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1 IDÉE D’UNE HISTOIRE UNIVERSELLE AU POINT DE VUE COSMOPOLITIQUE KANT (1784) Traduction de Philippe FOLLIOT produit en version numérique à télécharger. Jean-Louis CHEVREAU Institut municipal Angers 2012

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IDÉE D’UNE HISTOIRE UNIVERSELLE AU POINT DE VUE COSMOPOLITIQUE KANT (1784)

Traduction de Philippe FOLLIOT produit en version numérique à télécharger.

Jean-Louis CHEVREAU Institut municipal Angers 2012

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Premier cours 1- Présentation : - Kant et son siècle (les Lumières ; la Révolution Française) - L’idée de progrès (le progrès des sciences) - L’idée de finalité (téléologie) 2- Introduction (présentation du projet théorique et le problème qu’il pose) Deuxième cours Les trois premières propositions (nature et humanité- origine et but du processus historique) Troisième cours Quatrième proposition (socialité = développement du conflit en ordre juridique) Quatrième cours Cinquième et sixième proposition (2 perspectives : libéralisme / autoritarisme) Cinquième cours Septième et huitième proposition (Élargissement du processus au niveau international : une vision de l’Europe et du monde) Sixième cours Neuvième proposition (confirmation et validation critique de cette Idée d’histoire universelle) et conclusion Annexes (septième et huitième cours)

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TEXTE Emmanuel KANT (1784) Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique Traduction faite à partir de l'édition des oeuvres complètes de Kant de l'Académie de Berlin (Tome VIII) Traduction de Philippe Folliot, professeur de philosophie au Lycée Ango de Dieppe, 2002 Un document produit en version numérique par Philippe Folliot, Courriel: [email protected] Site web: http://www.philotra.com Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Siteweb: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm Cette édition électronique a été réalisée par Philippe Folliot en France. Texte disponible en version html sur le site web de M. Philippe Folliot, qui a généreusement accepté de diffuser son travail de numérisation et de traduction sur le site web. Table des matières Introduction Proposition 1 Proposition 2 : Proposition 3 : Proposition 4 : Proposition 5 : Proposition 6 : Proposition 7 : Proposition 8 : Proposition 9 :

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INTRODUCTION Quel que soit le concept de la liberté du vouloir que l'homme puisse élaborer dans une intention métaphysique, les manifestations de ce vouloir, telles qu'elles nous apparaissent, les actions humaines, sont déterminées conformément aux lois universelles de la nature, aussi bien que n'importe quel autre événement de la nature. L'histoire, qui a pour tâche de relater ces faits tels qu'ils nous apparaissent, à quelque profondeur que puissent être cachées les causes, laisse cependant espérer, quand on considère en gros le jeu de la liberté du vouloir humain, que l'on puisse y découvrir un fonctionnement régulier, et cela de telle façon que ce qui saute aux yeux comme embrouillé et sans règle chez les sujets individuels pourra cependant être reconnu, au niveau de l'espèce entière, comme un déploiement continu, progressif, quoique lent, des dispositions originelles de cette espèce. Ainsi, les mariages, les naissances qui en résultent, les décès, parce que la libre volonté des hommes a une grande influence sur eux, semblent n'être soumis à aucune règle, d'après laquelle on pourrait déterminer d'avance leur nombre par le calcul; et pourtant, les tables que l'on dresse chaque année dans les grands pays prouvent qu'ils se produisent tout aussi bien selon des lois naturelles constantes que les phénomènes météorologiques [pourtant] si instables, que l'on ne peut déterminer à l'avance individuellement, mais qui, dans l'ensemble, ne manquent pas de maintenir la croissance des végétaux, le cours des fleuves, et de tout ce qui a été institué d'autre dans la nature selon un mouvement uniforme et ininterrompu. Les individus, et même des peuples entiers, ne pensent guère que, pendant qu'ils poursuivent leurs intentions privées, chacun selon ses goûts, et souvent contre les autres individus, ils suivent comme un fil directeur, sans s'en apercevoir, l'intention de la nature, qui leur est inconnue, et qui, même s'ils en avaient connaissance, leur importerait cependant peu. Vu que les hommes, dans leurs entreprises, ne se comportent pas seulement de manière instinctive, et qu'ils n'agis- sent pas non plus, dans l'ensemble comme des citoyens du monde raisonnables selon un plan concerté, vu cela donc, il ne paraît pas qu'une histoire conforme à un plan (comme c'est le cas chez les abeilles et les castors) soit possible pour eux. On ne peut se défendre d'une certaine irritation quand on voit leurs faits et gestes exposés sur la grande scène du monde, et qu'à côté de la sagesse qui apparaît de temps à autres chez des hommes isolés, dans l'ensemble, on ne trouve finalement qu'un tissu de folie, de vanité infantile, et souvent aussi de méchanceté et de soif de destruction puériles. Si bien qu'à la fin, on ne sait plus quel concept on doit se faire de notre espèce si infatuée de ses attributs supérieurs. Le philosophe n'en sait pas plus, sinon que, comme il ne peut présumer un dessein raisonnable propre aux hommes et à la partie [qu'ils mènent], il a la possibilité d'essayer de découvrir un dessein de la nature dans le cours insensé des choses humaines; de telle façon que, de ces

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créatures qui agissent sans plan, proprement humain, soit pourtant possible une histoire selon un plan déterminé de la nature. Nous voulons voir si nous réussirons à trouver un fil directeur pour une telle histoire, et nous laissons à la nature le soin de faire naître l'homme apte à la rédiger ensuite. C'est ainsi qu'elle fit naître un Kepler, qui assujettit d'une manière inespérée les trajectoires excentriques des planètes à des lois déterminées, et un Newton, qui expliqua ces lois à partir d'une cause universelle de la nature. Première proposition : Toutes les dispositions naturelles d'une créature sont destinées à se développer un jour complètement et en raison d'une fin. C'est vérifiable chez tous les animaux, non seulement par l'observation externe, mais aussi par l'observation interne, par la dissection. Un organe, dont la destination n'est pas d'être utilisé, une structure qui n'atteint pas son but est incompatible avec une étude téléologique de la nature. Car, si nous nous écartons de ce principe, nous n'avons plus une nature conforme à des fins, mais un jeu de la nature sans finalité, et le hasard désolant détrône le fil directeur de la raison. Deuxième proposition : Chez l'homme (en tant qu'il est la seule créature raisonnable sur terre), les dispositions naturelles, dont la destination est l'usage de la raison, devaient se développer seulement dans l'espèce, pas dans l'individu. La raison, dans une créature, est une faculté d'étendre les règles et les intentions de l'usage de toutes ses forces bien au-delà de l'instinct naturel et elle ne connaît aucune limite à ses projets. Mais elle n’œuvre pas elle-même de façon instinctive. Au contraire, elle a besoin de tentatives, de pratique, elle a besoin de tirer des leçons, pour progresser petit à petit d'un degré de discernement à l'autre. C'est pour cette raison qu'il faudrait à chaque homme une vie démesurément longue pour apprendre comment il doit faire un usage entier de toutes ses dispositions naturelles; ou, si la nature n'a fixé à sa vie qu'une courte durée (ce qui s'est effectivement produit), elle a alors besoin d'une succession indéfinie de générations, dont chacune lègue aux autres ses lumières, pour que ses germes atteignent dans notre espèce un niveau de développement qui soit pleinement conforme à son intention. Et ce terme doit être, au moins dans l'idée que l'homme en a, le but de ses efforts, car, sinon, les dispositions naturelles, pour leur plus

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grande part, devraient être considérées comme vaines et sans finalité; ce qui supprimerait tous les principes pratiques, et rendrait de cette façon la nature, dont normalement la sagesse doit servir de principe dans le jugement de ses créations, suspecte de se prêter, en l'homme seulement, à un jeu puéril. Troisième proposition : La nature a voulu que l'homme tire entièrement de lui-même ce qui va au-delà de l'agencement mécanique de son existence animale, et qu'il ne participe à aucune autre félicité ou à aucune autre perfection, que celles qu'il s'est procurées lui-même par la raison, en tant qu'affranchi de l'instinct. La nature, en effet, ne fait rien de superflu (überflüssig) et elle n'est pas prodigue dans l'usage des moyens pour atteindre ses fins. Qu'elle ait donné à l'homme la rai- son et la liberté du vouloir qui se fonde sur elle, c'était déjà l'indication de son intention en ce qui concerne la dotation de l'homme. Ce dernier devait dès lors ni être conduit par l'instinct, ni être pourvu et informé par une connaissance innée. Il devait bien plutôt tout tirer de lui-même. L'invention des moyens de se nourrir, de s'abriter, d'assurer sa sécurité et sa défense (pour lesquelles la nature ne lui a donné ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seulement les mains), tous les divertissements, qui peuvent rendre la vie agréable, même son intelligence et sa prudence et même la bonté de la volonté, tout cela devait entièrement être son propre ouvrage. La nature semble ici s'être complue dans sa plus grande économie et elle a mesuré au plus juste, avec beaucoup de parcimonie, sa dotation animale pour le besoin [pourtant] extrême d'une existence commençante; comme si elle avait voulu que l'homme, quand il se serait hissé de la plus grande inculture à la plus grande habileté, à la perfection intérieure du mode de penser, et par là (autant qu'il est possible sur terre) à la félicité, en eût ainsi le plein mérite, et n'en fût redevable qu'à lui-même; comme si également elle avait eu plus à cœur l'estime de soi d'un être raisonnable que le bien-être. Car il y a dans le cours des affaires humaines une foule de peines qui attendent l'homme. Il semble pour cette raison que la nature n'ait rien fait du tout pour qu'il vive bien, [qu'elle ait] au contraire [ fait tout] pour qu'il travaille à aller largement au-delà de lui-même, pour se rendre digne, par sa conduite, de la vie et du bien-être. Il reste en tout cas à ce sujet de quoi surprendre désagréablement : les générations antérieures ne paraissent s'être livré à leur pénible besogne qu'à cause des générations ultérieures, pour leur préparer le niveau à partir duquel ces dernières pourront ériger l'édifice dont la nature a le dessein, et donc pour que seules ces générations ultérieures aient la chance d'habiter le bâtiment auquel la longue suite de leurs ancêtres (à vrai dire, sans doute, sans intention) a travaillé sans pouvoir prendre part eux-mêmes au bonheur qu'ils préparaient. Mais aussi énigmatique que cela soit, c'est pourtant vraiment nécessaire si l'on admet qu'une

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espèce animale doit avoir la raison et, comme classe d'être raisonnables, qui sont tous mortels mais dont l'espèce est immortelle, doit tout de même parvenir au développement complet de ses dispositions. Quatrième proposition : Le moyen dont se sert la nature, pour mener à terme le développement de toutes les dispositions humaines est leur antagonisme dans la société, jusqu'à ce que celui- ci finisse pourtant par devenir la cause d'un ordre conforme à la loi. J'entends ici par antagonisme l'insociable sociabilité des hommes, c'est-à-dire le penchant des hommes à entrer en société, qui est pourtant lié à une résistance générale qui menace constamment de rompre cette société. L'homme possède une tendance à s'associer, parce que dans un tel état il se sent plus qu'homme, c'est-à-dire qu'il sent le développement de ses dispositions naturelles. Mais il a aussi un grand penchant à se séparer (s'isoler) parce qu'il trouve en même temps en lui cet attribut qu'est l'insociabilité, [tendance] à vouloir seul tout organiser selon son humeur; et de là, il s'attend à [trouver] de la résistance partout, car il sait de lui-même qu'il est enclin de son côté à résister aux autres. C'est cette résistance qui excite alors toutes les forces de l'homme, qui le conduit à triompher de son penchant à la paresse et, mu par l'ambition, la soif de dominer ou de posséder, à se tailler une place parmi ses compagnons, qu'il ne peut souffrir, mais dont il ne peut non plus se passer. C'est à ce moment qu'ont lieu les premiers pas de l'inculture à la culture, culture qui repose sur la valeur intrinsèque de l'homme, [c'est-à-dire] sur sa valeur sociale. C'est alors que les talents se développent peu à peu, que le goût se forme, et que, par un progrès continu des Lumières, commence à s'établir un mode de pensée qui peut, avec le temps, transformer la grossière disposition au discernement moral en principes pratiques déterminés, et ainsi transformer enfin un accord pathologiquement arraché pour [former] la société en un tout moral. Sans cette insociabilité, attribut, il est vrai, en lui-même fort peu aimable, d'où provient cette résistance que chacun doit nécessairement rencontrer dans ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient cachés dans leurs germes pour l'éternité, dans une vie de bergers d'Arcadie, dans la parfaite concorde, la tempérance et l'amour réciproque. Les hommes, inoffensifs comme les moutons qu'ils font paître, ne donneraient à leur existence une valeur guère plus grande que celle de leurs bêtes d'élevage; ils ne combleraient pas le vide de la création au regard de sa finalité, comme nature raisonnable. Que la nature soit donc remerciée, pour cette incapacité à se supporter, pour cette vanité jalouse d'individus rivaux, pour l'appétit insatiable de possession, mais aussi de domination! Sans cela, les excellentes dispositions sommeilleraient éternellement en l'humanité à l'état de simples potentialités.

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L'homme veut la concorde, mais la nature sait mieux ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde. L'homme veut vivre à son aise et plaisamment, mais la nature veut qu'il soit dans l'obligation de se précipiter hors de son indolence et de sa tempérance inactive dans le travail et les efforts, pour aussi, en revanche, trouver en retour le moyen de s'en délivrer intelligemment. Les mobiles naturels, les sources de l'insociabilité et de la résistance générale, d'où proviennent tant de maux, mais qui pourtant opèrent toujours une nouvelle tension des forces, et suscitent ainsi un développement plus important des dispositions naturelles, trahissent donc bien l'ordonnance d'un sage créateur, et non comme qui dirait la main d'un esprit malin qui aurait abîmé son ouvrage magnifique ou l'aurait corrompu de manière jalouse. Cinquième proposition : Le plus grand problème pour l'espèce humaine, celui que la nature la force à résoudre, est de parvenir à une société civile administrant universellement le droit. Puisque c'est seulement dans la société, et à la vérité dans celle qui a la plus grande liberté et donc un antagonisme général entre ses membres, et qui pourtant détermine de la façon la plus stricte et garantit les limites de cette liberté, de façon à ce qu'elle se maintienne avec la liberté d'autrui; puisque c'est seulement dans cette société que l'intention suprême de la nature peut être atteinte, à savoir le développement, en l'humanité, de toutes ses dispositions, et que la nature veut aussi que l'humanité soit dans l'obligation d'accéder par elle-même [à ce stade] comme à toutes les fins de sa destination; aussi il faut qu'une société dans laquelle la liberté, sous des lois extérieures, se trouvera liée au plus haut degré possible à une puissance irrésistible, c'est-à-dire une constitution civile parfaitement juste, soit la tâche suprême de la nature pour l'espèce humaine, car la nature ne peut mener à leur terme ses autres desseins, avec notre espèce, qu'en trouvant le moyen de réaliser cette tâche et en l'exécutant. C'est la souffrance qui force l'homme, autrement tant épris de liberté naturelle, à mettre le pied dans cet état de coercition; et, à vrai dire, [c'est là] la plus grande des souffrances, celle que les hommes s'infligent les uns aux autres, leurs penchants faisant qu'ils ne peuvent pas longtemps subsister les uns à côté des autres en liberté sauvage. C'est seulement dans un enclos tel que celui de la société civile que les mêmes penchants produisent par la suite le meilleur effet; tout comme les arbres, par cela même que chacun cherche à prendre aux autres l'air et le soleil, se contraignent à les chercher au-dessus d'eux, et par là, acquièrent une belle croissante droite; tandis qu'en liberté et séparés les uns des autres, ils laissent leurs branches se développer à leur gré, et poussent rabougris, tordus et de

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travers. Toute culture, tout art qui orne l'humanité, le plus bel ordre social sont les fruits de l'insociabilité qui, par elle-même, est contrainte de se discipliner et ainsi de développer complètement, par un art extorqué, les germes de la nature. Sixième proposition : Ce problème est en même temps le plus difficile et celui qui sera résolu le plus tard. La difficulté, que même la simple idée de cette tâche nous met déjà sous les yeux, est la suivante : l'homme est un animal qui, quand il vit avec d'autres [membres] de son espèce a besoin d'un maître. Car il abuse à coup sûr de sa liberté à l'égard de ses semblables; et, bien qu'en tant que créature raisonnable il souhaite une loi) qui mette des bornes à la liberté de tous, pourtant, son penchant animal égoïste l'entraîne à faire exception pour lui, quand il le peut. Il a donc besoin d'un maître, qui brise sa volonté personnelle et le force à obéir à une volonté universellement reconnue, de sorte que chacun puisse être libre. Mais d'où sortira-t-il ce maître? Nulle part ailleurs que dans l'espèce humaine. Mais ce maître est de la même façon un animal qui a besoin d'un maître. L'homme peut donc mener cela comme il veut, on ne voit pas d'ici comment il pourrait se procurer un chef de la justice publique qui soit lui- même juste; qu'il le cherche en un particulier ou qu'il le cherche en une société de plusieurs personnes choisies à cet effet. Car chacun, parmi eux, abusera toujours de sa liberté si personne n'exerce sur lui un contrôle d'après les lois. Mais le chef suprême doit être juste en lui-même et être pourtant un homme. C'est pourquoi cette tâche est la plus difficile de toutes, et même sa solution parfaite impossible : dans un bois aussi courbe que celui dont est fait l'homme, rien ne peut être taillé qui soit tout à fait droit. La nature ne nous impose que de nous rapprocher de cette idée. Mais que cette tâche soit celle qui est mise en oeuvre le plus tard, cela vient de ce qu'elle requiert des concepts exacts de la nature d'une constitution possible, une grande expérience, fruit de nombreux voyages à travers le monde, et par-dessous tout une bonne volonté préparée à accepter cette constitution. Ces trois éléments sont tels qu'ils ne peuvent se trouver réunis un jour que très difficilement, et si cela arrive, que très tardivement, après de nombreux essais [faits] en pure perte. Note de Kant : Le rôle de l'homme est donc très artificiel. Ce qu'il en est des habitants d'autres planètes ou de leur nature, nous ne le savons pas. Mais si nous nous acquittons correctement de cette mission de la nature, nous pouvons bien nous flatter de devoir prétendre à un rang qui ne soit pas inférieur, parmi nos

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voisins, dans l'édifice du monde. Peut-être, chez ces derniers, chaque individu peut-il atteindre sa destination durant sa vie. Chez nous, il en va autrement : seule l'espèce peut l'espérer. Septième proposition : Le problème de l'établissement d'une société civile parfaite est dépendant de celui de l'établissement de relations extérieures entre les États régies par des lois, et ne peut être résolu sans que ce dernier ne le soit. À quoi bon travailler à une constitution civile réglée par la loi entre les particuliers, c'est-à-dire à la mise en place d'une communauté ? La même insociabilité, qui contraignait les hommes à cette tâche, est la cause [qui fait] que chaque communauté, dans les relations extérieures, c'est-à-dire en tant qu’État en rapport avec les [autres] États, se trouve en liberté naturelle, et par suite, doit attendre des autres [États] les mêmes maux qui accablaient les particuliers et les forçaient à entrer dans un état civil réglé par des lois. La nature a donc aussi utilisé l'incapacité à se supporter [que manifestent] les hommes, et même les grandes sociétés et les grands corps politiques composés d'individus de ce genre, comme un moyen de découvrir, au sein même de l'inévitable antagonisme, un état de repos et de sécurité. C'est-à-dire que, par les guerres, par ses préparatifs extravagants et jamais relâchés, par la souffrance qui s'ensuit et qui doit finalement être ressentie par chaque État même en pleine paix intérieure, la nature pousse [les États] à des tentatives d'abord imparfaites, mais finalement, après beaucoup de dévastations, de renversements, et même après un épuisement intérieur général de leurs forces, [les pousse] à faire ce que la raison aurait pu aussi leur dire sans une si triste expérience; à savoir sortir de l'état sans lois des sauvages pour entrer dans une société des nations, dans laquelle chaque État, même le plus petit, pourra attendre sa sécurité et ses droits non de sa force propre ou de son appréciation juridique personnelle, mais seulement de cette grande société des nations (Foedus Amphictyonum), de l'union des forces en une seule force et de la décision, soumise à des lois, de l'union des volontés en une seule volonté. Aussi enthousiaste que puisse aussi paraître cette idée, et bien qu'une telle idée ait prêté à rire chez un abbé de Saint-Pierre ou chez un Rousseau (peut-être parce qu'ils croyaient la réalisation d'une telle idée trop proche), c'est pourtant le résultat inévitable de la souffrance où les hommes se placent mutuellement, qui doit contraindre les États (aussi difficile qu'il soit pour eux de l'admettre) à adopter cette résolution même que l'homme sauvage avait été contraint de prendre d'aussi mauvais gré, à savoir : renoncer à sa liberté brutale et chercher dans une constitution réglée par la loi le repos et la sécurité. Toutes les guerres sont donc autant d'essais (certes pas dans l'intention des

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hommes, mais dans l'intention de la nature) de mettre en place de nouvelles relations entre États et, par la destruction, ou du moins par le démembrement, de former de tout nouveaux corps qui, à leur tour, soit par eux-mêmes, soit à cause de leur proximité, ne peuvent se conserver et doivent par là essuyer de nouvelles et semblables révolutions; jusqu'à ce qu'enfin, un jour, en partie par la meilleure organisation possible d'une constitution civile à l'intérieur, en partie par une convention et une législation communautaires à l'extérieur, un État soit fondé qui, semblable à une communauté civile, puisse, tout comme un automate, se maintenir par elle-même. Doit-on attendre d'une rencontre épicurienne des causes efficientes que les États, tout comme les atomes minuscules de la matière, s'essaient à toutes sortes de configurations par leur choc fortuit, qui, par de nouveaux chocs, soient à leur tour réduites à néant, jusqu'à ce qu'enfin, un jour, réussisse par hasard une configuration telle qu'elle puisse se maintenir dans sa forme (un heureux hasard qui aura bien des difficultés à se produire un jour); ou doit-on plutôt admettre que la nature suit ici un cours régulier pour mener peu à peu notre espèce du degré inférieur de l'animalité jusqu'au degré suprême de l'humanité par, il est vrai, un art propre bien qu'extorqué à l'homme, et qu'elle développe très régulièrement, dans cet agencement apparemment sauvage, ses dispositions originaires; ou bien préfère-t-on que, de toutes ces actions et réactions de l'homme, rien, dans l'ensemble, nulle part, ne résulte, ou du moins rien de sensé, que tout restera comme tout a toujours été, et que l'on ne peut, de là, prévoir si la discorde, qui est si naturelle à notre espèce, ne nous prépare pas finale- ment un enfer de maux, quelque civilisé que soit notre état, pendant qu'elle anéantira peut-être de nouveau cet état et tous les progrès [réalisés] jusqu'à présent dans la culture par une dévastation barbare (un destin dont on n'est pas l'abri sous le règne du hasard aveugle, qui est en fait la même chose que la liberté sans lois, si on ne suppose pas [que la discorde suit] un fil directeur de la nature secrètement lié à une sagesse)! Ce qui revient à peu près à la question : est-il bien raisonnable d'admettre la finalité de l'institution de la nature dans ses parties et pourtant l'absence de finalité dans le tout? Ainsi, ce que faisait l'état sans finalité des sauvages, à savoir qu'il bridait les dispositions naturelles de notre espèce, mais, finalement, par les maux où il la plaçait, la contraignait à sortir de cet état et à entrer dans une constitution civile où tous ces germes peuvent être développés, la liberté barbare des États déjà institués le fait aussi : par l'utilisation de toutes les forces des communautés pour s'armer les uns contre les autres, par les dévastations que la guerre occasionne, et encore plus par la nécessité de se tenir pour cette raison constamment en état d'alerte il est vrai que le progrès du développement des dispositions naturelles se trouve entravé. Mais, en revanche, les maux qui en proviennent contraignent notre espèce à trouver une loi d'équilibre pour [conserver] la résistance de nombreux États voisins, [résistance] en elle-même salutaire, et qui naît de leur liberté, et à conférer de la fermeté à cette loi par l'union des forces en une seule force, par conséquent à instaurer un

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État cosmopolitique de sécurité publique des États, qui ne soit pas sans danger, afin que les forces de l'humanité ne s'endorment pas, mais qui ne soit pas non plus sans un principe d'égalité de leur action et de leur réaction mutuelles, afin qu'elles ne s'entredétruisent pas. Avant que ce dernier pas (à savoir l'union des États ne se fasse, donc à peu près à mi-chemin de son développement, la nature humaine subit les maux les plus durs sous l'apparence trompeuse d'un bien-être extérieur; et Rousseau n'avait pas tellement tort, quand il préférait l'état des sauvages, si l'on s'empresse de faire abstraction de la dernière étape que notre espèce a encore à franchir. Nous sommes cultivés à un haut niveau par l'art et la science. Nous sommes civilisés, jusqu'à en être accablés, par la courtoisie et les convenances sociales de toutes sortes. Mais se tenir déjà pour moralisés, il s'en faut encore de beaucoup. Car l'idée de la moralité appartient bien à la culture, mais la mise en oeuvre de cette idée, qui se réduit à l'apparence de moralité, par la noble ambition et par la bienséance extérieure, constitue simplement la civilisation. Mais aussi longtemps que les États utiliseront toutes leurs forces à leurs projets d'expansion vains et violents et qu'ils freineront constamment le lent effort de formation intérieure du mode de penser de leurs citoyens, en leur ôtant même toute aide dans cette perspective, on ne pourra rien attendre de cette façon de faire : il est nécessaire, [pour obtenir autre chose], que chaque communauté forme ses citoyens par un long travail intérieur. Mais tout bien, qui n'est pas greffé sur une intention moralement bonne, n'est rien d'autre qu'une apparence ostentatoire et un manque de moralité habillé de brillants atours. Le genre humain demeurera sans doute dans cet état jusqu'à ce qu'il ait travaillé à sortir, par la façon dont j'ai parlé, de l'état chaotique de ses relations internationales. Huitième proposition : On peut considérer l'histoire de l'espèce humaine, dans l'ensemble, comme l'exécution d'un plan caché de la nature, pour réaliser, à l'intérieur , et dans ce but, aussi à l'extérieur, une constitution politique parfaite, car c'est la seule façon pour elle de pouvoir développer complètement en l'humanité toutes ses dispositions. Cette proposition est une conséquence de la précédente. On le voit, la philosophie pourrait avoir son millénarisme (Chiliasmus); mais on n'est pas loin de délirer [en pensant] qu'une telle idée, peut, par elle-même, participer à la réalisation de cet événement. Il s'agit seulement de savoir si l'expérience dévoile quelque chose d'un tel cours de l'intention de la nature. Je dis [que l'expérience dévoile] peu de choses, car cette révolution semble exiger un temps si long pour s'achever qu'on ne peut, à partir de la petite portion que l'humanité, dans cette intention, a déjà parcourue, déterminer avec certitude la forme de sa trajectoire et la relation de sa partie au tout, de même qu'on ne peut déterminer avec certitude,

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à partir des observations du ciel faites jusqu'à présent, la course que notre soleil, avec tout son régiment de satellites, prend dans le grand système des étoiles fixes, bien que, pourtant, à partir du fonde- ment universel de la constitution systématique de l'édifice du monde et du peu que l'on a observé, on puisse conclure, de façon assez sûre, à la réalité d'une telle révolution. En attendant, l'espèce humaine ne peut rester indifférente même à l'époque la plus éloignée que doit atteindre notre espèce, si elle peut seulement l'attendre avec certitude. En particulier, cela, dans notre cas, peut d'autant moins nous arriver qu'il semble que nous pourrions, par une préparation rationnelle appropriée, conduire plus vite à ce moment si réjouissant pour nos descendants. C'est pourquoi même les indices fragiles [qui indiquent que nous nous rapprochons de ce moment] sont pour nous tout à fait essentiels. Aujourd'hui, les États sont déjà dans des relations mutuelles si artificielles qu'aucun ne peut appauvrir sa culture intérieure sans perdre de sa puissance et de son influence par rapport aux autres. Ainsi, même les intentions ambitieuses des États préservent, sinon le progrès, du moins le maintien de ce but de la nature. Bien plus : aujourd'hui, on ne peut très probablement pas attenter à la liber- té civile sans porter par là préjudice à tous les métiers, surtout au commerce, mais aussi, de cette façon, sans que l'affaiblissement des forces de l’État ne se sente dans les relations extérieures. Mais cette liberté s'étend peu à peu. Quand on empêche le citoyen de chercher son bien-être par tous les moyens qui lui plaisent, pourvu qu'ils puissent coexister avec la liberté d'autrui, on entrave le dynamisme de l'activité générale et, par là, d'autre part, la force du tout. C'est pourquoi on supprime de plus en plus les limites mises aux faits et gestes des personnes, et on concède la liberté générale de religion. Et ainsi, les Lumières se dégagent progressivement du cours des folies et des chimères, comme un grand bien que le genre humain doit aller jusqu'à arracher des projets égoïstes d'expansion de ses souverains, pourvu qu'ils comprennent leur propre intérêt. Mais ces lumières, et avec elles aussi un certain intérêt du cœur que l'homme éclairé ne peut éviter de prendre pour le bien qu'il conçoit parfaitement, doivent peu à peu monter jusqu'aux trônes, et même avoir une influence sur leurs principes de gouvernement. Bien qu'à l'heure actuelle, par exemple, il ne reste que peu d'argent à nos gouvernants pour les institutions publiques d'éducation et, somme toute, pour tout ce qui concerne l'amélioration du monde, parce que tout est déjà porté au compte de la guerre à venir, ils trouveront pourtant là que c'est leur propre intérêt de ne pas, c'est le minimum, contrarier les efforts privés, certes faibles et lents, de leurs peuples. Finalement, la guerre devient même peu à peu non seulement si technique son issue si incertaine pour les deux camps, mais aussi devient une entreprise qui donne tant à réfléchir par les suites fâcheuses que subit l’État sous un fardeau toujours plus pesant des dettes (une nouvelle invention) dont le remboursement devient imprévisible que, dans notre partie du monde où les États sont très interdépendants du point de vue économique, tout ébranlement de l'un a une influence sur tous les autres, et cette influence est si évidente que ces États,

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pressés par le danger qui les concerne, s'offrent, bien que sans caution légale, comme arbitres et, ainsi, de loin, préparent tous un futur grand corps politique, dont le monde, dans le passé, n'a présenté aucun exemple. Bien que ce corps politique ne soit guère, pour l'instant, qu'à l'état d'ébauche grossière chacun des membres [futurs] est néanmoins déjà comme tenaillé par un sentiment qui incite considérer comme important le maintien de l'ensemble; et ceci donne l'espoir que, après maintes révolutions s'établisse enfin ce que la nature a comme intention suprême, un État cosmopolitique universel au sein duquel toutes les dispositions originaires de l'espèce humaine seront développées. Neuvième proposition : Une tentative philosophique d'étudier l'histoire universelle d'après un plan de la nature visant l'union civile parfaite dans l'espèce humaine doit être considérée comme possible et même comme susceptible de favoriser cette intention de la nature. C'est certes un projet étrange et, semble-t-il, absurde, que de vouloir rédiger une histoire à partir de l'idée du cours que devrait suivre le monde s'il devait se conformer à des fins raisonnables certaines. Il semble que, dans une telle intention, on ne puisse que constituer un roman. Toutefois, s'il est permis de supposer que la nature ne procède pas, même dans le jeu de la liberté humaine, sans plan et sans intention finale, alors cette idée pourrait bien devenir utile; et bien que nous ayons la vue trop courte pour percer à jour le mécanisme secret de son organisation, cette idée pourrait cependant nous servir à présenter comme un système, du moins en gros, ce qui, sinon, ne serait qu'un agrégat d'actions humaines sans plan. Si nous commençons par l'histoire grecque - c'est par elle que toute autre histoire, plus ancienne ou contemporaine, a été conservée, ou du moins [c'est par elle que toute autre histoire] doit être authentifiée - si nous suivons [cette histoire] de la création et de la chute du corps politique du peuple romain, qui engloutit l’État grec, et finalement de l'influence de ce peuple sur les barbares qui le détruisirent leur tour, jusqu'à notre époque, et si nous ajoutons de façon épisodique l'histoire politique des autres peuples telle qu'elle a pu parvenir peu à peu à notre connaissance par ces mêmes nations éclairées, alors nous découvrirons un cours régulier de l'amélioration de la constitution politique dans notre partie du monde (qui, vraisemblablement donnera un jour des lois à toutes les autres). En outre, alors qu'on prête attention partout seulement à la constitution civile, aux lois et aux relations entre les États, aussi loin que les deux, par le bien qu'elles contenaient, servirent un certain temps à élever les peuples (avec eux les arts et les sciences) et à les glorifier, mais les firent en revanche

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s'effondrer, de telle sorte pourtant que, toujours, un germe de lumières demeurait qui, davantage développé par chaque révolution, préparait encore un degré à venir plus élevé d'amélioration [alors donc], on pourra découvrir comme je le crois, un fil directeur qui ne peut seulement servir à l'éclaircissement du jeu si embrouillé des affaires humaines, où à la prédiction politique des transformations futures des États (un bénéfice que l'on a en outre déjà tiré de l'histoire des hommes, même quand on la considérait comme l'effet sans cohérence d'une liberté sans règle!), mais qui ouvrira (ce que l'on ne peut espérer avec raison sans supposer un plan de la nature) une perspective consolante de l'avenir, où l'espèce humaine se présentera comme travaillant à se hisser à un état dans lequel tous les germes que la nature a mis en elle pourront se développer totalement et [dans lequel] sa destination, là, sur terre, sera remplie. Une telle justification de la nature - ou mieux de la Providence - n'est pas un motif sans importance pour choisir un point de vue particulier pour considérer le monde. À quoi bon, en effet, faire l'éloge de la splendeur et de la sagesse de la création, dans un règne de la nature privé de raison et en recommander l'étude, si la partie du grand théâtre de la sagesse suprême, qui détient le but de tout cela, - l'histoire de l'espèce humaine - doit demeurer une constante objection, dont le spectacle nous oblige à détourner le regard avec irritation et qui, alors que nous désespérons d'y trouver jamais une intention raisonnable accomplie, nous conduit à ne l'espérer que dans un autre monde? Penser] que j'ai voulu, avec cette idée d'une histoire du monde, qui a, pour ainsi dire, un fil conducteur (einen Leitfaden) a priori, évincer l'étude de l'histoire propre- ment dite, rédigée de façon simplement empirique, serait [faire] une fausse interprétation de mon intention; ce n'est là qu'une conception de ce qu'une tête philosophique (qui devrait du reste être très versée dans l'histoire) pourrait encore tenter d'un autre point de vue. En outre, il faut que la minutie, certes louable, avec laquelle on rédige l'histoire aujourd'hui, fasse de façon naturelle réfléchir [à la question] : comment nos descendants éloignés s'y prendront-ils pour porter le fardeau de l'histoire que nous pourrons leur laisser après quelques siècles? Ils jugeront sans doute de la valeur des temps les plus anciens, dont il se pourrait que les documents écrits soient pour eux depuis longtemps perdus, à partir du seul point de vue qui les intéresse : que les peuples et les gouvernants ont-ils fait de favorable ou de préjudiciable à l'intention cosmopolitique ? Or, prendre garde à cela, de même qu'à l'ambition des chefs d’État comme à celle de leurs ministres, afin de leur indiquer le seul moyen qui peut leur apporter [aux yeux] des temps futurs une glorieuse renommée, ce peut être encore un petit motif supplémentaire de tenter de rendre compte d'une telle histoire philosophique. Note de Kant : Seul un public savant qui, depuis son apparition jusqu'à nous, existe sans

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interruption, peut authentifier l'histoire ancienne. En dehors de lui, tout est terra incognita; et l'histoire des peuples qui vécurent hors de lui, ne peut commencer qu'au moment où ils y sont entrés. Ce qui arriva au peuple juif au temps des Ptolémées, par la traduction grecque de la Bible, sans laquelle on ajouterait peu foi aux informations isolées [qui le concernent]. À partir de ce moment (dès lors que ce commencement a été dûment établi), on peut poursuivre le récit en amont. Et de même pour les autres peuples. La première page de Thucydide (dit Hume) est le seul commencement de toute histoire véridique (ist der einzige Anfang aller wahren Geschichte).

