UN ESPION TRÈS ORDINAIRE

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Jean-Pierre Lenoir

UN ESPION TRÈS ORDINAIRE

L'histoire vue du SDECE

Albin Michel

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© Éditions Albin Michel S.A., 1998 22, rue Huyghens, 75014 Paris

ISBN 2-226-10614-6

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AVANT-PROPOS

Un espion très ordinaire, c'est bien ainsi que je me définirai, pour avoir vécu normalement des événe- ments peu ordinaires. On ne peut attendre des grands acteurs de l'Histoire qu'ils en soient les chroniqueurs objectifs : ils visent à légitimer leurs choix, leurs actes, leurs erreurs. Ils nourrissent de témoignages orientés une légende qui longtemps fait rempart aux investi- gations des chercheurs.

L'homme du renseignement, lui, observe l'événe- ment sans y chercher matière à démonstration. Il le précède parfois par ses analyses qui prennent en compte les convergences des tendances et qui se pro- jettent dans l'avenir. La mémoire qu'il aura de la pièce qui s'est jouée ne sera donc pas la même que celle de l'acteur qui plaide pour sa prestation.

J'ai eu le privilège d'appartenir au SDECE depuis sa naissance, et de contribuer à la création du fameux service VII, service des « opérations spéciales », dans le sillage d' un maître espion : Guy Morvan. La règle d 'or de ce service, sa vocation et sa raison d'être étaient la recherche de la preuve. Il atteignait le plus souvent ses objectifs.

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- Notre affaire, disait Morvan, c'est la certitude. Des hypothèses, tout le monde peut en faire.

Au service VII, certains exploraient les zones où se cachaient les preuves, ils en cherchaient les accès et s'y procuraient des complaisances. Les autres faisaient le reste. A cette école on est peu enclin à se satisfaire des démonstrations obliques de ceux qui se font leurs propres historiens. Lorsque je regarde en arrière, que j'envisage les événements auxquels j 'ai été confronté, ce qui me frappe le plus dans les rapports que j'ai entretenus avec les « grands anciens » des services est le décalage sensible entre la version admise de l'his- toire et la vision qu'ils en donnaient.

La Deuxième Guerre mondiale, avec les années qui l 'ont précédée et celles qui l 'ont suivie, ressemble à un no man's land de l'esprit. On se trouve dans une zone d'étude incertaine : celle d'une histoire souvent

délibérément falsifiée. Les maîtres du renseignement que j'ai connus et vus à l'œuvre étudiaient, eux, les faits sans passion ni a priori. Leur appréhension des choses n'en était que plus lucide, précise et impartiale, pour ne pas dire brutale. Alors je pense à cette phrase de Bossuet que le colonel Paul Paillole, l'ancien chef du service du contre-espionnage français, cite volon- tiers : « Le plus grand outrage que l'on puisse faire à la vérité est de la connaître, et en même temps de l'abandonner, ou de l'"oublier". »

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CHAPITRE I

M o n a r r i v é e d a n s les se rv ices

Nous sommes dans les derniers mois de 1942. Les soldats du Reich meurent par milliers sur le front russe. L'Allemagne, plus que jamais, a besoin de main- d'œuvre. Le 13 septembre paraît au Journal officiel un texte permettant la réquisition de tous les Français de seize à cinquante ans, et de toutes les Françaises céli- bataires, de vingt-quatre à trente-cinq ans : c'est le Ser- vice du travail obligatoire (STO). Avec un incroyable cynisme, le gouvernement a préparé un décret, en s'appuyant sur la loi portant organisation de la nation en temps de guerre. Comble d'ignominie, le président du Conseil, Pierre Laval, dénonce « l'incivisme des réfractaires qui porte atteinte à l'ordre public et à la liberté du travail ».

Il n'est pas facile d'avoir vingt ans en zone occupée. Surtout à Paris. La police est vigilante. Dans les rues, les gares, les couloirs du métro, on tombe soudain sur des gendarmes ou des gardiens de paix : « Vos papiers ! » Cette chasse pratiquée par des Français m' indigne davantage que les exactions commises par les Allemands qui eux, au moins, sont nos ennemis.

