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Un jeune homme superflu AU DIABLE VAUVERT

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Un jeune homme superflu

Au diAble vAuvert

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Romain Monnery

Un jeune homme superflu

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ISBN : 979-10-307-0027-5

© Éditions Au diable vauvert, 2016

Au diable vauvertwww.audiable.comLa Laune 30600 Vauvert

Catalogue sur [email protected]

Du même auteur

Libre, seuL et assoupi, Au diable vauvert, 2010Le saut du requin, Au diable vauvert, 2014

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Partie I

« Convertir la mélancolie en fantaisie, ne pas passer à la gravité, sans méconnaître

pour autant ce que l’existence

peut offrir de douloureux… »Antoine Blondin : Œuvres complètes

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Entre deux âges

L’âge adulte, c’est ce club à la mode où tout le monde arrive à rentrer sauf toi.

Pour être honnête, la première fois qu’on t’a refoulé c’était plutôt un soulagement. Tu étais venu sans trop y croire, pour faire plaisir à tes parents, la société, tout en ayant la conviction que le bonheur, s’il existait, ne se trouvait certainement pas dans ce genre de lieux communs.

Les années ont passé. La pression s’est faite plus forte. La curiosité aussi. À tous ceux qui te deman-daient ce que tu attendais pour te joindre à la fête, tu répondais patience. C’est vrai, ça n’est pas parce qu’on ne vivait qu’une fois qu’il fallait précipiter les choses.

Et puis, tu as retenté ta chance.Une fois en passant.Une fois par semaine.

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Jusqu’à t’y employer de façon quotidienne.

Mais se trouvait toujours un physio, un vigile, pour t’annoncer, d’un air soi-disant désolé :

— Monsieur, ça ne va pas être possible. Revenez une autre fois.

Les motifs d’exclusion variaient selon les saisons : il fallait être accompagné, mieux habillé, rasé de près, payer un droit d’entrée, avoir une mutuelle, ne pas mettre de baskets, enlever les écouteurs, laisser les consoles portables au vestiaire, éviter les chaussettes fantaisie, savoir bricoler, connaître la filmographie de François Truffaut par cœur, ne plus rire aux blagues de pets…

Bref.Au bout d’un moment, tu as laissé tomber.On ne pouvait pas forcer sa nature.Puisqu’on ne voulait pas de toi là-bas, ainsi

soit-il, tu resterais en enfance.

Voilà comment tu t’es rangé sur le côté, libéré du poids que constitue l’angoisse d’être à la hauteur ou sur le droit chemin.

Quel soulagement de ne plus avoir à se soucier d’être dans les temps !

À se demander pourquoi tout le monde ne se mettait pas en suspens.

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La vie suivait son cours.Tu as perdu des amis.Tu t’en es fait d’autres.Ensemble, vous tourniez en rond tels des person-

nages de jeu vidéo refusant de passer au niveau supérieur. Le système avait une faille. Il aurait fallu être stupide pour ne pas en profiter.

Pendant ce temps, la foule continuait de se presser aux portes de l’âge adulte.

Pourquoi si peu de monde empruntait des chemins détournés ?

Vous l’ignoriez.D’autant plus que des gens que tu connaissais jadis

ont commencé à réapparaître, virés à coup de pied au cul de l’âge adulte. Broyés par la vie de famille. Écrasés par les responsabilités. Vieillis, ratatinés, aigris, au bord du gouffre, des regrets plein les yeux.

Forts de leur expérience, ils te félicitaient d’être resté en retrait, s’accordant néanmoins sur le fait que ces efforts étaient vains…

Vous étiez condamnés – tous.Toi aussi. Quoi que tu fasses.Tu finirais par y passer.

Depuis, tu vis sur tes gardes.Peut-être que tu as tout à perdre.Peut-être que tu passes à côté de ta vie.Peut-être as-tu l’air d’un jeune homme à l’enve-

loppe usée.

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Qu’importe.Personne ne te dira quand ni comment prendre

de l’âge.

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Ménage à froid

La colocation, c’est comme une pizza.Sur le papier ça s’annonce délicieux.Dans les faits, c’est une autre histoire.Pas d’avatar derrière lequel se cacher.Pas d’algorithme pour générer de meilleurs résultats.Il faut s’en remettre aux fruits du hasard.

