ULRICH CHAPITRE 1

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ULRICH Pierre de Breck LA HACHE D’OR Roman

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AU MILIEU DU CINQUIEME SIECLE, LA MIGRATION DES BURGONDES ET DES FRANCS VA CONSTITUER LA BOURGOGNE. ILS APPORTENT LEURS CONNAISSANCES ET AUSSI LEURS SECRETS.

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ULRICH

Pierre de Breck

LA HACHE D’OR

Roman

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© Pierre de Breck 2010

© LA HACHE D’OR, 2011

Photo de couverture :La crypte Saint-Oyand

Musée archéologique de Grenoble (Isère)

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Pierre de Breck

LA HACHE D’OR

Roman

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AU MILIEU DU CINQUIEME SIECLE, LA MIGRATION DES BURGONDES ET DES FRANCS VA CONSTITUER LA BOURGOGNE. ILS APPORTENT LEURS CONNAISSANCES

ET AUSSI LEURS SECRETS.

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Chapitre 1.

La première rencontre.

Les deux bœufs ont de la peine à tirer le chariot sur la pente de ce chemin plein d’ornières et de blocs de pierres qui ont été grossièrement cassés et éparpillés en un semblant de chaussée.La colline n’est pas haute mais la route a vu passer déjà de nombreux attelages et rend particulièrement inconfortable ce voyage qui ressemble de plus en plus à une expédition.

Le soir tombe vite en automne et l’on sent déjà une fraîcheur humide monter des pâtures en friches qui bordent le chemin. Les haies de buissons qui les séparent prennent à contre jour des teintes violettes annonciatrices du retour de la nuit.Il faut atteindre le sommet de la butte et redescendre vers la vallée que l’on devine, avant que le jour soit trop faible, car, sans connaître le terrain et sans lumière, les surprises peuvent être sérieuses.Heureusement, on devine quelques traces de fumées dans ce ciel blafard et lorsque le vent tourne un peu, on sent une légère odeur de bois humide qui brûle péniblement.

Une voix de femme vient de l’avant du chariot.

- Le froid gagne, Ulrich, tu devrais serrer ta cote. Et tu es dans le courant d’air, ferme un peu la toile.

- Non, j’aime mieux regarder la campagne, elle est belle et dans un moment, à la nuit, on ne la verra plus.

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- Tu ne veux pas m’écouter, tu crois qu’avec tes quatorze prin-temps tu es déjà un homme et que tu peux te passer de moi.

- Je me suis bien passé de parents et j’ai grandi quand même.

Ulrich sursaute, se réveille et sort enfin de son rêve brumeux.

Il a vu, aux abords de la ville de Worms, son père et sa mère tués lors de la destruction de la cité par les troupes du terrible Attila. Ces bandes de guerriers à cheval, curieusement vêtus et armés, ont tout incendié et n’ont rien laissé sur leur passage.L’enfant ne doit son salut qu’à sa fuite avec une poignée de ga-mins dont la petite taille a permis l’efficace dissimulation derrière une claire-voie épargnée par les flammes. Ils paraissent avoir tous à peu près le même âge, une douzaine d’années environ ou onze peut être.Les hordes furieuses ont alors installé leurs campements à l’em-placement de la ville détruite et la petite troupe de ces quelques enfants sauvés, avec la peur au ventre mais se cachant de tronc d’arbre en butte de terre, parvient à fuir.

Après une nuit passée dans la paille trouvée par chance sur leur chemin, dépassant d’une sorte de grange éventrée, Ulrich et sa poignée de camarades d’infortune, voient leur angoisse s’estom-per avec le jour qui se lève. Le ciel légèrement rosé à l’est leur donne un peu de courage et peut être un peu de la force dont ils ont bien besoin.Il n’y a qu’un chemin et il va vers le sud. Ils décident machina-lement, sans se concerter, de partir sur cette route dans l’espoir, cependant non exprimé, de rencontrer un village ou peut- être d’autres gens qui fuient mais qui ont des moyens de manger et dormir.

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Habituellement chaussés de sabots qu’ils garnissent de foin ou des parties non tannées de peaux de lapin, ils marchent aussi sou-vent pieds nus, avec un sentiment de liberté qui suscite toutes les cabrioles.

C’est déchaussés qu’en jouant, ils ont été surpris par l’attaque des sauvages envahisseurs et ils sont contraints de longer le bord her-beux et couvert de rosée du chemin qui les mène vers l’inconnu.

L’un casse une branche de noisetier pour s’en faire une canne, un autre se met à courir brusquement quelques foulées pour se ré-chauffer. Il est presque le milieu du jour lorsqu’ils atteignent, tant bien que mal, une croisée de chemin. Perplexes, mais ragaillardis par un léger soleil jaune pâle qui perce à grands efforts la couche uniforme et argentée du ciel, ils se perdent en questions pour se décider et choisir une direction plutôt qu’une autre.L’incertitude et plus sûrement l’impossibilité d’une réponse, prend du temps. Bien leur en a pris d’hésiter.

Ils ne voient rien, mais ils entendent venant de la voie du cou-chant, les lointains craquements des roues cerclées d’un attelage, puis quelques instants plus tard, ils perçoivent des bruits qui ressemblent à des voix et à des bribes d’exclamations vives, sans doute adressées aux animaux de trait qui conduisent l’équipage devenu de plus en plus sonore.Puis, la route enjambant une légère butte à l’horizon proche, ils voient, comme sortant de terre et grossissant tout à la fois, une troupe de plusieurs chars attelés de couples de bœufs.

Un espoir immense envahit la petite équipe d’enfants. Ils sont figés d’attente et sont incapables de dire un mot. Sans bouger, ils regardent la route, les yeux fixés sur les bruyants voyageurs

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qui s’approchent et se précisent lentement, au pas des bœufs. Ils distinguent maintenant la rousseur des animaux, les toiles grises et brunes de plusieurs chars et les mouvements saccadés de ce qui leur semble être des enfants turbulents qui jouent à se disputer.

Ils sont maintenant à quelques longueurs des naseaux luisants et fumants des bœufs qui mènent ce train. Les occupants du pre-mier et du deuxième chariot, qui les ont vus, se sont tus soudain et, craintifs malgré la jeunesse et la petite taille des enfants, ils font arrêter leur convoi.

Cependant personne ne bouge.Au bout d’un temps qui paraît très long à tous, un homme, sans âge définissable, à l’abondante chevelure presque rousse comme ses bêtes et à la barbe généreuse, saute de son banc de conduite et s’adresse aux petits. Il est habillé d’un lourd tissus de laine brune assez grossièrement travaillé et tenu à la taille par une lanière de cuir nouée, de chausses d’une sorte de drap plus léger mais de la même couleur que sa cape et à ses pieds, de peaux de mouton maintenues par un croisillon de fines lanières, à la ressemblance des bergers.

Il salue la petite troupe des gamins et avec un air étonné, il s’adresse à Ulrich qui s’est timidement avancé.L’enfant ne comprend pas la langue de l’homme qui lui parle. Elle est gutturale et ferme malgré la douceur du regard bleu du conducteur des bœufs. Sentant que le jeune enfant est effrayé par l’impossibilité de la communication, sans réfléchir et avec une bonté naturelle, il s’adresse à lui comme à l’un de ses propres enfants qui jouaient dans le chariot. Il lui parle dans le patois qu’il utilisait tous les jours dans sa ferme avec sa famille et ses voisins avant de fuir lui aussi.

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Bien que certains mots restent étrangers à Ulrich, son visage s’éclaire, ses yeux brillent et, malgré encore un peu de défiance, un léger sourire apparaît, apportant une preuve de confiance à l’homme qui lui parle. La terre, le travail des champs ou l’éle-vage des animaux dans des contrées voisines, même si le langage a évolué différemment au fil du temps, ont sécrété des mots et des expressions communes à tous ces gens. La racine du patois est issue de la langue originelle du pays avant qu’elle ait subit des transformations savantes.

- Mais d’où venez-vous comme ça, et dans cet état. Que faites-vous donc ici, loin de tout?

Ulrich dit la destruction de la ville de Worms, le saccage de la campagne proche de la ville, la mort de ses parents et de ceux de ses petits compagnons. Si la communication demande un effort de cohérence et si tout n’est pas parfaitement clair, l’essentiel est bien compris. La gentillesse et la générosité de l’homme associée à la confiance accrue de l’enfant ont tout de suite permis de se comprendre beaucoup mieux.

