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ULYSSE, OU L'HOMME MYTHIFIÉ (RELECTURE D'UN OUVRAGE OUBLIÉ) Émile Témime Actes sud | La pensée de midi 2007/3 - N° 22 pages 23 à 29 ISSN 1621-5338 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-la-pensee-de-midi-2007-3-page-23.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Témime Émile, « Ulysse, ou l'homme mythifié (relecture d'un ouvrage oublié) », La pensée de midi, 2007/3 N° 22, p. 23-29. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Actes sud. © Actes sud. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université d'Orléans - - 194.167.30.120 - 05/03/2013 11h08. © Actes sud Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université d'Orléans - - 194.167.30.120 - 05/03/2013 11h08. © Actes sud

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ULYSSE, OU L'HOMME MYTHIFIÉ (RELECTURE D'UN OUVRAGEOUBLIÉ) Émile Témime Actes sud | La pensée de midi 2007/3 - N° 22pages 23 à 29

ISSN 1621-5338

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-la-pensee-de-midi-2007-3-page-23.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Témime Émile, « Ulysse, ou l'homme mythifié (relecture d'un ouvrage oublié) »,

La pensée de midi, 2007/3 N° 22, p. 23-29.

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ÉMILE TÉMIME*

Ulysse, ou l’homme mythifié (relecture d’un ouvrage oublié)

Je tiens qu’il faut lire et relire le texte majeur de GabrielAudisio, Ulysse ou l’intelligence(1), ne serait-ce que pouressayer de comprendre ce qui sépare l’homme du héros dans lamythologie méditerranéenne, ce qu’il en est du lien particulierentre l’homme et les dieux, l’homme devant se soumettre audestin ou à la volonté divine (comme on voudra) et cherchant,en même temps, à affirmer sa liberté.

L’HOMME ET LE HÉROS

Je dis bien l’homme et non pas le héros. Le héros, dans la mytholo-gie grecque en particulier, participe du divin au sens le plus immé-diat du terme, parce qu’il est né d’un dieu ou d’une déesse. Douéd’une véritable invincibilité, il vit dans la démesure. Sans douten’est-il qu’un demi-dieu. Achille est invulnérable, mais la flèche quil’atteint au talon peut le tuer. Sa mère, Thétis, le transportera alorsdans “l’île des Bienheureux”. Héraclès meurt sur le bûcher. Mais ilva être aussitôt admis parmi les dieux qui vivent sur l’Olympe(2).Dans un cas comme dans l’autre, ils échappent au sort commun. Ilsparticipent de l’immortalité.

* Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université de Provence, directeur du

groupe d’histoire à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), il est

spécialiste de l’histoire espagnole contemporaine, de l’histoire de Marseille et des

migrations internationales, plus particulièrement dans le monde méditerranéen. Il a

récemment publié, en collaboration avec Benjamin Stora, Immigrances. L’immigration

en France au XXe siècle, Flammarion, 2007.

(1) L’ouvrage, troisième de la trilogie méditerranéenne d’Audisio, est paru chez

Gallimard en 1946. (Toutes les notes sont de l’auteur.)

(2) Il épousera Hébé et vivra parmi les dieux.

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Ulysse, lui, est un homme “né d’un homme et d’une femme”, unhomme dans la force de l’âge (on ne conçoit pas un Ulysse adoles-cent, ni un Ulysse vieillard). Quand il part d’Ithaque pour cette guerrede Troie à laquelle il va participer jusqu’au bout, jusqu’à la destructionde la ville assiégée, il est déjà époux et père. Quand il revient, vingt ansaprès (dix ans de guerre, dix ans d’errance à travers la Méditerranée), ila peut-être quarante-cinq ans(3). Même s’il a vieilli, il est encore un ath-lète au plein sens du terme, un “homme de fer” qui a triomphé de tousles obstacles et vaincu toutes les tentations, grâce à sa force physique,mais aussi – et surtout – grâce à son intelligence et à la force de convic-tion qu’il peut communiquer à ses proches.

