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Une journée pas tout à fait comme les autres Liliane Doloire

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Une journée pas tout à fait comme les autres

Liliane Doloire

14.46 657198

----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 160 pages

- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 13.2 ----------------------------------------------------------------------------

Une journée pas tout à fait comme les autres

Liliane Doloire

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Une journée pas tout à fait comme les autres

À la porte de l’oubli

À toi extraits de lettres

Écoutez ! Venus de très loin ils traversent le temps

Brice Albin De Lahaultetière : L’insondable énigme

* * *

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Une journée pas tout à fait comme les autres

Le talon d’une de ses baskets raclait entraînant les gravillons de l’allée du jardin. Genou soudainement replié, le balancement de sa jambe s’acheva par un coup de pied rageur, éparpillant les graviers rassemblés. Sans avoir couru il était rouge et comme essoufflé. Du haut de la terrasse, sa mère l’appelait. Il s’arrêta, se retourna tout d’un bloc, attendit l’altercation qui ne vint pas et repartit, dans une démarche raide et saccadée.

Son anniversaire avait eu lieu la semaine précédente. Sa place lui avait été désignée en bout de table et, de chaque côté petits cousins petites cousines, il s’était assis, ému, face à son père à l’autre extrémité. Dans l’attente des cadeaux, le moment le plus important fut assurément l’arrivée du gâteau. Sur la piste sinueuse d’une nougatine on pouvait y admirer, dans l’illumination de bougies et les crépitements de bâtonnets feux d’artifice, l’effigie d’un très bel enfant. Chaussé de rollers il s’inclinait, parmi des entrelacs faits de sucre et pâte d’amande, vers une inscription aux lettres joliment disposées, Yévanh, 7 ans. Des ouhaaa ! et des

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hooo ! se perdirent alors dans les applaudissements puis les voix s’unirent pour le traditionnel « joyeux anniversaire Yèvanh, nos vœux les plus sincères. »

Des spirales de fumée s’élevèrent lorsque, sous de nouveaux applaudissements, il souffla les bougies.

Le premier cadeau était une paire de rollers, bien réels, ceux-là. Yèvanh s’assura qu’ils étaient réglés à sa pointure et déjà, dans un flot de bolduc multicolore, un grand paquetage était arrivé. Avec beaucoup de précaution il en retira les fioritures l’ouvrit et découvrit, dans un carton aux inscriptions qu’il ne prit pas le temps de lire, une patinette. Penché sur l’emballage, qui la gardait encore à l’abri des regards, il savait déjà qu’elle était telle qu’il l’avait désirée. Son père vint l’aider à l’extraire de son emprisonnement de carton et autre protection. Elle apparut alors graduelle-ment, dans le silence auquel succédèrent de joyeuses acclamations.

– Oui, elle est exactement comme je l’imaginais, dit Yèvanh extasié. Puis chacun d’admirer les roues aux gros pneus en caoutchouc, les garde-boue et le guidon chromé, la pédale robuste, à la largeur devant lui assurer un bon équilibre. De couleur bleu profond elle était rutilante avec même, semblait-il, un « petit air crâne. »

Non moins impressionnant par sa grandeur et l’austérité de sa présentation, un dernier cadeau, dans un papier aux dessins géométriques verts, rouges et bleus, fermé par du scotch, restait à ouvrir. Au milieu des frisottis, de copeaux colorés, une lettre avait été déposée. Yèvanh la prit, regarda son père, sa mère, puis de nouveau à l’intérieur du carton et s’attarda sur l’enveloppe, qu’il tenait dans une main.

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– Tu peux la lire plus tard, Lui dit son père. Il la posa sur la table et se mit en devoir de découvrir

le contenu du singulier paquet. À la stupéfaction de tous il en sortit une petite pince,

une loupe, une boussole, des jumelles, un appareil photographique, un couteau de poche, puis, grandeur réduite, une pelle, une pioche et une scie. Venait ensuite des ciseaux à bouts ronds, une pelote de ficelle, une fiole de désinfectant, une boîte de pansements sparadrap « tout en un » et, la plume en moins, un chapeau à la Robin des bois. Visiblement embarrassé, il ne comprenait pas, alors il ouvrit la lettre ! Tous le regardaient.

