Une reine dans un jardin de Bruno Roza

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Une reine dans un jardin pour Marie-Laure Buisson

description

46 illustrations en couleur d’Antonin Roza. Un volume de 160 pages, de format 12,5 x 18 cm.

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Une reine dans un jardin

pour Marie-Laure Buisson

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© Éditions de la revue Conférence, Paris, 2015.

Dessinsd’Antonin Roza

Éditions de la revueC O N F É R E N C E

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Une reinedans un jardin

Bruno Roza

Dessinsd’Antonin Roza

Éditions de la revueC O N F É R E N C E

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Chapitre 1

— À l’aide, à l’aide !L’appel a réveillé Victor et les mots ré-

sonnent dans sa tête. Cela vient du jardin, pense-t-il. Oui, du jardin.

Il fait encore tout noir dans la chambre, l’enfant allume sa lampe de chevet, jette un œil à sa montre.

— Cinq heures, bougonne-t-il, on n’a pas idée de déranger les honnêtes gens à une heure pareille.

Victor Aguedal n’a que dix ans mais il adore employer des expressions qui ne sont pas de son âge : les honnêtes gens, ça le grandit.

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— À l’aide, à l’aide !L’appel lui parvient à nouveau, pressant

et entrecoupé de sanglots.— Quelqu’un pleure dans le jardin. Victor se lève. Il ouvre la fenêtre et

pousse le volet tout doucement. En dessous, il distingue assez bien la terrasse de graviers blancs, mais juste après, sur la pelouse, tout est noir. À coup sûr, si quelqu’un se tenait là, il serait impossible de l’apercevoir.

— Ma parole, toute la maison roupille ! marmonne l’enfant en imitant le ton de monsieur Aguedal père pour se donner du cœur au ventre.

Victor a un petit peu peur, en effet, et il aimerait bien le voir arriver, ce père. Lui au moins, il saurait quoi faire.

— À l’aide, à l’aide ! Les cris, à nouveau. Victor devra-t-il

y aller tout seul ? Réveiller ses parents ?

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Il scrute l’ombre, tend l’oreille. L’appel semble venir du fond du jardin. Le soleil n’est pas encore levé, mais sur une bande de ciel plus clair on distingue la masse sombre du grand saule qui tremble doucement dans le vent. Oui, sous le saule, il y a sûrement quelqu’un, là-bas, sous le grand saule. Et même plutôt quelqu’une, car il s’agit d’une voix de fille. D’une voix de fille étrange-ment familière. Qui cela peut-il bien être ? Ce n’est pas le timbre bien rond de madame Aguedal mère, encore moins celui si pointu de mademoiselle Aguedal fille ; d’ailleurs, la première est au lit et la seconde est trop petite, elle ne parle pas encore.

— Victor, Victor ! reprend la voix. Victor, à l’aide !

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A-t-il bien entendu ? Est-ce bien son nom qu’on a prononcé ? N’est-ce pas un effet du vent dans le feuillage ? Ah, cette fois, Victor ne peut plus se dérober. C’est bien lui qu’on appelle. Il ne réfléchit plus. Il fonce.

— Allons-y Alonzo ! tranche-t-il tout à coup à voix haute en appuyant, comme Maman, fortement sur le zi et le zo.

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À dire vrai, ces trois mots sont une formule magique de son dentiste de père. Monsieur Aguedal en use à longueur de journée. Doit-il se lever de sa chaise après le déjeuner pour gagner son cabinet, sortir la tondeuse du cabanon ou simplement en-filer son manteau devant la porte d’entrée, il trouve toujours une occasion pour débiter son zi et son zo et s’administrer à lui-même un petit coup de pied où je pense, comme il ajoute parfois. Papa emploie-t-il cette ma-gie pour arracher une dent récalcitrante de la bouche d’un de ses patients ? Le gamin ne l’a jamais entendu dire, mais il en est tout à fait convaincu.

— Allons-y Alonzo ! répète une nouvelle fois Victor pour s’assurer du pouvoir de la petite phrase.

Et ça marche, le voilà tout ragaillardi. Il ouvre la porte de sa chambre, longe le

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couloir et descend nu-pieds nu-pattes l’es-calier qui craque à chaque marche.

Là, c’est sûr, il va réveiller toute la mai-son. Mais n’est-ce pas ce qu’il espère au fond ? Réveiller sa petite sœur, voir arriver ses père et mère ? Et qu’est-ce que tu fais debout à cette heure ? Et quoi un bruit dans le jardin ? Ce doit être le renard qui embête les poules. Qu’est-ce que tu ra-contes, un appel au secours ? Non mais ce gosse, avec son imagination débordante ! Et on t’appellerait toi ? Et par ton nom en plus ? Mais qu’est-ce que tu nous chantes-là ? Mais non, on ne se fâche pas ! On es-saie de comprendre, c’est tout. Et puis ne te mets pas dans des états pareils. Si tu y tiens tellement, on ira voir ensemble, tout à l’heure, quand il fera jour. Comment ça, il sera peut-être trop tard ? Ah bon sang, qu’est-ce qu’il faut pas faire pour toi, je te

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jure. Sortir à l’aube et pour des histoires à dormir debout. Bon, bon, d’accord, on y va, mais tu m’enfiles tes bottes, l’herbe est toute humide de rosée.

Victor entend déjà les demandes et les réponses. Oui, il aurait convaincu son père de venir avec lui : Allez Papa, pour voir, dis, s’il te plaît, juste pour voir si c’est vrai-ment le renard. Et même, il aurait décidé sa mère : Hein dis, Maman, s’il y avait quelqu’un dans le jardin, quelqu’un qui m’emporte avec lui, quelqu’un qui me fasse du mal. Oh, il les connaît les arguments qui portent, Aguedal fils, mais voilà il a décidé d’y aller seul. Il a l’intuition que quelque chose le concerne lui et personne d’autre. Il a dix ans. Il est grand.

