Un exploit technique dans l’art dentaire au XVIe siècle

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Actes. Société française d’histoire de l’art dentaire, 2020, 30 9 Un exploit technique dans l’art dentaire au XVIe siècle ? A technical feat in dentistry in the 16th century ? Mots-clés Enfant de Silésie XVIe s. Jacob Frank Dent d’or Mouton Résumé En 1746, Claude Mouton fait allusion à une histoire merveilleuse… la présence d’une dent en or chez un enfant de Silésie. Auparavant, Bernard de Fontenelle en a dénoncé toutes les hypothèses divinatoires ou miraculeuses qui ont entouré ce récit. En tout cas, il s’agit d’une réalisation fabuleuse, car de mémoire d’archéologue, aucun vestige de travaux dentaires n’a présenté un recouvrement métallique unitaire. Nous allons donc retracer dans la littérature odontologique le cheminement de la reconnaissance progressive de cet exploit tant humain que technique. Keywords Child of Silesia 16th century Jacob Frank Golden tooth Mouton Abstract In 1746, Claude Mouton alludes to a wonderful story... the presence of a gold tooth in a child from Silesia. Previously, Bernard de Fontenelle denounced all the divinatory or miraculous hypotheses that surrounded this story. In any case, it is a fabulous achievement, because in the memory of an archaeologist, no vestige of dental work has presented a unitary metallic covering. We will therefore retrace in the odontological literature the progress of the progressive recognition of this human and technical feat. Claude Mouton (?-1760) ayant évoqué en 1746 cette dent d’or chez un enfant de Silésie dans son Essay d’odontotechnie (1), il était intéressant de savoir ce qu’il en était de celle-ci dans la littérature odontologique, avant et après lui. À l’exception d’une improbable allusion par Arnaud Gilles qui livre en 1622 l’adresse à laquelle on peut se procurer son ouvrage : « place Dauphine, à l’enseigne des Trois Dents d‘Or » (2), (Fig. 1), la première allusion d’un professionnel est bien celle de Mouton. Cette ignorance ou le silence autour de cette histoire jusqu’au milieu du XVIIIe siècle en comparaison de l’abondante production littéraire sur le sujet peut intriguer. Nous analyserons brièvement les textes littéraires et plus longuement les textes des professionnels Nous en verrons l’ironie ou l’indifférence jusqu’à une surprenante reconnaissance tardive de cet exploit tant technique qu’humain. Les textes littéraires Pour les résumer, je reprends la claire analyse de Jacqueline Vons sur la transmission de l’histoire de la dent d’or. « De 1595 à 1600, récits et traités de médecins iatrochimiques, naturalistes, astrologues se succédent, considérant la dent d’or comme un fait réel, sujet à controverses dans les interprétations qui en sont Micheline Ruel-Kellermann Docteur en chirurgie dentaire et en psychopathologie et psychanalyse membre titulaire de l’Académie nationale de chirurgie dentaire Correspondance 109 rue du Cherche-Midi 75006 PARIS [email protected] Fig. 1. Arnaud Gilles, page de titre, La fleur des remèdes Paris 1622

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Actes. Société française d’histoire de l’art dentaire, 2020, 30 9

Un exploit technique dans l’art dentaire au XVIe siècle ? A technical feat in dentistry in the 16th century ?

Mots-clés

• EnfantdeSilésie• XVIes.• JacobFrank• Dentd’or• Mouton

RésuméEn1746,ClaudeMoutonfaitallusionàunehistoiremerveilleuse…laprésenced’unedentenorchezunenfantdeSilésie.Auparavant,BernarddeFontenelleenadénoncétoutesleshypothèsesdivinatoiresoumiraculeusesquiontentourécerécit.Entoutcas,ils’agitd’uneréalisationfabuleuse,cardemémoired’archéologue,aucunvestigedetravauxdentairesn’aprésentéunrecouvrementmétalliqueunitaire.Nousallonsdoncretracerdanslalittératureodontologiquelecheminementdelareconnaissanceprogressivedecetexploittanthumainquetechnique.