Quand elle est bonne, c’est jour de fête.Quand par malheur elle a le goût de vieille

chaussette et qu’on a rien d’autre à se mettre sous la dent, il faut faire avec.

Résister à l’envie de s’en servir comme frisbee.Ravaler sa fierté.Fermer les yeux.Se répéter qu’on n’a pas le choix.Se mordre les lèvres pour éviter de laisser paraître

la grimace de dégoût qui vous déforme le visage.Et manger sa part, en silence, dans l’espoir que

tout ça ne vous reste pas sur l’estomac.

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Car c’est un plat qui se mange froid, la colocation.Il y a des hauts, il y a des bas.Il faut se plier en deux. En quatre. Encaisser.

Concéder. S’adapter.Ça pose problème. C’est un bras de fer, c’est un

casse-tête.Surtout quand l’équation se résume à : deux

garçons, une fille, zéro possibilité.

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Chacun cherche son squat

Vous voilà assis tous les trois par terre.Devant vous : une bière et un paquet de chips.Il y a La Fille cool, petite brune au regard espiègle

dont chaque apparition fait naître une chanson des Beach Boys au coin des lèvres. Il y a ce drôle de type dont l’allure taciturne et le nom de famille évoquent l’image d’un mérou. Et puis il y a toi.

Vous vous êtes rencontrés sur un site d’annonces immobilières où la crainte de voir le ciel vous tomber sur la tête vous avait mis en relation. Pas grand-chose en commun si ce n’est le manque d’argent, un avenir un peu flou et le besoin d’un toit.

L’emménagement est terminé, ou presque.Échanges de regards. Mines perplexes.Impossible d’ignorer l’éléphant dans la pièce.La répartition des chambres soulève toujours une

multitude de questions – surtout quand il n’y en a

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pas pour tout le monde… Comment gérer l’affec-tation des murs ? L’occupation de l’espace ? À qui la faute ? À qui la douche ?

Vous auriez pu régler ça à la courte paille, à chifoumi ou à « je te tiens tu me tiens par la barbichette » – et là c’est certain, tu aurais mis tout le monde d’accord. Mais vous vous connaissiez à peine.

Alors, au nom de la galanterie, Le Mérou et toi finissez par vous sacrifier :

« Prends la chambre, on se partagera le salon. »

Quelques cris, embrassades et reconnaissances de dettes plus tard, La Fille cool vous annonce, solennelle, que vous êtes les gars les plus géniaux du système solaire et que de toute manière, parole d’honneur, vous tournerez pour la chambre.

« À la bonne heure ! » Répondez-vous en chœur.

Un peu plus tard, dans le salon, couchés à même le sol entre les cartons empilés au mépris des lois de la pesanteur, Le Mérou et toi échangez les banalités d’usage – tu fais quoi, tu viens d’où, t’aimes le foot ? – avant d’aborder les vrais sujets.

— À ton avis c’est quoi cette histoire de tournante ?— Je sais pas.— Tu crois qu’elle nous a promis le grand soir ?— Peut-être qu’elle parlait juste de ping-pong…— Mais on n’a même pas de table !Dans le doute, vous avez eu du mal à vous endormir.

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Tête de truc

Tu es stagiaire. Encore. Toujours. Stagiaire.À ton âge, certains ont déjà dix ans de cotisation

retraite. À ton âge, Alexandre le Grand s’était mis le monde dans la poche. Rimbaud avait vécu plus d’une saison en enfer. Tupac s’était pris quatre balles dans la peau. Ta mère avait déjà deux enfants. À ton âge, tu devrais avoir honte. Mais, entre nous, est-ce que tu as le choix ?

Tu voudrais travailler dans les médias. Un milieu aussi accessible que le carré vip d’une soirée sur la lune. Pour y entrer, il faut du réseau. Pour avoir du réseau, il faut le bras long. Pour avoir le bras long, il faut coucher. Pour coucher, il faut vendre son cul. Mais ton cul, tout le monde s’assoit dessus. Sinon tu n’en serais pas là…

Relégué dans la salle d’attente de la vie active. Voilà cinq ans que tu fais du porte-à-porte, ton cv

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entre les dents, enchaînant les stages avec le vent de précarité dans le dos comme d’autres collec-tionnent des tampons souvenirs sur leur passeport.