Dans un effort de concentration il lut ces quelques lignes.

Yévanh

Yévanh, tu viens d’avoir sept ans. Te souviens-tu… Il y a de cela quelque temps, lorsque je t’ai dit : sept ans c’est l’âge de raison, te souviens-tu de m’avoir répondu : Âge de raison ! Alors j’aurai toujours raison et je ferai ce qu’il me plaît ? Tu dois comprendre que cela n’est pas aussi facile.

Ce que tu viens de découvrir, dans le dernier paquet, est une panoplie d’explorateur, te voilà donc investi d’un pouvoir sur ton environnement.

Tu n’es jamais allé dans notre petit bois, au-delà de la clôture et du pré, maintenant tu le peux ; cependant, n’oublie jamais : tout ce qui t’entoure vit, respire, se transforme, mais peut aussi dépendre de toi. Une plante que tu maltraite, un arbre que tu blesses souffrent à leur façon, parfois ils en meurent.

Apprends Yèvanh, apprends à regarder, à expérimenter,

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apprends à aimer, toujours plus et mieux. Bon anniversaire mon fils, nous t’aimons.

Papa Maman

Indécis, Yévanh resta un moment la lettre ouverte entre les mains et la remit dans son enveloppe. Confusément il sentait qu’il lui faudrait la relire plus tard, calmement lorsqu’il serait seul.

Pour le moment, ne trouvant rien à dire, il alla simplement embrasser ses parents. Les rires et bavardages, qui de nouveau s’étaient arrêtés, reprirent.

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Premiers pas

yèvanh ne s’était jamais demandé ce qu’il y avait en bout d’allée, derrière la porte, en haut de l’escalier tout au fond du jardin. Il fallait, pour y accéder, gravir une vingtaine de marches en pierre. Elles étaient hautes, profondes et usées. Il lui arrivait parfois de s’asseoir sur l’une d’elles, la première ou la deuxième, puis il repartait.

Le lendemain de son anniversaire c’est avec curiosité qu’il vint examiner l’endroit. Il s’aperçut ainsi que, la troisième marche passée, il y avait une rampe en métal arrondi, la même qu’il avait vu, parfois, sur les parois rocheuses à la montagne. Ce jour-là, ne prenant aucune initiative et dans l’expectative de ce qu’il ferait plus tard, il reprit le chemin de la maison.

Ce fut l’incident qui le propulsa hors de sa réserve. C’était un jour de vacances scolaires. Dans sa chambre, appliqué à découper des images autos collantes : papillons, libellules, oiseaux, scarabées et autres fleurs chamarrés, il s’avisa d’en décorer le voile des rideaux de la fenêtre. À la limite de ses bras tendus il recula un peu pour juger de l’effet produit. Satisfait, il voulut cependant que le décor atteigne un peu plus de hauteur ; pour se faire, un rapide coup d’œil autour de sa chambre lui fit choisir la chaise,

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face à son bureau. Il la glissa devant son chef-d’œuvre, y déposa trois des plus gros livres de sa bibliothèque et entreprit leur escalade. Dans un renversement fracassant il se retrouva par terre, sur les fesses, à ses côtés les livres, dont un, assez malmené, garderait les traces. Un peu plus loin la chaise gisait, les pieds à l’envers.

Au bref silence qui s’ensuivit, dans une précipitation venue du plus loin de la maison, sa mère était arrivée. Bouche entrouverte, visage figé par la surprise, elle eut à peine le temps de proférer quelques paroles : Yévanh s’était relevé, avait saisi les jumelles posées sur son bureau puis, l’air renfrogné, sans la regarder, sans proférer une parole il était sorti de la chambre.

C’est ainsi que dans un envol de gravillons projetés d’un coup de pied magistral, il avait expulsé son exaspération.

De sa nuque et de ses épaules la tension sitôt disparue, il aspira une grande bouffée d’air et son imagination l’emporta, bien avant qu’il n’y pose le pied, au-delà de l’escalier.

