UNIVERSITE PANTHEON-ASSAS (PARIS II) - Droit des contrats ...
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UNIVERSITE PANTHEON-ASSAS (PARIS II)
Année universitaire 2016-2017
TRAVAUX DIRIGES – 1ère
année Licence Droit
DROIT CIVIL
Cours de Monsieur le Professeur Nicolas MOLFESSIS
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Distribution : 7 au 12 novembre 2016.
SIXIEME SEANCE
LA JURISPRUDENCE
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I.- Premier thème : le phénomène jurisprudentiel - Le terme de jurisprudence désigne
l’ensemble des décisions de justice rendues pendant une certaine période soit dans une
matière, soit dans une branche du Droit, soit dans l’ensemble du Droit. Cette définition très
large – qui est celle issue du Vocabulaire juridique, sous la direction du Doyen G. Cornu –
mérite d’être précisée.
Le terme de jurisprudence renvoie en effet également à un phénomène, celui que produisent
les décisions de justice. On évoque alors la jurisprudence pour qualifier les effets des
décisions de justice, ce que reflète l’expression : faire jurisprudence. Le plus souvent, ce sont
les décisions de la Cour de cassation dont il est alors question. Il ne faut pas exclure,
cependant, les jurisprudences locales, de cours d’appel.
Le Code civil, à cet égard, comporte trois dispositions essentielles, que vous devez
impérativement connaître. Il s’agit des articles 4, 5 et 1355 du Code civil.
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Selon le premier, « le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de
l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ». La règle
affirme l’obligation pour le juge de juger, sans pouvoir alléguer des insuffisances de la loi
pour accomplir sa mission. Elle laisse entendre que la mission du juge n’est pas seulement
d’appliquer la loi, puisqu’il faut croire qu’en certaines hypothèses une telle application
pourrait n’être pas possible ou du moins difficile du fait du silence, de l’obscurité ou de
l’insuffisance de la loi. Faut-il alors croire que le juge puisse ainsi créer des règles de droit ?
Le second texte devrait obliger à répondre par la négative. Selon l’article 5, « il est défendu
aux juges de se prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui
leur sont soumises ». L’article 5 interdit ainsi ce que l’on nomme les arrêts de règlement,
disposition qui fut introduite dans le Code civil en réaction aux pouvoirs des Parlements qui,
sous l’Ancien Régime, rendaient des arrêts applicables à tous et non aux seules parties au
procès.
Ainsi, ce diptyque oblige à comprendre que le juge peut et doit parfois s’émanciper de la loi
pour remplir sa mission, mais ne saurait rendre des décisions applicables à tous. Pour le dire
autrement, le juge a bien un pouvoir d’interprétation ; mais sa décision ne vaut toujours que
dans le cadre du litige dont il est saisi. Il ne saurait rendre une décision qui s’applique à
d’autres que les parties au procès.
L’article 1355 du Code civil pose, en ce sens, le principe dit de l’autorité relative de la chose
jugée : « l’autorité de la chose jugée n’a lieu qu’à l’égard de ce qui a fait l’objet du jugement.
Il faut que la chose demandée soit la même ; que la demande soit fondée sur la même cause ;
que la demande soit entre les mêmes parties, et formée par elles et contre elles en la même
qualité ».
De l’article 5 et du principe de l’effet relatif, on déduit souvent que la jurisprudence n’est pas
une source du droit. Le fait qu’un juge soit empêché de poser une règle applicable à tous se
dresserait ici comme un obstacle – infranchissable – à toute création du droit par le juge.
Mais une telle vision est trop formelle. Elle néglige la vocation de certains arrêts à créer des
règles qui, certes, sont posées à l’occasion d’un litige particulier et ne peuvent concrètement
s’appliquer que dans le cadre de ce litige (effet relatif de la chose jugée oblige), mais qui
seront ultérieurement à nouveau reprises dans le cadre de litiges identiques. Par suite, la
décision créatrice, parce qu’elle sera reprise et répétée, va bien ouvrir carrière à une règle.
Cette règle sera reçue et acceptée, en tant que telle, par ses destinataires : autres juges,
justiciables,…S’il en est ainsi, c’est parce que ce que la Cour de cassation a jugé, elle le
jugera probablement à nouveau. C’est aussi parce que l’ensemble de l’organisation judiciaire
– étudiée en troisième séance – contribue au respect de sa décision par les autres juges. Voilà
pourquoi on finira par considérer qu’une règle est bien présente, qui oblige et contraint
comme toute autre règle.
Mais encore faut-il rappeler que tous les arrêts n’ont pas vocation à participer ainsi à la
création du droit. Certains arrêts n’ont pas cette portée, soit qu’ils se contentent d’appliquer la
règle écrite sans rien y apporter, soit qu’ils ne s’attachent essentiellement qu’aux faits de
l’espèce. On s’interrogera d’ailleurs sur ce qui permet ainsi de repérer les arrêts importants,
les « grands » arrêts : ainsi les visas des arrêts, les formules de principe qu’ils contiennent
éventuellement, l’audience qui leur est donnée – notamment par des stratégies de publication
et de diffusion, etc.
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Document 1 : M.-C. Rondeau-Rivier, « La jurisprudence expliquée aux apprentis juristes »,
RTD civ. 1993, p. 89.
Document 2 : H. Capitant, F. Terré et Y. Lequette, Les grands arrêts de la jurisprudence
civile, t. 1, Dalloz, 13e éd., 2015, p. 82 et s.
II.- Deuxième thème : les revirements de jurisprudence – La jurisprudence n’est pas la loi.
De fait, un certain nombre de particularités les distinguent. Ainsi, la jurisprudence n’est pas
aussi facile d’accès que la loi. Pour cette dernière, il est acquis que nul ne saurait l’ignorer,
selon le principe même qui oblige chacun à la connaître pour pouvoir la respecter (Nul n’est
censé ignorer la loi). Qu’en est-il pour la jurisprudence ? Doit-on également la connaître, alors
même que la solution retenue ne vaut – comme on l’a dit ci-dessus –, qu’à l’égard des parties
au litige ?
En outre, par hypothèse toute nouvelle règle posée par le juge, dans sa décision, s’applique
immédiatement, dans le cadre du litige à l’occasion duquel la règle va être posée. On en
déduit que les revirements de jurisprudence ont un effet rétroactif, source d’injustices. Peut-on
remédier à cet inconvénient et éviter la rétroactivité des décisions de justice ?
La question a fait l’objet d’un rapport remis au Premier Président de la Cour de cassation en
novembre 2004, qui fait des propositions concrètes afin de remédier à ce problème de la
rétroactivité des revirements de jurisprudence.
