Une Pratique Cosmopolitique

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inventé l’unité du genre humain et le droit au sens anonyme où il décrit les sujets de droit comme idéalement interchangeables –qui fait de nous, donc, les grands instituteurs de ce que nous avons nous-mêmes appelé le genre humain. Or c’est peut-être parce que je suis chimiste, mais la composition pour moi n’est jamais de l’ordre d’une unification à partir de ce qui serait «en commun», mais au contraire un processus qui est toujours de composi- tion au sens actif : comment composer avec d’autres en tant qu’ils sont hétérogènes. La notion de pacification que met en cause Bruno, qui est très proche de la notion kantienne de cosmopolitique, ne donne aucun sens à la composition ni à l’hétérogénéité. Il s’agit de convertir le reste de la terre au fait que tout doit se dissoudre dans l’homogénéité du genre humain, et une fois cette opération réalisée –opération qui fait de nous des pédagogues de tous –nous pourrons dire que nous sommes tous égaux. Cela conjugue étonnement l’inégalité la plus extrême –nous n’avons ni à apprendre ni à composer –avec le fait que nous sommes ceux qui savons l’égalité entre les hommes. D’abord le comble de l’inégalité, donc puisque c’est le pédagogue qui possède les concepts et l’idéal ; et puis la paix cosmopolitique kantienne quand tout le monde en sera venu à être d’accord avec ce pédagogue. La u re nt De Sutter : Du point de vue juridique, constitutionnel, politique, etc., on pourrait dire que le pédagogue retrouve ses propres principes à l’origine et à la fin… Isabelle Stengers : Oui. De sorte qu’il y n’a pas la moindre perspective, la moindre idée –à part la tolérance, mais cela aussi c’est nous qui l’avons inventée –, la moindre idée de comment les autres pourraient nous mettre à l’épreuve, nous obliger à penser. Or, ma transformation du vocable chimique de «composition» en tant que « rencontre qui trans- forme» en vocable humain, c’est comment l’autre dans la rencontre m’oblige à penser. C’est-à-dire ne me convertit pas à lui, mais m’oblige à concevoir autrement ce que je croyais être. Laurent De Su t te r : Et cet autre, dans ton vocabulaire, qui est-il? Isabelle Stengers : Disons que, dans les Cosmopolitiques, j’ai choisi un terme dont on pourrait dire qu’il se trouve à un niveau qu’en physique on appellerait « méso », c’est-à-dire qui n’est ni les molécules, ni les gros matériaux constitués. C’est ce niveau que j’ai appelé, pour nous, le niveau des pratiques, mais qui pourrait, avec précaution, être prolongé du côté de ceux qui se rassemblent autour d’obligations que nous avons l’habitude de juger superstitieuses, par exemple les peuples pour qui Laurent de Sutter Entretien avec Isabelle Stengers p. 14-33 1 5 Isabelle Stengers Une pratique cosmopolitique du droit est-elle possible ? Entretien avec Laurent de Sutter 1 La u re nt De Su t te r : Dans les sept tomes de tes Cosmopolitiques (Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 1996-1997), et plus spécialement dans le dernier, Pour en finir avec la tolérance , tu déploies un concept de « cosmopolitiques » dont les deux composantes («cosmos » et « politiques ») sont à lire sous le signe de la multiplicité, contrairement à ce que veut la tradition moderne du cosmopolitisme universaliste, dont Kant hier et Habermas aujourd’hui sont les plus importantes figures. Cependant, la proximité, disons lexicale, de ton concept avec celui de Kant, a causé un certain nombre de malentendus, sur lesquels tu es revenue dans une intervention récente à Cerisy-la-Salle, que tu as intitu- lée « La proposition cosmopolitique » et où tu dessines notamment un contraste majeur entre ton concept et le concept kantien. Veux-tu bien, pour commencer, revenir un instant sur ce contraste? Is a belle Ste n g e r s : Je manque peut-être quelques finesses du concept kantien, parce que je ne suis pas kantienne, mais j’ai l’impression que Kant pense le genre humain dans son unité à faire advenir, et sous le signe du droit. Et des deux côtés, que ce soit par rapport au droit ou à l’unité du genre humain, «mon » concept de cosmopolitiques, ce n’est pas qu’il dise «n o n» , il dit « Attention ! » : les conceptions que nous avons du progrès comme unification ration- nelle, et du rôle du droit dans cette unification pourraient bien faire de nous des dangers publics. C’est-à-dire des agents de ce que Bruno Latour a appelé un processus de pacifi- cation, qui fait de nous qui avons à la fois Cosmopolitiques n o 8 décembre 2004 Pratiques cosmopolitiques du droit 1 4 Au titre de recherches poursuivies dans le cadre du projet PAI phase 5 « Les loyau- tés du savoir. Positions et responsabilités des sciences et des scientifiques dans l’état de droit démocra- t i q u e» , financé par l’État Belge, Service de la politique scientifique fédérale. 1

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Isabelle Stengers

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  • invent lunit du genre humain et le droit au sens anonyme o il dcritles sujets de droit comme idalement interchangeables qui fait denous, donc, les grands instituteurs de ce que nous avons nous-mmesappel le genre humain.Or cest peut-tre parce que je suis chimiste, mais la composition pourmoi nest jamais de lord re dune unification partir de ce qui serait e ncommun, mais au contraire un processus qui est toujours de composi-tion au sens actif : comment composer avec dautres en tant quils sonth t rognes. La notion de pacification que met en cause Bruno, qui esttrs proche de la notion kantienne de cosmopolitique, ne donne aucunsens la composition ni lhtrognit. Il sagit de convertir le restede la terre au fait que tout doit se dissoudre dans lhomognit dug e n re humain, et une fois cette opration ralise opration qui fait denous des pdagogues de tous nous pourrons dire que nous sommestous gaux. Cela conjugue tonnement lingalit la plus extrme nous navons ni appre n d re ni composer avec le fait que noussommes ceux qui savons lgalit entre les hommes. Dabord le comblede lingalit, donc puisque cest le pdagogue qui possde les conceptset lidal ; et puis la paix cosmopolitique kantienne quand tout le mondeen sera venu tre daccord avec ce pdagogue.

    La u re nt De Su t te r : Du point de vue juridique, constitutionnel, politique,etc., on pourrait dire que le pdagogue re t rouve ses pro p res principes lorigine et la finIs a belle Ste n g e r s :Oui. De sorte quil y na pas la moindre perspective, lamoindre ide part la tolrance, mais cela aussi cest nous qui lavonsinvente , la moindre ide de comment les autres pourraient nousm e t t re lpreuve, nous obliger penser. Or, ma transformation duvocable chimique de composition en tant que rencontre qui trans-f o rm e en vocable humain, cest comment lautre dans la re n c o n t remoblige penser. Cest--dire ne me convertit pas lui, mais moblige concevoir autrement ce que je croyais tre.

