Un peu d’art érotique chez Jean Dubuffet

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Tous droits réservés © La Société La Vie des Arts, 1970 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 3 nov. 2021 23:46 Vie des arts Un peu d’art érotique chez Jean Dubuffet François-Marc Gagnon Numéro 57, hiver 1969–1970 URI : https://id.erudit.org/iderudit/58116ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) La Société La Vie des Arts ISSN 0042-5435 (imprimé) 1923-3183 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Gagnon, F.-M. (1969). Un peu d’art érotique chez Jean Dubuffet. Vie des arts, (57), 22–27.

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Document généré le 3 nov. 2021 23:46

Vie des arts

Un peu d’art érotique chez Jean DubuffetFrançois-Marc Gagnon

Numéro 57, hiver 1969–1970

URI : https://id.erudit.org/iderudit/58116ac

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Éditeur(s)La Société La Vie des Arts

ISSN0042-5435 (imprimé)1923-3183 (numérique)

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Citer cet articleGagnon, F.-M. (1969). Un peu d’art érotique chez Jean Dubuffet. Vie des arts,(57), 22–27.

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Pierre Matisse Gallery, New York

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un peu d'art erotique chez jean dubuffet par François Gagnon

1 . Sang et feu (corps de dame aux chairs rôties et rissolées) Huile sur toile. 1 1 6 X 8 9 cm. Dec. 1950. No 1 13 du fasc 6 du Cat. 2 Ménage en gris, outre-mer et carmin Huile sur toile. 1 0 0 x 8 1 cm Avril 1945 No 2 du fasc 2 du Catalogue des travaux de Jean Dubuffet élaboré par Max Loreau II s'agit moins ICI de la représentation d'un homme et d'une femme nus que de l'archétype du couple, tel qu'il jaillit des niveaux de la pensée non encore touchée par la culture. Notez la frontalité des personnages, la symétrie des gestes de la femme, la disposition de ses pieds de part et d'autre de l'axe postural vertical, le caractère énumératif des détails. Autant de traits qui soulignent le caractère mental, peu réaliste de la représentation

De 1943 à 1952, Jean Dubuffet a fait mille quatre cent cinq ouvrages (tableaux proprement dits, gouaches, dessins, .). comportant un. deux ou plusieurs personnages (une fois, en 1944, il en a même fait un, à vingt-neuf personnages). Neuf cent soixante et onze d'entre eux ne représentent qu'un personnage, soit 68 p.100 de la totalité de la production à personnages. 16 p. 100 de ceux-ci représentent des personnages nus. Ces pourcentages ne donnent qu'une vue partielle de la réalité si on ne situe pas le phénomène qu'ils décrivent dans le temps. On se rend compte en effet que la plupart de ces personnages nus ont été produits en 1950 et appartiennent à la série des Corps de Dames Ces Corps de Dames ont beaucoup fait parler d'eux et ont même fait qualifier Dubuffet de "terrible" (en anglais) par le critique français Michel Tapie de Celeyran (1). Malgré tout, ils ne représentent qu'une faible proportion de l'ensemble, statistiquement parlant, et rendent difficile de parler d'une inspiration eroti­que constante chez Dubuffet (pour autant que de peindre le Gorps d'une femme nue relève de l'art erotique). On serait bien plus près des faits si on se contentait d'affirmer que chaque fois qu'il vient à l'idée de Dubuffet de représenter un personnage nu, c'est généralement un personnage féminin qu'il choisit.

