Un Chemin de Joie

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Vijyananda

Un chemin de joie

Tmoignages et rponses dun disciple franais de M Anandamayi

Introduction

Vijyananda a pass sept ans dans un ermitage Dhaulchina, sur un sommet bois prs dAlmora cest l quil a rdig son ouvrage Sur les traces des Yogis dont nous donnons des extraits en premire partie; puis il est redescendu Kankhal prs dHardwar, lendroit o le Gange rentre dans la plaine. M lui avait conseill de revenir dans ce grand ashram o elle rsidait trs souvent avant sa mort en 1982 et o elle a maintenant son samadhi. Vijyananda y poursuit depuis vingt-huit ans sa sdhan ; il vient dtre nomm de nouveau prsident de lashram : destine tonnante pour un ancien mdecin franais, consistant se retrouver la tte dune grande institution hindoue connue pour sa stricte orthodoxie, brahmanique. Matri-lila, le jeu de Ma se poursuit M lavait charg de recevoir des chercheurs spirituels qui souhaitent une information de premire main sur son enseignement ou sur lexprience du yoga, et il sacquitte de sa tche avec une fracheur et une prsence renouvele chaque fois, mme si videmment il ne peut pas crer de nouveaux souvenirs personnels de M. Cette prsence est dautant plus tonnante que les questions des visiteurs de passage reviennent en fait souvent au mme ; cependant, les personnes sont chaque fois diffrentes. Mme si les visiteurs ne peuvent sonder la sagesse de lancien ermite en quelques entrevues, ils reoivent nanmoins le don de son amour, ils le sentent et lui en sont reconnaissants. Les questions et rponses qui suivent sont tires de ces entretiens informels, individuels ou en petit groupe, qui se sont drouls au fil des ans. La plupart des rponses ont t notes aprs les entretiens par Jacques Vigne qui va Kankhal depuis dix-huit ans et y a rsid rgulirement entre fin 89 et 98. Elles ont t relues par Vijyananda pour parer dventuelles erreurs de mmoire. Les rponses sont spontanes et adaptes celui qui pose la question. Nanmoins, beaucoup dentre elles ont une porte gnrale qui leur permet dtre reprises dans cet ouvrage. Dautres rponses ont t rdiges par Vijyananda, lui-mme, et sont parues dans Jay Ma , un journal trimestriel en Franais consacr lenseignement de Ma Anandamayi et publi partir de Kankhal. Il avait t commenc ds 1985 linstigation dAtmnanda lautre disciple monastique de M venant dOccident. Elle a pass un demi-sicle en Inde et est dcde quelques semaines aprs avoir relu le premier numro du Jay Ma. Dorigine autrichienne, elle tait doue pour les langues, savait en plus du franais et de langlais, le hindi et le bengali et servait souvent de traductrice pour Ma. Des extraits de son journal spirituel sur Ma sont parus aux Deux Ocans sous le titre Prsence de M, et une version plus complte o elle raconte aussi ses expriences lcole de Krishnamurti a t publie rcemment chez Accarias-LOriginel sous le titre La mort doit mourir. Pour en revenir Vijyananda, nous pouvons dire quil ncrit pratiquement plus depuis une vingtaine dannes en dehors de ces clarifications quil donne dans le Jay Ma, et des rponses aux lettres personnelles quil reoit. Maintenant quil a 89 ans, il ne rpond dailleurs plus gure aux lettres, mais continue dassurer les entretiens soires aprs soires, pour ceux qui sont suffisamment engags pour venir le voir Kankhal. Dans ce contexte, le prsent recueil dentretiens et de rponses prend une importance particulire. Il dveloppe largement une premire srie de conversations plus brve qui avait t publie en 1997 par Terre du Ciel, en mme temps que des articles sur M que Vijyananda avait crit durant ses dix premires annes avec elle et de courts extraits dun livre quil avait fait paratre en 1978 Bombay directement en anglais sous le titre de In the steps of the Yogis (Sur les traces des Yoguis). Nous donnons aussi ci-dessous dautres extraits de ce livre qui donnent des connaissances utiles pour les Occidentaux qui veulent mieux connatre lInde spirituelle. Ceci dit, les lecteurs qui ont peu de temps et sont avides denseignements spirituels explicites pourront se concentrer directement sur les conversations : ils y trouveront largement de quoi tancher leur apptit. Comme le but du texte est de parler de Ma et du Yoga, il rend mal compte de la manire spontane dont Vijyananda sait entremler ces sujets avec la conversation courante, sur la vie quotidienne. Le lecteur, nayant pas t prsent aux entretiens, ne sentira gure ladquation exacte entre lattitude de Vijyananda et la demande, dite ou non-dite du visiteur. Il ne ralisera aussi que

partiellement le parfum de vrit, dauthenticit qui pntre ces questions et rponses et qui tait si vident pour les personnes prsentes. Sur ce sujet, il doit faire un minimum de confiance au tmoignage quapporte cet crit. Un nouveau livre est une flche qui est la fois lance du pass vers le futur, et qui en mme temps demeure ternellement prsente. Par contre, il ralisera sans doute que les principaux points qui sont discuts clairent la sdhan, et donnent un enseignement qui tait le mme il y a dix mille ans, et qui sera le mme dans dix mille ans. Il apprciera aussi probablement la manire dont Vijyananda , avec sa simplicit enfantine, joue le jeu ternel du yoga. Puissent ces entretiens veiller, ou rveiller en nous une comprhension juste de la voie spirituelle, et nous encourager raliser les vrits entrevues au cours de la lecture de ces quelques pages.

Premire partie

Sur les traces des yogis

Chapitre I

Paris 1945

Six juin 1944 ! La grande nouvelle se rpand comme une trane de poudre : les Allis ont dbarqu en Normandie. L'arme allemande recule en droute ! Ce qui paraissait impossible s'est enfin ralis. Ce dbarquement est peut tre le plus formidable fait d'armes de l'histoire. Puis vint le 10 aot 1944, lattaque sur les ctes du Midi. Et la main sanglante de l'hitlrisme lche prise, comme tranche par un coup de hache. Le territoire tait libr. Enfin on pouvait respirer librement. Il semblait qu'on venait de se rveiller d'un long cauchemar. J'tais mdecin. Comme tout le monde, je fus remobilis. J'avais alors 30 ans. Je demandai les FEFEO, ( Force Expditionnaire Franaise d'ExtrmeOrient), car la guerre n'tait pas termine. Les Japonais n'avaient pas encore demand grce et on se battait ferme en Extrme-Orient. Ce n'est pas que j'avais une hostilit quelconque contre les japonais. Loin de l ! La culture de ce grand peuple a toujours t pour moi l'objet d'une profonde admiration. Le courage indomptable et l'esprit chevaleresque de ses samouras, son art raffin, son thique culminant dans la forme zen du bouddhisme ont forc l'admiration du monde entier. Mais les FEFEO, c'tait la porte ouverte vers l'Extrme-Orient. On m'avait promis une affectation Colombo au grand quartier gnral. Et Colombo c'tait presque l'Inde. Car c'tait l'Inde qui m'a attirait. L'Inde ? Mais qu'est-ce donc que l'Inde ? Certes, l'Occident peut tre fier de sa civilisation matrielle et des miracles raliss par ses savants. Et dans ce domaine, lOrient n'a presque rien nous enseigner. Mme sur le plan des valeurs thiques, le code moral des religions judo-chrtiennes, la loi romaine et la lgislation des nations modernes marquent un niveau qu'on ne peut gure dpasser, mais l'Inde, malgr ses transformations, est reste la terre de prdilection de la culture spirituelle. Un artiste qui veut se perfectionner en peinture ou en musique va Rome ou Florence. Pour le nec plus ultra de la mdecine, c'est la facult de Paris qui faut frquenter. Avant la deuxime guerre mondiale, la chimie s'apprenait le mieux en Allemagne... Et ainsi de suite. Mais pour atteindre la perfection spirituelle, c'est aux Indes qu'il faut aller faire un stage. Point n'est besoin d'adopter la religion et les coutumes des hindous. Il s'agit simplement "d'apprendre aux pieds d'un matre" cette sagesse qui n'est pas la proprit d'une race ou d'une nation, mais qui appartient tout le genre humain. Qu'on l'appelle le Brahma-jnna, la connaissance de soi, le "gai savoir" ou de n'importe quel autre nom. Aussi loin qu'on puisse remonter dans l'histoire de l'Inde, on s'aperoit que la flamme de cette sagesse a toujours t maintenue vivante mme dans les priodes les plus sombres de l'histoire du pays. Il semble qu'il y ait toujours eu au moins un sage parfait capable de l'enseigner. L'Occident a connu un Mose et un Christ, et maintenant vit sur les traces qu'ils ont laisss. Mais aux Indes, chaque gnration voit apparatre des Christ et des Mose. Et peut-tre mme certains d'entre eux sont-ils plus grands que ces fondateurs des religions d'Occident.

Mais pour le moment me voici Paris. Aprs un entranement Saint-Raphal, puis en Algrie, je fus mut au GQG des FEFEO rebaptis Corps Expditionnaire Franais d Extrme-Orient. Mais les japonais ont demand grce devant la bombe atomique, et nous attendons donc notre dmobilisation. Paris ! Il y a toujours eu un coin tendre dans mon cur pour cette grande ville si calomnie par les trangers. Certes, il y a de la luxure Paris et des botes de nuit. Mais toutes les grandes villes du monde en ont leur part au mme titre que notre capitale. Ce que j'aime Paris, ce n'est pas seulement la beaut de ses avenues, la luxueuse exubrance de son architecture, la grce de ses habitants, et leur fine culture. Paris est une ville qui n'a pas son gal dans le monde entier;. vrai dire, ce n'est pas seulement une ville, c'est un monde. C'est le rsum de toute la culture de l'Occident, depuis des sicles. Chaque partie a son cachet spcial qui ne ressemble aucune autre. Tous les domaines de lart, de l'humanisme et de la science y sont reprsents, sous leurs formes les plus hautes. Mais ce que peu de gens savent, c'est que mme celui qui a soif de spiritualit peut aussi y trouver ce quil cherche. Et c'est ce genre de recherche que j'allais utiliser mon temps libre. Gouroukrita, le sage de Saint-Mand. Il y a de mystrieux liens d'amiti qui relient les mystiques entre eux. Il semblerait qu'un pouvoir invisible les assemble, et quil les fait sympathiser. Comment expliquer autrement la rencontre que je fis Saint-Raphal du docteur M., un mdecin plus g que moi. Le docteur M. est bouddhiste et il en est fier. Ses sympathies vont plutt vers le bouddhisme tibtain, le lamasme. Il connat le sanskrit ainsi que le tibtain et il a traduit des textes du tibtain en franais. En plus il a une longue et srieuse exprience de la mditation. Je l'coutais avec admiration et lui demandais des conseils comme un grand frre. Il me parla de son gourou, son guide spirituel : "Il sagit dun vritable sage, capable et dsireux de guider ceux qu'il juge aptes recevoir son enseignement". Mon cur bondit de joie : le mot de gourou a t pour moi depuis l'ge de vingt ans comme une formule magique. Le prononcer ou simplement y penser mamne des larmes dans les yeux. Mais, qu'est-ce donc qu'un gourou ? Est-ce quelque chose de si diffrent des relations humaines ? J'avais peine quatre ans quand mon pre est mort et son visage n'a pas laiss de traces dans ma mmoire d'enfant. Les psychanalystes diraient que, ayant t priv de l'amour paternel, cette privation refoule a t sublime, et elle s'est manifeste comme la recherche dun gourou dans la conscience de surface. Peut-tre estce partiellement vrai. Mais qu'importe ce que disent les psychanalystes... La psychanalyse est une science encore dans l'enfance. Elle na explor qu'une faible partie des mandres de l'esprit humain. Cependant, notre esprit est un ensemble o tous les niveaux fonctionnent en interrelation. On ne peut le connatre et porter des jugements que si on l'a compris dans sa totalit. Les psychologues dOccident admettent couramment que lart, la dvotion, l'amour du Divin etc. sont des sublimations de l'instinct sexuel. Mais peut-tre, faudrait-il renverser les donnes du problme et postuler que l'amour sexuel n'est qu'une dgnrescence ou une fausse interprtation de l'amour du Divin. Il est vrai que beaucoup de nos actes et de nos penses sont des reprsentations symboliques de la vie sexuelle. Mais notre pulsion gnitale n'est pas le dernier mot. Et l'acte sexuel est en fait lui-mme une reprsentation symbolique de quelque chose de plus fondamental. L'impulsion vers la recherche de lAutre provient de ce que, sur le plan instinctif, nous avons conscience que nous sommes "spars" de "quelque chose" et que nous esprons l'union : union avec la conscience universelle. Et le gourou nestil pas le chanon qui devra nous relier cette conscience ? Le gourou physique (je veux parler du vritable gourou) marque en quelque sorte le point de virage de l'amour humain l'amour du Divin. Ce n'est qu'une de ses fonctions, mais non la

