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Université Charles de Gaulle – Lille III U.F.R. de Philosophie Rémi Franckowiak LE DÉVELOPPEMENT DES THÉORIES DU SEL DANS LA CHIMIE FRANÇAISE DE LA FIN DU XVI E À CELLE DU XVIII E SIÈCLE Thèse présentée en vue de l’obtention du doctorat de Philosophie et d’Histoire des Sciences 20 décembre 2002 Membres du Jury : Mme Bernadette Bensaude-Vincent (professeur à l’université de Paris X-Nanterre) M. François de Gandt (professeur à l’université de Lille III) M. Bernard Joly, directeur de thèse (professeur à l’université de Lille III) M. Bernard Maitte (professeur à l’université de Lille I) M. Pierre Perrot (professeur à l’université de Lille I) M. Lawrence Principe (professeur associé à l’université Johns Hopkins de Baltimore)

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U.F.R. de Philosophie

Rémi Franckowiak

LE DÉVELOPPEMENT DES THÉORIES DU SEL

DANS LA CHIMIE FRANÇAISE

DE LA FIN DU XVI E À CELLE DU XVIII E SIÈCLE

Thèse présentée en vue de l’obtention du doctorat

de Philosophie et d’Histoire des Sciences

20 décembre 2002

Membres du Jury : Mme Bernadette Bensaude-Vincent (professeur à l’université de Paris X-Nanterre) M. François de Gandt (professeur à l’université de Lille III)M. Bernard Joly, directeur de thèse (professeur à l’université de Lille III)M. Bernard Maitte (professeur à l’université de Lille I)M. Pierre Perrot (professeur à l’université de Lille I)M. Lawrence Principe (professeur associé à l’université Johns Hopkins de Baltimore)

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TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION 6

I/- LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIÈRE OU QUAND LA NATURE DU SEL FAIT LEVER LES YEUX AU CIEL 20

1- LE SEL, PREMIÈRE ORIGINE DE TOUS LES ÊTRES DU MONDE ÉLÉMENTAIRE 21

2- LE SEL DE NATURE ET LA NATURE DES SELS 48

3- QUAND LE SEL PERMET DE TOUCHER LA MATIÈRE 76

4- L’ ÉCONOMIE DES SELS DANS L’UNIVERS 92

5- LE SEL, L’ABRÉGÉ DU MONDE SANS QUI RIEN NE PARAÎT 114

6- DERNIÈRE DISSERTATION SUR LE SEL 137

7- CONCLUSION PARTIELLE 150

II/- LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE ET LES COURS DE CHIMIE 153

1- LE SEL DE LA TERRE 156

2- ADAPTATION DU SEL À L’EXPOSÉ DE LA PRÉPARATION DE REMÈDES CHIMIQUES 171

3- LE SEL VIRTUEL POUR L’A RCANE UNIVERSEL, LES SELS PRINCIPES SECONDS POUR LES MIXTES NATURELS 188

4- LE SEL PRINCIPE COMME DÉTENTEUR EXCLUSIF DU NOM DE SEL 209

5- LE SEL DE LABORATOIRE, UN SEL HERMÉTIQUE MODESTE 241

6- LE SEL, À LA POINTE DE SON ACTION 269

7- LE SEUL SEL EXISTANT EST ACIDE POINTU 284

8- LE DUALISME SALIN ACIDO-ALKALIN 308

9- CONCLUSION PARTIELLE 326

III/- LA CHIMIE SALINE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 329

A/- LE SEL SUR LE CHEMIN DE LA CONCEPTUALISATION 329

1- LA « CHIMIE NOUVELLE » DE HOMBERG 331

2- LES SELS MOYENS 338

3- EXTENSION DE LA DÉFINITION D’UN SEL MIXTE 346

4- LES ACIDES ET ALKALIS 353

5- DIFFÉRENTES SORTES DE SELS 360

6- LA FORCE DES ESPRITS ACIDES ET DES SELS ALKALIS 368

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TABLE DES MATIÈRES 4

7- CONCLUSION 373

B/- LES SELS MIS EN RELATION 375

1- LA TABLE DES RAPPORTS 381

2- UNE AFFINITÉ SALINE PAR « ABSORPTION » 388

3- UNE CHIMIE DES RAPPORTS SALINS STAHLIENNE 399

4- LES RAPPORTS COMME VÉRITÉ EXPÉRIMENTALE 410

5- CONCLUSION 422

6- LE TRAITÉ DES SELS DE STAHL 424

C/- LE SEL DANS LA SECONDE MOITIÉ DU XVIII E SIÈCLE 442

1- LES SELS NEUTRES DE ROUELLE 447

1.1- TAXINOMIE DES SELS NEUTRES 455

1.2- LA SURABONDANCE D’ACIDE DANS LES SELS NEUTRES 467

2- L’ OPPOSITION DE BAUMÉ À LA SURABONDANCE D’ACIDE DANS LES SELS NEUTRES 480

3- LES SELS NEUTRES FORMÉS DE DEUX ACIDES 494

4- LA VISION NORMALISÉE DU SEL 505

5- LE SEL SELON L’ENCYCLOPÉDIE 514

D/- LA FIN DU SEL 524

CONCLUSION 545

ANNEXE 551

BIBLIOGRAPHIE 560

INDEX DES NOMS PROPRES 590

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REMERCIEMENTS

Je voudrais exprimer ici ma gratitude envers tous ceux qui, de près ou de loin,

m’ont permis de mener jusqu’au bout ce travail et, en tout premier lieu, envers Bernard

Joly, mon directeur de thèse. Sa confiance, sa disponibilité, ses conseils, ses

suggestions, ses remarques, ses encouragements, et le prêt de nombreux ouvrages de sa

bibliothèque personnelle, ont fait l’effet sur moi d’une « cuisson philosophique »

constante et continue devant me faire parvenir un jour à maturité sous sa conduite, telle

une semence métallique, et me dépouiller des résidus superflus. Si je ne suis pas encore

métal noble, au moins ai-je pu grâce à lui cueillir quelques « précieuses marguerites »

de la philosophie chimique. B. Joly est à l’origine de mes premières publications et

communications ; je lui en suis également très reconnaissant.

Je voudrais aussi remercier les membres du Centre Commun d’Histoire des

Sciences et d’Epistémologie de l’Université de Lille I, en particulier Robert

Locqueneux, Bernard Maitte, Bernard Pourprix et Pierre Perrot, pour leur enseignement,

leur accueil et leur gentillesse.

Mes remerciements iront aussi à Hiroshi Hiraï pour ses précieux conseils et le

partage de ses travaux et d’autres matériaux, Brigitte Van Tiggelen pour m’avoir invité

avec Bernard Mahieu à faire ma première conférence à Mons (Belgique) et pour ses

remarques pertinentes sur mon travail, Gilbert Dalmasso pour m’avoir aimablement

communiqué les résultats de ses recherches sur la localisation d’ouvrages de chimie

dans les bibliothèques de la région, et Mme Deray, responsable du bureau des Objecteurs

de Conscience jusqu’en 1999, pour m’avoir autorisé, malgré un règlement strict, à

suivre durant mon service national les séminaires du DEA de Philosophie et d’Histoire

des Sciences.

Merci à mes proches pour le soutien affectueux qu’ils m’ont toujours prodigué.

Je voudrais enfin remercier Bernadette Bensaude-Vincent, François De Gandt,

Bernard Maitte, Pierre Perrot et Lawrence Principe d’avoir accepté de faire partie du

jury de soutenance.

Cette thèse a pu être réalisée en partie grâce à une allocation de recherche

ministérielle obtenue avec le soutien de B. Joly, et des membres du Centre Commun et

de l’UFR de Philosophie de l’université de Lille III.

R. F.

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INTRODUCTION

À partir de la fin du XVIe siècle et durant tout le XVIIe, le sel a rendu

théoriquement possible la pratique de la chimie. A cette date, s’est développée ce qu’il

convient d’appeler une métaphysique du sel. Décrit comme « base et fondement » de

tous les corps élémentaires, le sel était pour les chimistes le voir et le toucher, il était ce

qui permettait la manifestation d’une réalité cachée de la matière. Voir le sel, c’était en

somme voir l’invisible, c’était par sa révélation, comme le soulignait Pierre-Jean Fabre,

« mettre à nue toute la nature »1.

Penser une réalité que l’on ne voit pas ; c’est en effet en ces termes qu’il est

possible de résumer le problème auquel est confronté le chimiste dont l’ambition est de

connaître l’intimité de la matière et de maîtriser les lois qui la régissent. Folie ou

magnifique gageure que son entreprise, elle est en tout cas ingrate si l’on se place

plusieurs siècles auparavant. Assurément, posséder le regard de Lyncée – qui suivant

Aristote aurait été en mesure de distinguer dans un corps la vraie mixtion d’un simple

mélange2 – serait pour lui d’un secours inestimable ; doué d’une vue perçante, il

accéderait alors à ce qui ordinairement est interdit aux sens. À défaut d’avoir l’œil de

l’argonaute, le chimiste a développé aujourd’hui une vision indirecte lui permettant de

sonder la matière par l’entremise des machines à sa disposition (chromatographe,

spectromètres infrarouge, ultraviolet, de masse, à résonance magnétique nucléaire). Son

travail au laboratoire, qui peut être décrit en peu de mots – nous parlons d’un chimiste

dont la paillasse représente le lieu principal de son activité –, est d’abord d’établir le

mieux qu’il peut les conditions initiales de l’opération qu’il a en vue, de laisser ensuite

pour ainsi dire la nature faire son œuvre, enfin, après purification et calcul du

rendement, d’interpréter les différents spectres qu’il aura tirés de son produit afin de

s’assurer qu’il est bien le produit désiré. Imaginons un instant qu’on le prive de ses

coûteux et perfectionnés appareils – tout simplement en provoquant une panne

1 Pierre-Jean Fabre, L’Abregé des Secrets Chymiques. Où l’on void la nature des animaux vegetaux

& mineraux entierement découverte : avec les vertus et proprietez des principes qui composent & conservent leur estre ; & un Traitté de la Medecine generale, 1636, réédition Gutenberg Reprint, Paris, 1980, 34.

2 Aristote, De la génération et de la corruption, I, 10, 328 a 15.

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INTRODUCTION 7

électrique prolongée – la matière lui apparaîtra d’un seul coup complètement opaque, il

n’aura d’autres moyens que de se retrancher derrière sa représentation de la structure de

la matière, et d’être extrêmement attentif à tous les signes que celle-ci voudra bien lui

délivrer en espérant ne pas être trompé par la présence d’une malencontreuse impureté.

Le voilà réduit à la confrontation originale du chimiste, seul avec ses sens et ses

croyances, face à une matière qui ne se dévoile pas facilement ; le voilà presque si on

peut dire dans la situation d’un chimiste du XVIIe siècle. Certes, la chimie a évolué

durant près de quatre cents ans, mais sa pratique demeure toujours, et il ne peut en être

autrement, le prolongement de sa théorie, elle est subordonnée à sa manière de

concevoir la matière, autrement dit sa raison théorique le renseigne sur les moyens

conceptuels d’atteindre et de connaître cet invisible qui sous-tend le visible.

Le sel a constitué un élément incontournable des doctrines chimiques du dernier

tiers du XVIe siècle et du XVIIe siècle. Pour ne citer que les titres des ouvrages les plus

évocateurs de cette attention soutenue et jamais démentie durant ce temps pour le sel,

notons le Traicté du Feu & du Sel de Blaise de Vigenère de la fin du XVIe siècle (au

plus tard en 1596), en 1621, le Traitez du vray sel secret des Philosophes et de l’Esprit

universel du Monde de Clovis Hesteau de Nuysement, et en 1677, les Dissertations sur

le Sel de Samuel Cotreau Du Clos. Le grand intérêt porté à cette substance ne doit pas

surprendre, car quoi de plus excellent en effet que le Sel à en croire Nuysement. Pour

Pierre-Jean Fabre3, le sel est fort des vertus de tous les êtres du monde contenues dans

l’esprit universel qu’il corporifie. Selon Joseph Du Chesne4, il est apte à rendre compte

de toutes les productions naturelles et est doué de merveilleuses propriétés.

De tout temps, le sel a été une substance très appréciée. Condiment des

condiments suivant Plutarque, divin pour Homère, très cher aux Dieux selon Platon, le

sel est sans doute la seule substance à pouvoir se prévaloir d’une estime aussi élevée.

D’une histoire très intimement liée à celle de l’humanité, d’abord pour des raisons

impérieuses de survie5, responsable des migrations des premiers hommes et de leur

organisation sociale, participant aux rites de nombreuses croyances religieuses,

impliquée dans l’économie, la justice, l’industrie, cette substance nous accompagne

remarquablement dans notre existence d’hier et d’aujourd’hui6. Il ne s’agit cependant

pas du sel commun qui est invoqué pour comprendre les opérations invisibles de la

nature, ou plutôt il ne s’agit pas que de lui, ni même vraiment de celui de Paracelse.

3 Fabre, op. cit. in n. 1. 4 Joseph Du Chesne, Liber de Priscorum philosophorum verae medicinae materia..., Paris, 1603. 5 Philippe Meyer, L’Homme et le sel. Réflexions sur l’histoire humaine et l’évolution de la médecine,

1982, Paris, Institut d’édition Sanofi-Synthelabo, Collection Les Empêcheurs de penser en rond, 2000.

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INTRODUCTION 8

Quand Paracelse7 (1493-1541) ajouta le Sel au nombre des principes des choses

naturelles, aux côtés des Mercure et Soufre, il ne fit certainement qu’officialiser une

position déjà très favorable pour cette substance dans la conception que l’on se faisait de

la structure de la matière, en rivalité peut-être même avec le couple principiel

Mercure/Soufre et en comparaison parfois avec la Pierre des Philosophes8. Le rôle du

Sel n’aurait cessé de croître à partir de l’importance que lui a accordée la chimie arabe –

avec entre autres Jabir ibn Hayan et surtout Ar-Razi9 – dont fut héritière la chimie

médiévale occidentale dès les XIIe et XIIIe siècles, date à partir de laquelle d’ailleurs ont

commencé à circuler en Europe des traités dissertant de corps salins. Le Ars Alchemie

de Michael Scot (mort en 1235) est un exemple de livre sur les sels et aluns, dans la

tradition de Razi qui avait proposé dans son influent Kitab al-asrar (ou dans sa

traduction latine, Liber Secretorum) une classification des sels, aluns et vitriols. On peut

préciser que Razi acquit une grande part de sa notoriété grâce à un écrit pseudonymique

intitulé le Liber de Aluminibus et Salibus dans lequel étaient décrits les sel gemme, sel

de table, sel amer, « sel nabatéen », sel alkali, sel armoniac et d’autres encore10. Cette

chimie médiévale se dota par la suite de trois liqueurs acides qui deviendront de

précieux instruments de travail pour les opérations sur les sels : dans l’ordre de leur

découverte, les acides nitrique, sulfurique et chlorhydrique, à partir des substances

salines correspondantes (salpêtre, vitriol et sel commun)11.

À côté de cette approche empirique des sels, il faut faire mention d’une tradition

nettement plus spéculative du sel. Bernard Joly fait état de la présence dans le Tractatus

aureus de lapide Philosophorum12 d’un auteur anonyme, d’une collection de textes du

Moyen-Âge qui témoignent d’une certaine importance accordée au Sel, tels que le

Rosarium Philosophorum dont l’auteur inconnu affirmait l’identité du « Sel des

6 Pierre Laszlo, Chemins et savoirs du sel, Paris, Hachette, 1998. 7 Sur Paracelse, voir Walter Pagel, Paracelsus, An Introduction to Philosophical Medicine in the Era

of the Renaissance, 2nde édition, Bâle - New York, Karger, 1982. 8 Voir Norma Emerton, The Scientific Reinterpretation of form, Cornell University Press, Ithaca and

London, 1984, surtout le chapitre 8. 9 Razi (865-923/4), nommé Rhazes par les occidentaux, a établi une forte liaison entre chimie et

médecine dans le but de guérir les vivants et les métaux grâce à la production d’un élixir. Il a élaboré une classification des substances chimiques en trois genres (terreux, végétal, artificiel), tout en attribuant au Sel un rôle important. Voir H.E. Stapleton, R.F. Azo, M. Hidayat Husain, « Chemistry in Iraq and Persia in the tenth century AD », Memoir of the Asiatic Society of Bengal, vol. VIII, n°6, 1926, 317-412.

10 Voir Robert Halleux, Les textes alchimiques, Brepols, Turnhout – Belgique, 1979, 69-70 ; et William R. Newman, « Alchemy, assaying, and experiment », in Frederic Lawrence Holmes, Trevor H. Levere (ed.), Instruments and Experimentation in the History of Chemistry, MIT Press, Cambridge, 2000, 37-39.

11 Voir R. Taton et al., Histoire des Sciences, t. 2, (1958), collection Quadrige, PUF, Paris, 1994, 129. 12 Dans le Musaeum Hermeticum, recueil de textes de 1625 ; cité par Bernard Joly, Rationalité de

l’alchimie au XVIIe siècle, avec le texte latin, la traduction et le commentaire du Manuscriptum ad Fridericum de Pierre-Jean Fabre, Vrin, Paris, 1992, 280-285.

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INTRODUCTION 9

métaux » avec la « Pierre des philosophes », le livre trois du Conservatione juventutis

d’Arnaud de Villeneuve qui précisait que « celui-ci, qui est sans égal est le sel des

minéraux », et un Livre des Soliloques (anonyme) où il est noté que « celui qui œuvre

sans sel, tend un arc sans corde ». B. Joly relève également une déclaration de Jean de

Rupescissa dans le De Confectione veri lapide philosophorum annonçant que le sel se

trouve en tout être des trois règnes de la nature, que « tout le secret est donc dans le

sel »13. Walter Pagel14 se fait l’écho lui aussi d’une telle estime portée par les

médiévaux au sel qui l’auraient élevé au rang de premier et plus puissant agent du

cosmos. Pour Villeneuve dans son Rosarium, écrit Pagel, le sel révèle « l’occulte secret

de la sagesse des anciens » ; de l’avis d’Odomar (vers 1350), il est au départ de la

préparation de la Pierre des philosophes. L’apogée de l’importance du sel serait atteinte

dans le corpus lullien, en particulier dans le Testamentum attribué à Raymond Lulle, où

il est établi que le sel, présent en toute chose, par la vertu de sa chaleur intrinsèque,

révèle les opérations de la nature, il en serait la matière pure et première, voire la nature

même. Pagel renvoie au Lexicon Alchemiae de 1612 de Ruland qui atteste de la tradition

médiévale d’un sel à la base des forces de la nature.

Pagel poursuit et affirme15 que l’on trouve dans la doctrine de Paracelse des

traces de cette tradition faisant du sel l’agent le plus puissant de la nature. Il est en outre

convaincu que le sel principiel qu’on y découvre, proposé comme troisième principe de

la matière ne devait en vérité pas représenter une réelle nouveauté ; il interviendrait pour

former la triade néo-platonicienne : Esprit/Âme/Corps identifiés ici aux

Mercure/Soufre/Sel. Le pseudo-Geber avait déjà avancé au XIIIe siècle dans sa très

célèbre Summa Perfectionis, « trois principes naturels » des métaux : soufre, argent-vif

et arsenic16. Michael Scot aurait également, dans son Liber particularis, admis une terra

pour rendre compte aux côtés des Soufre et Mercure du poids et de la couleur des

métaux. Un solide résiduel terreux, nommé faex ou terra, se rencontrerait assez souvent

selon Pagel dans la tradition médiévale latino-arabe pour établir le troisième constituant

des corps métalliques. Pour lui, il ne fait donc aucun doute que le dernier terme

principiel salin des choses naturelles de Paracelse ne représente que le prolongement

d’une certaine tradition déjà assez ancienne. B. Joly17 avait de son côté remarqué que le

13 Dans la Bibliotheca Chymica Curiosa, II, 83 ; cité par B. Joly, ib., 280. 14 Walter Pagel, The Smiling Spleen. Paracelsianism in Storm and Stress, Karger, Basel, 1984, 40-42. 15 Pagel, ib., 40-41. 16 Voir Ps-Geber, Œuvre Chymique de Geber. La Somme de la Perfection ou l’abrégé du Magistère

Parfait, d’après l’édition de 1741, rééditée en 1992 à Paris par Guy Trédaniel Editeur, ou The Summa Perfectionis of Pseudo-Geber, éditée, traduite et commentée par William Newman, E.J. Brill, Leiden, 1991, (livre I, 3e partie).

17 Joly, op. cit. in n. 12, 281.

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INTRODUCTION 10

Rosarium philosophorum envisageait deux catégories de corps minéraux ; la première

contenait les métaux provenant du mercure, et la seconde, également divisée, distinguait

les sels, c’est-à-dire les substances qui se liquéfient facilement, des autres comme le

soufre.

Il apparaît donc – bien que l’étude doive être approfondie – qu’il faille faire

remonter les origines de la présence du sel dans le discours spéculatif chimique en

occident médiéval au XIIIe siècle. Les connaissances que nous avons sur le sujet sont,

comme on le constate, minces et ne consistent qu’en un relevé d’occurrences, qui atteste

à n’en pas douter de l’importance du sel dans la philosophie chimique du Moyen Âge,

mais ne permet pas d’en juger l’étendu ni la prégnance. À en croire Fabre18, il

semblerait tout de même que peu d’auteurs en aient réellement parlé. Même s’il se

trompe, son témoignage permet de se faire une idée de la manière dont les chimistes du

Grand Siècle ont appréhendé la notion de sel. Ils ont le sentiment que cette substance –

certainement importante et bien réelle puisque d’autres qu’eux en ont disserté, ce depuis

très longtemps – n’a pas été suffisamment étudiée jusqu’alors ; en plus d’en déclarer

son essence, ils souhaitent la mettre en évidence expérimentalement.

Quel que soit le regard que les chimistes ont pu porter sur la matière et sur leur

discipline, il est remarquable que le sel ait été le grand sujet de la chimie du XVIIe

siècle. Le sel est en fait une constante dans le développement des philosophies

chimiques ; repris et adapté en conséquence, il assure une cohérence entre elles. Le sel

de Paracelse, principe de corporification de ses co-principes (le Soufre principe de

combustibilité et le Mercure principe de fusibilité), assurait la consistance d’un

composé, et serait conformément à la tradition qui l’a précédé, capable de rendre

compte de très nombreux phénomènes. Cependant, au siècle suivant, le sel mis en scène

dans le discours des chimistes prend une autre envergure ; sa fonction principielle

dépasse celle de corporification des principes médiévaux Mercure et Soufre, il est alors

présenté comme ce qui nous permet de voir et palper les objets qui nous environnent ; il

est pour les philosophes chimiques le sensible à lui seul. Le sel, évoqué principalement

au singulier, est constamment et logiquement convoqué dans les ouvrages de chimie

lorsqu’il s’agit pour l’auteur de rapporter une pratique ou un fait se déroulant dans notre

monde élémentaire. Vigenère est à notre connaissance le premier auteur à faire état d’un

sel qui donne à voir et toucher une réalité qui sans lui resterait inaccessible. Dans le

discours de cet auteur apparaît également une salification des principes paracelsiens de

la matière. Cette nouveauté est de taille, elle fait passer, à l’échelle du chimiste, au

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INTRODUCTION 11

second rang les traditionnels Soufre/Mercure/Sel, ou plutôt elle les cantonne dans des

régions du cosmos hors de sa portée. Du Chesne, Sendivogius et le pseudo-Cosmopolite

rendront compte au cours du siècle à leur tour de phénomènes naturels au moyen de ces

principes salifiés. Mais, nous en reparlerons, le sel ne représente pas tout pour autant

dans cette métaphysique, il n’est que ce qu’il corporifie, la substance qu’il recouvre est

en fait sa partie active.

Le discours chimique du sel du XVIIe siècle est très révélateur de la

revendication des philosophes19 qui le produisent, de se réapproprier la matière : la

chimie ne se pratique pas sans se salir les mains pour de la Brosse20, le chimiste est un

« philosophe sensal » clame Le Fevre21. On ne semble plus se contenter des textes

canoniques de la discipline – sans doute Paracelse (dont les idées ont déclenché lors de

leur introduction en France, environ deux décennies après sa mort, une forte querelle

dans le milieu médical) est-il l’initiateur d’un tel sentiment – ; De Clave se propose

même de réfuter Aristote par le moyen de la chimie22 ; quant à Fabre, il identifie la

matière première du Stagirite au sel23. Son rejet de la part de l’université, sa position

marginale dans le champ du savoir, son lien organique à la fois avec la théorie et la

pratique, ont fait de la chimie à cette époque une discipline frondeuse, qui se posait

volontiers en faux contre les courants de pensée officiels d’alors, ce qui a certainement

attiré à elle des personnes déçues par l’éducation qu’elles avaient reçue, ou tentées par

une expérience intellectuelle originale ; c’est le seul domaine, comme le souligne

B. Joly, « où la philosophie pouvait devenir une activité de laboratoire »24. On peut

même avec ce dernier se demander si leur attirance pour des philosophies mécanistes

(celle de Démocrite entre autres) ne résultait pas tant des exigences épistémologiques de

leur théorie sur la composition des corps mixtes que d’un choix délibéré pour une

18 Fabre, op. cit. in n. 1, 33-34. 19 Philosophe était bien la qualité d’alors de ces hommes qui, à partir d’une philosophie naturelle

développaient des pratiques chimiques. La maîtrise de la théorie était déterminante quant à l’attribution du titre de philosophe (chimique). Ne pas la posséder pouvait faire basculer le praticien dans la catégorie des « charlatans ». G. Bertrand (Réflexions nouvelles sur l’Acide et l’Alcali, Lyon, 1683, 23) par exemple avait refusé le terme de philosophe à de Saint André (auteur des Entretiens sur l’acide et l’alkali, Paris, 1677) dont la doctrine lui semblait totalement erronée à la base.

20 Voir les « arguments » de Guy de la Brosse, Traicté general de la chimie, concernant son ordre & ses parties, monstrant qu’elle est science, qu’elle a des Principes & Maximes comme les autres sciences ; & que mettant la main à l’œuvre elle est un Art tres-excellent, enseignant le moyen de connoîstre les qualitez, facultez & vertus des Plantes, dans son De la Nature, Vertu et Utilité des Plantes, Paris, 1628.

21 Nicaise Le Febvre, Traicté de la Chymie, Paris, 1660, 24. 22 Voir Bernard Joly, « Les références à la philosophie antique dans les débats sur l’alchimie au début

du XVIIe siècle », in Didier Kahn et Sylvain Matton (éd.), Alchimie : art, histoire et mythes, Paris-Milan : S.E.H.A. – Archè, 1995, 671-690.

23 Pierre-Jean Fabre, Panchymici, seu, Anatomia totius Universi Opus, in quo de omnibus quae in cœlo & sub cœlo sunt spgyrice tractatur, Toulouse, 1646, t. 1, ch. 10, 42.

24 Joly, op. cit. in n. 22, 690.

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INTRODUCTION 12

pensée minoritaire. Les chimistes ont en tout cas trouvé dans le sel une substance qui

leur est propre, et qui peut s’accorder à divers courants philosophiques, aussi bien

l’aristotélisme, le stoïcisme, que surtout le néo-platonisme ; il est en mesure de figurer

en effet soit la matière première, soit le réceptacle des idées, soit la matière passive.

Sur l’attrait qu’a pu exercer la chimie sur les hommes instruits du XVIIe siècle,

on peut évoquer le témoignage de l’anti-péripatéticien Etienne de Clave qui, dans la

préface du second livre de ses Paradoxes25, décrit son itinéraire intellectuel, à certains

égards similaire à celui de Descartes (un instant attiré lui aussi par la chimie) rapporté

dans la première partie de son Discours de la Méthode26. À la recherche de certitudes

qui lui permettraient d’échapper au sentiment de scepticisme qui l’aurait

immanquablement gagné suite à sa déception des enseignements traditionnels, de Clave

entreprend un grand voyage qui s’avérera infructueux en Europe du Nord, puis entame

une réflexion personnelle qui le poussera à découvrir dans la résolution des corps mixtes

le moyen d’assurer une science certaine. De Clave représente un cas certes exemplaire,

cependant il n’en reste pas moins vrai que la chimie ne laisse indifférent personne au

Grand Siècle ; bien au contraire. Elle s’attache à rendre compte de tout un éventail de

phénomènes naturels (dissolution, aimantation, couleurs, feu, goût, odeurs, formation

des corps, éruptions volcaniques, tremblement de terre, etc., en plus bien entendu de

problèmes typiquement chimiques) pour lesquels aucune explication n’avait été avancée

en dehors du cadre de la chimie. Ce champ de recherche ne pouvait rester ignoré, et

devait par conséquent être investi ; c’est ce qui sans doute détermina Descartes (dont la

philosophie mécaniste pesa sur la chimie à partir de 1660 environ) à lui consacrer plus

de la moitié de la quatrième partie de ses Principia Philosophia27 que l’on pourrait

considérer, avec en particulier les articles 45 à 79, comme un petit traité chimique.

La philosophie chimique, tout aussi contestataire qu’elle se présente, a le désir à

cette époque de se faire reconnaître comme savoir rationnel et savoir utile pour le bien

commun ; elle s’est ainsi volontairement subordonnée à la science médicale en lui

proposant ses services dans le domaine de la pharmacologie. La « médecine chimique »

25 Etienne de Clave, Paradoxes, ou Traitez Philosophiques des Pierres et Pierreries, contre l’opinion

vulgaire, Paris, 1635, II, 184-201. 26 Cf. les articles de Bernard Joly, « La théorie des cinq éléments d’Etienne de Clave dans la Nouvelle

Lumière Philosophique », Corpus, n°39, 2001, 9-44 ; « La chimie contre Aristote. La distillation du bois et la doctrine des cinq éléments au XVIIe siècle en France », in Michel Bougard (éd.), Alchemy, Chemistry and Pharmacy : Proceedings of the XXth International Congress of History of Science, Liège, 20-26 July 1997, Turnhout, Brepols, 2002, 67-75 ; et « Etienne de clave, fondateur de la chimie française ? », in Lawrence Principe et Brigitte Van Tiggelen (éds.), Chimie et chimistes en quête d’identité : perspectives sur le 17e siècle, à paraître fin 2002.

27 Voir Bernard Joly, « Descartes et la chimie », in Bernard Bourgeois, Jacques Huet (éds.), Esprit Cartésien, I, Paris, Vrin, 2000, 216-221 ; et du même auteur Descartes et la chimie, à paraître.

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INTRODUCTION 13

ou « hermétique » s’est donc trouvée confrontée, beaucoup moins par sa recherche de

« l’Arcane universel » que pour sa préparation de remèdes métalliques, à la puissante

autorité de la faculté de médecine de Paris, galéniste et aristotélicienne. En 1666, à

l’issue d’une querelle qui a duré cent ans, « la querelle de l’antimoine », la nouvelle

médecine se voit reconnue officiellement à travers la proclamation du droit de

confectionner des médecines à base d’antimoine. Cette décision était en fait prévisible.

En 1648 est créée la première chaire de démonstrateur de chimie au nouveau Jardin

royal des plantes, occupée par l’Ecossais William Davisson, chargé de « démontrer »

publiquement et gratuitement l’intérieur des végétaux28. En 1610, Jean Beguin édite

pour un usage interne ses leçons de chimie dispensées à des apothicaires et médecins

sous le titre Tyrocinium Chymicum. À partir de cette époque se développe en France un

véritable genre littéraire très prisé, celui des « cours de chimie », riches en recettes

chimiques et tous issus d’un enseignement privé de la chimie, qui a atteint un sommet

en terme de popularité en 1675 avec la parution du cours de Nicolas Lemery29. C’est

donc dans le cadre d’une discipline novatrice, « à la mode », que se développent les

premières théories du sel.

L’histoire des doctrines salines se poursuit au XVIIIe siècle, époque où la chimie

est reçue comme discipline académique. Identifié au laboratoire à l’alkali et/ou à

l’acide, le sel – qui n’a rien perdu de sa relation avec une entité universelle circulant

dans les airs et dans la terre – sera perçu comme une substance concrète qui peut être

également composée si ses deux constituants (un seul suffira ensuite) sont des sels, à

savoir le sel alkali et surtout le sel acide. Wilhelm Homberg étendra à tout sel simple

extrait d’un mixte l’appellation de sel principe, que les chimistes préféreront

abandonner pour se concentrer particulièrement sur les relations chimiques mises en

œuvres dans les opérations salines. Au milieu du siècle trois catégories de sels sont à

considérer : les sels alkalis, les sels acides, et les sels composés d’au moins un sel

simple. Ces derniers seront à terme les seuls sels reconnus. Force est de constater que

les considérations métaphysiques du sel sont à l’origine de l’établissement à l’époque de

Lavoisier d’un concept salin proche du nôtre. En l’espace de plus de deux cents ans, le

sel est passé dans la pensée des chimistes, du stade d’objet réel, naturel et concret – il

était ce qui donne corps aux choses, ce qui permet aux hommes de laboratoire de

pratiquer –, à celui de concept désignant l’union d’une base et d’un acide, deux corps

28 Jean-Paul Contant, L’enseignement de la chimie au Jardin Royal des Plantes de Paris, Cahors,

Imprimerie A. Coueslant, 1952.

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INTRODUCTION 14

ayant fait figure à tour de rôle, en tant que réalisation sensible du sel spéculatif, du sel

par excellence. Durant cet intervalle, son essence, sa structure, ses propriétés ont

intéressé l’ensemble des chimistes qui menaient des investigations selon leur propre

sensibilité ; et ce autant au Siècle des Lumières qu’au siècle précédent. Jean-Jacques

Rousseau fait d’ailleurs remarquer que les sels sont « les principaux sujets dont

s’occupe la chymie »30 de son siècle. Mais le sel est devenu pluriel, on ne parle plus que

de chimie des sels ; et Ernst-Georg Stahl peut rédiger en 1723 son Traité des Sels31

traduit et publié en français en 1771. La chimie au début du XVIIIe siècle place alors en

la chimie saline tous ses espoirs de se faire accepter comme science à part entière, au

même titre que la physique, et de faire oublier la mauvaise impression dont s’est fait

l’écho Fontenelle, le secrétaire perpétuel de l’Académie Royale des Sciences à laquelle

elle appartient depuis 1699, qui la jugeait « confuse » et « enveloppée »32. Ces deux

mots sont repris et réfutés en 1756 par Gabriel-François Venel dans son article

« Chymie » de l’Encyclopédie33 : la chimie peut au contraire « prêter au génie ». Venel

appelle à ce moment de ses vœux une « révolution » qui la placerait au rang qu’elle

mérite, orchestrée par un nouveau Paracelse qui apparaîtra – il n’en sait bien entendu

rien – sous les traits de Lavoisier.

On pourrait s’étonner qu’aucune étude n’ait été déjà réalisée au sujet d’un objet

si capital des doctrines chimiques pré-lavoisiennes. F. L. Holmes a certes consacré un

chapitre de son ouvrage, Eighteenth-Century Chemistry as an Investigative Enterprise34,

sur la chimie saline au XVIIIe siècle ; il a cependant omis d’analyser les travaux de

Guillaume-François Rouelle qui ont pourtant joué un rôle essentiel dans la pensée

chimique de la seconde moitié du siècle. Quant à la période précédente, les seuls à s’être

à notre connaissance intéressés au sel sont N. Emerton, qui en traite dans son The

Scientific Reinterpretation of Form35, Walter Pagel qui a relevé en quelques pages

29 Bernard Joly, « Le développement des cours de chimie en France au XVIIe siècle », paru en

espagnol dans la revue mexicaine Estudios de Historia Social de las Ciencias Quimicas y Biologicas, n°4, 1998.

30 Jean-Jacques Rousseau, Institutions chimiques, (entre 1746-1753), réédition chez Fayard, Paris, 1999, 261.

31 Ernst-Georg Stahl, Ausführliche Betrachtung und zulänglicher Beweiss von den Salzten, Halle, 1723 ; avec on le note « [von] den Salzten » au datif pluriel neutre.

32 Fontenelle, Histoire de l’Académie Royale des Sciences, 1699 ; repris dans l’Histoire de l’Académie Royale des Sciences, Depuis 1686, jusqu’à son Renouvellement en 1699, Paris, 1733, t. II, 80.

33 Gabriel-François Venel, « Chymie », in Denis Diderot, Jean d’Alembert (éd.), Encyclopédie, Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, 1756, t. 3, 409-410.

34 Frederic Lawrence Holmes, Eighteenth-Century Chemistry as an Investigative Enterprise, Office for History of Science and Technology, University of California at Berkeley, 1989.

35 Norma Emerton, op. cit. in n. 8, chap. 8.

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INTRODUCTION 15

l’importance du Sel dans les doctrines chimiques au XVII e siècle36, et Bernard Joly qui

rend compte de son emploi dans le discours de Fabre37.

Pour entreprendre l’analyse du développement des théories du sel, il convient

absolument de renoncer à toute vision téléologique. Retracer l’histoire du sel tel qu’il

est défini de nos jours dans la chimie n’est d’ailleurs nullement l’objectif de ce présent

travail ; ce qui nous a motivé est bien plutôt de suivre et comprendre le passage d’une

métaphysique du Sel à une chimie des sels, ou encore, la disparition d’une substance

saline réelle au profit de sa forme conceptualisée, c’est-à-dire le passage d’une réalité

saline de la matière réduite à une conceptualisation saline d’une partie de celle-ci.

Il faut encore se prémunir contre une fâcheuse tradition bien enracinée dans nos

mentalités contemporaines qui veut que la chimie (d’avant Lavoisier) ait connu un

tournant décisif dans son histoire marqué par des personnages comme Nicolas Lemery,

ou Wilhelm Homberg, ou encore Etienne-François Geoffroy – la discussion reste

ouverte quant à l’homme, et s’articule autour de thèmes tels que les éléments chimiques,

la réaction chimique ou autres concepts du discours chimique38 – la faisant

définitivement basculer dans une chimie digne de ce nom. Au mieux, la chimie d’avant

ce moment clef est perçue comme une pré-chimie, au pire elle est appréhendée dans

l’opposition alchimie/chimie, autrement dit irrationalité/rationalité. W. Newman et

L. Principe39 ont montré la vacuité de cette distinction dans un même champ du savoir

en démontrant la synonymie des mots alchimie et chimie pour désigner une pratique

identique au XVIIe siècle ; B. Joly40 a mis en lumière l’entière cohérence des textes se

rapportant à l’une comme à l’autre discipline. Il est désormais évident que la

discontinuité historique de la chimie – on le constatera ici – n’existe que dans la lecture

qui y en est faite. Les travaux chimiques que nous allons analyser peuvent se rattacher à

une dominante davantage théorique, ou davantage pratique, mais en aucun cas ne

36 Pagel, op. cit. in n. 14, 37-42. 37 Joly, op. cit. in n. 12, 280-285. 38 Par exemple, Ursula Klein (« Origin of the concept of chemical compound », Science in context,

7/2, (1994), 163-204) verrait dans les écrits de Geoffroy un moment crucial de l’histoire de la chimie dans l’émergence de la notion de composé chimique qu’elle y relèverait. Holmes commence de manière significative son exposé sur l’histoire du sel à Homberg. Quant à Lemery, il est communément perçu comme étant celui qui marque le passage entre alchimie et chimie ; H. Metzger a d’ailleurs organisé son célèbre ouvrage sur Les Doctrines Chimiques en France du début du XVIIe à la fin du XVIIIe siècle (1923, réédition Blanchard, Paris, 1969) , en ce qui concerne le XVIIε siècle, en deux sections, l’avant Lemery, puis la pensée de Lemery.

39 William R. Newman, Lawrence M. Principe, « Alchemy vs. Chemistry : The Etymological Origins of Historiographic mistake », Early Science and Medicine, 3, 1998, 32-65.

40 Joly, op. cit. in n. 12. Voir aussi du même auteur, « Quelle place reconnaître à l’alchimie dans l’histoire de la chimie », Science et technique en perspective, vol. 25, (1993), 111-121, et « Alchimie et rationalité : la question des critères de démarcation entre chimie et alchimie au XVIIe siècle », Science et technique en perspective, (1995), 93-107

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INTRODUCTION 16

doivent être considérés pour autre chose que ce qu’ils sont, c’est-à-dire des productions

de la chimie de l’époque examinée ; aussi l’expression chimie hermétique dans ce

contexte renvoie-t-elle simplement à une pratique chimique qui se plaçait sous le

patronage d’Hermès Trismégiste, suivant une proposition faite par Petrus Severinus et

reprise par Du Chesne41.

Le problème qui s’est posé à nous, est celui de la double compétence exigée

pour entreprendre une telle étude, réunir une formation scientifique et une formation

philosophique. La condition n’est pas ici remplie ; notre travail est le fait d’une

personne initiée à la chimie de la toute fin du XXe siècle qui se consacre à l’histoire de

la chimie ancienne. Le parti qui a donc été adopté, a été d’aborder le discours des

auteurs analysés à la manière d’un scientifique, plutôt que d’un philosophe. Nous avons

décidé pour réaliser notre enquête, plus que de nous faire le contemporain des auteurs

rencontrés, d’apprendre leur chimie, de les suivre dans leurs explications de la structure

des mixtes, d’être près d’eux dans le laboratoire lors des modifications qu’ils leur font

subir. Aussi notre étude est-elle encore celle d’un étudiant en chimie dont les maîtres

dispensent un enseignement posthume ; plus que de revendiquer le titre d’historien,

nous voulons maintenir notre qualité de chimiste apprenant. Cette prise de position nous

a toutefois amené à recourir à certains moments à une interprétation en termes modernes

du discours de l’auteur étudié. Ce choix répond à la tension née des deux contraintes

que nous nous sommes imposées : apprendre la chimie des philosophes chimiques

d’alors, et la comprendre aujourd’hui, en tirant profit – quand cela est possible – de ce

que nous savons faire. Cette méthode n’a qu’un seul objectif : aller vraiment au cœur de

la pratique rapportée. Il ne s’agit pas d’une traduction gratuite des propos, ni d’un

moyen de démontrer que la chimie dont on parle en est bien une au même titre que la

nôtre, qu’elle n’est pas un simple genre littéraire ; cette interprétation en équations

chimiques nous fournit plutôt la possibilité de voir, de mieux saisir l’activité du

chimiste, de comprendre les difficultés qu’il a pu rencontrer, et parfois de mettre en

évidence la difficile adéquation de l’entreprise expérimentale avec la théorie. Comme

l’application d’une telle méthode peut être incertaine, nous nous placerons donc

volontairement toujours pour la transcription dans un contexte expérimental idéal, sans

tenir compte de la possible impureté des substances rencontrées.

L’histoire du sel de la chimie pré-lavoisienne que nous proposons, s’étend sur

les XVIIe et XVIIIe siècles – deux périodes souvent étudiées par des personnes

41 Voir à ce sujet B. Joly, « La rationalité de l’hermétisme. La figure d’Hermès dans l’alchimie à

l’âge classique », à paraître in Methodos, 3, 2003, 61-82.

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INTRODUCTION 17

différentes –, où se développe un discours apparaissant à un certain moment empreint de

kabbale et de néo-platonisme, et à un autre tenu en un langage, celui de la nouvelle

nomenclature chimique de 1787, proche du nôtre. Son champ d’étude a été en revanche

restreint presque exclusivement à la France et aux textes en langue française. Certes il

existe bien quelques écrits en latin, mais cette unité territoriale et linguistique voit sa

justification dans le fait que nous avons affaire depuis Palissy et Vigenère à l’émergence

d’une chimie en langue française. Parce qu’elle n’est pas universitaire, la chimie se veut

accessible au plus grand nombre. (On retrouve d’ailleurs cette volonté de

démocratisation du savoir chimique au XVIIIe siècle dans l’Encyclopédie qui lui

accorde une large place.) Les ouvrages chimiques sont ainsi rédigés directement en

français, ou réédités très tôt dans cette langue, comme pour le manuel de Beguin trois

ans seulement après l’édition latine officielle. Qui plus est, la chimie française

institutionnalisée du XVIIIe siècle est une chimie dominante en Europe, ce jusqu’à

Lavoisier pour qui la chimie des sels passait pour la partie la plus avancée de la

discipline.

L’histoire de la chimie n’est pas faite de ruptures, il serait faux de l’appréhender

comme une succession de crises entre lesquelles se distingueraient des moments

d’accalmie où régnerait une « chimie normale ». Sur cette discipline où une démarcation

entre alchimie et chimie, pas plus qu’entre pré-chimie et chimie, n’a de sens, la vision

que nous portons est bien plutôt continuiste, sans pour autant refuser de reconnaître une

évolution dans les doctrines chimiques. Il est par ailleurs impossible de trouver aux

XVII e et XVIIIe siècles un personnage au sujet duquel nous pourrions dire qu’après lui

la chimie s’en est trouvée totalement bouleversée. Cela tient à la particularité de cette

science qui est par définition une science occulte – au sens étymologique du terme –,

qui a pour objet l’intérieur des choses plutôt que sa surface, l’invisible plutôt que le

visible. Cet état de fait a certainement modéré l’impact et l’extension des doctrines

chimiques qui ne pouvaient faire l’unanimité sur un sujet où la spéculation demeure un

préalable obligé à toute entreprise d’investigation sur la matière ; voire a contrario cela

a encouragé les chimistes à un certain éclectisme. Il nous a été toutefois possible de

dégager trois moments dans notre enquête sur le développement des théories du sel dans

la chimie française. Les deux premiers couvrent chacun la fin du XVIe siècle et tout le

XVII e. La chimie est à la fois science et art, de là nous avons distingué deux parties

selon le pôle vers lequel tend le discours des chimistes sur le sel, tenant soit plus d’une

« chimie fondamentale », soit plus d’une « chimie pratique ». La première partie

s’attache à établir la nature générale et spéculative du sel, ses diverses formes et sa

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INTRODUCTION 18

fonction dans le discours du chimiste ; il s’agit d’un sel pris dans l’économie générale

de l’univers, appliqué à la recherche d’un fondement unique de la matière, qui sert de

réceptacle aux volontés divines et aux forces célestes. Nous clorons ce premier moment

par la vision très personnelle et non publiée de Du Clos, un des premiers « physiciens »

de l’Académie Royale des Sciences. Le même sel est considéré dans la partie suivante

dans l’environnement immédiat du chimiste, à travers les écrits de Bernard Palissy et

plus généralement des cours de chimie du Grand Siècle. Nous suivrons le sel dans son

adaptation plus ou moins délicate à ce genre de manuel et donc dans sa réalisation

sensible, soit alkali et/ou plus tard acide. Le Sel principe des corps mixtes s’avérera être

l’unique dépositaire légitime du nom de sel ; De Clave prétendra être en mesure de

l’isoler toujours identique à lui-même de n’importe quel composé. À partir du cours de

Christophe Glaser, la doctrine du sel prendra en compte les développements de la

philosophie mécaniste ; le sel devient un corps mu et pointu, et la recherche de la

matière première n’est plus une priorité. Nous analyserons aussi une doctrine fort en

vogue à la fin du Grand Siècle, faisant des deux formes salines acide et alkaline, les

deux seuls principes des corps mixtes. Les philosophes chimiques rencontrés dans ces

deux parties sont presque tous des grands noms de la chimie ; pour la première partie

par exemple Du Chesne, Sendivogius, Fabre sont des auteurs dont les travaux sur le Sel

sont très éclairants et dont la réputation est européenne.

Le dernier moment de notre étude est consacré à la chimie saline du XVIIIe

siècle, une chimie institutionnalisée. L’Académie Royale des Sciences est désormais le

lieu où la chimie se fait, une chimie officielle et légitime. Le choix des auteurs de cette

troisième partie de l’enquête regroupe tous les académiciens de la classe de chimie,

seuls habilités à s’exprimer sur leur discipline. Notre discours s’organisera autour de

quatre points. Il sera tout d’abord question du sel dans les travaux de Homberg du début

du siècle, engagé sur le chemin de la conceptualisation. Homberg reprend tout en la

clarifiant, la notion mal établie de « sel salé » de N. Lemery sous l’expression « sel

moyen » pour toute association d’un acide à un alkali ; notion insensiblement étendue

par ses collègues à toute union d’un acide à un corps quelconque, que Rouelle fixera

sous le nom de « sel neutre ». Une fois le terme « sel » défini, la vision sur le sel a cessé

d’être statique ; la chimie dynamique des sels sera alors ce sur quoi portera le point

suivant. Les investigations rapportées par les chimistes dans leurs mémoires vont

principalement concerner les relations entre corps salins, les dispositions ou affinités

entretenues entre les acides et les bases. Geoffroy résumera dans sa « table des

rapports » de 1718 les différentes possibilités pour un acide ou une base de remplacer

Page 18: Université Charles de Gaulle – Lille III U.F.R. de Philosophie

INTRODUCTION 19

un des constituants d’un sel composé. Puis, nous traiterons de la chimie saline de la

seconde moitié du siècle, ou plutôt de la chimie rouellienne. Rouelle, sans avoir

pourtant publié de livres, mais laissé uniquement cinq mémoires à l’Académie, a formé

à une doctrine modifiée de Stahl toute une génération de chimistes et d’intellectuels. On

peut même dire que tous les chimistes de la seconde partie du Siècle des Lumières se

sont posés en rapport à lui, pour ou contre lui, y compris au sujet de ses travaux sur les

sels ; le terme qu’il réintroduit de sel neutre se retrouvera même, sans raison vraiment,

chez Lavoisier. La fin de notre enquête correspondra à la fin définitive du sel. Par un

renversement de son histoire, la définition du sel composé devient la seule définition

possible du sel ; ce sera l’objet du quatrième point du dernier moment de l’étude, clôt

par l’analyse de la doctrine d’Antoine-Laurent Lavoisier, pour qui le sel est alors pur

concept.

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I/- LA RECHERCHE D ’UN FONDEMENT UNIQUE

DE LA MATIÈRE OU

QUAND LA NATURE DU SEL

FAIT LEVER LES YEUX AU CIEL

L’appréhension de la réalité matérielle doit se faire par le philosophe de la

nature, intéressé en cette fin de XVIe siècle aux phénomènes chimiques, par ses deux

faces : une face évidente sur laquelle il peut mettre la main et poser les yeux, masquant

aux sens une face saisissable uniquement par l’entendement. Toutes les choses

naturelles qui se présentent à lui ont pour base un fondement unique, une matière

première, originaire qui ne doit surtout pas être perçue comme pur concept comme chez

Aristote, mais comme véritable substance, et plus précisément, comme substance saline.

Dans la conception d’alors d’un univers unifié, où la frontière entre mondes supra et

sublunaires est abolie, où rien ne semble faire obstacle à la relation cosmique liant la

volonté divine à notre monde élémentaire, Blaise de Vigenère nous apparaît comme le

premier auteur français à introduire le Sel en tant qu’élément primordial d’une

philosophie chimique. Certes, Bernard Palissy dont nous parlerons en deuxième partie

de notre enquête, qui a écrit plus tôt que Vigenère, a lui aussi fait du Sel, le noyau de sa

pensée de la matière ; mais il a « restreint » son sujet aux phénomènes terrestres ; c’est

pour cela que nous différerons son étude pour la lier à une chimie1 à vocation plus

pragmatique, très en vogue au XVIIe siècle, celle des cours de chimie. Joseph Du

1 Le terme de chimie sera utilisé dans cette étude comme synonyme de celui d’alchimie,

traditionnellement utilisé par l’ensemble des historiens de la chimie pour décrire une pratique scientifique s’apparentant à une étude de la matière sous-tendue par des considérations jugées spéculatives. Le terme de chimie sera même employé de préférence à celui d’alchimie, cette dernière étant tout simplement la chimie de l’époque. Nous suivons donc en cela les travaux de Bernard Joly qui a clairement démontré l’équivalence de ces deux mots et l’emploi indistinctement de l’un ou de l’autre au XVIIe siècle ; voir B. Joly, « Alchimie et rationalité : la Question des critères de démarcation entre chimie et alchimie au XVII e siècle », op. cit. ; du même auteur, La Rationalité de l’Alchimie au XVIIe siècle, op. cit. ; voir également William R. Newman, Lawrence M. Principe, « Alchemy vs. Chemistry: The Etymological Origins of a Historiographic Mistake », op. cit.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 21

Chesne, dont la doctrine sera analysée juste après celle de Vigenère, enracinera la

théorie dans la pratique, confirmant ainsi l’emprise du Sel dans la chimie d’alors.

1- Le sel, première origine de tous les êtres du monde élémentaire

Blaise de Vigenère (1523-1596) fut philologue, homme de lettres, secrétaire des

ducs de Nevers2 et du Roi Henri III. En raison de ses fonctions également de chargé de

mission auprès d’ambassadeurs et hauts personnages du royaume, il fut amené à

voyager à Bruxelles, et dans de nombreuses villes d’Allemagne et d’Italie où il fit la

rencontre de rabbins célèbres qui l’initièrent à la pensée kabbalistique. Il pratiquait le

latin, le grec ancien, l’italien et l’hébreu, et possédait de solides connaissances en

géographie, histoire, chimie, technique, archéologie. Ce n’est qu’à l’âge de cinquante

ans qu’il se mit à publier des ouvrages. Seize titres parurent de 1573 à 1595, puis six

autres de manière posthume, dont celui qui nous intéressera plus particulièrement, le

Traicté du Feu & du Sel, en 1618. Nous pouvons citer également ses Commentaires de

César, Vie d’Apollonius de Thyane, Dialogue de Platon, Images ou tableaux de platte

peinture de Philostrate Lemnien Sophiste Grec, Traicté des Comètes, et le Traicté des

Chiffres, ou secretes manieres d’escrire sur lequel nous nous pencherons aussi3.

La date de rédaction du Traicté du Feu & du Sel4 est inconnue, mais personne ne

paraît mettre en doute son authenticité. L’ouvrage se découpe en deux parties inégales,

la plus grande sur plus de deux cents pages consacrée au feu, l’autre inachevée traite en

cinquante pages du Sel qui, il est vrai, a commencé d’être bien abordé dès la première

section. C’est un livre assez particulier, truffé de citations et de rappels aussi bien aux

Ancien et Nouveau Testaments, à la kabbale5 (entre autres au Zohar), qu’à Hermès

2 Il est dit d’ailleurs de l’un d’entre eux, Louis de Gonzague, duc de Nevers et prince de Mantoue,

qu’il fut amateur de chimie. Voir Jean-François Maillard, « Mécénat et alchimie à la fin de la Renaissance, de Louis de Gonzague-Nevers à Gaston d’Orléans », in Didier Kahn et Sylvain Matton (éd.), Alchimie : art, histoire et mythes, Paris-Milan : S.E.H.A. – Archè, 1995, 485-496.

3 Sur l’auteur et sa bibliographie, voir les Cahiers V. L. Saulnier, n°11, du Centre V. L. Saulnier, « Blaise de Vigenère poète & mythographe au temps de Henri III », Presse de l’école normale supérieure, Paris, 1994 ; et Maurice Sarazin, Blaise de Vigenère Bourbonnais, Introduction à la vie et à l’œuvre d’un écrivain de la Renaissance, Editions des Cahiers Bourbonnais, Charroux en bourbonnais, 1996.

4 Blaise de Vigenère, Traicté du Feu & du Sel. Excellent et rare opuscule du sieur Blaise de Vigenère, Bourbonnois, trouvé parmy ses papiers après son décès, Paris, 1618.

5 La kabbale affirme, pour ce qui nous concerne, « l’unité profonde de la nature et de l’homme qui doit en retrouver les lois directrices ». Voir Gershom G. Scholem, La Kabbale et sa symbolique, Petite

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 22

Trismégiste, Pline l’Ancien, Ar-Razi, pseudo-Geber, ou encore Avicenne. Allen Debus

place simplement ce travail dans le cadre d’une pensée alchimique traditionnelle et n’y

retient que l’importance d’un salpêtre qui serait à mi-chemin entre l’eau de mer et le

feu6. J.R. Partington7 y a pour sa part retenu uniquement une description de la

préparation de l’huile de vitriol sous cloche, et un commentaire sur la figure cristalline

de l’acide benzoïque dont l’existence avait déjà été révélée par Nostredamus en 1556.

L’ Encyclopédie du XIXe siècle dit quant à elle de Blaise de Vigenère qu’il « était aussi

vicieux que savant ; il s’adonna à la recherche de la pierre philosophale, et prétendit

posséder la recette pour faire de l’or »8. Le secrétaire d’Henri III n’est pas à proprement

parler en réalité un chercheur de la Pierre des Philosophes9, il n’était pas « chymiste »,

mais la doctrine de la matière et du monde complètement salifiée qu’il avance, est à nos

yeux absolument essentielle et témoigne d’un intérêt considérable mais fort peu connu

de la philosophie naturelle d’alors pour le Sel. Le Sel atteint fin XVIe siècle un statut

particulier ; ni simple corps chimique d’une éclatante efficacité dans les opérations de

laboratoire, ni tout à fait principe paracelsien de la matière conférant aux corps diverses

propriétés substantielles, il est – c’est là le sujet de cette première partie – substance

corporificatrice d’une entité spirituelle possédant en elle la vie de toutes les choses

naturelles. A cette époque, s’est opéré un basculement essentiel des conceptions

empiriques et principielles de sel vers un concept très nettement métaphysique, inauguré

par la rédaction du traité de Vigenère sur le Sel – premier du genre –, qui délaisse

classements et recettes chimiques des substances salines, qui dépasse également la

vision de Paracelse du sel, marquant ainsi le passage des sels au Sel tel que nous

essaierons de le suivre et comprendre dans notre enquête.

Par leur chronologie et par leur contenu, les textes de Vigenère formeront donc

l’introduction à notre étude de la chimie saline, et représenteront une voie d’accès

intéressante à la nébuleuse notion de Sel du Grand Siècle en France.

Bibliothèque Payot, Paris, 1980 ; François Secret, Hermétisme et Kabbale, Instituto Italiano per gli studi filosofici, Lezioni della scuola di studi superiori in Napoli, Bibliopolis, Napoli, 1992 ; et Nicolas Sed, « L’alchimie et la science sacrée des Lettres : notes sur l’alchimie juive à propos de l’Esh mesareph », in Didier Kahn et Sylvain Matton (éd.), op. cit. in n. 2, 547-649.

6 Allen G. Debus, The French Paracelsians, Cambridge University Press, 1991, 48. 7 J.R. Partington, A History of chemistry, vol. III, MacMillan, London, 1962, 16. 8 Encyclopédie du XIXe siècle, t. 25, vol. 49, 288. 9 Sylvain Matton (« Alchimie, kabbale et mythologie chez Blaise de Vigenère : l’exemple de sa

théorie des éléments », Cahiers V. L. Saulnier, op. cit. in n. 3, 113) précise que Vigenère donnait pour finalité à l’alchimie plutôt la découverte des principes de la matière que la confection d’une telle Pierre dont il ne rejetait pas la possibilité, mais doutait de la prétention de certains de l’avoir réalisée.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 23

Rien n’est « plus commun, ny moins bien cogneu, que le feu : & autant en

pouvons-nous dire du sel »10, commente Vigenère dans son Traicté du Feu & du Sel. En

ce qui concernent les feu et sel communs peut-être, mais qu’en est-il des autres ? Le fait

de discuter de ces deux êtres dans un même ouvrage laisse clairement deviner une

certaine affinité entre eux, si ce n’est une nature similaire, à moins que cela induise une

opposition ; une relation en tout cas les unit. Dans ce texte, Vigenère se propose en fait

de traiter du feu et du sel sur la base d’une phrase de saint Marc (IX : 49) : « Tout

homme sera sallé de feu ; & toute victime sera sallée de sel ». Comme nous le verrons,

le sel dans le sens exposé ici est l’égal du feu divin dans notre monde d’ici-bas, car l’un

sans l’autre est sans action.

Blaise de Vigenère reconnaît une analogie entre l’homme et le grand monde,

correspondance entre microcosme et macrocosme, en proposant le syllogisme suivant :

Dieu a fait l’homme à son image, Dieu est le monde, donc l’homme est l’image du

monde. Ainsi selon l’auteur, à l’instar de l’univers qui est composé du ciel et de la terre,

lesquels ont chacun un couple d’éléments attitré, à savoir, respectivement l’air et le feu,

et l’eau et la terre, l’homme, véritable résumé du grand monde, est double. Il est âme et

corps. L’âme est l’homme intérieur, invisible, spirituel ; c’est le vrai homme dont parle

Marc. Le corps est l’homme extérieur, visible, animal ; c’est l’écorce de l’âme que

l’apôtre assimile à la victime. Le corps, en tant qu’habit de l’âme, est voué à dépérir et

s’user, alors que l’intérieur se renouvelle de jour en jour, « car il se lave […] par le feu,

ainsi qu’une Salemandre : & l’extérieur par l’eau, avec des savons & lexives, qui

consistent toutes de sels »11. Aussi le corps spirituel correspond-il pour Vigenère au feu,

et le corruptible au sel. Le feu est bien entendu un des éléments du ciel, quant au sel, il

doit être celui de la terre, le premier étant contenu dans le second. L’auteur écrit :

« Ne sçavez-vous pas que votre corps est le domicile du S. Esprit qui est en vous ?

(Corinthiens.6). Lequel est communément désigné en l’Ecriture par le feu, dont nous debvons

estre intérieurement sallez, c’est-à-dire préservez de corruption. Et de quelle corruption ? Des

péchez qui putréfient nostre âme. Origene liv. 7. contre Celsus, parlant des vestemens d’icelle,

met qu’estant de soy incorporelle & invisible, en quelque lieu corporel qu’elle se retrouve, elle a

besoin d’un corps convenable à la nature de ce lieu où elle reside »12.

10 Vigenère, 1618, op. cit .in n. 4, 232. 11 Vigenère, 1618, ib., 10. Les savons étaient le produit de l’union d’un sel alkali caustique et d’une

huile. Les lessives consistaient uniquement en des sels alkalis, généralement en carbonate de potassium extrait d’un bois calciné.

12 Vigenère, 1618, ib., 13.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 24

Voilà exposée la difficulté que l’ensemble des philosophes chimiques formant le

premier moment de notre enquête rencontreront sur leur chemin exploratoire de la

matière : la partie la plus précieuse de chaque être, ce qui donne sa valeur, est enfouie

en lui ; c’est dans le sens étymologique, sa substance13. Cette substance incorporelle n’a

malheureusement aucune action dans notre monde corporel. Le sel a alors la fonction

indispensable de lui servir d’enveloppe. Le terme « sel » ne désignerait donc pas

seulement une classe de corps, mais en réalité l’ensemble de tous les êtres corporels. Par

ailleurs, « corporels » semble devoir être pris dans un sens très large, puisque Vigenère

précise que l’âme lors de l’expiration d’un être humain se dépouille « de son premier

vestement terrestre, en prend un autre trop plus excellent là hault en la region etherée,

qui est de nature de feu »14. Le sel dont il est présentement question n’est qu’enveloppe

du Saint Esprit, une écorce très lourde dans notre basse région, ou nettement plus subtile

dans celle éthérée. Il est même, comme on le verra par la suite, fort probable qu’en

dehors de Dieu tout ou presque paraît plus ou moins corporel, tout paraît plus ou moins

être sel.

Ce sel représente le pendant du feu dans la série d’opposition visible/invisible,

corps/esprit, homme intérieur/homme extérieur, forme/matière, patient/agent,

sensible/intellectuel, que l’on relève dans le traité de Vigenère. C’est l’habit, le

vêtement, l’enveloppe, la couverture, l’écorce d’une chose ignée excellente. Cela dit, le

verbe « saler » de la citation de Marc ne signifie pas envelopper, mais « préserver de la

corruption » physiquement et métaphysiquement. L’auteur se réfère à la vertu du sel de

conserver les aliments, à sa capacité à conférer l’incorruptibilité. Cela s’entend

également pour « l’homme extérieur corporel [qui] se maintient de viandes qui sont

corruptibles, à luy propres & familières, ayans toutes besoin de sel, outre le leur

connaturel »15. Il est évident que le sel vigenérien emprunte ce trait de caractère au sel

commun, indispensable à la conservation de certaines denrées. Il est tout à fait

envisageable de songer que cette qualité remarquable soit directement induite par le feu

intérieur. En suivant l’identification feu/âme et sel/corps, tout comme « l’âme […] ne se

peut discerner & cognoistre que par les fonctions qu’elle exerce au corps, pendant

qu’elle y est annexée »16, le feu intérieur ne révèle sa nature que par l’action qui

transparaît à travers son écorce saline ; dans le cas présent par une action de

préservation.

13 C’est ce que Gaston Bachelard (La formation de l’esprit scientifique, (1938), Vrin, Paris, 1999, ch. 2,

101) nomme de manière un peu péjorative le « mythe de l’intérieur ». 14 Vigenère, 1618, ib., 14. 15 Vigenère, 1618, ib., 15.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 25

Après la présentation de la fonction vestimentaire du sel, entrons davantage dans

le détail. Vigenère distingue trois mondes auxquels s’attachent trois sciences distinctes :

le « monde intelligible » de la théologie et la kabbale, le « céleste » de l’astrologie et la

magie, et l’« élémentaire » de la physiologie et l’alchimie ; l’alchimie révélant « par les

résolutions & séparations du feu, tous les plus cachez & occultes secrets de nature »17. Il

déplore toutefois que ces « trois divines sciences » aient été discréditées par des

« ignorans & malins esprits ». Il poursuit :

« Du Monde donques intelligible découle dedans le céleste, & delà à l’élémentaire, tout ce que

l’esprit humain peut atteindre de la cognoissance des admirables effects de nature, que l’art imite

en ce qu’elle peut. Donc par la révélation de ses beaux secrets, par l’action du feu la pluspart, se

manifeste la gloire & magnificence de celuy qui en est le premier motif & autheur […]. Chacun

de ces trois mondes, qui ont leurs sciences particulières, a aussi son feu, & son sel à part :

lesquels deux se rapportent, à sçavoir le feu au ciel de Moyse ; & le sel, pour sa ferme

consistance & solidité, à la terre. Qu’est-ce que le sel ? demande un des Philosophes chimiques :

Une terre arse & bruslée, & une eau congelée par la chaleur du feu potentiellement y enclos18. Le

feu au reste est l’opérateur d’icy bas és œuvres de l’art, de mesme que le soleil ou feu céleste

l’est en ceux de la nature : Et en l’intelligible le Sainct Esprit, des Hebrieux dit Binah, ou

intelligence, que l’escriture désigne ordinairement par le feu. Et ce feu spirituel ou esprit igné

avec le Chohmah, le Verbe ou la Sapience attribuée au Fils […] sont les opérateurs du Père

[…] » 19.

Aux trois mondes définis par l’auteur, suivant des considérations néo-

platoniciennes, viendra s’ajouter un quatrième, celui des enfers. A chacune de ces

régions correspond un degré et une subtilité différents de feu. A l’intelligible ou

supracéleste il est lumineux, au céleste « luisant & chaud » en raison de son

mouvement, à l’élémentaire « luisant, chauld & bruslant », à l’enfer « rien que

bruslant ». Du feu propre du Saint Esprit au feu destructeur et malfaisant des enfers, le

feu est d’abord feu solaire, puis feu instrumental de l’art chimique. Dans ce dernier cas,

le feu a deux propriétés : le mouvement et la pureté. Il a également – la considération

16 Vigenère, 1618, ib., 56-57. 17 Vigenère, 1618, ib., 51. 18 Il est difficile d’identifier ce philosophe chimique (peut-être un des personnages de la Turba

Philosophorum). L’extraction d’un sel, le sel alkali, par la calcination d’un végétal, suivie du lessivage des cendres et d’une cristallisation exprimée ici par la congélation, était sans aucun doute pratique courante. Néanmoins, on relève chez Bernard Palissy (« Traité des Métaux et Alchimie », in Discours admirables, in Bernard Palissy, Œuvres complètes, sous la direction de Marie-Madeleine Fragonard, t. 2, Editions InterUniversitaires, Paris, 1996, 143-145) la présence d’une « eau congélative », assimilée à la « cinquième essence » qui est présentée comme un sel générateur (nous en reparlerons dans le chapitre sur Palissy). On notera tout de même une variante de la phrase de la citation dans le même traité de Vigenère, p. 252 : « […] Le sel n’est autre chose qu’eau meslée & liée avec une terre arse & bruslée, de nature de feu, qui la rend amere & sallée ».

19 Vigenère, 1618, op. cit .in n. 4, 57-58.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 26

doit être assez banale à l’époque puisqu’on la trouve dans le De la génération et

corruption d’Aristote – celles de séparer le pur de l’impur, et de parfaire ce qui sera

resté pur. Ce qui fait dire à Vigenère : « Tellement que les sels estans de nature de feu,

en ont aussi les propriétez & effects ; de purifier à sçavoir, & de nettoyer les ordures &

immondices »20. Aussi dans la citation de saint Marc du début du traité, « Tout homme

sera sallé de feu, & toute victime sera sallée de sel », « le saller en cest endroit, & le

nettoyer & purifier ne sont qu’une mesme chose ; comme aussi le saller & brusler à

cause de leurs consemblables effects »21. Autrement dit, il préserve de la corruption de

manière similaire au Saint Esprit qui est le vrai feu envoyé des Cieux, celui « qui salle

nos cueurs & consciences »22. Ce qui lui permet de placer ce jeu de mots : « De ce feu

donques il faut que tous ceux-là soient sallez, qui sont en voye de salut »23. En

conséquence :

« […] Le saller, cuire, & brusler se communiquent leurs consemblables propriétez & effects ;

parce que le sel cuist au goust à cause de son acrimonie ; & le feu au sentiment quand il brusle.

Et une chose sallée est à demy cuitte […], tant pour se rendre de plus facile digestion, que pour

se conserver plus longuement ; qui sont les propriétez & effects du feu »24.

Vigenère, pour insister encore sur la relation existant entre ces deux entités,

convoque les « Stoïques » pour qui le soleil était « un corps enflambé procédant de la

mer : en quoy ils ont monstré l’affinité du feu & du sel ensemble »25.

Le sel serait donc la matière première prochaine, et le feu la matière première

éloignée. Ou pour adopter un vocabulaire platonisant, le sel est l’idée matérialisée du

feu divin. Ou plus sûrement selon les Stoïciens, le sel est la matière passive qui

renferme Dieu qui est feu. En effet, « d’après eux [les Stoïciens], écrit Diogène Laërce,

il y a deux principes de l’univers : l’agent et le patient. Le patient, c’est la substance

sans qualité, la matière ; l’agent, c’est la raison qui est en elle, Dieu »26. Ici, tout comme

20 Vigenère, 1618, ib., 107. 21 Vigenère, 1618, ib., 107. 22 Vigenère, 1618, ib., 101. 23 Vigenère, 1618, ib., 194. 24 Vigenère, 1618, ib., 171-172. 25 Vigenère, 1618, ib., 184-185. Diogène Laërce, Vies et opinions des philosophes, livre VII, « Les

astres et leurs espèces », 144-145 : « Le soleil est un feu pur […]. Le soleil, qui est une lumière intelligente, se nourrit de ce qui vient de la grande mer ; la lune, mélangée d’air et proche de la terre, se nourrit de ce qui vient des eaux douces, selon Posidonius […] » (traduit par E. Bréhier, et paru sous la direction de P.M. Schull, Les stoïciens, Gallimard, coll. Tel, 1962, t. 1, 62) ; Cicéron, De la nature des Dieux, livre II, XV : 40, « La divinité des étoiles » : « Donc, dit [Cléanthe], puisque le soleil est de feu et se nourrit des vapeurs de l’océan (car le feu ne peut persister sans aliment), il doit ressembler ou bien au feu que nous employons pour notre usage et notre subsistance, ou bien à celui qui est contenu dans les corps vivants » (Schull, ib., t. 1, 422-423).

26 Diogène Laërce, ib., t. 1, 58-59.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 27

chez les philosophes du Portique, le feu est inséparable de la matière ; de la même

façon, le sel sans feu en son sein n’est rien.

Il importe de bien entendre que tout est sel, et que sans feu, rien ne pourrait se

comprendre dans l’univers de Vigenère. Nous pouvons même aller jusqu’à dire que le

sel est toujours le sel d’un sel, et qu’à une échelle de lecture de l’univers, le feu

enveloppé dans son sel a été, comme nous le verrons, le sel enveloppeur d’un autre feu ;

seul Dieu semble échapper à cette fatalité saline. Un tel discours ne permet sans doute

pas de rendre compte de la diversité des choses de la nature ; l’auteur fait donc de

celles-ci des êtres formés des quatre éléments des anciens constitués chacun d’un couple

de qualités à la manière d’Aristote ; éléments qui sont interconvertibles. Mais aussi bien

l’air, l’eau que la terre ne sont pour l’auteur qu’un feu revêtu de différents habits27, ce

qui est très différent d’Aristote.

Le feu est en effet l’élément par excellence, celui qui selon la manière dont il se

présente, apparaît comme air, eau ou terre ; trois éléments qui seraient plus justement

appelés éléments élémentés. Le feu peut être vu comme un principe unique universel ;

et ce sans tomber dans le monisme, puisqu’il va toujours de pair avec un vêtement salin.

Dans son état le plus pur, il est la lumière des cieux, qui dans sa chute se spécifie en

s’alourdissant d’une enveloppe de moins en moins subtile pour devenir à tour de rôle

air, eau puis terre. Dans la partie inférieure du monde, le feu est feu qui brûle et qui

détruit, tandis que dans l’autre, il « cuit & digère » et mène à la perfection,

considération largement reprise dans les pratiques d’élaboration de la Pierre des

Philosophes. Bien que comparé au Saint Esprit, ce dernier feu est une réalité matérielle,

il produit des effets physiques. Et on peut y reconnaître la matière première dans le sens

où il ne peut être réduit en une autre28.

Revenons à la phrase de Vigenère notée précédemment dans la citation :

« Chacun de ces trois mondes, qui ont leurs sciences particulières, a aussi son feu, &

son sel à part […] »29. Plus on descend vers le monde inférieur, plus ces deux êtres

27 Voir Vigenère, 1618, ib., 26. 28 Il serait possible d’y distinguer une influence plus ou moins directe de la physique stoïcienne qui

offre une place prépondérante à un feu primitif duquel naissent les éléments : le feu se transforme en air, une partie de l’air en eau, enfin une partie de l’eau en terre. Et comme le précise Nathalie Cléret (« Paracelse, l’alchimie et les stoïciens. Quelques aspects des conceptions stoïcienne et paracelsienne du feu », Le stoïcisme au XVIe et au XVIIe siècle – Le retour des philosophies antiques à l’âge classique, sous la direction de Pierre-François Moreau, Bibliothèque Albin Michel Idées, Paris, 1999, tome 1, 67), le feu divin des stoïciens « ne doit pas être compris comme un feu destructeur, celui que nous connaissons sur terre, mais plutôt comme un éclat lumineux du ciel » (le caractère brillant du feu était déjà très présent chez Zosime et d’autres alchimistes anciens). Mais, en fait les choses sont plus compliquées, car Vigenère construit une doctrine syncrétique en empruntant tantôt à Aristote, tantôt aux stoïciens, tantôt aux néo-platoniciens dont le rôle n’est surtout pas à négliger.

29 Vigenère, 1618, op. cit .in n. 4, 58.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 28

s’alourdissent et se spécifient. Le vrai feu pur, c’est Dieu. Dès le moment où le feu

émane de ce dernier, il se trouve enveloppé, ce qui correspond à une légère perte de

subtilité. Voilà donc les feu (le feu divin) et sel (l’enveloppe) du premier monde,

l’intelligible, celui de la science théologique et kabbalistique. Ce couple représente dans

le deuxième monde, le céleste, le feu – appelons-le Saint Esprit – ; il a lui aussi

inévitablement pour écorce un sel. Cette nouvelle paire est le feu céleste qui se spécifie

en quatre éléments selon le vêtement salin porté : ce sera d’abord le feu élémentaire qui,

de la même manière, produira l’air, l’eau et la terre30. Annonçons déjà ce que nous

verrons dans quelques pages, qu’en s’associant les uns aux autres, ceux-ci selon

Vigenère s’offrent à nos sens sous l’aspect de quatre « éléments redoublés », le

Mercure, le Soufre, le Sel et le Verre du chimiste pratiquant. Ces « grands éléments »

forment à leur tour, entre autres, l’être le plus composé et le plus divin de la création,

l’homme qui n’est qu’un sel ayant reçu en son sein directement le Saint Esprit igné pour

âme. L’élément élémenté Sel a pour sa part donné naissance à la branche des substances

salines corporelles ; ce sel a en son centre l’élément terre, un peu d’air, de l’eau et

surtout beaucoup de feu.

Par voie de conséquence, par ce jeu d’emboîtement, tout n’est que sel à un plus

ou moins fort degré de pureté ; et le principe divin circule à travers cette matière. C’est

uniquement à une échelle sensible à l’homme, que la distinction entre corps salins et

« corps non salins » peut s’opérer suivant des propriétés d’amertume, de solubilité dans

l’eau, d’activité, …. ; propriétés que les corps salins doivent au feu omniprésent :

« [Le feu] qui esclaire est céleste ; qui cuit & digère, aëreux ; & qui brusle, terrestre ; qui ne peut

subsister sans quelque grossière matière venant de la terre, qu’il réduit finablement en icelle :

comme on peut voir és choses bruslées, converties en cendres ; dont après l’extracteur du sel, il

ne reste plus qu’une pure terre : le sel estant un feu potentiel & aqueux, c’est à dire une eau

terrestre empreignée de feu, d’où se viennent à produire toutes sortes de minéraux ; car ils sont

de nature d’eau. L’expériment s’en peut veoir és eaux fortes, qui sont toutes composées de sels

minéraux, alums, salpêtres ; lesquelles bruslent comme le feu : qui se produit des exhalations

chauldes & sèches, agitées des vents, & faciles à s’enflammer : des cailloux aussi, du fer, & du

30 S. Matton (op. cit. in n. 9, 123-124) s’appuie sur un passage du Traicté du Feu & du Sel (« Car le

chaud & le froid, l’humide & le sec n’estoient pas substances, ains qualitez & accidens, dont les Philosophes naturalistes se seroient forgez les quatre elemens : là où à la verité il n’y en a qu’un, qui selon les vestemens qu’il reçoit de la qualité accidentalle, prend diverses appellations : Si de la chaleur, c’est de l’air , de l’humide, eau ; du sec, la terre ; lesquels tous trois ne sont qu’un feu, mais revestu de divers & de differents vestemens », p. 25) pour supposer que chacun des éléments simples est un feu support de vêtements « formés » d’un couple de qualités. Dans ce cas les premières enveloppes salines seraient les qualités elles-mêmes.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 29

bois ; & des os frayez, mesmement de ceux du lyon, ce dit Pline. Dont on peut recueillir que par

tout il y a du feu en puissance »31.

D’un corps calciné, seuls du sel et de la terre demeurent. Dans le cas de plantes

ou de bois, le sel, à la différence de la terre qui reste après la lessive des cendres, est

emporté par l’eau et réapparaît par l’évaporation de celle-ci. Ce sel, le plus souvent

blanc, est généralement alkali (carbonate de potassium [ou potasse] avec parfois des sel

commun, tartre vitriolé et nitre). Cela étant dit, c’est dans le sel que le feu poursuit son

chemin après la destruction d’un corps, et non dans la « pure terre » résiduelle : le sel

est en effet un feu potentiel et aqueux, c’est-à-dire une « eau terrestre empreignée de

feu ». Rappelons que le sel corporel est à cette époque ce qui était nommé « corps

fossile », autrement dit une substance que l’on extrait des entrailles de la Terre. Le sel

est ainsi une eau congelée dans le sein de la Terre par le feu céleste, et qui contient ce

même feu céleste. Sa présence potentielle explique la grande activité de cette classe de

corps et sa composition aqueuse, sa facile dissolution dans l’eau. Depuis Paracelse, c’est

en effet le principe de sympathie qui préside dans la compréhension des phénomènes de

la nature ; le semblable attire le semblable. Il était par ailleurs admis à la suite d’Aristote

qu’une eau souterraine était responsable de la formation des métaux32. Et le fait de voir

associer feu et eau ne doit pas étonner ; il était alors courant de faire du feu un fluide, et,

nous le verrons, le sel représente également l’« alliance » des contraires. En outre,

Paracelse, en ajoutant son troisième principe, le Sel, aux deux en usage au Moyen Âge,

avait défini un principe de corporéité des Soufre et Mercure principiels qui peut être

envisagé à la lumière de Vigenère comme une enveloppe d’une substance ignée et d’une

eau, autrement dit, « un feu potentiel & aqueux ».

Le mot « alliance » est d’importance dans une pensée kabbalistique telle que

celle de Vigenère. Nicolas Séd33 a étudié un ouvrage « kabbalistico-chimique » intitulé

Esh mesareph formant le livre V de la Kabbala denudata de Christian Knorr von

Rosenroth de 1677 qui consigne la manifestation d’une alchimie reliée à la science des

lettres et des nombres de la kabbale médiévale dans le judaïsme traditionnel. Le titre du

traité signifiant « le feu du fondeur » est une expression qui provient du livre du

prophète Malachie34 où le contexte est un message dans lequel Dieu déclare que viendra

31 Vigenère, 1618, op. cit .in n. 4, 26-27. 32 Voir Aristote, Météorologiques, III. 33 Nicolas Séd, op. cit. in n. 5, 547-649. 34 Le fait mérite d’être relevé, sans assurer pour autant le rapport avec Malachie : Vigenère (1618, op.

cit. in n. 4, 246) prétend que le mot malach signifie sel (ce mot est également équivalent au nombre 78, lourd de sens kabbalistique selon les règles de gématrie, car divisé de la manière que l’on voudra, « il résultera toujours quelque nombre qui représentera un mystère des noms divins »).

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 30

l’ange de l’alliance qui sera comme le feu fondeur, comme la potasse (sel alkali fixe)

employée alors comme fondant en métallurgie. Cet envoyé céleste n’est autre que le

prophète Elie. Séd souligne que moyennement un jeu de mots, le prophète Malachie

suggère lui-même le rapport d’analogie qui lie le rôle de l’alliance (berit) offerte par le

message des derniers temps avec le processus de purification chimique qui se fait avec

l’aide de la potasse (borit). Les deux mots, borit et berit, s’épellent d’une manière

identique. Ce n’est que la « ponctuation massorétique qui y introduit la nuance que

réclame le sens littéral »35. Comme on a vu et verra encore dans notre étude, il est fort

probable que ce qui est appelé potasse (sel alkali), et qui est le résidu extrait par

lessivage de la calcination d’un mixte, ait fortement inspiré une représentation physique

du Sel. On perçoit alors le lien entre le Sel, l’alliance, et Elie36. Par ailleurs, dans le

Livre des Nombres (18, 19), Dieu disant à Aaron : « C’est une alliance de sel,

perpétuelle, devant Tétragramme, pour toi et pour ta postérité avec toi » ; de même dans

le Lévitique (2, 13) : « Tout ce que tu présenteras comme oblation, tu le garniras de sel,

et tu n’omettras point ce sel, signe d’alliance avec ton Dieu » ; références que Vigenère

n’oublie pas de citer, en ajoutant : « Ne faites point cesser le sel de l’alliance de vostre

Dieu »37.

Pour revenir au sel corporel, il est, comme cela a été dit, un corps solide

provenant des entrailles de la Terre, et les liqueurs acides, c’est-à-dire les eaux fortes de

l’auteur, doivent leur assimilation à la classe des sels à leur mode de production à partir

des « fossiles » minéraux et du salpêtre. Vigenère nous en dit plus :

« Mais les eaux fortes qui dissipent & ruinent tout, sont ce feu estrange ; & ainsi les appellent les

Alchimistes, & le feu contre nature, le feu externe, & autres semblables exterminatifs. Certes si

les effects de la pouldre à canon sont si admirables, consistans de si peu d’espèces & ingrediens,

qu’on la peut bonnement appeler le vray feu infernal, dévorateur du genre humain ; l’action des

eaux fortes ne l’est pas moins, qui bruslent tout, composées qu’elles sont seulement de deux ou

35 Voir également Séd, op. cit .in n. 5, 577-591. 36 Séd (Séd, ib., 549 et 562-563) nous renseigne sur Elie. L’appellation « Elias artista » était très

populaire dans les pays chrétiens occidentaux aux XVII e et XVIII e siècles, et avait des racines anciennes dans la tradition rabbinique. Le prophète Elie est pour le judaïsme rabbinique le gardien de la tradition sacrée transmise ici-bas dans l’histoire, mais aussi transmise d’en-haut de la « Maison céleste d’Etudes ». Les révélations d’Elie à Rabbi Shim’on bar Yohaî constituent selon la légende la substance doctrinale du Zohar rédigé au XIIIe siècle par Moïse de Léon. Au XVIIe siècle Isaac Louria rénove la Kabbale toujours selon les communications du prophète. Elie apparaît très souvent aux hommes pieux, et en toutes sortes de circonstances. Séd note que tout particulièrement au XVIIe siècle, ce personnage jouissait d’une grande popularité à l’extérieur du judaïsme, et est de nombreuses fois sollicité par les chrétiens. Le nom d’Elias artista circulent beaucoup selon l’auteur dans la littérature chimique paracelsienne, particulièrement en Allemagne au Grand Siècle. C’est une conviction pour les médecins et chimistes de cette époque que les révélations d’Elie seront le fruit de la nouvelle médecine. Séd relève le jeu des lettres, tout à fait intéressant pour nous, « Elias Artista et salia artis » qui « résume ce programme : Elia Artista viendra et apportera les sels aussi pour l’art » (Séd, ib., 563).

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 31

trois substances : celle qu’on appelle communément de départ, de salpêtre, & vitriol, ou alun de

glace : & ceste-cy dissoult l’argent, le cuyvre, l’argent-vif, & le fer en partie. La regalle qui n’est

autre chose que la précédente, rectifiée sur du sel armoniac, ou le sel commun, dissoult partie du

fer, le plomb, l’estain, & l’or indomptable à toutes sortes de feux : bien est vray, que les eaux

fortes n’exterminent pas les métaux, qu’ils ne retournent en leur première forme & nature ; mais

elles les attirent en eau & liqueur coulante. […] [Les eaux fortes sont] l’un des principaux & plus

abbreviatifs instrumens d’Alchimie, & art du feu & du sel »38.

Il est possible d’envisager également que ces eaux fortes soient l’eau

« décongelée » du sel, par opposition à la précédente « eau congelée », c’est-à-dire une

eau contenant toujours son feu, mais dégagée d’une certaine corporéité, ayant acquis

par-là une plus grande subtilité en passant de l’état solide à celui d’eau. Cela

expliquerait leur remarquable activité qui, ne l’oublions pas leur vient du feu qu’elles

enveloppent, car ces eaux fortes n’en sont pas moins des sels. Nous parlons de chimie,

« art du feu & du sel ».

Qu’en est-il du feu commun qui permet d’extraire ces eaux fortes ? Il ne déroge

pas à la règle. Tout autant que le sel présuppose l’existence d’un dédoublement entre le

visible d’une part, le corps de l’âme, et l’invisible d’autre part, l’âme ou matière

première elle-même, ce feu-là est l’enveloppe de l’élément unique feu divin, Saint

Esprit insensible. Ainsi le sel est-il le vêtement du feu matériel qui lui-même l’est du

feu divin. On lit en effet :

« Avec plusieurs autres belles considérations de ce feu commun, qui nous eslèvent à la

cognoissance du feu divin, dont ce matériel est comme un vestement & couverture ; & le sel la

couverture du feu, qui au sel s’appaise & accorde avec son ennemi qui est l’eau ; comme la terre

au salpêtre fait avec son contr’opposé l’air, par le moyen de l’eau qui est entre-deux : car le

salpêtre participe de la nature de soulphre & de feu, entant qu’il brusle ; & du sel en ce qu’il se

resoult dans l’eau ; proprium enim, dit Heber39, salium & aluminum est in aqua solvi, cum ab illa

oriantur »40.

Une fois revêtu de son habit salin, le feu commun se trouve confiné dans un lieu

où la conciliation est possible et efficace avec son contraire, l’eau. Le sel, et cela est

37 Vigenère, Traicté des Chiffres, ou secretes manieres d’escrire, Paris, 1586, 174r. 38 Vigenère, 1618, op. cit .in n. 4, 208. 39 Heber est Geber, ou plutôt le pseudo-Geber, auteur de la Summa Perfectionis, de laquelle est sans

doute tirée la citation latine qui serait en français : « […] Il est certain que tout ce qui se dissout est nécessairement ou Sel ou Alun, ou d’une nature semblable » (suivant : Geber, Œuvre Chymique de Geber. La Somme de la Perfection ou l’abrégé du Magistère Parfait, rééditée en 2 tomes en 1992 à Paris par Guy Trédaniel Editeur, t. 1, 202-203). Voir William Newman, « L’influence de la Summa perfectionis du pseudo-Geber », in Jean-Claude Margolin, S. Matton (dir.), Alchimie et Philosophie à la Renaissance, actes du colloque international de Tours (4-7 décembre 1991), Paris, Vrin, 1993, 65-77.

40 Vigenère, 1618, op. cit .in n. 4, 29.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 32

valable pour toutes les choses naturelles, dérobe donc à la vue de l’expérimentateur son

contenu, tout en exprimant parfois une vertu différente de celle de chacun de ses

constituants. Cependant le feu a beau s’apaiser et s’accorder avec son ennemi dans son

cocon salin, il n’en reste pas moins actif. Il continue à « brûler » dans le cas du salpêtre

qui demeure soluble dans l’eau, son composant aqueux ne paraissant pas être bridé.

Nous pouvons désormais faire un premier point sur le sel vigenérien. Tout est

sel, un sel enveloppe corporelle d’un contenu précieux qui passe pour invisible et igné,

un sel « potentiellement » marqué de la puissance du feu rendant compte de la forte

activité de dérivés salins tels que les eaux fortes. La première caractéristique ferait du

sel le symbole tout trouvé d’une Nature mystérieuse qui ne dévoile pas sans peine ce

qu’elle contient ; et pour un personnage tel que Vigenère, aussi attaché aux textes

hermétiques et kabbalistiques, c’est un aspect bien entendu important. L’auteur résume :

« Puisque donques à l’un de ces deux, l’homme intérieur à sçavoir, est attribué le feu, qui

respond à l’âme ; & le sel extérieur, qui est le corps ; comme la victime ou homme animal est le

revestement du spirituel désigné par l’homme, & le feu ; le vestement de ce feu sera le sel,

auquel le feu potentiellement est renclos ; car tous sels sont de nature du feu, comme estans

engendrez de luy ; Ex omni enim re combusta fit sal, dit Geber ; & par conséquent participant de

ses propriétez, qui sont purger, dessécher, retarder la corruption, & descuire ; ainsi qu’on peut

voir en toutes les choses sallées, qui sont comme à demy-cuites, & se gardent plus longuement

sans corrompre qu’estant cruës : és cautères potentiaux aussi, qui bruslent, & ne sont autre chose

que sels »41.

La troisième science fait apparaître un sel d’un genre nouveau, celui du Sel

élément de la matière sensible, aux côtés de trois autres substances, les Mercure, Soufre

et Verre élémentaires. L’art chimique nous permettant l’accès à ce sel nous est ainsi

présentée :

« Que toute la science élémentaire consiste en la mixtion & la séparation des élémens ; ce qui se

parfait par le feu, auquel verse du tout l’Alchimie […]. Prenez tel composé élémentaire que vous

voudrez, herbe, bois, ou autre semblable, surquoy le feu puisse exercer son action ; & le mettez

en un alambic ou cornuë ; Premièrement s’en séparera l’eau, & puis l’huille, si le feu est

modéré : Si plus pressé & renforcé, toutes deux ensemble ; mais l’huille surnagera à l’eau, qui

s’en séparera bien aisément par un entonnoir de verre. Ceste eau est dite le Mercure, lequel de

soy est pur & net ; l’huille le soulphre adustible & infect, qui corrompt tout le composé. Au

fonds du vaisseau resteront les cendres, desquelles par une forme de lexive avec l’eau s’en

extraira le sel, que l’eau & l’huille couvroient au précédent, après que vous aurez retiré l’eau par

le bain Marie, comme on l’appelle ; car les onctuositez oléagineuses ne montent pas par ce degré

41 Vigenère, 1618, ib., 39.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 33

de feu ; ny le sel non plus, ains moins encore ; & les terres indissolubles privées de toutes leurs

humiditez, propres à se vitrifier. Omne enim privatum propria humiditate nullam nisi

vitrificatoriam praestat fusionem, dit Geber. Ainsi il y a deux élémens volatils, les liquides à

sçavoir, eau & air, qui est l’huille ; car toutes substances liquides de leurs nature fuyent le feu,

qui en eslève l’une, & brusle l’autre : Mais les deux qui sont secs & solides, non ; qui sont le sel,

auquel est contenu le feu ; & la terre pure qui est le verre : Sur lesquels le feu n’a plus d’action

que de les fondre & affiner »42.

C’est la description d’une opération de distillation fractionnée qui nous est

présentée, dont le but est de séparer principalement les deux grandes parties d’un corps

composé, à savoir le volatil du fixe, ou encore le liquide du sec. La symétrie est parfaite,

deux substances liquides recouvrent deux substances solides, qu’on isole en laissant agir

le feu dont le rôle est ici réduit à celui d’outil d’analyse des mixtes qui d’abord élèvera

l’eau, puis l’huile pour dévoiler dans la cornue ce qui donne corps à tout composé

élémentaire, le sel et la terre, qu’une lessive séparera aisément. Le mixte est ainsi résolu

en ses quatre constituants sensibles. Vigenère poursuit :

« Voilà les quatre élémens redoublez, comme les appelle Hermès ; & Raymond Lulle les grands

élémens. Car tout ainsi que chaque élément consiste de deux qualitez, ces grands élémens

redoublez, Mercure, soulphre, sel & verre, participent de deux élémens simples, ou pour mieux

dire de tous les quatre, selon le plus & le moins des uns & des autres ; le Mercure tenant plus de

l’eau, à qui il est attribué ; l’huille, ou le soulphre, de l’air ; le sel, du feu ; & le verre, de la terre,

qui se retreuve pure & nette au centre de tous les composez élémentaires ; & est la dernière à se

révéler exempte des autres. De cette sorte par artifice & l’opération du feu, & de ses effects, nous

dépurons toutes infections & ordures, jusqu’à les réduire à une pureté de substance incorruptible

désormais, par la séparation de leurs impuretez inflammables & terrestres ; Tota enim intentio

operantis versatur in hoc, dit Geber, ut groβioribus partibus abjectis, opus cum levioribus

perficiatur ; qui est de monter des corruptions d’icy bas, à la pureté du monde céleste, où les

élémens sont plus purs & essentiels ; le feu y prédominant, qui l’est le plus de tous les autres.

Voilà quant à l’Alchimie ; & en quoy elle verse »43.

Le feu commun est au premier rang des outils de résolution des composés. Par

son action ces derniers sont résolus, non pas en les éléments simples de la matière, mais

en des corps dont l’élémentarité peut se révéler exacte au niveau de la manipulation en

laboratoire, et dont la présence se retrouve dans un assez grand nombre d’unions

mixtives permettant de les généraliser à l’ensemble des composés. Vigenère les baptise

« élémens redoublez » suivant en cela, dit-il, Hermès, et « grands élémens » selon Lulle,

ils sont au nombre de quatre, et sont dans l’ordre d’apparition : l’eau ou Mercure, l’huile

42 Vigenère, 1618, ib., 52-53.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 34

ou Soufre, le Sel, et la terre indissoluble ou Verre44. Soit deux éléments liquides et

volatils, et deux secs et fixes au feu. Le Soufre est accusé par Vigenère de corrompre les

composés, rappelant ainsi le pseudo-Geber qui, dans sa Summa Perfectionis, rejetait

aussi sur cette substance la cause de l’imperfection des métaux vils. Le Mercure par

contre est « pur & net ». Le qualificatif de « terre pure » revient maintenant au Verre. Et

le Sel reste l’enveloppe du feu, feu élémentaire bien entendu, mais donc par voie de

conséquence du feu divin aussi.

Ces quatre éléments paraissent être l’image des quatre de la philosophie antique

à un degré beaucoup moins pur. On doit les considérer comme les causes prochaines de

la matière exploitable par les chimistes ; ils sont en effet définis comme des

« substances élémentaires proches principes des composés ». Formés d’un noyau

terreux pur, et composés de surcroît de tous les trois autres éléments, ses quatre grands

éléments doivent leur particularité à un seul qui y domine. Pour le Mercure ce sera

l’eau, pour le Soufre l’air, le Sel le feu, et le Verre la terre. Vigenère écrit :

« Nous voyons que le feu laisse deux sortes d’excremens ; l’un plus grossier, à sçavoir les

cendres demeurans en bas de son adustion, qui contiennent le sel, & le verre : & les deux

elemens fixes & solides, le feu, & la terre. L’autre plus léger & subtil, que la fumée charie en

hault, qui est la suye, en laquelle sont contenus l’eau & l’air, les deux elemens volatils &

liquides ; les Alchimistes les appellent Mercure & soulphre ; & les Naturalistes la vapeur &

exhalaison. Par le Mercure est désignée l’eau ou vapeur : & par le soulphre l’huille &

exhalaison45. De sel & de terres, il s’y en trouve en fort petite quantité, suffisante neantmoins

pour y apercevoir comme les quatre elemens se retrouvent en la résolution de tous les composez

élémentaires »46.

Le Verre nous paraît avoir un statut ambigu ; pour le dire tout de suite il semble

n’être qu’un sel figé, il représenterait la matière poussée dans ses derniers

retranchements par le feu matériel. Sylvain Matton a soulevé un problème dans la

constitution des quatre grands éléments de Vigenère. Dans les ouvrages suivants,

Traicté des Chiffres et Images ou Tableaux de platte peinture, Vigenère associe comme

élément simple prédominant dans le Sel et le Verre, respectivement la terre et le feu,

alors que dans son Traicté du Feu & et Sel, il proposera l’inverse. Pour S. Matton cette

43 Vigenère, 1618, ib., 53-54. 44 S. Matton (op. cit .in n. 9, 117) affirme que le système des quatre grands éléments ne se rencontre

pas dans les corpus alchimiques attribués à Hermès et à Lulle, ni même dans celui de Paracelse ; le verre élémentaire semble bien selon lui être une invention de Vigenère.

45 Remarquons que pour Vigenère le Soufre des Alchimistes est assimilé à l’élément air (bien qu’il parle également d’huile et d’exhalaison), alors que pour les intéressés il semblerait qu’il soit associé en plus de l’air à l’élément feu qui comme nous l’avons vu reste l’élément principal du sel.

46 Vigenère, 1618, op. cit .in n. 4, 78.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 35

inversion forme une contradiction insoluble47, d’autant plus que dans le Traicté des

Chiffres l’auteur affirmait que rien n’est plus rapprochant du feu que le sel. Nous

pensons, quant à nous, que la distinction entre Sel et Verre principiels n’est que

formelle. Tous les chimistes de la fin du XVIe siècle et de tout le XVIIe, voire le XVIIIe,

s’accordent à dire que le verre est composé de sel. Avec les grands éléments nous

sommes dans ce qu’il conviendrait d’appeler une anatomisation macroscopique de la

matière, c’est-à-dire à une échelle où les objets sont manipulables par l’homme.

Devrions-nous ainsi pour être totalement rigoureux prendre alors le principe vitreux

comme un « très grand élément » ? Une telle distinction n’a apparemment pas semblé

nécessaire à Vigenère. Toujours est-il que le Verre est celui que l’on tire en dernier de

l’analyse d’un corps qui a subi l’action résolutive du feu ; et une vitrification du caput

mortum est du reste parfaitement envisageable48. L’auteur confirme que la terre

résiduelle d’une distillation, « fort facilement se convertira en verre »49 résistant à

l’action du feu, de l’air et de l’eau ; c’est une « terre vierge » pure et « permanente »

dégagée d’un triple enveloppement ». Par ailleurs nous verrons dans l’étude que nous

ferons de Nuysement que le verre est le dernier stade de la matière ; sous cette forme

celle-ci est figée, vitrifiée, et ne peut plus évoluer. Le Verre est selon nous un Sel

désactivé. Il est l’enveloppe tenant prisonnier, sans que paraissent ses propriétés, le

même feu qui prédomine dans le Sel. D’où la confusion sur la nature de l’élément

dominant en eux ; cela dit, comme nous l’avons lu dans une citation précédente le feu

est associé par Vigenère aux seuls éléments secs et solides, et à ce titre ne peut se

trouver abondamment que dans les Sel et Verre.

47 Matton, op. cit .in n. 9, 119-121. 48 Pascale Barthélémy, dans « Le verre dans la Sedacina totius alchimie de Guillaume Sedacer » (in

Didier Kahn et Sylvain Matton (éd.), op. cit. in n. 2, 203-233), rappelle le caractère à la fois si commun et si singulier du verre, qui est aussi celui de la Pierre des Philosophes, comme le souligne lui-même Vigenère (1618, op. cit .in n. 4, 110) : « Cela peut voir au verre, qui est une image de la pierre Philosophale; dont Raymond Lulle enquis de la confection de ladite pierre, & comment on y pourroit parvenir, respondit, Ille qui sciet facere vitrum ; parce que leurs manieres de proceder se ressemblent »). Barthélémy propose un rapprochement entre le verre et la Jérusalem céleste qui dans l’Apocalypse (21, 18) de saint Jean est décrite comme étant « d’or pur semblable à du verre pur » ; rapprochement que n’a pas oublié de faire Vigenère (1586, op. cit. in n. 37, f. 105v) : « Au surplus qu’icy l’or qui est le vray soulphre incombustible, soit associé avec le verre, entre lesquelles deux substances il sembleroit de prime face y avoir si peu d’affinité, ce n’est pas sans cause ; par ce qu’elles sont comme paralelles l’une à l’autre, & conformes en beaucoup de choses ; en ce mesmement qu’elles sont la derniere fin des actions, l’un de la nature, & l’autre du feu, dont dependent tous les principaux artifices de l’homme ; car en la derniere resolution de toutes choses qui se fait par l’action du feu, se trouve de l’or, selon le plus & le moins, & du verre pareillement ». Paracelse pour sa part dans sa Philosophia ad Athenienses compare le monde des créatures à une grande forêt destinée à « devenir un peu de cendres, ces cendres, un peu de verre, et ce verre un petit béryl » (Bücher und Schrifften, éd. J. Huser (1589-1591), rep. Hildesheim, 1972, IV, 1, 32). En tout cas, cette matière, qui naît de simples cendres et résiste au temps et aux éléments, est le fruit de l’intervention humaine ; c’est l’image même du pouvoir de l’homme sur la matière. Il est le résultat de l’ultime action du feu sur les résidus de la matière, sur la terre damnée.

49 Blaise Vigenère, 1586, op. cit .in n. 37, f. 104r.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 36

Poursuivons sur cette affaire. Vigenère propose aux lecteurs de son Traicté des

Chiffres un tableau50 exposant les correspondances entre « nombres principes de tout »,

figures géométriques, qualités simples, éléments, corps minéraux, quatre « natures de

sels », « parties du composé philosophique », « couleurs principales en l’œuvre

philosophique », éléments célestes et opérations de l’art chimique. Ainsi le Sel grand

élément est-il l’unité, le point (donc l’origine), le Corps, le sec, la terre, le vitriol, le

noir, la Terre, les calcination/congélation/fixation, et le « sel commun fixe

incombustible naturel ». Le Verre est mis en relation avec le quatre ou le carré (donc la

fin) et avec le sel alkali fixe qui est à l’époque extrait par lessivage du résidu de la

calcination de corps végétaux ; il est précisé qu’il est artificiel, ce qui accrédite

l’hypothèse d’un Verre qui soit un effet indirect, second, de la résolution par le feu, un

Sel principe vitrifié. Il est même plus : le Verre est associé à la partie du composé

philosophique nommée Teinture. La Teinture, ici rouge, désigne le produit achevé,

marqué du carré, de l’œuvre alchimique, c’est-à-dire la Pierre des Philosophes ; œuvre

qui a débuté par le travail sur le « corps » salin vitriolique unité (nous verrons dans

notre enquête Sendivogius proposer aussi un corps salin métallique pour commencer

l’œuvre philosophique, et Pierre-Jean Fabre faire le choix d’un vitriol). Aussi le Verre

renvoie-t-il pour Vigenère aux trois derniers « régimes de l’art », les fermentation,

multiplication et projection. Le 1 et le 4 (le Sel et le Verre) représentent en conséquence

« les deux extrêmes du carré philosophique, ausquels se rapportent la terre, & le feu, les

deux extremes Elemens »51. Le Mercure, de son côté, est uni au sel armoniac

incombustible (il est lui aussi défini par la même épithète artificiel, mais nous

reviendrons sur la valeur ontologique du Mercure en tant qu’élément de la matière

lorsque nous aborderons l’étude de la pensée chimique de Du Chesne). Le Soufre est en

correspondance quant à lui avec le salpêtre combustible naturel.

Notons au passage la précision de S. Matton sur l’absence chez Vigenère de

mention d’une conversion entre grands éléments à l’image des éléments simples ; il

supplée à ce manque en indiquant le schéma de transformation suivant : Verre ↔ Sel ↔

Mercure ↔ Soufre ↔ Verre. Vigenère semble ne pas avoir ressenti le besoin de le faire,

peut-être parce qu’entre autres le Verre marquerait pour lui un point de non-retour pour

la matière. Il est marqué du carré dans le tableau ; c’est dans une vision empreinte de

50 Blaise Vigenère, ib., f. 101r. 51 Blaise Vigenère, ib., f. 101v. Le verre est à cette époque fréquemment perçu comme un exemple de

transmutation alchimique (voir S. Matton, « Thématique alchimique et littérature religieuse dans la France du XVIIe siècle », Chrysopœia, S.E.H.A. – Archè, Paris et Milan, t. 2, fasc. 2, 1988, 184-190) ; par le sel devenant verre il est alors aussi possible de voir une illustration de l’envisageable réalisation de la transmutation de la matière en général.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 37

géométrie kabbalistique, le point (le point origine de la matière) désignant le Sel qui a

atteint toute son extension et donc sa fin52. Si transformation il y a, c’est entre les trois

autres éléments redoublés avec le Mercure qui tiendrait le milieu ; cette place étant

généralement tenue chez beaucoup d’auteurs par le Soufre. Il est toutefois possible de

distinguer il est vrai un point de vue statique, celui du schéma où effectivement on

boucle la fin vers l’origine, et un point de vue dynamique, celui des opérations

effectives de la chimie, où l’on atteint avec le Verre un point de non-retour.

Pour se convaincre de la nature salée du Verre, écoutons l’auteur lui-même :

« [Le sel est] mordicant, acre, acéteux, incisif, subtil, pénétrant, pur & net, fragrant,

incombustible, & incorruptible, voire ce qui préserve toutes choses de corruption : & par ses

préparations se rend clair, crystallin & transparent comme l’air ; car le verre n’est autre qu’un sel

très fixe, qui se peut extraire de toutes sortes de cendres […], mais il n’est pas dissoluble à

l’humide comme le sel commun, ny celui, qui s’extrait des cendres par une forme de lexive, qui

est liquable avec cela, és fortes expressions de feu : qui sont neantmoins deux contraires

résolutions, & répugnantes l’une à l’autre : principe en après de toute humidité liquable,

onctueuse, mais inconsuptible »53.

Rien d’étonnant que le qualificatif de « terre pure » ait été plus haut attribué à la

fois à l’élément Sel et à l’élément Verre, qui apparaissent réellement être les mêmes,

seules leur dissolution et leur place dans l’avancement du Grand Œuvre semblent les

départager. Ainsi retrouve-t-on les tria prima, les trois principes paracelsiens, tout du

moins dans leur dénomination, Mercure, Soufre et Sel.

Pourquoi Vigenère a-t-il avancé quatre « natures de sels » en correspondance

aux quatre éléments et aux quatre grands éléments dans son Traicté des Chiffres si ce

n’est parce qu’ils sont comme tout être du monde élémentaire des vêtements du feu

divin identifiable au « verbe igné » de Dieu ?

« [Le Sel] est au reste de quatre natures, qui symbolisent aux quatre Elements, & quatre

substances elementaires dessusdites ; assavoir le sel commun dont nous usons en nostre manger,

à la terre, & au sel y associé, étant fixe & incombustible : le sel armoniac qui s’envolle bien du

feu mais pourtant ne se brusle pas, à l’eau, & au Mercure ou argent vif qui est de sa nature : le

salpêtre, au soulphre ; car ils sont tous deux adustibles : & finablement le sel alcali au verre, qui

52 Dans un texte de 1583 de Vigenère, Les Decades qui se trouvent de Tite Live, l’auteur remarque :

« […] Combien que le verre se doive plus-tost appeler fin que commencement […] », tout en poursuivant il est vrai par : « […] Mais en la circulation là où est la fin, là mesme est le commencement sans aucun entre-moyen » (Paris, 1583, coll. 1260-1261 ; cité par Matton (1994, op. cit .in n. 3, 125). Le Traicté des Chiffres affirme pour sa part de manière non équivoque que le « verre est du tout inconvertissable en autre substance » (1586, op. cit .in n. 37, 179v).

53 Vigenère, 1618, op. cit .in n. 4, 241-242. Ce passage se retrouve presque mot pour mot au recto du feuillet 174 dans son Traicté des Chiffres.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 38

en procede ; car de toutes choses qui sont bruslees en vaisseau ouvert avec la dispersion de leurs

esprits, les cendres s’en convertissent en un verre mort ; lequel n’est pas toutesfois celuy que

nous avons appelé cy dessus la terre vierge pure & sincere : là ou si ceste separation se fait en

vaisseau si bien clos qu’il ne puisse aucunement respirer […] »54.

Le sel alkali est extrait de la calcination d’une matière végétale, et à ce titre est

logiquement joint au verre élémentaire. Le sel armoniac est à cette date, pour près de

deux cents ans encore le corps volatil par excellence, propriété portée par le Mercure

principiel (nous retrouverons une correspondance entre ces substances dans le Traicté

de la matière de Du Chesne que nous étudierons ensuite). Le salpêtre déflagre en

présence de charbons ardents ou du soufre jeté dans un creuset rougi de chaleur ;

salpêtre et soufre entrent dans la composition de la poudre à canon et « brûlent » d’une

manière identique selon Vigenère. Quant au sel fixe commun, il est immanquablement

lié au sel élément ; il est le corps servant très certainement à penser le « sel » (le sel

commun est soluble, savoureux, cristallisable, présent universellement et en quantité sur

Terre, indispensable à la vie, et préserve de la corruption).

Les éléments simples, feu, air, eau et terre, sont ce que l’on pourrait appeler les

vrais constituants de la matière du monde élémentaire, même s’ils sont tous issus du feu

primitif divin. Ils ne sont cependant pas accessibles au chimiste pratiquant voué à ne

rencontrer au mieux que les éléments « grossiers », c’est-à-dire les éléments redoublés

nommés par Vigenère, pour sacrifier en partie à la tradition paracelsienne, Sel, Soufre,

Mercure et Verre. Il est peut-être apparu utile à l’auteur de les baptiser d’un autre nom

plus parlant pour les chimistes – certainement encore attentifs aux traités médiévaux de

travaux empiriques sur les sels –, les rattachant chacun à une substance saline concrète

qui serait par sa nature un symbole, un archétype qui rappellerait l’origine saline des

corps et plus généralement la condition saline dans laquelle ils évoluent. Vigenère serait

par ailleurs l’auteur selon S. Matton55 d’un Traitté des Trois Sels non répertorié qui

aurait été perdu. Les trois sels en question sont les salpêtre, sel armoniac et sel fixe pour

les Soufre, Mercure et Sel ; l’absence d’un sel correspondant au verre qui passe pour

une simple terre morte vitrifiable renforce le côté artificiel de cet élément. On retrouve

dans Les Images ou Tableaux de platte peinture de Vigenère, l’expérience précédente

de la distillation mettant en évidence les principes de la matière, mais cette fois-ci

explicitement appliquée à ces Sels. Nous insistons sur le point qu’il y a bien dans le

discours de l’auteur union intime des Sels avec les éléments principiels :

54 Blaise Vigenère, 1586, op. cit .in n. 37, f. 104v. 55 Matton, op. cit. in n. 9, note 34, 121.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 39

« Car quand on brusle quelque chose, cela qui conçoit & nourrist la flamme, est de nature

sulphuree, onctueuse, inflammable, representee par le salpetre, qui seul de tous les sels se brusle.

Une fumee s’esleve par mesme moyen qui est de nature d’eau, phlegmatique, froide & humide,

comme est en son dehors l’argent vif ou mercure, qui s’en volle du feu mais ne peut estre

consumé de luy : Et cette substance (ainsi que nous l’avons quelquefois demonstré au traitté des

Trois sels) symbolise & convient à la nature du sel Armoniac, qui se sublime & fuit le feu, mais

n’est pas pourtant adustible. Laquelle separation ainsi faite de ces deux substances volatiles,

l’une de nature d’air, & l’autre d’eau, il ne reste plus que les cendres fixes, esquelles est contenu

le sel commun, qu’on en peut extraire par une voie de lessive, ou de couleure d’eau chaude

dessus ; & retient tousjours ce sel la proprieté de la chose dont il est party […]. Le sel doncques

tout tiré des cendres par reiteremens de calcinations & dissolutions, tant qu’il ne reste plus rien

de substance salsugineuse, ne demeure plus que la terre morte, laquelle à tresforte expression de

feu se vitrifie, & coulle en verre suivant ce que dit Geber : Omne privatum propria humiditate

nullam nisi vitrificatoriam præstat fusionem » 56.

Ces trois sels, on peut le penser aussi, seraient une transposition saline des tria

prima paracelsiens sous un aspect peut être plus matériel qui marquerait une étape

intermédiaire supplémentaire entre les éléments simples et les corps de notre bas-monde

à en croire une figure du Traicté des Chiffres (f. 121v) où nous lisons les suites

ordonnées suivantes : terre, Sel, sel commun, vitriol ; feu, Verre, sel alkali, marcassite

de Plomb ; air, Soufre, salpêtre, soufre vif ; et eau, Mercure, sel armoniac, argent vif.

Qui plus est, il est précisé en marge du texte au recto du feuillet numéroté 104 du

Traicté des Chiffres, que le sel est de quatre natures suivant les quatre éléments « dont il

est comme le principal receptacle ». Sauf erreur, le terme de réceptacle ne semble pas

avoir été utilisé dans le Traicté du Feu & du Sel à l’égard de ce dernier. On peut

pourtant lui trouver une consonance platonicienne en la reliant à la phrase suivante :

« […] Le corps est en lieu de matiere, comme composé de quatre Elemens ; l’ame

raisonnable en lieu de forme ; & l’intellect ou Nessamah en lieu d’Idee »57. Le « corps »

est selon notre interprétation le sel – et on reviendrait alors au début de notre propos, à

un sel unique enveloppe de la réalité cachée –, l’âme représente pour l’auteur le feu, et

les éléments sont dits inanimés. Le sel apparaît comme une matière informe qui se

modèlerait pour créer toute la variété des corps sous la direction de son feu afin de

réaliser ici-bas les plans divins. On peut remarquer également que le Sel d’un corps

obtenu par sa résolution au moyen de la calcination est à même de redonner le corps

d’où il a été extrait, si celui-ci appartient à une certaine classe de végétaux. Le sel a en

56 Blaise de Vigenère, Les Images ou Tableaux de platte peinture, « Perseus », éd. Paris, 1597, 475-

476 (éd. Tournon, 1611, 675-676), cité par S. Matton (op. cit .in n. 9, 114 en note 11). 57 Vigenère, 1586, op. cit .in n. 37, f.165r.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 40

effet en lui les quatre éléments qui lui font adopter les quatre natures salines le disposant

à la génération, ou plutôt la régénération. Cette croyance en la palingénésie saline est là

aussi empreinte de néo-platonisme. Ecoutons Vigenère :

« […] Selon le philosophe Alphide, le sel qui s’extraira des cendres apres sa complecte

calcination conservative de l’humide radicale ; si c’est de quelque puissant vegetal, qui ne se

dissipe pas de legier, comme pourroit estre de la menthe, saulge, melisse, marjolaine, & pareilles

herbes, estant semé produira son semblable, tout ainsi que sa propre semence, & comme s’il

n’avoit point senty le feu ; lequel par ceste experience nous voyons n’exterminer pas les formes

intrinseques des composez elementaires qui leur sont transmises du ciel ; & au ciel, des Idees du

monde intelligible, qui est l’archétype, & premier exemplaire de toutes choses »58.

Vigenère est allé très loin dans la prédominance donnée au sel. Par un

raisonnement relevant davantage de la kabbale que de la philosophie naturelle, il fait du

sel l’être principal du monde élémentaire, il en est même la matière première. Comme

l’indique S. Matton, Blaise de Vigenère lui accorde une place qui dépasse celle désignée

par Paracelse qui était celle de principe de solidification. Vigenère « fait du sel le

symbole même de Dieu le Père en s’appuyant sur la gématrie de son nom hébreu,

melah »59. Vigenère note en effet dans son Traicté des Chiffres60: « […] Le sel à cause

de sa fermeté permanente & fixe, est en la divinité comme une marque & symbole du

Pere, lequel demeure ferme & coy en son silence, repos & immobilité eternelle, qui est

le grand & universel sabbatisme de tous les Sabbats ; dont il ne se faut pas esmerveiller

si Homere a voulu attribuer au sel le titre de Θειον ou divin ». Mais Vigenère ignore-t-il

que ce terme veut aussi dire soufre en grec ? L’auteur poursuit : « Le sel outreplus est

premiere origine, tant des metaux que des pierreries, voire de tous les autres mineraux ;

des vegetaux pareillement, & des animaux ; & en general de tous les mixtes

élémentaires : Ce qui se peult verifier en ce qu’ils se resolvent en luy ; si qu’il est

comme une vie de toutes choses ; car comme le porte le mot commun, Sole & sale

omnia conservatur ; & sans luy selon le Philosophe Morien, la nature ne peult rien

ouvrer nulle part ; ny chose aucune estre engendree, ce que dit Raymond Lulle en son

Testament : Dont tous les philosophes Chimiques conviennent que rien n’a esté icy bas

en la partie elementaire, de meilleur ne plus precieux que le sel […] »61. Vigenère met

58 Vigenère, 1586, ib., ff. 104v-105r. 59 Matton, op. cit .in n. 9, 129. Vigenère écrit en réalité « malach » et non « melah » qui est peut-être

plus juste, mais servirait moins son discours. 60 Vigenère, 1586, op. cit .in n. 37, f.173r. 61 Vigenère, 1586, ib., f.173r. On retrouve presque à l’identique ce paragraphe à la page 242 du

Traicté du Feu & du Sel (c’est la seconde fois que cela se produit), ce qui laisse penser que le point de vue de Vigenère n’a pas évolué d’un ouvrage à un autre, et que de ce fait l’inversion de l’élément prédominant dans le Sel et le Verre ne forme pas une contradiction, car comme nous le pressentions, le

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 41

en rapport par ailleurs un sel primitif avec une matière universelle dans les Images ou

Tableaux de platte peinture62. Il est évident que l’auteur se réfère constamment à une

tradition ; pur effet rhétorique, ou réelle reprise d’une doctrine du sel déjà existante ?

Cette tradition se réduit sans doute aux textes qu’il cite ; mais peut-être réinterprète-t-il

et donne-t-il pourquoi pas de l’importance à des propos épars pour justifier une doctrine

dont il serait l’auteur. Pour le dire, il conviendrait bien évidemment de mener une

recherche sur les doctrines du sel avant Paracelse. Vigenère ne devait en tout cas pas

ignorer les traités techniques inspirés des arabes, comme le De Salibus et Aluminibus et

la Mappae Clavicula. Ce qui nous fait nous intéresser maintenant au sel physique

composé, objet de l’art chimique, plus particulièrement au sel commun. Nous savons

déjà qu’il est une eau congelée « par l’acuité du feu » qui a la capacité de se résoudre

dans l’eau. Son humidité n’y est pas étrangère ; en effet :

« La lune qui préside à l’humidité, représente l’eau & la terre ; & le sel qui en est composé ; car

il n’y a rien où l’humidité soit plus permanente, ne qui soit plus humide que le sel, duquel la mer

consiste la plus grand’part : & il n’y a rien où la lune face plus distinctement apparoistre ses

mouvemens qu’en la mer ; comme on peut voir és flots & reflots ; & és cervelles & moüelles des

animaux ; si qu’à bon droit elle est ditte la régente des eaux, & de l’humidité phlegmatique &

aqueuse : laquelle encore qu’elle semble morte & inanimée, au respect du feu qui est vif, est

permanente, principalement au sel qui a une humidité inexterminable ; & c’est ce qui engarde la

mer de se dessécher, car sans cela il y a desja longtemps qu’elle fust espuisée & tarie »63.

Cette constatation pousse Vigenère à une conclusion d’apparence bien curieuse :

« Il n’y a rien de plus humide & plus onctueux que le sel, ny de plus endurant de feu.

Aussi tous les métaux ne sont autre chose que sels fusibles ; en quoy ils se résolvent

facilement. Le sel commun se fond aussi, après avoir esté recalciné, & dissouls trois ou

quatre fois »64. Il faut donc bien entendre par le mot sel, lorsqu’il ne s’agit pas d’un des

quatre éléments tirés de la distillation d’un végétal, un être provenant du sein de la

Verre est un Sel figé, et le Sel un Verre « actif » : « [Le sel] est en outre-plus la première origine, tant des métaux que des pierres & pierreries, voire de tous les autres minéraux ; des végétaux pareillement, & des animaux, dont le sang, l’humeur urinalle, & toute autre substance est sallée pour la préserver de putréfaction : & en général, de tous les mixtes & composez élémentaires. Ce qui se vérifie de ce qu’ils se résolvent en luy ; si qu’il est comme l’autre vie de toutes choses ; & sans luy, ce dit le Philosophe Morien, la nature ne peut rien ouvrer nulle part ; ny chose aucune estre engendrée, selon Raymond Lulle en son testament. A quoy tous les philosophes Chymiques adhèrent, que rien n’a esté créé icy bas en la partie élémentaire de meilleur ny plus précieux que le sel ».

62 Voir la citation relevée par Matton (op. cit .in n. 9, 133 en note 69) d’un passage page 784 de l’édition de 1597 (ou pp. 1091-1092 de celle de 1611) des Images ou Tableaux de platte peinture de Vigenère.

63 Vigenère, 1618, op. cit .in n. 4, 186. 64 Vigenère, 1618, ib., 85.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 42

Terre. Les métaux s’ils sont effectivement salés seraient également une eau terrestre

solidifiée par le feu65.

Il est intéressant de voir que le phénomène de congélation était également

imaginé pour obtenir du sel par Vigenère, qui d’ailleurs ne semble pas concevoir l’état

cristallin ; le mot « glaçons » est préféré à celui de cristaux. Citant le Timée de Platon :

« Quand en la commixtion & meslange des élémens, le composé est destitué de

beaucoup d’eau, & des plus subtiles parties de terre, l’eau qui y reste vient à se congeler

à demy, la salsature s’y introduit, qui le rendurcist davantage ; & ainsi se procrée le

corps du sel, communicatif à l’usage de nostre vie, en tant que touche le corps & ses

sentimens ; accommodé par mesme moyen selon la teneur de la loy, à ce qui dépend du

divin service, comme estant sacré & fort agréable aux Dieux »66. Que représente la

salsature ? Ne serait-ce pas le feu lui-même ? Doit-on y voir également la vertu

congélative du sel mise en avant par Palissy dont nous parlerons en deuxième partie de

notre enquête ? Le sel dont il est question est bien sûr le sel commun.

Suivant Pline67, Vigenère écrit qu’il y a « deux sortes de sels, comme c’est la

vérité ; le naturel & l’artificiel. Le naturel croist en glaçons, ou en roche à par soy dans

la terre, comme nous avons dit cy-dessus ; l’artificiel se fait de l’eau de mer, ou de la

liqueur, comme une saumeure qui se tire des puits salins […] qu’on fait décuire &

congeler sur le feu »68. Faut-il en conclure que le seul vrai sel existant est le sel gemme

(sel commun) dit aussi sel de roche ? Cela se comprendrait par la correspondance

évoquée par l’auteur entre le sel commun et le Sel élémentaire. Le sel de mer obtenu par

évaporation de l’eau douce serait vraisemblablement quant à lui, du fait de

l’intervention de la main de l’homme, un artefact ; non pas tant pour en chasser l’eau de

la solution que pour permettre au feu de s’unir à de l’eau tout en la congelant pour

produire du sel69. En effet, l’auteur un peu plus loin explique que, dans les marais salins,

l’eau de mer est entreposée dans de larges bassins pour que sa quantité soit sans cesse

en diminution, « afin que les raiz du soleil y puissent avoir plus d’action, & qu’elle

[l’eau] en soit mieux eschauffer, avant que d’entrer dans les aires où se fait la finale

65 Il est dit chez Vigenère que l’eau de mer contient deux eaux, une douce et une salée. Dans les

conduits souterrains de la terre, ces deux eaux se séparent. « La sallée qui est plus grossière, pesante & terrestre, demeure invisquée és veines & conduits de la terre, où la chaleur enclose la cuit, digère, altère, & change d’une en autre nature pour la production de toutes sortes de minéraux, moyennant la portion de l’eau douce y entremeslée, qui dissoult & relave ces sels, tant que finablement ayans esté amenez à leur dernière perfection selon l’intention de nature, elle en forme ce qu’elle aura déterminé » (Vigenère, 1618, ib., 260).

66 Vigenère, 1618, ib., 219-220. 67 Pline, Histoire naturelle, livre 35, ch. 7. 68 Vigenère, 1618, op. cit .in n. 4, 234-235.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 43

congélation »70. Dans ces zones de production de sel se déroulerait un processus

similaire à celui du sel formé dans les veines de la Terre. Si tel est bien le cas, on serait

en mesure de tirer du sel de la simple conjonction d’eau et de feu71, car, n’oublions pas,

le sel est ici un « feu potentiel et aqueux », une « eau terrestre imprégnée de feu ».

Inversement, on pourrait dans cette logique songer à une décomposition du sel

en ses éléments constitutifs, à savoir, l’eau et le feu. Vigenère se rappelle une

expérience72 qu’il fît et qui « donnerait bien à penser ». Huit ou dix onces de gros sel

commun dissous par l’humidité de l’air ambiant ont été mises à distiller, à l’exception

« d’une bien petite quantité » de limon ou crasse qui s’y était déposée. Seule de l’eau

douce a été évaporée, « car la salsuginosité ne monte point, ains demeure fixe au fonds

du vaisseau »73. Après avoir réitéré plusieurs fois la manipulation en reprenant toujours

le sel résiduel de la cornue après distillation, il ne resta à l’auteur qu’une ou deux onces

de sel ; tout s’en était allé en eau douce et en limon insensible. Et Vigenère de

s’interroger : « Que seroit donques devenue ceste salsature du sel ? »74. Ne sachant quoi

répondre, il préfère avouer son incompréhension. Il est alors tentant d’évoquer dans ces

conditions l’hypothèse d’une décomposition du sel en eau douce et en feu, une fois

éliminée bien sûr une probable perte de matériel. La portion de limon recueillie

semblant négligeable aux dires de Vigenère, c’est donc une transformation d’eau salée

en eau douce à laquelle a assistée l’auteur, qui n’en tire aucune conclusion, seulement

cette judicieuse question : qu’est devenu ce qui confère au sel sa salinité ? La réponse

serait pour nous de voir par le mot « salsature », l’action du feu impalpable et invisible.

Le sel commun est l’union d’eau et de feu ; c’est une façon expérimentale de le

concevoir. Nous pourrions l’envisager suivant la vision théorique trinitaire

paracelsienne de la matière ; la salsature serait dans ce cas, le principe salin

corporificateur ; c’est ce que proposerait Vigenère :

69 Vigenère rappelle (1618, ib., 236) que pour Pline (livre 2, ch. 106), le sel ne peut se faire sans eau

douce. 70 Vigenère, 1618, ib., 237. 71 Ce serait là une pensée proche de celle d’Aristote qui croyait le sel de la mer provenir de la

transpiration de la Terre ; autrement dit aussi une union eau + chaleur (Aristote, Météorologique, II, 3). Notons également que Clovis Hesteau de Nuysement, publiant un texte manuscrit contemporain de Vigenère sous le titre de Traittez…du Sel &…de l’Esprit universel du monde de 1621, explique que le sel marin se fait « par la force attractive des rayons du Soleil » à la différence du sel de fontaine qui se produit par la violence expulsive du feu » (p. 92).

72 Vigenère prête beaucoup d’importance à l’expérience qui « montre au doigt & à l’œil la vérité de la chose » (1618, op. cit .in n. 4, 249), dont la pratique qui appartient aux Arabes et aux philosophes chimiques, aurait pu éviter à certains « contemplateurs », même Platon et Aristote, d’avancer des arguments fantaisistes. Les secrets des choses ne peuvent, selon l’auteur, s’obtenir directement ; leurs découvertes se fait en passant par « la porte de derrière », par le moyen du feu qui sépare les parties des corps (1618, ib., 250).

73 Vigenère, 1618, ib., 239. 74 Vigenère, 1618, ib., 239.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 44

« [Le sel] lie les parties ensemble comme une colle ; autrement elles s’en iroient toutes en menuë

pouldre : & leur donne nourrissement. Car au sel y a deux substances ; l’une visqueuse, gluante

& onctueuse de nature d’air, qui est douce : & de fait, il n’y a rien qui nourrisse que le doux ;

l’amer & le sallé, non. L’autre est aduste, acre, pungitive, & mordicante, de nature de feu, qui est

laxative ; car tous sels sont laxatifs ; & rien ne lasche qui ne participe de nature de sel »75.

On discerne dans les deux substances inscrites dans le sel, les soufre (onctueuse,

de nature d’air, visqueuse) et mercure (âcre, mordicante, de nature de feu). Le sel cause

selon Vigenère divers effets par les deux substances contenues en lui76. On peut donc

penser que les propriétés que l’auteur prête au sel lui viennent directement de ces deux-

ci. Qui plus est, poursuit-il, si le sel ne produit rien, c’est que la salsature « prédomine

& couvre » sa substance douce trop « enfoncée dans la sallée »77. Le sel jouerait donc le

rôle d’une enveloppe qui atténuerait, voire masquerait totalement les propriétés des

deux natures placées en son sein. S’accordant avec les philosophes chimiques, son sel

semble s’ancrer davantage dans la doctrine paracelsienne.

Pour Palissy aussi le sel devait regrouper les fonctions des trois principes

Sel/Soufre/Mercure, tout en étant, comme pour Vigenère, le garant du maintien des

corps naturels (sans lui tout ne serait que poussière). Toute chose pour Vigenère n’est

que sel, on l’a vu, toute chose contient du sel, et toute chose se résout en sel. Les

allusions au Soufre et Mercure ne modifient pas les attributs du sel fixés par l’auteur.

Ces deux substances sont plutôt convoquées pour rendre compte des effets du feu

agissant à travers son cocon salin ; le sel n’étant que la face sensible d’une matière ignée

double78. Nous relèverons tout de même qu’il y a réduction des quatre éléments de

Vigenère à seulement trois efficients.

A la lecture du Traicté du Feu & du Sel, il nous semble qu’un rapport étroit lie

l’eau et le sel (le sel commun d’abord mais surtout le Sel matière première).

Etonnamment, l’eau est dite à la fin du texte, « la première matière de toutes choses »79,

alors que nous savons que le sel est l’unité matérielle la plus petite sans laquelle rien ne

75 Vigenère, 1618, ib., 242-243. 76 Voir Vigenère, 1618, ib., 250. 77 Voir Vigenère, 1618, ib., 251. 78 Vigenère note aux sujets de corps salins chimiques : « […] Il n’y a rien de corrosif qui ne soit sel,

ou de nature de sel ; igné de soy […] & neantmoins ennemi du feu actuel ; car il y trépigne, tressault, & pétille : corrodant au reste tout où il s’attache, & le desséchant ; combien que ce soit la plus forte & permanente humidité de toutes autres ; & est humiditas, dit Geber, quae super omnes alias humiditates expextat ignis pugnam ; ainsi qu’on peut voir és métaux qui ne sont autre chose que sels congelez & décuits par une longue & successive décoction dans les entrailles de la terre : où leur humidité s’est d’abondant fixée par la tempérée chaleur qui s’y retrouve. Et ces sels-là participent de nature de soulphre & argent-vif ; lesquels joints ensemble sont un troisième, le sel à sçavoir métallique, qui a la mesme fusion & résolution que le sel commun » (Vigenère, 1618, ib., 243).

79 Vigenère, 1618, ib., 258.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 45

pourrait subsister. De plus, le sel a en lui, comme on l’a vu, deux substances, ce qui

découlerait pour Vigenère du fait que l’eau de la mer en possède aussi deux : « Car tout

ainsi qu’en l’eau de la mer il y a deux substances, la douce & sallée ; il y en a

subalternativement deux au sel »80. A cela s’ajoute l’opinion que l’eau « fait la

principale partie » du sel. Pour sortir de cette aporie, il faut admettre – et cela est

d’ailleurs dans la logique de la pensée de Vigenère – que l’eau douce n’est pas un corps

simple. Elle contient un sel d’une puissante vertu curative, isolable par distillations

répétées après avoir pris soin de jeter au fur et à mesure le limon résiduel. Mais il y a

plus intéressant : une résolution de l’eau commune en sel fixe, sel armoniac (pas le

vulgaire) et en « la moyenne substance » formée de paillettes colorées que l’on devrait

peut-être assimilée au grand élément Salpêtre81. Cette opération à bien des égards

s’apparenterait au grand œuvre ; l’eau doit être mise à putréfier quarante jours, soit un

mois philosophique, les distillations se font par sept, on y distingue le sel armoniac

vulgaire de celui obtenu capable de dissoudre l’or, et on lit la précaution d’usage dans

cette affaire :

« Mais afin qu’on ne s’abuse, toutes ces practiques ne sont qu’une image & portrait à demy

esbauché icy, de la manière qu’on doit tenir à extraire des liqueurs d’où se resolvent de soy-

mesme à l’humide toutes sortes de sels, tant le commun, que sel alcali, de tartre, & autres

semblables ; la substance douce, oleagineuse, surnageant à l’eau, d’avec la sallée & amere qui y

demeure dissoulte, & apres l’extraction de l’eau demeure en sel congelé au fonds, c’est à dire,

separer l’huille des sels : ce qui ne se fait pas sans grand artifice, mais il n’est pas raisonnable de

le descouvrir & divulguer tout apertement, qu’on n’en reserve quelque chose, de peur de faire

tort à la curieuse recherche des hommes doctes qui ont tant pris de peine & travail pour parvenir

à la cognoissance de ces beaux secrets »82.

Que l’eau soit sel, cela est évident, que deux substances demeurent en ce sel,

nous en avions été averti. Ne nous étonnons donc pas de l’annonce de l’auteur de la

possibilité d’extraire de l’eau les trois sels principiels, en revanche insistons bien sur le

fait que la résolution n’est pas en les tria prima de Paracelse, mais en trois corps

parfaitement salins mis en évidence par l’expérience, et non par la spéculation.

80 Vigenère, 1618, ib., 251. 81 Voir Vigenère, 1618, ib., 255-258. Vigenère a écrit qu’il y a diverses sortes de sels, de différentes

propriétés et vertus, selon les choses dont ils sont extraits, « voire autant qu’il a d’odeurs & saveurs, qui toutes dépendent du sel : car là où il n’y a point de sel, il n’y a point aussi d’odeur ne saveur » (Vigenère, 1618, ib., 248). Pourtant l’eau est insipide et inodore.

82 Vigenère, 1618, ib., 258

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 46

Aucune ligne de démarcation n’existe dans le discours de Vigenère, qui

distinguerait entre ce qui relève de convictions totalement spéculatives et d’observations

concrètes de la nature ; les secondes appellent obligatoirement les premières, lesquelles

les précèdent même bien souvent. Que conclure dans ces conditions du Sel chez

Vigenère, l’auteur qui ouvre notre enquête ? L’aspect le plus fondamental de sa pensée

est sans conteste l’assimilation de ce qu’il nomme « Sel » à la matière universelle, tout

du moins à la considération d’un Sel comme origine des choses naturelles, comme un

relais entre Dieu et le monde élémentaire. Avec le Traicté du Feu & du Sel qui prend

d’abord appui sur des considérations théologiques pour aboutir ensuite à des

considérations chimiques, on part du premier mobile pour arriver aux mixtes des

chimistes, on passe de la réalité inaccessible à la réalité sensible. C’est en tant que

représentation corporelle de la volonté divine que le Sel, écorce de la réalité

insaisissable de tout ce qui est ici-bas, permet aux philosophes chimiques de pratiquer

leur art. Le travail de laboratoire est doté à ce titre d’un caractère transcendant, en

travaillant sur la matière grossière, ils remontent au premier principe du monde.

Nous avons écrit que seul Dieu existait sans habit salin, il a néanmoins accordé

au Sel un rôle primordial dans son activité créatrice ; sans Sel, sa création lui

échapperait et ne pourrait plus se soutenir. Le Sel est « comme l’autre vie des choses »,

soulignait Vigenère. Aussi assistons-nous à une véritable salification du concept

paracelsien de matière. Les tria prima, les principes de Paracelse, sont traduits par

Vigenère par trois noms de corps salins ; les Sel, Soufre et Mercure deviennent dans le

Traicté des Chiffres les Sel commun, Salpêtre et Sel armoniac. Il n’est cependant pas

facile de savoir si nous devons concevoir ces trois derniers Sels en tant qu’éléments

redoublés accompagnés d’un quatrième, le Verre/Sel alkali, ou plutôt par leur caractère

salin mis en exergue, les placer sur une échelle à mi-chemin entre le Sel originel et les

grands éléments. De la fonction de Sel comme vêtement du feu divin, seul vrai principe

du monde comme nous l’avons vu, suit très certainement celle de Sel comme « source »

des êtres corporels. Il est ce qui spécifie le « Verbe igné » de Dieu selon le plus ou le

moins de subtilité ou d’épaisseur de son écorce. Il resterait à connaître alors avec plus

de détails, pour entendre complètement le Sel chez Vigenère, la genèse des mixtes. Le

Sel est en tout cas le support du feu, la base même sur laquelle celui-ci agit ; le Sel est le

fondement de la matière. Du reste, à lire Vigenère, on a le sentiment que les

philosophies classiques platonicienne, aristotélicienne et stoïcienne se vérifient dans le

Sel qui est respectivement le réceptacle des Idées, les quatre éléments et la matière

passive.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 47

Pour comprendre la pensée saline de cet auteur, on peut faire le rapprochement

suivant : Dieu créa l’homme à son image, et le Sel à celle du feu divin. Nous avons dans

cette proposition à la fois la formation divine du microcosme et celle du macrocosme.

Pour avoir un écho dans le monde élémentaire le « Verbe igné » de Dieu doit se revêtir

d’une écorce perçue par Vigenère comme saline83 ; cela est d’ailleurs vrai pour les deux

autres mondes puisqu’il a tenu à préciser que chacun de ceux-là possède également son

propre couple feu/Sel. Le Sel est le représentant de Dieu sur Terre. La matérialisation de

cet être igné ne doit pas être reçue comme une corporification du feu, car l’auteur insiste

sur le caractère intérieur et extérieur, invisible et visible, igné et salé des corps naturels,

mais simplement comme l’habillement du feu d’un vêtement qui le laisse plus ou moins

libre d’agir. Bien entendu le feu ne peut aller sans le Sel, et encore moins le contraire.

A chaque moment précis du discours de Vigenère, dans sa présentation de

l’univers environnant le philosophe chimique, est associée une valeur précise au terme

Sel. Aussi avons-nous pour l’échelle des sels, du plus intime de la matière ou du plus

général, au plus proche de nous, le Sel dont la fonction est d’envelopper son feu

intérieur. Vient le Sel matière première sans lequel la Nature ne saurait rien œuvrer, qui

génère toutes les choses naturelles de notre basse région de l’univers, dont bien sûr le

Sel élément redoublé de la matière – premier Sel particulier accessible aux chimistes –,

le Sel composé du Soufre et du Mercure, et tous les sels fossiles et autres eaux-fortes.

Le Sel, c’est aussi l’alliance du tout spirituel avec le tout corporel, alliance d’êtres

opposés qui sans se détruire forment de concert une substance qui à la fois brûle par son

feu, et se dissout dans l’eau par son élément aqueux, qui est incorruptible, qui partage

avec le corps qu’il touche cette propriété, qui est solide et sec, qui procure odeur et

saveur, qui congèle et se congèle, et qui s’avère impossible à calciner.

En dépit de toute la diversité apparente des sels, il ne faut pas oublier qu’en

dernière analyse, il n’existe qu’un Sel qui est feu et origine de tous les corps naturels.

La chimie de Vigenère relève de la « Philosophie Occulte » dans la mesure où elle porte

sur ce que cache la Nature dans le but de le dévoiler (et non pas de le dissimuler

davantage). Dans ces conditions rien d’étonnant à ce que le Sel ait eu un champ

d’application aussi vaste, il est ce en quoi la Nature a entreposé son principe premier, ou

encore, il est le voile qu’elle a jeté sur les choses d’ici-bas. Le travail du philosophe

chimique comme on le verra tout de suite sera justement de rendre, selon son

83 « Selon leurs traditions [celles des Kabbalistes], Nulle chose spirituelle descendant en bas, n’opère

sans quelque voile & couverture […] », Vigenère, 1586, op. cit .in n. 37, f. 70v.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 48

expression, manifeste ce qui est occulte. C’est en ce sens que nous considérons que cette

Philosophie Occulte eût pu tout aussi bien être appelée Philosophie du Sel.

2- Le Sel de nature et la nature des sels

Le sel envisagé dans la pensée de Blaise de Vigenère se trouve prolongé, sans

que l’on puisse y voir une filiation mais plus certainement le partage d’une source ou

tradition commune, dans les écrits d’un de ses contemporains qu’il a peut-être connu,

Joseph Du Chesne. Tout en reprenant l’idée du Sel matière première, ce philosophe de

la nature se fait plus précis quant à la pratique expérimentale du Sel, et à la nature des

différentes entités salines du monde élémentaire des chimistes.

Gascon, fils de médecin, d’abord étudiant à Montpellier, Joseph Du Chesne (ou

Quercetanus) (ca. 1544-1609), appelé sieur de la Violette, s’expatria à la suite des

persécutions qui frappèrent les protestants à Bâle, où il obtint un diplôme de médecine.

Après un certain temps passé à Kassel, il fut nommé citoyen de Genève en 1584, ville

pour laquelle il exerça quelques missions diplomatiques. Après 1593, de retour en

France, une charge de médecin ordinaire du roi Henri IV lui fut attribuée. Du Chesne est

certainement un des chimistes français dont les écrits ont été les plus influents au XVIIe

siècle ; il est également une figure importante de la littérature. On lui doit entre autres

La morocosme (1583, 1601), Poésies Chrestienes (1594), et Le Grand Miroir du Monde

(1587, 1593) dans lequel il expose sa théorie des trois principes et deux éléments, qui

sera reprise par pratiquement tous les chimistes du XVII e siècle. Le climat tendu entre

tenants de la médecine traditionnelle et de celle prônée par Paracelse a été l’occasion

pour Du Chesne de publier son premier texte, Responsio (1575), réplique à la critique

de Jacques Aubert contre les positions iatrochimiques. C’est donc un homme pour qui la

chimie est la clé de toute la nature, clairement favorable à la nouvelle médecine, sans

pour autant rejeter ni Hippocrate ni Galien mais seulement leurs disciples modernes1,

qui rédige en 1603 l’ouvrage qui nous intéresse tout particulièrement maintenant, le

1 Ce qui apparaît assez clairement à la lecture de son ouvrage en français paru en 1630 à Paris,

Traicte familier de l’exacte preparation spagyrique des Medicamens, pris d’entre les Mineraux, Animaux & Vegetaux, avec Une breve response au livret de Jacques Aubert, touchant la generation & les causes des metaux (réédité par les Editions du Cosmogone, Lyon, 1995), où Hippocrate, Galien et Dioscoride sont très souvent cités.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 49

Liber de Priscorum philosophorum verae medicinae materia..., paru en français en 1626

sous le titre de Traicté de la Matière, Préparation et excellente vertu de la Medecine

balsamique des Anciens Philosophes. Ce livre, ainsi que son Ad veritatem hermeticae

medicinae ex Hippocratis veterumque decretis ac therapeusi... de 1604, ont été

largement réédités et traduits en plusieurs langues au cours du siècle ; mais pas autant

que son très populaire Pharmacopoea dogmaticorum restituta pretiosis selectisque

hermeticorum floribus abunde illustrata de 1607 qui connut vingt-cinq éditions en un

demi-siècle.

Le Traicté de la Matière que nous allons étudier se présente comme un plaidoyer

pour la chimie et ses remèdes, et offre une interprétation chimique de la nature et de la

médecine2. Nous relèverons l’omniprésence du Sel sur le discours de l’auteur ; un Sel

origine et générateur de toute chose, un Sel qui se présente sous trois natures

principielles, un Sel qui, préparé avec méthode, nous délivrerait de toutes les maladies.

Comme le titre l’indique pour une part, l’auteur souhaite exposer dans son texte

les atouts et la fabrication d’un remède universel dit balsamique, dont les propriétés

paraissent proches de celles d’un « Sel » dans lequel sont contenus les trois principes de

toute chose3. Bien que les considérations kabbalistiques sur la matière soient absentes

de l’ouvrage, l’importance du sel et son rôle premier dans l’univers matériel ne se

démentent pas pour autant. Du Chesne se présente ici davantage comme un praticien de

la philosophie du sel ; l’œuvre dont nous allons parler est un traité du sel.

Dans sa préface, Du Chesne qui se place volontiers dans le camp de la médecine

hermétique4, annonce qu’il existe un unique et véritable remède universel qui restaure la

santé et la conserve. Il le décrit comme une matière spirituelle et invisible qui peut être

2 Sur Joseph Du Chesne, voir l’article de A.G. Debus, « Duchesne Joseph », in C. C. Gillepsy (ed.),

Dictionary of Scientific Biography, New York, Charles Scribener’s sons, 1970-1980, t. 4, 208-210 ; Hiroshi Hirai, Le concept de semence dans les théories de la matière à la Renaissance de Marsile Ficin à Pierre Gassendi, Thèse de doctorat soutenue à l’Université Charles de Gaulle-Lille III le 18/12/1999 (à paraître), 3e partie, § 3 ; J. R. Partington, A History of chemistry, MacMillan, London, 1962, vol. II, 167-170. Sur le Traicté de la Matière en particulier, voir A.G. Debus, The French Paracelsians, Cambridge University Press, 1991.

3 Le terme balsamique est certainement introduit en référence au « baume » de l’Idea medicinae philosophicae de 1571 de Pierre Séverin (1540/42-1602). Ce baume, présent dans chacun des trois règnes de la nature, est la vraie et unique médecine universelle, il est le « noyau de toute la Création », la matière radicale, le principe vital et de la génération (il est dit « fort d’une nature hermaphrodite »). Il se manifeste sous forme d’une « pure matière cristalline » par l’art de la séparation des chimistes. Voir l’étude de H. Hirai, op. cit. in n. 2, III/§2. H. Hirai relève par ailleurs que Paracelse a parfois remplacé dans ses textes le terme Sel de ses tria prima par celui de baume.

4 Par « médecine hermétique », il convient d’entendre tout simplement « médecine chimique ». Les adeptes de cette médecine se réfèrent au fameux Hermès Trismégiste et à son corpus ; leur médecine est ainsi hermétique tout comme une autre médecine est hippocratique.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 50

comprise plutôt par la raison que par les sens, et le nomme « baume vital »5. Il rappelle

cependant que cette substance excellente et incorruptible est également connue par les

Philosophes sous les noms d’« élixir », d’« or potable », de « ciel des Philosophes » et

de « Pierre »6. « On l’appelle pierre, non semblable à celle qui par son attouchement

convertit les metaux en or […] mais à cause de sa durée perpetuelle & invincible, ou

pour ce qu’elle participe à la nature du sel, du sel di-je, qui est la vie des choses, &

auquel comme au plus dur & plus ferme fondement des choses, resident les autres

vertus »7. Le ton est donné ; c’est donc un corps salin qu’il s’agira de décrire pour Du

Chesne, d’un sel qui semble de prime abord être un sel vigenérien, et même davantage,

car il n’est plus simplement « comme l’autre vie des choses » mais leur vie. Ce corps

balsamique se trouve en toute chose, il est aussi bien ce qu’avec industrie les

« Philosophes & vrays artistes Medecins » extraient et réduisent « au souverain degré de

perfection », que ce qui sous-tend la pratique en agriculture de l’épandage de fumier

(fiente et urines animales) dans lequel sont contenus des sels balsamicaux pour rendre le

sol plus fécond. On retrouve dans cet exemple proposé par Du Chesne la conception de

Palissy d’un sel enfermé dans l’engrais naturel qui fertilise la terre8.

Du Chesne débute son ouvrage en rappelant qu’il est en partie héritier d’une

science basée sur la recherche des admirables secrets de la nature déjà pratiquée par les

Grecs, Hébreux, Chaldéens, Egyptiens, développée jusqu’à son époque par les travaux

de nombreux grands personnages tels que Razi, Villeneuve, Lulle, Isaac Hollandais et

autre Paracelse. Le reste de son savoir lui vient de sa propre expérience. Les trois

chapitres suivant ce rappel « historique » inscrivant la chimie dans une pratique et un

intérêt traditionnels, traitent tout particulièrement du sel, nous pourrions dire tout

naturellement, car la médecine balsamique n’est-elle pas de nature du sel ? Le reste du

texte sera consacré à l’explication de l’élaboration du remède universel, et à ses vertus

excellentes, puis suivront deux traités sur la lecture des signatures des choses conduisant

à la connaissance de leurs qualités et propriétés. Que Joseph Du Chesne ouvre

5 L’expression « baume vital » serait également une référence à Séverin ; voit toujours H. Hirai, op.

cit. in n. 2, III/§2. 6 Cette médecine balsamique est aussi nommée dans son Ad veritatem hermeticae medicinae de 1604,

« quartessence » qui est formée de la contraction en un seul corps des « trois principes hypostatiques formels et actifs » (Sel, Soufre et Mercure) ; cf. Hiraï, op. cit. in n. 2.

7 Joseph Du Chesne, Traicté de la Matière, Préparation et excellente vertu de la Medecine balsamique des Anciens Philosophes. Auquel sont adjoustez deux traictez, l’un des Signatures externes des causes, l’autre des internes & specifiques, conformement à la doctrine & pratique des Hermetiques, Paris, 1626, 13-14.

8 La proximité de cette pensée avec celle de Palissy est certes évidente, néanmoins rien ne nous permet d’affirmer un lien entre les deux hommes.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 51

réellement son Traicté de la Matière9 par des considérations salines dénote en tout cas

une grande importance attribuée par cet auteur au sel. Voyons ce qu’il en écrit dans le

chapitre II, « Les proprietez que la Philosophie attribuë à sa matiere conviennent

principalement au sel » :

« […] Tous vrais Philosophes advoüent d’un consentement, à sçavoir que la matiere de leur

Elixir ou grande Medecine est animale, vegetale & minerale, de nature abjecte & de vil prix, se

trouvant par tout, mesme és fumiers & estables des chevaux, voire en l’homme mesme, aussi

croist elle au milieu de la mer, & se liquefie, & endurcit facilement. Or certes je ne voy point à

quelle chose de tout l’univers je doive plustost attribuer toutes ces qualitez & proprietez, qu’au

sel ce premier moteur & baume universel de la nature, & cette est la raison pourquoy cestuy art a

esté anciennement dit Halchymie, comme qui diroit fusion ou fonte de sel10, & les artistes qui

l’ont pratiqué Halchymistes : c’est ainsi que s’appelle aussi la medecine, dont est question, & à

laquelle competent toutes les proprietez susdites, à sçavoir sel, car à quoy se doivent plustost

attribuer toutes lesdites qualitez qu’à l’unique & seul sel ? »11.

A ces mots, on ne peut douter de l’orientation de la pratique chimique de Du

Chesne vers une philosophie saline de la matière. Le nom même de sa discipline dérive

du mot sel, nous dit-il, ou du moins le rôle si puissant accordé par les Anciens au sel

dans son implication dans l’intimité des corps naturels a orienté l’étymologie qu’on a

voulu proposer pour ce mot. La présence universelle de la médecine balsamique conduit

le sieur de la Violette à identifier celle-ci, ou plus précisément à en justifier les

propriétés, au sel également universellement présent. Il n’est certainement pas erroné en

outre d’inférer que le sel, identifié au premier moteur de la nature, est également la

matière première de notre monde. Et par voie de conséquence, la matière du baume vital

l’est aussi ; ce qui expliquerait ses qualités plus que louables. Il peut paraître en tout cas

absolument surprenant de voir détournée au profit du sel qui semble être le radical des

corps naturels, l’expression typiquement aristotélicienne de premier moteur. Nous

verrons que cela peut se comprendre parfaitement dans la doctrine de l’auteur où le mot

sel, comme chez Vigenère, prend plusieurs valeurs selon le regard de Du Chesne sur

l’univers, et suivant le moment de son discours.

9 Il y a évidemment ambiguïté à couper ainsi le titre de l’ouvrage, mais on peut songer à un effet

voulu par l’auteur au vu du lettrage de la couverture du livre, car l’élaboration d’un tel remède universel relève de conceptions bien précises sur la matière qui, comme nous le verrons, est identique à celle du baume vital.

10 Cette étymologie fantaisiste, qui fait de al- non pas l’article arabe mais la reprise du mot grec als (sel), ne semble pas avoir fait fortune au XVIIe siècle. Cependant, elle sera reprise par Furetière dans son Dictionnaire en 1690 à l’article « Alchymie ».

11 Du Chesne, op. cit. in n. 7, 28-29.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 52

Du Chesne insiste dans la suite de son propos sur la présence du sel dans toutes

les choses naturelles. On retrouve d’abord indubitablement cette substance dans le règne

animal, dans les urines par exemple. Les animaux ont d’ailleurs un instinct naturel qui

les pousse à absorber du sel, précise l’auteur. Les poissons vivent et s’engendrent dans

l’eau salée, continue-t-il. La sympathie entre ce règne et cette substance est patente. Les

vertus du sel sont légion, et démontrent bien que ce corps est « ce bausme radical de

nature » dont le chimiste a parlé plus haut. Ne serait-ce qu’avec le sel extrait de l’urine,

on peut admirer ses qualités liquéfiantes, détergentes, incisantes, pénétrantes et

préservantes de toute corruption. Convenablement préparé au dire de l’auteur, il dissout

l’or12 et l’argent, phénomène qui permet de songer à une analogie, une certaine

correspondance causant l’attraction menant à dissolution, entre lui et ces deux corps

nobles. De la même façon que de « grands philosophes » ont considéré l’aimant comme

animé, au vu simplement de sa vertu attractive, l’auteur se sent en droit de qualifier le

sel de même. Que de « grandes voire magnifiques [vertus & facultez] trouverons nous

au sel, si nous les voulons toutes diligemment & exactement rechercher ? »13,

s’interroge avec plein d’admiration Du Chesne.

Le sel est ensuite végétal, « c’est à dire non destitué ny privé de faculté

vegétative, on le peut mesme discerner & recoignoistre par ce qu’il est le premier

mouvant en la nature, qui fait croistre & multiplier, voire sert à la generation de toutes

choses […] »14. Comme nous nous en sommes déjà rendus compte, ce n’est pas en tant

que corps chimique dans le sens où l’on entendrait de nos jours que le sel se prévaut

d’une si haute estime de la part des philosophes chimiques de cette époque, mais bien

en tant que première origine des êtres, voire comme symbole de Dieu le Père pour

Vigenère. Du Chesne en fait quant à lui tout particulièrement le responsable de toutes

les générations, il est le « premier mouvant de la nature »15. A cet égard, il rappelle – le

fait est connu de longue date – que Vénus, « mère & Princesse de toute generation », est

née de l’écume salée de la mer et fut nommée des Grecs « Haligène »16. Ce mot trouve

12 Tout comme le sel armoniac extrait de l’eau de Vigenère (le sel armoniac est un corps [chlorure

d’ammonium] que l’on tirait de l’urine). 13 Du Chesne, op. cit. in n. 7, 31. 14 Du Chesne, ib., 32. 15 Du Chesne lie le sel à la vie tout comme le fit Palissy qui selon Emerton (Norma Emerton, The

Scientific Reinterpretation of form, Cornell University Press, Ithaca and London, 1984, 211) serait un des premiers à identifier le sel à une « graine » minérale en attribuant un pouvoir séminal à l’eau congelée ou saline. Voir le §1 de la deuxième partie de notre enquête.

16 Ce mot se trouve page 32 du Traicté de la Matière (Du Chesne, op. cit. in n. 7). Blaise de Vigenère, dans son Traicté du feu et du sel, affirmait de son côté que « le sel n’est pas infertile, ains cause la fertilité, provoquant l’appetit Venereen, dont Venus auroit esté ditte αλιγενής [Haligène], engendrée de la mer ; la coïncidence est assez intéressante pour être relevée. Nous pouvons par ailleurs préciser qu’Aphrodite est née à Chypre, île connue, en dehors de son cuivre, pour son sel (le premier nom attesté

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 53

sa confirmation par les productions dans les océans au moyen du sel, « ce feu de

nature », des perles, coquilles et coraux. Par ailleurs, Du Chesne revient sur les vertus

fertilisantes du sel du fumier en insistant sur le fait que cette matière saline, dispersée

sur le sol, fait profiter les semences qui y sont semées de sa force végétative, aidé en

cela au début du printemps par le soleil qui élève et sublime les esprits du sel pouvant

après être passés dans l’air, tomber sous forme de rosée sur les plantes. Le sel est donc

ce qui vivifie, fait croître et verdir les prairies et les champs. Il se trouve

« manifestement » précise l’auteur dans tous les végétaux, et il existe un lien de cause à

effet entre ceux qui en contiennent le plus et ceux qui endurent le mieux les injures du

temps.

Enfin, « que le sel soit aussi metallique & mineral, c’est chose assez, voire

d’autant plus notoire à un chacun, qu’és entrailles de la terre se trouvent tant de diverses

sortes de sels, comme celuy de gemme, l’alun, le vitriol, le sel nitre & autres de tel

genre : tous lesquels sont de nature metallique, ou bien en sont beaucoup

participans »17. Du Chesne illustre ce sentiment par l’évocation d’abord de l’action des

eaux fortes, c’est-à-dire les esprits des sels, qui dissolvent et réduisent les corps

métalliques par l’analogie existant entre ces substances ; ce qui indique pour l’auteur la

nature métallique des sels, car suivant une conception très répandue à l’époque, les

semblables s’unissent (a contrario, ces mêmes eaux fortes seront bien entendu sans

action sur le bois). L’auteur poursuit et note ensuite que le sel, qu’il soit de mer ou des

mines, ou cru dans la terre, fond sous une forte chaleur, et se congèle derechef au froid,

tout comme les métaux. Le chimiste affirme par ailleurs que de tous les métaux calcinés

peuvent être tirés des sels qui se dissolvent, « filtrent & congelent » comme tout autre

sel. Concrètement il fait valoir le fait que d’une livre de plomb calciné une dizaine ou

une douzaine d’onces de sel est extractible. On ne sait s’il fait ici allusion à la

préparation du sel de Saturne [acétate de plomb] dont on pensait au début du XVIIe

siècle que celui-ci se préparait par le moyen du vinaigre « extracteur » du sel du plomb.

Toujours est-il que « toutes lesquelles choses verifient & demonstrent assez que la

nature du sel est metallique, & pour mieux dire, que le metal n’est autre chose qu’un

certain sel fusible »18.

Voilà une matière, le sel, présente dans les trois règnes de la nature. Elle est

animale, elle est végétale, elle est minérale. Matière animée, génératrice (du moins en ce

de Chypre est étonnant, il est Alasia ; mais il est possible qu’il soit d’origine hourrite), dont la production était contrôlée par Venise jusqu’à l’invasion turque de 1572 évoquée par Vigenère dans son Traicté des Chiffres.

17 Du Chesne, op. cit. in n. 7, 34-35.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 54

qui concerne le règne végétal), universelle et douée de multiples autres vertus, le sel

passe en conséquence pour Du Chesne, pour être le meilleur candidat au titre de la

médecine balsamique qu’il souhaite élaborer. Il écrit :

« J’estime donc que par le precedent discours il appert clairement, comment le sel est animal,

vegetal, & mineral, & partant qu’il convient avec ce que les Philosophes jugent tous d’un mesme

consentement touchant la matiere & le subject de la medecine universelle. A quoy servent les

autres signes par lesquels ils descrivent (quoy qu’avec grande obscurité) leur dite matiere : Tous

lesquels signes conviennent pleinement à la nature du sel : tels que sont, estre de vil prix, se

trouver en toutes choses, & par consequent en nous mesmes, ce qui paroist assez manifestement,

veu qu’en ce monde universel il n’y a rien de composé, dont on ne puisse (mesme en tout temps)

extraire du sel »19.

Ce passage réaffirme l’universalité du sel dont les propriétés s’apparentent à ce

qu’en ont dit les « Philosophes » au sujet du fondement d’un remède universel. Du

Chesne a trouvé ce qu’il cherche : le sel est la médecine balsamique dont les qualités

plus qu’utiles à la santé des hommes ont été avec plus ou moins de clarté évoquées par

ses prédécesseurs. Le discours de l’auteur peut maintenant se consacrer à la présentation

puis à la préparation de la précieuse matière saline.

Par l’exposition dans le chapitre suivant de l’exemple du sel de nitre ou salpêtre,

l’auteur a l’ambition de montrer que le sel en général contient en lui « les trois principes

de toutes choses ». On ne sait si par ce choix, Joseph Du Chesne n’identifie pas le nitre

au « sel » dont il est question. « […] Si nous considerons ce [qu’est le salpêtre], & quel

il est en sa nature & composition, combien de diverses facultez, qualitez & effects se

trouvent en une chose si vile & si commune, sans doute nous serons accablez d’un

nombre infiny de merveilles »20. Le nitre se tire de la terre ou des lieux qui ont

participation d’excréments et urines. Ces déjections sont vues par Du Chesne comme

étant une séparation « du sel superflu des végétaux » dont se sont nourris les animaux.

De son côté, le chimiste purifie le nitre grossier que la nature lui met à disposition, en

lui ôtant toute hétérogénéité pas des dissolutions et coagulations réitérées dans

lesquelles on voit le sel s’évanouir dans l’eau de lessive et « se condenser en glace » par

évaporation ; ce qui est, comme le souligne l’auteur, le propre de tous les sels.

Joseph Du Chesne estime que le mystère de la sainte Trinité a été répercuté dans

tous les êtres de la nature. Ainsi le salpêtre brut présente-t-il trois natures distinctes, qui

18 Du Chesne, ib., 37-38. 19 Du Chesne, ib., 38. 20 Du Chesne, ib., 40.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 55

« sont & subsistent » toutes en une même essence. La première nature est le sel

commun fixe, la seconde est un sel volatil contenant deux genres de sel volatil,

« l’un sulphuré & s’enflammant soudain qu’on appelle nitre : l’autre mercurial aqueux, acide,

participant de la nature du sel armoniac. Par quoy en la tres-commune essence de la terre se

trouvent souz une mesme nature ces trois sels distincts, desquels sont participans tous tant qu’il y

a de vegetaux & d’animaux. Ces trois sels nous serviront comme de fondemens sur lesquels nous

colloquerons nos trois principes hypostatiques, en notre œuvre de l’occulte nature des choses &

des mysteres de l’art […] »21.

Les trois corps salins susnommés ne sont pas sans rappeler les sel fixe, salpêtre

et sel armoniac de Vigenère en remplacement des noms des Sel, Soufre et Mercure

élémentaires. Certes on peut y voire uniquement l’incarnation des Tria prima

paracelsiens (comme le souligne N. Emerton22), mais aussi, et cela est plus original,

l’inclusion de ces trois sels dans une autre substance saline, ce « certain sel » nommé

également au risque de prêter à confusion « salpêtre », qu’il convient de préparer

comme suit (ce sera l’occasion pour Du Chesne de faire « presque voir à l’œil lesdites

trois natures distinctes du sel comprinses […] en une seule hypostase »23). Le salpêtrier

se voit ainsi confier la tâche de ne conserver du salpêtre à purifier que la partie volatile

propre à concevoir la flamme. Pour le dire en termes de chimie contemporaine, il jouera

alors sur la différence de solubilité existant entre un sel de nature qu’il juge similaire au

vulgaire sel marin (cela en est) et le nitre ou salpêtre. Le premier se dissout dans l’eau

alors que l’autre « se congèle en petits morceaux ». C’est ce qu’appelle l’auteur, une

« séparation visible de deux sels ». Lors du raffinage du salpêtre, il est en effet

nécessaire de retirer de la masse nitreuse le sel commun qui l’accompagne

généralement. Ce sera d’ailleurs le souci majeur de l’Etat pour la fabrication d’une

poudre à canon de qualité jusqu’au lendemain de la révolution de 178924.

Sa vision trinitaire de la matière incite Du Chesne à considérer dans le salpêtre

une âme, un esprit et un corps – distinction traditionnelle dans le contexte paracelsien.

Le salpêtre a la particularité, nous venons de le voir, de se congeler25 dans l’eau alors

même que le sel commun dans des conditions similaires se dissoudrait ; c’est à un sel tel

21 Du Chesne, ib., 44. 22 Emerton, op. cit. in n. 15, 214. 23 Du Chesne, op. cit. in n. 7, 44-45. 24 En 1745, Guillaume-François Rouelle, dont nous parlerons dans la troisième partie, proposera

d’ailleurs dans son mémoire sur l’étude de la cristallisation du sel marin l’utilisation de ses observations pour une meilleure purification du salpêtre.

25 L’auteur ne précise pas si l’eau dissolvante est chaude ou froide ; le verbe « congeler » nous fait pencher plutôt pour la seconde possibilité, par opposition à celui de « coaguler » qui marquerait

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 56

que le commun que s’apparente le corps du salpêtre. Une fois le corps en solution,

restent en ce dernier deux parties volatiles : l’âme, la partie sulfurée, fixée par l’esprit, la

partie mercuriale. Ecoutons Du Chesne :

« […] Le sel, qui selon la commune opinion des Philosophes est de sa nature & qualité chaud &

sec, voire sulphuré, ignée & inflammable, tel qu’est le salpetre, se congele dans l’eau où les

autres sels se dissoudent, comme nous avons dit se dissoudre en l’eau le sel mesme qui est

procedé de l’essence dudit salpetre. Ce n’est pas donques sans grande cause qu’il faut considerer

l’admirable nature du salpetre, laquelle contient en soy deux parties volatiles, l’une sulphurée,

l’autre mercuriale : la partie sulphurée est l’ame d’iceluy, la mercuriale est son esprit. La

sulphurée approche du premier mouvement de nature, lequel n’est autre chose qu’un feu aëré qui

n’est pas chaud & sec ny consumant comme le feu elementaire : mais c’est un feu celeste, une

humeur aërée, chaude & humide telle qu’à peu pres nous la pouvont veoir en l’eau de vie : c’est

di-je, un feu contemperé, vivifiant qu’és vegetaux nous appellons ame vegetative, és animaux

humide & chaud radical, chaleur naturelle, vray nectar de vie, lequel venant à defaillir en

quelque suject soit animal, soit vegetable, la mort s’ensuit à l’instant, ce qui n’advient par autre

cause que par le seul defaut de cette chaleur vivifiante, qui n’agueres restauroit & conservoit la

vie. La mesme chaleur vivifiante se trouve aussi (quoy que plus obscurément) és mineraux : ce

qui peut estre mieux comprins par la sympathie & concordance qu’a le dit salpetre avec les

metaux, ainsi qu’on peut veoir és dissolutions, dont nous avons cy dessus fait mention »26.

La description de la partie volatile sulfurée du salpêtre, ce feu céleste, fait très

fortement songer à l’être divin igné de Vigenère par sa chaleur non destructive, au

contraire même vivifiante. Cela dit, la ressemblance avec ce philosophe s’arrête là,

puisqu’elle est mise en opposition avec ce feu élémentaire et non avec le feu commun, à

moins bien entendu qu’élémentaire ne signifie pour lui vulgaire. Ce feu céleste, chaud

radical, chaleur naturelle, principe de vie est une idée qui vient d’Aristote, mais reprise

et popularisée par Jean Fernel27. La chaleur vitale est pour lui une qualité divine,

subsistant dans un esprit céleste, et est répandue dans tout ce qui a vie. Pour éviter

qu’elle ne brûle le corps qui la contient, elle demeure dans une « humidité tempérée

radicale » qui entretient sa flamme ; cette humidité « a quelque ressemblance à l’huile »,

c’est-à-dire ici avec la partie sulfurée du salpêtre que Du Chesne rapproche d’une

substance corporelle, l’eau de vie28. Du reste, il n’y a pas à douter que même les

davantage une fixation (terme neutre quant à lui) sous l’impulsion d’une certaine chaleur (si toutefois la différence entre ces deux termes tient bien à une question de chaleur).

26 Du Chesne, op. cit. in n. 7, 46-47. 27 Jean Fernel, La Physiologie, (1554), traduction du latin de 1655, Fayard, Paris, 2001, livre IV. Voir

H. Hirai, op. cit. in n. 2, I/4. 28 L’eau de vie sera prise par Etienne de Clave en exemple de son vrai soufre élémentaire ; voir

Etienne De Clave, Cours de Chimie, Paris, 1646, 67 ; Voir également mon article, « Le Cours de Chimie d’Etienne de Clave », Corpus, n° 39, 2001, 197-223. Pour être complet sur les similitudes entre de Clave

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 57

minéraux sont doués de vie ; seulement il est difficile d’en faire la preuve, leur chaleur

vitale « obscurément » enfouie en eux ne s’extrait pas aussi facilement que l’eau de vie

d’une liqueur.

Par ailleurs Du Chesne explique que la raison de l’acidité des corps réside en la

seconde partie froide, volatile et mercurielle du salpêtre. Et c’est tout logiquement que

l’on trouve cet esprit acide en abondance dans le vitriol qui passe pour être la liqueur

acide la plus puissante. On lit :

« Outre ladite partie sulphurée, se trouve encores au salpetre certain esprit mercurial, lequel

estant de nature aërée ne peut toutesfois concevoir flamme, mais y est contraire : cet esprit de sa

qualité n’est pas chaud, mais plustost froid, comme tesmoigne son acidité, laquelle acidité &

froideur est du tout admirable, & fort differente de l’elementaire : attendu qu’elle peut dissoudre

les corps, & coaguler les esprits ne plus ne moins qu’elle congele ledit salpetre : laquelle acidité

est cause generale de la fermentation & coagulation de toutes choses naturelles : ce mesme esprit

acide se trouve pareillement au soulphre, de mesme qualité, ne bruslant point, ny concevant

flamme, mais qui congele & rend ferme le soulphre qui autrement seroit fluide comme huile. Le

vitriol entre tous genres de sels abonde le plus en cet esprit, à cause qu’il est de la nature du

cuivre ou airain : & quand on mesle & sublime avec iceluy vitriol le mercure mobile ou vif

argent qui neantmoins tend tousjours à la perfection, c’est à dire à la coagulation & fixation, il

sçait bien choisir & attirer à soy ledit esprit acide pour en estre figé & coagulé, ne plus ne moins

certes que les abeilles succent le miel des fleurs, comme dit Ripleus. En fin cet esprit acide &

froid est cause que le salpetre pete estant jetté au feu, & le soulphre d’iceluy enflammé :

tellement que le salpetre est du nombre des choses qu’en quelque lieu Aristote escrit se mouvoit

de mouvement contraire : lesquelles siennes paroles meritent d’estre meurement considerées »29.

Il ne faut cependant pas se méprendre, nous avertit Du Chesne, « le salpetre des

Philosophes, ou le sel liquable qui de tout temps a donné nom à l’Halchymie, n’est pas

le salpetre ou nitre commun : Neantmoins la composition & merveilleuse nature

d’iceluy est comme quelque patron ou regle Lesbienne de nostre œuvre »30. Le salpêtre

recueilli par exemple sur les murs d’une vieille masure serait l’être le plus rapprochant

du sel universel, de la matière du baume vital. Avec raison le sieur de la Violette le

prend donc comme modèle pour nous y faire apparaître les trois natures incluses dans le

premier moteur de la nature. Il fait de son essence, une « règle Lesbienne » de son

œuvre, en s’appropriant là aussi un terme d’Aristote31. Il s’agit d’une règle qui s’adapte

et Du Chesne, notons également au sujet de la citation suivante du Traicté de la Matière, que De Clave a repris l’idée d’un esprit acide fermentatif de la matière.

29 Du Chesne, op. cit. in n. 7, 47-49. 30 Du Chesne, ib., 49. 31 Aristote, Ethique à Nicomaque, livre 5, ch. 14, 1137 b 31. selon J.A. Stewart, rapporté par J. Tricot,

Aristote « fait allusion à la cimaise employée à Lesbos en architecture et qui comportait des incurvations

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 58

à ce qu’elle doit mesurer, laissant peut-être entendre que le salpêtre est une matière

plastique qui est prédisposée à prendre la forme de ce que l’œuvre a pour dessein de

produire, qui se met à la disposition des parties le composant, qui est comme moulée de

l’intérieur selon une fin particulière. L’auteur parle de sel liquable au sujet du salpêtre

des Philosophes, comme pour signifier, suivant la définition donnée plus bas d’Aristote

de l’humidité, qu’il est borné par des limites qui lui sont données par autrui. Par ailleurs,

pour Du Chesne, du « residu du premier Chaos (c’est à dire d’une terre vile, ou matiere

confuse & sans forme) se tire & separe une forme belle, nette, claire & transparente : à

sçavoir le sel susdit, qui est capable de plusieurs autres formes, & doué de diverses

autres proprietez admirables »32. Il est fort probable que la matière de ce chaos est déjà

saline, c’est le sel de nature avant son information dans notre monde, mais qui dans sa

première confusion pourrait se revêtir d’une tout autre forme. De ce sel, par l’industrie

d’un chimiste peuvent être séparés les trois principes de nature, à savoir le sel, le soufre

et le mercure qui sont purs, simples et élémentaires, et qui composent tous les corps

quel que soit le règne duquel ils proviennent. Autant dire que le salpêtre pris en exemple

par l’auteur paraît très proche de ce qui se tire et sépare du premier chaos.

Conformément à la particularité repérée du sel dans notre chapitre précédent

d’unir en lui deux substances ou qualités opposées, Du Chesne nous fait la remarque

suivante : « Vous avez semblablement veu audit sel une nature Hermaphrodite : c’est à

dire le masle & la femelle, le fixe & le volatil, l’agent & le patient, & qui plus est le

chaud & le froid, le feu & la glace conjoincts ensemble, & unis en mesme substance par

une amitié & sympathie mutuelle, en quoy certes paroist sa nature merveilleuse »33.

Nous reviendrons bientôt sur les implications d’une telle nature hermaphrodite du sel.

Mais nous pouvons dès maintenant remarquer que cette conception rappelle la doctrine

bipolaire de la matière dans l’alchimie du Moyen Age avant l’intervention du troisième

principe de Paracelse, et qu’elle connaîtra une grande fortune au cours du XVIIe siècle

pour évoquer le pouvoir générateur de la matière saline. A notre connaissance, Joseph

du Chesne est le premier à mettre en rapport le mot hermaphrodite avec le sel. Cela est

digne d’être relevé, d’autant plus que le sel est, c’est du moins ce que nous tâcherons de

montrer, un des éléments les plus présents de la philosophie hermétique de la fin du

XVI e siècle et de tout le XVIIe. Et lorsque, comme nous l’avons vu, Du Chesne fait de

Vénus, pour être plus rigoureux d’Aphrodite, la princesse de toutes générations, il

qu’on ne pouvait mesurer qu’au moyen d’une règle [de plomb] s’y adaptant exactement » (Vrin, 1997, 268).

32 Du Chesne, op. cit. in n. 7, 52. 33 Du Chesne, ib., 53.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 59

s’ensuit tout logiquement sous la plume de l’auteur la production de l’expression « sel

hermaphrodite », dont le second terme provient du nom d’Hermaphroditos, le fils

d’Hermès – Hermès Trismégiste pensons-nous – et d’Aphrodite.

Ce « sel de nature » est certes d’une essence admirable, mais Du Chesne nous

annonce que ses propriétés le sont davantage. Il enchaîne d’une manière telle que ce

dernier apparaît bien comme étant le salpêtre dont l’auteur nous a parlé précédemment :

« car le salpetre est principalement la clef & le principal portier qui ouvre les corps pour durs &

solides qu’ils soient, tant les pierres que les metaux : Aussi reduit il en liqueur l’or & l’argent

avec leur propre eau extraite de la masse entiere sans separation du masle & du fixe. Et tout ainsi

qu’il rend spirituels & volatiles tous corps metalliques, aussi a il au contraire la vertu de fixer &

incorporer les esprits, mesme ceux qui sont volatils au souverain degré »34.

Le sel est portier, évidemment car il représente la seule voie d’accès matérielle

vers l’intimité impalpable de la matière ; le sel qui ouvre, doit de son côté s’ouvrir pour

laisser entrevoir les principes de cette dernière. Comme un avant-propos à la phase

expérimentale qui va suivre, ce salpêtre met en exergue dans ce passage à tour de rôle

les trois sels qui le composent : le sel qui dissout les minéraux et les métaux sans

toucher à leur intégrité correspondant au sel hermaphrodite est le nitre, le sel qui

spiritualise ces corps est l’armoniac, et enfin le sel qui fixe leur esprit est le commun.

Du Chesne va s’appliquer à partir de maintenant à étudier le sel d’une manière

chimique en délaissant son bureau pour se porter en son laboratoire. Le passage à la

pratique lui paraît le plus sûr moyen de convaincre l’« opiniâtre » et l’« incrédule » de

son propos sur les beaux mystères de la matière saline. La nature du salpêtre se

transforme, commence-t-il par observer, sous l’action du feu qui l’enflamme, le faisant

en partie s’exhaler en air et fumée, en une autre liquéfier et demeurer au fond du

creuset. Bien que très volatil, ce corps peut aussi être fixé et endurer le feu sans

problème, tout en présentant toutes sortes de couleurs. L’auteur propose pour s’en

rendre compte par soi-même de distiller à la manière des eaux fortes une ou deux livres

d’un salpêtre très clair. Le résultat sera après plusieurs heures d’opération que les parois

de verre de l’alambic seront traversées par l’esprit de salpêtre qui se présente sous la

forme d’une farine ou « fleur » colorée extrêmement subtile. La partie fixe et blanche

qui reste au fond de la cucurbite possède un fort pouvoir curatif ; ce qui n’étonne pas

quand on sait qu’elle est une des facettes du sel balsamique. Aussi le salpêtre est-il pour

l’auteur réellement divin, et à ce titre doit-il être loué. Ce « sel de nature » est « la baze

34 Du Chesne, ib., 54.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 60

& le fondement » de toutes les vertus des médicaments. Du Chesne résume le

mécanisme opérationnel de la partie expérimentale menant au remède universel comme

suit :

« Et certes si nous voulons confesser la verité, toutes les operations Chymiques, les distillations,

di-je, calcinations, reverberations, dissolutions, filtrations, coagulations, decoctions, fixations &

autres operations destinées à ceste science, ne visent à autre but qu’à tellement reduire leurs

corps en cendres, que par une maniere incomprehensible elles communiquent à leur eau

metallique, & vray mercure les esprits du sel & du soulphre qui les ont parfaits, estans &

subsistans toutesfois sous une mesme essence. Et ce pour par la force & vertu interne du sel

attenuer, cuire & transmuer le mercure de sa nature vile & abjecte, en une beaucoup plus noble :

quand du mercure vulgaire on fait celuy des Philosophes par le moyen de l’esprit du sel, qu’il

attire de la cendre ou chaux vive metallique, ne plus ne moins certes qu’il advient ordinairement

au lexive qu’on fait de cendre & d’eau, en laquelle eau bien coulée & filtrée la cendre transpose

toute son ame & toutes ses forces : c’est à dire qu’elle communique son sel à ladite eau, qui

demeurant tousjours coulante & liquide, n’est plus toutesfois eau simple, pure & froide, ou de

petite vertu : mais estant convertie en lexive, elle devient chaude, de faculté desiccative,

detersive, & de qualité pleinement active, qui est toute la vertu & faculté de la medecine

transmutative. Mais il faut considerer dequoy se doit composer ceste cendre vive & metallique,

comme aussi de quelle eau il convient faire ledit lexive, pour extraire le sel, ou souphre

philosophique, c’est à dire la medecine balsamique qui comme un foudre soit parfaitement

remplie de qualités actives, reduite en chaux vrayement vive, & au lieu qu’auparavant c’estoit un

corps mort & inanimé, elle devienne alors un corps animé, participant d’esprit, &

medicamenteux »35.

Les opérations enchaînées de distillation, calcination du caput mortum (le

résidu), lessivage, puis filtration, suivies ou non d’une fixation, ont pour objectif la

production d’une eau concentrant en elle le sel de la substance de départ mise à

l’épreuve. Métaphoriquement, cette dernière doit mourir pour pouvoir ressusciter dans

un corps plus excellent et plein de vertus, dans un corps qui est la médecine balsamique,

capable de magnifier ce qu’elle touchera. Il conviendra cependant d’évaluer la nature de

cette eau dite métallique, signifiant certainement mercuriale, qui attire de la chaux ou de

la cendre le sel qui est d’une même essence qu’elle, regorgeant de qualités actives qui

ont pu être stimulées, rendues sensibles, par l’application de techniques opératoires que

l’on pourrait, en usant d’un rapprochement avec le domaine médical, interpréter comme

réanimatrices. Le corps retrouve son esprit, et de mort qu’il était devient « animé » de

grandes vertus médicinales. Même l’or peut bénéficier d’un tel traitement, lui qui doit

son incorruptibilité au parfait équilibre de ses principes et éléments le constituant. Ce

35 Du Chesne, ib, 59-61.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 61

métal déjà doué donc de lui-même d’une grande perfection peut être rendu « or

philosophique & mercurial » par le moyen du soufre de nature et de « l’opération

artificielle du baume vital » ; c’est-à-dire le rendre « animé », lui communiquer la

puissance du baume de vie tout en le rendant dissoluble. Cet or ainsi préparé sera alors

participant de vie et « abondant en semence », il fortifiera, assure l’auteur, notre baume

radical, cause principale de toute action en nous, en écartant la maladie. D’une manière

générale, mais à moindre mesure, tous les esprits métalliques présentent de louables

qualités. L’intention de Du Chesne dans cet ouvrage comme il le rappelle est

d’enseigner quel est ce baume radical, médecine universelle, qui conserve la santé ; « à

quoy se peut tres-bien comparer l’or animé, & (par maniere de dire) balsamique »36.

Ceci montre bien que le sel dont il est ici question ne doit pas s’entendre tout à

fait dans le même sens que celui dont nous avons essayé de dégager les caractéristiques

chez Vigenère. Dans la philosophie de Joseph Du Chesne le sel n’est plus opposé à un

feu détenant toutes les vertus actives, le sel n’est plus présenté comme un simple

masque voilant les agissements d’un être igné divin. Le sel apparaît ici actif de lui-

même, grâce à sa triple essence contenue, comme il est précisé, en une seule

« hypostase ». Ce qui explique qu’il est décrit comme un soufre, soufre végétal, c’est-à-

dire qui vit à la manière des plantes. Et, toujours au sujet de l’animation de l’or, il écrit :

« D’abondant ceste façon de preparer la medecine de laquelle nous traictons icy, a jadis

esté dite minerale, à raison que le soulphre ou sel philosophique qui sert à animer &

vegeter, est sorty de la premiere source vegetative de la nature minerale »37. Plus bas en

outre, le sel de nature serait envisagé en des termes mercuriaux. Que le baume vital soit

à tour de rôle nommé sel, soufre et mercure des Philosophes, ne doit pas être considéré

comme aberrant, Du Chesne très certainement se réfère à chacune des trois essences de

ce fabuleux être. En effet, cette médecine universelle en sa nature du sel balsamique est

un « évacuant universel », en celle du soufre du même nom, « un anodin général &

spirituel », et en celle mercurielle, un « confortatif universel ».

L’auteur rapporte que certains philosophes ont annoncé un seul et unique

« soufre balsamique », dont Raymond Lulle qui ne le vit que dans le vin ; c’était sa

« quintessence »38. Du Chesne pour sa part considère universelle la présence du

« bausme ou soulphre philosophique » qui existe aussi bien dans les minéraux, végétaux

36 Du Chesne, ib., 70. 37 Du Chesne, ib., 69. 38 Selon Du Chesne (ib., 72), Lulle en aurait parlé dans plusieurs ouvrages qu’on lui attribue, et

particulièrement dans son Livre de la Quintessence ; sans doute s’agit-il d’un ouvrage pseudo. Voir Michela Pereira, The Alchemical Corpus Attributed to Raymond Lull (Warburg Institute Surveys and Texts, 18), London, 1989.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 62

que dans les animaux, dont les êtres peuvent en être plus ou moins riches. Comment

doit-on opérer à partir du vin pour s’en procurer selon les instructions de Du Chesne qui

semble suivre celles de Lulle ? En respectant le mode opératoire général noté plus haut.

Mais il convient d’abord de tirer par distillation l’eau de vie ou esprit de vin de cette

substance avant de déshydrater le résidu à la chaleur. Ce qui reste, les fèces du vin,

doivent être lavées à plusieurs reprises sur des cendres chaudes par du phlegme jusqu’à

ce que celui-ci ne se teigne plus de rouge et que le résidu soit devenu blanc et cristallin.

Ce sera alors le signe, selon l’auteur, que l’eau aura emporté le « soufre combustible »

des fèces et impuretés. Les fèces parfaitement dépurées sont ce qu’il nomme le « cristal

de tartre ». Pour la suite du procédé, l’esprit de vin qui avait été mis de côté doit être

versé sur ce dernier. On fait bouillir, et distiller plusieurs fois de suite en remettant dans

la cucurbite le distillat. On s’arrêtera lorsque les fèces ainsi calcinées

« philosophiquement » seront noires. A ce stade, l’esprit est déjà animé du « baume

acide, & ferment de nature contenu esdites fèces reduites en crystal »39.

Du Chesne place les fèces dans un vaisseau clos enfoui dans du sable chauffé au

four d’athanor durant plusieurs jours jusqu’à ce qu’elles blanchissent. Elles sont avec

l’esprit de vin animé ensuite « colloquées » un jour au bain-marie, puis distillées au feu

de cendre. La liqueur qui en sort a perdu sa forte âcreté, et se présente maintenant tout à

fait insipide ; l’esprit a délaissé « son sel balsamique qui estoit au préalable distillé

parmy le sel de ladite chaux, car nature aime la nature & la suit en sa nature »40.

Autrement dit les semblables s’attirent, et donc le Sel armoniac (sel balsamique) se joint

au Sel commun (sel de la chaux). On peut si on le souhaite verser de nouveau sur le

résidu de l’esprit animé, mais on se rendra tout de suite à l’évidence que le sel fixe est

en fait saturé du « volatil ». Du Chesne nous prévient alors que « le volatile transcende

& surpasse le fixe » ; « ladite chaux philosophique », à l’instar du sel armoniac s’exhale

dorénavant complètement à la chaleur.

Pour achever l’œuvre, le chimiste sublime durant de nombreuses heures sa

chaux. Une « humidité spirituelle sulphurée », c’est-à-dire le Sel nitre principe, est

distillée, et une matière belle et transparente adhère aux parois du vaisseau. On humecte

cette dernière substance de la première, on cuit « le tout par trois ou quatre jours dans un

fort Athanor, on obtient une matière perlée, un bausme radical extraict d’un vegetable,

le mercure des Philosophes, le soulphre balsamique, bref ce feu de nature si céleste, si

secret & caché de tous Philosophes […]. Ce seul bausme est la medecine universelle

39 Du Chesne, ib., 76. 40 Du Chesne, ib., 77.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 63

pour entretenir & conserver la santé, estant prise avec quelque liqueur convenable, en

quantité d’un ou deux grains »41. Ce baume marque la réunification des trois Sels

principes exaltés par la préparation ; c’est l’association d’abord du Sel fixe au Sel

armoniac, et seulement ensuite on y joint le Sel nitre. La posologie du remède est

précise, signe que Du Chesne souhaite montrer que le travail a été réellement mené à

bien par ses soins. Ce n’est pas tout pourtant, Lulle, selon l’auteur, est allé encore plus

loin en dissolvant la matière perlée que Du Chesne appelle maintenant « soulphre

philosophique » dans de l’esprit de vin rectifié, c’est-à-dire déphlegmé, mélange duquel

il tire par distillation après plusieurs jours une eau azurée douée de la force de dissoudre

l’or, devenu alors « or potable », médecine universelle.

Du Chesne souhaite dorénavant généraliser l’extraction de ce « soufre

balsamique vegetable » à tous les composés puisque cette substance est présente dans

tous les corps mixtes dont il nous rappelle la composition, mais pas en des termes salins,

avant de donner la procédure à suivre :

« […] Se trouvent premierement une liqueur n’ayant aucune odeur ny saveur, laquelle s’appelle

phlegme ou eau passive : puis un autre liqueur participante de goust, couleur, odeur, & autres

impressions des qualitez vertueuses, qu’on appelle liqueur mercurielle. Et finalement une liqueur

huileuse surnageante & concevant flamme, qui se nomme soulphre. Apres l’extraction de ces

trois humiditez distinctes, il ne reste autre chose qu’une cendre, ou partie seiche : De laquelle

bien calcinée on extraict un sel avec son propre phlegme versant, reversant & coulant plusieurs

fois selon l’art icelle eau eschauffée à travers lesdites cendres dans la manche à l’hippocras,

reiterant la mesme operation jusqu’à ce que vous sentiez au goust ladite eau estre salée : ne plus

ne moins que quand on fait la lexive : Apres quoy vous distillerez l’humide, & le sel descendra

& residera au fond, n’estant en ceste premiere preparation assez net & bien purifié. C’est

pourquoy on y reversera de l’eau distillée pour le dissoudre : iceluy estant dissout fitrez le, ou le

passez plusieurs fois à travers la manche à chaleur moderée. C’est ainsi que de toutes cendres

vegetables se tire un sel clair & pur »42.

Dès 1587, dans son Grand Miroir du Monde43, Joseph Du Chesne avait annoncé

son intention précise de « desmontrer » les éléments de toutes choses. Il en fit

l’illustration par la présentation de l’opération de la distillation du bois permettant

d’atteindre l’intimité sensible de ce mixte. Il avait dénombré cinq éléments : Eau,

Mercure, Soufre, Sel, et Terre, qui se ramenaient à deux catégories seulement, à savoir

l’humide et le sec. Ces éléments, qui se décomposaient en trois principes actifs du fait

de leur « pouvoir » et « force » (Mercure, Soufre et Sel), et en deux éléments passifs

41 Du Chesne, ib., 79-80. 42 Du Chesne, ib., 87-88.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 64

(Eau et Terre), ne sont pas si éloignés de ceux de Vigenère. Le Mercure de Du Chesne

est en effet une liqueur, une eau aigre et plus subtile, mais le Soufre n’est-il pas « le

nourrisson de l’air », le Sel un Sec agissant qui « brûle comme feu », et la Terre un

« Sable vil »44 ? Vigenère confondait sous le terme de Mercure grand élément les

liqueurs insipide et âcre. Le sieur de la Violette fait la distinction quant à lui entre ces

deux corps dont l’un est pour lui sans propriété aucune et l’autre grandement actif.

Pourtant à y regarder de plus près, la position du Mercure n’est pas bien décidée pour

autant. Dans le détail que fait Du Chesne des principes actifs, juste après avoir précisé

leur utilité pratique pour le chimiste, l’activité du Mercure semble procédée d’un « sel

volatil » contenu dans ce principe ; nous y reviendront après avoir suivi un peu plus

l’auteur dans son discours.

Est-il possible de se prononcer sur la question de l’antériorité de ce mode

opératoire permettant de séparer les substances constitutives des corps ? Peut-être

pouvons-nous penser que Vigenère a devancé Du Chesne, on passe en effet de quatre à

cinq éléments ; néanmoins les deux auteurs ne se citent nulle part. Même s’il paraît

impossible de connaître la date de rédaction du Traicté du Feu & du Sel45, on relève par

ailleurs que Vigenère possédait déjà sa théorie à quatre éléments en 1586 (Traicté des

Chiffres46) démontrée par la calcination, « ou bien pour plus le distinctement observer »

également par la distillation du bois47, soit une année avant le Grand Miroir du Monde.

Nous pouvons quoi qu’il en soit supposer que les deux hommes aient bénéficié d’une

source commune, ou envisager du moins l’existence d’une idée suffisamment répandue

chez les distillateurs pour qu’elle puisse produire des effets simultanément chez ces

deux philosophes de la nature48.

43 Joseph Du Chesne, Grand Miroir du Monde, Lyon, 1587, livre V, 171-174. 44 Le sable rentre dans la composition du verre du fait de sa riche composition en silice. 45 Matton (1994, op. cit., 121) se dit lui-même incapable de dater l’ouvrage, y compris relativement

aux autres productions de Vigenère. 46 Voire même dès 1583 avec ses Decades qui se trouvent de Tite Live, à en croire la citation d’un

passage de ce texte repris en note 48, p. 125, de l’article de S. Matton (ib.). 47 Blaise Vigenère, Traicté des Chiffres, ou secretes manieres d’escrire, Paris, 1586, f. 104r : « Et de

faict bruslez du bois ou quelque autre chose surquoy le feu puisse mordre & avoir action ; ou bien pour plus le distinctement observer, mettez la en alembic ou cornue ; premierement vous verrez partir la substance aqueuse, qui se resouldra en eau dedans le recipient, ou bien s’evaporera en fumée : puis sort un huille adustible de nature de soulphre, qui est celle qui cause la flamme. Ces deux substances separees totalement, resteront les cendres, dont en faisant comme lexive avec de l’eau simple, vous extrairez le sel ; lequel du tout tiré dehors, il vous restera une terre privée de ses esprits, laquelle fort facilement se convertira en verre […] ».

48 Faisons une remarque qui nécessiterait une plus ample investigation et beaucoup de prudence. Ces deux auteurs semblent faire grand cas des écrits attribués à Raymond Lulle. Or dans La pratique du Grand Œuvre des Philosophes par Rouillac Piémontois – Traduction et interprétation de ce qui est obscur, par un certain auteur (Editions Dervy, Paris, 1997), un commentateur (peut-être Nicolas Rossignol procureur en 1608, si ont se fie à l’avant-propos de l’éditeur de livres ésotériques) rapporte que Lulle (on ne sait de quel ouvrage il s’agit, et on peut évidemment craindre qu’il se réfère à un des

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 65

Du Chesne poursuit son exposé général de la préparation de son baume ; il part

du sel extrait du corps mixte analysé :

« Sur ce sel posé dans un alambic versez toute son eau mercuriale acide, & les digerez par un

jour ou deux à lente chaleur de bain, puis distillation s’en fera par les cendres, & l’eau distillera

insipide ou sans aucun goust, car tout ce qu’elle contenoit de sel volatil restera avec son propre

sel fixe. Au reste poursuivés à operer comme nous avons enseigné touchant le vin, ou bien si

vous ne voulez achever le tout si exactement, coulez de rechef toute la liqueur mercuriale par

ledit sel qui recevra en soy tout ce qu’icelle eau aura d’impression vertueuse, laquelle eau sortira

semblable à l’eau commune, c’est à dire, n’ayant aucun goust ny saveur : Si vous y en adjoustez

tant, que la partie volatile surpasse la fixe : c’est à dire qu’il y ayt plus de sel volatil que de fixe,

(ce qu’on cognoistra facilement au poids qui sera augmenté du triple, & à l’espreuve qu’on en

fera par le moyen d’une lame de fer ou de cuivre ardente, quand la matiere jetée sur icelle

viendra à s’exhaler & convertir en fumée) alors vous le pouvez sublimer & en faire un sel

armoniac des Philosophes (car ainsi leur a-il pleu d’appeler ceste matiere) lequel sera clair &

transparant comme perles. Sur ceste matiere pulverisée on versera peu à peu la liqueur huileuse

purifiée, & cuira ceste matiere afin que de volatile elle devienne encore fixe : lequel fixe

toutesfois participera d’avantage à la nature fusible que la cire mesme, & par consequent se

communiquera plus aisément aux esprits & à nostre bausme radical, attendu qu’il est separé tant

de son eau que de sa terre passive, qui sont inutiles & appellées element passif, d’autant qu’elles

ne contiennent en soy nulles proprietés, ny produisent aucune action : par ainsi se fait un corps

ou nature du tout homogenée & simple, quoy qu’on y apperçoive trois natures. Ainsi sera

composé un corps exactement pur de trois principes hypostatiques, à sçavoir de sel, mercure &

souphre : lequel souphre respond en quelque sorte au feu vrayement simple & elementaire ; le

mercure a l’air & a l’eau aussi tres-simples & vrayement elementaires, mais le sel a la terre pure,

simple & elementaire : laquelle terre n’est pas froide & morte, mais une terre chaude, terre vive

& pleine de qualités actives & vegetables. Voilà comment se doit & peut faire de toutes choses

naturelles une Medecine parfaite & universelle »49.

Le procédé théorique général annoncé dans ce passage est relativement clair ;

l’auteur enchaîne directement deux opérations, une analyse et une synthèse : d’abord

décomposition ou résolution du corps mixte en ses principes et éléments, puis

combinaison des trois principes actifs en la médecine universelle. Pour ce faire le

nombreux et tardifs pseudo-Lulle) a dans son œuvre réussi à dissoudre l’or et l’argent dans une « eau » en ne laissant au fond de l’alambic qu’un peu de siccité terrestre. Dans son produit « trois éléments sont contenus, savoir l’eau qui est le dissolvant, l’air ou huile qui est la partie de l’humide radical de sol ou de lune plus gras et plus onctueux, et le feu plus sec et rouge ou coloré et séparé des trois éléments par le bain-marie. Par ce fort doux feu de bain passe premièrement le dissolvant comme plus rare et plus léger, puis par le feu de cendres doux passe l’air ou l’huile, et au fond demeure le feu en poudre rouge comme sang si cet or qu’on appelle feu, et quant à qui était demeuré après toute l’extraction de ses trois éléments au fond de l’alambic ou cornue, il l’appelle terre qu’il sublime par le moyen de l’eau, et appelle cette sublimation soufre […] » (pp. 80-81). Après dissolution, réunion et fixation des trois éléments Eau (Mercure), Huile (Soufre) et Feu (Sel), leur distillation rejette une eau insipide. Nous dénombrons alors cinq éléments.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 66

chimiste n’a besoin, outre les vaisseaux présents dans son laboratoire, un filtre et un

fourneau ou simplement un feu, que de la matière de départ qui peut être n’importe

quelle chose naturelle. D’une seule substance, il en extrait cinq, lave le Sel avec l’Eau,

puis unit les trois principes actifs formant ainsi un « sel de nature » pur. Il y a tout de

même une différence qui apparaît par rapport au mode opératoire mettant en scène le

vin. La différence est liée au statut ambigu de l’esprit de vin, tantôt sous le nom d’eau

de vie il était associé au Soufre, et tantôt selon l’ordre du processus il prend la place

dévolue au Mercure. Etienne de Clave reprochera dans son Cours de Chimie ce mélange

des genres au sujet de cette substance50.

Pourtant Du Chesne n’aurait pas dû hésiter sur la nature de l’esprit de vin, lui qui

critique l’utilisation des qualités externes des corps (couleur, odeur, saveur) pour en

déduire leur vraie essence. C’est en revanche par l’étude de leurs principes que l’on peut

expliquer leurs qualités, par le moyen de l’anatomisation. L’auteur écrit qu’il existe

différentes espèces de sels, dont les amers par exemple sont appelés « sels gemmes »,

pour les distinguer des doux, acides, âpres, agaçants, austères, âcres, piquants et salés,

« dont la faculté particuliere est deuëment attribuée à la propre substance du mesme sel,

plustost qu’à quelque autre qualité »51. Pour Du Chesne, le seul moyen de discerner les

propriétés des choses réside dans la lecture des « signatures » imprimées sur celles-ci.

Les propriétés occultes des plantes se révèlent par des signatures externes gravées par

Dieu, c’est-à-dire par des ressemblances de forme et par des analogies organiques entre

les animaux et les choses inanimées, ou suivant des indices relevant des couleurs, des

odeurs et des goûts. C’est donc dans ce qui est semblable qu’il convient de rechercher

des remèdes à la partie « mal disposée ». La nature ne faisant rien en vain a signé tous

les êtres pour l’utilité de l’homme. Du Chesne semble reprendre à son compte ici une

pensée toute paracelsienne. Il continue par l’exposé de la manière pratiquée par les

Philosophes Hermétiques de connaître toute chose en se basant sur les qualités

accidentelles de goûts, formes et odeurs, et sur les qualités premières de chaleur,

froideur, humidité et siccité, mais surtout sur les principes actifs de la matière, les Sel,

Soufre et Mercure (toujours cités dans cet ordre d’ailleurs), trois substances « diverses

& distinctes » présentes en tout corps. C’est ainsi que nous apprenons que ces derniers

sont « appelés principes interieurs des choses, principes constitutifs, virtuels &

hypostatiques, à raison que les susdites : qualitez virtuelles & sensibles se trouvent en

49 Du Chesne, op. cit. in n. 7, 88-91. 50 De Clave, op. cit. in n. 27, 25-26 ; écrit très certainement au début des années 1620 ; voir

Franckowiak, op. cit. in n. 28. 51 Du Chesne, op. cit. in n. 7, 118.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 67

ces trois principes hypostatiques non par imagination, analogie & conjecture mais

reellement & d’effect, les saveurs consistans principalement au sel, les odeurs au

soulphre, & les couleurs procedans de tous deux, mais principalement du mercure, à

cause qu’il contient en soy le sel volatil de toutes choses, car il y a deux sortes de sel : à

sçavoir fixe & volatil, comme nous dirons incontinent »52.

Nous avions l’esprit de vin qui balançait entre le Soufre et le Mercure

principiels ; le problème semble se compliquer, puisque le principe mercuriel à son tour

serait porteur des qualités d’un sel volatil universel contenu en lui, sans doute, d’après

ce que l’on a appris, uni à une eau insipide. C’est la difficulté que nous avons repérée

plus haut. Le Mercure en tant que principe est pur, simple et élémentaire, comme nous

l’a précisé précédemment l’auteur. Or Du Chesne écrit ici que les couleurs se rapportent

principalement à lui du fait de la présence en son sein d’un « sel volatil de toutes

choses ». Nous apprenons l’existence en effet de deux sels, l’un volatil, l’autre fixe.

Lors de l’exposé de la préparation de la médecine universelle, le sel fixe tiré de

l’anatomisation d’un mixte acquérait une certaine volatilité à la suite de son union à la

liqueur mercurielle acide, un esprit volatil salin se joignait alors au sel, et une eau

insipide s’échappait par distillation. Il semblerait que nous devions alors considérer un

Mercure principiel d’une nature composée d’eau et de sel volatil. De plus, suivant le

rapprochement que fait l’auteur entre les principes actifs et les éléments des Anciens à

la fin d’une précédente citation, le Mercure est le seul a être lié à deux éléments, l’air et

l’eau53, alors que les Soufre et Sel ne le sont qu’à un seul, respectivement le feu et la

terre. En songeant par ailleurs au fait que l’esprit mercuriel est le responsable de

l’acidité des corps, nous pouvons alors inférer que l’acidité est due directement à ce sel

volatil qui donc provoquerait la fermentation du sel fixe, ce qui a pour conséquence de

lui faire perdre sa fixité.

Conformément à l’axiome, les semblables s’unissent aux semblables, le Sel

volatil du Mercure délaisse l’eau insipide pour se joindre au Sel fixe ; et un sel plus un

sel donnent obligatoirement un sel. C’est d’ailleurs avec un certain souci de

quantification, du moins de noter un rapport de proportions (saturation, poids du sel fixe

augmenté du triple, sel fixe qui subit l’influence du sel volatil qui est en supériorité

pondérale) que l’auteur avait rendu compte de cette union entre sels, certainement très

puissante. Union qui semble cependant ne pouvoir être réellement efficace qu’en

52Du Chesne, ib., 143. 53 Vigenère avait donné ces mêmes éléments comme éléments prédominants dans le Mercure (Les

Images ou Tableaux de platte peinture, 1597, op. cit., 477 (éd. de 1611, p. 678) ; cf. Matton, 1994, op. cit., 119).

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 68

présence du principe sulfureux lorsqu’il s’agit de joindre le Sel au Mercure dans son

entier, car celui-ci présente un aspect « contraire et antipathique » à la substance saline.

Du Chesne le précise dans le passage cité plus bas, après un rappel des propriétés

classiques des trois substances principielles ; ce qui nous jette dans un plus grand

trouble : le Mercure est-il vraiment un sel volatil uni à un phlegme ou un principe

homogène à part entière ? Car si le doute est permis à l’égard du Mercure, il l’est

également pour ses co-principes. On pourrait donc comprendre la salification en début

de texte des substances principielles de la nature – en un sel armoniac qui est le sel

volatil par excellence dans la chimie d’alors, en un sel nitre, et en un sel fixe – comme

étant une présentation des véritables principes efficients de la nature, exposés encore

parfois par tradition sous leur nom de Soufre/Sel/Mercure. On se souviendra également

du fort emploi du terme salpêtre (ou sel nitre) par l’auteur, de préférence à celui de

Soufre. L’histoire nous donnera en tout cas raison au sujet du Mercure qui verra durant

le Grand Siècle son importance décliner au profit du Sel, pour à terme disparaître du

nombre des principes ; quant aux Soufre et Sel, ils seront très liés à la fin du XVIIe

siècle pour se confondre dans l’acide vitriolique de Stahl.

Revenons à Du Chesne :

« Le sel doncques est le principe ferme, fixe & substantatique de toutes choses & pourtant est il

accomparé au pur & simple element de la terre : lequel sel n’est pas froid & sec de sa nature

(celle qu’on croit estre la terre) qualitez qui ne sont autre chose que la mort des choses, mais

plustost il est chaud & participant de qualité active comme celuy qui doit servir à la generation

de toutes choses. Le soulphre est comparé au sec : car il s’enflamme & ard soudain comme

iceluy : ce que font pareillement les choses qui participent à sa nature, telles que sont les

resineuses, grasses, & huileuses. Le mercure se rapporte convenablement à l’air & à l’eau, car on

appelle mercure non seulement ceste eau seiche minerale, qui autrement se nomme argent vif,

mais toute eau ou liqueur doüée de quelque vertu active est pareillement ainsi dite par

excellence. Lequel mercure, ainsi qu’avons dit, se peut accomparer à l’un & à l’autre element,

c’est à dire à l’air & à l’eau : à l’air, pour ce qu’estant approché de la chaleur on trouve que ce

n’est presque rien qu’un air ou vapeur qui vient soudain à s’esvanouir en l’air. Celuy ne parlera

pas mal qui le voudra appeler humide actif. Mais on le peut comparer à l’eau, pour ce qu’il est

fluide ou coulant, & estant en sa nature ne se contient pas en ses bornes propres, mais est retenu

par celles d’autruy : qui est la definition de l’humide selon Aristote : ces trois principes, di-je, se

trouvent en tous corps, comme substances internes & necessairement requises à la composition

de tout corps mixte : Car ladite humidité mercurielle volatile & spirituelle ne se pouvant

aisément conjoindre à la partie terrestre, corporelle & fixe, pour l’antipathie & grande contrarieté

de l’une & l’autre : Il estoit besoin d’un moyen & comme de quelque sequestre, qui par

participation tant du spirituel que du fixe conjoignist l’un & l’autre. Et c’est le soulphre ou huile

qui tient le milieu entre le fixe & le volatil, car l’huile ne se distille jamais si facilement, si

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 69

soudain ny si bien, que fait l’eau : joint que la substance du souphre ou corps huileux est gluante

& par consequent tres propre à la conjonction des deux autres pour faire un meslange qui soit

bon, parfaict & egal. Cela se comprendra mieux par exemple, car comme on peut jamais faire de

bon ciment avec de l’eau seulement & du sable, mais la chaux y est encores requise pour les

assembler tous deux comme quelque colle ou huile, de mesme le souphre ou la substance

oleagineuse est le moyenneur & le lien qui conjoint le sel avec le mercure, & non seulement cela,

mais il reprime aussi & contempere l’acrimonie du sel, & l’acidité qui se trouve presque

tousjours au mercure. Ne plus ne moins certes que l’esprit & l’humide vivifiant ou radical unit

l’ame, substance incorporelle, avec le corps qui differe totalement d’icelle »54.

La question est donc : le Mercure principiel existe-t-il réellement ? Car Du

Chesne le dit constitué d’un sel volatil présent dans tous les corps. Si tel est bien le cas,

le Mercure n’est sans doute plus principe. Certes l’auteur avance un Mercure tenant à la

fois de l’eau, et de l’air qui conviendrait au Sel volatil. Pourtant la description

expérimentale que nous avons vue, exposait bel et bien une décomposition de ce

principe en Sel volatil et en eau. Quel est donc le statut ontologique de ce Mercure qui

semble n’être qu’une liqueur insipide unie à un Sel volatil, lequel n’est ni élément ni

principe, et au sujet de la composition duquel on peut alors s’interroger. S’il est comme

tout autre mixte, il est formé des cinq principes et éléments et est donc décomposable à

son tour entre autres en un mercure constitué d’un sel volatil ; le problème apparaît

insoluble. Par contre si c’est un Sel fixe rendu volatil, peut-on songer alors que le

principe salin s’est vu emporté par le phlegme insipide pour former le Mercure ? On se

retrouve en tout cas face à un système qui, en dernière analyse, n’est pas très différent

de celui de Vigenère : un Sel (qui se présente il est vrai sous deux états possibles), un

Soufre, une Humidité et une Terre (nous ne pouvons retenir le terme d’humidité active,

car nous soupçonnons cette activité de provenir du sel volatil qu’elle recèlerait et qui

d’ailleurs la distingue de l’Eau). D’un autre côté, il serait pertinent de se demander

54 Du Chesne, op. cit. in n. 7, 153-156.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 70

quelle est la position du Sel volatil dans la théorie de l’auteur55. Ce Sel volatil porte un

nom, c’est le sel armoniac56. On lit :

« Outre plus les Chymistes posent plusieurs & diverses genres de sel : lesquels se trouvent non

seulement separez en la nature, mais aussi meslez en tous corps mixtes, à sçavoir le sel commun

(que la mer communique à toute la terre par des secrets & tres-profonds canaux) comme aussi le

sel gemme, l’alum dont y a beaucoup d’especes, le vitriol, le sel armoniac & le sel nitre qu’on

appelle salpetre : entre lesquels, il y en a deux volatils & meslez avec deux liqueurs par certaine

maniere incomprehensible : à sçavoir le nitre ou salpetre, & le sel armoniac de nature : le nitre

est participant du souphre ou liqueur huileuse des choses, & l’armoniac du mercure ou de

l’humeur mercurielle des choses »57.