(1) Dubuffet the Terrible. / et II. in News Post (Pans), nov et déc 1950

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3 Monsieur Macadam Haute pâte, goudron. 7 3 x 5 0 cm Juin 1945 No 30 du fasc 2 du Cat On sait peut-être que c'est dans -cette toile que Dubuffet a utilisé du goudron pour la première fois II s'agit vraiment d'un tableau traité en haute pâtel Comme nous l'avons remarqué, les représentations d'hommes nus sont très rares chez Dubuffet. L'homme qu'il aime à traiter, c'est l'homme middle aged, souvent surha-billé. avec son veston à revers, son gilet, sa cravate, sa chaîne de montre sur le ventre, ses pantalons à plis . . 4 Baigneuse nue Gouache. 21 X 2 8 cm. 1946 No 106 du fasc 2 du Cat. Quand il vient à l'idée de Dubuffet de représenter un personnage nu. c'est gé­néralement un personnage féminin qu'il représente. Rien ici qui rappelle pourtant les modèles nus des classes de dessin des écoles d'art C'est ra femme nue telle qu'aperçue furtivement et à demi retenue dans la mémoire plutôt que regardée attentivement (et selon une position bien fausse du regard) pendant des heures.

5 L'Amour aux champs Huile sur toile de jute. 8 9 x 1 16 cm Juin 1949 No 65 du fasc 5 du Cat Quand Dubuffet traite un thème erotique, il le fait habituellement avec cette discrétion Un geste d'élan, de la part de l'homme, et un geste d'accueil, de la part de la femme. Sur l'horizon un petit personnage déambule, inconscient de l'idylle sous les arbres.

La plupart du temps cependant (dans 72 1 p 100 des cas) les personnages de Dubuffet sont masculins. Non seulement masculins, mais habillés (66 p 100 des cas (2). On Peut même préciser cette observation et aller jusqu'à dire que ce sont les personnages masculins qui sont le plus habillés Plus de détails vestimentaires en tout cas, sont notés à leur propos: 2.5 pour les hommes contre 1.5 pour les femmes, en moyenne. Le costume masculin, veston à revers, nœud papillon, montre à chaîne dorée, pantalon à plis, souliers lacés, etc.. fascinent plus Dubuffet que le costume féminin.

Nous n'avons parlé jusqu'à présent que de représentations de personnage unique. La représentation des personnages par couple s'accompagne-t-elle de l'apparition de sujets plus erotiques, et cela plus fréquemment? Remarquons tout d'abord que sur mille quatre cent cinq travaux, seulement cent quatre-vingt-trois représentent deux personnages côte à côte. Il ne s'agit d'ailleurs pas toujours de couples d'homme et de femme. La plupart d'entre eux (125/183) représentent deux hommes—ce qui est cohérent avec le très fort taux de représentation masculine noté plus haut. Ce n'est que dans cinquante-deux cas, qu'on a affaire à de véritables couples, dans le sens habituel du mot, représentant un homme et une femme.

Parmi ces cinquante-deux représentations, vingt cas présentent un homme et une femme simplement juxtaposés, sans qu'aucun trait spécial (direction des regards, gestes, partage des tâches, . . ) ne vienne indiquer la moindre idée de communication entre eux. Ils coexistent dans l'aire d'un même tableau, mais leurs mondes respectifs ne

(2) Il n est pas toujours facile, tant parfois les représentations de personnages sont minuscules ou perdues dans un enchevêtrement de lignes, de décider si le personnage est masculin ou féminin, habillé ou nu. Ainsi, aux 72 1 p 100 masculins, on ne peut ajouter que 25 9 p 100 féminins, et aux 66 p 100 habillés, seulement 16 p 100 nus Les autres cas sont indéterminés mais, en général, des indices donnent à penser que ces personnages peu déterminés sont à la fois masculins et habillés

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se rejoignent pas. Dans neuf autres cas. la communication est unilatérale, c'est-à-dire qu'un des deux personnages regarde l'autre, mais à l'insu de ce dernier. Il n'y a guère finalement que vingt-trois cas où la communication au sein du couple est exprimée, et pas forcément de manière erotique. Sur ces vingt-trois cas, dix-neuf appartiennent aux années 1949 et 1950 et comportent des dessins franchement erotiques destinés à illustrer l'opuscule écrit en jargon (écriture phonétique) intitulé "labonfam abeber" (3)

