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UNE ECOLE DES MYSTERES DES TEMPS MODERNES: LA ROSE-CROIX Texte extrait de: Les écoles des Mystères , par Konrad Dietzfenbilger, Septénaire, 2005 Dans les années 1614-1615-1616, trois ouvrages parurent en Allemagne qui firent sensation : « L’appel de la Fraternité de la Rose-Croix » (Fama Fraternitatis R.C.), « Le témoignage de la Fraternité de la Rose-Croix » (Confessio Fraternitatis R.C.) et « les Noces Alchimiques de Christian Rose-Croix » (Chymische Hochzeit Christiani Rosencreutz anno 1459). L’identité de l’auteur des deux premiers ouvrages demeura ignorée jusqu’à nos jours, quant au troisième, il passait pour avoir été composé par Jean Valentin Andreae, né en 1586, mort en 1654. Des recherches toutes récentes ont établi qu’il existait , derrière ces trois ouvrages, un cercle appelé « le cercle de Tübingen », composé principalement de trois personnes : Tobias Hess, Christophe Besold, et Valentin Andreae, et dont Hess était l’âme. C’est lui que l’on peut considérer comme l’inspirateur de ces trois écrits idéologiques ; en qualité de membre le plus jeune et sans doute aussi parce qu’il avait la plume la plus alerte, il fut chargé de la rédaction, couchant sur le papier ce qui était le fruit d’un commun labeur. Dans ces trois publications, une « Fraternité » apparaissait au grand jour qui déclarait vouloir mener à bonne fin une « réformation du monde ». Celle-ci devait commencer par la culture, la religion et la science. Les ouvrages, ainsi que les activités de la Fraternité qui transparaissent à travers eux, ont donné lieu aux spéculations les plus échevelées. A tort ou à raison, de nombreuses sociétés ésotériques se sont réclamées d’eux jusqu’à nos jours. On est allé aussi jusqu’à mettre en doute l’existence d’une semblable « Fraternité de la Rose-Croix », d’une Ecole des Mystères de la Rose-Croix telle qu’elle se présente dans les « Noces Alchimiques ». Le tout n’était-il pas simplement le produit de l’imagination des trois auteurs, un « ludibrium », un jeu, une « plaisanterie » de la part de Jean Valentin Andreae ? Lui-même devait, par la suite, réserver ce qualificatif aux « Noces Alchimiques ». Si l’on met de côté cette proclamation d’une Fraternité dont nul n’avait entendu parler jusqu’alors, le contenu des trois ouvrages n’avait pourtant rien d’insolite. Dans les siècles précédents, on avait déjà publié ouvertement une foule d’ouvrages en matière cabalistique, alchimique, astrologique ou encore magico-philosophique. Hermès Trismégiste, le père de l’alchimie, et l’art qu’il avait inauguré, étaient au centre des préoccupations de nombreux écrivains. L’aspiration à des expériences de caractère surnaturel était alors très générale et il y avait un peu partout une certaine insatisfaction à l’égard de la science, de l’enseignement et des pratiques de l’Eglise. Or, aspiration et insatisfaction faisaient le jeu de nombreux charlatans, experts dans l’art de les exploiter. Dans un tel état de choses, les Manifestes dont nous avons parlé semblaient vouloir sérieusement apaiser un appétit très répandu, tout en fournissant au lecteur un critère grâce auquel il lui serait aisé de séparer le bon grain de l’ivraie en matière ésotérique. Aussi les ouvrages en question furent-ils à l’origine d’une réaction profonde et durable. Si une telle Fraternité existait véritablement et si elle invitait les hommes à prendre contact avec elle, sans toutefois leur donner une adresse, ceux qui étaient intéressés devaient alors se déclarer sans détours et la prier de leur fournir un moyen de rentrer en contact avec elle. Des écrits virent le jour où ceux que tenaillait le désir de ce contact demandaient instamment qu’il leur fût montré comment on pouvait aller jusqu’à elle. On vit également paraître des publications d’auteurs qui, sans revendiquer pour eux-mêmes le titre de Rose-Croix, n’apparaissaient pas moins très proches des trois Manifestes. Parmi eux, il y avait l’Anglais Robert Fludd, l’Allemand Michael Maïer, médecin de l’empereur Rodolphe II, mort en 1612. Ce Michael Maier paraissait en savoir un peu plus long que les autres, car il admettait la réalité de cette société de la Rose-Croix, bien qu’il dit n’en pas faire partie. (1) Comme aucune réponse ne se faisait entendre quant à ses nombreuses prières par lesquelles il adjurait la dite société de lever le voile de l’incognito, et qu’à vrai dire il n’y avait de réponse nulle part, Maier rédigea un écrit intitulé : « Silentium post clamores » (Silence après les cris). Des hommes célèbres tels Descartes et Leibniz et plus tard, Newton, passaient pour avoir mis tout leur zèle à la recherche des Rose-Croix, qu’ils n’auraient jamais pu identifier. Toutefois, les réactions hostiles ne manquèrent pas non plus: elles furent le fait de cabalistes, d’alchimistes, d’astrologues et de savants. Des théologiens firent paraître des écrits plein de

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UNE ECOLE DES MYSTERES DES TEMPS MODERNES: LA ROSE-CROIX

Texte extrait de: Les écoles des Mystères , par Konrad Dietzfenbilger, Septénaire, 2005

Dans les années 1614-1615-1616, trois ouvrages parurent en Allemagne qui firent sensation : « L’appel de la Fraternité de la Rose-Croix » (Fama Fraternitatis R.C.), « Le témoignage de la Fraternité de la Rose-Croix » (Confessio Fraternitatis R.C.) et « les Noces Alchimiques de Christian Rose-Croix » (Chymische Hochzeit Christiani Rosencreutz anno 1459). L’identité de l’auteur des deux premiers ouvrages demeura ignorée jusqu’à nos jours, quant au troisième, il passait pour avoir été composé par Jean Valentin Andreae, né en 1586, mort en 1654. Des recherches toutes récentes ont établi qu’il existait , derrière ces trois ouvrages, un cercle appelé « le cercle de Tübingen », composé principalement de trois personnes : Tobias Hess, Christophe Besold, et Valentin Andreae, et dont Hess était l’âme. C’est lui que l’on peut considérer comme l’inspirateur de ces trois écrits idéologiques ; en qualité de membre le plus jeune et sans doute aussi parce qu’il avait la plume la plus alerte, il fut chargé de la rédaction, couchant sur le papier ce qui était le fruit d’un commun labeur. Dans ces trois publications, une « Fraternité » apparaissait au grand jour qui déclarait vouloir mener à bonne fin une « réformation du monde ». Celle-ci devait commencer par la culture, la religion et la science. Les ouvrages, ainsi que les activités de la Fraternité qui transparaissent à travers eux, ont donné lieu aux spéculations les plus échevelées. A tort ou à raison, de nombreuses sociétés ésotériques se sont réclamées d’eux jusqu’à nos jours. On est allé aussi jusqu’à mettre en doute l’existence d’une semblable « Fraternité de la Rose-Croix », d’une Ecole des Mystères de la Rose-Croix telle qu’elle se présente dans les « Noces Alchimiques ». Le tout n’était-il pas simplement le produit de l’imagination des trois auteurs, un « ludibrium », un jeu, une « plaisanterie » de la part de Jean Valentin Andreae ? Lui-même devait, par la suite, réserver ce qualificatif aux « Noces Alchimiques ». Si l’on met de côté cette proclamation d’une Fraternité dont nul n’avait entendu parler jusqu’alors, le contenu des trois ouvrages n’avait pourtant rien d’insolite. Dans les siècles précédents, on avait déjà publié ouvertement une foule d’ouvrages en matière cabalistique, alchimique, astrologique ou encore magico-philosophique. Hermès Trismégiste, le père de l’alchimie, et l’art qu’il avait inauguré, étaient au centre des préoccupations de nombreux écrivains. L’aspiration à des expériences de caractère surnaturel était alors très générale et il y avait un peu partout une certaine insatisfaction à l’égard de la science, de l’enseignement et des pratiques de l’Eglise. Or, aspiration et insatisfaction faisaient le jeu de nombreux charlatans, experts dans l’art de les exploiter. Dans un tel état de choses, les Manifestes dont nous avons parlé semblaient vouloir sérieusement apaiser un appétit très répandu, tout en fournissant au lecteur un critère grâce auquel il lui serait aisé de séparer le bon grain de l’ivraie en matière ésotérique. Aussi les ouvrages en question furent-ils à l’origine d’une réaction profonde et durable. Si une telle Fraternité existait véritablement et si elle invitait les hommes à prendre contact avec elle, sans toutefois leur donner une adresse, ceux qui étaient intéressés devaient alors se déclarer sans détours et la prier de leur fournir un moyen de rentrer en contact avec elle. Des écrits virent le jour où ceux que tenaillait le désir de ce contact demandaient instamment qu’il leur fût montré comment on pouvait aller jusqu’à elle. On vit également paraître des publications d’auteurs qui, sans revendiquer pour eux-mêmes le titre de Rose-Croix, n’apparaissaient pas moins très proches des trois Manifestes. Parmi eux, il y avait l’Anglais Robert Fludd, l’Allemand Michael Maïer, médecin de l’empereur Rodolphe II, mort en 1612. Ce Michael Maier paraissait en savoir un peu plus long que les autres, car il admettait la réalité de cette société de la Rose-Croix, bien qu’il dit n’en pas faire partie. (1) Comme aucune réponse ne se faisait entendre quant à ses nombreuses prières par lesquelles il adjurait la dite société de lever le voile de l’incognito, et qu’à vrai dire il n’y avait de réponse nulle part, Maier rédigea un écrit intitulé : « Silentium post clamores » (Silence après les cris). Des hommes célèbres tels Descartes et Leibniz et plus tard, Newton, passaient pour avoir mis tout leur zèle à la recherche des Rose-Croix, qu’ils n’auraient jamais pu identifier. Toutefois, les réactions hostiles ne manquèrent pas non plus: elles furent le fait de cabalistes, d’alchimistes, d’astrologues et de savants. Des théologiens firent paraître des écrits plein de

haine et de sarcasme. Haslmayer, l’un des premiers à avoir réagi favorablement à la publication des Rose-Croix, mais qui avait commis l’imprudence de mettre son nom en tête de son écrit alors qu’il s’était déjà attiré l’animosité des jésuites et des autorités en raison de ses opinions paracelsiennes, en fut quitte pour quatre ans de galère. Mais tout en resta à la formule de Maier : « Silentium post clamores ». Aucun écrit rosicrucien ne suivit les ouvrages sus mentionnés. Comment expliquer ces événements ? Comment expliquer en outre qu’en dépit de nombreuses recherches qui se sont poursuivies jusqu’à nos jours, on ne trouva jamais trace d’une organisation de la Rose-Croix en ce temps-là ? Cependant, si l’on prend en considération les idées qui ont cours sur la naissance des écoles des Mystères, telles qu’on les formule au sein de ces écoles, il semble que l’on ait en main la clef du problème. Les écoles des Mystères enseignent que l’humanité est un organisme de nature psycho spirituelle dont les expériences sont, comme celles de tout individu, de nature psycho-spirituelle. La manière dont ces expériences apparaissent et s’expriment dépend des développements psycho-spirituels dans le cosmos d’une part et dans cet organisme qu’est l’humanité d’autre part. Et s’il y a un terrain ou une culture, dans l’humanité, qui soit favorable de ce point de vue, cette disposition psycho-spirituelle peut être stimulée dans l’homme sous l’impulsion de l’Esprit cosmique. Ces impulsions sont nettes et conscientes chez ceux qui sont des pionniers, nous voulons dire des fondateurs d’écoles des Mystères. Ces derniers parcourent eux-mêmes la voie des Mystères et tentent d’édifier, pour leurs frères humains, une école des Mystères. A ce propos, il faut distinguer entre l’aspect intérieur et l’aspect extérieur de ces écoles. L’aspect intérieur permet l’épanouissement de ces impulsions cosmiques chez des individus prédisposés : ils parcourent le chemin des Mystères, celui qui les mène au développement de leur Soi véritable. L’aspect extérieur est celui d’une organisation qui met des individus déjà préparés en rapport avec la sagesse des Mystères, pour qu’ils puissent par la suite parcourir eux-mêmes le chemin qu’elle indique. L’école des Mystères de la Rose-Croix comporte donc un côté intérieur dont seuls quelques représentants sont connus. Il y a synchronisme dans l’impulsion que communique l’Esprit : elle agit sur un ensemble culturel bien déterminé et se traduit chez des groupes ou des individus qui peuvent très bien ne jamais s’être rencontrés. Il est donc légitime de considérer, par exemple, que John Dee en Angleterre, Jacob Boëhme en Silésie, J.A Comenius en Bohême et T. Hess, Chr. Besold et J.V. Andreae à Tübingen, quoique appartenant à des groupes physiquement bien distincts, subirent unanimement l’impulsion de la Rose-Croix, même si cette dernière ne se fit pas connaître par eux sous son nom. On a émis l’hypothèse que la tête pensante de la Rose-Croix aurait été John Dee, qui l’aurait dirigée à partir de l’Angleterre. Il aurait rendu visite au cercle qui s’était groupé autour de T. Hess et J.V Andreae et leur aurait fait connaître ses idées et ses expériences. Cela est effectivement possible. Mais il est tout aussi possible que l’inspiration rosicrucienne ait agi simultanément sur J. Dee et sur le cercle de Tübingen, sans qu’il y ait eu de contact extérieur. Les influences spirituelles à l’œuvre chez J. Dee aussi bien qu’à Tübingen se seraient alors conjuguées, sans que les unes eussent été à l’origine des autres. Il n’est naturellement pas exclu que John Dee se soit, par la suite, mis en rapport avec les penseurs de Tübingen. On s’expliquerait ainsi pourquoi leur symbolique respective présente d’aussi frappantes similitudes (2). Toujours est-il qu’un cercle intérieur s’était formé à Tübingen – et ce n’était pas le seul en Europe –où oeuvrait la sagesse des Mystères. Les membres de ce cercle avaient aussi le dessein de fonder une école extérieure des Mystères. Mais cela ne va pas sans un milieu social favorable, sans un climat politique bien défini. Dans un environnement hostile, une école des Mystères ne peut pas fonctionner au grand jour. Cette possibilité d’un terrain socialement favorable, le cercle de Tübingen crut l’avoir trouvée chez l’électeur palatin Frédéric V et chez les princes protestants qui sympathisaient avec sa cause (3). Frédéric avait justement épousé la fille de Jacques Ier d’Angleterre, ce qui faisait espérer l’alliance anglaise. Les deux époux suivaient la voie d’une ouverture et d’un rapprochement avec l’enseignement de la Rose-Croix. Quand Frédéric ceignit, en plus de son électorat, la couronne de Bohême, il semblait pouvoir faire contrepoids aux Habsbourgs catholiques, avec la coalition des princes protestants. Le terrain social et culturel indispensable à l’édification d’une école extérieure des Mystères était donc trouvé. Et il y avait plus : grâce à Frédéric, l’école des Mystères pouvait mettre en marche cette « Réformation universelle » de la culture, de la science et de la religion sous le sceau de la sagesse des Mystères, et ainsi exercer son influence à la fois sur la société et la

