ces deux jour-neacutees presque entiegraveres chez le docteur  et mal-greacute les plus sages recommandations les deuxamoureux ne purent srsquoempecirccher de trahir leurbonne intelligence aux yeux du cureacute du juge depaix du meacutedecin de Nemours et de la Bougival

― Enfants leur dit le vieillard vous jouezvotre bonheur en ne vous gardant pas le secretagrave vous-mecircmes

Enfin le jour de sa fecircte apregraves la messe pen-dant laquelle il y eut quelques regards eacutechangeacutesSavinien eacutepieacute par Ursule traversa la rue et vintdans ce petit jardin ougrave tous deux se trouvegraverentpresque seuls Par indulgence le bonhomme li-sait ses journaux dans le pavillon chinois

― Chegravere Ursule dit Savinien voulez-vousme faire une fecircte plus grande que ne pourraitme la faire ma megravere en me donnant une se-conde fois la vie 

― Je sais ce que vous voulez me demanderdit Ursule en lrsquointerrompant Tenez voici mareacuteponse ajouta-t-elle en prenant dans la pochede son tablier la chaicircne faite de ses cheveux etla lui preacutesentant dans un tremblement nerveuxqui accusait une joie illimiteacutee Portez ceci dit-elle pour lrsquoamour de moi Puisse mon preacutesenteacutecarter de vous tous les peacuterils en vous rappelantque ma vie est attacheacutee agrave la vocirctre 

― Ah  la petite masque elle lui donne unechaicircne de ses cheveux se disait le docteurComment srsquoy est-elle prise  Couper dans sesbelles tresses blondes  mais elle lui donneraitdonc mon sang

― Ne trouverez-vous pas bien mauvais devous demander avant de partir une promesseformelle de nrsquoavoir jamais drsquoautre mari quemoi  dit Savinien en baisant cette chaicircne et re-gardant Ursule sans pouvoir retenir une larme

― Si je ne vous lrsquoai pas trop dit deacutejagrave moi quisuis venue contempler les murs de Sainte-Peacute-

lagie quand vous y eacutetiez reacutepondit-elle en rou-gissant  je vous le reacutepegravete Savinien  je nrsquoaimeraijamais que vous et ne serai jamais qursquoagrave vous

En voyant Ursule agrave demi cacheacutee dans le mas-sif le jeune homme ne tint pas contre le plai-sir de la serrer sur son cœur et de lrsquoembrasserau front  mais elle jeta comme un cri faible selaissa tomber sur le banc et lorsque Saviniense mit aupregraves drsquoelle en lui demandant pardonil vit le docteur debout devant eux

― Mon ami dit-il Ursule est une veacuteritablesensitive qursquoune parole amegravere tuerait Pour ellevous devrez modeacuterer lrsquoeacuteclat de lrsquoamour Ah  sivous lrsquoeussiez aimeacutee depuis seize ans vous vousseriez contenteacute de sa parole ajouta-t-il pour sevenger du mot par lequel Savinien avait termi-neacute sa derniegravere lettre

Deux jours apregraves Savinien partit Malgreacute leslettres qursquoil eacutecrivit reacuteguliegraverement agrave Ursule ellefut en proie agrave une maladie sans cause sensibleSemblable agrave ces beaux fruits attaqueacutes par un

ver une penseacutee lui rongeait le cœur Elle per-dit lrsquoappeacutetit et ses belles couleurs Quand sonparrain lui demanda la premiegravere fois ce qursquoelleeacuteprouvait  ― Je voudrais voir la mer dit-elle

― Il est difficile de te mener en deacutecembrevoir un port de mer lui reacutepondit le vieillard

― Irais-je donc  dit-elleDe grands vents srsquoeacutelevaient-ils Ursule

eacuteprouvait des commotions en croyant malgreacuteles savantes distinctions de son parrain du cu-reacute du juge de paix entre les vents de mer et ceuxde terre que Savinien se trouvait aux prisesavec un ouragan Le juge de paix la rendit heu-reuse pour quelques jours avec une gravurequi repreacutesentait un aspirant en costume Ellelisait les journaux en imaginant qursquoils donne-raient des nouvelles de la croisiegravere pour laquelleSavinien eacutetait parti Elle deacutevora les romansmaritimes de Cooper et voulut apprendre lestermes de marine Ces preuves de la fixiteacute de lapenseacutee souvent joueacutees par les autres femmes

furent si naturelles chez Ursule qursquoelle vit enrecircve chacune des lettres de Savinien et ne man-qua jamais agrave les annoncer le matin mecircme en ra-contant le songe avant-coureur

― Maintenant dit-elle au docteur la qua-triegraveme fois que ce fait eut lieu sans que le cu-reacute et le meacutedecin en fussent surpris je suis tran-quille  agrave quelque distance que Savinien soit srsquoilest blesseacute je le sentirai dans le mecircme instant

Le vieux meacutedecin resta plongeacute dans une pro-fonde meacuteditation que le juge de paix et le cu-reacute jugegraverent douloureuse agrave voir lrsquoexpression deson visage

― Qursquoavez-vous  lui demandegraverent-ilsquand Ursule les eut laisseacutes seuls

― Vivra-t-elle  reacutepondit le vieux meacutedecinUne si deacutelicate et si tendre fleur reacutesistera-t-elleagrave des peines de cœur 

Neacuteanmoins la petite recircveuse comme la sur-nomma le cureacute travaillait avec ardeur  ellecomprenait lrsquoimportance drsquoune grande instruc-

tion pour une femme du monde et tout letemps qursquoelle ne donnait pas au chant agrave lrsquoeacutetudede lrsquoHarmonie et de la Composition elle le pas-sait agrave lire les livres que lui choisissait lrsquoabbeacuteChaperon dans la riche bibliothegraveque de sonparrain Tout en menant cette vie occupeacutee ellesouffrait mais sans se plaindre Parfois elle res-tait des heures entiegraveres agrave regarder la fenecirctrede Savinien Le dimanche agrave la sortie de lamesse elle suivait madame de Portenduegravere enla contemplant avec tendresse car malgreacute sesdureteacutes elle aimait en elle la megravere de SavinienSa pieacuteteacute redoublait elle allait agrave la messe tous lesmatins car elle crut fermement que ses recircveseacutetaient une faveur de Dieu Effrayeacute des ravagesproduits par cette nostalgie de lrsquoamour le jourde la naissance drsquoUrsule son parrain lui pro-mit de la conduire agrave Toulon voir le deacutepart delrsquoexpeacutedition drsquoAlger sans que Savinien qui enfaisait partie en fucirct instruit Le juge de paix etle cureacute gardegraverent le secret au docteur sur le but

de ce voyage qui parut ecirctre entrepris pour lasanteacute drsquoUrsule et qui intrigua beaucoup les heacute-ritiers Minoret Apregraves avoir revu Savinien enuniforme drsquoaspirant apregraves avoir monteacute sur lebeau vaisseau de lrsquoamiral agrave qui le ministre avaitrecommandeacute le jeune Portenduegravere Ursule agravela priegravere de son ami alla respirer lrsquoair de Niceet parcourut la cocircte de la Meacutediterraneacutee jusqursquoagraveGecircnes ougrave elle apprit lrsquoarriveacutee de la flotte de-vant Alger et les heureuses nouvelles du deacutebar-quement Le docteur aurait voulu continuer cevoyage agrave travers lrsquoItalie autant pour distraireUrsule que pour achever en quelque sorte soneacuteducation en agrandissant ses ideacutees par la com-paraison des mœurs des pays et par les en-chantements de la terre ougrave vivent les chefs-drsquoœuvre de lrsquoart et ougrave tant de civilisations ontlaisseacute leurs traces brillantes  mais la nouvelle dela reacutesistance opposeacutee par le trocircne aux eacutelecteursde la fameuse Chambre de 1830 ramena le doc-teur en France ougrave il ramena sa pupille dans un

eacutetat de santeacute florissante et riche drsquoun charmantpetit modegravele du vaisseau sur lequel servait Sa-vinien

Les Eacutelections de 1830 donnegraverent de la consis-tance aux heacuteritiers qui par les soins de DeacutesireacuteMinoret et de Goupil formegraverent agrave Nemours uncomiteacute dont les efforts firent nommer agrave Fontai-nebleau le candidat libeacuteral Massin exerccedilait uneeacutenorme influence sur les eacutelecteurs de la cam-pagne Cinq des fermiers du maicirctre de posteeacutetaient eacutelecteurs Dionis repreacutesentait plus deonze voix En se reacuteunissant chez le notaire Creacute-miegravere Massin le maicirctre de poste et leurs ad-heacuterents finirent par prendre lrsquohabitude de srsquoyvoir Au retour du docteur le salon de Dio-nis eacutetait donc devenu le camp des heacuteritiersLe juge de paix et le maire qui se liegraverent alorspour reacutesister aux libeacuteraux de Nemours battuspar lrsquoOpposition malgreacute les efforts des chacircteauxsitueacutes aux environs furent eacutetroitement unispar leur deacutefaite Lorsque Bongrand et lrsquoabbeacute

Chaperon apprirent au docteur le reacutesultat decet antagonisme qui dessina pour la premiegraverefois deux partis dans Nemours et donna delrsquoimportance aux heacuteritiers Minoret Charles Xpartait de Rambouillet pour Cherbourg DeacutesireacuteMinoret qui partageait les opinions du Barreaude Paris avait fait venir de Nemours quinzede ses amis commandeacutes par Goupil et agrave qui lemaicirctre de poste donna des chevaux pour cou-rir agrave Paris ougrave ils arrivegraverent chez Deacutesireacute dans lanuit du 28 Goupil et Deacutesireacute coopeacuteregraverent aveccette troupe agrave la prise de lrsquoHocirctel-de-Ville Deacutesi-reacute Minoret fut deacutecoreacute de la Leacutegion-drsquoHonneuret nommeacute substitut du procureur du roi agrave Fon-tainebleau Goupil eut la croix de Juillet Dionisfut eacutelu maire de Nemours en remplacement dusieur Levrault et le conseil municipal se com-posa de Minoret-Levrault adjoint  de Massinde Creacutemiegravere et de tous les adheacuterents du sa-lon de Dionis Bongrand ne garda sa place quepar lrsquoinfluence de son fils fait procureur du

roi agrave Melun et dont le mariage avec mademoi-selle Levrault parut alors probable En voyant letrois pour cent agrave quarante-cinq le docteur par-tit en poste pour Paris et placcedila cinq cent qua-rante mille francs en inscriptions au porteurLe reste de sa fortune qui allait environ agrave deuxcent soixante-dix mille francs lui donna mis agraveson nom dans le mecircme fonds ostensiblementquinze mille francs de rente Il employa de lamecircme maniegravere le capital leacutegueacute par le vieux pro-fesseur agrave Ursule ainsi que les huit mille francsproduits en neuf ans par les inteacuterecircts ce qui fitagrave sa pupille quatorze cents francs de rente aumoyen drsquoune petite somme qursquoil ajouta pourarrondir ce leacuteger revenu Drsquoapregraves les conseilsde son maicirctre la vieille Bougival eut trois centcinquante francs de rente en placcedilant ainsi cinqmille et quelques cents francs drsquoeacuteconomies Cessages opeacuterations meacutediteacutees entre le docteur etle juge de paix furent accomplies dans le plusprofond secret agrave la faveur des troubles poli-

tiques Quand le calme fut agrave peu pregraves reacutetabli ledocteur acheta une petite maison contigueuml agrave lasienne et lrsquoabattit ainsi que le mur de sa courpour faire construire agrave la place une remise etune eacutecurie Employer le capital de mille francsde rente agrave se donner des communs parut unefolie agrave tous les heacuteritiers Minoret Cette preacuteten-due folie fut le commencement drsquoune egravere nou-velle dans la vie du docteur qui par un mo-ment ougrave les chevaux et les voitures se donnaientpresque ramena de Paris trois superbes che-vaux et une calegraveche

Quand au commencement de novembre1830 le vieillard vint pour la premiegravere fois parun temps pluvieux en calegraveche agrave la messe etdescendit pour donner la main agrave Ursule tousles habitants accoururent sur la place autantpour voir la voiture du docteur et question-ner son cocher que pour gloser sur la pupilleagrave lrsquoexcessive ambition de laquelle Massin Creacute-

miegravere le maicirctre de poste et leurs femmes attri-buaient les folies de leur oncle

― La calegraveche  heacute Massin  cria GoupilVotre succession va bon train hein 

― Tu dois avoir demandeacute de bons gages Ca-birolle  dit le maicirctre de poste au fils drsquoun deses conducteurs qui restait aupregraves des chevauxcar il faut espeacuterer que tu nrsquouseras pas beaucoupde fers chez un homme de quatre-vingt-quatreans Combien les chevaux ont-ils coucircteacute 

― Quatre mille francs La calegraveche quoiquede hasard a eacuteteacute payeacutee deux mille francs  maiselle est belle les roues sont agrave patente

― Comment dites-vous Cabirolle  deman-da madame Creacutemiegravere

― Il dit agrave ma tante reacutepondit Goupil crsquoestune ideacutee des Anglais qui ont inventeacute ces roues-lagrave Tenez  voyez-vous lrsquoon ne voit rien du toutcrsquoest emboicircteacute crsquoest joli lrsquoon nrsquoaccroche pas ilnrsquoy a plus ce vilain bout de fer carreacute qui deacutepas-sait lrsquoessieu

― Agrave quoi rime ma tante  dit alors innocem-ment madame Creacutemiegravere

― Comment  dit Goupil ccedila ne vous tentedonc pas 

― Ah  je comprends dit-elle― Eh  bien non vous ecirctes une honnecircte

femme dit Goupil il ne faut pas vous tromperle vrai mot crsquoest agrave patte entre parce que la ficheest cacheacutee

― Oui madame dit Cabirolle qui fut la dupede lrsquoexplication de Goupil tant le clerc la donnaseacuterieusement

― Crsquoest une belle voiture tout de mecircmesrsquoeacutecria Creacutemiegravere et il faut ecirctre riche pourprendre un pareil genre

― Elle va bien la petite dit Goupil Mais ellea raison elle vous apprend agrave jouir de la viePourquoi nrsquoavez-vous pas de beaux chevaux etdes calegraveches vous papa Minoret  Vous laisse-rez-vous humilier  Agrave votre place moi  jrsquoauraisune voiture de prince

― Voyons Cabirolle dit Massin est-ce lapetite qui lance notre oncle dans ces luxes-lagrave 

― Je ne sais pas reacutepondit Cabirolle maiselle est quasiment la maicirctresse au logis Il vientmaintenant maicirctre sur maicirctre de Paris Elle vadit-on eacutetudier la peinture

― Je saisirai cette occasion pour faire tirermon portrait dit madame Creacutemiegravere

En province on dit encore tirer au lieu defaire un portrait

― Le vieil Allemand nrsquoest cependant pas ren-voyeacute dit madame Massin

― Il y est encore aujourdrsquohui reacutepondit Ca-birolle

― Abondance de chiens ne nuit pas dit ma-dame Creacutemiegravere qui fit rire tout le monde

― Maintenant srsquoeacutecria Goupil vous ne devezplus compter sur la succession Ursule a bien-tocirct dix-sept ans elle est plus jolie que jamais les voyages forment la jeunesse et la petite far-ceuse tient votre oncle par le bon bout Il y a

cinq agrave six paquets pour elle aux voitures par se-maine et les couturiegraveres les modistes viennentlui essayer ici ses robes et ses affaires Aussi mapatronne est-elle furieuse Attendez Ursule agrave lasortie et regardez son petit chacircle de cou un vraicachemire de six cents francs

La foudre serait tombeacutee au milieu du groupedes heacuteritiers elle nrsquoaurait pas produit plusdrsquoeffet que les derniers mots de Goupil qui sefrottait les mains

Le vieux salon vert du docteur fut renouveleacutepar un tapissier de Paris Jugeacute sur le luxe qursquoildeacuteployait le vieillard eacutetait tantocirct accuseacute drsquoavoirceleacute sa fortune et de posseacuteder soixante millelivres de rentes tantocirct de deacutepenser ses capitauxpour plaire agrave Ursule On faisait de lui tour agravetour un richard et un libertin Ce mot  ― Crsquoestun vieux fou  reacutesuma lrsquoopinion du pays Cettefausse direction des jugements de la petite villeeut pour avantage de tromper les heacuteritiers quine soupccedilonnegraverent point lrsquoamour de Savinien

pour Ursule veacuteritable cause des deacutepenses dudocteur enchanteacute drsquohabituer sa pupille agrave sonrocircle de vicomtesse et qui riche de plus de cin-quante mille francs de rente se donnait le plai-sir de parer son idole

Au mois de feacutevrier 1832 le jour ougrave Ursuleavait dix-sept ans le matin mecircme en se levantelle vit Savinien en costume drsquoenseigne agrave sa fe-necirctre

― Comment nrsquoen ai je rien su  se dit-elleDepuis la prise drsquoAlger ougrave Savinien se dis-

tingua par un trait de courage qui lui valut lacroix la corvette sur laquelle il servait eacutetantresteacutee pendant plusieurs mois agrave la mer il luiavait eacuteteacute tout agrave fait impossible drsquoeacutecrire au doc-teur et il ne voulait pas quitter le service sanslrsquoavoir consulteacute Jaloux de conserver agrave la ma-rine un nom illustre le nouveau gouvernementavait profiteacute du remue-meacutenage de Juillet pourdonner le grade drsquoenseigne agrave Savinien Apregravesavoir obtenu un congeacute de quinze jours le nou-

vel enseigne arrivait de Toulon par la malle-poste pour la fecircte drsquoUrsule et pour prendre enmecircme temps lrsquoavis du docteur

― Il est arriveacute cria la filleule en se preacutecipitantdans la chambre de son parrain

― Tregraves-bien  reacutepondit-il Je devine le motifqui lui fait quitter le service et il peut mainte-nant rester agrave Nemours

― Ah  voilagrave ma fecircte  elle est toute dans cemot dit-elle en embrassant le docteur

Sur un signe qursquoelle alla faire au gentil-homme Savinien vint aussitocirct  elle voulaitlrsquoadmirer car il lui semblait changeacute en mieuxEn effet le service militaire imprime aux gestesagrave la deacutemarche agrave lrsquoair des hommes une deacutecisionmecircleacutee de graviteacute je ne sais quelle rectitude quipermet au plus superficiel observateur de re-connaicirctre un militaire sous lrsquohabit bourgeois rien ne deacutemontre mieux que lrsquohomme est faitpour commander Ursule en aima mieux en-core Savinien et ressentit une joie drsquoenfant agrave se

promener dans le petit jardin en lui donnant lebras et lui faisant raconter la part qursquoil avait eueen sa qualiteacute drsquoaspirant agrave la prise drsquoAlger Eacutevi-demment Savinien avait pris Alger Elle voyaitdisait-elle tout en rouge quand elle regardaitla deacutecoration de Savinien Le docteur qui desa chambre les surveillait en srsquohabillant vintles retrouver Sans srsquoouvrir entiegraverement au vi-comte il lui dit alors qursquoau cas ougrave madame dePortenduegravere consentirait agrave son mariage avecUrsule la fortune de sa filleule rendait superflule traitement des grades qursquoil pouvait acqueacuterir

― Heacutelas  dit Savinien il faudra bien dutemps pour vaincre lrsquoopposition de ma megravereAvant mon deacutepart placeacutee entre lrsquoalternative deme voir rester pregraves drsquoelle si elle consentait agravemon mariage avec Ursule ou de ne plus me re-voir que de loin en loin et de me savoir exposeacuteaux dangers de ma carriegravere elle mrsquoa laisseacute par-tir

― Mais Savinien nous serons ensemble ditUrsule en lui prenant la main et la lui secouantavec une espegravece drsquoimpatience

Se voir et ne plus se quitter crsquoeacutetait pourelle tout lrsquoamour  elle ne voyait rien au de-lagrave  et son joli geste la mutinerie de son ac-cent exprimegraverent tant drsquoinnocence que Savi-nien et le docteur en furent attendris La deacute-mission fut envoyeacutee et la fecircte drsquoUrsule reccedilutde la preacutesence de son fianceacute le plus bel eacuteclatQuelques mois apregraves vers le mois de mai lavie inteacuterieure reprit chez le docteur Minoret lecalme drsquoautrefois mais avec un habitueacute de plusLes assiduiteacutes du jeune vicomte furent drsquoautantplus promptement interpreacuteteacutees comme cellesdrsquoun futur que soit agrave la messe soit agrave la prome-nade ses maniegraveres et celles drsquoUrsule quoiquereacuteserveacutees trahissaient lrsquoentente de leurs cœursDionis fit observer aux heacuteritiers que le bon-homme ne demandait point ses inteacuterecircts agrave ma-

dame de Portenduegravere et que la vieille dame luidevait deacutejagrave trois anneacutees

― Elle sera forceacutee de ceacuteder de consentir agrave lameacutesalliance de son fils dit le notaire Si ce mal-heur arrive il est probable qursquoune grande partiede la fortune de votre oncle servira selon Ba-sile drsquoargument irreacutesistible

Lrsquoirritation des heacuteritiers en devinant queleur oncle leur preacutefeacuterait trop Ursule pour nepas assurer son bonheur agrave leurs deacutepens devintalors aussi sourde que profonde Reacuteunis tous lessoirs chez Dionis depuis la reacutevolution de Juilletils y maudissaient les deux amants et la soireacuteene srsquoy terminait guegravere sans qursquoils eussent cher-cheacute mais vainement les moyens de contre-car-rer le vieillard Zeacutelie qui sans doute avait profi-teacute comme le docteur de la baisse des rentes pourplacer avantageusement ses eacutenormes capitauxeacutetait la plus acharneacutee apregraves lrsquoorpheline et lesPortenduegravere Un soir ougrave Goupil qui se gardaitcependant de srsquoennuyer dans ces soireacutees eacutetait

venu pour se tenir au courant des affaires dela ville qui se discutaient lagrave Zeacutelie eut une re-crudescence de haine  elle avait vu le matin ledocteur Ursule et Savinien revenant en calegravechedrsquoune promenade aux environs dans une inti-miteacute qui disait tout

― Je donnerais bien trente mille francs pourque Dieu rappelacirct agrave lui notre oncle avant que lemariage de ce Portenduegravere et de la mijaureacutee sefasse dit-elle

Goupil reconduisit monsieur et maman Mi-noret jusqursquoau milieu de leur grande cour etleur dit en regardant autour de lui pour savoirsrsquoils eacutetaient bien seuls  ― Voulez-vous me don-ner les moyens drsquoacheter lrsquoeacutetude de Dionis etje ferai rompre le mariage de monsieur Porten-duegravere et drsquoUrsule 

― Comment  demanda le colosse― Me croyez-vous assez niais pour vous dire

mon projet  reacutepondit le maicirctre clerc

― Eh  bien mon garccedilon brouille-les etnous verrons dit Zeacutelie

― Je ne mrsquoembarque point dans de pareilstracas sur un  nous verrons  Le jeune hommeest un cracircne qui pourrait me tuer et je dois ecirctreferreacute agrave glace ecirctre de sa force agrave lrsquoeacutepeacutee et au pis-tolet Eacutetablissez-moi je vous tiendrai parole

― Empecircche ce mariage et je trsquoeacutetablirai reacute-pondit le maicirctre de poste

― Voici neuf mois que vous regardez agrave meprecircter quinze malheureux mille francs pouracheter lrsquoEacutetude de Lecœur lrsquohuissier et vousvoulez que je me fie agrave cette parole  Allez vousperdrez la succession de votre oncle et ce serabien fait

― Srsquoil ne srsquoagissait que de quinze mille francset de lrsquoEacutetude de Lecœur je ne dis pas reacutepon-dit Zeacutelie  mais vous cautionner pour cinquantemille eacutecus 

― Mais je payerai dit Goupil en lanccedilant agraveZeacutelie un regard fascinateur qui rencontra le re-

gard impeacuterieux de la maicirctresse de poste Ce futcomme du venin sur de lrsquoacier

― Nous attendrons dit Zeacutelie― Ayez donc le geacutenie du mal  pensa Goupil

Si jamais je les tiens ceux-lagrave se dit-il en sortantje les presserai comme des citrons

En cultivant la socieacuteteacute du docteur du jugede paix et du cureacute Savinien leur prouvalrsquoexcellence de son caractegravere Lrsquoamour de cejeune homme pour Ursule si deacutegageacute de toutinteacuterecirct si persistant inteacuteressa si vivement lestrois amis qursquoils ne seacuteparaient plus ces deuxenfants dans leurs penseacutees Bientocirct la monoto-nie de cette vie patriarcale et la certitude queles amants avaient de leur avenir finirent pardonner agrave leur affection une apparence de fra-terniteacute Souvent le docteur laissait Ursule etSavinien seuls Il avait bien jugeacute ce charmantjeune homme qui baisait la main drsquoUrsule enarrivant et ne la lui eucirct pas demandeacutee seulavec elle tant il eacutetait peacuteneacutetreacute de respect pour

lrsquoinnocence pour la candeur de cette enfantdont lrsquoexcessive sensibiliteacute souvent eacuteprouveacuteelui avait appris qursquoune expression dure unair froid ou des alternatives de douceur et debrusquerie pouvaient la tuer Les grandes har-diesses des deux amants se commettaient enpreacutesence des vieillards le soir Deux anneacuteespleines de joies secregravetes se passegraverent ainsi sansautre eacuteveacutenement que les tentatives inutiles dujeune homme pour obtenir le consentementde sa megravere agrave son mariage avec Ursule Il par-lait quelquefois des matineacutees entiegraveres sa megraverelrsquoeacutecoutait sans reacutepondre agrave ses raisons et agrave sespriegraveres autrement que par un silence de Bre-tonne ou par des refus Agrave dix-neuf ans Ur-sule eacuteleacutegante excellente musicienne et bien eacutele-veacutee nrsquoavait plus rien agrave acqueacuterir  elle eacutetait par-faite Aussi obtint-elle une renommeacutee de beau-teacute de gracircce et drsquoinstruction qui srsquoeacutetendit auloin Un jour le docteur eut agrave refuser la mar-quise drsquoAiglemont qui pensait agrave Ursule pour

son fils aicircneacute Six mois plus tard malgreacute le pro-fond secret gardeacute par Ursule par le docteuret par madame drsquoAiglemont Savinien fut ins-truit par hasard de cette circonstance Toucheacutede tant de deacutelicatesse il argua de ce proceacutedeacutepour vaincre lrsquoobstination de sa megravere qui lui reacute-pondit  ― Si les drsquoAiglemont veulent se meacutesal-lier est-ce une raison pour nous 

Au mois de deacutecembre 1834 le pieux et bonvieillard deacuteclina visiblement En le voyant sor-tir de lrsquoeacuteglise la figure jaune et grippeacutee les yeuxpacircles toute la ville parla de la mort prochainedu bonhomme alors acircgeacute de quatre-vingt-huitans ― Vous saurez ce qui en est disait-on auxheacuteritiers En effet le deacutecegraves du vieillard avaitlrsquoattrait drsquoun problegraveme Mais le docteur ne sesavait pas malade il avait des illusions et nila pauvre Ursule ni Savinien ni le juge depaix ni le cureacute ne voulaient par deacutelicatesselrsquoeacuteclairer sur sa position  le meacutedecin de Ne-mours qui le venait voir tous les soirs nrsquoosait

lui rien prescrire Le vieux Minoret ne sentaitaucune douleur il srsquoeacuteteignait doucement Chezlui lrsquointelligence demeurait ferme nette et puis-sante Chez les vieillards ainsi constitueacutes lrsquoacircmedomine le corps et lui donne la force de mourirdebout Le cureacute pour ne pas avancer le termefatal dispensa son paroissien de venir entendrela messe agrave lrsquoeacuteglise et lui permit de lire les of-fices chez lui  car le docteur accomplissait mi-nutieusement ses devoirs de religion  plus il al-la vers la tombe plus il aima Dieu Les clarteacuteseacuteternelles lui expliquaient de plus en plus lesdifficulteacutes de tout genre Au commencementde la nouvelle anneacutee Ursule obtint de lui qursquoilvendicirct ses chevaux sa voiture et qursquoil congeacute-diacirct Cabirolle Le juge de paix dont les inquieacute-tudes sur lrsquoavenir drsquoUrsule eacutetaient loin de se cal-mer par les demi-confidences du vieillard en-tama la question deacutelicate de lrsquoheacuteritage en deacute-montrant un soir agrave son vieil ami la neacutecessiteacutedrsquoeacutemanciper Ursule La pupille serait alors ha-

bile agrave recevoir un compte de tutelle et agrave posseacute-der  ce qui permettrait de lrsquoavantager Malgreacutecette ouverture le vieillard qui cependant avaitdeacutejagrave consulteacute le juge de paix ne lui confia pointle secret de ses dispositions envers Ursule  maisil adopta le parti de lrsquoeacutemancipation Plus le jugede paix mettait drsquoinsistance agrave vouloir connaicirctreles moyens choisis par son vieil ami pour en-richir Ursule plus le docteur devenait deacutefiantEnfin Minoret craignit positivement de confierau juge de paix ses trente-six mille francs derente au porteur