Une fois de plus, nos chiffres s'emboîtent comme les sections d'une lunette astrono­mique et c'est toujours au petit bout que chez Dubuffet se concentre les représentations à caractère erotique

Jean Dubuffet est un peintre qui écrit beaucoup. Hubert Damisch s'est récemment donné la peine de réunir en deux gros volumes de plus de cinq cents pages (exactement 543 et 558) les textes de Dubuffet sous le titre Prospectus et tous écrits suivants (N.R.F., 1967). On y trouve plusieurs passages qui corroborent l'impression qui se dégage de notre examen de mille quatre cent cinq travaux Le plus explicite s'intitule clairement Congé aux seins et aux fesses II appartient à un ensemble intitulé. Notes pour les fins-lettrés, et rédigé vers le printemps et l'été 1945, à l'intention de MM Pierre Seghers, Louis Parrot, Jean Paulhan, Georges Limbour, etc., tous fins-lettres, "qui prêtaient attention à son oeuvre et exprimaient le désir d'en écrire" (4). Voici cette note telle qu'elle, en entier et sans commentaire:

(3) achve dm prime opnntan diznesa sinkant danlplu gran secre e tire a sinkant eg zanpler (4) Hubert Damisch. Jean Dubuffet. Prospectus et tous écrits suivants. N R F. 1967. vol I p 464. note 6

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6. Conjugaison I Dessin à l'encre de Chine au cala­nte. Frontispice de Labonfam abeber, 1 950 . 2 7 x 2 1 cm. 1949 No 180 du fasc. 5 du Cat. Un des 20 dessins franchement erotiques de Dubuffet, devant servir à l'illustration d'un opuscule écrit en jargon. 20 dessins sur un millier d'oeuvres, c'est cette proportion qui est significative Même à l'intérieur du thème erotique le caractère mental de la représentation est préservé 7. Corps de Dame Dessin à l'encre de Chine. 2 7 X 2 1 cm. Juin-août 1950. No 133 du fasc 6 du Cat. On a voulu voir dans les Corps de Dame de Dubuffet des intentions cyniques ou caricaturales, alors qu'ils visaient à une très haute célébration, en conviant à la fête des éléments appartenant à des registres différents, sinon contradictoires; ici. la femme et on ne sait quel tourbillon de graphies et de taches élémentaires 8. L'Éjaculeur Huile sur toile. 9 2 x 7 5 cm. Août 1 95 1. No 77 du fasc. 7 du Cat Les Corps de Dame ont comme pendant un petit nombre de Chevaliers caractéristiques. Celui-ci annonce les personnages du cycle récent de Dubuffet. l'Hourloupe.

Congé aux seins et aux fesses. L'homme appelle beau ce qui le ravit ainsi l'érotomane. l'objet de ses appétits; mais l'art n'a pas plus à faire avec les appels du sexe qu'avec ceux de l'estomac. De l'emploi inconsidéré de ce vocable Beau relève la confusion qu'ont instituée les Grecs de la beauté avec la vénusté. celle, si singulière, de l'art avec l'érotisme. Les Grecs s'amusèrent de ce que ce rapprochement eut à l'origine d'insolite et de scabreux, au lieu qu'aujourd'hui cet emploi des thèmes de l'amour dans l'art est si usé que c'est plutôt en les écartant que l'art scandalise Rien à reprendre à ce qu'une peinture soit erotique, mais comme une autre serait par exemple catholique, ou gastronomique, ou bonapartiste, ou, aussi bien, antiérotique, antica-tholique, etc. (5)

Mais même auparavant, dès 1944, dans un projet qui ne devait jamais aboutir, (un Guide de Pans, visant à faire découvrir aux visiteurs des endroits tout à fait dépourvus d'attraits touristiques et culturels, mais non moins intéressants pour cela), Dubuffet, dans un passage sur le Marché de Saint-Ouen, avait parlé de sa passion pour l'homme et ses vêtements (et corrélativement de son peu d'intérêt pour la nudité):