    La u re nt De Su t te r : Et cet autre, dans ton vocabulaire, qui est-il?Is a belle Ste n g e r s :Disons que, dans les C o s m o p o l i t i q u e s, jai choisi un term edont on pourrait dire quil se trouve un niveau quen physique onappellerait m s o , cest--dire qui nest ni les molcules, ni les gro smatriaux constitus. Cest ce niveau que jai appel, pour nous, leniveau des pratiques, mais qui pourrait, avec prcaution, tre prolongdu ct de ceux qui se rassemblent autour dobligations que nous avonslhabitude de juger superstitieuses, par exemple les peuples pour qui

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    Isabelle Stengers

    Une pratique cosmopolitique du droitest-elle possible?Entretien avec Laurent de Sutter

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    La u re nt De Su t te r : Dans les sept tomes de tes C o s m o p o l i t i q u e s (Paris, LesEmpcheurs de penser en rond/La Dcouverte, 1996-1997), et plusspcialement dans le dern i e r, Pour en finir avec la tolrance, tu dploies unconcept de c o s m o p o l i t i q u e s dont les deux composantes (c o s m o s et p o l i t i q u e s) sont lire sous le signe de la multiplicit, contraire m e n t ce que veut la tradition moderne du cosmopolitisme universaliste, dontKant hier et Habermas aujourdhui sont les plus importantes figure s .Cependant, la proximit, disons lexicale, de ton concept avec celui deKant, a caus un certain nombre de malentendus, sur lesquels tu esrevenue dans une intervention rcente Cerisy-la-Salle, que tu as intitu-le La proposition cosmopolitique et o tu dessines notamment uncontraste majeur entre ton concept et le concept kantien. Veux-tu bien,pour commencer, revenir un instant sur ce contraste?Is a belle Ste n g e r s :Je manque peut-tre quelques finesses du conceptkantien, parce que je ne suis pas kantienne, mais jai limpression queKant pense le genre humain dans son unit faire advenir, et sous lesigne du droit. Et des deux cts, que ce soit par rapport au droit ou

    lunit du genre humain, m o n concept decosmopolitiques, ce nest pas quil dise n o n ,il dit A t t e n t i o n ! : les conceptions que nousavons du progrs comme unification ration-nelle, et du rle du droit dans cette unificationp o u rraient bien faire de nous des dangerspublics. Cest--dire des agents de ce queB runo Latour a appel un processus de p a c i f i-c a t i o n, qui fait de nous qui avons la fois

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    Au titre de re c h e rc h e spoursuivies dans le ca d re dup rojet PAI phase 5 Les loya u-ts du savo i r. Positions etre s ponsabilits des science set des scientifiques dansl t at de droit dmoc ra-t i q u e , financ par l t atBe l g e, Se rv i ce de la po l i t i q u es c i e ntifique fdra l e.

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  • juger dautres, les droits de lhomme sont une de nos inventionsoccidentales lgitimes.

    La u re nt De Su t te r : Et le problme, alors, est celui du voyage du conceptdune place o il oblige une place o il autoriseIs a belle Ste n g e r s : Oui. Cest le danger des concepts qui ont lair tout-t e rrain, et quen tant que philosophe je connais pas mal puisque cela a voir avec luniversel, et que la philosophie sest souvent lie la notionduniversel mais la notion duniversel comme droit. Je tente dere t r a n s f o rmer la chose (je ne veux pas sortir de la philosophie, je veuxvoir ce quelle peut une fois transforme) en posant la question de savoirce que cela veut dire de pre n d re luniversel comme obligation. Cest--d i re comment pouvons-nous le concevoir dune manire telle quil nousmette lpreuve et ne nous autorise pas juger les autres. De sorte quecela met lpreuve entirement du ct de celui qui propose quelquechose quil ne peut q u e dfinir comme universel. Mme preuve pourla ralit physique que le physicien ne peut q u e dfinir comme existante.Comment dire la fois que oui, cela existe v r a i m e n t, cest--dire nepas insulter le physicien; et que cest la ralit des physiciens. Et dire lesdeux sans restriction, sans tolrance. En tant que producteurs dides (jene parle pas de productions darmes, etc.), je crois que le danger qui nousaccompagne, cest cette facilit avec laquelle nous passons de quelquechose dimportant en tant que cela nous oblige quelque chose qui nousautorise juger les autres. Or, pour ma part, je ne veux pas dnoncer cequi nous oblige, pas plus que je ne veux dnoncer les anctres dautre speuples. Ce que je veux, cest explorer les voies, les mots qui nous civili-sent en tant que producteurs en srie duniversels, tels que nouspuissions nous prsenter aux autres sur un mode qui ne soit pas celui dupacificateur qui sait mieux que lautre ce qui est bon pour lui.

    La u re nt De Su t te r : Mais on ne se donne jamais tout entier dans une tellere n c o n t re. Pour quelle se ralise, il faut dj que nous nous soyons c o m p o s s pour elle. Ne pourrait-on pas dire, alors, que pour quil yait re n c o n t re, cette re n c o n t re devrait dabord se faire chez n o u s : quenous ne pouvons jamais n o u s prsenter aux autres sans re n d recompte des contradictions et des tiraillements de notre pro p re compo-sition comme protagoniste dune rencontre avec lautre?Is a belle Ste n g e r s : Cest une composition sous tension, et cest pour celaque jai trs vite associ cette position cosmopolitique avec le contrastee n t re guerre et paix. Quand on parle de la composition commep roblme, cest dans une situation o la solution normale cest la guerre .

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    les anctres comptent. Ce type dobligations nest videmment paslquivalent de celles de nos pratiques scientifiques, pratiques de physi-ciens des particules, pratiques de biologistes molculaires, pratiques debiologistes de terrain, mais elles posent chaque fois lide que re n c o n-t rer une personne qui appartient un tel groupe ce nest pas re n c o n t re run humain en gnral. Ou plutt cela peut aussi tre re n c o n t rer un trehumain en gnral, si lon parle de certains sujets, mais l o la rencon-t re importe, l o la composition peut ventuellement se faire, cestlorsque je re n c o n t re quelquun dont la pense est oblige, est cause,par quelque chose qui ne moblige pas, et donc que je peux facilementinsulter en disant que cela ne compte pas parce que ce sont des cro y a n-ces. Si je dis que pour les physiciens prtendre que la ralit physiqueexiste ne re g a rde queux parce que cest leur croyance, je les insultep a rce que jinsulte ce qui les fait exister en tant que physiciens. Cestainsi que notre tolrance peut insulter sans mme que nous y pensionsceux qui appartiennent tel ou tel peuple runi, rassembl, parexemple, par ce que leurs anctres ou leurs divinits les obligent penser. Tout ne se vaut pas pour eux. Et donc je prfre partir de cettefacilit insulter chez nous pour viter tout exotisme cest dailleurspar l que jy suis arrive : partir de la pluralit non pas des individus,mais de ceux que lon pourrait insulter si on ignorait ce qui les rassem-ble et ce qui importe pour eux.