― Pourquoi lui dit Bongrand mettre contrevous le hasard 

― Entre deux hasards reacutepondit le docteuron eacutevite le plus chanceux

Bongrand mena lrsquoaffaire de lrsquoeacutemancipationassez rondement pour qursquoelle fucirct termineacutee lejour ougrave mademoiselle Miroueumlt eucirct ses vingtans Cet anniversaire devait ecirctre la derniegravere fecirctedu vieux docteur qui pris sans doute drsquoun pres-

sentiment de sa fin prochaine ceacuteleacutebra somp-tueusement cette journeacutee en donnant un pe-tit bal auquel il invita les jeunes personneset les jeunes gens des quatre familles DionisCreacutemiegravere Minoret et Massin Savinien Bon-grand le cureacute ses deux vicaires le meacutedecinde Nemours et mesdames Zeacutelie Minoret Mas-sin et Creacutemiegravere ainsi que Schmucke furent lesconvives du grand dicircner qui preacuteceacuteda le bal

― Je sens que je mrsquoen vais dit le vieillard aunotaire agrave la fin de la soireacutee Je vous prie doncde venir demain pour reacutediger le compte de tu-telle que je dois rendre agrave Ursule afin de nepas en compliquer ma succession Dieu mer-ci  je nrsquoai pas fait tort drsquoune obole agrave mes heacuteri-tiers et nrsquoai disposeacute que de mes revenus Mes-sieurs Creacutemiegravere Massin et Minoret mon ne-veu sont membres du conseil de famille insti-tueacute pour Ursule  ils assisteront agrave cette redditionde comptes

Ces paroles entendues par Massin et colpor-teacutees dans le bal y reacutepandirent la joie parmi lestrois familles qui depuis quatre ans vivaient ende continuelles alternatives se croyant tantocirctriches tantocirct deacutesheacuteriteacutees

― Crsquoest une langue qui srsquoeacuteteint dit madameCreacutemiegravere

Quand vers deux heures du matin il ne res-ta plus dans le salon que Savinien Bongrand etle cureacute Chaperon le vieux docteur dit en leurmontrant Ursule charmante en habit de balqui venait de dire adieu aux jeunes demoisellesCreacutemiegravere et Massin  ― Crsquoest agrave vous mes amisque je la confie  Dans quelques jours je ne seraiplus lagrave pour la proteacuteger  mettez-vous tous entreelle et le monde jusqursquoagrave ce qursquoelle soit marieacuteeJrsquoai peur pour elle

Ces paroles firent une impression peacutenible Lecompte rendu quelques jours apregraves en conseilde famille eacutetablissait le docteur Minoret reli-quataire de dix mille six cents francs tant pour

les arreacuterages de lrsquoinscription de quatorze centsfrancs de rente dont lrsquoacquisition [lrsquoaquisition]eacutetait expliqueacutee par lrsquoemploi du legs du capitainede Jordy que pour un petit capital de cinq millefrancs provenant des dons faits depuis quinzeans par le docteur agrave sa pupille agrave leurs jours defecircte ou anniversaires de naissance respectifs

Cette authentique reddition de compte avaiteacuteteacute recommandeacutee par le juge de paix qui redou-tait les effets de la mort du docteur Minoretet qui malheureusement avait raison Le len-demain de lrsquoacceptation du compte de tutellequi rendait Ursule riche de dix mille six centsfrancs et de quatorze cents francs de rente levieillard fut pris drsquoune faiblesse qui le contrai-gnit agrave garder le lit Malgreacute la discreacutetion qui en-veloppait la maison du docteur le bruit de samort se reacutepandit en ville ougrave les heacuteritiers cou-rurent par les rues comme les grains drsquoun cha-pelet dont le fil est rompu Massin qui vint sa-voir les nouvelles apprit drsquoUrsule elle-mecircme

que le bonhomme eacutetait au lit Malheureuse-ment le meacutedecin de Nemours avait deacuteclareacute quele moment ougrave Minoret srsquoaliterait serait celui desa mort Degraves lors malgreacute le froid les heacuteritiersstationnegraverent dans les rues sur la place ou sur lepas de leurs portes occupeacutes agrave causer de cet eacuteveacute-nement attendu depuis si long-temps et agrave eacutepierle moment ougrave le cureacute porterait au vieux docteurles sacrements dans lrsquoappareil en usage dansles villes de province Aussi quand deux joursapregraves lrsquoabbeacute Chaperon accompagneacute de son vi-caire et des enfants de chœur preacuteceacutedeacute du sa-cristain portant la croix traversa la Grandrsquorueles heacuteritiers se joignirent-ils agrave lui pour occuperla maison empecirccher toute soustraction et je-ter leurs mains avides sur les treacutesors preacutesumeacutesLorsque le docteur aperccedilut agrave travers le cler-geacute ses heacuteritiers agenouilleacutes qui loin de prierlrsquoobservaient par des regards aussi vifs que leslueurs des cierges il ne put retenir un malicieuxsourire Le cureacute se retourna les vit et dit alors

assez lentement les priegraveres Le maicirctre de postele premier quitta sa gecircnante posture sa femmele suivit  Massin craignit que Zeacutelie et son marine missent la main sur quelque bagatelle il lesrejoignit au salon et bientocirct tous les heacuteritierssrsquoy trouvegraverent reacuteunis

― Il est trop honnecircte homme pour volerlrsquoextrecircme-onction dit Creacutemiegravere ainsi nousvoilagrave bien tranquilles

― Oui nous allons avoir chacun environvingt mille francs de rente reacutepondit madameMassin

― Jrsquoai dans lrsquoideacutee dit Zeacutelie que depuis troisans il ne placcedilait plus il aimait agrave theacutesauriser

― Le treacutesor est sans doute dans sa cave  di-sait Massin agrave Creacutemiegravere

― Pourvu que nous trouvions quelquechose dit Minoret-Levrault

― Mais apregraves ses deacuteclarations au bal srsquoeacutecriamadame Massin il nrsquoy a plus de doute

― En tout cas dit Creacutemiegravere com-ment ferons-nous  partagerons-nous  licite-rons-nous  ou distribuerons-nous par lots  carenfin nous sommes tous majeurs

Une discussion qui srsquoenvenima prompte-ment srsquoeacuteleva sur la maniegravere de proceacutederAu bout drsquoune demi-heure un bruit de voixconfus sur lequel se deacutetachait lrsquoorgane criardde Zeacutelie retentissait dans la cour et jusque dansla rue

― Il doit ecirctre mort dirent alors les curieuxattroupeacutes dans la rue

Ce tapage parvint aux oreilles du docteur quientendit ces mots  ― Mais la maison la maisonvaut trente mille francs  Je la prends moi pourtrente mille francs  crieacutes ou plutocirct beugleacutes parCreacutemiegravere

― Eh  bien nous la payerons ce qursquoelle vau-dra reacutepondit aigrement Zeacutelie

― Monsieur le cureacute dit le vieillard agrave lrsquoabbeacuteChaperon qui demeura aupregraves de son ami apregraves

lrsquoavoir administreacute faites que je demeure enpaix Mes heacuteritiers comme ceux du cardinalXimeacutenegraves sont capables de piller ma maisonavant ma mort et je nrsquoai pas de singe pour mereacutetablir Allez leur signifier que je ne veux per-sonne chez moi

Le cureacute le meacutedecin descendirent reacutepeacute-tegraverent lrsquoordre du moribond et dans un ac-cegraves drsquoindignation y ajoutegraverent de vives parolespleines de blacircme

― Madame Bougival dit le meacutedecin fermezla grille et ne laissez entrer personne  il sembleqursquoon ne puisse pas mourir tranquille Vouspreacuteparerez un cataplasme de farine de mou-tarde afin drsquoappliquer des sinapismes aux piedsde monsieur

― Votre oncle nrsquoest pas mort et il peut vivreencore longtemps disait lrsquoabbeacute Chaperon encongeacutediant les heacuteritiers venus avec leurs en-fants Il reacuteclame le plus profond silence et neveut que sa pupille aupregraves de lui Quelle diffeacute-

rence entre la conduite de cette jeune fille et lavocirctre 

― Vieux cafard  srsquoeacutecria Creacutemiegravere Je vaisfaire sentinelle Il est bien possible qursquoil se ma-chine quelque chose contre nos inteacuterecircts

Le maicirctre de poste avait deacutejagrave disparu dansle jardin avec lrsquointention de veiller son oncleen compagnie drsquoUrsule et de se faire admettredans la maison comme un aide Il revint agrave pasde loup sans que ses bottes fissent le moindrebruit car il y avait des tapis dans le corridor etsur les marches de lrsquoescalier Il put alors arriverjusqursquoagrave la porte de la chambre de son oncle sansecirctre entendu Le cureacute le meacutedecin eacutetaient partisla Bougival preacuteparait le sinapisme

― Sommes-nous bien seuls  dit le vieillard agravesa pupille

Ursule se haussa sur la pointe des pieds pourvoir dans la cour

― Oui dit-elle  monsieur le cureacute a tireacute lagrille lui-mecircme en srsquoen allant

― Mon enfant aimeacute dit le mourant mesheures mes minutes mecircmes sont compteacutees Jenrsquoai pas eacuteteacute meacutedecin pour rien  le sinapismedu docteur ne me fera pas aller jusqursquoagrave ce soirNe pleure pas Ursule dit-il en se voyant inter-rompu par les pleurs de sa filleule  mais eacutecoute-moi bien  il srsquoagit drsquoeacutepouser Savinien Aussi-tocirct que la Bougival sera monteacutee avec le sina-pisme descends au pavillon chinois en voici laclef  soulegraveve le marbre du buffet de Boulle etdessous tu trouveras une lettre cacheteacutee agrave tonadresse  prends-la reviens me la montrer carje ne mourrai tranquille qursquoen te la voyant entreles mains Quand je serai mort tu ne le diras passur-le-champ  tu feras venir monsieur de Por-tenduegravere vous lirez la lettre ensemble et tu mejures en son nom et au tien drsquoexeacutecuter mes der-niegraveres volonteacutes Quand il mrsquoaura obeacutei vous an-noncerez ma mort et la comeacutedie des heacuteritierscommencera Dieu veuille que ces monstres nete maltraitent pas 

― Oui mon parrainLe maicirctre de poste nrsquoeacutecouta point le reste de

la scegravene  il deacutetala sur la pointe des pieds ense souvenant que la serrure du cabinet se trou-vait du cocircteacute de la bibliothegraveque Il avait assisteacutedans le temps au deacutebat de lrsquoarchitecte et du ser-rurier qui preacutetendait que si lrsquoon srsquointroduisaitdans la maison par la fenecirctre donnant sur la ri-viegravere il fallait par prudence mettre la serrure ducocircteacute de la bibliothegraveque le cabinet devant ecirctreune piegravece de plaisance pour lrsquoeacuteteacute Eacutebloui parlrsquointeacuterecirct et les oreilles pleines de sang Minoretdeacutevissa la serrure an moyen drsquoun couteau avecla prestesse des voleurs Il entra dans le cabinety prit le paquet de papiers sans srsquoamuser agrave ledeacutecacheter revissa la serrure remit les chosesen eacutetat et alla srsquoasseoir dans la salle agrave mangeren attendant que la Bougival montacirct le sina-pisme pour quitter la maison Il opeacutera sa fuiteavec drsquoautant plus de faciliteacute que la pauvre Ur-sule trouva plus urgent de voir appliquer le si-

napisme que drsquoobeacuteir aux recommandations deson parrain

― La lettre  la lettre  cria drsquoune voix mou-rante le vieillard obeacuteis-moi voici la clef Je veuxte voir la lettre agrave la main

Ces paroles furent jeteacutees avec des regards sieacutegareacutes que la Bougival dit agrave Ursule  ― Maisfaites donc ce que veut votre parrain ou vousallez causer sa mort

Elle le baisa sur le front prit la clef etdescendit  mais bientocirct rappeleacutee par les crisperccedilants de la Bougival elle accourut Levieillard lrsquoembrassa par un regard lui vit lesmains vides se dressa sur son seacuteant voulut par-ler et mourut en faisant un horrible derniersoupir les yeux hagards de terreur  La pauvrepetite qui voyait la mort pour la premiegravere foistomba sur ses genoux et fondit en larmes LaBougival ferma les yeux du vieillard et le dis-posa dans son lit Quand selon son expressionelle eut pareacute le mort la vieille nourrice courut

preacutevenir monsieur Savinien  mais les heacuteritiersqui se tenaient au bout de la rue entoureacutes de cu-rieux et absolument comme des corbeaux quiattendent qursquoun cheval soit enterreacute pour venirgratter la terre et la fouiller de leurs pattes et dubec accoururent avec la ceacuteleacuteriteacute de ces oiseauxde proie

Pendant ces eacuteveacutenements le maicirctre de posteeacutetait alleacute chez lui pour savoir ce que contenaitle mysteacuterieux paquet Voici ce qursquoil trouva

Agrave MA CHEgraveRE URSULE MIROUEumlT FILLEDE MON BEAU-FREgraveRE NATUREL JOSEPH

MIROUEumlT ET DE DINAH GROLLMAN

Nemours 15 janvier 1830

laquo Mon petit ange mon affection paternelleque tu as si bien justifieacutee a eu pour principenon seulement le serment que jrsquoai fait agrave tonpauvre pegravere de le remplacer mais encore ta res-

semblance avec Ursule Miroueumlt ma femme dequi tu mrsquoas sans cesse rappeleacute les gracircces lrsquoespritla candeur et le charme Ta qualiteacute de fille dufils naturel de mon beau-pegravere pourrait rendredes dispositions testamentaires faites en ta fa-veur sujettes agrave contestation raquo

― Le vieux gueux  cria le maicirctre de postelaquo Ton adoption aurait eacuteteacute lrsquoobjet drsquoun pro-

cegraves Enfin jrsquoai toujours reculeacute devant lrsquoideacuteede trsquoeacutepouser pour te transmettre ma fortune car jrsquoaurais pu vivre long-temps et deacuterangerlrsquoavenir de ton bonheur qui nrsquoest retardeacute quepar la vie de madame de Portenduegravere Ces dif-ficulteacutes mucircrement peseacutees et voulant te laisserla fortune neacutecessaire agrave une belle existence raquo

― Le sceacuteleacuterat il a penseacute agrave tout  laquo Sans nuireen rien agrave mes heacuteritiers raquo

― Le jeacutesuite  comme srsquoil ne nous devait pastoute sa fortune 

laquo Je trsquoai destineacute le fruit des eacuteconomies quejrsquoai faites pendant dix-huit anneacutees et que jrsquoai

constamment fait valoir par les soins de monnotaire en vue de te rendre aussi heureuseqursquoon peut lrsquoecirctre par la richesse Sans argentton eacuteducation et tes ideacutees eacuteleveacutees feraient tonmalheur Drsquoailleurs tu dois une belle dot aucharmant jeune homme qui trsquoaime Tu trouve-ras donc dans le milieu du troisiegraveme volumedes Pandectes in-folio relieacutees en maroquinrouge et qui est le dernier volume du premierrang au-dessus de la tablette de la bibliothegravequedans le dernier corps du cocircteacute du salon troisinscriptions de rentes en trois pour cent auporteur de chacune douze mille francs raquo

― Quelle profondeur de sceacuteleacuteratesse  srsquoeacutecriale maicirctre de poste Ah  Dieu ne permettra pasque je sois ainsi frustreacute

laquo Prends-les aussitocirct ainsi que le peudrsquoarreacuterages eacuteconomiseacutes au moment de mamort et qui seront dans le volume preacuteceacutedentSonge mon enfant adoreacute que tu dois obeacuteiraveugleacutement agrave une penseacutee qui a fait le bonheur

de toute ma vie et qui mrsquoobligerait agrave deman-der le secours de Dieu si tu me deacutesobeacuteissaisMais en preacutevision drsquoun scrupule de ta chegravereconscience que je sais ingeacutenieuse agrave se tourmen-ter tu trouveras ci-joint un testament en bonneforme de ces inscriptions au profit de monsieurSavinien de Portenduegravere Ainsi soit que tu lespossegravedes toi-mecircme soit qursquoelles te viennent decelui que tu aimes elles seront ta leacutegitime pro-prieacuteteacute

raquo Ton parrain

raquo DENIS MINORET raquo

Agrave cette lettre eacutetait jointe sur un carreacute de pa-pier timbreacute la piegravece suivante 

laquo CECI EST MON TESTAMENT

raquo Moi Denis Minoret docteur en meacutedecinedomicilieacute agrave Nemours sain drsquoesprit et de corps

ainsi que la date de ce testament le deacutemontrelegravegue mon acircme agrave Dieu le priant de me par-donner mes longues erreurs en faveur de monsincegravere repentir Puis ayant reconnu en mon-sieur le vicomte Savinien de Portenduegravere uneveacuteritable affection pour moi je lui legravegue trente-six mille francs de rente perpeacutetuelle trois pourcent agrave prendre dans ma succession par preacutefeacute-rence agrave tous mes heacuteritiers

raquo Fait et eacutecrit en entier de ma main agrave Ne-mours le onze janvier mil huit cent trente et un

raquo DENIS MINORET raquo

Sans heacutesiter le maicirctre de poste qui pour ecirctrebien seul srsquoeacutetait enfermeacute dans la chambre de safemme y chercha le briquet phosphorique etreccedilut deux avis du ciel par lrsquoextinction de deuxallumettes qui successivement ne voulurent passrsquoallumer La troisiegraveme prit feu Il brucircla dans lachemineacutee et la lettre et le testament Par une

preacutecaution superflue il enterra les vestiges dupapier et de la cire dans les cendres Puis affrio-leacute par lrsquoideacutee de posseacuteder trente-six mille francsde rente agrave lrsquoinsu de sa femme il revint au pas decourse chez son oncle aiguillonneacute par la seuleideacutee ideacutee simple et nette qui pouvait traversersa lourde tecircte En voyant la maison de son oncleenvahie par les trois familles enfin maicirctressesde la place il trembla de ne pouvoir accomplirun projet sur lequel il ne se donnait pas le tempsde reacutefleacutechir en ne pensant qursquoaux obstacles

― Que faites-vous donc lagrave  dit-il agrave Massin etagrave Creacutemiegravere Croyez-vous que nous allons lais-ser la maison et les valeurs au pillage  Noussommes trois heacuteritiers nous ne pouvons pascamper lagrave  Vous Creacutemiegravere courez donc chezDionis et dites-lui de venir constater le deacutecegravesJe ne puis pas quoique adjoint dresser lrsquoactemortuaire de mon oncle Vous Massin al-lez prier le pegravere Bongrand drsquoapposer les scelleacutesEt vous tenez donc compagnie agrave Ursule mes-

dames dit-il agrave sa femme agrave mesdames Massin etCreacutemiegravere Ainsi rien ne se perdra Surtout fer-mez la grille que personne ne sorte 

Les femmes qui sentirent la justesse decette observation coururent dans la chambredrsquoUrsule et trouvegraverent cette noble creacuteature deacute-jagrave si cruellement soupccedilonneacutee agenouilleacutee etpriant Dieu le visage couvert de larmes Mi-noret devinant que les [le] trois heacuteritiegraveres neresteraient pas long-temps avec Ursule et crai-gnant la deacutefiance de ses coheacuteritiers alla dansla bibliothegraveque y vit le volume lrsquoouvrit pritles trois inscriptions et trouva dans lrsquoautre unetrentaine de billets de banque En deacutepit de sanature brutale le colosse crut entendre un ca-rillon agrave chacune de ses oreilles le sang lui sif-flait aux tempes en accomplissant ce vol Mal-greacute la rigueur de la saison il eut sa chemisemouilleacutee dans le dos Enfin ses jambes flageo-laient au point qursquoil tomba sur un fauteuil du

salon comme srsquoil eucirct reccedilu quelque coup de mas-sue agrave la tecircte

― Ah  comme une succession deacutelie la langueau grand Minoret avait dit Massin en courantpar la ville Lrsquoavez-vous entendu  disait-il agraveCreacutemiegravere Allez ici  allez lagrave  Comme il connaicirctla manœuvre

― Oui pour une grosse becircte il avait un cer-tain air

― Tenez dit Massin alarmeacute sa femme y estils sont trop de deux  Faites les commissionsjrsquoy retourne

Au moment ougrave le maicirctre de poste srsquoasseyaitil aperccedilut donc agrave la grille la figure allumeacutee dugreffier qui revenait avec une ceacuteleacuteriteacute de fouineagrave la maison mortuaire

― Heacute  bien qursquoy a-t-il  demanda le maicirctrede poste en allant ouvrir agrave son coheacuteritier

― Rien je reviens pour les scelleacutes lui reacutepon-dit Massin en lui lanccedilant un regard de chat sau-vage

― Je voudrais qursquoils fussent deacutejagrave poseacutes etnous pourrions tous revenir chacun chez nousreacutepondit Minoret

― Ma foi nous mettrons un gardien des scel-leacutes reacutepondit le greffier La Bougival est capablede tout dans lrsquointeacuterecirct de la mijaureacutee Nous y pla-cerons Goupil

― Lui  dit le maicirctre de poste il prendrait lagrenouille et nous nrsquoy verrions que du feu

― Voyons reprit Massin Ce soir on veille-ra le mort et nous aurons fini drsquoapposer lesscelleacutes dans une heure  ainsi nos femmes lesgarderont elles-mecircmes Nous aurons demainagrave midi lrsquoenterrement Lrsquoon ne peut proceacuteder agravelrsquoinventaire que dans huit jours

― Mais dit le colosse en souriant faisons deacute-guerpir cette mijaureacutee et nous commettrons letambour de la mairie agrave la garde des scelleacutes et dela maison

― Bien  srsquoeacutecria le greffier Chargez-vous decette expeacutedition vous ecirctes le chef des Minoret

― Mesdames mesdames dit Minoretveuillez rester toutes au salon  il ne srsquoagit pasdrsquoaller dicircner mais de proceacuteder agrave lrsquoappositiondes scelleacutes pour la conservation de tous les in-teacuterecircts

Puis il prit sa femme agrave part pour lui com-muniquer les ideacutees de Massin relativementagrave Ursule Aussitocirct les femmes dont le cœureacutetait rempli de vengeance et qui souhaitaientprendre une revanche sur la mijaureacutee ac-cueillirent avec enthousiasme le projet de lachasser Bongrand parut et fut indigneacute de laproposition que Zeacutelie et madame Massin luifirent en qualiteacute drsquoami du deacutefunt de prier Ur-sule de quitter la maison

― Allez vous-mecircmes la chasser de chez sonpegravere de chez son parrain de chez son onclede chez son bienfaiteur de chez son tuteur  Al-lez-y vous qui ne devez cette succession qursquoagrave lanoblesse de son acircme prenez-la par les eacutepauleset jetez-la dans la rue agrave la face de toute la

ville  Vous la croyez capable de vous voler  Eh bien constituez un gardien des scelleacutes vousserez dans votre droit Sachez drsquoabord que jenrsquoapposerai pas les scelleacutes sur sa chambre  elley est chez elle tout ce qui srsquoy trouve est sa pro-prieacuteteacute  je vais lrsquoinstruire de ses droits et lui diredrsquoy rassembler tout ce qui lui appartient Oh en votre preacutesence ajouta-t-il en entendant ungrognement drsquoheacuteritiers

― Hein  dit le percepteur au maicirctre de posteet aux femmes stupeacutefaites de la coleacuterique allo-cution de Bongrand

― En voilagrave un de magistrat  srsquoeacutecria le maicirctrede poste

Assise sur une petite causeuse agrave demi eacuteva-nouie la tecircte renverseacutee ses nattes deacutefaites Ur-sule laissait eacutechapper un sanglot de temps entemps Ses yeux eacutetaient troubles elle avait lespaupiegraveres enfleacutees enfin elle se trouvait en proieagrave une prostration morale et physique qui eucirct at-

tendri les ecirctres les plus feacuteroces excepteacute des heacute-ritiers

― Ah  monsieur Bongrand apregraves ma fecircte lamort et le deuil dit-elle avec cette poeacutesie natu-relle aux belles acircmes Vous savez vous ce qursquoileacutetait  en vingt ans pas une parole drsquoimpatienceavec moi  Jrsquoai cru qursquoil vivrait cent ans  Il a eacuteteacutema megravere cria-t-elle et une bonne megravere

Ce peu drsquoideacutees exprimeacutees attira deux torrentsde larmes entrecoupeacutees de sanglots puis elle re-tomba comme une masse

― Mon enfant reprit le juge de paix en en-tendant les heacuteritiers dans lrsquoescalier vous aveztoute la vie pour le pleurer et vous nrsquoavez qursquouninstant pour vos affaires  reacuteunissez dans votrechambre tout ce qui dans la maison est agrave vousLes heacuteritiers me forcent agrave mettre les scelleacutes

― Ah  ses heacuteritiers peuvent bien toutprendre srsquoeacutecria Ursule en se dressant dans unaccegraves drsquoindignation sauvage Jrsquoai lagrave tout ce qursquoil

y a de preacutecieux dit-elle en se frappant la poi-trine

― Et quoi  demanda le maicirctre de poste quide mecircme que Massin montra sa terrible face

― Le souvenir de ses vertus de sa vie detoutes ses paroles une image de son acircme ceacute-leste dit-elle les yeux et le visage eacutetincelants enlevant une main par un superbe mouvement

― Et vous y avez aussi une clef  srsquoeacutecria Mas-sin en se coulant comme un chat et allant saisirune clef qui tomba chasseacutee des plis du corsagepar le mouvement drsquoUrsule

― Crsquoest dit-elle en rougissant la clef de soncabinet il mrsquoy envoyait au moment drsquoexpirer

Apregraves avoir eacutechangeacute drsquoaffreux sourires lesdeux heacuteritiers regardegraverent le juge de paix enexprimant un fleacutetrissant soupccedilon Ursule quisurprit et devina ce regard calculeacute chez lemaicirctre de poste involontaire chez Massin sedressa sur ses pieds devint pacircle comme si sonsang la quittait  ses yeux lancegraverent cette foudre

qui peut-ecirctre ne jaillit qursquoaux deacutepens de lavie et drsquoune voix eacutetrangleacutee  ― Ah  monsieurBongrand dit-elle tout ce qui est dans cettechambre me vient des bonteacutes de mon parrainon peut tout me prendre je nrsquoai sur moi quemes vecirctements je vais sortir et nrsquoy rentreraiplus

Elle alla dans la chambre de son tuteurdrsquoougrave nulle supplication ne put lrsquoarracher carles heacuteritiers eurent un peu honte de leurconduite Elle dit agrave la Bougival de lui retenirdeux chambres agrave lrsquoauberge de la Vieille-Postejusqursquoagrave ce qursquoelle eucirct trouveacute quelque logementen ville ougrave elles pussent vivre toutes les deuxElle rentra chez elle pour y chercher son livre depriegraveres et resta presque toute la nuit avec le cu-reacute le vicaire et Savinien agrave prier et agrave pleurer Legentilhomme vint apregraves le coucher de sa megravereet srsquoagenouilla sans mot dire aupregraves drsquoUrsulequi lui jeta le plus triste sourire en le remerciant

drsquoecirctre fidegravelement venu prendre une part de sesdouleurs

― Mon enfant dit monsieur Bongrand enapportant agrave Ursule un paquet volumineux unedes heacuteritiegraveres de votre oncle a pris dans votrecommode tout ce qui vous eacutetait neacutecessaire caron ne legravevera les scelleacutes que dans quelques jourset vous recouvrerez alors ce qui vous appar-tient Dans votre inteacuterecirct jrsquoai mis les scelleacutes agravevotre chambre

― Merci monsieur reacutepondit-elle en allant agravelui et lui serrant la main Voyez-le donc encoreune fois  ne dirait-on pas qursquoil dort 

Le vieillard offrait en ce moment cette fleurde beauteacute passagegravere qui se pose sur la figure desmorts expireacutes sans douleurs il semblait rayon-ner

― Ne vous a-t-il rien remis en secret avant demourir  dit le juge de paix agrave lrsquooreille drsquoUrsule

― Rien dit-elle  il mrsquoa seulement parleacute drsquounelettre

― Bon  elle se trouvera reprit Bongrand Ilest alors tregraves-heureux pour vous qursquoils aientvoulu les scelleacutes

Au petit jour Ursule fit ses adieux agrave cettemaison ougrave son heureuse enfance srsquoeacutetait eacutecouleacuteesurtout agrave cette modeste chambre ougrave son amouravait commenceacute et qui lui eacutetait si chegravere qursquoaumilieu de son noir chagrin elle eut des larmesde regret pour cette paisible et douce demeureApregraves avoir une derniegravere fois contempleacute touragrave tour ses fenecirctres et Savinien elle sortit pourse rendre agrave lrsquoauberge accompagneacutee de la Bou-gival qui portait son paquet du juge de paixqui lui donnait le bras et de Savinien son douxprotecteur Ainsi malgreacute les plus sages preacutecau-tions le deacutefiant jurisconsulte se trouvait avoirraison  il allait voir Ursule sans fortune et auxprises avec les heacuteritiers