Pour échapper à la fatalité, le système D fonctionne

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à plein. Quelques mois plus tôt, j 'ai eu la chance, si l'on peut dire, de faire un petit accident pulmonaire sans complication. Un médecin compatissant a établi un certificat attestant qu'il en reste des séquelles « de nature à justifier » que mon départ soit différé. Ce praticien portant un nom à consonance juive, ce n'est pas sans appréhension que je produis le document.

Interpellé par la police et convoqué devant une commission de contrôle, située rue Cardinet, je me retrouve en présence de deux médecins radiologistes, l'un français, l'autre allemand, appartenant aux servi- ces du Gauletier Sauckel, chargé d'employer les Fran- çais pour le compte de l'industrie nazie. Je suis face à l'écran, soumis aux rayons X.

- Que vous est-il arrivé ? demande le Français en feuilletant mon dossier.

- Une pleurésie... J'ajoute prudemment : Du moins à ce qu'on m'a dit...

- De quel côté ? Catastrophe ! Je ne m'en souviens plus. Il faut dire

quelque chose, je réponds à tout hasard : - A gauche... -Aucune trace... Vous pouvez vous rhabiller ! Je suis cuit. Il va signer le compte rendu qui me

condamne lorsque, derrière l'écran, jaillit une voix à fort accent teuton :

- Six mois de sursis !

J'ai peine à y croire. Mais pas question de m'attar- der. Je pars sans demander mon reste. La chance ne vient pas à tous les rendez-vous. Plus je serai loin de Paris, mieux je me porterai. Des amis m'aident, et c'est ainsi que j'atterris au milieu d'une forêt de l'Oise, dans un préventorium qui accueille principalement

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des adolescents menacés par la tuberculose. Partout en France, les restrictions alimentaires font prospérer la maladie : je me demande si, pour avoir simulé cette infection, je ne vais pas la contracter au contact des autres ! Lorsque j'arrive dans cette propriété cossue qui abrite les curistes, un homme s'y trouve déjà. Pour les mêmes raisons que moi.

C'est un personnage en dehors du commun. Le phy- sique et la nonchalance d'un Gary Cooper. Il s'appelle Caron. Réservé, secret même, avec un humour acide qu'il ne manifeste que rarement. Sa mise recherchée et de bon goût témoigne d'une certaine aisance maté- rielle. Il détonne un peu dans ce milieu de jeunes gens d'origine modeste dont la maladie n'est pas toujours sans rapport avec l'impécuniosité.

Les semaines passent. La traque doit être moins assi- due dans les grandes villes. Nous voici dans le parc ensoleillé du préventorium, à l'heure de la sieste, allongés sur des transats, suivant du regard les oiseaux qui volettent de branche en branche. J 'annonce à Caron que je vais faire un voyage à Paris. Si nous y allions ensemble ? Il me répond immédiatement :

- Pas question pour moi. Je suis en froid avec les doryphores.

Il ne m'en dit pas plus, sinon qu'il espère pouvoir quitter bientôt notre retraite forcée.

Je vais en sortir avant lui. Grâce à des relations de famille, je suis embauché au service commercial d'une importante fabrique de peintures dont une branche est réquisitionnée par l'armée allemande et qui, à ce titre, peut faire bénéficier une partie de son personnel du statut d'« affecté spécial ». J'ai pour fonctions de vendre des laques, émulsions, enduits et brosses à

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peindre à des entrepreneurs et artisans qui ne deman- dent qu'à acheter puisque, là comme ailleurs, on manque de tout. En ces temps de pénurie, n'importe qui fait un bon vendeur. Comme ma marchandise se place toute seule, j 'en profite pour reprendre mes études. Un jour, Caron m'appelle. Il est à Paris.

- T o u t s'est bien arrangé, du moins pour le mo- ment, me dit-il sans autre précision.

Nous allons nous rencontrer régulièrement, avec un réel plaisir. Il me rend l'affection que je lui porte. Et il m'intrigue : sans jamais se départir d'une apparente désinvolture, il poursuit avec obstination un projet dont j'ignore la nature. Il me fixe des rendez-vous dans des établissements de luxe, où l'abondance fait injure à la misère qui règne à Paris.