politique du temps. Frédéric V résidait dans son château de Heidelberg. Il était au centre de cette culture protestante à laquelle se mêlaient les courants cabalistes et alchimiques de l’époque, culture dont la bibliothèque du château et les œuvres d’art, dont Salomon de Caus avait parsemé le parc et le palais, attestaient la splendeur. Frédéric V incarnait l’espoir. On aurait pu se croire revenu au temps de Platon et du tyran Denys de Syracuse. La publication des trois ouvrages rosicruciens fut un premier pas vers la constitution d’une école extérieure des Mystères. Mais l’année 1620 vit l’écroulement de toutes ces espérances. Frédéric V, « le roi d’un hiver », fut battu à la ‘Montagne blanche’ de telle façon qu’aucun espoir d’un relèvement ne fut possible. Jacques 1er avait laissé faire, conservant son attitude passive habituelle. C’est la raison pour laquelle il ne parut plus de manifestes rosicruciens après les trois ouvrages précités. Les conditions sociales et politiques qu’exigeait la fondation d’une école extérieure des Mystères avaient cessé d’être présentes et, à plus forte raison, celles qui auraient pu promouvoir une « Réformation générale du monde ». A cela s’ajoute une observation que les membres du cercle de Tübingen ne tardèrent pas à faire : parmi les auteurs et les simples particuliers qui avaient répondu favorablement aux Manifestes et qui auraient constitué la population de cette école, il en était beaucoup et même beaucoup trop qui auraient altéré les buts initiaux des fondateurs. La compréhension de la sagesse des Mystères n’était peut-être pas encore assez développée ni assez vaste ; peut-être aussi la tendance de certains hommes à utiliser consciemment ou inconsciemment la sagesse des Mystères pour favoriser leurs intérêts matériels était-elle trop grande. De plus, la publication de ceux qui avaient maladroitement fêté la naissance de la Rose-Croix avait jeté sur cette dernière un éclat d’une nature équivoque. Il y avait dans ce seul fait une raison suffisante pour amener J. V. Andreae et son cercle à renoncer à agir publiquement en tant que Rose-Croix. C’est ainsi qu’Andreae prit bientôt ses distances par rapport à ces « Rose-Croix » dont on parlait déjà trop. Entre 1618 et 1620, ce cercle avait fait une dernière tentative pour accréditer la sagesse rosicrucienne auprès des profanes, sans pour autant la faire dériver dans la voie d’une Cabale et d’une Alchimie purement spéculatives. Dès le début, les Mystères de la Rose-Croix s’étaient rattachés à l’école des Mystères du christianisme originel et à ses écrits. Pour éviter que des courants inspirés d’un ésotérisme superficiel ne viennent altérer la pureté de la doctrine, Andreae avait encore souligné dans cette tentative que le mouvement rosicrucien se fondait sur un christianisme authentique. Il donna à ce mouvement le nom de « Societas Christiana ». Mais cette Société ne put prendre profondément racine. Dans les troubles de la guerre de Trente ans, il était impossible aux membres d’une école extérieure des Mystères de se livrer à un travail d’une quelconque continuité. Les tentatives de l’école intérieure d’établir une organisation extérieure avaient échoué en raison des conditions défavorables de l’époque. La sagesse des Mystères des Rose-Croix se vit contrainte provisoirement à un développement secret.

La « Fama Fraternitatis »

Sur les trois écrits rosicruciens, c’est la « Fama Fraternitatis Rosae Crucis » qui expose le mieux la façon dont se constitue et se développe le noyau spirituel d’une école des Mystères (4). Christian Rose-Croix est le protagoniste de cette histoire, qui fixe sa naissance à l’année 1378. Il grandit dans un monastère où on lui apprend les langues grecque et latine. A l’âge de 16 ans, avec un frère du monastère, il prend la direction de l’Orient pour se rendre à Jérusalem. Or ce frère meurt à Chypre. A Damas il entend parler de la sagesse remarquable des Arabes et, renonçant à Jérusalem, il se dirige vers l’Arabie. Puis il voyage sur la côte méridionale de la Méditerranée et, par l’Egypte, atteint Fez où il se joint à un groupe de magiciens arabes. Puis, passant par l’Espagne, il reprend le chemin de l’Europe. Là, il offre aux savants et aux dirigeants de l’Europe les trésors qu’il a acquis au cours de ses pérégrinations. Il se heurte à un refus. Il se décide alors à édifier, avec quelques auxiliaires, ses frères, compagnons de voyage, une maison « Sancti Spiritus », la « Demeure de l’Esprit Saint ». Il meurt à l’âge de 106 ans. Personne ne connaît alors le lieu de sa sépulture. Ses frères continuent son œuvre dans le secret. Un jour, (on en était alors à la troisième génération après Christian Rose-Croix) l’un d’eux découvre une crypte funéraire. Il l’ouvre et y trouve le corps de Christian Rose-Croix, intact et en grand apparat. Il s’était passé 120 ans depuis sa mort. Dans le tombeau, se trouve également une plaque portant les mots suivants : « Après

120 ans, je m’ouvrirai. »

Christian Rose-Croix

De façon cryptée, cette légende rend compte de ce qu’est le noyau intérieur d’une école spirituelle et des lois qui président à son évolution historique. Il est possible de voir en Christian Rose-Croix un personnage historique qui, comme Pythagore et Platon, recueillit la sagesse de l’antique Orient pour la transmettre à l’Europe. Mais il est avant tout, comme Pythagore et Platon, la représentation du principe intérieur qui est le fondement d’une école spirituelle en voie de formation. Le seul nom de Christian Rose-Croix, décrit ce principe de façon concise. Commençons par le prénom, Christian : cette école des Mystères est chrétienne et fondée sur les Mystères du christianisme originel. Depuis que le véritable Soi humain, dont l’épanouissement est le but de tout candidat aux Mystères, s’était manifesté dans toute sa pureté au début du christianisme, toutes les écoles des Mystères suivantes s’appuyèrent nécessairement sur cette manifestation. Aller au-delà ou retourner en arrière n’était plus possible, bien que des variantes pussent apparaître selon les conditions particulières aux écoles des Mystères plus tardives. Rose-Croix est le nom propre. Il est l’expression du chemin des Mystères. Au point d’intersection des branches de la croix est placée une rose. La croix représente l’homme sensoriel, dont les efforts sont entièrement axés sur le monde des sens. Toutefois, dans son cœur, au centre de son être, sommeille un bouton de rose, le Soi véritable, plongé dans l’inconscience et qui n’a pas encore pu s’épanouir. En triomphant de la croix, c’est-à-dire des tendances naturelles qui entraînent vers le monde des sens, ce bouton de rose peut enfin éclore. Le Soi véritable, qui vit consciemment dans le monde de l’Esprit, se tourne, rose épanouie, vers la Lumière spirituelle. On peut donc voir dans le nom de Christian Rose-Croix une image de ce qui constitue la structure d’une école spirituelle. Le fondement spirituel d’une telle école contient en outre toutes les traditions des Mystères à notre disposition. Il ne faut pas chercher d’autre signification au fait que Christian Rose-Croix a appris les langues grecque et latine ou s’est entretenu avec des sages ou des mages arabes. Il importe peu qu’il s’agisse d’un voyage réel ou non.

La « Demeure Sancti Spiritus »

Cependant, cette sagesse des Mystères fut offerte au monde extérieur, et se révéla à travers quelques personnes, dont l’une, symboliquement ou non, reçut, dans le civil, le nom de Christian Rose-Croix. Christian Rose-Croix s’adressa donc aux savants et aux dirigeants de l’Europe. Ces derniers, en raison des connaissances nouvelles dont on leur faisait présent, auraient dû confesser qu’ils avaient été jusque là dans l’erreur, aussi repoussèrent-ils unanimement l’offre de Christian Rose-Croix. Cette première tentative de répandre à larges flots la science des Mystères dans les consciences de l’époque, se heurta à un échec. Christian Rose-Croix, continue le récit, en éprouva de la déception. Il ne lui restait plus qu’à édifier, au milieu du monde qui le refusait, une « Demeure Sancti Spiritus ». En clair, il se contenterait d’un petit nombre de disciples, ceux qui s’étaient montrés réceptifs à l’égard de la sagesse des Mystères, et cela jusqu’au moment où les forces de l’Esprit Saint pourraient prendre forme en eux. Ils deviendraient conscients de leur Soi véritable, ainsi que de la structure du Monde de l’Esprit qui œuvrait en eux. La Demeure Sancti Spiritus prit donc naissance avec un petit nombre, dans un groupe destiné à former le noyau d’une nouvelle école des Mystères. Christian Rose-Croix mourut finalement à l’âge de 106 ans. Ses successeurs agirent dans le même esprit que lui. Mais que faut-il entendre au juste par « il mourut » ? Est-ce la semence spirituelle, dont son nom était le symbole, qui s’éteignit ? Chacun a fait l’expérience d’une idée qui envahit subitement la conscience comme un éclair, pour en disparaître ensuite. Peu de temps après, elle surgit à nouveau, plus forte que jamais. Elle demeure alors dans la conscience qu’elle avait quittée momentanément, car elle est parvenue à maturité. Un semblable processus, s’il est un fait individuel, peut être aussi collectif et s’étendre sur une période de temps assez longue.

C’est dans ce dernier sens qu’il faut interpréter la « mort » de Christian Rose-Croix. La sagesse des Mystères, présente comme une semence dans la conscience des candidats, sort provisoirement de leur esprit. Ils n’en gardent plus qu’un souvenir qu’ils traduisent verbalement mais auquel ne se joint pas – car elle n’est plus là – une activité spirituelle véritablement vivante. Soudain, « après 120 ans », les frères découvrent la crypte funéraire de Christian Rose-Croix, où ils le trouvent intact et pleinement actif. La sagesse des Mystères renaît alors dans leur conscience et leur vague souvenir reprend toute sa vitalité. C’est aussitôt un fait acquis : Christian Rose-Croix ou le principe spirituel de la nouvelle école des Mystères peut maintenant agir à travers ses successeurs. En eux, il est ressuscité. Le moment était venu de transmettre la science des Mystères au grand jour. Les écrits des Rose-Croix du XVIIème siècle ne sont rien d’autre qu’une démarche préliminaire à la fondation d’une école des Mystères, un appel (« Fama ») à tous les hommes de bonne volonté pour qu’ils rejoignent ses rangs.