Le Mercure qui tient de l’eau et de l’air se voit alors composé d’une liqueur

insipide et d’un sel armoniac, symbole durant tout le XVII e siècle de la volatilité des

corps. Le Mercure principe a-t-il représenté une difficulté doctrinale dans l’héritage

paracelsien accepté par Du Chesne ? A-t-il été victime de la forte concurrence imposée

par l’affirmation d’un sel dans la philosophie chimique comme premier moteur de la

nature ? Comme nous l’avons annoncé plus haut dans une note infrapaginale, un

sérieux doute avait flotté à l’endroit du principe mercuriel jusque vers la fin du XVIIe

siècle ; il est possible de songer que Du Chesne soit à l’origine de ce mouvement de

suspicion. Cet auteur est certes à la recherche du remède universel, mais il est également

un grand praticien chimiste qui s’est intéressé aux vertus des substances de la nature au

vu de leurs signatures. Nous sentons son raisonnement plus proche de considérations

expérimentales concrètes ; il laisserait entendre que le mercure doit son expansibilité

aériforme à un sel volatil qu’il contiendrait ou duquel il procéderait. Le mercure

55 Cette substance a apparemment intrigué Barlet qui, en 1653 (Le vray et méthodique cours de la

physique résolutive, vulgairement dite Chymie), le joint au nombre des principes, et Le Febvre (Traicté de la Chymie) qui en fait un être intermédiaire entre la matière corporelle et l’esprit universel. En ce qui concerne le Mercure, Lemery considérera comme une chimère ce principe (tout comme Rouelle au sujet de la terre mercuriale de Becher-Stahl). Déjà maintenant avec Du Chesne, après que Palissy a laissé entendre que le vif argent est une humidité salée, on sent le glissement ou l’avalement du mercure vers ou par le sel. Il est certes caractérisé par son acidité, mais Le Febvre en fera un sel ouvert et Lemery un sel tout court. De la Brosse dès 1628 reconnaîtra une forte affinité entre mercure (esprit) et sel. C’est peut-être sa dénomination de « mercure » qui lui permet de passer pour un principe à part entière de la matière, mais dès qu’il sera rebaptisé en « esprit », il paraîtra plus matériel, et par voie de conséquence plus salin ; sa position sera plus contestée. Au XVIIe siècle, le Mercure semble sensiblement se fondre dans le principe salin.

56 Rappelons qu’en début d’ouvrage, Du Chesne avait fait allusion à deux genres de sel volatil, le nitre (qui ne semble dorénavant plus en tant que corps volatil préoccuper l’auteur) et l’armoniac. H. Hiraï, étudiant l’ouvrage Ad veritatem hermeticae medicinae de 1604 de Du Chesne, n’y a relevé qu’un seul sel volatil, le sel armoniac qui est dit s’exhaler en même temps que l’air du fait de sa forte liaison avec cet élément avant de se réduire en liqueur mercurielle d’une saveur âpre (op. cit. in n. 2, partie 3, § 3). C’est la partie aérée elle-même qui se ramènerait à une eau insipide, lorsque le sel armoniac volatil est uni à un sel fixe, qui forme le véritable Mercure de Philosophes (similaire à n’en pas douter au Sel Armoniac des Philosophes de notre texte).

57 Du Chesne, op. cit. in n. 7, 158-159.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 71

principe est salifié. Alors que Du Chesne cherche à donner un contenu expérimental

précis aux théories principielles dont il hérite, c’est la notion même de principe

chimique qui vole en éclats. Le fait est patent pour le Mercure, mais également pour

l’ensemble des principes des corps mixtes. Aux côtés des Eau et Terre qui sont des

éléments très concrets, rappelons que les substances principielles dites actives

(Sel/Soufre/Mercure) possèdent toutes leur représentant parmi les sels (sel commun/sel

nitre/sel armoniac) qui ne sont certes pas nos sels vulgaires, mais qui sont chargés de

rendre compte, suivant les caractéristiques de leur homologue grossier, des propriétés

des tria prima traditionnels.

Le Sel principe, qu’il soit le Sel paracelsien ou le Sel fixe principiel, peut être

quant à lui vu comme la base sur laquelle se construit un mixte, il amène fermeté et

solidité. Par trop « fluides & mobiles », les deux autres humeurs principielles ne

peuvent à elles seules composer un corps fixe. Nous pouvons inférer que le sel pris

isolément formerait la plus petite unité corporelle naturelle viable. Néanmoins un corps

mixte et parfait doit consister en les trois principes ; le soufre servant de « ciment » pour

unir la liqueur mercurielle au sel sans qu’il ne souffre de la siccité ni de la chaleur de ce

dernier tout en faisant office de « véhicule » aux deux autres pour faciliter la mixtion.

Par ailleurs, les différentes espèces de sels mixtes dont Du Chesne a fait le décompte

plus haut proviennent des substances « terrestres » et métalliques. Ils communiquent

avec les êtres du règne végétal, principalement par le Sel fixe, par le conduit de leurs

racines. Le Sel, « principe tres-fixe & necessaire à la constitution de tous corps »,

demeure plutôt dans les bois et racines de ces derniers, le soufre dans les fleurs et fruits,

et la liqueur mercurielle plutôt dans les feuilles.

Du Chesne tient à préciser qu’aucun des trois principes ne s’obtient aussi simple

et pur qu’on le souhaiterait ; ils participent constamment d’un autre. On retiendra

néanmoins le nom de celui qui prédomine. Par exemple, les termes de sels nitreux et

armoniac dénotent selon l’auteur la présence respectivement de Soufre et de Mercure

principes. « Toutefois si nous considerons la chose exactement nous trouverons que tous

les autres proviennent du sel comme d’un principe ferme & constant. La nature duquel

nous doit certes faire lever les yeux au Ciel, veu que par là mesme se donne à

cognoistre, & reluist clairement és choses inferieures & naturelles, ceste admirable &

venerable Trinité en unité »58. Ainsi rien d’étonnant que la Trinité soit formée des sels

fixe, nitre, et armoniac lorsque l’unité est marquée par un sel, le sel balsamique du début

du traité. Toujours est-il que des principes de la matière procèdent toutes les propriétés

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 72

actives des choses. Ainsi la saveur provient-elle du sel. Plus précisément, l’amertume

est due aux sels gemme et « alumineux », de tels sels confèrent aux substances des

propriétés purgatives et « évacuantes », l’astringence du vitriol, et l’acidité de

l’armoniac qui est d’ailleurs contenu dans le précédent. Inversement, par exemple, la

grenade est acide, c’est donc signe qu’elle contient de l’armoniac. Pour Du Chesne,

l’acidité est en fait un phénomène relevant de la fermentation du sel armoniac même, la

propriété qui est cause des coagulations et dissolutions. Il écrit :

« Ceste acidité ou sel armoniac spirituel ne se trouve pas seulement au vitriol, mais aussi au sel

commun, au nitre, voire au soufre mesme, comme aussi en toutes choses, car icelle acidité est

cela mesme qui congele le souphre dans lequel y en a grande abondance, car sans cela le

soulphre ne se condenseroit point, mais seroit fluide comme les autres liqueurs oleagineuses. Le

mesme sel armoniac de nature nous est manifesté par l’extraction de l’huile acide qu’on en tire

du souphre »59.

Présence universelle, responsable de la solidité des corps, ce sel armoniac que

l’auteur nomme tout simplement « acidité », semble bien proche du Sel principe tel que

l’a définit Paracelse, et peut-être même du Sel de nature. Il est tentant de voir dans ce

passage un semblant de doctrine d’un sel acide universel, telle qu’on la retrouvera tout

au long du siècle jusqu’à Nicolas Lemery. Toujours est-il, Du Chesne se défend de toute

contradiction dans son discours au sujet de ces deux termes, dissolution et coagulation,

provoquées par la même cause armoniaque. Le premier se voit lorsqu’un esprit acide, de

nitre ou de vitriol, ou du vinaigre est versé par exemple sur des coraux. Pour le second,

l’auteur prend le cas du mercure vulgaire qu’aucun froid ne peut rendre fixe, mais étant

sublimé avec de l’esprit vitriolique, puis médiocrement calciné, il se coagule. C’est en

fait par une certaine « vertu magnétique » qu’il attire le sel armoniac acide du vitriol qui

lui offre la solidité, nous avoue Du Chesne. On peut réitérer les sublimations pour le

faire imprégner davantage de sel armoniac, et le rendre ainsi davantage solide et luisant

comme du cristal. « Les Philosophes Spagyriques peuvent au contraire despoüiller ce

mercure ainsi préparé, de son coagulé, ou sel armoniac acide de nature : car estant jetté

en de l’eau il la rendra toute acide, ce qui est le propre de tous les sels. Après quoy, le

mercure despoüille de son aigreur concretive retourne en son premier estat, & devient

reciproquement de fixe, mobile & coulant : mais estant depuré, ce n’est plus mercure ou

vif argent commun, ains le mercure des Philosophes »60. Le phénomène de coagulation

58 Du Chesne, ib., 164. 59 Du Chesne, ib., 168-169. Cette huile acide est l’acide vitriolique ou sulfurique obtenu entre autres

par la combustion sous cloche dans une atmosphère humide du soufre. 60 Du Chesne, op. cit. in n. 7, 177.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 73

apparaît également dans les préparations dites précipitations qui consistent à réduire en

poudre un corps métallique à l’aide d’esprits acides ; chose impossible par le feu

uniquement.

Il est raisonnable de penser que l’intérêt particulier de Du Chesne pour le Sel

s’exprime pleinement pour la première fois dans son Traicté de la Matière. L’édition de

1587 de son Grand Miroir du Monde promet un livre VI absent qui enseignerait par la

« sympathie & antipathie des Sels » la composition métallique des eaux minérales et des

mers, et celle de 1593 augmentée d’un sixième livre, renvoie à un septième qui n’est pas

reproduit pour ce qui concerne les sels. Cet ouvrage, en revanche, traite d’une matière

comparée à un « Grand Miroir de l’Univers » qui peut prendre toutes les formes ; elle

est substance et non pas « seule & simple puissance » qui attendrait sa forme ; peut-on

voir en cette matière première le Sel ? Dans la fabrication du baume vital, Du Chesne ne

fait aucune allusion à une forme particulière, ses propriétés lui viennent de

l’agencement des trois principes actifs uniquement. Or la matière sans la forme a des

propriétés immuables et universelles, précise l’auteur en 1593. C’est la forme qui

distingue les divers corps en mettant en acte les propriétés. Contrairement à ce qu’écrit

N. Emerton, le Sel ne serait pas un agent formatif s’il est matière première. Par ailleurs,

Du Chesne écrit : « Car Dieu premierement la matiere espura, / Du limon le crystal

liquide separa, / De ce cristal fut fait la matiere aëree, / De l’air quint-essencé la matiere

etheree, / D’icelle sublimee en luisant Diamant / La matiere des cieux & du clair

firmament »61. Cette matière aérée, l’air, est aux yeux de Du Chesne le seul élément qui

puisse rigoureusement suivre la définition d’un élément : il est première origine des

corps, et « ruine » de ceux-ci, il est indécomposable. L’auteur poursuit en précisant que

la terre et l’eau s’engendrent de l’air62, et que le feu n’étant pas un corps n’est donc pas

à proprement parler un élément. En revanche les terre et eau sont les seuls éléments qui

sont productifs et qui ont servi de matière aux choses du monde, et sans doute aux cinq

principes en particulier. Peut-on alors parler de Sel volatil, être que nous n’avons pu

classé parmi les principes et éléments de Du Chesne, à l’égard de l’air, ou alors –

l’affaire n’est pas facile – d’une nature constituée de ce qui avait été décrit au départ

comme volatils, c’est-à-dire des Sels nitre et armoniac, qui ne peuvent être séparés de

leur consubstantiel Sel fixe pour la production des choses d’ici-bas ?

61 Du Chesne, 1587, Grand Miroir du Monde, op. cit. in n. 44, livre II, 43. 62 Voir Du Chesne, 1587, ib., pp. 165 et 168 notées 155 et 158.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 74

Pourquoi trois Sels en remplacement des tria prima ? Soit simplement parce que

ce sont les vrais principes des corps mixtes, soit comme nous l’avions avancé dans notre

étude de Vigenère, c’est une origine saline de toutes les choses naturelles qui aurait

incité les philosophes chimiques à proposer une transcription saline des Sel, Soufre et

Mercure. Nous pouvons également songer que le Sel, premier moteur de l’univers,

responsable de toute génération, ne peut logiquement se décliner qu’en des êtres salins ;

comme nous l’avons observé tout d’abord en trois Sels principes nécessaires à la vie, et

ce pour s’approprier certainement la doctrine de Paracelse. Ce sont le Sel fixe

indispensable au maintien du règne animal, le Sel nitre fertiliseur de la terre d’où sortent

les substances végétales, et le Sel armoniac représentant de l’humeur radicale des

métaux et minéraux. Ces trois Sels représentent ainsi les trois principes actifs, les trois

ordres de la nature, et les trois archétypes de tous les corps salins et des propriétés de la

matière. Ils se rapportent tous à un seul, le « Sel de nature » capable de toutes les formes

et vrai fondement des objets de l’univers. Qui plus est, le Sel a pu apparaître comme un

véritable Protée, pour reprendre une expression en vogue au XVIIe siècle. Il est solide,

mais il se dissout sans peine pour s’endurcir de nouveau tout aussi aisément. Il peut être

fixe au feu, ou alors volatil. Il disparaît dans son solvant, ou au contraire il s’y congèle.

Il provoque la coagulation ou la dissolution, selon les corps ; il préserve de la corruption

dans tous les cas. Il présente toutes les saveurs possibles et causerait les couleurs. Nous

pourrions remplir des pages de ses merveilleuses caractéristiques à en croire Du Chesne.

Autrement dit, le Sel peut facilement être perçu comme apte à tout expliquer dans le

monde élémentaire. Le Sel donne la possibilité à Du Chesne d’imprimer à la

philosophie chimique une marque plus expérimentale.

Par ailleurs ce qui est absolument remarquable dans le Sel tel que nous le

présente Du Chesne, c’est son « oscillation » entre une nature simple, la matière

première, une double, l’hermaphrodite, et une triple, la trinitaire. Nous pouvons nous

demander si dans le deuxième cas nous n’avons pas un effacement du Sel principe au

profit des deux autres, le Soufre masculin et le Mercure féminin, alors que dans le

troisième, nous pouvons faire état d’un égal traitement entre les trois substances

principes qui se ramènent quoi qu’il en soit à un unique Sel de nature ; ils sont dans un

sens strict, homogènes, ils sont de même origine. Il est en tout cas évident, qu’à la

lecture du Traicté de la Matière de Joseph Du Chesne nous sommes en présence d’un

seul Sel, peut-être le Sel principiel de Paracelse dont l’importance dans la doctrine

chimique a été plus que développée puisqu’elle va jusqu’à confier au Sel le premier

rôle. Il est en effet omniprésent sous cinq aspects à la fois ; dans l’ordre : Sel de nature,

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 75

Sel hermaphrodite, Sels commun, nitre et armoniac. Il nous semble en outre que chacun

des trois modes distincts pour faire allusion au Sel correspond à une intention

particulière de l’auteur dans son discours. Pour parler de l’univers comme d’un tout, le

chimiste convoquera de préférence le Sel matière première, premier moteur et origine

des êtres. Pour comprendre la génération il fera intervenir le Sel hermaphrodite. Pour

expliquer la diversité des choses, ou leur mode de préparation le Sel trinitaire sera

sommé de répondre à travers ces trois formes principielles, Sel fixe (Sel), Sel nitre

(Soufre), Sel armoniac (Mercure). Plus proche de nous enfin, c’est-à-dire à notre

échelle, nous avons les substances salines, sel gemme, salpêtre, vitriol, alun, etc. qui

font preuve d’une sensible activité chimique, telles qu’elles apparaissent dans la

production expérimentale du remède balsamique. Nous nous permettons de bien insister

sur cette différence de points de vue selon le niveau d’analyse où l’on se situe, car il

permet de parfaitement comprendre cet emboîtement de sels, et de ne pas s’étonner que

l’on parle de sel d’un sel.

On peut symboliser la philosophie saline de Du Chesne par un triangle, et ce

sans vouloir y mettre un lien avec le langage kabbalistique de Vigenère. Le sommet

dénoterait le Sel unitaire, le milieu le Sel hermaphrodite dont les projections

horizontales sur les deux côtés marqueraient le Mâle et la Femelle, et la base les trois

Sels principes, unis en une seule essence, desquels procéderait la fabrication des choses

de notre monde.

Sel unitaire

sels

Mâle Femelle

Sel nitre Sel commun Sel armoniac

Cette construction géométrique peut être également développée en trois

dimensions – elle serait alors une pyramide à base triangulaire –, envisagée comme un

faisceau partant du Sel unitaire qui balayerait toute l’échelle des choses naturelles de

notre monde représentée par l’assise de cette figure, selon leur composition plus riche

en Sel nitre, Sel commun, ou Sel armoniac. La hauteur de la pyramide partant du Sel

unitaire et passant par le Sel hermaphrodite, serait par conséquent la résultante du

pouvoir générateur universel du Sel de nature dans la conception de l’auteur (et

Sel hermaphrodite

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 76

pourquoi pas, mais cela est une conjecture, le chemin emprunté par le Sel armoniac

aérien acide universel qui s’alourdirait dans sa chute, de Sel armoniac principe qu’il

était en Sel nitre, pour finir en Sel fixe ; trois natures d’une même essence).

Le Sel est ainsi présent à tous les stades de la genèse des choses naturelles, et

apparaît comme la seule substance pouvant se prévaloir d’une existence à la fois

virtuelle et actualisée. Le fait de ne pas rechercher pour Du Chesne la raison de

l’activité saline, en avançant l’explication d’un feu divin par exemple à l’instar de

Vigenère, a pour effet de passer sous silence la fonction vestimentaire du Sel, et de

poser ce dernier comme seul réel agent actif de l’univers ; on le sent très proche de

Palissy sur ce plan. C’est en liaison avec cette fonction qu’interviendrait l’ambigu Sel

volatil armoniac présent en toute chose. Sauf à considérer ce Sel comme incorporel,

l’acidité, autre appellation de ce dernier, doit être vue davantage comme substance que

comme propriété. Sa présence universelle et « congelante » laisseraient penser à une

certaine similitude avec le « Sel de nature », surtout si l’on est conscient de l’intérêt

porté tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles à un acide universel. Terminons en

relevant une autre différence majeure avec la vision saline de Vigenère. Pour ce dernier,

le Sel est l’enveloppe de toutes les choses naturelles, alors qu’ici, le Sel en est plutôt le

centre. En se déplaçant de la périphérie vers le centre, le Sel devient agissant de lui-

même et par lui-même.

3- Quand le sel permet de toucher la matière

L’importance du Sel dans les philosophies naturelles a été inégale à la fin du

XVI e siècle et au cours du Grand Siècle. Des auteurs comme Sendivogius, Nuysement

et Fabre, que nous allons examiner, ne le feront pas constamment intervenir dans leurs

écrits, comme cela a pu être le cas jusqu’à présent. Ils réduiront en quelque sorte la

fonction du Sel à celle que Paracelse lui aurait attribuée, c’est-à-dire celle de

corporificateur de la matière. Il s’agira cependant d’une corporification perfective,

puisque le Sel en actualise les vertus ; il passe pour être ce grâce à quoi le chimiste peut

pratiquer sa science, et apparaîtra de préférence dans leur discours lors de l’exposé de la

préparation de la Pierre philosophale au laboratoire. Cela dit, vers le dernier tiers du

XVII e siècle, se fera sentir un retour de la prédominance du Sel dans la pensée

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 77

chimique. Un Traité du Sel apocryphe attribué à Sendivogius sera publié en 1669 en

France, et fera du monde dans lequel nous vivons un monde salin. Samuel Du Clos,

membre de la nouvelle Académie Royale des Sciences de Paris, entretiendra en 1677

avec un de ses collègues une relation épistolaire très riche dont le sujet sera une

dissertation sur le Sel, pour lui premier corps mixte de la Création qu’il identifie au

fameux alkahest de Van Helmont, solvant universel qui prendrait ici les traits de la

Pierre Philosophale. De plus, une doctrine dans les années 1670-1680 (que nous verrons

en partie II) connaîtra un très fort engouement, celle du dualisme acide/alkali faisant de

ces deux sels les principes de tous les corps mixtes. Mais pour l’instant, les philosophes

chimiques qui n’attribuent au Sel qu’une place plus modeste dans leurs écrits – modeste

par rapport aux contributions des auteurs que nous avons examinés –, ne peuvent

néanmoins se passer de lui. Le Sel est au minimum un objet issu de leur imagination

établi comme support à leur entendement. En effet, par ce moyen, il devient possible de

connaître les effets d’une réalité cachée, pour ainsi dire de les rendre visibles ; de les

rendre visibles pour reprendre une expression du XVIIe siècle « par les yeux de

l’entendement »1. Le Sel apparaît comme un argument répondant à un penchant naturel

de la pensée dans la façon d’appréhender les choses. Alain Mothu dans son article « La

pensée en cornue… »2 écrit que l’imagination est « intrinsèquement concrétiste » et

« est prédisposée à réifier, à matérialiser » ce qui est immatériel. L’auteur s’appuie sur

un texte de Cureau de la Chambre affirmant qu’il n’y a rien que l’on puisse entendre qui

ne soit quelque peu matériel. Bien qu’imaginaire, le Sel jouerait alors le rôle de

fondement matériel sur lequel peut s’appuyer notre réflexion. Il n’est nul besoin de

posséder une représentation claire de ce Sel, le fait de le nommer sert d’appui à notre

entendement, et le rend existant. Pour détourner une expression reprise par A. Mothu au

sujet de l’âme chez Lucrèce, nous pouvons dire du sel qu’il est un « phantasme

rationalisé ». On ne peut penser l’intervention d’une entité immatérielle dans un monde

corporel sans que celle-ci soit corporifiée ; et donc pour le dire autrement, salifiée. Ainsi

le Sel est-il à la fois le substrat matériel de toute réalité pour certains, et celui de notre

réflexion uniquement pour d’autres.

Les philosophes que nous allons étudier favoriseront dans leur discours le rôle

d’un Esprit universel, ou celui des principes sulfureux et mercuriel, au détriment du Sel

1 L’expression est de Henry de Rochas (« De l’Esprit Universel » tiré de La Physique demonstrative,

Paris, 1642, II, 1-31 ; cité par Sylvain Matton, « Henry de Rochas plagiaire des Trois livres des elemens chymiques et spagyriques de Jean Brouaut », Chrysopœia, S.E.H.A. – Archè, Paris et Milan, tome V (1992-1996), 1996, 703-719) au sujet d’un esprit universel.

2 Alain Mothu, « La pensée en cornue : considérations sur le matérialisme et la « chymie » en France à la fin de l’âge classique », Chrysopœia, S.E.H.A. – Archè, Paris et Milan, 4, 1990-1991, 307-445.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 78

principiel qui pourrait se réduire davantage à un objet abstrait, un concept permettant de

saisir les objets de notre monde ; c’est-à-dire dans un sens figuré, palier à cette fatalité

que l’on a d’admettre uniquement ce que l’on peut imaginer, et au sens propre de mettre

la main et de poser l’œil sur les corps. Du reste, l’univers ne sera plus salin pour eux

que dans la partie que nous occupons.

Le Traittez de l’harmonie & constitution généralle du vray sel, secret des

Philosophes, et de l’Esprit universel du Monde, suivant le troisiesme Principe du

Cosmopolite de Nuysement est un traité qui est trompeur sur le contenu que l’on serait

en droit d’attendre, après ce que nous avons établi au sujet d’une philosophie chimique

du Sel. Cette œuvre, dont le titre contient pourtant en bonne place le mot sel, est d’une

teneur beaucoup moins saline que celles rencontrées jusqu’à présent. Le Sel marque ici

la forme achevée et corporifiée d’un Esprit universel, et répond à l’exigence générale du

chimiste de voir et de toucher la matière sur laquelle il opère.

Il est probable que Clovis Hesteau de Nuysement (c. 1550-c. 1624) ait connu à

la cour d’Henri III où il était poète, Blaise de Vigenère. Plus de quatre ans après la

parution de ses Œuvres poétiques, Nuysement, alors receveur général, fit paraître en

1620 son Poème Philosophic de la vérité de la Phisique minérale, pour défendre

l’alchimie des nombreuses critiques qui l’assaillaient. L’année suivante il publie son

Traittez du sel et de l’Esprit universel du Monde3 que nous allons étudier, passant pour

le troisième traité sur le Sel promis par Sendivogius cinq ans plus tôt à la fin de son

Tractatus de Sulphure. Ce texte, que Nuysement dit avoir recueilli, est en vérité, comme

l’a montré W. Kirsops4, fortement inspiré d’un manuscrit anonyme de la fin du XVIe

siècle intitulé Les trois livres des elemens chymiques et spagyriques commentant la

célèbre Table d’émeraude d’Hermès Trismégiste. Ainsi le Traittez du sel et de l’Esprit

universel du Monde de 1621 est-il un ouvrage, assez prisé d’ailleurs des philosophes

3 Clovis Hesteau de Nuysement, Traittez de l’harmonie & constitution generalle du vray sel secret

des Philosophes et de l’Esprit universel du Monde, suivant le troisiesme Principe du Cosmopolite. Œuvre non moins curieux que profitable, traittant de la cognoissance de la vraye medecine chimique. Recueilly par le sieur de Nuisement, Receveur general du Comté de Ligny en Barrois, Paris, 1621.

4 Wallace Kirsops, Clovis Hesteau, sieur de Nuysement, et la littérature alchimique de la fin XVIe siècle et du début du XVIIe siècle, thèse de doctorat, Bibliothèque de la Sorbonne, cote W. Univ. 1960 (1,2), in 4° ; précisé par Bernard Joly, « Philosophie stoïcienne et philosophie chimique au XVIIe siècle », Le stoïcisme au XVIe et au XVIIe siècle – Le retour des philosophies antiques à l’âge classique, sous la direction de P.-F. Moreau, Bibliothèque Albin Michel Idées, Paris, 1999, tome 1, 287 ; et par Sylvain Matton, « La figure de Démogorgon dans la littérature alchimique », in Didier Kahn et Sylvain Matton (éd.), Alchimie : art, histoire et mythes, Paris-Milan : S.E.H.A. – Archè, 1995, 310. Pour ce dernier, et ce en se basant sur Didier Kahn, « La faculté de médecine de Paris en échec devant le paracelsisme… » à paraître dans International Reception of Paracelsus, actes du colloque de Bonn et Heidelberg (14-16 juin 1995), le véritable auteur du manuscrit serait Jean Brouaut (av. 1541-1603/4 ?).

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 79

chimiques du XVIIe siècle à en croire Allen Debus5, qui s’appuie sur des idées

contemporaines à Vigenère. Nous y analyserons la place que tient le Sel dans ce livre

tout entier construit autour du concept d’un Esprit universel dont la corporification

produit la matière des êtres des trois règnes de la nature ; corporification dont nous

apprendrons après environ quatre-vingt-dix pages de suspens, qu’elle correspond à une

salification de cet Esprit.

L’univers est pour Nuysement plein de vie et contient un Esprit du monde,

appelé également Mercure car apte à recevoir toute forme, qui fait la production de tous

les corps, « eslargit une vie aux uns plus nette & incorruptible, & aux autres plus

embrouillee et subjette à corruption et defaillance ; selon la predisposition de la

matiere »6. Il vivifie et multiplie les semences de toutes choses, car il contient en lui

toutes les vertus célestes en puissance. Chaque corps en est nourri, mais plus il en

contient, plus il devient pur, durable et incorruptible ; inutile de préciser que l’or est

celui qui participe le plus de cette « chaleur & feu célestiel ». Cet Esprit du monde, qui

est invisible et compréhensible uniquement par une « profonde & vive » imagination,

est appelé par Nuysement « esprit corps » ou « corps spirituel », car il sert de médiateur

entre la Terre et le Ciel, entre le grossier Corps du monde et la très subtile Âme du

monde, source du mouvement vital, laquelle se trouve cachée dans l’Esprit qui gît dans

le Corps. Nuysement présente cet être spirituel comme la matière première, le « un »

duquel toute chose est née, qui « estant par le dire des sages invisible & presque

incorporelle, […] ne peut estre corporifiee ni mise en veuë sinon par subtil artifice »7.

Malgré l’expression « presque incorporelle », nous sentons tout de suite que ce traité,

rédigé selon toute vraisemblance à l’époque où Vigenère couchait sur papier son

sentiment sur le sel que l’on sait, ne prendra pas la voie de la philosophie saline

développée par les auteurs étudiés jusqu’à présent. Le minimum de corporéité accordé

par Nuysement à son Esprit général découle de sa vision trinitaire de la matière dans

laquelle le Corps n’est jamais dissociable de l’Âme et de l’Esprit. On lit :

« […] Il fault considerer que comme nous avons corps, esprit, & ame ; aussi a ce grand univers.

Desquelles trois parties ne se trouvant aucune chose qui en soit despourvue, c’est une

consequence necessaire qu’elles sont tousjours associees ensemble ; de sorte que l’une n’est

jamais sans l’autre, que si quelquefois il semble que les deux en soient separees, elles sont

toutes-fois cachees en la tierce qui reste ; comme le subtil & profond artiste sçaura bien

5 D’après Allen G. Debus, The French Paracelsians, Cambridge University Press, 1991, 46. 6 Nuysement, op. cit. in n. 3, 23. 7 Nuysement, ib., 33.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 80

cognoistre, & voir en chacun corps par l’examen du feu. Ce qui est donc matiere est aussi esprit :

& ce qui est esprit peut sans impertinence estre appellé corps, eu esgard à ce qu’ils sont

indivisibles & engendrez par la loy de Nature pour n’estre qu’une seule & même chose : par

quoy la matiere n’est point seulement corps, ame ou esprit, mais elle est tous les trois ensemble,

l’un avec l’autre engendrez & nourris, tellement qu’à la propagation & action de l’un, les deux

autres se trouvent »8.

Par la suite, Nuysement désigne le Soleil comme l’astre qui « engendre, estend,

& multiplie cette matiere spirituelle ; l’amenant d’incorporeité à corporeité »9. Cet astre

peut à juste titre être pris selon lui pour père de l’Esprit du monde, puisqu’il lui transmet

en puissance ses vertus supérieures, c’est-à-dire sa chaleur, source et principe de toutes

vertus et génération, au moyen de l’air matriciel. C’est pour cela, rapporte l’auteur, que

Raymond Lulle a nommé l’Esprit du monde, également désigné « première matière

générale », « Mercure Aérien ». Celui-ci aura, une fois nourri en le sein de la Terre,

force d’engendrer. Il est la seule cause de la végétation de toute chose. Aussi

Nuysement le présente-t-il, en continuant à multiplier les termes, comme la vraie

matière, ou « Mercure triple », ou encore « sperme universel »10 possédant une triple

vertu, animale, végétale et minérale, qui se spécifie selon le lieu et la matière adjacente

et selon la manière dont il est animé par les rayons du Soleil. Il est la première semence

que le soleil échauffe et nourrit pour le porter de puissance à effet, confirmant ainsi le

Soleil dans son rôle paternel ; sans lui, l’Esprit du monde, ou ce qui revient au même, la

matière, serait incapable d’engendrer. Le rôle de la mère sera quant à lui assuré par la

Lune humide ; « chaleur & humeur sont les deux clefs de toute génération »11. Par

l’action du chaud sur l’humide, se fait premièrement selon l’auteur la corruption, c’est-

à-dire un changement, un passage de forme en forme, par le moyen de la putréfaction.

Ce phénomène est suivi de la génération. La chaleur vient donc du Soleil, mais

l’humidité que l’on appelle radicale est fomentée par l’influence lunaire. Et l’auteur de

préciser : « Et combien que le feu & l’eau soient contraires, toutes-fois l’un ne pourroit

profiter sans l’autre, mais par leur diverse action tout est conceu et conçoit »12.

Chaleur/humidité, feu/eau, mâle/femelle, voilà la vision classique de la matière

8 Nuysement, ib., 37-38. 9 Nuysement, ib., 28. 10 A la page 35 du Traittez (Nuysement, ib.), apparaît en réalité l’expression « supresme universel »

qui est corrigé en fin d’ouvrage dans les errata par « sperme universel ». 11 Nuysement, ib., 38. 12 Nuysement, ib., 41.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 81

universelle, ici à la fois corps et esprit, que l’on pourrait qualifier aussi

d’« hermaphrodite »13, terme qui ferait songer au couple principiel Soufre/Mercure.

Le Mercure triple est doublement triple : d’abord suivant les trois ordres de la

nature, puis selon les trois parties que l’on peut définir en lui. Il est âme, esprit et corps ;

trois expressions qui devraient pouvoir s’entendre dans un sens chimique, puisqu’il a été

annoncé que l’artiste grâce au feu, a la possibilité de les mettre chacun en évidence.

Comme nous le verrons dans quelques lignes, il n’est pas certain que l’on puisse y lire

les Mercure, Soufre et Sel. Ils représentent néanmoins trois principes qui, selon

Nuysement, traduisent l’idée déjà rencontrée dans notre enquête, d’une seule essence

mais de trois natures.

Nous avons vu que Nuysement identifie l’air à la racine de l’Esprit du monde ;

l’air procure à celui-ci enfoui dans la Terre, son pouvoir de végéter, d’augmenter et de

multiplier la matière qui l’a reçu. L’air est perçu comme un « esprit vital » qui traverse

et pénètre tout, donne vie et consistance à tout. Ainsi l’Esprit général, enclos et caché en

toutes choses, s’engendre-t-il et se rend-il manifeste, « estant empraint & engrossé par

l’air qui le rend plus puissant à engendrer »14. L’Esprit universel est donc présenté

comme attaché à la terre, mais prend force et vertu de l’air. Mais en réalité, l’Esprit

universel réside tant dans les choses inférieures que supérieures. Toutefois, il nous est

plus facile de l’étudier dans la Terre, ce « fondement & base » de tous les éléments,

dans laquelle l’Esprit s’engendre et se fait davantage connaître, car toutes les

« influctions » célestes tombent sur elle. La Terre est dite engrossée par les cieux et les

éléments, pour produire tous les êtres sublunaires. L’auteur souligne que si l’on

dépouille la Terre de son Esprit, et qu’on la laisse dans cet état à l’air, elle sera de

nouveau imprégnée des vertus et forces du ciel, pour produire « derechef certaines

pierrettes cristallines, & reluysantes estincelles : & cet Esprit que l’on pensera en estre

du tout separé, regermera toujours »15.

L’Esprit du monde qui est présent en tout corps, que l’auteur définit comme

« commencement & fin de perfection », se met à la disposition du chimiste sous trois

formes de terre principielle, qui se distinguent des tria prima paracelsiens ; cette

13 Le terme d’hermaphrodite se trouve entre autres dans le premier des quatre sonnets non paginés

imprimé dans son traité, entre les pages 326 et 327 (Nuysement, ib.). 14 Nuysement, ib., 44. 15 Nuysement, ib., 49. Une méthode pour extraire complètement l’esprit de la terre, autrement dit de

stériliser cette dernière, a été proposée par Jean Beguin, auteur du premier cours français de chimie en 1610, dont nous reparlerons dans la partie consacrée au manuels de chimie du Grand Siècle. Cet apothicaire parisien suggère dans ses Elemens de Chymie de laver la terre à plusieurs reprises avec de l’eau bouillante pour en faire partir ce qui était pour lui un « sel hermaphrodite » cause de toute génération.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 82

« trine » est constituée des Sel, Mercure et Verre. Voyons ce que Nuysement nous en

dit :

« […] Auteur de generation & de corruption, [il] est necessairement de triple operation, car par

la siccité il vivifie, par la froideur il congele, & par son humeur il amasse & assemble. Pour cette

cause on lui a donné le nom de terre triple, ou trine, assavoir vitrifiante, salsugineuse, et

mercurieuse : car tout ce qui est fait au monde est fait de Sel, Verre & Mercure. Bien que les

principes de Paracelse soient le Sel, le Soulfre, & le Mercure : & que le verre soit mis pour le

quatriesme, comme s’il vouloit dire que toutes les choses composees de ces trois premieres, se

reduisent au quart pour leur derniere fin : d’autant que du verre ne se peult plus faire production

quelconque, par l’industrie de la Nature, ny de l’Art. Mais je veux prouver mon opinion par

l’exemple & la raison suivante : disant qu’és animaux les os sont consolidez et endurcis par

vitrification : la chair et les nerfs sont concrees par le Sel, & amassez ensemble par l’humeur

Mercurieuse. Aux vegetables, les coquilles des amendes, pignons, noix, noisettes, & toutes sortes

de noyaux, peuvent semblablement estre dittes vitrifiees : aussi bien que les coquilles des tortues,

limassons, huistres, & semblables animaux que la terre & la mer produisent. Le goust seul donne

suffisante preuve qu’elles sont salées à la vérité, car rien n’est sans sel que ce qui est sans goust.

Et mesme on en tire du sel duquel se fait le verre, comme de la fougière, du salicot ou de soulde,

& de force autres choses »16.

Nuysement devance certaines critiques qui pourraient lui être faites, et affirme

que le Verre – et non le Sel – est bien la cause de la dureté dans les corps. Le Sel en

serait d’ailleurs incapable, ayant trop tendance à se fondre à la moindre humidité.

L’auteur poursuit son discours, mais curieusement semble remplacer par moment le

Verre par un Soufre intervenant dans le phénomène de vitrification :

« Les mineraux sont suffisamment pourveuz de Sel, Soulfre & Mercure. Les pierres, & tout ce

qui se tire de la terre, à qui manque la fusion & l’extension soubs le marteau, ont bien quelque

sel en elles, mais il est surmonté par l’adustion du soulfre corrompant qui intervient en la

vitrification & endurcissement d’icelles. Les metaux, & toutes choses fondantes & ductiles, sont

creées & condencees par le Sel & le Mercure, non sans vitrification, qui les endurcit & rend

indocilles au marteau, selon toutesfois le plus ou le moins d’impureté & terrestreités adustible

qui s’est rencontree à l’espaississement & coagulation de leur Mercure. Par ainsi nous pourrons

veritablement dire que toutes choses sont faittes, comme d’une triade, de Verre, de Sel, & de

Mercure ou d’eau : le verre causant la dureté, le sel donnant la matiere, & l’eau faisant

l’assemblage & condensation »17.

L’Esprit universel ou vraie matière est, nous le savons, triple en vertu – animale,

végétale et minérale –, et triplement définissable également en termes d’esprit, corps et

16 Nuysement, op. cit. in n. 3, 53-55. 17 Nuysement, ib., 56-57.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 83

âme. Mais corporifié, plus précisément terrestréisé, il devient triple en action. Cette

nouvelle spécialisation en trois domaines d’action de la matière générale peut faire des

Sel, Verre et Mercure les causes prochaines de toutes les choses naturelles produites.

Nous aurions pu croire cette triade formée de grands éléments, tels qu’ils ont été définis

par notre premier auteur étudié, si Nuysement ne les avait pas comparés aux tria prima

de Paracelse à qui il attribue à tort l’invention de Vigenère de leur avoir joint le Verre.

Cet intérêt commun pour un Verre principe représenterait en tout cas un élément de

confirmation de la fin du XVIe siècle comme date de rédaction du texte original repris

par Nuysement. Cela étant dit, nous ne pouvons pas ne pas noter l’absence du Soufre

dans la composition des choses naturelles, excepté comme cause de corruption de

celles-ci18 ; ce qui fait des Sel, Verre et Mercure ni des éléments redoublés, ni des

principes paracelsiens.

Le sel tient le milieu dans cette « terre triple ». Il « donne la matière », c’est-à-

dire, il se présente comme le fondement même de tout composé, il sert de base et peut-

être permet-il en plus le passage de puissance en acte de la semence ; c’est ainsi qu’il est

possible de comprendre que par « sa siccité il vivifie ». Le sel offre également sa saveur

aux choses, entre dans la formation du verre, et peut se liquéfier et apparaître comme

une eau. De son côté, le verre représente un point extrême, un état inerte de la matière,

duquel rien ne peut plus être produit, il y marque un terme dans son évolution. Par sa

froideur, il cause par la même la dureté dans les corps. Le mercure quant à lui « amasse

et assemble », ou pour le dire autrement, par son action il réorganise une matière

discontinue, un tas de grains de sel par exemple, en une matière discrète où ne peuvent

se discerner les parties de celle-ci. L’Esprit universel corporifié se décline donc en les

trois états de la matière suivants : solide, solide liquéfiable, et liquide ; un état aériforme

de la matière ne serait réservé qu’à l’esprit universel pur et invisible. Contrairement à ce

que l’on a pu voir jusqu’à maintenant les principes de la matière générale « terrifiée »,

ne se distinguent pas par une différence de volatilité, ou du moins pas explicitement,

mais selon leur degré de solubilité, suivant en cela des considérations pragmatiques, qui

trouveront leur justification dans l’Ancien Testament.

Pour expliquer la spécification de l’Esprit de l’univers en divers corps,

Nuysement a recours dans son discours à l’Âme du monde. L’Âme permet la réalisation

des idées des Cieux, qui sont en elle comme des raisons séminales, en autant d’espèces

matérielles, et ce à l’aide de l’Esprit général. Mais il ne faut pas estimer « qu’en la

18 C’est également le rôle que le pseudo-Geber lui avait confié dans sa très célèbre à l’époque Summa

Perfectionis.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 84

machine du monde, l’esprit, l’ame & le corps, soient quelques choses separees, car ces

trois s’unissent & lient tousjours ensemble, ainsi qu’on void en l’homme, & rendent par

cette union l’esprit vital entier, & la substance corporelle. L’ame de l’univers se feinct

donc & imagine diverses formes d’especes, que l’esprit recevant dans les entrailles des

Elements corporifie, & produit en lumière »19. C’est pourquoi chaque espèce engendre

toujours la même espèce. Nuysement évoque à cet égard un système qui rappelle la

pensée de Marsile Ficin20. Le monde est un organisme vivant. L’âme du monde qui est

répandue partout fait le lien entre les choses supérieures et les inférieures. Elle est

remplie des raisons des idées, féconde la terre des semences de ces raisons et charge

l’Esprit universel d’orner la matière de formes de corps, identifiables aux ombres des

choses réelles divines.

La corporification de l’Esprit du monde qui est due au Soleil et à la Lune, est

expliquée à présent en termes plus chimiques. Cette entité se voit ainsi corporifiée par le

feu ou la chaleur « qui se meut premier dedans l’air ». Le feu est en effet le plus actif

des Eléments, par conséquent le plus volatil et léger, et le plus prompt au mouvement.

Avec le feu coexiste une vapeur humide sur laquelle il agit en premier afin d’œuvrer à la

corporification de l’Esprit. Aussi Nuysement fait-il du feu, le premier ouvrier, et le

dernier destructeur et « mueur des formes » qu’il avait causées, et ce jusqu’à tant qu’il

ait réduit les choses en une matière à partir de laquelle il n’y a plus de progression, mais

bien transformation. Il consomme tous les corps et se résout en de la cendre ;

« laquelle nous voyons de nature ignee, & nourrir en son dernier subjet & matiere un pur sel,

dont le feu seul est l’unique pere & multiplicateur. Et quelque brullement que l’on en puisse

faire, n’en reussit rien que du sel, qui dedans son interieur à son feu caché, lequel se resjoüit avec

son semblable. C’est pourquoy les spagiriques ont experimenté que dans le sel il y a une

incombustibilité ou secret element de feu qui a les mesmes actions de ce feu primitif, estant pour

cette cause appellé baulme des corps ; d’autant qu’il a dans luy ce qui donne, augmente, &

conserve la vie : qui n’est sinon une vapeur humide, accompagnée de chaleur tempérée »21.

Et comme le précise d’ailleurs l’auteur, le but de la calcination est de tirer « les

sels de toutes choses, parce qu’en iceux consiste la meilleure partie & principale vertu

secrette des corps ou esprits »22.

19 Nuysement, op. cit. in n. 3, 60. 20 Marsile Ficin, De vita libri tres (Florence, 1489) ; traduction de Guy Le Fevre de la Boderie de

1582 reprise dans le Corpus des œuvres de philosophie en langue française, Fayard, Paris, 2000. Voir Hiroshi Hiraï, op. cit., partie 1, § 2 ; et l’article de Sylvain Matton , « Marsile Ficin et l’alchimie : sa position, son influence », in Jean-Claude Margolin, S. Matton (dir.), Alchimie et Philosophie à la Renaissance, actes du colloque international de Tours (4-7 décembre 1991), Paris, Vrin, 1993, 123-192.

21 Nuysement, op. cit. in n. 3, 70-71. 22 Nuysement, ib., 192.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 85

L’activité saline est ici justifiée. Que ce soit son acidité et même son goût, le sel

les doit à son feu intérieur, ce qui n’est pas sans rappeler Vigenère. Etant lui-même feu,

le sel est incombustible, et doit sa génération au feu. Ce qui n’est point étonnant du fait

que l’Esprit universel est la vraie matière qui se voit corporifier par le feu en un sel que

Nuysement nous a précisé servir de matière terrestre aux choses et correspondre à une

des trois opérations de la « terre triple ». Un des « spagiriques » évoqués dans ce

passage est peut-être Pierre Séverin qui avait discuté dans ses écrits d’un baume23. Ce

n’est en tout cas pas le baume de vie de Joseph Du Chesne dont le Traicté de la matière

étudié plus haut a certainement été rédigé postérieurement, puisque celui-ci est une

préparation à base du sel de nature. Par contre, le pur sel balsamique de Nuysement

présente dans son mode d’obtention les mêmes critères que le Sel principe exposé par

Du Chesne dans le Grand Miroir du Monde. Tirer des cendres d’une matière après

résolution par le feu, conduit en effet pour se dernier, à la suite d’un lessivage, à

l’extraction du Sel principiel (sel alkali).

Du reste, le fait que le sel soit muni d’humeur se comprend aisément en

considérant sa facile résolution dans l’eau. De la même manière, on peut prouver qu’il

est plein de chaleur en observant sa prompte congélation au feu ; le feu n’agit-il et ne

s’unit-il pas au feu, tout comme précédemment l’eau avec l’eau ?

Tout en suivant une analogie avec la pratique de la chimie, l’auteur reprend

l’explication de la corporification de l’Esprit du monde, en l’appliquant à la genèse des

créatures du globe terrestres. Il existe selon Nuysement au centre de la Terre, un feu

central qui possède une humidité. Il élève une vapeur mêlée des deux qualités, nommée

l’Esprit du monde ou Mercure des Mercures, qui est entre corps et esprit. Mais

demeurant ainsi, précise l’auteur, il ne peut rien engendrer, et doit donc prendre

« quelque corps, ou forme de corps ». Pour ce faire cette vapeur pénètre les

« spongiositez » de la Terre, se convertit en eau mercurielle « par la rencontre qu’elle

fait de l’air infus » et de la terre même ; tout comme, prenant une image tirée du

laboratoire, « en la chappe d’un alembic où l’esprit & vapeur distillable se liquefie ».

Cette eau s’épaissit et s’affermit du fait de sa siccité innée. La plus grosse matière

engendre les corps métalliques dans les veines de la Terre et concavités des rochers. La

partie la plus subtile monte à la surface de la Terre pour s’employer à la génération et

corporification des individus. La matière première par conséquent « n’est autre chose

qu’esprit & vapeur si subtile & deliee que le seul regard de l’intellect l’a peut voir ou

23 Voir Hiroshi Hiraï, partie 3, § 2 ; et notre étude de Du Chesne dans le chapitre précédent.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 86

imaginer »24. Tout se corporifiant par « terrification », aux dires de Nuysement elle est

donc apte à se « terrifier » sous l’effet du feu, premier opérateur ; cela ne peut se faire

toutefois sans congélation, par laquelle cette matière peut même acquérir la dureté du

métal à la suite de longues et successives décoctions. La nature saline de cette matière

ne fait aucun doute pour Nuysement :

« Mais puisque cette substance est dissoluble, de quelle autre nature peut elle estre que de sel ?

Car rien ne se dissoult que les sels, desquels la multitude et varieté est grande, puis qu’il y en a

autant que de choses au monde ? Tellement que tant plus il est bruslé, & plus acquiert-il de

facilité à se dissouldre, pourveu qu’il ne soit arrivé jusques à la vitrification »25.

Que ce Sel se retrouve partout apparaît évident ; à un corps donné correspondrait

un sel particulier qui pourrait exhiber grâce au feu sa propriété intrinsèque de solubilité.

Le sel est le fondement matériel de toute chose. A l’inverse lorsqu’il aura été vitrifié, il

marquera la fin de toute évolution possible de la matière. Le sel est la matière première

sensible des choses naturelles. Nous lisons :

« Cette premiere matiere est donc un sel : c’est à dire que le sel est le premier corps, par lequel

elle se rend palpable & visible, duquel sel Raymond Lulle entend parler dans son testament,

quand il dit : Nous avons cydessus declaré qu’au centre de la terre est une terre Vierge, & un

vray element : & que c’est l’œuvre de Nature. Partant Nature est logee au centre de chacune

chose. Ainsi le sel est cette terre Vierge qui encore n’a rien produit ; en laquelle l’esprit du

monde se convertit premierement, par vitrification ; c’est à dire par extenuation d’humeur. C’est

luy qui donne forme à toutes choses, & rien ne peut tomber au sens de la veuë ny de

l’atouchement que par le sel : Rien ne se coagule que le sel. Rien que le sel ne se congele. C’est

luy qui donne la durté (sic) à l’or et à tous les metaux : au diament & à toutes les pierres tant

precieuses qu’autres, par une puissante mais tres-secrette vertu vitrifiante. Qui plus est, il se void

que toutes les choses composees des quatre éléments26 retournent en sel. Car s’il advient qu’un

corps se pourrisse, qu’en restera il sinon une poudre cendreuse qui recelle un sel precieux ? & si

ce corps est destruit par bruslement, calcination, ou incineration, qu’en tirerons nous en dernier

ressort sinon du sel ? »27.

Le suspens est maintenant levé, l’Esprit universel corporifié, la matière première

accessible au chimiste est un Sel. Il convient de bien insister, l’Esprit devient Sel pour

être visible, pour être palpable, pour devenir accessible à la chimie. Comme l’affirme la

maxime des philosophes chimiques d’alors que rappelle Nuysement, la première

24 Nuysement, op. cit. in n. 3, 187. 25 Nuysement, ib., 87. 26 Chacun des quatre éléments de Nuysement contient en soi les trois autres, tout comme chez

Vigenère en ce qui concerne ses éléments redoublés. 27 Nuysement, op. cit. in n. 3, 87-88.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 87

matière des choses n’est autre que la dernière. Cela dit, il faut s’entendre sur le terme de

matière qui, sous la plume de Nuysement, doit être compris dans un sens très large.

Toute chose naturelle, qu’elle soit plus ou moins spirituelle, ou plus ou moins

corporelle, est pour l’auteur matérielle ; aussi l’Esprit du monde et le Sel-premier corps

sont-ils tous deux légitimement envisagés comme matières premières, le premier

uniquement saisissable par l’intellect, le second par les sens. On peut toutefois être

surpris que la fonction vitrifiante soit dévolue à cet instant au Sel, au lieu du Verre ;

mais il est vrai que le Verre n’est qu’un Sel extrêmement congelé.

C’est donc de sel que « tous les corps ont esté premier composés »28. La matière

première sensible conserve toutes ses vertus célestes même dans sa terrification. Le Sel

n’est pas uniquement une base sur laquelle se forment les choses, il informe ces

dernières à l’image des réalités divines que l’Esprit universel a reçues en lui dans les

entrailles de la Terre par l’intermédiaire des semences des raisons envoyées par l’Âme

du monde. On peut voir en ce Sel, grâce à ses qualités plastiques, une terre à modeler les

êtres sous la direction de l’Esprit. Pour le dire simplement, tout ce qui se voit, tout se

qui se touche, tout ce qui se goûte, est Sel.

Le Sel est à considérer comme la vraie et pure terre ; non pas celle sur laquelle

nous marchons qui est en fait son « excrément ». Pour le prouver, Nuysement remonte à

la genèse de l’univers. L’auteur est d’avis que le principe des choses est une eau, une

« Nature humide » sur laquelle l’esprit de Dieu était porté. Comme la pratique de

l’extraction du sel de mer ou de fontaines le confirme quotidiennement, deux sortes

d’eau sont à considérer à l’aide de la vertu séparatrice du feu : « l’eau élévatrice » et

« l’eau congélative ». Ce feu est à joindre à l’esprit divin qui, suivant Moïse, sépara les

eaux. L’esprit divin est la « source universelle de lumiere, de chaleur animante & de

vital mouvement : par lequel toutes choses sont, & persistent en leur estre »29. L’eau

congélative donc, c’est le Sel qui par le moyen du feu quitte sa forme d’eau amère pour

prendre corps et s’informer, tout ainsi que la terre émergea dans les premiers instants de

la création. Nous pouvons à juste titre songer à un rapprochement entre cette eau et le

Mercure ou eau de la triade composant les corps et discutée précédemment30. La

première opération du feu a donc été de faire apparaître une terre aride saline.

Cependant le Sel de Nature, expression également employée par Du Chesne, « plein de

blancheur et de lucidité » s’est coagulé avec ses excréments et fèces dont il faudra le

séparer. Nuysement écrit :

28 Nuysement, ib., 89. 29 Nuysement, ib., 92.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 88

« Or ce sel ou cette terre aride qui se coagule & assiet dedans l’eau, reboit tout son humide, & se

desseiche par la continuation du feu : gardant neantmoins en elle une humeur interne qui ne

l’abandonne point ; & delaquelle luy provient cette vertu dissolutive : puis arrivant temperature,

entre le sec et l’humide, elle demeure apte aux productions des choses, tiree de puissance à effect

par l’action de la chaleur. Et de vray tout ainsi que le corps de la grand terre a cette vertu

productive & specifique des individus ; aussi a celle cy que nous appellons sel. Non pas qu’elle

produise herbes, metaux ny animaux, comme fait l’autre, mais elle a dans son sein la semence

originelle de toutes choses ; de sorte que l’experience nous y fait voir par les operations du feu,

les couleurs, saveurs, accroissements, vegetations, & endurcissements, que l’on voit en chacun

des trois genres. Et non seulement cela, mais encore le propre feu que le Soleil y a mis ; par

lequel il vivifie & nourrit toutes choses, ainsi qu’il m’est apparu au progrez de certaine œuvre

philosophique : Ayant veu en cette matiere seule, distinctement, & l’une apres l’autre : selon

l’ordre & les intervalles determinez par les maistres, toutes les couleurs & les apparences qu’ils

disent devoir arriver en leur matiere à la confection de leur pierre, avec cette fusion soudaine

apres estre parvenu à la haute rougeur du pavot champestre : Et toutefois sans avoir produit le

miracle tant desiré & attendu, quand à la Methamorphose des métaux : mais ayant fait sur les

corps humains par sueurs universelles et naturelles, des effects si miraculeux que je ne l’oserois

publier sans craindre le tiltre de charlatan […] »31.

Nous avions classé le Sel dans l’état intermédiaire de « solide liquéfiable », entre

Verre et Mercure ; nous en avons la confirmation, il est dit être « entre le sec et

l’humide ». Il détient la semence originelle de toutes choses, puisqu’il n’est autre que

l’Esprit universel terrifié. Ce Sel a toutes les qualités de la terre et doit donc être appelé

« Esprit Universel terrifié ».

On peut même aller jusqu’à voir en les trois principes de la matière, les Eau, Sel

et Verre, les trois stades de la genèse : le premier principe est cette Eau sur laquelle

flottait l’esprit divin et de laquelle s’est cristallisé le Sel qui se vitrifie si le feu pousse

trop loin son action. Le Sel serait l’état de la matière dans sa puissance maximale.

Tout aussi spéculative qu’elle paraisse être, la chimie pratiquée en ce début de

XVII e siècle est très matérialiste ; le chimiste demande à voir et à toucher la matière sur

laquelle il travaille et qu’il fait se transformer dans son appareil de distillation. Pour

Nuysement qui lie très rapidement dans son argumentation les raisonnements

spéculatifs à des réalités tangibles, on sent toute l’importance que peut revêtir le Sel

dans le passage à la pratique de la philosophie chimique. Selon lui la matière salifiée a

sans conteste plus de perfection que celle restée au stade spirituel. Le Sel répond à notre

avis ainsi davantage à des considérations pratiques que spéculatives ; toute la chimie, et

en particulier ce qu’elle a de plus noble, est totalement subordonnée à la corporification

30 Voir Nuysement, ib., 170-173.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 89

de l’Esprit du monde, à ce passage de la puissance en acte de la matière. Le praticien

Nuysement écrit :

« […] C’est un acte qui passe l’humain de faire voir à l’œil & toucher au doigt cette premiere

matiere qu’un monde d’hommes admirez pour leur grande doctrine en tous les siecles, ont estimé

voire affirmé estre invisible, & incomprehensible. S’amusant seulement par une profonde theorie

à discourir de l’excellence de la chose ; et non pas à la rechercher et cognoistre par ses effects.

De sorte qu’entre tous les curieux que j’ay pratiquez depuis quarante ans que j’en ay senty la

premiere odeur, je n’en ay point trouvé six qui le cogneussent. Or ayant suffisamment esclaicy

comment ce sel est converty en terre ; & gaigné ce point aussi, qui est la vraye operation des

operations : il reste maintenant à monstrer comme apres cette conversion sa vertu luy demeure

entiere. Toutefois avant que passer outre il est bien raisonnable de dire de quelle vertu & force

estoit doué cet Esprit ou Sel, afin de le sçavoir rechercher et retrouver en luy quand il sera

terrifié »32.

« Esprit ou Sel ». Effectivement, il s’agit bien de la même matière dont il est

question ; une même essence mais deux natures (sans compter l’Âme du monde trop

inaccessible et hors de portée pour nous), une spirituelle et une corporelle ; c’est tout le

sujet de l’ouvrage. Le Sel est l’Esprit terrifié, il est l’Esprit en acte. Le Sel est la matière

première informée ; il y a d’ailleurs à n’en pas douter autant de formes que de raisons

séminales encloses dans l’Âme.

Le Sel est l’instrument nécessaire à la nature, car rien ne pâtit que ce qui a corps,

affirme l’auteur ; il est donc logique que les vertus célestes animent, étendent leur

influence sur les choses inférieures et corporelles. « Mais quel corps naturel y-a-t-il au

monde que celuy de la terre ? » Celui-ci peut subsister de lui-même car il possède toutes

les qualités de l’étendue. La terre est le seul corps inférieur qui reçoive donc ces vertus

célestes qu’elle garde « en sa terrification » et qui tendent « à l’information de la

matiere qui est comme un receptacle des Idees supresmes. Cette matiere mesme estant

pleine de formes, non actuellement, mais par possibilité, se diversifie par innumerables

specifications. Ainsi n’est elle pas proprement corps, mais quasi corps ; et continuelle

compagne des corps, que toujours elle appette par un desir d’information vers laquelle

sans repos elle se meut et achemine. Laquelle motion et acheminement luy arrive par

l’action du feu celleste que j’ay cydevant dit estre le premier moteur dans le Cahos »33.

31 Nuysement, ib., 94-96. 32 Nuysement, ib., 98-99. 33 Nuysement, ib., 120-121.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 90

Le Sel général enclos dans la terre opère logiquement comme le feu

consommant l’impur qu’elle sépare du pur et est par la même occasion médecine

universelle. De ce Sel précieux, Nuysement dit encore :

« Le Ciel ayant donc engendré cette vierge dans la matrice de la terre, elle a justement retenu les

vertus de ses parents. Et comme l’enfant qui est naturellement participant des humeurs de ses

pere & mere par la commixion de leurs semences, ayt esté des sages anciens appellé d’un nom

proprement composé des noms de ses deux geniteurs, assavoir Androgine, que les poëtes ont dit

Hermaphrodite, par ce qu’il ne pouvoit encore estre appellé homme ny femme, estant incapable

de produire les effects de l’un ny de l’autre, aussi est il convenable d’attribuer à cette vierge le

nom d’Uranogee, ou Ciel terrifié, puis qu’estant terre elle a neantmoins en soy, par leurs vertus,

tous les Cieux enclos & joints d’un lien indissoluble, desquels elle fait voir les operations

admirables »34.

Le Sel, dont le pouvoir générateur – entendre, générateur de formes – l’a fait

appelé hermaphrodite, peut effectivement être qualifié de vierge dans le sens où il

représente une terre en attente, une terre qui n’a rien produit et en laquelle l’Esprit du

monde actualisera les formes qu’elle contient en façonnant, en donnant corps aux

« idées suprêmes », sous l’effet de la chaleur motrice. Le Sel est un feu corporifié qui

contient son humeur. Le Sel est une eau sèche. Le Sel représente le trésor caché à

l’intérieur des cendres. Voilà ce que l’on peut dire du Sel, première et dernière matières

des choses naturelles sensibles de Nuysement, lesquelles sont – le Sel du monde mis à

part – tous des corps composés de la substance spirituelle et d’excréments qu’il convient

d’éliminer pour ne garder que la pure essence. Concrètement, tout homme de laboratoire

est à même de vérifier que « […] le terrestre engendre la saveur estrange à cause des

propres excréments du sel, de la diversification desquels selon la diversité des espèces,

et des lieux où ils sont engendrez, provient telle variété de saveurs. Car toute saveur est

causée par le sel, et plus il y a de sel, plus il y a de saveur »35. Tous les corps savoureux

contiennent donc une assez grande quantité de sel. Et que tous les corps appelés sels

sont en réalité des excréments du Sel matière première.

Nous avons affaire dans le Traittez du Sel & de l’Esprit universel du Monde à un

Sel beaucoup moins sollicité que chez Blaise de Vigenère et Joseph Du Chesne, à un

Sel qui n’intervient qu’au dernier moment de l’actualisation de la matière. Même si le

Sel de Nuysement possède les attributs identiques à l’Esprit général (qui sont d’ailleurs

34 Nuysement, ib., 124-125. 35 Nuysement, ib., 183.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 91

ceux des deux auteurs précédents), il n’en est pas moins secondaire dans le rôle qu’il

tient dans la structure de la matière. Ils sont tous deux la matière première, riches en

pouvoir générateur et capables d’engendrer toutes les espèces de corps, car en eux se

trouvent enclos la semence universelle et le propre feu du Soleil. Mais voilà, le Sel doit

toutes ces qualités à l’Esprit ; Sel et Esprit sont les deux natures d’une même essence

qui ont chacune leur fonction, et qui ne doivent pas être dissociées de l’Âme du monde

porteuse des réalités divines. Il faut comprendre que Nuysement, dans sa vision de la

nature, n’a pas besoin autant du Sel que les philosophies que nous avons analysées

précédemment. Son Esprit universel est, à cet égard, l’opposé du feu de Vigenère,

puisqu’il ne doit pas se revêtir d’un vêtement salin pour pouvoir exister en dehors de

Dieu. Le feu divin de Vigenère qui représentait l’élément essentiel de sa doctrine ne

pouvait tout compte fait rien œuvrer sans Sel ; de même chez Du Chesne où toute la

réalité du monde était vue à travers des lunettes salines. Au contraire, pour Nuysement,

l’Esprit contient en lui la corporéité nécessaire pour être là, et emplir l’univers de sa

présence invisible. Bien entendu, il lui faut prendre corps pour produire les objets qui

nous entourent ; et pour ce faire, il prend sur lui. L’auteur l’explique en ces termes :

« […] Il reste à déclarer quel corps prend cet esprit, & de quelle façon il se corporifie en

corporifiant toutes les autres choses. Car il est nécessaire que prenant de luy seul tous

leurs corps, il soit luy mesme corporel, n’estant raisonnable de croire qu’il peust donner

ce qu’il n’auroit jamais eu »36.

C’est à cet instant qu’intervient le Sel qui, paradoxalement, est perçu par

Nuysement comme le perfectionnement de la matière. L’Esprit universel est en effet par

définition indéterminé ; il ne devient corps spécifié que par le passage de puissance à

acte des vertus enfouies en lui, accompli de concert avec sa terrification, autrement dit

sa salification. En conséquence, le Sel n’est autre, pour ainsi dire, que l’Esprit rendu

sensible à tous et en particulier au chimiste. Que cette réalisation de la matière première

visible et palpable représente une perfection, découle du statut que l’auteur a ménagé

pour le Sel dans sa philosophie chimique où l’accent est mis sur la pratique. Le Sel est

ce qui permet cette pratique, et répond à l’exigence du philosophe chimique de voir et

de toucher ce que la théorie donne à penser. C’est à ce titre que l’actualisation est d’une

valeur plus précieuse que la potentialité spirituelle ; le Sel est l’objet chimique par

excellence, il est, à bien comprendre Nuysement, ce qui fait de la chimie un art et non

seulement une science, en proposant au philosophe devenant par la même occasion

homme de laboratoire, une porte d’accès à l’invisible, à l’incompréhensible, l’obligeant

36 Nuysement, ib., 64.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 92

à passer du discours à la manipulation, non pas certainement pour le vérifier, mais pour

constater par les yeux et la main son contenu. Le Sel se spécifie alors, il est la terre

triple dont les trois natures, Sel, Mercure et Verre, s’offrent au praticien comme

principes prochains des mixtes.

Le Sel, ici terre vierge que l’Âme modèle par l’intermédiaire de l’Esprit, sera

chez Sendivogius relégué à son strict minimum, celui de permettre la corporification des

deux grands acteurs, les Mercure et Soufre principiels ; le Sel prendra la troisième

position dans l’ordre d’importance des principes dans sa pensée chimique.

4- L’économie des Sels dans l’univers

Il est fort probable que Sendivogius tout comme Du Chesne ait exercé une

influence considérable sur la pensée chimique de son temps. La présence du Sel dans

ses écrits est discrète, et l’apparition des occurrences des termes salins est assez

déroutante ; mais il semble assuré que les quelques corps salins traversant son discours

jouent un rôle central dans le transport et la propagation d’une semence universelle qui

peut avec grand artifice être isolée sous forme de Sel au laboratoire. Se dessine par

ailleurs dans ses textes une répartition cosmographique de trois Sels, le Sel armoniac, le

Sel nitre et le Sel alcali.

Michel Sendivogius (Sędzimir puis Sędziwój)1 (1566-1636), dit le Cosmopolite,

qui a été entre autres à tour de rôle agent politique de l’empereur Rodolphe II à Prague

puis du roi Sigismond III de Pologne, a publié en 1604 à Prague et à Francfort un

ouvrage qui connut un franc succès durant tout le XVII e siècle, les Douze traités de la

pierre des philosophes (Tractatus duodecim de lapide philosophorum). Cet ouvrage a

été édité à Paris en 1608 sous le titre Cosmopolitani novum lumen chymicum par Jean

Beguin dont on parlera plus tard et à qui on doit le premier cours de chimie français.

Sendivogius a fait également paraître à Cologne en 1616 un Traité du Soufre (Tractatus

de Sulphure). En 1669, une édition française joint en un même volume à la suite des

deux premiers traités un troisième apocryphe attribué à ce philosophe, nommé Le Traité

1 Sur Sendivogius, voir Zbigniew Szydłow, Water which does not wet hands, Polish Academy of

Sciences, Institute for the History of Science, Varsovie, 1994 ; Włodzimierz Hubicki, D.S.B., t. 12, 306-308 ; Partington, op. cit., 426-429 ; H. Hiraï, op. cit., 4e partie, § 2.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 93

du Sel. Le but visé par le chimiste polonais au travers de ses écrits est d’expliquer d’une

manière la plus claire possible la préparation de la Pierre des Philosophes, Pierre qui

non seulement transmue les métaux vils en or et en argent, mais surtout guérit toutes les

maladies permettant à l’Homme de mener sa vie sans ennui de santé jusqu’à son terme ;

jamais chimiste en a tant révélé, affirme-t-il.

Les Douze traités de la Pierre des Philosophes forment, comme indiqué dans

l’édition de 1691 réunissant les trois œuvres attribuées à Sendivogius sous le titre de la

Nouvelle lumière chymique2, un Traité du Mercure. Du Mercure, il en sera bien

évidemment question, cependant pas uniquement du Mercure principe de la nature, mais

également du Mercure de l’air et du vrai Mercure, Mercure des Philosophes, c’est-à-dire

du Sel du Monde, Pierre des Philosophes. Dans le De Sulphure, Sendivogius entend

présenter en plus du Soufre, deuxième principe des tria prima de Paracelse, désormais

vu comme le plus important lors de la préparation de la Pierre des Philosophes, les

quatre éléments feu, air, eau et terre.

L'auteur commence tout d’abord dans sa Nouvelle Lumière Chymique par

évoquer ce qu’est la nature. Celle-ci est « une, vraie, simple, entière en son être », et

Dieu y a enclos un esprit universel. Elle se divise en quatre régions cosmologiques, « où

elle fait tout ce qui se voit & tout ce qui est caché : car, sans doute toutes choses sont

plûtôt à l’ombre & cachées, que véritablement elles n’apparoissent »3. La nature « se

change au mâle et à la femelle », et est comparée au Mercure, « parce qu’elle se joint à

divers lieux ; & selon les lieux de la Terre, bons ou mauvais, elle produit chaque chose

[…] »4. La nature de Sendivogius est invisible puisqu'elle est esprit volatil, et agit sans

cesse. Elle fait son « office » dans les corps, et a « son siège et son lieu en la volonté

divine ». Elle est connue par les choses qu’elle produit en suivant le principe qu’un

semblable agit toujours sur son semblable. Cette production ne peut cependant se faire

sans sperme, qui est de chaque chose, « meilleur & plus utile à l’artiste que la Nature

même »5. Car par la nature seule on ne peut rien produire, affirme l’auteur. « Ayez donc

cette semence ou sperme, & la nature sera prête de faire son devoir, soit à mal, soit à

bien »6. Rien ne se réalise sans une semence à laquelle est assujettie la nature, et cette

2 Nous avons travaillé d’après le reprint d’une édition de 1723 reprenant les trois œuvres attribuées à

Sendivogius : Michael Sendivogius, Le Cosmopolite ou La Nouvelle Lumière Chymique, reproduit par J.-C. Bailly éditeur, Paris, 1992.

3 Sendivogius, op. cit. in n. 2, 6. 4 Sendivogius, ib., 6. 5 Sendivogius, ib., 9. 6 Sendivogius, ib., 9.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 94

dernière lui obéit, toutefois sans y être forcée, de sa propre volonté. Le sperme est

assimilé à l’élixir, à la quintessence de chaque chose, autrement dit, à la plus parfaite

digestion de celle-ci.

Selon Sendivogius, les quatre éléments, feu, air, eau et terre engendrent leur

sperme suivant la volonté de Dieu. Deux sont graves, deux sont légers, « deux secs &

deux humides, toutefois l'un est extrêmement sec, & l'autre extrémement humide, & en

outre sont masculins & féminins. Or chacun d’eux est très-prompt à produire chose

semblable à soi en sa sphère : car ainsi l'a voulu le Très Haut »7. Par un mouvement

continuel, ils jettent « force et vertus », autrement dit leur sperme, dans le centre de la

Terre qui est un lieu vide. A cet endroit, l’Archée (terme paracelsien détourné), serviteur

de la nature, se mêlant au sperme, le digère, distille, puis l’expulse par la chaleur.

Quelque lieu du globe attire à soi, par une « force magnétique ou aimantine », la partie

du sperme qui lui est propre à engendrer ce qui lui convient ; le reste étant repoussé

pour produire des pierres et ce qui est nommé « excréments ». Le sperme est en fait

unique, mais de lui, diverses choses naissent suivant les divers lieux par lesquels il

passe. « Car toutes choses prennent leur origine de cette fontaine, & rien ne naît en tout

le monde que par l’arrosage de ses ruisseaux »8.

En fait, ce « vent » distillé par l’Archée circulant dans les pores de la Terre se

résout en eau, d’où l’expression de fontaine, de laquelle naissent toutes les choses.

Aussi Sendivogius insiste-t-il fortement sur le fait que la matière première unique est

une vapeur humide, ou si l’on veut le sperme qui est cette matière première est vapeur

humide. Celle-ci, désignée aussi par l’expression « air liquide », est décrite comme une

certaine humidité mêlée à un air chaud, en forme d’une « eau grasse ». Grasse non pas

tant pour son soufre huileux, mais plutôt pour désigner sa vertu fertilisante. Cette vapeur

est appelée par les Philosophes, « leur Mercure », précise l’auteur. Ecoutons-le :

« Car quand cette vapeur que nous avons dit est sublimée au centre de la Terre, il est nécessaire

qu’elle passe par des lieux ou froids, ou chauds ; que si elle passe par des lieux chauds & purs, &

où une certaine graisse de soûfre adhère aux parois, alors cette vapeur, que les Philosophes ont

appellée leur Mercure, s’accomode & se joint à cette graisse, laquelle elle sublime après avec

soi ; & de ce mélange se fait une onctuosité qui laissant le nom de vapeur prend le nom de

graisse ; & venant puis après à se sublimer en d’autres lieux qui ont été nettoyez par la vapeur

précédente, & où la Terre est subtile, pure & humide, elle remplit les pores de cette Terre & se

joint à elle ; & ainsi il se fait de l’Or. Que si cette onctuosité ou graisse parvient à des lieux

impurs & froids, c’est là que s’engendre le Saturne ; & si cette Terre est pure, mais mêlée de

7 Sendivogius, ib., 13. 8 Sendivogius, ib., 11.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 95

soufre, alors s’engendre le Vénus. Car plus le lieu est pur & net, plus les Métaux qu’il procrée

sont purs. […] Mais en hiver quand la froideur de l’air vient à resserrer la Terre, cette vapeur

onctueuse vient aussi à se congeler, qui après au retour du printemps se mêle avec la terre &

l’eau ; & de là se fait la Magnésie, tirant à soi un semblable Mercure de l’air, qui donne vie à

toutes choses par les rayons du Soleil, de la Lune & des Etoiles : & ainsi sont produites les

herbes, les fleurs et autres choses semblables ; car la nature ne demeure jamais un moment

oisive »9.

Jusqu’ici Sendivogius n’a traité que de la première matière des choses, c’est-à-

dire d’une semence totalement universelle. Les termes de sperme et de semence

semblaient interchangeables alors que, comme nous le verrons, la semence est une entité

en réalité incluse dans le sperme ; parler du sperme, c’est immanquablement évoquer la

semence. Il existe en outre une semence qui est dite être la seconde matière des choses ;

elle n’est pas comme la première, invisible, cachée dans la nature ou dans les éléments,

et encore moins connue de Dieu seul. Cette seconde matière est le moyen pour la nature

de produire les êtres et de les multiplier ; elle est quant à elle parfaitement à la portée

des Philosophes. Néanmoins, la nature ne peut œuvrer qu’après avoir tiré des éléments,

une première fois, les choses, par la volonté de Dieu, de la première semence qui est

selon Sendivogius triple, à savoir minérale, végétale et animale ; la minérale n’étant

accessible qu’aux Sages, alors que les deux autres sont celles qui correspondent à l’idée

que tout un chacun s’en fait.

Pour mieux se représenter la chose, on peut dire toujours suivant l’auteur que

dans le règne végétal, la première matière est l’herbe ou l’arbre que l’on ne saurait

créer ; seule la nature sait. Par contre, on peut avoir accès à la seconde matière qui est la

semence multiplicative de l’herbe ou de l’arbre. De la même manière dans le règne

animal, la matière première est l’homme ou la bête, et la seconde leur sperme. Dans le

troisième règne, le minéral, il est hors de possibilité pour nous de produire un métal.

« […] & bien que tu eusses la premiere matiere, selon les Philosophes, c’est-à-dire, ce

sel centrique, toutefois tu ne le saurois multiplier sans l’Or : mais la semence vegetable

des metaux est connuë seulement des fils de la Science »10. Le Sel centrique, identifié à

la matière première, nous ferait songer, sans aller plus loin, à la matière séminale encore

indéfinie et prête à donner naissance à une multitude de créatures diverses ; d’autant

plus que l’épithète « centrique » pourrait renvoyer au centre de la Terre, le lieu d’origine

de la semence digérée par l’Archée, mais attendons d’en apprendre plus. Sendivogius

9 Sendivogius, ib., 20-21. Pour Palissy également, la terre contenant le sel principe agissant ne

demeure en ce qui concerne la production des choses, jamais « oisive ». 10 Sendivogius, ib., 35-36.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 96

poursuit en précisant que la semence des métaux est double. D’abord et principalement,

le chimiste y distingue une humidité de l’air mêlée à de la chaleur, nommée Mercure,

qui est gouvernée par les rayons du Soleil et de la Lune « en notre mer

philosophique »11. La seconde est une chaleur sèche appelée Soufre.

Rien ne naît ni ne croît sans semence, répète Sendivogius ; là où il n’y a aucune

semence, la chose est morte. Et ce y compris pour les métaux dont la semence est

précisément cette vapeur d’eau distillée par l’Archée du centre de la Terre.

Malheureusement déplore l’auteur, certains prennent tout ou une partie d’un corps pour

leur matière première, « c’est-à-dire pour leur semence ou sperme », mais loin s’en faut.

Le sperme, selon Sendivogius, se repose, protégé, en réalité en un lieu représentant

environ la huit mille deux centièmes parties du corps considéré. Il appelle la semence

des métaux Mercure (ce qui doit s’entendre par Mercure des Philosophes), non pas du

fait de son essence, mais de sa fluidité et facile adhérence à chaque chose. Il la compare

au « soufre, à cause de sa chaleur interne ; &, après la congélation, c’est l’humide

radical »12.

Intéressons-nous tout particulièrement à la production de la Pierre philosophale

qui parfait tous les corps, puisque c’est tout de même la finalité de ce traité. Ainsi

apprend-on que la Pierre ou Teinture des Philosophes est de l’or extrêmement digeste.

Cependant, le chimiste ne peut rien faire d’autre qu’aider la nature par le moyen du feu

et de la chaleur. Il convient donc au préalable de dissoudre sans violence le corps

métallique pour permettre l’ouverture de ses pores afin que la nature puisse opérer. La

dissolution vraie et naturelle doit être telle que « les pores du corps s’ouvrent en nôtre

eau, afin que la semence soit poussée dehors cuite & digeste, & puis mise dans sa

11 Vigenère, en son Traicté des Chiffres (op. cit., 115v.), fait lui aussi allusion à une certaine mer

« qui est la Lune, & le Malchut, autrement la mer celeste, qui contient en soy, une pleine fécondité de génération de toutes les choses inférieures elementaires […] » (on peut lire également les pages qui suivent ce passage) ; et dans son Traicté du Feu & du Sel (op. cit., 251) au sujet de la partie âcre et mordicante du sel, c’est-à-dire le Mercure, il écrit : « Les Poëtes en leurs mythologies ont appellé cest-cy Ocean […] ». Le mercure des Sages ou mercure du monde est aussi appelé « mer » chez Pierre-Jean Fabre (Abrege des secrets chymiques, (1636), Gutenberg Reprint, 1980, 210), « car c’est celuy seul qui est la vraye mer du monde, de laquelle toutes choses prennent leur vie & leur vigueur & leur arrosement : C’est lui qui arrose & humecte toutes les choses qui ont estre dans la Nature, & leur fournit d’humidité convenable pour leur entretien ; tellement que c’est la vraye mer du monde, de laquelle toutes choses sont faites ». Du même auteur au § XIX de son Manuscriptum ad Fridericum (1653, édité en 1690, traduit et commenté dans Bernard Joly, Rationalité de l’alchimie au XVIIe siècle, Vrin, Paris, 1992, 179) : « Notre mer, donc, c’est le corps de la matière ; en effet, puisqu’il a l’amertume du sel lorsqu’il est dissout, il est une véritable mer, qui a précisément l’amertume du sel ». Par ailleurs, il serait tentant de faire un rapprochement entre la mer philosophique de Sendivogius et l’Eau de la Genèse, telle que Nuysement nous l’a présentée, de laquelle est sortie la terre (ou le Sel) ; l’Eau désignait pour Nuysement le Mercure apte à prendre toute forme.

12 Sendivogius, op. cit. in n. 2, 30-31.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 97

matrice »13. L’eau de Sendivogius qui a l’inestimable fonction d’extraire la semence de

l’or qui sera ensuite reçue par « notre Lune » (non l’argent vulgaire), est une eau céleste

qui « ne mouille pas les mains ». Sous la direction d’un feu de digestion durant sept,

parfois dix mois, cette eau dissout les trois quarts de la matière et laisse le dernier qui

aura doublé. L’œuvre s’achève par la jonction d’une graisse terrestre. « Et ainsi est

engendré cet enfant de la seconde génération »14. C’est en fait la matrice qui, selon

Sendivogius, fait pourrir le sperme et cause la congélation de la semence que la chaleur

nourrit et fait croître. Cela dit, le caractère salin de la matière produite n’est

certainement pas à négliger dans cette affaire ; on lit :

« Toutes les choses sont donc produites par l’eau en la manière que j’ai dit[e] ci-dessus : car de

la plus subtile vapeur de l'eau procedent les choses subtiles & légeres : de l'huile de cette même

eau en viennent choses plus pesantes : & de son sel, en proviennent choses beaucoup plus belles

& plus excellentes que les premieres »15.

Essayons d’évaluer la nature remarquable de ce Sel ; pour ce revenons à

l’activité de l’Archée, également identifié par l’auteur à un Soleil centrique. Ce dernier,

nous le rappelons, a élu domicile au centre de la Terre, et par son mouvement irradie

celle-ci d’une grande chaleur qui s’étend jusqu’à sa surface. Cette chaleur centrale et

perpétuelle condense selon Sendivogius l’eau en air dont la subtilité permet après

refroidissement de la mener à la superficie de la Terre ; l’eau étant pour lui la matrice de

l’air, et engendre des « fils de sa nature ». Ce n’est là qu’une partie du mécanisme. On

lit :

« J’ai encore dit que le Soleil celeste a correspondance avec le Soleil centrique ; car le Soleil

celeste & la Lune ont une force particuliere & une vertu merveilleuse de distiller sur la Terre par

leurs rayons : car la chaleur se joint facilement à la chaleur ; & le sel au sel. Et comme le Soleil

centrique a sa mer & une eau crue perceptible, ainsi le Soleil celeste a aussi sa Mer, & une eau

subtile & imperceptible. En la superficie de la Terre, les rayons se joignent aux rayons, &

produisent les fleurs & toutes choses. C’est pourquoi quand il pleut, la pluye prend de l’air une

certaine force de vie, & la conjoint avec le Sel nitre de la Terre, (parce que le Sel nitre de la

Terre, par sa siccité, attire l’air à soi, lequel air il résout en eau, ainsi que fait le Tartre calciné : &

ce Sel nitre de la Terre a cette force d’attirer l’air, parce qu’il a été air lui-même, & qu’il est joint

avec de la graisse de la Terre :). Et plus les rayons du Soleil frappent abondamment, il se fait une

13 Sendivogius, ib., 45. 14 Sendivogius, ib., 46. 15 Sendivogius, ib., 59.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 98

plus grande quantité de Sel nitre ; & par consequent, une plus grande abondance de froment vient

à croitre sur la Terre. Ce que l’experience nous enseigne de jour en jour »16.

Cette citation ne manque pas d’intérêt pour notre étude. Suivant en cela la loi

bien connue, « les semblables s’attirent », les Soleils céleste et centrique se lient l’un à

l’autre, ainsi que leur chaleur et leur Sel. Mais de quel Sel s’agit-il ? Souvenons-nous

d’avoir rencontré dans un passage décrivant la formation de la Magnésie, composée de

la semence congelée mêlée à de terre et de l’eau, dès les premiers jours de printemps,

qui aimante « un semblable Mercure de l’air, qui donne vie à toutes choses par les

rayons du Soleil, de la Lune et des Etoiles »17 produisant ainsi herbe, fleurs, etc. Cette

Magnésie doit très probablement correspondre au Sel nitre de la Terre qui attire un

Mercure de l’air doué de force de vie, qui lui doit être semblable, et donc être de nature

saline. Du reste, les deux Soleils ont tous deux une mer, certainement la mer des

Philosophes ou du monde, dont Sendivogius précisera dans une invocation qu’elle

détient en elle le Sel nitre18. Voilà les deux Sels qui doivent se joindre : un Sel nitre de

la Terre sensible et son semblable, un Sel nitre céleste imperceptible ; deux Sels qui ne

sont toutefois pas à confondre, le chimiste insiste lourdement sur le fait que la Terre

détient son propre Sel nitre (à trois reprises, pour le différencier du Sel nitre aérien ou

Mercure de l’air, l’auteur précise « sel nitre de la Terre »). Sa localisation au centre de

la Terre est assurée par une phrase quelques pages précédemment19 : « [...] Le Sel nitre

central ne prend point plus de terre, soit qu'elle soit pure ou impure, qu'il en ait

besoin »20 ; ce qui suivrait l’opposition Soleil céleste et Soleil centrique. On se

rappellera que le seul Sel résidant au centre de la Terre dont nous ayons connaissance,

est le « Sel Centrique » qui n’est autre que le sperme des métaux. Concluons qu’il est

fort probable que le Sel nitre de la Terre, présenté comme un air joint à une graisse, soit

une forme de semence universelle accessible aux sages philosophes ; il a pour fonction,

tout comme son homologue céleste, de rendre compte de la génération des corps ici-bas.

16 Sendivogius, ib., 67-68. 17 Sendivogius, ib., 21. 18 « O nôtre Ciel ? ô nôtre Eau ! ô nôtre Mercure ! ô nôtre Sel nitre, qui êtes dans la Mer du monde ! ô

nôtre Vegetable ! ô nôtre Soufre fixe & volatil ! ô tête morte ou feces de nôtre Mer ! », Sendivogius, ib., 96.

19 A ce sujet il est permis de rapprocher, linguistiquement du moins, le Soleil central du Sel central ; en latin (langue dans laquelle a été rédigé le traité) les deux mots ne diffèrent que d’une lettre : Sol pour le soleil et Sal pour le sel. De plus notre chimiste est polonais, et dans sa langue maternelle le sel s’écrit « Sól » ; nous ne sommes plus à une lettre de différence mais à un accent uniquement. Est-il légitime de songer à une technique de cryptage de sa doctrine ? Nous aurions donc assimilation du soleil centrique au sel nitre. Ce qui expliquerait son pouvoir attractif. On peut rappeler en passant que Newton, père de la loi d’attraction universelle, s’était sérieusement intéressé à cet ouvrage de Sendivogius ; voir Betty J. Dobbs, The foundations of Newton’s Alchemy, or ‘The Hunting of the Greene Lyon’, Cambridge: Cambridge University Press, 1975.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 99

Le rôle majeur donné au Sel nitre par Sendivogius est connu, et a été analysé dans les

études consacrées au concept de nitre aérien au XVIIe siècle par plusieurs historiens des

sciences21 ; mais nous serions tentés de proposer un cadre plus large à ce Sel nitre,

l’incluant dans un système à trois Sels homogènes, un peu à l’image de la doctrine de

Du Chesne. Nous découvrirons plus bas, les deux autres substances salines qui, on le

sait déjà, pour l’une est dans les cieux, et pour l’autre, au centre de la Terre.

Poursuivons. L’eau crue perceptible se trouve être probablement le sperme, cette

eau matrice de la semence, qui n’est pas encore digérée et distillée dont on verra plus

loin qu’elle se trouve être le « Sel unique ». L’eau subtile et imperceptible du Soleil

céleste tient peut-être de la rosée encore en suspension aériforme avant sa condensation

sur la Terre. Si cela s’avère exact, de cette rosée peut s’extraire le Salpêtre des

Philosophes, comme cela sera évoqué dans le troisième procédé d’obtention de la Pierre

des Philosophes de ce traité que nous étudierons ; le Salpêtre est le Sel nitre de la Terre

(en latin sal petra : sel de pierre). Salpêtre et nitre sont deux noms désignant une même

substance, le nitrate de potassium, dérivé azoté dont les propriétés fertilisantes étaient

déjà bien reconnues, comme on le verra chez Palissy. Un phénomène météorologique

est venu renforcer l’importance vitale du Sel nitre et de sa liaison avec les cieux. Il avait

été constaté qu’à la suite d’un orage, la terre devenait plus productrice ; la détonation de

la foudre avait été immédiatement mise en relation avec le pouvoir détonnant du

salpêtre utilisé avec profit dans la composition de la poudre à canon22.

Sendivogius semble indiquer que la pluie joue le rôle de réceptacle de la

semence située dans l’air pour la confier à son Sel nitre de la Terre générateur.

20 Sendivogius, op. cit. in n. 2, 60. 21 Voir les deux articles de Henry Guerlac, « John Mayow and the aerial nitre. Studies in the

Chemistry of John Mayow – I », Actes du septième congrès international d’histoire des sciences, Jérusalem, 1953, 332-349, et « The Poets’ Nitre. Studies in the Chemistry of John Mayow – II », Isis, 45, 1954, 243-255; ceux de Allen G. Debus, « The Aerial Nitre in the 16th and early 17th Centuries », in Actes du dixième congrès international d’histoire des sciences, Ithaca, 1962, Hermann, Paris, t.2, 1964, 835-839, et « The Paracelsian Aerial Nitre », Isis, 55, 1964, pp. 43-61 ; et ceux de Z. Szydlo, « The Alchemy of Michael Sendivogius : his Central Nitre Theory », Ambix, 40, 1993, 129-146, et « The Influence of Central Nitre Theory of Michael Sendivogius on the Chemical Philosophy of the Seventeenth Century», Ambix, 43, 1996, 80-96.

22 Le nitre est aussi présent dans le corpus paracelsien qui y expose plusieurs de ses propriétés (on se reportera aux articles de Guerlac et Debus mentionnés dans la note précédente). Ce sel nitre, ou nitrate de potassium, qui cristallise en petites aiguilles blanchâtres d’une saveur fraîche et piquante, se forme naturellement sur le sol, et les murs des caves et vieilles bâtisses ou autres lieux humides, et ce de deux manières. La première se déroule lors d’orages ; les éclairs produisent à partir d’azote, oxygène et eau de l’atmosphère, de l’acide nitrique qui tombe sur terre avec la pluie, formant suivant les lieux des nitrates de calcium, de magnésium et de potassium. C’est le plus souvent sous forme de mélange des trois que se présente le salpêtre brut. Le second mode de production naturelle de nitre s’accomplit sous l’influence de bactéries aérobies, c’est-à-dire qui ne peuvent se développer qu’en présence d’oxygène, dans des terres poreuses exposées à l’action de l’air humide, et mêlées de cendres, de matières organiques, fumier, etc. On comprend donc qu’après avoir gratté le mur d’une étable par exemple, réapparaissent quelque temps plus tard quelques « pierrettes cristallines ».

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 100

Intervient à ce moment la fonction hygroscopique de certains sels à l’image du tartre

calciné (qui une fois déliquescent sera baptisé huile de tartre). L’auteur propose une

explication opposée du même phénomène ; le sel nitre reçoit l’air emmené par les

gouttes de pluie, et le condense en eau d’une manière similaire à l’Archée ou Soleil

central qui reçoit la semence, la digère puis la repousse sous forme d’air liquide. On

peut également envisager qu’à l’origine la surface de la Terre ne contenait pas une once

de Sel nitre, tout ce qu’elle possède actuellement lui vient du Ciel : plus les rayons du

Soleil inondent la Terre, plus il se forme de Sel nitre, entraînant une abondante

production de froment, écrit l’auteur.

A cet égard, en début d’ouvrage Sendivogius nous avait dépeint des éléments

envoyant leur sperme au centre de la Terre. Ne faut-il pas plutôt entendre le parcours

d’une semence provenant en premier lieu de l’élément feu, passant dans l’air puis dans

l’eau avant d’aboutir dans la terre. En d’autres termes, on aurait le Soleil céleste qui

distille ses rayons dans l’air, lesquels descendront par l’intermédiaire de la pluie dans le

Sel nitre de la Terre. Charge ensuite au Sel centrique de faire circuler la semence

condensée en eau dans les entrailles du globe terrestre. Nous retrouverions ainsi le

chemin habituel, c’est-à-dire feu → air → eau → terre.

La préparation de la Pierre des Philosophes est expliquée d’une autre manière un

peu plus loin ; ce sera l’occasion de découvrir le Sel armoniac. Ce nouveau mode

opératoire, à l’inverse du précédent, est d’un registre davantage pratique, et devrait

pouvoir être reproduit (bien que Sendivogius avoue ne pas avoir encore atteint son but).

La préparation a pour point de départ « notre terre », certainement un sel métallique

(puisqu’il est noté « terre » alors que la semence doit se chercher dans un métal), qui,

sous l’effet de la chaleur du feu se résoudra en une eau (acide ?) à qui le chimiste donne

le nom de « Mercure des Philosophes » ; une eau capable de dissoudre l’or et l’argent

vulgaires. Ce dernier qui est également le « vrai Mercure » est « notre Sel unique »23.

Ce sel est précisément le Sel armoniac, comme le souligne Sendivogius qui déclare

avoir annoncé « ouvertement toutes choses, principalement pour ce qui regarde

l’extraction de notre Sel Armoniac ou Mercure philosophique, tiré de notre Eau

pontique »24. Il convient ensuite de prendre « l’eau de Sel nitre tirée de notre terre » et

d’y mettre l’humide radical métallique correspondant au produit de la résolution de

l’argent et de l’or par la première eau. On termine par l’application d’un feu « de

putréfaction et de génération » avec grand artifice. Le terme d’eau pontique n’est pas

23 Il est en effet dit ailleurs que « [...] Notre sel unique [...] est le vrai Mercure [...] », Sendivogius, op.

cit. in n. 2, 70.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 101

évident à saisir ; il est possible que ce soit l’eau qui lie, qui fait le pont entre le monde

terrestre et le monde aérien, elle serait peut-être à mettre en rapport avec la mer

philosophique25.

Résumons : Sel centrique, Sel nitre ou Salpêtre, Sel unique, Sel armoniac. Il

nous paraît raisonnable d’identifier le Sel centrique au Sel unique, deux termes

désignant une même réalité envisageable sous plusieurs formes, dont le Sel nitre et le

Sel armoniac. Ces deux dernières substances nous sont assez familières, surtout dans

leur relation à une troisième, qui disons-le tout de suite fera son apparition d’ici

quelques lignes sous l’appellation de Sel alcali ; ce sont les Sels posés par Vigenère puis

par Du Chesne en remplacement des Soufre et Mercure principes traditionnels. Ils

représentent chacun une facette du Sel centrique matière première, et sans doute

également un règne de la nature, puisque la semence universelle peut être perçue

comme triple suivant les ordres minéral, végétal et animal. Les Sels sont distribués par

Sendivogius dans son discours avec parcimonie, et apparaissent d’une manière assez

déroutante, mais toujours en laissant l’impression d’avoir affaire à un seul et même Sel.

Ecrire que le Sel centrique est le Sel nitre, ou le Sel armoniac ne doit pas être pris

comme révélant un manque de cohérence du texte de l’auteur mais au contraire comme

dénotant un certain souci de la clarté, dans un style rédactionnel il est vrai difficile. A

notre avis, la convocation du salpêtre ou nitre, participant de la Terre et du Ciel, a pour

but de justifier de la génération des choses terrestres naturelles à partir du Sel unique

matière première. Le Sel armoniac pourrait quant à lui se comprendre comme le même

Sel, mais sous une forme aérée, invisible, voyageant dans un véhicule aqueux. Se

dégagerait alors un rattachement précis des Sels à une zone précise de l’univers, suivant

leur nature plus ou moins subtile. Nous y reviendrons.

Sendivogius nous invite à joindre l’humide radical à de l’eau de Sel nitre tirée de

notre terre, qui semble être l’eau de rosée transportant la semence de l’air, comme on l’a

vu, attirée par la siccité du Sel nitre26. Nous en avons un indice dans le troisième

procédé de la Pierre.

« Prends de nôtre air dix parties, de l’Or vif, ou de la Lune vive, une partie ; mets le tout dans ton

vaisseau ; cuis cet air, afin que premierement il soit eau, puis après qu’il n’est plus eau : si tu

24 Sendivogius, ib., 70. 25 Lorsque Pierre Thibaut évoquera dans son Cours de Chymie de 1667 la précipitation d’une certaine

substance après avoir versé de l’eau sur le beurre d’antimoine, le liquide dans lequel baigne le précipité sera appelée « eau pontique, (c’est à dire marine) acide et minérale […] » (p. 118). L’eau pontique serait de l’eau marine, une eau salée donc.

26 Il aurait aussi été possible de penser au Soufre principe tiré de « notre terre » chargée de fixer l’humide radical.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 102

ignores cela, & que tu ne saches cuire l’air, sans doute tu failliras, parce que c’est là la vraye

matiere des Philosophes. Car tu dois prendre ce qui est, mais qui ne se voit pas, jusqu’à ce qu’il

plaise à l’Opérateur ; c’est l’eau de nôtre rosée de laquelle se tire le Salpêtre des Philosophes, par

le moyen duquel toutes choses croissent & se nourrissent. Sa matrice est le centre du Soleil & de

la Lune, tant celeste que terrestre, & afin que je le dise plus ouvertement, c’est nôtre Aymant,

que j’ai nommé ci-devant Acier. L’air engendre cet Aymant, & cet Aymant engendre ou fait

apparoitre nôtre air. […] Son père est le Soleil & la Lune sa mère ; que le vent l’a porté dans son

ventre, à savoir le Sel Alcali, que les Philosophes ont nommé Sel Armoniac & Vegetable, caché

dans le ventre de la magnesie. Son operation est telle : Il faut que tu dissolves l’air congelé, dans

lequel tu dissoudras la dixième partie d’or : scelle cela, & travaille avec nôtre feu jusqu’à ce que

l’air se change en poudre : & alors, ayant le Sel du monde, diverses couleurs apparoitront »27.

Pour la première fois nous trouvons les trois aspects de la vraie matière première

saline cités ensemble dans une même phrase, comme énumération de la triple essence

du Sel unique. Dans ce troisième procédé, est présenté le troisième Sel alcali qui semble

avoir élu domicile au centre de la Terre ou des corps. La cuisson de l’air qui est évoquée

est similaire à celle effectuée par l’Archée, serviteur de la nature, tout comme l’est le

chimiste dans son laboratoire. Nous retrouvons notre rosée28 de laquelle s’extrait le

générateur Salpêtre des Philosophes, ou le Sel nitre identifié par l’auteur à l’aimant qui

doit être la Magnésie de tout à l’heure. L’air, ou plutôt la vapeur onctueuse séminale,

portée par le Sel armoniac, « engendre » le Sel nitre capable d’« engendrer » à son tour,

devient visible par la même occasion, et aboutit dans le Sel alcali terrestre. Voilà le

trajet de la semence jusqu’au cœur d’un corps de notre monde d’en-bas. En dehors de

son rôle de distributeur de vie, le Sel nitre sert de pivot entre les choses supérieures et

les choses inférieures, entre le Sel armoniac et le Sel alcali ; il attire le premier (ou peut-

être uniquement son contenu) afin de redistribuer dans les entrailles de la Terre la

semence qu’il détient, via le second présent en toute substance mixte que l’on retrouve,

comme on le verra, après calcination de celle-ci. Sel armoniac, Sel nitre, Sel alcali sont

les trois natures du Sel unique ou centrique qui, si l’opération décrite par Sendivogius

est bien gouvernée, sera réalisé ; il sera le Sel du monde ou Pierre des Philosophes. Il

nous apparaît donc que chacun des trois Sels reflète une facette du Sel centrique matière

première : le Salpêtre est propre à expliquer le processus de génération, alors que le Sel

armoniac liée à son essence subtile et invisible expose une semence dans l’état initial et

pré-générateur de la matière. Le Sel alcali quant à lui est la semence dans le corps une

27 Sendivogius, op. cit. in n. 2, 63-65. 28 La rosée contiendrait un esprit vital d’après Sendivogius (ib., 62-63) : « L’Homme, donc, créé de

la terre, vit de l’air ; car dans l’air est cachée la viande de la vie, que de nuit nous appellons rosée, & de

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 103

fois engendré. C’est lui qu’il s’agira de tirer des substances pour préparer la fameuse

Pierre.

Nous nous tournons à présent vers le Traité du Soufre de 1616 qui nous offre la

possibilité de comprendre davantage le rôle joué par les éléments et les principes de la

philosophie de Sendivogius. Il décrit les trois principes de la matière, Soufre, Mercure

et Sel, comme dérivant des quatre éléments dont l’action est capitale dans notre monde :

« Que les amateurs de cette Science sachent donc qu’il y a quatre Elements ; chacun desquels a

dans son centre un autre Element dont il est élementé. Ce sont les quatre piliers du monde, que

Dieu, par sa sagesse, separa du Chaos au temps de la creation de l'Univers ; qui, par leurs actions

contraires, maintienne toute cette machine du monde en égalité & en proportion ; & qui enfin,

par la vertu des influences celestes, produisent toutes les choses dedans & dessus la Terre »29.

L’auteur prend le parti de d’abord définir ce que sont les quatre Eléments piliers

de l’univers, à commencer par la terre dans laquelle reposent les trois autres éléments, et

principalement le feu. « C’est un élément très propre pour cacher et manifester toutes

les choses qui lui sont confiées ». D’elle-même, la terre ne produit rien, mais elle sert de

réceptacle à tous les autres éléments. Cet élément est :

« [...] la matrice & la nourrice de toutes les semences et de tous les mélanges : il ne peut rien

faire autre chose que conserver la semence & le composé jusqu’à parfaite maturité : il est froid &

sec, mais l’eau tempere sa sécheresse. Exterieurement il est visible & fixe ; mais en son intérieur,

il est invisible & volatil. Il est Vierge dés sa creation ; c’est la tête morte qui a resté de la

distillation du monde, laquelle par la volonté divine, aprés l’extraction de son humidité doit être

quelque jour calcinée ; en sorte que d’icelle il s’en puisse créer une nouvelle Terre cristalline.

Cet Element est divisé en deux parties, dont l’une est pure, & l’autre impure. La partie pure se

sert de l’eau pour produire toutes choses, l’impure demeure dans son globe. Cet Element est

aussi le domicile où tous les trésors sont cachez ; & dans son centre est le feu de Gehenne, qui

conserve cette machine du monde en son être, & ce par l’expression de l’eau qu’il convertit en

air. […] L’intrinsèque de la terre, ou son centre, est une substance trés-pure mêlée avec le Feu,

auquel centre rien ne peut demeurer : car il est comme un lieu vide, dans lequel les autres

Elemens jettent ce qu’ils produisent [...] »30.

Sendivogius envisage les quatre éléments comme des êtres composés. Par

ailleurs il traite sur un même plan quatre notions de terre : la terre élémentaire, la terre

résiduelle, la terre saline et la planète Terre. Matrice des autres éléments, la terre est un

jour eau raréfiée, de laquelle l’esprit invisible congelé, est meilleur & plus précieux que toute la Terre universelle ».

29 Sendivogius, ib., 139. 30 Sendivogius, ib., 140-142.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 104

corps où le feu prédomine. A l’aide d’une distillation peut être mise au jour sa double

composition : une terre impure répondant au résidu calciné de l’opération chimique, le

« caput mortum », et une pure, sans doute une terre saline, cristallisable, soluble dans

l’eau, qui est pourquoi pas le Sel alcali ; la terre n’est-elle pas annoncée d’ailleurs

comme le lieu où se conserve la semence ?

L’élément eau est pour l’auteur le réceptacle de la semence universelle

provenant de l’air qu’il jettera ensuite dans la terre ; il est à cette occasion appelé

sperme du monde, et la réception de la semence sera vue comme la congélation de l’air.

La terre se résout et se purifie en lui. Sendivogius nomme l’eau « menstrue du monde ».

On peut dire que cet élément affiche à la fois les valeurs mâle (sperme) et femelle

(menstrue), ce qui lui confierait un statut hermaphrodite.

L’élément air de Sendivogius, qui est reconnu par l’auteur comme le lieu de

résidence de « l’âme de toute créature », est le vrai lieu de la semence de toutes choses.

Celle-ci qui est la vapeur chaude dont il a été question plus haut, après un mouvement

circulaire, est jetée en son sperme. « Cet élément a une force très propre pour distribuer

chaque espece de semence à ses matrices convenables, par le moyen du sperme &

menstruë du monde : il contient aussi l’esprit vital de toute créature ; lequel esprit vit

par tout, penétre tout, & qui donne la semence aux autres élemens comme l’homme le

communique aux femmes »31. L’air est également sous la plume de Sendivogius le

domicile de l’esprit vital assimilé à un esprit du Seigneur, Souverain Ouvrier qui a mis

aussi une force magnétique dans la semence, et qui attire à soi « son aliment du

menstrue du monde, qui est l’eau »32.

Le feu est quant à lui un élément très tranquille de lui-même. Il agit sur « le

centre de chaque chose en cette manière : la nature donne le mouvement ; ce

mouvement excite l'air ; l’air excite le feu ; le feu sépare, purge, digére, colore & fait

meurir toute espèce de semence, laquelle, étant meure, il pousse (par le moyen du

sperme) dans des matrices qui sont ou pures ou impures, plus ou moins chaudes, sèches

ou humides ; & selon la disposition du lieu de la matrice, plusieurs choses sont

produites dans la terre [...] »33.

Sendivogius nous narre maintenant la production des trois principes de la nature

qui sont en toutes choses, et sans qui rien ne se ferait dans le monde, du moins

naturellement, à partir des quatre éléments avec lesquels il n’appartient qu’à Dieu seul

31 Sendivogius, ib., 157. 32 Sendivogius, ib., 160. 33 Sendivogius, ib., 172-173.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 105

de créer les choses ; le philosophe ne pouvant rien faire, ni la nature sans ces trois

principes. Il écrit :

« Incontinent après que Dieu eut constitué la nature pour régir toute la monarchie du monde, elle

commença à distribuer à chaque chose des places & des dignités selon leurs mérites. Elle

constitua premierement les quatre élemens, princes du monde ; & afin que la volonté du Très-

haut (de laquelle dépend toute la nature) fût accomplie, elle ordonna que chacun de ses quatre

élemens agiroit incessamment sur l'autre. Le feu commença donc d'agir contre l'air, & de cette

action, fût produit le Soufre : l’Air pareillement commença à agir contre l’eau, & cette action a

produit le Mercure : l'Eau aussi commença à agir contre la Terre & le Sel a été produit de cette

action. Mais la terre ne trouvant plus d’autre élément contre qui agir, ne pût aussi rien produire ;

mais elle retint en son sein ce que les trois elemens avoient produit. C'est la raison pour laquelle

il n'y a que trois Principes, & que la terre demeure la matrice et la nourrice des autres

élemens »34.

Le Sel est donc né de l’action de l’eau sur la terre. Cette explication de la

formation du troisième principe est très révélatrice. D’abord elle rapporte la genèse du

Sel principe. Ensuite, dans une logique similaire faisant de la mixtion du feu et de l’air,

une vapeur chaude sulfurée, de celle de l’air et de l’eau une humidité vaporeuse

mercurielle, la jonction de l’eau et de la terre justifie toutes les caractéristiques du sel.

Ainsi le Soufre contient la semence (air) et ce qui la fait mûrir (feu) ; c’est dans ce sens

que Sendivogius fait de ce principe une partie essentielle de la Pierre des Philosophes.

Le Mercure détient la semence (air), et ce qui la nourrit et fait croître (eau) ; Soufre et

Mercure sont donc complémentaires. Le Sel est le sperme (eau) de la semence

universelle ainsi que la matrice et nourrice qui cachera et conservera celle-ci jusqu’à

parfaite maturité (terre). Dans le traité précédent, le Salpêtre par sa vertu aimantine

attirait à lui la semence de l’air qu’il résolvait en eau, son sperme, réceptacle au départ

en état d’attente de la semence dans ce Sel. A un autre niveau d’interprétation, le

semblable attirant le semblable, la solubilité dans l’eau et la terrestréité du Sel se

trouvent justifiées, de même que l’existence des substances salines dans les entrailles de

la Terre. Un troisième degré de compréhension annoncé par les qualités de l’élément

terreux, permet de saisir la corporification offerte par le Sel aux deux autres principes

tout de même antagonistes (mâle/femelle) et son rôle d’envelopper de son corps les

choses invisibles et volatiles.

34 Sendivogius, ib., 180-181.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 106

Pourtant Sendivogius s’interroge : pourquoi les anciens Philosophes chimiques

n’ont-il décrit que deux principes des métaux, à savoir le Soufre et le Mercure ? Sa

réponse est très intéressante :

« Quiconque veut donc rechercher cette sainte science doit necessairement savoir les accidents,

& connoitre l’accident même, afin qu’il apprenne à quel sujet ou à quel élement il se propose

d’arriver, & afin qu’il procede par des milieux ou moyens convenables, s’il désire accomplir le

nombre quaternaire. Car, comme les quatre élements ont produit les trois Principes, de même, en

diminuant, il faut que ces trois produisent deux, savoir le mâle & la femelle, & que ces deux en

produisent un qui soit incorruptible, dans lequel ces quatre élemens doivent être anatiques ; c’est-

à-dire, également puissans, parfaitement digerez et purifiez : & ainsi le quadrangle répondra au

quadrangle. Et c’est là cette quint-essence beaucoup nécessaire à tout Artiste, séparée des

élemens, exemps de leur contrarieté »35.

Les quatre régions cosmiques donnent naissance à trois principes présents en

tout corps et devant donc répondre de la grande diversité des êtres naturels. La nature

utilise ces trois substances pour produire ; la génération sera ainsi marquée du mâle et

de la femelle, unis sous le signe de l’hermaphrodisme sous le nom de quintessence,

autre part appelée air, semence. Nous retrouvons l’unité de la matière première, sa

duplicité générative, et sa trinité explicative de la variété de corps ; le tout remontant

aux quatre éléments.

« Le Soufre est le plus meur des trois Principes, & le Mercure ne se sauroit congeler que par le

Soufre : de manière que toute notre opération en cet Art ne doit être autre que d’apprendre à tirer

le Soufre du corps des métaux, par le moyen duquel notre argent-vif se congèle en Or & en

Argent dans les entrailles de la terre. Dans cet œuvre, ce Soufre nous sert de mâle ; c’est la raison

pour laquelle il passe pour le plus noble, & le Mercure lui tient lieu de femelle. De la

composition et l’action de ces deux sont engendrez les mercures des Philosophes »36.

Le « un », cette quintessence, c’est la matière première, le Mercure des

Philosophes ; sa présence se révèle également ici par son incorruptibilité. Dieu se

réserve la création des choses à l’aide des quatre éléments, par sa volonté, la nature

produit les trois principes à partir des quatre éléments, et les chimistes réalisent leur

« Mercure » (quintessence de chaque chose) en se servant des trois principes en imitant

la Nature. « Nous ne disons pas toutefois que le mercure des Philosophes soit quelque

chose commune et qu’il soit clairement nommé par son propre nom ; qu’ils ont

35 Sendivogius, ib., 182. Cette conception du quadrangle est à rapprocher de la numérologie dont

raffolait Vigenère, mais d’une manière inverse puisque pour ce dernier on partait du un (le point) qui prenait toute son étendue au quatre (le carré), alors qu’ici le quatre mène au un, comme un compte à rebours annonçant un départ.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 107

sensiblement désigné la matiere de la quelle les Philosophes extraient leur Mercure &

leur Soufre : parce que le Mercure des Philosophes ne se trouve point de soi sur la terre,

mais il se tire par artifice du Soufre & du Mercure conjoints ensemble ; il ne se montre

point, car il est nu, néanmoins, la nature l’a merveilleusement enveloppé »37. Cette

enveloppe ne eut être qu’un sel, un « Sel [...] qui est la clef & le Principe de cette divine

Science ; c'est lui qui ouvre les portes de la Justice ; c’est lui qui a les clefs pour ouvrir

les prisons dans lesquelles le soufre est enfermé, comme je le déclarerai quelque jour

plus amplement en écrivant du Sel, dans nôtre troisiéme Traité des Principes »38.

La première occurrence d’un Sel n’intervient qu’à la moitié du premier traité

seulement, et son apparition semble incongrue ; on apprend brutalement dans cette

œuvre qui se veut pourtant didactique, que la Pierre des Philosophes est le Sel centrique.

Il est vrai que le Sel fait des apparitions ponctuelles dans les écrits de Sendivogius, sans

discours explicatif, mais toujours à des moments précis du texte, pour accomplir une

action liée au transport, à la dissémination et au stockage de la matière séminale. Tout

comme pour la semence qui est plus précieuse et utile que le sperme lui servant de

véhicule, le Sel, qu’elle que soit sa nature, est secondaire par rapport à ce qu’il contient,

autrement dit l’air joint à une graisse, ou si l’on veut, les Soufre et Mercure principiels.

Le Sel paraît être le sperme dans lequel la semence est le Mâle sulfureux uni à la

Femelle mercuriale. Evidemment, nous ne pouvons pas ne pas songer à la fonction

vestimentaire du Sel de Vigenère, ni même au Sel trinitaire de Du Chesne dans sa

présentation en trois natures salines. Mais non plus à un Sel marquant un état de

perfection de la semence universelle, laissant présager l’accomplissement de choses

excellentes, comme on le lit dans cette citation : « Toutes les choses sont donc produites

par l’eau […] : car de la plus subtile vapeur de l'eau procedent les choses subtiles &

legeres ; de l'huile de cette même eau en viennent choses plus pesantes ; & de son sel en

proviennent choses beaucoup plus belles et plus excellentes que les premieres »39.

Ce passage nous pousse à exposer un sentiment né au fur et mesure de la lecture

des traités de Sendivogius ; celui d’une économie des Sels dans l’univers. Le Sel de

l’auteur est – cela est nouveau dans le discours sur le Sel – cosmographiquement situé :

il se distribue suivant ses trois natures en trois zones de l’univers. Le Sel armoniac,

36 Sendivogius, ib., 204-205. 37 Sendivogius, ib., 191. 38 Sendivogius, ib., 184. 39 Sendivogius, ib., 59.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 108

présenté comme une vapeur subtile, aurait pour domaine l’espace aéré. Au Sel nitre est

dévolu une existence liée à la terre mais sans perdre sa relation avec les cieux ; il est

plus pesant que le précédent. Le Sel alcali est au centre de la Terre, il est le plus concret,

et est partie la plus pure du résidu de la calcination d’un corps, de laquelle sortent les

êtres les plus beaux. En fait, à chaque élément ou matrice cosmique, correspond comme

on l’a vu ses « force et vertus », autrement dit sa nature particulière du Sel unique. Pour

Sendivogius, chaque élément tend en effet à « produire chose semblable à soi en sa

sphère » selon la volonté divine. A l’air, le Sel armoniac, à l’eau, le Sel nitre, à la Terre,

le Sel alcali. Le Sel armoniac est le porteur de la semence dans la partie céleste ; au Sel

nitre, qui est le Sel médian, est confié le rôle de générateur des choses naturelles, le Sel

alcali est l’aboutissement du processus de génération.

La question qui surgit tout naturellement est pourquoi faire intervenir un Sel

dans cette philosophie chimique ? Nous ne connaissons de Sendivogius que les traités

du Mercure et du Soufre, ce qui nous ferait penser que nous avons là les deux acteurs

principaux principiels de sa doctrine. Le Sel ne jouerait alors que le rôle de

corporificateur d’une réalité invisible, et son existence ne serait pas forcément réelle

mais pourrait être tout aussi bien conceptuelle. Cela dit, il semble ici être convoqué

uniquement lorsque Sendivogius souhaite donner à son discours une tournure plus

expérimentale, quand il le réduit à l’exposé de la Pierre philosophale, pour montrer que

ce qu’il avance théoriquement a été assurément observé, que ce dont il parle appartient

parfaitement au monde qui nous environne. Quand on touche le domaine de la pratique

de la philosophie chimique, l’intervention du Sel dans le texte semble devenir

indispensable.

Il est exact que Sendivogius promit la rédaction d’un livre sur le Sel à la fin de

son De Sulphure40, mais il ne vint jamais. Le Traité du Sel qui a paru à Paris en 1669

sous son surnom, le Cosmopolite41, est apocryphe, et à ce titre ne paraît pas avoir été

pris en considération par les historiens des sciences. Toutefois, cet ouvrage est assez

intéressant parce qu’il témoigne d’un retour de la prédominance du Sel dans la

philosophie chimique du dernier tiers du siècle ; d’un retour d’autant plus remarquable

qu’il s’opère par une véritable salification de la pensée de Sendivogius. La mention de

« De nouveau mis en lumière » qui fait écho au titre du premier traité (La nouvelle

40 Voir Sendivogius, ib., 184 et 203 (« Mais nous parlerons plus amplement de ces operations dans

nôtre troisiéme Traité du Sel, veu que ce n’est pas ici le lieu de s’étendre sur ce sujet »). 41 Traité du Sel, (1669), in Sendivogius, op. cit. in n. 2.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 109

lumière chimique), prend alors toute sa valeur. Le mystérieux auteur du traité, qui a

certainement cherché à compléter l’œuvre du maître pour refermer la trilogie des

principes des choses naturelles, a en effet pris soin de conserver les éléments les plus

saillants du discours de Sendivogius, mais en les salant.

D’un point de vue purement salin, Sendivogius serait à relier à Du Chesne, et

Nuysement à Vigenère. Alors que les deux derniers concentrent leur discours sur deux

entités, le Feu/Esprit et le Sel, les autres considèrent une matière spirituelle tripartite qui

se révèle sous forme de Sels. Néanmoins, avec le Traité du Sel, les choses s’inversent ;

la salification des idées de Sendivogius entraîne un discours davantage centré sur le

couple Esprit/Sel, avec un Sel possédant trois natures qui éclipse quelque peu les

Mercure et Soufre principes.

Le Traité du Sel nous apprend que le Sel, qui a été ignoré des « anciens

Philosophes » et expliqué par Isaac Hollandais, Basile Valentin et Paracelse42, donne le

commencement aux minéraux, et contient en soi les deux autres principes, les Soufre et

Mercure. Il convient en réalité de voir trois sortes de Sel. On lit :

« Le premier est un Sel central, que l'esprit du monde engendre sans aucune discontinuation dans

le centre des élemens par les influences des Astres, & qui est gouverné par les rayons du Soleil &

de la Lune en nôtre Mer philosophique. Le second est un Sel spermatique, qui est le domicile de

la semence invisible, & qui, dans une douce chaleur naturelle, par le moyen de la putrefaction

donne de soi la forme & la vertu vegetable, afin que cet invisible semence très-volatile, ne soit

pas dissipée & ne soit pas entierement détruite par une excessive chaleur externe, ou par quelque

autre contraire & violent accident : car, si cela arrivoit, elle ne seroit plus capable de rien

produire. Le troisiéme Sel est la derniere matiere de toutes choses, lequel se trouve en icelles &

qui reste encore aprés leur destruction »43.

Il n’était pas question d’Esprit du monde en ces termes dans les écrits de

Sendivogius, seulement de la nature perçue comme un esprit volatil qui agit dans les

corps et a son siège en la volonté divine. Cet Esprit du monde est à l’origine des trois

Sels présentés suivant l’ordre du plus imperceptible au plus saisissable pour le chimiste.

Le Sel central n’est pas forcément le Sel centrique du premier traité, la matière première

invisible, il est directement engendré par l’Esprit du monde dans le centre des éléments.

Ce Sel évoque peut-être ce que Sendivogius nommait les « force et vertus » des

éléments jetées au centre de la Terre pour y être digérées et distillées par l’Archée avant

42 Par rapport aux deux premiers traités, de nombreux auteurs sont évoqués dans le Traité du Sel,

accompagnés parfois même de citations. 43 Sendivogius, op. cit. in n. 2, 250-251.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 110

d’être envoyées dans les entrailles du globe dans un véhicule, sans doute le Sel

spermatique. Après un premier Sel, disons céleste, inaccessible au sens, plutôt universel

du fait de sa présence dans chacune des matrices cosmiques élémentaires, au sujet

duquel il serait tentant de voir la semence crue de toute chose, vient donc le Sel liquide

spermatique, qui est pour l’auteur du fait de sa circulation terrestre, une « fontaine de

sel ». Quant au troisième Sel, il doit être fixe, et localisé dans la tête morte du résidu

distillatoire et dans les cendres résultant d’une calcination ; il est ce qui demeure d’un

corps après sa destruction. Il paraît être la « terre pure » du Traité du Soufre,

s’apparentant à des substances salines chimiques du genre de l’alkali fixe. C’est un Sel

que toute chose possède.

Comme précédemment, nous avons affaire ici en réalité à un Sel unique, qui se

décline en trois êtres, suivant leur fonction et leur degré de corporéité, du premier Sel

directement engendré d’un Esprit du monde au troisième qui se rapproche par son

comportement à une terre, en passant par un Sel abritant la semence dans toute sa

puissance d’engendrement. En somme, un Sel « aérien », un Sel liquide et un Sel fixe. Il

est même possible de songer à un emboîtement de type « poupées russes » : le Sel

terrestre renferme le Sel spermatique qui détient en lui le Sel central, qui enveloppe en

dernière analyse l’esprit du monde. Celui qui se cache sous le nom du Cosmopolite

poursuit :

« Ce triple Sel a pris naissance dès le premier point de la Création, lorsque Dieu dit : SOIT

FAIT ; & son existence fût faite du néant, d’autant que le premier chaos du monde n’étoit autre

chose qu’une certaine crasse & salée obscurité, où nuée de l’abîme, laquelle a été concentrée et

créée des choses invisibles par la parole de Dieu, & est sortie par la force de sa voix, comme un

être qui devoit servir de premiere matiere & donner la vie à chaque chose, & qui est actuellement

existant »44.

Ce Sel triple qui existe en acte, tel qu’il vient de nous être présenté, n’est plus

subordonné comme auparavant dans sa génération aux quatre éléments. Il est une

création directe du Verbe divin. Ce passage nous fait penser au « Grand Yliaster » de

Paracelse45, formé du néant par le mot « Fiat » qui s’identifie au Verbe-semence de

Dieu, et qui représente la « semence des éléments » renfermant en elle les tria prima.

Mais justement pour le pseudo-Cosmopolite, « les Philosophes n’ont seulement qu’une

chose, qui contient corps, âme & esprit : ils la nomment Sel, Soufre & Mercure, lesquels

44 Sendivogius, ib., 251. 45 Voir H. Hiraï, op. cit., partie 3, Chap. 1, 153-155.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 111

trois se trouvent en une même substance, & ce sujet est leur Sel »46. Dans ces

conditions, le triple Sel ne serait-il pas, à l’instar du Sel chez Nuysement, l’actualisation

de la semence des éléments, le Verbe-semence corporifié opérateur de toute

génération ? Il nous semble que nous pouvons voir également dans l’exposé de ce Sel,

pour reprendre la distinction du premier traité, à la fois la « matière première » (le Sel

central), la « matière secondaire » (le Sel spermatique), et la matière figée (le Sel qui

demeure après destruction d’un corps), car il serait raisonnable de faire correspondre les

paracelsiens Mercure, Soufre et Sel principiels aux trois natures du Sel triple ;

respectivement, Sel central, Sel spermatique et Sel résiduel des corps. Par ailleurs, il

serait tout aussi juste selon nous de penser en plus les tria prima inclus dans chacun de

ces trois deniers Sels, ce qui leur permettrait d’être individuellement l’origine des

choses ; le principe dominant imprimera son caractère à la substances saline.

En ce qui concerne la pratique de la chimie, « nôtre Sel » est pour l’auteur « le

commencement de notre œuvre philosophique »47. Le pseudo-Cosmopolite nous avertit

néanmoins, ce Sel n’a pas l’apparence d’un sel au commencement, « toutefois c’est

véritablement un Sel ». L’objectif est de saisir le « Mercure des Métaux » qui possède la

vertu de teindre, et qui est « en forme de sperme cru et non encore mûr ». L’auteur

l’appelle « Hermaphrodite » puisqu’il contient le mâle et la femelle. Une fois « digéré »

jusqu’à une blancheur pure, il devient argent, et à la couleur rouge, il se fait or. Ce

Mercure des métaux est, on en aura confirmation dans une citation, un Sel. La difficulté

étant de fixer ce qui est fluide, et de fluidifier ce qui est fixe dans le Mercure métallique

pour arriver à une « fixe liquabilité », c’est-à-dire à la Teinture philosophique d’une

extrême subtilité. Cette merveilleuse substance est le « Sel du monde », et se trouve

d’une manière pratique dans les corps salins métalliques ; l’auteur s’appuie pour asseoir

ce sentiment sur le Char triomphal de l’antimoine de Basile Valentin48.

Le pseudo-Cosmopolite nous en dit plus sur ce Sel que nous devons prendre au

commencement de « notre œuvre » ; c’est un sujet terrestre, pesant, visqueux et impur.

Sa dissolution représente la première étape pour chasser du corps cru tous ses accidents.

Il doit être ensuite extrêmement sublimé puis une nouvelle fois dissout dans sa première

humeur pour permettre à l’esprit invisible, identifié au pur feu de l’or, et au corps qui le

tient prisonnier, le « Sel congelé », d’être indivisiblement unis. Cette matière bien

46 Sendivogius, op. cit. in n. 2, 321-322. 47 Sendivogius, ib., 252. 48 Voir Sendivogius, ib., 257-261.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 112

digérée sera à son tour acteur d’une troisième dissolution, la dissolution purificatrice des

corps vils. « Notre Pierre est Sel, et notre Sel est une terre, et cette terre est vierge »49.

La Pierre est à ce moment divisible en deux parties, une volatile contenant les

éléments eau et air, et fixe avec la terre et le feu. Seules l’eau et la terre sont visibles par

le chimiste. Elles sont l’enveloppe respectivement de la semence et du sperme, et

forment le même être. L’auteur note :

« Ce n'est pas sans raison que les Philosophes appellent nôtre Sel le lieu de la Sapience : car il est

tout plein de rares vertus & de merveilles divines : c'est de lui principalement que toutes les

couleurs du monde peuvent être tirées. Il est blanc, d’une blancheur de neige en son exterieur ;

mais il contient interieurement une rougeur comme celle du sang. Il est encore rempli d’une

saveur tres douce, d'une vie vivifiante & d'une teinture celeste, quoique toutes ces choses ne

soient pas dans les propriétés du Sel, parce que le Sel ne donne seulement qu'une acrimonie et

n'est que le lien de sa coagulation ; mais sa chaleur interieure est pure, un pur feu essentiel, la

lumiere de nature, & une huile tres belle & transparente, laquelle a une si grande douceur

qu’aucun sucre ni miel ne la peut égaler, lorsqu'il est entierement séparé & dépoüillé de toutes

ces autres propriétez. Quant à l'esprit invisible qui demeure dans nôtre Sel, il est, à cause de la

force de sa pénétration, semblable & égal au foudre, qui frappe fortement & auquel rien ne peut

résister. De toutes ces parties du Sel unies ensemble et fixées en un être résistant contre le feu, il

en resulte une teinture si puissante qu'elle pénètre tout corps en un clin d’œil, à la façon d'un

foudre très vehement, & qu’elle chasse incontinent tout ce qui est contraire à la vie »50.

Ces allusions à la foudre et à la vie ne sont pas sans rappeler le Sel nitre que

nous avons assimilé au Sel spermatique. Le Salpêtre paraît être effectivement le modèle,

du fait de son impressionnant pouvoir détonnant, sur lequel s’est fondée la réflexion sur

le Pierre : « Ce que les Philosophes nous ont déclaré lorsqu'ils ont écrit que leur sujet

étoit la force forte de toute force, & c’est, à vrai dire, le Sel de la terre qui se montre tel :

car où est-ce qu'on trouve jamais une force & une vertu plus épouvantables que dans le

Sel de la terre, savoir le nitre, qui est un foudre à l'impétuosité duquel rien ne peut

résister ? »51.

De plus le Sel n’a comme uniques propriétés propres reconnues par l’auteur que

la saveur et la coagulation ; les autres et plus remarquables lui venant de ce qu’il détient

en lui, un pur feu essentiel, c’est-à-dire l’Esprit du monde. Ainsi toute semence

métallique sera-t-elle salée de feu, tout métal imparfait sera salé de Sel, dirions-nous en

paraphrasant Vigenère. Pour le pseudo-Cosmopolite, il ne fait aucun doute, le Sel est

49 Sendivogius, ib., 315. 50 Sendivogius, ib., 276-277 (notée aussi 276). 51 Sendivogius, ib., 318. Pour Du Chesne (Traicté de la matière, op. cit, 61), son « Sel ou Soufre

philosophique » a également « un » foudre.

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bien l’objet de tous les désirs des chimistes œuvrant à l’élaboration de la Pierre

philosophale ; il est l’unique clé de l’Art. L’auteur écrit :

« Mais quand les métaux sont délivrés de toutes ces impuretez maudites & de leur heterogeneïté,

alors on y trouve la noble essence de l'Or, c’est-à-dire notre Sel béni, tant loüé par les

Philosophes, lesquels nous en parlent si souvent & nous l’ont recommandé en ces termes : Tirez

le Sel des métaux sans aucune corrosion ni violence, & ce Sel vous produira la Pierre blanche &

la rouge. Item, tout le secret consiste au Sel, duquel se fait notre parfait Elixir. Maintenant il

paraît assez combien il est difficile de trouver un moyen de faire & avoir ce Sel, puisque cette

science jusqu'à ce jour n'a point encore été entierement decouverte à tous […] »52.

Nous pouvons résumer l’Œuvre tout simplement : nous partons d’un Sel pour

aboutir à un Sel. Ce Sel est à la fois différent et le même. Dans un poème concluant le

Traité du Sel, il est d’ailleurs précisé que l’« On trouve en ce monde, / Qui est aussi

partout et en tout lieu ; / […] Car elle contient toute la Nature / En soi, purement et

sincèrement ; / […] La troupe des Sages l’a seulement connue / Et la nomme son Sel ».

En fait le Sel triple omniprésent n’affiche pas ses trois natures simultanément, il les

déroule une par une selon sa position dans l’univers.

Dans ce Traité du Sel, qui a certainement plus pour objectif de nous renseigner

sur l’identité de la Pierre philosophale saline que sur la génération des choses naturelles,

nous pouvons parler de salification de la doctrine de Sendivogius, où la semence

universelle est d’entrée de jeu définie en termes salins. Bien qu’une correspondance se

dessine entre les Sel armoniac/Sel nitre/Sel alkali, et les Sel central/Sel spermatique/Sel

« résiduel », le discours du pseudo-Cosmopolite semble davantage se construire sur

l’opposition (ou la complémentarité) Esprit/Sel.

Le Sel triple constitué de trois Sels, ou plutôt se présentant suivant trois aspects

distincts selon sa localisation dans le monde et sa fonction, a été tiré « des choses

invisibles » par la parole divine, contrairement au Traité du Soufre. Cela ne signifie pas

qu’il soit visible pour autant. Ce n’est qu’imperceptiblement, degré par degré, qu’il nous

apparaît. Le Sel triple qui détient la semence unique ou Esprit du monde, se décline

suivant trois degrés de fixité (« aérien », liquide et fixe), trois « âges » marquant

l’évolution de la matière première insaisissable, son trajet, de sa source à sa fin.

Identifié par l’auteur « au premier point de la Création », le Sel triple pourrait par

52 Sendivogius, ib., 278-279.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 114

ailleurs tout à fait suivre les conceptions kabbalistiques de Vigenère : en tant que Sel

unique, il est donc le point, l’origine des choses. Le deux ou la ligne appartiendrait au

Sel central (Sel armoniac), c’est la matière première à l’état initial, potentiellement riche

de tous les êtres de la création et prête à engendrer. Le Sel spermatique (Sel nitre) serait

marqué du trois ou du triangle. Il est convoqué pour rendre compte de la formation et

génération des substances des trois règnes de la nature. Il tient conformément au Soufre

principe qu’il désigne, le milieu entre le Sel central et le Sel « résiduel ». Celui-ci serait

le quatre ou le carré, c’est-à-dire la matière qui a pris son maximum d’extension, il y

révèle d’ailleurs sa fin aussi bien chez Vigenère que chez le pseudo-Cosmopolite ; une

fin qui par habile artifice peut devenir début. Sel armoniac, Sel nitre et Sel alkali suivent

constamment et logiquement cet ordre dans l’exposé de la formation des matières à

partir de la Matière qui se concrétise, qui se revêt d’un habit tout doucement plus

sensible et plus fixe. Pour le dire autrement, les matières se rapportant à la matière

première, les « tria prima sala » évoquent chacun un moment précis du Sel unique ; ce

Sel triple est chacun des trois à la fois, tous distincts mais non différents.

Le Sel est chez le pseudo-Cosmopolite, comme chez tous les auteurs que nous

avons étudiés (et même dans une certaine mesure chez Sendivogius), le visible qui

révèle l’invisible ; l’invisible étant la semence universelle ou l’Esprit du monde. Il

permet au philosophe chimique de toucher, par l’entendement d’abord, puis par les sens,

une intimité de la matière lui étant normalement interdite. Et réaliser la Pierre

philosophale, le Sel du monde, c’est justement aller à l’encontre d’une fatalité qui

frappe le commun des mortels. De la fonction du Sel, voir l’invisible, découlent deux

façons d’envisager cette substance. La première, qui est d’ailleurs la principale, fait du

Sel, le principe de la corporéité – c’est donc un des tria prima –, de laquelle se détache

la seconde, qui pose le Sel comme matière première. De ces deux manières d’envisager

le Sel, correspondra bien entendu un discours particulier le mettant en scène ; c’est ce

que nous verrons avec les écrits de Pierre-Jean Fabre.

5- Le Sel, l’abrégé du monde sans qui rien ne paraît

Fabre prend soin dans son discours de ne léser aucun des trois principes des

corps mixtes. Le rôle de chacun d’entre eux dans la doctrine chimique est précisément

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 115

décrit séparément des autres ; et le Sel est perçu comme principe de la corporéité des

choses naturelles. Conjointement à cela, ce dernier est appelé à être le pendant

corporifié de l’esprit général du monde plein des vertus célestes et élémentaires. Le Sel

est alors la matière première de tous les corps terrestres.

Pierre-Jean Fabre (c. 1588-1658) fut diplômé de médecine à la faculté de

Montpellier qui lui refusa durant un mois le titre de docteur pour ses prises de position

paracelsiennes ; les doctrines d’Hippocrate et de Galien constituaient alors l’essentiel de

l’enseignement dispensé dans cet établissement. Une fois établi comme médecin à

Castelnaudary, Fabre prescrit des remèdes inspirés de la nouvelle médecine dont il

vante les mérites en 1627 dans Insignes curationes variorum morborum. Peu de temps

après avoir soigné Louis XIII de passage dans sa ville en 1622, il devint médecin

ordinaire du roi. Fabre fut également reconnu comme spécialiste de la lutte contre la

peste, mais c’est principalement en tant que chimiste que notre homme eut une certaine

reconnaissance en Europe, et ce surtout grâce aux dédicaces de ses œuvres à

d’importants personnages de l’époque1 y compris en ce qui concerne les ouvrages qui

nous intéressent ici, l’Abrege des secrets chymiques de 1636 dédié au duc Gaston

d’Orléans frère du roi2, et le Manuscriptum ad Fridericum de 1653 publié en 1690, au

prince héritier de Norvège et duc de Schleswig-Holstein. Il tient aussi sa réputation

d’une transmutation d’un métal vil en argent le plus pur, supposée avoir été réalisée le

22 juillet 1627 par projection de la Pierre philosophale sous forme de poudre nommée

« fameux sel physique » ou « sel admirable ». Cette opération extraordinaire est contée

dans son Alchymista Christianus3 de 1632 qui établit les correspondances entre les

sacrements et les opérations chimiques. C’est à cette occasion que Fabre, comme

Vigenère avant lui, affirme que le Sel est le symbole du Christ, et que le Mercure des

Philosophes, que nous savons être la matière première de la Pierre, peut être considéré

comme représentant Dieu4.

1 Palladium Spagyricum (1624, 1632, 1638) à Louis XIII ; Alchymista Christianus (1632) au Pape

Urbain VIII ; Hercules Piochymicus (1634) à Richelieu ; Universalis Sapientiae seu Panchymici Ultimus … (1646, 1651) à François Vaultier.

2 L’impression de cet ouvrage aurait été demandée par Gaston, protecteur reconnu des alchimistes, lors de sa fuite à Bruxelles vers 1632-1634. Voir l’épître dédicatoire du livre, et l’article de Maillard, « Mécénat et alchimie à la fin de la Renaissance, de Louis de Gonzague-Nevers à Gaston d’Orléans », 493-494, op. cit.

3 Voir Pierre-Jean Fabre, L’Alchimiste Chrétien (Alchymista christianus), traduction anonyme inédite du XVIII e siècle avec le fac-similé de l’édition latine originale, introduction, édition, notes par Frank Greiner ; Paris-Milan : SEHA-ARCHE, 2001 (Textes et Travaux de Chrysopœia, 7).

4 Ces informations sont extraites de l’ouvrage de Bernard Joly, La rationalité de l’alchimie au XVIIe siècle, Vrin, Paris, 1992, qui édite, traduit et commente le texte latin du Manuscriptum ad Fridericum de Pierre-Jean Fabre.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 116

L’ Abrégé des secrets chymiques5 est, avec un bref traité sur la peste paru en

1629, le seul ouvrage de Fabre publié en langue française. L’auteur souhaite y consigner

tous les éléments du savoir chimique nécessaires à la compréhension du monde. La

chimie mérite selon lui le titre « d’unique philosophie naturelle » puisqu’elle démontre

« la base & le fondement », voire la racine de toute chose créée. Cette science, pour

Fabre, permet d’atteindre la connaissance du « centre » de tous les êtres, c’est-à-dire

l’esprit de vie que Dieu créa en premier « en intention & en pensée divine, & non en

temps »6, et « infusa parmy tous les elemens pour la production des choses naturelles,

leur nourriture & entretien, [se corporifiant] au centre de toutes choses, se faisant un

corps incorruptible, permanent & fixe, pour resister à toutes sortes d’alterations qu’il

faut qu’il pâtisse, pour la commodité des diverses generations qu’il doit esclorre de son

centre »7.

D’une manière plutôt surprenante, qui trouverait pour une part son explication

dans une analogie de consonances, Pierre-Jean Fabre propose, différemment de Du

Chesne, pour étymologie au nom alchimie, « artifice de Cham » ; Cham fils de Noé qui

aurait été selon l’auteur un des premiers à mettre « la main à la paste, & qui premier

charbonna ses mains pour en faire la preuve ; d’où l’on tient que cet artifice est appellé

Alchamie […] »8. Il est certain que Fabre a la volonté d’inscrire sa discipline dans une

tradition qui remonterait à Noé, donc bien avant le fameux Hermès Trismégiste, mais

Cham ne fît pourtant pas figure de charité envers son père, dont il s’est moqué de

l’ivresse ; mal lui en prît, Dieu le punit à une descendance d’esclaves. Ce serait sa

fonction d’artisan forgeron dans la tradition rabbinique qui aurait prévalu : Cham aurait

aidé à la construction de l’Arche.

L’ Abrégé des secrets chymiques s’ordonne en cinq livres, le premier sur les

principes et éléments, le suivant traitant de l’union de ces derniers, de l’esprit général du

monde et de la purification de la matière universelle ; quant aux autres, ils concernent

chacun un règne de la nature.

Fabre également évoque donc l’existence d’un esprit de vie ou semence radicale,

unique en essence et trois en dénomination, qui en raison de son sec radical est dit Sel,

de son feu naturel, Soufre, et de son humide aliment du feu, Mercure. Le Sel est

5 Pierre-Jean Fabre, L’Abregé des Secrets Chymiques. Où l’on void la nature des animaux vegetaux

& mineraux entierement découverte : avec les vertus et proprietez des principes qui composent & conservent leur estre ; & un Traitté de la Medecine generale, Paris, 1636, réédition Gutenberg Reprint, Paris, 1980.

6 Fabre, ib., 45. 7 Fabre, ib., 10. 8 Fabre, ib., 5.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 117

principe de corporification et sert de « ciment & liaison » des deux autres. Le chemin

qu’emprunte l’esprit de vie à partir du « premier mobile » nous est maintenant habituel,

mais sa configuration en fin de parcours est très révélatrice de la philosophie saline dans

laquelle nous évoluons. Il est « feu naturel » ou, ce que les philosophes chimiques

nomment selon l’auteur, « Soufre » ; invisible et principe d’action dans le monde, il est

lumière et ce qui engendre toute chose. On écoute Fabre :

« Pour bien & deuëment comprendre avec tres-facile intelligence, les puissances de ce souphre &

feu naturel sur toutes les choses inférieures, il faut noter, selon des Talmudistes & des Hebrieux,

que le premier mobile de vie & de ce feu naturel, l’infuse & le communique au firmament où il

commence par les diverses constellations & infinies estoilles que Dieu y a colloquées, à recevoir

& s’orner de diverses & infinies vertus & proprietez, chacune de ces Estoilles y mettant la

sienne ; ainsi orné & remply des vertus du firmament il descend dans la Sphere & globe de

Saturne, où il prend la vertu de Saturne ; & de là il descend dans la Sphere de Jupiter, où il reçoit

tout ce que Jupiter a : il descend apres de Planette en Planette, jusques au globe de la Lune, où il

reçoit la derniere & l’absoluë perfection celeste : de là il descend dedans l’air ; de l’air, dans

l’eau ; de l’eau, dans la terre ; au centre de laquelle il acquiert la derniere perfection elementaire,

où par sa propre vertu Architectrice de toutes formes & figures, il prend corps de sel ; que

quelques uns des Philosophes Chimiques ont appellé Daemogorgon, comme esprit & demon de

la terre ; qui de son centre jette tant de rayons de sa puissance, qu’il la penetre toute jusques à sa

superficie ; voire encore tout le globe de l’eau & de l’air, pour produire & engendrer en tous ces

Elemens, une infinité de mixtes individus de toute sorte d’espece : Et ainsi apres avoir descendu

du premier mobile jusques au centre de la terre, il monte du centre de la terre jusques au Ciel ; &

penetre, & en penetrant anime tout l’Univers, & le remplit de sa puissance ; vivifiant,

engendrant, produisant, nourrissant, & conservant toutes choses ; car il ne se peut trouver aucune

chose naturelle, quelle qu’elle soit, qui ne souhaitte pour son entretien, nourriture &

conservation, ce feu & ce souphre celeste ; comme ayant en soy tout ce que chaque individu peut

souhaitter pour sa production, nourriture & conservation : Car comme vous avez veu tout ce qui

est dans le Ciel, dans les Estoilles, Constellations & Planettes, & dans tout le reste des autres

Elemens, est en abregé & en quintessence dans ce feu naturel, & ce souphre vital, lequel […]

estant inseparable de son humide radical, ou son mercure & de son sel […] »9.

Le Sel au centre de la Terre est l’aboutissement de la première partie du trajet du

« feu et soufre céleste » correspondant à sa descente vers notre monde élémentaire où il

prend corps ; un corps qui contient toutes les forces génératrices et nourrissantes de

l’univers qui éclateront dans la seconde partie où le Sel sera cette fois le point de départ,

l’origine de la puissance du « feu naturel et soufre vital » irradiant dans sa remontée le

monde dans son entier afin de l’animer et le conserver. Sous l’appellation de

9 Fabre, ib., 20-22.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 118

Démogorgon10, ce personnage mythique déjà rencontré chez Nuysement, le Sel – car

corporification de l’esprit de vie de triple nature, chargé de l’absolue perfection céleste

et de la toute perfection élémentaire – est la somme des quintessences, de leur partie la

plus pure, des objets du ciel, et est par conséquent contenue en lui la quintessence des

quintessences prête à jaillir et pénétrer dans le cosmos. Ce Démogorgon salin peut être à

juste titre pensé comme l’abrégé de l’univers.

L’esprit universel, qui détient en son sein, comme pour Nuysement d’ailleurs,

« toutes les formes virtuellement & en puissance sous une forme generale, qui n’est

point repugnante à toutes les autres particulieres, que virtuellement elle contient »11,

présente un Soufre qui a pour « aliment » le Mercure ; de l’action de ces deux, au

moyen de laquelle il deviennent visibles et sensibles, procède le Sel, « principe de

corporification ». Ces principes sont dits par Fabre « connaturels », et sont inséparables

les uns des autres ; l’un contient en soi forcément les deux autres. Les trois principes

forment la semence radicale universelle qui demeure quoi qu’il arrive en un Sel : « […]

mesme le feu devorant & destructif, bruslant & calcinant quel mixte que ce soit, dans

ses cendres est conservé un sel incorruptible, qui contient en soy son humide & son feu

naturel ; au moyen duquel le mixte avoit son estre & sa durée ; & au moyen duquel il

peut encore renaistre le mesme en espece, selon nostre opinion & de tous les

Philosophes Chimiques »12. Il s’agit là bien sûr d’une allusion à la palingénésie. Par

ailleurs, il ne faut pas penser, nous met en garde l’auteur, pouvoir tirer d’aucun corps

composé l’esprit général du monde, cette divine matière qui enferme « dans son

ventre » les quatre éléments et les trois « principes chymiques », le Sel qui lui donne

corps visible et palpable, le Soufre la chaleur naturelle, et le Mercure l’humidité. Il se

trouve en effet à notre échelle spécifié, individué et passe pour impropre à la médecine

générale. Il est nécessaire de le cueillir à sa descente du Ciel, quand il ne fait

qu’« effleurer » les mixtes. On ne sait s’il est question de la cueillette de la rosée,

comme chez Sendivogius.

On peut donc donner, écrit Fabre, à l’esprit général du monde, âme, esprit et

corps, à savoir le feu vital, l’humide radical et le Sel central ; le tout n’est autre chose

que la nature elle-même. La vie est la force et vertu de cet esprit, voire l’esprit en

personne. Inscrits comme pendants aux trois principes de vie, existent néanmoins depuis

10 Pour Sylvain Matton, dans « La figure de Démogorgon dans la littérature alchimique », op. cit.,

329-332, Fabre a représenté un relais important pour la diffusion dans les milieux alchimiques du mythe de Démogorgon. En outre, dans la note n° 213 de ce même article, l’auteur, au sujet du caractère trinitaire du sel, cite Fabre dans son Opera reliqua… (1656, p. 215) : « Sal trinitatem sacram repraesentat ».

11 Fabre, op. cit. in n. 5, 27. 12 Fabre, ib., 28.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 119

le péché originel, suivant la thèse de l’auteur, trois principes de mort13, le Soufre contre-

nature, l’humide étranger et le sel corrosif, qui se trouvent en tout mixte et y créent la

discorde. Le remède en est la médecine universelle qui est en fait l’esprit général du

monde « cuit & digéré à parfaite fixation », vrai aliment et quintessence de toute chose.

Les principes de vie sont pour Fabre indestructibles et incorruptibles, ils

demeurent constants jusque dans la destruction du mixte qu’ils forment. Ils se mêlent

différemment, et se « déguisent » en prenant divers « vêtements ». Par exemple, l’auteur

explique que le Sel que nous tirons de la résolution d’un corps contient bien

évidemment insinué en lui et « radicalement » à côté du Soufre, son humide radical ou

Mercure principiel ; Mercure qu’il est possible de rendre apparent, « le monstrer

surabondant à ces deux autres principes » et faire paraître sous forme de liqueur. Pour ce

faire il convient de mettre le Sel dans une cornue bien lutée et de le soumettre à la force

du feu pour en tirer son esprit volatil accompagné d’un « humide éthéré & vital » ; c’est

le Mercure principe de toute chose, qui présente très certainement encore un caractère

salin assez marqué ; à raison du contraire il serait invisible et impalpable. En effet, le

Sel est ce qui fait subsister toute chose ; quand il manque, tout manque. Ne dit-il pas

que « le sel […] corporifie & fait visibles & palpables les substances reelles du monde,

autrement sans luy elles seroient toujours spirituelles, & dans l’estre imperceptible &

invincible des substances »14. L’auteur ne va tout de même pas jusqu’à proposer en lieu

et place des tria prima des noms de corps salins comme nous avons pu le voir dans nos

études précédentes, car lorsqu’il parlera des Soufre et Mercure principiels, ce sera

toujours aux principes insensibles qu’il renverra.

Le Sel dont il est question n’est bien entendu pas notre sel commun, ni le marin,

ni même le salpêtre, tient à souligner Fabre. Il est le début et la fin de tout corps

composé. Suivant l’axiome bien reçu de tous les philosophes chimiques, tant anciens

que modernes, ici rappelé par l’auteur : « Quæ sunt prima in compositione, sunt ultima

in resolutione : & quæ sunt ultima in resolutione, sunt prima in compositione »15, les

chimistes par leur travail d’anatomisation des mixtes naturels en leurs principes, ont

établit que la première et dernière matière de tout corps est un « Sel central & radical ».

D’ailleurs poursuit Fabre, les semences avec lesquelles la Nature commence ses

productions « ne sont que sel congelé », et la preuve est aisée à produire. En faisant

bouillir des semences dans de l’eau, on rend celles-ci stériles puisque toute la vertu

séminale qui consiste en un Sel se trouve dissoute dans le liquide, dont on peut se servir

13 Voir Fabre, ib., 92-108. 14 Fabre, ib., 205.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 120

pour arroser des plantes, les rendre plus fécondes, et qui peut même « centupler » la

force d’autres semences qui y auraient été trempées une fois la liqueur froide. Il en est

clairement ainsi puisque le Sel central et radical est le noyau visible qui fait le début de

toutes les productions naturelles, enfermant en son sein les deux autres principes, le

Soufre ou feu de nature nullement corrosif, vivifié par le second, le Mercure, ou humide

radical premier aliment en toute corps. Fabre donne une importance au Sel aussi forte

que les auteurs étudiés dans ce travail jusqu’à présent, mais au lieu de disserter sur le

seul couple Sel/Esprit, il joue dans son discours avec tous les trois principes de la

théorie chimique. Il est possible de proposer une explication à cela. Fabre relève que

fort peu d’auteurs ont parlé du Sel radical. Ce n’est pas parce qu’ils en sous-estimaient

la valeur, bien au contraire, mais parce qu’ils ne souhaitaient pas permettre à n’importe

qui l’entrée à la divine science :

« […] Ils estimoient qu’en la manifestation de ce principe toute la nature estoit descouverte, &

qu’en declarant son essence l’on mettroit à nud toute la nature. Voila pourquoy ce trois fois

Grand Hermes a dit : In Sole & Sale naturæ sunt omnia ; tellement qu’ils cachoient tant qu’ils

pouvoient ce principe de toutes choses ; & lors qu’ils estoient contraints d’en dire quelque chose

c’estoit superficiellement, en ne faisant qu’effleurer leurs fleurs de cette cognoissance, pour

tesmoigner qu’ils en auraient l’intelligence […] : Car à la verité l’anatomie du Sel est si haute &

si relevée, que quiconque la sçait deuëment faire, & unir toutes ses parties integrantes qui le

composent, il verra en verité que c’est le siege fondamental de toute la nature en general & en

particulier, que c’est le poinct & le centre où toutes les vertus & proprietez celestes &

elementaires aboutissent & se terminent, & que de là l’on peut former & constituer sa vraye

definition en cette forme. Le sel central de toutes choses est leur principe radical & seminal, qui

enferme en soy le feu naturel ou souphre vital, l’humide radical ou mercure de vie avec toutes les

vertus Celestes & Elementaires ; & est par ainsi l’abregé de toute la nature pour constituer un

petit monde dans chaque individu, où il est enfermé comme principe de corporification, & qui est

le nœud & le lien des autres deux principes souphre & mercure, & leur donne corps, & par ainsi

les fait paroistre visiblement aux yeux de chacun »16.

Pour ainsi dire, l’« abrégé » du titre de l’ouvrage, c’est le Sel. Il est à lui seul le

microcosme sur lequel se bâtit la nature tout entière ainsi que chaque être de celle-ci

individuellement. Il offre corps aux vertus célestes et élémentaires. Le connaître permet

d’accéder à la connaissance de la substance des substances, de la matière unique qui est

à la base de tous les êtres. Il est clair par conséquent que posséder ce Sel, c’est, aux

dires de l’auteur, posséder un « thresor plus grand qu’on ne pense, & preferable aux

15 Fabre, ib., 38. 16 Fabre, ib., 33-34.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 121

choses plus precieuses qu’on doit tirer d’une chose generale »17. Le « Sel principe de

vie » est pour lui la « base & le fondement de cette vie ». Il est pour Fabre le lien ou le

nœud du feu naturel sulfureux et de l’humide radical mercuriel en l’esprit universel. On

lit :

« L’on appelle ce nœud corps, & en termes Chymiques sel ; parce que le sel est le principe de

corporification, car en l’union du feu naturel avec l’humide radical, le feu agissant sur cét

humide, produit le sel, ou le fait plustost paroistre ; car il y est radicalement implanté, mais

invisible dans le chaos de l’eau, & souz les membres de l’humide ; avant son apparence tout est

invisible, fuit la pointe de nos sens corporels : Et voila pourquoy l’esprit general du monde tend

naturellement à corporification, afin de faire paroistre à nos sens toutes les merveilles qu’il

enferme en soy spirituellement & invisiblement son feu qu’il contient & son humide, sont

tellement spirituels, que hors le corps du sel qui le fait paroistre, ils sont entierement

imperceptibles »18.

L’auteur fait en outre du Sel, fort de son contenu, un préservatif à la corruption

des individus où il se trouve en abondance afin qu’ils ne soient réduits en leur premier

chaos.

Le Sel, en tant que point où convergent toutes les influxions supérieures et

divines peut être considéré comme ce qu’il y a de plus excellent, la concrétisation des

plans de Dieu dans le monde sublunaire. Nuysement n’en avait pas dit moins, mais pour

la terre qui passait à ses yeux pour être l’élément le plus important de l’univers. Ces

deux philosophes de la nature se retrouvent quand Fabre affirme que du Sel de l’esprit

de vie fut fait la terre élémentaire ; le ciel ou feu le fut du Soufre, l’air et l’eau du

Mercure19. Les éléments ne sont pour Fabre que des matrices, des lieux de productions

et générations, où gît l’esprit général ; ils ne forment rien. Ils sont donc à considérer

dans un sens strictement paracelsien, et d’une certaine manière aussi aristotélicien.

L’auteur écrit d’ailleurs que les quatre éléments peuvent être envisagés comme les trois

principes divisés en quatre ; « […] ainsi un fit trois, & trois firent quatre, où gist toute la

perfection qu’on pourroit souhaitter, car 1. 2. 3. 4. font 10. Où tout finit & se

termine »20. C’est là le contraire du compte à rebours que Sendivogius nous avez

annoncé.

Ainsi, tous les êtres sont pourvus d’un Sel « qui est la racine & la partie

materielle de [l’] esprit de vie ». Le sel se trouve dans le Ciel et dans l’air, mais « plus

17 Fabre, ib., 41. 18 Fabre, ib., 129-130. 19 Notons au passage qu’ici aussi, à l’instar de Du Chesne, le Mercure est associé à l’air et à l’eau, et

non à un seul comme les Sel et Soufre. 20 Fabre, op. cit. in n. 5, 47.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 122

materiellement » dans l’eau et la terre, et ce non d’une manière accidentelle, insiste

Fabre, mais « comme partie vrayement substantielle de leur estre ». Qu’en est-il

justement de ces deux éléments ? L’élément eau, affirme l’auteur, après avoir porté et

communiqué l’esprit de vie qu’elle contient dans quelques parties du grand monde, se

retire comme inutile, « remplie de sel excrémenteux », rejetés par les pores de toutes

sortes de mixtes qui les déposent dans leur élément de productions ou de demeure,

expliquant la grande diversité de sels dans la terre et dans l’eau qui peuvent multiplier

ceux que la Nature produit. Fabre note que l’on voit par expérience que les urines

pleines de sel excrémenteux des animaux multiplient le salpêtre naturel qui se trouve

dans la terre ; le cas est flagrant dans les écuries et étables où cette substance est

particulièrement abondante. La même chose arrive dans les cimetières protégés de la

pluie où les corps humains ensevelis venant à se dissoudre en leur dernière matière,

mettent à disposition une quantité de sel, qui se joint à celui naturel en ce lieu, qui croît

alors et préserve l’endroit des pourritures d’aucun mixte.

Nous pouvons nous demander si le sel commun ne serait pas d’une nature très

proche de celle du Sel principe. L’auteur nous propose l’explication de sa forte présence

dans la terre et dans l’eau de mer. Tous les individus depuis la Création du monde qui

pourrissent et se détruisent dans ces deux éléments se dissolvent en leur première

matière, et en leur Sel radical. Le Soleil, par son rayonnement continuel, a révélé « le sel

caché au ventre de la Nature » ; par sa violence, « ne pouvans brusler & calciner le sel,

d’autant qu’il est inalterable par le feu, & incorruptible en soy-mesme, calcine, brusle,

destruit & consume tout le reste, qui n’est de la nature du sel, & partant il est facile que

le sel qui estoit invisiblement infus & meslangé par toutes les parties elementaires de

l’eau, paroist & se manifeste, lors que les parties qui le tenoient caché sont destruites &

consumées »21. C’est l’eau de la mer qui en est la plus pourvue, d’autant qu’elle est la

source de toutes les eaux à qui elle doit communiquer la « vertu nutritive » « par le

moyen de cét esprit de vie ; dont la partie radicale & essentielle est sel ». Il est vrai,

poursuit Fabre, que certaines fontaines et rivières ne sont « en apparence » pas salées.

L’eau de mer qui les forme pourtant, en évoluant dans les pores de la terre se voit petit à

petit dépouillée de son sel naturel par le nombre presque infini de mixtes souterrains qui

s’en empare pour s’alimenter, laissant le liquide démuni avec le strict nécessaire de sel

pour la conservation de son être. Aussi ces eaux offrent-elles une douceur qui

s’approche de celle de l’eau simple et élémentaire. Mais, insiste l’auteur, aucun

phlegme n’est totalement privé de Sel, « car rien du monde ne peut estre exempt de ce

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 123

principe, ny des autres deux qui sont conjoints avec luy, & moins des elements qui sont

aussi conjoints avec ces trois principes […] »22.

La terre, qui est le plus bas des éléments et le centre du monde, a donc la partie

la plus « crasse & pesante » de l’esprit de vie ; partie nommée selon Hermès « Epaisseur

des Elements ». Fabre écrit :

« D’autant que la vertu seminale, productrice & germinatrice, qui est en tous les elements,

s’espaissit & s’incrasse dans la terre, & prend corps de sel, lequel si vous l’anatomisez, vous

trouverez que c’est la vraye graisse de tous les elements : vous y trouverez le feu de vie, où le

ciel espaissy, l’air, l’eau & la terre, incrassez & enfermez dans ledit corps du sel, qui seul merite

de porter le nom de graisse du monde & d’espaisseur des elements : Car il est vray que le sel

n’est autre chose que les autres elements incrassez & espaissis en corps de sel : Et la terre que

nous voyons, & sur laquelle nous marchons, si nous la considerons privée de son sel radical

qu’elle a avec soy, elle n’est que la partie excrementeuse de son sel qui a avec soy tous les

excrements des autres elements. Purifiez le sel tant que vous voudrez par calcination, solution,

filtration & evaporation, vous y trouverez de la vraye terre semblable à celle que nous voyons :

& cette terre ainsi separée du sel, si elle est exposée au serain & au Soleil par plusieurs jours elle

vient petit à petit à se remplir du mesme sel, duquel elle a esté tirée, & devient fertile & capable

de produire & esclorre les semences qu’on y jettera & semera ; ce que toutefois elle ne feroit au

commencement, lors qu’elle vient fraischement à estre separée de son sel ; car pour lors elle est

tres-infertile & incapable de donner nourriture à la moindre semence naturelle : ce qui est une

experience tres-asseurée que la fertilité de la terre despend du sel qu’elle a en soy, puis que

privée d’iceluy elle devient sterile & infertile »23.

Fabre n’invoque pas le principe sulfureux pour expliquer la vertu séminale,

productive, germinative, nutritive, etc. qui est en acte dans le sol de la terre. Le Soufre

est pourtant le feu nature principe de vie par excellence. Le Sel seul – entendre, l’esprit

universel corporifié riche de son Soufre et de son Mercure – suffit à justifier de la

fertilité des sols, tout comme dans le discours de Palissy quatre-vingts ans plus tôt.

L’auteur le gratifie même du nom de graisse, généralement dévolu dans la littérature

chimique au Soufre ou au Sel nitre ; il est bien sûr possible d’y voir par l’emploi de ce

mot une allusion discrète à ce principe, mais il aurait été tout aussi facile de le nommer

directement. Le Sel représente la somme des puissances des quatre éléments et des trois

principes corporifiés en lui, ce qui les perfectionne, et se trouve être l’unique aspect de

l’esprit général du monde qui soit si intimement lié à la terre élémentaire ; chacune de

ces deux caractéristiques suffit à comprendre la convocation de ce seul principe pour

21 Fabre, ib., 73. 22 Fabre, ib., 76. 23 Fabre, ib., 82-84.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 124

rendre compte de la production des champs. Certes la terre sans lui reste improductive,

mais il n’en reste pas moins vrai que l’on peut paradoxalement rendre infertile un lieu

en y répandant du sel. Cela suit le fait que ce dernier attirant à lui par sa vertu attractive

tout le Sel doué de force germinative de la terre, ne peut être employé qu’à la

« production & nourriture d’autre chose que soy-mesme ». Lorsque le Sel est dissout, il

se change en la chose qui le surmonte, et :

« & se fait son propre & dernier aliment, & par ainsi la produit ; car la nourriture est une

continuelle production, puis que nous sommes faits de la mesme chose que nous sommes

nourris, & nous sommes nourris d’un sel doux qui se trouve en la derniere resolution de tous les

aliments que nous prenons : Et la semence de laquelle immediatemet nous sommes faits n’est

qu’un sel doux de la resolution du dernier aliment, qui est la quintessence & entelechie de toutes

les parties qui nous composent : Voila pourquoy la semence est l’abregé de toute la force,

proprieté & vertu des corps où elle se trouve, & qu’elle a pouvoir de produire un semblable &

plusieurs corps par la vertu multiplicative, naturellement en elle implantée : Car la semence

estant homogene & semblable en toutes ses parties, & égalle par tout en ses forces & vertus,

quand elle vient à se diviser, chaque atome & parcelle a la vertu de produire un corps semblable

à celuy duquel elle a esté tirée ; […] car tout autant de parcelles ausquelles la semence sera

actuellement divisée, seront autant d’individus parfaits qui se mettront en lumiere hors l’abysme

incomprehensible de cette vertu seminale, qui tousjours a le corps du sel pour asile volatil ou

fixe, selon le jargon Chymique. Le fixe nous rend manifeste à tous les sens corporels ; dans les

autres il est tellement spirituel qu’il est entierement invisible, sauf à l’eau, où il est sensible par le

goust »24.

Ce passage évoque l’existence d’un Sel volatil, terme qui appartiendrait au

« jargon chymique ». Dans un chapitre traitant de la séparation des impuretés de l’esprit

de vie et de la médecine universelle (livre II, § 6), cette substance fait de nouveau son

apparition sous la plume de Fabre. Un Sel volatil a de quoi intriguer ; sous forme

aérienne ce Sel devrait plutôt exhiber un caractère mercuriel, à moins de penser le

Mercure comme un être liquide, mais il n’en reste pas moins que ce dernier forme

l’élément air. Est-ce le phénomène de sublimation, passage de l’état solide à l’état

gazeux sans intermédiaire liquide, d’un corps tel que le sel nitre, qui a arrêté l’auteur ?

Le problème est d’importance, car là aussi, à la suite de Du Chesne, une partie du

territoire du Mercure se voit revendiquée par le Sel, qui a en plus de l’air beaucoup

d’affinité avec l’eau élémentaire, et peut-être même par son piquant avec le feu. Certes

le Sel central a hérité de la vertu entre autres des quatre éléments, mais pour un principe

de corporification, être volatil n’est pas tout à fait naturel. La circulation de l’esprit

24 Fabre, ib., 86-87.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 125

général du monde des cieux vers la terre, et de la terre vers les cieux permet peut-être de

songer à un état transitoire volatil du Sel ; ce que confirmerait un passage du

Manuscriptum ad Fridericum de Fabre : « Cette Pure Substance de la Nature [se

répand] dans le Centre de la Terre. Là, elle se cuit, elle prend corps sous forme de Sel,

qui devient volatil, elle se sublime par les pores de la terre et nourrit tous les êtres

naturels, les végétaux tout autant que les minéraux : il s’ensuit qu’on la retrouve

partout »25 ; cette pure substance de la nature est, on le devine facilement, l’esprit

général du monde.

Qu’en est-il chez l’auteur des substances salines concrètes ? Les vitriols d’abord.

Les vitriols ne sont qu’un sel minéral empreint des esprits métalliques. Comme il est le

propre du Sel de se congeler et de se fixer, « car le principe de corporification en toutes

choses, qui est le sel central & radical de toutes choses, est icy dominant & en son haut

degré, mais non pas en sa splendeur & estre ; il y a d’autres sujets dans la Nature où il

est beaucoup plus gradué & en plus grand lustre, comme dans l’or. Mais icy dans le sel

il est à un grade plus apparent & visible qu’en tout autre sujet ; dans le Vitriol aussi qui

est une espèce de sel, cette vertu coagulative & fixante est tres-apparente & visible »26.

Par ailleurs, le Sel qui est, commente Fabre, plus « abondant & copieux » dans la terre

que dans tout autre élément, se « convertit » en vitriol par le moyen de quelques esprits

de fer, de cuivre ou d’argent. Néanmoins l’art peut imiter la nature, tient-il à préciser, en

dissolvant ces métaux par des esprits de sel lesquels se réduisent et prennent corps en

sel par la vertu coagulatrice métallique ; ainsi se font les vitriols. Ces substances

dernières que l’on trouve dans les mines sont en réalité encore prises dans un processus

de congélation, qui mené à son terme, formeraient et figeraient les métaux

correspondant aux vitriols, et leur Sel ne pourrait plus alors être communiqué à une

simple eau élémentaire. Selon Fabre, le vitriol vert vient du fer, le blanc du cuivre (s’il

s’agit bien d’un sulfate, ce devrait plutôt être du zinc), et le bleu « fort haut & céleste »

de l’argent (cette fois-ci c’est du cuivre à coup sûr). L’auteur expose que par de

fréquentes calcinations suivies de dissolution dans l’eau douce, le vitriol perd ses esprits

acides et devient un sel rouge (certainement un oxyde de fer). A ce stade il n’est, dit-il,

qu’un Sel métallique très éloigné de la nature des métaux, mais par l’ajout de fer, il

reprend ce qui lui manque pour devenir métal, comme il fut avant d’être vitriol. Cela

étant dit, Fabre s’oppose à une doctrine assez répandue chez les philosophes chimiques

faisant du vitriol le principe et l’origine des métaux et le sujet de la Pierre

25 Pierre-Jean Fabre, Manuscriptum ad Fridericum, 1653 ; dans Bernard Joly, op. cit. in n. 4, 195. 26 Fabre, op. cit. in n. 5, 258.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 126

philosophale27, car la semence métallique ne peut être produite par artifice, alors que le

vitriol l’est ; à moins, précise-t-il, que sous le nom de vitriol, on entende une autre

matière.

Quant au sel nitre, il est pour Fabre un salpêtre purifié de son sel commun avec

lequel il se trouve souvent accompagné. Il reconnaît en outre que certains ont identifié

le Sel de la matière de l’esprit général du monde, qui est donc le Sel de la Pierre des

Philosophes, au salpêtre, sans toutefois souscrire à cette opinion. Il admet par contre que

par la coction du salpêtre, le Sel qui y réside s’épaissit, se rend abondant tout en

acidifiant la substance de l’humide aqueux ; un acide peut donc être séparé de ce corps

qui serait une liqueur fortement salée.

Nous savons déjà comment se forme le sel commun. Comme nous l’a expliqué

Fabre, tous les mixtes venant à se corrompre dans la terre et en sa surface, se résolvent

en leurs principes, et le Sel est celui qui se trouve en la dernière résolution qu’emporte

l’eau élémentaire jusque dans les concavités de la terre. Fabre nous apporte les

précisions suivantes :

« En quel lieu que le sel se fasse & se congele, il est toujours fait & composé de l’esprit general

du monde, qui ayant avec soy les quatre elements, le chaud agissant sur l’humide, le cuit & le

digere en terre, en laquelle le sel paroist & predomine incontinent ; mesmes avant qu’en la

coction du mercure du monde signe de l’esprit general, le sec predomine sur l’humide ; l’humide

se rend salé & plein de sel, lequel tousjours tend à coagulation & fixation, & enfin boit tout son

humide, & se fait sel ; ainsi l’humide elementaire cuit, se congele & coagule en sel, qui a

tousjours les plus grandes vertus & proprietez ; car l’esprit & semence celeste est enfermée &

enclose dans cette coagulation, & la pure semence de l’air pareillement y est enfermée, & en ces

deux gist l’action & vertu des choses ; car ces elements sont les plus actifs de tous, & sont

appellez masles elements, & les autres femelles, à raison qu’ils se laissent gouverner aux autres :

Ainsi le sel est la graisse & le selpestre de tous les autres elements, & la vertu d’iceux &

l’entelechie est en iceluy, & qui sçait avoir liquide & doux son interieur, possede un grand secret,

& un grand aliment pour servir la Nature affoiblie : son acide, à force de circulation, vient doux

& dulcifie sa substance acre & mordicante, & la dissoult & tient liquide comme syrop, avec

lequel vous pouvez faire un or potable d’importance […] »28.

La fin du texte évoque peut-être l’opération d’un acide sur une substance

alkaline conduisant à la formation d’un corps salin qui a perdu l’acide et l’âcreté des

27 On peut citer le mystérieux Basile Valentin, auteur du célèbre ouvrage Les douze clefs de la

philosophie, traduction (suivant les précisions de B. Joly, op. cit. in n. 4, 21) d’un texte allemand de 1599 rédigé sans doute par son éditeur Johann Thoelde ; voir Claus Priesner, « Johann Thoelde und die Schriften des Basileus Valentinus », Die Alchemie in der europäischen Kultur und Wissenschaftsgeschichte, Wolfenbüttel, 1986, 107-118. Voir également l’article « Vitriol » du Dictionnaire Mytho-hermétique de Dom Pernety (Paris, 1763, éd. Fac-similé, Milan, 1980).

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 127

deux réactifs. Fabre termine son chapitre sur le sel commun – dont nous soupçonnons

être le corps salin le plus approchant du Sel central – par ces mots qui nous rappellent la

conception cryptifère du sel de Vigenère : « […] Ses vertus apparentes tesmoignent bien

que celles qui cachées dans son interieur sont bien plus grandes & magnifiques »29.

Relevons simplement pour terminer que l’on peut suivant l’auteur dissoudre dans du

vinaigre distillé du corail pour « en faire du sel ». Faire du sel ! L’expression est un peu

déroutante.

Intéressons-nous maintenant à l’application pratique des connaissances

dispensées dans l’Abrégé de Fabre, passons du bureau au laboratoire avec le

Manuscriptum ad Fridericum qui se veut un ouvrage enseignant clairement les

opérations menant à la Pierre des Philosophes « qui transmue tous les métaux imparfaits

en or véritable, et qui porte à leur achèvement toutes les choses qui souffre un

défaut »30, ainsi qu’à celles permettant l’obtention du fabuleux alkahest, ce dissolvant

universel. La Pierre des Philosophes existe bien, il n’y a pas lieu d’en douter ; pour s’en

convaincre, nous encourage l’auteur, il nous suffit de lire Hermès Trismégiste, Geber,

Raymond Lulle et beaucoup d’autres auteurs encore, dont l’autorité est incontestable.

Cette Pierre est la matière première de toute chose. Première, parce qu’elle ne peut être

réduite en une autre matière, elle n’est pas un mixte. Le travail du philosophe chimique

consistera à l’isoler des objets matériels sous la forme concrète d’un sel pour opérer les

transmutations. Elle est la semence métallique invisible à partir de laquelle croissent les

métaux, qui tout comme les semences animale et végétale, provient des éléments et du

ciel, et s’est corporifiée dans la terre en Sel. Il convient de la volatiliser jusqu’à devenir

esprit qui doit se joindre de nouveau à son corps ; ce qui explique son caractère à la fois

fixe et volatil, Soufre et Mercure comme nous le verrons, le tout salifié. La Pierre est

bien sûr le Sel ; Fabre en vient tout logiquement à cette conclusion après avoir passé en

revue ses propriétés et caractéristiques qui sont identiques à celles de l’Esprit général du

monde corporifié au centre de la Terre exposées dans son Abrégé. On lit :

« Si la pierre est la quintessence du Ciel et de tous les éléments, elle ne peut avoir d’autre corps,

ni ne revêtir un autre vêtement que le corps et le vêtement du sel. En effet, cependant qu’il se

cuit dans le centre de la terre, cet esprit ne peut, par cette cuisson, endosser un autre vêtement

que le sel. Car dans ce sel, nous apercevons tous les éléments. Nous apercevons le feu du fait de

sa chaleur et de l’éclat qu’il manifeste ; nous apercevons l’air du fait de sa porosité et de sa

blancheur ; nous apercevons l’eau du fait de sa diaphanéité et de son humidité ; nous apercevons

28 Fabre, ib., 271-272. 29 Fabre, ib., 273. 30 Fabre, Manuscriptum ad Fridericum, (1656) ; dans B. Joly, op. cit. in n. 4, 135.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 128

la terre du fait de sa corporéité et de sa masse compacte ; nous apercevons le ciel du fait des

caractéristiques et propriétés remarquables du Soleil, de la Lune et de toutes les étoiles, de sorte

que toutes les causes qui produisent le sel lui-même sont enfermées et aperçues en lui. Que

souhaiter de plus en un sujet aussi exceptionnel, qu’on appelle Pierre des Philosophes, bien que

ce ne soit pas une pierre et qu’il n’ait pas la nature d’une pierre ? On l’appelle pourtant Pierre,

[bien qu’]il fond et se liquéfie dans l’eau, ce que ne font pas les pierres. […] L’énorme chaleur

que l’on trouve en effet dans une telle matière produit le corps du sel, ce qui est requis par la

nature elle-même. Car puisque la nature doit tout façonner et engendrer d’elle-même à partir de

son propre corps et de son propre esprit, cela ne peut se faire par un autre corps que le sel, ce

dernier possédant naturellement l’aptitude à tout produire et engendrer. Les autres corps ne

peuvent accomplir cela sans avoir été réduits en cette matière qui est la première de toutes »31.

C’est donc au Sel principe que doit arriver le chimiste en quête de la Pierre des

Philosophes, c’est-à-dire à la matière première corporifiée brute, indifférente à tout

devenir. Le Sel est cette matière indéterminée contenant la forme de toutes les choses

naturelles par la présence indissociable en lui des Soufre et Mercure ; il est la terre

vierge de Nuysement qui sera informée par l’Esprit universel, ou le Sel de Du Chesne

dont la composition est comme la règle de Lesbos et s’adapte à ce qu’il doit former.

C’est certainement dans ce sens que doit s’entendre le sentiment suivant de Fabre :

« Materiae primae nomine Salem voluit indicare Aristoteles »32. Le Sel s’offre à la

forme comme matière plastique unique.

En tant que « un » primitif, origine des êtres, le Sel peut même passer pour plus

important que l’esprit général du monde, puisqu’il en est l’accomplissement après sa

descente au centre du globe terrestre. La corporification en Sel marque la perfection de

la complétude de l’esprit. Le Sel représente alors la somme des plus pures parties de

l’univers, il en est la concentration de ses forces et vertus prêtes à l’inonder. Aussi, le

Sel n’est pas seulement l’expression concrète et expérimentale de la Pierre, il est la

matière première, la semence de toute réalité matérielle, il a en son corps les perfections

célestes et élémentaires, et est disposé à en user, et est donc à même de tout produire.

C’est sur cette puissance rendue sensible que Fabre à l’ambition de mettre la main et de

poser le regard.

La qualité saline de la Pierre des Philosophes est plus ou moins explicite suivant

les noms rapportés par Fabre, desquels les alchimistes l’ont baptisée. Certaines

dénominations lui viennent du fait qu’elle détient en son sein un contenu très précieux :

31 Fabre, ib., 141 et 143. 32 Pierre-Jean Fabre, Panchymici, seu, Anatomia totius Universi Opus, in quo de omnibus quae in

cœlo & sub cœlo sunt spgyrice tractatur, Toulouse, 1646, tome 1, chap. 10, consacré à la question de savoir si la matière des anciens philosophes correspond à l’un des principes des chimistes, p. 42.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 129

par exemple « Microcosme » parce qu’elle renferme tous les éléments, ou « pierre de

l’Aigle 33 » en raison de la pierre qu’elle cache. On la nomme également « Sel de nitre

ou de roche » car elle en possède les propriétés et les qualités, et « s’obtient de façon

semblable et identique », ou suivant d’autres appellations qui ont un rapport, comme on

l’a vu chez Sendivogius et Nuysement, avec le Sel de nitre : « Rosée », « Nuée », et

« Fumier » ; ce dernier étant en effet utilisé pour fabriquer artificiellement du salpêtre,

et son pouvoir fertilisant était bien connu. On l’appelle « Lessive » également. La

lessive d’alors consistait en des sels alkalis tirés de la calcination de certaines plantes ou

arbres. D’autres noms lui sont donnés en liaison à un sel acide, « eau ardente » qui fait

« fondre » les métaux, « Vinaigre très puissant », « Sirop de Grenade » pour son

aigreur, « Serpent ou Dragon » qui « avale » les métaux. Enfin le terme de « Urine

d’enfant ou de veau » se rapporte au sel ammoniac que l’on en extrait.

Le Sel est pour Fabre à la fois matière première et matière de départ du travail de

laboratoire. Par une cuisson constante et continue, s’opère le perfectionnement de cette

matière, passant du Sel au Mercure, et du Mercure au Soufre ; achevée elle est le vrai

« baume de vie ». Tout l’art chimique consistera à débarrasser le corps salin initial de

ses excréments, de le volatiliser, puis de fixer le Mercure, principe de mobilité,

fusibilité, volatilité en permettant au Soufre principe de dominer le principe mercuriel.

On obtiendra donc au terme de ces opérations chimiques la Pierre des Philosophes,

c’est-à-dire la matière première avec toute sa puissance séminale originelle ; matière qui

doit pouvoir être manipulée par le chimiste, et donc posséder un caractère suffisamment

salin pour être tangible, mais pas trop pour ne pas brider les effets merveilleux de cette

Pierre. C’est par la chaleur du Soufre que l’humide Mercure cuit et s’épaissit en un Sel

fusible et résistant au feu ; cette opération du Soufre sur le Mercure semble révéler le

Sel principe34 qui est dit être la « clé de l’Art », comme chez le Cosmopolite. Fabre

écrit :

« En effet, ce qui donne corps au Mercure et au Soufre ou, si l’on préfère, à l’humide et au chaud

radical métallique, c’est le sel : tous les deux, en effet, se corporifient par le Sel lui-même. Par

conséquent, sans le Sel, rien ne peut se faire dans notre art et nous ne pouvons pas réussir à voir

et à toucher notre Mercure et notre Soufre. Et celui qui œuvre dans notre art sans ce sel, celui-là

lance des flèches avec un arc sans corde. Donc, celui qui sait fabriquer ce sel, pour que notre

Mercure et notre Soufre s’y montrent et y apparaissent, connaît la base de l’art. Il faut donc

33 Jean Beguin dans ses Elemens de Chymie (p. 107 de l’édition de 1665) précise que l’Aigle est un

nom qui désigne le sel armoniac. 34 Cette opération renvoie au phénomène de cristallisation d’un sel dans sa solution. Doit-on penser

alors que cette liqueur mercurielle principielle contient en elle un sel volatil, comme chez Du Chesne ou le sel volatil évoqué plus haut ?

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 130

étudier et parcourir tous les livres des anciens afin de connaître tout d’abord ce fameux sel et sa

fabrication. En effet, sans la fabrication de ce sel, nous ne pouvons obtenir ni mercure ni soufre

pour conduire notre œuvre à son achèvement. Par contre, en le fabriquant, nous les rendons

volatils, eux qui en lui sont fixes. Sans cette volatilité, on ne peut obtenir le Soufre et le Mercure,

enfermés et prisonniers dans le sel comme dans une prison. Et si nous ne les rendons pas volatils,

nous ne pouvons pas réussir à les dépurer et ainsi, nous ne pouvons pas obtenir notre élixir. Alors

qu’il n’est conduit à son achèvement qu’à partir des principes métalliques les plus purs qui ne

peuvent être obtenus que par sa fabrication et par sa sublimation »35.

Il est amusant de rencontrer une métaphore déjà lue chez Nuysement, celle de

l’arc sans corde36. Celui-ci, citant Arnaud de Villeneuve37 écrit : « L’operateur ne fera

non plus sans sel, qu’un archer tirera sans corde ». Le Sel est une nécessité pour le

chimiste, il rapproche de lui les deux autres principes normalement inatteignables, il est

ce par quoi ils se laissent appréhender. Ce Sel dont il est question ne doit plus être

entendu comme la matière première, puisque Fabre dans son discours le dissocie (sans

doute par la pensée) des Soufre et Mercure, également envisagés individuellement. Il

fait figure ici de principe de corporéité, il donne corps aux principes, et assure la

cohésion de la Pierre en se maintenant lui-même en un seul corps avec le Mercure et le

Soufre ; on ne peut rien faire sans lui.

Dans le chapitre XI, Fabre explique qu’il est nécessaire de dissoudre « notre

Sel » pour obtenir par la suite par sublimation et distillation le Mercure des

35 Fabre, op. cit. in n. 4, 161 et 163. 36 Cette expression semble avoir été assez appréciée des philosophes chimiques au XVIIe siècle,

puisqu’elle se retrouve encore chez Nicolas de Locques (Les rudiments de la philosophie naturelle touchant le système du corps mixte, Paris, 1665 ; relevée dans Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, (1938), Vrin, Paris, 1999, 122) : « Celui qui travaille sans sel, est comme celui qui veut tirer de l’arc sans corde, ou sans flèche ». Elle pourrait provenir d’un Livre des Soliloques d’un auteur médiéval anonyme où il est noté que « celui qui œuvre sans sel, tend un arc sans corde » (voir le Musaeum Hermeticum de 1625 (recueil de textes) ; cité par B. Joly, op. cit. in n. 4, 280). Nous avons relevé une autre expression qui se rencontre à la fois chez Fabre et Nuysement : « C’est la description la plus claire que j’en puisse faire en vray Philosophe pour empescher que les marguerites physiques ne soient prostituées à des sots & ignorants, qui pires que des pourceaux se veautreroient dans les vices du monde » (Fabre, 1636, op. cit. in n. 5, 120) et « […] afin que ces précieuses marguerites ne soient indignement prostituées aux salles & stupides pourceaux » (Nuysement, Traittez du Sel et de l’Esprit universel du monde, op. cit , 1621, 215). Remarquons également qu’à la fin du Traité du Sel du Cosmopolite, paru nous le rappelons en 1669 et en français, dans le poème qui le conclut, est reproduite une expression similaire : « Et il ne faut en aucune façon donner aux pourceaux / Une viande faite de marguerites précieuses ». Cette expression (avec marguerite dans son sens étymologique latin, margarita, perle) est en fait tirée de l’Evangile selon Saint Matthieu (VII, 6).

37 Nuysement (op. cit., p. 89) dit citer Villeneuve dans son ouvrage intitulé Bréviaire philosophique. Néanmoins l’article d’Antoine Calvet, « Les alchimica d’Arnaud de Villeneuve à travers la tradition imprimée (XVIe-XVII e siècles). Questions bibliographiques », in Didier Kahn et Sylvain Matton (éd.), 1995, op. cit., 157-190, ne mentionne pas cette œuvre (les tables des matières du Theatrum Chymicum et de la Bibliotheca Chymica Curiosa non plus d’ailleurs) ; il évoque, en ce qui concerne des titres proches, uniquement le Breviarium practicæ (p. 160), traité médical, et le Rosarium philosophorum, traité alchimique.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 131

Philosophes38. Il ne doit certainement pas s’agir du Sel principe qui, n’étant pas un

corps chimique, n’a nul besoin d’être dissous ; du reste, l’isolement du Sel principe

n’est qu’une vue de l’esprit. En optant pour un corps salin au départ de l’œuvre, le

chimiste fait le choix de partir d’un être riche en Sel principiel, qui soit le plus proche de

l’esprit général du monde salifié dans le centre de la Terre. Dans la lettre I publiée à la

suite du Manuscriptum ad Fridericum, Fabre précise qu’il faut prendre au

commencement de l’opération un sel de vitriol, « un sel minéral vert et bleu ou vitriol »,

qui serait soit le sulfate de fer (vert) soit le sulfate de cuivre (bleu) ; cependant rien n’est

moins sûr, car l’auteur a précisé dans son Abrégé d’une manière peu claire que la

matière de l’œuvre est le vitriol, non le commun, mais celui des Philosophes

abondamment répandu sur Terre. Il en soit, il est nécessaire, en suivant les indications

du chimiste, de purifier ce sel de vitriol en le dissolvant dans de l’eau tombée du ciel et

purifiée par distillation. Puis, on poursuit, également par distillation en congelant le sel

avant de le dessécher. Le voilà purifié. On peut se demander ce qu’a réellement effectué

Pierre-Jean Fabre dans son laboratoire, et ce qu’il a vu. Il est parti à n’en pas douter,

pour cette opération devant le mener à la fabuleuse Pierre philosophale, d’une substance

chimique commune. Nous allons essayer de nous livrer à une interprétation en termes

de chimie moderne pour mieux saisir cette pratique dont le résultat ne peut – nous le

savons aujourd’hui – satisfaire les espérances de l’auteur. Nous nous risquerons à cette

exercice encore plusieurs fois durant notre enquête. Cette méthode consistant à

confronter à certains moments à une interprétation moderne une lecture attentive de

textes anciens, n’a pas pour objectif de transcrire la chimie du XVIIe siècle (ou du

XVIII e) dans les termes de celle du XXIe. La recherche d’une possible réécriture

moderne est motivée par un autre impératif : faire resurgir des textes des aspects qui

n’apparaîtraient pas autrement, c’est-à-dire mettre en évidence les limites, les raisons de

l’insuccès, et la représentation que se faisaient les chimistes de leurs travaux. Aussi ce

recours à une écriture actuelle a-t-il le remarquable avantage de non seulement éclairer

le lecteur, mais également de mieux comprendre les auteurs, à aller au cœur des

difficultés qu’ils ont pu rencontrer, et le cas échéant à faire ressortir leur originalité.

Dans la présente opération, dans le cas du vitriol bleu, on part du CuSO4,5H2O

bleu qui, dissout, donne une solution d’une saveur astringente. Une fois l’eau de

dissolution distillée, on retrouve nos cristaux de CuSO4,5H2O qui, chauffés à 100°C,

subissent la fusion aqueuse avant de se dessécher en donnant CuSO4,H2O. A 200°C, ils

perdent leur dernière molécule d’eau, deviennent anhydres, et constituent alors une

38 Voir Joly, op. cit. in n. 4,. 288.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 132

poudre blanche reprenant sa couleur bleue au contact d’eau. Est-ce là ce que Fabre

appelle la purification : sel bleu (avec son esprit) → sel dissout → sel de nouveau solide

(avec son esprit et lavé) → sel liquéfié → sel solide blanc (sans son esprit) ? Pour que

cette distillation aille jusqu’à l’obtention de l’acide vitriolique, à en croire un distillateur

tel que Glaser39, il est nécessaire d’appliquer un feu très fort (feu de réverbère), et ce

durant près de cinq jours. Si cette opération n’a pas paru laborieuse à Fabre, alors c’est

la dilution du sel de vitriol qui l’a été le plus ; en effet : « Notre Sel se dissout

difficilement et s’il y a, dans tout ce que l’art requiert, quelque chose de difficile et de

pénible, c’est bien la dissolution de notre sel »40.

La seconde étape est celle de la putréfaction. Il faut, nous dit l’auteur, de

nouveau opérer une dissolution de notre sel pur avec pour solvant son « propre esprit »

au bain-marie durant quarante jours ou pendant deux ou trois mois. Il n’est pas aisé

d’identifier ce dernier esprit, est-ce l’eau précédemment distillée ou est-ce l’acide

vitriolique ? Le produit qui est maintenu enfermé se noircit lentement, signe de la mort

de la matière. Notons à titre indicatif que les vitriols bleu et vert étaient employés en

teinture : ils formaient la base de presque toutes les couleurs noires. On soumet le

produit ensuite à la cohobation, continue Fabre, jusqu’à ce qu’il devienne blanc, c’est le

retour à la vie. Ce « Lait » par le froid se coagule en beurre. Après sept distillations,

« on obtient ainsi le vrai et parfait Mercure des Philosophes qui, par une cuisson

constante et continuelle, peut se fixer par lui-même en sel fixe et permanent, ce qui est

le vrai élixir »41. Cet élixir, c’est la Pierre des Philosophes sous sa forme davantage

sulfurée, et donc solide. Le Mercure des Philosophes décrit un état liquide de la Pierre

dans laquelle prédomine le principe mercuriel par rapport aux deux autres principes, ce

qui procure à la matière un formidable pouvoir de résolution de n’importe quel corps en

la matière première. Le Mercure des Philosophes est ce que l’auteur nomme alkahest42,

Pierre des Philosophes dans son état d’avant fixation. Une fois congelé, desséché par

l’action du Soufre il devient de nouveau un Sel. « Le sel est omniprésent, puisque c’est

toujours le corps de la matière. Derrière les opérations chimiques apparentes, c’est donc

bien l’union du Soufre et du Mercure dans le Sel qui se prépare »43. Le Sel est l’esprit

général du monde, la quintessence séminale, corporifié en la terre qui est ainsi recueilli

39 Christophle Glaser, Traité de la Chymie, 1668, 2e édition (1663 pour la première) rééd. Paris,

Gutenberg Reprints, 1980, 243-247. 40 Fabre, op. cit. in n. 4, 163. 41 Fabre, ib., 165. 42 Sur l’alkahest, voir Bernard Joly, op. cit. in n. 4, partie 3, § 8 ; et du même auteur, « L’alkahest,

dissolvant universel ou quand la théorie rend pensable une pratique impossible », Revue d’histoire des sciences, (1996), 49/2-3, 305-344.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 133

par l’Artiste. Fabre, ailleurs dans le texte, a commenté une voie pour préparer la pure

substance métallique ; il faut recueillir le « Sel de la Nature, en lequel l’Esprit du Ciel et

de tous ses éléments se solidifie et se transforme en Sel, et le purifier par de nombreuses

dissolutions répétées dans de l’eau de rosée ou de pluie distillée »44.

Fabre expose un autre procédé pour se procurer le Mercure des Philosophes par

extraction de sels des trois règnes, mais cette fois de manière très concrète, en évoquant

des substances chimiques salines à la disposition de n’importe quel apothicaire d’alors.

L’alkahest témoigne de l’avant-dernière étape devant mener à la matière tant recherchée

des chimistes, où les trois principes font jeu égal et forment une unité équilibrée et

absolue, faisant de cette substance un être à la fois fixe et volatil, sec et humide, etc. ; le

Soufre n’a plus qu’à s’affirmer pour y arriver. L’alkahest est un feu céleste et le principe

générateur de toute chose, feu et fluide à la fois. Il faut le cuire pour que lui soit

restituée la puissance séminale qui lui fait défaut pour devenir Pierre des Philosophes.

Voici comme il se prépare à partir de corps relativement communs :

« Du Règne animal, on extrait d’abord le Sel volatil à partir du sang, humain ou autre, ou de

l’urine humaine, par distillation selon la méthode habituelle. Du Règne végétal, on obtient

communément le Sel de Tartre, par calcination et solution dans l’Eau Claire, jusqu’à ce que par

de multiples solutions et dessiccations on obtienne un Sel de Tartre parfaitement blanc que l’on

doit dissoudre dans du vinaigre distillé jusqu’à ce qu’il ne puisse plus boire davantage de

vinaigre. Alors ce Sel, imprégné d’esprit de vinaigre, ou esprit de vin, se sublime et devient

volatil. Ce sel volatil rendu parfaitement pur doit être mélangé avec du sel volatil animal et de

l’Esprit acide minéral extrait selon l’usage habituel. Ainsi, ces trois corps purs mêlés ensemble

se transforment en Mercure par circulation et se transforment en Eau ou liqueur Alkaest. Cette

liqueur est, en effet, entièrement spirituelle et elle constitue le pur et resplendissant Mercure des

trois Règnes qui seul peut être utilisé pour mener l’Alchimie à son achèvement. Ainsi se trouve

réalisé le secret, et la totalité des métaux sont réduits en matière première : de sorte que l’on voie

et que l’on reconnaisse parfaitement ce qui est contenu au cœur de ces métaux »45.

Il ne faut pas sous-estimer le rôle du sel chez Fabre, en mettant constamment en

avant les principes Mercure et Soufre ; le Sel n’est pas que le support ou la cause de la

cohésion des deux principes. Car des trois principes, ce sera le Sel qui restera, il marque

l’état normal, au repos, de la matière dans le monde élémentaire, c’est pour cela que les

philosophes de la nature s’accordent à dire qu’il est partout présent et de vil prix ; les

états mercuriel et sulfureux de celui dans notre région du cosmos sont artificiels. C’est

simple, tout ce qui se voit, tout ce qui se touche est Sel. Le Sel est l’intermédiaire entre

43 Joly, op. cit. in n. 4, 290. 44 Fabre, op. cit. in n. 4, 197.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 134

la réalité physique et la réalité divine. A la fois corps et esprit, il participe des deux

natures. Le Sel est le représentant de la volonté de Dieu sur terre. Fabre propose

d’ailleurs dans son Abrégé une similitude entre le Fils de Dieu et l’esprit du monde46,

qui s’il est sur Terre est forcément salifié (il parle du « corps du Sel » comme il parlerait

du corps du Christ). Du reste, il ne faut pas voir uniquement en ce Sel, un corps friable

qui sera la poudre de projection. Le Sel offre la corporéité, qu’elle soit solide ou liquide,

peut-être même aérienne.

La présence du Sel est universelle, c’est donc en toute logique que Fabre peut

l’extraire des corps minéraux. On s’explique aussi parfaitement la présence de sel

volatil (chlorure d’ammonium) dans le sang et l’urine, de sel de tartre (carbonate de

potassium) dans les végétaux, lequel par le mélange avec de l’esprit de vin ou de

vinaigre (acide acétique) forme une substance saline appelée par certains chimistes

d’alors, « terre foliée (du tartre) » ou de nos jours acétate de potassium. La réunion des

trois règnes de la nature à travers celle de ce dernier sel, du sel volatil animal et de

l’esprit acide minéral (certainement de l’acide vitriolique), est proposé par Fabre comme

second mode opératoire pour la préparation de l’alkahest. B. Joly47 remarque que cette

composition conduit selon le Furetière au « beurre de nitre ou salpêtre vitriolé » inventé

à en croire le même dictionnaire par Fabre. B. Joly suggère que cette substance ne doit

pas être considérée comme « un produit chimique banal parmi d’autres », mais qu’il

représente bien « notre beurre », le Mercure des Philosophes. Recette qu’il ne faut

surtout pas détacher du discours développé par Pierre-Jean Fabre48.

On peut se dire que le Manuscriptum ad Fridericum a été rédigé plus de trente

ans après la parution de l’ouvrage que nous avons étudié de Nuysement. L’époque est à

un autre style d’œuvres chimiques écrits pour la plupart par des apothicaires, celui des

cours de chimie. Jean Béguin propose depuis le tout début du XVIIe siècle un

enseignement pour apothicaires indépendant de la faculté de médecine, Etienne de

Clave dispense des cours de chimie pour la chimie, sans être subordonnés à une

application médicale directe, depuis 1648 a été confiée à Davisson une chaire de

45 Fabre, op. cit. in n. 4, 199 et 201. 46 Fabre, op. cit. in n. 5, 155. Voir aussi son Alchimiste Chrétien (Alchymista christianus), op. cit. in

n. 3. 47 Joly, op. cit. in n. 4, 345-346. 48 Pour B. Joly, l’alchimie ne doit pas être réduite à une pré-chimie, cela « serait s’interdire de

comprendre son discours ». L’union des sels des trois règnes constituerait ce que chacun des trois a de plus pur, sa matière première avec toute sa puissance, pour l’obtention du Mercure des Philosophes. « Nous sommes en présence d’un produit dont l’existence et les propriétés résultent uniquement d’une exigence de la pensée. Le travail du laboratoire ne consiste pas à vérifier si cela est possible, mais simplement à chercher dans quelles conditions un tel corps se manifeste. Pour une époque qui ne savait

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 135

démonstrateur de chimie au Jardin du Roi. La chimie devient une science qui exige de

voir et de toucher ce qu’elle produit. N. Le Febvre en 1660 se décrira comme un

« philosophe sensal » pratiquant une discipline qui, certes encore très spéculative, se

veut complètement expérimentale. N. Lemery en 1675 présentera la chimie comme une

science palpable et démonstrative. La théorie ne tiendra plus qu’une mince place à côté

des nombreux procédés exposés. Il est possible que même âgé de 65 ans notre chimiste

de Castelnaudary ait voulu, en 1653 (date de rédaction du Manuscriptum ad

Fridericum), sacrifier aux exigences du temps ; le mode opératoire pratique de

l’alkahest illustrerait alors le glissement d’une pensée qui se suffisait à elle-même, qui

maintenant a besoin de la pratique pour exister. Le passage à une chimie concrète trouve

tout logiquement dans le Sel un trait d’union entre la chimie de Fabre qui atteint ses

limites, et une chimie moins ambitieuse mais plus terre-à-terre, qui laisse tomber la

recherche de l’Arcane universelle pour s’atteler à la préparation de nombreux arcanes

ou médicaments qui bien que moins efficaces que la Pierre des Philosophes, ont pour

eux le fait d’être bien réels. Faut-il alors voir en cette concession à la chimie

expérimentale le prix à payer par Fabre pour rester crédible aux yeux de ses

contemporains de plus en plus sceptiques, au risque de « corporifier » et figer la pensée

alchimique en Sel ! Allons plus loin, affirmons que le fameux alkahest, solvant

universel dont les extraordinaires propriétés sont très difficilement concevables pour un

esprit moderne, doit être pensé maintenant dans un nouveau cadre et devient un vrai

produit chimique49.

Contenant en lui toutes les puissances célestes et élémentaires, l’esprit universel

de Pierre-Jean Fabre dans notre monde d’ici-bas tend naturellement à salification, pour

nous faire paraître les merveilles sulfureuses et mercurielles qu’il renferment

spirituellement et donc invisiblement. Le Sel, principe de corporification, étant tout ce

qui se voit et se touche, sans lui rien ne peut exister de manière tangible. Pour diriger

ses actions l’esprit général du monde doit donc prendre son siège dans le Sel, c’est-à-

dire qu’il doit conserver quoi qu’il arrive un certain aspect salin pour rester sensible. Or,

il est trinitaire, sous une seule essence se cachent trois natures distinctes mais non

pas que son entreprise était sans objet, l’échec n’était que la confirmation de la difficulté de l’entreprise et de la profondeur où la nature cachait ses secrets » (Joly, ib., 346).

49 En 1735, Jean Hellot dans un mémoire de l’Académie Royale des Sciences de Paris (« Analyse chimique du zinc. Second Mémoire ») évoquera deux types d’alkahest tirés de ce qu’il nomme les « romans » de chimistes anciens (l’alkahest de Respour [nitre fixé par les fleurs de zinc] et l’alkahest de Glauber [nitre fixé par le charbon]), comme des substances chimiques ordinaires.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 136

différentes, le feu ou Soufre, l’humide ou Mercure et le sec ou Sel, qui ne peuvent être

isolées les unes des autres, sauf par la raison, et encore doit-on considérer les deux

autres présentes potentiellement. Aussi le Sel n’est-il, strictement parlant, chez Fabre,

qu’un être sans action propre qui ne sert que de ciment aux Soufre et Mercure, tout en

leur offrant une existence matérielle. Il est le paraître, tandis que ces deux derniers sont

l’agir, pour ainsi dire. Il représente si l’on veut le relais, ou le convertisseur de forces ou

causes supérieures totalement spirituelles en effets bien palpables ou visibles. Ce qui a

pour conséquence paradoxale de faire jouer à ce Sel inactif le rôle agissant de matière

première du monde élémentaire, déployant d’incroyables propriétés et recelant en son

sein le Ciel et les éléments, qui apparaît à l’échelle à laquelle travaille le philosophe

chimique, comme le point ultime des mixtes qu’il manipule en laboratoire. Pour

retrouver cette quintessence séminale corporifiée en la terre dans toute sa puissance, le

chimiste doit cependant faire en sorte d’harmoniser les influences des trois principes.

Ainsi deux approches du Sel peuvent être dégagées chez Fabre : d’abord celle

particulièrement adoptée par Nuysement, qui consiste à reconnaître en ce Sel le

représentant terrestre de l’esprit de vie, et à ce titre de tenir un discours construit sur les

deux seules entités Esprit/Sel, c’est-à-dire de ne disserter que sur une matière première,

d’un côté pure potentialité, et de l’autre actualisée. La seconde est ensuite celle qui met

en avant chacune des trois faces de l’esprit trinitaire du monde au lieu de raisonner sur

celui-ci comme un tout. Le Sel pourra alors voir à certain moment son importance

minorée au profit des Soufre et Mercure, et n’être perçu que comme ce qui permet la

réalisation des actions de ces deux principes. Cependant lors de l’application de la

théorie à la recherche de la pierre des Philosophes, la fonction du Sel est accrue, et il

apparaît davantage comme étant la matière première de toute chose, c’est-à-dire

supportant implicitement ses co-principes, qui sert de base concrète à tous les corps, et

qui puisse être travaillée par le chimiste. Le Sel répond de son nom aux agissements des

vertus en lui du Soufre et du Mercure principiels. Par exemple, pour rendre compte de la

fertilité des sols, seul le Sel est pointé par Fabre, bien que le Soufre soit le feu vital, et le

Mercure son aliment ; d’un point de vue pratique, sera considéré uniquement le Sel

corporel. Comme l’a écrit si justement B. Joly, « l’alchimie est une pensée qui se

pratique », et doit donc se plier à des nécessités expérimentales ; le Sel représente

parfaitement ce lien entre pensée et pratique. Mais il convient bien sûr d’opposer cette

conception du Sel qui exprime l’unité absolue des principes dans une seule réalité, à

celle des sels manipulés par l’auteur, et choisis pour débuter ses opérations chimiques.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 137

Avec Fabre, nous nous maintenons dans une philosophie saline, même s’il ne va

pas jusqu’à salifier les noms des principes de la matière. La clef de l’Art est le Sel, et ne

pas le savoir quand on recherche le Mercure des Philosophes, c’est comme vouloir

décocher une flèche à l’aide d’un arc sans corde. Nous le ressentons même dans le

passage de « notre Mercure » (ou Alkahest) à la Pierre des Philosophes, où le Soufre

doit s’affirmer davantage non pas pour y dominer, mais pour coaguler l’humide radical

en Sel ; vu d’extérieur, ce n’est qu’affaire de Sel, au sujet duquel d’ailleurs il ne faut pas

se méprendre, il ne conduit pas à des objets fatalement solides, mais simplement

sensibles.

La chimie telle que nous l’avons vue montre des hommes soumis à la nature et

au bon vouloir de Dieu qui leur permet ou non d’accéder à la Pierre des Philosophes.

Par contre les chimistes que nous allons bientôt découvrir n’auront de cesse de

soumettre la Nature à la question, en décomposant la matière, en composant ses

éléments ; ils se voudront « comme maîtres et possesseurs de la nature ». Et ce sera le

Sel qui permettra l’articulation entre ces deux conceptions de la chimie. Mais avant de

rencontrer leur doctrine, nous terminerons ce premier moment de notre enquête par un

regard particulier sur le Sel, pointé lui aussi vers le Ciel et tout autour de nous, posé par

un des membres de la toute nouvelle Académie Royale des Sciences pour qui le premier

et le plus simple mixte est une substance saline née d’un esprit igné et de l’eau.

6- Dernière dissertation sur le Sel

La bibliothèque nationale conserve un manuscrit anonyme intitulé Dissertations

sur le sel contenuës en plusieurs lettres escrites à un Physicien de l’Académie royale

des Sciences par un autre Physicien de la mesme Académie, en l’an 16771. Il consiste

en dix-neuf lettres non signées (copies ou brouillons), soit 511 pages reliées, d’un

membre de la toute nouvelle Académie des Sciences de Paris inaugurée en 1666,

adressées à un confrère « ami » dont le nom n’est pas révélé. L’ouvrage s’organise

suivant quatre dissertations : la première traite « Du sel en général » (ses principes ainsi

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 138

que ceux des mixtes, ses production, espèces et propriétés), la deuxième « Des sels

primitifs nitreux », la troisième de quelques sels particuliers (sels du vin, de l’urine, des

« fécondines », des métaux parfaits), et la dernières « Du sel commun resoult &

circulé » (sa résolution et circulation, ses propriétés, ses emplois, et de la différence du

sel circulé de Paracelse d’avec son alkahest) ; une cinquième partie est uniquement

promise en fin de volume.

L’auteur se propose d’enseigner à son correspondant son sentiment sur le Sel

dans la philosophie chimique. L’anonymat de ces personnes pourrait relativement

aisément être levé ; le champ des possibilités se réduit à l’ensemble de la classe des

physiciens de l’Académie2. Annonçons-le d’emblée, il ne nous semble faire aucun doute

que l’auteur des Dissertations sur le Sel est Samuel Cotreau Du Clos. La septième lettre

nous apprend que l’auteur réside « proche de Montmartre », donc de la rue ou du

boulevard Montmartre d’aujourd’hui. Cette information serait recoupée par l’article

biographique sur Du Clos de Doru Todériciu3, qui mentionne son installation après

1670 dans la maison de la Bibliothèque du roi rue Vivienne, soit l’actuel site Richelieu

de la Bibliothèque nationale. Samuel Du Clos a publié à Amsterdam en 1680 une

Dissertation sur les principes des mixtes naturels, faite en l'an 1677. En plus de la date

– 1677 –, et de la ressemblance du titre, est exposée dans les deux textes une doctrine,

que nous découvrirons dans un instant, dont les éléments chimiques et métaphysiques

sont presque identiques, et où est mis en scène un esprit universel, dans les deux cas

nommé avec la même faute étonnante d’orthographe, « esprit ignée ». Aussi serait-il

fort surprenant que le manuscrit ne soit pas de Du Clos. Toutefois, l’auteur des lettres

dit plus loin4 avoir fait voir à la Compagnie que la plupart des terres contiennent un sel

nitreux volatil, et présenté un exposé sur les dissolvants universels (de Paracelse et de

Van Helmont)5. Nous n’en avons trouver trace ni dans le volume de l’Histoire de

l’Académie Royale des Sciences, depuis son établissement en 1666 jusqu’en 16866, ni

dans la Table alphabétique des matières contenues dans l’Histoire et dans les Mémoires

1 Dissertations sur le sel, contenües en plusieurs lettres escrites à un physicien de l’Académie royale

des Sciences par un autre physicien de la mesme Académie, en l’an 1677, 511 pages (les pages 27 à 32 sont manquantes), manuscrit situé à la Bibliothèque nationale de France sous la cote : fr. 12039.

2 Pour en connaître les membres, voir la « Liste des Messieurs de l’Académie Royale des Sciences, Depuis l’Etablissement de cette Compagnie jusqu’en 1733. Avec le Catalogue des Ouvrages qu’ils ont publiés », à partir de la page 349 du tome II de l’Histoire de l’Académie Royale des Sciences, Depuis 1686, jusqu’à son Renouvellement en 1699, Paris, 1733.

3 Doru Todériciu, « Sur la vraie biographie de Samuel Duclos (Du Clos) Cotreau », Revue d’histoire des sciences, (1974), 27/1, 64-67.

4 Dissertations, op. cit. in n. 1, 267. 5 Dissertations, ib., 407. 6 Histoire de l’Académie Royale des Sciences, depuis son établissement en 1666 jusqu’en 1686, tome

I, Paris, 1733.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 139

de l’Académie Royale des Sciences7. Ces deux ouvrages ont été en vérité élaborés et

publiés plus de cinquante ans après les faits ; D. Todériciu8 précise que dans les papiers

de l’académicien Jean Hellot (1685-1766) conservés à la bibliothèque municipale de

Caen (Mss Varia I 171) se trouvent des écrits chimiques de Samuel Du Clos transcrits

par Hellot, dont l’étude permettrait peut-être de confirmer ce point. Nous pouvons

encore rapporter que l’auteur du manuscrit annonce en fin de volume que ses

méditations sur le merveilleux Sel ont commencé il y a plus de quarante ans et ont été

ravivées par la lecture du Aurum superius et inferius et aurae superioris et inferioris

hermeticum de 1674 de Balduin9. Quant à son correspondant, apprend-on, il n’est pas

médecin10, logerait dans le quartier des Chartreux11, et serait un homme très occupé,

peut-être engagé dans des affaires de l’Etat. Nous n’en savons pas plus sur lui, il

conviendrait de mener plus loin les investigations12.

Très curieusement, ce qui fait le sujet même des Dissertations sur le Sel, le Sel

par conséquent, développé sur plus de cinq cents pages, est réduit à deux ou trois, dans

la Dissertation sur les principes des mixtes. Alors que « l’alchimie [avait été pour Du

Clos précisément] l’art de réduire les corps mixtes naturels en suc salin, lequel a esté

leur premier Estre, dans lequel suc les Proprietez naturelles se conservent, au retour des

Mixtes en cet Estre primitif »13. Nous serions donc devant une version publiée

expurgée, dans laquelle la problématique a été déplacée. On pourrait avancer deux

raisons à la résolution de l’auteur de gommer de son texte le Sel et de ne traiter que des

principes des mixtes en général. D’abord, le secret salin qui a entouré l’art chimique,

« cette fille pauvre de la physique », l’aurait rendu méprisable à plusieurs14 et aurait

peut-être conduit Du Clos à ne plus en parler spéculativement. Ensuite, on peut songer

que la publication de sa Dissertation de 1680, dans la forme qu’il a souhaité lui donnée,

est la marque d’une décision qui prendra une allure radicale cinq ans plus tard. En avril-

7 Table alphabétique des matières contenues dans l’Histoire et dans les Mémoires de l’Académie

Royale des Sciences, publiée par Ordre, Et dressée par M. Godin, de la même académie, t. I, années 1666-1698, Paris, 1734.

8 Todériciu, op. cit. in n. 3, 67. 9 L’auteur des Dissertations ne cite en réalité pas son nom, mais en fait allusion page 508. Le texte de

Balduin a été publié dans la Bibliotheca Chimica Curiosa de J.-J. Manget à Genève en 1702 ; éd. Fac-simile, Bologne, 1977.

10 Dissertations, op. cit. in n. 1, 343. 11 Dissertations, ib., 207-208. 12 Nous savons qu’il appartenait à la classe des « Physiciens » qui regroupait les anatomistes,

botanistes, médecins, chimistes et physiciens. Parmi les non-médecins, il y aurait, à la date de 1677, J.-B. Du Hamel, L. Gayant, Edmée Mariotte, plus des élèves propres à succéder aux académiciens en place.

13 Dissertations, op. cit. in n. 1, 409. Dans sa Dissertation sur les principes des mixtes, Du Clos a bien fait allusion à un Sel primitif, matière de l’arcane universel dans des termes proches du manuscrit, mais l’attribuait aux « Philosophes hermétiques » et non à lui (voir pp. 44-46).

14 Voir Dissertations, ib., 409.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 140

mai 1685, Du Clos brûle tous ses papiers se rapportant à des travaux « alchimiques »,

espérant contrer son gendre, le peintre Friquet, professeur d’anatomie à l’Académie

royale de peinture, tenté par la pratique du Grand Œuvre. Trois mois plus tard, il

autorise Clément, le préposé à la garde de la Bibliothèque du roi, à rendre public sa

réfutation de l’alchimie ; par la même occasion, Du Clos abjure sa foi protestante15.

