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TOME I
Année academique 2004-2005
UFR DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES
THESE DE DOCTORAT DES UNIVERSITES DE
CERGY-PONTOISE et D’ABIDJAN –COCODY
LITTERATURE GENERALE ET COMPAREE
Presentée et soutenue publiquement
par DAVID KOFFI N’GORAN
Le 20 avril 2005
SUJET : LITTERATURES ET « CHAMP SYMBOLIQUE » ESSAI POUR UNE THEORIE DE L’ECRITURE ACTUELLE
EN AFRIQUE FRANCOPHONE
MEMBRES DU JURY Co-Directeurs: Barthélémy KOTCHY, Professeur émérite, Université d’Abidjan-Cocody
Bernard MOURALIS, Professeur émérite, Université de Cergy-Pontoise Membres : Blaise -Romuald FONKOUA, Professeur, Université de Strasbourg. Jean DERIVE, Professeur, Université de Savoie ;
1
SOMMAIRE
INTRODUCTION 6
PREMIERE PARTIE : :l’INVENTION D’UN MONDE LITTERAIRE EN AFRIQUE FRANCOPHONE 19-125 CHAPITRE I / SES MANIFESTATIONS 22 I – L A PARTURITION 23 II –LE RENVERSEMENT OU L’APPROPRIATION 29 CHAPITRE II/ SON FONCTIONNEMENT OU L’AMORCE DE L’ AUTONOMISATION 35
I-LE MYTHICIDE ET LE PARRICIDE 35 A- la réécriture du texte 36
B- coïncidence écriture-critique-idéologie 45 II-DU DESENCHANTEMENT AU DESAPARENTEMENT : LE PARADOXE- l’INSUBORDINATION- L’ECART 54
CHAPITREIII/ BREVE REFLEXION SUR LA CONSTITUTION D’UN CHAMP LITTERAIRE AFRICAIN 61
I-LES PROPRIETES GENERALES DU CHAMP 62
A- une annexion du champ oral et traditionnel 62
B- quelques avartars de l’écriture actuelle 90 II- LES PROPRIETES SPECIFIQUES 101
A- une institution inversée 102 B- une pratique paradoxale 111
C- problèmes de l’autonomie du champ 119
CONCLUSION 123
DEUXIEME PARTIE:EFFET DU REEL, REALITE DU CHAMP :TENSIONS AUTOUR DES FORMES ORALES ET TRADITIONNELLES 126-361
2
CHAPITREI/ QUELQUES LECTURES COMPAREES OU PERIODISATION DES FORMES POETIQUES :LES PREMIERES FORMES, DE SENGHOR/CESAIRE A ZADI/PACERE 129
I- L’ART DU TEXTE POETIQUE : L’ECRITURE OU LA FORME DU DIRE 135 A- phénomènes réitératifs 137 B- parallélisme et rythme 156 C- symbolisme et images 185
II- REPRESENTATION DU MONDE OU UNE CERTAINE IDEE DE L’AFRIQUE 207 A- de JOAL à FORT DE France 212 B- d’ABIDJAN à MANEGA (Ouagadougou) 225
CHAPITREII/ LES DEUXIEMES FORMES : AUTRES ITEMS DE LA CULTURE ORALE ET TRADITIONNELLE 251
I- LES ARTS DE LA PAROLE : 251
Contes, mythes et genres de la scène
II -LA FIGURE DU MAÎTRE DE LA PAROLE 275 le griot, le chasseur, l’initié:
III -LES INSTRUMENTS DE MUSIQUE TRADITIONNELS 282 A- cora et balafong senghoriens/tam-tam césairien 284 B- ″bendrè″ ou tambour du griot chez Pacéré/″dôdô″ou l’arc
(musical) du chasseur chez Zadi 295
CHAPITREIII / TROISIEMES FORMES :AUTOUR DES VARIANTES , JEU DE L’ECRITURE / ENJEU DU DISCOURS 303
I- JEU DE L’ECRITURE : 303
A- contestation, inversion, déformation ? 303
B- les lamantins vont boire à la source du simal 320
II- ENJEU DU DISCOURS 338
A- « libido dominandi » :la gérontocratie ou le pouvoir des anciens/la subversion ou la prétention des prétendants 339 B le temps des classiques ou le règne à vie 354 CONCLUSION 361
3
TROISIEME PARTIE / l ‘ESTHETIQUE DE L’ORALITE ET DE LA TRADITION, UNE EXPERIENCE STRATEGIQUE 362- 478
CHAPITRE I/ L ‘ILLUSION D ‘UNE ECRITURE IDE N TITAIRE 367
I –l’EXALTATION DE LA DIFFERENCE 373 A- la langue 373 B- la nation 386 II- L’USAGE DU PEUPLE 400
CHAPITRE II/ LA MANIPULATION DE LA RACINE ET DE L PURETE 413
I- UNE PENSEE DE LA TERRE :LIEU- TERRITOIRE 414 II- LA RACINE / LE RIZOME 424
CHAPITREIII/ l’ARGUMENT DU SACRE :LITTERATURE DES DIEUX OU LA STRATEGIE D’UNE LITTERATURE CULTUELLE 438
I- UNE PENSEE DU CIEL : LA RECHERCHE DU SACRE ET DU SECRET 439 II- SCRIBE , PRETRE OU PROPHETE ? LA LITTERATURE COMME UN CULTE PROFANE 454
CONCLUSION 473 CONCLUSION GENERALE 474
ANNEXE : ENTRETIEN AVEC DEUX PRETENDANTS 479 REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES 504-534
4
REMERCIEMENTS
Nous tenons à exprimer notre profonde gratitude à tous ceux qui ont
contribué à la réalisation de ce travail.
Nous pensons en priorité aux professeurs émérites Kotchy Barthélémy
N’guessan et Bernard Mouralis : Le premier pour avoir su avec la patience du
maître, avec les vertus de l’humilité et de la confiance placée en nous,
conduire jusqu’à présent nos pas de jeune chercheur. Le second pour sa
présence et sa disponibilité de tous les instants, mais surtout pour avoir
accepté à la faveur de ce travail, de peaufiner notre démarche scientifique et
notre personnalité intellectuelle
Dans cette même perspective nous faisons un clin d’œil spécial au professeur
Romuald Fonkoua, son soutien, sa rigueur et même ses colères nous ont été
d’un apport inestimable. Nous pensons egalement à tous les membres du jury,
pour l’attention et le temps qu’ils consacreront à ce travail.
A toutes les personnes qui ont contribué directement ou non à la mise
en forme de notre projet.
Nous pensons à Madame Sylvie Brodziak et à Nadine Poison à
l’Université de Cergy-Pontoise, ainsi qu’à Monsieur Abel Gnoan et son
adorable petite famille pour leur soutiens pratiques. nous n’oublierons pas
Madame Bouteilloux à Limoges, Severine Rouget, Magdalena Paczskewisch
pour leur concours ; Gwladys et Juliette N’cho pour leurs corrections
Qu’il nous soit permis d’adresser une palme particulière à Ghizlen Sabar à qui
nous exprimons notre profonde gratitude pour sa précieuse amitié.
Egalement à ceux qui ont su dire de belles prières pour nous : notre petite
sœur Marina N’goran, nos jeunes frères Say Ahibo et Harding Franck En
espérant que ce travail les aidera à atteindre le large.
Enfin à nos compagnons de toujours, nos Amis et frères : Docteur
Parfait Diandue-Bi Kacou pour avoir su tracer notre sentier commun. Serges
Yavo Stéphane Luku et Pierre Kouakou Epiphane, pour votre fidelité, Merci !
5
Au beau pays-mien la Côte d’Ivoire
écrivant son Histoire dans le sang et la douleur .
De tes cuisses ensanglantées d’une femme en gésine
sortira la nouvelle histoire de l’homme, de l’Afrique et du monde,
couleurs, belles et inouïes de l’arc-en-ciel
aux lendemains des mélasses du déluge !
A mon père
Docteur Alain N’Goran
A mon Ami
Frère Yvon Blais
Shalom !
6
INTRODUCTION GENERALE
7
Cette étude se propose d’élaborer un essai de théorie en vue de mieux
saisir l’écriture littéraire actuelle en Afrique francophone .Il s’agit en clair, à
partir d’une nette appréhension du rapport pouvant exister entre la pratique
littéraire et la réalité sociale qui la sous-tend, c’est-à-dire cet espace
spécifique que la sociologie bourdieusienne a choisi de nommer « champ
symbolique » d’esquisser une autre approche des littératures africaines.
En effet une des caractéristiques majeures des discours tenus par la critique
sur la production littéraire africaine depuis son apparition dans les années
1930 jusqu’à nos jours est celle qui tend à interpréter la forte présence dans
les textes écrits de certains items culturels traditionnels, la recherche de
nouvelles ″ langues littéraires ″, la représentation de la tradition orale et
l’usage de l’oralité par certains écrivains comme un trait ″essentialisant″,
pouvant alors autoriser la manipulation des catégories comme « communauté
– identité - pensée africaine - âme nègre - vision du monde etc. »
L’on sait par exemple que l’écriture pratiquée chez Sony Labou Tan’si ( la vie
et demie, 1979) n’est pas du tout celle de Mongo Beti ( mission terminée,
1957 ). En outre c’est connu : l’art poétique chez Césaire ou David Diop diffère
en plusieurs points de celui de Pacéré Titinga ou Bottey Zadi Zaourou.
Cependant les décalages esthétiques relevés de part et d’autre et portant
spécialement sur l’appropriation par les textes écrits de certaines données de
l’art oral et traditionnel apparaissent en général comme une focalisation
presque instinctive sur ce que nous nommons « le syndrome de la
communauté »,1 entendu comme cette inclination à désigner un texte littéraire
comme une production absolument communautaire dont la fonction principale
serait de dire le groupe d’appartenance, de le proclamer et de le servir.
Cette mise en forme du mythe de la collectivité comme « conscience
commençante »2 de l’œuvre littéraire perceptible en terme de conscience
identitaire est largement reprise et perpétuée de façon outrancière par la
1 Nous le soulignons 2 Nous empruntons l’expression à Glissant chez qui il nous semble d’ailleurs que c’est au contraire le cri poétique comme « conscience commençante » qui est au fondement de toute communauté ( atavique) et non l’inverse .voir Glissant ( Edouard), Introduction à une poétique du divers, Paris Gallimard, 1996, p.35
8
critique avec des conséquences souvent insoupçonnées : on pourrait rappeler
à ce propos tout un ensemble de lectures naïves dont les paradigmes sont
visibles dans les expressions du genre « un grand poète noir »3 utilisées par
André Breton pour désigner Aimé Césaire et son œuvre poétique. On pourrait
également rappeler des dénominations abusives telles que « griots »4 servant
à identifier certains auteurs comme Birago Diop, Djibril Tamsir Niane, ou
Ahmadou Kourouma.
Mais alors comment échapper à ces présupposés discursifs produits sur les
arts oraux et traditionnels quand on ambitionne justement de procéder à une
poétique de ces arts ?
En termes différents, comment répondre efficacement à la question à notre
avis fondamentale du « comment » et du « pourquoi » d’une forme textuelle
particulière à un moment historique donné ?
Mieux, quelles peuvent être les lois qui autorisent cette affluence des écrivains
vers les arts oraux et traditionnels ? ou encore, comment l’oralité et la tradition
orale en viennent-elles à s’ériger en éléments identifiants de la littérature
écrite africaine d’aujourd’hui au point d’en apparaître comme la forme
dominante ?
Cet ensemble de questionnements permet une nette délimitation des
contours de notre problématique dont le principe sera de prendre en compte le
sujet-écrivain, d’analyser ses conditions et positions de productions,
d’interroger le sens et les enjeux de son écriture et/ou de son discours afin de 3 Breton (André), préface au Cahier d’un retour au pays natal d’Aime Césaire, nouvelle édition, présence africaine, 1983, p.77 on peut aussi évoquer le contexte polémique ayant présidé au texte bien connu de Delas (Daniel) : « L. S.Senghor :lecture blanche d’un poète noir » in temps actuels, paris, messidor, 1982 4 Les griots, propres à la société traditionnelle malinké sont un corps social et professionnel bien déterminé. On les trouve en Guinée, au Sénégal (sud), au Mali (sud-ouest) et en Côte d’Ivoire (nord).Ils sont de par leur naissance et leur fonction sociale, des spécialistes de la parole, dépositaires de l’histoire et de la tradition, et praticiens inégalés d’arts musicaux.( voir Camara (Sory), Gens de la parole, essai sur la condition et le rôle des griots dans la société traditionnelle malinké, Paris, Mouton, 1975) Or Birago Diop, auteur de Les contes d’Amadou koumba, Paris, présence africaine,1947 et de les nouveaux contes d’Amadou Koumba, Paris, présence africaine, 1958 est médecins vétérinaire, Djibril Tamsir Niane, auteur de Soundjata ou l’épopée mandingue, Paris, présence africaine, 1960 est universitaire et historien. Quant à Ahmadou Kourouma, auteur de les soleils des indépendances, Paris, Seuil, 1970, il est actuaire. Tous sont pétris d’une culture
9
procéder à une description de ce qu’il est convenu d’appeler « le champ
littéraire africain » actuel en tant qu’espace social et symbolique dont les
tensions, les rivalités et les enjeux constitutifs semblent s’articuler autour du
joyau oral et traditionnel.
En effet en observant les différentes formes d’appropriation, voire d’annexions
successives par la littérature écrite francophone en générale et africaine en
particulier des ressources du « champ oral traditionnel »5 seraient érigées en
objets de lutte par / entre les acteurs de l’espace littéraire africain : il s’agit
d’une part des écrivains connus et reconnus et d’autres part de ceux
prétendant à ″l’exercice du pouvoir littéraire″ ou à l’acquisition de tout autre
« capital symbolique »6, traduisible en termes de croyance en un certain
nombre de valeurs conférées par la position occupées dans un champ
symbolique (ici le champ littéraire).
Aussi la description d’un tel champ ne pourra-t-elle se faire sous les auspices
d’un réalisme logique et politique, souvent superficiel dans ses lectures et
analyses. Il nous faudra au contraire tenir compte de la spécificité des règles
de vie et de fonctionnement de l’espace littéraire lui-même.
Cette option revient donc à montrer à travers cette étude que la forte
évocation de l’oralité et de la tradition orale dans la littérature africaine écrite
actuelle ne saurait être décodée absolument en tant que éléments
d’identification, ou en termes d’identité, mais surtout en tant que
représentation, c’est-à-dire construction d’un imaginaire prenant alors en
compte la notion de « stratégie de création ».
autre que la culture orale traditionnelle et n’ont absolument rien d’un griot (voir Ricard (Alain), Littératures d’Afriques noire, des langues aux livres, Paris, Karthala, 1995, p.41) 5 Malgré les différentes ″faiblesses″ de l’oralité et son espace de production et de consommation, nous convenons avec Jean Derive qu’elle peut se percevoir sous la forme d’un champ littéraire. Voir Derive (Jean) « champ littéraire et oralité africaine », in Les champ littéraires africains, Paris, Karthala 2001 p. 87-111 6 Le capital symbolique serait selon Bourdieu n’importe quelle propriété ( physique, économique, culturelle, sociale) qui lorsqu’elle est perçue par les agents sociaux dont les catégories de perception sont telles qu’ils sont à mesure de connaître ( de l’apercevoir) et de la reconnaître, de lui accorder valeur. Exemple : l’honneur dans la société méditerranéenne, la reconnaissance par la consécration littéraire. voir Bourdieu ( Pierre), Raisons pratiques sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994 p.116-117
10
Or qui dit ″stratégie″ suppose un environnement concurrentiel ou, une réalité
fonctionnement « à la violence » pour employer la terminologie gramscienne.7
Comme l’écrit Casanova à propos de la littérature″ mondiale″ :
La littérature ( mondiale) fonctionne à la violence et à la concurrence, c’est l’histoire
des rivalités ayant la littérature pour enjeu et ayant fait à coups de force, de
révolutions spécifiques, la littérature institutionnalisée 8
A notre avis, cette structure concurrentielle est le propre de toutes littératures,
quoique fonctionnant sur des modes évidemment différents selon la spécificité
de chaque champ littéraire.
D’où notre intention à vouloir décrire les structures propres aux littératures
d’Afrique francophones actuelles.
Cette réflexion sera menée à partir d’un corpus relevant de deux groupes
différents d’écrivains : le premier, vu sa position dans le champ littéraire
africain est considéré comme « classique ». Ses deux dignes représentants
sont à nos yeux Aime Césaire et Léopold Sedar Senghor.
Quant au deuxième groupe, non encore parvenu au stade d’hégémonie, mais
participant tout de même efficacement ″ au jeu littéraire″ en Afrique
francophone, deux de ses figures les plus pertinentes nous semblent être
Frédéric Pacéré Titinga et Bottey Zadi Zaourou9. L’un est grand prix littéraire
d’Afrique noire avec poèmes pour l’Angola (1982), La poésie des griots
(1982), et l’autre est poète – dramaturge. Il est notamment auteur de fer de
lance (1975), Césarienne (1984), les sofas, suivi de l’œil (1975, 1979), la
guerre des femmes, suivi de la termitière (2001 ).
A présent, il nous apparaît nécessaire de présenter sous un jour plus
net, l’intitulé de notre sujet : « littérature et champ symboliques , essai pour
une théorie de l’écriture actuelle en Afrique francophone ». Procédons alors à
7 Gramsci ( Antonio) repris par Jean Pierre Cot et Jean Pierre Mounier in Pour une sociologie politique, tome II, Paris, Seuil, 1974, p.57-65 8 Casanova (Pascale) , La république mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999, p. 9 9 Un entretien situé en annexe de ce travail permettra une meilleure présentation de ces deux écrivains.( voir en annexe , « entretien avec deux prétendants ») .
11
une élucidation des concepts clés qu’il renferme. Il s’agira de «littérature » -
«champ symboliques » - « théorie de l’écriture ».
Ainsi, pour ce qui est du premier terme « littératures », notons dès le départ
que l’entreprise de définition d’une telle notion a l’air d’une gageure, car
comment dépouiller de ses oripeaux sémantiques une entité si complexe, si
insaisissable, voire énigmatique et pour laquelle une définition exhaustive a
toujours paru problématique ? 10
Aussi retiendrons-nous dans un premier temps son aspect objectivement
reconnu, en tant que discipline à la fois artistique et scientifique ; c’est-à-dire
sur une aire géographique donnée, le lien existent entre d’une part l’ensemble
des productions des écrivains jugées historiquement, institutionnellement, et
esthétiquement recevables et d’autre part la réflexion scientifique élaborée à
propos de ces productions, faisant d’elles un espace de savoir et de rencontre
des savoirs .
Dans un second temps nous proposons en additif la notion de « valeur » au
sens de Goethe 11et plus tard de Valery12, c’est-à-dire une instance régie par
des lois spécifiques, déterminée par une nomenclature analogue à celle
de « l’économique et/ou du commerciale »13. Mais par sa spécificité ou par la
différence qui la distingue de la logique marchande stricto sensu, « la
littérature » relève de ce que Valery nomme avant Bourdieu « un bien
symbolique »14, voire un objet d’enjeu, un lieu de tensions pour lequel sont
menées des luttes invisibles et insoupçonnées.
10 C’est ainsi que les organisateurs du colloque « littératures et sciences humaines » tenu à l’université de Cergy-Pontoise les 17-18-19 novembre 2001 rappelons ce qui paraît comme une troublante évidence : « nous ne savons guère ce qu’est la littérature » ( Actes du colloque, 2001, p.11) 11 Goethe en proposant le concept de « weltliteratur » voit la littérature comme un lieu où les nations pourraient se rencontrer pour échanger leurs ″biens″ (J. W. Von. Goethe, Lettre à Carlyle, 1827) 12 Paul Valery dans cette même perpective esquisse l’idée d’un univers où circulerait et s’échangerait une valeur nommée « littérature » tout comme des valeurs nommées « blé- pétrole - or » ( Valery (Paul), La liberté de l’esprit sur le regard du monde actuel, 1939) 13 Cette économie selon Valery n’est pas matérielle, il s’agirait d’une économie de l’esprit (Valery, Op.cit, ibid.) 14 Valery, Op.cit., ibid.
12
C’est dans cette perspective qu’elle apparaît comme une entité intimement
liée à la notion de « champ symboliques » dont il nous faut maintenant
préciser les contours sémantiques.
Le concept de « champ symbolique » a été élaboré par Pierre
Bourdieu16 à partir des années 1960 pour semble-t-il opérer une synthèse de
Marx, Durkheim et Weber en vue de contribuer à un renouvellement de la
critique sociologique.
On sait en effet que cette critique s’était enfermée dans des carcans
réducteurs et générateurs d’illusions à travers son discours produit sur les
œuvres culturelles, notamment sur les œuvres littéraires ; avec la sociologie
marxiste par exemple, ayant postulé pendant longtemps le caractère « trans-
individuel » 17 du sujet-écrivain médiateur ″d’une vision du monde″ collective,
médium de sa classe ou de son groupe d’appartenance ( Goldmann -Escarpit
- Jauss).
On sait également que face à cette proposition matérialiste se trouve
inversement l’illusion idéaliste du sujet-écrivain comme conscience
individuelle libre, laquelle illusion mystificatrice a contribué par ailleurs à
confiner « le symbolique » dans les voiles du transcendantalisme
conformément au vœu de Kant.18
Aussi, s’agira-t-il d’une part de concevoir la notion de « champ » comme un
espace social à la fois extérieur et intérieur au sujet social , structuré de
positions dont dépend en règle générale tout regard sur cet espace porté
par le sujet et régi par des rapports de force.
D’autre part, il s’agit d’élaborer le concept « d’habitus » vu comme « le
principe qui règle l’acte »,19 c’est-à-dire les catégories d’appréhension et de
16 L’illustration pratique des théories bourdieusiennes du champ symbolique se trouve dans Les règles de l’art, genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992. 17 Le concept de « quotient trans-individuel » comme représentant de la collectivité est le fait de Lucien Goldmann « structuralisme génétique et création littéraire » in Sciences humaines et philosophie, Paris, ed Gonthier, 1966, p.151-156. 18 Le philosophe allemand a été à l’origine d’une explication du goût et du jugement à partir d’un point de vue transcendantal (voir Critique du jugement , aussi à cette conception kantienne faisant du jugement du « goût » un « don », Bourdieu oppose-t-il une autre conception faisant plutôt état de l’origine sociale du goût et du jugement ( voir La distinction, Paris, Minuit, 1979) 19 Pascal Durand emprunte cette expression à la scolastique ( voir « introduction à une sociologie des champ symboliques » in Les champ littéraires africains, déjà cité, p.24
13
perception du monde gouvernant « le sens pratique »20 du sujet et orienté par
le capital d’expérience, voire les atouts, les valeurs, les représentations de la
classe d’origine.
Dès lors la notion de « champ symbolique » servira à désigner un espace
social particulier, régi par des caractéristiques, des règles, des modes de
fonctionnement spécifiques, essentiellement producteur d’un patrimoine, des
ressources, voire d’un capital dont la valeur et les critères de légitimité
relèvent de l’autonomie du champ. Elle sert à désigner tout un ensemble
d’espaces de production culturelles dont la littérature fait partie intégrante.
Bourdieu écrit encore à cet effet :
Le champ de production culturelle- champ artistique- champ littéraire –champ
scientifique tout en permettant de rompre avec les vagues références au
monde social (…) permet de traduire ce monde social particulier dont faisait
état la vieille notion de république mondiale des lettres 21
Mais quelles sont les caractéristiques de ce monde social particulier dans son
fonctionnement ?
Evoquons toujours Bourdieu :
Le microcosme social dans lequel se produisent les œuvres culturelles,
champ littéraire, champ artistique, champ scientifique, etc. est un espace de
relations objectives entre les positions (…) et on ne peut comprendre ce qui
s’y passe que si l’on situe chaque agent ou chaque institution dans ses
relations objectives avec tous les autres. C’est dans l’horizon particulier de
ces rapports de force spécifiques et des luttes visant à les transformer que
s’engendrent les stratégies des producteurs, la forme d’art qu’ils
défendent…au travers des intérêts spécifiques qui s’y déterminent 22
Visiblement un rapport commutatif pourrait s’établir entre « champ
symbolique » et « champ littéraire ». Les deux termes se désignant
mutuellement, il apparaît clairement que considérer les littératures africaines 20 Durand (Pascal), Op. cit. ibid. 21 Bourdieu ( Pierre) Choses dites, Paris, Minuit, 1987, p.171
14
dans leur ensemble comme un « champ symbolique et/ou littéraire », revient à
lire ces productions comme un « microcosme », voire un monde social
miniaturisé et particulier dont les caractéristiques, indépendamment des
autres champ (politiques et économiques), ressortissent aux entités comme :
rapport de force - jeu et enjeux - stratégie - capital - autonomie, etc.
Dans ce sens, elles pourraient être justiciables d’une autre théorie
d’approche. D’où le syntagme « théorie de l’écriture » qu’il nous faut élucider
maintenant.
Ainsi, le premier substantif « théorie » nous apparaît-il tout simplement
comme un ensemble de règles, de lois systématiques organisées et servant
de fondement à une science. Restituée à la méthodologie, la théorie devient
un appareil conceptuel à visée universaliste applicable à un corps vaste de
texte.
Quant à l’écriture on sait qu’elle a été soumise très tôt à ce que Guy
Spielmann a appelé « un vice épistémique »23, c’est-à-dire une démarche
scientifique entachée de préjugés, engluée dans une structure discursive
opposant l’écrit à l’oral, les hiérarchisant, tout en les érigeant en des
spécificités fondatrices d’histoires exclusives.
Nous choisissons pour notre part, tout en nous tenant à l’écart de ces
points de vue infructueux pour notre étude de poser ″l’écriture″ comme
intimement liée à la notion de « texte », elle-même affranchie des contraintes
de la substance de l’expression, donc pouvant être présentées par divers
codes conventionnels et se manifester en interaction avec plusieurs signes ou
systèmes de signes codifiés.
François Rastier dira alors que ″l’écriture″ et/ou ″le texte″ est « une suite
linguistique empirique attestée produite dans une pratique sociale déterminée
et fixée sur un support quelconque » 24.
De ce point de vue, ″écriture ″ et ″texte″ semblent consubstantielles à une
troisième donnée : celle ″d’œuvre″ en tant que ″texte″ abordé culturellement
22 Bourdieu (Pierre) , Raisons pratiques, p.68 23 Spielmann ( Guy), préface à Battestini, Ecriture et texte, contribution africaine, Presse de l’université de Laval, Présence Africaine, 1997 24 Rastier (François), Art et Science du texte, Paris, PUF, 2001, p. 20
15
sous l’angle de ses rapports avec l’individu qui l’a produit ou qui l’a transcrit et
que la culture considère comme source ou garant de croyance et des histoires
auxquelles elle adhère 25
Cela voudra dire que dans notre contexte écriture / texte / œuvre sont des
manifestations matérielles et symboliques relevant alors du domaine de la
création, précisément du littéraire.
Dans cette perspective, tenter une « théorie de l’écriture » actuelle en
Afrique francophone, c’est procéder « à une science des œuvres »26 africaine
telles que peuvent le supposer l’actualisation et l’expérimentation d’un
« champ littéraire africain ». Autrement dit, c’est proposer « une autre
manière possible » d’analyser les œuvres et /ou les textes et /ou les écritures
dont les caractéristiques ( génériques, stylistiques, thématiques ou éthiques)
s’imposent dans l’état actuel du champ comme des normes recevables ou
dominantes ou en lutte pour parvenir à la position d’hégémonie selon les
instances spécifiques de légitimation et les réalités particulières du champ.
Mais qu’en est-il des questions d’ordre méthodologique ?
Nous avons posé par anticipation dès les premières lignes de cette
étude que notre réflexion relèverait de la sociologie des champ symboliques
de Bourdieu, perçue comme une critique sociologique ″renouvelée″27.
Posons-en les principes.
En effet l’histoire des décryptages du texte, des actes de lectures tels qu’ils
naissent et se perpétuent sous divers paradigmes méthodologiques et
traditions herméneutiques propose des différentes approches du texte, une
grande distinction d’ensemble opposant les « explications externes et les
interprétations internes »28
25 Leclerc (Gérard), Le sceau de l’œuvre, Paris, Seuil, 1998 , p.302-303 26 Bourdieu (Pierre) Op.cit., p.60 27 Sans être une forme de radicalisation, cette sociologie possède sa méthode et son objet propres : à savoir les conditions sociales de production et de réception des œuvres et l’histoire sociale du phénomène littéraire . 28 Cette dichotomie « expliquer- interpréter » prend sa source chez l’allemand Wilhem Dilthey « origine et développement de l’herméneutique » in Le monde de l’esprit I , 1900 .Voir aussi Ricoeur ( Paul), Du texte à l’action , herméneutique II , Paris, Seuil, 1986.
16
Ainsi, selon l’analyse qu’en à fait Eagleton,29 la lecture « interne » serait le fait
d’une tradition formaliste concevant les œuvres comme des significations
intemporelles, des formes ″pures″ et anhistorique, excluant toute référence à
des déterminations historique ou sociales.
Les tenants de cette approche, issus d’une part du contexte de la révolution
bolchevique de 1917 et d’autre part du new criticism ( illustré en Angleterre
par T.S. Eliot et en France par Paul Valery), choisiront essentiellement de ne
s’intéresser qu’à la matérialité du texte littéraire, ainsi qu’à la façon dont elle
est articulée.
Le texte littéraire, diront-ils, n’étant pas un moyen de véhiculer des idées ou
« le reflet » de la vie sociale, l’œuvre doit en conséquence être définie
comme « un fait matériel dont le fonctionnement peut être analysé comme
celui d’une machine »30 ou encore en termes bourdieusiens comme « des
structures structurées sans sujet structurant ».31
La forme la plus parfaite de cette approche textuelle se trouvera plus tard
illustrée et traduite par le structuralisme à travers un certain nombre de
postulats privilégiant par exemple : une analyse immanente mise en relief par
le syntagme ( le texte tout seul, rien que le texte), puis une analyse
structurelle impliquant que les éléments du texte ne peuvent porter sens que
par le jeu des relations qu’ils entretiennent entre eux.
La seconde lecture serait quant à elle une démarche « externaliste »
pour penser le rapport entre le monde social et les œuvres culturelles.
Comme nous l’avons déjà dit, elle semble trouver ses expérimentations les
plus typiques chez les critiques d’expérimentations marxistes tels que Lukacs,
Goldmann, et Adorno qui partent du principe que la littérature est une pratique
sociale supposée traduire une dualité de rapport entre texte et société. Aussi,
une lecture ″externe″ ou sociologique d’une œuvre littéraire reviendra-t-elle
pour eux à concevoir un acte de lecture dite ″réaliste″ et centrée sur la
catégorie hégélienne de la totalité. Qu’est ce à dire ?
29 Eagleton ( Terry), Critique et théorie littéraire, PUF, 1983 30 Eagleton , Op.cit. , p.5 31 Bourdieu, Op cit. p.63
17
Cela signifie que le texte littéraire doit nécessairement rendre compte du réel,
ou de la totalité des rapports sociaux ou encore traduire la société et ses
problématiques : les structures économiques, juridiques, politiques ou
idéologiques qui la fondent. En termes différents, c’est rapporter les œuvres
aux intérêts d’une classe et faire de l’artiste ″le porte-parole″ d’un groupe.
Comme on peut le constater, ces deux principales approches du texte se
posent dans un rapport antithétique. Cette opposition presque radicale servira
justement de fondement à la critique sociologique bourdieusienne des
œuvres littéraires.
En effet cette option critique se pose dans son principe comme un point de
vue conciliateur transcendant les barrières étanches dressées par la
philosophie platonicienne entre ″matière″ et ″ esprit ″. Elle postule donc un
renversement à partir duquel une interrogation pourra prendre forme et porter
sur « le champ » en tant que réalité sociale dont la nature ne réside ni dans le
seul monde des idées, ni uniquement dans le monde réel, encore moins dans
l’antinomie entre ces deux mondes ; d’où la proclamation de deux modes
d’existence sociale tels que les décrit encore Pascal Durand :
l’idée force de Bourdieu est qu’il y a deux modes d’existence du social : un mode
d’existence extérieur, lié à l’inégale distribution des ressources et des capacités
d’accès à ces ressources(sociales, scolaires, économiques, culturelles) et d’autre part
un mode d’existence intérieur, lié à l’incorporation par le sujet social sous la forme de
schèmes mentaux et corporels, de ses conditions d’existence objectives 32
Autrement dit, « le champ » inséparable de la notion « d’habitus » est à la fois
un lieu matériel (conditions sociales, ensemble de structures, de hiérarchies,
de classes) et un lieu d’idées ( notre vision du monde liée à notre position
dans la société).
Dans ce sens, le texte littéraire produit dans le champ littéraire africain dans
son état actuel, ne saurait être rien d’autre que l’expression du champ dans
sa totalité. Adopter alors ce point de vue revient principalement pour nous à
32 Durand (Pascal) Op.cit. p.21
18
demeurer dans une perspective comparatiste pour saisir la véritable nature du
rapport ″ littérature″ et ″ société″.
Pour ce faire nous postulons une adéquation entre l’œuvre dans la singularité
de sa textualité et l’appréhension de l’auteur ( correspondant à ses
dispositions et prises de positions dans l’espace de production, dans les
relations de concurrence qu’il entretient avec d’autres auteurs et l’ensemble
des stratégies susceptibles de procurer le capital escompté) .C’est dire que
les textes constituant notre corpus seront abordés dans l’optique de
l’intertextualité en tant que type de rapport par lequel ils définissent leurs
différentes propriétés formelles ou esthétiques et se situent dans le champ.
Par ailleurs, cette étude sera menée en trois grandes étapes :
La première intitulée « l’invention d’un monde littéraire en Afrique
francophone » se veut une brève historicisation de la pratique littéraire telle
qu’elle naît en Afrique en tan que fait de discours, telle qu’elle prend forme
dans ses manifestations et ses fonctionnements par étapes successives
d’autonomisation jusqu’à sa constitution en un « champ » dont les propriétés
portent principalement sur les items de l’art oral et traditionnel comme forme
dominante.
La deuxième partie : « tensions autour des formes orales et traditionnelles »
permettra de décrire le champ africain dans son état actuel comme arène de
l’ensemble des écrivains : les classiques et les prétendants avec au centre de
tous les procédés de création l’oralité et la tradition orale devenues objets de
luttes et de tensions .
En dernière étape, il s’agira de montrer comment cette esthétique de l’oralité
et de la tradition orale, loin d’être un élément identifiant ou d’identification
s’inscrit plutôt dans une perspective stratégique, exactement comme l’écrit
Alain Viala : « l’imaginaire d’un écrivain, c’est aussi la construction d’une
image de lui au sein de l’espace littéraire, et son esthétique la forme qu’il
donne à cette image33 ».
33 Viala (Alain), Naissance de l’écrivain, Paris, Minuit, 1985
19
Ce qui revient à dire que comme toutes littératures, celles constituant le
champ littéraire africain actuel possèdent un statut symbolique et remplissent
une fonction de représentation, située certainement aux antipodes d’artifices
identitaires arbitraires et meurtriers.
20
PREMIERE PARTIE : l’INVENTION D’UN MONDE LITTERAIRE EN AFRIQUE FRANCOPHONE
21
Il ne s’agit pas ici de reprendre l’exégèse chère à certains chercheurs1
consistant à concevoir une approche ″évolutionniste ″, voire de maturation
progressive de la littérature africaine afin de la hisser le moment venu au rang
de celles de l’occident, ou encore à adopter la démarche de ″la différence″
raciale et culturelle comme fondement d’une histoire et d’une esthétique
littéraires africaines.
De ce fait, il nous faudra bien entendu éviter de fixer cette analyse de la
formation et de l’affirmation effective de l’espace littéraire africain aux seuls
faits socio-politiques bien connus de l’esclavage et de la colonisation .
Ce chapitre servira donc à procéder à une histoire de la pratique littéraire
africaine, selon qu’elle naît par le fait d’un discours parturient ou d’un « effet
d’altérité »2 qu’elle va s’approprier ; suivant des modalités qui lui permettent
de fonctionner par autonomisations successives jusqu’à sa constitution en un
monde spécifique, c’est-à-dire un « champ » dont les règles de vie semblent
porter sur l’oralité et la tradition orale.
1 Malgré la richesse incontestable de ses travaux , L. Kesteloot succombe biens souvent à la tentation d’une démarche évolutionniste en concevant l’histoire de la littérature africaine à partir d’un processus de maturation, de classification, de périodisation voire de consécration des œuvres africaines selon le critère de la distance culturelle et ″raciale ″ instaurée entre les écrivains Africains et leurs ″maîtres″ Occidentaux. Aussi s’émerveille-t- elle sans le savoir du ″ noir qui écrit″, tout en reprenant à son compte le schéma eux / nous . Elle écrit par exemple : « leurs idées nous attirent autant que leur façon de plier notre langue à une sensibilité qui nous est étrangère…ces écrivains ont d’autres caractères que nous » - Voir Kesteloot (Lilyan), Les écrivains noirs de langue française, naissance d’une littérature, université libre de Bruxelles, 1963, p.127 2 Nous le soulignons ainsi pour signifier comment l’altérité ou l’invention de « l’autre » constitue le « cogito » c’est-à-dire le rapport à l’autre comme conscience de soi au sens de Descartes) des science humaines, à savoir l’ethnologie, l’anthropologie, la littérature ainsi que la sociologie et la philosophie dans une certaine mesure. Voir Duchet, (Michèle) , Anthropologie et histoire au siècle des lumières, Montaigne Voltaire , Rousseau,, Helvetius Diderot , Paris , Maspero, 1971. Egalement V. Y. Mudimbe, « le miroir des sciences humaines » in L’autre face du royaume, Lausanne, Paris , l’âge d’homme, 1973)
22
CHAPITREI/ SES MANIFESTATIONS
Que dire de la genèse de la littérature de l’Afrique francophone dans
son ensemble ?
L. kesteloot3 fait remonter bien loin ″l’ancêtre″ de la littérature africaine
actuelle. En effet selon elle, cette littérature part de la tradition orale en tant
que fondement et véhicule de la civilisation du continent et de ses différentes
cultures. Elle s’accompagne dans un premier temps de la tradition écrite en
arabe remontant au XVIème siècle ( avec le Tarik-el Fettach et le Tarik-el-
Sudan, , ainsi que les manuscrits de Tombouctou au Mali) puis au XVIIème
siècle dans l’Est africain ( c’est-à-dire au Kenya et en Tanzanie avec l’épopée
de Lyongo Fumo, en Swahili) sans oublier l’Ethiopie Chrétienne écrivant en
guèze et en amharique.
Dans un second temps ce mouvement oral s’accentue au XIXème siècle
d’abord avec certains écrits religieux, poétiques ou historiques réalisés en
langues africaines ( peulh et wolof en Afrique occidentale, xhosa, Zoulou et
souto en Afrique du sud) ; ensuite et essentiellement avec l’entreprise de
collecte des missionnaires, ethnologues et administrateurs ayant porté sur les
contes, les fables, les mythes les proverbes etc.
Point n’est besoin d’évoquer la totalité de cette longue exégèse pour
comprendre que ce mouvement oral initial vient en prélude à la littérature
coloniale qui engendrera à son tour la littérature écrite moderne et ses avatars
actuels. Le plus important ici n’est donc pas de porter son attention sur ces
mouvements historiques soumis à la chronologie ordinaire, à des séries
juxtaposées d’œuvres ou à des successions nationales.
Il nous faut plutôt analyser selon notre objectif les ondes de choc, c’est-à-dire
les périodes de contradiction et de grandes ruptures ayant favorisé réellement
3 Kesteloot ( lilyan), Histoire de la littérature négro-africaine, Paris, karthala-AUF, 2001, p.13 Cet ouvrage constitue une critique par elle –même de ses critiques antérieures. Ce réajustement lui aura permis de revenir sur ses errements passés afin de les corriger :il s’agit notamment de l’exclusion de la littérature orale de l’histoire littéraire africaine, ainsi que de ses arguments racio-culturalistes érigés en critères de consécration.
23
l’apparition d’un espace littéraire africain ou la constitution de la littérature
africaine en univers social répondant à une logique pouvant lui être spécifique.
En effet l’on peut se demander pourquoi malgré cet historique si clairement
établi par l’histoire littéraire, les spécialistes n’ont de cesse à considérer la
littérature occidentale en général comme mère de la littérature africaine et en
particulier avec tout le paradoxe4 que cela suppose Batouala5 de Rene Maran
comme ″premier roman nègre″ ou explicitement précurseur du discours
littéraire africain .
A notre avis , le premier point de vue pouvant servir de justificatif à cette
approche est liée à ce que nous nommons le discours parturient ou l’effet
d’altérité.
I- LA PARTURITION
Si l’on tente d’élaborer une histoire sociale de toutes les littératures,
qu’elles soient européennes ou africaines ou même mondiales selon le point
de vue de P.Casanova6, il apparaît nettement qu’un des principes de toutes
littératures est de prendre forme par / contre une altérité c’est-à-dire de
s’ériger en une instance de prise de la parole pouvant favoriser une auto-
désignation à travers une invention de « l’autre », comme ce fut justement le
cas au XVème siècle et jusqu’à la fin duXVIème siècle où les renaissances
italienne et française entrèrent en rivalité en s’inventant mutuellement, ainsi
qu’à la fin du XVIII ème et durant tout le XIXème où la littérature anglaise
s’affirma et s’identifia en opposition avec celle de la France. On assistera
également au cours de cette période à la naissance de la littérature
4 Le cas Rene Maran apparaît comme un paradoxe parce qu’il est difficile de placer son œuvre dans la littérature africaine qui le considère pourtant comme un précurseur, quand en revanche ce citoyen français est rejeté par la France après la jugée scandaleuse consécration de l’académie Goncourt 5 Maran (Rene), Batouala, véritable roman nègre, Paris, Albin Michel, paraît en 1921, alors que déjà en 1906 et 1910, Thomas Mofolo écrivait le pèlerin de l’orient et pitseng, la vallée heureuse. Aussi Jahn le considère-t-il comme « le premier grand auteur africain moderne ». Voir Janheinz (jahn), Muntu, l’homme africain et la culture néo-africaine traduit par Brian de martinoir, Seuil , 1958 , p.226) 6 Casanova (Pascale), La république mondiale des lettres, déjà cité, p.70-106
24
allemande dressée contre la philosophie voltairienne et sa croyance explicite
en « la supériorité de la littérature française classique »7 ; à son tour cette
littérature allemande s’affirma et se consolida contre celle de la Russie et de la
plupart des pays de l’Est …
C’est dans cette même perpective que le champ littéraire français tel qu’il s’est
amorcé au XVIIème siècle et accompli au milieu du XIXème siècle8 aura
recours à un modèle discursif proposé par l’ethnologie et consistant à
procéder à une manipulation de certaines dichotomies établies :eux / nous,
ethnos / polis, écriture/ oralité 9pour reprendre et développer au sujet de
l’africain et de son espace la problématique de « l’autre » ou de « l’âme
nègre ».
Ainsi que le montrera Michèle Duchet dans son anthropologie et histoire au
siècle des lumières10, l’influence de cette problématique développée au départ
par les écrits de voyages fut très sensible sur l’esprit philosophique du
XVIIIème , sur l’éclosion de certaines idéologies politiques , sur la formation
de divers institutions, ainsi que sur la fonctionnement de quelques
administrations11 dont les histoires coïncident avec celles d’entreprises de
conquête et de domination.
Cette influence paraît à notre avis plus nette dans le domaine littéraire en
général, et dans
7 Goulemot (J. M.), Le règne de l’histoire, discours historiques et révolutions, XVIIèmè et XVIIIème siècle, Paris, Albin Michel, 1996, p.164 8 La littérature française se construit à cette époque comme ″systèmes″ et ″institution″ c’est-à-dire en univers clos. Voir Viala, (Alain), Naissance de l’écrivain , p.7 Egalement Bourdieu (Pierre) Les règles de l’art, dejà cité. 9 Cette coupure permet de noter la pertinence de la fonction de l’écriture comme essentielle dans l’épistemê occidentale ( voir Baudrillard, Fétichisme et idéologie, 1972 .Ainsi que Gusdorf, La parole, Paris , PUF, 1988) Mais inversement pour Platon « l’écrit tend à tuer l’esprit, à instaurer le mensonge social et politique, il fausse le jeu des institutions démocratiques, détourne les pouvoirs légitimes, ossifie et perpétue les totalitarismes, les dogmes et la profusion des théories contradictoires.- Platon, Phèdre, 257 sq et son commentaire dans Derrida (jacques), La dissémination, Paris, Seuil, 1972, p.71-197 10 Duchet (Michèle) , Op cit. chap I -V 11 Il s’agit de ses différentes influences sur les philosophes comme Montaigne, Voltaire, Rousseau, Helvetius, Diderot, ainsi que sur les idéologies comme le socialisme utopique, sans oublier celles exercées sur la constitution de certaines bibliothèques et plus tard sur les mémoires d’administration et sur l’idéologie coloniale. Voir Atkinson, (Geoffroy) : les relations de voyages au XVIIèmè et l’évolution des idées, Paris , 1927. Egalement Chinard, (Gilbert), l’Amérique et le rêve exotique, cités par Michèle Duchet, Op cit, p.65.
25
« le champ afro-francophone »12 en particulier dont les contours systémiques
et les fondements institutionnels relèvent absolument de cette problématique
de « l’autre ».
L’histoire littéraire établit clairement à cet effet toute une typologie textes
ayant préexisté aux textes ″africains″ à proprement parler et qui semblent
marqués essentiellement par cette coloration du rapport à « l’autre » : Il y a
d’abord le texte exotique13 à caractère ethnographique, caractérisé par une
volonté manifeste de découvrir « l’autre » et son espace comme objets d’un
décor curieux. Ce genre de texte développait ainsi une stratégie d’écriture
tendant à instituer tout un ensemble de stéréotypes, portant à la fois sur le
paysage et les hommes.
Dans le premier cas c’est une représentation du cadre géographique en
terme spatio-temporel avec l’imposition par exemple des paysages dits
″tropicaux″ et toutes les charges connotées qui leur sont associées. On peut
à cet effet se souvenir d’une œuvre comme le roman d’un spahi 14de Pierre
Loti et tout le traitement presque pervers de la thématique d’une Afrique
« terre de feu et de soleil » (pour reprendre Fanoudh Sieffer) qui s’y trouve,
ainsi que la représentation dominée par l’imaginaire médiévale d’une Afrique
désignée comme un réceptacle d’opprobre et de malédiction auxquelles ne
pouvait échapper le voyageur. Le personnage de Jean Peyral se trouvera à
juste titre englué dans un étrange processus dit de ″décivilisation″ jusqu’à sa
mort dans le désert .
Cette représentation de « l’autre » perçue un peu comme une mise en garde
de ″déshumanisation″ porte un autre versant : c’est celui qui consiste à
12 Selon le point de vue de Katarina Städtler, il s’agit d’un champ littéraire africain encore lié entre 1940 et 1950 aux instances de légitimation et aux agents du champ français. Ce champ afro-francophone serait alors voisin du champ littéraire français et dominé par le pouvoir colonial. voir Städtler, (Katarina) « à propos d’un champ littéraire colonisé en exil » in Les champ littéraires africains , p.199-207. Pour nous ce champ prend en compte la période1930-1960. 13 La notion d’exotisme porte chez Mouralis une acception plus large, elle constitue entre autre un mode de subversion porté contre le champ littéraire français lui-même .Voir Mouralis (Bernard), Les contre-littératures, Paris, PUF, 1975, p.65-104. Dans notre cadre, nous sommes intéressé pas son aspect discursif à partir duquel l’africain et son espace deviennent objets littéraires, et surtout à partir duquel le texte exotique assure avec plusieurs autres textes le statut de littérature dominante . 14 Loti (Pierre) Le roman d’un spahi, Paris, Gallimard , 1992
26
opposer au stéréotype de la rudesse du climat et de la létalité du paysage
celui d’une nature″ vierge″ à un état encore pur, d’une nature accueillante,
voire édénique suivant le modèle initié depuis le XIXème siècle par des
auteurs comme Chateaubriand 15par exemple chez qui cette nature dite des
″origines″ loin de porter la mort devient au contraire un lieu par excellence de
religiosité, non seulement propice à accueillir les sites religieux, mais aussi à
sauver l’homme dit ″civilisé″ en le rapprochant de l’état de pureté originelle.
Chez Baudelaire également C’est le même traitement consistant à faire du
paysage de ″l’autre″ un espace « superbe et singulier pour ses savantes et
délicates végétations où se prélasse l’éternelle chaleur et resplendit l’infini de
l’azur tropical » 16
Dans le second cas, cette stratégie d’écriture portera sur les hommes
eux-mêmes dont l’évocation pouvait ainsi déboucher sur une différenciation
négative17 d’une société dominante dont le discours et la pratique se justifient
par une opposition radicale à « l’autre » défini comme ″barbare″et rejeté dans
l’infra-humain , ou tourné en dérision.
Il y a également un troisième genre de texte se présentant sous une
forme philanthropique et que Mouralis nomme « texte négrophile »18 avec
toute l’ambiguïté qui le caractérise, à savoir décrire et condamner l’esclavage
au nom d’une certaine ″raison universelle ″ tout en occultant la culture
africaine elle-même et développant la thèse paradoxale et aberrante du ″ bon
maître″ .
Le dernier genre de texte qui nous semble très important est le texte
colonial, en ce sens qu’il constitue par sa position institutionnelle un point de
départ immédiat à l’écriture littéraire africaine et au discours qui le motive.
15 Chateaubriand (François René), Le génie du christianisme, Tome II, livre V, Paris, Flammarion, 1966, p.33-50 16 Baudelaire (Charles), « hémisphère dans une chevelure », « invitation au voyage » in Oeuvres complètes, Paris, Seuil, 1968 17 Mouralis pense également que cette écriture débouche sur une interrogation de soi ou sur un relativisme d’un point de vue philosophique (Op.cit, idem, ibid.) 18 Mouralis ( Bernard), Op.cit, pp.79-87-187
27
En effet c’est à partir des années 1920 que le champ littéraire français,
reprenant et perpétuant le discours proposé initialement par les récits de
voyage19 ( déjà évoqués) poussa ses frontières jusque dans les colonies où
les colons, des missionnaires, des administrateurs et des ethnologues, faisant
figures de premiers agents de ce qu’on appellera « la littérature coloniale » se
proposeront de traduire au public européen l’image ″véritable″ des
populations noires d’Afrique. Ce fut alors le temps d’une « littérature de
témoignage » constituée essentiellement de collectes de certains genres
traditionnels et de pratiques culturelles africaines,20 sous-tendues par un
discours littéraire dont le sens était perceptible par la barrière rendue étanche
de ″l’européen″ et du ″non européen″, permutable avec celle d’une ″âme
blanche″ et d’une″ âme nègre″, largement diffusée par des magazines comme
l’illustration, le magazine pittoresque, le tour du monde, la quinzaine
coloniale…
Cette littérature coloniale perçue comme un sous-ensemble du champ
littéraire français ne s’affirmera véritablement qu’avec l’institution scolaire.
Roland Lebel la définit alors comme
Une littérature devant être produite par un français né aux colonies ou y ayant vécu
assez longtemps là –bas pour s’assimiler l’âme du pays, soit enfin par nos sujets
indigènes s’exprimant en français bien entendu21
La production littéraire de cette époque coloniale, c’est-à-dire de 1925 à1940
avait tout comme les autres types de textes déjà soulignés pour
caractéristique principale de proposer un discours dominé par « l’esprit
d’empire »22.En d’autres termes, Force-bonté (1926) de Bakary Diallo,
19 Les récits de voyage d’explorateurs comme ceux de René Caillé par exemple Journal d’un voyage à Tombouctou et à Djenné, 1830 20 voir par exemple l’Abbé Pierre Bouche « les noirs peints par eux-mêmes, recueils de proverbes Nago accompagnés de leur traduction » in , Maurice Delafosse, L’âme nègre, Paris, Payot, 1992 21 Lebel (Roland), Histoire de la littérature coloniale, Paris, larose, 1931 22 Nous pensons par ailleurs qu’une relecture par la critique des œuvres de cette époque s’impose .En effet cette production n’était pas seulement qu’une pérennisation du discours
28
l’esclave (1929) de Felix Couchoro, les trois volontés de Malick de Mapaté
Diagne , comme toutes les œuvres produites par les élèves de l’école
normale de William Ponty ou de l’école primaire supérieure de Bingerville
étaient essentiellement la marque d’une entreprise de construction d’une
« âme nègre » à laquelle il fallait impérieusement appliquer la théorie
coloniale de l’assimilation et du progrès. Autrement dit, ces œuvres à l’instar
de celles élaborées par les colons, missionnaires et ethnologues23 ( l’abbé
Grégoire , Le père Trilles, Charles Monteil, Mgr Raponda-walker, Maurice
Delafosse, l’abbé Boilat…) donnaient dans la caricature d’une personnalité
africaine en vue d’une meilleure approbation de l’action coloniale désignée
comme un humanisme.
D’autre part cette production se caractérise par l’apparentement existant entre
les auteurs ″ indigènes ″ et les autorités coloniales. En observant en effet la
plupart des textes parus aucours de cette période, l’on remarque que les
paratextes ( avertissements, préface, post faces) sont pour la plupart le fait
de hauts fonctionnaires de l’administration coloniale ou d’éminentes
personnalités du pouvoir colonial .Comme le note chevrier :
colonial. Elle avait sa part ″d’africanité″ c’est-à-dire de résistance à la culture dominante. force-bonté de Bakary Diallo par exemple fait état de l’ingratitude de la métropole à l’égard du narrateur, démobilisé après de loyaux services aux lendemains de la guerre de 1914-1918.On pourrait établir un lien entre cette attitude des pouvoirs coloniaux et les événements de Thiaroye en 1944 au Sénégal que Yves Benot mentionne parmi les massacres coloniaux- Voir Benot (Yves) , Massacres coloniaux 1944-1950 , la Ivème république et la mise au pas des colonies françaises, Paris , la découverte, 1994, p.178-187. De même, Paul Hazoumé même s’il a pris part à l’œuvre de caricature n’a pas moins contribué à la reconnaissance des civilisations africaines. D’ailleurs il ne manquait pas de porter un regard critique sur les dérives de l’administration coloniale ( Doguicimi, 1938). Il y a également Fili Dabo Cissoko, Coups de sagaie, controverses sur l’union français, 1957, dans lequel l’auteur soudanais pose un certains nombres de questions gênantes pour le pouvoir colonial. Il y a enfin Bernard Dadie, jouant avec Assemian Deylé, le jeu de l’institution coloniale pour exposer une esthétique différente allant de paire avec une image équilibrée du passé Africain.Voir Vincileoni (Nicole) L’œuvre de Bernard Dadie, classique africain, 1987) 23 Mais cet aspect reste un peu complexe dans la mesure où certains ethnologues désireux d’obtenir une consécration venant des institutions scientifiques plutôt que celles accordées par les instances politico-coloniales porteront un coups à ce type de discours ethnographique et / ou littéraire par le fait de l’africanisme devenu comme « un contre-champ » aux champ discursifs scientifique et littéraire existants. C’est dans ce sens que Delafosse, Frobenius, Levi Strauss, Michel Leiris, Geneviève et Marcel Griaule bénéficieront chez Kesteloot de l’appellation « les ethnologues amis » ( Voir Kesteloot, Op.cit. p.92)
29
Georges Hardy, directeur de l’école coloniale patronne les trois volontés de Malick,
Jean Richard Bloch préface force-bonté, l’esclave est publié grâce aux soins du
directeur de la dépêche coloniale, le gouverneur Arnaud préface l’ouvrage de Dim
Dolobson, l’empire du Mogho Naba, Karim enfin est placé sous la double tutelle de
Théodore Monod et de Robert Delavignette… 24
Si cet apparentement pour certains25 apparaît comme des cautions et des
précautions à forte connotation paternaliste et pour les autres au contraire
comme une invitation explicite à briser le monopole discursif européocentriste,
il est à notre sens au moins objectivement, l’origine d’un objet littéraire
nouveau :la littérature du colonisé ou la littérature « indigène »26 en
émergence, laquelle ne tardera pas à amorcer son autonomisation et plus tard
à l’affirmer.
