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1 Université de Dschang Département de P.P.S. Filière Philosophie EPISTEMOLOGIE DES SCIENCES SOCIALES (2015-2016) Par Chatué Jacques (Maître de conférences) LUPHI 637

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Université de Dschang

Département de P.P.S.

Filière Philosophie

EPISTEMOLOGIE DES SCIENCES SOCIALES

(2015-2016)

Par Chatué Jacques

(Maître de conférences)

LUPHI 637

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Objet du cours

L’épistémologie des sciences sociales se propose de rechercher les traits

constitutifs et distinctifs de ces sciences approchées dans leur différence par

rapport aux sciences dites formelles et par rapport aux sciences dites de la

nature. Il s’agit de rendre raison de ce qui aura permis leur naissance, de relever

les embarras et les inachèvements qui la traversent, mais aussi les opportunités

qu’elles ouvrent pour une meilleure représentation de la science d’une part, et de

l’homme, d’autre part.

A la fin du cours, l’étudiant sera capable

- de citer trois facteurs décisifs ayant concouru à l’avènement des sciences

sociales,

- d’expliquer en ses propres termes trois questions épistémologiques

communes aux sciences dites humaines ou sociales,

- de citer quatre concepts transversaux propres à ces sciences

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Plan du cours

COURS MAGISTRAL

Introduction : De l’épistémologie des sciences sociales à la

construction d’une nouvelle anthropologie éthique ?

I. Le domaine spécifique des sciences sociales 1. La constitution de l’homme comme objet de science

1. L’influence de l’histoire naturelle

2. L’influence de l’humanisme séculariste

3. L’influence du courant de pensée positiviste

2. L’accès des sciences sociales à la scientificité 1. L’exemple de la sociologie

2. L’exemple de la psychologie

3. L’exemple de l’histoire

II. Les principales questions épistémologiques des sciences

sociales 1. La question de statut : en quel sens sont-elles des sciences avérées ?

2. La question de méthode : au-delà du conflit explication/compréhension ?

3. La question de mutation : peut-on parler d’une nouvelle anthropologie ?

TRAVAUX DIRIGES

III. Figures majeures de l’épistémologie des sciences sociales

(Biographie, bibliographie strictement épistémologique, trois concepts épistémologiques

fondamentaux et trois affirmations épistémologiques fondamentales de l’auteur) 1. Jean Piaget

2. Pierre Bourdieu

3. Jürgen Habermas

TRAVAUX D’ETUDIANTS (Assortis de bonus)

A. Présentation d’un épistémologue africain des sciences sociales (Cheikh Anta Diop, Ibrahim Sow, Vincent-Yves Mudimbe, Jean-Marc Ela,

Souleymane Bachir Diagne, etc.)

B. Les politiques de recherche en sciences sociales en Afrique et les

enjeux politico-éthiques de l’anthropologie : le cas de Léopold Sédar

Senghor

C. La place des sciences sociales dans les politiques de recherche au

Cameroun : compilation et réflexions

Conclusion : Enjeux et perspectives d’une épistémologie endogène

des sciences sociales en Afrique - L’enjeu de la résistance par le concept

- Les perspectives de l’appropriation et les équivoques de la « nouvelle anthropologie »

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Introduction : De l’épistémologie des sciences sociales à la

construction d’une nouvelle anthropologie éthique ?

L’épistémologie, étude essentiellement interne et pluridisciplinaire de

l’activité scientifique, se veut de plus en plus spécialisée, focalisée sur des

sciences précises. Mais elle s’élève en même temps des spécialisations outrées

vers une interépistémologie organisée en trois régions du savoir : les sciences

formelles, les sciences de la nature, et les sciences humaines, de plus en plus

dénommées « sociales » en raison de leur enracinement dans des contextes et

dans des enjeux liés à chaque contexte. C’est donc dire que l’épistémologie des

sciences sociales repose sur deux présupposés : d’une part le présupposé de

l’accès bien attesté de ces sciences à la scientificité, et d’autre part l’existence

d’une unité interne permettant de fixer des frontières, mais aussi de prononcer

des exclusions.

Depuis les années 1960, les sciences humaines ont fait l’objet d’un travail

d’interprétation éthique, méthodologique ou idéologique de la part des

philosophes. Ainsi Gilles-Gaston Granger estime qu’elles permettent une action

réfléchie de l’homme individuel sur lui-même ; Georges Gusdorf pense qu’elles

appliquent à l’homme le bénéfice de l’étude des sciences de la nature ; et Michel

Foucault pense qu’elles glissent d’une science de règles, notion qui réfère à des

conflits à surmonter, à une science de normes, qui réfère au pathologique à

contenir et à réprimer.

Leur objectif est-il d’outiller l’homme pour son autocompréhension ou de

faciliter la soumission économique et policière de l’homme ? Entre ces deux

pôles de l’alternative, il apparaît de plus en plus que l’épistémologie des

sciences sociales s’unifie autour d’une invite à inférer la conduite de l’homme à

partir de la connaissance de son lien originel avec la nature. L’épistémologie des

sciences humaines peut-elle se confiner à des questions internes de méthode et

de migrations conceptuelles, car elle ne se sépare jamais bien d’un rapport à la

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philosophie, rapport non plus de tutelle ou de conflit, mais de dialogue réflexif

au service d’une nouvelle idée de ce qu’est l’homme et de ce qu’il doit être ?

Si donc la critique virulente élevée surtout par les philosophes à l’encontre

de leur scientificité doit rester fortement tempérée par la propre critique

formulée à partir des sciences sociales à l’encontre des prétentions normatives

de la philosophie, ne faut-il pas s’interroger, dans la dialectique même de cette

sorte de conflit de facultés (Kant), sur le socle commun de l’anthropologie

scientifique et de l’anthropologie philosophique, en tant qu’il resterait peut-être

celui de l’optimisme des Lumières, confiant dans la capacité de l’homme de se

connaître et de s’autoéduquer, voire de s’autoengendrer indéfiniment sur la base

de son autoconnaissance à la fois scientifique et philosophique ?

L’épistémologie des sciences sociales ne constitue-t-elle pas l’alibi d’une

garantie à l’impératif éthique fondé sur le projet anthropologique des Lumières,

aujourd’hui en débat parmi les penseurs non occidentaux ? Faut-il subsumer le

pluriel « sciences sociales » sous une unité à chercher non dans un objet

(l’homme empirique) ou dans une méthode fondamentalement indépassable (la

compréhension, selon Wilhem Dilthey) ou dans une attitude commune (un

esprit, selon Guillaume Leblanc), mais dans un nouvel impératif éthique ?

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I. Le domaine spécifique des sciences sociales

L’homme n’est-il, à tout prendre, qu’un animal qui se prend pour un

homme ? Cette question taraude les spécialistes et contribue, de manière tacite, à

fédérer leurs efforts. D’Aristote à Gilbert Simondon, la question s’est posée, en

effet, de la spécificité véritable et vérifiable de l’homme. Mais certains facteurs

ont contribué à établir les réponses sur des bases scientifiques, et on peut en

mesurer l’influence dans la naissance effective des sciences sociales

généralement considérées comme les plus importantes : la sociologie, la

psychologie, et l’histoire.