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Les philosophes des Lumières : débat sur l’abolition de l’esclavage

PREMIER COURS

1- PRÉSENTATIONS J’ai choisi ce texte d’un des plus grands philosophes allemands de tous les temps, non pour sa place au sommet du panthéon des philosophes, mais parce que la pensée de Kant dans ce petit opuscule de 1784, étonne encore aujourd’hui le lecteur, et propose pour notre monde contemporain une formidable source de réflexion. Ce qui nous étonne dans ce texte, c’est sa pertinente vision universaliste de l’histoire. C’est une vision profonde, qui surplombe le cours des évènements. Il faut souligner que cette infinité d’évènements dont sommes aujourd’hui, avec le déferlement médiatique, encombré, ne nous permets pas de saisir un sens de l’histoire. L’histoire semble un chaos tragique plein de bruits et de fureurs, pour parler comme Tolstoï. Ce texte de Kant, « Idée d’une histoire universelle » nous intéresse au plus haut point aujourd’hui, comme il le fut pour

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d’autres philosophes comme Hegel et Marx. Cette actualité de la philosophie de l’histoire est encore aujourd’hui l’objet de débats. J’en donnerai comme exemple, la parution récente en 1992, d’un livre qui a fait grand bruit : « La fin de l’histoire et le dernier homme » de Francis Fukuyama. En effet, ce philosophe et économiste américain, reprenant les interrogations des philosophes des Lumières, s’interroge à nouveau sur cette notion de progrès, et se demande « si l’on peut bâtir une histoire universelle de l’humanité dotée d’une orientation et d’une cohérence ». Selon lui, l'Histoire s'achèvera le jour où un consensus universel sur la démocratie mettra un point final aux conflits idéologiques. Est-ce à dire que la démocratie libérale reste le dernier stade de notre évolution historique ? Ce démocrate de nos sociétés capitalistes libérales, dont l’unique désir est celui d’un hyper consommateur, est-il vraiment le dernier homme ? Évidemment, le débat reste entier, et l’idée même d’une Histoire universelle ayant un sens et une fin, reste une question d’actualité. Le sens de l’histoire nous conduit-il vers cette mondialisation, vers un monde fédéré ? Cette mondialisation, qui lie économiquement tous les États, représente t-elle la phase ultime de notre histoire ? Cette nouvelle configuration du monde, serait-elle une réalisation possible de ce cosmopolitisme que pensait Kant à son époque ? Nous reviendrons sur ces questions en dernière partie. L’actualité de notre histoire nous donnera à réfléchir sur ces promesses que Kant dévoile dans son texte. Promesse qui cependant n’a rien à voir avec les visions d’un médium ou d’un devin. Pour Kant, rien n’est écrit, et l’avenir dépend de notre devoir, de chacun de nous et de l’effort des peuples entiers. Cette exigence, ce devoir être, constitue la seule politique universelle possible, c’est-à-dire à proprement parler : une cosmopolitique. Pour compléter la liste des intérêts majeurs de la pensée philosophique de l’histoire selon Kant, il fait nécessairement souligner le lien entre la philosophie de Kant et la Révolution française. On sait aussi par ailleurs que Kant admirait Sieyès, lequel essaya même d’organiser à Paris des cours de philosophie kantienne, et demanda à Von Humboldt de présenter aux savants français les grandes lignes de la philosophie critique de Kant. C’est ainsi que Marx écrira dans la gazette rhénane en 1842, que « l’on peut, à bon droit, considérer la philosophie de Kant, comme la théorie allemande de la Révolution française ». En effet nous pouvons considérer qu’il y a un rapport existant entre la révolution philosophique du « criticisme » kantien (philosophie critique) et la R.F. La critique de la raison pure, consiste dans une critique radicale de la pensée dogmatique (raison pure) qui prétend penser sans critique préalable de ses propres conditions de penser, et sans la médiation de l’expérience ? (Voir cours sur « La Raison et le réel »). C’est la raison pour laquelle on a appelé par analogie, la critique kantienne, une révolution copernicienne dans le domaine du

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savoir, puisque le sujet devient le centre du savoir, comme pour la Révolution française, le citoyen devient le centre de la volonté générale du peuple souverain. C’est la raison pour laquelle nous soulignerons dans le commentaire et en annexe complémentaire, les analyses que Kant fait au sujet de ce problème essentiel, qui nous intéresse aujourd’hui comme au siècle du philosophe allemand (et de tous les philosophes allemands depuis la R.F.), à savoir, comprendre la Révolution Française, et juger de sa place dans le progrès de l’humanité. Nous verrons en quoi « L’Idée d’une histoire » propose une analyse, pour aujourd’hui, de ce lien entre la Révolution et la République, et en particulier sur une république libérale (loin de tous les schémas d’une république illibérale ou antilibérale et strictement étatique), plus ouvert à l’individualité, à la liberté individuelle d’entreprendre (loi Le Chapelier de 1789) plus conforme que l’Ancien Régime à l’économie et à l’existence du marché. Mais nous nous interrogerons également sur les révolutions actuelles qui éclatent (ou ont éclaté) en divers points du monde, dans les pays arabes et en Europe de l’est, et nous nous demanderons si elles sont aussi des « commencements » politiques.

Pour s’orienter dans la pensée du texte : Pour rentrer dans ce texte, il est nécessaire de poser préalablement une série d’interrogations sur des notions ou des concepts que je qualifierai de clefs indispensables, et sur un certain nombre de situations historiques qui, contextuellement, vont influencer la pensée de ce philosophe. Nous en commencerons avec un héritage intellectuel et social fort qui marquera tous les penseurs de cette fin du 18e siècle, « l’esprit des Lumières ». Puis nous porterons notre réflexion sur cette notion de progrès, notion qui va marquer les trois derniers siècles, et qui nous questionne toujours. De même, ce texte écrit en 1784 préfigure l’événement majeur de cette époque : la Révolution française de 1789. La question de la révolution comme moment de l’histoire interroge fortement, comme nous l’avons déjà souligné, tous les penseurs de l’histoire. Avant de commencer par ce moment historique essentiel auquel nous lui adjoignons la notion d’esprit : L’esprit des Lumières, je voudrais en tout premier lieu, expliquer l’usage de ce I majuscule dans le titre : Idée d’une histoire au point de vue cosmopolitique, car ce n’est pas seulement la majuscule d’un début de phrase.

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Que Kant entend-il par Idée? Cette Idée, que l’on écrit avec une majuscule, pour la distinguer de l’idée,

c’est-à-dire ce à quoi, communément, on rapporte notre pensée à quelque chose de réel. L'Idée n'est pas un concept de l'entendement qui pourrait produire une connaissance, par exemple, le concept de canidé, qui désigne une espèce de mammifère carnassier, comme les chiens et les loups.

Kant écrit dans la « Critique de la faculté de juger » : "J'entends par Idée un

concept nécessaire de la raison, auquel aucun objet ne peut lui correspondre en tant que donné par les sens."

Cette Idée a le même sens que l’«eidos » ou « essence » chez Platon.

L’ « eidos » (ou l’essence) du beau est nécessaire pour discuter de ce que chacun entend par beau. Tous les exemples particuliers que l’on peut donner de la beauté, ne peuvent être affirmés par chacun, selon son point de vue, que parce que nous avons l’Idée de la beauté en notre esprit, bien que cette Idée ne puisse être donnée par les sens.

Ces Idées sont des exigences de la raison dans son besoin "naturel" de

réaliser l'unité des phénomènes, Idées qui stimulent l'entendement dans ses recherches, mais qui ne peuvent jamais produire aucune connaissance. Distinguée du concept, l’Idée prend chez Kant une signification spécifique : c’est ce que la raison s’efforce de penser au-delà de l’expérience possible, par exemple l’existence de la nature : l'Idée même de nature (ce que Kant définie dans la « Critique de la faculté de juger »), permet de penser une unité, alors que l'étude du mécanisme naturel nous laisse dans une dispersion problématique. L’objet de telles Idées est « problématique » : on ne peut ni en avoir un savoir (car aucune expérience n’est possible), ni en affirmer la vacuité (pour les mêmes raisons). Cependant la raison se trouve irrésistiblement conduite par la production de telles Idées. Elles sont nécessaires pour assurer l’unité du savoir et au plan pratique, grâce à elles, l’homme peut espérer avoir une efficacité dans le monde ; en particulier grâce à l’idée de liberté par exemple, la liberté est pensable et peut faire l’objet d’une lutte pour sa réalisation politique, et l’idéal moral n’est pas une simple chimère (si les hommes étaient totalement déterminés, alors comme pour les animaux, il n’y aurait aucune manière de juger de la valeur morale de nos actions.

Ce sont en quelque sorte, des idées régulatrices ou des principes a priori, comme le dit Kant.

L’idée d’une histoire fonctionne comme un point cardinal : il n’est pas en lui-même connaissable par l’expérience, mais aucune expérience de navigation ne serait possible sans ces points cardinaux.

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. Si nous pensons l'histoire comme le développement d'une intention de la nature, nous produisons par là une Idée, ne serait-ce que pour échapper au désespoir (fruit d'une part du soupçon que l'acte moral est impossible et d'autre part que l'histoire n'est qu'un chaos susceptible, malgré l'espoir des Lumières, de produire, par un mécanisme aveugle, demain, la pire barbarie), ou du moins pour ne pas laisser l'historien de l'histoire empirique dans un désordre de faits incompréhensible. On comprendra donc d'emblée que le projet kantien n'est pas de développer une histoire scientifique. Il ne fait que proposer une interprétation finaliste de l'histoire dont l'esprit humain a besoin.

A- L’esprit des Lumières Éclairer le monde, rechercher la vérité à l’aide de la seule raison, ne

plus s’abriter derrière quelque autorité, voilà les points communs des philosophes des Lumières. Éclairer le monde, c’est voyager pour confronter l’Occidental avec le Persan ou le Huron, ou plus simplement le Français avec l’Anglais ou l’Allemand. On écrit des voyages imaginaires, on lit des récits d’explorateurs, on fait, avant la lettre, de l’ethnologie, le plus souvent en chambre d’ailleurs : on va jusqu’à opposer l’homme à l’état de nature à celui de l’état civil. Voltaire, Montesquieu, Rousseau séjournent en Angleterre, Diderot en Russie… On pense aussi influencer la destinée des États : Voltaire va à la cour de Frédéric de Prusse, Diderot à celle de Catherine, et Rousseau écrit une constitution pour la Corse, petit pays où sont censés se réaliser les idéaux républicains de la Rome antique. Passionnés de comprendre en relativisant les points de vue, les philosophes des lumières sont convaincus que le bonheur de chacun dépend du bonheur général, qui ne saurait tarder grâce à la diffusion des Lumières au moyen de cet énorme outil qu’est l’Encyclopédie.

Kant répond à cet enthousiasme conquérant dans sa « réponse à la question : qu’est-ce que les lumières ? » (Article de1784).

« Accéder aux lumières consiste pour l’homme à sortir de la minorité où il se

trouve par sa propre faute. Être mineure, c’est être incapable de se servir de son propre entendement sans la direction d’autrui. L’homme est par sa propre faute dans cet état de minorité quand ce n’est pas le manque d’entendement qui en est la cause, mais le manque de décision et de courage à se servir de son entendement sans la direction d’un autre. « Sapere aude ! » (ose savoir !) Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Telle est la devise des Lumières ».

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Précisons les notions d’entendement et de raison : - L’entendement, chez Kant, c’est la faculté d’ordonner les données de l’expérience au moyen de règles, et fonde donc la connaissance. Exemple : les classifications de Linné 17e s. (les espèces animales et végétales). - La raison est la faculté des principes indépendants de toute expérience (a priori). Exemple : le principe de la moralité est une pure exigence de la raison. La raison est donc ce pouvoir spécifique d’opposer à ce qui est, ce qui doit être, et c’est parce qu’elle peut imprimer à l’existence, certes qu’elle ne crée pas, que seule l’expérience peut lui révéler, qu’elle peut introduire dans mon vouloir une exigence normative et à hauteur universelle. C’est donc dans l’affirmation d’une pleine et entière autonomie de la raison et de l’entendement, dont chacun peut faire usage, (et il n’y pas de peuple qui puisse être majeur), que se tient l’esprit des Lumières. Je rappelle le sens d’autonomie : se donner à soi-même sa propre loi (à distinguer d’une idée de liberté sans contrainte ni loi).

Poursuivons notre analyse des lumières. Nous comprenons que les

« lumières », c’est faire un usage libre et entier de sa raison, ce que Kant nommera la critique, et qui est un usage spécifique de la raison ; la critique, c’est la raison dans sa dimension juridique : elle apparaît comme censeur et juge, distinguant le vrai du faux, le bon du mauvais. Tous les objets du savoir, comme de l’action morale et politique, doivent se soumettre aux normes de la rationalité universelle. La critique, chez Kant, portera également sur les limites de la raison elle-même, qui ne peut pas prétendre à une connaissance absolue.

Ainsi Kant pourra écrire dans la « Première Préface à la Critique de la raison pure » : « ce siècle est particulièrement le siècle de la critique à laquelle il faut tous se soumettre. La religion alléguant Sa Sainteté, et la législation Sa Majesté, veulent d’ordinaire y échapper ; mais alors elles excitent contre elles de justes soupçons et ne peuvent prétendre à cette sincère estime que la raison accorde seulement à ce qui a pu soutenir son libre et public examen. »

C’est la raison pour laquelle cette première philosophie de l’histoire est indépendante de toute transcendance divine.

C’est la cité des hommes et non celle de Dieu que la nouvelle philosophie de l’histoire, laïcisée, assigne comme but à celle-ci. La philosophie de l’histoire est explicitement opposée à la théologie ; le plan divin laissant place à l’universalité de la raison et de la nature humaine. En ce sens on dira que Kant fit sa révolution copernicienne.

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La révolution copernicienne. Kant dit à ce propos : Copernic au 16e S. « voyant qu’il ne pouvait pas réussir à expliquer les mouvements du ciel, en admettant que toute l’armée des étoiles évoluait autour du spectateur, il chercha s’il n’aurait pas plus de succès en faisant tourner l’observateur lui-même autours des astres immobiles » (Préface à la « Critique de la Raison pure »). L’on sait que c’est Kepler et Galilée au 17e S. qui vont confirmer expérimentalement l’hypothèse de Copernic.

Kant va lui aussi faire sa « révolution copernicienne », dans sa philosophie de l’histoire, puisque le moteur de l’histoire n’est plus la Providence divine, mais la nature. Concept prit en deux sens : d’une part anthropologique, c’est-à-dire la nature humaine dans sa dimension à la fois raisonnable, mais d’autre part aussi cosmologique ; dimension qui déborde la seule conscience individuelle. Dans cette philosophie de l’histoire, Kant considère, non pas les hommes pris individuellement, mais l’humanité dans son lien profond avec la nature, à l’espèce humaine à travers la suite indéfinie des générations.

B- L’idée de progrès et la Révolution française « Kant s’incère dans une tradition aussi vieille que la philosophie, ou

presque, et, à un moment où, après Locke, après Rousseau, après tant d’écrits des philosophes, plus ou moins philosophiques, mais tous hautement politiques, la discussion est devenue générale, à un moment où les événements posent tout être pensant à la réflexion sur les questions récurrentes de la pensée politique, de nouvelles questions du jour. La révolution anglaise a traîné jusqu’en 1745, elle n’est pas oubliée ; la révolution des colonies de l’Amérique du Nord a achevé sa course victorieuse, lorsque Kant formule ses thèses, les grondements annonciateurs de la Révolution française d’abord, ses coups de canon et d’État ensuite, accompagneront son œuvre ».

Éric Weil (« Problèmes kantiens ») Toute grande philosophie est anticipation. La philosophie de l’histoire de Kant

anticipe les idéaux de la Révolution française, mais aussi la formation de l’Europe et au-delà, la formation du Droit international (« vers un droit commun de l’humanité » Mireille Delmas-Marty) et la Société des Nations (SDN).

Cette pensée du progrès est au 18e S. fondamentale. À l’opposé des grands systèmes de Hegel et de Marx, qui prétendent saisir un

sens de l’histoire, la Philosophie de l’histoire de Kant s’apparente plutôt à la

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pensée du progrès dans la philosophie française des Lumières, comme chez Condorcet (Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’espèce humaine).

L’idée de progrès est, dans la pensée de 18e S. en Occident, une obsession

qui prend l’allure d’une promesse, celle d’une espérance, et même d’une certitude qu’un nouvel âge d’or est à la portée de l’homme, dans lequel trouveront place, le bonheur et la liberté. Progrès, bonheur et liberté s’unissent dans une vision de l’histoire, qui, en rupture avec l’idée d’un déterminisme ontologique, conduit à une conception de l’homme dominée par l’idée d’émancipation, dont la Révolution française constituera une sorte d’accomplissement.

C’est parce que l’homme a depuis Descartes, conquis la première place sur la scène philosophique, et parce qu’en sa nature il est porteur de promesses de liberté, que le thème du progrès, et celui de l’émancipation, s’est affirmé de plus en plus vigoureusement.

C’est aussi chez Rousseau, que s’est développée l’idée de perfectibilité ; idée selon laquelle l’espèce humaine n’est pas achevée, nos qualités sont susceptibles de progrès. Mais il faut noter avec Rousseau, qu’il fut le seul en son temps à faire procès contre l’idée de progrès de la civilisation, que nos qualités sont aussi sujettes à la dépravation. Toute perfectibilité n’est pas progrès (voir aujourd’hui la critique des progrès de la technique).

Il est également remarquable qu’en ce 18e. la marche des sciences fut « rapide et brillante » comme le note Condorcet dans son « Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain ».

Depuis Francis Bacon, Galilée, Kepler, Descartes et Pascal au 17e S. et au 18e S. il faut noter tous les promoteurs de l’ « Encyclopédie », dont Diderot, Voltaire et d’Alembert, et les grands savants tels Newton, Bernoulli, Huygens, Laplace ou Leibniz…).

L’humanité va de l’avant porté par ses propres efforts. Non seulement les découvertes, les sciences et les techniques, promettent à l’homme, comme le disait déjà Descartes : « de se rendre comme maître et possesseur de la nature ».

Le progrès humain coïncide avec le progrès même des Lumières. Dans son texte : « Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain », Condorcet écrit :

« Le but de ce livre, dit, est de montrer par le raisonnement et par les faits, que la nature n’a marqué aucun terme aux perfectionnements des facultés humaines ; que la perfectibilité de l’homme est réellement indéfinie ; que les progrès de cette perfectibilité, désormais indépendants de toute puissance qui voudrait les arrêter, n’ont d’autres termes, que la durée du globe où la nature nous a jetés ».

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C’est le triomphe du rationalisme au sein des Lumières. La pensée des Lumières est une pensée globalisante, qui croit saisir et comprendre la loi qui régit l’univers en son entier, physique et humain de ses origines jusqu’à sa fin. Ainsi le mouvement de l’histoire apparaît-il comme celle d’un monde obéissant à un déterminisme causal qui se déploie au fil d’une téléologie sans mystère. Le progrès porte ainsi témoignage des conquêtes de l’intelligence sur l’opacité matérielle du monde.

C’est cette croyance en un monde obéissant à un déterminisme causal et dont la fin réside dans l‘accomplissement de la raison universelle, qui motive sans aucun doute l’art académique du 19e siècle, dont le fameux tableau de 1848, représentant les principales étapes de la marche du genre humain, intitulé : « La Palingénésie* » du peintre Paul Chenavard. Ce tableau est à l’égal de ce texte enthousiaste de Condorcet : « Tableau historique des progrès de l’humanité », dont il pourrait être l’illustration.

• La Palingénésie désigne une doctrine selon laquelle l'histoire des peuples est la reproduction d'une même suite de révolutions dont la succession tend à réaliser une fin générale et providentielle de l'humanité.

La Palingénésie de Paul Chenavard

Au lendemain de la révolution de 1848, Paul Chenavard reçoit la commande du décor intérieur du Panthéon, que l'on souhaitait alors transformer en temple de

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l'humanité. L'artiste s'engage à représenter les principales étapes de "la marche du genre humain dans son avenir à travers les épreuves et les alternatives de ruines et de renaissance", désignée aussi par le terme de palingénésie. Pour mettre en œuvre cette conception cyclique largement inspirée de la philosophie de l'histoire de Hegel, Chenavard prévoit de recouvrir les murs de 60 immenses peintures en grisaille retraçant des moments historiques significatifs depuis le chaos jusqu'à la Révolution française (plusieurs peintures sont présentées dans la chapelle du musée), tandis que les sols recevraient d'autres scènes traduites en mosaïque.

Cependant, nous verrons comment Kant ne se fait pourtant pas d’illusion sur

ce qui pourrait paraître comme un irrésistible devenir radieux de l’humanité, qui serait en quelque sorte la fin de l’histoire. C’est en cela que Kant est différent des « Aufklärers », des philosophes des Lumières, qui l’ont précédé. Nous reviendrons sur cette question du progrès et nous verrons que chez Kant ce qui caractérise ce progrès, c’est un perfectionnement indéfini et qui ne sera jamais achevé. Il n’y a donc pas, pour Kant de fin de l’histoire. Cette idée de fin de l’histoire devra être distinguée de celle de finalité (notion dont nous parlerons au prochain chapitre).

Ainsi ces philosophes des Lumières s’accordent à croire que l’homme est

maître du sens et de la marche du monde, se placent-ils dans la perspective d’une histoire fabuleuse, que régi un ordre continu et rationnel. Le bonheur des hommes est lui aussi en chemin. Mais mieux encore, c’est un mécanisme qui fait que la suite des générations, prolonge indéfiniment le travail des générations précédentes, et comme le dit Fontenelle dans l’article « philosophie » de l’« Encyclopédie » : « un bon esprit cultivé est, pour ainsi dire, composé de tous les esprits des siècles précédents. Ce n’est qu‘un même esprit qui s’est cultivé tout ce temps-là… »

D’où la naissance d’une philosophie de la raison dans l’histoire que propose

l’idéologie du progrès. Kant, à la fin de l’ère des Lumières, sera le philosophe, avant Hegel, d’une philosophie de l’histoire, « Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique », où il fait le lien entre la raison et la téléologie naturelle.

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C- L’idée de finalité

Enfin il y a un concept capital, au centre de la thèse de Kant, c’est celui de finalité. Quel est le sens de cette finalité, que lui donne Kant ?

Voyons en premier lieu, cette notion complexe de téléologie (à ne pas confondre avec théologie)

Téléologie : Étymologie du grec « télos », fin et « logos », discours, science. La philosophie kantienne de l’histoire parle de « Providence », d’un plan ou

d’un dessein de la nature, de la prévoyance d’une sagesse gouvernant la nature ; partout Kant écrit « la nature veut... », par exemple la discorde..., etc. Cet aspect de la philosophie critique étonne souvent et mérite donc que l’on s’y attarde et que l’on définisse ce concept de finalité de la nature dans la philosophie de Kant.

La téléologie est un discours sur la finalité des choses et des êtres ; par

extension synonyme de finalisme, par opposition au mécanisme. Venons-en d’abord à cette idée de finalité.

Cette idée de finalité peut prendre un aspect anthropomorphique

quelque peu stupide ou amusant. Je ne sais plus quel philosophe citait cette absurdité : les oranges ont des quartiers réguliers, pour pouvoir les manger en famille. Évidemment cette conception de la finalité est absurde. Cependant, chez Aristote, cette notion de cause finale, que la science moderne depuis Galilée a fortement critiquée, n’est pas inintéressante, à condition que l’on distingue, la finalité dans la nature, qu’il faut opposer à finalité de la nature. C’est ainsi qu’Aristote dira que la nature ne fait rien en vain, par exemple : « l’oeil est fait pour voir ». C’est dans la nature que l’on trouve cette finalité et qui n’exclut pas, au contraire les causes mécaniques, physico-chimiques qui expliquent tel ou tel développement d’un être.

Les sciences de la vie réactualisent la pertinence du point de vue

téléologique : comment en effet rendre compte autrement, et de l’adaptation des êtres vivants à leur milieu, et de leur organisation interne ? Ce concept de finalité dans la nature n’attribue nullement une intention, divine (providence divine, que Spinoza appelait « asile d’ignorance »), mais se contente d’éclairer la réflexion. Par exemple je peux faire référence à une finalité dans la connaissance que j’ai de l’œil, en disant que le cristallin a pour fin de produire la convergence des rayons lumineux sur la rétine. Cette idée de finalité n’est qu’un principe régulateur

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pour la connaissance. Ce principe unifie les différentes données que le mécanisme met à jour.

Par exemple, le grand George Cuvier (19e s.) anatomiste et paléontologue, disait : « donnez-moi un os et je reconstituerai tout l’animal ». Des sabots aux extrémités des membres ne peuvent s’organiser avec un squelette ramassé, élancé, et avec les mâchoires puissantes d’un carnassier… Il y a une logique interne que l’idée de finalité ordonne de manière rationnelle.

Je le cite : « dans l’état de vie, les organes ne sont pas simplement rapprochés, mais ils agissent les uns sur les autres et concourent tous à un but commun… Il n’est aucune fonction qui n’ait besoin de l’aide et du concours de presque tous les autres. » (« Leçons d’anatomie comparée »)

C’est en quelque sorte ce que dit le texte suivant de Kant : « Ce principe, qui est aussi la définition des êtres organisés, s’énonce

ainsi : un produit organisé de la nature est celui en lequel tout est fin et réciproquement moyen. Il n’est rien en ce produit, qui soit inutile, sans fin, ou susceptible d’être attribué à un mécanisme naturel aveugle.

Ce principe, il est vrai qui en est sa cause, doit être dérivé de l’expérience, c’est-à-dire de l’expérience qui est ,méthodiquement établie et que l’on nomme observation ; cependant, en raison de l’universalité et de la nécessité qu’il affirme d’une telle finalité, il (ce principe) ne peut uniquement reposer sur des raisons empiriques, mais doit avoir pour fondement un certain principe a priori, même si celui-ci n’est que régulateur, et si ces fins ne trouvent nullement dans une cause efficiente, mais seulement dans l’idée de celui qui juge. On peut donc appeler ce principe une maxime du jugement de la finalité interne des êtres organisés ? »

« Critique de la faculté de juger » § 66 C’est donc en ce sens que l’on peut appeler l’Idée de finalité, « Idée » avec un

I majuscule, comme principe régulateur. L’Idée d’une histoire (avec un I majuscule) répond à ce même principe.

L’idée de finalité n’interdit pas la recherche de lois mécaniques dans les êtres

organisés eux-mêmes. Les principes téléologiques permettent au contraire la mise en œuvre de l’explication mécanique — c’est là leur fonction régulatrice.

C’est ce que reconnaît le prix Nobel Jacques Monod dans « Hasard et

nécessité », « Plutôt que de refuser cette notion (ainsi que certains biologistes ont tenté de le faire), il est au contraire indispensable de la reconnaître comme essentielle à la définition même des êtres vivants. Nous dirons que ceux-ci se distinguent de toutes les autres structures de tous les systèmes présents dans

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l’univers par cette propriété que nous appelons la téléonomie ». Cette téléonomie signifie que : « dans leur structure et leurs performances, les êtres vivants réalisent et poursuivent un projet ».

La question de la finalité constitue un obstacle majeur quand il s’agit du

problème de l’évolution. Ainsi penser que l’évolution est conduite par une intention divine jusqu’ à l’homme (Lamark), c’est quitter le plan de la simple téléonomie pour celui de théologie. Mais le principe téléologique reste une condition de possibilité quand il s’agit de la structure des fonctions physiologiques, des comportements individuels, sous réserve que la question ne se transforme pas immédiatement en réponse finaliste du type « c’est pour ». Si l’on ne distingue pas clairement ces points de vue, la confusion est importante et le malaise persistant. Ce que François Jacob traduit de manière humoristique : « Longtemps la biologie s’est trouvée devant la téléologie comme auprès d’une femme dont il ne peut pas se passer, mais en compagnie de laquelle il ne veut pas être vu en public » (« La logique du vivant »).

Ce concept peut être appliqué non seulement à la vie, mais aussi à l’art et à

l’histoire. Concernant l’art, l’idée d’une finalité dans l’action technique par exemple est évidente. C’est le but conscient que nous cherchons à atteindre qui constitue la fin ou la finalité de notre action (des moyens que nous utilisons).

Par exemple, si je veux construire une maison bien isolée du froid, ce but ou cette fin, subordonne alors tout un choix de matériaux et de techniques, conforme à cette idée conçue en mon esprit.

Nous allons maintenant voir comment Kant justifie ce principe dans l’histoire. Premièrement, peut-on penser un lien entre la finalité humaine et la finalité

naturelle ? Si la finalité est consciente dans l’action humaine (c’est-elle qui

détermine l’action) peut-on refuser à la nature des actions conformes à des fins, même s’il n’y a aucune intention consciente ? C’est ainsi que Descartes, même dans sa perspective mécaniste, ne refuse pas l’idée qu’il n’y a « aucune différence entre la machine que font les artisans et les divers corps que la nature seule expose » (« Principes de la philosophie). Exemple : Le mécanisme cybernétique des chaudières thermostatiques, et la fonction cardiaque.

En cela on peur dire que l’action humaine est fondamentalement naturelle. La technique agit comme agirait la nature, ce qui signifie tout aussi bien que la nature agit comme le fait la technique. En effet, la production humaine elle-même utilise les lois de la nature (exemple de la voûte et du voilier).

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La finalité, qui est dans l’action humaine, est aussi dans la nature puisque la production humaine est aussi naturelle. Cependant il ne s’agit pas d’une imitation servile des formes et des mécanismes, mais d’une Identité des processus.

Ainsi la détermination téléologique, commune aux processus naturels et aux

actions productrices humaines, fait, d’une part, que la nature n’est pas absurde et qu’au contraire, elle apparaît comme un modèle rationnel au cœur même de l’activité consciente de l’homme et d’autre part que l’activité humaine est fondée dans la nature des choses.

Deuxièmement il faut comprendre comment Kant situe cette finalité naturelle

dans l’histoire. La nature ne fait rien en vain, et nous sommes frappés par l’harmonie

du tout que constitue l’univers, au point où nous pourrions penser que cela est l’œuvre d’un architecte divin, ou une intelligence divine. Cependant cette harmonie ne dit rien sur le sens de cette admirable création de la nature. Elle pourrait bien être absurde, c’est-à-dire ne correspondre à aucune fin absolue et rester cependant harmonieuse. Et lorsque l’on voit les folies humaines et le cortège des horreurs dont il est responsable, on se plaît à penser que c’est peut-être un démon qui aurait construit l’univers.

Cette harmonie ne comble pas l’absurdité ou le néant de la création. Si la finalité naturelle, qui est dans la nature, et non pas de la nature, qui préside à l’organisation des parties et du tout de la nature, la nature reste pourtant vide sans l’action d’un être libre, seul capable de lui donner un sens dans ses actions. On peut dire comme Kant, que sans cette créature raisonnable qu’est l’homme, la terre serait déserte. Ainsi nous pouvons lier nature et liberté humaine, car il revient à l’homme et à lui seul de donner un sens ou non, à ce monde et à son histoire. Ainsi c’est notre destinée d’être libre, et notre vocation d’être raisonnable, de remplir cette tâche.

Je viens de dire qu’il revient aux actions d’un homme raisonnable de

faire ce lien entre la finalité naturelle et l’histoire, c’est-à-dire de faire que le monde ne soit pas absurde.

Mais pour comprendre cette thèse envisagée, il faut préciser le sens de la

nature humaine selon Kant. L’homme est un être « fini et raisonnable » dit Kant.

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Être fini : c’est un être borné, limité, non seulement dans sa connaissance, car jamais l’homme ne pourra connaître l’infini, l’absolu, mais sa finitude (caractère de l’homme mortel et qui le sait) s’étend aussi à son être même, totalement déterminé et conditionné. L’homme est un être de besoins, de pulsions, de passions, être naturel et, en tant que tel, soumis au mécanisme de la nature. C’est-à-dire un être entièrement déterminé par les causes qui agissent sur lui et en lui ; un être tellement conditionné, qu’à aucun moment il ne peut se connaître lui-même. Dans la « Métaphysique des Mœurs », ouvrage définissant la possibilité d’une morale du devoir, Kant écrit ceci : « l’homme n’est pas capable de regarder dans les profondeurs de son cœur de façon à pouvoir être tout à fait sûr de la pureté de son intention morale et de l’honnêteté de ses principes agissants, ne serait-ce que pour une seule de ses actions ».

L’ignorance, le mal, la mort… voilà ce qui constitue sa finitude. Cependant la finitude humaine n’est pas pour Kant le point de départ de sa philosophie. Il repense ainsi la morale, le droit et la politique, en les fondant non pas sur un ordre transcendant (Dieu), mais sur des principes que les hommes imposent à leur propre volonté. Et c’est là que l’homme est aussi un être raisonnable, c’est un être qui pense et qui se pense, qui a l’aptitude de juger et d’agir pour d’autres raisons que le seul mouvement de ses désirs. Il est capable de se donner des principes qui n’obéissent qu’à sa seule raison. En cela c’est un être autonome, c’est-à-dire qui peut se donner sa propre loi.

Prenons en exemple le principe de respect de l’humanité. Le respect ne relève pas d’un sentiment, comme l’amour ou l’amitié, mais d’une seule exigence de raison. L’homme est digne de respect parce qu’il un être pensant. Au criminel, on doit faire justice et non se venger par soi (loi du talion), non pas parce qu’il serait aimable (il serait bien plutôt haïssable), mais par ce que l’on doit le respecter, et respect il y a, même si la justice le condamne sévèrement.

Ce faisant, nous venons de voir que l’homme est capable de moralité (je dis

capable, pour dire qu’il en a l’aptitude, mais nous savons que bien souvent ce sont ses passions qui conduisent ses actions). Exemple : J’ai lu dans une revue de sociologie, un compte-rendu basé sur une enquête statistique définissant le « seuil de tolérance » au racisme, à la xénophobie. Cette enquête faisait apparaître qu’au-delà d’un certain taux de population exogène, le nombre d’agressions racistes augmentait de façon significative. Soit ! Que cette expérience du réel soit incontestable, rien ne me détermine à l’avance, comme pourrait le faire le développement d’une maladie virale épidémique, à devenir raciste ! Je peux bien considérer que les rapports sociaux dans des contextes multiculturels sont parfois complexes et conflictuels, mais rien ne me conduit contre ma raison, à devenir raciste. Seul un choix peut

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me conduire à des actes ou des pensées racistes. À contrario, je peux, par la seule exigence de ma raison, imposer dans mes actions et ma pensée, l’idée universelle de respect, comme principe à ce qui doit être. C’est une exigence qui commande mon vouloir et qui s’impose à moi par ma seule raison. C’est pour cela que Kant appelle ce principe de respect un impératif catégorique. Impératif, car c’est une exigence du devoir, et non une quelconque habitude culturelle ou éducative. En cela elle a une valeur universelle, et elle est catégorique, car elle s’impose à moi sans condition. Ce n’est pas parce qu’ils me sont sympathiques que je respecte les personnes de mon quartier, ou par amour du prochain, mais par cette seule exigence de raison, que j’impose à mon action, comme tout homme de bonne volonté pourrait le vouloir ajoute Kant. Ainsi en m’élevant au-dessus de tout sentiment, affection ou passion, j’introduis dans mon action une universalité. Toutefois, il faut reconnaître que la réponse à donner à la question « que dois-je faire ? » dans des cas particuliers, ne trouve pas d’emblée sa réponse. Agir conformément au principe universel du respect et de la justice, ne dit rien de ce qu’il faut faire concrètement. Agir avec raison ce n’est pas pour autant très simple. Par exemple, si j’hérite d’une mine de cuivre en Amérique du Sud, dans laquelle travaillent des enfants, je peux refuser l’héritage au nom du principe de raison qui veut que jamais, je ne ferai de l’autre un esclave. Soit, mais c’est me laver les mains un peu vite, et la question se pose du choix de l’action la plus efficace : n’est-elle pas de prendre possession de cette mine, d’aider les parents à travailler pour un meilleur salaire, et permettre ainsi aux enfants d’aller à l’école ?