Ainsi aurait-il dans un premier temps renoncé à un discours salin « métaphysique »,

pour reprendre le mot de 1675 de Nicolas Lemery au sujet de l’explication de

l’intervention d’un Esprit universel dans la génération et le maintien des mixtes

naturels16, pour après le rejeter violemment.

Il est intéressant pour notre étude, de constater que le Sel, tel que nous le suivons

depuis une centaine d’années, imprègne aussi fortement la pensée d’un « physicien » de

la prestigieuse Académie Royale des Sciences à la fin du XVIIe siècle. Cela dit, les

Dissertations sur le Sel représentent peut-être le dernier ouvrage, certes non publié, à

développer ouvertement et de manière très détaillée une thèse sur le Sel matière

première corporifiée. Samuel Du Clos serait pour nous l’ultime chimiste qui, à la fois,

inscrit sa pratique dans l’économie générale du monde, et disserte aussi largement d’un

Sel primitif origine de toutes les choses naturelles. Il serait le dernier parmi les

philosophes chimiques engagés dans une chimie actuelle – et Du Clos ne peut l’être

moins puisqu’il est membre de l’Académie des Sciences – ; sans doute y-a-t-il eu plus

tard d’autres ouvrages qui confièrent aussi au Sel la première place dans leur doctrine,

mais celle-ci passait pour obsolète.

La vie et l’œuvre de Samuel Cotreau Du Clos (1598-1685) sont mal connues.

Médecin ordinaire du roi, membre de l’Académie des Sciences dès sa création en 1666,

il monte vers 1647 son propre laboratoire de chimie, qui a accueilli le futur apothicaire

Nicaise Le Febvre, auteur d’un traité de chimie dont nous reparlerons. Dès 1670, en

collaboration avec Bourdelin, il étudie de nombreuses eaux minérales, dont le résultat

sera la publication à Paris en 1675 des Observations sur les eaux minérales de plusieurs

provinces de France. En 1667, il prononce un discours à l’Académie intitulé Réfutation

du « Secret des eaux minérales acides » écrit par Pierre le Givre. En tant

qu’académicien, il a produit des travaux sur la chaux, sur des sels doux tirés de matières

âcres, sur les Essais de Chimie de Boyle, sur l’analyse des plantes, sur ce qui fait crever

15 Todériciu, op. cit. in n. 3, 66. 16 Nicolas Lemery, Cours de Chymie, Paris, 1675, 3. relevons également que l’expression « trop

métaphysique » réapparaît en 1683 dans le texte de Bertrand (Réflexions nouvelles sur l’Acide et l’Alcali, 189) au sujet du sentiment des ferments et semences particulières des choses.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 141

les canons remplis d’eau et bouchés, sur l’acide du sel marin, sur l’augmentation de

poids de certains corps calcinés, et sur l’acide vitriolique extrait des marcassites17.

C’est en travaillant sur la résolution chimique des plantes, que Du Clos se serait

mis à rechercher la matière simple qui put être dite première ou passer pour principe.

Pour lui, il n’y a de considérable dans les mixtes naturels que le Sel dont la présence est

universelle, même l’air n’en est pas exempt. Toutes leurs propriétés naturelles et

spécifiques résident en leur Sel, « le reste de leur matière est sans vertu ». On lui doit la

saveur, l’odeur et en quelque sorte aussi les couleurs (car le soufre qui cause la

coloration est un produit du Sel et se réduit en Sel). Ces vertus lui sont en fait

communiquées par le feu céleste, principalement celui du soleil. L’auteur écrit à son

sujet : « Et s’il n’est la cause principale des propriétés et modifications spécifiques, il

est l’organe immediat de la nature qui les produit. C’est luy, qui avec l’Eau, l’air et la

terre compose tous les sels, et fait organiquement tous les mouvemens alteratifs, qui se

remarquent dans les mixtes naturels, et qui ne peuvent proceder de leur matiere

corporelle »18. Le feu est donc le principe actif, mouvant, lumineux et fécond qui,

s’accordant avec l’eau élémentaire, produit le Sel, siège où résident « les facultés

génératives et spécifiantes » que le feu échauffe par son mouvement « fomenté dans

l’humidité aqueuse, retenu par la densité de la terre »19. Dans les mixtes ne sont en effet

sensibles que les terre, eau et air élémentaires qui doivent tous trois leur mouvement à la

lumière, ou feu céleste, ce premier principe actif qui agit dans le but d’accomplir les fins

du Créateur. Il est un « moteur interne » dans les corps soumis à la première Cause ; il

est appelé pour cela « esprit médiateur ». Ce principe n’est toutefois ni totalement

incorporel, ni absolument corporel à la manière de Nuysement. Il tient de l’une et de

l’autre. Suivant l’auteur, l’incorporel a en lui une puissance active ; et Du Clos

l’identifie à la Nature qui, tient-il à souligner, n’est pas l’âme générale du monde20 car

l’univers n’est pas un animal. La puissance passive pour sa part convient mieux au

corps. Aussi la matière corporelle est-elle informable, « la nature est la cause

informative », et l’Esprit igné le moyen de cette information. Voilà les trois principes

constitutifs des mixtes naturels de Du Clos, qui subsistent en eux-mêmes, hors des

composés particuliers.

17 Ces éléments biographiques sont tirés de l’article de Todériciu (op. cit. in n. 4), et de la Table

alphabétique (op. cit. in n. 7). 18 Dissertations, op. cit. in n. 1, 4. 19 Dissertations, ib., 5. 20 Voir Dissertations, ib., 21.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 142

La Nature est dite « la Cause seconde », et est nécessairement conjointe au corps

élémentaire au moyen de l’Esprit igné puisque étant incorporelle et privée d’étendue

elle requiert un lieu particulier qui lui serve d’organe immédiat. C’est donc par l’Esprit

igné qu’elle donne et conserve la vie. Ce dernier séjourne d’abord dans l’eau qui le

communique par la suite aux autres éléments. Du Clos le répète, Nature, Esprit, matière

corporelle (élémentaire) sont les « trois Principes physiques reconnues dans les mixtes

particuliers, qu’ils constituent ; Et on les observe en leur Matiere, en leur Forme et en

leurs Mouvemens »21. De la connaissance de ces trois principes, l’auteur affirme qu’il

est ainsi aisé de monter jusqu’à celle du Créateur.

Comme le Sel est l’unique chose que l’on trouve en la résolution des mixtes

après séparation de l’eau et de la terre qui en faisaient la masse, revient l’auteur, il est

vraisemblable qu’il est aussi « le premier en la composition de ces Mixtes, et qu’il

resulte du premier assemblage de leurs Principes »22. Le Sel de Du Clos est présenté

comme un corps composé, dont les propriétés chimiques sont justifiées par sa

composition. Bien qu’étant un principe secondaire ou un élément élémenté, si on peut

dire, le Sel, qui est issu de l’assemblage des éléments, représente la matière corporelle

brute prête à recevoir n’importe quelle forme de la Nature douée des idées de toutes les

formes spécifiques, qui n’en imprime le caractère que par l’Esprit igné qui est son

organe. On lit :

« Ce que l’on nomme vulgairement sel est un corps resoluble à l’humide, coagulable au sec,

fusible au chaud, et doüé de quelque saveur avec activité penetrante. Sa résolubilité à l’humide

fait connoistre qu’il tient de l’Eau ; il ne peut estre coagulable au sec, que par un meslange de

Terre, qui luy fait prendre conversion, apres la separation de l’humide superflu ; et la chaleur qui

le fait fondre, en excitant son feu interne concentré dans le plus fixe de l’humeur saline, montre

qu’il participe de l’Esprit ignée, qui luy donne aussy l’acrimonie et la penetration. Le Sel est

donc un composé du Corps élémentaire et de l’Esprit ignée. Celuy la fournit de matiere, et cestuy

cy donne la forme, de laquelle cette matiere estant privée n’est que de l’Eau et de la Terre. Et

parce que ce composé est le seul subject, ou se retrouvent leurs Proprietez spécifiques et

naturelles des Mixtes, il s’ensuit que le Ternaire des Principes physiques concourt à sa

Production, comme cause immediate »23.

Le principe physique représenté par le « corps élémentaire » opposé à la Nature

mais relié à celle-ci par l’Esprit, est de trois parties : la terre sèche et dense, l’air rare et

froid, et la médiane, l’eau humide, tantôt dense, tantôt rare. L’Esprit igné se joint à lui

21 Dissertations, ib., 24. 22 Dissertations, ib., 37. 23 Dissertations, ib., 37-38.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 143

par ce qu’il a de plus disposé à le recevoir, c’est-à-dire l’eau (l’air est trop froid pour

cela, et la terre trop dense) qui le diffuse ensuite à la terre et à l’air. Il y a donc, pour

suivre le vocabulaire de l’auteur, « union » de l’Esprit à l’eau, puis « mélange » de

celui-ci aux éléments terre et air. Le tout sous la direction de la Nature, qui agit par le

principe médiateur dans la matière corporelle. On comprend que le feu, par la Nature

vivifiante, donne vigueur aux semences, fomente la vie des mixtes ; la mort survient

quand le mouvement du feu est trop faible, et est privé de la direction de la Nature.

Tout comme Hermès Trismégiste, Du Clos reconnaît le Soleil, qui représenterait

la puissance et la sagesse d’une Cause première suprême, pour père du Sel ; Sel qui est

« le subject de la perfection naturelles des Mixtes ». Sans le feu céleste qui se trouve en

chaque composé, tout serait sans mouvement, sans vigueur et sans action. Pour l’auteur,

c’est dans le Sel, que l’Esprit igné se corporifie et se concentre ; « le Sel, premiere

production du soleil dans la terre, par la mediation de l’Eau, ayant en soy les vertus des

causes, tant inferieures et materielles, que formelles et superieures, est l’origine de la

perfection des Mixtes spécifiez et fait le fondement de la Gloire, que reçoit ce Monde

terrestre, de la communication du Ciel »24. Ce Sel passe donc pour une chose admirable

en ce monde, c’est le réceptacle des volontés divines ; et à l’instar de Nuysement, la

corporification de l’Esprit est perçue comme un perfectionnement. Du Clos nous rend

compte de la manière – pas trop très éloignée d’ailleurs de la doctrine de Sendivogius –

dont le Sel se produit :

« Il se fait un Concours de Causes, les unes superieures et les autres inferieures. Que l’Eau

humide, designée par le nom de l’une recoit le rayon du soleil, qui est le feu celeste et primitif.

Que de ce feu receu dans l’Eau se fait une vapeur, qui s’esleve et se mesle dans l’air, Lequel par

le contraste de sa froideur en excitant l’Esprit ignée de cette vapeur aqueuse, et cause qu’il s’en

faict du vent ; puis l’humidité de cette vapeur agitée, se fortifiant par le froid de l’air, contre

l’action rarefiante de ce feu, luy fait reprendre sa densité liquide et tombe en pluye. Que cette

Eau ignée s’insinue dans la Terre, y porte le feu solaire dont elle est impreignée ; la Terre le

retient et le fomente, et c’est en elle que ce feu aqueux prend la forme de sel, et ce sel primitif est

le subject de la perfection du Monde, c’est à dire de tous les mixtes naturels des trois genres

supremes »25.

L’eau élémentaire reçoit donc sans médiation l’Esprit igné du Soleil, et par la

terre forme le Sel primitif qu’elle fait circuler non encore spécifié. Cet élément destiné à

tempérer les deux autres, et « les rendre propres aux desseins de la Nature pour la

production des Minéraux, la végétation des Plantes et la conservation de la vie », s’élève

24 Dissertations, ib., 210.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 144

de la terre en l’air, et retombe « pour le bien des Mixtes qui sont en l’une et en l’autre de

ces Régions élémentaires »26 ; le Sel étant véritablement leur substance. C’est dans le

Sel, après les analyses les plus extrêmes, que les propriétés et les vertus des mixtes sont

manifestes. Elles proviennent selon l’auteur de la Nature spécifiante, demeurent avec

l’Esprit igné dans le Sel, qui ne serait plus Sel sans celui-ci duquel la Nature est

inséparable, ni sans quelque portion de la matière élémentaire, en laquelle l’Esprit est

retenu, « quoy que cette matiere corporelle soit occasion d’affoiblir les vertues

specifiques. Le sel qui n’a de matiere corporelle que ce qui luy sert à retenir l’Esprit

ignée (sic), est le plus parfait et le plus efficace, et ce d’autant plus que l’union de

l’Esprit ignée (sic)avec le Corps est intime et fort »27. Aux dires de Du Clos, on trouve

ce Sel primitif dans l’eau tant raréfiée en vapeur, que condensée en pluie, en neige et en

rosée ; il s’en trouve aussi dans les terres qui ne sont imprégnées d’aucune semence

minérale. A ce sujet, on lit dans l’Histoire de l’Académie28 que, pour l’année 1667, Du

Clos prétendait que des matières dépouillées de leurs sels en reprenait de nouveau par

leur exposition à l’air qui en était le pourvoyeur ; « peut-être tout cela peut-il donner

quelques ouvertures pour découvrir la génération des Minéraux », précise le secrétaire

de l’Académie. Du Clos souligne que sa volatilité a fait donner au Sel le nom

« d’ammoniac » par analogie à celui qui se retire des urines et de la suie.

L’auteur relate dans ses lettres différents procédés pour recueillir le Sel primitif,

d’abord par extraction de l’eau, puis de la terre, et pour le préparer en médecine

universelle (qui est l’or potable). Dans son discours, il cite Becher, Paracelse, Hermès

(sa Table d’émeraude), Van Helmont, la Kabbale, Lulle, Isaac Hollandais, Ripley,

Basile Valentin, Crollius (sa « Basilique » ou Chymie Royale), et tient un discours sur la

« sagesse hermétique ». Bien que selon lui, le « Sel primitif de la terre » est appelé des

Philosophes « ammoniac, d’autant qu’il participe ordinairement de quelque meslange

d’acide, comme celuy qui est factice », il n’en reste pas moins pour Du Clos qu’il est le

nitre ; il parle en conséquence de « nitre primitif ». Ce nitre est spécifié dans les mixtes.

Comment en est-il arrivé à cette conclusion ? Sans doute parce que le salpêtre est pour

lui le plus parfait des sels composés : c’est en lui que l’Esprit igné se fait remarquer

davantage par les effets d’une puissance qu’il n’exerce point dans les autres sels. Dans

sa dernière lettre au sujet « de la liqueur Alchahestique du salpestre resoult et circulé »,

Du Clos nous apprend que les trois principes traditionnels de Paracelse ne sont en fait

25 Dissertations, ib., 211-212. 26 Dissertations, ib., 214. 27 Dissertations, ib., 301-302. 28 Histoire de l’Académie, op. cit. in n. 6, t. I, 25-26.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 145

que trois formes du Sel primitif. Et le salpêtre a la particularité de contenir d’une

manière égale les trois « Espèces de mixtes primitifs ». L’auteur explique qu’il se

nomme ainsi, non pas parce qu’on le trouve sur les pierres de vieilles murailles, mais

parce que les « Philosophes chymistes trouvent en ce sel hermaphrodite, mercuriel et

sulphuré, la double matiere de leur fameuse Pierre philosophale »29. On lit :

« De la premiere union de l’Esprit ignée avec le Corps Elementaire provient un Mixte primitif,

sous trois formes diverses, chacune desquelles suit la condition de celuy des Elemens corporels,

Dont la qualité propre est prédominante à celles des deux autres. Il est sel dans l’Eau, soulphre

dans la Terre, et Mercure dans l’air. Le Sel primitif a le premier lieu, parce que l’Eau dont

l’humidité prédomine dans le sel, est la premiere qui reçoit l’Esprit ignée (sic), et qui la

communique aux deux autres Elemens. Le Soulphre primitif tient le second rang en l’ordre de sa

production, estant formé du Sel primitif dans la Terre seiche, par l’action digestive de l’Esprit

ignée, qui y est retenu plus fortement. Et le Mercure primitif, ayant pour subject le mesme sel,

qui prend une nouvelle forme de l’air lequel s’y est joinct, par l’Entremise de la Terre, et Dont la

froideur modere l’action de l’Esprit ignée, est compté le Troisiesme »30.

Les tria prima ne paraissent être que trois variantes de ce qui fait leur substance,

c’est-à-dire le Sel primitif, ils sont trois assemblages différents des quatre éléments. Le

Sel principe, étonnamment ne serait pas la forme la plus fixe, celle où prédominerait la

terre, mais celle de l’eau. Mais on comprend aisément qu’une nature fluide soit donnée

à ce Sel, assimilé au Sel primitif, puisque, par définition, un liquide est borné par des

limites qui ne sont pas les siennes, en l’occurrence par celles de la Nature formative. Le

Soufre principiel lié à la terre, et le Mercure à l’air, trouvent par ailleurs en le Sel un

médiateur, la plus petite unité corporelle qui existe et qui peut avec grand artifice être

obtenu ; il se nommera « Sel résout et circulé ».

Ce dernier a la vertu de réduire les corps (exceptés les éléments) en leur premier

être ; c’est ce qui est appelé « résolution transmutative des corps mixtes ». Ce dissolvant

est universel et radical. L’auteur analyse les propriétés du sel circulé à partir des écrits

de Paracelse et de Van Helmont. Pour Du Clos, ce Sel serait du sel commun réduit en

son être primitif. Ce dissolvant permet de dégager des mixtes naturels leur Sel essentiel,

pour les mettre en état d’agir selon leurs propriétés spécifiques. Il convient de ne pas

confondre le Sel circulé de Paracelse et son alkahest, lequel n’est qu’un médicament

pour fortifier le foie, et guérir les maladies des viscères. L’auteur reconnaît toutefois que

la matière de l’alkahest n’a pas été spécifiée par Paracelse. Il en conclut que l’alkahest

de Van Helmont est en fait le « Sel circulé » de Paracelse.

29 Dissertations, op. cit. in n. 1, 478-479.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 146

Comment se forment le Sel primitif et ses différentes espèces ?

« Tout le Globe terrestre est penetré de cet Esprit ignée (sic) ; et chacune de ces Parties de ce

grand Mixte le participe selon le plus et le moins. L’Eau commune j’ay dit, est celuy des corps

elementaires qui le reçoit immediatement, et c’est par le moyen de l’Eau qu’il se joint à la Terre

et à l’air, et qu’il y est retenu pour produire le Sel. De l’union de l’Esprit ignée avec le Corps

elementaire de l’Eau seule, il ne se fait point de Sel. Cette Eau ignée, qui estant agité fait le vent,

n’a pas encore la forme de sel ; elle ne l’acquiert que par le moyen de la Terre, avec laquelle

l’Esprit ignée reçue dans l’Eau devient sel, de sa saveur acre, et de qualité nitreuse, et si l’air s’y

mesle en quantité predominante, il change cette acrimonie en acidité, et ce Sel contracte une

Propriété differente qui partage le sel primitif en deux especes, dont l’une peut estre dite

terrestre, et l’autre aërienne. De ces deux sels primitifs se font tous les autres sels, dont les

differences subalternes procedent tant de la diversité du meslange que des formalitez introduites

en la specification par la direction de la Nature »31.

Sans l’air et avant la concrétion saline amenée par la densité de la terre

élémentaire, l’eau imprégnée de feu n’apparaît pas sous la forme de Sel. Selon les

proportions relatives des éléments, la première substance saline se décline en deux

espèces que nous pourrions distinguer par sel acide et sel alkali. Les saveurs âcre et

acide sont par voie de conséquence les deux saveurs primitives. On serait tenté d’y voir

là la dualité acide/alkali (présentée en partie II). L’effervescence due à la rencontre du

Sel aérien et du Sel terrestre provient selon l’auteur du contraste du froid aérien par

rapport à la chaleur ignée. Il n’y a aucune conception mécaniste chez Du Clos pour

rendre compte de ce phénomène, alors que cette pensée semble prendre de l’ampleur à

cette époque, d’abord discrètement avec Glaser en 1663, et puis fortement avec Lemery

en 1675 et André en 1677. A cet égard, Du Clos a exposé en 1669 ses critiques à

l’encontre de Boyle « de réduire cette Science [la Chimie] à des principes aussi clairs

que les figures & les mouvemens […] »32.

Les Sels primitifs pour Du Clos sont de trois sortes : les « nitreux », les

« acéteux » et les « neutres ». Les nitreux sont concrets ou non, solubles ou non dans

l’eau, volatils ou fixes ; ils tiennent plus de la terre et présentent donc plus de

disposition que les acéteux à la salification de l’Esprit. Les sels nitreux « inconcrets »

qui sont encore en leur premier être dans l’eau sont raréfiés par l’air, ou condensés en

rosée ou pluie. Ils se concrétisent avec la terre ; et ont de « merveilleuses » propriétés.

Le sel acéteux est « de soy inconcret », et ne le devient que dans un autre sel ; d’où

résulte un sel mixte et composé, qui est de premiere composition si c’est par le seul

30 Dissertations, ib., 473-474. 31 Dissertations, ib., 49-50.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 147

mélange des autres sels primitifs, ou de seconde si c’est par le mélange du sel déjà

composé. Les sels neutres primitifs dérivent quant à eux de l’union de l’Esprit igné et

des trois éléments corporels, proportionnellement mêlés ; ces sels s’appellent également

communs. Donc l’Esprit uni à la terre au moyen de l’eau produit un sel nitreux, à l’air

un sel acéteux qui ne se solidifie que par le mélange avec par exemple un sel nitreux, ou

avec les air, eau, terre diversement combinés des sels neutres. Si l’Esprit igné

prédomine dans les sels, ceux-ci deviennent inflammables.

Les sels composés des sels primitifs sont de quatre sortes : le sel ammoniac

fossile (c’est-à-dire un sel nitreux mêle à du sel commun qui est un sel neutre), le sel

gemme (sel nitreux + sel commun), le salpêtre (sel nitre ou volatil + sel acéteux), et les

sels composés (sels acéteux + sels nitreux). « Les sels composez des Primitifs dans

lesquels l’acidité aërienne est predominant sont le salpestre, l’alun et le vitriol. Le

Salpestre resulte de l’union du premier estre du sel aërien avec un sel nitreux concret,

soit volatile soit fixe »33. Le premier être du sel aérien uni à une terre pierreuse fournit

de l’alun, et à une ferrugineuse et cuivreuse du vitriol. « Quant à l’alun et au vitriol que

quelques uns mettent au nombre des sels, ce sont des sucs salins concrets meslez de

terrestreitez, ou pierreuses, ou metalliques »34. L’acidité du salpêtre est exaltée par le

feu de la distillation, et apparaît sous forme de liqueur que l’on nomme esprit. Il y a de

même les esprits acides du sel commun, de l’alun et du vitriol. Les propriétés des sels

proviennent de tout ce qui les constitue, à savoir leur corps élémentaire, l’Esprit igné et

la Nature spécifiante. Les propriétés simplement matérielles des sels concrets sont la

« résolubilité à l’humide » ; la coagulabilité au sec, la fusibilité au chaud, la volatilité, la

fixité, etc. Ce sont là seulement des qualités passives. Les propriétés que le Sel reçoit de

l’Esprit igné sont, on l’imagine facilement, de la plus grande considération. De l’Esprit

procède en plus de l’acrimonie, de la pénétration dissolutive et séparative, ou seulement

extractive, de la vertu conservative :

« la puissance d’exciter le feu interne des Mixtes, qui fait la chaleur vitale, tant pour leur

generation conservatrice de l’Esprit, que pour les conservations des Individus engendrez. Le Sel

aide par cet Esprit ignée (sic) à la fécondité de la Terre, à la germination et vegetation des

Plantes & à la fomentation de la vie des animaux. Nous le respirons avec l’air, qui est meslé des

vapeurs humides, dans lesquelles le premier Estre du Sel est contenu. Les alimens que nous

prenons pour l’entretien de la vie participent de cet Esprit qui donne la forme à leurs Sels. […]

Le sel a esté reconnu doüé de sy grandes vertues, à cause de l’Esprit ignée qu’il contient que l’on

32 Histoire de l’Académie, op. cit. in n. 6, t. I, 79. 33 Dissertations, op. cit. in n. 1, 70. 34 Dissertations, ib., 75.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 148

a eu raison de le comparer au soleil : et de dire qu’en ce monde terrestre, apres le soleil, il n’y a

rien de plus utile »35.

Le Sel qui est la production du Soleil opère les mêmes effets. Sans lui, à qui les

mixtes doivent leur forme, ils demeureraient dans « un chaos informe et confus » ; mais

par la médiation de l’Esprit qui est en leur Sel, ils obtiennent leur forme essentielle. Le

Soleil fomente la vie, le Sel fait de même ; il en est l’ouvrage dans la matière

élémentaire qu’il protège de la corruption. Il est lui-même incorruptible ; et « l’art qui

ne peut faire le Sel, n’a pas la puissance de le détruire »36. Son incorruptibilité est une

des propriétés les plus élevées, de l’avis de Du Clos, qu’il reçoive de l’Esprit igné, en

plus de la forme, qui peut être modifiée il est vrai par les qualités prédominantes des

éléments eau, terre et air.

Nous terminerons en citant simplement en passant une définition de Du Clos des

sels mixtes et composés, car elle souligne un aspect des relations entre sels (acides et

alkalis) qui feront l’objet de la troisième partie de notre enquête : « J’appelle Sels

Mixtes, en général, ceux qui sont composez du meslange de diverses especes de sel, et

je nomme Composez ceux dont les divers Sels, qui les composent, agissant l’un sur

l’autre, moderent leur acrimonie. Ce qui se fait seulement au meslange des Sels aceteux

avec les nitreux, dont la saveur acre se trouve affoiblie apres leur Contact »37.

Le Sel chez Du Clos répond à la même logique que celle des auteurs précédents :

il est la corporification de l’Esprit igné. Toutefois sa doctrine présente un aspect

particulier, puisque le Sel, qui est ici aussi le fondement de toutes les choses naturelles,

est chez lui une substance composée ; il passe pour le premier mixte de la Création dans

notre monde. Cela dit, il doit être distingué du principe « Corps élémentaire » constitué

des éléments terre, eau et air. Nous pouvons même l’envisager comme un objet abstrait

dans la théorie de Du Clos qui ne possède aucune existence véritable ; il n’est qu’un

nom. Est appelé Sel primitif – et le terme n’est peut-être qu’une permanence du Sel de

la philosophie chimique saline telle que nous l’avons étudiée – la première union de

l’Esprit, accompagné de la Nature, avec le Corps. De cette union originelle découlerait

suivant le plan divin et la proportion relative des éléments, l’actualisation de toutes les

formes des idées. Les trois principes physiques sont vraisemblablement trois principes

existant par eux-mêmes et certainement posés au départ par le Créateur. Le Sel serait la

35 Dissertations, ib., 81-82. 36 Dissertations, ib., 83.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 149

première conséquence de leur mise en commun, la souche universelle de tout corps ici-

bas. Le sel commun préparé d’une manière telle qu’il produise selon l’auteur le « Sel

circulé » de Paracelse, soit l’équivalent de l’alkahest de Van Helmont, est capable de

réduire n’importe quel corps en son premier être, c’est-à-dire en le Sel primitif ou selon

notre sentiment en la matière corporelle privée de forme, ou plutôt créditée de toutes les

formes en puissance encloses. Les seuls êtres à échapper au pouvoir résolutif du Sel

circulé sont les éléments ; la limite de l’action de ce Sel ne peut aller au-delà de lui-

même. Ce qui ressort du manuscrit de Du Clos est, en ce qui nous concerne, davantage

l’utilisation de cette philosophie du Sel à des considérations propres à celles d’un

physicien membre de l’Académie Royale des Sciences, que cette philosophie en elle-

même. Nous avons ici en effet un passage entre une métaphysique du Sel et une chimie

des sels qui annonce celle du siècle suivant.

37 Dissertations, ib., 120-121.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 150

7- Conclusion partielle

L’origine précise de la pensée chimique française d’un Sel premier être des

choses naturelles nous est pour l’instant inconnue. Nous avons commencé notre enquête

par les écrits de Blaise de Vigenère qui certainement bénéficiait d’une tradition bien en

place. Nous verrons avec Bernard Palissy dans la partie suivante que ce Sel était déjà

invoqué dans la chimie en 1563. Doit-on songer à un héritage paracelsien ? L’affaire

n’est pas évidente ; et le célèbre ouvrage de Walter Pagel1 ne permet pas de trancher.

Une chose est certaine ; le Sel, perçu dans son importance expérimentale, date au

minimum de la chimie arabe des IXe et Xe siècles, et dans son importance spéculative en

occident, du XIIIe siècle. En outre, sa relation avec l’au-delà est attestée dans la Bible,

dans le Lévitique2 entre autres, et chez Homère, dans son Odyssée, où il est, dans un cas,

une offrande à Dieu, et dans l’autre, un présent de Dieu. Il s’agit bien évidemment dans

ces exemples du sel commun. Mais cette substance est sans doute à l’origine des

principales caractéristiques prêtées au Sel matière première : solubilité dans l’eau,

saveur, incorruptibilité, capacité à cristalliser, présence universelle et en quantité sur

Terre. Rendant compte d’une réalité matérielle, il a dû justifier de son existence par le

travail de laboratoire. Puisqu’il représente le début et la fin de tout être, c’est par la

destruction des corps, par leur calcination – le règne végétal fournit les matières les plus

commodes pour cette opération –, qu’il sera accessible : le Sel dans sa réalisation

sensible est donc alkali. Pour mettre en avant son pouvoir générateur, le Sel nitre sera

convoqué. Pour faire comprendre son état subtil (peut-être informe) et son

omniprésence, le Sel armoniac fera son entrée. Sous l’égide du Sel commun, trois corps

salins interviennent dans le discours des philosophes chimiques, trois Sels évoquant

trois états de la matière, trois ordres de la nature, trois régions de l’univers, trois

archétypes de toutes les choses naturelles, et trois principes de la matière. Nous sommes

en présence d’un Sel duquel en découlent trois autres, soit l’illustration de l’unité dans

la triplicité de la Sainte Trinité qui se répercute dans chaque élément de notre monde. Le

Sel originaire est de trois natures mais d’une seule essence.

Le Sel n’aurait aucune raison d’être s’il n’y avait une entité spirituelle porteuse

de la vie et des vertus de toutes les choses naturelles qui emplissait l’univers et qui ne

1 Walter Pagel, Paracelsus, An Introduction to Philosophical Medicine in the Era of the Renaissance,

2nde édition, Bâle - New-York, Karger, 1982. 2 Lévitique, 2, 13.

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 151

serait d’aucune action ou ne resterait que pure potentialité sans corporification. Le Sel

s’offre comme corps à l’Esprit, et donc aux volontés divines. C’est à ce titre qu’il est

présenté comme la perfection des influx célestes. Le Sel intervient plus ou moins bas

dans le monde, ou, ce qui revient au même, plus ou moins tôt dans la genèse des êtres.

Nous l’avons vu apparaître tout aussi bien dès l’émanation de l’Esprit igné de Dieu dans

le monde supracéleste que dans le centre de la Terre. Il est fort probable que son entrée

en scène dépende de la nature attribuée à l’Esprit par l’auteur. Deux typologies peuvent

être ici présentées que l’on pourrait peut-être croiser en un tableau : l’esprit est soit

absolument incorporel – et dans ce cas il ne pourra faire sans Sel –, soit il l’est un

minimum, et l’intervention du Sel est alors retardée.

Deux grands types de discours sont ensuite à considérer dans la philosophie

chimique que nous avons étudiée. D’abord un discours construit sur l’unique couple

Esprit/Sel chargé de rendre compte de tout, tel que celui de Vigenère et de Nuysement,

où sont traités les deux aspects de la matière première, avant et après corporification.

Puis un discours cessant de prendre l’Esprit pour un tout et dissertant selon les trois

principes qui le constituent, complexifiant l’opposition Esprit/Sel en sel-soufre-

mercure/Sel, où se mêlent deux fonctions d’un même Sel à ne pas confondre ; c’est le

cas des textes de Fabre.

Le Sel est le représentant corporel d’une entité spirituelle agissante destinée à se

salifier, qui hérite souvent de ses propriétés dans le discours du philosophe chimique.

Ce dernier fait systématiquement appel à lui dans son texte lorsqu’il s’agit de relater un

phénomène purement terrestre, ou de laboratoire tel que l’élaboration de la Pierre des

Philosophes. Nous avons alors assisté à la triplication du Sel suivant les trois principes

et leur localisation dans le monde, distinguant les vertus de l’Esprit corporifié. Cette

manière d’opérer répondant sans doute à une recherche de la précision dans l’exposé de

la pensée de l’auteur, a amené Sendivogius à développer une doctrine où, en parallèle

aux tria prima, évoluent les sel armoniac, sel nitre et sel alkali. La multiplication des

sels a été à son comble dans le Traité de la Matière de Joseph Du Chesne qui a tenu à

décomposer toutes les fonctions du Sel unitaire en ces trois derniers et en un cinquième,

le Sel hermaphrodite cause de toute génération.

Il apparaît que la philosophie chimique ait été davantage salée à la fin du XVIe

siècle et au tout début du suivant que durant le reste du Grand Siècle. Fort de la capacité

à changer d’état physique et de l’activité manifeste de la substance saline (quelle soit le

sel commun [chlorure de sodium], le nitre [nitrate de potassium] ou l’armoniac

[chlorure d’ammonium]) qui lui sert de modèle pour le penser, le Sel matière première

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LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT UNIQUE DE LA MATIERE 152

corporifiée adoptant n’importe quelle forme lui étant imposée par l’Esprit, est apparu

comme un argument majeur commode pour le chimiste. Il a servi de substance à tous

les corps ici-bas, permettant au praticien de voir et toucher la matière. Néanmoins, il ne

doit pas être vu comme un réceptacle passif, ni comme l’opposé de la forme, mais

comme la fontaine de laquelle tout est et tout devient dans notre monde élémentaire

suivant le principe qui est en lui. Il est la force spirituelle incarnée. Ce Sel est sans doute

le Sel principe de Paracelse mais appelé à jouer un rôle auquel celui-ci n’avait pas

songé. Aussi, d’une métaphysique du Sel à une chimie des sels, s’est-il établi un

passage de l’une à l’autre par la démultiplication du Sel principe, sans doute sous

l’influence des idées paracelsiennes, mais aussi et surtout parce que les

« métaphysiciens » sont également des hommes de laboratoire.

Dans la partie suivante, nous allons reprendre notre analyse du développement

des théories salines dans la chimie française de la même période, en s’attachant cette

fois à un Sel qui ne fait plus lever les yeux vers le Ciel, mais considéré dans

l’environnement immédiat du chimiste.

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II/- LE SEL DANS L ’ENVIRONNEMENT

IMMÉDIAT DU CHIMISTE ET

LES COURS DE CHIMIE

A côté de la vision « panchymique » de l’univers, des philosophes de la nature

se sont attachés à des phénomènes davantage à leur portée, et ont inscrit leur pratique

chimique dans un courant dont la finalité était plus pragmatique. Ces deux façons

d’envisager la chimie – qui se ramènent en appliquant une distinction actuelle à une

chimie fondamentale et une chimie pratique – représentent deux moments forts de

l’histoire de la chimie au XVIIe siècle, deux pôles plutôt que deux mouvements (mais en

aucun cas, cela ne peut correspondre à une opposition « alchimie »/« chimie », deux

termes synonymes en réalité l’un de l’autre1). On trouve sans doute des personnages qui

représentent chaque aspect de manière exemplaire, mais la plupart du temps, il ne s’agit

que d’une dominante. Il n’existe pas de théoriciens qui ne pratiquent pas, pas plus que

de praticiens sans théorie.

Nous allons, tout en restant dans la même période de l’époque classique, presque

entièrement consacrer la deuxième partie de notre enquête aux cours de chimie en

France, dont le premier date de 1610, et est dû à Jean Beguin. Rédiger un cours de

chimie ne signifie aucunement que l’on s’opposa radicalement à l’idée d’une

transmutation métallique. Une chose pourtant tendrait à différencier les hommes selon

leur engagement dans la chimie : le regard porté sur leur discipline. Les uns veulent

faire la preuve de leur science en orientant davantage leur recherche vers l’obtention de

la fabuleuse Pierre des Philosophes, Arcane universel. Ce qu’ils désirent, c’est connaître

les secrets de la nature, ou développer une philosophie naturelle qui soit supérieure à

toutes les autres. De ce point de vue, la maîtrise du processus de fabrication de la Pierre

n’est qu’un signe de cette maîtrise. Et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle ceux qui

prétendent utiliser cette connaissance du processus à des fins pratiques, c’est-à-dire

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 154

transmuter effectivement les métaux, peuvent être considérés comme des charlatans2.

Les seconds, quant à eux, bien que puisant dans la même source doctrinale, ramènent

les ambitions des premiers à un stade plus modeste. Laissant de côté les investigations

coûteuses en temps, argent et énergie, ils désirent comprendre la nature en résolvant les

mixtes, en la soumettant constamment à la question, et s’attellent à la préparation de

médicaments ou composés dont le mode opératoire est clair et reproductible, et pour

certains même, diffuser un savoir purement chimique. La matière pour les auteurs des

cours de chimie ne résulte plus uniquement d’une exigence de la pensée. Le travail de

laboratoire consiste à vérifier l’existence d’un corps, à identifier ses caractéristiques, à

maximiser sa préparation, à le purifier par une série d’étapes réfléchies d’opérations.

L’échec n’est plus la confirmation de la difficulté de l’entreprise et de la profondeur où

la nature a caché ses secrets. De nouvelles exigences de rationalité scientifiques

émergent alors. Les substances sont répertoriées, et sont accompagnées de leur recette.

Si une opération n’aboutit pas, c’est que le mode opératoire n’a pas été scrupuleusement

suivi.

Les cours de chimie en France au XVIIe siècle3 ont constitué un genre littéraire

important4, et provenaient tous d’un enseignement oral entièrement privé jusqu’en

1648, année où fut créée une chaire de démonstrateur de chimie au Jardin du Roi dont le

premier occupant a été William Davisson. Avant cette date, les leçons de chimie étaient

dispensées en dehors de tout cadre institutionnel sous la direction d’apothicaires ou de

médecins, à l’intention généralement de leurs jeunes homologues, mais ils s’adressaient

parfois aussi à des esprits curieux qui se firent de plus en plus nombreux au fil du

temps. La profession de « chimiste » n’existait alors pas, cette dénomination était donc

réservée à une catégorie de personnes dont l’occupation avait pour objet à la fois

philosophique et pratique la structure de la matière, et dont l’application

pharmaceutique s’opposait à la médecine galénique prônée par la faculté de Paris.

Les manuels de chimie du Grand Siècle étaient centrés sur l’exposé de

préparations de médicaments après une explication plus ou moins importante des

1 Sur l’équivalence chimie/alchimie, et la confusion produite par l’interprétation de l’article défini

arabe, voir William Newman, Lawrence Principe, « Alchemy vs. Chemistry : The etymological origins of a historigraphic mistake », Early Science and Medicine, 3, 1998, 32-65.

2 Voir Bernard Joly, La rationalité de l’alchimie au XVIIe siècle, Vrin, Paris, 1992. 3 Voir J.-P. Contant, L’enseignement de la chimie au jardin royal des plantes de Paris, Cahors,

imprimerie Coueslant, 1952 ; B. Joly, « L’édition des “cours de chymie” aux XVIIe et XVIII e siècles. Obscurités et lumières d’une nouvelle discipline scientifique », in M.-T. Isaac et C. Sorgeloos (éds.), La diffusion du savoir scientifique. XVIe - XIXe siècle, Bruxelles, 1998, 57-81.

4 En ne citant que les auteurs de cours de chimie publiés en France au XVIIe siècle et la date de la première édition : Beguin (1610), de la Brosse (1628), Davisson (1633), Sauvageon (1643), de Clave

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 155

principes et éléments de la matière, suivi d’un tour d’horizon des appareils et verreries

du laboratoire du chimiste. L’intérêt des traités de chimie pour notre étude réside en

l’application d’une doctrine de la matière simplifiée, dont la valeur dépend fortement de

l’efficacité des remèdes « chimiques » qu’ils présentent. L’Arcane universel, ne se

laissant pas parfaitement fabriquer, on se contentera alors d’en produire plusieurs petits,

certes bien moins efficaces, mais qui ont le grand avantage d’être réalisables sans trop

de difficulté, et d’être reproductibles si l’on suit à la lettre la recette précise. Dans ce

contexte, il sera particulièrement profitable d’étudier le devenir du Sel qui malgré

l’orientation pratique de la pensée chimique maintient plus que jamais sa position

privilégiée, tout en poursuivant, on le verra, l’assimilation du Mercure principe.

Nous allons donc relire le XVIIe siècle en prenant un autre point de vue. La

première partie de ce travail avait l’ambition de présenter le Sel dans sa vision la plus

large, la plus spéculative ; il s’agissait alors de dresser le portrait du Sel origine de tous

les êtres naturels. Au niveau d’analyse dans lequel se situent les auteurs de manuels de

chimie, il est plutôt question à présent du Sel dans sa réalisation sensible d’une nature

plus ou moins accessible, en particulier du Sel principe constitutif des corps mixtes, qui

sera d’abord sel alkali puis à la fin du siècle, sel acide. En règle générale, les textes que

nous découvrirons se voudront tournés uniquement vers ce qui est palpable et

démontrable ; et le Sel va devoir s’adapter à un regard davantage porté sur la pratique.

Nous constaterons qu’il sera difficile de faire se rejoindre un discours purement

spéculatif et un autre purement empirique tout en acceptant l’autorité de la doctrine

véhiculée par la chimie fondamentale. A cet égard, nous serons parfois amenés à

proposer une interprétation en termes actuels du discours chimique exposé, non pas

pour insister sur le fait que la pratique des auteurs que nous allons étudier est bien

assimilable à une pratique chimique, mais pour faire resurgir les difficultés qu’ils ont pu

rencontrer dans leur description de leur activité sur la matière et mieux saisir le sens de

leur travail.

Nous avons fait le choix d’ouvrir le deuxième moment de notre enquête par

l’étude des écrits de Bernard Palissy. N’étant pas auteur d’un traité de chimie, bien que

d’aucuns tiennent à le présenter comme le premier enseignant de chimie, ni même

l’inspirateur de ce genre de littérature, il est à notre connaissance le premier français à

avoir exposé une philosophie chimique saline, où la nature du Sel qui prédomine fait,

contrairement à celui que nous avons analysé jusqu’à maintenant, baisser les yeux vers

(1646), Arnaud (1650), Barlet (1653), Le Febvre (1660), Glaser (1663), Meurdrac (1665), Thibaut (1667), Matte la Faveur (1671), Lemery (1675), Charas (1676).

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 156

la terre. La pensée de cet homme fera une excellente introduction à notre discours sur

les cours de chimie. Palissy, il n’y a pas à en douter, partageait la même tradition que

Vigenère en ce qui concerne le Sel ; cependant il en traita comme d’un objet purement

terrestre.

1- Le Sel de la Terre

Le nom de Bernard Palissy (ca. 1510-1590) est entouré d’une légende, celle d’un

homme brûlant ses meubles pour le progrès de la technique. Le Palissy qui nous

occupera dans ce chapitre est celui qui proposa dans deux opuscules, Recepte Veritable

(1563) et Discours admirables (1580)1, un regard très salé sur le monde qui l’environne.

Le Sel palisséen, comme nous le verrons, est doté de toutes les vertus de l’entité active

spirituelle des auteurs précédemment étudiés. Contrairement à eux, Palissy détourne ses

yeux du Ciel pour se porter entièrement sur la Terre qui, de par son Sel, n’est « jamais

oisive ». Le Sel produit, unit, solidifie tout ce qui s’y trouve. Lui seul est chargé de

rendre compte de tous les phénomènes naturels.

Palissy2 fait ses premières armes dans l’artisanat de la peinture-verrerie. Vers

1539, il se tourne, et ce pour seize années, vers la poterie. Son adresse dans la

préparation des émaux en particulier lui permet de se faire un nom, de vivre dans une

certaine aisance financière, et de gagner la protection du Duc de Montmorency. Il

travaille également quelque temps comme arpenteur pour la commission

d’établissement de la gabelle dans la région des marais salants de Saintonge. Aux

alentours de 1546, Palissy se convertit à la religion réformée, et devient par la même

occasion un des premiers Huguenots de la ville de Saintes où il s’est installé. Persécuté

pour sa confession religieuse, il est emprisonné à Bordeaux en 1562, puis libéré

quelques mois plus tard. En 1565, il est requis par la reine Catherine de Medicis pour se

1 L’étude menée ici sur ces deux ouvrages s’est basée sur les rééditions suivantes : Bernard Palissy,

Recette véritable, édition de Franck Lestrigant, Macula, Paris, 1996 ; et Bernard Palissy, Œuvres complètes, sous la direction de Marie-Madeleine Fragonard, deux tomes (t. 1 : Recepte veritable, t. 2 : Discours admirables), Editions InterUniversitaires, Paris, 1996.

2 Sur Palissy, voir l’article de Margaret R. Biswas dans le Dictionary of Scientific Biography, 1981, t. 10, 280-281 ; J. R. Partington, A History of Chemistry, vol. II, MacMillan, London, 1962, 69-77 ; Allen G. Debus, « Palissy, Plat and English Agricultural Chemistry in the 16th and 17th Centuries », Archives internationales d’histoire des sciences, 21, 1968, 67-88 ; H. Hirai, op. cit. ; et l’introduction des Œuvres complètes de la note 4, t. I, XI-XLIX.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 157

charger de la décoration du nouveau palais des Tuileries. En 1575, il inaugure une série

de trois conférences payantes sur l’histoire naturelle qui connurent un certain succès. De

nouveau jeté en prison en 1586, et définitivement en 1588 peu après la reprise des

conflits de religion, Palissy meurt deux années après à la Bastille refusant d’abjurer sa

foi pour le catholicisme.

Palissy se présente lui-même comme un autodidacte ne connaissant ni le grec ni

le latin, puisant ses connaissances directement dans le grand livre de la nature. Il publie

sa Recepte Veritable3 vingt-deux ans après la mort de Paracelse. C’est un ouvrage assez

désordonné, dans lequel l’auteur passe des techniques d’amélioration des terres, à une

discussion sur le Sel, à la construction d’un jardin, au récit de la naissance de la

Réforme à Saintes, puis à la construction d’une ville de forteresse. Il y met en scène

deux protagonistes, un sceptique, Demande, qu’essaie de convaincre Réponse sous le

nom duquel se cache Palissy qui expose ses conceptions.

Le point de vue de l’auteur sur le Sel sera introduit par une remarque sur le

fumier. Réponse s’indigne de l’ignorance des gens qui cultivent la terre. Il cite

l’exemple de cet engrais naturel qui doit compenser l’appauvrissement des sols dû à leur

culture ; ce qu’on y fait pousser ôte « quelque substance » de la terre que le fumier a

pour fonction de lui redonner. Malheureusement, la matière épandue sur les champs a

été bien souvent auparavant mal stockée et exposée aux pluies qui l’ont lavée de son

Sel, « principale substance et vertu du fumier ». Demande s’étonne du fait que ce

mélange fermenté contienne du Sel, et à cela il s’entend répondre :

« Note donc qu’il n’est aucune semence, tant bonne que mauvaise, qui n’apporte en soi quelque

espèce de sel, et quand les pailles, foins et autres herbes sont putréfiées, les eaux qui passent à

travers emportent le sel qui était èsdites pailles et autres herbes ou foins ; et tout ainsi comme tu

vois qu’un merlu salé, ou autre poisson, qui aurait longtemps trempé, perdrait enfin toute sa

substance salsitive, et enfin n’aurait aucun goût, en cas pareil te faut croire que les fumiers

perdent leur sel quand ils sont lavés des pluies »4.

Sont salsitives pour l’auteur, « les choses qui piquent la langue, comme le sel,

l’alun & les pierres calcinées »5 ; et d’une manière générale, « tout ce qui tient du sel ».

Le Sel posséderait donc, à en croire ce passage, une vertu séminale, et se caractériserait

par sa solubilité et son goût piquant. Palissy souligne plus bas que chaque arbre, chaque

3 Bernard Palissy, Recepte veritable, par laquelle tous les hommes de la France pourront apprendre

à multiplier et augmenter leurs thresors, La Rochelle, 1563. 4 Palissy, op. cit. in n. 4, éd. Fragonard (F), 67 ; éd. Lestringant (L.), 74. 5 Palissy, Œuvres complètes, t. 2, op. cit. in n. 4, Discours admirables, 396.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 158

plante, chaque fruit contient du sel. Les herbes brûlées se réduisent en « pierre de sel »

ou « sal alcali », la canne à sucre produit son sel (le sucre), la lie du vin calcinée rend un

« sel de tartare » grandement corrosif et incisif qui se résout d’ailleurs en un lieu humide

en huile. Pour lui, il n’existe aucune espèce du règne végétal sur terre qui ne contienne

en soi un sel. Il est toutefois vrai « que tous les sels n’ont pas une même saveur, ni

même vertu, et ne font une même action ; néanmoins je te puis assurer qu’il y a un

nombre infini d’espèces de sels sur la terre. Si elles n’ont une même saveur, et une

même apparence, et une même action, cela n’empêche toutefois qu’elles ne soient sel

[…] »6. Autrement dit, autant de formes différentes, autant de sels d’actions diverses.

L’auteur écrit ne pouvoir énumérer tous les sels qui sont en nombre infini ; il en

consigne toutefois quelques-uns : couperose, vitriol, bourras (borax), alun, salpêtre,

nitre, sel harmonial (armoniac). On peut penser que ces derniers doivent suivre assez

fidèlement un archétype salin permettant à l’auteur de les rassembler sous l’appellation

de « Sel » et, dans son texte, de rarement distinguer les sels entre eux ; il ne citera que

les noms des corps salés largement reconnus sans user d’expressions telles que « sel de

la paille », « sel de fumier », etc. Le Sel ici – et cela marque une différence sensible par

rapport aux auteurs étudiés précédemment – se conjugue au pluriel, et se présente

diversement spécifié. Il est projeté dans le monde sensible et commun de l’artisan

(métallurgiste entre autres), et du paysan.

Il est à préciser que plus le Sel est abondant dans un corps, plus celui-ci possède

un goût prononcé, une certaine force corrosive et mordicante. Palissy évoque également

d’autres qualités du Sel, celle par exemple de protéger de la corruption les corps qu’il

touche, ou encore celle de pétrifier des substances brûlées. Le Sel passe pour être un

principe d’unité de la matière, « sans qu’il y eût du sel en toutes choses, elles ne

pourraient se soutenir, ains soudain seraient putréfiées et annihilées », car il affermit et

garde de la putréfaction.

Que le Sel se trouve dans les substances végétales semble s’expliquer par le fait

que celles-ci l’ont tiré de la terre, provoquant l’appauvrissement des sols par leur trop

forte exploitation par les agriculteurs, qui pour palier à ce phénomène y répandent

également à la place du fumier des cendres de paille, car le Sel se tire des corps

préférentiellement par la calcination. Le Sel paraît donc bien être lié à la terre. Mais ce

qui importe ce n’est pas la matière fertilisante, mais son Sel qui retourne dans la terre

d’où il provient originellement par l’épandage du fumier qui est d’autant meilleur qu’il

est plus salé. « […] Si tu le fais ainsi, tu rapporteras à la terre la même chose qui lui

6 Palissy, op. cit. in n. 4, L: 75, F: 69.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 159

avait été ôtée par les accroissements des semences, et les semences que tu y mettras

après répandront la même chose que tu y auras portée »7. L’introduction du Sel dans la

terre par l’emploi d’engrais naturel ne serait qu’un juste retour à des conditions initiales,

un rééquilibrage de la portion de Sel terrestre dont nous pouvons penser qu’elle a été

une fois pour toute établie, et ce certainement lors de la création du monde, mais d’une

manière non figée car Dieu fît les choses non oisives8. Aussi doit-on apparemment

comprendre que le Sel est également ce qui fait croître les végétaux ; végétaux qui le

« sucent » de la matrice terrestre. On devine aisément alors que sans l’amendement des

sols par le fumier, les semences se trouveraient dans l’impossibilité matérielle de

pousser. On lit :

« Et où penses-tu que les arbres, herbes et plantes prennent leur sel, s’ils ne le tirent de la terre ?

Tu trouverais bien étrange si je te disais qu’il y a aussi du sel en toutes espèces de pierres, et non

seulement ès espèces de pierres, mais je te dis aussi qu’il y en a en toutes espèces de métaux :

car, n’y en ayant point, nulle chose ne se pourrait tenir en son être, ains se réduirait soudain en

cendre. […] Et parce que èsdites pierres il y a plus de sel que non pas en la terre, les terres qui

sont sur les rochers se ressentent du sel desdites pierres : car, tout ainsi que je t’ai dit que l’équité

[= âcreté] de la fumée du bois était témoignage qu’elle portait en soi quelque salsitude qui faisait

cuire et gâter les yeux, semblablement la vapeur qui sort des rochers desdites montagnes apporte

quelque salsitude ès terres qui sont dessus, qui causent que les fruits qui y croissent sont plus

salés et de meilleur goût, et ne sont si sujets à putréfaction et pourriture comme ceux qui sont

produits ès vallées, et ceux des vallées sont communément plus fades et de mauvaise saveur, et

sujets à pourriture »9.

La présence du Sel est universelle et semble donc toucher tous les règnes de la

nature, même si celui des animaux n’est pas clairement mentionné. On observe une

migration du Sel des rochers à la terre, et de la terre à l’arbre, et enfin de l’arbre à ses

fruits. Rien ne nous interdit de songer à la suite, qui serait du fruit à l’homme ou à

l’animal. Le Sel est véritablement objet sensible ; les vapeurs qui en contiennent

agressent les yeux, les fruits qui en abondent sont savoureux. Par ailleurs, l’auteur

confirme son sentiment d’un Sel donnant consistance et incorruptibilité aux êtres, il

serait ce par quoi les corps conservent leur forme.

7 Palissy, ib., L: 81, F: 77. 8 « Je say bien qu’il est escrit au livre de Genese, que Dieu crea toutes les choses en six jours, et qu’il

se reposa le septiesme : mais pourtant, Dieu ne crea pas ces choses pour les laisser oisives, ains chacune fait son devoir, selon le commandement qui luy est donné de Dieu. Les Astres et Planetes ne sont pas oisives, la mer se pourmeine d’un costé et d’autre, et se travaille à produire choses profitables, la terre semblablement n’est jamais oisive : ce qui consomme naturellement en elle, elle le renouvelle, et le reforme derechef, si ce n’est en une sorte, elle le refait en une autre. Et voila pourquoy tu dois porter les fumiers en terre, à fin que derechef, la terre prene la mesme substance qu’elle luy avoit donnee » (Palissy, ib., L : 91).

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 160

Selon Palissy, le Sel des terres des vallées est emporté par les eaux qui

ruissellent des montagnes qui se maintiennent grâce à leur « ossature » de rochers salés.

Ce qui a pour conséquence de faire pousser des arbres portant des fruits moins goûteux,

et en moins grande abondance ; le sol y étant par trop déficient en Sel. De plus, l’ordre

des minéraux est grandement riche de cette substance. Pour l’auteur toute pierre n’est

presque que de Sel constituée, tout comme les métaux. D’ailleurs, plus il y a de Sel en

elle, plus elle est fixe et résistante aux intempéries. Il arrive toutefois que des pierres se

réduisent en poussière sous l’effet du vent et du gel. Cela advient lorsque l’humidité de

l’air et des pluies dissout le Sel de ces corps qui n’ont pu voir leur formation achevée,

desquelles il ne restera que de la terre qui, comme nous l’avons déjà précisé, « n’est

jamais oisive » ; si celle-ci reçoit quelque semence, elle travaillera à produire des

herbes, des plantes, « ou bien, quand la saison sera convenable, elle se réduira derechef

en pierre ». Palissy est d’avis que la terre est continuellement en train de reformer les

pierres qui ont été pulvérisées, transformées en chaux, ou ayant subies d’autres

détériorations, et ce par le moyen du Sel10. La formation des pierres est expliquée

comme suit : la pluie en tombant sur la terre la pénètre tout en y emportant le Sel qui s’y

trouve, et descend dans le sol jusqu’à ce qu’elle soit arrêtée. Cette eau ainsi salée

« convertit » et « congèle » la terre où elle se trouve stoppée en pierre. Voilà comment

se forment les pierres qui augmentent par strates. Quand elles « se diminuent » par

brisures, dissolutions par les vents, pluies et gelées, elle « rendent » l’eau, le sel et la

terre, desquels elles avaient pris leur essence. Les pierres ne sont que liqueur congelée

par la vertu du Sel.

Le Sel ne pétrifie pas uniquement, il cause selon Palissy la vitrification des

pierres et cailloux11 ; phénomène qui ne pourrait se faire sans Sel. Les matières

diaphanes démontrent d’ailleurs leur pauvre proportion en terre, au profit d’eau et de

Sel. Pour rendre compte de la dureté de la pierre précieuse de jaspe, l’auteur met en

avant une eau congelée qui se serait préalablement empreinte d’un « sel métallique »

9 Palissy, ib., L: 90-91 ; F: 85-87. 10 « Voilà qui te doit faire croire que journellement la terre produit des pierres, et qu’en plusieurs

lieux la terre se réduit en pierre par l’action du sel, qui fait le principal de la congélation […] » (Palissy, ib., L: 100 ; F: 97).

11 « Combien que j’eusse ci-devant conclu ce que je prétendais traiter de l’essence des pierres et de l’action du sel, si est-ce qu’afin que le secret que j’ai donné des fumiers serve à l’universel, et qu’on ne méprise en cet endroit mon conseil, pour toujours mieux assurer que le sel a affinité avec toutes choses, et que sans icelui toutes choses se putréfieraient soudain, […] Tu ne dois donc pas trouver étrange si je t’ai dit que les cailloux qui sont transparents comme verres sont congelés par le sel. Et quant à ce que je t’ai dit, qu’aucunes pierres se consomment à l’humidité de l’air, je te dis à présent non seulement les pierres, mais aussi le verre, auquel y a grande quantité de sel ; […] je te dis derechef que le sel fait des congélations merveilleuses. Les alchimistes en ont senti quelque chose : car ils se tourmentent fort après

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 161

expliquant par ailleurs sa couleur, car le Sel de la terre est normalement blanc. De plus,

au sujet du diamant, il est précisé que la grande beauté de cette matière procède en

partie de son extrême dureté lui venant en sa congélation de « quelque rare espèce de

sel, pur et monde ».

Selon la théorie de Palissy, les métaux sont aussi constitués de Sel. Il est

possible de s’en rendre compte par l’observation des marcassites qui sont des corps non

malléables et de ce fait proches des pierres. Palissy les nomme « métaux imparfaits »,

car ils ne sont « autre chose que commencement de quelque métal ». On peut les

considérer comme des pierres métalliques en état transitoire. Pour s’en assurer Réponse

confie à Demande qu’il suffit de frotter l’une contre l’autre deux marcassites, et une

odeur de Soufre se dégagera alors de cette action ; preuve en sera faite que ces corps ont

quelque chose de métallique. Cependant, l’odeur semble être un attribut du Sel pour

l’auteur12 ; le Soufre aurait-il donc un caractère également salin ? Les métaux pour lui

sont engendrés de Soufre et d’Argent vif et congelés par « quelque espèce de sel ». Mais

le soufre, qui y est présent, est en fait, à en croire Palissy, une huile qui se serait mêlée à

la dissolution de Sel lors de la génération de ceux-ci13. En outre le vif argent n’est

« autre chose qu’un commencement de metal, fait ou commencé par une matiere

aqueuse & salcitive. Je ne dis pas de sel commun : car je sçay que le nombre des

especes de sels est infiny à nostre connaissance […] »14. Remarquons en passant que,

même si le vif-argent dont il est question n’est pas vraiment le Mercure principe, il n’est

pas moins constitué d’eau et sel à l’instar du Mercure de Joseph Du Chesne.

Certains corps ne présente aucune saveur, alors que selon la thèse de Palissy

toute chose contient du Sel, principe sapide par excellence. Il s’en explique :

« La cause est parce que les matières sont si bien fixes qu’elles ne se peuvent dissoudre par

l’humidité de la langue, comme fait le sel commun. Le sel commun, la couperose, le vitriol,

l’alun, le sel harmonial et le sel de tartare, toutes ces espèces, soudain qu’elles sont tant peu soit-

il humectées du bout de la langue, elles se dissolvent, et lors la langue trouve aisément le goût,

parce que l’humidité de ladite langue fait attraction, dilate les parties de toutes ces espèces de

sels. Mais quand un sel est bien fixe avec l’eau et la terre, ou autres choses à lui jointes, lors il ne

ces sels préparés. […] Je t’ai voulu dire pour mieux t’assurer que le sel a vertu de congeler et les métaux et les pierres » (Palissy, ib., L : 114-115).

12 « Qui me demanderoit combien il y a de diverses especes de sels, je respondrais qu’il y en a autant que de diverses especes de saveurs & senteurs » (Palissy, Discours admirables, op. cit. in n. 4, t. 2, 186).

13 « Et combien que tous les philosophes ayent conclud que l’or est fait de souphre & d’argent vif, je maintiens que le souphre que nous voyons, ne se sçauroit mesler avec les matieres minerales ou semences d’icelles. Bien confesserai-je que parmy les eaux il y a quelque genre d’huile, lequel estant meslé avec l’eau & le sel mineral, ayde à la generation des metaux, & les metaux estans parvenuz en leur perfaite decoction, l’huile est lors congelée parmy le metal, & prend le nom de souphre » (Palissy, Discours admirables, op. cit. in n. 4, t. 2, 130-131).

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 162

se peut dissoudre que par bonne philosophie, ou par le moyen et pratique de philosophie.

Exemple : le verre est la plus grand’partie de sel et d’eau ; je dis de sel, à cause du salicor, qui est

un sel d’herbe ; après je dis d’eau, parce que les cailloux ou sable joints au sel de salicor sont

partie d’eau et de sel. Or est-il ainsi que si tu tâtes un verre à la langue, tu n’as garde de la

trouver salé, combien que ce ne soit la plus grande partie que sel. Qui est donc la cause que

l’humidité de la langue ne peut faire attraction de la saveur dudit sel ? C’est pour la même cause

que j’ai dit[e], que les matières terrestres, aineuses [= aqueuses], et salsitives, sont si bien jointes

ensemble qu’elles ne se peuvent dissoudre, sinon par industrie et pratique. Un jour, un alchimiste

trouva fort étrange que je lui dis[e] que je tirerais du sel d’un verre : il pensait être bon

philosophe, mais il n’avait pas encore pratiqué jusque-là, combien la chose fut assez aisée »15.

Le goût du Sel n’apparaît qu’après dissolution, la convenance entre l’eau et le

Sel est évidente. On observe à la lecture de ce passage que trois éléments ou plutôt ici

trois « matières » composent le verre, et sans doute aussi tous les mixtes puisque c’est le

cas des pierres aussi (il est vrai que sont évoquées à un moment également « autres

choses » qui se résolvent peut-être d’ailleurs en ces trois-ci) : la terre, l’eau et le Sel.

Mais seul le Sel confère au corps solidité, saveur, odeur, et même résonance comme on

le verra par la suite. C’est certainement par sa force « congélative », pour ne pas dire

attractive, réunissant les composants de la matière que le Sel participe d’une manière

active à l’accroissement des entités végétatives. Comment concilier cela avec les tria

prima ? Est-ce là une doctrine concurrente ? Nous avons vu que les Soufre et Vif-argent

sous la plume de Palissy ne font pas réellement figure de principes ; le Sel est

constamment mis en avant. Sans lui, tout ne serait que cendre, donc terre poussiéreuse.

L’eau, quant à elle, le dissout, le transporte, en est son véhicule, qui servirait

certainement de médium par lequel le Sel agirait et réunirait par sa congélation les

grains de terre pour former les corps. Nous pouvons facilement comprendre que l’auteur

ne s’intéresse qu’aux deux éléments les plus bas, car les plus pesants, lui qui ne

considère que les objets terrestres. Sel, terre et eau semblent être les matériaux de toute

matière, les deux derniers sont passifs, et le premier agissant. Dans le discours de 1563

de Palissy, au Sel est en fait dévolu plus que le rôle de corporifier. Il donne corps aux

êtres, participe à leur croissance, les maintient en leur état, les protège de la corruption

en figeant leur forme, il pétrifie et vitrifie. Son action est la congélation, et tire profit du

fait qu’il a « affinité avec toute chose ».

14 Palissy, Discours admirables, op. cit. in n. 4, t. 2, 133. 15 Palissy, op. cit. in n. 4, L : 117-118.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 163

Dix-huit ans après sa Recepte veritable, Palissy est à Paris et publie ses Discours

admirables16. Par cet ouvrage l’auteur souhaite dans l’ordre traiter des eaux, de

l’alchimie à travers une discussion sur les métaux, de son opposition à l’or potable, d’un

corps composé de trois cents substances nommé mitridat, des glaces, « des diverses

sortes de sels végétatifs ou génératifs, & soustenans les formes, en la génération de ces

corps terrestres, de leur nature & merveilleux effets », de la description des marais

salants, des pierres, de l’art de la terre – partie formant le point de départ de la légende

entourant Palissy –, et enfin de la marne. Le texte se termine par un glossaire des termes

pouvant poser problèmes et utilisés dans ses écrits. D’une manière générale, il reste

fidèle aux idées de son premier livre qu’il développe néanmoins davantage, en appuyant

sur le pouvoir végétatif du Sel.

Dans son épître au sire Antoine de Ponts, Palissy explique que préférant

délaisser les ouvrages de Geber, Lulle et des disciples de Paracelse ou d’autres

alchimistes, il opta pour l’étude de la nature basée sur l’observation de celle-ci, ce qu’il

fit, dit-il, l’espace de quarante années. Cela l’a conduit à la connaissance des choses que

la terre produit et des secrets restés encore inconnus même des plus doctes, lui qui

avoue ne lire ni le grec ancien ni le latin, et ne manier que difficilement le français.

Théorique et Pratique sont les noms des deux interlocuteurs des Discours

Admirables. Pour l’auteur, seule la pratique permet de connaître le réel, et il tranchera

par conséquent résolument en sa faveur ; il se fera alors représenter par ce second

personnage. Le changement d’interlocuteurs, après Demande et Réponse, reflète une

prise de position nette dans le débat entre empirique et lettrés17. La « theorique »

n’engendre pas la « practique », tient-il encore à ajouter contrairement à la pensée

dominante. Pour la rédaction de ses écrits il avoue ne s’être servi que de la vue, de

l’ouïe et du toucher, et non des opinions des philosophes anciens. Palissy invite par

ailleurs tout lecteur désireux d’une plus ample explication en ce qui concerne certains

passages de son texte à se rendre à son cabinet pour y recevoir la démonstration.

L’opinion de Palissy sur le Sel n’a pas changé par rapport à sa Recepte

veritable : « […] Il n’y a aucune partie en la terre qui ne soit remplie de quelque essence

de sel, qui cause la generation de plusieurs choses, soit pierre, ardoyse, ou quelque

16 Bernard Palissy, Discours admirables, De la nature des eaux et fonteines, tant naturelles

qu’artificielles, des metaux, des sels & salines, des pierres, des terres, du feu & des emaux. Avec plusieurs autres excellens secrets des choses naturelles. Plus un traité de la Marne, fort utile & necessaire, pour ceux qui se mellent de l’agriculture. Le tout dressé par dialogues, esquels sont introduits la theorique & la practique, Paris, 1580.

17 Le fait était déjà sensible dans sa Recepte veritable où Palissy écrit que : « […] Ne pouvant entendre [la cause] par théorique ni philosophie naturelle, il me prit le désir de l’entendre par pratique […] » (Palissy, op. cit. in n. 4, L: 108).

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 164

espece de metal ou mineral, & est chose certaine que les parties interieures de la terre ne

sont non plus oysives que les exterieures, qui produisent journellement arbres, buissons,

ronces espines & toutes especes de vegetatif »18. Les parties terrestres doivent leur

activité à n’en pas douter au Sel qu’elles contiennent. Mais que doit-on réellement

entendre par « sel, cause de la génération des êtres minéraux et végétaux » si Dieu créa

toutes les choses durant les six premiers jours ? Dans le monde de Palissy Dieu a

interdit l’« oisiveté » des éléments qui donc sans cesse doivent se maintenir en état, et

ce grâce apparemment à l’activité du Sel générateur qui produit et participe à

l’accroissement de chaque être de la Création. La génération opérée par le Sel chez

l’auteur n’est pas selon nous une génération à proprement parler, mais une reformation

plutôt des corps qui ont été détruits. Rien ne semble vraiment disparaître de ce qui fut

créé par Dieu ; d’une pierre érodée par les vents, la terre, l’eau et le Sel qui la

composèrent pourront sous l’impulsion primordiale de ce dernier en refaire une autre,

ou encore d’un champ épuisé par plusieurs années de culture, le Sel introduit par le

fumier qui y aura été répandu permettra l’accroissement des nouvelles semences. Nous

pensons que ce qui disparaît à un endroit, du moins pour le règne minéral, le Sel

palisséen le génère en un autre. Il est possible que le Sel soit ici vu comme générateur,

simplement parce qu’il est doué de la vertu de congeler et d’unir, et que sans lui tout ne

serait que poussière ; idée qui se prêterait facilement à une interprétation religieuse de

vie et de mort : tu es poussière, et tu redeviendras poussière, faisant ainsi du Sel un être

vivifiant. Il semble que le Sel soit une substance à l’origine intégralement liée à la terre

qui au premier instant de la Création devait être extrêmement salée, en tout cas

davantage que maintenant ; son Sel ayant diffusé dans les mers et dans les entités par la

suite générées.

Pour l’auteur, les « semences ou matière » de toute chose végétative, même

minérale, ont été créées dès le commencement du monde avec la terre. Néanmoins la

matière des métaux est pour Palissy un Sel inconnu des hommes, qui est dissout et

liquéfié dans une eau. A ses dires, ce Sel liquéfié se sépare de l’eau commune pour se

congeler ; et comme dans toute semence, celle métallique contient en elle son plan

qu’elle déroule tout au long de la formation du métal (couleur, pesanteur, dureté).

Palissy en conclut que l’eau de laquelle le cristal est formé est d’un autre genre que

celui des eaux communes : « & si elle est d’un autre genre, nous pouvons doncques

asseurer qu’il y a deux eaux, l’une est exalative & l’autre essencive, congelative &

generative, lesquelles deux eaux sont entremeslées l’une parmi l’autre en telle sorte

18 Palissy, op. cit. in n. 4, t. 2, 38.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 165

qu’il est impossible les distinguer au paravant que l’une des deux soit congelée »19.

Cette eau congélative contenant sans aucun doute le Sel radical est désignée par Palissy

du nom de « cinquième élément ». Pour prouver ce qu’il avance, il utilise l’exemple

d’un corps diaphane qui pour lui doit cristalliser dans sa solution pour pouvoir adopter

une forme triangulaire, ou pentagonale, ou quadrangulaire, ou encore à pointes ; ce

phénomène met en évidence selon lui la séparation des deux eaux par la congélation de

l’une d’entre elles, celle radicale. Il convient de remarquer par ailleurs que cette

expression utilisée pour désigner une eau salée, se retrouve dans le Traicté du Feu & du

Sel de Vigenère où il est écrit : « […] Parce que la mer, que les Pythagoriciens à cause

de son amertume & salsuginosité, appeloient la larme de Saturne, & un cinquiéme

element ; n’est autre chose que du sel dissout dans l’eau »20. On rappellera également

que Sendivogius emploiera de manière imagée le terme de « mer philosophique » pour

évoquer l’espace aérée dans lequel flotte un Sel générateur.

Palissy soutient donc que l’eau est le véritable « commencement & origine » de

toute chose naturelle. Il ne faut cependant pas entendre cette phrase dans un contexte de

cosmogonie ancienne, le philosophe chimique fait ici allusion à une eau salée, ou plutôt

comme il le précise, à un Sel dissout. Qui plus est :

« L’eau generative de la semence humaine & brutale [=animale], n’est pas eau commune, l’eau

qui cause la germination de tous arbres & plantes, n’est pas eau commune, & combien que nul

arbre, ny plante, ny nature humaine, ny brutale, ne sçauroit vivre sans l’ayde de l’eau commune,

si est ce que parmi icelle, il y en a une autre germinative congelative, sans laquelle nulle chose

ne pourroit dire je suis : c’est celle qui germine tous arbres & plantes, & qui soustient &

entretient leur formation jusques à la fin: & mesme quand la fin & consommation d’iceux est

survenue par feu, icelle eau generative se trouve és cendres, desquelles l’on peut faire du verre

semblable à l’eau de laquelle le cristal est formé, & ne faut que tu penses que autrement les bleds

& autres plantes seiches se puissent soustenir : par ce que l’eau exalative qui estoit au paravant

leur maturité, s’est exalée par l’attraction du soleil : Mais l’eau congelative a tousjours soustenu

la forme de la paille. En ce cas pareil te faut croire que combien que l’homme ne boive que de

l’eau commune en aparence, si est ce qu’en beuvant & mengeant il attire de ladite eau

generative, ce qui est en toutes matieres nutritives : & selon l’effect de nature, la dureté des os

est causée par l’action de l’eau congelative, & pour ces causes, il y a plusieurs especes d’os qui

endurent plus grand feu que non pas les pierres naturelles. Il te sera aisé de consumer au feu une

pierre naturelle, que non pas les os d’un pied de mouton ou les coquilles d’œufs. Tu peux par là

19 Palissy, ib., t. 2, 143. 20 Blaise de Vigenère, Traicté du Feu & du Sel, op. cit., 233.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 166

connoistre que l’eau cristaline, qui cause la veuë, a quelque affinité avec l’eau generative, de

laquelle les lunettes, le cristal & miroir sont faits ».21

L’eau congélative, à ne pas confondre avec l’eau exhalative qui est très

certainement l’eau commune ou l’eau élémentaire, est bien le Sel générateur invisible.

Cette eau générative, cette eau de Sel également ainsi nommée, se retrouve dans les

cendres des végétaux à partir desquelles le verre est fabriqué. Qu’une eau soit présente

dans un résidu de calcination n’est pas si paradoxal qu’il paraît. Cette eau est ici à

envisager dans le sens de principe, à l’instar du Mercure principiel de Paracelse qui est

principe inaccessible de fluidité et de volatilité. Palissy la conçoit d’ailleurs dans les

corps les plus fixes, ce à juste titre puisqu’elle est un Sel dissout, lequel Sel cause la

solidité. Ainsi l’eau germinative est-elle responsable de la congélation des choses

naturelles, on peut même dire de leur réalité physique. Cette eau salée est principe

premier des êtres. Palissy écrit :

« […] Or venons à present au principal, voyons comment cela se peut faire apres que tu auras

bien entendu qu’il y a une eau generative & l’autre exalative, & comme tu pouras aisement

entendre que l’eau congelative est generative, laquelle j’appelle le cinqiesme element, que quand

elle est remuée par l’eau commune en quelque receptacle, ou lieu de repos, elle estant en tel

repos se viendra à congeler & fera quelque pierre selon la grosseur de la matiere qui y sera

arrestée, & portera la forme de son giste, & apres qu’elle sera ainsi congelée l’eau commune

quelquesfois sera succée par la terre & descendra plus bas, ou bien sera exalée & s’en yra en

vapeurs és nuées & laissera là sa compagne, parce qu’elle ne la poura plus porter »22.

Sans doute le cinquième élément est-il le Sel lui-même, l’avantage de le

considérer en solution aqueuse réside à notre avis dans le fait qu’en cet état il est à

même de rendre raison de toutes les formes possibles lors de sa congélation23, un peu

21 Palissy, op. cit. in n. 4, t. 2, 144-145. 22 Palissy, ib., t. 2, 326-327. 23 Hiroshi Hiraï (voir H. Hiraï, 1999, op. cit. in n. 5, partie 4, § 1) a établi une filiation satisfaisante

permettant d’évaluer les sources d’inspiration de Palissy. Nous nous proposons quant à nous d’évoquer en passant le mythe de Démogorgon, qui a été repris par quelques auteurs étudiés dans la première partie de cette thèse, introduit pour la première fois dans la littérature alchimique par Bracesco. Ce mythe à nos yeux présente des similarités intéressantes avec le Sel terrien palisséen. En 1544, Bracesco publie La espositione di Geber philosopho […] nella quale si dichiarano molto nobilissimi secreti della natura, soit trois ans seulement après la mort de Paracelse, où il place dans le centre de la Terre Chaos, un des compagnons de Démogorgon. Chaos est dit être un sel terreux décrit comme étant une matière confuse contenant en lui toutes les choses, mais de manière non formées. L’autre compagnon de Démogorgon est l’Eternité qui « est la quinte essence, c’est-à-dire l’humidité radicale, ou l’argent vif » (cité de l’article sur lequel nous nous basons de Sylvain Matton, « La figure de Démogorgon dans la littérature alchimique », in Didier Kahn et Sylvain Matton (éd.), Alchimie : art, histoire et mythes, Paris-Milan : S.E.H.A. – Archè, 1995, 293-296. Le premier fils de Démogorgon est tiré de Chaos, c’est Litige, le Soufre. Tout comme chez Palissy, le Soufre semble être produit par le Sel). Bien que chez l’Italien Démogorgon soit censé symboliser le fer matière première du grand œuvre, activité absente dans les écrits de Palissy, nous retrouvons des éléments relativement proches de ses arguments. Son Sel se rapporterait à Chaos, et le

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 167

comme le Mercure omniforme de Nuysement. Sel dans la Recepte veritable ou eau salée

ici, cette substance regroupe en elle toutes les fonctions des tria prima paracelsiens.

L’eau quintessenciée de Palissy accompagne toute chose, depuis son commencement

jusqu’à sa fin. Inconnue des philosophes, elle désigne une eau générative subtile mêlée

indistinctement à de l’eau commune, qui s’endurcit, se congèle avec les « choses »

également emportées par cette dernière qui s’exhalera sous l’effet de l’attraction solaire.

Aussi l’eau « essencive », appelée par l’auteur « eau seconde », utilise-t-elle à ses fins le

véhicule aqueux commun. Palissy s’inscrit donc tout à fait logiquement en faux contre

ceux qui prétendent faire « par le feu ce qui se fait par eau » suivant leur volonté de

générer les métaux. Il n’est en effet nulle chose sans eau congélative, ou pour être plus

précis sans Sel, affirme-t-il, qu’elle soit animale, végétale ou minérale. Si le Sel était ôté

d’un corps, celui-ci tomberait en poudre ; aucun être végétatif ne pourrait végéter « sans

l’action du sel, qui est és semence ». Il est en tout cas possible de songer à un partage

des rôles dans les écrits de Palissy ; les propriétés génératrices s’exprimeront par l’eau

salée, et celles pétrifiantes par le Sel.

Sur l’insistance de Théorique, Practique expose sa définition du Sel :

« Je n’en sçaurois dire autre chose sinon que le sel est un corps fixe, palpable, & conneu en son

particulier, conservateur & generateur de toutes choses, & en autruy, comme és bois & en toutes

especes de plantes & mineraux. C’est un corps inconneu & invisible, comme un esprit, &

toutesfois tenant lieu, & soustenant la chose en laquelle il est enclos. & si jamais il ne sentoit

d’humidité, plusieurs choses, où il est enclos, seroyent perpetuelles : comme le sel qui est au bois

empescheroit qu’il ne pouriroit jamais de vers dens ledit bois : Car jamais ne se peut faire de

generation sans qu’il y ait une humeur eschauffée par putrefaction. Si le foin, la paille, & choses

semblables estant bien seichées, sans recevoir aucune humidité, estoyent gardées en lieu sec, ils

seroyent perpetuels par la vertu du sel qui est. Il y a aucuns sels lesquels estant és lieux secs

tiennent la forme qui leur aura esté donnée, & estants mis en lieu humide se reduisent en huile,

desquels le Tartare est un, & le sel de salicor un autre. Ce point bien entendu peut beaucoup

aider à l’intelligence des propos que j’ay tenus en parlant de la generation des metaux : partant il

est de besoing que tu entendes bien le tout : parce que toutes ces matieres sont si bien

concatenées ensemble, que l’une donne intelligence de l’autre »24.

Le Sel de Palissy paraît être un corps inaccessible mais tout à fait saisissable

lorsqu’il est spécifié. Il se présente alors à nous sous une infinité de formes, saveurs, et

odeurs, comme l’a souligné l’auteur. C’est seulement en tant qu’origine des choses

naturelles qu’il nous reste absolument inconnu. Le Sel maintient en leur être tous les

même sous forme humide à l’Eternité, la cinquième essence mercuriale, qui sous le nom d’argent vif avait été considérée par notre homme comme n’étant qu’une « matière aqueuse & salcitive ».

24 Palissy, op. cit. in n. 4, t. 2, 199.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 168

corps, on pourrait penser qu’ils seraient ainsi éternels si l’eau ne l’emportait pas, si

l’humidité insidieuse ne provoquait leur putréfaction en les privant de leur Sel agent

garant de leur conservation. La putréfaction est donc d’origine entièrement accidentelle.

Observons que ce qui est appelée « huile » chez les chimistes ne serait que Sel

déliquescent ; cette définition tient-elle peut-être également pour le soufre principiel

dont on a appris le caractère huileux.

L’auteur mélange volontiers les propriétés des différents corps salins, et les

propriétés liées directement à l’existence d’un Sel unique, le Sel cinquième élément. Le

Sel nous apparaît comme un véritable Protée. Il empêche la putréfaction, cause la

végétation, la génération, la perfection, la « maturité, & la totalle bonté de la chose

alimentaire ». Extrait de cendres d’arbres ou de plantes, le Sel sert « par sa vertu &

acuité, ou mordication » à blanchir le linge duquel il dissipe les tâches, dissout dans

l’eau de lessive. Palissy précise que les pluies et nuées peuvent apporter à une terre

vidée par plusieurs récoltent successives « quelque salcitude », mais de manière moins

rapide que le fumier. Le Sel sert à blanchir les métaux (sel de tartare), s’utilise en

teinturerie (sel d’alun), endurcit le fer, et réalise encore d’autres merveilles. Il est dit

avoir des vertus curatives contre les morsures de serpents ; et l’eau de mer contre celles

des chiens, mais Palissy se défend de prétendre que cela vienne du sel commun, mais de

la vertu salsitive en général. Les eaux sont ou bénéfiques, ou malsaines selon les sels

des lieux par où elles sont préalablement passées en emportant souvent également une

huile, qui tout comme pour le Sel, existe en diverses sortes ; dans celles-ci, ou plus

généralement en un même lieu, plusieurs espèces de Sel peuvent être présentes25. Les

vertus du Sel sont :

« si grandes que nul homme ne les conneut jammais perfaittement. Le sel blanchist toutes

choses : le sel endurcist toutes choses : il conserve toutes choses ; il donne saveur à toutes

choses ; c’est un mastic qui lie & astique toutes choses : il rassemble & lie les matières

minérales : & de plusieurs milliers de pieces il en fait une masse. Le sel donne son à toutes

choses : sans le sel nul metal ne rendroit sa voix. Le sel resjouist les humains : il blanchist la

chair, donnant beauté aux creatures raisonnables : il entretient l’amitié entre le male & la

femelle : à cause de la vigueur qu’il donne és parties génitalles : il aide à la generation : il donne

voix aux creatures comme aux metaux. Le sel fait que plusieurs cailloux pulverisez subtilement,

25 L’auteur souligne que le sel de la mer provient de la terre, dont les vagues frappent violemment les

rochers et terres salés. On notera que depuis Aristote, la question des marées et celle de la salure de l’Océan constituent deux problèmes essentiels pour la philosophie naturelle, que l’on traite habituellement à la suite l’une de l’autre.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 169

se rendent en une masse pour former verres & toutes especes de vaisseaux : par le sel on peut

rendre toutes choses en corps diafane. Le sel fait vegeter & croitre toutes semences »26.

Nous avons vu que le fumier est utile pour l’amendement des sols. Les semences

jetées en terre « se repaissent » de l’eau salée generative et congélative du fumier ou de

la marne, appelée aussi par Palissy même si elle est corps tout à fait palpable, cinquième

élément, et laissent la terre inutile de ces matières fertilisantes « comme le marcq de

quelque décoction ». L’attraction de « l’eau de sel », autre nom de l’eau congélative, par

les semences végétatives ne peut se faire sans l’eau commune qui humecte les sols. Ces

semences contiennent, pour comprendre l’attraction qu’elles exercent sur le Sel,

forcément du Sel elles-mêmes, l’auteur est affirmatif : les sels « ont quelque affinité

ensemble ». Il illustre sa pensée par une explication de ce que nous nommerions de nos

jours les fossiles. Lorsque quelque objet, bois, homme, herbe, se trouve enterré dans un

lieu humide où la terre est pleine d’une semence salsitive et générative, du fait que le

Sel n’est jamais oisif, le Sel du corps fait attraction sur celui séminal. Les deux sels

ensemble s’endurcissent et réduisent l’objet en matière pierreuse, voire métallique si

l’eau de Sel était d’essence métallique. Les pierres, tout comme les métaux, n’ont pas

une âme végétative, mais insensible, et croissent par augmentation congélative, et non

par action végétative. Précision de l’auteur : « […] Le sel est la tenue & mastique

generatif & conservatif, de toutes choses : je n’ay pas pourtant dit que tous les sels

fussent poignans & mordicatifs : tu trouveras que toutes coquilles petrifiées sont plus

dures que non pas la masse de la pierre où elles sont, & ce pour cause qu’il y a plus de

matiere salcitive »27.

Il ne faut pas oublier que Palissy est originaire d’une grande région productrice

de sel marin ; son sujet aurait donc été tout trouvé. Mais il l’a répété, le sel commun doit

ses propriétés à la vertu salsitive en général ; il en est seulement une spécification. Le

Sel de Palissy est inconnu et regrouperait en lui les caractéristiques prêtées couramment

aux tria prima : il donne consistance aux choses (Sel) – qualité de loin la plus

remarquable dans ses écrits –, il est générateur (Soufre), et est invisible, spirituel donc

sans forme déterminée (Mercure). On se rappellera que son contemporain Vigenère

avait fait le choix de salifier les trois principes traditionnels paracelsiens.

26 Palissy, op. cit. in n. 4, t. 2, 190-191. 27 Palissy, op. cit. in n. 4, t. 2, 243.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 170

Le Sel palisséen est indubitablement lié à la terre, où Dieu a entreposé

l’ensemble des semences des choses naturelles qu’il représente. L’auteur de la Recepte

veritable et des Discours admirables se veut un observateur attentif de la nature, et c’est

donc tout logiquement vers la terre que se dirige son regard aux détriments de

considérations « plus élevées », c’est donc de la terre que tout partira. L’esprit

pragmatique de Palissy lui fait exposer un Sel qui suit les directives divines, qui est au

départ dans la terre certainement en une proportion fixée, avant de diffuser dans tous les

êtres de chaque règne de la nature : du minéral vers le végétal, puis du végétal vers

l’animal. Dieu a voulu un monde parfait et non oisif qui n’aura de cesse de travailler au

maintien d’un état conforme à celui du septième jour de la création. Palissy attribue au

Sel la fonction d’entretenir tout le système qui souffre d’altérations diverses en

rétablissant les conditions initiales de l’univers. Nous avons écrit « un monde parfait »,

il ne l’est cependant pas tant que cela ; l’humidité est cause de putréfaction dans les

corps que même le Sel n’est en pouvoir de compenser immédiatement. Il ne serait pas

étonnant d’y voir là la conséquence du péché originel. Il ne paraît en tout cas pas faux

de considérer que le monde palisséen met en scène un Sel qui est tout et qui fait tout

sans aucun intermédiaire entre l’au-delà et l’ici-bas.

Son Sel n’est pas cela dit la matière première corporifiée telle que nous l’avons

connue jusqu’à présent. Il est une des composantes existant par elles-mêmes d’une

matière tripartite, la seule agissante aux côtés des eau et terre passives qui la composent.

Sans doute le Sel exerce-t-il son action congélative sur l’eau lui servant de véhicule

pour rassembler une terre cendreuse et former ainsi les êtres naturels ; il donne

littéralement corps aux êtres qui sans lui ne seraient que poussière. Aussi est-il perçu

comme un corps génératif, vivifiant, congélatif, qui protège de la corruption, et mène à

perfection. Néanmoins Palissy introduit dans son discours l’eau salée cinquième

élément, qui est invoquée de préférence pour rendre compte de la génération, à l’instar

un peu du Sel spermatique du pseudo-Cosmopolite. Le Sel seul, c’est-à-dire non

dissout, exprime la solidité, la permanence des êtres. Il est certainement possible de

l’ériger en principe actif de la matière, porteur de qualités, invisible et inconnu ;

l’unique principe d’ailleurs puisqu’il est associé à deux éléments.

En même temps que Palissy fait parler Pratique, est exposé un Sel s’exprimant

dans toutes ses formes spécifiées. Son Sel est donc tout aussi bien le sel commun, le

borax, un sel métallique, le nitre que le sel du fumier, de la pierre, etc. C’est un Sel de

l’artisan et du paysan dont il rapporte les vertus qui quoi qu’il en soit doivent être

attribuées à un unique et insaisissable Sel, commencement et fin de tout corps. Ce sera

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 171

aussi le Sel des auteurs de cours de chimie tout au long du XVIIe siècle, que nous allons

maintenant étudier.

2- Adaptation du Sel à l’exposé de la préparation de remèdes

chimiques

L’adaptation du Sel au genre des cours de chimie n’impose aucun changement

profond de conception. Tous les acteurs salins des textes spéculatifs hermétiques s’y

retrouvent : esprit universel, sel hermaphrodite, sel principe, sel armoniac, etc. Ces

objets sont néanmoins appréhendés davantage comme des êtres matériels que l’on peut

distiller, extraire, dissoudre, cristalliser selon les diverses opérations chimiques menant

à l’élaboration de médicaments.

Jean Beguin1 (1550-1620), pharmacien parisien, est le premier à avoir enseigné

en France la chimie, discipline alors rejetée par les universités. Il avait obtenu, grâce à

l’influence dont il jouissait auprès de proches d’Henri IV en les personnes de deux

médecins du roi, Jean Ribit sieur de la Rivière et Turquet de Mayerne, l’autorisation

d’ouvrir une école privée de pharmacie et un laboratoire indépendants de la Faculté de

Médecine. En 1610 Beguin fait imprimer anonymement d’abord quelque soixante-dix

pages de son enseignement oral de la chimie à un usage strictement restreint destiné à

ses élèves, intitulées Tyrocinium Chymicum (l’entraînement du chimiste) ; soixante-dix

pages qui constituent le premier cours écrit de chimie en France. A la suite d’une édition

pirate de son texte l’année suivante à Cologne, il se décide à publier en 1612 son

Tyrocinium officiellement et sous son nom, il en profite pour le revoir, corriger, et

augmenter. Ce traité connu un succès formidable, avec de très nombreuses rééditions en

France et à l’étranger, traduites et en latin, jusqu’en 1669, son volume ne cessant de

croître sous le nombre des ajouts qui n’étaient bien entendu plus depuis longtemps de la

main de Beguin2. Ce dernier connaissait bien les doctrines chimiques de son temps

1 Sur Beguin, voir P. M. Rattansi dans le Dictionary of Scientific Biography, op. cit., t. 1, 571-572 ;

Partington, op. cit., vol. III, 2-4. 2 Sur la vie du texte de Beguin, voir T. S. Patterson, « Jean Beguin and his Tyrocinium Chymicum »,

Annals of Science, vol. 2, n° 3, 1937, 243-298.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 172

puisqu’il avait édité en 1608 à Paris la Novum lumen chymicum de Sendivogius, et la

lecture de l’Alchemia de Libavius semble l’avoir inspiré très fortement3.

L’ambition de Beguin pour la parution de la version écrite de son cours de

chimie était de mettre à la disposition des apothicaires qui suivaient son enseignement

les meilleures recettes médicinales disponibles de son temps. Le Tyrocinium chymicum

parut en français en 1615 sous le titre Les Elemens de Chymie. L’édition de 1624 est la

plus célèbre car elle fit l’objet de plusieurs rééditions sans changement à Paris et à

Rouen4. Le Sel dans le texte de Beguin est d’abord le Sel principiel, un des trois

principes des corps mixtes, qui peut être isolé sous une forme impure alkaline.

Cependant, les allusions à son pouvoir générateur en font également l’origine de toute

chose naturelle. C’est un Sel tout aussi remarquable dans cet ouvrage que dans ceux

étudiés jusqu’à maintenant que nous allons découvrir, mais un Sel qui se met en

conformité avec le projet pratique imposé par le genre des manuels de chimie.

L’ouvrage de Beguin se divise en trois livres ; le premier traitant de la définition

et principes de la chimie, des procédés de calcination, extraction, coagulation, et de la

lutation, le second de la distillation, des substances liquides, puis molles et enfin solides

des règnes minéral et végétal, et le dernier livre du règne animal. On distingue donc

deux grandes parties, techniques et principes, puis recettes.

Les Elemens de Chymie se présentent comme un écrit réellement destiné à des

apothicaires professionnels ou à un public qui souhaite faire carrière dans ce métier5, le

tutoiement corporatiste est d’ailleurs d’usage. Il expose trop de détails sur les

fourneaux, vaisseaux et luts (dimensions du grand fourneau de « Maistre Beguin »,

conseils et descriptions des matériaux utilisés pour la fabrication des vaisseaux et

fourneaux, conseils et recettes de colles pour colmater les fissures, et luts) pour

intéresser de simples curieux. L’objectif de Beguin est de former de futurs pharmaciens,

mais aussi de convertir et de convaincre des médecins et des apothicaires déjà établis à

prescrire et/ou fabriquer des remèdes chimiques ; ce qui nécessite effectivement

l’acquisition de nouvelles pratiques, d’appareils, et autres ustensiles.

Beguin définit la chimie comme « un Art, qui enseigne à dissoudre les corps

mixtes naturels, & les coaguler estans dissouls, pour faire des medicamens plus

3 Voir A. Kent, O. Hannaway, « Some new considerations on Beguin and Libavius », Annals of

Science, vol. 16, n° 4, 1960, 241-250. 4 L’édition d’après laquelle nous avons travaillé est la suivante : Jean Beguin, Les Elemens de

Chymie, de Maistre Jean Beguin. Reveus, expliquez, & augmentez, par Jean Lucas de Roy, Medecin Boleducois, Rouen, 1627.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 173

agreables, salubres & asseurez »6. Sa définition de la chimie est assez traditionnelle, et

ne fait que reprendre la signification étymologique du terme de spagyrie, du grec ancien

span voulant dire dissocier et ageirein rassembler ; ce qui réduit le champ de cette

science à la pharmacopée 7. Autrement dit, la chimie est l’art de l’apothicaire. Du reste,

Beguin ne voit aucune objection à ce que la science chimique, qui a besoin tant de la

théorie que de la pratique, soit nommée alchimie du fait de son excellence indiquée par

l’article arabe al8, Spagyrie car elle sépare et conjoint, ou art hermétique comme

témoignage de son ancienneté. Quel que soit le nom qu’on lui attribue, cette discipline a

pour objet selon lui, les corps mixtes solubles et coagulables qui entreront dans la

composition de sains, efficaces et goûteux remèdes9.

C’est dans un contexte polémique que va se rencontrer la première référence au

sel du manuel. La médecine chimique est accusée (par ce que Beguin nomme les

« Misochymiques ») de produire des remèdes soit dangereux par leur acrimonie – à quoi

l’auteur répond que bien préparés et bien prescrits, ils n’ont rien de redoutables –, soit

inutiles puisque détruits et corrompus par le mode servant à les élaborer. Mais pour

Beguin, les opérations chimiques ne détruisent pas la vie, ni ne consomment l’humide

radical des composés entrant dans la formation des remèdes. L’expérience a montré

« une infinité de fois », aux dires de l’apothicaire que les sels des herbes calcinées

semées « en certain temps cogneu à nous, […] produisent d’autres herbes de leur

espece »10. L’auteur semble faire allusion au phénomène, bien ancré dans les croyances

de l’époque, de palingénésie – pratiquée par Fabre dont on a parlé et par De Clave dont

on parlera –, qui ici se comprend par l’indestructibilité des sels porteurs en eux de la

semence des choses. Beguin en appelle à l’autorité de de la Violette (Joseph Du Chesne)

qui a exposé des exemples abondant en son sens, comme l’épandage sur les terres

cultivées de cendres d’arbustes dont le sel qui y est contenu s’introduit dans le sol,

5 A la page 95, Beguin note que son dessein est de présenter un « abrégé » des règles et opérations les

plus importantes de la chimie. 6 Beguin, op. cit. in n. 4, 1. 7 Bernard Joly, « El desarrollo de los curros de quimica en la Francia des siglo XVII », in Patricia

Aceves Pastrama (ed.), Construpendo los Ciencias Quimicas y Biologicas, Mexico, Universitad autonoma metropolitana, 4, 1998, 45-65. Voir également du même auteur, « De l’alchimie à la chimie : le développement des “cours de chymie” au XVIIe siècle en France », communication parue dans les actes du colloque de Reims Aspects de la tradition alchimique au XVIIe siècle, novembre 1996, 85-94.

8 Voir William Newman, Lawrence Principe, « Alchemy vs. Chemistry : The etymological origins of a historigraphic mistake », op. cit.

9 Beguin, op. cit. in n. 4, 6. Voir B. Joly, « L’ambiguïté des paracelsiens face à la médecine galénique », in A. Debru (éd.), Galen on Pharmacology, Philosophy, History and Medicine, Brill, Leiden, 302-322.

10 Beguin, ib., 18.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 174

emmené par l’eau de pluie, ce qui a pour effet de fournir une récolte plus importante11.

Le sel, tiré de corps mixtes détruits, contient en effet pour l’auteur des Elemens de

Chymie, une certaine graisse et sert d’engrais à la terre. Beguin est qui plus est en

mesure d’en montrer le pouvoir générateur ; il écrit :

« Or que le sel soit cause de la generation je le peux prouver en ceste sorte : Prenez de la terre

grasse qui a accoustumé de produire toutes sortes de plantes, & en separez touttes les petites

pierres, puis mettez dans un pot de terre qui soit percé au fond, & l’exposez en temps de pluye à

l’air où le Soleil ne puisse luire, dans un mois vous trouverez que vostre terre aura produict des

petits vers & limasses : Voilà l’animal, des herbettes : voila le vegetable : & des petits cailloux :

voilà le minéral. Puis prenez ceste terre, & en separez ces trois substances susdites & tout le sel,

faisans passer plusieurs fois de l’eau chaude par dessus, ce fait remettez la mesme terre dans le

mesme pot & en mesme lieu, avec autant de temps comme dessus & d’avantage s’il vous plaist,

& vous trouverez que vostre terre ne produira rien pour tout. C’est ce sel hermaphrodite qui

cause la generation, par le moyen duquel on peut faire des merveilles sur terre, estant marry

n’avoir permision de celuy qui me l’a communiqué d’en dire d’avantage, pour le désir que j’ay

d’en bien faire au public »12.

Nous n’en saurons donc pas davantage. En revanche, nous retrouvons le Sel

Hermaphrodite, cause de la génération de Joseph Du Chesne. Nous noterons que c’est

bien ce Sel et non le Sel de nature ou le trinitaire que convoque Beguin, puisqu’il s’agit

bien de la production en général des êtres naturels par le Sel, dont il est question dans ce

passage. Son observation est par ailleurs la même que fit plus tôt Palissy. Son Sel

Hermaphrodite, substance matérielle et dissoluble dans l’eau, semblant pouvoir donner

naissance à n’importe quel être des trois règnes de la nature13, une fois emporté par ce

liquide, laisse une terre vidée, littéralement insipide, sans aucune promesse de

génération. Il est absolument remarquable que cet exemple, censé uniquement illustrer

le fait que le feu de l'art chimique n'est pas destructeur de vie, fait appel à une notion

particulière du sel, parfaitement en accord cela dit avec la pensée chimique de l’auteur

qui reprend dans son cours l’idée d’un esprit universel assimilé à l’acide vitriolique,

dont nous reparlerons juste après avoir exposé le sentiment de Beguin sur les principes

des corps mixtes. Il est toutefois étonnant que cet esprit ne semble pas pouvoir se

recorporifier sous forme de sel dans la terre contenue dans le pot percé en son fond,

alors que pour un philosophe tel que Nuysement, la chose est tout à fait envisageable.

11 Du Chesne en parle effectivement dans son Traicté de la matière (op. cit., 16-17), mais n’évoque

pas, dans cet opuscule du moins, l’action de la pluie qui sert de véhicule au sel pour son introduction dans les sols. En revanche Palissy disserte largement sur ce sujet.

12 Beguin, op. cit. in n. 4, 18-19. 13 La citation fait référence à la génération d’espèces qu’on pensait alors être spontanée.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 175

La pratique de la chimie n’étant donc pas nuisible aux matières manipulées,

l’auteur réclame pour les remèdes chimiques le « droict de bourgeoisie, dans la

république de la vraye pharmacie ». En effet, ils sont plus salutaires, en eux l’impur a

été séparé du pur, l’inutile de l’utile, et le corporel du spirituel. Le malentendu tient au

fait que le « vulgaire » apothicaire rechigne à effectuer des séparations, se contentant

uniquement d’ajouter des « correctifs » inefficaces. Il est en effet capital – et cela est

valable pour tout art ou science –, poursuit Beguin, de bien en connaître les principes.

La chimie a les siens propres, les Mercure, Soufre et Sel, perçus comme « les vrayes

substances Chymiques, c’est à dire les principes qui soustiennent et substantent toutes

les vertus & accidens internes du composé »14. La résolution d’un mixte est pour

l’auteur le moyen de faire apparaître ses principes ; suivant en cela Aristote pour qui

toute chose se résous en ce quoi elle est composée. Elle ne doit cependant pas aller trop

loin, et toujours conserver les qualités internes du mixte. Aussi, les substances

principielles que les opérations chimiques mettent au jour ont-elles, à lire le cours,

davantage l’air, pour reprendre le mot de Vigenère, de « grands éléments », voire de

corps chimiques concrets :

« Le Mercure est ceste liqueur acide, permeable, penetrante, etheree, & tres-pure, de laquelle

provient la nourriture des corps : le sentiment & le mouvement, les forces & couleurs & le

retardement de la vieillesse. On le compare à l’air, parce qu’aisement il s’altere à la moindre

chaleur & s’envole, & à l’eau, parce qu’il ne peut estre facilement contenu en ses propres

termes : mais seulement par d’autres. Le Souphre est ce baulme doux, oleagineux, & visqueux,

qui conserve la chaleur naturelle des parties, & qui est l’instrument de toute vegetation,

accroissement & transmutation, l’origine & la source de toutes les odeurs, tant bonnes que

mauvaises. On le compare au feu, à cause qu’il s’enflamme aisement, comme tous les autres

corps huileux & resineux. Il a de propre la vertu d’addoucir, & de conjoindre les extremitez

contraires. Car […] le Mercure volatil, & le Sel fixe ne se peuvent joindre, & lier en une mesme

substance que par le moyen du Souphre, lequel participe de l’un & de l’autre, & tempere par sa

viscosité la secheresse du sel, & la liquidité du Mercure : par sa fluidité molle, la densité du sel,

& la perméabilité du Mercure : & par sa douceur, l’amertume du Sel, & l’acidité du Mercure. Le

Sel est ce corps sec & salé, qui empesche la corruption du mixte, qui a des admirables facultez

de dissoudre, coaguler, nettoyer & evacuer, duquel depend la solidité en toutes choses, la

determination, les saveurs, & une infinité d’autres vertus. Il a quelque rapport & analogie avec la

terre, non pas en ce qu’elle est seche & froide ; mais en ce que cest Element est ferme & fixe, &

le subject de la generation ordinaire des corps »15.

14 Beguin, op. cit. in n. 4, 28-29. 15 Beguin, ib., 35-37.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 176

Ces trois principes participent à la fois selon l’auteur de la nature corporelle et

de la nature spirituelle. Ils contiennent les semences des choses par les influences

célestes, et possèdent une existence séparée les uns des autres. On ne peut plus parler de

principes paracelsiens, bien que le Sel en tant que cause générative des corps doive au

départ contenir les principes mercureux et sulfureux. Le Mercure est une eau acide, le

Soufre une huile qui joue le rôle tenu par le Sel chez les auteurs que nous avons vus

précédemment, celui de principe de cohésion entre les deux autres principes ; il leur

tient lieu de médiateur. Le Sel principiel quant à lui est sec16, solidifiant, il confère

plusieurs de ses qualités aux substances dans lesquelles il entre en leur composition. Il

est agissant et vivifiant. Tout comme Du Chesne à son égard, Beguin annonce, d’une

manière évasive, une infinité de vertus dignes d’admiration. Le Sel passe également

pour être un formidable instrument pour la réalisation de diverses opérations.

De tout corps peuvent s’extraire les trois principes. Pour l’illustrer

expérimentalement, Beguin reprend la résolution du bois vert de Du Chesne17. En

brûlant du bois vert, on observe tout d’abord un dégagement de vapeur aqueuse qui se

liquéfie si l’on prend soin de la recueillir ; « & ainsi n’est pas impossible de tirer des

flammes dequoy boire »18. Cette eau qui ne peut s’enflammer s’appelle Mercure. Ce

corps est suivi d’une autre vapeur, cette fois oléagineuse et inflammable qui, condensée

se change en huile. C’est du Soufre. Du bois vert, il nous reste à cette phase de

l’opération des cendres desquelles par lessivage un corps sec, le Sel, qui « se resoult en

lieu froid & humide, & se coagule par la chaleur », se sépare de la « teste morte ». Ainsi

en est-il de tous les corps19. Beguin tient à nous préciser qu’aucun des trois principes

ainsi isolés n’est simple ; chacun contient un peu des deux autres. Ce qui peut aisément

16 Par sa sécheresse, le sel commun pur confère son incorruptibilité à d’autres substances par le

changement de nature chez le corps qu’il pénètre, en consommant tout son humide visqueux sujet à pourrissement.

17 Joseph Du Chesne, Le grand miroir du monde, op. cit., 173-175. Voir Bernard Joly, « La chimie contre Aristote – La distillation du bois et la doctrine des cinq éléments au XVIIe siècle en France »,

18 Beguin, op. cit. in n. 4, 38. 19 « […] Le laict contient la substance butyreuse, qui est sulphurée, la séreuse qui est mercurielle, &

la fromageuse qui est saline. Aux œufs le blanc représente le Mercure, le moyen le Souphre, & les peaux & coques le sel. Ainsi de la semence de lin, nous tirons l’huile par expression, puis l’eau, la séparant d’avec l’huile, & le sel du marc. Ainsi le nitre se divise en aquosité, gresse, & sel. Ainsi du sel marin se faict un Mercure doux amer, un cristal doux & tout sulphureux, & un sel très fixe. Ainsi de l’antimoine se tire le regul qui est son Mercure, puis un souphre rouge qui s’enflamme, & en fin un sel vomitif. Et ainsi se peut vérifier en tous autres mixtes » (Jean Beguin, op. cit. in n. 4, 39). L’exemple de l’œuf n’est pas du même type que ceux du lait, du lin, du nitre, du sel marin et même de l’antimoine. Celui-ci n’illustre pas du tout une résolution chimique d’un mixte, mais une simple séparation des trois parties distinctives d’un œuf pris comme une métaphore des tria prima par Paracelse dans son Paragranum (Paracelse, Œuvres médicales, choisies, traduites et présentées par Bernard Gorceix, Paris, Presses Universitaires de France, 1968) représentant la corporification des Soufre et Mercure par le Sel. Qui plus est, la comparaison avec l’œuf pose même une difficulté pour Beguin, qui ici place le Mercure-blanc d’œuf entre le Soufre et le

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 177

se comprendre si on les considère comme formant un aspect d’un être d’essence triple,

comme l’a proposé par exemple Du Chesne.

Ces trois principes sont dits actifs. La distillation du bois vert met également en

évidence deux substances dites passives que l’on ne peut appeler principes ; elles sont

dépourvues de « toute faculté Hippocratique », autrement dit de toute activité

médicinale et ne jouent le rôle que de « vêtement & d’écorce » aux Soufre, Mercure et

Sel. Ce sont le phlegme, qui ne se devine pas clairement par la description de la

résolution que l’auteur en fait, insipide, inodore, doué uniquement de la vertu

d’humecter, et la tête morte ou terre damnée, desséchante, « emplastique », et

vitrifiable. Les trois principes actifs n’apparaissent presque pas dans les procédés

exposés sur près de trois cents pages ; par contre, les deux « éléments » passifs sont très

souvent sollicités. En fait, les principes interviennent mais sous leur forme mixtive de

substances matérielles : esprits, huiles, sels ; elles sont au pluriel, car presque chaque

corps à son esprit, huile et sel, seules la terre et l’eau sont identiques pour tous les corps.

Ces termes paraissent par ailleurs assez mal définis, puisque suivant la précision de

Beguin, les esprits sont des substances qui participent de l’eau et du feu ; on les appelle

eaux ou huiles, selon qu’ils tiennent plus de la nature de l’un ou de l’autre. Ceux tirés

des minéraux sont communément (mais improprement) dénommés huiles. La pluralité

de représentations sensibles des trois substances principielles rappelle l’infinité de Sels

de Palissy qui dérivaient tous aussi d’un seul.

L’auteur expose sous forme de tableau les différents noms qui ont été attribués

aux trois principes par analogie ou métaphore :

Sel Soulphre Mercure Sel commun Salpêtre Sel armoniac

Resche & Amer Doux Acide Corps Ame Esprit

Matière Forme Idée Patient Agent Informant & Mouvant L’Art Nature Intelligence

Le sens Jugement Entendement Matériel Spirituel Glorieux

Il est extrêmement intéressant de voir que la première ligne remplace les trois

principes par trois corps salins se trouvant dans trois niveaux géographiques différents :

le sel commun en tant que sel gemme s’extrait des entrailles de la terre, le salpêtre se

trouve sur la surface du globe, et le sel armoniac du fait de sa volatilité flotte dans les

Sel, alors que le principe sulfureux a justement chez lui la fonction de servir d’intermédiaire, de lien, entre les deux autres.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 178

airs. En joignant à ce raisonnement des considérations sur la troisième et la quatrième

lignes, il apparaît que ces trois substances salines n’en forment qu’une seule à trois

stades différents d’évolution : l’idée ou l’esprit (universel) qui émane directement de

Dieu, remplit l’âme de ses raisons, laquelle informera la matière. Cela nous rappelle

bien évidemment Sendivogius pour le Mercure de l’air ou sel armoniac (esprit) qui est

attiré par le Salpêtre qui le transforme en une liqueur qui se solidifiera dans le sein de la

terre. Les éléments de cette première ligne sont aussi et peut-être surtout les principes

salifiés de Joseph Du Chesne. La deuxième, quant à elle, correspond aux qualités des

principes dans la doctrine de Beguin. Le tableau nous trace aussi le portrait d’un Sel

matériel, fait par l’art, palpable, savoureux, passif, qui est le corps des choses. Il est bien

ce qui s’offre à nos sens et entendement, et sur quoi le chimiste travaille.

L’esprit de vitriol est un élément important de la doctrine de la matière de

Beguin qui pèse sur sa vision du Sel. Nous allons essayer à présent d’en rendre compte

en rassemblant les informations éparses dans le manuel. Souvenons-nous du Sel de

départ choisi par Fabre pour la préparation de la Pierre des Philosophes, nous avons

supposé qu’il était un sel de vitriol vert ou bleu. En se reportant au passage intitulé

« Esprit de vitriol »20 des Elemens de Chymie, on apprend qu’il existe trois espèces de

vitriol, le blanc, le vert et le bleu, qui participent selon leur nature, respectivement, mais

différemment de l’opinion de Fabre en 1636, davantage de l’alun, du sel, et du soufre.

Ils sont tous composés de parties aqueuses, terrestres et moyennes. Il n’est pas trop

étonnant de constater que le vitriol vert (sulfate de fer) soit décrit comme plus proche du

Sel, ce n’est bien évidemment pas du sel commun dont il est ici question, mais du Sel

par excellence (comme nous l’avons signalé, Bracesco dès 1544 le choisit pour matière

première du grand œuvre21) ; la suite du propos nous le confirme. La partie moyenne est

isolée à l’aide du Mercure qui ne retient que ce qui est de sa nature ; Beguin se réfère

pour cette opération nommément à Geber22. Par sublimation, il obtient un corps d’une

grande blancheur contenant une substance sulfurée rouge écarlate. Fabre, de son côté,

suivant notre interprétation, avait dissout le vitriol pour en enlever les impuretés

terrestres, puis déshydraté complètement jusqu’à ce qu’il blanchisse. En poussant la

distillation plus en avant, le sulfate de fer laissait échapper l’acide (ou esprit) vitriolique,

et dans la retorte le résidu se transformait en hydroxyde ferreux rouge. Ce sera le même

procédé qu’adoptera Beguin deux pages plus loin pour préparer son esprit de vitriol,

tout en hésitant il est vrai sur le choix du vitriol, pour obtenir le meilleur esprit. Nous

20 « Esprit de vitriol », Beguin, ib., 130-138. 21 Voir la note infrapaginale 27 du chapitre sur Palissy.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 179

percevons aisément les accointances de Beguin avec les doctrines des chimistes

théoriciens, et cela s’entend encore mieux avec ce passage :

« Les Philosophes se sont esmerveillez de ce qu’une si grande rougeur estoit cachée dans une si

grande blancheur. Et de ce souphre parle Geber au ving-huictiéme chapitre de sa somme, disant

par le Dieu tres-haut il illumine & rectifie tout corps : car il est alum & teinture. C’est ceste eau

de vie & ceste eau seche, qui ne mouille point. C’est ceste eau congelée & ce sel animé, duquel

parlant Raymond Lulle après Alphidius, dit que le sel n’est que feu, & le feu n’est que souphre,

& le souphre n’est qu’argent vif, reduict en celle pretieuse & incorruptible substance, que nous

appelons nostre Pierre. Et un certain23 faisant allusion sur les lettres de mot vitriolum à dict,

Visitabis Interior a Terra Rectificando Inventes Occultum Lapidem Veram Medicinam »24.

Nous allons voir que l’esprit de vitriol est en réalité pour l’apothicaire l’acide

universel. Poursuivons. Tous les sels minéraux, y compris le vitriol et le sel commun,

sont formés pour Beguin d’une partie terrestre responsable de la consistance du

composé, d’une aqueuse pour la « liquabilité », et d’une dernière ignée provoquant

l’acrimonie du corps salin. L’esprit que l’on tire de ces substances minérales est formé

des deux dernières parties « qui jointes ensembles produisent une extrême acidité ».

Dans le cas du vitriol, l’acidité a été mesurée par Beguin comme étant huit fois plus

forte que celle du jus de citron ; en le mêlant à sept volumes d’eau, on obtient une

acidité équivalente25. Il est étonnant de lire que l’acrimonie des corps « vient du feu qui

est en eux », étant donné que d’après la définition des principes donnée par l’auteur, le

feu est à rapprocher du Soufre, et le Mercure principe acide l’est de l’air et de l’eau.

Beguin semble lier très facilement dans son discours acidité et sapidité, et

annonce que toutes les saveurs relèvent de trois sortes de sel qui ne sont pas sans faire

penser aux trois principes salifiés de Joseph Du Chesne :

« […] Toutes les saveurs des mixtes proviennent des sels sçavoir du volatil, que nous appelons

armoniac par analogie, & qui se tient tousjours au Mercure ; de l’essentiel, qui est au souphre, &

du fixe qui se tire de la partie plus terrestre, & que ces sels estans separez de leur humidité

élémentaire sont tousjours chauds, de là vient que tous les acides tant de mineraux que de

vegetaux estans composé d’une humidité grossiere & indigeste, & d’un sel armoniac plus ou

moins subtil, sont tousjours chauds en occult : Dequoy on peut faire experience comme s’ensuit.

Prenez tel acide minéral ou vegetal qu’il vous plaira, & le destilez par l’alembic au bain Marie

sur du sel de tartre : Et vous verrez que ce qui sortira sera privé de toute saveur, & que le sel de

22 C’est-à-dire la Summa Perfectionis du ps.-Geber, op. cit., § 28. 23 Sans doute Basile Valentin. 24 Beguin, op. cit. in n. 4, 131. 25 Comme on le verra dans la troisième partie de ce travail, ce souci de mesurer la force des acides

sera repris avec plus d’intérêt par Homberg en 1699.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 180

tartre sera augmenté en poids, d’autant qu’il y avoit de sel armoniac dans l’acide, & aura changé

de goust »26.

Les trois sels présentés par Beguin sont chacun mis en relation avec un des

principes premiers de la matière, et sont cités dans un ordre décroissant de volatilité, le

sel armoniac marquant un maximum, le sel fixe une absence totale de cette propriété, et

le sel essentiel une position moyenne qui suit logiquement celle du Soufre occupant le

milieu entre les Mercure et Sel principiels. Nous pouvons nous interroger tout de même

sur ce qui a poussé l’auteur à les introduire dans sa doctrine, d’autant plus que le sel

armoniac, à l’exception de la substance saline du même nom, se fait relativement très

discret dans l’exposé des recettes. Il ne faut apparemment pas les prendre pour une

conversion en termes salins des principes actifs comme le fit Du Chesne. La citation de

Beguin que nous venons de consigner est en fait la seule annonçant la possibilité pour le

Sel de se décliner en trois sortes de Sel, mais il s’agit là de sels mixtes qui, les tria

prima ne pouvant s’obtenir purs isolément les uns des autres, représentent chacun un

composé salin majoritairement formé d’un principe particulier. Nous sommes alors en

droit de nous demander ce qui justifie l’appellation de sel pour désigner ces corps qui

relèvent davantage d’après le texte du Mercure ou du Soufre principes, et qui semblent

devoir être envisagés comme des êtres concrets manipulables par le chimiste. Beguin se

trouve confronté à une difficulté : il a devant lui des substances pouvant faire penser à

des corps salins qui pourtant ne s’obtiennent pas par le procédé décrit en ce qui

concerne le bois vert, à l’exception du sel fixe qui se tire parfaitement par la calcination.

En réalité ce dernier est qualifié de sel élémentaire ; c’est son mode d’extraction par le

feu qui fait perdre, écrit Beguin, « une grande partie du sel volatil, & essentiel », ne

laissant dans le creuset que le fixe. Le sel armoniac, très sensible à la chaleur, s’extrait

pour sa part par sublimation d’un corps, c’est-à-dire, il quitte celui-ci sous forme aérée

pour reprendre par la suite un état solide. Le sel essentiel est, quant à lui, assez

important dans la doctrine de l’auteur, et se recueille, par expression, de matières

animales, mais surtout végétales, desquelles il est emporté par un lavage à l’eau

bouillante. Il congèlera dans la solution en un lieu frais. Sa cristallisation dans de l’eau

froide représente aux yeux du chimiste une particularité en comparaison aux autres sels

qui s’y dissolvent volontiers. L’explication se trouve dans la résolution de ce sel qui est

bien un mixte. Aussi comme tout corps composé, du sel essentiel, dans une cornue

correctement lutée soumise à un feu par degrés, se tire une eau fort acide et une huile,

26 Beguin, op. cit. in n. 4, 137.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 181

laissant une grande quantité de sel fixe mêlé à de la terre ; en effet « l’essentiel contient

toujours dans soy le fixe ». Les sels essentiels sont, insiste le manuel, grandement

composés de « parties terrestres » qui par leur siccité retiennent celles aqueuses, et

rendent le mixte d’autant plus solide et moins soluble dans l’eau froide que l’huile

« tient les deux extrémités du composé liées ensemble ».

Nous l’avions déjà évoqué, il est possible de songer à une influence du Traicté

de la matière de Du Chesne, paru en latin dès 1603 à Paris, sur l’aspect théorique des

Elemens de Chymie, et plus particulièrement autour de la question du sel. A commencer

par le nom des trois sortes de sel qui font écho à ses trois principes salifiés de la matière.

Certes le sel commun n’est plus évoqué, mais le fixe, ce qui revient au même puisque

tous deux sont caractérisés par leur fixité. On se souviendra au passage que sel fixe fût

l’expression déjà choisie par Vigenère pour caractériser la même substance. Le terme de

sel essentiel désignant le Soufre principe est peut-être quant à lui une proposition propre

à Beguin. Mais pas complètement originale en tout cas, car le sel nitre de Du Chesne

évoquait également l’essence des substances du règne végétal. On peut préciser que la

distinction de trois classes de sel sera retenue par Marie Meurdrac en 1666 dans sa

Chymie charitable & facile, en faveur des Dames qui identifiera sel nitre et sel essentiel,

et par Nicolas Lemery dans son fameux Cours de Chymie de 1675 qui préférera

nommer le sel armoniac, sel volatil.

De plus, la fin de la précédente citation mise en exergue – au-delà du fait qu’elle

fait allusion à une neutralisation des acides par un sel alkali – renforce le sentiment d’un

intérêt de Beguin pour la pensée de Du Chesne. On peut, pour illustrer ce passage, en

optant pour l’acide minéral le plus connu, l’acide vitriolique (H2SO4), proposer

l’opération chimique suivante, où le sel de tartre (K2CO3) mis en présence de l’esprit

acide dans un alambic produit un « sel de tartre » d’une saveur différente (K2SO4),

dégageant par la même occasion de l’eau (et du dioxyde de carbone qui passe ici

inaperçu) :

Acide (soit essentiellement du sel armoniac) + sel de tartre = « sel de tartre + sel armoniac » + corps sans saveur

Soit : H2SO4 + K2CO3 = K2SO4+ CO2 gaz + H2O

Ce qui sort par distillation et qui est insipide, c’est de l’eau. Le « sel de tartre »

plus pesant en fin d’opération, car alourdi de son union au sel armoniac issu de l’acide

de départ, est notre sulfate de potassium, qu’il nommera plus loin dans son ouvrage

« Magistère de tartre ». Ces deux sels de tartre, de début et de fin, ont le même aspect.

Néanmoins le second a, comme il est noté, une masse plus conséquente que l’autre sel

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 182

(nous savons aujourd’hui qu’il possède une masse moléculaire d’environ 174g/mol

contre 127g/mol pour l’autre, soit presque un tiers plus lourd). Le passage du sel

armoniac de l’acide au sel alkali de tartre a pour conséquence tout de suite vérifiable par

le praticien, outre l’augmentation pondérale, de modifier la saveur de ce dernier. En

outre, des caractères propres des deux substances de départ, rien ne subsiste après leur

union soumise à distillation. L’acide minéral se partage entre une eau sans saveur et un

sel armoniac qui s’associe au sel de tartre en le chargeant, et en modifiant son goût.

L’auteur n’en conclut pas pour autant à un nouveau produit. On le voit dans cette

opération, l’orientation de sa pensée chimique suit davantage des préoccupations

empiriques. La cause de l’acidité est révélée, c’est le sel armoniac que Beguin identifie

concrètement à l’esprit vitriolique. L’acidité est selon lui pour tout corps unique et

vitriolique :

« […] Tous les mixtes participent d’une acidité vitriolique […]. C’est pourquoy tous acides tant

de vegetaux que mineraux, estans de mesme nature & sortis de mesme source ont grandissime

sympathie avec les métaux, jusques là mesme qu’estans mis ou liquifiez dans des vaisseaux de

metal cest acide vitriolique s’y attache, quoy faisant perd beaucoup de sa vertu & a fort peu

d’effect en Medecine » 27.

L’acidité d’un corps chez Beguin provient, comme chez Du Chesne, de son sel

armoniac apparenté au Mercure principiel, à ceci près qu’il prend les traits de l’esprit de

vitriol. Une substance acide est formée d’un sel armoniac joint à un véhicule aqueux, et

ne peut par conséquent qu’être liquide ; sa force est dépendante de sa subtilité et de son

humidité. Il est absolument important de relever que le sel armoniac, nommé ainsi

comme nous venons de le voir pour sa prompte volatilité, est assimilé à ce que nous

pourrions définir un acide universel. Il sera même présenté, par son identification à

l’esprit vitriolique, à l’Esprit universel fort des vertus de toute chose.

Dans l’exposé d’une recette, Beguin reconnaissait que le nom de « mercure de

vie » était un nom complètement erroné et abusif pour appeler la poudre émétique ;

nous sommes en réalité, selon lui, en présence de « régule d’Antimoine dissoult &

calciné par l’esprit vitriolic du [Mercure] sublimé ». Le problème est qu’il croit le

mercure sublimé être formé de mercure et d’acide vitriolique ; c’est en fait du chlorure

mercurique (HgCl2) constitué de mercure et d’acide chlorhydrique. Constatation logique

pour un homme qui a posé l’acide de vitriol pour cause de l’acidité et qui analyse une

substance ayant tout d’un corps acide. Toutefois, cela l’amène à faire de nouveau

27 Beguin, ib., 323-324.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 183

allusion à l’association de l’esprit universel à l’esprit de vitriol. De la distillation de

l’antimoine28 avec le mercure sublimé, coule un beurre qui, lavé, précipite en poudre

blanche, le mercure de vie. Beguin écrit alors que ce dernier retient plus ou moins

d’esprit vitriolique du sublimé qu’il est plus ou moins lavé. Il écrit :

« J’aurois beaucoup de choses à dire sur cet esprit vitriolic esprit universel, qui se trouve dans

tous les mixtes, & sans lequel rien n’a vie ny vertu en ce monde : Mais ce seroit trop m’esloigner

de mon subject, sur une matiere qui merite plustost un volume entier, qu’un discours Laconique.

C’est pourquoy retournant à mon propos, je dis que l’esprit vitriolic à une extreme sympathie

avec les metaux, & d’autant plus ou moins avec les autres mineraux, qu’ils approchent ou qu’ils

sont esloignez de la nature metallique. Et parce que le regule d’Antimoine approche plus de la

nature metallique que le Mercure, voila pourquoy distillant le Mercure sublimé avec

l’Antimoine, l’esprit vitriolic du sublimé quitte le Mercure, & se joint & attache au regule de

l’Antimoine : Et se sentant pressé & chassé par la chaleur, dissoult, & calcine le regule, & passe

en liqueur gommeuse ou huileuse par le bec de la cornuë : & tombant goutte à goutte dans l’eau

qui est dans le recipient, l’esprit de vitriol se dissoult dans l’eau, & le regule tombe en poudre

blanche au fonds du recipient. Cecy se recognoist au goust de l’eau, qui est impregnée de l’esprit

vitriolic, & à la fusion de la poudre emetique à fort feu de soufflets, laquelle se trouve en vray

regule d’Antimoine. D’avantage apres que toute la liqueur gommeuse est distillée, ne reste plus

dans la cornuë que le mercure du sublimé, & le soulphre de l’Antimoine : & parce qu’ils ont une

extreme sympathie par ensemble, en donnant feu de suppression ils se subliment par ensemble au

col de la cornuë en cinabre. Je conclud donc par ces experiences infaillibles, que la poudre

emetique n’est autre chose que le regule d’Antimoine calciné, par l’esprit vitriolic qui est dans le

sublimé.

Mercure sublimé Mercure Esprit vitriolic

Antimoine

Regule Soulphre »29.

L’esprit universel n’est pas absent, comme on le constate, des préoccupations

d’un homme de laboratoire dont la vocation est de confectionner des remèdes pour

soigner les maux bien présents du genre humain. Néanmoins, l’esprit de Beguin n’est

pas vraiment l’esprit du monde de Nuysement par exemple ; il intervient directement

dans le mécanisme d’une opération de la chimie, il subit l’action de la chaleur, affiche

une forte sympathie pour les corps de nature métallique, et agit directement sur eux,

bien que sa présence, comme l’indique son nom, soit universelle. L’auteur n’hésite pas

dans son discours à laisser entendre que le représentant sensible de l’esprit responsable

28 L’« antimoine » est en réalité un sulfure d’antimoine (stibine), et le « régule d’antimoine »

l’antimoine que nous connaissons. 29 Beguin, ib., 243-245.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 184

de l’existence de toute chose ici-bas est l’esprit vitriolique manipulé par le chimiste,

c’est-à-dire l’esprit universel corporifié, salifié on le sait en sel armoniac, rendu

accessible dans son vêtement aqueux. Cette substance possède un statut ambigu ; elle

est certainement matérielle30 puisqu’elle participe de la constitution du mercure sublimé

duquel on peut la chasser, mais elle représenterait aussi ce qui détermine tous les corps.

Par l’esprit vitriolique, ou plus précisément par le sel armoniac, joint aux deux autres

formes salines plus fixes, le manuel de chimie tire ce dont il a besoin pour comprendre

et exposer sa pratique.

Soulignons également en passant que le schéma proposé – le seul de tout

l’ouvrage, ce qui laisse deviner l’importance attribuée par Beguin à sa découverte –

donne une description d’une « réaction de double décomposition » saline31, en termes

de sympathie (affinité).

Puisque les Elemens de Chymie ont une visée pratique, il est impossible de faire

l’économie de l’étude de l’aspect du sel à travers les recettes délivrées dans l’ouvrage de

Beguin. Nous examinerons cependant uniquement le procédé intitulé « Sel ou vitriol de

Saturne » pour essayer de saisir ce qui lui vaut d’être classé parmi les corps salins. Du

vinaigre distillé versé sur de la chaux de Saturne (oxyde de plomb) provoque sa

dissolution. On ajoute du vinaigre jusqu’à ce qu’on ait « tiré tout le sel », un sel doux.

Doit-on entendre par-là que ce qui est appelé sel est le minerai dissout ? Les éléments

insolubles qui peuvent rester au fond du récipient seraient alors des impuretés terrestres.

Après avoir distillé une partie du menstrue, on laissera cristalliser, nous dit l’auteur, le

composé que l’on dissoudra de nouveau dans du vinaigre. On recommencera l’opération

tant de fois que les cristaux formés « soyent suffisamment emprains du sel armoniac du

vinaigre, comme de leur propre ferment »32. Le sel armoniac est sans doute pour Beguin

l’acidité même du vinaigre. On peut alors de bon droit s’interroger sur la salinité du sel

de Saturne : elle lui vient peut-être de l’union de la chaux de plomb à un sel, le sel

armoniac du vinaigre en l’occurrence. Ainsi « tout le sel tiré » serait celui du vinaigre. A

30 A certains moments du discours de Beguin, il fait jeu égal avec d’autres esprits : « Or entre les

esprits celuy qui se retire du sang humain excelle parmy les animaux, celuy du vin parmy les végétaux, & celuy du vitriol parmy les minéraux » (Beguin, ib., 120-121).

31 Nous y reviendrons dans la dernière partie de notre étude, au sujet du beurre d’antimoine et du mercure de vie lorsque nous aborderons le mémoire de l’Académie Royale des Sciences de 1754 de G.-F. Rouelle. Toutefois, nous pouvons proposer déjà pour information les équations de cette opération : « antimoine » + sublimé corrosif = « beurre »(régule + esprit) + cinabre, et « beurre » + eau = esprit dilué + poudre émétique(régule en poudre). Soit : Sb2S3 + 3 HgCl2 = 2 SbCl3 + 3 HgS, et SbCl3 + H2O = SbOCl + 2 HCl (SbCl3 : beurre d'antimoine ou trichlorure d'antimoine ; SbOCl : précipité blanc de mercure de vie, monoxochlorate d'antimoine ; Sb2S3 : « antimoine » [sulfure d’antimoine] ; HgCl2 : « mercure sublimé » [chlorure mercurique] ; HgS : « cinabre » ; HCl : acide chlorhydrique que Beguin prend pour un « esprit vitriolique »).

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 185

moins d’imaginer suivant Palissy une attraction sel-sel, c’est-à-dire entre le sel du

vinaigre et celui du minerai de plomb. On peut parfaitement se demander aussi si ce

n’est pas l’acidité elle-même qui provoquerait la salification de la chaux en se joignant à

celle-ci ; le produit de l’opération s’appelle en effet sel ou vitriol de Saturne, rappelant

par « vitriol » l’intervention de l’acide du même nom représenté par le sel armoniac. On

relèvera au passage que bien que défini en début d’opuscule comme acide, le Mercure

principe n’est ici pas du tout invoqué.

Il n’est pas aisé de comprendre l’opération de Beguin ; est-ce le vinaigre qui

procure la salinité à la chaux qui en devient donc soluble, ou alors le vinaigre exalte-t-il

sa partie saline en l’entraînant dans sa solution ? Nous pouvons à cet égard comparer ce

procédé à celui appelé « magistère de tartre » conduisant au corps salin répondant

aujourd’hui au nom de sulfate de potassium. Pourtant Beguin ne le considère pas

comme un sel. Pourquoi ? Voilà d’abord ce qu’est un magistère : « [Un] magistere est

quand un corps mixte est preparé par art chymic en telle sorte que toutes les parties

homogenees d’iceluy (sans faire aucune extraction ou separation dicelles) soyent

exaltées à un degré de qualité ou de substance ou consistence plus noble qu’auparavant,

reïterant seulement les impuretez externes »33. On procède pour l’obtention du produit

en versant goutte à goutte de l’esprit de vitriol (acide vitriolique) sur du sel de tartre

déliquescent appelé huile de tartre (K2CO3 aq), puis en évaporant « l’humidité

surnageante jusques à secheresse de sel ». Cette dernière expression, si elle n’est une

image, reconnaît tout de même un caractère salin au magistère de tartre (K2SO4).

Beguin ne nous apporte néanmoins aucune explication du mécanisme du procédé, ni ne

fait intervenir le sel armoniac. Le produit n’a apparemment pas subi de séparation ni

d’extraction pour l’auteur, mais ses qualités pharmaceutiques se voient nettement

accentuées. Le sel de tartre qui n’en possédait aucune, uni à l’esprit de vitriol a

désormais la capacité de soigner la pierre, la douleur néphrétique, la jaunisse, la fièvre,

etc. Pour former un sel, il semblerait qu’il faille donc l’extraire d’un corps, sinon nous

sommes en présence de ce que nous appellerions vaguement, une « préparation », c’est-

à-dire ici une huile de tartre « préparée », préparée à une certaine fonction.

Mais ce n’est pas certain. La calcination du salpêtre avec des fleurs de soufre

fournit également du sulfate de potassium, mais Beguin fait le choix de nommer le

produit de la réaction « cristal minéral », et non du « Magistère de tartre ». Une note de

l’édition de 1665 des Elemens nous précise que ce mixte a été appelé par Croll, dans sa

32 Posons l’équation : PbO(litharge) + 2 CH3COOH = Pb(OOCCH3)2 (sel de Saturne) [+ H2O auquel il n’est

pas fait allusion].

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 186

Basilica Chymica de 1609, « Tartre vitriolé ». C’est ce terme qui aura le plus de fortune

par rapport aux nombreux autres noms suivant les différents modes menant à sa

préparation qui auront cours au XVIIe siècle. Dans le chapitre sur le « cristal minéral »,

Beguin n’utilise en tout cas pas le mot de sel.

La chimie de Beguin est une chimie appliquée en comparaison de la chimie des

philosophes de la première partie, que l’on pourrait qualifier, tout en se risquant à un

anachronisme, d’une chimie fondamentale. L’exigence du temps imposait cette

application des connaissances théoriques à la recherche de remèdes chimiques présentés

comme plus sains et plus efficaces, et à la correction d’a priori sur certains corps. La

distinction entre alchimie et chimie chez Beguin aurait un sens si l’on considère que

l’article arabe al du premier désigne l’excellence de la tâche qui réside en la préparation

de la Pierre des Philosophes34. Néanmoins, ses Elemens de Chymie ont été rédigés pour

former et convaincre des professionnels de la médecine et de la pharmacologie de

l’importance de la chimie. Ainsi la théorie de la matière est-elle rendue plus concrète,

les principes jouent dans les mains de l’apothicaire davantage le rôle d’objets tangibles.

Beguin précise que ces substances en tant que causes prochaines de la matière ne

peuvent cependant pas être isolées sous une forme pure. Cela dit, le Sel conserve grosso

modo les fonctions que la chimie spéculative lui avait attribuées. Il n’en reste pas moins

que les raisons pour lesquelles un corps mixte est appelé sel restent encore assez

obscures.

Beguin reprend les trois Sels principes de Du Chesne mais en les élevant au

statut d’êtres composés, formés majoritairement d’un principe particulier. Ce sont les

Sels fixe, essentiel et armoniac. Le dernier sera en outre utilisé dans son discours pour

évoquer l’esprit de vitriol, présent en tout mixte, et responsable de l’acidité des

substances. Son statut ontologique est flou ; s’il est esprit universel, il est de triple

essence et peut s’exprimer suivant sa nature sulfurée, mercuriale, ou encore saline. A la

lumière de ce que nous avons appris en première partie d’enquête, il paraît cohérent que

celui-ci se corporifie en un Sel, en l’occurrence ici en Sel armoniac qu’il convient de

différencier de la substance chimique du même nom. Nous aurions donc l’esprit sous

une forme très éthérée et par conséquent difficilement accessible, expliquant qu’il soit

33 Beguin, op. cit. in n. 4., 381. 34 Beguin n’était certainement pas indifférent aux grands problèmes traités par la chimie théorique, à

en croire Samuel Du Clos qui rapporte dans ses Dissertations sur le Sel (op. cit., 224-225), une anecdote au sujet d’une extraction du Sel de la rosée jeté sur de l’or pour en faire de l’or potable, effectuée par un inconnu dans le laboratoire et sous les yeux de Beguin.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 187

peu invoqué dans le texte, qui apparaîtra préférentiellement au chimiste sous la forme

plus grossière des sel essentiel et sel fixe.

Ce qui complique la compréhension de la philosophie de Beguin, c’est que ces

trois sels représentent également chacun une classe de corps salins ; seul le fixe par son

mode d’obtention suit la définition donnée par l’auteur du Sel principe. Qui plus est, le

fait de nommer son esprit universel du nom d’une substance chimique bien connue et

manipulable, le puissant esprit de vitriol, rend le discours chimique tel que nous le

suivons depuis le début de notre étude, plus palpable, plus saisissable. Et inversement

pour l’apothicaire la maîtrise de sa pratique ne passe pas uniquement par la pratique,

mais aussi par la théorie, puisque celle-ci se dote d’un discours à sa portée qui la

justifie. Cet esprit, qui se corporifie en Sel, devient ainsi également cause de l’acidité.

Les esprits désignés sous la plume de Beguin comme substances acides sont tous riches

en sel armoniac/esprit vitriolique.

Tous les éléments sont présents pour former une philosophie saline de la nature

telle que la présenta en 1603 Joseph Du Chesne : un esprit salin universel qui se décline

en trois sels, un sel hermaphrodite, un sel principe cause de la génération de tous les

êtres minéraux, végétaux et animaux, un sel doué d’une infinité de merveilleuses vertus,

et trois principes actifs accompagnés de leurs véhicules élémentaires aqueux et terreux

desquels peut s’approcher l’homme de laboratoire par la résolution chimique des

mixtes. Pourtant, Beguin, très au fait de la chimie fondamentale, se borne à proposer un

« abrégé » des règles et opérations de l’art de la chimie, tout en précisant pourtant que

l’exposé de son esprit vitriolique universel nécessiterait la rédaction d’un ouvrage

entier. Il faut donc se contenter des quelques informations disséminées dans l’ouvrage

pour approcher sa manière d’aborder la matière. On a pu apprendre ainsi que le Sel n’a

pas perdu de sa primauté dans son texte à visée pratique par rapport à ceux plus

spéculatifs ; même pouvons-nous dire, le Sel ici se transforme et s’adapte aux exigences

expérimentales qu’impose un tel genre littéraire.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 188

3- Le Sel virtuel pour l’Arcane universel, les Sels principes seconds

pour les mixtes naturels

L’ambition de se tourner entièrement vers une chimie pratique peut difficilement

s’affranchir de considérations spéculatives ; autrement dit l’appréhension du réel ne

peut se faire sans une certaine prise de conscience d’une réalité insaisissable qui la sous-

tend. L’auteur d’un cours de chimie est constamment tiraillé entre un discours qui

souhaite n’en rester qu’aux faits palpables et démontrables, et un besoin d’explication

utilisant des éléments théoriques difficilement accessibles par l’expérience. Dans ce

contexte, le Sel a le devoir de dépasser cette aporie en unissant les deux points de vue.

Aussi Guy de la Brosse a-t-il proposé en 1628 de faire venir sous la main et l’œil du

praticien chimiste un Sel principe premier virtuel entrant dans la composition de

l’Arcane universel, qui se spécifie suivant trois formes archétypales à la base de tous les

corps salins naturels.

Guy de la Brosse (ca. 1586-1641) est le fondateur et premier intendant du Jardin

royal des Plantes1. De sa jeunesse, on sait peu de choses, mais il est probable qu’il fut

soldat. Il est attesté qu’en 1614 il s’installa à Paris, ville où il entreprit des études de

chimie et de botanique. En 1619, on retrouve Guy de la Brosse médecin d’Henri II de

Bourbon, bien qu’aucun indice ne permette de supposer qu’il eût été gratifié du grade de

docteur en médecine de l’université de Montpellier comme il le prétendait, ou d’une

quelconque autre. En 1626, comme Fabre, et à peu près en même temps que lui, il

deviendra également médecin ordinaire de Louis XIII. Dès 1616, il entreprit des efforts

en vue de l’établissement à Paris d’un jardin botanique où ne serait pas simplement

dispensé un enseignement sur les herbes médicinales, mais aussi de chimie, et qui serait

détaché de la tutelle de la faculté de médecine de Paris, trop conservatrice à son goût.

Son projet reçut l’attention du roi grâce à l’appui d’un proche de la royale personne,

Jean Hérouard, chef du corps médical de la cours de Louis XIII, qui deviendra d’ailleurs

superintendant du Jardin qui reçut l’agrément pour sa réalisation en 1626. De la Brosse

rédigea dans les années qui suivirent une série de petits textes pour soutenir et financer

1 Au sujet de de la Brosse, voir Henry Guerlac, « Guy de la Brosse and the French Paracelsians », in

Allen G. Debus (éd.), Science, Medicine and Society in the Renaissance : Essays to Honour Walter Pagel ; du même auteur dans le Dictionary of Scientific Biography, t. 7 (1981), 536-541 ; et Rio H. Howard, « Guy de la Brosse and the Jardin des Plantes in Paris », The analytic Spirit. Essays in the history of science, Cornell University Press, Woolf editor, Ithaca/New-York, 1981, 195-224. Sur le Jardin des Plantes précisément, voir Jean-Paul Contant, op. cit.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 189

son projet qui stagnait durant plusieurs années, dont certains ont été publiés dans

l’ouvrage qui va maintenant nous occuper, De la Nature, Vertu et Utilité des Plantes2 de

1628. Il est l’auteur également d’un Traicté de la peste (1623) et d’un Traicté contre la

mesdisance (1624) dans lequel il défend des personnes frappées d’injustice pour leurs

opinions. En 1633, Hérouard était mort peu de temps auparavant et Charles Bouvard

l’avait succédé à son poste, de la Brosse obtint enfin argent et emplacement pour son

institution qui ouvra officiellement ses portes en 1640. Le 15 Mai 1635, un édit royal

avait autorisé la nomination de trois démonstrateurs pour l’enseignement des propriétés

pharmaceutiques des plantes3.

Son De la Nature, Vertu, et Utilité des Plantes, traite en cinq livres, de la

génération, la croissance et nutrition des plantes. De la Brosse y expose sa croyance en

une unité essentielle de la vie des plantes et des animaux le conduisant à faire le

recensement de leurs ressemblances. Mais ce sur quoi nous allons concentrer notre

attention, est le troisième livre, peu étudié, qui forme un véritable cours de chimie dont

près d’un quart est consacré spécifiquement au sel. Tout comme Palissy d’ailleurs, de la

Brosse était d’avis que « la terre sans sels est inutile à la génération ».

Tout en travaillant à la réalisation du Jardin Royal des Plantes Médicinales, Guy

de la Brosse projette donc en 1628 de rédiger un ouvrage sur les plantes, ces « estoilles

de la terre », et leurs bienfaits, en y joignant un solide appareil chimique. De la Brosse

dans sa préface met en garde le lecteur sur le fait qu’il rejette l’autorité des anciens et se

défend de reprendre la pensée de ceux qui ont écrit auparavant sur le sujet ; il l’assure,

toutes réflexions qui s’y trouvent sont siennes et se basent sur ses propres expériences.

Cela suit en effet sa conviction que pour bien connaître les choses, il faut « fouïller les

metaux, […] arracher & fouir les Plantes & […] esventrer les Animaux, puis examiner

le tout par le feu, c’est la maniere de venir vrayement sçavant. Ceux aussi qui ont pris

tasche & l’ont poursuivie par l’Art du feu ont rencontré tant de belles & bonnes choses

ignorées d’Aristote »4.

Cet ouvrage sur les plantes découpé en cinq livres abrite comme il a été dit un

Traicté general de la chimie, concernant son ordre & ses parties, monstrant qu’elle est

science, qu’elle a des Principes & Maximes comme les autres sciences ; & que mettant

la main à l’œuvre elle est un Art tres-excellent, enseignant le moyen de connoîstre les

qualitez, facultez & vertus des Plantes ; ce sera la matière de toute la troisième partie du

2 Guy de la Brosse, De la Nature, Vertu et Utilité des Plantes, Paris, 1628. 3 Un poste de démonstrateur en chimie sera pourvu seulement en 1648 par William Davisson.

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texte de de la Brosse5. Ce traité de 155 pages précédé de quatre feuillets non numérotés

intitulé « arguments », s’interroge sur ce qu’est la chimie, qu’elles en sont les principes

et comment peut-on les découvrir dans les plantes, il expose également les objets,

opérations et outils de cette science. Par ailleurs, Guy de la Brosse dit avoir lu entre

autres Paracelse, Séverin, Croll, de la Violette, Gerard Dorn, Libavius, et Beguin, mais

refuse catégoriquement de se réclamer de ces auteurs dont les deux premiers seraient, à

la rigueur, les seuls à avoir réellement mis la « main au charbon ». Il est arrivé au

constat que certaines opérations de la chimie décrites par des « Auteurs qui veulent

passer pour sages & bons Artistes » ne sont restées en réalité qu’au stade de la pensée.

De la Brosse met en avant son indépendance de raisonnement acquise par vingt-cinq

années de lecture, méditation, observation et pratique. Il se tient prêt à prouver ce qu’il

avance à qui le souhaite par la raison et l’expérience ; l’expérience étant pour lui « fille

de la vérité ». Et c’est bien sur le chemin de la vérité qu’il souhaite avancer. L’auteur

conclut la préface de son traité de chimie par ces mots : « […] Plusieurs expériences

estoient mes cautions, & me devoient garantir du blasme que l’on donne à ceux qui

entreprennent quelque chose de nouveau, ainsi toutes ces raisons ramassées ont tissu ce

troisiesme Livre, & fait esclorre ses pensées »6.

Guy de la Brosse pose le feu comme étant l’outil par excellence qui met la

Nature à nu et en dévoile les trésors. Par son usage, nous entrons dans les

« connaissances des conditions des choses plus certainement que jamais »7. En

dévêtissant « les choses de leur premiere & rude escorce », il évite de prendre les

apparences pour des vérité prouvées. La compréhension de la nature se fait donc par

l’emploi du feu « artistement manié ». La chimie des Modernes, vue par de la Brosse, si

elle est contemplative, est science, si elle fait usage du feu, est art. Il écrit :

« […] Elle est une science enseignant qu’elles sont les substances sensibles des corps composez

naturels, leurs varietez, conditions, communes affections, & ce qui se peut tirer d’elles, tant

jointes que separees. Qu’en son ouvrage elle est un Art dissecquant les corps composez naturels,

par le feu, son principal outil, voire plustost le vray & unique Artisan, les reduisant en leurs

premieres & sensibles matieres, desquelles separément ou conjoinctement elle tire les medecines

generales, principalement l’universelle, surnommée l’oyseau d’Hermés, & les particulieres ou

specifiques, tant pour guerir les metaux malades, que les corps animez, qu’encor pour les animez

sensitifs. Son object est toute substance sensible, de laquelle elle veut rendre raison, &

4 De la Brosse, op. cit. in n. 2, avant-dernière page de la préface au lecteur. 5 Je tiens à remercier M. Hiroshi Hiraï de m’avoir fait connaître ce traité. 6 De la Brosse, op. cit. in n. 2, avant-dernière et dernière pages non numérotées de l’« Argument au

lecteur » entre les pages 288 et 289 du De la nature. 7 De la Brosse, ib., 291.

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principalement le corps naturel, entant que sensible & divisible, soit parfaitement ou

imparfaitement meslé. Sa fin est de connoistre par la resolution en ses principes & en ses

Elemens, la condition des sujets qu’elle manie, & par leurs depurations, reünions, & diverses

compositions, sçavoir si l’Art fondé sur la Nature la peut surmonter, soit guerisant les infirmes

de leurs maladies, prolongeant la vie aux sains, ou faisant quelque nouvelle ouvrage »8.

Tout corps se résout en ce dont il est composé, à savoir pour l’auteur en cinq

corps simples et premiers de « differentes natures & conditions » dénués de toute forme

substantielle, les trois principes sensibles, les Sel, Soufre ou Huile9, et Mercure qu’il

préfère appeler principe Subtil10, et les deux éléments, la Terre et l’Eau. Ceux-ci sont

communs, doués de certaines aptitudes et propriétés propres, ont tous une convenance

les uns pour les autres, et entrent en tous les corps composés naturels. Leur

interconversion est impossible. S’opposant à Aristote et à ses sectateurs, de la Brosse

insiste sur l’aspect concret de la chimie, et ne veut se fier qu’à ses sens. Aussi le

caractère premier des Sel, Soufre et Mercure est-il dûment montré expérimentalement.

Néanmoins, à bien des égards, les principes chimiques sont présentés par l’auteur

comme comparables à la matière première du Stagirite. Début et fin des choses

naturelles, ils ont les propriétés d’agir, de pâtir et d’appéter la forme pour laquelle ils

ont « un grand désir ». Ils sont par contre dits corporels. Il serait faux de penser, nous

met tout de même en garde l’auteur que ces derniers sont en réalité la matière première

d’Aristote divisée en trois. La chimie n’a en effet pour objet que « la substance sensible,

& non l’imaginaire ». C’est pour cette raison que de la Brosse refuse de mettre au rang

des principes ni la forme, qui de l’aveu même du maître des péripatéticiens est

corruptible et est tirée de la puissance de la matière, ni la privation qui n’entre point

dans les composés.

En outre, bien qu’également premiers et corps constitutifs des substances

composées, terre et eau ne peuvent être considérées comme principes, mais doivent être

nommées éléments. De la Brosse tient beaucoup à cette précision, et nous l’explique :

« […] L’Eau & la Terre n’ont de pareilles aptitudes que les trois Principes, qui sont les matières

des semences, & par lesquels les vertus des formes substancielles & specifiques produites en la

8 De la Brosse, ib., 294-295. 9« Les Chimistes nomment Soulphre toutes les substances grasses & huilleuses qui se rencontrent en

tous les corps, & d’elles ils establissent leur second Principe de resolution artiste. Ils disent de luy que c’est une matiere huilleuse, liquide, odorante, liant les choses seches, arides & des-unies ; la nourriture du feu, & qui le fait paroistre en son haut degré de lumiere & de la vie ou de l’Artisan. Par ces proprietez il est notablement different du Principe salé » (De la Brosse, ib., 367-368).

10« Nous asseurons donc qu’il y a un tiers corps, tres-subtil, penetrant, clair, lumineux, la matrice des couleurs, & l’entretien de la vie, que nous nommons Principe subtil ou Mercure, lequel s’extraict de tous

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Nature, & les proprietez sont appliquees à ce qu’elles regardent : d’autre-part, c’est que les

Principes, tous corporels qu’ils paroissent, se rendent aysément spirituels & invisibles, ou la

Chimie les laisse, n’estant plus de son object ; ce qui n’arrive ainsi à la Terre ny à l’Eau,

principalement à la Terre, qui par aucun artifice connu, au moins que je sçache, ne se subtilise

davantage de ce qu’elle fait à son rencontre, demeurant tousjours de mesme consistance &

condition »11.

L’élément est perçu par l’auteur en réalité comme un corps de grandeur

immense, une matrice universelle, sans inclination particuliere, pouvant recevoir

indifferement toutes sortes de semences, et les principes des corps, « de les conserver en

leur sommeil, & de les soustenir en leur resveil & en leur vie ». Il intervient dans la

composition d’un corps non d’une manière absolument nécessaire, il doit être vu plutôt

comme une enveloppe. Sans son entrée en mixtion, les principes seraient difficiles à

separer, et les « Artisans » construiraient des corps de trop vives actions. La nature y a

donc introduit l’élément, rendant les mixtes porreux et perméables aux semences des

maladies. L’auteur observe que les éléments sont souvent responsables d’un certain

« désordre » parmi les principes, permettant à d’autres semences de prendre vie et

vigueur ; « l’eau enfraint la vertu conservatrice du sel, la terre rompt la viscosité liente

de l’huille, & ces deux Elements estendant au lieu de ramasser & d’unir la vigueur

spirituelle & active du subtil, brisent son lieu, de la sorte se resoult le corps, & l’Artisan

entre en sa longue nuict »12. Du reste, pour de la Brosse, l’air non plus ne peut prétendre

au grade d’élément, encore moins de celui de principe, étant un mélange confus

d’innombrables substances raréfiées qui lui vaudrait plutôt l’appellation de chaos. On y

peut tirer par conséquent d’une substance que les trois principes et les deux éléments.

De manière un peu paradoxale par rapport à sa stricte position de ne rester qu’à

ce qui est expérimentalement sensible, l’auteur ajoute aux côtés de ces derniers qui

concourent aux diverses générations et productions que nous apercevons sur la surface

du globe, les « Artisans », qui semblent être équivalents aux Archées et Vulcains de

Paracelse, ils informent la matière et sélectionnent principes et éléments. Ils sont aidés

en leur tâche par « l’esprit universel, le Feu13, estendu & meslé par tout »14. Nous

pouvons même dire, en suivant l’auteur, que l’Artisan, ou la forme, qui réside dans la

les mixtes par le moyen du grand Artisan, & par la main d’un ouvrier travaillant sagement […] » (De la Brosse, ib., 378).

11 De la Brosse, ib., 312-313. 12 De la Brosse, ib., 318. 13 L’Artisan est excité par la chaleur qui l’encourage à mener son ouvrage « selon sa prédestination

naturelle » qui est pour le « vitriol Sel métallique […] de se fixer en métal » (De la Brosse, ib., 365). Remarquons en passant que de la Brosse reconnaît donc la salinité des sels métalliques.

14 De la Brosse, ib., 305.

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semence des choses ne doit son action qu’au Feu, ce grand Artisan, un esprit directeur

dans la nature, pour accomplir toutes leurs fonctions. Ces deux êtres, Artisan et Feu,

n’étant pas tangibles, la chimie de de la Brosse se voit logiquement obligée de leur

dénier « le nom et la qualité de Principe » ; mais ils n’en restent pas moins essentiels

dans sa pensée.

Les trois principes sont quant à eux de deux sortes, la seconde se ramenant à la

première. De la Brosse distingue en effet les « simples » ou « premières », indifférents à

former toute chose et qui sont mêlés d’aucun autre, et les « mélangés » ou « seconds »,

ou encore « prochains » qui peuvent être considérés de deux manières. Ils participent de

la nature des uns et des autres, le plus ou le moins permet de les différencier, mais leur

champ d’activité soit s’étend sur l’ensemble des trois règnes de la Nature, soit est

spécifiquement destiné à la confection de l’un d’entre eux. Ils recevront leur nom du

principe qui prédomine. « Car en quelque ordre & condition qu’ils se trouvent, le sel

predomine toujours au Sel, le Soulphre au Soulphre, et le Mercure au Mercure ; comme

au Vitriol, Sel metallique, le Sel est le plus fort, & l’emporte par dessus les autres

parties de son meslange, ayant du Soulphre & du Mercure en soy, lesquels peuvent estre

separez & reduits à leur pure simplicité »15. Voilà clairement expliqué ce qui semblait

confus dans l’exposé des principes de Beguin.

De la Brosse souhaite tout de même faire preuve d’honnêteté en admettant que

les principes prochains ne se résolvent pas volontiers en les simples parce qu’en eux est

contenu :

« la vertu generique, la difference specifique, & la forme individuale avec sa faculté ou

puissance Artisane, du reigne dont ils sont extraicts, ou qu’ils composent. […] Par la convenance

qu’ont tous les corps composez naturels les uns avec les autres, & par le moyen de premiers &

simples principes, ils passent aysément d’une condition à la prochaine voire à la plus esloignée,

cela s’appercçoit par les transmutations des choses les unes aux autres sans passer par les degrez

de resolution, principalement la vertu montant du bas au haut, du mineral au vegetal, ou à

l’animal & non autrement, à cause de l’activité des Artisans »16.

Deux chapitres sont consacrés aux sels que nous analyserons une fois avoir eu à

notre disposition l’ensemble de la doctrine du chimiste pour mieux les saisir. Un seul

d’une taille plus modeste sera réservé à chacun des autres principes et éléments. Le

Soufre est le second principe chimique. Tout comme le Sel, le Soufre peut être premier

et second principe des choses naturelles. En tant que principe simple, il est insipide,

15 De la Brosse, ib., 307. 16 De la Brosse, ib., 307-308.

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mais dans sa disposition de principe prochain, du fait de son mélange avec les autres

principes, il peut acquérir de la saveur. Le Soufre second se décline en trois corps, gros,

moyen et très subtil, lesquels se tirent séparément les uns des autres dans les matières

résineuses, telles que la térébenthine. Le soufre second peut parfois être si fortement uni

aux autres principes d’un corps mixte qu’il paraît impossible de l’en isoler. C’est le cas

par exemple du soufre minéral qui se voit trop « endurcit » par le sel vitriolé qui y

abonde pour se réduire en une consistance huileuse. Les propriété du principe sulfureux

de de la Brosse, considéré premier ou second, sont de donner les odeurs, selon qu’il est

fermé, ouvert et mélangé, d’assembler par sa viscosité les choses sèches, et de servir de

nourriture au feu et de support à ses actions. L’auteur précise par exemple que l’eau de

vie lui doit sa propriété de brûler17. A ce sujet, de la Brosse semble se détacher de la

conception largement admise – elle le sera encore jusqu’au tout début du siècle suivant

– celle posée par Du Chesne de la possible séparation d’un corps de ses principes

constitutifs. Les principes premiers ne peuvent être atteints, et pour cause, ils sont

informes. Seuls les prochains le peuvent. Ainsi l’huile la plus subtile que l’on tire de

quelque partie des plantes, nommée, sans raison selon de la Brosse, « quintessence »,

porte-t-elle la saveur de l’être qui la contenait parce qu’elle est accompagnée du

goûteux sel armoniac, faisant de ce soufre second un principe composé d’un sel second.

Les principes premiers produisent les principes prochains qui peuvent entrer également

en la composition d’autres principes seconds.

En ce qui concerne le troisième principe chimique, le Mercure ou principe

Subtil, de la Brosse doute réellement que de grands auteurs tels que de la Violette et

même Beguin l’aient connu, puisqu’ils le décrivent comme étant doué d’une certaine

aigreur. Si tel est le cas, c’est donc une substance mercurielle composée d’un sel, d’un

sel ouvert, c’est-à-dire étendu ; « l’aigre n’est que Sel », assène l’auteur. Mais Du

Chesne ne laissait pas non plus entendre le contraire, puisque d’après ses écrits le

Mercure se comprenait comme une eau insipide mêlée à un sel armoniac. Par ce

témoignage de de la Brosse, on retrouve l’ambigu statut ontologique du principe

mercuriel évoqué à plusieurs reprises depuis le début de notre étude. A nos yeux, il

paraît comme un être salin qui ne se reconnaît pas ; Nicolas Lemery le verra d’ailleurs à

la fin du siècle comme une chimère. De la Brosse appuie encore son objection : « […]

de la sorte l’aigre ne sera pas Mercure, ou bien le Mercure est Sel »18. Et pourquoi pas !

En effet l’auteur grosso modo attribut au Mercure uniquement un caractère éthéré que

17 Le principe huileux « est l’attache du feu » selon De la Brosse, ib., 401. 18 De la Brosse, ib., 377.

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pourrait parfaitement endosser comme nous le verrons son Sel armoniac. Le fait en

outre de lui dénier la qualité d’aigreur, place d’une manière nette l’acidité du côté du

Sel, à une époque où le cours de chimie de Beguin est très largement publié et où il est

affirmé que l’Esprit est un principe acide (même si, il est vrai, l’esprit de vitriol paraît

être constitué d’eau et de sel armoniac).

Le Mercure simple est donc sans saveur ni odeur, mais de l’aveu de de la Brosse,

il faut être habile chimiste pour le trouver. Dans les corps des trois règnes de la nature, il

présente une forte variété de nature selon son mélange avec les autres principes

premiers et seconds. Le Mercure rend les corps lumineux ou diaphanes, pénétrants,

« extensifs », volatils, et fortifie les esprits de l’animal. En outre, l’Artisan se sert de lui

pour ses plus subtils ouvrages. L’auteur n’expose pas explicitement le cas des principes

prochains du Mercure ; le concept de principe second semble avoir été, comme nous le

verrons, quoi qu’il en soit établi surtout pour le Sel.

Après avoir explicité les bases de la doctrine de de la Brosse, voyons ce qui nous

préoccupe particulièrement ici, sa vision du sel. Les chapitres VII et VIII, soit trente-

quatre pages des cent cinquante-cinq que compte le troisième livre De la Nature, Vertu

et Utilité des Plantes, traitent du Sel principe et de ses propriétés. L’auteur ne souhaite

pas disserter sur les principes et éléments dans l’ordre où ils se manifestent sous l’action

du puissant agent qu’est le feu, mais en commençant, contrairement à ce que nous avons

fait, par celui le plus sensible d’entre eux, c’est-à-dire le Sel,

« […] substance solide, savoureuse, se dissolvant en l’eau, se condençant au chaud remis, & se

fondant au vehement. En sa simplicité & des premiers Principes Chimiques il est d’une seule

nature sans varier, apte, & susceptible de tout agent ou de tout Artisan, estant lors matiere sans

aucune forme particuliere & specifique, Neantmoins comme Baulme ayant la vertu de conserver

toutes choses qu’il domine. Il est facilement attiré par l’eau qui le resoult, recelle, & diminuë sa

force, l’empeschant quelquefois d’agir selon son ordre naturel. En son meslange & des seconds

Principes il est de triple condition ; fixe, bruslant ou neutre, & volant, nommez par les Chimiques

Sel fixe, comme le Sel marin & le Sel gemme ; Nitre comme le salpêtre & Armoniac, comme

celuy que l’on apporte des sablons de Libie, parce qu’il est volatil comme luy. Lesquels trois

Sels se trouvent de premiere rencontre en l’Artiste dissection de tous les corps composez, & tous

les Sels des trois ordres des choses paroissent de la sorte, quoy qu’és Mineraux ils se facent voir,

ce semble, autrement, principalement és vitriols, Alums, Sels gemmes, & Anatrones. Et encore

que ces trois Sels prochains de la generation és trois ordres des sujets naturels soient tres-

differents entr’eux par la specification & le meslange dont ils ont receu leur predestination

naturelle, […] passent aisément les uns aux autres […]. Or ces trois Sels, comme nous avons dit,

ne sont pas ce premier Sel que les Chimistes mettent au nombre de leurs premiers Principes,

mais autres, & sont composez naturellement de la meilleure partie de luy, & le reste de l’un ou

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des deux autres premiers, selon le plus ou le moins, comme le Nitre de Sel & de Soulphre,

l’Armoniac de Sel & de Mercure, & souvent avec quelque subtille partie de Soulphre […] »19.

Cette citation s’ouvre sur des considérations qui nous sont assez familières. Cela

dit, comment un principe peut-il être dissoluble dans l’eau ? C’est pourtant, semble-t-il,

le cas du Sel principe premier de de la Brosse. L’auteur mêle dans sa description

plusieurs états du Sel. Le Sel est d’abord un être sans forme, d’une nature unique et

invariable, et protégeant de la corruption ; il se spécifie ensuite sous la direction d’un

Artisan selon trois archétypes de principes salins seconds : un Sel fixe, tels que les sels

gemme et marin, constitué presque uniquement du Sel principe simple, un Sel nitre,

« brûlant ou neutre », comme le salpêtre, formé des Sel et Soufre principiels, et un Sel

armoniac, similaire à la substance du même nom, volatil et fait des Sel et Mercure

principes. Dans les deux derniers le principe salin est bien entendu majoritaire. Celui-ci,

lorsqu’il domine, donne naissance à des substances solides, sapides, solubles dans l’eau,

cristallisables et fusibles ; cette dernière propriété est toujours surprenante à lire quand

on pense au sel commun très remarquable par sa fixité à la chaleur. Bien que le Sel

principe premier soit introduit par de la Brosse comme le plus sensible des principes, il

ne se donne tout de même pas à voir ni à toucher, il nous est accessible que sous la

forme d’une des trois espèces de Sels seconds principes à l’origine de tous les corps

salins environnant le chimiste. Ces trois Sels se ramènent bien à l’unique Sel non

spécifié, puisque l’auteur tient à souligner qu’ils se changent aisément les uns en les

autres. Qui plus est – et la chose est tout aussi révélatrice d’un emprunt à la chimie

fondamentale telle que nous l’avons étudiée en première partie, que déroutante pour un

chimiste du sensible, un chimiste qui clame sa volonté de ne disserter que de ce qui est

expérimentalement démontrable – les Sels fixe, nitre et armoniac se tirent de tous les

mixtes, même si le règne minéral résiste à cette affirmation. Ils sont les Sels prochains

« de la génération és trois ordres des sujets naturels » ; ce qui se comprend si le Sel

principe premier est doué de vertu générative. Les trois sels ont beau porter le nom

d’une substance saline bien identifiée, ils n’en sont pas moins principes des êtres de tous

les règnes de la nature. De chacun d’eux peuvent être tirés par le chimiste ces sels

prochains qui participent de leur génération. Ces Sels principes seconds ont la

possibilité de s’interconvertir, à la différence de leurs homologues premiers, par une

modification des proportions relatives des principes simples en eux. Les Sels fixe, Nitre

et Armoniac forment de préférence et respectivement un ordre particulier de la nature, le

19 De la Brosse, ib., 335-337.

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minéral, le végétal et l’animal ; si tout comme Palissy, ce qui est fort probable, l’auteur

considère que la plante tire sa nourriture du sol et l’homme de celle-ci, le passage d’un

sel en un autre s’impose.

Relevons la caractéristique du Sel nitre : il est « neutre ». Le nitre tenant une

position médiane dans ce trio peut parfaitement accepter un tel adjectif, il n’est ni trop

fixe, ni trop volatil. De prime abord, pour nous, ce qui semble justifier la distinction

entre les sels seconds est la résistance au feu qu’opposent ceux-ci. Il est néanmoins

curieux que le nitre, entre le fixe et le volant, soit défini par « brûlant ». Il est vrai que

Beguin avait lui aussi fait le choix d’un terme ne relevant pas de la texture du sel, mais

du mot « essentiel » pour désigner ce corps qui se tient entre deux états physiques

extrêmes, qui paraissait peut-être mieux approprié. Evoquons simplement le cas du sel

alkali d’une nature très fixe qui, par sa puissante causticité, peut susciter parfaitement

l’impression de brûlure. Le problème vient à notre avis du refus de de la Brosse de

reprendre à son compte l’expression de sel essentiel du premier auteur français d’un

cours de chimie qu’il a étudié ; mais nous y reviendrons.

Cette distinction entre principes premiers et principes seconds est extrêmement

intéressante. Le Sel principe est un être corporelle et informe qui devient sensible pour

le chimiste sous forme de principes salins prochains non purs20. De la Brosse démontre

qu’il est en revanche possible d’établir la composition du principe salin secondaire

armoniac par l’imitation que l’on en fait en mélangeant du sel commun, que l’on devine

très riche en Sel principe, d’urine et de suie apportant tous deux « beaucoup d’esprit de

Soulphre » et le Mercure principiel, ce qui rend le Sel fixe, « volatil et Armoniac ». Ce

procédé devrait effectivement conduire à la formation de la substance chimique

armoniacale, de nos jours appelée chlorure d’ammonium. Cela dit, sommes-nous encore

avec ce corps mixte composé en laboratoire dans la logique d’un des trois principes

prochains du Sel, présents et intervenant dans la génération de tout être naturel ? Le Sel

principiel volatil est dit être « comme » l’armoniac que l’on recueille en Libye21, le

« comme » est ici très important. Cela ne signifie aucunement que cette substance en

tant que telle entre dans la constitution de tous les composés. C’est au contraire, sa

facile volatilité qui le lie au principe auquel il a à notre avis donné le nom. De la Brosse

20 « Et encore que ces seconds Principes soient meslangez & non purs, elle [la chimie] ne laisse de les

nommer Principes, mais prochains & seconds ; parce qu’ils sont spécifiquement destinez pour la confection de quelqu’un des trois genres des choses naturelles, où ils sont conduits par la sage Nature, & retiennent le nom de celuy qui prédomine » (De la Brosse, ib., 306-307).

21 Michel Bougard note (La chimie de Nicolas Lemery, Turnhout, Brepols Publishers, 1999, 265) que le sel armoniac naturel provenait en partie de l’urine des chameaux imprégnant un sol salin desséché par le soleil.

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avance, il nous semble, en posant son sel armoniac principe plutôt l’existence dans les

corps d’une entité constitutive qui, une fois extraite, apparaît sous les traits d’une

substance solide se sublimant aisément mais qui ne peut être exactement celle-ci qui

reste un principe directeur. La triade saline principielle n’illustre selon nous que trois

archétypes, trois représentations théoriques corporifiées des trois principes actifs

premiers et informes. Ils n’offrent par conséquent aucune réalité expérimentale

concrète ; il faut simplement admettre que trois sortes de sel se tirent des choses de la

nature, qu’il est possible de ranger dans trois catégories suivant leur degré de volatilité

ou de fixité. Nous pensons que loin de de la Brosse était l’idée effectivement de faire

passer précisément le sel armoniac artificiel comme composant extractible de tous les

corps. Là où le bât blesse, c’est lorsque l’auteur désire démontrer la composition du

principe armoniac par la composition au laboratoire de la substance chimique du même

nom, puisque cette dernière ne peut prétendre représenter le principe qui à l’inverse est

censé la symboliser. Elle devrait être appréhendée uniquement comme une espèce

particulière entièrement accessible de celui-ci.

Aux yeux de de la Brosse, le Sel reste ce qui confère une existence tangible aux

choses naturelles. Mais à la différence d’un auteur tel que Joseph Du Chesne, il souhaite

marquer avec ses trois Sels seconds un degré supérieur dans la matérialité des Sels,

Soufre et Mercure principiels ; ce qui semble aller de pair avec une orientation de la

chimie laissant une large place aux sens. Cependant, à y regarder de plus près les Sels

fixe, nitre et armoniac principes ne sont pas plus accessibles que les tria prima, on ne

peut trouver du sel marin, du salpêtre et des dérivés de l’urine dans n’importe quelles

substance, et encore moins les trois présents à la fois. Car enfin, en ôtant les

dénominateurs communs à ces principes prochains, à savoir le Sel et les véhicules

aqueux et terreux élémentaires nous serions de nouveau en présence de presque purs

Sel, Soufre et Mercure premiers. Ce que nous souhaitons simplement dire, c’est que

pour un auteur qui a l’ambition de proposer une science et un art chimiques totalement

tournés vers le sensible, ces considérations principielles semblent superflues, sauf à

laisser entendre que la théorie se justifie et se base, par et sur une étude pratique de la

matière. Revenons à l’armoniac.

Si nous voulons l’armoniac sous une forme fixée, de la Brosse nous en expose

un procédé qualifié d’aisé. Il propose de le mêler, tout en cuisant cette matière volatile,

avec une masse égale de chaux vive. De ces deux corps « sort une pierre plus dure

qu’auparavant » qu’il convient de dissoudre dans l’eau. Le produit est un « Armoniac

fixe de pareil poids que l’on luy a donné, tesmoignant par là d’où il est issu ». De ces

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informations, nous déduisons un excès de chaux qui retient presque toute l’eau

engendrée par cette opération qui libère des vapeurs d’ammoniac qu’il ne note pas22 ; ce

qui est dommage, car il aurait pu y voir le sel armoniac débarrassé de son Sel premier,

gardant peut-être seulement quelque subtile partie de Soufre principe et où le Mercure

prédominerait, mais cela aurait contrevenu à l’interprétation qu’il donne de ce qui s’est

découlé sous ses yeux.

Nous pouvons conclure que pour une mole de sel armoniac volatil, c’est-à-dire

environ 53,5g, de la Brosse a obtenu 89,1g de ce qu’il considère comme le même corps

mais fixé qui n’est autre sans doute qu’un mélange de chlorure et d’hydrate de calcium

(CaCl2 et Ca(OH)2). La base sur laquelle s’accrocherait le sel volatil compte pour plus

d’un tiers de la masse du produit stabilisé. Pour fixer l’armoniac volatil, principe salin

second, c’est-à-dire un être composé des principes premiers Sel, Mercure et un peu de

Soufre, il importe de modifier relativement sa composition en augmentant la proportion

de sa partie la plus fixe, c’est-à-dire le Sel ; dans la pratique ce sera donc la chaux qui

apporterait sa fixité, certainement résultant de sa richesse en sel principiel. Une autre

possibilité serait que la chaux soustraie à l’armoniac volatil un peu de son Mercure et

Soufre, comme il le propose pour la fixation du nitre en le mêlant et brûlant avec du

soufre commun, « moyen le plus connu & facile pour separer en ce sujet le Principe salé

de l’huilleux », donc en diminuant la présence du soufre principiel23.

Chez de la Brosse une variation relative des principes constitutifs d’une

substance ne modifierait alors que ce que nous nommerions aujourd’hui des paramètres

« physiques », telle que la fixité, et laisserait intact la nature « chimique » de celle-ci.

Comme nous le constatons, le passage à un armoniac fixe ou à un nitre fixe a conduit à

la production d’un être totalement différent de celui de départ ; plus d’ammonium dans

l’armoniac fixé, plus de nitrate dans le nitre fixe. Qui plus est, la juxtaposition de

l’adjectif « fixe » aux deux noms désignant chacun une classe de Sel principe prochain,

nous apparaît comme une contradiction dans les termes. Ce qui fait que la particularité

par exemple du Sel armoniac est, bien évidemment, son caractère très volatil. Le fait de

le fixer devrait provoquer son basculement dans la catégorie des Sels fixes ; d’autant

plus que de la Brosse nous avait annoncé la possible conversion entre Sels seconds.

22 Soit : NH4Cl (armoniac) + ½ CaO (chaux vive) + 0,454 CaO en excès = NH3 + ½ CaCl2 + ½ H2O + CaO en excès

L’excès de chaux vive s’éteint au contact de l’eau pour donner un hydrate de calcium (Ca(OH)2). Quand l’auteur précise qu’on dissout l’armoniac produit de l’opération dans l’eau retrouvant ainsi le même poids d’armoniac fixe, cela signifie sans doute qu’il a procédé par cristallisation pour obtenir le CaCl2 qui surviendrait après la précipitation de la chaux éteinte Ca(OH)2.

23 Soit : 2 KNO3 + S = K2SO4 + N2 + O2 . K2SO4, le sulfate de potassium serait le nitre fixé de l’auteur, dont il ne subsiste pourtant rien du « nitre » de départ.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 200

Notre homme, suivant le même raisonnement, avait fait de l’eau de vie un

« subtil Sel Armoniac » rendant volatil le Sel de tartre. Cependant l’eau de vie a la

capacité de brûler contrairement à l’armoniac, et même au vinaigre au sujet duquel les

« plus sçavans Chimistes » reconnaissent être « plein d’Armoniac ». C’est pour être en

fait accompagné d’un esprit onctueux brûlant et prédominant que cette eau se montre

comme une « vraye nourriture du Feu » ; elle n’en est pas pour autant démunie

d’armoniac. Le vinaigre abonde trop en phlegme pour pouvoir exhiber un semblable

comportement. Son Sel est « en une autre disposition ». A la différence de celui de l’eau

de vie qui est « aspre », le sel du vinaigre est « rendu naturellement en un esprit aigre,

auquel se reduisent tous les Sels lors qu’ils sont pressez & ouverts par le Feu nellement

susceptibles de la flamme comme les aigres tirez du Sel commun, du Nitre, du Vitriol &

semblables »24. Il est néanmoins le même sel que celui de l’eau de vie. De la Brosse en

veut pour preuve le fait qu’après dissolution d’une once de perles par du vinaigre

distillé dans laquelle celui-ci « laisse son sel » on obtient par évaporation une once et

demie d’un résidu sec duquel, pressé par le feu, en sortira « une eau de vie excellente, &

recepvant la flamme comme la plus rectifiée du vin ». Cette « eau de vie » que vient de

produire de la Brosse est en réalité de l’acétone (CH3COCH3) qui est effectivement

inflammable. Ce corps a été appelé « esprit ardent de Saturne » par Jean Beguin qui

utilisa du plomb au lieu de perles pour le former. « D’autre part, c’est que cét esprit

bruslant commandant en l’eau de vie, ne le faict és Armoniacs naturels & factifs où le

Sel predomine & tient ce susceptible du Feu emprisonné, cela paroist par la mesme eau

de vie avec le Sel de tartre, qui rendu volatil & Armoniac par elle, s’esleve au feu

comme l’autre Armoniac sans recepvoir la flamme, parce que l’unctueux qui l’attiroit

est renfermé dans les sels & ne domine plus »25. Constatons tout de suite la conversion

d’un sel fixe de tartre en sel armoniac volatil. La structure de la matière de de la Brosse

se précise. Cinq corps simples, trois principes et deux éléments, composent toute chose.

La proportion relative des Sel, Mercure et Huile, provoque la diversité des substances.

A cela nous devons prendre en compte le fait qu’un être constitutif d’un corps peut

avoir de l’ascendant sur un autre sans pour autant être prédominant quantitativement. En

effet, l’eau de vie n’en reste pas moins sel, un subtil sel armoniac, malgré la puissante

présence de son esprit onctueux qui n’est pas bridé par le caractère salin du composé.

L’esprit onctueux dissimule par son expression sans doute une union privilégiée entre

24 De la Brosse, op. cit. in n. 2, 339. 25 De la Brosse, ib., 340.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 201

Mercure et Soufre principes, lequel a la capacité d’attirer à lui le feu rendant le mixte

âpre.

Le Sel présent dans le vinaigre et l’eau de vie, qui semble être similaire, doit être

un Sel prochain armoniac. Il n’est pas l’apanage de celui-ci, mais de tous les sels

seconds de pouvoir être par la distillation transformés en esprit aigre. Il faut

certainement voir la chose plutôt comme un réarrangement principiel dans la matière

saline – car de toutes façons à notre échelle les trois principes voyagent toujours

ensemble – qu’une fonte d’un d’entre eux en un autre. La distillation permettrait de

donner plus de liberté aux Mercure et Soufre tout en conservant une existence tangible

saline. Et ce phénomène s’accompagne à n’en pas douter d’une évacuation du véhicule

terreux élémentaire qui reste dans la cornue tel un résidu.

Il convient de noter que de la Brosse fait des esprits acides, à savoir les esprits de

vitriol, de nitre et de sel, des corps salins. A notre connaissance, le prochain chimiste

qui fera de même sera Nicaise Le Febvre en 1660. Nous avions déjà senti chez Beguin

un rapprochement entre l’esprit de vitriol et le sel armoniac, et chez Du Chesne entre

acidité et ce dernier, mais non d’une façon aussi franche que dans ce traité de chimie :

« […] Les meilleurs chimistes affirment, que tous les acides sont Sels ouverts ayant

faculté d’inciser & d’ouvrir, de desalterer & rafraîchir […] »26. Le pouvoir de

dissolution de toutes les substances aigres, telles que les jus de citron, vinaigre et ceux

du vitriol, vient selon de la Brosse de leur Sel « étendu » et « ouvert » par la nature.

Dans les trois règnes des corps, le Sel est pour l’auteur donc « estendu ou

ramassé, ou fermé ». Les trois Sels, le fixe, le nitre et l’armoniac ne procédant que d’un

Sel diversifié par le mélange des autres deux principes premiers, comme tous les sels,

« pressez par le Feu, sont convertis en liqueur aigre, puis prennent fin si on les pousse

au delà, comme au contraire ils reprennent corps & retournent en leur premier estre ; si

on les remet en leurs matrices. Ils s’alterent & varient par resolution, calcination,

reverberation & acuition, c’est quand ils deviennent aigres, soit artistement ou selon la

Nature »27. De la Brosse ne paraît pas y lire une résolution de la matière saline

« pressée » par le feu, conduisant à une extraction du Mercure qui prendrait les traits

d’une liqueur aigre comme l’aurait fait un Du Chesne ; le cas classique est la distillation

d’un sel métallique de vitriol produisant l’esprit vitriolique. Esprit et Sel paraissent dans

son discours liés par une essence identique, seule la consistance changerait. Il est vrai

que les principes premiers ne peuvent être isolés par la distillation à la différence des

26 De la Brosse, ib., 394. 27 De la Brosse, ib., 341-342.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 202

seconds parmi lesquels les trois principes salins prochains seront plus volontiers

convoqués dans son texte. Ainsi en distillant un sel second quelconque, de la Brosse

obtient un sel assez délié pour recevoir le nom d’esprit dont la subtilité provoque

l’aigreur du corps. Dans cet état, le sel n’est plus solide, mais liquide, certainement

parce qu’il s’est libéré de sa matrice terreuse ; sa composition n’aura à part cela pas été

modifiée. En poussant plus loin la pression du feu, la substance « prend fin », ayant pris

congé de son véhicule aqueux selon toute apparence. L’acidité semble être pour notre

chimiste proportionnelle au degré d’ouverture ou d’extension d’un sel qui reste

intrinsèquement identique. Ce qui n’est pas aisé de mettre au clair, est le rôle joué dans

ce processus par les trois sels seconds. Y-a-t-il concordance entre une volatilité

croissante d’un sel soumis dans une cornue à l’action du feu, et sa conversion en un sel

prochain moins fixe ? Autrement dit, est-on en droit d’affirmer que tous les esprits

aigres sont constitués majoritairement d’un sel armoniac ? Nous rappelons que pour de

la Brosse, l’eau de vie est non seulement un sel armoniac, mais un « subtil sel

armoniac ». Dans ce cas, l’auteur rejoindrait Du Chesne et Beguin dans leur

assimilation de ce dernier sel à l’acidité.

Jusqu’à présent nous ne nous sommes arrêtés qu’aux considérations plus ou

moins spéculatives de de la Brosse ; mais l’homme est aussi praticien. Comme il

l’annonce lui-même : « [Il] reste à dire quelque chose de la pratique, afin que le curieux

d’apprendre l’Art se conduise par ordre & par methode, & face un Cours qui se pourra

veritablement dire Cours de Chimie, ayant conneu que celuy qui s’est enseigné jusques

à maintenant28 ne se peut qualifier tel car n’estant que de singulieres operations sans

ordre, sans definitions, & sans methode de reiglee »29.

Dans la pratique, les dispositions des principes sont les suivantes : « […] Le Sel

se resoult, se calcine, fleurit, s’ouvre, ou si l’on veut s’acuë, l’huilleux s’enflamme, se

fond, s’esleve & s’endurcit ; le subtil se sublime, se precipite, se subtilie, & se separe

des mixtes »30. Nous devons avoir recours aux sens pour accéder aux qualités générales

des Plantes ; des saveurs (âpres, âcres, aigres, douces, amères, salées) il est nécessaire

de connaître les dispositions des Sels, de même en ce qui concerne les odeurs et les

couleurs : « de sorte que n’y ayant rien de savourable sans Sel, d’odorable sans huille,

28 Guy de la Brosse fait-il allusion au Tyrocinium Chymicum, ou dans sa version française, Les

Elemens de Chymie, le célèbre ouvrage de Jean Beguin ? 29 De la Brosse, op. cit. in n. 2, 412. 30 De la Brosse, ib., 410.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 203

& de coulouré sans subtil, tous objects des sens il est necessaire qu’ils s’en rendent

practicqs & qu’ils en jugent »31.

De plus, les principes seconds salins d’un point de vue expérimental, qui ne sont

assurément pas des créatures du feu, se tirent séparément de tous les corps naturels

composés, avec plus de difficulté de ceux du règne minéral. Certaines parties sont aux

dires de l’auteur plus riches en un sel que d’autres ; c’est le cas dans le règne animal où

sang et chairs contiennent davantage de sel fixe, alors que le nitre prédomine dans les

excréments, et l’armoniac dans les ongles et poils. C’est par la pratique que le chimiste

doit apprendre où et comment tirer tel sel. De la Brosse s’en prend à Du Chesne, qui

serait pourtant d’accord avec ce qui vient juste d’être dit, qui, dans sa Pharmacopée,

enseigne de calciner un crâne humain pour en extraire le Sel, chose impossible de cette

manière, car le sel qui se trouve en cette partie du corps de l’homme est un sel armoniac

qui se volatilise. Du Chesne, aux côtés de Crollius, de Libavius et Milius son disciple,

fait partie, selon de la Brosse, de ces hommes « sçavans par livres & ignorans de la

main » qui « ont esté plus curieux d’escrire & paroistre doctes, que de l’estre &

travailler ». Notre homme s’étonne également qu’Anciens et Modernes conseillent de

brûler puis de laver des cornes de cerfs pour s’en servir d’anti-venins, puisque par une

telle méthode, l’Armoniac auquel elles abondent, s’en va alors en fumée, l’huile brûle,

et le Subtil « s’esvanoüit », ne laissant qu’un être inutile au dessein que l’on souhaitait

en faire.

De la Brosse poursuit sur la figure des corps salins, et fait une mise au point au

sujet de l’expression « sel essentiel » :

« Non seulement la Nature a diversifié ces Sels par le meslange, mais encore elle leur a donné

diverses figures qu’ils font paroistre, prenant consistence solide, c’est quand ils sont separez de

l’Element de l’Eau, lors qu’il les a desvelopez du sein de la terre, le fixe se met en figure

cubique, le Nitre en cone, & l’armoniac en filaments, comme fibres, observans continuellement

ces apparences. Et quoy qu’és Mineraux il paroisse d’autres Sels, comme Aluns, Vitriols,

Anatronnes, & Gemmes, ayant d’autres vertus ; si se rapportent-ils à ces trois ; ils sont seulement

différens par le plus & le moins du meslange, & s’ils ont d’autres propriétez c’est pour estre

specifiees, ne sçachant par quelle raison ceux qui ont encore leur premier beguin de Chimie, ce

sont fantasiez un sel essentiel en chaque chose ; d’autre condition que ces trois Sels des Principes

seconds, comme s’ils n’estoient pas tous essentiels à leurs sujets, car la matiere que l’on nomme

ainsi n’est point absolument Sel, c’est un meslange tartareux tiré & separé des sucs des Plantes

coagulé & separé, de mesme que celuy du vin, contenant en soy les trois Principes & les deux

Elements, comme toutes les autres choses naturelles, l’experience me l’a plusieurs fois verifié, &

31 De la Brosse, ib., 411.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 204

qui voudra opiniastrer le contraire par parolle, Je luy feray voir la verité par effet, ce n’est que je

n’avouë qu’un suc ainsi tartarisé, n’aye beaucoup de Sel en soy : mais je ne tiens pas qu’il doive

estre nommé de la sorte, la Nature & l’art ne le sçauroient souffrir »32.

Non seulement les principes salins seconds se classent en trois catégories suivant

des considérations relevant de leur constitution où prédomine de manière privilégiée

outre le Sel principiel premier, un autre principe simple, mais également suivant leur

forme cristalline. Même si d’autres sels ne semblent pas se réduire à un tel classement,

ils le sont en dépassant leur spécification. De la Brosse laisse entendre que tous les

corps salins se ramènent aux Sels fixe, nitre et armoniac qui eux-mêmes peuvent être

tirés avec plus ou moins de facilité de tous les mixtes. On ne sait trop si dans ce passage

l’auteur ne confond pas, peut-être volontairement, les substances chimiques de même

nom et les vrais principes seconds archétypaux. Il paraît peut probable que l’auteur ait

pensé pouvoir extraire de n’importe quel corps du sel marin, du sel que l’on gratte des

murs de vieilles bâtisses, et un sel que l’on produit à partir d’urine de chameau. Car

enfin il le souligne lui-même, ces trois sels seconds sont tous essentiels aux composés.

Ce qui le fait critiquer le choix de Beguin de baptiser une substance, que nous avons

comparée au Sel nitre de de la Brosse, bien que celui-ci se refuse à faire le

rapprochement, Sel essentiel. On constate en tout cas qu’en 1628, le manuel de chimie

de Jean Beguin était assez populaire pour en faire référence simplement par l’expression

antonomastique « beguin de la Chimie » (à moins d’y voir un jeu de mot). Selon nous,

l’adjectif « essentiel » se justifiait aux yeux de Beguin, non pas parce qu’il représentait

une partie indispensable des êtres, mais parce qu’il participe de l’essence, de la nature

des corps végétaux et animaux. Aux yeux de de la Brosse, les trois sels seconds doivent

être placés sur un même pied d’égalité.

Bien que dérivant tous du Sel premier, chacun d’eux exhibe tout de même des

comportements distincts ; le Sel fixe étant certainement celui qui ressemble le plus au

Sel principe simple. Ils présentent en revanche tous, une fois étendus en leur esprit

aigre, c’est-à-dire ouverts et subtilisés, la capacité d’ouvrir à leur tour et de « briser » un

corps jusqu’à sa résolution en eau. Suivons de la Brosse :

« Le Sel en sa nature simple & des premiers Principes, a la vertu de solidifier d’endurcir les

sujets, & de leur donner saveur, les conservant de corruption quand il predomine. En son

meslange & second Principe, celuy qui porte le nom de fixe retient toutes ces proprietez ; mais le

Nitre & l’Armoniac varient en quelque chose par la raison du meslange, ils donnent tousjours

des saveurs, diversifiees pourtant, selon qu’ils sont resserrez, enfermez, estendus, desployez, ou

32 De la Brosse, ib., 348-349.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 205

rarefiez ; elles sont salees, acres, aspres, ameres, aigres : le commun est simplement salé, mais

l’Armoniac est amer, & le Nitre doucereux : ces deux derniers ont perdu quelque chose de la

proprieté de conserver, car le Nitre se perd aysément, & lors qu’il fait sa fleur & prend ses aisles,

il corrompt plustost que conserver. Et l’Armoniac par certaines dispositions est le grand

pourrisseur, principalement quand il est meslangé de gros Soulphre, tenant du Realgar, de

l’Arcenic ou de l’Orpiment, neanmoins ouvert il conserve & durcit grandement és Animaux,

tesmoin la dureté des os, ongles & cornes : Sans luy l’Ambre jaune seroit une huille ; ainsi seroit

le Jaret, & le Binjoin : cela est manifesté par leurs dissolutions, où l’on en voit la separation ; une

once de Sel estendu & ouvert, ou si l’on veut rarefié, condence & endurcit une livre de matiere

huilleuse : J’ay dit Sel ouvert ou rarefié, qui est aigre, ainsi qu’est le Sel d’Ambre jaune, ou les

Sels reduits en liqueurs aigres par la distilation, en quoy tous les Sels se resolvent, tant simples

que meslangez, acquerant en cette resolution, des activitez plus puissantes qu’en leurs

crassitudes, comme de penetrer tous les corps, les rompant & dissolvant, jusques à les mettre

dedans leurs ventres en forme de liqueur, telle que l’on ne les connoist plus, ainsi opere

l’Armoniac, & le fixe commun, ou marin, ouverts, contre l’or, de mesme le Nitre & le Vitriol

contre l’argent »33.

L’auteur insiste sur le fait que les saveurs procèdent des sels, et non de la

digestion, comme certains l’ont imaginées. La réaction de neutralisation, s’il nous est

permis de nous exprimer en ces termes, entre l’acide sulfurique et le carbonate de

potassium, est perçu par de la Brosse comme étant l’adoucissement d’un Sel ouvert, que

nous pouvons traduire par liqueur acide34, par un Sel fermé, autrement dit un alkali ;

ouvert plus fermé donnant le doux :

« […] La plus acre huille de Vitriol, qui n’est que Sel ouvert, est renduë douce par le Sel de

Tartre, & tous les Sels ouverts, c’est à dire rendus aigres, s’adoucissent, jettez sur quelque corps

de Sel où ils puissent avoir entree, puis qu’à cela soit adjousté par juste proportion les deux

insipides, le Soulphre & le Mercure, avec un tiers, sçavoir l’Element de l’Eau, sans doute il s’en

fera une matiere douce comme le succre, laquelle puis apres traittee par le feu, rendra l’Element

de l’Eau, le Mercure, le Soulphre, le Sel ouvert, & puis le Sel fixe & fermé, comme on les y

avoit meslez. Ces experiences sont tellement veritables, qu’elles nous ont porté d’asseurer que

les diverses saveurs procedent du Sel plus ou moins ouvert, & du plus ou moins du meslange du

Soulphre, du Mercure, & des deux Elements, quoy que tous ces autres quatre soient insipides,

lesquels sont disposez par quelque Artisan »35.

En plus de la saveur et de la dureté, les sels confèrent aux corps, selon l’auteur,

des propriétés laxatives et purgatives. Aussi le mercure vulgaire n’est-il laxatif que

33 De la Brosse, ib., 350-352 (notée 342). 34 De la Brosse est peut-être le premier, à notre connaissance tout du moins, à transformer l’adjectif

« acide » lié aux esprits acides, ou pour parler comme lui aux sels ouverts, en un substantif applicable pour désigner ces esprits, les eaux fortes et régale.

35 De la Brosse, op. cit. in n. 2, 363-364.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 206

grâce aux sels avec lesquels il s’unit. Soit donc tout ce qui est dur, ou sapide ou laxatif,

doit en fait cette qualité au Sel. Pour faire prendre à certaines substances la vertu

laxative des Sels des plantes, l’auteur préconise de faire infuser ces dernières dans un

« véhicule » convenable pour en tirer les matières salines. Le vin et le vinaigre ne

présentent pas les mêmes avantages pour servir à cette fonction que les eaux de

fontaine, de rivières, de pluie ou distillée, leur « appétit attractif » étant limitée par le

fait qu’ils sont « desja demy pleins de Sels », et qu’ils arrivent très vite à satiété.

Autrement dit, un liquide ne peut contenir plus de Sel, dans un sens partitif, qu’il n’est

en mesure de recevoir. De la Brosse, bien que dissertant de sels spécifiques, en retourne

toujours au Sel dans son aspect générique ; il dépasse les différences pour ne raisonner

que sur le Sel en général. Même dans sa critique de Croll, ce « raffineur de quinte

essence », l’auteur, d’un ton assuré, affirme que c’est se tromper que d’écrire que l’on

peut extraire des sels purgatifs avec « une bonne eau de vie », qui, plus elle est subtile

plus elle est concentrée en sel armoniac, et donc saturée en Sel. Car enfin, « le Sel ne

dissoult le Sel »36. En outre, de la Brosse tient à préciser que le Sel premier irrite, mais

ne lâche pas, la faculté laxative ne se trouvant que dans les sels seconds selon leur

composition et selon l’œuvre de leur Artisan de qui dépendent les divers mélanges, la

puissance de les ouvrir ou fermer, et les variations de saveurs37.

La dernière propriété des Sels, et non la moindre, est celle bien sûr de conserver.

Guy de la Brosse fait intervenir comme porteur de la vertu conservatrice, un Sel nommé

Balsamique qui protège de la corruption les corps, en leur faisant partager cette

propriété qui ne relève en aucun cas du Soufre38. Le terme de sel balsamique rappelle

évidemment le Traicté de la matière… de Du Chesne. La vitrification de la matière ne

peut se faire non plus sans Sel. « Mais comme elle se fait avec un Sel qui s’enferme

dedans l’Element de la Terre, que d’opaque il rend diaphane, & la plus belle chose de

36 La dissolution du Sel, premier ou second, représente d’ailleurs une caractéristique absolument

spécifique à l’Eau élémentaire ; ce qui la distingue de la Terre et des Principes. Nous pouvons préciser également au sujet de l’élément aqueux, que l’action corrosive du Sel prend sa force de la privation justement d’humidité.

37 « Comme l’un des premiers Principes simple & desnué de toutes formes il [le Sel] ne peut pas purger, nous avons ce me semble assez fait connoistre que cela procede des Artisans, lesquels és Plantes laxatives attachent cette vertu à leurs sels : il peut donc seulement irriter, & cette vertu irritative est bien accouplée par l’Artisan à la laxative, y ayant une tres-grande difference entre irriter & purger […]. Pour le Sel des seconds Principes il y a grande apparence que ce soit luy [qui purge], puis que nous rencontrons quantité de sels qui purgent effectivement, comme le Nitre & les Vitriols, & puis cela depend du meslange, & de la forme ; les Principes seconds sont informés d’autant de puissances qu’il se peut faire de meslanges par le plus & le moins, & qu’il y a de sortes d’Artisans & de speciales facultez ; & entre les Sels des Principes seconds celuy qui lasche le mieux est le Nitre ».

38 « Si l’on demande ores pourquoy nous nommons le Sel Baume & conservateur, veu que cette proprieté est plustost donnee au Principe sulphuré ; Je leur respons que c’est pour sa faculté conservatrice quand il prédomine, que le Soulphre n’a pas de soy, mais par l’accident du meslange, il n’y a rien de tant facile corruption […] » (De la Brosse, ib., 365).

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 207

l’Art du Feu ; qu’il resserre sa saleure & son acuité & tel poinct qu’elles ne sont plus

gustibles, il n’est pourtant ny perdu ny esvanouy, il est possible de le recouvrer, & de le

rendre de nouveau object du goust, luy faisant quitter sa Cendre, qui demeure opaque

comme auparavant, & luy Principe salé comme devant, monstrant par la que le Verre

n’est la derniere operation du Feu »39. Par conséquent, plus un sel est fermé ou ramassé,

moins il est sapide. A l’inverse il l’est davantage qu’il est ouvert. Pouvons-nous

conclure que le goût dans son expression la plus forte est l’acidité qui correspond à un

sel très étendu ? En tout cas, l’explication du manque de saveur du verre est proche de

celle proposée par Palissy40.

Dans le chapitre consacré aux divers objets de la chimie, de la Brosse énumère

les corps salins qu’il rattache au règne minéral : les Sels sont les vitriols (blanc, bleu, et

vert), alun, nitre, gemme, commun, anatron, armoniac, « & autres ». Il est possible que

derrière le terme de « marcassites » employé par l’auteur se cachent des substances que

nous considérerions comme salines, telles que les marcassites d’or, d’argent et de

cuivre.

Terminons par quelques précisions sur les opérations de la chimie chez de la

Brosse. La chimie brossienne, conformément à celle de Beguin utilise deux catégories

d’opération : la solution et la congélation. Solution et congélation sont deux propriétés

bien évidemment typiquement salines ; doit-on y voir derrière cela pour la science de la

matière enseignée par de la Brosse, une matière fondamentale saline qui serait la

corporification d’un esprit du monde ? La question peut en effet se poser :

« Or le plus universel & le plus admirable de tous les Agents naturels est le Feu, que nous avons

tousjours nommé le grand Artisan de la Nature & de l’Art, l’esprit universel, voire que nous

pourrions penser estre la mesme Nature, puis que sans luy il n’y a point de vie ny d’ouvrage, &

que les particuliers Artisans demeureraient assoupis & oiseux dans le sein des Elements sans

paroistre à la vie sur le theatre du monde ; car c’est luy qui les resveille, & qui les met à leur

tasche »41.

Le traité général de chimie de Guy de la Brosse ne suit pas la trame habituelle

des ouvrages de ce genre littéraire publié en France tout au long du XVIIe siècle, il ne

délivre presque aucune recette ; ce qui le démarque sensiblement de la longue suite

d’opérations que forme Les Elemens de Chymie de Beguin. Et pourtant son opuscule se

39 De la Brosse, ib., 439. 40 Voir le § sur Palissy dans cette partie.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 208

veut basé sur l’expérience. Avait-il peur de confronter sa façon de voir la matière à la

pratique, ou pour reprendre ses mots, pourquoi se cantonne-t-il dans la « science » de la

chimie sans entrer pleinement dans l’« art » de celle-ci ? Ce comportement peut faire

songer à celui d’Etienne de Clave que nous allons étudier dans le prochain chapitre,

dont le Cours de Chimie a été publié à son insu42.

La force et la faiblesse du discours de de la Brosse résident en ses principes

seconds ou prochains de la matière, certainement et essentiellement établis pour le Sel.

En réservant les principes simples et premiers, dits « virtuels »43, à la compréhension et

à la recherche de l’arcane universel, cet « oiseau d’Hermès », l’auteur affecte à ses

propos un caractère empirique certain, le gage d’un homme qui a mis les « mains au

charbon ». Par contre, en ayant recours à des substances qui sont à la fois principes des

choses naturelles, visibles et informées, de la Brosse tombe dans la difficulté d’en

devoir rendre compte par la pratique de la chimie et donc dans la tentation de les

assimiler à des corps chimiques qu’ils sont censé représenter. Pour des raisons sans

doute d’harmonie de sa doctrine, l’auteur triple chacun des principes simples suivant

leur mélange, et pose trois fois trois principes seconds. Néanmoins ce sont ceux relatifs

aux sels qui marquent le Traicté general de la chimie de de la Brosse. Parmi les Sels

fixe, nitre et armoniac interconvertibles et définis suivant leur degré de volatilité ou de

fixité par l’auteur, le dernier sera de préférence convoqué. Ces substances principielles

secondes peuvent se présenter sous une forme ouverte ou fermée, c’est-à-dire étendue

ou ramassée. Ainsi tous les sels peuvent être convertis par le feu en esprits acides ;

empiétant sur les prérogatives du principe mercuriel. Cela dit, le Sel est certainement ici

le principe le plus important, puisque le plus sensible, du livre III du De la Nature,

Vertu et Utilité des Plantes de de la Brosse (même l’esprit de vin dont le statut varie

entre le Soufre et le Mercure principe, est caractérisé ici comme un subtil sel armoniac).

Guy de la Brosse, dont l’ambition est de proposer une science et un art

chimiques entièrement tournés vers le sensible, consacre de manière étonnante une

place relativement importante dans son texte à des considérations principielles

spéculatives. Il fait sien un discours indémontrable expérimentalement, tout en ne

cessant de proclamer que la chimie est une discipline du voir et du toucher. De-là se

déploie un double discours sur le Sel, principe premier sans forme et prêt à prendre

toute spécification, et trois Sels principes seconds, plus ou moins identifiables aux

substances chimiques de même nom, qu’il serait possible d’extraire des composés. Au

41 De la Brosse, ib., 432-433. 42 Voir Rémi Franckowiak, « Le Cours de Chimie d’Etienne de Clave », Corpus, 2001, 197-223.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 209

lieu d’envisager un Sel insaisissable qui viendrait apparaître au chimiste sous la forme

des ces derniers à travers l’étude des mixtes naturels, peut-être serait-il plus juste de

penser à un cheminement inverse, c’est-à-dire à une théorie qui se justifie et se base sur

un travail de laboratoire sur la matière. De la Brosse laisse entendre que tous les corps

salins se ramènent aux Sels fixe, nitre et armoniac. Par ailleurs, tout en dissertant des

sels spécifiques, il retourne constamment au Sel dans son aspect générique ; son

raisonnement mène au Sel en général. Pour le dire autrement, le Sel existe parce

qu’existent les sels. C’est une manière d’accepter la théorie en vigueur tout en mettant

en avant la pratique.

De Clave ira plus loin en affirmant pouvoir tirer de n’importe quelle substance

l’unique Sel principe.

43 Le terme apparaît page 417.

4- Le Sel principe détenteur exclusif du nom de Sel

Pour Etienne de Clave, comme très certainement pour tous les philosophes

chimiques que nous avons croisés, en toute rigueur, le Sel principiel est l’unique

substance a pouvoir porter le terme de Sel. Autrement dit, n’est Sel que le Sel principe.

Qui plus est, ce dernier est pour de Clave – tout du moins peut-on penser dans sa

réalisation sensible, puisque cet auteur affiche sa grande sympathie pour la doctrine des

« sages hermétistes » – extractible sous une forme identique de quelque mixte que ce

soit.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 210

Le Cours de chimie d’Etienne de Clave (C. 1580-C.1640) représente également

un des tout premiers enseignements oraux de la science chimique couchés sur papier du

XVII e siècle en France. Il est plus que probable que sa publication à Paris en 1646 fasse

état en réalité de la pensée de l’auteur des débuts des années 1620, et en ferait donc dans

sa rédaction le deuxième manuel de chimie français. Cet opuscule est en effet une

œuvre posthume que de Clave n’avait sans doute pas le désir de publier. Il n’est fait

aucune mention d’un éventuel Cours de Chimie dans le programme de publications que

l’auteur s’était fixé dans la préface des Paradoxes, ou Traitez Philosophiques des

Pierres et Pierreries, contre l’opinion vulgaire1. C’est l’éditeur de ses précédents

ouvrages, Olivier de Varennes, qui prit l’initiative de rechercher parmi les manuscrits

non publiés de de Clave son dernier cours qu’il présenta avec méprise, mais non sans

logique, comme le « second livre des Principes de Nature », c’est-à-dire la Nouvelle

Lumière Philosophique2 de 1641, car il peut parfaitement en être un prolongement3.

Etienne de Clave qui se présente, bien que rien ne nous permette de le certifier,

comme docteur en médecine et qui enseignait très certainement la chimie dans les

années 1620 et 1630, avait un frère, comme lui médecin et professeur de médecine

chimique ; le doute est par conséquent permit sur l’identité de l’auteur de ce Cours de

Chimie qui aurait tout aussi bien pu être de la plume d’un auditeur de l’un ou de l’autre

enseignant. Toutefois ce manuel porte bien la marque d’un certain anti-aristotélisme que

l’on retrouve dans la Nouvelle Lumière Philosophique, et dans l’action d’Etienne

de Clave en 1624 connue sous le nom de « l’affaire des placards » aux côtés d’Antoine

Villon et de Jean Bitaud où il entendait réfuter publiquement Aristote « par le moyen de

la chimie »4.

1 Etienne De Clave, Paradoxes, ou Traitez Philosophiques des Pierres et Pierreries, contre l’opinion

vulgaire, Paris, 1635. Sur cet ouvrage voir Hiroshi Hiraï, « les Paradoxes d’Etienne de Clave et le concept de semence dans sa minéralogie », Corpus, 39, 2001, 45-71. De Clave s’y propose de mettre au profit du public ses connaissances en philosophie naturelle par la rédaction puis publication de quarante « traictez Philosophiques » dont les deux livres des Paradoxes représentent les deux premiers, dans lesquels il « réfute l’opinion de [ses] devanciers, touchant la matière, la cause efficiente externe, la semence, la cause efficiente interne, la génération & la nourriture d’icelles par assimilation de substance, & non par aggregation de matière […] ». Etaient également prévus deux ouvrages sur les qualités et préparations des pierres et pierreries, quatre sur les métaux, quatre sur les semi-métaux et marcassites, deux sur les terres précieuses, deux sur les bitumes, deux sur les sels, deux sur les soufres, deux sur la génération et la corruption, quatre sur les météores, dix sur les « erreurs vulgaires de la Médecine » dans lesquels figureront des considérations sur les éléments, humeurs et leurs qualités, puis pour finir, deux derniers sur la médecine hermétique.

2 Etienne de Clave, Nouvelle Lumière Philosophique, (1641), rééditée dans le Corpus des œuvres de philosophie en langue française, Fayard, Paris, 2000.

3 Sur ce développement, voir Franckowiak, « Le Cours de Chimie d’Etienne de Clave », op. cit. 4 Sur cet aspect, voir l’étude de Bernard Joly, « Les références à la philosophie antique dans les

débats sur l’alchimie au début du XVIIe siècle », in Didier Kahn et Sylvain Matton (éd.), Alchimie : art, histoire et mythes, Paris-Milan : S.E.H.A. – Archè, 1995, 671-690.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 211

On ne sait presque rien de la vie de de Clave à part cet événement qui a eu un

certain retentissement. Dans la préface des Paradoxes publiés en 1635 mais achevé dès

1631, nous apprenons que l’intérêt de l’auteur pour la chimie date de plus de trente ans5,

ce qui placerait sa naissance aux alentours de 1580, et qu’il dispensa durant vingt-cinq

années des cours sur cette science à Paris. De Clave aurait accomplit un long voyage

formateur auprès des plus doctes médecins européens vers l’âge de vingt ans. Il semble

en outre avoir suivi les conférences organisées par Théophraste Renaudot au Bureau

d’adresse de 1633 à 1641, lieu où sa notoriété aurait été établie6.

Le Cours de Chimie d’Etienne de Clave est pour sa part le premier du genre à

avoir été rédigé directement en langue française. Il propose un nouveau classement des

procédés chimiques conformément aux trois règnes de la nature (animal, végétal,

minéral), classement qui sera celui de tous les autres traités de chimie qui suivront, et

qui se différencie de celui de Beguin qui les avait ordonnés selon la consistance (molle,

liquide ou solide) du produit de l’opération. Ajoutons que par rapport à ce dernier, de

Clave ne subordonne plus la chimie à la médecine. Même si les remèdes chimiques ou

hermétiques ne sont pas encore admis de tous à cette date, ce chimiste ne cherche plus à

convaincre le lecteur de l’utilité de la chimie pour la médecine. Son cheval de bataille

est plutôt la doctrine même de cette science, contre l’aristotélisme, et contre la thèse

soutenant uniquement trois principes dans la matière. Ce faisant, il déplace la querelle

chimique du domaine médical vers celui de la philosophie naturelle. Fidèle à notre

mode d’argumentation, notre discours dans ce chapitre essaiera d’évaluer la pensée de

de Clave sur le Sel dans le contexte doctrinal du Cours de Chimie de l’auteur en se

basant toutefois aussi sur ses deux autres publications. Nous y verrons un Sel qui ne

peut théoriquement pas être composé, qui, dans la pratique, aura tendance à recouvrir

une plus large réalité expérimentale.

Le Cours de Chimie s’ordonne suivant quatre livres. Le premier découpé en

deux traités expose une définition et la finalité de l’art chimique, suivies de

considérations sur les fourneaux, vaisseaux, différents degrés du feu. Un second traité

donne une description d’abord générale puis particulière des principes chimiques, avant

5 Il est précisément noté dans la dédicace à Séguier, garde des sceaux à l’époque et mécène

d’alchimistes (voir Jean-François Maillard, « Mécénat et alchimie à la fin de la Renaissance », op. cit., 495), trente-cinq années de veille et de méditations sur la chimie.