Keywords

• ChildofSilesia• 16thcentury• JacobFrank• Goldentooth• Mouton

Abstract

In1746,ClaudeMoutonalludestoawonderfulstory...thepresenceofagoldtoothinachildfromSilesia.Previously,BernarddeFontenelledenouncedallthedivinatoryormiraculoushypothesesthatsurroundedthisstory.Inanycase,itisafabulousachievement,becauseinthememoryofanarchaeologist,novestigeofdentalworkhaspresentedaunitarymetalliccovering.Wewill thereforeretrace in theodontologicalliteraturetheprogressoftheprogressiverecognitionofthishumanandtechnicalfeat.

ClaudeMouton(?-1760)ayantévoquéen1746cettedentd’orchezunenfantdeSilésiedanssonEssay d’odontotechnie(1),ilétait intéressantdesavoircequ’ilenétaitdecelle-cidanslalittératureodontologique,avantetaprèslui.Àl’exceptiond’uneimprobableallusionparArnaudGillesquilivreen1622l’adresseàlaquelleonpeutseprocurersonouvrage:«placeDauphine,à l’enseigne des Trois Dents d‘Or » (2), (Fig. 1), la premièreallusiond’unprofessionnelestbiencelledeMouton.

Cette ignoranceou lesilenceautourdecettehistoire jusqu’aumilieuduXVIIIesiècleencomparaisondel’abondanteproductionlittérairesurlesujetpeutintriguer.Nous analyserons brièvement les textes littéraires et pluslonguement les textes des professionnels Nous en verronsl’ironieoul’indifférencejusqu’àunesurprenantereconnaissancetardivedecetexploittanttechniquequ’humain.

Les textes littérairesPour les résumer, je reprends la claire analyse de JacquelineVonssurlatransmissiondel’histoiredeladentd’or.«De1595à1600,récitsettraitésdemédecinsiatrochimiques,naturalistes,astrologues se succédent, considérant la dent d’or commeunfaitréel,sujetàcontroversesdanslesinterprétationsquiensont

Micheline Ruel-KellermannDocteur en chirurgie dentaire et en psychopathologie et psychanalysemembre titulaire de l’Académie nationale de chirurgie dentaire

Correspondance109rueduCherche-Midi75006PARISruelkellermann@free.fr

Fig.1.ArnaudGilles,pagedetitre,La fleur des remèdes Paris1622

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faites.Après1600,lapolémiquesedéplacesurunterrainpluspragmatique:silaplupartdesnarrateurssemblentacquisàl’idéed’unefraude, leurrécitgagneentechnicitédans ladescriptiondesprocédésquiontpermisdedécelerlaruse»(3).Tous ces textes, jusqu’à la deuxième moitié du XVIIe sièclesonten langue latine,à l’exceptioncependantd’uncourt texteen langue vernaculaire de 1594 de Jacob Frank explicitantsuccinctement mais efficacement l’Histoire merveilleuse d’une dent d’or creue en la bouche d’un garçon en Silésie,(1594)selonlarelationtellequel’arapportée«JacquesHorstius,médecinetprofesseurenl’universitédeHelmstatt»(4).Nousyreviendrons.Jacqueline Vons notifie ensuite : « C’est seulement dans ladeuxième partie du XVIIe siècle que des versions en languefrançaiseserépandentdansunpubliccultivéetdanslemilieudesphilosophes.AinsileJournal des scavansde1681publieunenoticeassezbrève(Fig.2)àproposdecesfaitsrapportésparunJésuitetémoinetacteur,puisqueaprèsqueleschirurgiensetlesorfèvreseurentconcluaumiracle,lui-memeexaminaladentet découvrit la supercherie.En1683,paraissentàAmsterdamdeux dissertations sur les oracles des anciens peuples, duesàAntonius vanDale (1638-1708), prédicateur, antiquaire, puismédecinàHaarlem.Ildécritavecprécisionlatechniqueutiliséepourprouverlasupercherie»(3).

Enfin, c’est en 1687 que Bernard de Fontenelle (1657-1757)dénoncedans L’Histoire des oracles lesnombreuseshypothèsesdivinatoiresoumiraculeusesquiontémaillélerécitsilésien.Etc’estenfaitlacrédulitédeceuxquiontattribuéàcettedentd’orlecaractèred’oraclequienafaitunevéritablehistoire.

Découvrons d’abord L’histoire merveilleuse d’une dent d’or selon Jacob FrankCe petit texte de six pages offre une précieuse observationclinique:(Fig.3).