Les marches, contrairement à ce qu’il croyait, ne furent pas un obstacle à son escalade : prudemment penché vers l’avant il gravit les premières, puis les autres, sans même se servir de la rampe. En arrivant sur la plate-forme, tout en haut, impressionné par la grandeur de la porte, de ses ferrures et la grosseur de ses clous à têtes martelés, écrasés pensa-t-il, il s’exclama :

– Ouaaah ! Pour de vrai ! Comme pour un château fort ! Le sombre d’une serrure laissait échapper, par la

démesure de son orifice, un rai de lumière. Il s’approcha, haussé sur la pointe des pieds, pour y regarder : il était trop petit.

Dans un abri au toit en chaume, pour elle exprès fabriqué, une clef « gigantesque » était suspendue sur un

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clou hors norme, par rapport à ce qu’il connaissait des clous. De nouveau sur la pointe des pieds, il la prit : elle était lourde. Bras un peu levés, il réussit à l’introduire dans la serrure et de ses deux mains la tourna. Restait à manœuvrer la poignée de la porte, il dut s’y essayer à plusieurs reprises.

L’inattendu de l’immensité le laissa interdit, figé sur place. De chaque côté, en parallèles un peu courbes, le ciel rejoignait la terre recouverte d’herbe tendre et semblait y prendre appui, s’y enfoncer, comme pour la soulever et l’offrir. Dans le lointain, face à lui, la cime des arbres s’étirait au plus haut des cieux, l’horizon semblait clôturé de limites inaccessibles.

Yèvanh regardait et ne trouvait pas de mots en accord avec ce qu’il ressentait. Soudain, dans une exclamation de joie il se mit à courir, les bras en croix, droit devant lui puis, étourdi, s’arrêta net.

– Oui… C’est cela, se dit-il, je vais rentrer à la maison et demander à maman, pour demain, un déjeuner froid… Je partirai assez tôt le matin, j’atteindrai le bois pour y passer la journée.

Se souvenant de ses jumelles en bandoulière il les prit, pour voir plus loin. Ne sachant pas encore très bien les ajuster à sa vue, une foule de projets en tête, il les rangea et reprit le chemin du retour.

Devant la maison, se souvenant de la décoration ratée des rideaux de sa chambre, il ralentit le pas et se demanda quel accueil lui réservait sa mère.

Dans la cuisine, semblant avoir oublié son imprudence et son agressivité muette, elle préparait le repas du soir et l’accueillit avec un sourire.

– Alors ? Demanda telle. – Maman, maman ! Commença-t-il.

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Et il se lança, avec des accents d’enthousiasme, dans la narration de sa presque aventure. Il posa ensuite la question de savoir si, le lendemain, il serait autorisé à emporter son repas pour une longue expédition en « forêt. »

– Nous allons en discuter avec ton père dès qu’il rentrera, répondit-elle :

Lorsqu’il entendit s’ouvrir la porte d’entrée Yévanh fut pris d’une sorte d’inquiétude… Son père écouta attentivement sa requête.

– Mais oui, bien sûr dit-il, c’est une très bonne idée… Cependant, pour ta première expédition tu emporteras le portable, Toutes les demi-heures, tu enverras un son et toutes les heures tu nous parleras.

– Merci, merci, s’exclama Yèvanh, en battant des mains.

Ce soir-là, il prit l’initiative de se coucher tout de suite après le repas, pour se lever tôt, le lendemain matin.

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Au réveil

Il se leva dans la bonne odeur du café que son père préparait. Sa mère étalait beurre et confiture sur des tartines de pain grillées. Sa robe de chambre enfilée il les rejoignit dans la cuisine, les embrassa et s’assit devant un bol de chocolat fumant.

– J’ai fait un rêve, dit-il en choisissant ses tartines : traversant le pré, à ma ceinture côté gauche une épée, je tenais mon portable dans la main droite. Un grand oiseau noir, avec une tache blanche sur le dessus de la tête, planait très haut dans le ciel. Il descendit à ma hauteur puis, se perchant sur mon poignet, piqua le téléphone d’un coup de bec en disant :

– Un noble chevalier ne porte jamais ce genre de chose, tu brouilles les ondes, les vibrations, Le contact ne s’établira pas. Puis, bien que je ne l’aie pas vu partir, il n’était plus là.