6 Sur la vie de de Clave, voir Bernard Joly, « Etienne de Clave, fondateur de la chimie française ? », De l’Alchimia de Libavius au Phlogiston de Stahl. Chimie et chimistes en quête d’identité. 1597-1697, Louvain-la-Neuve, 21 et 22 novembre 1997 (à paraître dans les actes) ; et toujours du même auteur, « La

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 212

de présenter six catégories de substances mixtes correspondant pleinement à une vision

paracelsienne des opérations de la chimie, les teintures, extraits, baumes, magistères,

fleurs et safrans. Le deuxième livre, expose la technique à adopter pour extraire chacun

des éléments des corps qu’ils composent, consacre un chapitre sur les sels essentiels,

puis traite des procédés touchant le règne végétal et beaucoup plus modestement de

l’ordre des animaux. Le troisième livre envisage la préparation des minéraux et le

quatrième celle des métaux ; distinction qui d’ailleurs ne se justifie pas toujours ; ce qui

montre que le concept de métal n’est pas encore clairement établi à l’époque. L’ouvrage

s’achève sur une liste de maladies accompagnées de leurs traitements chimiques

appropriés. De Clave n’hésite pas à citer dans son texte ses sources : Geber, Paracelse,

Du Chesne, Oswald Croll, dont la Basilica Chymica était parue à Francfort en 1609 et

Beguin qu’il corrige à plusieurs reprises en ce qui concerne le dosage des recettes. On

notera l’absence de référence au traité de Guy de la Brosse ; ce qui renforcerait l’idée

que son texte fut rédigé avant la parution de ce dernier (mais il faut il est vrai remarquer

que les cours de chimie ultérieur ne le citent pas non plus). Le Cours est composé pour

près des deux tiers de l’ouvrage d’une longue série de recettes.

Pour de Clave, la chimie en tant qu’elle traite des corps naturels ne doit pas être

différenciée de la physique, c’est-à-dire de la médecine ou de la philosophie naturelle.

Par son aspect théorique, la Nouvelle Lumière Philosophique doit être appréhendée

comme une « physique spéculative », dont le Cours de Chimie serait l’application à des

considérations d’ordre médical qui lui vaudrait de prendre l’appellation de « physique

practique ». La connaissance des deux pôles de cette discipline est indispensable pour

devenir selon l’auteur, « bon physicien ». « […] La vraye & essentielle définition est

que la Chimie n’est autre chose qu’un Art qui enseigne la façon d’altérer tout corps tant

simple que composez, prenans en ce lieu ce mot d’altérer plus au large, nous entendons

un mouvement substantiel & accidentel »7. Les sujets de l’art sont le mixte résoluble et

altérable, et l’élément uniquement altérable. L’altération dont il est question est une

modification des propriétés et qualités spécifiques des éléments par « addition de

substance », c’est-à-dire lors de leur entrée en mixtion, sans pour autant changer leur

nature. Cela correspond à la distinction opérée par l’auteur entre élément et élément

élémenté. La résolution du mixte permettra ensuite de recouvrer les éléments purs et

inchangés.

théorie des cinq éléments d’Etienne de Clave dans la Nouvelle Lumière Philosophique », Corpus, n°39, 2001, 9-44.

7 Etienne De Clave, Cours de Chimie, Paris, 1646, 1-2.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 213

Les corps composés se résolvent selon l’auteur en leurs éléments ou premiers

principes qui sont des corps simples, homogènes, incorruptibles, certainement figurés,

ne pouvant se convertir les uns en les autres, et produisent les différentes substances

suivant leurs différentes unions entre eux. La part de l’artiste dans la résolution des

mixtes est somme toute restreinte, il « baille » la matière à la nature qui seule agit en lui

mettant à disposition un « agent grandement actif », le feu, pour ouvrir et rassembler

entre elles les substances homogènes. Suivant la conception paracelsienne, les

semblables s’attirent, et la considération de pureté tient en grande partie à

l’homogénéité de constitution de la matière. Cette opération d’analyse se produit en fait

lorsque le feu pénètre une substance par ses pores qu’il a au préalable dilatés obligeant

ainsi les corps plus volatils à s’échapper les premiers. C’est donc la différence de

volatilité ou de fixité entre les éléments qui permet au feu de résoudre et de purifier le

mixte qu’ils forment. Ainsi par l’action résolutive du feu8 dénombre-t-on cinq éléments

constitutifs des corps composés que nous allons maintenant examiner. Ils se trouvent

« actuellement » cachés dans les mixtes, et sont dans l’ordre de leur pesanteur annoncé

dans le Cours : le Sel, l’Esprit ou Mercure, l’Eau ou Phlegme, la Terre, et l’Huile ou

Soufre. Néanmoins l’auteur dans son ouvrage de 1641 commence son classement par

l’Esprit, corps simple plus pesant que le Sel. Cette petite incohérence peut se

comprendre aisément si, à l’instar de de la Brosse, de Clave considérait l’Esprit comme

un Sel ouvert ; la densité serait alors identique pour les deux êtres. Cependant les deux

chimistes ne peuvent s’entendre sur la nature de ce premier principe spirituel.

L’Esprit pour de Clave est un élément humide, volatil, chaud et le plus pénétrant

de tous. Tout ce qui est acide relève de lui. Il n’est pas identique à nos yeux à celui

décrit par Jean Beguin dans ses Elemens de Chymie, il perd de sa subtilité, il n’est plus

ce corps, de par sa volatilité, « comparable à l’air ». Certes il reste toujours très

pénétrant, mais il est plus fixe et plus lourd que l’eau. Le rôle de substance « éthérée »

de laquelle provient la « nourriture des corps » que lui attribue Beguin, soit celui

d’esprit universel, lui sied moins. Par contre, son assimilation à un acide, certainement

minéral, est évidente, à l’image de l’acide vitriolique qui ne se vaporise pas facilement.

Ce principe, élément constitutif des corps mixtes, est matériel. Cet Esprit acide serait en

tout cas la cible des critiques de de la Brosse qui le considérerait comme un composé de

Mercure et obligatoirement de sel justifiant son acidité. En revanche, il serait d’accord

8 Ce feu est bien entendu le feu domestique qui est un accident de l’Huile principiel ; de Clave nie

dans sa Nouvelle Lumière Philosophique l’existence d’un feu élémentaire tout du moins « au-dessous de la concavité de la Lune » car son propos n’est pas de traiter de la matière des cieux. Ce feu n’a rien à voir non plus avec le grand Artisan de de la Brosse.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 214

avec de Clave sur le fait que l’Esprit n’est pas inflammable, car seule possède cette

propriété l’Huile ou Soufre, le plus léger des éléments, qui est selon le Cours liquide,

onctueux, chaud, « prompt de sa nature à concevoir la flamme », et donne l’odeur à tous

les mixtes9.

La « qualité première spécifique » de cet élément spirituel est selon la Nouvelle

Lumière Philosophique la fermentabilité. La fermentation permet par atténuation des

parties grossières, et par l’affinité entre Esprit et Sel de réussir le tour de force d’isoler

l’Huile du Phlegme et de l’Esprit10. Bien que Sel et Esprit soient dans la doctrine de de

Clave deux substances tout à fait distinctes l’une de l’autre, il n’en reste pas moins

qu’elles éprouvent pour leur co-principe une réelle sympathie. Cette sympathie dans la

philosophie grandement teintée de la pensée de Paracelse, ne peut s’entendre que par

une relation de correspondance, voire de ressemblance11, mutuelle. Certes, chaque

principe a de l’affinité pour chacun des autres, mais pas de la même manière que

l’élément salin ressent pour l’Esprit, et inversement ; la fermentabilité spirituelle

resserrant même davantage leur lien. Un rapport particulier existe forcément entre ces

deux principes, et ce même si de Clave n’en dit mot. Rappelons tout de même que

Vigenère et Sendivogius ont salifié leur Mercure, Nuysement a identifié Esprit et Sel,

Du Chesne fît de son principe mercuriel un composé du sel armoniac, Beguin lia acidité

spirituelle à salinité, et de la Brosse a interprété les acides comme des sels ouverts. Bien

entendu la conséquence d’un tel rapprochement est d’importance, c’est la disparition à

terme d’un des deux principes au profit de l’autre. L’histoire nous apprendra que ce sera

la perte du Mercure à laquelle nous assisterons en la fin de ce siècle, en particulier dans

le manuel de Nicolas Lemery faisant de celui-ci une « chimère ».

9 Seulement les odeurs agréables d’après la Nouvelle Lumière Philosophique, les mauvaises

proviennent quant à elles de l’Esprit élémentaire. 10 « […] La fermentabilité est une faculté ou puissance naturelle de l’esprit à fermenter le sel et la

terre, c’est à dire de les attenuer en telle sorte que se meslant per minima avec elle, il les rend volatils, quoy que de leur nature ces deux elemens soient fixes, c’est à dire resistent tellement aux injures du feu, qu’il ne les peut eslever sans le meslange de cét esprit fermentateur » (De Clave, op. cit. in n. 2, (1641), 378). Notons tout de suite que le sel est sec comme la Terre, mais à la différence de celle-ci qui introduit dans le mixte de la porosité laissant entrer le froid et la chaleur qui désunissent le corps composé, il se lie per minima, c’est-à-dire par « petites parcelles » (ce qui implique chez de Clave une structure discontinue, « atomique » de la matière). Le sel se distingue par ailleurs par ses qualités de fusibilité (à feu violent toujours) et de dissolution. De Clave expose la découverte du moyen de la fermentation comme une découverte de « la vraye clef » pour accéder au « Cabinet de la sage Nature » (de Clave, Paradoxes, op. cit. in n. 1, II, 199-200). Remarquons simplement que Joseph Du Chesne évoquait déjà dans son Traicté de la matière… de 1626, traduction du De Priscorum… de 1603, un esprit acide fermentatif de la matière.

11 Michelle Goupil interprète également l’emploi par de Clave du mot « affinité » dans le sens de ressemblance. Voir son ouvrage, Du Flou au clair ? Une Histoire de l’affinité chimique, édition du C.T.H.S, Paris, 1991, 43-44.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 215

L’Eau élémentaire, quant à elle est selon l’auteur humide, très volatile et douée

de la « congélabilité ». L’élément Terre sec, « rare & spongieux », n’est à l’instar de

l’Eau, ni chaud ni froid de soi, « mais seulement par accident ». Il doit sa légèreté à sa

pureté, il est blanc, friable ou discontinu. Etienne de Clave refuse la discrimination

faisant des Eau et Terre des êtres passifs ; il préfère nommer tous les cinq corps simples

constitutifs des mixtes, en raison de leur simplicité et de leur rôle de constituants des

mixtes, « éléments », et se justifie en rappelant qu’ils « sont également utiles &

nécessaires, autrement ils ne seroient pas elemens »12. Toutefois il précise que si on se

place dans l’optique d’une chimie « comme instrument de santé », il faut convenir du

peu d’importance du Phlegme et de la Terre eu égard à leur vertu.

Les éléments liquides, Eau, Esprit et Huile, s’extraient par des distillations plus

ou moins répétées suivant le degré de raffinage, et permettent de les obtenir exempts

d’impureté. De Clave a en effet le sentiment bien personnel qu’après diverses

opérations, il est possible de saisir isolément « purs » les principes de la matière. Pour

lui, on peut voir et palper les éléments de la nature13.

Intéressons-nous maintenant particulièrement au Sel, élément chaud, coagulable,

dissoluble, caustique, grandement fixe, de consistance sèche et comme nous l’avons vu,

le plus pesant ici des éléments. L’auteur poursuit sur ce corps simple :

« Il est à remarquer que tous les Chimistes en général se servent du mot Alkali, pour le sel

élémentaire, mais improprement pour tout sel mixte. Quelquesfois aussi ils appellent Alkali, le

sel d’une certaine plante nommée Kali, duquel se servent les Verriers en la fusion du crystal,

parce que toute fusion vient du sel, il est appellé des François, soude. D’avantage plusieurs

minéraux sont appellez improprement sels, comme le vitriol, & l’alun, voire plusieurs métaux

corrodés par les esprits, comme le sel de Saturne, de Vénus, & autres sels de métaux »14.

Le terme « sel » semble sous la plume de l’auteur se référer uniquement au Sel

élémentaire. L’abusive appellation de « sel mixte » renverrait à un corps composé dont

le principe salin serait prédominant.

Le fait que le mot « alkali » serve de synonyme au sel élémentaire peut se

comprendre assez facilement. Les acides, nous le savons, ne sont pas perçus par de

Clave en tant que corps salins ; ce sont pour l’auteur des esprits. Seuls existent pour lui

les « sels alkalis » (ce qui explique que l’auteur dit que les sels sont caustiques), qui

sont des sels fixes et dissolubles, ce qui paraît évident, vu la manière exposée plus bas

par de Clave d’extraire le sel principiel qui est identique à celle effectuée pour la soude,

12 De Clave, 1646, op. cit. in n. 7, 23. 13 C’est là un aspect très fragile de la doctrine de l’auteur. Voir Franckowiak, op. cit.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 216

c’est-à-dire par calcination des plantes au moyen du feu, agent de la résolution des

corps. De la Brosse, là encore, trouverait prétexte à s’insurger, que deviendraient par ce

procédé les sels volatils ?

Le refus de considérer comme salins certains minéraux et métaux « corrodés par

des esprits » trouve son explication dans le texte de la Nouvelle Lumière Philosophique.

Ces esprits, corps mixtes abondant en Esprit élémentaire, pénètrent ces substances, puis

se voient comme retenus par le Sel, et finissent par se congeler, en laissant une matière

« ayant quelque forme et propriétés de sel : C’est pourquoy improprement on les appelle

sels »15. Cette façon de voir la chose est bien sûr intéressante : le Sel capture l’Esprit qui

se fixe alors, faisant croire à la production du Sel élémentaire. Cela soulève pourtant

deux interrogations. Tout d’abord, le produit ainsi réalisé, dont les propriétés (qui seront

détaillées dans quelques instants) feraient penser au Sel principe, ne doit-il pas alors être

perçu plutôt comme un sel artificiel ou simplement un sel élémenté au lieu de lui refuser

tout bonnement l’appellation de sel ? Pour un chimiste tel que de Clave, l’expérience,

fille de la vérité tout comme pour de la Brosse, renseigne sur la matière qu’il

manipule16. Si donc un corps présente tous les critères du Sel, ne peut-on malgré tout le

considérer comme tel, malgré son hétérogénéité ? Cela confirme en tout cas que l’être

salin au vu de l’auteur ne peut être que ce qui se tire de la résolution d’un mixte ; en

termes modernes, l’être salin serait le fruit de l’analyse et non de la synthèse.

Ensuite, la congélation de l’Esprit en présence du Sel élément du minéral n’est-il

pas, extérieurement toujours, une salification de celui-ci ? L’union d’un esprit à un

métal le déguisant avec l’aide du Sel élémentaire dont il est riche en une substance

offrant tous les signes du Sel, et en rappelant la confusion dans l’ordre des principes

selon leur pesanteur, laisserait réellement songer à une telle transformation, tout du

moins superficiellement.

Néanmoins notre chimiste semble parfois s’autoriser quelques exceptions à sa

définition du sel, à moins que cela soit une formulation maladroite de de Clave : il s’agit

du problème des sels volatils. Considérant que le mot « sel » ne s’attribue pas à des

corps composés, la Nouvelle lumière philosophique qualifie de « chymistes ignorans »

ceux ayant usé de l’expression « sels volatils ». Ce sont là également des substances

14 De Clave, 1646, op. cit. in n. 7, 28. 15 De Clave, (1641), op. cit. in n. 2, 89. 16 « La cognoissance des qualitez est tellement requise au Physicien, qu’elle est comme la base et le

fondement de la science naturelle, car par le moyen d’icelle nous parvenons plus aisément à celle des corps élémentaires […] » (De Clave, (1641), op. cit. in n. 2, 200). De Clave pose parfaitement le problème qui est pour le chimiste de l’époque de bien reconnaître les qualités des mixtes qui renseignent sur leur composition intime ; la chimie est de la sémiotique, elle doit scruter les signes de la matière. Et pourtant, si la théorie ne conçoit pas une chose, il semble malgré tout difficile de l’observer.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 217

mixtes dans lesquelles le Sel qui est fixe se voit emporter par la violence du feu dans

son union avec l’Esprit. De Clave écrit :

« […] Comme si ces sels volatils estoient corps simples : Car les sels principes sont fixes de leur

nature, mais les sels volatils sont composez, les uns de sel et d’esprit, c’est à dire, de deux

elemens, les autres de sel, d’huile et d’esprit, qui sont trois corps simples ou elemens, et tout

divers : Car autre est le sel volatil d’une plante, par exemple de Rhabarbe, autre celuy de Sené :

A plus forte raison encore beaucoup plus different d’avec celuy d’un cheval ou d’un mineral.

Mais s’ils avoient cognoissance de la dernière resolution, ils devroient sçavoir que les sels du

Rhabarbe et du Sené ne sont nullement heterogenes, et ne different ent’eux, non pas mesmes

d’avec ceux des chevaux ou des mineraux : autrement ils ne seroient elemens »17.

De Clave propose alors d’appeler les corps improprement nommés sels volatils,

« sels volatilizés par le moyen des esprits ». Cependant on lit dans son Cours que « les

sels des animaux sont volatils »18, et à propos du miel à la suite de l’extraction de son

phlegme, d’un esprit et d’une huile grossière : « […] Les fèces fort légères demeurent

au fonds, que l’on croît estre sans sel, parce que le sel du Miel estant volatil, se mesle

avec l’esprit en sa distillation par plusieurs rectifications »19. Si le sel est volatil, c’est

justement parce qu’il est mêlé à l’esprit, et non parce qu’il est volatil qu’il se mêle à

l’esprit. Mais si le texte a bien été écrit avant la Nouvelle lumière philosophique, cela

signifie simplement que sa pensée a évolué, s’est perfectionnée, ou, comme nous

l’envisagerons plus bas, la théorie ne supporte pas la confrontation avec le travail de

laboratoire.

De Clave paraît donc concéder, dans le Cours de chimie, que le terme de sel peut

parfois convenir à des corps composés. Il en va ainsi du « sel essentiel », être mixte qui

possède les vertus et propriétés du corps d’où on l’extrait, qui est appelé sel non pas

parce qu’il serait un élément, mais seulement parce que « abondant en sel élémentaire, il

joint l’esprit, et le souphre en un lieu froid, ou plutost parce qu’il représente la

consistence du sel coagulé bien dépuré »20. De la même façon, il écrit un peu plus loin :

« Nous avons traitté au livre second des sels, des corps vegetables, & animaux, lesquels

ne diffèrent essentiellement des sels des fossiles, mais bien accidentellement. (J’entens

des sels élémentaires non essentiels) »21. Il n’y aurait donc pas un seul sel élément pour

l’ensemble des corps naturels, ce qui implique que les différents sels se différencient par

leur composition.

17 De Clave, (1641), op. cit. in n. 2, « Chapitre 7. Des elemens et du nombre d’iceux », 51. 18 De Clave, 1646, op. cit. in n. 7, 84. 19 De Clave, 1646, ib., 64. 20 De Clave, 1646, ib., 43.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 218

Cette appellation de sel n’est réellement pas chose très claire dans l’esprit de de

Clave. Dans ses Paradoxes, le sel représente bien en effet un des cinq genres

« subalternes » ou corps souterrains dits « fluxiles », c’est-à-dire corps coagulés fusibles

et liquéfiables sous la seule action d’une chaleur plus ou moins violente, aux côtés des

métaux, marcassites ou minéraux, soufres et bitumes22. Qui plus est, de Clave n’éprouve

aucune gène à parler du sel commun et du sel nitre qui sont bien à ses yeux deux corps

composés salins qui communiquent même la concrétion, dont la cause relève

uniquement du sel principiel, aux autres substances par leur mélange : « […] Le sel

commun & le nitre sont mixtes, abondans en sel élémentaire ; & encor plus en esprit,

qui est une substance acide & pénétrante, ayant des qualités actives, lesquelles ne

procèdent de la terre, qui est l’élément le plus passive de tous, & qui en si petite quantité

en la composition du sel & du nitre, qu’ils n’en contiennent pas une cinquième

partie »23. Il est clair que les sels commun et nitre n’usurpent pas au regard de l’auteur

leur titre de sel comme le font les sels métalliques. Cette opinion paraît être une

incohérence dans le discours salin du chimiste, d’autant que l’élément Sel ne forme

même pas le constituant majoritaire au sein de ces composés ; alors répétons-le :

l’Esprit sans doute ici fixé ne fait-il pas ainsi figure de sel ? Etienne de Clave a d’un

côté le souhait de réserver le mot Sel au seul Sel élémentaire, mais d’un autre, il est aux

prises avec une réalité expérimentale qui a consacré soit par tradition, soit par analogie,

ce nom à plusieurs substances pour lesquelles le chimiste n’a pas la capacité de proposer

une autre dénomination. Les sels commun et nitre ont trop eu partie liée avec l’histoire

de la chimie pour souffrir une remise en cause de leur salinité, ce qui n’est certainement

pas la volonté d’ailleurs de l’auteur. Sel élément et sel nitre semblent un moment se

confondre dans le discours du chimiste en ce qui concerne la génération des pierres et

pierreries. Il est écrit dans ses Paradoxes que les vapeurs souterraines rencontrent des

terres riches en « sel Elémentaire ou nitreux » et en esprit qu’elles subliment « avec telle

raréfaction » qu’elles s’unissent par très petites parcelles (per minima), jusqu’à

conversion en un lieu ou matrice suivant la nature de la semence pétrifiante. La matière

des pierres est pour l’auteur la terre contenant sel et esprit pétrifiant. La chaleur centrale

est cause universelle. La seconde cause efficiente correspond à la vapeur élevée par le

feu central, et qui « tire de la terre par admixtion cét esprit pénétrant, par le moyen

duquel le sel nitreux estant pestry & rarefié, se forme cette exhalaison, qui contient en

21 De Clave, 1646, ib., 87-88. 22 Il existe deux genres de corps « non-fluxiles » ayant besoin pour fondre d’un corps étranger, qui

sont les pierres et les terres précieuses. 23 De Clave, 1635, op. cit. in n. 1, I, 76.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 219

soy la partie masculine de cette semence petrefiante »24. La troisième est la chaleur

« plus particulière de la terre, avec laquelle elle s’attache, qu’elle pestrit pour en tirer

cette semence passive & femelle petrefiable, qu’elle enclost en sa matrice ou lieu

convenable »25. La semence est l’esprit pétrifiant qui dissout la « terre visqueuse »

composée de sel et de terre élémentaire, sans les séparer aucunement comme l’aurait

accomplit l’eau. Une fois atténués « comme en atomes » par l’esprit, ces sel et terre

peuvent facilement être exhalés, et l’huile et l’eau peuvent alors se joindre à eux.

Ce que l’ouvrage de 1641 d’Etienne de Clave ajoute entre autres sur le Sel par

rapport au Cours de chimie est que celui-ci est doté de la qualité première de fusibilité,

ce qui éclaire par exemple le fait que les métaux par leur abondance en sel principe

coagulent en leur génération, et sont fusibles. Notons aussi que l’on ignore dans quel

solvant est dissoluble le sel, renseignement plus qu’utile pour l’expérimentateur. Il l’est

certainement dans l’eau, mais rien n’interdit que cela soit dans un autre liquide.

L’incorruptibilité et la vertu générative du Sel sont évoquées dans ses Paradoxes et dans

sa Nouvelle Lumière Philosophique. Le sel est le « vray baume & conservateur des

mixtes » ; la corruption chez ces derniers est le signe patent d’un manque de cet

élément. La preuve de la forte résistance à la corruption et à la destruction présentée par

le sel est l’épreuve de la distillation. Lors de cette opération, l’élément aqueux se

détache le premier du mixte, suivi de l’esprit et de l’huile qui s’enflamme. Le sel, qu’il

soit fixe comme dans les plantes, soit volatil comme dans les animaux, est à côté de la

terre le principe le plus constant. Ce qui lui confère la propriété de conserver les corps.

Il est, le terme est intéressant, « base plus fixe de l’humeur radicale ».

Beaucoup de terre, moyennement d’huile et de sel et peu d’eau composent les

diverses terres précieuses. Les mêmes avec davantage d’huile que d’esprit forment des

corps qui se conservent longtemps, comme pour les autres du fait de leur pauvre portion

en eau, tel que le soufre qui se corrompt par contre facilement à la chaleur. Si c’est le sel

qui prédomine, alors selon l’auteur on obtient des corps salins qui se conservent « des

siècles » en lieu froid, comme le vitriol et l’alun dont la quantité en eau est supérieure à

celle des sels gemme et de nitre. Les sels pour lesquels l’esprit et le sel sont en

proportion plus forte, se conservent à la sécheresse et à la chaleur, mais se trouvent

déliquescents lorsqu’ils sont plongés dans une atmosphère humide et détruits à une forte

chaleur ; ce sont les sels ammoniac et commun.

24 De Clave, 1635, ib., II, 273. 25 De Clave, 1635, ib., II, 273-274.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 220

Le mixte le moins corruptible, qui peut subir de nombreuses altérations, prendre

différentes formes tout en étant « tousjours semblable à soy-mesme » est le métal, et ce

grâce à sa formation : abondance de sel et d’esprit « exactement » unis, peu d’huile,

encore moins d’eau et de terre. Cela est surtout vrai pour l’or et l’argent, les métaux vils

souffrent des impuretés de leur matrice d’origine.

Deux points importants pour guider l’homme de laboratoire dans la « practique »

de la « physique » de 1641 sont révélés dans ce dernier texte et non dans son manuel.

Citons d’abord la question de la sapidité ; de Clave est à notre connaissance l’unique

chimiste à ne pas poser le Sel comme cause de la saveur des corps composés ; ce qui

explique certainement que, pour lui, l’acidité ne relève pas du Sel. Cette sensation est à

son avis la résultante des saveurs spécifiques des éléments de ces derniers qui sont

respectivement pour les Terre, Sel, Huile, Esprit et Eau, acerbe, salée, aiguë, acide ou

aigre, et insipide. Le goût plus ou moins prononcé d’un mixte ne doit donc pas conduire

un chimiste à conclure sur sa proportion en Sel élémentaire, mais selon la nature de ce

goût il peut proposer des conjectures sur la composition de la substance mixte.

Ensuite, Etienne de Clave nous renseigne sur une question non abordée dans le

Cours de Chimie au sujet d’un indice sur la couleur du Sel principiel dans son état

d’extrême pureté : le rouge. Couleur qui tranche sur le blanc de la Terre. Cette pensée

est sans aucun doute la plus éloignée d’une investigation sur la matière. Ce qui nourrit

cette réflexion provient sans doute de l’intérêt de l’auteur pour les textes de philosophes

ayant voué leur vie à la recherche de la Pierre Philosophale, et pour lesquels il porte une

vive admiration26. En effet les « Herméticiens », « plus grands et plus diligens

scrutateurs des choses naturelles, que les Péripatéticiens »27, dit-il, dans leur œuvre, font

pourrir « leur matière » qui noircit avant de la faire fermenter par un dissolvant humide.

Une fois l’humidité et la sécheresse étant bien mêlées, « ces Philosophes Herméticiens

par ce feu de la nature, continué parviennent jusques à la blancheur parfaitte, ayans pour

lors acquis la moitié du Royaume Philosophique, et ainsi continuans toujours le mesme

feu, cette blancheur se change en rougeur permanente à toutes espreuves »28. Cette

« matière Hermétique » est bien saline, c’est le « sel fixe universel »29 joint à « l’esprit

fermentateur ». Sel et Esprit vont là aussi de pair. De Clave avoue néanmoins n’avoir

26 Il est intéressant de relever que le titre, Nouvelle Lumière Philosophique, fait écho à celui de

l’ouvrage qui marqua fortement la philosophie naturelle du XVIIe siècle, nous entendons le Novem Lumen Chymicum de 1604, publié à Paris en 1608 par Beguin, et traduit en français (Cosmopolite ou nouvelle Lumière de la physique naturelle) dès 1609, de Michaël Sendivogius, étudié en partie I.

27 De Clave, (1641), op. cit. in n. 2, 163. 28 De Clave, (1641), ib., 164. 29 De Clave, (1641), ib., 210.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 221

jamais tenté cette expérience. Le sel élémentaire dans toute sa pureté est donc d’une

« rougeur fixe et permanente, suivant mesme le consentement des vrais

Herméticiens »30.

L’influence de ce genre de littérature en ce qui concerne le Sel ne s’arrête pas à

la couleur. Le sel est pour l’auteur le « baume universel » qui préserve tout corps mixte

de la corruption ; la durée de vie des substances est directement liée à leur proportion en

sel. Le sel est le « fondement de la génération », mais pour cela il lui faut être excité par

la chaleur solaire et par l’esprit qui le « fermente et fait bouïllonner ». L’Esprit agissant

sur le Sel permet en effet aux autres éléments de s’unir à lui et de composer un corps

mixte ; « D’où s’ensuivent telles générations » suivant les proportions relatives

élémentaires. De ce Sel principe se forme le sel nitreux « qui est la base et le fondement

des générations et vegetations tant des plantes que des animaux, voire mesmes des

fossiles, quoy que tres-obscurement »31. Sans le sel nitre, aucune végétation ne peut

avoir lieu sur terre. La nature attire « plusieurs vapeurs en l’air qu’elle condense en

pluyes »32 pour dissoudre ce « nitre balsamique » qui, une fois liquéfié, peut accéder

aux racines, puis au tronc et enfin aux extrémités de la plante ; ce nitre est décrit comme

un aliment pour les végétaux. La chaleur externe universelle attise la chaleur intrinsèque

de la plante qui excite la chaleur33 particulière logée en ses « sommités » afin de raréfier

l’esprit qui s’y trouve pour que celui-ci fasse « boüillonner & enfler ce sel végétal

séminaire » dans le but de faire naître des bourgeons qui fleuriront.

La description de la génération des minéraux met aussi à contribution le nitre.

Les vapeurs et exhalaisons provenant de la chaleur centrale retombent sur terre en y

dissolvant le nitre balsamique avec quelque portion de soufre et de bitume et d’autres

sels, retournent vers le feu du centre de la terre qui les volatilise derechef. Les nouvelles

30 De Clave, (1641), ib., 141. 31 De Clave, (1641), ib., 95. 32 De Clave, 1635, op. cit. in n. 1, II, 252. 33 La chaleur est un élément important de la doctrine de de Clave. Elle représente dans ses Paradoxes

une cause efficiente externe et motrice des corps simples, « pour altérer, joindre, & mesler en la composition des mixtes ». Cet « agent », très proche du feu de de la Brosse, est le moyen par lequel se forment tous les corps composés en unissant les éléments per minima, « c’est à dire par tres-petites parcelles ». De Clave place à l’instar de Sendivogius au centre de la Terre une chaleur, qu’il nomme « feu », invisible et insensible, mais nécessaire à la génération. Celle des animaux suit l’intervention de trois chaleurs externes ou causes efficientes. La chaleur universelle du soleil et des astres excite une seconde chaleur externe qui résulte de l’union des trois principes « utiles », les Sel, Huile et Esprit, aboutissant aux « esprits naturels, vitaux, & animaux » qui pousse à agir la dernière cause qui se trouve dans les reins et testicules. Celle-ci « excite cet esprit pénétrant, qui fait enfler le sel animal, le fermente, & fait boüillonner ou escumer, spécialement par l’agitation, & quelquefois sans icelle, à cause de la grande quantité de cette matière desja préparée, qu’on appelle excrément utile contenu dans les prostates ; en sorte que le phlegme, la terre, & l’huile y estants introduits en quantité suffisante & proportionnée […] » (De Clave, 1635, op. cit. in n. 1, II, 243-244), l’animal est contraint de s’en « décharger ». Cet

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 222

vapeurs s’élèvent au delà de la surface du globe pour y retomber en rosée si elles sont

fort aqueuses. Sinon, plus visqueuses ou nitreuses, elles montent jusqu’à la « supréme

région pour en former tant de divers mixtes qui s’y engendrent, qu’on appelle minéraux

ou fossiles, d’un nom plus général, suivant leur espèce, & que la semence a esté

engendrée, portée & retenuë en leur matrice propre & convenable […] »34. De Clave

écrit :

« Bref nous pouvons dire que ce précieux element n’est pas seulement la base de ce grand

monde, et du petit, mais aussi du monde Philosophique, où se voyent toutes les raretez non

seulement qui se remarquent aux deux premiers, mais aussi comme un racourcissement, et miroir

des plus grandes merveilles mystiques, des choses quasi-incroyables et trop excellentes pour

estre mises en évidence publique […] »35.

Nous pouvons nous demander ce qu’est ce « monde philosophique ». Il s’agit

peut-être de la représentation intellectuelle du monde par le chimiste, et/ou du monde

qu’il reconstruit dans son laboratoire, en unissant alors de manière idéale microcosme et

macrocosme.

A la lecture de ces réflexions de de Clave, deux noms d’auteurs étudiés dans ce

travail nous viennent de suite à l’esprit, ceux de Joseph Du Chesne et de Michaël

Sendivogius. Pour le premier, les mots évocateurs sont miroir, incroyable, sel

fondement de la génération (son « premier moteur »), et baume universel. Pour le

second, sel nitreux générateur, et l’esprit agissant sur le sel avec l’aide de la chaleur

solaire pour permettre l’union des éléments. Ce dernier point de vue n’est-il pas une

interprétation matérialisée et modernisée de la corporification d’un esprit du monde

doué des vertus célestes et élémentaires en sel ? Cependant curieusement l’esprit ici

unit, alors que précédemment il aidait à la résolution des mixtes. C’est à cette fonction

spirituelle que fait appel de Clave lorsqu’il théorise l’assemblage des cinq éléments en

ces termes dans son ouvrage de 1641 :

« […] Le sel est comme la base et le caillé ou la matière première qui se soumet à la génération,

l’esprit lequel ouvre ce corps compact du sel, le fait enfler et escumer par fermentation : puis

l’eau survient pour rabatre cette trop grande agitation, et pour la delayer afin de donner place aux

autres deux. Et d’autant qu’elle les liquefie en sorte que le mixte seroit trop fluxile et ne se

pourroit borner par ses propres termes, la terre s’incorpore et se mesle avec eux trois, pour

absorber la trop grande fluxilité de l’eau, et en fin l’huile pour servir comme de courroy et

excrément utile est la semence animale qui sera introduite dans la matrice de la femelle qui contient moins de sel, d’huile et d’esprit, mais plus d’eau et de terre.

34 De Clave, 1635, ib., II, 261. 35 De Clave, (1641), op. cit. in n. 2, 96.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 223

d’adoucissement aux autres. Voila donc une meilleure harmonie, et plus parfaict consentement

des corps simples et elementaires, pour perfectionner l’ornement de cét univers, lequel se trouve

par la resolution des mixtes en ses parties integrantes et constituantes, beaucoup meilleur et plus

asseuré par l’expérience, laquelle seule peut faire demonstration de ses principes, et non par une

milliasse de raisonnemens phantasmatiques et chimeriques des Peripateticiens […] »36.

Par sa « coagulation, compaction, densité, fusion, dissolution & dureté »37 le sel

de de Clave passe pour être la « base & le fondement » des corps. Il est sans doute

possible d’y voir également une influence des philosophies précédentes et encore en

vogue relevant le sel au grade de fondement unique de la matière. Chez l’auteur, les

autres principes des mixtes ne peuvent jouer ce rôle car soit ils sont liquides (l’eau,

l’huile et l’esprit), soit en ce qui concerne la terre élémentaire, sèche et friable. Tout

comme pour Du Chesne, le sel est le « lien de tous les éléments pour unir, joindre, &

resserrer les mixtes »38 ; il a cependant besoin de l’eau pour bien se mêler et

s’incorporer. Le sel est le « seul lien de l’humide avec le sec »39, d’une manière

analogue à celle de Nuysement.

Sel et Esprit sont comme nous l’avons remarqué, les deux éléments primordiaux

de la génération des corps. La citation qui vient d’être rapportée expose un processus

plutôt mécaniste ayant pour point de départ une réflexion inspirée de la formation des

choses naturelles à partir d’un fondement unique et passif de la matière et d’un esprit

agissant. L’action de ce dernier sur le sel provoque une effervescence des petites

parcelles de celui-ci qu’il convient de modérer par l’ajout du liquide aqueux. La terre

intervient à ce stade en absorbant l’humidité surabondante pour à la fois maintenir le

composé dans ses bornes, et éviter que le sel ne s’écoule. L’huile est appelée à cet

instant pour lisser le tout.

L’intervention de l’Esprit sur le Sel, ici explicitement défini comme étant la

matière première, nous apparaît clairement comme une transposition matérialisée d’un

esprit universel se salifiant et mettant en branle la matière pour y faire naître les

différentes substances. Quand celui-ci « ouvre » le sel, il est en fait en train de prendre

possession du corporel pour pouvoir agir ici-bas. Tout ce qui aurait pu paraître

spéculatif dans le discours des auteurs auxquels de Clave se réfère, se trouve sous sa

plume et par son expérience de laboratoire justifié. La « base du petit et du grand

monde » est bien saline, mais elle est à distinguer de l’Esprit.

36 De Clave, (1641), ib., 283. La fin de la citation est peut-être une allusion à l’affaire de 1624. 37 De Clave, 1635, op. cit. in n. 1, II, 11. 38 De Clave, 1635, ib., I, 36. 39 De Clave, 1635, ib., I, 38.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 224

Le Sel s’obtient selon le Cours de Chimie par dissolution, « c’est à dire, par le

moyen d’une humeur qu’on y adjoute », après avoir privé des trois autres principes le

corps que l’on calcine. De la lessive suivie de la filtration des cendres on isole le sel qui

coagule. Celui-ci est de nouveau calciné, dissout, filtré et cristallisé pour disposer d’un

sel blanc (et non rouge !) et sans odeur. Nous pouvons en conclure que le sel principe

du chimiste est le plus certainement un sel alkali, c’est-à-dire un carbonate de potassium

ou de sodium, et/ou un sulfate de potassium. Ajoutons que l’étape de calcination en

vaisseau ouvert de cette méthode d’extraction du sel d’un mixte interdit l’isolement de

corps salins volatils.

La Nouvelle Lumière Philosophique, d’une manière d’abord spéculative puis

réconciliée avec l’expérience, propose un mode opératoire d’isolement du Sel

élémentaire d’un corps, dans lequel il est conseillé de calciner le corps, dissoudre puis

filtrer le résidu, et enfin congeler le sel. Cette série d’opérations doit être répétée

« jusques à ce que le sel soit rouge par réverbération » ; cette préparation est qualifiée

d’assez difficile. On peut se contenter d’obtenir un sel élémenté dépuré et blanchi après

une seule de cette série d’étapes. Les substances qui sont susceptibles de contenir un sel

volatilisable du fait de leur abondance en Esprit doivent être sublimées, dissoutes dans

de l’eau, filtrées puis sublimées derechef pour les avoir blanches. On pourra les fixer en

les joignant à du sel fixe, avant de distiller la masse pour en chasser l’esprit.

Il est tout à fait remarquable de retrouver dans le Cours de Chimie le procédé

déjà aperçu dans le Traicté de la matière… de Du Chesne, ici appelé « Panacée

Universelle », et là « médecine balsamique ». Chez Du Chesne, le fabuleux remède

avait tout du Sel, non du Sel principiel mais du « Sel de Nature »40, alors que de Clave

dans un énoncé purement théorique de la préparation, le présente comme étant l’union

des trois principes médicalement utiles, à savoir les Sel, Soufre et Esprit. Ce qui est

troublant, outre le fait que pour Du Chesne également ces trois substances s’associent

pour la réalisation de son « Elixir », c’est que nous trouvons justement à la fin d’un

chapitre consacré au Sel41, de manière assez surprenante, en reprenant l’image de la

Trinité chère à Du Chesne, une explication de la puissance de ce remède qui est la

réponse à toutes les infirmités du corps, ainsi que sa préparation : le chimiste

« redonnera de nouveau à ce corps eslevé, (à sçavoir à l’esprit, et au sel meslez

ensemble) l’ame, (à sçavoir l’huile etherien) par diverses imbibitions, et à chaque

imbibition, il fera des digestions, afin qu’il ensorte un corps noble et comme ressuscité,

40 Cf. le chapitre 2 de la partie I. 41 Le chapitre est celui de « De l’extraction et séparation du Sel, d’avec la Terre », 40-42.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 225

conservant sa vie, ou plutost sa perfection (qu’ils [les plus habiles chimistes] appellent)

à jamais »42.

La recette chimique de la Panacée apparaît quant à elle dans le passage dédié au

vin dans le deuxième livre de son Cours43. Quel est donc ce très louable produit,

comment le prépare-t-on ? Il se réalise d’une manière tout à fait comparable à celle de

l’auteur du Tracté de la matière. Comme on ne peut tirer quantité suffisante d’Esprit du

vin, il nous est conseillé d’utiliser plutôt celui du vinaigre ; rien de plus normal à cela,

un élément bien dépuré d’un mixte est similaire à son homologue d’un autre mixte

comme la Nouvelle Lumière Philosophique le stipule clairement44. On verse cet Esprit

sur le Sel extrait du vin, et on en chasse le Phlegme au bain-marie. A chaleur violente,

de Clave élève la matière et la fait quitter la cornue. L’Esprit a rendu volatil le Sel. Par

un bain bouillant, il faut maintenant séparer l’Esprit du Sel « qui avait esté meslé

auparavant par des imprégnations souvent reïterées », puis en l’espace d’un mois

philosophique, quarante jours donc, le Sel sera mis à « digérer » dans un matras. On

l’imbibe ensuite à plusieurs reprises de son Esprit, « jusques à ce qu’il y ait suffisante

quantité de la matière cristalline, laquelle par une chaleur violente devient liquide sans

aucune évaporation ». Pour lui, une liaison puissante entre l’Esprit et le Sel s’est créée.

Il ne reste plus qu’à « nourrir » cette matière de son « huile, ou alchool de vin », afin

d’unir de manière parfaite et inséparable les trois éléments entre eux ; « […] alors tout

ce fixe cristallin est appelé Panacée, ou terre feuillée, ou perlée, d’autant qu’elle

augmente la force & vertu de tous les autres médicaments »45. Perdu dans les recettes

chimiques, ce remède merveilleux tend à passer pour commun, et ne tient plus la place

de choix que le Gascon lui avait ménagée dans son traité.

Dans notre poursuite de l’étude des recettes du Cours de Chimie, nous trouvons

parmi les procédés du règne minéral mettant en jeu des corps salins trois préparations

menant à trois corps distincts pour de Clave, qui sont en vérité rigoureusement les

mêmes.

42 De Clave, 1646, op. cit. in n. 7, 41-42. 43 Cette manière de disserter d’un sujet de manière fractionnée et rejeté dans des endroits différents

du livre n’est pas sans rappeler le style rédactionnel des traités hermétiques. Voir à ce sujet Maurice Crosland, Historical studies in the language of chemistry, New-York, Dover Publications, 1962 ; William Newman, « Decknamen or pseudochemical language ? Eireneus Philalethes and Carl Jung », Revue d’histoire des sciences, tome 49/2-3, (1996), 159-188.

44 « […] [Les elemens] ne different les uns d’avec les autres, soit des vegetaux, animaux et fossiles […] », De Clave, (1641), op. cit. in n. 2, 67.

45 De Clave, 1646, op. cit. in n. 7, 69. Nous pouvons penser que de Clave a réalisé par cette voie la préparation d’un acétate de potassium ( CH3COOK) (ou plutôt un acétate acide de potassium, la molécule double CH3COOK.HOOCCH3, produite par une hydrolyse partielle de l’acétate de potassium), soit un sel !

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 226

Le chapitre II de cette section enseigne le mode de production du « cristal

minéral ». Pour ce faire, on nettoie le salpêtre ou nitre (nitrate de potassium) en le

recristallisant. Puis on le fond dans un pot en fonte sur un feu ardent. On y jette de la

fleur de soufre qui s’enflamme en emportant « les esprits les plus subtils de salpestre, &

jette à costé le souphre feculent ». Une fois refroidie, on dissout la masse, on filtre puis

on fait congeler en un lieu froid. Le cristal minéral est prêt. On le redissout, filtre,

congèle, sèche, purge derechef fondu par les fleurs de soufre, met à congeler dans une

chaudière pour obtenir le « cristal minéral préparé deux fois ». On recommencera cette

dernière série d’étapes pour que le remède produise toutes ses vertus. Ces étapes se

résument par l’équation suivante en langage chimique moderne :

2 KNO3 (nitre) + 2 S (fleur de soufre) = K2SO4 (cristal minéral) + N2 gaz + SO2 gaz

Il serait faux de considérer que nous sommes en présence d’un nouveau

composé ; de Clave n’a réalisé qu’une « préparation » particulière du salpêtre, du moins

le pense-t-il, en le libérant tout d’abord de ses impuretés, ensuite au moyen de la fleur

de soufre (ce qui correspond à un soufre purifié, donc plus subtil) il a débarrassé son

nitre des esprits subtils, conférant ainsi plus de fixité à la matière. Il est conseillé de

recommencer l’opération pour magnifier les vertus du produit. Tout cela en vue de

l’élaboration d’un remède soignant entre autres les fièvres.

Le cristal minéral, que de Clave nomme également Sel de prunelle, produit en

médecine des « effets merveilleux ». Le dernier mot prend une tout autre ampleur quand

on lit juste à la suite du procédé que : « […] les Chimistes ont reconneu ses rares vertus,

ils ont creu que le Nitre estoit la matiere de la pierre Philosophale : parce que rien ne

croist sans le Nitre, aussi l’a-t-on appelé le baulme de la terre, duquel le Soleil est père,

le Lune mère, & la Terre nourrisson. Plusieurs ont accoutumé d’appeler le Nitre sel

Universel du monde »46. Il serait possible de voir dans ce commentaire une allusion,

peut-être même un certain intérêt pour les doctrines de Sendivogius et de Du Chesne.

La seconde préparation concerne le « Gilla de Declaves » ? Ce composé se

prépare en versant dans une dissolution de vitriol bleu (sulfate de cuivre) dans de l’eau

du sel de tartre (carbonate de potassium). On observe une effervescence suivie de la

précipitation des « terres de vitriol ». On filtre, puis on évapore la dissolution jusqu’à

apparition de cristaux blancs « que l’on appelle Gilla de vitriol bleu », purgeant par le

haut et par le bas et souverain contre la fièvre. De la même manière nous traduisons,

avec toujours beaucoup de réserves, ce procédé par ce qui suit :

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 227

CuSO4 (vitriol bleu) + K2CO3 (sel de tartre déliquescent) = K2SO4 (Gilla de Declaves) + hydroxyde et carbonates basiques de cuivre (terres de vitriol)

La déduction est évidente, le « Gilla de Declaves » n’est autre que du « cristal

minéral » ; il n’en reste pas moins pour l’auteur un « excellent remède ». N’inférons

surtout pas que notre homme est un piètre chimiste incapable de reconnaître ses

produits. Il convient de se mettre à sa place ; sans théorie efficace de la matière, ni

instruments d’analyse performants, le chimiste n’est assuré de pouvoir reproduire un

procédé qu’en prenant soin d’opérer conformément à une suite identique d’opérations,

et selon les cas, en utilisant des substances provenant d’une même zone géographique. Il

nommera et distinguera ainsi le produit obtenu suivant ces critères. Le « Gilla de

Declaves » n’est de plus pas perçu comme foncièrement différent du vitriol bleu de

départ, c’est le même mais rendu plus actif par la perte de ses « terres ». Il convient de

bien noter que le concept de « réaction chimique » est impensable au XVIIe siècle. Une

opération de laboratoire n’aboutit pas à la production d’un corps complètement distinct

des réactifs ; il est toujours perçu comme une purification, une amélioration des qualités

d’une des substances initiales, ou encore comme une disposition particulière de la

matière initiale, c’est-à-dire sous une autre forme lui conférant une certaine vertu

médicinale, ou la prédisposant à s’unir avec une autre substance. Aucune transformation

chimique ne se déroule dans le corps47.

La dernière recette du Cours de Chimie porte un nom célèbre pour les chimistes

de la fin du XVIIe siècle et du XVIIIe, le « tartre vitriolé ». Autre mode opératoire, autre

produit, et pourtant : « Versez de l’huile de vitriol sur le sel de tartre mis dans un grand

vase par le moyen d’un entonnoir qui aye l’ouverture estroicte goutte à goutte. Il se fera

une grande ébullition, & après le tout se coagulera, qu’il faudra desseicher à lente

chaleur sur le bain. La dose est de deux scrupules à une drachme »48. Soit :

K2CO3 (sel de tartre) + H2SO4 (huile de vitriol) = K2SO4 (tartre vitriolé) + CO2 gaz + H2O

46 De Clave, 1646, op. cit. in n. 7, 94. 47 A ce sujet, de Clave rappelle que les chimistes ont doté les mixtes de différents noms génériques

suivant leur mode de préparation. Ainsi la teinture concerne-t-elle un composé dépuré de ses fèces par le moyen d’un dissolvant que l’on évaporera par la suite. La teinture conserve toute la vertu du corps initial qu’elle peut conférer, de même que sa couleur, à une autre substance. L’extrait peut être vu comme un concentré d’un mixte, il contient l’ensemble des principes de ce dernier, mais en plus pur ; il a une consistance de miel. Le baume possède les trois éléments utiles unis à un corps balsamique. L’artiste prépare son magistère en réunissant les sel, soufre et mercure principiels préalablement séparés et épurés. Pour cela il convient d’utiliser les opérations de dissolution, filtration, précipitation et édulcoration. La fleur représente la partie sèche et volatile d’un mixte sublimé par la chaleur. Enfin le safran est un « minéral ou métal en forme de poudre saffranée tres-subtile ».

48 De Clave, 1646, op. cit. in n. 7, 165.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 228

Nous retrouvons donc notre composé autre part appelé « cristal minéral » ou

« Gilla de Declaves ». Mais cette fois l’opération paraît plus impressionnante, le tartre

vitriolé est issu de la rencontre très exothermique et effervescente de deux mixtes qui

représentent chacun, si on peut dire, un extrême sur une échelle acido-alkaline de

l’époque ; l’huile de vitriol (acide sulfurique) passe pour être l’acide le plus puissant, et

le sel de tartre l’alkali le plus caustique, alors que leur union forme un être tout juste

aigret.

Il ne serait pas juste de terminer cet article sans reconnaître à Etienne de Clave

ses capacités d’habile expérimentateur de chimie. Nous lui rendrons donc hommage en

reprenant sa réflexion sur le « sel de Saturne » qui comme nous le savons en tant que

corps mixte ne peut être correctement baptisé « sel ». Pour former cette substance de

Clave verse du vinaigre distillé sur du plomb calciné (litharge). Après vingt-quatre

heures de digestion en remuant souvent, il sépare par décantation le « vinaigre empreint

du sel de Saturne », filtre et évapore. « Cela ainsi sec s’appelle Sel de Saturne, à cause

qu’il est dissoluble & coagulable. Il s’appelle aussi Sucre de Saturne, pource qu’il est

aigre doux, voir plus pénétrant cent fois que le sucre »49.

Cependant ce n’est qu’une « corrosion » du métal. Le chimiste daigne pourtant

conserver le nom de Sel de Saturne à ce produit pour ne pas déroger à l’usage, bien qu’à

ses yeux ce ne soit qu’une simple préparation métallique offrant l’apparence d’un sel du

fait de sa dissolubilité et coagulabilité ; autrement dit un déguisement salin.

De Clave refuse de croire qu’il soit possible d’obtenir par distillation un « esprit

ardent du Sel de Saturne » qui proviendrait du plomb qui le compose, comme le

prétendent Croll et Beguin. Cet esprit, qu’il préfère nommer huile inflammable, existe

bien mais il est tiré du vinaigre et non du Saturne. Pour le prouver, il se propose de

calciner le résidu de l’opération, la tête morte, et constate qu’il se « convertira en

Saturne, qui n’a rien communiqué de sa substance à cét huile »50.

Le sel de Saturne se décompose donc sous l’effet de la chaleur en un « esprit

ardent du sel de Saturne », c’est-à-dire en acétone. Le carbonate de plomb résiduel

calciné se transforme bien en un oxyde de plomb. L’esprit ardent provient comme il l’a

correctement démontré du vinaigre. De Clave ne laisse échapper de son observation que

le dégagement d’anhydride carbonique !

49 De Clave, 1646, op. cit. in n. 7, 150. Nous transcrivons l’opération comme suit :

PbO (litharge) + 2 CH3COOH (vinaigre) = Pb(OOCCH3)2 (sel de Saturne) + H2O 50 De Clave, op. cit., 1646, 152. L’équation de la calcination donne : Pb(OOCCH3)2 (sel de saturne) =

(CH3)2CO (esprit ardent du sel de Saturne) + PbCO3 (tête morte : carbonate de potassium)

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 229

Le Sel est pour De Clave, comme pour tout homme de laboratoire au XVIIe

siècle, le Sel principiel. La chose semble évidente pour les chimistes de notre première

partie, pratiquant une chimie que nous avions caractérisée de fondamentale, avec un Sel

corporificateur d’une entité spirituelle universelle de laquelle il participe ; mais

également pour les auteurs de manuel de chimie. Nous pouvions le deviner chez Beguin

et encore plus chez de la Brosse, seulement de Clave le souligne ici explicitement.

Nicolas Lemery, à la fin du siècle, parlera même, on le verra, d’abus de langage en ce

qui concerne l’application du mot Sel à des matières autres que le Sel principe. Par

ailleurs pour de Clave, le chimiste est en mesure de mettre la main sur ce Sel principe,

semblable, non seulement en théorie mais en pratique, d’un mixte à un autre. En

conséquence, l’être salin, le principe salin, au vu de l’auteur, est une substance chimique

simple, que nous pouvons juger alkaline – ce Sel principe étant pour lui issu de la

calcination des corps, dont il prend pour exemples le vin et le bois, est certainement un

carbonate de potassium – qui se tire de la résolution au moyen du feu d’un corps ; il

serait le fruit de l’analyse et non de la synthèse. De ce fait, ce chimiste serait un des

premiers à voir en le sel alkali ce qui sera une base des corps salins ; mais il est vrai

qu’il est déjà depuis longtemps, notre étude l’a montré, celle des corps naturels en

général.

Nous venons de le rappeler, n’est donc Sel que le Sel élémentaire normalement

accessible exempt d’impureté. Pourtant, nous en avons été témoin, la doctrine de de

Clave est loin d’une cohérence absolue sur ce sujet. L’auteur dans son œuvre bannit

l’emploi du terme de sels mixtes à l’égard des métaux corrodés par un esprit acide, tout

en évoquant les sels de Saturne, de vitriol et d’alun. De plus, le sel défini comme fixe,

ne l’est pas toujours. Le miel et le règne animal dans son ensemble regorgent de sels

volatils. Et encore s’il n’y avait qu’un seul sel volatil, mais il semble en exister de

plusieurs sortes. Il y a des sels, théoriquement composés pour de Clave, dont on ne

doute nullement de leur nature saline, ce sont par exemple – et comme par hasard – les

Sel commun, Sel nitreux et Sel armoniac. Lorsque de Clave traite strictement de

préparations pharmacologiques, son discours se relâche un peu, devient moins

rigoureux, il manipule, sans complexe vis-à-vis de sa théorie, des sels mixtes. De cette

pratique, nous pouvons retenir que le sel n’est pas cause de la saveur, donc encore

moins de l’acidité, pourtant des liens semblent assez étroitement tissés entre Sel et

Esprit, duquel relève par contre l’acidité. En outre, rigoureusement parlant, toutes les

substances sont salines dans le sens où le Sel élémentaire est la « base & le fondement »

des corps, le chimiste allant même jusqu’à en faire leur matière première, et le soutien

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 230

des autres éléments. Etienne de Clave est en effet un chimiste hermétiste, du moins

adhère-t-il aux conceptions de ces « plus grands scrutateurs des choses naturelles », et

n’hésite pas à mélanger parfois les genres, et évoquer des faits nourris d’expériences

purement mentales, comme la couleur rouge du Sel pur, ou de la tradition hermétique,

comme l’intervention du Sel nitre générateur.

Nous tenons à bien insister sur ce point, le fait de rédiger un cours de chimie ne

doit nullement être pris pour un signe révélateur de ce qui serait la naissance d’une

chimie moderne. L’apparition des manuels de chimie ne constitue pas – tout du moins

pour le Sel – une rupture épistémologique dans l’histoire de cette science par rapport à

une appréhension beaucoup plus spéculative de la chimie. Le discours des auteurs, dont

l’étude compose les deux premiers moments de notre enquête, ne s’opposent en aucune

manière ; c’est toujours de la même science de la structure de la matière qu’il est

question, avec pour les uns un investissement plus pratique et pour les autres plus

théorique. La rupture, en ce qui concerne la chimie, si elle existe, réside uniquement

dans notre lecture de son cours historique, en référence à notre pratique actuelle de cette

discipline. Aussi le Sel dans la philosophie chimique du XVIIe siècle, qui n’est pas

seulement ce qui permet de penser la matière mais aussi et surtout, pour les chimistes

qui nous intéressent ici, de la voir et de la toucher, trouve-t-il parfaitement sa place dans

un manuel de chimie où sont également fournies des recettes pharmacologiques. Nous

pouvons à cet égard présenter en quelques pages le cours de chimie d’Annibal Barlet,

sans doute un des auteurs les plus « métaphysiciens », où se mêlent à une investigation

sérieuse de la matière – qui reste difficilement pénétrable –, et à un exposé de procédés

de préparations de médicaments, des arguments sur un Sel principe nommé « Solide »

associé en un couple primitif, souche de tout corps, à un Esprit dit « Subtil ». Ce texte,

non plus uniquement destiné aux apothicaires et médecins mais à tous ceux désireux de

connaître la matière, de faire de la chimie pour la chimie, afin de mieux saisir l’ouvrage

du grand Ouvrier et Dieu par la même occasion, a paru en 1653 à Paris sous le titre, Le

vray et méthodique cours de la physique résolutive, vulgairement dite Chymie.

Représenté par figures générales & particulières pour connoistre la theotechnie

ergocosmique, c’est à dire, l’Art de Dieu, en l’Ouvrage de l’Univers51. Dans cet écrit, le

Sel universel est indissociable de l’Esprit tout aussi universel qu’il corporifie. Esprit et

Sel sont au départ de la genèse des corps mixtes, ils sont les deux premiers êtres

sensibles servant de fondement à toute la nature sensible. Barlet y résout en partie la

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 231

difficulté du texte de de Clave au sujet du sel volatil en prenant le parti de le distinguer

du fixe en le nommant armoniac, mais le rejoint totalement sur la question de

l’impossibilité de baptiser sels des substances composées.

Le Cours de Barlet se veut un traité « absolu » qui parcourt amplement tout ce

qui est dans l’Art. Le mot « chimie », à travers sa véritable dénomination,

« Théotechnie Ergocosmique », révèle l’excellence de l’entreprise affichée par l’auteur :

sa « fin dernière et principale » est de mieux connaître Dieu le Créateur et ainsi de lui

rendre hommage. La Physique Résolutive est donc la connaissance sensible de la

manière suivant laquelle toute chose a été faite, par la résolution seule de ses parties en

ses principes proches et éléments derniers sensibles et convertibles, afin d’élever notre

entendement « aux insensibles », puis de ceux-ci à leur Auteur. Cela dit, le texte de

Barlet, qui se découpe en deux grandes parties – théorie et pratique52 –, s’adresse aussi

bien à ceux intéressés par les vertus des corps composés, c’est-à-dire aux recettes

pharmacologiques qui procèdent de leur résolution, qu’à ceux attirés par la seule et

noble recherche de la résolution.

Comme rien n’est fait au hasard dans l’univers, mais « en nombre, poids &

mesure », et ce suivant le « Monde Exemplaire », c’est-à-dire l’idée du Créateur, la

résolution des choses représente la seule manière de connaître leur structure. Car c’est

bien, pour Barlet, le sensible qui forme l’objet de la chimie ; objet « qui doit estre

conforme à sa puissance, c’est à dire, qu’estant resserrez dans un corps, nous ne

pouvons agir que par ses sens »53. Aussi, pour lui, la résolution apparaît-elle comme une

nécessité et une excellence pour tout vrai chrétien

Barlet est admiratif devant « l’accord inviolable » du Supérieur avec l’Inférieur,

du Spirituel avec le Corporel, du Fini avec l’Infini. Suivant sa représentation de la

formation des matières, c’est « l’imperceptible, qui degré par degré est soumis à nos

sens »54. Pour lui, « l’instant qui a paru avec le corps est celuy de la matiere & de la

forme, c’est à dire, de l’Esprit & Sel ; ou subtil & solide universels & le mesme de tous

51 Barlet avait publié en 1650, avant les 626 pages de ce texte, 241 pages d’un Abrégé des choses plus

nécessaires. Du vray et méthodique cours de la physique résolutive vulgairement dicte chymie, extrait de la ″Théotechnie ergocosmique, c'est-à-dire l'art de Dieu en l'ouvrage de l'Univers″.

52 Pour Partington (op. cit., vol. 3, 13), la première partie passe pour être « inintelligible » et par conséquent ne mérite d’être traitée ; elle n’est en effet pas très accessible. Nous esaierons tout de même quant à nous d’exposer très brièvement l’aspect théorique de la pensée de Barlet sans nous attarder sur l’exposé pratique.

53 Annibal Barlet, Le vray et méthodique cours de la physique résolutive, vulgairement dite Chymie. Représenté par figures générales & particulières pour connoistre la theotechnie ergocosmique, c’est à dire, l’Art de Dieu, en l’Ouvrage de l’Univers, Paris, 1653, 105.

54 Barlet, ib. 106.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 232

leurs accidens ; Puis que le composé, ou son action, n’est point d’un seul, & que de

l’une & de l’autre de ses parties, les qualitez sensibles ont rapport necessairement à

leurs contraires, & se découvrent mutuellement [..] »55. Esprit et Sel sont posés comme

les « principes » et le « fondement » de tout mixte. Cependant, l’auteur semble

visiblement associer le Sel à la forme, alors que pour d’autres comme Fabre que nous

avons étudié dans la partie précédente, le Sel passe pour être la matière première

d’Aristote. D’un côté, le Sel est la forme, de l’autre le Sel est informe. Barlet écrit :

« Quant au rang de ces substances, touchant la figure suivante, proche la mesme unité

représentée par le poinct haut & bas sont placées immediatement l’Esprit & Sel, c’est à dire le

subtil & le solide universels, comme seuls principes, ou substances premieres, & symboliques

creées de toutes choses sensibles par leur mesme quantité, & qualitez inneés, ou proprietez

particulieres, tant internes qu’externes, demonstrées sous les noms de forme & de matiere par les

Philosophes Scholastiques & ordinaires ; Et iceux denotez par la ligne [...] »56.

Tout laisse donc penser qu’Esprit et Sel sont deux substances distinctes ; le

premier ne se transforme pas en le second, mais s’y combine diversement. Les deux

principes universels posés par Barlet sont, selon lui, les mêmes que les autres principes

universels des autres Philosophes ; ce sont « les mesmes individués elementairement &

rendus par l’Art universels »57. Le Sel universel ou Solide ne diffère néanmoins de

l’Esprit qu’en ce qu’il est « compact » (soit fixe, soit non fixe, selon les qualités qui

l’investissent) et fait preuve d’une « inclination perpétuelle » quoi qu’il en soit pour ce

dernier, « comme la matière à sa forme ». Barlet revient à l’expression « Esprit & Sel

universels, premiers principes du Composé » qu’il tient à définir :

« […] Esprit, ou subtil, c'est à dire rare, ou extensible ; Sel, ou solide, c'est à dire serré, ou

compactible ; Universels, c'est à dire indeterminez à la mixtion. Premiers, c'est à dire, emanez

immediatement de l’unité mobile contenant interieurement le tout. Principes, c'est à dire parties

generales, constitutives. Du Composé, c'est à dire du corporel ; Cela fait nous pourrions dire que

l’esprit universel est une substance subtile, & rare distinguée de son total premier creé, dont cy

dessus, qui diversement reüni à son solide, qu’on nomme Sel, constitue avec luy toute la varieté

specifique, & individuele de la nature, la regit & la vivifie, moyennant leurs accidens qui les font

paroistre au dehors. Le Sel universel est une substance solide, & compacte, distinguée de son

total aussi, qui diversement reüni à son subtil, nommé Esprit, constitue avec luy toute la mesme

varieté, causant l’extension sensible & la constance solide de la mesme nature en ses

compositions. L’Essence est l’union particuliere premiere de l’Esprit & Sel universels, sous le

plus, ou le moins interieur d’iceux, dans son individu qui les determine, & qui la font

55 Barlet, ib. 24-25. 56 Barlet, ib. 38. 57 Barlet, ib. 43.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 233

imperceptible pour ce respect58. L’Existence est l’union derniere des mesmes faite externe &

sujete à nos sens, c’est à dire quant à leurs accidens. Et les Accidens ne sont que les emanations

externes produites des mesmes formes substantieles, comme les feüilles aux plantes, les qualitez

aux Elemens ; la varieté desquels ne procede que des parties diverses du Composé [...] ; Et ce

quant au mesme ordre de Nature seulement »59.

Barlet explique que le Créateur a souhaité se faire connaître par des êtres

différents qu’il a tirés d’une substance sans distinction externe, empreinte de toutes les

choses sensibles selon son « Idée éternelle », origine, unité ou point, suivant le moment

du discours, nommée « Cahos, c’est à dire, total universel & corporel tres-bien disposé,

mais non encore manifesté quant à nous aussi »60, dont il distingue deux parties, une

plutôt spirituelle et une autre plutôt solide. De ces deux parties se spécifie à divers

degrés chaque chose comprise dans le « total » chaotique, quant aux Cieux et Eléments,

et « dans la semence où le germe, quant aux mixtes Elementaires, qu’on remarquera

sous le mot de premier mobile, ou premiere distinction d’Estre en ce sujet : Et de là il

forme l’Existence ou sensibilité d’icelle Essence par ses accidents, pour estre l’objet de

sa gloire, particulierement quant à celle de l’homme, pour lequel il semble que le tout

soit fait, & ordonné comme a esté dit »61.

Barlet propose une interprétation de l’Ancien Testament où il voit dans le chaos

total universel, le ciel et la terre, distingué selon le plus et le moins subtil, soient l’Esprit

et le Sel, identifiés aux Ténèbres et à la Lumière. L’Esprit divin était porté sur les eaux

ou idées « des Etres divers à l’advenir » que Dieu a séparées. Il écrit :

« La substance creée en general est, ou spirituelle, ou corporelle, superieure, ou inferieure, ou

moyenne, & icelle premiere, seconde & troisiesme, tant en Essence, qu’en Existence. La

spirituelle & superieure, regarde l’Intelligence & l’Ame. La Corporelle & Inferieure, les mixtes.

La substance moyenne, premiere, comprend l’Esprit & Sel, principes universels, la seconde, les

Cieux, la troisiesme les Elemens, le reste appartient aux accidens […] »62.

Le monde de l’auteur en son entier est en réalité « un tout substantiel » composé

d’esprit et de corps étroitement unis selon différents degrés, ses parties diverses, et sa

fin ordonnée. Barlet poursuit en détaillant davantage son point de vue tout en déployant

des considérations pythagoriciennes sur l’harmonie du monde. Tout composé procède

58 Ce qui est appelé « Essence » dans la résolution d’un mixte signifie « huile » (p. 396) ; peut-on

songer alors qu’après le premier couple principiel universel (Esprit et Sel) vient l’Huile ; on aurait là les tria prima.

59 Barlet, ib. 41-43. 60 Barlet, ib. 78. 61 Barlet, ib. 78. 62 Barlet, ib. 87-88.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 234

suivant l’ordre naturel du premier Etre. Cette unité première est difficile à cerner bien

qu’elle soit créée et finie ; d’une grande simplicité, elle est tout, un tout indifférencié.

Pour devenir sensible, elle passe degré par degré à la composition. De l’union première

et particulière des Esprit et Sel universels, appelés par l’auteur « fondements de

Nature », elle paraît d’abord sous les traits du « divisible », c’est-à-dire le deux ou la

ligne (qui dénote la génération). Passant au produit de leur mélange, le trois ou triangle

désigne l’Essence particulière de chaque chose ; Essence qui devient sensible sous le

quatre ou Cube. Par association des pairs et impairs paraît le cinq qui manifeste leur

combinaison dans son « individu corporel » dit Existence, symbolisé par la demi-sphère

renvoyant à la forme spécifique, et enfin le dix ou Cercle (ou Sphère), figure la plus

parfaite et « révolution de tout nombre ». Pour perfectionner le tout, le même Esprit qui

fait le deux, lui donne mouvement, autrement dit Vie ou Action.

Barlet représente le corps mixte et sensible « par la nature du Cube ou quarré »

divisible qui tire son être du point indivisible par une extension premiere. Par une

combinaison réitérée, il devient sensible et limité dans son étendue et s’inscrit dans

deux cercles qui représentent sa perfection ; « il ne périt que par le retour à son

principe ». Le Cube, le Cercle, et le point sont dits être « les grandeurs ou attributs de

l’Ouvrier incompréhensible ». Le Cube sortant donc de l’unité s’approche du Cercle,

« c’est à dire de l’union circulaire de plusieurs unitez faites externes, qu’il tasche

d’imiter en son immensité »63. En revanche, le Corps de l’homme seulement est informé

par une substance créée à part qui lui confère force et vigueur. Cette substance est

l’Ame qui représente le Cercle dans lequel est inscrit le Cube, son corps. Le Cercle est,

on le comprend, plus grand que le Cube, ou l’Ame que le Corps, puisque ce dernier « ne

contient que par puissance » ce que la première à « par effet ». Certes l’Ame se trouve

affaiblie par son union avec le Corps, cependant celle-ci est « allégée & fortifiée » par

une plus haute substance incorporelle créée appelée « Intelligence, ou intérieure

Allégeance », figurée par le second cercle englobant le premier. L’auteur précise que

l’Ame « suivant le corps, ne connoist, & n’agit sensiblement que par ses organes

corporels, desquels estant despoüillée, elle est presque esgale à l’Intelligence »64. En ce

qui nous concerne, nous pouvons retenir que de l’union première des principes

universels, Esprit et Sel, procède l’Essence qui est perçue comme la semence de tout ce

qui est corporel, tant supérieur, qu’inférieur. Celle-ci « revêtue de sa quantité, & qualité

63 Barlet, ib. 34. 64 Barlet, ib. 41.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 235

extérieure entierement escloses » est faite l’Existence, ou sensibilité d’accidens du

composé, qui vit et se meut par le même Esprit, l’Âme et l’Intelligence.

Par ailleurs, selon Barlet, le monde peut être « en son ordre naturel & interne »

vu comme composé de douze cercles centrés autour d’un même point à l’exception des

deux plus petits (voir figure p. 74). Ils représentent les douze substances premières

créées suivant leur degré de perfection. On y découvre dans l’ordre : l’Intelligence,

l’Ame, l’Esprit, le Sel, l’Essence qui est dite être le « premier mobile », les Etoiles, le

Soleil, la Lune, le Feu, l’Air, l’Eau et la Terre. Les six derniers sont regroupés sous le

terme « l’Existence ». Les Intelligence, Ame, Essence, Etoiles, Soleil, et Lune sont

définis comme des substances « Spirituelles & Célestes », les autres comme

« Elémentaires ». On remarquera que l’Esprit n’est pas classé parmi les substances

spirituelles. Nous avons là l’illustration des ambiguïtés qui résultent du double sens de

spirituel, en l’absence d’un terme spécifique pour désigner l’état gazeux de la matière.

L’auteur poursuit par l’ordre de la Création qui fit d’abord apparaître les Cieux,

très nobles eu égard à leur simplicité et moindre mixtion de leurs parties, puis les

Eléments qui sont davantage composés, et les Eléments « sensibles & permanents

appellez Hermétiques, pour avoir esté par eux premierement reconneus »65, à savoir les

Armoniac, Soufre, Mercure et Sel. Enfin furent créés les mixtes « passagers &

corruptibles ». Pour la bonne marche du monde, le Créateur ordonna « l’Intelligence qui

meut, l’Ame qui vivifie, les Astres qui influent, le Soleil qui eschaufe, la Lune qui

humecte » ; ces trois derniers étant ce qui produit la lumière. Et ce avec le « Feu qui

nourrit la chaleur Innée, l’Eau qui entretient l’humide radical, l’Air qui alimente l’esprit,

& la terre qui grossit le sel »66. Cela dit, les quatre éléments Feu, Air, Eau et Terre

semblent être vus par l’auteur, à l’instar de Paracelse, comme des régions cosmiques ;

par exemple, le Feu contient les comètes, l’Air les oiseaux, l’Eau les poissons et la Terre

les métaux. Barlet discute en outre de la correspondance existant entre les planètes, les

éléments, les organes, les signes du zodiac, et les qualités selon les heures et les mois,

ainsi que des antipathies et sympathies entre planètes et mixtes. Aussi par exemple, le

sel élémentaire, froid et sec, est-il représenté par Saturne, lié à la rate et au plomb, agit

« depuis une heure devant jour, jusques au Levant » aux mois de décembre et janvier,

sous les signes du verseau et du capricorne, en influençant les jambes.

Comme les éléments universels Esprit et Sel ne sont qu’obscurément

perceptibles par la résolution, les « Philosophes ordinaires » s’attacheront à l’obtenir des

65 Barlet, ib. 79. 66 Barlet, ib. 80.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 236

éléments derniers sensibles qui sont en fait une modification appelée « Réfraction

accidentaire » des premiers, qui sont les Feu, Air, Eau, Terre. Barlet propose dans sa

doctrine pour les éléments derniers ce qu’il a nommé les « éléments hermétiques », à

savoir les tria prima auxquels il joint l’Armoniac. Le Sel élémentaire de cette catégorie,

distinct tout logiquement du Sel principe universel, en possède tout de même quelques

traits comme on le verra, tel qu’être la base de tout mixte.

Aux dires de l’auteur, la combinaison des qualités produit les corps. Le plus de

chaud et le moins de sec nous fait connaître le Feu, et constituent la ténuité, l’âcreté. Le

plus de sec et le moins de chaud représentent l’Armoniac et font naître la rareté,

l’amertume. Le plus de froid et moins d’humide témoignent de l’Eau, et produisent la

liquidité, l’insipidité ; son contraire du Mercure et la fluidité, l’acidité. Le plus

d’humide et moins de chaud engendrent l’Air, et manifestent la perméabilité, la

douceur ; le contraire du Soufre et la fluxibilité, l’onctuosité. Le plus de sec et moins de

froid forment la Terre et marquent la friabilité, la rudesse ; le contraire fait paraître le

Sel, ou solide, la coagulation, l’âpreté.

Il étonnant de constater que les quatre éléments des Anciens que l’on retrouve

dans les huit éléments de Barlet, ont des couples de qualités associées qui ne respectent

pas du tout ceux proposés par Aristote ; il l’est encore davantage de voir associer à l’eau

le moins d’humide. En se basant sur les qualités, les éléments des Anciens

s’appelleraient chez Barlet : Soufre (pour le feu), Mercure (pour l’air), Sel (pour l’eau),

et Armoniac (pour la terre). Or, suivant la figure de la page 62, nous avons les Feu, Air,

Eau, Terre qui, par inversion de leurs qualités, produisent respectivement les Armoniac,

Soufre, Mercure, Sel. Il semblerait que les qualités aient été d’abord attribuées à ces

derniers, puis seulement ensuite aux quatre autres, ce qui pourrait expliquer par exemple

que l’eau soit sèche) :

Feu

Air

Eau

Terre

Chaud

Humide Humide

Froid Froid

Sec Sec

Chaud

Sec

Froid Chaud

Sec

Humide

Chaud Froid

Humide

Armoniac Soufre Mercure Sel

Comme nous le voyons, le feu est opposé à l’Armoniac, l’Air au Soufre, l’eau au

Mercure, la terre au Sel. Nous sommes en fait en présence de quatre éléments connus de

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 237

tous temps ; les Feu, Air, Eau et Terre, et les autres quatre des vrais philosophes

seulement : on a alors quatre externes et quatre internes. Par une conversion des

qualités, les uns deviennent les autres. Par exemple :

« Et le sec contigu dompté par le froid, la Terre devient compacte & continue, qu’on nomme Sel.

C’est pourquoy [l’]Armoniac est un feu couvert ; le Mercure une Eau coulante ; le Soulphre un

Air brûlant ; Et le Sel une Terre continue, Et par un second meslange symbolique, ou non, selon

le plus, ou le moins d’iceux, ils nourrissent tout mixte ; En cette mode le volatil, ou l’Armoniac,

esleve le fixe, ou le sel proprement dit, Iceluy l’arreste, & le corporifie ; L’incombustible, ou le

Mercure porte le combustible, ou le Soulphre ; Le Soulphre fait l’extension mobile, ou non ; Et

tous ensemble grossissent, & entretiennent le composé dans leurs communs principes. De là est

que le feu, ou l’extreme chaleur cachée sous le peu d’humide sensible Mercuriel, ou non, comme

aux Eaux fortes, huyles, & autres, paroist sous l’incombustible acide, ou aigre, & sous

l’inflammable, doux, ou acre ; Et ce par le plus de son activité, moins empeschée, ou suspenduë

en sa simplicité dans iceluy, comme son vehicule, Et penetrant le solide, ou le sec, par sa propre

extension le divise, ou destruit en toutes ses parties les plus petites rarefiées, ou separées en leurs

premiers & Athomes67 par la dissolution du sel, qui les unit & corporifie, comme on voit en la

fabrique du verre, sans autre alteration, s’il est incombustible, ou avec putrefaction, s’il est

inflammable »68.

Pour l’auteur, les huit Eléments, tant premiers que derniers, sont tous le produit

du premier couple principiel, l’Esprit et Sel universels ou Subtil et Solide, mais différant

uniquement en raison de leurs qualités ; on lit :

« Par l’union proportionnées [de ces] principes, avec l’une, ou l’autre des qualitez agissantes,

dans l’une, ou l’autre des qualitez patientes, selon le plus & le moins d’icelles, [...] tesmoignent

la maniere de leur meslange, & effet, en cette sorte. Le feu est l’union specifique du subtil &

solide universels, avec le plus de chaud, dans le moins de sec, faisant un corps fort simple, &

clair, ayant faculté de subtiliser toute matiere, la penetrant successivement ; Et reciproquement

par opposition des mesmes qualitez, suivant ce que dessus. L’Armoniac est l’union d’iceux

principes avec le moins de chaud, dans le plus de sec, constituant un corps entierement sensible,

& obscur ; Mais avec pouvoir de se diviser, & eslever tres-subtilement en son sujet. […] Le Sel

est l’union des mesmes principes avec le plus de froid, dans le moins de sec, qui represente un

corps, quelque peu transparent, continu en soy mesme, & tousjours coagulable en son sujet »69.

Ce qui est très intéressant chez Barlet, c’est que ses principes premiers

universels, l’Esprit et le Sel, sont traités en tant que principes au même titre que les

principes éloignés, avec une idée de proportions. Il est possible de penser que le Sel et

67 Barlet au sujet de la chaleur qui élève des corps leurs « athomes imperceptibles », évoque le

« sentiment tres-veritable de l’ancien Epicure, qu’il n’a peu demonstrer par practique » (Barlet, ib. 246). 68 Barlet, ib. 66-67. 69 Barlet, ib. 56-57.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 238

l’Esprit universels préexistent à toute chose distinctement l’un de l’autre, à eux seuls, ils

forment l’union minimale (le plus petit mixte) à laquelle s’ajoutent les quatre qualités

accidentaires pour former les éléments Feu, Armoniac, Eau, Mercure, Air, Soufre, Terre

et Sel ; au total huit, soit les tria prima, les quatre éléments et l’Armoniac. On notera

que le Sel est continu pour Barlet comme il apparaît chez Nuysement.

Cela dit, Sel et Armoniac sont en réalité identiques, à un détail près : l’un est

fixe tandis que l’autre est volatil ; ou plus directement, l’un est le sel fixe, l’autre le sel

armoniac. Ce détail fait tout de même toute la différence entre ces deux substances,

puisqu’il est évident pour l’auteur que l’un ne peut devenir l’autre sans sa totale

destruction. Il est donc plus juste à ses yeux d’imaginer deux sortes de sel plutôt qu’une.

Barlet précise :

« Le sec uni au froid devient compacte, & en suitte de ce fixe, pesant & bas, & joint au chaud,

est fait rare, & consequemment leger, rendant au haut ; Et tous deux sont appellez du mot sel,

sol, ou solide, c’est à dire fermes, & permanents ne perissans jamais, comme a esté dit cy-

dessus ; Et lesquels toutefois nous avons separé de nom, comme d’effet, gardans le mot

d’Armoniac pour le volatil ; Et le mot de Sel proprement dit pour le fixe, afin de les entendre

plus aisément »70.

Selon Barlet, les trois principes traditionnels Sel/Soufre/Mercure seuls ne sont

pas en mesure de rendre compte des propriétés des corps. Mais pour lui, tous les huit

Eléments interviennent bel et bien pour rendre compte des phénomènes physiques des

corps :

« Au Feu convient l’attenuation ; A l’Armoniac la rarefaction ; A l’Eau la congelation ; Au

Mercure la fermentation ; A l’Air la permeation ; Au Soulphre l’extension ; A la Terre la

discontinuation, & au Sel la coagulation. Le Feu anime le mixte ; l’Armoniac l’esleve ; l’Eau le

nourrit ; le Mercure le regit ; l’Air le vivifie ; le Soulphre le rend flexible ; la Terre le grossit, &

le Sel le fait solide. De façon qu’il sera encore loisible de dire, que tout creé se divise en Corps &

Ame, Esprit, & mouvement. Que l’Ame est resserrée dans le corps, & le mouvement dans

l’Esprit. Que sous l’Esprit est compris le Soulphre & le Mercure ; Et sous le Sel, ou Solide le

fixe & le volatil. Que sous le Soulphre est combustible, ou incombustible ; Que le Mercure est

vaporable, ou non vaporable ; Et que le fixe & le volatil sont tant humides que secs, desquels le

mesme corps, que nous traitons seulement prend sa consistence plus sensible, & qui peuvent

indifferemment estre unis au chaud, ou au froid qualitez virtueles & actives d’iceluy, se divisans

derechef […] »71.

70 Barlet, ib. 58-59. 71 Barlet, ib. 57-58.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 239

En ce qui concerne le Sel, dans la pratique, Barlet (presque comme de Clave)

distingue quatre familles de mixtes, les animaux, les végétaux, les minéraux et les

métaux, contenant chacune quatre genres qui sont respectivement, oiseaux / grésils /

reptiles / poissons, arbres / herbes / plantes / semences, sels / soufres / terres / pierres, et

plomb / cuivre / or / argent. Les sels sont vus par Barlet comme des « productions » au

même titre que le phlegme, esprit, huile, extrait, chaux, fleurs, sublimés, verres, baume,

magistères. Le sel est ainsi « le solide, la base & le domicile de l’esprit », lequel est une

humidité aride nommée Mercure qui est appelée aussi « Hermaphrodite » par l’auteur.

Sels et soufres des plantes sont décrits comme étant leur « âme ». Ce sont eux qui

fournissent saveurs et odeurs aux distillés des végétaux.

Bien qu’il ne paraisse a priori pas devoir intervenir dans le phénomène de

dissolution, le Sel par son affinité indéfectible pour l’Esprit tient dans l’action d’un

menstrue un rôle primordial, puisque les Esprits, d’une nature acide, ont leur siège dans

les Sels (qui eux ont le leur dans la terre). En voici l’explication :

« Le feu extreme agissant sur l’incombustible, & exprimant son humide radical avec son Esprit,

le rend penetrant, & le fait par sa grande acuité, & par son Sel terrestre, mordant & Acide, ou

aigre, Puisque nul esprit est sans Sel, nul Sel sans terre, & nul des trois sans quelque humeur,

comme leur lien, & vehicule. Ainsi Tout menstruë qui dissout les corps en Athomes indivisibles,

n’agit que par son Esprit & son Sel, aydez de leur humidité qui les amollit, & de la chaleur qui

les excite ; En cette sorte tout dissolvant, qui s’eschauffe en agissant, tesmoigne son ardeur

accidentaire, qu’il manifeste par son object, ou son contraire, comme celle de la Chaux vive,

dans l’Eau commune. A cette cause, L’action & la passion estans mutuels, l’Esprit emoussé, &

son humide raffroidy, il ne peut estre reparé que par la mesme chaleur, & diminution d’humeur.

De là les corps dissouts imperceptiblement, sont portez par les sels, rarefiez dans leurs dissolvans

& abbattus par leurs contraires, ou le trop de leur aquosité. Bref tout dissolvant des corps mixtes

(bien que par quelque similitude de nature, il se joigne à leur sel interne, ou potentiel, ne plus ne

moins que l’huile à la cire) cesse neantmoins d’estre simple, & si ne peut estre separé, que des

chauds terrestres, ou metalliques »72.

En total accord avec de Clave, Barlet est d’avis que rigoureusement parlant,

n’est sel que le Sel principe ; a fortiori on ne peut donc avancer sans galvauder le mot,

l’expression « sels métalliques ». Ainsi, « le Vitriol n’est point Sel proprement parlans,

moins son Colcotar, ou le mesme rubefié, mais seulement un Esprit soulphreux, coagulé

à froid avec l’Eau en forme de Sel, provenant du cuivre ou du fer, ou bien de leurs

72 Barlet, ib. 172-173.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 240

propres vapeurs »73. L’auteur est catégorique sur ce point de la théorie, et réaffirme

d’ailleurs avec force sa conviction :

« Toutes les preparations des Metaux ne sont que Magistaires, ou attenuations d’iceux, Et par

consequent tout Esprit, Soulphre, Quint-Essence, teinture, huile, & autres mal entendus, ne sont

que tromperies pour les credules, & particulierement pour la populace, qui ne se plaist qu’aux

apparences vaines, & seroit bien fachée d’estre destrompée pour n’admirer plus rien : Et pour ce

qu’on appelle Sel aux metaux proprement parlans, c’est celuy de leurs dissolvans, comme dit est,

uny avec partie de leurs cendres metalliques : Puisque derechef par la fusion il peut reprendre

son premier corps : Et que lesdites cendres, ou chaux separées du Sel estranger ne se fondent

point en Eau, capable de reprendre le mesme sel »74.

Qui plus est, il tire la même conclusion que de Clave au sujet du Sel ou Sucre de

Saturne, cet acétate de plomb, que l’on pensait être le vrai Sel du métal en question mis

à jour : « Le plomb n’a point de Sel vray qui soit sapide, mais une certaine terre

vivifiante ; moins encore de sucre comme l’on dit ; puis que ce n’est que le plomb

mesme, dissoult par le vin aigre distillé suivant l’ordinaire, & ramené à cette forme &

saveur par le meslange de leurs qualitez : Et de la sorte, le vin aigre ne tire & n’emporte

point du sel dudit plomb, mais il le luy apporte ; puis que le mesme sel & ses feces sont

de nouveau reduits en plomb, Semblablement des autres operations »75.

Cela dit, sous la plume de Barlet, certains corps conservent leur appellation de

sel. C’est le cas du sel nitre qui fond à la chaleur. Barlet observe la même propriété chez

le sel marin, ce qui paraît assez étrange, vu son haut point de fusion. La fusibilité à sec

des sels est selon toute apparence une propriété distinctive des sels pour l’auteur. Il

l’explique au sujet du résidu de la distillation du vitriol de cuivre pour en tirer l’esprit de

vitriol. Cette tête morte, après lessivage, filtration puis congélation, est pour Barlet le

même vitriol de départ, en plus blanc car étant déchargé de son humidité et dépouillé de

son « esprit soulpreux ». C’est pour cette raison qu’on « l’appelle Sel, mais

improprement ; puisque par une nouvelle Calcination il se remet en Colcotar, c’est à

dire Vitriol rouge, & ne se fond aucunement à sec, qui est une des conditions du

veritable Sel »76. Et ce peut-être parce que les sels sont dits causer la fusion des corps

auxquels ils s’ajoutent. Par ailleurs, les sels « se raréfient dans l’humide » ; autrement

dit ils sont solubles, mais Barlet par cette expression rappelle sa conception atomique de

la matière. Une substance sensible compacte et d’un grand poids (c’est-à-dire d’une

73 Barlet, ib. 174. 74 Barlet, ib. 176. 75 Barlet, ib. 177-178. 76 Barlet, ib. 434-435.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 241

forte densité) est une conséquence de la présence en elle de Sel. On notera enfin que

parfois le terme « salé » sous la plume de Barlet signifie « solide ».

Si nous lions le fait que le premier couple chez Barlet, le couple Esprit/Sel,

représente la ligne et le 2, à la définition de Vigenère pour ce même nombre (Traicté du

Feu & du Sel, p. 247) établissant qu’il « vaut le beth, symbole du Verbe ou seconde

personne, & la maison des Idées de l’Archétype, que Platon a fort bien cogneuës,

Aristote, non », nous pouvons en conclure que l’union primitive des principes Esprit et

Sel est identifiable au verbe de Dieu, et au monde des idées. Aussi pouvons-nous

poursuivre la comparaison ; là où les volontés divines de Vigenère s’actualisent en un

Feu habillé de Sel, le Cours de Barlet développe l’idée d’un Chaos où se distinguent

une partie spirituelle et une autre solide, de l’union desquelles tout procède. L’Esprit

anime, le Sel soutient ses actions et sert de base à tous les composés. Cette

caractéristique se répercute en outre dans toutes les occurrences du mot « sel ». Il est

manifeste que pour l’auteur le Solide ou les sels, même volatils, constituent l’unique

base des mixtes. Les autres éléments interviennent comme suit : l’Eau et le Mercure en

sont leurs premières nourrices, l’Air et le Soufre alimentent leurs Esprits, la Terre est

leur matrice commune, et enfin le Feu conserve leur union et leur action particulière

nommée Vie, par la chaleur tempérée seulement. Par ailleurs, dans ce texte, la logique

de l’analyse est poussée à son comble. Le Sel, base de tout corps mixte, est dans la

pratique chimique le Sel principe, fruit de la résolution du composé, mais en aucun cas

le résultat d’une combinaison ; l’expression « sels métalliques » ne peut ainsi être

considérée par l’auteur que comme un abus de langage.

5- Le sel de laboratoire, un Sel hermétique modeste

Le sel manipulé par le chimiste œuvrant à la préparation de médicaments au

XVII e siècle, demeure, dans son appréhension, celui développé par la doctrine des

théoriciens qui ne cesse pas de rendre compte de ses vertus et propriétés exhibées au

laboratoire malgré son orientation pharmacologique. Il est, comme nous l’avons

souligné, avant tout et surtout le Sel principe. Cela dit, son passage de la théorie à la

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 242

pratique en vue de l’élaboration de remèdes peut même être envisagé comme un

enrichissement. C’est en tout cas ce que l’on pourrait constater dans le manuel de

chimie de Le Febvre, où la nature perçue comme circulaire donne naissance à des

substances chimiques qui sont esprit plus ou moins fermé, ou sel plus ou moins ouvert.

La matière saline au fond de son creuset au laboratoire, préparée par exemple pour

servir de fébrifuge, est en effet selon lui le passé et le devenir de l’esprit universel dans

sa première indifférence ; autrement dit, la philosophie chimique saline du premier

moment de notre enquête est ici utilisée d’une manière naturelle par le cours de chimie

qui la développe dans toute sa modestie.

Nicaise Le Febvre1 (c.1615-1669) apprit son métier d’apothicaire auprès de son

père qui tenait boutique à Sedan. Il succéda à Davisson en 1651 au poste de

démonstrateur de chimie au Jardin du Roi. En 1660, il publia à Paris l’ouvrage qui nous

intéresse actuellement, Traicté de la Chymie2 en deux volumes chez Thomas Jolly, qui

connut plusieurs rééditions en anglais, allemand, latin, et cinq en langue française dont

la dernière en 17513. La même année que la parution de son cours de chimie, il était

alors apothicaire ordinaire du roi et « Distillateur chimique de sa Majesté et de

Monseigneur de Metz, Duc de Verneuil », Nicaise Le Febvre s’exila en Angleterre pour

prendre les charges de professeur de chimie et d’apothicaire de Charles II. En 1663, il

fût élevé au titre prestigieux de Fellow of the Royal Society.

Les mille quatre-vingt-douze pages du Traicté de la Chymie sont divisées en

deux grandes parties : la première « Qui servira d’instruction & d’introduction, tant

pour l’intelligence des Autheurs qui ont traité de la théorie de cette science en général :

que pour faciliter les moyens de faire artistement & méthodiquement les opérations

qu’enseigne la pratique de cet Art, sur les animaux, sur les végétaux & sur les minéraux,

sans la perte d’aucune des vertus essentielles qu’ils contiennent », et la seconde « qui

contient la suite de la préparation des sucs qui se tirent des Végétaux, comme aussi celle

de leurs autres parties, & celle des Minéraux ». Le Febvre débute son cours par des

considérations sur la nature de la chimie, des principes et éléments des choses

1 Sur Le Febvre, voir Owen Hannaway dans le D.S.B., op. cit., t. 8, 130-131 ; Hélène Metzger, Les

Doctrines Chimiques en France du début du XVIIe à la fin du XVIIIe siècle, 1923, réédition Blanchard, Paris, 1969, 62-82 ; J. R. Partington, op. cit., 17-24.

2 Nicaise Le Febvre, Traicté de la Chymie, Paris, 1660, deux tomes. 3 Antonio Clericuzio (« The internal laboratory. The chemical reinterpretation of medical spirits in

England (1650-1680) », in P. Rattansi et A. Clericuzio (éd.), Alchemy and chemistry in the 16th and 17th centuries, Archives internationales d’histoire des idées, 140, Dordrecht-Boston-Londres, 1994, 56) écrit que ce traité constitue « un des plus populaires manuels de chimie de la seconde moitié du XVIIe siècle ». Contrairement aux autres manuels de chimie étudiés en cette deuxième partie, le vouvoiement est de mise dans l’ouvrage de Le Febvre ; l’auteur ne viserait plus uniquement un public corporatiste de

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 243

naturelles, des vaisseaux et fourneaux, avant d’exposer de très nombreux procédés. Il se

déclare volontiers de la pensée de Paracelse, van Helmont et Glauber, sans toutefois

citer Pierre-Jean Fabre dont l’Abrégé des secrets chymiques lui aurait servi de source

non négligeable4, tout comme très certainement Joseph Du Chesne, qu’il ne cite pas

davantage. L’ouvrage de ce chimiste protestant passé en Grande-Bretagne renoue

explicitement avec un sel corporificateur d’un être spirituel omniprésent, et fait

intervenir un sel volatil représentant une étape obligée pour tous les mixtes avant de

recouvrer leur indifférence universelle. Nous rencontrerons dans ce texte les sels fixes et

essentiels de la chimie pratique, à côté du Sel Hermaphrodite spéculatif.

Le Febvre introduit comme tous ses prédécesseurs dans la matière un esprit

universel, substance totalement dépouillée de corporéité. Celui-ci est principe premier à

partir duquel tous les autres sont principes, radical et fondement de toute chose, et

semence universelle. Cet esprit est unique en essence, mais du fait qu’il détient en son

sein trois êtres distincts et non différents, cette substance est triple en dénomination : « à

raison de son feu naturel, elle est appellée soulfre, à raison de son humide qui est le

propre aliment de ce feu, elle est nommée Mercure : enfin à raison de ce sec radical qui

est le ciment & la liaison de cet humide & de ce feu, on l’appelle Sel »5. L’esprit

universel est ainsi un être pouvant adopter trois formes principielles, ou selon

H. Metzger, trois « accidents possibles » ; l’auteur prêtant au Sel le rôle de mortier

concret et de trait d’union entre les deux autres principes. Il semble établi depuis

environ 1620 que le Sel tient une position médiane entre ses co-principes, qu’il assure

une fonction jointive. Nuysement (1621), de Clave (vers 1620), Fabre (1636) et

maintenant Le Febvre se retrouvent sur ce point qui diffère d’une philosophie

paracelsienne telle qu’elle est reprise par Du Chesne, où le Soufre était le principe qui

permettait justement l’union entre les Sel et Mercure.

Dieu a créé cette substance une fois pour toutes, et l’a logée dans toutes les

parties de l’univers. Si on en prive une portion du monde, elle ne manque pas d’y

revenir pour la revivifier. Le Febvre poursuit :

« Or comme cet esprit est universel, aussi ne peut-il estre spécifié que par le moyen des ferments

particuliers qui impriment en luy le caractère & l’idée des mixtes, pour estre faits tels ou tels

professionnels de la santé, et prendrait l’ampleur d’un opuscule pour toute personne intéressée par la philosophie naturelle.

4 Voir Sylvain Matton, « Une source inavouée du Traicté de la Chymie de Nicaise Le Febvre : L’Abrégé des secrets chymiques de Pierre-Jean Fabre », Chrysopœia, S.E.H.A. – Archè, Paris et Milan, 5, 1992-1996.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 244

êtres déterminez, selon la diversité des matrices qui reçoivent cet esprit pour le corporifier. Ainsi

dans une matrice vitriolique, il devient vitriol, dans une matrice arsenicale, il devient Arsenic, la

matrice vegetable le fait estre plante, & ainsi de tous les autres. Mais remarquez icy deux choses,

la première ; que lorsque nous disons que cet esprit est spécifié dans telle ou telle matrice, que

nous ne voulons entendre autre chose, sinon que cet esprit a esté corporifié en tel ou tel composé,

selon la diversité de l’idée qu’il a receuë par le moyen du ferment particulier, & que néanmoins

on le peut retirer de ce composé, en le dépoüillant, par le moyen de l’Art, de ce corps grossier,

pour le revêtir d’un corps plus subtil, & le rapprocher ainsi de son universalité ; & c’est alors que

cet esprit manifeste ses vertus beaucoup plus éminemment. La seconde chose que vous avez à

remarquer est, que cet esprit ne peut retourner à sa première indifférence, ou à sa première

universalité ; qu’il n’ait perdu totalement l’idée qu’il a receuë de la matrice, dans laquelle il a

esté corporifié. Je dis qu’il faut qu’il ait tout à fait perdu cette idée, parce que quoy que ces

esprits ayent esté décorporifiés par l’Art ; si est-ce qu’il ne laissent pas de conserver encore pour

quelque temps le caractère de leur première corporification, comme cela paroist manifestement

dans un air empesté des esprits réalgariques & arsenicaux, qui voltigent invisiblement partout,

mais lorsqu’il a perdu cette idée tout à fait, il se rejoint alors à l’esprit universel, que s’il

rencontre quelque matrice fertile estant encores un peu empraint de son idée, alors il se

corporifie en plusieurs composés différens, comme cela paroist, par les plantes & par les

animaux qu’on voit estre produits sans semence, comme les champignons, les orties, les souris,

les grenouilles, les insectes & plusieurs autres choses, qu’il n’est pas besoin de rapporter »6.

L’esprit universel est donc indifférent à être telle ou telle chose, il est spécifié et

corporifié suivant l’idée qu’il prend de la matrice où il est reçu. Notons bien qu’après

décorporification, il demeure spécifié. Il peut également seulement être « idéifié » par

un des trois principes qui lui conférera alors plutôt la fixité ou volatilité, fluidité ou

solidité, selon que l’esprit tiendra plus ou moins du sel, du soufre ou du mercure. La

notion d’idée est toutefois assez obscure, elle semble représenter l’ensemble des

caractéristiques propres à un corps particulier, elle en serait sa détermination,

l’équivalent d’une volonté divine chez Vigenère. Dans le choix du mot, il est possible

d’y voir une influence néo-platonicienne. Cependant, l’esprit déterminé suivant l’idée

d’une certaine matrice – et qui s’est corporifié en conséquence –, peut se voir dépouillé

de son corps sans perdre pour autant la marque de son idée, du moins pour un certain

temps. L’idée aurait donc la capacité, après avoir formé l’esprit, de demeurer en

puissance en cet être décorporifié, et agir de nouveau sur lui, mais cette fois

indépendamment du lieu où il sera reçu.

Les esprits détachés de la « grossièreté » de leur matrice se présentent comme un

concentré de leur caractère et de leur « idée intérieure », ils apparaissent comme leur

5 Le Febvre, op. cit. in n. 2, 18. 6 Le Febvre, ib., 19-21.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 245

quintessence si on peut dire. Ainsi une goutte d’esprit de vitriol sera d’un effet très

nettement supérieur que plusieurs onces du corps vitriolique. Mais il est à remarquer

que l’idée du mixte que retient l’esprit, souvenir de sa matrice originelle, est vouée à lui

échapper : il est dans l’ordre des choses que tout tende à son « premier principe par une

circulation continuelle qui se fait par la nature, qui corporifie pour spiritualiser, & qui

spiritualise pour corporifier. Ainsi ces esprits tâchent continuellement de se dépoüiller

de cette idée qui les emprisonne, pour se réünir à leur premier principe, qui est l’esprit

universel »7. On lit :

« La Chymie s’efforce aussi de mesme de découvrir le nombre des substances premières &

similaires de tous les composez, pour les présenter aux sens ; afin qu’ils puissent mieux juger de

leurs offices, lors qu’ils sont encore joints dans le mixte, après avoir veu leurs effets & leurs

vertus en cette simplicité. Et c’est de là que le nom de Philosophe sensal a esté donné au

Chimiste. […] [Car l’Artiste chymique] se sert de l’instruction prise de la nature mesme pour

parvenir à sa fin, qui n’est autre que d’assembler les choses homogénées, & de séparer les choses

hétérogénées par le moyen de la chaleur : car il ne contribue rien autre chose que son soin & sa

peine, pour gouverner le feu selon que l’exigent les agens & les patiens naturels, afin de résoudre

les mixtes en leurs diverses substances, qu’il sépare & qu’il purifie en suite : car le feu ne cesse

point son action, au contraire il la pousse & l’augmente plûtost, jusques à ce qu’il ne puisse plus

trouver aucune hétérogénéité dans le composé »8.

Cette discipline porte son intérêt sur toutes les choses créées, tant corporelles

que spirituelles, tant visibles qu’invisibles. Comme elle ne reçoit pour principes au

regard de Le Febvre que des choses perçues par les sens, la chimie bâtit sa pratique sur

les cinq substances homogènes de Du Chesne, qu’elle admet pour principes puisqu’elles

représentent ce en quoi en dernière analyse se résolvent les mixtes. Nous sommes déjà

bien familiarisés avec eux, ce sont les phlegme ou eau, esprit ou mercure, soufre ou

huile, sel et terre. Les trois premiers se présentent à nous sous forme liquide, les deux

autres sous forme solide. La terre et l’eau, eu égard à leur peu d’efficacité, sont

communément perçues comme des principes passifs. En revanche le soufre, l’esprit et le

sel ont une vertu pénétrante et subtile, et à cet effet gagnent le titre de principes actifs.

Cependant notre chimiste s’interroge à bon droit de la pertinence du terme de

principe. Pour Le Febvre, l’expérience semble d’ailleurs le confirmer, le mercure se

change en soufre, puisque l’humide est l’aliment du chaud, « l’aliment se

métamorphose en l’alimenté ». Or aucun principe par définition ne peut être composé

d’autres principes. Il serait plus convenable alors de parler d’éléments, car les cinq

7 Le Febvre, ib., 23. 8 Le Febvre, ib., 24.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 246

substances sont bien les premiers et derniers constituants des mixtes. Mais l’auteur

accepte de ne pas déroger à l’usage et décide de conserver pour son traité le terme de

principe ; ce sont de toute façon les parties constitutives des composés. Il attribuera le

nom d’élément à « ces grands & vastes corps qui sont les matrices générales des choses

naturelles »9 dont nous parlerons après avoir détaillé les cinq principes ; les choses

naturelles étant pour Le Febvre tout ce qui a été créé par Dieu, y compris les substances

non corporifiées tel que l’esprit universel.

Les principes actifs perdent, par rapport à Fabre dont le discours est assez proche

en comparaison du livre I du Traicté de la chymie, beaucoup de leur force chez notre

auteur. Certes Le Febvre les évoque d’entrée de jeu, et les définit comme étant les trois

facettes de la personnalité de l’esprit universel. Mais ils deviennent des noms de

qualités : soufre pour le chaud, mercure pour l’humide et sel pour le sec ; trois

caractéristiques qui décident de l’état de l’esprit « idéifié », plus ou moins volatil, fluide

ou solide. Le regard de l’auteur étant davantage tourné vers la pratique, il est possible de

les voir plutôt comme les principes d’avant corporification de l’esprit universel.

Lorsqu’il s’agira de comprendre une union mixtive, le « Philosophe sensal » choisira de

traiter avec cinq principes démontrables par la distillation des mixtes et présents dans

chacun de ces derniers. Il est pourtant troublant de les retrouver lors de l’objection de Le

Febvre au sujet du terme de principes pour nommer les huile, esprit, sel, phlegme et

terre, objection s’appuyant sur ces trois êtres principiels pour le moins incorporels et par

conséquent éloignés de la chimie palpable qu’il prône, surtout avec les cinq principes

qui se veulent isolables. Il apparaît à nos yeux deux niveaux de lecture des Sel, Soufre

et Mercure ; d’un côté les trois accidents de l’Esprit universel, et de l’autre les mêmes,

mais figés dans une certaine corporéité. Comme on le comprendra tout au long de cette

étude du Traicté de la Chymie, Le Febvre expose une théorie très élaborée, mais

également très syncrétique.

Le phlegme insipide est la première substance qui se dégage sous forme de

vapeur de la distillation d’un mixte. A l’instar de de Clave, Le Febvre insiste sur

l’importance de l’eau dans la composition mixtive, l’eau est principe à part entière. Le

phlegme modère l’acidité des esprits, dissout le sel, lie la terre aux sels qui sont tous

deux friables et secs, et par son absence, le mixte perd de son maintien. A cause de sa

facile évaporation, il est vu par l’auteur comme le responsable de la dégradation des

corps, car il a la charge de retenir les autres principes « en bride ». Il est le garant de

l’intégrité du mixte. Apparaît ensuite, lorsque l’auteur anatomise un composé, le

9 Le Febvre, ib., 26.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 247

mercure ou esprit, ou encore humide radical. L’esprit principiel est une substance

subtile qui a toutes les marques d’un acide, il s’unit d’une manière presque parfaite au

Sel. Il est aux yeux de l’auteur un véritable Protée qui entre autres choses fait partager

ses propriétés à l’eau qui devient ainsi prévenue de la corruption10, mais en échange

tempère son activité. Tout comme le phlegme qui, en trop petite quantité dans un

composé, expose celui-ci à des brûlures internes dues au déséquilibre principiel du

corps, et dans le cas contraire ralentit l’activité de ce dernier, le mercure se doit de

respecter « l’économie » du composé dont il forme une partie, pour empêcher par

exemple l’accroissement des excréments, et pour fortifier toutes ses facultés.

Le troisième principe tiré de la résolution par le feu d’un composé possède

diverses appellations : soufre, huile, feu naturel, lumière, feu vital, baume de vie. Il est

d’une nature combustible, propriété qu’il confère au mixte. L’auteur poursuit :

« Il ne reçoit pas facilement le sel, qu’il ne soit auparavant allié avec quelque esprit ; ou que le

sel ait esté circulé avec l’esprit, avec lequel il a une grande sympathie, & c’est alors qu’ils

reçoivent ensemble le soufre fort facilement, ce qui est très remarquable, parce qu’on ne peut

faire exactement sans cette connoissance, les panacées, les vrais magistères, les essences, les

arcanes, ny les autres remèdes les plus secrets qui ne sont point du gibier de la Médecine, non

plus que de la Pharmacie galénique, à cause que ceux qui font profession de cette médecine ne

peuvent pas rendre raison des plus beaux effets naturels, parce qu’ils attribuent ces effets aux 4.

premières qualités »11.

Par l’union du sel à l’esprit, Le Febvre a dans l’idée certainement un procédé tel

celui de la Panacée universelle de de Clave où une union intime entre Mercure et Sel

était requise pour pouvoir accepter la présence du Soufre. Le Sel doit être ainsi préparé

« spirituellement » pour être joint à l’huile. Pourtant précédemment l’auteur a exposé

plutôt le contraire, c’est-à-dire que le Sel joue le rôle d’intermédiaire entre les deux

autres principes. Pour ce mixte l’ordre d’introduction des constituants semble en tout

cas capital : d’abord sel + esprit, puis, (sel+esprit) + soufre.

Le soufre, en tant que premier principe de chaleur, ne gèle pas. Incorruptible, il

conserve les choses en empêchant la pénétration de l’air. « […] Il adoucit l’acrimonie

du sel, il se coagule & se fixe par son moyen, il domte (sic) l’acidité des esprits de telle

façon que mesme les plus puissantes eaux fortes ne peuvent rien sur luy, ny sur les

composés où il abonde. Il aide à lier la terre, qui n’est que poudre, avec le sel dans la

composition du mixte, il cause aussi la liaison des autres principes ; car il tempère la

10 A cette époque, de l’acide vitriolique était mélangé à l’eau embarquée sur les navires pour protéger

l’équipage du scorbut ; cette « précaution » était meilleur marchée que le jus de citron. 11 Le Febvre, ib., 36.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 248

sécheresse du sel & la grande fluidité de l’esprit, enfin par ce moyen, ces trois principes

causent ensemble une viscosité qui s’endurcit quelques-fois après, par le mélange de la

terre & du phlegme »12. Le Soufre paraît servir maintenant d’entremetteur entre Sel et

Esprit. En fait, il faut donc comprendre que chaque principe a besoin d’un deuxième

pour se lier au troisième. Ils relèvent tous à l’origine d’une même nature de toute façon.

La terre et le sel apportent aux mixtes la « fermeté requise pour sa durée » et

servent de base et de fondement aux composés. La première n’étant néanmoins sans

pouvoir ni action en comparaison du sel. Sec et friable, ce dernier n’en est pas moins

pourvu d’une certaine humidité, comme en témoigne sa liquéfaction. Il est pour Le

Febvre fixe et incombustible, ce qui permet de le purifier par le feu. Il ne souffre pas de

putréfaction et peut se conserver sans jamais être altéré. Le Febvre précise les

caractéristiques du Sel qui ne doit pas être confondu avec le Sel central hermaphrodite :

« Le sel se dissout facilement à l’humide, estant dissout il soustient le soulfre & se le joint par le

moyen de l’esprit. Il est utile à beaucoup de choses ; car il fait que le feu ne puisse pas consumer

l’huile promptement : c’est pourquoy le bois flotté ne produit pas une grande flamme qui soit de

longue durée, à cause qu’il est privé de la plus grande partie de son sel, c’est aussi le sel qui rend

la terre fertile, car il sert comme de baume vital avec l’huile pour les végétaux, & de là vient que

les terres qui sont trop lavées de la pluye perdent leur fécondité : il sert aussi à la génération des

animaux, comme c’est encore luy qui endurcit les minéraux : mais remarqués que ces effets ne se

produisent que lorsqu’il est dans une juste proportion, car le trop, empesche la génération &

l’accroissement, à cause qu’il ronge & qu’il ruine par son acrimonie ce que les autres substances

peuvent produire. Mais afin que vous ne vous trompiés pas par l’ambiguité de ce mot de sel, il

faut que vous sçachiés, qu’il y a un certain sel central, principe radical de toutes les choses, qui

est le premier corps dont se revest l’esprit universel, qui contient en soy les autres principes, que

quelques-uns ont appellé sel hermétique, à cause disent-ils que c’est Hermès qui en a parlé le

premier : mais on le peut appeler plus légitimement le sel hermaphrodite, à cause qu’il participe

de toute la nature, dautant que c’est le centre où toutes les vertus naturelles aboutissent, & que

les véritables semences des choses ne sont qu’un sel congelé, cuit & digéré : ce qui paroit

véritable, en ce que, si vous faites boüillir quelque semence que ce soit, vous la rendrés stérile à

l’instant, parce que cette vertu séminale consiste en un sel très subtil qui se résout en l’eau ; d’où

nous apprenons que la nature commence la production de toutes les choses par un sel central &

radical, qu’elle tire de l’esprit universel. La différence qui est entre ces deux sels est que ce

premier engendre l’autre dans le mixte, & que le sel hermaphrodite est toujours un principe de

vie, & que l’autre est quelquesfois un principe de mort »13.

Ce passage expose les propriétés de deux Sels, pour reprendre la nuance de Le

Febvre, distincts mais non différents. Le Sel Hermaphrodite, dont nous avons entendu

12 Le Febvre, ib., 37.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 249

parlé pour la première fois dans le Traicté de la matière… de Du Chesne, puis surtout

chez Fabre puisqu’il est ici associé au Sel central, engendre le second, certainement le

Sel principe participant de la mixtion d’un corps duquel le chimiste peut l’extraire par le

moyen de l’art. Contrairement à Fabre dont l’Abrégé l’aurait inspiré, Le Febvre se doit

d’être plus proche de la réalité expérimentale, et traite dans la première partie de la

citation du Sel comme un des cinq principes qui se tirent de la résolution des corps

composés, que nous sommes tentés de définir à la manière de la Brosse comme un Sel

principiel second pour le distinguer de la forme saline de l’esprit, laquelle est à nos yeux

plutôt le sel hermaphrodite lui-même. Il est difficile de faire le tri entre les propriétés de

l’un et de l’autre puisqu’ils sont bien entendu très liés. L’auteur n’y arrive d’ailleurs pas

réellement et disserte d’un Sel principe à la fois âcre, dissoluble et qui participe de la

génération des choses naturelles tout en leur offrant consistance et participation

équilibrée à la mixtion. Conscient de « l’ambiguïté » du mot sel, Le Febvre se sent plus

à l’aise pour décrire le « sel central principe radical » de toute chose, première

corporification de l’Esprit universel recelant en son sein également les natures

sulfureuse et mercuriale.

Nous ne pouvons que constater la filiation de pensée entre les chimistes

théoriciens et ce personnage qui a enseigné la chimie dans le cadre institutionnalisé du

Jardin du Roi. Nous retrouvons le premier habit de l’esprit universel, où convergent et

se fixent les vertus de la nature. Sel congelé, semence universelle, c’est le premier

fondement salifié des corps. Le Sel radical marque par la congélation de l’Esprit

universel un enracinement dans le monde d’ici-bas de ses trois essences sous forme de

semence salée donnant naissance à tout être par leur spécification en principes

extractibles par le chimiste. Il représente l’outil indispensable à la nature pour produire

les êtres naturels et l’étape obligée entre l’esprit universel et les productions de celle-ci.

Enfin, la terre, quant à elle « artistement » isolée, est pour le chimiste pesante.

Prise dans une union mixtive, elle rend le corps poreux, et par conséquent peut l’alléger.

C’est le dernier principe. Elle ne possède comme qualités qui lui soient propres que la

sécheresse et « l’astriction ». Cependant,

« cette terre retient toujours en soy le caractère indélébile de la vertu qu’elle a possédée ; de

corporifier & d’idéifier l’esprit universel. La première idée qu’elle luy donne ; c’est celle de sel

hermaphrodite qui redonne par son action à cette terre ses premiers principes, si bien que le

mixte est comme résuscité, parce qu’on peut encor retirer de ce mesme corps les mesmes

principes en espèces, qu’on en avoit auparavant séparés par l’opération chymique […] [La terre]

augmente la fermeté du composé : car lorsqu’elle est jointe au sel, elle cause la corporéité & par

13 Le Febvre, ib., 39-40.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 250

conséquent la continuité des parties, estant meslée avec l’huille elle donne la ténacité, la

viscosité, & la lenteur, elle donne doncques avec le sel la dureté & la fermeté […] »14.

Une trop importante proportion de terre conduit le corps à devenir pesant, tardif,

froid, et « stupide ».

Isolée des quatre autres principes, la terre a la propriété d’accueillir et de

corporifier l’esprit universel qui vient à elle sous l’aspect consistant du sel

hermaphrodite. Celui-ci revivifie évidemment cette terre esseulée, c’est le Mercure des

Philosophes des « vieux chimistes » nous dit Le Febvre, il contient les tria prima,

lesquels acquièrent certainement un état concret du fait de la corporification offerte par

le principe terreux. On peut retirer de ce dernier ces « mesmes principes en espèces » ;

peut-être pas le phlegme cependant. Le Febvre nous avait déjà avertis au début de son

ouvrage de la possibilité d’enrichir de nouveau la tête morte en esprit universel : « en

quelque endroit qui soit à couvert des injures de l’eau, […] cet esprit ne manquera pas

d’y reprendre sa place, à cause qu’il est puissamment attiré par cette matrice, qui n’a

point d’autre avidité que de se refournir de cet esprit […] »15. Cela va à l’encontre de ce

qui est écrit dans les Elemens de Chymie de Beguin réédités encore à cette époque, selon

lesquels le sel générateur une fois extrait par lessivage ne peut reprendre sa place dans

la matrice terreuse. Pour Le Febvre, aucun endroit dans l’univers ne peut rester bien

longtemps exempt de son esprit salifié. On pourrait dépouiller le caput mortum du sel

hermaphrodite qui vient de s’y installer sous la forme d’huile, de mercure et de sel, puis

attendre que la terre soit derechef empreinte de cette idée pour recommencer

indéfiniment le processus. Le problème résiderait sans doute dans la durée d’imbibition

de la terre en esprit universel.

Le Febvre est loin de rejeter les quatre éléments aristotéliciens ; ce sont pour lui,

à l’instar de Paracelse, les matrices16 universelles de toutes choses. Les éléments ont

deux natures, l’une spirituelle enclose dans l’autre, la corporelle. Au moyen de l’art, on

peut dépouiller l’élément de son corps grossier, on le spiritualise au point qu’il devient

invisible. Il perd alors le caractère et l’idée du corps, et « se rejoint » ainsi à l’esprit

universel, pour reprendre quelque temps après sa première idée, ou « quelque autre

différente de celle-là, par le caractère & le ferment de telle matrice, enclose dans telle

ou telle partie de tel ou tel élément ». Le ferment est une « étincelle de lumière céleste

14 Le Febvre, ib., 42. 15 Le Febvre, ib., 19. 16 Les Péripatéticiens (que l’auteur oppose aux « Chymistes ») ont eut aussi recours à la calcination

du bois pour y retrouver leurs quatre éléments. « Mais en Chymie, on prend les éléments pour ces quatre

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 251

& divine », logée dans tous les individus. Il ne paraît pas aux sens, mais n’a de cesse de

« réduire de puissance en acte toutes les choses, afin de les conduire au point de leur

prédestination naturelle »17. L’auteur ajoute :

« Ce sont là les véritables effets des éléments, qui sont, comme nous avons dit, de corporifier &

d’idéifier l’esprit universel par les divers ferments qui sont contenus dans leurs matrices

particulières, & de luy donner les caractéristiques qui sont gravés en elles : car, comme nous

avons dit, cet esprit est différent à tout, & peut estre fait tout en toutes choses. Cela se fait parce

qu’elle agit perpétuellement, & que comme c’est une essence finie, aussi ne peut-elle pas créer

non plus que détruire aucun estre, à cause que ces deux choses requièrent une puissance

infinie »18.

Pour Le Febvre, il n’y a pas d’autre feu élémentaire que le ciel mesme et sa

lumière. Ce que les sectateurs d’Aristote nomment feu dans les mixtes, n’est rien

d’autre chose que le soufre du composé. Le feu que nous connaissons, poursuit-il, le feu

visible, n’est pas pur, et contient beaucoup de soufre. Une fois rendu spirituel, il rejoint

son lieu naturel, « en haut & par-dessus l’air », les astres. L’auteur joint alors dans son

discours feu et sel hermaphrodite :

« Les continuelles influences du Ciel & des astres, produisent incessamment le feu ou la lumière

spirituelle qui commence à se corporifier premièrement en l’air où il prend l’idée de sel

hermaphrodite qui tombe après en l’eau & dans la terre, où il se revêt du corps de minéral, de

végétal ou d’animal, par le caractère & l’efficace de quelque matrice particulière, qui luy est

imprimé par l’action du ferment ; & alors que ce corps se dissout par le moyen de quelque

puissant agent, son soulfre, son feu ou sa lumière corporifiée s’épure de telle sorte, que les astres

l’attirent pour leur nourriture, parce que les astres ne sont autre chose qu’un feu, qu’un soulfre ou

qu’une très pure lumière actuée »19.

L’esprit universel est donc le feu élémentaire, ou alors il devient cette lumière

spirituelle sous l’influence du Ciel. Sa première corporification, on le sait, est en sel

hermaphrodite, et elle a en réalité lieu dans l’élément aérien, et non dans la terre

contrairement à ce que l’auteur a précédemment laissé entendre. Nous retrouvons le

schéma que nous avions avancé au sujet de la salification du feu en air, puis de celui-ci

en eau et enfin en terre, chez Vigenère ; chemin identique parcouru par les influences

célestes chez Sendivogius, et par l’esprit universel de Fabre, aboutissant dans les deux

cas à un sel. Une fois « idéifié », alourdi, l’esprit tombe à tour de rôle dans l’élément

grands corps, qui sont comme quatre matrices qui contiennent en elles les vertus, les semences, les caractères & les idées qui sont donnés de l’esprit universel » (Le Febvre, ib., 44).

17 Le Febvre, ib., 457. 18 Le Febvre, ib., 50.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 252

eau, puis dans l’élément terre où il sera spécifié en une substance qui pourra être

dissoute puis subtilisée, permettant ainsi le retour du feu corporifié à son lieu d’origine

en tant que nourriture des astres ; l’aliment se transforme en l’alimenté.

La nature fait un cercle par l’envoi perpétuel de l’esprit universel qui, comme on

le verra, se corporifie en des sels de plus en plus grossiers pour ensuite se vêtir à

l’inverse de sels qui le sont de moins en moins, pour enfin recouvrir son entière

universalité. « Rien ne se perd en la nature, qui s’entretient par ces deux actions

principales qui sont spiritualiser pour corporifier, & corporifier pour spiritualiser, […]

& ce sont comme deux eschelles par où les influences descendent en bas, & qui du bas

remontent en haut ; car les vertus des cieux ne seroient pas de si longue durée &

s’envieilliroient tous les jours »20. On remarquera l’allure à la fois « hermétique » et

néo-platonicienne de ce texte qui se poursuit par l’annonce de Le Febvre d’admettre une

création et une destruction continuelles des substances sublunaires. L’esprit est par

conséquent sans cesse recyclé dans une économie générale de l’univers. Il ne faut

pourtant pas croire, nous met-il en garde, qu’il est impossible de pouvoir faire passer

« tout un corps en esprit, & de remettre ce mesme esprit en corps ; car vous sçavés que

l’Art appliquant l’agent au patient peut faire en peu de temps ce que la nature ne

pourroit faire dans un grand intervalle »21.

Pour l’auteur, l’air n’entre pas dans les compositions des mixtes ; affirmation

déjà présente dans la Nouvelle Lumière Philosophie de de Clave. Son principal usage

est de servir de matrice à l’esprit universel, dans laquelle celui-ci commence à prendre

quelque idée corporelle, avant de se corporifier tout à fait dans les éléments eau et terre,

qui produisent les mixtes, « qui sont les fruits des éléments ».

Les quatre éléments de l’apothicaire ne peuvent se changer les uns en les autres,

et n’ont rien de parties constitutives des mixtes : ce sont la planète Terre, l’eau qu’elle

supporte, l’air qui l’environne et le feu des astres qui l’éclaire. Il n’est pas étonnant que

Le Febvre les décrive comme de « grands & vastes corps ».

L’eau, en tant que principe constituant les mixtes, est ce que l’auteur a nommé

plus haut, le phlegme principe. Par contre, l’élément eau matriciel, qui concourt à la

composition de l’univers, contient en soi selon le sentiment de Le Febvre une grande

quantité de réceptacles particuliers qui produisent « une belle & agréable diversité de

fruits » : poissons, insectes aquatiques, certains végétaux, coquillages, etc. « L’eau est

donc la seconde matrice générale où l’esprit universel prend l’idée de sel qui luy est

19 Le Febvre, ib., 53. 20 Le Febvre, ib., 54.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 253

envoyé de l’air qui l’a receu de la lumière & des cieux, pour la production de toutes les

choses sublunaires »22. L’eau représente clairement pour notre auteur la deuxième

enveloppe corporelle du feu spirituel, un sel hermaphrodite se faisant imperceptiblement

plus sensible. De même, la terre en tant que constituant des mixtes est le principe

terreux, et la terre en tant qu’élément de l’univers, est une matrice. Mais la frontière est

mince entre ces deux conceptions. Tout comme pour Fabre :

« Il semble mesme que l’esprit universel aime mieux la terre qu’aucun autre des éléments,

d’autant qu’il descent du plus haut des cieux où il est en son exaltation, pour venir se corporifier

en elle. Or le premier corps que prend l’esprit universel, est celuy du sel hermaphrodite, duquel

nous vous avons parlé cy-dessus, qui contient généralement en soy tous les principes de vie, il

n’est pas privé du soulfre ny du mercure, car il est la semence de toutes les choses qui se

corporifie puis après, & prend l’idée & la taleteité des mixtes par la vertu des caractères des

matrices particulières, qui sont encloses dans le ventre de ce grand élément »23.

Voilà le sel hermaphrodite à son troisième degré de corporification de l’esprit,

celui qui équivalait chez Sendivogius au Sel nitre de la Terre, il l’était auparavant à

celui de son sel nitre de l’air. A ce stade il est à même en tant que semence universelle

de tout générer dans notre monde. Selon Le Febvre, s’il rencontre une matrice

vitriolique il se fait vitriol, une matrice végétale ou animale, il se fait plante ou animal,

etc., et ce par « l’efficace » des diverses fermentations naturelles. Pour expliquer la

grande diversité de mixtes, il faut donc, souligne l’auteur, une infinité de matrices

particulières24.

Le feu céleste ne peut exercer son action que par l’intermédiaire de son

déguisement salin, le seul habit qui lui permette d’influer sur les choses d’ici-bas ;

purement spirituel il ne serait par ailleurs d’aucune utilité. Néanmoins, pour l’auteur,

lorsque l’esprit est uni à un corps qui le cache sous son « écorce » saline, il est comme

21 Le Febvre, ib., 55. 22 Le Febvre, ib., 60. 23 Le Febvre, ib., 61. 24 L’esprit universel est indifférent à être fait toutes choses, il « n’est déterminé à tel estre particulier,

que par le caractère des matrices particulières, & dautant que chaque élément est rempli de ces matrices […]. Chaque élément contribue aussi quelque chose du sien pour la perfection du composé. Le Ciel luy communique par ses astres sa vertu céleste, spirituelle & invisible, qu’il envoye dans l’air où elle commence à se corporifier en quelque façon, l’air ensuite l’envoye dans l’eau ou dans la terre, où elle commence d’opérer & de se lier à la matière pour se forger un corps par le moyen des diverses fermentations naturelles, qui causent les changemens aux choses ; parce que cet esprit est le véritable agent, & la véritable cause efficiente interne de ces fermentations qui se font dans la matière qui n’est de soy que purement passive, dautant qu’il en est l’archée & le directeur général. Car lorsqu’il est meslé & uny dans le corps qui nous le couvre sous son escorce il ne peut manifester ny produire les merveilleux effets qu’il recèle en soy à cause qu’il est emprisonné ; & qu’il ne pourra jamais exercer ny montrer ses vertus, s’il n’est premièrement despestré des liens de corporéité & de la grossièreté de la matière, c’est aussi à cela que la Chymie travaille avec tant de peines, de soins & d’étude, pour faire connoistre les belles vérités de cette science naturelle » (Le Febvre, ib., 64-65).

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 254

prisonnier, il ne peut manifester pleinement ses merveilleux effets. C’est bien là le

paradoxe du sel qui est, on peut dire, un mal nécessaire. Il sert à la fois de support aux

actions spirituelles, mais également de brides de par sa grossièreté matérielle toute

relative pour l’esprit qui a donné naissance à une substance physique. C’est à ce

moment-là qu’intervient la chimie pour l’apothicaire, qui travaille « avec tant de peines,

de soins & d’étude » pour révéler les belles vérités de la nature, en dissolvant et

spiritualisant un « sel » certainement lourds et encombrant.

Il est remarquable que sans l’esprit universel la matière n’est rien, et par voie de

conséquence le sel non plus. Pourtant sans ce dernier qui est le nécessaire intermédiaire

entre le spirituel et le corporel, l’esprit devient inefficace. Celui-ci contient à notre avis

déjà en lui, ce qui lui permet d’être agissant dans le monde sublunaire ; l’aspect salin de

l’esprit devient de plus en plus présent lors de son entrée dans cette partie de l’univers,

rendant l’agent des cieux moins spirituel, obligeant à l’appeler sel hermaphrodite.

Mais ce premier principe idéifié peut être principe de vie ou de mort

relativement à tel ou tel mixte. « Pour donc nous accomoder à la façon ordinaire de

parler, nous dirons que les principes de vie ne sont rien autre chose avant la composition

du mixte que l’esprit universel, en tant qu’il aura pris l’idée des principes bénins à la

nature humaine, & qui portera dans le centre de son sel hermaphrodite, un soulfre

modéré, un mercure tempéré, & un sel doux : comme au contraire les principes de mort

ne sont que ce mesme esprit ; ayant en son mesme sel hermaphrodite un soulfre acre, un

mercure mordicant & un sel corrosif »25.

Les principes de mort, terme qui n’est pas scrupuleusement approprié puisque

les principes doivent toujours composer et non détruire, descendent des astres par le

moyen de l’esprit universel qui a trois dénominations diverses comme on le sait. Aussi

le soufre âcre contient-il aussi un mercure « mordicant » et un sel corrosif. Il est bon de

préciser que les trois principes sont toujours unis, et si on les considère parfois

séparément, ce n’est que pour mieux faire comprendre leur nature et leurs effets. Mais il

est vrai qu’il y a toujours un principe qui prédomine sur les deux autres, pouvant même

cacher leur vertu. Les soufre de mort et mercure de mort, c’est-à-dire contre la nature

humaine, se manifestent aussi bien dans les airs que de manières terrestres. Le Febvre

poursuit sur le Sel de mort :

« Or comme le sel est le principe qui cause la corporification en toutes les choses, & que c’est

luy qui rend le soulfre & le mercure visibles & palpables, à cause de l’alliage qu’il en fait ; le sel

corrosif corporifie aussi les deux autres principes de mort, & les rend visibles par le moyen du

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 255

corps qu’il donne ; car autrement, ces substances demeureroient invisibles dans l’esprit

universel, si elles n’estoient faites visibles & corporelles par l’action du sel ; & c’est par ce

moyen que nous trouvons véritable la maxime si importante de ce grand Philosophe, qui dit que,

quod est occultum fit manifestum & vice versa. La violence & la malignité de ce sel de mort ne

se manifeste guerres visiblement dans les choses naturelles : mais lorsque l’Art a travaillé sur un

ou plusieurs mixtes, c’est alors que son action paroist, comme cela se voit dans les sublimés

corrosifs, dans les eaux fortes, dans le beurre d’antimoine & dans plusieurs autres choses qui

sont de cette nature »26.

Il apparaît donc que c’est le sel, un des trois accidents de l’esprit universel, qui

soit la cause de l’acidité de certains corps ; ce serait le travail de laboratoire qui

exacerberait la vertu corrosive du sel de mort. L’acidité de l’esprit principiel serait-elle

redevable elle aussi de l’action de ce dernier ?

Le Febvre aborde maintenant les corps composés qu’ils soient animaux,

végétaux ou minéraux, sont formés de soufres, esprits et sels animaux, végétaux et

minéraux qui lui viennent de l’esprit universel. On le constate aisément suivant le fait

qu’un être d’un règne peut servir d’aliment à un être d’un autre règne de la nature. Tout

« ce qui est nourry est nourry par son semblable » ; le dissemblable est chassé comme

étant un excrément, au risque si on ne le fait pas de provoquer des maladies.

Les marcassites sont, d’après la pratique de l’auteur, fusibles au feu, mais sont

friables et ne s’étendent pas sous le marteau. Ils participent de ce fait des essences des

métaux et des pierres. Les marcassites, ou « moyens minéraux », sont pour la plupart

des sucs métalliques dissous ou condensés, comme le sel

« qui est un corps fort friable qui se résout à l’humide & qui se coagule au sec ; ce qui fait juger

que le principe qui abonde en ce mixte est le sel dont il tire son nom ; on juge aussi que puisque

c’est un mixte, qu’il n’est pas aussi par conséquent destitué des autres principes, comme cela se

voit par l’action du feu sur ce composé. Les sels sont naturels ou artificiels ; la nature engendre

les premiers, qu’on appelle des sels fossiles : l’Art fait les sels artificiels, c’est pourquoy il y en a

plusieurs espèces, comme pour exemple, le sel gemme, le sel armoniac, le salpêtre ou le sel nitre,

le sel de puits, le sel marin, le sel de fontaines, les alums & les vitriols, qui ont tous des qualités

spécifiques, & qui sont différentes les unes des autres, selon la nature des principes ausquels ils

abondent, qui sont ou fixes ou volatils, ou qui sont dissolvants ou coagulants, comme cela se

peut voir par la diversité des opérations, qu’on peut faire sur chaque espèce de ses sels »27.

La chose est décidée, les substances salines, du moins celles considérées comme

telles, doivent leur rattachement à la classe des sels à leur forte proportion en sel

25 Le Febvre, ib., 67. 26 Le Febvre, ib., 70-71. 27 Le Febvre, ib., 95.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 256

principiel duquel elles doivent leur sécheresse et solubilité dans l’eau. Elles ne sont pas

pour autant dépourvues des autres principes qui les différencient. Il n’est pourtant pas

mentionné qu’elles soient d’une nature plus proche du sel hermaphrodite qui serait la

matière première des choses. Du reste, il y a les sels que l’on forme au laboratoire et

ceux que l’on extrait des entrailles de la terre. Lorsqu’un auteur cite au XVIIe siècle des

substances salines, il fait rarement preuve d’originalité, et énonce toujours les sels

commun, armoniac, nitre, vitriol et alun. Cependant, Le Febvre ne dresse ici que la liste

des corps salins obtenus sans le moyen de la chimie, et n’évoque par conséquent pas le

sel alkali tiré de la calcination des substances végétales qui devait tout de même être le

plus représentatif des sels chimiques de cette époque.

Le « beau mixte », « chef-d’œuvre de l’Art » qu’est le verre, doit se rapporter

selon l’auteur également aux marcassites, vu qu’il fond aisément, et que néanmoins il ne

peut s’étendre sous le marteau. Aux côtés des sels, nous trouvons les moyens minéraux

dont font partie les terres minérales (terre, craie, argile, et les chaux qui sont des pierres

contenant un sel corrosif et un feu caché). La portion de sel, certainement importante

puisque Le Febvre prend la peine de le préciser, de ces corps ne semble pas en faire

pour autant des sels. Il est possible que leur indissolubilité en soit la cause.

Une des principales fins de la Chimie, avons-nous appris, est de spiritualiser et

de corporifier, pour séparer le pur de l’impur. « La spiritualisation change tout le corps

en esprit, en sorte qu’il ne nous est plus palpable ny sensible : & par la corporification

l’esprit reprent son corps & se rent derechef manifeste à nos sens, mais ce corps est un

corps exalté, qui est bien différent en vertu de celuy dont il a esté tiré, puis que ce corps

ainsi glorifié, contient en soy le mystère de son mixte »28. En outre, les mixtes ont plus

ou moins d’efficacité, d’action, selon le plus ou le moins de « principes efficiens ». En

effet, tous les composés n’ont pas les cinq principes dans la même proportion. De la

surabondance en un principe dépendent les vertus d’un corps. « Si on prive pour

exemple, un mixte de son sel, il perdra la faculté dessicative, détersive, coagulative, &

toutes les autres propriétés qui proviennent du sel »29. Mais est-ce réellement pensable

d’ôter le principe salin d’un corps ?

Le Febvre écrit dans le chapitre « Des observations nécessaires pour la

séparation & pour la purification des cinq premières substances, après qu’elles ont esté

tirées des composés » que les esprits sont des « sels ouverts » reprenant ici le terme de

de la Brosse, et en innovant les sels des « esprits fermés ». Ce qui montre bien

28 Le Febvre, ib., 123. 29 Le Febvre, ib., 179.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 257

l’interdépendance sel/esprit. Plus loin, il note qu’il est aisé de séparer le phlegme et

l’huile tirés d’un corps, et le sel de la terre de ce corps, alors que l’on « ne sépare le sel

de l’esprit que par une grande & violente chaleur, à cause de la grande sympathie qui est

entre l’esprit & le sel : ce qui fait remarquer qu’il faut des sels pour fixer les esprits, &

qu’il faut aussi réciproquement des esprits pour volatiliser les sels »30. L’auteur définit

la relation entre les deux principes par le mot de sympathie (de Clave avait

précédemment fait le choix de celui d’affinité), laissant donc penser à une conformité de

nature. Le Febvre rapporte à ce propos un fait concernant la distillation du moût de vin.

Avant fermentation, ne montera que du phlegme, l’esprit étant attaché fortement au sel

essentiel du vin. En revanche, après fermentation de ce moût, un esprit ardent se

distillera le premier, devançant même le phlegme, « il ne restera au fonds qu’un extrait

ingrat & mauvais, parce que ce sel essentiel du moust aura esté volatilisé en esprit par

l’action de la fermentation »31.

L’auteur précise que le sel volatil n’est qu’un esprit coagulé, ou une substance

qui est d’une « nature moyenne entre les sels & les esprits », par le mélange d’une petite

portion du soufre interne du mixte dont il a été tiré ; il sera souvent fait allusion au sel

volatil sulfuré. Ce dernier terme ne se référera pas toujours à une substance purement

corporelle. Comme on l’observera il sera, à l’opposé du sel hermaphrodite, la dernière

corporification de l’esprit universel avec son retour à une indifférence universelle.

Pourtant, il est à noter que Le Febvre n’évoque pas l’existence de ce sel volatil, dernière

demeure corporelle de l’être spirituel, dans la partie de son opuscule réservée à l’aspect

théorique de la chimie. Le chimiste n’use pas non plus pour nommer cette substance de

l’expression bien répandue de « sel armoniac ». Peut-être est-il permis d’y voir un désir

critique de l’auteur d’en rester aux observations pour décrire les corps et de ne plus faire

appel systématiquement à la tradition. On lit :

« Je ne doute pas que je ne me rende ridicule à tous ceux qui ne conçoivent pas la puissance & la

sphære d’activité des sels volatiles : mais je sçay d’ailleurs, que ceux qui sçauront avec moy, que

ce sel est la dernière enveloppe de l’esprit & de la lumière, ne trouveront étrange que j’aye

attribué tant de beaux effets à ce remède admirable. Mais il faut que je fasse concevoir ce

mystère, autant que je le pourray, par la description de ce qui se fait tous les jours dans la cuisine

pour les sains & pour les malades. Ne sçait-on pas que les cuisiniers ne sçauroient faire une

bisque ny un bon ragoust, s’ils ne se servent du boüillon & du jus des meilleures viandes, or ce

n’est que par le sel volatile des chairs que cét agréement & ce chatoüillement du palais se

communique. Ne fait-on pas aussi des gelées, des pressis, des jus de viandes & des consumés

30 Le Febvre, ib., 159. 31 Le Febvre, ib., 158.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 258

pour les malades, dont on jette les restes qui sont matériels & terrestres, & qui sont espuisés de

ce sel qui demeure dans les gelées, & qui est l’unique principe de congélation ; on donne ces

choses au malade, afin que son estomac réduise plûtost les puissances de ces aliments en actes,

& que cela passe plus subitement dans la substance des parties par la facilité des digestions.

C’est ce que l’Artiste fait quand il prépare les sels volatiles, qui sont incapables de faire voir

leurs vertus, dautant qu’ils pénètrent toutes les parties de notre corps & qu’ils charient avec eux

cette merveilleuse puissance que nous leur avons attribuée »32.

Les sels apparaissent chez l’apothicaire comme étant des corps solides,

cristallisés, soient fixes, soient volatils ; les volatils sont dits être « ordinairement

acides ». Mais ce que l’on peut nommer les acides, c’est-à-dire les esprits, sont des

substances liquides, qui ne sont pas encore à part entière chez notre auteur des sels

contrairement à ce qui se fera tout au long du siècle suivant. Nous n’en sommes

néanmoins pas trop éloignés ; n’ont-ils pas en effet les uns pour les autres une forte

« sympathie mutuelle » ? Le Febvre ajoute :

« Ceux qui ont ignoré l’action, la réaction & les diverses fermentations qui se font dans le travail

de la Chymie par le moyen & par le mélange des sels & des esprits, ont erré & ont commis des

fautes irréparables, comme cela se peut remarquer par la lecture des Praticiens Chymiques »33.

Le Febvre distingue deux variétés de sels à la suite d’une distillation, après

séparation des huile, esprit et phlegme, lors de la désunion de la matière saline de la

terre résiduelle. On verse de l’eau sur le caput mortum pour dissoudre le sel qui y est

contenu, après quoi on évapore le menstrue, le sel apparaît au fond du vaisseau,

transparent et cristallin, et ce si c’est un sel essentiel « qui est toujours de la nature du

nitre, pourveu qu’on y laisse une portion du phlegme afin que le sel se cristallise là-

dedans : mais si le sel est un sel alkali qui se fait par calcination, il le faut évaporer à

sec, & le sel se trouve au fonds du vaisseau, en forme de pierre opaque & friable »34.

Rien à voir ici avec le sel nitre de la théorie de Sendivogius ou de Du Chesne même. Le

Febvre utilise ici son expérience de laboratoire pour distinguer ces deux classes de sels

cristallisés. Tout simplement, et c’était un fait bien connu à l’époque, le nitre à la

différence du sel alkali cristallise à froid, c’est-à-dire en laissant refroidir la solution,

alors que pour le second, il convient de chauffer la liqueur pour évacuer l’eau

maintenant caché le soluté. Cela dit, il est possible que l’auteur se soit imaginé une

certaine analogie ou ressemblance entre tous les sels apparaissant selon le même

processus.

32 Le Febvre, ib., 237-238. 33 Le Febvre, ib., 162.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 259

Les sels essentiels sont extraits des sucs des plantes « vertes & succulentes », ils

abondent aux dires de Le Febvre en nitre et en tartre, et possède les principales vertus

du mixte. Dans une même plante peuvent donc être obtenus aussi bien un sel alkali

qu’un sel essentiel. Ainsi des plantes succulentes tire-t-on par expression puis

cristallisation du suc des sels essentiels, dits également « nitrotartareux », par

calcination, lessivage et cristallisation, les sels fixes. La distinction est importante entre

les deux espèces salines. La calcination qui formait généralement, sauf chez de la

Brosse, le procédé par excellence pour obtenir le sel n’est plus forcément sollicitée pour

extraire un corps salin. Certes le sel essentiel est un mixte, mais au-delà de sa nature

composée, il est mis au même niveau que les sels chimiques volatil et alkali. Le sel

essentiel de Beguin, ou nitre chez de la Brosse, tenait une position intermédiaire entre

les sels alkali et volatil (ou armoniac) du fait de sa médiocre résistance au feu. C’est ici

aussi certainement le cas, vu son mode non violent de préparation, pour ce sel qui, tout

comme chez de Clave, retient les propriétés de la plante d’où il provient. La

composition avancée par l’auteur de cette substance abonde quant à elle en nitre et en

tartre qui est un sel alkali tiré du vin ; nous pouvons penser qu’elle ne découle pas d’un

travail expérimental sur cette matière qui offre les apparences d’un sel. D’un côté nous

avons le sel essentiel qui se tire des plantes, et de l’autre un nitre traditionnellement

associé à un certain pouvoir générateur et très souvent lié au règne végétal, qui présente

à l’observateur des êtres qui incontestablement naissent et croissent. Ce corps salin, du

fait de son appartenance à l’ordre des végétaux, doit donc pouvoir revendiquer un

caractère nitreux, et pour mériter son titre de sel, justifier d’une forte proportion de sel

principiel, dont le sel alkali est le meilleur représentant.

On dénombre donc trois sortes de sels : les sels alkalis ou fixes, les sels

essentiels, et les sels volatils. Ils sont débarrassés de toutes les considérations

spéculatives de Du Chesne, pour être définis uniquement sur des critères

expérimentaux : mode d’obtention et comportement à la chaleur. Il serait tout de même

tentant de penser que tous ces sels sont des esprits plus ou moins coagulés.

Le sel volatil est d’une odeur et d’une saveur désagréables. Le Febvre propose

donc de le fixer, de l’« arrester », en y versant goutte à goutte dessus du bon esprit de

sel commun bien rectifié. Après le bruit et le « combat » de l’esprit acide et du sel

volatil sulfurée, on observe que ces deux substances se sont unies en une liqueur dont

on retire l’humidité pour faire apparaître les cristaux de sel fixé ; c’est la réaction d’un

acide fort sur un alkali qui produit le sel en question et l’eau. Nicaise Le Febvre semble

34 Le Febvre, ib., 160.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 260

pourtant faire le lien entre l’esprit de sel (acide chlorhydrique) versé en début

d’opération et le phlegme que l’on soustrait à la fin pour réaliser la cristallisation du

produit. : « […] Si vous avés remarqué le poids de vostre esprit de sel, vous trouverés

autant de liqueur insipide & qui sent l’empyreume dans le récipient »35. On peut

s’étonner que le chimiste n’ait pas pesé le sel de départ et le sel produit. Il est naturel de

s’interroger également sur le sens de cette remarque ; l’esprit de l’acide serait sans

pesanteur, et aurait coagulé le sel volatil – ce qui a eu pour effet de le débarrasser de son

détestable arôme – tout en laissant son véhicule aqueux formant toute la masse du corps.

Le sel obtenu est de bonne odeur, « d’une saveur aigrelette & d’un goust salin ». C’est

le sel volatil fixé.

Interprétons l’opération réalisée par Le Febvre comme suit : il y a de fortes

chances que le sel volatil utilisé soit un carbonate d’ammonium qui se produit dans la

fermentation et dans la distillation de matières organiques azotées (le commentaire de

l’auteur s’inscrit dans un paragraphe sur les substances tirées de la vipère)36. La fixation

du sel volatil par l’esprit de sel (HCl) correspondrait en réalité à la transformation du

carbonate d’ammonium (CO3(NH3)2), qui répand absolument une odeur ammoniacale et

qui est d’une saveur caustique, en un chlorure d’ammonium (NH4Cl), communément

appelé à l’époque sel armoniac, qui, lui, est tout à fait inodore et d’un goût piquant. Les

deux sels sont tous deux volatils. L’auteur est conscient que le sel volatil fixé contient

en lui l’esprit (quoique déchargé de son humidité), car il poursuit : « […] Il faut que

nous enseignions le moyen de retirer cét acide, & de resublimer le sel volatil, luy rendre

sa première subtilité, & augmenter par conséquent sa vertu pénétrante, sans qu’il

acquière derechef aucune mauvaise odeur ny aucun mauvais goust »37. Il est nécessaire

pour cela de sublimer ce sel avec du sel de tartre. On obtient le sel volatil le plus subtil,

qui a « une véritable analogie & une sympathie particulière avec nos esprits, qui sont le

sujet de nostre chaleur naturelle & de nostre humide radical. Mais remarqués en passant,

que tous les alkali ont cette propriété de tuer les acides & de ne point nuire aux

substances volatiles »38. Les sels volatils représenteraient une classe intermédiaire entre

les acides et les sels fixes ou alkalis. Dans cette opération, Le Febvre retrouve

effectivement son premier sel volatil qu’il pense plus subtil39.

35 Le Febvre, ib., 248-249. 36 CO3(NH3)2 + 2 HCl = 2 NH4Cl + H2O + CO2 gaz. 37 Le Febvre, op. cit. in n. 2, 249-250. 38 Le Febvre, ib., 250. 39 Et ce qui est le plus remarquable est que l’on peut considérer que le sel volatil se joint à une

molécule de HCl pour la perdre dans la sublimation de la seconde étape : 2 NH4Cl + K2CO3 = CO3(NH3)2 + 2 KCl.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 261

Dans la première étape, le sel volatil se fixait en s’unissant à l’acide, alors que

dans la suivante, le sel alkali le « tue ». Cette distinction d’activité entre les deux sels au

contact de l’acide est surprenante. Le premier n’a fait que se servir de l’esprit de sel

pour se débarrasser de sa mauvaise odeur, le second, quant à lui l’emprisonne, en

anéantissant ses vertus. Pourtant, esprit et sel sont des êtres presque analogues :

« […] Les sels sont des esprits fermés, & qu’ils ont en eux un soulfre caché, & par conséquent

qu’ils possèdent une nature moyenne entre les liqueurs aqueuses & huilles, qui ne se peuvent

assembler & encore moins s’unir sans la médiation du sel, qui rent l’huille dissoluble &

unissable avec l’eau, & avec toutes les liqueurs qui sont de sa nature, ce qui n’est pas un des

moins importans secrets de la Chymie, quoy qu’il semble en quelque façon méprisable, à cause

de sa simplicité : mais que personne ne méprise cette loüable simplicité, puisque ceux qui la

suivront se pourront vanter de suivre la nature, dont les beautés & les ressors les plus admirables

ne se rencontrent jamais dans l’embarras & dans le mélange imparfait, que pour produire des

monstres »40.

La nature a logé dans chaque individu naturel un aimant qui lui permet d’attirer

avec avidité ce qu’il y a d’analogue à son esprit interne ; un peu comme chez

Sendivogius. Cet esprit, invisible, est enclos « dans le corps visible du sel volatil sulfuré

que le noyau ou le grossier de la semence contient, qui est à proprement parler l’ame &

la vie de la chose »41. Le sel volatil sulfuré apparaît comme le logement de l’esprit

universel dans un être. On peut même le prendre pour le sel hermaphrodite d’origine,

autour duquel se serait agglomérée une succession d’enveloppes menant à la formation

de l’être corporel considéré. Les sels volatils sulfurés sont les dernières enveloppes de

l’esprit « de soy & de la lumière coagulée » avant que l’esprit rejoigne son universalité.

« […] Comme le sel volatil des semences vegetables contient en soy le principe séminal

& toute la vertu de la plante ; ainsi aussi le mercure ou le vray esprit des corps

métalliques contient en soy le sperme de ce corps, son ingres & sa teinture, & par

conséquent tout ce qu’il a possédé de vertu, de puissance & d’activité depuis le premier

moment de sa coagulation, jusques au dernier de sa fixation »42.

Quand on trempe un grain, nous rapporte Le Febvre, dans « l’eau de

l’équinoxe43 qui est remplie des semences invisibles de toutes les choses il attire

puissamment & avidement ce qui luy est propre & analogue pour pousser à la perfection

40 Le Febvre, op. cit. in n. 2, 367. 41 Le Febvre, ib., 461. 42 Le Febvre, ib., 725. 43 Le Febvre admet que la rosée, surtout celle du mois de mai, est fortement chargée en esprit

universel, et remplie d’un « sel spirituel qui sert à la génération, à l’entretien & à la nourriture de toutes

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 262

à laquelle la nature l’avoit destiné. Et lors qu’il en est engrossé, il s’échauffe en soy-

mesmes & se fermente afin de produire le germe, qui est le principe de toute

végétation »44. L’eau de laquelle le grain a attiré la portion spiritueuse et saline se

corrompt de ce fait en très peu de temps. C’est « l’esprit salin » que les astres ont lancé

dans cette eau qui la conserve. Esprit salin, voilà le terme exact pour parler de l’esprit

universel de Le Febvre, une fois que celui-ci a perdu sa subtilité suprême de feu

élémentaire. D’esprit salin qu’il était sous la forme du sel hermaphrodite en tombant, il

rejoindra son universalité sous celle d’un sel volatil, il sera alors sel spirituel.

Poursuivons l’analyse saline du Traicté de la Chymie par le procédé menant à

« l’huile de tartre de Sennert45 ou le sel de tartre purgatif », le produit de l’union du sel

de tartre et du vinaigre distillé. C’est selon l’auteur un sel extrêmement noir qui a perdu

son goût lixiviel et âcre pour adopter une saveur qui tient du salé et de l’acide. On lit :

« […] Le changement du goust de ce sel prouve […] que les acides & les alkali se [changent]

l’un l’autre en un estre neutre qui n’est plus ni l’un ni l’autre, & qui néanmoins à la vertu plus

excellente & beaucoup moins nuisible que les corps qui les ont composés : comme l’exemple

s’en voit évidemment dans le tartre : car l’huille de vitriol est un corrosif tres-fort, & qui est

comme un feu qui consume tout, & l’huille de tartre est d’un goust acre, piquant & d’un goust

urineux tres-désagréable, & néanmoins il en résulte des deux un magistère agréable par son

acidité, qui ne participe plus en aucune manière, des qualités de l’un ni de l’autre des corps dont

il a esté fait, hormis sa faculté pénétrante, subtile & dissolvante : cela se voit encor icy, ou le

vinaigre pert toute son acidité & passe en eau insipide, & ce sel volatil acide du vinaigre combat

& change la pointe & le mauvais goust du sel de tartre, pour en faire un très bon remède : il faut

donner le feu un peu fort à ce sel la dernière fois qu’on en retirera le vinaigre, afin qu’il n’y reste

aucune humidité »46.

On blanchit ce sel en le dissolvant dans de « l’alkohol de vin », puis on le

cohobe plusieurs fois dans l’esprit de vin. En un lieu humide il deviendra déliquescent

et perdra sa couleur rouge. On filtre, puis on évapore pour isoler le sel. C’est un

merveilleux remède, à en croire le démonstrateur de chimie.

Tout comme chez Du Chesne et Beguin, le sel volatil (armoniac pour les deux

autres auteurs) est cause de l’acidité, et se présente noyé dans un phlegme sous la forme

choses ». Notons encore que le nom du mois de mai vient de Maia, mère d’Hermès, et donc grand-mère d’Hermaphrodite.

44 Le Febvre, op. cit. in n. 2, 461. 45 Daniel Sennert (1572-1637), professeur de médecine à Wittenberg, avait postulé l’existence

« d’atomes » (plus dans un sens de corpuscules que de particules dures et insécables) : atomes des quatre éléments et atomes du second ordre (prima mixta). Il était d’avis que la nouvelle médecine chimique pouvait être adoptée sans rejeter pour autant la totalité de la médecine galénique, ni des idées d’Aristote, ni même d’une théorie atomique ; voir Partington, op. cit., vol. 2, 271-276, et Hiraï, op. cit., partie IV, §4.

46 Le Febvre, ib., 551.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 263

d’un esprit acide (Mercure pur pour Du Chesne). Qui plus est, c’est, à notre

connaissance, la première allusion à une neutralisation clairement stipulée entre un

acide et un alkali. Tous deux épuisent leurs qualités dans le combat qui conduit à leur

union ; le résultat en est un être qui ne tient de la nature d’aucun des protagonistes, et

qui est même, médicalement parlant, plus vertueux. Ce produit n’en reste pas moins un

sel, il est soluble et agissant. Le tartre vitriolé qui est pris en exemple d’une telle

opération est le plus impressionnant puisque chacun des réactifs marque un extrême :

l’huile de vitriol est l’acide le plus puissant, l’huile de tartre, autrement dit le sel de

tartre déliquescent, représente le sel alkali le plus actif. L’opération s’écrit comme suit

dans le cas du sel de tartre purgatif :

Etape 1 : dissociation de l’acide

acide = sel volatil acide + eau

Etape 2 : association de l’alkali et de la partie acide du vinaigre

sel volatil acide + alkali = sel

Réaction globale :

acide + alkali = sel + eau

ou vinaigre + sel de tartre = « sel » + eau

ou encore 2 CH3COOH + K2CO3 = 2 CH3COOK + H2O + CO2 gaz

Le gaz de dioxyde de carbone, par sa formation, provoque une effervescence

interprétée par Le Febvre comme le signe du combat acido-alkalin. Le blanchiment du

composé correspond en réalité à une estérification :

CH3COOK + CH3CH2COH = CH3COOCH2CH3 [sel de tartre de Sennert] + H2O

La confrontation du vinaigre face à un alkali âcre provoque sa déshydratation, le

réduisant à son strict minimum justifiant son rôle d’acide. On se retrouve devant une

réaction sel + sel = sel. Nous nous rendons compte de la très faible différence qui existe

entre les esprits et les sels. Pour donner suite à notre remarque sur la transformation de

l’esprit de sel en eau lors de la fixation du sel volatil tiré de la vipère, il est possible de

songer à un détachement du subtil et pénétrant manteau salin de l’esprit universel dans

le vinaigre de son véhicule aqueux. Seul le sel volatil acide représente la partie active du

vinaigre, lequel est présenté plus loin par l’auteur comme un tartre47 liquide. Le sel

volatil apparaît comme un être qui permet de nommer un esprit acide qui ne

correspondrait pas parfaitement à la définition que l’auteur en a faite. Par exemple,

47 Ici nous avons le tartre que l’on détache de l’intérieur d’un tonneau de vin, à ne pas confondre avec

le sel de tartre qui est le même corps mais calciné et soluble.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 264

l’huile éthérée et subtile de térébenthine est improprement nommée « esprit de

terebentine », « car les Chymistes n’appellent jamais esprit ce qui est gras, onctueux &

inflammable : cét esprit n’est proprement que le sel volatil & mercuriel de la

terebentine ; car il est acide […] »48. L’adjectif « mercuriel » dénoterait l’acidité du sel.

Parler de sel, c’est également évoquer ses soufre, mercure constitutifs, c’est-à-dire son

huile et son esprit. Par ailleurs, Le Febvre attribue les vertus essentielles d’un sujet à son

sel volatil. Celui-ci se fait littéralement sentir par son odeur qui irrite le nez et les yeux ;

c’est la démonstration de « la pointe subtile & spirituelle de ce sel », dans lequel réside

tout ce que le corps a d’activité et de puissance. Nous ne savons pas si cette expression

est à prendre littéralement et y lire une considération corpusculariste quant à la forme du

sel.

Poursuivons par les sels minéraux qui sont également des corps dissolubles dans

l’eau et cristallisables, et dont l’origine relève d’une intervention céleste et spirituelle

directe, à la différence des sels végétaux et animaux dont la leur semble avoir été

médiatisée :

« On ne peut bonnement concevoir l’origine des sels minéraux qu’intellectuellement & par la

comparaison que le philosophe naturel doit faire des choses sensibles & connües avec les choses

qui sont cachées & inconnües. Car comme le Naturaliste voit qu’il se fait des substances salines

dans les animaux & dans les végétaux, de la surabondance de leur nourriture, ou par

quelqu’action de leur chaleur interne ou par quelque coagulation de leur tartre, qui est

naturellement coagulable ; aussi voit-il que le grand monde reçoit une nourriture spiritueuse &

lumineuse pour entretenir la génération & la production de toutes les choses par le moyen de la

chaleur : or lors que cét aliment spiritueux & lumineux a une fois imprimé son caractère & son

efficace & que cela s’échauffe en soy mémes & surabondance, c’est là aussi que les sels

minéraux sont engendrés ; & comme les matrices ou cette coagulation se fait sont différentes,

aussi se forme-t’il des sels qui sont d’une nature diverse : comme sont le sel commun, le sel

gemme, l’alun, le salpêtre & le vitriol, ausquels on ajoûte aussi le sel armoniac quoy

qu’artificiel »49.

Les substances salines sont les sujets d’une étude expérimentale pour l’auteur.

En effet leurs préparations générales sont la purification, la calcination, la distillation, la

sublimation, la fixation et la « liquation ». En ce qui concerne le sel commun, le

meilleur est le sel marin « qui a esté déseché dans les marais salans par la force des

48 Le Febvre, op. cit. in n. 2, 597. 49 Le Febvre, ib., 950-951.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 265

rayons du Soleil & par le ferment salifique qui est particulier à la terre de ces marais

après avoir receu l’impression de la lumière […] »50.

Le nitre, pour sa part, tient une place ambiguë dans la pensée de l’auteur. Il

écrit :

« Quoy qu’il y en ait plusieurs, qui prennent le salpêtre pour un sel universel, à cause qu’il

croyent qu’il possède en soy l’ame du monde, si est-ce que nous ne sommes pas de ce

sentiment ; si on entend par le nitre ou par le salpêtre, ce sel crystallin hexagone, qui sert à la

composition de la poudre à canon. Mais si on entend par le nitre ou par le salpêtre, un sel

mystérieux qui est l’ame de la végétation physique, le fils de la lumière & le père de toute

germination & de toute végétation, nous confessons que ce sel à cet égard est universel : mais

nous disons en mesme temps qu’il est plus intelligible que sensible, & que ce divin sel ne peut

estre compris ni voilé sans aucune autre écorce, que sous l’enveloppe du sel sulfuré volatil &

mercuriel de tous les produits naturels, puis que ce sel est doüé de toutes les vertus essentielles &

centriques des mixtes sublunaires. Mais pour ce qui est du nitre ou du salpêtre, dont nous nous

servons tous les jours, nous ne nions pas qu’il ne possède en soy beaucoup de soulfre volatil &

d’esprit mercuriel, qui proviennent de la lumière ; qui sont enveloppés, enserrés & scelés dans

une matière saline grossière & terrestre, qui luy vient de la terre & de l’eau, ce qui est cause qu’il

faut beaucoup philosopher & beaucoup travailler, avant que de ce rendre capable de faire la

séparation de ces diverses substances, par le dégagement de cét admirable agent, hors du

commerce de sa matière sans perte d’aucune des qualités essentielles & célestes »51.

Le sel volatil sulfuré mercuriel est vraiment le corps le plus subtil qui puisse

rester à la matière spirituel. Cette enveloppe est sel, soufre et mercure, autrement dit

l’esprit universel corporifié, mais pas forcément « idéifié ». Précisions que Le Febvre ne

dissertera que sur le nitre en tant que sel minéral qui est un sel sulfuré volatil (c’est-à-

dire un sel gras volatil) uni indivisiblement « par l’action de la lumière & de l’air, & par

celle de l’Archée de la terre qui est le directeur de toutes les générations minérales » à

un sel terrestre d’un goût salin et amer que l’on trouve dans les lieux humides tels que

les vieilles bâtisses, les caves, les écuries, etc.

Le « crystal minéral » est dit avoir véritablement en soi les propriétés attribuées

au salpêtre, alors, comme nous avons déjà pu nous en apercevoir chez Beguin et de

Clave, ce composé est un sulfate de potassium, plus connu sous le nom de tartre vitriolé.

Tout comme pour la fixation du sel volatil vue quelques pages plus haut, celle du nitre

passe par transformation du mixte en carbonate. Le Febvre pense fixer son nitre en le

chauffant dans une marmite dans laquelle il projette de temps à autre de la poudre de

50 Le Febvre, ib., 952. 51 Le Febvre, ib., 964-965.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 266

charbon. Le produit de cette opération « est véritablement du nitre fixe52, souligne-t-il

vivement, & qui a bien changé de nature, car il n’est plus volatil ni ne se crystallise

plus, au contraire, il se résout à l’air en liqueur ignée, subtile & pénétrante, qui a un

goux urineux & lixivial comme le sel de tartre ; mais qui est pourtant plus piquant &

plus pénétrant »53.

Terminons par deux illustrations de l’action des sels ouverts sur les métaux. Le

Febvre ne remet pas en doute comme Beguin et de Clave la nature saline du sel de

Saturne. Avant la cristallisation de ce corps, le sel du vinaigre qui est acide, tient en

dissolution le plomb ; s’il « vient à perdre cette acidité qui est sa force dissolutrice » (si

tel est le cas, l’eau qui dissout les corps salins serait non seulement acide, mais

davantage acide que ces derniers !), par exemple par l’action du sel de tartre bien connu

pour « tuer » les acides, « il faut que le plomb tombe de toute nécessité, parce qu’il n’a

plus rien qui le soûtiennent »54. Le phénomène n’est pas interprété en terme d’affinité,

comme au siècle suivant, dans cette chimie seuls les alkalis bénéficient aux côtés des

acides, qu’ils anéantissent d’ailleurs, d’une certaine activité (due à une conformité de

nature) ; les métaux ont quant à eux encore un rôle tout à fait passif vis-à-vis des sels

ouverts.

Dans le mercure corrosif (chlorure mercurique), les sels spiritualisés (esprits du

sel, du vitriol et du nitre) ont mortifié le mercure, tout en conservant leur puissance

d’agir due à leur acrimonie. « […] Si on leur donne quelque chose à ronger, qui les

saoule & qui les énerve, ils perdent alors cette acrimonie »55. En ajoutant du mercure au

52 Ce nitre fixe déliquescent est selon notre homme « l’Alkahest » de Glauber. On lit dans le Traité de

la médecine universelle de Glauber (réédition de la traduction française de 1659, Bibliotheca Esoterica, Jobert, Paris, 1977) que la substance du titre de l’opuscule, c’est-à-dire l’or potable, est pour l’auteur un « nitre fixé » (p. 27). Il poursuit en rappelant que Dieu par la parole a donné naissance aux éléments qui forment les choses visibles qui nous entourent. Il assure que l’art commence là où la nature s’arrête, et permet d’atteindre la quintessence qui surpasse « la nature d’un degré ». Mais il ne peut aller plus loin. Donc : « Que si on vouloit encore avoir quelque chose de plus parfait que la quinte-essence, il faudroit avoir procédé par quelque autre voye, veu que l’art ne passe pas au delà de la quinte-essence. Ainsi il faut nécessairement revenir au centre, d’où les elemens ont tiré leur origine. Ce centre est ce divin fiat, ou sel universel hermaphroditique (sic), participant des deux natures, lequel estant un vray premier mobile contient en soy deux contraires cachez, & ces contraires agissant l’un contre l’autre reciproquement, engendrent les trois principes des trois règnes, vegetaux, animaux, mineraux, les nourrissent & multiplient par les quatre elemens ; voila le cours ordinaire de la nature. Mais l’art va beaucoup plus avant, il reduit la circonference au centre, & ne permet pas à ce centre ou premier mobile, que ces deux contraires agissant l’un sur ‘autre, la patient soit vaincu par l’agent, & qu’il passe par les trois regnes susdits, comme par ses circonferences ; il surmonte & appaise ce premier mobile, afin qu’il ne divise pas ses forces, & qu’il ne les estende pas trop dans un grand circuit ; mais qu’il absorde & engloutisse en quelque sorte en luy-mesme. De mesme comme le dragon s’emporte la queuë venimeuse par sa morsure, & s’en nourrit, lors qu’il n’a pas d’autre aliment, & par ce moyen il devient une souveraine medecine. […] il faut qu’un feu vainque l’autre, & le transmuë en une plus noble essence. Tel feu est mon secret Alkaest ou veritable or potable, par le moyen duquel il se peut faire des merveilles » (pp. 58-59).

53 Le Febvre, op. cit. in n. 2, 972-973. 54 Le Febvre, ib., 814. 55 Le Febvre, ib., 844.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 267

sublimé corrosif, ils agissent sur lui pour le « mortifier & l’éteindre », mais en le

mortifiant, ils se mortifient eux-mêmes, et laissera une substance qui aura perdu toute sa

faculté corrosive (chlorure mercureux).

Le cours de chimie de Nicaise Le Febvre est certainement le plus instructif du

point de vue de la théorie de la matière par rapport aux ouvrages de ce genre littéraire

édités au XVIIe siècle. L’auteur accepte pleinement l’héritage hermétiste – en particulier

celui de Fabre – comme support théorique à ce qui est en fait un livre de recettes à visée

pratique. L’intérêt affiché pour la théorie par un homme qui revendique sa qualité de

« philosophe sensal » produit une doctrine qui peut donner l’idée d’une certaine

confusion : on dénombre dans cette chimie deux soufres, deux mercures, deux eaux,

deux terres, deux esprits, un feu qui est l’esprit universel, un air qui est un sel, et enfin

six sels (hermaphrodite, principe, alkali, essentiel, volatil, minéral). En détaillant

davantage nous distinguons un esprit universel unique pouvant se présenter sous la

forme de trois substances distinctes inséparables les unes des autres, les principes

paracelsiens, qui donne naissance à quatre grands éléments, matrices universelles

desquelles sont générées toutes les choses naturelles résolubles en cinq principes

sensibles. De nombreux homonymes, un principe général de la matière, trois principes

inaccessibles, quatre éléments qui n’entrent pas tous dans la constitution des mixtes,

cinq principes tirés de leur résolution qui sont plutôt des éléments ; en résumé, une

doctrine complexe, pour une nature qui ne l’est certes pas moins, mais étonnement

complexe pour un ouvrage dont l’ambition est de servir principalement les apothicaires

dans leur travail.

Et le sel dans tout cela ? Est d’abord favorisée la présentation d’un Sel

totalement spéculatif origine de tous les êtres naturels. Cette chimie expose une nature

cyclique dont les êtres sont tous plus ou moins esprits ou plus ou moins sels. Cette

dernière nous rappelle celle de Vigenère pour qui chacun des trois mondes possédait son

couple esprit/sel. Dans les cieux, pour Le Febvre, l’esprit universel, à la fois soufre, sel

et mercure, semence de toute chose, qui correspond au feu élémentaire, se corporifie en

élément air sous l’idée du sel hermaphrodite. Sa deuxième salification sera l’eau

élémentaire, puis sa dernière en terre élément. Ces quatre vastes corps contiennent une

infinité de matrices particulières, et ont pour tâche de « corporifier & d’ideifier » l’esprit

universel qui continu de leur arriver des astres, en des « sels » plus ou moins grossiers

qui formeront la diversité du monde sublunaire et qui auront pour point commun de se

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 268

décomposer en dernière analyse en cinq principes, phlegme, esprit, huile, sel et terre. Ce

n’est que par déduction logique que Le Febvre en fait les principes constitutifs des

substances, car les derniers principes des mixtes doivent être également les premiers.

Pourtant nulle part il n’est fait mention d’une génération directe de ces cinq-là par les

éléments, puis de leur union menant à la formation des corps palpables qui se

spiritualiseront, ce qui est dans l’ordre de la nature, pour se « dévêtir » jusqu’à leur

dernière enveloppe de sel volatil, avant de recouvrer leur indifférence première, l’esprit

universel.

Ensuite, un sel est perçu dans sa dimension expérimentale. Du fait d’une théorie

à cinq principes, les acides relèvent de l’esprit principiel, mais l’affaire se complique

lorsque l’on cherche une cause corporelle à l’acidité et là, ils rentrent dans la catégorie

des corps salins comme cela sera le cas au siècle suivant. Acide et alkali (sel fixe)

luttent l’un contre l’autre dans un combat qui les neutralisera tous deux. Même s’il est

écrit que le second « tue » le premier, il n’en sera pas pour autant vainqueur. Dans une

telle opération l’esprit acide se réduit en sa partie la plus efficiente qui est le sel volatil.

Ainsi le sel volatil acide et le sel fixe se mêleront-ils pour former un tiers, un sel, qui ne

possédera aucune des qualités des réactifs. De toute façon ne s’assemble que ce qui se

ressemble ; les sels sont des esprits fermés, et les esprits des sels ouverts. Ceci est

d’ailleurs valable pour l’ensemble des choses naturelles. La matière première sublunaire

est l’esprit universel fermé, autrement dit le sel hermaphrodite qui contient les principes

de vie. La dernière matière est le sel volatil sulfuré, c’est-à-dire également l’esprit

universel fermé. Entre les deux se range un gradient d’esprits salins plus ou moins

lourdement « idéifiés ».

On ne peut évoquer la présence d’un esprit universel isolé dans la matière que

pour mieux faire comprendre son mécanisme. Dans la réalité, celle de Le Febvre bien

entendu, celui-ci est inévitablement salifié. L’esprit universel pur n’est pensable que

dans les astres ; ailleurs c’est un sel. D’une manière tout à fait scrupuleuse, tout n’est

qu’« esprit fermé ». En effet, la nature est cyclique, l’esprit descend des astres, se

corporifie (se ferme) puis se spiritualise pour devenir aliment des cieux ; et ce pour

toutes les choses naturelles. L’esprit devient sel hermaphrodite, sel aqueux, puis sels

terreux, puis une infinité de mixtes salins, avant de redevenir feu élémentaire via le sel

volatil. Impossible alors d’opposer un sel manipulable au laboratoire à un Sel spéculatif,

puisque tous deux sont essentiellement le même être. Cela dit, à notre échelle il est

permis de faire une discrimination entre les êtres ; nous distinguons cinq principes tout

en sachant qu’ils dérivent tous à divers degrés du sel hermaphrodite. D’un point de vue

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 269

expérimental, ce que Le Febvre nomme sels sont des substances solides, cristallisables,

alkalines et rentrant en conflit avec les esprits acides, à l’exception des sels volatils qui

auraient un caractère acide plus marqué et qui ne « tueraient » pas ces derniers. Ils

doivent leur nom de sel au sel principe qui abonde en eux. Nous sentons aisément là une

ligne de démarcation extrêmement floue entre corps salins et esprits (d’ailleurs les eaux

fortes et autres composés acides détiennent leur vertu corrosive d’un sel de mort), et

généralement, entre chimie fondamentale et chimie appliquée. Aussi la chimie de

Nicaise Le Febvre est-elle également une philosophie chimique saline au même titre que

celle des auteurs de la partie I. Elle le restera tant qu’on érigera en principe premier une

entité spirituelle universelle totalement dépouillée d’enveloppe terrestre pour décrire un

monde corporel. Ce qui est remarquable ici, est son mariage assez réussi avec les

considérations portant sur les préparations médicamenteuses salines dans l’officine de

l’apothicaire.

Ce traité de chimie est le dernier du genre. Ceux qui suivront ne prendront plus

la peine de rendre raison d’un fondement unique hors de notre portée, de la matière ;

l’accent sera davantage mis sur le démontrable et le palpable. La conception du sel

suivra bien évidemment le mouvement.

6- Le Sel, à la pointe de son action

Dans les années 1660, les travaux sur le sel semblent se dégager de

préoccupations liées à la formation des êtres naturels, et prennent par la même occasion

leurs distances avec l’esprit universel. Le Sel devient véritable objet chimique,

autonome, ne devant son activité qu’à lui-même, ou plus précisément à sa figure aiguë,

et se partage désormais entre principe des mixtes et instrument des opérations de

laboratoire. Le manuel de chimie de Glaser témoigne de cette inflexion vers une chimie

où le praticien exprime le désir d’agir et de maîtriser sa discipline, et entre autres l’objet

salin.

Christophle Glaser (1628-1678) a été le successeur de Le Febvre au poste de

démonstrateur de chimie au Jardin du Roi sous la direction de Vallot, professeur en

titre, à qui il dédicaça la seconde édition revue et augmentée de son Traité de la Chymie,

Enseignant par une brieve et facile méthode toutes ses plus nécessaires préparations de

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 270

1668, cinq années après la première1. En ce troisième quart du XVIIe siècle, la notoriété

de ce chimiste ne tenait pas uniquement en son enseignement, sa charge d’apothicaire

du roi et du duc d’Orléans, ni par les six éditions en langue française, cinq en allemand

et une en anglais de son cours de chimie. En effet, Moïse Charas, apothicaire et chimiste

de son état, avait revendiqué, d’abord à mot couvert dans sa Pharmacopée de 1676, puis

très explicitement dans le même livre dans son édition de 1691, et également entre

temps dans sa Thériarque d’Andromachus de 1685, la paternité du Traité de la Chymie

que nous allons étudier dans un instant2. L’autre événement plus dramatique qui le mit

directement sous les feux de l’actualité, est sa supposée participation à

l’empoisonnement par la marquise de Brinvilliers en 1666 du père de celle-ci et en 1670

de deux de ses frères. Deux années plus tard, dans le cadre d’une perquisition au

domicile de l’amant de la dame, Gaudin de Sainte-Croix, à la suite de son décès, il a été

trouvé un élément de la correspondance entre ces deux derniers personnages dans lequel

il était question de la « recette de Glaser ». La Brinvilliers durant l’interrogatoire mit en

cause nommément le chimiste. Emprisonné à la Bastille, puis relâché sans qu’aucune

charge ne pesa sur lui, Christophle Glaser fut contraint en 1672 d’abandonner sa

fonction au Jardin du Roi et retourna dans sa ville natale de Bâle. Cet événement est

connu sous le nom de « l’affaire des poisons »3.

N’étant en mesure de décider qui est le véritable auteur du Traité de la Chymie –

ce qui d’ailleurs importe peu ici – nous appellerons Glaser son auteur, quel qu’il soit,

par commodité puisque c’est ce nom qui a été retenu par l’histoire et les catalogues.

Comme son titre l’indique, le manuel de Glaser est somme toute très sobre sur la

théorie. Il se découpe en deux livres. Le premier aborde les vues de l’auteur sur sa

discipline et la matière, donne un glossaire des opérations chimiques, décrit fourneaux

et vaisseaux, et se termine par les degrés du feu. Le second expose un grand nombre de

1 Nous servirons de la version suivante : Christophle Glaser , Traité de la Chymie, 1668, 2e édition

(1663 pour la première) rééd. Paris, Gutenberg Reprints, 1980. 2 D’après M. Bougard (La chimie de Nicolas Lemery, Paris, 1999, 25-26) : « On pourra trouver la

préparation de cette huile [de semence d’anis par expression] dans la première d’un traité de chymie que je composay et que l’on imprima sous le nom d’une autre personne, il y a 12 ou 13 ans ; mais je me suis assuré qu’on ne la trouvera pas dans aucun auteur qui eust écrit auparavant, et je puis dire d’en estre le premier inventeur » (Charas, Pharmacopée royale galénique et chymique, 1676, 430) ; « On pourra trouver la préparation de cette huile dans le traité de chymie que je composay il y a plus de vingt ans, et que l’on imprima sous le nom de Glaser, suisse de nation, reconnu pour assez bon artiste à la vérité, mais qui pouvoit à peine parler françois ; je suis assuré qu’on ne la trouvera dans pas un auteur qui eust écrit auparavant, puisque j’en suis l’inventeur » (Charas, Pharmacopée, 1691, 291) ; « Le peu de temps que j’employai et le peu de réflexion que je fis pour un traité de chymie que quelques jeunes médecins avoient désiré de moy, m’ayant fait douter du succès qu’il pouvoit avoir, j’aimay mieux le publier sous le nom de Christofle Glaser que d’y faire voir le mien » (Charas, Thériarque d’Andromachus, 1685, nouvelle édition, préface).

3 Sur Christophle Glaser, voir H. Metzger, op. cit., 24-26 ; J.R. Partington, op. cit., vol. III, 124-126 , M. Bougard, op. cit. in n. 2, 24-26 puis ailleurs dans son livre pour certaines préparations chimiques.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 271

procédés suivant les trois règnes de la nature : le minéral est traité en près de 210 pages,

le végétal en plus de 80, et l’animal en une petite quinzaine, à la suite desquelles sont

ajoutées des réflexions sur la rosée, la manne, le miel et la craie.

Le Traité de la Chymie de Glaser marque le début d’une nouvelle ère pour les

manuels de chimie ; celui de Le Febvre avait constitué avec panache en effet la fin

d’une discipline axée sur la recherche d’un fondement unique de la matière. Nous

faisons donc le choix ici d’étudier cet opuscule pour la raison qu’il représente à notre

connaissance le premier cours de chimie à introduire des considérations mécanistes

quant à la forme et au mouvement des parties composant les corps salins ;

considérations qui ont pour conséquences de modifier le statut même de la matière, et le

sentiment des chimistes sur celle-ci. Cette nouvelle vision du sel doit pouvoir aider

l’homme de laboratoire à rendre compte de l’activité du sel. Ce traité nous servira

également de lien avec le chapitre suivant sur la théorie chimique de Nicolas Lemery, le

personnage qui passa pour être le grand promoteur de cette chimie.

Dans la préface de son traité, Glaser déclare faire « profession de ne dire rien

que ce [qu’il sait], & de n’écrire rien que ce [qu’il a] fait ». Il assure avoir réalisé toutes

les préparations exposées dans cet ouvrage ; préparations dont il garantit la

reproductibilité si les règles qu’il a prescrites sont bien suivies. La chimie est pour lui

« un art scientifique, par lequel on apprend à dissoudre les corps pour en tirer les

diverses substances dont ils sont composez, & à les reünir & assembler pour en faire des

corps exaltez »4. Beguin expliquait que les diverses techniques opératoires avaient pour

but de faire fondre ou dissoudre les corps, de Clave nous révélait que la chimie est un

art qui enseigne la transformation des matières en sucs et liqueurs, Le Febvre précisait

qu’il était nécessaire de dissoudre la substance qui a obtenu son caractère d’une matrice

particulière pour pouvoir l’épurer. La dissolution apparaît clairement comme une étape

incontournable dans la pratique chimique ; Glaser propose même dans ce sens entre

autres les étymologies grecques suivantes pour montrer l’origine du mot chimie : χέειν

« qui signifie fondre », et χιμός « c’est à dire suc, à cause qu’elle enseigne à extraire le

suc interne des corps ». A priori quoi de plus normal de poser la suprématie de l’action

de dissoudre pour une discipline dont la matière première a été (et l’est peut-être encore

à cette date) saline.

4 Glaser, op. cit. in n. 1, 3.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 272

Notre auteur bâlois ne parle plus d’utilité de la chimie, mais de nécessité de cette

science. Physiciens, médecins, chirurgiens, apothicaires, peintres, graveurs, teinturiers,

etc. ne peuvent s’en passer dans leur art. Elle est la clef qui ouvre la « porte des secrets

naturels, en réduisant toutes choses dans leurs principes ; leur donnant des nouvelles

formes, imitant la Nature dans toutes ses productions & altérations Physiques »5.

La théorie peut paraître très pauvre en comparaison du traité de Le Febvre. C’est

dirons-nous le minimum requis pour pouvoir suivre la description des préparations

chimiques détaillées dans cet ouvrage. Mais il n’y a pas à douter que celui-ci en tant que

bon support de cours ne peut être lu avec le plus grand profit qu’en suivant les leçons au

Jardin du Roi. On apprend sans surprise que le feu est l’agent par lequel la chimie

dégage cinq principes des corps, trois actifs, l’esprit ou mercure, l’huile ou soufre et le

sel, deux passifs, l’eau ou « flegme », et la terre :

« […] On leur donne ces noms à cause de la similitude qu’ils ont avec le Mercure, le soulfre, le

sel commun, l’eau & la terre élémentaire ; le mercure nous paroît dans la résolution des corps en

forme d’une liqueur tres-subtile ; le soulfre se découvre à l’odeur & au goust, pour le distinguer

au flegme inodore & insipide, qui monte quelquefois avec luy, & il nous paroît en forme d’huile

pénétrante & inflammable ; le sel demeure joint avec la terre jusques à ce qu’on l’en sépare par

l’elixation ; Or pendant que ces divers principes demeurent dans la mixtion que leur a donnée la

nature, ceux qui sont actifs sont confondus avec les passifs, en sorte que leur vertu demeure

cachée & ensevelie, mais la Chymie venant à les séparer les purifie chacun à part, puis les reünit

pour en faire des corps, bien plus purs, plus actifs & plus excellens qu’ils n’estoient devant »6.

Il paraît étonnant que Glaser ne relie pas les trois principes qu’il caractérise

comme actifs aux tria prima de Paracelse qu’il ne cite pas, pas plus que d’autres

d’ailleurs ; il leur donne une origine basée sur l’analogie des qualités secondaires des

corps physiques. Dans ce cas, on se demande s’il n’eût pas été possible de proposer un

autre nom plus approprié que celui du mercure vulgaire pour définir une liqueur très

subtile. On pourrait penser que la chimie à cette époque commence à oublier son passé,

ou plutôt ne ressent plus l’utilité de s’accrocher aux grandes figures de la discipline – Le

Febvre y faisait déjà allusion sous l’expression de « vieux chimistes ».

Ce n’est pas tâche aisée, aux dires de l’apothicaire, d’obtenir les principes

complètement purs. Il expose néanmoins comme le plus excellent et le plus noble dans

la résolution des choses le principe mercuriel qui se présente le premier à nos sens.

C’est une substance « légère, subtile & pénétrante qui donne la vie & le mouvement aux

corps, les fait végéter & croître, & parce qu’il est continuellement en action & en

5 Glaser, ib., 3.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 273

mouvement ». Il est présent en abondance chez les animaux et végétaux en comparaison

des minéraux ce qui explique la moins longue existence des deux premiers. Pour

maintenir l’esprit il convient de l’associer aux autres principes plus stables.

Le Soufre est le second principe actif, il est selon l’auteur inférieur en activité à

l’esprit, sa substance est oléagineuse, mais n’en reste pas moins subtile, pénétrante et

inflammable. Si elle contient quelques particules « spiritueuses », elle surnage dans

l’eau comme font les huiles aromatiques subtiles, si elle est unie à quelque portion de

Sel et de Terre, c’est alors « une huile crasse & pesante qui va au milieu & au fonds de

l’eau », qui se distille par un feu violent. Ce principe est dit être cause de beauté ou de

difformité chez les animaux, il produit différentes couleurs et odeurs chez les végétaux,

et permet la « ductilité & malléabilité » des métaux. « Il fait la liaison des autres

principes, lesquels sans luy ne se pourroient entretenir pour le peu de raport qu’il y a

entr’eux ; il préserve les corps de la corruption, adoucit l’acrimonie des sels & des

esprits, & estant d’une nature ignée, il garantit les végétaux où il abonde du froid, de la

gelée, & des autres injures des saisons, comme il est aisé à remarquer aux Cyprés, aux

sapins & autres végétaux semblables qui gardent tousjours leur verdeur »7. Et qu’en est-

il du Sel :

« Le troisième des principes actifs est le Sel, qui se découvre après que les substances volatiles

sont évaporées ou exhalées, pource qu’il reste fixe avec la terre, de laquelle on le sépare par

dissolution & évaporation, alors il se présente à nous en corps friable aisé à mettre en poudre, ce

qui tesmoigne sa seicheresse, laquelle le fait appéter l’humidité, qu’il attire de l’air si

puissamment qu’en peu de temps il se réduit en liqueur : Le Sel se purifie par le feu & est

incombustible, il retient l’esprit & préserve le soulfre de la combustion, & leur sert de base & de

fondement ; il cause les saveurs différentes, & rend les corps où il abonde durables & presque

incorruptibles : par exemple, le chesne qui contient peu d’huile & beaucoup de sel, est d’une

longue durée, & plusieurs autres mixtes qui sont de mesme nature »8.

Le sel, tel qu’il est dépeint ici d’une manière assez classique, est un corps issu de

la calcination, ce qui éliminerait de prime abord les sels volatils ; ce procédé conduit

pour une bonne part à créer ce qui était appelé des alkalis. Il est logiquement perçu

comme « base et fondement » – l’expression n’est pas nouvelle pour le sel – de l’esprit

et du soufre puisqu’il partage effectivement sa fixité avec eux. Nous sommes jusqu’à

présent confrontés à une vision expérimentale du Sel, totalement exempte de

6 Glaser, ib., 6-7. 7 Glaser, ib., 8-9. 8 Glaser, ib., 9-10.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 274

considérations spéculatives ; l’auteur l’a annoncé, il ne consigne que ce qu’il a vu et

pratiqué.

En ce qui concerne les deux derniers éléments, Glaser précise que l’eau tient le

premier rang des principes passifs, elle semble être de nulle valeur dans les corps, et

peut provoquer le pourrissement de ceux où elle abonde. Cela dit, « c’est par elle que le

sel se dissout & s’incorpore avec l’esprit & l’huile, que le sel après leur union

retiendroit par trop, & empescheroit leur action & mouvement végétatif, s’ils n’estoient

en quelque façon déliez par l’eau ; elle corrige aussi l’acrimonie du sel & de l’esprit, &

empesche l’inflammabilité de l’huile »9. La terre est le dernier des principes, elle retient

« le sel & les autres principes actifs, lesquels pourroient estre facilement dissouts &

emportez par l’eau ». Entièrement privée des autres principes on l’appelle « terre

damnée, elle est peu nécessaire dans la Chymie, si ce n’est pour modérer la fluxibilité

des sels ». Nous serions tentés de croire qu’eau et terre n’ont été introduites dans la

théorie de Glaser, du moins telle qu’il la présente, que dans un rapport de dépendance

au sel principe ; elles le dissolvent ou le maintiennent, tempèrent son acrimonie, et

permettent son union aux autres principes. A part cela, l’eau est peut-être de quelque

utilité à l’esprit, mais en règle générale il est nuisible à la jonction mixtive en cas

d’abondance. A l’exception peut-être du mercure principiel, nous sommes en présence

selon toute apparence de principes bien tangibles.

Avant de passer à ce qui donne de la consistance au traité, aux procédés donc,

l’auteur, qui notons au passage croit les métaux composés mais indivisibles, se propose

d’éclairer quelques expressions concernant la pratique chimique. D’abord, le terme

« feu potentiel » est appliqué pour désigner le feu des eaux fortes et des esprits

corrosifs, par opposition au « feu actuel » qui est le feu ordinaire. Il servirait simplement

alors de métaphore pour comprendre l’agressivité de telles liqueurs. Ensuite,

« corporifier, est de faire prendre corps aux esprits, ce qui se pratique souvent avec les

esprits acides qu’on met ou avec des sels fixes ou avec des terres arides : par exemple,

en mettant de l’esprit de nitre ou de l’eau forte avec le sel fixe de tartre, le dernier

retient si estroitement le premier, que de ces deux on fait de bon salpétre : Et quand on

met du vinaigre tres-fort ou quelque esprit acide sur le coral ou sur des perles, ils

retiennent aussi-tost l’acidité que les liqueurs contenoient, laquelle acidité se fixe avec

des corps »10. Le sel est donc le moyen de la corporification, il sert de « base & de

fondement » aux esprits qui utiliseraient leur acidité pour s’y accrocherait. Fermenter,

9 Glaser, ib., 10. 10 Glaser, ib., 16.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 275

c’est réduire « les parties volatiles & spiritueuses » des mixtes de puissance en acte, et

« Précipiter, est séparer le mixte dissout, & le faire tomber au fonds de son dissolvant en

poudre : la précipitation se fait par le moyen des sels, lesquels versez sur la dissolution

détruisent la force du dissolvant, & le contraignent d’abandonner le mixte, lequel il

avoit dissout : ce que nous remarquons en la précipitation du corail & autres »11.

Une fois cette mise au point effectuée, voyons la purification de l’or « par

l’inquart » qui est un procédé intéressant. Il est conseillé pour cela de faire fondre

ensemble de l’or impur et de l’argent. Le mélange chaud est versé dans un vaisseau

rempli d’eau ; l’amalgame prend la forme de grenaille sur laquelle on fait couler une

bonne eau forte qui dissout l’argent tout en laissant au fond l’or en poudre noire. Dans

la dissolution d’argent on jette du cuivre, lequel étant moins compact et plus terrestre,

donc facilement pénétrable par l’esprit corrosif, fait précipiter l’argent ; l’eau forte lâche

« sa première prise pour se charger du cuivre ». Si on met dans cette « seconde eau » un

corps plus poreux et plus terrestre, tel que le fer, fer et cuivre échangeront leur place. On

peut continuer avec du zinc. Pour récupérer ce dernier métal, il est nécessaire de verser

goutte à goutte dans la dissolution de zinc de la liqueur de nitre fixe. En évaporant la

dernière solution nous verrons cristalliser du « fort bon salpétre qui aura esté

recorporifié avec son sel fixe, duquel les mesmes esprits étoient sortis »12. Cette suite

d’étapes nous montre une utilisation particulière de la chimie saline fortement

développée au siècle suivant ; elle peut se schématiser par une succession de sels en

solution. Le sel est la forme transitoire nécessaire pour un corps qui souhaite passer

d’un état à un autre : d’un amalgame au corps pur. Cela ne va pas néanmoins sans le

sacrifice sur l’autel de la salification d’une autre substance. Mais après quelques

opérations, Glaser semble penser que tout revient à la normale, même le nitre contraint

à la fixité renoue avec sa nature d’origine :

(or + argent) + eau forte = argent dissous + or argent dissous + cuivre = cuivre dissous + argent cuivre dissous + fer = fer dissous + cuivre fer dissous + zinc = zinc dissous + fer zinc dissous + nitre fixe = salpêtre + zinc13

11 Glaser, ib., 23. Notons que c’est le processus qui sera décrit par Newton et E.-F. Geoffroy dont il

s’agit ; nous en parlerons dans la troisième partie de l’enquête. 12 Glaser, ib., 83. 13 Autrement dit, le sel de nitre fixe perd de sa fixité en accueillant les esprits qui soutenaient le zinc

en solution. Optons pour un sel de nitre fixe qui soit un carbonate de potassium (il est possible qu’il soit également comme nous avons vu chez Le Febvre un sulfate de potassium, tout dépend de la substance ayant servi à le « fixer »), et posons la suite d’opérations en langage actuel :

3 Ag (amalgamé à de l’or) + 4 HNO3 = 3 (AgNO3)en solution + NOgaz + 2 H2O (+ Au) 2 (AgNO3)en solution + Cu = (Cu(NO3)2)en solution + 2 Ag

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 276

Il faut néanmoins s’entendre ici sur le mot de sel. Ce n’est qu’« improprement »

que nous l’employons ; de même que l’auteur emploie « improprement » les

expressions de « sel de Saturne » ou de « sel de Mars » pour désigner des composés

métalliques « en forme de sels ». Comme nous allons le voir dans quelques instants,

Glaser refuse de reconnaître une nature saline à ce genre de corps mixtes. Nous tenons

cependant à rapporter cette série d’étapes parce qu’elle met en scène des substances

« entretenues en forme de sels » par l’esprit acide que la théorie interdit de nommer sels

bien que les apparences (solubilité, cristallisation) abonderaient en ce sens. Il semble

que la théorie corrige les impressions que peut avoir le chimiste par la pratique.

La chimie de notre auteur est une chimie corpusculaire, comme devait l’être

certainement celle de Le Febvre, mais d’une manière nettement moins appuyée (le mot

« atomes », dans le sens de particules de matières, apparaît trois ou quatre fois dans son

traité). L’acide doit sa puissance de pénétration, responsable entre autres choses des

opérations de déplacements que nous venons de détailler à sa forme aiguë, comme va

nous l’expliquer Glaser au sujet du procédé menant à la préparation de l’or fulminant.

Une différence qui a toute son importance est toutefois à signaler. Lors de la

purification du roi des métaux nous avions pu constater que l’eau forte conservait son

entière intégrité pour passer d’un métal à un autre ; ici il en sera autrement, l’acide

subira la rupture de sa pointe, laissant entendre que l’acte est irréversible. Puisque rien

n’est dit de la forme des acides dans la petite partie du Traité de la chymie réservée à la

théorie, nous allons passer en revue plusieurs opérations de la chimie qui soulignent la

figure de ces corps, et plus généralement de la nature corpusculaire des sels et esprits.

Pour l’or fulminant il convient donc de verser dans de l’eau de fontaine une

dissolution d’or réalisée par une bonne eau régale. On y fait ensuite tomber des gouttes

d’huile de tartre par défaillance (c’est-à-dire du sel de tartre déliquescent) « jusques à ce

que l’ébullition cesse, qui est une marque que la corrosion de l’eau régale est détruite

par la liqueur du sel alkali de tartre, lequel comme les autres sels alkali rompt la pointe

aux esprits corrosifs, en sorte qu’ils sont contraints de laisser tomber au fonds le corps,

lequel ils tenoient avec eux en forme de liqueur, ce qui arrive icy à l’or ; car si on le

laisse rasseoir quelque temps, il se précipitera au fonds de l’eau, laquelle surnagera

claire comme cristal, & doit estre versée par inclination »14. Pour ôter complètement

l’acrimonie des sels empreinte par la poudre d’or, il est nécessaire de la laver, filtrer et

(Cu(NO3)2)en solution + Fe = (Fe(NO3)2)en solution + Cu (Fe(NO3)2)en solution + Zn = (Zn(NO3)2)en solution + Fe (Zn(NO3)2)en solution + K2CO3 liquide = 2 KNO3+ ZnO + CO2 14 Glaser, op. cit. in n. 1, 87-88.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 277

sécher à une chaleur douce car l’or fulminant « pette comme un canon »15. L’explication

est que :

« Cette action impétueuse provient du mélange des sels & esprits qui entrent dans le dissolvant

& dans le précipitant de l’or, & qui le réduisent en atomes, desquels sels & esprits l’or par

réaction & par sa fixité retient & arreste quelque portion, mais imparfaitement ; car lors que le

feu agit sur ce mélange il pousse les parties spiritueuses, lesquelles l’or & les corpuscules de sel

de tartre veulent retenir, & estant dans ce conflit le grand bruit s’ensuit. Cette fulmination peut

estre empeschée par plusieurs voyes, & toutes les voyes ne tendent qu’à rompre la pointe des

esprits nitreux ou de les séparer d’avec le sel de tartre, duquel il reste tousjours une bonne

quantité avec l’or fulminant »16.

Pour détruire l’action de ce sel, on mettra en suivant les propos de Glaser ce

dernier à petit feu broyé avec du soufre qui s’enflammera ; « pendant son exhalaison ses

parties salines acides s’attacheront aux parties salines & spiritueuses » qui

enveloppaient l’or.

Pendant la préparation du Sel de Saturne, dont nous avons déjà parlé dans les

chapitres sur Beguin et de Clave, issu de l’union du plomb et du vinaigre, « vous en

retirerez une eau insipide, dautant que le plomb qui a esté dissout, retient par une

réaction tous les esprits acides du vinaigre, lesquels se corporifient, & font avec le

plomb un très beau sel blanc & cristallin en aiguilles […] »17. Le vinaigre distillé qui

« soutient » le plomb « en forme de sel » peut être détruit par un sel alkali résout, l’huile

de tartre, lequel rompt la pointe de l’acide et produit un beau et blanc magistère de

plomb. Notons bien que par acide, on ne compte qu’une seule pointe.

Glaser nous informe que le sel de Mars (vinaigre uni à du fer) « est

improprement appellé sel aussi bien que celuy de Saturne, car ce ne sont que des

solutions par le moyen de l’esprit acide du vinaigre qui se corporifie avec les dissouts,

& qui les entretient en forme de sel, mais ils peuvent estre facilement détruits par

l’action du feu qui pousse les esprits légers du vinaigre en l’air, & ces corps métalliques

demeurent alors en forme de chaux terrestre jusqu’à ce que par l’extrême violence du

feu de fusion on les réduit en métal »18. On peut comprendre que c’est leur possible

décomposition sous l’effet de la chaleur qui les empêche de porter le nom de corps

salins bien que les apparences soient pour eux. Leur forte proportion supposée en sel

principiel ne doit servir d’argument pour prétendre à ce titre ; peut-être parce que dans

15 Nous nous dispensons de transcrire sous forme d’équations chimiques ce procédé, ce serait trop

hasardeux ; l’or fulminant serait peut-être Au(NH)Cl. 16 Glaser, op. cit. in n. 1, 88-89. 17 Glaser, ib., 112.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 278

une approche mécaniste de la matière il est possible de discerner les éléments

constitutifs d’un mixte, et donc d’imaginer une union superficielle responsable de leur

facile décomposition. Avec ce point de vue les composés métalliques de ce type ne

peuvent effectivement passer pour des êtres intrinsèquement salins. Par ailleurs, Glaser

est également d’avis que ce sont les esprits acides du sel et du vitriol qui tiennent le

mercure en forme de sel cristallin lors de la préparation du sublimé corrosif. Il semble

donc confirmé qu’il ne peut y avoir de vrais sels métalliques pour l’auteur.

Pour préparer l’antimoine diaphorétique, il convient de mettre dans un pot de

terre non verni chauffé au rouge, un mélange des poudres « d’antimoine » (Sb2S3) et de

salpêtre. Après détonation, « il restera au fond du pot une masse blanche comme neige,

laquelle contient en soy le sel alkali du salpêtre, & les parties les plus fixes de

l’Antimoine : car l’esprit volatil nitreux se joint avec les parties sulphureuses volatiles

de l’Antimoine, & ils s’exhalent ensemble »19. On lave le résidu pour lui enlever son

acrimonie, on filtre puis on sèche. Le produit obtenu est un mélange complexe de

KSbO3 et de Sb2O3. Mais ce qu’il y a de remarquable dans cette description, est la

correcte composition des deux réactifs : le nitre est formé de l’union d’un sel alkali

(K2CO3) et d’un esprit volatil nitreux (HNO3), « l’antimoine » quant à lui, du « régule

d’antimoine » et du soufre. Cependant, il apparaît plus sûrement que Glaser

n’envisageait pas la réalisation artificielle de ces deux corps ; ce sont simplement des

principes grossiers de la matière. L’esprit volatil nitreux et le sel alkali du nitre seront

vus ailleurs respectivement comme composés d’une partie sulfureuse et volatile, et

d’une autre terrestre ; et « l’antimoine » de deux soufres, l’un proche de celui du soleil,

l’autre du commun, de « mercure métallique fuligineux », et de peu de terre crasse et

saline.

Terminons en notant que pour notre auteur, le sel commun est un sel acide20.

Nous ne savons vraiment pas ce qui motive Glaser pour avancer une telle affirmation ;

c’est en tout cas à notre connaissance le premier à le faire, et par ailleurs à préciser que

rien ne diffèrent entre les sels marin, fossile ou gemme et celui des fontaines, qui sont

tous compris sous le terme de sel commun. Là encore, il est possible d’invoquer les

conceptions mécanistes du chimiste pour qui l’esprit de sel pointu, provient de

l’ouverture du sel commun certainement déjà aigu, et donc acide. Cela place en outre

sans ambiguïté l’acidité également du côté des sels.

18 Glaser, ib., 143-144. 19 Glaser, ib., 184. 20 Le nitre est dit également avoir un goût « acide tirant sur l’acerbe » (Glaser, ib., 212).

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 279

Le titre, Traité de la Chymie, Enseignant par une brieve et facile méthode toutes

ses plus nécessaires préparations, met l’accent sur les procédés chimiques avec le

minimum d’apparat théorique. Il est fort probable que Glaser ait eu la même vision de la

matière que Nicaise Le Febvre à qui il succéda au Jardin du Roi en 1660. Bien

qu’absente de la partie théorique de l’ouvrage, on apprend l’existence dans la doctrine

de Glaser de l’esprit universel dans le chapitre sur la rosée qui doit être recueillie en

mars, au moment de l’équinoxe, car cette liqueur en sera « plus remplie de l’esprit

universel, qu’en toute autre saison ».

Mais le fait de négliger la théorie peut s’expliquer. On assiste avec Glaser à

l’introduction de considérations mécanistes – qui, nous devons le préciser, ne sont pas

présentées comme une nouveauté, mais dans le fil du discours expérimental – dans les

cours imprimés de chimie où l’acidité du sel ne relèvera plus désormais d’une entité

spirituelle cachée en son sein, tenant les commandes de la matière pour la manipuler

telle une marionnette afin d’exécuter les volontés du monde d’en-haut. Le sel devient

autonome, maître de lui-même, et son action, il la devra uniquement à sa figure et à son

mouvement. Certainement doit-on voir dans l’introduction de ce mécanisme chez

Glaser une influence des Principia Philosophia de 1644 de Descartes, parus en français

en 1648. On notera également que dans la quatrième partie de l’ouvrage de ce dernier,

une forme cylindrique pointue avait été envisagée pour les corps salins tels que le sel

commun et le salpêtre. Cela dit Norma Emerton21 précise qu’Anselme de Boodt est un

des premiers, dès 1609, à avoir avancé une figure pointue pour les corps salins

minéraux et leur esprit.

Ces considérations mécanistes éloignent l’auteur d’une recherche sur la

compréhension même de la matière première. Celle-ci produit des corpuscules qui

suivant leurs forme et mobilité sont responsables des phénomènes chimiques. On

pourrait lire dans son intérêt porté à une cause efficiente plus proche, un constat d’échec

du chimiste sur ce qu’est réellement la nature. Il devient donc superflu d’avancer des

idées qui peuvent paraître complètement spéculatives sur un esprit universel simple et

triple à la fois, qui passe par différents stades de corporification. Ce qui importe, c’est

qu’à un moment donné se produisent des esprits aigus (Glaser n’est qu’au début de ces

considérations mécanistes) se servant de leur pointe pour, par exemple, tenir sous forme

saline les métaux. Avec la venue des figures des corpuscules, disparaît également

l’utilité de faire appel à celle des grands personnages de la chimie, les Du Chesne,

Sendivogius, et Paracelse. Plus besoin d’autorités intellectuelles, le message serait

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 280

maintenant sous forme d’invitation : venez voir vous-mêmes, et vous ne pourrez que

vous rendre à l’évidence.

La remarque au sujet de la sympathie des acides et des alkalis les uns pour les

autres avait déjà été bien évoquée par Nicaise Le Febvre. Toutefois ici, Glaser apporte

un élément nouveau, celui de la pointe des corpuscules d’acide. Sels et esprits sont tous

deux également agissants et réagissants. Les métaux quant à eux déguisés en être salins

ne peuvent toujours pas prétendre à un rôle dans leur salification ; ils sont totalement

passifs et se laissent pénétrer par l’esprit sans l’endommager qui peut tout à fait

littéralement le laisser tomber pour un autre corps métallique plus poreux.

Le Febvre expliquait la correspondance esprit/sel par leur identité de

constitution. Il est vrai aussi qu’il songeait leur rencontre en terme de combat voire de

tuerie. Combat que Glaser décrit par la destruction de la pointe acide par les sels alkalis,

alors que cet appendice peut se glisser sans encombre dans les pores des métaux. On ne

sait pourtant pas ce qui pousse ces corps à s’anéantir. La puissance des acides est quant

à elle mécaniquement expliquée, leur subtilité spirituelle ne réside plus en leur ténuité,

mais bien dans leur géométrie. On comprend que la connaissance de la matière, esprit

salin pour Le Febvre, perde toute son importance chez Glaser. Ce n’est plus le plus ou

le moins de corporéité qui rend la substance plus ou moins agissante, Glaser marque, si

ce n’est le virage de la science chimique vers une chimie mécaniste, du moins

l’introduction de considérations mécanistes dans la chimie. L’intérêt pour le sel va

dorénavant s’éloigner de la question de la matière première pour se focaliser sur sa

nature expérimentale.

Avant d’achever cette deuxième partie consacrée aux traités de chimie aux

XVII e siècle en France par l’étude de celui de Nicolas Lemery, nous nous proposons

d’exposer rapidement ceux de Pierre Thibaut et Marie Meurdrac.

Thibaut a publié un Cours de chymie en 1667 à Paris22 qui se distingue des

autres traités du même genre écrits jusqu’alors. L’auteur ayant pris le parti de retrancher

de son livre tout raisonnement « inutile ou nuisible » aux opérations et n’a réservé

aucune place à un quelconque développement de sa théorie de la matière ni aux

21 Emerton, op. cit., 185. 22 Nous avons consulté la seconde édition de 1674 de son cours (Cours de chymie de P. Thibaut, dit

le Lorrain. Reveu, enrichi de plusieurs Figures de Fourneaux, & augmenté de la Composition du Baume vert Vulnéraire, avec son Emplastre Stiptique ; du Fébrifuge de F. DELBOE SYLVIUS ; d’un excellent Emétique ; d’une eau Ophtalmique) qui a été réédité en 1997 à Lyon par les Editions du Cosmogone. Sur l’ouvrage, on peut voir H. Metzger, op. cit., 86-92, qui nomme d’ailleurs l’auteur Jacques au lieu de Pierre Thibaut.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 281

principes de cette science. On y trouve uniquement des procédés qui semblent se suivre

sans logique apparente. Il y a cependant fort à parier que Thibaut considérait cinq

principes, ou du moins cinq corps simples dans les choses naturelles, un esprit, un

phlegme, une huile, un sel et une terre. Ce chimiste observe une différence de nature

entre le sel qui dissous une substance et un autre qui provoque la précipitation de celle-

ci ; il évoque à l’égard de ces deux sels leur « action & réaction », termes que l’on

retrouve également chez Le Febvre et Glaser au sujet de corps salins. Il paraît toutefois

dangereux de reprendre le terme de « réaction » chez les trois auteurs pour décrire une

opération dont les « belligérants » sont des sels ; on est loin encore du concept moderne

de réaction chimique. Pour l’auteur, un corps peut être calciné par un acide ; ce sera

alors une « calcination philosophique ». Ce procédé permet « d’ouvrir » la substance.

Une préparation a attiré notre attention, celle du « précipité blanc ». Pour sa

production il est nécessaire de chauffer modérément du mercure avec de l’eau forte.

Une fois le métal dissout, on verse sur la liqueur de l’eau concentrée en sel marin. Cette

« eau marine » provoque la précipitation du mercure en une poudre blanche âcre (HgCl2

ou HgNHCl) que l’on lave à grande eau. Le produit de cette opération est vu comme un

« mercure ouvert & calciné doucement par l’eau forte retenant seulement fort peu des

sels de ladite eau forte, le reste des sels en ayant esté emporté par lesdites dulcorations

reïtérées »23. Il faut savoir que l’eau forte est issue de la distillation du nitre avec du

vitriol vert et est perçue par Thibaut comme une liqueur qui détient en son sein à la fois

l’esprit de nitre et celui de vitriol, considérés comme on le voit comme des sels ; l’eau

forte est en réalité de l’acide nitrique.

Cet auteur explique que le sel de l’eau marine livre combat aux sels de l’eau

forte, c’est « un sel contraire à ceux de l’eau forte, si-tost qu’ils se sentent joints

ensemble, ils se combatent, & se combatant l’un l’autre le mercure s’eschappe & se

deschaine d’une bonne partie de ses sels, & partant tombe & se précipite au fond du

vaisseau »24. Thibaut pose donc une opposition (de nature ou d’action, on ne peut dire)

entre le sel commun (le précipitant) et les sels de l’eau forte, esprits de nitre et de vitriol

(les dissolvants). On relève également l’assimilation entre esprits acides et sels ; les

premiers étant aussi appelés « esprits salineux ».

Ce sont pour l’auteur les sels qui provoquent dans un composé le vomissement

du fait de leur acrimonie. La causticité provient des sels. Les sels ont selon Glaser une

pointe : pour préparer les cautères à base de chaux vive, il est déconseillé d’utiliser des

23 Thibaut, ib., 86. 24 Thibaut, ib., 84.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 282

vaisseaux vernis de « crainte que les sels de la chaux & de la cendre gravelée25 ne

corrodent le plomb du vernis desdits vaisseaux, & n’esmoussent inutilement leur pointe

en cette action devant retenir toute leur force & activité pour cautériser les chairs sur

lesquelles on les doit appliquer »26, écrit Thibaut. Les sels dont il est question ici

seraient plutôt alkalins, mais ils sont tout de même équipés d’une pointe qui leur

procure force d’agir. En revanche, lorsqu’on utilise l’esprit de soufre, l’auteur nous

déconseille de nous servir d’un vaisseau de terre non vernissée qui est poreuse et donc

pénétrable par la pointe de l’acide. En outre pour la dissolution du corail, l’esprit de

soufre est plus efficace que le vinaigre distillé, ou le jus de citron ; serait-ce une

question de taille de pointe ? En tout cas, le sel de corail qui en découle est dit sel, du

fait de son goût acide ou pour l’exprimer autrement de sa « saleure acidité ».

Une pointe d’acide peut s’émousser comme on l’a vu. Par exemple, lorsque le

vinaigre distillé au contact de coquilles d’œufs aura cesser de « frémir », ce sera signe

qu’il se sera chargé d’autant de matière de coquille qu’il aura pu, « & pour lors il aura

émoussé sa pointe & perdu dans son conflit, & cette dissolution la plus grande partie de

son acrimonie »27. La saveur de l’acide est apparemment liée au pointu de celui-ci.

Il serait faux de penser que les manuels de chimie d’après 1660 aient été tous

gagnés par le mécanisme. Marie Meurdrac fit paraître en 1666 à Paris La Chymie

charitable & facile, en faveur des Dames, dont les conceptions théoriques sont assez

classiques. Ce traité expose des procédés classés suivant les trois règnes de la nature,

qui laisse une place modeste par rapport aux cours de chimie habituels au minéral,

suivis d’une partie sur les « compositions pour la santé », eaux, sirops, tisanes, etc., puis

d’une autre sur des préparations pour l’embellissement du visage. L’auteur nous

renseigne en début d’ouvrage sur la théorie de cet Art. Par la chimie, selon elle, trois

principes peuvent être extraits des corps mixtes, le Sel, le Soufre et le Mercure.

Néanmoins dans certains des procédés de Meurdrac on apprend que par la distillation de

quelque substance on retire un phlegme et que reste dans le caput mortuum des fèces ou

terre ; ces deux matières n’accèdent cependant pas au statut des trois autres.