« L’an 1593, (dit ledit Docteur) peu de jours avant Pasques,ChrestofleMolec…,estantenl’âgedeseptansqu’ontientpourannéecritique,perditsesdents&enlaplaced’icellesluyenvintentreautresenlamaschoired’enbasducostégaucheuned’or,delagrandeur,forme&proportiondesautres».Horstius ou Jacob Horst (1537-1600), comme d’autrescommentateurs, pense que cette dent remplace une denttemporaire alors qu’il s’agit de la première dent définitive. Cequiprouve,unefoisdeplus,laméconnaissancedestravauxdel’anatomiste Bartolomeo Eustache (c 1500/10-1574) qui avaitdéjàparfaitementdécrittrenteansauparavantdansson Libellus de dentibus : « Les quatre premières molaires commencentà sortir, à la septième année alors qu’elles naissent pour lapremière fois,commemoi je lepense,maisellesnesontpastombéesetnerenaissentpas»(6)(Fig.4).

Fig.2.Journal des scavans1681,p.401

Fig.3.FrankJacob,Histoire merveilleuse d’une dent d’or…Paris1594,p.3

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«Enfinenl’an1594,aumoisdeSeptembrejelaveisaussi,etl’ayant bien consideree& tastee, je l’esprouvay à la pierre detouche.Toutincontinentquelegarçonouvrit labouche,jeveisreluyreladent,lamaniay,latrouvayronde,&parhauttrenchanteayant quatre pointes, & au milieu un peu creuse comme lesgrossesdentsontaccoustuméd’estre,d’unemesmegrandeuroupeuplusgrandequelesautres&enordretouteladernière».C’estladescriptiond’unrecouvrementbienappliqué,marquantbienlamorphologiedescuspidesdesmolaires.«Elletenoitfort&ferme,lagenciveautourvermeille&belle».Cecisoulignedeplusunajustementtrèscorrectaucolletdeladent.«Jenemecontentaydetoutcela,maisfeismangerl’enfant,&commeilmangeaitlemieux,pourscavoirs’ilseservaitdeladitedentcommelesautres,jetrouvayencorlachairteniràladent».Lafonctionestdonctoutàfaitsatisfaisante.«&luyayantfaict laver laboucheavecdel’eau, jetouchayladentdelapierredetoucheettrouvayquec’estoitdel’orduRhin&encorunpeumeilleur».S’il s’agit bien d’or, c’est un or nécessairement malléable quis’userarapidementettrahiralasupercherieenlaissantapparaîtredespartiesdelavraiedent.« J’ay aussi apperceu le garçon estre de chaude & seichecomplexion&defortbonentendement.»Cette remarque pertinente aide à mieux comprendre toute lavraisemblancedel’histoire.Cetenfantdeseptansdevaiteneffetetrebiensolidephysiquementpourcourirtouteslesfoires.Ildevaitetreégalementpatient,car,pourévitertouteingestionde l’objet précieux, ce recouvrement nécessitait sans aucundoutedefréquentsajustementsdecelui-ciparl’orfèvre.Etenfinilnepouvaitetrequebienmatois,pouradhéreràunetelleentrepriseconsistantàmonnayerl’exhibitiondesadentd’or!Avant de conclure,Horstius en attribuant « cettemerveilleusecréationàDieu»insistesurlaréalitédela«chose»:«Ilyenabeaucoupquineveulentpascroirelachosecommeelleesticyrecitee,laquelletoutesfoispeutestreprouveeàl’œil,puisqueladitedentestenestredepuisunan&demyjusquesàcejourd’huy,&ceuxquil’ontveuelepeuventaffermer».

EtFontenellequiatoutludeHorst,decommenter:«ilprétenditqu’elle estoit en partie naturelle et, en partie miraculeuse etqu’elleavaitestéenvoyéedeDieuàcetenfantpourconsolerlesChrétiensaffligezparlesTurcs.Figurez-vousquelleconsolation,etquelrapportdecettedentauxChrétiens,nyauxTurcs?».

