UNE HISTOIRE DE PARIS

Dans la même collection

Anne Boquel et Étienne Kern, Une histoire des haines d’écrivains.Christian Delporte, Une histoire de la langue de bois.Christian Delporte, Une histoire de la séduction politique.Stéphane Giocanti, Une histoire politique de la littérature.

Graham ROBB

UNE HISTOIRE DE PARISPAR CEUX QUI L’ONT FAIT

Traduit de l’anglaispar Isabelle D. Taudière

Du même auteur

Baudelaire, lecteur de Balzac, Corti, 1988.La Poésie de Baudelaire et la poésie française, 1838-1852, Aubier,

1993.Une histoire buissonnière de la France, Flammarion, 2011.

Titre original : Parisians, An Adventure History of ParisCopyright © Graham Robb 2010

© Flammarion, 2010 pour la traduction française© Flammarion, 2012, pour cette édition

ISBN : 978-2-0812-8316-9

À mes parentsGORDON JAMES ROBB

(1921-2000)JOYCE ROBB,

née Gall

Départ

LE TEMPS QUE j’arrive à Paris, la Bastille avait disparu.La carte fournie par l’agence de voyage montrait bel etbien une « place de la Bastille » dans l’est de la ville,mais en sortant de la station de métro Bastille, je netrouvai rien à voir, qu’une horrible colonne verte. Il nerestait pas même le vestige d’une ruine. Sur le socle dela colonne, il y avait une date en lettres dorées sales –« JUILLET 1830 » – et une inscription en hommage aux

citoyens morts pour « la défense des libertés publiques ».Je savais pourtant que la Révolution française avait eulieu en 1789. Il s’agissait manifestement d’une autrerévolution. Mais puisque le roi et les aristocrates avaientété guillotinés, qui avait bien pu massacrer les défenseursdes libertés en 1830 ? Le monument n’offrait aucuneexplication. Par la suite, à l’école, un garçon plus âgéme parla d’une autre révolution, que je n’avais ratée quede sept ans.

Cette année-là, pour mon anniversaire, mes parentsm’avaient offert une semaine de vacances à Paris. Leforfait comprenait une chambre dans un petit hôtel prèsde l’École militaire, quelques renseignements sur lesmonuments et adresses de restaurants bon marché, un

12 UNE HISTOIRE DE PARIS PAR CEUX QUI L’ONT FAIT

billet pour une promenade en bateau sur la Seine et unbon pour un cadeau à récupérer aux Galeries Lafayette.Ma valise contenait ce qui me paraissait être beaucouptrop de vêtements, quelques provisions de secours et unexemplaire d’occasion des œuvres de Charles Baudelaire.Le poète devait être mon guide à travers tous les mys-tères et expériences indéfinissables qui comblaient lesvides entre les sites célèbres. Je lus les « Tableaux pari-siens » et le chapitre sur « l’héroïsme de la vie moderne » :« La vie parisienne est féconde en sujets poétiques etmerveilleux. Le merveilleux nous enveloppe et nousabreuve comme l’atmosphère ; mais nous ne le voyonspas. » En m’imprégnant de Baudelaire dans un café prèsde la tour Saint-Jacques, tandis que dans la rue la pluieestompait les visages et dissolvait les pierres gothiquesen un air brumeux, j’étais absolument certain de le voir.

Au cours de cette semaine, je fis plusieurs autresdécouvertes intéressantes. De l’autre côté de la Seine,je dénichai la petite maison en face de la tour Eiffel oùBalzac s’était caché de ses créanciers pour écrire LaComédie humaine. Je gravis l’immense escalier menantau dôme blanc du Sacré-Cœur et trouvai un village

plein de cafés avenants et d’artistes qui copiaient tousles mêmes tableaux. J’arpentai des heures entières leLouvre, oubliant de manger et ne me rappelant presquerien. Je trouvai des rues médiévales pavées de sable, etméditai sur des graffitis qui me paraissaient écrits pardes gens très instruits avec des opinions politiques bienarrêtées. Je croisai dans le métro des mendiants estro-piés, et dans des quartiers dédaignés par le guide depoche de Paris, je vis des femmes pareilles à celles des« Tableaux parisiens ».