Document 3 : Cass. ass. plen., 21 decembre 2006, Bull. civ. 2006, ass. plén., n° 15 ; JCP
2007.II.10040, note E. Dreyer ; JCP 2007.II.10111, note X. Lagarde ; D. 2007.835, obs. P.
Morvan ; RTD civ. 2007.168, obs. Ph. Théry.
Document 4 : Cass. civ. 1ère
, 11 juin 2009 (2 arrêts) ; D. 2009, AJ 175, obs. I. Gallmeister ;
JCP 2009, n° 237, obs. X. Lagarde ; CCC 2009.240, obs. L. Leveneur ; adde, N. Molfessis,
« La Cour de cassation face à la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence »,
D. 2009, chron. 2567.
Document 5 : CEDH, 26 mai 2011, affaire Legrand c. France.
Document 6 : Cass. civ. 1ère
, 6 avril 2016, n° 15-10.552.
Document 7 : Cass. civ. 1ère
, 12 octobre 2016, n° 15-18.659.
III.- Exercice.
Dissertation : « Comparer loi et jurisprudence dans leur rôle créateur de droit ».
Les étudiants mettront à profit les séances précédentes, tant sur le fond (la loi) que sur la
méthode. C’est la dernière dissertation avant l’examen de janvier. Alors, n’hésitez pas encore
à faire part de vos difficultés.
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Document 1 : M.-C. Rondeau-Rivier, « La jurisprudence expliquée aux apprentis juristes »,
RTD civ. 1993, p. 89.
Cours d’introduction au droit, premier trimestre de première année : dans un amphithéâtre plein à
craquer, il s’agit d’aborder le chapitre - incontournable - consacré aux sources du droit. L’exposé du
droit légiféré s’opère en général sans trop de problèmes : au prix des simplifications nécessaires pour
un auditoire de néophytes, l’univers des textes se déploie, au fil de définitions bien acquises, en une
pyramide d’une réconfortante cohérence. Certes, l’analyse de la coutume peut ensuite présenter
quelques incertitudes (où sont donc les coutumes contra legem ?), mais les vraies difficultés
commencent avec la définition de la jurisprudence. Confrontés à un terme omniprésent dans le
discours des juristes, les étudiants traversent une phase, pénible mais inévitable, de profonde
perplexité, dès lors que l’enseignant, pour tenter de faire comprendre ce qu’est la jurisprudence,
commence par exposer ce qu’elle n’est pas en examinant les définitions courantes.
La jurisprudence, c’est l’ensemble des décisions rendues par les tribunaux
Invité à se reporter à l’organigramme de l’appareil juridictionnel français, l’apprenti juriste additionne.
Sur le versant administratif, les comptes restent raisonnables : un Conseil d’Etat, cinq cours d’appel,
trente-trois tribunaux administratifs. Mais, côté judiciaire, les chiffres sont impressionnants : une Cour
de cassation, trente-trois cours d’appel, et plus de mille juridictions de première instance, lesquelles,
apprend le novice, rendent, bon an mal an, quelque treize millions de décisions en matière civile et
pénale.
Cet énorme « magma », explique immédiatement l’enseignant, ce n’est pas la jurisprudence, mais le
contentieux, produit de l’activité quotidienne des tribunaux, échappant à la connaissance sinon en
termes de statistiques. Et les statistiques ne constituent sûrement pas une quelconque source du droit.
La « vraie » jurisprudence, c’est l’ensemble des décisions rendues au plus haut niveau, par les
cours suprêmes
Après un soupir de soulagement devant cette notable restriction du champ, l’apprenti juriste éprouve
de nouvelles inquiétudes en découvrant que la Cour de cassation, pour ne citer qu’elle, rend
globalement 25 000 arrêts chaque année. Faut-il les connaître tous pour être un bon juriste, et
comment ce travail de titan est-il possible ?
Ces arrêts, explique l’enseignant, dorment dans la mémoire électronique des banques de données
informatisées. Pour bon nombre d’entre eux, ce sommeil sera durable ou définitif, si aucun acteur de la
scène juridique - avocat, magistrat, professeur, etc. - ne vient les extirper de la masse, et les utiliser.
La jurisprudence, ce sont les arrêts de principe rendus par les cours suprêmes
Mais comment faire la différence entre les arrêts de principe et les autres ?
Il s’agit, expose l’enseignant, d’une aptitude à la réitération et à la généralisation, car la jurisprudence,
ce n’est pas l’arrêt - décision juridictionnelle enfermée dans le cercle des parties à l’instance - mais la
solution retenue par l’arrêt.
L’explication du passage de la jurisdictio à la jurisprudence, du procès à la règle, est un moment
pédagogiquement délicat, mais passionnant. Le processus de transformation est si bien intégré dans les
modes de pensée et les pratiques des juristes, qu’il est malaisé de le mettre à jour et de le décomposer
pour l’édification du néophyte.
Il n’est pas facile d’expliquer les rôles respectifs de l’avocat - qui va proposer une argumentation et
convaincre -, du juge - qui, depuis la première instance jusqu’à la juridiction suprême si (et seulement
si) les voies de recours sont exercées, va choisir sa décision et sa motivation -, de l’autorité qui décide
de la publication, juridiction elle-même (la publication au Bulletin est un indicateur de l’importance de
l’arrêt) ou rédaction d’une revue - car la « jurisprudence inédite » est l’Arlésienne du droit -, et enfin
de l’universitaire - qui s’emploie à commenter, dans le cadre d’un exercice qui n’est pas que de style :
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la note d’arrêt constitue du « prêt-à-penser », et les étudiants le comprennent vite, qui lisent le
commentaire avant l’arrêt, si ce n’est le commentaire à la place de l’arrêt ...
Certes, il y a des arrêts « grands » dès le berceau : ceux qui sont attendus, énoncés, et immédiatement
reconnus comme tels. A titre d’exemple, l’arrêt Desmares était, à l’évidence, de principe et personne
ne s’y est trompé. Au-delà, tout dépend de la règle discutée, de la formulation, du retentissement, de
l’utilisation. A la rubrique des comparaisons culinaires, la jurisprudence est une mayonnaise qui ne
monte pas toujours.
Alors, demande l’apprenti juriste - et s’il pose la question, l’enseignant se dit qu’il n’a pas
complètement perdu son temps - un arrêt publié ou informatisé « brut de commentaire », est-ce de la
jurisprudence ? C’est selon. Selon son objet, sa rédaction, et aussi selon ce que va en faire celui qui
l’utilise.