La Réformation générale du monde

Dans les Manifestes, le noyau spirituel de la nouvelle école apparaît dans toute sa force et son épanouissement. Ce que recherche à présent le cercle des Rose-Croix n’est ni plus ni moins qu’une réforme totale du monde, une métamorphose de l’édifice entier de la science et de la religion, un bouleversement de toutes les réalités sociales et politiques. Là, il n’est certes pas question de procédés extérieurs et inefficaces tels qu’une action politique ou une révolution, mais plutôt de l’activité intérieure, chez le plus grand nombre possible d’êtres humains, du principe spirituel incarné par Christian Rose-Croix. Il y a une condition préalable : un revirement fondamental ainsi que le rejet de toutes fautes et erreurs. Le « Témoignage de la Fraternité de la Rose-Croix » (Confessio Fraternitatis R.C.) parle de cette condition préalable en ces termes :

« C’est pourquoi, ô mortels, nous devons déclarer ceci : Dieu a décidé de rendre au monde, qui disparaîtra peu après, la Vérité, la Lumière et la Dignité à qui Il ordonna de quitter le Paradis avec Adam, afin d’adoucir la misère humaine. C’est pourquoi il est maintenant nécessaire que cèdent toute erreur, ténèbres et servitude qui se sont progressivement emparé des sciences, des œuvres et des gouvernements des humains au cours de la progression de la révolution du grand globe, de sorte que la majorité des hommes se sont obscurcis. De là est née une infinie diversité d’opinions, des altérations, des errances qui rendent le choix difficile, même aux hommes sages que la renommée de philosophes d’une part et la vérité de leur expérience d’autre part plongent dans la confusion. Lorsque, comme nous en avons la certitude, toutes ces choses auront disparu, nous verrons à leur place une ligne de conduite qui demeurera éternellement la même » (5).

L’alchimie

Le troisième écrit, intitulé « Les Noces alchimiques de Christian Rose-Croix » (Die Chymische Hochzeit Christiani Rosencreutz), veut nous représenter le chemin des Mystères à l’exemple de Christian Rose-Croix, le prototype du candidat aux Mystères. Qu’est-ce que l’alchimie ? On serait tenté de taxer les alchimistes du Moyen Age de grands faiseurs d’or et chercheurs inlassables de la « Pierre des Sages », travaillant dans des laboratoires mystérieux et s’appliquant de leur mieux, à l’aide d’étranges recettes et de conjurations magiques, à transformer les « vils métaux » en « métaux nobles ». A la lumière de la chimie moderne, on est enclin à voir en ces hommes de pauvres êtres superstitieux qui sacrifièrent leur temps et leurs forces à une chimère. Il est vraisemblable que de tels « faiseurs d’or » existaient en grand nombre. Mais la véritable alchimie n’a rien à voir avec la manipulation des métaux. Les minéraux, les substances chimiques, les processus de distillation, de purification et de fusion, tels qu’ils ont cours dans le domaine de la chimie, étaient des termes symboliques qui s’appliquaient à des substances et à des processus dont la noblesse était infiniment plus grande. Pour les véritables alchimistes il s’agissait en premier lieu de « changer le plomb en or », c’est-à-dire de remplacer la conscience tournée vers le monde sensoriel et démoniaque par une autre

conscience, celle de l’homme vrai, de l’homme spirituel. C’est énoncer là le principe fondamental de toutes les écoles des Mystères, que le christianisme originel, par exemple, formulait de la manière suivante : « Celui qui perd sa vie pour moi et pour l’Evangile - (c’est à dire pour le Soi véritable dont le prototype est Jésus) - celui-là la sauvera (Marc 8,35) (c’est-à-dire sauvera sa vraie vie). « Changer le plomb en or » : pour les alchimistes, l’or était le métal par excellence, le métal parfait, le Principe même du métal (6). Il symbolisait l’homme spirituel qui est aussi l’homme parfait. Le plomb – et avec lui les autres métaux – n’était qu’une image imparfaite de ce principe fondamental du métal, tandis que l’or en était l’image parfaite. Pour passer de l’imparfait : le plomb, au parfait : l’or, il fallait au préalable dissoudre l’imparfait et le ramener à l’état de « materia prima », l’état de la matière primordiale. C’est seulement à partir de la matière primordiale que l’on pouvait constituer cette forme parfaite du métal qu’était l’or. Ces deux aspects de l’opération, la dissolution et la reconstitution, requéraient une certaine énergie. A l’énergie dissolvante, les alchimistes donnaient le nom de mercure, à celle qui était coagulante, celui de soufre. Le grand œuvre alchimique est le symbole du processus se déroulant dans les Mystères. L’homme terrestre est lui aussi une image imparfaite (le plomb) de l’homme en soi, de l’homme primordial (l’or). La raison de cette imperfection tient au fait que le développement naturel de l’homme primordial a été entravé et faussé par un principe luciférien : la volonté personnelle, la volonté égocentrique. L’alchimie se proposait donc, en utilisant l’énergie du « repentir » (le mercure), de dissoudre l’image imparfaite pour la ramener à l’état spirituel originel, la « prima materia », où la volonté propre n’existe plus ; puis, grâce à l’énergie de l’amour (le soufre), de restaurer l’homme dans sa pureté originelle (l’or). L’être ancien « fond » à la chaleur que dégage l’énergie du « repentir » : l’ « eau » purificatrice du baptême dans la symbolique du christianisme primitif. Alors, quand le Soi véritable achève sa transmutation dans la force du « Feu » (autrement dit de l’Esprit Saint), un nouvel être se constitue. C’est dans et à partir de ce nouvel être que les « noces alchimiques » peuvent avoir lieu, ces « noces alchimiques » qui sont le grand but des écoles des Mystères, après la formation du Soi véritable. Car la nature de ce Soi est double. Il possède, d’un côté, la conscience de l’élève des Mystères réceptif qui s’est tourné vers l’Esprit, et, de l’autre, cet Esprit même qui s’épanche dans sa conscience. Entre ces deux aspects, symbolisés par la fiancée et le fiancé, ou la reine et le roi, se célèbre alors une union nuptiale. L’Esprit pénètre dans la conscience de l’élève ; ce qui devient alors conscient, c’est l’Esprit lui-même, et avec lui la structure du vrai Soi, et par là aussi la structure et la force de l’Esprit cosmique. C’est là l’illumination de l’Âme par l’Esprit, la Connaissance universelle. L’Esprit devenu conscient peut désormais agir sur les pensées, les sentiments, la volonté et les actes de l’homme, avec pour ultime résultat la constitution d’un nouveau « corps » de nature spirituelle, né lui-même du renouvellement des pensées, sentiments, volontés et actes. « Changer le plomb en or » et « célébrer les noces alchimiques », tels sont les deux grands buts des écoles des Mystères et que symbolise l’alchimie. Toutes les tentatives alchimiques pour transformer des métaux en or sont autant de contresens, nés de la projection des réalités spirituelles et psychologiques dans le domaine inférieur du monde des sens, à des fins d’ailleurs souvent matérielles.C’est ainsi que s’exprime à ce propos la « Fama Fraternitatis » :

« Ce qui toutefois, particulièrement à notre époque, s’est tellement développé que cela incite beaucoup de flatteurs égarés, gibiers de potence, à commettre de grandes vilenies et à donner des indications pour mésuser de la curiosité et de la crédulité d’un grand nombre, c’est la fabrication impie et maudite de l’or. Au point que désormais, des personnes modestes considèrent que la mutation des métaux pourrait être le plus haut sommet et couronnement de la philosophie et qu’elles font tout à cette fin : Dieu lui-même devrait être assez bon pour leur permettre de fabriquer de grandes quantités et masses d ‘or : par des prières inconsidérées et des mines contrites et amères, elles espèrent en convaincre le Dieu omniscient qui voit dans les cœurs.

Nous attestons donc publiquement, ici même, que cela est faux. Pour les véritables philosophes, il est ainsi fait que la chrysopée n’est qu’une œuvre mineure et secondaire. En comparaison, ils possèdent encore plusieurs milliers de meilleurs éléments ! Et nous disons

donc avec notre bien aimé père CRC : « Fi de l’or, si ce n’est tant d’or que cela ! » Celui, en effet, devant lequel la nature entière se révèle ne se réjouit pas de pouvoir faire de l’or ou, comme le dit le Christ, de ce que les démons lui obéissent, mais de voir le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre et son nom inscrit dans le Livre de Vie. Nous proclamons également que des livres et des dessins sont apparus sous les noms alchimiques, qui sont une offense à l’honneur de Dieu … » (7)

« Les Noces Alchimiques de Christian Rose-Croix »

Ce livre décrit le chemin des Mystères, et fait connaître les deux buts suprêmes de l’alchimie et la façon de les atteindre. (8) En sept jours, en sept phases, Christian Rose-Croix (8), le prototype de l’élève sur le chemin des Mystères, fait, dans tous ses détails, l’expérience de la purification et de la formation de la nouvelle conscience. L’exposé que l’auteur du livre, Jean Valentin Andreae, fait de ces épisodes est au plus haut degré allégorique et symbolique. Dans cet ouvrage, l’auteur personnifie les forces et les états de l’âme. Vu de l’extérieur, le récit apparaîtra comme un jeu de l’esprit, un « ludibrium », une « fantasmagorie, une bien étrange comédie ». Mais pour le candidat en qui se déroulent ces processus, ils sont d’une intense réalité. Il est donc possible, si l’on établit un rapport entre les images et symboles du livre et les processus intérieurs que connaît le candidat, de faire un tableau fidèle et de donner une idée assez juste des expériences qu’il traverse. Les images et les symboles sont empruntés au temps de l’auteur. En effet, toute impulsion des Mystères qui veut rester dans l’actualité se doit de se servir des représentations et des expériences familières au monde contemporain. C’est ainsi que le « château » où se déroule une grande partie de l’action nous fait penser au palais de Heidelberg, celui où Fréderic V avait entassé d’innombrables œuvres d’art dans ses salons et ses jardins, pour ne parler que des horloges, des bibliothèques, des fontaines et des statues. Dans le texte, on voit souvent revenir ces jeux de nombre qu’affectionne l’art des cabalistes. Les animaux, les armes, les étendards et les couleurs, qui traduisent des détails très précis de la voie des Mystères, doivent beaucoup à une emblématique, celle du baroque de l’époque. Enigmes et paradoxes, issus du monde profane, sont autant de références à des réalités spirituelles et ne sauraient s’analyser à la froide lumière de la raison raisonnante. Il n’est pas jusqu’à la façon de disposer personnages ou vaisseaux dans l’espace qui ne renvoie à des configurations du monde spirituel. Pour mieux mettre en valeur ces agencements parfois surprenants d’un monde qui transcende le nôtre, l’auteur a souvent recours à un procédé qui lui est particulier. Christian Rose-Croix, qui juge souvent ses actions selon les critères du monde ordinaire, les ressent comme des erreurs de sa part ou des maladresses risibles. Ou bien il trouve incompréhensible la conduite des personnages qu’il a sous les yeux. Mais ces maladresses ou ces conduite peu compréhensibles s’avèrent être autant de phénomènes du monde spirituel, dont on ne reconnaîtra la véritable nature qu’ultérieurement.

Le premier jour : appel et revirement

Le premier jour, parvient à Christian Rose-Croix l’appel du monde spirituel, ce qui lui permet de voir clair dans la situation qui est la sienne à ce moment-là. Après quoi, il se met en route. C’est toujours ainsi que commence le chemin des Mystères : par un appel, puis un départ. Le « soir avant Pâques », jour de la résurrection, Christian Rose-Croix reçoit une lettre d’invitation à des noces alchimiques. Cet appel émanant du monde de l’Esprit, ce sursaut du véritable Soi – car c’est cela qu’il faut voir dans cette lettre – l’émeuvent jusqu’au plus profond de lui-même. Dans cet émoi, c’est-à-dire à la perspective d’une vie nouvelle possible, il constate que la vie qu’il mène et le monde où cette vie se déroule ne sont rien d’autre qu’une prison. Cette constatation est exposée sous la forme d’un rêve. Christian Rose-Croix se trouve au fond d’un puits ténébreux avec beaucoup d’autres personnes. L’obscurité y est totale. Mais voici que ce qui recouvre le puits s’entrouvre et que pénètre un rayon de lumière dans les ténèbres. Chacun entrevoit la possibilité de sortir de cette misérable situation. En proie à une grande agitation, les prisonniers se pressent, se bousculent, se montent même sur le dos les uns des autres pour arriver plus facilement à la lumière. Les sauveurs, en haut, au bord du puits, seulement reconnaissables à leur voix, font glisser des cordes vers le fond pour hisser

les infortunés à l’extérieur. Mais l’empoignade qui s’engage est si terrible que les prisonniers s’empêchent eux-mêmes de s’y agripper. A peine l’un d’entre eux a-t-il saisi un bout de corde que son voisin, désireux lui aussi de la saisir, le repousse en arrière. Ou encore, tant de ses compagnons se cramponnent à lui qu’il retombe en bas. Christian Rose-Croix comprend, à travers son rêve, que c’est là une évocation de la condition humaine et de la sienne propre. A peine luit, à la manière d’un vague rayon, l’espoir d’être sauvé du monde des ténèbres, que l’égoïsme et l’instinct de conservation s’affirment dans une mesure croissante, rendant problématique un salut qui aurait été peut-être possible. A la fin, Christian Rose-Croix réussit à se faire hisser jusqu’en haut et une fois qu’il y est parvenu, il aide à tirer hors du puits d’autres rescapés. Il est loisible de voir dans cette histoire une réminiscence de la caverne platonicienne. Dans un cas comme dans l’autre, se présentent à la fois un monde de ténèbres, où les hommes sont retenus prisonniers, et un monde de lumière d’où s’échappent de rares lueurs. Aussitôt que quelqu’un est touché par cette lumière, il se voit lui-même et reconnaît sa pitoyable condition. Après que Christian Rose-Croix a reçu la lettre, son rêve lui montre sa pénible situation, non sans lui faire entrevoir un espoir de salut. Voici le contenu de la lettre :

« Voici le jour, voici le jour,Pour celui qui peut se rendre aux Noces du Roi.Si tu es né pour y prendre part,Elu par Dieu pour la joie,Tu peux gravir la montagneOù se dressent trois templesEt y contempler le Prodige.