moindre. En langage psychanalytique, on pourrait dire qu'il opre un "transfert affectif". Mais en ralit, le vritable gourou est Dieu lui-mme ou si l'on prfre, notre "Moi" lumineux, le Christos des gnostiques et se concrtise en quelque sorte en une forme humaine et visible quand notre esprit devient mr pour la recherche intrieure. Mon ami le docteur M. avait crit son matre pour mannoncer, et par une belle aprsmidi d't le mtro me conduisit Saint-Mand. L'avenue Victor Hugo... Lhospice LenoirJousseran... Je demande le docteur Goret. On me conduisit dans sa chambre. Une chambre de malade ! Car ce docteur, ancien interne des hpitaux de Paris, diplm de psychiatrie, est clou sur son lit depuis prs de trente ans. Il vit comme l comme un vritable moine, dnu de tous moyens, aux frais de l'Assistance Publique ; des troubles crbelleux, consquence d'une insolation l'ont amen ici, semble-t-il, aprs une vie active. Un homme ordinaire se serait laiss aller au dsespoir et aurait sombr dans la dmence. Mais le docteur Goret (Gouroukrita comme il sest lui-mme nomm), nest pas un homme ordinaire. Il tait, pour utiliser ses propres termes, un ascte n ; son esprit s'tait retourn vers lui-mme, en introspection, et il en tait venu comprendre les secrets et la complexit de notre machine penser ; ensuite, il avait fait une dcouverte encore plus grande, la dcouverte de quelque chose quil a appel lau-del . Un jour, il tomba par hasard sur certains livres propos du bouddhisme thravada et du vdanta et remarqua que ses propres dcouvertes taient en accord, et mme concidaient parfaitement avec les enseignements du Bouddha et des grands sages de l'Inde. Maintenant il se nomme lui-mme un bouddhiste thravadin. Nanmoins, l'accusation quun grand matre zen avait fait une fois contre un de ses disciples - "il y a trop de bouddhisme dans ce que tu dis !" ne peut certainement pas tre porte contre Gouroukrita ; en effet, son enseignement est vcu, c'est une chose vivante et il utilise des mots extraits des livres simplement pour communiquer facilement avec ses interlocuteurs. Les paroles, dit-il, sont des "intermdiaires indispensables". De fait, les bouddhistes de Paris le regardaient avec mfiance, car ses vues, leur avis, n'tait pas toujours trs orthodoxe. On peut mme dire, des fois, quelles avoisinaient lhrsie. Son enseignement, nanmoins, transcende toutes les structures religieuses. Appel "asctologie", c'est une science qui, si elle n'est pas neuve, est au moins familire et adapte l'esprit moderne " Lasctologie n'est pas religieuse", dit-il. Il a pris des notes importantes sur cette science, mais il refuse de les publier et ne les montre jamais des sceptiques et des non-croyants. Elles sont rserves ses disciples, un groupe restreint et tri sur le volet. Il parle, parfois assis, parfois allong, mais ne peut quitter le lit. Crayon la main, il parat prendre interminablement des notes, notant les remarques de son interlocuteur ou ses propres commentaires. Son visage g, serein, souriant, se dtache sur fond d'une barbe grise et soigne. On ny trouve aucun signe de cette rsignation profonde et triste qui marque si souvent le visage de ces gens qui souffrent de maladies incurables ou des pensionnaires de maisons de vieillesse. Ses yeux, toujours brillants, toujours alertes, prennent rapidement en note une raction intressante de son interlocuteur ou refltent une conscience aigu de ses propres rponses mentales. "L'essentiel, c'est de ne jamais perdre sa shanti, sa srnit intrieure", dit-il. Je suis devenu son disciple. Sachant qu'il a quelque chose communiquer, quil avait un grand dsir d'enseigner et demandait qu'on lui envoie des lves. Mais il est pointilleux quand il s'agit de les accepter. Il a une prfrence pour les membres du corps mdical, la condition tant qu'ils rpondent favorablement aux "tests asctologiques" quil effectue... sans qu'ils s'en aperoivent ! Avec moi, il commena sa leon comme un instituteur le ferait, en insistant pour que je prenne des notes. Avant que je ne le quitte, il me tendit la premire partie de son manuscrit sur lasctologie et un bon nombre de livres tirs d'une armoire qui en dbordait.

Pendant cinq ans, j'ai tudi sous sa direction. Cela a t un stade important de mon progrs spirituel. (Avant de terminer l'criture de ce livre, j'ai eu une lettre de France qui m'a inform de la mort de Gouroukrita je joins ici une description de ses derniers moments, par un tmoin direct : "Il est mort d'une pneumonie le 5 mars 1966 6 heures du matin. Je pense qu'il avait pressenti la fin. Il tait totalement conscient quand il est mort et il montra le mme intrt pour la connaissance de soi que vous lui connaissiez bien. Son visage mortuaire tait frappant, impressionnant dans sa beaut sereine et dans sa suggestion dun sourire intrieur, lgrement sardonique, peut-tre, mais radieux". Un autre enseignant spirituel auquel ma recherche m'a men cette poque tait Monsieur Gurdjieff, le "matre" russe. Quel trange personnage ! "Un "matre" de la sorte la plus inhabituelle, tel qu'on en rencontre simplement rarement", ceci, au moins, tait comment l'un de ses principaux disciples parlait de lui, avant de m'introduire au "matre". Une fois de plus, cela a t ma chance particulire dans ce domaine - en travaillant grce mon ami le docteur M. jai pu tre guid vers ce monde stupfiant de Monsieur Gurdjieff. Le docteur M. luimme n'tait pas Paris cette poque mais il m'avait donn une lettre d'introduction C. l'Institut Pasteur ; C. a t mon second maillon dans la chane. Le troisime a t Madame de S., le "gardien du seuil". Madame de S. tait une grande dame russe avec un air majestueux et impressionnant. Ses grands yeux, qui regardaient de faon pntrante dans les vtres, vous donnaient le sentiment qu'elle pourrait vous hypnotiser si elle en ressentait l'envie. Elle avait le rle d'interprte entre Monsieur G. et ses lves, car le franais du matre tait quelque peu lmentaire, souvent obscur et incomprhensible. C'tait elle aussi qui communiquait les instructions du matre et les expliquait ; en ralit, elle semblait avoir la responsabilit entire du fonctionnement spirituel et pratique de l'organisation. En fait, on avait l'impression que c'tait elle qui tait le "Matre" rel et que Gurdjieff tait prsent simplement comme un spectateur amus regardant les bizarreries des poupes humaines avec lesquelles il pourrait bien jouer lui-mme s'il le voulait... Dans son appartement de la rue N. Madame de S. me reut avec une grande cordialit. Ds le dpart, elle a adopt un ton de familiarit affectueuse comme si j'avais dj t accept dans le cercle des disciples. Mon premier contact avec le "Matre" allait tre une invitation dner sa table. Dans la mesure o je me considrais moi-mme comme un initi presque inconnu, je fus profondment mu par ce grand honneur. Ainsi donc, le jour dit, je me suis prsent l'appartement de la rue N et me suis trouv en face du clbre gourou russe. Mr G. est un homme de taille moyenne, avec une tendance la corpulence. Il semble tout fait g, probablement plus de 60 ans, il est compltement chauve et avec une moustache longue et pendante. Sans aucune prtention, il ne donne pas la moindre indication de vouloir jouer le grand homme ou de faire impression. Il semble vivre dans un tat de relaxation permanente, la fois physique et mentale. Il parle un franais rudimentaire qui consiste presque entirement en des noms communs et des adjectifs, et souvent dpourvu de verbes et darticles. De temps en temps, il s'adresse en russe un compatriote parmi les disciples, et celui-ci traduit si ncessaire. Il sourit presque tout le temps, il sagit d'un sourire ironique, peut-tre mme lgrement moqueur. On mintroduit au Matre... Il prononce un jugement sur moi en quelques paroles dont la signification prcise mchappe. Je lui demande s'il acceptera de prendre la responsabilit de me guider dans le monde de l'esprit. Sa rponse est une question : "Est-ce que vous fumez ?" "Non, ou au moins, seulement une bouffe de pipe de temps en temps, ou de faon excessivement rare, une cigarette". "Bien, alors", dit-il, "faites-vous une ide de combien vous avez pu conomiser en ne fumant pas, donnez-moi l'argent et alors je prendrai la responsabilit de vous guider".