    La u re nt De Su t te r : En ce sens, ne pourrait-on pas dire que linvocationh u m a n i t a i re aux droits de lhomme, telle quelle sopre un peu part o u t ,et en rfrence, justement, au cosmopolitisme kantien (ou haberm a s-sien), serait le parfait mauvais exemple, cest--dire celui dun crase-ment sous une catgorie gnrale postulant une identit close, de toutepossibilit de rencontre au sens o tu lentends?Is a belle Ste n g e r s : Jai t membre de la Ligue des droits de lhomme, etje lai t parce que ceux qui y taient actifs, tels que je les ai re n c o n-trs, taient plus proccups par ce quoi les droits de lhomme lesobligeaient plutt qu les faire advenir comme grands instituteurs detout ce qui existe. Je les ai par exemple rencontrs sur la question desd rogues illicites, de la politique de prohibition de ces dro g u e s : ils ontt un des premiers allis de la contestation de la lgislation sur lesd rogues en Belgique, parce quils taient obligs par les droits delhomme tels quils les concevaient, se re n d re compte que cette lgis-lation tait indigne. Et donc, dans la mesure o les droits de lhommeobligent ceux-l mme qui sy rfrent penser et pre n d re desrisques, mais ne les autorisent pas autoriser est le contraire dobliger

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  • comme ncessitant lintervention de diplomates. Nous en sommes loin.Disons que cela fait partie de la pragmatique cosmopolitique c e s ttoujours une pragmatique de donner lapptit de cette possibilit dediplomatie. Pour que la paix ait une chance, il faut que la possibilit dela diplomatie soit une ventualit pour les protagonistes, et cela trans-f o rme dj le rapport une question. Cest pourquoi dailleurs jai choisides termes comme guerre, paix, diplomatie. Ce sont des termes qui, silssont accepts, dlogent de la position dinstituteur, re p r s e n t a n tanonyme dun universel. Le diplomate est un personnage ancien, dontla pratique est insupportable linstituteur. Il a un rapport avec lessophistes, insupportables pour les philosophes qui se voulaient institu-teurs de la Cit grecque parce quils rusaient avec le langage, ne sefaisaient pas gloire dobir une formulation langagire mais lat r a v a i l l a i e n t comme pouvant porter le meilleur et le pire. Cela mint-ressait de revivifier cette ligne-l, qui est une ligne assez mprisepuisque justement notre idal dauthenticit ne peut que la rprouver.De Leibniz, qui est le philosophe diplomate par excellence, on disait H e rr Leibniz glaubt nichts , ne croit en rien. Cest--dire quil nestpas prt faire la guerre pour telle formulation de tel point re l i g i e u x ,mais sy prend de telle sorte quon puisse continuer lutiliser mais quetout coup elle a perdu son pouvoir antagoniste de condamner lautre.Panique pour les croyants!, pour qui la vrit est ce qui doit armer unepolmique contre lerre u r. Comment honorer une vrit sans quelle aitbesoin du faire-valoir que constitue lerre u r, voil un beau problme. Etje trouve que les populations dites p r i m i t i v e s nous montrent assezbien lexemple l-dessus ; ces populations pour qui ce quoi ils ser f rent les rassemble et fait deux des Bambara, ou des Yo ruba, etc.,mais ne les met pas en conqute pour que tout le monde devienneYoruba, etc., cela naurait strictement aucun sens.

    La u re nt De Su t te r : En tcoutant, je me demandais dans quelle mesure ladfinition de lactivit politique comme une activit darne, parexemple parlementaire, o chacun se rclame dune vrit (de gauche,de droite, populiste, etc.) quil tente de faire prvaloir sur celles desa u t res, ninduisait pas, dans la politique en gnral, une pratique hostile cette diplomatie telle que tu la formulesIs a belle Ste n g e r s : Cest pour cela que jarticule politique et cosmopoli-tique. Quelle est cette articulation? Cest partir de lide que ce quonappelle politique est une invention occidentale, au sens o elle se faite n t re humains. Cela nat dans la cit grecque quand, justement, lesdieux ne se mlent plus de politique. Ce ne sont plus les devins l e s

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    Le plus souvent la guerre qui ne se dit pas, qui sappelle la pacification.C e s t - - d i re la guerre contre lerreur qui est une guerre sans ennemi :l a u t re est simplement celui que pour son plus grand bien on doitramener la raison quelle que soit la raison. Donc, soit pacification,g u e rre sans ennemi, soit toutes ces guerres f ro i d e s qui sont dailleursla monnaie courante de luniversit guerre des physiciens envers toutle reste, guerre des psychanalystes contre les neurophysiologistes ou desn e u rophysiologistes contre les psychanalystes. Il y a partout des guerre sl a rves, qui ne se disent pas, ne se pensent pas, mais qui de temps entemps explosent, comme la fameuse guerre des sciences qui met enscne avant tout certains physiciens dun ct, et les sociologues dessciences et les Cultural Studies de lautre. Tout coup cela explose, etlon se rend compte quel point, effectivement, les positions quechacun sest construites ont produit un antagonisme qui a fait que lag u e rre tait logique : les positions taient voues lantagonismemenant la guerre ou la pacification ou au mpris. Ou la paix, maiscest comme le c a l c u l e m u s, cest une cration une cration qui impliquenon pas un abandon des obligations, mais une certaine re f o rm u l a t i o ndes consquences de ces obligations.Do lintelligence diplomatique dont la possibilit dpend de tellescrations de re f o rmulation, qui intgrent le danger de lancienne form u-lation comme menant droit une guerre mais ne peuvent se dduire dela ncessit de lviter. La paix, pour le diplomate, est sous le signe dunp e u t - t re ; viter la guerre oblige crer. Lintelligence diplomatiquenest pas une intelligence qui demande aux protagonistes dabandon-ner leurs prtentions, mais daccepter quune obligation na jamais uneformulation dfinitive. Cest en cela aussi quelle est cause de pense:nous ne sommes pas pro p r i t a i res de ce qui nous oblige, de ce qui causela pense. Nous sommes en danger de la trahir, mais aucune de nosf o rmulations ne nous permettent de la dfinir, cest--dire de nousl a p p ro p r i e r. La paix des diplomates procde dun pari, trs li cettenotion de cause de pense, sur le fait que cette cause ne concide pasavec sa formulation tel ou tel moment. Ce nest pas quelle soit sansr a p p o rt, mais je peux tenter de re f o rmuler la ralit des physiciens surun mode qui tout la fois reconnaisse les hauts faits de la physique, ets p a re le physicien de lide que tout le monde devrait re c o n n a t re aumme titre que lui la pertinence pour lui de cette ralit.

    La u re nt De Su t te r : Mais qui sont ces diplomates, chaque fois?Is a belle Ste n g e r s : Les diplomates au sens o je les prends sont issus dechaque situation. Encore faut-il que la situation puisse tre pense

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  • p roduite pour mettre fin aux guerres de re l i g i o n : les Dieux sont uneaffaire prive. Je ne suis pas sure dailleurs que ce soit une solution trsi n t ressante, elle est plutt confortable. Aprs tout, nos Dieux sep o rtent assez mal, ce nest pas trs prometteur pour les peuples quinous proposons cette solution. Peut-tre dailleurs devrait-on dire quenos Dieux nont rien accept du tout, quils ont tous t vaincus par una u t re Dieu, celui qui a nom Progrs, par exemple, et que certains appel-lent Kapital. En tout tat de cause, dire cest LA solution, et essayer delexporter, cest faire de la pacification.Ds quon parle de ce genre de choses, cela devient brlant, et cest cequi mintresse. Non pas parce que jaurais une solution, mais parce quecela modifie activement notre position, cela nous oblige bgayer. Acesser de penser que cette fois nous sommes enfin dignes dtre lesinstituteurs du monde. Il sagit donc de rsister lide de faire de lapolitique la bonne catgorie enfin consensuelle. Et dans ce cas, la diplo-matie, qui est dj requise par la politique puisquil sagit de composeravec de lhtrogne, doit peut-tre se dployer pleinement, cest--d i re avec ses ruses, son refus de chercher un accord sur les choses quicomptent, la manire dont elle vite de rassembler publiquementautour dun problme parce que sa russite sera toujours une art i c u l a-tion latrale entre divergents qui continuent diverger, qui ne sont pasengags politiquement tenter de sentendre.