- Rud, alors, que se passe t-il?

La femme qui appelle celui qui est certainement son mari et le chef de la famille qui occupe le chariot plein d’enfants, parle elle aussi son patois usuel, celui que par bonheur les petits voyageurs forcés peuvent comprendre.

Rud, manifestement le chef, ou l’un d’entre eux, se dirige vers les autres chars redevenus bruyants. Il parle doucement avec les conducteurs et leurs femmes. Puis, il revient vers Ulrich et sa petite troupe de cinq à six enfants.

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L’homme leur dit qu’ils vont monter chacun dans un des chariots et que dans moins d’une lieue, on aura trouvé un emplacement dégagé, suffisamment grand pour rassembler toutes les voitures, faire un feu et préparer de la nourriture chaude pour tous.Ce que dit Rud est exécuté sur-le-champ. Avec une sorte d’exci-tation les gamins des voitures accueillent les petits fuyards rassé-rénés, comme s’ils les connaissaient depuis toujours. A l’intérieur des chariots, les enfants qu’on a glissés sous les couvertures et les fourrures qui servent la nuit, commencent à se réchauffer et sentant cette nouvelle amitié, ils oublient pour un instant leurs chagrins. Un terrain propice à la halte projetée est très vite trou-vé. Après un repas très rustique mais réparateur, malgré l’atten-tion portée à l’économie des réserves, la troupe et ses nouveaux membres, reprennent leur route en quête de paix et de travail.

Rud sait, par d’autres migrants rencontrés à différents carrefours de routes, que tous les pays au nord-est ont été envahis par des tri-bus venues d’Europe centrale, très loin, là bas, vers le pont Euxin. On lui a dit aussi que le territoire des Alliants et celui des Goths a été détruit, que leur roi Hermanaric a été défait et tué. Il a bien entendu dire il y a quelques jours ou peut être hier seulement, que la grande cité de Worms, nouvelle capitale des Burgondes venus de la mer Baltique, vient d’être détruite.

Il vient lui, sa famille et ceux qui l’accompagnent, de la région de Maastricht, où une belle ville a été construite il y a un peu plus de cent cinquante ans autour d’un magnifique pont fortifié sur la Mass. Qu’a bien pu devenir cette cité elle aussi envahie et cer-tainement en partie détruite?

Depuis plusieurs semaines, presque un mois, il va vers le sud pour échapper aux ennemis et mettre ses gens à l’abri, mais il a

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d’abord rejoint le cours du Rhein au sud de Köln, pensant trou-ver là protection et avenir, mais le chef burgonde Gondioc qui vient de succéder au grand Gondicaire son père, a organisé cette deuxième migration plus importante, vers des terres plus au sud, pour trouver la stabilité et recréer l’organisation politique de son peuple.Rud a bien entendu tout cela, mais les régions à franchir sont tellement vastes et nouvelles pour lui, qu’il n’est pas rassuré par ces promesses de stabilité. Cependant, avec les autres, par petits groupes, il continue courageusement son chemin, n’ayant d’ail-leurs pas d’autre alternative.

Le convoi de Rud traverse des campagnes, souvent incultes, puis quelques villages entourés de petits champs qui ne semblent pas produire plus que leur semence. Mais les villageois des hameaux traversés, les voyant arriver, se cachent, comme pour se protéger de l’inconnu, derrière des volets qu’ils accrochent en toute hâte à leur passage.Il ne semble pas qu’un concours de ces populations puisse alors être espéré et rien ne leur permet d’imaginer une halte pour se reposer mais surtout pour obtenir des nouvelles sur la sécurité du lieu et sur la situation dans la région.

Les provisions qu’ils ont emportées ne sont pas épuisées, mais il faut cependant songer à les renouveler rapidement. C’est pour cela, que, après avoir traversé un bourg plus important que les précédents, ils décident, à l’orée de celui-ci d’arrêter leurs chariots et d’étudier l’opportunité d’une étape de quelques jours.

Rud, après avoir consulté les conducteurs des autres chariots et leurs épouses, décide de rencontrer, si cela est possible, un ou plusieurs personnages qui auraient autorité dans ce bourg.

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Le jour commence à décliner et les travaux des champs sont sus-pendus jusqu’au lendemain. Rud peut alors espérer rencontrer quelqu’un qui l’informe et comme c’est lui qui a pris dans son chariot le petit Ulrich, frappé par la maturité et la vivacité d’esprit de l’enfant, il l’emmène avec lui pour rencontrer des interlocu-teurs espérés.

Ils avancent avec une légère crainte contenue jusqu’à un abreu-voir qui semble marquer l’entrée de l’agglomération de fermes et de bâtiments communs de la petite cité. Ce bac en rectangle allongé est taillé dans une belle roche blanche à peine veinée de beige. La taille est très précise, très régulière, soigneusement polie et la petite stèle qui retient le tuyau recouvert de mousse est d’un très beau dessin, en volutes symétriques.

Le filet d’eau cristalline qui sort de cette fontaine fait avec la sur-face de l’abreuvoir un bruit si clair que tout devient rassurant. Cette eau si transparente vient manifestement d’une source sou-terraine de la colline boisée de mélèzes et de sapins au pied de laquelle passe la route qui traverse le village. La sculpture de la lyre en pierre qui porte l’alimentation de la fontaine montre que la cité est ancienne et que culture locale et traditions sont ici pré-cieuses et respectées.Cette simple vision et l’harmonie qu’ils ressentent donnent aux deux visiteurs presque intrus un peu d’assurance pour aller ren-contrer des inconnus qui de plus, sont chez eux.

Au contraire de leur passage dans les villages précédemment tra-versés, certes plus petits, pour celui-ci, les portes ne se sont pas systématiquement fermées à leur approche.Ils marchent lentement en s’engageant dans l’unique rue en terre qu’ils ont empruntée tout à l’heure dans l’autre sens, avant de faire

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halte à l’extérieur du village. Les poules, les oies et les canards que le convoi avait effrayés par son bruit et son ampleur, sont calme-ment revenus picorer çà et là, cherchant à peine à éviter les pieds des étrangers. Un chien aboie, sans fureur, mais pour avertir.

Devant la porte de la deuxième maison sur la gauche de la rue, une femme est sortie et les regarde avancer vers elle, assurée par l’air tranquille de l’homme et la saine jeunesse de l’enfant.Rud enlève son bonnet de feutre et en tenant toujours Ulrich par la main, il parle à la villageoise.

Cette femme, encore jeune, est vêtue d’un grand sarrau de toile à la teinte indéfinissable, la brume du matin et le soleil des champs ayant depuis longtemps mangé la couleur du tissu.Ses sabots sont cirés ou vernis et ils sont sculptés, ce qui dénote sinon la richesse du moins un goût pour la qualité de la vie et des choses. Son regard clair et bienveillant qui accueille les visiteurs devient lé-gèrement inquiet, car en entendant parler Rud, elle ne comprend manifestement pas ce qu’il veut lui dire.Ecoutant attentivement la langue de l’homme et saisissant quelques mots épars, elle devine d’où il vient. Par signes, elle lui indique, sur la droite, une grande maison claire dont le devant est totalement gar-ni de ces fleurs d’automne violettes et jaunes. Elle est construite en poutres de bois qui semble être du chêne, entre lesquelles on a tassé du torchis, régulièrement lissé pour qu’il affleure l’arête des montants parfaitement taillés et alignés. Le torchis est enduit de chaux blanche et donne à la maison surmontée de son toit de chaume à forte pente, une impression à la fois de douceur, de confort et de puissance.

Les mouvements de tête et le sourire de cette femme font com-prendre à Rud qu’il trouvera auprès des habitants de cette maison, les renseignements qu’il vient chercher.

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Après avoir remercié par signes et par l’échange d’un regard qui montre sa satisfaction, l’homme rassuré et l’enfant se dirigent vers l’endroit qu’on vient de leur indiquer.