Qu'on ne vienne pas me chanter que l'homme est en peau. Naturellement dessous il est en peau mais quand voit-on cela? Dans de rares cas L'homme s'épluche, comme un oignon. L'homme craint beaucoup de se voir nu; il se fait l'effet d'un oignon sans pelure, d'un poulet plumé. (6)

Enfin, comme pour enfoncer le clou, dans sa Préface à l'édition de Londres d'un Court Traité des Graffiti, de René de Solier. Dubuffet avait exprimé à peu près à la même époque (février 1945) son peu d'enthousiasme pour Freud et la psychanalyse:

C'est selon moi sans fondement qu'un médecin rêveur (dont les méthodes curatives donnent peu de résultats) affirma dans un tonnerre d'applaudissements que toutes les impulsions et manifestations de l'être humain étaient commandées par ses appétits erotiques plus ou moins refoulés par les conventions sociales (7).

Nous voilà donc maintenant en possession d'une série de proportions (nos chiffres du début) et de quelques déclarations tournant autour du même sujet Nos proportions nous ont fait déceler dans l'œuvre de Dubuffet plus d'hommes que de femmes, plus d'habillés que de nus, moins de femmes habillées que d'hommes habillés, plus de femmes nues que de femmes habillées, plus de personnages juxtaposés que de person­nages exprimant la communication, moins de couples coïtant que de couples simplement côte à côte, la nudité en groupe, extrêment rare (les groupes ne dépassant pas trois personnes).

En somme—et c'est l'impression qu'on pouvait tirer de la lecture des textes que nous avons également cités—voilà une série de propositions qui ne sont pas dans la manière habituelle de maintenant. Bien au contraire! S'il fallait faire des statistiques sur les images de l'homme et du couple qu'on nous montre le plus souvent, on arriverait sans doute à bien autre chose: plus de femmes que d'hommes, plus de nus que d'habillés, plus de femmes nues absolument (beaucoup de femmes nues, énormément de femmes nues), plus de couples plus ou moins coïtant que de couples simplement présents, la nudité en groupe de plus en plus . . . On le voit, les propositions courantes sont à l'inverse de celles de Dubuffet. et nous n'avons pas tenté de ramasser les déclarations courantes sur le même sujet.

Dubuffet veut-il proposer une nouvelle manière (nouvelle, différente?) de considérer les choses du sexe? Dubuffet ne veut rien proposer du tout, surtout pas une nouvelle manière . . . Rien qu'il aime moins qu'une manière et le maniérisme. Alors?

Les proportions que nous avons relevées au début ne correspondent pas à la manière habituelle de considérer les choses, parce qu'elles ne correspondent à aucune manière. Elles ne reflètent qu'une vue sans manière de la chose sexuelle. De même que la culture tue l'art, de même l'obsession du sexe tue la sexualité. De même que les collèges de docteurs, les cartels d'acheteurs et de vendeurs, la troupe journalistique, les innombra­bles professeurs d'art, les nombreux-comme-les-sables-de-la-mer écrivains d'art et criti­ques d'art, encensant, critiquant, distribuant des récompenses, sont en train de tuer l'art qu'ils entourent de soins si intempestifs, on pourrait se demander, de la même manière, si la sexualité n'est pas menacée du même sort, à voir le grand cas qu'en font encenseurs, prophètes, thérapeutes, exorcistes, écrivains, marchands d'illustrés, cinéastes, policiers, professeurs, criminologues, sexologues, psychanalystes, psychiatres, psychologues . lesquels, de surcroît, sont souvent les mêmes que précédemment

L'art, dit en substance Jean Dubuffet, est un personnage épris d'incognito: dès qu'on le nomme, qu'on en parle trop, il disparaît. N'en serait-il pas ainsi de la sexualité? Pour cette dernière aussi, ne serait-il pas plus sain qu'elle occupe une place PLUS MODESTE?

IS) Op cit. vol 1. p. 8 0 (6) Op. en vol 1. p 109 (7) Op cil vol 2. p 13

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