La jurisprudence est une création collective. Est-elle une « vraie » source de droit, ou une simple
« autorité » ? Ce n’est qu’une question seconde, et que l’auteur de ces lignes estime, à tort ou à raison,
parfaitement secondaire. Elle existe, et se construit par le jeu subtil des multiples réseaux de diffusion
- fonds de concours auprès de la Cour de cassation, stratégies déployées par les revues spécialisées,
« médiatisation » juridique de questions nouvelles, etc. - au sein de la communauté des juristes. Elle se
démontre, s’étiole, se combat, se modifie. Elle n’est ni le décalque des textes, ni le reflet du
contentieux, mais elle est certainement l’enjeu et le produit des règles disputées. Elle est le droit qui
bouge.
Document 2 : H. Capitant, F. Terré et Y. Lequette, Les grands arrêts de la jurisprudence
civile, t. 1, Dalloz, 13e éd., 2015, p. 82 et s.
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Document 3 : Cass. ass. plen., 21 decembre 2006, Bull. civ. 2006, ass. plén., n° 15.
Attendu, selon l’arret attaque (Aix-en- Provence, 6 avril 2000), que le journal Le Provencal a
publie le 14 fevrier 1996 un article intitule "ils maltraitaient leur bebe - Digne : le couple
tortionnaire ecroue" ; que, s’estimant mise en cause par cet article dans des conditions
attentatoires a la presomption d’innocence, Mme X... a assigne la societe editrice du journal et le directeur de la publication en reparation de son prejudice devant un tribunal de grande instance ;
Sur le premier moyen :
Attendu que la societe La Provence et le directeur de la publication du journal font grief a l’arret
d’avoir ecarte le moyen tire de la prescription de l’action, alors, selon le moyen, qu’il resulte de
l’article 65-1 de la loi du 29 juillet 1881 que les actions fondees sur une atteinte a la presomption
d’innocence commises par l’un des moyens vises a l’article 23 se prescriront apres trois mois
revolus a compter du jour de l’acte de publicite ; que la societe La Provence faisait valoir la
prescription de l’action des lors que la declaration d’appel etant du 17 mars 1998, Mme X...
n’avait fait aucun acte susceptible d’interrompre le cours de la prescription, laquelle etait acquise
le 17 juin 1998 ; qu’en decidant que le moyen tire de la prescription doit etre ecarte aux motifs
que la prescription edictee par l’article 65-1 de la loi du 29 juillet 1881 n’est pas la meme que
celle prevue par l’article 65 pour les infractions prevues par cette loi et qu’il n’y a donc pas lieu
d’examiner la question de l’inaction de Mme X... depuis l’appel de la societe La Provence,
l’action ayant ete valablement introduite devant le tribunal dans le delai prevu par l’article 65-1, la cour d’appel a viole les textes susvises ;
Mais attendu que les dispositions de l’article 65-1 de la loi du 29 juillet 1881 instaurent, pour les
actions fondees sur une atteinte au respect de la presomption d’innocence, un delai de prescription
particulier qui deroge au droit commun de la prescription des actions en matiere civile ; que ces
dispositions, d’ordre public, imposent au demandeur, non seulement d’introduire l’instance dans
les trois mois de la publication des propos incrimines, mais aussi d’accomplir tous les trois mois
un acte de procedure manifestant a l’adversaire son intention de poursuivre l’instance ; que si
c’est a tort que la cour d’appel a ecarte le moyen de prescription alors qu’elle constatait que Mme
X... n’avait accompli aucun acte interruptif de prescription dans les trois mois suivant la
declaration d’appel faite par les parties condamnees, la censure de sa decision n’est pas encourue
de ce chef, des lors que l’application immediate de cette regle de prescription dans l’instance en
cours aboutirait a priver la victime d’un proces equitable, au sens de l’article 6 § 1 de la
Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertes fondamentales, en lui interdisant l’acces au juge ;
D’ou il suit que le moyen ne peut etre accueilli ;
Sur le deuxieme moyen : [...] Sur le troisieme moyen : [...]
PAR CES MOTIFS : REJETTE le pourvoi.
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Document 4 : Cass. civ. 1ère
, 11 juin 2009 (2 arrêts)
1er
arrêt
Sur le moyen unique, pris en sa première branche :
Attendu qu’imputant sa contamination par le virus de l’hépatite C, au traitement de ses varices, réalisé
en 1986 par injection d’un liquide sclérosant, Mme X... a recherché la responsabilité de M. Y..., son
médecin ;
Attendu que M. Y... fait grief à l’arrêt (Bordeaux, 15 mars 2007) de l’avoir déclaré responsable de la
contamination de Mme X... par le virus de l’hépatite C et de l’avoir condamné à verser une certaine
somme à titre de provision, alors, selon le moyen, que toute personne a droit à ce que sa cause soit
entendue équitablement ; qu’en conséquence, une partie à un procès ne peut se voir opposer une règle
de droit issue d’un revirement de jurisprudence lorsque la mise en œuvre de celle-ci aboutirait à la
priver d’un procès équitable ; qu’en 1986, la jurisprudence mettait à la charge du médecin, en matière
d’infection nosocomiale, une obligation de moyens et n’a mis à sa charge une obligation de sécurité de
résultat qu’à compter du 29 juin 1999 ; que l’application du revirement de jurisprudence du 29 juin
1999 à la responsabilité des médecins pour des actes commis avant cette date a pour conséquence de
priver le médecin d’un procès équitable, dès lors qu’il lui est reproché d’avoir manqué à une
obligation qui, à la date des faits qui lui sont reprochés, n’était pas à sa charge ; qu’en décidant
néanmoins que M. Y... était tenu d’une obligation de sécurité de résultat en raison des actes qu’il avait
pratiqués sur Mme X... en 1986, bien que ceux-ci eussent été réalisés avant le revirement de
jurisprudence ayant consacré l’existence d’une obligation de sécurité de résultat, la cour d’appel a
privé M. Y... du droit à un procès équitable, en violation des articles 1147 du code civil et 6 de la
convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
Mais attendu que la sécurité juridique, invoquée sur le fondement du droit à un procès équitable, pour
contester l’application immédiate d’une solution nouvelle résultant d’une évolution de la
jurisprudence, ne saurait consacrer un droit acquis à une jurisprudence figée, dès lors que la partie qui
s’en prévaut n’est pas privée du droit à l’accès au juge ; que le moyen n’est pas fondé en sa première
branche ;
Et attendu qu’aucun des griefs du moyen unique, pris en ses autres branches, ne serait de nature à
permettre l’admission du pourvoi ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi.