Il réfléchit un instant et continua – C’est bizarre ! Comment dire ? Dans mon sommeil,

je pensais rêver, mais le chemin, lui, était tellement réel que je marchais avec la certitude de savoir où j’allais, pourtant, je ne le savais pas.

Dans un bois, sur la droite, un peu plus loin, se trouvait une très vieille femme. Ses cheveux gris, aux

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longues mèches, étaient mal coiffés. Elle était debout, devant un énorme chaudron qui dégageait, au fur et à mesure que j’avançais, une vapeur toujours plus haute, plus épaisse, puis elle disparut. Je me suis arrêté et comme j’allais m’éloigner, de ses mains elle écarta la vapeur, s’en dégagea et me regarda tout en disant des choses que je ne compris pas. Plus loin, une biche essoufflée venait d’échapper à deux chasseurs. Elle tourna vers moi sa tête, me regarda longuement et se transforma en une petite fille aux longs cheveux dorés. Puis elle s’enfuit, au fond du bois, dans un éclat de rire qui, entrecoupé de silences, me parvenait encore mais mal, par saccades. Je me suis réveillé et rendormi, jusqu’à ce matin.

– Un très beau rêve, dit sa mère – Oui, ajouta son père, mais que cela ne t’empêche

surtout pas de garder le contact avec nous.

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De l’autre côté

La musette du déjeuner était prête, Yévanh s’en saisit. Son père était déjà parti vers ses obligations, sa mère, qu’il embrassait, lui tendit le téléphone. Il le glissa dans l’une de ses poches, sortit, puis d’un petit air désinvolte lui adressa un signe de la main.

Derrière la fenêtre, rideau relevé, elle resta longtemps après qu’il eut disparu au tournant de l’allée. Il ne s’était pas retourné.

Allant d’un bon pas dès qu’il aperçut, en droite ligne, la limite de la propriété entourée d’une haie, il freina un peu son élan, pour plus loin de nouveau accélérer la marche.

La porte était là ! Il exécuta, dans ce qui allait devenir un rituel, les mêmes gestes que la première fois : Haussé sur la pointe des pieds, prendre la clef, l’introduire dans la serrure, à deux mains la tourner, saisir la poignée et forcer l’ouverture.

Ce fût le même choc que lors de son premier contact hors clôture : vacillement, envie d’ouvrir les bras en croix… De courir, ce que cette fois il ne fit pas. Sans pouvoir se l’expliquer il se sentait comme une petite chose libre, cependant perdue, enserrée d’espace. Dans l’herbe

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fraîche, un peu mouillée du matin, il imprimait fortement ses pas puis, de temps à autre se retournait, sur l’encrage des herbes couchées. Le soleil était déjà haut lorsqu’en fin de pré il arriva devant un fossé. De l’autre côté, en contrebas, imposant un choix, un sentier s’étirait : il fallait traverser ou rebrousser chemin.

Yévanh se pencha au-dessus d’une végétation un peu plus haute, un peu plus drue. C’était dû à l’eau qui plus ou moins, selon le temps, restait en cet endroit. Il réfléchit un moment puis se dit, qu’en prenant bien son élan, il arriverait à franchir l’obstacle. Il se baissa un peu sur ses jambes et adroitement lança, de l’autre côté, ce que désormais il emporterait toujours avec lui puis, s’éloignant, se mit à courir pour d’un saut regagner l’autre rive et… Et plouf ! en plein milieu.

La chute fut brutale ! Un bras endolori, une main enfoncée dans l’herbe et la terre humide il se releva, frottant son coude regagna l’autre versant, et là reprit possession de ses affaires. Un peu plus loin, d’un mètre environ plus grand que lui, éloigné de toute frondaison, un sapin semblait être le gardien d’un domaine aux profondeurs inquiétantes. Indécis, la main encore sur son coude, il s’approcha et le considéra attentivement.