Je nous revois à « L'Ambassade du champagne », rue de la Paix. Un personnel stylé s'active pour satis- faire une clientèle de goinfres maniérés, mondains ou affairistes, ou les deux à la fois. Un orchestre de cinq musiciens en frac interprète en sourdine La Truite de Schubert, dans l'indifférence générale.

- Comme d'habitude, monsieur Chevalier ? de- mande le barman à Caron qui approuve d'un signe avant de se tourner vers moi.

- Tu te souviendras ? Chevalier...

Je comprends pourquoi « tout s'est bien arrangé » pour lui. Il a changé d'identité.

A « L'Ascot », rue Marbeuf, l'atmosphère est plus trouble. Le cuir et l'acajou du mobilier, l'éclat de la verrerie, le lustre des cuivres du bar, les bouquets de fleurs fraîches dont les parfums se mêlent à celui des tabacs réglissés font penser à un club anglais. Tout y est confort et bon goût. Pourtant, la pire des racailles

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y a ses habitudes. Trafiquants de toute sorte, collabo- rateurs économiques, indicateurs de police, voyous de la Gestapo française s'y côtoient. Tout ce qui est rare et cher s'y négocie. Ce marché n'est pas accessible aux médiocres, aux amateurs qui font commerce d'un cochon, d'une caisse de savons ou de cinquante dou- zaines d'œufs. Ici, on vend par tonnes, par milliers de pièces, par wagons, par millions de francs. Le destina- taire final est généralement l'Allemagne. Les nazis, non contents d'encaisser des frais d'occupation fabu- leux (400 millions par jour), ont mis en place, pour parfaire le pillage de la France, un système diaboli- que : ils font acheter par des offices ou personnes pri- vées tous les produits possibles sur le marché parallèle. Rien n'est plus facile, puisque le taux de change du mark est fixé arbitrairement à 20 francs, alors qu'il n 'en vaut qu'un peu plus de la moitié, et que le trans- port des marchandises délictueuses au profit des Alle- mands est à l'abri des contrôles de l'administration française.

Monsieur Roger fait au sein de cette communauté l'objet d'égards particuliers. C'est un homme impor- tant. Il a la confiance des Allemands et des plus hauts dignitaires de la collaboration. A sa table défilent des officiers des bureaux d'achat, de la Kommandantur et de la Propagande. S'y joignent souvent des fonction- naires, ou des commerçants français, admis dans leur sillage, et fiers d'être cajolés par leurs maîtres. Leurs compagnes sont parfois de la fête. Boutiquières endi- manchées ou demi-mondaines étalant leurs atours, savourant le bonheur d'afficher leur opulence dans cet univers détraqué où le malheur fait loi. J'observe discrètement Monsieur Roger. Assis sur une banquette

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devant une table vide, il parle chiffres avec deux hom- mes qui, d'après leur mise et leur accent, doivent être des fournisseurs de province.

De haute taille, la figure ronde, les cheveux coupés court, le regard indécis mais le verbe assuré, vêtu d'un sobre costume de flanelle grise, on le prendrait faci- lement pour un cadre de banque ou d'assurance.

- Il a l'air d'un grand chef, murmure Caron, mais ce n'est qu'« un petit mec débrouille ». Il était barman dans cette boîte en 1940. Quand les Allemands sont arrivés, il a dénoncé la propriétaire qui est d'origine anglaise. On l'a internée et il s'est fait nommer séques- tre de l'affaire. Avec son copain, Félicien Gérard - « le gros Félicien » - que tu vois là-bas, à la table voisine de la sienne, ils ont obtenu l'exclusivité des achats de volailles, cuirs et peaux pour l'armée allemande. Sans parler du reste. Ils ont fait une fortune incroyable... Ils trafiquent sur tout. Et en plus, ils sont intouchables. Quand le contrôle économique veut mettre le nez dans leurs affaires, la police allemande intervient aus- sitôt...