Le lendemain soir toute la ville eacutetait aux ob-segraveques du docteur Minoret Quand on y ap-prit la conduite des heacuteritiers envers sa fille

drsquoadoption lrsquoimmense majoriteacute la trouva natu-relle et neacutecessaire  il srsquoagissait drsquoune successionle bonhomme eacutetait cachotier Ursule pouvait secroire des droits les heacuteritiers deacutefendaient leurbien et drsquoailleurs elle les avait assez humilieacutespendant la vie de leur oncle qui les recevaitcomme des chiens dans un jeu de quilles Deacutesi-reacute Minoret qui ne faisait pas merveille dans saplace disaient les envieux du maicirctre de postearriva pour le service Hors drsquoeacutetat drsquoassister auconvoi Ursule eacutetait au lit en proie agrave une fiegravevrenerveuse autant causeacutee par lrsquoinsulte que les heacute-ritiers lui avaient faite que par sa profonde af-fliction

― Voyez donc cet hypocrite qui pleure  di-saient quelques-uns des heacuteritiers en se mon-trant Savinien vivement affligeacute de la mort dudocteur

― La question est de savoir srsquoil a raison depleurer reacutepondit Goupil Ne vous pressez pasde rire les scelleacutes ne sont pas leveacutes

― Bah  dit Minoret qui savait agrave quoi srsquoen te-nir vous nous avez toujours effrayeacutes pour rien

Au moment ougrave le convoi partit de lrsquoeacuteglisepour se rendre au cimetiegravere Goupil eut unamer deacuteboire  il voulut prendre le bras de Deacute-sireacute  mais en le lui refusant le substitut reniason camarade en preacutesence de tout Nemours

― Ne nous facircchons point je ne pourrais plusme venger pensa le maicirctre-clerc dont le cœursec se gonfla comme une eacuteponge dans sa poi-trine

Avant de lever les scelleacutes et de proceacuteder agravelrsquoinventaire il fallut le temps au procureur duroi tuteur leacutegal des orphelins de commettreBongrand pour le repreacutesenter La successionMinoret de laquelle on parla pendant dix jourssrsquoouvrit alors et fut constateacutee avec la rigueurdes formaliteacutes judiciaires Dionis y trouvait soncompte Goupil aimait assez agrave faire le mal  etcomme lrsquoaffaire eacutetait bonne les vacations semultipliegraverent On deacutejeunait presque toujours

apregraves la premiegravere vacation Notaire clerc heacuteri-tiers et teacutemoins buvaient les vins les plus preacute-cieux de la cave

En province et surtout dans les petites villesougrave chacun possegravede sa maison il est assez dif-ficile de se loger Aussi quand on y achegravete uneacutetablissement quelconque la maison fait-ellepresque toujours partie de la vente Le juge depaix agrave qui le procureur du roi recommanda lesinteacuterecircts de lrsquoorpheline ne vit drsquoautre moyenpour la retirer de lrsquoauberge que de lui faireacqueacuterir dans la Grandrsquorue agrave lrsquoencoignure dupont sur le Loing une petite maison agrave porte bacirc-tarde ouvrant sur un corridor et nrsquoayant au rez-de-chausseacutee qursquoune salle agrave deux croiseacutees sur larue et derriegravere laquelle il y avait une cuisinedont la porte-fenecirctre donnait sur une cour in-teacuterieure drsquoenviron trente pieds carreacutes Un pe-tit escalier eacuteclaireacute sur la riviegravere par des jours desouffrance menait au premier eacutetage composeacutede trois chambres et au-dessus duquel se trou-

vaient deux mansardes Le juge de paix prit agravela Bougival deux mille francs drsquoeacuteconomies pourpayer la premiegravere portion du prix de cette mai-son qui valait six mille francs et il obtint destermes pour le surplus Pour pouvoir placer leslivres qursquoUrsule voulait racheter Bongrand fitdeacutetruire la cloison inteacuterieure de deux piegraveces aupremier eacutetage apregraves avoir observeacute que la pro-fondeur de la maison reacutepondait agrave la longueurdu corps de bibliothegraveque Savinien et le jugede paix pressegraverent si bien les ouvriers qui net-toyaient cette maisonnette la peignaient et ymettaient tout agrave neuf que vers la fin du moisde mars lrsquoorpheline put quitter son auberge etretrouva dans cette laide maison une chambrepareille agrave celle drsquoougrave les heacuteritiers lrsquoavaient chas-seacutee car elle fut meubleacutee de ses meubles reprispar le juge de paix agrave la leveacutee des scelleacutes LaBougival logeacutee au-dessus pouvait descendre agravelrsquoappel drsquoune sonnette placeacutee au chevet du litde sa jeune maicirctresse La piegravece destineacutee agrave la bi-

bliothegraveque la salle du rez-de-chausseacutee et la cui-sine encore vides mises en couleur seulementtendues de papier frais et repeintes attendaientles acquisitions que la filleule ferait agrave la ventedu mobilier de son parrain Quoique le carac-tegravere drsquoUrsule leur fucirct connu le juge de paix etle cureacute craignirent pour elle ce passage si subitagrave une vie deacutenueacutee des recherches et du luxe aux-quels le deacutefunt docteur avait voulu lrsquohabituerQuant agrave Savinien il en pleurait Aussi avait-il donneacute secregravetement aux ouvriers et au tapis-sier plus drsquoune soulte afin qursquoUrsule ne trou-vacirct aucune diffeacuterence agrave lrsquointeacuterieur du moinsentre lrsquoancienne et la nouvelle chambre Maisla jeune fille qui puisait tout son bonheur dansles yeux de Savinien montra la plus douce reacutesi-gnation En cette circonstance elle charma sesdeux vieux amis et leur prouva pour la mil-liegraveme fois que les peines du cœur pouvaientseules la faire souffrir La douleur que lui cau-sait la perte de son parrain eacutetait trop profonde

pour qursquoelle senticirct lrsquoamertume de ce change-ment de fortune qui cependant apportait denouveaux obstacles agrave son mariage La tristessede Savinien en la voyant si reacuteduite lui fit tantde mal qursquoelle fut obligeacutee de lui dire agrave lrsquooreilleen sortant de la messe le matin de son entreacuteedans sa nouvelle maison  ― Lrsquoamour ne va passans la patience nous attendrons 

Degraves que lrsquointituleacute de lrsquoinventaire fut dres-seacute Massin conseilleacute par Goupil qui se tour-na vers lui par haine secregravete contre Minoreten espeacuterant mieux du calcul de cet usurierque de la prudence de Zeacutelie fit mettre en de-meure madame et monsieur de Portenduegraveredont le remboursement eacutetait eacutechu La vieilledame fut eacutetourdie par une sommation de payercent vingt-neuf mille cinq cent dix-sept francscinquante-cinq centimes aux heacuteritiers dans lesvingt-quatre heures et les inteacuterecircts agrave compterdu jour de la demande agrave peine de saisie immo-biliegravere Emprunter pour payer eacutetait une chose

impossible Savinien alla consulter un avoueacute agraveFontainebleau

― Vous avez affaire agrave de mauvaises gens quine transigeront point ils veulent poursuivre agraveoutrance pour avoir la ferme des Bordiegraveres luidit lrsquoavoueacute Le mieux serait de laisser conver-tir la vente en vente volontaire afin drsquoeacuteviter lesfrais

Cette triste nouvelle abattit la vieille Bre-tonne agrave qui son fils fit observer doucement quesi elle avait voulu consentir agrave son mariage duvivant de Minoret le docteur aurait donneacute sesbiens au mari drsquoUrsule Aujourdrsquohui leur mai-son serait dans lrsquoopulence au lieu drsquoecirctre dans lamisegravere Quoique dite sans reproche cette argu-mentation tua la vieille dame tout autant quelrsquoideacutee drsquoune prochaine et violente deacutepossessionEn apprenant ce deacutesastre Ursule agrave peine re-mise de la fiegravevre et du coup que les heacuteritiers luiavaient porteacute resta stupide drsquoaccablement Ai-mer et se trouver impuissante agrave secourir celui

qursquoon aime est une des plus effroyables souf-frances qui puissent ravager lrsquoacircme des femmesnobles et deacutelicates

― Je voulais acheter la maison de mon onclejrsquoachegraveterai celle de votre megravere lui dit-elle

― Est-ce possible  dit Savinien Vous ecirctesmineure et ne pouvez vendre votre inscrip-tion de rente sans des formaliteacutes auxquelles leprocureur du roi ne se precircterait point Nousnrsquoessaierons drsquoailleurs pas de reacutesister Toutela ville voit avec plaisir la deacuteconfiture drsquounemaison noble Ces bourgeois sont comme deschiens agrave la cureacutee Il me reste heureusement dixmille francs avec lesquels je pourrai faire vivrema megravere jusqursquoagrave la fin de ces deacuteplorables af-faires Enfin lrsquoinventaire de votre parrain nrsquoestpas encore termineacute monsieur Bongrand espegravereencore trouver quelque chose pour vous Il estaussi eacutetonneacute que moi de vous savoir sans au-cune fortune Le docteur srsquoest si souvent expli-queacute soit avec lui soit avec moi sur le bel avenir

qursquoil vous avait arrangeacute que nous ne compre-nons rien agrave ce deacutenoucircment

― Bah  dit-elle pourvu que je puisse acheterla bibliothegraveque et les meubles de mon parrainpour eacuteviter qursquoils ne se dispersent ou nrsquoaillenten des mains eacutetrangegraveres je suis contente demon sort

― Mais qui sait le prix que mettront ces in-facircmes heacuteritiers agrave ce que vous voudrez avoir 

On ne parlait de Montargis agrave Fontaine-bleau que des heacuteritiers Minoret et du mil-lion qursquoils cherchaient  mais les plus minu-tieuses recherches faites dans la maison de-puis la leveacutee des scelleacutes nrsquoamenaient aucunedeacutecouverte Les cent vingt-neuf mille francsde la creacuteance Portenduegravere les quinze millefrancs de rente dans le trois pour cent alors agravesoixante-seize et qui donnaient un capital detrois cent quatre-vingt mille francs la maisonestimeacutee quarante mille francs et son riche mo-bilier produisaient un total drsquoenviron six cent

mille francs qui semblaient agrave tout le monde uneassez jolie fiche de consolation Minoret eutalors quelques inquieacutetudes mordantes La Bou-gival et Savinien qui persistaient agrave croire aussibien que le juge de paix agrave lrsquoexistence de quelquetestament arrivaient agrave la fin de chaque vaca-tion et venaient demander agrave Bongrand le reacutesul-tat des perquisitions Lrsquoami du vieillard srsquoeacutecriaitquelquefois au moment ougrave les gens drsquoaffaireset les heacuteritiers sortaient  ― Je nrsquoy comprendsrien  Comme pour beaucoup de gens super-ficiels deux cent mille francs constituaient agravechaque heacuteritier une belle fortune de provincepersonne ne srsquoavisa de rechercher comment ledocteur avait pu mener son train de maisonavec quinze mille francs seulement puisqursquoillaissait intacts les inteacuterecircts de la creacuteance Porten-duegravere Bongrand Savinien et le cureacute se posaientseuls cette question dans lrsquointeacuterecirct drsquoUrsule etfirent en lrsquoexprimant plus drsquoune fois pacirclir lemaicirctre de poste

― Ils ont pourtant bien tout fouilleacute eux pourtrouver de lrsquoargent moi pour trouver un testa-ment qui devait ecirctre en faveur de monsieur de[] Portenduegravere dit le juge de paix le jour ougravelrsquoinventaire fut clos On a eacuteparpilleacute les cendressouleveacute les marbres tacircteacute les pantoufles perceacuteles bois de lit videacute les matelas piqueacute les couver-tures les couvre-pieds retourneacute son eacutedredonvisiteacute les papiers piegravece agrave piegravece les tiroirs bou-leverseacute le sol de la cave et je les poussais agrave cesdeacutevastations 

― Que pensez-vous  disait le cureacute― Le testament a eacuteteacute supprimeacute par un heacuteri-

tier― Et les valeurs ― Courez donc apregraves  Devinez donc

quelque chose agrave la conduite de gens aussi sour-nois aussi ruseacutes aussi avares que les Massinque les Creacutemiegravere  Voyez donc clair dans unefortune comme celle de Minoret qui touchedeux cent mille francs de la succession qui va

dit-on vendre son brevet sa maison et ses in-teacuterecircts dans les messageries trois cent cinquantemille francs  Quelles sommes  sans compterles eacuteconomies de ses trente et quelques millelivres de rente en fonds de terre Pauvre doc-teur 

― Le testament aura peut-ecirctre eacuteteacute cacheacute dansla bibliothegraveque dit Savinien

― Aussi ne deacutetourneacute-je pas la petite delrsquoacheter  Sans cela ne serait-ce pas une folieque de lui laisser mettre son seul argent comp-tant agrave des livres qursquoelle nrsquoouvrira jamais 

La ville entiegravere croyait la filleule du doc-teur nantie des capitaux introuvables  maisquand on sut positivement que ses quatorzecents francs de rente et ses reprises consti-tuaient toute sa fortune la maison du docteuret son mobilier excitegraverent alors une curiosi-teacute geacuteneacuterale Les uns pensegraverent qursquoil se trouve-rait des sommes en billets de banque cacheacutesdans les meubles  les autres que le vieillard en

avait fourreacute dans ses livres Aussi la vente of-frit-elle le spectacle des eacutetranges preacutecautionsprises par les heacuteritiers Dionis faisant les fonc-tions drsquohuissier priseur deacuteclarait agrave chaque objetcrieacute que les heacuteritiers nrsquoentendaient vendre quele meuble et non ce qursquoil pourrait contenir devaleurs  puis avant de le livrer tous ils le sou-mettaient agrave des investigations crochues le fai-saient sonner et sonder  enfin ils le suivaientdes mecircmes regards qursquoun pegravere jette agrave son filsunique en le voyant partir pour les Indes

― Ah  mademoiselle dit la Bougivalconsterneacutee en revenant de la premiegravere vaca-tion je nrsquoirai plus Et monsieur Bongrand araison vous ne pourriez pas soutenir un pa-reil spectacle Tout est par places On va et onvient partout comme dans la rue les plus beauxmeubles servent agrave tout ils montent dessus etcrsquoest un fouillis ougrave une poule ne retrouveraitpas ses poussins  On se croirait agrave un incen-die Les affaires sont dans la cour les armoires

sont ouvertes rien dedans  Oh  le pauvre cherhomme il a bien fait de mourir sa vente lrsquoauraittueacute

Bongrand qui rachetait pour Ursule lesmeubles affectionneacutes par le deacutefunt et de na-ture agrave parer la petite maison ne parut pointagrave la vente de la bibliothegraveque Plus fin que lesheacuteritiers dont lrsquoaviditeacute pouvait lui faire payerles livres trop cher il avait donneacute commis-sion agrave un fripier-bouquiniste de Melun venuexpregraves agrave Nemours et qui deacutejagrave srsquoeacutetait fait ad-juger plusieurs lots Par suite de la deacutefiancedes heacuteritiers la bibliothegraveque se vendit ouvragepar ouvrage Trois mille volumes furent exa-mineacutes fouilleacutes un agrave un tenus par les deux cocirc-teacutes de la couverture releveacutee et agiteacutes pour enfaire sortir des papiers qui pouvaient y ecirctre ca-cheacutes  enfin leurs couvertures furent interro-geacutees et les gardes examineacutees Le total des adju-dications srsquoeacuteleva pour Ursule agrave six mille cinqcents francs environ la moitieacute de ses reacutepeacuteti-

tions contre la succession Le corps de la biblio-thegraveque ne fut livreacute qursquoapregraves avoir eacuteteacute soigneuse-ment examineacute par un eacutebeacuteniste ceacutelegravebre pour lessecrets mandeacute de Paris Lorsque le juge de paixdonna lrsquoordre de transporter le corps de biblio-thegraveque et les livres chez mademoiselle Miroueumltil y eut chez les heacuteritiers des craintes vagues quiplus tard furent dissipeacutees quand on la vit toutaussi pauvre qursquoauparavant Minoret acheta lamaison de son oncle que ses coheacuteritiers pous-segraverent jusqursquoagrave cinquante mille francs en imagi-nant que le maicirctre de poste espeacuterait trouver untreacutesor dans les murs Aussi le cahier des chargescontenait-il des reacuteserves agrave ce sujet Quinze joursapregraves la liquidation de la succession Minoretqui vendit son relais et ses eacutetablissements aufils drsquoun riche fermier srsquoinstalla dans la maisonde son oncle ougrave il deacutepensa des sommes consi-deacuterables en ameublements et en restaurationsAinsi Minoret se condamnait lui-mecircme agrave vivreagrave quelques pas drsquoUrsule

― Jrsquoespegravere avait-il dit chez Dionis le jour ougravela mise en demeure fut signifieacutee agrave Savinien etagrave sa megravere que nous serons deacutebarrasseacutes de cesnobliaux-lagrave  Nous chasserons les autres apregraves

― La vieille aux quatorze quartiers lui reacute-pondit Goupil ne voudra pas ecirctre teacutemoin deson deacutesastre  elle ira mourir en Bretagne ougraveelle trouvera sans doute une femme pour sonfils

― Je ne le crois pas reacutepondit le notaire quile matin avait reacutedigeacute le contrat de lrsquoacquisitionfaite par Bongrand Ursule vient drsquoacheter lamaison de la veuve Ricard

― Cette maudite peacutecore ne sait quoisrsquoinventer pour nous ennuyer srsquoeacutecria tregraves-im-prudemment le maicirctre de poste

― Et qursquoest-ce que cela vous fait qursquoelle de-meure agrave Nemours  demanda Goupil surprispar le mouvement de contrarieacuteteacute qui eacutechappaitau colosse imbeacutecile

― Vous ne savez pas reacutepondit Minoret endevenant rouge comme un coquelicot quemon fils a la becirctise drsquoecirctre amoureux drsquoelle Aus-si donnerais-je bien cent eacutecus pour qursquoUrsulequittacirct Nemours

Sur ce premier mouvement chacun com-prend combien Ursule pauvre et reacutesigneacutee al-lait gecircner le riche Minoret Les tracas drsquoune suc-cession agrave liquider la vente de ses eacutetablissementset les courses neacutecessiteacutees par des affaires inso-lites ses deacutebats avec sa femme agrave propos des plusleacutegers deacutetails et de lrsquoacquisition de la maisondu docteur ougrave Zeacutelie voulut vivre bourgeoise-ment dans lrsquointeacuterecirct de son fils  cet hourvari quicontrastait avec la tranquilliteacute de sa vie ordi-naire empecirccha le grand Minoret de songer agrave savictime Mais quelques jours apregraves son installa-tion rue des Bourgeois vers le milieu du moisde mai au retour drsquoune promenade il entenditla voix du piano vit la Bougival assise agrave la fe-necirctre comme un dragon gardant un treacutesor et

entendit soudain en lui-mecircme une voix impor-tune

Expliquer pourquoi chez un homme de latrempe de lrsquoancien maicirctre de poste la vuedrsquoUrsule qui ne soupccedilonnait mecircme pas le volcommis agrave son preacutejudice devint aussitocirct insup-portable  comment le spectacle de cette gran-deur dans lrsquoinfortune lui inspira le deacutesir derenvoyer de la ville cette jeune fille  et com-ment ce deacutesir prit les caractegraveres de la haineet de la passion ce serait peut-ecirctre faire toutun traiteacute de morale Peut-ecirctre ne se croyait-ilpas le leacutegitime possesseur des trente-six millelivres de rente tant que celle agrave qui elles ap-partenaient serait agrave deux pas de lui  Peut-ecirctrecroyait-il vaguement agrave un hasard qui ferait deacute-couvrir son vol tant que ceux qursquoil avait deacute-pouilleacutes seraient lagrave Peut-ecirctre chez cette na-ture en quelque sorte primitive presque gros-siegravere et qui jusqursquoalors nrsquoavait rien fait que deleacutegal la preacutesence drsquoUrsule eacuteveillait-elle des re-

mords  Peut-ecirctre ces remords le poignaient-ilsdrsquoautant plus qursquoil avait plus de bien leacutegitime-ment acquis  Il attribua sans doute ces mou-vements de sa conscience agrave la seule preacutesencedrsquoUrsule en imaginant que la jeune fille dis-parue ces troubles gecircnants disparaicirctraient aus-si Enfin peut-ecirctre le crime a-t-il sa doctrinede perfection  Un commencement de mal veutsa fin une premiegravere blessure appelle le coupqui tue Peut-ecirctre le vol conduit-il fatalementagrave lrsquoassassinat  Minoret avait commis la spo-liation sans la moindre reacuteflexion tant les faitssrsquoeacutetaient succeacutedeacute rapidement  la reacuteflexion vintapregraves Or si vous avez bien saisi la physiono-mie et lrsquoencolure de cet homme vous compren-drez le prodigieux effet qursquoy devait produireune penseacutee Le remords est plus qursquoune penseacuteeil provient drsquoun sentiment qui ne se cache pasplus que lrsquoamour et qui a sa tyrannie Mais demecircme que Minoret nrsquoavait pas fait la moindrereacuteflexion en srsquoemparant de la fortune destineacutee

agrave Ursule de mecircme il voulut machinalementla chasser de Nemours quand il se sentit bles-seacute par le spectacle de cette innocence trompeacuteeEn sa qualiteacute drsquoimbeacutecile il ne songea point auxconseacutequences il alla de peacuteril en peacuteril pous-seacute par son instinct cupide comme un animalfauve qui ne preacutevoit aucune ruse du chasseuret qui compte sur sa veacutelociteacute sur sa force Bien-tocirct les riches bourgeois qui se reacuteunissaient chezle notaire Dionis remarquegraverent un changementdans les maniegraveres dans lrsquoattitude de cet hommejadis sans soucis

― Je ne sais pas ce qursquoa Minoret il est toutchose  disait sa femme agrave laquelle il avait reacutesolude cacher son hardi coup de main

Tout le monde expliqua lrsquoennui de Minoretcar la penseacutee sur cette figure ressemblait agrave delrsquoennui par la cessation absolue de toute occu-pation par le passage subit de la vie active agrave lavie bourgeoise Pendant que Minoret songeait agravebriser la vie drsquoUrsule la Bougival ne passait pas

une journeacutee sans faire agrave sa fille de lait quelqueallusion agrave la fortune qursquoelle aurait ducirc avoir ousans comparer son miseacuterable sort agrave celui quefeu monsieur lui reacuteservait et dont il lui avaitparleacute agrave elle la Bougival

― Enfin disait-elle ce nrsquoest pas par inteacuterecirct ceque jrsquoen dis mais est-ce que feu monsieur boncomme il eacutetait ne mrsquoaurait pas laisseacute quelquepetite chose

― Ne suis-je pas lagrave reacutepondit Ursule en des-cendant agrave la Bougival de lui dire un mot agrave cesujet

Elle ne voulut pas salir par des penseacuteesdrsquointeacuterecirct les affectueux tristes et doux souve-nirs qui accompagnaient la noble figure duvieux docteur dont une esquisse au crayon noiret blanc faite par son maicirctre de dessin ornait sapetite salle Pour sa neuve et belle imaginationlrsquoaspect de ce croquis lui suffisait pour toujoursrevoir son parrain agrave qui elle pensait sans cessesurtout entoureacutee des objets qursquoil affectionnait 

sa grande bergegravere agrave la duchesse les meubles deson cabinet et son trictrac ainsi que le pianodonneacute par lui Les deux vieux amis qui lui res-taient lrsquoabbeacute Chaperon et monsieur Bongrandles seules personnes qursquoelle voulucirct recevoireacutetaient au milieu de ces choses presque ani-meacutees par ses regrets comme deux vivants sou-venirs de sa vie passeacutee agrave laquelle elle rattachason preacutesent par lrsquoamour que son parrain avaitbeacuteni Bientocirct la meacutelancolie de ses penseacutees in-sensiblement adoucie teignit en quelque sorteses heures et relia toutes ces choses par uneindeacutefinissable harmonie  ce fut une exquisepropreteacute la plus exacte symeacutetrie dans la dis-position des meubles quelques fleurs donneacuteeschaque jour par Savinien des riens eacuteleacutegantsune paix que les habitudes de la jeune fille com-muniquaient aux choses et qui rendit son chez-soi aimable Apregraves le deacutejeuner et apregraves la messeelle continuait agrave eacutetudier et agrave chanter  puis ellebrodait assise agrave sa fenecirctre sur la rue Agrave quatre

heures Savinien au retour drsquoune promenadeqursquoil faisait par tous les temps trouvait la fe-necirctre entrrsquoouverte et srsquoasseyait sur le bord exteacute-rieur de la fenecirctre pour causer une demi-heureavec elle Le soir le cureacute le juge de paix lavenaient voir mais elle ne voulut jamais queSavinien les accompagnacirct Enfin elle nrsquoacceptapoint la proposition de madame de Porten-duegravere que son fils avait ameneacutee agrave prendre Ur-sule chez elle La jeune personne et la Bou-gival veacutecurent drsquoailleurs avec la plus sordideeacuteconomie  elles ne deacutepensaient pas tout com-pris plus de soixante francs par mois La vieillenourrice eacutetait infatigable  elle savonnait et re-passait elle ne faisait la cuisine que deux foispar semaine elle gardait les viandes cuites quela maicirctresse et la servante mangeaient froides car Ursule voulait eacuteconomiser sept cents francspar an pour payer le reste du prix de sa mai-son Cette seacuteveacuteriteacute de conduite cette modes-tie et sa reacutesignation agrave une vie pauvre et deacute-

nueacutee apregraves avoir joui drsquoune existence de luxeougrave ses moindres caprices eacutetaient adoreacutes eut dusuccegraves aupregraves de quelques personnes Ursulegagna drsquoecirctre respecteacutee et de nrsquoencourir aucunpropos Une fois satisfaits les heacuteritiers lui ren-dirent drsquoailleurs justice Savinien admirait cetteforce de caractegravere chez une si jeune fille Detemps en temps au sortir de la messe madamede Portenduegravere adressa quelques paroles bien-veillantes agrave Ursule elle lrsquoinvita deux fois agrave dicirc-ner et la vint chercher elle-mecircme Si ce nrsquoeacutetaitpas encore le bonheur du moins ce fut la tran-quilliteacute Mais un succegraves ougrave le juge de paix mon-tra sa vieille science drsquoavoueacute fit eacuteclater la per-seacutecution encore sourde et agrave lrsquoeacutetat de vœu queMinoret meacuteditait contre Ursule Degraves que toutesles affaires de la succession furent finies le jugede paix supplieacute par Ursule prit en main lacause des Portenduegravere et lui promit de les tirerdrsquoembarras  mais en allant chez la vieille damedont la reacutesistance au bonheur drsquoUrsule le ren-

dait furieux il ne lui laissa point ignorer qursquoilse vouait agrave ses inteacuterecircts uniquement pour plaireagrave mademoiselle Miroueumlt Il choisit lrsquoun de sesanciens clercs pour avoueacute des Portenduegravere agraveFontainebleau et dirigea lui-mecircme la demandeen nulliteacute de la proceacutedure Il voulait profiter delrsquointervalle qui srsquoeacutecoulerait entre lrsquoannulationde la poursuite et la nouvelle instance de Mas-sin pour renouveler le bail de la ferme agrave sixmille francs tirer des fermiers un pot-de-vinet le payement anticipeacute de la derniegravere anneacuteeDegraves lors la partie de whist se reacuteorganisa chezmadame de Portenduegravere entre lui le cureacute Sa-vinien et Ursule que Bongrand et lrsquoabbeacute Cha-peron allaient prendre et ramenaient tous lessoirs En juin Bongrand fit prononcer la nulli-teacute de la proceacutedure suivie par Massin contre lesPortenduegravere Aussitocirct il signa le nouveau bailobtint trente-deux mille francs du fermier etun fermage de six mille francs pour dix-huitans  puis le soir avant que ces opeacuterations ne

srsquoeacutebruitassent il alla chez Zeacutelie qursquoil savait as-sez embarrasseacutee de placer ses fonds et lui pro-posa lrsquoacquisition des Bordiegraveres pour deux centvingt mille francs

― Je ferais immeacutediatement affaire dit Mi-noret si je savais que les Portenduegravere allassentvivre ailleurs qursquoagrave Nemours

― Mais reacutepondit le juge de paix pourquoi ― Nous voulons nous passer de nobles agrave Ne-

mours― Je crois avoir entendu dire agrave la vieille dame

que si ses affaires srsquoarrangeaient elle ne pour-rait plus guegravere vivre qursquoen Bretagne avec ce quilui resterait Elle parle de vendre sa maison

― Eh  bien vendez-la-moi dit Minoret― Mais tu parles comme si tu eacutetais le maicirctre

dit Zeacutelie Que veux-tu faire de deux maisons ― Si je ne termine pas ce soir avec vous

pour les Bordiegraveres reprit le juge de paix notrebail sera connu nous serons saisis de nou-veau dans trois jours et je manquerais cette li-

quidation qui me tient au cœur Aussi vais-je de ce pas agrave Melun ougrave des fermiers que jrsquoyconnais mrsquoachegraveteront les Bordiegraveres les yeux fer-meacutes Vous perdrez ainsi lrsquooccasion de placeren terre agrave trois pour cent dans les terroirs duRouvre