Dans ce sens, les filiations postulées entre la littérature africaine francophone
et la littérature française sont des propositions fondées à juste titre et
presqu’invariables pour ″la science littéraire.″
Mais il convient à notre sens de les situer davantage dans un cadre discursif
plutôt que dans des contextes uniquement socio-politiques.
Il est en outre intéressant de les restituer également au mouvement
dialectique par lequel l’africain posé comme objet littéraire devient à son tour
sujet et producteur d’un autre discours, c’est-à-dire qu’il fait son entrée dans le
champ de la prise de la parole littéraire.
II- LE RENVERSEMENT OU L’APPROPRIATION
24 Chevrier ( Jacques), Littérature d’Afrique noire de langue française , Nathan université, Paris, 1999 , p.9 25 Chevrier (Jacques), Op.cit, p.9-10, voir aussi Kane (Mohamadou), Roman africain et tradition, Dakar, NEA, 1983 26 Chevrier ( Jacques), Op.cit, p.6-7
30
Le deuxième point de vue justificatif de cette approche historique
particulière de la Littérature africaine dans son ensemble est lié à ce que nous
appelons l’appropriation discursive ou le renversement avec ″le cas René
Maran.″
Rappelons-le brièvement à partir de l’historiographie établie par
Kesteloot.
René Maran fut pendant treize ans administrateur en Oubangui-chari , ancien
territoire équatorial français aujourd’hui république Centrafricaine, Guyanais
d’origine, il vécut en France et en Afrique où il fut comme ″un étranger ″aux
habitudes africaines. Comme l’écrit Kesteloot : « Il assimila sans effort la
culture française, plus trace chez lui d’un tempérament nègre, ni de
survivance ancestrale, sa manière de penser et de sentir est française » 27
Mais pourquoi cet écrivain fut si profondément adopté par l’Afrique et les
africains ?
Jahn pense qu’il est
le premier exemple d’écrivain non africain ayant écrit consciemment à la manière
africaine…il lui arrive par exemple dans la description de la chasse d’utiliser les mots
pour leur pouvoir magique propre, à la manière africaine 28
En fait, René Maran a appris la langue du pays de l’Oubangui-chari où il était
en fonction et c’est à partir d’une écoute discrète des causeries des
populations qu’il conçut son Batouala.29
En effet un soir d’ivresse, Batouala, personnage éponyme, chef d’une tribu
″indigène″ raconte sous forme de jérémiades les souffrances jusque-là
endurées en silence par les masses paysannes ; ainsi de leur contact avec les
Blancs, il affirme :
27 Kesteloot, Op. cit, p.57 28 Janheinz (Jahn), Muntu, Op. cit, p. 237 Roland Lebel pense cependant que l’œuvre de Maran est aussi dominée par « l’esprit d’empire » et que d’ailleurs son discours a été tenu pour l’honneur de la France. Par conséquent, il n’y avait aucune rupture. (Voir Histoire de la littérature coloniale, ibid.) 29 Maran ( Réné) Batouala, ibid.
31
Que ne nous ont-ils pas promis ! Vous reconnaîtriez plus tard disent-ils que c’est en
vue de votre bonheur que nous vous forçons à travailler. L’argent que nous vous
obligeons à gagner , nous ne vous en prenons qu’une infirme partie. Nous nous en
servirons pour construire des villages, des routes, des ponts ( …) Il y a une trentaine
de lunes, notre caoutchouc, on l’achetait encore à raison de trois franc le kilo. Sans
ombre d’explications, du jour au lendemain, la même quantité de″ banga″ ne nous
été payé que quinze sous…et le gouverneur a juste choisi ce moment pour élever
notre impôt de cinq à sept et dix franc !
Nous ne sommes que des chairs à impôts, nous ne sommes que des bêtes de
portage. Des bêtes ?Même pas. Un chien ? ils le nourrissent et soignent leur cheval
.Nous sommes moins que ces animaux…Ils nous tuent lentement 30
Ces paroles de Batouala n’étaient pas le fait d’un état d’ébriété immaîtrisé.
Son peuple tout entier approuve ce discours virulent
Batouala avait mille fois raisons, jadis avant la venue des blancs, on vivait
heureux. ...A présent ils n’étaient que des esclaves, commente le narrateur, il n’y
avait rien à espérer d’un race sans cœur car ils n’avaient pas de cœur, ils
abandonnent les enfants qu’ils avaient des femmes noires. 31
Et plus loin, pour mieux traduire l’état d’esprit de cette masse paysanne et par
delà elle, celui de tout le peuple de Batouala, les Bandas, l’auteur expose leur
philosophie de l’au-delà : « Là, il n’est plus de moustiques, ni de brune, ni de
froid plus d’impôts à payer ni de sandoukous ( caisses) à porter, les sévices,
les prestations, les chicotes, une tranquillité absolue, une paix illimitée » 32
Mais déjà, dans les pages d’introduction, la préface notamment, l’auteur
reprenait à son compte les reproches et les ressentiments de ses
personnages. Il insistait alors sur la vie quotidienne des habitants des
30 Batouala , P.76-77 31 Batouala , p.77-78 32 Batouala, p.99
32
colonies, spécialement celle des africains et évaluait en tant qu’administrateur
la colonisation :
Cette région était très riche en caoutchouc et très peuplée. Des plantations de
toutes sortes couvraient son étendue. Elle regorgeait de poules et cabris. Sept ans
ont suffi pour la ruiner de fond en comble. les villages se sont disséminés , les
plantations ont disparu, cabris et poules ont été anéantis. Quant aux indigènes
débilités par les travaux incessants, excessifs, et non rétribués, on les a mis dans
l’impossibilité de se consacrer à leurs semailles même le temps nécessaire. Ils ont
vu la maladie s’installer chez eux, la famine les envahir et leur nombre diminuer 33
La suite de cet épisode est connue : le prix Goncourt fut attribué à l’auteur de
Batouala et cela suscita immédiatement de violents tollés dans certains
milieux ; on pouvait lire en effet dans la dépêche coloniale d’alors : « Une
œuvre de haine, Batouala ou la calomnie ; en couronnant ce pamphlet,
l’académie Goncourt a commis une mauvaise action » 34
De même, selon le poète guyanais Léon G. Damas :
Le lendemain même du vote des Goncourts, Paul Souday ( critique littéraire au
journal Le temps) tout miel tout fiel, observait que le réquisitoire de René Maran
contre les administrateurs coloniaux est à ce point formidable qu’il fera rougir tout
français et même tout européen… 35
C’est dire qu’une véritable campagne de presse fut orchestrée qui devait avoir
de cruelles répercussions sur la carrière de l’écrivain, puisqu’il fut isolé et
qu’on lui ferma toutes les portes36…
33 Batouala, p.16 34 Dépêche coloniale du 26 décembre 1921 35 Damas (Léon Gontran) « pour saluer René Maran » , in Lettres françaises n°825, Mai 1960. 36 Mais il nous faut relativiser ce point de vue car René Maran avait aussi eu des ennuis judiciaires en Oubangui pour dit-on avoir très violemment brutalisé un africain, cet incident a certainement influé aussi négativement sur sa carrière (voir Abanda N’dengue (Jean-Marie), René Maran et l’Afrique, colonisateur et humaniste, thèse de doctorat d’Etat soutenue à Lille III, sous la direction de Roger Mercier, 1985)
33
On remarquera après ce bref récit que l’œuvre de Maran produit un tel effet
parce qu’elle portait en elle la vérité comme enjeu : « j’ai montré les noirs tels
qu’ils étaient et n’ai point voulu faire de polémique » 37
affirme-t-il dans un entretien avec Kesteloot.
En outre son statut civil et sa position sociale faisait peser sur lui une
incontestable présomption de vérité. Aussi use-t-il de son droit à la parole pour
livrer un tel témoignage, mais aussi pour insister sur la négligence, l’immoralité
et le cynisme de ses collègues : « ce sont eux qui assument la responsabilité
des mots dont souffrent à l’heure actuelle certaines parties du pays des
noirs. » 38
D’ailleurs comme le relève encore Kesteloot confirmant la part ″ vraie ″ du
discours de l’écrivain :
On savait cela depuis Savorgnan de Brazza qui fit en Oubangui son dernier voyage
et fut profondément outré des ravages causés par les grandes compagnies
pratiquant le travail forcé. Il en mourut dit-on sur le bateau qui le ramenait en
France 39
Visiblement, l’épisode Maran vient comme une véritable ″anomie ″ dans
l’espace littéraire africain tel que conçu par l’occident. En effet, il se pose
comme un acte contraire aux normes, en contournant « la volonté de vérité »
jusque là établie, en bousculant l’ordre naturel du discours, pour prétendre
poser une autre vérité, celle qui ne s’inscrivait guère dans la ″police discursive
″ du moment.
A notre avis, René Maran pourrait prendre ici le statut que Pierre Bourdieu
conférait à Flaubert et Baudelaire au XIXème siècle, c’est-à-dire le
« nomothète » parce que fondateur d’un ″nomos ″ spécifique. En termes
différents Maran vient comme un personnage ou un héros fondateur d’un acte
primordial : celui de donner le droit à la parole aux africains afin qu’ils
développent un autre type de discours dont la légitimité n’est plus absolument
37 Entretien avec Kesteloot, au congrès de Rome, mars 1959, Kesteloot, Op.cit, p 59 38 Batouala, .p 14 39 Kestelloot, Op.cit, ibid
34
conférée par l’occident mais dont la validité sera liée à cet espace littéraire
spécifique en constitution.
Les effets de cet acte de fondation s’affirment réellement à partir des années
1930 comme nous le montrerons ultérieurement, le milieu des étudiants noirs
s’exprimant à Paris dans l’effervescence intellectuelle de l’entre deux guerres.
On pourrait conclure brièvement à partir de ce qui précède que la
littérature d’un point de vue générale fonctionne comme toute les disciplines
des sciences humaines, qu’elle adopte particulièrement à certains égards le
modèle discontinuiste consistant à se déployer sous la forme de paradigmes
différenciants et différencialistes servant comme la montre Amselle « à
distribuer toute un série de populations dans des catégories distinctes »40
Ce faisant, la littérature en général, ses champs français et « afro-
francophone » en particulier dans la construction de leurs objets finissent par
se poser comme ″science de l’autre ″ c’est-à-dire fondée sur le rapport à
l’altérité. Leur discours fonctionne comme un système de prise de la parole
régi par un processus de dénomination et d’auto-désignation remplissant une
fonction de contrôle et de domination.
Autrement dit le champ français et son appendice la littérature coloniale et/ou
indigène en se posant au départ sous le prisme du « même » et de
« l’autre », par une constitution de l’africain et son espace en objet littéraire,
œuvreront à l’avènement d’un mouvement de contestation qui comme nous
l’avons déjà souligné transforme ″l’objet ″ en ″sujet ″ soumis à l’enjeu de la
″vérité ″.
Dès lors, la littérature africaine francophone pourra être lue à un moment
donné de son histoire à travers les schèmes oppositionnels du ″discours ″ et
du ″contre-discours ″ ou selon le mot de Mouralis comme une « contre-
littérature »41
40 Amselle ( Jean-Loup), Logiques métisses, anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs, Paris, Payot, 1990, p.38. 41 Nous convenons avec B Mouralis que ce caractère de contre-littérature est un moment constitutif du processus d’autonomisation de la littérature africaine jusqu’à l’âge de « l’indifférence » c’est-à-dire d’une certaine autonomie proclamée.Voir Mouralis ( Bernard) Les contre-littératures, ibid.
35
Par ailleurs, comme on peut le remarquer, ce bref historique de la pratique
littéraire africaine tel qu’il est conçu ne repose ni sur des chronologies ou des
séries juxtaposées d’œuvres, ni sur des successions nationales. Il est plutôt
bâti sur un ensemble de ″révoltes ″ ou de ″révolutions″ voire d’émancipations.
C’est dire que cette littérature avant de se constituer à proprement parler
comme un lieu de « croyance qui la soutient ou d’un jeu de croyance qui s’y
joue, des intérêts et des enjeux matériels ou symboliques qui s’y
engendrent » 42 est d’abord soumise à une série d’autonomisations
successives, parmi lesquelles les étapes du mythicide et du parricide.
CHAPITRE II SON FONCTIONNEMENT OU L’AMORCE DE
L’AUTONOMISATION
I/ LE MYTHICIDE ET LE PARRICIDE
Les notions de ″mythicide″ et de ″parricide″ serviront à désigner tour à
tour le bouleversement systématique d’un mythe constitué et toute atteinte à
l’intégrité d’un ascendant légitime, c’est-à-dire l’occident en tant que principe
de production d’un certain discours, voire origine et foyer de signification
d’une pratique institutionnalisée.
Dans ce sens , les étapes du mythicide et du parricide sont une situation
générale de refus catégorique traduite par une réécriture du texte littéraire,
ainsi que par l’avènement d’un discours autre que celui tenu et admis jusque
là.
42 Bourdieu, Les règles de l’art , p. 93-97
36
B. Mouralis définit ce moment comme étant : « le renversement nécessaire au
terme duquel le texte négro-africain, cessant d’être subordonné à l’initiative
européenne devient une production littéraire proprement africaine » 43
En se refusant ainsi à accepter une instance discursive unique, cet espace
littéraire en constitution en vue de posséder sa propre structure,
principalement ses propres stratégies de création, se fondera sur une
première modalité : le texte littéraire dans sa matérialité concrète ( sa forme et
son contenu), inséparable des institutions et instances de légitimation, des
agents du champ français ( politiques , intellectuels, auteurs, lecteurs).
1- LA REECRITURE DU TEXTE
Il est ainsi possible de noter que dans le premier cas , le texte littéraire
se perçoit dans son aspect formel sous l’allure d’une homogénéité
significative. En clair, malgré la répartition géographique diversifiée, ainsi que
les variations internes44 qui fondent cette production littéraire, elle est marquée
par une unité manifeste tendant à l ‘opposer au monde européen, et justifiant
le présupposé d’une littérature nationale45 ou dans un autre sens ″d’une nation
littéraire africaine″ traduisant une culture homogène aux quatre coins du
continent. Ainsi que l’écrit encore Mouralis :
Il s’agit de prendre conscience à grande échelle de la diversité des milieux culturels
dans lesquels s’est élaborée la production littéraire négro-africaine, mais il importe
également de tenir compte de l’unité qui caractérise ses milieux et qui se fonde à la
fois sur une histoire commune à toutes les collectivités noires marquées
profondément par l’expérience de la traite, de l’esclavage, du colonialisme, du racisme
et des ghettos46
43 Mouralis (Bernard), Op cit, p.168 44 Nous le soulignons comme une hétérogénéité dans son homogénéité. 45 Mais cette littérature nationale selon le vœu de Fanon et David Diop n’est pas régionaliste, elle peut donc être trans-nationale ,dans la perpective du débat organisé par Présence africaine entre 1955 et 1956 ( voir Présence africaine n°IV-V-VI , octobre, novembre, décembre1955 et janvier, février, mars 1956) 46 Mouralis (Bernard), Op cit, p.171-172
37
Autrement dit, la principale forme textuelle ayant sens pour les nouveaux
énonciateurs (auteur- critique) aucours de cette période était en grande partie
relative aux heures cruciales de l’histoire socio-politique négro-africaine
d’alors, en partant de l’esclavage à
L’implantation du système colonial dans les dernières années du XIXème siècle,
l’institution en 1945 de l’union française qui reconnaît le principe de l’égalité civile et
politique, la création du RDA , le soulèvement malgache de 1947, les luttes des
années 1950, l’éclatement du RDA, la mise en place de la loi-cadre dans les
années 1960 consacrant la balkanisation de toute une partie une partie de l’Afrique,
le référendum de 1958, le non de la Guinnée, l’assassinat de Sylvanius Olympio,
l’arrestation de Mamadou Dia, la chute de Modibo Keita etc 47
C’est sans doute pourquoi l’on constatera une fois de plus avec Mouralis que
les auteurs et les critiques de cette période jusqu’à celle des indépendances
qui déchantent, reviendront sans cesse dans leur pratique de l’écriture et dans
l’énonciation de leur discours sur :
L’irruption brutale des premiers colonisateurs et les bouleversements qu’entraînent
celle-ci pour la société africaine ( Jean Ikelle Matiba cette Afrique là ; Nazi Boni
crépuscule des temps anciens ; C. A.Kane l’aventure ambiguë etc)
La mise en place du système colonial et le caractère répressif de celui-ci, sous sa forme
administrative et politique (F.Oyono, une vie de boy, le vieux nègre et la médaille,
Mongo Beti mission terminée,) sous sa forme policière et carcérale ( prisons, travaux
forcés, indigénat : J.I. Matiba, Oyono, Jean Malonga, O.B.Quenum), sous sa forme
économique ( Eza Boto, ville cruelle, Benjamin Matip, Afrique, nous t’ignorons) sous sa
forme idéologique et culturelle (Mongo Beti, le pauvre christ de bomba,, Bernard Dadie,
climbié)
Le milieu urbain, nouveau cadre de la vie africaine opposé à l’espace traditionnel
représenté par le village.
Les luttes sociales et politiques (la révolte Mau Mau chez N’gugi- grain of weat- les
événements de 1950 en Côte d’Ivoire chez Dadie-climbie- la grève Dakar-Niger en
47 Mouralis (Bernard) , Op.cit , p. 175
38
1946-1947 avec Sembène Ousmane- les bouts de bois de Dieu – le référendum de
1958 –Sembène Ousmane, l’harmattan) 48
A l’instar de la forme textuelle, le contenu des textes traduit également
une volonté manifeste de refuser, de détruire ou de reconstruire les textes
exotiques et / ou ethnographiques, négrophiles et coloniaux que nous avons
présentés comme dominants parce que chers au pouvoir colonial et assurant
l’équilibre institutionnelle de l’espace littéraire d’alors.
Dès lors une autre typologie de texte fera son apparition, en ramant à contre-
courant de ″l’ordre littéraire″institutionnalisé et apparaissant comme
« différente » par le référent spacio-temporel, thématique, diégétique, socio-
culturel, poilitico-idéologique qui en constitue sa nouvelle ossature.
On peut ainsi imparfaitement désigner ces textes comme ceux de la
« négation d’une négation », c’est-à-dire les production considérées comme
le fait d’une écriture du « non » marquées principalement par la contestation,
la dénonciation et la réhabilitation.
Contestation , dénonciation et réhabilitation constituant par exemple l’étymon
spirituel des œuvres de Césaire dont le cahier49 fut considéré à juste titre
comme « un événement littéraire et un facteur de révolution »50. Patrick
Chamoiseau raconte à cet effet dans écrire en pays dominé, le choc violent
par lui ressenti en découvrant que l’un des détenus du centre pénitentiaire de
Fleury Mérogis où il était éducateur, un jeune antillais avait reçu le cahier ; il
expliqua alors au surveillant chef qu’il s‘agissait d’un « acte fondateur ».51
C’est également la verve dénonciatrice et contestataire, ainsi que
l’intention de réhabilitation qui motivent la production des autres écrivains de
cette génération comme par exemple Damas célébrant la nostalgie d’une
Afrique perdue à travers pigments (1937), Senghor « déchirant les rire
bananias sur tous les murs de France »52 pour restaurer une autre image de
48 Mouralis (Bernard), Op.cit p.175-176 49 Césaire ( Aimé) , Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine , 1956 50 Hountondji ( Victor M. ) , Le cahier d’Aime Césaire, événement littéraire et facteur de révolution, L’hamattan , 1993 51 Chamoiseau (Patrick), Ecrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 1997, p.87 52 Senghor ( Leopold Sédar) , « poème liminaire » in hosties noires, Paris, Seuil, 1948.
39
l’Afrique, Mongo Beti se révoltant contre les injustices sociales nées du fait
colonial à travers ville cruelle (1953), ou Fanon pour ne citer que ces
quelques noms, fustigeant les exactions coloniales et écrivant pour proposer
un renouveau aux ″ damnées de la terre″(1961).
Simultanément, c’est la publication des récits épiques en vue de
valoriser le patrimoine culturel africain. C’est donc tout en cherchant ses
fondements heuristiques dans des travaux comme ceux de Frobenius histoire
de la civilisation africaine (1933) ou encore dans la nouvelle histoire africaine
énoncée par Cheik Anta Diop, postulant dans nations nègres et cultures
(1955) l’origine nilotique des peuples noirs, le tout sous-tendu par une
idéologie antithétique à la théorie pernicieuse de la table rase, privant le
monde noir d’une histoire, que la création littéraire fera surgir l’image
prestigieuse, souvent idéalisée à outrance des empires du Mali, du Ghana, du
Songhaï, le royaume Dahomey, celui du Congo et leur ″grandes″ civilisations
urbaines, les Etats Mossés et leur ″solides ″structures sociales et
politiques.(Doguicimi (1938) de Paul Hazoumé, Soundjata ou l’épopée
Mandingue de(1960) de D.T.Niane s’inscrivent dans un tel cadre.
De même, les conquérants ou personnages illustres de l’histoire de la
résistance africaine sont récupérés et célébrés par la littérature au point
d’incarner pour certains auteurs des valeurs d’identification aux fonctions
sotériologiques. Avec Ethiopiques (1956) par exemple Senghor fait siens la
force et l’invulnérabilité de Chaka, le conquérant Zoulou déjà célébré par
Thomas Mofolo (1939) et plus tard Seydou Badian (sous l’orage suivi de la
mort de Chaka,1963) .Tout comme ces derniers, Nazi Boni avec crépuscule
des temps anciens (1962), Jean Malonga avec la légende M’pfoumou ma
Mazono (1959) ont besoin de se reconnaître dans les héros du passé .
Outre ce passé idéalisé, cette valorisation des cultures bafouées se conçoit
également selon les modalités d’une description à la fois réaliste et mythique.
Aussi les œuvres reprennent-elles les conceptions africaines de la vie de tous
les jours, le cadre pacifique du village, décrit comme un lieu spécifique et
propice à la sociabilité ( Bernard Dadie, Afrique débout suivi de La ronde des
jours, 1956), l’éducation de l’enfant, l’intégration de l’individu à la communauté
40
et aux sociétés ésotériques ( classes d’âge, initiation),veillées passées autour
du conteur , ainsi que toute la fonction didactique et les visions
cosmogoniques qui les sous-tendent.( Camara Laye, l’enfant noir, 1953,
Birago Diop, les contes d’Amadou Koumba 1947 , leurre lueurs,1958).
On peut mentionner enfin le traitement hypocoristique53 de la femme
africaine , dénominateur commun de certains créateurs comme Senghor
chantant « la femme noire », Camara laye célébrant ″sa mère″, métaphore
généralisante de la femme africaine et du continent africain . Dadie décrit
dans un autre registre, la figure de la femme africaine dépositaire des vertus
de la résistance, de la maternité et de la dignité. D’ailleurs l’historien Baba
Kake n’hésite pas à assimiler à cet effet l’héroïne de Béatrice Congo (…)au
personnage légendaire de Jeanne d’Arc, tout comme est récupéré le mythe
sabéen de la femme autorité et guide à l’exemple de la grande royale de C.
A.Kane dans l’aventure ambiguë (1961).
Comme on le constate, la réécriture du texte littéraire est un volonté manifeste
pour les nouveaux locuteurs et sujets regardants de procéder à un effacement
de la parole littéraire ancienne ou occidentale en vue de s’imposer dans le
champ du discours comme tenant d’une parole nouvelle et légitime. Mais loin
de fonctionner comme une symétrie, ce renversement de situation ne sera
qu’une modification de positions. En termes différents, cette autre articulation
discursive prenant la forme d’une hérésie contre une orthodoxie ne fonctionne
pas de manière à viser la société supposée opposée, bien au contraire, l’objet
référentiel, c’est-à-dire la problématique de « l’âme nègre » demeure
inchangée .
C’est pourquoi cette génération d’écrivains54 ou considérés comme tels,
jusqu’aux lendemains des indépendances des années 1960 n’adoptera que
cette démarche qu’Amselle désigne comme « une auto-ethnologie »55, c’est -
à- dire une entreprise ethnologique à usage interne, consistant pour l’africain à 53 Cette célébration de la femme existait déjà avec Ronsard chantant au XVIème siècle Marie et Cassandre, tout comme Beaudelaire s’adressait au XIXème à « une passante », à madame de Sabatier et à Jeanne Duval, et puis au cours du xxème siècle ce fut tour à tour Appolinaire invoquant Marie-Laurencin, Eluard rendant hommage à Nush et Aragon contemplant « les yeux d’Elsa ». 54 Voir Senghor ( L. S.), Anthologie de la poésie nègre et malgache, Paris , PUF, 1948
41
s’auto-définir pour la première fois par opposition à « l’autre » : l’européen,
son histoire et sa culture.
Mais la réécriture du texte ne saurait prendre en compte la seule pratique
fictionnelle et esthétique, elle concerne également les stratégies adoptées en
vue de modifier « l’espace des possibles » littéraire à travers une remise en
cause des positions dans cet espace. Aussi les institutions , les instances de
légitimation et les agents du champ français participent-ils de cette réécriture.
En effet l’on ne saurait apprécier et situer efficacement le corpus
littéraire (poèmes, contes, pièces de théâtre, essais politiques et
philosophiques…) de la décennie 1940-1950 par exemple sans prendre en
compte d’une part « les complicités et anathèmes »56 ayant contribué chez les
coloniaux et les colonisés à œuvrer pour ″la résistance″ ou la survie du champ
symbolique français ( champ politique, champ culturel) alors en crise du fait de
l’occupation allemande, et d’autre part sans considérer les apports de certains
écrivains et intellectuels français ,ainsi que ceux de certains mouvements
politiques de la même stature, pour une intégration dans le champ culturel
français et une amorce par ricochet d’une certaine autonomisation à la fois
relative et significative du champ littéraire afro-francophone.
Ainsi que le montre l’histoire sociale de Katarina Städtler,57 le corpus
littéraire de cette époque, ainsi que les stratégies pour sa reconnaissance et
son intégration peuvent être liés à la situation politique et sociale d’avant,
pendant et après la guerre 1939-194558 à laquelle étaient soumis les écrivains
55 Amselle ( J. L.), Op.cit, p.31-32 56 Voir Sapiro ( Gisèle) , Complicités et anathèmes en temps de crise : modes de survie du champ littéraire et ses institutions1940-1953 (Académie française, Académie Goncourt, comité national des écrivains), Doctorat nouveau régime, EHESS, 1994. En outre l’histoire coloniale établit que lors de la première guerre mondiale, les colonies fournirentde 535000à 607000 soldats, et de l’offensive allemande en juin 1940 à la libération 500000 hommes ( voir Thobie (J.), Histoire de la France coloniale 1914-1990 Paris A. Colin, 1990.) (Voir aussi Loiseaux (Gerard), La littérature de la défaite et de la collaboration, Paris, publication de la sorbonne , 1984 57 Städtler (Katarina) in Les champ littéraires africains , ibid. 58 Nous choisissons la guerre comme repère parce que la période de l’entre deux-guerre coïncide avec une forte émergence de voix politiques et littéraires africaines, elle traduit également des rapports spéciaux de collaborration, de résistance et de participation entre la France et ses colonies. Voir Benot (yves), Les parlementaires africains à Paris 1914-1958, Paris, ed Chaka, 1989.
42
à l’instar de tous les autres acteurs sociaux. C’est-à-dire de la déclaration de
la guerre par la France et la Grande Bretagne à l’Allemagne hitlérienne le 3
septembre1939 à la libération de la France entre juin et août 1944 et le retour
au pouvoir du Général De Gaulle en passant par l’occupation allemande de
Paris le 14 juin 1939 et la naisance du mouvement de la résistance en
novembre 1942.
Avant la guerre, c’est l’élite coloniale africaine, représentée par les
étudiants qui se retrouve en métropole, surtout à Paris considérée alors
comme « une ville littéraire ou une capitale littéraire »59
On sait à cet effet que Paris apparaissait comme un lieu littéraire par
excellence, parcequ’elle fournissait les éléments d’une littérarité mythifiante :
représentation littéraire de Paris, description romanesques et poétiques ,
particularité mythique et historique conférée par le poids de l’histoire dont le
caractère exceptionnel de la révolution française, les titres métaphoriquement
élogieux foisonnent : « le ventre de Paris, le spleen de Paris, les mystères de
paris, notre dame de Paris »60 et confirment la puissance littéraire de la
France dont la capitale bénéficie sans cesse des désignations comme
« abrégé de l’univers ,l’humanité faite ville, forum cosmopolite, cité
encyclopédique et universelle… »61.Paradigmes proposés pour traduire le
prestigieux capital symbolique de la capitale française, perceptible à travers le
rayonnement intellectuel, artistique et politique par le fait de l’aura littéraire de
l’espace parisien.
C’est donc ce phénoménal capital symbolique que décideront de mettre à
profit les étudiants africains à Paris.
D’où l’éclosion à cette période d’une série de revues comme légitime défense
( 1932), la revue du monde noir (1931-1932), présence africaine (1947), ainsi
que l’avènement des mouvements politico-culturels comme le mouvement Sur le plan littéraire on note également le déplacement de certaines institutions du centre vers la péripherie sous pouvoir colonial. Césaire et son épouse créent ainsi la revue tropiques à la Martinique. De 1941à 1945. 59 Casanova (Pascale), Op.cit, p.41 60 voir notamment Hugo, Baudelaire, Zola, Balzac surtout Walter Benjamin pour son ouvrage, Paris ,capitale du XIXème siècle, ed du Cerf, 1989.
43
indigéniste haïtien ,la negro-renaissance de Harlem, des associations
syndicales comme la FEANF (fédération des étudiants de l’Afrique noir en
France), sans oublier les effets de la négritude s’exerçant à la fois comme
force idéologique anti-colonialiste et mouvement littéraire, avant le temps de
sa désuétude62.
Ces étudiants bénéficiant pour la plupart du statut de″ classique″ dans la
littérature africaine d’aujourd’hui du fait de leur ancienneté et des ressources
par eux accumulées sont bien entendu ceux de la génération des Senghor,
Césaire, Damas, Fily Dabo Cissoko, Rabemanajara, B. Dadie et bien d’autres.
Aucours des années de guerre ,l’activité littéraire loin de s’estomper se
poursuivit par d’autres stratégies à cause des conditions et des moyens de
productions du moment.
Damas par exemple, mobilisé à Paris en septembre 1939 dans l’infanterie
coloniale, puis démobilisé en Août 1940 travailla à radio Vichy, ensuite dans
la presse comme contrôleur dans la censure où il rencontre Birago Diop en
1942. Après la suppression de la ligne de démarcation, il s’engage à Paris
dans des groupes anti-racistes jusqu’à la libération.
Quant à Senghor, selon le compte-rendu que Chevrier63 donne de sa″ vie
militaire″, il fut fait prisonnier de guerre et vécu « en communauté de
61 Daniel Oster citant Edmond Textier in « Paris -guide, d’Edmond Textier à Charles Vimaître » Ecrire Paris, ed seesam fondation, singer polignac, 1990, p.108 62 Déjà Sartre posait ce concept à ses débuts comme antithèse devant servir à « préparer la synthèse d’une humanité sans race ». Le philosophe projetait ainsi ″la mort naturelle″ inévitable de ce concept. Voir Sartre (J.P.) in « orphée noire » préface à Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, ibid. On peut donc dire que c’est sans surprise qu’un certains nombre d’intellectuels, notammant Stanislas Adotevi, Marcien Towa, Paulin Hountondji et Valentin Yves Mudimbe dénonceront plus tard l’usage senghorien du concept de négritude qui finit par en faire un trait spécifique de la présence au monde de l’Homme noir. Il y a avait aussi « la négritude totalitaire » de Doc Duvalier qui de 1957 à 1986 devait pervertir la notion par un usage inquiétant en y adjoignant l’déologie raciale du « noirisme » en vue de consolider son pouvoir dictatorial. Pour Depestre, il s’agissait d’un désastre aussi flagrant que l’hitlérisme .Voir Depestre (René), Bonjour et adieu la négritude, Paris, laffont, 1980. Egalement entretien avec Lise Cauvin, in L’écrivain francophone à la croisée des langues, Karthala, 1997, p.78. Cependant, il nous est impossible de nier la légitimité historique et la valeur esthétique de ce concept Glissant pense qu’il se trouve encore opératoire dans certaines régions comme le Brésil, le Panama, la Colombie où les noirs à cause de leur conditions de vie procèdent par afrocentrisme tout comme les africain-américains le font aux USA. Voir Glissant (Edouard) , Introduction à une poétique du divers,déjà cité, p.105. 63 Chevrier (J.), Littérature nègre, paris, A. Colin, 1984.
44
souffrance avec des paysans et des ouvriers français traqués par la peur, le
froid et le découragement »64
En outre, dans son camp de prisonnier″ le frontstalag 230″à Poitiers, Senghor
en compagnie des prisonniers africains , tirailleurs venus directement de
l’Afrique pour combattre, apprit la tradition orale des différents pays des ces
derniers et participa « aux veillées de contes ». Ses textes parus entre 1939 et
1942 portent les traces de cette période carcérale ,marquées notamment par
les relations politiques et littéraires65 tissées dans les tranchées et les prisons.
Enfin, vers la fin de la guerre et surtout après 1945,ces étudiants
devenus professeurs de lycée ou préparant des troisièmes cycles
universitaires pour la plupart inscrivent leur stratégie dans le contexte mondial
d’une avant garde du XXème siècle marquée par le mouvement surréaliste
d’André Breton et la lutte contre le fascisme et le nazisme. Ils se rapprochent
alors davantage de certaines figures intellectuelles comme Emmanuel
Mounier et J. P.Sartre.
Le premier entreprend un voyage en Afrique noire en 1947 en vue de mieux
connaître les conditions de vie des africains, comme, il le raconte dans l’éveil
de l’Afrique noire ( 1948).
Le second écrit « Orphée noir » en guise de préface à l’anthologie 66de
Senghor, créant ainsi les conditions d’une réception particulière de cette
œuvre. En outre, il ouvre les colonnes de sa revue les temps modernes (
1945) aux écrivains africains. Les communistes soutenant la lutte pour la
décolonisation en font de même, avec la revue Europe et son numéro spécial 64 Chevrier ( J.), Op.cit, p.76. voir aussi Vaillant ( Janet G.), black, french and african. A life of Léopold Sédar Senghor, Cambridge, London, Havard university press, 1990 p.166-167.l’auteur dans cet ouvrage rend compte de la collaboration de tous les prisonniers de guerre, notamment lorsque ceux-ci, parmi lesquels Senghor devaient être fusillés par les Allemands et poussèrent des cris « vive la France, vive l’Afrique noire ». La collaboration se faisait aussi par les foyers et les centres culturels créés par le gouvernement de Vichy pour permettre aux étudiants d’outre-mer de se retrouver en ces temps de guerre. 65 Ethiopie, par exemple porte certaines de ces traces à travers la mention « au gouverneur Eboué » dedié à « Henri Eboué », fils du gouverneur Felix Eboué rencontré pendant sa captivité.Il y a aussi le texte portant la mention « Stalag 230 », riche en indices renvoyant à la réalité quotidienne d’un écrivain en guerre. Voir œuvres poétiques, Paris, Seuil, nouvelle édition, 1990, p.173-174)
45
sur l’Afrique en 1949 .Il y a aussi les lettres françaises et surtout la revue
esprit indépendante , catholique et libérale ayant participé à cette entreprise
pour la reconnaissance et l’intégration du texte africain, et par delà le texte à
une libération des peuples sous domination coloniale.
Par ailleurs cette stratégie se manifeste à travers l’inféodation du champ
politique au champ littéraire, précisement quand certains écrivains
appartenant à cette génération se retrouveront au parlement ou au sénat
français, appelés à exercer des responsabilités politiques. Autrement dit entre
1940-1950, le député Sénégalais Senghor, les antillais Césaire et Damas , le
député Malgache J. Rabemanajara, le sénateur Alioune Diop du fait de leur
double position dans les champ littéraire et politique , travaillent à l’assemblée
et au sénat pour la suppression de l’indigénat et l’assimilation juridique des
habitants des colonies , et d’autre part pour une affirmation et une
reconnaissance d’un champ littéraire africain, c’est-à-dire en fin de compte
l’intégration dans le grand champ de la culture de la culture africaine.
Comme on peut le voir, le mythicide et le parricide, c’est cette prise en
compte du renversement du discours littéraire par le fait d’une modification de
la matière textuelle, ainsi que des stratégies pour sa reconnaissance. Mais
cette entreprise de construction du texte comme action prend également en
compte la pratique de la critique en tant que ″double nécessaire″67 de
l’écriture selon l’expression de Todorov.
2 / COINCIDENCE- ECRITURE- -CRITIQUE ET
IDEOLOGIE
Il ne s’agira pas pour nous d’engager une histoire de la littérature
africaine et de sa critique telle qu’elle a déjà été menée par certains
historiens de la littérature comme Locha Mateso .68
66 Senghor (L.S .) , Op.cit, ibid. 67 Todorov ( Tzvetan), Critique de la critique, Paris, Seuil,1984 , p.7 68Mateso ( Locha), La littérature africaine et sa critique, Paris , ACCT-Karthala, 1986
46
Nous tenterons simplement de rendre compte de sa pratique en tant
qu’exercice spécifique, vu comme discours et métadiscours, ou comme prise
de la parole à l’instar du texte littéraire au sens fictionnel, afin d’évaluer ses
conséquences sur le processus d’autonomisation du champ littéraire africain.
On peut alors poser la question : en quoi cette étape particulière de la
littérature africaine a-t-elle contribué à la reconnaissance du texte africain et à
sa prise en compte par les institutions compétentes ?
L’histoire littéraire postule qu’une des particularités du texte africain
réside dans le caractère exigeant et injonctif du discours critique qui
l’accompagnait à un moment donné de son histoire, précisément de la période
1925-1935 à la décennie 1960-1970.
Au cours de ces périodes, ce discours qualifié par Mateso de « plus social que
littéraire »69 devait influencer le texte selon des canevas préétablis. En
d’autres termes, il se fondait sur l’argument relatif aux problèmes dits urgents
du moment pour affirmer la nécessité d’une littérature exclusivement engagée.
Il s’agissait alors d’infléchir dans un sens , à partir de critères bien déterminés,
dans une perspective idéologique précise, la création littéraire. Ce discours
critique relevant essentiellement de l’idéologie amène Kesteloot à écrire à ce
sujet
( …) et l’idéologie des hommes de culture était dominée depuis près de vingt ans
par le panafricanisme d’un côté, et par le marxisme de l’autre. Les deux ayant
réalisé un compromis historique au profit du nationalisme…Ces deux tendances
idéologiques se conjuguaient pour former le discours critique sur la littérature et
définir ce qu’on en attendait. ainsi chaque œuvre publiée était évaluée en fonction
de ces paramètres clairement précisés… 70
Rappelons à cet effet la longue mais pertinente répartition établie par
Kesteloot des critiques de la décennie 1960-1970 et leurs classes
idéologiques, vues comme condition sine qua non pour ″accepter″ ou
″refuser″ une œuvre : 69 Mateso ( Locha) , Op.cit, p.104
47
(…) car les premières œuvres critiques, à commencer par celles de Senghor ou
Bakary Traoré, puis la notre (entendre kesteloot), celle de Janheinz Jahn et
Mouralis, vont obéir soit à la critique socio-historique, soit à la critique culturaliste,
induite consciemment ou non des a priori du panafricanisme…Les tenants de la
tendance marxiste, étaient en ces temps-là représentés par Césaire, Fanon, David
Diop, Charles Nokan, et un peu plus tard des professeurs comme Mongo Beti ,
Marcien Towa , Bathélemy Kotchy, B. Zadi Zaourou, Babakar Sine, Memel Fôte ou
encore des politiques comme Abdoulaye Ly, Mamadou Dia, Amilcar Cabral, Julius
Nyerere…Les travaux de Thomas Melone, ou Bernard Fonlon, Lyai Kimoni,
Okeshukwu Mezu, Georges N’gal, Sunday Anozie, Mohamadou Kane…se
concentrèrent sur la signification des œuvres et leur rapport avec le contexte social
et culturel …
A l’université d’Abidjan, les professeurs Kotchy B., Dailly Ch. Zadi B. qui faisaient
équipe avec Mouralis,71 J. P. Richard et nous-même ( entendre Kesteloot)
pratiquaient le discours de manière analogue ; une œuvre africaine était jugée sur
des critères sociopolitiques ou d’identité culturelle, cette dernière dimension étant
du reste estimée comme prioritaire . .. 72
Cette distribution n’est peut-être pas exhaustive, mais elle permet de saisir le
cadre exigeant et dogmatique du ″ littérairement et / ou politiquement correct″
ayant gouverné la pratique littéraire. C’est sans doute fort de ces
présupposés, de ses carcans imposés dans une perspective militantiste que
survinrent les querelles entre Césaire et Depestre,73 Mongo béti et Camara
Laye,74 David Diop et Mongo Beti.75
70 kesteloot ( Lylian) , Histoire de la littérature négro-africaine , déjà cité, p. 244- 245 71 O n note cependant que Mouralis dans littérature et développement ed silex, 1984 développera tout le contraire de cette attitude en affirmant le caractère non unanimiste du travail de l’écrivain qui entretient souvent quelques distances vis à vis du discours critique. 72 Kesteloot ( L.), Op. cit, p.245-246 73 On sait que Depestre à la suite de Louis Aragon ( poète communiste français) avait prôné le retour aux formes de la poésie classique ( alexandrin, sonnet etc) et que Césaire alors en réponse écrivit un poème en vers libre sous forme ″d’épitre à Depestre″ pour l’inviter à cultiver l’inspiration nègre, c’est-à-dire à ″ battre le bon tam-tam″ 74 Mongo beti s’en prit à Camara laye qui dans l’enfant noir ( Paris, Plon, 1953) évoque son enfance alors que la Guinée était au plus fort de l’exploitation coloniale 75 Mongo Beti dû subir à son tour les reproches de David Diop pour le ton pas assez engagé de mission terminée, Paris, buchet-chastel, 1957.
48
Il convient à notre avis, afin de mieux apprécier cette étape littéraire et lui
restituer scientifiquement sa véritable fonction, de dépasser le cadre
inutilement polémique que crée Kesteloot en attribuant « un rôle terroriste »76
à ces faits évoqués.
Pour ce faire referons-nous aux conditions historiques et aux différents
contextes ayant présidé et participé à l’émergence de cette pratique
particulière de l’activité critique.
On sait à cet effet que le discours critique africain tel qu’il a été décrit ne
naît pas ex-nihilo. Selon l’histoire qu’en a établit Mateso, cette critique serait
fille et héritière de la critique coloniale, laquelle est venue transformer à
travers ses modalités de fonctionnement et son discours, les instituions
littéraires existantes, notamment l’activité critique telle qu’elle était pratiquée
dans l’Afrique traditionnelle.77
La critique coloniale est alors perçue par l’historien comme « un (autre) droit à
la parole » 78dont les effets s’exercent et agissent par le biais de l’institution
scolaire coloniale et le statut conféré à la langue française.
Dans les deux cas l’institution scolaire comme nous l’avons dit bouleverse
profondément l’organisation socio-politique et principalement la pratique
littéraire à travers précisément des rôles modifiés : les autorités traditionnelles
( le roi, le prince le noble ou le chef de clan) ainsi que la collectivité (public,
auditoire) sont soumises à de nouveaux rapports de production et à une
redistribution des fonctions ; elles sont pour la plupart exclues des
dynamiques économiques. Les différents pouvoirs politiques et les
compétences de consécration littéraire qui leur furent conférés et reconnus
naguère subissent une remise en cause dans le nouveau contexte.
76 Kesteloot ( L.), Op.cit, p.245 77 Kotchy ( Barthélémy N’guessan) et Fotê ( Harris Memel) montrent que la critique existait bel et bien dans la société traditionnelle , avant son bouleversement par la littérature coloniale et sa critique.( voir « la critique dans l’Afrique traditionnelle » in Le critique africain et son peuple comme producteur de civilisation , Société africaine de culture, Paris, Presence Africaine, 1977 p.154-165) 78 Kotchy et Memel montrent surtout que la critique concernait prioritairement l’organisation sociale des communautés africaines et qu’elle pouvait être considéree à ce titre comme un instrument majeur d’exercice et de contrôle du pouvoir. (Kotchy et Memel , Op.cit.,ibid) A notre avis ce caractère politique de l’activité critique demeure le point commun de la critique traditionnelle et de la critique coloniale.
49
En effet l’école coloniale ,vu les fonctions de reproduction et de légitimation
qu’elle s’est octroyée a intégré dès son implantation le registre de ce que la
théorie politique marxiste a nommé les « appareils répressifs » et que Louis
Althusser érigera en « appareils idéologiques »,79 c’est-à-dire un ensemble
d’instruments coercitifs destinés à « conformer les masses au type de
production du moment et à assurer légalement la discipline des groupes à la
production et au maintien de l’idéologie dominante ».80
C’est dire qu’après avoir affecté presque tous les aspects de la vie de la
société colonisée, l’institution scolaire devrait s’attacher à implanter par le fait
de la littérature et de la critique une culture spécialement minoritaire et élitiste,
sur la base d’une sélection et d’une fabrication des producteurs et des
consommateurs.
Cette nouvelle culture, parce qu’elle discrimine , voire méprise la culture
traditionnelle existante semble ainsi se déployer sous la forme d’une culture
spécifique « violente et répressive » aux sens de Gramsci et Hebert marcuse,
arbitrairement proclamée ″supérieure″ à un autre dite″ inférieure″.
C’est dans le cadre apparent de cette violence symbolique que
l’enseignement de la littérature prend toute sa portée) à travers notamment la
valeur conférée à la langue française.
Mateso écrit à ce propos :
(…) C’est elle ( l’école) qui va désormais assurer la légitimité littéraire et sa
reproduction à travers des produits et agents culturels nés de son propre système
éducatif. Dans ce nouveau système, « le producteur d’écriture » se substitue au
conteur…Mais la culture qui sert de modèle au travail reproducteur est très
largement étrangère au milieu où vivent les adeptes de l’école. Cette culture, les
jeunes africains y ont accès par le biais de l’école et notamment par la « leçon de
79 Dans la théorie marxiste traditionnelle il existe des appareils répressifs d’Etat (ARE) fonctionnant à ″la violence″ auxquels Althusser ajoutera les appareils idéologiques d’Etat (AIE) fonctionnant à ″ l’idéologie″ ; il s’agit de l’eglise , l’organisation scolaire, et les organisations de la presse ( voir Althusser, « idéologie et appareils idéologiques d’Etat » in la pensée n°251, P3-38.) Voir aussi Portelli, Gramsci et le bloc historique, Paris, PUF, 1972 80 Althusser repris par J.P. Mounier et J.P.Cot, in pour une sociologie politique, déjà cité
50
français » , ici on apprend à lire et à écrire, à acquérir « le bon usage » de la langue
et, par là à intérioriser les valeurs culturelles spécifiques 81
Autrement dit, l’école exerce une fonction critique et se définit comme une
instance de distinction, de reconnaissance et de consécration. Elle se charge
alors d’énoncer les critères d’esthétique littéraire renfermés dans le seule
usage de la langue française dont les mythes de précellence savamment
intériorisés par les nouveaux producteurs de littérature devaient faire d’eux
des laudateurs « du génie du peuple français »82, c’est-à-dire des créateurs
dont le rôle principal est de célébrer « la gentillesse et l’honnêteté » de la
culture française selon le vœu de Jean Guéhenno 83. Cette critique pratiquée
à travers un certain nombre de supports : préfaces, journaux et périodiques,
servait en somme à orienter « la réceptivité » du public occidental, après avoir
guidé et déterminé l’œuvre elle-même selon les normes en vigueur.
Mateso postule encore que cette critique :
attire l’attention des occidentaux sur l’ouverture du colonisé à la modernité. Elle
présente l’œuvre que l’on va lire comme un symbole de victoire de la civilisation sur
la barbarie, comme un hommage rendu au génie français. Elle minimise les
éléments de signification qui situent l’œuvre en porte -à-faux par rapport à l’idéologie
officielle … 84
D’ailleurs en nous référant à quelques extraits de critiques d’alors , on
constate par exemple qu’en guise de préface à l’œuvre de P. Hazoumé,
Georges hardy :
81 Mateso (Locha) , Op cit, p .66 82 L’anthropologie établit un lien entre la notion de « culture » et celle de « génie d’un peuple ». Le mot ″kultur″ chez les allemands où il prend sa source a un sens universaliste et transmissible chez kant et un autre sens ethnique et essentialiste chez Herder. Pour ce dernier en effet, l’esprit humain s’incarne dans les formes nationales et ethniques de sorte que la spécificité des valeurs promues par chaque société traduit une singularité hierarchisante. Pour Amselle il y a donc une équivalence entre les catégories culture- race- ethnie- peuple et nation ( Amselle, Op.cit, p.38-52) 83 Guehenno ( Jean), La France et les noirs, Paris , Gallimard , 1954 , p.139 84 Mateso (L.) , Op. cit, p.85
51
Si son teint ne trahissait son origine, vous le prendriez pour un français de
France ; tout dans sa façon libre et gaie de s’exprimer, dans son allure courtoise,
dans ses gestes aisés et mesurés, dans l’aimable ardeur qui émane de sa
personne est d’un homme de chez nous 85
Quand à Robert Randau , il affirme ceci dans la préface à l’empire du Mogho
Naba de Dim Delobsom :
Qu’on songe aux efforts que doit multiplier pour s’instruire en français un noir. Sa
langue native est essentiellement différente de la nôtre ; il a vécu dans un milieu
social étroit, sectaire, voué à des mœurs farouches et cruelles. Tout de nous lui est
d’abord in compréhensible, de notre mode de vie à nos idées les plus simples. Alors,
auprès de ces maîtres, il apprend sans oublier…il adopte en partie nos façons de
penser.. . 86
Enfin , Pierre Mille n’échappe pas à la règle, il s’émerveille :
Admirez avec moi ce miracle, messieurs (…) c’est en français, avec des rimes
françaises qu’un malgache exprime aujourd’hui ses élans, ses aspirations ses
rêves 87
C’est dans ce cadre colonial que la première critique africaine moderne a vu
le jour. Pratiquée sous les auspices d’un ″colonialisme littéraire″88, voire
culturel, elle est rapidement rejointe par une autre critique, précisément
africaine que l’éveil de la conscience raciale va contribuer à définir comme
activité scientifique et culturelle intimement liée au combat politique. Cette
85 Hardy (Georges), préface à Paul Hazoumé, Doguicimi, dejà cité, p.10 86 Randau ( Robert) , Préface à L’empire du Mogho Naba de Dim Delobsom, Paris, ed Domat Montchrestein, 1932, p.1-11. 87 Mille ( pierre), « La littérature coloniale » in Académie des sciences coloniales, compte rendu de séances, tomeV, 1926, p.48 88 Signalons toutefois, afin d’échapper à toute impression de caricature que ce colonialisme culturel n’est pas forcement mené dans un cadre absolument unanimiste. Certains préfaciers et critique comme Robert Delavignette ou Gaston Perier tentent de s’écarter dans l’appréciation des œuvres de l’ethnocentrisme colonial.(Voir par exemple Robert Delavignette , préface à Karim de Ousman Soce, Paris, Nouvelles éditions latines, 1948, p.8 ou encore Gaston Perier, préface à N’gando de Lomami Tshibamba, Bruxelle , Georges A .Deny 1948 , p.11.
52
critique à l’instar de la précédente est prospective et conforme à des visées
doctrinales déterminant en dernier ressort les canons esthétiques. Elle est
bien sûr le fait d’un certain nombre de catégories littéraires : les préfaces et
leurs nouveaux contenus discursifs, les revues anticolonialistes , les
anthologies et les maisons d’éditions que vous avons déjà évoqués et sur
lesquels il n’est pas utile de revenir. Notons cependant que c’est vers les
années des indépendances que ces procédés furent renforcés. Ils sont tout
naturellement le fait de deux types d’agents littéraires : les artistes
(praticiens du texte, de l’écriture) et les critiques ( censeurs, idéologues,
universitaires et chercheurs) .
C’est particulièrement au cours de grandes rencontres que les premiers
précisent leur conception de la littérature africaine et s’assignent des rôles en
conséquence. On peut rappeler à cet effet les moments capitaux du premier
congrès international et artistes noirs à Paris en 1956, du deuxième congrès
de la même nature à Rome en 1959, du festival des arts nègres à Dakar en
1966, mais surtout du festival panafricain à Alger en 1969 dont le manifeste
mentionne le principe suivant :
(…) apprécier les œuvres africaines selon les impératifs de la lutte de libération et
de l’unité. Créer à cette fin en Afrique des institutions culturelles appropriées ;
Encourager les créateurs africains dans leur mission de refléter les préoccupations
du peuple… 89
Viennent ensuite, comme déjà mentionné , les critiques ( intellectuels et
universitaires) qui amplifieront cette pratique de la critique en lui donnant des
allures scientifiques mais tout en enfermant par la même occasion la pratique
textuelle dans les a priori de leurs disciplines scientifiques, inféodées à leurs
idéologies d’appartenance, se voulant pour la plupart progressiste.
Ces universitaires sont surtout habités par la volonté de se définir comme
membres ou agents d’une institution critique dont le rôle et la fonction sont
objectivement définis. Ainsi, à travers des actes scientifiques comme des
colloques dont celui de Yaoundé, organisé conjointement par la société 89 « manifeste culturel panafricains » in Présence Africaine n°71, 1979
53
africaine de culture (S.A.C.) et l’université fédérale du Cameroun en 1973 sur
le thème déjà évoqué : « le critique africain et son peuple comme producteur
de civilisation », des chercheurs et enseignants entendaient-ils expliciter la
notion de « critique » et réfléchir aux possibilités de pratique « d’une critique
africaine ». Le volume collectif présentera cette activité comme « l’expression
critique du peuple placé dans ses conditions de communication qui lui
permettent de saisir le sens, le contenu et la forme des œuvres pour pouvoir
les juger »90
En termes différents, la critique devait apparaître à l’issue des débats comme
expression de la vision propre au peuple africain et son esthétique.
C’est ainsi que pour marquer la volonté de ces derniers d’édifier leur propre
voie en opposition à la critique précédente, le campus universitaire de
Lubumbashi ( ex-zaïre) approuvera en son congrès de mars 1975 un corps de
critique africains. En lui conférant pour ambition « la création d’une esthétique
qui appartienne au peuple, une conscience critique collective, source de
dynamisme et de la croissance nationale » 91
Quelles sont alors les conséquences de cette pratique de la critique sur la
création littéraire africaine et ses institutions ?
L’institution littéraire permet de prendre la mesure du changement
escompté : En 1972, des ministres de l’éducation nationale de certains Etats
africains francophones se retrouvent en conclave et proclament explicitement
la nécessité d’enseigner « la littérature africaine » dans les écoles.