A. La constitution de l’homme comme objet de science

1. L’influence de l’histoire naturelle

C’est en faisant de l’homme un être de la nature proche des autres êtres de

la nature que l’on en est venu à en faire un objet de connaissance semblable aux

autres. L’extension de l’histoire naturelle à l’homme contribue à le déchoir de

toute prééminence absolue. L’histoire naturelle est en partie responsable de cette

réévaluation de la nature de l’homme, naguère regardée comme essentiellement

transcendante, du fait de l’existence en lui d’une âme, substance métaphysique

immatérielle (Platon, dans Le Phédon), souffle divin (Pensée judéo-chriétienne)

ou, d’un point de vue qui se veut plutôt matérialiste, principe d’animation

(stoïciens). En porte à faux, l’histoire naturelle consiste à laisser la nature se

raconter elle-même et, ainsi, à découvrir l’homme comme être de la nature

parmi les autres êtres de la nature. Son contexte de développement (XVIème et

XVIIème siècles), se caractérise par une valorisation à la fois épistémologique et

éthique de la nature, considérée comme source de richesses économiques, mais

aussi de normes morales. Abandonnant l’explication par la théologie et par le

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mécanisme, l’histoire naturelle prône l’explication de la nature par elle-même et

tout particulièrement par la vie naturelle, dont le mécanisme cartésien avait

tendance à nier l’originalité. Elle montre la possibilité non seulement d’une

connaissance laïcisée de la nature, mais d’une connaissance descriptive évitant

de substituer à la foi théologique une grille mathématique encore inféodée à des

idées métaphysiques.

L’histoire naturelle, c’est d’abord une enquête empirique, la description

classificatoire de tout ce que l’on trouve dans la nature et particulièrement sur la

terre. Elle consiste en une collecte de données minérales, végétales et animales

de toutes sortes, découvertes à la faveur des récits des explorateurs et des

missionnaires. Initiée dans l’antiquité par Pline l’Ancien (23-79), auteur d’un

ouvrage en 37 volumes, intitulé Histoire naturelle, qui considérait la nature

commune une mère, et développée jusqu’à Buffon, l’histoire naturelle a consisté

en de grandes compilations des êtres qui composent l’univers matériel. Au

XVIème siècle, période où l’astronomie et la météorologie deviennent autonomes,

l’histoire naturelle se focalise sur les êtres terrestres. Elle est commandée par

une certaine idée de l’histoire et par une certaine idée de la nature. Comme

histoire, elle est une enquête empirique, une recherche d’informations

cumulatives portant sur des faits individuels qui attendent d’être systématisés de

façon méthodique, selon une tradition qui remonte à Aristote. Comme histoire

naturelle, elle se borne à décrire et à classer des êtres de la nature qui tombent

sous notre observation. Au contraire des « sciences de la nature », la physique et

la chimie notamment, qui se préoccupent de trouver des causes et des lois,

l’histoire naturelle s’en tient donc aux faits relevant du monde minéral, végétal

et animal. A distance de la physique et précédant la biologie, elle se garde de

parler de la nature et de la vie en général, et préfère parler des êtres de la nature

et des êtres vivants. Elle joue donc un rôle critique par rapport aux approches

métaphysique et théologique des êtres de la nature, l’homme compris. De plus

elle n’assume pas une coupure absolue entre vivant et non vivant, et suppose une

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certaine vitalité de tous les êtres de la nature. L’histoire naturelle inaugure une

certaine façon de faire l’histoire, en la fondant sur le primat de l’observation.

Elle recherche un ordre descriptif entre les minéraux, les plantes, les bêtes, et

même les cultures. Ce qui préfigure les théories de l’évolution.

Cependant, résolument empirique, elle repousse d’un côté tous les faits

non avérés ou mal avérés, comme par exemple les faits occultes (pierres

magiques ou talismans) ou fabuleux (existence de sirènes…), et de l’autre les

explications générales et spéculatives. L’histoire naturelle s’est largement

appuyée sur les récits des voyageurs (explorateurs, missionnaires), plus que sur

les compilations encyclopédiques fournies par des auteurs antiques et

médiévaux. Il arrivait que les bateaux des voyageurs contiennent des

bibliothèques permettant par exemple de vérifier si les faits nouvellement

découverts étaient véritablement nouveaux par rapport à ceux déjà contenus

dans les livres. Constituant des lapidaires (collection de minéraux), des herbiers

ou des jardins de plantes, et des zoos, l’histoire naturelle s’est confrontée à la

question de savoir comment combiner tous ces faits. Et pour y répondre, elle

devait se débarrasser de trois contraintes épistémologiques : le créationnisme,

l’utilitarisme anthropocentrique (tout a été créé pour l’utilité et l’agrément de

l’homme), et le fixisme. De plus, la clé de voûte de toute classification était la

notion d’espèce, considérée selon ces trois contraintes. Or la notion d’espèce

était une notion métaphysique et elle sera critiquée comme telle notamment par

Locke et par Buffon. L’obstination à tout ramener à des espèces empêchait aussi

de respecter la diversité des êtres pris dans leur singularité. Par-delà l’intérêt de

ces découvertes pour l’agriculture, pour la médecine et pour le commerce,

l’histoire naturelle a aussi permis de collecter les faits humains concernant les

peuples lointains et leurs mœurs, offrant l’occasion de faire des comparaisons

avec les peuples européens, et, ainsi, de poser autrement la question de savoir

qu’est-ce que l’homme en se fondant non plus sur des définitions spéculatives,

mais sur l’observation empirique des hommes dans leur diversité et dans leurs

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différences culturelles. Pour Montaigne, cette manière d’approcher devrait

permettre à l’occident de se laisser juger à la lumière des mœurs des autres

peuples, au lieu de juger ces autres peuples à la lumière de se préjugés de

supériorité. Ainsi verra-t-on, plus tard, Montesquieu traiter non plus de la

différence et de la dignité humaines, mais des usages et des lois de tous les

peuples de la terre, en se gardant de les juger du point de vue du bien et du mal.

Son objet n’étant plus métaphysique ou moral, mais factuel, il suppose que les

faits humains contiennent une nécessité qui leur est inhérente et que l’étude de

l’homme doit permettre de découvrir. La question de la dignité humaine doit

d’autant plus être reléguée au second plan que l’âpreté des guerres civiles ont

révélé que les hommes même dits civilisés sont capables des pires atrocités. Il

faut donc considérer les hommes comme ils sont et les étudier à partir de ce

qu’ils font.

2. L’influence de l’humanisme séculariste

L’humanisme séculariste maintient le souci de la dignité humaine, mais en

le rendant compatible avec les résultats des observations empiriques au sujet des

hommes. C’est ce qui ressort essentiellement dans le projet formulé par

Emmanuel Kant d’une science de l’homme dénommée « Anthropologie ».

L’anthropologie doit continuer à célébrer l’homme. On se souvient alors de

l’effort des socratiques de fonder un Etat en fonction de l’objectif de respecter

l’essence et le bonheur de l’homme en tant qu’âme incarnée, c’est-à-dire

appelée, au contraire des dieux, à faire son bonheur et son salut sur la terre ; on

se souvient aussi des stoïciens avançant la notion de personne comme

fondement d’une éthique cosmopolitique, ou encore de Chalcidius, au Moyen-

âge fondant la dignité de l’homme sur son statut de brevius mundus, de

microcosme, être en qui se résume tout ce qu’il y a dans le monde. Blaise Pascal

éprouve le besoin de montrer en même temps la misère de l’homme déchu et la

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grandeur de l’homme appelé au salut. Mais il faut surtout insister sur Pic de la

Mirandole qui, dans De la dignité humaine, présente l’homme comme fabricant

de soi (faber sui) en même temps que de la nature. C’est le thème rousseauiste

de la perfectibilité humaine indéfinie, le thème dixhuitiémiste de l’optimisme

fondateur du progrès inéluctable de l’homme appelé à une auto-invention de soi,

et dont le progrès ne peut être empêché, mais seulement retardé. C’est cela qui

donne sens à l’enquête kantienne sur le propre de l’homme.

Pour Kant la principale question philosophique n’est pas celle de savoir

comment ériger la philosophie en une science de la science, ni comment en faire

une pratique de la sagesse sans rapport direct avec les sciences, la question

philosophique fondamentale est, comme chez Rousseau, de savoir qu’est-ce que

l’homme. L’enjeu de cette question est de permettre à l’homme de se poser

comme être mature, émancipé de toute tutelle, sujet autonome de son destin.