Pourquoi continuer à se faire du mal si personne ne veut de toi ? Peut-être parce qu’au fond tu aimes ça. Stagiaire, c’est une infantilisation du travail. Aucune responsabilité, aucune perspective. Encore un moyen de repousser l’âge adulte ? Peut-être.

L’argent, tu t’en fous.Tu n’en as pas, tu n’en as jamais eu, tu n’en auras

sans doute jamais.Et puis, peut-être que c’est ça, ta destinée :

œuvrer dans l’ombre pour le bien de l’humanité, gardien de la photocopieuse et des machines à café. Pourfendeur des filtres encrassés. L’ennemi juré des bourrages papier.

Qui sait ?Avec un bon costume de scène, tu pourrais te

faire un nom, rentrer dans l’histoire.Le super-héros de la précarité…À qui s’en prendre en cas de mauvais temps ?

Super-Stagiaire !À qui s’en prendre en cas d’embouteillage ?

Super-Stagiaire !Besoin d’une bonne âme pour aller faire les

courses ? Chercher le courrier ? Faire le taxi ? Garder des enfants ? Lécher des culs ? Récurer les chiottes ? Se débarrasser d’un cadavre ?

Super-Stagiaire !

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L’homme invisible qui se matérialise comme par miracle dès qu’il faut un coupable sur lequel rejeter la faute ou s’essuyer les pieds.

Un bonnet d’âne sur la tête.Un paillasson en guise de cape.Là, au moins, on ne pourra plus dire que tu

manques de présence.

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Dans la peau d’un autre

Tous les matins, tu te réveilles plein d’espoir.Est-ce enfin arrivé ? Ta seconde nature a-t-elle

pris le dessus ?Ventre à terre, tu te précipites à la salle de bain

pour observer le résultat.Le cœur battant, tu jettes un regard implorant.Mais chaque jour, c’est la même détresse, le même

nez, les mêmes traits que te renvoie le miroir.Visage pâle, cheveu triste ; il faut te rendre à l’évi-

dence : ce n’est pas encore aujourd’hui que tu te débarrasseras de la pénible condition d’être humain.

C’est d’autant plus dommage que dans le fond ça ne te ressemble pas.

Tout le monde le dit : tu es un parasite.La preuve en est tous ces gens qui veulent t’écraser

dans la rue, dans le métro, au travail.Ces mêmes gens qui te demandent au passage, à

quoi tu sers, pour qui tu te prends.Si seulement tu le savais…

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Aucune idée, les amis !

Mais dans ce cas pourquoi ton corps s’obstine à vouloir jouer la comédie ?

La voilà la vraie question.Est-ce trop demander que de vouloir changer

d’épiderme ?Tout ce que tu demandes c’est pouvoir apposer

l’épithète kafkaïenne à ton quotidien. Une petite métamorphose à la Grégoire Samsa.

Le temps d’une nuit. Prête à porter. De quoi justifier le regard des autres et disparaître en beauté.

C’est vrai, quoi.Tu rêverais d’être un autre.N’importe qui. N’importe quoi.Mais il faut se contenter d’être toi.C’est fatigant, à la fin.

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Les dents de l’amer

Il y a des trucs comme ça qui vous changent la vie.

Dormir dans la même pièce qu’un inconnu, par exemple.

On se retrouve comme placé sous surveillance. En permanence. Plus possible de tousser, renifler, éternuer sans que votre colocataire n’ouvre le rideau qui vous sépare en vous demandant si vous le faites exprès. La nuit, la peur de ronfler vous tient éveillé ; la crainte de faire grincer la porte vous empêche de rentrer. De sortir. De rentrer. De sortir. De rentrer. Vous goûtez aux joies du bagne et de l’exil pour le même prix : pas donné…

Au regard de ces restrictions, l’intimité vous apparaît comme un luxe dont vous n’aviez jamais saisi l’essence.

Ah, douce époque que celle où vous pouviez lâcher des gaz sans risquer de mettre le feu aux poudres !

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Un matin, tu te réveilles en sursaut.Après quelques secondes d’hésitation tu te

jettes sous ton matelas. Est-ce un tremblement de terre ? Ou pire : une fusillade ? Là, dans ton salon ! Quelques minutes passent. Entre prudence et courage, tu soulèves le rideau-cloison. À la place de la scène de crime supposée, tu trouves Le Mérou assis sur le canapé, maussade, mangeant des céréales la bouche grande ouverte.