Les maisons d’éditions comme Istra-hachette, Bordas, Nathan- Afrique, les
Nouvelles éditions africaines réalisent alors ce qu’on pourrait appeler une
″africanisation ″ des manuels scolaires. En effet un effort considérable pour
intégrer des textes d’auteurs africains dans des manuels au programme
permet à certains auteurs africains d’avoir accès à ″un corps de lecteurs″
numériquement faible, certes mais significatif. Ces manuels portent pour la
plupart la mention « littérature africaine » et viennent non seulement modifier
l’image de la littérature elle-même, mais surtout le mode de figuration de 90 Société africaine de culture, Le critique africain et son peuple…Op.cit. , p.538-539
54
l’univers africain et de sa culture à travers un contenu qui tendra à prendre le
dessus sur celui d’un″ classique″ comme Mamadou et Bineta.
Les méthodologies d’enseignement de cette littérature subissent aussi
quelques changements en prenant en compte le fait que ″l’apprenant″ africain
est un sujet problématique désormais situé au confluent de deux espaces
culturels et linguistiques.
Les auteurs francophones et particulièrement africains deviendront selon les
mots de Mouralis 92 plus « créateurs » qu’ « utilisateurs » d’un outil linguistique
et d’un patrimoine culturel imposé. Ils élargissent alors leur lectorat et entrent
pour certains dans l’univers des consécrations continentales ( grand prix
littéraire d’Afrique noire ) et internationale ( le Renaudot, le prix de l’académie
française Le prix Nobel de littérature93 – nous y reviendrons-)
Enfin les échanges inter-universitaires94 , les regards africains et européens
au delà des contradictions ont ensemble contribué à une meilleure
reconnaissance des littératures africaines.
Mais cette harmonie constructive du champ littéraire africain quoique
nécessaire à un moment donné, connut à son tour une autre onde de choc
avec l’avènement des indépendances politiques, sources de désillusion.
Examinons les apports littéraires de cette période politique, au cours de
laquelle l’écrivain s’éloigne du discours de la critique.
II- DU DESENCHANTEMENT AU DESAPARENTEMENT :
LE PARADOXE – L’INSUBORDINATION – L’ECART
91 Op.cit, idem, p.536 92 B.Mouralis critiquant l’enseignement colonial dans son rapport avec la littérature trouve qu’ « il forme des utilisateurs et non des créateurs » ( voir Littérature et développement, déjà cité, p.109) 93 Après plus d’un siècle d’existence, c‘est-à-dire de 1901-2003 seulement trois africains ont obtenu ce prix :ils’agit de Wole Soyinka (Nigeria, 1986), Naguib Mahafouz ( Egypte, 1988) et Nadine Gordimer ( Afrique du sud, 1991) 94 C’est bien la preuve que malgré le caractère dogmatique de cette critique africaine moderne, elle a su bien vite se démarquer du discours politique pour se consacrer au travail d’élaboration des outils conceptuels et méthodologiques. Mateso pense que l’université servira ainsi de cadre aux savants d’origine africaine et européenne pour une meilleure approche des textes littéraires. (Mateso (L.) Op.cit, p.80)
55
L’étape précédente de cette étude nous a permis de rendre compte de
la première phase d’autonomisation du champ à travers notamment le
phénomène du mythicide et du parricide que nous avons décrit comme une
réécriture du texte littéraire et la production d’un discours nouveau rendu
pertinent par la coïncidence écriture critique et idéologie.
Cette étape- ci sera pour nous l’occasion de rappeler une seconde phase de
cette autonomisation. Elle concerne le décalage noté entre le travail de
l’écrivain et le discours de la critique, ou du moins une insubordination et une
distance observées face à la situation paradoxale suscitée par la période
socio-politique post-indépendance et par conséquent un écart entre champ
littéraire et champ politique.
Il s’agit là à notre avis d’un point de départ spécialement marquant du champ
littéraire africain dans son état actuel.
Rendons-en compte par une analyse des positions sociales des écrivains de
cette époque 1960-1980, et de l’état du texte littéraire à cette même période
que Chevier a nommé « le désenchantement »95
Le rapprochement entre champ littéraire et champ politique amorcé
entre 1930 et 1950, traduit par un début d’exercice de responsabilités
politiques par un certain nombre d’écrivains ( nous avons déjà cité Senghor,
Cesaire et Rabemanajara comme parlementaires et Alioune Diop comme
sénateur entre 1930 et 1947) atteint son point fort à partir des années 1960
avec la mise en place des nouveaux pouvoirs africains. Il eut alors une plus
large intersection entre ces deux champ, avec notamment des écrivains
nommés ou élus à des postes politiques de premiers plans. Senghor par
exemple était désigné par le qualificatif « poète-président » et le demeura de
1960 à 1980. Césaire fut et reste actuellement Maire de Fort de France, Réné
Depestre, fonctionnaire à l’UNESCO , Bernard Dadie était ministre de la
culture d’Houphouët-Boigny, Ide Oumarou, ambassadeur de son pays et
secrétaire général de l’OUA, et Cheik Amidou Kane pour ne citer que ces
exemples, fut diplomate de son pays.
95 Chevrier ( J.), littérature nègre, ibid.
56
Mais la profonde dégradation des régimes africains et les déceptions qu’ils
suscitent modifient les données d’abord du point de vue des positions
sociales des écrivains et ensuite au niveau de la matière textuelle.
Déjà à partir des années 1960, le Congo-Zaïre connut de grands désordres :
l’armée se mutine, et c’est la sécession au Katanga où Mobutu entre en scène
par un coup d’Etat le 05 septembre 1960, le 13 janvier 1961, Patrice Emery
Lumumba assassiné devient le premier martyr de l’indépendance96.
Quelques années plus tard, les coups d’Etat militaires s’abattirent en série sur
l’Afrique avec la complicité des anciennes métropoles comme la France et
son armée. C’est ainsi que le 13 janvier 1963, avec le feu vert de Paris,
Etienne Gnassingbé Eyadéma assassina le président Sylvanius Olimpio du
Togo97.
A partir de 1967, ce fut le tour du Nigeria avec la terrible guerre du Biaffra ; un
véritable réseau ″françafricain″98 se met en place en fonction des enjeux et
des intérêts matériels portant essentiellement sur le petrole. En 1970, le
president Gowon et ses partisans triomphèrent quand le Général rebelle
Ojukwu partit pour l’exil, laissant au pays un lourd bilan : désastre
économique, famine, plus d’un million de morts…
Vinrent ensuite tour à tour le Congo-Brazzaville, la Haute-Volta (aujourd’hui
Burkina Faso), la Centrafrique, le Niger et même le Ghana où « le prophète
du panafricanisme »99, Francis Kofie Kwameh N’krumah fut renversé peu
avant en février 1966.
Vinrent également les tyrans grotesques, cyniques et sinistres chefs d’Etats
de la trame de Jean Bedel Bokassa et Idi Amin Dada, pour en ajouter à
l’atmosphère déjà délétère des répressions, des corruptions et des
détournements des deniers publics .
A ce triste décor s’ajouteront les calamités naturelles au Sahel en 1972 où le
paysage se désole, les puits sont sans eaux et les troupeaux meurent, les
96 Ziegler (Jean), Main basse sur l’Afrique, la recolonisation , Paris, Seuil, 1980, p.102-112 97 Verschaves ( François-Xavier), La françafrique, Paris, Stock, 1998, p.102-126 98 Verschaves ( François-Xavier), Op.cit. 99 Ziegler ( Jean), « N’krumah : la prophétie panafricaine » Op. cit, p.76-101
57
hommes fuient et les guerres qui n’en finissent pas et la sécheresse
impitoyable en Somalie, en Ouganda , etc.
Enfin la crise économique avec les termes de l’échange qui sans cesse se
détériorent à partir des années 1980 multipliant le chômage et accentuant la
dépendance économique et/ ou politique. Les conséquences sont nettes : les
mythes de l’Afrique glorieuse subissent la fissuration.
Au niveau des écrivains, c’est un rapport de méfiance et de suspicion
qui s’instaure entre eux et les pouvoirs politiques.
La plupart d’entre eux contrairement à la génération précédente, vit de métiers
n’ayant pas grand lien avec le politique. Ils sont soit enseignants,
universitaires, médecins, journalistes, ou même simplement ″homme de
culture″. Exception faite de deux écrivains comme Henri Lopès et Ferdinand
Oyono qui semblent conserver à l’heure actuelle leurs prérogatives
politiques.100
Inévitablement leur rapport avec le pouvoir politique se détériore, ils subissent
en conséquence la répression , ou alors partent en exil afin d’éviter l’univers
carcéral. On peut citer pêle-mêle des exemples comme René Depestre,
écrivain haïtien ( Haïti en tant que « première République noire » in
dépendante, depuis 1804 ) qui pratiqua comme une sorte d’errance les trajets
Haïti-France-Tchécoslovaquie-Cuba-Italie entre 1957 et 1963. Edouard
Glissant fut expulsé de la Guadeloupe en 1959 et assigné en résidence
surveillée en France. Fanon dut quitter l’Algérie. Pour le Mali où il fut nommé
ambassadeur.
Quant aux écrivains ressortissants des territoires nouvellement indépendants
de l’Afrique noire, c’est l’exil prolongé par exemple de Wolé Soyinka pour
échapper aux dictatures militaires de son pays, quant à Mongo Béti, il se
faisiait censurer par la France en 1972 avec Main basse sur le Cameroun,
Camara Laye redoutant le régime de Sékou Touré partit en exil au Sénégal.
100 Henri Lopès est represantant permanent de son pays le Congo auprès de l’Unesco et virtuel candidat au poste de Secrétaire général de la francophonie. Quant à Ferdinand Oyono il fut diplomate et demeure à présent ministre d’Etat de son pays le Cameroun. On pourrait sans doute établir un lien entre leurs prérogatives politiques et leurs activités littéraires ou même leurs écritures selon le modèle proposé par Sapiro ( Gisèle ), La guerre des écrivains, 1940-1953, Paris, Fayard, 1999.
58
Tierno Monemembou en fit de même en se réfugiant en Côte-d’Ivoire avant
de gagner la France. Enfin plus près de nous en 1995, Ken Saro-Wiwa et huit
de ses camarades furent pendus par le régime de Sani Abacha.
Mais c’est au niveau des textes littéraires et leurs contenus discursifs que « le
paradoxe, l’insubordination et l’écart » apparaît le plus nettement.
En effet, la consécration littéraire à partir de cette époque ne se
cherchera plus dans les cercles du pouvoir, mais plutôt dans la seule pratique
littéraire devenu comme « autonome » au sens où son champ se distingue
des champ économique et politique. Aussi, le discours thématique s’inscrira-t-
il d’abord en porte à faut avec les propositions des idéologies racio-
culturalistes devenues inopérantes.
C’est Yambo Ouloguem qui le premier opéra ce changement de cap à travers
son esthétique romanesque qu’il construisit comme une satire politique
introvertie, c’est-à-dire adressée aux pouvoirs africains eux-mêmes, nouveaux
victimaires et bourreaux de leurs peuples.
Présentons la très brièvement avec son œuvre Le devoir de violence101 paru
chez Seuil en 1968 et primé par le Renaudot.
En effet dans cette œuvre Ouloguem eut l’audace de tenter un
bouleversement de ″ l’ordre du discours littéraire″ ou du moins de ramer à
contre-courant d’une pratique instituée incontournable par la critique africaine :
Raymond Spartacus Kassoumi le personnage central de l’œuvre de Yambo
est tout le contraire des autres personnages connus, porte-flambeaux des
valeurs africaines. Anti-héros, cynique, il est le portrait du politique africain,
arriviste qui se fraie un chemin dans la société à travers les embûches d’un
espace social plein de mépris pour la morale. Représentation toute crachée
d’un « Etat-honteux »102, le royaume du Nakem ( toponyme renvoyant au
Kanem Bornou ) est le lieu privilégié de toutes les licences, les saturnales de
tous genres et autres perversions inouïes aussi bien morales, économiques
que politiques. En clair, contrairement à l’Afrique idyllique chantée par
Senghor, exaltée par Césaire, Tamsir Niane et bien d’autres, celle de
Ouloguem était esclavagiste, immorale et inhumaine ; ses juges, rois, et 101 Ouloguem ( Yambo ), Le devoir de violence, Paris, Seuil, 1968.
59
notables étaient des corrompus, alliés des colons pour l’exploitation des
masses et le pillage des ressources. Ouloguem s’attaquait ainsi ouvertement
à l’Afrique idéale, mythe intouchable patiemment construit par ses
devanciers : écrivains, idéologues, hommes politiques et de cultures. Cette
audace, ce ton surtout provocateur, ridiculisant avec tant d’insolence ″la
splendeur de la civilisation nègre″, fut jugée impardonnable par ses confrères
,le discours critique le condamna très sévèrement pour « agression contre
l’Afrique-mère, dénigrement de ses ancêtres et de ses institutions, mensonges
et malveillance contre ses princes et ses prêtres, insultes à la dignité de
l’homme noir » 103
Interprétée comme preuve de sa trahison, la consécration de Renaudot
contribua davantage à vouer l’auteur aux gémonies, ses tentatives
d’explication restèrent lettre morte104. Quand quelques mois plus tard, la
presse française fit état d’un plagiat orchestré chez Maupassant, Ouloguem
fut ″tué ″ littérairement et perdit la raison.
On pourrait multiplier les exemples où des écrivains iconoclastes ont subi les
pires mésaventures pour avoir osé ramer à contre-courant de l’ordre discursif
établi , essentiellement dominé par les a priori idéologiques marxiste,
panafricaniste et culturaliste accompagnant et orientant sans cesse la critique
qui à son tour en imposait à la création littéraire.
Les conséquences de cette ″révolte″, même si elles furent malheureuses pour
la carrière de l’artiste aujourd’hui oublié105, apparaissent comme une influence
positive sur le champ littéraire lui-même ; puisqu’à sa suite, un certain nombre
de nouveaux écrivains comme Emmanuel Dongala ( un fusil dans la main , un
poème dans la poche :1973) Alioune Fantoure ( le cercle des tropiques,1972),
V. Y. Mudimbe (entre les eaux ,1973, le bel immonde,1976), William Sassine
wirriyamu,,1976 appliqueront la même esthétique. Tous entreprirent une
production nouvelle sur le même modèle avec notamment un héros nouveau
102 En référence à l’œuvre de Sony Labou Tansi , l’Etat-honteux, Paris , Seuil , 1981 103 Kesteloot, Op cit, p.247 104 Ouloguem ( Yambo), Lettre à la France nègre, Paris, le serpent à plumes, 1990 105 voir par exemple l’article de Francis Kpatinde « qui se souvient de Yambo Ouloguem » ? in jeune Afrique l’intelligent n°2172 du 26 août au 1er septembre 2002
60
dont la dégradation ou l’échec était presqu’ en correspondance avec la
déliquescence de la société réelle.
La même esthétique trouva écho au théâtre où déjà aucours de la même
année1968, Monsieur Thogo-gnini de Bernard Dadie fut mis en scène à
Abidjan et publié chez présence africaine en 1970. Ce ton satirique, parfois
caricatural fut porté à son paroxysme avec les voix dans le vent et île de
tempête (1970),l’œil de B. Zadi et bien d’autres auteurs qui optèrent pour la
représentation réaliste et le témoignage sincère.
Une autre thématique fit son apparition qui portait sur les mœurs de la société
en mutation. On se souvient sans doute de ce que quelques années
auparavant, il était pratiquement impossible au nom de la négritude marxiste,
panafricaniste et culturaliste de porter un regard critique hétéroclite, voire
inhabituel, donc non admis sur la société traditionnelle ; pourtant à la faveur
de cette période ″libertaire″ l’écriture littéraire posa le problème des conflits
des valeurs, surtout des valeurs traditionnelles en faveur des droits de la
femme (Henri Lopès, sur l’autre rive) Seydou Badian ( sang de masques)
Mongo Beti, Perpetue ou l’habitude du malheur 1974), Francis Bebey ( le fils
d’Aghata Moudio) Guy Menga, (la palabre stérile),Massan Makan Diabate et
″la trilogie de kouta.″106 D’ailleurs cette nouvelle orientation favorisera une
explosion et un développement prodigieux du roman féminin que Mohamadou
Kane a nommé « le féminisme littéraire ».107
On peut évoquer quelques noms comme Mariama Bâ,Tanella Boni ,
Veronique Tadjo, Monique Ilboudo, Awa Thiam, Fatou Keita, Calixte Beyala,
Marie N’diaye et bien d’autres.
Enfin la poésie poursuivit cette écriture du chaos africain avec Charles Nokan,
Paul Dakeyo, Noël Ebony , Pacéré Titinga, B. Zadi, Adiaffi J.M. Edouard
Maunick et toute une génération de poètes africains ayant choisi de vitupérer
les tares et blessures de l’histoire africaine post-indépendance.
Mais l’écriture poétique nous intéressera particulièrement à une étape
ultérieure de notre travail.
106 entendre le boucher de Kouta, le Coiffeur de Kouta et le lieutenant de Kouta , réediteés chez Hatier en 2002 107 Kane (Mohamadou) , Roman et tradition, ibid.
61
Nous pouvons donc conclure que les illusions et désillusions nées des
indépendances ont profité au champ littéraire dans la perspective de son
autonomisation. C ‘est par insubordination par rapport à l’ordre ancien, écart
adopté vis à vis des exigences de la critique et mise en exergue des
paradoxes suscités par les idéologies devenues inopérantes que le discours
littéraire changea d’orientation. Le fonctionnement du champ sous son angle
nouveau autorisera ainsi les écrivains à choisir eux-mêmes leur stratégie
d’écriture en conformité avec les nouvelles règles du champ.
La littérature africaine issue d’une parturition occidentale est allée par
″révoltes″ successives :elle fut d’abord dans sa première phase
d’autonomisation « un champ afro-francophone » sous domination coloniale.
Elle est ensuite « un champ africain » ayant proclamé son autonomie et
définissant lui- même ses modes de fonctionnement.
On peut alors décrire cette littérature africaine de manière similaire au mon d
social particulier que Bourdieu révélé concernant la littérature française du
XIXème siècle.
Aussi ce champ nécessite-t-il qu’on en expose à présent ″les règles du jeu″ et
les enjeux . posons-en la réflexion.
CHAPITREIII/ BREVE REFLEXION SUR LA CONSTITUTION D’UN CHAMP
LITTERAIRE AFRICAIN
Poser les prémices d’une réflexion sur « un champ littéraire africain »,
c’est postuler d’emblée la possibilité d’une description du monde social
particulier qu’est la littérature à l’échelle continentale. Aussi, l’expérimentation
de cette entreprise, fut-elle limitée dans le cas présent à l’Afrique francophone
pourra être observée avec la même pertinence dans l’Afrique anglophone.
D’ailleurs, un projet de cette nature, prenant en compte toute l’Afrique
francophone, anglophone et lusophone pourra être actualisée plus tard.
62
De plus, ériger la littérature africaine actuelle en « un champ » suppose qu’il
faut pouvoir en justifier les fondements sociologiques, à travers notamment les
mécanismes de construction et de fonctionnement esthétique, ainsi que les
instances sociales et symboliques qui le fondent.
C’est dans cette perspective que se situe l’historicisation précédemment
menée, ayant porté sur les acteurs de ce champ et leurs différentes positions
à certains moments de l’histoire de la littérature africaine, ainsi que sur des
corpus d’œuvre littéraires comme témoignages des luttes pour l’autonomie du
champ ou la reconnaissance et la distinction des acteurs.
Il convient à présent d’en analyser les conditions de production dans un
contexte où les canons esthétiques et les critères de crédibilité semblent
relever essentiellement du degré « d’oralité » et « tradition » reconnu à
l’œuvre.
En d’autres termes, saisir le véritable rapport entre littérature africaine
moderne et «champ oral et traditionnel », c’est prendre la mesure exacte de
l’enjeu majeur qui motive la création littéraire actuelle ; revenant en d’autres
termes à engager une définition des limites du champ, c’est-à-dire la
participation légitime “au jeu littéraire africain “.
I- LES PROPRIETES GENERALES DU CHAMP
A- une annexion du champ oral et traditionnel
Une des constances observées aujourd’hui en matière de production
littéraire africaine est celle qui consiste à percevoir le texte africain comme une
superposition de textes, c’est-à -dire selon la poétique comme une trace
palimpsestueuse 108 constituée d’un «hypotexte » et d’un « hypertexte ».
108 En référence au titre de Genette qui permettra de jeter les fondements théoriques de ces terminologies ( voir Genette (Gerard) , Palimpseste, la littérature au second degré, Paris, Seuil 1982
63
C’est en réfléchissant au problème des catégories générales ou
transcendantes (types de discours, modes d’énonciation, genres littéraires)
supposées participer de “la littérarité de la littérature“ que Genette en est
venu à concevoir le terme de «transtextualité » pour désigner » tout ce qui
met un texte en relation manifeste ou discrète avec d’autres textes »109. Il
conçoit alors cinq types de relations transtextuelles : l’intertextualité
(empruntée à Kristeva , plus tard à Bakhtine et définie comme forme de
coprésence entre deux ou plusieurs textes) ; la paratextualité ( la relation
qu’un texte entretient avec ses signaux accessoires, titres, préfaces, avant-
propos etc), la métatextualité (concernant le texte et son commentaire) ;
l’architextualité ( la relation muette existant entre le texte et le titre sur la
couverture :la mention générique par exemple) ; il y a enfin l’hypertextualité
qui nous intéressera ici et que Genette définit comme « toute relation unissant
un texte B ( hypertexte) et un texte A ( hypotexte) »110 Cette relation est
précisément de l’ordre du « nécessaire » conformément au sens que
Benveniste accordait au signe linguistique ; elle est surtout celle de la
transformation, ou encore de la dérivation qui fait dire à Genette que (B) ne
peut exister sans (A), au même titre que l’eneide et ulysse qu’il considère
comme « hypertextes » d’un même hypotexte : l’odyssée.
Ramenés à la production textuelle africaine, ces deux concepts « hypotexte »
et « hypertexte » désignent d’une part les paramètres culturels fondant la
“socialité“ du texte, c’est-à-dire la forme isolable du texte en correspondance
avec les canons en vigueur dans l’univers culturel traditionnel considéré
comme une matrice et d’autre part l’aspect esthétique dominé par le poids de
l’écriture selon le modèle occidental et colonial. En somme, ces deux concepts
équivaudraient à deux discours : l’un de la « culture » orale, traditionnelle et
donc africaine et l’autre de « l’écriture » occidentale.
C’est dans cette perspective que se situent les travaux de Mohamadou Kane
ayant choisi comme objet de recherche « les formes originales » du roman
africain.
109 Genette, op cit, p.7 110 Genette, op cit, p.13
64
Son modèle théorique est conçu à partir de « la tradition » et de « l’oralité »,
considérées avec surprises comme des entités paradigmatiques.
En tant que modèles du discours romanesque, ces deux données serviraient à
ériger en code littéraire les manières de penser et de vivre propre à l’Afrique
traditionnelle. Dans ce sens, l’oralité et la tradition constituent un corpus
culturel vivant que l’écrivain moderne aurait pour rôle de perpétuer. Dès lors,
pour Kane, réfléchir sur la particularité de la littérature africaine moderne,
revient à examiner les traces indélébiles de la tradition sur le romancier
moderne afin de mieux apprécier « la survie de la tradition dans un contexte
de modernisation ».111
D’où l’énumération d’un ensemble de formes romanesques perçues comme
preuve d’une continuité culturelle ; il s’agit d’une demi-douzaine de
caractéristiques du roman africain qui sont : « la structure linéaire portant sur
l’histoire racontée, la mobilité temporelle et spatiale subissant un traitement
particulier, le voyage initiatique et sa portée didactique, le caractère
autobiographique inexistant, car le «moi » de l’ auteur s’efface pour se mettre
au service de la communauté, la structure dialogique suggérant la relation
auteur / narrateur / lecteur et correspondant à celle conteur / auditoire, enfin
l’imbrication des genres abolissant les frontières étanches établies
traditionnellement entre les genres ».112
Mais le nombre d’auteurs et de corpus concernés par cette étude de Kane ne
se limite qu’à la période coloniale.
C’est pourquoi M.à.M N’gal poursuivra cette réflexion afin de l’étendre aux
écrivains désignés comme ceux de «la deuxième génération »113, appartenant
111 Nous rappelons en substance le point de vue de Kane sous forme de résumé personnel. Kane (Mohamadou), Op.cit. P.1 112 Kane ( Mohamadou), ibid, p.553 113 Une des limites des études sur les littératures africaines consiste à procéder à une répartition des “générations“ d’écrivains sans fondements objectifs clairement définis ; car quelle différence peut-être perçue entre les écrivains post-coloniaux et ceux de la période contemporaine par exemple ? s’agit-il de l’âge biologique des différents acteurs ? de leur esthétique selon les idéologies d’appartenance ? ou alors de la simple période de participation au “jeu littéraire“. Samba Diarra par exemple , né en 1931 et qui écrit sa première œuvre Les faux complots d’Houphouet-Boigny, fracture dans le destin d’une nation, Paris, Karthala , en 1997 appartient-il à l’ancienne ou à la nouvelle génération ? A travers cette étude nous postulons que la génération se caractérise objectivement par l’ensemble des acteurs partageant presque les mêmes stratégies en vue de modifier l’espace des possibles littéraires contre les acteurs suivants ou précédents.
65
précisément à la période post-coloniale et pratiquant spécialement le genre
romanesque.
N’gal comme son prédécesseur considère l’œuvre africaine moderne
comme « intertexte » du corpus constitué par la tradition. L’intertextualité étant
comme nous l’avons déjà défini «les rapports entre une œuvre et d’autres qui
l’ont précédée ou suivie »114, N’gal perçoit le roman africain post-colonial
comme «un vaste texte virtuel et objectif de la tradition »115.Il en donne une
actualisation à travers l’allégorie romanesque qu’il élabore dans Giambatista
Viko ou le viol du discours africain116. Faisons- en également un bref rappel.
L’histoire est celle de Giambatista Viko, un intellectuel africain, professeur
dans un institut de recherche, poète et essayiste tiraillé entre deux sortes de
discours à un moment donné de ses productions littéraires.
En effet, formé à l’école occidentale, son œuvre romanesque est
naturellement marquée par un discours occidental qu’il finira par ressentir
comme source de malaise. Aussi cherchera-t-il remède à état dans la tradition
orale. Le discours de l’oralité, propre aux “sociétés primitives“ est selon lui le
seul capable de le“ guérir“ de son aliénation en le rétablissant dans sa
véritable personnalité. Mais dompter le discours “magique“ de l’oralité ne
semble pas être une sinécure : Giambatista et son disciple Niaiseux sont
accusés par «les sages africains » d’avoir dépouillé l’Afrique de ses richesses
spirituelles et surtout d’en avoir profané le discours sacré. Ils sont alors
condamnés à une immersion dans la nature, à une errance purificatrice sous
la forme d’une initiation à la culture africaine. C’est par ce châtiment considéré
comme expiatoire du délit culturel du « viol du discours africain » que les
suppliciés parviennent à dompter les arcanes de la tradition africaine et de son
discours, surtout à se réconcilier avec eux-mêmes. Dans le second récit titré
l’errance117, le narrateur affirme :
114 Voir par exemple Riffaterre (M.) « la trace de l’intertexte » in La pensée n°215, octobre 1980, p.4. 115 N’gal (M.à M.) in Le critique africain et son peuple, déjà cité, p. 57 116 N’gal ( M.à M ;) Giambatista viko, ou le viol du discours africain , récit, Lumumbashi , ed Alpha-Omega, 1975, p.114 117 N’gal (M.à M.) , L’errance, roman Yaounde, CLE, 1979
66
c’est ainsi que Giambatista se livre à trouver dans les récits des griots, les contes, les
légendes, les épopées, les proverbes, les rites d’initiations, l’ésotérisme des
nombres et dans toutes les pratiques animistes en Afrique, les structures
symboliques de l’expérience fondamentale de l’agir… 118
Ils parviennent surtout à opérer une transmutation du roman à partir d’un
certain nombre de catégories esthétiques jamais expérimentées auparavant.
Le narrateur dans Giambatista viko formule par exemple ce vœu :
je rêve d’un roman sur le modèle du conte (…) d’un univers cinétique qui engendre
un ordre et s’engendre de lui. Cette fécondation du roman par l’oralité que depuis
deux ans je m’efforce de réaliser 119
De même on aperçoit un autre pan de cette nouvelle esthétique saluée part la
presse et la critique : « Nous refusons de puiser dans le vécu individuel. Nous
nous réfugions dans le rêve et le délire collectif, dans la fête de l’imaginaire
millénaire africain » 120
A travers les personnages de Giambatista viko et Niaiseux, N’gal comme son
prédécesseur Kane examine et défend l’idée d’une création littéraire ″à
l’africaine″. C’est-à-dire un travail intertextuel perçu comme «le code de l’art
africain ».
Cette création est alors supposée renfermer spécialement les ressources de
l’oralité, perceptibles à travers un traitement spécifique de l’espace et du
temps romanesques, du narrateur, du héros et du récit. Giambatista viko et
Niaiseux définissent ce récit particulier et propre à l’auteur africain suivant ces
critères :
Le réel intégré dans l’imaginaire, l’imaginaire dans le réel, le romanesque dans la
culture. Par le jeu de l’écriture, le je du héros, et le je du romancier se confondent
et transfigurent le réel 121
118 N’gal (M.à M) Op.cit, p.94 119 N’gal, Giambatista viko, Op. cit, p.10 120 N’gal, L’errance, Op.cit, P.9 121 Giambatista Viko, Op. cit, ibid.
67
En somme, malgré quelques différences 122 de points de vue, Kane et
N’gal s’accordent sur la nécessité et la pertinence d’une pratique littéraire
particulièrement africaine, ainsi que sur une interprétation largement partagée
du texte africain comme un intertexte devant servir principalement à
«réhabiliter » dans sa personnalité culturelle, l’écrivain, le critique ou le lecteur
africain. Cette création littéraire postule donc «une esthétique de l’harmonie,
une psychologie de la réconciliation et une culture et / ou une politique de
l’authenticité » 123
Mais le roman seul ne peut servir à mieux saisir ce rapport que nous
considérons comme fondamental du corpus africain moderne et des
catégories de l’espace culturel traditionnel et oral. Un rappel des théorie
négro-africaines de la parole poétique, énoncées par B. Zadi Zaourou pourra
combler le vide redouté.
Il faut noter dès le départ que le projet théorique de Bernard Zadi tient
à la fois de l’épistémologie (il relève de la science linguistique ) et du
politique ( il semble postuler une radicalisation de la pensée en opposant “une
conception africaine“ de la parole poétique apparemment maîtrisable par les
seuls africains124 et une autre“ européenne“. Il se justifie en ces termes :
En Afrique noire, aucune recherche marquante n’a encore été entreprise dans le
domaine de la stylistique. Pour cette raison, nous ne pouvions nous adresser qu’aux
seuls théoriciens européens. Or les théories et les méthodes de ces savants, même si
elles comportent un aspect universel, n’ont été conçues avant tout que pour une société
déterminée dont la pratique de la parole n’est pas forcement celle des autres peuples. Il
122 Mateso pense que Kane réduit l’oralité au “littéraire“ tandis que N’gal l’englobe au “littéraire“ et à “l’existence“, et que Kane conçoit le rôle du critique comme basé sur une connaissance innée du monde traditionnel. Quand N’gal pencherait pour des connaissances anthropologiques approfondies. Enfin N’gal concevrait les traits de l’oralité comme ouverts tandis que Kane en fait une invention définitive ( Mateso, Op.cit, p.359) 123 Nous le soulignons. 124 Il ne s’agit pas non plus de nier des traits universels et scientifiquement recevables des théories de Zadi. D ‘ailleurs leurs caractères politique peut se situer à juste titre dans un contexte“ d’ethnocentrisme scientifique“ tendant à tout justifier à travers la seule Europe et par ce fait à confondre subjectivisme et objectvisme.
68
nous fallait donc nous défier du suivisme, nous écarter quelque peu des sentiers battus
et oser nous tromper dans la rechercher de notre spécificité 125
C’est précisément à la faveur d’une analyse des cahiers126 d’Aime Césaire
que B .Zadi se proposera de rendre compte des particularités stylistiques de
la poésie africaine, par lesquelles sont supposées s’exprimer les valeurs
culturelles propres à l’Afrique.
Sa démarche consiste à partir des propositions linguistiques énoncées par
l’école de Prague pour relever la substance des jugements portés sur le
langage poétique et que Jakobson a résumé dans son essai de linguistique
générale127 sous la forme des «six fonctions du langage » :
Ils insistent sur l’autonomie du mot, dans le mot tous privilégient sans la moindre
ambiguïté le signifiant par rapport au sens ; dans ces conditions, ils accordent tout
naturellement le primat, dans leur analyse de la parole poétique aux formes
expressives au détriment du contenu sémantique ; par ces différents rapports qu’ils
établissent à l’intérieur du discours poétique vers lui-même, et proposent comme objet
au discours poétique le discours poétique 128
En rappelant cette autonomie et cette prééminence proclamées du mot et du
signifiant sur le signifié, Zadi entend proposer une autre conception
typiquement africaine « du mot » et de « la parole ». C’est-à-dire « ce que
signifient et recouvrent chez le négro-africain, les notions de « mot » et de
« parole » et quel rôle elles jouent dans la vie, dans les arts et plus
particulièrement dans la poésie »129
125 Zadi Zaourou , Césaire entre deux cultures, problèmes théoriques de la littérature négro-africaine d’aujourd’hui, Abidjan-Dakar, NEA, 1978, p.10 126 Entendre le Cahier d’un retour au pays natal, déjà cité. 127 Jakobson ( Roman) Essai de linguistique générale , Paris, 1963 128 Zadi Zaourou ( B.) Césaire entre deux cultures, Op.cit, p.132 129 Zadi Zaourou (B.) , ibid, p.26
69
Pour ce faire, il prendra appui sur certaines thèses ethnologiques130 ayant
déjà tenté une systématisation des phénomènes de la parole et de la création
poétique en Afrique. Ses réflexions portent les relents des travaux de Jahn
J.131 et surtout Calame Griaule dont les récits ont longtemps rendu compte de
l’Afrique d’Ogotemmeli132 où le mot et la parole sont dotés d’un pouvoir
magique et d’une valeur sacrée.
C’est sans doute dans cette perspective que le critique décidera de “corriger“
et d’adapter les théories linguistiques européennes à l’Afrique suivant la
pratique de la parole et la production du mot telles qu’elles y sont régies par la
philosophie du langage. En conséquence, les fonctions jakobsoniennes du
langage seront modifiées dans le sens où la fonction poétique semble avoir
été renforcée par une nouvelle fonction que Zadi nomme « la fonction
symbolique » :
La fonction symbolique confère au mot négro-africain un véritable réseau de
significations et une autonomie suffisante qui l’émancipe relativement par rapport à
l’axe des contiguïtés, c’est d’ailleurs cette autonomie qui permet aux poètes négro-
africains d'ériger l’énumération et l’accumulation en fait stylistique signifiant… quelque
soit le domaine auquel elle s’applique, la fonction symbolique est parole. C’est
pourquoi nous pouvons dire que le mot négro-africain est une parole comprimée qui
apparaît sur la chaîne parlée. gros de toute son histoire et riche de sa multivalance 133
130 Signalons cependant que dans sa thèse d’Etat : La parole poétique dans la poésie africaine, domaine de l’Afrique de l’Ouest francophone, Université de Strabourg II , lettres et sciences humaines, 1982, inédit) Le théoricien procède à un revirement en tournant le dos aux points de vues ethnologiques dont il mettra en doute la crédibilité. 131 Jahn Jahneinz, Muntu, déjà cité. 132 Genève Calame-Griaule rapporte dans la droite ligne de «l’entretient avec le vieil Ogotemmeli » de Marcel Griaule, les conditions de la révélation de la parole aux premiers hommes dans l’imaginaire des Dogons du Mali. Selon la description qu’elle en a fait, l’on peut relever la dimension démiurgique conférée à la parole, ainsi que toute la mystique qui l’entoure aussi bien au niveau de sa structure que de sa signification, c’est- à-dire son déploiement. En effet la parole semble emprunter dans sa circulation un circuit triadique, voire un parcours à triple relais : Binou Serou, le premier le prêtre totémique représente l’encodeur ayant en face de lui les sept autres ancêtres jouant le rôle de décodeur. Mais la circulation de la parole n’est possible que par ce que B. Zadi nomme « un agent rythmique », dont le rôle tenu ici par le tambour originel est d’assurer la transmission de « la parole » ou « du mot » tout en les contrôlant afin d’en conjurer les effets…( voir Marcel Griaule, Dieu d’eau , entretient avec Ogotêmeli, Paris, 1948. Également, Calame-Griaule (Geneviève) La parole chez les dogons , Paris, 1965 133 Zadi Zaourou (B.) « l’expérience africaine de la parole, problèmes théoriques de l’application de la linguistique à la l littérature » in Annales de l’Université d’Abidjan , série D, 1974 , p.61
70
Cette fonction consiste à procéder à un traitement spécifique du signifié dont
le rapport avec le signifiant nécessite une autre opération contenue dans « la
fonction rythmique ». Zadi explique cette autre fonction et en donne quelques
traits d’identification :
Au cours d’un tribunal populaire dans nos villages, l’agent rythmique est débout ou
assis au milieu de l’assemblée et tout locuteur s’adresse à lui. Dans le cercle du
conte, il est près du conteur (encodeur principal) ou le suit comme son ombre lorsque
le conte est joué. C’est lui qui règle les rapports entre conteur et l’assemblée des
auditeurs 134
Tout ce processus de symbolisation, consistant à un traitement inhabituel du
signifiant et du signifié afin d’en surmonter la barrière instaurée par la
linguistique européenne et privilégiant un mode de pensée tendant à unifier le
contenu et la forme du « mot », permet à Zadi d’ajouter au schéma
traditionnel jakobsonien de la communication, un troisième axe : celui des
« paradigmes symboliques », considéré alors comme étant les
caractéristiques de la parole et de la création littéraire africaine.
Dans ce sens, la parole poétique apparaît à deux niveaux :
Au niveau que Barthes nomme »le degré zéros » de l’expressivité, parole
ordinaire traduisant les rapports objectifs des éléments du monde extérieur,
par le sens premier du mot.
Le second niveau dont la perception semble réservée au seul initié fait
intervenir « la parole profonde ou grave et lourde de conséquence » que Sory
Camara désigne comme « une éthique de l’intimité des choses »135.C’est-à-
dire une parole dont la signification est inséparable de « la face cachée de
l’univers, des rapports insoupçonnés que tissent entre eux les phénomènes,
les choses et les forces de la nature dont l’homme »136
134 Zadi Zaourou, Op.cit, p.64 135 Camara (Sory), Gens de la parole , déjà cité, cet aspect est développé de la page 247à 257 136 Zadi Zaourou, Cesaire entre deux cultures, Op.cit, p.191
71
Tout comme ses collègues Kane et N’gal, Zadi pense que la création littéraire
africaine ne peut prétendre à une esthétique originale que dans l’affirmation
du double héritage traditionnel et moderne de ses écrivains.
Il pense aussi que le critique africain, élevé dans la conception “religieuse“137
de la parole africaine est le seul habilité à mettre à jour les préoccupations
ancestrales contenues dans la parole du conteur ou du griot.
Nous analyserons ultérieurement ce rapprochement mené à dessein entre
métaphysique africaine, science linguistique et littérature.
Pour l’heure, peut-on s’arrêter à l’explication superficielle selon laquelle cette
annexion du champ oral traditionnel serait la marque de la survivance ou
même de la continuité de la culture africaine ; ainsi que la preuve de son
prétendu usage monopolistique de l’oralité et de la tradition ?
Les réflexions menées à propos du rapport entre littérature écrite moderne
et oralité / tradition telles que nous les avons évoquées sont entachées de
plusieurs irrégularités :
En effet il nous semble avoir affaire à une confusion savamment orchestrée et
entretenue entre les entités “orale“ et“ tradition“, car l’oralité est-elle
absolument la tradition ? et la tradition est –elle toujours orale ? L’oralité
contemporaine peut- elle se lire comme un paradigme évident de la tradition
orale ? Laquelle de ces deux ressources prélève-t-on dans les œuvres
africaines actuelles ? Enfin s’agit-il d’une forme savante ou populaire ?
Laquelle a-t-elle disparu au profit de l’autre ?
En fait nous pensons comme Alain Ricard que « le problème de l ‘art oral est
inséparable du discours sur l’oralité, tout comme la logique de la rationalité
paraît inséparable de l’écriture alphabétique »138
Afin d’échapper à ce discours, il nous faut avoir recours à une interprétation
sociologique du rapport logique existant entre création littéraire moderne et
tradition (littéraire ) orale. Pour ce faire, il est utile de procéder à :
137 Cette approche n’est pas le fait d’une épistémologie de la religion, elle nous semble être une démarche mythifiante et mystificatrice motivée. On pourrait y déceler des résidus des thèses senghoriennes ayant fait de l’émotivité ou de la mystique, des catégories substantialistes et identificatrices de l’Homme africain. Elle constitue à notre avis, une des limites du point de vue de Zadi. 138 Ricard (Alain), Op.cit, ibid.
72
- une interrogation des articulations et de la portée du discours sur l’oralité et
la tradition.
- une analyse des effets de «l’entropie » engendrée par le cadre colonial.
Ainsi, dans le premier cas, comment peut-on saisir le concept de «tradition
orale » ? Est-ce en l’opposant à «tradition écrite » au point de ne lui accorder
sa validité qu’à la seule condition qu’il traduise »absence complète d’écriture »
comme l’entend Goody ? 139
En fait le discours produit sur l’oralité et inversement sur l’écrit donne lieu à
deux tendances opposées :
Il y a celle qui pose ces catégories comme des artefacts limités à une culture,
à une épistemê ou à une idéologie. Cette école procède au détriment de la
substance même de l’expression à une manipulation des modalités de
l’espace et du temps, en associant l ‘orale et l’écrit à l’apparition de la ville, de
l’État, des populations et leur savoir –faire du point de vue technologique.
Aussi, les approches proposées établiront-elles une combinaison entre
développement des modes d’expression ou des moyens de communication et
évolution, du cerveau.
On peut rappeler à cet effet les points de vue de deux spécialistes des
sciences humaines : Goody (1977) et Donald (1991) inspirés sans doute par
les thèses de l’Allemand Klemm Gustave Friedrich140.
Le premier, anthropologue s’est intéressé particulièrement à l’alphabétisation
et a établi dans sa raison graphique141 que l’homme moderne, celui de la
technologie et de la société complexe émerge avec la création et l’usage de
l’écriture.
Ainsi pour Goody, la culture, la civilisation et son rayonnement seraient
étroitement liées aux actes de communication supposés déterminer la pensée.
139 Goody (Jack) Entre l ‘oralité et l’écriture, Paris, PUF, 1994, p.91 140 Klemm Gustave Friedrich,Allgemeine cultur-geschiste der manscheit, (histoire culturelle universelle de l’humanité) 1843. Il est à l’origine d’une des traditions intellectuelles renvoyant l’invention de l’écriture aux sémites. ( voir aussi Laborit H, L’homme imaginant, essai de biologie politique, Paris , Union générale d’édition 10/18, 1970) 141 Goody ( Jack), the domestication of the savage mind, Cambridge university press, 1977. Traduit par Jean Bazin et Alban Bensa, sous le titre la raison graphique, la domestication de la pensée sauvage, Paris, Minuit, 1979
73
En conséquence, l’acte de communication écrit ou «la raison graphique »142
serait mère de la pensée scientifique et du progrès de la connaissance.
En effet c’est en choisissant de critiquer la démarche évolutionniste de Levi
Strauss143, ainsi que l’anti-ethnocentrisme généreux qui prône «le relativisme
culturel » que Goody entreprend de montrer les conditions effectives pouvant
déterminer les modes de pensée. Il part donc de l’hypothèse que chaque
individu quelle que soit sa société d’origine dispose de capacités mentales
capables a priori de d’appréhender le monde. Selon lui, ce n’est qu’à
posteriori que les différences entre sujets sociaux ou types de sociétés
surgissent avec l’adoption du type de communication écrit.
Dans cette perspective, il soumettra l’évolution technique à la pratique de
l’écrit, activité dite supérieure dont l’efficacité semble se limiter non à
l’enregistrement de la parole, mais plutôt à une aptitude à procéder à des
découpages, des classifications, des établissements de liste et de tableaux,
c’est-à-dire une manière spécifiquement «graphique » de raisonner et de
produire la connaissance. Ces propriétés déniées d’une part aux sociétés
dites orales et déterminant d’autre part l’intellect dont la pertinence dans les
sociétés jugées “sans écriture“ paraît presqu’insignifiante permettent en
dernier ressort de soumettre « les modes de pensée » aux « moyens de
pensée ».
C’est dire qu’en conséquence, toute absence d’écriture devient une preuve
formelle et incontestable d’histoire, de maturité intellectuelle, de progrès de la
connaissance, ou disons-le : de civilisation.
142 Goody , Op.cit. 143 Goody affiche ainsi la noble intention de dévoiler les tares de la critique ethnographique dont les jugements établis sur les sociétés dites orales ne semblent être qu’ une suite d’erreurs et de thèses invalides. Cependant, malgré ses efforts, les combinaisons écriture – histoire - progrès de la connaissance, confinent l’auteur dans les carcans des dichotomies traditionnelles âmes primitives/ rationalité, pensée sauvage/pensée domestiquée, remplacées subtilement par le couple « raison graphique »/ « raison orale ».Il s’agit pourtant là d’une technologie comparée de l’intellect élaborée sous le prisme de l’ethnocentrisme et d’un déterminisme étroit n’ayant malheureusement pas le cran nécessaire pour se définir comme tels.
74
Le second M.Donald, psychiatre et biologiste propose trois étapes pour
l’évolution de la culture et de la cognition de l’espèce humaine dans lesquelles
l’écriture tiendrait une place de choix144
Selon lui, le stade de l’écriture ou du « symbole » comme stade achevé serait
précédé par les stades mimétique ( l’homo érectus imitant la nature ) et
mythique ( homo sapien doté du langage constituant les sociétés complexes
mais inachevées ). Ces sociétés humaines ne s’achèvent qu’avec l’avènement
de l’écriture malheureusement inconnue de tous les groupements sociaux.
Dans ce sens, les espèces humaines ne peuvent se percevoir qu’à travers les
schèmes d’une hiérarchisation de celles qui écrivent et de celles qui ne le
feraient pas.
Dévoilant cette nouvelle division sociale ou hiérarchisation des populations
Molino écrit à propos du "paysan-païen" perçu comme un anti-modèle parce
que ne possédant pas la maîtrise de la pratique de l’écriture :
Ils ( les paysans ) n’ont pas droit à l’écriture, technique intellectuelle qui transforme
les capacités cognitives de l’espèce, mais en même temps creuse un fossé
infranchissable entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ( … ) A cette société
divisée correspond une culture aussi divisée : les gens d’en bas, esclaves, paysans,
artisans, ouvriers sont des sauvages. Ils sont en dehors de la civilisation qui se
confond avec la ville et avec l’élite. (…) Ainsi se creuse et s’approfondit l’opposition entre la culture des gens d’en bas, culture orale… et la culture des gens d’en haut,
culture écrite145
Visiblement, l’approche proposée de la notion d’écriture et subrepticement de
celle d’oralité fut et demeure encore le fait d’un évolutionnisme consacrant les
désignations bien connues de « sociétés à écriture » et « sociétés sans
écriture ». Cette dernière est facilement rattachée à « sociétés orales »
laquelle semble servir à nommer en particulier les peuples d’Afrique. Battestini
le confesse et affirme à cette effet :
144 Donald ( M ), Origins of the modern mind, Cambrigde, MA, Havard University press, 1991 145 Molino ( J ) , L’art d’aujourd’hui, Esprit ( Juillet-Aout ), 1991, p. 86-87
75
L’expression "sans écriture" communément qualifiante des peuples africains confirme
la pertinence d’une relation plusieurs fois séculaire Europe-Afrique fondée sur le
mensonge… l’occident se construit des lieux de mémoire à partir de références et
d’images mythiques.146
Bien sûr, ces erreurs de vues au fil du temps semble avoir été revues et
corrigées par l’anthropologie et l’histoire.
Répétons tout de même qu’effectivement la nature du lien de dépendance
entre modes ou moyens de communication et processus cognitif n’a jamais
été clairement définie. C’est-à-dire que la question : « l’écriture et l’oralité
peuvent- elles servir à expliquer en termes de "cause" ou "conséquence" le
développement ou le progrès de l’espèce humaine » reste sans réponse nette
ou satisfaisante.147
Ensuite, nulle part , il n’eut de génération spontanée de l’écriture. De toute
évidence, cette pratique ayant reposé de tous temps et dans toutes les
cultures où elle a été exercée sur une fonction première de conservation de la
mémoire collective et de communication à distance fut fondamentalement
objet d’héritages successifs, c’est-à-dire une actualisation d’emprunts,
d’échanges, et de mutations les plus diverses et complexes.
Jackson ( 1981 )148 rapporte par exemple que les grecs dont les occidentaux
ont hérités d’un alphabet latin accordent la paternité de l’écriture à Prométhée,
146 Battestini ( Simon ), Ecriture et texte, contribution africaine, p. 70 147 Certaines thèses postulent que la fonction primaire de l’écriture serait de faciliter l’asservissement ( Lévis Strauss et l’écriture comme moyen de contrôle de l’Etat - voir Tristes tropiques, Plon, 1955) Platon et l’écriture comme source de corruption des institutions et de la morale publique - voir phèdre, Op.cit . Derrida et l’écriture comme moyen de domination - Voir l’Ecriture et la différence, Paris , Seuil , 1979. Mais inversement la littérature récupère, rapporte et consacre quelques fois le fétichisme de l’écrit conduisant au mythe de la connaissance. Dans Le roman des lettrés de Wou King-Tseu, on assiste à la présence d’une sorte de société d’élite dans laquelle nulle n’entre que s’il est bachelier, c’est-à-dire s’il a la maîtrise de l’écrit et/ou du savoir. D’ailleurs face à cette espèce de joyau qu’ait la chose écrite, Monsieur Tcheou-Tseu ne manque pas d’être extrêmement ému voir illuminé au point de perdre connaissance. ( Wou King Tseu, Le roman des lettrés traduit sous le titre Chronique indiscrète des mandarins, Paris, Gallimard, 1976, T1, p.30 ) Dans un autre sens, Mongo Béti tourne en dérision les prétendus pouvoirs de l’écrit. Telle est la situation presque ridicule de Jean-Marie Medza, recalé au baccalauréat, pourtant roitelet adulé et vénéré dans un village de paysans illettrés ( Mission terminée, déjà cité) . 148 Jackson ( D ) The story of writing, New York, Taplinger Publushing co.1981.
76
et que pour Eschyle cependant, les dieux se rendraient régulièrement en
Egypte pour se ressourcer ; quant à Platon il raconterait et discuterait
l’invention et l’utilisation de l’écriture en Egypte par Thot149. Hérodote verrait
plutôt du côté des phéniciens le foyer d’origine de cette activité.
Ces différentes propositions d’antériorité qu’il faut bien sûr démêler ont tout au
moins le mérite de prouver que les discours actuels portant sur l’écriture et
l’oralité sont de simples lieux d’origine artificiels relevant plus d’une certaine
idéologie qu’ils ne sauraient être définitoires de ces différents concepts et de
leur pratique.
D’ailleurs Florence Dupont montre clairement que dans la culture gréco-latine
où l’occident semble puiser et légitimer ses mythologies,l’écriture n’a pas
toujours occupé la place qu’on voudrait lui accorder aujourd’hui.
Elle explique longuement :
L’oralité grecque est au cœur du « miracle grec ». La philosophie était un
enseignement oral. Pythagore refusait toute sorte d’écriture, Socrate parlait et
n’écrivait pas… certes l’enseignement d’Aristote est double, exotérique et écrit pour
les profanes et ésotérique et oral pour les initiés… la démocratie grecque elle même
fut fondée sur un parole politique essentiellement orale… D’une façon générale la
Grèce classique se méfie de l’écriture quand elle prétend transcrire et conserver la parole des vivants, et de la lecture qui asservit le lecteur à la volonté du scripteur car,
la fonction la plus ancienne de l‘écriture grecque n’était pas d’enregistrer des paroles
des hommes, mais de faire parler les choses muettes, coupes ou stèles funéraires
grâce à une oralisation de l’inscription par le lecteur…150
Elle ajoute concernant le rapport occident- écriture-oralité :
L’origine de notre culture européenne est une double tradition : une tradition
d’écriture plus récente et limitée, et une tradition orale, une poésie rituelle s’inscrivant
dans la relation que les hommes entretiennent avec les dieux et qui le sacrifice définit
leur identité d’hommes civilisés… au sein de cette double tradition, la priorité
symbolique a toujours été accordée à l’oral, l’écrit apparaissant souvent comme
149 Theut ou Thot est un animal ( hamadryas ) symbolisant la divinité de l’écriture en Egypte. Il trouve son équivalent chez l’Ibis sacrée ou calao chez les sénoufo de Côte-d’Ivoire. Il est également considéré comme l’inventeur de l’écriture n’sibidi au Nigéria ( Battestini , Op. cit, p.28-29 )
77
auxiliaire. Cette culture orale n’est pas seulement technique, elle sollicite tout le
corps… mobilise les sens et crée un lien entre tous les participants…151
Quant à la deuxième tendance, elle récupère l’équation " Afrique égale
tradition orale, Europe égale écriture, égale modernité" en reformulant à son
avantage le contenu des concepts « d’oralité » et de « tradition » Cette
approche prend en compte un certain nombre de thèses africanistes selon
lesquelles une des caractéristiques de la tradition orale serait la pédagogie
spécifique de la transmission informée par le rite, le sacré et le secret.
C’est ainsi qu’Hampâté Bâ en donne la définition suivante : « La tradition orale
africaine est un héritage de connaissance de tous ordres patiemment transmis
de bouche à oreille et de maître à disciple à travers les âges. »152
Autrement dit, pour cet auteur la tradition serait une connaissance totale
servant non seulement à instruire l’homme africain, à le transformer et à
l’accomplir, mais surtout elle serait un ensemble de savoirs dont l’acquisition
exige la patience de l’initiation et de l’initié.
H. Diabaté ne dit pas autre chose quand elle affirme pour sa part que « Les
traditions sont (…) constituées par la sélection des valeurs fondamentales,
des éléments les plus vitaux et les plus vitalisant de la collectivité »153.
On voit ainsi poindre en filigrane un aspect des idées préconçues concernant
"la richesse incommensurable" de la tradition orale africaine, réceptacle de "la
sagesse millénaire" que Sory Camara a encore nommée « la parole très
ancienne »154 projetée comme déterminante dans l’accomplissement de
l’homme africain.
150 Dupont ( Florence ), L’invention de la littérature, de l’ivresse grecque au texte latin, Paris, La découverte, 1998, p .12-13 151 Dupont ( Florence ) Op.cit. Ibid. 152 Bâ Hampâté ( Amadou ), « La tradition vivante » in Histoire générale de l’Afrique,Tome 1 : méthodologie et préhistoire africaine, Paris, Ed Jeune Afrique/stock, UNESCO, 1980, p.191 153 Diabaté ( H ) Le sanwi, sources orales et histoire, essai de méthodologie, Abidjan, NEA, 1986, p.68 154 Camara ( Sory ) , Parole très ancienne ou le mythe de l’accomplissement de l’Homme ,Grenoble, La pensée sauvage, 1982
78
Quoique scientifiquement non infondées pour certaines, ces propositions
semblent conforter des présupposés reprenant à bon compte sous l’effet de
miroitements de "supériorité illusoire", le discours d’une irréductibilité naturelle
et culturelle entre africains considérés comme des « gens de la parole » et
européens définis comme « praticiens ( naturels ) de l’écriture ». Ces
africanistes privilégient alors les lieux et les sujets en insistant implicitement
sur "le don inégalé" de l’africain en matière « de parole, d’oralité et/ou de
tradition ».