Le premier jour, après avoir essayé de pratiquer lalangue que je croyais être du français, je décidai quepour mieux savourer Paris, rien ne valait un état de

DÉPART 13

contemplation silencieuse. Je me rendis compte que l’onpouvait traverser la ville à pied en une demi-journée,ce que je fis plusieurs fois, pour finir par planifier mesjournées en inscrivant des chiffres sur la carte des bus.À la fin de la semaine, les bus 27, 38 et 92 et la plupartdes autres lignes desservies par des autobus à plateformearrière étaient de vieilles connaissances. Je remis la pro-menade en bateau au dernier jour et dormis pendantpresque toute la visite. En embarquant dans la navettede l’aéroport aux Invalides avec une valise pleine à cra-quer de livres d’occasion – dont certains me paraissaientêtre des trésors inestimables – j’avais vu tant de chosesque je n’avais qu’une once de mauvaise conscience pourne pas être allé chercher mon cadeau aux Galeries Lafa-yette.

L’une des découvertes les plus importantes arriva troptard pour m’être utile. Dans l’avion qui me ramenait àBirmingham, un Américain entama ce qu’il devait espé-rer être une conversation. Il me demanda si j’avais vule fameux Quartier latin. Non, lui répondis-je (quoiqueje devais par la suite me rendre compte que j’y étaiseffectivement passé). « Eh bien, vous allez devoir y

retourner ! trancha-t-il. Si vous n’avez pas vu le Quartierlatin, vous n’avez pas vu Paris ! »

L’année suivante, je repartis pour Paris avec assezd’argent pour quinze jours et la ferme intention de trou-ver un petit boulot. Trois semaines plus tard, c’étaitchose faite et je restai six mois. Je finis par connaîtreassez bien Paris pour comprendre que je ne le connaî-trais jamais véritablement. La vue d’une lourde portecochère se refermant sur une cour intérieure semblaitêtre un spectacle typiquement parisien. Je me fis quelquesamis qui, pour la plupart, n’étaient pas nés à Paris maisétaient fiers d’être parisiens. Ils me montrèrent desendroits que je n’ai jamais pu retrouver tout seul et me

14 UNE HISTOIRE DE PARIS PAR CEUX QUI L’ONT FAIT

firent partager un certain art de vivre parisien : restercoincés dans un embouteillage comme forme de flâne-rie, se garer sur une place interdite comme défense dela liberté individuelle, contempler les vitrines comme siles rues étaient un musée public. Ils m’apprirent l’éti-quette ô combien subtile consistant à faire semblantde se quereller avec les garçons de café, et l’art galantde guigner les belles étrangères. En tant qu’étudiant, jelisais des romans et des livres d’histoire, et j’essayai derapprocher ces informations des faits visibles. J’appris àdistinguer une révolution d’une autre. Je finis par êtrecapable d’expliquer la raison d’être de la colonne de laplace de la Bastille, et j’arrivais même à comprendre cer-tains graffitis politiques. Mais tout ce savoir méticuleu-sement appris restait quelque peu encombrant etincongru. C’était en réalité le bagage d’un touriste his-torique. Je lus les sept mille entrées du Dictionnaire his-torique des rues de Paris de Jacques Hillairet, étudiantattentivement les photographies, mais sous le ciel deParis, même le monument le plus effrontément illuminédemeurait un labyrinthe à plusieurs étages. Mêmequand mon français se fut suffisamment amélioré pour

me permettre de prêter une oreille indiscrète auxconversations, les foules des boulevards et les visages auxfenêtres venaient me rappeler qu’à lui seul, aucun indi-vidu ne pourrait jamais saisir dans toute sa complexitéune métropole en perpétuel devenir, peuplée de plu-sieurs millions d’habitants.

LES AVENTURES qui suivent ont été écrites comme unehistoire de Paris racontée par de nombreuses voix diffé-rentes. Elles débutent à l’aube de la Révolution françaiseet s’achèvent à l’époque actuelle, s’autorisant parfoisquelques incursions dans le passé médiéval et préhisto-rique. Ces récits retracent le développement de la ville

DÉPART 15

depuis l’île de la Seine qui abritait la tribu des Parisii,jusqu’aux banlieues tentaculaires qui inspirent aujourd’huiplus de crainte qu’aux temps où elles étaient infestéesde brigands et de loups.