— C’est toi qui fais ce bruit-là ?— De quel bruit tu parles ?— Mais du bruit que tu fais avec tes dents ! !

Pourquoi tu mets pas du lait dans tes céréales ?— Parce que j’aime pas ça et que je suis pas du

genre à tout mélanger.— Tu te rends compte que ça m’a réveillé ?— C’est pas mon problème. Et puis je te préviens,

le matin faut pas me faire chier.

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Garçon facile

Les stages ne rapportent pas grand-chose.Mais entre deux photocopies et coups de balai, il

arrive qu’on s’y fasse des amis. Le Grand Escogriffe et toi, vous parlez la même langue : l’aquoibo-nisme. Vous traite-t-on de nuisibles, d’incapables, de beatniks, de va-nu-pieds, de tous les noms, vous haussez les épaules en faisant le dos rond, cachés derrière la muraille d’un sourire narquois.

Ce midi, Le Grand Escogriffe est venu te trouver alors que tu mangeais une tartine de ketchup devant ton ordi.

Il avait sur son visage un truc bizarre, un truc pas normal.

Sans plus attendre, tu lui demandes pourquoi il arbore cet air de lutin maléfique. C’est évident, ça sent l’entourloupe à plein nez. L’Escogriffe fait non de la tête. Il sourit d’un air mielleux, te souhaite bon appétit ; ça te le coupe direct : « Qu’est-ce que tu veux,

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enfant de Satan ? » Adossé au mur sur lequel s’affiche l’organigramme de l’entreprise où vous n’apparaissez même pas en rêve, il prend un air innocent :

— Tu te souviens d’Hélène ?Hélène ? Évidemment que tu t’en souviens…

Elle avait fait sensation lors de sa pendaison de crémaillère en hurlant à qui voulait bien l’entendre qu’elle était la « meuf la plus chaude de Paris » et que les sceptiques et pisse-froid qui la croyaient pas n’avaient qu’à s’y frotter.

Le genre de choses qu’on oublie pas, même enfoui sous une gueule de bois.

Après avoir vérifié que personne n’était caché derrière la fontaine à eau, l’Escogriffe te chuchote à l’oreille :

— Hélène, nous invite, toi et moi, à une petite soirée. Chez elle. Une soirée un peu spéciale…

— Qu’est-ce que t’entends par spécial ?— Je crois qu’elle nous propose un plan à trois.

Avant même que tu aies le temps de dire quoi que ce soit, l’Escogriffe se met à genoux pour te supplier : des occases comme ça, mon gars, on en avait qu’une fois dans une vie, il fallait pas déconner, sérieux :

— Un plan à trois, mec ! Ça pousse pas sur les arbres !

Vous restez un moment sans rien dire, les yeux dans les yeux, comme dans un western en open

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space où le ventilateur des ordinateurs remplace le bruit du vent. D’une voix larmoyante, il te demande si tu es son ami, oui ou non.

Tu soupires. L’Escogriffe se relève tout doucement. Il se gratte le bout des ongles, avant de glisser nonchalamment :

Sinon ça va ? Il est bon ton sandwich ?Quelle question… Ton sandwich ? Il sait très

bien que tu n’aimes ni le ketchup, ni le pain de mie. Mais comme tu n’as pas une thune et qu’il faut bien manger, tu n’as pas le choix.

Sans attendre ta réponse, l’Escogriffe sort de sa poche l’une de ces liasses dont les stagiaires rêvent la nuit quand leur ventre leur fait la misère : des Tickets Restaurant.

— Bon, c’est quoi ton prix ?— T’as eu ça où ?— T’occupe. C’est quoi ton prix ?Tu fais mine de réfléchir.Un gargouillis de ton estomac te souffle la

réponse.Trois ou quatre, ça te paraissait honnête.

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Si la pression m’était contée

À peine arrivé au boulot, Le Grand Escogriffe te tombe dessus.

Marquage à la culotte. Ses bras comme des tenta-cules, il te ressasse d’une voix de philosophe sa théorie selon laquelle on ne naît pas homme, mais qu’on le devient :

— Il faut croiser le fer au moins une fois dans sa vie pour espérer prétendre au titre de gentil-homme. Tout le monde le dit.

— Qui le dit ?— Mais tout le monde ! Flaubert, Maupassant,

Sade, Homère, John B. Root… Les plus grands ! Si tu t’intéressais un peu plus à la culture au lieu de regarder des conneries à la télé, tu le saurais.