2nd
arrêt
Sur le moyen unique, pris en sa première branche :
Attendu qu’imputant sa contamination par le virus l’hépatite C au traitement de ses varices, réalisé
entre le 27 septembre 1981 et le 11 janvier 1982 par injection d’un liquide sclérosant, Mme Z... a
recherché la responsabilité de M. X..., son médecin ;
Attendu que M. X... fait grief à l’arrêt (Bordeaux, 16 avril 2008) de l’avoir déclaré responsable de la
contamination de Mme Z... par le virus de l’hépatite C et de l’avoir condamné à lui verser une
indemnité en réparation de son préjudice, alors, selon le moyen, que toute personne a droit à ce que sa
cause soit entendue équitablement ; qu’en conséquence, une partie à un procès ne peut se voir opposer
une règle de droit issue d’un revirement de jurisprudence lorsque la mise en oeuvre de celle-ci
aboutirait à la priver d’un procès équitable ; qu’en 1981 et 1982, la jurisprudence mettait à la charge
du médecin, en matière d’infection nosocomiale, une obligation de moyens et n’a mis à sa charge une
obligation de sécurité de résultat qu’à compter du 29 juin 1999 ; que l’application du revirement de
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jurisprudence du 29 juin 1999 à la responsabilité des médecins pour des actes commis avant cette date
a pour conséquence de priver le médecin d’un procès équitable, dès lors qu’il lui est reproché d’avoir
manqué à une obligation qui, à la date des faits qui lui sont reprochés, n’était pas à sa charge ; qu’en
décidant néanmoins que M. X... était tenu d’une obligation de sécurité de résultat en raison des actes
qu’il avait pratiqués sur Mme Z... entre le 27 septembre 1981 et le 11 janvier 1982, bien que ceux-ci
eussent été réalisés avant le revirement de jurisprudence ayant consacré l’existence d’une obligation
de sécurité de résultat, la cour d’appel a privé M. X... du droit à un procès équitable, en violation des
articles 1147 du code civil et 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et
des libertés fondamentales ;
Mais attendu que la sécurité juridique, invoquée sur le fondement du droit à un procès équitable pour
contester l’application immédiate d’une solution nouvelle résultant d’une évolution de la
jurisprudence, ne saurait consacrer un droit acquis à une jurisprudence figée, dès lors que la partie qui
s’en prévaut n’est pas privée du droit à l’accès au juge ; que le moyen n’est pas fondé en sa première
branche ;
Et attendu qu’aucun des griefs du moyen unique, pris en ses autres branches, ne serait de nature à
permettre l’admission du pourvoi ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi.
Document 5 : CEDH, 26 mai 2011, affaire Legrand c. France.
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés respectivement en 1960 et 1965 et ont élu domicile au cabinet de leurs
conseils à Paris.
6. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit.
7. A la suite d’une liposuccion pratiquée le 21 septembre 1989, la requérante contracta une gangrène
gazeuse développée, infection nosocomiale qui nécessita sept interventions chirurgicales.
8. Par une ordonnance du 15 mars 1990, le juge des référés de Rouen fit droit à une demande
d’expertise présentée par la requérante. Le rapport, déposé le 3 octobre 1990, conclut à la pratique, de
la part du médecin ayant procédé à l’opération de liposuccion, de soins consciencieux, attentifs et
conformes aux données actuelles de la science. 9. La requérante déposa plainte en se constituant partie civile devant le juge d’instruction du tribunal
de grande instance de Rouen.
10. Par une ordonnance du 3 décembre 1998, le juge d’instruction renvoya le médecin devant le
tribunal correctionnel sous la prévention de blessures involontaires ayant entraîné une incapacité totale
de travail supérieure à trois mois et escroquerie. Les requérants se constituèrent partie civile devant le
tribunal. 11. Par un jugement du 20 décembre 2000, le tribunal correctionnel de Rouen relaxa le médecin et, de
ce fait, rejeta les demandes indemnitaires des requérants. La requérante interjeta appel du jugement,
mais elle se désista par la suite, ce dont prit acte la cour d’appel de Rouen par un arrêt du 22 novembre
2001
12. En juin 2002, les requérants assignèrent le médecin, sa compagnie d’assurance et la caisse
d’assurance maladie de la requérante devant le tribunal de grande instance de Rouen, en vue d’obtenir
des dommages-intérêts. 13. Par un jugement du 21 novembre 2003, le tribunal rejeta l’exception, soulevée par le médecin, tirée de l’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil aux motifs que le jugement rendu par la juridiction pénale le 20 décembre 2000 avait statué sur la responsabilité « délictuelle » du médecin, alors que les demandeurs fondaient leur action devant le juge civil sur la responsabilité « contractuelle ». Sur le fond, le tribunal débouta néanmoins les requérants.
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14. Par un arrêt du 28 juin 2006, la cour d’appel de Rouen confirma le rejet de la fin de non-recevoir
soulevée par le médecin au regard de l’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil, relevant que la juridiction pénale n’avait statué que sur la responsabilité délictuelle. Sur le fond, elle infirma le jugement et condamna le praticien à payer 79 000 euros (EUR) à la requérante en réparation des préjudices subis et 15 000 EUR au requérant, outre 2 200 EUR aux requérants pour indemniser leur préjudice matériel et 10 000 euros au titre des frais et dépens. 15. Le médecin forma un pourvoi en cassation. A l’appui de son pourvoi, il invoqua, dans un moyen
unique, le bénéfice d’un arrêt rendu par la Cour de cassation en assemblée plénière le 7 juillet 2006,
aux termes duquel, revenant sur un arrêt rendu en 1994 par la même formation, la Cour de cassation
avait jugé qu’il incombe au demandeur de présenter dès l’instance relative à la première demande
l’ensemble des moyens qu’il estime de nature à fonder celle-ci. Les requérants contestèrent la
possibilité d’appliquer cette jurisprudence à leur procédure en cours, arguant notamment de la
différence de finalité des deux actions engagées respectivement devant les juges pénal et civil, et
demandant à la Cour de cassation, en tout état de cause, d’écarter l’application à des faits antérieurs
d’une jurisprudence nouvelle qui aurait pour effet de les priver de leur droit d’accès à un juge pour
obtenir réparation. Ils invoquèrent notamment le droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1
de la Convention.
16. Par un arrêt du 25 octobre 2007, la Cour de cassation cassa l’arrêt de la cour d’appel, aux motifs
qu’il incombe au demandeur de présenter dès l’instance relative à la première demande l’ensemble des
moyens qu’il estime de nature à fonder celle-ci et que, en l’espèce, la cour d’appel était saisie d’une
demande qui, comme la demande originaire, était formée entre les mêmes parties et tendait à
l’indemnisation des préjudices résultant de l’intervention médicale.
II. LE DROIT ET LA JURISPRUDENCE INTERNE PERTINENTS
A. Le revirement de jurisprudence en cause
1. La disposition légale applicable 17. L’article 1351 du code civil est rédigé comme suit : « L’autorité de la chose jugée n’a lieu qu’à
l’égard de ce qui a fait l’objet du jugement. Il faut que la chose demandée soit la même ; que la demande soit
fondée sur la même cause ; que la demande soit entre les mêmes parties, et formée par elles et contre elles en la
même qualité. »
2. Les arrêts du 3 juin 1994 et du 21 janvier 2003 18. Par un arrêt du 3 juin 1994 rendu en formation d’assemblée plénière (pourvoi n
o 92-12.157, Bull.