La prothèse dentaire et son évolutionPour mieux admettre les réactions délirantes à l’époque del’apparition de cette dent d’or dans la bouche d’un enfant desept ans, il faut comprendrequ’il était inimaginabledepenseràunsimple recouvrementmétalliquecardepuis les temps lesplusanciensdel’humanité,lesarchéologuesontdécouvertdesligaturesoucerclagesd’orpourmaintenirlesdentsbranlantes,des adjonctions de fausses dents antérieures, ante ou post-mortem, des incrustations d’or, de pierreries, voirememe des«implants».Maisonn’ajamaisvudedentcoifféesd’or.Cettehistoirenepouvaitdoncetrequefantastique,etfairecroireenunmiracledeDieu.AuXVIesiècle,telsquelesprésententAmbroiseParé(1510-1590)(Fig.5)ouTallemantdesRéaux,(note1)lesseuls«râteliers»proposéssontd’uneédifianteprécarité.Ceux-ciétaientexécutéspar des tabletiers à la demande des chirurgiens-barbiers quiréalisaient essentiellement les détartrages ou les extractions.Cetteprécaritédemeurerapratiquementjusqu’àPierreFauchard(1679-1761)quirévolutionneracettedisciplineenluiconsacrantpresqu’entièrementsondeuxièmevolume,abondammentillustré(7).Ildécrittouslesinstrumentsnécessaires,dontcertainssontdesafabricationoudesoninvention,lesétapessuccessivesdelaréalisationprothétiquequ’ilexécutelui-meme,ilamélioreainsinettementlaprothèseamovibleconsistantenunesériededentsartificielles attachées encore par des fils aux dents restantes.Maisetsurtout,ilinventelaprothèsefixée,lespremièresdentsà tenon et meme des bridges antérieurs de canine à caninesupérieure.C’estdirelepasdegéantaccompliparunvéritablechirurgiendentisteàquilesAméricainsdiscernerontletitre«Pèredeladentisteriemoderne».Ilnepouvaittoutimagineretn’émetdoncpaslamoindreidéed’unpossiblerecouvrementmétalliqued’unedent.

Fig.4.BartholomeoEustache,pagedetitreduLibellusdedentibus,Venise1563

Fig.5.AmbroiseParé,Deux livres de chirurgie,Paris1573,p.359

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Évocation de la dent d’orC’estdoncundesessuiveurs,ClaudeMouton(Fig.6)quiva,pour la première fois évoquer l’histoire silésienne. On peutpenser qu’il a dûenprendre connaissance soit par leJournal des scavans,soitparFontenelle.«Jenecroispasquepersonneaujourd’huis’avise,entraitantdesdiversobjetsdenotreArt,demettreaurangdesphénomèneslaDentmolaired’ordel’EnfantdeSilésie,merveillequisurpritautrefoislacrédulitéd’uneinfinitédepersonnes&quel’examenfitévanoüir.Onscaitquecetadroitprestigeestoitl’ouvraged’unOrfèvre qui voulut par un essai de son industrie, éprouver lasagacitédescurieux.Etennotedebasdepage,ilajoute:(«DetousceuxquifurenttrompésàcetteDent,JacquesHorstius,célèbreProfesseurenMédecined’Helmestad,poussa lasimplicité leplus loin.Aprèsqu’ileutétévoir&qu’ileuttouchélui-meme,ilsoutintquec’étaitun Phénomène fatal aux Turcs, & capable de concourir aveclaComètede1556,à faireespérerà laChrétientédegrandssecoursd’enHautcontrelesInfidèles»,Vandale, de Oracul.Liv.I.)

Etdepoursuivretoutensedéfendantbiendes’enetreinspirépourproposerunecalotted’orpourprotégerlesdentsusées:«C’esticil’endroitdeproposerunepratiqueutile,quel’oncroirapeut-etrenéeàproposdecesfausses imaginations,maisquela réflexionseulem’asuggérée.De tous les ressortsdenotremachinequis’usentsisensiblement,lesDentsnesontpasceuxquitravaillentlemoins.[...]Lorsqu’ilsetrouvedesDentsasseztendres pour s’user par le frottement des seuls alimens [...] Ilfautrecouvrir laDentuséed’unecalotte d’orqui incrustetoutelasurfaceextérieure,&quisoitajustéedemanièrequeellenepuisseintercepteraucuneportiond’alimens».Aucuneimagenefigurehélasdansl’ouvrageetl’onimagineunesortedechapeaurecouvrantessentiellement la face triturante,cequ’ÉtienneBourdet(1722-1789)laisseentendredixansplustard,lorsqu’ilfaitpreuvedeprudenceenrecommandantdefixer