Pendant la pause-déjeuner, il te laisse huit messages.

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Huit messages pour dire que ce soir, c’était le grand soir : vous n’alliez pas le regretter, Hélène vous attendait, de pied ferme, la fesse folle ; Heureux qui comme Ulysse, vous feriez bon voyage ; et jamais, jamais vous ne l’oublieriez. La preuve en est ce cri de guerre qui ponctuait toutes ses phrases :

— on va tout niquer !Pour toute réponse, tu fais le mort.C’est tout toi, ça…Dès qu’il s’agit de monter sur scène, tu te caches

dans le rideau.

Sur le coup des vingt et une heures, Le Grand Escogriffe commence à paniquer. Il te laisse un ultime message pour te demander ce que tu fais ; pour l’occasion Hélène s’est déguisée en collé-gienne, avec des nattes et son appareil dentaire de l’époque ; tu as intérêt à venir, vous avez conclu un pacte, bon Dieu, si tu ramènes pas ta sale gueule, il hésitera pas à te traîner en justice.

Sauf que toi, la pression, c’est pas vraiment ce qui te transcende ; c’est même ce qui te réussit le moins. Quand on t’attend au tournant, c’est systé-matique, tu te plantes dans le virage. Comme le jour au collège, où tu devais jouer Bohemian Rhapsody à la flûte devant toute la classe et que tu as vomi sur ta trousse. D’ailleurs, tu ne sais pas s’il faut y voir une relation de cause à effet, mais le prof de musique s’est suicidé quelques années plus tard. Voilà sans doute

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la raison pour laquelle tu ne peux pas t’empêcher, depuis, de culpabiliser chaque fois que résonnent les paroles Mama, just killed a man.

Enfin c’est comme ça.Quand on les pousse au bord du vide, certains

s’envolent. Toi tu t’écrases comme un flan.Tu envoies un message au Grand Escogriffe pour

lui dire que tu as réfléchi et que son plan à trois, tu le sens pas.

Trop de stress. Trop d’inconnus.Et puis, c’était encore un coup à pas savoir où se

mettre.Merci bien.

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Pâques Man

Pour ne pas imploser en plein vol, le frigo d’une colocation doit fonctionner comme une fusée : par étages. Malheureusement, tout le monde ne l’entend pas de cette oreille.

Pour Pâques, tu t’étais offert un lapin en chocolat.Tu avais timidement succombé à la gourmandise

en croquant ses oreilles.Il avait bon goût, l’animal.Tu comptais lui laisser la vie sauve encore

quelque temps de manière à profiter un peu de sa compagnie. Mais ce soir, en ouvrant le frigo : enfer et damnation ! De ton lapin, ne restaient que des miettes – les pattes, pour être précis.

Scandale !

Ni une ni deux, tu vas trouver Le Mérou pour lui dire ce que tu penses de ses manières. Sans se décontenancer le moins du monde, ce dernier se contente d’invoquer le sens du partage sur les bases

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duquel se sont construites les plus grandes civilisa-tions, avant de conclure, sobrement :

— De toute manière, je ne crois pas au concept de propriété.

— Moi, si.— Alors, mon pauvre ami, tu n’es pas fait pour

la vie en collectivité.

De guerre lasse, tu lui rappelles encore une fois que la colocation n’est pas une extension de la révolution russe et que son appétit doit s’arrêter là où commence ton rayon dans le frigo. Cette histoire prouvait seulement qu’il était un goret, un glouton, un rapace, un scélérat sans foi ni loi. Et comme c’était une entrave au règlement no 1 de toute colocation qui se respecte – « Tu ne convoi-teras pas la pitance de ton voisin », tu allais être obligé, en guise de représailles, de manger un truc à lui dans le frigo.

Il se fend d’un rire sardonique, citant par la même occasion Diogène pour qui le moyen le plus sûr de tromper l’espérance des méchants était de ne rien posséder :

— Tu peux toujours chercher, il n’y a rien à moi là-dedans.

Alors aux grands maux les grands moyens, tu ouvres le freezer où il garde toujours une boîte de poissons panés.

Il blêmit, il tressaille :

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— Tu fais quoi, là ?— À ton avis…— Arrête ! On avait dit pas les surgelés !Trop tard… Vaille que vaille et dent pour dent,

tu as croqué dans son poisson pané.Tu as dû t’y reprendre à plusieurs fois mais c’était

pas si mauvais.