Est-ce qu'il plaisante ? Ou est-ce qu'il peut parler srieusement. ? Je prfre considrer cela comme une plaisanterie car je ne peux avoir quune pauvre estime pour un "matre" qui est prt vendre sa sagesse pour de l'argent. Nanmoins, des annes plus tard en Inde, j'ai dcouvert, du point de vue de la tradition hindoue, quil n'y avait rien dinsultant dans une telle demande. C'tait lusage, auparavant, de donner au Gourou la dakshina, c'est--dire, un paiement pour son enseignement. Nanmoins, je n'ai jamais vu quelque chose de tel parmi les grands sages daujourd'hui que j'ai rencontrs. Gurdjieff semble avoir fait la cuisine lui-mme, ou au moins stre impliqu pour y mettre la dernire touche, car je le vois, la louche la main, en train de remuer quelque chose dans la casserole sur le rchaud. Le moment est venu de manger et nous nous mettons table. A ct du Matre et de Madame de S. il y a nombre de gens que je ne connais pas. Depuis le dbut, G. met chacun l'aise. Il n'y a rien de formel, pas de crmonie d'aucune sorte. Je me sens compltement la maison. Il y a de nombreux petits plats, hors duvres, etc., la plupart dlicieux mais qui me sont tout fait nouveaux. Peut-tre sont-ils russes, grecs ou du Caucase, car le matre est en fait un grec caucasien ; ou peut tre sont-ils faits daprs des recettes qu'il a rapportes d'Inde, du Tibet ou de Mongolie. Ce qui m'a stupfait, nanmoins, et mme choqu, c'tait la boisson. Elle tait servie dans des petits verres, plutt comme des verres vin de par leur taille. Il n'y avait pas d'eau sur la table ni mme de vin, seulement cette portion avec un haut degr d'alcool. Vodka, peut-tre ? De toute faon vous pouviez manger ou non, mais boire, il le fallait. Il n'y avait pas d'chappatoire. Le matre lui-mme prenait soin que chacun vide son verre et le remplissait immdiatement. Il n'y avait pas de place pour les rcalcitrants. Moi-mme, j'tais un buveur d'eau, et je ne vivais pas cela comme un manque ma personnalit ! En des occasions trs rares, je prenais un peu de vin, mais j'avais en horreur les boissons alcoolises. Je n'avais jamais t capable de comprendre comment on pouvait prendre plaisir dans ce liquide qui mettait la bouche en feu, induisait des contractions douloureuses de lsophage et produisait des tranglements et des hoquets. cette occasion, j'ai essay de manuvrer, pour chapper la torture, mais le Matre tait implacable. Tout ce que j'ai russi faire tait d'chapper ventuellement une tourne ou de laisser quelques gouttes dans mon verre. Nanmoins, en dpit de mon inexprience en alcool, je ne suis pas devenu ivre. Je ne suis mme pas devenu bavard. tait-ce peut-tre l'influence du matre ? Peut-tre avait-il ajout dans la boisson une sorte d'antidote ? Peut-tre seulement tait-ce que je pouvais supporter l'alcool mieux que je me l'tais imagin. Il est possible aussi qu'il y ait eu un lment dlibr dans la technique du matre d'alcooliser un disciple ou un nouveau venu, car l'alcool induit un tat de relaxation mentale et de loquacit et cela rend ainsi facile d'valuer la personnalit et le temprament de quelqu'un qui est sous son influence. chaque tourne, nous portions un toast. Ce n'tait pas un toast de banquet conventionnel, nanmoins ; c'tait un toast aux "idiots"... Ainsi, par exemple, quelqu'un disait "je bois l'idiot sans espoir". Cela n'est pas aussi ridicule qu'il y parat. Car le but de toute discipline spirituelle est, aprs tout, de transcender pense et langage et, au bout du compte, de rduire le mental au silence. C'est pourquoi le spirituel "idiot" se trouve l'autre extrme de celui qui lui correspond dans le monde ; car, tandis que le second est en bas de l'chelle sociale, le premier en a atteint le sommet par la ralisation spirituelle. Or, l'espoir est la variable centrale qui motive notre fonctionnement de pense. Abandonner tout espoir et tout dsir, c'est se librer soudainement de toutes les ombres qui nous illusionnent. C'est alors que le Rel qui est le Bonheur parfait se rvle spontanment. Aprs le dner, je pris cong du Matre ; mais plus tard dans la soire, il devait y avoir une rencontre des disciples laquelle j'tais invit. D'abord, je suis all chez Madame de S. Nous nous sommes rassembls l-bas pour des exercices spirituels et pour des instructions sur des

sujets tels que les mthodes de mditation. Ensuite nous sommes alls chez G. pour la rencontre. Je ne peux gure la dcrire. Elle n'avait absolument aucune ressemblance avec aucune autre rencontre laquelle j'avais assist ou dont on m'avait parl. C'tait plus comme cocktail. Nous tions debout, nous nous dplacions, parlions, rions, plaisantions... Et nous buvions encore un coup! Les verres taient plus petits cette fois-ci mais la liqueur tait plus forte. Malgr le chahut et la confusion, G. veillait ce que l'on vide les verres consciencieusement. J'ai saisit l'occasion d'un instant o son attention tait engage ailleurs pour repasser mon verre au voisin qui tait plus port que moi sur ce genre de liquides, mais hlas !, le matre m'a pris la main dans le sac, et m'a regard avec rprobation. "Je voulais vous inclure dans le cercle sotrique, mais maintenant vous ne serez que dans l'exotrique", me dit-il, ou quelque chose dans le mme sens. C'est ainsi que je fus dboulonn... Nous tions vingt ou trente dans une chambre ordinaire d'appartement. Presque tous taient jeunes ; il n'y avait pratiquement pas de personnes plus ges. La plupart de ceux qui taient prsents m'taient inconnus mais la plupart semblaient venir de milieux aiss. Il y avait des docteurs, des crivains et des artistes. Certains avaient l'vidence une foi profonde dans leur matre, mais la plupart semblaient avoir trouv quelque chose de bon dans cet enseignement puisqu'ils revenaient chez G. pour ces rencontres et les suivaient rgulirement. Le Matre tait entour par de nombreuses jolies filles. L'une d'entre elles, tait particulirement jeune (pas plus de dix-huit ans) et particulirement jolie; elle semblait tre la favorite. Les mdisants insinuaient que les contacts du matre avec ces "jeunes esprits " n'taient pas limits aux sphres mystiques ou mme platoniques. Alcool et femmes? Etait-ce cela que cette section de la haute socit parisienne venait chercher ? Certainement pas. Pas cela. Ou, au moins, pas "seulement" cela. Il y avait plein d'endroits Paris o l'on pouvait trouver facilement de telles occasions de se distraire. Loin de moi l'ide de porter un jugement sur le matre russe. De fait, mes contacts avec lui ont t trop brefs pour me donner le droit de le faire, aprs quelques jours j'ai battu en retraite pour ne jamais revenir. En ce qui concerne la vie spirituelle, je ne suis, hlas, qu'un conformiste vulgaire. Mon idal du sage est le type classique de l'ascte pur "comme une goutte de rose", "lumineux et transparent comme un saphir". J'ai choisi de prendre la grande route, la route qui mne l'esprit sa dissolution dans l'Absolu, grce un travail de purification et de raffinement. Il est vrai, nanmoins, que l'Absolu transcende la fois le bien et le mal et qu'il y a une route suivant un parcours ngatif travers nos esprits. Des coles de pense qui ont essay dexploiter le dynamisme de l'union sexuelle afin de nous rendre capables de transcender nos limitations humaines ont exist de tout temps. La Bible parle des horreurs des cultes de Baalzebut et de Moloch, les enfants d'Isral tant chargs de les draciner afin de les remplacer par le culte dEl-Elyon, le Seigneur suprme. Dans la Grce ancienne, les voies dionysiennes et apolliniennes semblent avoir exist cte cte. A notre poque aussi, un bon nombre de ces diffrents mouvements apparaissent et fleurissent en Inde. Le vamchra est une branche de l'cole shakta. "Cet horrible vamchra" comme Vivkananda l'appelait, a pris comme objet de son adoration tout ce que l'Inde orthodoxe a en horreur ; l'union sexuelle, l'alcool et la viande. Il offre ses fidles, non pas la renoncement au monde comme un moyen vers le bonheur et la libration, mais bhoktimukti, les plaisirs du monde et la libration en mme temps. Les aghorapanths sont un groupe de yogis parmi lesquels mme le cannibalisme n'est pas inconnu. Ils ont pratiquement disparus aujourd'hui, bien qu'on peut toujours en rencontrer dans la rgion montagneuse de Girinar au Goujarat. Il y a aussi un autre groupe quon appelle aussi les sahajikas et qui sont associs la voie vishnoute. Chez eux, les disciples entretiennent des relations amoureuses, et quand le matre demande une disciple : "As-tu trouv ton Krishna. ?", le sous-entendu est, "est-ce que tu as trouv un amant parmi les disciples ?"

La plupart des membres de telles sectes, si mme ils russissent s'lever au-dessus des instincts animaux, ne le font qu'afin de matriser des arts magiques infrieurs, tels que l'art de la sduction, de dominer l'autre comme un esclave ou de tuer un ennemi par des moyens surnaturels, etc.. Toutes ces voies sont difficiles et dangereuses, elles ne sont pas adaptes lesprit Occidental. Il est vrai qu'on ne peut discuter le fait que le matre nest plus sujet aux conventions sociales et aux critres de bien et de mal ou la loi morale ou religieuse ; mais, tant identifi au "bien parfait", il n'accomplira que des actions en rgle gnrale qui sont audel de tout reproche ; ce sujet Ramakrishna, avec son langage familier, donne ce commentaire : "un danseur parfait ne met jamais un pied de travers", et de fait, ni en Inde ni Ceylan, je n'ai rencontr un sage parfait qui allait l'encontre du code moral ou des conventions sociales. Nanmoins, des histoires et lgendes parlent de yogis ayant exerc librement leur droit d'tre "au-del du bien et du mal". Vimalakirti, un des disciples laque du Bouddha avez atteint un tel degr de perfection qu'il pouvait frquenter les cabarets et d'autres lieux de dbauche impunment. C'est du moins ce que nous dit le Vimalakirti Nirdesha. Il tait aussi tellement dou comme dialecticien quaucun des grands disciples du Matre ne pouvait lui faire face.. Une autre histoire nous parle du grand Shankaracharya, clbre par sa sagesse et sa puret. Un jour, voulant donner ses disciples une leon, il en prit une douzaine avec lui dans une taverne et commanda de la liqueur. En Inde, on a une grande vnration pour les gourous et lon considrait Shankaracharya comme un matre du plus grand ordre, mais boire du vin est considr comme une faute grave mme parmi les lacs, et les disciples se demandaient s'ils devaient suivre lexemple de leur matre. Beaucoup d'entre eux dcidrent de boire mais ceux qui avait plus d'exprience sabstinrent. Shankaracharya ne fit pas de commentaires et aprs avoir quitt la taverne continua marcher comme d'habitude, entour par ses disciples. Il rentra ensuite chez un forgeron et commena avaler des braises rougeoyantes. Inutile de dire qu ce moment-l, aucun de ses disciples nosa suivre son exemple. En une autre occasion, Shankaracharya a prouv sans aucune contestation possible quil tait au-del du bien et du mal. Afin d'accomplir sa mission qui tait de rtablir le brahmanisme orthodoxe dans une Inde qui subissait alors l'influence bouddhiste il sillonnait en tous sens le pays, en s'engageant dans des discussions religieuses avec des moines bouddhistes et avec des reprsentants d'autres groupes. A cette poque-l, ce qu'il y avait en jeu dans ces discussions tait beaucoup plus qu'une simple bataille de mots. Il n'tait pas rare que le perdant soit oblig de se brler vif ou de se noyer dans la mer. Une de ces joutes philosophiques eut lieu un jour avec un clbre brahmane appel Madan Mishra. Ce dernier tait un reprsentant de l'cole du Purva Mimansa qui considrait que l'accomplissement des rites sacrificiels prescrits par les vdas tait suffisant en lui-mme pour l'obtention du but suprme et qu'il n'y avait pas besoin du renoncement au monde que Shankaracharya prchait. L'enjeu sur lequel on s'tait mis d'accord a t le suivant : si Madan Mishra tait battu, il devrait renoncer au monde, devenir un moine (sannysin) et vivre selon les enseignements de l'cole de Shankaracharya. Si, au contraire, ce dernier tait battu, il devrait abandonner la discipline monastique et vivre une existence dans le monde. La joute oratoire commena et dura pendant plusieurs jours jusqu'au moment o, finalement, Madan Mishra fut oblig davouer sa dfaite. Sa femme, nanmoins - une femme intelligente - intervint et affirma que la victoire de Shankaracharya n'tait pas complte. Un homme et son pouse taient un, soutenait-elle, et Shankaracharya se devait encore de vaincre la femme. Shankara accepta le dfi. La femme amena la discussion sur le Kma Soutra (- qui rgle les relations sexuelles) et Shankara, qui avait toujours vcu une vie de chastet des plus