Par cette entreprise, je me proposais de composer unemini Comédie humaine de Paris, dans laquelle l’histoirede la ville serait éclairée par l’expérience vécue de seshabitants. Chaque tableau relate un événement véri-dique, et chacun se suffit à lui-même, mais on trouveraaussi des correspondances et des croisements, littérauxet mystérieux, en guise de repères dans le temps commedans l’espace. Certains quartiers et édifices reparaissentà des époques différentes, vus à travers un autre regard,transformés par des événements, des obsessions, desvisionnaires, des architectes et le passage du temps.

Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, il n’existait aucun planprécis et fiable de Paris, et très peu de Parisiens s’aven-turaient au-delà des limites de leur propre quartier.Aujourd’hui encore, pour découvrir Paris, ou touteautre grande ville, le promeneur doit dans une certainemesure se laisser distraire et désorienter. À travers lecanevas des rues, une certaine texture topographique,

un mélange de climat, d’odeurs, de pierre de construc-tion et d’agitation humaine, la ville acquiert une réalitéparticulière. Chaque vision de Paris, aussi intime ouexcentrique soit-elle, appartient autant à l’histoire queses cérémonies publiques et ses monuments. Un pointde vue unique aurait réduit ces aventures distinctives àune visite guidée classique. Les techniques narrativeset les perspectives ont naturellement été inspirées parun lieu, un moment historique ou une personnalité.Chaque récit a été écrit dans l’esprit de l’époque, et cha-cun appelait ses propres explications, imposait unedéférence particulière pour le passé. Les descriptions destransformations architecturales de Paris, du développement

16 UNE HISTOIRE DE PARIS PAR CEUX QUI L’ONT FAIT

de sa police et de son gouvernement, de ses infrastruc-tures et de ses logements, de ses divertissements et deses révolutions, sont là en premier lieu pour servir lerécit. Rien n’a été artificiellement ajouté et personne –mis à part le baron Haussmann, Adolf Hitler et quelquesprésidents de la République – ne disserte sur l’évolutiondu système d’égouts ou du réseau de transports.

Un touriste se laissant porter par le hasard des ruescomme on laisserait se dérouler le fil de la pensée nese rend compte qu’après-coup, une fois qu’il a recons-titué le puzzle de son parcours sur un plan, de la sommede connaissances que peut apporter l’imprévu. Je mesuis efforcé ici de reproduire l’effet mnémonique, sicommode, d’une longue marche, d’une promenade enautobus ou d’une aventure personnelle, afin de créer unesérie d’environnements auxquels le lecteur pourraitdésormais associer toutes sortes d’événements et dedétails. Presque tous les historiens de Paris insistent surle fait qu’il est impossible de rendre totalement comptede la ville, et je suis convaincu que cette impossibilitétransparaît ici de façon plus flagrante encore qu’à l’habi-

tude. Ce livre ne prétend aucunement se substituer auxhistoires analytiques de Paris, dont on trouve de nosjours d’excellents exemples en librairie. Il n’est toutefoispas aussi éloigné qu’il pourrait le paraître de l’histoiretraditionnelle. Il a exigé autant de recherche que LaDécouverte de la France*, consacré aux 85 % restants dela population, mais il ne s’agissait pas pour autant demodeler comme une masse d’argile amorphe des don-nées historiques gagnées de haute lutte. Il a surtout étéécrit pour le plaisir de méditer sur Paris, et j’espère qu’ilsera accueilli dans le même état d’esprit. À ce titre, un

* Graham Robb, à paraître en 2011 chez Flammarion.

DÉPART 17

historien impartial se doit de signaler que le lecteur pas-sera autant de temps à lire ce livre qu’il en passerait àdéchiffrer les épitaphes de chaque tombe du cimetièredu Père-Lachaise, musarder à la terrasse de chaque caféentre la place de l’Étoile et la place de la Sorbonne,emprunter une douzaine de bus différents du départ auterminus ou fouiller dans les caisses de chaque bouqui-niste du quai de la Tournelle jusqu’au quai Malaquais.

Une nuit au Palais-Royal

N° d'édition : L.01EHQN000612.N001Dépôt légal : février 2012