    La u re nt De Su t te r : Mais dans cette politique, dans n o t re politique, quefais-tu de toute une srie dobjets problmatiques, objets concrets etabstraits, qui comptent pour beaucoup de gens, et dont limportance leurs yeux tient prcisment de ce que, comme l a constitution, l e d roit, l a justice, ils seraient universels ou universalisables? Sont-ce laussi des non-humains qui nous obligent ? Ou faut-il au contraire lesrejeter? Et alors ne se retrouve-t-on pas dans cette position du pdago-gue que tu critiquais plus haut?Is a belle Ste n g e r s : Tout cela dpend de la conjoncture, cest--dire de cequi rassemble. Mais je crois quen effet on aurait avantage mettre duct des non-humains non seulement les neutrons ou les virus quiobligent, et quil faut pre n d re en compte dans une question qui lesc o n c e rnent, mais aussi les anctres qui font agir et penser tel ou telpeuple, et lensemble des tres qui obligent non pas tout tre, parc equil y a une dimension tout fait empirique ce que je propose, quidemande que lon ne sinvente pas des faux problmes. On ne peut pascomposer avec ce qui ne pose de problme personne, tenter de contre-c a rrer les intrts du virus du sida par exemple, ou du parasite qui

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    devins accompagnent pour trouver le bon moment, faire les sacrificesau dieux, mais quand a discute ce sont les hommes athniens eux-mmes qui discutent, et aucun ne dira quil reprsente les dieux ou undieu dans cette discussion. Il y a un mouvement pro p re la constitutionpolitique qui met au centre des humains qui parlent. A cela rpond lap roposition dcologie politique de Bruno Latour : que les humains nese prsentent pas comme nus, anims de leurs convictions, mais commeporte-paroles de ce qui les fait parler toujours un non-humain, que cesoit un virus ou le rchauffement atmosphrique ou le Secret mdical,ou la spirale de linflation. Lide que ceux qui parlent sexpriment entant que dots dopinions lgitimes est une mauvaise fiction parce quecela ramne tout la croyance, au conflit de croyances. Mais cela signi-fie aussi que la sphre politique stend toute une srie de questionsque lon avait dlgues lexpertise.La politique, en ce sens, a, comme la diplomatie, aff a i re lhtro g n e .Tout nest pas politique. Lorsquune communaut scientifique donneconclut une controverse, dcide, par exemple, cest mon exemple favori,que les neutrinos ont bien une masse, ce nest pas de la politique, parc eque les protagonistes de la dcision sont tous dfinis par la mme proc-c u p a t i o n : quel est le type dpreuves qui va nous satisfaire et faire quenous sommes dsormais avec un neutrino qui a une masse, sachant quecela importe pour tous car nos hypothses et nos mises lpre u v ef u t u res intgre ront le fait que le neutrino a une masse. Cela, ce nest pasde la politique, parce que ce qui runit les physiciens autour du neutrino,cest une proccupation commune, qui les aligne, tandis que la politique,cest comment aligner ceux qui ne sont pas aligns, qui nont aucuneenvie dtre aligns, parce quils dfendent des choses diff re n t e s .Lcologie politique, ou la politique tout court, au sens de Latour, donnedonc un sens trs exigeant au terme p o l i t i q u e , la lie la pro d u c t i o npublique de ce qui, peut-tre, pourra mettre daccord les pro t a g o n i s t e s .Mais la proposition cosmopolitique complique encore la situation. Cettefois-ci il sagit de se mfier de la bonne volont politique, de rappelerque la rfrence au public est de chez nous, de ne pas en faire unecatgorie universelle. Comment est-ce que les porte-paroles des anct-res vont tre accueillis dans larne politique ? Ils noutillent pas desp o rte paroles. La manire dont les anctres obligent nest pas exacte-ment du mme type que celle par laquelle nous sommes habitus treobligs par les non-humains. La politique, linvention mme de lapolitique, concide avec llimination de cette htrognit l, et lco-logie politique ne suffit pas lintgre r. On pourrait dire quelle estmenace de se situer dans la descendance de la solution que nous avons

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  • c o n t re une opinion dfinie comme monstrueuse par essence. Dire C eserait la porte ouverte fait une curieuse culture dmocratique.Lorsque quelquun dit si je bouge un tout petit peu ma formulation ceserait la porte ouverte , cest larrt de la pense. Parce que juste-ment ce qui posait problme est trait comme un monstre qui feraitvoler en clats toutes les dfenses si on lui donnait la moindre chance.Et les physiciens peuvent le dire aussi: Si je racontais la science tellequelle se fait, ce serait la porte ouverte lirr a t i o n a l i t .. Chacun se faitses monstres. Pour moi, lnonc de la porte ouverte est lantipolitiquepar excellence. Autant dire que le peuple est dangereux, que la viepublique est une manire de le tenir distance respectueuse. Et cela,cest la guerre.

    La u re nt De Su t te r : Tout cela ne pose-t-il pas ultimement le problme dupouvoir ou de la puissance: pouvoir ou puissance dimposer des agendas la politique, partir darguments de type Cest la porte ouverte ?Is a belle Ste n g e r s : En effet. Or, rien nest plus important, cest lvne-ment politique par excellence, quun nouveau protagoniste qui semanifeste derr i re la porte, qui rclame quon le prenne en compte danslagenda. Comment laccueillir? A quelles conditions le problme quilpose peut-il tre bien constru i t ? Et aussi comment faire lorsquec e rtains, dont on pressent quils devraient frapper la porte, ny sontp a s ? Jy ai pens notamment quand au tout dbut du gouvern e m e n tJospin il y a eu des mouvements de chmeurs. Ctait une situation unpeu trange puisque Jospin tait de gauche, et quil est cens y avoirune certaine sympathie du peuple de gauche envers les chmeurs. Maisla donne conomique tait telle, pour Jospin, quon ne pouvait pas lese n t e n d re. Donc on voyait les socialistes dchirs. Et moi je me disaisque ce dchirement, cette tension, ils auraient pu la dire, cest--dire dene pas faire comme si la situation tait normale et que malgr touten o t re sympathie envers les chmeurs, il fallait bien quils lacceptent. Ilaurait pu dire que la situation nest PAS normale, quelle traduit le faitque la question des chmeurs na pas suscit de voix forte, que le calculn i n t g re pour le moment que la question de la reprise conomique quirelancera lemploi. Mais que tant quil ny a que quelques voix disper-ses, le calcul se fera comme cela. Il aurait pu dire que, en tant quePremier Ministre dun gouvernement de gauche il ne peut que dsirerune situation o la pense de ce qui arrive aux chmeurs deviendrait unpoint important dans le calcul politique. Mais pour le moment on nepeut pas parce quils ne sont l quavec quelques mouvements qui nesont que bien sympathiques.