strictes, tait compltement ignorant de ce sujet. Cependant, il refusa dadmettre sa dfaite et demanda qu'on reporte la discussion pour lui permettre de s'informer. Shankara ne pouvait pas, bien sr, sautoriser avoir des relations sexuelles ; son corps physique tait un corps de yogui, pur depuis l'enfance. De plus, son prestige en tant que rformateur en aurait t considrablement affect ; mais il contourna la difficult. Le rja voisin venait de mourir. Il sortit de son corps physique quil laissa dans la jungle sous la garde de quelques-uns de ses disciples, et entra dans le corps du rja. On peut imaginer la surprise des ministres et des reines quand elles ont vu revivre le roi au moment mme o ils allumaient le bcher funraire. Mais ce n'tait rien compar leur stupfaction quand ils s'aperurent que ce roi, qui avait t un homme trs ordinaire, parlait et se conduisait dsormais comme un grand sage. Le moment o ils ont suspect la vrit ne s'est pas fait attendre : quelque yogui avait d effectuer un transfert de conscience - et comme ils taient prts payer n'importe quel prix pour conserver avec eux un gouvernant si exceptionnel, ils envoyrent des soldats avec pour ordre de fouiller le pays et de brler immdiatement les corps dpourvus de vie qu'ils pourraient trouver. Pendant ce temps le roi, Shankara, eut le temps de profiter des reines, de goter aux plaisirs de la Cour et finit par oublier compltement ce qu'il avait t dans le pass. Les disciples, quand ils virent que leur matre ne revenait pas, envoyrent l'un des leurs sa recherche. Il russit entrer dans le palais, malgr les gardes et rcita au roi - Shankara - une hymne que lui-mme avait compose la gloire de l'Atman. En entendant cela, Shankara s'est souvenu de son identit vritable et entra de nouveaux dans son corps qui revint la vie au moment mme o des soldats du roi qui l'avait trouv taient sur le point de le jeter aux flammes. Maintenant, tout fait au courant au sujet des relations sexuelles, Shankara retourna auprs de Madan Mishra et reprit la discussion avec sa femme qui a t finalement vaincue comme son mari l'avait t. Les deux prirent le sannyas, l'initiation monastique, et furent en fait du nombre de ceux qui ont soutenu le plus ardemment le mouvement vdantique. Parfois, il est vrai, un gourou peut demander son disciple, dans des circonstances exceptionnelles, d'accomplir ou de subir un acte rprhensible qu'il considre indispensable son progrs. Ceci est illustr par les deux histoires suivantes : La premire est au sujet de matre Chih-Yueh (adapte du Takatsu Tripitaka) : Le matre de la loi, Fa-Hui taient un moine bouddhiste chinois qui avait fait de grands progrs dans le monde de l'esprit. Mais il n'avait pas encore atteint la ralisation complte. Un jour, une religieuse lui conseilla trs srieusement daller Kucha dans le Turfan, au monastre de la "Fleur d'or" o demeurait Chih-Yueh, un matre renomm qui, dit-elle, lui enseignerait le dharma suprme. Fa-Hui suivit son conseil. Il alla voir Chi-Hueh qui le reut trs cordialement et aprs lui avoir offert un pichet plein de vin, l'invita boire. Fa-Hui protesta avec vhmence qu'il ne pouvait pas s'obliger lui-mme avaler quelque chose d'aussi impur ; l-dessus, le matre Chih-Yeh le prit par les paules, le fit se retourner, et sans autre forme de crmonie, lui montra la porte. Toujours avec le pichet en main, Fa-Hui se dirigea vers la cellule qui lui avait t assigne. Dans cette cellule, il rflchit avec sagesse : "aprs tout, j'ai fait tout ce chemin simplement pour chercher son conseil. Il se peut qu'il y ait quelque chose dans sa manire d'arranger les situations que je ne comprends pas. Je pense quand mme qu'il vaut mieux que je fasse ce qu'il m'a conseill." Sur ce, il avala tout le vin du pichet d'une seule traite. Compltement ivre, malade et misrable, il perdit finalement conscience. Quand il se rveilla, dgris, il se souvint qu'il avait bris ses vux monastiques et dans sa honte complte, commena se battre lui-mme avec son bton. En fait, il tait tellement dsespr qu'il tait prt mettre fin ses jours. Le rsultat de cet tat de dsespoir, nanmoins, ft quil atteignit lAnagami Phala (le fruit du

Sans-retour ), l'avant-dernier stade de la ralisation spirituelle mentionn dans les Ecritures bouddhistes, le stade suprme tant celui dArahant. Quand il se prsenta de nouveau devant le matre Chi-Yueh, celui-ci lui demanda : "est-ce que tu l'as eue ?" "Oui, je l'ai eue" rpondit Fa-Hui. La seconde histoire va dans le mme sens. Nanda, le cousin du Bouddha, avait pris l'habit monastique, mais il accomplissait ses pratiques sans enthousiasme et avait un dsir profond de retourner la vie du monde. Etant mis au courant de cela, le Bouddha lui demanda si c'tait vrai qu'il souhaitait revenir la "vie infrieure" et si cela l'tait, quelle pouvait en tre la raison. "Vnrable", rpondit Nanda, "le jour o j'ai quitt la maison, une jeune fille du pays des Sakyas ( le royaume qui tait gouvern par le pre de Gautama Bouddha), en fait la plus belle des jeunes filles du pays, ses cheveux moiti dnous, s'est retourne pour me regarder partir et a dit, "Puisses-tu revenir bientt, jeune matre." Je pense elle, Vnrable. C'est pourquoi je n'ai pas d'intrt dans les pratiques spirituelles et je pense bien les abandonner afin de retourner la "vie infrieure". En utilisant ses pouvoirs surnaturels, le Matre prit Nanda par la main et le transporta au royaume de Sakka, un autre nom dIndra, le roi des dieux. L-bas, cinq-cent apsaras, des nymphes d'une beaut divine, servaient le roi des dieux. On les appelait : "celles aux pieds de colombes." Le Bouddha demanda Nanda si elles taient aussi belles que la fille des Sakyas. "Compare ces nymphes", rpliqua Nanda, "la plus belle des Sakyas ressemble une guenon dont on aurait coup le nez et les oreilles." Ramenant Nanda sur terre, le Matre promit alors que s'il pratiquait de faon intense et consciencieuse, il pourrait conqurir ces nymphes divinement belles. Sous peu, les autres moines devinrent que le vnrable Nanda accomplissait ses rites religieux dans le but de gagner les cinq-cent nymphes et il devint lobjet de leur drision. Envahi par le chagrin, la honte et le dgot, Nanda se rfugia dans la solitude et mit toute sa ferveur dans ses pratiques spirituelles. Trs rapidement, il russit atteindre lillumination finale. Et il va sans dire qu'il oublia compltement les nymphes et la fille des Sakyas car, compare la joie de l'illumination, les plaisirs des mondes d'ici-bas et de l'au-del ne sont rien. Il existe de nos jours - et j'en ai rencontr - des tres humains ayant essay et russi. J'ai vcu parmi et je suis encore sous la direction spirituelle d'un des plus grands dentre eux. (Vijyananda parle de M Anandamay, mais il ne voulait pas mentionner son nom dans ce premier livre gnral sur son itinraire intrieur par dlicatesse, son souci tant de ne pas gagner d'argent avec le nom de son matre.) Est-ce du vdanta ou du Yoga ? Du bouddhisme ? A moins que ce ne soit de la kabbale, du soufisme, ou peut-tre de la thosophie ? Tous ces propos ne sont que des mots, des tiquettes sur des flacons. Et souvent l'tiquette est fausse, le flacon vide. C'est en nous-mme que se trouve la solution du problme. Ce qui est rel en nous ne peut pas mourir. Ce qui est au centre de notre conscience est identique en tous les tres. Ce qui est la base et le support de toute chose, qui ne peut tre atteint ni par la souffrance ni par la mort, est aussi l'essence mme de notre personnalit. Mais faut-il aller pour cela Ceylan ou aux Indes ? Certes non ! Mais peut-tre tait-ce mon destin d'aller au pays des grands sages. Peut-tre aussi les conditions extrieures y sont plus favorables l'introspection, et une vie de recherche intrieure. Mais mon objectif immdiat, c'tait de rencontrer un de ces grands sages "qui a russi" et de bnficier de ces conseils. Mon programme tait de visiter d'abord Ceylan, et si possible de vivre une courte priode dans un monastre bouddhiste. Aprs, ce serait l'Inde, mais je comptais me limiter au sud car les trois grands sages clbres, Ramana Maharshi, Rmds et Shr Aurobindo vivaient dans le sud. En outre, mon temps disponible tait limit un mois de sjour

Chapitre 2

En voyage vers lInde

[Vijyananda raconte maintenant son dpart du port de Marseille pour un sjour en Inde qui dure jusqu' maintenant - c'est--dire cinquante-deux ans plus tard.]

Ce est le 12 dcembre 1950 que j'ai quitt Marseille et la France bord du Felix-Roussel. Quelques jours avant mon dpart, un entrefilet dans les journaux m'avait appris la mort de Shri Aurobindo Pondichry. Hlas ! C'tait le deuxime sage qui s'tait rfugi dans le nirvana juste avant mon arrive. [Le premier avait t Ramana Maharshi en avril de la mme anne] Si mes prparatifs n'avaient pas t aussi avancs, peut-tre aurais-je ajourn le voyage. Le 12 dcembre soir, peu avant le coucher du soleil, le Flix-Roussel s'est loign lentement du port de Marseille. Presque tous les passagers regardaient en arrire comme si de nombreux fils invisibles nous reliaient encore cette terre. Un un, les fils se rompirent. D'abord les amis qui agitent leurs mouchoirs sur le quai, les uns essuyant une larme qui a fait un sillon sur une pommette, d'autres souriant silencieusement, certains criant peut-tre quelques mots d'adieu. Puis le quai n'est plus qu'une ligne grise, avec quelques taches colores qui bougent. Et maintenant, c'est la gracieuse silhouette du port de Marseille qui attire les regards, la corniche, les jetes, Notre-Dame de la Garde et tout ceci se fond bientt dans bleu de la Cte. La plupart des passagers quittent le pont. Il semble que les fils qui nous reliaient la terre se soient rompus et c'est une nouvelle vie qui commence. Pendant ces trois semaines, de nouvelles amitis vont se lier, il faudra s'adapter un mode de vie diffrent : les heures de repas, la promenade sur le pont, la partie d'checs ou de bridge avec les amis, les soires, les flirts, l'imprvu des escales, etc. etc. Ceux qui ont vcu bord d'un bateau savent quel point l'esprit est absorb par cette vie sociale bord, qui, bien qu'phmre, donne l'impression de permanence. La dure de notre vie compare l'ternit est galement phmre. Et pourtant, nous travaillons comme si nous btissions sur le roc. Les uns amassent des richesses, les autres des honneurs ou des connaissances mondaines. Pourtant nous savons qu'un jour la mort viendra et que tout cela s'vanouira comme de la fume. Ceux qui ont lu le Mahabharata se souviennent sans doute de la fameuse question pose par le Yaksha au roi Youdhisthira : Youdhisthira, le clbre roi, tait en exil dans une fort avec ses frres pour une priode de quatorze ans. En tant que nobles guerriers, leur devoir tait de dfendre les brahmanes. Un jour, un brahmane vint se plaindre qu'on lui avait drob un fagot de bois sacrificiel qu'il avait cach dans un arbre. Youdhisthira, lan et le chef, envoya ses quatre frres, Arjouna, Bhima, Nakoula et Sahadv sa recherche et lui-mme partit de son ct. Lun aprs l'autre, les frres arrivrent au bord d'un tang l'eau limpide. La longue marche dans la fort les avait terriblement altrs, et cette eau providentielle tait une tentation presque irrsistible. Mais une voix du haut d'un arbre se fit entendre : "cette eau mappartient ; si tu bois sans rpondre mes questions, tu mourras".