1994, Ass. Plén., no 4), la Cour de cassation a jugé que l’autorité de la chose jugée attachée à un arrêt
qui, en ordonnant la régularisation d’une vente par acte authentique, n’a tranché que la question de la réalité et de la validité du consentement des parties, ne saurait faire obstacle à l’action en nullité de cette même vente fondée sur le défaut de prix réel et sérieux. 19. Dans la continuité de cet arrêt, la première chambre civile a rendu le 21 janvier 2003 un arrêt
(pourvoi no 00-15.781, Bull. 2003, I, n
o 18), dont il ressort que c’est à bon droit qu’une cour d’appel,
après avoir relevé qu’un jugement avait précisé que c’était sur le seul fondement de la responsabilité
délictuelle que les demandeurs avaient formé des prétentions dont il les déboutait, a écarté la fin de
non-recevoir tirée de l’autorité de la chose jugée sur le constat de ce que les actuelles prétentions du
demandeur étaient fondées sur la responsabilité contractuelle jusque là exclue des débats.
3. L’évolution de la jurisprudence à partir de 2004 20. Par un arrêt du 4 mars 2004 (pourvoi n
o 02-12.141, Bull. 2004, II, n
o 84), la deuxième chambre
civile de la Cour de cassation a considéré qu’une cour d’appel, ayant constaté que dans une procédure antérieure comme dans celle pendante devant elle, une partie entendait obtenir le remboursement de sommes prêtées et que sa demande avait été rejetée par une précédente décision, a retenu à bon droit que cette partie, qui invoquait dans la seconde instance le mandat, la gestion d’affaires, la garantie
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personnelle, le cautionnement, le pacte de constitut, la répétition de l’indu ou l’enrichissement sans cause, ne développait que des moyens nouveaux et que sa demande nouvelle se heurtait par conséquent à l’autorité de la chose jugée. Une solution similaire était retenue par la même chambre dans un arrêt du 23 septembre 2004 (pourvoi n
o 02-19.882, Bull. 2004, II, n
o 413). La première
chambre civile de la Cour de cassation jugea à son tour, dans un arrêt du 8 mars 2005 (pourvoi no 02-
16.197, Bull. 2005, I, no 113) qu’une action en nullité et une action en inopposabilité d’un même acte
tendent toutes deux à le voir déclarer sans effet et que dès lors, il existe une identité d’objet entre les deux actions et l’autorité de la chose jugée attachée à la première fait obstacle à la recevabilité de la seconde.
4. Le revirement de jurisprudence du 7 juillet 2006 21. Le 7 juillet 2006, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a rendu un arrêt (pourvoi n
o 04-
10.672, Bull. 2006, Ass. Plén., no 8) dans lequel elle juge :
« (...) ayant constaté que, comme la demande originaire, la demande dont elle était saisie, formée
entre les mêmes parties, tendait à obtenir paiement d’une somme d’argent à titre de rémunération d’un
travail prétendument effectué sans contrepartie financière, la cour d’appel en a exactement déduit que
[le demandeur] ne pouvait être admis à contester l’identité de cause des deux demandes en invoquant
un fondement juridique qu’il s’était abstenu de soulever en temps utile, de sorte que la demande se
heurtait à la chose précédemment jugée relativement à la même contestation. »
B. L’application dans le temps des revirements de jurisprudence 22. La Cour de cassation a eu l’occasion de se prononcer sur les effets dans le temps de sa propre jurisprudence au regard de l’équité du procès. Par un arrêt du 8 juillet 2004 (pourvoi n
o 01-10.426,
Bull. 2004, no 387), elle a jugé que :
« selon l’article 65-1 de la loi du 29 juillet 1881, les actions civiles fondées sur une atteinte au respect de la présomption d’innocence commise par l’un des moyens visés à l’article 23 de cette loi se prescrivent après
trois mois révolus à compter du jour de l’acte de publicité ; que ces dispositions spéciales, d’ordre public,
dérogeant au droit commun, le délai de trois mois court à nouveau à compter de chaque acte interruptif de
la prescription abrégée prévue par ce texte ;
(...) si c’est à tort que la cour d’appel a décidé que le demandeur n’avait pas à réitérer trimestriellement son
intention de poursuivre l’action engagée, la censure de sa décision n’est pas encourue de ce chef, dès lors que
l’application immédiate de cette règle de prescription dans l’instance en cours aboutirait à priver la victime d’un
procès équitable, au sens de l’article 6.1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et
des libertés fondamentales ».
23. Cette solution a été réaffirmée, s’agissant d’un litige portant sur l’application de la même
disposition, le 21 décembre 2006 dans un arrêt rendu par la Cour de cassation en sa formation
d’assemblée plénière (pourvoi no 00-20.493, Bull. 2006, Ass. Plén., n
o 15) en précisant que :
« (...) si c’est à tort qu’une cour d’appel a écarté le moyen de prescription, alors qu’elle constatait que
le demandeur en justice n’avait accompli aucun acte interruptif de prescription dans les trois mois
suivant la déclaration d’appel faite par les parties condamnées, la censure de sa décision n’est pas
encourue de ce chef, dès lors que l’application immédiate de cette règle de prescription dans l’instance
en cours aboutirait à priver la victime d’un procès équitable, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention
de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, en lui interdisant l’accès au juge. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
24. Les requérants se plaignent d’une violation de leur droit à un procès équitable, en raison du
caractère rétroactif de l’arrêt de la Cour de cassation du 7 octobre 2006. Ils invoquent l’article 6 § 1 de
la Convention dont l’extrait pertinent se lit comme suit :
- 14 -
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...)
des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) ».
A. Thèse des parties
1. Les requérants
25. Les requérants, s’ils ne contestent pas avoir pu soumettre leurs observations à la Cour de cassation, estiment en revanche avoir été privés de leur droit à un procès équitable, et plus particulièrement de
leur droit d’accès à un tribunal.