C’est de ce point de vue que Kant élabore une éthique de l’autonomie. Kant a

séparé la science de la morale pour mieux séparer la morale de la religion.

L’anthropologie doit être l’appui le plus sûr de la morale.

C’est dans cette perspective que Kant a séparé l’anthropologie de la

théologie afin d’essayer d’en faire une science autonome de l’humain, une étude

de l’homme par lui-même. Il met ainsi en route une anthropologie philosophique

qui influencera, deux siècles plus tard, l’école dite de Marburg. Dans deux

ouvrages, à savoir Le conflit des facultés (1798), où il se pose la question de

savoir quelle discipline (droit, histoire, …) doit-on privilégier dans l’étude de

l’homme, et qui aboutit à la proposition d’un privilège reconnu à la philosophie,

et surtout L’anthropologie du point de vue pragmatique (1798), Kant distingue

trois approches de l’anthropologie : l’anthropologie théorique, ou psychologie

empirique, qui doit étudier l’homme en général et ses facultés, l’anthropologie

pragmatique, connaissance de l’homme du point de vue de ce qui peut favoriser

l’habileté humaine, et l’anthropologie morale, promotion de la sagesse de la vie.

Mais, tout doit se ramener à une double approche, que Kant précise comme suit,

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et qui constitue son objectif fondamental : « une doctrine de la connaissance de

l’homme, systématiquement traitée (Anthropologie), peut l’être du point de vue

physiologique, ou du point de vue pragmatique. La connaissance physiologique

de l’homme tend à l’exploration de ce que la nature fait de l’homme ; la

connaissance pragmatique, de ce que l’homme, en tant qu’être de libre activité,

fait ou peut et doit faire de lui-même ». Certains aspects de notre nature relèvent

du « jeu de la nature » ; c’est le cas par exemple de la race. L’histoire, la

littérature, l’observation directe, nous livrent à foison des faits attestant de

l’influence de la nature sur l’homme. Mais l’homme, par sa liberté, est capable

de modifier en retour la nature extérieure. Le point de vue kantien de

l’anthropologie se veut aussi fondateur d’une certaine universalité et d’une

certaine finalité. Les pygmées, les Hottentots, les Patagons, les Boschimans,

etc., seraient aussi bien concernés que les blancs européens. Mais il faut tenir

bout à bout les deux points de vue du local et du global. D’autre part, le souci de

Kant restera jusqu’au bout celui de justifier l’impératif catégorique, d’où il

ressort que l’homme reste la finalité unique de la connaissance sur l’homme : à

savoir en même temps reconnaître l’exposition de tous les hommes au poids du

déterminisme, et relever la voie par laquelle l’homme échappe à ce

déterminisme, à savoir la moralité, fondée sur l’idée de la liberté de l’homme.

Dans la Critique de la raison pratique (1788), il écrit : « On pourrait calculer la

conduite future de l’homme… et soutenir en même temps que l’homme est

libre » (PUF/Quadrige, 5ème éd., 1997, p. 105). Il y a donc des aspects de

l’homme qui ne peuvent s’expliquer que par le déterminisme, et des aspects qui

ne peuvent s’expliquer que par la liberté. L’homme ne se réduit pas à ce que

l’observation nous en fait connaître, même si l’observation est indispensable à

l’étude de cet être double.

3. L’influence du courant de pensée positiviste

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La pensée positiviste au sens large, peut se définir comme la

généralisation des exigences de la méthode expérimentale. La méthode

expérimentale peut être définie comme le couplage inductif de l’observation

minutieuse de la nature et de l’expression mathématique des lois. Elle peut

encore être définie comme un processus canonique de découverte consistant à

partir de l’expérience pour rechercher les causes ou les lois qui expliquent le

phénomène et à revenir aux phénomènes pour vérifier l’exactitude plus ou

moins certaine de ces explications. La méthode expérimentale s’est constituée à

partir du XVII ème siècle par la valorisation baconienne de l’idée de l’ordre des

faits, et par la valorisation galiléenne de la mathématique comme langage unique

de la nature. Elle sera théorisée par Pascal surtout et illustrée par Newton

surtout.

Bacon affirme l’identité de la science et de la puissance : « knowledge is

power », écrit-t-il et plaide en conséquence en faveur d’une réforme sociale de la

science. Mais c’est à condition d’accéder à la connaissance réelle, celle que l’on

trouve non pas dans les livres, mais dans la nature, et dont l’accès suppose une

lutte acerbe contre les préjugés, qu’il appelle « idoles ». Ce qui revient à dire

que les préjugés sont de fausses valeurs, de faux repères au reste difficiles à

évincer pour qui ne s’arme pas de la bonne méthode. Il s’agit en l’occurrence

d’une méthode essentiellement inductive, et visant la découverte des causes qui

gouverne les résultats généraux tirés des inductions. Par exemple pour découvrir

la cause de la chaleur il faut observer simultanément un ensemble d’objets

chauds et un ensemble d’objets froids, et en déduire ce qui est présent dans tous

les objets chauds (table des présences) et absent des objets froids (table des

absences). Il restera à justifier la démarche inductive comme démarche

rationnelle, ce dont doutera Hume et que plusieurs auteurs, de John Stuart Mill à

Kolmogorov, tenteront de considérer comme obéissant à une logique

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probabiliste, position qui sera à nouveau remise en cause, cette fois par Karl

Raimund Popper.

Galilée élimine de la nature tout mystère et suggère de n’y voir qu’un

tissu de rapports mathématiques. Mettant fin à la séparation apparente de la

physique et de l’astronomie, Galilée montre que contrairement à un préjugé

hérité d’Aristote, les corps célestes ont eux aussi des défauts. Alors qu’Aristote

distinguait les mondes sublunaire et supralunaire en posant que le premier est

imparfait et le second parfait, Galilée, après avoir inventé la lunette

astronomique observe des montagnes sur la lune et des taches sur le soleil...

Dans son ouvrage intitulé L’essayeur (Il saggiatore, 1632), il démontre qu’on

peut établir non plus seulement instrumentalement, mais aussi

mathématiquement, l’unité des mondes céleste et terrestre. Par sa forme

mathématique, la science ne paraît plus essentiellement descriptive, mais

essentiellement explicative : « La philosophie est écrite dans ce vaste livre qui

constamment se tient ouvert sous nos yeux (je veux dire l’univers), et on ne peut

le comprendre si d’abord on n’apprend pas à connaître la langue et les caractères

dans lesquels il est écrit. Or il est écrit en langue mathématique ».

Du point de vue d’Auguste Comte, dont le positivisme est explicité dans

les 60 leçons de son Cours de philosophie positive, qu’il résume pour les besoins

de vulagarisation dans le Discours sur l’esprit positif, la méthode expérimentale

doit servir de point d’appui pour une éviction totale de la théologie et de la

métaphysique, qui appartiennent à des âges mentaux dépassés. Rappelons que la

métaphysique avait connu des formes excessives chez les post-kantiens, Hegel,

Fichte, et Schelling, qui, en réaction au partage effectué par Kant entre les

phénomènes, connaissables, et les noumènes, inconnaissables, avaient levé

l’interdit kantien sur l’idée de la métaphysique comme science. Pour eux, la

métaphysique est la science par excellence, la science de la science, qui nous

livre une connaissance profonde, systématique et totale, là où la physique ne

nous livrait qu’une connaissance superficielle, divisée et partielle des

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phénomènes de la nature. Ce qui donne lieu à une discipline théorique

dénommée « Philosophie de la nature ». Auguste Comte définit donc le

positivisme en fonction de la notion d’ »esprit positif », empruntée à Saint-

Simon, et dont il systématise le exigences, pour en faire une machine de guerre

contre tout ce qui est chimérique, et susceptible de diviser les esprits, et, ainsi,

de préparer des conflits d’idées susceptibles de dégénérer en conflits de

personnes, puis en conflits entre groupes sociaux et entre nations. D’où

l’importance et l’urgence d’une refonte stratégique de l’ensemble des sciences

en vue de les soumettre à la dernière en date, à savoir la sociologie. Après son

extension de la physique à la chimie et à la biologie, on peut en envisager

l’extension à la connaissance de l’homme, notamment par la sociologie. Pour

Auguste Comte, le positivisme impose que l’on s’en tienne aux faits qui tombent

sous notre observation objective, ce qui pousse à exclure la notion d’âme

comme objet de science, car elle renvoie totalement à une activité strictement

organique (au contraire de Hyppolite Taine, par exemple, dont le positivisme

permet de faire une place à la notion d’âme, d’intériorité psychique. Cf. De

l’intelligence, Paris, Hachette, 1920, 14ème éd., t. 2, livre 4.).