Le sel est le premier principe qu’elle présente, peut-être parce que selon elle les

deux opérations essentielles de la chimie sont comme pour Beguin et de la Brosse la

solution et la congélation. Le sel est vu comme le « Père de la génération, puisque c’est

lui qui contribue le plus à la production ». Doit-on y voir un sel spermatique ou un sel

25 La cendre gravelée est le sel de tartre, et est vu comme une chaux ; elle contient deux sels, un sel

fixe et un sel volatil plus caustique que le premier. 26 Thibaut, ib., 146. 27 Thibaut, ib., 221.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 283

hermaphrodite ? Marie Meurdrac pose l’existence de trois sortes de sel qui « ne

procèdent que d’un dans chaque corps suivant leur mélange avec deux autres principes.

Cette différenciation faisant penser à celle de de la Brosse reste valable pour les soufre

et mercure. Le premier de ces sels est pour Marie Meurdrac, le Sel Fixe contenant un

soufre grossier joint à un mercure pesant, il est rendu visible par l’Art, il doit sa vertu

balsamique au principe sulfureux, il est soluble dans l’eau, il se condense à la chaleur,

son mercure le rend difficilement volatil, « enfin il a la vertu de conserver tous les

choses où il domine, il les purifie, et dissipe leur humidité superflue ; c’est pourquoi

selon le mixte duquel il est extrait, il fait des opérations admirables »28. Le deuxième, le

Sel Nitre, unit à un mercure moyen et à un soufre moyen donnent un sel qui tient le

milieu entre le sel fixe et le troisième, le Sel Armoniac. « Il n’est point visible et

conserve la vertu de son sujet »29 ; il est possible de le considérer alors comme un sel

essentiel. Son soufre principe le domine. Le dernier, le Sel Armoniac doit sa facile

volatilité au soufre subtil à qui il se joint en plus d’un mercure subtil. On peut le

nommer sel volatil, « c’est lui qui passe avec l’esprit et l’eau dans les distillations. Sans

lui les eaux distillées ne se pourraient conserver sans se corrompre […] »30. Il est bien

entendu impossible pour l’artiste d’isoler un seul principe d’un mixte, sans qu’il ne

participe des deux autres également.

Bien que Marie Meurdrac soit plus conservatrice dans sa vision de la science

chimique du dernier tiers du XVIIe siècle, dans le sens où l’heure est aux conceptions

mécanistes de la matière, voilà donc l’état de la chimie saline au moment où Nicolas

Lemery s’apprête à publier son célébrissime Cours de Chymie en 1675, qui sera loin de

négliger l’esprit universel à qui sera conférer une identité matérielle marquée.

28 Marie Meurdrac, La Chymie charitable & facile, en faveur des Dames, 3e édition de 1687 rééditée

en 1999, Paris, CNRS Editions, 28. 29 Meurdrac, ib., 28. 30 Meurdrac, ib, 28.

7- Le seul Sel existant est acide pointu

Nous allons clore l’étude des manuels de chimie de la deuxième partie de notre

enquête par l’analyse du plus célèbre d’entre eux du Grand Siècle, celui de Nicolas

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 284

Lemery. Nous avons vu que le palpable et le démontrable représentent des exigences de

plus en plus revendiquées par les praticiens de la chimie, bien que la volonté de

s’affranchir de toute spéculation dans leur démarche d’investigation demeure un vœu

difficilement réalisable face à une matière toujours impénétrable. La figure pointue du

sel sera ainsi un a priori posé pour la compréhension de l’activité saline en

remplacement partiel de la présence d’un esprit universel qui, comme on le verra, a du

mal à quitter la scène chimique. Ce que nous allons ici découvrir, est donc un sel dont la

nature expérimentale est au cœur des travaux chimiques, mais qui peine à recevoir une

définition précise. Néanmoins, le Mercure sera définitivement retiré par l’auteur du

nombre des principes au profit du Sel, et l’alkali, la représentation concrète du Sel

depuis le début de notre étude, passera pour un artifice produit par la résolution d’un

corps au moyen du feu ; il conservera tout de même sa qualité de « base et de

fondement » de l’esprit, mais d’un esprit qui n’a plus rien d’universel. L’acide est

dorénavant le Sel, ou plus correctement, le Sel est désormais acide pointu.

Nicolas Lemery (1645-1715), apothicaire et médecin, est l’auteur d’un Cours de

Chymie qui connut un succès indéniable, et de très nombreuses éditions, dont la

dernière, quarante et un ans après son décès1. Le succès de cet ouvrage marque l’intérêt

d’un très large public pour la science chimique. A ce sujet, Fontenelle, secrétaire

perpétuel de l’Académie Royale des Sciences, lors de l’éloge qu’il prononça à

l’occasion de la mort de Lemery, membre de cette institution à partir de 1699, n’avait

pas hésité à dire : « La gloire qui se tire de la promptitude du débit n’est pas pour les

livres sçavants, mais celui-là fut excepté. Il se vendit comme un ouvrage de galanterie

ou de satire. Les éditions se suivoient les unes les autres presque d’année en année, sans

compter un grand nombre d’éditions contrefaites, honorables & pernicieuses pour

l’Auteur »2. Lemery, qui a été quelque temps élève de Glaser, a attiré à son tour un

nombre assez considérable d’auditeurs à ses leçons privées de chimie3. De confession

1 A la vérité, la dernière édition date de 1981, et est un reprint de celle de 1757 (Nicolas Lemery,

Cours de Chymie contenant la manière de faire les opérations qui sont en usage dans la médecine, par une Méthode facile. Avec des raisonnemens sur chaque opération ; pour l’instruction de ceux qui veulent s’appliquer à cette Science. Nouvelle édition, revüe, corrigée & augmentée d’un grand nombre de notes, & de plusieurs préparations chymiques qui sont aujourd’hui d’usage, & dont il n’est fait aucune mention dans les Editions de l’Auteur. par M. Baron, Docteur en Médecine, & de l’Académie Royale des Sciences, Paris, 1757). Cette publication récente n’a bien entendu pas la même finalité que les précédentes. L’édition de 1757 a le grand intérêt de contenir les remarques sous forme de notes infrapaginales de Baron d’Hernouville, disciple de Rouelle et stahlien convaincu. « Je me suis fait une loi, écrit Baron, de donner le texte de mon Auteur dans toute son intégrité, mais en me réservant la liberté de joindre un préservatif contre l’erreur, toutes les fois que j’ai cru cela étoit nécessaire » (note (a), p. 2) ; ce texte peut en effet « servir un jour à l’histoire de cette partie de la Philosophie », a-t-il encore ajouté.

2 Fontenelle, Histoire de l’Académie Royale des Sciences, 1715, 73-82. 3 Sur Nicolas Lemery, voir l’article d’Owen Hannaway dans le Dictionary of Scientific Biography,

Partington, op. cit., vol. III, 28-41 ; Bougard, op. cit., 21-67.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 285

protestante, Lemery subit quelques persécutions à la suite de la révocation de l’Edit de

Nantes, et fut poussé à abjurer sa foi pour la « religion pseudo-réformée » puis se

convertir au catholicisme pour pouvoir retrouver toutes ses prérogatives, et ce grâce

aussi à un certain appui personnel de l’entourage du pouvoir royal. Cet événement

n’entama pas son crédit de grand chimiste auprès de ses contemporains ainsi que

plusieurs décennies après sa mort. Il est l’auteur en 1698 d’une Pharmacopée

universelle de laquelle dépend son Traité universel des drogues, mises en ordre

alphabétique » de la même année, et en 1707, un Traité de l’antimoine, trois livres

plusieurs fois réédités. Le chimiste a également laissé de nombreux mémoires à

l’Académie des Sciences de Paris.

Lemery se veut mécaniste. Aussi toute opération chimique ne peut-elle se

comprendre à ses yeux que par des considérations de mouvements et de figures des

particules. Cependant le chimiste dit se refuser à toute spéculation, ce qui n’est pas

certain comme nous le verrons, et annonce à l’instar de Glaser, Thibaut et Meurdrac,

dans son Cours de Chymie4 ne se préoccuper « d’aucune opinion qui ne soit fondée sur

l’expérience ». Son ouvrage a vocation de s’adresser à tous types de lecteurs, il doit être

intelligible et abordable aux débutants, et profitable aux personnes averties. La

conception du sel exposée dans son manuel de chimie offre des éléments, qui pris

individuellement, recevraient l’agrément des chimistes dont les doctrines ont été

analysées ici : un esprit universel acide (Beguin) qui se corporifie en un sel (Le Febvre)

qui est à l’origine de tous les corps salins, un principe salin donnant naissance à trois

classes de sels, les sels alkali, essentiel et volatil (Beguin, de la Brosse, Meurdrac), et un

conflit acido-alkalin (Glaser, Thibaut). Sur ces emprunts, l’apothicaire va imposer un

regard tout à fait personnel sur le sel.

La nature est, selon Lemery qui suit en cela le fractionnement traditionnel,

divisée en trois règnes, minéral, végétal et animal. Ce sera également l’organisation

générale de son livre. « Le premier principe qu’on peut admettre pour la composition

des mixtes, est un esprit universel, qui étant répandu partout produit diverses choses

selon les diverses matrices ou pores de la terre dans lesquels il se trouve embarrassé »5.

On retrouve là le fameux Esprit Universel tel que Le Febvre l’a développé, véritable

4 Nous nous baserons sur : Nicolas Lemery, Cours de Chymie contenant la maniere de faire les

operations qui sont en usage dans la Medecine, par une Methode facile. Avec des raisonnemens sur chaque Operation, pour l’instruction de ceux qui veulent s’appliquer à cette Science, 10e édition, Paris, 1713.

5 Lemery, ib., 2.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 286

moteur de tous les corps de la nature. « […] Mais comme ce principe est un peu

metaphysique, & qu’il ne tombe point sous les sens, il est bon d’en établir de

sensibles »6. Ainsi Lemery préfère-t-il se rapporter aux principes dont on se sert

communément : « Comme les Chymistes, en faisant l’Analyse de divers mixtes, ont

trouvé cinq sortes de substances, ils ont conclu qu’il y avoit cinq principes des choses

naturelles, l'eau, l'esprit, l’huile, le sel, & la terre. De ces cinq, il y en a trois actifs,

l’esprit, l’huile & le sel ; & deux passifs, l’eau & la terre. Ils les ont appelés actifs, parce

qu’estant dans un grand mouvement, ils font toute l'action du mixte : ils ont nommé les

autres passifs, parce qu’estant en repos, ils ne servent qu’à arrester la vivacité des

actifs »7. Le mécanisme de l’apothicaire est déjà sensible dans ce passage ; c’est à notre

avis la première fois que l’activité des principes est liée à la forte mobilité de ceux-ci.

Lemery, comme plusieurs autres chimistes avant lui, définit les principes de la

matière selon l'analogie opératoire de la distillation d'une substance telle que le bois8. Il

établit certainement des principes qui sont plus des modèles physiques idéaux

(n’appelle-t-il pas également ces principes des substances ?), des références regroupant

un certain nombre de qualités secondaires bien établies auxquelles doivent se rapporter

en partie les corps chimiques, et où il ne règne aucune confusion, aucun mélange de

vertus. Au lieu de partir des principes pour aller vers les substances chimiques, on

observe plutôt chez l’auteur une réduction de ces dernières en ces premiers. Cette

chimie apparaît davantage comme une science qui cherche à percer l’intimité des

matières en s’appliquant à leur résolution, sur la base du schéma de la distillation du

bois, que comme une discipline qui combine pour construire ou reconstruire les corps à

partir des principes. Cette conception de la chimie se retrouve dans la définition qu’il en

6 Lemery, ib., 2. Il ne paraît pourtant pas si métaphysique que cela, à en croire Baron qui, dans son

« préservatif contre l'erreur », c’est-à-dire dans une note de bas de page de l'édition de 1757, annonce que l'existence de ce principe est à son époque absolument démontrée ; l'esprit universel étant à ses yeux, l'acide vitriolique qui est répandu dans l’atmosphère, renouant ainsi avec la pensée de Beguin près d’un siècle et demi plus tôt.

7 Lemery, op. cit. in n. 4, 2-3. 8 Cependant, comme le souligne Baron, c'est là conclure « du particulier au général ». De surcroît,

continue le savant du XVIIIe siècle, « si l’on dit que par ces principes l'on veut seulement signifier que tous les corps contiennent quelque chose de volatil, qui est l'esprit, quelque chose d’inflammable, qui est l’huile, quelque de liquide & de soluble dans l'eau, qui est le sel, quelque chose d’humide, qui est le phlegme, quelque chose de sec & de pulvérulent, qui est la terre, j'avouerai que cela est vrai de bien des corps ; mais alors on n’en pourra conclure autre chose, sinon que presque tous les corps contiennent des substances qui ont des propriétés communes, mais qui ne sont pas pour cela les mêmes êtres, qui sont même souvent d’une nature très différente » (Lemery, op. cit. in n. 1, 3, note (c)). Il est déjà possible de relever une divergence de conception au sujet de la matière entre Lemery et l’ancien élève de Rouelle, pour qui les principes composant les substances chimiques avaient déjà accédé à un stade plus abstrait. Comme on le verra par la suite, les principes de Baron seront des « éléments » qui pris unitairement ne correspondent à rien dans la réalité expérimentale, seule leur union entre éléments est intelligible. C’est peut-être la raison pour laquelle les corps salins composés, les « sels neutres ou moyens » du XVIIIe siècle, ont pu être appréhendés d’une matière plus concrète et efficace.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 287

donne : « La Chymie est un Art qui enseigne à separer les differentes substances qui se

rencontrent dans un mixte »9. Ainsi la diversité de la matière se réduit-elle en esprit,

huile, sel, eau et terre. Cela ne va d’ailleurs pas sans mal, comme l'avoue lui-même

Lemery : « On trouve aisément les cinq Principes dans les animaux & dans les

vegetaux, mais on ne les rencontre pas avec la même facilité dans les mineraux »10. Une

raison peut être

« que ces substances qu'on appelle Principes, se soient tellement embarrassées les unes dans les

autres, qu'on ne les puisse separer qu'en brisant leurs figures. Or ce n'est qu'à raison de leurs

figures qu’elles peuvent être dites sels, soufres, & esprits. Si vous mêlez par exemple un esprit

acide avec le sel de tartre, ou avec quelque autre alkali, les pointes de l'acide s’embarrassent de

telle sorte dans les pores du sel, que si par la distillation vous voulez separer l'esprit acide,

comme il estoit auparavant, vous n'y parviendrez jamais ; il aura perdu presque toute sa force,

parce que ses pointes estant brisées dans l'effort qu'elles auront fait, elles n'auront pû conserver la

figure aussi penetrante qu'elles l’avoient. Tout le monde sçait que le verre est fait par le sel ; mais

parce que le feu en a changé les figures, il ne fait plus aucune des actions qu'a coutume de faire

le sel, & il est même comme impossible d'en tirer un veritable sel par la Chymie »11.

Pour démontrer la figuration des principes12, Lemery fait appel à des substances

chimiques bien concrètes. Il faut donc soit considérer les êtres principiels de la matière

comme des corps comme les autres, soit comprendre que si le sel de tartre est sel, c’est

parce qu’il est majoritairement formé du Sel principe qui lui impose une structure

poreuse.

Que sont donc les principes de Lemery ? Ce sont des corps qui, pour autant

qu'ils ne soient pas réellement les plus simples, ne sont pas davantage résolubles selon

l'état actuel de la chimie ; la chimie est en effet « une science demonstrative, elle ne

reçoit pour fondement que celuy qui lui est palpable & demonstratif »13. Le premier des

principes actifs est pour l’auteur l'esprit ou Mercure. Il apparaît en tête lorsque nous

faisons « l'anatomie » d’un mixte. C'est une substance subtile, légère, pénétrante, et en

grande agitation. Elle est responsable de la croissance des mixtes, mais peut corrompre

9 Lemery, op. cit. in n. 4, 2. Notons pour comparaison la définition qu’en propose Baron : La chimie

est « une Science Pratique qui enseigne différens moyens de séparer les corps naturels les uns des autres, lorsqu’ils se trouvent mêlés & confondus en une seule masse ; de rendre sensibles les substances dont ils sont composés ; de purifier ces mêmes substances ; de les avoir chacune à part ; de les réunir pour recomposer artificiellement les corps dont elle les a tirés ; de les combiner à l’infini, soit pour produire de nouveaux composés qui n’existoient pas auparavant dans la Nature, soit pour imiter par art des composés naturels » (Lemery, op. cit. in n. 1, note (a), p. 2).

10 Lemery, op. cit. in n. 4, 8. 11 Lemery, ib., 8. 12 Notons au passage que parmi les nombreuses critiques formulées par Baron, aucune ne porte sur la

figuration des particules. 13 Lemery, op. cit. in n. 4, 5.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 288

par son mouvement les corps qui le contiennent en trop grande quantité. À l'instar des

quatre autres principes, on ne peut l'obtenir pure. Curieusement, Lemery conserve dans

la théorie de la matière qu'il expose ce principe dont il juge que l'on pourrait faire

l'économie dans la chimie. En voici la raison. Il y a en effet trois sortes de liqueurs

qu'on qualifie du nom d’esprit : l’esprit des animaux, l’esprit ardent des végétaux, et

l’esprit acide. Ces substances sont en réalité respectivement un sel volatil résout par un

peu de phlegme, une huile exaltée, et un sel essentiel acide nommé aussi sal fluor du

fait de sa fluidité. On lit :

« [...] On apercevra dans ces liqueurs autre chose que de l'huile, des sels de differente nature, &

de l'eau : de sorte que l'esprit ou le mercure des Chymistes est une chimere qui ne sert qu’à

embroüiller les esprits, & à rendre la Chymie difficile à comprendre : car on eût fort bien du

appeller ces liqueurs de leurs noms propres, afin de faire d'autant plus facilement concevoir les

principes dont elles sont composées. Ainsi, qui est-ce qui a empêché qu'on ait appellé sel volatil

resout, ce qu'on nomme esprit des animaux ; huile exaltée, les liqueurs qui viennent des huiles, &

sel fluor, les acides ? Par là on eût pû se passer d'un principe imaginaire, & rendre la Chymie

plus intelligible. Mais il n'est pas possible de changer un nom qui a esté comme attaché à ces

liqueurs depuis si longtemps : tout ce que je peux faire ici, c’est d’expliquer, comme j'ai fait, ce

qu'on entend par le mot d'Esprit afin d'éviter les équivoques »14.

Voici la mort annoncée du Mercure depuis l’ouvrage de Du Chesne que nous

avons étudié ; le terme d’esprit restera, mais désignera dorénavant un sel15.

L'huile ou soufre est une matière inflammable, douce, également subtile,

onctueuse, et qui sort après l'esprit. D'elle, dépendent couleurs et odeurs, beauté et

difformité. Elle adoucit l’acrimonie des sels, et protège les mixtes de la corruption en

bouchant leurs pores. L'eau ou phlegme a un rôle plutôt d’agent : elle sert à étendre les

principes actifs, et à modérer leur agitation. Le dernier des principes, la terre ou tête

morte, ou encore tête damnée, sert de base aux autres. Elle les unit, et leur donne de la

solidité. À l'égard des deux derniers éléments, Lemery rappelle que l'on « doit entendre

par principe passif une substance qui ne donne rien de soi, mais qui est en estat de

recevoir, & dans laquelle les substances salines s’étendent à la vérité, mais n'en tirent

point de vertu. Ainsi quand le phlegme est un dissolvant, c’est pour une matiere qui se

delaye facilement d’elle-même, où le dissolvant n’a pas besoin de penetrer »16. Les

14 Lemery, ib., 9. 15 Samuel Cotreau du Clos (Dissertations sur le Sel, op. cit.) omet au même moment presque le

mercure dans la liste des principes des plantes. Homberg, confrère de Lemery, en 1702 à l’Académie dans ses Essays de chimie, ignorera complètement le mercure principiel dans les ordres des végétaux et des animaux, et partiellement dans celui des minéraux.

16 Lemery, op. cit. in n. 4, 29-30.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 289

principes passifs perdent toute importance significative : l'eau ne sert que de véhicule

aux principes actifs, quant à la terre, elle se présente comme leur « matrice ».

Le sel – qui est, comme on a pu s’en rendre compte depuis le début de la partie

II, le seul des principes à ne pouvoir être appelé que par son nom – est, quant à lui,

« le plus pesant des principes actifs ; on le tire aussi ordinairement le dernier : c’est une

substance incisive & penetrante qui donne la consistance & la pesanteur au mixte ; il le préserve

de pourriture, & il excite les diverses saveurs, selon qu'il est differemment mêlangé. On divise le

sel des mixtes en trois especes, en sel fixe, en sel volatil, & en sel essentiel : le fixe est celuy qui

se tire apres la calcination : on fait bouillir la matière calcinée dans beaucoup d'eau, afin que le

sel s’y dissolve : on passe la dissolution par un papier gris, puis on en fait evaporer l'humidité

jusques à ce que le sel se trouve sec au fond du vaisseau : on appelle le sel des plantes qui se tire

de cette façon, le Sel lixivieux. Le sel volatil est celuy qui se sublime facilement quand il est

echauffé, comme le sel des animaux ; & le sel essentiel est celuy qui se tire du suc des plantes à

la crystallisation ; ce dernier est entre le fixe & le volatil »17.

Ce sont les sels fixe, armoniac et nitre des Beguin, de la Brosse et Meurdrac. « Il

est bon de remarquer ici, que le sel agit autrement que l'huile pour empêcher la

fermentation ou la corruption de la matiere avec laquelle on le mêle : car non seulement

il en bouche les pores en sorte que l'air n’y peut entrer, mais il s'y insinuë, & s’y tient

fiché par ses parties pointuës, faisant comme autant de petits pilotis qui arrêtent le

mouvement & la raréfaction ; c'est pourquoi les viandes & les autres choses qu'on sale

pour les conserver, demeurent toujours fermes & compactes »18.

Sur vingt-sept pages de remarques sur les principes qu’il a exposés, Lemery va

en consacrer dix-neuf aux sels ; ce qui laisse deviner que le principe salin est de loin le

plus capital dans sa théorie. Lemery poursuit :

« Pour le sel, je croirois qu'il y en a un dont tous les autres sont composez, & je penserois qu'il se

fait, lorsqu’une liqueur acide coulant dans les veines de la terre s’embarrasse & s’incorpore

insensiblement dans les pores des pierres qu'elle dilate & atténuë ; ensuite par une fermentation

est une coction de plusieurs années, il se forme un sel qu'on appelle en latin, Sal fossile ; & il y a

beaucoup de vraisemblance en cette opinion, puisque du mêlange des acides avec quelque

matière alkaline, nous retirons tous les jours par la Chymie une substance semblable à du sel, or

la pierre est un alcali. On peut ajoûter que la fermentation, ou la coction qui se fait dans la pierre

pendant un long temps, acheve de lier, de digerer, & en un mot de perfectionner l'acide avec les

parties de la pierre, pour en faire un sel »19.

17 Lemery, ib., 4. 18 Lemery, ib., 18. 19 Lemery, ib., 11.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 290

L’opération de salification, acide plus alkali, semble bien admise en laboratoire

et s’offre comme modèle pour la formation du sel originel qui est à la base de tous les

autres. Par ailleurs l’acide évoluant dans les entrailles terrestres peut rappeler la

semence liquide de Sendivogius. Il est en tout cas étonnant de lire ici « perfectionner

l’acide », alors qu’à la page trente-et-une, il sera écrit que la terre absorbante est

« propre à mortifier les acides ». La terre absorbante, dont la chaux qui est une pierre

calcinée est une espèce, était alors considérée également comme un alkali.

Le terme de sel fossile désignait à l’époque les matières salines que l'on extrayait

de la terre : l'alun, le sel gemme, le salpêtre, les vitriols (de fer, de cuivre, de zinc). Il est

fort possible, pour ne pas dire presque certain, qu'à la lecture de ce passage, le sel

auquel il est fait allusion, soit le sel gemme qui est identifié par l'auteur au sel marin. Ce

sel gemme est responsable de la salure des océans qui l’ont dissout et qui ne peuvent en

aucun cas le produire, car « il faut une proportion d'acide & de terre joints ensemble, qui

ne se rencontre point dans la mer pour pouvoir faire un sel, mais qui se rencontre en

plusieurs lieux de la terre. On doit donc conclure que le sel de la mer prend son origine

de la terre »20.

Lemery ne nous révèle pas ce qu’est cette « liqueur coulant dans les veines de la

terre ». L'acide ne rentre pas dans les cinq principes ou quatre si on néglige l’esprit, il

n’a pas été préalablement défini, et néanmoins sert à expliquer la formation du sel. Tout

laisse cependant croire que cette matière est cet esprit universel empreint de

métaphysique dont le chimiste a parlé au début de son Cours. Nous sommes à cet égard

tentés d'assimiler la liqueur acide à cet esprit universel et le sel marin ou gemme au sel

hermaphrodite21 corporifié de Le Febvre qui aurait quelque peu inspiré notre auteur. En

effet, d’une part l'édition de 1713 du Cours de Chymie expose que « le salpestre differe

des sels dont nous venons de parler, seulement en ce qu'il a plus d’esprits : de sorte que

quand on veut prendre la peine d’en exalter une partie, ce qui reste est de la même

nature du sel Gemme »22, alors que celle de 1675 proposait comme fin de phrase : « [...]

ce qui reste est semblable à mon Sel universel »23. D’autre part, on peut lire page vingt-

quatre, au grand étonnement de Baron, mais suivant Glaser, que le « sel marin est

acide » ; il semble effectivement pointu. Le sel gemme serait une corporification de

l’esprit universel déjà salifié en liqueur acide (rappelons-nous que pour Beguin l’esprit

20 Lemery, ib., 13. 21 Norma Emerton (op. cit., 189) a également ce sentiment. 22 Lemery, op. cit. in n. 4, 13-14. 23 Cité par Bougard, op. cit., note infrapaginale 8, p. 444.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 291

universel était clairement identifié à l’esprit de vitriol24), après fermentation dans la

pierre souterraine ; il se verrait « perfectionné » et apparaîtrait sous les traits du sel

marin que nous connaissons.

On pourrait nous objecter que l'esprit universel est également présent dans

l'atmosphère. À quoi Lemery répond : « [...] Personne ne peut douter qu'il n’y ait dans

l'air un acide capable, quoyqu’insensible, de penetrer les pierres & les terres, puisqu'on

remarque tous les jours que les terres dont on a tiré le sel aussi exactement qu’on a pu,

en reprennent de nouveau, & augmentent de poids considerablement lorsqu'elles ont

demeuré quelque tems exposées à l'air : la liqueur même dont je viens de parler, qui

coule dans la terre, ne peut avoir reçu son acidité que de cet esprit acide de l'air, qui se

resout en certains lieux plus facilement qu'en d'autres, à cause de sa fraîcheur, ou d'une

autre disposition qu'il y trouve. Je crois donc que le salpestre est formé dans les pierres

& dans les terres par l'acide de l'air, de la même maniere que le sel gemme est formé

dans les mines par la liqueur acide, & que cet acide de l'air ayant insensiblement penetré

les pierres, s'y fixe & fait un sel semblable dans le commencement au sel gemme ; mais

qu'ensuite de nouveaux esprits acides volatils s'y accrochent, s’y mêlent, & le rendent

entre volatil & fixe »25.

Un problème dans les termes surgit pourtant. Lemery a écrit que « le sel marin

est acide », alors que dans son « Explication de plusieurs termes dont on se sert dans la

Chymie », aux pages 62 à 68 de l'édition de 1713 de son Cours de Chymie, on apprend

que le « sel salé, est un sel alkali soulé & remply d'acides26, comme le sel gemme, le sel

marin »27. Comment le sel marin, duquel provient tous les sels, peut-il être à la fois

acide et neutralisé28 par un sel alkali ? De plus, comment peut-il être le sel qui soit à

l’origine de tous les autres sels alors que lui-même est composé d’un sel alkali dont on

ignore la nature, et d’un acide ? Doit-on le considérer comme un principe salin

uniquement à notre échelle ? Notre trouble persiste avec la définition du sel acide : « Sel

acide, est un sel resserré en ses pores, qui ne fermente point ordinairement avec les

acides, & duquel on retire par la distillation un esprit acide, tels sont le salpestre, le

24 Pour N. Emerton (op. cit., § 8) le vitriol représente le grand avantage d’un point de vue théorique

de pouvoir être assimilé à chacun des tria prima ; il est sel, il est esprit, et il contient du soufre (puisqu’il s’obtient aussi par la calcination sous atmosphère humide du soufre).

25 Lemery, op. cit. in n. 4, 11-12. 26 Le mot acide chez Lemery apparaît souvent au pluriel dans son Cours ; l'auteur sous-entend

certainement les pointes d'acide dans leur grand nombre qui forment l'acide substance. 27 Lemery, op. cit. in n. 4, 68. Cette définition est d’autant plus remarquable que la « base » du sel

commun n’a été identifiée qu’en 1736 par Duhamel du Monceau ; ce n’est que par pure spéculation que Lemery estime ce sel posséder un alkali saoulé et rempli d’acide.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 292

vitriol, l'alun »29. Lemery avait déjà défini le salpêtre comme un sel acide30 ; mais cette

révélation nous était alors apparue plus ou moins « normale » à la suite du jugement de

l'auteur sur l’acidité du sel marin. Cela dit, quel est le critère de distinction entre « sel

salé » et « sel acide » qui tous deux présentent de déconcertantes ressemblances ?

Serait-ce simplement le fait de pouvoir en extraire un esprit acide sans « intermédiaire »

car il est possible en tous cas d’obtenir de l’esprit de sel en distillant le sel commun avec

un vitriol, de l’alun, du bol ou de l’acide vitriolique même ? Il est vrai que le salpêtre est

du sel gemme qui détient plus d’esprit. Néanmoins, le sel gemme peut-il après avoir été

soûlé d’acide, en accepter, comme il est précisé dans la précédente définition, davantage

si cet acide n’était pas l’esprit universel, être incorporel ? Le sel gemme devait être pris,

par l’auteur, pour un réel corps simple. Mais il ne rapporte pas s’il réussit à retrouver le

sel gemme en épuisant le salpêtre de son acide aérien par la distillation. On peut en effet

résumer grossièrement la formation de ces deux corps en posant les « équations »

suivantes : liqueur acide + pierre = sel gemme, et sel gemme + acide aérien = salpêtre ;

tout en conservant à l’esprit que la liqueur acide est de l’acide aérien plus fixé. Tous les

sels chez Lemery sont par conséquent des êtres composés.

Ces pages 67 et 68 sont riches en interrogations. Continuons avec la définition

du sel fluor qui « est un sel acide qui demeure liquide ou fluide, & qui ne se condense

jamais, s'il ne trouve quelque matiere qui l'embrasse & le corporifie ; tels sont les esprits

acides de nitre, de sel, de vinaigre distillé. On appelle encore ce sel, sel principe »31. Sel

principe ? Si on se souvient bien, le troisième principe dans la chimie de Lemery, se

divise en trois espèces : un sel essentiel (qui est un « sel acide tiré par crystallisation des

plantes »32), un sel volatil (qui « est un sel qui s'envole & se sublime à la moindre

28 Le mot « neutralisé » ne doit pas être trop considéré comme anachronique ; nous avons déjà

rencontré le terme de neutre chez Nicaise Le Febvre, en 1660, au sujet de la préparation du tartre vitriolé : « l’acide et l’alkali se changeoient l’un l’autre en un estre neutre ».

29 Lemery, op. cit. in n. 4, 68. Baron souligne dans sa note (k) de la même page, que l’on « doit entendre par sel acide tout sel qui imprime sur la langue une sensation piquante, accompagnée de fraîcheur, & à peu près semblable à celle que produiroit les piquures d'un corps froid qui seroit très pointu & très aigu ; ou si l'on veut, tout sel dont la saveur est plus ou moins piquante, ce que tout le monde connoît sous le nom d'une saveur aigre ou sure. Les propriétés de cette espèce de sel sont de changer en rouge les couleurs bleues des végétaux, de faire effervescence avec les sels alkalis & les terres absorbantes de la nature de la craie ou de la chaux, aussi bien qu’avec les substances métalliques dont il est le dissolvant, de former avec toutes ces matières des concrétions dures, solides, brillantes & crystallines, & d'affecter l'organe du goût de la façon que l’on vient de dire. Le salpêtre, le vitriol & l'alun ne sont point, comme l’avance ici l'Auteur, des sels acides : ce sont de véritables sels moyens ou neutres, qui contiennent à la vérité un acide, mais uni dans le salpêtre avec un sel alkali ; dans le vitriol avec une substance métallique ; & dans l'alun, avec une espèce de terre absorbante ». Nous mesurerons davantage l’importance de la remarque de Baron dans la suite de notre étude lorsque nous aborderons le sel au XVIII e siècle.

30 Lemery, op. cit. in n. 4, 18. 31 Lemery, ib., 67-68. 32 Lemery, ib., 67.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 293

chaleur, tels sont les sels de vipere, de corne de cerf »33), et un sel fixe (qui « est un sel

qui souffre l'action du feu sans diminution considerable »34). Nous ne voyons pas bien

comment nous pouvons retrouver ces trois classes de sel dans l'esprit de nitre (acide

nitrique), ou de sel (acide chlorhydrique). Par « sel principe », l'auteur souhaite peut-

être qu’on entende le liquide acide de la terre ; mais dans ce cas qu’en est-il du sel

gemme qui est acide et qui pourrait faire figure de principe des corps salins ? Dans toute

cette confusion, on remarque également l'incompréhensible absence de l'acide

vitriolique aux côtés du vinaigre et des deux autres acides.

A la lumière de ces faits, on peut voir en Lemery un savant qui expose une

doctrine chimique à cinq principes, mais d'une manière peu convaincante, car en réalité

il semble plutôt adepte de la thèse d'un sel acide universel qui tiendrait de l’esprit

universel de Le Febvre ; l’acide aérien serait le sel hermaphrodite, « l’idéification » de

l’esprit dans la matrice constituée par l’élément air, la liqueur acide, le même esprit

corporifié dans l’élément eau suivant, qui prend un corps terrestre dans la dernière

« matrice universelle » qu’est la terre élémentaire. N’oublions pas que Lemery annonce

les cinq principes de la matière sans aucunement s’impliquer personnellement par ces

mots : « Comme les Chymistes […] ont trouvé cinq sortes de substances, ils ont conclu

qu’il y avait cinq principes des choses naturelles »35. L’auteur rejoindrait ainsi les

chimistes de son siècle ; pas plus clair ni plus obscur. On peut à cet égard évoquer la

pensée du médecin allemand Michaël Ettmüller36 (1644-1683) de Leipzig, sans doute

influencé par Lemery, qui reconnaît en 1684 un sel « répandu dans la Création du

monde par tout l’univers et qu'on nomme vulgairement l'esprit du monde lorsqu'il est

confondu dans l'air ». Ce « Sel universel » engendre dans différentes matrices le « Sel

particulier » qui est de deux sortes, savoir, l'acide et l'alkali, le second dérivant du

premier. Ces deux sels unis ensemble en composent un troisième nommé « le Sel salé

qui n’est ni l’un ni l’autre, & participe de tous les deux ».

Lemery, d'une part, veut jouer la carte d'une chimie se basant exclusivement sur

les expériences de laboratoire, autrement dit une chimie qui soit crédible. Il lui a fallu

éviter pour cela toute spéculation, et poser une théorie de la matière qui s'inspire de la

33 Lemery, ib., 68. 34 Lemery, ib., 67. 35 Lemery, ib., 2. 36 Michaël Ettmüller, Nouvelle chymie raisonnée, Lyon, 1693, 5-6, traduction française du Chimia

rationalis ac experimentalis curiosa de 1684 ; cité par A. Yoshida, Les concepts d’acide et de base : leur évolution du XVIIe au début du XXe siècles, thèse de 3e cycle, Paris : Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1980. [Bibliothèque du Muséum National d’Histoire Naturelle – Centre Koyré ; cote : KY TH 72]. Ajoutons que suivant Ettmüller : « Il est à remarquer que qui dit Sel ne dit pas toujours un sel en

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 294

distillation du bois. Son Cours de Chymie se veut d’autre part un ouvrage ouvert à tout

public. Le vrai principe de la matière est ce sel universel qui, à l'instar de Nicaise Le

Febvre, peut se présenter à nos regards sous la forme des cinq principes ; les personnes

déjà versées dans la chimie le comprendront, et porteront leur attention sur les procédés

qui forment la plus importante partie du livre, et les novices qui cherchaient à combler

un manque de connaissance sur un sujet qui devenait de plus en plus à la mode dans les

salons de la capitale, quant à eux, devront se satisfaire de fragments de la théorie, en

considérant les cinq éléments principiels physiques comme conformes à l'observation.

En outre, James, à la fin de la première moitié du XVIII e siècle, dans son

Dictionnaire universel…, était convaincu que le dessein de Lemery avec son Cours de

Chymie « semble partout être, beaucoup plutôt de remplir les Boutiques d’Apothicaires

de remèdes, que d’instruire ses Lecteurs dans la connoissance des principes & des

fondemens de la Chymie »37. Beretta38 soulève de plus un problème dans la volonté de

Lemery de dévoiler l’aspect pratique de la chimie en exposant, dans un long chapitre

illustré de nombreuses planches gravées, les vaisseaux et fourneaux indispensables à

l’exercice de cette discipline ; problème qui persistera par ailleurs jusqu’à Lavoisier.

Aucune indication de dimension, de composition des ustensiles n’apparaît pour

renseigner un néophyte qui souhaiterait se lancer dans la chimie. En revanche, dans les

Elemens de Chymie (édition de 1627) de Jean Beguin, nous avons noté la présence des

dimensions de son grand fourneau, et les matériaux de certains vaisseaux et luts.

Il est possible que Lemery ait utilisé son ouvrage d’une part pour attirer à ses

cours privés, donc payants, les curieux qui voulaient en savoir plus sur cette science

pratique, et d’autre part comme un gage de compétence et de qualité, plaçant son

échoppe d’apothicaire dans les bonnes adresses de Paris39.

Tous les sels naturels doivent leur origine au sel universel. L’auteur écrit :

« Les vitriols, les aluns, & tous les autres sels qui se trouvent naturellement dans la terre, peuvent

estre expliqués suivant le même principe : car selon que les liqueurs acides rencontrent des terres

diversement composées, il se forme differentes sortes de matières. Toutes les terres étant

empreintes d'un sel acide, comme nous avons dit, il n'est pas difficile à concevoir que le sel qu'on

trouve dans les vegetaux, leur ait été communiqué par la terre qui les a produits ; car leur

forme sèche ; les sels ont deux états, un de dissolution, & l’autre de coagulation. Les Sels dissous sont les esprits, & les sels coagulés sont les sels de forme sèche » (même référence que dans cette note).

37 Robert James, Dictionnaire universel de médecine, de chirurgie, de chymie, de botanique, d’anatomie, de pharmacie, d’histoire naturelle, &c., traduit de l’anglois par Mrs. Diderot, Eidous & Toussaint, 1746-1748, 6 tomes, 409-410 ; cité par Bougard, op. cit. 418.

38 Marco Beretta, « The image of the chemical laboratory from the Renaissance to Lavoisier », conférence donnée à Tokyo en 2000.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 295

accroissement ne peut provenir que d'un suc salé de cette terre, qui ayant developpé la semence

par la fermentation, s'insinuë & se filtre dans les fibres qui composent la plante, & si on laisse

reposer les terres quelques années entre plusieurs autres de culture, c’est afin qu'elles puissent

conserver & retenir le sel qui leur est incessamment fourni par l'acide de l'air »40.

Pour rendre les terres fertiles, seul « un sel volatil, ou approchant du salpêtre »

est propice. Néanmoins, il arrive que le sel lixivieux tiré des cendres des végétaux rende

la terre meilleure. « Mais c'est toûjours par la même raison ; car le sel fixe des vegetaux

qui se tire de la cendre, étant un sel poreux, comme nous le dirons dans la suite, il se

mêle fort bien avec les esprits ou sels acides de l'air, & se convertit facilement en

salpestre ; de même que quand nous mêlons de l'esprit de salpestre avec un sel alkali, il

s’en fait un salpestre »41. Par ailleurs, on peut citer un autre exemple dans lequel

Lemery renforce sa conviction en un esprit aérien principe premier de la matière, c’est

une opération où le chimiste identifie le sel marin au sel de Seignette. Il est nécessaire

de préciser que pour tirer directement « l’esprit de sel » du sel commun, les chimistes

étaient obligés d’utiliser un intermédiaire sulfurique, tel que l’alun, l’acide vitriolique,

l’argile, ou le sel ammoniac. Et pourtant, Lemery rapporte qu’en 1672, en compagnie de

Seignette, apothicaire de la Rochelle, lequel lui ramena un « sel marin » qui n’est autre

que le sel qui porte son nom : « […] Nous [le] distillâmes sans addition, par un feu fort

moderé, & en deux heures de temps, nous retirâmes trois onces & demie de très bon

esprit, de six onces de sel que nous avions mis dans la cornuë »42. Le sel de Seignette

est en réalité un tartrate de sodium et de potassium qui, dans les circonstances

expérimentales décrites, libérait de l’acide tartrique. Lemery observa également qu’il

suffisait d’abandonner le sel qu’on venait de distiller plusieurs jours au contact de l’air

pour qu’on le trouve « rempreint d’esprit », et qu’on puisse à nouveau le distiller. Pour

lui, une telle expérience « montre bien que l’air contient un esprit qui forme diverses

choses selon la diverse composition des matieres dans lesquelles il entre »43. A la

décharge de Lemery, il faut reconnaître qu’à cette époque Elie Seignette restait

particulièrement discret sur l’origine de son « sel marin » qui lui rapportait un revenu

confortable, se gardant bien d’en révéler l’origine réelle, secret industriel oblige.

Lemery fort préoccupé par cette éventuelle action de l’air sur le sel de Seignette, avance

l’existence d’un « esprit de l’air » :

39 On peut lire l’article de John C. Power, « ‘Ars sine Arte’: Nicholas Lemery and the end of alchemy in

eighteenth-century France », Ambix, vol. 45, part 3, 1998, 163-189. 40 Lemery, op. cit. in n. 4, 14-15. 41 Lemery, ib., 16. 42 Lemery, ib., 428. 43 Lemery, ib., 428.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 296

« Je demeure d’accord que cette augmentation est faite par l’esprit de l’air, & je crois même que

c’est luy qui donne la production à toutes choses selon les matieres ou les pores differens de la

terre qu’il rencontre, comme je l’ai expliqué dans mes remarques sur les principes ; mais puisque

cet esprit de l’air a trouvé des pores dans notre matiere disposés à faire un sel semblable au sel

commun, & que nous en tirons un esprit qui est semblable à celuy qu’on tire du même sel

commun, je ne vois pas qu’il y ait lieu de constater que ce ne soit un véritable esprit de sel, toute

la difference qui s’y trouve, c’est que ce sel n’estant pas lié si étroitement avec sa partie terrestre

qu’est le sel commun, les esprits s’en détachent avec beaucoup plus de facilité ; car ils se tirent

sans addition & à petit feu : au lieu que ceux du sel commun sont si fixés qu’ils ne peuvent se

detacher que lorsqu’on a mêlé le sel avec beaucoup de terre pour en étendre les parties, & qu’on

luy a donné une violence de feu tout à fait grande. Pour ce qui est de l’augmentation de plusieurs

autres matieres qu’on a exposées à l’air après avoir retiré les esprits, je ne doute pas qu’elle ne se

fasse, & que ces matieres mêmes ne retournent en ce qu’elles estoient auparavant, en

s’empreignant pendant un long temps des esprits de l’air, mais il est tres rare qu’aucunes d’elles

rendent leurs esprits aussi forts & avec tant de facilité que fait nostre sel, & c’est là où est le

mystere »44.

L’esprit acide de l’air imaginé par Lemery était, selon Bougard45, tout

simplement de la vapeur d’eau contenue dans l’atmosphère provoquant l’augmentation

de masse des sels abandonnés à l’air libre, du fait de leur hydratation spontanée, parfois

associée à une carbonatation par la présence du gaz carbonique. Cela dit, les choses sont

plus compliquées dans la mesure où, suivant le témoignage de citations rapportées plus

haut, Lemery rapproche ce phénomène d’autres qui sont à nos yeux des oxydations.

L’esprit universel est donc tantôt de la vapeur, tantôt de l’oxygène, tantôt du gaz

carbonique ; distinctions qui n’ont de sens somme toute que pour nous.

L’apothicaire réaffirme avec plus de détails que l’on retire du règne végétal trois

sortes de sel :

« un sel acide, appelé essentiel, un sel volatil, & un sel fixe ; le premier est quelquefois

semblable au salpestre, & d’autres fois au tartre, selon qu'il est plus ou moins rempli de terre : ce

sel se tire du suc de la plante, comme nous avons dit ; car apres avoir exprimé & purifié ce suc,

on le met dans un vaisseau en un lieu frais pendant quelques jours, sans le remuer, & le sel s'y

crystallise tout au tour ; on peut dire que ce sel acide est le véritable sel qui étoit dans la plante ;

puisque les moyens qu'on a employés en le tirant, sont naturels & incapables de changer sa

nature. Mais on n'en peut pas dire de même des deux autres sels ; car eu égard à la violence du

44 Lemery, ib., 429-430. 45 Voir Bougard, op. cit., 262.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 297

feu dont on s'est servi pour les faire, & aux effets qu'ils produisent, il y a grande apparence qu'ils

ont esté deguisez par le feu »46.

C’est un important passage que nous venons de lire. Depuis Vigenère en 1586

(peut-être même dès 1583) et Du Chesne en 1587, il est acquis que le Sel principiel, la

« base » et le « fondement » des corps naturels doit pouvoir s’extraire par la calcination,

lessivage et évaporation ; l’auteur du célèbre Cours de Chymie affirme maintenant que

cette substance est artefact du feu. Ce que le chimiste nomme « véritable sel » de la

plante est un mixte détenant toutes les vertus de la plante d’où elle est extraite. C’est

justement sa spécificité qui en fait aux yeux de l’ancien élève de Glaser l’entité saline

authentique et non déguisée du corps. Nous sommes vraiment loin de l’opinion

d’Etienne de Clave pour qui le Sel était identique quelque soit le composé d’où on le

tirait. Certes Lemery ne parle pas dans ce passage du sel principiel qui se présente pour

lui sous trois formes, mais si les sels fixe et volatil sont grimés par le feu, il paraît

logique de le rapprocher de celui qui reste, le « véritable » sel essentiel, qui notons-le

semble très proche du sel « nitrotartareux » de Le Febvre.

Il est nécessaire de préciser que pour Lemery, est appelé alkali tout sel, qu’il soit

volatil ou fixe, et toute matière « terrestre » qui font effervescence avec un acide. « [...]

Je crois qu’au contraire que l'ébulition de l'acide & de l’alkali qu’on pretend estre dans

les matieres terrestres, que les matieres terrestres sont elles-mêmes les alkali, & que les

sels ne le sont point ordinairement, s’ils n’ont esté poussez par le feu & réduits en forme

de chaux. J'ay prouvé, en parlant du sel volatil, que le feu changeoit extrêmement les

substances ; & comme j'ay montré qu'il y avoit lieu de croire qu'il n’y a qu’une espece

de sel dans la plante, & que le sel volatil est un deguisement fait par le feu, je

poursuivray de même, & je diray qu'il n'y a point de sel alkali fixe dans la plante, mais

que par la calcination le feu a fixé une portion du sel acide essentiel avec des

terrestreitez qui ont rompu le plus subtil de ses pointes, & l'ont rendu poreux & en

46 Lemery, op. cit. in n. 4, 18. Comme le note Baron (Lemery, op. cit. in n. 1), tous les sels essentiels

ne sont pas des sels acides, plusieurs sont des sels neutres à l'image du salpêtre : « [...] Le sel volatil alkali est une partie du sel acide essentiel dont nous avons parlé, qui ayant été premièrement volatilisé, & ensuite pressé par la violence du feu, a entraîné avec lui une portion d'huile brûlée, & une matière terrestre calcinée. Cette huile brûlée est ce qui a rendu ce sel si désagréable à l'odeur, & la matière terrestre avec laquelle il s'est intimement uni, l’a fait changer de nature en rompant ses pointes, & en le faisant plus poreux qu'il n'étoit. C'est cet élargissement de pores qui rend ce sel si susceptible des impressions de la liqueur acide, & qui cause l’effervescence ; car les pointes de l'acide qui sont dans une agitation perpétuelle, entrent dans les pores de ce sel, & n’y trouvant pas une liberté entière de se mouvoir, elles en écartent & en rompent les parties avec violence, pour avoir leur mouvement libre. Il se peut faire aussi que cette chaux ou terre calcinée ait retenu des particules de feu, & que les pointes de l'acide ayant commencé à ouvrir les pores du sel, ces petits corps de feu, qui sont dans un mouvement impétueux, poussent précipitamment, en brisant toutes leurs petites prisons, & que ce soit là la cause de la

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 298

forme de chaux »47. Ainsi tous les sels sont-ils originellement acides et pointus. Ceux

extraits par le feu ne sont que des artifices produits par cette matière subtilisée. On peut

donc inférer que tout acide est sel, et que tout alkali est chaux. Ils sont tous deux des

corps salins, puisque le second est l’unique sel contenu dans les corps embarrassé de

terrestréités. On comprend pourquoi lorsque l’on parle d’un sel, qu’il faille préciser s’il

s’agit d’un sel acide, ou d’un sel alkali, ou d’un sel salé. Il devient clair également que

le sel commun soit pointu puisque le feu ne l’a pas réduit en corps poreux. On peut tout

de même se demander ce qu’il en est du sel marin obtenu en faisant évaporer l’eau de la

mer dans des poêles soumis à l’action d’un feu violent ; il ne l’est sans doute pas assez

pour le transformer.

La chose est claire et décidée, tous les sels, essentiels, volatils, salés, fluors,

alkalis, sont un acide plus ou moins modifié dans sa nature. Mais qu’est-ce qu'un acide

justement ? Tout simplement un corps composé de parties pointues diversement

proportionnées. Lemery écrit :

« Comme on ne peut pas mieux expliquer la nature d'une chose aussi cachée que l’est celle d'un

sel, qu’en admettant aux parties qui le composent des figures qui repondent à tous les effets qu'il

produit, je diray que l’acidité d'une liqueur consiste dans des particules de sel pointuës,

lesquelles sont en agitation ; & je ne crois pas qu'on me conteste que l'acide n’ait des pointes,

puisque toutes les experiences le montrent ; il ne faut que le goûter pour tomber dans ce

sentiment : car il fait des picottemens sur la langue semblables ou fort approchans de ceux qu'on

recevroit de quelque matiere taillée en pointes tres fines ; mais une preuve démonstrative &

convaincante que l'acide est composé de parties pointuës, c'est que non seulement tous les sels

acides se crystallisent en pointes, mais toutes les dissolutions de matieres differentes, faites par

les liqueurs acides, prennent cette figure dans la crystallisation. Ces crystaux sont composés de

pointes differentes en longueur & en grosseur les unes des autres, & il faut attribuer cette

diversité aux pointes plus au moins aiguës des differentes sortes d'acides. C’est aussi cette

difference en subtilité de pointes qui fait qu'un acide penetre & dissout bien un mixte qu'un autre

ne peut pas rarefier : ainsi le vinaigre s’empreint du plomb, que les eaux-fortes ne peuvent

dissoudre ; l'eau-forte dissout le mercure, & le vinaigre ne le peut penetrer ; l'eau Regale est le

dissolvant de l’or, & l’eau-forte n’y fait point d'impression : l'eau-forte au contraire dissout

l'argent, & elle ne touche point l’or, & ainsi du reste »48.

Quant à l’alkali, Lemery le reconnaît par la forte effervescence se produisant

immédiatement après avoir versé dessus de l’acide qui s’arrête lorsqu’il n’y a plus de

matière à « raréfier » :

violente ébullition, qui arrive ». Le dernier sel, le sel fixe, est un sel alkali tiré de la lessive de plantes calcinées.

47 Lemery, op. cit. in n. 4, 21-22.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 299

« Cet effet peut faire raisonnablement conjecturer que l'alkali est une matiere composée de

parties roides & cassantes, dont les pores sont figurés de façon que les pointes acides y estant

entrées, brisent & ecartent tout ce qui s’oppose à leur mouvement, & selon que les parties qui

composent cette matiere, sont plus ou moins solides : les acides trouvant plus ou moins de

resistance, ils font une plus forte ou plus foible effervescence. Ainsi nous voyons que

l'effervescence qui arrive en la dissolution du corail, est bien moins violente que celle qui se fait

en la dissolution de l'argent. Il y a autant de differens sels alkalis, comme il y a de ces matieres

qui ont des pores differens, & c'est la raison pourquoi un acide fera fermenter une matiere, &

n’en pourra pas faire fermenter une autre ; car il faut qu'il y ait de la proportion entre les pointes

acides & les pores de l'alkali. L'alkali étant ainsi établi, on n’aura pas besoin de recourir à une

espece de sel imaginaire49 de la plante pour expliquer l'effervescence, & l'on concevra facilement

que si le sel alkali est rempli d'une matiere terrestre qui le rende poreux comme les autres alkalis,

il doit exciter l’effervescence. On peut ajouter ici ce que j'ai dit en parlant des sels volatils, que

les parties du feu50 sortant des pores du sel alkali où elles avoient esté renfermées dans la

calcination, contribuent beaucoup à faire cette effervescence ; & en effet, lorsqu’on jette un acide

de vitriol ou de l'eau-forte sur un sel alkali, il se fait une aussi forte ébullition, que si l’on jettoit

cette liqueur sur du feu. Quant à ce qu'on appelle sel salé, c’est un mêlange d'acide & d'alkali, ou

plutôt un alkali saoulé & rempli d'acide. […] Il y a encore à remarquer, que l'acide & l'alkali se

detruisent tellement dans leur combat, que quand on a versé peu à peu autant d'acide qu'il en faut

pour penetrer un alkali dans toutes ses parties, il n’est plus alkali, quoique vous le laviez pour le

priver d'acide, parce qu'il n'a plus les pores disposés comme il avoit : & l'acide rompt ses pointes,

en sorte, principalement dans les alkalis bien compactes, que quand on le veut retirer, il a perdu

presque toute son acidité, & il retient seulement une âcreté ; mais le soufre ou l'huile estant

composé de parties mollasses & rameuses, ne fait que lier l’acide ; en sorte qu'on le peut retirer

de plusieurs matieres sulphureuses à peu pres comme il estoit entré »51.

Le combat acido-alkalin est une destruction, une transformation de la géométrie

des belligérants. L’opération est sélective, il faut qu’il y ait concordance entre pointes et

pores, et irréversible. L’alkali, tout comme d’ailleurs le sel salé, ne peut être défini que

par son action avec un acide. Il est étonnant que Lemery ne fasse intervenir dans sa

définition aucun indicateur coloré comme le préconisait Boyle52 ; le chimiste parisien

était tout à fait au courant de l’usage que l’on pouvait faire de ces substances végétales

48 Lemery, ib. 4, 22-23. 49 Nous ne voyons pas à quel « sel imaginaire » fait allusion Lemery. 50 Les corpuscules de feu ne sont selon Lemery « autre chose qu’une matière très-subtile, laquelle

ayant reçu beaucoup de mouvement dans la calcination, le communique différemment, suivant les natures des corps qu’elle rencontre, & enfin son mouvement étant rallenti ou détruit, elle cesse d’être corpuscules ignés » (Lemery, op. cit. in n. 4, 383). C’est un sentiment assez proche de celui de Descartes ; voir la 4e partie de ses Principes de la Philosophie.

51 Lemery, op. cit. in n. 4, 23-25. 52 Robert Boyle, « Reflections upon the hypothesis of alcali and acidum », Londres, 1666, in The

Works of the honourable Robert Boyle, éd. Thomas Birch, Londres, 1772, vol. 4, 284-292.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 300

(bois néphrétique, bois d’Inde, décoction de roses sèches, teinture de tournesol, fleur de

violettes)53.

La notion d'alkali est somme toute relative pour l’auteur. En effet :

« Les sels acides ne bouillonnent que rarement avec les liqueurs acides, parce que leurs pores

estant fort petits, les acides ordinaires ne les peuvent point penetrer ; mais ils se rencontrent

quelquefois des acides dont les pointes sont assez fines & proportionnées pour trouver une entrée

dans les petits pores de ces sels, & pour y faire leurs secousses. Alors ces sels, quoiqu'acides,

peuvent estre dits alcalis à l'égard de ces sortes d'acides. C'est ce qui arrive au sel marin qui est

acide ; car quoiqu’il ne bouillonne point ni avec l'esprit de sel, ni avec l'esprit de nitre, ni avec

l’esprit d'alun, ni avec l'esprit de vitriol, si vous le mêlez avec de l'huile de vitriol54 bien forte, il

se fera effervescence. On peut donc dire que les sels acides sont alkalis l'un à l'égard de l'autre,

parce que n’y ayant point de corps qui ne soit poreux, & se trouvant des acides d’une subtilité

extraordinaire, il y en aura peu qui ne soient penetrables »55.

Par conséquent, en plus d’être relative, nous pouvons penser que l’acidité des

sels peut se ranger sur une échelle dont les limites vont du très fortement poreux, dont le

caractère alkalin est nettement appuyé, à une figure extrêmement aiguë, donc

puissamment acide. Avec entre deux, bien entendu, toute une gamme de sels à la fois

plus ou moins poreux et plus ou moins pointus, et pour les alkalis, plus ou moins

volatils ou fixes.

Le règne animal selon Lemery nous offre deux sortes de sel, un volatil, et un

fixe ; tous deux alkalis. Suivant un principe d’économie dans la nature, l’apothicaire se

sent en mesure d’affirmer que tout comme dans les terres et les végétaux, un seul sel

acide existe dans les animaux. « […] Les sels alkalis qu'on en tire ne sont qu'un

déguisement du sel acide fait par le feu, qui y mêle des matieres terrestres en la même

disposition que nous avons dit en parlant des alkalis des plantes ; mais comme dans les

animaux il y a plus de mouvement à proportion que dans les semences, les esprits

exaltent presque tout le sel ; c’est ce qui fait qu'on trouve moins de sel fixe dans les

animaux que dans les plantes. […] Mais supposé qu'ils se rencontrât quelquefois du sel

alkali dans les animaux, il en faudroit attribuer l'origine à la circulation, qui auroit pû

mêler intimement des matieres terrestres dans les pores du sel acide, & le rendre poreux,

comme il se fait par le feu »56. Tout, comme nous le voyons, n’est qu’affaire d’acide.

Néanmoins le choix du terme de déguisement est peut-être malheureux, car il laisserait

53 Lire les pages 501-202 de son Cours de Chymie (1713). 54 L’auteur ne semble pas faire le rapprochement entre les esprits d’alun et de vitriol, et l’huile de

vitriol, qui représentent normalement la même substance, l’acide sulfurique plus ou moins concentré. 55 Lemery, op. cit. in n. 4, 24. 56 Lemery, ib., 26.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 301

entendre que l’acide puisse ôter son masque alkalin et apparaître de nouveau pointu.

Lemery poursuit :

« En voici suffisamment pour soutenir ce que j'ai avancé, qu'il n'y avoit qu'un sel acide dans la

nature, duquel les autres sels prennent leur origine, & que le sel alkali n’existe point

naturellement dans le mixte. On goûtera encore mieux mon raisonnement dans les operations de

Chymie dont je vais donner la description, & l'on verra avec ce principe, que je puis dire le plus

naturel & le plus debarrassé de tous ceux qu'on a donnés jusqu'à present, je rendrai des raisons

assez sensibles de plusieurs phenomenes qui estoient inexplicables à ceux qui suivent les

principes communs »57.

Comment interpréter ce paragraphe autrement qu’en assimilant les « principes

communs » aux cinq principes esprit, huile, sel, eau et terre, et « ce principe », « le plus

naturel & le plus débarrassé de tous ceux qu'on a donnés jusqu'à présent » à cet unique

« sel acide dans la nature » ? Si toutefois on entend ici par « principe », élément ou

cause première des choses. Le sel acide, ou le sel marin, serait donc bien une

corporification de l’esprit universel. Cependant, le doute est permis. En effet, comme

nous l’avons vu, il est tout à fait possible de réduire les cinq principes de Lemery en

deux « vrais » principes : le sel et le soufre ; or il n’est pas évident de pousser la

réduction jusqu’à faire découler le second du premier, à moins de poser le sel comme la

matière première58.

La chimie saline de Lemery est une chimie de l’acide et des pores des divers

êtres de la matière, qui, sans exception, sont plus ou moins poreux. Les acides sont à

l’opposé des pointes différemment figurées. A la différence du dualisme acido-alkalin,

les alkalis n’ont aucune réalité ontologique, ce sont des acides dont les pores, à l’origine

très refermés, ont éclaté entre autres sous l’effet du feu. Quant à l’acidité du sel marin,

on serait tenté de penser qu’elle relève plutôt d’une conception spéculative justifiée par

la théorie et justifiant celle-ci, et non d’une observation expérimentale des cristaux de

cette substance qui était déjà reconnue par Homberg, un de ses contemporains, comme

étant cubique59.

57 Lemery, ib., 28. 58 En supposant l’esprit universel de Lemery assimilable à l’esprit de vitriol, remarquons simplement

que ce dernier acide se prépare soit à partir de soufre, soit à partir d’un sel (le sel de vitriol bleu ou vert). Notons ensuite, mais sans proposer aucune filiation, que Becher et Stahl ont mis dans leur(s) doctrine(s) également l’accent sur l’importance du soufre et du sel, tout comme Wilhelm Homberg comme on le verra plus tard.

59 On peut encore lire dans la onzième et dernière édition du vivant de Lemery, celle datée de 1716, publiée en réalité dès la fin de 1715, que : « […] les parties du sel marin qui estoient en forme de pointes grossières […] » (p. 459 ; cité p. 180 par Bougard, op. cit.).

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 302

Lemery est loin des sels composés, des sels neutres ou moyens qui

représenteront l’objet et le sujet de la chimie du siècle des Lumières. Il divise les sels en

trois classes selon leur fixité au feu : sels fixes, sels volatils, dérivant de sels essentiels

qui par son état se situe entre les deux précédents. Ces sels se distinguent en sels acides

et sels alkalis, et ce malgré les critiques au sujet de cette méthode proférées par Boyle,

en prenant l’effervescence comme caractéristique suprême de la propriété alkaline. Il a

cependant été amené à reconnaître que le « nitre fixe » était un alkali puisqu’il réagissait

avec les acides en produisant une « fermentation » (dégagement de gaz carbonique),

mais que dérivant du salpêtre, que Lemery considérait comme acide, il gardait des

propriétés acides60. Voici ce qu’il en dit plus précisément :

« Il y a encore à remarquer que la liqueur de nitre fixe qui a esté faite avec le salpestre commun,

ayant esté gardée une année ou une année & demie, a perdu beaucoup de son action d’alkali,

desorte qu’elle ne fait plus guéres d’ébullition avec les acides. Cet accident ne peut venir que de

ce que les pores du sel contenu dans la liqueur, se sont peu à peu rebouchés, & que le sel acide

du nitre a absorbé & détruit l’alkali qui tenoit ses pores ouverts. Il n’arrive pas la même chose à

la liqueur de nitre fixe qui a esté faite avec le salpêtre rafiné, parce que comme on a employé

beaucoup de charbon pour en faire la fixation, & qu’il est resté peu de sel de nitre, l’alkali

prédomine tellement que l’acide n’a pas la force de se reveiller »61.

Le nitre, pour sa part, rentre dans la catégorie des sels acides, et non des sels

salés, puisque par la distillation, il est possible selon l’auteur, de recueillir son esprit

acide à la différence du sel gemme.

On peut tracer un tableau réunissant les trois genres de sels, et leurs espèces.

Fixe Volatil Essentiel

Acide

Alkali

Salé

Il en ressort que les acides peuvent se présenter sous trois états, les alkalis, deux,

et pour les sels salés, seule la fixité leur convient. Ces derniers ne regrouperaient

apparemment pas tous les sels composés, mais seulement ceux qui ne rentrent pas en

effervescence en présence d’acide, et desquels on ne tire aucun esprit acide. Cela

n’empêche pas qu’ils soient eux-mêmes acides. Les alkalis sont fortement poreux et

60 L’opération proposée par Lemery est intitulée « Fixation du salpestre en sel alkali, par le moyen du

charbon ». Il s’agit d’associer du charbon (carbone réducteur) avec du salpêtre (nitrate de potassium impur) selon l’équation suivante : 5 C + 4 KNO3 = 2 K2CO3 + 2 N2 + 3 CO2. Le nitre fixe est le carbonate de potassium que Lemery reconnaissait d’ailleurs comme identique au sel fixe des plantes.

61 Lemery, op. cit. in n. 4, 456-457.

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« fermentent » en présence d’acides, lesquels sont pointus et ont les pores extrêmement

ténus. Quant aux esprits acides, ce ne sont que « des sels rendus fluides par la force du

feu qui les a dégagez de leur partie la plus terrestre, & qui s’y est mêlé : on peut leur

donner corps, en les versant sur quelque alkali. Par exemple, l’esprit de vitriol ayant

demeuré quelque peu de temps sur le fer, se recorporifie en vitriol, & l’esprit de nitre

versé sur le sel de tartre, fait un salpestre »62. L’alkali apparaît ainsi comme une base

stable, un fondement sur lequel l’esprit acide se fixe. Malgré sa connaissance de

nombreux indicateurs colorés, Lemery n’a pas saisi l’occasion de différencier

clairement acides, alkalis et sels salés.

La distinction entre sels simples et sels composés n’est certainement pas

pertinente pour notre chimiste, étant donné que tous les sels sont des êtres combinés au

minimum d’une liqueur acide (ou d’un acide aérien) et d’une pierre. Des corps

théoriquement composés, tels que le sel gemme et peut-être les sels fluors, peuvent

prétendre à la simplicité ; simplicité à l’échelle expérimentale de Lemery, les fluors

l’étant toujours moins que le sel commun. En fait, le sel ne représente pas chez l’auteur

un genre bien défini de substances, mais un principe plus ou moins embarrassé de

terrestréités et transformé sous l’effet du feu. Il semble pourtant que la table des

matières qu’il dresse expose une liste plus longue de corps salins que celle de ses

prédécesseurs. Lorsque Lemery doit parler des « sels » artificiels, des sels composés de

deux corps dont l’un est acide ou alkali, il ne les nomme pas systématiquement sels,

mais préfère user de termes tels que : dissolution, préparation, déguisement, concrétion.

Voyons un peu le sel à travers les procédés du Cours de Chymie de notre auteur.

Pour chacun de ceux-là est d’abord exposé le mode opératoire suivi la plupart du temps

par des remarques contenant parfois des questions/réponses. Nous donnerons un

exemple de l’intervention des pointes et des pores des eau régale, or et huile de tartre

qui entrent dans la composition de l’or fulminant ou « Saffran d’Or ». L’acide écarte

violemment les particules du métal, divise l’or jusqu’à sa totale disparition dans la

liqueur qu’il colore en jaune. L’effervescence aura alors cessé. La situation devient

calme, les pointes de l’eau régale fichées dans les minuscules parties du métal

soutiennent l’or dans le phlegme « comme des nageoires ». Les parties aiguës de l’acide

sont certes fort légères en comparaison à celles du métal noble, mais sont également

plus étendues ; on peut prendre pour mieux comprendre l’image du « petit morceau de

métal attaché à un bâton ou à une planche, [qui] nageroit avec le bois dans l’eau ».

L’huile de tartre, qui contient un sel alkali, rompt cette tranquillité. Cette substance se

62 Nicolas Lemery, Cours de Chymie, 1687, 375 ; cité par Bougard, op. cit., 336.

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mêlant « aux acides » provoque une « fermentation », une vive agitation, ces parties

bousculent puis rompent les pointes de l’eau régale affaiblies par le fait qu’elles

soutiennent les particules d’or qui tombent alors au fond du vaisseau. Lemery suppose

que comme le corps de l’or est extrêmement dur, les particules d’acide n’y avaient que

« superficiellement » pénétré. C’est ainsi qu’ébranlées par le choc et le mouvement de

l’alkali, elles ont vu leur pointe brisée. Ces « fragments de pointes » conservent

néanmoins assez de mouvement et restent encore relativement aigus pour faire éclater

les parties alkalines. L’événement est aussitôt signalé par une effervescence de la

solution. L’auteur relève deux conséquences. « La première, que l’eau régale restante

sera incapable de dissoudre d’autre or, puisqu’elle ne pourra plus pénétrer. La seconde,

que la poudre d’or précipitée sera empreinte du dissolvant, puisque la partie la plus

aiguë de ces pointes est demeurée dedans »63.

Il n’est pas recommandé de lire avec nos connaissances actuelles de la chimie la

formation d’un sel métallique qui est simplement pour Lemery la précipitation de l’or

dans lequel se maintiennent des vestiges de l’action précédente de l’eau régale. A cette

époque, les opérations du feu, d’un acide, d’un alkali sur un métal, ne sont que des

« préparations » de ce corps métallique servant à ouvrir ses pores, ou à l’apprêter, à le

mettre dans un état ou disposition propice, en poudre ou en solution par exemple, à

accomplir telle ou telle fonction suivant l’intention de l’expérimentateur. C’est pour cela

que la plupart des auteurs ont une certaine réticence à accorder le statut de corps salins à

part entière à ce qui ne sont à leurs yeux que des « préparations » de la matière

métallique.

Certains métaux sont dits « rendus caustiques » par les acides ; c’est le cas par

exemple du beurre d’antimoine (trichlorure d’antimoine) que l’on peut adoucir en le

transformant en poudre d’algaroth si on verse dessus de l’eau. Une nouvelle substance

chimique n’aura pas été créée, étant donné que selon Lemery l’eau aura simplement

détaché les pointes acides du beurre, laissant un antimoine poudreux déguisé au fond du

vaisseau. Lemery, dans le cas du Sel de Jupiter (acétate d’étain) précise bien que ce

« sel n’est composé que des acides du vinaigre qui se sont incorporés dans les particules

de l’étain, & qui ont fait une ressemblance de sel ; mais si l’on détruisoit ces acides,

l’étain reprendroit sa première forme »64. De la même manière pour le sel de Saturne

(union d’un plomb préparé par la calcination à du vinaigre) : « Il ne faut pas s’imaginer

qu’on tire un veritable sel du plomb, ce n’est qu’une dissolution de sa propre substance,

63 Lemery, op. cit. in n. 4, 97. 64 Lemery, ib., 125.

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par les acides, lesquels s’incorporent avec lui assez etroitement pour en faire une espece

de sel ; car si par la distillation vous retirez l’humidité de la dissolution, vous n’aurez

qu’une eau insipide, & par consequent privée de tous acides »65. L’expression « espèce

de sel » s’explique certainement par la saveur, la solubilité et les cristaux du sel de

Saturne qui peut être « revivifié » en plomb par une distillation qui le priverait de

l’acide qui lui donne la figure de sel. Egalement pour le mercure et ses composés :

« Toutes les preparations du mercure dont j’ai parlé ne sont que des déguisemens de ce

metal par des esprits acides ou par des alkalis qui s’y étant attachés diversement, lui font

faire des effets differens. On pourroit remettre tous ces precipités & sublimés en

mercure coulant, de la même maniere que les cinabres dont j’ai parlé »66. Sur les

déguisements salins de l’antimoine, Lemery est amené à faire le même constat que pour

le mercure : « Il faut sçavoir que ces preparations ne sont que des divers déguisemens

du regule d’antimoine faits par les esprits acides ou par le feu, de sorte que par la fusion

& par quelque sel reductif, on les fera retourner en regule, détruisant les sels qui les

tiennent sous cette forme »67.

En un mot, les sels métalliques n’existent pas. Pour ce faire les métaux

d’apparence salifiée devraient être indécomposables, ne faire qu’un avec le sel qui les

rend sapides, solubles dans l’eau et cristallisables.

On peut dire la même chose au sujet du cristal minéral et du sel polychreste qui

sont tous deux perçus comme une fixation du nitre par le charbon pour l’un et par le

soufre pour l’autre, et par le feu en l’épuisant de son sel volatil, davantage pour le

second que pour le premier, alors que le chimiste a réalisé en réalité deux corps

totalement différents du nitrate de potassium de départ, ce sont respectivement un

carbonate de potassium, le sel de tartre donc, et un tartre vitriolé, un sulfate de

potassium68. Au sujet de cette fixation du salpêtre en alkali par le moyen du charbon,

Lemery s’interroge : pourquoi le produit de l’opération est-il un sel ? « Ce sel est alkali,

parce que c’est un mêlange du sel du charbon qui est un alkali, & du salpestre fixe ; ces

deux sels se sont si étroitement unis & mêlangés dans la calcination, qu’il s’en est fait

un sel poreux & semblable au sel fixe des plantes »69. La gêne pour ces sels qui n’en

sont pas au vu de Lemery provient aussi de leur terminologie. Le sel de Saturne, de

Jupiter, de corail également bien que ce ne soit pas un métal, etc. ne sont pas des sels

65 Lemery, ib., 147. 66 Lemery, ib., 282. 67 Lemery, op. cit., 1687, cité par Bougard, op. cit., 265. 68 5 C + 4 KNO3 = 2 K2CO3 + 2 N2 + 3 CO2 avec K2CO3 : sel de tartre, et 2 S + 2 KNO3 = K2SO4 + 2

N2 + SO2 avec K2SO4 : tartre vitriolé. 69 Lemery, op. cit. in n. 4, 456.

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qui tirent leur origine du plomb, de l’étain, ni du corail, mais de l’acide qui y a planté

ses pointes affûtées.

Par contre, Lemery imaginait que le fer contenait de la terre et du sel :

« Quoyque le mars contienne un sel vitriolique acide, ce mixte ne laisse pas d’estre

alkali, car il fermente avec les acides, & l’on ne doit pas point s’étonner de cet effet

quand on considerera qu’il y a beaucoup plus de terre que de sel dans ce métal, & que

cette terre tenant le sel comme embarrassé, il lui reste encore assez de pores pour

recevoir les pointes des acides qu’on met dessus & pour faire l’office d’alkali, car

comme nous avons dit en parlant des principes, il suffit qu’un corps pour estre dit alkali,

ait les pores disposés en sorte que les acides y puissent par leur mouvement écarter avec

violence, ce qui leur fait obstacle »70. Lemery pourtant ne manque pas de remarquer

qu’il n’est pas possible de séparer les divers constituants de ce fer comme on sépare

ceux des végétaux ou des animaux, « mais puisque nous remarquons que l’eau dans

laquelle on a laissé tremper la rouillure du fer quelque temps, est propre, étant beuë,

pour faire uriner il me semble qu’il n’est pas hors de raison d’attribuer l’effet du mars,

principalement à son sel ; car si l’eau a remporté quelque goût & quelque chose de

pénétrant du fer, il n’y a rien dans le mars qui luy puisse donner cette vertu, que le sel

qui s’y est dissous »71. Lemery va encore plus loin à la fin de son commentaire sur les

différences qu’il croit repérer entre le fer et l’acier : « Mais ce qu’il y a encore de

considérable dans la calcination qu’on donne au fer pour le réduire en acier, c’est qu’on

le prive de son sel le plus volatil qui devoit faire le plus d’effet, en croyant le nettoyer

de ses impuretés, & l’on appelle scories, c’est à dire écume, la propre substance du fer

qui avoit esté rarefié par son sel ; ainsi puisqu’on veut bien appeller la rouillure du fer

scories, on devroit appeler tout le métal de même, car il peut estre reduit tout à fait en

roüillure, pourvu seulement qu’on le laisse exposé à l’air »72. Selon l’auteur, le fer agit

principalement par son sel, contrairement à la chaux des pierres calcinées qui en est

dépourvue. Pour Lemery, « le sel est une matiere condensable, qui se manifeste

aisément à nos sens, qu’on doit voir, toucher, goûter »73 ; or on n’en trouve pas dans la

chaux. Les effets de ce corps sont alors dus à ses corpuscules ignés qui y sont enfermés.

70 Lemery, ib., 169. 71 Lemery, ib., 172. 72 Lemery, ib., 176. 73 Lemery, ib., 383-384.

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Un « archéologue de la chimie » relèverait différentes strates de théories dans la

zone de fouilles circonscrite par le Cours de Chymie de Nicolas Lemery. La plus

ancienne semble être celle de l’esprit universel, principe premier de la nature, sur

laquelle a été édifié un semblant de doctrine à cinq principes. La plus récente est la

vision mécaniste d’un conflit acide/alkali dans laquelle également les corpuscules de

soufre sont figurés. On observe qu’entre la première et la deuxième conceptions, et

qu’entre les deuxième et troisième, c’est le sel qui sert de lien.

On pleurera avec ce texte la mort du Mercure principiel ; le Sel aura eu pour une

grande part raison de lui. Néanmoins nous pouvons déplorer, si nous sommes

nostalgiques, la fin également d’une époque saline, et nous réjouir, si nous avons foi en

l’avenir, en l’avènement d’une nouvelle. Le concept de sel dont nous dissertons depuis

le début de notre entreprise subit chez Lemery un rude changement d’orientation. Nous

savons depuis Glaser que la recherche d’un fondement salin unique de la matière a été

abandonnée au profit d’une conception mécaniste des phénomènes chimiques qui a

permis à la matière de disposer d’elle-même. A présent, nous assistons au renversement

du sel (alkali), base et fondement des corps naturels par le refus de l’auteur du Cours de

Chymie de reconnaître la préexistence de cette substance dans les mixtes, ce n’est pour

lui qu’un déguisement du feu. Le sel qui avait pour fonction de rendre corporel un esprit

universel dans les philosophies précédentes, se fait maintenant dépasser par un esprit

tout aussi universel qui est posé d’emblée par l’apothicaire comme un être matériel – la

chimie ne s’occupe que d’objets palpables et démonstratifs nous avait-il prévenu – et

qui plus est intrinsèquement acide et salin ! Le sel est rabaissé au niveau de simple

substance chimique, ou plutôt de simples substances chimiques puisqu’il en existe

plusieurs qui sont à prendre presque toutes au même niveau. Reste, il est vrai le sel

gemme, corporificateur terrestre du nouveau « sel hermaphrodite », mais il ne forme

semble-t-il que les corps salins ; de plus on en forme quotidiennement au laboratoire,

écrit Lemery.

Le Cours de Chymie de Nicolas Lemery marque un sommet en terme de

popularité pour ce genre de littérature en cette fin du Grand Siècle. Il ouvre également la

voie à l’ère institutionnalisée de la science chimique, admise à l’Académie Royale des

Sciences à partir de 1699 ; ce qui formera la matière du troisième moment de cette

thèse. Mais avant, nous souhaitons évoquer dans le dernier chapitre de cette partie, une

doctrine qui connut un certain succès à la fin du XVII e siècle, à laquelle Lemery a pu

être sensible, celle de l’acide et de l’alkali.

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8- Le dualisme salin acido-alkalin

Nous sommes arrivés dans notre enquête à un moment où la notion de Sel,

réalisation sensible de toute la réalité physique qui nous est inaccessible, dans un

premier temps identifiée au laboratoire à la substance alkaline tirée de la lessive des

cendres végétales pour adopter ensuite les traits d’un être acide beaucoup moins

palpable, commence à être envisagée comme l’association de ces deux formes par le fait

de leur évidente sympathie. Le début du dernier quart du XVIIe siècle voit dans ce

contexte paraître une doctrine qui a fait l’objet d’un réel intérêt de la part des chimistes,

mettant à l’honneur les deux sels, seuls dépositaires légitimes du nom, à savoir l’acide

et l’alkali posés comme antagonistes. Le dualisme acido-alkalin réunit les deux sels

dans une théorie qui a l’ambition de rendre compte de tous les phénomènes chimiques

et physiques. Mais leur union ne conduit pas forcément à un « sel salé » selon la

définition de N. Lemery, mais plus largement à la génération des choses naturelles,

puisqu’elle se déroule entre deux substances principielles insaisissables isolément,

constitutifs de toutes les matières. Ces deux représentants du Sel matière première

corporifiée sont hissés dans cette pensée au rang d’éléments et principes constitutifs de

tous les mixtes. Par ailleurs, dans la pratique, acide et alkali, qui passent pour les deux

classes de substances chimiques les plus promptes à l’action, s’offrent naturellement ici,

particulièrement depuis leur modélisation proposée par la philosophie mécaniste,

comme causes des propriétés des corps composés. Le passage dans le paysage chimique

du Grand Siècle de cette théorie a été relativement court – environ deux décennies –

mais a été marqué par le débat passionné entre ses sectateurs et ses opposants.

Jean-Baptiste Van Helmont (1577-1664) avait avancé une doctrine iatrochimique

qui entraîna cette controverse dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Pour lui, dans son

Ortus Medicinae de 1648, l’acide représentait l’agent principal de la digestion, et l’alkali y

intervenait de manière indirecte. Sa théorie du rôle physiologique des acides et des alkalis

a été singulièrement répandue par son élève Sylvius1 (1614-1672), professeur de médecine

à l’université de Leyde de 1658 à 1672, et grand promoteur des doctrines iatrochimiques.

Sylvius proclama que la digestion était causée par la fermentation naissant du mélange

salive/bile/suc pancréatique, agissant sur la nourriture ingérée. Il admit que le principal

1 Marie Boas, dont l’article « Acid and alkali in seventeenth century chemistry » (Archives

internationales d’histoire des sciences, 34, (1956), 13-28) a inspiré ce paragraphe, précise que sur Sylvius, il convient de se reporter au Dictionnaire des sciences médicales. Biographie médicale, éd.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 309

ingrédient du suc pancréatique était un acide tout comme pour la salive, et celui de la bile

un alkali. Par analogie à l’union effervescente observée dans son laboratoire d’un acide à

un alkali, il imaginait ainsi en terme de « conflit » la rencontre de la salive et du suc

pancréatique avec la bile alkaline. Sylvius a essayé par la suite d’étendre aux autres

processus physiologiques ce concept de neutralisation acido-alkaline. Contrairement donc

aux sympathies, correspondances et analogies qui pour les paracelsiens prenaient place

dans l'univers, les partisans du système de Sylvius considéraient les mécanismes en jeu

dans les opérations chimiques comme résultant de ce combat violent de substances

antagonistes luttant les unes contre les autres, et dont l'opposition était rendue sensible dans

les digestions, fermentations, effervescences, etc.

Cette théorie a été popularisée par un de ses disciples, Otto Tachenius (?-?)2, qui,

dans ses Hippocrates Chymicus de 1666 et Antiquissimae Hippocraticae Mediciniae

Clavis de 16683, voyait – et il se proposa d’ailleurs de le démontrer d'après le témoignage

de l'expérience – l’acide et l’alkali comme les essences de tous les êtres sublunaires,

l’acide étant le principe dominant.

Les acide et alkali sont pour lui les plus anciens principes des choses. Hippocrate

a réduit selon Tachenius les trois causes d’Aristote (matière, forme, privation) en deux

principes, « feu » et « eau », qu’il traduit intentionnellement « Acide » et « Alkali »

dont toutes les choses dans notre partie de l’univers sont pour lui faites. Ce sentiment

n’est pas simple conjecture de sa part, l’auteur ne relate en réalité qu’un savoir enraciné

dans la philosophie des Anciens – c’est du moins ce qu’il prétend. Il n’y a qu’à

constater l’étymologie du mot « chimie » pour admettre l’évidence. Ainsi, déplorant la

division de la physique – et ce à l’encontre de la pensée d’Hippocrate dit-il – en deux

« sectes », la chimique et la galénique, il écrit :

« Ainsi la Philosophie Naturelle (maintenant désignée Chimie) est selon Hippocrate une des plus

anciennes sciences, dérivant des mots grecs Als qui signifie Sel, et Cheo, fondre. De là est venu

le mot Alchimie, autrement dit l’Art de fondre le Sel4. Elle est à juste titre appelée ainsi. Car la

Nature elle-même ne produit aucun fruit, à moins que les Sels internes des semences soient

C.L.F. Panckouke, Paris, t. 2, 1820, voir BOE, 302-7. Se référer également au chapitre « Sylvius » dans Partington, op. cit., vol. 2, 281-290.

2 Sur Tachenius, voir Partington, op. cit., vol. 2, 291-296. 3 Nous nous sommes servis de la traduction anglaise de ces ouvrages : Otto Tachenius, His

Hippocrates Chymicus, which Discovers the Ancient Foundations of the late Viperine Salt, London, 1677 ; et His Clavis to the Ancient Hippocratical Physick or Medicine; made by Manuel Experience in the very Fountains of Nature. Whereby, Through Fire and Water, in a Method unheard of before, the Occult Mysteries of Nature and Art are Unlocked and clearly Explained by a compendious, London, 1677.

4 Remarquons qu’en 1691, Furetière, dans son Dictionnaire, reprend la même hypothèse quant à l’étymologie du mot de « Alchimie ».

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 310

dissous dans la Terre […]. Une fois dissous, ils agissent encore les uns sur les autres ; ainsi ils

pénètrent dans une plante pour ses besoins particuliers, puis cessent leur ouvrage […]. Le

Philosophe chimique, instruit par Hippocrate5, prend ces semences alors amenées à maturité par

la Nature, et considère ces deux Sels en elles comme les Organes de la Nature, à savoir le Feu et

l’Eau ; puis au moyen de l’Art, il les encourage à l’action, en fondant les Sels suivant la Loi de la

Nature, comme l’Alchimie le lui enseigne, une nouvelle chose est ensuite produite qui n’était pas

avant. […] En cela, l’Hippocratiste ou Chimiste prend en considération les Instruments de la

Nature à qui il continue de prêter main forte en faisant fondre les Sels, et en imitant la Nature

[…] »6.

Le chimiste ou « hippocratiste », depuis l’antiquité, accomplit donc la même

action, celle de fondre et de fondre de nouveau les Sels dans les limites des lois de la

nature7. Ce mécanisme déjà mis au jour aux dires de l’auteur par Hippocrate, cette

« fusion » répétée des Sels, cette « exaltation des Sels » honorée des Anciens du titre

d’Alchimie, se déroule aussi bien dans les trois règnes de la nature. Les sels, c’est-à-dire

les acide et alkali puisque la théorie n’en autorise aucun autre (tous les corps salins se

rapportent dans cette pensée à ces deux seules substances), sont décrits par Tachenius

comme les « instruments architectoniques de la nature » constituant tous les corps

sublunaires. La fin de leurs opérations est toutefois dictée par ce qu’il nomme le

« Recteur » identifiable à l’Archée. Alkali, Acide et Recteur seraient suivant Tachenius

l’équivalent des Corps, Esprit, Âme des anciens philosophes (l’Esprit étant ce qui lie

Corps et Âme) : « Ainsi ceux-ci sont-ils cachés dans le réceptacle terreux que représente

pour nous l’image de la Graine »8.

Tachenius tient donc les sels acide et alkali pour premiers principes de tous les

corps mixtes ; ils font toute chose, et toute chose est en eux. De l’acide procède le chaud

et le sec, de l’alkali, le froid et l’humide ; à l’un est attaché des valeurs masculines, et à

l’autre féminines. Aussi, ces deux êtres semblent-ils être mus par un sentiment tout à

fait naturel : « Ces deux-ci, qui soit brûlent d’un amour perpétuel l’un pour l’autre, soit

encore sont en perpétuel désaccord, se multiplient, et l’un est le contraire de l’autre ;

ainsi la mort de l’un est la vie de l’autre, et ce que produit l’un est détruit par l’autre ; de

cela, une autre chose plus noble peut émaner »9.

Cela dit, l’acide passe aux yeux de l’auteur pour être le principe le plus ancien

qui, d’une nature spirituelle, ne peut être directement saisi par nos sens. Il est le principe

5 Notons que Tachenius cite Hippocrate là où Du Chesne se référait à la fois à Hermès et Hippocrate. 6 Otto Tachenius, His Hippocrates Chymicus, op. cit. in n. 4, dixième page de “The author’s preface

to the reader”. 7 Tachenius, ib. onzième page. 8 Tachenius, His Hippocrates Chymicus, op. cit. in n. 4, 73. 9 Tachenius, His Clavis, op. cit. in n. 4, 2.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 311

formateur (appelé aussi Soufre), et a son siège dans l’Air. Les semences de toute chose

sont en lui imperceptibles. Il est « fils du Soleil ». Incorruptible, constant, doué des

vertus vivifiantes, il est la « forme des formes », la « forme universelle », l’« Acide des

acides ». Il ne fait donc aucun doute que le Soleil en est le père ; la Lune est quant à elle

la mère de l’alkali. Et « comme l’Acide ne se découvre pas de lui-même mais au

Philosophe de la nature, également l’Alkali ne se donne pas à voir, à moins d’être retenu

par l’Acide qu’il [l’Alkali] aime »10. C’est donc ensemble qu’ils se manifestent à nous,

et non isolément l’un de l’autre. En fait, l’acide, qui est – insistons bien sur ce point –

l’unique « esprit du monde », ne se trouve pas « nu » dans la Terre parce que

précisément il « refuse » d’être seul ; pour Tachenius, l’acide et l’alkali, une fois joints,

forment une masse concrète saisissable, une masse saline. Selon lui, n’existent comme

corps salins que le sel acide et le sel alkali ; tout ce qui est appelé sel dans ses écrits

tombent nécessairement dans le cas de l’un ou de l’autre de ces deux uniques

représentants salins. Il note à ce sujet : « Il n’y a pas d’autres Sels dans l’univers que

l’Acide et l’Alkali ; les Acides sont infinis, mais tous n’ont qu’un seul alkali pour base

sur lequel ils subsistent, et s’incorporent […] »11. Ainsi, cette masse saline d’un

fondement alkalin unique est diversement informée par l’acide détenteur de la force

séminale de toute chose ; feu, Soleil et acide possèdent en effet les mêmes vertus.

Suivant, dit-il, respectueusement les propos de Sendivogius, Tachenius écrit que

l’esprit vital acide, dans la graisse de la Terre et par les rayons du Soleil, est fixé dans

l’Alkali « qui aspire à être saturé de l’Acide Esprit vital de l’Air en Sel, qui est appelé

Nitre de la Terre »12. L’« Enfant du Soleil » est ainsi « réverbéré » par les rayons

solaires, pour prendre corps par son association avec l’alkali qui de manière incessante

l’attire à soi pour se « condenser » et prendre forme. L’alkali saturé d’acide alors « se

change en Sel »13, et ce aussi bien dans l’art que dans la nature. On pourrait comprendre

que ni l’acide ni l’alkali n’est donc un sel palpable ; seule leur union réalise une nature

saline observable au toucher et à l’œil. Par conséquent, à proprement parler, comme

toute chose est faite des deux instruments acide et alkali, tout autour de nous est sel.

Tachenius le répète : « En plus de ces deux Instruments composant toute chose dans

l’ Univers (comme aussi dans la vieille Physique de nos Ancêtres) un troisième s’y

trouve inséparablement qui nous est donc caché sous le nom de Sal Philosophorum : de

là Ils ont appelé tous les corps composés uniquement d’Acide et d’Alkali […] Sel. Aussi

10 Tachenius, ib., 8. 11 Tachenius, ib., 23. 12 Tachenius, ib., 9.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 312

dit-on, Dans le Soleil et dans le Sel sont toutes les productions de la Nature […] »14. On

notera que cette citation se termine par une phrase mise en exergue par l’italique que

l’on rencontre dans l’Abrégé des secrets chymiques de Fabre, et chez Glauber. On

remarquera encore que Tachenius invoque l’autorité de Sendivogius sans pour autant le

suivre aussi fidèlement qu’il le laisserait entendre. Il interprète la pensée de cet auteur à

la lumière de sa propre doctrine en reprenant toutefois le nom de « sel nitre » dont il

modifie sans doute la fonction. Chose intéressante à relever, la lecture qu’il en fait en

mettant à l’honneur le couple d’antagonistes sel acide et sel alkali, devance d’une année

la parution à Paris du Traité du Sel apocryphe attribué à Sendivogius, où là aussi, le

discours originel sera salifié. Qui plus est, Tachenius respecte l’intervention des trois

« instruments » (sel acide, sel alkali, Sal Philosophorum) pour reprendre son terme,

dont la nature du troisième n’est pas bien définie ; ce qui indiquerait que la doctrine

dualistique avancée dans son texte n’en est pas réellement une, et s’accorderait avec

celle du Cosmopolite. Elle ne serait donc également qu’une transcription saline des tria

prima classiques favorisant l’action de deux d’entre eux sans pouvoir s’affranchir du

troisième.

Visiblement, le sel acide est le maître-principe de la doctrine de Tachenius, mais

qu’est précisément le sel alkali pour lui ? Il est ce sur quoi l’acide agit et donne forme.

Dans la pratique, tout sel qui « mortifie » les acides est appelé alkali, ce qui l’en fait

distinguer de plusieurs sortes : les fixe, volatil, « manifeste », « occulte », « d’une

nature moyenne ». Ainsi, constatable d’une manière spéculative ou expérimentale,

l’alkali sert de réceptacle à son antagoniste qu’il aime. L’auteur écrit :

« De plus, le mot Alkali n’est pas nouveau, le mérite de son introduction ne me revient pas non

plus ; mais il a été créé bien avant par des Philosophes et Mystérieux Sages, pour distinguer non

seulement les Choses, mais les Sels, qui agissent contrairement aux Acides. [...] Le Sel de Tartre,

de chaux vive, de cendre, et de semblable nature, sont correctement appelés Alkalis par les

habiles gens ; il s’agit bien de sels alkalis (et pas simplement Sels, comme les présentent

quelques médecins idiots), tout comme l’Alkali naturel de Sendivogius qui attire à lui de l’Air,

un esprit acide caché à nos sens [...] ; ainsi ces Alkalis artificiels, étant vides, s’imprègnent de

toutes sortes d’Acides, selon le désir de l’artiste ; et lorsqu’ils en sont saturés, ils prennent leur

détermination de l’Acide […] »15.

13 « L’Alkali, avec l’acide est changé en sel » (Tachenius, His Hippocrates Chymicus, op. cit. in n. 4,

51). 14 Tachenius, His Clavis, op. cit. in n. 4, 19 notée 15. 15 Tachenius, ib., 15-16.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 313

Tachenius traite d’une manière à la fois théorique et pratique des propriétés et

essences des choses, de la croissance et mort des « graines », au moyen des deux

instruments de la Nature, les Acide et Alkali à tour de rôle objets insaisissables et objets

manipulables au laboratoire. Révélant par-là le fait que le dualisme acido-alkalin est une

doctrine fortement liée à la pratique de la chimie ou de la matière médicale, du moins à

des préoccupations concrètes qui découlent de ces disciplines.

Cette théorie fit très vite des émules parmi les chimistes et les médecins. La

doctrine du dualisme iatrochimique de l’acide et de l’alkali a été relayée par la

philosophie mécaniste dans laquelle s’inscrit Nicolas Lemery, qui on s’en souvient,

avait en 1675 adopté en partie cette pensée des interactions acido-alkalines16. Le

phénomène de neutralisation qui se produit parfois avec effervescence, toujours avec

dégagement de chaleur, suggérait des images de combat et de pénétration mutuelle.

Celles-ci s'accordaient fort bien avec les explications mécanistes des phénomènes

naturels qui, depuis la mort de Descartes, connaissaient un grand crédit. La philosophie

mécaniste traduisit donc le combat violent entre acide et alkali en son langage. De ce

fait, malgré le poids des critiques, le système de l'acide et de l'alkali trouva des alliés

puissants chez certains philosophes corpuscularistes qui y découvrirent un moyen

élégant, qui d’ailleurs ne provenait pas directement de Descartes, pour figurer l'opposition

entre les corps antagonistes.

Robert Boyle (1627-1691), après avoir détruit, dans le Sceptical Chemist de 1661,

les bases expérimentales de la théorie aristotélicienne des quatre éléments, ainsi que celle

des chimistes des trois principes, ébranla très fortement la doctrine acido-alkaline en

mettant en évidence ses fragilités17. Il mit l’accent, entre autres, sur le fait que toutes les

substances ne pouvaient se réduire en deux principes seulement, acide et alkali, et sur celui

que l’effervescence ne représentait pas une condition nécessaire pour la caractérisation des

acides et des alkalis. En effet, cette définition de l’acide, identifié par la vive réaction

provoquée en présence d’alkali, et réciproquement, était, aux yeux de Boyle, un cercle

16 On lui attribue généralement la paternité de ces interprétations en termes de pointes et de pores des

relations entre acides et alkalis qui, en fait se rencontrent chez de nombreux auteurs qui l’ont précédé (voir Taton et al. 1958, 360). En outre, au sujet de l’extension de la définition de l’alkali à tous les corps solubles dans les acides, H. Metzger nous précise « qu’à l'occasion, Lémery protesta contre la trop grande généralité que les chimistes de son temps ont donnée du dualisme acido-alcalin ; pourtant il n'hésita pas à déclarer que les métaux, tels que le fer ou le mercure, remplissent le rôle d'alcali à l'égard de leurs dissolvants acides » (Hélène Metzger, 1923, 297). Notons par ailleurs, que les principes de Lemery, qui comme nous l’avons proposé dans le chapitre précédent se rapportent aux deux seuls Soufre et Sel, pourraient bien être interprétés comme une variante du dualisme acido-alkalin. Le Sel représenterait l’alkali, et le Soufre l’acide, puisque de ce dernier est tiré l’esprit de vitriol, que Beguin avant lui avait identifié à l’esprit acide universel, ainsi que Stahl après lui qui le valorisera beaucoup.

17 Robert Boyle, « Reflections upon the hypothesis of alcali and acidum », Londres, 1666, in The Works of the honourable Robert Boyle, éd. Thomas Birch, Londres, 1772, vol. 4, 284-292.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 314

vicieux non satisfaisant scientifiquement. Pour briser ce dernier, Boyle mit au point des

indicateurs colorés végétaux qui offraient le moyen de déterminer, au vu des différentes

couleurs que celles-ci pouvaient revêtir, si une substance était acide ou de la classe

opposée18. C’est le sirop de violettes qui devint l’outil d’analyse privilégié pour permettre

cette distinction établie expérimentalement, manifestement utile et exploitable. Boyle a de

plus rapporté la difficulté d'appeler alkali tout corps qui réagissait avec un menstrue acide,

y compris les métaux, car certains d’entre eux se dissolvaient aussi bien dans les liqueurs

alkalines que dans les liqueurs acides. Les chimistes dualistes cependant ne furent pas tous

convaincus par l'objection de Boyle ; rien ne les obligeait en effet, à considérer les métaux

comme des corps simples ; pourquoi ces derniers ne seraient-ils pas composés d'un

mélange d'acide et d'alkali ? Ces chimistes, voyant partout des acides et des alkalis luttant

les uns contre les autres, étaient pourtant fort embarrassés pour expliquer la manière dont

les acides par exemple, dans certaines conditions, réagissaient les uns avec les autres (c'est

le cas de l'eau régale qui était composée d'acide nitreux et d'esprit du sel marin). Boyle

montra également que les acides sont décomposables et qu'un acide ne peut être ni un

agent ni un élément universel ; les arguments qu’il avançait avaient pour objectif

également de démontrer qu'un grand nombre de corps ne renfermaient aucun acide. Avant

d’être acceptée de tous, la méthode de Boyle a connu quelques attaques, dont celle de Saint

André. Mais dès 1675, Boyle reçut l’aide, sur un plan théorique, d’un disciple allemand

Bohn (1640-1718) qui publia un traité, Epistola ad D. Joelen Langelottum...de Alcali e

acidi insufficienta, pro principiorum seu elementorum corporum naturalium munere

gerendo (Lipsiae, 1675). Néanmoins, très tôt, la plupart des chimistes étaient au courant de

l’existence des tests à l’aide d’indicateurs colorés. Beaucoup d’entre eux ont accepté cette

pratique qu’ils trouvèrent utile. D’ailleurs, comme le fait remarquer Partington19, dans

l’édition de 1690 des Cours de Chimie de N. Lemery, on trouve mention d’expériences,

absentes auparavant, utilisant plusieurs indicateurs végétaux. Certains, en revanche, ont

continué à considérer que le contrôle à l’aide du sirop de violettes ne prouvait rien du tout.

L’analyse de la doctrine chimique de l’acide et de l’alkali mériterait bien sûr d’être

poussée plus en avant. Cependant, nous allons maintenant uniquement nous pencher sur le

sentiment de Bertrand qui en 1683 en France s’était fait l’écho de la controverse (tout en

combattant toutes les prétentions dualistes, il voulut toutefois bien accorder, dans certaines

18 Robert Boyle, « Experimental history of colours », 1644, in The Works of the honourable Robert

Boyle, éd. Thomas Birch, Londres, 1772, vol.1, 662-788 (trois expériences dans la partie III : exp. X, 729-734 ; exp. XX, 743-744 ; exp. XL, 761-767). Rappelons toutefois que la propriété du sirop de rose de rougir en présence d’acide était déjà consignée dans les Elemens de Chymie de Jean Beguin (tout du moins dans l’édition de 1627).

19 Partington, vol. 3, op. cit., 35.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 315

limites d'ordre pratique et médical, quelque crédit à l'hypothèse des acides et des alkalis) et

celui de Saint André. Nous désirons simplement montrer, d’une part que la divergence

d’opinion entre les promoteurs et les opposants à cette théorie n’est pas si tranchée, et

d’autre part que la doctrine des interactions acido-alkalines est révélatrice d’interactions à

cette date plus sensibles pour le philosophe chimique entre spéculation et pratique dans

l’appréhension de son entreprise et ne seraient qu’une interprétation matérialiste de la

pensée, qui traverse notre enquête depuis le début, de la corporification d’un Esprit

universel formateur en Sel, au vu des propriétés des substances acides et alkalis exhibées

au laboratoire.

Bertrand qui dans son ouvrage, Réflexions nouvelles sur l’Acide et l’Alcali ; Où

apres avoir demontré que ces deux sels ne peuvent pas être les principes des mixtes, on

fait voir le veritable usage qu’on en peut faire dans la Physique & dans la Medecine, a

affirmé son refus d’attribuer aux acide et alkali la fonction de principe premier de la

matière – bien qu’il ne fut pas opposé, loin de là, à leur emploi pour comprendre les

maladies des hommes, dont les deux substances sont presque toujours à l’origine – a

rendu compte de la querelle en ces termes :

« Il est difficile de trouver une opinion qui aye fait plus de chemin en si peu de temps, que celle

de l’Acide & de l’Alcali, & dont on aye si fort outré les droits dans la Physique. L’Alcali n’a êté

dans son veritable commencement, qu’un sel tiré par la lessive des cendres d’une herbe qui vit en

Asie, qu’on appelle Kali dans les lieux où elle croit, & en françois Soude. On nous en apporte les

cendres à Marseille, dont on se sert principalement pour la composition du savon, on a ensuite

donné le nom d’Alcali à tous les sels lixivieux des vegetaux ; & sur la ressemblance de quelques

effêts, qu’on a remarqué entre ceux-cy, & ceux qu’on separe principalement des parties des

animaux ; par la distillation, on a étendu encore ce nom à ces derniers, passant du nom aux

propriétés physiques, on a fait le sel Alcali avec l’Acide auteur des fermentations, des

precipitations, & de plusieurs autres effets que nous observons dans les operations chymiques, &

les dispositions de quelques maladies. Ce progrés qui est tolerable, & qui a certainement ses

utilités, n’a pas paru assés grand à certaines personnes : ils ont voulu de plus qu’ils fussent l’un

& l’autre les principes des mineraux, des vegetaux & des animaux ; que tous les corps pûssent se

resoudre en eux dans leur dissolution parfaite, & qu’ils fussent exempts eux-mêmes de toute

composition. Ce Systeme leur a parû si juste & si bien entendu, qu’ils ont pretendu par là de se

defaire de toutes leurs erreurs, & puiser dans la source même de la nature les lumières

necessaires pour devenir Philosophes : comme ils le disent eux-mêmes dans leurs livres »20.

20 Bertrand, Réflexions nouvelles sur l’Acide et l’Alcali ; Où apres avoir demontré que ces deux sels

ne peuvent pas être les principes des mixtes, on fait voir le veritable usage qu’on en peut faire dans la Physique & dans la Medecine, Lyon, 1683, 21-23.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 316

Bertrand consacre tout un chapitre (ch. VII) à l’Hippocrates Chimicus de Otto

Tachenius, présenté comme « un des plus zélés Partisans de l’Acide & de l’Alcali ». De

l’avis de Bertrand, c’est Tachenius « qui a tiré le premier ces deux sels des petites

fonctions qu’on leur donnoit dans la Chymie & dans la Medecine, & les étendant bien

avant dans la nature, il en a fait les principes des corps, au moins de ceux qui sont le

plus prés de nous »21, soient ceux sublunaires, c’est-à-dire les minéraux, végétaux et

animaux. Cependant, un des « philosophes » visés tout particulièrement dans ce passage

est selon la glose en marge du texte, François de Saint André, docteur en médecin à la

faculté de Caen, auteur en 1677 des Entretiens sur l’Acide & l’Alcali22 auxquels répond,

du moins par le titre, l’ouvrage de Bertrand. Les Entretiens sont rédigés sous la forme

d’un dialogue entre un « homme de bon sens », Pirophile, et un « amateur

d’expériences », Eubule. Ce dernier explique à son interlocuteur que les principes qui

sont pris traditionnellement pour les premiers corps entrant dans la composition des

mixtes, c’est-à-dire les Sels, Soufre et Mercure ne sont en réalité que des principes

seconds23, résultant du mélange des deux vrais principes actifs, l’Acide et l’Alkali ; le

phlegme et la terre ou tête morte demeurent quant à eux dans sa théorie mais comme

principes passifs, matrices ou véhicules des deux actifs. Cette conception, à la

différence de celle de Tachenius, est appliquée d’emblée à des considérations pratiques

pour un chimiste. Ces principes sont dits « très palpables », et « il n’y a point de

Phénomènes dont on ne puisse rendre raison par cette hypothèse »24. Les sels acide et

alkali sont universels, peuvent être tirés de tous les êtres de n’importe quel règne de la

nature, et ne sont en aucun cas le produit du feu. Saint André nous donne une

description très concrète de ses deux principes premiers des mixtes ; on lit :

« Nous remarquons en effet qu’il y a de deux sortes de sels, de simples, qui sont l’acide &

l’alkali ; & de composez, comme sont tous les sels mineraux, & les essentiels des plantes, qui

sont composez des sels simples, & des principes passifs, de telle sorte neanmoins que l’acide, qui

est le premier des sels simples, y predomine, & qu’ils se coagulent au feu. Le sel acide est

presque toûjours en liqueur, on l’appelle communément à cause de cela esprit acide ; cependant

cet esprit n’est autre chose qu’un sel acide dissou (sic) dans un peu de phlegme. Il y a de deux

21 Bertrand, ib., 107. 22 François de Saint André, Entretiens sur l’acide et l’alkali, avec un examen de quelques réflexions de

M. Boyle sur ces principes, & une réponse à une lettre de M. Saunier docteur en médecine, touchant la nature de ces sels, 1677, Paris, 2nde édition revue et corrigée de 1687.

23 « On tire ordinairement de tous les corps trois substances différentes à qui l'on a donné le nom de sel, de soufre et de mercure, que l'on prétend estre les derniers corps qui se rencontrent dans la résolution des mixtes ; mais l'expérience a découvert enfin que ces trois substances sont composées du sel acide et du sel alkali, que ces deux sels ne sont composés d'aucune autre substance et, que par conséquent, ils doivent estre principes » (Saint André, ib., 40-41).

24 Saint André, ib., 54

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 317

sortes d’alkali, de fixe & de volatil. Le sel alkali fixe ne s’éleve jamais par l’action du feu,

comme l’alkali du nitre, de l’alun, & des autres sels mineraux : L’alkali volatil au contraire

s’éleve à la moindre chaleur du feu ; on le tire principalement des animaux, comme le sel volatil

d’urine, de vipere, de corne de cerf, & » 25.

Pour Saint André, les tria prima n’ont vraiment rien de premier. D’ailleurs,

comme il l’explique, trois mercures ou esprits sont à considérer et non un seul : l’esprit

acide (esprits de nitre, d’alun, de vitriol), l’esprit âcre (esprits d’urine, de corne de cerf,

de vipère) et l’esprit brûlant (esprits de vin, de cidre, de bière). Ils sont tous, qui plus

est, des substances dont la base est un des deux sels principiels. Ainsi, l’esprit acide est-

il un sel acide dissout dans un peu de phlegme, l’esprit âcre un alkali volatil mélangé

aussi à un peu de phlegme, et l’esprit brûlant un soufre ; un soufre qui est un sel acide

« enveloppé ».

Le Mercure et le Soufre, on vient de le voir, sont deux mixtes à base de sel ;

nous pouvons donc nous demander maintenant à bon droit ce que représente pour Saint

André le Sel des tria prima, car à aucun moment il ne laisse entendre qu’il est le vrai

principe de la matière déclinable en ses deux formes acide et alkaline, ni même

uniquement le sel acide. Il est en tout cas de par son nom le seul à demeurer ; joint à

l’épithète « acide » il serait même le seul à pouvoir être invoqué. Le sel, principe

physique du monde matériel, est suivant l’opinion de certains chimistes que rapporte

Saint André, considéré comme cause des saveurs, de la solidité, du poids, et de la dureté

des mixtes. Par le mot sel, ils entendent tout ce qui se dissout dans l’eau et coagule au

feu. Pour Saint André, il est acide et existe aussi bien dans l’air que dans le feu (le feu

est d’ailleurs lui-même acide). Cela dit, presque comme chez Tachenius, ce dernier

passe pour être une sorte d’esprit universel plein des formes de tous les corps dont il

dépose l’empreinte sur le sel alkali faisant office de substrat matériel ; ne lit-on pas que :

« Il n’y a rien dans le monde qui ne doive sa naissance au sel acide, rien ne peut vivre, ny se

multiplier sans luy : c’est cette ame du monde de laquelle les anciens nous ont parlé tant de fois.

Spiritus intus alit, totamque infusa per artus Mens agitat molem. En un mot le sel acide est

l’autheur de la construction de tous les corps, & le maître absolu des alkali, il leur imprime,

comme fait un cachet sur la cire, toutes sortes de caractères, & en fait autant de différents corps

selon la diversité des pointes, ce que nous remarquons dans la regenation des sels essentiels des

plantes, & des sels mineraux composez »26.

25 Saint André, ib., 11-12. 26 Saint André, ib., 21-22. La citation latine est une citation de Virgile (Ennéide) très souvent reprise

dans les textes alchimiques au XVIIe siècle.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 318

Nous sentons le sentiment de Saint André proche de celui de Tachenius. Dans

une moindre mesure, la théorie d’un acide primant sur toutes les matières pourrait même

faire songer, toute proportion gardée, à l’acide aérien de Lemery qui rencontre l’alkali

dans la terre, mais pour ce chimiste cela ne concernait que les corps salins, mais il est

vrai qu’ici tout est salin.

Partisan de la philosophie mécaniste, l’auteur présente le sel acide – la citation

l’a annoncé – comme pointu et agissant sur les corps poreux alkalins au moyen de sa

pointe. D'après la doctrine, les acides ne forment pas une classe de corps ayant dans leur

composition quelque chose de commun ; si l’auteur les réunit sous le même nom cela

provient de ce que leurs parties passent pour être grossièrement semblables. Nous ferons

les mêmes remarques au sujet des alkalis qui ont des particules poreuses en forme de

gaine. En fait, on pourrait dire que pour Saint André l’acidité et l’alkalinité ne sont pas

des espèces de corps différentes des autres espèces, elles sont réellement des propriétés

des corps, deux classes de substances. L’auteur écrit :

« […] Le sel acide se connaît au goût, et par la fermentation qu'il fait avec les alkalis, comme

l’esprit de vitriol, de soufre, etc. Ce sel est composé de petites parties pointues, lesquelles

s'insinuent dans les pores des corps qu'elles rencontrent et en font la désunion des parties ou la

coagulation : car, suivant le mouvement différent, la figure particulière, la subtilité ou la grosseur

de leurs pointes, et la disposition qui se trouve dans ces mêmes corps, ou bien elles passent au

travers avec violence et en écarte les parties les unes des autres, ou bien elles s'y embarrassent de

telle sorte qu'elles y perdent leur force et leur mouvement et y restent bien souvent adhérentes.

Nous voyons aussi que le sel acide fait la dissolution des corps durs, comme des pierres et des

métaux et qu’il coagule la plupart des corps liquides, comme le lait, le sang, etc. »27.

Il se présente de l’avis de l’auteur presque autant de différentes sortes de sels

acides que de différents corps dans la nature, c’est-à-dire presque autant de figures

aiguës particulières ; ce qui fait que les sels minéraux composés, et les sels essentiels

des plantes doivent leur forme différente de la coagulation de l’acide qui les détermine

(par exemple en pyramides comme le salpêtre, en écrous de vis comme le vitriol). Il

convient tout de même de rapporter les caractéristiques données par l’auteur à son

antagoniste, le sel alkali ou sel âcre : « L’on connoist le sel acre au goust, comme le sel

acide. Ce sel cause une fermentation aussi-tost qu’on le mesle avec les acides, & il fait

la precipitation du vitriol de Mars, & des autres sels mineraux composez dissouts dans

l’eau. Le sel acre est un corps simple, poreux vuide, troüé, raboteux, c’est à dire dont les

27 Saint André, ib., 15-17.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 319

parties sont inégales. C’est par cette raison qu’il blanchit le linge, & qu’il décrasse les

étoffes »28.

Il y a donc deux sortes de sels, les simples (de saveurs âcres ou acides) qui sont

les « premiers éléments » de toute chose, et les composés qui naissent (de saveurs

amère, douce, salée, etc.) du mélange des simples. Quand ces deux sels se rencontrent,

ils « s’accrochent en même temps », perdent leur mouvement ; les pointes des acides se

fichent dans les trous des alkalis, et s’y attachent fortement. Ainsi les esprits acides

fermentent-ils avec les alkalis pour faire « des sels de la mesme nature de ceux dont on

les a tirez, comme les esprits d’alun, de nitre, &c. »29. Ajoutons encore que la diversité

des couleurs ne dépend pas seulement des différentes réflexions des rayons de lumière

mais aussi de la nature particulière, et du mélange des acides et des alkali. Par exemple,

le sirop violat verdit au contact des alkalis, rougit, quand on y mêle quelque acide. Les

acides détruisent les couleurs bleues, et les alkali les font reparaître.

Pour Bertrand, opposé à ce discours qu’il pense enlisé dans l’erreur dès le début,

il ne fait tout de même aucun doute qu’alkali et acide interviennent dans la formation

des maladies. Néanmoins, il serait totalement abusif à son goût de les élever au rang de

principes premiers des mixtes. Que sont donc ces deux sels à ses yeux ? Ce serait ne

rien dire selon l’auteur que de présenter l’acide comme un corps qui fermente en

présence d’alkali, et ce dernier comme un corps absorbé par un acide. Voici la définition

qu’il en propose qui n’est somme toute pas radicalement différente de celui de Saint

André, loin de là :

« […] L’Acide est un corps liquide, composé de petites parties roides & pointuës, semblable à

peu prés à des aiguilles fort delicates & fort fines. Cette notion s’accorde exactement avec tous

les effets dont nous voyons que l’Acide est capable. Car par ses parties ainsi figurées, il excite

des picotemens, quand il est appliqué sur la langue : il est propre à causer des effervescences,

étant mélé avec certains corps qu’il penetre, & dont il écarte les parties avec violence. Il en

dissout quelques-uns dont il ébranle & rompt la tissure en s’insinuant dans leurs pores : & il en

coagule d’autres en s’embarrassant dans leurs parties brancheues & irregulieres ; ainsi qu’il

arrive au lait. De plus comme les Acides ne sont pas entierement semblables, que leurs parties

peuvent avoir des grosseurs differentes & des pointes plus ou moins fines : il doit s’ensuivre

qu’ils ne doivent pas dissoudre indifferemment toute sorte de corps, mais seulement ceux dont

les pores s’accomodent à leurs figures, & dont la tissure ne peut pas resister à leur force & à leur

agitation. Aussi voyons-nous que l’eau forte qui dissout l’argent, ne peut pas dissoudre l’or : que

le vinaigre distillé qui dissout le plomb, ne peut rien sur le mercure. On aperçoit quantité d’autres

effets dépendans des Acides, dont on pourra parler dans la suite, & qui se tirent tous

28 Saint André, ib., 24. 29 Saint André, ib., 44.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 320

naturellement des dispositions que nous leur avons assignées. Au contraire l’Alcali doit être un

corps solide, terrestre & dont les parties laissent entre leur liaison des pores de differente

structure. C’est pour ce sujet qu’il peut être dissout par un Acide, qu’il fermente avec luy, &

qu’il en emousse les pointes : qu’il decrasse le linge & qu’il est capable comme Alcali de

plusieurs autres effets que l’experience nous fait connoitre. Mais ce n’est qu’à raison de cette

contexture particuliere, qu’il les produit.[…] Il n’est pas absolument necessaire de supposer une

espece particulier des sels Alcalis dans tous les corps qui se fermentent, étant mélés avec des

Acides ; car puisque cette fermentation n’est excitée, comme j’ay dit, qu’à raison des pores

distribués dans la tissure d’un corps, où les pointes des Acides s’insinuent avec violence : on n’a

besoin pour l’explication d’un tel effet, que de supposer un arrangement des parties & une

certaine configuration des pores : ce qui peut être facilement déduit de la structure générale du

corps, sans recourir à aucun sel caché, qu’on ne sçauroit souvent developper aux yeux, & dont la

supposition n’est pas necessaire »30.

Contre certains, aux dires de Bertrand, qui étendent le nom d’alkali à toute

substance fermentant avec un acide (métaux, corail, etc.), l’auteur préfère en rester à la

définition stricte, celle que l’usage semble avoir fixé. L’Alkali est pour lui, un corps

ressemblant assez à du sel, extrait des cendres d’un mixte par la lessive (comme le sel

de tartre), ou séparé par distillation, principalement des parties des animaux (comme le

sel volatil de vipère, de corne de cerf).

Bertrand entend réfuter la proposition établissant une nature principielle aux

acide et alkali. Pour lui, les principes doivent être des corps simples, d’une substance

uniforme, qui par leur liaison, leur assemblage composent tous les corps ; « c’est ce que

quelques-uns appellent elemens & semences des choses »31. Le problème vient, selon

l’auteur, du fait que c’est par les effets que l’on a taché de deviner les causes à l’origine

de la génération des mixtes, en proposant des « fictions » qui devaient « s’accomoder

avec la vérité » ; les « causes imaginées » devaient répondre aux « effets réels ». Il

accorde néanmoins que les philosophes de la nature dont il parle ne pouvaient faire

autrement puisque l’expérience directe leur est interdite, les « principes sont si cachés,

qu’ils fuient nos sens ». Cela dit, rien « d’inutile & d’extraordinaire ne doit être

supposé ». L’auteur rejette alors immédiatement du nombre des principes l’Esprit

universel ; ce qui peut paraître étonnant puisque la doctrine de l’acide et de l’alkali nous

apparaît comme une réinterprétation de la pensée d’un esprit universel emplissant le

monde, à une époque où l’Esprit principiel est perçu en tant qu’être salin, et où le Sel se

partage entre deux essences, l’alkali et l’acide. On est ici en présence d’un mouvement

de prise de distance de la chimie par rapport aux théories métaphysiques auxquelles elle

30 Bertrand, op. cit. in n. 20, 3-6. 31 Bertrand, ib., 12.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 321

se rattachait. Reste que les principes doivent pour Bertrand pouvoir à eux seuls rendre

compte d’une multitude de propriétés suffisante pour produire toute la variété des corps,

mais en même temps suivre des lois d’une simplicité toute divine.

Ses critiques les plus sérieuses vont à l’encontre surtout de l’alkali. L’auteur

doute sérieusement que ce corps, tant le fixe que le volatil, se présente dans les mixtes.

Si tel était le cas, il serait impossible qu’il conserve les mêmes qualités après son

extraction qui se fait par un moyen trop violent (le feu), qui nécessairement altérerait sa

nature, briserait sa figure. A la limite, l’alkali tiré des corps composés serait à ses yeux

une production nouvelle ; en tout cas, dire du sel alkali qu’il fut dans le mixte parce

qu’on l’y a retiré n’est en conséquence pas à son avis plus défendable que de le penser

comme un artefact du feu. En outre, les sels alkalis qu’on obtient par calcination

exhibent des caractères particuliers d’une substance à une autre. Plus, d’un même corps,

il est possible d’extraire plusieurs sels, lequel, s’interroge Bertrand, serait alors dans ces

conditions le sel véritable. Il a à ce sujet son idée, c’est pour lui aussi le sel acide. Une

des preuves se présente sous la forme du sel essentiel qui est acide et dont on ne peut

suspecter le mode d’extraction d’avoir modifié sa nature (pour Bertrand, par le feu, les

pointes du sel essentiel se rompent, et s’unissent à des matières huileuses et terreuses

pour produire un sel poreux, propre à fermenter en présence d’acide). L’auteur écrit :

« […] J’ay beaucoup de penchant à croire avec un Chymiste, qui me paroit fort judicieux32, qu’il

y a un sel universel dont tous les autres ne sont que des portions, & que ce sel est Acide ; que

c’est luy qui se rencontrant dans certaines matrices, & s’incorporant avec d’autres matrices, fait

les différens mineraux que nous avons ; que c’est le même qui se mêle dans les semences, & sert

à l’accroissement des plantes & des arbres ; ainsi le veritable sel des vegetaux devra être acide.

Cela paroit asses probable par la fermentation qui est necessaire pour faire croître, & pour faire

meurir leurs fruits, & que l’experience nous fait reconnoître ne proceder ordinairement que la

preference de quelque Acide. Mais ce qui me paroit plus convaincant ; c’est que le sel essentiel

des plantes est Acide, & que les moyens dont on se sert pour le tirer, font presumer que dans

cette extraction il ne soufre aucun changement dans sa nature. Car pour le separer, on exprime le

suc de la plante ; on le clarifie, & on le met ensuite dans un lieu frais, le sel alors se chrystallise

& s’attache aux parois du vaisseau. Cette voye est naturelle, & elle ne fait que desunir des autres

parties de la plante, le sel qui y étoit embarrassé ; Mais quand on employe le feu, il doit se faire

des deguisemens du sel veritable : ainsi lors qu’on veut tirer le sel Alcali volatile des semences &

des fruits ; le sel Acide qui y a déjà été exalté par la fermentation, cedant à l’agitation du feu, est

desuni avec violence des autres substances qui l’enveloppent, & entraine en s’élevant une

portion d’huyle brûlée qui luy donne une odeur d’empyreume »33.

32 Il s’agit de N. Lemery, dont le nom est noté en marge de cette phrase. 33 Bertrand, op. cit. in n. 20, 36-37.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 322

En plus de toutes ces considérations, l’auteur tient à ajouter que de nombreux

corps dans la nature, on ne tire aucun acide ni alkali, en particulier des métaux. En

outre, « […] que toutes les concretations salines qu’on nous donne des metaux, ne sont

que des solutions de leurs parties integrantes, qui se coagulant avec les esprits du

dissolvant, nous paroissent sous cette forme de sel. En effet il n’est pas difficile de

separer ce masque, & de les reduire dans leur premier état, ou immediatement par eux-

mêmes, ou par l’addition de quelque-autre matiere »34. L’auteur parle d’« apparences de

sel », de « déguisements », de « préparations », mais en aucun cas ils ne sont pour lui le

« sel légitime ».

Bertrand poursuit : envisager un acide pointu et un alkali poreux ne suffit pas à

rendre compte de tous les phénomènes ni de la diversité des objets de la nature, à moins

de n’avoir « l’imagination pleine que de ces deux sels ». Par ailleurs, les alkalis et

acides ne doivent pas être perçus comme les causes de la fermentation ni de

l’effervescence ; seule une « matière fort subtile » répandue dans toute la nature et

pénétrant les pores les plus étroits est nécessairement et sagement, pense-t-il, à

considérer. C’est la matière du feu qui, comme l’avait suggéré Lemery, était

emprisonnée dans les corps ayant subi l’action du feu tels que les alkalis fixes salins.

Bertrand, dont le désir était principalement par son texte de faire entendre que

les Acides et les Alkali ne sont ni les causes premières des phénomènes naturels, ni les

principes premiers des corps mixtes, est toutefois persuadé de l’intervention des deux

sels dans la formation des phénomènes météorologiques : « C’est par la diversité des

matières salines & de leur mélange avec d’autres corps, qui sont épars dans

l’atmosphère, que l’on rend raison de la différente qualité des vents »35. Plus, les

minéraux doivent leur production de l’union de sels à des matières terrestres dans les

entrailles de la terre. L’auteur insiste, son adhésion à ces explications, ne signifie pas

qu’acide et alkali possèdent la simplicité que Tachenius entre autres leur prête. Il est

permis, voire préférable, selon lui, d’employer des principes « plus composés & plus

sensibles dans la physique & dans la Chymie », ainsi que dans la médecine où il faut

considérer les équilibres hippocratiques. L’acide et l’alkali font preuve pour l’auteur de

beaucoup d’utilité en ces disciplines, mais seulement en tant que « principes

subordonnés », grossiers et sensibles.

Les acides ont le pouvoir de coaguler les corps mous et liquides ; l’alkali aurait

la propriété contraire. Bertrand désire par son texte montrer les véritables propriétés

34 Bertrand, ib., 40. 35 Bertrand, ib., 166.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 323

physiques des deux matières salines. L’acide donne aux plantes qui le contiennent leur

figure. Acide et alkali déterminent la couleur de la surface d’un corps en influant sur la

réflexion de la lumière « qui y tombe ». Ce sont les figures, les grosseur et mouvement

des parties des substances qui font naître en nous les diverses sensations. Donc, on ne

peut supposer que les qualités (froid, chaud, sec, humide, ni même le doux, acide, amer)

qu’on trouve dans notre corps soient causes des maladies. « Mais si l’on ne confond pas

le sentiment de l’ame avec ce qu’il y a de la part du corps qui l’excite : si l’on prend la

peine de distinguer exactement ces deux choses, & qu’on ne considere l’une que comme

un moyen pour parvenir à la connoissance de l’autre, on pourra se servir des sensations

particulieres du goût & du toucher pour discerner la nature des corps, & pour exprimer

en suite par les mêmes mots ce qu’on y aura reconnu »36. Ainsi :

« On doit donc convenir que dans le corps de l’homme, il y a le Doux, l’Amer, l’Acide, l’Acre

&c. Ou pour parler plus exactement des figures des grosseurs & d’autres dispositions dans les

parties qui le composent, qui ont le pouvoir d’exciter dans nôtre ame par le moyen du gout, les

sensations douces, ameres, acres & acides. La santé depend d’un melange exact, & d’une

combinaison proportionnée de ces differentes parties : & les maladies au contraire sont causées

par la trop grande exaltation des unes ou des autres, cependant comme presque toutes saveurs

sont des effets de l’action des sels, & que ceux-cy peuvent étre divisés fort à propos en Alcalis &

en Acides, on peut regarder les uns & les autres comme les causes de ce doux, de cet amer, de

cet acide que nous supposons étre dans les parties du corps, & dont l’excés produit les maladies.

[...] Ainsi on doit presumer que les qualités douces, ameres, aigres & les autres dont parle

Hippocrate, ne procedent que de ces sels separez ou assemblez en differentes façons »37.

Selon l’auteur, il est tout aussi vrai que les alkalis et acides sont des remèdes

efficaces – par exemple, l’alkali fixe nommé sel de tartre, est propre « à corriger

l’aigreur du sang » en mortifiant les acides qui la lui communiquent ; il dissout aussi les

coagulations dans les viscères – qu’ils provoquent des dysfonctionnements organiques.

Bertrand affirme :

« Je ne voudrois pas assurer que toutes les indispositions qui attaquent nôtre corps, soient des

suites du desordre de l’Acide & de l’Alcali ; mais je ne pense qu’il y a lieu de croire qu’il s’en

trouve bien peu qu’on ne puisse luy attribuer, & que le Doux, l’Amer, l’Acre, & l’Acide dont

parle Hippocrate ne soient les causes de presque toutes les maladies »38.

Il semble que généralement ce soit l’acide qui, venant à être entraîné en divers

endroits du corps, cause les diverses indispositions. « Les Acides sont à la verité la

36 Bertrand, ib., 229. 37 Bertrand, ib.., 237-239. 38 Bertrand, ib.., 271-272.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 324

cause de presque toutes les maladies », mais comme leur nature n’est pas entièrement

uniforme, il convient d’user de remèdes différents afin de pouvoir s’opposer à eux.

Rapportons à titre indicatif quelques conseils de l’auteur à ce sujet :

« Quand la cause [des maladies] est un Acide qui coagule le sang, il faut tâcher de détruire cet

Acide, & de conserver le sang dans sa fluidité. On doit donc alors employer les diaphoretiques

comme la teinture ou l’extrait de Genevrier, d’Imperatoire, d’Angelique, de Zedoaria, des

Aromats, la decoction de Scordium, la poudre de Contrayerva & des viperes ; le Bezoard

mineral, l’Antimoine diaphoretique, &c. Parce que tous ces remedes ont la vertu de rarefier le

sang, de faire suer & de faire transpirer par ce moyen les Acides. On doit se servir aussi des sels

volatiles de Viperes, de corne de Cerf & d’autres de cette nature. Car outre que ce sont des

remedes diaphoretiques, ils ont encore comme Alcalis la faculté de mortifier les Acides : les

poudres de Corail, d’Yvoire, d’Yeux d’Ecrevisse & de Perle sont utiles par cette derniere raison.

Si la cause des maladies contagieuses est un Alcali, il faut tâcher de rétablir dans le sang sa

consistance naturelle : on pourra donc se servir du suc de Citron, des esprits de vitriol, de Soufre

& de Nitre, pris dans les juleps ou dans des boüillons »39.

Reste que pour Bertrand, acide et alkali semblent tout de même bien être

principes, mais principes grossiers et non légitimes constitutifs des mixtes en général,

ainsi qu’à l’origine des maladies et des remèdes à apporter. En conséquence, Bertrand

ne donne finalement pas le sentiment d’être réellement opposé à la théorie promue par

un Tachenius ou un Saint André ; ces auteurs se retrouvent sur de très nombreux points.

Le seul élément de la doctrine pour lequel il avance un sérieux doute, réside uniquement

dans la nature principielle supposée des sels acide et alkali.

L’exposé des quelques pensées du dualisme acido-alkalin, permet de constater la

matérialisation de la théorie prônant un Esprit universel se corporifiant en Sel. L’Esprit

est ici le sel acide, le Sel le sel alkali. Nous avons vu dans la première partie de notre

travail l’entité spirituelle se salifier plus ou moins tôt dans sa descente vers le centre de

la matrice terrestre ; elle est dans le discours de la doctrine présente perçue

immédiatement comme saline puisque ces considérations prennent place sans ambiguïté

dans la partie sublunaire de l’univers que nous occupons, et où évoluent bien sûr les

chimistes. Cette doctrine est plus que jamais une doctrine pour penser la pratique au

niveau de laquelle elle se place, puisqu’elle met à l’honneur les deux substances

chimiques les plus utiles dans la mise en œuvre des stratégies opératoires (ce n’est pas

pour rien que Tachenius nomme les sels acide et alkali principiels « instruments »,

39 Bertrand, ib., 332-333.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 325

instruments à la fois de l’art et de la nature), elle n’a de sens qu’avec la pratique

expérimentale mise au point dans l’investigation sur la compréhension de la matière.

Sans doute celle-ci est-elle à l’origine du détournement de la théorie chimique

traditionnellement employée comme on l’avait vu de la corporification de l’Esprit

général du monde en Sel. Cela dit, dans cette dernière, il était question de trois natures

en une seule essence, alors qu’ici on observerait une dissociation assez franche entre sel

acide et sel alkali, même si l’acide formateur occupe encore la première place dans cette

pensée. Cette distinction relève certainement des interactions entre théorie et pratique où

les sels acides et sels alkalis sont alors des objets assez couramment manipulés pour

servir de modèles au problème physiologique posé initialement par Van Helmont et

encore d’actualité avec Bertrand. Il y a inversion des rôles ; à partir d’eux s’est élaborée

une théorie qui au départ servait à les penser.

Le discours spéculatif se voit rattrapé par les observations expérimentales qui le

modifie. Cela ne veut pas dire que la théorie se subordonne à l’observation tirée de

l’expérience ; il n’est pas question d’« expériences cruciales », mais d’une adaptation de

la théorie sous la pression de l’emploi de mieux en mieux maîtrisé d’objets

expérimentaux qui doivent justement la reconnaissance de leur importance en tant

qu’instruments chimiques à cette théorie. Les sel acide et sel alkali donnent leur nom à

des notions théoriques – Esprit et Sel universels – qui peut-être à cette date ont perdu de

leur pertinence, mais qui en tout cas se trouvent de la sorte beaucoup plus abordables,

d’autant plus que leurs effets deviennent directement observables et reproductibles par

l’homme de laboratoire. Le chimiste adepte d’une telle doctrine a fait le choix de se

doter, pour rendre compte de phénomènes sensibles, d’instruments qui ont leur

équivalent direct parmi les corps sensibles ; les faits chimiques ou iatrochimiques se

démontrent par des principes démontrables. Nous sommes bien dans une période où les

philosophes chimiques ont cessé de lever les yeux au ciel pour comprendre la structure

de la matière et leurs interventions sur celle-ci, pour puiser désormais leurs inspirations,

même d’apparence spéculative, directement dans leur pratique de laboratoire. La théorie

se matérialise par son passage dans la cornue, et le sel, encore une fois, est là pour

rapprocher le chimiste de son objet d’étude.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 326

9- Conclusion partielle

La première partie de notre enquête était consacrée à la présentation du Sel dans

la chimie fondamentale, un Sel corporificateur d’une entité spirituelle contenant en elle

les volontés divines, et les vertus et puissances des cieux et des éléments, qui pouvait

apparaître sous trois formes salines principielles. Il s’agissait d’exposer les

caractéristiques du Sel dans sa généralité, du Sel origine de tous les êtres, dans une

chimie totalement intégrée dans l’économie de l’univers. Ce Sel intervenait

systématiquement dans le discours des philosophes de la nature lorsqu’il était question

de phénomènes purement terrestres à voir et toucher. Nous nous en rendons compte

dans cette deuxième partie, le Sel est en fait ce qui fournit à la chimie toute sa

rationalité, il est l’articulation entre les deux essences qui la composent, à savoir science

et art. Aussi le Sel est-il passé pour le principe le plus important au Grand Siècle : il

représente à lui seul le sensible. C’est donc ce Sel qui a été emprunté par ce que nous

avons appelé la chimie pratique, caractérisée par des préoccupations plus concrètes,

plus pragmatiques, et une ambition plus modeste. Conformément à son origine, est Sel,

strictement parlant pour les auteurs de manuel de chimie au XVIIe siècle, le Sel

principe ; les autres objets chimiques dénommés de la même manière ne l’ont été que

par abus ou facilité de langage, leurs caractéristiques rappelant celles de ce principe

salin (solubilité dans l’eau, saveur, capacité à cristalliser) que certainement ils

contiennent en forte proportion. Pour le Sel, en fait, tout est affaire d’échelle à laquelle

on observe la matière. « L’œil » du chimiste praticien se fait moins perçant, sa vue est

plus courte ; d’une matière homogène, unique et saline, il en met maintenant en

évidence davantage l’hétérogénéité, faisant apparaître ce Sel principe parmi d’autres

principes.

Les textes que nous avons analysés n’ont cessé de revendiquer leur volonté de se

maintenir dans le « palpable et le démontrable » ; Nicaise Le Febvre a, à cet égard,

même tenu à se présenter comme « philosophe sensal ». Dans cette optique, et tout en

acceptant l’héritage doctrinal – parfois avec critique – de leurs prédécesseurs, le Sel qui

a été repris a dû s’adapter au projet des cours de chimie. Dans la lignée de Palissy, qui

très tôt avait déjà circonscrit son domaine à la Terre, les auteurs ont fait leur un Sel

corporificateur d’une réalité invisible en rendant encore plus sensible le principe salin ;

De Clave a été d’ailleurs jusqu’à prétendre pouvoir l’isoler pur, et toujours semblable à

lui-même, de tous les mixtes. Cela dit, le Sel applicable aux considérations

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 327

pharmacologiques, ou encore à celles de paysans et artisans, n’en était pas pour autant

dépossédé d’un Esprit universel. C’est ce Sel-là que Jean Beguin a manipulé. Guy de la

Brosse a esquivé la difficulté en faisant le choix de laisser le vrai Sel principe homogène

« virtuel » à l’élaboration de la Pierre des Philosophes, et d’envisager dans les mixtes un

Sel second saisissable dont l’existence était assurée par les propriétés des corps salins

communs. Néanmoins, le discours de ce chimiste menait constamment au Sel en

général. Il a paru impossible dans la plupart des traités de chimie de rendre compte de

ce que fait le Sel, sans évoquer ce qui fait le Sel. Autrement dit, dans un discours se

voulant totalement orienté vers le sensible, les auteurs n’ont pu faire l’économie de

considérations spéculatives sur la nature saline. Une chose semble néanmoins réunir

l’assentiment de tous : le Sel est le Sel principe, et dans sa dimension expérimentale, il

s’obtient par la résolution des substances composées. A partir de Glaser, seule la raison

de son action a été modifiée, elle est dorénavant mécaniquement expliquée ; il prend par

la même occasion un rôle instrumental plus marqué dans les stratégies opératoires.

Ainsi dans une chimie à visée pratique, qui tire son inspiration d’une source

spéculative, a-t-on observé une adaptation d’une théorie bien en place, dont chaque

élément acquiert un caractère davantage expérimental (cela est également vrai pour le

dualisme acido-alkalin). Le Sel, dans sa réalisation sensible, est apparu au début de

notre deuxième partie comme un sel de type alkali, résidu soluble de la calcination des

corps ; ce qui lui a permis de demeurer pour les chimistes base et fondement de tous les

corps. Sa fonction de corporificateur de l’Esprit du monde laisse désormais sa place à

celle de corporificateur des liqueurs acides dont l’archétype est le Mercure ou Esprit

principe. Sel et Esprit principiels affichent en effet aux yeux des chimistes une extrême

sympathie, affinité, convenance, qui a conduit à avancer une nature similaire pour ces

deux substances. A la fin du siècle – et la chose était déjà sensible depuis Du Chesne et

Beguin où un sel armoniac avait été proposé pour cause de l’acidité – le Mercure

principiel se fond dans le Sel principe. L’Acide devient Sel. Plus remarquable encore

peut-être, le Sel devient acide, et est alors refusé à l’alkali le caractère salin originel. Ce

sentiment suit sans doute, pour une part, le désintérêt, dû à un détachement pour

l’autorité des grandes figures de la chimie, pour une recherche sur un fondement unique

de la matière (le sel comme alkali, en tant que principe dernier des mixtes en était

également le premier), et d’une autre part, la venue de conceptions mécanistes – en

remplacement d’un Esprit universel agissant à travers le Sel – qui dotent celui-ci d’une

forme pointue pour comprendre son activité, perçue maintenant dans son expression la

plus forte comme acide.

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LE SEL DANS L’ENVIRONNEMENT IMMÉDIAT DU CHIMISTE 328

A la suite d’une présentation du Sel en général dans la philosophie chimique, la

deuxième partie de notre étude s’est centrée sur sa réalisation en tant que Sel principe

alkali puis acide. La troisième et dernière partie, traitera des relations entre ces deux

formes salines, l’acide et l’alkali, à la base de la production d’un sel composé qui devra

d’abord son essence saline à un de ses constituants salins avant de devenir le seul

dépositaire du titre de sel à la fin du XVIIIe siècle, en contradiction absolue avec son

histoire. Le sel ne sera alors plus que concept.

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III/- LA CHIMIE SALINE

À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES

A/- Le sel sur le chemin de la conceptualisation

C’est sur un nouveau paysage culturel scientifique que s’ouvre cette troisième

partie. La chimie n’est plus simplement admise dans le champ du savoir, elle s’établit,

elle s’institutionnalise. Nous traiterons maintenant de l’Académie Royale des Sciences,

lieu où « se fera » la chimie française tout au long du XVIIIe siècle.

Colbert sut convaincre Louis XIV de l’importance de créer une Académie des

sciences dont la première assemblée s’est tenue le 22 décembre 1666 dans la

Bibliothèque du roi, rue Vivienne, qui sera son siège jusqu’à son renouvellement en

1699. Il avait été convenu que la nouvelle « Compagnie » se réunisse deux fois par

semaine ; le mercredi a donc été consacré aux « mathématiques » (entendre

mathématique, astronomie, physique), et le samedi à la « physique » (anatomie,

botanique, zoologie et chimie). L’ordre des séances s’inversa un peu plus tard, puis, en

1684, la répartition systématique des assemblées s’effaça. L’institution s’est dotée d’un

laboratoire de chimie grâce aux efforts de Claude Bourdelin qui avança l’argent pour sa

réalisation. L’objectif de Colbert était de mettre les savants au travail tout en créant les

conditions matérielles propices.

Cependant, sans statuts ni règles écrits, avec des académiciens peu motivés par

des rémunérations guère élevées et un versement incertain, la Compagnie peine à

produire. Son ministre protecteur de l’époque, Pontchartrain, associé à Bignon, son

représentant à l’Académie, décidèrent d’insuffler une nouvelle vie à l’institution, de la

renouveler. En 1699, un règlement et une hiérarchie sont posés pour la Compagnie

dépendant désormais directement du roi. La forment alors dix membres honoraires

(douze à partir de 1713), vingt pensionnaires, vingt associés, et vingt élèves. Les

académiciens appartiennent à une classe particulière relevant des deux dominantes

Page 329: Université Charles de Gaulle – Lille III U.F.R. de Philosophie

LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 330

précédentes. Les « mathématiciens » se répartissent dans les classes de géométrie,

astronomie et mécanique, et les « physiciens » dans celles d’anatomie, de botanique et

bien sûr de chimie. Chacune des classes est formée de trois pensionnaires, deux associés

et d’élèves attachés à un des premiers. Les pensionnaires et les associés devaient être

connus « par quelque ouvrage considérable imprimé, par quelque cours fait avec éclat,

par quelque machine de [leur] invention, ou par quelque découverte particulière »1. En

1716, un nouveau règlement transforme les élèves en douze adjoints, soit précisément

deux par classe. L’Académie s’est en outre dotée de quelques « associés étrangers » ou

« associés libres », ainsi que de « correspondants ».

Les travaux des académiciens dans la première vie de la Compagnie tombaient

sous le sceau du secret. A partir de 1691, un compte-rendu des activités de l’Académie

devait être rendu public mensuellement, mais difficilement dans les faits. A la refonte

de l’institution, plus exactement en 1700, l’Académie débute la publication annuelle

d’un volume intitulé Histoire de l’Académie Royale des Sciences, avec les mémoires de

Mathématique et de Physique pour l’année 17.., contenant les communications les plus

marquantes de l’année écoulée, et leur compte-rendu ainsi que celui de certaines autres

non imprimées. On demande également à cette date aux pensionnaires d’annoncer la

nature de leur recherche pour l’année à venir, et de présenter régulièrement devant les

membres leurs résultats.

Les chimistes sont dorénavant regroupés en une classe au sein de la Compagnie,

dont le secrétaire perpétuel, Fontenelle, reprenant un sentiment de l’époque, proclama

l’infériorité de leur discipline par rapport aux autres sciences qui y étaient représentées ;

l’esprit de la chimie étant selon lui « confus » et « enveloppé ». Leur réponse a été

d’affirmer la chimie comme un science à part entière, de la légitimer comme l’une des

classes de l’Académie, par un travail actif centré sur le sel. Leur représentant le plus

remarquable à ce titre est Wilhelm Homberg. Cet académicien a marqué un moment de

transition important dans l’histoire de la chimie saline. Avec lui, on assiste à la

concrétisation du passage en douceur du sel principe à une catégorie de corps salins

chimiquement définis, celle des « sels moyens », corps formés d’un sel acide et d’un sel

alkali ; définition qui sera étendue de manière implicite par ses collègues à presque

toutes les unions entre acides et corps terreux et métalliques, et à laquelle il souscrira

discrètement. Le sel se dotera alors d’une certaine abstraction. Tout ce qui a été

considéré au XVIIe siècle comme « abus de langage », nous voulons parler des

1 Article XIII de l’Académie cité par Eric Brian et Christiane Demeulenaere-Douyère (dir.), Histoire

et mémoires de l’Académie des sciences. Guide de recherches, Technique & Documentation, Paris, 1996,

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 331

« préparations » salines qui ne sont pas sels, de ces « déguisements salins », deviendront

dans ce début de siècle un « concept ». Ce glissement de statut s’accompagnera d’une

baisse de considération du sel principiel, de la disparition ontologique de l’alkali salin

en tant que sel par essence, et à l’opposé d’une réaffirmation du rôle décisif de l’acide

dans la compréhension du sel.

Notre étude portera sur les travaux réalisés dans le cadre de l’Académie Royale

des Sciences2, ou du moins par ses membres. L’analyse du développement des théories

du sel en France au XVIIIe siècle doit être appréhendée différemment que

précédemment. La chimie se fait désormais par des hommes dotés d’une autorité

scientifique qui leur est déléguée par l’institution officielle et légitime qui les a reconnus

et à laquelle ils appartiennent. La chimie du Siècle des Lumières est donc affaire de

personnes autorisées. Le prix à payer à sa reconnaissance académique est la restriction

de l’accès à l’expression (surtout publication d’ouvrages) à toute personne qui œuvre en

dehors de l’Académie ; autrement dit, il est beaucoup plus difficile pour un apothicaire

d’alors de publier un « cours de chimie » comme au siècle précédent.

1- La « chimie nouvelle » de Homberg

Wilhelm Homberg, né à Java en 1652 d’un père allemand travaillant pour la

compagnie hollandaise des Indes Orientales, a trouvé la mort à Paris la même année que

Nicolas Lemery en 17153. Homberg, avant de se fixer en France, a parfait son éducation

dans de très nombreuses villes importantes d’Europe dans des disciplines variées : droit,

médecine, astronomie, botanique, musique, et chimie, certainement sous l’influence

d’Otto Guericke à Magdeburg. Il séjourna en France quelque temps avant de se rendre

en Angleterre pour travailler dans le laboratoire de Boyle, puis fréquenta Kunckel à

Wittenberg. C’est donc à une personne riche d’expériences et de connaissances que

Colbert proposa de rester en France pour collaborer avec les hommes de sciences du

pays. En 1683, le travail entre Homberg et Mariotte permit d’évaluer le rapport de

densités entre l’air et l’eau à 1 pour 630. En 1698, l’Allemand établira que la densité de

l’air est fonction de la température, de la pression et de l’humidité de l’atmosphère.

23. C’est de cet ouvrage que nous avons tiré nos informations.

2 On pourra se reporter à l’Annexe en fin de thèse pour obtenir une liste (pas tout à fait complète) des mémoires de chimie présentés au cours du siècle à l’Académie Royale des Sciences.

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Après un séjour à Rome, Homberg retourne en France pour y être admis en 1691 au sein

de l’Académie Royale des Sciences. Il donna des cours de chimie au futur Régent, le

duc d’Orléans, auprès duquel il fut admis en 1704 comme premier médecin.

Homberg a été un des membres les plus productifs de l’Académie, il y a présenté

plus de soixante-dix mémoires, dont cinquante-trois touchant principalement des sujets

chimiques, parmi lesquels seuls ceux traitant des sels nous intéresseront ici. Partington

décrit ce personnage comme ayant mieux réussi par son travail expérimental que par

celui théorique4. Ce sentiment relève certainement d’un préjugé sur des recherches

totalement discréditées de nos jours, et d’une sélection de faits expérimentaux qui

semblent par récurrence marquants. L’historien ne retient que sa croyance en la

possibilité de transmuter les métaux, et dresse la liste de ses découvertes de laboratoire,

avec entre autres le phosphore, et le « sel volatil narcotique du vitriol », c’est-à-dire

l’acide borique dont nous parlerons dans la partie V de notre étude. Relevons également

les communications faites sur une méthode pour produire « l’arbre de Diane », une

forme spectaculaire de cristallisation de sels d’argent, et d’expériences sur les aspects

divers du « phosphore », incluant ses propres découvertes des propriétés lumineuses et

explosives du chlorate de calcium. A l’aide d’un verre ardent, il réalisa des opérations

sur la calcination, la fusibilité, la volatilité dans le but de mieux appréhender les

principes de la matière.

L’ Histoire de l’Académie Royale des Sciences de 1702 rapporte en pages 44 et

45 le projet de Wilhelm Homberg de rédiger un ouvrage sur la chimie construit de six

chapitres qui porteront dans l’ordre sur les « Principes Chimiques en général », le

« Soulphre », le « Sel », le « Mercure », l’« Eau » et la « Terre ». Après l’exposé des

éléments de cette science, devra suivre un « Cours d’opérations ». Selon Fontenelle

(1657-1757), l’auteur de ce compte-rendu, le « temps est venu que des Chimistes plus

sensés [que les anciens] & de meilleure foi [dissipent les] tenebres artificielles » dans

lesquelles la chimie a été enveloppée. Homberg, à en croire le secrétaire perpétuel de

l’Académie, par ses vues, perfectionnera cette dernière, pour en fonder pourquoi pas

une nouvelle ; ce qui ne semble pas a priori évident à en lire les lignes de ce rapport de

l’ Histoire, car en plus du découpage tout à fait classique du traité que se propose

d’écrire Homberg, il est mentionné que nous sera offert « maintenant pour échantillon

3 Nous nous basons pour la biographie de Homberg sur J. R. Partington, A History of chemistry, vol.

III, MacMillan, London, 1962, 42-47, Marie Boas Hall, D.S.B., t. 6, 1981, 477-478, Fontenelle, « Eloge de M. Homberg », Histoire de l’Académie Royale des Sciences, 1715, 82-93.

4 Partington, op. cit. in n. 3, 43.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 333

de sa nouvelle Chimie, le moyen de volatiliser tous les sels fixes, & […] celui de tirer le

Mercure des Métaux », deux problèmes débattus assez largement de longue date.

En 1702, Wilhelm Homberg, pilier de la nouvelle classe de chimie de

l’Académie des sciences de Paris, s’autorise à ouvrir devant ses pairs son exposé sur les

éléments de sa discipline par le Sel principe dans un mémoire intitulé « Essays de

Chimie »5, dans lequel il consacre également, il est vrai, dans un article premier, trois

pages et demie aux « principes de la chimie en général » ; l’article second de cette

communication traitant du « Sel principe chimique » s’étale, lui, sur dix-sept pages. La

volonté du chimiste, prônant pourtant le soufre comme seul principe actif, de disserter

d’abord sur le sel est significative de l’importance qu’il accorde à ce dernier dans la

compréhension de la matière.

Il apparaît certain que Homberg souhaite faire oublier à ses contemporains les

images souvent perçues comme volontairement obscures de la chimie des derniers

siècles. Son souci, selon toute évidence, est de faire accepter cette science, d’en faire

une discipline d’étude tout aussi digne et valable que le sont celles de l’Académie. La

définition de la chimie formulée dans sa contribution débute par un « je », au sujet

duquel on peut penser que la vision de la science chimique est encore dépendante de

celui qui la présente. L’auteur veut par-là peut-être se démarquer de la pratique de

certains chimistes. A la limite, cela pourrait relever d’une stratégie reprenant, mais

d’une manière beaucoup moins appuyée, un lieu commun de la littérature alchimique :

je laisse entendre dès le début de ma publication que la chimie dont je parlerai est une

saine chimie exposée sans fard, contrairement à ce qui s’est fait jusqu’à maintenant. La

compagnie des chimistes doit légitimer sa propre présence au sein de l’Académie, après

les rejets dont elle a souffert aux siècles précédents de la part de nombreuses

institutions.

Par ailleurs, pour un mémoire destiné à être lu à des spécialistes de la chimie

(Nicolas Lemery entre autres), tout du moins des domaines scientifiques, il est à la fois

surprenant et révélateur que l’auteur se sente obligé de fournir une définition de cette

science, qui du reste est introduite, comme on vient de le dire, par le pronom personnel

de la première personne du singulier, alors que l’emploi du « nous » sera systématique

5 Wilhelm Homberg, « Essays de chimie », (contenant : « Article premier. Des principes de la chimie

en général », et « Article second. Du sel principe chimique »), Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1702, 33-52. Selon Mi Gyung Kim (« Chemical Analysis and the Domains of Reality: Wilhelm Homberg’s Essais De Chimie, 1702-1709 », Studies in History and Philosophy of Science, 2000, vol. 31, n° 1, 52), Homberg aurait d’abord préféré réaliser des expériences sur l’action du verre ardent sur la matière, avant d’exposer son l’article sur le Soufre principe qui devait originellement ouvrir ses « Essays de chimie » ; il aurait ainsi acquis des précisions confirmant la nature de cette substance.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 334

par la suite (à l’exception de quatre occurrences non significatives en fin de mémoire).

C’est donc la définition scientifique de la chimie de Homberg, et non de ces gens qui en

ont terni l’image qui est présentée, tel serait le message à comprendre. La voici :

« J’appelle Chimie l’art de réduire les corps composez en leurs principes par le moyen

du feu, & de composez des nouveaux corps dans le feu par le mélange de différentes

matières »6.

Cette définition inscrite dans un organe officiel de diffusion de l’information

scientifique, honorée de la caution de la sérieuse institution, se veut peut-être comme

fondatrice de la nouvelle chimie académique espérée par Fontenelle7. Les éléments

d’une « chimie nouvelle » seraient érigés, du moins aux yeux des personnes peu versées

dans l’étude de la matière. Il est clair que la définition de l’auteur rappelle fortement

celle de la « Spagyrie » de Paracelse : séparer et assembler. Homberg est un chimiste lié

pour une part encore au Grand Siècle8. Il fait tout de même une concession à Fontenelle,

il rattache la chimie à la physique, mais poursuit aussitôt en affirmant que la chimie, par

ses « principes plus matériels & sensibles » identifiées aux matières les plus simples

dans lesquelles un mixte est réduit lors de sa résolution chimique, se donne le droit

d’expliquer par ses propres moyens et à sa manière les corps qu’elle analyse.

Homberg distingue deux grandes classes de substances, les végétales et animales

formés des sel, soufre, terre et eau principiels, et les minérales composées des mêmes

principes ainsi que du mercure9. On notera la perte d’universalité du principe mercuriel

qui est encore plus profonde qu’elle ne paraît, puisque l’auteur différencie les matières

minérales contenant du mercure, les métaux et minéraux métalliques10, de celles qui en

6 Homberg, 1702, op. cit. in n. 5, 33. 7 A. G. Debus (« Alchemy in a Age of Reason: The Chemical Philosophers in Early Eighteenth-

Century France », in Ingrid Merkel et Allen G. Debus (éd.), Hermeticism and the Renaissance. Intellectual History and the Occult in Early Modern Europe, Folger Books, London and Toronto: Associated University Presses, Washington: The Foger Shakespeare Library, 1988, 241) comprend également que le projet des Essays de Homberg a été perçu comme devant poser de nouvelles bases à la chimie.

8 Sur la manipulation à l’Académie de la frontière rhétorique entre chimie et alchimie dans le but de redéfinir les études alchimiques comme chimiques, voir John G. Powers, « ‘Ars sine Arte’: Nicholas Lemery and the end of alchemy in eighteenth-century France », Ambix, vol. 45, part 3, 1998, 174-184.

9 Le mercure principe est le vif-argent commun, bien que Homberg soit convaincu de la complexité de structure de ce corps, l’analyse n’ayant jusqu’à ce jour réussi à le réduire en des matières plus simples, il le conserve au sein des principes de la matière (voir W. Homberg, « Suite des Essais de Chimie. Art. IV. du Mercure », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1709, 106).

10 L’analyse de ces corps, très difficile à en croire les chimistes du XVIIe siècle, consiste pour Homberg « en leur mercurification, laquelle se fait ou par un mercure préparé dissolvant, ou par les sels ressuscitatifs, ou par le moyen du verre ardent » (Homberg, 1702, op. cit. in n. 5, 35). Dans son mémoire de 1706 (« Suite de l’article trois des essais de chimie », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1706, 267-268), Homberg a une opinion différente de celle exposée en 1702, du moins sur la composition de l’or et de l’argent ; opinion différente mais très proche des conceptions métallurgiques médiévales : « Nous voïons par-là que les parties qui composent l’or & l’argent ne sont que du mercure & du soufre fixe, ce qui est une composition fort simple ; au lieu que la substance des autres metaux consiste en un

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 335

sont privées, les sels fossiles, pierres et autres terres. Homberg admettrait que tous les

principes ne sont pas obligatoirement dans tous les corps naturels. J. Mongin, en 1704,

dans son traité « Le Chimiste Physicien »11, rejette également le mercure principiel et

attribue son exclusion du rang des principes à Nicolas Lemery, collègue de Homberg.

Ce dernier modifie la hiérarchie des principes établie au XVIIe siècle. Le

soufre12 est dit être l’unique principe actif « parcequ’il agit seul & qu’il fait agir les

autres. Nous appellons la terre, principe passif parcequ’elle n’agit jamais, & ne sert que

de receptacle ou de matrice aux autres principes, & nous appellons le sel, l’eau & le

mercure, principes moyens, parcequ’ils n’agissent pas d’eux-mêmes, mais ils

deviennent capables d’agir lorsqu’ils sont joints au souffre, qui en est modifié & qui les

modifie en une infinité de manieres […] »13. Pour l’auteur, les soufre et sel restent

cachés à nos sens, unis aux autres principes leur servant de véhicules.

On ne saurait considérer à la manière de Nicaise Le Febvre une consubstantialité

des principes ; ils sont, écrit Homberg, de « différentes natures » qui s’expriment par

leur plus ou moins d’activité14. Par ailleurs, puisque nous sommes dans l’article premier

assemblage de plusieurs matieres, dont la base neanmoins est du mercure avec tres-peu de souffre metallique fixe, mais qui sont accompagnez de differens soufres metalliques volatils, des souffres bitumeux, des differentes terres & des matieres salines, qui sont des compositions tres-composées, dont les parties de differentes configurations ne pouvant pas se joindre fort étroitement, sont par consequent de peu de durée dans le feu […] ». En 1707, l’auteur précisera tout de même que l’or et l’argent posséderaient une petite portion de matière terreuse comme dans toutes les compositions des mixtes d’ailleurs (voir W. Homberg, « Eclaircissemens touchant la vitrification de l’or au verre ardent », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1707, 40-48). Lawrence Principe (« Wilhelm Homberg : Chymical Corpuscularism and Chrysopœia in the Eighteenth Century », communication faite au meeting du HSS de San Diego, Californie, 8 novembre 1997) a montré que la théorie des métaux de Homberg dérive de sources alchimiques telles que Eiraneaeus Philalethes et Alexander von Suchten.

11 J. Mongin, Le Chimiste Physicien. Où l’on montre que les Principes naturels de tous les Corps sont veritablement ceux que l’on découvre par la Chimie. Et où par des Experiences & des Raisons fondées sur les Loix des Mechaniques, après avoir donné des moyens faciles pour les separer des Mixtes, on explique leurs proprietez, leurs usages & les Principaux Phénomenes qu’on observe en travaillant en Chimie, Paris, 1704.

12 Le mémoire de Homberg, « Suite des essais de chimie. Article troisième. Du souphre principe » (Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1705, 88-99) nous renseigne sur le soufre principe. Ce dernier, tout comme le sel principiel, mais à la différence des autres principes de la matière, est inaccessible à l’artiste chimiste ; et pour cause, « c’est la matiere de la lumiere qui est nôtre Souphre principe, & le seul principe actif de tous les mixtes » (p. 88). Homberg laisse les termes de « souphres » et « matières sulphureuses » pour exprimer des mélanges du principe pur et insensible avec quelques substances aqueuse, saline, terreuse et mercurielle. La matière de la lumière emplit l’univers entier, s’introduit partout, peut provoquer des changements de mouvement, de poids, de figure, de volume dans tous les corps et permet de joindre des principes entre eux. Elle est la plus petite des matières sensibles et est le véritable feu principiel participant de la constitution de la flamme (Sur la nature du feu au XVIII e siècle, B. Joly, « La question de la nature du feu dans la chimie de la première moitié du XVIIIe siècle », in Bernadette Bensaude-Vincent et B. Bernardi (éd.), Jean-Jacques Rousseau et la chimie, in Corpus, n°36, 1999, 41-63). Dans le laboratoire, Homberg ne reconnaît en tout cas que quatre matières sulfureuses : le soufre végétal, l’animal, le mercuriel et le terreux (cf. Wilhelm Homberg, « Suite de l’article trois des essais de chimie », 1706, op. cit. in n. 10, 265). On se reportera également, au sujet du Soufre chez Homberg, à l’étude de M. G. Kim, op. cit. in n. 5, 52-57.

13 Homberg, 1702, op. cit. in n. 5, 34. 14 Il ne faut peut-être pas prendre le mot « nature » comme synonyme strict ici d’essence.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 336

de ses Essays, voyons ce que nous pouvons déjà connaître des sels. Dans l’analyse

principielle des sels fossiles, l’auteur isole « beaucoup d’acide, qui contient toûjours

quelque matière sulphureuse, peu de sel fixe, & un peu de terre »15. Nous retrouvons le

même emploi, en début d’exposé, que chez Lemery d’un acide sans le définir tout en le

faisant passer pour un élément de la matière. De la même manière, les terres de

Homberg contiennent « du sel acide, quelque-fois un peu de sel fixe, & un peu de

matiere sulfureuse ». Selon toute apparence, le sel principe est de deux sortes, fixe et

acide (volatil ?). Il est même triple dans le règne végétal, « sçavoir du sel acide, du sel

qui sent l’urine & du sel lixiviel », à la manière, comme nous l’avons vu, de nombreux

chimistes du siècle précédent, « au lieu que dans les animaux il ne se trouve que du sel

d’urine & du sel lixiviel, sans aucun acide manifeste ».

La présentation étant faite, intéressons-nous maintenant particulièrement aux

sels de Homberg exposés en seconde partie de mémoire. L’époque de de Clave où il

était possible d’isoler un seul et même sel dans n’importe quel mixte est bien loin.

L’académicien, du fait de sa définition d’un principe confondue avec celle d’un corps

simple16, considère pour sa part une assez grande variété de sels principes :

« Il y a differentes sortes de sels, selon les differentes matieres avec lesquelles ils sont mêlez. Il y

en a dont le mêlange se peut separer par le feu & par la lixiviation, comme sont tous les sels

essentiels des plantes17 & tous les sels fossiles, & dans cette signification nous ne les prenons pas

pour un principe Chimique. Il y en [a] d’autres dont nous connoissons à peu prés le mêlange ;

mais il n’est pas encore dans nôtre pouvoir de les separer. Nous les prendrons pour un de nos

principes Chimiques, parceque nos analyses ne les peuvent pas rendre plus simples, ce qui est le

caractère de nos principes & dans ce sens : Le sel principe est une matiere dissoluble par l’eau, &

qui ne change pas par le feu »18.

Voilà enfin une définition du sel principe qui, bien que problématique, a le

mérite d’être claire : le sel principe est une matière indécomposable et soluble dans

l’eau, que l’on tire des corps mixtes. En effet, ce qui autorise également Homberg à

nommer sels principes des corps distincts d’autres tels que le salpêtre, le sel marin, le

vitriol, le tartre, c’est qu’un sel principe doit s’extraire des mixtes dans lesquels la

nature l’a placé, et ne se trouve par conséquent jamais libre de tout mélange avant que

l’art chimique n’intervienne dans le processus de son obtention. Par contre, « les sels

15 Homberg, 1702, op. cit. in n. 5, 35. 16 « [Le mot de principes] signifie seulement les matières les plus simples dans lesquelles un mixte

est reduit par les analyses Chimiques » (Homberg, 1702, ib., 33). 17 Le sel essentiel d’une plante serait composé du sel lixiviel, du sel volatil urineux et du sel acide de

celle-ci (voir Wilhelm Homberg, « Observations sur les analyses des plantes », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1701, 113-117). Nous en reparlerons en détail dans quelques pages.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 337

acides distillez du salpêtre, du sel marin & des autres sont un principe chimique ; l’eau

dans laquelle ces sels nagent, & la terre ou le sel fixe qui restent dans la cornuë aprés la

distillation de ces acides sont d’autres principes Chimiques »19.

Comme nous l’avons vu, Homberg distingue trois sortes de sels principes, deux

volatils, les sels acides et ceux sentant l’urine, autrement dit le sel armoniac des anciens

considéré dans sa pluralité de formes20, et une fixe, les sels obtenus par la lessive des

matières calcinées. Le problème de sa définition du sel principe, vu de maintenant du

moins, est assez visible : comment peut-on continuer à évoquer un sel principiel de la

matière si celui-ci apparaît sous différents aspects suivant les différentes substances

d’où il est extrait, et, qui plus est, en tirer plusieurs distincts d’un même corps ? Pour les

auteurs du siècle passé, sous la diversité des sels extraits des mixtes, ne se cachait qu’un

seul sel principiel ; c’est le cas entre autres de Beguin qui conceptuellement n’évoquait

qu’un unique sel principe apparaissant toujours uni à d’autres principes. Même de

Clave, qui de son côté semble avoir été un exemple isolé au Grand Siècle, prétendait

pouvoir extraire de n’importe quel mixte toujours un seul et identique principe salin.

Homberg pourtant regroupe sous le même terme « sel principe chimique » une variété

de corps d’une évidente diversité de comportements sans prendre la précaution de parler

d’impureté ni même de spécification de cet être salin. Le sel principe de Homberg passe

pour un nom générique réunissant des corps premiers seulement dans les limites

imposées par l’analyse chimique, et non suivant la théorie, et présentant les propriétés

communes d’indécomposabilité et de solubilité non justifiée théoriquement. Le sel

principe apparaît plutôt comme un élément qui doit sa justification à l’expérience, que

comme un principe justifiant les propriétés du mixte qu’il forme. L’auteur ne semble

18 Homberg, 1702, op. cit. in n. 5, 36. 19 Homberg, ib., 37. 20 Avec le passage au XVIIIe siècle, le terme « sel armoniac » semble avoir pratiquement cédé la

place à celui de sel ammoniac désignant la substance chimique tangible importée en grande quantité du « Levant », le chlorure d’ammonium NH4Cl (voir les mémoires de Claude-Joseph Geoffroy, « Observations sur la nature et la composition du sel ammoniac », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1720, 189-207, et « Suite des observations sur la fabrique du sel ammoniac, avec sa décomposition pour en tirer le sel volatil, que l’on nomme vulgairement SEL d’ANGLETERRE », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1723, 210-222), et à celui de sel volatil duquel il se rapproche assez, et évoquant un corps alkalin sublimable qui intrigue beaucoup les chimistes de l’époque. A en croire Tournefort en 1700 (Tournefort, « Comparaison des analyses du sel ammoniac, de la soye, & de la corne de cerf », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1700, 71-74), de toutes les matières connues, le sel ammoniac est celui qui livre le plus de sel volatil. Il rappelle, le fait n’est ignoré de personne écrit-il, que le sel de tartre ou la chaux mise en présence du sel ammoniac, arrête la partie acide de celui-ci, laissant s’échapper à la distillation son sel volatil, en plus d’un peu d’esprit. Tournefort rapporte une opération qui peut se formuler ainsi : Sel ammoniac + sel de tartre = (sel de tartre + partie acide du sel ammoniac) + sel volatil + esprit du sel ammoniac. L’auteur expose les remarques suivantes : du phlegme du sel de tartre se serait joint au sel volatil, et l’esprit ne serait que du phlegme animé par un peu de sel volatil avec peut-être du soufre. En 1723, Geoffroy le Cadet dans sa communication de 1723 (op. cit. dans cette note) affirme avoir pu extraire davantage encore de sel volatil du sel ammoniac que Tournefort.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 338

pas vouloir chercher ce qui fonde sa solubilité, à part peut-être en mettant en avant sa

forme21. Nous le verrons, bien évidemment, tous ces principes sont au sens strict

homogènes, ils partagent la même origine saline, pour le dire tout de suite, acide.

Homberg ne peut se prononcer avec précision sur la figure des trois sels

principes, mais, à la manière de André et de Lemery, et « à en juger par leurs effets, la

figure la plus convenable des acides nous paroît des pointes revêtuës de quelque matiere

sulfureuse ; la figure des sels qui sentent l’urine nous paroît des éponges, qui

contiennent une partie de l’acide & de l’huile fœtide animale ou des plantes ; & la figure

des sels lixiviels nous paroît des éponges contenant seulement un reste d’acide que le

feu de la calcination n’étoit pas capable de chasser »22. Nous le retrouvons de manière

sous-entendue, les sels principes présentent des particularités microscopiques rendant

compte dans le cadre d’une conception mécaniste de la matière de leurs propriétés

d’actions. Ce qui déroute, disons-le une nouvelle fois, est que Homberg appelle sels

principes des matières qu’il sait pertinemment être composées. L’auteur précise tout de

même qu’il est possible de penser purs les sels acides qui, débarrassés de leur soufre, se

présenteraient alors sous une même forme. Néanmoins ils nous viennent au moyen de la

distillation toujours spécifiés par cette matière sulfureuse qui est irrémédiablement

attachée à cette substance acide, lui donnant activité et identité propre. Les sels acides se

rangent donc pour l’auteur en trois classes suivant leur soufre : soufre animal ou végétal

(pour les acides distillés des plantes, fruits, bois, et pour l’esprit de nitre), soufre

bitumeux (acides du vitriol, du soufre commun, de l’alun23), et soufre minéral plus fixe

et approchant du soufre métallique (acides des sels marins, des sels gemmes).

2- Les sels moyens

Wilhelm Homberg poursuit son exposé par l’étude des relations entre sels

principes, et pose une définition pour une part beaucoup plus précise des sels salés de

21 C’est tout à fait envisageable, à en croire Louis Lemery dont la pensée chimique est proche de celle

de Homberg : « On sçait encore que le sel est la matiere des saveurs, & qu’il a de certaines proprietez qui sont dûes à la figure propre de ses parties ; cependant il n’agit que quand il est dissous, ou ce qui est la même chose quand il nage dans un liquide qui tient ses parties en mouvement. […] [La] figure essentielle [de ses parties] est la source principale de [ses] proprietez » (Louis Lemery, « Conjectures et reflexions sur la matiere du Feu ou de la Lumiere », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1709, 409).

22 Homberg, 1702, op. cit. in n. 5, 37. 23 Dans sa publication de 1703 (« Essay de l’analyse du souffre commun », Mémoires de l’Académie

Royale des Sciences, 1703, 40) Homberg confirme que le soufre, l’alun et les vitriols métalliques contiennent le même sel acide.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 339

Lemery, c’est-à-dire des sels unis à des sels ; ces formations salines apparaissent sous sa

plume sous les noms de sels moyens ou mixtes, et de sels ammoniacs. On lit :

« Les acides joints aux sels fixes composent des sels mixtes, ou des sels moyens, selon la nature

des acides qui y ont été employez ; par exemple, l’esprit de nitre joint au sel de tartre produit un

vrai salpetre, l’esprit de sel joint au sel de tartre produit du vrai sel commun, l’esprit de vitriol

joint au sel de tartre produit du vrai vitriol, mais sans métail (sic), &c. qui sont tous des sels

moyens, c’est-à-dire, en partie fixes, en partie volatils, parce que les deux sels qui les composent

sont & demeurent l’un fixe & l’autre volatil. Les acides joints aux sels qui sentent l’urine

composent une autre sorte de sel qu’on appelle sels ammoniacs, qui sont toûjours volatils, parce

que les deux sels qui les composent sont chacun volatils »24.

Les sels, « moyens » et « ammoniacs », ne sont pas rigoureusement, nous

voulons dire par essence, selon les conceptions de l’auteur sur la matière, perçus comme

de véritables êtres salins. Ils ne sont pas, malgré la vision élargie qu’il en a donnée, des

sels principes, c’est-à-dire affichant un caractère simple, et une nature volatile acide ou

volatile/fixe alkali marquée. Homberg en fait, en dépit du fait qu’ils peuvent être

décomposés (chacun des constituants conserve son intégrité dans le mixte), des

substances salines à part entière, certes de seconde catégorie, par leur formation à base

justement de deux sels principes non altérés par leur union ; la chose est répétée à deux

reprises dans le passage rapporté ici. Les sels mixtes ont perdu ce qui établissait pour

une grande part l’identité des matières les composant ; ni acide ni alkali, le fait n’est pas

nouveau, Beguin l’avait déjà signalé dans ses Elemens de chymie, mais demeure,

semble-t-il, encore délicat à comprendre. La relation entre constituants des sels moyens

n’est pas selon l’auteur conflictuelle, mais apparaît plutôt comme un retour à un certain

ordre naturel avant l’intervention du feu séparateur ; on pourrait peut-être même y voir

une étape vers la constitution du concept d’affinité tel que le présentera, nous y

reviendrons, E.-F. Geoffroy en 1718. Le combat n’est en tout cas plus l’image choisie

par Homberg pour ce type d’opération :

24 Homberg, 1702, op. cit. in n. 5, 40-41. Comme on le remarque par les termes de « vrai salpêtre »,

« vrai sel commun », « vrai vitriol sans métal », Homberg ne pose aucune frontière entre ce qui ont pu être nommés mixtes naturels et mixtes artificiels. Les productions de laboratoire sont, semble-t-il, à ses yeux similaires à celles opérées par la nature. Il n’est pas facile de juger de l’originalité de cette façon de voir ; celle-ci sera en tout cas caractéristique de la chimie de tout le XVIIIe siècle. Les opérations auxquelles l’auteur fait allusion dans cette citation pourraient être interprétées de la manière suivante : Esprit de nitre + sel de tartre = vrai salpêtre : 2 HNO3 + K2CO3 = 2 KNO3 (+ CO2 gaz + H2O) Esprit de sel + sel de tartre = vrai sel commun : 2 HCl + K2CO3 = 2 KCl (+ CO2 gaz + H2O) Esprit de vitriol + sel de tartre = vrai vitriol sans métal : H2SO4 + K2CO3 = K2SO4 (+ CO2 gaz + H2O) Nous avons placé entre parenthèses ce qui échappe visiblement à Homberg ; soyons conscients tout de même que l’écart est grand entre ce qu’écrit l’auteur et l’interprétation moderne que nous en donnons.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 340

« On a donné le nom d’alcali aux sels lixiviels & aux sels qui sentent l’urine, l’un s’appelle alcali

fixe, & l’autre alcali volatil : les sels acides sont pris ordinairement pour les antagonistes de ces

alcalis, parce que leur mêlange ne se fait quasi jamais sans une grande ébullition &

effervescence ; mais on pourroit dire avec plus de raison que cette ébullition & cette

effervescence ne sont pas des combats, mais plutôt une jonction tres-convenable de deux

matieres qui avoient été naturellement unies ensemble, & qui n’ont été separées que par la

violence du feu, & qui se replacent aux mêmes endroits d’où la flamme les avoit arrachez. Aussi

les compare-t-on les unes à des guaines, & les autres à des pointes propres pour s’introduire dans

ces guaines »25.

Telles des épées dans leur fourreau, voilà l’imagerie pacifiée de la relation

menant à des sels composés des acides et alkalis fixes et volatils entre eux. C’est un

mécanisme plus doux que prône Homberg. Les acides, également nommés tout

simplement pointes, entrent par ailleurs dans les pores d’autres corps semblables à ceux

des sels alkalis ; ce sont par analogie les « alkalis terreux » et les « alkalis métalliques ».

L’alkali reste chez Homberg, comme nous le voyons, une substance caractérisée par son

opposition aux acides, tout comme chez son confrère Nicolas Lemery. Reste qu’il y en a

de deux sortes, des salins et des non-salins ; seuls les premiers seraient convoqués pour

la formation d’un sel mixte défini par l’académicien, ce qui suivrait strictement le sens

du terme de l’auteur du Cours de Chymie de 1675 de « sel salé ». En 1702, Homberg ne

marque en effet pas une évolution en introduisant son terme de « sel moyen » par

rapport à celui de « sel salé » de Nicolas Lemery. Les deux expressions renvoient au

même type de substance, celle formée d’un sel alkali et d’un sel acide. Par contre

l’union de ces deux sels composant un troisième fait naître dans l’esprit des deux

hommes une image différente du produit. Pour l’auteur du célèbre manuel de chimie, on

est en présence d’un sel alkali « rempli et saoulé » de pointes acides26, le sel salé est

alors un sel doublement salé et saturé de sel acide. Quant à Homberg, il met en valeur

un aspect physique du sel moyen : ni volatil comme son élément acide ni fixe comme

l’alkali, il adopte un état intermédiaire entre celui de ses constituants de résistance à

l’action de la chaleur du feu. Volatilité et fixité sont deux considérations souvent mises

à contribution pour rendre compte des opérations chimiques de cette époque, et ce

jusqu’à l’adoption par les chimistes du concept d’affinité chimique. Il est possible qu’en

attendant, les interprétations de ces opérations s’appuient plutôt sur des incompatibilités

d’unions envisagées entre corps que sur leur attraction, par exemple un corps formé de

deux matières identiquement volatiles sera entendu comme indécomposable par le feu,

25 Homberg, 1702, op. cit. in n. 3, 41. 26 Voir notre chapitre sur Nicolas Lemery en partie II.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 341

une substance de la même densité que l’eau sera plus facilement comprise comme

pouvant se maintenir cachée en dissolution27, etc. La désunion semble être un argument

interprétatif plus naturel que l’union pour saisir les phénomènes de la chimie.

Une troisième expression pour caractériser les sels salés et moyens est celle de

« sel neutre » déjà rencontrée lors de notre étude de la pensée de Nicaise Le Febvre28.

Ce terme, quant à lui, a été forgé au regard des propriétés exhibées par la substance, pas

plus acide qu’alkali, autrement dit aucune effervescence n’est constatée en présence de

l’un ou l’autre sel, aucun changement provoqué de la couleur des indicateurs végétaux.

Le sel neutre sera largement popularisé par Guillaume-François Rouelle dont nous

parlerons en partie IV de notre enquête. En 1717, il semble que ces trois termes ne

veuillent plus signifier que le concept général de « sel composé », exprimant un

compromis dans l’ensemble des qualités de chacun des constituants, comme on le

remarque dans cette citation de Fontenelle, où l’on notera le compromis est ici fait sur la

saveur :

« L’opposition des Acides & des Alkali, si celebre dans la Chimie, & qui produit ou explique

tant de phenomenes, n’est pourtant pas si grande que ces deux especes de Sels ennemis ne se

changent l’un en l’autre. Quand un Acide, que l’on conçoit en general comme un petit Dard

roide, long & pointu, est absorbé ou concentré dans une portion suffisante de terre, le tout

s’appelle un Sel salé ou composé, ou moyen, ou neutre, parce qu’alors cet Acide enfermé dans

cette gaine ne peut faire sentir la même saveur que s’il en étoit dégagé, & que par la même raison

il est composé, &c. (sic) » 29.

Par ailleurs, il nous apparaît peu probable de penser que Homberg ait pu

concevoir également le résultat de l’union d’un esprit acide à un métal comme un sel

moyen. Il est fort possible que F. L. Holmes ait conclu trop rapidement au vu de son

mémoire de 1702, en baptisant la jonction de ces deux corps « third group » de sels

moyens de Homberg, de même pour le « second group » des acides unis à des corps

terreux, lors de son analyse de cette publication30. M. G. Kim qui avoue pourtant d’un

côté que Homberg « n’a pas explicitement désigné [les] composés [d’un acide et d’un

27 C’est suivant ce point de vue que Louis Lemery en 1717 (« Second Mémoire sur le Nitre »,

Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1717, 122-146) décrit par opposition aux sels volatils les liqueurs acides comme des « Sels concrets » car plus pesants que le phlegme.

28 E.-F. Geoffroy emploiera en 1717 (« Du changement des Sels acides en Sels alkalis volatiles urineux », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1717, 236) le terme « sel neutre » au sujet de la même substance que Le Febvre en 1660, c’est-à-dire le tartre vitriolé.

29 Fontenelle, « Sur le changement des acides en alkali », Histoire de l’Académie Royale des Sciences, 1717, 34). Il s’agit ici pour Fontenelle de proposer une synthèse de la nature des acides et alkalis avant d’annoncer les travaux pour la même année de E.-F. Geoffroy et de L. Lemery sur le changement des uns en les autres.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 342

alkali métallique ou terreux] comme des sels moyens »31, reconnaît de l’autre que ces

corps répondent à la définition de ce genre de sels (ce qui est, on l’a vu, tout à fait

inexact en cette année 1702 puisque la définition ne concerne que les sels principes dont

sont exclus les alkalis métalliques et terreux) car, observe-t-il, ils sont formés d’une

partie fixe et d’une partie volatile. Homberg – et Kim le relève d’ailleurs – associe lui

ses sels moyens logiquement aux sels salés, c’est-à-dire à des sels salifiés, un sel uni à

un autre sel. En ce tout début de siècle, le sel moyen, il convient de le répéter, tel que l’a

pensé Homberg, n’est que le produit de la rencontre de deux sels principes32.

L’ambiguïté du sel moyen tient bien entendu à ce que recouvre le terme

« alkali ». Mais verser une liqueur sur un corps métallique correspond davantage pour

Homberg à une dissolution. Par dissolution, il faut entendre le démembrement partie par

partie de la matière métallique. Ces parties se rejoindront après enlèvement du

dissolvant acide pour réapparaître sous forme métallique. La dissolution est une

séparation des corpuscules, et non pas la constitution d’un nouveau corps à partir de

l’acide et du métal. Qui plus est, ailleurs dans ce mémoire, pour illustrer cette opération,

l’auteur utilise l’or et l’argent, deux métaux qui, à en croire sa contribution de 1706 à

l’Académie33, ne contiennent pas de principe salin. Etre un vrai alkali salin est une

condition qui semble devoir être respectée pour obtenir un sel moyen. Cette

considération s’applique également aux substances terreuses, les « alkalis terreux » ainsi

nommés parce que, sans être sels principes, ils produisent une effervescence en

absorbant les esprits acides, parmi lesquelles cependant des matières telles que la chaux

pourraient prétendre à une place au sein des sels alkalis34. Que l’esprit acide soit perçu à

leur égard seulement comme un dissolvant se comprend facilement, les terres et les

métaux sont indissolubles autrement, ce ne sont pas des sels. Ils n’ont en outre pas

partie liée dans leur généalogie aux pointes de l’acide, contrairement aux sels alkalis qui

lui étaient associés avant la séparation opérée par le feu.

30 Frederic Lawrence Holmes, Eighteenth-Century Chemistry as an Investigative Enterprise, Office for

History of Science and Technology, University of California at Berkeley, 1989, 36. 31 Kim, op. cit .in n. 5, p. 50 note 59. 32 Joseph-François De Machy (« Cinquième dissertation. Exposition d'une nouvelle Table des

principales combinaisons chymiques, connue jusqu'à présent sous le nom de Table des Rapports ou Table d'Affinités » (présentée en 1769 à l’Académie des Sciences), Recueil de dissertations physico-chimiques présentées à différentes Académies, Amsterdam, 1774) s’en souviendra presque soixante-dix ans plus tard quand il écrira : « Mais l’espèce de sel neutre que forment les acides avec l’alkali fixe, avait été longtemps le seul qui portât ce nom, les autres ne semblent l'avoir que par analogie, & à l'imitation de ce premier » (p. 189).

33 Voir Homberg, 1706, op. cit. in n. 10. 34 En 1724, Du Fay qui, soit dit en passant, emploie dans son discours le terme de sel moyen, pensa

avoir isolé le sel de la chaux ; voir son mémoire « Sur le sel de chaux », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1724, 88-93.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 343

Il est toutefois possible de distinguer entre alkali salin et alkali non-salin suivant

son comportement vis-à-vis d’un esprit acide. C’est une distinction tout interprétative. A

partir d’un même phénomène, l’effervescence, Homberg tire deux descriptions : celle

exposée plus haut provoquée par la rencontre d’un sel acide et d’un sel alkali pour qui la

complémentarité est parfaite, voire une affinité de nature, et celle entre un sel acide et

un alkali terreux ou métallique qui nous transporte de nouveau sur le terrain du conflit :

« La précipitation avec laquelle les pointes des acides entrent dans les pores de ces sortes

d’alcalis [les alkalis terreux et métalliques] en éclate & en déchire le tissu, ensorte qu’ils en sont

reduits en parties si menuës que l’œil ne sçauroit les plus découvrir. C’est ainsi que ce font les

dissolutions de tous les métaux par les acides ; & comme chacune de ces petites parties du métail

dissout, ne laissent pas d’être toûjours du métail, ces parties se rejoignent & reparoissent en

forme métallique, lorsqu’on en separe l’acide qui les avoit dissous »35.

La rencontre de ces derniers alkalis avec les sels acides est brutale ; certainement

ces substances présentent-elles moins de conformité, et ne peuvent par conséquent

conduire à la formation d’un être homogène salin. Ainsi, d’un côté avons-nous la

formation apaisée d’un sel moyen à base de deux sels principes qui se retrouvent, et de

l’autre un démembrement, déchirement, dislocation des alkalis métalliques ou terreux

par les dards de l’acide ; d’un côté une opération chimique, de l’autre une opération

purement mécanique.

Rappelons-nous, Nicolas Lemery envisageait l’union d’un esprit acide à un

métal en tant que simple préparation métallique, simple déguisement salin36. En 1709,

Homberg au sujet de la dissolution du mercure qui ne semble pas conduire à la

production d’un sel moyen, parle plutôt de parties de métal empêchées de se rejoindre

du fait de leur enveloppe acide, qui redeviendront une seule et même masse métallique

seulement après évaporation de l’acide37. Nous lisons :

« Il arrive dans la fonte du métal par le grand feu, à peu prés la même chose que ce que nous

venons de remarquer dans la dissolution faite par les liqueurs aqueuses ; la flame qui y sert de

dissolvant, s’introduit dans les pores du métal & en écarte simplement les parties, sans détruire

en aucune façon le soufre métallique qui les avoit liées ensemble ; & cela par la même raison que

nous venons d’alleguer tout à l’heure. Il y a cependant cette difference entre la fonte & ces autres

dissolutions, que tout aussi-tôt que la flame cesse, le métal cesse aussi d’être fondu, & les parties

35 Homberg, 1702, op. cit. in n. 5, 41. 36 Lemery percevait il est vrai le vitriol comme un « sel acide » car il était possible d’en tirer un esprit

acide. Cela tient certainement à l’histoire particulière de ce minerai naturel source du fameux esprit vitriolique, et pour lequel le métal le composant passe au second plan ; ici est d’ailleurs plutôt envisagé l’extraction de l’esprit d’une terre métallique que son union.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 344

se rejoignent ensemble dans la même forme qu’elles étoient avant la fonte ; ce qui n’arrive pas

au métal dissous par une liqueur aqueuse, parce que ses parties détruites restent mêlées avec le

dissolvant, jusques à ce que par une industrie on en sépare tout le dissolvant, & que par là les

parties du métal se puissent retoucher immédiatement & se rejoindre. […] Dans la dissolution

faite par une liqueur aqueuse, cette liqueur étant plus pesante que l’air qui l’environne, elle reste

toûjours dans le même lieu & enveloppe les parties du métal, & les empêche par là de se toucher

immédiatement & de se rejoindre en une masse de métal, jusques à ce que par le grand feu on la

réduise en vapeurs, qui sont plus legeres que l’air, & en sont enlevées comme dans le cas

précédent, & les parties du métal se rejoignent de la même maniere en une masse solide, comme

elles avoient été auparavant »

Le sel acide, dont l’action a été dans un premier temps similaire au feu, n’est que

simplement mêlé aux parties métalliques ; c’est ce que l’on comprend bien dans ce

passage décrit par notre homme en 1710, en ce qui concerne les végétations artificielles,

c’est-à-dire des cristallisations rappelant la croissance de certaines plantes : « J’ay mis

dans la seconde classe toutes [les végétations artificielles] dont la composition consiste

en un métal dissous le dissolvant restant mêlé avec le métal […] »38, la troisième classe

renferme celles « qui ne contiennent rien de métallique », mais des matières salines

entre autres.

Notre homme n’est pas le seul dans les premières années du XVIIIe siècle à ne

pas reconnaître une nature saline au produit de l’intervention d’une liqueur acide sur un

métal. L’attaque de l’acide sur un tel corps, s’il est imparfait, se concentre en réalité sur

la partie sulfureuse qu’il contient. Ecoutons par exemple Fontenelle, dans son rapport

sur un mémoire de Louis Lemery39 :

« Il résulte des operations de M. Lemery le fils que le fer est une matiere huileuse intimement

unie à une terre. Selon lui, il n’entre point de sel acide dans cette composition, non que l’on ne

puisse en trouver dans le fer, mais comme ce métal est assés indigeste, &, pour ainsi dire,

grossierement travaillé par la Nature, il peut avoir des parties étrangéres, & qui n’appartiennent

pas à sa véritable substance. Ainsi des Acides pourront être reçus dans ses pores, sans n’être en

aucune maniere principes de Mixte ; & loin d’en être principes, M. Lemery fait remarquer qu’ils

en sont des Dissolvants, c’est à dire les Destructeurs & les Ennemis. L’Esprit de Sel, l’Esprit de

Nitre, & les autres Acides dissolvent le fer, & lorsqu’il se roüille, il est dissous ou par les Acides

37 Wilhelm Homberg, « Suite des Essais de Chimie. Art. IV. du Mercure », 1709, op. cit. in n. 9, 116-

117. Comme on le constate, aucune union saline n’est envisagée par l’auteur entre l’acide et le métal. 38 Wilhelm Homberg, « Mémoire touchant les vegetations artificielles », Mémoires de l’Académie

Royale des Sciences, 1710, 426. 39 Louis Lemery, « Que les plantes contiennent réellement du Fer, & que ce métal entre

necessairement dans leur composition », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1706, 411-418.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 345

de l’Air, ou par ceux qu’il contenoit dans ses pores, & que l’eau ou quelqu’autre liqueur a mis en

action »40.

C’est une certaine convenance naturelle entre sels alkalis et sels acides principes,

pouvons-nous penser, qui permet l’élaboration d’un être salin moyen, certes

décomposable, mais réunis auparavant par la nature elle-même, à la différence de ce qui

se produit ici avec le fer.

Une telle opération ne peut conduire à un sel moyen, ce que confirme Louis

Lemery. Le fer adopte une forme non-métallique, acquise en s’unissant avec différents

sels. Quand on verse de l’acide sur du fer, en vue de la préparation du vitriol de Mars,

les parties de l’acide s’unissent intimement à celles huileuses qui composent le fer pour

former par cette union un soufre commun véritable qui se fait sentir en sortant par la

force du feu des pores de la partie terreuse du fer où il était contenu. « La facilité que les

huiles ont à fermenter & à s’unir avec les acides, me donne lieu de croire que le fer ne

boüillonne & ne fermente avec eux que par sa partie huileuse penetrée par ces mêmes

acides qui cherchent à se loger dans ses pores, & qui par les secousses réïtérées qu’ils

lui causent, la détachent insensiblement de la partie terreuse à laquelle elle étoit unie »41.

Et selon Homberg, un acide joint à une huile distillée produit toujours une espèce de

résine42 ; et résine n’est pas sel.

L’huile semble donc jouer un rôle primordial à cette époque dans l’assemblage

d’un acide à un métal du type du fer, corps très étudié alors43. L’huile et le sel acide

semblent entretenir tout de même des liens privilégiés, la première adoucit et tempère

l’âcreté du second, un peu à la manière d’un alkali. Nicolas Lemery a écrit à ce sujet

que :

« […] Pour faire la douceur il faut un mêlange exact d’acide & d’huile : l’huile seule est fade &

passe sur la langue sans y faire d’impression, l’acide au contraire picotte la langue ; mais quand

ces deux principes sont mêlez ensemble, les pointes de l’acide sont liées par les parties rameuses

40 Fontenelle, « Sur la nature du Fer », Histoire de l’Académie Royale des Sciences, 1706, 32-36. 41 Louis Lemery, « Diverses expériences et observations chimiques et physiques sur le Fer & sur

l’Aimant », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1706, 125. 42 Wilhelm Homberg, « Suite des observations sur l’Acide qui se trouve dans le Sang, & dans les

autres parties animales », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1712, 272. 43 On pensait en ces premières années du siècle des Lumières que la présence du fer était presque

universelle ; Geoffroy annonça avoir trouvé le moyen d’en produire artificiellement, ce que désapprouva Louis Lemery. Cf. entre autres les mémoires de l’Académie Royale des Sciences de Louis Lemery, « Que les plantes contiennent réellement du Fer, & que ce métal entre necessairement dans leur composition » (1706, 411-418), « Experiences nouvelles sur les huiles, et sur quelques autres matieres où l’on ne s’étoit point encore avisé de chercher du fer » (1707, 5-11), « Nouvel éclaircissement sur la prétenduë production artificielle du Fer, publiée par Becher, & soûtenuë par M. Geoffroy » (1708, 376-402), et d’Etienne-François Geoffroy, « Eclaircissemens sur la production artificielle du Fer, & sur la composition des autres

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 346

de l’huile, ensorte qu’elles n’ont plus la force de faire de l’irritation sur la langue, mais en lui

servant de vehicule, & exciter sur les nerfs du goût une agreable impression ou chatoüillement

que nous appellons douceur. Ce raisonnement est confirmé par une infinité d’experiences, car de

toutes les choses douces on retire de l’acide & de l’huile, & alors il n’y a plus de douceur. On

fait aussi du doux en mêlant exactement un acide avec une matiere sulfureuse ; car si l’on fait

dissoudre le plomb qui est insipide mais sulfureux, avec un menstruë acide, la dissolution sera

douce, & l’on en fera par évaporation un sel qu’on appelle sucre de Saturne, à cause de sa grande

douceur. Si ensuite l’on fait distiller ce sel de Saturne, on en retirera une liqueur acide, & il n’y

aura plus de saveur sucrée. Il ne suit pourtant pas de ce raisonnement que toutes les fois qu’on

mêlera grossierement une liqueur acide avec de l’huile ou avec une matiére sulfureuse, le

mêlange en sera doux : il faut pour faire la douceur que l’acide soit intimement & parfaitement

incorporé & mêlé avec l’huile, ce qui est fait tres souvent par la nature, & quelquefois par

l’art »44.

3- Extension de la définition d’un sel mixte

Jusqu’à présent l’opinion de Homberg sur les sels moyens nous paraît stable et

clairement établie ; n’est sel moyen qu’un corps issu de l’union des sels principes acide

et alkali. Cependant, à partir de 1706, on peut suivre dans les publications de

l’Académie un sentiment, qui encore pour quelque temps ne gagne pas cet homme, qui

révèle une acceptation de l’idée d’une union saline entre acides et alkalis terreux et

métalliques. Il est vrai que le seul spécialiste et théoricien du sel d’alors est Homberg, et

que cette extension du domaine salin est réalisée par des chimistes moins rigoureux

dans l’utilisation des termes45, qui n’hésiteront pas à nommer par exemple « partie

terreuse » un sel alkali. Cette façon de voir découle certainement de la mise en relief de

la forte portion de terre formant l’alkali salin au détriment des quelques pointes d’acide

qui le rendent sel. C’est aussi réduire toute substance réagissant violemment en présence

d’une liqueur âcre à l’état d’alkali. Penser de la sorte, c’est reconnaître pour être

strictement salin, pour être générateur de sels, uniquement l’acide ; nous développerons

Métaux » (1707, 176-188), « Observations sur le vitriol et sur le fer » (1713, 168-186). Voir Powers, op. cit. in n. 6, 178-180.

44 Nicolas Lemery, « Du Miel et de son analyse chimique », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1706, 281-282. Les pointes acides fichées dans le métal, c’est-à-dire liées aux parties rameuses de l’huile, feraient du sucre de Saturne un corps soluble et doux ; est-ce ces deux résultats qui en font également un être salin ?

45 Kim (op. cit. in n. 5) perçoit Homberg également comme un « chimiste/philosophe de la nature » qui projette un regard davantage spéculatif sur la matière, par opposition à un homme tel que E. F. Geoffroy qualifié de « chimiste/pharmacien » possédant un intérêt plus concret pour les choses de la chimie. Cela dit cette distinction n’est pas forcément très légitime.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 347

ceci dans quelques pages lorsque nous étudierons particulièrement la différence opérée

par Homberg entre sel acide et sel alkali d’une part, et entre les sels alkalis d’autre part.

Toutefois, ce mouvement semble à terme avoir eu raison de la pensée de 1702 de

Homberg. Mais il est vrai que pour un chimiste ne raisonnant qu’en termes de figures

géométriques des corps, la distinction opérée par Homberg entre sels principes, sels

moyens, et simples assemblages d’un acide à un métal peut ne pas paraître très

évocatrice. Notre académicien est un personnage encore fort attaché au XVIIe siècle.

Certes il est très mécaniste, mais à la manière de Nicolas Lemery, il manipule des

principes porteurs de propriétés relevant à la fois de leur essence et de leur forme. Il

imprime par contre un net changement à la notion de sel principe, sans reconnaître

immédiatement la nature saline de ce qui apparaît, en 1702 du moins, comme un

déguisement salin. La jeune génération d’académiciens, surtout en la personne de Louis

Lemery, semble se détacher de la chimie des principes pour tendre complètement vers

une chimie des éléments figurés ne voyant aucune gêne à évacuer de leur discours un

quelconque sel principiel. La pointe acide devient le principal argument de leur

réflexion sur les sels.

Le premier coup, relativement discret, est porté par Louis Lemery en 170646 :

« [Le fer] se dissout avec la derniere facilité par toutes sortes de sels, & prend

differentes formes suivant la nature des sels qui ont servi à le dissoudre. Quand il

rencontre dans la terre des acides semblables à ceux de l’esprit de soufre, de l’esprit

d’alun & de l’esprit de vitriol, il s’y réduit en un veritable sel concret que nous

appellons vitriol. Pourquoy, par exemple, ce sel dont la base est du fer, comme je l’ay

démontré dans un autre Mémoire : ce sel, dis-je, résous dans une quantité suffisante

d’eau, ne pourra-t-il pas se distribuer dans toute la plante ? »47. A n’en pas douter, ce

« véritable sel concret » dont la base est ferreuse, a toutes les allures d’un sel moyen en

tenant compte d’une définition élargie de l’alkali.

L’année suivante, le secrétaire perpétuel de l’Académie, plutôt satisfait au vu des

démarches entreprises pour la compréhension des sels, ou alors totalement désabusé,

écrit que « les Sels ayant été fort étudiés par les Chimistes, il [Geoffroy le jeune, c’est-à-

46 On relève tout de même dès 1700 dans un mémoire de E.-F. Geoffroy (« Observations sur les

dissolutions & sur les fermentations que l’on peut appeler froides, parce qu’elles sont accompagnées du refroidissement des liqueurs dans lesquelles elles se passent », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1700, 110-121) la présence parmi des corps définis en tant que « sels salés », comme les salpêtre, sel ammoniac et sel marin, le vitriol dont la formation est à base de métal.

47 Louis Lemery, « Que les plantes contiennent réellement du Fer, & que ce métal entre necessairement dans leur composition », 1706, op. cit. in n. 43, 412.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 348

dire Claude-Joseph48] s’est appliqué aux Huiles essentielles, qu’il a crû, pour ainsi dire,

moins usées »49. Toujours est-il qu’au sujet d’un mémoire de Louis Lemery cette fois,

Fontenelle, dans un de ses rapports de la même année50, est à notre connaissance le

premier à reprendre le terme de « sel moyen » de Homberg. Pourtant la reprise de cette

expression ne sert pas à exprimer tout à fait la notion de son créateur. Le secrétaire

perpétuel de l’Académie note en réalité « une espèce de sel moyen » pour désigner le

composé issu de la rencontre entre l’esprit de nitre et le fer. Il semblerait donc que la

première appropriation de l’expression « sel moyen » se soit faite, d’une part par un

non-chimiste pour ne pas dire un sceptique vis-à-vis de la chimie, et d’autre part dans

un sens étendu. Fontenelle écrit :

« L’Esprit de Nitre, qui est un Acide fort vif, dissout le Fer, parceque selon la nature des Acides,

il a beaucoup d’action sur les huiles ou les souffres, & que le fer en contient beaucoup.

Quelquefois cette dissolution de fer se cristallise, c’est à dire que plusieurs petites particules de

nitre, chacune intimement unie avec une particule de metal, comme avec son alcali, & par-là

composant une espece de sel moyen, mais trop petit pour être apperçû, s’accrochent plusieurs

ensemble, & forment des grains, que leur grosseur rend sensibles. Mais ces cristaux ne se

conservent pas toûjours en cet état, ils ont trop peu de solidité & de consistence, & le tout se

remet à la fin en liqueur, comme il y étoit auparavant »51.

Chose encore plus singulière, Fontenelle est à notre connaissance l’homme qui

le premier a évoqué avant tout le monde l’expression « sel moyen » en 1701 dans un

rapport d’une communication de Homberg de la même année. Il consignait :

« C’est une espèce d’Axiome en Chimie, que le mélange des Acides, & des Alcali, doit produire

un mouvement & une ébullition, qui n’est que l’action même, par laquelle ces deux especes

differentes de Sels se penetrent, & s’unissent intimement, & que de cette union doit naître un Sel

moïen, que l’on appelle un Sel salé, tel qu’est le Sel ordinaire, ou le Sel armoniac, d’où il

s’ensuit que les Acides & les Alcali ne peuvent être ensemble sans se combattre d’abord, & sans

se détruire ensuite »52.

48 Claude-Joseph Geoffroy, « Observations sur les Huiles essentielles, avec quelques conjectures sur

la cause des couleurs des feüilles & des fleurs des Plantes », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1707, 517-526.

49 Fontenelle, « Sur les huiles essentielles des plantes, et particulierement sur les differentes couleurs qu’elles prennent par differens mêlanges », compte-rendu de l’Histoire de l’Académie Royale des Sciences, 1707, 38.

50 Fontenelle, « Sur une vegetation du fer », compte-rendu de l’Histoire de l’Académie Royale des Sciences, 1707, 32-35.

51 Fontenelle, ib., 32. 52 Fontenelle, Histoire de l’Académie Royale des Sciences, 1701, 70. Notons au passage que le sel tel

qu’il fut pensé dans les deux premiers tiers du XVIIe siècle demeure encore présent en ce début de Siècle des Lumières, à en croire le rapport du secrétaire perpétuel dans le même volume de l’Histoire de l’Académie. Fontenelle précise au sujet de l’enquête menée par Lemery et Homberg sur un prétendu or

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La question est de savoir si le secrétaire ne fît que reprendre un terme prononcé

par Homberg lors d’un débat qui a suivi son intervention durant laquelle, à en croire la

version publiée il n’apparaît pas, ou si on lui en doit la paternité53 ? Fontenelle devait

être un auditeur beaucoup plus attentif et intéressé des problèmes de la chimie que l’on

a bien voulu le penser, et qui aurait aimé croire en elle.

La formation de l’« espèce de sel moyen » apparaît, à lire le rapporteur de

l’Académie, plutôt comme un accident de l’opération de dissolution. A aucun moment,

Louis Lemery, dont le travail est le sujet du compte-rendu de Fontenelle, n’a quant à lui

jeté dans son mémoire le terme utilisé en 1702 par Homberg. Le secrétaire paraît

conscient de ce léger détournement de sens, et évoque en comparaison l’union de la

même liqueur acide à de l’huile de tartre (sel de tartre (alkali) déliquescent) menant à un

« sel moyen », et non à une sorte de sel moyen. Cette opération, à la différence de la

précédente conduit à la formation de cristaux stables et bien sensibles. Il est écrit :

« D’un autre côté, si l’on mêle de l’Esprit de Nitre, & de l’Huile de Tartre, il arrive après une

grande & assés longue fermentation, que les acides du nitre engagés dans les alcalis du Tartre,

forment un sel moyen, un veritable salpetre, qui se précipite au fond du vaisseau. Seulement il

reste quelques particules de nitre flottantes dans un peu de flegme qui surnage, & à mesure que

ce flegme s’évapore, ces particules qui ne peuvent s’élever aussi haut, s’attachent aux parois

internes du vaisseau, & y composent une espece de petit enduit tres-leger. On voit par-là que la

dissolution du fer par l’Esprit de nitre a quelque disposition à faire des cristaux, mais peu solides,

que le mêlange de l’Esprit de nitre & de l’Huile de tartre en forme toûjours de grossiers & de

pesans […] »54.

potable dont M. de Fronville aurait eu le secret, que ce que ce dernier prenait pour le dissolvant universel ou alkahest de Paracelse et de Van Helmont et qu’il nommait « Sel », « n’eût presque pas de goût, & ne se fondait qu’en partie dans la bouche (voir, pp. 73-74). On peut se reporter à Allen G Debus, The French Paracelsians, Cambridge University Press, 1991; et Alain Mothu, « L’alchimie en examen : L’Examen des principes des alchymistes sur la pierre philosophale (1711) d’après les journaux de l’époque » en France à la fin de l’âge classique », Chrysopœia, S.E.H.A. – Archè, Paris et Milan, tome V, 1991-1996, 739-750.

53 Contrairement à Fontenelle, Homberg n’emploie que le terme « sel salé » dans sa communication. Il y parle d’un sel volatil particulier (une « espèce de sel ammoniac ») qui diffère sur deux plans du sel ammoniac : l’esprit du sel marin est ici remplacé par du vinaigre distillée, et, conséquence de cette modification, ce sel est un mélange de « deux sels volatiles tirés l’un & l’autre d’une même substance, sçavoir des Plantes, & que le sel Ammoniac est un mélange de deux sels de differentes substances, sçavoir l’un animal & l’autre mineral, dont l’union ne se fait pas si parfaitement, que par un interméde terreux ils ne se séparent d’ensemble sans même les mettre au feu » (Homberg, « Observations sur les sels volatiles des plantes », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1701, 220-221). Si le terme de sel moyen n’apparaît pas, la notion de sel ammoniac est quant à elle bien présente.

54 Fontenelle, « Sur une vegetation du fer », op. cit. in n. 50, 32-33.

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Louis Lemery laisse également entendre que la jonction des parties de fer à

celles de l’acide n’est pas aussi forte que pour un sel alkali, car les pointes acides55 ne

sont pas assez enveloppées par les « parties rameuses du fer ».

Jusqu’à la deuxième occurrence du terme « sel moyen » en 1711 chez Louis

Lemery56 au sujet du composé résultant de la rencontre d’un acide et du sel de tartre,

moins soluble que chacun de ses composants pris séparément, et de la troisième en

1712, de la plume de Fontenelle, pour désigner une substance saline ne donnant plus la

marque ni de l’acide ni de l’alkali constitutifs57, la tendance générale des chimistes

académiciens sera de généraliser la notion de sel à toutes les unions entre liqueurs

acides et « alkali », pris dans le sens de corps réagissant avec effervescence en présence

de son antagoniste acide. Chez ces auteurs, les conflits sont toujours d’actualité. Dans

son mémoire de 1707, Louis Lemery, qui semble pourtant partager les mêmes vues sur

les sels fixes et volatils que Homberg, utilise le mot de combat, tout comme son père

trente-deux ans plus tôt d’ailleurs, pour décrire les effets entre ces substances et un

acide. La distinction d’interprétation avancée par l’allemand précédemment entre les

opérations mettant en jeu des sels alkalis et des alkalis terreux ou métalliques, ne tient

plus apparemment ; aucune différence ne serait faite alors entre ces derniers58. Lemery

le fils conçoit l’union d’un sel fixe ou volatil à un acide comme saline, pour l’un au

moyen de sa terre, et pour l’autre de son huile dont le rôle ne semble vraiment pas

55 Pour Louis Lemery, les acides seraient aigus des deux bouts (voir « Reflexions et observations

diverses sur une vegetation Chimique à cette occasion avec differentes liqueurs acides & alkalines, & avec differens métaux substituez au Feu », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1707, 314).

56 Louis Lemery, « Mémoire sur les precipitations Chimiques ; ou l’on examine par occasion la dissolution de l’Or & de l’Argent, la nature particuliere des esprits acides, & la maniere dont l’esprit de nitre agit sur celuy de Sel dans la formation de l’eau regale ordinaire », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1711, 66.

57 Fontenelle, « Sur les acides du sang », compte-rendu de l’Histoire de l’Académie Royale des Sciences, 1712, paru en 1731, 45-46. Jacques Lemery, fils cadet de Nicolas, est en 1713 (Jacques Lemery, « De l’action des Sels sur différentes Matiéres inflammables », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1713, 97-108), à notre connaissance le troisième personnage à utiliser le terme de sel moyen pour définir un sel « hors d’état de fermenter avec les acides » (p. 101). Il écrit : « […] Quand [le salpêtre] a été poussé par un feu suffisant, de Sel moyen qu’il étoit, il devient Sel alkali, parce que le feu lui a enlevé beaucoup d’acides, & qu’il devient par-là en estat d’en recevoir de nouveau à la place de ceux qu’il a perdus, ce qui fait le caractère du Sel alkali » (pp. 100-101). Le sel alkali évoqué ici est selon lui la « partie terreuse » du salpêtre. Dans cette publication, contrairement à ce que son père a consigné dans son Cours de Chymie encore réédité à cette date, les aluns, les vitriol et borax sont des sels (même des sels moyens pour les deux premiers).

58 « On convient que le sel de tartre n’est alkali que par sa partie terreuse, qui fixe de manière ce sel, qu’il est capable de résister à une violence de feu très-considérable. Pour le sel volatile ammoniac, aussi-bien que tous les autres sels volatiles alkalis, il y a tout lieu de croire qu’ils ont été rendus tels, en déposant ce qu’ils avoient de plus terreux & de plus grossier, & s’unissant tres-intimement à des parties huileuses qu’ils trouvent dans le vegetal ou dans l’animal, & qui rendent ces sels susceptibles non-seulement d’élevation à la moindre chaleur, mais encore de fermentation & de combat quand on leur présente des acides » (Louis Lemery, « Reflexions et observations diverses sur une vegetation Chimique … », op. cit. in n. 55, 325-326). Dans un cas, le combat prend place dans la portion terreuse de l’alkali, dans l’autre au niveau de la partie huileuse.

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devoir être négligé dans la production d’un sel59. En règle générale, pour cet auteur

l’alkali doit simplement être perçu conceptuellement comme une « terre poreuse ». Par

exemple, le fer que l’on peut extraire des plantes est réduit en vitriol, « c’est à dire en

sel concret dont la base est du fer, comme la base des autres sels est une terre où des

acides se sont incorporez »60. De la même manière, « le nitre est un sel concret composé

d’un acide & d’une terre, & qu’on peut le faire devenir alkali en lui enlevant une partie

de ses acides, qui en sortant de leur matrice terreuse y laissent des pores libres […] »61.

En 1708, Homberg expose à ses pairs une communication sur les acides et

alkalis devant servir de supplément au mémoire sur le sel principe présenté six ans plus

tôt62. L’auteur prend ses précautions en prévenant ses auditeurs/lecteurs que ce qu’il

exprimera ici ne représente pas forcément des vérités, mais plutôt des vraisemblances.

On peut s’interroger tout de même sur l’utilité de ce complément théorique de l’article

II de ses Essais de 1702, qui n’amène à une exception prêt rien de nouveau, qui se veut

plus explicite, mais qui pourtant ne garantit pas la véracité du propos.