Or en se referant aux travaux de Vansina et Loucou, la notion de tradition
orale affiche pour nous éclairer davantage et ses typologies et ses
caractéristiques : le second dans son ouvrage intitulé La tradition orale
africaine155 complète et achève l’étude du premier : de la tradition orale156.
Ainsi, cette notion pourra-t-elle être présentée sous trois formes : les traditions
littéraires, les traditions ordinaires et les traditions ésotériques.
Les traditions littéraires sont toutes les productions ( genres narratifs,
genres hiératiques, genres poétiques, genres épiques ) relevant d’un usage
esthétique de langage. La spécificité de ces traditions concerne leur
formalisation esthétique par l’emploi des figures, procédés rhétoriques et
némotechniques, ainsi que par le rythme de la parole usitée.
Les traditions ordinaires se transmettent dans le langage de tous les
jours et n’obéissent à aucune règle formelle. Cet aspect est plus utilitaire
qu’esthétique. Il s’agit précisément des récits généraux, locaux, familiaux, les
histoires de vie… Ces connaissances ( commentaires juridiques, auxiliaires,
occasionnels, cultures historiques etc. ) sont vulgarisées et accessibles à tous.
Pour ce qui est de la tradition ésotérique, elle renfermerait un savoir
plus complexe, plus authentique, se transmettant sous le sceau du secret,
parfois dans une langue restreinte à un groupe (caste, société sécrète,
corporation) ou dans le cadre d’une initiation. Ici le décodage des messages et
la perception de leur signification symbolique dépend essentiellement des
155 Loucou ( Jean Noël ), La tradition orale africaine, Ed Neter, Abidjan, 1994 156 Vansina ( Jan ), De la tradition orale, Tervuren, Musée royale d’Afrique centrale, « sciences humaines » n°36, 1961.
79
degrés initiatiques de la connaissance. Cette tradition qui varie selon les
sociétés, les groupes et les pratiques, peut aussi obéir à des règles
"littéraires". Dans ce sens elle prend en compte les mythes ( génésiaques,
cosmogoniques, étiologiques, eschatologiques etc. ) Les "textes" des
tambours, les traditions de métiers ( forgerons, chasseurs, sculpteurs etc. ).
Les rites relatifs à la divination ou à l’histoire sécrète.
Concernant les traits distinctifs de la tradition orale, Loucou en distingue
les caractéristiques externes ( forme et fonction ) et internes ( contenu
)157.
Arrêtons nous aux caractéristiques externes qui nous semblent plus
pertinentes.
Il s’agit de la forme de transmission fondée essentiellement sur la forme
verbale et la forme instrumentale.
Sous sa première forme, elle se dit, se profère, se chante, s’accompagne d’un
langage gestuel et d’un rituel selon les circonstances, ordinaires ou
solennelles.
Sous sa seconde forme, elle est traduite en sons instrumentaux ( tambours,
cors, sifflets etc. )
Il y a également les règles de transmissions, dépendant du type de
tradition158, notamment les traditions littéraires, et ésotériques nécessairement
transmises par des spécialistes et des traditions plus "libres" ou "ouvertes"
157 Loucou ( Jean Noël ) Op cit, p.16 158 Loucou ne partage pas tout à fait l’idée que les sociétés lignagères auraient des spécialistes reconnus ( griots ou djéli chez les mandés, des porte-cannes ou kyame chez les akans, des spécialistes rituels royaux ( abiiru du Rwanda ) ) dont la tâche était de transmettre les traditions tandis que les sociétés étatiques n’auraient pas de spécialistes attitrés ( Loucou , Op.cit, p.17-18 )
80
donc vulgarisées et accessibles à tous, transmises par toutes personnes
averties de l’histoire.
81
Typologie de la tradition orale africaine selon Loucou
1- Traditions littéraires
2- Traditions ordinaires
3- Traditions ésotériques
-Genres narratifs
contes, fable, récits, chroniques
- Genres hiératiques
Devinettes, proverbes, adages, énigmes, formules
-Genres poétiques
poèmes, chansons
-Genres épiques
épopées et genres assimilés
- Les récits
Récits généraux, locaux, familiaux
-Les commentaires explicatifs, juridiques, occasionnels, spéculatifs, linguistiques.
- Les histoires de vie - Les souvenirs collectifs
-Les mythes
( comme système de symboles)
- Les « textes tambourinés » - Les traditions des sociétés sécrètes
( confréries de masques, associations de sorciers, sociétés initiatiques.)
- La traditions des métiers ( forgerons, chasseurs, pêcheurs sculpteurs, maçons, potiers etc.)
- Les traditions religieuses Hymnes religieux, formules rituelles, magie, divination
- Les traditions sécrètes Des familles, des clans, des dynasties
83
Ce qui précède laisse apparaître que si l’écriture et l’oralité sont réelles, les
discours qui les caractérisent semblent être des constructions arbitraires
non fondées à contenir objectivement des traits "naturels" d’une race, d’un
groupe ou l’ipséité culturelle de populations géographiquement
déterminées.
En conséquence, ces catégories ne sauraient suffire à traduire ni l’identité
d’un écrivain, ni le "génie" ou "l’âme" de son peuple.
Autrement dit, l’oralité et par extension la tradition orale ne sauraient être
des ressources ouvertes à certaines populations et fermées à d’autres159.
D’ailleurs Loucou note encore le caractère "flottant"160 de cette notion de
« tradition orale » quand il affirme qu’elle a partie liée avec celle
d’ « histoire orale » employée dès 1942 aux USA pour : « décrire et éclairer
le contexte d’une évolution, présenter des groupes sociaux, des noirs, des
indiens, des chicanos aux USA et des mineurs, des travailleurs de la ville
et de la campagne en Europe. »161.
Ces signifiants et leurs différents signifiés ne sont donc pas objectivement
fixés et achevés.
Ils sont en outre perceptibles comme des entités mutables.
On peut rappeler à cet effet que le vaste mouvement d’annexion du champ
oral et traditionnel a parcouru presque tous les espaces littéraires :
L’antiquité gréco-latine en donne le premier exemple en faisant des œuvres
homériques (L’Illiade et L’Odyssée) en tant que des productions
fondamentalement orales, des patrimoines littéraires ou des objets de
croyances et de rivalités pour la littérature écrite.
159 Il ne s’agit pas de signifier que toutes les sociétés possèdent à la fois une traditions écrite et orale. Il s’agit plutôt d’insister sur le fait qu’aucune ne peut prétendre à proprement parler à une tradition de l’écriture comme aucune n’a le monopole de la tradition orale. 160 Le caractère flottant de l’ethnonyme et son usage performatif sont également soulignés par Benveniste ( Emile ), Voir Vocabulaire des institutions indo-européennes, 1-économie, parenté, société, 2-pouvoir, droit, religion. , Paris, Minuit, 1969. Amselle et M’Bokolo conviennent également que ces modes d’identification prennent leur sens selon les lieux et les époques, et donc ne peuvent être considérés comme des significations achevées .Voir Amselle ( Jean-Loup ) et M’Bokolo ( Elikia ) au cœur de l’ethnie, ethnie, tribalisme et Etat en Afrique, Ed. la Découverte, 1985 . Voir aussi Fotê ( Harris Memel ) « Essai sur le contour théorique de l’ethnie » in Les cahiers du nouvel esprit n°7, juin-juillet 1999, Abidjan, p. 4-8. 161 Loucou Op. cit. P. 8
84
Le Moyen-âge français à connu le même modèle, d’abord à travers le
moment historique que B. Anderson a désigné comme une période de
« révolution vernaculaire »162. Cette époque assurée successivement par
Du Bellay163, Malherbe, Vaugelas et Rivarol164 a servi à modeler le
caractère orale de la langue française pour en faire une langue littéraire
écrite, précisément en la codifiant, la standardisant, et la renforçant par une
attention particulière à son bon usage afin de lui garantir son hégémonie
littéraire et politique sur le latin.
Ensuite au XVIIème siècle toute la littérature française ne concevait ces
critères de reconnaissance littéraire qu’ au tour de l’ imitation des anciens,
notamment à travers la tragédie qui n’était rien d’autre qu’un genre relevant
de la tradition orale.
La littérature Allemande et celles des pays de l’Est ont suivi
le même modèle. Motivées par les théories de Herder telles qu’énoncées
dans son Autre philosophie de l’histoire pour contribuer à l’éducation de
l’humanité165, ces littératures auront un mode de création fondé sur le retour
aux langues populaires et sur une sollicitation des récits et genres
traditionnels oraux, expressions souvent ritualisées des coutumes et des
traditions lointaines ou étrangères à la littérature écrite.
Le cas de ce qu’on appelle communément « le miracle irlandais » survenu
entre 1890 et 1930 repose sans doute sur le même mécanisme 162 Anderson ( Bénédict ) , L’imaginaire national, réflexion sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996, p .77-91. 163 Du Bellay ( Joachim ) Defence et illustration de la langue francoyse, Henri Chamard, Paris, Librairie Marcel Didier, 1970 ( la première publication date de 1549 ). 164 Malherbe et Vaugelas se sont intéressés particulièrement au savoir vivre linguistique, c’est-à-dire un usage oral codifié de la langue. Quant à Rivarol, il élabore son discours sur l’universalité de la langue française suivi des pensées , maximes, réflexion, s anecdotes et bons mots, ed présentée par Hubert Juin, Paris, Belfond, 1966. 165 Johann Gottfried Herder, Une autre philosophie de l’histoire pour contribuer à l’éducation de l’humanité, Paris , Aubier, Ed. Montaigne ( traduit par Max Rouhier ) 1962 ( les premiers textes datent de 1774 ). Cet auteur se positionne parmi les origines du nationalisme allemand. Il postule en opposition à la prétendue « supériorité du génie culturel français » une autonomie et une relativité des valeurs culturelles accordant à chaque peuple le principe d’une existence et d’une dignité dont la légitimité est à priori indépendante des autres. Ces théories reçurent un immense retentissement en Hongrie, en Pologne, en Serbie, en Croatie et obtinrent même en Afrique une influence non négligeable ( voir pour le cas de l’Afrique noire Goethe et la période goethéenne en Afrique noire francophone, thèse d’Etat, Kokora Michel Gneba
85
d’accumulation et de valorisation littéraire des ressources de l’oralité et de
la tradition pour le compte du champ de la production écrite.
En Afrique c’est particulièrement le cas de la variabilité, c’est-à-dire des
modalités différentes selon lesquelles chaque créateur à recours au
patrimoine orale et traditionnel : par exemple de Birago Diop et D.T Niane
au poète musicien akan J. N’Kétia166, le malgache J.J Rabéarivelo167, le
malien Hampaté Bâ168, en passant par l’algérien Kateb Yacine169, les
nigérians Daniel Olorunfemi170 ( et ses contes yorouba traduit par Soyinka ),
Amos Tutola171 ( dont la langue littéraire populaire sera revendiqué par
Soyinka ), Ben Okri172 et le kenyan N’Gugi Wa Thiongo173 ( et son écriture
romanesque gikuyu ), on notera que la tradition orale est évoquée et
transformée littérairement selon des procédés propres à chaque artistes.
Cette catégorie ne semble donc pas être le fait d’une spécificité
substantialiste et différentialiste, elle est encore moins une fixité close,
immuable et invariable. Elle a servi aussi bien les anciens espaces
repris par Leo Kreutzer, « le concept de weltliteratur chez goethe et le discours d’une autre modernité » in , littératures et sociétés africaines, Bayreuth, 2001. 166 N’Kétia ( J ) poète et musicien conçoit l’esthétique du « thrène » ( chant funèbre ) ( Alain Ricard, Op cit, p. 36-45 ) 167 Rabéarivelo ( Jean Joseph ), poète malgache traduit et transcrit les hains-tenys ( Alain Ricard , Idem, Ibid. ) 168 Bâ Hampaté ( Amadou ) est une des figures importantes des réflexions sur l’oralité, il privilégie particulièrement les textes initiatiques ( voir par exemple Kaïdara, récit initiatique peul ) 169 Yacine ( Kateb ) ( 1829-1989 ) écrivain algérien avec son roman Nedjima ( 1956) fut consacré à Paris, puis au moment de l’ indépendance à partir de 1962 milite pour une langue populaire algérienne ( voir Casanova, Op cit, p. 314 ) 170 Olorunfemi ( Daniel ) ( 1903-1963 ) fut le premier à avoir transcrit en yorouba la tradition orale de son peuple, traduit par Soyinka il demeure un des classiques de la littérature nigériane , ( Casanova, Idem, p. 311 ) 171 Tutola ( Amos ) vient rompre les normes narratives occidentales auxquelles restaient accrochés ses devanciers. Son style est celui d’un pidgin english fort remarqué par les critiques européens ( Casanova , Idem, Ibid. ) 172 Idem pour Ben Okri, auteur d’un roman remarqué à Londres, The famished Road ( 1991 ) 173 Wa Thiongo commence sa carrière d’écrivain sous le nom de James N’Gugi et à publié ses premiers textes en anglais. Après l’indépendance du Kenya en 1963, il reprend son nom africain N’Gugi Wa Thiongo et travaille dans la perspective de l’identité et de l’histoire nationale. Il écrira ses œuvres en gikuyu ( voir Bardolphe ( Jacqueline ), N’Gugi Wa Thiongo, l’homme et l’œuvre, Paris, Présence Africaine, 1991 )
86
littéraires (la Grèce et l’Europe) que les nouveaux : de l’Afrique à l’Amérique
Latine174 en passant par les Antilles.175
Mais pour échapper davantage au discours que nous venons de dévoiler et
pour mieux comprendre le cas de ces « pays dominés »176, précisément
ceux de l’Afrique noire, il nous faut avoir recours au problème de
« l’entropie » né du cadre colonial.
« L’entropie » désignant au sens de Lénine l’état de contradiction
interne d’une société a été évoqué par la sociologie de Balandier pour
proposer une autre description des sociétés traditionnelles africaines. Selon
lui : « Ces sociétés ne peuvent plus être vues comme des sociétés
unanimistes à consensus obtenu mécaniquement et comme des systèmes
équilibrés, peu affectés par les effets de ″l ’entropie″ »177.
En appliquant ce point de vue à l’espace culturel en général et littéraire en
particulier, on constate comme nous l’avons déjà noté que la rencontre
entre système colonial et sociétés culturelles traditionnelles a donné lieu à
un pertinent bouleversement, on pourrait dire une profonde redéfinition des
termes dans lesquels les agents ( producteurs et consommateurs ) culturels
se définissaient. Dès lors, on assistera à l’avènement d’un nouvelle espace
culturel avec de nouvelles "règles du jeu".
S’il est vrai que les écrivains produisent une sociologie spontanée178, alors
le personnage de Fama Doumbouya, representé dans Les soleils des
indépendances 179 de Kourouma peut servir à justifier nos propos.
174 Au Brésil, Mario De Andrade publie en 1928 Macounaïma qu’il considère comme « une anthologie du folklore brésilien ( voir Michel Riaudel « toupi or not toupi .une aporie de l’être national in, Macounaima , ed critique, Paris , Stock, 1996, p300 ») De même, Octavio Paz, Prix Nobel de littérature ( 1990 ) a été collecteur de ressources littéraires populaires avant de connaître la consécration internationale. Il affirme dans son discours de réception du Prix Nobel « mes classiques sont ceux de ma langue » (Octavio Paz, La quête du présent, discours de Stockholm , Paris, Gallimard, 1991 p. 11 ). 175 La littérature antillaise actuelle se lit comme une écriture de « la parole de nuit », entendre le recours à la parole du conteur créole. ( voir par exemple Ecrire la parole de nuit, la nouvelle littérature antillaise, textes rassemblés par Ralph Ludwig, Paris, Gallimard, 1994 ). 176 Ces pays ont en effet la caractéristique d’être aujourd’hui sous domination politique, économique et culturelle ( littéraire ) 177 Balandier ( Georges ) Antropo-logique, Paris, PUF , 1974 , p. 221. Voir aussi Sens et puissance, Paris , PUF, 1971. 178 Thumerel ( Fabrice ) Le champ littéraire français au XX ème siècle, éléments pour un sociologie de la littérature, Paris, A. Colin, 2002, p. 25
87
On sait en effet que ce personnage, membre incontestable de l’aristocratie
traditionnelle malinké, pour n’avoir pas pris conscience du nouveau contrat
social imposé par les indépendances, se trouve à errer comme un aliéné à
la recherche de ses repères. Ainsi, contrairement à la société ancienne où
son statut de prince du Worodougou lui conférait de facto les privilèges
politiques et économiques dus à son "haut rang", Fama dans la nouvelle
société des indépendances, se trouve-t-il à « faire le vautour » c’est-à-dire à
vivre de mendicité, avec pour seuls patrimoines ses cartes d’identité et du
Parti, et sa femme Salimata qui se débat tant bien que mal pour le nourrir.
Et comble de frustration : Fama se fera injurier et humilier au cours d’une
partie de mendicité en pleine cérémonie funéraire par un obscur griot
apparemment plus conscient que lui des nouvelles donnes sociales…
A notre avis c’est à une telle situation que des critiques tentent de réduire
les écrivains africains en faisant d’eux les personnes ignorantes180 des
nouvelles "règles du jeu" littéraire et qui par conséquent insisterait pour
retrouver le passé et son champ de production culturelle, ou à tout le moins
lui assurer sa survie.
Il s’agirait alors à travers cette survie de retrouver et restaurer des
personnalités individuelles et collectives altérées.
Face à cette option erronée, nous postulons que l’espace de création
littéraire africain actuel n’est plus à proprement parler celui de l’oralité ou
de la tradition dont la performance ne peut être rendue par la littérature
écrite que sous une forme travestie ; car les productions d’aujourd’hui sont
bien destinées à des consommateurs appartenant avec les producteurs
(créateurs ) à un même espace littéraire soumis à des règles nouvelles.
Ce monde social particulier a certes partie liée avec les exigences de
« l ’habitus » mais n’est point déterminé par celui-ci.
179 Kourouma ( Ahmadou ), Les soleils des indépendances, Paris, Seuil, 1970 180 Bien sûr, certains écrivains à l’instar du Douanier Rousseau ou Brisset peuvent « ne pas savoir ce qu’ils font » mais sans être absolument imposteurs ou cyniques, tous peuvent ne pas être ignorants des règles du jeu littéraire.
88
C’est pourquoi de notre point de vue, ressasser la biographie de Kama
Kamanda181 en faisant de lui « un griot-poète » n’a pas grand sens, tout
comme relèvent de l’absurde les efforts pour rappeler qu’il est : « Initié aux
rites magiques de l’animisme dès son plus jeune âge, (qu’ ) il gardera
longtemps la flamme d’une foi en ses ancêtres que les lecteurs retrouveront
dans certains de ses écrits. »182.
Certains comme Jean Laugier disent même que son secret tient à
l’existence en Afrique de : « L’arbre à palabre, arbre du bien, de la sagesse
et du bonheur…que Kamanda a retrouvé et ( que ) ses Contes du griot
transcrivent tout ce que les génies de la brousse lui ont confié »183.
De même, remuer l’arbre généalogique de Massa Makan Diabaté pour dire
de lui qu’il est un « griot » dans le contexte de la littérature actuelle parce
que fils d’un grand conteur épique184, griot de son état ( Kèlè Monson
Diabaté ) n’apprend pas grand chose sur la structure et le sens réel des
œuvres et/ou de l’écriture de l’écrivain Malien.
Enfin soumettre sans cesse Ahmadou Kourouma au faux mythe de la
« malinkitude »185 selon le mot d’Amselle, pour faire de cet écrivain le sujet
constructeur d’une identité malinké ou l’aède d’une culture malinke définie
en opposition à la culture des autres communautés, c’est-à-dire en
définitive poser le groupe malinké comme origine et foyer de signification
des œuvres de cet auteur,c’est non seulement refuser de comprendre et
l’enjeu du discours de Kourouma et le jeu des écritures ou des créations
dans lesquelles s’inscrit sa production. Mais c’est également perpétuer les
égarements d’un discours critique ayant toujours privilégié l’idée
politiquement logique d’une « guerre des cultures » au détriment de celle
sociologiquement heuristique de « cultures en mouvement ». 181 Kama Kamanda est spécialiste de la transcription des contes traditionnels africains. Il est notamment auteur de Les contes des veillées africaines, Lausanne, J.M. Bouchain, 1985 , Paris, l’Harmattan, 1989 ; également auteur de Les contes du griot, Préface de L.S. Senghor, Présence Africaine, 1988. 182 De Coninck ( Marie-Claire ), Kama Kamanda au pays du conte, Paris, l’Harmattan , 1993, p.191 183 Jean-Laugier in Kama Kamanda au pays du conte. p. 193. 184 Kéita ( Chérif M. Chérif ), Massa Makan Diabaté, un griot mandingue à la rencontre de l’écriture, Paris, L’ Harmattan, 1995.
89
Une saisie totale des productions culturelles ( littéraires ) des écrivains
francophones en général et africains en particulier nécessite qu’on tourne le
dos aux postulats de la différence et au traitement habituel de celle-ci.
Fonkoua ( R ) le dit si bien quand il affirme dans un autre cadre que la
différence ne peut plus suffire à prendre et à comprendre « la mesure du
monde » il écrit :
la notion de différence, ne correspond ni aux sociétés antillaises particulières, ni
aux sociétés forgées par la colonisation et l’esclavage de façon générale, ni même
quelque autre société d’ailleurs.186
Il en va de même des littératures francophones et africaines qui demeurent
tout de même des produits de l’histoire particulière ( esclavage et
colonisation ) évoquée plus haut. On peut dire en conséquence que
l’espace littéraire africain possède son propre mode de fonctionnement, à
savoir le recours prononcé au items littéraires oraux et traditionnels faisant
de cet espace « un champ » dont la définition des limites n’ai assurée que
par cette annexion répétée et concurrentielle du champ oral et traditionnel.
En outre, cet espace particulier ne peut être considéré indépendamment
des autres champ participants au réseau "mondial" des littératures ou de la
« République mondiale des Lettres ».
En terme bourdieusien, on dirait que les auteurs africains et le champ
littéraire africain lui-même ne peuvent « exister et subsister sans une
tradition internationale d’internationalisme artistique »187 c’est-à-dire le
microcosme de production, de critiques, de consommateurs et d’institutions
nécessaires à la reconnaissance au delà de la seule région. Dès lors
l’oralité et la tradition orale, ne peuvent être perçues autrement que comme
des objets d’enjeu, de rivalité entre les écrivains. Mieux elles doivent être 185 Amselle (Jean Loup), Branchements, anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion 2001. p.210 186 Fonkoua ( Romuald Blaise ), Essai sur une mesure du monde au XX ème siècle, Edouard Glissant, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 13-14
90
décodées en termes de lieu de croyance permettant alors de prendre la
mesure de la création littéraire africaine.
En tant qu’objet de lutte et de concurrence, la tradition orale n’est pas
uniforme, encore moins fixe ou inviolable.
Donnons alors quelques exemples où les écrivains en ont fait usage selon
des modèles différents suivant la libre initiative de leur propre stratégie de
création.
B –Quelques avartars de l’ecriture actuelle
Ces quelques observations sur les avatars de l’écriture s’inscrivent
dans une perspective générale, valable pour tous les genres littéraires.
Mais l’écriture poétique constituant « la conscience focale » de ce travail tel
que nous le verrons particulièrement dans les étapes suivantes, nous nous
en tiendrons ici à des observations portant sur l’écriture romanesque,
applicables bien sûr ( insistons-y ) à toute écriture littéraire africaine
actuelle.
Aussi, pouvons-nous affirmer dès de départ que suite aux effets du
« désenchantement » précédemment analysés, un des traits remarquable
du texte littéraire africain actuel est sans nul doute cette impression
d’écriture nouvelle, libérée et presque libertine.
Cette écriture de « l’insubordination, de l’écart et du paradoxe »188,
affranchie de toutes sortes de contraintes et de conventions établies et
apparaissant chez Pierre N’Da par exemple comme « un dévergondage
textuel ou une écriture de la rupture »189 fonctionne à notre avis sur
plusieurs modalités .Nous choisissons arbitrairement de n’en retenir que
trois :
1 - La transgression de l’ordre moral-social ou éthico-religieux 187 Bourdieu ( P ), « La culture en danger » in Contre- feux 2, Paris, Seuil, 2001, p.84 188 Nous l’avons souligné
91
2 - Une écriture carnavalesque
3 - La subversion contre les codes linguistico-textuels
1 – Ainsi pour ce qui est de la première modalité, notons qu’elle porte
d’abord sur une certaine désinvolture exprimée contre les institutions
millénaires, traduites en majeure partie sous la forme d’un refus de la
domination gérontocratique c’est-à-dire les valeurs anciennes tant exaltées
et qui apparaissent obsolètes. C’est ainsi que dans les œuvres de ces
dernières décennies en particulier, de jeunes adolescents affrontent dans la
perspective d’un conflit idéologique leurs propres pères souvent dignitaires
ou partisans de régimes dominants.
Déjà Eza Boto donnait le ton avec Ville cruelle190 ( 1954 ) où le jeune
Banda ne supportant plus la vie du village s’en prenait violemment aux
vieux, notamment son oncle Tonga qu’il méprisait et injuriait en le traitant
d’ « infect vieillard ».
De même dans Mission terminée191 (1957 ) de Mongo Beti, Jean-Marie
Medza, jeune lycéen choisit dans la conquête de sa liberté, de provoquer
son père puis de le ridiculiser publiquement dans un affrontement déloyal.
Toujours avec Mongo Béti dans Perpétue ou l’habitude du malheur ( 1974 )
le jeune professeur Essola, indigné par le cupidité de sa mère désireuse de
marier sa fille au plus offrant tout en la retirant de l’école « la frappa avec
une férocité quasi homicide.»192
De même avec Le jeune homme de sable (1979 ) de William Sassine, Les
chauves-souris ( 1980 ) de Bernard Nanga, Le dernier des gargonautes
(1984) de Sylvain Bemba, Sahel ! Sanglante sécheresse (1981) de Mandé-
Alpha Diarra, s’inscrivant dans le même cadre, les jeunes contestataires,
héros révolutionnaires, poussent la transgression jusqu’à prendre quelques
fois les armes.
189 N’Da ( Pierre ) « Transgression de l’interdit et liberté textuelle dans le roman négro-africain » in Sociétés africaines et diasporas n° 6, juin, 1997, p.108. 190 Eza Boto, Ville cruelle , p. 29 191 Mongo Béti, Mission terminée, p. 249. 192 Mongo Béti, Perpétue ou l’habitude du malheur, p. 45
92
Cette modalité concerne également la profanation du sacré, le viol de
l’interdit et la transgression sexuelle marquée par le viol, l’inceste,
l’homosexualité, c’est-à-dire toutes sortes de pratiques antisociales et
déviationnistes, doublées d’un langage débridé obscène et inquiétant.
A ce propos, Cannibale ( 1986 ) de Bolya se présente comme un exemple
typique et grotesque de l’entreprise profanatrice du sacré, de la banalisation
effrontée des valeurs humaines. Dans cette œuvre, le père Moussa par
exemple est une parodie honteuse de la figure du religieux : il blasphème
sans cesse, en même temps qu’il est injurié « crétin, couillon, animal, sale
prêtre », violenté et sauvagement violé. Il est présenté par ailleurs tout au
long du récit comme un homme en quête d’extases lubriques, souillant lui-
même l’église en se masturbant très souvent devant l’autel de Dieu.
Dieu lui-même subit cette démesure du blasphème et du sacrilège puisqu’il
est injurié et traité de tous les noms : « crétin, sadique, ordure, voyeur,
pervers, dément… »193
On voit même la Bible jetée et brûlée dans un brasier194, la statut de la
vierge Marie recevoir des crachats, le crucifix de l’autel, le tabernacle et
tous les autres objets de piétés sont saccagés et jetés au feu. Enfin les
hostiles profanées sont utilisées par le « treizième apôtre », le féticheur du
préfet Makwa195 pour un sacrifice rituel auquel est contraint de participer le
père Moussa.
Outre l’église d’autres lieux sacrés sont aussi à la merci des profanateurs ;
il s’agit des forêts sacrées, des lieux d’initiation et de cultes bafoués par des
jeunes désorientés.
Quant à la transgression sexuelle, elle prend une allure tout aussi
déroutante ; elle porte aussi bien sur les pratiques incestueuses que sur les
formes insoutenables du viol, de la sodomie ; la première forme
apparemment supportable, quoique contraire aux valeurs éthico-sociales
est donnée par Tchicaya Utam’si dans Les fruits si doux de l’arbre à pain
193 Bolya ( Baenga ), Cannibale, p 13 194 Bolya, Op.Cit. P. 14 195 Bolya, Op.cit p. 99-101
93
( 1987 ) où Gaston couche avec sa sœur Marie-Thérèse. Egalement dans
Le jeune homme de sable, Oumarou, pour s’affranchir de la tutelle
paternelle couche avec la dernière épouse de son père.
Avec Gisèle Aka, Les haillons de l’amour (1994 ), Johanne, une jeune
étudiante est habitée par une passion forte pour son père : « Je l’aime à
crever… mon père et moi nous étions faits l’un pour l’autre »196
qu’elle finit par tuer à cause des reculades de ce dernier que la jeune "folle"
met au compte de la lâcheté.
La forme la plus démesurée est perceptible chez Sony Labou Tansi, La vie
et demie ( 1979 ) où Martial en colère contre sa fille, dans une de ses
apparitions la bat sauvagement et couche avec elle pour dire le
narrateur « lui donner une gifle intérieure » ; la même Chaïdana dû subir
plus loin le viol collectif de toute une armée durant trois nuits successives et
finit par s’évanouir. Dès son rétablissement, c’était pour « prendre la ville
avec son sexe ».
Dans la perspective de cette même abjection sexuelle, toujours dans
l’œuvre de Sony Labou Tansi, les guides providentiels rivalisent de
prouesses sexuelles au point d’organiser des séances de procréation
radiodiffusées et télévisées en direct, "déviergeant" et fécondant en
quelques heures une cinquantaine de jeunes filles contre le gré de la
communauté internationale.
Bolya avec Cannibale pousse au même degré le débridement des instincts
sexuels avec des scènes décrites dans un art presque jovial et surprenant.
Par exemple, Malata, une servante de la reine des kuyu raconte comment
cette femme l’avait prise, déshabillée et lui avait fait l’amour comme un
homme, tout en jurant de faire des hommes « des esclaves de son sexe, de
ses cuisses et de ses fesses.»197
De même, le prêtre de l’église, le père Moussa fut violé, torturé, c’est-à-dire
sodomisé par le préfet lui-même, aidé de ses sadiques soldats, qui tour à
tour venaient uriner dans la bouche de la victime immobilisée et
ensanglantée. 196 Aka ( Marie-gisèle), Les haillons de l’amour, p.51
94
C’est avec un réalisme saisissant que le narrateur de Cannibale raconte
toujours comment ayant accédé au pouvoir, le préfet Makwa fait arrêter la
reine des kuyu, la fait violer et sodomiser par toute une garnison, à la fin de
l’orgie, il lui tranche le cou et fait piler la tête dans un mortier…
A cette démesure, on peut ajouter l’homicide consistant à procéder à des
sacrifices humains, sur proposition des marabouts, pour disent-ils
conserver ou acquérir la puissance politique et économique. On trouve cet
état de fait ignoble et crapuleux dans Le jeune homme de sable où le
député Abdou immola pour les besoins de son pouvoir, de façon odieuse,
son loyal serviteur le vieux Bandia ; tout comme d’ailleurs les chefs d’Etat
sanguinaires immolèrent tous les opposants à leurs régimes par le fait de
traitements inhumains institués dans des maisons d’arrêts et de corrections
devenues de véritables "antres", c’est-à-dire des espaces d’où on ne peut
sortir que comme fantôme. C’est ce qu’évoque encore Sassine dans Le
Zéhéros n’est pas n’importe qui ( 1985 ) avec la représentation du
tristement célèbre Camp Boiro du guinéen Sékou Touré.
C’est dans le même cadre qu’on peut situer les "ouvrages-témoignages"
comme Prisonnier de Tombalbaye d’Antoine Bangui, La vérité du ministre
d’Abdoulaye Diallo, et plus récemment Les faux complots d’Houphouët
Boigny198 de Samba Diarra, que le préfacier désigna comme « un voyage
dans notre enfer tropical » ( entendre la prison d’Assabou )199
2- La deuxième modalité repose sur une écriture carnavalesque, c’est-à-
dire une stratégie du grotesque.
L ‘idée de « carnaval » renvoie à la société occidentale du Moyen-
âge. Elle correspond a ce qui y était nommé « la fête des fous ou des
innocents »200. Une tel jeu repose en effet sur le principe de l’inversion
197 Bolya, Op.cit p.34-35 198 Diarra ( Samba ), Les faux complots d’Houphouët Boigny, Fracture dans le destin d’une nation, préface de B. Dadié Paris, Karthala, 1997. 199 Assabou est à quelques lieux de Yamoussoukro ( capitale politique de la Côte-d’Ivoire ), on y trouve les plantations d’Houphouët Boigny, mais il était également un lieu d’incarcération politique, Samba Diarra Op Cit, p. 145-199. 200 Bakhtine ( Mikhaïl ), L’œuvre de Rabelais et la culture populaire au Moyen-âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970.
95
systématique dans un temps donné de l’ordre évident des choses ; ainsi,
dans ce monde inversé, le désordre régnait et la déraison triomphait ; les
fous et les gueux pourraient par exemple à la faveur de ce défoulement
devenir des personnages ou des personnalités de façon temporaire de
premier plan.
Tel que pratiqué dans l’Europe médiévale, le carnaval trouve son équivalent
dans les sociétés africaines dont certaines pratiques culturelles reposent
sur le même principe : chez les bambaras du Mali, avec leurs
manifestations culturelles dénommées "kotéba", on encore chez les n’zima
du Ghana et de la Côte-d’Ivoire, avec leur fête rituelle appelée "abissa", les
conventions, les règles , les distances sociales sont momentanément
supprimées, une euphorie générale instaurée et une liberté voire une
licence verbale pratiquée sous une forme ludique quels que soient l’âge et
le rang social sans crainte de représailles…
C’est ainsi que de Yambo Ouologuem à Bolya en passant par Sony Labou
Tansi et William Sassine, on notera l’irruption dans l’art de la création
littéraire d’une fiction dont les limites sont rendues par le jeu festif du
défoulement, de la démesure, de la bouffonnerie ou comme le dit encore
Bakhtine « du rire sur la place publique »201, abolissant la frontière entre
l’ordre et le désordre, le raisonnable et l’irrationnel, le permis et l’interdit ; en
plus des larmes, des souffrances, des atrocités, voire des "cris" qui
semblent traverser les œuvres, il y a la forte présence d’un long registre de
propos injurieux et abjects comme « putes,salopes, putain, imbécile, bâtard,
chien, canaille, racaille, vermine, pourriture etc. »202 ou encore l’usage
surprenant de mots grossiers et d’expressions ordurières comme « con,
connerie, merde, caca, anus, chier, péter, cul, enculer, pisser, sperme,
baiser, vagin, clitoris »203. On y observe également une autre représentation
de l’univers traditionnel africain où la sorcellerie, les fétiches, les sacrifices
rituels, les rites initiatiques, les mânes des ancêtres et les génies tutélaires
Voir également Verdeguer ( Pierre ) « Fêtes et jeux de massacre dans Louis Ferdinand Céline » in Etudes littéraires, Vol 18, n° 2, 1985 201 Bakhtine, Op.cit. Idem 202 Bolya , Op.cit. Idem 203 Bolya , Op.cit. Idem
96
subissent le traitement d’une écriture débridée, une création de la
tératologie où l’insolite et le monstrueux le disputent au fantastique ou
encore à l’immonde.
Depuis Bakhtine, cette pratique à la fois ludique et comique est perçue
comme remplissant une fonction cathartique en ce qu’elle instaure un
dialogisme entre des paradigmes oppositionnels et aboutit à un
rapprochement, voire une superposition des contraires pour une liquidation
des tensions sociales.
Mais alors pourquoi l’écrivain africain a-t-il subitement recours à un tel
procédé ?
Cette transposition du jeu carnavalesque dans la littérature que Bakhtine a
nommée « carnavalisation »204 serait selon lui une stratégie romanesque
« de contrôle d’une violence sociale latente et de récréation d’une cohésion
menacée »205.Pour d’autres comme Pierre N’Da, ce procédé serait surtout
une stratégie de « dissimulation face aux censures gouvernementales »206.
Notre point de vue c’est que cette manière de créer remplit une fonction
disruptive émancipatrice, en ce qu’elle affirme et confirme le temps d’un
désaparentement entre espace littéraire constitué et les autres univers
sociaux (politiques et économiques ) ; mieux, c’est l’expression d’une liberté
d’expression littéraire qui achève de nous conforter dans notre position que
la littérature africaine a opéré un glissement significatif pour se constituer
en un « champ » en tant qu’espace symbolique ayant ses propres "règles
du jeu" contenues comme nous l’avons montré en une littéralisation des
ressources orales et traditionnelles.
3 – Enfin pour la troisième modalité signalons quelques subversions
observables au niveau des codes linguistico-textuels.
Ainsi peut-on rappeler au niveau des textes des remises en causes
bien connues de certaines structures traditionnelles du genre romanesque.
204 Bakhtine Op.cit. Idem 205 Comme Bakhtine, Roger Caillois ( L’homme et le sacré , Paris, Gallimard, 1950 ) René Girard ( La violence et le sacré , Paris, Hachette, 1987 ) soutiennent cette thèse relative au sociodrame et à la catharsis. 206 N’Da ( Pierre ) article déjà cité, in Sociétés africaines et diasporas, Idem, p.116
97
Dans ce cas précis, on note la transposition des modes de « penser » en
tant que manières de raconter, de rapporter des récits selon les modalités
des arts de la parole ( contes, mythes, proverbes ) dans les sociétés
traditionnelles ou encore selon les moyens empruntés aux instruments
traditionnels de communication et de conservation de l’information (
tambour, kora, arc musical sur lesquels nous reviendrons longuement dans
les étapes suivantes ).
Cette transgression manifeste du code textuel s’observe chez Sony Labou
Tansi par un flou narrationnel, les incohérences de la diégèse et la
polyphonie des instances narratives s’opposent à la « doxa » esthétique
marquée par des récits unifiés, clairement conçus et rationnellement
racontés.
Les repères spatio-temporels par exemple sont brouillés, l’espace est
insaisissable : la Katamalaisie est mutante et multiforme, le temps et la
chronologie des évènements sont immémoriaux et imprécis : « c’était au
temps où la terre était encore ronde, où la mer était la mer, où la
forêt… » 207.
Ce désordre spatio-temporel, cette achronologie et cette transgression du
genre romanesque par la pratique d’une intergénérécité fondée sur les
genres traditionnels et oraux se trouve également chez Adiaffi Jean-Marie
et Maurice Bandama.
Pour ce dernier écrivain par exemple, le récit dans Le fils-de-la femme-mâle
commence dans un village avec une partie de chasse et transpose
brusquement le lecteur dans « le ventre de la terre », un espace surnaturel
impossible à saisir. De même avec La Bible et le fusil, le récit se déroule
dans un espace innommé à une époque X du quatrième millénaire :
tout cela se passait à l’an trois mille moins X au pays des soleils et des
abysses, des étoiles et des ténèbres, des fleuves et des purgatoires… un
jour où le ciel et la terre s’accouplaient.208
207 Sony Labou Tansi, La vie et demie Paris, Seuil, 1999, p. 11
98
En outre, les personnages sont identifiables à certaines figures de la
mythologie populaire. C’est ainsi que les trois Awlimba et Bla yassoua dans
Le fils de-la femme-mâle engagent un itinéraire assimilable soit à celui de
Mami Watta209 ou à celui que proposent B. Dadié et l’historien Loucou à
propos de la reine fondatrice du royaume baoulé210, à savoir une
anamorphose du voyage initiatique dont les intrigues et le sens contribuent
à élaborer le mythe fondateur d’un peuple.
Il est également possible de noter que la licence créatrice telle que
nous venons de la décrire se perçoit aussi avec pertinence au niveau de la
langue d’usage, notamment à travers les infractions langagières, portants
tour à tour sur l’expression verbale qu’on dit « défrancisée » ou
« africanisée », le mélange des régistres, l’usage excessif de l’antiphrase
ou des images oxymoriques, les hyperboles, la caricature etc.
Il s’agit alors d’observer une transgression des codes linguistiques et
académiques en vigueur, comme c’est fréquemment le cas dans les rues
de certaines capitales africaines où le parler quotidien contribue à fouler
aux pieds les normes de la langue officielle ( le "français de Moussa" pour
la langue française à Abidjan et le "pidgin english" pour l’anglais à Lagos ).
Cet "abâtardissement" de la langue officielle ( le français dans notre cas )
qui tend à la libérer des contraintes normatives pour les besoins de la
création littéraire s’observe avec la même constance et pertinence chez la
quasi totalité des écrivains actuels : Kourouma à qui on a longuement
attribué la virtuosité de cette pratique211 propose des constructions lexicales
comme les syntagmes verbaux « courber la prière », « cogner sur la
plaie », les syntagmes nominaux « la cérémonie du dèguè », « le
208 Bandama ( Maurice ), La Bible et le fusil , Abidjan, CEDA, 1997, p. 5-6. Voir également le fils de-la femme-mâle, Paris, L‘Harmattan , 1993 209 Dans la mythologie populaire africaine, Mami Watta est un génie de la mer, à la fois capable de bien et de mal mais plus connue pour sa beauté éblouissante. Elle peut être l’équivalent des sirènes de la mythologie grecque que Guillaume Appolinaire nomme « les fées aux cheveux verts » in Alcools (1913) 210 Voire B. Dadié, « La légende baoulé » in Légendes africaines, Paris, Presse Pocket, 1982, p. 35-37. Egalement Loucou ( Jean Noël ) en collaboration avec F. Ligier, La reine Pokou, fondatrice du royaume baoulé, Paris, ABC, 1978. 211 Voir notamment Gassama ( Makhily ), La langue d’Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d’Afrique , Paris, ACCT-Karthala, 1995.
99
donsomana », les phrases comme « Ibrahima a fini dans la capitale…il n’a
pas supporté un petit rhume »212 ou « Fama l’unique ! le grand ! le fort ! le
viril ! le seul possédant du rigide entre les jambes »213. Ou encore les
appositions étranges et incompatibles comme « monnê, outrages et défis »
( substantif malinké + substantif français ) en tant que forme de cohabitation
dans l’univers de la locution de deux ou plusieurs structures linguistiques
notamment celle du terroir et celle de la langue coloniale dominante.
Chez Sony Labou Tansi, le recours aux néologismes le dispute à un
usage souvent familier et trivial de langue : « Il a vomit le couillon…C’est
un cochon, c’est le père de tous les cochons du monde…Il a "merdé" sur
ma belle veste, flanquez lui une belle "coudoyade" »’214.
On a encore des constructions imagées comme :
J’ai dansé avec lui au retrait de deuil du citoyen commissaire. J’ai tellement bien frotté qu’il s’est réveillé. J ‘ai encaissé une belle intensité. Une belle chaleur locale. Ça pesait bien à travers ma robe, ça me dilatait.215
Anatole relève à juste titre les constructions suivantes dans certaines
œuvres de Sony Labou Tan’si:
o Des nuages de ballons jaunes, rouges, bleus, gravissait le ciel…
o Un véritable ouragan de mots…
o Un orage de signes de croix…
o Un rayon de charme fou…
o Un flot de femmes…216
On pourrait multiplier les exemples où les écrivains africains actuels
proposent l’avènement d’une pratique littéraire nouvelle : la langue qui la
sous-tend est agrammatique, c’est-à-dire qu’elle échappe aux exigences
212 Kourouma ( Ahmadou ), Les soleils des indépendances, p. 7 213 Kourouma Op.cit. p.203-204 214 Sony Labou Tansi, L’anté-peuple, 1983, p.40-41 215 Sony Labou Tansi, La vie et demie, p. 39 216 M’Banga ( Anatole ), Les procédés de créations dans l’œuvre de Sony Labou Tansi, système d’interaction dans l’écriture, Paris, L’Harmattan, 1996, P.197
100
d’un usage correct de la langue, le discours de ces écrivains est souvent
charnel et grossier, il inculque ses marques à une manière atypique de
créer et donne ainsi le jour à une littérature qui semble éclabousser la
tradition textuelle, visant même à porter un coup aux canons génériques et
à détruire l’édifice artistique tel qu’ imposé par les institutions compétentes.
Cette manière de produire de la littérature est iconoclaste.
Si pour certains, elle est en correspondance avec l’image de la société
réelle, pour nous c’est la preuve que la littérature africaine est un espace
social particulier. D’un point de vue global, ou si on veut "international",
c’est peut-être la manifestation d’une « révolution » de cette littérature
minorée contre celles dominantes par analogie au point de vue développé
par Deleuze et Guattari217 à propos du modèle adopté par Franz Kafka
dans son rapport avec la langue allemande, en tant que langue politique
dominante et le yiddish comme langue de ”révolution littéraire” ou au
principe d’un « mouvement de déterritorialisation »218
Pour nous cette stratégie textuelle et discursive qui a permis à la littérature
africaine de se défaire de « l’odeur du père » (Mudimbe) est
essentiellement l’effet d’un champ autonome qui se pose et se définit selon
ses modalités spécifiques d’existence et de fonctionnement. L’oralité et la
tradition orale en constituent des lieux de croyance, ses objets d’enjeu et de
rivalité.
217 Voir Deleuze et Guattari, Kafka, pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975.
101
II LES PROPRIETES SPECIFIQUES
Les modalités justificatives de la pertinence d’un « champ
littéraire africain» ne sauraient se limiter à la seule histoire de sa
constitution ou de son processus d’autonomisation ; elles ne peuvent
s’arrêter non plus à la description du jeu et des enjeux du champ ; ou
encore à la mise en exergue des stratégies de distinction déployées par les
différents acteurs comme nous le verrons plus loin.
Les traits visibles et distinctifs du « champ africain » nous semblent être
aussi affaire « d’institution » en tant que « structure sociale
durable remplissant une fonction de régulation des pratiques »219.
Dans ce sens, postuler la présence et la pertinence d’un « champ littéraire
africain », revient à rendre compte des étapes de production de la littérature
africaine, de la diffusion, puis de la consommation de cette littérature.
Bien sûr, en prenant prétexte des faiblesses structurelles nées des réalités
conjoncturelles ( crises économiques chroniques, illettrisme accentué et
habitude littéraire immaitrisée du fait de l’intrusion de l’écrit dans le champ
oral et traditionnel ), des études antérieures220 soumises à une trop grande
comparaison avec les champs dominants ( français notamment ) ont vite
fait de conclure pour certaines à l’absence ou au caractère inopérant de
l’institution littéraire en Afrique et pour d’autres à récuser l’idée même d’un
« champ littéraire » appliqué à l’espace africain221.
218 Deleuze et Guattari op cit ibid 219 Voir Aristote, La politique, I, 2, 1253a, traduit par J.Tricot, Paris, vrin, 1962 Voir également Durkheim ( E ), les règles de la méthode sociologique, Paris, Flammarion, ed.1998. Ou encore Deleuze ( G ), Introduction à instincts et institutions, Hachette, 1954 , P.8-11 220 Voir Fandio ( Pierre ), L’institution littéraire en Afrique Noire : le cas du Cameroun, Thèse de doctorat, Grenoble III, 2002. 221 Pierre Halen éprouve la même difficulté face à la littérature francophone dans son ensemble, aussi en vient-il à séparer les notions de « champ littéraire » et de « système littéraire » qu’il trouve appropriée pour rendre compte de la spécificité francophone ( voir Halen ( Pierre ) , « notes pour une topologie institutionnelle du système littéraire francophone », in Littératures et sociétés africaines, Bayreuth, 2001, P.55-67. Il va de soit que cette distinction très artificielle permet de contourner le problème sans le resoudre car quelle différence de nature établir entre « champ » , « système » et « institution » ? de toute évidence même si la réciprocité n’est pas garantie, le premier concept implique absolument les deux derniers. Nous pouvons donc aisement parler de
102
Notre objectif ici consiste justement à faire de certaines propriétés
spécifiques du champ littéraire africain non plus la preuve de son
impertinence mais plutôt un élément empirique de son existence ou de sa
fonctionnalité.
Vu donc sous un angle typiquement institutionnel, le « champ littéraire
africain » est d’une part une institution inversée ( un champ aux frontières
mouvantes, une économie particulière) et d’autre part une pratique
paradoxale (problèmes d’un ″corps de lecteurs″, des instances de
légitimation expatriées ). Le champ littéraire africain engage également le
crucial problème de son « autonomie » qu’il convient d’élucider.
A- Une institution inversée
Un champ aux frontières mouvantes
Quelles sont les frontières exactes du « champ littéraire africain » ?
En d’autres termes où commence-t-il et où s’arrête-t-il ?
Deux modes antagonistes, obéissants à des logiques inverses peuvent
constituer une unité de mesure du champ africain : il s’agit de ce que l’on
peut appeler imparfaitement « une géographie littéraire »222 que l’on oppose
à la géographie physique ou humaine, fille de la raison politique. Les deux
types de géographie se distinguent223 par le contenu varié qu’ils confèrent à
la notion de « frontière ». « institution littéraire africaine » comme une modalité du « champ littéraire africain ». Voir Mouralis ( B ), Les contre-littératures, P.17-26. L’ouvrage publié par P. Halen et Romuald Fonkoua, Les champ littéraires africains ( déjà cité ) semble relever de la même impasse théorique. Les pluriel ici ayant pour fonction de protéger les auteurs contre certaines apories. Pourtant le singulier est bel et bien envisageable comme Mouralis en donne quelques exquisses d’expérimentation dans Les contre-littératures et Littérature et developpement ( déjà cité ) 222 Nous le soulignons 223 Toutefois, le lieu tracé par la géographie littéraire peut revêtir la même caractéristique que celui de la géographie physique ou humaine, c’est-à-dire le lieu réel dont parle Marc Augé dans son Anthropologie des mondes contemporains : ce lieu peut alors se definir comme « identitaire (en ce sens qu’un certain nombre d’individus peuvent s’y reconnaître et se definir à travers lui ), relationnel ( en ce sens qu’un certain nombre d’individus peuvent y lire la relation qui les unit aux autres) et historique (en ce sens que les
103
En effet si pour le premier type de géographie la frontière est aisément
modifiable, c’est-à-dire malléable, fluctuante et en perpétuelle mobilité, le
second type de géographie pose « la frontière » en terme de « clôture » :
on ne peut traverser ses espaces ou ses lieux ou encore relier ses
territoires sans se soumettre aux exigences des « barrières douanières ».
En outre, si cette spécificité de la littérature africaine dans sa délimitation
des lieux ou dans son tracé des frontières peut s’expliquer par son pouvoir
d’ « insubordination» dont nous avons fait cas dans les pages précédentes,
elle peut aussi et surtout se comprendre par une raison historique.
En effet il apparaît qu’historiquement les premiers instigateurs de la
littérature africaine actuelle ont dû, dans le cadre de l’importation de cette
pratique, enjamber les « frontières africaines » avant de les fixer. De la
sorte les premières créations littéraires produites par les auteurs africains
n’étaient reconnues et légitimées comme telles que par les « pères
fondateurs », entendre les colons « passeurs de frontières ».
Il apparaît également qu’historiquement, l’histoire du champ littéraire
africain tel qu’il est constitué aujourd’hui est initié par des acteurs africains
ou non africains « passeurs de frontières » en sens inverse, c’est-à-dire
allant vers le « centre parisien » pour quêter et obtenir un droit d’entrer
dans l’espace littéraire légitime. D’où la constitution d’un champ littéraire
africain hors des « frontières africaines » que Katharina Städtler a qualifié
de « champ littéraire colonisé en exil ».224
Autrement dit, il peut bien exister un ″corps d’écrivains africains″ ou se
réclamant comme tel situé hors de l’espace africain, mettant en place un
processus de production, de diffusion et de consommation du texte africain,
profitant de réseaux, de systèmes et d’institutions littéraires non africains
mais au bénéfice d’un capital africain.
Il apparaît enfin qu’historiquement, les mouvements des peuples,
dans le cadre bien circonscrit des expériences de l’esclavage (la
occupants du lieu peuvent y retrouver les traces d’une implantation ancienne, le signe d’une filiation ) ». Voir Augé (Marc), Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Aubier, 1994, p.156 224 Städtler (Katharina), loc.cit, ibid.
104
déportation) et de la colonisation peuvent fonder des espaces situés hors
des frontières africaines (Antilles, Amériques du Sud, Europe et une partie
de l’Australie) à revendiquer une appartenance au champ africain.
Cet aspect sera largement développé dans les chapitres suivants.
Notons pour être bref que le caractère inversé de l’institution littéraire
africaine tient essentiellement à son aptitude à prendre le contre- pied des
institutions voisines (politique, économique, religieuse).
L’institution littéraire africaine comme toute institution culturelle d’ailleurs
demeure donc principalement une instance où s’engendre un imaginaire
spécifique de la relation : à la pratique réelle des frontières instituée par la
géographie politique, « la géographie littéraire » oppose l’expérimentation
de nouvelles frontières ou en propose une « autre » conception.
Hors du champ africain, les exemples de cette pratique à l’envers sont
donnés par les figures littéraires comme Henri Michaux et Frantz Kafka. On
sait que le premier a pu franchir le sens normatif de la frontière franco-belge
pour se définir « poète français » avant de devenir l’apologiste attitré de
« l’expatriation »225 ou de « l’anti- origine ». Quant au second, il est toujours
parvenu à relier les espaces Tchèques, Allemands, Français et juifs,
donnant ainsi un contour très élargi ou une limite presque infinie à sa
littérature, située au confluent de plusieurs frontières. Pascale Casanova
écrit longuement à ce propos :
Kafka occupe une position très complexe. Comme Pragois, il est au cœur
des débats du nationalisme tchèque ; comme Juif, il est confronté à la
question du sionisme, mais aussi à l’apparition du bundisme en Europe ; et
comme intellectuel il est affronté à la problématique de l’engagement
national par opposition à celle de l’esthétisme tel que le pratiquent ses
amis du cercle de Prague (…) Il est à l’intersection de tous ces espaces
(…). Prague, certes capitale à la fois nationale et culturelle du nationalisme
tchèque, mais aussi ville où s’affirment encore les intellectuels Juifs
germanisés, Berlin, capitale littéraire et intellectuelle de toute l’Europe
centrale ; et puis l’espace politique et intellectuel de l’Europe orientale,
225 Voir par exemple Martin (Jean- pierre), Henri Michaux, écrtiture de soi, expatriation, Paris, José Corti, 1994.
105
univers où emergent des mouvements et des partis nationalistes et
ouvriers juifs (…) sans oublier New York, nouvelle ville de l’immigration
juive, foyer politique, littéraire, théatral et poétique des populations Juives
immigrés de Russie et de Pologne226
Au sein de l’espace africain ou à l’intersection de celui-ci, plusieurs
écrivains constituent des exemples de cette pratique inversée : ainsi, du fait
de la culture malinké considérée comme « l’étymon » de ses œuvres,
Kourouma, écrivain Ivoirien établit-il une heureuse connexion entre les
espaces culturels ivoiriens, guinéens, maliens et sénégalais227.