Je me penche à son oreille et lui demande : - Tu ne connaîtrais pas, par hasard, une boîte mieux

fréquentée ? - C'est très bien fréquenté pour ce que j'ai à faire :

je leur vends des moteurs électriques... Une fois sortis de « L'Ascot », notre conversation se

poursuit sur un mode plus libre : - Tu vends des moteurs à ces gens-là ? - Eh oui ! Ils en manquent tellement qu'ils sont

prêts à en acheter vingt quand ils en ont besoin de mille ! Moi, je leur en fournis dix, et je sais qui paie, où ça va, à quoi ça sert et qui en profite... Un jour il

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va falloir que ces types rendent des comptes. Ils sont déjà fichés. Il n'y aura plus qu'à les cueillir. C'est pas plaisant comme perspective ?

- Sûrement... Mais ce jour-là, Caron ne rira bien que si Chevalier n'est pas pendu...

- Evidemment, me répond-il sur un ton de croque- mort, si on voit tout en noir...

Huit jours plus tard, nous déjeunons dans un petit restaurant voisin de la place de la République et de la fabrique de peinture qui m'emploie. Comme nous nous sommes compris depuis longtemps sans avoir à nous exprimer, il me dit tout à trac :

- Pour faire des espiègleries aux doryphores, tu marcherais avec nous ?

Ce sobriquet ne désigne pas des bestioles, mais les Allemands. Sans même y réfléchir, je m'entends répondre :

- Si je peux être utile, bien sûr. Il enchaîne :

- Il faut identifier un avion qui a été descendu du côté des Andelys. Ça m'arrangerait que tu viennes avec moi. J'ai des amis dans la région qui connaissent des fermiers. Si on nous demande ce que nous faisons là, on est venu acheter des œufs et du beurre. Ça te va ?

– Comment y va-t-on ? Plus de 100 km à vélo, dont une bonne partie à la

traîne d 'un canon allemand, sous le regard goguenard des convoyeurs - ce qui, pour une mission de résis- tance, si modeste soit-elle, est quand même un com- ble 1 Le soir, nous avons rendez-vous dans un hôtel cossu, avec une dame « très bon genre » que nous affectons d'aborder sans la connaître. Nous dînons

ensemble. Elle nous donne quelques indications sur

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la position de l'épave, ainsi que sur les patrouilles de gendarmerie. On trouve l'avion le lendemain. Il est en bon état, posé sur la pente d'une colline. Personne en vue. Caron fouine dans l'habitacle. Je ne sais pas ce qu'il cherche. En tout cas, il l'a trouvé. Il paraît satisfait... Nous retournons aux Andelys. Voilà. Telle est ma première mission, « accomplie », je le sais, mais à laquelle je ne comprends rien et pour un service dont j'ignore tout. Elle n'est pas de nature à susciter une vocation. Impossible d'entrer dans le renseigne- ment d'une façon plus aveugle, insignifiante et subal- terne ! Mais j 'en ai conservé l'un des souvenirs les plus heureux de ma jeunesse.

Août 1944. A Paris, c'est la Libération. La joie et le désordre s'emparent de la ville. Des barricades s'élè- vent. Des drapeaux tricolores surgissent de toutes parts. La course au pouvoir s'engage entre les diverses mouvances de la Résistance. Le peuple attend avec ferveur le général de Gaulle, il acclame l'armée amé- ricaine. Pour moi, c'est la fin des peintures et vernis. Je prends congé de mon employeur non sans lui avoir exprimé ma reconnaissance pour l'emploi qu'il m'a procuré et qui m'a évité de partir travailler dans les usines de Hitler. Je me prépare à partir pour le Limou- sin quand le téléphone sonne. C'est Caron :

– Viens me voir au Cinquième Bureau de l'état- major. Je t'expliquerai...

J 'annule mon voyage et file le rejoindre. Qu'est-ce que c'est que ça, le Cinquième Bureau de l'état- major ? Assis derrière son bureau, boulevard Hauss- mann, il me répond :

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- C'est un service qui a des fonctions multiples : détection des agents ennemis, sécurité des armées en opération, recherche d'informations sur le dispositif adverse, lutte contre la désinformation... Dans l'immé- diat, une tâche complémentaire entre dans ses com- pétences : la poursuite des collabos. L'objectif est de s'emparer de leur personne et de réunir les docu- ments propres à les confondre, avant de les remettre à la justice qui est elle-même en voie d'organisation. Si tu vois ce que je veux dire...