Le soir commence à descendre, mais la lumière devient dorée, poudrée par un timide soleil couchant au bout de la plaine culti-vée que borde le village et la colline de mélèzes.Avec l’alignement de saules au loin, on devine qu’une rivière coule, venant de l’est et qu’elle trace une grande et élégante courbe. On aperçoit plus loin son ruban argenté qui accroche les deniers reflets du soleil du soir.Les maisons sont fort dissemblables, par leur taille, leurs teintes, mais aussi par la qualité de leur construction ou leur utilité à la vie de la petite cité.

Avant d’atteindre la maison de torchis blanc vers laquelle ils se dirigent, ils passent devant une immense porte à deux battants ouverte sur la rue.Les deux vantaux sont rabattus le plus loin sur les murs afin de faire rentrer le plus possible la lumière du couchant. C’est une étable. On y a rentré les vaches pour la traite du soir.Une forte odeur tiède et musquée, peut être un peu violente au début, devient vite complice et presque agréable.Rud et Ulrich s’arrêtent devant l’étable. Chez eux, les vaches sont blanche et noir alors qu’ici, elles sont blanche et marron.Ils n’en avaient jamais vu auparavant de cette couleur un peu rougeâtre. Celle que l’on est en train de traire est calme, mais les autres remuent et meuglent légèrement, impatientes d’être déli-vrées de leur lait.

Cette petite station devant l’étable a fait renaître en eux une foule d’images qui se heurtent dans la tête de l’un comme de l’autre. Le

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regard de Rud devient vague et se perd sur un horizon imaginaire, peuplé de rêves et de souvenirs.Il se ressaisit brusquement et va d’un pas plus ferme vers la mai-son chaulée.

Il n’a pas le temps de frapper à l’huis. La porte s’ouvre et encadre un homme à la forte carrure et à l’abondante chevelure blanche. Son regard est grave, mais sans agressivité et donne l’impression de vouloir écouter avec soin toute requête qui peut venir d’un étranger. Il regarde Rud puis Ulrich sans dire un mot, puis son visage interrogateur se tourne à nouveau vers le voyageur.

Rud hésite, il ne sait s’il doit parler le patois qui lui a servi jusque là, ou s’il peut employer sa langue maternelle.Il souhaite à l’homme une bonne journée dans son langage de paysan et voit immédiatement sourire son interlocuteur.Cependant, au lieu de répondre en patois, le maître de la belle maison répond dans la vraie langue de Rud, en pure langue franque.Fort surpris et heureux, l’homme de Maastricht dit qui il est et ce qu’il fait dans cette région qu’il ne connaît pas, poussé par des circonstances qu’il développe.

- Entrez, Rud. Mon nom est Hubert et je suis de la région de la ville de Aschafenburg, d’où je suis venu avec les troupes du roi Gondicaire, pour aller plus loin vers le sud, mais les circonstances ont fait que je me suis arrêté ici à Carling, oui, c’est le nom de notre village sur la route de Mettis. Je vous dirai tout çà, mais parlez-moi de vous et de vos amis. Que recherchez-vous?

Rude explique qu’ils sont cinq chariots, c’est à dire cinq familles, qu’après un mois de route, ils désirent trouver à aider aux travaux

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aussi bien des champs que de construction ou d’aménagement des bâtiments. Il dit aussi qu’ils veulent reprendre des forces et refaire leurs provisions de voyage, puisqu’ils doivent aller plus au sud et qu’ils ont pris avec eux, près de Worms, six enfants sans parents depuis la veille et ne sachant pas où chercher un avenir immédiat.Il présente alors Ulrich à son interlocuteur attentif et dit qu’il l’a pris dans son chariot avec sa propre famille, qu’ils ont traversé, il y a quelques jours, des bourgades aux environs de la ville de Koblenz, mais qu’elles sont en partie incendiées et totalement inhospitalières. Les derniers habitants, terrorisés, se sont fermés avec violence aux étrangers et ils ont alors en toute hâte poursui-vis leur chemin sans chercher à proposer le moindre travail.Il dit aussi qu’en quittant tout de suite les routes principales, trop dangereuses, et après des jours de cheminement lent sur des che-mins étroits, ils ont suivi la rivière Sara puis se sont orientés plus au sud où ils ont rencontré ce beau et important village.

Il redit à Hubert, tout en continuant à observer la pièce où on les a fait entrer, que leur désir le plus fort est de gagner ce qui est nécessaire afin de poursuivre leur voyage vers les provinces du sud et plus loin ensuite.Pour cela une dizaine de jours de travail serait bienvenue.

- Vous avez fait un long chemin jusqu’ici, et je le connais bien pour l’avoir fait avec ma famille il y a plus de vingt années de cela.

Il explique à Rud que faisant partie d’une sorte d’expédition commandée comme il l’a dit par le roi Gondicaire, et sachant que le retour au pays serait impossible, il a eu le temps de réa-liser ses biens et de partir avec le résultat de ces ventes. C’est

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pourquoi il a acheté cette maison pour sa famille, avec les terres qui y sont attachées et qu’il est resté à Carling.

- Vos difficultés et votre inquiétude pour l’avenir, je les connais et je peux les comprendre.Je propose que vous veniez ici, demain à la mi-journée et nous irons avec vos compagnons à ce que nous appelons la Maison du Conseil. C’est là avec les chefs de familles du village, que nous traitons des sujets qui intéressent notre communauté et que nous prenons les décisions utiles pour elle.

Rud et Ulrich vont prendre congé de leur hôte et saluent Hubert, mais ils continuent à regarder avec émotion cette grande salle, dont le sol est dallé de pierres polies parfaitement régulières et qui reflètent la lumière des flammes dansantes du vaste foyer construit sur le mur opposé à l’entrée, c’est à dire en face d’eux. Le feu sent bon la résine, avec un parfum très légèrement âcre de fumée. Les bûches doivent être du cerisier ou du merisier.

Les yeux remplis de ces images, ils retournent à leur campement provisoire sans dire un mot, mais le cœur rempli d’espoir pour la journée du lendemain.Rud raconte aux familles réunies la conversation qu’il a eue avec Hubert venu d’Aschafenburg.Ulrich, excité, raconte aux autres enfants toutes les choses éton-nantes qu’il a vues.Ils dînent puis ils font les préparatifs pour la nuit et s’endorment, protégés par les chiens qui sont couchés sous les chariots et qui veillent en somnolant.

Un rai de lumière de soleil levant passe entre deux toiles du cha-riot d’Ulrich, disjointes par la brise fraîche du matin et vient se

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poser sur son nez qui dépasse de la chaude couverture en peau de bête. Son esprit, inconsciemment en attente, se réveille immé-diatement. Il va voir si Rud dort, mais celui-ci est déjà debout. Il est habillé, prêt à partir, mais pour l’instant il fait du feu pour que toute la troupe encore endormie prenne une subsistance qui donnera des forces et permettra de mieux supporter les émotions d’une journée totalement nouvelle et au déroulement inconnu.

En attendant le milieu du jour où ils doivent rencontrer les res-ponsables du village, tous, hommes, femmes, enfants, maintenant réveillés puis restaurés, s’organisent en profitant de ce temps plus libre que d’habitude, pour ranger, nettoyer et réorganiser tous les chariots. On sent dans leur activité une fébrilité qui vient de cet espoir qu’a fait naître ce que leur a dit Rud hier soir au dîner.

La matinée se passe dans un mélange de joie et d’impatience, mais, finalement, la mi-journée arrive. Les cinq chefs des chariots se rassemblent et partent rejoindre la maison où les attends Hu-bert pour les conduire à la Maison du Conseil. Ils se retournent et promettent de rapporter dès qu’ils seront revenus, tout ce qui aura été dit, sans oublier le moindre détail.Arrivés devant la maison blanche, le maître Hubert qui les a vu venir, les attend. Ceux qui n’étaient pas avec Rud hier sont en admiration devant la qualité et la belle ordonnance de la maison devant laquelle ils sont restés immobiles.

Brusquement intimidés, ils saluent gauchement le villageois qui leur parle dans leur langue et les invite à le suivre jusqu’au lieu de la réunion.

En remontant la rue de terre battue, ils croisent la femme que Rud a questionnée la veille. Elle est très belle dans cette lumière

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éclatante de midi, les joues rosies par un effort qu’elle a du faire, sans doute en portant quelque chose d’un peu lourd pour elle.

- Bonjour Emma, lance avec sérieux Hubert qui est déjà dans la discussion que tous vont avoir pour à la foi aider à résoudre l’embarras des arrivants et en même temps, tirer le meilleur profit d’une collaboration bénéfique pour chacun.