*

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Victor est sur la pelouse, à présent. Ouais, c’est pourtant vrai qu’il aurait dû prendre ses bottes. Toujours écouter Ma-man.

Dix pas dans l’herbe, il a déjà les pieds trempés dans ses baskets. Le blou-son non plus n’aurait pas été un luxe. Il avait chaud dans la maison, mais dehors, en pyjama…

L’enfant frissonne. Est-ce le froid ? Est-ce la crainte ? Il fait encore bien sombre là-bas sous le grand saule. Et puis il n’a plus entendu l’appel depuis qu’il a quitté sa chambre. Ne l’a-t-il pas rêvé ? Il ferait peut-être mieux de retourner se coucher.

Le saule est à soixante-quinze pas de la maison. Il le sait. Il les mesurait autrefois avec son père pour apprendre à compter. Il s’en souvient.

— Et après soixante-quinze ?

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— Eh bien, après soixante-quinze, c’est le mur !

Victor ne sait plus si la blague est de lui ou de monsieur Aguedal tellement ils se la sont répétée en se tapant sur les cuisses. Papy et Mamy la connaissent, Tonton et Tata aussi, et même aujourd’hui elle fait encore sourire Maman. Il n’y a que sa petite sœur qui n’en rigole pas. Mais c’est normal, Capucine est trop petite, elle ne parle pas encore ; alors compter !

Soixante-quinze pas donc, moins les dix ou douze qu’il vient de parcourir, cela fait encore un bon bout de chemin. Et tout seul, dans cette pénombre. Non, décidé-ment c’est trop loin et puis il n’y a personne là-bas. C’était le vent tout à l’heure ou le cri d’un oiseau. Allez zou, demi-tour droite ! comme dit encore monsieur Aguedal. Et en avant marche !

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Mais le petit soldat n’a pas le temps d’exécuter ce commandement que l’appel résonne à nouveau.

— Victor. Approche, Victor, c’est moi !— Voilà, voilà, j’arrive !Cette fois Victor ne peut plus douter.

Il vient même de répondre. Il marche d’un pas rapide à présent. Il aurait dû compter les pas, ça lui aurait occupé l’esprit. De toute façon il ne parvient pas à réfléchir. Il avance. Il avance. Il ne sent ni le froid, ni l’herbe humide. C’est à peine s’il touche terre. Il est comme transporté. Le saule est là mainte-nant devant lui à portée de la main.

— Bonjour Victor, merci d’être venu si vite.

— Bonjour. Bonjour Grenette, répond Victor en se pinçant le bras pour se réveil-ler de cet étrange rêve. Comment sait-il le nom de cette… de cette quoi d’abord ?

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Devant lui la ramure de l’arbre forme un somptueux rideau de feuilles et de brin-dilles.

— Entre, Victor ! Entre, s’il te plaît, et viens t’asseoir près de moi !

La voix est douce et persuasive. Le rideau de feuilles devient robe, cascade, pluie, chevelure. La chevelure redevient pluie, cascade, robe, rideau de feuilles. Victor tend le bras, écarte une branche. Une petite fille est assise au pied de l’arbre. Elle est là et elle sourit à travers les larmes qui pleuvent sur ses joues. Elle pleure dans ses cheveux qui ruissellent sur ses épaules. Elle bouge, elle tremble, elle frissonne. Et de chacun de ses mouvements émane une étrange clarté. Elle est comme la flamme d’une bougie, mais comme une flamme que protège une main.

— Oui, Victor, tu me connais. Tu me

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connais et tu me reconnais. Je suis les larmes que tu pleurais avant de naître, les rires que tu riais avant d’en savoir la rai-son. Je suis l’esprit du saule qui te parlait avant que tu ne saches les mots. Je suis très vieille, tu sais, et pourtant je n’ai que dix ans comme toi, parce que les arbres ont toujours l’âge de celui qui les contemple. Ne cherche pas à comprendre. C’est un mystère. Un mystère que tous les enfants connaissent et qu’ils oublient en grandis-sant. Tu m’oublieras toi aussi. Tu oublieras Grenette. Tu oublieras jusqu’au nom que tu m’as donné dans le secret de ton cœur. Dans le cœur de tes jeux.

— Mais je ne joue pas, Grenette. Je te connais. Tu es là. Tu existes. Comment pourrais-je t’oublier ?

— C’est vrai, Victor, tu ne joues pas ce matin, ou plutôt tu vas bientôt cesser de

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jouer. C’est pour cette raison que tu as entendu mon appel et que mes pleurs t’ont conduit jusqu’ici.

— Oh ne pleure pas Grenette. Je conti-nuerai de jouer même si ce jeu n’est plus de mon âge.

Victor s’assoit près de la petite fille. Il lui prend les mains. Les presse dans les siennes et chacune de ses pressions répète : allez, ne pleure pas, je continuerai de jouer.

— Écoute-moi, Victor, tu seras bientôt trop grand pour m’entendre. Non, je ne pleure pas parce que tu vas cesser de jouer. Au contraire, je m’en réjouis, car lorsque tu cesseras de jouer, tu connaîtras l’autre beauté du saule. Les jeux de la lumière dans le ruisseau de ses ramures, sa danse échevelée dans toutes les brises du monde. Oui, moi Grenette, j’aurai dansé pour toi la danse que je devais danser. Bien sûr tu