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    p rovoque la malaria. L je suis un peu marxiste, dans le sens dynamiqueet explorant du term e : lhumanit ne se pose que des problmes nonpas quelle peut rsoudre mais qui lui importent, qui sont devenus assezimportants pour trouver des porte-paroles. Mais il ny a pas de ligne desparation dfinissable a priori sur ce qui peut devenir cause et sur cequi sera pour toujours indigne den tre une. Il y a l un empirisme dela sensibilit qui nest pas la sensibilit dune personne, mais une sensi-bilit qui est capable de fabriquer un groupe, ce qui nest pas facile, etun groupe qui crera les manires de rendre son milieu sensible au faitquil y a l quelque chose dinsupportable, dintolrable, que lep roblme est mal pos parce quon oublie ceci ou cela. Et cest coteuxd t re pris dans une cause, cela ne se fait pas pour le plaisir duneabstraction. Cest pourquoi cest un vnement politique important.Pour revenir ta question, la constitution, au sens o elle peut obliger penser les juristes, les droits de lhomme au sens o ils peuvent obliger penser les dfenseurs des droits de lhomme, ont en effet avantage atre appels non-humains justement parce que cela rappelle que ni lesjuristes ni les dfenseurs des droits de lhomme ne sont matres de ladfinition de ce qui les oblige. Sil sagissait dune ide humaine, ilsauraient la bonne dfinition et leur position serait pre n d re ou laisser. Quand cela se prsente comme ce qui les oblige penser, on nepeut pas le ngliger, mais cela peut rentrer dans un processus de calcu-lemus o ce en quoi la constitution oblige est pris dans la dynamique depense collective.Jai un peu t frappe par cela lorsque, quand jtais au Conseil dadmi-nistration de la Ligue des droits de lhomme, on a eu aff a i re aux vne-ments dits b l a n c s (en Belgique). Beaucoup dentre nous taientimpliqus, un titre ou un autre, mais lorsque, assez tard, nous avonscommenc discuter dune prise de position de la Ligue en tant quetelle, il a fallu constater que nous tions totalement diviss. Il y avaitceux pour qui il fallait soutenir linstitution juridique mise en cause parla population, et dont la rfrence tait laff a i re Dre y f u s: quand le peuplese mle avec passion de ce qui ne le re g a rde pas, la porte est ouverte tous les abus, etc. ; et dautres pour qui ctait un vnement bienvenu,la mise en question dune institution bien trop satisfaite delle-mme,qui considrait la justice comme sa proprit. Et moi jtais plutt duct de ceux qui disaient quen comparant les vnements blancs avecl a ff a i re Dreyfus on traitait lopinion publique comme un monstred e rr i re la porte, un monstre qui, si celle-ci souvrait un tout petit peu,ferait tout voler en clat. Ceux qui disaient cela se situaient dans unmonde o ils se faisaient eux-mmes les seuls dfenseurs de la justice

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  • crent (pas au sens arbitraire du terme, mais au sens contraint, ici juridi-quement contraint, du terme) q u e au contact du cas et si on la dcid puisquon peut toujours soumettre un cas une norme. Il y a desvnements o ce nest pas la norme qui recule, mais o elle senrichitdune nouvelle signification parce quon a dcid de ne pas soumettrele cas une dduction de la norme.Dans tout procs un peu hors norm e, comme ceux relatifs aux OGMspar exemple, ce dont on peut rver, cest de tomber sur un juge qui faitce choix qui lui appartient non pas de cesser dtre juge, de trahir lesn o rmes, mais de sy rfrer en leur donnant une signification un peuindite par rapport ce sur quoi les pouvoirs publics comptaient. Celane veut pas dire quil choisira le dsord re par rapport lord re, mais quilaura t oblig penser dans cette situation-l sur un mode tel quil creune re l a t i v e innovation. Ceci dit, dans le procs rcent de pitineursdun champ dOGMs auquel jai particip, on voit trs bien ce qui a faitreculer la juge : si je dis que dans ce cas il ntait pas illgitime dallerquelque peu pitiner, o vais-je mettre la limite, comment dire que madcision ne revient pas autoriser chacun prendre linitiative de fairejustice soi-mme. Cest ici que jouent les contraintes juridiques. Donccela aurait demand une bonne grosse hsitation, et on peut compren-dre que lvnement juridique nait pas eu lieu.

    La u re nt De Su t te r : Cest en somme toute la question de la s c u r i t juridiqueIs a belle Ste n g e r s : Qui est effectivement pour moi quelque chose de tout fait important, parce que sinon lvnement au sens o il peut avoirsens en droit deviendrait simplement un jugement de sympathie oudantipathie. Alors quil y a une contrainte en droit qui est au moinsaussi forte, aussi respectable, que le souci de la ralit pour un physicienou un exprimentateur : je ne peux pas me perm e t t re nimporte quoisinon je peux louper l e type dinvention qui ferait que l il pourrait yavoir une vraie russite. Si jaccommode les rsultats et les thoriescomme je peux en effet le faire, je peux supprimer lincertitude etlinsatisfaction qui sera peut-tre le lieu dune vritable nouveaut.Donc pour moi, cette notion de scurit juridique dont la re s p o n s a b i l i t repose sur les paules des juristes, est une contrainte, mais pas unel i m i t e : elle nempche pas dinnover, de pre n d re le risque dinnover. Jet rouve par exemple que dans le procs DOrazio [syndicaliste qui staitsignal par des actions muscles lors de la ferm e t u re des forges deClabecq, en Hainaut belge ndlr], il y a eu une relative innovation, parc eque le juge a reconnu en le modalisant bien pour viter que ce soit

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    Ce nest pas de la dmagogie, parce que le processus par o leschmeurs se re g rouperaient, sengageraient nest pas trivial, cest unvnement politique. Et cela ne veut pas dire que la majorit desc o n c e rns doit se re g ro u p e r. Quand on prend lexemple des drogues, lefait que des mouvements aient exists sur un mode fort et pro d u i s a n tune parole de type nouveau un peu partout, et que cela ait essaim, neveut pas dire que la majorit des consommateurs de drogue sont entrsdans de tels mouvements mais que lexistence de cette possibilit pourun consommateur de drogue dy entrer a transform le rapport des assis-tants sociaux, des mdecins, etc., envers tout drogu. Ils ne pouvaientplus identifier le fait de pre n d re des drogues illicites et dtre toxico ce quils disaient avant : suicid de la socit, faiblesse, etc. Donc le faitquune fraction minoritaire se soit mise en mouvement a transform lep roblme de manire gnrale, parce que justement cela fait tomberlensemble des manires de dfinir la question de la drogue qui niaientcette possibilit-l. Cela a fait taire ceux dont la position lexcluaient.Donc la possibilit fait irruption.

    La u re nt De Su t te r : Que faire du droit, dans une proposition comme tap roposition cosmopolitique? Que faire, ds lors que le droit se prsentetoujours autrui comme, prcisment, l e droit, cest--dire enarborant comme pro p res, comme centrales, des formules qui se re f u s e n t la singularisation je pense notamment la dfinition de la loi comme norme gnrale et abstraite simposant tous ?Is a belle Ste n g e r s : Ce quoi me semble faire allusion les mots que parailleurs je naime pas de n o rme gnrale et abstraite mintre s s ebeaucoup, parce que justement ce serait ce qui oblige les juristes en tantque tels, ce qui les fait exister, le non-humain parmi eux qui les faitjuristes. Ce quil faut viter, cest de penser que cette norme permet ded d u i re, daligner les cas au sens dun pouvoir de dduction : cetten o rme impose. Non: cette norme, dans ma pense de la pratique, est cequi interviendra mais au sens de ce qui les a fait hsiter et dans L afabrique du dro i t de Bruno Latour on trouve cette expre s s i o n: On a bienh s i t . Et un cas qui fait bien hsiter , cest un cas o la mise enr a p p o rt entre le cas et la formulation usuelle de la norme na pas tconsidre comme auto-vidente. Hsiter, cest en effet savoir que lanorme est abstraite, mais pas au sens du pouvoir de labstraction sur lescas concre t s : au sens o aucune de ses formulations part i c u l i res ne faitautorit, o elle peut toujours tre dplie un peu autrement, re c e v o i rdes formulations dont on naurait pas vu le sens avant le cas qui faitoccasion. Donc, la norme est quelque chose dont les significations ne se