L’influence du positivisme sur l’avènement des sciences sociales réside

donc non simplement dans le désir de la faire de la méthode expérimentale une

méthode extensible à l’étude de l’homme, mais surtout dans le besoin de faire de

la matière humaine et sociale une matière maîtrisable. La mathématique est le

berceau de la science, mais c’est la sociologie qui en est le trône, car elle permet

d’assigner à l’ensemble des sciences une fonction sociale et politique. La

réforme sociale doit s’appuyer sur la réforme des sciences et celle-ci doit

s’effectuer en fonction d’une finalité humaine. D’où l’intérêt général pour

l’étude des phénomènes humains.

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B. L’accès des sciences sociales à la scientificité

Les œuvres successives de Montesquieu, préparant Durkheim, de Wilhem

Wundt (1832-1920) préparant John Watson, et de Charles Seignobos… illustrent

à la fois les difficultés, les conquêtes et les embarras qui accompagnent encore,

longtemps après, l’accès des sciences sociales à la scientificité.

1. L’exemple de la sociologie

La sociologie est l’étude des faits sociaux, c’est-à-dire des faits qui

résultent de la vie humaine en société. Raymond Aron a reconstitué l’histoire de

sa constitution dans son ouvrage intitulé Les étapes de la pensée sociologique. Il

y distingue des précurseurs, des pionniers, et des fondateurs.

Pour les précurseurs, on sait que dans l’antiquité et le Moyen-âge, bien

des penseurs se sont appesantis sur les phénomènes sociaux, abordés surtout du

point de vue métaphysique et/ou théologique. Pour ces précurseurs, le fait social

le plus éminent reste l’Etat. En particulier, Platon et Aristote se sont préoccupés

de trouver une forme de vie sociale convenable pour les hommes, et ce à partir

d’une définition métaphysique de l’homme posée a priori (Platon) ou a

posteriori (Aristote), et des auteurs du Moyen-âge se sont évertués à poursuivre

cet effort en fonction de la nature créaturelle de la homme (exemple : Saint

Augustin, dans La cité de Dieu). A la on a vu, à la période moderne voit naître

une volonté d’appuyer la réflexion politique sur des faits. C’est ce qui rapproche

les travaux de Machiavel, Hobbes, Locke, Spinoza, Rousseau, Condorcet,

Montesquieu, qui intègrent fortement les points de vue du droit, de la politique

proprement dite, de l’histoire, ou de l’économie, à la réflexion sur les faits

sociaux, dont le plus éminent leur semble encore être l’Etat.

Pour les pionniers, l’idée dune science de la société voit le jour avec

Saint-Simon, qui envisage l’application de la méthode des sciences physique à

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l’étude de la société, puis avec Auguste Comte, son ancien secrétaire, qui

invente le mot « sociologie » à partir d’une étymologie hybride, latine et

grecque), et accorde à cette science une place éminente dans son tableau

classificatoire des sciences. Son but est de dégager la spécificité de cette science

afin de ne pas la réduire à un simple prolongement ou à une simple application

de la physique à la société. La sociologie est à la fois théorie de l’ordre social

(statique sociale) et théorie du progrès social (dynamique sociale). A côté de

Saint-Simon et d’Auguste Comte, figure comme autre grand pionnier de la

sociologie, Karl Marx. Chez Marx, l’étude de la société est inséparable de

l’étude de l’histoire et de l’économie politique ; La sociologie qui s’en inspire ne

se dissociera pas de la critique sociale. Le but de Marx est de découvrir les lois

universelles de l’évolution de l’humanité du communisme primitif jusqu’au

communisme final en passant par l’esclavagisme, le féodalisme, le capitalisme,

et le socialisme. La sociologie doit donc à Marx de radicaliser la critique sociale

en la menant autrement que ne le faisaient les jeunes hégéliens, qui se

complaisent dans la « critique critique », c’est-à-dire dans une critique non

suivie de propositions visant à transformer la société, et d’intégrer l’économie et

ses conséquences, à savoir l’existence de classes sociales et de l’idéologie, dans

l’étude de toute société.

Pour les fondateurs, on relève surtout l’importance d’Emile Durkheim,

ainsi que celle de ceux qu’il aura particulièrement immédiatement influencés :

Paul Fauconnet, Marcel Mauss, Claude Lévi-Strauss, ainsi que celle de Max

Weber, deux auteurs qui font une œuvre à la fois de science et de réflexion

méthodologique visant à définir le processus de la recherche en sociologie en le

rapprochant de la méthodologie des sciences de l nature (Emile Durkheim), soit

en l’en éloignant peu ou prou (Max Weber). Mais c’est d’abord avec Emile

Durkheim que s’accomplit le désir, élevé depuis Saint-Simon et Auguste Comte,

d’ériger la sociologie en science, et avec Weber, celui formulé par Wilhem

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Dilthey, d’approcher rigoureusement l’étude des phénomènes humains en

respectant leur originalité.

La sociologie prend des allures différentes en fonction des problèmes

sociaux. Ainsi, en Amérique, le problème des relations interraciales amène à

sous évaluer celui du conflit entre es classes, qui intéresse davantage les

sociologues européens, tandis qu’en Afrique la sociologie se pense en fonction

de la colonisation et de ses avatars. Elle reste traversée par des courants parfois

très différents, mais aussi par le désir de son unité. Elle fait recours à de

nombreux concepts, et à de multiples méthodes : entretiens, analyse de

documents, questionnaires, enquêtes par sondages, etc. On peut faire la

différence entre une sociologie orientée par la demande sociale, comme par

exemple la sociologie de l’éducation, la sociologie du travail, etc., et une

sociologie orientée en fonction du désintéressement scientifique. Entre les deux,

Bourdieu essaie de définir une voie moyenne. Au-delà de ce foisonnement

d’orientations, la confrontation reste forte entre la sociologie américaine,

essentiellement fonctionnaliste, et la sociologie européenne, influencée par le

marxisme, et où l’on se focalise sur les conflits de classe et sur la lutte pour le

pouvoir…

En somme la sociologie approche la réalité sociale en tant que sociale,

c’est-à-dire irréductible à autre chose que soi, irréductible à la simple somme

des conduites individuelles. Elle essaie de saisir, par l’explication et/ou par la

compréhension, les facteurs de la conservation et du changement au sein d’une

société ou d’un groupe social donné. La sociologie réclame une scientificité

fondée sur la rigueur des concepts, la cohérence des théories, le support des

faits, le recours croissant aux mathématiques.

Mais la sociologie est traversée de graves problèmes épistémologiques, et

notamment du problème de son unité interne, au niveau de la typologie du

travail sociologique et de la multiplicité des courants de pensée.