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Les dents de l’amer 2

C’est un mal dont on parle trop peu.La misophonie se caractérise par une réaction

épidermique – pour ne pas dire excessive – à certains sons qu’on pourrait croire insignifiants. Typiquement le genre de chose qui vous pourrit l’existence.

Plus jeune, tu avais frôlé la crise de nerfs lorsque tes parents produisaient des symphonies de « slurp », « slurp » au moment d’avaler leur soupe – travers dont ils se sont toujours défendus en t’expliquant que c’était tout l’intérêt du potage. Mais jamais tu n’avais eu l’occasion d’éprouver la quintessence d’une pulsion meurtrière, avec les mains qui tremblent et les yeux qui jettent des éclairs.

Ça, c’était avant que les circonstances ne t’obligent à vivre aux côtés d’un homme élevé parmi des sangliers.

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Alors pour ceux qui se poseraient la question…Que faire lorsque votre colocataire vous réveille

tous les matins au son mélodieux d’une mastication de céréales évoquant les soubresauts bougons d’un marteau-piqueur ?

Plusieurs options :1. Verser du lait dans son bol pendant qu’il a le

dos tourné.2. Remplacer les céréales par du sable.3. Lui coudre la bouche avec du fil de pêche

pendant son sommeil.4. Le convaincre des bienfaits du jeûne au petit

déjeuner.5. Lui présenter de façon diplomatique le

programme du mouvement citoyen consistant à ne pas manger la bouche ouverte.

Ultime recours : s’approcher à pas de loup pendant qu’il a le dos tourné, lui saisir le cou à pleines mains, et lui susurrer distinctement dans l’oreille : « Je voudrais pas paraître menaçant, mais j’ai cassé des bouches pour moins que ça. »

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Entre ici, mauvais goût

Que ce soit en matière de musique ou de sapes, La Fille cool peut se vanter d’être l’incarnation du bon goût – en atteste sa passion pour Magnetic Fields et les robes à pois –, mais dès qu’il est question d’hommes, c’est fini, rien ne va plus.

Par Dieu sait quelle déficience neuronale, ce qui paraît laid au commun des mortels trouve toujours grâce à ses yeux. Apologie du beau bizarre. Les dents cassées, les poils sur les épaules, les yeux de travers, les monosourcils, la tête à l’envers, les coupes en brosse ; incroyable mais vrai, ça lui plaît.

Sans doute est-ce une histoire de beauté intérieure. En tout cas, son tableau de chasse ferait passer la caravane de l’étrange pour le calendrier des Dieux du Stade.

Lorsqu’elle vous a prévenu que son copain dormirait à l’appart, tu savais donc à quoi t’attendre. Plus ou moins. Mais quand ce petit

Page 32: Un jeune homme superflu - audiable.com€¦ · 11 Ménage à froid La colocation, c’est comme une pizza. Sur le papier ça s’annonce délicieux. Dans les faits, c’est une autre

bonhomme à tête de pieuvre apparaît derrière elle, un doute te saisit.

Elle a le cœur sur la main, ce qui n’est pas un mal.Elle a déjà ramené un chien errant, un pigeon

à une patte, un grille-pain cabossé, une personne âgée, une souris, et tout un tas de choses abîmées ramassées dans la rue avec la louable intention de leur trouver un foyer.

Peut-être s’agit-il cette fois d’une créature échappée d’un cirque ?

Une créature à qui La Fille cool voudrait faire passer la nuit à l’abri dans l’attente de la confier à la spa ? Oui. Ça ne peut être que ça.

Hélas, trois fois hélas, comme dirait l’autre.

L’énorme pelle qu’ils se roulent sous vos yeux ébahis clarifie la situation.

Ta respiration s’arrête. Ta vue se trouble.Stop ! Temps mort !Si la vie était un film, tu appuierais sur Pause

le temps de comprendre comment deux créatures si éloignées sur l’échelle alimentaire pouvaient se retrouver ainsi bouche à bouche.

Mais déjà le petit bonhomme à tête de pieuvre te tend la main de façon protocolaire :

« Jean-Eudes, enchanté. »Sous le choc, tu ne trouves rien d’autre à dire

que : « Bien joué. »Le Mérou, lui, était déjà parti se coucher.