Ils passent devant divers bâtiments qui sont alternativement des fermes avec des communs à l’arrière, d’une seule construction ou bien de petites maisons aux fenêtres minuscules accolées à des granges énormes aux toits impressionnants. Certains murs de terre consolidés par des treillis de branchages sont dans un état qui ne convient pas à la première impression favorable qu’a eu Rud. Des toitures de chaume ont aussi à certains endroits des courbures qui dénotent une fragilité des charpentes, proche de la rupture.

Plus loin, toujours en direction de leur lieu de réunion, ils passent devant des maisons aux poutres neuves et aux murs nouvellement blanchis.

Le bruit de forge qu’ils entendent depuis le début de leur tra-jet est bien celui que fait le maréchal-ferrant. En le saluant ils voient qu’il est en train de mette à la mesure, des fers rougis, pour chausser les deux bœufs qui attendent immobiles, en ruminant, attachés à la barrière du petit jardin qui jouxte la forge.Le bruit du marteau sur l’enclume s’estompe lorsqu’ils dépassent la grande porte ouverte de l’atelier du métallier puis, Hubert s’arrête devant un huis en chêne fixé dans un encadrement en pierre taillée. Ce montage est très surprenant dans un environ-nement de constructions uniquement faites de colombages et

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de torchis. Cette porte qui a été badigeonnée d’une teinture de décoction de coques de noix, est l’entrée principale d’une bâtisse assez longue et d’une largeur de seize à dix huit pieds. Son toit de chaume qu’on a certainement resuivi récemment, descend très bas, presque au ras de sept petites fenêtres rectangulaires, bien alignées sur la façade dont l’enduit de chaux est un peu défraîchi.

Rud, Ulrich et les cinq autres chefs de famille des chariots entrent et distinguent à peine les contours de la salle. Venant de la lu-mière éclatante de la rue et rentrant dans ce bâtiment à l’éclairage parcimonieux des ouvertures, le contraste retarde la vision objec-tive de la salle.

Bien vite leurs yeux s’accoutument à la lumière ambiante et ils remarquent que la pièce très allongée, occupe pratiquement toute la longueur de la maison. Au centre, dans l’axe est installée une grande table, avec des bancs. A l’une des extrémités de cette table, une haute chaise avec de petits accoudoirs semble dominer.Ils quittent cette image et en levant les yeux, ils devinent puis voient un groupe d’hommes, silencieux et immobiles, debout, près du mur de la salle opposé à l’entrée.Hubert invite chacun à s’asseoir et Ulrich, sentant toute l’impor-tance et la solennité de la réunion, ressent aussi l’honneur, à son âge, d’y être accepté. Il reste figé sur son banc et écoute.

Celui qui les a conduit à ce Conseil, a pris place sur la haute chaise à l’extrémité de la table et présente, avec l’aide de Rud, les nouveaux venus aux responsables du village et ceux-ci, aux voya-geurs venus du nord.

A la droite et à la gauche du siège de Hubert, et l’encadrant, à l’extrémité de deux bancs, sont assis deux hommes qui paraissent

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un peu plus âgés que la douzaine d’autres chefs de famille qui s’est silencieusement installée sur les deux côtés de la longue table. L’un des deux est le mari d’Emma la belle villageoise que l’on a croisée tout à l’heure, en venant ici.Hubert, manifestement le chef, mais prenant constamment l’avis de ses deux assesseurs, questionne chacun des six voyageurs. Il s’enquiert de leurs métiers, de leur savoir- faire et de leurs goûts, tout à la fois.

Aux réponses qui sont faites à l’assemblée, celui qui conduit la séance, cherche du regard un assentiment ou une éventuelle re-marque. Il ne poursuit cette sorte d’amicale enquête que lorsqu’il a le sentiment que tout ce qui est exposé est compris et a l’appro-bation de tous.Il serait inconcevable que dans ce Conseil, une décision soit prise sans un accord unanime. Le chef est là pour conduire les débats, maintenir la cohésion de la discussion et, puisqu’il est élu par le village, apporter ses conseils, en vertu de son âge, de son savoir et de son expérience.Il apparaît que tous les six, bien que leur activité journalière soit le travail de la terre et l’élevage de quelques animaux, ont l’habi-tude, comme à Carling, de faire aussi eux-mêmes les construc-tions nouvelles et la restauration ou l’entretien des maisons, des fermes ou des bâtiments communs, dans leurs propres villages distinctifs.Il ressort aussi de la discussion, que certains ont plus d’adresse et de goût, l’une allant généralement avec l’autre, pour des travaux comme la restauration des charpentes et des chaumes, ou pour le montage des colombages et l’élaboration des torchis et de leurs enduits.Un autre dit avoir du plaisir à plutôt travailler à l’aménagement de l’intérieur des salles.

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On envisage alors d’organiser la réparation d’une des maisons du village, en se mettant ensembles et en disposant au mieux des outils disponibles. Il y en a plusieurs et on propose celle qui sans doute demande le plus de travail et de compétences.Tous semblent satisfaits des possibilités que pourraient présenter une telle collaboration pour le village et pour les familles des voyageurs.Cependant, pour commencer des travaux en communauté après s’être arrêtés sur le choix du bâtiment à remettre en état satisfai-sant et à qui redonner une belle allure, il est nécessaire d’attendre le surlendemain, pour à la fois des raisons de temps et des raisons de moyens financiers.En effet, le maréchal-ferrant qui s’apprêtait tout à l’heure à chausser deux bœufs d’attelage de fers neufs, les préparait pour une longue marche, en compagnie de plusieurs autres déjà équipés par la forge la veille.Demain, a lieu la grande foire d’automne dans la ville de Mettis, dis-tante de dix lieues, au-delà de la Nied, foire que l’on prépare depuis plusieurs mois, car elle représente une importance capitale dans la vie du village et une des deux grandes sources annuelles de revenus pécuniaires.Hubert leur explique aussi que dans la région, en langage patois, le nom de la ville de Mettis est par contraction phonique, souvent prononcé Metz et qu’ils ne doivent pas s’en étonner, car cela est fréquent.Il va donc falloir, dès la fin de la réunion, finir de préparer les mar-chandises destinées à la vente et les animaux que l’on a élevés pour ce grand marché aux bestiaux.Pour faire les dix lieues, dans ces conditions d’attelage, il faudra par-tir dans la nuit, bien avant le lever du soleil. C’est pour cela que les animaux seront rentrés tôt. Ils doivent être le plus présentable pos-sible et le trajet se fera par conséquent, par petites étapes de deux ou trois lieues entrecoupées de repos.

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- Rud, dit Hubert, nous allons nous séparer car nous avons beaucoup de choses à préparer, mais nous pouvons déjà décider approximativement des travaux préparatoires de déblaiement et de nettoyage que vous pourrez commencer à faire pendant notre absence, avant notre retour après la nuit qui suit la foire Après avoir vendu nos marchandises et notre cheptel, nous achèterons sur place les matériaux que nous ne trouvons pas ici et nous les rapporterons pour que nous puissions travailler ensembles.Il poursuit :

- Je crois, Hans, que nous pourrions confier cette journée à votre femme Emma, puisqu’elle a l’esprit d’organisation et qu’elle connaît tout dans notre village.L’un de vous, Jens je crois, le spécialiste des charpentes, parle un peu notre langue, donc le début du chantier, au moins pour une journée, peut certainement se faire dans ces conditions. Qu’en pensez-vous?

Devant l’assentiment unanime et un certain contentement, les villageois ont choisi le bâtiment qu’ils se proposent de restaurer et ayant défini les matériaux indispensables, ils se séparent. Hubert accompagne un instant le groupe des six voyageurs étrangers sur le chemin de leur campement qui passe devant sa propre maison.