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Il existe plusieurs typologies du travail sociologique. Raymond Boudon y

distingue trois catégories de recherches : premièrement l’explication d’une

société et des mécanismes de son autransformation (ex. Max Weber, dans

L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme) ; deuxièmement l’explication

des segments sociaux, c’est-à-dire des attitudes individuelles face à une question

sociale donnée, par exemple l’étude des comportements électoraux ;

troisièmement l’étude des sociétés dites naturelles, telles que la famille, le

village, l’administration publique, l’entreprise privée, etc. De son côté Guy

Rocher distingue, mais autrement, trois types de recherches : premièrement la

recherche en vue de l’action sociale (par exemple à partir de la question :

pourquoi les groupes sociaux existent et se maintiennent ?) deuxièmement la

recherche concernant les modalités de l’organisation sociale ; et troisièmement

la recherche concernant les mécanismes du changement social. On doute, par

ailleurs, compte tenu de la complexité de plus en plus avérée des faits sociaux,

que toutes les recherches rentrent strictement dans ces catégories, et donc que

ces catégorisations soient réellement valides.

Par rapport aux courants de pensée en sociologie, on peut distinguer entre

autres : le fonctionnalisme, le marxisme, et le structuralisme. Le fonctionnalisme

tend à expliquer un fait social (par exemple un comportement social, un rite

social ou une institution sociale) à partir de son rôle et de son lien avec d’autres

faits sociaux. Ainsi, on expliquera la famille par la diversité de ses fonctions, le

parti politique par son rôle dans la conquête du pouvoir politique, la montée du

racisme par la récession économique, etc. (exemple : Malinowski). Le marxisme

tend à expliquer les faits sociaux en les mettant en rapport avec la problématique

des crises et des changements sociaux subséquents, en mettant l’accent sur la

lutte de classes à partir des quelles on explique l’évolution des valeurs sociales

ou des idéologies dominantes (exemple : Henri Lefebvre). Le structuralisme

étudie les faits sociaux en les considérant comme des expressions variées d’un

modèle de pensée inconscient et unique (exemple Claude Lévi-Strauss). Notons

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que certains sociologues tentent de combiner les approches fonctionnaliste et

structuraliste (exemple : Talcott Parsons).

En définitive on se demande si la multiplicité des critères d’appartenance

d’un fait humain au champ disciplinaire de la sociologie et la multiplicité des

courant de pensée ne sont pas susceptibles de paralyser la sociologie plutôt que

de la stimuler. Mais il y a surtout lieu de se demander si compte tenu de

l’enracinement de la sociologie dans des préoccupations sociales, il ne revient

pas à chaque société de réorienter la sociologie en fonction de ses

préoccupations propres, ce qui ouvrirait la porte à un comparatisme prudent.

Ainsi, la sociologie américaine n’est pas la sociologie russe ou la sociologie

européenne, ou la sociologie indienne, etc. D’où, au passage, la question de

l’orientation idoine de la sociologie en Afrique noire (par exemple Cheikh Anta

Diop plaidait pour une approche sociohistorique et endogène des questions

africaines).

2. L’exemple de la psychologie

Etymologiquement étude de l’âme, l psychologie en est venue à se

demander s’il ne convenait pas, pour garantir la scientificité de la discipline de

rompre avec cette notion d’âme, dont la nature métaphysico-théologique reste

hors des prises de l’objectivité scientifique. Sans résoudre définitivement cette

énigme de l’âme, la psychologie s’est néanmoins forgée une voie vers la

scientificité et on peut repérer en son parcours trois grands facteurs spécifiques :

la pensée spinoziste, la psychologie introspective, et la révolution

comportementaliste.

Par rapport à l’influence de la philosophie de Spinoza, par sa

conception de l’homme et le rôle reconnu aux motivations profondes de l’action

de l’homme, Spinoza est de plus en plus présenté comme un précurseur éminent

de la psychologie. Son problème philosophique était de savoir comment libérer

l’homme sans le sortir de la nature et de sa nature, et sa conclusion fut que la

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raison ou la science est le facteur qui nous mène à la vraie liberté, assimilée avec

l’accord de l’homme avec lui-même. La servitude, produit de la passion,de la

superstition et de la monarchie, n’étant pas une fatalité, la connaissance de

‘l’homme devient un enjeu majeur. Or la connaissance de l’homme dépend,

pour ainsi dire, de la connaissance de la connaissance, c’est-à-dire de

l’épistémologie.

Qu’est-ce donc que l’homme ? Spinoza affirme une sorte de parallélisme

psychophysiologique. L’idée spinozienne selon laquelle l’âme n’est pas une

substance séparée, mais la pensée dans son union avec le corps est ici décisive.

« L’esprit ne se connaît lui-même qu’en tant qu’il perçoit les idées des afections

du corps », écrit-il, dans L’Ethique. Dans une longue tradition qui remonte à

Epicure, il pense que l’homme est son corps. Ce qui arrive dans le monde affecte

et suscite dans l’esprit de nouvelles idées. Le déterminisme est la loi de la nature

et de donc de notre nature. L’homme n’accède à la liberté que par la

philosophie, qui lui permet de fonder sa conduite sur des idées adéquates.

Autrement dit, l’homme est causé, mais peut aussi devenir causant, lorsqu’il

réussit à penser rationnellement. Ce qu’il conçoit rationnellement devient ce

qu’il veut activement, car nos idées adéquates sont des forces, et des forces

affirmatives et résistantes.

La conception spinozienne de l’homme repose sur la notion de désir, et

cela revient à dire que l’homme existe grâce à l’action. Ce qui revient aussi à

dire que l’homme agit en vue d’accroître sa puissance d’action. La possession

d’idées adéquates permet l’accroissement de sa puissance d’agir, qui s’exprime

par la joie, et sa diminution, par la tristesse, dont la source est le primat de la

pensée imaginative sur la pensée rationnelle. L’éthique consiste à enrôler

l’imagination au service de la connaissance, de l’action, et de la joie, qui n’es

pas ailleurs pas dissociable de la démocratie ; celle-ci consiste, pour le sage, à sa

battre pour que le plus grand nombre de gens possible accède à la pensée et à

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l’action rationnelle et joyeuse, comme la sienne. Car, dit-il « rien n’est plus utile

à l’homme qu’un autre home vivant sous la conduite de la Raison » (Ethique).

L’originalité de Spinoza par rapport à l’analyse des affects consiste à les

considérer d’abord comme naturels, donc à essayer de les connaître et non de les

juger, de les comprendre au lieu de les dévaloriser. Elles sont éthiquement

neutres. Ce sont des forces qui ne sont en elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises,

mais qu’il faut éduquer. (Dressé contre l’hypertrophie et l’hypostase de la notion

d’âme conçue comme substance métaphysique, en 1881, dans une lettre à Frantz

Overbeck, Nietzsche dit reconnaître en Spinoza son unique précurseur).

Par rapport à la psychologie introspective, l’observation de l’intellect

par les philosophes de la connaissance, donne lieu non seulement à des

spéculations sur les facultés et les pouvoirs de l’esprit connaissant, mais aussi à

l’étude de ses tendances ou de ses exigences. Le tout permet une réflexion de la

pensée humaine sur elle-même, qui concerne l’ensemble l’expérience interne et

ne se limite pas aux seules tendances intellectuelles. Les principes intellectuels

pourraient être des principes psychologiques, des faits premiers et non des

valeurs premières. Par ailleurs ces faits premiers seraient soumis à une instance

psychique plus profonde, que l’on sondera notamment par l’introspection ou

psychologie en première personne, avant même que ne surgisse la psychanalyse,

que l’on peut considérer comme une psychologie en deuxième personne.