― Eh  bien pourquoi venez-vous nous trou-ver  dit Zeacutelie

― Parce que vous avez lrsquoargent tandis quemes anciens clients auront besoin de quelquesjours pour me cracher cent vingt-neuf millefrancs Je ne veux pas de difficulteacutes

― Qursquoelle quitte Nemours et je vous lesdonne  dit encore Minoret

― Vous comprenez que je ne puis pas enga-ger la volonteacute des Portenduegravere reacutepondit Bon-grand  mais je suis certain qursquoils ne resterontpas agrave Nemours

Sur cette assurance Minoret agrave qui drsquoailleursZeacutelie poussa le coude promit les fonds poursolder la dette des Portenduegravere envers la suc-

cession du docteur Le contrat de vente fut alorspasseacute chez Dionis et lrsquoheureux juge de paix y fitaccepter les conditions du nouveau bail agrave Mi-noret qui srsquoaperccedilut un peu tard ainsi que Zeacuteliede la perte de la derniegravere anneacutee payeacutee agrave lrsquoavanceVers la fin de juin Bongrand apporta le qui-tus de sa fortune agrave madame de Portenduegraverecent vingt-neuf mille francs en lrsquoengageant agraveles placer sur lrsquoEacutetat qui lui donnerait six millefrancs de rente dans le cinq pour cent en y joi-gnant les dix mille francs de Savinien Ainsiloin de perdre sur ses revenus la vieille damegagnait deux mille francs de rente agrave sa liquida-tion La famille de Portenduegravere demeura donc agraveNemours Minoret crut avoir eacuteteacute joueacute commesi le juge de paix avait ducirc savoir que la preacutesencedrsquoUrsule lui eacutetait insupportable et il en conccedilutun vif ressentiment qui accrut sa haine contresa victime Alors commenccedila le drame secretmais terrible en ses effets de la lutte de deuxsentiments celui qui poussait Minoret agrave chas-

ser Ursule de Nemours et celui qui donnait agraveUrsule la force de supporter des perseacutecutionsdont la cause fut pendant un certain temps im-peacuteneacutetrable  situation eacutetrange et bizarre vers la-quelle tous les eacuteveacutenements anteacuterieurs avaientmarcheacute qursquoils avaient preacutepareacutee et agrave laquelle ilsservent de preacuteface

Madame Minoret agrave qui son mari fit cadeaudrsquoune argenterie et drsquoun service de table com-plet drsquoenviron vingt mille francs donnait unsuperbe dicircner tous les dimanches le jour ougraveson fils le substitut amenait quelques amis deFontainebleau Pour ces dicircners somptueux Zeacute-lie faisait venir quelques rareteacutes de Paris enobligeant ainsi le notaire Dionis agrave imiter sonfaste Goupil que les Minoret srsquoefforccedilaient debannir de leur socieacuteteacute comme une personnetareacutee qui tachait leur splendeur ne fut invi-teacute que vers la fin du mois de juillet un moisapregraves lrsquoinauguration de la vie bourgeoise me-neacutee par les anciens maicirctres de poste Le maicirctre-

clerc deacutejagrave sensible agrave cet oubli calculeacute fut obli-geacute de dire vous agrave Deacutesireacute qui depuis lrsquoexercicede ses fonctions avait pris un air grave et roguejusque dans sa famille

― Vous ne vous souvenez donc plusdrsquoEsther pour aimer ainsi mademoiselleMiroueumlt  dit Goupil au substitut

― Drsquoabord Esther est morte monsieur Puisje nrsquoai jamais penseacute agrave Ursule reacutepondit le ma-gistrat

― Eh  bien que me disiez-vous donc papaMinoret  srsquoeacutecria tregraves-insolemment Goupil

Minoret pris en flagrant deacutelit de mensongepar un homme si redoutable eucirct perdu conte-nance sans le projet pour lequel il avait inviteacuteGoupil agrave dicircner en se souvenant de la proposi-tion jadis faite par le maicirctre-clerc drsquoempecirccherle mariage drsquoUrsule et du jeune PortenduegraverePour toute reacuteponse il emmena brusquement leclerc au fond de son jardin

― Vous avez bientocirct vingt-huit ans moncher lui dit-il et je ne vous vois pas encoresur le chemin de la fortune Je vous veux dubien car enfin vous avez eacuteteacute le camarade demon fils Eacutecoutez-moi  Si vous deacutecidez la petiteMiroueumlt qui drsquoailleurs possegravede quarante millefrancs agrave devenir votre femme aussi vrai que jemrsquoappelle Minoret je vous donnerai les moyensdrsquoacheter une charge de notaire agrave Orleacuteans

― Non dit Goupil je ne serais pas assez envue  mais agrave Montargis

― Non reprit Minoret mais agrave Sens― Va pour Sens  reprit le hideux premier

clerc Il y a un archevecircque je ne hais pas unpays de deacutevotion  avec un peu drsquohypocrisie ony fait mieux son chemin Drsquoailleurs la petite estdeacutevote elle y reacuteussira

― Il est bien entendu reprit Minoret que jene donne les cent mille francs qursquoau mariagede notre parente agrave qui je veux faire un sort parconsideacuteration pour deacutefunt mon oncle

― Et pourquoi pas un peu pour moi  dit ma-licieusement Goupil en soupccedilonnant quelquesecret dans la conduite de Minoret Nrsquoest-ce pasagrave mes renseignements que vous devez drsquoavoirpu reacuteunir vingt-quatre mille francs de rentedrsquoun seul tenant sans enclaves autour du chacirc-teau du Rouvre  Avec vos prairies et votremoulin qui sont de lrsquoautre cocircteacute du Loing vousy ajouteriez seize mille francs  Voyons grospegravere voulez-vous jouer avec moi franc jeu 

― Oui― Eh  bien afin de vous faire sentir mes

crocs je mijotais pour Massin lrsquoacquisition duRouvre ses parcs ses jardins ses reacuteserves et sonbois

― Avise-toi de cela  dit Zeacutelie en intervenant― Eh  bien dit Goupil en lui lanccedilant un re-

gard de vipegravere si je veux demain Massin auratout cela pour deux cent mille francs

― Laisse-nous ma femme dit alors le co-losse en prenant Zeacutelie par le bras et la ren-

voyant je mrsquoentends avec lui Nous avons eutant drsquoaffaires reprit Minoret en revenant agraveGoupil que nous nrsquoavons pu penser agrave vousmais je compte bien sur votre amitieacute pour nousavoir le Rouvre

― Un ancien marquisat dit malicieusementGoupil et qui vaudrait bientocirct entre vos mainscinquante mille livres de rente plus de deuxmillions au prix ougrave sont les biens

― Et notre substitut eacutepouserait alors la filledrsquoun mareacutechal de France ou lrsquoheacuteritiegravere drsquounevieille famille qui le pousserait dans la magis-trature agrave Paris dit le maicirctre de poste en ouvrantsa large tabatiegravere et offrant une prise agrave Goupil

― Eh  bien jouons-nous franc jeu  srsquoeacutecriaGoupil en se secouant les doigts

Minoret serra les mains de Goupil en lui reacute-pondant  ― Parole drsquohonneur 

Comme tous les gens ruseacutes le maicirctre-clerccrut heureusement pour Minoret que son ma-riage avec Ursule eacutetait un preacutetexte pour se rac-

commoder avec lui depuis qursquoil leur opposaitMassin

― Ce nrsquoest pas lui se dit-il qui a trouveacute cettebourde je reconnais ma Zeacutelie elle lui a dicteacuteson rocircle Bah  lacircchons Massin Avant trois ansje serai moi le deacuteputeacute de Sens pensa-t-il Enapercevant alors Bongrand qui allait faire sonwhist en face il se preacutecipita dans la rue

― Vous vous inteacuteressez beaucoup agrave UrsuleMiroueumlt mon cher monsieur Bongrand luidit-il  vous ne pouvez pas ecirctre indiffeacuterent agrave sonavenir Voici le programme  elle eacutepouserait unnotaire dont lrsquoEacutetude serait dans un chef-lieudrsquoarrondissement Ce notaire qui sera neacuteces-sairement deacuteputeacute dans trois ans lui reconnaicirc-trait cent mille francs de dot

― Elle a mieux dit segravechement BongrandMadame de Portenduegravere depuis ses malheursne va guegravere bien  hier encore elle eacutetait horrible-ment changeacutee le chagrin la tue  il reste agrave Savi-nien six mille francs de rente Ursule a quarante

mille francs je leur ferai valoir leurs capitaux agravela Massin mais honnecirctement et dans dix ansils auront une petite fortune

― Savinien ferait une sottise il peut eacutepouserquand il voudra mademoiselle du Rouvre unefille unique agrave qui son oncle et sa tante veulentlaisser deux heacuteritages superbes

― Quand lrsquoamour nous tient adieu la pru-dence a dit La Fontaine Mais qui est-ce votrenotaire  car apregraves tout reprit Bongrand parcuriositeacute

― Moi reacutepondit Goupil qui fit tressaillir lejuge de paix

― Vous  reacutepondit Bongrand sans cacherson deacutegoucirct

― Ah  bien votre serviteur monsieur reacutepli-qua Goupil en lanccedilant un regard plein de fielde haine et de deacutefi

― Voulez-vous ecirctre la femme drsquoun notairequi vous reconnaicirctrait cent mille francs de dot srsquoeacutecria Bongrand en entrant dans la petite salle

et srsquoadressant agrave Ursule qui se trouvait assise au-pregraves de madame de Portenduegravere

Ursule et Savinien tressaillirent par un mecircmemouvement et se regardegraverent  elle en souriantlui sans oser se montrer inquiet

― Je ne suis pas maicirctresse de mes actionsreacutepondit Ursule en tendant la main agrave Saviniensans que la vieille megravere pucirct voir ce geste

― Aussi ai-je refuseacute sans seulement vousconsulter

― Et pourquoi dit madame de Portenduegravereil me semble ma petite que crsquoest un bel eacutetat quecelui de notaire 

― Jrsquoaime mieux ma douce misegravere reacutepon-dit-elle car relativement agrave ce que je devais at-tendre de la vie crsquoest pour moi lrsquoopulence Mavieille nourrice mrsquoeacutepargne drsquoailleurs bien dessoucis et je nrsquoirai pas troquer le preacutesent qui meplaicirct contre un avenir inconnu

Le lendemain la poste versa dans deuxcœurs le poison de deux lettres anonymes  une

agrave madame de Portenduegravere et lrsquoautre agrave UrsuleVoici celle que reccedilut la vieille dame 

laquo Vous aimez votre fils vous voulez lrsquoeacutetablircomme lrsquoexige le nom qursquoil porte et vous fa-vorisez son caprice pour une petite ambitieusesans fortune en recevant chez vous une Ur-sule la fille drsquoun musicien de reacutegiment  tan-dis que vous pourriez le marier avec mademoi-selle du Rouvre dont les deux oncles messieursle marquis de Ronquerolles et le chevalier duRouvre riches chacun de trente mille livres derente pour ne pas laisser leur fortune agrave ce vieuxfou de monsieur du Rouvre qui mange toutsont dans lrsquointention drsquoen avantager leur niegraveceau contrat Madame de Seacuterizy tante de Cleacute-mentine du Rouvre qui vient de perdre sonfils unique dans la campagne drsquoAlger adopterasans doute aussi sa niegravece Quelqursquoun qui vousveut du bien croit savoir que Savinien serait ac-cepteacute raquo

Voici la lettre faite pour Ursule 

laquo Chegravere Ursule il est dans Nemours un jeunehomme qui vous idolacirctre il ne peut pas vousvoir travaillant agrave votre fenecirctre sans des eacutemo-tions qui lui prouvent que son amour est pourla vie Ce jeune homme est doueacute drsquoune vo-lonteacute de fer et drsquoune perseacuteveacuterance que rien nedeacutecourage  accueillez donc favorablement sonamour car il nrsquoa que des intentions pures etvous demande humblement votre main dansle deacutesir de vous rendre heureuse Sa fortunequoique deacutejagrave convenable nrsquoest rien compareacutee agravecelle qursquoil vous fera quand vous serez sa femmeVous serez un jour reccedilue agrave la cour comme lafemme drsquoun ministre et lrsquoune des premiegraveres dupays Comme il vous voit tous les jours sansque vous puissiez le voir mettez sur votre fe-necirctre un des pots drsquoœillets de la Bougival vouslui aurez dit ainsi qursquoil peut se preacutesenter raquo

Ursule brucircla cette lettre sans en parler agrave Sa-vinien Deux jours apregraves elle reccedilut une autrelettre ainsi conccedilue 

laquo Vous avez eu tort chegravere Ursule de ne pasreacutepondre agrave celui qui vous aime plus que sa vieVous croyez eacutepouser Savinien vous vous trom-pez eacutetrangement Ce mariage nrsquoaura pas lieuMadame de Portenduegravere qui ne vous recevraplus chez elle va ce matin au Rouvre agrave piedmalgreacute lrsquoeacutetat de souffrance ougrave elle est y de-mander pour Savinien la main de mademoi-selle du Rouvre Savinien finira par ceacuteder Quepeut-il objecter  les oncles de la demoiselle as-surent par le contrat leurs fortunes agrave leur niegraveceCette fortune consiste en soixante mille livresde rente raquo

Cette lettre ravagea le cœur drsquoUrsule en luifaisant connaicirctre les tortures de la jalousie unesouffrance jusqursquoalors inconnue qui dans cetteorganisation si riche si facile agrave la douleur cou-vrit de deuil le preacutesent lrsquoavenir et mecircme le pas-seacute Depuis le moment ougrave elle eut ce fatal papierelle resta dans la bergegravere du docteur le regardarrecircteacute sur lrsquoespace et perdue dans un recircve dou-

loureux En un instant elle sentit le froid de lamort substitueacute aux ardeurs drsquoune belle vie Heacute-las  ce fut pis  ce fut en reacutealiteacute lrsquoatroce reacuteveil desmorts apprenant qursquoil nrsquoy a pas de Dieu le chef-drsquoœuvre de cet eacutetrange geacutenie appeleacute Jean-PaulQuatre fois la Bougival essaya de faire deacutejeunerUrsule elle lui vit prendre et quitter son painsans pouvoir le porter agrave ses legravevres Quand ellevoulait hasarder une remontrance Ursule luireacutepondait par un geste de main et par un ter-rible mot  ― Chut  aussi despotiquement ditque jusqursquoalors sa parole avait eacuteteacute douce LaBougival qui surveillait sa maicirctresse agrave travers levitrage de la porte de communication lrsquoaperccedilutalternativement rouge comme si la fiegravevre la deacute-vorait et violette comme si le frisson succeacute-dait agrave la fiegravevre Cet eacutetat srsquoempira sur les quatreheures alors que de moment en moment Ur-sule se leva pour regarder si Savinien venait etque Savinien ne vint pas La jalousie et le douteocirctent agrave lrsquoamour toute sa pudeur Ursule qui

jusqursquoalors ne se serait pas permis un geste ougravelrsquoon pucirct deviner sa passion mit son chapeauson petit chacircle et srsquoeacutelanccedila dans son corridorpour aller au-devant de Savinien mais un restede pudeur la fit rentrer dans sa petite salle Elley pleura Quand le cureacute se preacutesenta le soir lapauvre nourrice lrsquoarrecircta sur le seuil de la porte

― Ah  monsieur le cureacute je ne sais pas ce qursquoamademoiselle  elle

― Je le sais reacutepondit tristement le precirctre enfermant ainsi la bouche agrave la nourrice effrayeacutee

Lrsquoabbeacute Chaperon apprit alors agrave Ursule ceqursquoelle nrsquoavait pas oseacute faire veacuterifier  madame dePortenduegravere eacutetait alleacutee dicircner au Rouvre

― Et Savinien ― AussiUrsule eut un petit tressaillement nerveux

qui fit frissonner lrsquoabbeacute Chaperon comme srsquoilavait reccedilu la deacutecharge drsquoune bouteille de Leydeet il eacuteprouva de plus une durable commotionau cœur

― Ainsi nous nrsquoirons pas ce soir chez elle ditle cureacute  mais mon enfant il sera sage agrave vousde nrsquoy plus retourner La vieille dame vous re-cevrait de maniegravere agrave blesser votre fierteacute Nousqui lrsquoavions ameneacutee agrave entendre parler de votremariage nous ignorons drsquoougrave souffle le vent parlequel elle a eacuteteacute changeacutee en un moment

― Je mrsquoattends agrave tout et rien ne peut plusmrsquoeacutetonner dit Ursule drsquoun ton peacuteneacutetreacute Dansces sortes drsquoextreacutemiteacutes on eacuteprouve une grandeconsolation agrave savoir que lrsquoon nrsquoa pas offenseacuteDieu

― Soumettez-vous ma chegravere fille sans ja-mais sonder les voies de la Providence dit lecureacute

― Je ne voudrais pas soupccedilonner injuste-ment le caractegravere de monsieur de Porten-duegravere

― Pourquoi ne dites-vous plus Savinien  de-manda le cureacute qui remarqua quelque leacutegegravere ai-greur dans lrsquoaccent drsquoUrsule

― De mon cher Savinien reprit-elle en pleu-rant Oui mon bon ami reprit-elle en sanglo-tant une voix me crie encore qursquoil est aussinoble de cœur que de race Il ne mrsquoa pas seule-ment avoueacute qursquoil mrsquoaimait uniquement il melrsquoa prouveacute par des deacutelicatesses infinies et encontenant avec heacuteroiumlsme son ardente passionDerniegraverement lorsqursquoil a pris la main que jelui tendais quand monsieur Bongrand me pro-posait ce notaire pour mari je vous jure queje la lui donnais pour la premiegravere fois Srsquoil adeacutebuteacute par une plaisanterie en mrsquoenvoyant unbaiser agrave travers la rue depuis cette affectionnrsquoest jamais sortie vous le savez des limites lesplus eacutetroites  mais je puis vous le dire agrave vousqui lisez dans mon acircme excepteacute dans ce coindont la vue eacutetait reacuteserveacutee aux anges eh  bience sentiment est chez moi le principe de biendes meacuterites  il mrsquoa fait accepter mes misegraveresil mrsquoa peut-ecirctre adouci lrsquoamertume de la perteirreacuteparable dont le deuil est plus dans mes vecirc-

tements que dans mon acircme  Oh  jrsquoai eu tortOui lrsquoamour eacutetait chez moi plus fort que mareconnaissance envers mon parrain et Dieu lrsquoavengeacute Que voulez-vous  je respectais en moi lafemme de Savinien  jrsquoeacutetais trop fiegravere et peut-ecirctre est-ce cet orgueil que Dieu punit Dieu seulcomme vous me lrsquoavez dit doit ecirctre le principeet la fin de nos actions

Le cureacute fut attendri en voyant les larmes quiroulaient sur ce visage deacutejagrave pacircli Plus la seacutecuriteacutede la pauvre fille avait eacuteteacute grande plus bas elletombait

― Mais dit-elle en continuant revenue agrave macondition drsquoorpheline je saurai en reprendreles sentiments Apregraves tout puis-je ecirctre unepierre au cou de celui que jrsquoaime  Que fait-ilici  Qui suis-je pour preacutetendre agrave lui  Ne lrsquoaimeacute-je pas drsquoailleurs drsquoune amitieacute si divine qursquoelleva jusqursquoagrave lrsquoentier sacrifice de mon bonheurde mes espeacuterances  Et vous savez que je mesuis souvent reprocheacute drsquoasseoir mon amour sur

un tombeau de le savoir ajourneacute au lendemainde la mort de cette vieille dame Si Savinienest riche et heureux par une autre jrsquoai preacuteciseacute-ment assez pour payer ma dot au couvent ougravejrsquoentrerai promptement Il ne doit pas plus yavoir dans le cœur drsquoune femme deux amoursqursquoil nrsquoy a deux maicirctres dans le ciel La vie reli-gieuse aura des attraits pour moi

― Il ne pouvait pas laisser aller sa megravere seuleau Rouvre dit doucement le bon precirctre

― Nrsquoen parlons plus mon bon monsieurChaperon je lui eacutecrirai ce soir pour lui donnersa liberteacute Je suis enchanteacutee drsquoavoir agrave fermer lesfenecirctres de cette salle

Et elle mit le vieillard au fait des lettres ano-nymes en lui disant qursquoelle ne voulait pas auto-riser les poursuites de son amant inconnu

― Eh  crsquoest une lettre anonyme adresseacutee agravemadame de Portenduegravere qui lrsquoa fait aller auRouvre srsquoeacutecria le cureacute Vous ecirctes sans douteperseacutecuteacutee par de meacutechantes gens

― Et pourquoi  Ni Savinien ni moi nousnrsquoavons fait de mal agrave personne et nous ne bles-sons plus aucun inteacuterecirct ici

― Enfin ma petite nous profiterons de cettebourrasque qui disperse notre socieacuteteacute pourranger la bibliothegraveque de notre pauvre ami Leslivres restent en tas Bongrand et moi nous lesmettrons en ordre car nous pensons agrave y fairedes recherches Placez votre confiance en Dieu mais songez aussi que vous avez dans le bonjuge de paix et en moi deux amis deacutevoueacutes

― Crsquoest beaucoup dit-elle en reconduisantle cureacute jusque sur le seuil de son alleacutee en tendantle cou comme un oiseau qui regarde hors de sonnid espeacuterant encore apercevoir Savinien

En ce moment Minoret et Goupil au re-tour de quelque promenade dans les prairiessrsquoarrecirctegraverent en passant et lrsquoheacuteritier du docteurdit agrave Ursule  ― Qursquoavez-vous ma cousine  carnous sommes toujours cousins nrsquoest-ce pas vous paraissez changeacutee

Goupil jetait agrave Ursule des regards si ar-dents qursquoelle en fut effrayeacutee  elle rentra sans reacute-pondre

― Elle est farouche dit Minoret et au cureacute― Mademoiselle Miroueumlt a raison de ne pas

causer sur le pas de sa porte avec des hommes elle est trop jeune

― Oh  fit Goupil vous devez savoir qursquoellene manque pas drsquoamoureux

Le cureacute srsquoeacutetait hacircteacute de saluer et se dirigeait agravepas preacutecipiteacutes vers la rue des Bourgeois

― Eh  bien dit le premier clerc agrave Minoret ccedilachauffe  Elle est deacutejagrave pacircle comme une morte mais avant quinze jours elle aura quitteacute la villeVous verrez

― Il vaut mieux vous avoir pour ami quepour ennemi srsquoeacutecria Minoret effrayeacute de lrsquoatrocesourire qui donnait au visage de Goupillrsquoexpression diabolique precircteacutee par Eugegravene De-lacroix au Meacutephistopheacutelegraves de Goethe

― Je le crois bien reacutepondit Goupil Si elle nemrsquoeacutepouse pas je la ferai crever de chagrin

― Fais-le petit et je te donne les fonds pourecirctre notaire agrave Paris Tu pourras alors eacutepouserune femme riche

― Pauvre fille  Que vous a-t-elle donc fait demanda le clerc surpris

― Elle mrsquoembecircte  dit grossiegraverement Mino-ret

― Attendez agrave lundi et vous verrez alorscomment je la scierai reprit Goupil en eacutetudiantla physionomie de lrsquoancien maicirctre de poste

Le lendemain la vieille Bougival alla chez Sa-vinien et dit en lui tendant une lettre  ― Je nesais pas ce que vous eacutecrit la chegravere enfant  maiselle est ce matin comme une morte

Qui par cette lettre nrsquoimaginerait pas lessouffrances qui avaient assailli Ursule pendantla nuit 

Agrave MONSIEUR DE PORTENDUEgraveRE

laquo Mon cher Savinien votre megravere veut vousmarier agrave mademoiselle du Rouvre mrsquoa-t-ondit et peut-ecirctre a-t-elle raison Vous vous trou-vez entre une vie presque miseacuterable et une vieopulente entre la fianceacutee de votre cœur et unefemme selon le monde entre obeacuteir agrave votre megravereet agrave votre choix car je crois encore que vousmrsquoavez choisie Savinien si vous avez une deacute-termination agrave prendre je veux qursquoelle soit priseen toute liberteacute  je vous rends la parole quevous vous eacutetiez donneacutee agrave vous-mecircme et non agravemoi dans un moment qui ne srsquoeffacera jamaisde ma meacutemoire et qui fut comme tous les joursqui se sont succeacutedeacute depuis drsquoune pureteacute drsquounedouceur angeacuteliques Ce souvenir suffit agrave toutema vie Si vous persistez dans votre sermentdeacutesormais une noire et terrible ideacutee trouble-rait mes feacuteliciteacutes Au milieu de nos privations

accepteacutees si gaiement aujourdrsquohui vous pour-riez penser plus tard que si vous eussiez ob-serveacute les lois du monde il en eucirct eacuteteacute bien au-trement pour vous Si vous eacutetiez homme agrave ex-primer cette penseacutee elle serait pour moi lrsquoarrecirctdrsquoune mort douloureuse  et si vous ne la disiezpas je soupccedilonnerais les moindres nuages quicouvriraient votre front Cher Savinien je vousai toujours preacutefeacutereacute agrave tout sur cette terre Je lepouvais puisque mon parrain quoique jalouxme disait  laquo Aime-le ma fille  vous serez biencertainement lrsquoun agrave lrsquoautre un jour raquo Quand jesuis alleacutee agrave Paris je vous aimais sans espoir etce sentiment me contentait Je ne sais si je puisy revenir mais je le tenterai Que sommes-nousdrsquoailleurs en ce moment  un fregravere et une sœurRestons ainsi Eacutepousez cette heureuse fille quiaura la joie de rendre agrave votre nom le lustre qursquoildoit avoir et que selon votre megravere je diminue-rais Vous nrsquoentendrez jamais parler de moi Lemonde vous approuvera Moi je ne vous blacirc-

merai jamais et je vous aimerai toujours Adieudonc raquo

― Attendez  srsquoeacutecria le gentilhommeIl fit signe agrave la Bougival de srsquoasseoir et il grif-

fonna ce peu de mots laquo Ma chegravere Ursule votre lettre me brise le

cœur en ce que vous vous ecirctes fait inutile-ment beaucoup de mal et que pour la premiegraverefois nos cœurs ont cesseacute de srsquoentendre Si vousnrsquoecirctes pas ma femme crsquoest que je ne puis encoreme marier sans le consentement de ma megravereEnfin huit mille livres de rente dans un joli cot-tage sur les bords du Loing nrsquoest-ce pas unefortune  Nous avons calculeacute qursquoavec la Bougi-val nous eacuteconomiserions cinq mille francs paran  Vous mrsquoavez permis un soir dans le jar-din de votre oncle de vous regarder comme mafianceacutee et vous ne pouvez briser agrave vous seuledes liens qui nous sont communs Ai-je doncbesoin de vous dire qursquohier jrsquoai nettement deacute-clareacute agrave monsieur du Rouvre que si jrsquoeacutetais libre

je ne voudrais pas recevoir ma fortune drsquounejeune personne qui me serait inconnue  Mamegravere ne veut plus vous voir je perds le bon-heur de nos soireacutees mais ne me retranchez pasle court moment pendant lequel je vous parleagrave votre fenecirctre Agrave ce soir Rien ne peut nousseacuteparer raquo

― Allez ma vieille Elle ne doit pas ecirctre in-quiegravete un moment de trop

Le soir agrave quatre heures au retour de lapromenade qursquoil faisait tous les jours expregravespour passer devant la maison drsquoUrsule Savi-nien trouva sa maicirctresse un peu pacirclie par desbouleversements si subits

― Il me semble que jusqursquoagrave preacutesent je nrsquoaipas su ce que crsquoeacutetait que le plaisir de vous voirlui dit-elle

― Vous mrsquoavez dit reacutepondit Savinien ensouriant car je me souviens de toutes vos pa-roles  laquo Lrsquoamour ne va pas sans la patiencejrsquoattendrai  raquo Vous avez donc chegravere enfant seacute-

pareacute lrsquoamour de la foi  Ah  voici qui terminenos querelles Vous preacutetendiez me mieux ai-mer que je ne vous aime Ai-je jamais douteacutede vous  lui demanda-t-il en lui preacutesentant unbouquet composeacute de fleurs des champs dontlrsquoarrangement exprimait ses penseacutees

― Vous nrsquoavez aucune raison pour douter demoi reacutepondit-elle Et drsquoailleurs vous ne savezpas tout ajouta-t-elle drsquoune voix troubleacutee