– Bonjour, dit-il enfin, puis de la tête désignant le passage il ajouta :

– Lorsque je viendrai je rentrerai toujours par ici, tu seras mon repère, mon arbre préféré, nous grandirons ensemble.

Prudemment, avec des enjambées un peu longues pour sa taille, léger, presque sur la pointe des pieds, il s’aventura plus avant dans les fourrés. Les sens en éveil, il entendait des craquements, des froissements qui ne lui

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étaient pas familiers. Puis dans une sorte d’assurance, dissimulant une appréhension qu’il n’aurait su expliquer, il s’efforça de reprendre sa démarche habituelle.

Pour mieux se rassurer, il se dit que c’était de plus loin qu’arrivaient les bruits singuliers dans leur clarté sans écho d’autre résonance. Mais il se dit aussi que là, tout près, tombait… Il ignorait ce qui tombait ! Il écoutait se casser des branches que personne, semblait-il, ne touchait, des bruissements, que rien ne paraissait provoquer. Il porta plus d’attention à ce que générait le son de ses pas, de branchages qu’il écartait mais aussi, à son approche, dans un frémissement de silence, l’envol des oiseaux. Étonné, il fit une pause, reprit sa marche à l’écoute de ce dont il faisait soudain partie mais qu’il ne connaissait pas, même si ses livres lui avaient appris, croyait-il, bien des choses sur la forêt.

– Je dérange, se dit-il, tout ce qui vit là. De nouveau il s’arrêta, ralentit sa respiration, écouta

avec l’impression qu’ainsi tout s’écoulait dans la sérénité, pour un silence jusque-là ignoré ! Alors, dans l’imprécis de ses idées, il lui sembla que c’était lui, lui qui, bouche ouverte, ne bougeait plus et n’osait respirer, que c’était lui ! Lui que l’on cherchait à écouter.

– Il doit y avoir une autre façon… Une autre façon de comprendre… Une autre façon de faire, finit-il par dire à voix basse, si je n’ai pas peur et si… Si cela existe et si…

– Si cela existe ! Mais je ne pourrai même pas en parler. Personne ne me croirait, dit-il cette fois en élevant la voix. Et il avança plus avant dans le bois.

Plus il marchait, plus les arbres se resserraient. Il bifurqua sur la gauche, marcha encore un peu… Une clarté bleue de ciel tombait sur un cercle d’herbe drue et courte ;

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il s’approcha, se pencha : – De l’herbe qui n’a pas grandi, pensa-t-il. Puis

reculant d’un pas : – Un rond de fées ! S’exclama-t-il cette fois dans la

tonalité la plus suraiguë de sa voix. Il se rappela cette histoire lue il y avait peu de temps :

un jeune homme parti en forêt, chercher une certaine herbe pour sa fiancée, ne revint, sans avoir vieilli, que des années plus tard. Entre-temps, la jeune fille s’était mariée et elle avait eu de nombreux enfants.

Le jeune homme était passé sur un rond de fées, analogue à celui devant lequel Yévanh se trouvait. Son livre disait encore, il s’en souvenait parfaitement, que des lutins habitent ces lieux et que l’imprudent qui pose un pied à cet endroit tourne jusqu’à perdre la tête, puis la notion du temps. Il devient ainsi prisonnier des petits êtres pour parfois être libéré dans un temps qui n’est plus le sien. Yévanh, bien que ne croyant pas en la réalité des faits, avait relu cette histoire plusieurs fois. Là, dans l’interrogation abandonnant d’hypothétiques convictions, il se détourna de l’endroit.

Sa montre marquait midi. Il appela sa mère, lui dit que tout allait bien et reprit son parcours. Commençant à avoir faim, mais voulant marcher encore, il buta sur l’extrémité d’une racine, hors de terre, déséquilibré, penché vers l’avant, quelques enjambées précipitées lui évitèrent la chute. Il s’aperçut alors que, fatigué, il avançait par automatisme, puis il comprit qu’il avait vraiment trop faim et devait impérativement prendre son repas. Avec attention, il examina la racine butoir à son pied. Asymétrique, de plus en plus grosse, elle remontait, en suivant la diagonale d’une deuxième racine, aménageant le long de sa trajectoire un