Ctait un Yaksha, une sorte d'esprit suprieur qui vivait en ces lieux. On dit que "ventre affam n'a pas d'oreille". C'est encore bien plus vrai pour la soif, car aucun des quatre frres n'couta l'avertissement et l'un aprs l'autre ils tombrent sans vie au bord de ltang. Youdhisthira arriva son tour, galement assoiff et il entendit le mme avertissement. Nanmoins, il tait non seulement un grand roi, mais aussi un sage renomm pour sa vertu et sa matrise de soi. Il accepta le dfi du Yaksha qui, comme le sphinx lui posa un certain nombre de questions auxquelles il rpondit l'entire satisfaction de l'esprit. Le Yaksha lui permit de boire, lui rendit le fagot de bois du brahmanane - car c'est lui qui l'avait drob et en plus lui accorda le droit de formuler un vu. Youdhisthira le pria de rendre la vie ses frres. Ce qui fut fait. Une des questions du Yaksha - et c'est l que je voulais en venir - tait : "Quelle est la chose la plus tonnante dans ce monde ?" Youdhisthira rpondit : "c'est que tous les jours nous voyons des gens mourir et que personne ne croit rellement quil mourra lui aussi un jour". Vijyananda arrive Ceylan, et en dbut janvier 1951, il se retrouve lIsland Hermitage, un petit monastre bouddhiste thravada Dodanduwa prs de Gale sur une le prs de la cte au sud de Colombo. Un journaliste bien intentionn avait annonc de faon prmature que Vijyananda voulait se convertir au bouddhisme alors qu'il n'tait venu l que pour s'informer.

"Island Hermitage", le 7 janvier 1951 Ce matin, un moine cinghalais m'apporta le numro du Daily News qui publiait linformation dont il avait t question hier soir. Les moines semblaient donner beaucoup d'importance cet incident que je croyais insignifiant. Mercredi prochain, j'ai l'intention de quitter ce lieu pour Colombo. C'est certes un endroit rv pour ceux qui veulent mener une vie contemplative. Mais je ne suis pas encore "mr". Mon esprit chrit encore des vasanas (impressions subconscientes de dsirs) - comme disent les hindous quil me faudra puiser. Pourtant, il me semble, tant qu faire, je choisirais plutt la solitude complte qui aurait l'avantage d'une plus grande indpendance. Certes, la rgle dans ce monastre n'est pas rigide et les moines sont libres de faire ce qu'ils veulent dans le cadre des obligations monastiques. Mais en ce qui concerne la vie spirituelle, je suis comme le cheval sauvage, intolrant de la moindre coercition. Car j'ai la conviction que la vie spirituelle, l'ascse vritable passe par une route o il faut marcher seul. Certes, il faut avoir un cadre social et une tiquette prsenter au profane. Mais le chemin qui mne vers le Suprme est toujours nouveau, diffrent pour chaque individu. Chacun suit sa propre route qui ne ressemble celle daucun autre.

"Island Hermitage", le 9 janvier 1951 Aujourd'hui, au cours de ma promenade dans lle, j'ai rencontr le Bhikkhou S. qui a bien voulu me faire visiter sa maisonnette. Les chambres sont propres, riantes et agrablement meubles avec des fentres grillages. J'ai t frapp par l'cart considrable qui existe entre le standard de vie matrielle d'un moine bouddhiste et celui d'un sannysin ou sadhou de

l'Inde. Dans les pays bouddhistes -et en particulier Ceylan, on pense que le moine doit vivre confortablement et agrablement. Ainsi, son esprit tant calme et libr de soucis matriels, il pourra se consacrer entirement la recherche du nirvana. Et les lacs procurent gnreusement leurs bhikhous ce qui leur est ncessaire, et les traitent avec respect et vnration. Mais aux Indes, le sadhou tant celui qui a renonc au monde, on s'attend ce quil vive le plus simplement possible. D'ailleurs, plus son dnuement est grand, plus on lui marquera de respect. Shankarchrya a popularis l'idal de parfait sannysin dans ses crits et ses chants. Il dcrit la vie glorieuse de l'homme qui a renonc toute possession dans les termes suivants, par exemple : Un lieu de repos au pied d'un arbre leur suffit, les deux mains leur servent d'assiette. Ils mprisent les richesses comme si c'tait un paquet de haillons. Les porteurs du kaupinam en vrit sont bienheureux. (chant des Kaupinavantas, second distique) Le kaupinam reprsente le minimum irrductible de vtements. C'est un linge servant de cache-sexe et maintenu par une corde autour de la taille. Kaupinavanta qui veut dire : le porteur de kaupinam est dans la littrature vdantique synonyme de "l'homme ayant une renonciation parfaite". Le grand sage d'Arounchala, Ramana Maharshi, tait un kaupinavanta, au sens propre et figur. On raconte son sujet l'histoire suivante : un jour son kaupinam est dchir. Il aurait facilement pu en demander un autre. Mais par esprit de renonciation et aussi sans doute titre d'exemple il eut recours au procd suivant pour le rparer : durant sa promenade sur la colline, il cueillit deux pines. Avec l'une d'elle, il transforma l'autre en aiguille en faisant un trou son sommet. Puis il dtacha un fil de son kaupinam, et avec ce fil et cette aiguille improviss, il rpara son unique vtement. Cependant, la vie de sadhou en Inde est assez dure, car le pays est plus pauvre que Ceylan et les lacs sont mfiants tant donn qu'il existe un nombre considrable de moines qui ne revtent la toge orange, le vtement de sadhou, que pour vivre sans travailler. Comprendre le "culte des idoles" Les "dieux de l'Inde", leurs idoles et leurs rites religieux (pouj) ont souvent scandalis les missionnaires chrtiens et ont t un motif de sarcasmes pour beaucoup d'Occidentaux. Mais ce serait une grave erreur de croire que les hindous sont des "idoltres" dans le sens pjoratif que nous donnons ce mot et de les comparer aux noirs d'Afrique ou aux "paens" dnoncs dans de nombreux passages de la Bible. L'adoration des images et des idoles semble relativement rcente dans l'hindouisme. Elle ne date probablement pas de plus de deux mille ans ; dans les vdas et dans les Oupanishads, on n'en trouve gure de traces. Les anciens aryens adoraient certes les forces de la nature personnifies : Indra, Arjouna etc. mais ce n'tait pas un culte de bhakti, de dvotion, mais plutt des rites magiques dont le but tait de se les rendre favorables. Il ne semble pas qu'ils aient fait usage d'autres symboles visibles que celui de la flamme. Il est probable que ce soit aux aborignes, dravidiens et autres, quest d l'apport du culte des idoles. Le culte des idoles est indissolublement li la science de la dvotion (bhakti). J'emploie dessein le mot science, car la dvotion telle qu'elle est pratique aux Indes dans les milieux cultivs est loin d'tre une manifestation drgle d'motions religieuses. Les motions religieuses et de dvotion, la manire de les diriger, de les purifier et de les entretenir ont t

soigneusement tudies dans de nombreux ouvrages, en particulier ceux du vishnousme et ceux du dakshinchrya tantra, et dans les hymnes alvars du sud de lInde. Je me souviens qu'un jour, Vrindvan - la capitale du vishnousme et du culte de la dvotion un pandit vishnoute bien connu a fait une dmonstration ce sujet au cours d'un de ses katha-s, (confrence religieuse). En dveloppant le thme de la confrence, le dit pandit passa tour tour par des tats d'motions religieuses des plus varis, depuis la tristesse et des larmes invoquant le Bien-aim jusqu' la joie dlirante que donne la premire vision du Divin. Le pandit pouvait volont donner libre cours une motion, et brusquement la couper et passer une autre. Il nous dmontra ainsi que la vritable bhakti signifiait "jouer avec les motions, et non tre leur jouet". Le but fondamental de la bhakti est de matriser l'lment affectif et de le dvier vers le divin. Lidole n'est qu'un point d'appui, un diagramme, pour fixer l'esprit sur un point tangible. L'hindou cultiv ne vnre pas tant lidole en pierre ou en bois que le symbole qu'elle reprsente. La fte annuelle de la Durga pouj (aux environs du mois d'octobre) clbre avec beaucoup d'clat au Bengale illustre bien ce fait : la fte commence le 7e jour de la lune ascendante et finit le 10e, une nouvelle idole est gnralement commande spcialement pour cette occasion un artiste, elle est constitue dune figure humaine en argile peinte et richement dcore et entoure de ses idoles satellites. Le rituel du premier jour de la fte est centr autour de ce qu'on appelle le prna-pratishth, effectu par un prtre brahmane expert dans les poujs en face d'un public plus ou moins nombreux selon les circonstances. Le deuxime jour, l'idole tant cense tre devenue une jagrat mourti, une idole veille, le rite rgulier d'adoration se fait selon les formules consacres spciales la Durg pouj . Le troisime jour, c'est la crmonie des adieux l'idole. Les mantra-s et moudr-s (formules sacre et gestes rituels) du prtre ont pour objet de retirer l'insufflation de vie quil a donne le premier jour. Enfin le quatrime jour de la fte, le vijaya dashami le dixime jour de la lune ascendante, lidole, ayant jou son rle, est noye en grande pompe et avec beaucoup de vnration dans le Gange ou une autre rivire, selon les localits. Un autre aspect de la dvotion des hindous est particulirement frappant pour les observateurs venant dOccident, c'est l'attitude de tendre familiarit qu'ils ont avec leurs dieux et le divin en gnral. Car Dieu est avant tout et en dernire analyse lantaryamin, le matre intrieur, Celui qui rside dans notre propre cur et qui n'est autre que l'essence mme de notre personnalit. D'ailleurs, les hindous ne manquent pas de "blaguer" leurs dieux l'occasion. Il est vrai que le plus souvent, il s'agit de ceux des sectes secondaires. L'histoire suivante raconte dans les Pourana-s en est une illustration : Shiva, dans son aspect propice, est rput tre un "bon enfant". Son culte est des plus simples. Un peu d'eau, quelques feuilles de l'arbre bel offertes avec dvotion suffisent pour le rendre favorable. D'ailleurs, il est touch par la moindre marque de dvotion et sa bont frise quelque fois la navet : parmi ses fervents adorateurs, il y a mme des dmons, asoura-s. L'un de ces dmons (ou titans) nomm Basmasoura fit jadis de svres austrits afin d'obtenir un darshan, une vision de Shiva. Au bout dun certain temps, touch par cette persvrance, il lui apparut et lui demanda ce qu'il dsirait, l'autorisant formuler un vu. Basmasoura rpondit quil dsirait un pouvoir magique, le don de pouvoir rduire en cendres qui que ce soit, sur la tte duquel il poserait sa main. Shiva lui accorda ce don. Basmasoura, ne se tenant plus de joie, voulut essayer immdiatement l'efficacit de ce pouvoir et tenta de poser sa main sur la tte de Shiva lui-mme. Ce dernier, ne pouvant retirer le don quil avait octroy, n'eut qu'une solution... C'est de s'enfuir toutes jambes ! Et Basmasoura de le poursuivre afin de vrifier l'efficacit des pouvoirs magiques quil venait d'obtenir. Vishnou, voyant Shiva en difficult, entreprit de venir son secours. Il prit la forme d'une mohin (une femme sductrice) et apparut devant le dmon, lanant des regards aguichants. Basmasoura, aveugl par l'amour, en oublia de courir aprs Shiva et suivit la mohin ; la "sductrice" ne

refusa pas ses avances, mais lui dit quun rite purificateur serait de rigueur. Elle lui fit prendre un bain dans un tang tout proche, et l'assura qu'une danse rituelle tait ncessaire. Elle recommanda Basmasoura de bien la regarder faire et d'imiter scrupuleusement tous ses mouvements. Elle commena la danse et Basmasoura, toute son attention tendue, imita ses gestes : la cadence des jambes, le mouvement ondulant des bras... Elle posa une main sur sa tte. Basmasoura en fit autant... Et le pouvoir magique que lui avait accord Shiva se montra efficace, car il fut lui-mme rduit en cendres La familiarit des hindous envers leur ishta-deva (dit prfre) est calque sur les relations inter-humaines sublimes. Chaitanya Mahprabhou, le grand rformateur du vishnousme au XVIe sicle classifia les relations entre les adorateurs et Dieu en cinq catgories, les cinq bhva-s, ou attitudes mentales : celle du serviteur, du parent envers un jeune enfant, de l'ami, puis le shanti-bhava tant considr comme un havre de paix. Ceci correspond peut-tre l'aspect paternel du Divin qui, assez curieusement, n'est pas mentionn par les vishnoutes, et finalement le madhourya-bhava qui est considr comme la forme la plus haute d'adoration et o Dieu est ador comme le bien-aim suprme et trs cher. Le fait que les hindous adorent beaucoup didoles ninvalide en rien leur monothisme. Pour l'individu duqu religieusement, toutes les formes sont simplement diffrents aspects d'un seul Dieu. Ils voient clairement l'unit dans cette multiplicit.