Elle avait fait refuser agrave la poste toutes seslettres Mais sans qursquoelle eucirct pu deviner parquel sortileacutege la chose avait eu lieu quelquesinstants apregraves la sortie de Savinien qursquoelle avaitregardeacute tournant de la rue des Bourgeois dansla Grandrsquorue elle avait trouveacute sur sa bergegravereun papier ougrave eacutetait eacutecrit  laquoTremblez  lrsquoamant deacute-daigneacute deviendra pire qursquoun tigre raquo Malgreacute lessupplications de Savinien elle ne voulut paspar prudence lui confier le terrible secret desa peur Le plaisir ineffable de revoir Savinienapregraves lrsquoavoir cru perdu pouvait seul lui faire ou-

blier le froid mortel qui venait de la saisir Pourtout le monde attendre un malheur indeacutefiniconstitue un horrible supplice La souffranceprend alors les proportions de lrsquoinconnu quicertes est lrsquoinfini de lrsquoacircme Mais pour Ursulece fut la plus grande douleur Elle eacuteprouvaiten elle-mecircme drsquoaffreux sursauts au moindrebruit elle se deacutefiait du silence elle soupccedilonnaitses murailles de compliciteacute Enfin son heureuxsommeil fut troubleacute Goupil sans rien savoir decette constitution deacutelicate comme celle drsquounefleur avait trouveacute par lrsquoinstinct du meacutechant lepoison qui devait la fleacutetrir la tuer Cependantla journeacutee du lendemain se passa sans surpriseUrsule joua du piano fort tard elle se couchapresque rassureacutee et accableacutee de sommeil Agrave mi-nuit environ elle fut reacuteveilleacutee par un concertcomposeacute drsquoune clarinette drsquoun hautbois drsquouneflucircte drsquoun cornet agrave piston drsquoun trombone drsquounbasson drsquoun flageolet et drsquoun triangle Tous lesvoisins eacutetaient aux fenecirctres La pauvre enfant

deacutejagrave saisie en voyant du monde dans la ruereccedilut un coup terrible au cœur en entendantune voix drsquohomme enroueacutee ignoble qui cria laquoPour la belle Ursule Miroueumlt de la part de sonamant raquo Le lendemain dimanche toute la villefut en rumeur et agrave lrsquoentreacutee comme agrave la sor-tie drsquoUrsule agrave lrsquoeacuteglise elle vit sur la place desgroupes nombreux occupeacutes drsquoelle et manifes-tant une horrible curiositeacute La seacutereacutenade mettaittoutes les langues en mouvement car chacunse perdait en conjectures Ursule revint chezelle plus morte que vive et ne sortit plus lecureacute lui avait conseilleacute de dire ses vecircpres chezelle En rentrant elle vit dans le corridor carreleacuteen briques qui menait de la rue agrave la cour unelettre glisseacutee sous la porte  elle la ramassa lalut pousseacutee par le deacutesir drsquoy trouver une explica-tion Les ecirctres les moins sensibles peuvent de-viner ce qursquoelle dut eacuteprouver en lisant ces ter-ribles lignes 

laquo Reacutesignez-vous agrave devenir ma femme richeet adoreacutee Je vous veux Si je ne vous ai vivanteje vous aurai morte Attribuez agrave vos refus lesmalheurs qui nrsquoatteindront pas que vous

raquoCelui qui vous aime et agrave qui vous serez unjour raquo

Chose eacutetrange  au moment ougrave la douce ettendre victime de cette machination eacutetait abat-tue comme une fleur coupeacutee mesdemoisellesMassin Dionis et Creacutemiegravere enviaient son sort

― Elle est bien heureuse disaient-elles Onsrsquooccupe drsquoelle on flatte ses goucircts on se la dis-pute  La seacutereacutenade eacutetait agrave ce qursquoil paraicirct char-mante  Il y avait un cornet agrave piston 

― Qursquoest-ce qursquoun piston ― Un nouvel instrument de musique  tiens

grand comme ca disait Angeacuteline Creacutemiegravere agravePameacutela Massin

Degraves le matin Savinien eacutetait alleacute jusqursquoagrave Fon-tainebleau tacirccher de savoir qui avait demandeacutedes musiciens du reacutegiment en garnison  mais

comme il y avait deux hommes pour chaqueinstrument il fut impossible de connaicirctre ceuxqui eacutetaient alleacutes agrave Nemours Le colonel fit deacute-fendre aux musiciens de jouer chez des parti-culiers sans sa permission Le gentilhomme eutune entrevue avec le procureur du roi tuteurdrsquoUrsule et lui expliqua la graviteacute de ces sortesde scegravenes sur une jeune fille si deacutelicate et si frecircleen le priant de rechercher lrsquoauteur de cette seacute-reacutenade par les moyens dont dispose le ParquetTrois jours apregraves au milieu de la nuit troisviolons une flucircte une guitare et un hautboisdonnegraverent une seconde seacutereacutenade Cette fois lesmusiciens se sauvegraverent du cocircteacute de Montargisougrave se trouvait alors une troupe de comeacutediensUne voix stridente et liquoreuse avait crieacute entredeux morceaux  laquo Agrave la fille du capitaine de mu-sique Miroueumlt  raquo Tout Nemours apprit ainsi laprofession du pegravere drsquoUrsule ce secret si soi-gneusement gardeacute par le vieux docteur Mino-ret

Savinien nrsquoalla point cette fois agrave Montargis  ilreccedilut dans la journeacutee une lettre anonyme venuede Paris ougrave il lut cette horrible propheacutetie 

laquo Tu nrsquoeacutepouseras pas Ursule Si tu veuxqursquoelle vive hacircte-toi de la ceacuteder agrave celui quilrsquoaime plus que tu ne lrsquoaimes  car il srsquoest fait mu-sicien et artiste pour lui plaire et preacutefegravere la voirmorte agrave la savoir ta femme raquo

Le meacutedecin de Nemours venait alors troisfois par jour chez Ursule que ces poursuites oc-cultes avaient mise en danger de mort En sesentant plongeacutee par une main infernale dans unbourbier cette suave jeune fille gardait une at-titude de martyre  elle restait dans un profondsilence levait les yeux au ciel et ne pleurait pluselle attendait les coups en priant avec ferveur eten implorant celui qui lui donnerait la mort

― Je suis heureuse de ne pas pouvoir des-cendre dans la salle disait-elle agrave messieurs Bon-grand et Chaperon qui la quittaient le moinspossible  il y viendrait et je me sens indigne de

recevoir les regards par lesquels il a coutume deme beacutenir  Croyez-vous qursquoil me soupccedilonne 

― Mais si Savinien ne trouve pas lrsquoauteurde ces infamies il compte aller requeacuterirlrsquointervention de la police de Paris dit Bon-grand

― Les inconnus doivent me savoir frappeacutee agravemort reacutepondit-elle  ils vont se tenir tranquilles

Le cureacute Bongrand et Savinien se perdaienten conjectures et en suppositions SavinienTiennette la Bougival et deux personnes deacute-voueacutees au cureacute se firent espions et se tinrentsur leurs gardes pendant une semaine  maisaucune indiscreacutetion ne pouvait trahir Goupilqui machinait tout agrave lui seul Le juge de paixle premier pensa que lrsquoauteur du mal eacutetaiteffrayeacute de son ouvrage Ursule arrivait agrave lapacircleur agrave la faiblesse des jeunes Anglaises enconsomption Chacun se relacirccha de ses soinsIl nrsquoy eut plus de seacutereacutenades ni de lettres Savi-nien attribua lrsquoabandon de ces moyens odieux

aux recherches secregravetes du Parquet auquel ilavait envoyeacute les lettres reccedilues par Ursule cellereccedilue par sa megravere et la sienne Cet armisticene fut pas de longue dureacutee Quand le meacutede-cin eut arrecircteacute la fiegravevre nerveuse drsquoUrsule aumoment ougrave elle avait repris courage un ma-tin vers la mi-juillet on trouva une eacutechelle decorde attacheacutee agrave sa fenecirctre Le postillon quipendant la nuit avait conduit la Malle deacutecla-ra qursquoun petit homme eacutetait en train de des-cendre au moment ougrave il passait  et malgreacuteson deacutesir de srsquoarrecircter ses chevaux lanceacutes agrave ladescente du pont au coin duquel se trouvaitla maison drsquoUrsule lrsquoavaient emporteacute bien audelagrave de Nemours Une opinion partie du sa-lon Dionis attribuait ces manœuvres au mar-quis du Rouvre alors excessivement gecircneacute surqui Massin avait des lettres de change et quipar un prompt mariage de sa fille avec Savi-nien devait disait-on soustraire le chacircteau duRouvre agrave ses creacuteanciers Madame de Porten-

duegravere voyait aussi avec plaisir disait-on toutce qui pouvait afficher deacuteconsideacuterer et deacutesho-norer Ursule  mais en preacutesence de cette jeunemort la vieille dame se trouvait quasi vaincueLe cureacute Chaperon fut si vivement affecteacute decette derniegravere meacutechanceteacute qursquoil en tomba ma-lade assez seacuterieusement pour rester chez lui du-rant quelques jours La pauvre Ursule agrave quicette odieuse attaque avait causeacute une rechutereccedilut par la poste une lettre du cureacute qursquoon nerefusa point en reconnaissant lrsquoeacutecriture

laquo Mon enfant quittez Nemours et deacutejouezainsi la malice de vos ennemis inconnus Peut-ecirctre cherche-t-on agrave mettre en danger la vie deSavinien Je vous en dirai davantage quand jepourrai vous aller voir raquo

Ce billet eacutetait signeacute  Votre deacutevoueacute CHAPE-RON

Lorsque Savinien qui devint comme fou al-la voir le cureacute le pauvre precirctre relut la lettretant il fut eacutepouvanteacute de la perfection avec la-

quelle son eacutecriture et sa signature eacutetaient imi-teacutees  car il nrsquoavait rien eacutecrit  et srsquoil avait eacutecrit ilne se serait point servi de la poste pour envoyersa lettre chez Ursule Lrsquoeacutetat mortel ougrave cette der-niegravere atrociteacute mit Ursule obligea Savinien agrave re-courir de nouveau au procureur du roi en luiportant la fausse lettre du cureacute

― Il se commet un assassinat par des moyensque la loi nrsquoa point preacutevus et sur une orphe-line que le Code vous donne pour pupille dit legentilhomme au magistrat

― Si vous trouvez des moyens de reacutepres-sion lui reacutepondit le procureur du roi je lesadopterai  mais je nrsquoen connais pas  Lrsquoinfacircmeanonyme a donneacute le meilleur avis Il faut en-voyer ici mademoiselle Miroueumlt chez les damesde lrsquoAdoration du Saint-Sacrement En atten-dant le commissaire de police de Fontaine-bleau sur ma demande vous autorisera agrave por-ter des armes pour votre deacutefense Je suis alleacutemoi-mecircme au Rouvre et monsieur du Rouvre

a eacuteteacute justement indigneacute des soupccedilons qui pla-naient sur lui Minoret le pegravere de mon sub-stitut est en marcheacute pour son chacircteau Made-moiselle du Rouvre eacutepouse un riche comte po-lonais Enfin monsieur du Rouvre quittait lacampagne le jour ougrave je mrsquoy suis transporteacutepour eacuteviter les effets drsquoune contrainte par corps

Deacutesireacute que son chef questionna nrsquoosa luidire sa penseacutee  il reconnaissait Goupil  Goupileacutetait seul capable de conduire une œuvre quicocirctoyait le Code peacutenal sans tomber dans le preacute-cipice drsquoaucun article Lrsquoimpuniteacute le secret lesuccegraves accrurent lrsquoaudace de Goupil Le terribleclerc faisait poursuivre par Massin devenu sadupe le marquis du Rouvre afin de forcer legentilhomme agrave vendre les restes de sa terre agraveMinoret Apregraves avoir entameacute des neacutegociationsavec un notaire de Sens il reacutesolut de tenter undernier coup pour avoir Ursule Il voulait imi-ter quelques jeunes gens de Paris qui ont ducircleur femme et leur fortune agrave un enlegravevement Les

services rendus agrave Minoret agrave Massin et agrave Creacute-miegravere la protection de Dionis maire de Ne-mours lui permettaient drsquoassoupir lrsquoaffaire Ilse deacutecida sur-le-champ agrave lever le masque encroyant Ursule incapable de lui reacutesister danslrsquoeacutetat de faiblesse ougrave il lrsquoavait mise Neacuteanmoinsavant de risquer le dernier coup de son ignoblepartie il jugea neacutecessaire drsquoavoir une explica-tion au Rouvre ougrave il accompagna Minoret quisrsquoy rendait pour la premiegravere fois depuis la si-gnature du contrat Minoret venait de recevoirune lettre confidentielle ougrave son fils lui deman-dait des renseignements sur ce qui se passait agravepropos drsquoUrsule avant de lrsquoaller chercher lui-mecircme avec le procureur du roi pour la mettredans un couvent agrave lrsquoabri de quelque nouvelle in-famie Le substitut engageait son pegravere au cas ougravecette perseacutecution serait lrsquoouvrage drsquoun de leursamis agrave lui donner de sages conseils Si la justicene pouvait pas toujours tout punir elle finiraitpar tout savoir et en garder bonne note Mino-

ret avait atteint un grand but Deacutesormais pro-prieacutetaire incommutable du chacircteau du Rouvreun des plus beaux du Gacirctinais il reacuteunissaitpour quarante et quelques mille francs de re-venus en beaux et riches domaines autour duparc Le colosse pouvait se moquer de GoupilEnfin il comptait vivre agrave la campagne ougrave lesouvenir drsquoUrsule ne lrsquoimportunerait plus

― Mon petit dit-il agrave Goupil en se promenantsur la terrasse laisse ma cousine en repos 

― Bah  dit le clerc ne pouvant rien devinerdans cette conduite bizarre car la becirctise a aussisa profondeur

― Oh  je ne suis pas ingrat tu mrsquoas fait avoirpour deux cent quatre-vingt mille francs cebeau chacircteau en briques et en pierre de taille quine se bacirctirait pas aujourdrsquohui pour deux centmille eacutecus la ferme du chacircteau les reacuteservesle parc les jardins et les bois Eh  bienOui ma foi  je te donne dix pour cent vingtmille francs avec lesquels tu peux acheter une

eacutetude drsquohuissier agrave Nemours Je te garantis tonmariage avec une des petites Creacutemiegravere aveclrsquoaicircneacutee

― Celle qui parle piston  srsquoeacutecria Goupil― Mais ma cousine lui donne trente mille

francs reprit Minoret Vois-tu mon petit tues neacute pour ecirctre huissier comme moi jrsquoeacutetais faitpour ecirctre maicirctre de poste et il faut toujourssuivre sa vocation

― Eh  bien reprit Goupil tombeacute du haut deses espeacuterances voici des timbres signez-moivingt mille francs drsquoacceptations afin que jepuisse traiter argent sur table

Minoret avait dix-huit mille francs agrave recevoirpour le semestre des inscriptions que sa femmene connaissait pas  il crut se deacutebarrasser ainside Goupil et signa Le premier clerc en voyantlrsquoimbeacutecile et colossal Machiavel de la rue desBourgeois dans un accegraves de fiegravevre seigneurialelui jeta pour adieux un  ― Au revoir  et un re-gard qui eussent fait trembler tout autre qursquoun

niais parvenu regardant du haut drsquoune terrasseles jardins et les magnifiques toits drsquoun chacircteaubacircti dans le style agrave la mode sous Louis XIII

― Tu ne mrsquoattends pas  cria-t-il en voyantGoupil srsquoen allant agrave pied

― Vous me retrouverez sur votre cheminpapa  lui reacutepondit le futur huissier alteacutereacute devengeance et qui voulut savoir le mot delrsquoeacutenigme offerte agrave son esprit par les eacutetranges zig-zags de la conduite du gros Minoret

Depuis le jour ougrave la plus infacircme calomnieavait souilleacute sa vie Ursule en proie agrave lrsquoune deces maladies inexplicables dont le siegravege [sieacutege]est dans lrsquoacircme marchait rapidement agrave la mortDrsquoune pacircleur mortelle disant agrave de rares inter-valles des paroles faibles et lentes jetant des re-gards drsquoune douceur tiegravede tout en elle mecircmeson front trahissait une penseacutee deacutevorante Ellela croyait tombeacutee cette ideacuteale couronne defleurs chastes que de tout temps les peuplesont voulu voir sur la tecircte des vierges Elle eacutecou-

tait dans le vide et dans le silence les proposdeacuteshonorants les commentaires malicieux lesrires de la petite ville Cette charge eacutetait trop pe-sante pour elle et son innocence avait trop dedeacutelicatesse pour survivre agrave une pareille meur-trissure Elle ne se plaignait plus elle gardait undouloureux sourire sur les legravevres et ses yeuxse levaient souvent vers le ciel comme pour ap-peler de lrsquoinjustice des hommes au Souveraindes anges Quand Goupil entra dans NemoursUrsule avait eacuteteacute descendue de sa chambre aurez-de-chausseacutee sur les bras de la Bougival etdu meacutedecin de Nemours Il srsquoagissait drsquoun eacuteveacute-nement immense Apregraves avoir appris que cettejeune fille se mourait comme une hermine en-core qursquoelle fucirct moins atteinte dans son hon-neur que ne le fut Clarisse Harlowe madamede Portenduegravere allait venir la voir et la conso-ler Le spectacle de son fils qui pendant toute lanuit preacuteceacutedente avait parleacute de se tuer fit plier lavieille Bretonne Madame de Portenduegravere trou-

va drsquoailleurs de sa digniteacute de rendre le courageagrave une jeune fille si pure et vit dans sa visiteun contre-poids agrave tout le mal fait par la pe-tite ville Son opinion sans doute plus puis-sante que celle de la foule consacrerait le pou-voir de la noblesse Cette deacutemarche annonceacuteepar lrsquoabbeacute Chaperon avait opeacutereacute chez Ursuleune reacutevolution et rendit de lrsquoespoir au meacutedecindeacutesespeacutereacute qui parlait de demander une consul-tation aux plus illustres docteurs de Paris Onavait mis Ursule sur la bergegravere de son tuteuret tel eacutetait le caractegravere de sa beauteacute que dansson deuil et dans sa souffrance elle parut plusbelle qursquoen aucun moment de sa vie heureuseQuand Savinien donnant le bras agrave sa megravere semontra la jeune malade reprit de belles cou-leurs

― Ne vous levez pas mon enfant dit lavieille dame drsquoune voix impeacuterative  quelquemalade et faible que je sois moi-mecircme jrsquoai vou-lu vous venir voir pour vous dire ma penseacutee sur

ce qui se passe  je vous estime comme la pluspure la plus sainte et la plus charmante fille duGacirctinais et vous trouve digne de faire le bon-heur drsquoun gentilhomme

Drsquoabord Ursule ne put reacutepondre elle prit lesmains desseacutecheacutees de la megravere de Savinien et lesbaisa en y laissant des pleurs

― Ah  madame reacutepondit-elle drsquoune voix af-faiblie je nrsquoaurais jamais eu la hardiesse de pen-ser agrave mrsquoeacutelever au-dessus de ma condition si jenrsquoy avais eacuteteacute encourageacutee par des promesses etmon seul titre eacutetait une affection sans bornes mais on a trouveacute les moyens de me seacuteparer agravejamais de celui que jrsquoaime  on mrsquoa rendue in-digne de lui Jamais dit-elle avec un eacuteclat dansla voix qui frappa douloureusement les specta-teurs jamais je ne consentirai agrave donner agrave quique ce soit une main avilie une reacuteputation fleacute-trie Jrsquoaimais trop je puis le dire en lrsquoeacutetat ougraveje suis  jrsquoaime une creacuteature presque autant queDieu Aussi Dieu

― Allons allons ma petite ne calomniez pasDieu  Allons ma fille dit la vieille dame en fai-sant un effort ne vous exageacuterez pas la porteacuteedrsquoune infacircme plaisanterie agrave laquelle personnene croit Moi je vous le promets vous vivrez etvous serez heureuse

― Tu seras heureuse  dit Savinien en se met-tant agrave genoux devant Ursule et lui baisant lesmains ma megravere trsquoa nommeacutee ma fille

― Assez dit le meacutedecin qui vint prendre lepouls de sa malade ne la tuez pas de plaisir

En ce moment Goupil qui trouva la porte delrsquoalleacutee entrrsquoouverte poussa celle du petit salonet montra son horrible face animeacutee par les pen-seacutees de vengeance qui avaient fleuri dans soncœur pendant le chemin

― Monsieur de Portenduegravere dit-il drsquounevoix qui ressemblait au sifflement drsquoune vipegravereforceacutee dans son trou

― Que voulez-vous  reacutepondit Savinien en serelevant

― Jrsquoai deux mots agrave vous direSavinien sortit dans lrsquoalleacutee et Goupil lrsquoamena

dans la petite cour― Jurez-moi par la vie drsquoUrsule que vous ai-

mez et par votre honneur de gentilhomme au-quel vous tenez de faire qursquoil soit entre nouscomme si je ne vous avais rien dit de ce queje vais vous dire et je vais vous eacuteclairer sur lacause des perseacutecutions dirigeacutees contre made-moiselle Miroueumlt

― Pourrais-je les faire cesser ― Oui― Pourrais-je me venger ― Sur lrsquoauteur oui  mais sur lrsquoinstrument

non― Pourquoi ― Mais lrsquoinstrument crsquoest moiSavinien pacirclit― Je viens drsquoentrevoir Ursule reprit le

clerc

― Ursule  dit le gentilhomme en regardantGoupil

― Mademoiselle Miroueumlt reprit Goupil quelrsquoaccent de Savinien rendit respectueux et jevoudrais racheter de tout mon sang ce qui a eacuteteacutefait Je me repens Quand vous me tueriez enduel ou autrement agrave quoi vous servirait monsang  Le boiriez-vous  il vous empoisonneraiten ce moment

La froide raison de cet homme et la curiosi-teacute domptegraverent les bouillonnements du sang deSavinien il le regardait fixement drsquoun air qui fitbaisser les yeux agrave ce bossu manqueacute

― Qui donc trsquoa mis en œuvre  dit le jeunehomme

― Jurez-vous ― Tu veux qursquoil ne te soit rien fait ― Je veux que vous et mademoiselle Miroueumlt

vous me pardonniez― Elle te pardonnera  mais moi jamais ― Enfin vous oublierez 

Quelle terrible puissance a le raisonnementappuyeacute sur lrsquointeacuterecirct  Deux hommes dont lrsquounvoulait deacutechirer lrsquoautre eacutetaient lagrave dans une pe-tite cour agrave deux doigts lrsquoun de lrsquoautre obligeacutesde se parler reacuteunis par un mecircme sentiment 

― Je te pardonnerai mais je nrsquooublierai pas― Rien de fait dit froidement GoupilSavinien perdit patience il appliqua sur cette

face un soufflet qui retentit dans la cour quifaillit renverser Goupil et apregraves lequel il chan-cela lui-mecircme

― Je nrsquoai que ce que je meacuterite dit Goupil  jrsquoaifait une becirctise Je vous croyais plus noble quevous ne lrsquoecirctes Vous avez abuseacute drsquoun avantageque je vous donnais Vous ecirctes en ma puis-sance maintenant  dit-il en lanccedilant un regardhaineux agrave Savinien

― Vous ecirctes un assassin dit le gentilhomme― Pas plus que le couteau nrsquoest le meurtrier

reacutepliqua Goupil― Je vous demande pardon fit Savinien

― Vous ecirctes-vous assez vengeacute  dit Goupilavec une feacuteroce ironie En resterez-vous lagrave 

― Pardon et oubli reacuteciproque reprit Savi-nien

― Votre main  dit le clerc en tendant lasienne au gentilhomme

― La voici reacutepondit Savinien en deacutevorantcette honte par amour pour Ursule Mais par-lez qui vous poussait 

Goupil regardait pour ainsi dire les deux pla-teaux ougrave pesaient drsquoun cocircteacute le soufflet de Savi-nien de lrsquoautre sa haine contre Minoret Il restadeux secondes indeacutecis mais enfin une voix luicria  ― Tu seras notaire  Et il reacutepondit  ― Par-don et oubli  Oui de part et drsquoautre monsieuren serrant la main du gentilhomme

― Qui donc perseacutecute Ursule  fit Savinien― Minoret  Il aurait voulu la voir enterreacutee

Pourquoi  je ne le sais pas  mais nous en cher-cherons la raison Ne me mecirclez point agrave tout ce-ci je ne pourrais plus rien pour vous si lrsquoon se

deacutefiait de moi Au lieu drsquoattaquer Ursule je ladeacutefendrai  au lieu de servir Minoret je tacircche-rai de deacutejouer ses plans Je ne vis que pour leruiner pour le deacutetruire Et je le foulerai auxpieds je danserai sur son cadavre je me fe-rai de ses os un jeu de dominos  Demain surtoutes les murailles de Nemours de Fontaine-bleau du Rouvre on lira au crayon rouge  Mi-noret est un voleur Oh  je le ferai nom de nom eacuteclater comme un mortier Maintenant noussommes allieacutes par une indiscreacutetion  eh  biensi vous le voulez je vais me mettre agrave genouxdevant mademoiselle Miroueumlt lui deacuteclarer queje maudis la passion insenseacutee qui me poussaitagrave la tuer je la supplierai de me pardonner Ccedilalui fera du bien  Le juge de paix et le cureacute sontlagrave ces deux teacutemoins suffisent  mais monsieurBongrand srsquoengagera sur lrsquohonneur agrave ne pasme nuire dans ma carriegravere Jrsquoai maintenant unecarriegravere

― Attendez un moment reacutepondit Savinientout eacutetourdi par cette reacuteveacutelation  ― Ursulemon enfant dit-il en entrant au salon lrsquoauteurde tous vos maux a horreur de son ouvrage serepent et veut vous demander pardon en preacute-sence de ces messieurs agrave la condition que toutsera oublieacute

― Comment Goupil  dirent agrave la fois le cureacutele juge de paix et le meacutedecin

― Gardez-lui le secret fit Ursule en levantun doigt agrave ses legravevres

Goupil entendit cette parole vit le mouve-ment drsquoUrsule et se sentit eacutemu

― Mademoiselle dit-il drsquoun ton peacuteneacutetreacute jevoudrais maintenant que tout Nemours pucirctmrsquoentendre vous avouant qursquoune fatale passiona eacutegareacute ma tecircte et mrsquoa suggeacutereacute des crimes pu-nissables par le blacircme des honnecirctes gens Ceque je dis lagrave je le reacutepeacuteterai partout en deacuteplo-rant le mal produit par de mauvaises plaisante-ries mais qui vous auront servi peut-ecirctre agrave hacirc-

ter votre bonheur dit-il avec un peu de maliceen se relevant puisque je vois ici madame dePortenduegravere

― Crsquoest tregraves-bien Goupil dit le cureacute  made-moiselle vous a pardonneacute  mais vous ne devezjamais oublier que vous avez failli devenir unassassin

― Monsieur Bongrand reprit Goupil ensrsquoadressant au juge de paix je vais traiter ce soiravec Lecœur de son Eacutetude jrsquoespegravere que cettereacuteparation ne me nuira pas dans votre espritet que vous appuierez ma demande aupregraves duParquet et du Ministegravere

Le juge de paix fit une pensive inclinationde tecircte et Goupil sortit pour aller traiter dela meilleure des deux Eacutetudes drsquohuissier agrave Ne-mours Chacun resta chez Ursule et srsquoappliquapendant cette soireacutee agrave faire renaicirctre le calme etla tranquilliteacute dans son acircme ougrave la satisfactionque le clerc lui avait donneacutee opeacuterait deacutejagrave deschangements

― Tout Nemours saura cela disait Bon-grand

― Vous voyez mon enfant que Dieu nevous en voulait point disait le cureacute

Minoret revint assez tard du Rouvre et dicirc-na tard Vers neuf heures agrave la tombeacutee du jouril eacutetait dans son pavillon chinois digeacuterant sondicircner aupregraves de sa femme avec laquelle il fai-sait des projets pour lrsquoavenir de Deacutesireacute Deacutesireacutesrsquoeacutetait bien rangeacute depuis qursquoil appartenait agrave lamagistrature  il travaillait il y avait chance dele voir succeacuteder au procureur du roi de Fontai-nebleau qui disait-on passait agrave Melun Il fallaitlui chercher une femme une fille pauvre appar-tenant agrave une vieille et noble famille  il pourraitalors arriver agrave la magistrature de Paris Peut-ecirctre pourraient-ils le faire eacutelire deacuteputeacute de Fon-tainebleau ougrave Zeacutelie eacutetait drsquoavis drsquoaller srsquoeacutetablirlrsquohiver apregraves avoir habiteacute le Rouvre pendant labelle saison En srsquoapplaudissant inteacuterieurementdrsquoavoir tout arrangeacute pour le mieux Minoret ne

pensait plus agrave Ursule au moment mecircme ougrave ledrame si niaisement ouvert par lui se nouaitdrsquoune faccedilon terrible

― Monsieur de Portenduegravere est lagrave qui veutvous parler vint dire Cabirolle

― Faites entrer reacutepondit ZeacutelieLes ombres du creacutepuscule empecircchegraverent ma-

dame Minoret drsquoapercevoir la pacircleur subite deson mari qui frissonna en entendant les bottesde Savinien craquant sur le parquet de la gale-rie ougrave jadis eacutetait la bibliothegraveque du docteur Unvague pressentiment de malheur courait dansles veines du spoliateur Savinien parut restadebout garda son chapeau sur la tecircte sa canneagrave la main ses mains croiseacutees sur la poitrine im-mobile devant les deux eacutepoux

― Je viens savoir monsieur et madame Mi-noret les raisons que vous avez eues pour tour-menter drsquoune maniegravere infacircme une jeune fillequi est au su de toute la ville de Nemours mafuture eacutepouse  pourquoi vous avez essayeacute de

fleacutetrir son honneur  pourquoi vous vouliez samort et pourquoi vous lrsquoavez livreacutee aux insultesdrsquoun Goupil  Reacutepondez