Car Ulysse est d’abord un homme du verbe, et, en cela, il est, plusque tout autre, un homme de la Méditerranée. Quand on parle duverbe, on pense évidemment au Livre, à l’écrit qui est véritésuprême(4). Mais aussi – et d’abord – au logos, au discours politique.Le lieu par excellence de rencontre dans la cité grecque n’est-il pasl’Agora, la place publique où se prennent les décisions après délibé-ration, et où l’homme politique peut s’exprimer en toute liberté,cherchant précisément à convaincre l’assemblée des citoyens de lajustesse de ses propositions ?

Ulysse est certes un guerrier. Il sait se battre en cas de nécessité, etil possède les qualités physiques qui lui permettent de l’emporter surses adversaires. Mais il est aussi et d’abord un homme qui conseille,que l’on écoute et qui sait trouver les mots et les arguments pouremporter la décision. On pourrait dire qu’il a toutes les qualités dudiplomate, et, en effet il a, dans les moments difficiles, la charge dunégociateur. C’est lui que l’on envoie auprès d’Achille pour apaisersa colère. C’est encore lui qui vient vers Priam en qualité d’ambassa-deur. C’est vers lui aussi que l’on se tourne dans le conseil. Car ilincarne la sagesse et il possède l’intelligence. Il lui arrive d’employerla force, mais seulement quand elle lui semble absolument néces-saire. Il utilise ou propose la “ruse” quand elle lui permet d’échapperau danger ou d’assurer le succès d’une entreprise(5). Mais, avant tout,il cherche à convaincre.

(3) Je rejoins ici les calculs approximatifs d’Audisio.

(4) Le Livre est alors sacré, c’est la parole de Dieu qui s’impose à l’homme comme la

vérité suprême, qu’il s’agisse de la Bible ou du Coran, la “Loi” révélée, et qui s’im-

pose naturellement. La parole d’Ulysse est naturellement d’une autre nature.

(5) Il est évidemment l’homme du “cheval de Troie”.

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Il est l’ancêtre de ces orateurs grecs ou latins qui tentent de gou-verner par la parole. Je dis “qui tentent”, car ils n’y réussissent pastoujours(6). Toutefois, dans le monde méditerranéen, se transmettrapar-delà les siècles ce pouvoir de la parole, qui donne aux clercs, àceux qui possèdent la connaissance et qui ont la capacité de la trans-mettre, un rôle privilégié. Rôle d’autant plus important qu’il dépasseles frontières, qu’il se répand d’un bout à l’autre de la Méditerranéepar ces routes terrestres ou maritimes, le plus souvent d’est en ouest,qu’ont suivies les Juifs de la diaspora, les prédicateurs chrétiens (àcommencer par saint Paul), les navigateurs phéniciens et grecs.Routes commerçantes, routes d’exil… Mais on appartient toujoursà la terre que l’on a quittée, et le thème du retour reste une constantedans l’histoire des diasporas méditerranéennes.

LE LONG VOYAGE DE RETOUR(7)

Navigateur, voilà qui nous ramène à Ulysse et à son odyssée médi-terranéenne. Voyage somme toute assez peu réussi, puisqu’il fallutdix nouvelles années à notre “héros” (employons ici ce terme dansune acception plus traditionnelle que précédemment) pour aller deTroie à Ithaque et lui permettre enfin de retrouver cette terre dont ilgarde une image idyllique, et la famille dont il a été séparé depuisson départ pour la guerre. Il y parviendra seul, puisqu’il a seul sur-vécu – et dans quelles conditions ! – aux épreuves qu’il a dû surmon-ter au cours de cette épopée.

Ulysse le navigateur : là, nous entrons dans la légende, avec lerécit qu’il fait lui-même – et que nous ne connaissons que par lui(8) –de cette traversée mythique et pleine de traquenards, auxquels iléchappera “miraculeusement(9).”