26. Ils considèrent que le revirement de jurisprudence dont a résulté la fin de non-recevoir qui leur a
été opposée était absolument imprévisible, non seulement lorsqu’ils se sont désistés de leur appel pour saisir le juge civil, mais même ensuite. A cet égard, pour eux, les arrêts de la Cour de cassation
intervenus entre 2004 et 2006 s’inscrivaient encore dans la lignée de la conception précédente, selon laquelle l’autorité de la chose jugée ne pouvait être opposée qu’à l’action fondée sur une même cause,
contrairement, selon eux, à ce que retient l’arrêt de 2006. 27. Par ailleurs, les requérants soutiennent que l’application à leur litige du revirement de jurisprudence intervenu en 2006 a porté atteinte de manière certaine à leurs droits. Ils estiment que, si
cette fin de non-recevoir n’avait pas été opposée à leur action, ils auraient pu de manière certaine, compte tenu des règles applicables en matière de responsabilité médicale au moment des faits, obtenir
réparation de leur préjudice sur le fondement de l’obligation de résultat du chirurgien, telle qu’elle était interprétée par la jurisprudence. 28. Enfin, les requérants, qui estiment avoir agi en toute loyauté procédurale en saisissant le juge
naturellement compétent en matière de responsabilité contractuelle, estiment que la fin de non-
recevoir qui leur a été opposée n’avait aucune justification d’intérêt public, s’agissant d’un litige
d’ordre privé.
2. Le Gouvernement 29. Le Gouvernement fait pour sa part valoir qu’un revirement de jurisprudence est par nature
rétroactif et porte, dès lors, dans une certaine mesure, atteinte au principe de sécurité juridique. Pour
autant, le Gouvernement souligne que les revirements de jurisprudence sont inhérents à l’office du juge, la Cour ne reconnaissant d’ailleurs pas de droit acquis à une jurisprudence constante. Il précise
que, dans ces conditions, la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence doit rester exceptionnelle et fondée sur des circonstances très particulières, ce qui fait d’ailleurs l’objet d’un large
consensus parmi les juges européens. Tout autre choix reviendrait, selon le Gouvernement, à conférer au juge un pouvoir réglementaire contraire aux dispositions du droit français. Le Gouvernement
observe par ailleurs que le cas des revirements de jurisprudence se distingue de celui des lois de validation, lesquelles constituent une ingérence du pouvoir législatif dans l’exercice des prérogatives
de l’autorité judiciaire. 30. Le Gouvernement affirme que, dans ces conditions, l’atteinte portée par un revirement de
jurisprudence au principe de sécurité juridique doit, pour être conforme à l’article 6 § 1 de la
Convention, respecter l’équilibre des intérêts en jeu. Or, en l’espèce, pour le Gouvernement,
l’application du revirement litigieux à l’affaire des requérants n’a pas porté atteinte à leurs droits. En
effet, les requérants, qui ne pouvaient se prévaloir d’aucune certitude d’obtenir gain de cause, n’ont été
privé ni de la possibilité de demander réparation devant le juge pénal, ni ensuite de discuter devant la
Cour de cassation des effets d’un revirement qui était antérieur au pourvoi en cause. Le Gouvernement ajoute que l’application du revirement était légitime ; elle répondait à un impératif de bonne
administration de la justice, à la fois en termes de sécurité juridique, en donnant une définition unifiée de la notion de « cause », et
en termes de loyauté procédurale, en permettant de prévenir l’opportunisme d’une partie. Enfin, le Gouvernement fait valoir que le revirement lui-même était prévisible, plusieurs arrêts antérieurs de la
Cour de cassation l’ayant amorcé depuis 2004.
- 15 -
31. Le Gouvernement en déduit qu’en l’espèce l’équilibre des intérêts en jeu a été respecté, et que dans ces conditions, le grief tiré d’une violation du droit des requérants à un procès équitable est manifestement mal fondé
B. Sur la recevabilité
32. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
C. Appréciation de la Cour
33. La Cour rappelle que l’un des éléments fondamentaux de la prééminence du droit, à la lumière de laquelle s’interprète le droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1, est le principe de la sécurité des rapports juridiques. Ce principe implique, entre autres, que la solution donnée de manière définitive à tout litige par les tribunaux ne soit plus remise en cause (Brumărescu c. Roumanie [GC], n
o 28342/95, § 61, CEDH 1999-VII).
34. De plus, l’accessibilité, la clarté et la prévisibilité des dispositions légales et de la jurisprudence
assurent l’effectivité du droit d’accès à un tribunal, s’agissant notamment des règles de forme, de
délais de recours et de prescription (De Geouffre de la Pradelle c. France, 16 décembre 1992, § 33,
série A no 253-B, Bellet c. France, 4 décembre 1995, § 37, série A n
o 333-B, et Brumărescu, précité, §
65).
35. La Cour a par ailleurs jugé, dans l’arrêt Marckx c. Belgique (13 juin 1979, § 58, série A n° 31) que
le principe de sécurité juridique, nécessairement inhérent au droit de la Convention comme au droit
communautaire, dispensait l’État belge de remettre en cause les actes ou les situations antérieures au
prononcé de l’arrêt de la Cour, mais il s’agissait là d’un obiter dictum en réponse à l’intérêt qu’avait
manifesté le Gouvernement belge à connaître la portée dans le temps de l’arrêt de la Cour dans cette
affaire (Unédic c. France, no 20153/04, § 73, 18 décembre 2008).
36. Pour autant, la Cour a également estimé que les exigences de la sécurité juridique et de protection
de la confiance légitime des justiciables ne consacrent pas de droit acquis à une jurisprudence
constante (Unédic, précité, § 71). Dans cette affaire, elle a ainsi jugé, s’agissant d’un revirement qui
concernait l’application d’une règle de fond, qu’aucune entrave n’avait été apportée à l’un des droits
garantis par l’article 6 (Unédic, précité, §§ 75 et 78).
37. Elle rappelle à cet égard qu’une évolution de la jurisprudence n’est pas en soi contraire à une bonne administration de la justice, dès lors que l’absence d’une approche dynamique et évolutive empêcherait tout changement ou amélioration (Atanasovski c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine », n
o 36815/03, § 38, 14 janvier 2010).