La philosophie de l’esprit est la reconnaissance de la propre consistance

de l’esprit. L’expérience du moi pensant de Descartes n’est pas que celle du moi

métaphysique ou substance pensante, mais d’abord celle du moi empirique, sujet

de sensations, de désirs, de volonté, et qui est à la fois particulier et universel. Le

moi est un Sujet empirique, variable et historique possédant cependant des

cadres universels tels que l’entendement et la volonté, dont les hommes font des

usages différents. Il n’est plus un thème ontologique (Descartes, et plus tard

Husserl), ni un thème critique et transcendantal ou phénoménal (Kant), mais un

thème d’expérience dont il reste à savoir s’il est passif ou actif. Après que David

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Hume (Traité de la nature humaine, Livre 1, chap. XII, p. 323 et suivantes)

surtout ait introduit une vision passive du moi, qui consistait à en faire la

résultante des influences qui agissent sur nous par le truchement des sens, les

philosophes de l’esprit mettent en évidence l’idée d’un « sens intime », d’une

« réalité intérieure » irréductible à l’action des sens sur notre cerveau. Dans son

Essai sur les fondements de la psychologie et sur ses rapports avec l’étude de la

nature (1812), et dans ses Nouveaux essais d’anthropologie (1823), Maine de

Biran propose une conception introspective du moi fondée sur la théorie de la

volonté et de l’effort. Cela contribue donc à établir que le moi n’est pas une

passivité pure, et que l’idée de cause résulte de la projection dans le monde des

objets de la conscience que nous avons d’être nous-mêmes causes de nos actes.

D’où son « volo, ergo sum » : je veux, donc je suis. L’expérience de la volonté

devient « le fait primitif du sens intime ». Tout ceci prépare les théories de

Schopenhauer sur le désespoir latent, ou celle de Bergson sur l’intuition

métaphysique et sur l’élan vital, toutes choses que reprendront à leur manière les

philosophes de l’intériorité. Par là il apparaît que si j’éprouve en moi l’action du

monde je me saisis aussi confusément comme capable d’infléchir cette action du

monde.

En réaction à la pensée intellectualiste et objectiviste, notamment à la rejet

par Auguste Comte de la psychologie sous prétexte que la conscience, sujet

connaissant, ne peut pas être en même temps objet de connaissance, car « on ne

peut pas être à la fenêtre et se regarder passer dans la rue », la philosophie de

l’esprit prépare donc l’école compréhensive en psychologie selon la distinction

opérée par Wilhem Dilthey entre démarches compréhensive et démarche

explicative.

Elle va permettre de sortir d’une vue mécaniste et déterministe de

l’univers, en insistant sur les droits de l’intériorité, sur la propre consistance de

la « res congitans » et sur l’impossibilité de la réduire à sa dimension

intellectualiste ou rationalisme comme ce fut le cas chez Descartes. Pour sortir

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l’homme du règne de l’objet et le dogme de l’objectivité, il aura donc fallu le

libérer de l’idole du rationalisme exclusif. Car au rationalisme il convient

d’opposer l’idée de profondeur, que l’art et la poésie en particulier, ainsi que le

romantisme et l’herméneutique respectivement libérées de la philosophie de la

nature et de la théologie, nous aident à découvrir. Ce mythe de l’intériorité qui

ressurgit de nos jours à la faveur d’une montée sans précédent de l’angoisse,

emprunte considérablement aux philosophies de la nature aura donc servi de

socle à l’émergence d’un volet subjectiviste de la psychologie, volet qui

s’interdit de réduire les processus mentaux à un effet passif de l’activité du

cerveau.

Par rapport à la révolution comportementaliste, c’est surtout avec les

travaux menés à partir des études physiologiques que la psychologie va d’abord

conquérir son statut de science avérée. On parle alors de psychologie

expérimentale. Celle-ci débute à la fin du XIXème siècle, avec les travaux

successifs de Pavlov sur les réflexes conditionnés. On présente à un chien un

cercle et immédiatement après on lui donne un morceau de viande ; puis on lui

présente un ovale et tout de suite après on lui fait subir un choc électrique à la

patte. On répète ces expériences plusieurs fois, et on constate qu’à la longue

chaque fois qu’on lui présente un cercle, il se met à saliver, et que chaque fois

qu’on lui présente plutôt l’ovale, il retire subitement sa patte. Par l’expérience

des réflexes conditionnés est ainsi mise en évidence l’idée du comportement

comme réaction à un stimulus extérieur. S : Cercle Salivation ; S : Ovale

Retrait subit de la patte. Dans le même sens, à l’initiative de Wilhem Wundt,

puis de John Watson, la psychologie expérimentale va se développer en

laboratoire et des revues spécialisées en psychologie vont bientôt voir le jour. La

psychologie peut alors se définir comme l’étude des comportements individuels

et des processus mentaux. Sa scientificité semble garantie par trois pôles

d’activité : le laboratoire (Watson surtout), le milieu clinique (Freud surtout), et

la psychométrie (Binet surtout). Mais à la psychologie il se pose, aujourd’hui

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encore, le problème de son unité, le problème du conflit de rattachement,

puisqu’on y hésite encore entre le rattachement à la biologie (psychologie

expérimentale), le rattachement à l’informatique (Neurosciences et

Cognitivisme, permettant de révoquer les notions d’âme ou d’esprit), et le

rattachement à la philosophie (par le truchement de la psychanalyse, de la

philosophie du vivant, ou de la phénoménologie.

3. L’exemple de l’histoire

L’histoire devient science quand on cesse d’en faire une hypostase, une

entité transcendante dont l’homme n’a pas la maîtrise. La philosophie de

l’histoire a dit l’importance du devenir humain, mais elle a soumis ce devenir à

une sorte de fatalité qui fait que l’histoire de l’humanité ne soit plus l’histoire

des hommes, mais celle d’une force qui utilise les hommes pour réaliser

certaines fins, positives comme chez Hegel ou Teilhard de Chardin, ou négatives

comme chez Spengler.

- L’idée que le sort de l’homme dépend finalement de lui-même avait

nourri l’imaginaire du contrat, l’histoire hypothétique de la constitution de la

société. Les études sur l’inquisition, sur les guerres de religion, puis sur la

révolution française, ont contribué à mettre en évidence la main humaine dans

les faits historiques.

La remontée à rebours chasse la thèse de la création divine pour la

remplacer par la genèse naturelle et humaine. Aux hypothèses multiples sur les

origines vont répondre des spéculations sur la fin de l’histoire. Mais non

seulement l’histoire devient une sorte de divinité vis-à-vis de laquelle nous

aurions des devoirs et pour laquelle il faudrait se sacrifier,mais aussi l’histoire

ainsi approchée n’est pas documentée. De plus l’histoire philosophique est une

histoire universelle et unilinéaire, incapable de suivre dans sa spécificité le

devenir de chaque peuple.

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C’est, dans la deuxième partie du XIXème et la première partie du XXème

siècles, que, avec Charles Seignobos et Charles Langlois l’histoire va devenir

une science. Dans leur ouvrage commun, paru en 1897 et intitulé Introduction

aux études historiques, ils introduisent le positivisme en Histoire. Ce qui le

permet c’est de devoir se fonder uniquement sur l’exposition des documents ; les

documents sont les seuls vestiges du passé. Seignobos écrit : « L’histoire a pour

but de décrire, au moyen de documents, les sociétés passées et leurs

métamorphoses ». Et il faut pour y accéder que l’historien s’arme des outils

linguistiques et anthropologiques adéquats. Ce qui oblige l’histoire à s’ouvrir à

plusieurs sciences sociales, de la géographie à l’anthropologie, en passant par

l’archéologie et l’herméneutique, etc. C’est en ce sens que Marc Bloch et Lucien

Febvre ajouteront que les documents ne peuvent pas tout montrer, car l’histoire

est avant tout l’exhibition des structures mentales d’une époque ce que l’on ne

peut saisir que par l’interprétation. L’Ecole des annales suggère que l’histoire

doit obéir à une évolution interne qui lui est propre, interne et locale.

Mais du fait de son union serrée avec les autres disciplines, il se pose le

problème d’une identification objective de la part qui revient réellement à

l’histoire, anis que celui des conséquences idéologiques de la prééminence que

les historiens tendent encore à reconnaître à leur discipline par rapport aux

disciplines connexes, et notamment la géographie.

On le voit, les sciences sociales ont un accès avéré à la scientificité qui

permet de poser à leur sujet des questions épistémologiques au demeurant assez

particulières. Les voici.