― Ecirctes-vous drocircle monsieur Savinien ditZeacutelie de venir nous demander les raisons drsquounechose qui nous semble inexplicable  Je me sou-cie drsquoUrsule comme de lrsquoan quarante Depuis lamort de lrsquooncle Minoret je nrsquoy ai jamais pluspenseacute qursquoagrave ma premiegravere chemise  Je nrsquoai passouffleacute mot drsquoelle agrave Goupil encore un singu-lier drocircle agrave qui je ne confierais pas les inteacuterecirctsde mon chien Eh  bien reacutepondras-tu Mino-ret  Vas-tu te laisser manquer par monsieuret accuser drsquoinfamies qui sont au-dessous detoi  Comme si un homme qui a quarante-huitmille livres de rente en fonds de terre autourdrsquoun chacircteau digne drsquoun prince descendait agravede pareilles sottises  Legraveve-toi donc que tu es lagravecomme une chiffe 

― Je ne sais pas ce que monsieur veut direreacutepondit enfin Minoret de sa petite voix dont

le tremblement fut drsquoautant plus facile agrave remar-quer qursquoelle eacutetait claire Quelle raison aurais-jede perseacutecuter cette petite  Jrsquoai dit peut-ecirctre agraveGoupil combien jrsquoeacutetais contrarieacute de la voir agraveNemours  mon fils Deacutesireacute srsquoen amourachait etje ne la lui voulais point pour femme voilagrave

― Goupil mrsquoa tout avoueacute monsieur Mino-ret

Il y eut un moment de silence mais ter-rible pendant lequel les trois personnagessrsquoexaminegraverent Zeacutelie avait vu dans la grosse fi-gure de son colosse un mouvement nerveux

― Quoique vous ne soyez que des insectesje veux tirer de vous une vengeance eacuteclatanteet je saurai la prendre reprit le gentilhommeCe nrsquoest pas agrave vous homme de soixante-septans que je demanderai raison des insultes faitesagrave mademoiselle Miroueumlt mais agrave votre fils Lapremiegravere fois que monsieur Minoret fils met-tra les pieds agrave Nemours nous nous rencontre-rons il faudra bien qursquoil se batte avec moi et il

se battra  ou il sera si bien deacuteshonoreacute qursquoil nese preacutesentera jamais nulle part  srsquoil ne vient pasagrave Nemours jrsquoirai agrave Fontainebleau moi  Jrsquoauraisatisfaction Il ne sera pas dit que vous aurezlacircchement essayeacute de deacuteshonorer une pauvrejeune fille sans deacutefense

― Mais les calomnies drsquoun Goupil nesont dit Minoret

― Voulez-vous srsquoeacutecria Savinien enlrsquointerrompant que je vous mette face agrave faceavec lui  Croyez-moi nrsquoeacutebruitez pas lrsquoaffaire elle est entre vous Goupil et moi  laissez-lacomme elle est et Dieu la deacutecidera dans le duelque je ferai lrsquohonneur de proposer agrave votre fils

― Mais cela ne se passera pas comme ccedila srsquoeacutecria Zeacutelie Ah  Vous croyez que je laisse-rai Deacutesireacute se battre avec vous avec un ancienmarin qui fait meacutetier de tirer lrsquoeacutepeacutee et le pis-tolet  Si vous avez agrave vous plaindre de Mino-ret voilagrave Minoret prenez Minoret battez-vousavec Minoret  Mais mon garccedilon qui de votre

aveu est innocent de tout cela en porterait lapeine  Vous auriez auparavant un chien dema chienne dans les jambes mon petit mon-sieur  Allons Minoret tu restes lagrave tout heacutebeacute-teacute comme un grand serin  Tu es chez toi ettu laisses monsieur son chapeau sur la tecircte de-vant ta femme  Vous allez mon petit mon-sieur commencer par deacutetaler Charbonnier estmaicirctre chez lui Je ne sais pas ce que vous vou-lez avec vos bibus  mais tournez-moi les talons et si vous touchez agrave Deacutesireacute vous aurez affaire agravemoi vous et votre peacutecore drsquoUrsule

Et elle sonna vivement en appelant ses gens― Songez bien agrave ce que je vous ai dit  reacutepeacute-

ta Savinien qui sans se soucier de la tirade deZeacutelie sortit en laissant cette eacutepeacutee de Damoclegravessuspendue au-dessus du couple

― Ah  ccedilagrave Minoret dit Zeacutelie agrave son marimrsquoexpliqueras-tu ce que cela signifie  Un jeunehomme ne vient pas sans motif dans une mai-

son bourgeoise faire ce bacchanal sterling et de-mander le sang drsquoun fils de famille

― Crsquoest quelque tour de ce vilain singe deGoupil agrave qui jrsquoavais promis de lrsquoaider agrave sefaire notaire srsquoil me procurait agrave bon compte leRouvre Je lui ai donneacute dix pour cent vingtmille francs en lettres de change et il nrsquoest sansdoute pas content

― Oui mais quelle raison aurait-il eue aupa-ravant de machiner des seacutereacutenades et des infa-mies contre Ursule 

― Il la voulait pour femme― Une fille sans le sou lui  la chatte  Tiens

Minoret tu me lacircches des becirctises  et tu es tropbecircte naturellement pour les faire prendre monfils Il y a lagrave-dessous quelque chose et tu me lediras

― Il nrsquoy a rien― Il nrsquoy a rien  Et moi je te dis que tu mens

et nous allons voir ― Veux-tu me laisser tranquille 

― Je ferai jaser ce venin agrave deux pattes deGoupil tu nrsquoen seras pas le bon marchand 

― Comme tu voudras― Je sais bien que cela sera comme je vou-

drai  Et ce que je veux surtout crsquoest qursquoon netouche pas agrave Deacutesireacute Srsquoil lui arrivait malheurvois-tu je ferais un coup qui mrsquoenverrait surlrsquoeacutechafaud Deacutesireacute  Mais Et tu ne te remuespas plus que ccedila 

Une querelle ainsi commenceacutee entre Mi-noret et sa femme ne devait pas se terminersans de longs deacutechirements inteacuterieurs Ainsile sot spoliateur apercevait sa lutte avec lui-mecircme et avec Ursule agrandie par sa faute etcompliqueacutee drsquoun nouveau drsquoun terrible adver-saire Le lendemain quand il sortit pour al-ler trouver Goupil en pensant lrsquoapaiser agrave forcedrsquoargent il lut sur les murailles  Minoret estun voleur  Tous ceux qursquoil rencontra le plai-gnirent en lui demandant agrave lui-mecircme quel eacutetaitlrsquoauteur de cette publication anonyme et cha-

cun lui pardonna les entortillages de ses reacute-ponses en songeant agrave sa nulliteacute Les sots re-cueillent plus drsquoavantages de leur faiblesse queles gens drsquoesprit nrsquoen obtiennent de leur forceOn regarde sans lrsquoaider un grand homme lut-tant contre le sort et lrsquoon commandite un eacutepi-cier qui fera faillite  car on se croit supeacuterieuren proteacutegeant un imbeacutecile et lrsquoon est facirccheacutede nrsquoecirctre que lrsquoeacutegal drsquoun homme de geacutenie Unhomme drsquoesprit eucirct eacuteteacute perdu srsquoil avait balbu-tieacute comme Minoret drsquoabsurdes reacuteponses drsquounair effareacute Zeacutelie et ses domestiques effacegraverentlrsquoinscription vengeresse partout ougrave elle se trou-vait  mais elle resta sur la conscience de Mino-ret Quoique Goupil eucirct eacutechangeacute la veille sa pa-role avec lrsquohuissier il se refusa tregraves-impudem-ment agrave reacutealiser son traiteacute

― Mon cher Lecœur jrsquoai pu voyez-vousacheter la charge de monsieur Dionis et suisen position de vous faire vendre agrave drsquoautres Rengaicircnez votre traiteacute ce nrsquoest que deux carreacutes

de papier timbreacutes de perdus voici soixante-dixcentimes

Lecœur craignait trop Goupil pour seplaindre Tout Nemours apprit aussitocirct queMinoret avait donneacute sa garantie agrave Dionis pourfaciliter agrave Goupil lrsquoacquisition de sa charge Lefutur notaire eacutecrivit agrave Savinien une lettre pourdeacutementir ses aveux relativement agrave Minoret endisant au jeune noble que sa nouvelle positionque la leacutegislation adopteacutee par la Cour suprecircmeet son respect pour la justice lui deacutefendaientde se battre Il preacutevenait drsquoailleurs le gentil-homme de se bien comporter avec lui deacutesor-mais car il savait admirablement tirer la sa-vate  et agrave sa premiegravere agression il se promettaitde lui casser la jambe Les murs de Nemours neparlegraverent plus Mais la querelle entre Minoretet sa femme subsistait et Savinien gardait unfarouche silence Le mariage de mademoiselleMassin lrsquoaicircneacutee avec le futur notaire eacutetait dixjours apregraves ces eacuteveacutenements agrave lrsquoeacutetat de rumeur

publique Mademoiselle Massin avait quatre-vingt mille francs et sa laideur pour elle Goupilavait ses difformiteacutes et sa Charge cette unionparut donc et probable et convenable Deux in-connus cacheacutes saisirent Goupil dans la rue agraveminuit au moment ougrave il sortait de chez Mas-sin lui donnegraverent des coups de bacircton et dis-parurent Goupil garda le plus profond silencesur cette scegravene de nuit et deacutementit une vieillefemme qui croyait lrsquoavoir reconnu en regardantpar sa croiseacutee Ces grands petits eacuteveacutenementsfurent eacutetudieacutes par le juge de paix qui reconnutagrave Goupil un pouvoir mysteacuterieux sur Minoret etse promit drsquoen deviner la cause

Quoique lrsquoopinion publique de la petite villeeucirct reconnu la parfaite innocence drsquoUrsule Ur-sule se reacutetablissait lentement Dans cet eacutetatde prostration corporelle qui laissait lrsquoacircme etlrsquoesprit libres elle devint le theacuteacirctre de pheacuteno-megravenes dont les effets furent drsquoailleurs terribleset de nature agrave occuper la science si la science

avait eacuteteacute mise dans une pareille confidenceDix jours apregraves la visite de madame de Por-tenduegravere Ursule subit un recircve qui preacutesenta lescaractegraveres drsquoune vision surnaturelle autant parles faits moraux que par les circonstances pourainsi dire physiques Feu Minoret son parrainlui apparut et lui fit signe de venir avec lui elle srsquohabilla le suivit au milieu des teacutenegravebresjusque dans la maison de la rue des Bourgeoisougrave elle retrouva les moindres choses commeelles eacutetaient le jour de la mort de son parrain Levieillard portait les vecirctements qursquoil avait sur luila veille de sa mort sa figure eacutetait pacircle ses mou-vements ne rendaient aucun son  neacuteanmoinsUrsule entendit parfaitement sa voix quoiquefaible et comme reacutepeacuteteacutee par un eacutecho lointainLe docteur amena sa pupille jusque dans le ca-binet du pavillon chinois ougrave il lui fit soulever lemarbre du petit meuble de Boulle comme ellelrsquoavait souleveacute le jour de sa mort  mais au lieude nrsquoy rien trouver elle vit la lettre que son par-

rain lui recommandait drsquoaller y prendre  elle ladeacutecacheta la lut ainsi que le testament en fa-veur de Savinien ― Les caractegraveres de lrsquoeacutecrituredit-elle au cureacute brillaient comme srsquoils eussenteacuteteacute traceacutes avec les rayons du soleil ils me brucirc-laient les yeux Quand elle regarda son onclepour le remercier elle aperccedilut sur ses legravevres deacute-coloreacutees un sourire bienveillant Puis de sa voixfaible et neacuteanmoins claire le spectre lui mon-tra Minoret eacutecoutant la confidence dans le cor-ridor allant deacutevisser la serrure et prenant lepaquet de papiers Puis de sa main droite ilsaisit sa pupille et la contraignit agrave marcher dupas des morts afin de suivre Minoret jusqursquoagrave laPoste Ursule traversa la ville entra agrave la Postedans lrsquoancienne chambre de Zeacutelie ougrave le spectrelui fit voir le spoliateur deacutecachetant les lettresles lisant et les brucirclant ― Il nrsquoa pu dit Ursuleallumer que la troisiegraveme allumette pour brucirc-ler les papiers et il en a enterreacute les vestigesdans les cendres Apregraves mon parrain mrsquoa ra-

meneacutee agrave notre maison et jrsquoai vu monsieur Mi-noret-Levrault se glissant dans la bibliothegravequeougrave il a pris dans le troisiegraveme volume des Pan-dectes les trois inscriptions de chacune douzemille livres de rentes ainsi que lrsquoargent des ar-reacuterages en billets de banque ― Il est mrsquoa ditalors mon parrain lrsquoauteur des tourments quitrsquoont mise agrave la porte du tombeau  mais Dieuveut que tu sois heureuse Tu ne mourras pointencore tu eacutepouseras Savinien  Si tu mrsquoaimessi tu aimes Savinien tu redemanderas ta for-tune agrave mon neveu Jure-le moi  En resplendis-sant comme le Sauveur pendant sa transfigu-ration le spectre de Minoret avait alors causeacutedans lrsquoeacutetat drsquooppression ougrave se trouvait Ursuleune telle violence agrave son acircme qursquoelle promit toutce que voulait son oncle pour faire cesser le cau-chemar Elle srsquoeacutetait reacuteveilleacutee debout au milieude sa chambre la face devant le portrait de sonparrain qursquoelle y avait mis depuis sa maladieElle se recoucha se rendormit apregraves une vive

agitation et se souvint agrave son reacuteveil de cette sin-guliegravere vision  mais elle nrsquoosa pas en parler Sonjugement exquis et sa deacutelicatesse srsquooffensegraverentde la reacuteveacutelation drsquoun recircve dont la fin et la causeeacutetaient ses inteacuterecircts peacutecuniaires elle lrsquoattribuanaturellement agrave la causerie par laquelle la Bou-gival lrsquoavait endormie et ougrave il eacutetait question deslibeacuteraliteacutes de son parrain pour elle et des cer-titudes que conservait sa nourrice agrave cet eacutegardMais ce recircve revint avec des aggravations qui lelui rendirent excessivement redoutable La se-conde fois la main glaceacutee de son parrain se po-sa sur son eacutepaule et lui causa la plus cruelledouleur une sensation indeacutefinissable ― Il fautobeacuteir aux morts  disait-il drsquoune voix seacutepulcraleEt des larmes dit-elle tombaient de ses yeuxblancs et vides La troisiegraveme fois le mort laprit par ses longues nattes et lui fit voir Mino-ret causant avec Goupil et lui promettant delrsquoargent srsquoil emmenait Ursule agrave Sens Ursule prit

alors le parti drsquoavouer ces trois recircves agrave lrsquoabbeacuteChaperon

― Monsieur le cureacute lui dit-elle un soircroyez-vous que les morts puissent apparaicirctre 

― Mon enfant lrsquohistoire sacreacutee lrsquohistoireprofane lrsquohistoire moderne offrent plusieursteacutemoignages agrave ce sujet  mais lrsquoEacuteglise nrsquoen a ja-mais fait un article de foi  et quant agrave la Scienceen France elle srsquoen moque

― Que croyez-vous ― La puissance de Dieu mon enfant est in-

finie― Mon parrain vous a-t-il parleacute de ces sortes

de choses ― Oui souvent Il avait entiegraverement changeacute

drsquoavis sur ces matiegraveres Sa conversion date dujour il me lrsquoa dit vingt fois ougrave dans Paris unefemme vous a entendue agrave Nemours priant pourlui et a vu le point rouge que vous aviez mis de-vant le jour de Saint-Savinien agrave votre almanach

Ursule jeta un cri perccedilant qui fit freacutemir leprecirctre  elle se souvenait de la scegravene ougrave de re-tour agrave Nemours son parrain avait lu dans sonacircme et srsquoeacutetait empareacute de son almanach

― Si cela est dit-elle mes visions sont pos-sibles Mon parrain mrsquoest apparu comme Jeacutesusagrave ses disciples Il est dans une enveloppe de lu-miegravere jaune il parle  Je voulais vous prier dedire une messe pour le repos de son acircme et im-plorer le secours de Dieu afin de faire cesser cesapparitions qui me brisent

Elle raconta dans les plus grands deacutetails sestrois recircves en insistant sur la profonde veacuteriteacutedes faits sur la liberteacute de ses mouvements surle somnambulisme drsquoun ecirctre inteacuterieur qui dit-elle se deacuteplaccedilait sous la conduite du spectrede son oncle avec une excessive faciliteacute Ce quisurprit eacutetrangement le precirctre agrave qui la veacuteraciteacutedrsquoUrsule eacutetait connue fut la description exactede la chambre autrefois occupeacutee par Zeacutelie Mi-noret agrave son eacutetablissement de la Poste ougrave ja-

mais Ursule nrsquoavait peacuteneacutetreacute de laquelle enfinelle nrsquoavait jamais entendu parler

― Par quels moyens ces eacutetranges apparitionspeuvent-elles donc avoir lieu  dit Ursule Quepensait mon parrain 

― Votre parrain mon enfant proceacutedait parhypothegraveses Il avait reconnu la possibiliteacute delrsquoexistence drsquoun monde spirituel drsquoun mondedes ideacutees Si les ideacutees sont une creacuteation propreagrave lrsquohomme si elles subsistent en vivant drsquounevie qui leur soit propre  elles doivent avoir desformes insaisissables agrave nos sens exteacuterieurs maisperceptibles agrave nos sens inteacuterieurs quand ils sontdans certaines conditions Ainsi les ideacutees devotre parrain peuvent vous envelopper et peut-ecirctre les avez-vous revecirctues de son apparencePuis si Minoret a commis ces actions elles sereacutesolvent en ideacutees  car toute action est le reacutesul-tat de plusieurs ideacutees Or si les ideacutees se meuventdans le monde spirituel votre esprit a pu lesapercevoir en y peacuteneacutetrant Ces pheacutenomegravenes ne

sont pas plus eacutetranges que ceux de la meacutemoireet ceux de la meacutemoire sont aussi surprenants etinexplicables que ceux du parfum des plantesqui sont peut-ecirctre les ideacutees de la plante

― Mon Dieu  combien vous agrandissez lemonde Mais entendre parler un mort le voirmarchant agissant est-ce donc possible 

― En Suegravede Swedenborg reacutepondit lrsquoabbeacuteChaperon a prouveacute jusqursquoagrave lrsquoeacutevidence qursquoilcommuniquait avec les morts Mais drsquoailleursvenez dans la bibliothegraveque et vous lirez dans lavie du fameux duc de Montmorency deacutecapiteacute agraveToulouse et qui certes nrsquoeacutetait pas homme agrave for-ger des sornettes une aventure presque sem-blable agrave la vocirctre et qui cent ans auparavant eacutetaitarriveacutee agrave Cardan

Ursule et le cureacute montegraverent au premier eacutetageet le bonhomme lui chercha une petite eacuteditionin-12 imprimeacutee agrave Paris en 1666 de lrsquohistoirede Henri de Montmorency eacutecrite par un eccleacute-

siastique contemporain et qui avait connu leprince

― Lisez dit le cureacute en lui donnant le volumeaux pages 175 et 176 Votre parrain a souventrelu ce passage et tenez il srsquoy trouve encore deson tabac

― Et il nrsquoest plus lui  dit Ursule en prenantle livre pour lire ce passage 

laquo Le sieacutege de Privas fut remarquable par laperte de quelques personnes de commande-ment  deux mareacutechaux de camp y moururent agravesavoir le marquis drsquoUxelles drsquoune blessure qursquoilreccedilut aux approches et le marquis de Portesdrsquoune mousquetade agrave la tecircte Le jour qursquoil futtueacute il devait ecirctre fait mareacutechal de France Envi-ron le moment de la mort du marquis le ducde Montmorency qui dormait dans sa tente futeacuteveilleacute par une voix semblable agrave celle du mar-quis qui lui disait adieu Lrsquoamour qursquoil avaitpour une personne qui lui eacutetait si proche fitqursquoil attribua lrsquoillusion de ce songe agrave la force de

son imagination  et le travail de la nuit qursquoilavait passeacutee selon sa coutume agrave la trancheacutee futcause qursquoil se rendormit sans aucune crainteMais la mecircme voix lrsquointerrompit encore uncoup et le fantocircme qursquoil nrsquoavait vu qursquoen dor-mant le contraignit de srsquoeacuteveiller de nouveau etdrsquoouiumlr distinctement les mecircmes mots qursquoil avaitprononceacutes avant de disparaicirctre Le duc se res-souvint alors qursquoun jour qursquoils entendaient dis-courir le philosophe Pitart sur la seacuteparation delrsquoacircme drsquoavec le corps ils srsquoeacutetaient promis de sedire adieu lrsquoun agrave lrsquoautre si le premier qui vien-drait agrave mourir en avait la permission Sur quoine pouvant srsquoempecirccher de craindre la veacuteriteacutede cet avertissement il envoya promptementun de ses domestiques au quartier du marquisqui eacutetait eacuteloigneacute du sien Mais avant que sonhomme fucirct de retour on vint le queacuterir [querir]de la part du roi qui lui fit dire par des per-sonnes propres agrave le consoler lrsquoinfortune qursquoilavait appreacutehendeacutee

raquo Je laisse agrave disputer aux docteurs sur la rai-son de cet eacuteveacutenement que jrsquoai ouiuml plusieurs foisreacuteciter au duc de Montmorency et dont jrsquoai cruque la merveille et la veacuteriteacute eacutetaient dignes drsquoecirctrerapporteacutees raquo

― Mais alors dit Ursule que dois-je faire ― Mon enfant reprit le cureacute il srsquoagit de

choses si graves et qui vous sont si profitablesque vous devez garder un silence absolu Main-tenant que vous mrsquoavez confieacute les secrets decette apparition peut-ecirctre nrsquoaura-t-elle pluslieu Drsquoailleurs vous ecirctes assez forte pour al-ler agrave lrsquoeacuteglise  eh  bien demain vous y viendrezremercier Dieu et le prier de donner le reposagrave votre parrain Soyez drsquoailleurs certaine quevous avez mis votre secret en des mains pru-dentes

― Si vous saviez en quelles terreurs jemrsquoendors  quels regards me lance mon par-rain  La derniegravere fois il srsquoaccrochait agrave ma robe

pour me voir plus long-temps Je me suis reacute-veilleacutee le visage tout en pleurs

― Soyez en paix il ne reviendra plus lui ditle cureacute

Sans perdre un instant lrsquoabbeacute Chaperon al-la chez Minoret et le pria de lui accorder unmoment drsquoaudience dans le pavillon chinois enexigeant qursquoils fussent seuls

― Personne ne peut-il nous eacutecouter  ditlrsquoabbeacute Chaperon agrave Minoret

― Personne reacutepondit Minoret― Monsieur mon caractegravere doit vous ecirctre

connu dit le bonhomme en attachant sur la fi-gure de Minoret un regard doux mais attentifjrsquoai agrave vous parler de choses graves extraordi-naires qui ne concernent que vous et sur les-quelles vous pouvez compter que je garderai leplus profond secret  mais il mrsquoest impossiblede ne pas vous en instruire Dans le temps quevivait votre oncle il y avait lagrave dit le precirctre enmontrant la place du meuble un petit buffet

de Boulle agrave dessus de marbre (Minoret devintblecircme) et sous ce marbre votre oncle avait misune lettre pour sa pupille

Le cureacute raconta sans omettre la moindre cir-constance la propre conduite de Minoret agrave Mi-noret Lrsquoancien maicirctre de poste en entendant ledeacutetail des deux allumettes qui srsquoeacutetaient eacuteteintessans srsquoallumer sentit ses cheveux freacutetillant dansleur cuir chevelu

― Qui donc a pu forger de semblables sor-nettes  dit-il au cureacute drsquoune voix eacutetrangleacuteequand le reacutecit fut termineacute

― Le mort lui-mecircme Cette reacuteponse causa un leacuteger freacutemissement agrave

Minoret qui voyait aussi le docteur en recircve― Dieu monsieur le cureacute est bien bon de

faire des miracles pour moi reprit Minoret agravequi son danger inspira la seule plaisanterie qursquoilficirct dans tonte sa vie

― Tout ce que Dieu fait est naturel reacuteponditle precirctre

― Votre fantasmagorie ne mrsquoeffraie pointdit le colosse en retrouvant un peu de sang-froid

― Je ne viens pas vous effrayer mon chermonsieur car jamais je ne parlerai de ceci agrave quique ce soit au monde dit le cureacute Vous seulsavez la veacuteriteacute Crsquoest une affaire entre vous etDieu

― Voyons monsieur le cureacute me croyez-vous capable drsquoun si horrible abus deconfiance 

― Je ne crois qursquoaux crimes que lrsquoon meconfesse et desquels on se repent dit le precirctredrsquoun ton apostolique

― Un crime  srsquoeacutecria Minoret― Un crime affreux dans ses conseacutequences― En quoi ― En ce qursquoil eacutechappe agrave la justice humaine

Les crimes qui ne sont pas expieacutes ici-bas leseront dans lrsquoautre vie Dieu venge lui-mecircmelrsquoinnocence

― Vous croyez que Dieu srsquooccupe de ces mi-segraveres 

― Srsquoil ne voyait pas les mondes dans tousleurs deacutetails et drsquoun seul regard comme vousfaites tenir tout un paysage dans votre œil il neserait pas Dieu

― Monsieur le cureacute vous me donnez votreparole que vous nrsquoavez eu ces deacutetails que demon oncle 

― Votre oncle est apparu trois fois agrave Ursulepour les lui reacutepeacuteter Fatigueacutee de ses recircves ellemrsquoa confieacute ces reacuteveacutelations sous le secret et lestrouve si deacutenueacutees de raison qursquoelle nrsquoen parlerajamais Aussi pouvez-vous ecirctre tranquille agrave cesujet

― Mais je suis tranquille de toute maniegraveremonsieur Chaperon

― Je le souhaite dit le vieux precirctre Quandmecircme je taxerais drsquoabsurditeacute ces avertissementsdonneacutes en recircve je trouverais encore neacuteces-saire de vous les communiquer agrave cause de

la singulariteacute des deacutetails Vous ecirctes un hon-necircte homme et vous avez trop leacutegalement ga-gneacute votre belle fortune pour vouloir y ajou-ter quelque chose par le vol Drsquoailleurs vousecirctes un homme presque primitif vous serieztrop tourmenteacute par les remords Nous avons ennous un sentiment du juste chez lrsquohomme leplus civiliseacute comme chez le plus sauvage quine nous permet pas de jouir en paix du bienmal acquis selon les lois de la socieacuteteacute dans la-quelle nous vivons car les Socieacuteteacutes bien consti-tueacutees sont modeleacutees sur lrsquoordre mecircme impo-seacute par Dieu aux mondes Les Socieacuteteacutes sont enceci drsquoorigine divine Lrsquohomme ne trouve pasdrsquoideacutees il nrsquoinvente pas de formes il imite lesrapports eacuteternels qui lrsquoenveloppent de toutesparts Aussi voyez ce qui arrive  Aucun cri-minel allant agrave lrsquoeacutechafaud et pouvant emporterle secret de ses crimes ne se laisse trancher latecircte sans faire des aveux auxquels il est pous-seacute par une mysteacuterieuse puissance Ainsi mon

cher monsieur Minoret si vous ecirctes tranquilleje mrsquoen vais heureux

Minoret devint si stupide qursquoil ne recondui-sit pas le cureacute Quand il se crut seul il entra dansune colegravere drsquohomme sanguin  il lui eacutechappaitles plus eacutetranges blasphegravemes et il donnait lesnoms les plus odieux agrave Ursule

― Eh  bien que trsquoa-t-elle donc fait  lui dit safemme venue sur la pointe des pieds apregraves avoirreconduit le cureacute

Pour la premiegravere et unique fois de sa vie Mi-noret enivreacute par la colegravere et pousseacute agrave bout parles questions reacuteiteacutereacutees de sa femme la battit sibien qursquoil fut obligeacute quand elle tomba meurtriede la prendre dans ses bras et tout honteuxde la coucher lui-mecircme Il fit une petite mala-die  le meacutedecin fut obligeacute de le saigner deuxfois Quand il fut sur pied chacun dans untemps donneacute remarqua des changements chezlui Minoret se promenait seul et souvent il al-lait par les rues comme un homme inquiet Il

paraissait distrait en eacutecoutant lui qui nrsquoavait ja-mais eu deux ideacutees dans la tecircte Enfin un soiril aborda dans la Grandrsquorue le juge de paixqui sans doute venait chercher Ursule pour laconduire chez madame de Portenduegravere ougrave lapartie de whist avait recommenceacute

― Monsieur Bongrand jrsquoai quelque chosedrsquoassez important agrave dire agrave ma cousine fit-il enprenant le juge par le bras et je suis assez aiseque vous y soyez vous pourrez lui servir deconseil

Ils trouvegraverent Ursule en train drsquoeacutetudier ellese leva drsquoun air imposant et froid en voyant Mi-noret