Ainsi, toute l’anthropologie, sur laquelle repose la philosophie de l’histoire de Kant, a pour fil directeur l’idée, que l’homme est libre, et que sa destination finale est la moralité. Nous verrons que c’est l’exigence morale qui seule justifie ce principe d’une finalité dans l’histoire, ou pour dire autrement, que c’est seul la possibilité d’une raison pratique (morale) qui donne du sens au destin de l’humanité et de l’espoir dans les progrès de l’histoire.

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2- L’INTRODUCTION C’est un modèle d’introduction, dans la mesure où elle ouvre et pose le

problème. Elle met en effet en lumière les difficultés que la réflexion rencontre quand elle s’interroge sur le devenir humain.

Soit les 2 premières phrases LIRE (L.1 à 10) Première difficulté : Sens du mot histoire : En allemand il y a deux mots : « Geschichte » et « Historia » (ce qui n’est pas

distingué en français) ; le premier mot désigne le devenir historique (le devenir de l’espèce tout entière) ; le deuxième mot (du grec « historia ») signifie enquête, c’est-à-dire la connaissance que l’historien essaie de constituer.

Dans ce texte c’est bien sûr le sens de « Geschichte », c’est-à-dire le devenir

historique de l’espèce humaine tout entière. Ce concept d’histoire fut l’œuvre des historiens grecs, Hérodote d’Halicarnasse et Thucydide. L’histoire est le destin d’êtres libres qui décident eux-mêmes de leur action. On ne parlera donc pas d’histoire pour les animaux (l’évolution des espèces ne constitue pas une histoire, mais un processus structurel).

Ce qui n’est pas le cas non plus des astres, dont nous pouvons déterminer les lois du mouvement, selon le principe d’inertie (conçu par Galilée, puis Kepler et Newton). Ces corps ne sont doués d’aucune spontanéité ou de liberté.

D’où il suit, que la conformité des événements à une loi, ne semble pas pouvoir être affirmée des choses humaines, qui précisément ne sont pas des choses.

D’où une grande difficulté : comment penser le devenir de l’espèce humaine, puisque cette espèce agit selon une volonté propre à chacun des individus, selon des désirs souvent fluctuants et imprévisibles, des passions obscures, et ajoutant à la confusion, la rencontre entre tous ces êtres, entres toutes ces actions, créant ainsi encore plus de faits contingents et absurdes, en bien des situations.

Comment lever cette difficulté ? Considérons ce que nous avons déjà analysé concernant la thèse de Kant au

sujet de la nature humaine : « L’nomme est un être fini et raisonnable ». En tant qu’être fini, c’est un être de désir, limité et borné. Certes, l’homme

croit souvent que ses actions sont le résultat d’une conscience lucide et claire et d’une volonté pure. Mais il n’en est rien !

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Rappelons-nous cette remarque de Kant déjà citée : « L’homme n’est pas capable de regarder dans les profondeurs de son cœur de façon à pouvoir être tout à fait sûr de la pureté de son intention morale et de l’honnêteté de ses principes ».

Nous le voyons bien à propos du désir, combien il lui est difficile de connaître le sens profond de ses désirs et même parfois nous savons aussi, comme le dit Freud que « la conscience n’est pas maîtresse chez elle ».

C’est donc un être déterminé, tellement conditionné qu’il est au fond de sa nature et sur ce point précisément, comme tous les êtres de la nature.

Certes nous l’avons vu, c’est aussi un être raisonnable, en tant qu’il est capable (au-delà de la faculté de connaître ce qui est) d’agir selon des principes qui ne relève pas de ses désirs, mais d’une pure exigence de raison, une exigence de moralité.

Encore un exemple : J’ai été offensé ou blessé dans mon âme ou ma chaire par quelqu’un, je peux avoir le désir de me venger, mais en tant qu’être raisonnable je pense le respect et la justice comme principe inaliénable que je dois à toute personne (la justice ne connaît ni l’offense ni le désir de vengeance).

Quelle l’importance de cette exigence morale que tout homme peut vouloir

dans la compréhension de l’histoire ? En effet, si le monde est absurde, si l’histoire n’avait aucun sens, ne serait-il

pas vain pour l’individu de travailler à son devoir ? À quoi bon vouloir la justice si le principe même de justice n’avait aucun sens, réduit qu’il serait alors aux vicissitudes absurdes et contingentes des actions des hommes ? Penser un sens de l’histoire, c’est penser l’idée d’un progrès moral, c’est-à-dire un progrès accomplissant la nature de son être propre.

Conséquemment, l’homme appartient à deux mondes : en tant qu’être

raisonnable, capable de moralité, il est libre et inconditionné, mais en tant qu’être sensible (fini), appartenant au monde sensible « les actions humaines sont déterminées exactement comme tout autre évènement naturel selon les lois universelles de la nature » dit Kant (Les 4 premières lignes).

Voilà donc résolue la première difficulté. Mais voyons la deuxième : Que sont les lois de la nature, et peut-on élever les actions humaines au même niveau que le sont les phénomènes physiques ?

Qu’appelle-t-on loi au point de vue scientifique ?

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Une loi établit un rapport mesurable, universel et constant entre des phénomènes naturels.

Exemple : la loi de la chute des corps La loi décrit une relation qui ne comporte jamais d’exception ; elle est de l’ordre

de la nécessité. L’universalité d’une loi physique (ex : l’attraction et la gravitation sont

universelle parce que tous les corps y sont soumis) se déduit du raisonnement et d’une expérience construite par la raison/empirique.

Exemple : Galilée, imagine une expérience en pensée, le mouvement uniforme, régulier, d’un navire et des corps et des êtres qui partagent ce mouvement). Mais c’est d’abord a priori que Galilée construit mathématiquement un mouvement uniforme (qui s’accroît à chaque instant d’une quantité égale). Ce n’est pas en jetant tous les meubles de cette salle par la fenêtre que l’on déduit la loi de la chute des corps.

Un dernier mot : ces lois ne nous instruisent en rien sur la nature de ces choses. Ces lois sont la manière dont nous nous représentons les choses, elles sont ce que notre faculté de connaître peut nous apprendre des choses.

Ainsi, les lois universelles de la nature s’appliquent à tous les phénomènes naturels, et l‘homme étant aussi un être de la nature (comme être fini), ses actions relèvent aussi de la nécessité, et doivent être replacées dans la chaîne causale des phénomènes. Il est donc possible de chercher, quelles lois permettent de connaître les hommes, comme êtres de la nature, sans nier pour autant leur liberté (car les hommes ne sont pas des abeilles ou des castors (l.28).

Troisième difficulté : L’extrême complexité de l’histoire semble interdire qu’on y voie clair.

LIRE (l. 4 à 10) Même si l’historien pouvait posséder une connaissance exhaustive de

tous les faits pour démêler l’infinité des causes qui jouent en histoire, il ne pourrait saisir les causes déterminantes qui sont à l’origine de tel ou tel événement.

Exemple : Quelle est la cause de la prise de la Bastille le 14 juillet 1789 ? Que choisir parmi toutes les causes possibles entre le contexte général et le

début des troubles : le prix du pain, l’attitude de « l’Autrichienne », la montée d’une classe bourgeoise, le rôle des philosophes des Lumières, Le Serment du jeu de paume, la montée des troupes d’origine étrangère par Louis XVI, l’appel de Camille Desmoulins … ?

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Pour lever la difficulté, il faut prendre du recul et ne pas se perdre dans les détails. C’est déjà ce que firent Hérodote et Thucydide à qui l’on doit « la guerre du Péloponnèse » en rationalisant les faits pour rechercher la vérité.

Il faut tenter de constituer un plan général de l’histoire humaine, qui prend en compte le devenir de l’espèce, une et unique, ignorant donc les différentes races et les multiples cultures.

Comment se représenter le devenir historique de l’espèce humaine tout entier, comme ordonné et régulier ? Car sans continuité, l’histoire ne serait pas un tout unique et nous n’aurions pas l’idée d’un progrès continu, tendant vers une plus grande perfection.

La solution : Tant que l’on s’en tient au détail, cette continuité, ce progrès n’apparaissent pas. Il faut prendre du recul et regarder le destin de l’humanité en son entier.

D’où les exemples de la démographie et du climat LIRE (l.10 à 19)

En ce qui concerne la démographie, il est possible de chercher et même de trouver une loi, là où c’est la liberté humaine qui décide. C’est un exemple qui prend appui sur une méthode d’analyse nouvelle à l’époque de Kant : les tables statistiques (chiffres de l’État). C’est effectivement en se plaçant d’un point de vue statistique, par-delà les caprices, le jeu des désirs, le hasard et les caprices des volontés individuelles, que ces statistiques peuvent faire apparaître des régularités, des constantes et même établir des lois démographiques. C’est ainsi que nous pouvons déterminer pour l’avenir, les taux démographiques de tel ou tel pays. Il en va de même pour le climat. Les irrégularités du climat, sensibles pour nous, ne sont pas au contraire, pour les géographes et le climatologues, des variations absurdes, mais bien des manifestations constantes du climat, si l’on en juge évidemment sur des relevés étendus dans le temps. Les irrégularités du temps peuvent même apparaître comme indispensables pour faire fructifier les espèces. Le désordre apparent du climat concourt à l’harmonie des espèces, comme les irrégularités de l’histoire humaine concourent au développement de l’espèce, si l’on prend comme point de vue l’ensemble du devenir de notre espèce depuis son origine.

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Ainsi notre réflexion doit prendre sur le cours d’une l’histoire des choses humaines, un « fil directeur », l’idée d’un « dessein de la nature », qui préside au développement de notre espèce. LIRE (l. 19 à 27). Expliquons cette idée de « fil directeur » : c’est le point de vue de Kant sur l’histoire, en pensant que l’espèce humaine relève de la nature. Comme telle, elle doit développer l’ensemble de ses dispositions, comme n’importe quelle autre espèce naturelle, et c’est là le « dessein de la nature ». Ce fil directeur est un principe directeur pour la connaissance, mais qui n’a rien d’objectif, qui est purement intellectuel, comme le sont les points cardinaux, sans lesquels néanmoins, les marins ne pourraient pas naviguer. On ne pourra écrire l’histoire qu’en fonction de cette idée directrice. Ce fil directeur nous permet de comprendre cette idée d’un progrès de l’espèce humaine, qui implique qu’au moment même où chacun se détermine selon son intérêt particulier, sans souci de l’avenir des hommes, chacun contribue pourtant, sans le savoir et malgré soi, au progrès de l’humanité. Nouvelle difficulté : les hommes ne sont pas des animaux comme les abeilles et les castors dont les comportements sont réglés par la nature, et il apparaît alors difficile de penser à « une histoire conforme à un plan ». Il semble impossible d’assimiler le développement de l’espèce humaine à celui de l’espèce animale ou végétale. Ainsi, l’histoire est une tragédie ou nous ne voyons que le désordre dans les actions humaines. Quelle surprenante contradiction ! Comment ne pas renoncer à tout espoir de reconnaître un sens intelligible à cette terrifiante histoire (au sens d’historia), telle que nous la présente l’historiographie concrète des historiens ! Même si l’on peut reconnaître quelques actions humaines conformes au bien de l’humanité et voulues par quelques hommes sages, pour l’essentiel « on ne peut se défendre d’une certaine irritation » devant l’égoïsme et la cruauté, des hommes et de leurs actions. Nous pourrions désespérer de la nature humaine, devant de tel « tissu de folie », de « vanité infantile , et souvent aussi de méchanceté et de soif de destruction puériles », comme le dit Kant. D’où vient ce désordre ? LIRE (l.27 à 32) En somme les hommes font leur propre malheur. Quelle issue trouver ? Quelle espérance ? LIRE (l.32 à 38)

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Il ne nous reste plus qu’à espérer en un « dessein de la nature », voulue non par les hommes, mais par la nature elle-même, qui est la seule à nous faire découvrir un ordre dans le désordre de l’histoire, et c’est aussi la seule qui nous permette d’espérer. Il est vain d’attendre des hommes qu’ils obéissent à leur raison. Seule l’idée que la nature dirige, malgré eux, le cours de leur histoire permettra de penser que cette histoire n’est pas insensée. LIRE (l. 38 à 41). Un Kepler a bien réussi à déterminer les lois qui gouvernent le mouvement apparemment si désordonnée des planètes, et qui « expliqua ces lois à partir d’une cause universelle de la nature », qu’il est on donc permis d’espérer que le même point de vue reste possible pour saisir le sens de notre histoire humaine.

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DEUXIÈME COURS Les trois premières propositions PREMIÈRE PROPOSITION Avant d’en commencer avec le texte même, revenons sur cette idée de finalité. Nous ne pourrons comprendre le destin de notre espèce qu’en fonction de l’idée de finalité naturelle. L’idée de finalité naturelle, c’est l’idée que la nature agit en vue de fins. Voyons en premier lieu cette idée de nature. Nature veut dire 2 choses :

L’ensemble des choses naturelles La nature des choses (l’essence)

Ce second sens fonde le premier. En effet, la nature ne forme un tout que si l’ensemble des choses qu’elle englobe sont naturelles (principe englobant). La nature est cause qui fait que les choses sont ce qu’elles sont. En un premier sens, la nature d’une chose est la fin en fonction de laquelle cette chose se développe naturellement.

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Voyons maintenant le sens de finalité naturelle comparée à finalité technique. Technique : La finalité, la cause finale pour parler comme Aristote, c’est l’idée qui est cause de la réalisation de cette chose (la représentation, la conceptualisation d’un vase, préside à sa réalisation). Naturelle : la finalité réside à l’intérieur de la matière. La nature est sa propre production (le germe est dans le fruit, qui est dans l’arbre…). Par opposition à l’homme qui ne fait qu’imiter la nature sans jamais effectuer de l’intérieur ses œuvres. Quelles sont les propriétés de cette nature ? La nature n’est pas livrée au hasard. Les êtres vivants naissent et se développent conformément à leur nature, à leur finalité. Elle n’essaye pas toutes les combinaisons possibles (alors que c’est par essais et erreurs que l’homme procède). La nature ne fait rien en vain. Les productions de la nature sont ce qu’elles doivent être, c’est-à-dire à leur place, spontanément. Venons-en au texte :

Dés la première phrase, Kant précise que tous les êtres vivants sont appelés organismes, car toutes les parties sont comme des moyens en vue de la fin du tout qui elle même le produit. Il serait donc contradictoire qu’un être de la nature ait un organe qui ne contribue pas à son développement. « Toutes les dispositions naturelles d’une créature sont destinées à se développer un jour complètement et conformément à un but ». C’est là que l’homme fait problème, car il y a contradiction entre le principe téléologique qui veut que tout ce qui est en lui doive se développer selon une fin et le désordre des actions humaines. La raison et la liberté que l’homme ne poursuit guère ne peuvent pas contribuer, comme le fait l’instinct chez les animaux au plein développement de meurs qualités.

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D’où il suit que la raison semble donc être un organe sans fonction. Et alors se pose la question : à quoi bon des hommes sur la terre ? La vie humaine serait-elle absurde ? L’homme serait- il une vaine créature, sans raison d’être ? Pourtant si nous voulons comprendre l’histoire, il faut tenter de voir dans quelle mesure il nous est possible de penser que l’histoire des hommes s’accorde, au même titre que toute vie sur terre, avec la finalité naturelle. Il faut donc penser une anthropologie philosophique. C’est cette finalité naturelle, comme un fil directeur qui nous engage à penser que nous ne sommes pas nés en vain, ce qui serait douter de la nature et rendrait absurde et sans raison toute exigence morale. Je précise encore l’importance de cette exigence morale dont l’homme est doué : si le monde et l’histoire n’ont aucun sens, si nous n’avions aucune certitude que notre existence a un sens, et si nous n’avions aucun espoir du progrès des générations, si tout était voué à la destruction, pourrait-on encore vouloir faire notre devoir d’homme libre et capable de raison ? Sans ce fil directeur d’une finalité naturelle, nous serions incapables de comprendre et de réaliser ce que la nature nous a fait. « Car, si nous nous écartons de ce principe, nous n’avons plus une nature conforme à des fins, mais un jeu de la nature sans finalité, et le hasard désolant détrône le fil directeur de la raison ». C’est sur cette idée que Kant va construire sa philosophie de l’histoire. DEUXIÈME PROPOSITION La nature veut que nous devenions libres et raisonnables. LIRE (première phrase) Expliquons, le sens de raisonnable et pourquoi les dispositions naturelles de l’homme ne peuvent se « développer que dans l’espèce, pas dans l’individu ». Raisonnable : L’homme est le seul être qui donne et peut recevoir une éducation. L’homme doit devenir homme. Cette idée de perfection et de perfectibilité, dont nous avons déjà parlé, qui fait que l’homme est capable de progrès.

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L’homme s’invente, il n’est pas enfermé dans des instincts. LIRE (l.1 à 3) Encore une fois l’instinct est un comportement réglé par la nature. L’homme a bien sûr des pulsions ou tendances dirait Freud, mais celles-ci n’engagent pas à l’avance des comportements. Tout est culturel dans ses comportements sexuels (même s’il comporte aussi des éléments naturels) et comme le dit Merleau-Ponty : « Il n’est pas plus naturel d’embrasser dans l’amour que d’appeler une table « table ». En somme, en cela, l’homme est libre ou plus exactement, il est apte à la liberté (reconnaissons avec Rousseau qu’il est souvent l’esclave de lui-même). Il peut agir en fonction des fins qu’il se donne lui-même. C’est pour cette raison que l’homme a besoin de beaucoup d’essais, d’exercices, d’enseignements pour progresser peu à peu d’un degré d’intelligence à l’autre. Comme sa vie est courte, seule l’humanité peut progresser si elle n’oublie pas. LIRE (l.3 à 10) Ce n’est que par une accession lente et progressive à la raison et à la liberté, que nous pouvons espérer un progrès. Les talents et les dons humains se développent historiquement. L’idée de progrès qui est au cœur de l’esprit des Lumières, doit être nuancée. Progrès ne signifie pas toujours amélioration, comme je l’ai déjà souligné avec Rousseau. Pour lui le progrès de la technique, par exemple, est mû par le jeu des passions, et peut conduire au désastre, à la destruction des équilibres écologiques par exemple. Pour les mêmes raisons, le savoir n’est pas désintéressé. Rousseau écrit dans le « Discours sur les fondements de l’inégalité » : « Quoiqu’en disent les moralistes, l’entendement humain doit beaucoup aux passions, qui, d’un commun aveu, lui doivent beaucoup aussi ; c’est par leur activité que la raison se perfectionne ; nous ne cherchons à connaître que parce que nous désirons de jouir ; il n’est pas possible de concevoir pourquoi celui qui n’aurait ni désirs, ni craintes se donnerait la peine de raisonner ». Même si nous ne considérons les sciences que d’un point de vue des connaissances, elles ne valent que comme progrès à faire, que comme progrès indéfinis. C’est un paradoxe, mais il n’y a de progrès que parce que nous sommes imparfaits.

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Cependant, ce qui est vrai du progrès technique ne l’est absolument pas du progrès moral. Quelques progrès qu’on imagine dans l’ordre des affaires publiques, il reste à chacun d’être libre par lui- même. Même dans les meilleures conditions, personne ne devient mécaniquement lui-même à moins de considérer l’homme que comme ce que les circonstances font de lui. Rappelons-nous mon exemple de « seuil de tolérance ». Par exemple, le progrès des constitutions et des lois qu’elles élaborent, toutes meilleures soient-elles, ne sont un progrès que dans la mesure où ces lois deviennent notre loi pour chacun de nous, c’est-à-dire des lois que nous nous donnons nous-mêmes comme être autonome et libre. Ce qui est proprement la définition du citoyen. Suivre la loi par force ou par calcul d’intérêt, ce n’est pas être libre. De même suivre les valeurs ambiantes comme des poteaux indicateurs, c’est être esclave disait Nietzsche. Approfondissons cette idée de finalité de l’histoire : L’histoire est la longue éducation de l’espèce. Toute vie suppose la collaboration des autres et du travail de chaque génération. Le devoir de chaque homme est de travailler pour l’avenir. LIRE (l.10 à 15) Cette exigence morale, qui est au cœur de la philosophie de l’histoire, puisqu’elle en est la raison fondamentale, c’est l’exigence de ne jamais se satisfaire de ce qui est. C’est l’exigence de ce qui doit être. Nous savons bien que les hommes sont mauvais. C’est un constat, mais qui cette exigence ne porte pas sur ce qui est, mais sur ce qui doit être. Par exemple, nous savons que les hommes ne naissent pas avec des droits qui feraient d’eux des êtres libres et égaux. Les Droits de l’Homme et du Citoyen sont exactement ce qui doit être, c’est-à-dire qu’ils sont un idéal régulateur qu’il faut viser, vers lequel doivent tendre tous nos efforts au point de vue moral et politique et selon une perspective indéfinie, par le travail de toutes les générations C’est ce qu’exprime très bien Kant dans cet extrait de l’« Anthropologie » : « Avant tout il faut remarquer que chez tous les autres animaux livrés à eux même, chaque individu atteint sa pleine destination, mais chez l’homme en tout cas, seule l’espèce y parvient ; en sorte que le genre humain ne peut accomplir sa destination que par le travail et par le progrès, par une suite innombrable de générations ; le but reste toujours pour lui à l’horizon, mais en même temps le

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mouvement qui tend vers cette fin dernière, s’il peut bien souvent être entravé, ne peut jamais totalement rétrograder ». TROISIÈME PROPOSITION . Le thème de cette proposition est tout entier dans la première phrase et porte sur ce lien essentiel entre nature humaine et raison : « La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même ce qui va au-delà de l’agencement mécanique de son existence animale, et qu’il ne participe à aucune autre félicité ou à aucune autre perfection, que celles qu’il s’est procurées lui-même par la raison, en tant qu’affranchi de l’instinct ». Pour comprendre ce lien entre nature humaine et raison, nous allons préciser le sens que Kant donne à cette raison humaine. Pour les Sophistes Grecs (à partir du IV° s.), l’homme est de nature prométhéenne. Prométhée (le prévoyant) voulant corriger l’imprévoyance de son frère Épiméthée, qui donna tous les moyens de survivre (instincts, griffes, flaire, fourrure…) à tous les animaux, sauf à l’homme (l’homme nu), prit pitié de l’homme et vola le feu et les techniques aux dieux de l’Olympe. Ainsi l’homme put fonder les Cités, l’artisanat, le commerce et connut le sentiment de la pudeur. En somme nous pouvons penser que sa raison lui vient de son infériorité. L’homme ayant compensé son absence d’instinct par l’usage de son intelligence à inventer et créer ce que la nature ne lui a pas donné. Par conséquent, pour les Sophistes, la raison a une fonction instrumentale qui permet de connaître et de comprendre pour subsister et développer son existence. Les activités de la raison ne valent pas pour elle-même, mais pour une fin extérieure à elle, c’est-à-dire les moyens de survivre. Avec Socrate, avec la philosophie naît au contraire la décision de penser pour le principe ; la pensée devenant alors la fin et le principe de la raison. Pour Socrate et Platon, la vie ne consiste pas en une recherche de ce qui paraît agréable ou utile, mais dans la recherche rationnelle de la vérité. Au contraire, pour les Sophistes, la Cité doit rechercher non pas la vérité (« chaque homme est la mesure de toute chose »), mais l’ordre social, et le langage est l’instrument du maintien de l’ordre. Son arme est la parole. D’où un enseignement de la rhétorique dont le but est de convaincre. La pensée n’est que le moyen dans la recherche de l’efficacité. En politique, cette efficacité est tout entière dans le pouvoir du tyran.

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Socrate mourra d’avoir refusé cette vie de pourceaux et de cynocéphales. Pour Socrate et Platon, la pensée n’est pas l’instrument des passions. Ainsi, la justice ne peut se soumettre aux impératifs économiques (toute l’économie tient dans cette organisation des besoins et des appétits). Par conséquent, ce qui apparaît dans le mythe de Protagoras comme une imprévoyance de la nature, devient au contraire pour les philosophes, une preuve de la providence : La nature a privé l’homme d’instinct pour le contraindre à cultiver sa raison. La nature ne fait rien en vain et tous les moyens sont appropriés aux fins, mais sans nous donner d’instincts. C’est ainsi que nous expliquons les dispositions et les progrès techniques, liés à notre destination d’êtres libres. Ces fins doivent être liées à la raison en cela qu’elles sont rationnelles et non naturelles. On pourrait dire en ce sens là que la recherche du bonheur est liée à notre nature sensible, alors que l’exigence morale, le devoir ne sont attachés qu’à la raison et à notre liberté. C’est pour cette raison que faire son devoir semble souvent contraire à notre désir et parfois même contraire à notre bonheur. Le bonheur n’a de sens dit Kant que subordonné à la vertu. Précisons le thème de cette troisième proposition LIRE ( l.1 à 5) « La nature, en effet, ne fait rien de superflu et elle n’est pas prodigue dans l’usage des moyens pour atteindre ses fins ; qu’elle est donnée à l’homme sa raison et la liberté du vouloir qui se fonde sur elle, c’était déjà l’indication de son intention en ce qui concerne la dotation de l’homme. Ce dernier devait dès lors ni être conduit par l’instinct, ni être pourvu et informé par une connaissance innée. Il devait bien plutôt tirer tout de lui-même ». la raison en l’homme signifie qu’il a une vocation d’être libre et que la nature, considérée comme activité téléologique (agissant en vue d’une fin) a donc dû le faire de telle sorte qu’il soit capable de réaliser sa destination morale et qu’elle a du le priver de ce qui contredit cette fin, par exemple les instincts, et ne lui donner que les dispositions qui y correspondent, par exemple la disposition technique.

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La disposition technique : la main « L’être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d’outils : or la main semble bien n’être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C’est donc à l’être capable d’acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné l’outil de loin le plus utile, la main. Aussi, ceux qui disent que l’homme n’est pas bien constitué et qu’il est le moins bien partagé des animaux (parce que, dit-on, il est sans chaussures, il est nu et n’a pas d’armes pour combattre) sont dans l’erreur. Car les autres animaux n’ont chacun qu’un seul moyen de défense et il ne leur est pas possible de le changer pour un autre. L’homme, au contraire, possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours loisible d’en changer et même d’avoir l’arme qu’il veut et quand il le veut. Car la main devient griffe, serre, corne ou lance ou épée ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu’elle est capable de tout saisir et de tout tenir. » Aristote « Parties des animaux » Pourquoi l’homme est-il le plus intelligent des êtres ? Parce qu’il a des mains. Mais pourquoi l’homme est-il le seul animal à disposer des mains ? Parce que l’intelligence est la raison d’être de la main, non ce qui en résulte. D’où il suit ce que dit clairement Kant le texte : LIRE (l. 6 à 17) Privé d’instinct, de griffes et de flaire… ( l’homme est nu ), ce fut paradoxalement sa supériorité. En effet, la nature ne lui a pas imposé de comportements innés. Il sera donc capable d’apprendre et d’inventer toutes les techniques particulières et de les améliorer. Comme le dit Aristote, La main est donc un outil à faire des outils (organon en grec veut dire organe et outil). Ce qu’il y a de terrible et injuste chez l’homme sous-alimenté, c’est qu’il souffre de cette sous-alimentation et qu’il passe sa vie à chercher à manger au lieu de faire de la musique ou de la philosophie.

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Par conséquent, la raison signifie que l’homme doit tout tirer de lui-même. L’homme est par nature « cultivable » et perfectible. Nous disposons de tout ce qu’il nous faut pour devenir par nos propres progrès des hommes. En somme nous sommes des produits de la nature qui pouvons vivre sans être gouverné par elle. « Il est dans la nature de l’homme de n’être pas gouverné par elle » disait Kant. Ainsi nous pouvons dire que nous sommes aptes à la liberté, car nous pouvons agir selon des exigences de la raison. Je dis apte, car nous savons bien que l’homme s’il n’est pas né esclave, devient esclave par la force d’un autre, ou devient esclave de ses passions, et comme le disait Étienne de la Boétie, dans son « Discours de la servitude volontaire », il est le plus souvent l’esclave de lui-même, aimant son esclavage. C’est ainsi que nous pouvons vivre non pas seulement pour vivre, au sens de satisfaire aux nécessités de la vie ou même de vivre pour consommer davantage, mais pour pratiquer un des beaux-arts, faire de la musique, faire des voyages, se passionner pour la lecture ou le cinéma…et faire de la philosophie. Je rappelle que la « skölé », que l’on traduit par « loisir », consistait chez les Grecs, à pratiquer la lutte, à participer à la réalisation des spectacles de théâtre, à faire des mathématiques ou de la philosophie., et bien sûr pour les citoyens à participer à la vie de la Cité. La dernière phrase mérite que l’on s’y attarde. LIRE(l.11 à l.17) Cela va nous amener à penser le sens du travail qui, loin d’être une punition, comme le symbolise la bible, est au contraire la source, non seulement d’un

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certain bonheur (la félicité), quoique relatif et incertain, mais surtout la cause de cette « estime de soi d’un être raisonnable », plus encore que de son bien-être. Toute sagesse, toute bonté, tout plaisir ne dépendent ni d’une puissance extérieure ni d’une personne interposée, mais de notre travail. La finalité naturelle préside bien au développement de notre espèce en l’engageant à sortir de l’état de nature le plus fruste et nous lancer dans la grande aventure de l’histoire. Notre dénuement naturel est notre force car il contraint l’homme à devenir son l’oeuvre de lui-même. Revenons sur la dernière partie de cette longue phrase : « comme si également elle avait eu plus à cœur l’estime de soi d’un être raisonnable que le bien-être ». Notre plus haute fin, la finalité propre à notre espèce, c’est la finalité morale, c’est-à-dire cette exigence raisonnable d’agir en êtres libres. Mais rien ne nous est donné : Ni la voie la plus juste pour agir moralement et efficacement, ni les moyens pour y parvenir LIRE (l. 17 à l.20) Ce n’est que par l’effort et la peine que se justifie un certain bien- être. En somme un bien-être donné par la nature, sans effort, nous renverrait dans cet Éden perdu, dans un paradis où l’homme est comme l’animal, aussi bête que les animaux qui nous entour et de fait, la terre serait déserte, n’en déplaise à ce courant de la « deep écologie » américaine, qui pense que la nature pourrait bien se passer de l’homme. Certes, cela est vrai, mais quel sens aurait alors la vie sur terre ? C’est à nous qu’il revient de faire des choix, et en ce sens, l’exigence kantienne rejoint l’exigence de l’existentialisme, d’un Sartre par exemple, qui ne conçoit la morale qu’à partir d’un choix libre (L’exemple du choix difficile d’un jeune homme, qui rentre en conflit entre deux voies : rester auprès de sa mère, ou partir pour la résistance). La philosophie kantienne de l’histoire est suspendue à la philosophie pratique, c’est-à-dire à la morale, c’est-à-dire à la possibilité de se déterminer librement sur sa propre loi. Ce qui est proprement être autonome, c’est-à-dire être capable de se donner sa propre loi, et non pas suivre les poteaux indicateurs que sont les valeurs ambiantes. Encore une fois, loi qui se veut universelle, c’est-à-dire telle que tous les hommes de bonne volonté pourraient vouloir, si comme moi, ils en appellent à leur raison. Nous comprenons tous l’enjeu de cette philosophie de l’histoire, qui ne peut se satisfaire de l’unique progrès technique, quoique fort louable sur certains points, mais cet enjeu va plus loin : la fin morale que la raison exige.

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Nous en reparlerons, mais prenons les Droits de l’Homme : c’est une exigence de ce qui doit être et non de ce qui est. Pourtant c’est la plus haute exigence morale que la raison est en droit d’exiger de tous nos rapports, entre les citoyens d’un État ou entre les États eux-mêmes. La raison ne pourrait pas se satisfaire du seul progrès économique. Sortir de la pauvreté est un progrès fort louable de l’économie d’un État, mais ce progrès ne suffit pas si cet enrichissement est inégalitaire et si les droits fondamentaux des citoyens ne sont pas respectés. C’est donc bien en fonction de sa destination morale que nous comprenons la finalité naturelle de notre espèce. Donc ce qui caractérise la culture résulte d’un développement naturel de la nature humaine : le progrès de la culture poursuit et achève la nature. La culture n’est pas autre chose que la culture, mais comme fin de la nature, elle est la manière dont la nature nous prépare à la liberté. Ce qui ne veut pas dire que nous sommes assujettis au plan de la nature comme le ferait une providence supérieure. La culture n’est pas innée, mais acquise, propre à l’homme. La nature développe des dispositions naturelles, quelle que soit la diversité qui en résultera ensuite de son développement. Il est donc absurde de séparer nature et culture : l’une étant le développement de l’autre. Tout phénomène culturel a pour source la nature humaine universelle. On peut parler comme Maurice Merleau-Ponty d’un mixte entre la nature et la culture, comme en témoigne par exemple la sexualité. Certes l’amour est un sentiment culturel relatif et historique même. Mais ce sont ces différents modes culturels dont se sert la nature pour parvenir à cette fin universellement humaine : la reproduction de l’espèce. Il y a en nous de l’animalité et de l’humanité. De même nous pouvons dire que l’homme a une disposition naturelle et universelle à la parole et reconnaître la diversité des langues. Par exemple, il n’y a pas d’opposition entre notre sensibilité et notre raison, ce sont deux types d’inclinations également naturelles, les unes sont naturelles et les autres proprement humaines. L’opposition de la nature et de la liberté se retrouve donc dans la nature, et nous verrons par la suite du texte, comment l’histoire comme progrès de la culture et du droit, tend peu à peu à mettre fin à cette opposition. Reste maintenant à examiner un autre passage important du texte. LIRE (l. 20 à 29) Il y a un problème : ne peut-on pas considérer comme une atroce injustice, le fait que, notre génération puisse bénéficier du sacrifice et du travail des premières générations ? Lorsque l’on pense aux vies si précaires, si

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constamment menacées des hommes de la préhistoire de notre humanité, comment ne pas se demander quel est le sens de cette histoire ? N’y a-t-il pas une contradiction entre leur sacrifice nécessaire, et les exigences morales auxquelles nous conduit notre finalité naturelle ? Comment peut-on justifier le sacrifice de ces premières générations ? Kant ne répond pas à cette question, car rien ne peut justifier le sacrifice d’un seul homme même pour le salut de l’humanité. Nous savons quoi en penser, de tous ceux qui se réclamèrent (et se réclament encore) du sens de l’histoire pour justifier leur crime… De même nous pouvons noter que Kant ne se réfère aucunement à la bible et au sacrifice d’Isaac. Dieu voulant tester la foi d’Abraham, il lui demande de sacrifier son fils pour témoigner de son amour pour lui. Ce mythe biblique semble vouloir justifier le sacrifice au nom d’une volonté transcendante et mystérieuse. On ne peut pas non plus, ne pas évoquer le sacrifice du Christ (Dieu lui- même), pour sauver les hommes.