Homberg y propose, après avoir été peut-être invité à s’expliquer sur sa théorie

saline ou de réaffirmer plus explicitement son point de vue63, une modification

importante à ses conceptions salines ; c’est là certainement la nouveauté significative du

présent mémoire outre le fait que le « sel principe » n’est plus évoqué. Il existe, nous

59 « […] Le sel de tartre par sa partie terreuse fixe & appesantie en quelque sorte les acides qui s’y

sont unis, & il résulte de ce mêlange un nouveau sel trop pesant & trop compacte pour pouvoir être soûtenu tout entier dans le liquide ; au lieu que le sel volatile ammoniac par sa partie huileuse qui est naturellement fort legere, fort rarefiée, & fort volatile, se peut aisément soutenir dans le liquide avec les acides qui lui sont joints, & peut-être même contribuer à les rendre encore plus volatiles qu’ils ne le sont, & plus aisez à être enlevez par le feu. En effet, si l’on évapore par une tres-douce chaleur tout le phlegme de ce mêlange, il restera au fond du vaisseau un sel qui étant mis sur une pele chaude, s’éleve dans l’instant même avec une fort grande rapidité, & sans laisser rien sur la pele » (Louis Lemery« Reflexions et observations diverses sur une vegetation Chimique … », op. cit. in n. 55, 326-327). Là également l’huile serait responsable de l’alkalinité du sel volatil.

60 Louis Lemery, « Nouvel éclaircissement sur la prétenduë production artificielle du Fer, publiée par Becher, & soûtenuë par M. Geoffroy », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1708, 376.

61 Lemery, ib., 382. Dans la pensée de L. Lemery, la salinité dépend de l’acide. Celui-ci se présente au chimiste sous forme de liqueur ; une fois fixé dans une matière, c’est tout logiquement que le composé est perçu par rapport à l’acide qui se trouve figé. Pour Lemery, on est passé d’un sel acide fluide à un sel concret (dont l’acidité est masquée) ; l’acide n’a fait que changer de véhicule, aqueux d’abord, puis terreux.

62 Wilhelm Homberg, « Mémoire touchant les acides & les alkalis, pour servir d’addition à l’article du Sel principe, imprimé dans nos mémoires de l’année 1702 pag. 36 », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1708, 312-323.

63 L’explicitation du mémoire de 1708, l’emploi fréquent de formules telles que « nous observons », « nous sommes bien persuadés que », « j’ai tout lieu de croire que », « nous pouvons vraisemblablement conclure que », « nous pouvons donc considérer », « j’appelle Acide… », laisse penser que Homberg a été pressé de répondre sur ce qu’il entend par acide, alkali et même sel. La phrase introductive du mémoire nous autorise en tout cas à la penser : « Je me suis engagé dans une de nos dernières Assemblées de donner un éclaircissement distinct touchant la matiere des Acides & des Alkalis, voici l’idée que je m’en suis faite aprés une longue suite d’observations & de reflexions sur quantité d’opérations Chimiques que j’ay faites en cette vûe […] ». Tout en s’empressant de prendre des précautions quant au contenu de

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dit-il, des matières alkalines terreuses (chaux, marbre, …) et métalliques produisant les

mêmes effets que les sels alkalis avec des acides. Entendons-nous bien, matières

alkalines terreuses et métalliques ne signifient pas sels alkalins terreux et métalliques.

Pourtant, « toutes ces matières se dissolvent avec ébullition & effervescence par les

acides, & ils composent ensemble dans leurs cristallisations, des matières salines de

différentes figures, comme font les sels alkalis fixes & volatiles »64. Pour autant, le

terme de sel moyen n’est pas lâché par Homberg, et la situation en ce qui le concerne

restera jusqu’à sa mort encore assez floue sur ce point. Dans les années qui suivirent,

l’emploi de l’expression « sel salé » sera souvent préféré à celle qu’il a forgée par les

académiciens lorsque le concept de sel composé devra être évoqué. Sel moyen ne paraît

pas avoir fait fortune. Il est à remarquer par contre que Louis Lemery semble avoir

facilement adopté le terme générique de sel ammoniac proposé par Homberg pour

désigner un corps salin mixte constitué d’un acide et d’un sel volatil alkali65. Mais en

tout état de cause, le sel moyen ou salé apparaîtra à tous comme le résultat de l’union

d’un acide à un alkali en général, c’est-à-dire à un être qui stoppe l’acide et fermente en

sa présence 66.

En cas de doute sur la nature alkaline ou acide d’un corps, Homberg préconise

l’utilisation d’indicateurs colorés, tels que les infusions violettes de fleurs qui verdiront

dans le premier cas et rougiront dans le second en sa présence. Cependant, posons la

question : un métal ou coquille d’huître bleuiront-ils ces teintures ? Ces tests à n’en pas

douter ne regardent que les vrais sels principes acides et alkalis. L’action desquels entre

eux d’ailleurs se rapporte, suivant l’auteur, à la rencontre de pointes solides nageant

librement dans une liqueur aqueuse d’un mouvement imprimé par la matière de la

lumière, et de corps poreux, dont les « étuis » ont été autrefois remplis par les dards des

sa communication qui ne regrouperaient que des opinions paraissant « vraisemblables ». L’usage du « je » est ici à interpréter différemment qu’au début de son texte de 1702.

64 Homberg, « Mémoire touchant les acides & les alkalis… »1708, op. cit. in n. 62, 320. 65 Voir les mémoires suivants de L. Lemery : « Premier Mémoire sur le Nitre », Mémoires de

l’Académie Royale des Sciences, 1717, 31-51 ; « Second Mémoire sur le Nitre », 1717, op. cit. in n. 24, 122-146 ; « Réflexions physiques sur le défaut & le peu d’utilité des Analyses ordinaires des Plantes & des Animaux », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1719, 173-188.

66 Nous pouvons citer pour illustrer cela la citation de Boulduc le fils de 1724 : un Sel moyen est « un Sel composé d’un acide & d’une base alkaline, soit saline ou terreuse, qui le détermine à se cristalliser sous une certaine forme, sçachant par differentes opérations, que nous faisons en Chimie, que les acides fluides nommés Sal fluor, & dégagés de tout autre mêlange, rencontrant une matiere ou saline alkaline, ou terreuse, soit simple ou metallique, avec laquelle ils puissent se lier, ils s’y insinüent, se corporifient, & prennent une forme solide avec elle, & qu’alors cette matiére qui leur sert de base & de corps, détermine ce mêlange à se cristalliser de telle ou telle façon, selon la difference des matiéres qu’on unies aux differents acides » (Boulduc le Fils, « Mémoire sur la qualité & les propriétés d’un Sel découvert en Espagne, qu’une Source produit naturellement ; & sur la conformité & identité qu’il a avec un Sel artificiel que Glauber, qui en est l’auteur, appelle SEL ADMIRABLE », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1724, 118).

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acides avant que le feu les en eut chassées, « & qui en conservent toujours les moules ».

« L’introduction des acides dans les sels alkalis, selon toutes les apparences, se fait avec

une grande vitesse & avec beaucoup de frottement, puisqu’elle produit une chaleur fort

sensible ; & comme les pores de ces alkalis ne laissoient pas d’être remplis d’une

matiere aërienne, qui en est chassée par les pointes des acides en prenant leurs places,

cet air paroît dans l’action & produit les bulles qu’on y remarque, qui sont d’autant plus

sensibles que la chaleur qui accompagne cette action est grande, qui est capable, comme

tout le monde sçait, de dilater prodigieusement le volume de l’air »67.

Le sel mixte – qu’on l’appelle composé, moyen, salé ou neutre – n’est plus

qu’une convention désignant l’union d’un sel acide à un alkali. Comme nous l’avons vu,

la réception de la définition de Homberg de ce sel dépendait pour les chimistes de ce qui

à leur yeux pouvait ou non former un sel mixte en présence d’un acide, qui semble être

le garant de la salinité d’une telle substance. Il nous apparaît nécessaire de nous pencher

maintenant plus particulièrement sur les deux constituants des sels composés, les acides

et alkalis, ou pour le dire autrement, sur les acides et alkalis qui par leurs unions

forment la réalité saline nommée sels composés.

4- Les acides et alkalis

En 1708, Homberg réaffirme la définition de l’acide et de l’alkali vu du

laboratoire ; c’est celle de Lemery :

« J’appelle Acide manifeste tout ce qui imprime un goût aigre sur la langue, & j’appelle Alkali

manifeste tout ce qui reçoit les acides avec ébullition & effervescence, & dont le mélange se

cristallise en une substance saline »68.

La « substance saline » signifierait certainement les sels moyens et les espèces

de sels moyens ; l’alkali étant pris ici dans un sens très étendu.

La pointe d’un acide pur étant selon l’auteur identique d’un sel à un autre, c’est

comme nous l’avons vu le soufre qui la recouvre, anime et spécifie l’acide, qui

expliquera la diversité d’action des sels acides. La matière sulfureuse animale ou

végétale étant volatile, elle occupe un certain volume autour des pointes coniques de

l’esprit de nitre qui s’en vêtissent et paraissent par conséquent assez grossières, à

67 Homberg, op. cit. in n. 62, 321-322. 68 Homberg, op. cit. in n. 62, 313.

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l’inverse de celles de l’esprit de sel dont le soufre est fort menu et fixe. La différence de

grosseur de pointes jointe à celle de volatilité des parties sulfurées parfois prises dans la

terre, est chargée d’expliquer dans ce mémoire la variation du pouvoir dissolvant des

acides face à un métal donné, et d’un même acide face à divers métaux. Ainsi l’eau forte

(esprit de nitre ici) dissout-il l’argent de préférence au cuivre, et celui-ci de préférence

au fer.

Homberg est plus explicite dans ce travail, il nous révèle que l’élément salin

minimal est en réalité la pointe acide ; il annonce : « la matiere acide est le sel pur, que

j’ay appellé le sel principe, qui est la base generale de tous les sels, & qui m’a parû

uniforme ou semblable avant sa determination particuliere pour quelqu’un des genres

des sels connus »69. Constamment accompagné d’une matière sulfureuse, l’acide ainsi

spécifié devient l’acide de chacun des trois sels fossiles, qu’il nomme également « sels

simples »70, posés par l’académicien dans son mémoire de 1708 pour être les trois

genres de sels fournis par la nature. Ce sont les salpêtre, sel marin et sel vitriolique, de

faciles composition et décomposition, « dont chacun a ses espèces différentes, & de la

combinaison desquels avec les differentes matieres huileuses sont produits tous les

autres sels que nous connoissons »71. Ils sont formés de matières aqueuse, terreuse,

huileuse ou sulfureuse et acide. La nouveauté par rapport au siècle précédent est

l’introduction du sel vitriolique à la place du sel ammoniac dans l’exposé des trois

genres de sels mixtes, chacun à la tête d’une lignée de corps salins ; on ne raisonne plus

ici suivant le degré de subtilité de trois principes de la matière, mais d’une souche acide

unique déclinable en trois sortes d’esprits au départ de la généalogie de toutes les

substances salines, les esprits de nitre, de sel et de vitriol. L’acide pur ne devient

palpable et visible, selon Homberg, que joint « naturellement » à une terre où il

apparaîtra alors sous la forme d’un « sel cristallisé » comme ces trois-ci, ou

« artificiellement » à une eau, pour être esprit.

Homberg est très attentif à la structure cristalline des sels fossiles, c’est-à-dire

des sels extraits des sols, qu’il remarque leur être propre. Il attribue les figures aux

69 Homberg, op. cit. in n. 62, 313. Louis Lemery paraît confirmer la faculté de l’acide à conférer la

salinité : « […] Les acides qui sont dans le sel de tartre, & […] luy donnent sa forme saline […] » (Louis Lemery, « Mémoire sur les precipitations Chimiques ; ou l’on examine par occasion la dissolution de l’Or & de l’Argent, la nature particuliere des esprits acides, & la maniere dont l’esprit de nitre agit sur celuy de Sel dans la formation de l’eau regale ordinaire », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1711, 74).

70 Simples, ils le sont en comparaison aux sels plus composés des plantes contenant plus de matière terreuse lorsqu’ils sont concrets, et davantage de matière aqueuse sous forme d’esprit acide que l’on comprend aisément être moins pénétrants que ceux issus des salpêtre, sel marin et sel vitriolique.

71 Homberg, op. cit. in n. 62, 313.

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alkalis servant de « base » à ces sels composés72 ; ce qui paraît relativement évident, les

acides n’ont, suivant la pensée de l’auteur, pour forme que celle de leur pointe conique

qui ne se présente pas à l’œil du chimiste lors de l’examen attentif des cristaux. Il ne

reste donc que l’alkali pour justifier de leur aspect :

« Les sels fossiles prennent certaines figures dans leurs cristallizations, qu’on leur attribuë

comme leurs figures propres, & qu’on suppose être aussi les figures des acides de ces mêmes

sels. Ces figures sont des longues éguilles au salpetre, des cubes au sel marin, des quarrez longs

au sel gemme, des hexagones au vitriol, des triangles à pointes abbatuës à l’alum, des ovales

applatis au borax, des éguilles branchuës au sel ammoniac, &c. Cependant quand on examine de

prés les configurations de ces sels, on voit que ces figures ne peuvent pas être les figures propres

de ces sels, ni des acides qu’on en distille, & qu’elles doivent plutôt être attribuées aux alcalis

salins, terreux ou métalliques qu’ils ont dissout, & qui leur servent de base »73.

C’est à notre connaissance la première occurrence dans la littérature chimique du

mot « base » dans ce sens aussi précis que celui de base de l’acide d’un sel mixte. Il

convient tout de même de rappeler que le sel avait depuis assez longtemps, nous nous

en sommes déjà rendus compte lors de notre enquête, été envisagé comme « base et

fondement » de toutes les choses naturelles ; deux mots allant souvent de pair. Le sel

représentait alors la corporification des volontés supérieures de l’Haut de-là, matière

première sur laquelle se bâtissaient les substances corporelles. Il était possible de se

rapprocher du principe salin par la calcination de corps dont le règne végétal fournissait

généralement les exemples favoris. On obtenait un sel alkali qui était aux yeux des

chimistes le sel par excellence. Homberg ne fait donc que poursuivre cette tradition

faisant de ce sel l’élément de base des matières, réduites ici à celles salines.

Notre académicien apporte des précisions sur la nature du sel fixe qu’on tire par

la « lixiviation » du résidu de la calcination « de tous les sels naturels, soit fossiles, ou

72 En 1702 c’était pour lui également l’alkali. Cependant, en 1703 (Wilhelm Homberg, « Essay de

l’analyse du souffre commun », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1703, 31-40), l’auteur laisse entendre le contraire sur ce qui impose la forme cristalline d’un sel ; il semble que cela soit l’acide : « […] Le sel de tartre rassasié par l’esprit de soufre, ou par l’esprit de vitriol, produit des cristaux parfaitement égaux ; au lieu que tous les autres esprits acides produisent des cristaux differens avec le sel de tartre, ces cristaux ressemblans toûjours aux sels primitifs dont ils ont été tirez par la violence du feu » (p. 39). Le « sel primitif » serait donc le sel acide duquel proviendrait l’esprit acide.

73 Homberg, 1702, op. cit. in n. 5, 44. Homberg laisserait entendre dans ce passage de 1702 que l’union d’un acide à un alkali terreux ou métallique conduit à la formation d’un sel. Nous pensons qu’il y a ici abus de langage de la part de l’auteur. Pour reprendre une expression rencontrée à plusieurs reprises dans la littérature chimique au XVIIe siècle, et par entre autres un de ses contemporains, Nicolas Lemery, au sujet de ces mêmes substances, ce n’est qu’« improprement » que Homberg les nomme sels. La notion de sel est apparemment dès le départ loin d’être claire pour lui, d’où cette légère incohérence peut-être volontaire. Mais comme nous l’avons vu, le terme de sel moyen est refusé en 1702 pour désigner l’union d’un acide à un métal, une nature saline leur est reconnue uniquement dans son mémoire de 1708, et jamais évoqué explicitement ailleurs. L’auteur manque en outre parfois de rigueur en général dans son

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des plantes, ou des animaux »74. Certains en contiennent davantage que d’autres ; voilà

un fait auquel nous sommes déjà habitués. « Ces sels fixes lixiviels ne sont autre chose

qu’un reste des sels acides que le feu de la calcination n’a pû separer de la terre du

mixte, qui luy sert de base & qui se dissolvent ensemble dans l’eau commune »75.

Autrement dit, le sel fixe est le résultat terreux de la résolution d’un composé dans les

pores duquel demeurent logées quelques pointes. Certainement ce vestige d’acides est

cause de la salinité, donc de la solubilité de l’alkali qui ne pourrait autrement l’être

seulement par sa terre. Fontenelle de son côté, dans l’Histoire de 1717, au sujet de

communications faites la même année par Louis Lemery et E.-F. Geoffroy, rapporte un

sentiment sur le sel alkali fixe que l’on ne retrouve pas explicité de la sorte dans les

mémoires des deux académiciens. Il est possible que le secrétaire perpétuel ait avancé

une opinion qui lui soit propre en poussant la logique de la matière subtile ignée, soufre

principe de Homberg conférant activité aux corps. On lit :

« [L’alkali,] cette terre privée de son Acide a des pores vuides, au lieu qu’ils étoient auparavant

remplis, & en même temps parce qu’elle a reçû l’action du feu, elle en a conservé des particules

ignées, qui lui donnent une saveur acre que n’auroit pas une terre pure. A cause de cette saveur

elle est appellée Sel, & à cause de ses pores ouverts qui la disposent à recevoir de nouveaux

Acides, elle est appellée Sel Alkali. Il ne faut pas croire qu’une terre qui a été imprégnée

d’Acides en puisse être parfaitement dépoüillée, il y en reste toûjours, mais en une quantité

beaucoup moindre. Ainsi les Alkali ne sont, si l’on veut, qu’une trop petite quantité d’Acides

envelopés d’une trop grande quantité de terre »76.

Les particules de feu créent la saveur et par voie de conséquence la salinité ;

l’alkalinité relevant, quant à elle, de la porosité de la matière semble faire l’unanimité

parmi les chimistes. Homberg met en avant la faculté à se dissoudre des sels, Fontenelle

leur sapidité, deux « qualités essentielles et particulières à tous les Sels » à en croire Du

Fay77. Aussi pouvons-nous songer à une éventuelle relation entre acide, solubilité et

saveur, dont nous ferions remonter la cause à l’insaisissable Soufre principe.

Nicolas Lemery, qui avait d’ailleurs de son côté fait appel aux parties de feu

pour rendre compte de la causticité de la chaux, avait présenté l’alkali fixe également à

exposé, on le prendra à deux reprises à nouveau à défaut dans quelques lignes au sujet des sels fixes et urineux, deux corps normalement bien définis.

74 Homberg expose la remarque suivante : « L’on ne sépare pas aussi commodément le sel lixiviel des sels fossiles, si ce n’est des sels vitrioliques ; mais comme ils restent toûjours mêlez de quelques parties métalliques, on ne s’en sert pas comme d’un simple sel alkali, aussi n’entend-on communément sous le nom de sel alkali fixe que les sels lixiviels des plantes » (Homberg, 1708, op. cit. in n. 62, 314-315).

75 Homberg, 1702, op. cit. in n. 5, 45. 76 Fontenelle, « Sur le changement des acides en alkali », Histoire de l’Académie Royale des

Sciences, 1717, 34-35. 77 Du Fay, « Sur le sel de chaux », 1724, op. cit. in n. 34, 89.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 357

partir des pointes acides déformées par la violence du feu ; Homberg ne ferait que le

suivre. Mais il innove en ce qui concerne la quantité d’acide restante qui détermine pour

lui la différence de saveur des sels lixiviels. Il est toutefois possible de l’en dépouiller

quelque peu avec l’aide du feu ; remarque incohérente avec sa théorie du sel principe, le

sel fixe devrait être au contraire totalement indécomposable. Cette privation de quelques

pointes acides emportant avec eux certainement un peu de terre doit correspondre à ce

que Fontenelle a écrit de la transformation des sels fixes en volatils dans son rapport de

1702. Pourtant en 171478 Homberg présentera une théorie différente de la volatilisation

des sels fixes dont nous parlerons dans un instant, beaucoup plus cohérente en tout cas

que celle exposée par E.-F. Geoffroy. Pour ce dernier, durant la « digestion » au soleil

d’été du vitriol de fer,

« il arrive dans ce même temps une autre chose, qui est le changement d’une portion du sel acide

vitriolique en sel alkali, ce qui provient de ce quelque portion de la terre que les soufres ont

abandonnée & qui se trouve assez subtile pour flotter quelque temps dans le liquide, donne une

libre entrée dans ses pores à ceux des acides qui ne sont point encore liés avec les soufres ; &

comme ces acides sont fort raréfiés, ils pénétrent fort avant dans les pores de ces molecules, les

chargent de tous côtés, & forment ainsi les pelotons hérissés des sels alkalis, comme nous

voyons ces sels se former dans nos fourneaux, de l’union des acides avec les molécules

terreuses »79.

Cette citation amène quelques interrogations. Apparemment le sel alkali n’est

plus une matière dont la surface est grêlée, mais au contraire en relief grâce aux dards

de l’acide, lesquels produiraient de nouveaux pores tels des vallées au milieu de

montagnes acides. Mais comment différencier dans la suite de l’exposé de Geoffroy

l’alun, assemblage de terre et d’acide80, de son sel alkali, également constitué de terre et

d’acide ? La quantité d’acides fichés dans la masse terreuse y est-elle pour quelque

chose ? Pourquoi n’y a-t-il pas en même temps production de sel moyen en admettant

que la portion d’acide travaille en priorité à saouler les particules de terre en suspension

abandonnée par les soufres ?

Revenons à Homberg. A le lire, l’alkalinité est directement proportionnelle au

nombre de « locules vides » ou pores vacants. Il est rare de trouver deux sels lixiviels de

deux différentes plantes identiques, précise l’auteur ; cela tient justement à leur capacité

78 Wilhelm Homberg, « Mémoire touchant la Volatilisation des Sels fixes des Plantes », Mémoires de

l’Académie Royale des Sciences, 1714, 186-195. 79 Etienne-François Geoffroy, « Observations sur le vitriol et sur le fer », Mémoires de l’Académie

Royale des Sciences, 1713, 175-176.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 358

d’accueil des pointes d’acide. Homberg évalue à environ dix parties d’acide pour cent

de terre la composition d’un sel alkali au plus haut degré d’alkalinité, autrement dit dix

pointes pour cent étuis, soit un taux d’occupation des « locules » de dix pour cent. Bien

entendu pour notre homme, un alkali est « rassasié » d’une liqueur âcre lorsque plus

aucun pore ne peut recevoir une partie acide ; il perd par la même occasion sa nature

alkaline et devient sel cristallisé. Ainsi, conclut Homberg, serait-il possible de placer

tous les degrés d’alkalinité des sels alkalis sur une échelle de combinaison allant de dix

parties d’acide à cent, pour cent de terre. Il écrit :

« […] Nous pouvons vrai-semblablement conclure que le sel lixiviel ou le sel alkali fixe n’est

autre chose qu’une partie de la terre de la plante, qui a retenu une petite portion de son sel acide

que le grand feu n’étoit pas capable d’en separer, & qui suffit seulement pour le dissoudre dans

l’eau, conservant une grande quantité de locules vuides ou de pores, pour y loger le premier

acide qui se presentera à la place de celui qui en avoit été chassé par le grand feu ; & comme l’on

ne donne le nom d’alkali à un sel que parcequ’il boit & retient l’acide qu’on lui presente, pour en

produire ensuite un sel cristallisé, le sel lixiviel des plantes pourra être plus ou moins alkali selon

qu’il absorbera une plus grande ou plus petite quantité d’acides, ou ce qui revient au même,

selon qu’il contiendra plus ou moins de locules vuides à remplir d’acides ; ce que nous avons

toûjours observé dans la grande quantité d’analyses des plantes qui ont été faites par l’ordre de

l’Académie ; où l’on trouve rarement deux sels lixiviels de differentes plantes qui soient d’égales

forces d’alkali ; de sorte que si pour mesurer cette force alkaline dans les sels lixiviels, on

supposoit que dans une certaine masse de cendres de plantes, pour être rassasiée de son acide,

c’est à dire qu’elle ne fût point alkaline du tout, il fallût qu’elle contînt cent parties de terre &

cent parties d’acide, & que pour être un sel alkali dans le plus fort degré, il fallût qu’elle contînt

cent parties de terre & dix parties seulement d’acide, les autres quatre vingt-dix étant à remplir

par quelque acide, nous trouverions dans nos analyses des plantes des sels lixiviels, qui auroient

des degrez d’alkali dans toutes les combinaisons de cent parties de terre qui contiendroient

depuis dix jusqu’à cent parties d’acide »81.

L’académicien poursuit par le rappel d’un phénomène qui ne semble lui poser

aucun problème. Il évoque le fait qu’un sel alkali peut exhiber tous les signes d’une

saturation d’absorption d’acide, et pouvoir malgré tout accepter encore les pointes d’un

autre acide. On peut être témoin d’un tel événement lorsque l’on a d’abord présenté au

sel alkali un acide végétal qui a la particularité d’avoir été raréfié, rendu plus léger par

les fermentations dont il a souffert dans sa plante d’origine, et donc d’occuper

davantage de place sans se loger très profondément dans les pores de l’alkali. Un acide

80 Geoffroy, dans ses « Observations … », ib., 168, note que l’acide de vitriol + fer = vitriol vert, le

même acide + terre absorbante = alun, cette liqueur + parties grasses et bitumeuses = soufre. En outre, pour mémoire, selon Homberg, l’acide vitriolique + sel de tartre = vitriol sans métal ou tartre vitriolé.

81 Homberg, « Mémoire touchant les acides … », 1708, op. cit. in n. 62, 316-317.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 359

minéral, plus solide, plus pesant aura alors la force de pousser vigoureusement les

premières pointes acides végétales, et de s’installer par cette compression dans les

mêmes places82.

Wilhelm Homberg poursuit par une réflexion que nous avons déjà découverte

dans le Cours de Chymie de Lemery, celle d’un acide pouvant faire figure d’alkali vis-à-

vis d’un autre acide. Son analyse est toutefois différente puisque, pour lui, l’esprit acide

« alkali » le serait par quelque alkali contenu en lui, et non plus du fait de sa surface

trouée comme pour l’apothicaire de 1675 :

« Ceci arrive toûjours lorsqu’il paroît qu’un acide est un alkali à l’égard d’un autre acide, c’est à

dire que des deux esprits acides, dont il pourroit s’agir, il y en a toûjours un qui n’est pas sans

mêlange de quelque alkali, & que le plus rare de ces deux acides qui occupe les pores de l’alkali,

est comprimé dans ces pores par un acide plus solide ; comme, par exemple, un étuis qu’on

auroit rempli à force de cotton, ne laissera pas de recevoir encore fort aisément plusieurs

aiguilles qu’on y voudroit fourer »83.

En 1702, nous avons lu que « l’acide de l’huile de vitriol [a] pour véhicule de

l’eau & non-pas une terre comme […] le sel fixe »84 ; ce qui nous autorise à conclure,

du moins le croyons-nous que ce qui distingue les substances salines acides des sels

alkalis fixes réside uniquement en leur « véhicule », autrement dit en leur union mixtive

privilégiée avec le principe aqueux ou terreux, avec pour le second une variation

possible de la densité de pointes restant dans la masse. A part cela, il n’existerait à notre

avis aucune différence essentielle entre les esprits acides et les sels alkalis ; nous ne

parlons pas des « sels acides » qui sont en toute rigueur les pures pointes acides

recouvertes d’une matière sulfureuse. Notre chimiste nous avait annoncé l’impossibilité

d’accéder au sel principe dans toute sa pureté, tout comme d’ailleurs au soufre

principiel ; il ne devient sensible qu’une fois accompagné de terre et d’eau, les principes

passifs des anciens85. La réalité permanente des sels apparaît bien être l’acide.

On peut penser d’une part que Homberg déplace le caractère principiel du sel de

l’alkali à l’acide, donnant ainsi à l’acide une place centrale dans la chimie ; l’alkali

pourtant, symbolisait concrètement autrefois le sel principe. Cet alkali obtenu par

calcination puis lixiviation n’est qu’un peu de sel acide pur qui a dissout une partie de la

82 Voir Homberg, ib., 317. 83 Voir Homberg, ib., 318. 84 Homberg, 1702, op. cit. in n. 5, 50. 85 Le mémoire de Homberg de 1703, « Essay de l’analyse du souffre commun », op. cit. in n. 72,

précise également : « […] Le souffre principe, aussi-bien que le sel principe, m’ont parû jusqu’à present ne pouvoir pas nous devenir sensibles, s’ils ne sont enchassez, pour ainsi dire, ou retenus par quelqu’autre matiere, soit aqueuse, terreuse, ou mercurielle » (p. 38).

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 360

terre, c’est-à-dire des cendres, dans laquelle il s’est logé, laissant l’autre partie sous

forme de simple terre insipide et indissoluble. On peut dire qu’il y a retour de l’esprit

principiel des anciens à travers sa notion de sel acide. Pourtant d’autre part, Homberg

est peut-être tout compte fait le dernier à avoir accordé quelque importance à l’alkali

salin, en particulier le caractère de sel principe. Ceux qui n’y ont pas prêté attention,

n’ont vu qu’une terre, tout en partageant néanmoins la même conception que l’auteur

sur la composition et la structure de l’alkali. Mais ils se sont autorisés à pousser le

raisonnement au-delà de l’expérience de laboratoire, à franchir la limite imposée par

Boyle, décomposant par l’esprit cette substance, c’est-à-dire en la dépouillant par

l’imagination de ses quelques pointes d’acide fichées en elle, la laissant virtuellement

terre nue. Ce qui explique le refus de distinguer pour certains entre alkalis salin et non-

salin, tous deux pouvant en fin de compte être perçus comme de simples terres poreuses

en attente des dards acides.

5- Différentes sortes de sels

Le sel acide se maintient donc comme on le voit dans le rôle d’élément

primordial dans la pensée du sel du début du siècle des Lumières. Celui-ci spécifié par

le soufre principe commence à servir de base à une taxinomie des corps salins,

prolongeant ainsi l’emploi génératif des trois sels fossiles de Homberg, comme chez

Louis Lemery au sujet de la classe des nitres86. Pour ce dernier, tous les sels se forment

dans la terre, y compris le sel marin et le nitre. A la suite de son père, Nicolas, qui

faisait circuler une liqueur acide universelle dans les entrailles, Lemery cite au sujet du

nitre l’opinion de E.-G. Stahl87 : « A l’égard de Sthale, son sentiment est que le Nitre se

forme par la pourriture des matieres végétales & animales, c’est-à-dire, parce que les

Soufres & les Sels volatiles de ces matieres venant alors à se développer, ils s’unissent à

86 Louis Lemery propose de donner le nom générique de nitre à tous les sels concrets composés de

l’esprit de nitre. Ce n’est pas, tient-il à préciser, la « matière fixe & alkaline soit alkaline soit purement terreuse » (remarquons qu’ici est faite la distinction entre alkali et sel alkali) qui arrête et enveloppe les pointes acides qui fait par exemple que le « Salpêtre est appellé Nitre, puisqu’étant considérée indépendemment de tout acide, elle n’est pas plus la matrice du Nitre que de tout autre sel concret » (« Premier mémoire sur le nitre », op. cit. in n. 66, 33). Il sera aussi question du « sel armoniac nitreux » dans son « Second Mémoire sur le Nitre » (op. cit. in n. 27). L’acide semble bien ce qui confère le genre aux substances. Il faut préciser que Lemery s’inscrit en faux contre le nitre aérien de Mayow (sur le nitre aérien, voir A. G. Debus, « The Aerial Nitre in the 16th and early 17th Centuries », op. cit. ; « The Paracelsian Aerial Nitre », op. cit.; et Henry Guerlac, « John Mayow and the aerial nitre. Studies in the Chemistry of John Mayow – I », op. cit. ; « The Poets’ Nitre. Studies in the Chemistry of John Mayow – II », op. cit.).

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 361

un acide universel & primitif, répandu abondamment sur la terre, d’où résulte un Sel

sulfureux, & tel qu’il imagine le Nitre »88. Louis Lemery pense plutôt que la pourriture

est un moyen dont la nature se sert pour le développement du nitre, et non pas pour la

formation de ce sel, qui dans les Plantes, par exemple, se fait sensiblement reconnaître

avant qu’elles aient contracté la moindre pourriture. Cela dit, il ne semble pas rejeter

l’idée d’un acide primitif, d’autant plus que pour lui toutes les substances naturelles

contiennent à l’origine « les mêmes matières » : « En un mot, tous les sucs minéraux qui

passent dans les Plantes, y reçoivent toûjours par la fermentation, une altération qui les

déguise plus ou moins […], & ainsi si l’on veut raisonner juste, la terre, les végétaux &

les animaux doivent être regardés comme trois especes de laboratoires naturels, dans

lesquels les mêmes matieres prennent differentes formes dans les minéraux, par

exemple, les acides sont ordinairement moins enveloppés & plus faciles à en être

séparés avec toute leur force : dans les végétaux, ces acides sont plus engagés, mais ils

le sont encore infiniment davantage dans les animaux, où il semble que la nature ait pris

un soin particulier de lier & de garoter ces acides […] »89.

A côté du sel moyen et du sel ammoniac, la chimie, surtout la chimie des

végétaux et des animaux, connaît plusieurs autres corps salins : le sel urineux, le sel

volatil, le sel essentiel et un dernier, assez particulier, le « sel moyen huileux ». Les sels

urineux peuvent être selon Homberg en 1702 employés pour la volatilisation des sels

fixes90. Ils sont de trois sortes : la première est celle des plantes ou des animaux, « ce

qui est la même chose »91, la deuxième est minérale (par exemple, le borax), et la

troisième concerne un sel urineux moyen (par exemple, les aluns) participant des deux

autres. Il est surprenant de lire que seul le premier est volatil, alors que précédemment

tous les êtres salins de cette espèce auraient dû l’être d’après ce qui a été dit plus haut.

L’auteur est en tout cas d’avis que tous les sels des plantes qui sentent l’urine se

ressemblent, aussi bien que tous les esprits acides des plantes dont fait partie le vinaigre

d’ailleurs. Il poursuit en observant que « les sels volatils qui sentent l’urine sont alkalis

aussi-bien que les sels fixes lixiviels des plantes, c’est à dire qu’ils reçoivent comme

87 Nous examinerons plus amplement la doctrine de Stahl au chapitre suivant. 88 Louis Lemery, « Second mémoire sur le nitre », op. cit. in n. 27, 124. 89 Louis Lemery, « Second mémoire sur le nitre », op. cit. in n. 27, 139. 90 Homberg (1702, op. cit. in n. 5, 50-52) donne à ce sujet la préparation du « sel volatil narcotique »,

c’est-à-dire l’acide borique dont nous reparlerons en quatrième partie de notre travail, dans le chapitre consacré au borax.

91 En 1712 (Wilhelm Homberg, « Observations sur l’Acide qui se trouve dans le Sang & dans les autres parties des Animaux », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1712, 8-15), Homberg laissait entendre que la matière ingurgitée ne subit qu’un simple réarrangement dans l’animal, et qu’il doit être possible de retrouver une partie des acides précédemment contenus dans les aliments ; ces acides devant être similaires à ceux des plantes.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 362

eux les acides avec avidité, qu’ils retiennent, & qu’ils composent ensemble des sels qui

se cristallisent »92. La cristallisation apparaît bien comme un nouveau critère

caractérisant le sel alkali ; mais ce dernier n’est, en ce qui le concerne, pas perçu comme

un être cristallisé, seuls les sels mixtes peuvent apparaître sous forme de cristaux.

Ce qui semble différencier les sels lixiviels fixes des sels urineux fixes (les

minéraux et les moyens) est la présence dans les seconds d’une « matière urineuse,

c’est-à-dire, une odeur d’urine, qui se manifeste dans le feu lorsqu’on les distille avec

un intermède terreux »93 ; celle-ci leur est propre de nature ou leur a été communiquée

par l’art lors de l’extraction, Homberg ne saurait le dire.

Le sel volatil quant à lui serait un sel marqué d’une certaine acidité, beaucoup

moins chargé de terre, cause de la fixité des matières. La proportion de matière terreuse

dans la composition des corps salins est pour une partie ce qui imposerait la différence

entre sel acide, sel fixe et sel volatil, relevant tous d’un acide plus ou moins alourdi de

terre principe. On en a une confirmation dans ce passage :

« Nous voyons par cette opération que le sel fixe de vitriol n’est autre chose qu’une matiere

terreuse & métallique, dans laquelle il est resté une partie de sel acide de ce mineral, & que le sel

urineux mineral ayant absorbé la pluspart de ces pointes acides, ils deviennent un sel volatil

débarrassé de leur terre, laissant au fond du vaisseau un reste de sel beaucoup plus fixe qu’il

n’étoit avant cette operation. Si au contraire l’on surchargeoit un sel volatil acide d’une trop

grande quantité de matiere terreuse, il se changeroit en un sel aussi fixe que l’est celui que nous

tirons par lixiviation du colcothar de vitriol, comme il se change en un sel moyen lorsqu’il ne fait

que se souler simplement d’une matiere terreuse ou alcaline »94.

Les sels volatils, nous explique Homberg en 1708, doivent leur volatilité à

l’union intime de terre et du sel acide, ce qui composent les sels fixes donc, et à une

huile fétide de la plante d’où il est extrait. L’auteur va même jusqu’à poser l’huile

comme seule cause de la volatilité95 de ces sels. De cette opinion l’académicien est

92 Homberg, « Mémoire touchant les acides … », 1708, op. cit. in n. 62, 318. 93 Homberg, 1702, op. cit. in n. 5, 49. 94 Homberg, 1702, op. cit. in n. 5, 52. Ce passage est placé en conclusion de l’opération menant à la

production du « sel volatil narcotique » (acide borique). 95 La volatilisation des sels fixes a été un sujet important débattu à l’Académie [Voir les mémoires de

Louis Lemery, « Sur la volatilisation vraye ou apparente des Sels fixes » (1717), de Homberg, « Mémoire touchant la Volatilisation des Sels fixes des Plantes » (1714), « Observations sur les sels volatiles des plantes » (1701), et de Etienne-François Geoffroy, « Du changement des Sels acides en Sels alkalis volatiles urineux » (1717)]. Louis Lemery en 1717, est d’avis que le remplacement de la terre par de l’huile dans les mixtes salins favorise leur volatilisation, étant plus légère et se laissant facilement emportée par l’air. E.-F. Geoffroy (« Du changement des Sels acides en Sels alkalis volatiles urineux », 1717, op. cit. in n. 28, 226-238), en ce qui le concerne, rapporte l’intervention du « feu principe » ou « matière subtile » qui excite fermentation et pourrissement dans les corps mixtes végétaux et animaux menant au dégagement d’un sel volatil (p. 226). Pour lui, « la difference des sels alkalis volatiles d’avec les sels alkalis fixes dépend principalement de la quantité de terre plus ou moins grande, qui se trouve

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 363

amené à faire le constat suivant : « & comme toutes les huiles distillées absorbent les

acides de la même maniere que font les alkalis, ces sels reçoivent dans toutes leurs

parties toutes sortes d’acides, & en s’en rassasiant ils composent de même que les

alkalis fixes, des sels qui prennent, en se cristallisant, la figure du sel fossile qui avoit

produit l’acide dont ils ont été rassasiez »96. Le fait de rapprocher insensiblement l’huile

de la catégorie des alkalis sans les associer pour autant97, est digne d’être de nouveau

relevé ; Louis Lemery comme nous l’avons noté plus haut a lui-même fait tenir à l’huile

le rôle de responsable de la salification du fer.

Un sel important dans la pratique de la chimie, surtout depuis que l’Académie à

la fin du siècle dernier a ordonné l’étude chimique des végétaux, est à considérer.

Homberg rappelle en 1708 ce qu’est le sel essentiel d’une plante. C’est un sel extrait

sans exposition à un feu violent d’un végétal98 ; il est vu comme un « mélange »

composé des terre, sel acide, huile et eau99, et cristallise tout en conservant une certaine

saveur, acide pour le tartre du vin, douce pour le sucre, amère pour le sel de quinquina,

et même insipide pour la sauge et la mélisse.

C’est un sel un peu particulier que le sel essentiel. Décomposable, donc non sel

principe, mais non plus sel moyen puisqu’il ne représente pas l’union d’un acide et d’un

alkali. La composition que propose Homberg du sel essentiel est en réalité basée sur une

fine analyse chimique de ce corps. Le chimiste y a retiré par la distillation une eau

unie avec les acides & les soufres. Dans les sels fixes il y a beaucoup de terre qui leur sert de base, & dans laquelle les acides sont engagés avec quelque peu d’huile. Dans les sels volatiles au contraire il y a très peu de terre & beaucoup d’huile qui donnent corps aux acides » (p. 227). La thèse de l’auteur est de prouver la transformation des acides du règne minéral en sels volatils urineux ; transformation qu’il n’hésite pas à appeler « transmutation ».

96 Homberg, « Mémoire touchant les acides … », 1708, op. cit. in n. 62, 318. C’est la seconde fois que Homberg laisserait entendre que la figure cristalline relèverait de l’acide, contrairement à ce qui avait été affirmé en 1702.

97 « Nous avons observé que tous les alkalis, de quelque nature qu’ils soient, s’unissent aux acides avec ébullition & effervescence, il ne s’ensuit pas pour cela, que tout ce qui s’unit aux acides avec ébullition & effervescence soit un alkali ; car toutes les huiles distillées, soit essentielles ou fétides, produisent les mêmes effets avec les acides, & même avec plus d’éclat, car souvent le feu y prend, ce qui n’arrive jamais aux effervescences causées par le mêlange des acides & des alkalis ; mais nous avons remarqué aussi au commencement de ce Memoire, qu’il ne suffit pas, pour être un alkali, que la matiere boüillonne & s’échauffe avec les acides, il faut aussi qu’aprés ces deux actions le mêlange se cristallise en une matiere saline, ce que les simples huiles joints aux acides ne font pas, ils ne produisent point de matieres salines ni se cristallisent, mais ils composent une matiere resineuse inflammable, approchante en consistance à peu prés au benjoin, ce qui est la cause pourquoy nous n’avons pas rangé les huiles distillées parmi les differentes especes des alkalis » (Homberg, « Mémoire touchant les acides … », 1708, op. cit. in n. 62, 320).

98 Notons pour juste illustrer la difficulté de classer les sels, que Jacques Lemery (frère cadet de Louis) en 1713 (« De l’action des Sels sur différentes Matiéres inflammables », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1713, 97-108) place parmi les sels essentiels le cristal de tartre, dépôt laissé par le vin sur les parois du tonneau, car il correspond à cette définition de Homberg, alors que ce corps présente une extrêmement faible solubilité, qualité première d’un sel.

99 Cette composition est celle du règne végétal en général, avec pour précision l’acidité du sel constitutif.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 364

insipide, une liqueur acide dans laquelle il a reconnu un sel acide, un sel volatil alkali

qui sent l’urine se présentant sous la forme d’une « liqueur rousse » formée selon

l’auteur d’un sel acide et d’une huile, une huile fétide, un sel alkali fixe et une terre

insipide. Le sel essentiel passe donc pour être l’union de trois sels dits en 1702

principes, et d’huile, d’eau et de terre, soient leurs trois véhicules. On peut penser que

cette substance possède pour une part un caractère de sel moyen (acide + alkali fixe) et

de l’autre celui de sel ammoniac (acide + alkali volatil). Dans le Cours de Chymie de

Nicolas Lemery, le sel essentiel tenait la position intermédiaire du point de vue de la

volatilité entre l’alkali fixe et le volatil, mais ici, dans la pensée de Homberg, l’acide

primant, il regrouperait plutôt en lui toutes les formes salines possibles que peut revêtir

ce dernier.

De cet exposé sur le sel essentiel nous vient la confirmation du rôle primordial

joué par le sel acide dans la solubilité des corps salins. Homberg écrit :

« Nous observons que le sel essentiel se dissout entierement dans l’eau, c’est à dire que toute la

partie terreuse qu’elle contient, se confond avec l’eau de manière qu’on ne l’en sçauroit

distinguer à la vûë ; mais lorsque ce sel a passé par le grand feu, qui en a enlevé la plûpart de son

sel acide, la terre qui reste ne se dissout plus entierement dans l’eau, c’est à dire que l’eau en

devient fort trouble, & dépose une terre insipide qui ne se dissout pas par l’eau simple ; mais

quand on verse un esprit acide sur cette terre, elle s’y dissout de nouveau, & récompose avec cet

acide un sel qui se dissout entierement dans l’eau, ce qui prouve assez vrai-semblablement que

l’acide qui s’est introduit dans cette terre, & qui l’a changé en une des parties du sel concret, est

la seule cause qu’elle se dissout dans l’eau ; nous pouvons par-là vrai-semblablement conclure

aussi, que l’autre partie des cendres qui se dissout dans l’eau, & qui paroît aprés l’évaporation

sous la forme du sel fixe lixiviel, que ce sel, dis-je, ne se dissout dans l’eau que par le même

moyen, c’est à dire que sa terre doit avoir conservée une assez grande partie de son acide, pour

suffire à sa dissolution »100.

Il semble tout de même que l’auteur en 1708 accorde plus d’importance au sel

essentiel qu’au sel alkali fixe qui contiendrait juste assez de sel acide pour être

dissoluble et salin ; le reste de sa composition n’est que terre, c’est-à-dire structuré de

pores qui ont la possibilité d’accueillir les pointes des acides, faisant de lui un alkali.

Cela tiendrait au fait que le sel essentiel, bien que ne faisant pas partie des sels

principes, représente le véritable sel de la plante, à la différence du sel alkali fixe qui est

une créature du feu. En ce début de XVIIIe siècle, le feu n’est plus celui que la nature

mettait à la disposition des chimistes au siècle précédent pour réduire les corps en leurs

vrais principes. Cela touche particulièrement les sels. Il est de plus en plus admis qu’il

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 365

« déguise & altère » considérablement les substances salines des plantes et animaux lors

de leur analyse chimique101. Louis Lemery le confirme :

« Dans le dernier Mémoire que j’ai eu l’honneur de lire à la Compagnie, j’ai avancé que les Sels

alkalis tant fixes que volatiles n’étoient point tels, c’est-à-dire, alkalis dans la plante ou dans

l’animal dont on les retire ; mais qu’ils y habitoient sous la forme d’un Sel Salé ou acide concret,

& qu’ils ne devenoient ensuite alkalis que par les moyens mêmes dont on se sert pour les retirer,

& qui en leur enlevant une portion de leurs acides, les mettoient par-là en état d’admettre autant

de nouveau acides qu’ils en avoient perdus d’anciens ; qu’enfin ces Sels alkalis étoient, à

proprement parler, des Sels à demi décomposés, & qu’il étoit facile de recomposer ou de rétablir

dans leur premier état, en leur restituant les mêmes acides qu’on, leur avoit ôté : par exemple,

dans l’opération du Nitre fixé par les charbons, on chasse des pores de la matrice terreuse du

Salpêtre une grande quantité d’acides nitreux, ce qui donne une forme alkaline à ce Sel ; & en y

versant ensuite de l’Esprit de Nitre, on le recompose de maniere qu’on lui fait perdre sa forme

alkaline, & qu’il redevient parfaitement tel qu’il étoit avant l’opération, c’est-à-dire un véritable

Salpêtre »102.

Notons que cette opération est un exemple particulièrement heureux ; la

« fixation » du nitre par le charbon conduit effectivement au même corps issu de la

calcination d’une plante, c’est-à-dire au sel fixe, carbonate de potassium. En versant de

l’esprit de nitre aussi bien sur le nitre fixé que sur le sel alkali fixe, un véritable salpêtre

est produit, ou reformé pour suivre la pensée de l’auteur. Inversement, pour Lemery la

volatilisation d’un sel fixe se réalise par le dépôt d’une portion de ses parties terreuses,

remplacées par d’autres huileuses.

E.-F. Geoffroy103, pour qui également le sel alkali est comme une terre

absorbante, n’ayant aucune existence dans la plante dont le sel essentiel est son sel acide

dans un peu de terre et de parties huileuses, porte un regard légèrement différent sur

cette opération. La fixation par le charbon du salpêtre représente aux yeux de Geoffroy

100 Homberg, « Mémoire touchant les acides … », 1708, op. cit. in n. 62, 315-316. 101 Voir les mémoires de Louis Lemery : « Réflexions physiques sur le défaut & le peu d’utilité des

Analyses ordinaires des Plantes & des Animaux », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1719, 173-188 ; « Second mémoire sur les analyses ordinaires de Chimie ; Dans lequel on continue d’examiner ce qui se passe dans ces Analises, l’alteration qu’elles apportent aux substances des Mixtes, & les erreurs où elles peuvent jetter, quand on ne sçait pas en faire usage », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1720, 98-107 ; « Troisiéme mémoire sur les analises de Chimie, Et particulierement sur celles des Vegetaux ; Où l’on examine ce qui s’éleve de leur partie saline par la distillation », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1720, 166-178 Quatrieme memoire sur les analises ordinaires des plantes et des animaux, où l’on continüe d’examiner ce que deviennent & l’alteration que reçoivent les acides de ces Mixtes pendant & après la distillation », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1721, 22-44.

102 Louis Lemery, 1717, « Sur la volatilisation vraye ou apparente des Sels fixes », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1717, 246-247.

103 Voir E.-F. Geoffroy, « Du changement des Sels acides en Sels alkalis volatiles urineux », 1717, op. cit. in n. 28.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 366

le passage d’un sel salé en un sel alkali sans nulle marque de sel acide. « Cette operation

nous fait voir très manifestement la transmutation de l’acide nitreux en un sel alkali, peu

différent du sel fixe du Tartre & des autres sels qu’on retire des cendres des Plantes par

la lessives »104. Cette opération est liée pour lui au règne minéral. Or, L. Lemery a écrit

précédemment l’appartenance du nitre d’abord aux ordres des végétaux et animaux,

mais seulement par accident à celui-ci. Selon lui, tout le nitre de l’univers vient des

plantes ou des animaux et qu’il est donc essentiellement un sel végétal ou animal. On

peut voir l’air continue-t-il comme une « espèce d’océan nitreux »105 ; sentence

d’inspiration très sendivogienne. Mais les plantes tirent leur nourriture de la terre, et les

animaux des plantes. Il poursuit :

« On ne peut disconvenir que les Sel minéraux ne passent dans les Plantes, mais on prétend

qu’ils ne conservent pas toûjours la forme particuliere qu’ils avoient dans la terre, & qu’ils en

acquierent souvent une toute différente qui les rend fort méconnoissables de ce qu’ils étoient

auparavant. Le Nitre se trouve dans ce cas ; si l’on n’a égard qu’à sa matiere, elle est

certainement minerale ; mais cette matiere n’a reçû sa forme nitreuse, & n’est veritablement

devenuë Nitre que dans la Plante ou dans l’animal ; elle ne l’étoit point auparavant, & c’est pour

cela qu’on ne trouve point de Nitre sur la terre, à moins qu’elle n’ait été abreuvée auparavant par

quelque saumure vegetale ou animale ; c’est encore pour cela que les entrailles de la terre qui

sont inaccessibles aux matieres vegetales & animales, & dans lesquelles les Sels veritablement

minéraux se rencontrent naturellement ne donnent cependant point de Nitre, & que ce Sel se

trouve seulement dans les endroits qui sont à portée des matiéres dont il s’agit, c’est à dire vers la

surface de la terre, comme nous l’avons déjà remarqué ; & quoi que ce qui a été dit suffise pour

être convaincu que le Nitre se forme dans la plante ou dans l’animal, & que c’est dans l’un ou

dans l’autre de ces corps que se fait la conversion ou la métamorphose des Sels minéraux en Sels

nitreux »106.

Une autre catégorie de corps salins fait son apparition dans un mémoire de 1714

de Homberg107. Dans cette publication, l’auteur définit une nouvelle fois le sel fixe tout

en insistant sur son opposition au caractère volatil qu’il aurait perdu au cours de son

extraction108. Les sels ne sont volatils, apprend-on, principalement qu’à raison des

matières huileuses auxquelles ils sont joints, qui les entraînent avec elles quand elles

104 E.-F. Geoffroy, « Du changement des sels Acides… », op. cit. in n. 25, 233. 105 L. Lemery, 1717, « Second mémoire sur le nitre », op. cit. in n. 27, 135. 106 Lemery, ib., 136-137. 107 Wilhelm Homberg, « Mémoire touchant la Volatilisation des Sels fixes des Plantes », Mémoires

de l’Académie Royale des Sciences, 1714, 186-195. 108 « Le Sel lixiviel ou l’alkali fixe de quelque Plante, est une substance saline qui a perdu dans le

grand feu la pluspart de ce que le végétal contenoit de parties volatiles, sçavoir son phlegme, son esprit acide, son esprit urineux, les huiles qu’on en peut distiller, & le Sel qui sent l’urine ; sa figure est une espece d’éponge, dont les pores ouverts & vuides sont prests à recevoir des matieres volatiles semblables

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 367

sont poussées par le feu. Nous connaissions les sels acides, les sels alkalis volatils et

fixes, les sels essentiels, les sels moyens et les sels ammoniacs ; Homberg présente

maintenant une substance saline que le mode de préparation oblige à nommer

différemment. Celle-ci est le « sel moyen huileux ou sulphureux »109, c’est-à-dire le

résultat de la volatilisation artificielle d’un sel fixe lixiviel dont la synthèse procède par

absorption sur la masse alkaline de parties d’acide attachées à de l’huile. Est-il alors

permis de considérer tout simplement ce composé comme un sel moyen volatil, pour ne

pas le confondre avec les sels ammoniacs constitués de deux corps volatils ?

En s’inspirant de cela, le statut d’être salin accordé par Homberg en 1708 à

l’alliance d’un acide à un alkali métallique pourrait-il se comprendre alors en se fiant au

rôle important joué par la matière huileuse du métal mis en avant surtout par Louis

Lemery et E.-F. Geoffroy, en invoquant la production d’un « sel moyen huileux »

fortement lesté de terre principe, autrement dit, ce que nous appellerions, « sel moyen

huileux » fixe ? Cela serait en effet envisageable, mais qu’en est-il de l’union d’un acide

à un alkali terreux qui, lui, est exempt d’huile ? On s’en rend compte, la notion étendue

de sel moyen souffre d’une inconsistance sur le plan de sa justification théorique ou du

mécanisme de sa formation. La solution serait celle adoptée par la jeune génération

d’académiciens, les Lemery et Geoffroy, c’est-à-dire d’élargir autant que faire se peut le

concept d’alkali, de ne garder que les pointes acides comme vrai sel, et de voir en la

masse alkaline uniquement un corps d’une formidable porosité parfois liée à des parties

rameuses sulfureuses.

Apportons une précision au sujet du soufre. La « Suite de l’article trois des

Essais de Chimie » de 1706 de Homberg110 accorde un rôle plus important au soufre

principe dans la détermination des natures salines. Il y est en effet précisé que : « [le

souffre] caracterise le sel auquel il se joint ; & comme les souffres volatils changent

aisément de nature, si par quelque accident le souffre, par exemple, qui aura caractérisé

le sel commun, se peut changer en celui qui caracterise le salpetre, le sel commun

deviendra salpetre, & ainsi des autres ; ensorte que la difference des sels ne consiste que

dans les differens souffres qui les accompagnent. Nous en avons parlé amplement dans

l’article du sel principe »111. Ce qui n’est pas tout à fait exact, seule la spécification des

acides selon leur soufre particulier a été abordée. Bien entendu, par voie de

à celles que le feu en a séparées ; l’art les y peut rejoindre, de maniere que sa fixité se perd entierement, & que le nouveau mêlange en devient tout-à-fait volatil » (Homberg, ib., 186).

109 Cf. Homberg, ib., 195. 110 Wilhelm Homberg, « Suite de l’article trois des Essais de Chimie », Mémoires de l’Académie

Royale des Sciences, 1706, 260-272. 111 Homberg, ib., 270.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 368

conséquence, si l’acide du sel commun, qui doit être en réalité dans ce cas-ci du

chlorure de potassium ou sel de Sylvius (KCl), prenait la nature de l’esprit de nitre,

celui-ci deviendrait du salpêtre (KNO3). La remarque de Homberg accréditerait en outre

l’hypothèse que par « sel » l’auteur entend avant tout « acide ».

Nous proposons pour retracer les formes prises par le principe salin dans la

doctrine de Homberg le schéma suivant :

principe salin primitif

acide (si différent du sel primitif)

+terre +eau + peu de terre+huile animale/végétale +soufre

sel fixe acides sels volatils alkalis

union des trois sels principes

+huile +acide sels moyens sels ammoniacs

sels moyens huileux

6- La force des esprits acides et des sels alkalis

Maintenant que nous en savons davantage sur la nature des acides, alkalis et sels

mixtes, remontons à un mémoire de la même année que le renouvellement de

l’Académie, et penchons-nous sur la « force » mesurable des acides et alkalis. En 1699,

Wilhelm Homberg présente à l’Académie des Sciences un mémoire exposant ses

tentatives d’évaluation de la « force », c’est-à-dire de la « quantité », des « sels volatils

acides contenus dans différents esprits acides »112. Le terme de quantité associé à la

forme au pluriel de « sels acides » est assez ambigu sous la plume de l’académicien,

dans le sens où il est permis d’hésiter entre une quantité pondérale ou une quantité

numérique des pointes d’acide. De plus, comme nous l’avons vu, il serait abusif de

parler de sel acide pour appeler un esprit acide ; le sel acide consiste en parties si

112 Wilhelm Homberg, « Observation sur la quantité exacte des sels volatils acides contenus dans les

différens esprits acides », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1699, 44-51.

Sels Indécom- -posables

Sels décompo -sables

sels essentiels (non artificiels)

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 369

subtiles qu’il échappe aux sens, et emprunte un véhicule aqueux le faisant apparaître

sous les traits d’un esprit acide.

L’objectif de Homberg dans cette communication a été d’évaluer de manière

indirecte la masse des pointes de sel acide des esprits, et de conclure sur leur

concentration sous le terme de « force ». Pour être rigoureux, nous devrions plutôt

parler au sujet du travail du chimiste d’un calcul de la densité des parties acides dans le

phlegme formant les liqueurs acides ; c’est en effet un rapport de la masse sur le volume

qui est évalué. L’acide dans toute sa pureté ne possède qu’une seule et même forme

responsable de la substantielle acidité. La force des esprits acides est directement

proportionnelle à leur quantité de sel acide relativement à leur phlegme.

Sur une masse précise d’alkali puissant, le sel de tartre, Homberg a eu le projet

de verser à tour de rôle plusieurs esprits acides, et ce autant qu’il en a fallu pour

« saouler » l’alkali certainement marqué par l’arrêt de l’effervescence ; il apparaît

également que Homberg connaissait l’utilisation de la liqueur de tournesol pour

identifier un caractère acide, mais rien ne laisse présumer qu’il s’en est servi ici. Après

parfaite évaporation de toute humidité113, le produit de l’opération est soumis à pesée.

« [L’]augmentation de poids marque la vraie quantité de sel volatil acide qui étoit dans

la liqueur absorbée par le sel de tartre »114. D’après Partington115, les expériences de

Homberg sur la neutralisation des acides et des alkalis seraient les premiers essais de

déterminations des équivalents massiques. Mais il précise que Simon Boulduc en 1698 a

tenté d’établir la quantité d’acide présente dans le vinaigre distillé par cette même

méthode.

Homberg affirme que « les esprits acides n’agissent plus ou moins que selon la

quantité des sels acides qu’ils contiennent ». Aussi un esprit acide contenant deux fois

plus de sels acides (et là on peut mettre le terme au pluriel, ce sont deux fois plus de

pointes salines ; pointue = acidité) produira-t-il « le double de l’effet » d’un autre.

L’huile de vitriol (4 drachmes 65 grains de sel volatil, pour 1 once d’huile de

vitriol selon les relevés du chimiste), l’esprit de nitre (2 drachmes 28 grains de sel

volatil, pour 1 once d’esprit), l’eau forte, qui est, mais pas forcément pour l’auteur, de

l’esprit de nitre obtenu différemment (2 drachmes 26 grains de sel volatil, pour 1 once

d’esprit), l’esprit de sel (1 drachme 15 grains de sel volatil, pour 1 once d’esprit), et le

vinaigre (18 grains de sel volatil, pour 1 once de vinaigre) représentent dans l’ordre

113 Cette humidité est en réalité celle qui accompagne les acides, de nature très hygroscopique,

ajoutée à la molécule d’eau qui se dégage de l’opération. Par exemple : K2CO3 (sel de tartre) + 2 HCl(acide) = 2 ClK + H2O + CO2 gaz.

114 Homberg, 1699, op. cit. in n. 111, 48.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 370

décroissant la force des liqueurs acides. L’ordre des choses semble être respecté, l’acide

vitriolique paraît plus puissant que l’acide de nitre, celui-ci que l’esprit de sel, qu’il l’est

lui par rapport au vinaigre116. Pourtant un point reste obscur : d’après ses mesures, le

chimiste note que le sel de tartre « dans sa saturation » a retenu un huitième de plus de

sel acide du vinaigre distillé que pour les esprits acides minéraux, alors que, tout portant

à croire que les sels acides des végétaux sont identiques à ceux des minéraux, le sel de

tartre devrait en retenir autant que chaque liqueur acide. C’est le cas pour les quatre

acides les plus forts ; respectivement l’alkali en retient 3 drachmes 10 grains, 3

drachmes 14 grains, 3 drachmes 5 grains, 3 drachmes 6 grains de sel volatil acide (soit

une moyenne de 189 grains117), et 3 drachmes 36 grains (soit 216 grains) en ce qui

concerne le vinaigre. La raison avancée par Homberg est la suivante : les parties de sel

acide dans le vinaigre sont « plus subdivisées »118 que celles dans les autres esprits

acides ; « nous n’auront (sic) point de peine à concevoir, pourquoi la matière poreuse du

sel de tartre a pû [en] absorber un peu plus […] »119.

Le vinaigre distillé appartient à une catégorie d’acides dont le rapport avec les

alkalis est particulier, celle des acides végétaux. Dans un mémoire de 1709, Homberg

explique que pour qu’il y ait effervescence lors de la rencontre d’un alkali volatil et

d’un acide végétal, il est impératif que « leurs forces soient proportionnées entr’eux

pour produire ces effets »120. Si tel n’est pas le cas, les deux substances se mêlent

tranquillement sans se pénétrer, comme dans la liqueur rousse distillée de n’importe

quelle plante, qui porte à la fois les marques alkaline (ébullition au contact de l’esprit de

sel) et acide (rougissement de la teinture de tournesol). Homberg suppose que les sels

des plantes sont à l’origine des sels minéraux sucés par les racines des végétaux de la

terre. Passés dans les plantes, ces sels minéraux souffrent des fermentations et

115 Partington, op. cit. in n. 1, 44. 116 Partington propose une analyse chiffrée du travail de Homberg, en proposant une comparaison

avec des données actuelles de la concentration des acides (ib., 45). 117 1 once = 8 drachmes, 1 drachme = 60 grains, selon Marie Meurdrac (La chymie charitable &

facile, en faveur des Dames, 1666, réédition de 1999 tirée de l’édition de 1687, Paris, CNRS Editions, 48-49) ; la conversion once/drachme est confirmée par l’étude du mémoire de 1747 de Rouelle (« Sur l’inflammation de l’huile de térébenthine par l’acide nitreux pur, suivant le procédé de Borrichius, et sur l’inflammation de plusieurs huiles essentielles, et par expression avec le même acide, et conjointement avec l’acide vitriolique », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1747, 34-56.)

118 Pour être précis, d’après le mémoire de 1701 (« Observations sur les analyses des plantes », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1701, 222-223), ce sel qui tiendrait son origine de la terre, a souffert trois « brisements ». Précisons que les sels qui se trouvent dans la terre changent de figure dans les plantes qui les sucent, « selon les organes & selon les ferments naturels qu’ils y trouvent » (Wilhelm Homberg, « Essais pour examiner les sels des plantes », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1699, 74).

119 Homberg, 1699, op. cit. in n. 111, 51. 120 Wilhelm Homberg, « Observations touchant l’effet de certains Acides sur les Alcalis volatils »,

Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1709, 355.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 371

subdivisions de sorte qu’ils se résolvent en aiguilles simples, déliés, pliantes et légères,

de raides, pesants et multiples qu’ils étaient auparavant. L’alkali volatil spongieux des

végétaux quant à lui, dissous dans une trop petite quantité de liqueur aqueuse, est

comprimé. Ce qui a pour conséquence d’interdire l’entrée dans ses pores aux pointes

des acides distillés des végétaux dont la masse est beaucoup trop faible pour recevoir

l’impression imposée par la matière de la lumière cause de mouvement ; elles plieront et

glisseront sur la masse alkaline plutôt que d’en soulever les parties. Par contre les

pointes acides minérales, donc avant absorption par les plantes, ramassées par paquets,

ont plus de vigueur, agissent plus promptement sur les alkalis volatils végétaux, sans

que ceux-ci soient dilués dans une plus grande portion d’eau pour les décomposer.

A lire le mémoire de 1699, nous serions tentés de penser que l’unique chose qui

différencie les liqueurs acides entre elles serait leur proportion en sel acide. Or nous

avons appris dans la publication de 1702 de Homberg la structure microscopique de ce

dernier. Sa forme initiale est la pointe conique recouverte d’une matière sulfureuse

spécifique à chaque esprit acide. L’activité de celui-ci relève donc d’un facteur

supplémentaire, voire de deux si l’on tient compte de la « subdivision » possible (c’est

le cas du vinaigre) des parties de sel acide. L’auteur refuse en tout cas d’accorder une

quelconque valeur explicative à une théorie de pointes acides plus ou moins molles ou

dures, « qui tout au plus n’auroit qu’une foible apparence de vérité ». La diversité

apparente de force des sels acides ne dépend par conséquent nullement de la consistance

de ces derniers ; ils peuvent se scinder, mais leurs pointes restent égales à elles-mêmes.

L’année suivante Homberg expose le travail inverse121, c’est-à-dire la mesure de

ce que Fontenelle a nommé dans son compte-rendu122, la « force passive » des alkalis.

Rappelons que les alkalis fixes ne sont que terre principe dans laquelle demeurent des

restes de sel acide. Notre homme se propose dans ce mémoire, dans le but d’aider la

médecine, de mesurer123 le poids d’un acide donné qu’un alkali est capable de retenir.

Homberg a sélectionné deux esprits acides, l’esprit de nitre et l’esprit de sel, dont le

121 Wilhelm Homberg, « Observations sur la quantité d’acides absorbés par les alcalis terreux »,

Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1700, 64-71. 122 Fontenelle, « Sur la force des alkalis terreux », Histoire de l’Académie Royale des Sciences, pour

l’année 1700, 48-50. 123 Il est possible de percevoir l’introduction du nombre dans la chimie comme une tentative

d’imposer une image plus « physique », c’est-à-dire scientifique, à cette discipline essayant de se démarquer de l’encombrante réputation qui la colle. En effet, Claude-Joseph Geoffroy, par des moyens chimiques, a affirmé en 1707 (« Observations sur les Huiles essentielles, avec quelques conjectures sur la cause des couleurs des feüilles & des fleurs des Plantes », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1707, 518) qu’il est aisé de connaître « la différence sensible qui se trouve entre les matières salines » : « On découvre les sels acides & leurs differens degrez de force aux differens degrez de rougeur qu’ils donnent à la solution du Tournesol ». Pour information, les sels alkalis fixes, pour les caractériser, précipitent en jaune orangé la solution du sublimé corrosif qui l’est par les sels alkalis volatils en blanc.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 372

poids rapporté au volume d’une once d’eau de rivière est pour l’un 1 once et 1 gros,

pour l’autre 1 once et ½ gros ; ces deux substances se rapprocheraient des acides

évoluant dans le corps humain.

Les alkalis dont il souhaite évaluer la force sont les alkalis dits terreux suivants :

yeux d’écrevisses, corail, perles, nacre de perles, bézoard oriental, bézoard occidental,

calcul humain, coquilles d’huître (ces corps contiennent du carbonate de calcium), corne

de cerf calcinée (phosphate de calcium), chaux vive (oxyde de calcium), chaux éteinte

(hydrate de calcium), bol, « Tripoli », « terre sigillée » (ce sont des argiles (silicates)).

Ces corps n’appartiennent pas à la catégorie des sels alkalis, à part peut-être la chaux.

Ce ne sont pas à notre avis, pour emprunter la terminologie de l’auteur, des sels

principes124. D’alkali, ils n’ont que le comportement en présence d’une liqueur acide.

D’ailleurs à aucun moment dans le mémoire l’auteur les appelle sels. Il faut être assez

prudent avec le terme d’alkali qui, comme nous avons déjà pu nous en rendre compte,

peut recouvrir énormément de corps différents à partir du moment où ils rentrent en

effervescence avec un esprit acide. La présente étude de Homberg ne vise de toute façon

pas à étudier la formation de sels moyens, mais la dissolution de ces alkalis terreux. Ce

qui est significatif sera leur appellation un peu plus tard dans le siècle de « terres

absorbantes » (absorbantes d’acide bien sûr) pour les distinguer nettement des sels

alkalis.

L’auteur relève immédiatement la supériorité de la force dissolvante de l’esprit

de nitre sur celle de l’esprit de sel. Ce constat confirme ses observations de l’année

précédente : le premier esprit contient près de deux fois plus de sel volatil acide,

autrement dit, près de deux fois plus de « tranchoirs ». A cela doit s’ajouter la différence

de configuration des pointes des sels acides des esprits ; Homberg refuse de se

prononcer pour l’instant sur celle-ci, mais il n’y a pas à douter, en se référant au

mémoire de 1702, que l’extrémité des pointes varie selon le type de matière sulfureuse

qui les recouvre.

Les explications des différences d’absorption entre alkalis sont très peu

développées et restent mécanistes. Apparemment les restes de pointes du sel acide dans

l’alkali ne semble pas intervenir, et doivent être considérés au même titre que la partie

terreuse du corps alkalin, si toutefois, entendons-nous bien, la structure des alkalis

terreux est comparable à celle des sels alkalis.

124 Une preuve en est que les coquilles d’huîtres sont dites contenir déjà un « sel salin ».

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 373

7- Conclusion

Le sel n’est plus chez Homberg le principe le plus important. Dans la théorie,

celui-ci se trouve remplacé par le soufre principe, matière de la lumière. L’univers de

Homberg baigne dans une substance qui n’a nul besoin de corporification, étant déjà

corporel. Néanmoins dans la pratique le sel tient toujours sa place. A l’instar de Nicolas

Lemery, notre homme ne semble retenir, du moins ne raisonne-t-il, qu’avec deux

principes, le soufre et le sel125, à qui il consacre, pour le premier un mémoire, pour le

second deux. Les deux chimistes ne prônent pas en réalité des doctrines très éloignées,

l’un a opté pour le sel, tandis que l’autre a fait le choix du soufre, seul principe actif de

la matière. Ils se retrouvent en revanche sur l’importance expérimentale reconnue au

principe salin et aux sels ; toutes les substances salines se rapportant en dernière analyse

à l’acide, cause de la solubilité et de la salinité. Homberg est allé en outre dans le sens

d’une plus grande clarté en conceptualisant pour une part le sel, en le détachant pour le

coup du Sel porteur de qualités du XVIIe siècle. Toujours est-il, pour lui, le sel acide,

principe moyen, reçoit son activité du soufre principiel, et la communique à la masse

terreuse, principe passif, lui servant de véhicule, formant ainsi un sel alkali ; davantage

d’acide, et on obtient un sel mixte.

C’était leur sympathie évidente qui avait rapproché d’un point de vue théorique

les sels alkalis des esprits acides au siècle dernier, c’est encore ici cette affinité toute

naturelle si l’on peut dire dans le cadre de la pensée de Homberg, qui est à l’origine de

la distinction entre vrais sels moyens et « espèces de sels moyens ». Dans l’imagerie

même développée par l’académicien, la conformité de nature et la complémentarité

rassemblent les alkalis et acides salins dans un retour à une situation originelle avant

l’intervention séparatrice du feu, alors que tout éloigne à ses yeux les acides et les

alkalis métalliques ou terreux ; en ce qui les concerne, le résultat n’est que destruction

des derniers avec parfois un peu de parties des premiers fixées sur celles de leurs

antagonistes. Leur assemblage peut effectivement être caractérisé de contre-nature. Les

acides, mis en branle par le soufre principe, sont entendus comme des pointes se logeant

dans leur gaine lorsqu’ils doivent former des sels moyens, et ils sont en revanche

perçues comme des « tranchoirs » qui déchiquettent quand ils dissolvent les alkalis

terreux et métalliques.

125 Pour Lemery, c’était plutôt le sel puis le soufre.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 374

Pourtant en 1708, la position de Homberg semble s’infléchir. Le sel principe est

évacué de son discours, la définition de sels moyens est étendue à ce que Fontenelle

appela les « espèces de sels moyens », sans pour autant nommer ces corps mixtes,

nouvellement salins à ses yeux, issues de l’union d’un acide à un alkali terreux ou

métallique. La notion de sel moyen révèle un certain embarras, une forte indécision de

la part de Homberg qui ne peut trancher sur sa nature. La création de l’objet abstrait

qu’est le sel moyen semble avoir ses limites dans l’esprit de cet homme qui croit encore

en la réalité du sel, le principe salin primitif insaisissable, et ne peut d’un seul coup

englober tout ce que les auteurs du XVIIe siècle appelaient « déguisements salins ». Le

pas sera franchi implicitement par d’autres que lui.

La définition des sels moyens n’est pas uniquement fonction de ce que les

chimistes entendent par alkali, mais d’abord et avant tout de ce qu’ils appellent « sel ».

Si on goûte le sel comme au siècle passé, il est évident qu’un corps salin ne peut être

que sel principe ou à la limite l’union de deux sels principes si l’on tient compte du

progrès amené en 1702 par Homberg dans ces notions. Si par contre on fait fi de cela,

bien entendu la discussion tourne simplement autour de la définition de l’alkali, en

posant pour sel composé toute substance alkali jointe avec effervescence à un esprit

acide pour former un être soluble. Une considération spéculative intervient alors en

réduisant l’alkali à une terre absorbante suivant son élément constitutif principal

envisagé.

Une fois la barrière de la notion de sel principe levée par la jeune génération de

chimistes de l’Académie, c’est-à-dire tout en conservant une vision commune du sel

alkali avec Homberg, mais en poursuivant sa réduction par l’imagination en une simple

terre, le concept de « sel moyen » s’élargit à toutes les substances réagissant en présence

d’acide. Quand, d’ailleurs, en 1708, dans le mémoire devant servir d’additif à celui

fondateur des sels moyens de 1702, Homberg paraît se rallier à la majorité au sujet

d’une définition de cette classe de corps, il abandonne en même temps l’emploi de la

notion de sel principe qu’il serait le dernier chimiste à prôner en France. On est témoin

que dans cette chimie qui ne veut offrir que des faits rigoureusement et

expérimentalement attestés, les présupposés spéculatifs tiennent encore un rôle de tout

premier ordre dans la lecture des phénomènes de laboratoire.

Par ses sels mixtes, l’académicien officialise et donc autorise l’appellation de

« sel » pour des matières qui ne sont plus strictement sel principe. Indirectement

Homberg amène l’idée qu’une substance peut encore être présente dans une

combinaison même si ses propriétés caractéristiques ont disparues. C’est le cas des sels

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 375

moyens et ammoniacs formés d’alkali et d’acide. Néanmoins en dernière analyse, selon

la théorie, ces sels contiennent toujours en eux les soufre, sel, terre et eau principes

(peut-être plus le mercure). Pour Homberg, le statut de principe relève de la simplicité

apparente de la substance considérée, et le sel recouvre une grande variété de corps.

Bientôt les principes tels qu’ils existent encore dans sa pensée tomberont en désuétude.

Encore trouble en ce début de Siècle des Lumières, le concept de sel petit à petit

s’offre tout de même davantage à la compréhension des chimistes. Pour le dire

autrement, c’est en n’étant plus que le sel devient compréhensible, c’est-à-dire, le sel est

saisissable quand il n’est plus principe de la matière, quand il ne participe plus de la

formation des mixtes, ou paradoxalement, pour les praticiens, le sel se manipule plus

facilement par l’esprit en tant que concept, que lorsqu’il s’agit de le chercher dans la

matière. Les sels vont s’avérer être par la suite, avec la notion de « rapports » entre

substances, comme l’instrument indispensable de la stratégie à conduire dans les

opérations de laboratoire.

B/- Les sels mis en relation

A la date de 1718, une nature saline était accordée depuis une dizaine d’années,

comme nous l'avons vu, à toutes les combinaisons d'acide, plus rigoureusement d'un sel

acide, à un être alkali, c'est-à-dire un corps capable de se diviser sous l’effet du

précédent et de s'y unir. Une définition précise n'avait toutefois pas été avancée pour ce

genre de formations, les chimistes semblant se contenter d'une extension tacite de la

définition des sels moyens de 1702 de Wilhelm Homberg qui, rappelons-le ne

concernait à l’origine que les jonctions de deux sels, un sel acide et un sel alkali. Ces

substances salines étaient appelées indifféremment sels mixtes, composés, salés,

moyens ou encore neutres. Le terme « sel » au sens strict se rapportait quant à lui

toujours et uniquement au sel acide. L'examen de l'essence saline des corps n'étant plus

d'actualité, le sel ne sera dorénavant plus défini par sa qualité principielle mais comme

substance chimique, et sera étudié presque entièrement dans sa relation avec les autres

sels, et avec les différentes matières en général. On passera d’un corps salin moyen à un

autre corps salin moyen par l’échange d’un de leurs éléments constitutifs, la base ou

l’acide. Bien entendu, le sel s’est avéré être dès le début de notre recherche un concept

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 376

déjà analysé dans sa relation avec les autres objets de la pensée chimique : avec l’esprit

universel, avec ses co-principes, avec toutes les choses naturelles, et ce par sa qualité de

matière informée, de fondement des créatures à venir. La chimie mécaniste des années

1660 a cependant modifié en partie cet état de choses en basculant l’activité saline dans

un monde davantage matériel où les relations du sel sont limitées aux objets de

laboratoire. Homberg, par la conséquence de sa définition des principes des mixtes, a

fait maintenant tomber le sel parmi les sels, et initier un autre type de relations salines,

précipité du spéculatif vers le concret.

Cette même année verra l’application la plus sensible de ce changement dans le

regard porté sur les sels composés. Ce point de vue demande à être néanmoins mesuré ;

1718 ne marque pas la rupture que l’on pense observer généralement entre une pensée

chimique obsolète du XVIIe siècle et une pensée chimique moderne qui émergerait

enfin en ce premier quart du XVIIIe siècle. Tout du moins en ce qui touche notre sujet.

Mais comme le sel représente une partie majeure de l’étude de la chimie, il n’est

certainement pas faux de généraliser cette réflexion à l’ensemble de la discipline. Ce

que nous souhaitons faire apparaître ici, est que la célèbre publication de Geoffroy,

exposée dans un instant et peut-être inspirée d’une proposition de Newton, n’a pas

représenté la seule alternative laissée aux chimistes pour penser les relations salines.

Le 27 août 1718, Etienne-François Geoffroy lit devant la « Compagnie » des

chimistes de l'Académie Royale des Sciences son célèbre mémoire, « Table des

differents rapports observés en Chimie entre differentes substances »1, qui est la seule

contribution retenue de lui par Fontenelle de ses trente-deux années passées dans cette

institution d’après l’éloge qu’il en fit après sa mort en 1731 ; il faut dire que la table

qu'elle propose « pouvoit devenir une loi fondamentale des opérations de Chymie, &

guider avec succès ceux qui travaillent »2. Geoffroy est né à Paris en 16723. Il est

l’auteur d'une thèse très remarquée qui fût mentionnée dans le Journal des Savants en

1694, année où il fût reçu maître apothicaire. En 1699, à l'occasion du renouvellement

de l'Académie, Geoffroy y fît son entrée dans la classe des élèves, sous la direction de

1 Etienne-François Geoffroy, « Table des différents rapports observés en chimie entre différentes

substances », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1718, 202-212. 2 Voir Fontenelle, « Eloge de M. Geoffroy », Histoire de l’Académie Royale des Sciences, 1731, 99-

100. 3 Je tire mes éléments biographiques sur Geoffroy des écrits suivants : Fontenelle, ib., 93-100 ;

Christian Fabre, Etienne François Geoffroy entre Chimie et Alchimie : Tentative de Démarcation, non publié, mémoire rédigé pour la validation du DEA de Philosophie et d’Histoire des Sciences dirigé par B. Joly et E. Mazet, Université Charles de Gaulle - Lille III, octobre 1994, 4-10 ; J. R. Partington, op. cit., vol. 3, 49-51.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 377

Homberg4. Les procès-verbaux de séances conservent les projets de recherche de l'élève

Geoffroy pour cette année ; projets auxquels nous sommes sensibles puisqu’ils

concernent les sels, ce qui est certainement révélateur de l'importance de l'étude de cette

classe de corps à cette époque : « M. Geoffroy, eleve de M. Homberg. Il travaillera sur

les sels essentiels et il a meme déjà commencé. De plus comme il est de la Société

Royale de Londres et que le commerce de lettres qu'il entretient avec M. Sloane qui en

est le secretaire luy donne moyen d'etre instruits de plusieurs choses particulieres et

curieuses qui se traittent dans cette société et qui ne sont pas toujours dans les

transactions, ou Journaux qu'elle ordonne, il verifiera et rapportera a la Compagnie, les

experiences les plus considerables qui viendront a sa connoissance »5. Holmes6 précise

qu’il serait extrêmement étonnant qu’un élève de l’Académie puisse choisir

délibérément un sujet de recherche qui ne corresponde pas aux critères communs de

pertinence et de nouveauté définis par l’institution, ni n’ait reçu la faveur de sa

puissante hiérarchie. On peut alors supposer que le thème ait été proposé par Homberg

lui-même. Le projet répondrait alors parfaitement à celui de l’Académie d’analyser

toutes les plantes, ainsi qu’aux intérêts du chimiste allemand étudié au chapitre

précèdent.

Devenu docteur en médecine en 1704, Geoffroy intégra trois ans plus tard en

tant que démonstrateur de chimie le Jardin du Roi, pour porter le titre en 1712 de

« Démonstrateur de l'intérieur des Plantes & Professeur de Chimie & Pharmacie », tout

en offrant en plus un enseignement de la « matière médicale ». Depuis 1709, il avait été

en outre nommé par le roi professeur de médecine au Collège Royal en remplacement

de Tournefort qui venait de décéder.

De son activité de chimiste, en dehors de la rédaction de sa table des rapports on

retiendra la fameuse controverse sur la production artificielle du fer qui l'opposa à Louis

Lemery7 et ses liens avec l'Angleterre. Voyons ce dernier point. En 1698, Geoffroy,

4 Cette classe composée de vingt élèves sera supprimée le 8 janvier 1716 au profit de celle de douze

académiciens adjoints ; voir Eric Brian, Christiane Demeulenaere-Douyère (dir.), Histoire et mémoires de l’Académie des sciences. Guide de recherches, Technique & Documentation, Paris, 1996, 22.

5 Archives de l’Académie des Sciences, Procès Verbaux, tome 18, folio 143 verso-144 recto ; cité par Fabre, op. cit. in n. 3, 6-7. Son projet initial d’étudier les sels est confirmé par Geoffroy lui-même (« Observations sur les dissolutions & sur les fermentations que l’on peut appeler froides, parce qu’elles sont accompagnées du refroidissement des liqueurs dans lesquelles elles se passent », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1700, 110) : « L’Engagement dans lequel je suis entré de travailler sur la nature & les propriétés des sels, lorsque j’ay eu l’honneur d’être admis à l’Académie des Sciences m’a fait tenter plusieurs experiences pour examiner leurs dissolutions, & les effets que produisent leurs mêlanges avec certaines liqueurs ».

6 Frederic Lawrence Holmes, « The communal context for Etienne-François Geoffroy’s “Table des rapports” », Science in context, 9, 3 (1996), 292.

7 Nous avons donné à la note 43 du chapitre précédent les mémoires des deux académiciens s'y rapportant. Pour une étude plus détaillée, voir Fabre, op. cit. in n. 3, ch. III, 68-97.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 378

sans avoir encore le titre de docteur en médecine, a accompagné à Londres comme

médecin l'ambassadeur extraordinaire, le comte de Tallard, qui soit dit en passant fût

membre honoraire de l'Académie Royale des Sciences en 1723. Notre homme y fît la

connaissance du botaniste Hans Sloane et du naturaliste Martin Lister, et obtint le

privilège d'être élevé au rang de Fellow de la Royal Society. En 1706-1707, il expose en

dix séances8 devant l'Académie l'ouvrage de Newton, Opticks, qui contient à partir de

l'édition latine de 1706 l'importante « Question 23 », plus connue sous le numéro 31 de

la seconde édition anglaise de 17179, dans laquelle l'auteur propose une extension de

l'attraction universelle aux phénomènes de la chimie. Ursula Klein10 relate les

divergences d'opinions entre historiens des sciences portant sur le problème de savoir si

la « Question 31 » a représenté un argument décisif dans l’élaboration du mémoire de

1718 de Geoffroy que nous allons étudier11. Pour sa part, Klein est d'avis que la table de

Geoffroy s'appuie sur des travaux expérimentaux connus de longue date et une

innovante prise de conscience personnelle du concept de composé chimique12.

Suivant le souci d’économie des lois de la nature, Newton se demande d’entrée

de jeu dans la « Question 31 » si les petites particules des corps n’agissent pas à

distance en raison de certaines vertus pour produire la plupart des phénomènes

naturelles13, telles que l’hygroscopie, la distillation et la dissolution. On peut y lire

également, toujours dans un style interro-négatif la réflexion suivante : « Lorsqu'on

verse du Sel de Tartre fait par défaillance, sur la dissolution d'un Metal, ce Sel précipite

le Metal, & le fait tomber au fond de la Liqueur en forme de limon : cela ne prouve-t-il

pas que les particules acides sont plus fortement attirées par le Sel de Tartre que par le

8 Selon Bernadette Bensaude-Vincent, Isabelle Stengers, Histoire de la chimie, La Découverte, Paris,

1995, 74. 9 On peut se reporter à la réédition de la traduction de Costes de 1722 : Isaac Newton, Traité

d’optique, Gauthier-Villars, Paris, 1955. 10 Ursula Klein, « E.-F. Geoffroy’s Table of different ‘rapport’ observed between different chemical

substances – A reinterpretation », Ambix, vol. 42, part 2, 1995, 81-83. 11 Citons les travaux de A. Thackray, Atoms and Powers : an Essay on Newtonian Matter-Theory and

the Development of Chemistry, Cambridge, Mass., 1970 ; H. Guerlac, Newton on the Continent, Ithaca, N. Y. : Cornell University Press ; W. A. Smeaton, « E. F. Geoffroy was not a Newtonian Chemist », Ambix, 18, 1971, 212-214. Un Newton alchimiste a été mis au jour par Betty J. Dobbs (The foundations of Newton’s Alchemy, or ‘The Hunting of the Greene Lyon’, Cambridge: Cambridge University Press, 1975; The Janus face of genius. The Role of Alchemy in Newton’s thought, Cambridge: Cambridge University Press, 1991), et Richard Westfall (« The role of Alchemy in Newton’s career », in Reason, Experiment and Mysticism (Righini Bonelli M.L., Shea W.R., éd., MacMillan, Londres, 1975). Selon B. Bensaude-Vincent et I. Stengers (op. cit. in n. 8, 70), ce dernier historien s'est posé la question de savoir si la découverte de la loi d'attraction universelle n'avait pas davantage représenté « une péripétie dans la véritable recherche » de Newton, recherche d’ordre « alchimique ». Il semble en tout cas possible que pour les chimistes du XVIIIe siècle cette loi découle directement d'une réflexion née de la pratique de la chimie.

12 On se reportera également à Ursula Klein, « Origin of the concept of chemical compound », Science in context, 7/2, (1994), 163-204.

13 Newton, op. cit. in n. 9, « question 31 », 453.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 379

Metal ; & qu’en vertu de cette superiorité d’attraction, elles vont du Metal au Sel de

Tartre ? De même, lorsqu’une dissolution de fer dans de l’Eau-forte, dissout la

Calamine, & laisse aller le Fer ; ou qu’une dissolution de Cuivre dissout le Fer qu’on

jette dedans, & laisse aller le Cuivre ; ou qu’une dissolution d’Argent dissout le Cuivre,

& laisse aller l’Argent ; ou qu’une dissolution de Mercure dans de l’Eau-forte, étant

versée sur le Fer, le Cuivre, l’Etain ou le Plomb, dissout le Metal, & laisse aller le

Mercure : tout cela ne prouve-t-il pas que les particules acides de l’Eau-forte sont

attirées plus fortement par la Calamine que par le Fer, plus fortement par le Fer que par

le Cuivre, plus fortement par le Cuivre que par l’Argent, & plus fortement par le Fer, le

Cuivre, l’Etain & le Plomb que par le Mercure ? »14. Ce que décrit Newton avait déjà

été formulé par des chimistes du XVIIe siècle. On découvre dans le Traité de la Chymie

de Glaser, étudié au chapitre 5 de la partie II, un passage relativement similaire, mettant

en scène « l’appétit » des liqueurs acides, avec une conclusion assez intéressante :

« L'argent dissout dans l'eau forte, & que vous aviez versé dans une terrine pleine d’eau se

precipite & separe de son dissolvant, par le moyen d’une plaque de cuivre que l’on y met ; car à

l’instant les esprits de l’eau forte quittent l’argent pour s’attacher au cuivre, lequel ils dissolvent,

& durant la dissolution l’argent se precipite ; la raison de cela est, que le cuivre estant moins

compacte & plus terrestre que l’argent, est facilement penetré par cét esprit corrosif, lequel

rongeant avec impetuosité ce nouveau corps, qu’il trouve à son appetit, quitte sa premiere prise,

& se charge du cuivre qu’il a trouvé le dernier, & en devore tout autant qu’il en peut retenir. […]

Si on met dans cette […] dissolution de cuivre, un corps encore plus terrestre, & plus poreux que

n’estoit le cuivre, tel qu’est le fer, le cuivre se precipitera & les esprits corrosifs de l’eau forte se

chargeront de la substance du fer, qu’on peut aussi precipiter par quelque mineral, comme la

calamine & le zink, qui sont beaucoup plus terrestres & plus poreux que le fer : finalement si on

verse goutte à goutte de la liqueur chargée de la calamine ou du zink, elle détruira l’acide de

l’eau forte, & fera precipiter ce qu’elle tenoit de la substance de ces mineraux. […] Nous avons

crû [devoir communiquer ces experiences], & témoigner en cela, & en toutes choses le dessein

que nous avons d’instruire ceux qui en ont besoin ; estans d’ailleurs persuadez que les curieux

viendront de ces experiences à d’autres connoissances, esquelles ils eussent eu peine de parvenir

sans ces petites lumières »15.

Newton est-il un de ces curieux dont parle Glaser, qui auraient utilisé ces

informations tirées de l’observation pour atteindre « d’autres connoissances » telles que

l’attraction universelle par exemple ? En remontant plus loin, on se souviendra du

formalisme employé par Beguin pour représenter l'opération de double décomposition

14 Newton, op. cit. in n. 9, « question 31 », 460. 15 Christofle Glaser, Traité de la Chymie, 1668, 2e édition (1663 pour la première) rééd. Paris,

Gutenberg Reprints, 1980, 81-84.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 380

se déroulant lors de la distillation de « l'antimoine » avec du mercure sublimé. L'auteur

rédige un commentaire du phénomène, que n'aurait certainement pas renié Geoffroy :

« [...] Je dis que l'esprit vitriolic a une extreme sympathie avec les métaux, & d’autant

plus ou moins avec les autres minéraux, qu’ils approchent ou qu’ils sont esloignez de la

nature métallique. Et parce que le régule d’Antimoine approche plus de la nature

métallique que le Mercure, voila pourquoy distillant le Mercure sublimé avec

l’Antimoine, l’esprit vitriolic du sublimé quitte le Mercure, & se joint & attache au

régule de l’Antimoine. […] D’avantage après que toute la liqueur gommeuse est

distillée, ne reste plus dans la cornuë que le mercure du sublimé, & le soulphre de

l’Antimoine : & parce qu’ils ont une extreme sympathie par ensemble, en donnant feu

de suppression ils se subliment par ensemble au col de la cornuë en cinabre. Je conclud

donc par ces expériences infaillibles, que la poudre émétique n’est autre chose que le

régule d’Antimoine calciné, par l’esprit vitriolic qui est dans le sublimé »16.

Les opérations de déplacements entre sels composés semblent donc attestées

depuis assez longtemps. Cela dit, on ne peut douter qu’une influence newtonienne,

jusque dans sa méthode expérimentale, se soit largement fait sentir dans la chimie du

XVIII e siècle, grâce au vecteur qu’a représenté la communication de Geoffroy. Celle-ci

a permis aux sels mixtes de Homberg d’affirmer une dimension dynamique17. Bien que

la table de Geoffroy n'ait pas reçu immédiatement l'adhésion de tous les académiciens, il

n'en reste pas moins vrai qu'elle a coupé court aux dérives explicatives mécanistes des

opérations chimiques ; plus précisément, l'évocation du pointu des sels acides ne sera

plus jamais un argument avancé dans les mémoires des chimistes18. Cela a eu pour effet

de libérer les chimistes de l’obligation de rendre compte de tout, et de leur permettre de

se réapproprier les « forces occultes » proscrites par Descartes. On assistera également à

une philosophie saline préférentiellement axée sur l'union suivant principalement les

affinités, plutôt que sur une interprétation basée presque uniquement sur l’opposition

16 Jean Beguin, Les élémens de Chymie, édition d’origine non renseignée, Lyon, éditions du

Cosmogone, 1997, 219-220. Le phénomène se trouve également expliqué par Newton, op. cit. in n. 9, 462.

17 Voir Holmes, Eighteenth-Century Chemistry as an Investigative Enterprise, op. cit. 18 Fontenelle serait peut-être le dernier à en parler. Il fait allusion en 1720 (Histoire de l’Académie

Royale des Sciences, 1720, 36) à de petits dards pointus pour décrire les parties de l’acide dans son rapport de deux mémoires de Lemery, alors que celui-ci ne semble pas leur donner de formes précises. Cette remarque ne vaut que pour les communications de l’Académie. En effet, Paul-Jacques Malouin manie encore les pointes des acides dans son Traité de chimie, contenant la manière de préparer les remèdes qui sont les plus en usage dans la pratique de la médecine de 1734 ; il écrit au sujet du passage du sublimé corrosif au mercure doux : « Les pointes d’une partie acide, ne peuvent être toutes enguainées dans un même globule de mercure, il en reste une pointe à nud, qui fait la corrosion du sublimé corrosif. Lorsqu’on mêle avec du mercure coulant, l’autre pointe se cache dans un de ses globules, & de cette manière l’instrument de la corrosion se trouve caché dans le sublimé doux, & hors d’état de nuire » (p. 99).

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 381

des qualités et sur les faiblesses d'une jonction entre deux substances (trop forte

volatilité/fixité, pointes mal engagées dans une matière, antagonisme acide/alkali,…).

Regardons le contenu du mémoire de 1718 de Geoffroy.

1- La table des Rapports19

Des différents rapports20 entre corps, Geoffroy relève une constante : une

substance s'unit à certaines toujours de préférence à d'autres. C'est ainsi que par son

approche un corps peut briser une union mixtive en s'attachant à la partie pour laquelle

il a plus de disposition, provoquant le détachement de l'autre partie. L'auteur expose

suivant cela une proposition qui se veut générale : « Toutes les fois que deux substances

qui ont quelque disposition à se joindre l'une avec l'autre, se trouvent unies ensemble,

s'il en survient une troisième qui ait plus de rapport avec l'une des deux, elle s'y unit en

faisant lâcher prise à l'autre »21. De cette réflexion, avec l'appui de ses propres

expériences et de celles de plusieurs chimistes non mentionnées, Geoffroy pense qu'il

serait profitable à tous de résumer les relations entre substances chimiques dans un

tableau. Celui-ci aurait un but pédagogique pour les apprenants, et servirait à la fois

d'outil prédictif pour entreprendre une stratégie expérimentale, et interprétatif pour

démêler des opérations complexes mettant en jeu différents corps mixtes. La table de

Geoffroy comporte seize colonnes autonomes les unes par rapport aux autres. La

première ligne contient les substances de référence, suivant lesquelles seront jugés les

degrés de rapport relatifs des corps présentant quelque disposition avec chacune d'elles.

Ainsi la première colonne concerne-t-elle la préférence à l'union aux esprits acides en

général, les trois suivantes aux trois liqueurs acides en particulier. Les colonnes cinq à

19 Sur le sujet des tables des affinités au XVIIIe siècle, voir Alistair Duncan, Laws and Order in

Eighteenth-Century Chemistry, Clarendon Press, Oxford, 1996. ; celle de Geoffroy y est traitée en particulier pp. 110-119. Voir également Michelle Goupil, Du Flou au clair ? Une Histoire de l’affinité chimique, édition du C.T.H.S, Paris, 1991.

20 Autant Geoffroy évite l’utilisation de termes trop connotés tels que « affinités » et opte pour le mot neutre de « rapports », autant Fontenelle n’a pas hésité dans le compte-rendu qu’il a rédigé à l’occasion de la communication de 1718 du chimiste, à proposer les synonymes de « sympathies » et d’« attractions », si tant est qu’ils signifient quelque chose, tient-il tout de même à préciser. En 1720, le secrétaire de l’Académie associe cette fois sans réserve « rapports » à « affinités » lors de la publication de son rapport des explications que Geoffroy a été priées de donner en 1720 à la suite de la parution de sa table (E.-F. Geoffroy, « Eclaircissements sur la Table insérée dans les Mémoires de 1718 concernant les Rapports observés entre différentes Substances », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1720, 20-34). Il le répète en 1726 : « Mais la fermentation ne se fait que par un combat d’Acides & d’Alkali ; & la précipitation d’une matiére ne se fait que parce que des Acides qui la tenoient dissoutes l’ont abandonnée pour se joindre à de nouveaux Alkalis, avec lesquels ils avoient plus de rapport, plus d’affinité » (Fontenelle, « Sur les eaux de Passy », Histoire de l’Académie Royale des Sciences, 1726, 31).

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 382

quinze ont pour objet les alkalis dans le sens le plus étendu du terme, c'est-à-dire les

matières réagissant avec effervescence lors de leur dissolution par un acide. Nous avons

donc les terres absorbantes, les alkalis fixes et volatils, les métaux envisagés dans leur

généralité, puis dans leur individualité, à savoir les mercure, plomb, cuivre, argent, fer,

or. Entre la colonne dédiée aux substances métalliques et celles aux métaux, se trouve

interposée celle du soufre minéral. La dernière colonne est assez singulière, et concerne

l'eau : les sels en solution seraient déplacés par l’esprit de vin et les esprits ardents. La

table utilise vingt-quatre symboles désignant dix-neuf substances, quatre catégories de

corps (les métaux, les sels, les liqueurs acides, et les terres absorbantes lesquelles

réfèrent bien à plusieurs corps mais devaient être alors perçues à notre avis comme un

seul)22, et un élément spéculatif, le « Soufre principe » ou « Principe huileux », assez

important dans la doctrine du chimiste. Nous comptons au minimum 75 possibilités de

combinaisons ici représentées et classées selon un ordre relatif de prédisposition à

l'union. La table ne demande cependant selon l’auteur qu'à être complétée à force

d'expériences supplémentaires pour identifier d'autres rapports.

Le chiffre de 75 ne tient pas compte des différents corps salins illustrés par le

symbole du sel « » dans la colonne de l’eau. En légende de sa table, l'auteur traduit

ce dernier signe par le terme au singulier de « sel »23, à la différence des deux catégories

« Ω » pour « esprits métalliques » et « SM » pour « Substances métalliques ». Il

convient de bien insister sur le fait, qu'à notre connaissance, c'est la première fois

qu'apparaît le sel comme terme générique des matières salines non dans le sens de

principe mais dans celui de substances chimiques manipulables. En se référant à un

mémoire de Guillaume-François Rouelle24 que nous étudierons dans la partie suivante,

le symbole de la classe des sels employé par Geoffroy est celui du sel marin25. Cela est

d'autant plus significatif que le sel par excellence a été, tout au long de l’histoire que

nous traçons, marqué uniquement par deux matières : un alkali puis un acide, et ce

constamment en référence au sel commun. Maintenant qu’il n'est question que de

réflexions d'ordre expérimental, le sel marin qui permit d'offrir un discours au sel

21 Geoffroy, op. cit. in n. 1, 203. 22 Nous savons par ailleurs que le terme d'alkali fixe aussi bien que celui d'alkali volatil cachent en

réalité plusieurs substances différentes. Nous les pensons ici comme Geoffroy qui les prenait pour désigner deux individus particuliers.

23 A la page 206 (Geoffroy, op. cit. in n. 1) du mémoire, il est précisé qu'il s'agit bien des « sels ». 24 Guillaume-François Rouelle, « Mémoire sur les sels neutres, dans lequel on propose une division

méthodique de ces sels, qui facilite les moyens pour parvenir à la théorie de leur crystallisation », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1744, 353-365.

25 Malouin, à ce sujet, écrit dans son Traité de Chimie de 1734 (pp. 206207) que les « Alchymistes » croyaient que le sel commun tenait beaucoup du principe solaire, ce qui expliquerait son symbole circulaire.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 383

spéculatif, retrouve là sa primauté parmi les sels. Primauté qu'il exercerait apparemment

uniquement sur le sel engagé dans un travail pratique de la chimie. Car Geoffroy

partage sans doute le sentiment de Homberg pour qui, rappelons-nous, le sel était un

principe insaisissable et sans doute acide. Contrairement à son ancien maître à

l'Académie, notre homme a avancé pour la composition des métaux l'existence en eux

d'un sel acide constitutif en plus d'une huile et d'une terre, mais non d'un mercure26. On

a tout lieu de croire en une nature principielle de ce sel acide constitutif des corps

métalliques. Il est en outre envisageable de songer à une confusion portant sur le mot

même de mercure pour expliquer cette divergence d'opinion entre Homberg et

Geoffroy. Nous avons vu qu'au siècle précédent, ce terme renvoyait aussi bien au

mercure principiel qu'à l'esprit isolable sous forme de liqueur acide. Le mercure principe

n'apparaissait plus que comme une eau activée par un sel acide. On peut alors avancer

que Homberg se référait à une doctrine alchimique dont les racines sont ancrées dans

une époque plus lointaine que pour Geoffroy.

Pour faire sentir tout l'intérêt d'une table des convenances entre substances

chimiques, Etienne-François Geoffroy propose d’analyser la préparation du sublimé

corrosif, mixte salin bien connu mais dont le mécanisme recèle selon lui encore bien des

mystères. Voici comme il convient d'opérer et d'interpréter la préparation. On met à

distiller un mélange de vitriol déflegmé, qui est suivant la précision de Geoffroy un sel

moyen formé du fer dissous et étroitement uni à l'acide vitriolique, en présence de sel

marin, lui aussi sel moyen fait d'acide salin et d'une terre absorbante, et de « sel nitreux-

mercuriel », « composé » du mercure joint à de l'acide du nitre. Il sort de la cornue un

esprit acide que l'auteur devine constitué d'une grande partie de l'esprit de nitre mêlé à

un peu d'esprit acide de sel. En augmentant le feu, une masse saline blanche cristallisée

se fixe au sommet du vaisseau distillatoire, laissant dans le fond une masse rougeâtre de

laquelle, par lessivage, Geoffroy sépare un sel blanc et une terre rouge métallique.

La première colonne, dite des « esprits acides », consigne d'après notre homme

le fait que ces derniers possèdent une plus grande convenance pour les terres

absorbantes que pour les substances métalliques. La cinquième colonne, celle des

« terres absorbantes », révèle que celles-ci sont plus disposées à se joindre à l'acide de

vitriol qu'aux acides nitreux et du sel marin. Aussi l'acide vitriolique doit-il quitter son

métal afin de s'unir à la terre du sel marin. Dans le même mouvement, l'acide de ce

26 Voir E.-F. Geoffroy, 1707, « Eclaircissemens sur la production artificielle du Fer, & sur la

composition des autres Métaux », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1707, 176-188. En 1734 Malouin sera encore du même avis : « […] Il est néanmoins constant [que les métaux] sont composés d’un principe huileux, d’un sel acide & d’une terre » (Traité de Chimie, 40)

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 384

dernier abandonne sa terre, et partirait il est vrai entièrement dans l'air du fait de sa

volatilité s'il ne présentait pas davantage de rapport que les autres acides présents dans

le milieu réactionnel avec les substances métalliques (colonne des « Substances

métalliques »). Il « attaque donc tout à la fois & le Fer du Vitriol & le Mercure du

Nitre ». L'acide du nitre ne trouvant rien « où se prendre, s'exhalle hors du vaisseau ». A

cette étape, on fait le bilan suivant :

Vitriol de fer + sel marin + sel nitreux-mercuriel = esprit de nitre (joint à un peu d'esprit de sel) + « masse rougeâtre»

Soit :

fer terre absorbante mercure fer + + = + acide vitriolique acide salin acide du nitre acide salin terre absorbante mercure + + acide du nitre acide vitriolique acide salin

La force du feu allant en augmentant, l'acide du sel marin se détache du fer trop

fixe, pour se joindre totalement au mercure ; acide et mercure se subliment alors sous la

forme de sublimé corrosif. Le résultat de l'opération est le suivant :

Sublimé corrosif (mercure/acide salin) + colcothar ou safran de Mars (terre métallique du fer) + sel de Glauber (terre du sel marin/acide du nitre)

Geoffroy reconnaît toutefois que dans la théorie qu'il donne de cette opération au

moyen de sa table, une difficulté se présente. A en croire celle-ci, l'esprit de nitre aurait

dû s'unir au fer. Pour contourner ce problème, l'auteur explique que les particules acides

se trouvent écartées par la violence du feu des parties ferreuses, et chassées hors de la

cornue. Cette explication échappant aux rapports fragilise à notre avis tant soit peu ce

mémoire présentant les convenances entre substances chimiques comme une constante

des opérations chimiques. Nous comprenons qu’il faut donc prendre en considération

d’autres paramètres susceptibles de modifier les rapports établis. Geoffroy en est venu à

cette justification après avoir observé les vapeurs rouges caractéristiques de l'acide

nitreux sortir de sa cornue. Sa table qui se veut prédictive, « prophétique » selon le mot

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 385

de Fontenelle dans son compte-rendu27, se voit là restreinte dans ses ambitions ; une

personne raisonnant sur papier sur la préparation du sublimé corrosif, inévitablement

conclurait à l'union de l'acide du nitre au fer s'il n'a jamais pratiqué cette opération.

Par ailleurs, on peut à bon droit s'interroger sur l'utilité de cet acide dans la

réalisation du procédé puisque la substance mercurique aurait pu être introduite seule

dans le mélange. Mais Geoffroy nous renseigne sur ce point. L’intérêt de son ajout

réside dans le fait qu’il présente un mercure divisé propre à intervenir dans l'opération et

met davantage l'acide du sel marin en état d'agir sur ce dernier.

Nous le remarquons, le sel, ou plutôt les sels, sont envisagés dorénavant du

point de vue d'une certaine réactivité opérationnelle qui s’exprime par la capacité à

échanger leur base ou leur acide. Les relations entre substances chimiques sont

d'actualité académique au tout début du siècle des Lumières. Cela l'a toujours été dans la

chimie, mais le problème se pose différemment. Fontenelle en 1711 rédigeant un

rapport sur les dissolvants propres à chaque mixte s’interroge sur les problèmes

chimiques de la dissolution et de la précipitation : « […] Quels sont les dissolvans

convenables à chaque Mixte, d’où vient cette convenance, quels Intermedes ou

Absorbans précipitent ce qui a été dissous, & en quoy consiste leur action »28 ; il

convient d’éclaircir cette « mechanique assés obscure ». Louis Lemery en 1714 écrit :

« mais pourquoy ces mesmes acides revestus des parties de l’Argent abandonnent-ils ce

metal pour du Cuivre ou pour un sel alkali ? [...] quelle est la force qui leur fait faire cet

échange ? comment se fait-il ? ou plûtost qu’est-ce qui peut obliger l’Argent à ceder au

Cuivre ou à un sel alkali les acides dont il estoit en possession »29. Les chimistes sont

demandeurs à cette époque d'une explication faisant intervenir les attractions à distance

pour comprendre les opérations salines, et ont accueilli la Question 31 de Newton,

médiatisée par Geoffroy, comme une autorisation à s'emparer d'une telle idée.

L'attraction de Newton a décomplexé les chimistes vis-à-vis des « forces occultes »

bannies du discours scientifique par Descartes. Il est possible qu'il y ait eu un certain

enthousiasme newtonien, d'abord modéré avec le mémoire de E.-F. Geoffroy de 1718

(ses communications précédentes à l'Académie sont également il est vrai empreintes

d’un mécanisme « cartésien »), puis nettement affiché avec le Nouveau Cours de

27 Fontenelle, « Sur les rapports de differentes substances en Chimie », Histoire de l’Académie

Royale des Sciences, 1718, 36. 28 Fontenelle, « Sur les precipitations », compte-rendu de l’Histoire de l’Académie Royale des

Sciences, 1711, paru en 1714, 33. 29 Louis Lemery, « Mémoire sur les precipitations Chimiques ; ou l’on examine par occasion la

dissolution de l’Or & de l’Argent, la nature particuliere des esprits acides, & la maniere dont l’esprit de nitre agit sur celuy de Sel dans la formation de l’eau regale ordinaire », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1711, 66.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 386

Chymie de Senac (que nous verrons dans quelques pages), pour revenir à une situation

plus réaliste : la chimie n'en a pas été bouleversée, la plupart des interrogations sur la

matière demeurent. C'est peut-être ce retour à la réalité tendant parfois vers un

scepticisme (s’exprimant par l’empirisme), qui a pu passer pour de l'anti-newtonianisme

par certains historiens30 ; on refusera de parler de magnétisme, d’évoquer une force de

gravitation chimique, d’y chercher une loi mathématique. De ce point de vue-là on

pourra dire que tout le monde sera anti-newtonien parmi les chimistes d’après 1740, et

parler d'affinités ne signifiera pas forcément une marque d'adhésion à la doctrine de

l'Anglais. Reste que les chimistes se sentent dorénavant libres d'invoquer des

attractions, qu'elles soient en raison de la ressemblance des corps ou l’effet d’une force.

La table de Geoffroy est certainement apparue comme un soulagement pour eux,

empêtrés dans un mécanisme dont la valeur de l’explication dépendait de son

embrassement de tous les phénomènes chimiques. Il était bien sûr à craindre qu’il ne

soutienne pas tout. L’aspect le plus fragile du mécanisme, celui entre autres des pointes

diversement proportionnées, disparaît presque instantanément à la suite de la parution

de la table des rapports de Geoffroy, même si celle-ci ne paraît pas avoir été

immédiatement adoptée par l’ensemble de la compagnie des chimistes. Un mécanisme,

certes beaucoup moins développé, demeurera pourtant encore en arrière-fond au travail

de Geoffroy.

Holmes31 minimise l'apport personnel de Geoffroy dans son mémoire de 1718

au profit d'un fond commun de savoirs et de pratiques établi plus ou moins par Homberg

et partagé par tous les chimistes des deux décennies séparant le renouvellement en 1699

de l'Académie de la parution de la « table des rapports ». L'auteur ne revient pas sur la

question de savoir si Geoffroy a été oui ou non influencé par Newton, mais il montre de

manière assez intéressante à notre sens un Geoffroy s'inscrivant dans une histoire

continue de la chimie. Il a le sentiment que cette période, loin de marquer un

changement dans le mode de travail des chimistes par rapport à une époque antérieure à

la refonte de l’institution, c’est-à-dire le passage d’une recherche en commun dans le

but de faire progresser la science en faisant rejaillir une gloire tout anonyme sur

l’ensemble de l’Académie, à une individualisation de la démarche d’investigation,

représente une transition entre projet en commun à objectif personnel beaucoup moins

complète qu’il ne paraît. Wilhelm Homberg a tracé des sillons dans lesquels se sont

engagés en particulier ses deux jeunes collègues, Etienne-François Geoffroy et Louis

30 Par exemple Michelle Goupil (Du Flou au clair ? Une Histoire de l’affinité chimique, édition du

C.T.H.S, Paris, 1991) à propos de G.-F. Rouelle.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 387

Lemery. A eux trois, ils ont représenté les trois forces les plus actives de la classe de

chimie en ce qui relève du domaine théorique.

Nous pouvons aussi songer que sans Homberg la première moitié de la table,

celle concernant les sels mixtes, n'aurait pu être rédigée, avec ou sans influence

newtonienne. Après avoir pacifié l’imagerie de la rencontre de sels antagonistes qui ne

conduit plus à leur destruction, Homberg a affirmé la salinité des sels composés d'abord

d'un sel acide et d'un sel alkali, ensuite, à partir de 1708, d'un sel acide et d'une base

terreuse quelconque, c'est-à-dire d'un alkali salin, terreux ou métallique, qui se ramènent

tous trois au terme d’une analyse spéculative à une terre principielle. Par ailleurs, ce

chimiste a davantage axé les recherches vers la combinaison des matières. Les

opérations d’analyse qui dominaient la pratique chimique se sont équilibrées avec celles

de synthèse. Ce mouvement s’est amorcé depuis la fin de la recherche du fondement

unique de la matière avec l'arrivée du mécanisme, depuis aussi la limitation donnée à la

définition des principes de la chimie à des corps tangibles pour lesquels l'anatomisation

est impossible, posée par Boyle, réaffirmée par Homberg. Le nombre de principes s’est

trouvé considérablement augmenté ; un mixte peut contenir, sans contrevenir à la raison,

deux sels principiels32 mis en évidence expérimentalement, distincts de ceux d’un autre

mixte. Les principes s’identifient à nos yeux de modernes à des substances chimiques

définies qui sont autant de corps prêts à l’union. Une chimie de synthèse avec des

« blocs principiels », voilà ce qui a formé un préalable à la construction de la table de

Geoffroy. Les sels simples, les sels acides et les sels alkalis des sels composés,

constituent les blocs les plus susceptibles d’entrer en composition, avec ou sans

provoquer de désunion. Une fonction instrumentale a commencé à leur être prêtée

depuis plusieurs années permettant de définir un corps par rapport à leur union avec

celui-ci, provoquant la manifestation de caractères qui lui sont propres, et d’entrer

comme une étape dans une stratégie opératoire ; l’étude d’un mémoire de Duhamel du

Monceau illustrera dans quelques pages ce dernier point.

En outre, il nous apparaît très probable que les chimistes ne croyaient pas

forcément que les explications mécanistes qu’ils avançaient reflétaient la réalité du

mécanisme des phénomènes chimiques. Ils n’ont jamais élevé leur doctrine à la hauteur

d’une foi religieuse profonde. Les mécanismes qu’ils proposaient étaient à la limite

31 Holmes, op. cit. in n. 6, 289-311. 32 Ce qui est rappelé par Fontenelle en 1719 : « [M. Lémery] a une pensée, que nous avons déjà

insinuée plusieurs fois dans le cours de nos Histoires, que pour bien connoître les Mixtes, il ne les faut pas tant décomposer, mais seulement les résoudre en d’autres Mixtes moins Mixtes, qui seront des Principes à leur égard. Les plus considérables de ces sortes de Principes sont les parties salines, & les parties grasses ou sulphureuses » (Fontenelle, Histoire de l’Académie Royale des Sciences, 1719, 51).

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 388

vraisemblables, ils leur offraient une représentation de la nature, un support intellectuel

sur lequel les opérations de la chimie pouvaient être pensées. Dans le débat d’alors de la

philosophie chimique, ce mode explicatif passait pour tout à fait satisfaisant. Le

mécanisme en chimie ne doit être pris que pour ce qu’il est, un « roman ». Aussi cet

attachement somme toute assez faible relatif à ce genre d’explications permet de

comprendre son abandon rapide et sans heurt de la part des chimistes, et l’appropriation

des affinités en remplacement. Un système moins contraignant est doué d’un pouvoir

(attractif) de séduction supérieur. Cela dit, les « convertis » aux rapports ou affinités ne

prenaient certainement pas non plus ces arguments pour une vérité révélée, mais comme

un schéma duquel ils tiraient l’espoir de progresser dans leur travail en chimie.

Cependant certains chimistes avaient de bonnes raisons de se tenir à l’écart du nouveau

« roman » chimique dans leur pratique des corps salins. Nous le comprendrons en

passant en revue trois académiciens en plein travail sur les sels : Louis Lemery d’abord

pour qui les affinités-attractions représentent un aveu d’impuissance et donc une

hypothèse ne valant pas plus que celle qui avait cours, Gilles Boulduc ensuite, qui n’est

partisan ni du mécanisme ni des rapports car son activité n’est pas celle d’un

« physicien », mais qui serait sensible à une nouvelle voie stahlienne, et Duhamel du

Monceau enfin qui a utilisé avec profit des rapports dégagés de tout concept sur la

matière.

2- Une affinité saline par « absorption »

Comme nous l’avons écrit en début de chapitre, les « rapports » entre

substances au sens de Geoffroy existaient dans l’esprit des chimistes bien avant sa table

de Geoffroy. Pour centrer notre propos, disons que les sels étaient riches en rapports

bien avant 1718, et le mécanisme a bien entendu essayé d’en rendre compte. Pour le

comprendre, nous suivrons Louis Lemery, très actif et très productif académicien de la

compagnie des chimistes, à travers plusieurs de ces publications avant et après la

parution du célèbre mémoire d’Etienne-François Geoffroy ; deux hommes entre lesquels

régnait une certaine rivalité. L’acide apparaît chez notre homme comme l’élément de

loin le plus important dans les relations salines ; c’est pour cela que nous détaillerons en

premier quelques-unes de ses propriétés. Nous verrons se dessiner une pensée

identifiable à la théorie des affinités, mais appliquée aux sels et rédigée dans un style

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 389

mécaniste, pour voir ensuite l’auteur se justifier de son refus d’adhérer à la doctrine des

« attractions » chimiques.

Louis Lemery est de la même génération que E.-F. Geoffroy. Né en 1677, fils de

Nicolas, Louis était médecin très estimé, diplômé de la faculté de Paris en 1698. Il entre

à l’Académie en 1700 comme élève botaniste de Tournefort, est nommé en 1702 élève

chimiste de son père, membre associé en 1712 et pensionnaire trois ans plus tard. Il

devient professeur de chimie au Jardin du Roi en 1731 en remplacement de Geoffroy ; il

y restera jusqu’à sa mort en 1743. Il est en tant qu’académicien l’auteur de plus de

quarante mémoires. Il publia en 1702 également un très apprécié Traité des Aliments33.

Il convient de remarquer que la notion de « blocs principiels » est également

présente dès les premiers écrits de Louis Lemery. Nous savons que l’association d’un

acide et d’un alkali ne conduit pas à un mixte parfait, seul un assemblage mécanique est

réalisé. C’est ce qui explique que l’on puisse en séparer les constituants. Les pointes de

l’acide se sont simplement logées dans les gaines ménagées par les pores de l’alkali.

Autrement dit, nous pouvons poser l’illustration suivante :

Par ce calligramme, nous comprenons qu’il est en toute rigueur erroné

d’envisager ce mixte comme un corps nouveau, résultat d’une transformation chimique,

mais plutôt comme l’assemblage de deux principes salins si l’alkali est un sel. Aussi la

transcription en une expression moderne à laquelle nous avons parfois eu recours

jusqu’à présent de ce produit dépasse-t-elle la pensée de l’époque et apparaît-elle bien

entendu anachronique. Par exemple, l’union du sel de tartre (K2CO3) et de l’esprit de

vitriol (H2SO4) mène il est vrai, pour nous à ce composé de sulfate de potassium :

K2SO4. Néanmoins il serait plus proche de la réalité d’alors de noter simplement :

[K2CO3 + H2SO4], en imaginant les parties de l’acide engagées dans les pores de l’alkali

comme deux blocs conservant toute leur intégrité ; les parties constitutives du mixte

s’unissent pour former les « parties intégrantes » qui possèdent les mêmes qualités que

la substance qu’ils composent.

33 Sur Louis Lemery, voir Jean-Paul Contant, L’enseignement de la chimie au Jardin Royal des

Plantes de Paris, Cahors, Imprimerie A. Coueslant, 1952, 57-60 ; Partington, op. cit. in n. 3, 41-42 ; Owen Hannaway, DSB, 1981, t. 8, 171-172 ; Michel Bougard, La chimie de Nicolas Lemery, Turnhout, Brepols Publishers, 1999, 62.

A LK AL I

ACIDE

ACIDE

ACIDE

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 390

Les acides pour Lemery le fils revêtiraient plutôt la forme de fuseau à deux

pointes que celle de cônes pointus34. Cette considération de 1711 a l’avantage de rendre

compte de certains phénomènes de précipitation où l’acide, sans être doublement actif

pour cela, par une extrémité est fiché par exemple dans un globule métallique et de

l’autre retient une partie alkaline ; les trois corps tombent ainsi unis au fond de la

liqueur qui aurait pu les soutenir deux à deux mais non pas ensemble.

Dans tous les cas pour Lemery, une matière est maintenue en suspension dans un

liquide uniquement grâce au secours de l’acide, sauf si celle-ci est plus légère que le

fluide ; elle se positionnera alors en surface. Ce qui surprend tout de même l’auteur est

la perte de solubilité subie par un composé formé d’un acide et d’un sel alkali : « [il lui

faut] en cet estat pour sa dissolution bien plus de temps & de liqueur qu’il en a fallu par

exemple au sel de tartre pur, & tel qu’il estoit avant son meslange avec des acides ; ce

qui marque que le sel moyen dont il s’agit a plus de peine à se dissoudre & plus de

pante à se précipiter que chacune des parties dont il est composé »35. Les sels fixes et les

acides deviendraient par leur union moins dissolubles « & moins propres à estre

suspendus dans un liquide aqueux ».

Pour le chimiste36, la dissolution d’un sel correspond à une « division portée

infiniment loin » du corps par l’eau qui peut alors l’enlever, le soutenir, le rendant

imperceptible dans le liquide mais sans agir sur lui, en s’intercalant simplement entre

ses parties. Selon Louis Lemery37, tous les sels demandent pour être dissous la même

« force », c’est-à-dire la même quantité de particules d’eau pour les mouvoir et soutenir.

Les variations de solubilité résultent des différentes figures des parties salines qui, si

elles sont lisses, nécessitent un plus grand volume de dissolvant pour les séparer, pour

éviter qu’elles ne s’unissent à nouveau provoquant la formation de corpuscules d’une

pesanteur trop considérable pour continuer à se maintenir en suspension dans le fluide ;

alors que pour un sel dont les parties ne se touchent que par quelques points, la

propension à se reformer est faible.

La solubilité est comme on le sait la caractéristique physique principale du sel.

Néanmoins, vu de la sorte le sel nous apparaît ni plus ni moins comme une substance

qui peut se réduire mécaniquement en ses parties intégrantes si ténues qu’elles nagent

34 Voir Lemery, op. cit. in n. 29, 1711, 56-79. 35 Louis Lemery, 1711, ib., 66. 36 Louis Lemery, « Observation nouvelle et singuliere sur la Dissolution successive de plusieurs Sels

dans l’Eau commune », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1724, 332-347. 37 Voir Louis Lemery, « Explication mécanique de quelques differences asses curieuses qui resultent

de la dissolution de differents Sels dans l’Eau commune », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1716, 154-172.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 391

dans l’eau sans subir « les loix de l’Hydrostatique ». Serait-ce là l’unique raison qui fait

des sels une classe à part pour l’académicien ? Lorsque l’on dit qu’un corps n’est pas

soluble, cela signifie-t-il que ses parties se tiennent les unes aux autres plus fermement ?

Et quand Boulduc en 1726 écrit qu’un certain corps salin est moins soluble car plus

chargé de terre, que comprendre alors ?38

Pour Lemery, le fait est indiscutable, un sel est soluble dans l’eau grâce à « ses

acides » 39. En 173640 il expose longuement et mécaniquement les détails de la

dissolution d’un sel mixte dans l’eau et les relations entretenues entre les acides et l’eau.

Les acides jouent en réalité l’intermède entre la terre ou le métal où ils sont enchâssés et

les parties de l’eau (en somme, comme chez Newton, « Question 31 »). L’auteur

explique que les acides se présentent toujours à nous dans un véhicule ou base qui est

soit le phlegme, soit une terre alkaline ou un sel alkali. Les parties acides adhéreraient

de manière mécanique aux deux derniers types de corps, alors qu’ils le font « par la

nature de leur surface aux parties d’eau »41 et entre eux. La partie acide assurerait alors

la solubilité d’un corps en soutenant les corpuscules de celui-ci tout en se soutenant à

celle du phlegme. Dans deux autres mémoires42, on comprend en fait que Lemery

associe acide à salinité et à solubilité, le tout dans un cadre qui déborde le mécanisme.

Voyons chez notre homme ce que nous entendons par l’expression « affinité par

absorption » notée dans le sous-titre du chapitre. Louis Lemery, dans son « Second

Mémoire sur les Couleurs differentes des Précipités du Mercure »43 de 1714, nous

apprend que la causticité exhibée par des composés à base de mercure dépend de la

disposition dans la masse des parties d’acide qui la remplissent ; moins les dards de ce

dernier sont fichés profondément dans la masse, plus le caractère caustique sera

prononcé :

« De tout ce qui a été dit comme par une consequence naturelle, on pourroit réduire les acides de

nôtre dissolution sous trois ordres differents. Le premier est de ceux qui sont le moins engagés

dans le Mercure, & qui par-là peuvent faire des trous plus profonds que les autres sur les corps

qui s’offrent à leur action ; ce qui fait la causticité ; le second ordre est de ceux qui sont entrés

38 Nous reviendrons sur la question de solubilité des sels dans ce chapitre et le suivant. 39 Louis Lemery, « Nouvel éclaircissement sur l’alun, sur le vitriols, et particuliérement sur la

Composition naturelle, & jusqu’à présent ignorée, du vitriol blanc ordinaire », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1735, 274.

40 Louis Lemery, « Supplément aux deux mémoires que j’ai donnés en 1735, sur l’Alun et sur les Vitriols », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1736, 275-281.

41 Lemery, 1736, ib., 279. Serait-ce selon une analogie de surface chère à Stahl, très célèbre chimiste à l’époque de Louis Lemery dont la pensée sera popularisée en France à partir des années 1740 ? Nous y reviendrons à la fin de ce chapitre.

42 Lemery 1736, ib. ; et Lemery, 1735, op. cit in n. 38.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 392

plus avant dans le Mercure, mais cependant qui conservent encore à l’exterieur assés de force

pour picoter & irriter. Enfin, ceux qui sont presque tous entiers dans le Mercure, & qui ne sortent

presque point au dehors, font nôtre troisieme ordre d’acides. Je remarque encore une chose

curieuse qui vient assés bien à ce que j’ai avancé sur la causticité du Mercure ; c’est que quoi-

que l’esprit de Nitre soit un puissant corrosif, & que le Sel commun & le Vitriol ne le soient pas ;

cependant le Mercure herissé des acides du Nitre est alors beaucoup moins caustique que quand

il est revêtu des parties du Sel & du Vitriol ; & cela, parce que les acides du Nitre étant plus

subtiles, s’enfoncent davantage dans le corps du Mercure ; les autres au contraire y entrant moins

profondément à cause de leur grossiereté, présentent au dehors des masses plus longues & plus

épaisses, qui font aussi des trous plus larges & plus profonds »44.

Dans un mémoire de 1711, Lemery avait fait part de sa surprise de voir l’acide

du sel capable de précipiter le mercure dissous et suspendu par l’acide nitreux ; cela

signifierait à ses yeux qu’un acide peut jouer le rôle « d’absorbant » vis-à-vis d’un autre

acide. Souvenons-nous que son père dans son Cours de Chymie crût la chose possible

puisqu’il écrivit qu’un acide peut être alkali par rapport à un autre acide. Mais Louis

n’évoque pas les pores des pointes acides pour comprendre le phénomène, du moins pas

aussi directement. Pour lui, toutes les pointes acides sont solides et identiques d’un

esprit acide à un autre ; elles doivent leur spécification à la matière sulfureuse qui s’y

collait inévitablement lors de leur extraction de leur matrice. Il évoque la particularité de

l’eau régale, formée des esprits de nitre et de sel, capable de dissoudre l’or mieux que

l’acide de sel pur, mais non l’argent alors que l’acide de nitre seul le fait. Par son soufre,

l’esprit de sel est plus volumineux et poreux, et sert d’absorbant à l’autre liqueur qui lui

donne plus de vigueur pour pénétrer le plus noble des métaux, mais trop d’épaisseur

pour s’avancer dans les pores de l’argent. Ces vues sont somme toute très proches de

celles évoquées par Homberg dont Lemery rappelle comme support à sa démonstration

les deux mémoires de 1699 et 1700 sur l’évaluation des forces acides et alkalines.

On le constate aisément, il est difficile de parler d’affinité dans le sens convenu

après la parution de la table de Geoffroy au sujet d’opérations de précipitation chez le

fils Lemery ; tout n’est question chez lui que de mécanique, de pointes plus ou moins

engagées dans la masse, de flux de matière de feu, de largeur de pores, de secousses. Et

pourtant, tout mécaniste qu’elle puisse paraître, la notion d’affinité est bien présente

dans la philosophie chimique de l’auteur. Elle n’est pas clairement exprimée comme

une loi générale de la nature, mais on assiste tout de même chez Lemery à une tentative

43 Louis Lemery, « Second Mémoire sur les Couleurs differentes des Précipités du Mercure »,

Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1714, 259-280. 44 Louis Lemery, 1714, ib., 271.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 393

d’explication des relations salines, chose que n’a pas osé faire Geoffroy. En 1714, on

peut lire dans sa communication :

« Si les acides qui servent à tenir le Mercure en dissolution n’y sont pas tous également engagez,

les differents absorbants dont il a été parlé, n’ont pas tous aussi la même facilité à les enlever ; en

un mot, certains absorbants n’ont de prise & d’action que sur les acides d’un certain ordre,

d’autres en ont sur ces mêmes acides, & sur d’autres encore plus profondément enfoncés dans les

pores du Mercure ; en sorte que si l’on verse d’abord sur nôtre dissolution, les absorbans les

moins efficaces, ils laisseront aux autres absorbants des acides à détacher ; ce qui n’arrivera

point si les absorbants les plus efficaces entrent les premiers en action. Cette efficacité plus ou

moins grande des differents absorbants paroît clairement dans l’Argent dissous par l’esprit de

Nitre, & précipité ensuite par le Cuivre ; car dans cette operation l’Argent tombe sans presque

avoir retenu aucuns acides, & quand on se sert des sels absorbants au lieu de Cuivre, l’Argent se

précipite alors avec une quantité d’acides bien plus grande ; ce qui marque que le Cuivre non

seulement absorbe en cette occasion plus d’acides que ces sels ; mais encore qu’il en enleve de

tels sur lesquels les sels absorbants n’ont point d’action »45.

Nous voyons bel et bien exposée ici une théorie de type « affinité » selon

Geoffroy, mais dans des termes mécanistes, avec des corpuscules figurés et des actions

de contact. Il n’en reste pas moins que la préférence à l’union et même la force de cette

convenance exprimée quantitativement sont évoquées par Louis Lemery. C’est la

puissance et la capacité sélective d’absorption des substances absorbantes qui peuvent

être traduites par affinité. Mais il faut bien comprendre que celles-ci n’ont d’affinité que

pour les acides. Il n’a d’absorption que d’acides, lesquels sont alors poussés à lâcher la

matière où ils s’étaient logés. Si affinité il y a, c’est dont toujours dans le but d’œuvrer à

une union avec une liqueur acide. L’« efficacité absorbante » dépend selon l’auteur de

la nature des absorbants, de l’état des pores de la matière maintenue en solution, du

degré de pénétration des acides, du courant de pression de la matière ignée et du volume

de la matière sulfureuse enveloppant les acides. Une faiblesse de ce discours mécaniste

pourrait être à nos yeux que l’on devrait pouvoir compenser le manque d’absorption par

exemple d’un sel alkali par sa quantité, ce qui n’arrive apparemment pas ; une théorie de

rapports indéfinis entre substances telle qu’on la lit en 1718 détient là un net avantage.

Le chef d’orchestre de cette convenance saline par absorption nous paraît être sans

pouvoir l’affirmer avec certitude, le fluide subtil sulfureux tel que nous l’avons connu

chez Wilhelm Homberg.

Lemery devance la notion de rapports de son confrère par la présentation d’une

explication de résonance plus mécaniste, que nous définissons par l’expression

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 394

« affinité d’absorption ». Mais que sont les absorbants dont il est question ? : « […] On

n’imagine pas qu’il y a un très grand nombre de corps fixes capables d’absorber les

acides & de former avec eux un sel concret moyen ou salé ; tels sont non seulement tous

les Sels fixes alkalis, mais encore beaucoup de terres de differentes especes, beaucoup

de matieres metalliques, de metaux »46. Les absorbants sont donc les corps alkalis dans

le sens le plus étendu du terme, c’est-à-dire ceux pouvant être réduits par la pensée en

terre principe élémentaire, ceux-là mêmes qui forment la classe des corps qui, par leur

jonction à un acide, produisent un être salin composé. Les absorbants sont donc les êtres

servant de bases aux acides.

Les actions à distance n’ont pas leur place dans les interprétations de Lemery des

phénomènes chimiques. En 1711, Lemery le fils, avant d’exposer un schéma opératoire

mécaniste du problème des « rapports » salins en solution, se posait la question de la

nature des mouvements cachés : « Peut-estre me dira-t-on encore que les acides engagez

par une de leurs extremitez dans un metal, peuvent bien à la verité par l’autre se loger

dans les pores d’un sel alkali, & tenir en mesme temps au metal & au sel, comme il

arrive dans la precipitation du Cuivre & du Fer ; mais pourquoy ces mesmes acides

revestus des parties de l’Argent abandonnent-ils ce metal pour du Cuivre ou pour un sel

alkali ? que ne conservent-ils l’un & l’autre ? quelle est la force qui leur fait faire cet

échange ? comment se fait-il ? ou plûtost qu’est-ce qui peut obliger l’Argent à ceder au

Cuivre ou à un sel alkali les acides dont il estoit en possession »47. Cette interrogation

aurait pu être le point de départ d’un type nouveau de raisonnement, toutefois on trouve

une analogie d’un style plutôt cartésien :

« Je reponds qu’il est tres certain que les acides abandonnent un metal pour entrer dans un autre

corps, comme on le voit clairement par la precipitation de l’Argent avec le Cuivre qui se dissout

à mesure que l’Argent se debarasse de ses acides ; ce passage des acides d’un corps dans un

autre estant donc tres averé, il ne s’agit plus que d’en faire concevoir la mecanique. Je me

serviray pour cela d’une comparaison qui toute grossiere qu’elle est convient parfaitement au

sujet. Supposons un baston poussé tres vigoureusement par une de ses extremitez dans un trou, &

qui soit garni à l’autre extremité d’une pomme de metal plus grosse que le trou. Quand la pomme

sera arrivée au trou, comme elle ne pourra l’enfiler à cause de son volume, elle y recevra un choc

considerable, & alors si la pomme tient assez fortement au baston pour resister à ce choc, elle ne

le quittera point, & il n’avancera pas d’avantage dans le trou ; sinon après qu’elle en aura esté

45 Lemery, ib., 272. 46 Louis Lemery, « Second mémoire sur les analyses ordinaires de Chimie ; Dans lequel on continue

d’examiner ce qui se passe dans ces Analises, l’alteration qu’elles apportent aux substances des Mixtes, & les erreurs où elles peuvent jetter, quand on ne sçait pas en faire usage », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1720, 102.

47 Lemery, 1711, op. cit. in n. 34, 66.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 395

separée, il continuera son chemin suivant la determination qui luy aura esté donnée. Voilà une

image fidelle de ce qui se passe dans les deux precipitations metalliques dont il a esté parlé. Et en

effet quand les acides engagez par une de leurs extremitez dans un corps metallique, entrent

impetueusement par l’autre dans les pores d’un sel alkali qui est aussi poussé vers eux avec une

égale vigueur ; comme le metal ne peut pas enfiler ces mesmes pores ; s’il n’est pas assez

fortement attaché aux acides, le choc violent qu’il reçoit alors l’ébranle, & le separe ; si au

contraire il tient ferme malgré la secousse qui luy a esté donnée ; il empesche l’acide d’avancer

plus avant dans les pores de l’alkali, & il se forme par là un composé d’acide, de sel alkali, & de

metal »48.

Dans son mémoire de 1712, où il est fait également allusion aux « sels

absorbants » utilisés pour précipiter un métal dissous, Louis Lemery49 développe ce

qu’il entend par le sel alkali fixe mis en scène en italique dans la citation précédente.

C’est selon l’auteur un corps qui renferme dans ses pores de la matière de feu piégée

lors de la calcination du sel. En réalité, la matière ignée a pris la place des pointes acides

qui y logeaient. La force d’un alkali fixe se juge sur la quantité de feu qu’il recèle.

L’auteur observe que si l’on verse un sel alkali fixe dans une dissolution de mercure par

une liqueur acide, on assiste à la précipitation de la substance métallique teinte en rouge.

L’explication est la suivante : les parties acides maintenant le mercure en solution

s’insinuent dans les pores du sel alkali, en font sortir la matière du feu qui prend place

« naturellement » dans les pores justes libérés du mercure qu’elle colore. « De cette

maniére le sel fixe & le Mercure font entr’eux une espece d’échange d’acides & de

parties de feu qui prennent mutuellement la place les uns des autres »50.

Six ans après la présentation de la table de Geoffroy devant ses pairs

académiciens, Lemery expose un mémoire, « Observation nouvelle et singuliere sur la

Dissolution successive de plusieurs Sels dans l’Eau commune »51, dans lequel on

découvre la façon dont agit ou plutôt, car son rôle semble passif, la fonction jouée par

l’absorbant dans son emploi de corps précipitant. L’auteur rapporte que le sel de tartre,

48 Louis Lemery, ib., 1711, 66-67. 49 Louis Lemery, « Conjectures sur les couleurs différentes des précipités de mercure », Mémoires de

l’Académie Royale des Sciences, 1712, 52. 50 Louis Lemery, 1712, ib., 52. Lemery utilise dans ce mémoire le terme de Homberg « sel moyen »

(p. 65) au sujet du sel végétal (tartrate de potassium acide ou neutre) qui est un sel composé d’un acide concret, le cristal de tartre, et d’un sel alkali fixe (K2CO3). Lemery considère ce sel moyen comme un sel alkali dont un assez bon nombre de pores sont obstrués par les pointes acides ; en le calcinant, son alkalinité semble accrue, signe du remplacement de l’acide par les parties de feu. En réalité Lemery a affaire à deux substances différentes : un tartrate de potassium et un carbonate de potassium connu sous le nom de sel de tartre. En 1724 (Louis Lemery, op. cit. in n. 28, 1724, 332-347), Lemery précise au sujet des sels moyens : « […] ce sont tous des Sels appellés communément neutres ou moyens, c’est-à-dire, composés d’une grande quantité d’acides engagés de maniére dans les pores de leur matrice, qu’aucuns de ces pores ne se trouvent vuides, et en état de recevoir de nouveaux acides, & de donner lieu par-là à aucune effervescence ni ébullition » (p. 340).

51 Louis Lemery, op. cit. in n. 28, 1724, 332-347

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 396

qui ne possède aucune action de fermentation sur un sel moyen, a néanmoins une action

de précipitation sur lui lorsqu’il est en dissolution dans une eau. Il est comme un filtre

qui laisse passer par ses pores les petites particules de liqueur, lesquelles déposent à leur

entrée celles du soluté qu’elles supportent, qui se regroupent alors en masses de plus en

plus pesantes et tombent au fond du vaisseau. Pour reprendre l’image proposée plus

haut par Lemery, on peut écrire que le bâton s’engouffre dans les cavités du sel de

tartre, se désolidarise de la pomme attachée à une de ses extrémités. Celle-ci ne pouvant

pénétrer les pores de l’absorbant, se joint à d’autres pommes dans la même situation,

subit la gravité et précipite avec elles. Il est à préciser que le mécanisme ici en action ne

peut se réaliser que parce que l’eau est douée d’un mouvement intestin imprimé par les

particules de feu responsables de la fluidité52.

Cette explication de ce que nous avons choisi d’appeler affinité par absorption

date de 1724. On aurait pu penser que la table des rapports avancée par E.-F. Geoffroy,

vierge de toute hypothèse sur les convenances entre différentes substances, était

séduisante justement pour cette raison, et aurait donc dû rallier Louis Lemery. Ce

dernier s’en explique dix années plus tard au sujet même de l’exemple ayant servi

d’illustration à la table de son confrère, c’est-à-dire le sublimé corrosif.

Ce qui gène Lemery en 1734 n’est certainement pas la table en elle-même, mais

le « système des attractions » qu’elle sous-tendait. Ce système des attractions serait pour

lui sans fondement, n’apporterait aucune réponse satisfaisante à la recherche de ce qui

motive les unions et précipitations. Il ne vaut pas, en tout cas à ses yeux, les explications

mécaniques des opérations de la chimie, auxquelles il réaffirme son attachement.

Lemery écrit :

« Les Chimistes qui sont venus, ou qui ont écrit avant les éclaircissements dont on vient de

parler, donnoient à peu-près & indistinctement le même emploi aux acides de tous les Sels qu’on

faisoit servir à la production du Sublimé corrosif ; ils regardoient ce Sublimé comme un Mercure

hérissé des pointes de tous ces acides, & s’imaginant que plus il en étoit chargé de différens, plus

il étoit corrosif ; lorsqu’au lieu du Mercure crud, ils avoient souvent soin d’adjoûter dans le

mêlange des ingrédiens du Sublimé corrosif, une portion de Salpêtre dont ils comptoient que les

acides se joindroient à ceux du Sel commun & du Vitriol, pour se réunir dans le Sublimé corrosif

qui en devoit naître, & ils n’imaginoient pas que le Vitriol même eût d’autre usage dans

l’opération de ce Sublimé, que celui qui vient d’être allegué. Mais depuis qu’on a découvert

l’action du Vitriol ou de ses acides sur ceux des autres Sels qui y ont été mêlés, ou plutôt depuis

52 Cf. Louis Lemery, « Second mémoire, ou réflexions nouvelles sur une précipitation singuliere de

plusieurs sels par un autre sel, Déjà rapportée en 1724, & imprimée dans le Tome de la même année, sous le Titre D’OBSERVATION NOUVELLE ET CURIEUSE, sur la dissolution successive de différents Sels dans l’eau commune », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1727, 40-49.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 397

que la difficulté qu’on a trouvée jusqu’ici à expliquer méchaniquement certains phénomènes

chimiques, que nous ferons voir en temps & lieu être très-susceptibles d’une explication de cette

nature ; depuis, dis-je, que la difficulté apparente d’expliquer méchaniquement certains

phénomènes, a donné lieu d’imaginer pour cela, & d’introduire en Chimie le systeme des

Attractions, qui, à dire vrai, est moins une explication qu’un aveu ou une declaration formelle de

l’impossibilité où l’on croît être de rendre une raison claire & satisfaisante, des effets dont il

s’agit ; enfin depuis que le systeme des Attractions a fait naître l’idée d’affinités, de rapports plus

ou moins grands entre differentes substances, d’où, dit-on, dépendent les mouvements cachés qui

suivent le mêlange des corps, on a conclu affirmativement en conséquence de cette idée, que

quelles que soient les différences des mêlanges avec chacun desquels on fait du Sublimé corrosif,

dès que le Sel commun ou son acide ne manque jamais dans tous ces mêlanges d’être un des

ingrédiens, le Sublimé corrosif qui résulte de chacun d’eux doit toûjours être parfaitement le

même, & n’avoir admis dans sa composition que le Mercure & les seuls acides du Sel commun

qui, suivant la supposition, ayant plus de rapport avec le Mercure que tous les autres acides, y

doivent être reçûs par préférence, sur-tout quand on employe le Mercure crud ; & lorsqu’on se

sert de celui qui est déjà chargé des acides du Nitre ou du Vitriol, ceux du Sel commun, en vertu

de leur plus grand rapport avec le Mercure, en chassent aussi-tôt les autres acides, ou les en

trouvent délogés à leur arrivée, parce que ces autres acides qui ont plus de rapport avec la

matrice du Sel commun qu’avec le Mercure, abandonnent l’un pour s’établir dans l’autre, &

cédent par-là d’eux-mêmes la place aux acides du Sel marin, d’où il suit que quand on se sert du

Mercure pénétré par les acides du Nitre, ou par ceux du Vitriol, ce ne doit pas être dans la vûë de

faire un Sublimé plus fort, ou différent de celui pour lequel on ne se sert que du Mercure crud,

mais pour la facilité de l’opération, & en faveur de celui qui travaille à incorporer ensemble par

la trituration, le Mercure, le Sel & le Vitriol ; car outre qu’il est fort long-temps à en venir à bout,

il se trouve encore exposé pendant tout ce temps à une poussiére incommode, & même

dangereuse qui s’éleve du mêlange »53.

Lemery conclut plutôt en faveur d’une explication mécanique d’un sel de

mercure sublimé corrosif contenant selon le procédé plusieurs acides. Il faudrait alors de

préférence parler des sublimés corrosifs au pluriel selon leur mode d’obtention54.

53 Louis Lemery, « Sur le Sublimé corrosif ; Et à cette occasion, Sur un article de l’Histoire de

l’Académie Royale des Sciences de l’année 1699, où il s’agit de ce Sublimé », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1734, 260-262.

54 Lemery laisse par ailleurs clairement entendre dans ce mémoire que l’acide est bien le responsable de la solubilité : « […] De maniére qu’à proprement parler, la couleur noire qu’excite d’abord cette liqueur sur un Sublimé, ne prouve autre chose, sinon qu’il est trop peu chargé d’acides pour être dissoluble, & avoir le degré d’activité & de force du Sublimé ordinaire ; aussi voyons-nous que le Sublimé corrosif le plus fort, le plus aisément dissoluble dans l’eau, & celui qui jaunit & rougit davantage par l’huile de Tartre, ayant été adouci par la perte de ses acides, & devenu par-là indissoluble dans l’eau, tel que le Mercure doux, & la Panacée, ne contracte plus à l’instant ni jaune ni rouge, mais une couleur très-noire, par la solution du sel de tartre, ce qui arrive de même au précipité blanc qui, faute d’un assés grand nombre d’acides, ne se soutient plus dans l’eau, comme il faisoit avant sa précipitation, & lorsqu’il en contenoit davantage » (1734, ib., 293). Au sujet de la solubilité du sublimé, G.-F. Rouelle ne dira pas autrement : plus la portion d’acide d’un sel mixte est importante, plus celui-ci deviendra soluble (G.-F. Rouelle, « Mémoire sur les sels neutres, dans lequel on fait connoître deux nouvelles classes de sels

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 398

Lemery n’est bien entendu pas le seul à manier encore à cette époque une

doctrine mécaniste. Un académicien beaucoup plus jeune que lui, Paul-Jacques

Malouin55, dans son Traité de Chimie de 1734, fait la preuve de l’actualité de cette

pensée dans la chimie du deuxième quart du siècle. Toutefois dans la théorie de la

matière de l’auteur à cinq principes figurés, de la place est ménagée pour les rapports

chimiques. Donnons un exemple qui ne nous éloigne pas trop de la citation de Lemery,

celui du précipité blanc de mercure exposé par Malouin. Dans une dissolution de

mercure dans de l’esprit de nitre on verse de l’eau salée contenant également de l’esprit

volatil de sel ammoniac. Il se précipite au fond du vaisseau une poudre blanche que l’on

lave avec de l’eau. Cette poudre insipide est le précipité blanc. « Ce précipité n’est autre

chose que les globules du mercure hérissés des acides du sel marin dont on se sert pour

précipiter le mercure dissous par l’esprit de nitre, parce que l’acide du sel marin ayant

un plus grand rapport avec le mercure que n’a l’acide du nitre, l’esprit de sel marin fait

quitter prise à l’esprit de nitre, & tombe avec le mercure au fond du vaisseau en une

poussière blanche »56. Quant au précipité rouge de mercure résultant du chauffage du

mercure avec partie égale d’esprit de nitre, « les acides du nitre les plus fixes restent

enguainés dans les petits globules de mercure ». Cela ne signifie pas pour autant que

Malouin adhérait pleinement à une théorie des rapports chimiques sans y émettre aucun

doute. La nature selon lui emploie dan ses actions une « mécanique » qui nous échappe

absolument. De-là viennent les qualités occultes, « l’Attraction, le Magnétisme, &c »

qui se présentent à l’auteur comme des « merveilles incompréhensibles, ou du moins

inexplicables », rejoignant sur ce point Lémery. Aussi le mot de rapport sous la plume

de Malouin peut-il être entendu dans un sens purement mécanique.

Pour rendre compte de l’activité des sels, de leurs opérations de déplacement, du

passage d’un alkali à un autre, Louis Lemery préfère son « roman » à celui des

attractions. Dans les deux cas, selon nous, le chimiste se sentait devant une construction

intellectuelle qui ne reflète pas vraiment la réalité. Le système des attractions ne lui

neutres, & l’on développe le phénomène singulier de l’excès d’acide dans ces sels », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1754, 572-588.

55 Paul-Jacques Malouin (1701-1777) a été professeur de médecine au Collège Royal, professeur de chimie au Jardin du Roi, pensionnaire chimiste à l’Académie et Fellow of the Royal Society. Malouin est entre autres l’auteur des premiers articles traitant de sujets chimiques dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, d’un Traité de Chimie (op. cit. in n. 18) en 1734 qui a amené une Lettre en réponse à la critique du Traité de Chimie l’année suivante, d’une Pharmacopée Chimique ou Chimie Médicinale (1750), et de quelques mémoires laissés à l’Académie. De par sa présentation un peu archaïsante de la chimie, il est possible de voir en Malouin un parfait exemple d’un praticien inscrivant son travail dans une histoire continue de cette discipline.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 399

semblait être qu’une explication ad hoc des phénomènes chimiques et donc fortement

sujette à caution, Lemery a préféré en rendre compte par l’intervention d’absorbants

capables de filtrer les sels mixtes en n’en retenant que la substantifique moelle, le sel

acide. La parution de la table de Geoffroy n’a toutefois pas été sans trace dans la

philosophie chimique de Louis Lemery. Il semble en effet qu’après 1718 la pointe de

l’acide, c’est-à-dire la figure procurant au corpuscule qui lui est associé, le sel par

excellence, l’activité la plus remarquable, n’ait plus jamais été convoquée pour rendre

compte d’un phénomène. Les rapports l’ont dispensé de s’enliser dans un mécanisme

parfois encombrant. Il est évidemment remarquable de relever la permanence de la

suprématie du sel acide dans la pensée de l’auteur ; sel acide responsable de la salinité et

donc de la solubilité, à moins que cela ne soit le contraire.

3- Une chimie des rapports salins stahlienne

Gilles Boulduc (1675-1742) est un chimiste dont le travail a été peu commenté

par les historiens des sciences et qui mériterait à notre sens une étude particulière. Tout

comme son père Simon (c.1652-1729), il était à la fois maître apothicaire, membre de

l’Académie (dès 1699) et démonstrateur de chimie au Jardin du Roi (à partir de 1729). Il

a assuré des fonctions de consul en 1717, puis d’échevin en 1726. Bien introduit à la

cour, Gilles Boulduc fut premier apothicaire de Louis XIV, de Louis XV et de sa reine.

Son œuvre est marquée par la caractérisation de certains corps salins. Il est l’auteur de

mémoires sur les eaux minérales57, sur le sel de Glauber artificiel et naturel58, sur le sel

d’Epsom59 qu’il confond avec le sulfate de potassium, sur le sublimé corrosif60, sur le

56 Malouin, op. cit. in n. 18. 57 Gilles Boulduc, « Essai d’analyse en général des nouvelles eaux minérales de Passy ; avec des

raisons succinctes, tant de quelques phénomènes, qu’on y aperçoit dans de différentes circonstances, que des effets de quelques opérations, auxquelles on a eu recours pour discerner les matières, qu’elles contiennent dans leur état naturel », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1726, 306-327 ; « Essai d’analyse en général des eaux minérales chaudes de Bourbon-L’Achambaud », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1729, 258-276 ; « Analyse des Eaux de Forges, et principalement de la Source appellée la Royale », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1735, 443-452.

58 Gilles Boulduc, « Mémoire sur la qualité & les propriétés d’un Sel découvert en Espagne, qu’une Source produit naturellement ; & sur la conformité & identité qu’il a avec un Sel artificiel que Glauber, qui en est l’auteur, appelle SEL ADMIRABLE », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1724, 118-137 ; « Examen d’un sel tiré de la terre en Dauphiné ; Par lequel on prouve, que c’est un SEL DE GLAUBER

NATUREL », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1727, 375-383. 59 Gilles Boulduc, « Recherche du sel d’Epsom », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences,

1731, 347-357. 60 Gilles Boulduc, « Maniere de faire le sublimé corrosif en simplifiant l’opération », Mémoires de

l’Académie Royale des Sciences, 1730, 357-362.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 400

sel de Seignette61 et sur un résidu salin très peu soluble flottant dans les eaux, la

sélénite62, au sujet duquel Partington attribue à Boulduc le mérite d’avoir suggéré la

composition correcte, c’est-à-dire celle d’un sulfate de calcium63.

Boulduc est un chimiste remarquable, il place sa chimie entre les productions de

la nature et celles de l’art qui ne sont pas, tant est qu'on sache les réaliser, des produits

différents. Gilles Boulduc opère le plus souvent par comparaison, par recoupement pour

pouvoir affirmer l’essence d’une substance étudiée. C’est ainsi qu’en 1724 par exemple,

dans son intéressant « Mémoire sur la qualité & les propriétés d’un Sel découvert en

Espagne, qu’une Source produit naturellement ; & sur la conformité & identité qu’il a

avec un Sel artificiel que Glauber, qui en est l’auteur, appelle sel admirable »64, notre

homme supposant des similitudes entre ce corps et le sel de Glauber, fait subir une

même suite d’opérations à ces deux sels mettant en évidence à tour de rôle la nature de

leur acide et de leur base. Devant la conformité de résultats, Boulduc se sent en mesure

d’annoncer l’identité du sel espagnol et de son homologue artificiel. Lors de son étude,

le chimiste manifeste son impuissance à proposer une explication de la capacité de

l’acide de vitriol à déplacer les autres acides pris dans une union mixtive. Il écrit :

« Mon sujet ne m'engage point à rechercher la cause pour laquelle l'acide vitriolique détache si

aisément dans nos expériences les autres acides des substances métalliques avec lesquelles ils

s'étoient unis, & se lie avec elles. Je laisse cette recherche aux Chimistes Phisiciens, & les

curieux peuvent consulter là-dessus les écrits du sçavant M. Stahl, & la Table des rapports de M.

Geoffroy »65.

Il est intéressant de noter le refus de Boulduc de proposer une explication de ce

mécanisme, dans lequel participent des sels, qui relèverait d’une chimie physique à

laquelle appartiennent Geoffroy et Stahl. Par le choix d’une méthode terre-à-terre,

l’académicien obtient une connaissance des matières salines non par un raisonnement

théorique, mais bien par la mise en évidence au laboratoire des caractéristiques qui se

manifestent lors de leur contact avec d’autres substances. Les raisons spéculatives qui

ont été avancées jusqu’à présent pour rendre compte des déplacements chimiques ne

l’ont certainement pas convaincu, puisqu’il ne prend parti pour aucune d’elles, encore

61 Gilles Boulduc, « Sur un sel connu sous le nom de Polychreste de Seignette », Mémoires de

l’Académie Royale des Sciences, 1731, 124-129. 62 Boulduc, 1726, op. cit. in n. 56. 63 Voir Partington, op. cit. in n. 3, vol. 3, 49. Sur Boulduc voir aussi Contant, op. cit. in n. 32, 101-

102. 64 Boulduc, 1724, op. cit. in n. 57. 65 Boulduc, ib., 130.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 401

moins le mécanisme qui n’est pas cité66. Néanmoins si une personne souhaite satisfaire

sa curiosité, elle est renvoyée à la table de Geoffroy et à la doctrine de Stahl. Notons

tout de même dès à présent, car la chose est flagrante, que ce dernier, chimiste allemand

de Halle que nous retrouverons dans le chapitre suivant de notre travail, est évoqué dans

pratiquement tous les mémoires des années 1720 et 1730 dans des termes généralement

élogieux. On a coutume de penser que G.-F. Rouelle vers 1740 est le premier a l’avoir

populariser en France67, bien que Partington penche plutôt pour E.-F. Geoffroy et

Sénac68. On pourrait supposer qu’il est ici fait allusion à Stahl l’excellent praticien, mais

au détour de la communication de Boulduc, on lit une phrase se rapportant à Stahl le

théoricien : « [...] Je ne pense pas qu'on puisse me nier que l'acide vitriolique, étant uni

avec le principe phlogistique que M. Homberg appelle Soufre principe, ne compose du

vrai Soufre [...] »69. Le phlogistique est l’attribut doctrinal de Stahl que l’histoire a le

plus retenu. Geoffroy lui-même avait identifié son principe huileux à ce phlogistique :

« J’ai donné l’idée d’un de ces moyens dans la Table des rapports de l’Acide vitriolique,

en plaçant au-dessus du sel alkali, le Principe huileux, ou comme M. Stahl le nomme, le

Principe phlogistique, le Principe inflammable ou de l’inflammabilité »70. Dans cette

publication, Geoffroy faisait certes preuve d’une grande connaissance des écrits de

Stahl, mais Boulduc irait plus loin en paraissant assimiler sa doctrine et en la suggérant

comme explication du phénomène précédent. Il est clair qu’une investigation beaucoup

plus approfondie sur l’introduction du stahlisme en France serait à faire. Toujours est-il

que Boulduc, très au fait de la chimie allemande71, est en 1724 assez sensible à une

interprétation avancée par Stahl du pouvoir de déplacements des acides fixés dans un

composé, par l’acide de vitriol :

« Pour expliquer les phenomenes qui arrivent dans cette operation, j'emprunte les principes du

fameux M. Stahl dans son Opusculum Chymicum, par lesquels il nous fait connoître que, quand

on mêle un acide fort sur une matiére qui contient un acide plus foible, le plus fort saisit la base

de l'acide foible, en dégage celui-ci, & lui fait quitter prise ; de sorte que non seulement par le

moyen du feu, on peut séparer cet acide foible dans la distillation, mais aussi le seul mouvement

66 La forme des parties des corps ne peut pour Boulduc tout expliquer. Au sujet d’une confusion entre

salpêtre et sel de Glauber, au vu de la figure des cristaux il écrit : « La seule configuration d’un Sel n’épuise pas son essence ou son caractère » (Boulduc, 1727, op. cit. in n. 57, 376)

67 Voir Rhoda Rappaport, « Rouelle and Stahl-The phlogistic revolution in France », Chymia-Annual studies in the history of chemistry, 7, (1961), 73-102.

68 Voir Partington, op. cit. in n. 3, vol. 3, 73; lire aussi les pages 58-59. 69 Boulduc, 1724, op. cit. in n. 57, 131. 70 Etienne-François Geoffroy, « Eclaircissements sur la Table insérée dans les Mémoires de 1718

concernant les Rapports observés entre différentes Substances », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1720, 29.

71 Boulduc connaît également les travaux de Henckel, Hoffmann, Hermann, Glauber et Kunckel ; voir Boulduc, 1727, op. cit. in n. 57, 380.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 402

de l'air le peut enlever à la longue ; ce qui est expliqué plus au long dans le Livre que j'ay

allegué, & les experiences nous confirme tous les jours cette theorie »72.

La cause de la prédominance pour notre homme de l’acide vitriolique ne dépend

pas des attractions chimiques ni de considérations mécanistes mais, bien que Boulduc

ne fasse que le proposer sans le préciser, de la nature même des substances. Pour Stahl,

nous y reviendrons, l’acide vitriolique est le mixte salin par excellence duquel dérivent

les autres acides73 et sels ; il est donc par définition le plus fort parmi toutes les liqueurs

acides. On peut supposer que les relations salines, dans les opérations de déplacements

de l’auteur, sont dépendantes de l’acide dont le caractère salin est le plus marqué. Chez

Louis Lemery, qui pourtant accordait à l’acide un rôle primordial dans sa doctrine, ce

type de relation était très nettement subordonné à la figure des pores des absorbants. Les

affinités, si on s’autorise ce terme, décrites par Boulduc ont leur cause inscrite cette

fois-ci uniquement dans la matière même des substances. Ce n’est plus une action

extérieure dérivée de la forme qui gère ces relations ; elle est intrinsèque aux sels.

L’acide le plus fort n’intervient pas dans la désunion d’un sel moyen sous prétexte

d’une quelconque sympathie plus puissante qu’il cultiverait pour la base du composé

par rapport à l’acide actuel auquel elle est attachée. C’est la loi du plus fort, du plus

salin qui présiderait dans ce type de phénomène. De plus, seuls les acides sont à

considérer et à comparer dans cette affaire, semble-t-il, laissant un rôle passif à la base

comme le fît Lemery dans son exposé du chapitre précédent. La réflexion sur la force

des acides suivrait l’opinion de Stahl dans son Fundamenta Chymiae (cf. Partington, op.

cit. in n. 3, vol. 2, 680-681), et dans son Traité des Sels74 pour qui cette force se justifie

dans la pratique par le déplacement provoqué par l’acide vitriolique des acides du nitre

et du sel marin engagés dans une union mixtive, ainsi que celui de ce dernier pris dans

le sel marin par l’acide nitreux ; le classement de la force des acides est donc : acide de

vitriol, acide de nitre, acide du sel marin.

Nous avons un indice de la haute estime portée par Boulduc à Stahl et d’une

possible adhésion à la théorie du principe salin vitriolique de ce dernier dans un de ses

mémoires sur les eaux de Passy dans lequel d’ailleurs il est noté catégoriquement que

les sels sont réellement contenus dans leurs eaux minérales, qu’ils ne sont pas des

72 Boulduc, 1724, op. cit. in n. 57, 120. 73 Pour Stahl, l’acide du sel marin et l’acide du nitre ont tous deux pour fondement l’acide vitriolique,

avec en plus pour le premier la terre principielle mercurielle et pour le second le principe phlogistique. Voir son Traité du Sel de 1723 (traduit en français en 1770 par d’Holbach) que connaissait Boulduc (1727, op. cit. in n. 56, 381).

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 403

produits de l'art générés lors de leur étude au moyen du feu, ou selon l'expression de

ceux favorables à cette idée reprise par Boulduc « des créatures du feu »75. Le chimiste

s’arrête dans son texte à une qualité d’un sel particulier, normalement opposée à la

nature générale des sels, celle de la presque insolubilité du corps salin nommé

« sélénite ». Boulduc le fils a mis en évidence dans les eaux minérales de Passy ce « sel

cristallisé en manière de houpes ». Cette substance qu'il soupçonne être composée

d'acide vitriolique et d'une « terre absorbante & alkaline » mal identifiée, s'avère

difficilement soluble pour être réellement saline aux dires de certains :

« Par les effets de ses opérations, plusieurs personnes conviennent de la qualité saline de notre

mixte : mais quelques-uns objectent encore, qu'après qu'il est une fois crystallisé, il ne se dissout

plus dans l'eau, & qu'ainsi une qualité essentielle aux sels lui manque. A quoi je réponds : 1°.

Que d'habiles gens, M. Stahl entr'autres, & Kunckel avant lui, ayant connu des sels semblables

en bien des choses au nôtre, & qu'on avoit toute la peine possible à dissoudre dans l'eau, n'ont

pas laissé de les réputer pour tels ; sans doute, parce qu'ils connoissent leur composition. 2°. Que

cette indissolubilité, dont on l'accuse, n'est qu'apparente ; puisque par le moyen d'une douce

chaleur, mais continuée long-temps, & de beaucoup d'eau, j'ai resous les plus gros crystaux, que

j'en avois, de la même maniere, que nous concevons, qu'ils sont dissous naturellement dans l'eau

minérale même : & quand on verse alors sur cette solution du sel de tartre, résous par défaillance,

il s'en précipite beaucoup de terre, que les acides minéraux sont en état de dissoudre de nouveau.

Après ces preuves de légitimation je ne puis regarder ce mixte que comme un sel moyen combiné

de l'acide vitriolique fixe, & de beaucoup de terre ; je dis, beaucoup, en comparaison de son

acide ou principe salin ; & c'est-là la raison de ce qu'il ne se dissout pas promptement dans

l'eau »76.

Dans les échanges chimiques entre sels, à l’instar de Louis Lemery, c’est, on l’a

vu, l’acide qui mène la danse. Le texte est clair, l'acide (le terme n'est pas confondu avec

celui d'esprit acide, c'est-à-dire l'acide dans son véhicule aqueux, car ici l'acide a troqué

ce dernier pour un réceptacle terreux) vitriolique est désigné comme étant le « principe

salin » qui, selon nous, peut être tout à fait pris dans le sens du principe conférant le

caractère salin à une substance dans la doctrine de Stahl.

Nous remarquerons que depuis que les chimistes « savent » ce qu’est un sel,

depuis la mise au point de Homberg, il apparaît moins important de s’attacher à ce qui

le caractérise expérimentalement. La sélénite est un sel parce qu’elle se compose

74 Stahl, Traité des sels dans lequel on démontre qu’ils sont composés d’une terre subtile intimement

combinée avec de l’eau, 1723, traduction française attribuée à d’Holbach, Paris, 1771, 222-223 ; nous auront l’occasion d’en reparler dans ce chapitre.

75 Boulduc le répètera en 1729 (op. cit. in n. 56, 275-276). Pour l’auteur, le feu n’altère ni ne change ni ne compose ni ne décompose. Les sels que l’on identifie dans les eaux minérales y sont réellement présents, et ne représentent pas des créatures du feu.

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comme un sel, et ce même si les propriétés qu’elle exhibe au laboratoire laissent

entendre le contraire. Et Stahl est invoqué comme argument d’autorité pour appuyer ce

sentiment. C’est avec un passage comme celui que nous venons de reproduire, que l’on

constate que le sel chimique mixte a accédé à un véritable statut de concept qu’il est

possible de penser en abstraction à toute pratique, ce qui est d’autant plus facile que

Geoffroy l’a doté d’un symbole le démarquant des autres substances de la chimie. Ce

n’est pas la première fois que Boulduc remarque la baisse de solubilité des sels moyens

par rapport à celle des éléments qui le constituent. Il a noté dans un précédent travail

que le sel admirable de Glauber se dissout « promptement dans l'eau froide, à la

différence du tartre vitriolé & autres Sels moyens de cette nature, qui ne se dissolvent

parfaitement que dans l'Eau chaude »77. Le plus de solubilité n'a d’ailleurs jamais

semblé selon nous un critère pertinent de la salinité d’une substance. A cet égard,

Holmes dans son chapitre traitant de la chimie des sels au XVIIIe siècle de son

Eighteenth-Century Chemistry as an Investigative Enterprise78, déforme les propos de

Boulduc en écrivant que le chimiste « argued that solubility was not essential to the

character of salts »79. Bien au contraire, la solubilité est une propriété naturelle aux sels. La

composition de la sélénite ne permet aucun doute : c’est bien un corps salin. Le chimiste

reconnaît volontiers un comportement particulier à cette substance, mais qu’il faut mettre

sur le dos d’une portion excessive en lui de terre.

En 1726, Gilles Boulduc adopte un discours sur les « penchants » observés entre

sels moyens. L’auteur est parfaitement conscient que la double décomposition,

caractéristique de la fonction instrumentale des sels moyens, sert à identifier leurs

constituants : « On sçait, que l'on peut changer quelques sels moyens, selon qu'on les

travaille, en des composés différens de ce qu'ils étoient d'abord ; de quelques autres on

peut transporter un de leurs principes sur un autre corps ; on peut les décomposer, &

s'assurer par-là, de quels principes ils sont combinés »80. L’auteur est un des premiers à

exprimer clairement la dimension dynamique des corps salins en mettant en avant leur

capacité à échanger les blocs principiels qui les constituent. Il fait intervenir pour en

rendre compte les « penchants », terme qui lui est tout à fait personnel, assimilables aux

rapports évoqués par E.-F. Geoffroy. On peut à cette occasion se demander ce qui

retient Boulduc à reprendre à son compte à cette date le mot « rapport » alors qu’il le

76 Boulduc, 1726, op. cit. in n. 56, 325. 77 Boulduc, 1724, op. cit. in n. 57, 121. En 1711, Louis Lemery a noté aussi la perte de solubilité

subie lors de la formation d’un sel composé (Lemery, 1711, op. cit. in n. 33, 66). 78 Holmes, Eighteenth-Century Chemistry as an Investigative Enterprise, op. cit. 79 Holmes, ib., 43. 80 Boulduc, 1726, op. cit. in n. 56, 324.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 405

fera l’année suivante. Ecoutons-le au sujet des essais sur la comparaison des eaux de

Passy :

« On sçait, que toutes les fois, que l'on joint un alkali aux solutions métalliques, leurs dissolvans

acides s'unissent avec l'alkali ; les substances métalliques tombent ; & le goût, que ces solutions

avoient d'abord, est détruit ou changé. Le mêlange du vitriol & du sel de tartre, après les avoir

dissous, peut servir d'exemple. On sçait, que, quand on mêle un alkali avec un acide, ils s'agitent

& bouillonnent ensemble, ce qu'on appelle effervescence, laquelle continue jusques à ce que des

deux il se fasse un troisieme mixte, un sel moyen. L'exemple allégué a encore lieu ici, parce qu'il

produit les mêmes effets, que le simple mêlange de l'huile de vitriol avec le sel de tartre. L'un &

l'autre arrive dans ces eaux : l'acide, qui est dans leur vitriol, trouvant en son chemin une terre

alkaline, pour laquelle la nature lui a donné plus de penchant que pour une substance métallique,

s'unit & se lie avec elle à mesure qu'il peut se détacher du fer […]. Cette nouvelle liaison, de

l'acide & de l'alkali, se fait d'abord lentement […] »81.

Le chimiste nous paraît hésitant à reprendre le terme de rapport de Geoffroy,

simplement peut-être parce qu’il n’adhère pas à la théorie des attractions qu’il croirait

sous-tendue par cette notion. Il admet toujours est-il l’idée de convenances entre

substances qu’il interpréterait dans un esprit stahlien. Cela le place en tout cas dans la

droite ligne des travaux salins de Wilhelm Homberg et de la table de Geoffroy, dans sa

façon de traiter aisément des sels mixtes dans une vision dynamique de leurs relations.

Que l'on ne s'y méprenne pas, pour Boulduc les substances tirent encore certaines de

leurs propriétés de leur forme : « A l'égard de la selenite, nous n’en pouvons pas sçavoir

au vrai les vertus, n’ayant pas encore été employée séparément. […] Si on veut le

considérer comme un corps difficile à dissoudre, & pourvû de plusieurs angles pointus,

qu’il conserve en petit, comme ils paroissent en grand, ne peut-il pas, quand il est une

fois entré dans le commerce des liqueurs, avec lesquelles il doit rouler en divers sens, ne

peut-il pas là, dis-je, heurter à coups redoublés contre les parois des vaisseaux, reveiller

les oscillations des fibres, & membrane affoiblies, & contribuer par-là à rétablir le

ressort des parties relâchées ? »82.

En 1727, Boulduc le fils, dans son mémoire, « Examen d’un sel tiré de la terre

en Dauphiné ; Par lequel on prouve, que c’est un sel de Glauber naturel »83, adopte la

même stratégie que dans sa publication de 1724 pour identifier le sel du Dauphiné au sel

81 Boulduc, 1726, ib., 314. 82 Boulduc, 1726, ib., 327. 83 Boulduc, 1727, op. cit. in n. 57. Dans le volume des Histoire de l’Académie Royale des Sciences

pour l’année 1727, il n’est inscrit que « M. Boulduc » pour auteur de ce communiqué, laissant entendre qu’elle serait du père mort en 1729, Gilles Boulduc étant différencié par l’expression « M. Boulduc, le fils ». Néanmoins Partington (op. cit. in n. 3, vol. 3, 49) attribue ce mémoire à Gilles. Nous serions également tentés de le croire.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 406

de Glauber. Ce dernier corps est composé de deux principes, écrit l’auteur, dont « l’un

est Salin & l’autre Terreux ; le premier est l’acide vitriolique fixe, & le deuxiéme la

Terre du Sel marin, dans laquelle cet acide s’engaîne & se corporise […] »84. La

corporification de l’acide renvoie à une conception du XVIIe siècle dont nous sommes

maintenant familiers ; la mise en gaine de l’acide est quant à elle à coup sûr une allusion

directe à la pensée de Homberg. On découvre dans ce mémoire une approche des

opérations salines pouvant trouver sa justification dans la table de Geoffroy, sans pour

autant mentionner le nom de celui-ci et employant des termes sur la force des acides vus

dans son travail de 1724 :

« Je dissous une once de Vif-argent dans un poids égal ou un peu plus de bon Esprit de Nitre, &

je verse cette solution dans deux onces de Sel du Dauphiné dissous dans l’Eau commune : sur le

champ l’acide vitriolique, contenu dans le Sel du Dauphiné, abandonne sa base terreuse à

l’Esprit de Nitre & dérobe, comme par le droit du plus fort, à celui-ci le Vif-argent, & après

s’être lié étroitement avec lui, ils tombent tous les deux au fond du vaisseau en une poudre jaune

semblable au Turbith minéral, que nous faisons dans nos opérations ordinaires par le Vif-argent

& l’Huile de vitriol. Après avoir retiré cette poudre jaune, qui est réellement un Turbith minéral,

comme la suite le fera voir, & après l’avoir lavée & séchée, j’en mêle une once avec deux onces

de Sel marin pareillement bien sec, & je pousse ce mêlange au feu de sable dans un vaisseau,

dont la partie supérieure est bien convexe ; alors il s’ouvre une nouvelle scéne ; l’acide du Sel

marin joüit ici de la supériorité, il enleve à son tour à l’acide vitriolique, concentré dans le

Turbith, le Vif-argent ; & s’élevant ensemble au haut du vaisseau, ils forment eux deux un

Sublimé Mercuriel, pendant que l’acide vitriolique, retrouvant une terre semblable à celle qu’il

avoit abandonnée à l’Esprit de Nitre, laquelle est ici ce que l’acide du Sel marin a laissé en

arriére, s’y rejoint & reste uni avec elle au fond du vaisseau comme une poudre saline ; laquelle

dissoute dans l’Eau regenere ou reproduit un Sel parfaitement semblable à celui que j’avois

d’abord employé à précipiter le Mercure, ayant la même configuration des Cristaux, les mêmes

autres propriétés & les mêmes principes ; en un mot le caractére du Sel de Glauber »85.

On peut représenter les opérations décrites par les équations suivantes :

Hg(NO3)2 + Na2SO4 = HgSO4 + 2 NaNO3 et HgSO4 + 2 NaCl = HgCl2 + Na2SO4

En exposant différemment le processus afin de mettre en évidence la

régénération du sel de Glauber (Na2SO4) on obtient les cycles ci-dessous :

84 Boulduc, ib., 377. 85 Boulduc, ib., 378.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 407

HgCl2 Na2SO4 Hg(NO3)

NaCl HgSO4 NaNO3

Ou :

Sublimé mercuriel sel de Glauber solution de mercure dans de l’esprit de nitre

Sel marin Turbith minéral nitre quadrangulaire qui précipite en solution

Ou :

M/AM BT/AV M/AN BT/AM M/AV BT/AN

Avec : …/… = mixte salin composé de deux principes, un acide et une substance lui conférant corporification ; BT=Base Terreuse ; AV = Acide Vitriolique ; M = Mercure ; AN = Acide Nitreux ; AM = Acide Marin.

Boulduc a réalisé une substitution de la base de l’acide vitriolique, en jouant sur

la différence de ce qu’il nomme « force » des acides dans un contexte expérimental

précis (on peut suivre les opérations en se fondant sur les informations de la huitième

colonne de la table, celle des « Substances Métalliques »). Boulduc nous apparaît

comme le premier chimiste académicien a employé pleinement les relations entre

substances salines qui ont fait l’objet du mémoire de 1718 de E.-F. Geoffroy, qui plus

est suivant une pensée stahlienne. Poursuivons la lecture de la communication de

Boulduc :

« Ceux qui ne sont pas initiés dans les principes de Chimie ; ni accoûtumés à entendre parler des

rapports, qui regnent entre les substances naturelles & que les expériences nous font encore

connoître tous les jours, peuvent être surpris des différens changemens, qui arrivent dans les

deux opérations, que je viens d’exposer. Voici ce que je puis dire succintement : dans la

premiére, ce qui est le mélange du Sel du Dauphiné avec la solution du Mercure, l’acide

vitriolique, contenu dans ce Sel, joüit en plein de sa force, qui est : Que presque dans toutes les

occasions, il est supérieur aux autres acides, il leur enleve selon l’occurrence les Sels & les

Terres ; il leur emporte même les substances métalliques, & cela va jusqu’à l’Esprit de Nitre,

comme il le fait ici à l’égard du Mercure, que l’Esprit de Nitre avoit dissous ; il force cet acide à

le lui céder & il tombe ensuite avec lui en Turbith minéral. Mais une petite circonstance change

le Thése dans la Deuxième opération, qui est le mêlange de ce Turbith avec le Sel marin : La

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 408

Chimie a des exceptions sous ses regles générales comme d’autres arts. Cette exception est par

rapport à nôtre sujet : Que toutes les fois que certaines substances métalliques se trouvent

dissoutes par un acide quel qu’il soit, & que le Sel marin ou son principe salin est de la partie, ou

qu’il y survienne, il leur enleve à tous les substances métalliques, ayant plus de relation ou de

rapport avec elles que les autres ; peut-être ce rapport roule-t-il sur ce que ces substances

métalliques sont Mercurielles. C’est toutefois ce que ce Sel fait ici par son principe salin à

l’égard du Mercure même, il l’enleve à l’acide vitriolique qui le tenoit enchaîné dans le Turbith,

& l’éleve avec lui en Sublimé, laissant en arriére sa terre, que l’acide vitriolique saisit à son tour.

Par ces deux opérations les principes constitutifs de nôtre Sel deviennent évidents ; il précipite

d’abord le Mercure en Turbith minéral ; & le Mercure ne peut devenir Turbith que par l’acide

vitriolique : nôtre Sel a donc cet acide pour son principe salin. Ce Sel aussi ne peut avoir pour

deuxiéme principe que la Terre du Sel marin, parce que, comme je l’ai déjà dit, l’acide

vitriolique ne peut qu’avec cette substance-là former un Sel, qui ait les propriétés & la

configuration des Cristaux, comme le Sel du Dauphiné les a lui-même & communes avec celui

de Glauber : c’est ce que la deuxiéme opération confirme, ou l’acide vitriolique de nôtre Sel, qui

étoit transporté sur le Mercure, retrouvant dans le Sel marin une terre semblable à celle qu’il

avoit abandonnée à l’Esprit de Nitre, forme de nouveau avec elle un Sel cristallisé comme le

premier que j’avois employé, & doüé de mêmes propriétés »86.

Il est possible de voir en ce « principe salin » évoqué dans ce passage l’unité

saline minimale de Homberg spécifié, ou ce qui aurait davantage notre faveur, l’acide

vitriolique suivant la doctrine de Stahl, principe salin universel. Quoi qu’il en soit

l’élément acide est ce qui guide les rapports entre substances chimiques et provoque

leurs décompositions et compositions.

Certes l’acide vitriolique est la plus « forte » des liqueurs acides pour provoquer

la désunion d’un sel moyen en se substituant à son acide ; nous avons développé à cet

égard une explication d’inspiration stahlienne en supposant qu’elle eut été certainement

celle adoptée par Boulduc. Néanmoins la chimie est sujette à de nombreuses exceptions,

et dans le cas des dissolutions métalliques c’est l’acide du sel marin qui jouirait à ce

moment de la « supériorité » en chassant tous les autres acides. La raison qu’en donne

alors l’auteur apparaît sans aucun doute basée sur la pensée de Stahl ; répétons-la :

« peut-être ce rapport roule-t-il sur ce que ces substances métalliques sont

Mercurielles ». Il convient de préciser que la doctrine de Stahl, nous la développerons

plus tard, s’appuie sur le principe que les semblables s’attirent. A cela s’ajoute le fait

que pour lui les métaux et l’acide du sel marin partagent un élément principiel commun

constitutif des corps, la terre principe mercurielle présentée pour la première fois par

86 Boulduc, ib., 379-380.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 409

Becher dont Stahl s’est fait le promoteur de la thèse87. C’est là un élément de preuve

supplémentaire à notre avis d’une forte imprégnation des idées du chimiste de Halle en

France dès les années 1720, en tout cas en ce qui regarde le démonstrateur de chimie au

Jardin du Roi, Boulduc88.

L’« exception » à la règle apparaissant dans la citation en est une si on adhère à

cette règle bien sûr. Boulduc ne relève pas que ce phénomène a déjà été consigné dans

la table de Geoffroy qui ne souligne en aucune manière son étrangeté. Il préfère

apparemment suivre Stahl qui également en a parlé comme d’une « exception », une

« bizarrerie propre à dégoûter ceux qui n’ont pas d’expérience »89.

Boulduc reprend donc à son compte en 1727 les rapports de Geoffroy, peut-être

les trouvent-il plus confortables à mettre en avant face aux « exceptions » qui limitent

trop souvent les règles générales de la chimie. Boulduc semble avoir été réticent au

début à s’y rallier, et s’est d’abord présenté faussement comme un chimiste qui ne

87 Rappelons que E.-F. Geoffroy était opposé à la présence d’un principe mercuriel dans les métaux.

Ce chimiste adhérait plus ou moins à la doctrine du phlogistique de Stahl sans pour autant le suivre dans sa conception de la constitution de ces corps, à la différence apparemment de Gilles Boulduc. (On notera au passage que Claude-Joseph Geoffroy, le frère d’Etienne-François, liait plutôt la présence du principe mercuriel dans les métaux, qu’il refusait également, à la doctrine de Kunckel qu’à celle de Stahl (voir dans le cas de l’antimoine, Claude-Joseph Geoffroy, « Mémoire sur l’éméticité de l’Antimoine, sur le tartre émétique, et sur le Kermès minéral », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1734, 417-434).

88 Il est possible que des échos de la doctrine de Becher et de Stahl se soient déjà faits sentir en France au tout début du siècle. En 1704, Mongin publie Le Chimiste Physicien. Où l’on montre que les Principes naturels de tous les Corps sont veritablement ceux que l’on découvre par la Chimie. Et où par des Experiences & des Raisons fondées sur les Loix des Mechaniques, après avoir donné des moyens faciles pour les separer des Mixtes, on explique leurs proprietez, leurs usages & les Principaux Phénomenes qu’on observe en travaillant en Chimie, où il exprime dès la préface son opposition à une théorie faisant de la Terre et de l’Eau les principes matériels de toute chose. Il écrit : « […] On verra en même-temps le peu de solidité qu’il y a à soûtenir avec quelques Modernes que l’Eau & la Terre sont les deux seuls principes matériels & essentiels de tous les Corps, & que le Sel & le Soufre n’en sont que des differens arrangemens. […] Il y a des Sçavans qui font du bel art de la Chimie la principale de leurs occupations, & qui tiennent un des premiers rangs parmi ceux qui la possedent parfaitement, lesquels prétendent que le Sel & le Soufre soient un composé d’Eau & de Terre, & qu’il n’y a que ces deux derniers qui soient les véritables principes de tous les Corps. Ils ont fait plusieurs expériences pour appuyer leur opinion ; mais on peut dire que tous leurs soins & toute leur adresse ne sont que concentrer ; diviser & désunir les parties integrantes de ces principes, toute la force humaine ne sçauroit aller plus loin, & les parties essentielles demeurent toûjours les mêmes » (195-199). Le sentiment de ces « quelques Modernes » irrite assez Mongin pour qu’il y consacre les toutes dernières lignes de son ouvrage : « […] Si en mêlant de l’eau & de la terre on pouvoit faire du soufre & du sel volatile, on auroit raison d’exclure du rang des principes le sel & le soufre, comme M. Lemery de qui le merite & la réputation sont assez connus, a fait fort judicieusement de l’esprit ; mais cela est impossible, l’eau & la terre ne seront jamais capables de s’enflammer, & de quelque maniere qu’on les mêle ensemble on n’en fera jamais du sel ». Précisons que Mongin évoque un « très célèbre Professeur de Montpellier » qu’il ne nomme pas et que nous n’avons pas identifié, qui aurait rapporté l’expérience du saule de Van Helmont pour prouver que l’eau et la terre sont les véritables principes de tout ce qu’on voit dans la nature (alors que Van Helmont y avait tiré la conclusion que seule l’eau est principe de la matière), et que le sel n’en est qu’un arrangement ; il aurait ajouté : « Aqua & terra omnium rerum exordia » (voir pp. 213-214).

89 On se reportera au Traité des Sels de Stahl (op. cit. in n. 73, 241-242).

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 410

formule pas d’hypothèses. Alors qu’une attirance pour les nouvelles idées de Stahl

paraisse évidente. Il n’est pas possible d’évaluer leur poids réel dans la pensée de

l’auteur, faute de textes plus détaillés sur sa théorie, toutefois elles vont bien au-delà de

la simple assimilation du soufre principiel au phlogistique. Les relations entre corps

salins avec leurs phénomènes de déplacements sont facilement acceptées par le chimiste

qui comprend tout de suite le profit qu’il y a à les manier. Il recherche cependant peut-

être une manière différente de se les représenter, différente du mécanisme de Lemery,

différente du simple constat de Geoffroy ou d’une acceptation d’un système

d’attractions indéfinies qui au fond n’explique rien. Il évoque une doctrine allemande

qui va conquérir toute la France, et qui a en croire les passions apparues lors de sa mise

en difficulté vers la fin du siècle, n’a pas été considérée comme un simple roman

chimique. Concluons qu’avec Boulduc on assiste à un retour à une chimie des

substances (salines), avec l’acide comme organe principiel de leur expression.

4- Les rapports comme vérité expérimentale

En 1736, le fait qu’il existe des rapports entre substances chimiques est bien

admis et assimilé par la communauté des chimistes. La difficulté de les expliquer

impose la prudence, mais leur maniement se généralise dans la pratique de laboratoire ;

ils sont hisser au rang d’une loi de la nature qu’il n’est pas nécessaire de démontrer,

c’est-à-dire ils sont placer sciemment en dehors de toute mise en forme conceptuelle : ni

attractions à distance, ni mécanisme, ni stahlisme. Nous le découvrirons en suivant

maintenant l’exposé de l’isolement de la base alkaline du sel marin dans un contexte où

les relations entre acide et base d’un sel moyen entrent efficacement dans une stratégie

opératoire qui usent des convenances entre substances afin de contourner les difficultés

expérimentales et d’arriver à ses fins. Cette recherche n’aurait pu être menée à bien sans

la prise de conscience d’un rééquilibrage des rôles entre alkali et acide dans leur mise en

œuvre dans une chimie des relations salines où le maître-mot est interchangeabilité.

Henri-Louis Duhamel du Monceau (1700-1782) est ce qu’on appelle un esprit

encyclopédique. Il détone parmi les personnages que nous avons suivis tout au long de

ce travail : il n’est ni apothicaire, ni médecin, seulement un rentier pour qui l’argent

n’est pas un souci. Premier cultivateur en France de pommes de terre, ses domaines

d’études touchent la physique, la physiologie, la botanique, l’agronomie, la sylviculture,

la construction navale, la santé publique, la météorologie et bien entendu la chimie. Il a

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 411

suivi les enseignements dispensés au Jardin du Roi par du Fay, Louis Lemery, Antoine

de Jussieu, Sébastien Vaillant et E.-F. Geoffroy, fait son entrée à l’Académie en tant

qu’adjoint-chimiste en 1728, en devint membre associé dans la classe de botanique en

1730, puis pensionnaire de cette même classe en 1738 ; il restera dans l’institution

jusqu’en 1767. En 1739, il fût nommé également inspecteur général de la marine.

Duhamel est l’auteur de très nombreux écrits. Il ne s’associera jamais aux

Encyclopédistes des Lumières90, et ne participera donc pas à leur grande entreprise.

Le 10 janvier 1737, Henri-Louis du Monceau prononce devant la Compagnie

des chimistes un mémoire « Sur la base du sel marin », paru dans le volume de

l’Académie des Sciences daté de 173691. L’auteur y annonce d’emblée que la

connaissance d’un mixte est parfaitement réalisée lorsque les matériaux le composant en

ont été séparés et identifiés, puis rassemblés pour le former de nouveau. Un mixte salin,

et non un des moindres, résiste pourtant jusqu’à maintenant à toutes les tentatives

effectuées pour établir son entière composition. Comme le titre de la communication le

révèle, il s’agit du sel marin dont seul l’acide constitutif est bien connu et a pu être isolé.

Les moyens de décomposer ce sel salé sont sus, on sait substituer l’acide du sel marin

par les acides de vitriol et de nitre pour former respectivement les sels mixtes suivants :

le sel de Glauber et le nitre quadrangulaire. Malheureusement, la substance qui

représente la base de ces trois derniers composés n’a pu se présenter seule aux yeux des

chimistes.

La préoccupation de savoir précisément qu’elle est la nature de la base du sel

marin se lit déjà dans le mémoire de l’année 1724 de Gilles Boulduc que nous venons

de voir. Boulduc a annoncé avec preuves que la base du sel d'Espagne qui est

l'homologue naturel de l'artificiel sel de Glauber, est la même que celle du sel marin.

Douze ans avant Duhamel, Boulduc a affirmé, toujours avec démonstration à l'appui,

que la base considérée n'est ni le sel alkali fixe composant le tartre vitriolé (sulfate de

potassium), ni une simple terre absorbante similaire à la craie (à base de calcium)92. Il

avoua volontiers son ignorance vis-à-vis de sa vraie nature. Boulduc est un chimiste qui

semblait certainement ne reconnaître pour sel alkali fixe que celui que l'on tire des

plantes loin du littoral, et ne considérait pas celui tiré des végétaux marins, déjà connu

90 Sur la vie et l’œuvre de Duhamel, voir Bruno de Dinechin, Duhamel du Monceau, Connaissance et

Mémoires Européennes, 1999 ; Claude Viel, « Duhamel du Monceau, naturaliste, physicien et chimiste », Revue d’histoire des sciences, (1985), XXXVIII/1, 55-71 ; Partington, op. cit. in n. 3, vol. 3, 69-71 ; et l’article de Jon Eklund, DSB, 1981, t. 4, 223-225.

91 Henri-Louis Duhamel du Monceau, « Sur la base du sel marin », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1736, 215-232.

92 Voir Boulduc, 1724, op. cit. in n. 57, 134-135.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 412

(mais comme il apparaît comme impropre à la fabrication de savons durs, était-il ainsi

peut-être peu sollicité). Il écrit : « Cependant pour dire ce que j'ai entrevû, je panche à

croire avec M. Stahl, que la base du Sel commun, que je regarde comme commune entre

ce Sel, celui d'Espagne & celui de Glauber, est une terre sablonneuse, vitrifiable, &

tellement attenuée, qu'elle approche fort de la nature d'un Sel alkali fixe, sur quoi le

temps & une recherche plus ample pourra nous éclaircir un jour »93.

Depuis son mémoire sur le sel ammoniac94 Duhamel, lecteur attentif de la table

de Geoffroy, formule la même hypothèse sur la salinité de la base du sel marin, car

celle-ci ne précipite pas lorsqu’on introduit dans la solution un sel alkali ; ce qui

surviendrait évidemment si elle était terreuse. De plus elle est soluble dans l’eau.

Comme l’a écrit Fontenelle dans son compte-rendu de la communication de l’auteur,

c’est « un vrai Sel »95.

Duhamel constate immédiatement une analogie entre cette base et le sel de

soude, le natrium, une portion du borax, tous des corps qui en présence d’acides

vitriolique, du sel marin et de nitre font respectivement un sel de Glauber, un sel marin

et un nitre quadrangulaire ; ce qui renforce son sentiment sur la salinité de la base du Sel

marin.

Néanmoins, cette observation n’est pas suffisante. L’auteur a l’ambition

d’obtenir la base du sel marin dégagé de tout déguisement provoqué par son association

à un acide. C’est justement là où se niche la difficulté à dépasser : l’acide « se tient […]

opiniâtrement dans sa base saline fixe ». Remarquant que l’acide du nitre se dissipe en

présence d’une matière inflammable, Duhamel souhaite tenter par le même moyen la

séparation de l’acide du sel marin de sa base, mais sans résultat. Il décide alors d’opérer

en plusieurs étapes, c’est-à-dire d’utiliser des « intermèdes convenables », et disons-le,

de jouer avec les rapports chimiques entre les substances. L’idée est la suivante : « Une

opération de chimie des plus communes, m’a paru fournir une voye si simple & si

naturelle pour parvenir à ce que je m’étois proposé, […] elle est fondée sur une

propriété de l’acide vitriolique des plus avérées, celle de faire avec les matières grasses

93 Boulduc, ib., 135. Georg-Ernst Stahl écrit dans son Traité des sels dans lequel on démontre qu’ils

sont composés d’une terre subtile intimement combinée avec de l’eau (1723, traduction française attribuée à d’Holbach, Paris, 1771, 44-45) que la partie alkaline dans le sel marin est « une espece de sel alkali que l’on n’a pas jusqu’à présent suffisamment examinée ». La caractérisation de ce corps paraît être tout à fait d’actualité dans ces années 1720 et 1730.

94 Henri-Louis Duhamel du Monceau, « Sur le Sel Ammoniac », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1735, 106-116. Duhamel y annonce son fameux mémoire de 1736 : « […] la base du Sel marin, que je crois être un Sel alkali fixe (comme j’essayerai de le démontrer dans une autre occasion) […] » (p. 113).

95 Fontenelle, « Sur la base du sel marin », Histoire de l’Académie Royale des Sciences, 1736, 67.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 413

un Soufre commun »96. L’auteur réussit donc à mettre en lieu et place de l’acide du sel

marin, l’acide vitriolique, réalisant ainsi un sel de Glauber dont l’acide constitutif peut

maintenant être réduit en soufre commun. Duhamel vient de transformer en deux temps

son sel marin en un hepar sulfuris ou foie de soufre :

Sel marin + acide vitriolique = sel de Glauber + acide du sel marin (chassé par distillation)

Sel de Glauber + charbon = hepar sulfuris (c’est-à-dire soufre commun (=acide vitriolique du sel

de Glauber+ matière inflammable du charbon) + sel alkali (provenant du sel de

Glauber))

Cette seconde étape a permis de rompre en partie l’union de l’acide vitriolique

qui a du se partager entre la matière inflammable et l’alkali fixe pour qui il a « à peu-

près un rapport égal ». On peut imaginer l’acide vitriolique attaché à un bout par la

matière inflammable le faisant soufre, et par l’autre à l’alkali salin rendant le tout

semblable à l’hepar sulfuris. Cette façon de voir les choses est très similaire à celle

exposée par Stahl dans son Traité des Sels97 de 1723 ; bien que son autorité ne soit pas

explicitement évoquée par Duhamel, son influence sur la chimie française semble se

confirmer. Le vinaigre achèvera la désunion de l’acide et de l’alkali en précipitant le

soufre :

Hepar sulfuris + vinaigre = (sel alkali + vinaigre) + soufre (=acide vitriolique + principe igné)

La base du sel marin se trouve maintenant jointe à l’acide du vinaigre. « […] Or

cet acide étant extrêmement chargé de matiére huileuse, un feu un peu modéré peut

l’enlever, & l’obliger de quitter l’alkali auquel il étoit joint »98. Une fois cette opération

réalisée, le résidu est pulvérisé puis calciné dans un creuset. Voilà donc la base du sel

marin isolée et purifiée. Duhamel conclut :

« […] De telle sorte que je compte, par cette suite de procédés, être parvenu à avoir la base du

Sel marin toute seule & séparée de toute autre matiére, car en effet que pourroit-il m’être resté

autre chose ? »99.

En effet que pourrait-il lui être resté à part la base du sel marin. Le jeu des

intermèdes, ou le jeu des rapports peut se représenter en un cycle complet, si nous

ajoutons une opération consistant à revenir à la substance de départ, où cinq étapes sont

ainsi nécessaires pour boucler la boucle100 :

96 Duhamel, op. cit. in n. 90, 222. 97 Georg-Ernst Stahl, Traité des sels, op. cit. in n. 73, 293-294. 98 Duhamel, ib., 223. 99 Duhamel, ib., 224. 100 En termes modernes, voici les expressions de ce cycle :

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 414

A/B A’ A/B: acide/base du sel marin A’’’ A’: acide vitriolique A S: A’réduit en soufre commun A’’: vinaigre B A’/ B A’’’: acide du sel marin Charbon (phlogistique)

A’’ A’’/ B S/B S A’’ La base est, pour l’auteur, un vrai Sel alkali (carbonate de sodium), et non un

« sel neutre »101, parce qu’il verdit la teinture de violettes, précipite en jaune-orangé la

solution de sublimé corrosif, et se dissout avec effervescence dans le vinaigre distillé.

De plus, il sert à la formation du sel de Glauber (sulfate de sodium), et non du tartre

vitriolé (sulfate de potassium), du nitre quadrangulaire (nitrate de sodium), non du

salpêtre en aiguilles (nitrate de potassium) et du sel marin (chlorure de sodium), non du

sel digestif de Sylvius (chlorure de potassium) : ce n’est donc pas du sel de tartre

(carbonate de potassium). Elle ne se résout d’ailleurs pas en liqueur à l’air comme ce

dernier, mais tombe en poussière semblable à de la farine. Son goût est très frais, un peu

amer, avec une longueur lixiviel. L’académicien vient de caractériser ce que nous

appelons le carbonate de sodium dont un Allemand du nom de Margraff en 1752 dans

ses Opuscules Chymiques (Paris, t. 2, XXVe dissertation, 375-420) établira très

nettement les caractères distinctifs par rapport à l’autre sel alkali102.

Duhamel poursuit en affirmant que l’alkali de la soude peut être regardé comme

la vraie base du sel marin. Comme cette alkali de la soude provient des cendres du kali,

une plante marine, il semble pour l’académicien que la substance dont la caractérisation

vient d’être menée par ses soins, soit une chose naturelle :

« Ce petit vestige de Sel alkali qu’on peut, je crois, soupçonner être un échantillon de la base du

Sel marin, m’a porté à faire des réflexions sur le sel alkali de la Soude ; car ce sel étant à tous

égards, semblable à celui que j’ai retiré du Sel marin, tant pour la figure & le goût de ses

2 NaCl + H2SO4 = Na2SO4 + 2 HCl

Na2SO4 + 2 C = Na2S + 2 CO2 (gaz) Na2S + 2 CH3COOH = 2 CH3COONa + H2S (gaz)

CH3COONa = Na2CO3 + (CH3)2CO (très volatile) Na2CO3 + 2 HCl = 2 NaCl + H2O + CO2 (gaz)

101 Duhamel, op. cit. in n. 90, 224. 102 Selon Viel, op. cit. in n. 89, 68.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 415

cristaux, que par les effets qu’il produit avec les différents acides avec lesquels on le mêle, on est

porté à le comparer à la base du Sel marin ; mais si l’on fait attention qu’on retire beaucoup de

Sel marin des cendres du Cali, ou, ce qui est la même chose, de la Soude, je ne sçai (sic) si ce

seroit trop hasarder que de dire que c’est effectivement la base d’une partie du Sel marin qui est

passée dans la Plante, & qui s’y est décomposée, car cette Plante étant maritime, il est naturel

qu’elle soit chargée de beaucoup de Sel marin, la grande quantité de ce Sel qu’on en retire par

l’incinération, en est une preuve, & la ressemblance qu’on trouve entre son Sel alkali & la base

du Sel marin, me porte à croire que ce Sel alkali est véritablement la base du Sel marin. On

demandera peut-être comment l’acide a abandonné cette base ? Je ne sçais pas si ce seroit l’acide

nitreux qui s’étant d’abord mis à sa place, se seroit ensuite échappé pendant l’ustion, ou si

l’acide marin auroit formé un Sel ammoniac qui se seroit aussi échappé, ce qui me semble moins

probable, mais de quelque maniére que cela arrive, il me paroît que cet alkali peut être regardé

comme la vraye base du Sel marin »103.

Duhamel propose par ailleurs une autre méthode d’obtention de la base du sel

marin :

sel marin + esprit de nitre concentré = nitre quadrangulaire déflagration avec charbon du nitre quadrangulaire = base du sel marin104

La conclusion lui apparaît tout aussi évidente qu’en ce qui concerne le procédé

précédent : « Et effectivement l’acide du Sel marin ayant été chassé par celui du Nitre,

& celui du Nitre s’étant dissipé avec la matiére inflammable du charbon, que me

pouvoit-il rester, sinon la base du Sel marin […] »105.

L’obtention de l’alkali de la soude par extraction du sel marin est d’une extrême

importance pour l’histoire de l’industrie chimique pour qui cette substance a représenté

une matière de premier choix. Duhamel a essayé de développer à grande échelle son

procédé, mais sans résultat faute d’un moyen de production en grande quantité d’acide

vitriolique. Quoi qu’il en soit, le « procédé Duhamel » donnera lieu à l’établissement de

la première soudière française en 1782 au Croisic près de Nantes (très rapidement

supplantée par le procédé Leblanc à partir de 1791)106. Jusqu’à cette date, l’alkali de la

soude et celui du tartre seront extraits des cendres des végétaux. A ce sujet, Duhamel,

dont les travaux seront poursuivis par l’académicien Cadet, a mis en évidence

l’importance du terrain sur lequel se cultive le kali dans la proportion produite de l’un

ou de l’autre sel alkali. Cette plante sera après plusieurs rotations végétales d’autant plus

103 Duhamel, op. cit. in n. 90., 229. 104 3 NaCl + 4 HNO3 = 3 NaNO3 + NOCl (gaz) + Cl2 (gaz) + H2O

NaNO3 + 5 C = 2 Na2CO3 + 2 N2 (gaz) + 3 CO2 (gaz) 105 Duhamel, op. cit. in n. 90, 226. 106 Voir Dinechin, op. cit. in n. 89 ; et A. C. Déré, Jean Dhombres, « Economie portuaire, innovation

technique et diffusion restreinte : les fabriques de soude artificielle dans la région nantaise (1777-1825),

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 416

riche en alkali de la soude ou alkali minéral que son biotope est près du littoral. Ainsi le

lessivage de ses cendres donne-t-elle uniquement cette substance si le kali a poussé près

de la mer ; et inversement uniquement l’alkali du tarte ou alkali végétal en un lieu assez

éloigné. Entre les deux, on tire un mélange des deux corps salins d’une fraction variable

suivant son sol de culture107. Cadet s’est par la suite intéressé également à l’alkali de la

soude que l’on tire du varech108.

Le sel marin, ou sel commun, qui, il y a peu encore chez Nicolas Lemery,

assurait la liaison macrocosme-microcosme, dont le rôle était aussi de servir d’élément

salin de souche à tous les corps salins, n’a plus de secret pour personne. Sel mixte

comme les autres, rien ne lui est propre – sa base est commune à plusieurs substances –,

ni même son acide. La chimie que nous suivons depuis le début du deuxième chapitre

de la partie consacrée aux théories salines à l’Académie, a fait perdre au sel sa

suprématie. D’enveloppe de toute chose naturelle dans le monde, le voilà maintenant

simple corps et instrument de la pratique chimique. Sa démythification entreprise par

Homberg a permis de caractériser la classe des sels composés dont l’acide restait garant

de leur salinité. Il semble pourtant que depuis quelques années un rééquilibrage des

rôles se soit opéré entre ce dernier et son corrélatif, l’alkali.

Avant même l’isolement de l’alkali de soude, Boulduc en 1731 était d’avis que

tous les sels alkalis tirés des plantes par la calcination n’était pas forcément identiques ;

d’où la différence qu’il constate entre le tartre soluble (bitartrate de potassium) et le sel

de Seignette (tartrate double de potassium et de sodium)109. La soude d’alicante ou le sel

du kali calciné, c’est-à-dire la base du sel marin mise en évidence quatre ans plus tard

par Duhamel, est identifiée par l’auteur comme étant l’alkali du sel de Seignette dont

l’acide de ce sel moyen est le tartre. En revanche, le sel de tartre110, cet autre sel alkali,

est celui du tartre soluble. Boulduc est alors en droit d’affirmer que : « Le Sel

Polychreste de Seignette est donc enfin une Crème de Tartre rendue soluble par l’Alkali

in « La Bretagne des savants et des ingénieurs (1750-1825), Sciences et Techniques en Perspective, Université de Nantes – Centre d’histoire des sciences et des techniques, vol. 22, 1992, 1-176.

107 Voir Henri-Louis Duhamel, « Observations sur les sels qu’on retire des cendres des végétaux », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1767, 233-238 ; du même auteur, « Suite des expériences sur les sels qu’on peut retirer des lessives du kali », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1767, 239-240 ; L.-C. Cadet, « Expériences sur une soude tirée d’un kali, qui avoit été cultivé par M. Du Hamel à sa terre de Denainvilliers », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1774, 42-44.

108 L.-C. Cadet, « Analyse de la soude de varech », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1767, 487-494.

109 Gilles Boulduc, « Sur un sel connu sous le nom de Polychreste de Seignette », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1731, 124-129.

110 Nous le répétons, le sel de tartre ne doit pas être confondu avec le sel d’où on le tire généralement.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 417

de la Soude »111. Seignette, médecin à la Rochelle, est l’inventeur à la fin du siècle

dernier du sel qui porte son nom, qu’il a entouré pour des raisons commerciales d’un

grand mystère. Sur la suggestion de Grosse, son confrère à l’Académie, Boulduc réalise

cette substance en associant l’alkali de la soude au tartre, résidu solide que l’on gratte de

la paroi interne des tonneaux de vin112. Celui-ci est pratiquement insoluble dans l’eau

froide et avec difficulté dans l’eau bouillante, mais précipite aussitôt que la solution se

refroidit un peu. Pour bénéficier au mieux des propriétés pharmacologiques qu’on lui

prête, il convient de le présenter sous une forme saline soluble, comme le fit Boulduc.

Ordinairement, pour un sel moyen, c’est le sel acide qui procure la solubilité, du moins

a en croire Homberg et Louis Lemery, et non comme ici le sel alkali : comment

l’expliquer, car de manière surprenante le sel alkali est ce qui amène dans cette

opération un surcroît de salinité en même temps qu’un surcroît de terre ?

Le tartre ou cristal de tartre est difficilement soluble notent également l’année

suivante, en 1732, Duhamel associé à Grosse113, qui ajoutent : « Le Sel lixiviel de Tartre

au contraire est si accessible à l’eau, que l’humidité de l’air suffit pour le résoudre en

liqueur, & quand on le mêle avec le Cristal de Tartre, il donne entrées aux parties d’eau

sur ce sel essentiel, & le rend soluble dans l’eau froide »114. Le Févre (correspondant de

l’Académie) est parvenu, apprend-on, à le rendre soluble par le mélange du borax que

Lemery considère comme un alkali115, et Boulduc, comme on l’a vu, par le sel de soude

(obtenant le sel de la Rochelle ou de Seignette). Trois tartres solubles ont donc été

réalisés selon les auteurs « par trois différents Sels alkalis », présentant chacun des

caractères particuliers. Duhamel et Grosse décident alors d’entreprendre une étude de la

solubilité de ce « sel essentiel » en le joignant à différentes chaux, des craies, des terres

bolaires, argileuses, sablonneuses, etc.

111 Boulduc, ib., 129. Le tartre (ou crème de tartre, ou cristal de tartre) possède la formule chimique

suivante : HO2C.CH(OH).CH(OH).CO2K. La substitution de son hydrogène acide par un atome de potassium (perçue au XVIIIe siècle comme l’union du sel de tartre, ou alkali végétal, au tartre) produit ce qui est appelé le tartre soluble : KO2C.CH(OH).CH(OH).CO2K. Si la substitution se fait par un atome de sodium (c’est-à-dire le produit de la jonction de l’alkali de la soude avec le tartre), sera obtenu le sel de Seignette également soluble : NaO2C.CH(OH).CH(OH).CO2K.

112 L’auteur des notes prises du Cours de Chymie par M. Rouelle de 1751 (manuscrit de la BnF sous la cote : n.a.fr.4045) écrit (p. 159) que « M. Rouelle dit » avoir découvert par hasard huit ans avant Boulduc et Geoffroy la composition du sel de Seignette. Si cela est exact Rouelle aurait été âgé au maximum de 20 ans !

113 Henri-Louis Duhamel, Grosse, « Des différentes maniéres de rendre le Tartre soluble », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1732, 323-342.

114 Duhamel et Grosse, ib., 324. 115 Voir Louis Lemery, « Expériences et réflexions sur le Borax ; D’où l’on pourra tirer quelques

lumieres sur la nature & les propriétés de ce sel, & sur la maniere dont il agit, non seulement sur nos liqueurs, mais encore sur les métaux dans la fusion desquels on l’employe », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1728, 273-288. Notons qu’en réalité en préparant son tartre soluble à l’aide du

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 418

Le tartre est appelé sel (essentiel) bien qu’il présente peu d’aptitude à la

dissolution. Cette dénomination se justifie certainement par le fait que ce corps est perçu

comme une cristallisation née de la liqueur vineuse rattachée au règne végétale.

Holmes116, en se trompant quelque peu, a mis en avant un problème intéressant : la

solubilité en cette fin de première moitié du XVIIIe siècle ne paraît plus primordiale

pour caractériser un sel. Beaucoup plus correctement, l’insolubilité dans l’eau d’une

substance que l’on juge saline ne remet pas en cause sa salinité. Le cas ici est différent

de la sélénite où la théorie nous renseignait sur ce qu’est ou non un sel, car on ne

connaît pas la composition du tartre. Les sels essentiels, envisagés comme des corps

bruts, touchent un domaine qui se développera à la fin du siècle avec la caractérisation

de très nombreux acides organiques. Cela dit, le sel est et doit être toujours soluble

mais, pour prendre sa défendre s’il ne l’est pas, on avancera un trop plein de terre dans

sa composition. Depuis Homberg, on sait ce qu’est un sel, et on s’appuie plutôt sur la

théorie que des informations renvoyées par la pratique. Ce n’est pas tout, depuis

Geoffroy, la chimie des sels peut se faire « sur papier », et acquiert une certaine

abstraction rendue possible par ses principes qui sont plus solidement établis et plus

conformes à la réalité.