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  • celui fait lencontre du collectif contre les expulsions des sans-papiers,l il y a bel et bien instrumentalisation. On fait passer en justice pnaledes personnes pour des actes qui sont v i d e m m e n t politiques, puisqueaucun des prvenus navait le moindre intrt personnel, mdiat ouimmdiat, commettre le dlit pour lequel il y a poursuite : ce ntait nide la vengeance, ni de lacquisition illicite, ni du vol, ni quoi que ce soitqui entre dans les motifs usuels des dlits. Cela veut dj dire que lacatgorie dlits politiques a t vide de son sens, que la justicepnale a t instrumentalise pour grer des situations qui ne la re g a r-dent pas. Cest--dire quon ne veut rien savoir de ce qui vous a fait agir :vous tes rentrs dans une proprit, donc cest autant. Dautre part, lepoint commun entre ces deux procs, cest que, comme il sagit tout demme dun dlit politique, la charge de la preuve est rduite auminimum: si vous tiez cest que vous participiez. Ltablissement desfaits se fait sans la moindre pro c d u re contradictoire, le dossier vienttout droit de la police sans souci des preuves, et dinstruction charg eet dcharge, puisque de toute faon ceux qui sont poursuivis re c o n-naissaient leur participation.. Lorsque moi-mme je me suis re t ro u v edans le procs des pitineurs dOGMs il se fait que je savais trs bience que je navais pas fait, puisque je ny tais pas javais pris soin defaire des aveux assez prcis. Et jusquau bout, je nai cess de souli-gner que jtais poursuivie pour avoir dvast deux champs, alors quejavais avou pour un, javais dit avoir march, et sans doute quelquepeu cras de jeunes pousses, pas davoir arrach des plantes hautetige. Mais cela ne faisait rien : lintention densemble y tait. Ce quinest pas du tout le cas dans un procs pnal classique, o on naccuserajamais, par exemple, la personne qui faisait le guet ou celle qui atten-dait dans la voiture davoir perptr une infraction domiciliaire. Non :son rle tait dtre dans la voiture.Et cest pour cela que le juge pourrait dire : a suffit, on me met dansune position indigne en tant que juge en me demandant de me pro n o n-cer sur ces gens qui nont rien faire ici, dans une cour pnale, parc eque ce quils ont fait ne ressemble en rien ce que je suis outill pourj u g e r, et puisque la charge de la preuve na pas t produite dans lesrgles des pro c d u res pnales. La situation est bel et bien charge de v i rt u a l i t s , mais qui nappartiennent pas au champ juridique, quia p p a rtiennent sa re n c o n t re concrte avec un monde qui nest pasjuridique. Lorsque le juge juge l o on lui dit de juger, la situation estmalsaine. Un juge pourrait dire non pas quil est contre les OGM ou lesexpulsions, et donc quil acquitte, mais quon le met en tant que jugedans une situation malsaine du point de vue du droit, du point de vue

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    gnralisable la lgitimit du mouvement insurrectionnel des ouvriers.Par contre, pour ce qui est du procs du collectif contre les expulsionsdes sans-papiers, non : cest lhypocrisie la plus totale. Il y a doncvraiment un choix : il y a des moments o le juge peut se dire lgitime-ment sourd ceci ne re n t re pas dans le re g i s t re des arguments accepta-bles en droit ; et il y a certaines occasions o il peut faire quelque chosequi est de lord re de lacte cratif et qui le met au travail parce quil doitc o n s t ru i re cette cration sans dchirer la fabrique, le tissu, du dro i t .De manire plus historique, si on pense la cration du droit du travail,il y a eu vritablement, de la part du corps lgislatif, une cration, cest- - d i re la prise en compte du fait que le contrat de travail est un contratingal, et la fabrication dun droit spcial dont le sens est damnagercette ingalit. Mais ds quon oublie que le sens du droit du travail taitd i n t e rvenir dans une situation dfinie par une ingalit, ds quon le faitre n t rer dans les rangs du droit gnral, le droit du travail meurt ce quiest en train de se produite en Belgique, il y a l-dessus une belle thseen prparation de Marion Jacot-Descombes, qui a vcu cela pendant sac a rr i re : non juriste, employe au syndicat, elle reprsentait lestravailleurs au tribunal. Elle montre ce que les syndicats nont pasc o m p r i s : que pour maintenir une telle innovation il ne faut pas se fier lacquis, cela demande une lutte continuelle pour nourr i r, se souvenir etp rolonger en mmoire active le sens quil y avait de crer un droit dutravail. Mais ctait une vraie cration, et cest une cration qui estjuridique et politique, puisque cest une dcision politique que def o rmuler que dans le cas du travail, le droit doit pre n d re activement encompte le caractre ingal de la relation, ce nest pas un contrat commeun autre. Il y a un n o u s qui sest constitu au niveau du Parlement, auniveau du vote, qui a rendu possible la constitution du droit du travail.

    La u re nt De Su t te r : Mais ne faut-il pas distinguer plus soigneusementpolitique et dro i t ? Est-ce que la dcision politique dont tu parlesnentrane pas, en aval, quelque chose comme une instrumentalisationdes pratiques juridiques par la politique, et donc un crasement de leurspropres virtualits au nom dune action politique dtermine?Is a belle Ste n g e r s : Le fait quun juriste puisse le sentir comme cela peutexpliquer pourquoi le droit du travail devait vraiment tre pro t g .Mauvaise habitude professionnelle, o lon sidentifie comme propri-t a i re des virtualits de sa pratique. Cest comme les scientifiques qui,pour prserver leur autonomie, ont accept un mode de fonctionnementqui les instrumentalise de fait, mais hors politique . Parce que, pourre p re n d re le cas du procs contre les pitineurs dOGMs, mais aussi

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  • semble parfaitement coller avec la manire moderne de se prsenter, parle rejet de lopinion du ct de la croyance, de la soumission, de ce qui nepeut compter. Quand un scientifique sarme de la mthode pour dfinir apriori comment il faut interroger quelque chose et se prsente dans lest e rmes de la diff rence entre lnonc mthodique scientifiquementvalide et recevable, et lopinion qui nest quillusion, et dont les pro t e s t a-tions ventuelles sont fondes sur des illusions, je nai pas dinterlocuteurpossible, il ny a pas de re s s o u rce de devenir possible, parce quil nest pasoblig, parce que sa position dpend de la diff rence maintenir entrescience et opinion. Cest pour cela que des sociologues qui quittent laquestion de la p e rception des risques par le public pour la question dessituations o des questions importantes peuvent se formuler sont si impor-t a n t s : ils tournent le dos une sociologie m o d e rn i s t e .Donc ce quest le droit en tant que tel peut tre aussi insatisfaisantquon veut, si je le dcris comme purement instrumentalis, ma descrip-tion va contribuer ce qui est pour moi le plus grand pril, cest--direquil se trouve effectivement instrumentalis; quil ne sagisse plus depraticiens, mais de rouages dune machine qui a conquis le pouvoir deleur faire abdiquer toute possibilit non pas de penser personnellement,mais dtre obligs pas le fait quils sont juristes.