― Mon enfant monsieur Minoret veut vousparler drsquoaffaires dit le juge de paix Par paren-thegravese nrsquooubliez pas de me donner votre ins-cription de rente  je vais agrave Paris je toucheraivotre semestre et celui de la Bougival

― Ma cousine dit Minoret notre oncle vousavait accoutumeacutee agrave plus drsquoaisance que vousnrsquoen avez

― On peut se trouver tregraves-heureux avec peudrsquoargent dit-elle

― Je croyais que lrsquoargent faciliterait votrebonheur reprit Minoret et je venais vous en of-frir par respect pour la meacutemoire de mon oncle

― Vous aviez une maniegravere naturelle de larespecter dit seacutevegraverement Ursule Vous pou-viez laisser sa maison telle qursquoelle eacutetait et me lavendre car vous ne lrsquoavez mise agrave si haut prixque dans lrsquoespoir drsquoy trouver des treacutesors

― Enfin dit Minoret eacutevidemment oppresseacutesi vous aviez douze mille livres de rente vousseriez en position de vous marier plus avanta-geusement

― Je ne les ai pas― Mais si je vous les donnais agrave la condition

drsquoacheter une terre en Bretagne dans le pays de

madame de Portenduegravere qui consentirait alorsagrave votre mariage avec son fils 

― Monsieur Minoret dit Ursule je nrsquoaipoint de droits agrave une somme si consideacuterable etje ne saurais lrsquoaccepter de vous Nous sommestregraves-peu parents et encore moins amis Jrsquoai tropsubi deacutejagrave les malheurs de la calomnie pour vou-loir donner lieu agrave la meacutedisance Qursquoai je faitpour meacuteriter cet argent  Sur quoi vous fon-deriez-vous pour me faire un tel preacutesent  Cesquestions que jrsquoai le droit de vous adresserchacun y reacutepondrait agrave sa maniegravere on y verraitune reacuteparation de quelque dommage et je neveux point en avoir reccedilu Votre oncle ne mrsquoapoint eacuteleveacutee dans des sentiments ignobles Onne doit accepter que de ses amis  je ne sauraisavoir drsquoaffection pour vous et je serais neacuteces-sairement ingrate je ne veux pas mrsquoexposer agravemanquer de reconnaissance

― Vous refusez  srsquoeacutecria le colosse agrave qui ja-mais lrsquoideacutee ne serait venue en tecircte qursquoon pouvaitrefuser une fortune

― Je refuse reacutepeacuteta Ursule― Mais agrave quel titre offririez-vous une

pareille fortune agrave mademoiselle  demandalrsquoancien avoueacute qui regarda fixement MinoretVous avez une ideacutee avez-vous une ideacutee 

― Eh  bien lrsquoideacutee de la renvoyer de Ne-mours afin que mon fils me laisse tranquille ilest amoureux drsquoelle et veut lrsquoeacutepouser

― Eh  bien nous verrons cela reacutepondit lejuge de paix en raffermissant ses lunettes lais-sez-nous le temps de reacutefleacutechir

Il reconduisit Minoret jusque chez lui touten approuvant les sollicitudes que lui inspiraitlrsquoavenir de Deacutesireacute blacircmant un peu la preacutecipi-tation drsquoUrsule et promettant de lui faire en-tendre raison Aussitocirct que Minoret fut ren-treacute Bongrand alla chez le maicirctre de poste luiemprunta son cabriolet et son cheval courut

jusqursquoagrave Fontainebleau demanda le substitut etapprit qursquoil devait ecirctre chez le sous-preacutefet ensoireacutee Le juge de paix ravi srsquoy preacutesenta Deacutesi-reacute faisait une partie de whist avec la femme duprocureur du roi la femme du sous-preacutefet et lecolonel du reacutegiment en garnison

― Je viens vous apprendre une heureusenouvelle dit monsieur Bongrand agrave Deacutesireacute vous aimez votre cousine Ursule Miroueumlt etvotre pegravere ne srsquooppose plus agrave votre mariage

― Jrsquoaime Ursule Miroueumlt  srsquoeacutecria Deacutesireacute enriant Ougrave prenez-vous Ursule Miroueumlt  Je mesouviens drsquoavoir vu quelquefois chez feu Mi-noret mon archi-grand-oncle cette petite fillequi certes est drsquoune grande beauteacute  mais elle estdrsquoune deacutevotion outreacutee  et si jrsquoai comme tout lemonde rendu justice agrave ses charmes je nrsquoai ja-mais eu la tecircte troubleacutee pour cette blonde unpeu fadasse dit-il en souriant agrave la sous-preacutefegravete(la sous-preacutefegravete eacutetait une brune piquante selonla vieille expression du dernier siegravecle) Drsquoougrave ve-

nez-vous mon cher monsieur Bongrand  Toutle monde sait que mon pegravere est seigneur su-zerain de quarante-huit mille livres de renteen terres groupeacutees autour de son chacircteau duRouvre et tout le monde me connaicirct quarantehuit mille raisons perpeacutetuelles et fonciegraveres pourne pas aimer la pupille du Parquet Si jrsquoeacutepousaisune fille de rien ces dames me prendraientpour un grand sot

― Vous nrsquoavez jamais tourmenteacute votre pegravereau sujet drsquoUrsule 

― Jamais― Vous lrsquoentendez monsieur le procureur

du roi  dit le juge de paix agrave ce magistrat qui lesavait eacutecouteacutes et qursquoil emmena dans une embra-sure ougrave ils restegraverent environ un quart drsquoheureagrave causer

Une heure apregraves le juge de paix de retouragrave Nemours chez Ursule envoyait la Bougivalchercher Minoret qui vint aussitocirct

― Mademoiselle dit Bongrand agrave Minoreten le voyant entrer

― Accepte  dit Minoret en interrompant― Non pas encore reacutepondit le juge en tou-

chant agrave ses lunettes elle a eu des scrupules surlrsquoeacutetat de votre fils  car elle a eacuteteacute bien maltraiteacuteeagrave propos drsquoune passion semblable et connaicirctle prix de la tranquilliteacute Pouvez-vous lui ju-rer que votre fils est fou drsquoamour et que vousnrsquoavez pas drsquoautre intention que celle de preacuteser-ver notre chegravere Ursule de quelques nouvellesgoupilleries 

― Oh  je le jure fit Minoret― Halte lagrave papa Minoret  dit le juge de paix

en sortant une de ses mains du gousset de sonpantalon pour frapper sur lrsquoeacutepaule de Minoretqui tressaillit Ne faites pas si leacutegegraverement unfaux serment

― Un faux serment ― Il est entre vous et votre fils qui vient de ju-

rer agrave Fontainebleau chez le sous-preacutefet en preacute-

sence de quatre personnes et du procureur duroi que jamais il nrsquoavait songeacute agrave sa cousine Ur-sule Miroueumlt Vous avez donc drsquoautres raisonspour lui offrir un si eacutenorme capital  Jrsquoai vu quevous aviez avanceacute des faits hasardeacutes je suis alleacutemoi-mecircme agrave Fontainebleau

Minoret resta tout eacutebahi de sa propre sottise― Mais il nrsquoy a pas de mal monsieur Bon-

grand agrave offrir agrave une parente de rendre possibleun mariage qui paraicirct devoir faire son bonheuret de chercher des preacutetextes pour vaincre samodestie

Minoret agrave qui son danger venait deconseiller une excuse presque admissiblesrsquoessuya le front ougrave se voyaient de grossesgouttes de sueur

― Vous connaissez les motifs de mon refuslui reacutepondit Ursule je vous prie de ne plus reve-nir ici Sans que monsieur de Portenduegravere mrsquoaitconfieacute ses raisons il a pour vous des sentimentsde meacutepris de haine mecircme qui me deacutefendent de

vous recevoir Mon bonheur est toute ma for-tune je ne rougis pas de lrsquoavouer  je ne veuxdonc point le compromettre car monsieur dePortenduegravere nrsquoattend plus que lrsquoeacutepoque de mamajoriteacute pour mrsquoeacutepouser

― Le proverbe Monnaie fait tout est bienmenteur dit le gros et grand Minoret en regar-dant le juge de paix dont les yeux observateursle gecircnaient beaucoup

Il se leva sortit mais dehors il trouvalrsquoatmosphegravere aussi lourde que dans la petitesalle

― Il faut pourtant que cela finisse se dit-il enrevenant chez lui

― Votre inscription ma petite dit le jugede paix assez eacutetonneacute de la tranquilliteacute drsquoUrsuleapregraves un eacuteveacutenement si bizarre

En apportant son inscription et celle de laBougival Ursule trouva le juge de paix qui sepromenait agrave grands pas

― Vous nrsquoavez aucune ideacutee sur le but de ladeacutemarche de ce gros butor  dit-il

― Aucune que je puisse dire reacutepondit-elleMonsieur Bongrand la regarda drsquoun air sur-

pris― Nous avons alors la mecircme ideacutee reacutepon-

dit-il Tenez gardez les numeacuteros de ces deuxinscriptions en cas que je les perde  il faut tou-jours avoir ce soin-lagrave

Bongrand eacutecrivit alors lui-mecircme sur unecarte le numeacutero de lrsquoinscription drsquoUrsule et ce-lui de la nourrice

― Adieu mon enfant  je serai deux jours ab-sent mais jrsquoarriverai le troisiegraveme pour mon au-dience

Cette nuit mecircme Ursule eut une apparitionqui se fit drsquoune faccedilon eacutetrange Il lui sembla queson lit eacutetait dans le cimetiegravere de Nemours etque la fosse de son oncle se trouvait au bas deson lit La pierre blanche ougrave elle lut lrsquoinscriptiontumulaire lui causa le plus violent eacuteblouisse-

ment en srsquoouvrant comme la couverture ob-longue drsquoun album Elle jeta des cris perccedilantsmais le spectre du docteur se dressa lentementElle vit drsquoabord la tecircte jaune et les cheveuxblancs qui brillaient environneacutes par une es-pegravece drsquoaureacuteole Sous le front nu les yeux eacutetaientcomme deux rayons et il se levait comme at-tireacute par une force supeacuterieure Ursule tremblaithorriblement dans son enveloppe corporelle sachair eacutetait comme un vecirctement brucirclant et il yavait dit-elle plus tard comme une autre elle-mecircme qui srsquoagitait au dedans ― Gracircce dit-ellemon parrain  ― Gracircce  il nrsquoest plus temps dit-il drsquoune voix de mort selon lrsquoinexplicable ex-pression de la pauvre fille en racontant ce nou-veau recircve au cureacute Chaperon Il a eacuteteacute averti ilnrsquoa pas tenu compte des avis Les jours de sonfils sont compteacutes Srsquoil nrsquoa pas tout avoueacute toutrestitueacute dans quelque temps il pleurera son filsqui va mourir drsquoune mort horrible et violenteQursquoil le sache  Le spectre montra une rangeacutee de

chiffres qui scintillegraverent sur la muraille commesrsquoils eussent eacuteteacute eacutecrits avec du feu et dit  ― Voi-lagrave son arrecirct  Quand son oncle se recoucha danssa tombe Ursule entendit le bruit de la pierrequi retombait puis dans le lointain un bruiteacutetrange de chevaux et de cris drsquohomme

Le lendemain Ursule se trouva sans forceElle ne put se lever tant ce recircve lrsquoavait accableacuteeElle pria sa nourrice drsquoaller aussitocirct chez lrsquoabbeacuteChaperon et de le ramener Le bonhomme vintapregraves avoir dit sa messe  mais il ne fut pointsurpris du reacutecit drsquoUrsule  il tenait la spoliationpour vraie et ne cherchait plus agrave srsquoexpliquer lavie anormale de sa chegravere petite recircveuse Il quittapromptement Ursule et courut chez Minoret

― Mon Dieu monsieur le cureacute dit Zeacutelie auprecirctre le caractegravere de mon mari srsquoest aigri je nesais ce qursquoil a Jusqursquoagrave preacutesent crsquoeacutetait un enfant mais depuis deux mois il nrsquoest plus reconnais-sable Pour srsquoecirctre emporteacute jusqursquoagrave me frappermoi qui suis si douce  il faut que cet homme-lagrave

soit changeacute du tout au tout Vous le trouverezdans les roches il y passe sa vie  Agrave quoi faire 

Malgreacute la chaleur on eacutetait alors en sep-tembre 1836 le precirctre passa le canal et prit parun sentier en apercevant Minoret assis au basdrsquoune des roches

― Vous ecirctes bien tourmenteacute monsieur Mi-noret dit le precirctre en se montrant au cou-pable Vous mrsquoappartenez car vous souffrezMalheureusement je viens sans doute augmen-ter vos appreacutehensions Ursule a eu cette nuit unrecircve terrible Votre oncle a souleveacute la pierre desa tombe pour propheacutetiser des malheurs dansvotre famille Je ne viens certes pas vous fairepeur mais vous devez savoir si ce qursquoil a dit

― En veacuteriteacute monsieur le cureacute je ne puis ecirctretranquille nulle part pas mecircme sur ces rochesJe ne veux rien savoir de ce qui se passe danslrsquoautre monde

― Je me retire monsieur je nrsquoai pas fait cechemin par la chaleur pour mon plaisir dit leprecirctre en srsquoessuyant le front

― Eh  bien qursquoa-t-il dit le bonhomme  de-manda Minoret

― Vous ecirctes menaceacute de perdre votre fils Srsquoila raconteacute des choses que vous seul saviez crsquoest agravefaire freacutemir pour les choses que nous ne savonspas Restituez mon cher monsieur restituez Ne vous damnez pas pour un peu drsquoor

― Mais restituer quoi ― La fortune que le docteur destinait agrave Ur-

sule Vous avez pris ces trois inscriptions je lesais maintenant Vous avez commenceacute par per-seacutecuter la pauvre fille et vous finissez par luioffrir une fortune  vous tombez dans le men-songe vous vous entortillez dans ses deacutedaleset vous y faites des faux pas agrave tout momentVous ecirctes maladroit vous avez eacuteteacute mal servi parvotre complice Goupil qui se rit de vous Deacutepecirc-chez-vous car vous ecirctes observeacute par des gens

spirituels et perspicaces par les amis drsquoUrsuleRestituez  et si vous ne sauvez pas votre fils quipeut-ecirctre nrsquoest pas menaceacute vous sauverez votreacircme vous sauverez votre honneur Est-ce dansune socieacuteteacute constitueacutee comme la nocirctre est-cedans une petite ville ougrave vous avez tous les yeuxles uns sur les autres et ougrave tout se devine quandtout ne se sait pas que vous pourrez celer unefortune mal acquise  Allons mon cher enfantun homme innocent ne me laisserait pas parlersi long-temps

― Allez au diable  srsquoeacutecria Minoret je ne saispas ce que vous avez tous apregraves moi Jrsquoaimemieux ces pierres elles me laissent tranquille

― Adieu vous avez eacuteteacute preacutevenu par moimon cher monsieur sans que ni la pauvre en-fant ni moi nous ayons dit un seul mot agrave quique ce soit au monde Mais prenez garde  ilest un homme qui a les yeux sur vous Dieuvous prenne en pitieacute 

Le cureacute srsquoeacuteloigna puis agrave quelques pas il seretourna pour regarder encore Minoret Mino-ret se tenait la tecircte entre les mains car sa tecirctele gecircnait Minoret eacutetait un peu fou Drsquoabordil avait gardeacute les trois inscriptions il ne sa-vait qursquoen faire il nrsquoosait aller les toucher lui-mecircme il avait peur qursquoon ne le remarquacirct  il nevoulait pas les vendre et cherchait un moyende les transfeacuterer Il faisait lui  des romansdrsquoaffaires dont le deacutenoucircment eacutetait toujours latransmission des maudites inscriptions Danscette horrible situation il pensa neacuteanmoins agravetout avouer agrave sa femme afin drsquoavoir un conseilZeacutelie qui avait si bien meneacute sa barque sau-rait le retirer de ce pas difficile Les rentes troispour cent eacutetaient alors agrave quatre-vingts francsil srsquoagissait avec les arreacuterages drsquoune restitu-tion de pregraves drsquoun million  Rendre un millionsans qursquoil y ait contre nous aucune preuve quidise qursquoon lrsquoa pris  ceci nrsquoeacutetait pas une pe-tite affaire Aussi Minoret demeura-t-il pen-

dant le mois de septembre et une partie de celuidrsquooctobre en proie agrave ses remords agrave ses irreacuteso-lutions Au grand eacutetonnement de toute la villeil maigrit

Une circonstance affreuse hacircta la confidenceque Minoret voulait faire agrave Zeacutelie  lrsquoeacutepeacutee de Da-moclegraves se remua sur leurs tecirctes Vers le milieudu mois drsquooctobre monsieur et madame Mino-ret reccedilurent de leur fils Deacutesireacute la lettre suivante 

laquo Ma chegravere megravere si je ne suis pas venuvous voir depuis les vacances crsquoest que drsquoabordjrsquoeacutetais de service en lrsquoabsence de monsieur leprocureur du roi puis je savais que monsieurde Portenduegravere attendait mon seacutejour agrave Ne-mours pour mrsquoy chercher querelle Lasseacute peut-ecirctre de voir une vengeance qursquoil veut tirer denotre famille toujours remise le vicomte estvenu agrave Fontainebleau ougrave il avait donneacute ren-dez-vous agrave lrsquoun de ses amis de Paris apregravessrsquoecirctre assureacute du concours du vicomte de Sou-langes chef drsquoescadron des hussards que nous

avons en garnison Il srsquoest preacutesenteacute tregraves-poli-ment chez moi accompagneacute de ces deux mes-sieurs et mrsquoa dit que mon pegravere eacutetait indu-bitablement lrsquoauteur des perseacutecutions infacircmesexerceacutees sur Ursule Miroueumlt sa future  il mrsquoen adonneacute les preuves en mrsquoexpliquant les aveux deGoupil devant teacutemoins et la conduite de monpegravere qui drsquoabord srsquoeacutetait refuseacute agrave exeacutecuter lespromesses faites agrave Goupil pour le reacutecompen-ser de ses perfides inventions et qui apregraves luiavoir fourni les fonds pour traiter de la chargedrsquohuissier agrave Nemours avait par peur offert sagarantie agrave monsieur Dionis pour le prix de sonEacutetude et enfin eacutetabli Goupil Le vicomte nepouvant se battre avec un homme de soixante-sept ans et voulant absolument venger les in-jures faites agrave Ursule me demanda formelle-ment une reacuteparation Son parti pris et meacutediteacutedans le silence eacutetait ineacutebranlable Si je refusaisle duel il avait reacutesolu de me rencontrer dansun salon en face des personnes agrave lrsquoestime des-

quelles je tenais le plus agrave mrsquoy insulter si gra-vement que je devrais alors me battre ou quema carriegravere serait finie En France un lacirccheest unanimement repousseacute Drsquoailleurs ses mo-tifs pour exiger une reacuteparation seraient expli-queacutes par des hommes honorables Il srsquoest dit facirc-cheacute drsquoen venir agrave de pareilles extreacutemiteacutes Selonses teacutemoins le plus sage agrave moi serait de reacuteglerune rencontre comme des gens drsquohonneur enavaient lrsquohabitude afin que la querelle nrsquoeucirct pasUrsule Miroueumlt pour motif Enfin pour eacutevitertout scandale en France nous pouvions faireavec nos teacutemoins un voyage sur la frontiegraverela plus rapprocheacutee Les choses srsquoarrangeraientainsi pour le mieux Son nom a-t-il dit valaitdix fois ma fortune et son bonheur agrave venir luifaisait risquer plus que je ne risquais dans cecombat qui serait mortel Il mrsquoa engageacute agrave choi-sir mes teacutemoins et agrave faire deacutecider ces questionsMes teacutemoins choisis se sont reacuteunis aux sienshier et ils ont agrave lrsquounanimiteacute deacutecideacute que je devais

une reacuteparation Dans huit jours donc je parti-rai pour Genegraveve avec deux de mes amis Mon-sieur de Portenduegravere monsieur de Soulanges etmonsieur de Trailles y vont de leur cocircteacute Nousnous battrons au pistolet  toutes les conditionsdu duel sont arrecircteacutees  nous tirerons chacuntrois fois  et apregraves quoi qursquoil arrive tout sera fi-ni Pour ne pas eacutebruiter une si sale affaire car jesuis dans lrsquoimpossibiliteacute de justifier la conduitede mon pegravere je vous eacutecris au dernier momentJe ne veux pas vous aller voir agrave cause des vio-lences auxquelles vous pourriez vous abandon-ner et qui ne seraient point convenables Pourfaire mon chemin dans le monde je dois ensuivre les lois  et lagrave ougrave le fils drsquoun vicomte a dixraisons pour se battre il y en a cent pour le filsdrsquoun maicirctre de poste Je passerai de nuit agrave Ne-mours et vous y ferai mes adieux raquo

Cette lettre lue il y eut entre Zeacutelie et Minoretune scegravene qui se termina par les aveux du volde toutes les circonstances qui srsquoy rattachaient

et des eacutetranges scegravenes auxquelles il donnait lieupartout mecircme dans le monde des recircves Le mil-lion fascina Zeacutelie tout autant qursquoil avait fascineacuteMinoret

― Tiens-toi tranquille ici dit Zeacutelie agrave son ma-ri sans lui faire la moindre remontrance sur sessottises je me charge de tout Nous garderonslrsquoargent et Deacutesireacute ne se battra pas

Madame Minoret mit son chacircle et son cha-peau courut avec la lettre de son fils chez Ur-sule et la trouva seule car il eacutetait environ mi-di Malgreacute son assurance Zeacutelie Minoret fut sai-sie par le regard froid que lrsquoorpheline jeta  maiselle se gourmanda pour ainsi dire de sa couar-dise et prit un ton deacutegageacute

― Tenez mademoiselle Miroueumlt faites-moile plaisir de lire la lettre que voici et dites-moice que vous en pensez  cria-t-elle en tendant agraveUrsule la lettre du substitut

Ursule eacuteprouva mille sentiments contraires agravela lecture de cette lettre qui lui apprenait com-

bien elle eacutetait aimeacutee quel soin Savinien avaitde lrsquohonneur de celle qursquoil prenait pour femme mais elle avait agrave la fois trop de religion et tropde chariteacute pour vouloir ecirctre la cause de la mortou des souffrances de son plus cruel ennemi

― Je vous promets madame drsquoempecirccher ceduel et vous pouvez ecirctre tranquille  mais jevous prie de me laisser cette lettre

― Voyons mon petit ange ne pou-vons-nous pas faire mieux  Eacutecoutez-moi bienNous avons reacuteuni quarante-huit mille livres derente autour du Rouvre un vrai chacircteau royal de plus nous pouvons donner agrave Deacutesireacute vingt-quatre mille livres de rente sur le Grand-Livreen tout soixante-douze mille francs par anVous conviendrez qursquoil nrsquoy a pas beaucoup departis qui puissent lutter avec lui Vous ecirctes unepetite ambitieuse et vous avez raison dit Zeacutelieen apercevant le geste de deacuteneacutegation vive quefit Ursule Je viens vous demander votre mainpour Deacutesireacute  vous porterez le nom de votre

parrain ce sera lrsquohonorer Deacutesireacute comme vouslrsquoavez pu voir est un joli garccedilon  il est tregraves-bienvu agrave Fontainebleau le voilagrave bientocirct procureurdu roi Vous ecirctes une enjocircleuse vous le ferezvenir agrave Paris Agrave Paris nous vous donnerons unbel hocirctel vous brillerez vous y jouerez un rocirclecar avec soixante-douze mille francs de rente etles appointements drsquoune place vous et Deacutesireacutevous serez de la plus haute socieacuteteacute Consultezvos amis et vous verrez ce qursquoils vous diront

― Je nrsquoai besoin que de consulter mon cœurmadame

― Ta ta ta  vous allez me parler de ce petitcasse-cœur de Savinien  Parbleu  vous achegrave-terez bien cher son nom ses petites mous-taches releveacutees comme deux crocs et ses che-veux noirs Encore un joli cadet  Vous irez loinavec un meacutenage avec sept mille francs de renteet un homme qui a fait cent mille francs dedettes en deux ans agrave Paris Drsquoabord vous nesavez pas ccedila encore tous les hommes se res-

semblent mon enfant  et sans me flatter monDeacutesireacute vaut le fils drsquoun roi

― Vous oubliez madame le danger quecourt monsieur votre fils en ce moment et quine peut ecirctre deacutetourneacute que par le deacutesir qursquoamonsieur de Portenduegravere de mrsquoecirctre agreacuteableCe danger serait sans remegravede srsquoil apprenaitque vous me faites des propositions deacuteshono-rantes Sachez madame que je me trouveraiplus heureuse dans la meacutediocre fortune agrave la-quelle vous faites allusion que dans lrsquoopulencepar laquelle vous voulez mrsquoeacuteblouir Par des rai-sons inconnues encore car tout se saura ma-dame monsieur Minoret a mis au jour enme perseacutecutant odieusement lrsquoaffection quimrsquounit agrave monsieur de Portenduegravere et qui peutsrsquoavouer car sa megravere la beacutenira sans doute  jedois donc vous dire que cette affection permiseet leacutegitime est toute ma vie Aucune destineacuteequelque brillante quelque eacuteleveacutee qursquoelle puisseecirctre ne me fera changer Jrsquoaime sans retour ni

changement possibles Ce serait donc un crimedont je serais punie que drsquoeacutepouser un hommeagrave qui jrsquoapporterais une acircme toute agrave SavinienMaintenant madame puisque vous mrsquoy for-cez je vous dirai plus  je nrsquoaimerais point mon-sieur de Portenduegravere je ne saurais encore mereacutesoudre agrave porter les peines et les joies de lavie dans la compagnie de monsieur votre filsSi monsieur Savinien a fait des dettes vousavez souvent payeacute celles de monsieur DeacutesireacuteNos caractegraveres nrsquoont ni ces similitudes ni cesdiffeacuterences qui permettent de vivre ensemblesans amertume cacheacutee Peut-ecirctre nrsquoaurais-jepas avec lui la toleacuterance que les femmes doiventagrave un eacutepoux je lui serais donc bientocirct agrave chargeCessez de penser agrave une alliance de laquelle jesuis indigne et agrave laquelle je puis me refuser sansvous causer le moindre chagrin car vous nemanquerez pas avec de tels avantages de trou-ver des jeunes filles plus belles que moi drsquounecondition supeacuterieure agrave la mienne et plus riches

― Vous me jurez ma petite dit Zeacuteliedrsquoempecirccher que ces deux jeunes gens ne fassentleur voyage et se battent 

― Ce sera je le preacutevois le plus grand sacri-fice que monsieur de Portenduegravere puisse mefaire  mais ma couronne de marieacutee ne doit pasecirctre prise par des mains ensanglanteacutees

― Eh  bien je vous remercie ma cousine etje souhaite que vous soyez heureuse

― Et moi madame dit Ursule je souhaiteque vous puissiez reacutealiser le bel avenir de votrefils

Cette reacuteponse atteignit au cœur la megravere dusubstitut agrave la meacutemoire de qui les preacutedictionsdu dernier songe drsquoUrsule revinrent  elle res-ta debout ses petits yeux attacheacutes sur la figuredrsquoUrsule si blanche si pure et si belle danssa robe de demi-deuil car Ursule srsquoeacutetait leveacuteepour faire partir sa preacutetendue cousine

― Vous croyez donc aux recircves  lui dit-elle― Jrsquoen souffre trop pour nrsquoy pas croire

― Mais alors dit Zeacutelie― Adieu madame fit Ursule qui salua ma-

dame Minoret en entendant les pas du cureacuteLrsquoabbeacute Chaperon fut surpris de trouver ma-

dame Minoret chez Ursule Lrsquoinquieacutetude peintesur le visage mince et grimeacute de lrsquoancienne reacute-gente de la Poste engagea naturellement leprecirctre agrave observer tour agrave tour les deux femmes

― Croyez-vous aux revenants  dit Zeacutelie aucureacute

― Croyez-vous aux revenus  reacutepondit leprecirctre en souriant

― Crsquoest des finauds tout ce monde-lagrave pen-sa Zeacutelie ils veulent nous subtiliser Ce vieuxprecirctre ce vieux juge de paix et ce petit drocircle deSavinien srsquoentendent Il nrsquoy a pas plus de recircvesque je nrsquoai de cheveux dans le creux de la main

Elle partit apregraves deux reacuteveacuterences segraveches etcourtes

― Je sais pourquoi Savinien allait agrave Fontai-nebleau dit Ursule agrave lrsquoabbeacute Chaperon en le

mettant au fait du duel et le priant drsquoemployerson ascendant agrave lrsquoempecirccher

― Et madame Minoret vous a offert la mainde son fils  dit le vieux precirctre

― Oui― Minoret a probablement avoueacute son crime

agrave sa femme ajouta le cureacuteLe juge de paix qui vint en ce moment

apprit la deacutemarche et lrsquooffre que venait defaire Zeacutelie dont la haine contre Ursule lui eacutetaitconnue et il regarda le cureacute comme pour luidire  ― Sortons je veux vous parler drsquoUrsulesans qursquoelle nous entende

― Savinien saura que vous avez refuseacutequatre-vingt mille francs de rente et le coq deNemours  dit-il