Mathias Stom (XVII°s.) Pour Kant au contraire, il y a de l’injustifiable dans notre condition humaine, quelque chose de révoltant et pour laquelle nous devons d’une part nous souvenir du sacrifice de nos aînés et d’autre part, nous engager pour faire notre devoir et agir dans le sens d’un progrès de la raison et de la moralité, pour les générations à venir. C’est le but de la transmission, selon toutes les médiations possibles entre les générations, comme le pense Régis Debray, qui permet à l’humanité de porter et de dépasser, comme dans la dialectique hégélienne, les étapes de notre

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histoire. Nous sommes notre passé, du plus lointain au plus proche. « Ce que nous sommes, nous le sommes historiquement » disait Hegel. Hegel à la différence de Kant semble justifier les sacrifices comme des nécessités de l’histoire. Le sacrifice des hommes, voir des peuples entiers, des civilisations, sont sacrifiés sur l’autel de l’histoire disait Hegel. Faut-il alors reconnaître comme nécessaire la Shoah, pour justifier la création de l’État d’Israël ? Faut-il reconnaître comme nécessité les deux guerres mondiales, pour parvenir à la création de l’Europe ? Peut-on admettre un mal absolu comme une nécessité de l’histoire ? Le mal reste le mal ! Mais nous verrons comment Kant dans la quatrième proposition, pense que le mal, la guerre par exemple, peut contradictoirement forcer les hommes dans cette terrible situation où ils se sont mis eux-mêmes, à négocier, à construire des accords de droit international, comme ce fut le cas avec la construction de l’Europe. Certes cela s’est passé ainsi, mais Kant pense que cela aurait dû se passer autrement si les hommes avaient fait usage de leur raison au lieu de suivre leurs passions destructrices. C’est ce que Kant semble espérer dans la dernière phrase : LIRE(l.26 à 29) « Mais aussi énigmatique que cela soit, c’est pourtant vraiment nécessaire si l’on admet qu’une espèce animale doit avoir la raison et, comme classe d’êtres raisonnables, qui sont tous mortels, mais dont l’espèce est immortelle, doit tout de même parvenir au développement complet des ses dispositions ». Encore une fois, le sens de l’histoire ne peut apparaître que si l’on regarde le tout du développement de notre humanité. Seul le développement de cette longue suite de générations encore à venir peur nous faire espérer un progrès du droit, et de la liberté (ce que nous verrons à propos de propositions ultérieures).

Révolution de Février 1848 Horace Vernet

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TROISIÈME COURS Quatrième proposition Gilles Deleuze fait remarquer dans « Qu’est-ce que la philosophie ? » que la philosophie c’est le discours qui invente des concepts, qui n’ont rien à voir avec ses grossiers concepts des techniques commerciales ! Kant, dans cet opuscule « Idée d’une histoire universelle », crée un formidable concept, celui d’ « insociable sociabilité ». Ce concept exprime l’action de 2 forces contraires : la sociabilité qui pousse l’homme a rechercher ses semblables (en cela l’homme est un être grégaire ) ; et l’insociabilité, résultant de passions égoïstes qui menacent sans cesse de dissoudre cette société. C’est ce que Kant dit dans les 3 premières phrases LIRE (l.1 à l.8)

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« J’entends par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-dire le penchant des hommes à entrer en société, qui est pourtant lié à une résistance générale qui menace constamment de rompre cette société ». Notons que cet antagonisme entre les hommes résulte d’un antagonisme en chaque homme. Voyons quels sont les effets de cette « insociable sociabilité » en chaque homme. Ce sont le plus souvent le jeu des forces naturelles de chaque individu, c’est-à-dire nos passions, qui nous poussent à acquérir plus d’habileté et ainsi de cultiver nos dispositions.

Développons cette notion de passion :

La passion rompt l’équilibre naturel des inclinations ou de nos penchants. En effet, la passion consiste à prendre une partie de la fin que nous poursuivons, pour le tout. La passion est en ce sens folie (source inépuisable qui a inspiré les plus grands écrivains).

J’ai déjà traité ici à l’Institut, du désir et de la passion, et particulièrement de la passion à l’âge classique chez un Descartes par exemple. Dans son « Traité des passions », il dit ceci :

« Mais souvent la passion nous fait croire certaines choses beaucoup meilleures et plus désirables qu’elles ne sont ; puis, quand nous avons pris bien de la peine à les acquérir, et perdu cependant l’occasion de posséder d’autres biens plus véritables, la jouissance nous en fait connaître les défauts, et de là viennent les dédains, les regrets et les repentirs ».

Selon Descartes, bien que la passion fasse souvent obstacle à la raison, on peut toutefois en faire bon usage, en se servant de leur dynamisme propre et donner ainsi de l’élan aux actions que nous voulons mener. Nous retrouvons cet esprit chevaleresque et de la grandeur d’âme, chez un Corneille par exemple. Souvenez-vous comment cette passion amoureuse entre Rodrigue et Chimène réussit à décupler le courage et l’héroïsme. Même dynamisme chez les amants de Vérone, Roméo et Juliette qui réussissent au prix de leur amour interdit, à faire se réunir les Montaigu et les Capulet.

Et c’est la même idée que développe Rousseau dans son « Discours sur l'origine de l'inégalité » :

"Quoi qu'en disent les moralistes, l'entendement humain doit beaucoup aux passions, qui, d'un commun aveu, lui doivent beaucoup aussi. C'est par leur

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activité que notre raison se perfectionne; nous ne cherchons à connaître que parce que nous désirons jouir; et il n'est pas possible de concevoir pourquoi celui qui n'aurait ni désirs ni craintes se donnerait la peine de raisonner ».

En somme c’est l’impétuosité de nos passions qui nous poussent hors de notre grossièreté naturelle et les porte à vaincre notre « penchant à la paresse » ; le « talent », le « « goût » se développent avec le progrès des Lumières et un nouveau mode de penser apparaît.

Nous comprenons que la passion, loin d’être bannie, pousse l’homme à faire tous les sacrifices pour atteindre ce qu’il juge essentiel, et l’arrache à sa paresse naturelle.

LIRE (L.9 à L.12)

« C’est cette résistance qui excite alors toutes les forces de l’homme, qui le conduit à triompher de son penchant à la paresse et, mu par l’ambition, la soif de dominer ou de posséder, à se tailler une place parmi ses compagnons, qu’il ne peut souffrir, mais dont il ne peut plus se passer » ?

En somme la passion discipline son caractère et stimule ses qualités physiques et intellectuelles. La passion le rend apte à des fins plus élevées que celles que peut proposer la nature. Cette discipline est une culture négative en quelque sorte, car c’est par le despotisme des désirs et des passions que s’opère la libération de la volonté.

L’homme à l’état de nature, imaginé par Rousseau, est un animal paisible, et peut-être heureux, mais qui reste dans un état total d’inculture. Seule la force irrésistible des passions conduit les hommes à discipliner leurs penchants et à cultiver leurs dispositions naturelles. C’est donc bien par le jeu de cette « insociable sociabilité » que la nature nous pousse à nous discipliner et par le fait, à nous rendre capable de ne plus être gouverné par elle. Pour parler comme Hegel, c’est la passion qui nous a poussés hors du parc zoologique que représente le paradis.

Cependant cette culture négative, préparatoire en quelque sorte, laisse place peu à peur à une culture positive. C’est l’égoïsme qui humanise l’homme et le libère malgré lui de sa grossièreté de son animalité, et progressivement son existence est susceptible de devenir morale et raisonnable.

LIRE (L.12 à L. 18)

Ces progrès ainsi réalisés, ne lui viennent pas en premier lieu de sa raison ni

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d’aucune volonté morale, mais d’un simple mécanisme naturel : ce jeu entre tous les hommes qui les pousse à développer leurs qualités puis à les rendre capable d’agir avec raison et selon des principes moraux (les principes de justice et respect par exemple). En somme contradictoirement, ce n’est pas en premier lieu, le progrès des sciences et des arts qui a transformé notre « grossière disposition », mais un « accord pathologiquement arraché » par la nature au travers du jeu égoïste de nos passions.

LIRE (L.18 à L. 23)

C’est grâce à cette insociabilité, à son caractère belliqueux que nous sommes sorti (LIRE L.22 à L .26) de cette « vie de bergers d’Arcadie, dans la parfaite concorde, la tempérance et l’amour réciproque. Les hommes inoffensifs, comme les moutons qu’ils font paître, ne donneraient à leur existence une valeur guère plus grande que celle de leurs bêtes d’élevage ; ils ne combleraient pas le vide de la création au regard de sa finalité, comme nature raisonnable. » Ce n’est que par le jeu terrifiant de nos passions, rivalisant de subtilité, de raffinement, et aussi de cruauté, pour conquérir, un pouvoir, la gloire ou une renommée, que nous sortîmes de notre animalité …

Nous pouvons bien nous représenter cette lutte à mort que les hommes ont poursuivie, jusqu’à un point ultime, celui de la terreur produit par la mort immédiate qui s’annonçait. Cette terreur a produit l’ultime sursaut leur évitant de s’enfoncer, par leur propre violence dans une destruction où aucun ne survivrait. Il y a un moment ou seul un accord nécessaire s’impose mécaniquement, c’est-à-dire « pathologiquement extorqué » et non raisonnablement voulu.

LIRE (L. de 23 à L.32) Seul cet antagonisme naturel, dû à l’égoïsme des hommes, les amène à se donner des lois, ces fameux accords « pathologiquement arrachés » ; accords qui pourraient évidemment se constituer sur la base d’une entente raisonnable. Mais connaissez-vous de tels accords qui ne soient pas pathologiques, c’est-à-dire liés à ce mécanisme terrifiant, où les hommes exsangues sont obligés s’ils ne veulent pas périr de s’accorder, en suivant quelques règles ou lois qui les contraignent ? Il y a évidemment quelques rares personnes qui par bon sens, par compassion, semblent vouloir une entente cordiale. La plupart des hommes ne suivent les lois, que par la crainte d’une autorité, à laquelle ils ne consentent que parce qu’elle les menace de lourdes punitions.

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C’est peut-être en ce sens que l’on peut faire un rapprochement avec un texte célèbre du 17e S de l’Anglais Hobbes, « le Léviathan ».

Le frontispice du « Léviathan » est l'œuvre du graveur Abraham Bosse.

Hobbes développe dans le Léviathan, une théorie du gouvernement qui est capable selon lui, de contrer cet état de nature et de garantir à tous ses membres la préservation de leurs vies et de leurs biens contre tout ennemi. Le gouvernement selon Hobbes doit découler d'un pacte de chacun envers chacun, où tous cèdent au souverain, leur droit de se gouverner eux-mêmes et leur liberté, afin que la volonté du souverain ramène les volontés de tous les individus à une seule volonté unique. Kant ne partage pas pleinement cette nécessité d’un ordre absolu qui annihile la liberté des hommes. Selon lui, il y a 2 étapes dans le développement d’un ordre étatique. Un premier niveau purement négatif, où l’ordonnance régulière de la société ne comporte aucune liberté, aucune raison, aucune moralité, qui relève uniquement du mécanisme naturel de l’insociable sociabilité. À ce niveau, on pourrait comparer cette autorité au « Léviathan » de Hobbes. Mais à un deuxième niveau, par le développement de la culture, cette ordonnance peut devenir « morale », peut seulement le devenir, car il faut du temps pour que les hommes comprennent la nécessité et la valeur de la loi. Il faut du temps pour qu’ils comprennent le sens de l’intérêt commun, et qu’ils veuillent cette loi comme si c’était la leur propre. Il faut du temps (et souvent du sang et des larmes) pour que les hommes se considérer comme des citoyens. Paradoxalement, « l’homme veut la concorde, mais la nature sait mieux ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde ». C’est en effet par ce jeu

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terrifiant des désirs et des passions entre tous les hommes que ceux-ci sortent de leur indolence et de leur « tempérance inactive », et se jettent dans le travail et les efforts, rivalisant d’intelligence pour conquérir fortune et pouvoir. Mais ce faisant ils développent leurs qualités. Il faut remarquer, que « rien de grand dans le monde ne s’est réalisé sans passion » pour parler comme Hegel, et que les plus belles découvertes scientifiques, les techniques les plus audacieuses et les arts les plus raffinés n’auraient trouvé leur existence sans cet « antagonisme naturel » entre les hommes. Être célèbre, conquérir gloire et renommée, surpasser par sa puissance technique les autres États, voilà ce qui motive tous les efforts des hommes ! Il ne faut pas croire que la science est philanthrope, qu’elle reste neutre, ouverte spontanément au bien de l’humanité ! La science, comme toutes les autres activités humaines, est liée aux intérêts des individus ou des États qui les emploient. LIRE (L.32 à L.37) Voilà bien le sens du passage de l’état de nature à l’Histoire. La seconde partie de la quatrième proposition est une méditation sur le sens de cet antagonisme qui permet aux hommes, par leurs passions, de développer leurs dispositions naturelles, c’est-à-dire le sens du passage de l’état de nature à l’Histoire. Le progrès de l’histoire de l’humanité n’a rien de moral, puisqu’il est lié à cette insociable sociabilité. La grandeur des hommes est liée à leur méchanceté. Tandis que l’homme à l’ « état de nature » reste apathique ; il n’est donc ni intelligent ni libre, mais n’est qu’un animal stupide et borné et ce qu’il fait n’a aucune valeur ni vertu. Je précise que cette idée « d’état de nature » est purement méthodologique, comme le figurait Rousseau dans son « Discours sur l’origine et les fondements des inégalités parmi les hommes ». En fait ce concept d’état de nature (qui est une fiction qui a fait cependant fait rêver les romantiques) a pour fonction d’évaluer la nature de cet état de culture, qui est le seul que connaisse l’homme et qui le définit. Il n’y a pas d’homme hors d’un état de culture, même la plus primitive soit-elle, comme en témoigne Lévi-Strauss en étudiant les petits peuples d’Amazonie. L’Histoire est donc notre grande éducatrice, mais elle est terrible. Que de sacrifices sur l’autel de l’Histoire ! Elle prépare les hommes à obéir à la raison et cette éducation naturelle le rend capable de combler le vide de la création par des actions libres. Encore une fois il est paradoxal de penser que cette discorde est providentielle ! Mais de fait, elle nous arrache à notre paresse naturelle. Cela ne

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veut pas dire que le mal ait du bon, comme l’on-dit, mais le sommeil de notre animalité est la pire des choses. Kant, qui était aussi bon géographe et qui voyageait beaucoup dans sa bibliothèque et qui s’intéressait à la diversité des pays et des peuples, écrivait ceci à propos des « sauvages des mers du sud » : « A quoi bon l’existence de ces gens et est-ce qu’il ne voudrait pas autant avoir peuplé ces îles de moutons et de veaux heureux dans la pure satisfaction physique ? ». Ces îles sont peut-être paradisiaques, mais pour Kant, comme dans l’Éden biblique, les hommes sont aussi bêtes que les moutons qu’ils gardent. C’est ainsi que Kant donne au travail avant toute autre qualité celui de la maîtrise de nos penchants, puisqu’il nous discipline. Le travail est essentiel à notre formation plus encore qu’à notre production. Les travaux et les peines n’ont pour sens que de nous arracher à notre sommeil animal. Ils n’ont pas de valeur en eux-mêmes. Aussi Kant pense que l’homme doit trouver les moyens de s’en libérer sagement. Là aussi, Kant s’éloigne de la vision biblique, où le travail répond à une punition divine, à un péché originel. Rien de cela pour Kant ! Avec le temps, les inégalités qui naissent des antagonismes entre les hommes (que l’on songe à l’exploitation du travail) sont une étape vers une véritable égalité entre les hommes. Les acquis récents du droit du travail réglementant les conditions du travail, sont la preuve qu’un progrès raisonnable qui reste accessible. Cependant cette idée d’un renversement du mal en un bien à venir reste pour le moins à discuter. Pouvons-nous accepter que le mal, c’est-à-dire la souffrance des hommes puisse devenir une nécessité. Devons-nous accepter que le mal devienne en quelque sorte providentiel ! Kant, comme Rousseau, exclut l’idée d’un péché originel pour lequel les hommes seraient coupables et responsables des maux qui les accablent. N’y a-t-il pas une contradiction en affirmant que le mal serait le moyen nécessaire pour réaliser le plein développement de nos qualités proprement humaines, la liberté et la moralité ? La fin justifierait-elle les moyens ? Certes la finalité naturelle qui préside à la destinée de l’espèce humaine ne se réalise que par cette insociable sociabilité, c’est-à-dire par le mal, mais il faut reconnaître aussi que cette même destination n’a de sens qu’en la réalisation de notre moralité et de notre vouloir libre. En cela les hommes sont responsables de leurs propres maux. La quatrième proposition en ce sens est claire, puisqu’elle considère les passions comme le moyen de la providence, mais d’un point de vue moral il faut les condamner. En somme, il faut toujours dire que les hommes auraient pu faire

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autrement, même s’il faut reconnaître que c’est par le jeu des passions que cela c’est réalisé. Par exemple, la libération de l’esclavage, forme la plus honteuse de l’exploitation du travail, n’a trouvé sa pleine réalisation, non pas par l’unique réflexion humaniste des philosophes, mais par le jeu naturel des intérêts économiques. Pendant la « guerre de Sécession » aux USA, le sud esclavagiste est vaincu par le nord industriel, qui n’a pas besoin d’esclave, puisqu’il a développé le machinisme qui les remplace. C’est le jeu des intérêts les plus cupides qui a favorisé ce progrès humain. Revenons sur cette formule de Hegel : « Rien de grand n’a été accompli dans le monde sans passion ». Certes Hegel voit juste en ce qui concerne le mouvement global de l’Histoire. Il nous donne l’exemple de César qui abat la république. Cette République romaine ne correspondait plus comme organisation politique avec les nouvelles extensions de l’espace conquis par les armées. Les temps appelaient un homme capable de tenir un empire. César par son ambition fut en quelque sorte l’acteur nécessaire sur ce théâtre de l’histoire. En abattant la République, en faisant assassiner des sénateurs qui s’opposaient à lui, il ne fait que répondre aux nécessités de l’histoire de son temps. Sa Passion en fût le moteur et il sera sacrifié à son tour sur l’autel de l’Histoire. Sur un plan moral, au regard du principe même de la moralité, l’individu César est condamnable, mais au niveau de l’histoire, nous devons considérer que les passions de certains « grands hommes » seraient nécessaires ( ?). Cependant il faut souligner que leurs actions individuelles restent cependant contingentes, puisqu’elles auraient pu se réaliser autrement. C’est après coup que ces actions deviennent nécessaires, au regard de l’histoire. Par exemple, la grandeur de Napoléon, c’est aussi une ambition effroyable, qui s’est soldée par des décennies de guerre et un effondrement économique et politique de la France. Cependant on peut considérer que l’Empire napoléonien fut à l’origine d’une nécessité que l’avenir va concrétiser : l’idée européenne. Comme César, Napoléon fut cette passion dont s’est servie l’histoire pour réaliser cette étape supérieure. Ce n’est pas un progrès moral. Mais pour Hegel, la morale est un jugement trop court pour comprendre le sens de cette histoire. Selon lui, la morale en histoire, c’est l’histoire vue par un trou de serrure. Alors que pour Kant, la manière dont la nature (notre nature) se sert pour que les hommes contribuent malgré eux aux progrès de l’espèce, ce processus n’a rien d’un progrès moral, et comme tel, il faut le condamner. C’est en quelque sorte, comme le disait Hegel, « une ruse » de la nature qui dans l’histoire se sert des passions humaines pour réaliser un dessein supérieur. Cela nous permet de comprendre le sens de l’histoire, mais la découverte de ce sens de l’histoire ne nous disculpe pas ni ne change la nécessité d’un jugement moral. En ce sens Kant s’oppose à Hegel qui voyait dans le jugement

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moral à l’égard de l’action des grands hommes, n’être qu’un « trou de serrure » sans recul, borné et donc sans valeur. Au contraire, pour Kant, il dépend des hommes que le long et douloureux chemin de l’histoire soit inutile, car la nature ne nous impose jamais que les sacrifices qui nous font faire « ce que la raison aurait pu nous dire sans qu’il en coûtât de si tristes épreuves ». Il faut toujours rappeler nos crimes passés et ne pas dire comme Napoléon visitant le champ de bataille d' Eylau : «Une nuit de Paris réparera tout ça !»

Napoléon à la bataille d’Eylau par Gros (Louvre)

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QUATRIÈME COURS Cinquième et sixième proposition Cinquième proposition : LIRE « Le plus grand problème pour l’espèce humaine, celui que la nature la force à résoudre, est de parvenir à une société civile administrant universellement le droit. » Précisons l’importance de cette finalité sociale de l’homme. Lorsque nous parlons de culture, en disant que l’homme réalise son humanité dans et par la culture, nous voulons dire que cette culture repose sur la valeur sociale de l’homme. Cela signifie que l’existence d’une société est nécessaire aux progrès de l’humanité. C’est dans la société que le jeu des passions pousse l’homme au meilleur développement de ses facultés. Aristote définissait l’homme comme animal politique (vivant dans une cité). Problème : Comment une société peut-elle subsister face à l’insociabilité des hommes ? Il y a une contradiction : LIRE (L.1 à L.12) « Puisque c’est seulement dans la société, et à la vérité dans celle qui a la plus grande liberté et donc un antagonisme général entre ses membres, et qui pourtant détermine de la façon la plus stricte et garantit les limites de cette liberté, de façon qu’elle se maintienne avec la liberté d’autrui ; » D’une part, cette société doit permettre la plus grande liberté, c’est-à-dire permettre un antagonisme général entre les hommes et d’autre part, cette société doit être réglée strictement par des lois. En effet, une société qui verrouillerait totalement la société, empêchant toute initiative individuelle, étouffant tout désir et toute passion conquérante entre les hommes, ne connaîtrait aucun conflit, mais arrêterait tout progrès possible, tout développement des qualités humaines. Mais celles-ci ne peuvent se développer durablement qu’au sein d’une société où règne l’autorité de la loi. Comment cette contradiction peut-elle être dépassée ?

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Cela est possible, par ce processus négatif de la terreur que les hommes produisent par leur propre agressivité. LIRE (L.12 à L.15)

« C’est la souffrance qui force l’homme, autrement épris de liberté naturelle, à mettre le pied dans cet état de coercition ; et à vrai dire, c’est là, la plus grande des souffrances, celle que les hommes s’infligent les uns eux autres, leurs penchants faisant qu’ils ne peuvent pas subsister les uns à côté des autres en liberté sauvage ». Cette lutte à mort jusqu’à l’enlisement m’a fait penser à ce tableau de Goya, intitulé « Duel à coups de gourdin » de 1820, sur lequel Michel Serres dit : « À l’instar du tableau de Goya “Duel à coups de gourdin » (1820), nous nous écharpons dans de vains combats tandis qu’à chaque coup de gourdin, l’un et l’autre, nous enfonçons dans les sables mouvants. Ces sables mouvants, c’est notre Monde… » (Propos tenus en 2009)

Je pense que Michel Serres envisageait aussi l’autre versant de cette situation de terreur dans laquelle les hommes sont aussi responsables : la destruction de notre planète. Mais là aussi, nous pouvons penser avec Kant que seul un certain niveau effrayant de destruction poussera les hommes à s’accorder sur les termes précis d’une protection indispensable de notre terre. Ce n’est pas que les hommes ont compris ce qu’était la justice, mais c’est la détresse, la terreur qu’ils éprouvent par leurs propres agissements, voyant que ni

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l’un ni l’autre ne subsistera, empêchant même les plus fins égoïstes des hommes de se réaliser, les passions alors, ne peuvent plus être le moteur. Les hommes sont donc contraints et forcés à reconnaître la nécessité de la loi. Ils construisent alors la machine coercitive de l’État (le Léviathan). C’est ainsi que naît le progrès du droit. Ce n’est en aucune manière une résolution raisonnée qui conduit les hommes à admettre la nécessité du droit, là encore, c’est « un accord pathologiquement extorqué », c’est-à-dire dénué de toute signification morale. En tout premier lieu, ce qui empêche par exemple un commerçant de voler son client, c’est l’intérêt personnel, le risque d’entamer sa réputation et donc de perdre tout client. Nous retrouvons le point de discussion que Platon avait ouvert dans la « République » Livre 1

Dans le livre I et II de la « République », Thrasymaque, défendant le droit du plus fort, soutient contre Socrate l'idée que commettre l'injustice est profitable (et sans aucun doute plus profitable que la subir) et que la justice est le fait des faibles. Mais la réfutation que lui administre Socrate ne convainc pas Glaucon. Dans le but de discuter plus à fond la position de Thrasymaque, Glaucon reprend cette position à son compte, sans toutefois l'approuver, et illustre sa pensée, par la fable de Gygès. Gygès découvre qu'en tournant vers l'intérieur de sa main le chaton d'une bague découverte par hasard lors d'un violent orage qui ouvrit le sol devant lui, il peut devenir invisible. Une fois ce pouvoir découvert, il s'arrange pour faire partie des messagers envoyés au palais royal. Là, grâce à cette invisibilité, il séduit la reine, complote avec elle et assassine le roi pour s'emparer du pouvoir. Rien ne peut lui résister, doté d'une telle arme. La question que posent donc les frères de Platon est simple : Est-ce qu'être un homme juste ce n’est pas en réalité être assez naïf pour respecter les lois et la morale même si cela peut être désavantageux ?

Être juste, c’est donc être trop malhabile ou naïf pour détourner la

morale et les lois à son avantage. Une autre personne plus rusée et cynique fera, elle, semblant de respecter les lois et la morale, afin de servir au mieux ses intérêts.

Cette hypothèse permet de débattre, exemple à l'appui, sur les motivations de la moralité : résulte-t-elle seulement d'une convention sociale, arbitraire et donc relative, ou bien relève-t-elle d'une pure exigence morale ?

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Il est clair que l’entrée « primitive » dans la société, ne résulte que d’un accord « pathologiquement extorqué » et donc que cet accord n’a aucune valeur morale, puisqu’il relève d’un calcul d’intérêt égoïste. Encore une fois, pour Kant la morale est une exigence qui ne tolère aucun calcul d’intérêt, mais doit relever uniquement d’une exigence interne du devoir. Je respect l’autre, non pas parce qu’il m’est sympathique, ou bien parce qu’il peut, à l’avenir, répondre à mes désirs, mais par principe, principe universellement reconnaissable par tout homme de bonne volonté, disait Kant.

La mise en place d’un système juridique n’attend pas que les hommes

deviennent raisonnables. On pourrait attendre longtemps ! En fait c’est un processus naturel, comme nous l’avons vu qui contraint les hommes à s’accorder sur des lois et l’autorité de la justice. Cependant, il est permis d’espérer avec le temps, une meilleure éducation, un certain raffinement des mœurs… que peu à peu se forme dans l’esprit des hommes un usage plus ferme de leur raison, un respect plus grand pour la loi, et donc une plus grande formation morale. Car, comme le dit Rousseau, obéir à la loi est liberté. L’ignorant ne connaît que son intérêt immédiat. Comprendre le bien-fondé de la loi, c’est-à-dire le sens de son intérêt général, c’est de fait la vouloir comme sa loi propre et exprime en cela mon autonomie, ma liberté. Et Rousseau d’ajouter dans le « Contrat social », « la loi qui me punit me rend libre ».

Il faut aussi faire remarquer un point que Kant développera dans un autre petit texte : « La paix perpétuelle », qu’une telle formation morale ne sera possible que lorsque l’État ne dépensera plus ses forces à préparer la guerre, qu’il fera tout ce qu’il faut pour renforcer l’éducation scolaire par exemple.

LIRE (L.15 à L. 23)

La métaphore de l’arbre et de la forêt.

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Pour comprendre le sens de cette métaphore de l’arbre et de la forêt, il faut retenir le problème qui se pose à propos de l’histoire. Au regard quotidien que nous portons sur notre histoire, celle-ci semble si absurde et si cruelle, que nous pourrions chercher à nous en détourner. Peut être est-ce le sentiment que devait partager certains philosophes ou poètes romantiques comme Rousseau dans ses « Rêveries d’un promeneur solitaire », ou bien plus tard au XIXe siècle, le philosophe américain Henry David Thoreau qui construisit sa cabane et aspirait à une vie solitaire, « une vie transcendantale dans la nature » comme il l’écrit. Nous pouvons nous référer à tous ces ermites du désert, les anachorètes des premiers siècles du christianisme (A lire : « Les hommes ivres de Dieu » de Jacques Lacarrière). Ces anachorètes, vivant seuls, n’ont qu’un but, fuir ce monde pourri et s’exiler dans le désert. Évidemment nous pensons aussi à la romanesque aventure de Robinson. De fait, toutes ces robinsonnades, toutes ces vies d’ermite, imaginaires ou réelles, ne sont qu’une réaction au sentiment d’absurde que nous éprouvons face à cette terrifiante histoire qui se déroule devant nous. Cependant, Kant réaffirme que la nature, sans que nous en ayons conscience, malgré nous, pour ne pas dire contre nous, nous pousse dans cette dure école de l’histoire. Ainsi les arbres dans leur coexistence, sont mécaniquement amenés à s’élever. En effet, les arbres « séparés les uns des autres, (ils) laissent leurs branches se développer à leur gré, et poussent rabougris, tordus et de travers ». C’est une métaphore, car il n’est peut-être pas certain que l’on puisse tirer une loi sur la croissance de tous les arbres. Disons, que dans le milieu de la grande forêt cela me semble juste, mais dans d’autres espaces ce n’est peut-être pas généralisable, comme le montre l’existence de ces majestueux baobabs parfois très isolés des uns des autres.

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En fait l’analogie suffit à nous faire comprendre que c’est seulement dans une société civile, dans laquelle l’État fixe un cadre avec des lois, que les hommes développent leur culture, laquelle culture grandit l’homme. Certes la lutte est âpre et cruelle, mais c’est dans celle-ci que se révèlent les meilleurs esprits, les réalisations les plus prometteuses. Certes, celles-ci sont mues par les ambitions les plus orgueilleuses, mais pas à pas, elles élèvent, l’esprit de l’homme, sa conception du droit et éveillent son sens de la moralité. Le mécanisme naturel des passions au sein de la société joue le rôle du maître dans l’espèce humaine. L‘histoire est notre dure éducatrice, car elle veut notre progrès sans que nous le voulions, comme le maître veut les progrès de l’élève malgré lui, car même si l’enfant désire grandir, il n’en a pas le dessein. Le but recherché est dans projet de l’éducateur. En somme l’histoire comme finalité naturelle est l’éducation involontaire des hommes. L’humanité est ce que l’histoire fait d’elle. Si selon Kant l’histoire est notre maître, nul homme, nul parti, nulle religion, nulle classe sociale, qui pourrait faire ce que l’histoire produit, puisqu’elle repose sur la liberté de chacun, liberté qui rend nécessaire ce jeu des passions. Il n’y a pas d’homme providentiel ! Ces hommes prétendument providentiels ne sont en réalité que des imposteurs qui font illusion de temps à autre. Il est vain de compter sur la sagesse d’un seul homme ou de quelques-uns, car même s’ils existent, ils ne seront pas entendus ou ce ne sont que des imposteurs. Il ne faut espérer qu’en la sagesse de tous, c’est-à-dire en un idéal régulateur, en ce qu’il nous est permis d’espérer et vers laquelle il faut tendre dans un progrès indéfini. Progrès indéfini, parce que notre humanité est et restera par nature insociable, traversée par ses passions. Y a-t-il une fin de l’histoire ? Pour Kant, l’histoire deviendrait inutile le jour où les hommes seraient tous devenus sages. Certes les hommes peuvent tendre vers une plus grande sagesse, certains maux peuvent être évités, mais jamais dans leur totalité. Une humanité libre et vertueuse n’a pas d’histoire.

La fin de l’histoire serait en quelque sorte l’achèvement d’une certaine histoire. On pourrait en trouver sa représentation dans la Bible. En effet, la Bible (l’Ancien Testament) propose une dimension messianique de la fin de l'histoire (le

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Livre du prophète Isaïe). En effet, c'est dans le Livre d’Isaïe qu'apparaît pour la première fois l’idée d'une fin de l'histoire (la prophétie de la destruction de Babylone). De plus, la Bible propose bien un sens de l’histoire, avec comme origine, la création du monde et de l’homme par Dieu (la Genèse), puis la mort salvatrice du Christ, enfin une destruction (l’Apocalypse de Jean) et la rédemption de l’humanité dans la Jérusalem céleste. On peut dire, en un certain sens, que la pensée de l'histoire de Hegel, se caractérise par sa vision théologique. Le mal serait alors, comme le pêché, une nécessité dépassant la conscience et les mobiles que les hommes en ont. Pour Hegel, les mobiles individuels sont des « ruses de l’histoire » (par exemple : l’ambition personnelle de César). Le devenir historique, ignoré des hommes, serait la réalisation progressive de l’Esprit. Esprit non pas individuel ou au sens divin, mais qui se réalise dans la culture des peuples (l’Esprit des peuples) comme savoir absolu. Cette idée de fin de l’histoire a été relancée, il y a peu, par le livre de ce philosophe américain Francis Fukuyama « La fin de l’histoire ? ». Pour ce philosophe, cette fin de l’histoire est en train de se réaliser, après la destruction du mur de Berlin (la fin des deux blocs), c’est la victoire du modèle démocratique et libéral sur leurs adversaires. Mais sommes-nous certains que l’absence des deux blocs pourra « geler » toutes les causes d’affrontement ? Pour le moins, ce « gel » semble permettre aux peuples arabes, par exemple, de se révolter et de conquérir cette démocratie, réservée alors aux pays occidentaux. Nous en discuterons lorsque nous en viendrons dans les propositions suivantes à la question des révolutions. Pour Kant, la fin de l’histoire doit être comprise non comme le terme de l’histoire, mais comme finalité, c’est-à-dire comme la réalisation de la raison morale et juridique : L’État républicain. Nous verrons à ce propos le problème que pose cependant la République française, née de la Révolution, elle doit fonder une légitimité sur une insurrection, un ordre sur un désordre. Certes elle engendre une origine, mais elle doit construire aussitôt, pour se légitimer, une base nouvelle, un homme nouveau : le citoyen. D’où l’importance de l’école au cœur du régime républicain.

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Sixième proposition : Nous avons vu que tous les progrès de notre espèce sont liés aux progrès du droit et de la politique (grâce au libre jeu naturel de nos passions). La sixième proposition limite la portée de ces affirmations. Il faut éviter toute forme d’illusion ! Le règne de la justice dans un État est « ce problème en même temps le plus difficile et celui qui sera résolu le plus tard », comme Kant l’écrit en exergue à cette proposition. Le règne de la justice dans un État est le plus difficile, car toute amélioration devra toujours être prolongée par d’autres ; toute forme de contentement ou d’asphyxie politique est la ruine de la liberté, donc de tout progrès à venir. C’est un problème politique insoluble. LIRE (L 1 à L. 6) En effet dans son inclination naturelle, « il abuse à coup sûr de sa liberté à l’égard de ses semblables ». « En tant que créature raisonnable il souhaite une loi qui mette des bornes à la liberté de tous, pourtant, son penchant animal égoïste l’entraîne à faire exception pour lui, quand il le peut ». C’est pourquoi, « l’homme est un animal qui, quand il vit avec d’autres membres de son espèce, a besoin d’un maître ». L’homme a son humanité pour tâche, car il est libre et raisonnable. L’accomplissement de cette tâche suppose la société et un maître. Problèmes : Comment deviendra-t-il libre s’il renonce à sa liberté ? Pourquoi faut-il un chef ? Où prendra-t-on ce maître ? LIRE (L.6 à L.14) « Mais d’où sortira-t-il ce maître ? Nulle part ailleurs que dans l’espèce humaine ». Donc aucun homme n’est digne d’être le maître. C’est donc bien une tâche impossible, car si l’éducation est nécessaire, elle est impossible. Le seul homme digne, dira-t-on, c’est le philosophe ?