cettecalottepardesfilsàd’autresdents:«PourempecherquelesDentsnes’usentdansleurrencontre,quandunepersonnea l’habitude de grincer lesDents en dormant, & qu’il lui restedesMolaires,ilfautenrecouvriruneoudeuxd’unecalotted’or,commel’afortbienimaginéM.Mouton.MaisdecraintequecettecalottenesedérangeparlefrottementquelesDentsopposéesferont sur la pièce pendant le sommeil [...], il faut qu’elle soitpercée pour recevoir un fil qui servira à la fixer, autrement,quelquebienappliquéequ’ellepûtetre,ellesedéplaceroitàlalongue»(8).Cette dernière remarque fait mesurer l’habileté de l’orfèvresilésienquiayantréussiàrecouvrirtotalementlamolairedevaitnéanmoinss’obligeràfréquemmentréappliquercettefeuilled’orautourducolletdelamolairepourensécuriserlatenue.Etàsontour,AnselmeJourdain(1734-1816),toujourspromptàcritiquersespairsvaproposer:«PourempecherlesDentsdes’userdansleurrencontre»deremplacerlacalotted’orpropreàprotégerladentcontrel’usuredueaugrincementpar«uncercled’orcreusé,suivantlaformedesdents,&d’ylogerenpartiecelledel’uneoul’autremâchoire;decettefaçon[...]lefrottementneseferaquesurlecercle[...]Onasoinaussid’attachercecercle»(9)Peuconvaincant,cecerclen’enébauchepasmoinslebandeauqui constituera une des parties des premières couronnesmétalliques.

Les commentateurs de la première moitié du XIXe siècle Ils ne seront guère plus nombreux qu’au siècle précédent,mais, mieux informés, ils ne s’étonneront toujours pas decette réalisation. En 1825, le dentiste-poète, Julien Marmont,ayant l’alexandrin facile versifie plaisamment l’histoire dans ledeuxièmechantdesonOdontotechnie(Fig.7)

Fig.6.ClaudeMouton,Essay d’Odontotechnie,pagedetitre,Paris1746

Fig.7.JulienMarmont,L’odontotechnie ou l’art du dentiste,pagedetitre,Paris1825

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matérielle.Lespremièrescouronnesprothétiquesapparaissentdès1854avecDwinellequiaméliorelacalottedeMoutonenlaprolongeantjusqu’aucolletdeladent,confirmantainsilabrièvetédecelle-ci.Eten1869,WilliamN.MorrisondécritdansleMissouri Dental Journal unecouronneconsistantenunanneauenbandemétalliquerecouvertd’unefacetriturantesoudéeàcelui-ci.Et c’est donc et seulement à partir de la conception et laréalisation de ces toutes premières couronnes prothétiquesque leshistoriensdentairesdudébutduXXesièclevontenfinprendreconsciencedel’exploitexceptionneldecettehistoire.

Les commentaires des historiens dentaires au début du XXe siècleEn1900,LucienLemerle(1852-1937)ajouteàl’histoireque:L’Écossais,Duncan Liddel (1561-1613),avaitentendudirequeladentétaitplusgrossequelesautresetquelamolairevoisinemanquait,d’où il concluaitàune tromperie. Il trouvait ridiculeslesprédictionsdeHorstetconstataitquedepuisquelquetempsla plaque d’or qui recouvrait la dent était devenue tropmincedesortequeleprodiges’évanouitainsidelui-meme.UnautremédecindeFrancfort,Balthasar Camindus avaitdéjàremarquéen1595que le sujetnevoulait plusdepuisquelquesmois selaisserexaminerparlessavantsd’oùilconcluaitquelafameusedentétaitseulementrecouverted’oretquesesracinesn’étaientsûrementpasenor»…..Et de conclure : « Cette dent était probablement la premièregrossemolairepermanentegauchedontlavoisine,ladeuxièmebicuspiden’avaitpasencorefaitéruption,desortequeladentde sept ans se trouvait seule et isolée, ce qui avait permis àun orfèvre habile et probablement facétieux d’y adapter unecouronne d’or. Dans tous les cas, cette histoire permet desupposer que la première couronne d’or fut faite vers 1595 »(12).En 1909, Vincenso Guerini (1859-1955) après trois pages denarration,déclare:«Detoutecettehistoire,nouspouvonsàcoupsûr,déduireuneimportanteconclusionpour l’histoirede l’art dentaire : déjàen1593, il y avait un artisan (nous ne savons pas s’il s’agissaitd’unorfèvreoud’undentiste)quisavaitcommentconstruireunecouronneenor,bienquecefûtdansunbutdetromperie»(13).Puis en 1910, Jules-Léonard André-Bonnet (1879-1964),consacreunpetitchapitreàladentd’orencitantpourlapremièrefoisinextensoletextedeJacobFrank.Etdeconclureluiaussi:«Voilà,jecroistoutsimplementl’histoiredelafameusedentd’or.Nousdevonspournous,entirerunedéductiontechnique.C’estqu’ilyavaitenAllemagnedesartistes,outoutaumoinsun,trèscapabledetravaillerdanslaboucheetensuitedeconfectionneretplacerunecouronned’or.Carilestcertainquec‘étaitbienunecouronneparfaitementconfectionnéeavecunebanded’orminceetpourvudesescuspescommenouslerapporteJ.Frank»(14).