Chapitre 3

Expriences indiennes

Pondichry Vijyananda poursuit son voyage et arrive Pondichry o il va visiter l'ashram de Shr Aurobindo J'allai ensuite me recueillir sur la tombe de Shr Aurobindo qui se trouve en plein milieu du btiment central de l'ashram. C'est un caveau en ciment [depuis, il a t recouvert de marbre blanc]. La partie suprieure est couverte d'une abondance de fleurs. Autour de la tombe des disciples priaient, d'autres mditaient. Le souvenir du grand matre est bien encore bien vivant, car il y a peine un mois et demi quil vient de mourir. J'avais lu en France une partie des ouvrages crits par ce grand sage et philosophe et lui portais une profonde vnration. Mais ici comme devant "Mre", je dois avouer franchement que je n'ai rien "senti". Le Yoga dAurobindo, bien que bas sur l'ancienne tradition des vdas et des Upanishads, a quelque chose de nouveau enseigner. Lunion avec Brahman, c'est-dire la fusion de la conscience individuelle dans la conscience absolue est le but ultime de la plupart des Yogas des autres systmes. Mais Aurobindo ne veut pas s'en contenter. Il s'agit de faire descendre cette ralisation dans les plans infrieurs, jusque dans la matire pour la diviniser et rgnrer l'ensemble de la socit humaine par le Divin. A vrai dire, cette conception n'est pas entirement nouvelle. Il y a de nombreuses histoires et lgendes de yoguis ayant russi obtenir un vajra-kya, un corps physique parfait, libre de maladie et de vieillissement. Quant la divinisation d'une socit dans son ensemble - nous retrouvons cette ide dans les ouvrages de l'Inde ancienne. Le satya-youga, l'ge d'or, tait une poque o cette socit idale aurait t ralise dans une certaine mesure. Le Rmayana nous parle du Rma-rjya, le rgne de Rma, aprs le retour de celui-ci de son exil qui correspond en tous points l'idal d'une socit divinise. La prophtie de l'poque messianique mentionne dans la Bible et les enseignements judo-chrtiens de "faire descendre le royaume des cieux sur terre" sont dans le mme ordre d'ides. Pourtant, du point de vue vdantique, ces conceptions sont inacceptables. Car la perfection nest possible que dans lAtman, l'Absolu, le Sans-forme. Tout ce qui a un nom et une forme est par dfinition imparfait, changeant et transitoire. Ainsi, porter son effort pour diviniser le corps physique et la matire serait un effort vain, semblable celui de l'homme qui voudrait saisir une ombre ou une rflexion dans un miroir. Seule limage relle, autrement dit la Conscience Absolue, doit tre recherche car c'est delle que les formes surgissent et c'est en elle quelles se rsorbent. Quoi qu'il en soit, le Yoga dAurobindo rpond un besoin de l'poque. L'idal du yogi qui se retire dans la fort loin du monde et celui du rishi qui vit le plus souvent dans le nirvikalpasamdhi, le grand vide o lunivers a cess d'exister, sont prims mme aux Indes. A l'ashram dAurobindo, on essaie trs vaillamment d'amener dans le plan des ralisations cette socit divine, ne serait-ce qu' une chelle rduite. Car cet ashram ne ressemble aucun autre. C'est une grande entreprise ayant environ 800 membres, tous, ou presque tous travaillant, plus environ 700 ouvriers de l'extrieur. Mais le travail des gens de l'ashram dans

les sept ou huit dpartements dactivits de lorganisation nest pas fait dans un but lucratif. C'est du Yoga, c'est du karma yoga tel qu'il est dcrit dans la Bhagavad-Gt, c'est--dire une activit faite pour la joie d'agir sans but intress, un travail fait en tant quun instrument du Divin et pour le Divin. Ils ne possdent rien. Tous leurs besoins en vtements, nourriture, logement sont satisfaits par la "Mre" ou par ses adjoints. Ils font trs peu - certains mme, peut-tre pas du tout dexercices de mditation. Ils n'en ont pas le temps d'ailleurs. Leur devoir mont-il dit - est de s'abandonner entirement au Divin, la "Mre", le "salut" sera collectif. Et tous d'ailleurs ont l'air heureux, car ils sont en paix avec eux-mmes, pensant que leur activit a comme but le summum bonum et ils ont rejet le lourd fardeau et les soucis des responsabilits personnelles. Cet aprs-midi, au retour d'une promenade, j'ai fait la connaissance d'un hindou de Pondichry et nous avons engag une conversation. Il parlait un excellent franais avec un accent du terroir comme les paysans de nos campagnes. Il est membre de l'ashram depuis plus de quarante ans et a t - m'a-t-il dit un des premiers disciples de Shr Aurobindo. Il m'a racont ce qu'ont t ses premiers contacts avec le grand sage. Comment, ds la premire entrevue, Aurobindo a "ouvert son cur", c'est--dire a amen en surface les mots quil voulait dire et qui rpondaient ses aspirations profondes. Car, la grce du matre a fait "descendre le divin" en lui (probablement l'effet de la koundalin). J'ai cout sa narration et j'tais plutt sceptique. Peut-tre mme une lueur d'ironie avait-elle passe sur mon visage. Et une chose curieuse se produisit. Je le regardai droit en face - selon mon habitude - quand je ressentis une sensation douloureuse d'aveuglement dans les yeux. Exactement ce que l'on prouve quand on passe brusquement de l'obscurit une forte lumire, tel point que je fus oblig de dtourner le regard de mon interlocuteur. Cette sensation a bien dur quelques minutes. Je dois ajouter que la lumire et la chaleur de l'Inde ne me gnent pratiquement pas, je circule sans couvre-chef et sans lunettes, le soleil n'tait pas plus fort que d'habitude ce jour-l ; d'ailleurs nous tions l'ombre. J'ajoute encore que je ne me sentais pas fatigu, je suis ici dans mon tat normal, comme en France, et que je ne ressens pas le moins du monde cette atmosphre "lectrifie" dont parlent certains europens.. Cet ashram est un lieu trange ! Il y a certainement quelque chose de "divin" ici, que je ne ressens pas. Tout ce monde qui s'est rassembl ici, n'est pas venu pour rien. Il y a des artistes, des potes, de mdecins, des intellectuels. La grande majorit est forme de jeunes ou de gens dans la force de l'ge. En outre, ils semblent galement avoir obtenu un tat de contentement, sinon de bonheur. Mais ce que je cherche n'est pas ici... Il est sur des sommets, loin des foules, l o l'air est plus rare... Kanchipouram Deux jours plus tard, en compagnie d'un guide, j'ai visit la clbre "Bnars du sud". Le fait est cependant que Kanchipouram ne me fit que peu dimpression. La ville et les temples semblaient dserts et sans vie. C'tait comme visiter des ruines anciennes. Cependant, il est vrai que les hindous du sud considrent cet endroit comme trs sacr, l'gal de Bnars. Il se peut bien que la faute se soit trouve en moi-mme et que j'tais dans un tat d'esprit dprim car c'est parfaitement vrai qu'on trouve dans les objets simplement ce qu'on y met. C'est la tonalit affective de notre mental qui investit les objets avec une valeur ou bien la leur retire ; et nos motions sont bases avant tout sur le fonctionnement physique de nos corps. Pour un jeune homme en bonne sant, le monde est plein d'espoir et de beaut, et la vie semble valoir la peine d'tre vcue et d'y investir des efforts ; car sa machine corporelle fonctionne bien et les sentiments kinesthsiques qui arrivent la surface du mental sont la plupart du temps

euphoriques. Les personnes plus ges, d'autre part, sont souvent mcontentes, et elles rechignent. Pour elles, rien ne semble aller bien, la socit semble tre au bord d'une catastrophe et les gens vont de mal en pis. "Ah ! De mon temps..." ont-ils tendance dire. Il y a peu de gens, de fait, qui sont conscients que quand tout semble aller mal, c'est parce que leur propre organisme ne fonctionne pas bien, telle une vieille machine use. La catastrophe universelle dont ils ont peur n'est pas plus qu'une objectivation de la mort qui approche dans leur propre corps. Si le monde semble aller de mal en pis jour aprs jour, c'est parce que leurs organes des sens se dtriorent avec le temps et que leur propre capacit profiter des plaisirs du monde s'affaiblit constamment. La vie religieuse Kanchipouram scoule en deux fleuves, dune part dans les temples consacrs Vishnou et de l'autre dans ceux o l'on adore Shiva. Dans l'un des temples, j'ai rencontr un sadhou qui avait un visage agrable. Il parlait un trs bon anglais et nous avons convers pendant quelque temps. Il me parla de religion et de banalits. Ensuite il me donna un mantra et m'indiqua prcisment comment le moduler. Et pour mettre la touche finale, il me demanda une pice dune roupie... Je la lui ai donne de tout mon cur. Vijyananda va ensuite du sud lInde vers Calcutta. Sur les bords du Gange, dans la banlieue nord de la ville, il visite le temple de Kali Dakshineshwar. C'est l que Ramakrishna, le grand saint de l'Inde de la fin du XIXe sicle, a t poujari (desservant de temple) pendant toute sa vie. Vijyananda qui admirait la vie de ce sage va prier devant cette statue mme de Kali laquelle Ramakrishna avait rendu un culte. Et de mon cur dbordant une prire sleva : "ce voyage aux Indes semble avoir t en vain, puisse-t-il ne pas l'tre malgr tout". Kali coutera-t-elle les prires comme au temps de Ramakrishna ? Limage a-t-elle conserv la vie que lui avait insuffle son illustre adorateur ? Ou bien tout simplement une prire sincre est-elle toujours exauce. "Quel que soit l'endroit o tu voqueras mon nom, je viendrai vers toi et je te bnirai". Toujours est-il que trois jours plus tard, mon vu se ralisa, et mme plus que je n'aurais os l'esprer. Ce fut Bnars... Sur les bords du Gange... Arrive Bnars La Bnars relle est quelque distance de mon htel. Un taxi me mena au centre de la ville et enfin, j'ai pntr dans la plus sacre de toutes les cits. Car certainement, Bnars n'est-elle pas le centre spirituel du monde ? Je sentis quaprs avoir longtemps err, j'tais enfin revenu la maison ; c'tait un sentiment que je n'avais jamais eu ailleurs qu'en Inde. Mon itinraire ne m'autorisait Bnars que quelques jours, pourtant, j'ai senti que j'arrivais la fin de mon priple, je dsirais ne jamais plus quitter cette ville, c'est ici que je voulais vivre et mourir ! Le fait demeurait que nous tions le 2 fvrier 1951 et que j'avais une rservation sur la Marseillaise programme pour partir de Colombo le 21 fvrier. Prmonition? Souvenir de vie antrieure ? Est-ce que c'tait ma destine de vivre ma vie dans cette ville ? Ou bien quelque pouvoir divin souhaitait me retenir ici ? Un psychologue, sans aucun doute, analyserait froidement les mandres de mon mental et trouverait une explication beaucoup plus simple Il dirait qu'aprs les tempratures tropicales de Ceylan et de l'Inde du sud, l'air revigorant de Bnars, le confort de l'htel Clark, les ruelles qui me rappelaient celles de la ville o j'avais pass mon enfance, toutes ces impressions revenant ensemble dans une phase mentale d'euphorie se sont combines pour me donner l'impression que j'tais arriv " la maison", une fois de plus dans mon pays natal. Comment savoir ?