Je vois parfaitement : l'épuration vient de commen- cer.

- Cette mission, ajoute Caron, est d'autant plus urgente que partout les tribunaux populaires se multi- plient. Ils ne sont contrôlés par personne. Dans les hôtels ou les casernes transformés en prisons, les « sus- p » sont jugés par des cours improvisées, siégeant sur un coin de table. Exécutions immédiates, évidem- ment. Certains complices des nazis profitent de ce désordre pour s'enfuir, tandis que d'autres font dispa- r les preuves qui les auraient accablés. Résultat : des dossiers vides où lajustice ne retrouve pas son compte...

Le châtiment de la collaboration, tel serait ce qui a présidé à mon entrée officielle dans les services. C'est

vrai. Mais je me rappelle surtout que je n'avais pas vingt-cinq ans, que la guerre était finie, et que dans la paix retrouvée, cette intégration serait prétexte à une vie mouvementée.

Au sein de l'état-major, opèrent des gens d'origines et de caractères très divers que je vais découvrir au fil des mois. Des agents de Londres qui se sont distingués

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par des exploits de trompe-la-mort. Des officiers de carrière, vétérans du renseignement. Des chefs de réseaux de résistance, formés dans le péril et la fré- quentation de l'horreur. Des responsables de maquis fanatisés par la passion politique. La rigueur côtoie le romantisme. Le savoir-faire des uns s'oppose à l'inex- périence des autres, et les rivalités claniques nuisent parfois au bon fonctionnement du système.

Mon chef direct est le capitaine Pariselle. C'est un petit bonhomme barbu, un peu rouquin, débordant de vitalité. Il ne tient pas en place et semble vivre dans la crainte de ne jamais en faire assez. Il va et vient sans cesse et je ne le vois jamais s'asseoir. Par la suite je comprendrai pourquoi. Il souffre d 'un tenace eczéma qui résiste à tous les traitements et je le vois parfois s'immobiliser pour se gratter frénétiquement les fesses avec les traits crispés et le regard lointain d'une fian- cée de marin. Les angoisses et les privations du maquis doivent être à l'origine de cette disgrâce.

Il me charge, entre autres missions, d'assurer la liai- son avec la préfecture de Police. La multiplicité des fichiers impose un minimum de coopération entre les divers services. Chacun a le sien. Aucun n'est complet. Certains comportent des informations invérifiables. Il convient donc, pour les dossiers présentant un carac- tère d'urgence, de rassembler tous les éléments dis- ponibles pour entreprendre la rédaction d'un docu- ment exploitable par la justice. Il me semble plus rationnel, dans la plupart des cas, de transmettre aux délégations judiciaires les renseignements dont nous disposons et de les laisser instrumenter. Mais les choses ne sont pas si simples et de toute façon la décision ne m'appartient pas. Les fonctionnaires de police ne sont

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pas assez familiarisés avec les pratiques de l'action clandestine. Ils n'ont pas en main les éléments d'appréciation qui leur permettraient de mettre en défaut les déclarations mensongères de ceux qu'ils interrogent.

- X a été dénoncé à telle date et arrêté. Vous avez été vous-même interrogé par la Gestapo quelques jours auparavant. Il est donc probable que vous êtes l'auteur de la dénonciation.

- Impossible, répond le suspect. Je n'ai été interrogé qu'après son arrestation !

Comment vérifier ? Où trouver des témoins ? Com- ment reconstituer le déroulement des faits ? Seul le

contre-espionnage peut apporter des éléments de preuve. Il a systématiquement suivi les activités des services ennemis et de leurs auxiliaires. Il y manipule parfois des agents de pénétration. Il a même, dans certains cas, démasqué et fait condamner des agents de l'adversaire qui ont parlé. Je découvre la com- plexité de tout ce qui touche au renseignement et au contre-renseignement.