Sois vigilant,Examine-toi,Si tu ne prends un bain de pureté,Les Noces, certes, te causeront dommage.Qui ne se lave de ses péchésSera trouvé trop léger. » (I, 13)

De ces paroles ressort ceci : l’« appel » présuppose une certaine réceptivité pour être entendu. C’est là l’indispensable préalable à tout chemin des Mystères. La curiosité ou le simple désir de faire des expériences passionnantes ne sauraient suffire. Il faut « être né » pour cette aventure. Du reste, la lettre fait entrevoir un dur labeur et de multiples épreuves. Il incombe au candidat des Mystères, une fois l’appel reçu, de travailler sur lui-même, de parvenir à la connaissance de soi-même et d’écarter délibérément les obstacles se trouvant sur le chemin des « Noces ». Christian Rose-Croix parvient à cette connaissance de lui-même. C’est ce qu’il exprime en ces termes : « Je découvrais aussi, plus je m’examinais, qu’il n’y avait dans ma tête qu’incompréhension et aveuglement concernant les choses cachées ; que je n’étais pas non plus capable de saisir les choses les plus simples, que j’avais pourtant à faire chaque jour. »

Le second jour : la foi

Le juste chemin Au second jour, Christian Rose-Croix arrivé au terme de son voyage, découvre une « Ecole des Mystères ». A cette phase du chemin se fait sentir une aspiration et une ouverture sincère au monde spirituel. C’est la phase de la foi. Ce désir tient lieu de boussole au candidat : c’est lui qui l’entraîne vers des expériences spirituelles et le conduit à prendre éventuellement contact avec une école des Mystères, où ces expériences pourront se dérouler de façon méthodique. Et le texte souligne encore une fois que ce désir ne dépend pas de la volonté du candidat, et que celui-ci ne peut atteindre le but du chemin des Mystères ni par ses propres forces ni par détermination personnelle :

«... Disputerai-je avec Dieu ?

Me précipiterai-je impétueusement vers le cielEt saisirai-je avec violence le Grand Art ? (L’Alchimie)Car nul ne contraint Dieu.Ici, qui ne vaut rien, passe son chemin O homme, que cela te suffise ! » (I, 22)

Il faut donc que la boussole qui guide le candidat fonctionne sans cesse, faute de quoi il risque de ne pas trouver la bonne voie. Par exemple, Christian Rose-Croix arrive à un carrefour d’où partent quatre chemins différents. A ce carrefour, un écriteau renseigne sur la nature de chacun de ces chemins et explique en même temps que celui qui ferait demi-tour, après s’être engagé sur l’un d’eux, se mettrait en péril de mort. Christian Rose-Croix, qui ne sait quelle est pour lui la bonne direction, décide de s’asseoir et prend dans son sac le pain qu’il avait apporté en guise de provision de route. C’est alors que, confiante, s’approche une colombe à laquelle il en donne un morceau. Mais voici que survient un corbeau noir, lequel se précipite sur la colombe pour lui ravir son pain. La colombe s’enfuit. Christian Rose-Croix bondit et court à sa suite. Il chasse le corbeau et délivre la colombe. Avec effroi, il remarque soudain que, sans le vouloir, il s’est engagé sur l’un des quatre chemins. Quand il se retourne pour revenir en arrière, un vent si violent se met à souffler qu’il est près de tomber à la renverse. « Cependant, si je continuais ma route, je ne le sentais pas du tout. » (I, 25) Cette scène est un bel exemple de la façon dont l’auteur s’y prend pour traduire des expériences intérieures par des circonstances extérieures. Quand Christian Rose-Croix donne de son pain à la colombe, c’est son aspiration intérieure, sa foi, avec laquelle il répond à l’appel de l’Esprit, la blanche colombe. Et quand il chasse le noir corbeau qui veut ravir le pain de la colombe, cela signifie qu’il a résolument mis un terme aux doutes et aux débats intérieurs qui menaçaient sa foi. Tels sont les premiers pas qu’il convient de faire sur le chemin des Mystères : s’ouvrir à l’appel de l’Esprit, reconnaître ses propres tendances ou les objections que les autres font pour anéantir cette ouverture, puis triompher de ces tendances et de ces objections. Quand le candidat aux Mystères a suffisamment progressé dans sa tâche, il a changé intérieurement et ne peut plus retourner à son ancienne vie. S’il s’y essayait, il ressentirait que cela ne correspond plus à la croissance en lui d’un nouvel état de conscience. Il ne peut plus accorder sa conduite aux exigences du monde. S’il le tentait, il percevrait la rafale d’un vent brûlant qui lui soufflerait au visage. Cependant, quand il va droit devant lui et suit sa foi, il ne ressent rien. Cette expérience fut exactement celle de Socrate. Ce dernier remarque en effet que, lorsqu’il suit une voie conforme à sa vocation, rien ne le retient. S’oriente-t-il au contraire vers une voie opposée, c’est-à-dire contraire à son « daimon », l’appel de l’Esprit, il ressent immédiatement une forte résistance. Un comportement qui n’est pas conforme aux suggestions du « daimon » est contraire à la vraie destinée de l’homme. Les êtres humains ressentent cette force contraire – tandis que lorsqu’ils s’accordent à leur vraie vocation, ils ne remarquent rien. Le récit de la colombe et du corbeau montre en outre qu’il ne sert à rien de méditer et de se tracasser sur la façon dont on poursuivra son chemin sur la voie des Mystères. L’intellect n’atteint pas à la dimension où les choses se passent ici. Quand on obéit spontanément à la voix de l’Esprit et qu’on accepte les conséquences qui en découlent, on est déjà sur la voie des Mystères ; comme Christian Rose-Croix on fait l’expérience, ce qui permet d’aller plus avant. Mais cette spontanéité n’exclut pas l’intervention de la conscience. Il est même nécessaire que cette dernière intervienne. Elle se manifeste par les pensées, les sentiments et les actes. Cependant, ce n’est pas là le facteur décisif. La sentence suivante rend parfaitement compte de cet apparent paradoxe : « Choisis... donc la voie qu’il te faut parcourir. Sache cependant que le chemin sur lequel tu poseras le pied t’est attribué par le destin inéluctable... » (I, 23). Ce qui est décisif, ce sont les processus dans l’inconscient : « le destin inéluctable ». Néanmoins ce destin doit être accompli par un processus dans le conscient. C’est pourquoi Christian Rose-Croix doit tout de même « choisir ».

L’Ecole des Mystères Christian Rose-Croix parvient maintenant à un château, qui peut être vu concrètement comme une école des Mystères, mais aussi comme une sphère de nature à la fois psychologique et spirituelle à la disposition de tous les hommes, qu’elle prenne ou non la

forme concrète d’une école spirituelle pourvu que la voix de l’Esprit s’y fasse entendre. A différents portails, Christian Rose-Croix doit s’acquitter de certaines formalités. Par exemple, il doit abandonner sa gourde d’eau, puis le sel qu’il avait emporté avec le pain. Car celui qui veut pénétrer dans la sphère d’une école des Mystères doit y apporter tout son dévouement (symbolisé par l’eau) et toutes ses capacités comme sa sollicitude et sa persévérance (symbolisées par le sel). C’est grâce à ces qualités qu’il pourra œuvrer sur la voie des Mystères. Dans le château, Christian Rose-Croix fait la rencontre d’autres appelés - et de non appelés, des intrus qui ont escaladé rochers et murailles et ne sont pas passés par les portails. Il leur est donné pour commencer un délicieux repas accompagné d’une merveilleuse musique. Repas et musique, les forces de l’Esprit, à l’œuvre dans une école des Mystères, se communiquent généreusement à tous les nouveaux venus. Mais il ne faudrait pas voir en eux tous de véritables élèves qui se sont profondément préparés. Christian Rose-Croix découvre avec stupeur, dans cette école des Mystères, dans cette sphère psycho-spirituelle, de nombreux charlatans, des vantards, des curieux, des trompés et des illusionnistes. Car il est possible de se hisser jusqu’à la sphère des Mystères par l’entraînement occulte ou par des exercices techniques et intellectuels, sans aucun changement de l’être intérieur qui, sur le chemin des Mystères, est le seul garant de continuité et de progrès. Tous ces gens sont ceux qui ont forcé leur entrée, sans avoir été appelés, en escaladant les murailles pour se soustraire aux épreuves et formalités des divers portails. A la fin du deuxième jour il est annoncé que tous ceux qui sont venus, charlatans ou autres, auront à subir un jugement. C’est ce jugement qui dira si leur présence dans cette sphère est justifiée.

Le troisième jour : la purification

Le jugement du troisième jour est un processus de purification dont tout candidat aux Mystères doit faire l’expérience intégrale dès le premier contact avec la force de l’Esprit. Cependant, le jugement décrit dans les Noces Alchimiques n’est pas un événement qui ne se produit qu’une seule fois. L’élève doit subir plusieurs épreuves successives dans le but de savoir s’il s’est vraiment débarrassé des particularités de son ancien caractère et a fait surgir en lui de nouvelles qualités. Le processus de purification implique une confrontation du candidat avec son ancien caractère et le renouvellement de celui-ci, si bien qu’il devient conscient de son état véritable, et qu’il éprouve la douleur de constater qu’il est encore dominé par ses anciennes tendances, qui l’empêchent d’acquérir les nouvelles qualités d’âme. Mais il s’agit d’une douleur purificatrice qui permet la dissolution des traits de caractères indésirables.

Mise à l’épreuve Cette confrontation entre l’ancien et le nouveau est représentée par une « pesée » qui a lieu dans le château, tandis que les affres de la purification sont figurés par les divers châtiments infligés à ceux qui n’ont pas triomphé de l’épreuve des poids. Dans la salle du jugement est suspendue une balance en or, auprès de laquelle se trouvent sept poids. On répartit les candidats en trois groupes. En premier lieu, sont soumis à l’épreuve ceux qui sont sûrs d’avoir atteint une maturité suffisante. Font partie du second groupe les candidats qui se sont introduits clandestinement dans le château par des voies détournées, les imposteurs et les « faiseurs de fausses pierres des sages ». Enfin, un troisième groupe – celui dont Christian Rose-Croix fait partie - est composé de ceux qui, en toute modestie, sont persuadés de leur indignité. Christian Rose-Croix résiste victorieusement aux sept poids et plusieurs autres remportent le même succès. La plupart des candidats équilibrent deux ou trois poids mais pas l’ensemble des sept. Il n’est pas jusqu’aux intrus qui triomphent, bien que très rarement, d’un ou deux poids sans cependant aller au-delà. Sur quoi, tous les candidats victorieux de l’épreuve reçoivent une toison d’or sur laquelle figure un lion ailé. Ils sont admis dans l’ « Ordre », dans l’école des Mystères. Les autres, selon le nombre de poids qu’ils ont pu équilibrer, sont soumis au jugement du Roi et de la Reine et subissent des châtiments divers. Le Roi et la Reine, c’est-à-dire la structure et la force de l’Esprit cosmique, sont en fait les critères qui déterminent dans quelle mesure cette structure et cette force s’intègrent effectivement dans l’esprit de chaque candidat individuellement. Notons toutefois que le Roi et la Reine n’apparaissent pas encore visiblement mais communiquent par l’intermédiaire de messagers.