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Prenons par exemple Socrate. Mais Socrate assume sa condition d’homme : il comprend qu’il ne comprend pas (« je sais que je ne sais pas »), qu’il n’a pas la vérité, mais qu’il la cherche. De même Socrate dit qu’il n’est pas sage, mais qu’il a seulement le désir d’être sage (« philo - sophia » : l’amour de la sagesse). Il n’est donc pas un maître. Socrate n’est pas un « gourou » ! Cela veut dire, qu’aucun chef, qu’aucune aristocratie, aucune église, aucun parti, aucune élite ne saurait providentiellement se charger de la tâche de diriger le genre humain. Alors, que reste-t-il comme possibilité pour une société, qui doit protéger le plus largement possible la liberté tout en assurant fermement l’autorité de la loi ? Kant refuse le principe du despotisme même éclairé (nous verrons cependant qu’il fait exception pour Frédéric de Prusse), car aucun homme au-dessus des lois ne peut administrer le droit universellement. Pour des lois justes, il faut des hommes justes Pour des hommes justes, il faut des lois justes Aristote dans l’ « Éthique à Nicomaque », (Livre V) dit que : « La justice, qui consiste à se conformer aux lois, est la plus importante au bonheur des individus et des sociétés; car les lois prescrivent ce qui peut le plus contribuer à la vertu. La justice, prise en ce sens, n'est donc pas simplement une partie de la vertu; elle est la vertu, pour ainsi dire, dans son essence ». Suffit-il pour autant suivre les lois pour être juste ? Eichmann, lors de son procès, a dit qu’il avait obéi aux lois. Il ne suffit donc pas de suivre les lois pour être juste, il faut aussi des hommes vertueux. Mais que peut un homme vertueux, qui veut la justice, si les lois sont injustes ? D’où il suit que les raisons qui rendent le droit nécessaire le rendent aussi impossible. LIRE (L.14 à L.17) « Mais le chef suprême doit être juste en lui-même et être pourtant un homme ». Notons qu’un « homme juste par lui-même » n’aurait pas besoin d’un maître pour être « juste. L’expression « Juste par lui-même », signifie seulement, par la seule disposition intérieure de sa volonté, selon une exigence morale, telle que tout homme de bonne volonté pourrait la vouloir.

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On peut donc espérer que cet homme tende vers la rectitude, donc n’être qu’un tuteur « courbe », taillé lui-même « dans un bois aussi courbe que celui dont est fait l’homme ». Cette image de la courbure est d’inspiration luthérienne (Luther début 16e s.). Cette courbure symbolise le mal radical lié au choix originaire de l’égoïsme et de la passion. Pour Luther, la liberté repose sur le devoir de se soumettre à l’impératif de justice. C’est la Loi qui libère, parce que l’homme, comme Luther l’a affirmé, n’est pas bon.

La pensée de Kant prolongea celle de Luther. Dans l’Allemagne de Frédéric II, le roi n’est plus justifié par le ciel : le catholicisme est minoritaire en Prusse. Le roi est justifié par sa capacité à réunir les volontés disjointes, contre le pouvoir des aristocrates : sa souveraineté n’est qu’une nécessité, sa mission est une fonction. Derrière sa personne, on discerne l’ombre de la société réunie, fédérée, unifiée. C’est en cela que Kant aura reconnu chez ce « despote éclairé » un rôle progressiste, libéral dirait-on aujourd’hui.

Frédéric II de Prusse (1712-1786) Despotisme ou République ? Kant est plus favorable à la République qu’à la monarchie, mais il a pris la défense de Frédéric II de Prusse, « despote éclairé », car ce monarque ne s’est pas mêlé de penser à la place de son peuple. Son mérite est d’avoir laissé ses sujets penser et raisonner librement, à la seule condition qu’ils obéissent. C’est ce que Kant dira dans son texte « Qu’est-ce que les Lumières ? » : Un seul maître au monde dit : raisonnez autant que vous voulez et sur ce que vous voulez, mais obéissez !

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On peut même penser que dans certains cas, la République peut prendre une forme moins favorable à la liberté qu’un État monarchique. (Pensons à la Première République qui sombra dans la terreur). Kant dira même que l’usage, libre et publique de la raison, est la meilleure garantie de l’obéissance, à condition que le pouvoir s’exerce en accord avec les lois de la raison. Par conséquent, la monarchie de Frédéric II (ce qui ne fut plus le cas avec le monarque suivant, qui fit interdire une dernière publication de Kant sur la religion), assure le règne du droit et limite paradoxalement l’arbitraire. Je voudrais dire un mot sur cette idée de « faire un usage public de la raison ». Public est pris au sens de publicité. Cette notion de publicité est importante chez Kant comme il le dit dans ce texte de « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? » : « On dit, à la vérité, que la liberté de parler ou d’écrire peut sans doute nous être enlevée par un pouvoir supérieur, mais non la liberté de penser. Mais penserions-nous beaucoup et penserions-nous bien si nous ne pensions pour ainsi dire pas en commun avec d’autres auxquels nous communiquons nos pensées, et qui nous font part des leurs ? On peut donc bien dire que cette puissance extérieure, qui enlève aux hommes la liberté de communiquer publiquement leurs pensées, leur ôte aussi la liberté de penser, l'unique trésor qui nous reste encore malgré toutes les charges sociales, et qui peut seul fournir un remède à tous les maux attachés à cette condition. Il n’y a donc de libre exercice de la pensée que public. La publicité pour Kant ce n’est pas d’abord une question de communication, mais de liberté de l’esprit, qui « exige l’ouverture à l’autre, de pouvoir se mettre à la place de tout autre », comme tout autre pourrait le vouloir aussi. Il n’y a de pensée, que dans une visée de l’universel et celle-ci doit pouvoir vérifier son jugement d’après l’entendement d’autrui. « La nature ne nous impose, que de nous rapprocher de cette idée », à savoir que ce progrès reste indéfini par la suite des générations. L’humanité ne réalisera qu’une approximation d’elle-même, et avec l’expérience et de nombreux échecs, elle s’approchera davantage d’une société de droit, au cours d’un progrès qu’elle aura toujours à poursuivre. L’établissement de la justice publique est possible, mais jamais définitivement réglé. Le devenir de notre espèce est la résolution lente et progressive de

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l’établissement d’une société civile véritable et ce problème ne sera réglé qu’en dernier. La justice étant une tâche sans fin : Il n’y a donc pas de fin de l’histoire. LIRE (L.17 à L.22) Qu’est-ce qui est requis pour l’avenir de l’humanité ? 3 choses : 1- Des concepts exacts 2- De l’expérience 3- Une exigence morale et vertueuse

1- L’établissement du droit « requiert des concepts exacts de la nature d’une constitution possible », c’est-à-dire une philosophie du droit. Ainsi le rôle du philosophe n’est pas de conseiller le Prince, mais de donner les principes a priori di droit et de la paix (ce que Kant a fait en écrivant ce présent ouvrage et la « Doctrine du droit »).

2- À la philosophie du droit (On pense à Rousseau et son « Contrat social »), il faut la confronter à l’expérience. Kant, en parfait accord avec les sciences expérimentales de son temps, précise que si « une expérience sans concept est aveugle, un concept sans expérience est vide ». Par conséquent il faut une connaissance des hommes, il faut connaître la diversité et la particularité des cultures ; il faut donc voyager. Kant ne prenait pas la route, mais avait une profonde connaissance de la géographie et des différentes cultures que les voyageurs lui rapportaient. Il faut une expérience pour déterminer comment le droit peut s’appliquer à tel ou tel peuple. C’est ainsi que Rousseau faisant suite à son « Contrat social », écrit un projet de constitution pour la Corse et pour la Pologne. Le précepteur d’Émile (« Émile ou de l’éducation » de Rousseau) l’instruit du Contrat social, avant de l’envoyer à travers le monde.

3- Ce projet d’éducation inspiré de l’Émile est inutile si les hommes ne peuvent être capable de volonté bonne, de vouloir universellement, d’être vertueux. « La constitution la plus parfaitement juste, elle-même réalisée en ce sens par l’histoire et malgré les hommes, suppose-t-elle pourtant, par-dessus tout, une volonté bonne disposée à l’accepter ». Nous pouvons espérer que l’histoire prépare l’humanité à la liberté, mais la vraie liberté ne peut venir à l’homme que de lui-même.

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Élargissement au commentaire de la cinquième et sixième proposition Ces deux propositions, bien qu’opposables, puisque la sixième semble limiter la portée de la cinquième en soulignant cette nécessité d’un Maître. Mais nous devons comprendre qu’elles forment un tout et que la nécessité d’un Maître si elle est indispensable, son autorité ne doit pas cependant, empêcher le libre développent des individualités. En effet, par son autorité, la Maître, ou l’État, forcera les individus à respecter les lois, même si la Constitution de cet État laisse aux hommes la plus grande liberté possible, laissant jouer la concurrence entre eux, pour favoriser leur émancipation, le développement des qualités de chacun et l’accroissement des richesses collectives. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’esprit de la République, comme le lieu de la liberté des individualités et en même temps le contrôle par l’État du bon fonctionnement des institutions (dont l’école en particulier, puisque par celle-ci, chacun peut avoir sa chance, même si l’égalité économique n’est en fait pas réalisable, comme peut l’être l’égalité de droit). Je voudrai souligner encore plus précisément, un argument important concernant notre conception de la République, que des schémas de pensée convenus (particulièrement la critique d’un certain libéralisme ou du marxisme) semblent attribuer à celle-ci un tel centralisme autoritaire, dit « jacobin », que nul ambition individuelle, ni émancipation ou libération personnelle deviennent impossibles, et pour les autres, la République serait incompatible avec le capitalisme (l’économie de marché). Or c’est tout le contraire, la Révolution française et la République qui s’y trouve liée, a émancipé l’individu, comme le montre par exemple en 1789, la loi Le Chapelier, abolissant les Corporations de l’Ancien Régime, véritables enfermements codifiés dans la hiérarchie rigide de la société féodale, qui empêchaient toute initiative individuelle. C’est sur cette émancipation des individualités que repose l’accroissement des richesses pour tous (accroissement équitable et non pas égale, de la richesse pour tous). Donc, il ne faut pas opposer le républicanisme et le libéralisme, puisque la République concède à l’économie la recherche de la satisfaction des besoins, et qu’elle ne se réfugie pas dans une sphère purement politique. Cependant la présence de la puissance publique dans le jeu social est également indispensable pour créer des conditions favorables à l’égalité des chances. On revient encore une fois sur ce socle républicain : l’école. La philosophie républicaine est souvent à tord caricaturée en une philosophie étatiste et antilibérale. Le texte de Kant souligne au contraire que le jeu des individualités est indispensable à l’enrichissement collectif. La République veut seulement l’égalité des droits et des chances. La République ne s’oppose pas aux différences individuelles, qui sont légitimes si elles sont produites de façon libre et qu’elles ne sont pas la reproduction d’une hiérarchie, d’une

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appartenance communautaire, mais une production de la liberté elle-même. Le modèle républicain veut substituer aux différences sociales, des différences individuelles. Ainsi la république veut la satisfaction des besoins, et pour se faire elle ne s’oppose nullement au libéralisme. La politique républicaine est un projet libéral, individualiste et solidaire (J.F. Spitz, « Le Moment républicain en France »). Cet individualisme n’est pas à confondre avec l’individualisme vulgaire qui plaide pour la non intervention de l’État. C’est le libéralisme frelaté qui lui, n’arrive pas à inscrire l’égalité dans la dynamique de la liberté, dans la justice sociale. En effet, cette recherche de l’individualité ne peut pas prendre la voie de l’indépendance, qui elle même serait illusoire, car elle nous rejetterais dans un état de nature, hors du droit et donc dans un état de détresse absolue. Cette indépendance à l’égard de l’État semble être le vœu d’un certain libéralisme financier, indifférent à la richesse du travail et de l’intérêt collectif, comme il convient bien aussi à une certaine corruption économique et morale (La fraude fiscale et les paradis fiscaux).

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CINQUIÈME COURS SEPTIÈME ET HUITIÈME PROPOSITION GUERRE ET PAIX

Septième proposition : Comme nous venons de le comprendre dans les propositions précédentes, c’est par un lent processus, que nous développons nos dispositions dans la société civile. Cette insociable sociabilité a contraint les hommes à s’entendre, à former des règles de droit, une justice et une constitution. Ainsi les hommes sortirent progressivement de leur grossièreté primitive, et enrichirent leur culture. Cependant, entre les États, c’est toujours l’état de nature : la guerre entrave les progrès de l’espèce. Ce que les hommes bâtirent après de longs et pénibles efforts, peut être en quelque temps détruit par la guerre. Notre vision spontanée de l’histoire, est celle d’une interminable suite de conflits, de guerres, de destructions massives, de crimes de guerre et de génocides. On peut ainsi désespérer de notre nature, et penser que la guerre est la preuve qu’il est vain de prétendre à un progrès de notre espèce. LIRE (L.1 à L.6)

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Les États gaspillent toutes leurs ressources dans la préparation de la guerre, dans les guerres elles-mêmes et dans les réparations, subordonnant toute justice, au nom de l’état de guerre et des impératifs militaires. En fait l’adage que l’on prête à César, « Si tu veux la paix prépare la guerre » est un sophisme, car ce n’est pas la paix que recherchent les États, mais la victoire. Alors que pouvons-nous espérer ? Kant a posé trois questions majeures : 1) « Que pouvons-nous savoir? » – question adressée à la raison théorétique (Philosophie de la connaissance). 2) « Que devons-nous faire? » – question adressée à la raison pratique (philosophie morale). 3) « Que sommes-nous en droit d’espérer? » - question adressée entre autres, à la philosophie de l’histoire. Cette désolante vision de l’histoire, que nous permet-elle d’espérer ? LIRE (L.6 à L.20) Paradoxalement, mais en toute logique, si l’insociable sociabilité a contraint cependant les hommes à s’entendre, ce même processus, mécaniquement, forcera les États à s’associer. Association qui apportera paix et sécurité. Mais comment ? Par un processus naturel, qui a construit chaque État, celui de la terreur ; terreur dans laquelle les États se sont eux-mêmes enlisés. La détresse qu’il en résulte alors forcera les États à établir des accords de paix, sur l’établissement et la reconnaissance d’un droit international. Ajoutons que chaque État est aussi menacé par la guerre qu’il prépare et conduit pour satisfaire son ambition d’État. Il impose à son peuple en temps de paix, d’organiser à très grands frais, toutes les activités nécessaires à la préparation de la guerre. On ne développe pas l’économie pour le bien-être de ses habitants, mais pour se donner les moyens de vaincre ses adversaires, pour accroître sa puissance sur ses voisins. Cette saignée que les États imposent à leur peuple, approfondit la détresse en temps de paix, et risque même de créer une guerre civile, laquelle sera à son tour réprimée dans le sang. Par conséquent, pour éviter un renversement, l’État devra concéder d’autres investissements plus vitaux pour le progrès de la nation,

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et accepter des règles internationales, qui donneront lieu à une « Société des Nations ».

Je vous rappelle que cette « Société des Nations » fut créée en 1919, suite au Traité de Versailles (Traité que quittèrent l’Allemagne, l’Italie et le Japon en 1933). Elle fut remplacée en 1945 par l’ « Organisation des Nations Unies », dont l’ « UNESCO » est le bras éducatif, et l’OTAN, le bras armé de cette institution internationale. À ce sujet je souhaiterais vous faire part en quelques idées de ce considérable travail de réflexion que Mireille Delmas-Marty propose dans son ouvrage « Pour un nouvel ordre juridique mondial ». « Le droit international s’internationalise, dans certains secteurs et par à-coups. Certes, nous sommes encore loin de la paix perpétuelle entre les nations. Le plus souvent, ce sont les guerres qui déclenchent ce processus. Il a fallu la Seconde Guerre mondiale, pour découvrir que les nations dites civilisées pouvaient produire un droit directement contraire aux droits de l’homme. La

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Seconde Guerre mondiale a été l’un des exemples, avec l’adoption en 1948, de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Plus récemment, c’est en se fondant sur la convention des Nations unies sur la torture, que les Lords britanniques ont confirmé leur refus de reconnaître l’immunité du général Pinochet, et ouvert la possibilité d’une extradition de l’ancien dictateur chilien vers l’Espagne. Mais le fait que la réponse soit donnée par un juge anglais sur demande d’un juge espagnol, montre que le processus est encore inachevé. Si la définition est mondiale, l’application devrait l’être également, pour éviter tout risque d’hégémonie d’une région sur une autre ». Ce que souligne Delmas-Marty, porte sur une véritable rupture épistémologique, comme elle le dit, c’est-à-dire sur une transformation des droits de l’homme (dont la portée est uniquement morale et philosophique) en principes, que l’on puisse directement invoquer en justice. C’est ainsi que fut crée en 1998 avec la convention de l’ONU, une Cour Pénale Internationale Permanente, qui aura pour vocation à juger notamment les génocides et les crimes contre l’humanité. Mais la route est encore longue, pour espérer un droit commun de l’humanité, et comme le dit cette grande juriste, « l’humanité reste en grande partie à inventer. Le droit pourrait ouvrir la voie ». Ce que pense cette juriste recoupe bien la pensée de Kant. En effet, Kant souligne cette évolution marquante de notre histoire, où (L.15 à 16) « Après un épuisement intérieur général de ses forces, les États sont poussés à faire ce que la raison aurait pu aussi leur dire, sans une si triste expérience ». D’où il suit, que la guerre a le même rôle que l’insociabilité, c’est un moyen dont la nature se sert pour rendre la paix inévitable. Cette nature belliqueuse de l’homme, fait monter le prix de la guerre si haut que les hommes sont contraints à chercher à l’éviter. La guerre porte pour ainsi dire naturellement en elle le remède à la guerre. La guerre ferait donc la guerre à la guerre ! À propos de ce « Foedus Amphictyonum », c’est-à-dire cette fédération des États, elle n’a pas eu lieu à cause de la rivalité d’Athènes et de Sparte, et fut la cause de la mort de la Grèce. LIRE (L.20 à L.35) Arrêtons-nous sur ces questions de Fédéralisme et sur ce « Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe » de l’abbé de Saint-Pierre (1713), dont

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Rousseau fera paraître son « Jugement sur le projet de paix perpétuelle » en 1761. Le « Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe » de l’abbé de Saint-Pierre (1713) sert de modèle à cette notion de « paix perpétuelle » par les hommes des Lumières. Traumatisé par les désastres de la fin du règne de Louis XIV, l’abbé de Saint-Pierre manifeste la volonté de paix de sa génération. C’est à bon droit que Paul Hasard, dans son ouvrage : « La crise de conscience européenne", fait référence à cette époque, où effectivement naît cette idée de Fédération des États et de Paix perpétuelle. Son projet porte sur une organisation possible de la paix par le droit. L’abbé constate que l’équilibre tel qu’il existe n’est pas un facteur de paix, mais de troubles. Pour sortir de l’état de guerre, dans lequel ils sont, les princes doivent construire une alliance fédérative générale. En fait, c’est leur "intérêt bien compris" qui doit les pousser à adhérer à cette Grande Alliance, car elle leur garantit leur pouvoir. En effet, les contractants garantissent mutuellement leurs possessions contre les guerres étrangères et civiles, les révolutions, les usurpations dynastiques et territoriales, ce qui permettrait à tous les États de réduire ses frais militaires, d’accroître le profit économique, de réformer l’administration et de faire le bonheur des hommes. Le « Projet de paix perpétuelle » introduit dans l’organisation politique de son époque une dimension juridique et éthique nouvelle. Comme l’écrit Simone Goyard-Fabre : "sa conception d’un européanisme fédéraliste au service de la paix, du progrès et de la félicité publique marque un tournant dans l’histoire des idées". La fédération est donc à la fois une forme d’alliance républicaine contre les usurpateurs et les conquérants, mais c’est aussi une association défensive entre les États et même une forme de communauté objective entre les peuples. Pour les "utopistes", penseurs du droit des gens et de la paix, la fédération est le moyen par lequel l’humanité (ou "l’humanité européenne" pour certains) peut surmonter l’état de guerre entre les sociétés humaines. Si la fédération empêche les conquêtes par l’association alors elle est un élément objectif de pacification des rapports entre les États. Dans son « Jugement sur le projet de paix perpétuelle », Rousseau affirme, comme l’abbé de Saint-Pierre, que la question de la construction de la paix est capitale pour l’évolution de chacun des États européens. Il montre que, seule une confédération des peuples souverains, pourrait tenter de construire la paix. Je le cite : "S’il y a quelque moyen de lever ces dangereuses contradictions, ce ne peut être que par une forme de gouvernement fédératif, qui, unissant les peuples par

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des liens semblables à ceux qui unissent les individus, soumettent également les uns et les autres à l’autorité des lois".

Kant écrira aussi un projet de paix perpétuelle (« Projet de Paix perpétuelle »1795) où il synthétise le débat des Lumières sur la paix et l’idée d’une fédération. La paix est envisagée, simultanément comme une perspective politique et un impératif moral.

Ce texte se présente en une suite d’articles, dont trois "articles définitifs" auxquels correspondent les trois "niveaux" juridiques nécessaires à la construction de la paix : droit civil, droit des gens et droit cosmopolitique. 1- Kant donne aux hommes le devoir de réaliser la paix conformément à la raison. L’état de paix n’est pas la cessation des hostilités, mais un état juridique, qui doit être construit. Pour cela, je cite Kant, "la constitution civile de chaque État doit être républicaine". 2- Deuxième niveau : "il faut que le droit des gens soit fondé sur une fédération d’États libres". 3- Le droit cosmopolitique vient compléter les deux premiers niveaux. Ce droit "considère les hommes et les États, dans leurs relations extérieures et dans leur influence réciproque comme citoyens d’un État universel de l’humanité". C’est une idée considérable, puisqu’elle concerne les hommes en tant que citoyens libres du monde !

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La conception kantienne qui fait de la paix perpétuelle une limite éthique, et un impératif de la raison, peut encore aujourd’hui servir de base philosophique à la construction d’un nouveau pacifisme fédéral. Ne voyons-nous pas aujourd’hui combien cette idée de fédération des États européens reste à l’ordre du jour, et combien elle serait souhaitable, malgré toutes les réticences des uns et des autres. Il est vrai que l’histoire des pays européens n’est pas celle des États-Unis d’Amérique. Toutefois la crise ne nous engage-t-elle pas à penser un resserrement politique qui pourrait tendre vers un fédéralisme ? Sur certains points, au moins, économiques en premier, et pourquoi pas militaires, voir une politique commune sur le plan de la politique internationale… Souvenez-vous que de Gaule n’y était pas favorable à l’idée d’un fédéralisme européen, et voyait au contraire l’indépendance des nations comme un socle indépassable (il ira jusqu’à sortir la France de l’OTAN). Toutefois, et pour revenir à Kant, son pacifisme est sans illusion. D’une part, les temps, selon lui, ne sont pas encore venus, et d’autre part, il ne faut pas attendre la paix, de la fin des impérialismes. À contrario, ce sont ces mêmes impérialismes qui s’opposant les uns aux autres, forceront les États à maintenir la paix pour garantir leurs puissances et leurs intérêts économiques. Les forces, qui causent la guerre, maintiennent paradoxalement l’équilibre mécanique des forces. Ne peut-on pas considérer le jeu des deux blocs, pendant la guerre froide, comme ce qui stabilisait une paix relative ? Mais quand naîtra ce mécanisme ? C’est à cette question que Kant répond dans la suite du texte. LIRE (L.36 à L.54)

Trois hypothèses sont envisagées :

1- L’hypothèse du hasard dans l’épicurisme.

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Épicure 342 – 270 av JC

L’épicurisme considère la nature comme la donne de départ, comme ce qui est. Toute représentation de l’esprit devra donc être en accord avec elle, ce qui disqualifiera d’emblée tout recourt à des hypothèses surnaturelles. L’ensemble de la théorie se déduit d’une conception particulière de la matière ; c’est la physique qui est le socle de cette philosophie. Il n’y a pas de place dans cette nature pour un destin, ou pour une quelconque intention : tout s’explique à partir du mouvement des atomes, selon un principe qu’Épicure emprunte à Démocrite : « tout ce qui existe dans le monde est le fruit du hasard ». Ainsi, rien n’arrive nécessairement, il n’y a ni ordre du temps ni finalité. Est-ce du hasard que nous devons attendre une paix perpétuelle ? 2- L’hypothèse de la finalité seule nous permet de comprendre le sens d’une histoire. « Doit-on plutôt admettre que la nature suit ici un cours régulier pour mener peu à peu notre espèce du degré inférieur de l’animalité jusqu’au degré suprême de l’humanité, par, il est vrai, un art propre, bien qu’extorqué à l’homme, et qu’elle se développe très régulièrement, dans cet agencement apparemment sauvage, ses dispositions originaires ». 3- Hypothèse de la décadence « ou bien préfère t’on que, de toutes ces actions et réactions de l’homme, rien, dans l’ensemble, nulle part, ne résulte, ou du moins rien de sensé, que tout restera comme tout a toujours été… » On pense à Paul Valéry qui voit dans l’histoire qu’une suite d’absurdités, mais aussi à Cioran, à Beckett et à Camus. Je pense au mythe de Sisyphe

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d’Albert Camus, mais peut-on se satisfaire du fait, dit Camus, qu’il faut imaginer Sisyphe heureux ? Je préfère la lutte du docteur Rieux, même si la peste peut à tout moment revenir. N’y a-t-il pas un sens de l’histoire, par le seul combat des hommes prêt à sacrifier leur vie ? En cela, Kant ne se fait pas d’illusion. Il ne construit pas une utopie. L’utopie porte sur ce qui n’est pas (« utopos »= d’aucun lieu), mais il pense ce qui doit être. Car si la finalité nous pousse vers un plus haut degré d’humanité en nous accordant à des règles de droit, rien n’est encore acquis. Rien ne peut venir, que de notre seule raison et de notre liberté. Il dépend de nous de faire que ce monde ait un sens. Pour revenir à nos hypothèses, la première et la troisième reviennent au même. Il faut donc supposer « un fil directeur de la nature secrètement lié à une sagesse », ou bien perdre tout espoir. Puisque nous avons admis une finalité dans le développement des individus, il faut convenir que ce principe téléologique peur s’appliquer à la destinée de toute notre espèce. C’est ce que Kant déduit dans ce passage : (LIGNE 57 à 59) « Ce qui revient à peu près à la question : est-il bien raisonnable d’admettre la finalité de l’institution de la nature dans ses parties et pourtant l’absence de finalité dans le tout ? » Il est vrai que l’existence généralisée, et de tout temps, de la guerre semble remettre en cause tout espoir de trouver un sens de l’histoire de notre humanité. Et d’ailleurs, tout le texte de Kant, depuis l’introduction, est une réponse à cette question cruciale. LIGNE (L.54 à 72) La nature belliqueuse de l’homme a opéré une bénéfique sortie hors de son animalité, mais à quel prix ? Tant que les hommes ne vivent pas en paix, l’on pourrait préférer le vide de la création.

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Toutefois nous avons vu qu’à travers l’histoire (et notre histoire européenne le prouve) l’humanité va vers la paix. La quête de la liberté et un plus ferme usage de la raison dans le domaine politique et moral, semblent naître, comme nous l’avons vu avec le développement du droit international. Car il faut insister sur un point essentiel : le développement de la culture (son raffinement) ne suffit pas à rendre plus vertueux. On peut constater chez des individus une grande culture, une sensibilité aiguisée à la musique par exemple, et se conduire comme un criminel. Peut-être avez-vous lu le roman de Jonathan Littell, « Les Bienveillantes », qui met en scène l’histoire d’un dignitaire nazi Maximilian Aue. Ce nazi ne correspond en aucune façon au cliché de la brute sanguinaire. C’est un homme lettré, qui a fait de brillantes études de droit. Il peut citer les auteurs latins. Dans les villages de Russie, il parle grec à ses victimes et, de passage à Paris, se rend au Louvre pour contempler la peinture française. De même, il lit Flaubert lors de sa fuite devant l’avancée des Russes, et apprécie la musique de Rameau. Que vaut la culture si elle habille d’élégance, des hommes cupides et cruels ? Encore une fois, la culture n’est pas désintéressée, elle est souvent l’œuvre de la vanité, des privilèges, des mondanités et des passions. Comme Rousseau l’avait montré dans son « Discours sur les sciences et les arts », nos progrès creusent entre les hommes des écarts considérables et se nourrissent eux-mêmes de ces inégalités. Non seulement la maîtrise d’une science n’apporte pas par elle-même de progrès moral, mais encore, un surcroît de maux peut naître du « luxe dans les sciences, véritable élément de la vanité ». LIRE (L. 72 à L. 83) « Nous sommes civilisés, jusqu’à en être accablés, par la courtoisie et les convenances sociales de toutes sortes ». C’est aussi ce que Kant souligne dans sa « Critique de la faculté de juger » : « On ne saurait contester le surcroît de maux que déversent sur nous, grâce à la foule insatisfaite, des penchants ainsi produits, le raffinement du goût, jusqu’à son idéalisation, et même le luxe dans les sciences, véritable aliment de la vanité ». Et d’ajouter : « La nature humaine endure les pires maux sous l’apparence trompeuse du bien-être extérieur ». « En revanche, il ne faut pas méconnaître la fin de la nature voulant réduire toujours davantage la grossièreté et la brutalité des penchants, qui en nous appartiennent plutôt à l’animalité et s’opposent le plus au développement de notre destination supérieure et faisant place à l’évolution humaine ».

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C’est aussi ce qu’il écrit : LIGNE 81 à 83 « Il est nécessaire, pour obtenir autre chose, que chaque communauté forme ses citoyens par un long travail intérieur « . LIGNE (L. 83 à 86) Par conséquent, si nous ne pouvons pas espérer une plus grande justice entre les hommes, les biens faits de la civilisation sont vains. Tant qu’une Société des Nations n’est pas mise en place, la vie des hommes est pire qu’à l’état de nature. Mais l’espoir subsiste, car une sortie reste possible hors « de l’état chaotique de ses relations internationales ». HUITIÈME PROPOSITION

Bruegel l’Ancien l’Apocalypse LIRE (L.1 à L.30) « La philosophie pourrait avoir son millénarisme » Le millénarisme, c’est l’espérance de ces mille années après l’Apocalypse, où le Dragon ayant été enchaîné, tous les maux, physiques et moraux, qui affligent l’humanité auront disparu, y compris la mort. Les hommes seraient alors

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comme des dieux, dans l’état de perfection où était Adam avant le péché originel. La nature elle-même serait rétablie dans toute sa pureté et le nouvel Adam vivrait en harmonie avec elle. Problème : Comment la philosophie critique, qui définit les limites du savoir et s’interdit de les franchir, peut-elle dire l’avenir ?. Il n’y a pas de connaissance de ce qui n’est pas du domaine de l’expérience (dans la métaphysique ou la théologie). Cette promesse est purement morale et non théorique. Cela veut seulement dire que nous ne faisons pas notre devoir en vain, car d’une part, nous pouvons penser l’histoire en fonction de cette finalité naturelle que l’on constate chez tous les êtres et dans le tout de notre destination humaine. D’autre part notre devoir nous engage dans cette perspective de réalisation d’une paix perpétuelle. LIRE (L.30 à L.40) Enfin, il y a un indice encourageant : le Siècle des Lumières. Ce n’est qu’un indice, mais comme en mathématiques, c’est à partir d’une portion limitée de la courbe que le mathématicien peut extrapoler la courbe entière, et de la même manière pour l’astrophysicien dans la connaissance des trajectoires des planètes. Ainsi, fort du concept de finalité naturelle et joint à cette expérience historique concrète, il est possible d’en déduire raisonnablement, à la réalité du mouvement par lequel l’humanité marche vers sa destination morale. Ce qui me semble aussi important pour comprendre cet enthousiasme chez Kant, c’est cette volonté d’en finir avec le fatalisme qui a écrasé les hommes depuis l’origine. Le fatalisme est vaincu, car le but de l’homme c’est sa destination morale, alors chacun peut faire que « cette époque si heureuse pour notre postérité arrive plus vite ». Il suffit d’accomplir son devoir pour contribuer au progrès des hommes. C’est là la vraie politique, qui tient non pas dans la ruse pour conquérir le pouvoir, mais dans une décision que chacun peut prendre pour agir raisonnablement. Ce siècle des Lumières voit un essor sans précédent, économique, industriel, commercial : c’est la victoire du « libre échange » et de son théoricien Adam Smith. Comme Adam Smith le comprend, ce sont les passions qui dynamisent l’économie et non une quelconque idée de la liberté. D’où il résulte, sans la moindre intention morale, sans le moindre dessein de favoriser la liberté et d’instituer un droit plus équitable et plus juste, une plus libre circulation des idées,

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qui favorisent à leur tour le progrès des sciences, et par l’influence de la philosophie une plus grande liberté politique. Si cette société libérale était la seule chose que nous puissions attendre de la finalité naturelle, alors nous pourrions désespérer de l’homme. Mais avec (L.35) « ces Lumières, et avec elles aussi un certain intérêt du cœur que l’homme éclairé ne peut éviter de prendre pour le bien qu’il conçoit parfaitement, doivent peu à peu monter jusqu’aux trônes, et même avoir une influence sur les principes de gouvernent ». C’est un point essentiel : le progrès des Lumières entraîne une transformation de ceux qui y participent et les préparent à la moralité. Je dis bien les prépare, car encore une fois, la moralité n’est pas l’apprentissage de règles instituées, mais c’est une exigence intérieure qui regarde notre raison et notre volonté. Seulement on ne peut pas exiger une telle volonté chez un être fruste, sans éducation. C’est donc avec le progrès de l’éducation, et les progrès du Droit, que cette volonté morale se libère. Il y a en premier lieu l’action d’une culture négative, qui discipline l’homme, puis une culture positive qui prépare l’homme à une domination en laquelle la raison seule possédera la puissance. Évidemment comme Kant le dit : (LIGNE 38 à 43) , « bien qu’à l’heure actuelle, par exemple, il ne reste que peu d’argent à nos gouvernants pour les institutions publiques d’éducation »… LIRE (L.40 à L.54) LE COSMOPOLITISME Montaigne célèbre la commune condition des êtres humains : « J'estime tous les hommes mes compatriotes, et embrasse un Polonais comme un Français, postposant cette liaison nationale à l'universelle et commune » (Les Essais, III, 9) Cosmopolitisme / cosmopolite Étymologie : du grec cosmos, monde, et politês, citoyen. Le cosmopolitisme est une disposition d'esprit qui conduit quelqu'un à considérer comme sa patrie, son pays d'origine aussi bien que d'autres pays. Il s'oppose au patriotisme exclusif et ne doit pas être confondu avec le métissage, qui est le mélange de plusieurs cultures. De même, il faut distinguer aussi cosmopolite et cosmopolitisme (Marseille est une ville cosmopolite, qui regroupe des personnes de différentes origines et différents pays).