Les salutations, les encouragements et les souhaits de bonne foire étant échangés, chacun ne pense alors qu’au lendemain, qui à ses marchandises ou ses bêtes, qui à ses travaux dans la maison choisie.Après avoir dépassé la maison d’Hubert et l’avoir salué en le re-merciant, c’est dans un silence total qu’ils retournent vers les cha-riots. Ulrich sent bien que chacun est dans ses pensées et imagine la journée du lendemain, dans un curieux mélange de joie pour

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ce qui leur arrive et une inquiétude sourde et un peu mystérieuse quant au bon achèvement de ce qu’ils ont proposé de réaliser.Le repas qui les attend est vite servi, mais ils ont tellement de choses à raconter, que deux des épouses sont obligées de faire réchauffer à plusieurs reprise la nourriture qui refroidit, malgré l’appétit ouvert par l’éloignement soudain, au moins pour l’ins-tant, des soucis du voyage.Ulrich est entouré des enfants des chariots et parle de tout ce qu’il a vu et entendu et de ce qu’il a compris.Cependant, Rud réfléchit à ce qu’ils vont pouvoir faire et il s’en ouvre à Jens l’amateur de toitures.

La curiosité et l’inquiétude sont les plus fortes. Ils décident donc d’aller demander à Emma, s’ils peuvent aller regarder d’abord l’ex-térieur puis l’intérieur de la maison à restaurer que le Conseil a retenue, pour commencer à y penser et peut-être déjà mémoriser quelques lignes et quelques repères.

Accueillis à la maison d’Emma, par elle et son mari que l’on sent affairé, Jens expose le souhait de Rud.L’accord est bien sûr donné et les deux hommes vont d’un pas calme et serein, mais l’esprit déjà occupé, vers la bâtisse qu’ils avaient repérée sur le chemin, au retour de la discussion du Conseil.

Une première observation, générale mais attentive, leur fait un peu peur au premier abord. Hubert leur a dit que cette bâtisse était primitivement une ferme avec une famille, mais qu’on avait progressivement utilisé le plus de surface possible pour les besoins agricoles, ne laissant qu’une grande cuisine équipée en salle com-mune.En rentrant avec eux tout à l’heure, Hubert leur a dit que les derniers occupants de cette ferme, morts il y a maintenant de

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nombreuses saisons, n’ont par malheur de guerre, laissé aucun héritier. Le bien, selon le droit coutumier de la province et selon les lois du Conseil, appartient alors à la communauté du village. Cette disponibilité a précisément permis son choix dans le débat qu’ils ont eu à la mi-journée.

Cette ferme, sans vie et sérieusement abîmée par le temps et l’ab-sence d’entretien, est, malgré son triste état, bien proportionnée.Elle n’est pas construite directement au bord de la route comme la plupart des autres maisons alignées. Son mur principal, sur la plus grande longueur, est parallèle à la rue et entre celle-ci et le mur de façade a été aménagé un espace d’environ dix pieds. Ce devait être auparavant, un jardinet à fleurs où sans doute on fai-sait aussi pousser les herbes nécessaires à la cuisine et à la conser-vation des aliments.Un reste de barrière, ressemblant à une palissade, s’accroche en lambeaux à quelques piquets qui n’ont plus ni aplomb, ni forme, ni couleur.Cependant, en regardant d’un peu loin, depuis l’autre côté de la rue en terre pour avoir une vue d’ensemble, on s’aperçoit que la maison est assez grande, et que sa hauteur sous le toit pour-rait bien correspondre à deux niveaux d’occupation. Ceci est rare dans le village, hormis les granges à foin et la maison d’Hubert, et quelques autres, mais elles, plus petites.

La maison n’a pas de mur mitoyen et on peut en faire le , tour, à condition d’avoir dégagé les ronces qui ont proliféré durant tant d’années. On devine, derrière le bâtiment, ce qui a du être un jardin où des pommiers et des poiriers devaient fleurir tous les printemps. Ces pauvres arbres fruitiers ont besoin d’une bonne taille, car les quelques fruits rabougris que les oiseaux ont laissé ont tout à fait l’air perdus.

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Jens a regardé le toit tout de suite tandis que Rud, lui, scrute le bas des murs, dans le souci de repérer une possible montée d’humidité.Les piliers principaux des colombages sont en relativement bon état et sont fichés dans un soubassement en galets, certainement venus du lit de la Nied à quatre lieues d’ici. Ces pierres rondes et lisses sont cimentées par un mélange de sable, de chaux et de balle de seigle dont le principe nous vient dit-on, des constructeurs romains des siècles précédents. Ce ciment devient extrêmement dur, peu sensible à l’eau et ne permet pas la formation de salpêtre. C’est pour cela que ce muret, solide et étanche, suit intégralement le tour de la construction, mettant ainsi à l’abri des infiltrations d’eau les panneaux de torchis poreux qui auraient immanquable-ment à en souffrir jusqu’à leur rapide et totale détérioration.

Pendant que Rud observe l’état des colombages, des montants et des linteaux des ouvertures, Jens a pénétré à l’intérieur de la mai-son par une porte vermoulue. Elle est à peine soutenue par deux pommelles en fer tellement rouillé que les extrémités et les clous forgés sont totalement dévorés.S’habituant lentement à la demi-obscurité, il voit, au-delà d’un sol en terre battue mais défoncée par endroits, le montage en pierres presque brutes, d’un foyer rustique. La terre est partiel-lement recouverte de feuilles mortes parcheminées, rassemblées sans doute par un courant d’air et serrées les unes contre les autres comme pour se réchauffer et échapper ensembles à la solitude poignante de la pièce.Par une sorte d’échelle de meunier qui traverse une trappe, il a pu atteindre, mais en prenant des risques, la partie d’où l’on peut voir la charpente. La lumière vient à travers un pan de toiture dont le revêtement de chaume a disparu sans doute lors d’une bourrasque de novembre plus forte que les autres. Le vent n’a

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laissé que les poutres de ce panneau, mais n’étant plus protégées, elles se sont littéralement décomposées sous l’effet des intempé-ries et ne tiennent que par quelques nervures plus serrées du tronc de sapin duquel elles ont été tirées il y a longtemps.La partie de toiture exposée au sud est en meilleur état que celle qui n’est jamais complètement séchée par le soleil et qui ainsi laisse se développer un fin tapis de mousse sur la surface de la paille. Cette couche de mousse entretient l’humidité et fait fina-lement pourrir les paillons du chaume.

Rentrant à son tour, Rud a trouvé dans la grande cuisine, une corde de chanvre assez fine et sèche. Il sait que sa propre taille est d’envi-ron cinq pieds et demi. Il bloque alors l’extrémité du filin sous son pied gauche et plaque la longueur de la corde sur lui, jusque-au sommet de sa tête, puis il fait cinq parties égales dans cette corde en les séparant par un nœud. Il se dit que la demi-part de plus sera compensée par la confection des nœuds.Il a vu, à côté de l’une des fenêtres de la salle, une planche assez régulière et blanchie par la poussière incrustée et les années de soleil d’été. C’est le reste d’un volet, de ceux qu’on accroche à l’intérieur des habitations et maintenus en place par des ergots de fer fixés dans le bois des montants de l’ouverture.Ces volets qui sont une protection pour la nuit contre les éventuels cheminots mal intentionnés, protège bien sûr du froid, lorsque le jour a disparu, entre la fin de l’automne et le début du printemps qui encadrent le glacial hiver.Pendant le jour, lorsque les fenêtres doivent être fermées, en raison du vent, de la pluie, de la brume ou simplement de la fraîcheur ma-tinale, seule la lumière entre, tamisée, sans les images de l’extérieur. Les cadres de bois, que l’on accroche, sont tendus par carreaux, de très fines peaux de brebis qu’on a tannées, amincies soigneusement et huilées pour qu’elles soient le plus translucides possible.

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La lumière passe et le froid est assez bien retenu s’il n’est pas trop vif.Dans le vieil âtre en pierres dégrossies, il trouve quelques char-bons de bois dont le cœur a encore un peu de consistance.Il sait aussi qu’un pas de marche un peu prononcé mesure envi-ron trois pieds. C’est pourquoi, afin d’avoir une première idée de la dimension générale du bâtiment, il compte les enjambées qui composent les deux côtés accessibles du rectangle de la maison. Puis, avec sa corde à nœuds, il mesure toutes les longueurs en pieds avec précision. Cela lui permet de tracer d’une façon rela-tivement juste, avec la planche décolorée et le cœur du bâton de charbon de bois, l’ébauche d’un plan de la maison.