Le jugement Le jugement se déroule d’abord à l’encontre des faux candidats. On les répartit en deux groupes : les crédules et les imposteurs. Ces derniers sont ces auteurs qui, sans avoir parcouru eux-mêmes les étapes de la voie des Mystères ni en avoir pénétré intérieurement la Sagesse, se donnent néanmoins dans le monde une apparence de sagesse et de connaissance et induisent ainsi en erreur les crédules. Pour ceux-là, Christian Rose-Croix, et avec lui quelques candidats ayant traversé victorieusement les épreuves, plaident la mort ou quelque sévère châtiment car ils n’ont « même pas épargné la Trinité divine utilisée par eux pour berner tout le monde. » (I, 46) Les crédules seront graciés par le Roi et la Reine et renvoyés sans autre forme de procès. Il s’agit avant tout des princes et des dignitaires qui s’étaient vraiment intéressés à la sagesse des Mystères, soit par curiosité, soit pour satisfaire leurs intérêts véritables et qui, faute de discernement, s’en étaient remis à des charlatans et à des imposteurs. Ainsi commence-t-on à leur inculquer l’idée de ce que sont en réalité la sagesse et l’erreur, le bien et le mal, de sorte qu’à l’avenir ils ne puissent plus se tromper. Quant aux imposteurs purs et simples, ceux qui n’ont pu résister à l’épreuve d’aucun poids, ils sont punis de mort. Ce qui veut dire que, n’ayant jamais cessé de trahir et de falsifier la vérité, ils s’en ferment maintenant l’accès. Leur vie intérieure sera ainsi éteinte, et leur Soi véritable inactif en raison de leur comportement. De même les candidats aux Mystères, qui n’ont pas résisté à tous les poids, font l’objet de cruels châtiments. Pour quelle raison ? Quelle est la raison pour laquelle ceux qui ont perçu l’appel de l’Esprit et y ont répondu avec sérieux subissent une correction aussi sévère, alors que les victimes des imposteurs et ceux dont l’intérêt pour la sagesse des Mystères est pour le moins suspect s’en tirent sans dommage ? Cela n’est compréhensible que si l’on se rappelle que le chemin des Mystères n’a rien à voir avec une réalisation de nature morale ou intellectuelle, un brevet dispensé par une autorité divine. Elle est plutôt le déploiement d’une force qui doit prendre naissance en l’homme lui-même. Chez le candidat aux Mystères, des forces spirituelles ont été mises en œuvre qui n’ont jamais fait la moindre apparition chez les simples curieux ou chez ceux qui étaient mus par l’intérêt. Or ces forces spirituelles ne peuvent agir sans provoquer des changements chez ceux qu’elles affectent, c’est-à-dire la formation d’une nouvelle âme. Lorsqu’en dépit de cet afflux de forces nouvelles, le candidat aux Mystères continue à se comporter selon ses anciennes valeurs, cela a des répercussions néfastes sur son être entier. Ne détruit-il pas ce qu’il avait lui-même édifié ? Telle est la raison du châtiment que ces authentiques candidats aux Mystères s’attirent eux-mêmes.

Sept nouvelles qualités On peut identifier les sept poids à sept qualités de l’âme susceptibles d’apparaître au cours de la préparation du candidat. Le premier, l’un des gros poids, représente une vie en accord avec la forme structurelle de l’Esprit. Du deuxième au cinquième, les quatre poids plus petits, représentent les qualités qui découlent de cet accord : une ligne de vie très consciemment et clairement tournée vers l’Esprit, l’harmonie et la paix intérieures remplaçant les désirs toujours changeants, bon sens et objectivité se substituant à la colère et à l’agressivité, et l’application de ces qualités et capacités pour le plus grand bénéfice d’autrui. Des deux derniers gros poids, l’un représente la vie dans la Force de l’Esprit - c’est l’Amour - qui permet l’apparition des qualités déjà mentionnées, tandis que l’autre, grâce aux six qualités œuvrant ensemble, permet la réalisation de la forme structurelle même de l’Esprit. On peut aussi mettre en parallèle ces sept nouvelles propriétés avec les symboles planétaires qu’utilisent les alchimistes et les Rose-Croix. Le premier concerne le Soleil, les quatre autres Mercure, Vénus, Mars et Jupiter, le sixième la Lune, le septième Saturne. Un candidat aux Mystères en qui les sept qualités commenceraient à se dessiner, mais dont les tendances égocentriques le ramèneraient aux mondes des sens et des ombres, détruirait ces qualités et paierait cette faute d’un supplément de souffrance. S’il était par exemple repris par des instincts de colère et de combativité, il abolirait l’objectivité qui, dans une certaine mesure, avait pris naissance en lui et il ne pourrait échapper à la douleur qui résulterait de son erreur. C’est cela qui s’appelle succomber à l’épreuve du quatrième poids et subir le jugement qui en est la conséquence. Si le candidat se laisse, par exemple, guider par la vanité et la suffisance, par son égocentrisme et ses propres chimères, il est alors en défaut par rapport au premier des sept poids, erreur qu’il expiera douloureusement s’il a désiré jusque là mener une vie

dirigée sur l’Esprit. Il devient conscient de son manque de conformité avec les normes de l’Esprit et des suites pénibles que cela entraîne. Il y a également d’autres fautes dont le prix est fort lourd : par exemple, celle de se laisser conduire par des critères purement rationnels : l’ancien Mercure ; par ses désirs et ses pulsions : l’ancienne Vénus ; par l’ostentation en vue de l’intérêt personnel : l’ancien Jupiter. Si, pour des intérêts matériels, il gaspille ses forces psychiques et spirituelles, il reste dans la mouvance de l’ancienne Lune, et si sa vie extérieure continue à se dérouler dans l’anarchie propre au monde des sens et des ombres, il relève alors de l’ancien Saturne. Ainsi les « Noces Alchimiques » rendent compte de tous les cas possibles d’échec à l’épreuve des poids. Il y a des candidats qui ne satisfont pas au premier poids, d’autres qui échouent au second et ainsi de suite jusqu’au septième. L’un ne supporte pas deux poids déterminés, un autre deux poids différents ou des combinaisons de deux, trois, quatre, cinq, ou six poids. Cela revient à dire que tout candidat aux Mystères doit vraiment triompher, en parcourant le chemin, de la totalité des sept poids, c’est-à-dire avoir développé les sept nouvelles qualités. Tout manque à cet égard et à plus forte raison, des défaillances qui se combinent et se surajoutent, seront ressenties consciemment de façon douloureuse, afin que la douleur conduise à la rectification. Il en résulte que l’épreuve des poids et les châtiments qui en sont les conséquences n’ont pas lieu, comme dans les Noces Alchimiques, une seule fois, mais représentent une longue phase du chemin des Mystères. Après que Christian Rose-Croix a dépassé cette phase, il est admis à contempler les trésors dont le château a la garde. Ce candidat est si avancé que les trésors des écoles des Mystères de tous les temps se révèlent à lui. Voici qu’à présent s’annonce la quatrième phase, celle où le Soi véritable acquiert la conscience. C’est pourquoi Christian Rose-Croix dit : « La nuit entière, je rêvais d’une porte impossible à ouvrir. » (II, 20)

La quatrième jour : l’acquisition de la conscience et les tentations

Au quatrième jour des « Noces Alchimiques », Christian Rose-Croix voit le roi et la reine. Il devient conscient de l’Esprit cosmique sous l’aspect de sa Structure et de sa Force, le roi et la reine, qui apparaissent à cet endroit du chemin. En conséquence s’éclipsent définitivement toutes les tendances propres aux mondes des sens et des ombres, dont les activités se faisaient encore sentir chez le candidat. Car les forces spirituelles ne se contentent plus de l’appeler et de l’émouvoir, elles font irruption en lui de manière consciente. Alors un ordre nouveau s’établit devant lequel le désordre ancien s’efface, quoiqu’en certaines circonstances, il fasse encore son apparition sous forme de grandes tentations. Cette éclipse du monde des sens et du monde démoniaque, est également le thème du quatrième jour. Cette quatrième phase du chemin des Mystères nous montre l’afflux des forces spirituelles qui permettront au candidat de vivre dans le monde de l’Esprit. En effet, dans le jardin, Christian Rose-Croix découvre une fontaine portant cette inscription :

Moi, Hermès, origine et source,Après tous les préjudicesInfligés au genre humain,Je jaillis icipar décret divin,Avec l’assistance de l’art (l’Alchimie) Comme remède régénérateur.

Qui le peut s’abreuve à moi.Qui le veut, se purifie en moi. Qui l’ose, m’agite.

Buvez, frères, et vivez ! (II, 22)

Au début de ce quatrième jour, les frères « de l’Ordre » sont revêtus d’un habit tissé d’or et reçoivent une toison d’or qui possède de multiples vertus. Ce sont les premières dispositions du « nouveau corps» : les pensées, sentiments, résolutions et actions qui procèdent de la

structure et de la force de l’Esprit, ainsi que l’organe qui permet au candidat d’en devenir conscient. Puis les frères de « l’Ordre » sont présentés au roi et à la reine. Devenus conscients de la structure et de la force de l’Esprit cosmique, ils font connaissance du « vieil Atlas ». Alors ils perçoivent que l’Esprit porte le monde des sens et des ombres comme l’antique Atlas portait l’univers sur ses épaules.

La conscience de son être intérieur En outre les candidats, éclairés par l’Esprit, découvrent la structure de leur être intérieur. Comme en chaque humain, celui-ci est fait de trois composantes essentielles, chacune d’entre elles s’articulant autour de deux pôles. Vient en premier cette partie de l’être qui appartient au monde des sens. Dans les Noces Alchimiques, elle est représentée par un vieux roi accompagné de sa jeune et belle épouse. La partie terrestre du candidat, le « moi », a effectué d’innombrables expériences, il est devenu vieux (non par le nombre des années, mais par sa maturité). Cependant ce moi peut avoir encore bien des expériences à faire. Ce sont elles que représente la jeune épouse. En second lieu, il existe en l’homme une partie de lui-même qui appartient au monde des ombres, laquelle lui est inconnue et inconsciente. Aussi le roi chargé de la symboliser est-il lui-même noir comme une ombre et son épouse est-elle voilée de noir. Le roi noir est d’âge moyen. Cela signifie que le karma, dont ce roi est la représentation, a déjà fait d’innombrables expériences, lesquelles ont donné au candidat assez de maturité pour lui permettre de suivre la voie des Mystères. Mais d’un autre côté il n’est pas encore trop lourd pour l’en empêcher. Troisièmement, dans l’être humain il existe aussi un esprit individuel, le Soi véritable. Mais ce dernier est incomplet et n’a pas encore évolué. Aussi est-il représenté par deux êtres jeunes : un jeune roi et une jeune reine. Ces six personnes royales, ces six composantes de l’individualité humaine, apparaissent maintenant clairement à Christian Rose-Croix. Et il y a plus: il ne découvre pas seulement ces éléments structurels de son individualité, il en perçoit aussi les fonctions. Il voit un autel portant divers objets. Tout d’abord un livre. Ce livre symbolise le cœur, l’organe où sont enregistrées les perceptions du monde extérieur. De plus, une petite lumière brille sur l’autel. Cette lumière est la compréhension, qui éclaire le monde qui l’entoure. Le troisième objet est un globe. Il existe en effet des forces qui opèrent en l’homme et le relient à l’univers. En quatrième lieu apparaît une horloge avec une fontaine : la vie de l’homme a sa propre durée qui est aussi la source de son existence. Le cinquième objet est une tête de mort dont les orifices laissent passer un serpent : la vie humaine est une vie destinée à la mort, une vie autour de laquelle s’enroule le serpent du destin.

Le candidat devient conscient du développement de l’humanité Avant que ces structures et ces éléments soient soumis au grand processus de dissolution et de renouvellement, Christian Rose-Croix voit, à la lumière de sa nouvelle conscience, ce qui constitue la structure et le devenir de l’humanité tout entière. Cette perception de la sagesse des Mystères a lieu exactement au milieu des sept étapes par lesquelles passe la conscience du candidat, sagesse qui concerne le développement de l’humanité et le rôle que l’âme humaine y joue. Dans le récit, c’est sous forme d’une pièce de théâtre qu’on inculque ces connaissances à tous les néophytes, rassemblés pour assister au spectacle donné à la « Maison du Soleil » devant le Roi et la Reine – les deux aspects de l’Esprit cosmique. Premier acte : Le roi des Maures a conquis le pays d’une certaine reine. Un massacre général s’ensuit. Seule y réchappe une enfant qui se trouve être la propre fille de la reine. On la découvre sur un panier qui flotte sur l’eau. On l’apporte au roi de la contrée voisine. Ce roi a un fils : ce dernier sera plus tard l’époux de la petite princesse. C’est pour donner suite à ce projet que le roi s’empare du royaume de la défunte reine et y fait à nouveau régner l’ordre. Le sens de l’apologue est clair. Il existe un royaume de l’Esprit, celui où règne le roi, et un royaume des sens, celui de la reine. A l’origine le monde des sens était encore une expression du monde de l’Esprit. Mais le roi des Maures, le principe noir et démoniaque de l’entêtement qui s’oppose à l’Esprit, a soumis le royaume des sens et a « mis à mort » les âmes vivantes qui le peuplaient. Il n’y a eu d’exception que pour une seule d’entre elles, une petite fille qui, comme Moïse, « a été sauvée des eaux », a survécu et a été confiée à la garde de l’Esprit. Cette petite fille n’est autre que la conscience du vrai Soi, qui sommeille en l’homme mais n’en relève pas moins de l’Esprit. C’est ainsi que commence l’histoire du genre humain : le monde démoniaque a soumis le monde des sens ; l’âme, devenue inconsciente de sa vraie nature,