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Plus largement, le cosmopolitisme est la conscience d'appartenir à l'ensemble de l'Humanité et non pas à sa seule patrie d'origine. Il consiste à se comporter comme un membre de la communauté mondiale et non comme le citoyen d'un État. Cependant nous savons que l’idée d’une fédération des États a été pensée principalement en Europe, depuis l’Antiquité et plus encore au temps des Lumières et au 19e s. Victor Hugo reprendra le projet, appelant à la constitution des États-Unis d'Europe lors du Congrès de la paix (1849). Le 11 mars 1882, à la Sorbonne, Ernest Renan promet à la nation un avenir supranational : « Les nations ne sont pas quelque chose d'éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. » Le père de l'indépendance de la nation indienne, Nehru, ne dit pas autre chose lorsqu'il annonce la naissance de régions supranationales et la condamnation du « petit État national », sinon comme espace culturel, du moins comme unité politique indépendante. C’est aussi ce que pense Kant, mettant en avant l'universalité de l'homme pour en faire un citoyen du monde, au-delà des nations, sans renier pour autant les particularités de ces nations. En somme, comme pour les individus, Kant pense que le but rationnel et conforme à la nature humaine consiste dans la réalisation de notre autonomie. L’autonomie ce n’est pas le libre arbitre de chacun, mais la volonté raisonnable d’obéir à la loi que l’on s’est prescrite comme le dit Kant, c’est-à-dire la loi, dont on comprend la nécessité. Cette autonomie ne consiste pas en un individualisme mécanique du chacun pour soi, mais dans la compréhension intime de la loi et de sa nécessité. L’autonomie doit être aussi celle des peuples et de l’État qu’ils forment. Une fusion des individus, comme des États, ne peut être conforme à l’unité organique, ordonnée et pour tout dire cosmopolitique (ce qui, encore une fois, n’a pas le même sens que cosmopolite), comme l’est par exemple un organisme, où tous les organes distincts concourent cependant au but de l’ensemble. Comme le dit Régis Debray, dans une de ses formules-choc qu’il affectionne : « Le tous, n’est pas le tas. » Bref, Kant s’en prend assez violemment, je le cite, « au préjugé mercantile, que les Etats peuvent s’épouser les uns les autres ». Un État est un tronc qui a ses propres racines, dit encore Kant, et ses racines tiennent au contrat social qui fonde la légitimité de l’État. C’est pourquoi « l’incorporer à un autre comme simple greffe, c’est le réduire de personne morale qu’il était à l’état d’une chose ; ce qui contredit l’idée de contrat social, sans lequel on ne saurait concevoir de droit sur un peuple. » Le cosmopolitisme kantien conçoit donc une pluralité d’États autonomes, comme l’est chaque citoyen de chacun de ces États, et non une chimérique fusion.

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Dans son texte intitulé : « Il se peut que cela soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut point », Kant écrit la chose suivante : « une paix générale qui durerait en vertu de ce qu’on appelle la balance des forces en Europe est une pure chimère, comme la maison de Swift qui avait été construite par un architecte en si parfait accord avec toutes les lois de l’équilibre, qu’elle s’effondra aussitôt qu’un moineau vint s’y poser. » Ce qui ne signifie pas que les relations internationales ne puissent pas s’ordonner raisonnablement sur des règles et des principes de Droit. Comme l’écrit Kant, les États ne peuvent véritablement être libres (…) que s’ils s’allient dans une fédération qui ne tendrait à aucune domination sur les États, mais uniquement au maintien assuré de la liberté de chaque État particulier, qui participe à cette association, sans qu’ils aient besoin de s’assujettir à cet effet, comme les hommes à l’état de nature, à la contrainte légale d’un pouvoir public ». Ainsi pour Kant, le schéma contractualiste, censé légitimer la constitution d’un pouvoir légal, auquel les citoyens doivent obéissance, ne doit pas être transposé strictement dans l’ordre international. Cette « Société des Nations » suppose selon lui deux conditions : L’une, positive, est que les États participants à cette Fédération aient une constitution républicaine, c’est-à-dire représentative. L’autre est que le droit cosmopolitique se limite aux droits des gens, c’est-à-dire aux « conditions de l’universelle hospitalité ». C’est un droit d'hospitalité conçu par Kant comme un droit de visite qui appartient à tout être humain, mais qui ne saurait être confondu avec les pratiques dangereuses d'une appropriation du sol, des richesses ou des habitants. Ce concept d’hospitalité porte sur deux droits distincts : le premier droit définit l’homme comme citoyen du monde. C’est le droit le plus universel. Le second droit, c’est le droit de la Cité, laquelle a le droit d’accepter tel citoyen et de refuser tel autre. C’est la raison pour laquelle, Kant reconnaît le « droit de visite », mais qui ne signifie pas un droit d’installation. Cette distinction est remarquable, en un sens, puisqu’elle est, dès cette époque, une forte dénonciation des conquêtes coloniales, comme celle du Nouveau Monde dénoncé par Montaigne. C’est par un abus du droit de visite, c’est un abus d’hospitalité, au sens où les explorateurs, les colonialistes, ne se sont pas contentés de visiter, mais se sont installés et pire encore ont exploité, sans aucune compassion, la terre et les hommes. C’est un aspect remarquable de la pensée de Kant, mais nous pouvons cependant voir dans cette notion de « droit de visite », une limitation, disons nationaliste. En effet, selon Kant, l’on ne peut pas penser une fédération des États, sans tenir compte des frontières de chaque État. Une entente fédérale doit

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cependant préserver les frontières et le droit des nations. Il y a dans cette position kantienne, un point de discussion intéressant concernant cette hospitalité. Dans un texte de Derrida « de l’hospitalité », il y a des remarques intéressantes sur ce droit de visite des étrangers, et de l’hospitalité qui leur est due. Jusqu’où peut aller cette hospitalité ? De qui ? Si c’est un étranger, comment l’hôte doit-il traiter cet étranger ? C’est à partir de la loi du sol et du sang que l’on définit le citoyen étranger. Il est étranger à la famille et à la nation. Il est étranger par la naissance. Et c’est la raison pour laquelle, les exilés, les émigrés (les immigrés, qui sont invités), les déportés, ont deux repères : la mort de leurs ancêtres en terre d’origine et la langue. Derrida rappelle ce que disait Hannah Arendt, qui ne se sentait plus allemande, sauf pour la langue. Les « métèques » au temps de Socrate, à Athènes, sont des étrangers domiciliés dans une cité, et ce terme ne comporte aucune connotation péjorative. Ils ont un statut, selon qu’ils sont résidents ou de passage. Le second n’a aucun droit, mais le premier bénéficie de garanties judiciaires On trouve souvent les métèques dans les métiers du commerce ou de la finance, et ils forment une bonne partie des employés administratifs. Cependant, pour Socrate, même si dans les dialogues de Platon, interviennent parfois des étrangers, Socrate, comme beaucoup d’Athéniens, redoute l’exil à l’étranger. Il concède volontiers un droit d’hospitalité à l’étranger, mais lui-même a refusé l’exil. Après sa condamnation par le tribunal d’Athènes, Socrate a eu la possibilité d’être exilé ; il a préféré la mort dans sa patrie. Pour conclure sur ce point, disons que pour Kant, le projet cosmopolitique exigé par la raison, tourne le dos au cosmopolite, qui n’est pour lui qu’un agrégat sans forme ni unité. Précisons encore ce concept de cosmopolitisme : Tout ce que la pensée kantienne propose est à l’opposé, dans l’idéologie contemporaine, de la mondialisation, qui, nous le savons, pose l’État-nation comme un archaïsme, « une valeur en voie de disparition ». Cette idéologie mondialiste rêve d’une société cosmopolite, celle du village planétaire ou du « global village », où, comme sur le « WEB » toute frontière et toute distinction nationale sont abolies. Comme dans le cyber espace, l’homme n’est que transparence et fusion. Transparent par ce que communicationnel ; fusionnel par ce que négation de toute distance. D’où par réaction, les explosions violentes de

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ces recherches identitaires. Si la mondialisation a pour conséquence la destitution de la souveraineté des nations, elle ne va pas dans le sens de cette universalité du genre humain. La mondialisation n’est-elle pas un universel uniformisant, un universel absorbant la particularité ? Est-ce à dire qu’il faille penser la totale dissolution des identités nationales pour réaliser cette communauté de l’humanité ? Cependant, que serait un universel qui ne trouverait pas à se réaliser dans la particularité des hommes ? Ce n’est pas un universel abstrait dont a besoin l’humanité, mais d’une réalisation universelle du genre humain dans sa diversité. Évidemment nous voyons aussi l’autre aspect du problème : peut-on réaliser cette universalité, cette communauté de l’humanité, si elle s’exprime ouvertement en termes de communautarismes et de multiculturalismes ? Ces identités communautaires et multiculturelles ne risquent-elles pas de saper le projet de cette communauté humaine ? Ainsi, Alain Renaut dans « La nation entre identité et différence » écrit : « Cet universalisme (qu’il nomme « universalisme maintenu ») consiste, dans sa forme contemporaine, à soutenir que ce qui nous constitue comme hommes, c’est moins l’appartenance à une communauté distincte des autres communautés, fût-ce la communauté nationale, que notre irréductibilité à toute identité collective, à notre capacité à nous affranchir de tous les liens qui nous différencient, pour nous retrouver dans une communauté qui n’en constitue plus exactement une, puisqu’elle ne s’oppose plus à d’autres communautés, à savoir la communauté de l’humanité comme telle ». Ainsi, la pensée de Kant, à laquelle Alain Renaut fait souvent référence, conçoit l’histoire comme ce lent processus vers lequel la nature nous conduit vers l’achèvement de notre humanité, c’est-à-dire vers « l’unification politique parfaite de l’espèce humaine ». L'édification d'un public transnational formé de citoyens libres n'apparaît pas seulement comme un vœu émis par le philosophe, mais comme la condition sans laquelle la raison humaine ne pourrait jamais parvenir à se concilier avec elle-même. La raison réclame un tel public mondial.

Enfin, Kant conçoit notre terre comme un globe, dont la surface est finie ; les hommes sont donc condamnés à la rencontre: c'est sur cette base tout à la fois contingente et nécessitante qu'il devient légitime de penser un droit des étrangers et de revendiquer des institutions internationales capables de le faire respecter.

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C’est sur ce point que l’on peut dépasser, la contradiction des points de vue chez Kant. C’est par cette rotondité fondamentale de la terre, que s’inscrit l’idée d’un cosmopolitisme.

Girodet, (1767-1824) « le Docteur Triolon »

En effet, le cosmopolitisme est moins l'attribut d'une raison universelle que celui d'une raison située.

Dans la thèse kantienne, le droit cosmopolitique s'identifie à un droit à la promiscuité, directement conclu d'une caractéristique géophysique des planètes : leur rotondité. À ce propos, Kant écrit dans son « Projet de paix perpétuelle », la chose suivante : « On ne parle que du droit qu’ont tous les hommes de demander aux étrangers d’entrer dans leur société, droit fondé sur celui de la possession commune de la surface de la Terre, dont la forme sphérique, les oblige à se supporter les uns à côté des autres, parce qu’ils ne sauraient s’y disperser à l’infini, et qu’originairement l’un n’a pas plus de droits que l’autre à une contrée ». C’est moi qui souligne : « originairement, l’un n’a pas plus de droits que l’autre à une contrée ». Ce qui n’exclut pas l’idée, qu’historiquement, des États et des nations se sont enracinés dans toutes les parties du globe. Ce qui pose la nature de ce droit cosmopolitique, qui suppose des conventions particulières.

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En ce sens, le monde du cosmopolitisme est sans doute une idée, mais une idée constituée à partir de la condition empirique universelle de l'humanité, comme le souligne clairement Kant dans ce que nous venons de lire. Cet effort pour aborder le monde de manière non métaphysique, trace une direction pour libérer le cosmopolitisme de ses présupposés européocentriques. Parmi les arguments politiques en faveur du cosmopolitisme, nous en retiendrons également un, d'abord parce qu'il est le plus régulièrement cité, compte tenu de son urgence.

Il y a indéniablement une urgence à penser une mondialisation des risques, qui constitue une raison suffisante en faveur de la mise en place d'institutions cosmopolitiques. L'existence de risques planétaires crée une identité de destin (une communauté involontaire) en attente de débouchés institutionnels. Que le cosmopolitisme soit aujourd'hui plus que jamais souhaitable, nécessaire et crédible, est un argument que nombre de théoriciens mettent pourtant en avant. Par là, ils veulent montrer que cet idéal est souvent parfaitement réaliste et ajusté à la physionomie du monde actuel. Exhiber les ressorts du cosmopolitisme, revient alors à mettre au jour les raisons qui justifient sa mise en œuvre dans le présent, à une époque où l'on juge inefficients les obstacles historiques qui l'ont, jusqu'ici, empêchée.

Il y a néanmoins, une autre manière, plus radicale, d'entendre la raison du cosmopolitisme : celle qui consiste à faire du cosmopolitisme une dimension de la rationalité humaine. Dès lors, il ne suffit plus de dire qu'il est raisonnable (c'est-à-dire finalement, réaliste) de vouloir ce cosmopolitisme, il faut plutôt essayer de montrer que la raison porte avec elle l'exigence de son institutionnalisation mondiale, qu'elle est donc en quelque manière cosmopolitique. (Voir à ce sujet la position de Paul Ricoeur ci-dessous).

La philosophie kantienne fournit donc le fil conducteur de cette contribution, parce qu'elle articule les deux sens du mot raison, évoqués à l'instant. Kant développe toute une série d'arguments qui vont dans le sens d'une réalisation nécessaire, et pour ainsi dire mécanique, de l'exigence cosmopolitique. Ces arguments empruntent à une philosophie de l'histoire, où l'émergence d'une situation cosmopolitique universelle est interprétée comme le dessein suprême de la nature. Certes, on ne retrouve pas cette hypothèse dans les approches contemporaines : la conviction d'une coïncidence heureuse entre les finalités de la raison et celles de la nature, emprunte trop à une philosophie « providentialiste » de l'histoire, pour être retenue aujourd'hui. Mais il est clair que cette hypothèse métaphysique avancée par Kant dans le but d'inscrire le cosmopolitisme doit être

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portée au registre des espérances réalistes. En puisant dans les convictions partagées par son temps, Kant ne fait pas autre chose que les théoriciens actuels, qui tentent d'asseoir le cosmopolitisme sur ce que nous savons (ou croyons savoir) de l'état du monde. « La question n’est donc plus pour nous de savoir si la paix perpétuelle est quelque chose ou une absurdité, ni si ne nous abuserions pas nous-mêmes dans notre jugement théorique en admettant la première hypothèse, mais nous devons agir comme si la chose , qui peut être n’est pas, était, et en nous fondant sur elle , mettre en œuvre la constitution qui nous semble la plus valable (peut être le républicanisme de tous les États à la fois dans leur ensemble, et chacun pour soi en particulier) pour amener cette paix et mettre un terme à cette catastrophique pratique de la guerre, dont tous les États sans exception ont fait jusqu’à présent leur principal but, et en vue de laquelle ils ont orienté toutes les dispositions qu’ils ont prises sur le plan intérieur ». « Doctrine du droit (conclusion) » Cette notion de cosmopolitisme peut être rapprochée de celle de « civilisation universelle mondiale » de Paul Ricoeur dans « Histoire et vérité ». (Résumé) Arguments en faveur d’une civilisation universelle mondiale :

Le développement des techniques qui se développent par le contrecoup de la connaissance scientifique sur ces outils est sans cesse révolutionné par la science.

L’homme est un artifice universel. L’esprit scientifique qui unifie l’humanité à un niveau très abstrait, lui

donne son caractère universel. « L’humanité tout entière peut-être considérée comme un seul homme qui

sans cesse apprend et se souvient » Pascal C’est donc une unité purement abstraite, rationnelle de l’espèce humaine

qui entraîne toutes les autres manifestations de la civilisation moderne vers une politique rationnelle universelle : L’État moderne tend vers une

forme démocratique et vers une économie rationnelle universelle ; « par-delà les grandes oppositions massives que l’on sait, il se développe des techniques économiques de caractère véritablement universel ; les calculs de conjoncture, les techniques de régulation des marchés, les plans de prévision et de décision gardent quelque chose de comparable à travers l’opposition du capitalisme et du socialisme autoritaire ».

Un genre de vie universel (uniformisation inéluctable du logement, du vêtement, du transport, des relations et des informations).

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« Cette civilisation universelle mondiale est un bien parce qu’elle représente l’accession des masses de l’humanité à des biens élémentaires ; aucune critique de la technique ne pourra contre balancer le bénéfice absolument positif de la libération du besoin et de l’accès en masse au bien-être ».

Cette civilisation mondiale est aussi un bien en raison d’une mutation dans l’attitude de l’humanité prise dans son ensemble à l’égard de sa propre histoire : un nombre croissant d’hommes accède enfin à certaines valeurs de dignité et d’autonomie. Un nombre croissant de peuples ont conscience de pouvoir faire leur histoire et de pouvoir accéder à leur majorité.

La culture de consommation c’est aussi une culture élémentaire contre l’analphabétisme. Toutefois un problème se pose de la sortie du sous-développement. Une contradiction : « il faut d’une part se réenraciner dans son passé, se refaire un âme nationale contre la culture du colonisateur. Mais il faut en même temps pour entrer dans la civilisation moderne, entrer dans la rationalité scientifique et technique, et faire une politique qui exige bien souvent l’abandon de tout un passé culturel ». REMARQUES : En proposant son analyse d’une politique et d’une économie rationnelle universelle (« civilisation mondiale »), Ricoeur définit clairement ce qu’est aujourd’hui la « mondialisation ». Sa définition est-elle conforme à l’idée kantienne de cosmopolitisme ? Ricoeur pense cette civilisation mondiale (cette mondialisation) en termes positifs (accession des masses à l’éducation et à des biens élémentaires, et en cela à la dignité et à l’autonomie), et ajoute même qu’ « aucune critique de la technique ne pourra balancer le bénéfice absolument positif » de cette mondialisation. Toutefois, cette position fait la part belle à une certaine évaluation du niveau de vie général de l’humanité qui est cependant réelle. Que dire de l’exploitation et des conditions du travail dans des pays comme le Bangladesh ou le Cambodge ? Que dire des suicides au travail et de l’écroulement des solidarités au sein des entreprises occidentales ? Que dire de l’abandon progressif des acquis sociaux durement obtenus par les luttes sociales ? Que dire de cette dignité et de cette autonomie devant le pouvoir écrasant du « management » ? Que dire de cette culture de masse conditionnée par la médiocrité de la consommation audiovisuelle ? Que dire de ce « progrès » technique ou technoscientifique, arrimé au pouvoir de l’argent ? La vision kantienne du cosmopolitisme n’a aucun sens sans une orientation morale des actions humaines. Car si Kant ne nie pas les progrès considérables de son siècle, ceux-ci n’ont aucune valeur morale tant qu’ils ne sont pas arrimés aux principes du droit et de la liberté (l’espoir de Révolution française).

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La Révolution française : La prise de la Bastille, juillet 1789 SIXIÈME COURS NEUVIÈME PROPOSITION ET CONCLUSION Le thème est clairement explicité dès la phrase introductive : « Une tentative philosophique, d’étudier l’histoire universelle d’après un plan de la nature visant l’union civile parfaite dans l’espèce humaine, doit être considérée comme possible, et même, comme susceptible de favoriser cette intention de la nature ». Le problème est clairement posé : cette histoire philosophique n’est-elle pas un roman ? Cette histoire universelle au point de vue cosmopolitique, n’est-elle pas une pure chimère ? N’est-ce pas tout simplement prendre ses désirs pour la réalité, même si ces désirs sont ceux d’un être raisonnable qui veut obtenir ce que sa raison exige ? La philosophie kantienne, en cela, suivant l’exemple des sciences expérimentales, sait que l’on ne peut pas déduire une réalité de la seule exigence de notre raison. Nous ne pouvons connaître que ce qui peut faire l’objet d’une expérience. LIRE (L.1 à L.17)

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Ce que Kant propose, ce n’est que l’Idée de l’histoire universelle, qui reste à faire. C’est pourquoi il note que « le philosophe qui mettra en œuvre l’histoire universelle au point de vue cosmopolitique devra être très au fait de l’histoire ». Une philosophie de l’histoire ne considère l’histoire que dans sa totalité, en indiquant sa signification d’ensemble, la succession de ses phases et les lois générales de son développement. Il est donc nécessaire d’appuyer cette philosophie de l’histoire, d’une connaissance précise des évènements et des faits qui relèvent de l’histoire de tel ou tel peuple. Quel est le sens des études historiques ? Comme pour Hume (qui fut également historien), cité par Kant dans sa petite note 1, il pense que l’histoire doit être une enquête. Cette enquête, seule, pourra prétendre à une vérité. En effet, hors de cette enquête et d’une critique historique, n’existe que des légendes et des mythes, qui n’ont, en tant que tels, aucune valeur de vérité. Les pères de l’histoire, ce sont Thucydide (460-400 av JC), et Hérodote (484-420 av JC), qui fut aussi le premier géographe.

Jacqueline de Romilly avec le buste de Thucydide. Un buste des deux Grecs, Thucydide et Hérodote. Thucydide est un homme politique et historien Athénien. Il naît vers 460 av.J.C et meurt, peut-être assassiné, entre 400 et 395 av.J.C. Il est l’auteur de "l’Histoire de la Guerre du Péloponnèse", qui raconte cette guerre de 431 à 404 AV JC entre Sparte et Athènes. Thucydide a été surnommé le père de "l'histoire scientifique" en raison de ses normes strictes de collecte de preuves et ses analyses en termes de cause à effet, sans référence à l'intervention des Dieux,

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comme indiqué dans son l’introduction de son œuvre. Il a également été appelé le père de l'école du réalisme politique. Dans ce texte, Thucydide ne fait pas le panégyrique de tel ou tel homme d’État ou général d’armée, ni ne cherche à justifier l’ordre établi, mais soumet le récit des évènements à une critique. L’exposé de l’histoire commence avec la Grèce antique et non avec un livre sacré, la bible. L’histoire se délivre de la tutelle des prêtres et des théologiens, et fonde ainsi l’autonomie de l’histoire. Par conséquent, il faut faire l’histoire des Grecs jusqu’à 1784, et dégager ainsi un plan d’ensemble, pour voir comment l’humanité progresse, du point de vue du droit politique, et international. Alors l’on pourra dégager un certain progrès, et penser, par extension, le devenir de l’humanité. Nous verrons que l’histoire indique un progrès du droit et de la liberté, et ce progrès, contribue à l’éducation des peuples. Cependant, peut-on faire, à partir de ce savoir historique, une prévision, qui guiderait la politique ? Si l’on peut penser un plan d’ensemble et par extension, le devenir de l’humanité, est-ce à dire que l’on peut prévoir l’avenir et en fonction de cette prévision, et établir une politique ? Faisons remarquer en premier lieu, que, si le plan d’ensemble, avec le recul du temps passé, permet de dégager un sens de l’histoire, il n’en va pas de même avec l’actualité des évènements. Après coup, il est toujours plus facile de dégager une certaine rationalité, qui éclaire quelques causes ayant produit les évènements. Mais notons que la causalité en histoire est multiple. C’est la raison pour laquelle il faut comprendre la signification de sens de l’histoire comme « la réalisation des principes de raison que sont par exemple le droit et la liberté. Ainsi, Maurice Lagueux, dans « actualité de la philosophie de l’histoire », dit fort justement : « Il faut distinguer, une conception philosophique de l’histoire comme ayant un sens, c’est-à-dire un cours de l’histoire qui assure la réalisation de quelque chose de significatif pour l’humanité, par exemple, l‘estimation que la société humaine se transforme vers plus de justice, plus d’égalité et plus de liberté, d’une autre conception qui affirme simplement que les enchaînements d’évènements sont réglés par un mécanisme rigoureux et déterminé ». Par exemple, la Révolution Française, ne peut pas s’expliquer par une cause unique, mais au contraire par un faisceau de causes, qui portent les unes, sur l’action et la pensée de quelques individus, d’autres sur des conditions

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matérielles, et d’autres enfin, sur des niveaux de conscience et des formes idéologiques. Comme le pensait Hegel (voir en annexe), les évènements sont contingents, ils ne relèvent d’aucune nécessité, mais c’est leur inscription dans l’ensemble du déroulement historique qui après coup, rend nécessaire ces actions. Pour revenir à l’exemple privilégié de Hegel, le coup d’État de César, nous pouvons considérer, qu’en tant qu’action individuelle, elle est contingente. Son projet aurait pu être éventé, son armée aurait pu ne pas le suivre, il aurait pu le jour de l’action, faire une grave crise d’épilepsie… Cependant si l’on regarde l’histoire avec le recul que nous en avons, nous pouvons dire que l’action de César, s’inscrivait bien dans une nécessité supérieure, commandée par l’histoire : le passage d’une république moribonde et inadéquate sur le plan gouvernemental, avec l’immense conquête réalisée par les armées. Est-il possible de tenir le même raisonnement rationnel, dans la suite des actions, et des évènements présents ? Quels sont les évènements qui vont marquer leur temps, éclairer le sens de l’époque ? Toutes ces actions sont contingentes, et le sont encore plus par le croisement de toutes les actions. Même si l’on peut juger pertinente, rationnelle, telle ou telle action, cette décision qui nous semblait sensée, peut être balayée par de multiples autres actions contraires, qui la rendront contingentes. Rien ne semble prévisible dans l’action présente, qui est toujours, pour l’homme politique ; action souvent prise dans l’urgence. C’est pour cela, que la politique est tragique. S’il y a du nécessaire, il ne sera perçu, que dans l’avenir et ne peut pas être saisi dans l’urgence du présent. Évidemment, il y a quelques « grands hommes » de l’histoire, qui n’attendront pas de perdre la guerre, pour savoir qu’il ne fallait pas la faire (ou l’inverse, comme de Gaule par exemple, qui, dès le 18 juin 1940, comprend qu’une victoire sur l’Allemagne reste possible). Par conséquent, la vraie politique n’est pas un calcul qui chercherait à deviner dans les conditions présentes, ce qui va se passer, et ce qui d’un point de vue pragmatique serait le plus adéquat. Cette politique qui consiste à suivre les tendances électorales en pensant en déduire ce qui est prévisible se trompe, car si gouverner c’est prévoir, tout n’est pas prévisible. Alors seul compte, dit Kant notre devoir qui nous oblige. Seul compte la valeur morale de nos actions. La philosophie de l’histoire de Kant se propose de comprendre notre devoir, non de le remplacer par une politique fondée sur la connaissance de l’histoire, bien que sa connaissance reste essentielle, car nous pourrions en tirer des leçons, du moins, pour les hommes d’État prudents et sans passion.

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LIRE (L.17 à L.38) « On pourra découvrir comme je le crois, un fil directeur qui ne peut seulement servir à l’éclaircissement du jeu si embrouillé des affaires humaines, où à la prédiction politique (…), mais qui ouvrira (ce que l’on ne peut espérer avec raison sans supposer un plan de la nature) une perspective consolante de l’avenir ». La philosophie de l’histoire, qui saisit le plan général, et le mécanisme naturel, qui motive son déroulement, nous donne de l’espoir et justifie notre devoir. Car si l’histoire n’avait aucun sens, quel est l’homme qui voudrait encore faire son devoir ? Je veux bien me sacrifier, si nécessaire, ou plus simplement donner le meilleur de moi-même, pour les générations à venir, que parce que je pense qu’un progrès reste possible, malgré toutes les vicissitudes des évènements. Il faut ainsi faire remarquer, que malgré des ruptures historiques, et l’effondrement des civilisations, le meilleur de celles-ci ne disparaît pas tout à fait, et au contraire celui-ci alimente à nouveau d’autres civilisations. C’est ainsi que la civilisation grecque a nourri la civilisation romaine, laquelle à permis l’empire chrétien d’occident. Il faut aussi faire remarquer, que Kant, semble-t-il, qui était un vrai chrétien, ne propose pas de s’en remettre à la grâce divine, ni au salut pour un autre monde, mais bien de faire ici-bas, ce que notre nature nous permet de réaliser, à savoir cette fin pour laquelle notre espèce est destinée. Notre libération doit, pas à pas, accomplir notre destination, et ce serait la pire des démissions que de s’en remettre à la seule croyance en un autre monde. Ces croyances en un arrière monde, ou en l’immortalité de l’âme, ou en la fatalité de notre destin, ne nous conduisent que vers les pires compromis, ceux qui ont justifié l’écrasement et la soumission des peuples. LIRE (L.38 à L.50) La connaissance de l’histoire doit, en fin de compte, nous donner à comprendre et à juger notre temps présent. À quoi bon se perdre dans les méandres infinis de l’histoire, à quoi bon se perdre dans des détails, que notre mémoire ne pourrait jamais embrasser, qui rendent l’histoire illisible et qui nous empêchent de comprendre, la nécessité de notre tâche présente ? Tâche qui deviendrait impossible, si l’on ne voit pas, d’où nous venons, et par quels détours nous sommes devenus ce que nous sommes.

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L’histoire est la mémoire des peuples libres ; l’oubli fait l’esclavage et la barbarie. Le savoir ne se réduit pas aux seules connaissances rationnelles, en cela le savoir embrasse une totalité. Le savoir désigne une construction mentale individuelle qui peut englober plusieurs domaines de connaissance. La connaissance se réfère, quant à elle, à un domaine précis, extérieur au sujet. Par conséquent, il n’y a de savoir qu’encyclopédique (saisit tout d’un seul regard) et toute spécialisation est un renoncement au savoir. Si l’histoire devait devenir un ensemble d’informations, que seul un ordinateur peut saisir, ce ne serait plus un savoir et donc l’histoire ne pourrait plus être soumise à notre jugement. Il est vrai que cette hyper spécialisation de la science en diverses techniques est très efficace, mais cet ensemble de techniques, avec leurs immenses sommes d’informations, ne peut être saisi que par un ordinateur. Cette modernité rejoindrait la scolastique médiévale que Descartes récusait dans la première « règle pour la direction de l’esprit », pour lui substituer l’affirmation de l’unité de la connaissance. L’Idée d’une histoire universelle méritait d’être exposée comme simple adresse aux historiens futurs. LIRE (L.50 à L. 54) Adresse aux hommes d’État Leur ambition qui les rend soucieux de la postérité est fort louable. Elle les pousse à vouloir l’intérêt général, cette ambition les libérant de leurs passions. Mais qu’ils ne s’imaginent pas que la postérité les louera pour leurs ruses machiavéliques.

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CONCLUSION GÉNÉRALE

Kant interprétera l’enthousiasme des spectateurs de la Révolution française dans le monde entier comme le signe d’une disposition morale de l’humanité. Kant dans le « Conflit des Facultés » écrit ceci : « Quelles que soient la misère et les atrocités qui l’accompagnent, qu’il réussisse ou qu’il échoue, cette participation passionnée des contemporains révèle dans la nature humaine une disposition, une faculté de progresser telle qu’aucune politique n’aurait pu, à force de subtilité, la dégager du cours antérieur des évènements ». L’accord de la nature et de la liberté, dans l’espèce humaine, apparaît dans un sentiment « aussi universel et désintéressé ». Ce surgissement du sens pour ses contemporains fait de la Révolution française l’avènement historique par excellence. Ne nous trompons pas, Kant n’est pas un révolutionnaire, considérant que la révolution est un moment de non-droit, et qu’elle ouvre parfois la porte à une tyrannie plus détestable que celle à laquelle on veut échapper. Néanmoins Kant dans son texte « Vers la paix perpétuelle » souligne que la révolution est une riposte de la nature à la tyrannie. « La sagesse de l’État considérera donc comme son devoir, dans l’état actuel des choses, de faire des réponses conformes à l’idéal du droit public ; et, quant aux révolutions, dans la mesure où la nature les amène d’elle-même, de les utiliser, non pour maquiller une oppression encore plus grande, mais comme un appel de la nature, pour parvenir, par une réforme fondamentale, à une constitution légale, fondée sur des principes de liberté durable ». Appendice 1 « Vers la paix perpétuelle » 1795

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La Révolution française confirme le bien-fondé de la philosophie de l’histoire : son sens est manifeste même « si elle accumule misères et atrocités ». Elle a fait naître une nouvelle raison d’espérer dans l’attitude de ses spectateurs, même si cette violence reste injustifiable comme toute guerre et toute violence. Nous l’avons déjà souligné, pour Kant le mal n’est pas une étape nécessaire au progrès de l’humanité, même s’il peut aller dans le sens de l’histoire. L’histoire prépare à la liberté, mais ne la réalise pas. Il faut que les hommes se rendent libres par eux-mêmes et à chaque instant, veuillent l’être.

Je voudrais en conclusion sur ce point particulier de la Révolution Française, faire quelques remarques concernant notre histoire contemporaine, et particulièrement sur ces mouvements révolutionnaires que l’on voit aujourd’hui se développer dans l’ensemble des pays arabes, au tour de la mer Méditerranée, en Syrie et à l’est, jusqu’en Ukraine aujourd’hui. J’ai lu sur Internet, un bon article d’une collègue de philosophie, Simone Manon, professeure au lycée Vaugelas de Chambéry (qui a développé sur le net toute une série de cours, et que je peux vous conseiller) et qui propose un article sur « Kant et la révolution. À propos des révoltes arabes ». Elle observe comme tout à chacun, une réelle sympathie pour tous « ces mouvements de libération de régimes liberticides et prédateurs, à des fins privées, de la richesse publique ». Nous sommes donc, « infiniment intéressés à ce qui se passe » dans ces pays. Évidemment il nous faut nous interroger sur le sens de ces révolutions, et en dégager un certain nombre de points qui peuvent être en accord (ou non) avec la perspective philosophique de Kant.