Jeans a repéré tout de suite le système de charpente à ferme simple. Il a vu la faiblesse de la panne faîtière et la difficulté qu’on aura à la changer, même partiellement, sans un montage à moufles. Sans doute Emma pourra t-elle demander à son mari qui, il l’a aperçu dans sa grange, possède quelques grosses cordes et des poulies.Les chevrons à remplacer ou consolider ne devraient pas présen-ter de difficultés particulières, si toutefois les poutres peuvent être disponibles à temps. Ce ne serait alors qu’une question de nombre de bras et d’outillage pour les mettre à la bonne longueur.On pourra voir tout ça, au retour des villageois de la foire de Mettis.

- Rud, dit Jens depuis le haut de l’échelle de meunier, je vois que tu as de quoi mesurer et tracer. Peux-tu venir prendre les dimen-sions des poutres dont on devrait prévoir le remplacement?

L’homme monte précautionneusement puis il positionne sa corde à nœud et répète le nombre d’espaces jusqu’à l’extrémité de la pièce de bois vermoulu. S’il ne sait pratiquement pas lire ou

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écrire, Rude sait très bien tracer et compter. Il en tire une grande et saine fierté d’ailleurs.Avec sa planche à tracer qu’il tient avec grande attention pour ne rien effacer des fines lignes charbonneuses, Rud, puis Jens dans un regard circulaire, cherchent à imprimer dans leur mémoire le plus d’informations visuelles possibles, car ils savent très bien qu’après être rentrés, leur imagination va faire défiler des idées pour l’exécution des travaux et que chaque fois ils pourront buter sur un doute ou une imprécision.Les croquis de la planche que Rud a pris avec lui, seront d’un précieux concours pour penser à tout cela et en parler avec Jens, mais aussi avec les autres.

On voit bien qu’on est en automne et que la saison avance. Le soir se sent déjà mais, le jour éclairé d’un immense soleil rouge, presque sur l’horizon, est tout à fait vaillant avec cependant un peu d’humidité à l’odeur de labour qui monte du sol herbeux. Une légère atmosphère de dolence et un besoin indéfini de confort et de chaleur enveloppent doucement les deux marcheurs silencieux qui rejoignent leur campement et leurs épouses.

La soirée se passe très calmement, chacun sachant que la jour-née du lendemain, sous la conduite d’Emma sera dense. Jens qui interprétera les dires de la femme de Hans et rapportera ses consignes, sera un peu le pivot de ce premier jour de vrai travail pour la communauté de Carling.

Le sommeil d’Ulrich et celui de ses nouveaux amis, se fond dans la nuit étoilée et les mystérieux bruits nocturnes vont de touffes d’herbe en arbres et de marres en ruisseaux.Le chant des oiseaux, juste avant la première lueur a réveillé tout le monde du camp des chariots, dans un ensemble presque irréel,

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tant la spontanéité est grande. Sans dire un mot, mais avec un lé-ger sourire, les chefs des voitures, leurs femmes, les enfants aussi, font mécaniquement les mêmes gestes habituels, mais, semble-t-il avec plus d’application et d’une manière plus enchaînée que les autres jours.Puis, les hommes accompagnés d’Ulrich que Rud a voulu emme-ner, décident de rejoindre la maison d’Emma.

Leur campement est à l’orée du village et il est séparé de celui-ci par une rangée de peupliers de Toscane dont les premières branches, déjà totalement rousses, dorées par la saison avancée, poussent très bas sur le tronc et masquent en partie l’horizon.Lorsque la petite troupe dépasse en chantonnant ce léger écran de feuilles aux teintes cuivrées sous le soleil naissant, elle découvre, moins préoccupée que la veille, l’ensemble du village pour la pre-mière fois. Ils ne regardent plus en eux même mais, ensembles, devant eux. Ils ne chantent plus et ralentissant le pas, ils regardent les maisons de cet important village qui forme un ensemble im-posant et harmonieux aux coloris pastel.

Deux coqs se répondent, puis d’autres. La petite cité s’éveille len-tement et bien qu’aucun mouvement ne soit encore perceptible, la vie d’un jour nouveau semble sortir de l’air et de la lumière qui caressent les murs à l’est des maisons dont les cheminées vont bientôt fumer doucement, dans un ciel pur et transparent.

Saisis de fierté, sans en rien dire, ils ont soudain le sentiment d’être devenus les membres d’une confrérie de bâtisseurs, à l’ins-tar des Compagnons qu’ils ont admirés lors de leur passage rapide mais curieux dans une ville des bords du Rhein dont ils n’ont pas gardé le nom. Par contre, ils n’ont pas oublié l’attention que l’homme qui semblait être le maître d’ouvrage, portait à des des-

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sins fort compliqués et pourtant merveilleusement précis, tracés ils ne savent pas comment, sur des peaux de moutons tellement sèches et tendues qu’elles en devenaient sonores sous la brise du chantier et prenaient une transparence dorée avec le soleil de l’ouest.Emma les attend sur le pas de sa porte avec l’air à la fois sérieux et avenant qu’ils lui ont vu la veille. Jens la salue pour tous les autres dans la langue que tous les deux comprennent puis ils se dirigent vers la première maison choisie par le Conseil.En passant devant les étables dont les portes donnant sur la rue sont fermées, ils entendent remuer les vaches qui secouent ner-veusement leurs chaînes et réclament la traite du matin. Un chien au poil jaune, sorti d’un portillon entrouvert, tourne autour du groupe puis les suit jusqu’à l’entrée de la bâtisse qu’ils viennent restaurer et dans laquelle, enfin ils pénètrent.

Ulrich, silencieux jusque là, les yeux agrandis par la découverte de la maison, dit avec une amusante autorité, que c’est trop abîmé, qu’on n’a pas ce qu’il faut et qu’on y arrivera jamais pendant les quelques jours où l’on restera au village.

- Ne t’inquiète pas ainsi, petit, lui répond Jens qui a jaugé avec Rud, hier, l’importance de la mise en oeuvre. Nous allons étudier tout ça et nous organiser.

Mais ses propos rassurants cachent pourtant une légère inquié-tude, car il y a beaucoup à faire et il faut commencer par le bon début, sans se tromper.

Il est alors décidé, sur le conseil de Emma, de défricher une partie du terrain à gauche de la maison et de l’égaliser, afin d’y dépo-ser les gravats et autres choses à jeter et aussi de ranger tous les

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éléments de toiture et de planchers que l’on pourra utiliser pour faire du feu plus tard. Les déblais pourront ensuite être enlevés sans peine, chargés dans un char à ridelles.Avec les quelques outils qu’ils on apportés et ceux que Hans a mis à leur disposition avant de partir cette nuit à la grande foire, l’ouvrage commence à avancer, dans une logique presque silen-cieuse et efficace de simplicité.Trois des hommes sont à l’extérieur, deux, dont Jens, sont occu-pés à dépailler les parties abîmées du toit et en bas, dans la grande salle, Rud étudie avec Ulrich, la meilleure façon d’aménager cette maison. Il faut faire des choix judicieux et rapidement réalisables que l’on proposera après demain à la communauté revenue de Mettis.

Ulrich se sent tout à fait concerné par cette responsabilité nou-velle, car Rud discute avec lui, lui demande un avis, une idée même, et le prend à témoin dans l’évolution de son raisonnement qu’il trace, comme hier, sur une deuxième planche trouvée là à côté de la première.

Emma est retournée chez elle dans le milieu de la matinée, et quand le soleil est au zénith, ils la voient revenir avec un panier à chaque bras. Ils devinent qu’elle a pensé à tout et, s’arrêtant de travailler, satisfaits de leur matinée malgré quelques accrocs, ils savent qu’en mangeant ensembles, ils vont vivre un moment de plaisir où d’un seul coup, libérés de l’ouvrage, ils vont se mettre à en parler tous à la fois. La jeune femme reste avec eux pour ce repas pris debout, appuyés contre les murs de la grande pièce qu’ils ont éclairée d’une torchère en fer rouillé trouvée là. Ils ont rempli les deux godets avec de la cire et de la résine que la femme de Hans leur a apportée car elle pensait bien qu’il faudrait un peu plus de lumière pour distribuer ce qu’elle leur a préparé.

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C’est encore Jens qui, pouvant se faire comprendre, a été chargé d’aller demander du feu à la petite ferme de l’autre côté de la rue. On sait que l’âtre est allumé, il est trahi par le léger panache qui sort d’un trou dans la toiture.