― Est-ce donc un sacrifice  reacutepondit-elle Ya-t-il des sacrifices quand on aime veacuteritable-ment  Enfin ai-je un meacuterite quelconque agrave re-fuser le fils drsquoun homme que nous meacuteprisons Que drsquoautres se fassent des vertus de leurs reacute-

pugnances ce ne doit pas ecirctre la morale drsquounefille eacuteleveacutee par des Jordy des abbeacute Chaperon etpar notre cher docteur  dit-elle en regardant leportrait

Bongrand prit la main drsquoUrsule et la baisa― Savez-vous dit le juge de paix au cureacute

quand ils furent dans la rue ce que venait fairemadame Minoret 

― Quoi  reacutepondit le precirctre en regardant lejuge drsquoun air fin qui paraissait purement cu-rieux

― Elle voulait faire une affaire drsquoune restitu-tion

― Vous croyez donc  reprit lrsquoabbeacute Chape-ron

― Je ne crois pas jrsquoai la certitude et tenezvoyez 

Le juge de paix montra Minoret qui venaitagrave eux en retournant chez lui car en sortant dechez Ursule les deux vieux amis remontegraverent laGrandrsquorue de Nemours

― Obligeacute de plaider en cour drsquoassises jrsquoai na-turellement eacutetudieacute bien des remords mais jenrsquoai rien vu de pareil agrave celui-ci  Qui donc a pudonner cette flacciditeacute cette pacircleur agrave des jouesdont la peau tendue comme celle drsquoun tambourcrevait de la bonne grosse santeacute des gens sanssoucis  Qui a cerneacute de noir ces yeux et amortileur vivaciteacute campagnarde  Avez-vous jamaiscru qursquoil y aurait des plis sur ce front et que cecolosse pourrait jamais ecirctre agiteacute dans sa cer-velle  Il sent enfin son cœur  Je me connais enremords comme vous vous connaissez en re-pentirs mon cher cureacute  ceux que jrsquoai jusqursquoagravepreacutesent observeacutes attendaient leur peine ou al-laient la subir pour srsquoacquitter avec le mondeils eacutetaient reacutesigneacutes ou respiraient la vengeance mais voici le remords sans lrsquoexpiation le re-mords tout pur avide de sa proie et la deacutechi-rant

― Vous ne savez pas encore dit le juge depaix en arrecirctant Minoret que mademoiselleMiroueumlt vient de refuser la main de votre fils 

― Mais dit le cureacute soyez tranquille elle em-pecircchera son duel avec monsieur de Porten-duegravere

― Ah  ma femme a reacuteussi dit Minoret jrsquoensuis bien aise car je ne vivais pas

― Vous ecirctes en effet si changeacute que vous nevous ressemblez plus dit le juge

Minoret regardait alternativement Bon-grand et le cureacute pour savoir si le precirctre avaitcommis une indiscreacutetion  mais lrsquoabbeacute Chape-ron conservait une immobiliteacute de visage uncalme triste qui rassura le coupable

― Et crsquoest drsquoautant plus eacutetonnant disait tou-jours le juge de paix que vous ne devriez eacuteprou-ver que contentement Enfin vous ecirctes le sei-gneur du Rouvre vous y avez reacuteuni les Bor-diegraveres toutes vos fermes vos moulins vos

preacutes Vous avez cent mille livres de rente avecvos placements sur le Grand-Livre

― Je nrsquoai rien sur le Grand-Livre dit preacutecipi-tamment Minoret

― Bah  fit le juge de paix Tenez il en est decela comme de lrsquoamour de votre fils pour Ur-sule qui tantocirct en fait fi tantocirct la demande enmariage Apregraves avoir essayeacute de faire mourir Ur-sule de chagrin vous la voulez pour belle-fille Mon cher monsieur vous avez quelque chosedans votre sac

Minoret essaya de reacutepondre il chercha desparoles et ne put trouver que  ― Vous ecirctesdrocircle monsieur le juge de paix Adieu mes-sieurs

Et il entra drsquoun pas lent dans la rue des Bour-geois

― Il a voleacute la fortune de notre pauvre Ursule mais ougrave pecirccher des preuves 

― Dieu veuille dit le cureacute

― Dieu a mis en nous un sentiment qui parledeacutejagrave dans cet homme reprit le juge de paix mais nous appelons cela des preacutesomptions et lajustice humaine exige quelque chose de plus

Lrsquoabbeacute Chaperon garda le silence du precirctreComme il arrive en pareille circonstance ilpensait beaucoup plus souvent qursquoil ne le vou-lait agrave la spoliation presque avoueacutee par Minoretet au bonheur de Savinien eacutevidemment retar-deacute par le peu de fortune drsquoUrsule  car la vieilledame reconnaissait en secret avec son confes-seur combien elle avait eu tort en ne consen-tant pas au mariage de son fils pendant la viedu docteur Le lendemain en descendant delrsquoautel apregraves sa messe il fut frappeacute par une pen-seacutee qui prit en lui-mecircme la force drsquoun eacuteclat devoix  il fit signe agrave Ursule de lrsquoattendre et allachez elle sans avoir deacutejeuneacute

― Mon enfant lui dit le cureacute je veux voir lesdeux volumes ougrave votre parrain des recircves preacute-tend avoir mis ses inscriptions et ses billets

Ursule et le cureacute montegraverent agrave la bibliothegravequeet y prirent le troisiegraveme volume des PandectesEn lrsquoouvrant le vieillard remarqua non sanseacutetonnement la marque faite par des papiers surles feuillets qui offrant moins de reacutesistance quela couverture gardaient encore lrsquoempreinte desinscriptions Puis dans lrsquoautre volume il recon-nut lrsquoespegravece de bacircillement produit par le longseacutejour drsquoun paquet et sa trace au milieu desdeux pages in-folio

― Montez donc monsieur Bongrand  criala Bougival au juge de paix qui passait

Bongrand arriva preacuteciseacutement au moment ougravele cureacute mettait ses lunettes pour lire trois nu-meacuteros eacutecrits de la main du deacutefunt Minoretsur la garde en papier veacutelin coloreacute colleacutee inteacute-rieurement par le relieur sur la couverture etqursquoUrsule venait drsquoapercevoir

― Qursquoest-ce que cela signifie  Notre cherdocteur eacutetait bien trop bibliophile pour gacircterla garde drsquoune couverture disait lrsquoabbeacute Chape-

ron  voici trois numeacuteros inscrits entre un pre-mier numeacutero preacuteceacutedeacute drsquoun M et un autre nu-meacutero preacuteceacutedeacute drsquoun U

― Que dites-vous  reacutepondit Bongrand lais-sez-moi voir cela Mon Dieu  srsquoeacutecria le juge depaix ceci nrsquoouvrirait-il pas les yeux agrave un atheacuteeen lui deacutemontrant ta Providence  La justicehumaine est je crois le deacuteveloppement drsquounepenseacutee divine qui plane sur les mondes  Il saisitUrsule et lrsquoembrassa sur le front ― Oh  monenfant vous serez heureuse riche et par moi 

― Qursquoavez-vous  dit le cureacute― Mon cher monsieur srsquoeacutecria la Bougival en

prenant le juge par sa redingote bleue oh  lais-sez-moi vous embrasser pour ce que vous ve-nez de dire

― Expliquez-vous pour ne pas nous donnerune fausse joie dit le cureacute

― Si pour devenir riche je dois causer de lapeine agrave quelqursquoun dit Ursule en entrevoyant unprocegraves criminel je

― Et songez dit le juge de paix en interrom-pant Ursule agrave la joie que vous ferez agrave notre cherSavinien

― Mais vous ecirctes fou  dit le cureacute― Non mon cher cureacute dit le juge de paix

eacutecoutez  Les inscriptions au Grand-Livre ontautant de seacuteries qursquoil y a de lettres danslrsquoalphabet et chaque numeacutero porte la lettrede sa seacuterie  mais les inscriptions de renteau porteur ne peuvent point avoir de lettrespuisqursquoelles ne sont au nom de personne  ainsice que vous voyez prouve que le jour ougrave le bon-homme a placeacute ses fonds sur lrsquoEacutetat il a pris notedu numeacutero de son inscription de quinze millelivres de rente qui porte la lettre M (Minoret)des numeacuteros sans lettres de trois inscriptionsau porteur et de celle drsquoUrsule Miroueumlt dont lenumeacutero est 23 534 et qui suit comme vous levoyez immeacutediatement celui de lrsquoinscription dequinze mille francs Cette coiumlncidence prouveque ces numeacuteros sont ceux de cinq inscriptions

acquises le mecircme jour et noteacutees par le bon-homme en cas de perte Je lui avais conseilleacutede mettre la fortune drsquoUrsule en inscriptionsau porteur et il a ducirc employer ses fonds ceuxqursquoil destinait agrave Ursule et ceux qui apparte-naient agrave sa pupille le mecircme jour Je vais chezDionis consulter lrsquoinventaire  et si le numeacutero delrsquoinscription qursquoil a laisseacutee en son nom est 23533 lettre M nous serons sucircrs qursquoil a placeacute parle ministegravere du mecircme agent de change le mecircmejour  primo ses fonds en une seule inscription secundo ses eacuteconomies en trois inscriptions auporteur numeacuteroteacutees sans lettre de seacuterie  tertioles fonds de sa pupille le livre des transferts enoffrira des preuves irreacutecusables Ah  Minoret lesournois je vous pince Motus mes enfants 

Le juge de paix laissa le cureacute la Bougivalet Ursule en proie agrave une profonde admira-tion des voies par lesquelles Dieu conduisaitlrsquoinnocence agrave son triomphe

― Le doigt de Dieu est dans ceci srsquoeacutecrialrsquoabbeacute Chaperon

― Lui fera-t-on du mal  dit Ursule― Ah  mademoiselle srsquoeacutecria la Bougival je

donnerais une corde pour le pendreLe juge de paix eacutetait deacutejagrave chez Goupil succes-

seur deacutesigneacute de Dionis et entrait dans lrsquoEacutetudedrsquoun air assez indiffeacuterent

― Jrsquoai dit-il agrave Goupil un petit renseigne-ment agrave prendre sur la succession Minoret

― Qursquoest-ce  lui reacutepondit Goupil― Le bonhomme a-t-il laisseacute une ou plu-

sieurs inscriptions de rentes trois pour cent ― Il a laisseacute quinze mille livres de rente trois

pour cent dit Goupil en une seule inscriptionje lrsquoai deacutecrite moi-mecircme

― Consultez donc lrsquoinventaire dit le jugeGoupil prit un carton y fouilla ramena la

minute chercha trouva et lut  Item une ins-cription Tenez lisez  sous le numeacutero 23533 lettre M

― Faites-moi le plaisir de me deacutelivrer un ex-trait de cet article de lrsquoinventaire drsquoici agrave uneheure je lrsquoattends

― Agrave quoi cela peut-il vous servir  demandaGoupil

― Voulez-vous ecirctre notaire  reacutepondit le jugede paix en regardant avec seacuteveacuteriteacute le successeurdeacutesigneacute de Dionis

― Je le crois bien  srsquoeacutecria Goupil jrsquoai ava-leacute assez de couleuvres pour arriver agrave me faireappeler Maicirctre Je vous prie de croire mon-sieur le juge de paix que le miseacuterable pre-mier clerc appeleacute Goupil nrsquoa rien de communavec Maicirctre Jean-Seacutebastien-Marie Goupil no-taire agrave Nemours eacutepoux de mademoiselle Mas-sin Ces deux ecirctres ne se connaissent pas ils nese ressemblent mecircme plus  Ne me voyez-vouspoint 

Monsieur Bongrand fit alors attention aucostume de Goupil qui portait une cravateblanche une chemise eacutetincelante de blancheur

orneacutee de boutons en rubis un gilet de veloursrouge un pantalon et un habit en beau drapnoir faits agrave Paris Il eacutetait chausseacute de jolies bottesSes cheveux rabattus et peigneacutes avec soin sen-taient bon Enfin il semblait avoir eacuteteacute meacutetamor-phoseacute

― Le fait est que vous ecirctes un autre hommedit Bongrand

― Au moral comme au physique  monsieurLa sagesse vient avec lrsquoEacutetude  et drsquoailleurs la for-tune est la source de la propreteacute

― Au moral comme au physique dit le jugeen raffermissant ses lunettes

― Eh  monsieur un homme de cent milleeacutecus de rente est-il jamais un deacutemocrate  Pre-nez-moi donc pour un honnecircte homme quise connaicirct en deacutelicatesse et disposeacute agrave aimersa femme ajouta-t-il en voyant entrer ma-dame Goupil Je suis si changeacute dit-il que jetrouve beaucoup drsquoesprit agrave ma cousine Creacute-miegravere je la forme  aussi sa fille ne parle-t-elle

plus de pistons Enfin hier tenez  elle a ditdu chien de monsieur Savinien qursquoil eacutetait su-perbe aux arrecircts eh  bien je ne reacutepeacutetai pointce mot quelque joli qursquoil soit et je lui ai ex-pliqueacute sur-le-champ la diffeacuterence qui existeentre ecirctre agrave lrsquoarrecirct en arrecirct et aux arrecircts Ainsivous le voyez je suis un tout autre homme etjrsquoempecirccherais un client de faire une saleteacute

― Hacirctez-vous donc dit alors BongrandFaites que jrsquoaie cela dans une heure et le no-taire Goupil aura reacutepareacute quelques-uns des meacute-faits du premier clerc

Apregraves avoir prieacute le meacutedecin de Nemoursde lui precircter son cheval et son cabriolet lejuge de paix alla prendre les deux volumes ac-cusateurs lrsquoinscription drsquoUrsule et muni delrsquoextrait de lrsquoinventaire il courut agrave Fontaine-bleau chez le procureur du roi Bongrand deacute-montra facilement la soustraction des trois ins-criptions faite par un heacuteritier quelconque etsubseacutequemment la culpabiliteacute de Minoret

― Sa conduite srsquoexplique dit le procureur duroi

Aussitocirct par mesure de prudence le magis-trat minuta pour le Treacutesor une opposition autransfert des trois inscriptions chargea le jugede paix drsquoaller rechercher la quotiteacute de rente destrois inscriptions et de savoir si elles avaient eacuteteacutevendues Pendant que le juge de paix opeacuteraitagrave Paris le procureur du roi eacutecrivit poliment agravemadame Minoret de passer au Parquet Zeacutelieinquiegravete du duel de son fils srsquohabilla fit mettreles chevaux agrave sa voiture et vint in fiocchi agrave Fon-tainebleau Le plan du procureur du roi eacutetaitsimple et formidable En seacuteparant la femme dumari il allait par suite de la terreur que cause laJustice apprendre la veacuteriteacute Zeacutelie trouva le ma-gistrat dans son cabinet et fut entiegraverement fou-droyeacutee par ces paroles dites sans faccedilon

― Madame je ne vous crois pas complicedrsquoune soustraction faite dans la succession Mi-noret et sur la trace de laquelle la Justice est en

ce moment  mais vous pouvez eacuteviter la CourdrsquoAssises agrave votre mari par lrsquoaveu complet de ceque vous en savez Le chacirctiment qursquoencourravotre mari nrsquoest pas drsquoailleurs la seule chose agraveredouter il faut eacuteviter la destitution de votre filset ne pas lui casser le cou Dans quelques ins-tants il ne serait plus temps la gendarmerie esten selle et le mandat de deacutepocirct va partir pourNemours

Zeacutelie se trouva mal Quand elle eut repris sessens elle avoua tout Apregraves lui avoir deacutemontreacuteqursquoelle eacutetait complice le magistrat lui dit quepour ne perdre ni son fils ni son mari il allaitproceacuteder avec prudence

― Vous avez eu affaire agrave lrsquohomme et nonau magistrat dit-il Il nrsquoy a ni plainte adres-seacutee par la victime ni publiciteacute donneacutee au vol mais votre mari a commis drsquohorribles crimesmadame qui ressortissent agrave un tribunal moinscommode que je ne le suis Dans lrsquoeacutetat ougrave setrouve cette affaire vous serez obligeacutee drsquoecirctre

prisonniegravere Oh  chez moi et sur parole fit-il en voyant Zeacutelie pregraves de srsquoeacutevanouir Songezque mon devoir rigoureux serait de requeacuterir unmandat de deacutepocirct et de faire commencer uneinstruction  mais jrsquoagis en ce moment commetuteur de mademoiselle Ursule Miroueumlt et sesinteacuterecircts bien entendus exigent une transaction

― Ah  dit Zeacutelie― Eacutecrivez agrave votre mari ces mots Et il dicta

la lettre suivante agrave Zeacutelie qursquoil fit asseoir agrave sonbureau

laquoMone amit geu suit arraiteacute et geai toudi Remais lez haincequeripsiont que nautrehoncque avet leacutesseacutees agrave monsieur de Portenduegraverean verretu du tescetamand queue tu a brulaicarre monsieur le praucureure du roa vien dephaire haupozition o Traitsaur raquo

― Vous lui eacuteviterez ainsi des deacuteneacutegations quile perdraient dit le magistrat en souriant delrsquoorthographe Nous allons voir agrave opeacuterer conve-nablement la restitution Ma femme vous ren-

dra votre seacutejour chez moi le moins deacutesagreacuteablepossible et je vous engage agrave ne point dire unmot et agrave ne point paraicirctre affligeacutee

Une fois la megravere de son substitut confesseacuteeet claquemureacutee le magistrat fit venir Deacutesireacute luiraconta de point en point le vol commis parson pegravere occultement au preacutejudice drsquoUrsulepatemment au preacutejudice de ses coheacuteritiers etlui montra la lettre eacutecrite par Zeacutelie Deacutesireacute de-manda le premier agrave se rendre agrave Nemours pourfaire faire la restitution par son pegravere

― Tout est grave dit le magistrat Le tes-tament ayant eacuteteacute deacutetruit si la chose srsquoeacutebruiteles heacuteritiers Massin et Creacutemiegravere vos parentspeuvent intervenir Jrsquoai maintenant des preuvessuffisantes contre votre pegravere Je vous rendsvotre megravere que cette petite ceacutereacutemonie a suf-fisamment eacutedifieacutee sur ses devoirs Vis-agrave-visdrsquoelle jrsquoaurai lrsquoair drsquoavoir ceacutedeacute agrave vos suppli-cations en la deacutelivrant Allez agrave Nemours avecelle et menez agrave bien toutes ces difficulteacutes Ne

craignez rien de personne Monsieur Bongrandaime trop mademoiselle Miroueumlt pour jamaiscommettre drsquoindiscreacutetion

Zeacutelie et Deacutesireacute partirent aussitocirct pour Ne-mours Trois heures apregraves le deacutepart de son sub-stitut le procureur du roi reccedilut par un expregravesla lettre suivante dont lrsquoorthographe a eacuteteacute reacute-tablie afin de ne pas faire rire drsquoun homme at-teint par le malheur

Agrave MONSIEUR LE PROCUREUR DU ROIPREgraveS LE TRIBUNAL DE FONTAINEBLEAU

laquo Monsieurraquo Dieu nrsquoa pas eacuteteacute aussi indulgent que vous

lrsquoecirctes pour nous et nous sommes atteints parun malheur irreacuteparable En arrivant au pont deNemours un trait srsquoest deacutecrocheacute Ma femmeeacutetait sans domestique derriegravere la voiture leschevaux sentaient lrsquoeacutecurie mon fils craignantleur impatience nrsquoa pas voulu que le cocher des-

cendicirct et a mis pied agrave terre pour accrocher letrait Au moment ougrave il se retournait pour mon-ter aupregraves de sa megravere les chevaux se sont em-porteacutes Deacutesireacute ne srsquoest pas serreacute contre le pa-rapet assez agrave temps le marchepied lui a cou-peacute les jambes il est tombeacute la roue de derriegraverelui a passeacute sur le corps Lrsquoexpregraves qui court agrave Pa-ris chercher les premiers chirurgiens vous feraparvenir cette lettre que mon fils au milieu deses douleurs mrsquoa dit de vous eacutecrire afin de vousfaire savoir notre entiegravere soumission agrave vos deacute-cisions pour lrsquoaffaire qui lrsquoamenait dans sa fa-mille

raquo Je vous serai jusqursquoagrave mon dernier soupirreconnaissant de la maniegravere dont vous proceacute-dez et je justifierai votre confiance

raquo Franccedilois MINORET raquo

Ce cruel eacuteveacutenement bouleversait la ville deNemours La foule eacutemue agrave la grille de la mai-

son Minoret apprit agrave Savinien que sa ven-geance avait eacuteteacute prise en main par un plus puis-sant que lui Le gentilhomme alla promptementchez Ursule ougrave le cureacute de mecircme que la jeunefille eacuteprouvait plus de terreur que de surpriseLe lendemain apregraves les premiers pansementsquand les meacutedecins et les chirurgiens de Pariseurent donneacute leur avis qui fut unanime sur laneacutecessiteacute de couper les deux jambes Minoretvint abattu pacircle deacutefait accompagneacute du cureacutechez Ursule ougrave se trouvaient Bongrand et Sa-vinien

― Mademoiselle lui dit-il je suis bien cou-pable envers vous  mais si tous mes torts nesont pas compleacutetement reacuteparables il en estque je puis expier Ma femme et moi nousavons fait vœu de vous donner en toute pro-prieacuteteacute notre terre du Rouvre dans le cas ougrave nousconserverions notre fils comme dans celui ougravenous aurions le malheur affreux de le perdre

Cet homme fondit en larmes agrave la fin de cettephrase

― Je puis vous affirmer ma chegravere Ursule ditle cureacute que vous pouvez et que vous devez ac-cepter une partie de cette donation

― Nous pardonnez-vous  dit humblementle colosse en se mettant agrave genoux devantcette jeune fille eacutetonneacutee Dans quelques heureslrsquoopeacuteration va se faire par le premier chirurgiende lrsquoHocirctel-Dieu mais je ne me fie point agrave lascience humaine je crois agrave la toute puissancede Dieu  Si vous nous pardonniez si vous al-liez demander agrave Dieu de nous conserver notrefils il aura la force de supporter ce supplice etjrsquoen suis certain nous aurons le bonheur de leconserver

― Allons tous agrave lrsquoeacuteglise  dit Ursule en se le-vant

Une fois debout elle jeta un cri perccedilant re-tomba sur son fauteuil et srsquoeacutevanouit Quand elleeut repris ses sens elle aperccedilut ses amis moins

Minoret qui srsquoeacutetait preacutecipiteacute dehors pour allerchercher un meacutedecin tous les yeux arrecircteacutes surelle inquiets attendant un mot Ce mot reacutepan-dit un effroi dans tous les cœurs

― Jrsquoai vu mon parrain agrave la porte dit-elle etil mrsquoa fait signe qursquoil nrsquoy avait aucun espoir

Le lendemain de lrsquoopeacuteration Deacutesireacute mouruten effet emporteacute par la fiegravevre et par la reacutevulsiondans les humeurs qui succegravede agrave ces opeacuterationsMadame Minoret dont le cœur nrsquoavait drsquoautresentiment que la materniteacute devint folle apregraveslrsquoenterrement de son fils et fut conduite par sonmari chez le docteur Blanche ougrave elle est morteen 1841

Trois mois apregraves ces eacuteveacutenements en jan-vier 1837 Ursule eacutepousa Savinien du consen-tement de madame de Portenduegravere Minoretintervint au contrat pour donner agrave mademoi-selle Miroueumlt sa terre du Rouvre et vingt-quatremille francs de rente sur le grand-livre en negardant de sa fortune que la maison de son

oncle et six mille francs de rente Il est devenulrsquohomme le plus charitable le plus pieux de Ne-mours  il est marguillier de la paroisse et la pro-vidence des malheureux

― Les pauvres ont remplaceacute mon enfant dit-il

Si vous avez remarqueacute sur le bord des che-mins dans les pays ougrave lrsquoon eacutetecircte le checircnequelque vieil arbre blanchi et comme foudroyeacutepoussant encore des jets les flancs ouverts etimplorant la hache vous aurez une ideacutee duvieux maicirctre de poste en cheveux blancs cas-seacute maigre dans qui les anciens du pays ne re-trouvent rien de lrsquoimbeacutecile heureux que vousavez vu attendant son fils au commencementde cette histoire  il ne prend plus son tabac de lamecircme maniegravere il porte quelque chose de plusque son corps Enfin on sent en toute chose quele doigt de Dieu srsquoest appesanti sur cette figurepour en faire un exemple terrible Apregraves avoirtant haiuml la pupille de son oncle ce vieillard a

comme le docteur Minoret si bien concentreacuteses affections sur Ursule qursquoil srsquoest constitueacute lereacutegisseur de ses biens agrave Nemours

Monsieur et madame de Portenduegraverepassent cinq mois de lrsquoanneacutee agrave Paris ougrave ils ontacheteacute dans le faubourg Saint-Germain un pe-tit hocirctel Apregraves avoir donneacute sa maison de Ne-mours aux Sœurs de Chariteacute pour y tenir uneeacutecole gratuite madame de Portenduegravere la megravereest alleacutee habiter le Rouvre dont la conciergeen chef est la Bougival Le pegravere de Cabirollelrsquoancien conducteur de la Ducler homme desoixante ans a eacutepouseacute la Bougival qui possegravededouze cents francs de rente outre les amples re-venus de sa place Cabirolle fils est le cocher demonsieur de Portenduegravere

Quand en voyant passer aux Champs-Eacutely-seacutees une de ces charmantes petites voituresbasses appeleacutees escargots doubleacutee de soie grisde lin orneacutee drsquoagreacutements bleus vous y admi-rerez une jolie femme blonde la figure enve-

loppeacutee comme drsquoun feuillage par des milliersde boucles montrant des yeux semblables agrave despervenches lumineuses et pleins drsquoamour leacutegegrave-rement appuyeacutee sur un beau jeune homme  sivous eacutetiez mordu par un deacutesir envieux pensezque ce beau couple aimeacute de Dieu a drsquoavancepayeacute sa quote-part aux malheurs de la vie Cesdeux amants marieacutes seront vraisemblablementle vicomte de Portenduegravere et sa femme Il nrsquoy apas deux meacutenages semblables dans Paris

― Crsquoest le plus joli bonheur que jrsquoaie jamaisvu disait drsquoeux derniegraverement madame la com-tesse de lrsquoEstorade

Beacutenissez donc ces heureux enfants au lieu deles jalouser et cherchez une Ursule Miroueumltune jeune fille eacuteleveacutee par trois vieillards et parla meilleure des megraveres par lrsquoAdversiteacute

Goupil qui rend service agrave tout le monde etque lrsquoon regarde agrave juste titre comme lrsquohommele plus spirituel de Nemours a lrsquoestime de sapetite ville  mais il est puni dans ses enfants

qui sont horribles rachitiques hydroceacutephalesDionis son preacutedeacutecesseur fleurit agrave la Chambredes Deacuteputeacutes dont il est un des plus beaux or-nements agrave la grande satisfaction du roi desFranccedilais qui voit madame Dionis agrave tous sesbals Madame Dionis raconte agrave toute la villede Nemours les particulariteacutes de ses reacuteceptionsaux Tuileries et les grandeurs de la cour du roides Franccedilais  elle trocircne agrave Nemours au moyendu trocircne qui certes devient alors populaire

Bongrand est juge drsquoinstruction au tribunalde Fontainebleau  son fils qui a eacutepouseacute made-moiselle Levrault est un tregraves-honnecircte procu-reur-geacuteneacuteral

Madame Creacutemiegravere dit toujours les plus jo-lies choses du monde Elle ajoute un g agrave tam-bourg soi-disant parce que sa plume crache Laveille du mariage de sa fille elle lui a dit en ter-minant ses instructions laquo qursquoune femme devaitecirctre la chenille ouvriegravere de sa maison et y por-ter en toute chose des yeux de sphinx raquo Goupil

fait drsquoailleurs un recueil des coqs-agrave-lrsquoacircne de sacousine un Creacutemieacuterana

― Nous avons eu la douleur de perdre lebon abbeacute Chaperon a dit cet hiver madamela vicomtesse de Portenduegravere qui lrsquoavait soigneacutependant sa maladie Tout le canton eacutetait agrave sonconvoi Nemours a du bonheur car le succes-seur de ce saint homme est le veacuteneacuterable cureacute deSaint-Lange

Paris juin - juillet 1841

ILLUSTRATIONS

Le cureacute ChaperonJean-Seacutebastien-Marie GoupilMadame de Portenduegravere

COLOPHON

Ce volume est le vingt-sixiegraveme de lrsquoeacuteditionEacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Le textede reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume 5(1843) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=24oTAAAAQAAJ Les erreurs ortho-graphiques et typographiques de cette eacuteditionsont indiqueacutees entre crochets  laquo accomplissant[accomplisant] raquo Toutefois les orthographesnormales pour lrsquoeacutepoque ou pour Balzac (laquo col-leacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas corrigeacuteeset les capitales sont systeacutematiquement accen-tueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Ursule Miroueumlt
    • Les heacuteritiers alarmeacutes
    • La succession Minoret
      • Illustrations
        • Le cureacute Chaperon
        • Jean-Seacutebastien-Marie Goupil
        • Madame de Portenduegravere
          • Colophon
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