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La première idée, concernant ces révolutions arabes, est de critiquer l’opinion selon laquelle, ces peuples ne seraient pas mûrs pour la liberté. À ce propos, je vais vous lire un texte de Kant, extrait de « La religion dans les limites de la simple raison », 4e partie, 2e section, note 1 LIRE

« J'avoue que je ne puis me faire à cette façon de parler, propre même à des gens fort sages, proclamant que tel peuple (en travail de liberté civile et politique) n'est pas mûr pour la liberté ; que les serfs de tel grand seigneur ne sont pas encore mûrs pour la liberté, et de même aussi que les hommes, d'une manière générale, ne sont pas encore mûrs pour la liberté de croyance. Mais, dans cette hypothèse, la liberté n'arrivera jamais, car on ne peut mûrir pour la liberté qu'à la condition préalable d'être placé dans cette liberté (il faut être libre afin de pouvoir user, comme il convient, de ses facultés dans la liberté). Il est certain que les premiers essais seront grossiers et qu'ordinairement, même, ils se relieront à un état de choses plus pénible et plus dangereux que celui où l'on vit sous les ordres d'autrui, mais aussi sous sa prévoyance ; seulement, on ne peut mûrir pour la raison, que par des essais personnels (qu'on ne peut accomplir qu'à la condition d'être libre).(…) Mais poser en principe, que tous ceux qui jamais n’ont été soumis au pouvoir, n'ont aucun avantage à recouvrer la liberté, et que l'on a le droit de les en priver pour toujours, c'est empiéter sur les droits souverains de la divinité, Dieu ayant fait l'homme pour qu'il soit libre. Certes, il est plus commode de régner dans l'État, dans sa famille et dans l'Église, une fois qu'on a pu faire admettre un pareil principe. Mais est-ce également plus juste ? »

En effet, les peuples ne sont pas des enfants, qui auraient comme eux des étapes à franchir, avant d’être tout à fait majeurs. Aucun peuple ne serait, par nature, immature et voué à l’esclavage. C’est l’opinion des esclavagistes de traiter les noirs, d’êtres inférieurs, et infantiles. De même, certaines opinions disent, même tout haut, qu’il est préférable de laisser certains pays sous le joug de la tyrannie, pourvu que ces gouvernements stabilisent les relations marchandes, militaires et diplomatiques. Le soutien, naguère, de la France dans ce carré privé de la « France-Afrique », comme le soutien de la Russie et de la Chine à la Syrie aujourd’hui, laisse entendre la même détestable opinion. C’est aussi une opinion fort répandue de dire que les peuples autres que les peuples occidentaux ne seraient pas capables de vivre en démocratie. Mais

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l’opinion adverse de certaines idéologies, celles de certains pays non démocratiques, est de dire que les « Droits de l’Homme » n’auraient rien d’universel. Ils représenteraient des valeurs nées de l’hégémonie occidentale, ils ne seraient qu’un masque néocolonialiste. Or, les révolutions arabes montrent à l’évidence que ces principes de droit et les fondements philosophiques de la démocratie ne sont pas réservés aux peuples occidentaux. Ces révolutions déclenchent l’enthousiasme de ses contemporains, comme le dit Hegel, à propos de la Révolution française : « Depuis que le soleil se trouve au firmament et que les planètes tournent autour de lui, on n’avait pas vu l’homme se placer la tête en bas, c’est-à-dire se fonder sur l’idée et construire d’après elle la réalité. (…) C’était donc là, un superbe lever de soleil. Tous les êtres pensants ont célébré cette époque. Une émotion sublime a régné en ce temps-là, l’enthousiasme de l’esprit a fait frissonner le monde ». (« Leçons sur la philosophie de l’histoire »). Pour la même raison, Kant faisait aussi remarquer (voir annexe : Kant et la Révolution française) que cet enthousiasme était le signe historique de la destination morale de l’humanité. Et que malgré les horreurs de cette révolution, elle marque un progrès en tant qu’elle força l’histoire à inscrire dans une constitution, le droit des hommes à la liberté. Toutefois, Kant n’est pas un révolutionnaire, c’est un réformateur. En effet, Kant est opposé à toute rupture avec le pacte constitutionnel, et comme il le dit dans sa « Doctrine du droit » : « Contre le législateur suprême de l’État, il n’y a point d’opposition légale du peuple « ». Il n’y a donc pas de droit de sédition, pour la raison, que le droit ne peut pas définir constitutionnellement une situation de non-droit. Le droit ne peut pas dire le non-droit. Le peuple qui tire son existence de la souveraineté qui le représente, un droit de résistance du peuple contre le souverain, serait une contradiction. Cependant une certaine sagesse politique, tant du côté des contestataires que du souverain, doit considérer « comme son devoir, de faire des réponses conformes à l’idéal du droit public ; et quant aux révolutions, dans la mesure où elles ont lieu, admet Kant lui-même, de répondre, par des réformes fondamentales, à une constitution légale, fondée sur des principes de liberté durables ». Au bout du compte, ce que Kant réprouve, c’est l’anarchie, qui fait le lit à une oppression encore plus grande. Enfin, il est à noter que Kant s’oppose clairement aux contre-révolutionnaires, qui selon lui, ignorent, le droit de la raison et la raison du droit. Ils ignorent également, ce qu’est vraiment l’homme et justifie une politique d’asservissement, prétendant que l’homme est inapte au bien et à la raison. Les théoriciens de la contre-révolution (comme l’Anglais Burke) « ne sont que des courtisans qui servent leurs intérêts particuliers ». La vraie terreur est celle d’un pouvoir qui refuse un ordre social fondé sur le droit. La révolution s’explique comme un « cri

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de la nature » dont la responsabilité incombe à l’État despotique. En tant que telle, la révolution s’inscrit dans la nature et dans son principe téléologique. Restent deux questions intéressantes à discuter sur ces révolutions : Premièrement, la question de la démocratie. Que ce soit en Tunisie, en Libye ou en Égypte, voir aujourd’hui en Syrie, le mot démocratie est l’étendard de la révolte. Sur les murs de Tunis, on pouvait lire, suite au mot « dégage », celui de « liberté ». Toutefois, il faut être prudent dans notre jugement, car nous ne savons pas encore dans quel sens sera pensée une nouvelle constitution, si une refonte de celle-ci a lieu ? Qui sait si le chef du parti islamiste en Tunisie ne va pas revenir sur les acquis les plus avancés de la liberté des femmes, par exemple : l’abolition de la polygamie et de la répudiation, et sur l’instauration d’un mariage civil (fait unique dans le monde arabe) ? Ne soyons pas sectaires, et rappelons-nous comment les contrecoups de la restauration contre révolutionnaire ont suivi la Révolution française. Il est difficile d’accepter le pluralisme des idées, des idéologies et le sectarisme peuvent venir d’un côté comme de l’autre. Il faut du temps pour que les peuples et leur gouvernement prennent la mesure des difficultés, la première étant la plus importante, mais la plus lente : l’éducation à la liberté intellectuelle et morale. Deuxième question, le problème du droit d’ingérence. Nous avons vu pourquoi et comment Kant envisage l’idée d’une « Société des Nations ». Il faut donc nous demander dans quelles mesures cette « Société des Nations » pourrait avoir une action juridique et militaire, pour intervenir dans des États où le peuple est menacé dans son intégrité, lorsque des exactions commises par le pouvoir, oppriment ou même massacrent ses opposants, comme ce fut le cas en Libye, par exemple. Si l’on considère le droit des États à leur totale intégrité, il semble que toute tentative d’ingérence d’un État dans un autre est un acte de guerre, que Kant évidemment dénonce comme contraire au principe de liberté et de paix. Cependant, ne peut-on pas considérer, non le droit de l’État, mais le droit des gens, ou le droit des peuples, lorsque celui-ci est menacé dans sa vie même ? ne peut-on pas penser, le droit des peuples comme plus universels que le droit des États, qui ont le sait, ne sont que des structures historiques vouées à disparaître un jour, dans la perspective d’une paix perpétuelle. Le droit d'ingérence, terme créé par le philosophe Jean-François Revel en 1979, est la reconnaissance du droit qu'ont, une ou plusieurs nations de violer la souveraineté nationale d'un autre État, dans le cadre d'un mandat accordé par une autorité supranationale. C’est le cas des actions de l’ONU et de son bras armé l’OTAN, ou de l’UNESCO, par exemple en Somalie. À ce titre, on peut concevoir une ingérence humanitaire (les « french doctor’s » par exemple) lorsqu’un État ne pourvoit pas à la survie d’un peuple, pour des raisons politiques, religieuses ou économiques).

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Mais cela peut-être le cas d’une action militaire orchestrée par l’OTAN et mandatée par l’ONU, comme ce fut le cas en Yougoslavie et en Libye (voir aujourd’hui au Mali). On peut donc reconnaître, au nom de ce droit d’ingérence, lorsqu’il est mandaté par l’ONU, soit la légitimité d’une guerre défensive, destinée à protéger d'une agression, la population et le patrimoine de l'État ; soit une guerre coercitive, pour punir ceux qui violent le droit des gens, à condition que la violation soit grave. Hélas, que dire des forces de l’OTAN au Rwanda ? L’on a vu, avec quel cynisme, les politiques ont capitulé, au point où l’on peut se demander si, ce manque de détermination, ne cachait pas une complicité ? Quelle tristesse de voir les troupes de l’OTAN se retirer au plus fort du génocide ! Il faut reconnaître, que chaque cas doit être examiné, et qu’il est toujours difficile de savoir dans quelle mesure les États incriminés outrepassent leur autorité et leur responsabilité. D’autant que ces ingérences militaires ne sont possibles que dans de petits États, comme ce fut le cas en Yougoslavie (en Serbie) et parfois avec des résultats discutables et même peu efficaces (le massacre des musulmans par les Serbes). Mais qui a songé à envoyer des troupes de l’OTAN en Tchétchénie, pour protéger ce peuple contre les armées de Russie ? Il nous reste cependant à espérer, un pouvoir grandissant du droit international, ce que nous pouvons constater, avec l’existence aujourd’hui d’un Tribunal Pénal International, dit TPI (tribunal pour le Rwanda, pour l’ex-Yougoslavie). Ce Tribunal Pénal International a connu avec le tribunal de Nuremberg en 1945 un premier épisode remarquable : C'était la première fois dans l'histoire qu'était érigé un tribunal affirmant juger, au nom de la conscience universelle, les dirigeants de l’Allemagne nazie. Contre eux étaient invoqués quatre chefs d'inculpation : crimes contre la paix, préparation de guerres d'agression, crimes de guerre, et conspiration contre l'humanité. On peut voir aujourd’hui que des dictateurs, criminels de guerre, peuvent être arrêtés, extradés et jugés. C’est ainsi que la Cour Internationale de Justice a ordonné le Sénégal d'extrader ou de poursuivre l'ancien président tchadien Hissène Habré, accusé de crime contre l’humanité. Pour finir, je dirai que l’Idée d’une histoire universelle est loin d’être la thèse d’un optimiste naïf. Au contraire, il me semble, comme nous l’avons vu, que le développement pas à pas, du Droit International, règle aujourd’hui les conflits et les actions communes des États; ce qui est un progrès notable et irréversible. À ce propos, nous pouvons constater en Europe par exemple un certain dépassement de la souveraineté des États, au profit de l’Union européenne. Vaille

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que vaille, le droit s’internationalise et supplante parfois en Europe les actions contraires au droit commun des États membres, dans des domaines économiques ou dans celui concernant le droit de l’environnement. On peut même dire que le droit de l’environnement s’internationalise, certes trop lentement, mais il permet de faire prendre conscience de son bien fondé. Comme pour les Droits de l’Homme, celui-ci n’empêche pas ça et là, certains États de les bafouer, mais le monde entier ne peut plus les ignorer et même, nous pouvons, aux yeux du monde entier, stigmatiser les crimes de ces États. Ce n’est pas parce que certains États semblent ignorer les Droits de l’Homme que ces Droits sont sans importance. C’est un peu comme si l’on disait que le droit pénal qui interdit le crime, reste inefficace parce qu’il y a des individus qui enfreignent ce droit. J’entendais récemment Mario Bettati (spécialiste du Droit d’ingérence humanitaire) dire que, malgré la critique de certains États, jugeant ces droits strictement occidentaux, les Droits de l’Homme ont contaminé progressivement l’ensemble des pays du monde. En 1945, seuls les États européens ont voté aux Nations Unies la charte internationale des Droits de l’Homme. Aujourd’hui, presque tous les pays l’ont voté. Dans le domaine du droit de l’environnement, je pense au sommet de Rio en 1992, il est vrai que nous sommes avec ce droit international dans ce que Kant aurait appelé droit hypothétique plus que catégorique. Si vous enfreignez le taux maximum autorisé de production de CO2, décidé par le traité, alors vous paierez une amende. Ce que certains pays préfèrent faire, que de diminuer leur production. Mais ces États comprendront à la longue qu’il est dans leur intérêt économique de modérer leur pollution, comme dans le cas des produits toxiques, s’ils veulent exporter leurs marchandises. En somme, nous retrouvons dans ce domaine comme dans d’autres, le processus de « l’insociable sociabilité » de Kant. En effet, les progrès du droit de l’environnement sont à l’origine contraints par les dégâts terrifiants que des États ou des particuliers ont fait courir à la santé des peuples et à la nature. Puis à leur tour, ces droits engagent les États vers de nouvelles conceptions écologiques de l’exploitation des forces naturelles et développent ainsi un progrès qui contaminera à son tour le droit de l’environnement d’autres États. Il faut souligner ici que le droit est toujours, d’un côté une affaire morale (ou éthique) et de l’autre un processus politique et économique. De même, nous constatons l’apparition de forces démocratiques dans des parties du monde où l’on ne s’attendait pas à leur présence. Je pense que la Russie et la Chine tendront un jour, inexorablement, vers une démocratie libérale, même si aujourd’hui, la cupidité de certains, leur font préférer un État autoritaire qui leur laisse la possibilité de s’enrichir par tous les moyens (voir l’énorme corruption dans ces pays). Notons également qu’il n’y a aucune alternative théorique cohérente à la démocratie libérale, sauf à penser qu’une théocratie, du

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style des Républiques islamiques, représenterait un progrès dans l’établissement de la liberté et de l’égalité… Ce faisant, rien ne nous assure que cette démocratie libérale, que les USA veulent exporter brutalement sans aucune considération culturelle préalable, ne soit l’acmé de toute évolution historique. Pour nous en convaincre, regardons aujourd’hui cette montée du populisme, qui certes, reste encore idéologiquement loin de la montée du fascisme des années 30. Mais la montée du populisme nous oblige à ne pas perdre de vue que la démocratie suppose cette vertu propre des peuples à considérer, d’une part, leur désir de liberté, comme une haute exigence morale et politique, et d’autre part, à distinguer avant leur intérêt propre, l’existence du bien commun. Toutefois, rien n’est garanti ; rien dans l’histoire n’est automatique. La contingence des actions humaines reste indépassable, même si nous reconnaissons la nécessité des points cardinaux. Mais comme tous les principes, ils relèvent de la raison et de la volonté humaine. Tout repose sur la volonté commune des hommes de faire leur devoir comme le pense Kant, pour que, dans leurs actions individuelles, comme dans celle des États, nous nous dirigions vers la réalisation d’une « Société des Nations », régnant sur la terre entière.

Tribunal de Nuremberg 1945

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ANNEXES : À - HEGEL : « LA RAISON DANS L’HISTOIRE »

« J'ai vu l'Empereur — cette âme du monde — sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c'est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s'étend sur le monde et le domine ». HEGEL Avant d’en commencer avec les concepts centraux de la philosophie hégélienne de l’histoire, je vais partir d’un texte extrait de « la Raison dans l’Histoire » qui porte sur un exemple remarquable de l’histoire de la Rome antique. « Je vais vous en donner un autre qui trouvera plus tard sa place, mais qui illustre historiquement et d’une manière parfaitement adéquate la synthèse de l’Universel et du particulier, la synthèse de la détermination nécessaire et du but apparemment contingent. C’est César en danger de perdre la position à laquelle il s’était élevé — position qui si elle ne lui assurait pas encore la prédominance, le plaçait du moins au rang de ceux qui se trouvaient à la tête de l’État — et de succomber sous les coups de ses ennemis, lesquels pouvaient appuyer leurs desseins personnels sur la forme de la constitution et la force des apparences juridiques. César les a combattus poussé par le seul intérêt d’assurer sa position, son honneur, sa sécurité et les a vaincus. Or dans la mesure où ses ennemis étaient les maîtres des provinces de l’Empire romain, sa victoire sur eux fut en

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même temps une conquête de la totalité de l’empire : il devint ainsi, sans toucher à la forme de la constitution, le maître individuel de l’État. Or le pouvoir unique à Rome que lui conféra l’accomplissement de son but de prime abord négatif, était en même temps en soi une détermination nécessaire dans l’histoire de Rome et dans l’histoire du monde : ce qui le guidait dans son œuvre n’était pas seulement son profit particulier, mais aussi un instinct qui a accompli ce que le temps réclamait. Les grands hommes de l’histoire sont ceux dont les fins particulières contiennent la substantialité que confère la volonté de l’Esprit du Monde ». (…) « On reproche aussi aux grands hommes de ne pas chercher la reconnaissance des autres, d’avoir méprisé leur opinion. Leur honneur c’est précisément d’avoir tourné le dos aux valeurs admises. L’élément nouveau qu’ils apportaient au monde était leur propre but ; ils ont puisé en eux‑mêmes l’idée qu’ils s’en sont fait ; et c’est leur propre but qu’ils ont accompli. C’est de cette manière qu’ils ont trouvé la satisfaction. Les grands hommes ont voulu satisfaire leurs propres exigences et non les opinions bien intentionnées des autres. Ils n’ont rien appris des autres ; les autres ne sauraient leur suggérer que la solution la plus bornée et la plus fausse : en fait, ils savaient le mieux ce dont il s’agissait. César avait l’idée la plus exacte de ce qui s’appelait République romaine. Il savait que les lois de l’auctoritas et de la dignitas qui devaient normalement être suprêmes étaient en fait bafouées et livrées à l’arbitraire particulier ; il savait qu’il était libre de les abolir. Il a pu le faire parce qu’il était juste de le faire. S’il avait écouté Cicéron, rien ne se serait produit. César savait que la république était un mensonge, que Cicéron ne faisait que tenir des discours vides, qu’une forme nouvelle devait prendre la place de cet édifice creux, que la forme qu’il créait était nécessaire. En poursuivant leurs grands intérêts, les grands hommes ont souvent traité légèrement, sans égards, d’autres intérêts vénérables en soi et même des droits sacrés. C’est là une manière de se conduire qui est assurément exposée au blâme moral. Mais leur position est tout autre. Une si grande figure écrase nécessairement mainte fleur innocente, ruine mainte chose sur son passage ».

Partons de l’exemple donné : le coup d’État de César. Apparemment l’histoire semble être le jouet d’initiatives individuelles qui au hasard des circonstances, marquent leur temps. Toutefois à y regarder de plus près, le cas de César est éclairant. Il est vrai que l’ambition de César est indiscutable ; sa passion du pouvoir est redoutable. Ses actions seront déterminées par son caractère. Mais sa passion fut-elle si importante, justifie-t-elle à elle seule cette remarquable rencontre entre celle-ci et les nécessités politiques de son époque ? Nous comprenons dit Hegel, que premièrement, il était en danger face à des rivaux qui représentaient l’autorité de la république. Pompée, qui a obtenu le titre de consul, bénéficie du soutien des sénateurs (parmi lesquels l'orateur Cicéron).

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En 50 AVJC, Pompée convainc le Sénat de lancer par décret une motion limogeant César, l’enjoignant de prendre congé de son armée ! Deuxièmement, lorsque Jules César traverse le Rubicon, la république romaine agonise depuis déjà plusieurs décennies. César, ayant franchi le Rubicon avec la XIIIe Légion, entre dans Rome, en chasse Pompée et soumet en neuf semaines l'Italie entière. Donc, c’est à la fois la rencontre d’une détermination particulière (la passion de César) et d’une détermination externe (l’agonie de la république devenue corrompue et impuissante à maîtriser l’immense empire récemment conquis) qui va faire de cette action particulière, une nécessité historique. En somme, comme le dit Hegel, ce coup d’État « de prime abord négatif, était en même temps en soi une détermination nécessaire dans l’histoire de Rome et dans l’histoire du monde ». La réalité nouvelle de l’empire ne pouvait se satisfaire d’un système politique caduc et corrompu. Les « grands hommes » pénètrent la nécessité historique au-delà de l’apparence des évènements contingents. Ce qui fut aussi le cas du Général de Gaule en 1940, s’engageant par une volonté farouche, au-delà des évènements contingents que constituaient les différentes défaites de la France et de ses alliés, dans un combat qui devint victorieux. Pour parler selon les concepts de Hegel, ces grands hommes ont accompli ce que les temps attendaient d’eux, ils ne l’ont pas inventée, cette nécessité existait de toute éternité, mais elle a été réalisée par eux. Ils ont réalisé la synthèse de l’universel et du particulier. Voilà en quoi consiste le génie politique. Deux points qu’il faut éclairer :

- D’une part, la passion est pour Hegel le moteur de l’action (« Rien de grand dans le monde ne s’est fait sans passion »). Pourquoi ? Parce que la passion ne connaît aucune limite, elle est cet élan vital capable par exemple, de dépasser les bornes apparentes de la morale. Ainsi elles ont une fonction nécessaire : elles sont le moteur de l’histoire humaine. Ainsi un dictateur, pour asseoir sa position et assouvir sa soif de pouvoir, doit parfois faire œuvre de charité (Poutine graciant quelques opposants ou le parti communiste chinois obligé pour subsister de faire des réformes sociales). Mais c’est aussi par le jeu parfois aveugle de la passion qu’elle réalise à son insu, ce que la raison dans bien des cas aurait pu leur faire voir. C’est ce que Hegel nomme « la ruse de la raison », qui est ce détour opéré par la raison pour atteindre son objectif, la fin de l’histoire. La ruse consiste a utiliser un matériau de nature apparemment contradictoire, les passions, à des fins rationnelles.

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- D’autre part Hegel nous fait comprendre comment s’articulent deux aspects contradictoires : d’un côté l’action individuelle ou particulière des hommes et de l’autre côté, la nécessité rationnelle de l’histoire. Comment articuler la nécessité de l’histoire (nécessité qui la rend cohérente ou rationnelle) avec l’action particulière et donc contingente des individus ?

Pour comprendre cette dialectique entre l’action particulière des grands hommes et l’histoire universelle, il faut expliquer la thèse de Hegel concernant l’histoire, prise dans sa totalité. Premièrement, la grande idée de Hegel est celle d’Anaxagore (philosophe grec du Vième siècle AVJC) : « la seule idée qu'apporte la philosophie est la simple idée de la Raison — l'idée que la Raison gouverne le monde et que, par conséquent, l'Histoire universelle s'est elle aussi déroulée rationnellement ». Il est vrai que sans cette idée d’une rationalité de l’histoire elle deviendrait inconnaissable, et c’est au contraire grâce à cette idée abstraite (Idée ou essence) que le réel a du sens. En somme le sens de l’histoire apparaît par l’effort de compréhension philosophique, puisqu’elle saisit les évènements du monde dans leur totalité, dans leur unité. D’un certain point de vue, je dirais que le postulat hégélien de l’Idée comme première réalité le rapproche de Platon, qui voit dans l’Idée, l’intelligibilité du réel. L’Idée ne s’oppose pas au réel, et dans la mesure où elle épouse le réel, qu’elle s’efforce de le penser, l’idée est « effectivité » de cette réalité ; l’être n’advient que dans son essence, dans son Idée. Tout l’effort de la philosophie de l’histoire est de comprendre cette rationalité que Hegel appelle l’Esprit. L’Esprit est sans rapport avec l’âme et n’est pas quelque chose d’abstrait ; il se manifeste dans des formes culturelles dans le « Volkgeist », (l’esprit du peuple) et se cherche dans la trame de l’histoire. Mais il peut se penser et s’expliciter dans les sciences, les arts, la religion… Or les instruments de l’Esprit sont les intérêts particuliers, les passions… cela suppose la participation de tous les individus (pas seulement des grands hommes), du travail de toutes les générations. Ainsi les hommes poursuivent leur intérêt particulier et sans le savoir ils produisent l’édifice de la société humaine (« la ruse de la raison »). Cependant, il ne s’agit pas de lire l’avenir par divination, car cette participation du particulier dans l’Esprit du monde ne peut être comprise qu’après coup : « ce n’est qu’au crépuscule que la chouette de Minerve prend son envol ». Nous ne prolongerons pas cette analyse de la philosophie hégélienne de l’histoire, mais nous allons retenir les points comparables avec celle de Kant.

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Premièrement cette « ruse de la Raison » n’est pas sans faire penser à « L’insociable sociabilité » de Kant. En effet, c’est bien sans le savoir ni en avoir conscience que les hommes poursuivant leur passion, leur intérêt particulier, rentrent cependant dans la forme supérieure de l’État et du droit. Leur propre passion les jette les uns contre les autres, mais ce faisant, de cette lutte résultera les meilleurs effets. La nature (finalité) voulant cette discorde fait naître par un processus inconscient, qui n’est pas sans faire penser à cette dialectique hégélienne, un dépassement de leurs antagonismes vers un état supérieur, une plus grande autonomie et un progrès en termes de droit et de constitution civils. Deuxièmement, ce que Kant conçoit dans ce processus finalisé de l’Histoire, selon cette Idée de Nature, Hegel lui donne le sens d’un Esprit, mais l’un comme l’autre, ont une vision téléologique de l’Histoire. L'histoire et son évolution, dominée par la Raison, a une finalité : c'est l'incarnation de l'Esprit dans ce qui permet la liberté pour tous. Ainsi l’histoire comme la nature est un progrès dirigé vers sa fin. Seulement pour Kant, et c’est sur ce point, la grande différence, la finalité supérieure de l’histoire n’est pas seulement dans l’édification des États, mais dans la réalisation des principes moraux conforme à la raison. Ce qui fait que, contrairement à Hegel, l’Histoire n’a pas de fin, ou si vous voulez, il n’y a pas de fin de l’histoire, car cette exigence morale pour Kant ne renversera jamais le fond essentiel de notre nature qui est et restera dominé par nos passions. L’histoire est une tâche sans fin. Enfin, toujours sur le plan moral, le mal dans l’histoire reste la responsabilité des hommes. Du mal on ne peut pas faire un bien. Aucun crime d’un grand homme de l’histoire ne peut être absous par la réussite de son ambition. Peut-on justifier le mal au nom d’une nécessité supérieure. C’est là que Hegel pense sa philosophie de l’histoire au travers de la théodicée chrétienne. En effet pour la théodicée, le salut de l’humanité passe par la mort du christ et la nécessité de la trahison de judas (prévue par le plan divin de la rédemption). Cela est contradictoire, puisque l’action libre de judas apparaît comme une nécessité prévue par le plan divin, qui pourtant sera damnée pour sa faute. Le mal est-il une nécessité de l’histoire ? Pour Hegel, il n’est pas possible de juger les « grands hommes » : « il n’est donc pas possible de regarder les grands hommes par le trou de serrure de la moralité ». Or le danger d’une telle vision, c’est de pouvoir justifier tous les moyens pour parvenir à une fin prétendument bonne ! À ce compte, pourquoi ne pas justifier la « Shoa » comme une nécessité de l’histoire dans la création de l’État d’Israël ? Le mal est, et reste une décision humaine souvent individuelle, et donc elle reste non seulement à la responsabilité de celui qui a pris telle ou telle décision. Enfin, il n’y pas de situation où le mal est

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nécessaire. Certes les deux guerres mondiales sont à l’origine de cette réalisation de l’Europe, mais elle aurait pu se réaliser par d’autres décisions. L’histoire ne s’écrit pas comme un destin voulu par les Dieux, elle reste le fait d’actions particulières et libres des hommes. B - « La fin de l’histoire et le dernier homme » de Fukuyama « The End of History and the Last Man » TEXTE (extrait)

« Un consensus assez remarquable semblait apparu ces dernières années concernant la démocratie libérale comme système de gouvernement, puisqu’elle avait triomphé des idéologies rivales — monarchie héréditaire, fascisme et, tout récemment, communisme. [...] la démocratie libérale pourrait bien constituer le « point final de l’évolution idéologique de l’humanité » et la « forme finale de tout gouvernement humain », donc être en tant que telle « la fin de l’histoire ». Alors que les anciennes formes de gouvernement étaient caractérisées par de graves défauts et des irrationalités qui finissaient par entraîner leur effondrement, on pouvait prétendre que la démocratie libérale était exempte de ces contradictions fondamentales. Non que les démocraties stables d'aujourd'hui — comme la France, les États-Unis ou la Suisse — ne connussent ni injustices ni graves problèmes sociaux ; mais ces problèmes venaient d'une réalisation incomplète des deux principes de liberté et d'égalité, fondements mêmes de toute démocratie moderne, plutôt que de ces principes eux-mêmes. Certains pays modernes pouvaient bien échouer dans l'établissement d'une démocratie libérale et d’autres, retomber dans des formes plus primitives de gouvernement comme la théocratie ou la dictature militaire, l'idéal de la démocratie libérale ne pouvait pas être amélioré sur le plan des principes. »

Fukuyama, « La fin de l’histoire ou le dernier homme »

Cette idée de fin (End) idée de clôture plutôt que celle de but, comme chez Kant pose problème. Cependant l’auteur fait observer que « la fin de l’histoire ne signifie pas la fin des évènements mondiaux, mais la fin de l’évolution de la pensée humaine » en ce qui a trait aux grands principes fondamentaux comme ceux « qui gouvernent l’organisation politique et sociale ». Les évènements

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continueraient de se succéder, mais la maîtrise de ces principes fondamentaux serait désormais acquise. Il prétend qu’un certain niveau de conscience sociale (institutionnelle et politique) étant acquis, ne pourrait pas rebrousser chemin. Il est vrai par exemple que la France ne peut pas revenir au système monarchique antérieur à la République. En ce sens on peut parler d’un certain achèvement historique. Fukuyama voit donc dans la démocratie libérale un certain achèvement politique et institutionnel. Le libéralisme développe les richesses qui développent à leur tour la recherche scientifique et technique, laquelle permet d’accroître à nouveau la richesse. Certains gouvernements récalcitrants pourraient y tenter de résister à ce développement mondial de l’économie en s’armant d’une puissance militaire à la hauteur de leur prétention à l’autonomie. Mais cela suppose une croissance rapide et constante de la sophistication des armements et il devient alors difficile de disposer de la richesse requise sans accepter les règles du libéralisme.

Dès lors, la conclusion s’impose d’elle-même : l’évolution géopolitique dont

Fukuyama trace les grandes lignes, l’extension des modèles de pensée et de vie de la démocratie industrielle et marchande sont à saluer avec enthousiasme. Ce n’est pas loin de ce que pense Kant, en disant que si les États recherchent tous la victoire par les armes, ils sont obligés de concéder des échanges économiques pour ne pas sombrer dans le désastre économique et un conflit social intérieur, et permettre ainsi de s’enrichir. Ce fut le cas de l’URSS qui s’est épuisée dans cette course aux armements et qui a dû inévitablement en venir, à l’économie de marché et à l’établissement d’une démocratie, certes autoritaire, mais qui ne peut empêcher une opposition politique, et qui de surcroît permet une diffusion des idéologies libérales. C’est aussi le cas de la Chine, qui inexorablement, sera tôt ou tard obligée de tendre, pas à pas, vers une plus grande démocratie. Cependant, la présence d’un sous-développement de plus en plus insupportable dans les marges du libéralisme triomphant, constitue in facteur d’instabilité. Cette instabilité pourrait bien faire le jeu de certaines puissances rivales ; et au lieu d’une garantie de stabilité et de paix, nous aurions alors à craindre le pire. De plus rien ne nous dit que cette société libérale puisse produire des hommes de qualité ; mais des hommes sans qualités, tournés vers leur unique source de satisfaction matérielle, bornés à la recherche de leurs plaisirs égoïstes et dont l’appétit insatiable supposerait un retour aux grandes inégalités. Les lendemains de la fin de l’histoire pourraient bien déchanter.

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C - Ulrich BECK : « Qu’est-ce que le cosmopolitisme ? » Différences entre mondialisation et cosmopolitisme (P.23) Résumé et extraits

Le terme de mondialisation est souvent pris dans une acceptation économique : c’est le « globalisme », qui renvoie à l’idée de marché mondial (néolibéralisme). Toutefois le cosmopolitisme n’est pas une autre façon de rebaptiser ce terme de « mondialisation ». On assiste à l’ébauche d’un cosmopolitisme institutionnel (Cours internationales de Justice, etc.) dans lequel la fonction des États a été irréversiblement modifiée.

« L’Europe ne peut devenir un État ni une nation, et elle ne le fera pas. Elle ne peut donc être pensée en termes d’État-nation. Le chemin vers l’unification de l’Europe ne passe pas par l’uniformisation, mais plutôt par la reconnaissance de ses particularités nationales. La diversité est la source même du potentiel de créativité de l’Europe, le paradoxe étant que la pensée nationaliste peut être le pire ennemi de la nation. L’Union européenne est plus à même de faire avancer les intérêts nationaux que ne le feraient les nations en agissant seules ».

« L’autre versant du paradoxe est la nécessité de rompre avec la manière nationale de considérer la société et la politique, de repenser l’Europe en des termes cosmopolites afin de dissiper les peurs des pays membres qui craignent qu’accepter la Constitution européenne ne soit synonyme de suicide culturel. Une Europe cosmopolite est, en premier lieu et avant tout, une Europe de la différence et de la reconnaissance des particularités nationales. Selon la perspective cosmopolite, cette diversité – de langues, de systèmes économiques, de cultures politiques ou de formes de démocratie – apparaît d’abord comme une source inépuisable, peut-être comme la source de l’idée de soi de l’Europe cosmopolite et non pas comme un obstacle à l’intégration, comme pourrait le laisser croire la perspective nationale ».

« L’Europe, néanmoins, continue d’être perçue à la lumière de termes nationaux comme une « nation inachevée », un « État fédéral incomplet », comme si elle devait à la fois devenir une nation et un État. Le drame actuel de l’Europe consiste en particulier en cette incapacité à saisir et à comprendre la nouvelle réalité historique que représente l’européanisation. Ce manque de compréhension explique également en grande partie pourquoi les institutions de l’Union européenne semblent si inaccessibles, dénuées de réalité et souvent menaçantes aux yeux des citoyens qu’elles sont censées servir ».

« Le deuxième raisonnement consiste à dire que l’européanisation est en train de provoquer un jeu à somme positive, où les solutions communes servent les intérêts nationaux, ce qui représente une nouveauté historique. La crise de l’Europe est

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psychologique. Quand les gouvernements nationaux luttent contre des problèmes apparemment nationaux dans un cadre national et essaient de les résoudre avec des outils nationaux, ils échouent. L’exportation d’emplois, tout comme la tentative de contrôle de la taxation des profits des entreprises, illustre bien ces échecs. Les entreprises mobiles agissant au sein de réseaux globaux sont en mesure de jouer les États les uns contre les autres et donc de les affaiblir. Plus la perspective nationale domine dans la pensée et l’action des peuples et des gouvernements, plus ces entreprises étendent leur pouvoir. C’est là le paradoxe qu’il faut bien comprendre. Le cadre national de référence viole les intérêts nationaux. L’Union européenne est un échiquier où la souveraineté formelle peut être échangée contre le pouvoir réel, les cultures nationales encouragées et le succès économique amélioré. Elle est donc mieux à même de résoudre les problèmes nationaux que ne le seraient les nations en agissant seules ».

« Considérer toutes les situations sous un angle national met en danger la prospérité nationale et les libertés démocratiques. Assurer la santé de la nation et de l’économie, lutter efficacement contre le chômage et encourager une démocratie vivante exige d’adopter le point de vue cosmopolite. En transcendant les sympathies nationales et postnationales, l’Europe cosmopolite ne menace pas l’État-nation, mais, au contraire, le prépare, l’aide, le modernise, le change et l’ouvre à l’ère de la mondialisation ».

« Ce cosmopolitisme dans l’ouverture de la communication, dans l’acceptation de l’interdépendance par le biais de l’intégration de l’étranger au nom des intérêts communs, et dans l’échange historique de perspectives entre les bourreaux et les victimes dans l’après-guerre en Europe diffère du multiculturalisme ou du non-engagement post-moderne. Bien que ce cosmopolitisme soit conçu pour reposer sur des normes cohésives engageant toutes les parties qui permettraient d’éviter de glisser vers un particularisme post-moderne, il n’est pas absolument universel. Pour une entité telle que l’Europe, interagir avec les cultures, les traditions et les intérêts dans l’entrelacs des sociétés nationales est une question de survie. Comme l’a montré Hannah Arendt, seul le très difficile pardon assuré et accordé par le souvenir crée la confiance nécessaire dans la relation entre les Etats et les nations, et les renforce ».

« Le cinquième et dernier raisonnement est une question : comment faire advenir un empire européen fondé sur la loi et le consensus ? En dernière analyse, comprendre le concept de cosmopolitisme dans cette acception est également la clé de la compréhension et de la définition de nouvelles formes d’autorité politique ayant émergé en Europe par-delà l’État-nation. Mais la mondialisation, particulièrement les problèmes de flux et de crises de la finance globale ainsi que la dimension européenne des exigences sociopolitiques actuelles – dimension souvent négligée – montrent que c’est actuellement l’inverse qui se produit. Il n’existe plus de marché du travail possédant des limites nationales. Même si nous pointons nos fusils sur les

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étrangers, des Indiens ou des Chinois qualifiés peuvent proposer leurs services en Allemagne et au reste de l’Europe d’un simple clic de souris ».

« L’intégration cosmopolite, au contraire, est fondée sur un changement de paradigme dans lequel la diversité n’est pas le problème, mais plutôt la solution. L’intégration à venir de l’Europe ne doit pas être orientée vers les notions traditionnelles d’uniformité inhérentes à un « État fédéral » européen. L’intégration doit au contraire prendre la diversité irrévocable de l’Europe comme point de départ. C’est le seul moyen pour que l’européanisation puisse satisfaire deux exigences qui semblent incompatibles au premier abord, à savoir le besoin de reconnaissance de la différence et le besoin d’intégration des divergences ».

« Quelle est donc ma vision cosmopolite de l’Europe ? Nous, les Européens, sommes, d’après les mots de Kant, des arbres courbés et des provinciaux charmants. Cette apparence a également des côtés attachants. Les populations prises une par une – les Britanniques et les Français, par exemple – ont la réputation d’être cosmopolites, mais ce qualificatif s’applique à eux en tant que Français ou Britanniques plus qu’en tant qu’Européens. L’expansion peut inciter l’UE à se mettre en boule comme un hérisson ou à adopter le cosmopolitisme et à accroître ainsi la conscience de ses responsabilités dans le monde ».