L'affaire des fichiers de la collaboration occupera longtemps la chronique. Parmi les premières affaires qui me sont confiées, je trouve celle de Félicien Gérard. Sur la note qui le concerne est épinglée la photographie de sa carte d'identité. Je reconnais bien 1 homme que j'avais observé près de Monsieur Roger, dans le bar de la rue Marbeuf. Au terme d'une

enquête rapide, j 'apprendrai qu'il a réussi à se réfu- gier en Suisse. Je le retrouverai plus tard, d'une façon très inattendue...

Toujours dans le cadre des relations avec l'extérieur, je reçois boulevard Haussmann la visite de Paul Bosc.

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C'est un scientifique de haut rang. Ce docteur ès scien- ces a publié une thèse sur la corrosion des métaux qui fait autorité. C'est un résistant de la première heure. Il est affecté à la Direction générale des services spé- ciaux (DGSS), qui a succédé au Service de renseigne- ments (SR) d'avant-guerre, installée porte de la Muette. Je traiterai avec lui des dossiers délicats récla- mant l'arbitrage de la hiérarchie. Et c'est ainsi que j'entrerai en contact étroit avec les services.

Au fil des mois, fréquentant les « maisons parallè- les », je vais faire la connaissance de Guy Morvan, chef du réseau Darius durant l'Occupation. Il a la charge de monter un secteur honorables correspondants (HC) au Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE) où il jouera après la guerre un rôle décisif. Il me propose de participer à ce projet. J'accepte. Je vais donc faire partie de ce très petit nombre de jeunes fonctionnaires qui auront le privilège d'entreprendre une carrière dans le sillage et sous le contrôle de cadres expérimentés, dont les uns sont des grands professionnels du Deuxième Bureau (le Service de renseignement et le contre- espionnage), et les autres des résistants, formés et aguerris dans la clandestinité.

Il n'est pas facile de se faire accepter dans un lieu clos où l'occupation principale consiste à traiter des secrets d'Etat. Mon éducation, si je puis dire, a été faite en partie par le capitaine de vaisseau Trautmann. Je l'ai connu alors qu'il prenait la direction de la recherche au SDECE. Il était entré au Deuxième Bureau en 1925. Après avoir été chef de poste à Sin- gapour, il avait travaillé en qualité de spécialiste des dossiers allemands à Düsseldorf et à Mayence. Puis il

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avait été en poste à Metz avant d'être affecté à l'état- major à Paris. En 1942, il opérait à Alger. Grand, sec, un peu roux, le visage taillé à coups de serpe, il était froid, distant, vraiment pas bavard. A la question : « Quelle est la principale qualité d 'un officier de ren- seignement ? » il répondait : « C'est de fermer sa gueule. » Et pour faire mentir ce principe, puisqu'il m'accueillait en gamin qu'il fallait former et informer, il m'a raconté l'avant-guerre envisagé du point de vue des services spéciaux. Il m'a décrit avec sévérité le milieu politique. Je ne savais pas encore à l'époque à quel point ce qu'il me confiait était vrai.

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CHAPITRE II

« L e D e u x i è m e B u r e a u

s o n n e le t o c s i n p o u r d e s s o u r d s »

C'est le capitaine de vaisseau Trautmann qui un jour prononça ces mots sur les sourds du pouvoir. Ils m'ont particulièrement frappé. Il ajoutait : « On n'en finis- sait pas de leur prédire la guerre ! »

Dès les premières semaines de l'année 1935, les hos- tilités commençaient. Du moins celles qui étaient liées à l'information souterraine. Les renseignements affluent de différents postes dans le monde. Ils sont centralisés au Deuxième Bureau - branche spécialisée des services français - qui les vérifie, les compare, les recoupe, tente d'y déceler d'éventuelles traces d'« in- toxication » et en tire des synthèses destinées aux ins- tances du pouvoir. Pour bien comprendre son système de fonctionnement sans trop entrer dans les détails, il faut retenir ceci : le Deuxième Bureau commande

et exploite le renseignement pour l'état-major. Il est l'instance administrative, sous les ordres du colonel Gauché. Les divers services de renseignement - on dit SR entre nous - (Terre, Air, Marine) sont les services opérationnels qui vont à la pêche aux informations. Ils dépendent du colonel Rivet, lui-même sous les ordres de Gauché, lui-même sous les ordres du fameux