Duhamel et Grosse sont arrivés à la certitude que la chaux, la craie, ou tout autre

alkali terreux produit sur le cristal de tartre le même effet que les sels fixes, à savoir les

sel de la soude et du tartre, et non par un quelconque alkali salin fixe que certains

imaginent en lui, mais par sa seule partie terreuse. L’unique condition que les auteurs

imposent à ces matières pour mettre en état de solubilité le tartre, est d’être à leur tour

solubles par un acide faible tel que le vinaigre. Ils concluent alors que :

« […] Il y a des terres que l’acide du tartre dissout, & qui contractent avec le cristal de tartre une

telle union, qu’elles changent non-seulement le caractere exterieur de ce sel, c’est-à-dire sa

cristallisation, & le rendent accessible à l’eau froide, mais elles lui changent encore entiérement

son goût, sa saveur, & ses autres qualités : en un mot, ces terres produisent sur ce sel, tous les

effets des sels alkalis ; donc on peut employer ces sortes de terres pour rendre le tartre soluble ;

donc la dissolubilité par les acides est une condition essentielle aux terres, pour entrer dans la

composition des sels ; donc (ne pourroit-on pas aussi le dire) les sels fixes n’agissent ici que par

leur terre […] »117.

borax, Le Févre ne fit qu’échanger le sodium de ce corps avec un hydrogène du tartre. Le borax est une source de sodium comme l’est l’alkali de la soude.

116 Holmes, op. cit. in n. 17. Voir dans ce chapitre. 117 Duhamel, Grosse, op. cit. in n. 111, 341.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 419

Duhamel et Grosse régénèrent alors la crème de tartre en amenant un acide plus

puissant pour ravir au sel soluble sa terre alkaline qu’un fort alkali fait par la suite

précipiter. Tout cela semble à leurs yeux prouver que le tartre, qui pourtant présente un

caractère acide comme tous les sels essentiels d’ailleurs si on se souvient bien de la

théorie de Homberg, ne fait pas dissoudre l’alkali terreux, mais s’approprie sa terre, « &

que c’[est] cette association qui métamorphos[e] ce sel ». Car pour les auteurs, la

dissolution n’est qu’une simple division très poussée des parties d’un corps.

Que comprendre ? Que la solubilité ne vient pas de l’acide, mais de la faculté à

se diviser en parties extrêmement ténues ? D’où la solubilité donnée au tartre à la fois

par les sels fixes alkalis et les terres alkalis qui le « métamorphosent » littéralement en

subtilisant, en le présentant sous une forme de fine poussière disparaissant dans l’eau118.

Par ailleurs, quoi de plus paradoxal que de procurer la solubilité par l’ajout d’un alkali

terreux ou salin si seule leur partie terreuse intervient ! Précisions que l’acide qui doit

théoriquement entrer dans la composition du sel alkali119 semble ne compter en rien

dans ce phénomène.

Duhamel et Grosse viennent de réhabiliter l’alkali, le salin aussi bien que le

terreux. Dans ce jeu des relations salines, l’alkali joue à jeu égal avec l’acide. Dire qu’il

accède enfin à un rôle actif serait exagéré, pensons plutôt qu’il accède enfin à une

reconnaissance de son efficience dans les opérations mises en œuvres ; présentement il

rend soluble le tartre. Rôle en effet pas vraiment actif puisque c’est sa passivité, c’est-à-

dire sa fonction de support divisible sur lequel s’accrochent les parties de tartre qui

encourage sa division donc sa solubilité. L’alkali sert de bouée à ce tartre pour flotter

parmi les particules d’eau. L’image n’est pas si absurde qu’elle paraît, car dans une suite

donnée à ce travail, les deux chimistes expliquent que la substance alkali est une base

amovible, sans laquelle le tartre coulerait. En 1733 Duhamel et Grosse remarquent que

118 Nous pouvons donner ici l’opinion de Malouin sur ce point. Selon cet homme, le tartre est

composé d’une eau, d’un sel acide, de beaucoup d’huile et d’un alkali très pur. L’huile est la cause de l’insolubilité de cette substance qui présente un excès d’acide. Par l’ajout d’un sel de tartre, l’acidité du composé sera partagée entre l’alkali qu’il contient et l’alkali ajouté, le transformant en un sel neutre qui sous cette forme est disposé à se dissoudre dans l’eau. « Les alkalis sont les vrais dissolvans des huiles : l’alkali du tartre mêlé avec les cristaux de tartre, en divise le principe huileux, & le met en état de pouvoir être étendu dans l’eau, c’est ce qui forme un Sel soluble » (op. cit. in n. 18, 243). La raison de la solubilité depuis que l’on ne parle plus d’un sel principe qui prêtait à la matière dans laquelle il était ses qualités, est semble-t-il une énigme pour les chimistes. Même une surabondance d’acide ne pas de solubiliser le tartre, pour Malouin seul l’alkali le permet en s’attaquant directement à l’huile intimement unie au tartre, en provoquant sa division très fine.

119 Le fait est confirmé par Duhamel (« Suite des recherches sur le Sel Ammoniac. Seconde Partie », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1735, 414-434). L’auteur paraît à ce niveau suivre parfaitement la doctrine Homberg qui établit que : la chaux contient des parties de feu, le sel alkali volatil contient une partie grasse, et les sels alkalis fixes retiennent un peu d’acide. Mais qui ne pense pas comme Homberg en cette première moitié du XVIIIe siècle ?

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 420

le vinaigre a le pouvoir de faire précipiter le cristal de tartre dans une solution de tartre

soluble, alors que tous deux ont l’acide du vin pour même origine. Et s’il y a

précipitation, c’est que la partie terreuse sur laquelle s’est attaché le tartre lui a été

retirée. Ils notent :

« Pour rendre raison de ce fait, il faut faire attention que le tartre soluble est un sel essentiel

acide, qui s’est surchargé d’une terre, ou d’un sel alkali, & est ainsi devenu un sel tout différent

de ce qu’il étoit auparavant ; de sorte qu’il faut distinguer deux bases dans le tartre soluble, l’une

qui a toûjours été unie à la crème de tartre dès sa premiére formation dans le vin, qui lui est

naturelle, & à laquelle l’acide du tartre est intimement uni ; & le vinaigre distillé n’a aucune

action sur cette base. Mais la dose de cette terre est peu considérable dans la crème de tartre, par

proportion à celle de l’acide, qui est peut-être retenu en si grande quantité dans ce sel par la

matière grasse qui y abonde. Quoi qu’il en soit, il est bien sûr que dans ce sel l’acide n’est pas

totalement engagé dans une base alkaline, puisqu’il se fait sentir au goût, qu’il fermente avec les

alkalis, qu’il fait la dissolution de plusieurs terres, & qu’il s’unit avec ces matières au point de

former un sel nouveau : voilà donc ce qui fait la seconde base des tartres solubles, mais à

laquelle l’acide du tartre n’est pas aussi intimement uni qu’à la sienne propre ; c’est, pour ainsi

dire, une base d’adoption qu’il abandonne aux moindres acides, comme le vinaigre distillé, mais

se réservant toûjours sa base naturelle, dont il ne se dessaisit, pour ainsi parler, qu’à la derniére

extrémité, quand il y est contraint par un acide plus puissant ; ainsi le cristal de tartre après avoir

abandonné la terre étrangére qui le rendoit soluble, reprend sa premiére forme, & devient tel

qu’il étoit avant que d’avoir été associé avec les matières alkalines »120.

Comme on le constate, le discours ne se centre pas sur la question de

l’insolubilité d’un corps que l’on suppose au départ salin. L’intérêt du texte, de la

recherche entreprise par nos deux académiciens, est l’ingéniosité dont ils font preuve

dans leur intervention dans les relations entre corps salins (comme chez les auteurs

étudiés auparavant d’ailleurs), la stratégie déployée dans leur jeu des rapports entre

blocs principiels des substances du milieu réactionnel. Il est en outre tout à fait

remarquable que le tartre soluble soit considéré comme une substance s’appuyant sur

deux bases alkalines, car cela est bien le cas.

A la différence de Boulduc et de Lemery, pour Duhamel, ce sont les

« expériences qui prouvent », seuls les faits comptent. Au sujet du sel ammoniac, il

écrit :

« Si je me proposois de découvrir ce qui produit cette union, j’en pourrois chercher la raison ou

dans l’analogie qu’il y a entre la partie acide de ces deux Sels, qui est effectivement la même, ou

celle que l’expérience prouve, qui est entre l’acide du Sel marin & la matiére grasse qui abonde

120 Henri-Louis Duhamel, Grosse, « Sur les différentes maniéres de rendre le Tartre soluble. Seconde

Partie », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1733, 269-270.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 421

dans le Sel ammoniac, d’autant que dans cette opération le Sel marin reste toûjours chargé d’un

peu de cette graisse qu’un feu violent ne lui peut enlever dans des vaisseaux clos ; mais je ne me

propose pas de donner ici des raisons physiques de ces affinités, je me renferme à rapporter

simplement les faits »121.

Les termes « affinité », « analogie », « degré d’union », « dégagement » que l’on

relève dans son mémoire ne peuvent nous pousser à relier sa pensée à une doctrine

quelconque, newtonienne, stahlienne122 ou autre. Duhamel nous semble manipuler la

table des rapports à la manière d’un outil de travail qu’il préfère penser construite sur

les seules observations tirées de la pratique de laboratoire libérée de toute conception

sur la matière. Il poursuit :

« Nous avons vû que l’alkali urineux produisoit encore plus d’effet sur la Craye, il en entraîne

une portion qu’il volatilise, & avec laquelle il forme un Sel concret, ainsi le degré de volatilité de

l’urineux & le degré d’union entre cet urineux & la Craye, sont supérieurs à la fixité de la Craye,

il n’en volatilise cependant qu’une partie, & après avoir enlevé le reste jusqu’à la voute de la

cornuë, il l’abandonne. Enfin si la fixité de l’intermede & l’affinité entre les matiéres est

supérieure à la volatilité du Sel ammoniac, l’intermede retiendra le Sel ammoniac, qui après

avoir fait ses efforts pour enlever l’intermede, & l’avoir même enlevé jusqu’à la voute de la

cornuë, sera obligé de céder à la fixité de l’intermede qui le retient, & l’empêche de se sublimer,

c’est ce que nous avons vû qui arrive quand on distille le Sel ammoniac bien sec avec la Chaux

encore vive & nouvellement calcinée. Que cette union vienne de l’action des parties du feu sur la

matiére grasse, ou du double lien qui unit la Chaux, & à l’acide & à la matiére grasse du Sel

ammoniac, ou d’une espece de fonte qui arrive quand on expose à un feu assés violent la Chaux

avec le Sel ammoniac, ce qu’on reconnaît bien quand on fait le Phosphore de M. Homberg ; c’est

ce que je ne me propose pas d’examiner pour le présent, il me suffit que l’union existe, que le Sel

ammoniac soit retenu par la Chaux, c’est-là ce que prouve mon expérience »123.

Avec Duhamel, l’interchangeabilité des éléments des sels moyens entre eux fait

partie intégrante de la chimie qu’il pratique. Les relations qui gèrent ce principe ne lui

paraissent pas nécessiter d’explications ; « l’expérience le prouve », cela lui suffit. Peut-

être doit-on comprendre son comportement plus ouvert aux affinités par rapport à des

Boulduc et Lemery par le fait qu’il a embrassé la chimie à une époque postérieure à la

présentation de la table de Geoffroy, et aurait donc bénéficié de la prise de conscience

de la difficulté à en rendre compte. C’est donc logiquement que les a priori sur l’alkali

121 Henri-Louis Duhamel, « Suite des recherches sur le Sel Ammoniac. Troisiéme Partie », Mémoires

de l’Académie Royale des Sciences, 1735, 500-501. 122 Le terme « flogistique » se trouve à la page 504 (Duhamel, ib.), et l’allusion à « l’analogie ».est à

n’en pas douter une référence à la doctrine de Stahl. Holmes (op. cit. in n. 76, 47) confirme que pour l’Allemand « affinité » et « analogie » sont deux termes synonymes, disons plutôt que le premier est la conséquence apparente du second.

123 Duhamel, ib., 501.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 422

lui sont inconnus face à son efficacité pratique dans la réalisation d’opérations salines.

Même le sel marin encore emblématique pour Geoffroy de la famille des sels ne l’est

plus pour Duhamel que de lui-même.

L’académicien rapporte124 qu’on lui a fait remarquer que Stahl en 1703 dans son

Specimen Becheriarum aurait déjà connu la base du Sel marin. Mais cela a été exposé

dans ce livre, juge-t-il, dans un style si obscur que son discours ait été peu profitable.

Son travail perd donc de sa nouveauté, mais demeure cela dit à ses yeux utile. Le

procédé mis au point par Duhamel pour obtenir seul l’alkali de la soude aurait en effet

tout à fait pu être mis en œuvre par un chimiste tel que Becher ou Stahl. Néanmoins, le

peu de cas que l’on faisait alors de l’alkali, simple substance terreuse ou pour certains

simple artefact du feu, en comparaison de l’importance accordée au sel acide dans les

doctrines nous semble parfaitement expliquer que l’on soit passé à côté de cette

découverte ; il était selon nous primordial de d’abord valoriser l’alkali par rapport à son

corrélatif acide comme le firent Duhamel et Grosse.

5- Conclusion

Homberg est l’initiateur d’un changement profond dans la manière

d’appréhender les sels. Sa définition des principes de la chimie représentant des

substances concrètes indécomposables et extraites des corps mixtes, jointe à l’extension

de son concept de sel moyen, a détourné les chimistes de la recherche du vrai sel

principe inaccessible. On ne parle plus à ce moment de sel, mais des sels. Vus ainsi,

ceux-ci ne doivent pas être plus considérés que les autres substances. Homberg,

personnage le plus influent de la classe de chimie de l’Académie des quinze premières

années du siècle, celui qui a tracé les sillons dans lesquels vont évoluer tout en les

poursuivant ses deux plus importants confrères Louis Lemery et E.-F. Geoffroy, a

enclenché une vision dynamique des sels. Cette nouvelle vision fera s’intéresser les

chimistes aux relations entretenues entre corps salins, et entre corps salins et non-salins

avec une interchangeabilité totale entre des matières parfois perçues avant comme très

différentes. Geoffroy qui doit la moitié de sa table des rapports, où il met en un ordre

relatif les sels moyens, à son ancien maître pour avoir franchi le pas entre un type de

relation saline spéculative et figée, et un champ de relations salines expérimentales très

124 Duhamel, 1736, op. cit. in n. 90, 230-232.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 423

étendu, est conduit à isoler en une classe les sels sous le symbole du sel marin. Cette

classe n’est plus celle des corps qui contiendraient en forte proportion le sel principe

universel, mais plutôt celles des corps chimiques partageant des propriétés communes

qui les distinguent des autres substances. Geoffroy ne les détaille pas mais on devine

qu’il s’agit pour la plus fondamentale d’entre elles de la solubilité, ensuite de la capacité

à se cristalliser ou d’avoir, pour les liqueurs acides, été tiré d’un corps salin soluble et

cristallisable.

L’ordre de la table de Geoffroy n’est pas mis en en doute par Lemery – on a pu

dégager de ses mémoires une notion « d’affinité » par absorption –, mais l’explication

sous-tendue qu’il croit y lire, l’attraction, ne le convainc pas à changer de « roman »

chimique. Il décide de poursuivre une chimie rendant compte des phénomènes au

moyen d’arguments mécanistes qui ne sont pas du tout mis en déroute par l’arrivée de la

table. Son travail sur les sels n’a nul besoin de ce mode explicatif pour pouvoir se situer

dans la mouvance du nouveau type de relation saline insufflée par Homberg. A

l’opposé, Duhamel du Monceau manie avec succès les rapports entre substances salines

pour identifier la base du sel marin en prenant le parti de n’y voir qu’une loi naturelle

qui ne nécessite aucune explication d’aucune sorte ; le fait que l’expérience la confirme

quotidiennement lui suffit. Gilles Boulduc, tenant une position intermédiaire, dans son

investigation saline s’identifie dans ses premiers écrits modestement à un chimiste ne

jugeant que sur les faits de laboratoire par opposition à un chimiste physicien qui en

chercherait la cause cachée aux sens ; il ne se dit pas légitime en ce qui regarde

l’intimité des mécanismes chimiques. Il s’avère très rapidement un partisan d’une

interprétation stahlienne des penchants entre corps salins. Comme nous le constatons, la

table de 1718 de Geoffroy, sans exposer clairement une explication des convenances

chimiques, a poussé les académiciens soit à avancer leur propre réflexion sur le sujet,

soit à la prendre comme un guide dans les opérations projetées par les chimistes. Il est

en tout cas à notre avis certain que ces derniers ont tous perçu dans celle-ci, de manière

sous-entendue, les propositions newtoniennes d’attraction universelle. Toujours est-il, la

chimie des relations a transformé très sensiblement leur pratique.

De 1718 à 1743 – on justifiera cette seconde date dans le chapitre suivant –, il

n’est plus question de savoir ce qu’est un sel, ou plus précisément ce que tous les

chimistes s’accordent à appeler sel. On est dans le monde du sel pluriel, on s’attachera

dorénavant à évaluer toutes les relations mettant en scène les corps salins et à

caractériser ces derniers. Les sels deviennent par la même occasion des outils très

efficaces dans les stratégies opératoires de la chimie.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 424

6- Le Traité des Sels de Stahl

Depuis environ 1720, le nom d’un chimiste que l’on encense est couché dans

pratiquement toutes les communications chimiques de l’Académie Royale des Sciences.

On loue sa grande habilité de praticien, on essaie de répondre au problème qu’il avait

soumis à ses lecteurs – celui de la séparation à froid de l’acide du tartre vitriolé de son

alkali –, et on semble très tôt lui emprunter quelques éléments de sa pensée. Il fera

l’unanimité auprès des chimistes académiciens français de la seconde moitié du XVIIIe

siècle ; il s’agit de Georg-Ernst Stahl. En plus de poursuivre notre étude sur la mise en

relation dynamique des substances salines, nous souhaiterions avec ce chapitre revenir

sur un aspect évoqué lors de notre analyse sur les sels moyens de Homberg, celui d’un

passage à l’abstraction de la notion de sel.

Georg-Ernst Stahl125 (1660-1734) est un chimiste formé à l’université, qui a

enseigné à l’université. Il obtint à Iéna son doctorat de médecine à l’âge de 23 ans sous

la direction d’un médecin chimiste du nom de Wedel. Son intérêt pour l’étude de la

matière daterait selon ses propres dires d’avant son entrée en faculté, quand il lisait déjà

des écrits de Becher, de Jacob Barner et de Kunckel126, tout en se frottant à la pratique

auprès d’un émailleur. Après plusieurs années passées à la cour du duc de Saxe-Weimar

comme médecin, Hoffmann lui proposa en 1694 la charge de second professeur de

médecine à l’université de Halle fondée l’année précédente. Les cours qu’il y dispensa

durant vingt-deux ans consistaient également en un enseignement d’anatomie, de

botanique et de chimie ; le cours était complété par Hoffmann qui tenait la première

chaire. De 1716 à sa mort il servit de médecin auprès du roi de Prusse Frederick à

Berlin. Il est à souligner qu’il tint dans ses cours séparées l’une de l’autre la chimie de la

médecine ; la première ne pouvant rien apporter à la seconde, voire même selon lui,

pouvait lui être nuisible. Il était d'avis qu'il fallait débarrasser la chimie et la médecine

des spéculations, contraires au bon sens et à l'expérience, qui, se basant sur la prétendue

antipathie ou opposition de l'acide et de l'alkali, aspiraient à rendre compte de tous les

125 Sur la biographie et les aspects doctrinaux de Stahl qui vont suivre, voir Partington, op. cit., vol. 2,

653-686 ; Hélène Metzger, Newton, Stahl, Boerhaave et la doctrine chimique, 1930, réédition Blanchard, Paris, 1974, 93-188. Voir également, David Olroyd, « An examination of G. E. Stahl’s Philosophical Principles of Universal Chemistry », Ambix, vol. XX, n° 1, 1973, 36-52.

126 Voir Georg-Ernst Stahl, Traité des Sels dans lequel on démontre qu’ils sont composés d’une terre subtile intimement combinée avec de l’eau, (1723), traduction attribuée à d’Holbach, Paris, 1771, 4. Partington précise que d’Holbach, qui était déjà le traducteur du Traité du Soufre de 1718 de Stahl, annonce dans son « Avertissement du traducteur » que le Traité des Sels « dont nous venons d’achever la traduction, suivra de près celui-ci » ; à la date de 1766 les deux ouvrages auraient donc déjà été traduits par d’Holbach en français (Partington, op. cit. in n. 3, vol. 2, 662).

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 425

phénomènes naturels. Ce qui l’opposa violemment à la théorie iatrochimique de l’acide

et de l’alkali. En bute également au mécanisme, à l’assimilation du vivant à une

machine, la pensée de l’univers de Stahl était très empreinte d’un vitalisme où nature,

vie et âme étaient synonymes les uns des autres ; cette conception a d’ailleurs été à

l’origine de sa querelle avec Leibniz127.

Les traités de Stahl auraient pour objectif principal l’amélioration de la pratique

de la chimie, et s’adresseraient moins aux théoriciens qu’aux praticiens128. Une

bibliographie de ses nombreux écrits est dressée dans l’ouvrage de Partington129. On

rappellera ici tout de même son Zymotechnia fundamentalis… (1697), Zufällige

Gedancken und nützliche Bedencken über den Streit von sogenannten Sulphure... (1718)

(traduit en français par d’Holbach : Traité du Soufre (1766), Fundamenta Chymiae

Dogmaticae & Experimentalis…(1723), et Ausführliche Betrachtung und zulänglicher

Beweiss von den Salzten... (1723) (traduction française attribuée à d’Holbach de 1771 :

Traité des Sels).

Stahl reconnaît à Becher le mérite d’avoir distingué entre mixtes, corps simples

et composés. Pour Johann Joachim Becher (1635-?1682)130 de la doctrine duquel il s’est

inspiré, tous les corps souterrains possèdent une nature terreuse et peuvent être

mélangés à l’eau. Tous les corps, y compris les métaux, sont-ils ainsi selon lui

composés d’eau et de trois terres principes. Le feu, à la fois principe moteur et élément

chimique, est un élément « secondaire » apparu lors de la séparation des éléments terre,

eau et air suivant l’intervention du Premier Ange. L’air n’entre toutefois pas dans la

composition des corps, mais agit comme un agent. Becher, pour qui la théorie des

quatre éléments et celle des trois principes n’étaient d’aucune valeur définit clairement

au nombre de deux les principes de la matière, l’eau et la terre laquelle se décline en

trois espèces ; cette façon de voir ne semble tout compte fait pas trop nous éloigné de

celle de Joseph Du Chesne dans son long poème chimique de 1687 qui partageait ses

principes entre « humides » et « secs ». Ainsi a-t-on ici : la terra prima (terre vitreuse),

la terra secunda (terre combustible) et la terra tertia (terre fluide ou mercurielle)131.

Partington, rapporte que le chimiste établirait une classe de corps salins contenant les

127 Se reporter suivant Partington (ib., 657) à Leibniz, Animadversiones circa assertationes Stahlii, in

Opera, 1768, II, ii, 131 ; et à la réponse de Stahl, Negotium otiosum, seu, σκιαµαχία adversus positiones aliquas fundementales theoriae verae medicae, Halle, 1720 (dans l’éd. L. Choulant, Theoria Medica vera, 1832, vol. 2).

128 Bernadette Bensaude-vincent, Isabelle Stengers, op. cit. in n. 8, 78. 129 Partington, op. cit., vol. 2, 659-662. 130 Sur la doctrine de Becher nous nous basons sur Partington, op. cit., vol. II, 637-652. 131 Il est possible de voir en ces trois terres une transposition des tria prima paracelsiens pouvant être

pris isolément les uns des autres et se présentant sous un aspect corporifié.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 426

sel commun, nitre, vitriol, alun, sel ammoniac, borax et chrysocolle132. Des substances

considérées comme salines à la fin du premier tiers du XVIIIe trouvaient leur place dans

la catégorie des decomposita (c’est le cas du sublimé corrosif et du cinabre), des

distillata (s’ils sont des acides, tels que les eaux fortes), et des olea pour un acide

comme l’huile de vitriol, un alkali comme l’huile de tartre et un sel moyen comme le

beurre d’antimoine.

Nous allons, avant d’aborder l’étude de l’ouvrage de Stahl qui nous intéresse,

passer en revue quelques éléments de sa doctrine personnelle. Pour cet homme le

premier savoir en chimie vient uniquement des faits expérimentaux ; la compréhension

des processus étant ce qui le distingue de certaines pratiques artisanales. C’est en cela

qu’à ses yeux Becher passe pour être le premier a avoir doté la chimie d’une vraie

théorie. Il fait néanmoins une différence entre une chimie et une chimie physique plus

théorique pour laquelle il a une haute considération. Il propose la définition de la chimie

suivante : « La Chymie, ou Alchymie et Spagyrie, est l’art de résoudre en leurs

principes les corps mixtes, composés ou agrégés, ou bien de faire des combinaisons de

ce genre à partir des principes. […] Si l’on doit apprendre cet art, il faut en assimiler les

principes scientifiquement par la mémoire, par l’oreille et la pensée : en fait, les

opérations ou mises en œuvre doivent être présentées aux yeux et pratiquées

manuellement, c’est pourquoi apparaissent deux parties de cette doctrine, Theorica et

Practica »133.

Stahl est d’avis qu’un corps est composé des mêmes matières que l’on obtient

par sa résolution. Homberg avait nommé principes les substances résultant de

l’anatomisation des composés mais sans aller jusqu’à prétendre que par leur réunion le

corps de départ serait restitué.

La matière n’est pas divisible à l’infinie pour Stahl mais s’arrête à un stade où

les individus qui la forme sont constants, insécables et impénétrables. Ces éléments, en

nombre très restreint doués de qualités particulières, échappent totalement à la

perception la plus subtile de nos sens. Il est inutile de chercher à en isoler un dans son

état de simplicité, il ne saurait quitter un mixte ou un composé sans aller immédiatement

dans un autre.

Pour Stahl, les particules élémentaires (molecula) ou « principes » inaccessibles

forment des « mixtes » indécomposables qui ne nous sont pas tous connus, appelés

132 D’après Hermann Boerhaave (Elemens de Chymie, traduit du latin par Allamand, Paris, 1754,

tome 1, 89) le borax se nomme aussi « chrisocolle ».

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 427

principes seconds (tels que or, argent, acide vitriolique), qui à leur tour se regroupent

soient entre eux, soit avec un principe pour donner les « composés », lesquels nous sont

tous sensibles. Ceux-ci de la même manière en se joignant à des principes, des mixtes

ou des composés produisent des corps composés d’un degré supérieur, les

« decomposita ». Suivent dans le même esprit les « superdecomposita ». Dans cette

suite de structures on passe de particules insensibles à des agrégats manipulables par le

chimiste, par apposition d’une unité matérielle contre une autre qu’elle soit principe,

mixte, composé, décomposé ou superdecomposé. La phrase de Barlet se trouve être ici

encore d’actualité, c’est « l’imperceptible qui degré par degré est soumis à nos sens ».

Le XVII e siècle n’est pas loin, et comme le souligne Hélène Metzger, Stahl a en effet

plutôt cherché des références dans une chimie plus ancienne (Kunckel, Glauber,

Becher) que chez ses contemporains qu’il ne cite presque pas134.

Plus un corps est composé, plus il se décomposera facilement en ses parties

constituantes : en mixtes si cela est possible, sinon en composés ou décomposés, tout

dépend du degré de sa composition. Les principes sont dans tous les cas hors de portée

de nos sens. Ce que l’on considère comme des corps simples le sont d’un point de vue

expérimental et non théorique, et se présentent à nous sous la forme de certains mixtes

ou principes principiés, et de composés. Ainsi les particules élémentaires solidement

juxtaposées les unes contre les autres sont-elles le point de départ de toute synthèse et le

point d’arrivée de toute analyse. C’est une pensée qui s’accorde avec la définition des

principes de Homberg.

L’axiome qui gouverne les opérations chimiques selon Stahl est celui de la

similarité. Pour que deux corps puissent se combiner, il est nécessaire qu’ils se

ressemblent par au moins une de leurs parties ; le lien ou l’union sera réalisé par les

semblables. Par exemple, l’eau dissout une substance saline en se fixant sur la partie

aqueuse de celle-ci tout en provoquant sa division.

La règle des affinités de Stahl, celle de l’attraction du semblable par le

semblable, permet au chimiste de pénétrer l’intimité des substances en comprenant

d’une part ce qui les fait agir sur d’autres matières, et d’autre part de découvrir un

aspect de la constitution de ces dernières, si elle n’est pas connue, qui doit être identique

à la partie du corps agissant comme cause du phénomène. L’affinité par analogie permet

de conclure à l’identité de principe dans deux substances données qui ont exprimé au

133 Georg-Ernst Stahl, Fundamenta Chymiae, dogmaticae et experimentalis et quidem tum

communioris physicae mechanicae pharmaceuticae ac medicae tum sublimioris sic dictae hermaticae atque alchymicae, Nuremberg, 1723, 1-2.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 428

laboratoire une disposition à l’union. Un sel, formé principalement de terre et d’eau,

présente nécessairement à l’extérieur de chacune de ses parties une face aqueuse sur

laquelle se fixera l’eau que l’on verse pour le dissoudre. L’homogénéité unie chez Stahl.

Stahl suit Becher dans son discours sur les constituants premiers des corps : une

eau et trois terres, la vitrifiable, l’inflammable et la liquéfiable ou mercurielle. Il

développe le concept de sa seconde terre, le célèbre phlogistique, pour en faire un

élément primordial de son système chimique. Le phlogistique, principe

d’inflammabilité, cause des couleurs, des odeurs, de la solidité, est chargé

principalement de rendre compte des phénomènes de combustion et de calcination. La

matière soumise à ces opérations voit son phlogistique, qui est un de ses constituants,

s’échapper ; si elle est métallique, elle deviendra alors une chaux (métal qui a perdu en

même temps que son principe, les qualités qui en faisaient un métal : densité, solidité,

fusibilité, ductilité) qui demandera du phlogistique d’un corps qui en est riche, tel que le

charbon, pour recouvrer sa première forme. Cette seconde terre est un principe matériel,

aussi peut-on la trouver, hélas jamais parfaitement pure, dans un état s’y approchant

(dans la suie par exemple). L’air nous environnant sert de réceptacle au phlogistique

émis par les corps qui brûlent. La grande faiblesse de cette théorie, la porte d’entrée aux

attaques dont elle a fait l’objet dans le dernier quart du XVIIIe siècle, provient du

caractère matériel du phlogistique qui passait pour pesant, et donc qui devait

logiquement alourdir le métal par rapport à sa chaux qu’il avait désertée. La balance

montre que c’est le contraire qui se produit. La cause de Stahl sera très difficile à

défendre sur cette affaire.

On peut rapporter la manière utilisée par Stahl dans son Traité du Soufre, pour

arriver à la conclusion que le soufre est un composé d’un mixte indécomposable, l’acide

vitriolique, et d’un principe insaisissable, le phlogistique. En chauffant du sel de tartre

(T) avec du soufre (S), l’auteur a produit un foie de soufre (sulfure de potassium) (F),

tout comme l’acide vitriolique (V) lorsqu’il est mis à fuser en compagnie du sel de tartre

sur du charbon qui est pour notre chimiste presque entièrement du phlogistique (P) fixé.

Aussi peut-on résumer les opérations effectuées par Stahl par ces deux simples

équations : S + T = F et V +T + P = F. En les posant différemment : S = F - T et

V + P = F – T. La conclusion est évidente, par la soustraction des deux expressions :

S = V + P ; le soufre a pour constituant l’acide du vitriol et la seconde terre

134 Voir, Hélène Metzger, op. cit. in n. 125. Homberg est l’auteur le plus contemporain que Stahl cite

dans son Traité des Sels.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 429

inflammable. Cette opération a été perçue comme extrêmement importante pour

Stahl135.

Pour rester dans le domaine des acides, ce dernier note que ceux-ci n’attaquent

pas de la même façon tous les métaux. L’acide du vitriol agira sur la partie terreuse du

métal, celui du nitre sur son phlogistique, celui du sel marin sur sa terre mercurielle, et

ce parce que ce sont des mixtes ou composés formés respectivement de la terre

vitrifiable et de phlogistique (c’est un mixte), de l’acide vitriolique et de phlogistique, et

de l’acide vitriolique et de la troisième terre liquéfiable. En effet, les deux derniers

acides ont pour base l’acide vitriolique, acide universel à l’origine de tous les êtres

salins selon Stahl136. Le classement selon la force des acides est pour lui le suivant :

acide vitriolique, acide nitrique et acide du sel marin. On le vérifie expérimentalement ;

le premier déplace les deux autres lorsqu’ils sont pris dans une union saline, et l’acide

du nitre chasse l’acide du sel marin engagé dans le sel marin. Nous y reviendrons.

Ajoutons encore que Stahl suppose que les alkalis sont des terres subtiles, produites lors

de la calcination des plantes.

Comme Holmes137 le relève, le cadre conceptuel dans lequel a évolué Stahl était

moins fait pour découvrir de nouveaux sels, acides ou alkalis, que pour apporter une

théorie à ce qui existait déjà. Stahl s’est davantage intéressé à la composition intime des

substances. On peut dire que la chimie saline française trouvera en la doctrine du

chimiste de Halle un discours à ses opérations sur les relations entre sels qui ont

réorganisé son savoir.

Venons-en au Traité des Sels de Stahl. L’auteur dit s’être senti pressé pour la

rédaction de son ouvrage, et s’excuse d’avance des réflexions qui s’y trouveraient un

peu désordonnées. Il se propose de traiter à tour de rôle des principes de la chimie, de la

nature terreuse des sels, de leurs différentes espèces, de la formation des sels des

végétaux, de la substance saline contenue dans l’air, de la composition en terre subtile et

eau des sels, de la séparation des acides du nitre, du sel et de l’ammoniac par l’acide du

vitriol, du sel de nitre, du sel marin, des sels des végétaux, du vitriol, du tartre, de l’alun,

des effets des acides sur la dissolution, de leur force, des cristallisations, de la

dissolution, de l’effervescence, des sels des métaux.

On le remarque, il s’agit ici d’un traité des sels et non du Sel ([von] den

Salzten=datif pluriel neutre), ce qui indique bien la position en phase de l’auteur à la

135 Voir le chapitre XXXI du Traité des Sels, op. cit. in n. 126. 136 H.E. Le Grand (« A note on fixed air : the universal acid », Ambix, vol. XX, n° 2, 1973, note (2) p.

88) note que selon un historien, James Zieglemaier, Stahl aurait par la suite abandonné cette opinion de l’existence d’un acide universel ou d’un élément salin.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 430

date de 1723 avec la pensée de l’Académie française sur la chimie des relations salines.

Malgré ce que nous avons écrit sur son attachement à des auteurs du siècle passé, et à

son éloignement des nouvelles mœurs académiques instituées par exemple à Paris, il

n’en demeure pas moins que Stahl conçoit le sel au pluriel et dans une vision

dynamique, à la différence du pseudo-Cosmopolite étudié en partie I de notre thèse,

dont en 1669 on publia le Traité du Sel, des Dissertations sur le Sel de l’académicien

Duclos de 1677, et de la position de Kunckel d’un sel des métaux critiquée dans

l’ouvrage de Stahl138 qui pourtant a assimilé le Sel principe paracelsien à la terre

vitrescible, tout comme le fit Becher. C’est ce que rappelle d’Holbach dans son

« Avertissement du traducteur » en se permettant quelques critiques dues au presque

demi-siècle séparant les deux éditions d’un traité qui reste quoi qu’il en soit encore

actuel en 1771 :

« Presque tous les chymistes, depuis Isaac le Hollandois & Paracelse, admettoient dans le corps

un principe salin, que la plupart d’entr’eux confondoient avec les sels grossiers, qu’ils employent

dans leurs travaux. Beccher a le premier enseigné que, s’il existe un sel principe, ce doit être un

être simple, & qu’il y a très grande apparence que ces pères de la chymie avoient voulu désigner

par-là la terre vitrescible, qui selon lui, forme en effet, en se combinant avec l’élément aqueux,

l’acide vitriolique, le plus simple des sels, & auquel tous les autres doivent leur origine. Mais ce

sçavant chymiste s’étoit contenté d’annoncer cette doctrine dans la première partie de sa

« Physique Souterreine », & s’étoit réservé d’en donner les preuves dans la seconde partie, qui

n’a jamais vu le jour. C’est pour remplir en quelque sorte ce vuide, que M. Stahl publia

l’ouvrage dont nous donnons cette traduction. Il s’y étoit proposé surtout de démontrer par les

faits & des expériences que l’acide vitriolique n’étoit composé que de terre & d’eau. Nous

sommes forcés d’avouer que sa démonstration n’est pas rigoureuse. Il en résulte, à la vérité, que

l’élément terreux & l’élément aqueux entrent dans la combinaison saline ; mais rien ne prouve

qu’ils y entrent seuls. Il eut été à souhaiter qu’en recombinant de nouveau ces deux éléments, il

eût mis le sceau de l’évidence à sa démonstration. Nous ne croyons pas cependant que ce vuide,

dans les preuves de M. Stahl, autorise l’opinion de ceux qui, outre les deux élémens terreux &

aqueux, admettent dans les sels un prétendu principe salin, qu’il suppose assez délié pour

s’échapper dès que l’union des deux autres élémens vient à être rompue ; de sorte qu’il est

absolument impossible, selon eux, de pouvoir le saisir ou le rendre sensible par aucun moyen.

Des suppositions aussi gratuites ne doivent jamais être admises dans une science qui ne doit être

fondée que sur des faits, si on ne veut pas se replonger dans le chaos des systèmes qui ont tant

nui aux progrès de la physique. […] Les sels sont, de tous les agens que la chymie emploie, ceux

137 Holmes, Eighteenth-Century Chemistry as an Investigative Enterprise, op. cit., 49. 138 Il n’est donc pas certain qu’il ait « ignoré largement la chimie des sels des corpuscularistes

français », comme le pensent Bensaude-Vincent et Stengers (op. cit. in n. 8, 78). Il évolue bien selon toute apparence dans une pensée de l’interchangeabilité des parties salines.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 431

dont elle tire le plus d’avantages, tant pour pénétrer dans la composition des autres corps, que

pour en opérer de nouvelles combinaisons »139.

Sur cette phrase concluant sur le rôle instrumental majeur des corps salins,

venons-en aux propres vues de notre auteur. Stahl écrit avoir retenu des observations de

Becher que les corps du règne minéral sont composés de trois espèces de terres très

subtiles, que l’eau entre pour beaucoup dans un grand nombre de « substances

souterraines », et surtout dans celles salines, et que les terres qui en sont privées forment

les pierres et les métaux. « Par terre, poursuit-il, il [Becher] entend une substance solide

& sèche, entièrement opposée à la nature humide : cependant il prétend que la substance

terreuse déliée peut se combiner intimement avec de l’eau, & que, par cette

combinaison, elle constitue la substance que l’on nomme sel, & qu’une espèce de terre

subtile particulière, combinée avec l’humidité, produit les combinaisons

inflammables »140. Que le sel est composé d’eau et de terre est sans doute le message

principal de l’auteur véhiculé par son texte ; message s’appuyant sur un travail

expérimental davantage mis en valeur par rapport à son inspirateur. Quelles sont les

trois espèces de terres principielles ?

Toujours suivant Becher, notre homme annonce que la première d’entre elles a

considéré est la terre vitrescible, terre la plus simple et la plus pure, qui sert de « base à

toutes les pierres, & sur-tout à celles qui sont vitrifiables » ; elle est le principe

permettant la fixité au feu, la fusibilité, et est la cause de la « vitrescibilité & du défaut

de ductilité dans les métaux imparfaits ». Quant à la deuxième terre, il nous la présente

comme celle responsable des couleurs dans les métaux, et d’un grand nombre de leurs

effets au feu ; elle est généralement présente dans le soufre commun « & dans la partie

saline du nître, c’est-à-dire dans son acide ». La troisième espèce de terre primitive

participe de la constitution du sel marin, des « sels légers & volatils » extraits des

végétaux, de leur suie, des animaux, et de leur urine, et des autres substances fournissant

ces sels volatils ; elle est principe de ductilité, de fusibilité.

Trois espèces de sels minéraux sont alors posées, qui dérivent comme nous le

verrons du principe terreux qui leur est propre : le vitriol, le sel marin et le nitre. « On

comprend sous le nom de vitriol , l’acide contenu dans l’alun, ainsi que celui du soufre,

quoique, dans le vrai, celui du soufre soit la source de celui qui est dans les deux autres

sels »141. Stahl ne reprend pas dans son traité l’expression d’acide universel dont il

139 Stahl, op. cit. in n. 126, avertissement du traducteur, iii-v. 140 Stahl, ib., 5. 141 Stahl, ib., 17-18.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 432

aurait usé à l’égard de l’acide vitriolique dans le Traité du Soufre. Il apparaît toutefois

que cette substance est bien la base de toutes les liqueurs acides, et par voie de

conséquence de tous les corps salins. Stahl reconnaît par la pratique « que l’acide

vitriolique & sulfureux est formé par la combinaison intime d’une terre subtile avec de

l’eau »142, et ne se présente jamais dans la nature sans être accompagné d’une substance

minérale (cuivre, &c.) ; il prend alors le nom de vitriol. L’auteur insiste sur l’origine de

cet acide : il vient du soufre. Aussi l’appelle-t-il parfois dans son ouvrage, « l’acide du

soufre » ; il fait par ailleurs provenir la partie terreuse du soufre de la terre constitutive

de l’acide vitriolique que ce corps contient.

Le sel marin est un sel minéral facile à obtenir puisqu’on le tire tel quel des

mines, polonaises par exemple. Le nitre pour ce qui le concerne, doit sa substance saline

« en partie de la terre, & en partie de l’air » ; on le trouve ainsi entre ces deux régions, à

la surface de la terre, près des chaumières et dans les étables. Selon l’auteur, l’air

contient effectivement une quantité prodigieuse de « particules salines & acides »143,

principalement le sel acide vitriolique. Pour Stahl, le sel nitreux, « avant de passer dans

cette espèce de sel, […] a été de la nature de l’acide du sel marin »144. En effet quel que

soit l’endroit où on le tire (urine, mûrs des latrines etc., c’est-à-dire un lieu où l’activité

biologique de l’homme ou des animaux a laissé des traces), se trouve ou a été présent du

sel marin, alors que les êtres du règne animal, grands consommateurs de sel marin,

n’ingurgitent point de nitre : ce qui est la preuve que « le sel marin se convertit en

nitre »145. Stahl critique au passage Kunckel (au sujet de son Laboratoire Chymique) de

ne pas avoir remarqué que « la plus grande portion du sel marin & du nitre est une

substance alkaline fixe, que l’on y joint par les cendres & les lessives qu’on emploie

dans leur préparation », ce dont notre homme avait conscience « dès l’an 1679 ». Ces

sels sont pour lui composés d’une terre subtile combinée à de l’eau, puis par une

nouvelle combinaison d’une terre alkaline et de leur acide. On peut donc parfaitement

songer que l’acide du nitre provient de l’acide du sel marin généré par l’acide

vitriolique, puis chacun de ces acides uni à un alkali produit le sel moyen lui

correspondant.

Il convient d’ajouter au nombre des sels minéraux, un corps pas toujours

suffisamment connu selon l’auteur, le borax. « Ce sel diffère de tous les autres ; & il

nous fournit la preuve la plus convaincante qu’un sel est composé d’eau & d’une terre

142 Stahl, ib., 11. 143 Stahl, ib., 25. 144 Stahl, ib., 125-126. 145 Stahl, ib., 136.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 433

fusible. En effet, au sortir de la terre, il est soluble dans l’eau, & il s’y crystallise. Après

qu’il a été évaporé jusqu’à siccité, si on expose ce sel à un degré de chaleur convenable,

il se change en un verre tendre, sans qu’il soit besoin, pour cela, d’y joindre aucun

sel »146. Au sujet de ce corps, Stahl fait d’ailleurs plusieurs fois allusion au travail de

Homberg. Il n’est pas à douter que le borax est un sel, « puisqu’il est soluble dans l’eau,

puisqu’il a de la saveur & un goût piquant »147. A l’opposé de ce que l’on a pu lire chez

Boulduc à l’égard de la sélénite qui présentait très peu de disposition à la dissolution

dans l’eau, tout en étant perçue comme un corps salin puisqu’elle en avait la

constitution, Stahl accorde ici la salinité à un être dont la composition n’est pas connue,

simplement sur des critères pouvant passer à cette date, vu de la France, peu

scientifiques.

Les êtres des règnes des végétaux et animaux ne sont bien entendu pas exempts

de sels contrairement à ce qu’entendait Kunckel pour qui le « sel » est « un sel grossier

concret, & d’une forme crystalline ». C’est là certainement une espèce, poursuit Stahl,

« mais une infinité de choses prouvent qu’il a eu tort de nier l’existence d’une vraie

substance saline dans les végétaux, & de prétendre qu’elle n’y étoit produite que par le

mouvement de la fermentation »148. Peut-être Kunckel était-il bloqué par un préjugé le

poussant à distinguer entre les opérations de la nature et celles de l’art, soupçonne notre

auteur. Quoi qu’il en soit la fermentation ne produit pas un nouveau sel, mais en

manifeste un qui était déjà fort développé.

Pour ce qui regarde les végétaux, « c’est une vérité connue que, […] c’est la

substance saline qui est la cause de la saveur. Tant qu’elle est douce, elle est visqueuse

& collante, comme on le voit dans le vin doux, dans le sucre, dans le miel, &c. Il n’est

pas douteux que cette substance douce ne renferme une grande quantité de parties

salines, qui par la fermentation, sont dégagées de beaucoup de molécules terreuses

subtiles, & de parties grasses & qui par-là deviennent plus salines, plus pures, plus

acides & plus pénétrantes. Les raisins & les fruits, qui ont beaucoup de jus avant que la

maturité les ait rendus doux, contiennent un acide qui a assez de force pour agir sur les

terres, & même sur les métaux. Malgré cela, il n’est pas décidé si cette partie saline,

provenue de la terre ou de l’air, est toute formée, lorsqu’elle se joint à leur

accroissement & à leur nourriture, ou si elle a été produite, du moins en grande partie,

par de nouvelles combinaisons qui se sont opérées dans ces substances »149.

146 Stahl, ib., 21-22. 147 Stahl, ib., 48. 148 Stahl, ib., 32. 149 Stahl, ib., 27.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 434

Stahl a l’intime conviction que les sels sont formés lors de leur croissance, dans

les végétaux « par la combinaison d’une terre subtile avec de l’eau ». Animaux et

végétaux ont besoin, pour leur nourriture et leur accroissement d’une terre très subtile, à

la manière pourrait-on dire de Palissy.

La substance saline évoluant dans les végétaux est plutôt d’une consistance

fluide. Les végétaux prennent de l’accroissement grâce à cette partie saline qui tous

porte en eux la terre subtile dont ils ont besoin pour leur nutrition. La substance saline

n’est pas seulement produite par les végétaux, mais vient également de la terre et de

l’air véhiculée par l’eau. Elle se décompose, et se convertit en terre, laquelle contribue à

la nourriture de ces êtres. Après que cette partie saline a apporté aux plantes les

particules terreuses dont elle était chargée, il est à présumer que par la circulation, « elle

est portée à une infinité de reprises différentes, dans des endroits où elle peut se charger

de nouvelles molécules de terre subtile, qu’elle va joindre de nouveau aux

végétaux »150.

Les sels dans les végétaux sont des sels composés contenant beaucoup de parties

grasses. Cette graisse se montre également dans les animaux, sous forme d’huile, de

résine, de suif, de charbon. Cela conduit Stahl à écrire que les sels minéraux (sel marin,

sel du soufre, nitre, borax, et ceux des eaux minérales) sont plus purs que les sels des

végétaux qui ne sont que « des sels composés » où entrent dans leur combinaison

beaucoup de parties grasses.

Il est nécessaire d’être rigoureux dans les termes lorsqu’on parle des trois sels

précédemment définis. Stahl précise que généralement lors de leur évocation on a

toujours en vue leur acide. Néanmoins, quand il en est question de manière

« grossière », chez les marchands par exemple, on réfère à leur forme concrète, et on y

comprend les autres parties qui y sont contenues, telles que la partie métallique dans le

vitriol, la partie alkaline dans le nitre, et « une espece de sel alkali que l’on n’a pas

jusqu’à présent suffisamment examinée »151 dans le sel marin :

« Il faut présupposer que lorsqu’un chymiste parle du vitriol, du nitre, de l’alun & du sel marin,

il n’a point en vue ces sels grossiers, tels qu’on les trouve dans le commerce ; mais il envisage

leurs parties salines propres, & spécifiquement différents, ou ce qu’on appelle l’acide qui les

constitue. Cependant j’ai déjà dit que, dans le nître & le sel marin, tels qu’on les débite, leur

150 Stahl, ib., 41. 151 Stahl, ib., 44-45.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 435

acide est uni avec une substance alkaline, & constitue ainsi un sel qui est , à la vérité, moins

pénétrant & moins savoureux, que lorsqu’il est sec & crystallisé »152.

Le sel de vitriol dans la bouche d’un chimiste renvoie selon notre homme à

l’acide vitriolique ; de même le nitre et le sel marin à l’acide nitreux et à l’acide du sel

marin. Ce serait alors galvauder leur nom, tout du moins étendre trop leur sens, que de

les employer pour désigner les corps concrets à qui ils donnent naissance par leur union

avec un métal ou un alkali. Stahl ne se montre en tout cas pas aussi strict dans leur

usage dans son texte. Néanmoins cela nous permet de comprendre d’une part que

l’acide est bien ce qui fournit la salinité aux substances, et derrière l’acide il convient

alors de voir le sel universel, l’acide vitriolique. D’autre part cette observation indique

qu’il est parfaitement possible de nommer sel un corps composé du moment qu’entre

dans sa formation un acide ; ce qui explique que l’alkali soit abordé dans le Traité des

Sels de manière accessoire, et s’efface devant son antagoniste acide.

Le vitriol que l’on trouve dans les mines « est un produit de l’acide contenu dans

le soufre ». Nous l’avons déjà annoncé. Stahl se propose maintenant de nous exposer la

manière d’en faire artificiellement au moyen du soufre et du feu. On mêle parties égales

de soufre et d’alkali. On porte le mélange en fusion, on laisse refroidir, puis on

pulvérise la matière que l’on calcine délicatement tout en remuant jusqu’à ce qu’elle

devienne un sel blanc. On la dissout et la cristallise, « & alors on a un sel formé par la

combinaison de l’acide vitriolique & d’un alkali, vu que la partie inflammable, étant

consumée doucement dans cette opération, est abandonnée par l’acide qui s’unit à

l’alkali »153. Cette opération est aisée à comprendre, le composé soufre n’est qu’acide

vitriolique uni au phlogistique. Ce dernier est dégagé en modérant le feu de manière que

l’acide ne soit pas chassé en même temps. Une fois ce principe évacué, le soufre n’est

plus, et l’acide vitriolique est totalement actualisé si on peut dire, et agit librement en

suivant son caractère sur l’alkali. Le vitriol issu de leur union est le corps salin blanc

bien connu, le tartre vitriolé154. En décomposant le procédé, on a :

D’abord : soufre + alkali = (acide vitriolique + phlogistique) + alkali155

Puis durant la calcination :

152 Stahl, ib., 94-95. 153 Stahl, ib., 98. 154 Sur la célèbre expérience de la séparation de l’acide vitriolique combiné à un alkali fixe à froid

dans la paume de la main, cf. Stahl, ib., 197-198. 155 Les parenthèses détaillent les éléments constitutifs d’un composé invisibles à l’œil.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 436

(acide vitriolique + phlogistique) + alkali = acide vitriolique + phlogistique+ alkali

= (acide vitriolique + alkali) + phlogistique

= tartre vitriolé + phlogistique

Le phlogistique continue à apparaître dans les équations pour rendre compte de

la conservation des matières, mais dans le laboratoire, rien ne le retenant dans le creuset,

il s’échappe librement dans l’air qui lui sert de réceptacle. Inversement, l’acide

vitriolique combiné à un alkali fixe, qui reçoit du phlogistique, produit le retour en

soufre de l’acide. L’alkali n’est alors attaché au soufre que par le phlogistique, mais

faiblement. Aussi l’acide même « le plus foible, tel que celui du vinaigre ou du tartre est

capable de l’en dégager »156. Cette façon de faire s’apparente très fortement au procédé

de Duhamel mis en place pour l’isolement de la base du sel marin, exposé dans le

chapitre précédent.

La même opération peut-être réalisée en remplaçant l’alkali par le fer ou le

cuivre, et obtenir ainsi un sel de vitriol de fer ou de cuivre. Bien évidemment l’acide

vitriolique n’agit pas de la même manière avec l’alkali fixe, le fer ou le cuivre, la

jonction est plus ou moins facile, rapide, complète. Stahl est parfaitement conscient des

préférences des sels acides, et s’en explique assez longuement dans son ouvrage. Il se

consacre aux trois liqueurs acides tirées des trois sels minéraux posés plus haut (d’autres

acides sont pourtant reconnus par l’auteur, tels que le vinaigre et le tartre qui est un sel

acide se combinant difficilement à l’eau car il est uni à beaucoup de substance grasse ;

ce qui émousse aussi son acidité). Lorsque les acides sont simples et purs, annonce

Stahl, ils nous montrent pour premier effet général « de se combiner & de s’attacher

fortement avec les substances sèches ; c’est ce qu’on appelle communément dissoudre.

Les acides produisent cet effet, soit en général, soit avec des différences particulières.

Ces différences dépendent de la façon dont ils attaquent les substances, & des

circonstances qui accompagnent leur action »157. En général, ces sels agissent sur les

substances terreuses, mais montrent des différences dans la façon de dissoudre les

métaux. Par exemple l’acide du nitre n’a aucune action sur l’or. A cela s’ajoute le plus

ou le moins de promptitude dans leurs attaques des corps qui peut être lié en partie au

poids du métal à dissoudre.

Stahl se propose de s’arrêter sur l’examen des différents degrés d’activité des

acides sur les différentes substances qu’ils dissolvent. Il fait tout de suite observer « que

les acides des sels, qui n’ont point encore été affoiblis par l’eau, font présumer &

156 Stahl, op. cit. in n. 126, 293.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 437

montrent des effets divers, que l’on ne peut point en attendre, lorsqu’ils sont étendus

dans de l’eau »158 ; ce qui est une considération, soit dit en passant, totalement absente

de la table des rapports de Geoffroy. Les opérations par voie humide et par voie sèche

seront parfaitement distinguées dans la seconde moitié du siècle dans les réflexions sur

les affinités chimiques. Par rapport à toutes les substances, les acides s’unissent de

préférence aux sels alkalis fixes avec qui ils restent le plus fortement combinés. Après

les alkalis fixes, viennent dans l’ordre de préférence les alkalis volatils, les substances

terreuses (parmi elles la chaux occupe la première place, puis les coquilles d’œufs, les

yeux d’écrevisse, les coquillages, et enfin la craie). Suivent les substances métalliques ;

mais là apparaissent des différences très marquées entre l’action des acides dues, soit à

leurs caractéristiques, soit à la manière dont ils attaquent les métaux, soit aux différentes

formes de combinaisons qui en résultent.

La supériorité de l’acide vitriolique vis-à-vis des deux autres liqueurs acides se

démontre très simplement. En le mettant à distiller en présence de nitre ou de sel marin,

il se porte directement sur leur alkali, de sorte que l’acide de ces sels concrets est

sommé de lui céder la place et de quitter le vaisseau distillatoire sans leur base. Preuve

est faite que l’acide vitriolique est le plus « fort » des trois acides :

« […] J’ai fait voir que, dans les substances qui peuvent être dissoutes par les trois acides,

l’acide vitriolique se montre le plus fort ; que l’acide nîtreux vient ensuite, et que l’acide du sel

marin occupe le dernier rang. L’alkali fixe fournit la preuve la plus démonstrative que l’on

puisse en donner. En effet, si l’on sature de l’acide du sel marin avec de l’alkali, & si on le fait

crystalliser, on obtient le sel marin régénéré. En versant dessus du bon acide nîtreux bien

déphlegmé & en distillant le tout dans une cornue, on retire l’esprit de sel, accompagné d’une

petite portion de ce que l’acide nîtreux avait de plus volatil. Il reste dans la cornue du nître

régénéré, que l’on peut en tirer pour le dissoudre dans l’eau et le faire crystalliser. Si l’on met ce

nître régénéré dans une cornue & que l’on y joigne de bon acide vitriolique, en donnant un degré

de chaleur convenable, on obtient d’abord un phlegme, & ensuite l’acide nîtreux. Si l’on fait

dissoudre le résidu dans l’eau bouillante, on aura des cristaux d’un sel formé par la combinaison

de l’acide vitriolique & de l’alkali fixe. D’où l’on voit clairement que l’acide nîtreux a attaqué

plus vivement l’alkali qui servait de base au sel marin & en a dégagé l’acide ; tandis que cet

acide nîtreux est lui-même forcé de céder la place à l’acide vitriolique, qui, avec cet alkali,

constitue un sel neutre nouveau »159.

On retrouve dans ce passage l’explication avancée au chapitre précédent par

Boulduc pour rendre compte des phénomènes chimiques de déplacements. Boulduc

157 Stahl, ib., 166-167. 158 Stahl, ib., 210. 159 Stahl, ib., 222-223.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 438

avait emprunté à Stahl également le terme de « force » pour évoquer la puissance

relative d’action des acides, qui se mesure comme on l’a vu aisément. Tout comme

Homberg le fit en 1699, un alkali fixe joue le rôle de référence dans cette détermination.

Néanmoins, il n’est plus question ici de calculer la proportion d’acide se fixant dans

l’alkali, mais de comparer plutôt le pouvoir, autrement dit la force, d’un acide à se

maintenir dans son union avec la partie alkaline, et ce en présence d’un autre acide. Le

classement que notre homme établit n’est pas une surprise, il ne diffère pas de la

conclusion de Homberg : l’acide du nitre est plus fort que l’acide du sel marin, et moins

que l’acide vitriolique. Ce constat paraît donc valable quelle que soit la vision avec

laquelle on aborde les sels, statique ou dynamique. Une chose peut toutefois nous

paraître étonnante si l’on se souvient de l’ordre suivant lequel sont générés les acides.

L’acide vitriolique, principe salin par excellence, premier à apparaître, est logiquement

le plus fort. En revanche l’acide du nitre qui découle pourtant de celui du sel marin, le

surpasse dans cette opération de déplacement.

En présence de métaux, justice sera rendue à l’acide du sel marin. Les acides

versés sur les métaux forment en effet pour l’auteur des sels de la même manière que

pour les alkalis fixes. Malheureusement un problème de taille se pose alors : c’est

« l’exception » repérée plus tôt dans notre enquête par Gilles Boulduc. Laissons Stahl

nous exposer la difficulté :

« Il me reste encore à parler de quelques phénomènes qui s’écartent visiblement de ce qui a été

dit sur la force des acides. Il s’agit particulièrement de l’acide du sel marin, qui, quoique plus

foible que les deux autres acides, ne laisse pas d’attaquer l’argent, le plomb & le mercure dans

les dissolutions, par préférence à l’acide nitreux, & même à l’acide vitriolique. En effet, quand

on a fait dissoudre un de ces métaux dans l’un de ces acides, en mettant de l’acide marin dans la

dissolution, celui-ci s’unit au métal, & en dégage l’acide vitriolique ou nîtreux. Celui qui

sçauroit s’y prendre comme il faut, pourroit encore en tirer profit, relativement à l’acide

vitriolique […] »160.

Comme le pointe Stahl, c’est là une incompréhension dont on peut espérer tirer

bon usage dans la pratique. Il poursuit en affirmant que dans certaines circonstances, un

« acide faible » à « la supériorité » sur un acide plus fort161 ; comme on l’aura noté, le

vocabulaire est celui employé par Boulduc dans le chapitre précédent. Cette difficulté

ne l’est pourtant que du point de vue de l’engagement théorique de Stahl : l’acide

vitriolique, son être salin par excellence, se voit sur certains terrains battre par un acide

160 Stahl, ib., 230-231. 161 Voir Stahl, ib., 294-295.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 439

plus faible à la génération duquel il a servi. Mais le fait ne représente certainement pas

une nouveauté dans le monde des chimistes puisque la huitième colonne, celle des

substances métalliques, de la table de Geoffroy l’avait consigné sans ajout d’aucun

commentaire, comme si cela allait de soi. Stahl ne cherche en tout cas pas à avancer

d’arguments pris dans sa propre doctrine pour expliquer ce phénomène162 ; il réserve

son discours spéculatif plutôt pour l’établissement d’une théorie générale des

dissolutions métalliques et des affinités dont le traducteur rend compte par le terme

« affection » défini comme suit : « […] Le même acide attaque plus promptement

quelques métaux que d’autres, ou comme on dit communément, a plus d’affection pour

les uns que pour les autres »163. L’auteur paraît prendre par la suite une certaine distance

avec ce qui forme les exceptions à la règle en chimie. Il traite des « affections » des

acides pour les métaux en essayant de classer les préférences, s’arrête et écrit :

« Cependant, dans ces opérations, on rencontre quelquefois des bizarreries qui sont

propres à dégoûter ceux qui n’ont point assez d’expérience »164.

Stahl propose que ce soit le principe phlogistique non encore intimement

combiné dans les métaux qui ouvre aux dissolvants le premier passage pour entrer dans

ces métaux. Il lui apparaît clair ensuite que « les dissolvants n’attaquent pas les métaux

dans leur entier, mais n’attaquent leurs molécules que par un côté : chaque dissolvant

agit en cela à sa façon ; l’acide nîtreux attaque le phlogistique ; l’acide vitriolique

attaque la partie terreuse ; & l’acide marin, la partie mercurielle »165. Une fois la voie

ouverte par la deuxième terre principe, chaque acide agira donc selon un mode qui lui

est propre. Mais pourquoi « différents dissolvants attaquent & dissolvent diversement

soit un même métal, soit des métaux différents ? en faisant attention aux circonstances

qui ont été rapportées, je penserais, écrit Stahl, que ces différences sont dues à la

diversité des parties constituantes des métaux qui ont plus ou moins d’analogie ou

d’affinité avec un dissolvant qu’avec un autre. On dira peut-être que cela ne signifie

rien ; mais tous ceux qui en ont parlé n’ont point été en état de s’expliquer plus

clairement »166. Cette « façon de s’exprimer » conduit selon l’auteur « à découvrir la

combinaison intime des métaux ». Nous le savons, l’acide vitriolique est perçu par

l’auteur comme une combinaison très subtile d’une terre déliée avec des molécules

162 Est-il possible que Stahl applique moins sa théorie dans le récit de ses opérations chimiques dont il

traite, que ses sectateurs tels que Juncker qu’on cite volontiers pour exposer les thèses de Stahl ? Car les principes sont en effet relativement peu sollicités dans son texte.

163 Stahl, op. cit. in n. 126, 241. 164 Stahl, ib., 242. 165 Stahl, ib., 292-293. 166 Stahl, ib., 304.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 440

d’eau. Toutes les autres combinaisons salines ont un semblable principe terreux, toutes

ces substances salines contiennent « quelque chose de terreux & d’une consistance

séche & que cette partie terreuse n’est pas la même dans tous les sels »167. Cela nous

permet de comprendre qu’« ils attaquent en général un métal en raison de l’analogie de

la substance terreuse, qu’il contient, avec celle qui est contenue dans le sel lui-même ;

ou bien ils s’y unissent plus ou moins fortement ; ou enfin, d’après la circonstance qui

vient d’être indiquée, ils operent sur ce métal des effets très-divers »168. Bien entendu

pour en arriver à cela, il faut avoir accepté la composition apriorique des acides (le

vitriolique est riche en terre vitrescible, le nitreux en phlogistique, et celui du sel marin

en terre mercurielle). Une fois ce fondement théorique posé, il est alors tout à fait

possible d’admettre par induction suivant l’axiome sur l’attirance des semblables la

présence en proportion conséquente de tel ou tel principe dans une matière donnée qui

se joint à l’acide. Ainsi les métaux qui se laissent attaquer avec le plus de promptitude

par l’acide nitreux contiennent-ils sans doute plus de phlogistique, par l’acide

vitriolique plus de terre vitrifiable, par le sel marin plus de principe mercuriel. Stahl

affirme que cette façon de s’exprimer, en évoquant des analogies-affinités, est pourvue

de sens, qui plus est est basée sur l’expérience et « peut [même] conduire à la

connoissance des vrais principes des métaux. L’on en tirera des lumières utiles non-

seulement dans la théorie, mais encore dans la pratique »169.

Terminons en précisant, pour faire écho à l’avertissement du traducteur en début

d’ouvrage, que tout au long de son Traité des Sels, Stahl épingle les erreurs théoriques

de Kunckel, en essayant parfois de les analyser ; il souligne aussi quand l’occasion se

présente les points d’accord. Il souhaite achever son ouvrage sur, justement, ce qui

s’oppose à ce qu’il a tâché de montrer dans son texte, c’est-à-dire, la nature composée

des corps salins même le plus simple, le mixte acide vitriolique170, en confrontant

Becher à Kunckel qui croyait en l’existence d’un « sel des métaux » pur. Becher soutint

qu’il n’y a pas de sel véritable dans les métaux, « mais qu’il y a simplement une partie

propre à former la combinaison saline ; sur quoi il se fonde pour dire que tout ce qu’on

tire des métaux, sous une forme saline, est un être composé »171. Il fait bien sûr allusion

à la terre vitrescible qui compose une bonne partie du principe salin selon lui, c’est-à-

dire l’acide vitriolique (l’autre partie étant l’eau). « Comment donc, en usant de la

167 Stahl, ib., 342. 168 Stahl, ib., 342-343. 169 Stahl, ib., 306-307. 170 « Les sels sont formés par la combinaison très-intime de particules terreuses & de molécules

aqueuses » (Stahl, ib., 409-410). 171 Stahl, ib., 380.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 441

terminologie de Becher, pourrait-on établir qu’il existe un sel dans les métaux ?

Evidemment, comme le dit Stahl, en mettant ce sel à portée de se dégager de son eau

pour se réduire en poudre sèche, chose qu’aucun chimiste n’est encore parvenue à

obtenir, et qui, cependant, d’après la théorie des affinités, mettrait l’affirmation de

Becher hors de doute »172.

Le sel relève sous la plume de Stahl du registre du concept. Objet dépendant de

la logique de pensée de l’auteur, le sel apparaît ici comme une représentation

intellectuelle, abstraite d’une réalité liée à sa doctrine de la matière. Pour le dire

autrement, le sel n’est plus qu’un nom. Est appelé sel par pure convention une substance

constituée des principes terreux et aqueux ; tout comme sont nommées huiles dans le

Traité des Sels les combinaisons de particules d’eau et de particules de phlogistique. Le

sel ne correspond plus au principe salin (acide) insaisissable de Homberg, il n’est

d’ailleurs plus principe mais appartient dans sa forme la plus simple au rang juste

supérieur dans la hiérarchie des structures de la matière posée par le chimiste. C’est un

mixte qui par définition est d’une nature fatalement composée. Ce concept n’est pas

assimilable aux sels moyens, pourtant eux-mêmes également constructions de la

pensée ; il ne désigne pas seulement l’association de deux substances macroscopiques, il

est avant tout un corps d’une composition invérifiable au laboratoire, du moins dans

l’état de la pratique du moment aurait précisé Stahl.

Le premier être salin est pour lui – ce qui est du reste une marque de continuité

dans la façon d’appréhender le sel – un acide, l’acide vitriolique en l’occurrence, qui

servira de base sur laquelle seront bâties toutes les substances salines. Du fait de son

omniprésence (sauf dans certains corps du règne minéral), l’acide vitriolique est perçu

comme acide universel. C’est là où paradoxalement le concept rejoint la réalité par sa

fonction de générateur universel des substances salines. Il est même plus que cela, ne

forme-t-il pas en effet le soufre commun, ne peut-on pas le démontrer par l’analyse et la

synthèse de ce corps, les végétaux ne se nourrissent-t-ils ni ne croissent en partie grâce

au sel caché dans l’air ? On peut ainsi songer que sous sa forme imperceptible aux sens,

l’acide vitriolique – appelons-le Sel avec majuscule –, s’apparente bien au Sel principiel

du siècle passé ou à la limite à un principe salin tel que Homberg l’a défini, c’est-à-dire

indécomposable (même si la théorie permet d’envisager un jour sa résolution) et extrait

172 H. Metzger, op. cit. in n. 125, 159. Voir Stahl, op. cit. in n. 126, 380-382. On peut préciser qu’en

1734 P.-J. Malouin, à lire son Traité de Chimie (voir page 42), croyait en l’existence d’un sel des métaux qui serait de nature vitriolique.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 442

de corps composés. Unité matérielle connue et manipulée participant « en puissance »

de la formation d’une réalité tangible il assume parfaitement à l’échelle du praticien

chimiste l’appellation de Sel ; car il ne constitue pas ici un simple mot, il n’est pas une

invention, c’est une donnée empirique, une chose réelle qui constitue une chose réelle.

Le sel détaché de cette valeur principielle est donc un concept, sinon il doit être

pensé comme un être réel (du latin res), puisque c’est en fait qu’il existe pour

l’expérimentateur. De la même manière qu’un chimiste verra préférentiellement selon

Stahl dans un sel naturel l’acide le constituant à la différence d’un commerçant qui le

prendra pour un tout, l’auteur peut, selon l’échelle à laquelle il regarde la matière, faire

correspondre le sel à une classe de corps chimiques formés de terre et d’eau – opinion

plutôt en phase avec l’évolution à cette époque de la pensée sur le sel –, et référer,

quand est évoquée l’existence invisible du sel acide universel (vitriolique), à une réalité

solide à rattacher certainement au siècle précédent, car ce n’est pas à ses principes

constitutifs auxquels on songe alors, mais à lui-même comme un tout, à une substance

qui tend davantage vers le principe porteur de qualités qu’à un être qui doit les siennes

de sa composition. L’ambiguïté ontologique du sel provient selon nous dans le second

cas de l’incapacité de Stahl à décomposer le sel acide vitriolique, et de ne pouvoir faire

allusion à ses constituants spéculatifs lorsque lui-même n’apparaît pas au chimiste. Ce

n’est donc pas encore avec Stahl que le sel atteindra le degré total d’abstraction qu’il

possède aujourd’hui.

C/- Le sel dans la seconde moitié du XVIIIe siècle

L’ouverture de ce nouveau chapitre se trouve doublement justifiée, d’abord sur

le plan général de la théorie chimique, ensuite au sujet de ce qui nous occupe, le sel. La

seconde moitié du XVIIIe siècle à la différence des premières décennies se caractérise

par une forte unité doctrinale, ce qui représente peut-être une conséquence du milieu

académique bien circonscrit dans lequel évolue presque exclusivement la recherche

chimique en France. Cette période sera, jusqu’à ce que Lavoisier y mette fin, placée

sous le signe du stahlisme. On considère Guillaume-François Rouelle comme étant celui

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 443

qui a propagé en France tout en la modifiant la doctrine de Stahl1. La manière dont il l’a

découverte reste incertaine, mais il est possible qu’il ait parcouru l’ouvrage de 1723

(réédité en 1737), Nouveau cours de chymie, suivant les principes de Newton et de

Sthall, attribué à Senac, et ait été mis au courant par J.-G. Spitzley, pharmacien

allemand chez qui il était entré en apprentissage à Paris vers la fin des années 1720. Des

bribes de la pensée de Stahl étaient en tout cas parvenues en France dès les premières

années du siècle, comme nous l’avons relevé dans le chapitre précédent, pour être

semble-t-il relativement bien connue dans le deuxième quart.

La publication des Elémens de Chymie Théorique de Macquer en 1749, traité qui

a bénéficié de plusieurs rééditions et traductions, ainsi que les propres cours privés de ce

chimiste, peuvent être considérés comme les principaux canaux de diffusion des

théories chimiques stahliennes de Rouelle2, en dehors surtout des leçons mêmes de ce

dernier qui furent extraordinairement populaires. Venel, un des premiers élèves de

Rouelle, tout comme Macquer, a participé à disséminer à une large audience les

préceptes de son maître d’abord par son enseignement à Montpellier, puis à travers les

nombreux articles qu’il rédigea pour l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, dont

entre autres « calcination », « chymie », « combustion », « eau », « feu », « menstrue »,

« mixte », « principes ». Peuvent également avoir pris part à la propagation des idées de

Stahl, les diverses traductions en français de ses ouvrages, et de ceux de ses adeptes

allemands par certains des disciples de Rouelle, ainsi que la réédition du Cours de

Chymie de Lemery par Baron3 qui, dans son travail d’annotations, a interprété l’ouvrage

à la lumière d’un stahlisme médiatisé par Rouelle.

La seconde justification, proprement saline, est la suivante. En 1744 est réouvert

le dossier du sel que l’on aurait pu pensé clos pour les académiciens depuis au moins

l’an 1708 où Homberg révisa sa définition des corps salins. De manière surprenante,

Rouelle sentira le besoin de répondre à la question : qu’est ce qu’un sel ? Ce sera pour

lui l’occasion de proposer à ses pairs trois mémoires étalés sur dix ans concernant les

« sels neutres ».

1 Nous vous renvoyons aux articles de Rhoda Rappaport, « Rouelle and Stahl-The phlogistic

revolution in France », Chymia-Annual studies in the history of chemistry, 7, (1961), 73-102 ; et « G.-F. Rouelle : An eighteenth-century chemist and teacher », Chymia, 6, (1960), 68-101.

2 R. Rappaport (1960, ib., 77) écrit que l’ouvrage de Macquer a été sans doute « the most important single event in the spread of Rouelle’s chemical theories. While Rouelle was not acknowledge as the source of Macquer’s theories, the debt to Rouelle is so marked that Macquer’s textbook and his own private courses in chemistry can be considered two of the principal channels through which Rouelle’s teachings reached a still wider audience ».

3 Nicolas Lemery, Cours de Chymie, 1757, op. cit.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 444

Le mot « sel » rencontré dans les textes traitant de chimie dans la seconde moitié

du XVIII e siècle, ou tout autre expression qui lui est relatif, est omniprésent ; il est vrai,

comme l’a souligné J.-J. Rousseau, que les sels étaient alors « les principaux sujets dont

s’occupe la chymie »4.

Pour G.-F. Rouelle, « sel » est « un mot générique appliqué à des êtres très

différents les uns des autres et d’une nature opposée »5. Macquer ajoutera que « le nom

de sel, synonyme avec celui de substance ou de matière saline, lorsqu’on le prend dans

sa plus grande généralité, est de toutes les dénominations générales de chimie, celle qui

peut s’appliquer au plus grand nombre de substances. En effet, le nombre des différens

corps qui ont ce que les chimistes nomment le caractère salin, ou qui possèdent les

principales propriétés salines, est si grand, qu’il s’en faut même encore beaucoup qu’ils

soient tous connus, comme nous le verrons par la suite »6. A son tour, Rhoda Rappaport

note que le terme sel, employé fréquemment selon elle sans discernement, a donné à

cette chimie saline une image de grande confusion7. Néanmoins, il a été établi par les

historiens des sciences que la chimie saline au XVIIIe siècle a fixé tous les espoirs de la

chimie de devenir une science à part entière, d’être légitimée comme l’une des classes

de l’Académie Royale des Sciences8.

B. Bensaude-Vincent et I. Stengers ont écrit qu’à la fin du XVIIe siècle, le sel

était une « catégorie caractérisée d’abord par la propriété de solubilité dans l’eau, que

nous avons le plus grand mal à prendre au sérieux. Ce qui est pour nous "acides",

l’ "esprit de sel" ou l’"esprit de vitriol", étaient alors tenu pour des sels ; en revanche,

bien des corps qui, pour nous, sont des sels, les carbonates par exemple, étaient

considérés comme des "terres", parce qu’insolubles »9. Or, la chimie des sels du siècle

des Lumières, à la suite des travaux de Homberg, E.-F. Geoffroy, et Duhamel du

Monceau, a concouru « à déstabiliser la notion plus archaïque de principe véhicule de

4 Jean-Jacques Rousseau, Institutions chimiques, élaborées entre 1746 et 1753 (voir Bernadette

Bensaude-Vicent, Bruno Bernardi, « Pour situer les Institutions Chymiques », in Jean-Jacques Rousseau et la chimie, revue de philosophie Corpus, n°36, 1999, 5-38), réédition chez Fayard, Paris, 1999, 261.

5 Cours de chimie ou Leçons de Mr Rouelle, recueillies pendant les années 1754, et 1755 ; Rédigées en 1756 ; Revues et corrigées en 1757 et 1758, en 2 tomes, 674 feuilles (manuscrit attribué à Denis Diderot, situé à la Bibliothèque Nationale de France, sous la cote n. a. fr. 4043-4044), f. 322.

6 Pierre-Joseph Macquer, Dictionnaire de Chimie, contenant la théorie et la pratique de cette science, son application à la Physique, à l’Histoire Naturelle, à la Médecine, et aux Arts dépendans de la Chimie, Paris, 1778, t. 2, 365.

7 Rappaport, op. cit. in n. 1, 1960, 82. 8 Voir Bernadette Bensaude-Vincent, Isabelle Stengers, Histoire de la chimie, op. cit. ; et Frederic

Lawrence Holmes, Eighteenth-Century Chemistry as an Investigative Enterprise, op. cit. 9 Bensaude-Vincent, Stengers, op. cit. in n. 8, 72.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 445

propriétés »10. Le sel a ainsi perdu, continuent-elles, « sa définition de principe référée à

sa solubilité dans l’eau »11. Holmes a daté du milieu de ce siècle, le moment où le

critère de solubilité pour un sel a perdu de sa pertinence : « Certains des nouveaux sels

s’avéraient si peu solubles que la définition classique des sels en tant que substances

solubles dans l’eau fut progressivement remplacée par une définition fondée, elle, sur

leur composition à partir d’un acide et d’une des trois classes de base. Au milieu du

siècle, on ne parlait plus de sel "moyen" mais de sel "neutre" »12.

Cependant, il convient de rectifier quelque peu cette façon de lire la chimie

saline du siècle des Lumières. Il est possible qu’une vision téléologique ait dicté les

travaux de recherche historiographique portant sur cette discipline, concentrant

l’attention sur des aspects considérés aujourd’hui comme des progrès. En effet, « le

sel », auquel il est ici fait allusion, correspond seulement à ce qui était alors appelé « sel

neutre, moyen, ou salé », c’est-à-dire, une matière composée d’un acide et d’une

substance lui servant de base, sans tenir compte des deux importantes classes de corps

salins, les acides et les alkalis. La représentation que l’on se fait de la substance saline à

cette date ne cesse pas, bien au contraire, d’être le résultat de l’union de deux sentiments

provenant chacun d’un des deux piliers de la chimie, la théorie et la pratique. Le sel, qui

désigne, nous le rappelons, les sels simples, acides et alkalis, et les sels mixtes, a

toujours et pour encore une quarantaine d’années jusqu’à ce que Buffon le conceptualise

totalement, été appréhendé à la fois d’une manière sensuelle, en mettant en évidence sa

solubilité, sa sapidité et sa forme cristalline s’il est composé, et d’une manière

intellectuelle pour rendre compte de son intimité inaccessible aux sens.

Pour entendre le sel, il est nécessaire de ne pas avoir à l’esprit la définition des

corps composés de nos sels actuels, ni de considérer la persistance dans ce siècle à

nommer « sel » des substances que nous savons ne pas en être, tels les acides, comme

une tradition vivace d’une chimie lointaine, car justement ces acides représentent encore

le sel par excellence, et non plus de trouver incohérent de découvrir qu’un corps qui

pour nous serait un sel, ne l’est pas pour ces hommes de laboratoire.

Pour se convaincre de l’attachement des chimistes de cette période aux qualités

physiques des corps, à la valeur explicative qu’offraient les « principes » dans une

chimie des sels où, rappelons-le, le goût par exemple s’avérait être un des outils

d’analyse les plus répandus, et un moyen incontournable de caractérisation des

10 Bernadette Bensaude-Vincent, « Chimie », Dictionnaire Encyclopédique Européen des Lumières,

P.U.F., sous la direction de Michel Delon, 1997, 208. 11 Bensaude-Vincent, Stengers, op. cit. in n. 8, 76.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 446

substances, il nous suffit de nous pencher sur ce qu’en ont écrit les chimistes. La

« salure » est restée, à notre avis, inchangée de Homberg à Macquer, et a toujours

respecté les deux critères de bases qui sont : la saveur et la solubilité dans l’eau. De

Croix, apothicaire lillois, dans un ouvrage qui paraît être un manuel de chimie pour

grands débutants, s’interroge et répond : « Quel est le caractère principal des Sels ?

C’est leur dissolution dans l’eau »13. Ou encore, au sujet d’un fait expérimental de

Becher, rapporté par Juncker, de Machy se questionne : « Qu’est-ce donc que ce dépôt

brun ? [...] Il est bon de sçavoir que ce dépôt est en partie soluble par l'eau, ce qui

annonce son état salin »14. En outre, Macquer affirme que « la saveur plus ou moins

sensible […] qu’ont en général toutes les substances salines, [est regardée] avec raison

comme un de leurs caractères distinctifs »15. On ne peut toutefois bien évidemment

définir toute matière savoureuse et soluble dans l’eau comme étant un sel.

Nous allons maintenant aborder l’analyse des sels neutres de Rouelle en deux

temps, ce qui nous permettra de bien distinguer la différence entre les deux approches

successives adoptées par le chimiste face à son objet d’étude. Dans un premier temps,

après un aperçu biographique de l’auteur, puis de sa théorie de la matière, nous

examinerons les deux premières publications de Rouelle sur les sels neutres qui

marquent, selon nous, l’étape suivante après Homberg du développement théorique du

sel dans la chimie française du XVIIIe siècle. Dans un second temps, après avoir exposé

la cristallisation de ces sels composés en général, puis celle du sel marin en particulier,

et leur taxinomie, nous pourrons proposer avec le recul que nous avons, une hypothèse

faisant de la pensée de Rouelle d’une surabondance d’acide dans les sels mixtes un

possible moment important vers les lois des proportions définies et multiples qui seront

formulées un demi-siècle plus tard.

12 Frederic Lawrence Holmes, « Sel », Dictionnaire d’Histoire et de Philosophie des Sciences, sous la

direction de Dominique Lecourt, P.U.F., Paris, 1999, 854. 13 De Croix, Physico-Chymie Théorique, en dialogues, Lille, 1768 [Bibliothèque Municipale de Lille,

cote 22382], 33. 14 De Machy, Recueil de dissertations physico-chimiques présentées à différentes Académies,

Amsterdam, 1774, 383. 15 Macquer, op. cit. in n. 6, 402.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 447

1- Les sels neutres de Rouelle16

Rouelle a donc introduit en France, en les réarticulant, les idées de Stahl, considéré

alors comme la personne qui a révolutionné la chimie ; Rouelle fabriqua ainsi un système

qui lui était propre. Aussi le véritable auteur de la théorie chimique partagée par les

chimistes français avant Lavoisier n’était-il pas Stahl, mais bien Rouelle17. Il semble que

deux points de vue aient eu cours alors à ce sujet dès la seconde partie du siècle ; certains

ont vu en Rouelle un chimiste qui avançait ses propres opinions, proches certes de Stahl,

tandis que d’autres l’ont perçu comme un simple passeur des idées stahliennes. Diderot

aurait été un des premiers et Macquer un des seconds. Quel que fut le sentiment des

chimistes d’alors, il est un fait que la chimie qu’ils pratiquaient étaient sous-tendue par un

stahlisme à la française.

Rouelle naquit le 15 ou 16 septembre 1703 à Mathieu dans le Calvados, et trouva

la mort à Passy le 3 août 1770. Il fut diplômé de maîtrise ès Arts à l'université de Caen.

C’est probablement entre 1725 et 1732, qu’il devint à Paris, l'élève d'un pharmacien

allemand nommé J-G Spitzley, qui avait repris le laboratoire de Nicolas Lemery. A

partir de 1739, il donna des cours de chimie et de pharmacie à la place Maubert et très

tôt il attira l'attention de Buffon qui le chargea du poste de démonstrateur de chimie au

Jardin du Roi en 1742, où il était l’intendant, en remplacement de Gilles Boulduc

venant de décédé. En 1746, il déménagea son laboratoire rue Jacob où il dispensa des

cours privés jusqu'à la fin de sa carrière active. Une fois admis à la Compagnie des

Apothicaires de Paris en 1750, sans avoir achevé les dix années de pratique exigées, il

ajouta une échoppe de pharmacie à son laboratoire. Ses attributions au Jardin du Roi

devaient être de réaliser des expériences illustrant les théories du professeur de chimie

qui était à cette époque Louis-Claude Bourdelin. Cependant, exceptionnellement, le titre

de Rouelle était en fait démonstrateur « sous le titre de professeur », ce qui lui conféra

une grande indépendance vis-à-vis de Bourdelin. Rouelle était membre des Académies

de Stockholm, et d'Erfurt, adjoint (1744) puis associé (1752) à l'Académie des Sciences

de Paris ; il fut nommé inspecteur de la pharmacie de l’Hôtel-Dieu en 1753 ou 1755.

Quand on mentionne la figure de Rouelle dans les histoires de la chimie, on évoque

celle d’un habile professeur plutôt que celle d’un véritable chimiste. Son cours,

16 Les sels neutres de Rouelle ont fait l’objet d’un mémoire pour la validation en 1999 du D.E.A. de

Philosophie et d’Histoire des Sciences à l’université de Lille III sous la direction de B. Joly, et duquel a été tiré l’article suivant : Rémi Franckowiak, « Les sels neutres de Guillaume-François Rouelle », Revue d’Histoire des Sciences (à paraître fin 2002).

17 Voir à ce sujet l'article de Rappaport, (1961), op. cit. in n. 1, 73-102.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 448

fréquenté par des personnages aussi illustres que Condillac, Turgot, Rousseau18,

Condorcet et Diderot, a créé un tel engouement pour la chimie dans la société des

intellectuels parisiens qu’il a fait une place à la chimie dans la culture. Rouelle a

également formé une génération de chimistes, dont Macquer, Venel et Lavoisier. Il était

un expérimentateur hors pair, considéré comme un remarquable enseignant. Il améliora

les techniques d'analyse organique en modérant les températures lors des réactions et

des distillations pour éviter la destruction des réactifs.

Perpétuant la tradition qui prévalait aux XVIIe et XVIIIe siècles, ce chimiste joint à

l’exposé de sa théorie chimique de ses cours au Jardin du Roi, des considérations sur la

nature intime de la matière. Si les méthodes d’analyse le permettaient, on serait en mesure,

selon Rouelle, de résoudre les substances en leurs principes, c’est-à-dire, en des corps

simples, indivisibles, immuables, plus ou moins mobiles selon leur nature, leur figure, leur

masse. Les principes élémentaires s’unissent, comme chez Stahl, grâce à des forces de

cohésion pour constituer le mixte, dont chacun d’eux forme un côté ou « latus ». Ces

mixtes se combinent à leur tour par une force plus faible pour former les composés, puis

les surcomposés. Un principe ne peut jamais être isolé. On ne connaît les principes que de

manière indirecte, par les propriétés qu’ils exhibent en passant d’une combinaison dans

une autre. C’est sous la forme d’agrégés que tous les corps de la nature se présentent à

nous. De la figure des principes dépend celle des mixtes, et de celle de ces derniers, celle

des agrégats. Le fait que la matière est inerte et qu’elle peut être mise en mouvement par

l’intermédiaire de forces, sans aucun sous-entendu vitaliste, fait dire à Rhoda Rappaport

que Rouelle serait plus newtonien que corpusculariste19. Rouelle affiche un certain

scepticisme face aux grands systèmes qui avaient l’ambition d’expliquer tous les

phénomènes de la nature. Sa chimie se construit autour des pratiques empiriques, contre

l’arrogance de ceux qui veulent soumettre les faits à un système, contre la prétention de

juger sans connaître par la pratique. Pour ce chimiste, qui se posait non sans fierté comme

tel, la chimie est un travail, dans le sens d’un labeur pénible, et la tendance à aller au-delà

des faits ne peut que s’avérer très périlleuse20. Le chimiste doit se salir les mains pour

savoir.

18 On peut se reporter à son sujet à l’article de Bernadette Bensaude-Vincent, « L’originalité de

Rousseau parmi les élèves de Rouelle », in Bernadette Bensaude-Vincent et B. Bernardi (rédacteurs), Jean-Jacques Rousseau et la chimie, revue de philosophie Corpus, n°36, 1999, 81-101. La contribution suivante de ce périodique (Marco Beretta, « Sensiblerie vs. Mécanisme. Jean-Jacques Rousseau et la chimie », 103-120) traite un peu de Rouelle, mais dévalorise trop à nos avis ses capacités scientifiques.

19 Rappaport, op. cit. in n. 1, (1961), 75. 20 Rousseau était tout à fait de cet avis ; voir ses Institutions chimiques, 279.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 449

Quatre éléments sont communs à toutes substances, le feu, l’air, l’eau et la terre,

auxquels Rouelle prête deux fonctions : celle de constituant des mixtes et celle

d’instrument naturel des opérations chimiques21 ; les instruments artificiels étant les

vaisseaux et les menstrues. On peut préciser que cette dualité se retrouve déjà au XVIIe

siècle à propos des éléments principiels. Peut être ajouté à ces éléments un cinquième, la

terre mercurielle ou métallique de Becher, mais Rouelle reste indécis à son sujet. Ainsi,

contrairement à la théorie de Stahl, Rouelle, certainement influencé par la Statique des

végétaux de 1727 de Hales22, attribue un rôle chimique à l’air, alors que précédemment

seul un rôle mécanique lui était accordé. En outre, il fait la distinction entre l’agent « feu »

et son élément, en reprenant le nom « phlogistique » pour désigner uniquement le feu dans

sa fonction de constituant de la matière.

Il ne fait pas de doute que les quatre éléments de Rouelle n’ont aucun rapport avec

ceux des anciens Grecs, ni même avec ceux d’un Paracelse ou d’un Vigenère. Les

éléments sont ici une transposition des principes de Becher-Stahl, peut-être sous

l’influence de l’enseignement du célèbre chimiste hollandais Hermann Boerhaave véhiculé

en partie par ses Elementa Chemicae23 qui exposent une matière construite sur les quatre

éléments (feu, air, eau et terre). Chez Rouelle, la terre vitrescible devient l’élément terre, la

terre inflammable, le feu (elle était déjà feu chez E.-F. Geoffroy), l’eau demeure, et la terre

mercurielle est sujette à caution. L’air, comme on l’a dit, serait une innovation de sa part.

Rouelle caractérise les acides par leur saveur « austère et aigre », et par le

changement en rouge qu’ils opèrent sur les teintures bleues des fleurs des végétaux.

Quant aux alkalis, il les distingue par leur goût « d’urine pourrie », et par la capacité de

faire virer au vert le sirop de violette. Selon le chimiste, tous les alkalis fixes sont

absolument les mêmes, de quelques substances qu’on les tire. C’est la différence du

rapport de la quantité de principe terreux sur celle de phlogistique qui est responsable de

volatilité ou de la fixité des alkalis ; un rapport élevé signifiant que le sel alkali sera

fixe. Les acides, quant à eux, sont des mixtes composés d’eau et d’une terre vitrescible

intimement unies. Ces unions mixtives seules, c’est-à-dire formant de l’acide

vitriolique, ou combinées avec d’autres principes qui les spécifient, sont selon le

21 Comme le fit d’ailleurs Stahl ; voir David Olroyd, « An examination of G. E. Stahl’s Philosophical

Principles of Universal Chemistry », Ambix, vol. XX, n° 1, 1973, 48-49. 22 Hales montra qu’il était possible de collecter de grandes quantités d’air par la décomposition par la

chaleur de nombreuses substances. Pour lui, les airs recueillis ne différaient d’ailleurs pas de l’air atmosphérique. L’ouvrage de Hales a été traduit en français en 1735 par Buffon.

23 Hermann Boerhaave, Elementa Chemicae, Leyden, 1732 ; une version pirate des cours de Boerhaave circulait déjà avant la parution de cet ouvrage au grand dam de l’auteur.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 450

chimiste appelées sels24. Par ailleurs, il est inscrit dans le Cours de Chymie que Rouelle,

croyant en l’interconversion des acides les uns en les autres, a réussi à changer l’acide

du sel marin et celui du nitre en acide vitriolique, mais n’a pas encore pu parvenir à

réaliser l’opération inverse.

Son étude sur la chimie saline a fait l’objet de trois communications à

l’Académie des Sciences. Dans son premier mémoire, Mémoire sur les sels neutres,

dans lequel on propose une division méthodique de ces sels, qui facilite les moyens pour

parvenir à la théorie de leur crystallisation, en 1744, Rouelle propose une définition

claire et rigoureuse des substances qu’il baptise « sels neutres », suivie d’une

classification générique et spécifique, « à la manière des Naturalistes », de ces corps,

regroupant des composés qui répondent à des critères identiques de structure cristalline

et de dissolution, exprimant ainsi la volonté par la subdivision de cette vaste catégorie

de trouver un point commun qui permettrait d’orienter les recherches dans une direction

précise. Son investigation s’est poursuivie l'année suivante par une monographie, Sur le

sel marin, qui est une étude de la formation des cristaux d’une solution de ce sel

soumise à différentes températures d’évaporation. Il faut faire un bond de neuf années

pour trouver sa troisième contribution à l’Académie, Mémoire sur les sels neutres, dans

lequel on fait connoître deux nouvelles classes de sels neutres, & l’on développe le

phénomène singulier de l’excès d’acide dans ces sels, qui a d’ailleurs été envisagé

autrement que les précédents.

Nous pouvons affirmer (avec assurance) que Rouelle en 1744, marque l’étape

suivante dans l’histoire du sel chimique, il en élargit la définition, abandonne les

restrictions d’indécomposabilité et d’extraction d’un corps naturel pour les sels. Les sels

seront pour lui les acides, les alkalis et les sels neutres ou moyens (comprenant

également les sels ammoniacs de Homberg), sans pour cela avoir recours à une

discrimination ontologique entre sels principes et sels moyens. Le sel, qui n’était un

siècle et demi plus tôt qu’objet spéculatif dont la trace devait être visible au fond d’une

cornue ou d’un creuset, ce qu’il était encore chez Homberg puisqu’il faisait partie avec

le soufre des deux principes insensibles en dehors de leur véhicule (terreux, aqueux ou

huileux), devient pour Rouelle strictement objet et instrument de laboratoire, pensable

dans le cadre d’une théorie différente, celle du principe salin selon Stahl qui est l’union

mixtive (terre + eau) à la fois accessible sous la forme d’acide vitriolique, et

24 « Nous avons défini un [sel] un corps composé de l’[eau] et de la [terre] vitréfiable, quelquefois

seule et souvent unie à d’autres corps qui font différentes formes. Est plus ou moins corrosive qui s’unit non seulement à l’[eau], mais encore aux autres corps, suivant qu’ils participent plus ou moins des mêmes

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 451

inaccessible lorsqu’il est nourriture aérienne des plantes. Le sel n’est peut-être plus à

cette date la matière première de toute chose, mais la croyance en un sel unique, l’acide,

duquel dériveraient tous les autres est toujours bien présente25.

Sa communication faite à l'Académie des Sciences de Paris le 3 Juin 1744 propose

un classement des cristaux des sels neutres. Cette publication officialise selon nous

l’extension tacite de la définition des sels moyens de 1708 de Homberg sous le terme de

sels neutres que l’on lit régulièrement depuis le milieu des années 1730. En plus d’y voir

une suite des travaux de Homberg, il est aussi possible d’y percevoir comme un écho dans

ce premier mémoire de Rouelle de celui de 1702 de Wilhelm Homberg, « Essays de

Chimie », étudié en début de partie III de notre enquête. Le « J’appelle sel neutre moyen

ou salé… » de Rouelle, de la définition que nous allons retrouver dans quelques lignes,

renvoie au « J’appelle Chimie… » de l’Allemand. Dans les deux cas, les deux

académiciens, sans forger de concept forcément neufs, ont le souhait d’établir un

consensus, une base commune acceptable par tous, pour permettre une synergie parmi

les chimistes ; pour l’un autour du sel, pour l’autre autour de celle de la Chimie en

général. Ce sont des mémoires dont le message se veut davantage théorique que

pratique, à la différence de la majeure partie des contributions chimiques académiques.

Dès la première page de son mémoire, Rouelle expose son opinion à l’égard de ces

sels : « Je donne à la famille des sels neutres toute l'extension qu'elle peut avoir : j'appelle

sel neutre moyen ou salé, tout sel formé par l'union de quelqu'acide que ce soit, ou minéral

ou végétal, avec un alkali fixe, un alkali volatil, une terre absorbante, une substance

métallique, ou une huile »26. Au vu de notre enquête, l’auteur aurait pu tout aussi bien

écrire : « J’appelle sel neutre tout sel moyen après l’élargissement implicite de sa définition

en 1708 ». En effet, qu’est-ce que le sel neutre de Rouelle sinon un sel mixte dont le corps

alkali au sens large qui le compose correspond à toute substance susceptible de s’unir à un

acide. A cet égard il convient de noter la présence de l’huile aux côtés des alkalis

traditionnels, les sel alkali, terre et métal. Cette définition sera reprise par presque tous les

chimistes de la seconde moitié du XVIIIe siècle, mais pas à l’identique. Ils auront pris soin

d’y retirer l’huile qui peut-être pour eux, unie à un acide ne peut former autre chose qu’un

« savon », qui, soit dit en passant, est miscible à l’eau, ce qui pour Rouelle a constitué

principes » (Cours de chymie, par M. Rouelle, 1751, 581 [manuscrit situé à la Bibliothèque Nationale de France, sous la cote : n. a. fr. 4045]).

25 Peut-être pourrions-nous même aller jusqu’à nous demander si elle ne s’est pas maintenue avec l’oxygène de Lavoisier.

26 Guillaume-François Rouelle, « Mémoire sur les sels neutres, dans lequel on propose une division méthodique de ces sels, qui facilite les moyens pour parvenir à la théorie de leur crystallisation », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1744, 353.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 452

certainement la preuve de son caractère salin, donc de son rattachement à la famille des

sels neutres. Il est possible également de songer que de la substance huileuse doit sa

présence à des considérations telles qu’ont les trouvent exposées chez E.-F. Geoffroy qui,

comme nous l’avons vu, fît de l’huile l’agent intermédiaire dans l’union d’un métal à un

acide27.

Quoi qu’il en soit il nous apparaît absolument évident que Rouelle officialise un sel

composé déjà largement manipulé par ses collègues. Son choix pour le dénommer s’est

porté sur l’expression de « sel neutre » pas encore connoté à cette date. Celle de « sel salé »

de Nicolas Lemery paraît renvoyer uniquement à l’association des deux sels, le sel acide et

le sel alkali, tout comme celle de « sel moyen » de Wilhelm Homberg de 1702, mais de

manière moins précise.

Le terme de « sel neutre » semble avoir été peu employé avant G.-F. Rouelle ; on le

retrouve chez Hoffmann28 qui donna en 1708 une définition claire d'un sel neutre comme

étant un sel dans lequel l'acide et l'alkali se dominent et se compensent l'un l'autre (« Sal

neutrum dicitur illud, in quo sal acidum et alcali dominantur, et ita sese contemparant »), et

avant lui chez Nicolas Le Febvre, en 1674, au sujet de la préparation du tartre vitriolé qui a

écrit que « l’acide et l’alkali se changeoient l’un l’autre en un estre neutre »29. Nous

l’avons croisé lors de notre étude sur les sels mis en relation, dans un mémoire de 1717 de

E.-F. Geoffroy, dans un autre de 1724 de L. Lemery (p. 340), puis dans une

communication de 1736 de Duhamel sur la base du sel marin. Paul-Jacques Malouin

(1701-1778), académicien de la même génération que Rouelle l’emploi dans son Traité de

chimie de 1734 en particulier dans sa définition du sel principe30. Il n’est en outre pas

27 Toutefois, De Croix note dans son Physico-Chymie Théorique, en dialogues que les sel de succin,

fleurs de benjoin, et sel sédatif sont des sels qui possèdent « des acides qui ont une huile pour base » (op. cit. in n. 13, 16 (note 1)), raison pour laquelle d’ailleurs ils sont solubles dans l’huile. Et plus bas (p. 18) : « […] ces deux sels acides volatils [le sel de succin et les fleurs de benjoin] sont en crystaux ; ils prennent de la solidité à la faveur d’une huile qui leur sert de base […] »

28 Partington., A History of chemistry, op. cit., vol. II, 698. 29 Nicaise Le Febvre, Traicté de la Chymie, op. cit., t. 2, 34. Nous pourrions citer également Bertrand

en 1683 (Réflexions nouvelles sur l’Acide et l’Alcali, op. cit., 97) : « Si l’on verse de l’esprit de vitriol, sur le sel Alcali de tartre ; il ne s’en fait pas un vitriol regeneré, mais bien un corps neutre qu’on appelle Magistere de tartre, ou Tartre vitriolé, qui est tout-à-fait different du vitriol en vertu & en substance » ; et la traduction anglaise de 1677 de Tachenius (His Hippocrates Chymicus, op. cit., 23) : « I return now to the Salt of Tartar, which in form of Liquor was poured into the Cucurbite, in which was Silver corroded by Aqua fortis, which Sal Armoniack: All these changed their nature into Neutral Salts, different from their former state; so the Silver made no more any shew of Silver, of which Basilius de Tartaro ».

30 La voici : « Du Sel Principe. Le Sel est un principe qui se dissout dans l’eau, & se fond au feu. Les Sels sont ou acides, ou alkalis, ou neutres. Les Sels acides impriment un goût aigre sur la langue, et bouillonnent avec les Sels alkalis : ils donnent aux teintures bleuës comme de Violette ou de Mauve une couleur rouge. Les Sels alkalis donnent au contraire à ces infusions une couleur verte ; quoique les acides s’unissent aux alkalis avec ébullition, il ne s’ensuit pas que tout ce qui bouillonne avec les acides soit alkali, puisque toues les huiles distillées font le même effet étant mêlées avec les acides, & même le font avec plus de force. La différence qui s’y trouve, c’est que par l’union des acides avec les alkalis […] le mélange se cristallise en une matière saline, au lieu que le mélange des acides avec les huiles, compose

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 453

inutile de préciser que pour Rouelle, l’indécomposabilité ne se présente pas davantage

comme un critère pertinent de caractérisation d’un sel neutre. La solubilité n’est par

ailleurs pas mentionnée comme condition à leur définition.

Un fait saute aux yeux, le terme de « sel neutre » popularisé par G.-F. Rouelle fit

presque tomber en désuétude les deux dénominations précédentes. Macquer par la suite,

expliquera que le « nom de neutre qu’on a donné à ces combinaisons salines, est relatif à la

saturation réciproque de leur acide & de leur base. Cette saturation doit être telle, qu’en

effet les propriétés des deux principes du sel neutre ne soient ni celles de son acide pur, ni

celles de sa base pure ; mais des propriétés mixtes ou moyennes »31.

L'idée qu’eut Rouelle de joindre toutes les substances répondant à la définition

des sels neutres sous le prétexte, dit-il, qu’elles ont des figures et des propriétés

similaires, ne semble donc pas originale. Homberg en 1702, avait utilisé une formule

presque similaire à celle de Rouelle, à l’égard de ses sels moyens. Dans sa Table des

rapports, Geoffroy32 faisait aussi figurer, par exemple dans la colonne de l’acide du sel

marin, aussi bien les métaux que la terre absorbante, les sels alkalis et le soufre minéral.

Ces composés étaient tous considérés d’un même point de vue, non plus celui de la

dissolution, mais celui de la réactivité par rapport à un acide. Aussi, les opérations de

Geoffroy ont-elles unies en une même catégorie de corps certaines substances qui en

présence d’acide forment un sel. Plusieurs chimistes ont donc aperçu que l’on pouvait

regrouper en une catégorie les sels qui résultent de l’union d’un acide et d’une substance

lui servant de base. Rouelle est néanmoins le premier à faire de ce regroupement

empiriquement constaté une caractéristique essentielle permettant de définir un type de

sel par opposition à d’autres. Sa définition a permis de fixer les choses dans la situation

confuse dans laquelle la notion de sel était plongée, et Rouelle se retrouve celui qui

l’établit clairement le premier par écrit en France. L’emploi du terme générique de sel

neutre pour les sels composés dénote cependant chez Rouelle un souci de réorganisation

des connaissances chimiques que l’on retrouve d’ailleurs tout au long de ses

une matière résineuse. Pour le Sel neutre, il ne bouillonne ni avec les acides ni avec les alkalis, parce qu’il est composé de ceux-ci en proportion égale, c’est pourquoi il ne change point la couleur des teintures de violette ou de tournesol. On distingue encore les Sels par rapport à la manière de les tirer des corps, en sel essentiel, sel volatil & sel fixe. Le Sel essentiel se tire par la cristallisation. Le Sel volatil est plus subtil ; il ne peut supporter l’action du feu sans s’élever aussitôt. Le Sel fixe au contraire résiste à la violence du feu. Ordinairement on le tire des corps par la calcination » (Paul-Jacques Malouin, Traité de chimie, contenant la manière de préparer les remèdes qui sont les plus en usage dans la pratique de la médecine, Paris, 1734, 25-26). Pour être presque exhaustif au sujet des mémoires de l’Académie, citons encore une occurrence du terme de sel neutre : Jean Hellot, « Sur du Sel de Glauber trouvé dans le Vitriol sans addition de matiére étrangere », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1738, 296.

31 Macquer, op. cit. in n. 6, 402. 32 Etienne-François Geoffroy, « Table des différents rapports observés en chimie entre différentes

substances », op. cit., 202-212.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 454

communications, où il apporte un soin extrême à expliciter l’ensemble du vocabulaire

chimique qu’il utilise. Cette « rationalisation » de la nomenclature chimique, se pliant à

la mode de l’époque, s’accompagne chez lui d’une étude taxinomique des sels neutres.

On remarquera néanmoins que le terme de sel neutre pourrait créer la confusion chez le

lecteur du XXe siècle.

On peut tout de même formuler une remarque à propos de l’utilisation du mot

« base » par Rouelle et dans ses mémoires, auquel il donne plutôt le sens de support sur

lequel l'acide peut réagir : les corps, désignés par l’auteur comme des bases pour les acides,

sont dans la théorie de Becher, reprise par Stahl, des substances qui contiennent une forte

proportion de terre-principe, et en particulier de terre vitrescible servant de base à tous les

corps. L’acide obtient sa fixité sous la forme d’un sel en bénéficiant du principe terreux lui

faisant défaut qui lui est offert par un alkali, un métal, ou une terre absorbante ; il lui faut

s’appuyer, s’accrocher pour ainsi dire sur une matière, une « base » qui se nomme ainsi,

selon l’Encyclopédie33, parce qu’elle est « la partie la plus fixe au feu ».

La phrase qui nous propose un sens du mot « base » le plus proche de celui

d'aujourd'hui est la suivante : « Je tire le caractère spécifique de la base de chaque

sel »34. Partout ailleurs chez Rouelle, ce mot n'acquiert une signification qu'à travers la

notion d'acide. Nous n'avons pas en effet l'équation actuelle acide + base → sel, mais

plus précisément acide + une substance quelconque avec laquelle celui-ci réagit → sel

neutre. Rouelle perpétue ainsi la longue tradition de l’acide comme matière principale,

comme composant actif entrant dans la formation des sels. Le chimiste, en conservant

dans sa définition des sels neutres l'aspect primordial de l'acide, ne prend pas la peine de

ce fait de développer cette classe de corps : « l'acide est quelconque, minéral et

végétal », nous dit-il. Nous constaterons au passage que la famille des acides tirés du

règne animal est absente35. Les substances servant de bases à l'acide restent, quant à

elles, passives, et doivent être énumérées : alkali fixe, alkali volatil, terre absorbante,

substance métallique, huile. L’ordre dans lequel sont cités ces corps correspond à celui

de la Table des rapports de Geoffroy en ce qui concerne la première colonne, excepté

l’huile qui n’y figurait pas. Ainsi, Rouelle se heurte au problème posé par la notion de

base dont Homberg semble être le premier, en 1702, à utiliser le nom pour décrire une

substance formant des sels avec des acides.

33 D’Holbach, « Sel », Encyclopédie, op. cit., tome XIV, 1765, 903-928. 34 Rouelle, op. cit. in n. 24, 359. 35 Il est fait pourtant mention de l'acide animal (acide phosphorique) dans le Cours de chimie, op. cit. in

n. 5, f. 322.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 455

1-1- Taxinomie des sels neutres

Dans la suite de son premier mémoire, Rouelle rappelle qu'il est connu de tout le

monde que pour faire cristalliser une dissolution saline, il est nécessaire de lui enlever une

portion d'eau pour que les parties salines se rejoignent. Deux solutions s'offrent à

l'expérimentateur pour réaliser une cristallisation : soit il chauffe la dissolution jusqu'à

apparition d'une pellicule à sa surface puis la laisse se refroidir, soit il la chauffe à l'air libre

jusqu'à évaporation de l'eau.

Il distingue alors, selon les effets physiques de la chaleur, trois degrés

d'évaporation qui peuvent étonner par leur côté approximatif : l'évaporation insensible (à

partir de la température à laquelle la glace commence à fondre jusqu'à la température de la

chaleur du soleil dans les beaux jours d'été), l'évaporation moyenne (de la fin du degré

précédent jusqu'à une chaleur telle que les vapeurs de l'évaporation soient très visibles et

que l'on ne puisse pas tenir le doigt dans la liqueur), et l'évaporation rapide (d'où finit la

moyenne jusqu'à l'ébullition).

Rouelle énonce ensuite ce qui représentent pour lui les deux lois fondamentales de

la cristallisation des sels neutres ; la première étant que : « les molécules salines se

réunissent plusieurs ensemble, [et] forment des masses de crystaux »36. La cristallisation

est un phénomène d’agrégation qui ne modifie pas la mixtion du sel37. Il rappelle que

plusieurs hypothèses ont déjà été émises pour rendre compte au niveau particulaire de la

formation des cristaux. Faisant référence à Descartes, il est possible de considérer que

l’union et le développement de ces masses salines, dans un ordre symétrique, se fassent

sous l’impulsion d'une matière subtile, ou encore, suivant en cela une conception

newtonienne de la matière, par attraction des masses, ou enfin, en raison des principes de

Becher et de Stahl, par attirance des semblables. Le chimiste ne prend parti pour aucune de

ces théories qui sont d’ailleurs incompatibles. Notons tout de même qu’à l’égard de la

dissolution dans l’eau des corps salins, Rouelle reste également très prudent, bien qu’il

enseignait en réalité à ses étudiants une théorie au sujet des dissolvants et de la

dissolution, dans laquelle agit une attraction à distance entre molécules dictée par

l’affinité qu’elles portent les unes pour les autres38. Aussi évoque-t-il, dans son

mémoire, plusieurs raisons possibles pour expliquer le phénomène de dissolution39, une

36 Rouelle, op. cit. in n. 24, 356. 37 Voir Cours de chimie, op. cit. in n. 5, f. 214. 38 Voir Cours de chimie, op. cit. in n. 5, ff. 33-36. 39 Pour être tout à fait rigoureux avec les termes, nous devrions écrire « résolution » à la place de

« dissolution ». Dans un autre manuscrit du Cours de chimie ou Leçons de Mr Roüelle, démonstrateur au

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 456

« gravité égale à l’eau » des molécules salines, un mouvement intestin du menstrue

permettant leur maintien en suspension, ou une porosité de ces sels encourageant de la

sorte leur solvatation, ou encore une action conjuguée du mouvement de l’eau, de la

petitesse et de la légèreté des particules des substances salines, et de l’union de ces

dernières avec celles de l’eau. Pourtant, dans son troisième mémoire, que nous

étudierons en deuxième partie de ce travail, Rouelle, expliquant que de la quantité

d'acide contenu dans un sel dépend la solubilité de celui-ci, oubliera toutes ces

considérations microscopiques de la matière, bien qu'il soutienne alors qu'en rédigeant

la publication de 1744, il ait eu singulièrement en vue celle de 1754.

La seconde loi de la cristallisation exposée est la suivante : « les premières

unions salines se forment toujours à la surface d'une dissolution »40, car évaporation et

refroidissement se font en même temps à la surface dans un mouvement minimum de la

liqueur.

Rouelle appelle « eau de cristallisation », l'eau qui entre dans la formation des

cristaux, sans pour autant être essentielle à la nature des sels neutres, et « eau

surabondante », l'eau de dissolution qui se dissipe lors de l'évaporation (de la même

manière que Stahl parlait « d’eau de composition » et « d’eau superflue » dans son

Traité des Sels) ; ces deux eaux n’étant pas en proportions constantes dans tous les sels

neutres. Rouelle nous informe également que la régularité et l'aspect des cristaux de sels

neutres dépendent du degré d'évaporation appliqué. Un phénomène étonne pourtant

l’auteur : des cristaux réguliers mais différents d'un même sel neutre peuvent être

obtenus en utilisant des degrés d'évaporation différents.

Il nous apprend, qu'à ses débuts, il avait divisé tous les sels neutres en deux

classes selon la quantité d'eau nécessaire à la dissolution de ces sels. Chacune de ces

classes était fractionnée en deux sections, en fonction de la quantité d'eau entrant dans la

formation des cristaux. Ces sections étaient découpées en genres (nature des acides) et

en espèces (tirées des bases de ces acides). Comme on le constate, la première idée qui

est venu à l’esprit de Rouelle fut de répartir dans un tableau les sels neutres suivant leur

degré de salinité, selon la force de leur caractère salin, autrement dit, en les unissant

suivant leur tendance à se dissoudre dans l’eau. « Dans cette méthode beaucoup de sels

analogues par leur figure & leur manière de crystalliser, se rangeoient parfaitement

Jardin du Roy, récueillies en 1754, et 1755 ; Rédigées en 1756 ; Revues et corrigées en 1757 et 1758, f. 54 [manuscrit de la Bibliothèque Nationale de France, sous la cote : fr. 120303-12304] il est inscrit que l’eau ne dissout pas les sels, car il n’y a pas combinaison pour la bonne raison qu’elle les résout. A ce mot, une note infrapaginale précise : « (a) C’est encore un nouveau terme que j’ai introduit en chimie ».

40 Rouelle, op. cit. in n. 24, 357.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 457

suivant leur ordre, mais il y en avoit qui s’écartoient très fort de ceux avec lesquels ils

auroient dû être joints naturellement »41.

Alors, Rouelle adopta un nouveau classement. Il rangea les sels neutres en six

sections selon « les différentes figures des crystaux de ces sels, du temps d'évaporation

pendant laquelle ils donnent des crystaux les plus beaux et les plus parfaits, selon aussi

l'état solitaire de leurs crystaux, leur façon de se grouper plusieurs ensemble,

l'accroissement qu'ils prennent dans la suite de la crystallisation »42, et la température

d’évaporation. Ces sections se divisent en genres (nature des acides) et celles-ci en

espèces (base de chaque sel).

Rouelle reconnaît ainsi quatre genres pour les sels neutres ; c’est un de plus que

jusqu’alors. Il distingue celui de l’acide vitriolique, celui de l’acide nitreux, celui l’acide

du sel marin et celui de l’acide végétal. Ce dernier acide ne figurait pas dans la table de

Geoffroy parmi les substances de référence, seuls les trois premiers trônaient en tête de

colonne, les mêmes que Stahl et Homberg posaient comme acides générateurs des corps

salins. Cet ajout de l’acide végétal est sans doute une originalité à mettre au compte de

Rouelle. Le genre de ce sel ne regrouperait que des composés organiques tels que le

sucre, ou ceux formés soit de l'esprit de vin (l'acide acétique auquel le vinaigre doit sa

saveur), soit du tartre (dérivé de l'acide tartrique qui est présent dans la lie du vin), soit

du sel volatil du succin (l'acide butanedioïque qui a été découvert dans le succin).

Il obtient alors la classification suivante, qu’il représente en fin de mémoire sous

forme d’un tableau à deux colonnes, dans lequel sont mis en correspondance pour chacune

des six sections prédéfinies, les symboles des sels neutres qui lui sont associés :

Section I : « Sels dont les cristaux sont des lames minces et applaties. Ils se

cristallisent solitaires, même au plus foible degré de chaleur. Ils sont de tous les sels

ceux qui demandent le plus d’eau pour être dissous ».

Section II : « Sels qui ont des cristaux en cubes, ou des cubes dont les angles sont

tronqués, ou en pyramides à plusieurs pans. Ils donnent des cristaux solitaires qui

changent de figures par de nouveaux accroissemens. Ils se cristallisent à la surface de

leurs liqueurs et au fond ».

Section III : « Sels dont les cristaux sont des tétraèdres, des pyramides, des

parallélipipèdes, des rhomboïdes et des parallèlipipèdes rhomboïdes. Ils se cristallisent

parfaitement par l’évaporation insensible au fond de leurs liqueurs ; et ils varient

beaucoup suivant les circonstances de leur cristallisation ».

41 Rouelle, op. cit. in n. 24, 359. 42 Rouelle, ib., 359.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 458

Section IV : « Sels dont les cristaux sont des parallélipipèdes applatis, dont l’extrémité

se termine par deux surfaces inclinées l’une sur l’autre. Ils donnent des cristaux parfaits et

considérables par l’évaporation insensible, et de très petits par le refroidissement. Ils se

groupent plusieurs ensemble en forme de houpes, tous ces sels sont parfaitement

semblables ».

Section V : « Sels dont les cristaux sont très allongés. Ce sont de longues aiguilles,

des colonnes, ou des prismes. Ils donnent des cristaux parfaits au fond de leurs liqueurs

par le refroidissement, et se groupent ensemble en houpes ou sous d’autres formes

régulières. Ils se cristallisent presque tous très mal par l’évaporation insensible ».

Section VI : « Sels qui donnent des cristaux en très petites aiguilles, ou mal figurés.

Ils ne se cristallisent point par l’évaporation insensible, et veulent une évaporation très

forte. Pour donner des cristaux un peu réguliers, ils demandent l’application de l’esprit

de vin, ou quelque autre moien. Ils attirent l’humidité de l’air, et ils tombent en

deliquium »43.

Une évaporation réalisée à faible ou à douce température donne toujours les plus

beaux cristaux. C'est bien ce qui ressort de l'étude du tableau de Rouelle pour les

sections une à cinq. Néanmoins, dans la sixième et dernière section, Rouelle place entre

autres tous les sels qui fournissent des cristaux mal figurés, qui ne cristallisent pas par

l'évaporation insensible, qui « veulent une évaporation très forte » et qui demandent,

pour avoir des cristaux un peu réguliers, l'application de l'esprit de vin ou

« quelqu'autres moyens ». Quels sont les « quelqu'autres moyens » dont il parle ?

Comment Rouelle a-t-il pu discerner, à l’aide d’une « bonne loupe », toutes ces formes

de cristaux avec autant de précision (parallélépipèdes, pyramides, rhomboèdres,

parallélépipèdes aplatis, parallélépipèdes rhomboèdres...) ? Il est légitime de se

demander s’il s’agit de formes observées, ou simplement de formes supposées, à la

manière de Descartes qui, dans la quatrième partie des Principes de la philosophie,

s’était donné pour but de rendre compte des objets chimiques dans un cadre purement

mécaniste. Rappelons tout d’abord que ce classement des cristaux de sels neutres ne se

43 Ces sections correspondent aux sels neutres suivant : I- : acide vitriolique + terre absorbante, acide

vitriolique + terre du gypse, sel narcotique de vitriol ; II- : tartre vitriolé ; sel marin, sel marin régénéré, sel marin de l’urine ; acide nitreux + mercure, acide nitreux + plomb ; tartre ; III- : vitriol de Mars, vitriol de Vénus, alun, borax, vitriol blanc, acide vitriolique + zinc ; nitre quadrangulaire, acide nitreux + argent, acide nitreux + bismuth ; sucre, sel de Seignette, tartre stibié, crystaux du verdet ; IV- : tartre + alkali fixe, tartre + alkali volatil, tartre + terre absorbante, tartre + plomb, sucre de Saturne ; V- : sel ammoniacal vitriolique, sel admirable de Glauber, acide vitriolique sulfureux volatil + alkali fixe ; sel ammoniac, sublimé corrosif, plomb corné ; nitre, sel ammoniacal nitreux ; acide du vinaigre + craie, sel volatil de succin ; VI- : acide du sel marin + terre absorbante ; acide du sel marin +fer, acide du sel marin + cuivre ; acide nitreux + terre absorbante, acide nitreux + fer, acide nitreux + cuivre ; acide du vinaigre + alkali fixe, acide du vinaigre + fer, tartre + fer, tartre + cuivre.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 459

base pas sur l’unique critère du faciès de ces corps. Sont également pris en

considération le degré de chaleur d’évaporation, la quantité d’eau de dissolution, la

régularité des cristaux, l’état solitaire ou non de ces derniers, et leur lieu de formation

soit au fond de la liqueur, soit en surface. Aussi trouve-t-on pêle-mêle dans la troisième

section, des tétraèdres, des parallélépipèdes, des pyramides, et des rhomboèdres.

Ensuite, il est possible de constater que plusieurs substances de ce tableau semblent bien

adopter les figures annoncées par Rouelle ; c’est le cas par exemple du sel marin, du sel

marin régénéré, du nitre quadrangulaire, et du sel admirable de Glauber. Toutefois, la

classification est assez large et vague, et la description géométrique de certains corps

salins reste quoi qu’il en soit surprenante.

« Je me suis servi d'une petite croix pour exprimer l'union d'un acide à une

substance quelconque, afin d'exprimer brièvement les sels neutres qui n'ont point en

chimie de caractère propre ou simple »44, précise le chimiste pour la bonne lecture du

tableau. Cette « petite croix » “+” semble être le même signe mathématique « plus »

utilisé de nos jours pour unir deux réactifs lors de l'établissement d'une équation

chimique. Rouelle symboliserait donc le produit d'une opération chimique par cette

« petite croix » joignant les deux réactifs entrant dans la réaction lorsque celui-ci n'a pas

de « caractère propre ou simple ». Tous les corps considérés comme simples à nos sens

(ex : acide vitriolique) auraient eu pour Rouelle leur symbole propre ainsi que tous ceux

ayant une qualité distinctive ou spécifique comme le sel marin ou le sucre. Toutefois, ce

“+” est ambigu, car il laisse croire que le sel neutre est l’addition pure et simple de

l’acide et de la base qui lui sert de support. On peut même avancer que chacun des deux

segments qui composent cette croix symétrique symbolise un réactif, et que

l’intersection de ceux-ci représente le nouveau mixte issu des deux substances de

départ. Cette notation dénote surtout que Rouelle, tout comme ses contemporains, ne

« voit » pas la totalité du processus : d’où l’impossibilité de donner un équivalent

rigoureux dans la notation moderne. Quoi qu’il en soit, Rouelle est peut-être le premier

chimiste à avoir eu recours à cette « petite croix »45.

Ainsi, dans ce mémoire, Rouelle a cherché à faciliter les moyens de parvenir à la

théorie de la cristallisation, et le mode d’investigation suivi a donc été absolument

descriptif et taxinomique. Il ne fait que constater et classer, sans se prononcer sur le

44 Rouelle, op. cit. in n. 24, 363. 45 Remarquons que dans les deux mémoires Sur de nouveaux caractères à employer en chimie de

Hassenfratz et Adet, de 1787, la croix n’est pas utilisée. En outre, Bergman utilisait une croix dans ses tables d’affinités, mais pour désigner les substances qui sont acides. Sur les symboles chimiques usités au XVIII e siècle, voir la quatrième partie du livre de Maurice P. Crosland, Historical studies in the language of chemistry (London : Heinemann, 1962).

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 460

pourquoi ni le comment des choses. Il dépasse en tout cas l’incompréhension de

Homberg face aux multiples figures cristallines des sels, produites, sans doute selon lui

par leur alkali46, à la différence de Louis Lemery47 et de Jean Hellot48 pour qui ce serait

plutôt l’acide qui « modèlerait » l’alkali pour offrir des formes aux cristaux.

Ce travail de classification générale des sels en se basant uniquement sur les

caractères variés de leurs cristallisations au milieu de solutions aqueuses devait avoir

pour finalité de servir de support théorique pour un examen plus approfondi des

conditions de formation de chaque espèce de cristaux salins dont la monographie du sel

marin qui suit est un exemple. Rouelle indiquera que le cube est le noyau de toutes les

formes cristallines du sel marin, c'est-à-dire que les cristaux d'aspects différents de ce

sel sont tous dus à des agglomérations de petits cubes dont les facettes se touchent. Pour

ce chimiste, la forme des particules pouvait être déduite de la figure de chaque cristal.

Et c’est afin de pouvoir le vérifier avec précision qu’il s’est penché avec tant d’attention

sur les cristaux salins ; son but étant de démontrer que les édifices cristallins les plus

variés sont formés par la superposition de solides géométriques très simples, s'empilant

les uns sur les autres régulièrement. Cependant, comme le laisse penser le sous-titre de

son premier mémoire, la connaissance du cristallisé ne constitue pas son objectif

principal ; il se doit en tout cas de l’acquérir, car elle peut jeter un jour sur la théorie de

la cristallisation.

H. Metzger nous précise49 qu'au début du XVIIIe siècle, « jamais la description

n'est séparée de la narration, la vue d'un cristal sollicite l'imagination à donner une théorie

de sa formation ; de même l'étude d'une dissolution ne saurait nous satisfaire si elle n'est

accompagnée d'une théorie de la dissolution ». Il est certes possible que Rouelle, comme

ses prédécesseurs, ne songeait pas tout à fait à séparer la description des phénomènes de

leur interprétation systématique. Mais il apparaît plutôt que l’auteur, en s’aventurant dans

le monde microscopique et figuré des parties salines, était poussé par le désir de

« débrouiller le chaos » que représente la cristallisation des sels.

Rouelle devait également avoir le sentiment que la cristallographie à elle seule

pouvait servir de guide à la chimie des sels mixtes. Il imaginait certainement qu'une

analogie de propriétés existait entre tous les cristaux de sels neutres de même figure

géométrique. Rouelle, dans ses cours de chimie, détaillait la forme des cristaux de

46 Voir Wilhelm Homberg, « Essays de chimie », op. cit., 1702, 44-45. 47 Louis Lemery, « Réflexions physiques sur le défaut & le peu d’utilité des Analyses ordinaires des

Plantes & des Animaux », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1719, 173-188. 48 Hellot, « Sur du Sel de Glauber trouvé dans le Vitriol sans addition de matiére étrangere », op. cit. in

n. 30, 295-297. 49 Hélène Metzger, La genèse de la science des cristaux, 1918, réédition Blanchard, Paris, 1969, 145.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 461

plusieurs substances, et en faisait un critère constitutionnel, au risque de commettre

certaines erreurs, comme dans le cas du sel de succin : « Il cristallise en cubes, preuve

manifeste qu'il contient de l'acide du sel marin »50. En outre, selon lui, l'étude d'un sel

d'une section conduit naturellement à la connaissance des autres sels de la même section

et donne également des lumières sur la nature des sels des autres sections.

Le 3 février 1745, Rouelle présenta à l'Académie Royale des Sciences son

deuxième mémoire intitulé De la crystallisation du sel marin. Celui-ci aurait eu à l'origine

un double emploi : il devait servir d'illustration à sa publication de l'année précédente et de

première partie à un essai sur son travail sur le sel marin. Toutefois, on ne trouve aucune

trace d’une seconde partie dans les Histoires et Mémoires de l’Académie. Par ailleurs, Ce

mémoire et le précédent ne formaient à l’origine qu’un seul texte, celui que Rouelle, le

18 décembre 1743, lut à l’Académie royale des sciences en vue de sa candidature au

poste d’adjoint-chimiste. Ce furent Hellot et Bourdelin qui examinèrent ce travail qui

reçut un rapport très favorable lors de la séance du 15 janvier 1744 au cours de laquelle

le secrétaire perpétuel, Grandjean de Fouchy, rédigea le certificat d’admission51.

Après avoir subdivisé chacun des trois degrés d'évaporation définis plus haut en

trois termes sans en donner plus de précision, Rouelle va étudier dans la suite de ce

mémoire la formation des cristaux de sel marin à tous les termes d'évaporation, et en

conclure qu'il faut distinguer quatre états différents de cristaux pour un seul et même

mécanisme de cristallisation. « La première formation ou le premier état est la pyramide

simple, le second est lorsque cette pyramide a pris des augmentations par ses parois, le

troisième est lorsque cette pyramide est devenue cube, et le quatrième est le cube qui se

forme au fond de la liqueur et qui a eu pour fondement un cube même et non pas une

pyramide »52. Le mécanisme est le suivant :

« [Un] cube primitif qui nage à la faveur de l'air qui lui adhère, étant spécifiquement plus pesant que

la liqueur, est enfoncé un peu au-dessous du niveau de sa surface, et le bord de cette liqueur touche à

la surface le long de ses quatre côtés, et y forme une légère courbure ; les nouvelles molécules

salines qui sont libres à la surface de la liqueur ne peuvent s'unir à ce cube primitif qu'au bord de la

liqueur; elles doivent donc former sur les bords de la surface de ce cube une suite de petits cubes, et

par conséquent des prismes quadrangulaires, de même qu'il s'en est formé sur les bords d'une

pyramide déjà considérable, puisque tout est égal ; ce cube ainsi augmenté par ces nouvelles

50 Cours de chimie, op. cit. in n. 5, f. 317. 51 Les Archives de l’Académie des sciences conservent dans le dossier biographique de G.-F. Rouelle

un texte manuscrit daté de ce 15 janvier 1744 intitulé Sur la cristallisation des sels neutres, particulièrement sur celle du sel marin contenant la substance des deux mémoires

52 Guillaume-François Rouelle, « Sur le sel marin », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1745, 77.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 462

additions ne nage pas seulement à la faveur de l'air qui lui adhère, mais encore parce qu'il est creux ;

par de nouvelles augmentations cette pyramide devient bientôt très sensible »53.

On peut proposer la figure suivante pour représenter la formation d’une

pyramide54 :

Rouelle fait remarquer que les prismes qui forment ces pyramides renversées sont

placés les uns sur les autres en saillant en dehors parce que « les petits cubes qui se forment

et s'unissent sur [une] surface [suivent] toujours la direction du bord de la liqueur [qui] ne

couvre pas toute la surface des prismes (la portion qui touche aux angles intérieurs des

prismes est à nu) »55. Si la liqueur recouvrait précisément toute la surface des prismes, les

cubes se placeraient sur les bords « à plomb ».

Le point essentiel pour commencer la construction d'une pyramide est que « la

première union saline reste assez de temps à la surface de la liqueur pour que sa surface

supérieure se dessèche, que l'air lui adhère et que par ce nouveau secours elle puisse

nager »56. De la poussière tombant sur les cristaux en cours de formation peut aider

également à ce dessèchement (il développe sur près de cinq pages cette découverte).

Le second terme de l'évaporation moyenne est préféré par Rouelle car il permet

d'obtenir des « pyramides considérables ». A cette température, il se forme continuellement

de nouvelles pyramides et en peu de temps, la liqueur est couverte d'une pellicule, « une

53 Rouelle, ib., 60. 54 Voir également les gravures des cristaux de sel marin (sans aucun doute d’après le mémoire de

1745 de Rouelle) dans le Recueil de Planches, sur les Sciences, les Arts libéraux, et les Arts méchaniques, avec leur explication, de l’Encyclopédie, seconde livraison, Paris, 1763, « Chimie », seconde partie, planche XVII, fig. 10a, b, c, d, e.

55 Rouelle, ib., 61. 56 Sur ce point capital, Rouelle s’appuie sur le mémoire de 1731 de François Petit, « De l’adhérence

des parties de l’air entr’elles et de leur adhérence aux corps qu’elles touchent », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1731, 50-68.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 463

croûte saline remplie d'une quantité d'enfoncements quadrangulaires et coniques qui sont

des grandes pyramides »57. Et soit en isolant une pyramide en coulant les autres qui se

forment, soit en transportant celle-ci d'une solution à une autre, Rouelle a pu faire accroître

la taille de cette pyramide qui reste cependant très fragile, ses parois étant très minces.

Le troisième terme du second degré d’évaporation et les trois de l'évaporation

rapide donnent prestement une pellicule composée de pyramides renversées à la surface de

la dissolution. Elle se brise en morceaux qui tombent dans les bouillons de la liqueur. Il se

forme sur-le-champ une nouvelle croûte. « Les pyramides salines qui se précipitent [...]

sont portées pendant quelque temps dans la liqueur et prennent de nouveaux

accroissements par les molécules salines qui s'unissent à leur surface et qui augmentent

non seulement leur pointe, mais remplissent leur creux et les changent en cubes plus ou

moins parfaits »58.

Au premier terme de l'évaporation moyenne, il ne se forme qu'un petit nombre

de pyramides à la surface de la dissolution, la dessiccation ne se faisant pas assez

rapidement. Rouelle observe que les pyramides, à cette température-là, prennent de

l'accroissement par leur pointe et leurs parois. Par le « progrès de la crystallisation »,

elles deviennent « entièrement en dehors de figure cubique, il n'y a que [leur] creux qui

est conservé à la surface supérieure », à moins que le cristal ne coule. Rouelle a réussi à

obtenir un grand accroissement des pyramides en les transportant d'une dissolution au

premier terme de l'évaporation vers une autre au deuxième terme ou vice versa.

Au terme de l'évaporation insensible, la chaleur n'est pas assez forte pour dessécher

les molécules salines et les maintenir à la surface de la liqueur. Les cristaux du sel marin se

forment alors au fond du vaisseau ; « ils sont cubiques, parce que les premières unions

salines, ou le crystal primitif étant cubique, les molécules nouvelles qui s'y unissent étant

également cubiques, il doit toujours résulter de ces unions des crystaux cubiques plus ou

moins réguliers »59. Mais si de la poussière se dépose sur les parties salines à la surface de

la dissolution, tout en leur occasionnant par son aridité assez de dessiccation pour que l'air

puisse leur adhérer, alors les molécules de sel ainsi soutenues prennent de l'accroissement.

Cependant, devenant plus pesants au fur et à mesure de leur développement, les cristaux

s’enfoncent dans la liqueur qui recouvre peu à peu la surface des parties qui viennent de se

former et humidifie la poussière dans le creux du cube sur lequel l’air adhérait. Les

cristaux finissent par sombrer.

57 Rouelle, op. cit. in n. 52, 61. 58 Rouelle, ib., 65. 59 Rouelle, ib., 71.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 464

Les investigations cristallographiques de Rouelle n’ont certainement pas été

dictées par un quelconque programme de recherche proposé par Stahl. Bien au

contraire, elles n’apparaissaient à ce dernier d’aucun intérêt. Il l’affirme dans son Traité

des Sels : « Personne n’ignore que les acides combinés avec différentes substances,

prennent, en se crystallisant, des figures différentes ; & que l’on a fait une infinité

d’hypothèses pour expliquer comment de grands crystaux réguliers se formoient par

l’assemblage de molécules imperceptibles. Ces recherches ne sont d’aucune utilité pour

les vues chymiques »60.

Cela dit, il semble que Stahl était déjà parfaitement au courant de la figure

pyramidale que peut adopter le sel commun. Il a aussi noté que l’évaporation d’une

dissolution de sel marin dans l’eau fait apparaître le sel « sous la forme de petits

cristaux creux, & comme composés de degrés »61. Et ailleurs : « Le sel marin forme des

crystaux cubiques, qui n’ont pourtant point la même forme en tous sens, vu que

quelques-uns de ces crystaux ont deux fois plus de longueurs que de largeur. Dans les

salines, ce coup d’œil suffit pour montrer que les grains de sel, lorsqu’on les regarde de

près, sont, à la vérité, quadrangulaires, mais vont en diminuant & par degrés ; sont creux

par dedans, & forment une sorte de pyramide tronquée étendue par la base : ce qui vient

de ce que le premier grain, qui est celui qui forme le milieu, venant, pour ainsi dire, à

sécher à la surface de l’eau salée, devient plus pesant à mesure que d’autres grains

s’attachent autour de lui ; s’enfonce au-dessus de la surface, tandis que les nouveaux

grains sont plus élevés que lui ; ce qui dure jusqu’à ce que son poids le précipite au

fond »62.

Ainsi nous est-il permis de nous interroger sur l’originalité de l’objet du mémoire

« Sur le Sel marin » de Rouelle. D’autant plus qu’en 1737, au sujet de l’opération menant à

la préparation du phosphore à base d’urine, Hellot63 rapporte à l’égard de l’eau utilisée

pour dessaler une matière calcinée avant son introduction dans une cornue, la formation de

cristaux en forme de pyramides creuses renversées construites par des parties salines

cubiques ; la liqueur est dite avoir « un goût de sel commun, mais plus âcre ». Cette

observation est très similaire au mémoire de 1745 de G.-F. Rouelle. On lit en effet :

« Après 6 ou 7 heures d’évaporation, les particules qui devoient former les cristaux salins,

60 G.-E. Stahl, Traité des sels, op. cit., 273. 61 Stahl,. ib., 145. 62 Stahl, ib., 274. Il convient de noter que le traducteur de l’ouvrage de Stahl précise dans son

avertissement au lecteur : « Nous n’avons rien négligé pour rendre notre traduction exacte & fidèle » (p. vi).

63 Jean Hellot, « Le phosphore de Kunckel, analyse de l’urine », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1737, 342-378.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 465

se sont rapprochées à la surface où il a paru d’abord de petits quarrés parfaits qui ont servi

de point d’appui ou de premiére assise à d’autres particules longues qui se sont arrangées

autour des quatre côtés du quarré, & ont formé des piramides creuses & renversées.

Chacune de ces piramides s’est précipitée au fond de la terrine de cristal, à mesure qu’elle

a acquis suffisamment de pesanteur par l’addition des parties qui en élevoient également &

uniformément les côtés »64.

Hellot affirme avoir repéré dans la partie historique des volumes de l’Académie

pour 1702 la description (dont nous n’avons trouvé aucune trace) de la formation d’un sel

en pyramide proposé par Homberg. Hellot poursuit : « Si l’évaporation est accélérée par un

trop grand feu, on ne peut pas si bien observer la formation de ce sel. Les premiers petits

quarrés qui doivent faire le sommet tronqué de la piramide, s’assemblent trop vîte & en

trop grande quantité sur toute la surface de la liqueur, où il se fait en ce cas une pellicule

continue, dont les bords du disque, soudés aux parois de la terrine, la soûtiennent sur le

liquide, & alors l’évaporation cesse par cet obstacle. Mais quand la précipitation des

piramides renversées se fait lentement, on les voit, lorsque la liqueur est refroidie, se

remplir peu-à-peu d’autres petits quarrés qui s’arrangent irréguliérement & insensiblement,

elles prennent une figure quarrée plane par une face, & triangulaire par les quatre autres.

C’est alors la figure d’une piramide solide ; enfin avec le temps & très-lentement elles

deviennent des cubes. L’arrangement irrégulier des petits quarrés qui ont rempli le creux

de la piramide, est cause qu’aucun de ces cubes salins n’est diaphane »65. On constate la

proximité des observations faites par Hellot et Rouelle. Néanmoins le travail de Rouelle a

du paraître novateur car il a constitué une partie du mémoire qu’il présenta à l’Académie

pour y être admis (certes parrainé par Buffon) ; mémoire pour lequel Hellot a justement

était un des deux rapporteurs. Notons qu’à la différence de Rouelle, Hellot n’adhérait pas à

une origine saline alkaline de la base du sel marin (proposition venant selon lui de Stahl),

mais préférait plutôt penser qu’elle est une terre absorbante66.

Quel jugement Rouelle a-t-il pu porter sur un tel classement ? Le chimiste a la

conviction que ce mémoire qui, selon lui, « concilie les sentimens des Auteurs » sur ce

sujet, peut aider au traitement des dissolutions de ce sel, à l'amélioration du traitement de

l'eau de mer et celle des puits salants dont on retire le sel marin, car l'ébullition

communément utilisée « altère » beaucoup le sel marin. Rouelle avait le sentiment que « si

64 Hellot, ib., 368. 65 Hellot, ib., 369. 66 Voir Jean Hellot, op. cit. in n. 48, 297.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 466

on pousse [le sel marin] à un très grand feu, son acide et son alkali se décomposent et

s’envolent »67.

De plus, Rouelle relève que les sels appartenant à la même section que le sel

marin dans la classification des sels neutres, n'ont pas les mêmes cristaux du tout. Il

ajoute que « la théorie de la crystallisation des sels mène à celle de la figure des

crystaux de ces mêmes sels, mais qu'il n'est pas possible de déterminer la figure des

parties salines qui les composent par l'inspection de crystaux d'une seule figure, il faut

connoître par une suite d'observations toutes les différentes façons dont ces mêmes

parties salines peuvent se combiner et s'unir sous des formes différentes, régulières ou

irrégulières »68. Aussi Rouelle suggère-t-il la nécessité d’étudier un à un tous les

composés salins, pour être en mesure de prédire avec certitude, et la forme, et le

mécanisme de construction des cristaux de chaque sel à différentes températures

d’évaporation. Un tel programme a permis, par l’observation de la formation des quatre

états cristallins du sel marin, de mettre en évidence la figure des parties de ce sel et

d’établir l’unique mécanisme de cristallisation par l’hypothèse d’un amoncellement de

petits cubes suivant les zones humides des particules.

Cependant, cette étude semble par trop laborieuse, et on est en droit de s’interroger

sur son application à un même degré de réussite à des cristaux tétraédriques, « en

colonnes », parallélépipédiques aplatis « dont l’extrémité se termine par deux surfaces

inclinées l’une sur l’autre », etc. On constate en tout cas que durant les neuf années qui

suivirent, Rouelle préféra faire partager à ses confrères de l’Académie des Sciences ses

découvertes sur l’inflammation des huiles et sur les embaumements égyptiens69 ! Ses

considérations géométriques des corps salins ont-elles menées à une impasse ? Toujours

est-il qu’en 1754, on découvre un mémoire du chimiste sur les sels neutres basé sur une

toute autre approche.

67 Cours de chimie, op. cit. in n. 5, f. 434. 68 Rouelle, op. cit. in n. 52, 79. 69 Guillaume-François Rouelle, « Sur l’inflammation de l’huile de térébenthine par l’acide nitreux

pur, suivant le procédé de Borrichius, et sur l’inflammation de plusieurs huiles essentielles, et par expression avec le même acide, et conjointement avec l’acide vitriolique », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1747, 34-56 ; et « Sur les embaumemens des Egyptiens », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1750, 123-150.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 467

1-2- La surabondance d’acide dans les sels neutres

Le troisième mémoire sur les sels neutres de Rouelle, « dans lequel [il] fait

connaître deux nouvelles classes de sels neutres, et développe le phénomène singulier de

l'excès d'acide dans ces sels », représente la première partie d'un travail pour lequel aucune

suite écrite n’a été présentée à l’Académie ; c’est d’ailleurs le cinquième et dernier

mémoire qu’il rédigea pour cette institution.

Dans le mémoire précédent, Rouelle a souvent eu recours au terme d’« histoire

de la crystallisation », terme qui nous renseigne sur la façon dont a été envisagée la

recherche de l’auteur. En 1754, dans ses Leçons de physique expérimentale (t. 1, pp. 1-

4), l’abbé Nollet distinguait la physique de l’histoire naturelle « qui nous apprend

seulement quelles sont les productions de la nature, et les différences sensibles qui les

caractérisent selon leurs genres et leurs espèces »70. De la même manière, la chimie que

Rouelle pratique dans ce troisième mémoire sur les sels neutres se différencie de son

« histoire de la cristallisation »71. Rouelle ne s’était borné jusqu’alors qu’à la description

et au classement des phénomènes, ce qui lui a permis de présenter les cristaux salins et

leur cristallisation sans imposer de système. Avec cette nouvelle étude des sels neutres,

on assiste à un saut dans sa démarche d’investigation, à un passage d’une science qui

observe et expose à une science qui expérimente davantage, qui théorise, et qui décrit

des opérations chimiques. Nous y verrons également un concept de sel mixte

parfaitement assimilé par l’auteur qui se permet maintenant de dépasser la définition

qualitative de l’association d’un acide et d’un alkali pour un tel corps, en avançant une

réflexion sur l’aspect quantitatif quant à ses constituants.

En outre, Rouelle, dans cette dernière étude, s’est certainement permis des

hypothèses qu’il n’avait peut-être pas toutes conçues seulement comme des possibilités

à soumettre à l’expérience ; il parlera « d’exceptions » dans sa propre théorie qu’il

présente au sujet d’un nouveau classement des sels neutres et d’une explication de la

dissolution de ces corps selon laquelle la solubilité d'un sel composé est proportionnelle

à la quantité d'acide qu'il contient. La constante est par contre sa persévérance à définir

précisément les termes qu'il utilise.

70 Cité par Robert Locqueneux, « Expérimentale, physique / Physique », Dictionnaire encyclopédique

des Lumières, P.U.F., sous la direction de Michel Delon, 1997. 71 Tout comme pour Boyle qui avait intitulé son étude sur la nature des couleurs Experimental

History of Colours, en mentionnant : « […] this treatise, which I therefore call a history, because it chiefly contains matters of fact » (1644, in The Works of the honourable Robert Boyle, éd. Thomas Birch, Londres, 1774, vol.1, 664).

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 468

Son étude des sels neutres s’est donc déroulée en deux temps. Ce découpage dans

son travail n’était sans doute pas prémédité, l’insatisfaction dans ses recherches l’a poussé

à mener plus profondément ses investigations. Sa méthode rejoint donc la démarche de

toute science empirique ; le classement des observations a été un préalable à l’étude des

sels en faisant cette fois varier des paramètres chimiques, et non plus physiques comme la

température, en modifiant les proportions des corps, l’acide et la base, qui composent les

substances.

L'historique donné au début de son dernier écrit est quelque peu différent de celui

du mémoire de 1744. Outre le fait qu'une des caractéristiques exigées pour un sel neutre

était sa solubilité dans l'eau ou son goût salé, Rouelle ajoute qu’« on a d'abord demandé

[...] qu'il fut formé par une exacte proportion de l'acide et de l'alkali »72, et qu'un indicateur

coloré peut aider à définir visuellement un sel mixte73. Néanmoins cette notion quantitative

appliquée à un sel neutre, ne représente pas une innovation dans son travail. Ainsi qu’on

peut le constater, dans son étude sur l’inflammation de l’huile de térébenthine de 1747,

Rouelle avait déjà envisagé le problème des proportions entre acides et substances leur

servant de bases lors de la préparation de l’esprit de nitre « avec de justes proportions de

nitre et de vitriol »74.

De plus, la définition d'un sel neutre de Rouelle dans cette publication a un peu

évolué par rapport à celle notée dix ans plus tôt : « le sel neutre [est] un sel formé par

l'union d'un acide avec une substance quelconque, qui sert de base et lui donne une forme

concrète ou solide »75. Les sels neutres ne peuvent ainsi être conçus selon l’auteur que sous

forme cristallisée76.

72 Guillaume-François Rouelle, « Mémoire sur les sels neutres, dans lequel on fait connoître deux

nouvelles classes de sels neutres, & l’on développe le phénomène singulier de l’excès d’acide dans ces sels », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1754, 572-588 ; « Sur la surabondance d’acide qu’on observe en quelques sels neutres », Histoire de l’Académie Royale des Sciences, 1754, 572.

73 L’usage des indicateurs colorés dans la chimie française semble daté de plus de cinquante ans d’après le témoignage de Fontenelle (« Sur les huiles essentielles des plantes, et particulierement sur les differentes couleurs qu’elles prennent par differens mêlanges », compte-rendu de l’Histoire de l’Académie Royale des Sciences, 1707, 39) : « Il y a déjà du temps que l’on sçait par experience que la solution de Tournesol, qui est bleuë, rougit par des Acides, & verdit par des Alcalis, & c’est-là un des Essais chimiques auquel on se fie le plus pour reconnaître ces deux sortes de sels ».

74 Mais il n’est pas certain que le chimiste ait eu déjà à cette date à l’esprit la possibilité d’opérations chimiques produisant des composés définis en partant d’un excès ou d’un défaut d’un des réactifs. Le terme de « justes proportions » dans ce cas précis devient en effet ambigu ; cette préparation de l’acide nitreux est en réalité un très bon exemple illustrant la surabondance d’acide dans les sels neutres : H2SO4 + KNO3 = HNO3 + HSO4K (véritable sel acide), et H2SO4 + 2 KNO3 = 2 HNO3 + K2SO4 (véritable sel neutre). En outre, Rousseau ne fait nulle part allusion dans son ouvrage à un certain excès d’acide que peut comporter un sel neutre.

75 Rouelle, op. cit. in n. 72, 573-574. 76 Dans le manuscrit du Cour de Chymie par M. Rouelle de 1751 (op. cit. in n. 24, 152), on lit

également (en remplaçant les symboles de la citation par leur expression) : « On appelle [sel] neutre ou [sel] salé la combinaison d’un [acide] avec un corps qui luy donne de la consistence, on appelle [sel]

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 469

À la suite de ces considérations, Rouelle définit trois nouvelles classes de sels

neutres :

« J'entends par un sel neutre qui a un excès ou surabondance d'acide, un sel moyen qui, outre la

juste quantité d'acide qui le met dans l'état neutre parfait, en a encore une nouvelle quantité. Il ne

faut pas que l'acide soit simplement mêlé avec le sel neutre, il faut qu'il y ait cohérence de cet

acide avec les autres parties, qu'il fasse combinaison, et qu'il y en ait une juste quantité : l'excès

d'acide a aussi son point de saturation. C'est la sublimation [qui] donne le juste point de

saturation de l'excès d'acide ; l'acide se sublime sans se séparer [de son sel], et dissout dans l'eau,

il cristallise. Ces sels sont fort solubles et certains attirent même l'humidité de l'air, et tombe en

deliquium ». Ils changent en rouge le sirop de violettes et « font presque tous effervescence avec

l'alkali fixe et l'alkali volatil.

[…] J'appelle sels neutres parfaits ou salés ceux dont le point de saturation est exact [c’est-à-dire

« lorsqu'en versant un acide sur un alkali, le mouvement ou l'effervescence qu'ils ont produit

cesse »] et qui ont une juste quantité d'acide et un degré médiocre de solubilité. [...] Ces sels

n'altèrent pas le sirop de violettes.

[…] La troisième classe est de ceux que j'appelle sels neutres avec le moins d'acide qu'il est

possible ou sels neutres très peu solubles ou même insolubles, comme la lune cornée. Ces sels

ont très peu d'acide dans leur composition, de là leur peu de solubilité ; ils sont dans l'état neutre

parfait ; la plupart n'altère pas le sirop de violettes, et ils ne font aucune effervescence avec

l'alkali fixe ou volatil »77.

La deuxième classe de sels se rapprocherait en réalité de celle de nos sels neutres

actuels. La troisième, quant à elle, n'est pas celle des sels basiques, étant donné que

Rouelle y donne comme exemple le chlorure d'argent AgCl (la lune cornée), et que de

plus, la différence de solubilité ne constituerait en fait que la seule divergence par rapport à

la deuxième classe de sels composés. En outre, J. Mayer78 nous précise qu'il n'a pas trouvé

dans le Cours de Chymie, la préparation ou la caractérisation de corps correspondant aux

sels avec excès de base.

Les contours de cette troisième classe de sels neutres manquant de précision, on

est en droit de se demander quelles ont été les raisons qui poussèrent Rouelle à

l’introduire. Cette idée lui est certainement apparue évidente : son mémoire porte sur

l’excès d’acide dans les sels mixtes et définit clairement la classe des sels neutres

parfaits ; la théorie de Rouelle eut pu paraître boiteuse par manque d’une symétrie

organisée autour de la position d’équilibre figurée par la deuxième classe de sels

neutre parfait celuy où il y a une juste combinaison d’[acide] et de [sel alkali] et qui ne change ni en Rouge ni en vert, le sirop de violette […] ».

77 Rouelle, op. cit. in n. 72, 574-575. 78 Jean Mayer, « Portrait d’un chimiste : Guillaume-François Rouelle (1703-1770) », Revue d’histoire

des sciences et de leurs applications, 23, (1970), 325. Le borax, que Rouelle prend pour un sel avec excès d'alkali, est le borate neutre hydraté de sodium.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 470

neutres. Pour y installer une certaine harmonie, le chimiste ajoute comme pendant à la

première classe, la classe des sels neutres qui ont le moins d’acide qu’il est possible. On

le voit encore mieux ici par la dénomination de cette troisième catégorie, « classe des

sels neutres qui ont le moins d’acide qu’il est possible » ; loin de lui l’idée d’une classe

de sels basiques. Soulignons de plus que Rouelle affectionne particulièrement le chiffre

trois. Dans son premier mémoire, il a défini trois degrés de chaleur, lesquels sont

fractionnés en trois autres degrés en 1745, et enfin en 1747, il teste trois acides nitreux

différemment concentrés.

Tout en définissant ces trois nouvelles classes de sels neutres, Rouelle nous

révèle un moyen de contrôle objectifs et universels pour les caractériser ; pour une

même solution, le sirop de violettes changera ou non de couleur, le sel neutre réagira ou

non en présence d'alkali, que ces corps soient manipulés par Rouelle ou par un autre

chimiste. Rouelle devait certainement voir en ce sirop de violettes un indicateur absolu

de la « basicité », de l'acidité ou de la neutralité d'un corps. Pourtant, comme nous le

verrons, ce sera davantage l’observation des différences de solubilité dans l’eau qui

servira de procédé de reconnaissance des trois classes de sels neutres entre elles.

Après que Rouelle se soit étonner du fait « que sa nouvelle découverte ait échappé

[...] à la sagacité » de grands chimistes, étant donné que le phénomène d'excès d'acide dans

certaines substances salines n'était pas inconnu en chimie, il se propose de décrire quelques

exemples d’opérations chimiques dans lesquelles des sels neutres renferment une

surabondance d'acide, mais « sans entrer dans les détails ». Pourquoi cela ? Ce n’est pas,

selon toute évidence, par souci d’économie, puisque dans le mémoire précédent,

Rouelle n’avait pas hésité à rédiger sur cinq pages pleines les « détails » de sa trouvaille

inopinée au sujet de la poussière comme agent de la cristallisation. Si ce phénomène

représente effectivement une découverte pour la chimie des sels (elle fait tout de même

l’objet d’un mémoire présenté à l’Académie des Sciences), ces « détails » doivent être

d’une importance non négligeable. Certes, il nous annonce qu’il « les réserve pour un

autre temps », néanmoins on se demande si le délai que Rouelle s’accorde ne lui est pas

indispensable pour acquérir une plus ample maîtrise du sujet dont il traite, et qu’à

l’heure actuelle, ces détails sont peut-être gênants à connaître. Comme on pourra le

constater, alors que les classes des sels neutres et les modes de vérifications sont

clairement définis, Rouelle sera moins rigoureux dans la suite de son exposé en ce qui

concerne les termes chimiques, et sur sa théorie ; il parlera même d’« exceptions ».

Les cinq exemples qui servent d’illustrations au phénomène d’excès d’acide

dans les corps salins, et que nous allons examiner, sont tous tirés d’une pharmacopée

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 471

depuis longtemps en usage. Le chimiste s’efforce en fait de trouver des cohérences et

des principes de classification entre des produits qui apparaissaient jusqu’alors

complètement disparates, indépendants les uns des autres.

Le premier exemple est celui du mercure sublimé corrosif dont la surabondance en

acide n’a semble-t-il pas échappé à Stahl qui inscrit dans son Traité des Sels : « Il est

évident que la raison, pour laquelle l’acide du sel marin est si corrosif dans le mercure

sublimé, vient de ce qu’il s’attache à ce demi-métal plus de cet acide qu’il n’en faut

pour sa saturation, au point qu’il y est en assez grande abondance pour saturer une

quantité de mercure égale à la premiere, ce qui produit le mercure dulcifié. Cette

surabondance de l’acide du sel marin rend vraisemblable la grande analogie de ce sel

avec la combinaison interne du mercure »79.

Il s’agit bien de la même substance car le mercure sublimé corrosif est pour

Rouelle aussi un sel neutre, formé par l'union de l'acide du sel marin au mercure80. « On

sait que ce sublimé a une telle abondance d'acide, qu'il est capable de dissoudre une

nouvelle quantité de mercure. [...] Le mercure sublimé, ainsi privé de son excès d'acide,

est connu [...] sous le nom de mercure doux »81. Pour Rouelle, le mercure doux est un sel

neutre parfait, « car l'acide et la base sont en proportions exactes ». On s'étonne également

de lire que ce mercure doux a le moins d'acide qu'il est possible ; ce composé

appartiendrait donc à la deuxième et troisième classe à la fois !

Le mercure sublimé corrosif est, quant à lui et en toute logique (celle de Rouelle),

un sel neutre qui a un excès d'acide du sel marin. Pourtant, le résultat du contrôle qu'il en

fait est absolument déroutant : il a une faible solubilité dans l'eau de pluie distillée, il colore

en vert la teinture de violettes et aucune effervescence n'est observée au contact des alkalis

fixe et volatil ! (serait-il alors malgré son excès d’acide un sel neutre de la troisième

classe ?!) Il apparaît que Rouelle devait s'être fait une opinion sur le mercure sublimé

corrosif avant d'entreprendre son étude. Il note d’ailleurs : « Parmi les substances salines,

j'en choisirai d'abord une dont on connaît parfaitement l'excès d'acide, et qui est celle d'où

j'ai tiré les premières lumières qui m'ont éclairé dans cette découverte ; je veux parler du

79 Stahl, op. cit. in n. 60, 348-349. Le fait est aussi connu de Macquer à en croire le compte-rendu de

ses Elemens de Chymie pratique de 1751 dans les Histoires de l’Académie pour la même année: « Si on sublime une seconde & troisième fois le sublimé corrosif, le mêlant à chaque fois avec égal poids de mercure coulant, l’acide sur-abondant qui le rendoit corrosif se joindra à ce nouveau mercure, & il deviendra ce que l’on appelle sublimé corrosif ou aquilalba […] » (p. 102).

80 Nous sommes en présence d’une réaction d’oxydoréduction, dans laquelle l’acide chlorhydrique joue le rôle d’oxydant. Les ions H+, issus de l’acide du sel marin, oxydent le mercure métallique en ions Hg2+ tout en étant réduits en dihydrogène qui par son dégagement provoque cette « effervescence » : Hg + 2 HCl = H2 (gaz) + HgCl2 [mercure sublimé corrosif (chlorure mercurique), composé soluble dans l'eau et peu dissocié]

81 Rouelle, op. cit. in n. 72, 576. Le mercure que rajoute Rouelle est oxydé en ion Hg22+ par le

mercure sublimé corrosif : HgCl2 + Hg = Hg2Cl2 [mercure doux (chlorure mercureux ou calomel), composé insoluble dans l'eau]

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 472

mercure sublimé corrosif. […] On sait que ce sublimé a une telle abondance d'acide »82. Se

refusant à reconsidérer son point de vue au sujet de cette substance, sans perdre son

assurance, il explique que ce sel « fait une nouvelle exception à la règle générale des sels

qui ont excès d'acide ». Certes, mais de ce cas particulier, comment a-t-il pu « en tirer les

premières lumières qui [l']ont éclairé dans cette découverte » de la surabondance des sels

neutres ? En outre, comment peut-il écrire « nouvelle exception à la règle générale » étant

donné que le sublimé corrosif est le premier fait qu'il nous expose pour illustrer sa théorie ?

« Le sel neutre parfait, ou le mercure doux qui a le moins d'acide qu'il est

possible » répond, quant à lui, aux critères définis plus haut.

Rouelle n'est pas très rigoureux dans les termes qu'il utilise : « L'union de l'acide du

sel marin avec le mercure nous fournit deux sels moyens, l'un qui est dans l'état neutre

(simplement neutre !), l'autre qui a excès d'acide »83.

L'auteur décrit avec une forte précision le mode opératoire et les quantités de

produit et d'eau utilisées pour la dissolution du mercure doux. Il en conclut que ce sel est

très peu soluble, et cela le distingue des sels neutres qu'il « appelle salés ou parfaits et il est

donc nécessaire d'en faire une classe à part [...] en l'appelant sel neutre insoluble ou

presque insoluble »84. La troisième classe de sels neutres représenterait par conséquent la

classe des sels neutres parfaits peu solubles, voire insolubles (et non celle des sels

basiques)85.

L’exemple suivant regarde le turbith minéral. On prépare une dissolution de

mercure et d'huile de vitriol très concentrée et bouillante. Une fois l'effervescence

passée, on cesse le feu et l'on récupère dans la retorte une masse saline blanche. On

broie ce produit, puis on y verse de l'eau bouillante. « Il se sépare dans l'instant même

une poudre jaune, qui est le turbith minéral ou le mercure précipité jaune ». Celui-ci est

un sel neutre avec le moins d'acide qu'il est possible et « la liqueur qui reste après la

précipitation [...] est le sel avec excès d'acide ». Ces deux sels neutres répondent bien

aux critères donnés par Rouelle86.

82 Rouelle, ib., 575. 83 Rouelle, ib., 576-577. 84 Rouelle, ib., 578. 85 Rouelle avait exprimé son étonnement d’être le premier à reconnaître l’excès d’acide dans les sels

neutres ; même Stahl était passé à côté. Au sujet du couple sublimé corrosif/mercure doux connu de longue date, Juncker disciple de Stahl, aurait proposé une explication stahlienne du phénomène : la surabondance d’acide suit l’identité des principes mercuriels que contiennent l’acide marin & le mercure ; l’identité qui fait que ces deux substances se réunissent abondamment » (Johann Juncker, Elémens de Chymie, suivant les principes de Becker et de Stahl, traduction de de Machy, Paris, 1757, vol. 3, 445 ; cité par Partington, op. cit., vol. 2, 683).

86 On obtient donc, par le même mécanisme que précédemment : Hg + H2SO4 = HgSO4 [précipité blanc de sulfate de mercure (masse saline blanche)] + H2 (gaz) Et 3 HgSO4 + 2 H2O = (HgSO4,2HgO) + 2 H2SO4

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 473

Le troisième exemple concerne le beurre d'antimoine87. « [On] mélange du

sublimé corrosif et le régule d'antimoine ou l'antimoine88 même [...] exactement réduits

en poudre. [...] Ce mélange, traité par le feu suivant l'usage, donne dans la distillation

une matière saline qui coule par le col du vaisseau comme un beurre fondu ; c'est [...] le

beurre d'antimoine. [...] On verse de l'eau dessus ; celui qui tombe au fond est le sel avec

le moins d'acide qu'il est possible [connu] sous le nom de mercure de vie ; celui qui

reste uni à l'eau, est avec excès d'acide »89. Ce dernier sel a bien les propriétés définies

par Rouelle pour les sels neutres avec excès d'acide. Par contre, le mercure de vie

présente une « exception à la règle », il colore en rouge tirant sur le violet le sirop de

violettes90.

Le quatrième exemple est celui du magistère de bismuth91. Cet exemple illustre

le genre des sels neutres composés de l'acide nitreux. « Cette dissolution du bismuth

[dans l'acide nitreux] se précipite avec l'eau pure distillée »92. Le magistère de bismuth

est un « vrai sel neutre, qui n'a d'acide dans sa composition que le moins qu'il est

possible ». Le sel qui a surabondance d'acide reste en solution. Le magistère de bismuth

colore lui aussi en rouge tirant sur le violet la teinture de violettes93.

Le dernier exemple porte sur le célèbre tartre vitriolé94. « Les substances

métalliques ne sont pas les seules qui soient susceptibles d'excès d'acide ; parmi les sels

Avec H2SO4 : sel neutre avec excès d'acide (on retrouve l’acide vitriolique qui ne cristallise pas pourtant) ; et HgSO4,2HgO : sel neutre avec le moins d'acide possible, précipité jaune d'oxyde de mercure (« turbith minéral »).

87 Le beurre d’antimoine avait été utilisé à une certaine époque comme un médicament, comme un agent caustique contre les ulcères.

88 Le régule d’antimoine est en fait l’antimoine métallique, et sous la dénomination d’antimoine, il faut y voir le sulfure d’antimoine (stibine).

89 Rouelle, op. cit. in n. 72, 580-581. 90 Toujours par un mécanisme d’oxydoréduction :

3 HgCl2 + 2 Sb = 2 SbCl3 [beurre d'antimoine ou trichlorure d'antimoine] + 3 Hg (Si la réaction est réalisée avec du sulfure d’antimoine, on obtient l’équation suivante : 3 HgCl2 + Sb2S3 = 2 SbCl3 + 3 HgS ) et SbCl3 + H2O = SbOCl + 2 HCl Avec HCl : sel neutre avec excès d'acide ; et SbOCl : précipité blanc de mercure de vie, chlorate d'antimoine (sel neutre avec le moins d'acide qu'il est possible). Notons que le mercure de vie ne contient pas la moindre once de mercure.

91 Le magistère de bismuth était un cosmétique d’après Nicolas Lémery ; voir Partington, op. cit. in n. 25, vol. 3, 41.

92 L’acide nitrique servant d’oxydant, la réaction se résume ainsi : Bi + 3HNO3 = Bi(NO3)3 + 3/2 H2 (gaz) et Bi(NO3)3 + 2 H2O = BiO(NO3),H2O + 2 HNO3 Avec HNO3 : sel neutre avec excès d'acide ; et BiO(NO3),H2O : sel neutre avec le moins d'acide qu’il est possible ; poudre blanche de magistère de bismuth.

93 Rouelle nous indique que le tartre vitriolé, le sel admirable de Glauber, le vitriol de Mars, le vitriol de Vénus, le vitriol de zinc, le vitriol blanc de « Gosselard » et l'alun dégagent tous le bismuth du sel qui a excès d'acide et forment des précipités blancs. C'est en fait l'acide vitriolique qui est dans ces sels qui quitte sa base pour s'unir au bismuth. Le phénomène de dissolution de ces précipités par leur propre acide est facile à expliquer : il dépend de la surabondance d'acide. En ajoutant de l'acide aux sels neutres qui ont peu d'acide, on les rend solubles.

94 Le tartre vitriolé était alors un purgatif.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 474

neutres dont les bases sont solides, il y en a un qui en est pareillement susceptible » : le

tartre vitriolé. Celui-ci est formé de l'union de l'acide vitriolique et de l'alkali fixe95.

Ce tartre vitriolé, ainsi obtenu, est au juste point de saturation, « et ne change pas

la couleur des violettes, et ne souffre aucune altération avec l'alkali fixe et le volatil ».

Rouelle nous montre que ce sel composé peut prendre un excès d'acide : « J'ai traité

ensemble au feu de réverbère, dans une retorte, quatre onces de tartre vitriolé et deux

onces de bonne huile de vitriol ordinaire. [On observe une effervescence] causée par

l'union de l'excès d'acide avec ce sel. Cette distillation ne présente rien que d'ordinaire :

j'ai tenu la retorte rougie pendant une heure entière, lorsque les vapeurs blanches ont

cessé, pour être sûr qu'il ne passait plus d'acide. La masse saline qui s'est trouvée dans la

retorte a fondu ; elle pesait cinq onces un gros ; la liqueur qui a passé dans le récipient

pesoit six gros ; je n'ai perdu qu'un gros. La cessation des vapeurs est donc une marque

sûre du point de saturation de la surabondance d'acide vitriolique »96.

Ce sel est particulièrement intéressant, puisqu’il est effectivement un sel acide.

L'acide vitriolique possède deux hydrogènes acides qui par substitution d'un seul par un

atome de potassium apparaît pour l'auteur comme un tartre vitriolé avec surabondance

d'acide. (le KSO4H est un véritable sel acide, du fait de sa liaison ionique K+O-, et de son

hydrogène labile qui le rend acide)97

Rouelle insiste sur le fait que pour un sel avec excès d'acide, l'acide contenu dans

ce sel doit lui être intimement lié. C’est à cet effet que le chimiste a distillé dans une retorte

95 Cette opération est une réaction acido-basique. Le carbonate de potassium (alkali fixe) arrache à

l’acide vitriolique ses deux hydrogènes acides, en se transformant en un composé instable qui se décompose en dioxyde de carbone et en eau : H2SO4 + K2CO3 = K2SO4 [tartre vitriolé, sel neutre parfait] + CO2 (gaz) + H2O

96 Suivant un même mécanisme, on obtient : K2SO4 + H2SO4 = 2 KSO4H. Avec HgSO4 : tartre vitriolé qui a excès d'acide qui répond bien aux critères de Rouelle. Selon une note de bas de page à la feuille 344 du Cours de chimie de Rouelle, ce procédé n’a été exposé en cours qu’à partir de 1758. Selon une note de bas de page au feuillet 344 du Cours de chimie (op. cit. in n. 5), ce procédé n’a été exposé en cours qu’à partir de 1758. Les informations du mémoire sur les masses des réactifs et produit sont en outre suffisantes pour affirmer que dans l’idéal trois onces et un gros de tartre vitriolé avec excès d’acide auraient été formées, soit avec un rendement de 56%. Il paraît assez certain que des réflexions portant sur les masses des corps entrant dans cette opération ont précédé la découverte de ce sel avec surabondance d’acide et la maximisation de sa production.

97 Le tartre vitriolé avec excès d'acide de Rouelle était peut-être déjà connu (pas avec cette conception) : « Je sçais bien que quelques-uns prétendent avoir retiré de l'acide vitriolique du Tartre vitriolé par la distillation ; mais quand on remarquera qu'ils ajoûtent que c'est en très petite quantité, on pensera aisément qu'ils ont employé un Tartre vitriolé, surchargé d'acide & disproportionné entre ses deux principes, comme on le faisoit autrefois ; ainsi ils pouvoient aisément retirer cette petite portion d'acide surabondant qui ne trouvoit point d'alkali avec qui se lier » (Gilles Boulduc, « Mémoire sur la qualité & les propriétés d’un Sel découvert en Espagne, qu’une Source produit naturellement ; & sur la conformité & identité qu’il a avec un Sel artificiel que Glauber, qui en est l’auteur, appelle SEL ADMIRABLE », op. cit., 1724, 129). A cela ajoutons que Stahl nota dans son Traité des Sels qu’en s’y prenant d’une certaine manière pour faire le tartre vitriolé, on obtient « ce sel neutre [qui] n’a point d’acide surabondant, comme il arrive par la méthode ordinaire » (op. cit. in n. 60, 258) (il faut rappeler que le traducteur de l’ouvrage a affirmé au lecteur que son travail est aussi exact et fidèle que possible au texte original (p. vi)).

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 475

le produit du mélange des réactifs, pour s’assurer du point de saturation de la surabondance

d’acide vitriolique. Aussi pensait-il certainement, en distillant cette solution, enlever l'acide

« en trop ». Il devait imaginer deux sortes d'acides dans cette retorte, tout comme il

distinguait deux sortes d'eaux dans la cristallisation. L'acide en surabondance devant être

parfaitement lié au sel neutre, il semble évident aux yeux de Rouelle que la liqueur qu'il a

distillée et qui s’échappe sous forme de vapeurs blanches, était de l'acide vitriolique qui

n'était pas fixé au sel, et par conséquent le résidu de distillation contient le sel neutre

intimement uni au maximum d'acide que peut posséder ce sel neutre pour être en excès

d'acide. Au-delà de ce point de saturation, le sel ne peut plus accepter d'acide.

Il est nécessaire en ce qui concerne la combinaison des corps chimiques d’alors, de

raisonner en terme de résistance à la décomposition, autrement dit en terme de stabilité de

la matière considérée. Les principes de la chimie ne pouvant jamais être isolés, ce sont les

mixtes ou principes principiés qui représentent les substances les plus solides. Les sels

neutres de Rouelle se classent, quant à eux, dans la catégorie des agrégés, c’est-à-dire des

composés et surcomposés, dans lesquels les mixtes se sont unis entre eux et/ou avec un

principe, sans qu’il y ait pénétration, par juxtaposition des éléments constitutifs par

l’intermédiaire et dans la proportion de leurs latus communs. Ces corps sont d’autant plus

sujets à décomposition qu’ils sont composés.

C’est là qu’intervient la distinction opérée par l’auteur. Les substances les plus

fragiles sont celles qui détiennent en leur sein des corps « simplement mêlés », ou pour le

dire différemment, mécaniquement séparables. L’acide en surabondance dans les sels

neutres doit faire corps avec les parties intégrantes du sel, il doit être une portion de celles-

ci. « Simplement mêlé » ne signifie pas une « liaison » lâche entre l’acide et la partie

intégrante, mais plutôt une « rétention » d’acide réparti d’une manière éparse dans le

volume du sel neutre. Le point de saturation de l’excès d’acide marque le moment où

l’acide ne rencontre plus, dans le sel neutre, de latus compatibles sur lesquels il peut se

fixer ; passé cet instant, cet acide ne sera plus que mécaniquement mêlé dans la matière

saline. Le sel avec surabondance d’acide forme une combinaison dont la composition est

homogène, ce qui n’est pas vrai dans le cas d’un mélange. L’acide non-intimement lié aux

parties intégrantes du sel neutre est ainsi évacué par distillation.

Avec ce mémoire, Rouelle n’espère plus avoir débrouillé le chaos que représente

la cristallisation, comme dans son premier communiqué, n’a plus le sentiment que son

travail trouvera quelques utilités, comme lors de son deuxième, mais affirme que « ces

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 476

observations répandent des lumières sur quantité de faits importants et de procédés, et

mettent sur la route de leurs étiologies. Enfin, ce travail change, pour ainsi dire, la face

de la Halotechnie : je pourrois ajouter qu’il suffit pour manifester la différence qu’il y a

entre l’inventeur d’une doctrine et celui qui ne la connoissant que par ouï dire, seroit

tenté de se l’approprier »98. Ainsi avons-nous à la lecture de ce travail l'impression que

Rouelle a cherché à théoriser ses observations expérimentales sur la solubilité des sels

neutres dans l'eau : de la quantité d'acide comprise dans un sel dépendrait la solubilité

de ce sel. Ainsi, un sel très soluble sera vu comme un sel neutre ayant une surabondance

d'acide, un sel moins soluble, comme un sel neutre parfait et un sel peu ou pas soluble,

comme un sel neutre qui a le moins d'acide qu'il est possible. Chez Rouelle, l’acide ne

perd rien de son importance dans la compréhension du sel ; importance essentielle qui

ne se dément pas depuis le début du XVIIe siècle. La relation salinité/solubilité/acide

demeure la formule clef pour comprendre et représenter la substance saline car elle lie la

nature saline à son intimité acide dont la manifestation extérieure la plus notable est la

capacité à se dissoudre dans l’eau.

Il est évident que le chimiste imaginait une certaine convenance entre l'acide et

l'eau, autrement dit, entre l’élément salin et l’eau, permettant ainsi à un corps « déguisé »

en sel par un acide de se dissoudre plus ou moins dans l'eau, selon la quantité d'acide, donc

de salure, contenue dans ce sel. Ne lit-on pas en effet dans le Cours de Chimie, à la feuille

135, que « l’eau, par exemple, n’est miscible qu’à l’acide ; mais une fois unie à cet acide,

elle peut se combiner avec l’huile avec laquelle elle n’auroit jamais contracté d’union sans

cela : la terre, du même, toute seule ne peut pas contracter d’union avec l’eau et très peu

avec l’huile ; mais unie à l’acide elle se combine très aisément à ces deux êtres ». Chez

Stahl, dont l’influence sur Rouelle semble attestée, l’acide universel, ou acide vitriolique,

qui est le principe salin dont tous les sels dérivent, n’est composé que d’eau et de terre

vitrifiable qui sert de support au principe aqueux. On remarquera qu’à aucun moment dans

ses mémoires Rouelle n’évoque la définition stahlienne d’un sel pour caractériser les sels

neutres. Pour le chimiste allemand, tout comme très certainement chez le français, l’eau ne

dissout les sels qu’en attaquant justement leurs parties aqueuses. On peut comprendre ainsi

la théorie de Rouelle : plus un sel contient d’acide, plus il possède de caractère salin, plus il

renferme de molécules aqueuses, et par conséquent, il acquiert plus d’affinité avec l’eau

qui le dissout d’autant plus aisément.

Concluons donc qu’un sel neutre très soluble est un sel dans un degré éminent de

salinité, c’est-à-dire, contenant en quantité de l’essence saline, un sel neutre moins soluble,

98 Rouelle, op. cit. in n. 72, 588.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 477

un sel dans un état moyen de salure, et un sel neutre peu ou pas soluble, un sel dont le

principe salin se trouve trop embarrassé pour s’exprimer pleinement.

Le terme de sel neutre du premier mémoire prend ici une tout autre ampleur. Il

évolue dans une chimie des relations salines différentes où les rapports-affinités entre

substances ne sont plus forcément limités à une « proportion » ou « point de saturation »

parfait entre l’acide et la base, mais fluctuant entre excès et modération. Nous ne voyons

pas trop comment la table de Geoffroy pourrait rendre compte d’un tel phénomène où

l’attraction entre deux corps présenterait des variations, et ne conduirait pas à une

saturation qui soit unique et maximale. La doctrine mécaniste tel que la pratiquait

Homberg serait elle aussi incapable d’expliquer que des pointes d’un même acide

remplissant tous les pores d’un alkali puissent pénétrer encore la matière saturée. On a

peine à croire que Rouelle ait eu, comme il le prétendait, en vue son travail de 1754 lors

de la rédaction de sa première publication en 1744. Ou alors, en dix ans a-t-il pris de

l'assurance (il a d’ailleurs été élevé au titre d'Associé-Chimiste à l’Académie des

Sciences), et se permettait-il ainsi maintenant d'avancer ses propres vues sur la chimie,

au risque de devoir affronter des critiques, particulièrement celles de Baumé, dont on

verra dans quelques instants en quoi elles consistaient.

Ainsi, un sel composé n'est pas qu’un sel composé, il peut être soit acide, soit

neutre, soit déplorer un manque d'acide ; c’est cette distinction entre les sels neutres,

selon la proportion de réactifs qui les composent, qui représente certainement son apport

le plus important à la chimie. Néanmoins, le chimiste ne pouvait penser que certains

sels neutres possédaient un caractère basique, étant donné que la base, pour Rouelle,

découle de l'acide, qu'elle est envisagée uniquement dans son sens premier, c’est-à-dire,

comme un support à l'acide. La basicité, « l’alkalinité », n'était pas imaginable. Les

alkalis, les terres absorbantes, les substances métalliques ont été groupées sous le même

terme de base, mais le caractère basique était bien mal défini. La neutralité parfaite

existe, l'acidité existe, mais pas la basicité. Ainsi Rouelle a-t-il été le premier à définir

explicitement les sels composés neutres et les sels composés acides, mais pas ceux

basiques.

J. Mayer99 est d’avis qu'en laissant tomber ses préjugés contre le thermomètre et

avec quelques pesées et titrages précis, Rouelle aurait pu atteindre la loi des proportions

multiples. Notre avis est que cet historien sous-estime quelque peu les qualités

d’expérimentateur de Rouelle. Ce dernier n’hésitait pas à utiliser quand cela lui était

99 Mayer, op. cit. in n.78 , 326.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 478

nécessaire et la balance et le thermomètre100. A la lecture de ses cinq mémoires, on ne

peut qu’admirer les précautions dont il s’entoure pour interroger la nature, et les

formidables observations qu’il relève. Certes, il est dommage que Rouelle n’ait pas

utilisé d’autres indicateurs colorés, noté le volume du virage du sirop de violettes, pesé

systématiquement les réactifs et les produits d’opérations chimiques, et de-là opté pour

les conclusions qui s’imposaient.

Cela dit, son travail est loin d’avoir été inutile au progrès de la chimie. Rouelle

découvre qu’un sel mixte peut contenir plus ou moins d’acide, et ainsi se décliner en

trois catégories. En raisonnant sur son travail à partir de nos connaissances actuelles de

la chimie, on peut se dire qu’effectivement notre artiste n’était loin ni de la loi des

proportions définies, ni de celle des proportions multiples. En effet, on peut considérer

que dans sa théorie, la quantité de base équivaut toujours à un équivalent. De ce fait, un

équivalent d’acide est nécessaire pour obtenir un sel neutre parfait, moins d’un pour un

sel mixte avec le moins d’acide qu’il est possible, et plus d’un pour un sel neutre avec

surabondance d’acide. Vu comme cela, l’idée de la notion de proportions définies

semble assez proche. Certainement aurait-il fallu encore pour être sur la voie, de

généraliser les mesures pondérales et volumiques pour distinguer un rapport constant

entre les quantités des réactifs entrant dans les opérations chimiques. Toujours est-il que

la grande idée qui ressort de ce mémoire est qu’un même sel composé peut afficher

deux comportements différents selon des proportions bien fixées de ses constituants,

voire devenir deux corps définis101. Ainsi, dans le premier exemple, on a formé du

mercure sublimé corrosif en mélangeant du mercure et de l’acide du sel marin ; en y

incorporant davantage de mercure jusqu’à saturation on obtient un sel différent, le

mercure doux, qui est pourtant composé des mêmes éléments que son homologue avec

100 Nous voyons bien que dans ce troisième mémoire sur les sels neutres, et particulièrement dans le

cinquième exemple, la balance a été utilisée. Que Rouelle n’en use pas davantage se justifie peut-être si l’on songe que son souhait a été de faire prendre conscience d’un comportement alors inconnu des sels neutres en se plaçant volontairement d’un point de vue théorique et qualitatif ; le thermomètre est par contre employé de manière précise dans son mémoire de 1747 (op. cit. in n. 69). Conscient qu’elle ne peut se substituer au sentiment de Rouelle, nous nous autorisons tout de même à rapporter une citation de Rousseau insistant sur l’utilité de ces instruments, comme reflet de la pensée de l’époque : « Tout le monde connoit les balances et leur usage. Le chymiste ne peut s’en passer puisque le succès de la plupart de ses opérations dépend des doses et de la proportion des drogues. […] Je ne répéterai pas non plus ce que j’ai déjà dit du baromètre et du thermomètre. J’ajouterai seulement que ces deux instruments sont absolument indispensables dans un laboratoire où l’on veut faire des opérations un peu exactes et surtout des expériences » (op. cit. in n. 4, 251-252).

101 Rappelons que dix ans auparavant Rouelle avait déjà remarqué qu’un même sel neutre pouvait revêtir différentes formes cristallines selon le degré d’évaporation appliqué. C’est dans ce sens-là que l’on peut comprendre que l’auteur ait eu en vue le mémoire de 1754 dès 1744, c’est-à-dire dans la compréhension qu’un sel composé des mêmes parties constitutives peut se présenter sous plusieurs aspects ; des facteurs autres que la nature des acide et base doivent parfois être avancés pour

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 479

excès d’acide. Dans le cinquième exemple, Rouelle nous décrit deux synthèses du tartre

vitriolé ; cependant dans la seconde, ce tartre vitriolé a acquis des « propriétés très

distinctes de celles du tartre vitriolé parfaitement neutre ». Le chimiste a effectivement

réussi à faire « prendre » une surabondance d’acide, et ce jusqu’au point de saturation

marquant la limite où l’acide est encore « intimement lié » au sel. Ainsi, dans chacun

des exemples commentés par l’auteur, deux composés formés, selon les conceptions de

Rouelle, par l’utilisation des mêmes réactifs, se distinguent l’un de l’autre par des

caractéristiques particulières. La réflexion qui aurait pu suivre est : quelles sont les

proportions exactes pour atteindre ces deux corps définis ? Bien que fausse

expérimentalement, sa théorie des sels neutres parfaits et avec surabondance d’acide

aurait marqué la première étape pour mener à la loi des proportions multiples. C’est du

moins, avec le recul que nous avons, l’idée qu’aurait pu sous-tendre le mémoire de cet

homme qui apparemment pouvait plus qu’il ne savait.

Mais, notre chimiste, si bon expérimentateur qu’il était, n’aurait pu atteindre ces

deux lois, faute d’une représentation efficace de la structure de la matière, bridé par sa

théorie des mixtes et des éléments-principes. Peut-être peut-on ajouter que par le

sentiment d’avoir atteint un assez haut degré de reconnaissance par ses pairs, couplé à la

certitude d’avoir réalisé une découverte essentielle pour la chimie, s’est-il senti dispensé

d’éprouver le besoin d’aller plus loin dans son investigation, le rendant même

curieusement très satisfait de son travail. Dans les deux premiers mémoires, Rouelle

s’était appliqué à définir, classer et caractériser les sels, en tant que corps bien

déterminés. Dans ce dernier, il s’est penché sur les sels en tant que composés d’un acide

et d’une base, touchant là un problème crucial de la chimie.

Ce travail sur les sels reste néanmoins encore éloigné d’une conceptualisation

totale du sel, l’acide représente encore ici la raison saline des corps salins, le sel par

excellence.

Un mot sur le poids de la pensée de Stahl dans la chimie saline française. Celui-

ci nous semble avoir été assez limité. Il est possible de penser que la chimie des sels

était un domaine déjà très efficacement étudié en France et plutôt bien développé à

l’époque de la réception des idées stahliennes. Ce sont néanmoins greffées dessus les

conceptions de la structure de la matière de Stahl (il y avait un manque à combler à ce

niveau-là après le déclin des explications mécanistes), l’explication de l’attraction des

semblables, et surtout l’introduction du principe salin universel, l’acide vitriolique, qui a

complètement définir un sel neutre, à savoir la chaleur d’évaporation en ce qui concerne la figure de ses cristaux, et sa quantité d’acide pour son comportement.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 480

pu peut-être être perçu simplement comme l’expression du principe salin acide de

Homberg. Cela représente des apports certes importants, mais au sujet desquels il

convient d’être modérés. Ces éléments ont à notre avis davantage profités de la théorie

des sels en vigueur alors en France, que l’inverse, car c’est une pensée de Stahl qui

concevait les sels dans le cadre posé par Homberg et Geoffroy. Pour le dire autrement,

c’est une chimie des sels française médiatisée par Stahl qui reviendrait en France pour

être développée par Rouelle.

2- L’opposition de Baumé à la surabondance d’acide dans les sels

neutres

Dans le chapitre « Sur la crystallisation des Sels » de son ouvrage Chymie

Expérimentale et Raisonnée, Baumé règle ses comptes avec l’illustre enseignant du

Jardin du Roi, décédé quatre ans auparavant, au sujet de presque tout ce qui concerne

les sels. La rivalité entre ces deux personnages n’était pas un secret, et avait pour

possible explication, leur double concurrence d’apothicaires et d’enseignants dispensant

des cours privés de chimie à Paris. Le traité est scandé par des piques adressées à

Rouelle, du style : « M. Rouelle, qui a fait beaucoup d’expériences sur la crystallisation

des sels, dans son Mémoire de 1744 n’a qu’à peine ébauché cette matière : il reste

encore beaucoup plus d’expériences à faire qu’il n’y en a de faites »102, et « MM.

Rouelle & Roux, […] étoient peu avancés sur la vraie théorie de la crystallisation, &

[…] ils n’ont contribué, ni par aucune expérience, ni par aucun raisonnement solide, à

éclaircir cette matière qui avoit le plus besoin de l’être »103.

M. Roux, Augustin Roux, a été le défenseur de Rouelle lors de la dispute au

sujet de l’excès d’acide dans les sels neutres que nous allons relater maintenant. Cette

polémique soulevée par Baumé semble en réalité avoir suivi de peu la publication de

Rouelle. Le tome six des Mémoires des divers savants étrangers de l’Académie Royale

102 Antoine Baumé, Chymie Expérimentale et Raisonnée, Paris, Didot le jeune, 1774, 4 tomes, t. 2,

341. 103 Baumé, ib., t. 2, 319.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 481

des Sciences contient une communication de Baumé sur la cristallisation des sels

neutres104. La préface de ce volume pour l’année 1760 résume ainsi le contentieux :

« M. Rouelle avoit avancé dans les Mémoires de l’Académie, année 1754, que le tartre vitriolé,

ainsi que plusieurs sels moyens, se pouvoient cristalliser avec excès d’acide. M. Baumé a

prétendu que cette découverte de M. Rouelle n’étoit qu’une erreur, et que cet acide simplement

interposé entre les parties du tartre vitriolé, en étoit séparé par des moyens “purement

mécaniques”, par exemple, en plaçant sur du papier gris le tartre vitriolé, cristallisé avec excès

d’acide. Un ami de M. Rouelle répondit pour lors, que le moyen employé par M. Baumé n’étoit

point “purement mécanique”, et que la cause de la séparation de l’excès d’acide pouvoit être une

affinité plus grande avec la terre du papier gris, qu’avec le tartre vitriolé. M. Baumé pour

répondre à cette objection, propose ici de séparer l’acide surabondant en plaçant sur du sable

bien pur le tartre vitriolé, cristallisé avec excès d’acide. […] Cette dispute entre d’habiles

chimistes, a occasionné des expériences et des recherches intéressantes, mais peut-être n’a-t-elle

pas d’autres fondements que l’idée plus ou moins étendue que M. Baumé et ses adversaires

attachent à ce qu’ils nomment “moyens mécaniques” »105.

Cette polémique au sujet de la surabondance d’acide dans les sels mixtes, peut se

comprendre par la divergence de conception de la cristallisation des sels. En effet, il

importe de se rappeler que selon Rouelle, les parties d’un sel s’imbriquent parfaitement

les unes dans les autres, comme sa monographie du sel marin de 1745 l’a montré. Alors

que pour son opposant, les cristaux sont nécessairement poreux.

Etendons-nous quelque peu sur la conception de la formation des cristaux de

Baumé. La cristallisation des sels est régie par les deux grandes propriétés de la matière,

à savoir l’attraction et la répulsion. Les cristaux comportent une symétrie qui est

vraisemblablement relative à la figure déterminée de leurs parties intégrantes, c’est-à-

dire des plus petites parties d’un corps exhibant les mêmes propriétés que le tout. Peut-

être y-a-t-il même, s’interroge Baumé, des figures élémentaires qui serviraient de

« principes » quant à la forme de ces dernières. Quoi qu’il en soit, les cristaux sont

façonnés par des couches salines qui s’appliquent, suivant les règles newtoniennes, les

unes sur les autres de manière plus ou moins exactes. Cependant, dans certains cristaux

de sels, les intervalles entre lamelles peuvent être si considérables qu’il est permis de les

comparer à des tuyaux capillaires qui, inévitablement, interceptent et retiennent de l’eau

de dissolution. Cette eau est en fait celle qui tient en dissolution les sels qui se forment

104 Antoine Baumé, « Observations sur la cristallisation des sels neutres qui ont pour base un alkali fixe

ou une terre absorbante », Mémoires de mathématique et de physique, présentés à l’Académie Royale des Sciences, par divers savants, et lus dans ses assemblées, 1760, tome 6, 45-47.

105 Mémoires des divers savants étrangers, 1760, 12-14.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 482

en cristaux, lesquels pour être les plus purs possible vont rejeter les matières étrangères

à leur constitution.

Aussi devine-t-on facilement que Baumé, considérant donc les cristaux de sels

comme de « vrais faisceaux capillaires », même ceux les plus compacts, tel que le tartre

vitriolé, interprète le phénomène d’excès d’acide dans les sels neutres de Rouelle, par le

fait que les cristaux retiennent entre leurs lames salines une portion de cette eau

surabondante à leur essence qui, si elle est acide ou alkaline, fera croire à une

surabondance d’acide ou d’alkali. Cette eau s’élimine complètement, selon ses dires, en

l’absorbant, soit sur du papier gris, soit par du sable, et laisse un sel parfaitement neutre,

n’altérant d’aucune façon le sirop de violettes ; ce qui représente une divergence

considérable par rapport à la pensée de Rouelle, pour qui l’excès d’acide se situait

inévitablement au niveau de la composition moléculaire du sel mixte. Cela fît dire à

Baumé qu’il « est visible que M. Rouelle s’étoit trompé, faute d’avoir fait attention que

les crystaux des sels forment des faisceaux de tuyaux capillaires »106, et sentant que la

doctrine de son défunt rival pouvait « arrêter le progrès de cette partie de la chymie »107,

il se propose de démontrer la véracité de sa thèse en tentant dans six expériences

différentes qui ont bien sûr toutes échoué, de faire prendre un excès d’acide à des sels

neutres. En réalité, Baumé ne critique pas le travail de laboratoire de Rouelle dont la

réputation d’habile chimiste était admise de tous, mais l’interprétation de celui-ci face à

l’impossibilité de soustraire par la distillation une certaine surabondance d’acide

contractée par des sels neutres. Il constate simplement qu’à la suite de ses propres

expériences, il lui a été aisé de récupérer l’acide libre que ces sels moyens contenaient,

évidemment aidé par sa vision de la formation des cristaux de sels. Toutefois, on peut se

demander s’il a réalisé correctement l’opération visant à faire prendre une surabondance

d’acide au tartre vitriolé, étant donné que ce corps correspond à un véritable sel acide.

En outre, il est une manipulation chimique sur laquelle Baumé ne s’aventure pas

dans sa démarche de discrédit de Rouelle, c’est celle concernant le couple de sels

sublimé corrosif/mercure doux. Il avoue lui-même, ailleurs dans son traité, que le

premier des deux contient une surabondance d’acide. D’autres sels neutres, tel que

l’alun, sont dits être également avec excès d’acide, ou présenter comme le sel sédatif un

caractère acide. Il est tout de même utile de préciser que Baumé est d’avis que chercher

coûte que coûte le point de saturation, dans un mélange d’acide et d’alkali, peut induire

en erreur, et que souvent une surabondance d’acide ou d’alkali dans une liqueur permet

106 Baumé, op. cit. in n. 102, t. 2, 327. 107 Baumé, ib., t. 2, 320.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 483

de fournir de gros cristaux dans le cas de certains sels composés. Il est clair que pour cet

homme les proportions des constituants d’un sel neutre ne peuvent modifier la nature de

ce corps. Il se demande néanmoins s’il peut « se faire que le mercure & l’acide marin ne

se combineroient pas dans des proportions intermédiaires entre le mercure doux, où le

composé est au point de saturation, & le sublimé corrosif, où l’acide marin est dans le

plus grand excès. Pour éclaircir cette question, j’ai fait, écrit-il, plusieurs expériences,

mais inutilement : elles avoient pour objet de faire un sublimé plus chargé de mercure

que le sublimé corrosif, & moins que le mercure doux »108. Vu rétrospectivement, le

chimiste vient de se heurter à la loi des proportions définies.

Remarquons que les critiques de Baumé au sujet de l’excès d’acide dans les sels

neutres ne portent pas du tout sur les sels avec le moins d’acide qu’il est possible et

donc les sels peu solubles. Baumé ne critique pas non plus le fait que les sels

caractérisés par une surabondance d’acide, intimement liée ou non aux sels, soient plus

solubles. L’acidité de ces sels, même entendue dans le sens d’eau de dissolution acide

prisonnière des lamelles du cristal, lui apparaîtrait également responsable de leur

meilleure solubilité, puisque, selon sa théorie que nous allons découvrir dans un instant,

le feu élémentaire de l’acide augmente sa « salure ».

Toujours est-il que Baumé souhaite laisser le moins de crédit possible à Rouelle,

et continue à saper toute la théorie de la cristallisation échafaudée par ce chimiste. Il lui

paraît que la règle établie par Rouelle stipulant que les sels sont d’autant plus solubles

qu’ils retiennent davantage d’eau de cristallisation, « n’est point exacte », car la quantité

d’eau principe dans les sels représente un paramètre important à ne pas omettre dans

l’explication de ce phénomène.

Baumé se distingue principalement des chimistes importants de la seconde

moitié du XVIIIe siècle par le fait qu’il ne fût pas élève de Rouelle109. Antoine Baumé

(1728-1804) était entré comme apprenti apothicaire dès l’âge de quinze ans à

Compiègne. Deux ans plus tard, il poursuivit sa formation dans l’officine de Claude-

Joseph Geoffroy à Paris. En 1752, il est reçu maître apothicaire et ouvre boutique. En

1757, il monte un cours privé de chimie en collaboration avec Pierre-Joseph Macquer

dont il est le démonstrateur. Son caractère querelleur retardera son entrée à l’Académie

Royale des Sciences de Paris ; il ne l’intégrera qu’en 1773 et en deviendra pensionnaire

douze ans plus tard. Il entrera encore en conflit par la suite avec son confrère Cadet au

sujet de l’éther. Sa fonction d’académicien se poursuivra après la révolution au nouvel

108 Baumé, ib., t. 3, 54. 109 Ni de E.-F. Geoffroy comme le note à tort Partington, op. cit., vol. 3, 90.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 484

Institut où il sera élu au titre peu prestigieux après une carrière comme la sienne,

d’associé non résidant ; son attachement à la doctrine du phlogistique ne lui permettra

pas de briguer un poste plus élevé (il a prôné jusqu’en 1797 la simplicité de l’eau). En

1777, il a remporté le premier prix pour une dissertation sur les meilleurs fourneaux et

alambics pour la distillation du vin. En parallèle à une vie d’apothicaire chimiste,

Baumé a connu une carrière d’homme d’affaires. Il est le premier a produire en France à

une large échelle dès 1767 du sel ammoniac. Il préparait aussi entre autres pour la vente

en gros destinée des pharmacies et hôpitaux du sucre de Saturne (acétate de plomb) et

du précipité rouge (oxyde de mercure). Ruiné après la révolution, Baumé reçut une

somme d’argent du Comité d’Instruction Public en 1795 assez conséquente pour lui

permettre l’année suivante d’ouvrir une nouvelle officine. Ses centres d’intérêt étaient

assez divers : teinture de draps, dorure de pièces d’horlogerie, conservation du blé,

fabrication de porcelaine (en collaboration avec Macquer), etc. Il est connu pour avoir

conçu un aéromètre qui porte son nom pour la mesure de la concentration des liqueurs.

Baumé est l’auteur de trente-six articles du Dictionnaire des Arts et Métiers, et de

plusieurs ouvrages ; citons sa Dissertation sur l’aether (1757) et ses Elemens de

pharmacie théorique et pratique (1762)110.

En 1773, Baumé, publie sa Chymie Expérimentale et Raisonnée111 en quatre

tomes, fruit, tient-il à préciser, de plus de vingt-cinq ans de labeur, dont seize à présenter la

chimie dans des cours privés en compagnie de son grand ami Macquer ; chaque cours

comportait plus de deux mille expériences, à cela se sont ajoutées plus de dix mille autres

opérations complémentaires. C’est donc l’expérience qui parle dans cet ouvrage. Toute la

théorie des sels tournera ici autour de la saveur de ces corps ; l’élément feu étant le corps

savoureux par excellence. Sa doctrine est à rapprocher de celle de l’« Acidum Pingue » de

Meyer.

Le chimiste annonce dès la préface qu’il va présenter une théorie des sels

« absolument neuve », entendant donc par-là se démarquer des deux grandes figures de la

chimie en France, Rouelle et Macquer :

« Je me suis entièrement écarté de la doctrine de Staahl & de plusieurs habiles chymistes qui

pensoient que les sels étoient formés par l’union de l’eau & de la terre ; j’ai cru avoir de fortes

raisons pour penser autrement, & admettre dans les sels du feu dans un certain degré de pureté,

& attribuer à ce même feu toutes les propriétés salines. Les sels qui réunissent un plus grand

110 Sur la vie et l’œuvre de Baumé, nous nous sommes basés sur l’article de E. Macdonald,

Dictionary of Scientific Biography, New York, Charles Scribener’s sons, 1981, t. 1, 527 ; et Partington, op. cit., vol. 3, 90-95.

111 Nous avons utilisé l’édition de l’année suivante : Antoine Baumé, op. cit. in n. 102.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 485

nombre de propriétés salines, sont ceux qui contiennent une plus grande quantité de ce feu dans

un certain degré qui avoisine de très près celui de feu pur & libre. Au reste, j’ai pensé que je

pourrois exposer librement mon sentiment sur cet objet, sans craindre qu’on m’accusât de

vouloir diminuer l’estime que l’on doit avoir pour les habiles chymistes dont je n’adopte point la

théorie »112.

Bien qu’en fort mauvais terme avec Rouelle, Baumé partage tout de même les

mêmes conceptions générales sur la matière. Selon lui, quatre éléments primitifs,

indécomposables, sont également à la base des corps : la terre, l’eau, l’air et bien sûr le

feu. Chacun d’eux se présente sous deux états différents, pur ou isolé, et pris dans la

combinaison d’un mixte. La terre serait l’équivalent de la terre vitrifiable de Stahl, elle

donne consistance, solidité et pesanteur aux corps dans la composition desquels elle

entre ; elle est en réalité le seul principe à pouvoir se présenter à nous réellement sans

association aucune avec les autres. L’eau et l’air, quant à eux, correspondent à l’idée

que s’en faisait Rouelle. Toutefois, l’auteur ajoute que l’air pur, tout comme le feu pur,

une fois fixé devient solide et perd toutes ses propriétés.

La doctrine qu’il expose fait du feu, le responsable de la plupart des phénomènes

de la chimie des matières salines où il est combiné d’une infinité de manières. Comment

l’auteur le définit-il ? Le feu pur est absolument libre, sans adhérence aux corps, et est

partout présent. Ce feu invisible entre et sort librement des corps « suivant les

circonstances » ; il ne devient sensible que par les effets qu’il produit en eux. Principe

fluide et de la fluidité, constamment en mouvement, il représente l’unique substance

active dans la nature et est cause de presque toutes les combinaisons et

« décombinaisons ». Le feu est le seul corps qui ait de la saveur qu’il confère aux

substances que l’on trouve en avoir. On peut même écrire qu’il est le « corps savoureux

par excellence », et que les impressions brûlante, vive que le feu libre provoque chez

notre organe du goût en est une preuve éclatante. Il peut se présenter également sous

forme combinée, et faire fonction de partie constituante de la matière, c’est-à-dire de

principe secondaire, comme le phlogistique, qui est l’union de deux éléments primitifs,

feu et terre vitrifiable, cause des odeurs, des couleurs, et de l’inflammabilité113. Le feu

pur, simplement interposé entre les parties des corps, devient pesant une fois fixé dans

112 Baumé, ib., t. 1, xxvj. 113 Le phlogistique est appelé par l’auteur, principe secondaire. Il n’y a que fort peu de corps en ne

pas en contenir une plus ou moins grande quantité. Lorsque le phlogistique brûle, le feu élémentaire se dissipe, et la terre reste fixe. Il ne contracte aucune union avec le principe aqueux. Baumé annonce en outre que : « Lorsqu’il [le feu] n’est combiné qu’avec peu de substance, & qu’il est dans l’état de siccité, comme il se trouve dans le charbon d’une huile, & lorsqu’il peut brûler, sans répandre ni suie ni fumée, je le nommerai alors phlogistique, afin de le distinguer de la matière combustible dans l’état huileux » (Baumé, op. cit. in n. 102, t. 1, 147).

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 486

les matières pour apparaître comme un de leurs principes constituants. Le feu semble

être à la fois principe et agent, sans distinction de termes. Il est à ce sujet bon de préciser

que c’est davantage l’état dans lequel il se trouve que sa quantité, dont dépend la saveur

des corps. Le feu de Baumé nous ferait songer, pour rester dans ce siècle, à un hybride

entre le soufre, seul principe actif de la matière de Homberg, et le feu universel de

Boerhaave. En fait, dans une chimie qui n’est pas totalement affranchie des principes

porteurs de qualités, ne pouvant revenir à des arguments mécanistes, il a pu paraître

délicat pour Baumé de rendre compte de l’activité des substances salines par la simple

union stahlienne de deux êtres perçus peu de temps encore par les chimistes – il suffit

de penser à Malouin ou Mongin –, comme des principes passifs. L’auteur écrit :

« Les sels & les substances salines doivent leurs propriétés dissolvantes & leur saveur forte au

feu qu’ils contiennent. La différence qu’on remarque entre ces corps n’est due qu’à la dose de

feu qui entre dans leur composition, & à la manière dont il y est combiné : les autres éléments

semblent être créés pour interposer ses parties, & pour modérer par-là l’action trop active de cet

élément »114.

Cette distinction entre sels et substances salines est intéressante. On peut y voir

une démarcation entre sels simples, acides et alkalis, et sels composés, ou encore, mais

cela semble moins probable, entre vrais sels, acides, les sels alkalis et neutres à base

saline, et les sels neutres à base métallique ou terreuse.

Aussi, Stahl et tous les chimistes qui ont adopté sa doctrine, ont-ils cru, nous dit

Baumé, que la terre et l’eau sont les seuls principes constitutifs de toute matière saline.

Or, l’eau, qui n’est jamais pure et qui contient toujours une plus ou moins grande

quantité de terre en dissolution, n’a pas pour autant une saveur salée. « Au contraire,

une petite quantité de matière saline communique aussitôt une saveur salée [à l’eau], qui

diffère essentiellement de celle que produit une simple union de l’eau avec la terre »115.

Cela prouve d’une manière évidente que les différentes propriétés de ces corps ne

viennent que de l’état des proportions et des modifications que le feu prend lorsqu’il

entre dans leurs combinaisons.

La combinaison, il semble que le terme de mixtion ne soit pas employé, se fait

selon Baumé, entre les molécules intégrantes des corps qui « s’entre-divisent » pour

juxtaposer leurs parties. Cette union se traduit par les phénomènes d’effervescence, de

dégagement de chaleur, et de production ou absorption d’air. « Comme la matière est

absolument impénétrable, il est difficile de concevoir la combinaison autrement que

114 Baumé, ib., t. 1, 47-48. 115 Baumé, ib., t. 1, 200.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 487

comme une juxtaposition de molécules intégrantes ; si nous avions des organes assez

déliés, ou des instruments d’optique assez bons, on distingueroit dans un composé les

différentes molécules qui forment les corps, & on les verroit placées, en tout sens, les

unes à côtés des autres »116. Baumé considère la matière tout comme Rouelle, c’est-à-

dire, composée d’éléments ou principes, lesquels forment des composés, qui à leur tour

fournissent des agrégats.

L’auteur est sensible à l’application à la chimie des suggestions de Newton.

L’affinité chimique est une tendance qu’ont des parties de la matière à s’unir. Cette

« attraction » est une propriété inhérente à la matière117. Baumé distingue les affinités

par voie sèche de celles par voie humide, ce qui imposerait selon lui l’établissement

d’une double table des rapports chimiques. Huit cas différents sont considérés, dont

l’« l’affinité de deux corps » hétérogènes agissant l’un sur l’autre qui après avoir épuisé

leurs propriétés particulières offre par leur union un nouveau composé qui a des

propriétés moyennes entre les corps l’ayant formé, « affinité de trois corps qui ont

ensemble un égal degré d’affinité » et ce sans qu’il n’arrive de décomposition,

l’« affinité d’intermède » qui est celle dans laquelle deux corps ne peuvent s’unir que

par l’intermédiaire d’un troisième qui a de l’affinité avec un des deux premiers ou

même avec les deux, et l’« affinité réciproque », c’est-à-dire, « celle où deux corps déjà

unis, l’un des deux est séparé par un troisième qu’on lui présente : le corps dégagé

sépare à son tour celui qui l’avoit séparé d’abord. On nomme cette affinité réciproque, à

cause de la réciprocité des effets qui arrivent »118.

Ce dernier type de rapport peut être illustré par la décomposition du tartre

vitriolé simplement par l’action de l’acide nitreux. Il est connu que l’acide vitriolique,

par voie sèche, résout le nitre en s’unissant à l’alkali de celui-ci, avec qui il a plus

d’affinité, pour former le tartre vitriolé, et en dégage l’acide nitreux. Autrement dit, on a

versé du nitre en poudre sur de l’acide sulfurique, puis distillé, et constaté la présence

dans la retorte de vitriol de tartre, et dans le récipient, de l’esprit de nitre. Cependant,

par la voie humide nous assistons à un renversement des affinités. En effet, l’acide

nitreux en présence de tartre vitriolé, après chauffage, se présente au regard du chimiste

sous forme d’une liqueur, qui en refroidissant fait apparaître des cristaux de nitre.

116 Baumé, ib., t. 1, 16-17. 117 Pour Baumé, l’« attraction & la pesanteur sont le nerf de toutes les combinaisons » (ib., t. 1, 15). 118 Baumé, ib., t. 1, 35. Les quatre autres cas d’affinité sont l’« affinité d’adhérence ou de cohésion »

(capillarité, aimantation, agrégation) qui agit de concert avec une autre force inhérente à la matière, la répulsion, l’« affinité d’agrégation » (entre liquides uniquement), l’« affinité de trois corps, de laquelle il résulte une décomposition & une nouvelle combinaison qui se font en même temps » (précipitation), et l’« affinité de quatre corps, ou affinité double » provoquant deux décompositions suivies de deux nouvelles combinaisons.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 488

A vrai dire, Baumé avoue que les degrés d'affinités de ces deux acides pour

l’alkali, par la voie humide, diffèrent bien peu l'un de l'autre, puisque l'acide vitriolique

qui a été dégagé par l'acide nitreux, dégage à son tour cet acide, et reconstitue le tartre

vitriolé, tel qu'il était, sans rien ajouter dans le mélange.

Le chimiste précise que les expériences indiquent qu’il entre dans la

combinaison des alkalis davantage de terre que dans les acides, et que, par contre, dans

ces derniers, c’est le principe aqueux qui domine, leur fluidité en étant la preuve. Il n’est

pas dit textuellement que les alkalis contiennent une portion acide, comme cela était

couramment rapporté. Les alkalis sont composés des mêmes éléments, mais en

différentes proportions, que les acides, et sont bien du point de vue de l’auteur des

productions de la nature et non du feu (celui de l’art).

Les acides et alkalis ont une action comparable à celle du feu pur, mais moins

puissante puisque l’activité de leur feu est tempérée pour les uns par l’eau de

composition, et pour les autres par la terre de composition. Cela dit, le feu des premiers

y est si peu bridé que les acides brûlent, détruisent les corps comme le fait le feu pur, et

font preuve du plus de saveur. Baumé, à l’instar de Rouelle, retient quatre sels acides :

les acides minéraux vitriolique, nitreux, marin, et le vinaigre. Il définit également trois

sels alkalis : deux fixes, alkali minéral (ou marin, ou de la soude), alkali végétal, et un

volatil, alkali animal119. Acides et alkalis détiennent par ailleurs les mêmes

caractéristiques que leur prêtent les autres chimistes contemporains de Baumé.

Les unions salines acido-alkalines sont comprises comme suit : la matière

phlogistique, un des principes constituants des sels alkalis, se trouve dans un état propre

à être transmise à la plupart des corps qu’on lui présente, et de leur côté, les acides

s’emparent avec avidité de ce principe inflammable des substances soumises à leur

action. L’association des deux genres opposés de substances salines découlerait de la

mise à disposition de l’une à l’autre du principe secondaire phlogistique. Le mode

d’action des acides est en réalité comparable aux yeux de l’auteur à l’action du feu.

Acides et feu agissent tous deux sur les matières riches en phlogistique – entendre

« matière inflammable » –, en détruisant, ou plutôt ici dans les unions salines en

séparant, en s’appropriant une partie de leur principe inflammable aussi efficacement

que le feu, mais sans flamme. La jonction d’un acide à un sel alkali suivrait donc un

partage pour l’auteur, une mise en commun du phlogistique du second avec le premier.

Le phlogistique est ici toutefois moins pur dans les alkalis que dans les acides.

119 Rouelle, pour sa part, ne faisait aucune distinction entre les deux alkalis fixes.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 489

Après ce rapprochement entre feu et acide, il est possible de conclure qu’un sel

est pour Baumé un corps constitué d’une portion sensible du feu pur non bridé, du

moins pas trop :

« Suivant cette théorie, nous croyons devoir définir les sels simples, des corps composés qui

affectent le sens du goût, qui sont dissolubles dans l’eau, sans lui communiquer de la couleur, &

qui ont beaucoup de disposition à s’unir avec le principe inflammable. Tous les corps qui ont ces

propriétés, sont nécessairement salés, ou les doivent aux sels qu’ils contiennent. Au moyen des

substances que nous reconnoissons devoir entrer dans la composition des sels, il est facile de

déduire la cause de leur saveur. J’attribue cette cause au feu, mais en même temps à l’état sous

lequel cet élément se trouve. […] Les impressions vives, caustiques & même brûlantes que le feu

libre fait sur l’organe du goût, sont une preuve non équivoque de sa saveur par excellence.