n’en demeure pas moins indirectement sous la direction de l’Esprit. Deuxième acte : le Maure enlève la jeune fille. Il a l’intention de la mettre à mort mais des serviteurs bien intentionnés vont la sauver : les tendances propres au monde démoniaque s’emparent de l’âme humaine, au point que cette dernière est près de périr. Troisième acte : A la tête de son armée, le roi libérateur envahit le territoire qu’a occupé le roi des Maures. Il délivre la jeune fille qui était tombée au pouvoir du Maure et chasse ce dernier du royaume qu’il avait conquis. Un messager du roi annonce à la jeune fille qu’on la destine à devenir l’épouse du jeune prince. Elle acquiesce. Dans le combat entre la lumière de l’Esprit et les ténèbres démoniaques et dont l’enjeu est l’âme humaine, la lumière commence par être victorieuse. En effet, on voit apparaître, jusque dans le passé le plus reculé de l’humanité, des écoles des Mystères ainsi que des religions, qui toujours à nouveau renforcent la puissance de l’Esprit dans le monde des sens. Les âmes humaines se tournent pendant un moment vers l’Esprit et reconnaissent que leur destin est de s’unir au Fils de l’Esprit cosmique, à l’Esprit individuel qui est leur Sauveur. Quatrième acte : la jeune fille entre à nouveau en possession de son royaume. Mais elle devient orgueilleuse et vaniteuse, et attire à elle le regard des hommes. C’est là une chance que le Maure ne laisse pas échapper. Il adresse des promesses à la jeune fille qui cesse peu à peu de faire confiance au roi et se tourne insensiblement vers le Maure. A nouveau, avec son consentement, il la ramène sous son emprise et une fois de plus soumet son royaume. Parvenu à ses fins grâce à la complicité de la jeune princesse, il la fait fouetter et même empoisonner. Elle ne meurt pas mais elle demeure infectée par le venin du Maure. Le drame de l’âme humaine a franchi une nouvelle étape. Elle a été sauvée par l’Esprit, mais dans son indépendance reconquise, elle s’est laissée envahir par l’orgueil et les suggestions de sa volonté personnelle. Elle s’est elle-même mise sous la coupe du monde démoniaque, aveuglée qu’elle est par les faux semblants qui lui font miroiter gloire, puissance et bonheur, et elle abandonne l’Esprit. Cela permet au monde démoniaque d’assujettir à nouveau le monde des sens. Il en résulte que l’âme humaine est une fois de plus menacée de perdition ; elle tombe gravement malade : la peur et sa volonté personnelle égocentrique l’ont empoisonnée. Cinquième acte : le fils du roi est informé de l’état lamentable de la jeune princesse et intercède en sa faveur auprès de son père. Ce dernier lui dépêche des messagers qui la consolent, tout en lui faisant sentir son inconséquence. Mais elle reste sourde à leurs conseils et devient la concubine du Maure. A ce propos, on se souviendra des paroles des Prophètes de l’Ancien Testament. Israël, l’âme humaine s’est détournée de Dieu et est devenue une courtisane qui se commet avec toutes sortes d’idoles, la gloire, la puissance, la richesse. Les Prophètes – les messagers du roi – parlent à la conscience d’Israël, mais en vain. Sixième acte : le jeune prince provoque le Maure en combat singulier et le tue. Il semble tout d’abord que c’est lui-même qui a trouvé la mort au cours de ce duel. Il survit néanmoins et délivre la fiancée qui lui a été promise. Il confie la jeune femme à son « précepteur » ainsi qu’à son « chapelain ». L’un et l’autre la tourmentent tant et si bien qu’à la fin, le jeune roi décide de « mettre fin à l’emprise du prêtre ». L’action des Prophètes ayant été vaine, c’est le Christ lui-même, le Fils de l’Esprit, qui vient pour mettre à mort le principe démoniaque. En apparence, tout se passe comme si lui-même avait trouvé la mort, mais il ressuscite et libère enfin l’âme humaine de la captivité où la retenaient les mondes des sens et des ombres. La double puissance (le précepteur et le chapelain), temporelle et spirituelle, qui devait veiller en son nom sur l’âme humaine, n’a en réalité fait que la tourmenter. Il en fut de même au cours des nombreux siècles qui suivirent le Christ : ceux qui s’étaient faits rois et prêtres du destin de l’âme, au lieu de l’aider à atteindre l’Esprit et la véritable autonomie, ne firent que l’enfermer dans le carcan des règles et des dogmes. Cependant, au septième acte, le Fils du roi arrive en personne et célèbre ses noces avec la jeune fille. Le but ultime des Mystères qui est, rappelons-le, l’union consciente en chacun de l’âme humaine avec l’Esprit, est ainsi le dernier mot de la pièce qui, dans le récit des « Noces Alchimiques » se déroule dans la « Maison du Soleil ». C’est aussi le dernier mot de la destinée humaine, de l’évolution du genre humain et de celle de l’humanité terrestre. L’ordre originel, celui de l’Esprit, a ainsi été restauré, à l’échelle individuelle comme à l’échelle collective. Le corps, avec ses sens, devient de nouveau l’expression de l’Esprit, et l’âme joue le rôle d’intermédiaire entre les deux. Le monde des sens devient alors l’expression de l’Esprit cosmique, l’âme de l’humanité étant l’intermédiaire entre les deux.

La dissolution de l’ancienne structure Pour comprendre ce qui advient à la fin du quatrième jour et aux cinquième et sixième jours des Noces Alchimiques, il est nécessaire de se remémorer les particularités de la symbolique alchimique. Pour l’alchimiste, le « plomb » n’est qu’une image imparfaite de l’archétype du métal. Cette imperfection est due à un facteur originel qui a perturbé et altéré la pure image de l’archétype. Pour donner naissance à l’or, le métal parfait, il faut annuler le facteur d’imperfection, rétablir l’état de l’origine, à partir duquel se dégagera le pur archétype. A la fin du quatrième jour, a lieu la décapitation des six personnes royales, qui figurent la structure de l’homme terrestre actuel (le roi et la reine qui incarnent l’Esprit cosmique n’étant pas affectés par l’événement). Mais « les esprits des décapités » demeurent en vie sous forme de flammes scintillant au-dessus de chacun des vaisseaux qui apparaissent sur la mer. Christian Rose-Croix est le témoin de la scène. Ce sont des événements que le candidat aux Mystères vit intérieurement et auxquels il coopère. L’auteur des Noces Alchimiques les tire du fond de l’âme humaine et les met ainsi en évidence. La « décapitation » des six personnes royales n’est donc qu’un symbole destiné à évoquer l’élimination du « facteur perturbateur » dont il a été question, qui entrave l’épanouissement de l’archétype de l’homme, son véritable Soi, et en a fait une caricature. La perturbation est due à la volonté personnelle égocentrique, d’où la nécessité de désagréger les formes qu’elle a revêtues : tout d’abord, le vieux roi et sa jeune épouse, l’être moi et sa volonté propre qui le relie au monde des sens. Puis vient le tour du roi entre deux âges, le roi noir, et de son épouse voilée de noir : l’être fantomatique, celui qui est relié au monde des ombres et du destin. Et pour finir c’est la décapitation de cette image imparfaite de la partie spirituelle de l’homme, le vrai Soi, représentée par les deux jeunes personnes royales.

Les épreuves Ce qui, dans le récit des Noces Alchimiques, se produit une seule fois – il s’agit de l’épisode relatif à la décapitation des six personnes royales – représente en réalité, si on le rapporte à l’initiation aux Mystères, les grandes épreuves auxquelles est exposé le candidat qui aspire à devenir conscient de l’Esprit. Le monde démoniaque intervient dans l’être du candidat aux Mystères et se sert de ses instincts pour fausser les impulsions et la force de l’Esprit. Tout d’abord, il mobilise l’instinct de possession du candidat, autrement dit l’amour de la vie dans le monde des sens. Cet instinct lui fait croire que le devoir inhérent à son existence est celui de changer et d’améliorer ce monde. Le candidat doit « tuer » cet instinct qui ne fait qu’un avec son être égocentrique, son moi, ce qui explique la mise à mort, dans les Noces Alchimiques, du premier couple royal, la volonté personnelle de l’ego. Mais voici que survient chez le candidat le sentiment de sa valeur personnelle, ce qui lui fait courir le risque de confondre l’épanouissement du Soi véritable avec celui de sa personnalité terrestre. Voilà encore un instinct à « mettre à mort », car il relie le candidat avec les forces du monde des ombres. Aussi voit-on décapiter le second couple royal, qui représente les forces du monde des ombres, pénétré de volonté égocentrique. En troisième lieu apparaît la volonté de puissance, qui met maintenant le candidat à l’épreuve de vouloir régner avec sa volonté personnelle dans le monde de l’Esprit auquel il est relié, alors que la volonté égocentrique ne saurait avoir droit de cité dans l’univers spirituel. Cet instinct, engendré par une image défigurée du Soi véritable, doit aussi être mis à mort. Le troisième couple royal, figurant la volonté de puissance qui déforme à son profit les suggestions du Soi véritable, est, comme les autres, décapité. Dans les Noces Alchimiques, ces exécutions sont l’œuvre d’« un homme de couleur noire », une fonction de l’être humain, personnifiée par l’auteur. Cet homme représente la résolution ferme et délibérée du candidat d’éliminer de façon définitive les trois formes que revêt la volonté personnelle égocentrique. Mais l’homme noir, une fois sa besogne accomplie, est décapité à son tour. Car la volonté ordinaire, même mue par le vrai Soi, relève du monde de la volonté personnelle égocentrique. Une fois le plomb dissous, il reste l’archétype du métal et la substance primordiale, qui sont à l’origine du métal imparfait qu’est le plomb, de même, après la décapitation des six personnes royales et de leur justicier, les esprits des « décapités » survivent et planent sur la mer au-dessus des sept vaisseaux. Le noyau, l’archétype de la structure du vieil homme, est gardé dans un lieu non terrestre appelé « la mer ». La substance des six personnes est donc

conservée : leurs « cadavres » sont appelés à jouer un rôle dans la suite de l’histoire. Il est maintenant certain que la volonté personnelle, facteur de perturbation, est « morte » ainsi que ses diverses formes imparfaites : pensées, sentiments, décisions, actions, destin, etc. Cependant l’archétype de ces formes et la substance dont elles étaient constituées sont toujours là.

Le cinquième jour : les nouvelles forces.

Au cinquième jour, Christian Rose-Croix fait la découverte du « tombeau de Vénus ». Il reconnaît alors comment et en vertu de quelles forces le vrai Soi peut prendre forme. Il se prépare à cette nouvelle tâche. Parvenu à cette phase, le candidat connaît désormais les forces qui permettront le plein épanouissement du Soi véritable, l’« or » des alchimistes : ce sont les forces d’Amour qui proviennent du monde de l’Esprit. Ainsi Christian Rose-Croix prend-il les dispositions nécessaires pour que ces forces opèrent en lui. Le récit des Noces Alchimiques, au début du cinquième jour, expose de manière symbolique le processus alchimique qui a lieu dans le candidat et l’intervention des forces qui gouvernent directement cette phase. Sur le « tombeau de Vénus » se trouve une vasque de laquelle sort un ange tenant dans ses mains un arbre d’essence inconnue. Cet arbre laisse tomber, goutte à goutte, de l’eau dans la vasque. Il y tombe aussi, de temps à autre, un fruit qui ne tarde pas à se transformer en eau. La vasque est porté par trois animaux : un aigle, un bœuf et un lion. L’arbre est le symbole de l’homme. L’homme est un être qui est un véritable transformateur d’énergie. Cette énergie est de nature quadruple et il la restitue après l’avoir transmutée. Ces quatre sortes d’énergies sont figurées par l’ange, l’aigle, le bœuf et le lion. Il y en a une qui est propre à la nature humaine, à l’exclusion des autres, l’énergie mentale : l’ange. Vient ensuite l’aigle, l’énergie affective appartenant au règne animal ; puis l’énergie vitale : le lion, laquelle appartient au règne végétal, et enfin l’énergie de la forme : le bœuf, laquelle appartient au règne minéral. Si l’homme s’approprie égoïstement ces énergies pour en obtenir des « fruits » dont il dispose à son gré, il manque à sa vocation et ne suscite que des conflits. L’image est donc destinée à montrer quelle utilisation l’homme doit faire de ces énergies qui sont la force d’Amour de l’Esprit afin d’établir l’harmonie. Il ne doit pas vouloir les retenir, il ne faut pas non plus qu’il cherche à conserver pour son propre usage les fruits qui en sont le produit. Une fois ces énergies transmuées, il ne doit pas gêner leur cours ultérieur. C’est de cette manière que les fruits – c’est à dire ses actes – pourront exercer leur influence sur le processus de transmutation de l’humanité (42f). Le texte nous dit bien : « Quand l’arbre sera entièrement dissous, Dame Vénus s’éveillera à nouveau et sera Mère d’un Roi ». Quand l’homme – c’est à dire l’arbre – est un pur instrument, qui ne veut plus et ne conserve plus rien pour lui-même, et devient donc un intermédiaire conscient qui reçoit et restitue, alors les forces d’Amour de l’Esprit, symbolisées par Dame Vénus, deviennent aussi pleinement conscientes. Il vit de ces forces, il devient un Roi, un fils de l’Amour. Pour mieux examiner ces figures, Christian Rose-Croix, accompagné d’un page, descend dans la crypte de Vénus. La déesse est allongée sur un lit. Elle est si belle que l’on peut à peine soutenir l’éclat de sa beauté. Mais il semble que la vie se soit retirée d’elle. Et pourtant c’est d’elle que procèdent les forces qui maintiennent le monde en mouvement. Cependant, plus tard, Dame Vénus reviendra à la vie : « Quand l’arbre sera entièrement dissous, Dame Vénus s’éveillera ». Elle se montrera alors à Christian Rose-Croix consciemment, non seulement dans sa substance, mais dans ses œuvres vives. Le fait que Christian Rose-Croix, seul parmi ses compagnons, ait vu Dame Vénus dans sa crypte aura pour lui, dans la suite de l’histoire, des conséquences importantes. Mais à présent, Christian Rose-Croix s’embarque avec ses compagnons pour la « Tour de l’Olympe », où doit être exécuté ce qui constitue à proprement parler le travail alchimique. Sur la mer, il fait la rencontre d’un grand nombre d’entités qui chantent les louanges de l’Amour. A ce propos, il ne faut pas perdre de vue que la mer représente la matière prime (prima materia) de l’alchimie, l’énergie primordiale à partir de laquelle tout se crée et se maintient : l’Amour. Une strophe de l’un de ces chants nous dit :

Qui nous fait vaincre ? L’Amour.Comment trouver aussi l’Amour ? Par l’Amour.