    La u re nt De Su t te r : Cela signifie-t-il que la pire chose quun juriste puisser p o n d re lorsquon sintresse lui, ce serait un dogme comme: La loiest dure, mais cest la loi, ou bien encore : Le droit est le gardien delordre social?Is a belle Ste n g e r s : Disons qu ce moment-l je me re t i re discrtement.Mais il nest pas impossible que ce mme juriste (ou ce mme physiciendans le cas de la physique) avec lequel aucun rapport na t envisage-able, on le re t rouve sur un cas peut-tre moins frontal o ce serait sonintelligence de juriste qui serait au travail et non pas sa faade a priori.Rien nest jamais sr. Oui, empiriquement, le droit est dcevant, maison ne peut pas aller au secours de la victoire si cette victoire est unec a t a s t rophe. Ce nest pas un optimisme dlirant, cest un optimismetechnique parce quil sagit de rsister une espce de cynisme post-moderne, qui se fait une gloire de ne plus croire rien. De toute faon,ce peut aussi tre la manire dont je lai abord qui est en cause, il ap e u t - t re voulu me rappeler les contraintes, a entendu que je lui pro p o-sais de faire nimporte quoi. Or je respecte les contraintes pratiques,p a rce que ce sont justement ces contraintes qui cartent le praticien dure g i s t re de la pense comme bonne volont, le font appartenir au re g i s-tre de la pense comme cration.

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    de son rle. A ce moment-l, le juge ferait lvnement dans le registredu droit un vnement qui pose le problme du rle des pro c d u re spnales en matire de conflit politique. Procdures qui sont complte-ment arbitraires puisque lorsque des paysans furieux saccagent tout onne les poursuit pas en gnral. Cela ne se fait que lorsque ce sont desm i n o r i t a i res beaucoup plus isolables, des mouvements politiques quicommencent et non pas qui ont pignon sur rue. Cest fait spcifique-ment pour viter de re c o n n a t re la dimension politique dun conflit.,pour garder une diff rence statique entre les causes lgitimes qui ontleurs protagonistes reconnus (syndicats, paysans, etc.), et toute cettemouvance i n q u i t a n t e qui fabrique des causes l o on navait paslhabitude de faire de la politique.

    La u re nt De Su t te r : Est-ce quil ne faudrait pas, ds lors, faire la part deschoses entre la possibilit dune pratique du droit c o s m o p o l i t i q u e etune pratique qui ne le serait pas p a rce quelle ne jouerait pas le jeu decomposition de collectifs obligs par les objets nouveaux qui les rassem-ble ?Is a belle Ste n g e r s : Je crois quon peut dire exactement la mme chose dela pratique des physiciens: il sagit dune pratique quil faut apprendre respecter, mais aussi civiliser, au sens o cela demande une modifi-cation des habitudes, de lethos des physiciens dans leurs rapports auxa u t res. Si jai un certain optimisme quant la possibilit, pas la pro b a-bilit, dune telle modification, malgr lattitude de la majorit des juris-tes ou des physiciens aujourdhui, cest dans la mesure o ils sont encore obligs, pas compltement instrumentaliss, dans la mesure o lonpeut sadresser eux au sens o il sont obligs, cest--dire de maniredigne, au sens dun devenir possible. Lorsque je dis : la juge pourr a i trsister la pnalisation de dlits politiques, cest que je fais le pariquelle peut tre sensible des effets qui sont malsains du point de vuemme de la pratique de la justice (la charge de la preuve qui tend versz ro) cest parce que je considre que les juges ne sont pas (tous)p u rement instrumentaliss, purement cyniques, mais peuvent treobligs penser par la qualit dune situation juridique. Sils taienttotalement cyniques et dmoraliss, plus obligs par rien, alors je nepeux plus madresser personne : la capacit devenir a t tue. Lapratique a t dtruite. Les juristes subsistent mais la pratique, au senso elle oblige, est morte.Cest pourquoi je fais une diff rence entre moderne et m o d e rn i s t e .Jappelle m o d e rn i s t e s ceux qui je ne sais pas comment madre s s e r comme certains types de sociologues p a rce que ce quils font me

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  • Is a belle Ste n g e r s : Mme tentation que pour tout le monde : les obliga-tions divergent mais les tentations sont communes. Il est facile pour lapratique des juristes, comme pour celle de physiciens, des chimistes,etc., de se donner une espce didentit, un projet qui ramnerait lhis-t o i re son dploiement pro g ressif, et un projet qui est toujours aussi deconqute de destruction, dannexion, de suppression de ce qui lui faitobstacle, etc. Et cest vrai que la manire dont les praticiens sontduqus les mne droit cela. On lisse lhistoire, on fait comme si lesujet de droit se dcouvrait lui-mme, on en fait le sujet de lhistoire.Mais je pense quil ne sagit pas de dnoncer, car cela ne laisse aucunechance ceux que lon dcrit. On leur dit : vous tes Et ils nont lechoix quentre dsesprer ou se braquer. Donc on ne leur laisse que deschoix catastrophiques, ce qui nest pas une position diplomatiquementi n t re s s a n t e ; cest une position justicire, au nom du vrai. Tandis quetenter que penser en termes de pratique comme je le fais, cest dire quela vrit dune situation est moins intressante que les possibilits dedevenir que lon supprime ou sur lesquels on mise (que cela russisseou pas) et que permet cette situation. A ce moment-l, la questionchange un peu. Ce qui fait quon peut apparemment parler de pro j e timplique toujours activement le milieu dune pratique : est-ce que lemilieu de cette pratique autorise, ou mme favorise, le praticien quisautorise de . Ce quon observe, cest que le milieu les laisse faire ,et mme anticipe cela, compte dessus. Et donc cest un milieu malsain.Cest un milieu o plus une attitude est arrogante et aveugle, plus elleconfond obligation et norme dductive qui autorise, plus le praticien adu pouvoir. De sorte que pour moi parler des pratiques, cest immdia-tement parler de lcologie des pratiques, cest--dire du fait quil nya pas de projet qui ne soit ce que le milieu laisse faire voire mmefavorise. Et donc cest dire que nous ne savons pas cest Spinoza c eque peut une pratique parce que dans un autre milieu qui obligerait p e n s e r, qui obligerait se prsenter comme cultivant ses obligations, onduquerait autrement les praticiens. Par exemple, si jamais les conf-rences de citoyens se dveloppaient en quelque chose dintre s s a n t ,lducation scientifique devrait changer, parce quun expert scientifiquequi sy prsenterait au nom du progrs, de la rationalit, de lespritscientifique serait coul. Les scientifiques seraient contraints appre n-d re la lucidit de ce qui fait deux des port e - p a role quil faut entendrep a rce que cela compte, cela devrait compter. Il y aurait un tri entre cequi compte et lensemble de ce qui est arrogance nave. Dans un milieuo il y aurait culture des pratiques, et non pas laisser- f a i re, laisser- a l l e rdes arrogances naves, les praticiens seraient diffrents.