Félix Couchoro en fait de même pour les espaces culturels du Benin (ex
Dahomey) et du Togo, sans oublier dans une certaine mesure une figure de
l’écriture comme Marie N’diaye228 autour de laquelle s’était engagé un
débat surprenant pour savoir si elle devait appartenir à la France ou à
L’Afrique littéraire ; pourtant comme le reconnaît Mouralis, il y a une
modification de l’espace littéraire dans lequel se meuvent les écrivains
africains Les frontières de celui-ci ne coïncident plus avec celle de l’espace géo
politique africain. A cet égard, la situation de la littérature est devenue
comparable à celle de la musique : à un espace essentiellement africain
s’est substitué un espace littéraire largement Euro-africain (…)229
Une économie particulière
En décrivant l’histoire du champ littéraire français posé comme « un
monde économique à l’envers », Bourdieu détermine les frontières
226 Casanova (P), Op.cit., p.366-367 227 Il est par exemple possible de considerer le motif du « griot » comme un élément « passeur de frontière » reliant l’espace culturel guinéen, celui du Sud de Sénégal, du Sud-Ouest du Mali et du Nord de la Côte d’Ivoire.(Nous le soulignons). 228 De Mère Française et de père Sénégalais, Marie N’diaye publie son premier ouvrage Quant au riche avenir à l’âge de dix-sept ans. Elle connut la consécration avec En famille. Elle est l’auteur de sept romans dont Rosie carpe, Paris, Minuit, 2001, ayant obtenu le prix Femina en 2001. Ses œuvres sont classées dans la catégorie « littérature française du xxème siècle ». 229 Mouralis (B.), L’Europe, l’Afrique et la folie, Paris, Présence Africaine, 1993, p.220
106
de ce champ à partir de deux modes de production et de circulation
obéissant à des logiques inverses.
A un pole, l’économie anti-économique de l’art pur qui, fondé sur
la reconnaissance obligée des valeurs de désintéressement et sur
la dénégation de l’ « économie » ( du « commercial » ) et du profit
« économique » ( à court terme ), privilégie la production et ses
exigences spécifiques, issues d’une histoire autonome. Cette
production qui ne peut reconnaître d’autre demande que celle
qu’elle peut produire elle-même est orientée vers l’accumulation du
capital symbolique, comme capital « économique » denié, reconnu
donc comme légitime (…). A l’autre pôle, la logique
« économique » des industries littéraires et artistiques qui faisant
du commerce des biens culturels un commerce comme les autres,
confèrent la priorité à la diffusion, au succès immédiat… 230
Il semble que cette opposition entre ″économie littéraire″ ( économie non
économique) et ″économie économique″ constitue une autre des propriétés
spécifiques du champ africain.
Quel est en effet le rapport entre le champ littéraire africain et le champ
économique voisin ?
La définition de ce rapport procède du désapparentement observé dans les
pages précédentes en champ littéraire et champ politique. On peut en
déduire que le paradoxe l’insubordination et l’écart exprimés par les
écrivains vis à vis des politiques se prolongent en une insubordination et un
écart vis à vis de l’économie ou des prébendes économiques dont ces
écrivains bénéficiaient naguère. En cherchant la consécration non plus
dans les cercles des pouvoirs politiques, les écrivains, acteurs du champ
littéraire en constitution entendent consciemment ou non construire « une
économie littéraire » différente de « l’économie économique » par laquelle
ils étaient assujettis aux politiques. Cette « économie littéraire » en
imposant un lien spécifique entre l’œuvre littéraire et « l’argent » propose
230 Bourdieu ( Pierre ) Les règles de l’art, P.202
107
une logique inversée à la notion et à la pratique de l’économie. Flaubert
définissait ainsi le principe de cette nouvelle économie :
Plus on met de conscience dans son travail moins on en tire de
profit. Je maintiens cet axiome la tête sous la guillotine. Nous
sommes des ouvriers de luxe ; or personne n’est assez riche pour
nous payer. Quand on veut faire de l’argent avec sa plume il faut
faire du journalisme, du feuilleton ou du théâtre.231
Dans sa lettre à Georges Sand, il renchérit :
(…) Je maintiens qu’une œuvre d’art digne de ce nom et faite avec
conscience est inappréciable, n’a pas de valeur commerciale, ne
peut pas se payer.
Conclusion : si l’artiste n’a pas de rentes, il doit crever de faim ! on
trouve que l’écrivain, parce qu’il ne reçoit plus de pensions des
grands est bien plus libre, plus noble. Toute sa noblesse sociale
maintenant consiste à être l’égal d’un épicier. Quel progrès !232
Il apparaît dès lors que le principe et les effets de « l’économie littéraire »
consistent de part et d’autre en une dénégation de la logique de
l’« économie marchande » ou « économie économique » et en la
proclamation d’une économie telle que l’entendent spécifiquement les
créateurs, acteurs du champ littéraire. De façon pratique, la dénégation de l’
« économie marchande » et la proclamation inverse d’une « économie
littéraire » prennent leur sens d’une part à travers la figure du « décadent »
attribuée à un certain nombre d’écrivains du XIX ème siècle.233
En effet si le « décadent » ou « le poète maudit » se situe toujours en
marge de l’ordre social, moral ou politique dominant , il se caractérise
également par son refus de se conformer à une certaine vision dominante 231 Flaubert ( Gustave ), Lettre au Comte René de Maricourt, 4 janvier 1867, T.V, P.264 232 Flaubert ( Gustave ), Lettre à Georges Sand, 12 décembre 1872, T VI, P.458
108
de l’économisme. Les effets de cet anticonformisme se manifestent à
travers ce que Bourdieu appelle « la bohème ou l’invention d’un art de
vivre »234
Avec le rassemblement d’une population très nombreuse de jeunes
gens aspirant à vivre de l’art, et séparés de toutes les autres
catégories sociales par l’art de vivre qu’ils sont en train d’inventer,
c’est une véritable société dans la société qui fait son apparition
(…) Le style de vie bohème, qui à sans doute apporté une
contribution importante à l’invention du style de vie artiste, avec la
fantaisie, le calembour, la blague, les chansons, la boisson et
l’amour sous toutes ses formes, s’est élaboré aussi bien contre
l’existence rangée des peintres et des sculpteurs officiels que
contre les routines de la vie bourgeoise (…) Mais l’invention du
personnage littéraire de la bohème n’est pas un simple fait de
littérature : De Murget et Champfleury à Balzac et au Flaubert de
l’éducation sentimentale les romanciers contribuent grandement à
la reconnaissance publique de la nouvelle entité sociale,
notamment en inventant et en diffusant la notion même de
bohème, et à la construction de son identité, de ses valeurs, de ses
normes et de ses mythes.235
Autrement dit « la bohème » en s’opposant aux conventions et aux
convenances bourgeoises, partage en partie la misère sociale et construit
un art de vivre en en faisant un art littéraire ayant par dessus tout son
propre ″marché″ de reconnaissance et de consécration, c’est-à-dire son
« économie » dont la logique prend son sens dans/par son opposition à
l’économie instituée par les champs politiques et économiques.
233 Parmis les « bohémiens » ou les « poètes maudits » on peut citer pèle mèle Stéphane Mallarmé, Arthur Rimbaud, Charles Baudelaire, Paul Verlaine auxquels on peut ajouter Flaubert, Balzac et Zola. 234 En le definissant, Balzac écrit : « c’est l’homme qui ne fait rien, son oisiveté est un travail, un repos, il est élégant et négligé tour à tour, il revêt à son gré la blouse du laboureur, et décide du frac porté par l’homme à la mode ; il ne suit pas la loi, il en impose… » Balzac ( Honoré de ) Traité de la vie élégante, Paris, Delmas, 1952, P.16 235 Bourdieu ( P ), Les règles de l’art, P.86-87
109
Le champ littéraire africain ne se construit pas tout à fait suivant des
modalités identiques. Il n’y a pas existé par exemple de « bohème »
similaire à l’art de vivre baudelairien ou balzacien.
D’abord parce que d’un point de vue anthropologique on a assisté à partir
de la période coloniale, c’est-à-dire à partir des premières « années
littéraires africaines »236 à une mutation même des pratiques économiques,
passant ainsi d’une économie pré-capitaliste ( M. Mauss ) ou d’une
économie des biens symboliques ( P. Bourdieu ) à une économie telle que
la conçoivent les classiques des sciences économiques ( A. Smith, Pareto,
J.M. Keynes …).
Ensuite parce que d’un point de vue sociologique, la publication d’une
œuvre littéraire tout comme l’apparition sur un écran de télévision, était
perçu comme un signe de visibilité ou de réussite sociale. De ce fait,
l’écrivain est supposé faire partie de l’élite sociale et/ou économique (
membre d’une bourgeoisie de classe ), toutes choses qui constituent un
obstacle infranchissable à la vie de bohème en Afrique tel que nous avons
pu l’observer chez les écrivains du champ français.
Pour autant les écrivains africains ne renient pas moins la logique
économique de l’économisme. Ils imposent une économie littéraire
conforme au champ littéraire. Leur procédé consistera pour l’essentiel non
pas à résister à l’ « économie économique » en optant pour « la bohème »,
mais plutôt à contourner la misère sociale qui impose cette résistance à
travers l’exercice de professions parallèles et dont l’avantage comme nous
l’avons déjà souligné est de leur permettre de s’affranchir des idéologies
politiques ou des impératifs économiques imposés par les instances de
consécrations d’alors. L’autonomisation et l’autonomie du champ littéraire
africain tiennent donc en partie à ce désapparentement entre littérature et
politique et/ou économie, mais elles tiennent surtout à cette stratégie ayant
servi à proposer une « économie littéraire » faite d’échanges, de
mouvements, de placements et de déplacements, dont l’utilité, le prix et la
portée ressortissent principalement à la logique du champ littéraire. ( valeur
110
éthique du désintéressement ≠ valeur matérielle de l’intéressement
mobilisant les mondes politiques et économiques ).
La dénégation de l’ « économie marchande » et la proclamation
d’une « économie littéraire » se perçoivent d’autre part à la fois en ce que
Bourdieu a nommé une « économie des biens symboliques » ( économie
domestique, économie de l’offrande ou tout autre économie de valeur non
matérielle ) sur lesquelles nous reviendrons plus loin ; et un autre aspect de
l’ « économie littéraire » dominée plus tard par l’industrie éditoriale sous le
modèle marchand comme l’a bien montré Robert Darnton à travers les
fortunes et les infortunes des gens de lettres ( ou marchands du livre ) au
XVIIIème siècle237. Quoiqu’il en soit l’histoire de tout champ littéraire c’est
non seulement l’histoire des formes textuelles, des idées, des tensions,
mais aussi l’histoire de son « aventure économique »238 avec ses éditeurs,
ses libraires, ses lieux de diffusion, ses auteurs avec leurs profits et leurs
pertes. Darnton écrit par exemple à propos des ouvrages de l’Ancien
régime :
Les hommes et les femmes qui ont fabriqué et vendu des livres
sont des créateurs de chair et de sang. Ils ont marchandé, bluffé,
espionné, menti. Ils ont été ruinés et ils ont fait fortune en donnant
libre cours à toute la gamme des émotions humaines.239
On voit ainsi qu’à l’origine de la structure de tout champ littéraire
réside sa contradiction avec les champs voisins. Le champ littéraire africain
en particulier est passé par le stade d’une « économie à l’envers » régit
par une logique particulière de la croyance située loin de la logique
marchande. En même temps la bipolarité décrite par l’auteur des règles de
236 Voir N’Kashama ( Pius N’Gandu ), Les années littéraires en Afrique T.I et II, ( 1912-1985 ) et ( 1985-1992 ) Paris L’Harmattan, 1993 237 On pourrait nous objecter ici une contradiction apparente. Mais qu’on ne s’y mepprenne pas : malgré le caractère marchand de cette économie littéraire, elle reste du seule ressort de la raison artistique. Voir Darnton ( Robert ), Gens des lettres, gens du livre, Paris, Odile Jacob, 1990, 1991. Voir aussi Darnton ( Robert ), Bohème littéraire et revolution, le monde des livres au XVIII ème siècle, Paris Gallimard, Seuil, 1983. 238 Darnton ( R ), Gens de lettres, gens du livre, P.7 239 Darnton ( R ) Op.cit. Ibid.
111
l’art confirme que dans le champ littéraire parvenu à un certain degré de
son « autonomie », la logique marchande n’est pas pour autant absente,
elle y est plutôt spécifique.
B – Une pratique paradoxale
La spécificité du champ littéraire africain semble également avoir trait
aux paradoxes que lui confèrent certaines de ses institutions : Il y a par
exemple la question des instances de légitimation expatriées ( peut-on
légitimement postuler un champ africain avec une réalité éditoriale si
extravertie, voir si faible à l’intérieur des territoires africains, si dépendantes
des grandes instances occidentales ? ), Il y a ensuite l’habitude et l’histoire
d’une pratique de la lecture en Afrique soulevant le problème d’un « corps
de lecteurs » ( Pour qui écrire quand le lecteur semble introuvable ? ).
Des instances de légitimation expatriées
L’état des instances de légitimation de la littérature africaine que nous
qualifions d’ « expatriées » participe au même titre que la problématique du
lectorat aux paradoxes ou à la spécificité des propriétés du champ africain.
En effet en observant l’histoire de ce qu’il est convenu d’appeler avec P.
N’Kashama « l’intention littéraire africaine et la production matérielle qui la
porte et la supporte »240, il apparaît deux types de constat :
Il y a d’abord les conditions matérielles toujours pénibles dans lesquelles
s’exprime, se diffuse et se consomme le livre africain, c’est-à-dire l’évidence
d’une déficience de l’édition africaine et il y a ensuite l’omniprésence ou
l’interventionnisme presque permanent des structures éditoriales
occidentales.
112
A l’origine des ces deux situations se trouvent également plusieurs
arguments historiques : dans un premier temps l’histoire de l’édition
africaine est avant tout celle de l’édition coloniale ( entre 1920-1930 ) et des
structures de diffusion appartenant aux missions chrétiennes.
De toute évidence, le contexte culturel dominé par l’idéologie et la politique
du gouvernement français de l’époque ne pouvait favoriser une politique
africaine du livre ou une politique efficience du livre africain241. De la sorte
jusqu’à la veille des indépendances des années 1960 et malgré le taux
d’alphabétisation en croissance dans les pays africains « les Etats africains
se sont retrouvés les uns après les autres sans maisons d’éditions et sans
système de distribution. Il n’existait sur place que quelques imprimeries
pour la production des documents officiels »242.
Dans un second temps l’histoire de l’édition africaine est bien sûr celle de
Présence Africaine dans le centre parisien mais aussi celle de l’époque
post-indépendance avec des premières maisons d’éditions endogènes
soutenues par des gouvernements nationaux comme ceux de la Côte-
d’Ivoire, du Togo ou du Sénégal pour le cas Ouest Africain. N’Kashama243
en donne quelques repères généraux significatifs :
1962 : Présence Africaine publie ses meilleurs classiques dans le domaine
du roman. Des noms qui s’imposeront désormais dans les manuels d’école.
1970-1971 : Les éditions Clé ( centre de littérature évangélique ) créées à
Yaoundé en 1963 éditent plusieurs textes à l’intention d’un large public de
scolarisés. Les élèves des lycées et des collèges constituent les premiers
destinataires. Le succès en est immédiat : par le format et le prix, par
l’écriture et la référence aux cultures des cercles urbains. En même temps,
apparaît une autre génération d’auteurs, de penseurs et de philosophes qui
240 N’Kashama ( Pius N’Gandu ), Les années littéraires en Afrique ( 1987-1992 ), volume II, p.16 241 Voir Schulz ( Claudia ), « Construire le paysage de l’édition dans l’Afrique francophone de l’Ouest durant l’époque post coloniale » in Michon ( Jacques ) et Mollier ( J.Y ), Les mutations du livre et de l’édition dans le monde du XVIIIème à l’An 2000, Presse de l’université de Laval, L’Harmatthan, 2001, p.241-250 242 Schulz ( Claudia), Op.cit, p.243 243 N’Kashama ( P.N. ), Op.cit, p.21-23
113
reprennent les thèmes majeurs du ″discours africain″, et sont publiés dans
des collections célèbres.
1971 : des écrits présentés à des concours littéraires sont régulièrement
publiés. Le prétexte de l’édition est invoqué pour encourager les jeunes
talents qui montent, et susciter des nouvelles vocations. Ce sont ces écrits
qui forment l’essentiel des collections de certaines maisons comme monde
noir poche chez Hatier à Paris et le centre d’édition et de diffusion africaine
( CEDA ) crée en 1971 à Abidjan.
1972 : les éditions Pierre Jean Oswald, à Tunis d’abord, à Paris ensuite
publient un nombre important de textes africains ( Tchicaya U Tam’si,
Boubou Hama, zadi Zaourou, Makouta-M’Boukou, Tati-Loutard, Massa
Makan Diabaté, Charles Nokan, Maxime N’Debeka … )
1977 : Les nouvelles éditions africaines ( NEA ) à Dakar, créées en 1972 et
soutenues en grande part par les gouvernements ivoiriens, sénégalais et
togolais, s’imposent incontestablement sur le continent. Elles sont
également soutenues par un groupe de maisons parisiennes qui y
détiennent des actions et qui font sentir une participation financière
conséquente244 influençant à un moment donné l’activité éditoriale.
1988 : suite à des difficultés financières, les NEA ferment, les
gouvernements des trois pays africains concernés fonderont alors des
éditions nationales. Le Bureau ivoirien de NEA par exemple voit le jour avec
une présence des éditeurs français ayant une part de 20%.
Il faut ajouter à cette litanie d’évènements éditoriaux, et malgré les
conditions de diffusion et d’accueil différentes selon que les éditeurs sont
244 Selon « l’histoire de l’édition en Afrique subsaharienne » établit par Claudia Schulz, Hatier, Didier et Mame detenaient 75% des actions de CEDA contre 25% pour le gouvernement ivoirien, puis 15% de part supplémentaire plus tard. Pour ce qui est de NEA, les gouvernements des trois pays africains detenaient chacun 20% contre 40% pour les éditeurs français Hachette, A.Colin, Fernand Nathan, Seuil. ( Voir Schulz Claudia, Op.cit, p.244 )
114
occidentaux ou nationaux africains, les moments de distinction tels que les
festivals, les colloques des revues et magazines spécialisés, et surtout les
prix littéraires : Le grand prix littéraire d’Afrique noire ainsi que les
nombreux autres institués par les gouvernements locaux, accompagnant
l’acte ou la politique éditoriale africaine.
Ce qui précède appelle quelques remarques :
D’abord l’état ″extraverti″ depuis ses origines, de l’édition africaine
apparaissant ainsi comme fille de l’édition occidentale ( ou française
précisément pour ne retenir que le cas des pays francophones ouest
africains ).
Ensuite la place prépondérante du centre parisien dans le support matériel
du livre africain ( impression, distribution ) n’a jamais été un phénomène
permanent ; contrairement aux apparences, un grand nombre de textes
dans les littératures africaines de langue française a été publié dans des
éditions ″périphériques″, soutenus dans leur publication et leur diffusion par
les maisons privées, ( celles des « Amis des noirs » ) ou alors par les
maisons locales suscitées par des gouvernements africains. Il apparaît en
conséquence que depuis les années 1980, plusieurs changements
deviennent perceptibles. Le marché éditorial africain parut particulièrement
lucratif, la capacité de production et de consommation du livre en Afrique
subit une nette amélioration due en partie à l’augmentation du taux de
scolarisation.
Enfin, ( en guise de dernière remarque ) les crises économiques des
dernières décennies arrêteront la marche de l’édition africaine pour
accentuer ses faiblesses. Ambroise Kom245 explique cette situation par le
faible pouvoir d’achat des africains, l’absence d’une main d’œuvre qualifiée
et d’un système de diffusion convenable, une infrastructure de transport et
de communication insuffisante, la sous capitalisation des maisons d’édition
245 Kom ( Ambroise ), la malédiction francophone. Défie culturel et condition post coloniale en Afrique. Hamburg lit. et Yaoundé, Clé, 2000.
115
et le quasi monopole des gouvernements africains dans le domaine du livre
scolaire.
Quant à Fabrice Piault246, il insiste sur la mauvaise alliance faite de « tous
les coups tordus et de multiples formes de corruption : passe-droits,
cadeaux en nature, services divers, bakchichs » passée entre éditeurs
occidentaux et dirigeants africains.
Toujours est-il que quelles qu’en soient les causes, que la situation
éditoriale africaine reste presque entièrement aux mains des grandes
maisons occidentales. Ce qui accentue non seulement la dépendance247
des Etats africains en matière de consommation de l’objet-livre, mais
ramène surtout les écrivains africains d’aujourd’hui à la posture de leurs
devanciers de l’époque post coloniale condamnés à être des écrivains
africains « nés en France » c’est-à-dire soumis à une obligation de confier
leurs œuvres à Gallimard, à Grasset ou au Seuil pour espérer être connus
et reconnus.
Mais cette situation peut-elle suffire à nier l’existence d’un champ littéraire
africain ?
Si l’on adopte comme le préconise Claudia Schulz248, une nouvelle
approche de la matérialité de la littérature en Afrique, on répondra à cette
question par la négative en tournant le dos à deux raisonnements
improductifs : le premier raisonnement qui considère l’oralité des sociétés
africaines comme l’obstacle majeur à une politique efficiente du livre (
politique éditoriale ) en Afrique et le second raisonnement conséquence du
premier qui tend à produire sur le problème éditorial un discours indistinct
du discours sur « l’Autre ».
246 Piault ( Fabrice ), « les pistes sinueuses du livre scolaire » in Livre hebdo n° 357, 12 novembre 1999, p.59. 247 En effet l’Afrique reste fortement dépendante de l’importation du livre. En 1977 les pays occidentaux avaient publié en moyenne 450 titres par million d’habitants alors que les pays africains en publiaient 26 pour le même nombre d’habitants. De 1963 à 1987 l’importation di livre a augmenté de 1300 tonnes métriques à 3900 tonnes métriques. Le Burkina Fasa par exemple à importé en 1989, 99,9% des livres destiné à sa jeunesse, le Sénégal 98,8% et la Côte-d’Ivoire 94%. ( ( Voir Schulz ( Claudia ), Op.cit, ibid. ) 248 Schulz ( Claudia ), Op.cit, p.274-249
116
De la sorte il est possible de comprendre que les faiblesses de l’édition
africaine relèvent d’un ensemble de problématiques qu’il faut historiciser et
non naturaliser. Autrement dit, il s’agit d’une construction continue du
paysage de l’édition africaine participant de l’histoire du champ et non d’une
réalité achevée ou irréversible qui empêcherait définitivement la réalisation
de cette histoire spécifique c’est-à-dire celle du champ littéraire africain dont
le rapport historique avec le champ français par exemple diffère à bien des
égards, mais coïncide par endroits : La situation éditoriale française au
XVIIème249 et au XIXème250 siècle n’était certes pas « expatriée » ou
« extravertie », mais les écrivains du champ français d’alors n’étaient pas
moins dans une posture de dépendance symbolique liée aux difficultés
d’être connus et reconnus par les instances dominantes de consécration
d’alors.
Au demeurant les conditions sociologiques, matérielles, historiques et
symboliques faisant de la littérature africaine un « champ » sont d’une
pertinence incontestable. Le caractère inversé de ces institutions : ses
frontières sans cesse en mouvement et sa logique économique particulière
loin d’en constituer une négation en sont plutôt une spécificité qu’il convient
d’analyser comme tel.
A la recherche d’un « corps de lecteurs »
Il faudra se garder d’entendre le terme « corps de lecteurs » dans un
sens absolument weberien puis bourdieusien qui pourrait supposer « un
esprit de corps »251 c’est-à-dire un savoir-faire mué en un corporatisme
249 Vialla ( Alain ), Op.cit. Rappellons que l’auteur situe l’origine du champ littéraire français à cette époque. 250 Bourdieu ( Pierre ) situe plutôt l’origine de cette même histoire au XIXème. Voir Les règles de l’art, déjà cité. 251 L’ayant emprunté à Max weber, Bourdieu conçoit le terme « esprit de corps » comme « corps constitué, institué par l’imposition d’un titre et d’une identité commune à des individus rassemblés par de très fortes ressemblances sociales (…) dispositions sociales incorporées ( adhésion enchantée aux valeurs d’un groupe » dans les dispositions corporelles, inclinant à des rapprochements ou des évitements de corps (… ) correspondant à la relation entre les positions dont les membres du groupe sont l’
117
institué de la profession de lecteurs. Il faudra plutôt l’accepter à la fois
comme acte de « réception » et d’ « interprétation » chers à Hans Robert
Jauss et Umberto Eco. En termes différents il s’agit de restituer à la lecture
ou au lecteur son rôle dans le fait littéraire africain, car comme l’écrivent E.
Fraisse et Bernard Mouralis « lire est sans aucun doute la pratique la plus
immédiate, la plus fréquente et la plus partagée de la littérature ». A ce titre,
l’acte de lecture est bien l’un des fondements de toute « science littéraire »,
à même temps que le lecteur reste une des instances majeures du
processus d’interprétation des textes et même de la constitution de tout
champ littéraire.
Mais peut-on parler de « lecteur africain » pour ce qui est de la littérature
africaine ? Et cette interrogation même n’entache t-elle pas la pertinence
d’un « champ littéraire africain » ?
Répondre à ces questions nécessite un retour aux années ( 1920-
1930) au cours desquelles le « champ littéraire africain » entama son
processus historique de constitution, de fonctionnement et
d’autonomisation. A cette époque, l’existence ou la personnalité du
« lecteur africain » semblait dérisoire : la production d’un texte littéraire, sa
diffusion et sa consommation ( sa lecture, c’est-à-dire sa réception et son
interprétation ) ne trouvèrent leur réalisation efficiente qu’en métropole.
Dans les colonies, il n’y avait pas d’élite constituée en dehors des
administrateurs coloniaux ou des anciens instituteurs formés dans les
écoles primaires supérieures.
Dans les ex colonies, président à partir des années 1960, la présence d’une
élite locale pouvant véritablement se prévaloir d’un savoir-faire en matière
de lecture ( réception et interprétation ) d’une œuvre littéraire restait
toujours problématique. Il en fut de même des institutions traditionnelles du
savoir ( la famille, l’école, l’édition, les bibliothèques ) dont la fonction de
lecture restait faiblement opératoire.
C’est pourquoi, à la question : « pour qui écrivez-vous ? » La quasi-totalité
des écrivains d’alors ayant conscience des paradoxes de la littérature qu’ils incorporation » ( Voir La noblesse d’Etat, grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit,
118
pratiquaient ou de la spécificité de la réalité sociale qu’est cette littérature
propose des réponses qui ne manquent pas de nuancer la problématique
du lectorat.
En effet, il semble selon les points de vue exprimés sur la question252 qu’il
existe une différence entre « lectorat » et « visée de l’écrivain » : le premier
terme prend en compte ce qu’on peut appeler imparfaitement « le calvaire
éditorial et lectoral » c’est-à-dire la difficulté d’être édité puis d’être lu, vécue
par la plupart des écrivains africains ou francophones et dont Kourouma et
Chamoiseau livrent leur part d’expérience dans des entretiens avec Lise
Gauvin253. Dans ce cas ci, le lecteur est d’abord celui du centre parisien
avant d’être l’Africain vivant en Afrique.
On peut cependant souligner avec G. O. Midiohouan qu’aujourd’hui
Malgré tout, progressivement le public des lecteurs potentiels s’est accru et
les écrivains africains des années 1980 disposent incontestablement d’un
lectorat africain plus large que leurs prédécesseurs des années 1930. on
peut même noter qu’aujourd’hui, la majorité des écrivains africains
s’adressent d’abord à leurs compatriotes africains contrairement à la
situation qui prévalait pendant la période coloniale où le premier
destinataire de l’œuvre était le public européen (… )254
Effectivement, avec les efforts pour une meilleure scolarisation, avec la
mise en place des universités et le renforcement des centres de
recherches, avec également une politique de la culture et de l’écriture
initiée et soutenue par les ministères de la culture, avec enfin l’avènement
d’une presse située elle aussi dans un processus d’autonomisation assez
satisfaisant, le lectorat africain à bel et bien amorcé l’affirmation et le
renforcement de sa fonction dans la vie littéraire africaine.
Le second terme transcende le simple acte de lecture pour engager
les conséquences escomptées de l’œuvre publiée, ainsi qu’une définition 1989, p.257-258 ) 252 Voir Gauvin ( Lise ), L’écrivain francophone à la croisée des langues,entretiens, Paris, Khartala, 1997. 253 Gauvin ( Lise ), Op.cit, p.35-49 et p.39-162
119
de la fonction de l’écrivain. « La visée de l’écrivain » permet alors d’aborder
le problème de la lecture loin des seuls aspects purement matériels (
édition, diffusion ) précédemment analysés. Elle permet surtout de savoir
que l’écrivain africain vise spécialement sa société d’origine dont il dresse
une représentation et une fiction, proposant ainsi une société parallèle
fonctionnant en concurrence avec la société réelle. Dans ce dernier cas, le
« lectorat » ( visé ) est africain avant d’être occidental, tout comme ce
lectorat peut être à la fois de tout lieu et de nulle part. Ce qui signifie qu’il
faut donc valider l’existence d’un « lectorat africain » en s’arrêtant d’une
part au caractère historique de ce lectorat non encore achevé dans son
histoire et d’autre part en reconnaissant le caractère également symbolique
de l’acte de lecture ou de l’institution de lecture. L’idée et la notion de
lectorat peuvent alors être conçues comme une donnée sociale prenant en
compte des éléments relevant à la fois des normes littéraires et matérielles
disponibles et la manière dont l’expérience littéraire particulière retentit
dans la vie quotidienne au point d’élargir insidieusement la praxis historique
ou d’influencer subrepticement les limites du comportement social.
C- PROBLEMES DE L’ « AUTONOMIE » DU CHAMP
Postuler l’existence d’ « un champ social » selon l’entendement de la
sociologie des champs symboliques, c’est affirmer l’effectivité de son
« autonomie ». Mais pour ce qui est du « champ littéraire africain », il
semble que sa pertinence est mise à mal justement parce que son
« autonomie » est jugée problématique.
Que doit-on entendre alors par « champ littéraire africain autonome » ?
Si l’on prend le contre-pied de la démarche de Paul Aron, lequel met
en doute l’autonomie du champ francophone en s’arrêtant aux difficultés
254 Midihouan ( Guy Ossito ), L’idéologie dans la littérature négro-africaine d’expression française, Paris, L’Harmatthan, 1986, p.149.
120
liées d’une part au statut de la langue française usitée dans ces
littératures et d’autre part aux subventions matérielles par lesquelles ce
champ semble lié et soumis aux structures franco-parisiennes255, alors on
pourra élucider le concept d’ « autonomie » appliqué au champ africain en
le relativisant.
Dans un premier temps, l ‘« autonomie », même si elle devait
signifier « indépendance » n’est en réalité qu’un autre nom de la
dépendance, c’est-à-dire que l’autonomie en elle-même n’est jamais un fait
linéaire, total ou définitivement acquis. En intégrant la dialectique,
toute « autonomie » se réalise sur le modèle d’une courbe variationniste.
Aussi peut-on légitimement parler de la littérature de la négritude comme
d’un « champ autonome » pour le simple fait qu’elle est produite
pour l’essentiel par des écrivains qui, en raison du système colonial, ne
participent pas aux structures du pouvoir, et la défense et illustration de la
civilisation africaine s’opère de ce point de vue, chez Senghor, Damas ,
Césaire, dans un espace largement autonome, du moins jusqu’au moment
où ils sont amenés à exercer des responsabilités comme parlementaires
dans un premier temps. Et à cet égard, il y a probablement une corrélation
à établir entre participation au pouvoir et thématique assimilationniste,
expression d’un réalisme politique qui n’avait pas de raison d’être dans la
période 1930-1950256
On peut également postuler une « autonomie » affirmée du champ littéraire
africain dans son rapport structurel au champ français et une « autonomie »
affaiblie de ce même champ dans son rapport aux champs politiques et
économiques africains à partir de la décolonisation et la mise en place des
pouvoirs africains ayant conduit comme nous l’avons déjà montré, à une
255 Voir Aron ( Paul ), « sur le concept d’autonomie » in Discours social/Social discourse, Montréal, Vol VII, n°3-4, 1995. Ou encore « le fait littéraire francophone » in Les champs littéraires africains, p.39-50 256 Mouralis ( Bernard ), « pertinence de la notion de champ littéraire en littérature africaine » in Les champs littéraires africains, p.67
121
large intersection entre champ littéraire et champ politique dans la période
1960-1970.
De même, il y a une « autonomie » indiscutable, voire décisive, (dont les
effets sont encore pertinents aujourd’hui) du champ littéraire africain dans
son rapport au champ politique et économique d’une part et dans son
rapport au champ français d’autre part à partir des effets jugés décevants
des indépendances africaines des années 1960-1970.
Dans un deuxième temps, l’ « autonomie », sans de limiter au seul
rapport structurel se pose également comme une histoire du
développement du champ, c’est-à-dire la mise en place de ses propriétés
(règles, raisons, lois et croyances) générales et spécifiques. Il ne s’agit
donc pas de confiner cette « autonomie » en une absence totale de contact
des différentes structures sociales dont les antagonismes, les oppositions
et les connections ou les conformités constituent l’histoire de l’état ou du
développement de touts champs.
Il va donc de soi que le littéraire ne peut fonctionner sans un contact
minimum avec les institutions ( politiques, économiques ou religieuses
voisines ). Proclamer alors l’ « autonomie du champ littéraire africain »,
c’est reconnaître simplement l’existence de son « nomos spécifique », au
sens de loi fondamentale distincte ou indépendante de toute autre loi,
constituant les limites objectives du champ et dont la parfaite maîtrise est
nécessaire à la participation au jeu instauré dans le champ. Mouralis
précise à cet effet que :
Cette autonomie du champ littéraire revendiquée par les écrivains
et repérable dans les textes ne signifie cependant pas pour autant que
celui-ci soit une sorte de lieu idéel qui se situerait en dehors du jeu social.
En effet dans sa configuration actuelle ce champ n’est que la
conséquence d’une évolution historique qui a conduit, progressivement,
depuis une trentaine d’années, les écrivains à occuper au sein de leur
société une autre place que celle à laquelle pouvaient prétendre leurs
devanciers…L’écrivain qui entend faire œuvre littéraire ne peut plus
assumer ce rôle d’intellectuel total dont Sartre, Fanon ou Cabral
semblaient avoir fourni le paradigme et encore moins même si certains
122
continuent de l’accepter, celui de conseiller du pouvoir ou de « théoricien »
du régime (… ) contrainte par la force des choses de faire nécessité vertu,
ces derniers développent une conception plus spécialisée et plus
autonome de la littérature qui devient ainsi leur affaire (… )257
Enfin, dans un troisième temps, il convient de noter que les propriétés
spécifiques que nous venons de relever dans les champs précédents sont
la marque visible de « l’autonomisation » du champ africain dont les
conséquences touchent à la conception portée généralement à la
littérature. En la qualifiant d’institution inversée ou de pratique paradoxale
nous postulons encore à la suite de Mouralis une nécessaire modification
du regard critiques porté sur les textes africains
dans la mesure où ce qui mérite de retenir l’attention n’est plus
seulement l’appartenance de l’écrivain à un ensemble africain,
mais les relations et intersections que l’on peut établir entre les
écrivains de ce nouvel espace littéraire.258
Ce nouvel espace littéraire que nous nommons « champ autonome » peut
ainsi, suivant les lois de sa propre logique établir par exemple des rapports
inattendus entre des écrivains éloignés géographiquement ou appartenant
à des époques ou à des cultures différentes ( Rimbaud et Césaire /Senghor
autour du paradigme de la négritude, Mudimbé et Althusser259 autour de
l’anthropologie d’un côté puis du marxisme et du partie communiste de
l’autre ).
Il peut également instituer des lieux d’édition, l’attribution de prix littéraires,
la ″naissance″ d’une œuvre et d’un écrivain, la circulation et la
consommation du produit littéraire indépendamment de la logique ordinaire
ou des logiques voisines de celles de la littérature.
257 Mouralis ( B ), L’Europe, L’Afrique et la folie, ibid. 258 Mouralis ( B ), Op.cit, ibid
123
CONCLUSION
La brève histoire sociale de la littérature africaine et par de là elle
francophone que nous venons d’esquisser aura servi à dessiner quelques
traits symboliques de cet espace artistique que nous érigeons en
« champ ». La description de ces manifestations et de son fonctionnement
dévoile que le champ littéraire africain se construit par modifications
successives de son « espace des possibles ». L’invention d’une « âme
nègre » comme lieu de croyance littéraire, le renversement et la
récupération de cette croyance par le "meurtre du père" et l’anéantissement
des mythes de ce dernier, la sollicitation sous différentes formes des
ressources orales et traditionnelles ne constituent peut-être pas des
repères de classification ou de périodisation précis et distincts.
Mais cette description aura au moins permis de comprendre le principe du
jeu littéraire actuel : son fondement s’exprime dans la concurrence, la
rivalité entre les auteurs et leurs différentes stratégies pour se faire
accepter ou reconnaître dans l’espace littéraire ou pour définir et détenir le
monopole de la littérature légitime.
Par ailleurs cette autre approche du fait littéraire aura permis de tirer les
conséquences suivantes :
1 – le dogme de l’homogénéité de la production littéraire africaine
devient inopérant. Cette littérature échappe en outre au statique dans
lequel certains discours voudraient le maintenir pour devenir dynamique.
2 – l’écrivain cesse d’être une personnalité "automatisée" ne faisant
qu’exprimer une expérience. Sa création passe de la fonction politico-
idéologique de « vision du monde » à celle symbolique de « fiction du
monde » pour emprunter encore un mot de Fonkoua.260
259 Mouralis ( B ), Op.cit, p.221 260 Fonkoua ( Romuald Blaise) Op.cit., p.303
124
Autrement dit, s’il peut exprimer une vision collective, il rend aussi une
vision de lui-même, ainsi qu’une représentation symbolique validée et
légitimée par le seul champ littéraire en tant qu’entité autonome.
3 – il est ainsi devenu sujet de l’écriture dont le travail s’inscrit dans un
processus inter-relationnel c’est-à-dire de prolongement, de contestation,
d’inversion, de déformation, de discours et/ou d’écritures appartenant au
même faisceau de relations.
4 – l’ apparition d’instances de légitimation situées en dehors des autres
champs sociaux, c’est-à-dire produites par le champ littéraire lui-même.
5 – En fin il est à présent possible de comprendre que saisir le sens d’une
production littéraire c’est fondamentalement admettre d’une part qu’il y a
une distance entre les discours des critiques ou ceux des écrivains eux-
mêmes et la présomption de « vérité » attribuée à ces différents discours.
D’autre part c’est reconstruire la structure du champ des productions
littéraires c’est-à-dire mettre à jour le système ou le réseau complet des
relations dont l’œuvre tient sa raison d’être.
Tableau descriptif des différentes modifications de L’espace des possibles
littéraire africain de la période coloniale à aujourd’hui.
125
QUELQUES AGENTS DU
CHAMP
PERIODES
Auteurs et
acteurs
Revues
Journaux
Edition
Prix littéraires
OBJET DE
LUTTE OU
DE
CROYANCE
ONDES DE
CHOC ET
ETAT DU
CHAMP
Coloniales
1920-1930
1930-1950
Colons,
missionnaires,
Ethnologues
Élèves de l’EPS261,
instituteurs africains
Étudiants africains et
antillais expatriés
Intellectuels
occidentaux
Syndicats (FEANF)
Partis politiques,
églises d’idéologies
anti-colonialistes
L’illustration
Le tour du monde
La quinzaine
coloniale
Légitimes défenses
La revue du monde
noir, Europe-esprit
Les temps modernes
Présence africaine
Discours et/ou
écriture sur l’âme
nègre
Contre
discours/écriture
sur l’äme nègre
Littérature engagée
Idéologie racio-
culturaliste
Épisode Rene
Maran, champ afro-
francophone sous
domination
coloniale
Champ afro-
francophone en
”exil ”sous
domination du
champ français
Post-coloniales et
indépendance
1950-1960
Parlementaires
Sénateurs africains
Présidents, ministres,
députés, hautes
autorités politiques
Le temps
Lettres françaises
Présence africaine
Discours/écriture
politique libertaire
(espérance des
indépendances)
Célébrations des
indépendances
Intersection champ
afro-francophone
littéraire et champ
politique
Post-independance
1960-1970
1970-2000
Ecrivains
Journalistes
Medecinc
Enseignants
Universitaires ou
Simples hommes de
culture…
Instauration du grand
prixlittéraire
d’Afrique Noire
Le Renaudot (à
Yambo Ouloguem)
Seuil, Hachette,
Bordas, Nathan,
NEA,…
Le prix Nobel de
Littérature à Soyinka.
Le Renaudot à
Kourouma
Le mirage
La désillusion
Nouvelle forme
d’écriture
Littérarisation des
ressources orales et
traditionnelles
(croyance- garant
d’originalité, lieu
de distinction)
Episode Yambo
Ouologuem
Affirmation d’un
champ africain.
Autonomie du
champ
261 Eps : ecole primaire supérieure
126
DEUXIEME PARTIE : EFFET DU REEL, REALITE DU CHAMP :
TENSIONS AUTOUR DES FORMES ORALES ET TRADITIONNELLES
127
Cette « autre lecture » des littératures francophones et africaines
particulières amorcée tout au long de l’étape précédente de notre réflexion
devra se poursuivre ici sous une forme pratique : il s’agira alors de maintenir la
frontière entre la réalité du champ et le réel lui-même dont l’objet n’est pas à
proprement parler affaire de littérature, pour ne réfléchir qu’à cette réalité du
champ qui n’est qu’un effet du réel, traduite par la tension, c’est-à-dire les
concurrences, les rivalités et les stratégies insoupçonnées pour produire la
« meilleure » littérature écrite moderne (au sens de légitime ou de plus
recevable) proclamée comme fille de l’oralité et de la tradition.
Dès lors, cette lecture inhabituelle, participant du projet épistémologique de
modification des méthodes d’approche des œuvres africaines et de
renouvellement des fonctions attribuées aux littératures des pays dominés,
pour être efficace doit tenir compte d’un écueil principal à éviter : c’est celui que
nous avons récusé jusqu’ici et qui consiste à établir un lien direct entre le
produit littéraire et la position de classe, le groupe d’appartenance ou le
caractère racial de son producteur.
Dans cette perspective, nous reprenons plus que jamais à notre compte le
reproche que Bourdieu formulait à cet effet à Adorno dont la négligence de
« l’effet » du champ philosophique le conduit à méconnaître les lois de
médiations déterminantes constitutives du système philosophique et à
rapporter directement des traits de la philosophie de Heidegger1 à des
caractéristiques de la fraction de classe à laquelle il appartient ; entendre un
groupe d’intellectuels dépassés par la société industrielle, dépourvus de
pouvoir économique et objectivant leurs propres angoisses, voire le déclin de
leur position dans la structure de la classe dominante en terme idéologique de
conservatisme réactionnaire ou de « révolution conservatrice » …
Considérées comme acquises, ces précautions nous permettront de mieux
saisir le principe, le fonctionnement et le sens de toutes mises en forme
littéraire depuis les auteurs post-coloniaux (Senghor et Césaire) jusqu’à ceux
d’aujourd’hui (Zadi, Pacéré).
Cette étape de notre travail consistera donc dans un premier temps à procéder
à une lecture comparée sous l’angle d’une périodisation des formes poétiques
1 Bourdieu (P), L’ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1988, p .10-11
128
soumises à un ensemble de « mouvements » et de « relations » : recours à des
modèles oraux et traditionnels pour les pionniers, continuum, prolongement ou
contestation et déformation pour les prétendants.
Elle consistera dans un second temps à postuler la séparation souvent
méconnue entre la forme proclamée de l’écriture et celle du discours qui
l’accompagne afin d’en interroger d’une part le jeu et les enjeux constitutifs de
tout système littéraire, et d’autre part d’éclairer la pratique actuelle de la
littérature en Afrique francophone à partir des positions et des prises de
position dont les différents acteurs tiennent ou construisent leurs légitimités
littéraires, car comme l’écrit encore Fonkoua réfléchissant aux stratégies
senghoriennes du discours dans le champ littéraire francophone à partir du
passage de ce dernier en Khâgne à Louis-le-Grand :
La pratique de la littérature – et surtout en Afrique noire – ne consiste pas
seulement à créer des œuvres. Elle consiste aussi à occuper tel un militaire
des positions à partir desquelles les œuvres lues acquièrent une valeur ou
esthétique ou sociologique ou même épistémologique 2
2 Fonkoua (Romuald), « L’Afrique en Khâgne, contribution à une étude des stratégies senghoriennes du discours dans le champ littéraire francophone » in Présence africaine n°54, 1996, p.174
129
CHAP. I : QUELQUES LECTURES COMPAREES OU
PERIODISATION DES FORMES POETIQUES :
LES PREMIERES FORMES DE SENGHOR /
CESAIRE A ZADI / PACERE
Quelle est la part orale et traditionnelle de la littérature écrite africaine
d’aujourd’hui ? Ou si l’on veut, en quoi cette littérature peut-elle légitimement se
réclamer de l’oralité et de la tradition ?
Autrement dit, quel rapport existe-t-il entre les univers oraux, traditionnels et la
littérature écrite africaine ? S’agit-il d’une pratique pouvant véritablement se lire
en terme de superpositions de textes (hypotexte et hypertexte) ou encore de
domination de l’un sur l’autre ?
Par ailleurs, quelle périodisation peut-on proposer des différentes formes
textuelles selon les générations d’écrivains et les époques littéraires ? Existe-t-il
des périodes littéraires plus « orales » et plus « traditionnelles » que d’autres ?
Il s’agira ici pour nous d’analyser des textes, de les expliquer en nous focalisant
spécialement sur les formes linguistiques et stylistiques qui les constituent et
qui apparaîtront comme preuves d’une annexion par l’écriture du champ oral et
traditionnel.
En confirmant ainsi qu’il y a un franchissement des frontières entre tradition,
oralité et écritures, ces formes textuelles se donneront à être lues comme la
traduction d’un rapport bi-directionnel, c’est-à-dire une « oralisation » et une
« traditionnalisation » de la littérature puis inversement une « littéralisation » de
l’oralité et de la tradition.
En outre, nous partons du principe que la forme textuelle n’est pas une
propriété accessoire du produit littéraire, qu’elle n’est pas non plus la fin
dernière de toute création littéraire, mais qu’elle est ce que Bourdieu nomme
encore « le discours en forme »3 ; c’est-à-dire la forme (discursive ou textuelle)
hiérarchisée et hiérarchisante par laquelle les œuvres peuvent se saisir dans la
totalité de leurs structures ou de leur complexité systémique et significative. 3 Bourdieu (P) Op.cit p.102
130
Notre lecture sera alors celle d’une « stylistique des formes »*4 selon le terme
de Léo Spitzer, appliquée à un échantillon de textes exclusivement poétiques,
extraits d’un corpus dont il nous faut procéder très brièvement à la
présentation. Il nous faut également présenter les différents auteurs auxquels
ce corpus est emprunté et rendre compte de leurs rapports à l’oralité et à la
tradition.
BREVE PRESENTATION DU CORPUS
Les différentes productions du martiniquais Aimé Césaire et du sénégalais L.S.
Senghor constituent depuis longtemps l’objet de tant d’études qu’il semble
presque inutile de les présenter ici.
On sait aussi à partir de l’histoire sociale que nous avons proposée tout au long
de l’étape précédente de cette étude qu’ils occupent en tant que « classiques »
des positions privilégiées, voire incontournables dans les champs littéraires
africain et francophone sans doute comme nous l’avons déjà montré grâce au
contexte qui fut le leur ; A leur double appartenance, aux champs politique et
littéraire ; mais aussi et surtout grâce aux différentes stratégies de
positionnement sur lesquelles les recherches semblent malheureusement ne
pas insister suffisamment.
4 Léo Spitzer repris par Antoine (Gérard), « Stylistique des formes et stylistique des thèmes », in Chemins actuels de la critique, 1968, p.240
131
A notre avis, le rapport de ces auteurs à l’oralité et à la tradition ou le discours
par eux tenus sur ces différentes catégories, ainsi que l’usage qu’ils en ont fait
dans la perspective de leurs productions littéraires sont largement parties
prenantes de leurs différentes stratégies de positionnement.
Dès lors, les textes césairien et senghorien, choisis pour intégrer notre corpus,
seront supposés être traversés par des traits distinctifs de l’espace littéraire oral
et traditionnel : il s’agit de quelques textes arbitrairement repérés dans La
poésie5 une anthologie césairienne éditée par Daniel Maximin et Gilles
Carpentier et comportant tout naturellement la quasi-totalité des textes
poétiques de l’écrivain martiniquais. Quant aux textes senghoriens choisis
comme un aspect de notre corpus, on les trouvera dans Œuvres poétiques6,
une autre anthologie constituant un répertoire suffisant des produits de
l’écrivain sénégalais.
Mais notre corpus ne prend son sens véritable qu’une fois que ce premier
aspect est mis en relation avec le second relevant des écrits de Frédéric
Pacéré Titinga et de Bottey Zadi Zaourou.
Qui sont-ils ? Qu’écrivent-ils ?
Si l’on s’en tient exclusivement au rapport supposé de ces deux écrivains à
l’oralité et à la tradition ou si l’on veut aux discours respectivement tenus par
eux sur l’oralité et la tradition, alors on pourrait les considérer comme « fils
légitimes » des « classiques » déjà nommés.
On pourrait même poser, par anticipation, que la filiation existant entre ces
deux « générations » d’écrivains diffère profondément de celle existant au
niveau des Antilles françaises entre A. Césaire et le groupe bien connu des
Raphaël Confiant, Patrick Chamoiseau, J. Barnabé, …, et semble en revanche
similaire à celle constatée entre cette même équipe et Edouard Glissant7.
En effet, contrairement à la relation « parricidaire » voire d’hérésie ou de déni
liant souvent tout héritier à son ascendant, le lien existant ici entre Césaire,
5 Césaire (Aimé), La poésie, Paris, Seuil, 1994 6 Senghor (L.S.), Œuvres poétiques, Paris, Seuil, 1964 7 La filiation, dans tout champ symbolique, prend diverses formes : en effet, les filiations assumées ou rejetées portent les mêmes valeurs : à savoir la conquête dans tous les cas par « les héritiers » de leur autonomie scripturale et ontologique. Ainsi que le montre Véronique Bonnet pour le cas antillais, Glissant accepté n’est pas plus « père et pair » de Confiant, Chamoiseau, Maximin, de Simone et André Schwarz Bart ou de Conde que ne le sont Césaire et Saint John Perse souvent « refusés » ou mal « assumés » et pourtant objets de légitimation ou de reconnaissance. (Voir Bonnet (Véronique), « Les traces intertextuelles ou l’affirmation d’un champ littéraire franco-antillais », in les champs littéraires africains, déjà cité, p.135-144
132
Senghor et Zadi, Pacéré semble être celui de la revendication ou d’un héritage
assumé (certainement en vue d’un dépassement) au niveau de la forme de
l’écriture.
Dans ce sens, les textes de Pacéré et de Zadi, sans être pour autant des
reprises des créations césairienne et senghorienne, semblent en être au moins
une continuation voire un prolongement. On dirait alors que les prétendants,
tout comme les pionniers sont « des lamentins buvant à la source du Simal »,
c’est-à-dire en termes imagés des créateurs se référant sans cesse à la
tradition orale définie comme abreuvoir.
Dès lors, la Poésie des griots*8 et des Entrailles de la Terre*9 nous intéressant
particulièrement en tant que corpus, ou encore les livres I, II et III intitulés Fer
de lance10 pris dans le même cadre sont considérés comme contenant
essentiellement des formes littéraires orales et traditionnelles.
Ces auteurs eux-mêmes entretiendront avec savoir-faire l’image d’hommes
« militant » et écrivant pour « la réhabilitation » de la tradition orale. Les
activités de Pacéré Titinga, hormis celles liées à sa profession d’avocat portent
principalement sur le domaine culturel et littéraire particulièrement. Fort de son
titre de grand prix littéraire d’Afrique noire, obtenu en 1982, il est connu comme
auteur-fondateur de plusieurs œuvres culturelles dont le monument de vingt
mètres de haut, dénommé « les colonnes de la souris » et devant servir, selon
son concepteur, à la restauration des lieux sacrés de Manega son village natal.
Dans ce même village de Manega, situé à quelque cinquante kilomètres de
Ouagadougou (capitale du Burkina Faso), il construit « le musée de la
termitière » et celui de la « bendrologie » contenant près de dix milles (10 000)
objets dont cinq cents (500) livres anciens sur l’Afrique, cinq cents (500)
masques sacrés et cent (100) pierres tombales dont les effigies sont celles
d’hommes dits datant de plusieurs millénaires.
A la faveur d’une enquête menée à Ouagadougou en juillet 2002, Titinga
Pacéré nous est apparu comme l’homme le plus célèbre11, au sens noble du
terme, du Burkina Faso, son pays.
8 Titinga (Frédéric Pacéré), La poésie des griots, Paris, silex, 1982 9 Titinga (Frédéric Pacéré), Des entrailles de la Terre, Paris, L’harmattan, 2000 10 Zadi Zaourou (Bottey), Fer de lance (livre I, II et III), Abidjan, NEI / Neter, 2002 11 tel est aussi le constat fait par Hortense Logouet Kabore.Elle pense même que Pacere est l’une des personnalités « les plus actives et les plus populaires du continent »
133
Quant à Zadi Bottey, le capital symbolique dont il bénéficie en Côte d’Ivoire,
son pays, et même au-delà des frontières nationales tient aussi bien de sa
position dans les champs politique et universitaire que de sa pratique littéraire
qu’il définit bien évidemment comme fille de l’oralité et de la tradition.
C’est dans cette dernière perspective qu’il crée plusieurs œuvres culturelles
dont les groupements et cercles artistiques, comme par exemple, le cercle
d’animation, de formation et de création artistique (CAFCA), devenue la
compagnie de « Didiga » qu’il a dirigé de 1980 à 1990. Il place à l’intersection
de la recherche universitaire et de la création artistique le groupe de recherche
sur la tradition orale (GRTO) crée par Barthélémy Kotchy en 1970 et dont la
direction lui fut confiée (à Zadi) un an plus tard, c’est-à-dire en 1971. Il se situe
volontiers dans la mouvance de ceux qui selon lui « ont ouvert au nègre le
chemin sacré de la source en puisant dans le trésor de l’oralité »12, il se réfère
alors sans cesse aux œuvres comme Maïeto13 de Bohui Dali, Latérite14 de
Véronique Tadjo, , ou Une danse dans la forêt15 de Wole Soymka ; il n’oublie
pas des auteurs comme Hampâté-Bâ, Pacéré Titinga, Makan Diabaté et D.T.
Niane qu’il désigne comme des auteurs puisant à la tradition pour proposer
« une littérature et un art vivant à la dimension du génie africain »16.
Zadi diffuse ses oeuvres bien sûr en Afrique, mais aussi en Europe, au
Canada, aux Etats-Unis et a été traduit en italien pour Le secret des Dieux17,
mais également en anglais, en russe et en arabe pour L’œil18.
Il apparaît, à partir de cette présentation que le patrimoine oral et les
ressources traditionnelles sont considérées comme le moule incontournable de
toute production littéraire africaine admise ou reconnue comme telle.