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général Gamelin, chef d'état-major général. Ce der- nier dépend du pouvoir politique. Les locaux du Deuxième Bureau sont sis - comme on dit dans l'admi- nistration - au 2 bis avenue de Tourville. Et les portes du bureau du directeur, comme de juste, sont capi- tonnées. Dans son bureau à portes capitonnées, donc, le colonel Gauché examine ce jour-là une note desti- née à son ministre qui, dans sa brièveté, lui semble capitale :

« - Le Reich possède dès aujourd'hui trois divisions blindées (Panzerdivizionen) et en constitue trois autres qui seront achevées dans le courant de 1936.

- Le personnel de ces divisions est un personnel d'élite composé de militaires de carrière et d'engagés.

- Ces divisions ont une mobilité et une puissance de feu inconnues à ce jour, et sont, d'évidence, desti- nées à des opérations offensives foudroyantes. »

Homme d'ordre et de rigueur, sanglé dans un uni- forme impeccable, les cheveux taillés très court, son lorgnon pincé sur un nez un peu trop fort, le colonel vérifie chaque mot du document soumis à sa signa- ture. Il le paraphe et commente : «J'espère que là- haut ça va les faire bouger. » « Là-haut », c'est le som- met de la hiérarchie, l'état-major qui, jusqu'à présent, est resté impavide devant les signaux d'alarme que lui adressent continûment ses services de renseigne- ments.

– Qu'en penses-tu, Pépère ? ajoute l'officier à l' adresse du seul interlocuteur présent dans la pièce, un perroquet qui ronchonne sur son perchoir en gri- gnotant la moitié d'une noix.

Pépère émet un sifflement rocailleux et maussade

que son maître tient pour un acquiescement. Cet

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oiseau est sans doute le seul être au monde à qui cet homme secret fait parfois une confidence. Pépère est célèbre dans le service, et s'il refuse de se servir de son bec pour parler, mieux vaut ne pas aller le provo- quer de trop près. Un petit coup tranchant, et gare à la psittacose...

Cela fait près de sept ans que Gauché ronge son frein. Contrairement à une croyance généralement admise, les efforts de l'Allemagne pour rééquiper son armée n'ont pas commencé avec l'arrivée de Hitler au pouvoir. La République de Weimar avait déjà engagé de façon insidieuse la remilitarisation. L'Allemagne ne se résignait pas aux contraintes excessives imposées par les Alliés dans l'euphorie de leur victoire. « L'Alle- magne paiera », proclamaient alors les Français. « L'Allemagne ne paiera pas longtemps », prédisait Hitler aux militants nazis.

Brusquement, les événements vont s'accélérer. Le 3 février 1933, quatre jours après son accession au pouvoir, Hitler déclare devant les responsables de la Reichswehr : « Protégés par le secret, nous devons prendre toutes mesures tendant à la préparation éco- nomique et militaire. Ce n'est que lorsque nous serons assurés de nos bases que nous pourrons en faire état. Alors, seulement, nous aurons la liberté de décision. »

Les officiers du SR observent ce phénomène avec anxiété. Ils en informent l'état-major et ne cachent pas leur dépit de ne voir s'ensuivre aucune action propre à rappeler Berlin à ses obligations. Ce secret derrière lequel le dictateur allemand entend abriter ses funestes projets, le « service », comme nous l'appe- lons, va sans cesse en forcer l'accès et fournir au pou- voir les indications qui devraient lui permettre de

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prendre les décisions qui s'imposent. Mais rien ne bouge. Notre état-major prépare pour demain une guerre d'hier.

Le 9 mars 1935, Hitler annonce officiellement - alors que le SR en a averti depuis longtemps les autorités - qu'il va se doter d'une aviation de guerre. Le 15 mars, l 'éphémère gouvernement de Pierre- Etienne Flandin tente de placer nos parlementaires face à leurs responsabilités en faisant voter l'allonge- ment du service militaire à deux ans. L'état-major des armées réclame depuis longtemps cette mesure dont l'impopularité est facile à comprendre. Une longue controverse va s'ensuivre et, durant des mois, l'Assem- blée nationale, divisée par les passions doctrinales, va voir s'affronter les arguments les plus effarants. Pour en juger, transportons-nous à cette époque et assistons aux premiers débats...