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II. Les principales questions épistémologiques des sciences

sociales

Les questions épistémologiques touchent à l’histoire, aux méthodes, aux

présupposés, aux embarras, et aux concepts-clés d’une science précise,

approchée d’un point de vue essentiellement interne et interdisciplinaire. Dans

les sciences sociales ces questions gravitent autour des thèmes de l’interprétation

de la scientificité, aux alternatives méthodologiques, et aux modalités des

mutations actuelles.

A. La question du statut : en quel sens sont-elles des sciences avérées ?

La question de la scientificité des sciences sociales doit tenir compte des

particularités de leur objet sans nécessairement considérer ces particularités

comme un désavantage. L’épistémologie de Thomas Sanders Kuhn a opposé un

cinglant démenti à l’idée que les sciences sociales devaient subir l’influence des

sciences de la nature sans pouvoir les influencer à leur tour.

On a résisté à l’idée d’une scientificité avérée des sciences de l’homme en

postulant que l’homme était avant tout un être métaphysique, une valeur éthique,

et enfin un sujet connaissant qui ne peut sans façon se transformer en objet de

connaissance.

Ainsi, Platon pensait que la philosophie est une dialectique rationnelle par

laquelle le philosophe accède à la contemplation de la diversité et de l’unité des

Idées, contemplation qui permet à l’animal humain de se diviniser. L’homme se

définirait en effet par sa partie divine, car il est une âme et non un corps, même

s’il a un corps.

La théologie chrétienne a approché l’homme comme une valeur

exceptionnelle, en tant qu’il est, seul, créé « en image de Dieu », seul porteur en

lui du souffle de Dieu. Des stoïciens à Kant, plusieurs penseurs ont valorisé

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l’homme par la raison en tant que fondement infondé de sa dignité. L’humain

serait donc toujours plus du côté de la valeur que de celui des faits.

Enfin on peut se demander s’il était donc sensé de faire de l’homme un

objet de science, et ce d’autant plus qu’il est un sujet de la connaissance. La

non-séparabilité de l’objet à connaître et du sujet de la connaissance ne permet

pas une distance indispensable à l’objectivité de la connaissance. Car ici l’acte

d’observation ne pourra pas ne pas modifier le comportement de l’observé.

L’homme qui se sait observé modifie spontanément son comportement. De plus

l’étude sur les hommes n’est jamais neutre, et s’accompagne toujours de

jugements de valeur. Le tribaliste qui étudie le tribalisme tout en étant lui-même

tribaliste ne peut aboutir à des résultats objectifs. Ainsi en va-t-il de l’historien

qui étudie le racisme ou la colonisation. Sa position de coupable ou de victime

joue sur ses analyses. Il convient aussi de relever que le scientifique qui se pose

la question de savoir qu’est-ce que l’homme est toujours déjà influencé par une

certaine idée de l’homme et de l’humain. Enfin les sciences humaines sont des

instruments de pouvoir. Enfin, elles peuvent avoir pour but de cautionner un

endoctrinement politique, ou de faciliter l’exploitation politique ou commerciale

de l’homme par l’homme. Par exemple chaque régime politique et chaque parti

politique a un intérêt à entretenir une certaine perception de l’histoire du pays

concerné.

La question qui se pose est au fond celle de savoir si la scientificité est

une ou si elle est multiple. Après avoir été définie par son caractère rationnel

(Platon), elle l’a été par le critère d’objectivité (Newton), puis par l’exigence

opératoire (Oppenheimer). On peut donc poser la question de la scientificité des

sciences sociales en la soumettant à l’un seulement de ces critères sans exiger

qu’elle satisfasse cumulativement et simultanément la totalité de ces critères. Il

n’en demeure pas moins que le critère dominant de la scientificité reste

l’exigence d’objectivité, même si on ne l’entend pas nécessairement de la même

manière.

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Faut-il en effet la réduire à l’empiricité des faits et au recours au langage

mathématique, ou faut-il insister, avant tout, sur la construction de théories et de

modèles ?

En se fondant sur la première considération, à savoir la rigueur dans

l’établissement empirique des faits et le recours au langage mathématique, Dans

son livre intitulé Misère de l’historisme, Karl Popper pense que les sciences

humaines n’ont pas encore trouvé leur Galilée, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas

encore trouvé le moyen de se transformer en connaissances rationnelles et

objectives, c’est-à-dire fondées sur l’observation instrumentée et la mesure

mathématique. En particulier, ni la psychanalyse, ni le marxisme, ne sont

concluantes pour tout le monde et il faut les assimiler plus à des doctrines

philosophiques sur l’homme qu’à des théories scientifiques. Dans Philosophie et

philosophie spontanée des savants, Louis Althusser estime que les sciences de

l’homme sont fausses à plus de 70%. Ce qui s’y trouve d’expérimental ne leur

appartient pas mais relève plutôt des sciences de la nature et en particulier de la

physiologie. Ce qui s’y trouve de mathématiques entretient avec leur objet un

simple rapport d’expression et non un rapport de constitution. Dans sa Critique

de la raison dialectique, Jean-Paul Sartre quant à lui pensait que les sciences de

l’homme tendent à considérer l’homme comme une essence, et un être pris dans

des déterminismes, alors que l’homme se définit avant tout par son existence et

sa liberté totale, et, par suite, sa responsabilité totale. L’essence étant ce que

l’être est, et l’existence le fait que l’être soit, la question métaphysique du

pourquoi de notre être importe plus que la question scientifique du comment de

notre être. Il faudrait donc, dans le meilleur des cas, soumettre les sciences de

l’homme à la primauté de la métaphysique.

Les sciences de l’homme sont des sciences avant tout du fait de leur

intention épistémologique de l’être, ce qui les incite à toujours plus d’effort

dans le sens de l’objectivité. Comme les autres sciences, formelles aussi bien

que de la nature, c’est sans complexe qu’elles elles mènent le combat de

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l’objectivité, combat que l’on ne gagne jamais définitivement, mais seulement

de manière provisoire.

Loin de regarder leur spécificité comme une limite, les sciences sociales

doivent donc les intégrer comme de possibles richesses. En particulier, les

sciences sociales se caractérisent par leur forte indivision. Tandis que la

physique, la biologie ou les mathématiques sont fortement séparées en dépit de

quelques interférences, la psychologie, la sociologie, la linguistique,

l’anthropologie, l’économie sont fortement unies entre elles. La faible

mathématisation et la faible expérimentation des sciences sociales libèrent de

l’espace pour l’approfondissement des thèmes de la théorisation et la réflexivité

dans les sciences, et par là, donne à voir plus nettement les limites du dogme de

la méthode expérimentale, au profit d’approches plus qualitatives, qui montrent

leur utilité non seulement dans les sciences sociales mais aussi dans les sciences

de la nature. Les sciences sociales expriment l’idée qu’il existe un ordre humain

distinct de l’ordre physique et de l’ordre vital. Seule reste posée la question des

limites de cette distinction, que l’on doit reconnaître en contestant notamment

les dogmes du comportementalisme, de la sociobiologie, qui part du principe de

l’a réductibilité du comportement social au fait biologique, et du cognitivisme

qui voudrait réduire la pensée à un comportement cérébral réductible à son tour

à un comportement computationnel. La question de a différence maintenue des

faits humains par-delà l’extrême proximité avec les faits biologiques est en

discussion au sein de l’épistémologie française au travers des œuvres de

Georges Canguilhem et de Guillaume Leblanc (cf. par exemple L’esprit des

sciences humaines, Partis, Vrin, 2005), et dans l’épistémologie anglosaxone,

entre autres par Wilfrid Sellars. (in Collectif réuni par Denis Fisette et Pierre

Poirier : Philosophie de l’esprit, Paris, Vrin, 2002.