Enfin Walther Wolfgang Bruck (1889- ?) publie en 1920 unouvrage de quarante-deux pages (15) dont la plupart deshistoriens vont désormais reprendre les éléments. On enretiendraquel’entetementdugarçonrefusantd’ouvrirlaboucheauraitpousséun jourunnobleàplantersonpoignarddans levisagedugarçonetàleblessergravement...Ainsienvoulantlesoigner,lasupercherieauraitétédécouverteetlegarçonenvoyéenprison!etl’orfèvreenfuite...

Ondisputesouventsanssujetdequerelle:Quej’aimelerécitdusageFontenelle!Unenfant,disait-on,etrienn’estplussûr,Avaitunedentd’or,maisdel’orlepluspur.Bientôtdetouscôtéscerécitserépète,Unfaitsisingulierestmisdanslagazette,Etdesavantsauteursécriventàl’instant

Qu’ilpeutnaîtreunedentd’or,decuivre,oud’argent;Chacunàcesujetdonnesathéorie.

Etdelàmainttraitépleindephilosophie.Pourexpliquerunfaitaussiprodigieux,

Plumessurlepapiercourentàquimieuxmieux,Lefaitestreconnupourcertains,véritable,Etl’oneûtlapidéquil’eûttraitédefable.

SeulementlesdocteurssedisputaiententreeuxSurl’explicationdecefaitmerveilleux,

PourdévoilerenfinparquelsecretmystèreLadentsetrouvaitd’oretnonpasordinaire.Pendantplusdeseptansonécrivitsansfin,Etl’oncitadugrec,del’hébreu,dulatin,Aristote,Hippocrate,etledocteAvicenne;

Lorsqu’unjourunsavant,durarephénomène,(Bienqu’àlacontroverseileûtdéjàprisgoût),Crutdevoirparsesyeuxs’assureravanttout…

Ladentn’étaitpointd’ormaisauxautrespareille;Ainsis’évanouitlapompeusemerveille.

Dececilamoraleestfacileàtirer,Avantdedisputer,ilsefautassurer

Quelefaitestréeletnonpaschimérique;Fontenelledumoinsdelasortes’explique(10).

En1836,PhilippeFrédéricBlandin(1808-1872)dansson cestlemieuxinstruitsurl’affaire.«Jeparleraiaussidecettefameusedentd’ordontlesauteursles plus récents se sont tant occupés, et au sujet de laquelleilssesontépuisésenexplicationsridiculesetencommentairespuérils.Ungebaur,quis’estsijustementmoquédelacrédulitédeceuxquiontajoutéfoiàceconteabsurde,croitpouvoirexpliquerl’erreur par ce qui arrive quelquefois aux ruminans, dont lesdents prennent la couleur des plantes à sucs jaunes dont ilsse nourrissent. On lit dans une dissertation de Fulschius (De vacillatione et palingenesia dentium),queRhumbaumiusavuunenfantquiavaitsoi-disantunedentd’or.Onlemontraitaupublicpour de l’argent et comme une rare curiosité. Rhumbaumiusayantfaitvenirunorfèvre,luifitprendreuneparcelledeladentet la lui fit analyser. L’orfèvre déclara que c’était bien de l’or.Cependant le lendemain, Rhumbaumius examina de nouveaul’enfant;maisils’aperçutqu’iln‘yavaitplusaucunetracedupetitempruntqu’onavaitfaitlaveilleàladent.Ilsedoutaalorsd’unesupercherie,eteneffet,aprèsavoirexaminéavecplusdesoinqu’ilnel’avaitfaitjusqu’alors,ilvitunpetittrouauniveaudelagencive;ilyengagealapointed’unstylet,etparvintàdétacherunelamed’orquirecouvraitunedentnaturelle»(11).