Le tumulte qui règne dans les couloirs du Palais- Bourbon indique que la bataille sera rude. Les radi- caux et les socialistes annoncent que « sur cette ques- tion » ils ne céderont pas. Dès l'ouverture de la séance, Léon Blum, chef de file de la SFIO, engage le fer. Pour lui, tout geste tendant à renforcer notre puissance militaire est une contribution à la course aux arme-

ments et aggrave les risques de conflit. Avec une éton- nante candeur pour un sexagénaire, il raisonne comme si Hitler était une personne sensée et Staline un humaniste. A partir de ce double postulat, il pense qu il n'y a plus qu'à définir les moyens d'organiser la paix entre gens de bonne foi et régler tout litige par

négociation. La sagesse des peuples, pourvu que

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doute des affidés du ministre de l'Intérieur ? A toutes ces questions, le clan répond qu'il faut protéger les amis et sanctionner un service qui s'était refusé à se transformer en police parallèle.

De Gaulle compte sur Messmer pour « remettre de l'ordre » dans le service. Il part d 'un postulat faux. Il n'y a pas d'autre désordre que celui qu'il a créé lui- même en laissant s'introduire dans le système des gens du SAC qui n'espionnent que leurs collègues. Il s'est produit un accident comme il arrive dans tous les orga- nismes de cette nature, et la politique en a fait une affaire d'Etat. Quant à Messmer, il croit tout régler en faisant donner la fanfare et en démantelant le service

le plus productif de la Piscine dont le gaullisme est jugé tiède. Le processus se poursuivra et, de purge en purge, au fil des changements de direction, le SDECE va se vider de ses meilleurs professionnels. Le ratta- chement du SDECE à l'armée n'est pas une décision heureuse. Un service de renseignement moderne a des objectifs très divers dans les domaines économi- que, politique et scientifique. Les militaires sont mal préparés à l'étude de ces questions. Or les maîtres espions héritiers de Rivet et Paillole s'en vont un à un, atteints par l'âge de la retraite. Et depuis vingt ans que le service est « civilisé », l'armée n'en a pas formé d'autres.

Défenseur de Le Roy-Finville, j'appartiens fatale- ment à la catégorie des « zigotos » qu'il convient de mettre au pas. Le SDECE est une longue patience, et quand la chasse aux têtes est décrétée, tôt ou tard, elles tombent.

Le colonel Beaumont en a fait injustement la dou- loureuse expérience, victime d'une manipulation

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venue d'ailleurs. L'apparatchik Bistos va donc mobili- ser son service de sécurité et faire à mon sujet des découvertes terrifiantes. C'est ainsi qu'il apparaît dans mon dossier que la date de décès de mon père est inexacte. Il y a en effet matière à se demander si le NKVD, ancêtre des services soviétiques, n'aurait pas recruté dans les années 30 un notaire du Limousin. Il y a plus grave : mon ex-épouse s'est remariée avec un général américain. N'aurait-on pas enfin découvert un contre-réseau Saphir à la solde de la CIA? Ce qui expliquerait que je possède une voiture anglaise qui paraît bien coûteuse.

Bref, Messmer et ses successeurs vont remettre vrai- ment de l'ordre dans la maison. La démonstration en sera faite avec l'affaire Markovic, à l'arrivée de Pom- pidou à la présidence de la République. Avec l'affaire Delouette, ce trafiquant de drogue qui se réclamait, à la manière de Lopez, de la Piscine. Avec, enfin, l'incroyable pantalonnade à la sauce militaire de la mission Greenpeace.

Quant à moi, après ma suspension pour cause de fidélité à Le Roy-Finville, j 'ai négocié ma mise à la retraite anticipée. Le statut du SDECE le permet. J'ai témoigné « ès qualités » d'espion au procès Ben Barka ! Je suis donc grillé. Mais il n'est pas question que je m'arrête. J'irai donc exercer mes coupables talents ailleurs.

Et ceci est une autre histoire.