On peut même dire que l’expérimentation ou l’évocation des items oraux et
traditionnels fonde « la raison poétique ou littéraire africaine ». Autrement dit,
au principe des formes principales des créations littéraires africaines se
voir Logouet Kabore(Hortense) Maître Frederic Pacere, origine d’une vie ,l’harmattan, 2001 12 Zadi Zaourou (B.), Postface à la Guerre des femmes,Abidjan NEI / Neter, 2001, p.142 13 Dali, (Joachim Bohui), Maïeto pour zekia, Abidjan, CEDA, 1988 14 Tadjo (Véronique), Latérite, Paris, Hatier, 1984 15 Soyinka (Wole), Une danse dans la forêt, Paris, P. J. Oswald, 1971 16 Zadi Zaourou (B), Op.cit., ibid. 17 Zadi Zaourou (B), Le secret des Dieux, traduit en italien par Natacha Raschi sous le titre Il segreto degli Dei, Torino, La rosa, 1999 18 Zadi Zaourou (B), L’œil, PJ Oswald, 1979
134
trouvent les catégorèmes oraux et traditionnels devenus objets d’enjeux et de
luttes permanentes entre les créateurs.
135
I L’ART DU TEXTE POETIQUE, L’ECRITURE OU LA FORME DU
DIRE
Plusieurs critères peuvent concourir à une périodisation de textes dits oraux et
traditionnels. Jean Derive réfléchissant à ce problème élabore une critériologie
de quatre ordres19 : le critère textuel portant sur les conditions de « littérarité »
au sens de Jakobson20, c’est-à-dire les propriétés conférant le caractère
« littéraire » aux textes concernés ; le critère sociologique concernant le
producteur et/ou l’interprète puis le consommateur ; le critère historique
autorisant le découpage périodique, et enfin le critère anthropologique,
élucidant la question de l’ancrage géo-politique et socio-culturel.
Nous avons déjà signifié que le critère textuel nous intéressera ici
spécialement.
A partir de propriétés considérées comme l’apanage du texte littéraire « oral »,
ou si l’on préfère de l’esthétique de la création littéraire fondamentalement
verbale telle que proposée par Bakhtine21, on pourra soumettre des énoncés
aux exigences stylistiques afin de voir, par exemple, comment les formes
réitératives à savoir les répétitions, les parallélismes, les rythmes pourraient
constituer les premières formes orales et traditionnelles partagées par les
créateurs et/ou les acteurs du champ littéraire africain.
Les degrés de maniement de la parole, rendus visibles par plusieurs autres
traits de la culture orale et traditionnelle pourront servir à déceler d’autres
formes littéraires depuis ceux que nous nommons les pionniers jusqu’aux
« prétendants ».
Nous distinguons alors plusieurs formes principales de créations poétiques
africaines : nous séparons les premières formes des secondes, elles-mêmes
pouvant être séparées d’une troisième forme textuelle ou discursive possible.
19 Derive (Jean), « Champ littéraire et oralité africaine » in Les champs littéraires africains, p.91-95 20 Jakobson (Roman), Questions de poétiques, Paris, Seuil, 1973 21 Bakhtine (Mikhaël), Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984
136
Réfléchir à l’art du texte poétique dans son acception universelle, c’est à notre
avis postuler à priori un objet esthétique bâti sur une structuration formelle et
organique. Mais c’est aussi répondre à la question en quoi le texte soumis à
notre analyse peut-il se réclamer de l’oralité ou de la tradition ?
Ce qui revient à dire que Cet « objet » se perçoit fondamentalement en termes
de « forme (du dire)» et de « sens » .
En termes différents, cette analyse des « premières formes poétiques » telles
qu’elles apparaissent chez les pionniers (Senghor et Césaire) et les
prétendants (Pacéré et Zadi) doit servir à dévoiler tous les mécanismes
d’encodage aux moyens desquels les différents textes à étudier sont « habités
et animés par un principe de cohésion et de structuration »22, mais elle doit
surtout permettre de scruter successivement les phénomènes textuels de
l’ordre de la réitération, du rythme, et des parallélismes, ainsi que ceux relevant
des images et/ou des symboles, susceptibles d’être considérés non seulement
comme des catégories caractéristiques du champ oral et /ou traditionnel mais
déterminant également en dernier ressort l’écriture ou la forme du dire
poétique en tant que traduction d’un certain ordre de pensée car comme le
constate bien Fonkoua à propos de la pratique de la répétition dans l’œuvre de
Glissant : L’écriture prend tout sens dans la pratique de la répétition. …La
répétition est érigée non pas en manière mais en essence de
l’écriture ; non pas en effet de style mais en ordre de pensée. Elle
permet la réalité de l’expérience, renforce le contrat nécessaire à la
légitimité de l’écriture et maintient en éveil le pouvoir d’écrire.23
22 Léo Spitzer repris par Cocula (Bernard) et Peyroutet (Claude) in Didactique de l’expression, p.110. 23 Fonkoua ( Blaise- Romuald ), Essai sur une mesure du monde…déjà cité. p.266
137
A- LES PHENOMENES REITERATIFS
Un des principaux caractères de la parole poétique réside dans la production
des formes réitérées, rendues possibles pour les phénomènes réitératifs, c’est-
à-dire la « ré-écriture » en tant que retour cyclique de la même « petite
information »*24 dite et redite, tournoyée en spirale et rendue sous forme de
création d’harmonies visuelles et auditives.
Ce phénomène semble ici se réaliser aussi bien chez les pionniers que chez
les prétendants à travers plusieurs figures ;
Nous avons d’abord la présence et la pertinence de la synonymie, perçue
comme l’idée d’un même signifié contenu et réalisé dans différents signifiants,
exactement comme le montrent ces vers extraits de Chants d’ombre :
Femme nue, femme noire
Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté !
J’ai grandi à ton ombre ; la douceur de tes mains bandait
mes yeux
(…) je te découvre terre promise, …
Femme nue, femme obscure
Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir
bouche qui fait lyrique ma bouche
Savane aux horizons purs, savane qui frémit aux caresses
ferventes du vent d’Est
Tam-tam sculpté, tam-tam tendu qui gronde sous les doigts
du vainqueur
(…) Femme nue, femme obscure
Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de
l’athlète, aux flancs des princes du Mali
Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur
la nuit de ta peau
(…)
A l’ombre de ta chevelure s’éclaire mon angoisse aux
soleils prochains de tes yeux
Femme nue, femme noire25
(…) (…) (…)
24 L’adjectif « petite » permet de confirmer cette conception de la poésie définie comme étrangère à l’information quantitative par opposition aux genres privilégiant la prose. 25 Senghor (L.S.), Chants d’ombre, in œuvres poétiques, p.16.
138
En analysant ces vers, on constate une homologie approximative de sens entre
les éléments linguistiques poétiquement usités. Dès lors, la relation existant
entre ces différents éléments linguistiques peut-être lue comme une relation
d’équivalence fondée sur le signifiant « femme noire » et les autres signifiants
appartenant aux registres de la couleur, de la forme ou de la beauté, dans leur
rapport commun au signifié sur lequel ils peuvent être tous projetés.
En effet, à l’observation, le syntagme « femme noire », apparaissant comme
titre du texte et constituant également le premier vers, semble repris sous
diverses formes à travers plusieurs autres signifiants, de sorte qu’il ne s’agit
dans tout le texte que d’une reprise de la même « petite information » :
« femme nue, femme noire – femme nue, femme obscure » constituant le
noyau de tous les mots du texte dont ils déterminent la valeur sémantique.
La raison poétique fonde alors un système linguistique spécifique faisant
correspondre entre eux des éléments de classes grammaticales différentes.
Ainsi donc, presque tous les signifiants parcourant le texte correspondent tous
sémantiquement à la charge contenue dans le substantif « femme noire ».
Cette équivalence fondée sur la synonymie pourrait se schématiser ainsi :
noire - j’ai grandi à ton ombre - l’ombre de ta chevelure
Femme obscure - sur la nuit de ta peau … Sombres extases du vin noir …
Couleur (VIE)
lumière - ta beauté me foudroie comme l’éclair -
les reflets de l’or rouge sur ta peau qui se moire …
les perles sont étoiles sur … ta peau …
FEMME NOIRE
nue - terre promise - savane aux horizons purs … savane qui frémis aux caresses ferventes du vent
d’Est … FORME
(BEAUTE)
chair forme tam-tam sculpté – huile calme aux flancs de l’athlète – gazelle aux attaches célestes …
139
On peut également relever le même phénomène dans un autre extrait de
Chants d’ombre intitulé « Joal ».
On y note effectivement un procédé artistique bâti sur ce que Marcel Proust a
nommé « la mémoire affective ».
Dans cette esthétisation du souvenir, Joal, en tant qu’ espace géographique est
le réceptacle de tous les souvenirs paysagers.
Joal équivaut alors à
« les signares à l’ombre verte des vérandas
les fastes du couchant - les festins funèbres -
le bruit des querelles, les rhapsodies des griots
… »26
Schématisons encore cette équivalence :
Dans ce système linguistique spécifique, il est possible d’établir un rapport de
commutabilité ou de mutabilité, voire d’interchangeabilité entre la plupart des
éléments linguistiques à l’œuvre dans le texte : il existe incontestablement un
lien de synonymie entre le nom de lieu « Joal » évoqué sous forme
26 Senghor (L.S.), Op.cit, p.15
les signares à l’ombre verte des vérandas les signares aux yeux surréels …
les fastes du couchant où Koumba N’Dofène voulait faire tailler son
manteau royal ! JOAL les festins funèbres fumant du sang des
troupeaux égorgés (…) les voix païennes rythmant le tantum Ergo la danse des filles nubiles les chœurs de lutte – oh ! la danse finale des
jeunes hommes (…) (…) (…)
140
d’exclamation, la formule « Je me rappelle » et tous les syntagmes nominaux et
prépositionnels relevés, participant de la forme et du sens du poème.
Mais outre la synonymie, plusieurs autres figures semblent être également
porteuses des marques du phénomène réitératif.
Il s’agit par exemple de l’anaphore en tant que reprise du même morphème ou
du même mot en début de vers, permettant ainsi d’exprimer une certaine forme
de répétition exactement comme l’exposent ces vers extraits de l’anthologie
poétique de Césaire :
(…)
La plus belle arche et qui est un jet de sang
la plus belle arche et qui est un cerne de lilas
la plus belle arche et qui s’appelle la nuit
et la beauté anarchiste de tes bras mis en croix
et la beauté eucharistique et qui flambe de ton sexe
au nom duquel je saluais le barrage de mes
lèvres violentes27
La construction répétitive, perceptible dans cette strophe est rendue possible
grâce au procédé anaphorique exprimé par la récurrence du syntagme nominal
« la plus belle arche » illustré en trois occurrences, ainsi que par celle du
syntagme nominal « et la beauté » apparaissant à deux reprises.
Ce procédé artistique traverse particulièrement les œuvres de l’écrivain
martiniquais, comme peuvent en témoigner encore ces quelques extraits :
(…) La négraille assise
inattendument debout
debout dans la cale
debout dans les cabines
debout sur le pont
debout dans le vent 27 Césaire (Aimé), Les armes miraculeuses, in La poésie, p.107.
141
debout sous le soleil
(…)
debout dans les cordages
debout à la barre
debout à la boussole
debout à la carte
debout sous les étoiles
debout
et libre28
Ou encore : (…)
J’habite une blessure sacrée
J’habite des ancêtres imaginaires
J’habite un vouloir obscur
J’habite un long silence
J’habite une soif irrémédiable
J’habite un voyage de mille ans
J’habite une guerre de trois cents ans
J’habite un culte désaffecté entre bulbe et caïeu
J’habite l’espace inexploité
J’habite du basalte non une coulée
mais de la lave le mascaret
qui remonte la valleuse à toute allure
et brûle toutes les mosquées …29
Une approche taxinomique permet d’ailleurs de constater que quarante-deux
textes sur les quatre-vingt-quatre que compte l’anthologie césairienne portent la
marque de cette forme de réitération.
Mais cet éclatement significatif d’une forme particulière rendue possible par les
constructions répétitives ne peut s’observer par les seuls usages de la
synonymie et de l’anaphore.
28 Le cahier d’un retour au pays natal, in La poésie, p. 80. 29 « Calendrier lagunaire », Ibid., p.385
142
Il y a aussi les différents procédés de harcèlement ou d’insistance traversant
les textes des pionniers et se posant par le fait même comme producteurs
d’effets de ré-écriture.
Il s’agit par exemple des allitérations, des assonances et autres effets de rimes.
L’œuvre poétique de Senghor permet encore de rendre compte de quelques
illustrations : Seigneur Jésus, à la fin de ce livre que je t’offre comme un
ciboire de souffrances
Au commencement de la grande année, au soleil de ta
paix sur les toits neigeux de Paris
mais je sais que le sang de mes frères rougira de
nouveau l’Orient jaune, sur les bords de l’océan Pacifique
(…)
je sais bien que ce sang est la libation printanière dont les
Grands publicains depuis septante années engraissent les
terres d’Empire
Seigneur au pied de cette croix – ce n’est plus toi
l’arbre de la douleur, mais au-dessus de l’ancien et du
nouveau monde l’Afrique crucifiée
Et son bras droit s’étend sur mon pays, et son côté gauche
ombre l’Amérique
Et son cœur est Haïti cher, Haïti qui osa proclamer l’Homme
en face du tyran
Au pied de mon Afrique crucifiée depuis quatre cents ans
et pourtant respirante
Laisse-moi te dire Seigneur, sa prière de paix et de pardon …30
Il est possible de noter ici une prépondérance d’allitérations orchestrées par les
sifflantes [s] dont la présence et la pertinence servent visiblement à créer un
effet de musicalité et à traduire une forme évidente de répétition :
[ Seigneur, souffrances, commencement, soleil, sang, océan, Pacifique,
septante, engraissent, ancien, face, crucifiée, respirante, etc.]
Le texte senghorien foisonne également de diverses sonorités exprimées avec
insistance dont certaines s’apparentent à un fond de roulement de tambour, ou 30 Senghor (L.S.), « Prière de paix » in Hosties noires, Œuvres poétique, p. 92.
143
de tout autre instrument musical équivalent, grâce notamment à l’usage
artistique des nasales [an – on] et [ã].
En voici quelques exemples :
Oho! Congo oho! Pour rythmer ton nom grand sur les
eaux sur les fleuves sur toute mémoire
Que j’émeuve la voix des Kôras Koyaté ! L’encre du scribe
est sans mémoire
Oho ! Congo couchée dans ton lit de forêts, reine sur
l’Afrique domptée
Que les phallus des monts portent haut ton pavillon
(…) (…) (…)
Lamentins iguanes poissons oiseaux, mère des crues nour-
rices des moissons.
Femme grande ! eau tant ouverte à la rame (…)
Ma Saô mon amante aux cuisses furieuses, aux longs bras
de nénuphars calmes
Femme précieuse d’Ouzougou, corps d’huile imputrescible à
la peau de nuit diamantine
(…) (…) (…)31
[Congo !, ton nom grand, monts, pavillon, Lamentins, poissons, moissons, Femme grande, mon amante, longs bras, diamantine, (…) mon amante à mon flanc, dont l’huile fait docile mes mains, abandon, honneur, soumission].
La réitération est aussi rendue par les « ê » et « a » ouverts :
Chaka, te voilà comme la panthère ou l’hyène à la mauvaise
gueule
A la terre clouée par trois sagaies, promis au néant vagissant.
Te voilà donc à ta passion. Ce fleuve de sang qui te baigne
qu’il te soit pénitence.
Oui me voilà entre deux frères, deux traîtres, deux larrons
deux imbéciles hâ ! non certes comme l’hyène, mais comme
le lion d’Ethiopie tête debout.
Me voilà rendu à la terre. Qu’il est radieux le royaume d’enfance ! 31 Senghor (L.S.), Ethiopiques, Ibid., p.101.
144
Et c’est la fin de ma passion32
[ Chaka, te voilà, panthère, l’hyène à la mauvaise, à la terre, sagaies, Te voilà à
ta passion, baigne, frères, traîtres, hâ, certes, hyène, tête, voilà, terre …]
Ainsi que par le « o » fermé et sa variante « or » [ כ ]
Une main de lumière a caressé mes paupières de nuit
Et ton sourire s’est levé sur les brouillards qui flottaient
monotones sur mon Congo
mon cœur a fait écho au chant virginal des oiseaux d’aurore
(…) (…) (…) (…)
(…) voici la fleur de brousse et l’étoile dans mes cheveux et le
bandeau qui ceint le front du pâtre athlète
J’emprunterai la flûte qui rythme la paix des troupeaux
(…)
Fidèle je paîtrai les mugissements blonds de tes troupeaux
car ce matin une main de lumière a caressé mes paupières
de nuit
Et tout le long du jour mon cœur a fait écho au chant vir-
ginal des oiseaux33
[ paupières, flottaient, monotones, Congo, écho, oiseaux, aurore, bandeau,
troupeaux, paupières, cœur, écho, oiseaux ]
On notera enfin chez Césaire des effets de rimes réalisés par le fait de labiales
« b, p, m » : Dalaba Pita Labé Mali Timbé
Puissantes falaises
Tinkisso Tinkisso
eaux belles
et que le futur déjà y déploie toute la possible chevelure
Guinée oh
te garde ton allure déclinant
jusqu’à l’ombre de nuage
32 Senghor (L.S.), Op.cit., p.118. 33 Senghor (L.S), « Chants pour signares », nocturnes, Ibid., p.171.
145
le bâillon de cendre sur ton primordial feu
Volcan flambe ton mufle attentif
à la garde farouche de ce plus rare trésor
Toi golfe
de ta langue de ton souffle de ton rut
caresse et l’allaitant du lait premier
la forme nouvelle et berce
oh berce
d’un maternel méandre
ce sable
ce roulis de liberté fragile34
[Dalaba Labé Timbé, eaux belles, bâillon, flambe, berce, …]
[Pita, Puissantes, déploie, possible, primordial, plus rare, premier, …]
[Mali, Timbé, flambe, premier, forme, maternel, méandre, …]
Ces effets de rimes sont également réalisés par les dentales « d – t » et les
fricatives « v, f » : du fond d’un pays de silence
d’os calcinés de sarments brûlés d’orages de cris retenus
et gardés au museau
d’un pays de désirs irrités d’une inquiétude de branches
de naufrage à même (le sable très noir ayant été gavé de
silence étrange
à la recherche de pas de pieds nus et d’oiseaux marins)
du fond d’un pays de soif
où s’agripper est vain à un profil absurde de mât totem et
de tambours
d’un pays sourd sauvagement obturé à tous les bouts
d’un pays de cavale rouge qui galope le long désespéré
des lés de la mer et du lasso des courants les plus perfides
Défaite Défaite désert grand
où plus sévère que le Khamsin d’Egypte
siffle le vent d’Asshume
34 Césaire (Aimé), « Salut à la Guinée », La poésie, p.194.
146
de quelle taiseuse douleur choisir d’être le tambour
et de qui chevauché
de quel talon vainqueur
vers les bayons étranges
gémir se tordre
crier jusqu’à une nuit hagarde à faire tomber
la vigilance armée
qu’installa en pleine nuit de nous-mêmes
l’impureté insidieuse du vent35
[d’un pays, d’os, d’orages, de cris retenus et gardés, de désirs irrités, d’une
inquiétude, étrange, d’oiseaux, du fond d’un pays, absurde, défaite, taiseuse
douleur, le tambour, se tordre, tomber, l’impureté, …]
[naufrage, gavé, pays de soif, vain, profil, sauvagement, pays de cavale,
perfides, défaite, siffle, le vent, chevauché, vainqueur, vigilance, …]
On note dans ce texte les couples sonores [d / t] et [v / f] assurant avec
insistance les formes résonnantes acceptées comme la marque esthétique
particulière de tout texte poétisé et en constituant une preuve de son caractère
« oral ».
On pourrait indéfiniment évoquer plusieurs autres formes sonores comme par
exemple les gutturales [g, q] ou les liquides [r], susceptibles de traduire le
même phénomène.
Mais il nous faut à présent observer et évaluer la manipulation du même
phénomène réitératif chez ceux que nous nommons les « prétendants », à
savoir Pacéré T. et B. Zadi.
Les textes de Pacéré et de Zadi semblent à leur tour ne pas échapper non
plus à cette exigence formelle de la production poétique. En effet, on y perçoit,
tout comme chez les pionniers, une très forte occurrence de synonymes,
d’anaphores et d’autres procédés artistiques de la réitération tels que les
allitérations, les assonances et autres effets de rimes.
35 Césaire (Aimé), « Grand sang sans merci », Ibid., p.316-317.
147
On note ainsi chez Pacéré un traitement particulier de l’espace et du temps
soumis à un procédé d’insistance, voire de harcèlement par le fait de la
synonymie :
Ici,
Ici,
Ici,
Manega
Ici,
Manega.
Ici
Manega.
Ici,
Manega,
Manega,
Manega, Manega,
Manega,
Manega,
(…) (…) (…)
Ici
Manega (…)36
On peut établir dans cet extrait une nette correspondance entre le déictique
spatial « ici » et le toponyme « Manega ». Cette correspondance renseigne sur
le contenu du signifié malgré la diversité des signifiants usités, de sorte que si
l’on élargit le corpus aux textes non mentionnés, il apparaît une récurrence et
une constance de cette correspondance.
Il est ainsi possible de schématiser :
36 - Titinga (Frédéric Pacéré), La poésie des griots, Op.cit., p. 7.
148
Je suis né dans un village Perdu des savanes Dans la chaleur du Sahel ! Ici, c’est la terre du Fétiche C’est le lieu où se retrouvent Patiemment rassemblés Dans le cœur des aînés Tous les souvenirs des fonds antiques !
Ici – Manega C’est Une terre d’originalité Une terre de fidélité Où la case comme le ruisseau
Le rocher comme la rivière
Ne sont pas comme ailleurs (…)
Je suis né dans ce village
Perdu des savanes
Où la pluie nous vient des rivières (…)
Les signifiants soulignés « dans un village – dans la chaleur du Sahel - la terre
du Fétiche – le lieu - c’est une terre - où - dans ce village » correspondent tous
à l’espace « Manega » lui-même désigné par le déictique « ici », puis
inversement.
La catégorie du temps subit la même réalisation de la réitération, comme le
montre encore cet autre extrait
Ce jour-là !
L’oiseau qui plane s’engouffre
Dans le vertige
Des sirrocos.
La civilisation est un désert
(…) (…) (…)
j’entends du lointain
l’homme à la barde de poussière
chanter ses refrains du soir !
(…) (…) (…)
Ce jour-là
Le désert était
Un désert !
149
La maison
En boues mendié,
Rappelait tristement
Un baobab séché des ans
Hanté par les
Roussettes de nuits ;
Par moments, Une ombre coupe l’ombre ;C’est une femme
en noir / Couverte de noir (…)37
Ici, la temporalité semble se confondre à la fois à l’espace « désert » et à
l’atmosphère « ombre », ainsi qu’au souvenir « lointain ».
La synonymie, pour qu’elle apparaisse, laisse donc se dessiner un rapport
spécifique entre les différents signifiants dont les contenus correspondent à
celui que suggère la temporalité marquée par
« ce jour-là ».
Visiblement, les signifiés attendus sont indissociables de l’événement, de
l’histoire, de l’espace géographique …
Schématisons :
Le désert était Un désert J’entends du lointain L’homme à la barde de poussière Chanter ses refrains du soir !
Ce jour-là La maison rappelait tristement Un baobab séché des ans Hanté par des roussettes de nuits Une ombre coupe l’ombre ; C’est une femme en noir Couverte de noir
Il est possible de placer sur le même axe paradigmatique le syntagme « ce
jour-là » et les mots comme « désert, soir, tristement, séché, nuit, ombre,
femme en noir, couverte de noir ».
Il s’agit là d’une réalisation manifeste d’un rapport de synonymie.
Ce procédé foisonne également chez Zadi. Parmi plusieurs exemples, retenons
celui-ci : 37 Titinga (Frédéric Pacéré), Des entrailles de la terre, p.18-23.
150
Porte au loin ma voix, Dowré mon frère
Toi bel oiseau de mes nuits de victoire
Souche
Souche indéracinable à qui je confie le nœud coulant de ma
Parole aux mille spires
- ma voix -
ma parole, Dowré,
l’orage inflammable surgi de mon gosier orageux
- mon art -
O Dowré
Mon art aux plis et replis
Mille spires et vrilles le nœud qui te ceint …
Dowré, toi bel oiseau de mes nuits
Souche
Souche mouvante émouvante
Indéracinable Dowré à qui je confie le nœud de ma parole 38
Ce texte laisse apparaître un rapport de synonymie sous deux formes.
Il y a d’abord l’équivalence des signifiés contenus dans les signifiants différents,
de sorte qu’il est possible d’établir une correspondance entre le nom commun
« Dowré » soumis à divers traitements imagés et certains syntagmes nominaux
comme « toi bel oiseau - souche indéracinable – l’orage inflammable –
indéracinable Dowré ».
Il y a ensuite une unicité qui se construit entre ce personnage ‘’Dowré’’ et le
« je » du poète, de manière à poser l’un comme le ‘’double’’ de l’autre.
S’il est impossible de parler de synonymie à l’endroit des entités ontologiques, il
existe au moins dans le texte des éléments linguistiques de la même nature
qu’on pourrait élever au rang de synonymes.
On a ainsi :
« Dowré mon frère – bel oiseau de mes nuits – ma voix – ma parole, Dowré –
mon art ô Dowré – mon art aux plis et replis … »
38 Zadi Zaourou (Bottey), Fer de lance, livre 2, p.103.
151
Représentons ces deux formes de synonymie :
Toi bel oiseau Souche Souche indéracinable
Dowré L’orage inflammable Souche mouvante émouvante Gélules de feu (…)
On pourrait aisément remplacer le nom « Dowré » par « Toi - bel oiseau –
souche indéracinable – orage inflammable - … »
Bel oiseau de mes nuits
Ma voix
Ma parole, Dowré … surgi de mon gosier orageux Mon art O Dowré Mon art aux plis et replis Dowré, toi bel oiseau de mes nuits sacré Dowré à qui je confie le nœud de ma parole Allons voir Allons voir, Dowré Allons voir, Ami (…)
Dans ce cas-ci, on voit bien le (je) du poète indissociable de « Dowré »
apparaissant comme un ‘’alter ego’'. On a ainsi « Dowré mon frère » équivalant
à « bel oiseau de mes nuits – ma voix – ma parole – mon gosier – mon art – je
– allons Ami ».
Il est également possible de rendre compte de la réitération telle qu’elle se
réalise par voie anaphorique et par les autres procédés de ré-écriture ou
d’insistance.
En effet, comme chez les pionniers, Pacéré et Zadi semblent avoir un recours
abondant aux techniques de ré-écritures par anaphore, par allitérations,
assonance ou tout autre effet de rime.
Donnons-en sommairement quelques exemples :
Dowré mon frère
152
Ici
Ceux qui parviennent
Aux sommets des montagnes,
Et
Qui oublient
Leurs sueurs d’antan
Ici
Louches percées
Contenant des nectars,
Qu’on ne peut céder au voisin
Ici
La grandeur
Des étapes
(…)
Ici
Manega
Mes hommages
A l’histoire
(…)
ici
dans le tam-tam de la vallée 39
La reprise séquentielle en début de vers ou de strophes de l’adverbe « ici »
favorise un effet de ré-écriture par usages anaphoriques, comme en témoigne
encore cet autre extrait, toujours emprunté à Pacéré :
Mère
Je grimperai
Tous
Les soirs
Sur
Les flocons,
39 Titinga (Frédéric Pacéré), La poésie des griots, p. 7-8.
153
Mère
Tu resteras courbée
Lourde,
Respirant le poids des ans
Et
Le travail de la terre.
Mère,
Tu resteras grave
Sous
Le soleil dardant
Des terres du Sahel !
Mère,
Tu resteras mère,
Mère,
(…) (…) (…)
Tu resteras l’alizé
des mers profondes (…) 40
Ici, la répétition au moyen de l’anaphore est rendue possible par les
nombreuses occurrences en début de vers ou de séquences de versets du
substantif « Mère ».
On peut trouver un autre exemple de la même nature chez Zadi, à travers les
occurrences constatées en début de syntagme « la nuit » :
La nuit est longue,
La nuit des dévoreurs d’âmes
La nuit est longue
La nuit tronqueuse de vaillance
La nuit est longue
La nuit qui truque les vaillances
Notre nuit
La nuit des brouilleurs de vue
Les nuits de l’Afrique défunte (…) 41
40 Titinga (Frédéric Pacéré) , Des entrailles de la terre, p. 55. 41 Zadi Zaourou (Bottey), Fer de lance, livre I, p. 30.
154
Dans cette même perspective l’on pourrait aller au-delà de l’anaphore pour
déceler d’autres techniques d’écriture faisant lieux de ré-écriture par l’usage de
quelques effets de rimes, à savoir les allitérations et les assonances :
Kidikidi
Ta Tata
Kidikidi Ta Tata
Kidikidi Vents Ventres creux
Kidikidi
Sang San Pedro
Kidikidi Riz Plus de riz
Kidikidi
Vis
Riviera Kidikidi Toi Toi le roi Kidikidi
Prends Garde à toi
Kidikidi
Ré Révolu
Kidikidi
Ré Révolution
Kidikidi Kidikidi 42
42 Zadi Zaourou (Bottey), Op.cit., p.30-31.
155
La spécificité de ce fragment de vers, c’est qu’il se présente comme un
condensé de formes réitérées.
D’abord, l’onomatopée « Kidikidi » en tant que représentation d’une sonorité
tambourinée reprise en une dizaine d’occurrences subit un traitement analogue
à celui d’une anaphore. A la différence qu’ici, « Kidikidi » en assurant la
musicalité du texte est essentiellement un leitmotiv, voire un refrain dont les
couplets se trouvent contenus dans les allitérations et les assonances,
respectivement en [t], [v], [s], [r] et [a], [ã], [i], [e].
Ensuite, ces dernières, soumises à un jeu de sonorité pour les besoins de la
reprise, voire de la répétition (du son ou du mot), sont presque traitées sous la
forme de doublets ou même de triplets.
On a ainsi :
[ Ta / Ta/ta ; vents / ventres creux ; sang / San Pedro ; Riz / plus de riz ;
vis / riviera ; toi / toi / le roi / prends garde à / toi ; ré / révolu ; ré / révolu/tion ].
Ces textes des ‘’prétendants’’ au même titre que ceux des ‘’pionniers’’
apparaissent comme un ensemble de structurations ou de constructions
répétitives. Ainsi, grâce à l’exposition des formes résonnantes (synonymie –
anaphores), au rendement de l’enveloppe sonore des mots (allitérations,
assonances, rimes), la réitération sous la forme de musicalité confirmée dans
ces textes a été dévoilée.
Cette marque esthétique particulière, fille des phénomènes réitératifs, est à
notre avis un élément sociolectal, caractéristique de la plupart des univers
oraux et traditionnels dont Françoise Waquet dit que la création et l’invention du
savoir reposent essentiellement sur « une raison orale »43. Pour nous, les
pratiques socioculturelles, dans ces espaces déterminés à certains égards,
touchent particulièrement à l’énumération, la répétition, et la mémoire44.
43 Par opposition à J. Goody dont la « raison graphique » repose essentiellement sur l’accumulation, la conservation et une ‘’meilleure’’ transmission du savoir grâce aux techniques paralinguistiques (Diagrammes, listes, tableaux), Françoise Waquet propose une « raison orale » fondée sur la réalité d’une transmission vivante « parole ailée » et non « gelée » d’un savoir performant par une oralité indispensable et nécessaire dans une civilisation de l’imprimé. (Voir Waquet (Françoise), Parler comme un livre, l’oralité et le savoir (XVIe – XXe siècle), Paris, Albin Michel, 2003, p.359 – 383. 44 Précisons toute fois que la fonction de l’imprimé et de l’écrit peut-être aussi d’ordre mnémotechnique. La prise en compte de la mémoire n’est donc pas spécifique à l’oralité comme le discours ethnologique l’a propagé jusqu’à présent. (Voir encore Waquet (Françoise), Op.cit, Ibid.).
156
Perçus tels quels, ces phénomènes réitératifs entraînent des implications et des
conséquences sur le texte poétique, laissant ainsi apparaître d’autres marques
esthétiques pouvant être désignées comme des traces propres au champ oral
et traditionnel.
B- LES PARALLELISMES ET LE RYTHME
Dans un texte poétisé, les parallélismes se posent comme une portion de texte,
c’est-à-dire deux ou plusieurs fragments de vers, véhiculant soit de façon
intégrale, soit approximativement les mêmes traits formels.
En cela, cette notion prend en compte plusieurs variantes, elle peut être ainsi
d’ordre syntaxique, sémantique ou rythmique.
Mais en insistant particulièrement sur la question du rythme, quel lien peut-on
nouer entre d’une part les parallélismes dans leur ensemble, et d’autre part le
rythme qu’on peut définir à la manière de Kotchy comme « la cadence régulière
d’une phrase poétique ou musicale, c’est-à-dire le retour périodique des mêmes
combinaisons de durée se produisant plus ou moins symétriquement »45 et
l’espace de création oral et traditionnel ?
En effet, si l’on tourne le dos aux théories proposées par les partisans d’une
certaine « esthétique nègre » constituée d’arguments ipséitaires,
sociobiologiques ou raciaux, dont nous dénoncions les effets pervers dès les
premières pages de cette étude, il apparaît que les parallélismes et le rythme
sont des phénomènes esthétiques constants dans certaines pratiques
artistiques de la plupart des sociétés ayant privilégié « la raison orale » comme
dans la Grèce antique ou dans des cultures africaines de tradition orale.
Ainsi des travaux d’Aristote et de Valéry (sous leur nuance philosophique) à
ceux de Sory Camara en passant par Jahn, le père M’veng et les Griaule (où ils
prennent un sens anthropologique), la problématique des parallélismes et du
rythme est érigée en élément identifiant des arts oraux et traditionnels.46
45 Kotchy (Barthélémy), La correspondance des arts dans la poésie de Senghor, Abidjan, NEI, 2001, p.39. 46 Aristote affirme dans sa poétique qu’une des causes de l’apparition de la poésie est liée à « la disposition de l’homme pour la mélodie et le rythme ». Il emprunte ensuite à l’histoire naturelle, l’idée selon laquelle la poésie pourrait être considérée comme un être vivant dont chacune de ses parties doit contribuer à
157
Voyons comment elle apparaît sous diverses formes chez Senghor et Césaire.
LE PARALLELISME SYNTAXIQUE
Certains textes de Senghor ou de Césaire contiennent des vers dont la
disposition graphique obéit à la même combinaison syntaxique. C’est-à-dire
que ces vers sont soumis à un rapport d’équivalence au niveau de leurs
structures47 ou de leurs schémas morphosyntaxiques.
Considérons, par exemple, quelques extraits de « A l’appel de la race de
Saba » subdivisé en sept strophes, chacun d’eux offre les constructions
suivantes :
a - Mère soit bénie !
J’entends ta voix quand je suis livré au silence sournois de
cette nuit d’Europe (…)
b - Mère soit bénie !
Je me rappelle les jours de mes pères, les soirs de Oyilôr (…)
c - Mère soit bénie !
Je ne souffle pas le vent d’Est sur ces images pieuses comme
sur le sable des pistes
d - Mère soit bénie !
J’ai vu dans le sommeil léger de quelle aube gazouillée ?
Le jour de libération (…)
l’harmonieuse constitution de l’ensemble (Aristote, poétique (nouvelle) édition des belles lettres pour la traduction des extraits de Platon et d’Aristote, Collection classique de poche, 1990, p. 25.) Cette proposition avant la lettre des catégories formelles de l’art poétique sera utile à Valéry dans son projet esthétique bâti sur ce qui sera plus tard les répétitions, les parallélismes, les insistances et le rythme, impliquant la ‘’fête’’ des mots, des sons et des sens. (Valéry (Paul), Poétique, déjà cité ). Le phénomène apparaît chez Sory Camara sous une forme profondément symbolique et anthropologique, avant d’être esthétique ou même narratif. (voir notamment l’histoire du « jeune homme aux mains vides » in Parole très ancienne ou le mythe de l’accomplissement de l’homme. Grenoble, La pensée sauvage, 1982, p.25 – 55. Mais bien avant, Jahn, le père M’veng et les Griaules en avaient déjà fait « l’africanité » des créateurs africains Voir, Jahn, Muntu ; M’veng (Engelbert), L’art d’Afrique noire, Tours, 1964, Griaule (Marcel), Dieu d’eau, Calame-Griaule, « L’art de la parole dans la culture africaine », Présence Africaine n°47. 47 Voir Cohen (Jean), Structure du langage poétique, Paris, Flammarion, 1966, 1977.
158
e - Mère soit bénie !
Reconnais ton fils parmi ses camarades comme autrefois ton
Champion, Kor Sanou ! Parmi les athlètes antagonistes (…)
f - Mère soit bénie !
Reconnais ton fils à l’authenticité de son regard (…)48
On peut en dégager les structures syntaxiques suivantes :
a - syntagme nominal (substantif (mère) + impératif)
pronom personnel sujet + syntagme verbal
b - syntagme nominal (substantif (mère) + impératif)
pronom personnel sujet + syntagme verbal
c - syntagme nominal (substantif (mère) + impératif)
pronom personnel sujet + syntagme verbal
d - syntagme nominal (substantif (mère) + impératif)
pronom personnel sujet + syntagme verbal
e - syntagme nominal (substantif (mère) + impératif)
syntagme verbal
f - syntagme nominal (substantif (mère) + impératif)
syntagme verbal
Il est ainsi possible d’établir un parallèle entre
48 Senghor (L.S.), Hosties noires, ibid.
a // b // c // d
159
et un autre entre selon leurs différentes constructions.
Proposons l’exemple d’un autre extrait :
a - Voici le soleil
Qui fait tendre la poitrine des vierges
Qui fait sourire sur les bancs verts les vieillards
b - Ecoutez-moi, Tirailleurs sénégalais, dans la solitude de la
Terre noire et de la mort (…)
Ecoutez-moi, Tirailleurs à la peau noire, bien que sans oreilles (…)
c - Recevez ce sol rouge, sous le soleil d’été ce sol rougi du sang
des blanches hosties
Recevez le salut de vos camarades noirs, Tirailleurs sénégalais
MORTS POUR LA REPUBLIQUE !49
Les structures syntaxiques qui les constituent se perçoivent sous cette forme :
a -
1 - syntagme prépositionnel
2 - pronom relatif + syntagme verbal
3 - pronom relatif + syntagme verbal
b -
1 - syntagme verbal
2 - syntagme verbal
c -
1 - syntagme verbal
2 - syntagme verbal
Le parallélisme apparaît d’une part entre les vers et d’autre
49 Senghor (L.S.), Op.cit., Ibid.
e // f
a1 // a2
160
part entre les vers et entre .
Les œuvres de Césaire permettent de rendre compte du même phénomène :
a -
1 - Je porte la laitière du roi
2 - J’étends le tapis du roi
3 - Je suis le tapis du roi
4 - Je porte les écrouelles du roi
5 - Je suis le parasol du roi
(…)
b -
1 - Tam-tam de la forêt
2 - Tam-tam du désert
3 - Tam-tam pleure
4 - Tam-tam pleure *50
Ces vers précédents correspondent à ces différentes constructions :
1
2
a 3
4
5
1
2
3
4
50 Césaire (Aimé), « Ex-voto pour un naufrage », Op.cit., p.171.
b1 // b2 // c1 // c2 b // c
- Pronom personnel sujet + syntagme verbal (verbe +substantif +
syntagme prépositionnel)
- Syntagme nominal (substantif + syntagme prépositionnel)
b
- Syntagme nominal (substantif + verbe à l’impératif)
161
En terme plus précis,
On peut encore déceler chez Césaire, une variante sous forme chiasmique du
parallélisme syntaxique :
1 - Voum rooh oh
2 - Voum rooh oh
3 - à charmer les serpents à conjurer les morts
4 - Voum rooh oh
5 - à craindre la pluie à contrarier les raz-de-marée
6 - Voum rooh oh
7 - à empêcher que ne tourne l’ombre
8 - Voum rooh oh 51
Cette strophe présente une configuration structurale manifeste qui donne une
alternance de :
(1) - (2) - onomatopée
(3) - syntagme prépositionnel
(4) - onomatopée
(5) - syntagme prépositionnel
(6) - onomatopée
(7) - syntagme prépositionnel
(8) – onomatopée
Nous avons alors les correspondances par chiasmes fondés sur les
alternances : 51 Césaire (Aimé), Le cahier, p.28
a1 // a2 // a3 // a4 // a5
b1 // b2 b3 // b4
162
Mais cette forme de parallélisme n’est pas la seule présente dans les textes de
Senghor et de Césaire : il en existe une autre d’ordre sémantique.
LE PARALLELISME SEMANTIQUE
Ici, c’est le problème du sens qui se pose.
En effet, cette forme de parallélisme est celle qui établit le même contenu
sémantique, c’est-à-dire la même signification intime entre les vers ou les
groupes de vers.
Ce jeu de sens participant de la célébration poétique sera alors focalisé à la fois
sur les vers et sur des strophes entières.
Empruntons à cet effet un autre exemple à Senghor :
a - Prisonniers noirs je dis bien prisonniers français, est-ce
donc vrai que la France n’est plus la France ?
b - Est-ce donc vrai que l’ennemi lui a dérobé son visage ?
c- Est-ce vrai que la haine des banquiers a acheté ses bras
d’acier ?
d - Et votre sang n’a t’il pas salué la nation oublieuse de sa
Mission d’hier ?
e - Dites, votre sang ne s’est-il pas mêlé au sang lustral de ses
martyrs ?
vers (1) - (2) ] onomatopée
onomatopée [ vers (4) - (6) – (8)
syntagme nominal [ vers (5) - (7)
vers (3) ]syntagme nominal
163
f- Vos funérailles seront-elles celles de la Vierge-Espérance ? (…)52
Dans cet extrait, la teneur sémantique des vers semble être essentiellement
caractérisée par une série de marques interrogatives dont la fonction principale
est de se poser comme un paradigme possible de la locution « en d’autres
termes » ayant valeur explicative et d’insistance. Dans cette perspective, elle
marque une équivalence au niveau de la portée sémantique des différentes
entités entre lesquelles elle s’interpose.
Dès lors, les vers de cet extrait d’un point de vue grammatical tendent à
renvoyer à la même valeur significative pouvant porter sur la réalité d’une
France amnésique, oublieuse des services suprêmes à elle rendus par les
tirailleurs africains, et par conséquent, ingrate envers ces derniers.
Cette équivalence sémantique peut se traduire ainsi :
Autrement dit :
Cet autre extrait n’échappe pas non plus à ce traitement poétique fondé sur le
jeu du sens des vers ou de leur signification :
a - L’aigle blanc a glapi sur la mer sur les isles, comme le cri
blanc du soleil avant midi
52 Senghor (L.S.), « Tyaroye » in Hosties noires, p.90.
a = b = c France méconnaissable d = e = f Tirailleurs rejetés et reniés par la France a = b = c = d = e = f France amnésique France ingrate
a // b // c d // e // f a // b // c // d // e // f
164
b - Le lion a répondu, le prince de la brousse qui soulève la
torpeur lâche de midi
c - Ebou-é ! tu es la pierre sur quoi se bâtit le temple et
l’espoir (…)
d - Les jeunes dieux de proie se sont dressés, ils lancent leurs
yeux sillonnés d’éclairs
e - Ebou-é ! tu es le lion au cri bref, le lion qui est debout
et qui dit non !
f - Le lion noir aux yeux de voyance, le lion noir à la crinière d’honneur (…) (…) (…) g - Ebou-é ! tu es pierre qui amasse mousse (…)53
Ici, la valeur sémantique des vers semble intégrée à différents registres
animalier (aigle – lion), minéral (pierre, acier) et végétal (mousse). Mais tous
ces éléments comparants sont articulés autour des deux figures principales :
d’un côté, un conquérant innommé, mais laissant se profiler vraisemblablement
l’image de conquérants occidentaux, puis de l’autre « Ebou-é » posé comme
réceptacle de tous les indices ou des symboles de la résistance africaine.
Le jeu du sens se joue donc ici de manière suivante :
a - L’aigle blanc a glapi sur la mer (…)
b - Le lion a répondu (…)
c - Ebou-é ! tu es la pierre (…)
d - Les jeunes dieux de proie se sont dressés (…)
e - Ebou-é ! tu es le lion (…)
f - Le lion noir aux yeux de voyance (…)
g - Ebou-é ! tu es pierre qui amasse mousse (…)
53 Senghor (L.S.), Op.cit., p. 74.
165
On pourrait étendre ces illustrations chez le poète martiniquais mais afin
d’éviter une litanie redondante du phénomène décrit, évoquons tout simplement
le bref exemple perceptible dans un texte comme « Barbare » où toutes les
strophes s’équivalent du point de vue de leurs différentes significations
réalisées toutes dans le titre « barbare » et repris à chaque début de strophe.
Comme un refrain et ses couplets, le texte « Barbare » présente des groupes
de vers qui semblent être substituables les uns aux autres tant ils semblent
renvoyés à la lettre à l’acte de revendication et d’acceptation d’une condition
jugée inférieure :
a - barbare
C’est le mot qui me soutient
et frappe sur ma carcasse de cuivre jaune
où la lune dévore dans la soupente de la rouille
les os barbares
des lâches bêtes rôdeuses du mensonge
b - barbare
du langage sommaire
et nos faces belles comme le vrai pouvoir opératoire
de la négation
c - barbare (…)54
L’équivalence ou l’égalité du sens contenus dans les différentes strophes
permet ainsi de préciser :
54 Césaire (Aimé), Cadastre, p.159.
a = d le(s) conquérant(s) occidental(aux) b = c = e, f = g Ebou-é ! valeur et symbole de la résistance africaine
a = b = c
166
LE PARALLELLISME RYTHMIQUE
On pourrait nous reprocher ici de postuler un lien « naturel » entre le
parallélisme et le rythme, alors même qu’à l’évidence ces deux entités
esthétiques sont isolables, voire dissociables.
Nous choisissons de les traiter sous le même angle. De plus, il est aussi
incontestable que bien que dissociables, ces deux marques poético-esthétiques
peuvent très souvent s’imbriquer. En effet, le rythme que certains spécialistes
de culture considèrent comme le pilier essentiel de l’art oral et traditionnel
(musique, chant, danse, poésie) en général et africain particulièrement55 est
avant tout « mouvement » c’est-à-dire « cadence » ou encore « alternance »
soumis à une fonction dynamique. S’il est oratoire, le rythme se révèle sous la
forme de l’intensité respiratoire, tonique et accentuel. S’il est musical, il revêt
alors la forme de la mélodie ou de la syllabe s’il est poétiquement rendu.
En cela, le rythme n’exclut guère le parallélisme en tant que « reprise
rythmée »56. Bien au contraire, ils se rencontrent et se confondent. Le rythme
peut-être alors parallélisme et le parallélisme peut inversement être rythmique
comme le reconnaissent Molino et Tamine percevant le parallélisme en terme
de « reprise dans deux ou trois séquences successives d’un même schéma
morphosyntaxique accompagné de répétitions ou de différences rythmiques
phoniques ou lexico-sémantiques »57.
Nous retiendrons donc ici deux formes possibles de parallélisme rythmique.
La première est celle établie par Jean Cauvin et qu’il a nommée « le rythme
profond »58 , c’est-à-dire le rythme qui s’installe lorsque d’étape en étape, un
même syntagme ou un même vers ou verset ou encore une même séquence
se manifeste de manière constante au point de donner au texte une allure
organique ou fonctionnelle spiralée.
55 Kotchy étudiant par exemple la question du rythme chez Damas écrit : « la poésie négro-africaine se fonde particulièrement sur la richesse des images et du rythme … La poésie nègre est une poésie intensément rythmée ». Voir Kotchy (Barthélémy), Lire Leon G. Damas, L’œuvre poétique, sous-titrée Une lecture africaine de Leon G. Damas, Abidjan, CEDA, 1989, p.88-89. 56 Nous le soulignons. 57 Molino (J.) et Tamine (J.), Introduction à l’analyse linguistique de la poésie, Paris, PUF, 1982. 58 Voir Cauvin (Jean.), La parole traditionnelle, Paris., Ed. St-Paul,1980.
167
Mais à l’observation, il semble que ce genre de rythme ne trouve sa pertinence
que dans les poèmes à long cours.
Vu alors que cette forme rythmique semble hypothétiquement pertinente dans
les textes dont l’allure n’est point celle des créations à long cours, une
deuxième forme de parallélisme rythmique nous intéressera ici et portera sur le
rythme accentuel.
Pour cette éventualité, il s’agira pour nous de faire le relevé d’un nombre n de
vers dont la structure rythmique est dévoilée par la distribution des accents
toniques : temps forts (F) et temps faible (f) témoignant de ce fait d’une
équivalence intégrale ou partielle.
Dans le premier cas, le texte bien connu du martiniquais Aimé Césaire semble
être une parfaite illustration du rythme profond.
En effet, une observation faite du Cahier*59 d’Aimé Césaire offre la certitude
d’une création rythmée à la façon d’un nœud et d’une spire, c’est-à-dire que
dans ce texte, le syntagme « au bout du petit matin » est conçu sur le modèle
d’un vers-refrain se signalant de manière constante à travers tout le texte
comme une ouverture au vers suivant :
(…) Au bout du petit matin …
Au bout du petit matin bourgeonnant d’anses frêles les
Antilles qui ont faim, les Antilles grêlées de petite vérole,
les Antilles dynamitées d’alcool, échouées dans la boue de
cette baie, dans la poussière de cette ville sinistrement
échouées.
Au bout du petit matin, l’extrême, trompeuse désolée
eschare sur la blessure des eaux ; les martyrs qui ne
témoignent pas ; les fleurs du sang qui se fanent et s’éparpillent
dans le vent inutile comme des cris de perroquets …
Au bout du petit matin, sur cette plus fragile épaisseur
de terre que dépasse de façon humiliante son grandiose
avenir – les volcans éclateront, l’eau nue emportera les
tâches mûres du soleil et il ne restera plus qu’un bouillon-
59 Césaire (Aimé), Le Cahier, ibid.
168
nemt tiède picoré d’oiseaux marins (…)
Au bout du petit matin, cette ville plate-éclatée (…) Au bout du petit matin, (…)60
Dans ce texte du poète martiniquais, le syntagme « au bout du petit matin »
apparaissant sous vingt-cinq occurrences représente bien le nœud de la spire,
elle-même construite par tout le déroulement du texte par versets qui sans
cesse se déploient et s’enchaînent. C’est ce que Kotchy nomme encore « le
système de tuilage »61, entendre un rythme essentiellement binaire qu’il trouve
caractéristique du rythme rendu par le « tambour-parleur »62 dans le cadre de
l’art populaire (musique et chanson) traditionnel.
Ce système, selon Zadi est une traduction de la distribution du temps de parole
dans la poésie traditionnelle63 ; celle-ci étant assumée alternativement par le
chanteur principal et le chanteur secondaire, tout comme dans le cercle du
conte ou l’épicentre et le conteur alternent dans la poésie de la parole ainsi
rythmée.
Il existe alors par le fait du nœud et de la spire la manifestation d’un
parallélisme rythmique constant et intégral à travers tout le texte césairien.
Césaire a également recours au rythme accentuel.
En voici un exemple par le texte arbitrairement choisi « Beau sang giclé ».
60 Césaire (Aimé), Op.cit., Ibid. 61 Kotchy (Barthélémy), « Fonctions sociales de la musique traditionnelle » in Présence africaine n°93, 1975. Voir aussi « Le Tohorou de Srolou, drame-figuration » in Chanson populaire en Côte d’Ivoire, Présence africaine, 1986. 62 Kotchy, Op.cit., Ibid. 63 Kotchy, Op.cit., Ibid.
La spire
« au bout du petit matin » Le nœud (vers créant par son retour
cyclique le rythme profond)
169
a - Tête trophée membres lacérés
b - dard assassin beau sang giclé
c - ramages perdus rivages ravis
d - enfances enfances conte trop remué
e - l’aube sur sa chaîne nord féroce à naître
f - O assassin attardé
g - l’oiseau aux plumes jadis plus belles que le passé
h - exige le compte de ses plumes dispersés 64
64
Ce texte est construit sur une alternance rythmique des temps forts (F) et des
temps faibles (f) dont on peut évaluer les intensités :
a - 4 F + 3 f
b - 5 F + 3 f
c - 4 F + 4 f
d - 4 F + 5 f
e - 5 F + 4 f
f - 3 F + 4 f
g - 4 F + 8 f
h - 4 F + 6 f
En considérant d’une part les accents forts en intensité, nous constatons que
Possèdent chacun 4 temps forts (4=2+2) et fonctionnent comme des dyades
conférant alors au rythme contenu dans ces vers l’allure d’un rythme binaire.
64 Césaire (Aimé), « Beau sang giclé », Ferrements in La poésie, p.336.
a - c - d - g - h
170
En revanche, possèdent respectivement (5), (5) et (3) temps
forts. Ils sont liés par un rythme ternaire. En conséquence, il existe entre
et des équivalences rythmiques intégrales.
D’autre part, en prenant en compte à la fois les temps forts et les temps faibles, il
apparaît une homologie rythmique entre d’un côté
b - 5 F + 3 f 8
c - 4 F + 4 f 8
g - 4 F + 8 f 12
h - 4 F + 6 f 10
en tant que vers dominés par un rythme essentiellement binaire et de l’autre
côté
a - 4 F + 3 f Ι7 e - 5 F + 4 f Ι9
d - 4 F + 5 f Ι9 f - 3 F + 4 f Ι7
dominés par un rythme tantôt ternaire [ 9 (3*3) ], tantôt fonctionnant à plusieurs
temps (monade, dyade, triade) [ 7 (1+ (2*3)) ].
Dans ce sens, d’autres équivalences peuvent s’établir entre b=c=g=h liés par
une équivalence rythmique intégrale et a, d, e, f soutenus par une équivalence
rythmique partielle a=f ; d=e.
On peut retrouver le même traitement du rythme chez Senghor à travers
« masque nègre » pris comme exemple :
b - e - f
a=c=d=g=h
b = e = f
171
* 65
En ne retenant que les temps forts, il apparaît ceci :
65 Senghor (L.S.), « Masque nègre », Chants d’ombre, in Oeuvre poétique, p.17.
a - Elle dort et repose sur la candeur du sable b - Koumba Tam dort. Une palme verte voile la fièvre des cheveux, cuivre le front courbe c - Les paupières closes, coupe double et sources scellées d - Ce fin croissant, cette lèvre plus noire et lourde à peine – où le sourire de la femme complice ? e - Les patènes des joues, le dessin du menton chantent l’accord muet f - Visage de masque fermé à l’éphémère, sans yeux, sans matière g - Tête de bronze parfaite et sa patine de temps h - Que ne souillent fards ni rougeur ni rides, ni traces de larmes ni de baisers i - O visage tel que Dieu t’a créé avant la mémoire même des âges j - Visage de l’aube du monde, ne t’ouvre pas comme un col tendre pour émouvoir ma chair k – Je t’adore, ô Beauté, de mon oeil monocorde !65
172
a - 5 F f – 6 F
b – 11 F g – 5 F
c – 6 F h – 7 F
d – 9 F i – 6 F
e – 7 F j – 8 F
k - 5F
Des correspondances visibles en termes d’équivalences existent entre les vers
c (6 F), f (6 F), i (6 F) et j (8 F) du fait du temps binaire [ 6 (3*2) ; 8 (4*2) ]
caractérisant leur rythme d’ensemble :
De même entre les vers a (5 F), b (11 F), d (9 F), e (7 F), g (5 F), h (7 F) et
k (5 F), il existe une équivalence due au temps rythmique irrégulier, c’est-à-dire
soit monade, soit dyade, tantôt triade qui les caractérise en donnant
l’impression d’un rythme bâti essentiellement sur des mesures impaires.