Ce que je sais, cest que les quelques jours que j'avais prvus de passer Bnars se sont tirs jusqu reprsenter huit annes de ma vie, c'est aussi que la Marseillaise a pris la mer sans moi, et que je vis en Inde depuis lors [en 2003, Vijyananda est toujours en Inde...] car, le soir de ce jour, le 2 fvrier 1951, quelque chose arriva qui bouleversa ma vie entire. Qu'est-ce que cela a t ? Une rencontre avec un gourou ? Non ! Une rencontre avec le Gourou. En effet, les gens en Inde savent ce quest un gourou rel. Un gourou n'est pas simplement un enseignant ou un guide, ni uniquement un ami ou quelquun de trs cher. Sa tendresse est plus profonde que celle d'une mre, et lamour dun pre ne peut tre quune rflexion affaiblie du sien. Les liens qui unissent le gourou et son disciple ne sont pareils aucun autre, car ils incluent le prisme entier des sentiments qu'un tre humain peut connatre dans la sphre de l'affectif, ainsi que toutes les nuances de l'amour, de l'adoration et du respect. Les liens du monde ont tendance crer de nouveaux liens et l'amour charnel a tendance conduire toujours vers le chagrin et la dsillusion. Mais l'amour pour le gourou est comme un miroir sans tache qui rflchit notre Soi le plus haut. Il purifie l'esprit, en lui donnant de la clart, de la joie, et le conduit la dcouverte de la source ternelle de l'amour et la joie qui rside en nous-mme. Tout ce que j'ai crit dans ce livre n'est rien qu'une prface aux couleurs fanes; en effet, la vie que j'ai mene aprs avoir rencontr mon gourou a t riche en splendeur et en miracles. Mais pour des raisons que je ne peux rvler, je ne mentionnerai pas dans ce livre mme le nom de ce "grand tre" auquel je dois plus que ma propre existence. Un jour, peut-tre, si Dieu me prte vie et force, jcrirai un testament de vnration et de gratitude envers ltre qui m'a veill une vie nouvelle. [Vijaynanda a galement expliqu plus tard qu'il ne voulait pas faire commerce avec le nom de son gourou en se servant de sa rputation pour vendre son propre livre] Aprs avoir discut diverses hypothses tentant d'expliquer pourquoi la vache tait sacre pour les hindous, Vijaynanda risque la sienne : Au dbut de la cration sortit du barattement de la mer de lait entre autres la vache Kamadhnou. celui qui la possdait et pouvait la traire obtenait la ralisation de tout ce qu'il dsirait. Kamadhnou reprsente selon toute probabilit le symbole de la connaissance sotrique. Celui qui l'a obtenu devient tout -puissant. Tuer la vache sacre signifierait alors interrompre la transmission de la tradition sotrique, ce qui de tout temps tait considr comme une faute trs grave. Comme il arrive souvent, le non-initi confond le symbole avec sa reprsentation grossire, et c'est la vache en chair et en os qui a pris la place de Kamadhnou, la Connaissance sacre. Je dois dire que, mme aprs plusieurs dizaines d'annes en Inde, j'vite systmatiquement d'entrer dans les temples hindous ou mme de les visiter. Ce n'est point par aversion, hostilit pour les dieux de l'Inde et leurs rituels. Loin de l. J'ai beaucoup d'admiration pour la manire si scientifique avec laquelle les hindous ont labor leur culte des idoles. Ce n'est pas non plus par peur de me trouver dans une situation semblable celle du diable tomb dans un bnitier L'enceinte sacre de la plupart des temples est interdite aux non-hindous mais il y a toujours des accommodements avec le ciel et avec ma robe de sadhou je pourrais facilement entrer si je le voulais ; d'ailleurs, les lois de l'Inde moderne ont impos la libre entre dans la plupart des temples. La raison de mon abstention est tout autre. Les hindous orthodoxes - mme s'ils n'en ont pas clairement conscience ont l'impression que leur sanctuaire a t pollu si un Occidental y a pntr, et faire violence au sentiment religieux de qui que ce soit est un acte que je dsapprouve fortement. D'ailleurs, les brahmines n'ont pas tout fait tort quand ils croient que

quelque chose a t perturb dans l'atmosphre de leur temple si un tranger y a pntr. Il est difficile pour un Occidental de comprendre exactement l'attitude mentale de l'hindou sur ce point, comme sur beaucoup d'autres d'ailleurs. Car cela demande la connaissance d'une texture psychologique fondamentalement diffrente de la ntre. Comme je l'ai dj crit, l'hindou est beaucoup plus proche que nous des sources de la nature. Le "cordon ombilical" qui relie sa pense l'inconscient collectif n'est pas oblitr, comme celui de la plupart des Occidentaux. La mentalit de l'homme d'Occident est centre sur un intellect puissant, clairement conscient, logique, qui veut faonner le monde qui l'entoure son image. L'homme primitif des civilisations traditionnelles ne cherche pas dominer la nature, ni mme lui arracher ses secrets, mais son art suprme consiste vibrer en harmonie avec lensemble de la vie cosmique comme une vague qui trouve naturellement sa place dans le mouvement ondulatoire de l'ocan. A l'chelon infrieur, cette attitude produit "l'homme du troupeau", le dum-driven cattle. Cependant, chez l'homme volu, la vague devient un centre de conscience ouvert aux forces cosmiques et il a des inspirations qui dpassent la pense logique. Quand l'hindou moyen entre dans son temple, il "sent" quelque chose qui est une perception directe, mais quil n'est pas capable d'exprimer en mots, car l'aspect discursif de son esprit est peu dvelopp. Ce "quelque chose" est ce mlange de paix intrieure, de joie, d'harmonie ( des degrs variables selon les individus), que l'on ressent quand il y a eu un contact, ne serait-ce que l'espace dun clin dil, avec la vie cosmique. Le mcanisme qui provoque ce contact est complexe. L'hindou croyant vient visiter son temple dans une attitude mentale rceptive. Cette attitude est spontane et ne lui demande aucun effort conscient, car son esprit est imprgn depuis l'enfance dides et de croyances ayant trait l'idole devant laquelle il vient se prosterner. Le temple lui-mme est en gnral ancien, ou au moins reconstruit sur un site antique, et souvent sa cration est entoure d'un halo de lgendaire et de miraculeux. Cette atmosphre de saintet qu'il avait ds sa construction est entretenue par la pouj journalire effectue sans interruption depuis des centaines d'annes pour beaucoup de temples. Cette pouj est un vritable acte de magie crmonielle qui doit tre fait par un brahmine qualifi. La ferveur religieuse des nombreux visiteurs vient encore exalter la saintet du lieu. Aussi, il n'est pas tonnant qu'il existe dans certains temples une atmosphre religieuse qui se sent, presque palpable. L'hindou qui viendra le visiter y ajoutera sa goutte d'eau de ferveur car le temple fait partie d'un cadre naturel dans lequel il s'intgre harmonieusement. Mais l'Occidental, mme s'il a de fortes sympathies pour l'hindouisme, amnera automatiquement une note discordante dans cet ensemble. Tout ce quil verra et entendra produira des associations d'ides diffrentes de celles de l'hindou. Par exemple, le son assourdissant des gongs et des cymbales de l'rat, la fin du service du temple, qui pour l'hindou marque le point culminant de la ferveur religieuse sera pour l'Occidental un vacarme qui le crispera. La vue de l'idole voquera en lui des ides qui n'ont souvent rien de commun avec ce que l'image est cense reprsenter. Et tant de choses encore qui se produisent quand deux cultures fondamentalement diffrentes viennent en prsence. Tout cela est compris intuitivement par l'hindou moyen. D'ailleurs, l'homme tant soit peu cultiv en Inde, accepte comme une vrit vidente que notre esprit de surface n'est pas la chose qui compte, que nous valons ce que valent nos samskaras. Ceux-ci sont les impressions d'expriences, d'actes, de croyances etc. qui existent l'tat latent dans notre inconscient, comme d'innombrables graines prtes germer et porter fruit ds que les circonstances favorables leur seront offertes. Ces impressions sont le rsultat non seulement de notre vie actuelle depuis notre naissance, mais aussi des nombreuses vies antrieures que nous avons traverses. "Vous n'avez pas les samskaras qui vous permettraient de vous harmoniser avec le rituel hindou". Cest lexplication simple que donnerait un hindou cultiv

Ds le dbut de mars, il commence faire chaud Vrindvan et la fte de Holi qui ressemble un peu notre carnaval y est clbre avec un clat particulier. Tant pis si je manque loccasion. La fracheur des cimes himalayennes a plus attrait pour moi maintenant.

Chapitre 4

Un ermitage idalMai 1966 Me voici de retour dans cet ermitage en pleine fort himalayenne, aux environs du village de Dhaulchina. La premire fois que j'ai entendu parler de cet ashram, vers 1960, j'tais Almora, capitale de la province himalayenne du Kumaon. Un nouvel ashram, m'avait-on dit, venait d'tre construit en pleine montagne sur un plateau face aux neiges ternelles. L'ermitage tait loin de toute habitation humaine au milieu de la fort, hante par les fauves. Les voies de communication taient prcaires. L'endroit tait peu prs 25 km de la ville d'Almora. Les premiers quinze kilomtres pouvaient tre effectus en autobus jusqu'au village de Barchina, mais de l, il fallait accomplir, avec un guide, huit kilomtres d'ascension pied jusqu'au village de Dhaulchina puis encore deux kilomtres en pleine fort jusqu' l'ashram. En outre, le point d'eau potable le plus proche tait au village, c'est--dire prs de 2 km de distance et le ravitaillement en denres de premire ncessit s'avrait difficile car le village ne possdait que quelques boutiques mal achalandes. Vivre dans un pareil ermitage paraissait sinon impossible, du moins trs difficile. Pourtant, c'est justement la difficult qui me tenta et peut tre aussi la curiosit de me rendre compte comment l'on pouvait rsoudre les problmes vitaux : eau, nourriture, habitation etc. l o leur solution s'avrait si prcaire. Mais les choses vont lentement aux Indes et ce n'est qu'en avril 1963 que mon dsir d'aller vivre dans cet ashram a pu se raliser. Mais ce n'tait pas une chose si simple. L'ashram de Taratal, puisque c'tait son nom l'poque, tait sous la responsabilit d'un gardien qui habitait au village et qui avait les cls, mais qui tait souvent absent. D'autre part, pour un europen, s'aventurer seul au milieu de ces villages de montagne sans connatre personne tait une expdition plutt hasardeuse. Le gardien s'appelait H.Singh. C'tait un notable du village, tenancier d'une petite boutique d'picier. La solution la plus simple, c'tait de lui crire et de lui demander de venir me chercher l'ashram dAlmora. C'est ce que je fis. Mais ma lettre resta sans rponse. Il faut dire que H.Singh ne savait ni lire ni crire. Nanmoins, il aurait pu envoyer une rponse par personne interpose. Mais je ne perdis pas courage et fit crire par le directeur de l'ashram dAlmora puis par des hommes importants de la ville. Toujours pas de rponse. Pourtant, un beau matin, "un homme qui descendait des montagnes" vint l'ashram dAlmora et demanda me voir. C'tait le fameux H.Singh, le gardien du seuil de l'ermitage convoit. Et il venait me chercher... Il me donna rendez-vous en ville l'heure du dpart de l'autobus que nous devions prendre ensemble jusqu'au relais de Barchina. Enfin mon rve allait se raliser... Mais il y a loin de la coupe aux lvres, car un messager de H.Singh vint bientt minformer qu'il tait inutile de me rendre en ville pour prendre l'autobus, ce dernier tait surbond, il tait impossible de s'y caser. H.Singh lui-mme retourna son village, je ne sais par quel moyen et me donna rendez-vous au relais de Barchina quelques jours plus tard. L, il viendrait me chercher ou enverrait des porteurs pour me guider jusqu'au village de Dhaulchina, et l'ashram au-dessus. Vijyananda va au rendez-vous, attend des porteurs qui ne viennent pas, et finalement dcide de prendre les siens propres.