38. C’est ainsi que dans l’arrêt Marckx, la Cour s’est fondée sur deux principes généraux de droit rappelés par la Cour de Justice des Communautés européennes : « les conséquences pratiques de toute décision juridictionnelle doivent être pesées avec soin », mais « on ne saurait (...) aller jusqu’à infléchir l’objectivité du droit et compromettre son application future en raison des répercussions qu’une décision de justice peut entraîner pour le passé » (précité, § 58). 39. En l’espèce, la Cour note que les requérants ne pouvaient pas se prévaloir d’un droit
définitivement acquis, dès lors que l’arrêt de la cour d’appel de Rouen qui avait condamné leur
adversaire à les indemniser était, en tout état de cause, susceptible de recours selon les formes et délais
prévus par le droit interne
40. C’est d’ailleurs ce recours qu’a exercé l’adversaire des requérants, comme il en avait légalement la possibilité, à la suite d’un revirement de jurisprudence de la Cour de cassation, intervenu dans un autre litige et dans un sens qui lui était favorable. Or le nouvel état du droit introduit par ce revirement, intervenu en assemblée plénière, formation la plus solennelle de la Cour de cassation, à la suite de divergences apparues dès 2004 entre plusieurs chambres de la juridiction (voir « le droit interne
- 16 -
pertinent » ci- dessus), était parfaitement connu de toutes les parties lorsqu’il a exercé son recours
(voir, mutatis mutandis, Unédic, précité, § 75). Dès lors, aux yeux de la Cour, il n’existait aucune incertitude sur l’état du droit lorsque la Cour de cassation a statué (Unédic, précité, § 78). 41. Quant à l’incidence de la solution retenue par la Cour de cassation, si la Cour prend en
considération les impératifs, avancés par le Gouvernement, de bonne administration de la justice, de
sécurité juridique et de loyauté procédurale, elle n’entend pas se prononcer sur l’opportunité de ce
choix, lequel relève de l’application du droit interne. Elle note, en tout état de cause, que l’arrêt de la
Cour de cassation n’a pas eu pour effet de priver, même rétroactivement, les requérants de leur droit
d’accès à un tribunal. Il n’a pas remis en cause leur saisine initiale du juge pénal, retenant uniquement
qu’ils auraient dû soumettre à celui-ci l’ensemble des moyens tendant à l’indemnisation de leurs
préjudices. De ce point de vue, leur désistement d’appel du jugement du tribunal correctionnel pour
saisir, ensuite, le juge civil sur un autre fondement, relève d’un choix procédural personnel, dont il
appartenait au premier chef aux juges internes d’apprécier la portée au regard des impératifs précités. 42. La Cour déduit de ce qui précède que les requérants n’ont subi aucune atteinte à leur droit à un procès équitable, s’agissant notamment de leur droit d’accès à un tribunal. 43. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE & DU PROTOCOLE N° 1
44. Les requérants se plaignent de ce que le revirement de jurisprudence de la Cour de cassation leur
ferait subir une ingérence disproportionnée dans la jouissance de leurs biens, en l’espèce une créance
indemnitaire. Ils invoquent l’article 1 du Protocole no 1, qui dispose :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux
du droit international. Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur
les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
45. Les requérants, qui estiment qu’ils auraient eu la certitude d’être indemnisés si le revirement de
jurisprudence ne leur avait pas été appliqué, contestent, en l’absence de déloyauté de leur part, toute
légitimité à l’intervention des autorités dans un litige privé.
46. Le Gouvernement estime pour sa part que les requérants ne disposaient d’aucun bien, à défaut de justifier d’une créance constatée et liquidée par une décision judiciaire définitive, ou d’une espérance légitime, en l’absence d’une jurisprudence bien ancrée, comme le démontre la divergence entre le jugement de première instance et l’arrêt d’appel. 47. Subsidiairement, le Gouvernement estime que l’ingérence des autorités était légitime comme répondant à un impératif d’intérêt général fondé sur une meilleure administration de la justice et des objectifs de sécurité juridique et de loyauté procédurale. 48. La Cour observe que le grief soulevé par les requérants sous l’angle de l’article 1 du Protocole n
o 1
se confond dans une très large mesure avec celui tiré de l’article 6 de la Convention. A cet égard, elle estime que les requérants, qui ne disposaient pas en l’espèce d’une créance exigible, dans la mesure où l’arrêt de la cour d’appel n’avait pas acquis de caractère irrévocable (voir paragraphe 39 ci-dessus), n’avaient pas davantage une « espérance légitime » d’être indemnisés. En effet, la Cour observe qu’en l’espèce, il y avait controverse sur la façon dont le droit interne devait être interprété et appliqué, et que les arguments développés par les requérants à cet égard ont en définitive été rejetés par les juridictions nationales (Kopecký c. Slovaquie [GC], n
o 44912/98, § 50, CEDH 2004-IX, et Anheuser-Busch Inc. c. Portugal
[GC], no 73049/01, § 65, CEDH 2007-...).
49. Dans ces conditions, les requérants ne pouvaient se prévaloir d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole n
o 1.
- 17 -
50. Partant, ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
Document 6 : Cass. civ. 1ère
, 6 avril 2016, n° 15-10.552.
Attendu, selon l’arrêt attaqué, que la commune d’Ajaccio a confié à la société X... et fils (la société),
par une délégation de service public, la construction et l’exploitation d’un crématorium situé au lieudit
du Vazzio ; que, soutenant que le tract diffusé par un collectif dénommé « Collectif contre le
crématorium au Vazzio » (le collectif), ainsi que la pétition que celui-ci avait mise en ligne sur
Internet, contenaient des propos diffamatoires à leur égard, la société, MM. Y... et Marc-Xavier X... et
Mmes Françoise, Valérie et Elodie X... (les consorts X...) ont assigné les membres de ce collectif et la
société Groupe Nextone Media Limited, hébergeur du site en cause, aux fins d’obtenir réparation de
leur préjudice ;
Sur le moyen tiré de la nullité de l’assignation, relevé d’office, après avis donné aux parties
conformément à l’article 1015 du code de procédure civile :
Vu l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ;
Attendu qu’en vertu de ce texte, l’assignation doit, à peine de nullité, préciser et qualifier le fait
incriminé, et indiquer le texte de loi applicable ;
Attendu que, selon une jurisprudence constante, la chambre criminelle de la Cour de cassation décide
qu’elle a le devoir de vérifier, d’office, si la citation délivrée est conforme au texte susvisé et,
notamment, qu’elle mentionne le texte qui édicte la peine sanctionnant l’infraction poursuivie ; que la
première chambre civile de la Cour de cassation a cependant jugé que la seule omission, dans
l’assignation, de la mention de la sanction pénale encourue, que la juridiction civile ne peut prononcer,
n’était pas de nature à en affecter la validité (1re Civ., 24 septembre 2009, pourvoi n° 08-17. 315,
Bull. n° 180) ; que, toutefois, par arrêt du 15 décembre 2013 (pourvoi n° 11-14. 637, Bull. n° 1),
l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, saisie de la question de la validité d’une assignation
retenant pour le même fait la double qualification d’injure et de diffamation, a affirmé que l’article 53
de la loi du 29 juillet 1881 devait recevoir application devant la juridiction civile ; que cette décision,
qui consacre l’unicité du procès de presse, conduit à une modification de la jurisprudence précitée,
justifiée par la nécessité d’unifier les règles relatives au contenu de l’assignation en matière
d’infractions de presse, que l’action soit engagée devant la juridiction civile ou la juridiction pénale ;
Attendu qu’en l’espèce, les assignations délivrées à la requête de la société et des consorts X... visent
l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881, mais non l’article 32 de la même loi ; que, dès lors, à défaut de
mention du texte édictant la peine applicable aux faits de diffamation allégués, ces assignations
encourent la nullité ;
Attendu, cependant, que, si la jurisprudence nouvelle s’applique de plein droit à tout ce qui a été fait
sur la base et sur la foi de la jurisprudence ancienne, la mise en œuvre de ce principe peut affecter
irrémédiablement la situation des parties ayant agi de bonne foi, en se conformant à l’état du droit
applicable à la date de leur action, de sorte que le juge doit procéder à une évaluation des
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inconvénients justifiant qu’il soit fait exception au principe de la rétroactivité de la jurisprudence et
rechercher, au cas par cas, s’il existe, entre les avantages qui y sont attachés et ses inconvénients, une
disproportion manifeste ; que les assignations en cause, dont les énonciations étaient conformes à la
jurisprudence de la première chambre civile, ont été délivrées à une date à laquelle la société et les
consorts X... ne pouvaient ni connaître ni prévoir l’obligation nouvelle de mentionner le texte édictant
la peine encourue ; que, dès lors, l’application immédiate, à l’occasion d’un revirement de
jurisprudence, de cette règle de procédure dans l’instance en cours aboutirait à priver ces derniers d’un
procès équitable, au sens de l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et
des libertés fondamentales, en leur interdisant l’accès au juge ; qu’il n’y a donc pas lieu d’annuler les
assignations ; […]
PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres branches du moyen :
CASSE ET ANNULE.