« La vision nationale n’est pas adaptée à l’unification de l’Europe. Un vaste super-État européen fait peur. Je ne pense pas que l’Europe soit en mesure de naître des ruines des États-nations. S’il existe une idée capable d’unir les Européens aujourd’hui, c’est celle d’une Europe cosmopolite. Parce qu’elle fait taire les peurs des Européens de perdre leur identité. Parce qu’elle fait de l’interaction tolérante entre les nombreuses nations européennes un but constitutionnel. Et parce qu’elle ouvre de nouveaux espaces et de nouvelles options politiques pour l’action dans un monde globalisé. La persistance de la nation est la condition d’une Europe cosmopolite et aujourd’hui, pour les raisons indiquées, l’inverse devient également vrai. Plus les Européens se sentiront confiants et rassurés dans leur dignité nationale, moins ils s’enfermeront dans leurs États-nations et plus ils défendront avec conviction les valeurs européennes dans le monde et épouseront la cause européenne. J’aimerais vivre dans ce type d’Europe cosmopolite, une Europe où les gens ont des racines et des ailes. Lutter pour une Allemagne cosmopolite de ce type est un impératif – Allemagne où, comme le fit remarquer Heinrich Heine en plaisantant, « les cors au pied » de nombreuses personnes sont à nouveau « douloureux ».

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D - IBN KHALDÛN

Statue d’Ibn Khaldûn à Tunis

(Sur la place de l’Indépendance)

Ibn Khaldoun Abd al-Rahman, célèbre historien et philosophe de l'histoire arabe et berbère, né à Tunis en 1332, mort au Caire en 1406.

«Ibn Khaldoun (...) a été l'un des premiers théoriciens de l'histoire des civilisations. Arnold Toynbee (historien anglais du XXe s.) dit de lui qu'il a "conçu et formulé une philosophie de l'Histoire qui est sans doute le plus grand travail qui ait jamais été créé par aucun esprit dans aucun temps et dans aucun pays".» DISCOURS SUR L’HISTOIRE UNIVERSELLE (La Muqaddima) (Extraits des Prolégomènes) 1- Des points de convergence avec la philosophie occidentale, et avec la philosophie de l’histoire de Kant. A- Par rapport à ses prédécesseurs, si l'on excepte Hérodote et

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Thucydide, Ibn Khaldoun introduit une rupture épistémologique. Sa première démarche consiste à assigner à l’histoire une place dans l'organisation du savoir d'où elle est absente jusque-là : « J'ai suivi un plan original, ayant imaginé une méthode nouvelle d'écrire l'histoire, et choisi une voie qui surprendra le lecteur, une marche et un système tout à fait à moi. En traitant de ce qui est relatif à la civilisation et à l'établissement des villes, j'ai développé tout ce qu'offre la société humaine en fait de circonstances caractéristiques. » (…)

« L'histoire a un autre sens. Elle consiste à méditer, à s'efforcer d'accéder à la vérité, à expliquer avec finesse les causes et les origines des faits, à connaître à fond le pourquoi et le comment des événements. L'histoire prend donc racine dans la philosophie dont elle doit être comptée comme une des branches. »

Ibn Khaldoun est un encyclopédiste au sens le plus fort du terme (capable de voir et de saisir et de comprendre un ensemble) ; dans les chapitres où il établit la liaison existant entre les différentes sciences constituant la culture humaine, il révèle un approfondissement de son propos qui confond par sa sûreté et par son ampleur. Mû par le besoin « de comprendre et d'expliquer », il a érigé, selon l'expression de R. Brunschvicg, « une véritable philosophie de l'histoire […] assise sur la triple base de l'érudition, de l'expérience et de la raison ». C’est un précurseur, qui 3 siècles avant Descartes, pense en terme rationnel et méthodique. Il va déterminer les règles à suivre pour établir un savoir rationnel. Nous retrouvons les règles que Descartes fixe pour bien conduire sa raison : se déprendre des préjugés ; éviter la précipitation, le désordre ; craindre son ignorance ; douter de vérités apparentes. Mais aussi il fixe les règles de l’étude proprement scientifique de l’histoire objective : faire une critique objective ou impartiale des évènements rapportés ; examiner et vérifier les faits ; dévoiler les causes des évènements ; l’esprit de l’historien doit être libre et se déprendre de l’influence des puissants ; le savoir historique doit envelopper toutes les connaissances ayant trait à « la nature des choses qui naissent de la civilisation ». C’est ce qu’il souligne dans le texte suivant : « Regardons ensuite les caractères intérieurs de la science historique : ce sont l’examen et la vérification des faits, l’investigation attentive des causes qui les ont produits, la connaissance profonde de la manière dont les événements se sont passés et dont ils ont pris naissance ».

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« L’histoire a pour véritable objet de nous faire, comprendre l’état social de l’homme, c’est-à-dire, la civilisation (…) Or, comme le mensonge s’introduit naturellement dans les récits historiques, il convient d’indiquer ici les causes qui le produisent :

1° l’attachement des hommes à certaines opinions et à certaines doctrines. Tant que l’esprit garde son impartialité, il examine le récit qu’on lui présente, et le considère avec toute l’attention que le sujet réclame, de manière qu’il parvient à reconnaître la fausseté ou l’exactitude du renseignement ; (…)

La seconde cause qui introduit le mensonge dans les récits, c’est la confiance que l’on met dans la parole des personnes qui les ont transmis. Pour reconnaître si ces gens sont dignes de foi, il faut avoir recours à un examen analogue à celui que l’on désigne par les mots improbation et justification.

Une troisième cause, c’est l’ignorance du but que les acteurs dans les grands événements avaient en vue. La plupart des narrateurs, ne sachant pas dans quel but les choses qu’ils ont observées ou dont on leur a parlé ont été faites, exposent chaque événement selon la manière dont ils l’ont compris, et, se laissant égarer par leur imagination, ils tombent dans le mensonge.

La quatrième cause des erreurs, c’est la facilité de l’esprit humain à croire qu’il tient la vérité. Ce défaut est fort commun, et provient, en général, d’un excès de confiance dans les personnes qui ont transmis les renseignements.

Comme cinquième cause, nous pouvons indiquer l’ignorance des rapports qui existent entre les événements et les circonstances qui les accompagnent. Cela se remarque chez les historiens, lorsque les détails d’un récit ont subi des remaniements et des altérations. Ils racontent les événements tels qu’ils les ont compris, mais leurs renseignements ont éprouvé des modifications qui en altèrent l’exactitude.

La sixième cause, c’est le penchant des hommes à gagner la faveur des personnages illustres et élevés en dignité ; ils y emploient les louanges et les éloges ; ils embellissent les faits, puis ils les propagent. (…)

Une autre cause, et qui l’emporte sur les causes que nous venons d’indiquer, c’est l’ignorance de la nature des choses qui naissent de la civilisation. Tout ce qui arrive, soit spontanément, soit par l’effet d’une influence extérieure, a un caractère qui lui est propre, tant dans son essence, que dans les circonstances qui l’accompagnent (…)

B- Enfin, Ibn khaldün élève l’histoire au-delà d’un simple amas

d’évènements factuels et contingents. Selon lui, l’historien doit dévoiler une direction propre aux civilisations, de leur naissance à leur mort.

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« Envisageons l’histoire dans sa forme extérieure : elle sert à retracer les événements qui ont marqué le cours des siècles et des dynasties, et qui ont eu pour témoins les générations passées. C’est pour elle que l’on a cultivé le style orné et employé les expressions figurées ; c’est elle qui fait le charme des assemblées littéraires, où les amateurs se pressent en foule ; c’est elle qui nous apprend à connaître les révolutions subies par tous les êtres créés. Elle offre un vaste champ où l’on voit les empires fournir leur carrière ; elle nous montre comment tous les divers peuples ont rempli la terre jusqu’à ce que l’heure du départ leur fût annoncée, et que le temps de quitter l’existence fût arrivé pour eux.

Regardons ensuite les caractères intérieurs de la science historique : ce sont l’examen et la vérification des faits, l’investigation attentive des causes qui les ont produits, la connaissance profonde de la manière dont les événements se sont passés et dont ils ont pris naissance.

L’histoire forme donc une branche importante de la philosophie et mérite d’être comptée au nombre des sciences ». Texte : « L'Histoire a pour objet l'étude de la société humaine, c'est-à-dire de la civilisation universelle. Elle traite de ce qui concerne la nature de cette civilisation, à savoir : la vie sauvage et la vie sociale, les particularismes dus à l'esprit de clan et les modalités par lesquelles un groupe humain en domine un autre. Ce dernier point conduit à examiner la naissance du pouvoir, des dynasties et des classes sociales. Ensuite, l'histoire s'intéresse aux professions lucratives et aux manières de gagner sa vie, qui font partie des activités et des efforts de l'homme, ainsi qu'aux sciences et aux arts. Enfin, elle a pour objet tout ce qui caractérise la civilisation. » (…)

« Ce discours préliminaire servira à démontrer que la réunion des hommes en société est une chose nécessaire. C'est ce que les philosophes ont exprimé par cette maxime : « L'homme, de sa nature, est citadin. » Ils veulent dire, par ces mots, que l'homme ne saurait se passer de société, terme que, dans leur langage, ils remplacent par celui de cité. Le mot civilisation exprime la même idée. Voici la preuve de leur maxime : Dieu le Tout-Puissant a créé l'homme et lui a donné une forme qui ne peut exister sans nourriture. Il a voulu que l'homme fût conduit à chercher cette nourriture par une impulsion innée et par le pouvoir qu'il lui a donné de se la procurer. Mais la force d'un individu isolé serait insuffisante pour obtenir la quantité d'aliments dont il a besoin, et ne saurait lui procurer ce qu'il faut pour soutenir sa vie. Admettons, par la supposition la plus modérée, que l'homme

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obtienne assez de blé pour se nourrir pendant un jour ; il ne pourrait s'en servir qu'à la suite de plusieurs manipulations, le grain devant subir la mouture, le pétrissage et la cuisson. Chacune de ces opérations exige des ustensiles, des instruments, qui ne sauraient être confectionnés sans le concours de divers arts, tels que ceux du forgeron, du menuisier et du potier. Supposons même que l'homme mange le grain en nature, sans lui faire subir aucune préparation ; eh bien ! Pour s'en procurer, il doit se livrer à des travaux encore plus nombreux, tels que l'ensemencement, la moisson et le foulage, qui fait sortir le blé de l'épi qui le renferme. Chacune de ces opérations exige encore des instruments et des procédés d'art beaucoup plus nombreux que ceux qui, dans le premier cas, doivent être mis en usage. Or il est impossible qu'un seul individu puisse exécuter cela en totalité, ou même en partie. Il lui faut absolument les forces d'un grand nombre de ses semblables afin de se procurer la nourriture qui est nécessaire pour lui et pour eux, et cette aide mutuelle assure ainsi la subsistance d'un nombre d'individus beaucoup plus considérable. Il en est de même pour la défense de la vie : chaque homme a besoin d'être soutenu par des individus de son espèce. En effet, Dieu le très haut, lorsqu'il organisa les animaux et leur distribua des forces, assigna à un grand nombre d'entre eux une part supérieure à celle de l'homme. Le cheval, par exemple, est beaucoup plus fort que l'homme ; il en est de même de l'âne et du taureau. Quant au lion et à l'éléphant, leur force surpasse prodigieusement celle de l'homme ». (…)

« Comme il est dans la nature des animaux d'être toujours en guerre les uns avec les autres, Dieu a fourni à chacun un membre destiné spécialement à repousser ses ennemis. Quant à l'homme, il lui a donné, au lieu de cela, l'intelligence et la main. La main, soumise à l'intelligence, est toujours prête à travailler aux arts, et les arts fournissent à l'homme les instruments qui remplacent, pour lui, les membres départis aux autres animaux pour leur défense. Ainsi les lances suppléent aux cornes, destinées à frapper ; les épées remplacent les griffes, qui servent à faire des blessures ; les boucliers tiennent lieu de peaux dures et épaisses, sans parler d'autres objets dont on peut voir l'énumération dans le traité de Galien sur l'usage des membres. Un homme isolé ne saurait résister à la force d'un seul animal, surtout de la classe des carnassiers, et il serait absolument incapable de le repousser. D'un autre côté, il n'a pas assez de moyens pour fabriquer les diverses armes offensives, tant elles sont nombreuses, et tant il faut d'art et d'ustensiles pour les confectionner dans toutes ces circonstances, l'homme doit nécessairement recourir à l'aide de ses semblables, et tant que leur concours lui manque, il ne saurait se procurer la nourriture ni soutenir sa vie. Dieu l'a ainsi décidé, ayant imposé à l'homme la nécessité de manger afin de vivre. Les hommes ne sauraient non plus se défendre s'ils étaient dépourvus d'armes ; ils deviendraient la proie des bêtes féroces ; une mort prématurée mettrait un terme à leur existence, et l'espèce humaine serait anéantie. Tant qu'existera chez les hommes la disposition de s'entraider, la nourriture et les armes ne leur manqueront

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pas : c'est le moyen par lequel Dieu accomplit sa volonté en ce qui regarde la conservation et la durée de la race humaine. Les hommes sont donc obligés de vivre en société ; sans elle, ils ne pourraient pas assurer leur existence ni accomplir la volonté de Dieu, qui les a placés dans le monde pour le peupler et pour être ses lieutenants. Voilà ce qui constitue la civilisation, objet de la science qui nous occupe ».

[...] La réunion des hommes en société étant accomplie, ainsi que nous l'avons indiqué, et l'espèce humaine ayant peuplé le monde, un nouveau besoin se fait sentir, celui d'un contrôle puissant qui les protège les uns contre les autres ; car l'homme, en tant qu'animal, est porté par sa nature à l'hostilité et à la violence. Les armes dont il se sert pour repousser les attaques des animaux brutes ne suffisent pas à le défendre contre ses semblables, attendu qu'ils ont tous ces armes à leur disposition. Il faut donc absolument un autre moyen qui puisse empêcher ces agressions mutuelles. On ne saurait trouver ce modérateur parmi les autres espèces d'animaux, parce que ceux-ci sont loin d'avoir autant de perceptions et d'inspirations que l'homme ; aussi faut ‑il que le modérateur appartienne à l'espèce humaine et qu'il ait une main assez ferme, une puissance et une autorité assez fortes pour empêcher les uns d'attaquer les autres. Voilà ce qui constitue la souveraineté. On voit, d'après ces observations, que la souveraineté est une institution particulière à l'homme, conforme à sa nature, et dont il ne saurait se passer.

Remarques sur le texte précédent :

- D’une part, Ibn Khaldoun saisit comme Aristote, la profonde nature anthropologique universelle de l’homme, doué de mains et d’intelligence, qui ne peut vivre qu’en société. Comme Platon dans la « République » il envisage l’origine de la cité par l’échange des travaux et des biens qui en résultent.

- Mais d’autre part, il souligne un aspect politique majeur dans l’organisation de la Cité : celle-ci ne pouvant résister que par la coercition d’un État fort, dominé par un chef, un souverain (le modérateur). Cette contrainte est indispensable, car liée à la nature humaine. On pourrait voir dans cette analyse, une position semblable à celle que Hobbes va développer au XVIIe siècle dans son « Léviathan », ou bien celle de Kant dans son « Idée d’une histoire universelle » en définissant le passage nécessaire (« insociable sociabilité ») à la formation de l’État.

2- Une philosophie de l’histoire orientée vers l’idée de civilisation humaine universelle.

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Comme nous l’avons déjà souligné, Ibn Khaldoun est un encyclopédiste, cela veut dire que sa vision englobe et retient la direction de l’ensemble, sans se perdre dans les détails : tout est lié et tout doit être étudié. La notion de civilisation doit être prise non pas comme « culture particulière », mais comme unité essentielle de notre « civilisation humaine universelle ». Ibn Khaldoun ne regarde pas le monde comme une accumulation accidentelle d’objets et de phénomènes isolés, mais comme un tout cohérent où les phénomènes sont liés organiquement entre eux, dépendant les uns des autres et se conditionnant réciproquement. En somme il envisage l’histoire comme un savoir capable de dévoiler l’unité du mouvement général de l’humanité, pour parvenir à son essence propre. « L’histoire a pour véritable objet de nous faire, comprendre l’état social de l’homme, c’est-à-dire, la civilisation » (…) « Ce livre assigne aux événements politiques leurs causes, leurs origines... Pour ce qui concerne l’origine des peuples et des empires , les synchronismes des nations anciennes, pour tout ce qui tient à la civilisation comme à la souveraineté, la religion, l’accroissement de la population, sa diminution, les sciences... »

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E - KANT ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

Jacques-Louis David, « Le serment du jeu de paume » juin 1789

« Le conflit des facultés » (VI extrait) Kant (1798) « Peu importe si la révolution d’un peuple plein d’esprit, que nous avons vu s’effectuer de nos jours, réussit ou échoue, peu importe si elle accumule misère et atrocités au point qu’un homme sensé qui la referait avec l’espoir de la mener à bien, ne se résoudrait jamais néanmoins à tenter l’expérience à ce prix, cette révolution dis-je, trouve quand même dans les esprits de tous les spectateurs (qui ne sont pas eux-mêmes engagés dans ce jeu) une sympathie d’aspiration qui frise l’enthousiasme et dont la manifestation même comportait un danger ; cette sympathie par conséquent ne peut avoir d’autre cause qu’une disposition morale du genre humain. (…) Cette cause morale qui intervient est double : d’abord c’est celle du droit qu’a un peuple de ne pas être empêché par d’autres puissances de se donner une constitution politique à son gré ; deuxièmement c’est celle de la fin (qui est aussi un devoir) : seule est en soi conforme au droit et moralement bonne la constitution

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d’un peuple qui est propre par sa nature à éviter selon des principes la guerre offensive ; ce ne peut être que la constitution républicaine, théoriquement du moins, par suite propre à se placer dans les conditions qui écartent la guerre (source de tous les maux et de toute corruption des mœurs), et qui assurent de ce fait négativement le progrès du genre humain, malgré toute son infirmité, en lui garantissant que, du moins, il ne sera pas entravé dans son progrès. Ceci donc, ainsi que la participation passionnée au Bien, l’enthousiasme, qui par ailleurs ne comporte pas une approbation sans réserve, du fait que toute émotion comme telle mérite un blâme, permet cependant grâce à cette histoire, de faire la remarque suivante, qui a son importance pour l’anthropologie : le véritable enthousiasme ne se rapporte toujours qu’à ce qui est idéal, plus spécialement à ce qui est purement moral, le concept de droit par exemple, et il ne peut se greffer sur l’intérêt » (…) Or, j’affirme, même sans vouloir jouer les prophètes, que je peux, d’après les aspects et signes précurseurs donnés par notre époque, que dès lors sa marche en avant vers le mieux ne connaîtra plus de régression totale (…) Or, même si les objectifs poursuivis par cet événement ne sont pas atteints maintenant, même si la révolution ou la réforme de la constitution de ce peuple devait malgré tout échouer finalement, ou si, après avoir duré un certain temps, tout devait être ramené dans l’ancienne voie (comme le prophétisent certains hommes politiques), la présente prédiction philosophique n’en conserve pas moins toute sa force. Or cet événement est trop considérable, top étroitement mêlé aux intérêts de l’humanité et d’une influence trop étendue sur toutes les parties du monde pour que les peuples ne s’en souviennent pas à l’occasion de circonstances favorables et ne soient pas incités par ce souvenir vivant à répéter les tentations de même nature, de sorte que, dans cette affaire d’une si haute importance pour le genre humain, la constitution projetée finira malgré tout nécessairement, à un moment quelconque, par atteindre la solidité que les enseignements tirés d’expériences multiples ne sauraient marquer de faire naître dans l’esprit de tous ». Commentaire :

Marx écrira dans la gazette rhénane en 1842, que « l’on peut, à bon droit, considérer la philosophie de Kant, comme la théorie allemande de la Révolution française ». En effet nous pouvons considérer qu’il y a un rapport existant entre la révolution du « criticisme » kantien (philosophie critique) et la R.F. La critique de la raison pure consiste dans une critique radicale de la pensée dogmatique qui prétend penser sans critique préalable de ses propres conditions

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de penser, et sans la médiation de l’expérience ? (Voir cours sur « La Raison et le réel »).

On sait aussi par ailleurs que Kant admirait Sieyès, lequel essaya même d’organiser à Paris des cours de philosophie kantienne, et demanda à Von Humboldt de présenter aux savants français les grandes lignes de la philosophie critique de Kant.

En 1789 Kant alors âgé de soixante-cinq ans, a déjà publié les deux premières critiques et dans une note de la troisième critique de 1790, il écrit :

« C’est ainsi qu’à l’occasion de la transformation récemment entreprise d’un grand peuple en un État, on s’est très souvent servi du terme organisation d’une manière très appropriée par l’institution des magistratures, et même du corps entier de l’État. En effet, dans un tel tout chaque membre ne doit pas être seulement moyen, mais aussi en même temps fin, et tandis qu’il contribue à la possibilité du tout, il doit à son tour, en ce qui concerne sa place et sa fonction, être déterminé par l’idée du tout ».

Kant reconnaît en la RF de 1789 le commencement d’une ère nouvelle,

où l’ordre politique et juridique peuvent s’établir sur une même base, une véritable « organisation » en rupture avec le mécanisme de contrainte propre au despotisme d’Ancien Régime. L’organisation de la liberté ne se réalise que dans et par le droit.

De nombreux penseurs allemands vont renier la R.F. (une fois passé leur enthousiasme) dénonçant la Terreur, d’autres comme Kant et Fichte reprendront à leur compte la substance de l’interprétation jacobine de la Révolution : celle-ci est la manifestation de la nature morale de l’humanité, laquelle s’atteste dans la revendication fondamentale du droit. La R.F. est le signe historique que la morale sous son aspect juridique peut se réaliser dans l’histoire.

Certes, comme le dit Kant, dans le texte du « Conflit des Facultés », si sur le plan individuel l’homme sensé doit s’interdire de participer éventuellement au renouvellement d’une telle expérience et de ses propres misères, la philosophie de l’histoire de l’espèce humaine en juge autrement. L’évènement que la philosophie a souhaité, l’avènement du droit comme unité réconciliant le cours de la nature et celui de la liberté, s’impose comme tournant historique.

Comment concilier ces deux aspects : d’une part ce qu’autorise la philosophie de l’histoire et d’autre part ce qu’elle interdit à l’individu ?

Contrairement à Rousseau, Kant a toujours condamné le fait révolutionnaire en général en tant que celui-ci coïncide avec la revendication du droit de résistance contre l’État légal existant, même si cet État est très éloigné du droit, mais Kant soutient également que la R.F. est « le signe historique de la tendance au progrès du genre humain dans sa totalité ». Car avec elle, le droit s’inscrit dans les faits (la théorie du droit transformant l’expérience, rendant

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conforme la vie politique à se réaliser dans la pratique). Mais cet avènement du droit surtout, lorsqu’il suit une sédition violente, ne se produit pas lui-même nécessairement sur la base du droit et n’utilise pas les moyens du droit.

Comment résoudre cette antinomie ? Une révolution qui veut réaliser le droit commence par le contre dire.

Certes, elle peut devenir source d’une organisation juridique et politique nouvelle plus conforme à l’idée de droit ; mais il reste que si elle instaure ce droit par un appel à la résistance, contre l’ordre politique légal, elle s’inscrit d’abord dans le vide juridique qu’elle produit et ne peut se dire fondée sur le droit.

Le droit ne vient donc pas à l’existence avec les moyens du droit. Le fait sur lequel il s’appuie n’est pas un fondement juridique. Par conséquent dans ce vide juridique l’état social retombe dans un état de nature où seules des forces sont en lutte, mues par les libres égoïsmes déchaînés et de fait dans cet état de guerre civile il n’y a ni droit ni peuple. Comment alors sortir de cet état de nature et retrouver un nouvel état civil ?

Cette sortie n’est possible que par une contre violence originaire fondatrice des lois : elle passe par un recours à un maître (voir 6e proposition).

En fait, la crise révolutionnaire est une résolution la moins mauvaise possible dans la mesure, d’une part où elle s’oppose au despotisme d’Ancien Régime fondé sur les privilèges et les privilégiés qui par définition ne reconnaissent pas le droit à l’égalité devant la loi. Cette résolution révolutionnaire est infiniment moins défavorable que celle qui opère le passage hors de l’état de nature par un maître despotique.

D’autre part la résolution révolutionnaire répond à des conditions favorables que l’histoire avait réuni dans l’expérience de la R.F. :

- Elle est le signe historique qui manifeste la possibilité pour l’homme de penser les principes de la liberté dans son universalité et de s’enthousiasmer pour ce qui est idéal, le concept de droit par exemple.

- La France est riche d’expériences qui jalonnent son histoire, dont la philosophie des Lumières qui lui ouvre les concepts que Kant élaborera aussi.

- Les assemblées révolutionnaires parfaitement légitimes sont capables d’éduquer la bonne volonté en faisant du peuple le maître authentique, celui qui se vie comme maître et se pose comme pouvoir législatif n(obéissant qu’ à la loi qu’il se donne. Le sens du mot République (« respublica ») est bien celui du lieu où le peuple est à lui même la totalité du droit.

Donc, si la révolution est condamnée comme suspension du droit, elle est

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acceptée comme base non juridique d’un ordre de droit contre lequel toute résistance future sera absolument injustifiable.

2 textes à l’appui : « Quand même une révolution violente, nécessitée par les défauts du gouvernement, aurait amené, par des voies injustes, un meilleur ordre des choses ; il ne serait plus permis de faire rétrograder le peuple vers son ancienne constitution ». « Projet de Paix perpétuelle » « Au demeurant, une fois qu’une révolution a réussi et qu’une nouvelle condition est fondée, l’illégalité de ses débuts et de son établissement ne saurait dispenser les sujets de l’obligation de se plier, en bons citoyens, au nouvel ordre des choses, et ils ne peuvent se refuser à obéir légalement à l’autorité qui est maintenant au pouvoir ». « Doctrine du Droit »

Ainsi Kant justifie les révolutionnaires français contre toutes tentatives contre-révolutionnaires et reconnaît que la Révolution française par une formidable accélération de l’histoire a produit un dépassement radical de cet appareil mécanique de contrainte et d’oppression que représentait l’Ancien Régime, fonctionnant selon un pouvoir dynastique propre à l’État despotique et paternaliste. Certes les révolutionnaires français sont devenus à leur tour des despotes, mais sans oublier les principes d’une politique morale, c’est-à-dire « une politique qui soit conciliable dans ses principes avec la morale, et plus précisément le droit, qui soit soucieuse de corriger les vices des constitutions existantes et de les rendre conformes au droit naturel tel qu’il se trouve devant nos yeux comme modèle dans l’idée de la raison, quand bien même il en couterait des sacrifices à l’égoïsme des chefs d’État ». « Projet de Paix perpétuelle » La Révolution Française témoigne du passage possible du droit tel qu’il apparaît dans l’histoire dans le simple développement des facultés naturelles de l’espèce humaine et le droit tel qu’il est exigé par la raison, comme objet de volonté, s’obligeant elle-même selon une exigence raisonnable.

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Approfondissement de cette notion de droit (Voir cinquième proposition) : Le droit représente en premier lieu la forme de l’autorégulation de la disposition pragmatique de l’homme (consistant à s’utiliser habilement les uns les autres), par un processus naturel, dont nous avons déjà ^parlé, l’insociable sociabilité. En somme, c’est par une ruse de la nature (qui relève du principe téléologique), qui pousse les hommes a entrer en société afin d’échapper au pire, c’est-à-dire un état de détresse ou même les désirs les plus égoïstes ne sauraient trouver leur satisfaction. Par conséquent, le droit naît de la détresse, « celle que les hommes s’infligent les uns les autres, leur inclination ne leur permettant pas de subsister longtemps les uns à côté des autres dans l’état de liberté sans frein ». « Idée d’une histoire » (cinquième proposition) Les hommes sont donc conduits téléologiquement à vouloir malgré eux (« extorqué pathologiquement »), une conduite régulatrice : le droit. En somme la genèse du droit est à la fois mécaniste et finaliste, à la fois mû par un système d’ «interaction entre les hommes, mais selon un processus finalisé, l’établissement du droit. Le droit est le fil conducteur de l’histoire. Ce qui suppose une société de liberté maximum et un minimum de contrainte, afin que la nature puisse réaliser son dessein suprême, le plein développement de toutes ses dispositions dans le cadre de l’humanité. Une fois le droit apparu, ce système d’autorégulation peut être dirigé par un devoir-être. En somme le droit est un mixte d’une partie qui relève de ce libre jeu des forces naturelles et mécaniques, et l’autre partie, plus élevée, plus raisonnable et plus morale, capable d’agir, hors de tout calcul, de tout désir, selon la seule conformité à la loi, au principe de la liberté. Le droit est le lieu de l’articulation en l’homme de la nature et de la liberté, du sensible et de l’intelligible.

Le droit conçu au point de vue générique se présente selon une double nature :

- À sa base, il prend ses racines dans la nature sensible de l’homme : à savoir ses dispositions technico-pragmatiques (« l’insociable sociabilité »). Il peut être appelé « droit positif », puisqu’il relève de la contrainte naturelle léguée par l’histoire, incarné par le droit des

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codes, sanctionné par la loi. - Vers sa tête, il tend vers la nature raisonnable de l’homme (sa nature

suprasensible). Il peut être appelé « droit naturel » puisqu’il relève de principes a priori, et suppose raison et l’autonomie de la volonté. Précisons que ce droit dit « naturel » signifie droit selon la nature de la raison. Il n’y a pas à proprement parler de droit « donné » par la nature, qui relèverait que de la puissance naturelle en chaque homme ! La force n’est pas le droit (Rousseau)

Ainsi l’idée de droit se constitue à partir d’une mise entre parenthèses de la nature sensible de l’homme, tout en restant solidaire d’elle. Le droit est liberté, mais cette liberté ne peut naître comme liberté que par la contrainte que m’imposent d’autres libertés. Dans son plus haut degré, le droit met entre parenthèses (ou neutralise) la réalité des intérêts égoïstes, pour ne s’intéresser qu’à la conformité des actions avec la loi, loi que la raison seule prescrit (telle ce qui doit-être). La loi est la raison humaine universelle. Par conséquent, le droit est complémentaire de la morale. Il est le lien nécessaire entre la nature et la liberté. Revenons à notre interrogation initiale, penser la Révolution Française. Nous pouvons souligner, fort de ce que nous venons de dire sur la genèse du droit, que la vraie terreur, n’est pas celle des Jacobins, mais celle d’un pouvoir qui restreint la dimension de l’homme à ses seules dispositions égoïstes, lui interdisant tout progrès moral. Ainsi la R.F. est un cri de la nature, en réponse à la situation de contrainte. « La sagesse politique considèrera donc comme son devoir, dans l’état actuel des choses, de faire des réformes conformes à l’idéal du droit public; et quant aux révolutions (...), de les utiliser (...) comme un appel de la nature pour parvenir, par une réforme fondamentale, à une constitution légale, fondée sur des principes de liberté durable ». « Projet de Paix Perpétuelle » La R.F. est légitime par sa transformation même de la légitimité au nom de la

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liberté. Et que l’on ne dise pas, le peuple n’est pas mûr pour la liberté ! Comme on ne peut mûrir pour la liberté, si on n’a pas été au préalable mis en liberté (il faut être libre pour pouvoir se servir utilement de ses forces dans la liberté, même si les dangers et les échecs sont grands. Kant, dans son opuscule « Sur le lieu commun : cela est bon en théorie, cela ne vaut rien en pratique », répond en soutenant que seule la théorie est capable d’informer le réel. La théorie ne se laisse pas imposer par l’autorité du donné. Le seul espoir de l’humanité réside dans l’accomplissement de ses qualités raisonnables et morales, celles qui justement ne dépendent pas du donné, mais commandent aux données. Hors les politiques ne sont que des politiques aveugles, car ils prétendent conduire les hommes que grâce à l’expérience calculatrice et utilitariste, et comme le dit Kant avec ironie, ils tentent « de voir plus loin et plus surement dans une pseudo sagesse avec des yeux de taupes fixés sur l’expérience qu’avec les yeux donnés en partage à un être qui a été fait pour se tenir debout et contempler le ciel ». Et même si les révolutionnaires français se sont trompés maintes fois du point de vue politique et devinrent des moralistes despotiques qui pêchent dans la pratique, Kant ne les met pas sur le même plan que les partisans de l’Ancien Régime, car la R.F. dispose de concepts de la raison et donc du droit, établie sur les principes de la liberté. En ce qui concerne les erreurs des révolutionnaires, il faut reconnaître qu’ils furent pressés par les circonstances, aveuglés parfois par l’enthousiasme, ils prirent des mesures hâtives « violant la nature » en ajoutant plus de contraintes que nécessaire. Mais orientés par l’idéal que prescrit la raison, ils savent ce qu’il faut faire et, comme le dit Kant « l’expérience ne peut que les ramener peu à peu dans une voie meilleure ». Songe-t-il en 1795 à la fin de la Convention Montagnarde et à l’installation de la Convention Thermidorienne ? Si la R.F. viole la nature, l’Ancien Régime viole le droit. Les uns peuvent être ramenés à la réalité par l’expérience, car ils gardent l’idée de la Raison. Tandis que les autres restent dans une situation politique inférieure, car les principes empiriques les empêchent d’être conduits par la raison, se laissant dominer par le seul jeu mécanique des forces naturels et égoïstes. Mais il ne s’agit pas non plus de l’idée théologique d’un mal nécessaire (comme chez Hegel). Le mal reste le mal et il faut juger l’histoire, car il faut toujours rappeler que l’homme est un être capable de moralité et donc il eut pu faire autrement. Rien ne justifie le mal pas même l’idée d’un sens de l’histoire. Ainsi pour Kant la R.F. réalise le lien possible de la révolution théorique et révolution pratique. Lien qui est celui de la politique et de la morale. La vraie politique ne se fonde pas sur le calcul ni la prudence, mais sur le devoir, devoir qui

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n’est établi que sur les idées de droit, de liberté et d’égalité. Réduire la politique a un calcul et à la force, c’est confondre l’homme avec un autre animal sans conscience de sa liberté. « Ainsi la vraie politique ne saurait faire un pas, sans avoir auparavant rendu hommage à la morale ; unie à celle-ci, elle n’est plus un art difficile ni compliqué. La morale tranche le nœud que la politique est incapable de délier, tant qu’elles se combattent. Il faut respecter saintement les Droits de l’Homme, dussent le souverain y faire les plus grands sacrifices ». « P.P.P. »

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Bibliographie :

- Kant : « Théorie et pratique » ; « Le conflit des facultés » ; « Qu’est-ce que les Lumières ? » « Fondements de la métaphysique des mœurs » ; « Projet de paix perpétuelle » ; « Doctrine du droit » ; « Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique » (introduction et commentaire de JM Muglioni)

- Philosophie politique N°2 KANT (revue internationale de philosophie politique)

- « La philosophie des Lumières », Ernst Cassirer - « Problèmes kantiens », Eric Weil - Kant révolutionnaire (droit et politique), André Tosel - « Kant et la révolution. À propos des révoltes arabes », Simone

Manon - « Actualité de la philosophie de l’histoire », Maurice Lagueux - « La Révolution Française n’est pas terminée », Vincent Peillon - « Vers un droit commun de l’humanité » « Pour un nouvel ordre

juridique mondial », Mireille Delmas-Marty - « Kant aujourd’hui » ; « Des droits de l’homme à l’idée républicaine »,

Alain Renaut - « La philosophie du droit de Kant », Simone Goyard-Fabre - « La fin de l’histoire et le dernier homme » Fukuyama - « Le choc des civilisations », Huntington - « Le réveil de l’histoire », Alain Badiou - « La Révolution française n’est pas terminée », Vincent Peillon - « Le Moment républicain en France », J.F. Spitz - « Qu’est-ce que le cosmopolitisme ? », Ulrich Beck