Jusqu’à la tombée du jour, ils travaillent tous ardemment, avec quelques poses où ils prennent un peu de recul sur ce qu’ils viennent de faire. Cela est nécessaire pour se concerter sur la suite, mais aussi pour savourer le plaisir de voir avancer un ouvrage qui devient de plus en plus clair.La dernière pose, à la nuit tombante, décide du retour aux cha-riots. Ils s’arrêteront en route pour redonner à Emma ses paniers qu’elle leur a laissés avec quelques boissons et pour la remercier.

Fatigués, mais profondément heureux car ils sentent qu’ils s’in-tègrent un peu à ce village, ils s’endorment en ne se demandant pas encore ce que sera la journée du lendemain.Ulrich, lui, pourtant épuisé par cette longue attention, reste éveillé, les yeux ouverts dans le noir sur lequel il projette des images de la maison qu’il voit déjà terminée. Son imagination excitée l’empêche de dormir, mais bientôt, le sommeil est le plus fort.Un nouveau le jour se lève. Après quelques préparatifs, ils se re-trouvent tous sur le chantier qu’ils ont laissé hier avant la nuit.Ils vont continuer à déblayer et préparer aussi bien les murs que le toit de façon à recevoir, comme s’ils étaient un peu chez eux, les villageois qui dès le début de l’après-midi rentreront de la foire avec des matériaux et des outils.

Le milieu de la journée est passé lorsque Ulrich voit depuis la barrière qu’il aide à réparer, d’abord la poussière des chars puis les bœufs, puis la caravane tout entière.

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Ereintés par la foire, la route et le manque de sommeil, après le déchargement de ce qu’ils rapportent pour les nouveaux compa-gnons, ils iront, chacun dans sa propre ferme, ranger les effets de la foire et certainement se reposer un peu.

Hubert a pensé à tout. Ils apportent des poutres et des poutrelles de différentes tailles, une scie neuve, une meule d’aiguisage à l’eau pour affûter les tranchoirs à tailler les chevilles de hêtre. Ils ont aussi de la chaux, des cordes poissées et fines pour attacher les paillons à confectionner pour les nouveaux pans du toit, des mas-settes aussi pour le montage à tenons des colombages, car on n’en trouve pas par ici et il y a plus de mains et de bras que d’habitude.Toutes ces merveilleuses fournitures qui fascinent Ulrich, sont précieusement rangées dans une partie déjà prête de la grande salle, à un endroit où, s’il pleuvait un peu cette nuit, elles ne ris-queraient pas d’être mouillées. Bien sûr, car Jens et son aide ont déjà dégagé une bonne partie du toit et il peut pleuvoir dans ces parties là du bâtiment.

L’équipe de Rud, Jens, Ulrich et les autres hommes qui ont pré-paré le chantier du lendemain, rentrent à la fin de cette deuxième journée, satisfaits de l’approbation d’Hubert et de ses compa-gnons. Accord est pris, superflu toutefois, mais pour la forme, de se retrouver tous là demain à la première heure du jour.

Tous sont bien là, ce matin. A la lumière de ce que leur a raconté Ulrich, les autres enfants qui attendent chaque fois son retour avec fébrilité, auraient voulu venir avec les autres. Ils ont insisté tant qu’ils ont pu, mais, un chantier est une chose de grandes personnes.

- Ulrich y va bien lui, renchérit le chœur des enfants.

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Mais ils n’ont aucune réponse et essayant de distraire leur dé-ception par quelques bousculades, ils voient s’éloigner le groupe comme une sorte de mirage.On installe les cordes, les poulies deux à deux pour faire un mou-flage, les blocs de pierre venant d’un vieil abreuvoir et qui servi-ront à attacher fermement avec d’autres cordes que l’on torsade et que l’on bloque, les poutres à menuiser pour faire des tenons et des mortaises.On allume, dans le vieil âtre bancal, avec des éléments de char-pente à changer et des tisons fournis par la fermière qui les a déjà aidés, en face de la maison, un feu qu’Ulrich attise avec le soufflet dont Hans s’est muni ce matin. L’enfant est chargé d’entretenir la puissante chaleur du foyer et d’y introduire une tige de fer jusqu’à ce qu’elle rougisse. Avec fierté et gravité à la fois, Ulrich littéra-lement fasciné par les flammes, surveille la roseur qui monte sur ce fer qu’il devra prendre avec un chiffon mouillé et le donner à Jens. Celui-ci percera alors avec le fer rouge, perpendiculaire-ment, l’assemblage tenon-mortaise, afin de pouvoir fixer une fois montées en place, une cheville en hêtre déjà préparée, et la blo-quer à l’aide d’une des massettes rapportées de la foire.

Cette préparation est la même pour la charpente et pour les co-lombages. C’est pourquoi, afin de repérer les pièces de bois qu’ils préparent, ils tracent à l’outil tranchant, un signe distinctif à cha-cune des extrémités d’ajustement.Tandis que Jeans et ses aides font très vite avancer la préparation des pièces de bois pour la charpente et pour les murs, Hans et ses compagnons préparent avec de puissants et amples mouve-ments de malaxage, les premières banchées de torchis. C’est un mélange de terre argileuse que l’on va chercher dans une courbe de la rivière et de paille de seigle que l’on hache soigneusement.Lorsque les colombages sont montés, on fixe dans les espaces qu’ils

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délimitent, un treillis de fines branches pris sur les saules de la rivière en même temps que l’argile. On prélève aussi pour les attacher, de fins rameaux d’osiers qui poussent sur des trognes de faible hauteur. C’est pourquoi cette tâche est habituellement confiée aux enfants lorsqu’ils approvisionnent pour les soirées d’hiver, les tresseurs de paniers et de corbeilles. Les treillis, une fois en place et fixés par des nœuds d’osier, sont enduits à main nue, de ce torchis épais, mainte-nu par les mailles de branches de saule. Tous les colombages doivent être montés avant que l’on commence l’opération de colmatage, car on doit réaliser une première hauteur d’environ trois pieds, puis la laisser sécher afin qu’elle puisse supporter une deuxième opération de trois pieds. Et ainsi de suite jusqu’au faîte du mur ainsi confec-tionné.

Six jours sont passés déjà. Le montage des murs est presque ter-miné, mais ils sont encore très fragiles. Heureusement le temps est beau et sec. Les brumes humides du petit jour sont assez vite séchées par ce bon soleil d’automne, suffisamment bas pour s’attarder sur les façades à faire durcir.Rud dirige l’équipe de maçonnerie, mais, sans autorité et naturelle-ment car ses connaissances ont donné confiance à tous. Cependant, n’étant pas chez lui, il prend bien garde de conseiller et de ne pas commander.

Jens qui peut avec ses acolytes s’occuper plus précisément de la cou-verture du toit, a fait égaliser et nouer des paillons pour le versant ensoleillé et des longs bouquets réguliers et plats de branches de genêt pour la partie qui restera plus humide dans la journée. Ces assemblages de paille sont noués à un bout et les genêts eux, sont attachés à l’extrémité branchue des touffes et en leur milieu, laissant libre la partie fine et souple des rameaux. Les liens sont faits de ces cordelettes poissées qu’Hubert a fait rapporter de la ville de Mettis.

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Au dixième jour, les murs, le toit, les ouvertures et les volets ont été restaurés. La porte d’accès à la grande salle qui a pu être conservée, a bénéficié de nouvelles ferrures que le maréchal-fer-rant a modelées avec art. Il s’est même amusé à former au bout des pentures, des ornements fourchus en queue de carpe, tota-lement inutiles, mais qui montrent qu’il a voulu faire quelque chose de beau, en forme de reconnaissance pour ce qu’ont fait tous ces compagnons.Lorsqu’il faisait rougir le fer pour percer les poutres, Ulrich, rêveur devant les flammes, a silencieusement imaginé un foyer mieux aménagé et qui pourrait être équipé pour préparer de la nourriture.Les gros travaux sont pratiquement terminés et l’on s’occupe maintenant des finitions intérieures, des murs de la première salle que l’on blanchit, du plancher d’en haut que l’on jointoie soi-gneusement car il est aussi le plafond des pièces d’en bas.En effet, on a récupéré une petite écurie mitoyenne à la grande cuisine en la remettant en bon état et en la faisant communiquer avec la salle au moyen d’une porte tendue de grosse toile qu’a confectionnée Emma. Ce sera une pièce pour dormir, chauffée par la cuisine d’un côté et par la grande étable qu’on a nettoyée, de l’autre.