Et nous voici en route travers les sentiers de montagne vers le village de Dhaulchina. Le chemin passe en pleine fort himalayenne et monte presque continuellement. Une voie assez praticable a t taille sur le flanc de la montagne. Mais mes porteurs prfraient prendre les raccourcis travers des sentiers prilleux pour un homme de la plaine comme moi. Le raccourci principal, qui fait gagner presque 1 km, passe travers un torrent de montagne. Nous descendmes jusqu'au lit du cours d'eau un endroit o on peut le traverser gu. Puis commena l'escalade de la grande monte, la chara comme ils lappelaient, sur un sentier qui grimpe presque tout droit vers le sommet pendant prs d'un demi-kilomtre. Il sagissait dun gros effort pour mes jambes et mon souffle et j'admirais ces vigoureux montagnards qui montaient avec une lourde charge sur le dos ou sur leur tte. Pourtant, je sentais peine la fatigue, enivr que j'tais la joie de respirer l'air pur de ces solitudes sauvages. L'odeur des rsines, le parfum des herbes de la montagne, le bruit du torrent qui roule en bas, ce majestueux silence, la splendeur des paysages et, - qui sait - peut tre aussi quelque prsence mystrieuse dgageait une atmosphre prenante qu'on ne trouve que dans ce lgendaire Himalaya. Enfin, nous atteignmes le sommet du pays et notre petit groupe reprit le chemin battu ; le plus gros tait fait, le village n'tait plus bien loin. Nos porteurs s'arrtrent pour souffler un peu et fumer une bidi (cigarette populaire constitue d'une feuille de tabac roule). Encore une demi-heure de marche et nous arrivmes enfin au village de Dhaulchina. Quel contraste avec le relais de Barchina, car Dhaulchina est un village adorable ; "adorable" est bien le mot. C'est un tout petit village comprenant quelques groupes de maisonnettes dissmins entre les flancs de montagne comme placs l par un artiste gant au got exquis ; autour des maisonnettes, la montagnes est taille en gradins horizontaux qui sont transforms en champs de culture pour le riz, le bl etc. Et quelle richesse de coloris ! La verdure, les champs encadrs par le bleu sombre des pics dans le lointain et au-dessus, un ciel d'azur transparent comme celui de Provence. Notre premire halte au village fut la boutique de H.Singh. Ds qu'il m'aperut, il vint ma rencontre et me reut avec une cordialit touchante. Aprs tout, je n'tais qu'un tranger qui venait faire intrusion dans ses montagnes paisibles. Il avait, me dit-il, envoy des porteurs ma rencontre. Ils avaient d prendre un autre chemin. Je pensais continuer ma route vers l'ashram mais le soleil venait de se coucher et H.Singh me conseilla de passer la nuit au village et de ne repartir que le lendemain matin. Je fus install le mieux possible dans une vranda couverte et mon hte de passage singnia ne me laisser manquer de rien. Le lendemain matin, avec de nouveaux porteurs je repris la route vers la hauteur de Taratal o se trouve le fameux ashram ; il tait inhabit depuis longtemps car les deux ou trois sadhous qui y avaient vcu pendant une courte priode avaient battu en retraite devant les difficults qu'ils avaient rencontres ; en plus des deux guides, un homme portant sur sa tte un bidon deau nous accompagnait. Dsormais, un homme apporterait tous les matins du village un bidon d'eau (environ 18 litres) qui devrait suffire pendant vingt-quatre heures tous les usages, bains, cuisine, boisson, etc. Nous prmes d'abord le chemin qui mne vers le bourg de Pannanaula puis, quittant la route, ce fut une ascension en pleine fort sur un sentier de montagne. Le chemin parat long quand on le prend pour la premire fois, pourtant cela ne reprsentait qu' peine deux kilomtres et je les fais maintenant allgrement l'aller ou au retour comme une simple promenade. Enfin, nous atteignmes le plateau de Taratal. C'tait une clairire au sommet de la crte, entoure au sud, l'est et l'ouest par des forts o le pin rsineux et le chne croissent en abondance. Mais au nord et au nord est, la vue est ouverte sur un quart de cercle o stagent les pics couverts de neige ternelle, rivalisant de splendeur les uns avec les autres.

L'ashram comprend deux maisonnettes inhabites, plus une petite cabane demiconstruite ; je fus log dans la maisonnette la plus confortable et qui avait en plus lavantage d'tre munie d'une fentre faisant face aux sommets neigeux. Puis mes compagnons et H.Singh qui tait venu nous rejoindre redescendirent vers leur village et je fus laiss seul Comme le Petit Poucet dans la fort ! Je dois dire que contrairement au Petit Poucet, je manque totalement de sens de l'orientation et que je perds ma route avec une facilit tonnante. Nanmoins, cette fois-ci, j'avais soigneusement repr la direction que mes compagnons avaient prise pour retourner vers leur village. Ces braves gens pour qui les chemins et sentiers de la fort taient familiers depuis leur enfance n'avaient pas pens que, si je devais redescendre vers le village pour mes provisions, je risquais fort de m'garer dans cette vaste fort himalayenne. En effet, personne ne soccupait plus de moi. Nanmoins, un homme venait tous les matins apporter de l'eau et du lait. A cette heure matinale, j'tais assis en mditation et observais d'ailleurs le silence. L'homme dposait sa charge dans une chambre ct et je ne le voyais presque jamais. .. Les hindous de ces montagnes ressemblent physiquement assez aux europens, surtout ceux du nord de la Mditerrane. Ils sont en gnral droits et honntes et ne sont pas contamins par l'esprit des villes de la plaine. Comme beaucoup d'hindous, ils font souvent preuve de timidit et ils ont quelquefois une attitude quasi fminine. Les montagnards de Dhaulchina sont pour la grande majorit de la caste des kshatriyas, les guerriers. A leur prnom, ils ajoutent la particule Singh, une dformation du mot sanskrit sinha qui signifie lion. Il devinrent bientt presque tous mes amis et quand je descendais au village, j'tais comme chez moi en famille. Toujours est-il que malgr les difficults, je russis quilibrer mon menu et ne manquer de rien (c'est--dire obtenir les denres de premire ncessit) sauf en de rares occasions. Quand le soleil se couchait sur le plateau de Taratal, alors commenait pour moi la grande solitude. Car qui oserait se promener la nuit dans cette fort sauvage ? Nanmoins, entre juillet et octobre, un concert crpusculaire se faisait entendre comme un prlude au silence. Les musiciens n'taient pas des humains, mais des insectes ; dans ces montagnes vit une varit de cigales qui semble tre perche sur les pins rsineux ; son chant est de beaucoup plus vari et harmonieux que celui de sa cousine de Provence. Elle est capable d'mettre trois sons diffrents ayant une tape tonalit musicale. Avec ces trois sons, elle peut aussi produire des variations d'intensit et de rythme ; quand une seule cigale chante, c'est dj assez harmonieux, mais quand elles jouent en chur, il en rsulte une vritable symphonie qui ne serait pas dplace dans un programme de musique d'avant-garde. Sur le plateau de Taratal, je ne les entendais que rarement dans la journe et jamais chantant en chur ; mais ds l'heure prcise du coucher du soleil (tellement prcise que jaurais pu y ajuster ma montre) commenait une symphonie crpusculaire. L'une d'elles peut tre le chef d'orchestre - donnait le dpart avec un son prolong et puis, une une, les cigales du voisinage se joignaient cette "prire au Dieu vivant". Chacune mettait un des trois sons diffrents. L'ensemble produisait un concert d'une relle harmonie ; cela durait environ vingt minutes jusqu' la tombe de la nuit et le chant s'arrtait brusquement. On aurait dit une congrgation de moines disant leur prire commune du crpuscule. Pendant toute la priode allant de dbut juillet la mi-octobre - c'est--dire en grande partie la saison des pluies - le chant avait lieu tous les soirs, avec la mme prcision horaire. Quelquefois, il pleuvait verse, le vent soufflait en tempte, mais les cigales continuaient leur symphonie avec une intensit peine diminue. Je n'ai pas pu trouver d'explication ce curieux phnomne. Aprs le chant des cigales, le grand silence de la nuit tombait sur la clairire de Taratal. Seul le vent, murmurant, chantant, gmissant, quelquefois soufflant avec furie, venait rompre ce silence. Ou peut-tre aussi, mais plus rarement, le hurlement d'une bte sauvage dans le lointain.

Entre l'ashram de Patal Dvi situ en dehors de la ville dAlmora et Dhaulchina, Vijyananda aura pass seize ans pratiquement seul dans l'Himalaya. Il est difficile de lui faire parler de ses expriences pendant cette priode-l. Souvent, quand on lui demande comment cela a t, il rpond simplement : "c'tait bien !" et cependant, il revient sur le fait que l'intrt de la solitude, c'est dj de ralentir le mental et ainsi de pouvoir beaucoup mieux l'observer jusqu' sa racine. Un autre intrt, c'est de pouvoir radiquer le moindre mouvement de peur qui ne manque pas de venir quand on vit pendant longtemps en pleine nature, surtout la nuit. A propos de lincommunicabilit de l'exprience spirituelle, il aime raconter cette histoire de Ramakrishna : un aveugle de naissance voulait savoir ce qutait le blanc, un ami lui dit : "le blanc, c'est comme la neige" "et de quelle couleur et la neige ?" "Eh bien... Comme le cygne !" "et comment est le cygne ?" l'ami, un peu dsaronn, finit par trouver une solution : il plia son avant-bras et son poignet pour voquer la forme du cou du cygne et demanda son ami l'aveugle de le toucher. A ce moment-l, celui-i s'en alla courir chez ses autres amis tout content en disant : "voil ! J'ai compris ce que c'est que le blanc ! C'est comme cela !" et il montrait tout le monde son avant-bras et son poignet plis.. L'ermitage de Dhaulchina a t l'abandon pendant onze ans, puis Swami Nirgunnanda, le dernier secrtaire priv de M Anandamay, y es