Légende qui a pourtant une base sérieuse. La Méditerranée, c’estsans doute une route ancienne, une route d’île en île, ou de rive enrive, car on s’éloigne rarement des côtes. Une route que connaissent

(6) Cicéron a été vaincu par Marc Antoine.

(7) Cet intertitre est un emprunt volontaire au cinéma fordien, Long Journey Home,

qui évoque une autre épopée maritime.

(8) J’entends par là qu’il s’agit d’un récit fantasmé. Nous sommes tenus de croire sur

parole un conteur que personne ne peut démentir. On lui demande seulement de

prouver son identité.

(9) L’Odyssée est, pour l’essentiel, un récit, et doit donc être prise comme telle, avec

le doute qui peut s’attacher à ce discours.

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bien les Grecs, qui l’ont suivie depuis des siècles et la suivront encorepour établir leurs colonies, en Asie Mineure et, plus tard, sur les bordsdu Pont-Euxin ou sur les côtes occidentales de l’Italie du Sud jusqu’àMarseille et jusqu’aux colonnes d’Hercule. Une route commode et qui,pourtant, est synonyme de dangers multiples. Combien de marins ontsombré en Méditerranée… Les fouilles sous-marines nous offrentaujourd’hui une masse d’objets enfouis jusqu’à proximité des ports, quitémoignent à la fois des périls de la navigation et de la multiplicité desnaufrages en Méditerranée. Les pêcheurs, aujourd’hui encore, n’osentpas s’y aventurer au large par gros temps.

Les colères de Poséidon se traduisent par des tempêtes violentes.Que faire contre le destin, contre la tourmente que le dieu des Merssoulève contre Ulysse, et qui aura raison de lui en définitive ? Il abeau être un pilote expérimenté, qui n’hésite pas à prendre la barredans les moments les plus délicats, que peut-il contre les vagues quiassaillent son navire, contre les vents violents qui le détournent deson chemin ou qui le poussent vers des rivages inattendus ? Il doitfranchir des gouffres, éviter les rochers, le long de côtes inhospita-lières. Et il se trouve contraint de gagner ces îles, où l’attendentd’autres périls, et où il devra parfois séjourner des mois, si ce n’estdes années, en attendant de pouvoir rembarquer.

Le danger est partout, symbolisé par ces sirènes qui attirent versles fonds marins les navigateurs inexpérimentés. Attirance des pro-fondeurs, autre forme mythifiée du “péril en mer”, dont il fauttriompher pour se sauver de la mort. Symbolisé aussi par le cyclopePolyphème, monstre légendaire, dont Ulysse devra se débarrasserpar la ruse. Plus tard, pendant des siècles, il faudra continuer à seméfier, non des monstres, mais des hommes, pirates de l’époqueromaine, corsaires barbaresques ou chrétiens beaucoup plus tard, quipillent, qui rançonnent et qui tuent quelquefois. L’Odyssée ne parleguère de ces pirates, mais ils devaient déjà être présents à l’époquehomérique. Et, avant tout, il faut lutter contre les éléments, qui finis-sent par avoir raison des hommes et détruire les navires. Ulysse lui-même finit par succomber. Il est alors un homme perdu au milieu dela tempête, réussissant seulement à survivre sur un misérable radeau, às’échouer sur un rivage enfin hospitalier, seul rescapé de ce voyageaventureux, de cette odyssée qui se termine en un dernier naufrage.

MARIN OU PAYSAN

Aventure maritime certes. Encore faut-il en relativiser l’importance.Dix ans de voyage, mais pas dix ans de navigation… Audisio le souligne