Document 7 : Cass. civ. 1ère
, 12 octobre 2016, n° 15-18.659.
[…]
Attendu, selon l’arrêt attaqué, que, suivant acte authentique reçu le 7 septembre 1988 par M. Meneau
(le notaire), la caisse régionale de Crédit agricole mutuel du Loiret, aux droits de laquelle se trouve la
caisse régionale de Crédit agricole mutuel Centre Loire (la banque), a consenti à la SCI des Francs
Bourgeois une ouverture de crédit, garantie par le cautionnement solidaire de M. D. (la caution),
souscrit en son nom par M. D. en vertu d’un mandat sous seing privé du 27 juillet 1988, annexé à
l’acte notarié ; que, suivant acte authentique reçu le 29 décembre 1988, la banque a accordé une
ouverture de crédit à la SCI DLJP, également garantie par le cautionnement solidaire de M. D. ; que
les deux sociétés ont été placées en redressement, puis en liquidation judiciaire ; que la banque, qui
n’avait pu recouvrer la totalité de ses créances, a mis la caution en demeure d’exécuter ses
engagements et fait procéder à l’inscription d’une hypothèque judiciaire sur un immeuble dont M. D.
et son épouse étaient propriétaires ; que, par un arrêt irrévocable du 22 janvier 2009, une cour d’appel
a jugé que le mandat donné à M. D. de se porter caution au nom de M. D. ne répondait pas aux
exigences de forme prévues par l’article 1326 du code civil, de sorte que le cautionnement lui même
était nul, que l’acte notarié se trouvait ainsi privé de son caractère authentique et que la banque ne
disposait pas d’un titre exécutoire ; que la banque a assigné le notaire en responsabilité et
indemnisation ;
Sur le moyen unique, pris en sa première branche :
Vu l’article 1382 devenu 1240 du code civil ;
Attendu que, pour accueillir la demande, l’arrêt retient que les manquements d’un notaire à ses
obligations professionnelles s’apprécient au regard du droit positif existant à la date de son
intervention, qu’en l’espèce, l’intervention du notaire est, pour l’un et l’autre des actes concernés,
postérieure à l’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 31 mai 1988, qui a fixé,
de manière claire et précise, les conditions de forme auxquelles se trouvait soumise la rédaction du
mandat de se porter caution et que le principe ainsi rappelé faisait donc partie intégrante du droit
positif à la date à laquelle le notaire a reçu les actes litigieux ; qu’il ajoute qu’eu égard aux obligations
pesant sur le notaire et à la connaissance du droit, précise et approfondie, que ses clients peuvent
légitimement attendre de lui, il n’est pas admissible que celui-ci ait méconnu ce principe, en vigueur à
la date de son intervention, motif pris du caractère récent de la décision qui l’avait énoncé, qu’il
incombe au notaire de se tenir constamment informé de l’évolution du droit positif, afin d’être en
mesure d’assurer l’efficacité juridique de ses actes et de conseiller ses clients ; qu’il en déduit que le
- 19 -
notaire a, ainsi, manqué à ses obligations en s’abstenant d’alerter la banque sur l’irrégularité du
mandat de caution sous seing privé du 27 juillet 1988, annexé à l’acte notarié, et sur les risques qui en
résultaient pour la validité du cautionnement lui-même ;
Qu’en se déterminant ainsi, sans rechercher, ainsi qu’elle y était invitée, si l’arrêt de la Cour de
cassation du 31 mai 1988 avait fait l’objet, à la date de l’intervention du notaire, d’une publication ou
de toute autre mesure d’information, la cour d’appel a privé sa décision de base légale ;
Et sur la deuxième branche du moyen :
Vu l’article 1382 devenu 1240 du code civil ;
Attendu que, pour statuer comme il fait, l’arrêt énonce que le principe dégagé par l’arrêt du 31 mai
1988 n’était pas entièrement nouveau, mais s’inscrivait dans une évolution jurisprudentielle constante
destinée à protéger les cautions, la première chambre civile de la Cour de cassation ayant déjà eu
l’occasion de rappeler qu’il résultait de la combinaison des articles 1326 et 2015 du code civil que les
exigences relatives à la mention manuscrite ne constituaient pas de simples règles de preuve, mais
avaient pour finalité la protection de la caution, de sorte que le notaire aurait dû être particulièrement
vigilant et s’assurer de la régularité du mandat de caution donné en l’espèce, au regard des textes et de
la jurisprudence en vigueur à la date de son acte ;
Qu’en se déterminant ainsi, alors qu’il était soutenu que, selon la jurisprudence, les règles énoncées
par l’article 1326 du code civil, dans sa rédaction alors en vigueur, et par l’article 2015 du même code
n’étaient pas applicables au mandat donné à un tiers de se rendre caution, sans rechercher si
l’évolution de la jurisprudence interprétant ces dispositions et relative à la protection de la caution
rendait prévisible, à la date de l’intervention du notaire, une évolution comparable de la jurisprudence
interprétant les mêmes dispositions et relative à la protection de celui qui confiait à un tiers le mandat
de souscrire en son nom un engagement de se porter caution par acte authentique, la cour d’appel a
privé sa décision de base légale ;
PAR CES MOTIFS et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres griefs :
CASSE ET ANNULE
.