[ 5 (2*3) ; 11 (3*3) +2 ; 9 (3*3) ; 7 (2*3) +1 ]
conséquent
On peut donc noter que les vers de ce texte sont animés au niveau du
groupe 1 (c, f, i, j) comme au niveau du groupe 2 (a, b, d, e, g, h, k) par un
parallélisme rythmique partiel.
Mais si l’on considère que ces vers rythmés diffèrent chacun de l’autre d’une
mesure de deux temps :
Groupe 1 (6 + 2 8) soit (c ; f + 2 j) Groupe 2 (5 + 2 7 + 2 9 + 2 11)
soit (a ;g ;k + 2 e ;h + 2 d + 2 b)
alors, il est également possible de postuler entre ces deux groupes de vers la
pertinence d’un parallélisme rythmique intégral.
c = f = i = j
a = b = d = e = g = h = k
173
Mais comment les « prétendants » ont-ils recours à ce jeu poétique fondé sur
ces traitements spécifiques de la syntaxe, de la sémantique et du rythme érigés
en catégories esthético-poétiques ?
Nous avons déjà pu montrer que les phénomènes réitératifs pouvaient être
considérés comme des pratiques artistiques bien partagées entre les pionniers
et les prétendants.
Or, ces phénomènes réitératifs sont à l’origine des parallélismes et du problème
de rythme. En d’autres termes, les seconds sont les conséquences et les
implications des premiers.
Cela implique que la présence et la pertinence des parallélismes et du rythme
chez les ‘’prétendants’’ apparaissent comme une donnée évidente. Il ne nous
semble pas nécesessaire de se reprendre pour en montrer la preuve. Disons
tout simplement que les textes de Pacéré et de Zadi, à l’instar de ceux de
Senghor et de Césaire sont des constructions organiques bâties sur le jeu de la
structure morphosyntaxique, du sens et du rythme et qu’ils ne peuvent pas
prétendre, à priori, à une quelconque spécificité en comparaison à quelques
autres créations poétiques du champ littéraire africain, ou du moins de la
période post-coloniale représentée par les pionniers, à la génération suivante
de la période indépendance et post-indépendance.
Ces catégories esthético-poétiques nous apparaissent à ce stade de notre
étude, comme « des universaux littéraires »66 repérables dans tout champ
littéraire67.
Il nous semble cependant intéressant de nous arrêter un instant au problème
du rythme particulièrement afin de voir quel usage ont pu en faire Pacéré et
Zadi, car contrairement aux parallélismes structuraux (syntaxique ou
sémantique) ayant l’allure d’entités esthétiques arbitrairement ‘’fixées’’ et 66 Nous le soulignons 67 Yves Bonnefoy écrit dans cette perspective : « la poésie ou plutôt le poème ont longtemps été caractérisés comme l’emploi des mots qui se plie, non seulement à l’intention signifiante, mais à des règles qui imposent des formes à la matière verbale. On remarquait que des accents donnent relief dans les mots à certaines syllabes aux dépens d’autres, on comptait ces accents, on prenait conscience de la structure formelle que constituait un nombre bien défini d’entre eux … dans le cas d’un poème écrit, on revenait au point d’origine où plus ou moins consciemment on recommencerait à entendre se déployer la forme première … forme de cinq ou six accents, de cinq ou six pieds imprimée dans la parole, et lui imposant ce retournement sur soi que dit bien le mot « vers » lui-même puisque le latin versus signifiant primitivement le mouvement qui fait tourner la charrue parvenue au bout du sillon … le vers (est) essentiellement une forme … la forme en poésie est a priori et vaut comme un principe d’organisation et d’invention ». Bonnefoy (Yves), « La parole poétique » in Université de tous les savoirs, L’art et la culture, vol. 20, Odile Jacob, 2002, p.79.
174
‘’figées’’, le rythme en tant que produit de l’émotion et générateur à son tour
d’émotion, relevant alors davantage de la personne individuelle du créateur
semble être soumis selon les concepteurs à différents traitements. Voici en
guise d’exemple un extrait de texte emprunté à Pacéré :
175
1 – Les Tam-tams se sont tus 21 - Femme
2 – sous 22 – Chante sur
3 – les pas cadencés 23 – Les calvaires
4 – Des 24 – de
5 – pénombres 25 – La mort
6 – Au lever du jour 26 – Chante sur
7 – Nul bruit ! 27 – les proies
8 – Les cris stridents 28 – crucifiées !
9 – Qui 29 – Chante pour
10 – Traversaient naguère 30 – La gloire des parias
11 – La 31 – De
12 – Nuit des mils 32 – demain
13 – sollicitant le mil (…)
14 – Se sont tus 33 – Femme
15 – Sous les pas cadencés 34 – Les oiseaux des rivières
16 – des 35 – partagent
17 – pénombres 36 – Le message des souffrances*68
18 – Les oiseaux des rivières
19 – partagent
20 – le message des souffrances
(…)
68 Titinga (Frédéric Pacéré), Des entrailles de la terre, p.80-82.
176
Comment le rythme fonctionne t-il dans ce texte ?
La longueur du texte impose qu’on nomme numériquement les vers partant de
1 à 36. En relevant uniquement les temps forts, disons qu’ils sont rythmés de la
façon suivante :
1 – 3 F 7 – 1 F 14 – 1 F
3 – 2 F 8 – 1 F 15 – 1 F
5 – 1 F 10 – 2 F 17 – 1 F
6 – 2 F 12 – 1 F 18 – 2 F
13 – 2 F 19 – 1 F
20 – 2 F 26 –1 F 32 – 1 F
21 – 1 F 27 – 1 F 33 – 1 F
22 – 1 F 28 – 1 F 34 – 2 F
23 – 1 F 29 – 1 F 35 – 1 F
25 – 1 F 30 – 2 F 36 – 2 F
Sans nous attarder sur le jeu des parallélismes dont l’évidence a déjà été
montrée et qui se confirme visiblement ici
[ 3 (2 F) // 6 (2 F) // 10 (2 F) // 13 (2 F) // 18 (2 F) // 20 (2 F) // 30 (2 F) // 34 (2
F) // 36 (2 F)] et [ 5 (1 F) // 7 (1 F) // 8 (1 F) // 12 (1 F) // 14 (1 F) // 15 (1 F) // 17
(1 F) // 19 (1 F) … ].
On notera particulièrement que l’intervalle temporel séparant le rythme le moins
élevé au plus fort se situe entre [0 – 3].
177
Observons encore un autre ‘’échantillon’’ de texte du même auteur :
1 – Condoléances 12 – J’ai vu le soleil
2 – Douleur 13 – poindre à l’horizon
3 – Condoléances 14 – Et
4 – C’est la barbe poussiéreuse 15 – Tous les nuages
5 – Qui soulève 16 – L’ensevelir
6 – Les castagnettes du message 17 – J’ai vu ma femme
7 – Condoléances 18 – Pousser un cri
8 – Douleur 19 – De détresse
9 – Je suis venu 20 – Mon nom
10 – Vous présenter 21 – Mon nom
11 – Mes condoléances 22 – Est TIRAOGO
23 – Un fétide mâle (…)69
En suivant la même méthode de lecture :
1 – 1 F 9 – 1 F 18 – 2 F
2 – 1 F 10 – 1 F 19 – 1 F
3 – 1 F 11 – 1 F 20 – 1 F
4 – 2 F 12 – 1 F 21 – 2 F
5 – 2 F 13 – 2 F 22 – 2 F
6 – 2 F 14 – 1 F
7 – 1 F 15 – 1 F
8 – 1 F 16 – 1 F
17 – 3 F 69 Titinga (Fédéric Pacéré), La poésie des Griots, p.10-11.
178
Comme dans le texte précédent, l’intervalle temporel séparant les intensités
rythmiques les moins élevées au plus élevées se situe entre [0 – 3].
Est – ce une pratique particulièrement propre à Pacéré ? Voyons le cas de
Zadi :
1 – Il y a une couronne à prendre
2 – Prenons-la
3 – Je la tiens
4 – Mon droit ?
5 – Te voici
6 – Fer de lance :
7 -– l’aiguillon du soir
8 – dard insoupçonné des sentiers déserts
9 – burin
10 - burin retors
11 - vilebrequin !
12 – Fer de lance – ô ma flamme écarlate surgie des ruines
13 – Parolières – tu es le petit jet de venin destiné au talon
14 – du passant (…)70
70 Zadi Zaourou (Bottey), Fer de lance, Livre I, p.20.
179
Selon la lecture de cet extrait, il apparaît ceci :
1 – 2 F 9 – 1 F
2 – 2 F 10 – 2 F
3 – 1 F 11 – 1 F
4 – 1 F 12 – 5 F
5 – 1 F 13 – 5 F
6 – 2 F 14 – 1 F
7 – 2 F
8 – 4 F
Ici, l’intervalle rythmique au-delà des évidents parallélismes se situe entre
[1 – 5].
Prenons encore un autre extrait :
1 – Dowré
2 – Danse à mon signal la danse des morts
3 – Et que roule et glisse et roule ce peuple à moi
4 – Dansez, femme du Yacolo
5 – Et vous autres hommes du Guidoko
6 – Dansez sur mesure la danse étrange de la mort
7 – Kwali !
8 – Kwali
9 – Elle roule et glisse vers l’avant
10 – Kwali Kwali !
180
11 – Elle roule et glisse vers l’arrière
12 – Kwali !
13 – vers l’avant
14 – Kwali !
15 – vers l’arrière
(…)
16 – Didiga !*71
1 – 1 F 10 – 2 F
2 – 4 F 11 – 3 F
3 – 5 F 12 – 1 F
4 – 3 F 13 – 1 F
5 – 3 F 14 – 1 F
6 – 5 F 15 – 1 F
7 – 1 F 16 – 1 F
8 – 1 F
9 – 3 F
Ici également, l’intervalle d’intensité rythmique part de [1 – 5].
On peut donc conclure que contrairement aux formes poétiques fixées et
figées, il existe une nette différence entre les créateurs dans la pratique du
rythme : il apparaît surtout une différence entre les rythmes senghorien et
césairien, puis entre les rythmes de Zadi et Pacéré et ceux de Senghor, enfin
entre ceux de Pacéré et de Zadi.
71 Zadi Zaourou (Bottey), Livre II, p.119.
181
Afin de confirmer cette observation, donnons brièvement l’allure topographique
de quelques vers de ces différents créateurs selon un point de vue syllabique.
Les textes de Senghor et de Césaire donnent alors approximativement cette
expansion :
1) Expansion de « Masque nègre » (Senghor)
a 1 2 3 4 5 6 7 8 9
b 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
c 1 2 3 4 5 6 7 8
d 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
e 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
f 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
g 1 2 3 4 5 6 7 8
h 1 2 3 4 5 6 7 8 9
i 1 2 3 4 5 6 7 8
j 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
k 1 2 3 4 5 6 7 8
2) Expansion de “Beau sang giclé » (Césaire)
a 1 2 3 4 5 6 7
b 1 2 3 4 5 6 7 8
c 1 2 3 4 5 6 7 8
d 1 2 3 4 5 6 7 8
e 1 2 3 4 5 6
f 1 2 3 4 5 6
g 1 2 3 4 5 6 7 8 9
h 1 2 3 4 5 6 7
182
Quant aux textes de Pacéré et de Zadi, ils offrent à peu près cette autre
expansion :
1) Expansion du dernier texte emprunté à Pacéré (in La poésie des Griots,
p. : 10 - 11)
a 1 2 3 4 j 1 2 3 q 1 2 3
b 1 2 k 1 2 3 4 r 1 2 3
c 1 2 3 4 l 1 2 s 1 2
d 1 2 3 4 m 1 2 3 4 t 1
e 1 2 3 n 1 2 u 1
f 1 2 3 4 5 o 1 2 3 4 v 1 2 3 4
g 1 2 3 4 p 1 2 w 1 2 3
h 1 2
I 1 2
2) Expansion du dernier texte emprunté à Zadi (in Livre II, p. : 119)
a 1 2 k 1 2 3 4
b 1 2 3 4 5 l 1 2
c 1 2 3 4 5 m 1 2
d 1 2 3 4 5 6 n 1 2
e 1 2 3 4 5 o 1 2
f 1 2 3 4 5 6 7 8 p 1 2
g 1 2
h 1 2
i 1 2 3 4
j 1 2 3 4
183
A partir de cette vue des expansions syllabiques, on remarque que le texte
senghorien est celui qui occupe le plus d’espace. Il part de [1 – 08] pour la
syllabe la plus brève et de [1 – 13] pour la plus longue. Concomitamment,
l’intervalle des intensités rythmiques caractérisant ces textes se situe entre
[5 – 11].
Chez Césaire, l’intervalle syllabique se situe entre [1 – 06] pour la plus brève
des syllabes et [1 – 09] pour la plus longue. On peut y adjoindre un intervalle
d’intensité rythmique de [3 – 5] en considérant seulement les temps forts.
Concernant les prétendants, Pacéré a un intervalle syllabique de [1 – 2] et de
[1 – 4] contre Zadi situé entre [1 – 2] puis entre [1 – 8].
Expansion des vers de Pacéré [ 1 – 2 ; 1 – 4]
Expansion des vers de Zadi [ 1 – 2 ; 1 – 8]
Expansion des vers césairiens [ 1 – 6 ; 1 – 9]
Expansion des vers senghoriens [ 1 – 8 ; 1 – 13]
Pyramide inversable de l’expansion syllabique des vers des pionniers aux prétendants
184
0
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
0 1 3 5
Temps faibles en abscisse
Tem
ps fo
rts
en o
rdon
née
Manifestement, que ce soit du point de vue de l’alternance des temps forts et
des temps faibles ou du point de vue des expansions syllabiques, il apparaît
que les pionniers ont un rythme d’ensemble plus élevé que les prétendants. En
d’autres termes, Senghor possède les textes les plus longuement rythmés,
vient ensuite Césaire, Zadi et enfin Pacéré dont les textes sont soumis à un jeu
rythmique particulièrement concis.
Comment restituer leur sens à ces particularités rythmiques ?
A notre avis elles sont plus de degré que de nature. Nous ne souscrivons donc
pas aux présupposés idéologique imbibées de substantialisme, tendant à faire
Diagramme de variation des intensités rythmiques des pionniers aux prétendants
- Senghor [5 – 11]
- Césaire [3 – 5]
- Zadi [1 – 5]
- Pacéré [0 – 3]
185
du rythme une « marque naturelle » pouvant servir à distinguer deux entités
ontologiques dans leurs essences, notamment l’africain et le non africain.
, Mettons plutôt à jour un autre trait formel de la poésie africaine francophone
soumise aux exigences de ‘’l’oralité’’ et de ‘’la tradition’’.
C- SYMBOLISME ET IMAGES
Une réflexion sur la question des images et des symboles revient à analyser
un mode de discours spécifique. Ce discours lui-même, étant le fait d’un
encodage ‘’artistique’’, il est bon de noter dès le départ que, conçu de celle
manière, l’encodage, dans la plupart des textes constituant notre corpus,
instaure la réalité incontestable d’une sélection affaiblie ; c’est-à-dire que c’est
tout l’axe des paradigmes (sélection) qui est projeté sur l’axe des syntagmes
(combinaisons).
En réalité, cette question de l’encodage poétique relève d’un problème
linguistique théorique qu’il nous faut évacuer très rapidement.
Nous avons déjà rappelé dans les pages précédentes les théories
saussuriennes puis jakobsonniennes de la valeur du mot dont le principe
semble résider selon le premier dans le fonctionnement de deux faces visible
(signifiant) et invisible (signifié) et selon le second dans l’articulation de deux
axes paradigmatique (sélection) et syntagmatique ( combinaison).
Ramené à la littérature africaine francophone, ce problème linguistique
théorique, portant sur l’encodage du discours, nous a imposé l’expérimentation
d’une « critique africaine » élevable à une discipline scientifique à part entière.
Malheureusement, elle fut très tôt engluée dans une radicalisation de la
pensée, victime du discours sur la tradition et l’oralité africaine.
Nous l’avons déjà dénoncé : Zadi, qui fut l’un des concepteurs de cette
approche, l’a constituée comme une science « ésotérique » faite pour les
africains et praticables par les seuls africains ; d’où la conjugaison souvent
186
malencontreuse de concepts comme : « ésotérique, initiation, mondes
parallèles, pensée religieuse »*72.
En nous situant dans la perspective de cette démarche revue et corrigée par
Zadi lui-même sur proposition de Xavier Cuche, nous pouvons dire que la
fonction symbolique ne saurait être le propre d’une spécificité du mot africain
mais qu’elle est une des conséquences de tout « usage poétique de la fonction
référentielle »*73 selon le mot de Cuche.
En effet, le problème, à notre avis est d’abord de l’ordre du mode de pensée.
Aussi, en adhérant à la coupure pensée par analogie (pensée poétique) et
pensée conceptuelle (discours utilitaire) proposée par Jakobson et reprise sous
un autre angle par Yves Bonnefoy*74, il apparaît que la superposition
inhabituelle des deux axes syntagmatique et paradigmatique a des
conséquences diverses et nombreuses ; elle engage d’abord un mode de
pensée par analogie entraînant alors la pertinence et la fréquence de diverses
formes de métaphores.
Elle implique aussi un mode de pensée par contiguïté, entraînant également la
présence de tropes de type particulier tels que la métonymie et la synecdoque.
Ces images qui nous intéresseront ici en tant que conséquences du mode de
pensée poétique, engagent elles-mêmes deux principaux paliers de décodage
du mot : le premier étant fondé sur les rapports apparents de la forme du mot
(on peut parler de degré zéro ou de degré 1), le second sur l’expérience
historico-sociale et philosophique (Zadi aurait parlé d’un troisième axe dans un
sens métaphysique et mystique*75), de l’encodeur et de son environnement
culturel (groupe d’appartenance, milieu de vie, …).
72 Zadi Zaourou ; Césaire entre deux cultures, déjà cité.
« expérience africaine de la parole »,art. déjà cité. « de la fonction initiatique du langage », inédit, déjà cité.
73 Cuche (Xavier B.), « Aimé Césaire devant la critique ivoirienne » in Œuvres et critiques : littérature africaine et antillaise, p.115. 74 Les fonctions du langage de Jakobson ne sont rien d’autres qu’une distinction entre modes de pensée ordinaire et artistique. (Jakobson (Roman), Essai de linguistique générale, déjà cité). Yves Bonnefoy l’analyse sous un angle un peu plus philosophique en vue de postuler la performativité, voire l’efficacité insoupçonnée de la pensée poétique, et /ou de la parole poétique (voir Bonnefoy (Yves), Op.cit., p.84-85.) 75 Il rejoint Senghor qui postule aussi un sens « surréaliste et surnaturiste », c’est-à-dire métaphysique du mot africain (Voir Liberté I, p. 106).
187
Il nous semble, à partir de ces données, que tout symbole est d’abord imagé et
que toute image achevée conduit au symbole76, la métaphore, la métonymie et
la synecdoque (pour ne considérer que ces images) doivent alors pouvoir nous
conduire à des symboles essentiellement propres au champ oral et traditionnel,
c’est-à-dire, en définitive, à l’empreinte sociétale que l’encodeur poétise dans la
perspective de l’art soumis ici à l’enjeu de l’oralité et/ou de la tradition.
76 Voir Eliade (Mircéa), Image et Symbole, Gallimard, 1952.
188
La métaphore
Depuis Aristote*77, la métaphore est considérée comme la mère de toutes les
figures. C’est certainement dans cette perspective que Nietzsche en viendra à
affirmer que « l’homme est un animal métaphorique »78. C’est-à-dire qu’il
n’existe presque aucun fait langagier humain qui ne porte les marques de la
prédominance ou de la primauté de la métaphore. Mais qu’appelle-t-on
métaphore ?
Pour Bernard Cocula et Claude Peyroutet « la métaphore est un écart de type
paradigmatique par lequel l’émetteur substitue un signe S2 et un autre S1
normalement attendu de façon à signifier un rapport de ressemblance entre S1
et S2 »79.
Dès lors, le fonctionnement de la métaphore semble être fondamentalement la
prise en compte de l’intersection S1 ∩ S2 correspondant à leurs sèmes
communs, comme le montre le schéma ci-dessous :
77 Aristote, Poétique, déjà cité. 78 Nietzche repris par Todorov (Tzvetan) in Semantique de la poésie, Paris, Seuil, 1979, p.61. 79 Cocula (Bernard) et Peyroutet (Claude), Didactique de l’expression, Paris, Delagrave, 1978, p.127.
x
x
xx
x x
x x
x
xx
xx
x
xx
x
x
x
x
S2 S1
x
S1 ∩ S2 = sèmes communs
189
Considérons à présent notre corpus. Voici à cet effet, un relevé de signes
proposés par Senghor : 80 81
Pour ce qui est du premier terme du verset 1 « Ma négresse blonde », la
première remarque à faire est qu’il s’agit ici d’un syntagme nominal ‘’isolé’’,
c’est-à-dire exempts d’éléments constitutifs traditionnels de la métaphore ; la
métaphore étant d’ordinaire conçue sur le modèle :
L’on note en effet que dans notre cas, l’objet repère (OR) et le verbe copule
(VC) sont absents. En outre, aucun verbe, aucun mot subordonnant n’entre en
fonction dans cette construction. Nous n’avons donc affaire qu’à un mot
imageant ou signe contextuellement imageant (S2) dont l’emploi se situe par
conséquent au-delà du degré zéro de l’expressivité. Par ailleurs, les deux
éléments constitutifs de ce syntagme sont des adjectifs substantivés
représentatifs de deux signes concrets appartenant au registre des substances
80 Senghor (L.S.), Ethiopiques, p. 121 81 Senghor (L.S.), Ethiopiques, p. 101
1 - Ma négresse blonde d’huile de palme à la taille de plume cuisses de loutre en surprise et de neige du Kilimandjaro seins de rivières mûres et de collines d’acacias sous le vent d’Est Nolivé aux bras de boas, aux lèvres de serpent-minute Nolivé aux yeux de constellation*80 2 - oho ! Congo couchée dans ton lit de forêt, reine de l’Afrique domptée (…) Mère de toutes choses qui ont narines (…) Femme grande ! eau tant ouverte à la rame et à l’étrave des pirogues ma sao, mon amante aux cuisses furieuses, aux longs bras de nénuphar calmes Femme précieuse d’Ouzougou, corps d’huile imputrescible à la peau de nuit diamantine81.
OR + VC + MI
(objet repère) (verbe copule) (mot imageant)
190
mélaniques (coloration, pigmentation, déterminant la couleur de la peau, des
cheveux et de l’iris).
Elément 1 : Négresse mot devenant archaïque, souvent péjoratif
désignant une femme de race noire dite « mélano-
africaine » divisée en cinq groupes : soudanais,
guinéen, congolais, nilotique et sud-africain.
Elément 2 : blonde se dit d’une femme aux poils ou aux cheveux
présentant une couleur proche du jaune, c’est-à-dire de
la couleur naturelle la plus claire.
Le mythe de la femme blonde comme trait suprême de la
beauté ou même du blond comme « race supérieure »
construit par le cinéma peut être un résidu des thèses
sociobiologiques allemandes menées sous le régime
Nazi.
La mise en opposition de ces deux substantifs crée une assimilation presque
totale de mots aux valeurs sémantiques pourtant contradictoires, de sorte que
le premier « négresse » subit la pression du second « blonde » ; « la
négresse » à qui est attribuée toutes les charges liées à la blondeur intègre
ainsi les signes imageants. On pourra alors par le jeu de l’image parler aussi
bien de « négresse blanche », « négresse jaune » que de « négresse blonde »
ou même inversement de « blonde négresse ».
Cette libre association est donc génératrice de métaphore précisément d’une
métaphore in absentia, à cause de l’expression unique S2 pouvant
correspondre à un S1 sous-entendu, c’est-à-dire « la femme ou la beauté
féminine » poétisée. Cette femme se dessine a priori comme une femme
africaine. Mais le discours poétique peut bien effacer les frontières artificielles
instaurées entre « femme noire africaine » et « femme blanche européenne »
ou « femme blonde » pour en faire tout net « femme » d’un point de vue
simplement ontologique. S2 et S1 ont ainsi pour sèmes communs : « la beauté,
191
le corps, la couleur noire et/ou blanche ou blonde comme traits équivalents de
féminité ».
Quant aux relevés suivants « d’huile de palme à la taille de plume », signalons
qu’ils sont d’abord liés au syntagme « négresse blonde » et se situent avec lui
en état de substitution. Les prépositions [de] et [a] jouant le rôle de mot copule,
vues alors les paradigmes possibles du morphème de comparaison « comme »
permettent aux signifiants de S2 (huile de palme, taille de plume) de vider leurs
différents signifiés pour le transférer au signifié de « négresse blonde » posé ici
comme S1. Cet écart de type syntagmatique dans lequel les signes S1 et S2
gardent leur autonomie engendre un transfert de signification :
En clair, il s’agit d’une métaphore in praesentia justifiée par la présence de
signes S1 et S2 dont les sèmes communs sont :
Les relevés suivants « cuisse de loutre, de neige du Kilimandjaro, seins de
rivières mûres et de colline d’acacias … » obéissent à la même logique de
transfert de signification.
Se (2) Se (1)
L’éclat de la peau, la grâce,
S1 ∩ S2 = le raffinement de la forme physique
192
En effet, il apparaît que ces différents signes S2 sont tirés de plusieurs
registres :
loutre (règne animal)
neige (registre météorologique ou climatique)
rivières (règne aquatique)
colline, acacia (flore, espèces végétales)
Or, le signe S1 initial « négresse blonde » auquel ils correspondent est un
référent relevant de l’isotopie de l’Homme. Ces emplois des signes S1 et S2 ne
sont donc que métaphoriques mais ces métaphores sont in praesentia.
Les relevés de la strophe 2 sont construits suivant la même logique
d’intégrations d’isotopies différentes, tantôt humaine, tantôt animalière ou
encore végétale.
Ici, l’élément initial de cette création imagée se trouve représenté par le nom
commun « Congo », espace anthropologique ayant joué un rôle considérable
dans l’histoire de l’Afrique moderne c’est-à-dire du grand royaume Congo aux
prises au XVIème siècle avec les portugais pendant la période coloniale, à la
période des indépendances avec l’épisode Lumumba en passant par les deux
guerres mondiales et la conférence de Brazzaville en 1944.
Aussi le nom « Congo » subit-il dès le départ une personnification permettant
une représentation allégorique de la femme reine et mère avant d’être mis en
relation de substitution avec les signes S2 {eau, amante, nénuphar} et autres
pierres précieuses ou matières végétales. Ce qui crée manifestement le
traitement imagé d’une Afrique [femme-mère, femme-terre, femme-eau et
femme-amante]. Plusieurs métaphores sont donc perceptibles ici qui sont
construites sur le même modèle in praesentia comme dans la plupart des cas
précédents ; il est par ailleurs évident que plusieurs autres images sont aussi
présentes et s’imbriquent dans les différentes métaphores.
S1 ∩ S2 = féminité, maternité, fécondité
193
Mais vue les limites qu’impose la méthodologie de notre réflexion, il nous
semble superflu de nous étendre avant l’heure sur cet aspect.
Voyons à présent quelques constructions métaphoriques chez Césaire.
Empruntons-lui alors quelques relevés de signes :
* 82 83
Les relevés 1 et 2 laissent apparaître un traitement particulier de la notion de
« sang » soumise ici à une série d’associations extra-ordinaires. En effet, le mot
« sang » est intégré à plusieurs autres mots appartenant à des registres
différents : « fleuve, terre, soleil, feu, sel, oiseau (hérons, faucons), cheval,
chien… ».
Le mot « sang » revêt alors une signification spécifique selon les cas où il est
soit S2 soit S1. On peut alors parler de la réalisation abondante dans les textes
césairiens d’une métaphore hématique.
D’ailleurs il est un truisme que la plupart des œuvres de Césaire sont marquées
par le traitement massif84 et particulier de la notion de sang ; et l’universalité
82 Césaire (Aimé), « Les armes miraculeuses », in La poésie, p.113. 83 Césaire (Aimé), op.cit. p.157. 84 On peut citer par ordre décroissant : Et les chiens se taisaient, cadastre les armes miraculeuses, Ferrements, Cahier d’un retour au pays natal, ainsi que des textes poétique comme « le pur sang », « Grand sang merci », « le beau sang giclé », « sans instance de sang ». Voir à ce sujet Hénane (René), Aimé Césaire, Le chant blessé, biologie et poétique, Paris, Jean-Michel Place, 1999.
1 à même le fleuve de sang de terre à même le sang de soleil brisé
à même le sang d’un cent de clous de soleil à même le sang du suicide des bêtes à feu à même le sang de cendre le sang de sel le sang des sangs d’amour à même le sang incendié d’oiseau de feu hérons et faucons montez et brûlez82
2 Grand cheval mon sang à répandre sur les places publiques mon sang où de temps en temps une femme en perfection de soleil lance toutes les tiges tubéreuses et disparaît
dans une tornade née de l’autre côté du monde (…) mon sang vin de vomissure d’ivrogne mon sang qu’aucun juge payé n’a jamais entendu je te le donne grand cheval83
194
archétypale du sang lui assignant diverses significations selon les lieux, les
temps et les cultures, le sang césairien peut-être perçu ici sous deux aspects.
Un premier aspect à propos duquel Bachelard proclame que « le sang n’est
jamais heureux ». Cette image est dysphorique voire négative en tant
qu’élément destructeur de la vie.
« le sang de soleil brisé » est ainsi à mettre en relation avec le sang malade et
létal (le sang impaludé dans le cahier (p. :12)) Ce sang infecté, source
d’abjection et générateur « d’une poétique des émonctoires »85 pour reprendre
René Henane, reste lié à la souillure, à la violence, au meurtre et à la
malédiction. C’est « le fleuve de sang de terre », « le sang du suicide des bêtes
à feu », « de fleuve de sang ».
Ce traitement imagé du « sang » impose le triste tableau de la désespérance
dans une atmosphère mortifère où les éléments sont sinistrement marqués.
Au niveau du second aspect, le sang revêt une symbolique inversée de
l’énergie vitale, en devenant d’abord élément sacrificiel et source de
rédemption.
En effet, la vertu purificatrice et rédemptrice du sang versé est un mythe
partagé par plusieurs civilisations. Ainsi, par exemple, selon les travaux de
Gilbert Durand*86 évoquant ceux de J. Soustelle, le rite sacrificiel chez les
anciens mexicains avait d’abord pour objet de faire couler le sang humain afin
de ressusciter et fortifier le soleil bienfaiteur, indispensable à la terre. Ce rite
sacrificiel trouverait ainsi sa substitution dans l’égorgement du mouton avec
l’épisode d’Abraham tel que le rapporte la tradition judéo-chrétienne, tout
comme le sacrifice du chien à Trinidad, ou encore des esclaves immolés dans
certaines sociétés africaines posséderaient une vertu purificatrice.
Le sang humain prenant alors une dimension tellurique universelle, sa fonction
cathartique se trouve parfaitement exprimée dans cette vaste métaphore que
propose l’imagerie césairienne « le sang de cendre de sang de sel », « sang
de terre », « héron, faucon /montez et brûlez », « grand cheval, mon sang vin
de vomissure d’ivrogne ».
85 Henane (Réné), Op.cit., p. : 77. 86 Durand (Gilbert), Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, 1982.
195
Ce sang sotériologique est ainsi associé à plusieurs éléments dont il récupère
les différentes charges : sel, terre, soleil, feu, cheval, puis héron et faucon,
assimilable au phénix, l’oiseau-feu renaissant sans cesse de ses cendres.
A la suite de Jean Bernard*87, on peut ainsi tenter une taxinomie de la
métaphore du sang et des sèmes qui l’accompagnent chez Césaire. Retenons
ainsi pêle-mêle :
- le sang, énergie vitale
- le sang, violence révolutionnaire, de rébellion
- le sang, purificatoire et élément de rédemption – associé au feu, au
soleil, à la flamme, au cheval
- le sang, légitimité de la terre (le sang tellurique)
- le sang, présidant à la naissance, à la mort, à la résurrection
- le sang, fondateur de la race, souvent lié au sexe, à la germination,
associé aussi à la symbolique obstétricale.
On le voit ainsi comme l’exige le décorum de l’activité poétique,
l’expérimentation d’un discours particulier bâti sur des écarts empreints de
fantaisie et « d’aventure ». En célébrant ainsi l’art poétique par le biais de la
métaphore, Senghor et Césaire semblent avoir opté, comme nous le verrons
bientôt, pour un traitement bien sûr artistique mais surtout anthropologique et
idéologique de « la femme » et du « corps de l’Homme ».
Avant d’en arriver aux prétendants, analysons la présence et la pertinence
d’autres figures comme la métonymie et la synecdoque.
METONYMIE ET SYNECDOQUE
87 Bernard (Jean), Le sang des poètes, Odile Jacob, 1996 repris et complété par Henane (Réné), Op.cit., p. 44.
196
Todorov réfléchissant aux différentes figures de la littérarité les soumet toutes à
la synecdoque qu’il désigne comme « mère des figures »88, contrairement à la
métaphore vue comme telle par certains théoriciens.
Ainsi, pour Todorov, la métonymie serait « une double synecdoque » ». Cette
proposition vient renforcer la confusion communément entretenue entre ces
deux figures (métonymie et synecdoque) que Nietzsche rendait commutables,
nommant synecdoque « métonymie » et cette dernière « métaphore ».
Nous choisissons de les analyser (ces deux figures) ensemble afin de mieux
percevoir leurs points de ressemblance et de différence. Qu’appelle-t-on alors
métonymie et synecdoque ?
Ces deux figures ont la caractéristique commune d’être des écarts de type
paradigmatique, situés en conséquence sur l’axe vertical ou axe de sélection.
L’opération langagière ou linguistique qui sied le mieux à cet axe est bien
entendu celle de la substitution entre deux ou plusieurs signes. Ainsi, qu’un
émetteur use de métonymie ou de synecdoque, il s’agit bien pour lui de vouloir
substituer un S2 à un S1 normalement attendu en vue de signifier. Toutefois, les
traits particularisants de chacune de ces deux figures apparemment similaires
se dessinent quand il s’agit de définir les relations profondes existant entre S2
et S1.
Pour le linguiste, il existe, pour ce qui est de la métonymie, un rapport de
contiguïté entre S2 et S1. Cette contiguïté peut prendre en compte des relations
de cause à effet, de contenant et contenu.
En mathématisant un tel rapport, il est possible d’avoir :
88 Todorov (Tzvetan), Sémantique de la poésie, Ibid.
197
Concernant la synecdoque, le linguiste en a révélé deux formes marquées
fondamentalement par une relation dans laquelle le tout (S2) est substitué à la
partie (S1).
En voici la schématisation :
E S1
S2
xx
x
xx
x
x
xx
x
x
x
x
x
x x
xx
x
x
x
x
E forme ici un tout S1 ∈ E (exemple : de la bière) S2 ∈ E (exemple : un verre) E = S1 ∪ S2 (exemple : verre + bière
198
Forme 1 : synecdoque particularisante
Forme 2 : synecdoque généralisante
x x
x x x
x
x x x
x x
S1
S2
S2 ⊂ S1 (La partie pour le tout) Exemple : le peuple réclame la tête du ministre
Malhonnête
Tête ⊂ corps (tout entier la vie)
x x
x x x
x
x x x
x x
S2
S1
S1 ⊂ S2 (le tout est utilisé pour signifier la partie)
Exemple : dire de quelqu’un qu’il est un macrocéphale, c’est une mise en exergue de la description de tout le corps pour signifier la tête particulièrement plus grosse que les autres parties du corps
199
Dans le cadre de notre corpus, on peut noter les signes suivants :
1 – Ma tête sur le sable de ton sein, mes yeux dans tes yeux d’outre-mer
2 – Que je donne sur la paix de ton sein, dans l’odeur des pommes-
cannelles
3 – Nous boirons le lait de la lune, qui ruisselle sur le sable à minuit*89
4 – et je pousse, moi, l’Homme (…) et je pousse, comme une plante (…)
5 – Et je dis une parole est terre / et je dis / et la joie éclate
dans le soleil nouveau / et je dis / (…) et la terre accroupie dans
ses cheveux90
Dans les relevés 1, 2 et 3, les mots « tête – sein et yeux » appartiennent à des
segments de signification bâtis sur une pertinente actualisation de la notion
d’écart linguistique ou langagier.
Ainsi, le mot « tête » apparaît comme un S2 exprimé auquel est lié un S1
attendu mais innomé. Le contexte de sommeil ou de repos rendu visible par le
vers 2 « que je donne sur la paix de ton sein » laisse s’esquisser un S1 traduit
par « le corps humain tout entier ». Le réel simulé s’apparente ainsi à un repos
observé par un individu (x) auprès / sous la tutelle d’un rempart (y) certain dont
l’existence semble être confirmée par la connotation classique ou
conventionnelle de l’image mammaire supposée participer de la maternité ou
de la vie.
Quel peut être le rapport existant entre S1 et S2 ?
Ici, « la tête » tout comme « le sein », « les yeux » semblent être en relation
d’inclusion ; représentant des « parties » servant à désigner « le tout ». On peut
alors à partir de cette relation d’inclusion (S1 ∩ S2) parler dans le relevé 1 de la
pertinence de synecdoques particularisantes réalisées.
89 Senghor (L.S.), Œuvres poétiques, p.173-174. 90 Césaire (Aimé), « Pur sang » in la poésie, ibid.
200
Précisons toutefois que le mot « sein » peut être perçu comme un condensé de
plusieurs images, à la fois métaphorique, synecdochique et métonymique.
Dans ce dernier cas, l’image mammaire est contiguë à l’acte d’alimentation du
nouveau-né. Il y a donc contiguïté entre « sein », « aliment » et « vie ». Ce
procédé allégorique que Roland Barthes appelle « l’écriture mythique » sert ici
à construire un écart langagier dont la nature ressortit à la métonymie, c’est-à-
dire dont les éléments S1 et S2 sont liés par un rapport de contiguïté (S1 ∪ S2).
Il en va de même dans le relevé 2 avec la notion « d’Homme » réceptacle
d’images à la fois métonymique et synecdochique. En effet, la notion
« d’Homme » désigne avec « grand H » le genre humain en tant qu’espèce
animale. Cette notion employée telle quelle transcende la dichotomie sexiste et
la coupure homme/femme qu’elle implique. On peut donc dire qu’il s’agit, d’un
point de vue métonymique, d’un S2 ∩ S1 désignant à la fois « l’Homme » et
« l’homme », c’est-à-dire le nègre. Tout comme S1 ⊂ S2 peut traduire aussi
l’inclusion ; « le tout » ou « le genre » pour « la partie » ou « l’élément ». D’un
autre point de vue, on peut postuler la présence d’une synecdoque
généralisante, contrairement à celle contenue dans l’usage du mot « cheveux »
qui nous apparaît comme une synecdoque particularisante.
Quant au mot « terre » personnifié, il semble exclusivement métonymique (à
défaut d’être posé comme une métaphore);En tant qu’isotopie naturelle de
l’espèce humaine, « ma parole est terre », « et la terre accroupie » peuvent
apparaître comme des S2 exprimés auxquels les S1 (homme, nègre) attendus
sont liés par un rapport de contiguïté (S2 ∪ S1).
Mais comment lire la poéticité à travers les images chez les prétendants ?
Afin d’éviter le superflu et la monotonie dans notre démonstration, nous
choisissons d’analyser le fonctionnement des images chez Pacéré et Zadi par
le biais d’un simple tableau synoptique.
201
Segments de signification
contenant l’écart S2 exprimé(s) S1 attendu
Quel est le rapport entre S2 et S1
Nature de l’écart
1 – « Je suis le tam-tam de la vallée »
(P.D.G p. ; 8)
- tam-tam
- vallée
- le porte-voix
- peuple-pays
S2 ∩ S1 (sèmes communs :
parole, l’information, la terre
natale)
Métaphore in absentia
2 – « Pères, je m’adresse à vous, rivières
qui drainent toutes eaux » (P.D.G. p. : 48)
- pères
- rivières
- ancètres-divinités
- berceau-moule
- S2 ∩S1 (intersections,
sèmes communs)
- S2 ∩ S1
Métaphore filée (in absentia
et in praesentia)
3 – « le masque des pères est plus haut
que la cime des cimetières » (D.E.T., p. :
25)
- masque
- cimetière
- valeurs secrètes
(science , savoir)
- la mort
S2 ∪ S1 (contiguïté) Métonymie
Quelques signes relevés
chez Pacéré
4 – « j’entends du lointain l’homme à la
barbe de poussière chanter ses refrains du
soir ! » (D.E.T., p. : 19)
L’homme à la
barbe
de poussière
Le sage africain - S2 ∩ S1 (intersection)
- S2 ⊂ S1 (inclusion)
Métaphore et synecdoque
généralisante
1 – « Moi (…) l’œil du jour et la patience
aux fesses de pierre » (L.1, p. : 19)
- œil du jour
- fesses de pierre
- lumière, sentinelle
- solidité de la vertu S2 ∩S1 (sèmes communs) Métaphore in absentia
2 – « Ma saine voix tissée (…) qu’elle
laisse ajuster ma corde (L 2, p. : 82)
- voix tissée
- corde parole S2 ∩ S1 (intersection) Métaphore in absentia
3 – « fer de feu, fer de lance, beau losange
d’acier neuf » (L 2, p. : 99)
- fer de feu
- fer de lance arc
- S2 ∩S1 (intersection)
- S2 ⊂ S1 (inclusion) Métaphore et synecdoque
Quelques exemples de signes pris chez
Zadi 4 – « Et voici ma terre ô rage de dent
molaire en feu » (L 3, p. : 55)
- ma terre
- rage de dent
- molaire en feu
- pays-patrie
- colère
- S2 ∩ S1 (intersection)
- S2 ∪ S1 (contiguïté) Métaphore e métonymie
202
On voit ainsi comment à travers ce qu’on pourrait appeler ‘’le rituel des
images’’, la poéticité chez les prétendants comme chez les pionniers se trouve
célébrée. Cette poéticité rendue possible par la métaphore, la métonymie et la
synecdoque donne surtout le jour à une ‘’nouvelle’’ forme de discours telle que
proposée par la tradition poétique, c’est-à-dire un discours qui ne s’embarrasse
pas des soucis de l’efficacité communicative que s’est assignée le discours
utilitaire. Ce type de discours parce qu’il est artistique semble totalement
étranger au cheminement qui consiste à engager une pensée selon les lois de
la logique formelle et à mettre un point d’honneur à construire une conclusion,
terme ultime d’un raisonnement inductif ou déductif.
En outre, il est possible de noter que telles que constituées, ces images sont
fondées essentiellement sur un ‘’translatio’’ de signes et de sens de signes dont
la constance et la récurrence permettent de postuler un ensemble de
« schémas ou de potentialités fonctionnelles »91 posées par les bachelardiens92
comme sources de toute pensée imaginaire et /ou symbolique. Dans ce sens,
les images métaphoriques, métonymiques et synecdochiques peuvent
permettre une classification des catégories symboliques de l’imagination. On
peut donc à l’instar de certains historiens de la religion, comme Eliade93 poser
l’imagination littéraire (poétique précisément) comme déterminées par des
archétypes à la fois universels et relatifs, voire relativistes.
Dans le premier cas, l’image et le symbole sont construits selon un ordre de
motivation cosmologique et astrale dans lequel des séquences des saisons
servent souvent à la mise en forme de la représentation. Il y a, par exemple,
chez Krappe94, des symboles célestes (ciel, soleil, lune, étoiles) et des
symboles terrestres (volcans, eaux, images chtoniennes et cataclysmiques,
symboles agraires aux fonctions de fécondité ou de fertilité).
Il y a aussi la temporalité chez Eliade95 avec le « Grand temps » lié au mythe
de « l’éternel retour ».
Il y a chez Bachelard96 les quatre éléments de la nature « l’eau, le feu, la terre
et l’air » qu’il considère comme « les hormones de l’imagination »97.
91 Jean Piaget, repris par Durand (Gilbert), Op.cit., p.25. 92 Durand (Gilbert), Op.cit., Ibid. 93 Eliade (Mircéa), Traité d’histoire des religions, payot, 1949 94 Krappe (A.H.), La genèse des mythes, Payot, 1952 95 Eliade (Mircéa), Op.cit., Ibid.
203
On peut enfin relever la structuration antithétique opérée par Gilbert Durand98
en prenant en compte l’espace (l’ascension, la chute), le temps (le régime
diurne, le régime nocturne), la physique de la matière (pierres précieuses, des
minéraux) et la physique naturelle (chaud, froid, sec, humide).
Dans cette perspective universaliste, ces différentes catégories apparaissent
comme « des archétypes fondamentaux de l’imagination humaine »99,
transcendant les groupes et les différences qui peuvent leur être inhérentes.
Dans le cas de la relativité, voire de la singularité, la construction de l’image
dans le champ littéraire africain, en plus d’être soumise aux catégories
universelles précédemment relevées, semble dans le cadre de notre corpus se
profiler sous la forme d’une particularité non de nature mais de degré.
En effet, les métaphores, les synecdoques et les métonymies repérées chez les
pionniers comme chez les prétendants ont tout l’air de se polariser autour des
traits spéciaux anthropomorphiques : de l’image du corps féminin chez
Senghor, du sang voir de la chair chez Césaire à celle de la terre et du feu chez
Pacéré et du verbe (parole, eau, sperme), c’est-à-dire ‘’la parole-dieu’’ ou ‘’le
dieu-parole’’ chez Zadi, il se dessine une symbolisation de l’humain, de
l’homme-nègre en particulier mais dont la représentation s’est toujours
accompagnée d’un discours sur le groupe auquel l’auteur pourrait appartenir. Si
les images et/ou les symboles de Senghor/Césaire à Pacéré/Zadi sont ainsi
assimilables à la philosophie de l’être que Jahn analyse dans l’univers bantou,
et dont les catégories fondamentales sont :
1 – Muntu : l’être humain (exemple l’homme et la femme)
2 – Kintu : les choses (exemple le chien et la pierre)
3 – Hantu : le lieu et le temps (exemple l’est et hier)
4 – Kuntu : la modalité (exemple : la beauté et le rire)100.
96 Bachelard (Gaston), L’air et les songes, Corti, 1943 La psychanalyse du feu, Gallimard, 1938 L’eau et les rêves, Corti, 1942 Les terre et les rêveries de la volonté, Corti, 1948 97 Bachelard (Gaston), L’air et les songes, Op.cit., p. 19. 98 Durand (Gilbert), Op.cit., Ibid. 99 Durand (Gilbert), Op.cit., p. 27. 100 Janh (janheinz), Muntu, déjà cité, p. 110.
204
Il faut toutefois préciser que de notre point de vue « N’tu » seule en tant
qu’essence ou force universelle ne saurait suffire à expliquer et comprendre
toutes les dynamiques de la création africaine, il nous faut aussi prendre en
compte le discours sur le groupe, voire sur le ‘’N’tu’’ et le ‘’Bantu’’ (pluriel de
Muntu).
Dans ce sens il apparaît clairement que le problème des images et de la
symbolisation relève dans notre cadre, non de la race ou du groupe ou encore
de la région mais plutôt d’un ordre de pensée ou d’un mode de création ou si
l’on veut du problème de l’oralité et/ou de la tradition dans son rapport
déterminant à la littérature écrite moderne : c’est-à-dire dans notre cas précis
du rapport de nos différents écrivains à l’oralité Sérère / créole et/ou africaine,
ainsi qu’à la tradition orale ‘’morê’’ ou ‘’bété,’’ ou encore des discours tenus par
ces écrivains sur ces différents champs traditionnels de création dans le cadre
de leurs pratiques littéraires.
Comme on le voit, le texte poétique tel qu’il est proposé par les acteurs du
champ littéraire africain offre plusieurs formes : la première que nous venons
d’analyser est un objet esthétique bâti sur une structuration formelle et
organique ; cet objet se perçoit d’abord comme une production spiralée, voire
un tourbillonnement rendu visible par les phénomènes réitératifs :
Ensuite comme des mises en parallèles par le jeu des parallélismes du rythme :
Représentation de la poésie comme
production spiralée, voire « danse sur
place »
205
A // B (parallélisme syntaxique)
C // D (parallélisme sémantique)
E // F (parallélisme rythmique)
Enfin comme un langage spécifique voire déviant par le biais de sélection et de
combinaisons spéciales grâce au rituel des images :
B
A
C D
E
F
x x x x x x x
B
A
O (vocabulaire signification)
(lexique sens)
Projection des mots de OA (axe paradigmatique) sur OB (axe) syntagmatique
206
Discours utilitaire
Analysons à présent un deuxième aspect des premières formes du texte
poétique.
O B
A
Sélection affaiblie
Discours poétique (OA) se projette tout entier sur (OB) par le fait du symbolisme et des images.
207
II – REPRESENTATION DU MONDE OU UNE CERTAINE
IDEE DE L’AFRIQUE
« La représentation du monde » constitue un des aspects des premières
formes du texte poétique considéré comme dominé par le patrimoine oral et
traditionnel. Mais aborder efficacement cette représentation de monde impose
au préalable la levée de certaines équivoques.
En effet, une des apories ayant gouverné pendant longtemps la pratique et
l’étude des littératures des pays dominés est celle qui a consisté à ne léguer à
l’écrivain qu’un pouvoir unique de ‘’révolution’’ ou de transformation radicale,
immédiate et ostentatoire du monde. A l’origine de cette limite se trouve, à
notre avis, la maxime marxiste affirmant dans la perspective de la révolution
ouvrière que l’art et la littérature doivent contribuer à libérer les hommes On a
alors posé à partir d’un amalgame scientifico-militantiste le principe d’un art
‘’utilitaire’’ opposé à un art ‘’pur’’, repartis selon les espaces socioculturels, les
différentes histoires politiques et les potentialités propres à ces espaces. Dès
lors, les pays dominés, situés dans l’urgence du contexte de domination et
d’humiliation (esclavage, colonisation) devraient adopter la littérature dite
‘’utilitaire’’, tandis que les puissances coloniales pour qui l’histoire serait
achevée pourraient cultiver sans risque celle de « l’art pour l’art »
Le problème soulevé ici relève selon nous aussi bien d’une démarche de forme
que de fond.
La forme est une question d’approche de la littérature dans son rapport au réel,
ou si l’on veut dans son rapport au monde.
Le fond qui nous intéressera plus loin porte sur toute tentative de définition de
la littérature, de sa pratique et de sa fonction.
Pour en rester à l’aspect formel, notons que les conséquences les plus visibles
des tendances exposées plus haut ont consisté essentiellement à cantonner les
écrivains dans des carcans nuisibles au génie ou à la création, avant de
susciter des débats quelques fois marginaux. Il est ainsi devenu un truisme que
pour la plupart des écrivains issus des sociétés dominées, l’attitude ou
l’idéologie la mieux partagée aujourd’hui est celle qui consiste à considérer
208
comme diffamant toute interprétation de leur entreprise littéraire en termes de
‘’loisir’’ ou de ‘’distraction’’ c’est -à -dire comme un acte « bourgeois »
Il est aussi devenu courant d’enfermer ces écrivains dans des contradictions de
promesses non tenues ou de trahison du groupe (la race, la nation politique) :
on peut ainsi par exemple trouver ‘’paradoxal’’ que Senghor célébrant la femme
noire africaine convole en secondes noces avec la blonde normande101.
C’est également en considérant cette erreur d’approche qu’on peut s’expliquer
les ‘’colères’’ de Raphaël Confiant*102 contre Aimé Césaire apparemment fautif
d’avoir célébré la négritude au détriment de l’antillanité ou de la créolité ; Tout
comme certaines interrogations tendancieuses portant sur le fait que Césaire
revendiquant son africanité et jubilant pour les indépendances haïtienne et
africaine choisisse en tant que député, en 1946, d’être rapporteur et partisan
de la loi portant statut des territoires d’Outre-mer dont la Martinique, maintenue
alors telle quelle, c’est-à-dire comme un prolongement de l’empire colonial
français103.
Notre objectif ici est d’adopter une démarche inverse devant servir comme le
suggère Fonkoua à la suite de Glissant à :
Dégager l’œuvre en soi de ces approches traditionnelles,
c’est-à-dire de ne pas la considérer comme un ensemble
de signes à lire et à dé-chiffrer, mais comme un ensemble
de signes chiffrés et encodés. L’œuvre vise ainsi à reposséder
l’étique de la fiction. Elle consiste ici à reconstruire
et à faire voir un monde contre un autre monde
avec lequel celui-ci entre en concurrence*104.
101 Ce conflit ‘’princesse blanche / peuple noir’’ est représenté sous un autre angle dans Chants d’ombres. (Voir à ce sujet Okechukwu Mezu, L.S. Senghor et la défense et illustration de la civilisation noire, Paris, Marcel Didier, 1968, p. 121). 102 Confiant (Raphaël) Aimé Césaire,une traversée paradoxale du siècle Paris stock 1993 p18-19 et 257 103 Voir Confiant à propos de l’idée d’une « nation martiniquaise » in Confiant (Raphaël), Op.cit. ; p.275 - 287. 104 Fonkoua (Romuald), Essai sur une mesure du monde au XXe siècle, Edouard Glissant, déjà cité, p. 298.
209
En termes différents, il s’agit pour nous d’aller de la littérature au réel, de
l’imaginaire ou de la fiction au monde et non l’inverse. L’avantage de cette
démarche inversée, c’est que l’écrivain est ainsi capable de reposséder un de
ses pouvoirs oubliés : dire l’indicible, traduire l’opaque, voire construire ou
reconstruire un autre monde à côté du réel, mais indistinct de celui-ci.
Dans ce sens les écrivains africains ou francophones acteurs du champ
littéraire africain construisent un monde échappant au risque de la contradiction
ou de l’interdiction ; ce monde est celui du littéraire comme institution.
Analyser donc « la représentation du monde » comme un des traits des formes
traditionnelle et orale du texte littéraire africain, revient principalement à voir le
monde littéraire africain dans sa frontière avec le monde réel, surtout avec les
histoires vécues mais décentrées, ré-écrites ou ré-inventées de Joal à Fort de
France ou d’Abidjan à Manega, dans un sens où cette écriture sous forme de
représentation de l’histoire apparaît comme partie prenante du discours sur
l’oralité et la tradition.
De ce point de vue, réfléchir au rapport écriture / tradition / oralité ne saurait se
résumer en de simples relevés de formes littéraires manifestes appartenant au
registre oral et traditionnel ou supposées comme telles. Cette entreprise
implique aussi et surtout l’imaginaire et la fiction en tant qu’ils sont des lieux
esthétiques pouvant servir à rendre compte d’une certaine image de l’Afrique ;
image motivée et validée d’abord par les connotations instituées autour de la
notion et de l’idée de ‘’tradition’’ et ‘’d’oralité’’, ensuite par le contexte de
« réseaux » ou de forces en présence, situées dans une perspective de
création, d’invention de l’art, de la littérature et du savoir pour le pouvoir (capital
symbolique) en jeu. Dans cette perspective, la tradition et l’oralité, en plus
d’être évoquées ostensiblement ou subtilement par les créateurs apparaissent
(nous l’avons déjà montré) comme des instances de validité de l’imaginaire,
voire de la représentation.
210
Chez les pionniers comme chez les prétendants, cette représentation ou cette
mise en forme littéraire est entre autres la construction à partir d’une ‘’histoire
nouvelle’’ de modèles de sociétés et de sujets ‘’nouveaux’’105.