L’homme ne peut se réduire à ce que peut en dire le physicien (qui ne

verrait en l’homme qu’un tourbillon de particules, de forces et de champs), ni à

ce que nous en dit un biologiste (attentif à l’activité cellulaire soumise aux lois

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de la biochimie…). L’homme n’est pas un complexe physique simplement plus

complexe que les autres. Le statut des sciences de l’homme n’est donc pas

suspendu à la question de leur scientificité, mais à celle de la détermination

correcte de l’humain de l’humain.

Tout ceci confère aux sciences sociale un statut à la fois de science et

d’éthique philosophique, appelant les hommes à se fonder non sur ce qu’ils

croient qu’ils sont, mais sur ce que la science dit qu’ils sont. Or la science est

indissociable d’un univers valoriel, d’un contexte culturel qu’elle influence

certes, mais dont elle est influencée en retour.

B. La question de méthode : au-delà du conflit explication/compréhension ?

L’alternative méthodologique qui a le plus traversé les sciences sociales

est celle de l’explication et de la compréhension. Elle se ramène à la division

que Popper a observée au sein des sciences sociales, entre deux tendances ;

tendance pronaturaliste et tendance antinaturaliste. La tendance pronaturaliste

recommande de traiter les faits humains exactement comme on traite les autres

phénomènes de la nature. Ainsi, en Sociologie, Emile Durkheim demandait de

traiter les faits sociaux comme des choses. De cette tendance relève aussi le

comportementalisme de Watson. A l’encontre de cette manière de voir,

l’antinaturalisme approche l’homme comme un être doué d’une intériorité que

l’on ne peut expliquer, mais seulement comprendre, selon la distinction

proposée par Wilhem Dilthey, dans son Introduction aux sciences de l’esprit,

publié en 1883. Pour Dilthey, « nous expliquons la nature, mais nous

comprenons l’homme ». Expliquer l’homme reviendrait à réduire ses conduites

à des facteurs extérieurs à la conscience subjective, tels que les facteurs

chimiques, biologiques, etc. Peut-on expliquer l’amour romantique par le

déclenchement de certains processus strictement biologiques et

chimiques ? Expliquer, c’est observer et décrire en s’en tenant à ce que l’on

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observe, tandis une comprendre c’est s’efforcer d’aller au-delà de l’observation

pour comprendre des motivations et des intentions subjectives que seul le sujet

peut nous donner. C’est donc s’efforcer de se mettre à la place de l’autre pour

éprouver ce qu’il éprouve, c’est se rapprocher du sujet par souci de vérité, et non

s’en éloigner par souci d’objectivité. Contre Emile Durkheim, Monerot écrira :

« les faits sociaux ne sont pas des choses ». Ainsi, tandis que les sciences

sociales sont traversés de courants de pensée variés, tels que le structuralisme, le

fonctionnalisme, le holisme, le behaviourisme, l’herméneutique, l’historicisme,

le structuralisme, toutes ses méthodes se répartissent autour de deux axes

antagoniques que sont l’axe de l’explication (Durkheim, Lévi-Strauss, Watson,

Piaget, etc.) et l’axe de la compréhension (Dilthey, Monerot, Weber, etc.). Mais,

à la suite du sociologue et épistémologue français Pierre Bourdieu, on peut

légitimement se demander s’il n’est pas possible de surmonter l’absoluité de

cette scission épistémologique.

En conséquence, les sciences sociale peuvent toutes faire usage,

simultanément, de méthodes qualitatives et de méthodes quantitatives (A

préciser dans l’exposé relatif à Pierre Bourdieu).

C. La question de mutation : peut-on parler d’une nouvelle anthropologie ?

L’anthropologie a présupposé la différence fondamentale entre l’homme

et les autres êtres. A partir de la seconde moitié du XXième siècle, une nouvelle

anthropologie voit le jour, remettant en cause ce présupposé. L’image de

l’homme doit se fonder sur les enseignements de la science et non sur les

croyances ou les convictions, fussent-elles les plus établies. Il faut pour

débarrasser les sciences de l’homme de tout préjugé, les débarrasser de tout

anthropocentrisme. L’humanité ne doit pas reposer sur des principes postulés,

mais sur des vérités avérées. Faut-il supposer que l’homme est différent avant

d’en faire la science ou partir de ce que les sciences nous disent de l’homme

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pour repenser l’idée même d’humanité ? D’après la nouvelle anthropologie, il

convient de fonder la connaissance de l’homme sur le non humain ou sur le

moins humain : l’animalité, la technique, la matière inerte.

L’homme n’est pas le centre de l’univers, ni le but de l’évolution. Il faut

pour le connaitre toujours le mettre en lien avec ce qui n’est pas lui : à savoir ce

qu’on a toujours considéré comme le non humain et/ou comme le moins

humain. L’homme ne se définit plus en priorité par sa conscience en tant qu’elle

est raisonnable, il se définit par sa pleine appartenance à l’animalité (Yves

Coppans), à l’univers végétal (Gilbert Simondon), à la nature minérale (Michel

Serres). L’homme appartient aussi à ce qui paraît irrationnel, comme l’est le

monde de l’imaginaire et des symboles et on ne peut le comprendre qu’en

sondant cet univers symbolique (Gilbert Durand). Gilbert Simondon établit que

la technique est ce dont l’étude révèle à l’homme sa vraie nature : le sens de la

vraie individualité, de la vraie culture, de la vraie éthique, etc. Gilbert Simondon

établit que la technique est ce dont l’étude révèle à l’homme sa vraie nature : le

sens de la vraie individualité, de la vraie culture, de la vraie éthique, etc. (cf. Du

mode d’existe des objets techniques, Paris, Aubier, 1958).

Que l’homme ne soit ni théologique, porteur en lui d’un principe divin, ni

un rationnel, séparé des autres précisément du fait de cette rationalité, mais être

relationnel, précisément relié à ce qui est à la fois son origine, son produit et son

essence, signifie que l’homme est un toujours en construction et dont l’agent

constructeur est un processus finalement naturel, autonome par rapport à cette

conscience raisonnable et libre dont il se targuait pour réclamer le statut

exceptionnel de « personne », portant ainsi le fardeau mais aussi le monopole de

la dignité, de la valeur intrinsèque. C’est là que s’originent les discriminations

entre les humains, selon que les uns et les autres auront su exprimer cette

rationalité avec plus ou avec moins de bonheur. La nouvelle anthropologie est

une voie de naturalisation de l’homme reposant sur une éthique de la

« normativité » opposée à toute éthique de la « normalisation ». Or faut-il

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nécessairement les dissocier ? La réponse à cette question dépend de ce que

chaque penseur, chaque culture, se fait de l’humain de l’humain, et qui relève

plus de l’ordre des préjugés (au sens mélioratif où Hans Gadamer entend ce

mot), que de l’ordre des évidences objectives. Aussi ne peut-on séparer l’étude

scientifique de l’homme de l’idée que l’on se fait, sans la science, de sa valeur et

des conditions concrètes de sa dignité. Les sciences de l’homme sont

condamnées à baigner dans les préjugés que l’on se fait de l’homme, préjugés

qui les précèdent, les traversent, et les débordent. L’homme est plus qu’un fait

ou une idée, un être de sens et d’idéal.

POUR La recherche bibliographique, voir T.D. et T.E.

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Annexe

Autres problèmes classiques de l’épistémologie des sciences sociales

1. Identité du sujet et de l’objet (A. Comte)

2. Rapports entre expliquer et comprendre (Dilthey)

3. Rôle et limites de la mathématisation des sciences de l’homme

(Althusser)

4. Genèse et structure (Piaget)

5. Réflexivité (Bourdieu) : possibilité d’une psychologie de la

psychologie et d’une sociologie de la sociologie ?

6. Limites du Cognitivisme (Canguilhem).

7. Rapports sciences humaines – philosophie

-Foucault : sciences de l’homme comme effet de l’épistémè moderne

-Merleau-Ponty

-Sartre

-Ricœur.