Les premières couronnes aux USAJusqu’àmaintenant,onauraremarquéquecettedentsuscitaitplusd’ironiequed’intérettechniquechezceuxquisetarguaientd’etre dentistes. À ce stade, il est important de souligner lasuprématiede l’odontologie françaiseauXVIIIe sièclepar sesnombreusespublications,parlaprésencededentistesfrançaisdans toutes les cours d’Europe. D’où ceux aussi qui vonts’embarquer vers l’Amérique avec le marquis de La Fayettepour y mener la Guerre d’Indépendance. Ceux-là vont fairebénéficier les quelques rares dentistes de leur brillant savoir.Puis l’essor industriel, le développement des écoles dentairesdès la secondemoitié duXIXe siècle vont assurer auxÉtats-Unisuneindiscutablesupérioritétanttechnique,scientifiqueque

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Conclusion Curieusement,parmilesconfrèrescontemporains,historiensoupas,interrogés:pasunn’enavaitentenduparler.L’étrange dans cette histoire est le retard chez les hommesde l’artàenavoirprisconnaissance.Le textedeJacobFranken languevernaculaireétaitaccessibleàceuxquiauraientpuetreparticulièrement intéressés,etencoreplusaveclestextesenfrançais,àpartirde1660.PierreFauchardignoretout:sessources principales, la Recherche de la vraye anathomie (16)(1582) d’Urbain Hémard (1548 ?-1592), très « inspiré » duLibellus de dentibus d’Eustache(1563)oudelaDissertation sur les dents(17)(1679)deBernardinMartin(1629-169?),lui-memetrèsprocheduColoquiobreve(18)(1557)deFranciscoMartinezdeCastrillo(c.1525-1585)nepouvaientluienrévélerl’existence.Seul, l’apothicaire Bernardin Martin aurait pu la connaître. Lemieux informé ou lettré serait Claude Mouton qui n’exprimeque de façon très ambigüe une certaine admiration et qui entireprofit.Cen’estdoncqu’aprèslespremièresconceptionsdecouronnesaméricainesquecette«couverture»d’orsilésienneprendratriomphalementetàtortlestatutdepremièrecouronneenor.Carlamolairedel’enfantn’avaitsubiaucunepréparation,nécessaireàrendrededépouilleladentàcouronner;elleavaitsimplementétéenquelquesortesoigneusement«empaquetée»comme lePont-NeufparChristo (Fig.8).Etsi l’onveut raisongarder, intitulons-la«premièreébauched’unecoiffemétalliqueayantpus’apparenteràunecouronnedentaire».

Ce texte développe une partie de l’exposé « Diagnostic, polémique et technique. L’histoire de la dent d’or » présenté par J. Vons et moi-même au Colloque Littérature et médecine. XVI-XXIe siècles le 21 novembre 2019 à la BIU Santé (Paris), organisé par J. Vons (SFHM) et C. La Charité (SHLF). (Revue d’Histoire littéraire de la France, décembre 2020, N°4, p. 831-844)

Notes1. TallemantdesRéaux(1619-1692),Historiettes,T.II.

«MademoiselledeGournay,filled’alliancedeMontaigne,avait un râtelier de dents de loup marin, elle l’ostait enmangeantmais le remettait pour parler plus facilement etcelaassezadroitementàtable,quandlesautresparlaientelleostaitsonrâtelieretsedespeschaitàdoublerlesmorceauxaprèselleremettaitsonrâtelierpourdiresarâtelée»

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Fig.8.Christo,empaquetageduPont-Neuf,22/09/1985(modifié)