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très justement : “Ulysse, nous dit-il, est beaucoup moins navigateurqu’on ne le croit communément. Il met dix années à revenir d’Ilion,mais il en passe une dans le lit de Circé, et sept dans le lit deCalypso(10). Il ne mange pas de poisson… ses randonnées maritimesse réduisent en définitive à quelques traversées mouvementées.” Ilpilote avec talent, même par gros temps. Mais, dans le fond, c’est unroi paysan, un terrien plus qu’un marin. Il ne se sent vraiment chezlui qu’en retrouvant ses prairies et ses pacages. En cela aussi, il appar-tient au monde méditerranéen, qui est un monde de cultivateurs etd’éleveurs avant d’être un monde de marins. Quand les hommesy établissent leur demeure, c’est dans des lieux fortifiés ou protégés,souvent loin de la mer ou perchés sur des hauteurs(11). S’ils navi-guent, pour la pêche ou pour le commerce, ils s’éloignent rarementde la côte. L’arbre symbolique d’Athènes n’est-il pas l’olivier ?Athéna, la protectrice d’Ulysse, est une divinité terrienne.

Les îles mêmes n’échappent pas toujours à ce genre de vie agricoleou pastoral. Les Corses, par exemple, sont avant tout des bergers etdes cultivateurs. Seuls, les Cap-Corsins maintiennent depuis tou-jours une ancienne tradition maritime. Les balancelles majorquinesapportent vers les ports provençaux des agrumes et non des produitsde la mer. Marseille ou Alexandrie sont des ports, mais Rome n’enest pas un. Athènes même protège le passage jusqu’au port du Piréepar des fortifications, les “longs murs”. Et ses habitants cultiventpour la plupart une terre parfois ingrate. On part en mer, mais onrevient vers la campagne et l’on s’abrite dans la cité. En somme,“Ulysse ressemble à ces marins de commerce, originaires d’un villagede la Provence terrienne… : ils reviennent au mas paternel chaquefois qu’ils débarquent des Messageries Maritimes ; et ils prennentleur retraite près de l’aire à battre le blé, sous le platane et l’olivier…”

PÉNÉLOPE, OU LE RETOUR

Voilà donc vingt années qu’Ulysse a quitté son royaume d’Ithaque,qu’il est séparé de sa famille. Vingt ans, cela paraît énorme. Et pour-tant, si l’on y réfléchit, de telles séparations sont possibles, et même

(10) Audisio insiste longuement sur ces aventures féminines, qui retiennent Ulysse

loin du lit conjugal pendant des années. Il sous-tend que son héros y a sans doute

pris du plaisir, et qu’il n’a pas, en tout cas, cherché à reconquérir rapidement sa

“liberté”.

(11) Comme la Casbah d’Alger ou les buttes de la ville ancienne de Marseille.

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plus courantes qu’on ne le pense. Les Grecs qui sont partis pourconquérir Ilion restent assurément plusieurs années loin des leurs.Les croisés partis en Terre sainte vont, pour certains d’entre eux, res-ter fort longtemps absents de leur demeure. Si l’on se rapporte à uneépoque plus contemporaine, les exemples ne manquent pas des éloi-gnements qui se prolongent sur des dizaines d’années. On en citeraquelques-uns qui viennent immédiatement à l’esprit. A commencerpar ces navigateurs génois, que leurs activités mènent sur la côte pro-vençale et qui s’y établissent progressivement, loin de leurs familles,qu’ils ne retrouvent que de temps en temps. Il faut parfois dix,quinze années ou plus pour que leurs femmes et leurs enfants vien-nent les rejoindre. Quitte à ce que le navigateur se crée parfois unautre foyer, là où il demeure. Ulysse n’est pas seul à avoir, au coursdu voyage, des aventures extraconjugales…

Plus récemment encore, le travailleur immigré d’origine algé-rienne qui a traversé la Méditerranée pour trouver du travail enFrance laissera plusieurs années durant (parfois plus d’une dizaine d’an-nées) sa famille au village d’origine dans l’attente d’un hypothétiqueretour. Pour beaucoup, le “regroupement familial” se fera pourtant enFrance, après des années de séparation. Autre exemple, plus procheencore de notre sujet, car c’est la guerre qui a provoqué les ruptures, etqui les prolonge, même après que les armes ont été déposées : lesfamilles dispersées, suite à la guerre civile espagnole, les ménages sépa-rés, les hommes dans les camps français de 1939 à 1945, les femmesrevenues en Espagne et ne pouvant rejoindre leurs maris. Les archivesnous montrent comment, les frontières pouvant enfin se rouvrir, desfamilles se retrouvent, là aussi, après une dizaine d’années de séparation.Il n’y a pas ici de voyage de retour. C’est Pénélope qui franchit la fron-tière, après une aussi longue attente, une aussi longue espérance.