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    La u re nt De Su t te r : Quid alors du fait que les juristes se trouvent dans lasituation o leurs contraintes (celles du droit) savrent en fin de compteaussi les contraintes de tout le monde : tout le monde, juristes inclus, nesavre-t-il pas sujet de droit?Is a belle Ste n g e r s : Non, la contrainte de scurit juridique ne concerne pasde la mme manire ce que tu appelles les sujets de droit et les juristes.De toute faon, je ne suis pas un sujet de droit, cest le nom que medonne les juristes, mais il ne me proccupe que du point de vue deconsquences ventuelles dans telle ou telle situation. Dans La fabriquedu dro i t, Bruno Latour montre quun scientifique, sil peut innover, lefera, mme si ce quil propose cre des problmes dautres. Cest sa g r a n d e u r comme dirait Boltanski, alors que la grandeur du juriste estdans le souci des consquences pour le tissu sans trou du droit. Cestcela qui les oblige penser et cest cela qui les rend intressants. Cestlorsquon voit le praticien aux prises avec ses obligations quil devienti n t ressant. Cest lendroit o il est le plus dissemblable dun autrep a rce quil a dautres obligations et quon nest pas tent de dire quilest comme tout le monde: cest en tant quil est diff rent quil intre s s e .Et l cest mon optimisme plus que technique, mais anthro p o l o g i q u e ,qui parle. Je suis persuade que lintrt intre s s e , et que sil y apossibilit de paix, ou daccord, ou de composition, cela demande queles gens se prsentent comme intressants, cest--dire comme obligs,cest l quils deviennent intelligents et respectables pour dautres quine partagent pas du tout les mmes obligations. La composition estpossible parce que ce nest plus de la contradiction, cest de la diver-gence. Et comme Deleuze a dit : Seuls les divergents communi-q u e n t . Si je vois un alpiniste en tant quil est oblig par sa paroi et lefait de grimper, je naimerais pas devenir alpiniste, mais je suis intres-se par ce quil dit alors que je suis tout sauf une alpiniste.

    La u re nt De Su t te r : Que fais-tu alors de lembarrassante question dup ro j e t? Comme tu le sais, de nombreux juristes, de nombreux thori-ciens du droit, de nombreux philosophes du droit ou de la politique,dessinent une gnalogie directe qui va du projet politique desL u m i res (le Contrat Social, lEtat de droit, le constitutionnalisme, etc.)aux dveloppements contemporains du droit positif. Dune cert a i n em a n i re, pour eux, cet tat contemporain du droit serait la meilleuree x p ression de ce projet, et donc aussi la meilleure dfense de lap romesse dmancipation que celui-ci contient. Mais un tel projet, duntel poids, dune telle force dintimidation, ne cre-t-il pas plus deproblmes quil nen rsout ou du moins quil nen explique ?

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  • que ce qui est habituel du point de vue du droit pourrait tout coup servler intolrable et changer. Et sils napprennent pas hsiter, ilsp o u rraient tre de ceux dont on dirait, dans dix ou vingt ans, c o m m e n tpouvaient-ils penser cela?

    La u re nt De Su t te r : Le m i l i e u nest donc pas du tout le c o n t e x t e ausens brutal o la pratique serait crase par des dterminations qui luisont extrieuresIs a belle Ste n g e r s : Tant quune pratique est une pratique, nest pasd t ruite par son instrumentalisation, il ny a jamais de d t e rm i n a t i o ne x t r i e u re directe. Un vnement juridique nest pas la traductiondun contexte politique nouveau, ou plutt cest sa traduction au sensf o rt, par r-invention de ce que cest que la parole juridique dans cenouveau milieu o lancienne parole tait devenue intolrable. Il ny adonc pas de contradiction entre lhistoricit et la crativit du droit. Ilsagit de sort i r, comme le souligne toujours Bruno Latour, de laltern a-tive entre autonomie ou pur effet de dtermination. Le droit serinvente lui-mme dans un nouveau milieu qui lui demande autrechose, et il se rinvente avec sa pro p re force, ses pro p res moyens, sesp ro p res contraintes. Donc, lvnement de mutation cela peut trecomment lentreprise est devenue un sujet de droit, ctait impossibleavant, quest-ce qui a rendu possible ce montage ? est susceptible nonde dmoraliser les tudiants mais de les faire vibrer aux passions de leurpratique. On en revient toujours au problme de la re p roduction de lapratique, cest--dire aussi de la manire dont on propose aux praticiensde se prsenter mais quand je dis se prsenter, ce nest pas seulementse prsenter lextrieur, mais se prsenter lui-mme. Parce que lacarapace que lon produit vers lextrieur est aussi une carapace quinous arme contre nous-mmes.

    Laurent de Sutter Entretien avec Isabelle Stengers p. 14-33 3 3

    Donc, il faut faire attention tous les modes de description qui ratifie-raient la situation actuelle dans ce quelle a dexcrable : on ne peut pasattribuer une pratique en tant que telle ce quoi son milieu lautorise,v o i re encourage. Une pratique implique toujours la question de sonmilieu, parce que son identit au sens palpable, au sens empiriquementrencontrable, est toujours lidentit laquelle lautorise son milieu,entendu comme ce dont la pratique dpend, ce sur quoi elle vit, ce quilui confre sa lgitimit, ce sur quoi elle agit.

    La u re nt De Su t te r : Peut-on dire, alors, que lorsque le juriste rpond laplainte qui lui est adresse ( Cest trop injuste ! ), par un P e u t - t remais cest la loi , il manque cette possibilit de problmatiser sonpropre milieu?Is a belle Ste n g e r s : Tous les cest trop injuste ne se valent videmmentpas. Le juriste peut avoir parfaitement raison dentendre parfois celacomme un cri individuel, quil ne peut pas entendre parce quil nestpas un justicier. Ou bien ce cest trop injuste se met rsonner avecd a u t res situations, et cre un problme qui peut tre loccasion de direque le plaignant dit quelque chose qui compte, quil y aurait eu ou quildevrait y avoir moyen de faire autrement. Donc cest chaque fois unesituation o le vrai danger est de ne pas hsiter. Mais hsiter ne veut pasdire entendre tous les cest trop injuste, parce quon ne vit pas dansun monde anglique o tout devrait toujours tre bien pour tout lemonde. Par contre le fait de se carapaonner au nom du droit contre le cest trop injuste , cela cest dangereux, parce que cest l que ler a p p o rt cultiv au milieu se transforme en fort e resse au sein de laquellele dehors ne peut faire quintrusion illgitime. Hsiter est un savoir, celas a p p rend. Le problme est quaujourdhui cela ne sapprend pas, cest- - d i re que cela apparat comme une qualit individuelle, quelque choseque la personne doit sa pro p re histoire. On en revient des pro b l m e sdducation et de transmission, et la rationalisation de lhistoirecomme progrs o le sujet de droit dcouvrirait quil est ceci et puis celaet quil senrichirait lui tout seul alors que derr i re toutes ces modifi-cations il y a le milieu qui a jou, il y a des vnements. Faire raison-ner les juristes en formation sur le contraste entre ce qutait unraisonnement juridique avant et aprs telle inflexion, et re n d re prsentset importants les vnements politiques, culturels, etc., qui ont suscitces inflexions, ce serait les ouvrir sur la possibilit de nouvellesinflexions. Tandis que quand on leur donne une histoire rationnelledans laquelle cest le sujet de droit qui dcouvre par lui-mme quil estceci, puis cela, on les dtourne activement, dlibrment, de ce sens

    Co s m o politiques no8 dce m b re 2004 Pratiques cosmopolitiques du droit3 2