Lorsque le feu est combiné avec la terre, & qu’il est réduit sous la forme de phlogistique, comme

il l’est dans le charbon, il cesse d’avoir de la saveur, quoiqu’il soit produit par une substance qui

en avoit beaucoup auparavant, telle par exemple, qu’une huile essentielle : cela prouve que les

différents états sous lesquels le feu se trouve dans les corps, sont cause que ces corps ont plus ou

moins de saveur. Si l’on connoissoit bien l’état du feu dans les différents corps, on pourroit les

ranger les uns à côté des autres, & former une série de leurs saveurs : on placeroit d’abord le

charbon qui contient beaucoup de feu, & qui n’a que peu ou point de saveur ; le feu peut suivre

le dernier terme de la série : il conviendroit de placer dans cet ordre les acides minéraux

immédiatement avec le feu pur »120.

Ce passage nous confirme que les matières salines qui ont le plus de « salure »,

sont celles contenant le feu combiné dans le plus grand état de simplicité. Elles

deviennent, « entre les mains de chymistes, des agents & des instruments puissants pour

opérer une infinité de compositions & de décompositions : c’est sur ces sels que roulent

la plupart des grands phénomènes chymiques, parce qu’ils sont capables de former avec

les autres corps des combinaisons salines à l’infini »121. La chimie des relations salines

dont l’établissement a été étudiée au chapitre précédent est chose admise, comme on le

voit, dans la seconde partie du XVIIIe siècle.

Le feu étant pour Baumé la raison saline des sels, il lui est bien évidemment

difficile de ne pas rejeter l’idée de Stahl d’un acide vitriolique qui serait la seule matière

saline primitive d’où tous les sels tiendraient leur « salure ». Il reconnaît néanmoins

qu’il est universellement répandu dans la nature (il le nomme parfois « acide

universel »), et qu’il est le plus « fort » de toutes les matières salines ; il possède en effet

« les propriétés salines dans le degré le plus éminent ». L’auteur se pose explicitement

en faux sur ce point contre Stahl. Il est persuadé que des substances salines telles que les

120 Baumé, ib., t. 1, 207. 121 Baumé, ib., t. 1, 208.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 490

trois acides minéraux, et les deux alkalis fixes, tiennent d’elles-mêmes leur propre

salure, sans avoir besoin du concours d’un quelconque « élément salin ». Il ne nous est

pas utile, on le comprendra, d’insister sur le fait que l’interconversion des acides entre

eux, évoquée par Stahl, lui paraît douteuse. En outre, l’apothicaire est catégorique,

« tous les acides sont des corps très composés », et les sels mixtes encore plus. Force,

activité, salure, trois mots unis dans le texte de Baumé pour caractériser le

comportement d’un sel, viennent de la quantité et de l’état de combinaison du feu pur.

Et l’acide ne fait pas exception. Il est inconcevable pour l’auteur qu’une substance aussi

corrosive que l’est cet acide, ne soit formée uniquement que d’eau et de terre, deux

éléments sans action destructrice, qui possèdent au contraire la propriété de limiter celle

du feu. Comment peut-elle produire les effets qu’on lui connaît avec de tels

constituants ?

« L’acide vitriolique agit sur les matières combustibles d’une manière qui est commune au feu en

action, mais moins vivement, parce que le feu, qui est de son essence, est modéré par la

combinaison qu’il a contractée avec de l’eau & de la terre. Il me paroît bien plus naturel

d’attribuer les effets de cet acide au feu presque pur qui entre en très grande quantité dans la

composition. C’est lui qui produit tous les phénomènes dont nous venons de parler, qui sont

d’ailleurs absolument semblables à ceux du feu pur. Nous verrons dans toutes les occasions où

nous emploierons les matières salines acides, qu’elles produisent, plus ou moins, sur les

substances inflammables, les effets du feu dans le mouvement igné. C’est donc au feu contenu

dans ces acides qu’on doit attribuer leur saveur caustique, leur propriété de détruire le principe

inflammable dans les matières métalliques, l’action qu’ont ces acides pour les dissoudre, & les

autres grands phénomènes qu’ils présentent dans toutes les opérations de la Chymie. Cette

doctrine, quelque neuve qu’elle paroisse, n’en est pas moins vraie ; & ce ne seroit pas une raison

de la rejeter, parce qu’il m’est impossible de rendre compte de l’état sous lequel le feu, dans les

acides, est contenu par les autres éléments »122.

Ce feu réside certainement dans les acides en très grande quantité, et Baumé a

l’espoir qu’un jour on parvienne à en apprécier la dose.

Cela dit, l’apothicaire suit l’opinion de Stahl (et de Homberg) sur la constitution

en acide vitriolique et phlogistique du soufre commun, et adopte comme tous les

chimistes de son temps l’expression de sel neutre mise à la mode par Rouelle.

Qu’en est-il de ces derniers ici ? Les sels neutres sont sans aucune surprise,

l’union d’un acide et d’une base ; si celle-ci est alkaline, une « eau-mère » s’échappe de

leur jonction. Le mot « base », également largement employé à la suite de Rouelle qui

n’en est pas le père, se définit comme suit : « Base : on donne communément le nom de

122 Baumé, ib., t. 1, 235.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 491

base à l’une de deux substances unies & combinées, qui donne du corps & de la solidité

à celle qui n’en a point, comme cela se rencontre dans les sels neutres composés

d’alkalis fixes, ou de métal, ou de terre : on dit alors base alkaline, base métallique, base

terreuse, parce que ces substances, en se combinant avec les acides, leur donnent du

corps & de la solidité »123.

Pour la formation, par exemple, du tartre vitriolé, nommé également sel de

duobus ou arcanum duplicatum, l'alkali fixe et l’acide vitriolique, en se combinant,

perdent réciproquement leurs propriétés particulières. Nous lisons :

« Ni l'acide ni l'alkali ne peuvent se crystalliser tant qu'ils sont seuls. La saveur de chacun d’eux

est très forte, très différente & très distincte. Ces matières salines ont beaucoup d’affinité avec

l'eau : cependant l'espèce de sel qui résulte de cette combinaison, se cristallise facilement, a peu

de saveur & peu de dissolubilité dans l'eau : il est parfaitement neutre : il ne change point les

couleurs bleues des végétaux : il a moins d'affinité avec l'eau que les deux substances qui entrent

dans sa combinaison : il n'attire point l'humidité de l'air : il se dissout en plus grande quantité

dans l'eau bouillante que dans l'eau froide. […] Toutes ses propriétés sont dues, suivant notre

nouvelle théorie, à ce que ces deux substances salines, en se combinant, perdent la plus grande

partie de leur feu, auquel elles devoient leur causticité »124.

Cette opinion est somme toute banale à cette date, à part bien entendu

l’intervention dans la compréhension de la matière d’un feu très actif.

Il semble pourtant difficile, dans la théorie de Baumé, de rendre raison de la

cause du peu de saveur du tartre vitriolé, alors qu’il est composé de deux substances

salines qui en ont beaucoup, et de celle, par contre, de la forte saveur de la terre foliée

qui a le vinaigre pour acide, lequel n'a nullement la causticité de l'acide vitriolique.

Comme on l’a compris, les sels en général ont d'autant plus de saveur qu'ils contiennent

davantage de principe inflammable. Néanmoins, cette saveur est encore plus forte, si ce

même principe approche davantage de l'état de feu pur et libre. On pourra toujours

arguer du fait que l’état de pureté dans lequel se trouve le feu, après combinaison, dans

le tartre vitriolé, n’est pas dans le même état de pureté qu’il l’est dans la terre foliée.

Baumé souligne que l’on a parfois de la peine à reconnaître les propriétés salines

de certains sels, telles que sapidité et solubilité dans l’eau ; c’est le cas de la sélénite,

rencontrée dans notre étude de la vision des relations salines de Boulduc, où le feu, trop

prisonnier du principe terreux qui y domine, ne peut s’exprimer suffisamment. Il serait

donc tout à fait abusif de l’exclure des sels suivant des observations relevant des sens.

123 Baumé, ib., t. 1, clvj-clvij. 124 Baumé, ib., t. 2, 38.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 492

Par ailleurs, Baumé s'attarde sur un corps dont l’apparence est étonnement

saline. Ce corps est l'arsenic qui a la propriété de faire fonction d'acide, et d’ainsi se

combiner avec un alkali fixe jusqu'au point de saturation pour former un sel neutre

particulier. Le chimiste nous renvoie au mémoire de 1746 de Macquer.

L'arsenic est en fait, selon Baumé, la chaux d'un demi-métal nommé régule

d'arsenic. Il est possible de considérer qu’il a des caractéristiques communes aux

substances salines et aux matières métalliques : il est dissoluble dans l'eau, tout comme

les sels, et est capable de se combiner avec le principe inflammable pour produire un

véritable demi-métal, de la même manière que les matières métalliques. Sa capacité à

décomposer le nitre, et à se combiner avec la base alkaline, pour former un sel neutre

parfait, lui est commune avec plusieurs substances salines, telles que l’acide vitriolique,

le sel sédatif, et l'acide phosphorique. Ce qui fait s’interroger Baumé :

« Peut-être toutes ces substances ne sont-elles que l'acide vitriolique différemment modifié par le

principe inflammable. J'ai déjà découvert que le sel sédatif doit ses propriétés salines à l'acide

vitriolique, mais altéré par des matières huileuses qu’ont fait entrer dans sa préparation, & qui

néanmoins n’y reste pas dans l'état graisseux. Il y a lieu de présumer que l'acide phosphorique est

dans le même cas ; comme on ne le retire que des matières végétales & animales, la substance

huileuse peut contracter avec l'acide vitriolique différentes combinaisons qu’on ne connoît pas

encore. Je serois porté à croire que l'arsenic n'est lui-même que ce même acide vitriolique

déguisé par beaucoup de principe inflammable, réduit par la Nature dans un état particulier &

parfaitement combiné avec quelques terres faciles à se métalliser : on n'en seroit convaincu, si,

ne pouvant décomposer cette substance, on en faisoit d'artificielle, comme je l'ai fait pour le sel

sédatif, qui jusqu'à présent n'a pu être décomposé. L'arsenic fait fonction d'acide & neutralise

l'alkali, comme le fait le sel sédatif, & il paroît aussi indécomposable que cette espèce de sel »125.

Discerner derrière les substances d’apparence saline la présence de l’acide

vitriolique, c’est en conséquence, pour Baumé, valider la thèse de Stahl qui faisait de ce

corps, l’essence saline de tous les autres. Là encore, il est difficile de s’affranchir

totalement d’une pensée dominante. (Précisons toutefois que Stahl ne semble pas s’être

prononcé sur la nature saline e l’arsenic).

Terminons sur la saveur des sels neutres métalliques qui, formés par l'union d'un

acide à une substance métallique quelconque, possèdent presque tous une puissante

causticité venant de la grande quantité de phlogistique contenue en eux avoisinant de

très près l'état de feu pur. « C'est la cause pour laquelle ces sels agissent sur l'organe du

goût, en le détruisant, comme le feroit un corps qui auroit un grand degré de chaleur.

[…] Ils brûlent & réduisent en vrais charbons les matières combustibles, comme le fait

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 493

le feu pur. Quelques personnes avoient attribué les effets caustiques de ces sels au peu

d'adhérence des acides aux bases métalliques ; mais nous ne croyons pas que cette

raison soit suffisante, parce qu'il y a des sels métalliques, tels que le sublimé corrosif,

qui sont très caustiques, & dont l'acide est si adhérent, qu'on ne peut le séparer d’avec sa

base, que par des intermèdes propres à détruire la combinaison. Les matières

métalliques, comme étant pourvues de beaucoup de substances inflammables, ont la

propriété de s'assimiler le principe phlogistique des acides, & de le concentrer, en

retenant fort peu du principe aqueux. Les sels métalliques sont en quelque manière

supersaturés du principe inflammable dans l'état de feu presque pur »126.

Surabondance de principe inflammable ou surabondance d’acide, on n’est en tout

cas pas très loin d’une certaine vision rouellienne des corps salins. Le phlogistique est très

présent dans la chimie saline de Baumé, mais il ne recouvre plus la réalité de Stahl ni

même de Rouelle, il n’est plus principe simple. Le phlogistique est une construction

(intellectuelle) du feu élémentaire simple et de la terre élément presque comme le feu dans

son enveloppe saline chez Vigenère.

Il nous semble évident que Baumé ne fait que déplacé le problème d’un acide

vitriolique stahlien qui, bien que composé, faisait figure d’un vrai principe salin, à un feu

simple devant rendre compte de l’activité de la grande classe des sels dont tous les objets

peuvent paraître conceptuels, puisqu’en fin de compte est tout simplement appelé sel toute

matière soluble et savoureuse dont les qualités sont pensées dérivées d’une essence ignée

insaisissable mais réelle. Pour le dire autrement, à la lecture du texte du chimiste, le sel

n’est plus sel parce qu’il est sel, le sel est une substance qui ne se différencie pas

essentiellement des autres, mais dont la structure ou l’état de combinaison permet au feu

élément de s’exprimer largement, et de la disposer à une activité caractérisée de saline. Si

le sel existe, il est alors feu pur.

La convocation du feu élément pur – et là peut-être doit-on y voir une certaine

permanence dans la manière de pensée – nous rappelle inévitablement l’esprit feu de

Vigenère pris dans différents états dans une enveloppe qui n’est maintenant plus sel – car

la conception du sel n’est plus la même –, mais qui devient saline du fait de son contenu.

On peut moins lier la pensée de Baumé à celle étudiée en fin de partie I de Samuel Duclos

pour qui le noyau salin était un feu joint à l’eau élément. Il est en revanche envisageable de

tracer un lien entre son feu et la seconde terre de Becher, le phlogistique de Stahl, qui

125 Baumé, ib., t. 2, 376-377.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 494

croise le chemin du principe Soufre de Homberg pour devenir explicitement feu par E.-F.

Geoffroy, feu confirmé par Rouelle, le médiateur de la doctrine stahlienne en France. Ce

feu pallie la difficulté de la définition conceptuelle du sel qui ne convient pas pour

expliquer son activité ; les eau et terre qui le forment sont perçues comme, un siècle et

demi plus tôt, des éléments passifs, voire modérateurs de l’activité du feu-salure. Le

phlogistique, quant à lui, ne reste pas cantonné par Baumé aux phénomènes

d’inflammation, mais rend compte des associations acido-alkalines.

On peut ajouter que le retour à une explication ignée de l’activité saline – on peut

aller jusqu’à dire de l’origine des corps salins puisque le feu en est la raison –, a également

pour conséquence de proposer parmi les objets de la chimie, deux sels, acide et alkali,

chargés d’une longue histoire, qui ne soient plus maintenant liés par un rapport de

subordination l’un par rapport à l’autre, mais d’égalité. Ils semblent d’ailleurs avoir une

genèse bien distincte. Les acides, certes plus riches en feu pur et donc plus caustiques, sont

absolument dépendants du phlogistique des alkalis pour réaliser leurs actions ; et

inversement. Cela étant, les corps salins se partagent encore chez Baumé en sels simples

acides et alkalis, et en sels composés.

La surabondance d’acide dans les sels neutres, malgré l’opposition de Baumé, a

connu des partisans dont de Machy surtout. En règle générale, c’est le seul aspect de la

chimie stahlienne renouvelée par Rouelle de la seconde partie du siècle, jusqu’à

Lavoisier, qui ait reçu une réelle opposition. Nous poursuivrons par l’étude de la chimie

des sels d’un chimiste influent, Macquer, qui a une vision plus représentative de la chimie

de la dernière moitié du Siècle des Lumières, puis de celle présentée par l’Encyclopédie.

3- Les sels neutres formés de deux acides

En 1765, Jacques-François de Machy (1728-1803), disciple de Rouelle, présente

à l’Académie Royale des Sciences de Paris, sans y être pour autant membre, un

mémoire qui sera publié par ses soins en 1774 dans son Recueil de dissertations

physico-chimiques présentées à différentes Académies, dans lequel l’auteur exprime sa

totale adhésion à la thèse de la surabondance d’acide dans les sels neutres de son maître.

126 Baumé, ib., t. 2, 410.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 495

De Machy se propose dans sa publication127 d’en démontrer la réalité par l’exposé d’un

sel neutre tout à fait particulier, un sel neutre composé uniquement de deux acides. La

chose peut surprendre, mais l’auteur assure que cette substance n’en est pas moins « très

neutre ». Ecoutons-le :

« La dénomination du sel neutre a de tout tems été donnée à des concrétions salines, régulières &

crystallisables, formées par le concours de deux substances, dont l'une est évidemment acide, et

l'autre est ou saline de la nature des alkalis, ou terrestre, ou enfin métallique. On connoît cette

dernière sous le nom de base, & personne ne s’est douté jusqu'à présent que cette base pût être

aussi un acide. Si l'on pensoit autrefois que, pour mériter d'être appelé neutre, il falloit qu'un sel

eût une saveur salée, n’eût excès ni d'acide, ni de base, & par conséquent n’altérât point la

couleur bleue des végétaux. Les observations du célèbre Neumann (1) [(1) Miscel. Ber. T. 4,

p. 310] ont bien détrompé les Chymistes modernes ; & M. Rouelle a mis hors de doute

l'existence des sels neutres avec excès d'acide, malgré les chicanes puérils d’un homme qui

sembloit avoir mis toute sa prétention à la célébrité dans son acharnement à contredire ce

Chymiste, parce qu’alors il étoit le plus en vogue. Les expériences dont je vais exposer le détail

ajouteront peut-être à la théorie de notre Chymiste, en montrant la possibilité d'un sel très neutre,

dans la composition duquel il n'entre absolument que deux acides »128.

C’est ainsi que débute la communication de de Machy, apothicaire parisien,

membre des Académies de Berlin, de Rouen et de celle des Curieux de la Nature, et

démonstrateur de chimie au jardin des Apothicaires. Au point où en est notre enquête,

nous savons manifestement que la définition d’un sel composé n’a pas été « de tout

temps » celle que de Machy connaît et inscrit en début de ce passage. Il est clair qu’il

reprend là la définition de 1744 de son maître. Il montre en tous cas, qu’à ses yeux,

l’apport de Rouelle à la chimie ne résidait pas en sa clarification de la nature saline des

corps mais bien en son affirmation qu’un sel mixte puisse présenter un caractère parfait

ou acide. Absolument convaincu de la surabondance d’acide dans certains sels neutres,

malgré les arguments avancés par Baumé, sans doute ici évoqués par l’image de cet

homme aux « chicanes puérils », de Machy va construire sa dissertation d’un sel

doublement et uniquement acide, en prenant pour point de départ la critique d’une

opération d’un chimiste allemand, Margraff.

Etonnement, le compte-rendu relaté dans l’Histoire de l’Académie du mémoire

de de Machy, intitulé « Observations sur une substance saline bien singulière »129, ne

retient pas la nouveauté exposée d’un sel « très neutre » constitué de deux acides. Le

127 Jacques-François Macquer, « Sur un sel neutre crystallisé, & formé uniquement de deux acides »,

Recueil de dissertations physico-chimiques présentées à différentes Académies, Amsterdam, 1774, 31-54. 128 De Machy, ib., 31-32.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 496

rapport préfère mettre en évidence l’opposition fondée de de Machy à l’encontre de la

conclusion que Margraff tira de ses expériences. Il convient peut-être de rappeler que

l’union d’un sel acide à un autre est un phénomène déjà envisagé par Nicolas Lemery,

pour qui les pointes acides étaient assez poreuses pour en accueillir de plus fines, par

son fils Louis, pour qui un acide pouvait jouer le rôle « d’absorbant » vis-à-vis d’un

autre, et par Wilhelm Homberg, qui affirmait que l’acide était en mesure de s’unir à un

acide par la portion alkaline qu’il contiendrait parfois. L’originalité du propos ne vient

donc pas du fait qu’un acide puisse avoir quelque action sur un autre, mais plutôt que

leur mise en contact puisse produire un sel mixte.

Revenons à l’expression de sel « très neutre ». Elle nous paraît révélatrice du

détachement de de Machy des qualités sensibles des corps salins au profit d’une théorie

qui définit efficacement ce qu’est un sel permettant même comme on le voit une

extension130. Le « très neutre » signifie simplement, à notre sens, « vraiment composé »,

qui n’est pas issu d’un simple mélange ; l’auteur dans sa discussion distinguera entre la

« combinaison » et la « juxtaposition » qui serait plutôt ici le cas.

Margraff avait obtenu des cristaux en aiguilles fort semblables à ses yeux à ceux

du nitre, à la suite de l’évaporation d’un mélange de crème de tartre rendue soluble par

son union à la craie131, et d’acide nitreux (ou eau-forte). Ces cristaux qui apparaissaient

alors détonnaient au feu, de la même manière que le salpêtre (nitre). Le chimiste

allemand en avait conclu que cette façon de faire représentait une alternative à

l’obtention de l’alkali fixe végétal, autrement que par la voie de la calcination, regardée

jusqu’alors comme unique moyen de se procurer un sel de cette nature. Le nitre en effet

projeté sur du charbon incandescent fuse et produit cet alkali (carbonate de potassium).

Le désaccord de de Machy porte sur la nature du réactif de départ, il est persuadé

que la crème de tartre ne contient nulle partie d’alkali végétal, et que, par conséquent, la

combinaison de cette substance et de l’acide nitreux, ne peut former un nitre qui

normalement se compose de l’alkali fixe végétal uni à de l’acide nitreux. Le nitre

préparé par Margraff diffère du vrai selon l’auteur par la figure de ses aiguilles qui ne

sont pas à six pans mais plates et coupées en biseau à une de leurs extrémités, par sa

transparence, par sa saveur sensiblement acide, par l’odeur de tartre brûlé qu’il répand

lorsqu’il a fusé sur les charbons, et enfin, parce qu’il ne donne pas de tartre vitriolé

quand on le décompose en le mettant en présence de l’acide vitriolique ; celui-ci aurait

129 « Observations sur une substance saline bien singulière », Histoire de l’Académie Royale des

Sciences, 1765, 48-49. 130 D’Holbach, dont on parlera plus tard, avancera à son tour un sel composé de deux alkalis.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 497

du chasser l’acide nitreux et s’unir à l’alkali fixe si l’on était bien en présence du

véritable salpêtre. Si Margraff a réellement obtenu du tartre vitriolé en décomposant son

nitre par l’huile de vitriol, il y a fort à parier, écrit le chimiste, que la crème de tartre a

été au préalable malencontreusement alkalisée par une calcination trop forte, ce qui a eu

pour conséquence de créer un alkali qui n’existait pas dans le nitre de Margraff (la

calcination du tartre conduit effectivement à la formation du sel alkali/carbonate de

potassium).

De Machy est persuadé de l’erreur d’interprétation dans laquelle s’est fourvoyé

Margraff. Il ne fait pas de doute que, pour lui, le nitre présenté comme tel par ce dernier

est en réalité un composé de la crème de tartre en son entier, non décomposé, unie à

l’acide nitreux auquel elle offre une base et qui reçoit de lui en échange sa figure en

aiguille. De Machy clase la crème de tartre parmi les sels neutres, il la soupçonne formé

de parties huileuses, terreuses et d’une forte quantité d’un acide complètement différent

de l’acide nitreux. Il est d’avis que le produit de l’opération de Margraff n’est donc pour

lui qu’une substance qui, outre renferme de l’acide nitreux, « a de la crème de tartre

toute pure, pour seconde partie constituante, ou, si l'on veut, pour base »132.

En dissolvant ce sel dans l'eau, il se forme un dépôt sur lequel de Machy a versé

de l'alkali de la soude (le carbonate de sodium caractérisé par Duhamel), et obtenu des

cristaux de sel de Seignette133 ; ce qui montre que la base du sel n'est donc pas un alkali

végétal, mais de la crème de tartre que cette combinaison n'a point décomposé. En

étendant ce sel d'eau, la crème de tartre a repris tous ses caractères. De Machy conclut :

« Tout ceci met dans la plus grande évidence les parties constituantes du sel neutre dont il est

question, c’est de la crème de tartre entière & non décomposée, qui sert de base, & l'acide

nitreux qui, s’y unissant, procure la configuration de notre sel ; ce sel est en crystaux dont la

forme est régulière & constante ; c'est par conséquent un sel neutre composé de deux acides, &

c'est ce que j'avois à démontrer. Je persiste dans la dénomination de sel neutre que je donne au

sel, malgré la réformation qu'on m'a indiquée. On vouloit que je l’appelasse un sel concret acide,

formé de deux acides, ou acide nitreux crystallisé. J'ai préféré ma précision à des définitions qui

n’y ajoute rien ; & puisque mon sel a une configuration particulière, je soutiens qu'il est dans la

classe des sels neutres. Il est vrai que d'après les notions reçues, il n'y a de sels neutres que ceux

qui résultent d'une combinaison ; au lieu que le nôtre ne porte avec lui d’autre caractère que celui

d’une juxtaposition résultante de la solution faite dans un véhicule chargé d'acide, puisque l'eau

131 Voir notre étude sur le travail de Duhamel et Grosse sur les tartres solubles dans le chapitre sur les

sels mis en relation. 132 De Machy, op. cit. in n. 127, 45. 133 Voir la note infrapaginale de la partie traitant du tartre soluble de Boulduc dans le chapitre sur les

sels mis en relation.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 498

seule suffit pour en séparer les parties constituantes, ce qui n'arrive sensiblement à aucun sel

neutre connu »134.

Pour de Machy il s’agit là de l’union d’un acide concret à un acide fluide. La

crème de tartre apparaîtrait comme résultant de la fixation d’un acide (différent de celui

du nitre) par quelques parties terreuses et huileuses ; l’auteur l’appelant aussi bien acide

que sel neutre, il faut alors songer à un sel neutre avec excès d’acide. Néanmoins,

l’expression « sel neutre avec excès d’acide » ne désigne selon nous que le produit de

l’opération, qui dans le cas de la crème de tartre est réalisée par la nature et échappe à la

compréhension du chimiste. En revanche, en tant que réactif de départ, la crème de

tartre peut logiquement être utilisé comme un acide, faisant ainsi parler la surabondance

d’acide qui la caractérise. C’est un acide qui a la particularité d’être solide et de pouvoir

s’offrir comme base à une liqueur acide pour produire un sel neutre à double acide, plus

précisément de proposer son véhicule terro-huileux à l’acide nitreux. Il semble

d’ailleurs qu'il puisse y avoir autant de sels neutres à double acide qu’il y a de solutions

possibles de crème de tartre dans les différents acides, avance le chimiste.

De Machy est parfaitement conscient de la difficulté de proposer comme

substance un corps dont les parties ne semblent pas intimement liées, seulement

juxtaposées. Il ne jugerait pas nécessaire, du moins dans le cas présent, de poser la vraie

combinaison135 pour seul critère de définition d’un corps défini. Le sel neutre

apparaîtrait alors comme l’union aussi bien puissante que faible d’un acide liquide à une

base quelle qu’elle soit, alkali, terreuse, métallique, composée, acide, menant à la

formation d’un corps caractérisé par une figure cristalline particulière. Par ailleurs, en

1769, de Machy amènera la précision suivante : « le mot ‘neutre’ enfin tient à tout sel

crystallisé composé de deux substances salines, fussent-elles acides toutes deux, comme

j’en ai découvert une espèce formée de l’acide nitreux & de l’acide du tartre »136.

De Machy poursuit son expérience, il distille de son sel composé particulier une

liqueur qui n’est autre que l’acide nitreux de départ pur et sans aucun mélange d'autre

acide. Dans la cornue reste une matière dure, spongieuse, blanche au dehors, rousse à

l'intérieur, qui possède une saveur acide. Il y verse dessus de l'eau, décante la solution,

et isole un sel mat, cristallisé uniformément qui se dissout difficilement dans l'eau mais

134 De Machy, op. cit. in n. 127, 49. 135 L.-J. De Croix, apothicaire lillois précise dans son ouvrage qui fait figure de manuel de chimie

pour grands débutants (Physico-Chymie Théorique, en dialogues, op. cit.) que « combiner, est unir parfaitement » (note 5, p. 17)

136 De Machy, « Cinquième dissertation. Exposition d’une nouvelle Table des principales combinaisons chymiques, connue jusqu’à présent sous le nom de Table des Rapports ou d’Affinités », op. cit. in n. 127, 189.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 499

aisément dans l'acide nitreux. « C’est, nous déclare-t-il, une crème de tartre précipitée

avec le moins d'acide nitreux possible. Ce dernier sel a cela de commun avec beaucoup

de sels neutres résultans de la lotion des sels, avec surabondance d'acide. Tant que la

surabondance est prédominante, ces sels sont déliquescens. [...] La crème de tartre

tenant beaucoup d’acide, tombe avec lui en deliquium ; tant que cet acide ne lui est

enlevé que par la voie de l'évaporation, il en reste toujours trop ; mais si, par la lotion

l'eau enlève sur le champ & promptement cet acide surabondant, alors la crème de tartre

privée de la cause qui la rendoit déliquescente, reprend sa consistance, mais, suivant la

règle générale des précipités, elle entraîne avec elle une portion de cet acide qui, sans

s'altérer au fond, lui donne une nouvelle propriété qu’elle a de se redissoudre si

promptement dans l'eau-forte »137.

Ainsi, la première union entre la crème de tartre et l’acide nitreux a donné un sel

neutre avec excès d’acide, lequel après distillation, dissolution dans l’eau, et

décantation, a fourni un sel neutre précipité avec le moins d’acide possible, et un sel

neutre parfait, dont la surabondance d’acide a été éliminée par la lotion aqueuse.

L’héritage de Rouelle est évident. Cela dit, le corps salin de de Machy ne peut être relié

à aucun des cinq exemples présentés par son maître en 1754. Il paraît mélanger quelque

peu leur mode de préparation ; il obtient en premier la forme la plus acide comme pour

le sublimé corrosif de Rouelle, puis par la distillation la forme parfaite comme pour son

tartre vitriolé, et enfin par une lessive, la forme la moins soluble comme pour son

magistère de bismuth. Le procédé de de Machy ferait figure d’illustration idéale de la

théorie de Rouelle – il a isolé les trois cas de sels neutres en partant d’une même

combinaison de substances –, et si d’une part sa base acide ne représentait pas une

substance particulière, si d’autre part l’eau n’élimait pas la surabondance d’acide, car

Rouelle est précis à ce sujet, l’excès d’acide doit former un tout avec le sel.

De Machy termine triomphalement :

« Quoiqu’il en soit de mon explication, je crois avoir démontré que la crème de tartre est soluble

dans une très petite quantité d'acide, & surtout d'acide nitreux ; que dans cet état elle prend

différents caractères qui la déguisent, mais qui ne la décomposent pas ; qu'elle est susceptible

entre autres d'une nouvelle crystallisation ; qu’alors elle fait avec l'eau-forte un vrai sel neutre

composé de deux acides ; que ni dans cette circonstance, ni dans celle que j'ai exposé au

commencement de ce Mémoire, il n’y a eu ni formation, ni extraction d'alkali végétal, & que si

l'existence des sels neutres avec surabondance d'acide, & de ceux avec le moins d'acide possible,

a besoin d'une preuve de plus, tout ce mémoire l’a fourni, puisque la même crème de tartre unie

en différentes proportions avec l'eau-forte, a donné, 1°. Un sel neutre parfait ; 2°. Un sel neutre

137 De Machy, op. cit. in n. 127, 52-53.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 500

déliquescent ; 3°. Un sel neutre où l'acide nitreux est dans la moindre quantité possible, & tous

trois évidemment acides, puisque leur base est elle-même un acide concret »138.

Mais il est tout de même légitime de se demander si les sels neutres formés de

deux acides avec le moins d’acide qu’il est possible, avec surabondance d’acide et au

point de saturation parfaite, répondent à l’épreuve de caractérisation établie entre autres

par Rouelle au moyen du sirop de violettes.

L’ancien élève de Rouelle n’a en réalité pas vraiment repris fidèlement

l’ensemble de la doctrine de son maître ; il s’en écarte particulièrement sur sa vision de

l’intimité de la matière. Traducteur de nombreux ouvrages en latin et en allemands

d’auteurs d’outre-Rhin (peut-être sur la demande de Rouelle), tels que Pott, Spielmann,

Margraff et surtout les Elémens de chimie suivant les principes de Becher & Stahl en six

volumes de Juncker139, de Machy propose, en 1766, dans ses Instituts de chymie, une

vision très particulière, voire même caduque, de la structure de la matière ; vision qui lui

a valu de sévères critiques de personnes qu’il ne cite pas. Il s’est déterminé à publier

huit années plus tard, son Recueil de dissertations physico-chimiques présentées à

différentes Académies, pour prouver qu'il n’est pas « un homme de système », qu'il est,

« lorsqu'il le faut, un homme à fait ; & que si par fois [il fait] de l'Architecte, [il sait]

aussi mettre la main à l’œuvre », et que la chimie n'était pas pour lui un goût passager ni

léger. Il est peut-être utile et intéressant de rappeler brièvement la doctrine toute

personnelle de ce savant qui pourrait faire penser à celle de la matière plastique de

Cudworth, et où se mêle également le phlogistique et l’acide universel.

Pesant et pénétrable, le premier principe des corps est, selon de Machy, une

matière dite « quelconque », qui a « pour caractère général son indifférence & pour

caractère spécifique sa fluidité »140. Sans elle rien ne peut se développer ni s’accroître.

La matière indifférente est constituée par les débris des substances qui « autrefois »

étaient emportées dans le chaos infini. L’auteur poursuit :

« Mais tout ce que nous disons jusqu’à présent, suppose la préexistence de corps auxquels cette

matière fluide & indifférente puisse s’attacher, sans quoi elle ne seroit d’aucune utilité. La

préexistence actuelle des corps avant la matière à corporifier, ne peut être révoquée en doute,

puisque nous les voyons cesser d’être en tant que corps, pour redevenir matière indifférente ;

138 De Machy, ib., 54. 139 Sur Johann Heinrich Pott (1692-1777) (élève de Stahl), Andreas Sigismund Margraff (1709-1782),

Jacob Reinbold Spielmann (1722-1783) (élève des deux premiers), et Johann Juncker (1679-1759), tous adeptes de la doctrine de Stahl ; voir Partington, op. cit., vol. 2, respectivement 717-722, 723-729, 689-690 et 688-689.

140 Jacques-François de Machy, Instituts de Chymie ou principes élémentaires de cette science, présentés sous un nouveau jour, Paris, 1766, 28.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 501

mais il est de fait qu’il y a eu un tems, dont l’époque est fixée d’une manière trop respectable

pour la discuter, où ces corps ont commencé d’exister, avec la propriété de s’accroître, de se

conserver, & de se perpétuer. […] [Cette matière indifférente et fluide,] une fois parvenue à faire

partie d’un corps, cesse d’être indifférente, cesse d’être ce qu’elle étoit, & peut, en changeant

ainsi de nature, ou conserver sa fluidité, ou prendre une consistance souple & même solide »141.

De Machy continue en écrivant qu’il existe nécessairement une cause

déterminante des changements qui interviennent dans un corps animal, végétal ou

pierreux, la même qui se trouve dans le gland qui devient chêne. « Cette cause est dans

l’individu nécessaire à la formation d’un nouvel être, dans la graine des végétaux, dans

le germe des animaux, dans le concours des circonstances pour les minéraux ; toutes

substances qui étant le superflu de l’accroissement des corps qui les fournissent, sont

douées de parties constituantes très mobiles, & capables d’une énergie singulière »142.

Tout se fait, considère de Machy à l’instar de Willis, par le secours de la fermentation,

suivant en cela l’image de la levure. C’est donc par un mouvement fermentatif excité

dans la matière indifférente, « par des atomes déjà déterminés », que cette matière

s’identifie aux corps, se caractérise avec eux, « & ne cessera d’être ainsi caractérisée,

que lorsque la destruction du corps lui rendra, non sa première existence, mais sa

première indifférence »143.

Il est tout de même possible de distinguer quatre classes de parties constituantes

d’un corps : l’aqueuse, l’autre saline (« elle est savoureuse »), la troisième huileuse

(reconnaissable à son inflammabilité), et la dernière solide (qui caractérise son état

terreux et insipide). Tous les produits de la nature peuvent se ranger dans ces quatre

ordres de substances mixtes, « qu’on a voulu regarder comme principes des corps »,

mais qui sont pourtant composés. « Que la faculté que possède tout corps organisé de

s’assimiler, le premier principe, faculté comparable pour sa nature & ses effets à celle

des fermens, est la cause immédiate de la reproduction des corps, de leur

développement, de leur conservation, & est par conséquent le principe secondaire ou

immédiat de ces corps »144. Alors que les quatre classes des produits chimiques sont

« les principes secondaires du second ordre, ou les principes principiés des corps ».

Cependant, on ne peut concevoir ce développement des corps, sans se former

l’idée d’un mouvement. « La matière indifférente aborde un corps, s’y combine & s’en

échappe ; les mouvemens progressif, centripète & centrifuge, sont les moyens uniques

141 De Machy, ib., 28-29. 142 De Machy, ib., 31. 143 De Machy, ib., 38. 144 De Machy, ib., 40.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 502

de ces trois effets »145. La matière indifférente fluide s’incorpore dans les corps de la

manière comparable à celle d’un liquide qui monte dans des tuyaux capillaires. Ceci est

le mouvement progressif. La deuxième étape, c’est-à-dire la combinaison, est le résultat

d’un mouvement centripète ; la chaleur et l’effervescence qui proviennent d’une union

de substances, appartiennent à ce mouvement. Le troisième mouvement est par exemple

l’évaporation, et crée le froid. « Concluons des principes avancés dans cette leçon, que

dans l’ordre de la nature le mouvement progressif est nécessaire pour l’accroissement

des corps ; le mouvement centripète, en y combinant les nouvelles substances, y

entretient une chaleur nécessaire pour leur perfection, & enfin, le mouvement

centrifuge, en tempérant ou concentrant cette chaleur par le frais qu’il excite autour de

ces corps, leur procure de plus un moyen de se débarrasser d’une partie de leur fluide

abondant »146.

Qui en est-il des corps salins ? Le sel est « en général l’espèce de substance » qui

procure de la saveur aux corps auxquels il est uni, qui pique la langue s’il est acide,

brûle s’il est alkali, ou fait naître une sensation « mixte » s’il est un sel neutre. Il y a fort

à parier que la raison de la sapidité saline chez de Machy est acide. Ici aussi ce sont les

diverses combinaisons de l’acide qui sont à l’origine de ces trois espèces de sels. Les

sels alkalis fixes sont selon lui produits par la vive action de la flamme sur les végétaux,

qu’elle décompose dans un premier temps, puis recombine les parties, un acide, une

terre déliée et un « charbon » qui représente le résultat de la dessiccation des substances

inflammables de la flamme, pour aboutir à leur réalisation. Si les alkalis sont riches en

phlogistique, c’est-à-dire en cette matière susceptible d’ignition incluse dans le charbon,

ils seront cristallisables ; si c’est la terre qui abonde, ils seront d’une causticité

dangereuse.

Pour de Machy, les sels lixiviels147 ne sont pas des sels alkalis, comme pour tous

les chimistes que nous avons vu jusqu’à maintenant pourtant ; ce sont des sels neutres

que l’on tire par lessivage des cendres d’un végétal alkalisé qui tenait en son sein

d’autres acides propres à « l’alkalisation » qui se saisissent de ce qu’il faut d’alkali fixe

pour former ces substances salines qui cristalliseront après extraction. Tout sel pour être

crystallisé suppose que son acide, qui est naturellement fluide, soit uni à une autre

145 De Machy, ib., 44. 146 De Machy, ib., 64-65. 147 Hermann Boerhaave (Elemens de Chymie, traduit du latin par Allamand, Paris, 1754, t. V, p. 256)

rappelle que le terme lixiviel vient du latin lix, « les cendres du foyer », que Pline a donné au sel le nom de Cinis lixivius (L.XXXVI.C.27 et L.XIV.C.20), que Columelle proposa celui de lixivium pour la lessive à l’eau imprégnée de ce sel (L.XII.C.41) (Aristote, Météor., II, C.3) évoquait déjà les cendres salées (p. 261).

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 503

substance appelée base qui concourt pour une part à la détermination de la figure des

cristaux ; on aurait tort, écrit l’auteur, d’établir « quelque règle où l’acide & la base

n’entrassent point en considération égale »148.

Les sels neutres, quant à eux, nous l’avons vu, sont cristallisables. Considérés

chimiquement, ils ont tous une base qui est en général toute substance capable de

donner à un acide fluide, une consistance et une forme invariable toutes les fois qu’on

les combinera avec la même base. Celle-ci peut être, ou un acide déjà concret (c’est le

cas précédent de la crème de tartre), ou une substance alkaline, ou une matière calcaire,

ou enfin un métal. « Elle peut y être dans une proportion telle qu’elle surpasse en poids

l’acide & alors ce sont des sels neutres avec le moins d’acide possible, ils sont les plus

difficiles à dissoudre dans l’eau ; ou bien elle y est dans une juste proportion ; ou enfin

l’acide y prédomine, ces derniers sels neutres ne conservent cette surabondance d’acide

que pendant quelque temps, deux ou trois solutions le leur font perdre, à moins que ces

sels soient des sublimés, encore plusieurs ne résistent-ils pas à cette épreuve. Cette

surabondance entre cependant dans les crystaux autrement que comme eau de

crystallisation : ils y sont reconnoissables en ce qu’ils changent absolument la figure

naturelle du sel ; tel est par exemple la figure du tartre vitriolique qui dégénère en

aiguilles soyeuses lorsqu’il y a surabondance de cet acide »149. Il est à préciser que selon

toute apparence la classe des sels neutres à deux acides représente une innovation qui

restera isolée dans la chimie saline. Elle n’a pourtant rien de réellement choquant ;

l’acide concret est un acide ayant dans sa composition certainement plus de principe

terreux, ce qui le rapproche nettement des alkalis fixes, lesquels sont eux-mêmes, à

l’origine, des acides. De Machy avait pris, pour illustrer cette catégorie de sels, un sel

neutre à base de tartre ; le tartre étant apprécié, par lui, comme un acide concret.

D’Holbach, pour sa part, avait distingue dans un tel sel neutre une constitution triple. La

nature du tartre n’était pas encore décidée à cette époque, et la divergence d’opinion

résidait en fait plus sur l’appellation qu’il convenait de donner à ce genre de substances

qu’il formerait.

La vision de de Machy de l’excès d’acide des sels mixtes est tout de même assez

étrange. Selon Rouelle, l’acide surabondant doit être intimement lié au sel neutre, et ne

peut par conséquent pas être éliminé par un quelconque lessivage, comme le suggère de

Machy qui a rédigé cet ouvrage quelque temps seulement après que Baumé ait formulé

de sérieuses réserves à l’encontre de la surabondance d’acide de ces sels. On peut se

148 De Machy, op. cit. in n. 140., 460-461. 149 De Machy, ib., 464-465.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 504

demander si, ici aussi, tout ne dépendrait pas de l’interprétation que l’on donne aux

« moyens purement mécaniques » pour ôter l’acide excédentaire, pour reprendre le mot

du rapport de l’Académie sur la polémique opposant Baumé à Rouelle. Nous voyons

d’un côté de Machy soutenir et démontrer le phénomène découvert par Rouelle en 1754,

critiquer l’attitude de son détracteur, et de l’autre annoncer qu’une ou deux simples

lotions débarrassent le sel neutre de son acide surabondant, à la manière somme toute du

papier gris de Baumé. L’attitude de de Machy est ambiguë.

Le fait que tous les sels présentent une forte affinité pour l’eau plus ou moins

marquée, a en tous cas déterminé de Machy à joindre à sa nouvelle table des rapports150

présentée en 1769 à l’Académie des Sciences, une colonne renseignant sur les degrés de

solubilité des sels, dont l’ordre est le suivant : les acides, les alkalis fixes végétaux, les

sels à base terreuse, les alkalis volatils, l'alkali fixe du sel marin, le sel ammoniac, le

nitre, les vitriols, le sel marin, le tartre vitriolé, l'alun, le borax, le tartre, et l'arsenic.

Que sont pour l’auteur les acides : « Les acides sont donc une manière d’être de

la matière en général, modifiée par l’espèce de corps où elle pénètre. Peut-être

cependant dans le cahos infini de substances autrefois existantes en tant que corps dont

les débris constituent la matière indifférente actuelle ; peut-être celles qui ont appartenu

à certaines classes de corps, conservent-elles pendant quelques révolutions une plus

grande tendance à se réunir de nouveau aux êtres semblables à ceux dont elles sont

issues. Il n’en sera pas moins vrai que dans les trois règnes, les semences, les germes, &

les matrices sont les corps déterminants, sont les vrais principes secondaires des corps.

[…] Quelle sera donc la première essence de l’acide vitriolique, la cause de son

caractère distinctif ? Nous l’avons insinué précédemment, la matière indifférente, & la

nécessité résultante du concours des circonstances ; concours déterminé par la

préexistence de corps qui modifient cette matière »151.

Les acides vitriolique et marin n’existent selon l’auteur que lorsqu’un corps leur

procure le moyen de se former. On peut dire que les substances animales sont celles où

l’acide marin se fixe et se développe le plus volontiers, et celui-ci forme avec elles

l’alkali marin. Ces deux acides ne paraissent pas dérivés l’un de l’autre, mais desquels

en revanche proviennent tous les autres acide.

150 De Machy, « Cinquième dissertation. Exposition d'une nouvelle Table des principales

combinaisons chymiques, connue jusqu'à présent sous le nom de Table des Rapports ou Table d'Affinités », op. cit. in n. 127, 82-305 ; en particulier le chapitre XII, sur la classement selon la solubilité des sels.

151 De Machy, ib., 426.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 505

Ce qu’il convient de retenir de l’étude de la chimie saline de Jacques-François de

Machy, en plus du souci affiché de poursuivre la réflexion de Rouelle quant aux

proportions relatives des constituants des sels composés, est l’extension presque

naturelle de la classe des sels neutres. Le moment n’est plus à définir quels corps on doit

mettre dans la catégorie des substances salines, mais à découvrir de nouveaux sels quitte

à repousser les limites de la définition des sels neutres. Le sel mixte doit plus que jamais

s’entendre comme une substance formée d’un acide et d’un corps quelconque lui

servant de base qui peut même être pour de Machy non seulement un sel composé mais

aussi un acide. Il y a volonté de généraliser la signification du terme de sel à toute

combinaison d’un acide à tout type de corps ; on sent le pouvoir heuristique de la

définition des sels composés. Par ailleurs, bien que l’acide reste tout de même le sujet

central de l’organisation des sels, le fait de parler d’une substance composée pareille à

la crème de tartre, comme d’un acide, est un indice d’une perte d’excellence de l’acide

dans la chimie des sels.

Il nous est difficile en tous cas de savoir ce qu’a pu réellement réaliser comme

opérations de Machy, cependant ce chimiste nous donne l’impression de vouloir être

plus rouellien que Rouelle sur les deux aspects les plus personnels du travail de

recherche de cet académicien : l’extension de la définition des sels neutres et leurs trois

états selon leur proportion en acide.

4- La vision normalisée du sel

Il nous apparaît tout à fait possible de poser un avant et un après Rouelle dans

l’histoire des sels de la chimie française du XVIIIe siècle. Rouelle a inscrit les sels dans

une philosophie chimique qui a représenté un paradigme dans lequel a été pensé la

pratique de la chimie. Nous nous proposons dans ce chapitre de suivre une science

chimique saline normalisée propagée par Pierre-Joseph Macquer – premier personnage

de notre enquête à avoir dispensé un enseignement presque similaire à celui reçu – qui

fut très influent alors. A partir de 1750, en tant que censeur royal, il examinait les

ouvrages traitant de chimie, de médecine et d’histoire naturelle, et en 1768, il accéda au

bureau éditorial du Journal des Sçavans ; son influence s’est exprimée aussi dans le

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 506

domaine des techniques où il était à partir de 1766, consultant au Bureau de Commerce

qui était chargé de contrôler les industries françaises.

Avec la chimie de Pierre-Joseph Macquer (1718-1784)152, nous revenons à une

chimie plus représentative de celle pratiquée par l’ensemble des chimistes dans la

seconde partie du siècle, certainement parce qu’il n’élabora pas de théorie chimique qui

lui soit réellement propre. Macquer a suivi les cours de Rouelle avant 1742153 et a repris

à son compte l’ensemble de sa doctrine de Stahl revisitée. C’est ainsi que les Elemens

de Chymie Théorique de Macquer de 1749, suivis deux ans plus tard de ses Elemens de

Chymie Pratique, manuels qui ont supplanté le Cours de Chymie de Nicolas Lemery qui

se faisait très vieux, peuvent être perçus comme des vecteurs de propagation de la

doctrine de Rouelle. Toutefois, y transparaît une plus forte sensibilité en faveur de

l’argument des affinités pour rendre compte des opérations chimiques. Macquer fut

diplômé de médecine à la faculté de Paris en 1742, et devint membre de l’Académie des

Sciences en 1745 où il présenta entre autres ses travaux sur les dissolutions de corps

dans l’alcool, sur l’arsenic et ses dérivés, et sur le bleu de Prusse. Après seize années de

collaboration avec Baumé, Macquer cessa son enseignement privé pour occuper la chair

de professeur de chimie au Jardin du Roi de 1773 à 1783. Il s’était également impliqué

dans la production de porcelaine à Sèvre à partir des années 1760.

Les Elemens de Chymie Théorique se présentent comme un traité pour

débutants. Sont exposés à tour de rôle les quatre éléments eau, terre, air et feu (appelé

aussi phlogistique s’il est fixé) qui entrent en qualité de principes dans les combinaisons

de tous les corps mixtes, les affinités chimiques, et les substances composées suivant

l’ordre de leur complexité croissante, d’abord les minérales, les végétales, puis les

animales.

Le discours théorique de Macquer qu’on y trouve sur les substances salines en

général est révélateur d’une pensée baignée de rouellisme :

« Des substances salines en général. Si une partie d’eau se joint intimement avec une partie de

terre, il doit en résulter un nouveau composé qui, suivant nos principes, participera des propriétés

de la terre & de l’eau : c’est cette combinaison qui forme principalement ce qu’on nomme

substance saline. Par conséquent toute substance saline doit avoir de l’affinité avec la terre &

avec l’eau, ou pouvoir se joindre & s’unire avec l’un ou l’autre de ces principes, soit qu’ils soient

séparés, soit même qu’ils soient joints ensemble : c’est aussi cette propriété qui caractérise en

général tous les sels, ou matières salines. Comme l’eau est volatile, & que la terre est fixe, les

sels en général sont moins volatils que l’eau & moins fixes que la terre. […]. Il y a plusieurs

152 Voir Partington, op. cit., vol. 3, 80-90. 153 Selon Rappaport, 1960, 77.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 507

espèces de sels qui diffèrent les uns des autres, soit par la quantité, soit par la qualité de terre qui

entre dans leur composition, soit enfin par l’addition des quelques autres principes, qui n’étant

pas combinés avec eux en assés grande quantité pour empêcher leurs propriétés salines de se

manifester, permettent qu’on leur laisse le nom de sels, quoiqu’ils les fassent différer assés

considérablement des matières salines les plus simples. Il est aisé de conclure de ce que nous

venons de dire sur les sels en général, qu’il doit y avoir de plus ou moins fixes & volatils, & de

plus ou moins disposés à se joindre avec l’eau, ou avec la terre, ou avec certaines espèces de

terre, suivant l’espèce ou la proportion de leurs principes »154.

Ces dernières propriétés s’expliquent par le fait que le sel, résultant de la

composition intime d’une partie d’eau et d’une partie de terre, participe des propriétés

de l’une et de l’autre. Par conséquent, toute substance saline doit avoir de l’affinité avec

chacun de ces deux éléments. Inversement, on est renseigné sur la composition des

mixtes salins par le fait qu’ils présentent une « convenance », et des propriétés

communes avec l’eau et la terre, en quoi on peut également les réduire.

L’espèce de substance saline la plus simple est pour Macquer celle nommée

acide ; elle tire son nom de sa saveur caractéristique. Elle possède la particularité de

rougir le sirop de violette. Bien que l’acide vitriolique apparaît dans le texte de temps en

temps sous l’expression d’acide universel, l’auteur ne paraît pas le présenter comme le

porteur du principe salin. Il est toutefois précisé que combiné à une certaine quantité de

phlogistique au moyen de la putréfaction, il devient acide nitreux. En ce qui concerne

l’acide marin, Macquer ne peut se prononcer sur la substance qui s’unit à l’acide

vitriolique pour le former ; il rappelle simplement que Becher et Stahl avait avancé une

terre mercurielle, mais il adopte le même scepticisme à ce sujet que Rouelle.

Les alkalis, quant à eux, seraient des combinaisons salines presque identiques

aux acides si la terre élément n’entrait pas en si forte proportion en eux. On les

reconnaît à leur goût âcre, brûlant, et à leur propriété de verdir le sirop de violette.

Bien évidemment, les sels composés, si tant est que nous puissions les appeler

ainsi puisqu’ils le sont tous théoriquement, disons donc les sels dits neutres, moyens ou

salés sont envisagés par Macquer. Il est intéressant de relever à ce sujet la précision

suivante de l’auteur : « on les nomme aussi simplement sels »155. C’est là la marque

d’une parfaite reconnaissance de ces sels aux côtés des anciens sels principes, l’acide et

l’alkali. La particularité de l’union des deux derniers pour l’auteur est de former une

combinaison saline qui n’est « ni acide ni alkali », qui n’altère pas les indicateurs

colorés, et dont les propriétés respectives de ses deux constituants se sont perdues. Il

154 Pierre-Joseph Macquer, Elémens de Chymie Théorique, Paris, 1749, 23-25. 155 Macquer, ib., 32.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 508

résulte un nouveau composé « que quelques Chymistes ont nommé Sel Salé, à cause

que l’acide a perdu par son union avec la terre sa saveur aigre, pour en prendre une qui

approche de celle du sel marin ordinaire dont on se sert dans la cuisine, différente

cependant suivant les différentes espèces d’Acides & de terres que l’on combine

ensemble »156. Le « salé » n’a pu la même signification, comme on le voit, qu’à la fin du

siècle précédent ou même qu’au tout début de celui-ci. Il ne sert plus à rappeler la

constitution des premiers êtres salins composés reconnus (un sel joint à un sel), mais

simplement maintenant la saveur approchante de celle du sel de cuisine, résultant de

l’association qui moyenne le goût des constituants. Macquer prévient son lecteur que

pour être parfaitement neutre, ce sel ne doit pas avoir l’un de ses constituants

surabondant par rapport à l’autre, car pour lors, ils auraient les propriétés de ce principe

excédentaire. « La raison de cela est que l’une ou l’autre de ces substances salines ne

peut se joindre avec l’autre que dans une certaine proportion, au-delà de laquelle il ne se

fait plus d’union. On a nommé saturation l’action de faire cette juste combinaison, &

point de saturation, à l’instant où lorsqu’on fait le mélange des deux substances salines,

l’une se trouve s’être unie avec l’autre en aussi grande quantité qu’elle est capable de

s’y joindre »157. Le point de saturation est annoncé quand il n’y a plus effervescence,

plus de saveur acide ou âcre, et lorsque le sirop de violette ne voit pas sa couleur altérée.

Les sels neutres ont aussi la propriété de se cristalliser.

Par ailleurs, Macquer est également connu pour avoir rédigé un Dictionnaire de

Chymie en 1766, réédité en 1778, contenant environ cinq cents entrées classées par

ordre alphabétique, dont « Sel » traitée sur plus de soixante-dix pages. Cet ouvrage

s’adresse cette fois-ci à un public déjà un peu versé dans la chimie. C’est dans ce livre

que l’on trouve le célèbre mot de Macquer sur la chimie qui n’a « heureusement rien de

commun que le nom avec cette ancienne chimie, & cette seule conformité est même

encore un mal pour elle, par la raison qu’ç’en [sic] est un pour une fille pleine d’esprit

& de raison, mais fort peu connue, de porter le nom d’une mère fameuse par ses inepties

& ses extravagances »158.

L’article « Sel » peut se diviser en deux parties : d’abord une critique de la

théorie des sels de Stahl, ensuite une étude des substances salines et de leurs

combinaisons.

Macquer débute par l’établissement du constat suivant sur la classe des sels :

156 Macquer, ib., 28. 157 Macquer, ib., 32.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 509

« Un coup d’œil jeté sur les […] substances salines par elles-mêmes, suffit pour reconnoître qu’il

y a de grandes différences entr’elles, qu’elles diffèrent surtout en degré de force, en un mot,

qu’elles ne possèdent point les propriétés salines au même degré »159.

Stahl pensait, rappelle l’auteur, qu’il n’y a qu’un seul principe salin, qui par

l’union intime qu’il est capable de contracter avec plusieurs autres substances, constitue

un certain nombre de matières, lesquelles possèdent les propriétés salines à un niveau

assez intense pour les conserver plus ou moins à travers les combinaisons et

décombinaisons, et ainsi donner l’apparence de matières simples, essentiellement

salines par elles-mêmes.

En suivant cette idée, Macquer a recherché la substance saline la plus simple qui

serait le principe de toutes les autres. Il lui apparaît en premier lieu évident que c’est

dans la classe des acides et des alkalis qu’il faut chercher cet élément salin le plus pur.

Ensuite, « […] il ne sera pas difficile de se convaincre que les propriétés salines sont en

général plus fortes & plus marquées dans les acides que dans les alkalis, puisqu’ils sont

plus actifs, plus dissolvans, plus adhérens aux corps dissous, plus deliquescens, &c., &

que d’ailleurs, dans les différentes opérations de chimie, les alkalis, soit fixes, soit

volatils, se montrent toujours plus susceptibles d’altération, & même de décomposition,

que les acides. C’est donc parmi les acides que doit se trouver la plus forte & la plus

simple de toutes les matières salines »160. En outre, Macquer n’éprouve aucune

difficulté à constater que les acides des règnes végétaux et animaux sont plus faibles et

plus vulnérables à la décomposition que ceux du règne minéral ; ils sont en effet

embarrassés principalement d’une huile. Dans ce règne minéral, on n’aura bien entendu

aucun mal à identifier l’acide vitriolique comme « seule substance essentiellement

saline par elle-même, comme un principe salin unique, qui, par l’union plus ou moins

intime qu’il contracte avec différentes autres substances non salines, est capable de

former le nombre innombrable des autres matières salines moins simples que nous

offrent la nature & l’art ; & en second lieu, que ce principe salin est un principe

secondaire, uniquement composé de l’union intime des principes primitifs aqueux et

terreux »161.

Pour se convaincre du bien fondé de cette conclusion, le chimiste nous invite à

remarquer qu’aucune substance saline n’a autant de force, d’inaltérabilité, et de vertus

158 Pierre-Joseph Macquer, « Chimie », Dictionnaire de Chimie, contenant la théorie et la pratique de

cette science, son application à la Physique, à l’Histoire Naturelle, à la Médecine, et aux Arts dépendans de la Chimie, Paris, 1778, 2e édition, t. 1, 245.

159 Macquer, ib., t. 2, 367. 160 Macquer, ib., t. 2, 368. 161 Macquer, ib., t. 2, 368-369.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 510

salines aussi prononcées que l’acide vitriolique, dont la saveur est « violemment aigre &

acide ». Macquer nous invite à observer que, dans un degré moindre, les autres

substances salines les plus actives et les plus simples, sont des corps dont les

caractéristiques sont proches de celles de l’acide vitriolique, à savoir, les acides nitreux

et marin. Il constate en outre que l’acide vitriolique, se combinant avec une substance

inflammable pour former l’acide sulfureux volatil, présente plusieurs propriétés

communes avec l’acide nitreux, et que plus on dépouille les acides végétaux de leur

principe huileux, plus ceux-ci s’approchent des qualités de l’acide vitriolique. Dans un

même ordre d’idée, plus on retire de principe terreux aux alkalis fixes, moins justement

ils restent fixes et plus ils tombent en déliquescence, « en un mot, ils se rapprochent

d’autant plus de l’acide vitriolique ».

On peut tout de même s’étonner de la saveur si violente et si corrosive de l’acide

vitriolique, alors que ces deux propriétés ne se retrouvent pas dans ses principes

composants, l’eau et la terre. La raison viendrait du fait, selon Di Meo, que les parties

primitives de l’eau étant beaucoup moins enclines à la combinaison que celles de la

terre, « la tendance de ces dernières à l’union ne sera épuisée ou satisfaite qu’en partie

par leur combinaison avec les premières, et que par conséquent il doit résulter un

composé dont les parties intégrantes auront une très forte action dissolvante, tel que

l’acide vitriolique »162.

Le nom de Sel, ou substance saline ou matière saline est selon Macquer la

dénomination la plus large, celle qui recouvre le plus grand nombre de corps en chimie.

« Les propriétés essentielles de toute matière qu’on doit regarder comme saline, sont

d’affecter le sens du goût, ou d’avoir de la saveur, d’être dissoluble dans l’eau, &

d’avoir toutes les autres qualités principales, comme la pesanteur, la fixité, la solidité,

moyennes entre celles de l’eau & celles de la terre pure »163. Cependant, Macquer admet

que, devant les variations presque infinies du degré du caractère salin, « les limites qui

séparent les matières salines d’avec celles qui ne le sont point, sont inconnues,

indéterminées, & probablement même indéterminables »164. Il apparaît donc

indispensable de distinguer les substances qui ont des propriétés salines par elles-

mêmes, certainement très peu nombreuses, de celles qui n’en ont pas, mais qui peuvent

y participer plus ou moins par leurs unions aux premières. En effet, des sels à la

personnalité saline très marquée peuvent exercer une forte action sur des corps non

162 Pierre-Joseph Macquer., Dictionnaire de chimie, 1766, t. 2, 427 ; cité par A. Di Meo, « Théories et

classifications chimiques au XVIIIe siècle », History and philosophy of the life sciences, vol. 5, n°2, 1983, 181.

163 Macquer, op. cit. in n. 158, t. 2, 365.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 511

salins, tout en leur conférant de leur salure. Ainsi doit-on regarder comme substances

essentiellement salines, toutes celles qui en plus de posséder des propriétés salines

caractéristiques des sels telles que saveur et miscibilité parfaite à l’eau dans un degré

très marqué, peuvent, lorsqu’elles sont isolées, communiquer ces propriétés, du moins

en partie, aux autres substances qui en sont dépourvues, au moment de leur combinaison

à ces dernières ; elles pourront en être séparées par la suite, et réapparaître avec tous les

caractères salins qui leur sont propres.

Cela posé, tous les acides et les alkalis minéraux, végétaux et animaux, tant fixes

que volatils, liquides, ou concrets doivent être regardés comme des substances salines

par elles-mêmes. L’acide est, selon Macquer, indubitablement constitué d’eau et de

terre, et doit son nom à sa saveur aigre. La plupart des acides se présentent à nous sous

forme de liqueur, bien que théoriquement, une fois débarrassés de toute l’humidité

surabondante à leur essence saline, ils devraient paraître solides. Leur trop forte avidité

d’eau les condamne pour ainsi dire à la fluidité, parce qu’il semble pour le moins

impossible de leur éviter le contact avec les vapeurs aqueuses de l’air environnant. Les

acides font en plus preuve d’une grande facilité à se combiner avec les autres

substances, en particulier avec les alkalis.

Macquer précise que l’emploi de l’expression « sels acides » pour désigner les

acides par quelques chimistes, surtout chez les anciens, devrait être réservé à certaines

substances salines concrètes « qui paroissent en quelque sorte tenir le milieu entre l’état

d’acide pur, & celui de sel neutre »165, telles que le tartre, le sel d’oseille, et plusieurs

sels essentiels. Notons que selon Macquer, l’arsenic et le sel sédatif possèdent eux aussi

la propriété de transmettre le caractère salin, tout comme pour de Machy. Presque

comme de Machy également est le rapprochement entre le tartre (qui est la même

substance que la crème de tartre) et la classe des sels neutres affichant un caractère

acide ; pense-t-il à un sel neutre avec surabondance d’acide ?

Les alkalis sont des substances salines composées de terre, d’acide et d’un peu

de phlogistique. Ces principes sont moins adhérents les uns aux autres que ne le sont

ceux des acides. L’alkali fixe végétal est reconnaissable de par son goût âcre et brûlant.

Il attire l’eau, adopte une forme sèche et concrète, et dispose d’une remarquable

propension à s’unir aux acides, et ce jusqu’au point de saturation. Il est produit et

combiné en grande partie par la combustion. Macquer note par ailleurs que toutes les

fois qu’on dissout l’alkali fixe dans l’eau, il reste une portion de matière insoluble.

164 Macquer, ib., t. 2, 366. 165 Macquer, ib., t. 2, 386.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 512

« […] Ce n’est autre chose qu’une portion de la terre même de l’alkali. […] Cette terre

ainsi séparée n’est plus dans l’état salin, & par conséquent devient insoluble dans l’eau,

comme les terres pures »166. L’alkali minéral, c’est-à-dire la base du sel marin ou alkali

de la soude, possède, quant à lui, les propriétés salines « dans un degré moins

éminent », car sa saveur est moins corrosive, et il ne tombe pas en déliquescence dans

un environnement humide, à la différence de son homologue, l’alkali fixe végétal167.

Que doit-on entendre alors par sel neutre sous la plume de l’auteur ? La même

chose que sous celle de Rouelle : « Si l’on prend ce nom dans son sens le plus étendu,

on doit le donner à toutes les combinaisons des acides quelconques avec des substances

quelconques alkalines, salines, terreuses ou métalliques »168. Il est cependant

indispensable qu’il y ait saturation réciproque entre l’acide et la base, chacun étant en

aussi grande quantité possible, pour parvenir à un sel mixte dont les propriétés soient

moyennes, c’est-à-dire ni celles de l’acide pur, ni celle de sa base pure.

Pierre-Joseph Macquer, à la suite de sa conception des sels composés qu’on

considérera comme commune, précise au sujet de l’expression de sel neutre parfait un

point ; qu’il est de manière étonnante à notre connaissance le premier à formuler :

« […] Mais il faut bien remarquer à ce sujet qu’un sel neutre peut être parfait dans son genre, &

dans une saturation exacte dans le sens dont nous venons de parler, quoique ses principes soient

éloignés d’être dans une saturation complète ou absolue, c’est-à-dire, quoiqu’il s’en faille

beaucoup qu’ils aient épuisé réciproquement l’un sur l’autre toute la tendance qu’ils ont en

général à se combiner ; il y a à cet égard de très grandes différences entre les divers sels neutres,

& c’est principalement de cela que dépendent les différences essentielles & si marquées qu’on

observe dans les divers sels neutres, relativement à leur saveur, à leur dissolubilité, à leur

déliquescence, enfin à la facilité qu’ils ont à être décomposés, & à l’action qu’ils ont, ou qu’à un

de leurs principes sur d’autres substances »169.

Il est vrai que si telle n’était pas le cas, nous n’aurions que des sels neutres

identiques les uns par rapport aux autres, toutes les propriétés de départ auraient été

ainsi nivelées. Il tombe bien entendu sous le sens que les sels neutres à base alkaline,

166 Macquer, ib., t. 1, 66. 167 Il ne faut pas se méprendre, l’acide n’est pas le seul à être doué d’une forte activité, l’alkali fixe

l’est aussi : « L’alkali fixe est un puissant dissolvant ; il dissout par la voie sèche, & à l’aide d’un degré de chaleur convenable, toutes les terres calcaires, vitrifiables, argileuses, gypseuses & métalliques, & dans des proportions convenables, c’est-à-dire, d’à peu près parties égales. […] Lorsqu’il est en proportion triple ou quadruple de la terre, il la fond encore plus promptement, s’unit avec elle ; & comme il est le principe dominant dans le nouveau composé qui résulte de cette union, ce sont aussi alors ses propriétés qui dominent : il rend donc les terres qu’il a ainsi dissoutes, dissolubles dans l’eau & dans les acides, susceptibles d’attirer l’humidité de l’air » (Macquer, ib., t. 1, 66). D’Holbach, on le verra, franchira le pas, et proposera de considérer ces unions comme salines.

168 Macquer, ib., t. 2, 402. 169 Macquer, ib., t. 2, 403.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 513

sels que Macquer a définis avec soin comme étant des matières salines par elles-mêmes,

sont dans une saturation plus absolue que ceux à base terreuse ou métallique. Pour être

neutre parfait, tous les principes de chacun des deux constituants d’un sel doivent être

saturés individuellement pris. Et on ne juge pas par une seule propriété le niveau de

saturation d’un sel neutre mais par toutes. On pourrait penser que le terme de sel moyen

serait plus adapté.

Sous cette dénomination de sels neutres apparaissent bien évidemment de très

nombreux corps exhibant des propriétés multiples les uns vis-à-vis des autres. Macquer

a lui aussi été confronté au souci de les classer. Il considère un peu à l’instar de son ami

Baumé, comme une tentative manquée la classification des sels neutres de Rouelle de

1744. « Malgré les distinctions que nous venons d’indiquer pour différentes espèces de

sels neutres, nous sommes bien éloignés de croire, poursuit-il, qu’on puisse les diviser

méthodiquement d’après quelqu’une de leurs propriétés communes, et de les classer

comme les Botanistes ont classé les plantes, parce qu’ils ont tous un si grand nombre de

propriétés particulières, et en même temps très essentielles, qu’il ne paroît guère

possible que les sels qu’on mettroit dans une même classe, ne fussent plus différens les

uns des autres par leurs propriétés particulières que semblables entr’eux par la propriété

commune qui auroit servi à les classer »170. Macquer a préféré opter pour une taxinomie

suivant l’ordre de composition des acides avec les différentes « bases », et répartit les

sels neutres en onze classes selon principalement l’acide qui les constitue : sels

vitrioliques, sels nitreux, sels marins, sels tartareux, sels acéteux, sels végétaux, sels

végétaux empyreumatiques, sels animaux empyreumatiques, sels phosphoriques, sels de

Borax, sels arsenicaux.

Précisions pour terminer que le mot « base », sous la plume de Macquer n’a pas

encore acquis le sens qu’il a de nos jours. En effet, l’article « Base » du Dictionnaire de

Chimie rédigé par cet auteur nous expose la définition suivante :

« On peut donner en général le nom de “base d’un composé”, à tout corps qu’on considère

comme dissout par un autre corps qu’il reçoit, qu’il fixe […]. Mais il faut bien se donner de

garde de regarder ces bases comme étant réellement sans action : on en auroit une idée très

fausse ; car, dans toute combinaison & dissolution, les corps qui s’unissent sont également

actifs ; leur action est réciproque ; ils se dissolvent l’un l’autre : en sorte qu’on peut dire tout

aussi bien, comme l’observe M. Gellert171, qu’un métal ou une terre dissout un acide, que de dire

170 Macquer, Dictionnaire de chimie, 1766, t. 2, 475 ; cité par Di Meo, op. cit. in n. 162, 184. 171 C.E. Gellert (1713-1795) est l’auteur en 1751 d’une table de vingt-huit colonnes représentant

l’ordre croissant de solubilité (et non décroissant d’affinité), des corps chimiques. Il comprenait la dissolution des sels dans l’eau comme relevant d’une attraction. Sur cette table parue dans son

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 514

que l’acide dissout la terre ou le métal ; quoique cette dernière manière de s’exprimer soit

beaucoup plus usitée. Il y a même tout lieu de croire que l’action dissolvante qu’ont les corps

pesans & les plus fixes, est dans la réalité beaucoup plus forte & plus considérable que celle des

corps qui ont les qualités opposés ; & certainement même cela est ainsi, si la tendance qu’ont les

différens corps à s’unir ensemble, n’est autre chose que l’effet de l’attraction, ou de la pesanteur

générale de toutes les parties de la matière les unes sur les autres »172.

La chimie des sels de Macquer ne présente que très peu de différences avec celle

de Rouelle. Nous pouvons toutefois en relever deux significatives ; l’une n’étant que la

conséquence de l’autre. Le cas particulier de l’acide vitriolique mis de côté, nous

sommes d’abord fondés à croire à un statut égal du point de vue de la pratique des

acides et des alkalis ou plutôt des bases. Ensuite, l’utilisation des rapports chimiques est

beaucoup plus spontanée dans ce texte ; cela conduit au traitement sur un même pied

des sels acides et des sels alkalis. Il est exact qu’aucune doctrine chimique utilisant le

système des affinités ne distingue entre corps agissants et corps patients, ne serait-ce

que par convention. Dans le jeu des rapports stahliens, cela n’a d’ailleurs pas lieu d’être

puisque c’est sur une analogie de surface qu’il est fondé (en outre, les affinités

chimiques sont une extension de l’attraction universelle de Newton où la force est elle-

même réciproque).

Nous évoluons désormais dans une chimie saline normalisée qui trouve

également un support à son expression dans l’Encyclopédie.

5- Le sel selon l’Encyclopédie

La science de la matière est un savoir qui a sa place dans la culture de la seconde

moitié du XVIIIe siècle, et l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert consacre à la

chimie de très nombreux articles rédigés, à l’exception de Malouin, par des disciples de

Rouelle tels que Venel et d’Holbach173. Jean-Claude Guédon a établi l’existence d’une

Anfangsgründe zur metallurgischen Chymie, voir Alistair Duncan, Laws and Order in Eighteenth-Century Chemistry, Clarendon Press, Oxford, 1996, 123-125.

172 Macquer, op. cit. in n. 158, t. 1, 157-158. 173 Voir John Lough, The contributors to the Encyclopédie, Grant & Cutler Ltd, London, 1973.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 515

école de pensée formée de l’ensemble des contributions chimiques de l’Encyclopédie

dont le « centre caché » est Rouelle174. Marco Beretta évoque la possibilité que la

chimie ait servi de caution scientifique à la cause des philosophes engagés dans

l’entreprise de l’Encyclopédie, en particulier pour établir les fondements d’un athéisme

absolu qui a trouvé son expression dans le Système de la Nature (1770) de d’Holbach,

où la nature par ses propres forces opère sur une matière éternelle en combinant ses

éléments pour tout produire de ce qui nous environne. La chimie aurait donc eu un rôle

central pour les Encyclopédistes175. Par ailleurs, on pense que des liens plus étroits se

sont tissés entre Rouelle et Diderot en dehors du Jardin du Roi, grâce aux assemblées du

salon du baron d’Holbach qui formèrent le réseau des chimistes de l’Encyclopédie.

Paul Tiry d’Holbach (1723-1789) était un amateur très averti de chimie qu’il

aurait lui-même pratiquée. Il a été formé à cette science à Leyde. Sa connaissance de

l’allemand et du suédois mariée à son intérêt pour la chimie explique qu’il a été le

traducteur d’une vingtaine d’ouvrages traitant de chimie et de minéralogie en français

pour lesquels Rouelle aurait pu servir de consultant. Ses contributions à l’Encyclopédie

sont entre autres les articles sur les cuivre, étain, fer, gypse, mercure, métal, or,

orpiment, plomb, régule d’antimoine, soufre, et bien sûr le sel. Il y aurait également eu

un manuscrit de sa main que Beretta identifierait aux Institutions Chymiques attribuées

à Rousseau176.

Ainsi l’article « Sel » du tome XIV paru en 1765 rassemble-t-il les sentiments du

baron d’Holbach sur le sujet. Il y présente deux classes particulières de sels neutres,

celle formée par l’union de deux alkalis, et celle constituée de trois substances.

Le début de son texte est conforme à la pensée générale sur la famille des corps

salins qu’il divise sans surprise en trois classes particulières, le tout présenté dans un

discours fortement empreint de stahlisme médiatisé par Rouelle177 :

« On comprend sous le nom de sel trois espèces de substances ; les acides, les alkalis, & les sels

neutres ; en réunissant les propriétés communes à ces trois classes, on trouve que les sels sont

des corps solubles dans l’eau, incombustibles par eux-mêmes, & savoureux ; il faut bien se

174 Jean-Claude Guédon, The Still-Life of a Transition : Chemistry in the Encyclopédie, Ph.D.

Dissertation (Madison : University of Wisconsin, 1974, 90-100) ; d’après Bernadette Bensaude-Vincent et Bruno Bernardi, « Pour situer les Institutions Chimiques », in B. Bensaude-Vincent, B. Bernardi (réd.), op. cit. in n. 4, 35.

175 Marco Beretta, « Sensiblerie vs. Mécanisme. Jean-Jacques Rousseau et la chimie », in Bensaude-Vincent et Bernardi (réd.), ib., 117-120.

176 Bensaude-Vincent, Bernardi, op. cit. in n. 4, 36-37 ; et Beretta, ib. 177 Les principes des mixtes de d’Holbach sont selon son Système de la Nature de 1770 (Fayard,

Paris, 1990, t. 1, 1e partie, §3, 65-73) les terre, eau, air et feu.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 516

défendre d’appeler sel tout ce qui se crystallise, sans quoi nous confondrions plusieurs corps très

différens entre eux »178.

L’article se poursuit par l’étude des acides qui sont dits être à la base de tous les

autres sels, y compris selon toute vraisemblance les alkalis qui ne sont que des acides

combinés avec d’autres principes. D’Holbach précise que « ce sentiment a pour lui la

raison & l’expérience. La raison dit que la nature choisit toujours les voies les plus

simples, & l’affinité des acides & des alkalis, l’avidité avec laquelle ils s’unissent, est

l’effet de l’analogie ; l’expérience fait voir dans le règne végétal, quand il passe par tous

les degrés de la maturité & de la fermentation, les acides se perdre, se changer en

alkalis, & redevenir ensuite acides »179. L’homogénéité de l’acide et de l’alkali encore

envisagée à cette date, est bien la conséquence directe de l’histoire du sel. Un siècle et

demi plus tôt, l’alkali représentait le sel principe réalisé, pour passer le relais à l’acide

tout en maintenant leur affinité de nature.

Les acides sont communément perçus comme des menstrues, ils ont une saveur

très forte, voire corrosive s’ils sont concentrés. Pas un indicateur végétal bleu n’est à

l’abri de leur « imprégnation ». Ils sont solubles dans l’eau, et ce à un degré

inversement proportionnel à la quantité de phlogistique contenue en eux, faisant ainsi de

l’acide vitriolique le plus soluble dans l’eau. L’ordre s’inverse en ce qui concerne la

volatilité. Du fait de leur extrême affinité avec l’eau, et donc avec les vapeurs aqueuses

de l’air, on ne peut les trouver que sous forme fluide. Uni à une huile, l’acide donne un

savon. Joint à un esprit vineux, on aura un mixte de propriétés singulières et n’existant

nulle part dans la nature, et que l’on nomme éther180. Seul leurs unions avec les alkalis,

métaux et terres donnent des sels neutres. On tire les acides des trois règnes de la

nature : les acides minéraux, acides vitriolique, marin et nitreux qui sont des soufres, le

végétal, et l’acide animal qui ne sera pas développé dans la suite de l’article. Ils entrent,

pour les quatre premiers du moins, dans l’ordre des acides simples, celui des acides

composés n’en regroupant qu’un seul, l’eau-régale (mélange d’acide chlorhydrique et

d’acide nitrique capable de résoudre l’or).

178 Paul Tiry d’Holbach, « Sel », Encyclopédie, t. 14, 903-904. 179 D’Holbach, ib., 904. 180 Plusieurs mémoires académiques ont porté sur l’éther : Duhamel et Grosse, « Recherche chimique

sur la composition d’une liqueur tres-volatile, connuë sous le nom d’Ether » (1734, 41-54) ; Duhamel, « Deux procédés nouveaux pour obtenir sans le secours du Feu une Liqueur éthérée fort approchante de celle à laquelle M. Frobœnius Chymiste Allemand, a donné le nom d’Ether », (1742, 379-389) ; Lauraguais, « Expériences sur les mélanges qui donnent l’éther, sur l’éther lui-même, et sur la miscibilité dans l’eau » (1758, 29-33) ; Lauraguais, « Sur l’éther acéteux ou du vinaigre » (Histoire, 1759, 100-102) ; Cadet, « Méthode pour faire l’éther vitriolique en plus grande abondance, plus facilement, & avec moins de dépense qu’on ne l’a fait jusqu’ici » (1774, 524-533).

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 517

L’auteur enchaîne avec les alkalis qui, pour leur part, ont une saveur âcre, une

grande attirance pour l’eau, verdissent le sirop de violette, et font une vive

effervescence en se mêlant à des acides. « Cette effervescence est reconnue pour être un

effet de la ressemblance, de l’accord qui semble être entre deux substances qui

s’unissent avec vivacité : c’est ce qu’on nomme affinité ou rapport »181. Rappelons

qu’effectivement depuis Barchussen et Homberg, l’union effervescente d’un acide à un

alkali n’est plus interprétée comme un conflit, bien au contraire ; pour le premier, c’est

la manifestation de « retrouvailles entre deux amis », pour l’autre, la réunion de deux

parties d’un tout. Les alkalis fixes et volatils ne différeraient entre eux que par la

quantité de phlogistique qui entre dans la composition des seconds.

On distingue trois espèces d’alkalis fixes, suivant les trois règnes de la nature :

pour le minéral, l’alkali terreux ou natrum, pour le deuxième, l’alkali marin ou soude,

pour le troisième, l’alkali du tartre. Ces trois espèces se différencient par le plus ou le

moins de principe terreux qui entre dans leur constitution. Cette distinction en trois

catégories d’alkalis fixes est pour le moins étrange, et résulte, à notre avis, moins d’une

confusion que d’un désir de retrouver les trois règnes, minéral, végétal, et animal. En

effet, le terme « natrum » était communément attribué à l’alkali de soude, ou alkali

marin, dans un degré moyen de pureté. C’est la base de l’acide du sel marin caractérisée

par Duhamel (opposé aux Encyclopédistes) comme on le sait ; fait qui n’est pas rappelé

dans l’article, bien au contraire puisque d’Holbach écrit que c’est du kali (riche en cette

substance) que nous vient le terme d’alkali, et que par conséquent, ce corps, le natrum, a

été le premier alkali découvert par l’homme.

Le natrum, ou plus généralement, l’alkali fixe minéral, est quoi qu’il en soit pour

l’auteur le « moins alkali » des trois, car plus chargé en terre. Il a donc moins d’affinité

avec les acides. La soude tient le milieu entre les deux autres. En ce qui concerne le

troisième, l’alkali du tartre, d’Holbach observe en passant « que les végétaux qui

fournissent l’acide le plus foible, donnent l’alkali le plus fort »182. Même si cela est sans

rapport aucun, cette dernière remarque est frappante quand on fait le lien avec la chimie

organique moderne dans laquelle effectivement un acide fort a pour pendant une base

conjuguée faible.

Nous arrivons maintenant à la troisième classe de sels, « les sels neutres, salés,

moyens, androgynes, hermaphrodites ou enixes (car les chimistes leur ont donné tous

ces noms), [qui] sont des corps solubles dans l’eau, la plupart savoureux, formant des

181 D’Holbach, op. cit. in n. 178, 905. 182 D’Holbach, ib., 907.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 518

cristaux, ou une masse épaisse […] ; ils sont formés par l’union des acides ou des

alkalis entre eux, ou avec des pierres, des terres & des métaux. La partie la plus fixe au

feu s’appelle la base »183. L’eau entre dans la composition de tous les sels neutres en

proportions différentes, desquelles est basée la facilité de ces corps à se dissoudre dans

l’élément aqueux. Ils peuvent être, affirme l’auteur, « entièrement neutres » ou contenir

une « surabondance d’acide ou d’alkali »184.

Les expressions de sels neutres, sels salés et sels moyens nous sont parfaitement

familières à la différence des trois autres. Nous retrouvons en tous cas celle de sel

hermaphrodite – nous ne remonterons pas jusqu’à Joseph Du Chesne, ni même à

Nicaise Le Febvre qui l’employèrent – dans les Elemens de Chymie de Boerhaave pour

qui elle est synonymes des précédents. Un sel composé n’était à ses yeux ni alkali ni

acide mais participait des deux natures. On le nomme « sel hermaphrodite », notait

Boerhaave, car les sels acides sont dits « sels masculins », et les alkalis « sels

féminins »185.

D’Holbach fait au sujet des sels mixtes preuve d’une grande originalité, et d’un

certain sens critique : un sel neutre ne contient pas forcément un acide, un sel neutre

peut posséder un autre élément salin par lui-même autre qu’un acide, un sel neutre se

forme aussi par l’union d’un alkali fixe ou volatil à une terre ou un métal. A notre

connaissance, ce genre de sel neutre est unique, du moins dans sa définition général,

mais cette réflexion ne semble pas avoir était suivie. Nous avions parlé à l’occasion des

travaux sur la solubilité du tartre d’un rééquilibrage des rôles entre l’acide et l’alkali.

Nous pouvons maintenant affirmer, à la suite de la proposition de d’Holbach de

nommer sel neutre une substance produite de l’union de deux corps alkalins, que celui-

ci est total. L’acide, qui jusqu’alors était l’unique raison saline des sels, le sel par

excellence dont la présence dans un mixte suffisait pour considérer ce dernier comme

salin, doit partager l’exclusivité de sa salinité avec l’alkali. Bien entendu l’acide est

également à la base de la formation des alkalis dans la pensée de l’auteur de cet article,

mais il l’est, si nous pouvons dire, de manière potentielle, voire purement spéculative –

car il faut bien rendre compte de l’appartenance des alkalis à la famille des sels –, et non

actuelle comme dans la combinaison mixtive saline neutre où le chimiste peut à tout

moment retrouver son acide constitutif. Par ailleurs, nous avions évoqué dans le

chapitre traitant du sel composé de deux acides de de Machy une volonté de cet

183 D’Holbach, ib., 908. 184 D’Holbach n’associe pas ce phénomène de surabondance d’acide au nom de Rouelle cité

seulement pour ses travaux cristallographiques. 185 Hermann Boerhaave, Elemens de Chymie, op. cit., t. V, 302 et 368.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 519

apothicaire d’étendre le plus possible la définition d’un sel neutre, davantage que ne

l’avait fait Rouelle. Avec la proposition du baron, il nous semble difficile d’aller plus

loin dans la généralisation. C’est là accorder une place de sel à part entière à l’alkali,

place perdue il y a bien longtemps. Ce qui est d’autant plus singulier est que pour

d’Holbach le sel neutre formé de deux alkalis ne contient qu’un seul vrai alkali salin qui

suffit à étendre sa salinité à l’ensemble de la matière, bien que cette salinité lui soit

donnée par l’acide entrant dans sa constitution, déjà bien enveloppé par le principe

terreux. On lit :

« […] Versé sur une dissolution de métaux dans les acides, il [l’alkali fixe] les précipite ; & si on

en met surabondamment, il en tient plusieurs en dissolution, ce qui nous confirme dans l’idée de

la possibilité des sels neutres formés par l’union des alkalis fixes avec les métaux ; il se fait jour

à-travers les creusets & les pots, ce qui indique sa combinaison avec les terres dont ils ont été

fabriqués »186.

Il est vrai que Macquer convenait d’un alkali fixe comme d’un puissant

dissolvant, rendant les terres calcaires, vitrifiables, argileuses, gypseuses et métalliques

solubles dans l’eau, mais sans pour autant former un corps salin, malgré l’incontestable

caractère salin, la solubilité, qu’il confère à ces matières. La miscibilité à l’eau de ces

nouveaux corps est due, selon Macquer, au fait que ce sont les propriétés de l’alkali qui

dominent ; mais il ne paraît admettre aucun partage de la salinité entre alkali et terre ou

métal. Il avait, en outre, certes disserté sur des sels composés d’arsenic et d’alkali,

toutefois l’arsenic dans ce cas précis jouait, pour le chimiste, le rôle d’acide, ce qui

permettait de ne pas avoir à modifier la définition communément admise des sels

neutres.

La proposition de d’Holbach est frappée du bon sens. Les alkalis, comme

Macquer l’a montré, sont des éléments salins par eux-mêmes, et à ce titre, ils devraient

être pareillement en mesure de déguiser des terres ou des métaux en sels neutres. Cela

ne poserait, a priori, aucune impossibilité théorique. Voilà donc pour d’Holbach l’alkali

à l’égal de l’acide face au sel neutre.

D’Holbach, au sujet de cette classe particulière de sels neutres, se défend de

proposer une idée sans fondement. Il rappelle les opérations suivantes mettant en scènes

des corps composés d’un alkali et d’un métal : « Lorsqu’on précipite l’or dissous dans

l’eau régale pour en faire l’or fulminant, si on verse trop d’alkali fixe, ce dernier après

avoir saturé l’acide, se charge de l’or qu’il retient en dissolution sans le précipiter. Ne

186 D’Holbach, ib., 907.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 520

pourroit-on point séparer cet or uni à l’alkali fixe pour en obtenir un sel ? […] Le cuivre

se dissout dans trois fois son poids d’huile de tartre par défaillance, & forme une liqueur

verte, dont il nous paroît très possible de crystalliser le sel. Les alkalis fixes en

s’unissant avec l’arsenic forment des sels neutres, qui se crystallisent en prismes

quadrangulaires, dont les extrémités se terminent par des pyramides à quatre faces »187.

Avec un alkali volatil : « Nous avons formé un sel très beau avec l’alkali volatil & le

cuivre ; ce sel s’éleva en lames ou feuillets contre les parois du gobelet de verre, dans

lequel il se crystallisoit à l’air libre par une évaporation insensible. […] Ce sel est

absolument ignoré. Cependant on connoissoit la dissolution de cuivre dans l’alkali

volatil. […] L’alkali volatil en précipitant l’or de l’eau régale, fait comme le fixe, il le

dissout de nouveau, s’il est surabondant. Il se conduit de même avec le mercure »188.

Cette dernière citation nous laisserait apparemment entendre que le baron d’Holbach n’a

pas eu qu’un intérêt livresque de la chimie, mais qu’il s’est frotté au travail de

laboratoire. La conception d’un sel mixte doublement alkali serait donc la conséquence

d’une réflexion fondée sur un véritable travail expérimental.

L’auteur établit pour les sels neutres des ordres, genres et espèces. Le premier

ordre est celui des « sels neutres simples » n’exigeant pour leur composition que l’union

de deux substances qui sont acides, alkalis, terres ou métaux. Les premiers genres seront

suivant la nature de l’acide, les suivants en raison de l’alkali. Un genre particulier serait

celui des « sels royaux » qui représentent tous les sels à base d’eau régale avec un alkali,

une terre ou un métal.

Le second ordre est l’ordre des « sels neutres composés » où trois substances, un

acide, l’autres alkaline, & la troisième métallique ou terreuse, réunies en un tout

chimiquement homogene, forment les sels que nous appellons composés »189.

D’Holbach expose neuf genres de sels neutres triples, dont, par exemple, celui des

sels tartareux : « Nous avons vu que la crème de tartre étoit un sel neutre formé par l’alkali

& l’acide végétaux, avec surabondance de ce dernier ; qu’elle étoit un menstrue qui avoit

quelquefois la préférence sur de plus simples : c’est ici que les sels qu’elle forme doivent

trouver leur place. Elle dissout en effet le fer & le crystallise avec lui, pour former le tartre

martial soluble. Elle compose avec l’étain & le plomb les tartres que nous nommerons

jovial & saturnien ; avec l’antimoine elle fait un médicament de plus grand usage, le tartre

stibié. Le tartre uni au cuivre, aux alkalis fixes & volatils, & aux terres absorbantes, forme

187 D’Holbach, ib., 909-910. 188 D’Holbach, ib., 910. 189 D’Holbach, ib., 910.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 521

également des sels neutres crysallisables »190. C’est ce genre qui devrait logiquement

accueillir le sel composé de deux acides de de Machy ; bien que le tartre soit également

envisagé ici comme un sel neutre avec surabondance d’acide, d’Holbach n’imagine

cependant pas son union avec un autre acide. L’auteur fait également allusion au grand

nombre de sels neutres triples formés avec les sels ammoniacaux, qui sont des sels

composés de l’alkali volatil et d’un acide, et de ceux fixes, tels que le borax, ou tout autre

sel neutre constitué comme lui du sel sédatif (acide borique solide), considéré comme un

sel neutre simple. La plupart de ces sels cités par d’Holbach se rencontrent souvent dans la

littérature chimique du XVIIIe siècle, toutefois, à notre connaissance, aucun n’a reçu le

nom de sel neutre, ni même été perçu comme un corps salin, excepté le borax pour lequel

le caractère acide du sel sédatif, qui est un de ses constituants, était volontiers reconnu.

Rappelons que pour Rouelle un vrai précipité était un corps composé également

de trois substances, qu’il ne classait certainement pas parmi les sels. En réalité, il

regrettait que l'on confonde « mal à propos un grand nombre de substances salines avec

des précipités, un précipité étant formé par l'union de trois substances. Une substance

métallique dissoute par un acide est précipitée par un alkali fixe ou volatil, [...] celle-ci est

unie à une portion d'acide qui l'a dissoute, et à un peu de l'alkali qui l'a précipité »191. Par

ailleurs, Baumé avait défini une affinité entre trois corps qui ont entre eux un égal degré

de sympathie, évitant ainsi qu’il y ait décomposition. D’Holbach dans son article de

l’ Encyclopédie n’avait plus qu’à franchir le pas et à baptiser ces associations de corps,

sels.

L’article « Sel » se termine par une « table des sels » élaboré dans le « système

naturel » de d’Holbach. Elle est constituée des trois classes de sels (acides, alkalis, sels

neutres), avec pour chacune leurs différents ordres (acides simple et composés, alkalis

fixes et volatils, sels neutres simples et composés), les genres leur afférant, puis les

multiples espèces.

Après l’étude de Jacques-François de Machy, il nous semblait impossible

d’élargir la classe des sels neutres. Le baron d’Holbach nous prouve le contraire, dans

une situation où le sel principe est enterré et presque oublié, et où l’acide devient de

plus en plus un corps comme les autres. L’article « Sel principe » de l’Encyclopédie est

à ce titre révélateur. Son auteur y note « que le titre de principe ne peut convenir à

aucun sel neutre ; il ne l’est guere moins que les alkalis en doivent être exclus ; quant

190 D’Holbach, ib., 910.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 522

aux acides, une suite d’analogies, de vraisemblances, leur transmutation, sont des

preuves qu’ils derivent tous d’un seul, du vitriolique, sulphureux ou universel : c’est

donc lui seul qu’on pourroit nommer principe, mais n’est-il pas encore susceptible de

décomposition »192. Théoriquement il est en effet parfaitement décomposable. Mais là

n’est pas le propos de d’Holbach, qui souhaite dans son article faire simplement un état

des lieux des sels, et non du sel, dans la pratique de la chimie. Les sels neutres y sont

particulièrement mis en valeur, ils représentent de très loin la grande majorité des corps

salins ; jamais ils n’ont été aussi nombreux que dans la définition élargie des sels

neutres de Rouelle par d’Holbach, où il est vrai le sel mixte à deux acides de de Machy

ne trouve pas sa place. Le nivellement que l’on a observé dans notre étude de

l’importance des acides par rapport à celle des alkalis dans la formation des sels

composés (fruits même de l’union de trois corps) au profit de ces derniers, se fait par le

bas. Le regard est plutôt tourné vers le produit des opérations que vers les réactifs de

départ comme cela fut le cas au siècle dernier où l’on parlait de « préparations ». Cela

dit, le sel neutre doit encore sa salinité à au minimum un sel simple qui entre dans sa

combinaison.

Bien évidemment, le présent travail est loin d’épuiser le sujet du sel dans

l’ Encyclopédie. Nous pouvons citer par exemple, en dehors des articles portant

spécifiquement sur des substances salines, celui de Louis de Jaucourt sur la

« Saveur »193, où il est affirmé entre autres que « les sels sont les seuls principes capables

d’affecter l’organe du goût ». Il serait possible par ailleurs d’évoquer le sel d’une autre

encyclopédie plus spécialisée, le Dictionnaire universel de médecine, de chirurgie, de

chymie, de botanique, d’anatomie, de pharmacie, d’histoire naturelle, &c., de Robert

James194, où le sel est bien représenté.

191 Rouelle, « Mémoire sur les sels neutres … », op. cit., 1754, 588. 192 « Sel principe », Encyclopédie, t. 14, 925. 193 Louis de Jaucourt, « Saveur », Encyclopédie, t. 14, 708-710. Sur Jaucourt, voir Jean Haechler,

L’Encyclopédie de Diderot et de … Jaucourt. Essai biographique sur le chevalier Louis de Jaucourt, Honoré Champion Editeur, Paris, 1995 ; et John Lough, op. cit. in n. 173, 84-85.

194 Robert James, Dictionnaire universel de médecine, de chirurgie, de chymie, de botanique, d’anatomie, de pharmacie, d’histoire naturelle, &c., traduit de l’anglois par Mrs. Diderot, Eidous & Toussaint, Paris, 1746-1748, 6 tomes ; articles : « Principia », « Sal », « Neuter ».

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 523

D/- La fin du sel

L’extension de la classe des sels initiée par Homberg, suivie de l’adoption de la

doctrine de Stahl chassant du nombre des principes des corps mixtes le sel, a provoqué

la conceptualisation de l’être salin à laquelle nous avons assisté. Le dernier quart du

siècle des Lumières signera la fin du sel comme réalité matérielle.

La nouvelle chimie pneumatique ou chimie des airs pratiquée principalement en

Ecosse et en Suède dès la fin des années 1720 si l’on pense à Hales1, mobilise les

chimistes français au début des années 1770. Cela aura pour conséquence, en ce qui

nous concerne, la séparation des acides et bases, dont le nombre est sans cesse croissant,

de la famille des sels, lesquels relèveront davantage du domaine de la nomenclature

chimique. C’est là que notre enquête touche à sa fin.

En 1783, Buffon publie le deuxième tome de l’Histoire naturelle des Minéraux.

Il explique dès les premières lignes de son chapitre intitulé « des Sels » que les matières

salines sont caractérisées par la saveur affectant aussi bien le goût que le toucher ;

propriété qui leur vient d’un « principe salin ». Ce principe salin est l’« acide primitif »

ou « acide aérien », également appelé « acide méphitique ». Il est une combinaison

produite dans les premiers instants de la formation du globe terrestre des éléments air et

feu, ou plus précisément il est l’air fixé par le feu. Cet acide primitif, qui suivant la

précision de Buffon se trouve universellement répandu dans l’atmosphère, est le

principe salin qui a produit et produit tous les acides et alkalis qui sont vus comme des

principes salins secondaires. L’atmosphère est présenté d’ailleurs comme « le grand

magasin » de l’acide primitif. En résumé :

« […] On doit réduire tous les acides & tous les alkalis à un seul principe salin, & ce principe est

l’acide aérien qui a été le premier formé, & qui est le plus simple, le plus pur de tous, & le plus

universellement répandu »2.

Il s’est d’abord associé à la terre vitrifiée pour former l’acide vitriolique plus

fixe, plutôt cantonné, lui, dans le sol (dans les argiles, minéraux, métaux, gypses, etc.).

Plusieurs siècles après, l’acide primitif par son union à la matière calcaire a donné

naissance à l’acide marin qui se présente sous forme de sel commun. Peu de temps

1 Stephen Hales, Vegetable Staticks, London, 1727, traduit en français par Georges-Louis Leclerc

comte de Buffon, La Statique des Végétaux, 1735. 2 Georges-Louis Leclerc comte de Buffon, Histoire naturelle des Minéraux, t. 2, Paris, 1783, 148.

Nous pouvons noter qu’avec cette citation, nous avons l’impression d’un retour en arrière, à l’époque de la pensée de l’Esprit du monde.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 524

ensuite, se mêlant aux corps organisés au moyen de la fermentation, il a formé l’acide

nitreux. Il a de même produit les alkalis par la végétation. En outre, l’acide primitif est

responsable de ce que nous nommerions de nos jours, les phénomènes d’oxydation.

L’auteur reproche à Stahl d’avoir fait de la terre et de l’eau les deux éléments

constitutifs de l’acide universel, puisque pour lui ce sont bien le feu et l’air qui

constituent son essence. D’ailleurs des quatre « vrais principes » des corps, seul le feu

est actif pour Buffon ; les autres n’agissant que par son intermédiaire. L’air, du fait de sa

proximité de nature, possède néanmoins une certaine activité. Ainsi corrosion et

sapidité, qui sont propres aux sels, ne proviennent-ils que des feu et air qu’ils

contiennent.

Buffon se dit en tout cas satisfait de constater que sa pensée de l’acide primitif a

été confirmée par Marsilio Landriani dans le troisième volume de ses opuscules

physico-chimiques. Landriani aurait écrit que « l’acide universel, élémentaire, primitif,

dans lequel peuvent se résoudre tous les acides connus jusqu’à ce jour est l’acide

méphitique […] ; c’est l’air fixe de Black, le gaz méphitique de Macquer, l’acide

atmosphérique de Bergman »3. Aussi bien pour cet homme que pour Lavoisier, d’après

Buffon, l’air fixe ou méphitique est issu de la combinaison de l’air et du feu. L’air dont

il est ici question serait selon toute apparence l’air déphlogistiqué (oxygène).

Buffon affirme que sa doctrine de l’acide aérien découle de son « système

général de la formation du Globe », mais que Landriani l’a démontré par les moyens

chimiques, « ce qui confirme victorieusement [son] opinion »4. Cela dit, Buffon va plus

loin que l’Italien, car il suppose que la réciproque est exacte, c’est-à-dire que si les

acides se convertissent en l’acide primitif comme Landriani le croit, alors les premiers

sont générés par le dernier :

« Il me paroît donc plus certain que jamais, tant par ma théorie que par les expériences de M.

Landriani, que l’acide aérien, c’est-à-dire, l’air fixe ou fixé par le feu, est vraiment l’acide

primitif, & le premier principe salin dont tous les autres acides & alkalis tirent leur origine ; &

cet acide uniquement composé d’air & de feu n’a pu former les autres substances salines qu’en

se combinant avec la terre & l’eau ; aussi tous les autres acides contiennent de la terre & de

l’eau ; & la quantité de ces deux élémens est plus grande dans tous les sels que celle de l’air &

du feu ; ils prennent différentes formes selon les doses respectives des quatre élémens, & selon la

nature de la terre qui leur sert de base »5.

3 Buffon, ib., 166. 4 Voir Buffon, ib., 165-170. 5 Buffon, ib., 169.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 525

Les sels, à proprement parler et en dernière analyse, sont donc constitués des

quatre éléments6. C’est la grande différence avec l’acide primitif formé uniquement des

principaux agents de la nature, les air et feu.

Nous avions au cours de notre étude sur le sel au XVIII e siècle mis en avant des

indices nous faisant songer à un éloignement du sel du domaine de la réalité, pour

l’inscrire dans celui d’une pure production intellectuelle. Buffon porte maintenant

l’estocade finale, projetant définitivement le sel dans des considérations touchant

uniquement la nomenclature chimique. Le sel n’est désormais plus qu’un nom signifiant

une classe de corps issus de l’union de substances qui ne sont même plus envisagées par

l’auteur comme salines. Le vocabulaire s’en trouve totalement inversé : les acides et

alkalis ne sont plus sels, les « vrais sels » sont les sels neutres. La vision exclusivement

dynamique portée par Buffon sur les sels le pousse certainement à leur refuser le

caractère salin qui s’exprimerait pour les vrais sels par l’interchangeabilité d’une de

leurs parties constituantes. L’auteur écrit :

« Les acides & les alkalis sont des principes salins, mais ne sont pas des sels ; on ne les trouve

nulle part dans leur état pur & simple, & ce n’est que quand ils sont unis à quelque matière qui

puisse leur servir de base qu’ils prennent la forme de sel, & qu’ils doivent en porter le nom ;

cependant les Chimistes les ont appelés sels simples, & ils ont nommé sels neutres les vrais sels :

je n’ai pas cru devoir employer cette dénomination, parce qu’elle n’est ni nécessaire ni précise ;

car si l’on appelle sel neutre tout sel dont la base est une & simple, il faudra donner le nom

d’hepar aux sels dont la base n’est pas simple, mais composée de deux matières différents, &

donner un troisième, quatrième, cinquième nom, &c. à ceux dont la base est composée de deux,

trois, quatre, &c. matières différentes : c’est-là le défaut de toutes les nomenclatures

méthodiques ; elles sont forcées de disparoître dès que l’on veut les appliquer aux objets réels de

la Nature. Nous donnerons donc le nom de sel à toutes les matières dans lesquelles le principe

salin est entré, & qui ont une saveur sensible »7.

Le sel est donc pour l’auteur un nom désignant une classe d’objets du monde

réel. Il ne faut cependant plus confondre le sel et son principe salin. Nous entendons le

premier principe salin, celui formé de la fixation de l’air par le feu, et non des principes

6 Observation déjà présente en 1774 dans la pensée de Buffon où, cela dit il n’est pas exprimé que les

sels sont d’abord l’union de l’air fixe à une base ; voir Buffon, Histoire naturelle, générale et particulière, Servant de suite à la Théorie de la Terre, & d’introduction à l’histoire des Minéraux, Supplément, tome premier, Paris, 1774, 110 et suiv. Les quatre éléments peuvent selon Buffon se transformés les uns en les autres (la matière est convertible) (voir, p. 100 et pp. 102 et suiv.) On se reportera à cet ouvrage pour un exposé détaillé des quatre éléments. Pour être complet sur la vision de l’auteur sur la matière, ajoutons que Buffon réduit toutes les puissances de la nature à deux forces : l’attraction [la pesanteur] et l’expansive [la chaleur].

7 Buffon, op. cit. in n. 2., 153-154. Il est possible qu’en 1774 Buffon n’ait pas encore refusé aux acides et alkalis la dénomination de sels. Du moins, rien ne le laisse présumé dans son ouvrage, op. cit. in n. 6.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 526

salins dans le sens posé par Homberg apparaissant à la première ligne de la citation à

l’égard des acides et alkalis. Le principe salin ou acide primitif ne représente plus l’être

salin minimal à l’instar de l’acide universel de Stahl, mais semble davantage désigner,

tout simplement ce que son nom indique, autrement dit, le premier être acide

commencement des sels8. La production des acides et des alkalis a en effet

nécessairement précédé leur formation, « qui tous supposent la combinaison de ces

mêmes acides ou alkalis, avec une matière terreuse ou métallique, laquelle leur sert de

base & contient toujours une certaine quantité d’eau qui entre dans la cristallisation de

tous les sels »9. L’acide poursuit ainsi son existence dans la chimie des sels mais de

manière indirecte et indépendante. La chimie saline devient celle des sels composés

pour lesquels il est inutile d’ajouter l’épithète « neutre » puisqu’il n’y a plus lieu de les

distinguer des sels « simples » qui ne sont plus perçus comme des sels.

Cela étant, Buffon est parfois pris en flagrant délit de nommer sel une substance

acide ou alkaline qui ne devrait plus l’être, de la même manière qu’il parle d’acide

végétal, alors qu’il a exprimé son opposition à l’encontre d’une pareille division des

acides. Il a par exemple reproduit un passage de l’article « Sel » du Dictionnaire de

Macquer10 où il est stipulé qu’acide et alkali sont des substances salines. Il reprend lui-

même à son compte à la suite de la citation l’expression « substances salines »11 pour

les désigner. De plus, ailleurs l’alkali minéral est à certains moments de son discours

présenté comme un sel. L’auteur serait, semble-t-il, plus disposé à parler de sel au sujet

des alkalis (ceux-là même que nous avions jusqu’à présent distingué comme alkalis

salins) que des acides.

Buffon n’en a pas fini avec le sel, il poursuit son travail de déconstruction : la

solubilité dans l’eau n’est pas plus une propriété des sels que leur capacité à cristalliser.

Seule la saveur les caractérise. L’auteur s’appuie pour cela sur l’enseignement de

8 Il est possible que le fait de rendre compte des propriétés des sels par un être qui ne soit pas salin

était déjà dans l’air du temps. Baumé (Chymie Expérimentale et Raisonnée, Paris, 1774) avait déjà présenté un sel dont le principe – principe salin pour parler comme Buffon – n’était pas un sel ; c’était pour lui le feu élément universellement répandu, et librement combiné en lui. On peut songer que dans une chimie pneumatique où les gaz sont partout, le feu de Baumé devient dans le discours de Buffon un fluide élastique omniprésent ; le feu a fixé l’air pour apparaître sous les traits de l’acide aérien [Sans aucun rapport peut-être, Buffon écrit dans une note de bas de page au sujet de Baumé qu’il se montre dans sa Chimie expérimentale & Raisonnée « par-tout aussi bon Physicien que grand Chimiste, & j’ai eu la satisfaction de voir que quelques-unes de ses idées générales s’accordent avec les miennes » (op. cit. in n. 3, note (y), 75-76)].

9 Buffon, , op. cit. in n. 2., 165. 10 Buffon (op. cit. in n. 6, 111) a par ailleurs incité le lecteur en 1774 à ne pas suivre l’opinion de

Macquer sur la composition des sels car celui-ci ne reconnaissait pas la présence en ces substances des éléments air et feu.

11 Voir Buffon, op. cit. in n. 2, 222-224.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 527

Guyton de Morveau, chimiste connu alors dans toute l’Europe12. Le sel, roi de la chimie

du siècle dernier se retrouve totalement nu.

Bien que l’auteur en traite dans son chapitre consacré aux sels, la chimie saline

ici exposée n’est plus chargée de rendre compte de la genèse des alkalis et des acides ;

et l’action de l’acide primitif aurait pu faire l’objet d’un chapitre particulier. Buffon

affirme que ce qui était appelé « air fixe » (dioxyde de carbone), c’est-à-dire cette

substance élastique qui se tire des matières calcaires, qui s’élève de la décomposition

des végétaux, ou qui se forme par la respiration des animaux, n’est autre que son acide

aérien13. Celui-ci se manifeste par sa forte activité, par sa saveur et son odeur ; l’odeur

n’étant pour l’auteur qu’une saveur plus fine. Il est même le principe de toutes les

saveurs. Ce principe salin doit ses formidables propriétés qu’il transmet au sel auquel il

donnera naissance en s’unissant à un corps lui servant de base, en grande partie au feu

élément. On lit :

« […] C’est après le feu, le seul agent de la Nature, puisque c’est par ce principe salin que tous

les corps acquièrent leurs propriétés actives, non-seulement sur nos sens vivans du goût & de

l’odorat, mais encore sur les matières brutes & mortes, qui ne peuvent être attaquées & dissoutes

que par le feu ou par ce principe salin. C’est le ministre secondaire de ce grand & premier agent

qui, par sa puissance sans bornes, brûle, fond ou vitrifie toutes les substances passives, que le

principe salin, plus foible & moins puissant, ne peut qu’attaquer, entamer & dissoudre, & cela

parce que le feu y est tempéré par l’air auquel il est uni, & que quand il produit de la chaleur ou

d’autres effets semblables à ceux du feu, c’est qu’on sépare cet élément de la base passive dans

laquelle il étoit renfermé »14.

En tant que principe de la saveur, l’air fixe est donc directement responsable de

celle des sels. Cette saveur apparaît sans conteste pour Buffon comme le signe physique

permettant de statuer sur la nature saline d’un corps. La combinaison d’un acide à une

base est certes une condition nécessaire pour définir un sel mais pas toujours suffisante

au goût de l’auteur. Pour pouvoir nommer une substance sel, celle-ci doit justifier d’une

sapidité assez prononcée :

12 « […] L’un de nos plus judicieux Physicien, M. Morveau, a eu raison de dire : "Que la saveur est le

seul caractère distinctif des sels, & que les autres propriétés qu’on a voulu ajouter à celle-ci pour perfectionner leur définition, n’ont servi qu’à rendre plus incertaines les limites que l’on vouloit fixer… ; la solubilité par l’eau ne convenant pas plus aux sels qu’à la gomme & à d’autres matières : il en est de même de la cristallisation, puisque tous les corps sont susceptibles de se cristalliser en passant de même, ajoute-t-il, de la qualité qu’on suppose aux sels de n’être point combustibles par eux-mêmes ; car dans ce cas le nitre ammoniacal ne seroit plus un sel (Elemens de Chimie, tome I, page 127)" » (Buffon, ib. , 157-158). Pour une biographie de Guyton de Morveau, voir W.A. Smeaton, « L.-B. Guyton de Morveau (1737-1816). A bibliographical study », Ambix, vol. II, n° 1, 1957, 18-34.

13 Sur l’air fixe, voir H.E. Le Grand, « A note on fixed air : the universal acid », Ambix, vol. XX, n° 2, 1973, 88-94.

14 Buffon, , op. cit. in n. 2., 156.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 528

« […] Toute matière simple, mixte ou composée de plusieurs substances différentes, dans

laquelle l’acide est engagé ou saturé, de manière à n’être pas senti ni reconnu par la saveur, ne

doit ni ne peut être comptée parmi les sels sans abuser du nom ; car alors presque toutes

contiennent une certaine quantité d’acide aérien. Nous devons ici fixer nos idées par notre

sensation ; toutes les matières insipides ne sont pas des sels, toutes celles au contraire dont la

saveur offense, irrite ou flatte le sens du goût, seront des sels de quelque nature que soit leur

base, & en quelque nombre ou quantité qu’elles puissent être mélangées ; cette propriété est

générale, essentielle, & même la seule qui puisse caractériser les substances salines & les séparer

de toutes les autres matières : je dis le seul caractère distinctif des sels : car, l’autre propriété par

laquelle on a voulu les distinguer, c’est-à-dire, la solubilité dans l’eau, ne leur appartient pas

exclusivement ni généralement, puisque les gommes & même les terres se dissolvent également

dans toutes liqueurs aqueuses, & que d’ailleurs on connoît des sels que l’eau ne dissout point,

tels que le soufre qui est vraiment salin, puisqu’il contient l’acide vitriolique en grande

quantité »15.

On peut s’étonner tout de même d’une pareille remarque. Mettre en avant la

saveur comme unique propriété caractéristique des sels au détriment de leur constitution

est une façon de faire bien peu rigoureuse, pour ne pas dire peu scientifique, et nous

renvoie à une époque antérieure à Homberg. Il ne sert donc à rien apparemment de

s’appuyer sur le fondement théorique salin mis au point depuis 1702. Cela pose un réel

problème. On ne voit pas comment construire une nomenclature solide (ce qui serait

semble-t-il l’ambition de l’auteur) avec une proposition aussi fragile. Par ailleurs, nous

pouvons songer ironiquement à un Buffon aux prises à la même crainte que les Apôtres

lorsque Jésus leur dit : « Vous êtes le sel de la Terre ». « Mais si le sel vient à perdre sa

saveur, avec quoi la lui rendra-t-on ? – Il n’est plus bon qu’à être jeté dehors et foulé

aux pieds par les hommes […] » (Matthieu, V : 13), leur répondit-il. En effet, une

matière issue de l’union d’un acide à une base qui serait insipide n’a pas sa place parmi

les sels suivant le discours de l’auteur. Est sel pour Buffon, toute substance sapide

composée d’un acide et d’un corps quelconque lui servant de base. Il ne souhaite pas

dans son traité faire l’énumération des membres de cette classe de corps – ce qui serait à

coup sûr trop fastidieux – ; d’autant plus que leur nombre peut croître chaque jour par

les combinaisons de substances non encore tentées, précise-t-il. Il en fait néanmoins le

décompte, et note que sont connus dix-huit acides, vingt-quatre bases. Ces substances

jointes aux produits de leurs unions « forment ainsi quatre cents soixante-quatorze

dénominations claires & méthodiques »16 des sels.

15 Buffon, ib., 187-188. 16 Buffon, ib., 162.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 529

Buffon est le premier parmi les personnages rencontrés dans notre étude à

annoncer aussi clairement la non-existence du sel, de la subordonner à celle des acides

et des bases qui ne sont plus salins, et d’exiger de lui en plus une saveur notable. Le sel

n’est plus, et l’auteur évoque donc une pluralité de sels, tous composés, tous accessibles

par le chimiste, qu’il conviendrait maintenant de nommer rigoureusement (chose qui

sera accomplie par le collectif formé de Guyton de Morveau, Lavoisier, Berthollet et

Fourcroy17, et ce dans une pensée différente que nous découvrirons dans un instant). Les

sels apparaissent sous la plume de Buffon comme des objets absolument connus et

maîtrisés.

Dans ce texte, l’acide aérien semble tout à fait prendre le relais de l’acide

vitriolique universel de Stahl, qui devient dans la doctrine que nous sommes en train de

suivre, principe secondaire. Cela dit Buffon reconnaît à Stahl le mérite d’avoir ramené

tous les acides à un seul, primitif et universel. Mais pour lui l’acide est après le feu

l’agent le plus actif de la nature ; c’est par l’union particulière du feu à l’air, contenu en

lui, qu’il est actif. Activité que l’on retrouve dans le corps salin réalisé par son

association à une base ; et le nombre de combinaisons possibles est relativement

important comme on l’a vu. La conséquence étant, d’un point de vue pratique, que pour

Buffon « les sels sont après le feu, les plus grands instrumens de ce bel art [la chimie],

qui commence à devenir une science par sa réunion avec la Physique »18. Il est toutefois

possible de confondre l’acide primitif de Buffon avec son « phlogistique ou feu fixe »

également formé de feu et d’air ; mais là l’air serait plutôt une sorte de réceptacle du

feu. Le phlogistique est en fait un feu fixe « animé par l’air », et ce suivant différentes

proportions et dans un état de fixité plus ou moins constant. Sans le concours de l’air, le

feu fixé ne pourrait ni se dégager ni s’enflammer. Lors de la combustion par exemple du

soufre, le phlogistique se dégage – il s’exhale en fumée –, et l’air fixe (l’acide primitif)

prend sa place, « cet effet s’opère sans le secours extérieur du feu libre, & par le seul

contact de l’air ; & dans toute matière où il se trouve des acides, l’air s’unit avec eux &

se fixe encore plus aisément que le feu même dans les substances les plus

combustibles »19.

17 Voir L.-B. Guyton de Morveau, A.-L. Lavoisier, C.-L. Berthollet, A.-F. Fourcroy, Méthode de

nomenclature chimique, 1787, rééditée au Seuil, Paris, 1994. 18 Buffon, op. cit. in n. 2, 340. 19 Buffon, ib., 122 ; voir le chapitre « Soufre », 107-144. On peut voir également Douglas Allchin,

« Phlogiston after oxygen », Ambix, vol. 39, part 3, 1992, 110-116.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 530

Le discours de l’auteur sur le phlogistique est évidemment antérieur de quelques

années à celui sur l’air fixe20. Néanmoins, bien qu’il utilise les apports de la nouvelle

chimie pneumatique dans ses thèses, Buffon ne semble pas avoir suivi l’évolution des

travaux de son collègue à l’Académie, Antoine-Laurent Lavoisier. Reste que la

restriction de l’emploi du terme « sel », pour des raisons propres à la nomenclature

chimiques, aux seuls sels neutres est certifiée par Lavoisier21 lui-même. Celui-ci aurait

semble-t-il été partisan d’une théorie des acides constitués de l’air fixe jusqu’en 177322,

avant de les penser formés d’air vital (oxygène).

Dans ses Opuscules Physiques et Chimiques de la même année23, Lavoisier a

tracé en première partie d’ouvrage, un historique de la recherche en chimie de l’air

fixe24. Il rappelle qu’un fluide élastique avait été mis en évidence depuis déjà très

longtemps, désigné sous le nom de « spiritus sylvestre » jusqu’à Paracelse, puis sous

celui de « gas » par Van Helmont. Ce fluide se dissipe de toute matière fermentée et par

la combinaison de certains corps. Tout en avançant très rapidement dans le temps, il

poursuit en soulignant que Van Helmont et Boyle ont reconnu une différence entre lui et

l’air atmosphérique. Par ailleurs, cet air qui se dégage peut aussi être absorbé et perdre

ainsi son élasticité. C’est ce que Hales s’est attaché à mettre en évidence en mesurant les

quantités d’air libéré et absorbé par les substances. C’est ainsi que l’air, tantôt fixe,

tantôt volatil, devait être compté au nombre des principes chimiques, rang leur ayant été

20 Antoine Baumé (Chymie Expérimentale et Raisonnée, Paris, 1774, vol. 3, 693), à ce sujet, regrettait

que : « Quelques physiciens croyent trouver à l’air fixe des propriétés qui doivent faire rejetter le phlogistique pour lui substituer l’air fixe. L’air fixe doit, suivant ces mêmes physiciens, occasionner dans la chimie une révolution totale, et changer l’ordre des connoissances acquises. Mais les expériences publiées jusqu’à présent m’ont paru présenter des phénomènes sur la cause desquelles il me paroît qu’on a pris le change, comme il sera facile d’en juger par les réflexions suivantes ». Baumé est d’avis qu’il n’existe qu’un seul et même air qui parfois est mêlé avec diverses substances qu’il a dissoutes, faisant croire à des fluides élastiques différents. Bien sûr Baumé n’était pas partisan de la chimie des gaz, et son phlogistique est loin d’être aérien puisqu’il est le résultat du feu et de la terre vitrifiable.

21 Sur la vie de Lavoisier, voir Bernadette Bensaude-Vincent, Lavoisier, Flammarion, Paris, 1993. Les publications sur l’œuvre de Lavoisier ont été extrêmement nombreuses ; nous renvoyons donc à la recension faite par Patrice Bret, « Trois décennies d’études lavoisiennes. Supplément aux bibliographies de Duveen », in Débats et chantiers actuels autour de Lavoisier et de la révolution chimique, Revue d’Histoire des Sciences, XLVIII (1/2), 1995.

22 Voir l’article de Maurice Crosland, « Lavoisier’s theory of acidity », Isis, 64, n°223 (1973), 310. En outre, Buffon, op. cit. in n. 2, écrit (pp. 166-167) : « [Landriani] a pensé avec notre savant Académicien, M. Lavoisier, que l’air fixe ou l’air méphitique, se forme par la combinaison de l’air & du feu ».

23 Nous avons utilisé la seconde édition de 1801 : Antoine-Laurent Lavoisier, Opuscules Physiques et Chimiques, (1773), 2e édition, Paris, an IX (1801).

24 L’air fixe est nommé par Lavoisier « acide charbonneux » ; voir « Mémoire sur la formation de l’acide nommé air fixe ou acide crayeux, et que je nommerai désormais sous le nom d’acide du charbon » (Mémoire de l’Académie Royale des Sciences, 1781, 448), réédité dans Antoine-Laurent Lavoisier, Œuvres de Lavoisier, t. 2, Paris, 1862, 403-422. Il est dit que l’acide charbonneux est « composé de vingt-huit parties de matière charbonneuse [c’est-à-dire du charbon dépouillé d’air inflammable aqueux, de terre et d’alkali fixe], et de soixante et douze de principe oxygine » (p. 422). Remarquons qu’en 1789, il l’a appelé acide carbonique.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 531

refusé jusqu’alors. Venel dans deux mémoires lus en 1750 (vol. 2, des Mémoires des

divers savans étrangers) a ensuite prouvé, note Lavoisier, que les eaux dites acidulées,

de Seltz par exemple, ne sont ni acides ni alkalines, mais qu’elles ne doivent leur goût

piquant qu’à la quantité considérable de fluide élastique combiné en elles dans un état

de dissolution. On lit que pour Black, l’adhésion de l’air fixe n’est pas la même dans

tous les corps ; cette substance présente plus de rapport par exemple avec la terre

calcaire qu’avec l’alkali fixe. Black a proposé en conséquence de faire des changements

dans la colonne des acides de la table des affinités de Geoffroy, et d’en ajouter une

nouvelle, celle de l’air fixe, en considérant les substances alkalines dans leur état de

pureté et privées de gaz, ainsi qu’il suit : terre calcaire, alkali fixe, magnésie, et alkali

volatil. En 1764, un Irlandais, David Macbride, a affirmé que les matières animales

doivent leur fermeté et leur salubrité à la quantité d’air fixe en eux. Lorsqu’elle leur en

est ôtée par la fermentation elles se détruisent. De la même manière, l’alkali végétal ne

peut cristalliser que grâce à cet air. L’historique est plus détaillé pour cette période, et se

poursuit par Cavendish qui a montré que l’eau imprégnée d’air fixe a la propriété de

dissoudre presque tous les métaux. Lavoisier évoque enfin les travaux de Priestley sur

les différents airs (air fixe, air inflammable, air dans lequel on fait brûler les chandelles

et le soufre, air impropre à la respiration, etc.). Lors de son état des lieux des

connaissances sur l’air fixe, Lavoisier a également évoqué les travaux de nombreux

autres chimistes (Jacquin, Hilaire-Marin Rouelle, Duhamel, Bucquet, Baumé,

Cavendish, Crans, Meyer).

Lavoisier confirme dans la seconde partie de l’ouvrage qui lui est personnelle

que ce fluide élastique existe dans les alkalis fixes et volatils et dans la craie. On peut le

chasser par la dissolution de ces substances dans les acides ; « l’effervescence qu’on

observe dans le moment de la combinaison, est un effet du dégagement de ce fluide.

Que ce même fluide a plus de rapport, plus d’affinité avec la chaux, qu’avec les alkalis

salins, et que c’est par cette raison que si on mêle de la chaux dans une liqueur alkaline,

elle s’empare du fluide élastique qu’elle contenoit, se l’approprie, se convertit en terre

calcaire, et réduit l’alkali à l’état de causticité »25. Cela étant, ce n’est pas le point de

vue qu’il conservera. Lavoisier, en 1789, publie son très célèbre Traité élémentaire de

Chimie26, dans lequel l’air seul, devenu oxygène est responsable de l’acidité27.

25 Lavoisier, ib., 252. 26 Antoine-Laurent Lavoisier, Traité élémentaire de Chimie, présenté dans un ordre nouveau et d’après

les découvertes modernes, Paris, 1789, 2 tomes. 27 Voir H.E. Le Grand, « Lavoisier’s oxygen theory of acidity », Annals of Science, 29, n°1, 1972, 1-

18; et Maurice Crosland, « Lavoisier’s theory of acidity », Isis, 64, n°223 (1973), 306-325.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 532

Dans son discours préliminaire, Lavoisier nous éclaire sur son ambition initiale de

rédiger cet ouvrage ; il s’agissait au départ de développer son mémoire sur la réforme de la

nomenclature, présenté à l’Académie en avril 178728. C’est en souhaitant au départ

perfectionner le langage de la chimie que l’auteur insensiblement, écrit-il, en est venu à

rédiger un traité de chimie. C’est dans ce manuel où le but premier avait été donc de

s’occuper de nomenclature que nous relèverons un discours sur ce que recouvre selon son

auteur le nom de sel suivant les éléments de sa nouvelle théorie chimique posés au cours

des années précédentes29.

Lavoisier affirmant qu’il n’y a pas de nomenclature sans science, ni de science

sans nomenclature, note que perfectionner le langage, c’est perfectionner la science et

vice versa. La définition du terme « sel », confirmant celle de Buffon, suivrait-il et

entraînerait-il donc un progrès de la chimie ? Pour lutter contre les impressions fausses,

Lavoisier est en effet d’avis qu’il faut des expressions exactes.

Voici la doctrine des acides et des sels de l’auteur. Les acides sont selon

Lavoisier composés de deux substances de proportions relatives variables, l’une

commune à tous, le « principe acidifiant », l’autre propre à chacun d’eux, leur radical,

ou « principe acidifié ». Les sels neutres sont par conséquent des corps formés de trois

principes : le principe acidifiant, le principe acidifié et une base dite « salifiable »,

terreuse ou métallique. Les sels neutres peuvent en outre connaître également une

surabondance d’acide et de base.

Quel est ce principe acidifiant ? Les molécules des corps obéissent aux deux

forces, la répulsive de la chaleur, et l’attractive qui leur est inhérente. Selon le rapport

existant entre ces forces, les corps sont solides, ou liquides, ou dans un « état élastique

& aériforme » ou gazeux30. Lavoisier est en effet le premier à avoir reconnu trois états

naturels des corps suivant le degré de chaleur, notion qu’il exprimera en terme de

quantité de « calorique ». La chaleur répulsive a en effet une cause : le calorique, fluide

extrêmement subtil mais bien réel et matériel pénétrant les pores de toutes les matières.

Une troisième force, la pression de l’atmosphère, enveloppe quant à elle tous les corps

et les maintient.

28 Antoine-Laurent Lavoisier, « Mémoire sur la nécessité de réformer & de perfectionner la

nomenclature de la chimie », 1787, reproduit dans L.-B. Guyton de Morveau, A.-L. Lavoisier, C.-L. Berthollet, A.-F. Fourcroy, op. cit. in n. 17.

29 Voir Lavoisier, Œuvres, op. cit. in n. 24. 30 Voir J.B. Gough, « The origins of Lavoisier’s theory of the gaseous state », The analytic Spirit.

Essays in the history of science, Cornell University Press, Woolf editor, Ithaca/ New-York, 1981, 15-39. Le mot « gas », formé par Van Helmont dans la première moitié du XVIIe siècle, a été repris par Macquer dans Dictionnaire à l’article « gas méphitique », qui représente la même substance somme toute que le « gas Sylvestre » du Flamand.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 533

L’air atmosphérique est constitué de deux fluides élastiques, l’un respirable,

l’autre impropre à la respiration31. Tous les gaz étant composés du calorique et d’une

base qui les spécifie, c’est ainsi que pour le premier, Lavoisier baptise la base

« oxygène » car un de ses effets est de former les acides, et pour le second, « azote »

puisqu’elle n’entretient pas la vie.

La combustion est vue par le chimiste comme une décomposition suivie d’une

fixation de la base de l’air vital. Ce phénomène correspond selon lui à une

« oxygénation », autrement dit une conversion en acide du corps considéré ; c’est le cas

par exemple du phosphore, du soufre, du charbon qui se transforment respectivement en

acide phosphorique, acide sulfurique et acide carbonique (l’air fixe de Buffon).

Lavoisier conclut :

« On voit que l’oxygène est un principe commun à tous, et que c’est lui qui constitue leur

acidité ; qu’ils sont ensuite différenciés les uns des autres par la nature de la substance acidifiée.

Il faut donc distinguer dans tout acide, la base acidifiable à laquelle M. de Morveau a donné le

nom de radical, et le principe acidifiant, c’est-à-dire l’oxigène »32.

En fait, la théorie des gaz et de l’acidité de Lavoisier peut paraître absolument

calquée sur la structure des sels neutres d’un Rouelle. On a dans les deux cas une

substance offrant la caractéristique principale à une classe de corps qu’elle forme en se

fixant sur une matière qui apporte spécificité à chacun des éléments de cette classe.

Aussi, le calorique + une base = un gaz, l’oxygène + une base = un acide, et plus bas on

verra bien entendu l’acide + une base = un sel neutre. Par ailleurs, l’union du fluide

élastique respirable de l’atmosphère à une base acidifiable suit selon Lavoisier une

opération de déplacement, comme pour les sels composés, et ce selon le système des

affinités33. L’oxygène doit quitter, suivant sa préférence, son calorique pour pouvoir se

fixer sur un corps afin de produire un acide. Dans la doctrine du chimiste, les affinités

chimiques sont dépendantes du degré de température auquel sont soumises les

substances considérées, de laquelle dérive la force de répulsion. Le rapprochement avec

les sels neutres est ainsi d’autant plus saisissant que l’oxygénation des corps acidifiables

se fait selon différents degrés de saturation, et connaît donc une surabondance

d’oxygène ou un déficit. C’est en particulier le cas de la combinaison de ce dernier avec

le soufre qui selon la proportion relative des constituants forme, en respectant la

31 Voir le détail des expériences pp. 33-50 (Lavoisier, op. cit. in n. 26, t. 1). 32 Lavoisier, ib., 69. 33 Sur l’affinité de l’oxygène : Antoine-Laurent Lavoisier, « Mémoire sur l’affinité du principe

oxygine avec les différentes substances auxquelles il est susceptible de s’unir » (présenté le 20 décembre

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 534

nomenclature de l’auteur, l’acide sulfureux s’il y a peu d’oxygène, et l’acide sulfurique

si ce principe est en grande quantité.

Venons-en aux sels de Lavoisier :

« Les substances acidifiables en se combinant avec l’oxygène, & en se convertissant en acides,

acquièrent une grande tendance à la combinaison ; elles deviennent susceptibles de s’unir avec

des substances terreuses & métalliques, & c’est de cette réunion que résultent les sels neutres.

Les acides peuvent donc être regardés comme de véritables principes salifians, & les substances

auxquelles ils s’unissent pour former des sels neutres, comme des bases salifiables : c’est

précisément de la combinaison des principes salifians avec les bases salifiable dont nous allons

nous occuper dans cet article »34.

L’association d’oxygène à un corps acidifiable forme une matière prédisposée à

constituer un sel neutre s’il est mis en présence d’une base appropriée terreuse ou

métallique. Elle est acide et est perçue comme un principe salifiant. Et à l’instar de

Buffon, principe salifiant ne veut pas dire sel. Nous pouvons nous étonner de ne pas

voir apparaître dans l’énumération des bases salifiables, aux côtés des terres et des

métaux, les alkalis. Lavoisier va nous expliquer dans la citation suivante que les sels

neutres résultent de l’association de deux corps simples. Or, bien qu’indécomposé à

cette date, l’alkali, qu’il soit végétal (K2CO3), minéral (Na2CO3) ou volatil (NH4Cl), ne

figure pas dans le tableau des substances simples (p. 203), contrevenant ainsi à la

méthode que l’auteur avait lui-même établit35. Néanmoins, le tableau des combinaisons

de l’acide sulfurique menant à la formation de sels neutres (p. 239) comporte dans la

colonne des « noms des bases [salifiables] » ceux des trois alkalis. Probablement, du

moins pouvons-nous avancer cette hypothèse, Lavoisier devait répugner à considérer

ces corps comme simples, mais devant les faits, il ne pouvait faire autrement que de les

envisager comme, au minimum, des bases salifiables. L’auteur poursuit :

« Cette manière d’envisager les acides ne me permet pas de les regarder comme sels, quoiqu’ils

aient quelques-unes de leurs propriétés principales, telles que la solubilité dans l’eau, &c. Les

acides, comme je l’ai déjà fait observer, résultent d’un premier ordre de combinaisons ; ils sont

formés de la réunion de deux principes simples, ou au moins qui se comportent à la manière des

principes simples, & ils sont par conséquent pour me servir de l’expression de Stahl, dans l’ordre

des mixtes. Les sels neutres, au contraire, sont d’un autre ordre de combinaisons, ils sont formés

de la réunion de deux mixtes, & ils rentrent dans la classe des composés. Je ne rangerai pas non

1783, imprimé dans le volume de l’Académie Royale des Sciences de 1782, 530), réédité dans les Œuvres de Lavoisier, op. cit. in n. 24, 546-556.

34 Lavoisier, op. cit. in n. 26, 162-163. 35 Le problème est analysé par C.E Perrin, « Lavoisier’s table of the elements : a reappraisal », Ambix,

vol. XX, n° 2, 1973, 95-105.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 535

plus, par la même cause, les alkalis (a) [(a) On regardera peut-être comme un défaut de la

méthode que j’ai adoptée, de m’avoir contraint à rejetter les alkalis de la classe des sels, & je

conviens que c’est un reproche qu’on peut lui faire ; mais cet inconvénient se trouve compensé

par de si grands avantages, que je n’ai pas cru qu’il dût m’arrêter.] ni les substances terreuses,

telles que la chaux, la magnésie, &c. dans la classe des sels, & je ne désignerai par ce nom que

des composés formés de la réunion d’une substance simple oxygénée avec une base

quelconque »36.

La définition des sels neutres n’a tout compte fait pas changé depuis Rouelle,

mais seulement le regard porté sur l’acide qui, à sa manière, est, comme on l’a vu, un

sel neutre, c’est-à-dire le produit de l’union du principe acidifiant et d’une base

acidifiable. Cette substance n’est toutefois pas un sel ; c’est un principe salin ou salifiant

s’il se joint à un corps adéquat pour réaliser un sel neutre. On peut en tout cas

s’interroger sur l’utilité de maintenir l’expression « sel neutre » au lieu d’opter

simplement plutôt pour celle de sel tout court, comme Macquer l’avait proposé dans son

Dictionnaire.

Nous l’avions déjà observé chez de Machy, l’épithète joint au mot sel, ne

renvoyait plus qu’à l’état composé de la substance saline. Lavoisier le souligne, le terme

de composé doit s’entendre dans un sens stahlien, c’est-à-dire qu’il occupe le troisième

niveau dans la hiérarchie des structures de la matière. Les sels neutres sont, si on peut

dire, le fruit de l’assemblage de l’assemblage de corps simples insaisissables isolément

par le chimiste, ou comme il l’écrit de l’assemblage de mixtes. Notons au passage que le

fait de refuser aux alkalis salins le nom de sel a pour conséquence dans le discours de

l’auteur de réserver le nom d’alkalis à toutes les substances alkalis anciennement

salines, et d’éviter la confusion d’expressions telles qu’alkalis terreux et alkalis

métalliques dénommés maintenant simplement terres et métaux.

Un point important est à observer au sujet des bases salifiables. Ce sont des

substances susceptibles de se combiner avec les acides dans le but de former des sels

neutres, mais toutes ne présentent pas le même mécanisme de salification. Certaines,

telles que les alkalis et les terres, entrent directement en composition saline, alors que

les métaux réclament un « intermède » afin de s’unir à un acide. Ils doivent au préalable

être oxygénés. Ainsi l’auteur précise-t-il qu’en toute rigueur les métaux sont insolubles

dans les acides, seuls leurs « oxydes » métalliques le sont. Ces matières, lors de leur

contact avec une liqueur acide, ont pour premier geste d’enlever soit à l’acide soit à

l’eau de la solution de l’oxygène, pour paraître sous une forme oxydée disposée à

36 Lavoisier, op. cit. in n. 26, 163-164.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 536

l’union saline ; « il n’y a de dissolution métallique, écrit donc Lavoisier, qu’autant qu’il

y a décomposition de l’eau ou de l’acide ».37

L’effervescence observée durant ce genre d’opération est provoquée par le

départ d’une substance ne pouvant exister que sous la forme gazeuse à la suite du retrait

de l’oxygène avec qui elle était unie ; ce sera de l’« hydrogène » si l’oxygène a été pris

de l’eau ou de l’« acide sulfureux » s’il l’a été de l’« acide sulfurique ».

L’oxygène est donc suivant ce que nomme Lavoisier, « le moyen d’union » entre

métaux et acides. Il va même plus loin, il infère que « toutes les substances qui ont une

grande affinité avec les acides contiennent de l’oxygène ». L’auteur à ce sujet emploie

le mot « latus »38 qu’on a découvert lors de notre étude des sels de Rouelle ; l’oxygène

est le latus donc par lequel les bases s’unissent aux acides. Cela nous fait songer que

Lavoisier devait envisager, tout comme Stahl et son maître au Jardin du Roi, une union

des semblables, une attirance des latus homogènes ; tout du moins en ce qui concerne le

cœur de sa doctrine saline, l’oxygène. La liaison est donc oxygénée. L’oxygène est la

raison saline des corps salins.

Combien de sels neutres existe-t-il ? A cette question Lavoisier est très précis.

Dans l’état actuel des connaissances de la chimie, en comptant quarante-huit acides

(dont dix-sept acides métalliques « qui sont encore peu connus ») et vingt-quatre bases

salifiables (trois alkalis, quatre terres et dix-sept substances métalliques), « on peut

concevoir » 1152 sels neutres. Ce nombre est bien entendu théorique, mais quelle

différence tout de même en comparaison des 474 de Buffon six ans seulement plus tôt !

D’après Lavoisier, seule une trentaine d’espèces de sel était connue vingt ans

plus tôt ; depuis le nombre a augmenté presque tous les jours. Un seul acide découvert

enrichi « la chimie, dit-il, de 24 sels nouveaux, quelques fois de 48 en raison des deux

degrés d’oxydation de l’acide ».

Nous allons essayer de développer maintenant une conjecture posée plus haut.

Lavoisier s’est selon nous inspiré des sels neutres pour sa doctrine, il a transposé le

modèle des sels neutres pour interpréter la structure des corps chimiques ; les sels

neutres ont eu très certainement pour lui une valeur heuristique, jusque dans les deux

degrés d’oxygénation des acides39. Même si dans la seconde partie du premier tome de

37 Lavoisier, ib., 177. 38 Lavoisier, ib., 180. 39 L’excès d’acide dans les sels neutres avait pour Rouelle son point de saturation. De la même

manière, on lit dans le discours préliminaire du traité de Lavoisier (op. cit. in n. 26, xxi-xxij) que dans les acides, le principe acidifiant et le principe acidifié « peuvent exister dans des proportions différentes, qui constituent toutes des points d’équilibre ou de saturation ; c’est ce qu’on observe dans l’acide sulfurique & dans l’acide sulfureux […] ».

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 537

son ouvrage, où sont exposés de nombreux tableaux résumant les substances simples,

celles qui sont acidifiables, et celles qui relèvent de la combinaison des acides avec les

bases salifiables, Lavoisier ne paraît pas reprendre à son compte les sels neutres avec

excès d’acide de Rouelle tel que le tartre vitriolé avec surabondance d’acide, véritable

sel neutre avec excès d’acide ; du moins n’apparaissent-ils pas dans ces tableaux.

En 1777, Lavoisier présente à l’Académie un mémoire intitulé « Considérations

générales sur la nature des acides et sur les principes dont ils sont composés »40. C’est

dans cette communication qu’il généralise sa théorie de l’acidité. L’air le plus pur, l’air

éminemment respirable, l’air déphlogistiqué de Priestley, est le principe constitutif de

l’acidité. Dans son état de combinaison et de fixité, il le baptise « principe acidifiant »

ou « principe oxygine ». Ce principe combiné à la matière du feu, de la chaleur et de la

lumière, forme la substance dans l’état d’élasticité qui avait été nommé air

déphlogistiqué. Le principe acidifiant a en outre ses différents degrés d’affinité41.

Lavoisier commence son mémoire par ces mots :

« Lorsque les anciens chimistes avaient réduit un corps en huile, en sel, en terre et en eau, ils

croyaient avoir atteint les bornes de l’analyse chimique, et, en conséquence, ils avaient donné au

sel et à l’huile le nom de principes des corps. A mesure que l’art fit de nouveau progrès, les

chimistes qui leur succédèrent s’aperçurent que les substances qu’ils avaient regardées comme

principes étaient encore susceptibles de décomposition, et ils reconnurent successivement que

tous les sels neutres, par exemple, étaient formés par la réunion de deux substances, d’un acide

quelconque et d’une base, terreuse et métallique. De là, toute la théorie des sels neutres, qui fixe

l’attention des chimistes depuis plus d’un siècle, et qui se trouve aujourd’hui tellement

perfectionnée, qu’on peut la regarder comme la partie la plus certaine et la plus complète de la

chimie. D’après cet état où la science chimique nous est transmise, il nous reste à faire, sur les

principes constituants des sels neutres, ce que les chimistes, nos prédécesseurs, ont fait sur les

sels neutres eux-mêmes, à attaquer les acides et les bases, et à reculer encore d’un degré les

bornes de l’analyse chimique en ce genre »42.

Ne serait-il pas logique de penser que Lavoisier essaya au vu de ce constat de

s’appuyer sur la « partie la plus certaine de la chimie » en appliquant le principe

d’économie qui gouverne dans la nature, de s’en servir de modèle pour chercher à porter

40 Antoine-Laurent Lavoisier, « Considérations générales sur la nature des acides et sur les principes

dont ils sont composés » (mémoire présenté le 5 septembre 1777, lu le 23 novembre 1779, et imprimé dans le volume de l’année 1778 des Mémoires de l’Académie Royale des Sciences), réédité dans les Œuvres de Lavoisier, op. cit. in n. 24, t. 2, 248-260.

41 Lavoisier y exprime par ailleurs son sentiment que les connaissances qu’il a acquises sur l’acidité permettront d’accroître considérablement le nombre d’acides par la suite. On ne connaît pas encore en effet, écrit-il, toutes les substances susceptibles de se combiner au principe acidifiant, ni les moyens à employer pour parvenir à ces combinaisons. Ce qui n’est pas écrit mais qui découle de cette considération est que la multiplication des substances acides entraînera inévitablement celle des substances salines.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 538

au même niveau de complétude ce qui est encore obscur, par exemple l’acidité ? Nous

serions tentés de répondre par l’affirmative.

Si on suppose que la théorie des sels neutres rouellienne a pu représenter une

source d’inspiration pour l’élaboration d’une doctrine plus large de Lavoisier, on peut

admettre que la proposition de formalisme des opérations chimiques avancée par ce

dernier en 1782 suit également la manière de Rouelle de représenter les sels neutres en

1744 et sans doute lors de ses cours aussi bien privés que ceux dispensés au Jardin du

roi auxquels a assisté un temps Lavoisier. Il s’agit de son mémoire, « Considérations

générales sur la dissolution des métaux dans les acides »43, dans lequel apparaît la

première attaque directe contre le phlogistique qui est nommément cité.

Rouelle a été l’enseignant de Lavoisier ; le fait est attesté44. Qu’en-a-t-il gardé ?

Cette question n’a à notre connaissance pas été réellement étudiée45. On pense souvent

que les premiers intérêts pour la chimie du jeune Lavoisier ont été pour la géologie46,

raison qui aurait justifié sa présence aux leçons de Rouelle. Cela dit, nous ne concevons

pas forcément un lien direct de la bouche de Rouelle à la plume de Lavoisier, puisque

l’influence de Rouelle dans la chimie française de la seconde moitié du XVIIIe siècle a

été sans conteste énorme47 (cependant elle ne saurait il est vrai à elle seule expliquer

l’originalité des idées de Lavoisier). Nous ne reviendrons pas sur la popularisation de

« sa » doctrine de Stahl, ni sur la formidable expansion de son enseignement (directe ou

médiatisée par ses disciples), mais nous sommes persuadés que tous les acteurs

chimiques de cette période se sont situés en référence à Rouelle, pour ou contre lui.

Certes, toute la chimie de cette époque n’est pas une chimie des sels, néanmoins cette

42 Lavoisier, ib., 248. 43 Antoine-Laurent Lavoisier, « Considérations générales sur la dissolution des métaux dans les

acides » (Mémoire de l’Académie Royale des Sciences, 1782, 492), réédité dans les Œuvres de Lavoisier, op. cit. in n. 24, 509-527.

44 Voir Henry Guerlac, « A note on Lavoisier’s scientific education », Isis, 47, 1956, 211-216 ; et M. Daumas, .Lavoisier, théoricien et expérimentateur, Presses Universitaires de France, 1955.

45 L’article de Christian Warolin, « Lavoisier a-t-il bénéficié de l’enseignement de l’apothicaire Guillaume-François Rouelle », Revue d’Histoire de la Pharmacie, XLII, n°307, 4e trim. 1995, 361-367, ne nous apprend rien. On se reportera plutôt à l’article de Rhoda Rappaport, « Rouelle and Stahl-The phlogistic revolution in France » (Chymia-Annual studies in the history of chemistry, 7, (1961), 97-102) pour obtenir une étude comparative des chimies rouellienne et lavoisienne.

46 Voir Bensaude-Vincent, op. cit. in n. 21, 84-85. Les recherches géologiques de Lavoisier étaient sous la direction de Guettard, et portaient sur les eaux de sources ; voir du même auteur, « Eaux et mesures. Eclairages sur l’itinéraire intellectuel du jeune Lavoisier », Revue d’histoire des sciences, t. XLVIII, ½, 1995, 49-69.

47 Lavoisier n’aurait suivi qu’une année les cours de Rouelle, en 1762-63 ou 1763-64 (Rhoda Rappaport, « G.-F. Rouelle : An eighteenth-century chemist and teacher », Chymia, 6, (1960), 77). Il a auparavant été l’élève de Laurent-Charles de la Planche (voir Marco Beretta, A new course in chemistry. Lavoisier’ first chemical paper, Leo S. Olschki, Firenze, 1994), apothicaire parisien, ancien élève de Rouelle certainement en même temps que Macquer ; c’est cet homme qui lui a appris « la composition des sels neutres », qui lui-même la tenait de son maître. On peut citer en plus de l’enseignement de Rouelle médiatisée par de la Planche, la collaboration active de Lavoisier avec un autre élève chimiste de Rouelle, J.-B. Bucquet.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 539

classe de corps que sont les sels a fait converger vers elle les yeux et les mains de tous

les chimistes, et ce presque exclusivement dans un cadre théorique posé par Rouelle.

Dans ce mémoire, l’objectif de Lavoisier est de doter d’une valeur numérique

toutes les forces gouvernant les opérations de la chimie. C’est « le but que doit se

proposer la chimie ; elle y marche à pas lents, mais il n’est pas impossible qu’elle y

parvienne »48. L’auteur va déployer plusieurs lignes de ce qui ressemble à des équations

chimiques, où les substances sont représentées par des symboles49. Il écrit :

« Pour mieux faire sentir à cet égard l’état de la question [=la dissolution des métaux], et pour

présenter aux yeux, sous un même coup d’œil le résultat de ce qui se passe dans les dissolutions

métalliques, j’ai construit des espèces de formulaires qu’on pourrait prendre d’abord pour des

formules algébriques, mais qui n’ont point le même objet, et qui ne dérivent point des mêmes

principes ; nous sommes encore bien loin de pouvoir porter dans la chimie la précision

mathématique, et je prie, en conséquence, de ne considérer les formules que je vais donner que

comme de simples annotations, dont l’objet est de soulager les opérations de l’esprit »50.

L’utilisation de symboles (al)chimiques n’étant, soit pas courante, soit pas

uniformisée, le chimiste établit une légende pour certains d’entre eux. Ainsi les

substances métalliques sont-elles notées par « SM », un acide quelconque par « Ω »,

l’eau par « V », le principe « oxygine » par « Θ », l’air nitreux par « Δ », et l’acide

nitreux par « Ө ».

Voici l’expression générale de Lavoisier de toute dissolution métallique :

(SM) (V Ω). Celle-ci, appliquée à la dissolution du fer dans l’acide nitreux devient : ()

(VӨ ). Or l’acide nitreux étant lui-même composé comme on le sait d’après l’auteur, en

y substituant sa valeur on obtient : () (VΘ Δ ).

Lavoisier développe cette formule en tenant compte des différentes provenances

de l’eau et du principe oxygine, et en allouant un coefficient à chacune des substances

mises en jeu pour exprimer leur quantité (que nous n’expliquerons pas, nous renvoyons

pour cela au mémoire, page 516). Aussi avant dissolution, au temps t=o si on peut dire,

l’état des matières dans le vaisseau, où se déroulera l’opération, suit l’expression :

(a ) + (2ab V + ab/q V) + (ab/s Θ + ab/t Δ )

48 Lavoisier, op. cit. in n. 43, 525. 49 On peut consulter à la Bibliothèque Nationale un manuscrit formé des notes d’un étudiant de

Rouelle en 1751 (Cours de chymie, par M. Rouelle, 1751 ; manuscrit enregistré sous la cote : n. a. fr. 4045). C’est un ouvrage beaucoup moins soigné que les deux autres conservés dans cet établissement (deux Cours de chimie attribués à Denis Diderot rédigés en 1756, revus et corrigés en 1757 et 1758, sous les cotes : n. a. fr. 4043-4044 ; et fr. 12303-12304). Cependant, son intérêt particulier réside dans sa rédaction ; les phrases sont littéralement truffées de symboles (al)chimiques pour désigner les substances et des opérations chimiques. Une table de correspondances traduit en fin de volume les symboles.

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 540

Après dissolution:

(a + a/p Θ) + (2ab V + ab/q V) + (ab/s Θ - a/p Θ + ab/t Δ - a/p Δ )

Les parenthèses expriment, suivant l’auteur, la manière dont sont groupées les

« molécules de différente nature dans la dissolution ». En considérant uniquement

l’aspect qualitatif de l’opération, nous nous permettons de simplifier l’expression de

Lavoisier, et de noter :

Avant : () + (V) + (Θ + Δ )

Après : ( + Θ) + (V) + (Θ + Δ )

En supposant la réaction totale, et après évaporation de l’eau, on obtiendrait la

formule suivante pour le produit salin cristallisé issu de la dissolution du fer par l’acide

nitreux : ( + Θ) + (Θ + Δ) ou ( + Θ) + (Ө ). Notre simplification de l’expression de

Lavoisier a pour but de mettre en évidence la ressemblance existant entre celle-ci et

celle apparue dans la section VI du tableau du premier mémoire de Rouelle de 1744 qui

était : + O. Outre les parenthèses, cette représentation formalisée du nitrate de fer suit

donc bien le système de Rouelle, système ici modifié par les considérations issues de la

nouvelle doctrine du principe acidifiant. L’élément qui nous pousse à y voir une

similitude est surtout l’utilisation de la « petite croix » de Rouelle51, le signe

mathématique « + » qui nous est familier de nos jours dans les équations chimiques.

L’emploi de ce signe algébrique par un chimiste tel que Lavoisier qui souhaite

mathématiser la chimie ne devrait pas nous surprendre. Pourtant à notre connaissance,

jusqu’à cette date, Rouelle est le premier et le seul à l’avoir introduit et utilisé dans la

littérature de la discipline. Ni Bergman n’en a usé dans ce sens, ni Hassenfratz et Adet

n’en useront dans leurs mémoires sur les symboles chimiques de 178752. Bergman se

servait de cette croix pour indiquer l’acidité d’un corps53 (emploi repris par Hassenfratz

et Adet). Quant à Georges-Louis Lesage, dans son Essai de chimie méchanique de

1758, il recommandait le signe de conjonction « O » des astronomes en plus des signes

50 Lavoisier, ib., 515. 51 Voir le § sur Rouelle. Lavoisier reprend également à son compte la distinction opérée par Rouelle

entre « résolution » (qu’il nomme « solution ») et « dissolution ». La résolution (ou solution) décrit par exemple une solution d’un sel dans de l’eau, c’est-à-dire une solution où le soluté demeure inchangé et se retrouve après évaporation du solvant ; la dissolution représente une solution où soluté et solvant ont été altérés chimiquement par l’opération – cas d’un métal attaqué par un acide – et nécessitent une nouvelle opération chimique pour reprendre leur nature initiale.

52 Voir Hassenfratz et Adet, « Mémoire sur de nouveaux caractères à employer en chimie » et « IIe Mémoire sur de nouveaux caractères à employer en chimie, & l’arrangement que doivent avoir ces nouveaux caractères, afin de leur faire exprimer le rapport de quantité des substances simples contenues dans les mixtes », in L.-B. Guyton de Morveau, A.-L. Lavoisier, C.-L. Berthollet, A.-F. Fourcroy, op. cit. in n. 17, 135-155.

53 Voir Maurice Crosland, Historical studies in the language of chemistry, op. cit., 237-238.

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algébriques « = », « > » et « < » pour exprimer les affinités chimiques54. Cette façon de

faire se retrouve chez Lavoisier pour marquer l’acidité, par exemple du principe

oxygène et de l’acide nitreux ; ce qui permet de comprendre que ce dernier corps soit

symbolisé différemment que Rouelle55. Par ailleurs son symbole du principe oxygine est

un cercle, comme tous ceux des corps salins définis. On serait même tenté de penser

qu’il s’agit là d’une superposition opérée par l’auteur des représentations des trois sels

traditionnels, les vitriol (O), nitre (O) et sel marin (Ө) ; ce qui nous maintiendrait ainsi

dans une chimie des sels neutres.

Le sel sur lequel Lavoisier aurait construit selon nous sa théorie d’une structure

de la matière, accessible par le chimiste et qui soit composée, n’est pas tout à fait celui

d’un Rouelle, puisque à cette date, le sel neutre ne doit plus désormais sa salinité à un

quelconque sel simple qui entrerait dans sa combinaison. Les acides et alkalis ne sont

plus sels, pour Buffon, le vrai sel est le sel neutre, tout comme pour Lavoisier. A partir

de ce moment, le sel n’est plus qu’objet conceptuel.

C’est cet objet conceptuel qui était mis à l’épreuve dans les opérations de

déplacements chimiques où la relation acide/base était mise en pratique. L’union de ces

deux substances que la nomenclature désigne par « sel neutre » sert chez Lavoisier de

modèle universel et paradigmatique pour envisager l’architecture des corps de la chimie,

également constructions de la pensée puisque l’auteur possède une vision hiérarchisée

de la matière similaire à celle de Stahl où seules les substances indécomposables sont

pour lui les corps simples réels qui existent par eux-mêmes. Pour présenter de manière

mathématique la structure des différentes matières de l’auteur, car c’est bien le chemin

que doit prendre la chimie suivant Lavoisier, nous pouvons établir qu’elle suit pour lui

l’équation bien connue des sels neutres que nous poserons sous la forme générale

suivante : X + base = Y. Si X = calorique, Y = gaz ; si X = oxygène, Y = acide ; si X =

acide, Y = sel neutre.

Tout porte à croire que Lavoisier était parfaitement au courant de la chimie des

sels, et ce très tôt. Bernadette Bensaude-Vincent note56 que dans ses études de l’eau et

des eaux minérales de la fin des années 1760 dans le cadre d’un projet géologique,

l’instrument qu’il mobilisa alors était justement la chimie saline. C’est l’aéromètre (ou

pèse-liqueur) qui, selon cette historienne, aurait détournait Lavoisier de l’histoire des

54 D’après Alistair Duncan, Laws and Order in Eighteenth-Century Chemistry, Clarendon Press,

Oxford, 1996, 90. 55 Crosland (ib., 239) est d’avis que le symbole de l’acide nitreux de Lavoisier est simplement le

symbole du nitre (O) associé à la croix de Bergman ; l’acide nitreux était en effet pour ce dernier : «+ O». 56 Bernadette Bensaude-Vincent, « Eaux et mesures… », op. cit. in n. 46, 56.

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sels57. Cela dit, il nous semble qu’il ne l’a jamais quittée, et nous sommes même d’avis

que les sels ont été une source d’inspiration pour Lavoisier, peut-être la source de ses

inspirations. En 1768, Lavoisier écrit :

« C’est principalement dans l’art des combinaisons que la connaissance de la pesanteur

spécifique des fluides peut porter le plus de lumière. Cette partie de la chimie est beaucoup

moins avancée qu’on ne pense ; à peine en avons-nous les premiers éléments. Nous combinons

toujours un acide avec un alcali ; mais de quelle manière se fait l’union de ces deux êtres ? Les

molécules constituantes de l’acide se logent-elles entre les pores de celles de l’alcali, comme le

pensait M. de Lémery, ou bien l’acide et l’alcali sont-ils composés de différentes facettes dont

l’une peut s’engrener dans l’autre ou s’unir par le simple contact à la façon des hémisphères de

Magdebourg ? Comment l’acide et l’alcali tiennent-ils séparément à l’eau ? Comment y tiennent-

ils après leur combinaison ? Le nouveau sel qui s’est formé occupe-t-il seulement les pores de

l’eau ? Est-ce une simple division des parties, ou bien y a-t-il une combinaison réelle, soit de

partie à partie, soit d’une partie à plusieurs ? Enfin, d’où vient cet air qui s’échappe avec tant de

vivacité dans le moment de la combinaison, et qui, jouissant de son élasticité naturelle, occupe

sur le champ un espace énormément plus grand que celui des deux fluides, dont il est sorti ? Cet

air existait-il primitivement dans les deux mixtes ? Y était-il en quelque façon fixé comme le

pensait M. Hales et comme le pensent encore la plupart des physiciens, ou bien est-ce un air pour

ainsi dire factice et qui soit le produit de la combinaison, comme le pensait M. Eller ? La chimie,

consultée sur ces différents objets, nous répondra par de vains noms de rapports, d’analogues, de

frottements… qui ne présentent aucune idée, et qui n’ont d’autre effet que d’accoutumer l’esprit

à se payer de mots. S’il est possible à l’esprit humain de pénétrer ces mystères, c’est par des

recherches sur la pesanteur spécifique des fluides qu’il peut espérer y parvenir »58.

L’« art des combinaisons » nous paraît parfaitement représenté par la chimie des

relations dynamiques entre acides et bases. Les considérations de Lavoisier sur les

unions salines auraient donc été au départ de ses tentatives de percer les mystères dont il

parle. L’équation X + base = Y que nous avons posé comme loi représentative de la

structure des matières de ce chimiste, est bien une loi de la combinaison valable à la fois

pour les airs et pour les acides et alkalis. Bien sûr nous n'allons pas jusqu’à estimer que

la chimie saline soit à l’origine de la révolution chimique qu’on prête à Lavoisier ; mais

nous envisageons comme probable l’hypothèse qu’il s’en soit servi comme d’un modèle

abouti applicable à d’autres questions théoriques qui se posaient alors aux chimistes59.

57 Bensaude-Vincent, ib., 66. 58 Lavoisier, Œuvres, op. cit. in n. 24, t. 3, 449-450 ; cité par Bensaude-Vincent, ib., 66-67. 59 Que Lavoisier ait étendu la structure des sels neutres à l’ensemble des matières est rendu d’autant

plus probable si l’on pense que cet homme n’est l’auteur d’aucune découverte qui lui soit réellement propre. Mais il a opéré une formidable synthèse de faits, d’observations, de découvertes réalisées par d’autres, en refaisant lui-même certaines des expériences. Comme le précise F. L. Holmes (« The boundaries of Lavoisier’s chemical revolution », Revue d’histoire des sciences, t. XLVIII, ½, 1995, 29), par le mot « révolution » qu’il couche en 1773 sur son cahier de laboratoire, « Lavoisier seemed to mean […] not a

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LA CHIMIE À L ’A CADÉMIE ROYALE DES SCIENCES 543

Le sel, qu’il soit réel ou conceptuel, resterait donc, de la fin du XVIe siècle à Lavoisier,

un critère et une explication de la réalité sensible.

Le chimiste n’a plus besoin de rendre compte de toutes les propriétés sensibles

du sel mis en expérience. Les corps salins suivent dorénavant une loi

mathématiquement exprimable, acide + base = sel, où chacun des éléments de la loi,

tout du moins l’acide, est objet conceptuel (pour l’acide : principe oxygène + base =

acide), faisant du sel de Lavoisier un concept doublement conceptuel, c’est-à-dire un

concept construit sur un concept, ce qui l’éloigne davantage de la réalité empirique.

La totale conceptualisation du sel provoque par ailleurs son développement dans

un domaine extérieur à l’institution académique. Parallèlement à la sortie du sel de la

réalité physique, la pratique des sels ne devient plus uniquement empirique, mais

industrielle et contrôlée. Il y a alors industrialisation du concept avec en particulier la

création de la première soudière en France en 1782 au Croisic près de Nantes60. A ce

sujet, il est plaisant de songer que l’histoire du sel, par la forme que celui-ci prend à la

fin du XVIII e siècle, proche de notre concept salin, aurait pu servir Bachelard pour qui

l’abstraction d’un objet d’étude de la science marque le passage d’un « esprit

préscientifique » à un « esprit scientifique » ; cet objet le serait d’autant plus pour ce

philosophe que le concept de sel est accompagné ici « d’une technique de

réalisation »61.

Le sel n’est plus, et notre enquête se termine.

rupture and overthrow of an existing system, but a synthesis of fragmentary previous work into a new whole ».

60 A.-C. Déré, Jean Dhombres, « Economie portuaire, innovation technique et diffusion restreinte : les fabriques de soude artificielle dans la région nantaise (1777-1825), in « La Bretagne des savants et des ingénieurs (1750-1825), Sciences et Techniques en Perspective, Université de Nantes – Centre d’histoire des sciences et des techniques, vol. 22, 1992, 1-176.

61 Voir Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, (1938), Vrin, Paris, 1999 ; en particulier les § 3 et 6.

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CONCLUSION

Nous avons souhaité par ce travail suivre et comprendre l’évolution de la notion

de sel dans le discours chimique en France à partir de la fin du XVIe siècle où paraît

avec les écrits de Vigenère, et dans un sens aussi ceux de Palissy, ce que l’on peut

appeler une « métaphysique du sel », qui serait le prolongement d’une tradition qui

aurait déjà prévalu dès le XIIIe siècle, que Paracelse n’aurait fait qu’officialiser par

l’ajout du Sel principiel aux deux principes médiévaux Mercure et Soufre. Même si l’on

ne peut pas non plus négliger l’importante approche empirique des corps salins qui a

également précédé l’époque que nous avons choisie pour notre enquête, il semble bien

que les auteurs de cette époque aient traité d’abord d’un sel spéculatif. Toutefois il est

évident que celui-ci est doté des principales propriétés de ces substances, devenant par

là-même apte dans le discours chimique à rendre compte de tous les phénomènes

naturels. W. Pagel affirme par ailleurs dans un ouvrage paru en 19841 que le sel de

Paracelse serait lui aussi de cette nature ; il serait doué de « forces » admirables. Cette

remarque est absente de la seconde édition révisée de son célèbre Paracelsus de 19822

où il décrivait un sel principe dont la fonction était « classiquement » d’assurer la

consistance d’un composé, et de prévenir la séparation des autres constituants ; il y

présentait aussi, il est vrai, un baume vivifiant comparé à un sel. Il est probable que

l’historien ait voulu justifier une pensée chimique postérieure qui fait la part belle au sel

– qu’il relève à juste titre mais tardivement – en l’inscrivant dans un cadre conceptuel

purement paracelsien. Des éléments d’une métaphysique du sel se trouvent à n’en pas

douter chez Paracelse, mais nettement moins affirmés – pensons-nous – que dans les

philosophies que nous avons étudiées dans le présent travail. Plus qu’un sel pouvant

répondre de tous les phénomènes naturels, l’aspect le plus marquant et le plus original

de la vision saline émergeant à la fin du XVIe siècle est l’affirmation et l’élaboration

théorique d’un Sel servant d’intermédiaire entre le monde supérieur et le monde

inférieur, jouant le rôle de frontière matérielle entre une réalité insensible et une réalité

sensible. Il est en fait présenté durant le XVIIe siècle, comme l’organe permettant aux

1 Walter Pagel, The Smiling Spleen. Paracelsianism in Storm and Stress, Karger, Basel, 1984, 37-42.

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CONCLUSION 545

philosophes chimiques de voir et de toucher la matière, en un mot, de pratiquer. C’est

surtout à ce titre que le Sel a été convoqué dans les textes chimiques, et qu’il diffère de

celui de Paracelse et d’une tradition l’ayant précédé, en dépassant le statut qui lui avait

été ménagé. En ce sens, il est possible de considérer la salification des tria prima en Sel

armoniac, Sel nitre, Sel fixe chez plusieurs auteurs tels que Vigenère, Du Chesne,

Sendivogius, et le pseudo-Cosmopolite, comme une réelle innovation établissant une

fonction particulière du sel, celle de rapprocher du chimiste la matière, ou plutôt de

rendre proche du chimiste la théorie de la structure de la matière. Dans le discours des

auteurs, parce qu’ils sont des hommes du sensible, le sel est souvent chargé de rendre

compte de certains phénomènes naturels à la place de l’Esprit général du monde qui est

certes l’entité détenant les vertus de toute chose, mais demeure insensible sans son habit

salin. Le Sel des « métaphysiciens », du fait de sa position au centre du cosmos,

recueille les forces divines et célestes qu’il corporifie pour imprimer directement aux

sens du chimiste (aussi bien la vue, le toucher, le goût, l’odorat, et même l’ouïe pour

Palissy) les puissances de l’Esprit du monde ou si l’on préfère des trois natures qui le

caractérisent. Aussi le Sel rend-il compte de tout parce qu’il est tout à l’échelle du

chimiste, il est la corporification des vertus des êtres élémentaires qui ne seraient sans

lui que pure potentialité, il est ce qui autorise le philosophe chimique à sentir

l’insensible. À ce niveau d’explication, le Sel passe pour la matière première. Il fait par

ailleurs le lien entre l’au-delà et l’ici-bas, et a pu en effet dans une certaine mesure être

perçu également comme le représentant de Dieu sur Terre ; c’est en tout cas ce que

pensait Pierre-Jean Fabre.

Dans sa constatation de l’importance accordée au Sel dans les traités chimiques

du Grand Siècle, W. Pagel est néanmoins dans Smiling Spleen quelque peu excessif : il

va jusqu’à évoquer une « monarchie du sel »3 dans les doctrines des successeurs de

Paracelse, alors que cette substance n’est pour ces philosophes que la manifestation

sensible de ce à quoi elle donne corps ; jamais dans leur discours elle n’est dissociée de

la substance qu’elle corporifie. C’est justement parce qu’elle révèle une vérité

inaccessible autrement, qu’elle mérite toute leur attention. Là est le paradoxe du Sel qui

est rien et tout à la fois ; n’oublions pas que sous la forme de Pierre philosophale, il est

aussi bien la matière la plus vile que le bien le plus précieux. Nous devrions alors, selon

les cas que nous avons vus dans notre étude, parler de « biarchie » ou de « triumvirat »,

mais certainement pas de monarchie. Nous avons observé par exemple chez

2 Pagel, Paracelsus, op. cit. 3 Pagel, op. cit. in n. 1, 37.

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CONCLUSION 546

Sendivogius, quand il était question de considérations absolument spéculatives, que le

Sel se faisait discret, les Mercure et Soufre principes étaient seuls convoqués ; de même

sous les formes de Sel armoniac et Sel nitre, le Sel jouait encore un rôle de support

grâce auquel les deux principes traditionnels s’exprimaient.

Le Sel permet de résoudre en outre une contradiction qui traverse toute l’œuvre

de Paracelse, celle de la place non fixée de la vraie connaissance, soit dans le visible soit

dans l’invisible. Dans le Paragranum, comme l’a fait remarquer M. C. Bianchi, il est

affirmé que le médecin est celui qui détient la connaissance de l’invisible, alors qu’en

un autre endroit, il écrit qu’il n’y a de vérité que dans le visible4. Sans doute ne doit-on

pas prendre le visible seulement pour ce qui est perceptible par les sens, mais il apparaît

évident que l’introduction du Sel dans les philosophies chimiques à la fin du XVIe et au

XVII e siècle représente une solution élégante à cette aporie puisqu’il regroupe les deux

aspects à la fois : il est à lui seul le visible qui révèle l’invisible, il est pour le praticien

la seule voie d’accès sensible à l’invisible.

À l’issue de plus de deux cents ans de pratique chimique, la manière de

concevoir la nature du sel dans les textes des philosophes chimiques a profondément

évolué ; appréhendé au départ comme objet matériel, voire comme la matière même à

l’échelle du chimiste, fondement de toute chose naturelle, le sel ne désigne ensuite plus

que l’union d’une substance acide à une base. Pourtant, à terme, le sel de Lavoisier

conserve quelques similitudes avec celui de Vigenère. Dans les deux cas, ce sel est

unique dans sa définition – après avoir été double et triple –, mais se présente sous

plusieurs formes ; pour le premier auteur de notre enquête, c’était les sels commun,

alkali, nitre et armoniac ; pour le dernier, 1152 corps salins étaient théoriquement

envisageables. En outre, d’un côté ce sel est l’habit du feu divin, de l’autre l’oxygène

qui nourrit la flamme en serait son élément principal. Entre ces deux moments, nous

avons été en mesure de distinguer deux grandes périodes caractéristiques des rapports

entretenus par les chimistes avec le sel : d’abord on le cherche – le Sel est alors

envisagé comme l’abrégé des secrets chimiques –, puis on ne le cherche plus, on

l’utilise – le sel est devenu instrument des opérations chimiques.

Le Sel dans les doctrines chimiques de la fin du XVIe siècle répond à une

nécessité : donner corps à une entité spirituelle porteuse de la vie de tous les êtres. C’est

donc ce Sel corporification de l’esprit universel que le philosophe recherche, forme la

plus pure de la matière sensible pour le chimiste, prête à l’actualisation des vertus qu’il

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CONCLUSION 547

renferme de toute chose naturelle. Le Sel intervient systématiquement dans son discours

lorsque le propos touche le monde élémentaire, et à plus forte raison le travail

expérimental. En règle générale, dans l’environnement du chimiste tout est salin plus ou

moins corrompu par des impuretés, et le Sel, suivant sa localisation cosmographique,

exhibera une des trois natures particulières de son précieux contenu. Les métaphysiciens

du Sel, également hommes de laboratoire, désignent chacune de ces natures par un nom

de corps salin évoquant par ses caractéristiques leur essence. La face visible et saline de

la réalité inaccessible se scinde ainsi dans l’ordre en sel armoniac, sel nitre et sel alkali

(ou fixe) dans les philosophies chimiques.

La chimie, même la plus spéculative, n’existe pas sans sa pratique, aussi avons-

nous analysé les textes d’auteurs exprimant le désir de favoriser son application, tout en

restant pleinement attachés aux principes de la chimie fondamentale. Pour ces

chimistes, le Sel recherché était plus modestement, par la mise en œuvre de leur

stratégie de résolution des mixtes, le Sel principe, en théorie le même que

précédemment, mais sous une vulgaire forme alkaline. Ce résidu de la calcination n’en

reste pas moins la « base et le fondement » approché de toutes les substances. À

l’exception de de Clave, ces auteurs, se proposant de ne disserter que sur le palpable et

le démontrable, n’ont pu faire autrement que de maintenir un Sel principe inaccessible à

côté de sa pauvre réalisation sensible. Suite à une prise de distance de la chimie par

rapport aux théories métaphysiques auxquelles elle se rattachaient – s’exprimant par une

baisse d’intérêt pour la recherche d’un fondement unique de la matière –, mais aussi à

une prise de conscience d’une certaine affinité entre sel (alkali) et esprit (acide), à une

remise en question de la nature principielle du Mercure, l’arrivée de considérations

mécanistes aidant, le sel est devenu corpuscule aigu, acide, ne devant son action qu’à sa

pointe. Le sel alkali est alors pensé comme simple production du feu, mais conserve

tout de même sa nature saline. À ce stade le sel se présente selon deux natures, l’acide et

l’alkali, de l’union desquels ne peut être produit qu’un sel. L’histoire du sel à cet instant

prend alors définitivement pour décor le laboratoire ; il devient instrumental. Reste il

vrai que le sel acide incarne dans les textes le Sel par excellence, il prend le pas sur le

sel alkali qui représentait la réalisation sensible de l’Esprit universel, en assumant aux

yeux des chimistes pour une part les attributs de cette puissante entité spirituelle. On le

constate, l’évolution du Sel dans les écrits chimiques suit les redéfinitions successives

du champ d’application que se donne une philosophie chimique, auxquelles il doit

4 Voir Massimo L. Bianchi, « The Visible and the Invisible. From Alchemy to Paracelsus », in

P. Rattansi, A. Clericuzio, Alchemy and Chemistry in the 16th and 17th centuries, Kluwer Academic

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CONCLUSION 548

s’adapter. Du Sel inclus dans l’économie générale de l’univers, faisant son apparition

dès le monde céleste chez Vigenère, ou le monde élémentaire pour d’autres, à un Sel

circonscrit à la région de la Terre, soit en relation avec l’au-delà comme chez

Nuysement ou Fabre, soit sans considération avec le monde supérieur comme chez

Palissy, à un Sel principe prenant les traits communs du sel alkali tiré de la résolution

des mixtes, à un sel pointu acide pris arbitrairement comme un des éléments premiers

des corps comme chez Lemery, le Sel est appréhendé de nombreuses manières dans le

discours des chimistes, toujours en fonction du choix du domaine qu’ils estiment être le

champ légitime d’exercice de leur science et de leur art.

Le terme de « physique résolutive » qu’utilise Barlet pour désigner la chimie

décrit parfaitement la manière dont cette discipline était appréhendée au XVIIe siècle.

L’opération maîtresse en était la résolution des corps mixtes en leurs parties. L’alambic

et le feu formaient alors les principaux outils à la disposition du chimiste. Le sel

instrument engage ce dernier à modifier sa pratique, à ne plus uniquement l’orienter

vers l’anatomisation des composés pour en découvrir leur nature au vu de leurs

principes, mais au contraire à accéder à leur connaissance par la composition, par

l’union saline. Le pas décisif dans cette démarche est franchi par Homberg avec

l’application de la notion de sel principe à un plus grand nombre de substances, suivi de

la reconnaissance des sels mixtes – longtemps refusée – définis comme le produit des

combinaisons d’un acide à une substance avec laquelle il réagit. La chimie des sels

devient l’enjeu de la chimie du XVIIIe siècle, les relations entre les trois catégories de

corps salins (acide, alkali, sels moyens/neutres) et avec les matières en général, sont

communément mises à profit par les chimistes dans le cadre de stratégies opératoires

précises. Le sel ne se cherche plus, on le connaît et on s’en sert. Brisant ce qui le lie

encore à ses origines, le sel est mué en concept désignant strictement l’union d’un acide

à une base, l’alkali et l’acide perdent leur caractère salin, et par la même occasion, le sel

n’existe plus.

Fabre, devant le fait que peu d’auteurs auparavant aient parlé du Sel, avança la

proposition que loin d’en sous-estimer la valeur, ceux-ci espéraient ainsi interdire à

n’importe qui l’entrée à la divine science. « Ils estimoient qu’en la manifestation de ce

principe toute la nature estoient descouverte, & qu’en declarant son essence l’on mettoit

à nud toute la nature »5. Ce n’est en fait pas la nature qui fut mise à nue, mais le Sel qui

disparut.

Publishers, Dordrecht, 1994, 17-50.

5 Fabre, L’Abregé des Secrets Chymiques, op. cit., 33-34.

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ANNEXE

Cette liste présente la plupart des mémoires de l’Académie Royale des Sciences de Paris pour la classe de chimie produits au XVIIIe siècle jusqu’en 1776, et consultés pour notre enquête. Elle reprend les références établies dans notre bibliographie en fin de volume, et les classe suivant l’ordre chronologique, afin de bien visualiser l’évolution des thèmes traités au cours du siècle par les académiciens, et en particulier de celui des sels.

1699 : HOMBERG (Wilhelm), « Observation sur la quantité exacte des sels volatils acides contenus

dans les différens esprits acides », 44-51. HOMBERG (Wilhelm), « Essais pour examiner les sels des plantes », 69-74. 1700 : BURLET, « De l’usage médicinal de l’eau de chaux », 122-134. GEOFFROY (Etienne-François), « Observations sur les dissolutions & sur les fermentations que

l’on peut appeler froides, parce qu’elles sont accompagnées du refroidissement des liqueurs dans lesquelles elles se passent », 110-121.

HOMBERG (Wilhelm), « Observations sur la quantité d’acides absorbés par les alcalis terreux », 64-71.

HOMBERG (Wilhelm), « Sur l’acide de l’Antimoine », 292-294. TOURNEFORT (Joseph Pitton de), « Comparaison des analyses du sel ammoniac, de la soye, &

de la corne de cerf », 71-74. 1701 : HOMBERG (Wilhelm), « Observations sur quelques effets des fermentations », 95-99. HOMBERG (Wilhelm), « Observations sur les analyses des plantes », 113-117. HOMBERG (Wilhelm), « Observations sur les sels volatiles des plantes », 219-223. 1702 : HOMBERG (Wilhelm), « Essays de chimie », 33-52. 1703 : HOMBERG (Wilhelm), « Essay de l’analyse du souffre commun », 31-40. 1704 : GEOFFROY (Etienne-François), « Manière de recomposer le souffre commun par la réünion de

ses principes, & d’en composer de nouveau par le mélange de semblables substances, avec quelques conjectures sur la composition des métaux », 278-286.

1705 : GEOFFROY (Etienne-François), « Probleme de chimie. Trouver des cendres qui ne contiennent

aucunes parcelles de Fer », 362-363. HOMBERG (Wilhelm), « Suite des essay de chimie. Article troisième. Du souphre principe », 88-

99. 1706 : GEOFFROY (Etienne-François), « Analyse chimique de l’éponge de la moyenne espece », 507-

509. HOMBERG (Wilhelm), « Observations sur une dissolution de l’argent », 102-107. HOMBERG (Wilhelm), « Suite de l’article trois des essais de chimie », 260-272. LEMERY (Louis), « Diverses expériences et observations chimiques et physiques sur le Fer &

sur l’Aimant », 119-135.

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ANNEXE 550

LEMERY (Louis), « Que les plantes contiennent réellement du Fer, & que ce métal entre necessairement dans leur composition », 411-418.

LEMERY (Nicolas), « Du Miel et de son analyse chimique », 272-283. 1707 : BURLET, « Examen des eaux de Vichi et de Bourbon », 97-104. BURLET, « Examen des eaux de Bourbon », 112-120. GEOFFROY (Claude-Joseph), « Observations sur les Huiles essentielles, avec quelques

conjectures sur la cause des couleurs des feüilles & des fleurs des Plantes », 517-526. GEOFFROY (Etienne-François), « Eclaircissemens sur la production artificielle du Fer, & sur la

composition des autres Métaux », 176-188. HOMBERG (Wilhelm), « Eclaircissemens touchant la vitrification de l’or au verre ardent », 40-

48. LEMERY (Louis), « Experiences nouvelles sur les huiles, et sur quelques autres matieres où l’on

ne s’étoit point encore avisé de chercher du fer », 5-11. LEMERY (Louis), « Reflexions et observations diverses sur une vegetation Chimique à cette

occasion avec differentes liqueurs acides & alkalines, & avec differens métaux substituez au Feu », 299-329.

LEMERY (Louis), « Eclaircissement sur la composition des differentes especes de Vitriols naturels, & explication Physique & sensible de la maniere dont se forment les Ancres vitrioliques », 538-549.

LEMERY (Nicolas), « De l’urine de vache, de ses effets en medecine, et de son analyse chymique », 33-40.

1708 : GEOFFROY (Claude-Joseph), « Observations sur le nostoch qui prouvent que c’est véritablement

une plante », 228-230. GEOFFROY (Etienne-François), « Observations sur les Analyses du Corail & de quelques autres

plantes pierreuses, faites par M. le Comte Marsigli », 102-105. HOMBERG (Wilhelm), « Mémoire touchant les acides & les alkalis, pour servir d’addition à

l’article du Sel principe, imprimé dans nos mémoires de l’année 1702 pag. 36 », 312-323.

LEMERY (Louis), « Nouvel éclaircissement sur la prétenduë production artificielle du Fer, publiée par Becher, & soûtenuë par M. Geoffroy », 376-402.

1709 : GEOFFROY (Etienne-François), « Experiences sur les metaux, faites avec le verre ardent du

Palais Royal », 162-176. HOMBERG (Wilhelm), « Suite des Essais de Chimie. Art. IV. du Mercure », 106-117. HOMBERG (Wilhelm), « Observations touchant l’effet de certains Acides sur les Alcalis

volatils », 354-363. LEMERY (Louis), « Conjectures et reflexions sur la matiere du Feu ou de la Lumiere », 400-418. LEMERY (Nicolas), « Reflexions et experiences sur le sublimé corrosif », 42-47. 1710 : GEOFFROY (Claude-Joseph), « Observations sur le bezoard, & sur les autres matieres qui en

approchent », 235-242. HOMBERG (Wilhelm), « Observations sur les matieres sulphureuses & sur la facilité de es

changer d’une espèce de souffre en une autre », 225-234. HOMBERG (Wilhelm), « Mémoire touchant les vegetations artificielles », 426-438. 1711 : HOMBERG (Wilhelm), « Observations sur la Matiere fecale », pp. 39-47. HOMBERG (Wilhelm), « Phosphore nouveau, ou suite des Observations sur la Matiere fecale »,

238-245. LEMERY (Louis), « Mémoire sur les precipitations Chimiques ; ou l’on examine par occasion la

dissolution de l’Or & de l’Argent, la nature particuliere des esprits acides, & la maniere dont l’esprit de nitre agit sur celuy de Sel dans la formation de l’eau regale ordinaire », 56-79.

1712 : HOMBERG (Wilhelm), « Observations sur l’Acide qui se trouve dans le Sang & dans les autres

parties des Animaux », 8-15.

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ANNEXE 551

HOMBERG (Wilhelm), « Suite des observations sur l’Acide qui se trouve dans le Sang, & dans les autres parties animales », 267-275.

LEMERY (Louis), « Conjectures sur les couleurs différentes des précipités de mercure », 51-69. 1713 : GEOFFROY (Etienne-François), , « Observations sur le vitriol et sur le fer », 168-186. HOMBERG (Wilhelm), « Observations sur des Matieres qui pénétrent & qui traversent les

Métaux sans les fondre », 306-313. LEMERY (Jacques), « De l’action des Sels sur différentes Matiéres inflammables », 97-108. LEMERY (Louis), « Examen de la maniere dont le Fer opere sur les liqueurs de nôtre Corps, &

dont il doit être préparé pour servir utilement dans la Pratique de la medecine », 30-47. 1714 : HOMBERG (Wilhelm), « Mémoire touchant la Volatilisation des Sels fixes des Plantes », 186-

195. LEMERY (Louis), « Second Mémoire sur les Couleurs differentes des Précipités du Mercure »,

259-280. LEMERY (Nicolas), « Experiences sur la diversité des Matieres qui sont propres à faire un

Phosphore avec l’Alun », 402-408. 1716 : LEMERY (Louis), « Explication mécanique de quelques différences assés curieuses qui résultent

de la dissolution de différents sels dans l’eau commune », 154-172. 1717 : GEOFFROY (Etienne-François), « Du changement des Sels acides en Sels alkalis volatiles

urineux », 226-238. LEMERY (Louis), « Premier Mémoire sur le Nitre », 31-51. LEMERY (Louis), « Second Mémoire sur le Nitre », 122-146. LEMERY (Louis), « Sur la volatilisation vraye ou apparente des Sels fixes », 246-256. 1718 : GEOFFROY (Etienne-François), « Table des différents rapports observés en chimie entre

différentes substances », 202-212. 1719 : LEMERY (Louis), « Réflexions physiques sur le défaut & le peu d’utilité des Analyses ordinaires

des Plantes & des Animaux », 173-188. 1720 : BOULDUC (Simon), « Operations et experiences chimiques sur les lessives de salpêtre, et

particulierement sur ce qu’on appelle EAU-MERE DE SALPÊTRE », 452-459. GEOFFROY (Claude-Joseph), « Observations sur la nature et la composition du sel ammoniac »,

189-207. GEOFFROY (Etienne-François), « Eclaircissements sur la Table insérée dans les Mémoires de

1718 concernant les Rapports observés entre différentes Substances », 20-34. LEMERY (Louis), « Second mémoire sur les analyses ordinaires de Chimie ; Dans lequel on

continue d’examiner ce qui se passe dans ces Analises, l’alteration qu’elles apportent aux substances des Mixtes, & les erreurs où elles peuvent jetter, quand on ne sçait pas en faire usage », 98-107.

LEMERY (Louis), « Troisiéme mémoire sur les analises de Chimie, Et particulierement sur celles des Vegetaux ; Où l’on examine ce qui s’éleve de leur partie saline par la distillation », 166-178.

LEMERY (Louis), « Observation historique et médicinale sur une Préparation d’Antimoine, appellée communément Poudre des Chartreux, ou Kermes Mineral », 417-436.

1721 : LEMERY (Louis), « Quatrieme memoire sur les analises ordinaires des plantes et des animaux,

où l’on continüe d’examiner ce que deviennent & l’alteration que reçoivent les acides de ces Mixtes pendant & après la distillation », 22-44.

1722 : GEOFFROY (Etienne-François), « Des supercheries concernant la pierre philosophale », 61-70. PETIT (François), « Mémoire sur la végétation des sels », 95-116.

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ANNEXE 552

PETIT (François), « Expériences qui expliquent & déterminent la cause qui fait élever les Dissolutions des Sels sur les bords des Vases pour y former des Vegetations salines », 331-348.

1723 : GEOFFROY (Claude-Joseph), « Suite des observations sur la fabrique du sel ammoniac, avec sa

décomposition pour en tirer le sel volatil, que l’on nomme vulgairement SEL d’ANGLETERRE », 210-222.

1724 : BOULDUC (Gilles), « Mémoire sur la qualité & les propriétés d’un Sel découvert en Espagne,

qu’une Source produit naturellement ; & sur la conformité & identité qu’il a avec un Sel artificiel que Glauber, qui en est l’auteur, appelle SEL ADMIRABLE », 118-137.

BURLET, « Histoire d’un sel cathartique d’Espagne », 114-117. DU FAY (Charles François de Cisternay), « Sur le sel de chaux », 88-93. GEOFFROY (Claude-Joseph), « Nouvel examen des eaux de Passy, avec une méthode de les

imiter, qui sert à faire connoître de quelle maniére elles se chargent de leur Mineral », 193-208.

LEMERY (Louis), « Observation nouvelle et singuliere sur la Dissolution successive de plusieurs Sels dans l’Eau commune », 332-347.

1725 : GEOFFROY (Etienne-François), « Observations sur la préparation du Bleu de Prusse, ou de

Berlin », 153-172. GEOFFROY (Etienne-François), « Nouvelles Observations sur la préparation du Bleu de

Prusse », 220-237. 1726 : BOULDUC (Gilles), « Essai d’analyse en général des nouvelles eaux minérales de Passy ; avec

des raisons succinctes, tant de quelques phénomènes, qu’on y aperçoit dans de différentes circonstances, que des effets de quelques opérations, auxquelles on a eu recours pour discerner les matières, qu’elles contiennent dans leur état naturel », 306-327.

GEOFFROY (Claude-Joseph), « Différens moyens d’enflammer, non-seulement les huiles essentielles, mais mesme les bausmes naturels, par les esprits acides », 95-105.

1727 : BOULDUC (Gilles), « Examen d’un sel tiré de la terre e Dauphiné ; Par lequel on prouve, que

c’est un SEL DE GLAUBER NATUREL », 375-383. DU FAY (C.-F.), « Expérience sur la solubilité de plusieurs sortes de verres », 32-39. GEOFFROY (Claude-Joseph), « Observations sur le meslange de quelques huiles essentielles

avec l’esprit de vin », 114-120. LEMERY (Louis), « Second mémoire, ou réflexions nouvelles sur une précipitation singuliere de

plusieurs sels par un autre sel, Déjà rapportée en 1724, & imprimée dans le Tome de la même année, sous le Titre D’OBSERVATION NOUVELLE ET CURIEUSE, sur la dissolution successive de différents Sels dans l’eau commune », 40-49.

LEMERY (Louis), « Troisieme mémoire, ou réflexions nouvelles sur une Précipitation singuliére de plusieurs Sels par un autre Sel, déjà rapportée en 1724, & imprimée dans le Tome de la même année, sous le Titre d’OBSERVATION NOUVELLE ET CURIEUSE SUR LA

DISSOLUTION SUCCESSIVE DE DIFFÉRENS SELS DANS L’EAU COMMUNE », 214-228. 1728 : GEOFFROY (Claude-Joseph), « Examen des différens essais sur la formation artificielle du

vitriol blanc & de l’alun », 301-310. LEMERY (Louis), « Expériences et réflexions sur le Borax ; D’où l’on pourra tirer quelques

lumieres sur la nature & les propriétés de ce sel, & sur la maniere dont il agit, non seulement sur nos liqueurs, mais encore sur les métaux dans la fusion desquels on l’employe », 273-288.

1729 : BOULDUC (Gilles), « Essai d’analyse en général des eaux minérales chaudes de Bourbon-

L’Archambaud », 258-276. GEOFFROY (Claude-Joseph), « Examen du vinaigre concentré par la gelée », 68-78. LEMERY (Louis), « Second Mémoire sur le Borax », 282-300.

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ANNEXE 553

1730 : BOULDUC (Gilles), « Maniere de faire le sublimé corrosif en simplifiant l’opération », 357-362. BOURDELIN (L.-C.), « Mémoire sur le sel lixiviel du Gayac », 33-44. DU FAY (C.-F.), « Mémoire sur un grand nombre de phosphores nouveaux », 524-535. 1731 : BOULDUC (G.), « Sur un sel connu sous le nom de Polychreste de Seignette », 124-129. BOULDUC (G.), « Recherche du sel d’Epsom », 347-357. PETIT (François), « De l’adhérence des parties de l’air entr’elles et de leur adhérence aux corps

qu’elles touchent », 50-68. 1732 : DUHAMEL (H.-L.), GROSSE, « Des différentes maniéres de rendre le Tartre soluble », 323-342. GEOFFROY (Claude-Joseph), « Nouvel expériences sur le borax, avec un moyen facile de faire

le Sel Sédatif, & d’avoir un Sel de Glauber, par la même opération », 398-418. 1733 : DUHAMEL (Henri-Louis), GROSSE, « Sur les différentes maniéres de rendre le Tartre soluble.

Seconde Partie », 260-272. GROSSE, « Recherche sur le plomb », 313-328. 1734 : BOERHAAVE (Hermann), « Sur le Mercure », 539-552. BOULDUC (Gilles), « Essai d’analise des plantes », 101-106. DUHAMEL (H.-L.), GROSSE, « Recherche chimique sur la composition d’une liqueur tres-

volatile, connuë sous le nom d’Ether », 41-54. GEOFFROY (Claude-Joseph), « Mémoire sur l’éméticité de l’Antimoine, sur le tartre émétique,

et sur le Kermès minéral », 417-434. LEMERY (Louis), « Sur le Sublimé corrosif ; Et à cette occasion, Sur un article de l’Histoire de

l’Académie Royale des Sciences de l’année 1699, où il s’agit de ce Sublimé », 259-294.

1735 : BOULDUC (Gilles), « Analyse des Eaux de Forges, et principalement de la Source appellée la

Royale », 443-452. DUHAMEL (H.-L.), « Sur le Sel Ammoniac », 106-116. DUHAMEL (H.-L.), « Suite des recherches sur le Sel Ammoniac. Troisiéme Partie », 483-504. DUHAMEL (H.-L.), « Suite des recherches sur le Sel Ammoniac. Seconde Partie », 414-434. GEOFFROY (Claude-Joseph), « Suite de l’examen du kermès minéral », 54-70. GEOFFROY (Claude-Joseph), « Derniére partie du second mémoire sur le kermès. Sa préparation

par la fonte », 311-326. HELLOT (Jean), « Analise chimique du zinc. Premier mémoire », 12-31. HELLOT (Jean), « Analise chimique du zinc. Second mémoire », 221-243. LEMERY (Louis), « Nouvel éclaircissement sur l’alun, sur le vitriols, et particuliérement sur la

Composition naturelle, & jusqu’à présent ignorée, du vitriol blanc ordinaire », 262-280.

LEMERY (Louis), « Second Mémoire sur les Vitriols, et particuliérement sur le Vitriol blanc ordinaire », 385-402.

1736 : DUHAMEL (H.-L.), « Sur la base du sel marin », 215-232. GROSSE, « Maniere de purifier le plomb et l’argent, quand ils se trouvent alliés avec

l’Etain », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1736, 167-172. LEMERY (Louis), « Supplément aux deux mémoires que j’ai donnés en 1735, sur l’Alun et sur

les Vitriols », 263-301. 1737 : HELLOT (Jean), « Le phosphore de Kunckel, analyse de l’urine », 342-378. 1738 : GEOFFROY (Claude-Joseph), « De l’étain. Premier mémoire », 103-127. HELLOT (Jean), « Sur du Sel de Glauber trouvé dans le Vitriol sans addition de matiére étrangere »,

288-298. 1739 : HELLOT (Jean), « Sur la liqueur éthérée de M. Frobenius », 62-83.

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ANNEXE 554

1740 : HELLOT (Jean), « Théorie Chymique de la Teinture des Etoffes », 126-148. LEMERY (Louis), GEOFFROY (Claude-Joseph), HELLOT (Jean), « Examen du Sel de Pecais »,

361-370. 1741 : GEOFFROY (Claude-Joseph), « Moyens de congeler l’esprit de vin, et de donner aux Huiles

grasses quelques-uns des caractéres d’une Huile essentielle », 11-24. HELLOT (Jean), « Théorie Chymique de la Teinture des Etoffes. Second mémoire », 38-71. 1742 : BOURDELIN (L.-C.), « Premier Mémoire sur le succin », 143-175. DUHAMEL (H.-L.), « Deux procédés nouveaux pour obtenir sans le secours du Feu une

Liqueur éthérée fort approchante de celle à laquelle M. Frobœnius Chymiste Allemand, a donné le nom d’Ether », 379-389.

GEOFFROY (Claude-Joseph), « Moyens de volatiliser l’huile de Vitriol, de la faire paroître sous la forme d’une huile essentielle, & de la réduire ensuite à son premier état », 53-67.

MALOUIN (P. J.), « Expériences qui découvrent de l’analogie entre l’étain et le zinc », 76-90. 1743 : GEOFFROY (Claude-Joseph), « Différens moyens de rendre le Bleu de Prusse plus solide à l’air,

& plus facile à préparer », 33-50. MALOUIN (P. J.), « Sur le zinc. Second mémoire », 70-86. 1744 : GEOFFROY (Claude-Joseph), « Observations sur la terre de l’alun ; manière de le convertir en

vitriol, ce qui fait une exception à la Table des Rapports en Chymie », 69-76. LE MONNIER, « Examen des eaux minérales du Mont d’Or », 157-169. MACQUER (Pierre-Joseph), « Sur la cause de la différente dissolubilité des huiles dans l’esprit

de vin », 157-169. MALOUIN (P.-J.), « Sur le zinc. Troisième mémoire », 394-405. ROUELLE (Guillaume-François), « Mémoire sur les sels neutres, dans lequel on propose une

division méthodique de ces sels, qui facilite les moyens pour parvenir à la théorie de leur crystallisation », 353-365.

1745 : MALOUIN (P.-J.), « Analyse des eaux savonneuses de plombières », 109-128. MALOUIN (P.-J.), « Sur le sel de la chaux », 93-106. ROUELLE (Guillaume-François), « Sur le sel marin », 57-79. 1746 : GEOFFROY (Claude-Joseph), « Essais. Sur la formation artificielle du silex, & observations sur

quelques propriétés de la chaux vive », 284-290. MACQUER (Pierre-Joseph), « Recherches sur l’arsenic. Premier mémoire », 223-236. 1747 : DUHAMEL (H.-L.), « Diverses expériences sur la chaux », 59-81. LE MONNIER, « Examen de QUELQUES FONTAINES MINERALES DE LA France, &

particulièrement de celles de Baredge », 259-271. MACQUER (Pierre-Joseph), « Observations sur la chaux et sur les plastre », 678-696. ROUELLE (Guillaume-François), « Sur l’inflammation de l’huile de térébenthine par l’acide

nitreux pur, suivant le procédé de Borrichius, et sur l’inflammation de plusieurs huiles essentielles, et par expression avec le même acide, et conjointement avec l’acide vitriolique », 34-56.

1748 : MACQUER (Pierre-Joseph), « Second mémoire sur l’arsenic », 35-50. 1749 : MACQUER (Pierre-Joseph), « Mémoire sur une nouvelle espèce de teinture bleue, dans laquelle

il n’entre ni pastel ni indigo », 255-265. 1750 : ROUELLE (Guillaume-François), « Sur les embaumemens des Egyptiens », 123-150. 1751 : GEOFFROY (Claude-Joseph), « Observations sur les préparations du fondant de Rotrou, et de

l’antimoine diaphorétique », 304-309.

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ANNEXE 555

1752 : MACQUER (Pierre-Joseph), « Examen chymique du bleu de Prusse », 60-77. 1753 : BOURDELIN (L.-C.), « Mémoire sur le sel sédatif », », 201-242. 1754 : ROUELLE (Guillaume-François), « Mémoire sur les sels neutres, dans lequel on fait connoître

deux nouvelles classes de sels neutres, & l’on développe le phénomène singulier de l’excès d’acide dans ces sels », 572-588.

1755 : MACQUER (Pierre-Joseph), « Mémoire sur une nouvelle méthode de M. le Comte de la Garaye,

pour dissoudre les métaux », 25-35. DE LASSONE (J.-M.), « Sur un nouveau sel qui découvre quelques propriétés singulières du sel

sédatif », 119-135. BOURDELIN (L.-C.), « Second mémoire sur le sel sédatif », 397-436.

MACQUER (Pierre-Joseph), « Recherches sur nature de la teinture mercurielle de M. le Comte de Garaye. », 531-546.

1756 : PAS de mémoire présenté à l’Académie cette année, uniquement un compte-rendu dans l’Histoire

d’un travail d’un inconnu rapporté par M. HELLOT : « Sur la préparation du bleu de Prusse », 53-59.

1757 : DE LASSONE(J.-M.), « Mémoire sur la combinaison de l’acide du sel marin avec l’antimoine,

sur un sel semblable au sel sédatif qui résulte de la même combinaison, & sur une autre substance saline, semblable au borax, laquelle est aussi préparée avec l’antimoine », 24-38.

MONTET, « Mémoire sur le sel lixiviel de Tamaris, dans lequel on prouve que ce sel est un sel de Glauber parfait ; & sur l’emploi que l’on fait dans les fabriques de salpêtre, des cendres de tamaris ; sur le sel du Garou », mémoire de la Société Royale des Sciences établie à Montpellier paru dans les Mémoires de l’Académie, 555-567.

1758 : LAURAGUAIS (L. L. Comte de), « Mémoire sur la dissolution du soufre dans l’esprit de vin », 9-

11. LAURAGUAIS (L. L. Comte de), « Expériences sur les mélanges qui donnent l’éther, sur l’éther

lui-même, et sur la miscibilité dans l’eau », 29-33. GUETTARD, « Description des salines de l’Avranchin en Basse-Normandie », 99-114. MACQUER (Pierre-Joseph), « Mémoire sur les argiles, & sur la fusibilité de cette espèce de terre,

avec les terres calcaires », 155-176. MACQUER (Pierre-Joseph), « Mémoire sur un nouveau métal connu sous le nom d’or blanc ou

de platine », 119-133. MACQUER (Pierre-Joseph), « Mémoire sur les argiles, & sur la fusibilité de cette espèce de terre,

avec les terres calcaires », 155-176. 1759 : FOUGEROUX DE BONDAROY, « Mémoire sur l’alun », 472-483. Un compte-rendu dans l’Histoire d’un travail de M. le Comte de Lauraguais : « Sur l’éther acéteux

ou du vinaigre », 100-102. 1760 : BAUMÉ (Antoine), « Observations sur la cristallisation des sels neutres qui ont pour base un alkali

fixe ou une terre absorbante », Mémoires de mathématique et de physique, présentés à l’Académie Royale des Sciences, par divers savants, et lus dans ses assemblées, 1760, tome 6, 45-47.

BARON (T.), « Recherches sur la nature de la base de l’alun », 274-282. TILLET, « Mémoire sur les essais des matières d’or et d’argent », 361-379. 1762 : TILLET, « Observations sur la quantité d’argent que contiennent les coupelles après avoir servi

aux essais », 10-16. DE MONTIGNY, « Mémoire sur les salines de Franche-Comté, sur les défauts des sels en pain

qu’on y débite, & sur les moyens de les corriger », 102-130.

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ANNEXE 556

GUETTARD, « Mémoire sur les mines de sel de Wieliczka en Pologne », 493-516. MONTET, « Mémoire sur le Suber montanum qui se trouve au-dessus & au-dessous du chemin

qui va à la paroisse de Mandagroue & au vrian, dans le diocèse d’Alais, & sur plusieurs autres faits d’histoire naturelle & de chimie », mémoire de la Société Royale des Sciences établie à Montpellier paru dans les Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 632-661.

1763 : HELLOT (Jean), TILLET & MACQUER (Pierre-Joseph) « Mémoire sur les essais des matières d’or

et d’argent », 1-14. TILLET, « Mémoire sur l’augmentation apparente de poids qu’on observe dans l’argent fin

lorsqu’on en fait l’essai, & sur l’augmentation réelle de poids qui a lieu dans le plomb converti en litharge », 38-64.

MONTET, « Mémoire sur les salines de Pécais », mémoire de la Société Royale des Sciences établie à Montpellier paru dans les Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 441-464.

1764 : HALLER, « Mémoire sur l’évaporation de l’eau salée », 9-27. MONTET, « Mémoire sur la manière de cristalliser l’alkali fixe de tartre », mémoire de la Société

Royale des Sciences établie à Montpellier paru dans les Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 576-579.

1765 : Un compte-rendu dans l’Histoire des Observations de M. de Machy, sur une substance saline bien

singulière, 48-49. MONTET, « Mémoire sur la manière de conserver en tout temps les cristaux de l’alkali fixe du

tartre, pour servir de suite au Mémoire de M. Montet, sur la cristallisation de cet alkali, inséré dans le volume précédent », 667-670.

1766 : CADET (Louis-Claude), « Expériences sur le borax », 365-383. 1767 : Un compte-rendu dans l’Histoire de l’Académie « Sur l’eau », 14-22. TILLET, « Mémoire sur la nécessité qu’il y a, dans les essais ordinaires des matières d’argent,

d’extraire des coupelles la particule d’argent fin qu’elles retiennent toujours, pour écarter les variations auxquelles cette opération est sujette, & connoître sûrement le titre intrinsèque de ces matières », 153-186.

DUHAMEL (H.-L.), « Observations sur les sels qu’on retire des cendres des végétaux », 233-238. DUHAMEL (H.-L.), « Suite des expériences sur les sels qu’on peut retirer des lessives du kali »,

239-240. CADET (L.-C.), « Examen chimique de l’eau minérale de l’abbaye des Fontenelles en Poitou

près la Roche-Sur-Yon : Avec des observations intéressantes sur la Sélénite », 256-265.

MACQUER (Pierre-Joseph), « Mémoire sur l’action d’un feu violent de charbon, appliqué à plusieurs terres, pierres & chaux métalliques », 298-314.

CADET (L.-C.), « Expériences chimiques sur la bile de l’homme et des animaux », 471-483. CADET (L.-C.), « Analyse de la soude de varech », 487-494. 1768 : MACQUER (Pierre-Joseph), MORAND, CADET (L.-C.), « Une source minérale trouvée à

Vaugirard », compte-rendu dans l’Histoire de l’Académie, 69-75. MACQUER (Pierre-Joseph), « Mémoire sur un moyen de teindre la soie en un rouge vif de

cochenille, & de lui faire prendre plusieurs autres couleurs plus belles & plus solides que celles qu’on a faites jusqu’à présent », 82-90.

MACQUER (Pierre-Joseph), « Mémoire sur un moyen de dissoudre la Résine de Caoutchouc, connue présentement sous le nom de Résine élastique de Cayenne, & de la faire reparoître avec toutes ses qualités », 209-217.

MONTET, « Second Mémoire sur plusieurs sujets d’histoire naturelle et de chimie », mémoire de la Société Royale des Sciences établie à Montpellier paru dans les Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 538-556.

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ANNEXE 557

DE LASSONE (Jean Marie François), « Nouvelles recherches sur la combinaison de l’acide concret du tartre avec l’antimoine », 520-533.

1769 : « Observation chimique » de M. CADET, tirée de l’Histoire de l’Académie Royale des Sciences,

66. CADET (L.-C.), « Nouvelles recherches pour se servir à déterminer la nature de la bile », pp. 66-

72. BRISSON, « Mémoire sur le rapport des différentes densités de l’esprit de vin, avec ses différens

degrés de force ; d’où l’on déduit un moyen sûr de connoître avec précision la qualité & la force des Esprits de vin & des eaux de vie », 433-452.

1770 : Un compte-rendu dans l’Histoire de l’Académie Royale des Sciences, d’un des Mémoires de DE

MACHY sur la nature des sels volatils tirés des substances animales, 67-68. LAVOISIER (A.-L.), « Premier Mémoire sur la nature de l’eau, sur les expériences par lesquelles

on a prétendu prouver la possibilité de son changement en terre », 73-82. LAVOISIER (A.-L.), « Second Mémoire sur la nature de l’eau, sur les expériences par lesquelles

on a prétendu prouver la possibilité de son changement en terre », 90-107. SAGE (Balthazar Georges), « Analyse de la pierre calaminaire du Comté de Sommerset & de

celle du Comté de Nottingham », 15-23. 1771 : DE LASSONE (J.-M.), CADET (L.-C.), « Analyse d’une eau minérale de la ville de Roye », 1-11. 1772 : CADET (L.-C.), « Moyen de cacher le cuivre sans que l’alkali volatil puisse le faire

reconnoître », t. 1, pp. 472-488. (ce mémoire a en fait été lu la première fois en 1764, avant que Cadet ne devienne Académicien)

DE LASSONE (J.-M.), « Réponse à quelques remarques critiques, relatives à un fait consigné dans un de mes Mémoires, imprimé parmi ceux que l’Académie a publiés pour l’année 1757 », t. 2, 465-467.

LAVOISIER (A.-L.), « Mémoire sur l’usage de l’esprit de vin dans l’analyse des eaux minérales », t. 2, pp. 555-563.

1773 : DE LASSONE (J.-M.), « Nouvelles observations sur l’analyse des cristaux, du verdet et du sel de

Saturne, relativement à l’air combiné dans ces deux mixtes, & considéré comme un de leurs principes constituans : & sur un sublimé cuivreux & salin que le verdet fournit dans un temps déterminé de l’analyse », 54-65.

DE LASSONE (J.-M.), « Mémoire sur des phénomènes nouveaux et singuliers produits par plusieurs mixtes salins », 191-213.

1774 : CADET (L.-C.), « Expériences sur une soude tirée d’un kali, qui avoit été cultivé par M. Du

Hamel à sa terre de Denainvilliers », 42-44. CADET (L.-C.), « Méthode pour faire l’éther vitriolique en plus grande abondance, plus

facilement, & avec moins de dépense qu’on ne l’a fait jusqu’ici », 524-533. 1775 : DE LASSONE (J.-M.), « Nouvelles observations sur la nature & les propriétés salines du zinc,

revêtu de sa forme métallique, ou réduit en chaux. Deuxième mémoire », 1-7. DE LASSONE (J.-M.), « Mémoire sur plusieurs sels ammoniacaux », 40-62. 1776 : DE LASSONE (J.-M.), « Examen de la combinaison de l’acide concret du tartre avec le zinc.

Quatrième mémoire », 563-573.

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BIBLIOGRAPHIE

Littérature principale :

ARISTOTE, De la génération et de la corruption, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1971.

DORN (Gerard), La Monarchie du Ternaire en union, contre la Monomachie du Binaire en confusion, 1577, Gutenberg Reprints, 1981.

EPICURE, Lettres et Maximes, Librio, Paris, 2000. FERNEL (Jean), La Physiologie, (1554), traduction du latin de 1655, Fayard, Paris, 2001. FICIN (Marsile), Les trois livres de la vie, (1489 en latin), réédition de la traduction de

1582 de Guy Le Fevre de la Boderie dans le Corpus des œuvres de philosophie en langue française, Fayard, Paris, 2000.

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- Cours de Chymie contenant la manière de faire les opérations qui sont en usage dans la médecine, par une Méthode facile. Avec des raisonnemens sur chaque opération ; pour l’instruction de ceux qui veulent s’appliquer à cette Science. Nouvelle édition, revüe, corrigée & augmentée d’un grand nombre de notes, & de plusieurs préparations chymiques qui sont aujourd’hui d’usage, & dont il n’est fait aucune mention dans les Editions de l’Auteur. par M. Baron, Docteur en Médecine, & de l’Académie Royale des Sciences, Paris, 1757.

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- « Second mémoire, ou réflexions nouvelles sur une précipitation singuliere de plusieurs sels par un autre sel, Déjà rapportée en 1724, & imprimée dans le Tome de la même année, sous le Titre D’OBSERVATION NOUVELLE ET CURIEUSE, sur la dissolution successive de différents Sels dans l’eau commune », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1727, 40-49.

- « Troisieme mémoire, ou réflexions nouvelles sur une Précipitation singuliére de plusieurs Sels par un autre Sel, déjà rapportée en 1724, & imprimée dans le Tome de la même année, sous le Titre d’OBSERVATION NOUVELLE ET CURIEUSE SUR LA DISSOLUTION SUCCESSIVE DE DIFFÉRENS SELS DANS L’EAU COMMUNE », Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1727, 214-228.

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