Mais, dans tous les cas, il y a l’attente, et, dans une mesure cer-taine, la fidélité. Fidélité par-delà les aventures du moment. Fidélitéde l’homme, toute relative sans doute. Fidélité à une image, celled’un couple que rien ne peut séparer, qui ne saurait même être remisen question. Jamais, au cours de ce périple sans fin, Ulysse ne doutede retrouver sa femme lors de son retour à Ithaque. Fidélité surtoutde la femme, par-delà toutes les tentations. On voit peu Pénélopedans l’Odyssée. Ulysse ne parle guère de son épouse avant de laretrouver. Et pourtant elle est peut-être le personnage principal del’épopée. C’est elle qui garde le foyer, la maison, la terre contreles prétendants qui se pressent autour d’elle et qu’elle écarte par tous lesmoyens. Car en l’absence du maître, absence qui se prolonge et

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s’éternise, elle détient le pouvoir essentiel, elle a la charge, mais aussi,en fait, la propriété véritable du sol et de la demeure.

Rôle essentiel, pas seulement en Méditerranée, mais presque tou-jours en Méditerranée. Elle est la gardienne et la mère. Elle garde lesenfants, et aussi les “vieux”. La femme piémontaise ou algériennereste sur place tant que les “anciens” sont encore vivants, même si lebien dont elle a encore la charge n’est pas suffisant pour les fairevivre. Dans le cas particulier de Pénélope, l’aïeul est trop âgé ou trophandicapé pour occuper la place qui lui reviendrait naturellement ;le fils d’Ulysse est encore un adolescent (même s’il a plus de vingtans), qui n’a pas reçu en héritage l’autorité nécessaire pour “gouver-ner”. Elle exerce donc un pouvoir qu’elle ne peut abandonner.Accepter un nouveau mariage, dans son esprit, serait trahison. Elleest, par-delà l’absence de son époux, l’incarnation de l’unité fami-liale, que rien ne peut détruire. Elle n’est pas la passion qui détruit.Elle est l’amour qui maintient et qui transmet. Quand Ulysse est deretour, quand les prétendants ont été châtiés, l’équilibre ancien esttout naturellement remis en place. Au prix d’un long combat où cethomme “libre” s’est affirmé sans se dérober à son destin.

ULYSSE, OU LA LIBERTÉ

Qu’il ait survécu par l’intelligence ou par la ruse (les deux termes nes’opposent pas), cela est évident, et toute la légende d’Ulysse seconstruit sur cette ingéniosité, qui le fait triompher finalement desobstacles semés sur sa route. Il connaît sans doute des périodes dedécouragement et de faiblesse. Il connaît même la peur, ce qui esthumain plus que tout autre sentiment. Reste que cet homme,menacé à chaque instant dans sa vie et dans ses biens, va refusertoutes les tentations, s’opposer même aux dieux, sachant qu’il nepeut vaincre le destin, mais restant libre de ses actes, même s’il doiten payer le prix. Libre de son corps, libre de ses choix. Voilà sansdoute le vrai courage…

Audisio insiste sur la tentation suprême qu’a connue Ulysse,lorsque Calypso lui offre l’immortalité (mensonge peut-être, maisnotre héros n’en sait rien). Tentation suprême en tout cas, qui leferait échapper à la condition humaine, à la mort inévitable. Enrefusant cette proposition, l’homme affirme plus que jamais saliberté. Devant les dieux, je dirai presque contre les dieux. Il necherche pas à contrarier le destin. Il accepte de le subir. Mais il estlibre de choisir lorsqu’il accepte le danger. Là encore est le courage.Là est l’homme et sa fierté.

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