Où faire briller les œuvres bonnes ? Dans l’Amour.Qui peut faire l’union de deux ? L’Amour.

Plus tard, les chants des nymphes s’adresseront en ces termes au jeune roi et à la jeune reine qui ont été décapités :

Et si nous vivons,Dieu nous accordera,Comme ils ont été séparés Par la force de l’amour,De les unir à nouveau dans la joiePar les flammes de l’amour. (II, 46)

Ces mots résument de façon éloquente le programme et les méthodes de la pratique alchimique. Archétype et matière primordiale veillent à ce que le produit dégénéré de l’archétype, le plomb, soit soumis à la dissolution. Elles veillent également à ce que l’archétype s’épanouisse de la juste manière en or. De même le candidat aux Mystères, grâce aux forces du vrai Soi, voit se résorber les fausses reproductions de ce Soi. Il s’agit ici de ses pensées, de sa vie affective, de son destin, de ses actes, etc. Ainsi, la voie sera bientôt ouverte, toujours grâce à l’aide des forces de l’Esprit, à l’épanouissement d’une nouvelle âme et d’un nouveau corps, l’un et l’autre en harmonie avec le Soi véritable. Et de même qu’à « l’état de plomb », Âme et Esprit étaient séparés l’un de l’autre et dans l’impossibilité de coopérer, de même à l’état d’or, ils peuvent à nouveau s’unir en tant que Roi et Reine ressuscités, comme l’évoque le chant cité précédemment. Dans le récit, la tour de l’Olympe, avec ses sept étages, est qualifiée de « laboratoire ». Et voici qu’apparaît à présent l’homme véritable, cette partie intérieure et secrète du candidat aux Mystères, chez lequel les processus de fusion et de reconstitution sont menés à bonne fin. Les opérations alchimiques ont lieu sur sept niveaux différents, sept niveaux d’énergie qui déploient leur activité de bas en haut, les énergies les plus faibles et les plus grossières étant en bas tandis qu’en haut opèrent celles qui sont les plus fines et les plus fortes.

Le sixième jour : le processus alchimique

C’est au sixième jour que l’œuvre alchimique peut s’intituler « Noces Alchimiques ». La matière qu’élaborent les alchimistes, guidés par les mandataires du monde spirituel, provient des six personnes royales décapitées et de leur bourreau, ainsi que du sang de ces sept personnes. A chaque étage, cette matière est amenée à des états différents. Chaque étage est pourvu d’un équipement qui lui est propre, source, athanor ou appareil du même genre, en un mot, d’instruments à transmuter l’énergie. Et du fait que l’énergie employée grandit en finesse et en force, au fur et à mesure que l’on gravit les étages, un continuel apport d’énergie, sous forme de chaleur, doit être amené à chaque étage, chaleur nécessaire à la transmutation des substances. Tout cela signifie que, dans l’être intérieur du candidat, la volonté personnelle égocentrique est « mise à mort », la prétendue « vie », et que l’instinct de conservation s’éteint. Cependant, il reste encore ses caractéristiques et aptitudes, c’est-à-dire les facultés du penser, du désir et du vouloir – les « cadavres » des personnes royales décapitées - et ses énergies - le « sang » des personnes royales. Ces propriétés et ces énergies sont progressivement soumises à une nouvelle « polarisation » dont le degré dépend de la zone d’activité, autrement dit de l’étage où elles se trouvent. L’état de tension dans lequel elles sont transformées correspond lui aussi à l’étage du moment.

1er étage : Les alchimistes doivent laver dans l’eau d’une fontaine diverses substances, herbes, pierres précieuses etc. Leur essence est extraite puis conservée à part. Elle sera nécessaire pour le processus alchimique appliqué aux cadavres des personnes royales. Le premier étage représente le monde des sens. C’est le lieu où le candidat aux Mystères fait ses expériences, c’est-à-dire qu’il ôte au vécu, sentiments, volontés et actes, ce qui fait

son essence. Cette essence est compréhension et maturité. C’est seulement lorsqu’il est en possession de cette compréhension indispensable et de la maturité suffisante que le candidat peut s’adonner à la tâche de dissoudre consciemment les formes anciennes pour constituer des formes nouvelles. Une condition préalable à ce processus est, elle aussi, indispensable et résulte de tout ce qui précède : la volonté personnelle du candidat doit aussi être « mise à mort ». Sans cette condition préalable, le travail alchimique n’a aucun sens.

2ème étage : Peu de temps après, les alchimistes doivent se rendre au deuxième étage. Là se trouve une fontaine. Auprès de celle-ci gisent les six personnes royales décapitées. Les alchimistes versent dans la fontaine les essences qu’ils ont extraites à l’étage précédent. De plus, la tête du bourreau est liquéfiée et versée, elle aussi, dans la fontaine. Tous ces liquides sont ensuite déversés dans un chaudron où ils sont soumis à une chaleur intense. Bientôt, les liquides tombent en gouttes brûlantes sur les six cadavres, qui se mettent à fondre. Le produit de cette fusion est recueilli dans un globe d’or. Le second étage caractérise l’énergie qui agit directement sur l’énergie de la matière : l’énergie vitale à laquelle participe l’homme, en tant qu’être végétatif. Ici, pour la première fois, les énergies vitales du monde spirituel peuvent se déployer librement. Elles se relient à la compréhension, à l’expérience et à la volonté du candidat arrivé à maturité, et dissolvent les anciennes formes cristallisées de ses pensées, actions et sentiments, tout en élaborant des formes nouvelles. Dans cette phase, le candidat continue à vivre dans le monde des sens, le monde des apparences. Cependant, sa vie n’est maintenant plus dirigée par les lois du monde sensoriel mais par les énergies vitales du monde spirituel. Ses pensées, sentiments, résolutions et actions, bref l’organisation tout entière de sa vie et celle de son passé est soustraite à l’empire de la conscience sensorielle et subordonnée à l’ordre du monde des énergies vitales. C’est alors qu’il se met à vivre pour l’amour d’autrui, et que ses pensées et ses sentiments se façonnent dans ce courant d’amour. Ils sont désormais d’une autre qualité que ceux de l’homme encore emprisonné dans sa conscience sensorielle. Ils ne sont plus ni rigides ni tenaces mais « fluides ».

3ème étage : Le globe d’or dans lequel se trouvent les corps liquéfiés des six personnes royales est suspendu à ce troisième étage. De tous côtés, par des fenêtres, afflue une lumière d’or qui se concentre dessus et le chauffe. Finalement, les alchimistes ouvrent le globe et y trouvent un grand œuf. A ce troisième étage, c’est une énergie supérieure qui est à l’œuvre, l’énergie de la « perception ». A cette phase, le candidat soumet ses forces et facultés présentes à une plus haute dimension et à une loi supérieure : l’ordre du monde de la « perception ». C’est à ce monde que le récit donne le nom de « lumière ». Les formes et les manifestations vitales du candidat, c’est-à-dire les six personnes royales, déjà amenées à un état plus affiné au deuxième étage, s’imprègnent des énergies encore plus subtiles du monde spirituel. Dans la force de l’Amour divin, le candidat met ses qualités et capacités au service des autres ; il se laisse pénétrer, consciemment, par les lois du monde de la perception, ce qui affine une fois encore ces qualités et capacités.

4ème étage : L’œuf est placé dans un chaudron de cuivre, empli de sable doré. On chauffe le chaudron. L’appareil porte l’inscription suivante : « Ce que le feu, l’air, l’eau et la terre n’ont pu extraire de la cendre sacrée de nos rois et de nos reines, la foule des alchimistes l’a recueilli dans cette urne » (II, 56). Il faut en conclure que ce qu’il y avait d’immortel chez les personnes royales constituait la matière de l’œuf, la partie mortelle ayant été abandonnée au quatre éléments, le feu, l’air, l’eau et la terre. Il faut voir dans ces éléments les énergies mentales, perceptives, vitales et physico-chimiques sujettes à l’impermanence du monde, contrairement aux énergies du monde spirituel qui continuent d’agir chez le candidat. Au bout d’un moment, un oiseau brise la coquille de l’œuf. Tout d’abord, il se comporte mal et mord indistinctement tout ce qui se trouve autour de lui. Sa couleur oscille du rouge au noir pour se fixer finalement au blanc. Il se nourrit du sang des personnes royales. Grâce à cela il finit par s’apprivoiser et resplendit alors des plus magnifiques couleurs.

A cette phase des Mystères, le candidat pénètre en toute conscience dans l’univers du mental en tant qu’énergie du monde spirituel. Une nouvelle pensée, une nouvelle conscience naissent en lui : l’oiseau des alchimistes. Cette pensée nouvelle n’a plus de lien avec le monde physique, le monde vital ou le monde affectif. Elle est tournée vers le monde de l’Esprit et en reconnaît consciemment les structures et les forces. Le développement de cette nouvelle pensée caractérisera les étapes suivantes de la voie des Mystères. La nouvelle pensée est axée sur le monde impérissable de l’Esprit. C’est là une propriété que le candidat éprouvera comme perturbante et dangereuse. Il suffit de lire ce que des hommes comme Jacob Boehme ont rapporté de l’instant où cette nouvelle conscience spirituelle a fait irruption en eux. Ils se trouvent tout d’abord accablés et dépassés. Ne voit-on pas, dans le récit, l’oiseau alchimique pousser des cris stridents et agressifs ? La couleur rouge symbolise cette caractéristique. Cependant, avec le temps, le candidat se laisse pénétrer et régler par les manifestations et substances de la nouvelle pensée. Inversement, il met à la disposition de ce mental nouveau les forces de son affectivité et de sa volonté. Ainsi ce mental nouveau lui devient de plus en plus familier. C’est ce qu’il fait en nourrissant l’oiseau alchimique du sang des personnes royales décapitées. C’est ainsi que l’oiseau s’apprivoise et qu’il brille de tout son éclat. A partir de là, le candidat s’élève grâce à sa pensée axée toujours plus haut sur l’Esprit. Il explore toujours mieux les structures du monde spirituel, et les laisse modifier et déterminer consciemment sa vie.

5ème étage : On baigne l’oiseau dans du lait. Il perd son plumage et sa peau devient « aussi lisse que celle d’un être humain. » Le moment est venu où le candidat pénètre dans le monde de l’Esprit individuel humain, le plan inférieur du monde de l’Esprit, et en vit. La nouvelle conscience qui est maintenant la sienne se défait des éléments conceptuels ou symboliques – les plumes de l’oiseau - qui collaient encore à elle. La pensée se fait purement spirituelle et abstraite.

6ème étage : L’oiseau se tient sur l’autel sur lequel se trouvent les objets que Christian Rose-Croix avait déjà entrevus au quatrième jour : le livre, la lumière, le globe, l’horloge avec la fontaine, le serpent blanc pénétrant une tête de mort par les orifices du crâne. L’oiseau donne des coups de bec au serpent blanc et doit boire son sang malgré sa répugnance. Finalement, on décapite l’oiseau et le sang coule de sa poitrine. Les restes de l’oiseau sont brûlés. Cette image du sang qui coule de la poitrine de l’oiseau est un ancien symbole alchimique qui désigne le Christ, autrement dit le « Fils ». Ainsi que le raconte la légende, quand les petits de la femelle du pélican ont faim, leur mère s’ouvre la poitrine avec le bec et les abreuve de son sang ; après quoi, elle meurt. Mais c’est grâce à son sang que ses petits peuvent survivre. C’est ainsi que Christ déversa son sang, sa force d’âme et d’esprit, pour rassasier les hommes affamés, ceux qui, grâce à son sacrifice, parcourent le chemin des Mystères et peuvent gagner la vraie vie. Parvenu à cette phase, le candidat, dont la conscience a été renouvelée, s’élève jusqu’au domaine où il trouve l’énergie spirituelle, celle de l’amour divin, celle de Christ. Sa nouvelle conscience sera littéralement imprégnée des forces de l’Amour divin, et pourra prendre part au grand sacrifice que le Christ a institué pour le salut des hommes. C’est en vertu de ce sacrifice que le karma de l’humanité subit un processus de dissolution – l’oiseau donne au serpent des coups de bec mortels - car le Christ prend sur lui ce karma et en triomphe - l’oiseau absorbe avec répugnance le sang du serpent, étranger à sa nature. De même l’élève des Mystères arrivé à cette phase de son développement et se perdant consciemment dans les forces et la structure inhérentes à l’univers spirituel, participe à la dissolution du karma de l’humanité. De tous temps, on a comparé le Christ au phénix. Il meurt : la forme qu’il a librement consenti à revêtir pour accomplir son offrande est réduite en cendres par le feu de l’Amour divin, car c’est seulement une fois transmué qu’il pourra ressusciter. L’oiseau des Noces Alchimiques mis à mort et réduit en cendre est l’image de ce qui arrive à l’élève des Mystères arrivé à cette étape.