Le sol de terre battue de la salle a été gratté, puis égalisé et soi-gneusement tassé afin que le balai de genêts ne risque pas de l’en-tamer à chaque passage et aussi pour le rendre résistant lorsque l’on rentre par temps de pluie en oubliant de laisser ses sabots à l’entrée.Ulrich s’ouvre à Rud de son idée de foyer aménagé.Pensif, plongé dans ses réflexions, Rud soudain sourit et prenant l’enfant par le bras, il saisit sa corde à nœuds accrochée près de la porte, et l’emmène dans la rue. D’un pas rapide, ils vont vers

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la Maison du Conseil. Le maître improvisé des maçons a repéré il y a dix jours, lors de la réunion avec les chefs des principales familles, que l’encadrement de la porte et son linteau sont en pierre et qu’elles ont du être choisies parmi une douzaine d’autres qui gisent là rangées contre le mur de façade. Ce sont sans doute des éléments récupérés sur une vielle construction hors du village, il y a longtemps.

Rude trace dans sa tête un théorique assemblage de quelques-unes de ces pierres et, les mesurant avec sa corde, il explique à Ulrich que son idée est magnifique et qu’on va réaliser son projet.Ils retournent au chantier, prennent quelques hommes et avec un chariot qui a servi à transporter les matériaux, ils retournent chercher les pierres qu’ils ont choisies.Rude et Ulrich, aidés par les bras forts de plusieurs de leurs com-pagnons, montent alors un sol rectangulaire de la surface du foyer, puis deux montants qu’il faut étayer avec deux madriers et un dessus, difficile à mettre en place, mais qui, bien que séparé du mur de un demi-pied, ferme le foyer proprement dit. Au-des-sus de cette pierre horizontale, ils ont aménagé dans le torchis du mur, un trou assez grand qu’ils ont encadré de pierres plates. Ce trou faisant un appel d’air, les fumées qui passent entre le man-teau de l’édifice et le mur, peuvent s’échapper à l’extérieur, sans perturber l’atmosphère de la pièce.On va allumer le premier feu. Tous sont là, surpris, amusés et sérieux à la fois. Un feu est toujours une chose importante et aussi un peu mystérieuse. Du fagot de bois sec qu’on a disposé en travers de deux longues pierres mises en guise de chenets, s’élèvent vivement des flammes claires accompagnées de claque-ments pointus. La grande pièce qui a été totalement reblanchie à la chaux, soudain s’emplit d’une lumière légèrement dorée et d’une douce chaleur qu’ils ressentent car ils se sont tous ins-

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tinctivement approchés des flammes, comme s’ils étaient attirés par elles.On ajoute un deuxième fagot, sans doute moins sec que le premier, car la légère fumée qui s’en dégage vient se faufiler dans la pièce et l’on sent un peu de déception. Mais Rude explique que les pierres du foyer ne sont pas encore chaudes, ni celles qui tapissent le trou du mur et que pour cette raison, le début d’un feu comme celui-là est toujours un peu fumeux, avant que l’aspiration se fasse correctement.En effet, on a entrouvert la porte sur la rue et le courant d’air aidant, le deuxième fagot est consumé en un instant, mais les pierres sont chaudes et la fumée s’échappe bien comme Rude et Ulrich l’ont prévu.Devant la joie que procurent ces flammes, l’ouvrage bien fait et la fierté de l’avoir réussi, Rude a une proposition à faire et pour cela, il faudrait l’accord de tous.Hans éteint soigneusement le feu en rassemblant les quelques braises de fagot qui deviendront rapidement une fine cendre argentée inof-fensive et Hubert conduit toute l’équipe des fiers bâtisseurs vers la Maison du Conseil.En route, Rud dit son idée au chef du village. Serait-il possible, pour couronner ce beau travail, d’organiser dans la maison qu’ils viennent de faire revivre et en signe d’amitié nouvelle, un repas de fête qui utiliserait aussi le feu de la grande cuisine.La réunion qu’avait prévue Hubert, afin de déterminer avec l’assem-blée des responsables du village, le dédommagement des voyageurs, en biens et en provisions de routes, a finalement lieue plus tôt et permet ainsi, en deuxième discussion, d’organiser le grand repas de demain, en distribuant les charges de chacun.La nuit commence à tomber en estompant le contour des arbres, des maisons et des hommes qui cheminent lentement, le cœur serré et pourtant heureux, vers les familles des chariots auxquelles ils ont tellement de choses à raconter.

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Ils sont arrivés à Carling depuis douze jours déjà. Aujourd’hui est le dernier. En pensant au départ, demain matin à l’aube, un peu de nostalgie perce au coin des esprits, mais elle s’efface vite devant la perspective de la fête de l’après-midi, ce grand repas ou l’on va beaucoup parler et finalement mieux se connaître.La pièce embaume, car dans l’âtre confectionné hier et dans le-quel brûle un large feu bruyant et ample, un mouton entier qui avait été abattu pour le retour de la foire, est en train de rôtir. Le maréchal-ferrant qui a réalisé les ferrures des portes, a confec-tionné à la hâte, deux supports fourchus. Ceux-ci reçoivent la grande tige en fer forgé qui avait été fabriqué pour changer l’axe des roues d’un petit chariot à main. Le forgeron lui a fixé un fer coudé en guise de manivelle que chacun devra actionner à tour de rôle pendant la cuisson du mouton embroché sur la tige et entravé par deux traverses pointues.

Celui qui tourne la broche est aussi chargé d’enduire régulière-ment, à son sentiment, la viande qui chante sous le feu. La dorure brune et luisante enrichie par la flamme, se marie à l’odeur de thym qu’on a mis dans le grand plat en cuivre riveté et qui sert de lèche frite. Un bâton dont une extrémité est entourée d’une couenne de lard, trempe dans le jus qui goutte lentement et sert à faire briller sous la cuisson la chair de l’animal.

Le matin, les hommes disponibles ont rassemblé dans la maison les tables et les bancs pris chez les un et les autres. C’est autour de ces tables que les gens de Carling racontent à leurs amis ve-nus du nord, la foire de Mettis, les affaires qu’ils y ont faites et leurs achats. Ils parlent des gens qu’ils y ont rencontrés. Ils ont vu beaucoup d’étrangers, notamment de nombreux nouveaux habi-tants venus il y a quelques années maintenant depuis la région de l’Ijssel et d’autres de la région du Limbourg.

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- Ne venez-vous pas vous-même de ces régions là, dit Hubert?

- Oui, répond Rud, à l’assemblée des convives qui s’est arrêtée de manger et de parler. Nous sommes des Ripuaires, et nous avons rejoint des cousins venus de plus haut encore et qu’on appelle les Saliens, à cause d’un vieux reste d’occupation romaine. Ce sont en réalité des Ijssaliens originaires de ce fleuve et on nous appelle, eux et nous, les Francs. Nous parlons tous les deux la même langue, le francique. Mais, je ne sais rien d’autre car je ne suis jamais sorti de ma région de Maastricht, avant ce voyage auquel on ne pouvait pas échapper.

Leurs discutions autant que leurs bavardages ou même leurs plaisan-teries joyeuses, leur font réaliser que presque tous sont des exilés de différentes régions du nord et de l’est, mais poussés par un ennemi commun, les envahisseurs Huns du chef Attila venus de l’Orient, au-delà du Pont-Euxin.Rud et Jens disent à leurs nouveaux amis qu’ils vont rejoindre à leur tour la grande ville de Mettis et peut-être s’y attarder quelques temps.La fête se poursuit jusqu’à la nuit en évocations de cette vie com-mune de douze jours dont les images deviennent déjà des souvenirs qu’on enjolive à plaisir. Puis, après des adieux à l’émotion contenue, par fierté, tous ces hommes qui ont l’impression de se connaître de-puis très longtemps, se séparent, et retrouvent leurs préoccupations quotidiennes.Cependant, Ulrich qui a vécu une expérience extraordinaire, se sent presque devenu adulte. Il a maintenant une vision totalement chan-gée de la vie, de la société des hommes et de leurs soucis de respon-sabilité.

Ils sont rentrés. La nuit est totalement tombée et Ulrich s’endort profondément

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