7ème étage :

La cendre de l’oiseau, mélangée à de l’eau, est convertie en une sorte de pâte. Cette pâte une fois chauffée est ensuite versée dans deux moules préparés pour la circonstance. Ces deux moules sont ceux d’un garçonnet et d’une fillette. Ces silhouettes sont encore sans vie et de dimension très réduites. Les alchimistes les nourrissent du sang de l’oiseau qu’ils ont recueilli, ce qui les fait grandir. Mais voici que, soudain, s’entrouvre le plafond de la pièce où l’on opère. Les esprits des personnes royales précédemment mises à mort et cette fois-ci au nombre de trois, sont introduits dans les silhouettes inanimées qui se mettent brusquement à palpiter d’une vie nouvelle. Le jeune roi et la jeune reine ressuscitent avec une force et sous une forme renouvelées. L’élève des Mystères monte à présent jusqu’au monde du Père, jusqu’à « l’Esprit invisible » des gnostiques, au sommet du plan spirituel. C’est dans ce monde que se trouve, toute prêt à l’accueillir, l’archétype de l’homme spirituel sous une forme double, masculine et féminine, modèle du garçonnet et de la fillette. Les forces spirituelles auxquelles l’élève a rendu la liberté, cette nouvelle conscience qui est passée par diverses métamorphoses, sont la substance – la pâte mêlée à la force d’amour de l’Esprit – à partir de laquelle sont reconstitués le Soi véritable de l’homme qui est de nature spirituelle, ainsi que l’âme et le corps qui lui reviennent. Celui qui rend la vie à cette image primordiale, l’archétype, n’est autre que l’Esprit du Père, celui-là même dont procédaient les « esprits des personnes royales décapitées ». Mais ces esprits doivent s’introduire dans les formes pour que celles-ci puissent devenir vivantes. Ainsi, dans l’élève, les choses se passent de la façon suivante : il faut d’abord que le « plomb » des trois composantes de l’être ancien, elles-mêmes féminines et masculines, soit dissous et ramené à la « prima materia », la substance primordiale. Le vrai Soi, dans sa plénitude, ainsi que la nouvelle Âme et le nouveau Corps, dans leur plénitude, deviennent ainsi de l’or. Le vrai Soi – comme les organes qu’il a empruntés au monde des ombres et le corps qu’il tient du monde des sens - est lui-même double, masculin et féminin. Il est issu de l’archétype créateur de l’homme, (les « Esprits des décapités »), qui était contenu dès le commencement dans le plomb, et de la substance transmutée des « métaux vils ». L’état originel de l’homme a été restauré sur le fondement d’une conscience nouvelle. Comme le phénix rené de ses cendres, l’homme vrai ressuscite selon ses deux aspects. Ces deux aspects, l’Âme et l’Esprit, la conscience réceptive et la structure de l’Esprit devenu conscient, peuvent à présent célébrer leurs « noces alchimiques ». Le candidat aux Mystères qui s’est haussé jusqu’au septième étage de la tour de l’Olympe n’y reste en aucun cas. Il en redescend et, à partir des forces que lui confère l’«Esprit inconnaissable » », œuvre au niveau de toutes les énergies de la réalité, y compris le niveau le plus bas, celui du monde matériel. Conscient sur sept plans, il peut se conformer à la loi qui régit chacun d’entre eux. Il a rétabli en lui-même leur juste ordonnancement. Il n’est plus question d’une prépondérance du plan inférieur, le monde des sens, qui forme un obstacle au libre épanouissement de tous les plans supérieurs. Le point de départ du candidat est maintenant situé tout en haut et c’est à partir de ce plan supérieur de l’Esprit qu’il peut parcourir tous ceux qui lui sont inférieurs. On peut parler de cercles concentriques dirigés par le point central.

Le septième jour ou les propriétés de l’Homme véritable

Au septième jour des « Noces Alchimiques », Christian Rose-Croix et ses compagnons sont enfin confirmés « chevaliers de la Pierre d’Or ». Ils ont réussi à façonner le Graal, la « Pierre des Sages ». L’homme véritable est à nouveau conscient et actif. Il doit son existence à la fois à la force de l’Esprit et à son labeur sur le chemin des Mystères. Aussi le jeune roi appelle t-il Christian Rose-Croix « son père » (II, 68) tandis qu’il donne le nom de « mère » à Dame Vénus. (II, 40) A la fin de leur parcours, les « chevaliers de la Pierre d’Or » reçoivent les règles de leur ordre :

I. Vous, Seigneurs Chevaliers, jurez que vous ne reconnaîtrez comme fondement de votre Ordre aucun démon ou esprit, mais toujours Dieu seul, votre Créateur et sa Servante, la Nature.

II. Que vous aurez en horreur toute idolâtrie, impudicité et impureté et ne souillerez jamais votre Ordre de vices pareils.III. Que vous ne viendrez en aide avec vos Dons qu’à ceux qui en sont dignes et en ont

besoin.IV. Que vous n’emploierez pas cet honneur pour acquérir gloire et célébrité en ce monde.V.Que vous ne voudrez pas vivre plus longtemps que Dieu ne le veut.

(II, 72) De plus, les Chevaliers sont établis pour régner sur « l’ignorance, la misère et la maladie ». L’élève des Mystères dispose à présent d’une conscience qui, sur les voies de l’Esprit, pénètre l’univers entier. Il dispose aussi de la force inépuisable de l’Amour. Le Soi véritable, rené, est à l’abri de la maladie, de l’âge et de la mort tels qu’ils règnent dans le monde des sens. Néanmoins, tant que le disciple des Mystères vit dans le monde des sens, il appartient à cet univers transitoire par son corps physique, par conséquent il est soumis à toutes les imperfections de la condition corporelle. En tant qu’homme du monde des sens, il se répétera sans cesse que tout savoir, toute puissance et toute inviolabilité ne sont pas sa possession, mais reviennent au vrai Soi. Aussi Christian Rose-Croix laisse-t-il ces mots, en manière de testament, dans la chapelle où il a été fait chevalier : « La somme de tout savoir est de savoir que l’on ne sait rien. » (II, 72)

Le « Gardien de la Porte » Il incombe maintenant à Christian Rose - Croix, comme a chaque disciple des Mystères, d’accomplir sa tâche jusqu’au bout, dans le corps mortel qui lui est dévolu. Il ne lui suffit pas de s’adonner à des expériences dans le monde spirituel et de fêter ses « Noces Alchimiques », il a également le devoir d’indiquer le chemin des Mystères à tous ceux qui s’y montrent réceptifs. Christian Rose-Croix ressent ce devoir d’autant plus vivement qu’il a pu contempler Dame Vénus. C’est, en effet, d’une façon très particulière qu’il a pris contact avec la force d’Amour de l’Esprit. Et cet Amour est si actif en lui qu’il lui permet de guider autrui vers le chemin des Mystères. Il devient le gardien du « Premier portail ». Désormais intermédiaire entre le monde des sens et celui de l’Esprit, il est le fondateur d’une Ecole des Mystères. Après avoir pu entrevoir la magnificence des Noces Alchimiques, Christian Rose - Croix paraît tout d’abord mécontent que cette tâche lui soit échue. Mais, en lui, celui qui est mécontent, c’est simplement l’homme du monde des sens. Ce dernier murmure contre le fardeau dont on le charge. En réalité, cette fonction est exactement celle qui correspond au véritable Soi du candidat et la traduction la plus juste de son expérience des Noces Alchimiques. En effet, lorsqu’un élève des Mystères a véritablement célébré ces noces, lorsque l’Esprit habite son âme de manière consciente et active, il ne peut rien faire d’autre que de montrer le chemin des Mystères à ses frères humains. Autant dire que le rôle de Gardien de la Porte ne fait qu’un avec la célébration des Noces Alchimiques. Aussi l’ouvrage se termine t-il sur ces mots : « ... alors qu’il croyait devoir être gardien du portail, le lendemain matin, l’auteur de cet écrit est retourné dans sa patrie ».

La Rose-Croix de notre temps

Des siècles suivants jusqu’à présent, l’impulsion de la Rose-Croix s’est manifesté en divers mouvements. Citons la franc-maçonnerie, la théosophie et l’anthroposophie. De nos jours encore, nombre d’organismes se réclament de la Rose-Croix du XVIIème siècle comme de leur maître. On pourra juger du bien-fondé de ces revendications à partir du mot d’ordre dont les anciens Rose-Croix avaient fait leur devise :

Ex Deo nascimurIn Jesu morimur

Per Spiritum Sanctum reviviscimus

Nous naissons de DieuNous mourrons en Jésus,Nous renaissons par l’Esprit Saint

Outre le fait que les Rose-Croix se voulaient les continuateurs de la sagesse des Mystères du christianisme originel, cette triple formule renferme ce qui fait son essence profonde : « Celui qui veut abandonner sa vie pour moi et pour l’Evangile (c’est à dire pour le Soi véritable dont Jésus est le prototype), celui-là sauvera sa vie » (Marc 8,35).

« Renés par l’Esprit Saint. » Ces mots traduisent le But ultime de l’école des Mystères de la Rose-Croix. Il s’agit du développement du Soi véritable de l’être, éveillé de son sommeil léthargique par la force de l’Esprit et parvenu à la « renaissance ». De là le Soi devient conscient et agissant. Quand cela se produit, la personne sauve effectivement sa vie, sa vraie vie, celle qui est de l’Esprit. Il ne s’agissait donc pas, chez les Rose-Croix, de l’épanouissement d’une personnalité dépendante du moi dans le monde des sens ou des ombres, donc pas d’un déploiement de puissance et de domination d’autrui. La vraie vie, celle de l’Esprit, n’a en effet rien à voir avec un désir quelconque de possession, de réputation ou de puissance. Tel est le critère premier par lequel on peut déterminer si un de ces groupes Rose-Croix contemporains a quelques raisons de se réclamer de ceux du XVIIème siècle. Le deuxième critère est le Chemin qui mène au but de la Rose-Croix. Il consiste en ce qu’il faut perdre sa vie pour parvenir au Soi véritable : « Nous mourrons en Jésus ». Jésus est le prototype du Soi véritable de chaque être humain, dans la structure et les forces duquel l’égocentrisme du candidat aux Mystères « meurt ». Celui-ci sacrifie possession, réputation et puissance en ce qu’elles sont préjudiciables au grand but. Il en extirpe les racines. C’est alors seulement que le Soi véritable peut prendre la place de la personnalité axée sur le moi. Pour cela, il ne faut suivre aucune technique, méthode ou ascèse qui viserait à élargir le champ de la conscience. De tels moyens procèdent en fait de la volonté axée sur le moi. Suivre la voie des Mystères sous-entend que l’on renonce à des pratiques qui sont l’expression même de la volonté égocentrique. La mort en Jésus signifie, pour l’élève des Mystères, la dissolution de toute forme de volonté personnelle dans la structure et dans la force du Soi véritable. En troisième lieu il importe de savoir sur quel fondement il convient d’abandonner la volonté égocentrique pour tendre au but du chemin. Car le sacrifice et l’abnégation se conçoivent aussi très bien pour une idéologie, une nation, un autre être humain ou encore un maître. Sacrifice et abnégation ne conduisent dans ce cas qu’à un emprisonnement. C’est pour s’opposer à cette déviation que la devise des Rose-Croix du XVIIème siècle comporte ces mots : « nés de Dieu ». Comme le dit la Bible, l’homme est, au plus profond de lui-même, « à l’image de Dieu » (I. Moïse 1, 27). C’est à partir de ce principe qu’il convient de parcourir la voie des Mystères. L’élève ne sacrifie pas son être terrestre à un objet qui lui serait extérieur, mais il se sacrifie pour cette image divine qui est en lui-même. Perdre sa vie, où dominent instinct de conservation, préjugés et volonté égocentrique, pour que naisse le vrai Soi, c’est par là-même sauver sa vie, retrouver son être authentique, son identité véritable, devenir vraiment libre et indépendant de tout déterminisme étranger. L’image de Dieu, voilée jusque là par les intérêts, les préjugés et les activités de la volonté égocentrique, apparaîtra alors dans tout son éclat.