Cette construction semble similaire à celle que décrivent également J.P.
Chrétien et J.L. Triaud106 à propos de la quête dans le savoir africain hérité du
savoir colonial, d’ancêtres propres, ou de rois, de chefs à la dimension
surhumaine, habitant des lieux sacralisés (le royaume d’enfance ou « l’Eden
des paysages ancestraux »), magiques et vecteurs par excellence de
« l’authenticité », de la dignité, voire de l’identité proclamées de l’Afrique et des
africains.
Il nous apparaît dès lors que le discours sur l’oralité ou la tradition est un
appendice du discours sur la mémoire, voire sur l’histoire des peuples et du
monde en général. On peut donc poser le postulat selon lequel ces catégories
nommées ci-haut, en plus d’être interchangeables, c’est-à-dire pouvant se
substituer l’une à l’autre, sont essentiellement des patrimoines de l’imaginaire.
Par ailleurs, nous ne nous arrêterons pas ici aux réflexions nourries par certains
historiens occidentaux107 ou même par certains auteurs francophones108, ayant
porté sur la nature et la pratique de l’histoire, c’est-à-dire à propos de l’histoire
comme science, du point de vue de sa valeur épistémologique de son efficacité
pratique et de ses limites.
105 Marc Bloch dira à propos de la place de la tradition germanique dans la féodalité « faire du neuf en s’efforçant d’adapter le vieux ». Voir La société féodale, la formation des lieux de dépendances, Paris, A. Michel, 1939, p.228 - 229. 106 Chrétient (Jean-Pierre) et Triaud (Jean-Louis), Histoire d’Afrique, les enjeux de mémoire, Paris, Karthala, 1999. 107 A l’instar de toutes les disciplines scientifiques, l’histoire a donné lieu à plusieurs écoles : il y a, par exemple, la tradition dite de l’histoire évenementielle distincte de l’école des annales représentées au XXe siècle par Ibn Khaldun d’un côté et de Marc Bloch, Fernand Braudel ,Lucien Febvre …de l’autre. C’est autour de ces deux axes eux-mêmes dépendant de la philosophie de l’histoire telle qu’elle est partie de Herder à Hegel et Marx en passant par Kant, que gravite la pensée historique contemporaine. 108 Le débat sur l’histoire d’abord en tant que science ensuite comme preuve irréfutable d’une présence au monde a conduit des écrivains francophones à poser l’absence d’histoire dans leurs sociétés désignées « sans histoire » afin d’affirmer la nécessité du métier d’historien. On trouve parmi eux Aimé Césaire, C.A. Diop et Edouard Glissant. Ce dernier réfléchit non seulement à la nature de l’histoire mais aussi aux conditions d’une historicité « des peuples sans histoire ». Il y a en face d’eux Fanon qui affirme « Je ne suis pas prisonnier de l’histoire / Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée ». Voir dans les deux cas : Diop (C.A.), Antériorité des civilisations nègres, mythe ou réalité ?, Paris, Présence Africaine, 1967. Nations nègres et cultures, Paris, Présence Africaine, 1954, T. I et II. Fanon (Frantz), Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952, p.186.
211
Nous nous contenterons d’interpréter chez les auteurs africains et
francophones la présence d’une « pensée de l’histoire » par une invention
littérairement s’entend de l’histoire des peuples dominés, ainsi qu’aux
implications de cette historicité proposée.
212
DE JOAL A FORT-DE-FRANCE
D’ores et déjà, on voit ici, à partir d’une confusion entretenue entre poésie et
histoire que la création littéraire sert à façonner « une histoire (commune) des
peuples sans histoire »109.
Pour ce faire, la distance géographique, à la fois politique et anthropologique
instaurée entre l’Afrique noire (Joal en tant que « royaume d’enfance » de
Senghor) et les Antilles françaises (Fort-de-France, vue comme centre politique
et historique de la Martinique d’Aimé Césaire) se trouve suspendue, voire
effacée dans le cadre de la représentation.
Mieux, à partir de certains dénominateurs historiques communs (esclavage,
colonisation), à partir aussi des lieux historico-symboliques communs (bateau
négrier, plantation), les histoires « inexistantes » de l’Afrique noire et des
Antilles se trouvent « déterritorialisées », dé-centrées, (ré)inventées en une
‘’histoire nouvelle’’ à côté des ‘’histoires anciennes’’.
Les modalités de cette histoire reposent principalement sur une certaine figure
du personnage historique et de son rôle dans le changement opéré du monde
en terme de « révolution », à l’échelle universelle.
Dès lors, Senghor et Césaire, en considérant l’histoire de l’Afrique noire et des
Antilles françaises comme faisant partie intégrante de ‘’l’histoire générale du
monde’’ concevront cette histoire des « sans histoire » comme celle de Chaka
ou des tirailleurs sénégalais ou encore de Toussaint Louverture.
Fondateur de l’Etat Zulu, Chaka naquit entre 1783 et 1786 dans la région Sud-
Est de l’Afrique où il instaura, à partir de 1816, un des royaumes les plus
puissants, dont le développement socio-politique plus que partout ailleurs en
Afrique reposa sur l’art de la guerre. La légende établit très tôt que la vive
intelligence et le courage exceptionnel du « héros » doué d’un pouvoir
surnaturel l’aurait conduit dans sa jeunesse à « tuer un lion et à arracher une
jeune fille des crocs d’une hyène ». Selon les historiographies africaines et
109 Moniot (Henri), « L’histoire des peuples sans histoire », Faire de l’histoire I, nouveaux problèmes, Paris, Gallimard, 1974, p.151-173.
213
européennes110, le conquérant Zulu apparaît comme une des grandes figures
(africaines) de l’histoire des conquêtes européennes et des résistances qu’elles
suscitèrent chez les Africains.
M’Bokolo rapporte par exemple qu’il fut le point de départ d’un nouvel ordre
socio-politique et surtout militaire inégalé du royaume Zulu :
A peine installé au pouvoir, il entreprit de bouleverser
l’ordre ancien. Sa première action porta sur
l’armement … la rareté voire l’absence de données ne
permettent pas de déterminer aujourd’hui l’importance
numérique de l’armée de Chaka … A son apogée
l’armée de Chaka aurait peut-être disposé de 100 000
hommes. En tout état de cause, ces chiffres témoignent
de l’importance de cette armée qui représentait pour
l’époque une machine de guerre implacable111
La grandeur de Chaka se confond bien souvent à un despotisme que ne
manque pas de rapporter l’historiographie. Thomas Mofolo rend ainsi compte
de l’obéissance absolue, des salutations élogieuses voire obséquieuses que les
sujets désormais appelés « Amazulu » (ceux du ciel) rendent à leur chef déifié :
Bayété, Bâba (ô père à seigneur des seigneurs !
ô toi le grand lion, l’éléphant auquel nul ne peut répondre
Toi qui a grandit pendant que nous rapetissions !
Bayété, Bâba, seigneur du ciel !
Toi le ténébreux, né pour gouverner avec clémence !
Toi qui dévore les hommes !
Toi dont la grandeur atteint jusqu’au ciel, au ciel au
dessus de nos têtes !
O Zulu, ô céleste, conduis-nous avec clémence!
Bayété, seigneur ! Bayété, Bâba, céleste !112
110 Parmi les auteurs ayant travaillé sur ce sujet, il y a notamment des missionnaires et des voyageurs dont Fred Ellenberger de la société des missions évangéliques. Il écrit L’histoire des batusto en 1913. Voir aussi M’Bokolo et l’épisode du « M’feca » ou vaste mouvement des guerres dévastatrices en Afrique australe au XIXe siècle. M’Bokolo (Elikia), Afrique noire et civilisation XIXe et XXe siècle (T2), Hatier-Aufelf, 1992, p. 60. 111 M’Bokolo (Elikia), Op.cit., p. 58-59. 112 Mofolo (Thomas), Chaka, une épopée bantoue repris par M’bokolo, Op.cit, ibid.
214
Il ressort de ces quelques données historiques que Chaka présente presque
toutes les caractéristiques du grand homme statufié ou du pouvoir
monumentalisé selon le modèle antique gréco-européen. Considéré comme
celui qui a favorisé l’émergence d’un Etat fort ou le passage qualitatif de faibles
communautés à de véritables nations dont l’armature socio-politique repose sur
une armée jugée foudroyante, Chaka est reconnu par « l’histoire » et sera alors
comparé à Louis-Napoléon Bonaparte avec l’appellation de « Napoléon noir »
du fait non seulement de son règne et de ses victoires éclatantes sur ses
voisins mais aussi à cause de la farouche et durable résistance qu’il opposera à
l’avancée Boer et britannique.
Récupéré par l’écriture, précisément par la littérature et soumis au jeu de la
fiction, le personnage de Chaka devient sous la plume de Senghor un modèle
de création, voire « un héritage-ressource »113 tel que l’entend Jean-Louis
Triaud, c’est-à-dire Chaka " littérarisé" dans une perspective de luttes autour
des lieux d’origine, autour du passé, autour des grandes figures marquantes de
l’histoire et constituant un « enjeu de mémoire crucial »114.
Autrement dit, en se confondant ainsi à une écriture de l’histoire, le texte
poétique sollicite l’histoire comme objet et instrument de représentation, la
mémoire comme élément suprême de légitimation.
Dans ce sens, Chaka, au même titre que Sonni Ali, Sundjata Keita, Samori
Touré ou les tirailleurs sénégalais115 et bien d’autres figures anciennes de
l’histoire africaine, apparaissent pour les auteurs des pays dominés comme des
« clefs » d’entrée pour les histoires « oubliées » de leurs différents peuples
dans ‘ « l’histoire du monde ».
113 Triaud (Jean-Louis), « le nom de Ghana, mémoire en exil, mémoire importée, mémoire appropriée » in Histoire d’Afrique, les enjeux de mémoire, p. 232. 114 Triaud (Jean-Louis), Op.cit., Ibid. 115 En prenant ces quelques exemples de figures historiques (Sonni Ali pour l’empire Songhaï au XVe siècle, Sundjata pour le Mali au XIIIe siècle, Chaka pour le royaume Zulu au XVIIIe siècle ou encore Samori au XIXe siècle pour le haut Niger ), on peut constater que l’Afrique continentale en ses points cardinaux est traversée par ‘’des figures-monuments’’ qui servirent à la fois dans une perspective nationaliste et identitaire aux champs politique, scientifique et culturel. Balandier écrit par exemple à propos de Chaka : « parler de Chaka m’était depuis longtemps une tentation. J’y voyais la possibilité de manifester – et c’est bien nécessaire – que l’Afrique a pu compter et de grands hommes politiques, Chaka organisateur de la nation Zoulou et de grands écrivains, Thomas Mofolo, metteur en œuvres des légendes concernant le célèbre conquérant ». (Voir Balandier (Georges), « Un chef : Chaka », Le monde noir, numéro spécial de Présence Africaine n° 8 et 9, Mars 1950, p.159-166.)
215
Pour en rester aux tirailleurs sénégalais notons que la plupart des poèmes
d’Hosties noires leur ont été consacrés. L’intérêt de cette thématique est
évident en ce qu’elle jette un pont entre l’histoire africaine, négro-américaine et
l’histoire de l’Occident (entendre l’Europe et ses alliés dont les USA), on
pourrait dire entre l’Afrique noire, l’Amérique (noire) et l’Europe.
Rappelons brièvement que pendant toute l’ère coloniale, les Français ont
appelé « tirailleurs sénégalais » tous les soldats ‘’indigènes’’ originaires de
l’Afrique noire française, les Britanniques usant de l’appellation « tirailleurs
haoussa » pour désigner les soldats africains en provenance de leurs colonies
d’Afrique occidentale.
C’est par décret impérial le 21 juillet 1857 que Napoléon III décida de la
création d’un corps d’infanterie africaine sous la dénomination de « tirailleurs
sénégalais » avec quatre compagnies, trois officiers et commandé par un chef
de bataillon. Le premier bataillon des unités militaires ‘’indigènes’’ fut ainsi créé
le 21 août de la même année. Dès lors, les « tirailleurs sénégalais », pour dire
tous les soldats de l’Afrique Noire sous domination française de 1857 à 1960
participeront à l’épopée des troupes de la Marine sur tous les théâtres
d’opérations au cours des deux guerres mondiales (1914-1918) pour la
première et 1939-1945 pour la seconde. A la faveur de ces deux guerres, il
apparaît que toutes les gardes impériales française, allemande et russe
possédaient leurs régiments de tirailleurs malgré l’idéologie dégradante de « la
honte noire »116 orchestrée par les Allemands, puis par les Français sous
pression des britanniques et des américains en vue d’effacer à leur avantage
cette part africaine de l’histoire occidentale.
L’historiographie établit par Kamian Bakari117 permet d’affirmer que ce fut au
moins 108 000 hommes africains et malgaches qui ont été recrutés et mobilisés
aux côtés de la France au cours de la guerre 1914-1918 contre 55 000 pour la
seule Afrique occidentale française (AOF) pendant la première année de la
seconde guerre mondiale. 116 « La honte noire » est une virulente campagne diffamatoire contre les tirailleurs sénégalais et malgaches stationnés en Allemagne en Rhénanie et dans les territoires occupés par la France après le traité de Versailles ; il s’agit pour ses concepteurs d’orchestrer un dénigrement systématique des soldats africains sur fond d’arguments racistes. La France répliquera par une autre campagne dite de « la honte blanche », mais elle dut se soumettre aux presisons de ses alliés européens notamment britanniques et américains. Voir Kamian (Bakari), Des tranchées de Verdun à l’église saint Bernard, 80 000 combattants Maliens au secours de la France (1914-1918 et 1939-1945), Karthala, 2001, p. 30-31. 117 Kamian (Bakari), Op.cit., Ibid.
216
Il apparaît en outre que le traitement ‘’littéraire’’ de cet épisode déterminant de
l’histoire du monde, précisément de l’histoire africaine dans son rapport à celle
des puissances coloniales ne diffère pas profondément des aspects que livrent
les évènements réels. Fidèle en cela à la méthodologie de l’écriture de l’histoire
telle qu’elle s’est manifestée au XIXe siècle sous l’impulsion du positivisme,
c’est-à-dire ayant le choix entre les traces (l’événement) et les dates (la
chronologie), Senghor, après avoir opté plus pour ‘’l’évènementialisation’’ que
pour la datation (la première servant efficacement à une ré-interprétation, voire
une ‘’contre-interprétation’’ de l’histoire injustement occultée des pays
coloniaux), insiste particulièrement sur le sacrifice suprême unissant sur le front
tous les soldats sans distinction ni d’origine, ni de statut, encore moins de race :
Recevez le salut de vos camarades noirs, tirailleurs
sénégalais MORTS POUR LA REPUBLIQUE118
L’événement ici étant la guerre et son déroulement factuel, le poète et soldat
construit le mythe du courage chevaleresque du soldat africain à travers
l’évocation du « Guelwar », le chevalier impitoyable descendant des
conquérants malinkés.
Frère, je ne sais pas si c’est vous qui avez bombardé les
cathédrales, orgueil de l’Europe,
si vous êtes la foudre dont la main de Dieu a brûlé Sodome
et Gomorrhe119
Comme le « Guelwar », le soldat africain garde aussi sa noblesse et sa fierté
notamment la « candeur de son rire » sur le théâtre des opérations :
118 Hosties noires, ibid. 119 Op.cit.
217
(…)
J’ai touché seulement la chaleur de votre main brune, je
me suis nommé « Africa ! »
Et j’ai retrouvé le rire perdu, j’ai salué la voix ancienne
et le grondement des cascades du Congo
(…)
frères noirs, guerriers dont la bouche est fleur qui chante
oh délice de vivre avec l’hivernage, je vous salue comme des messagers de paix120
Clemenceau, le président du conseil, « le père de la victoire », l’homme qui a
galvanisé ses compatriotes et ses alliés en menant le peuple français à la
victoire finale en 1918, à l’origine aussi d’un intensif recrutement de soldats
africains confirme ces traits des « tirailleurs sénégalais » dont il loue le courage
et la loyauté face aux soldats allemands :
Un jour, sur le front, je voyais passer comme ça de loin une troupe
de gens avec un homme à cheval qui tournait autour d’eux. Je
demande ce que c’est. On me répond qu’on n’en sait rien. Alors,
avec ma voiture j’y vais. C’était des noirs qui revenaient des
tranchées, où on les avait laissés pendant dix-huit jours ! Vous
devinez ce que ça pouvait être ? Des blocs de boue. Ils revenaient
avec des fusils cassés, des vêtements en loques … magnifiques. Et
quand ils m’ont vu, ils se sont mis à jouer la Marseillaise avec je ne
sais quoi en tapant sur des morceaux de bois, de pierres. Je leur ai
parlé. J’ignore s’ils m’ont compris. Je leur ai dit qu’ils étaient en train
de se libérer eux-mêmes en venant se battre avec nous ; que dans
le sang nous devenons frères, fils de la même civilisation et de la
même idée … des mots qui étaient tous petits à côté d’eux, de leur
courage, de leur noblesse121
Senghor insiste également sur l’unité ontologique désormais indéniable entre
blancs et noirs selon le beau tableau proposé au préalable par Countee Cullen
et Nicolas Guillen, ‘’chantres’’ de l’unité des races et des différences, lesquels 120 Hosties noires, ibid. 121 Clémenceau (Georges), 1917, repris par Kamian Bakari, Op.cit., ibid.
218
célèbrent tour à tour l’harmonie morale, physique et psychologique par l’image
de deux enfants noir et blanc marchant dans la rue et représentés dans « the
golden spendour of the day, the sable pride of night »122 et « dos niños »123.
Prisonniers noirs, je dis bien prisonniers français …124
Enfin, cette évocation littéraire « des tirailleurs sénégalais » peut servir à une
fonction de mémoire là où des historiens pour des raisons diverses, ont failli à
leur devoir. Mais au-delà de cette fonction mémoriale et mémorielle évidente,
demeure la pertinence de cette pensée de l’histoire et/ou cette écriture de
l’histoire transcendant par le fait de la littérature (de la poésie particulièrement)
les contradictions et les paradoxes que propose l’histoire réelle ; surtout à partir
du moment où les évènements de l’après-guerre, notamment la célébration de
la victoire en 1918 au cours de laquelle les soldats africains et malgaches,
bloqués à Porte d’Orléans n’ont pu avoir accès à Paris*125, les épisodes de
Thiaroye en 1944 et les tragédies (les massacres coloniaux perpétrés en 1944
et 1950) nées des ambitions suscitées par la Conférence de Brazzaville
viendront rappeler combien étaient encore actualisés les clivages artificiels
entre les peuples et les sociétés proclamées hier « frères » dans les tranchées.
L’histoire senghorienne efface par l’acte de pardon (prière de paix) la part
hideuse de la France et intègre la nation française à toutes les nations du
monde. De cette manière, les héros français et coloniaux partagent la même
histoire et deviennent tous parties prenantes de l’histoire du monde. Le monde
tel qu’il est représenté par Senghor échappe alors au malaise qu’engendra un
des aspects de l’histoire au XXe siècle, c’est-à-dire l’histoire qui part des
122 Cullen (Countee), « tableau » in the New York : an interpretation, New York, Albert et Charles Boni, 1925, p. 130. 123 Guillen (Nicolas), Dos Niños » in Emilio Ballagas, Mapa de la poésia négra americana, Buenos Aires, Editorial pléamar, 1946, p. 122. 124 Hosties noires, ibid. 125 Certains affirment cependant que les tirailleurs sont entrés victorieux et acclamés derrière le Général Leclerc (voir Kamian (Bakary), Op.cit.).
219
tranchées de Verdun à l’eglise saint Bernard126 pour reprendre encore Kamian
Bakari.
Cette pensée de l’histoire sans frontières artificielles, cette écriture de l’histoire
des peuples dominés à travers des « héros » à la fois pluriels et uniques,
personnages du passé revisité et re-construit à travers un récit et un lieu
différents mais communs se retrouve également chez Césaire par la figure de
Toussaint Louverture ou de Lumumba127.
Si la biographie de Toussaint Louverture que livre Victor Schoelcher128
commence à l’année 1789, date à laquelle débute la révolution française qui se
prolongera dans les colonies françaises d’Amérique pour y entraîner des
troubles de grandes envergures, notamment dans la principale colonie qu’est
Saint Domingue (actuelle République d’Haïti), c’est sans doute, pour mettre en
exergue l’importance historique d’un événement : la révolution et ses
implications dans l’histoire des peuples dominés.
Le traitement littéraire de Toussaint Louverture et de son rôle dans l’histoire du
monde par Césaire semble prendre appui sur les mêmes traces
évènementielles : importante position géostratégique de cette colonie noire, la
figure impériale et presque indomptable de celui qui en sera son leader, ainsi
que les conditions de vie jugées pires qu’inférieures des esclaves noirs de l’île.
En effet, selon ce que rapporte l’historien Moreau de Saint-Mery, Saint
Domingue bénéficiait, en 1797, d’une posture économique jamais égalée dans
aucune colonie française. Elle serait à l’économie française du XVIIIe siècle
plus que l’Afrique toute entière dans l’économie française du XXe siècle :
Cette colonie qui a été si injustement enviée par toutes les
puissances, qui fut l’orgueil de la France dans le nouveau monde, et
dont la prospérité faite pour étonner, était l’ouvrage de moins d’un
siècle et demi (…)
126 Kamian (Bakari), Op.cit. 127 Concernant la littérarisation de la figure de Lumumba, voir Houyoux (Suzanne), Quand Césaire écrit, Lumumba parle, Paris, L’harmattan, 1993. 128 Schoelcher (Victor), Vie de Toussaint Louverture, Paul Ollendorf, Paris, 1889, réédité chez Karthala en 1982.
220
Avec ses sept cent quatre-vingt-treize sucreries, ses trois mille cent
cinquante indigoteries, ses sept cent quatre-vingt-neuf cotonneries,
ses trois mille cent dix-sept caféières, ses cent quatre-vingt-deux
guildiveries ou distilleries de tafia, ses cinquante cacaoyères, ses
tanneries, ses briqueteries, ses chauffourneries, Saint Domingue
jouissait d’une prospérité jamais vue qui en faisait comme le type, le
modèle certainement, de la colonie d’exploitation129
Cette richesse indéniable de Saint Domingue constituera également une part
incontournable dans la balance commerciale française130 si bien que la
question de cette colonie apparaît un peu comme un phénomène de portée
générale. L’étudier, c’est d’une certaine façon étudier, comme le dit Césaire,
« une des origines de l’actuelle civilisation occidentale »131.
Toussaint Louverture et Saint Domingue, c’est en plus de l’économie, les
caractéristiques d’une révolution de type coloniale née à l’occasion de la
révolution française mais différente de cette dernière dans ses modalités,
menée par un homme, un esclave appartenant donc « au groupe social le plus
dénué, le groupe nègre du grief généralisé »132.
Le traitement césairien de cet aspect de ‘’l’histoire du monde’’ peut sembler
hyperbolique. Pourtant, l’historiographie rapporte bien que, à l’époque de la
restauration, l’affaire de Saint Domingue tenue par une main de fer
louverturienne, était un des premiers et graves échecs de Napoléon. Vainqueur
des anglais en février 1794, Toussaint Louverture constituera la terreur du
Général Leclerc dont l’expédition en 1802 et 1803 en vue de rétablir l’autorité
de la Métropole sur Saint Domingue se solda par un cuisant échec favorisant
une autonomie, voire une indépendance de fait de la colonie.
Avant Césaire, la révolution louverturienne donna lieu à une abondante
littérature chez les écrivains français dont Hugo écrivant en 1819 et 1826 Bug
Jargal incarnant non pas Toussaint en tant que tel mais la figure du « bon
129 Saint-Mery (Moreau de), Description de la partie française de l’île Saint Domingue, nouvelle édition par Blanche Maurel et Etienne Taillemite, Larose, Paris, 1958. 130 En 1789, sur 218 millions de livres d’importation coloniale en France, 71 millions sont consommés en France et le reste (147 millions) réexportés. (Voir Césaire (Aimé), Toussaint Louverture, la révolution française et le problème colonial, Présence Africaine, 1981, p. 23. 131 Césaire (Aimé), Op.cit., Ibid. 132 Césaire (Aimé), Op.cit., Ibid.
221
rebelle », le révolté pur, le héros généreux. Au milieu du XIXe siècle,
précisément en 1827-1828, apparaît également une épopée restée anonyme,
l’Haïtiade133, mettant en valeur la figure de Toussaint, exaltant son œuvre et
légitimant son autorité : « le seigneur généreux … d’un grand peuple, l’heureux
libérateur »134.
En revenant à Césaire, l’on constate que depuis Le cahier, Toussaint
Louverture est représenté comme le plus grand héros de l’histoire nègre. Dans
ce texte est consacrée la figure du « nègre debout » ayant inventé, selon le
poète, la première république noire qualifiée de la première des républiques
modernes.
En termes de « révolution » et de ‘’l’histoire du monde’’, on pourrait dire comme
Charles-André Julien que Toussaint Louverture fut
Dans l’histoire et dans le domaine des droits de l’homme, pour le
compte des nègres, l’opérateur et l’intercesseur135
Césaire écrira :
Le combat de Toussaint Louverture fut […] le combat pour la
reconnaissance de l’homme et c’est pourquoi il s’inscrit et inscrit la
révolte des esclaves noirs de Saint Domingue dans l’histoire de la
civilisation universelle136
Ainsi, au-delà de la considération de la figure du héros haïtien, Césaire prend le
contre-pied de l’historien qui établit une distinction entre la révolution française
et celle de l’île considérée comme un appendice de la première. Pour lui, autant
l’histoire de la France au XVIIIe siècle ne saurait exclure le problème colonial,
autant la révolution française ne saurait écrire ses pages sans prendre en
considération ses héros nègres de Saint Domingue encore moins
l’interdépendance des îles françaises d’Amérique et de la Métropole. 133 L’Haïtiade, poème épique en huit chants par un philanthrope européen, Paris, A. Durand et Perdone-Laurial, 1878. 134 Schoelcher (Victor), Opcit., p. 6. 135 Julien (Charles-André), préface à Césaire, Tousaint Louverture, la révolution française et le problème colonial, p. 19. 136 Césaire, Op.cit., p. 343-344.
222
C’est donc tout en proclamant l’authenticité de la « révolution nègre » en
comparaison à « la révolte des mulâtres » ou « la fronde des grands blancs »
que le poète martiniquais confond volontiers l’histoire de la France à celle
d’Haïti et/ou des Antilles françaises même encore de l’Afrique noire.
On remarquera à partir de cette brève représentation du monde analysée chez
Senghor et Césaire que la pensée et/ou l’écriture de l’histoire s’exerce d’abord
à partir de certaines modalités bien déterminées.
Il y a ainsi chez eux, la tâche d’invention du sujet selon la proposition de Paul
Veyne137 : si l’événement de départ échappe à l’invention, il semble en être
autrement des acteurs et des lieux de déroulement des faits. En effet, Chaka,
les tirailleurs sénégalais ou Toussaint Louverture deviennent des sujets trans-
individuels au sens où l’entendait Goldmann : les caractères à eux attribués
sont étendus à tous leurs groupes d’appartenance, leur dignité retrouvée
semble être celle de tous les hommes africains ou antillais ayant subi les
méfaits déshumanisants de l’esclavage ou de la colonisation.
De plus les faits se déploient dans une mobilité impressionnante, on peut dire
que ces histoires sont mouvantes, se réalisant certes dans des lieux différents
mais uniques et non fixes : on dirait avec Foucault138 qu’il y a application du
principe de discontinuité, entendre la stratification, l’éparpillement, la
« déterritorialisation »139 (vue par Deleuze comme sortie d’une entité -le
langage ou l’histoire par exemple - de son milieu naturel d’expression) ou
encore la délocalisation en tant que caractéristiques de cette pensée ou cette
écriture de l’histoire.
Senghor et Césaire représentent le monde du point de vue de l’histoire comme
une histoire en termes imagés de Joal à Fort-de-France, c’est-à-dire d’une
globalité géographique redéfinissant le rapport Afrique-Antilles mais aussi
Afrique-Amérique-Europe.
Par ailleurs, on remarquera que les figures des « héros » évoqués ou re-
construits repose sur une modalité commune qui se situe aux antipodes de la 137 Veyne (Paul), Comment on écrit l’histoire suivi de Foucault révolutionne l’histoire, Paris, Seuil, 1978, p.194-196. 138 Foucault (Michel), L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p.17. 139 Deleuze (Gilles) et Guattari (Felix), Kafka, pour une littérature mineure, déjà cité, 1975. Deleuze (Gilles), Capitalisme et schizophrénie 2. mille plateaux, Paris, les éditions de minuit, 1980, p. 629-630.
223
complainte. Ainsi au-delà des quelques relents de lyrisme notés par endroits
chez Senghor, les héros (Chaka, les tirailleurs sénégalais, Toussaint
Louverture) sont presque des personnages chevaleresques, guerriers
invincibles, imbibés de courage face à l’adversité, tous couverts alors de gloire
et de dignité.
Cet accent particulier sur la virilité conquérante, le caractère prométhéen et
respectable des personnages du passé tend à compenser une fragilité
profonde140 de l’être africain et/ou antillais née de l’histoire.
C’est surtout une réinterprétaiotn du passé africain, de ses personnages et de
son histoire. Ces catégories sont en réalité parties prenantes d’une certaine
construction de l’Afrique c’est-à-dire d’une « idée de l’Afrique » pour reprendre
Murad Bey141, Comme l’est également l’évocation de la tradition orale ou le
discours sur l’oralité et la tradition.
En les plaçant sur le même axe paradigmatique, l’on constate que cette pensée
de l’histoire, tout comme la littérarisation de la tradition orale n’est pas un
produit reconstruit puis ‘’muséifié’’ mais plutôt un champ de forces. La valeur et
l’intérêt de leur récupération tiennent plus à une certaine réactivation des
fonctions sociales et culturelles qui leur sont attribuées qu’à leur reconstitution
en tant que telle.
Il est en définitive manifeste que la pensée ou l’écriture de l’histoire chez
Senghor et Césaire n’échappe guère aux pesanteurs de « l’authenticité »,
qu’elle est tramée suivant une vision ethnographique de l’Afrique traditionnelle.
Cette pensée de l’histoire n’est alors rien d’autre qu’une équivalence du
discours sur la tradition et l’oralité, éléments définitoires eux aussi de sociétés
africaines anciennes ou para médiévales.
Toutefois, contrairement à la représentation du monde africain par l’histoire du
XXe siècle (année 1960 précisément), Senghor et Césaire n’ont pas fait
qu’intégrer le continent dans l’histoire universelle avec ce que cela comporte de
140 La critique césairienne a ainsi généralement mis l’accent sur le côté viril du « je » poétique césairien en releguant au second plan ses faiblesses, ses failles et ses doutes, comme l’a montré Ahmada (Salim), Force et faiblesse dans l’univers imaginaire d’Aimé Césaire (thèse de Doctorat – Université de Nantes, Janvier 2002). 141 Mudimbe (V.Y.), The idea of Africa, Indiana university press, 1994.
224
limites ou de risques : comme par exemple « refouler le présent »142 au point de
fonctionner comme antimémoire.
La représentation du monde par ces écrivains permet d’inscrire non seulement
l’Afrique dans le monde, mais elle contribue inversement à « la dissolution de
l’histoire mondiale dans les histoires africaines »143, c’est-à-dire qu’elle vient
contredire cette espèce ‘’d’européocentrisme’’ caractéristique des écrits du XXe
siècle précédent et nuisible à l’histoire générale du monde. L’avantage de ce
dépassement par le fait de la littérature, c’est que la représentation du monde
même passéiste par la pensée de l’histoire, privilégie ainsi la dynamique
mémoire et création (mémoire comme capital d’expérience) au détriment de
celle développée auparavant entre mémoire et oubli144 ou nostalgie.
142 Bédarida (F), « La mémoire contre l’histoire » et Todorov (T), « La mémoire et ses abus », Esprit, Juillet 1993, pp.7-13 et 33-44. 143 Feierman (S), African histories and the dissolution of world history” in Bates ( R.H), Mudimbe (V.Y.) et O’Barr (J)., Africa and the disciplines, University of Chicago presse, 1992, p.167-212. 144 Voir Todorov citant Saint Simon, Op.cit., p.17. et Le Goff (J). citant Descartes in Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988, p.154.
225
D’ABIDJAN A MANEGA
On vient de voir que les pionniers dans leurs manières de représenter le
monde ont eu recours à une pensée et/ou écriture de l’histoire en appliquant
particulièrement le principe de la discontinuité emprunté à Michel Foucault et
défini comme étant essentiellement non pas une approche des évènements
dans leur supposée chronologie, mais plutôt lecture dans leur globalité des faits
de même nature, parfois répétés en des lieux différents et transcendant toute
frontière géographique arbitraire ou artificielle.
Qu’en est-il alors des prétendants ?
La première remarque qui s’impose à propos de « la représentation du
monde » par ces derniers c’est que les recherches qui y ont été consacrées
semblent avoir étés sujettes à la malheureuse fascination du réel que nous
dénoncions précédemment. C’est ainsi que certains chercheurs comme Léon
Yepri145 et Urbain Amoa146 pour analyser « la pensée de l’histoire » chez
Pacéré T. se laissent prendre « au piège du réel » en postulant la pertinence
d’une « représentation du monde » bâtie sur le principe du « continuum »
historique dans un sens politico-idéologique.
Le premier n’accorde alors son sens à l’historicité manifestée dans l’œuvre de
Pacéré que dans la mesure où cette historicité ne peut se définir que comme
une suite logique du mouvement de la négritude ayant servi pendant longtemps
à produire un discours sur le groupe (la race, la nation, la communauté) sur le
lieu (l’Afrique) et sur les évènements (traces de l’histoire) dans un sens qui s’est
voulu réaliste et oppositionnel.
145 Yepri (Léon), Titinga Frédéric Pacéré, le tambour de l’Afrique poétique, L’Harmattan, 1999. 146 Amoa (Urbain K.), Poétique de la poésie des tambours, (extrait de sa thèse de Doctorat d’Etat : textanalyse du discours poétique du Moyen-Age aux temps modernes, le cas du langage tambouriné, Ouagadougou, 1999), édité chez l’Harmattan, 2002.
226
Il écrit :
Le spectre de la négritude n’a pas cessé de hanter les rivages où les
poètes négro-africains vont s’abreuver.
C’est en tout cas, le moins que l’on soit en droit de dire à l’examen
de bon nombre d’œuvres d’auteurs de l’époque après les
indépendances en général, et tout particulièrement, à l’endroit de
l’œuvre poétique de Titinga Pacéré.147
Puis, feignant un appel à la « prudence » au regard de ce constat, il renchérit :
Quoi de plus naturel qu’en renouant avec leurs racines africaines,
les poètes de la négritude aient retrouvé enfouis au fond d’eux-
mêmes, mais inaltérables les chants, les mots, les langages … de
leur enfance, de leur culture ?
Telle descente en eux-mêmes pour recouvrer leur identité perdue
nécessite bien une révision des systèmes de valeurs, la démarche
devient ainsi œuvre de salut, constituée en une résurrection, puisque
l’état initial de ‘’mort’’ (spirituelle et culturelle) cède le pas à un retour
à la vie.
Mais la quête d’identité (c’est bien de cela qu’il s’agit) n’a pu être
efficience et efficace que parce que le poète a su se (re) dresser
comme une fronde pour dire NON … Le poète cherchera à
s’affirmer, à affirmer son importance, son égalité dans la cité des
autres races.148
avant de conclure :
De tout ce constat relatif aux excuses du texte paceréen vers la
négritude, le schéma de quête ou de (re) conquête apparaît être le
plus représentatif, le plus significatif149
Il ne peut en être autrement pour M. Urbain Amoa. En effet, ce dernier, en
réfléchissant à l’historicité et à la littérarité des textes de Pacéré parvient à
147 Yepri (Léon), Op.cit., p.189. 148 Yepri (Léon), Op.cit., p.191. 149 Yepri (Léon), Op.cit., p.198.
227
déceler une des meilleures clés de lecture des textes de ce poète en séparant
notamment l’histoire littérarisée de l’histoire des historiens. Ce qui de toute
évidence confère une richesse considérable à ses travaux.
Malheureusement, parce qu’il méconnaît les règles du champ, il ne peut que
restituer une interprétation logique et somme toute simpliste à l’acte de création
littéraire observée chez le poète de Manega.
C’est ainsi que confronté au franchissement des frontières normatives et
arbitraires dans ‘’la pensée de l’histoire’’ chez Pacéré, il élève à la manière de
« l’idéologie romantique du créateur encrée » l’écrivain au-dessus de la
communauté des hommes en faisant de lui un ‘’sujet collectif’’, voire un
personnage extra-ordinaire presque messianique aux allures prométhéennes,
‘’luttant’’ pour sa communauté d’appartenance « les Mossis » et veillant à ce
que le monde soit celui du bien (de la vie) contre le mal (la mort)
Un extrait :
Pour Pacéré, l’homme de culture doit se battre pour libérer l’homme
(…) Ce désir de libérer son peuple l’amène (…) à rechercher un
terme plus proche de son africanité …150
Encore un autre extrait :
Pacéré se souvient encore du passé récent de son peuple, de sa
race et des opprimés qui a laissé des traces indélébiles, mais il croit
en l’homme noir et en la capacité de celui-ci, de créer un monde où il
ferait bon vivre151
Il poursuit sur un ton moralisateur et moralisant attribué à l’artiste :
150 Urbain (Amoa), Op.cit., p.110. 151 Urbain (Amoa), Op.cit., p.111.
228
(…) Pacéré emprunte le discours du tambour pour inviter son peuple
à lutter contre le Sahel : ce Sahel de la nature et des cœurs ; celui
de l’égocentrisme et de l’égoïsme humain. Dans ce recueil de
poèmes, il offre à tous les peuples du Sahel, quelques clés de
réussite152
Dans un autre sens, M. Urbain Amoa soumis au réel ne parvient pas à observer
une nécessaire distance vis à vis du discours que l’écrivain lui-même tient sur
ses propres productions. C’est à partir de ce trop grand rapprochement*153
néfaste pour la recherche qu’il investit à tort les entités comme « sacré, secret,
initié, griot » dans un sens où elles finissent par poser le texte poétique comme
un ‘’message’’ à décoder ; on pourrait même dire une ‘’énigme prophétique’’ au
sens mystico-religieux, exactement de l’ordre de ce qui s’observe entre le
personnage christique et ses apôtres sous forme d’enseignement par voie
parabolique.
Il le confesse sans le savoir :
Nous pouvons à la suite de nos investigations et rencontres avec
Frédéric Pacéré dire que ce poète ayant les pieds dans la préhistoire
de Manega et la tête dans la culture universelle semble esclave des
puissances visibles et invisibles de son terroir : il écrit sous la dictée
des mânes des ancêtres, maîtres de la parole « morts et/ou vivants
de Manega, c’est-à-dire partout certes, mais d’abord des
« Mossé » 154
De notre point de vue, les modalités d’une écriture ou d’une pensée de l’histoire
telles qu’elles apparaissent chez les ‘’prétendants’’ notamment chez Pacéré et 152 Urbain (Amoa), Op.cit., p.176. 153 Son entretien avec Pacéré « 360 mn à l’ombre du Sahel » semble dans ce sens avoir joué un rôle déterminant d’orientation dans ses travaux. Voir Urbain (Amoa), Op.cit., Annexe 2, p. 297-332. 154 Urbain (Amoa), Op.cit., p. 125.
229
Zadi doivent être approchées avec une prudence plus aiguë. En effet,
l’évocation récurrente de « MANEGA », des aïeux et ancêtres Mossis du
Burkina Faso chez Pacéré ou des patriarches des peuples Etés du sud-ouest
de la Côte d’Ivoire chez Zadi ou encore des items de la tradition orale de ces
différents peuples ne doivent pas conduire à la thèse de la région du
communautarisme ou du micronationalisme avec son corollaire de
métaphysique ou de mysticisme comme le champ politique l’a fait dire en son
temps à la négritude. Il faut comprendre ces évocations d’abord dans le sens
d’un rapport dialectique « du local et du global » ou « du centre et de la
périphérie » comme nous le verrons plus loin, ensuite, il faut pouvoir les
accepter dans une perspective littéraire, c’est-à-dire artistique en terme de
construction ou re-construction d’un monde entretenant des frontières avec le
réel mais doté d’un pouvoir d’insubordination face aux institutions du réel.
De ce point de vue, il nous apparaît que tout comme chez les pionniers, Pacéré
et Zadi proposent une historicité « des peuples sans histoires » à partir des
principes déjà définis de la discontinuité, de la déterritorialisation » ou de
l’éparpillement, voire du mouvement des lieux, des faits et des personnages.
Chez eux également, la poésie en se confondant à l’histoire contribue à faire
sauter les verrous des frontières géographiques, c’est-à-dire artificielles et
politiques. L’exemple pris ainsi chez Pacéré montre que « la colline verte »
demeure le trait d’union entre « Manega » (Ouagadougou) et Abidjan. Ce lieu-
symbole reste surtout une unité de lieu historique dressée entre les lieux de
toute la sous-région ouest africaine d’une part et entre tous les lieux historiques
de monde d’autre part.
Rappelons à la faveur de cet ‘’effacement’’ des frontières que du point de vue
de l’histoire, « la colline verte » servait à désigner l’institution scolaire sous
régionale située à Dabou en périphérie abidjanaise d’un statut similaire à celui
de l’école normale William Ponty de Dakar. On sait en effet qu’en Afrique
occidentale française, le Sénégal, du fait de l’antériorité de ses rapports avec
les colonisateurs abritait pratiquement un des plus grands et prestigieux
établissements scolaires de l’Afrique française ; l’école William Ponty
apparaissant un peu comme un couronnement des écoles primaires supérieurs
des différentes régions coloniales. Après la deuxième guerre mondiale, sur
230
demande du gouverneur général d’alors, l’inspecteur Jean Capelle entrepris
une profonde reforme qui permis de créer l’école normale des instituteurs de
Debout appelée aussi « la colline verte » parce que perchée sur une colline que
le poète évoquera dans un de ses ouvrages Quand s’envolent les grues
couronnées.
Demain,
c’est la colline verte
Tout y est suspendu
sur
des reliques,
des lagunes,
et des ‘’alloko’’ épicés !
C’est la première randonnée des hommes :
Il y avait
les fils de N’Dar
des haoussas enturbannés,
des hippopotames,
grinçant des coras,
des hommes noirs,
courts sur pattes,
dansant les danses guerrières,
Et d’autres
Absents
qu’on prit pour des cannibales !
tout cela mûrissait sur la colline verte155
Il y avait donc des ressortissants de toute la sous-région ouest africaine :
évidemment des ivoiriens, mais aussi des dahoméens (actuels béninois), des
sénégalais, des soudanais (actuels maliens), des nigériens, des guinéens. « La
colline verte » était manifestement un espace inter-régional qui respectait la
‘’souveraineté’’ de chaque espace et de ses ressortissants. C’était donc un lieu
de diversité, de multiplicité, mais aussi d’unité ou même d’unicité ayant joué un
rôle considérable dans ‘’la conscience historique et poétique’’ de l’écrivain.
Hortense Kabore écrit à ce sujet : 155 Titinga (Frédéric Pacéré), Quand s’envolent les grus couronnées, Paris, P.J. Oswald, 1976, p. 28.
231
Titinga allait découvrir sur cette ‘’colline verte’’ la diversité des
peuples et des cultures. Qu’ils soient vêtus autrement comme les
Nigériens, qu’ils aient pour symbole l’hippopotame comme les
Maliens d’origine Bambara ou qu’ils viennent d’un autre pays, ils se
retrouvèrent tous à Dabou avec un seul visage, celui de la
fraternité 156
Il ne s’agit pas de postuler une harmonie candide des hommes dans leurs
rapports, encore moins une rencontre angélique ou paisible des espaces et des
différentes cultures qui leur sont inhérents. Nous pensons simplement que la
représentation du monde chez cet auteur, pour être efficacement analysée, doit
tenir compte aussi de cette ‘’circularité’’ des cultures entre lesquelles il n’existe
à proprement parler aucune barrière étanche. En conséquence, l’histoire
ignorée et reconstruite chez Pacéré doit partir non seulement d’Abidjan à
Manega mais également de ce lieu commun qu’est « la colline verte » à tous
les autres lieux du monde. Cette expérimentation de l’histoire peut être alors
celle d’un « nomadisme » au sens où l’entendait Segalen157, c’est-à-dire
reposant sur une approche inversée de la notion de « limite », limite
géographique séparant un lieu à un autre (l’ailleurs), limite anthropologique et
culturelle dans la perspective du rapport à « l’autre » (l’étranger) et même limite
littéraire dans le sens des différents genres de l’art littéraire.
156 Logouet Kabore (Hortense), Maître Titinga F. Pacéré, orignie d’une vie, déjà cité, p. 93-94. 157 Victor Segalen fut l’homme et le poète qui a dû affronter le ‘’réel’’ de la limite, entendre les limites du réel, de l’art, et de la pensée dans le sens de « l’être au monde ». Sa réflexion dans son vaste ensemble littéraire ou artistique, philosophique ou anthropologique s’est construite autour du vaste champ lexical de la limite : frontière, partage, distance, clôture, exclusion et leurs contraires respectifs. Le fonctionnement des coupures ainsi constituées aux valeurs à la fois spatiales, temporelles, ontologiques et stylistiques a engendré une influence considérable de l’œuvre ségalienne sur la vision du monde (sa lecture et son interprétation) de la fin du XIXe siècle. Voir Segalen (Victor), Les Immémoriaux, Paris, Mercure de France, 1907, réédité chez Plon, 1956.
Segalen (Victor), Notes sur l’exotisme, Mercure de France, 1955. Segalen (Victor), Essai sur l’exotisme, Montpellier, Fata Morgana, réédité en livre de poche, collection ‘’biblio-essai’’, 1986.
Voir également Gournay (Dominique), Victor Segalen ou les voies plurielles, Seli Arslam, 1999. Voir aussi Acte de colloque de Brest, Victor Segalen, centre de recherche bretonne et celtique, le quartz de Brest, 1994.
232
Cette « expérience des limites »158 aboutira à la redéfinition de la notion et de
l’idée de « limite » en « hors-limite », puis à une ré-interprétation de celle
« d’exotisme » en « divers ».
En transférant les caractéristiques de cette pensée à celle de l’histoire chez
Pacéré, on peut dire que l’histoire chez ce dernier contribue subrepticement à
l’éclatement des limites de l’histoire ancienne. Dès lors on y retrouve les
modalités d’une écriture de « l’histoire des sans histoire » telles qu’elles furent
observées chez les pionniers, à savoir qu’elles reposent sur des figures
historiques et leurs rôles dans le changement opéré du monde, c’est-à-dire
dans « l’histoire du monde ».
Par ailleurs, on ne verra pas chez lui un traitement spécial de figures
historiques particulières : son texte a plutôt l’air d’un chant épique aux fonctions
diverses bien entendu, mais retraçant l’histoire de l’Afrique et celle du monde à
partir de certains personnages nommés et reconnus historiquement, mais aussi
innommés ou méconnus ou encore ‘’oubliés’’.
La représentation du monde chez les ‘’prétendants’’, notamment chez Pacéré
semble ainsi se fonder dans un premier temps sur la reconstitution des
origines, des lieux ancestraux et des généalogies. En prenant prétexte de la
tradition orale Mossi à laquelle il appartient et qui semble constituer le moule de
sa création, il écrit sur fond d’hommage au passé historique.
Ici MANEGA
(…)
Ici
la grandeur
des étapes :
ZIDA
(…)
ici MANEGA
mes hommages
à l’histoire
mes respects à l’histoire 158 En référence au titre de Fourgeaud-Laville (Caroline), Segalen ou l’expérience des limites, L’Harmattan, 2002.
233
Et à mes pères
Je suis
le tam-tam de la vallée
que mes pères
protègent nos pères
je suis
un tam-tam
de la vallée
(…)
Ici
le tam-tam de la vallée
(…)
C’est
la marche des rois
le rythme des empires
(…)
Rythmez
Aux rythmes des Aïeux159
Ce chant au passé historique porte d’abord sur « la terre » en tant que lieu
d’origine contenu ici dans l’évocation de certains royaumes disparus et de leurs
fondateurs, comme par exemple ‘’Zida’’ dont on sait qu’il fut le fondateur de
‘’Zitinga’’ ou ‘’la terre de Zida’’ ayant ‘’MANEGA’’ comme capitale160.
Je suis né dans un village
Perdu des savanes
Dans la chaleur du Sahel
(…)
Il y pousse
Des roussettes et des termites,
Des lions et des montagnes,
Et les hommes
Comme des éphémères,
Dansent au clair des saisons, 159 Titinga (Frédéric Pacéré), La poésie des Griots, p. 7-8. 160 Voir notes in La poésie des Griots, p. 87.
234
Les SOUKOUS, Karinsé, Lui-di-Wando
Et tous les rythmes qui revigorent les natures !
Contrées obscures,
Hermétismes des cités,
Terre de fétiches,
C’est là que j’ai vu le jour,
(…) (…) (...)
Chaque pierre
A son histoire !
Chaque feuille,
Son histoire !
C’est le lieu où se retrouvent
Patiemment rassemblés
Dans le cœur des ainés
Tous les souvenirs des fonds antiques !
C’est
Une terre d’originalité
Une terre de fidélité161
« La terre de Zida » peut être ainsi placée dans le même registre historique que
les lieux anciens, aspects de la mémoire africaine, repères identitaires bien
connus sous les noms de Cayor, Bayol, Sine-Salom (de l’ancien Sénégal,
Soudan et Niger), etc.
Ils viennent
du Sine-Salom
Du Bayol
Du Cayor !
Ils sont fils
Des Saharas
Des Magrebs
Des Atlas162
161 Titinga (F.P.), Refrains sous le Sahel, Fondation Pacéré, Ouagadougou, 1993. 162 Titinga (F.P.), Des entrailles de la terre, p.18.
235
La terre d’origine c’est aussi l’espace ‘’édénique’’ d’hier (Ghana, Sosso,
Songhaï), aujourd’hui ‘’en ruine’’ qu’on tente de restaurer au moyen de la
création littéraire :
(…) Je m’envolais pour
KOUMBI SALEH
De l’ancienne épopée du GHANA
J’avais cru que je m’envolais pour
AOUDAGHOST
Des prairies de TAMCHAKETT
Des étages des horaisons
Il ne reste
Que des cœurs en ruines
Minés
Anémiés
(…) (…)
Des métropoles éloignées
S’éloigent
Des nécropoles éloignées
L’Adrar des anciens
Almoravides163
En retraçant ainsi les étapes de constitution de certains ‘’royaumes d’enfance’’,
le poète présente le passé historique en évoquant ensuite « ses pères »
reconnus comme illustres, et surtout vus comme ascendants essentiels,
‘’forces’’ (au sens biologique mais surtout transcendantal) génitrices de la race,
du groupe communautaire et de sa culture. Il s’agit ici de patriarches ayant tenu
soit un rôle politique (‘’Naba’’ ou chef et roi) soit un rôle socio-éducatif
‘’d’initiateurs’’, c’est-à-dire, à l’image de ‘’Timini’’ dans Quand s’envolent les
grues couronnées164, des personnes chargées spécialement de l’éducation
sociale ou spirituelle des enfants ou des jeunes générations.
163 Idem, p. 23. 164 Titinga (F.P.), Quand s’envolent les grues couronnées, Fondation Pacéré, Ouagadougou, 1993.
A travers ce poème au long cours, le personnage de ‘’Timini’’ est désigné comme la mère sociale du poète, c’est-à-dire celle qui fut chargée de son éducation, car chez les Mossis, l’éducation d’un enfant n’est pas confiée à la mère biologique.
236
Zida
Bougoum
Guièghmdé
Timini
Tanga
Tous donnèrent leur sang
Pour que rayonne MANEGA !165
A travers ce rappel de la ‘’grandeur’’ de sa terre natale, synecdoque
généralisante de l’Afrique tout entière, le poète construit son espace et les
sujets qui l’animent comme des sujets historiques reconnus dont les ‘’histoires’’
peuvent être mises en connexion avec celles des autres espaces du monde.
Cette mise en relation n’est pas uniquement le fait de la fiction ou de
l’imaginaire, elle est aussi due à l’acte de « voyage » qui permet d’affronter le
réel de la ‘’limite’’ ou les frontières du réel. On note ainsi, à travers ce qui peut
être considéré comme ‘’un carnet de voyage’’ établi au cours de ses différents
déplacements, la projection de Manega sur tout le reste du monde. Urbain
Amoa note à ce propos la pertinence des couples « Manega / Angola ; Manega
/ New York ; Manega / Corée ; Manega / Abidjan / cimetière de Koumassi »166
pour désigner Manega comme « un espace scenique pluriel »167
Pour nous, il est surtout un lieu dont l’invention par une pensée de l’histoire sert
à combler le ‘’silence’’ ou ‘’l’oubli’’ de certains aspects de l’histoire de l’Afrique
d’une part, puis à ré-inventer d’autre part l’histoire générale du monde.
Un blanc
lutte contre un noir
Un blanc
A laissé un noir
Un noir
A laissé un blanc.
165 Refrains sous le Sahel, Op.cit., p.19. 166 Voir Urbain (Amoa), Op.cit., p.178-182. On peut retrouver la pertinence de ces couples respectivement dans Poèmes pour l’Angola, Paris, Silex, 1982 ; Poèmes pour Koryo, ouagadougou, Maison Pousga, 1987 ; Du lait pour une tombe, Paris, Silex, 1984. 167 Voir Urbain (Amoa), Op.cit., Ibid.
237
Sur la terre du sud
Seul le cœur détermine la partie.
(…) (…)
L’Empire était seul et grand ;
ZAIRE sera
Un nom
CONGO
Un nom
ANGOLA
Un nom
Je tourne
Vers la terre de Zida
Au nord
L’Empire
Au sud
L’Empire
Au centre
Manega168
« La représentation du monde » chez Pacéré se fonde dans un second temps
sur la ‘’littérarisation’’ de certaines traces de l’histoire africaine occultée par
l’historiographie dominante occidentale. Il s’agit précisément comme chez les
pionniers de traces communes à tous les pays dominés et partant de
l’esclavage aux guerres mondiales en passant par l’étape de la colonisation.
Nous avons donc affaire ici à une écriture de l’histoire prenant en compte
d’illustres résistants à l’aventure expansionniste européenne en Afrique du
début du XVIIIe siècle à la fin du XIXe siècle.
Ces figures de résistants, arrachés à « l’oubli » ou à la conception partiale et
partielle de l’histoire, sont assimilées soit aux ‘’Sofas’’ de SAMORY Touré, soit
aux ‘’Amazones’’ de BEHANZIN ou encore aux « anciens combattus »,
entendre les anciens combattants dont la désignation emblématique reste bien
« les tirailleurs » :
168 Titinga (F.P.), Poèmes pour l’Angola, p. 70-71.
238
Allez sofas, vaillants sofas,
(…) (…) (…)
La Mali vous appartient peuple Dioula
Défendez, intrépides la terre des aïeux !
(…) (…) (…)
Ne fléchit pas devant le Blanc, illustre Mogho !
Le marché est ignoble, Damel Lat-Dior
Refuse tout chemin de fer dans le Cayor !
Reste le chef suprême, fils de Samankoro !
(…)
De valeureux méconnus dorment dans la haine :
Samory, Béhanzin, Mohamed, El Hamar,
Ahmadou, Koutou, Rabah, El Hadj omar !169
De ce fait, ils partagent dorénavant « la nouvelle histoire » avec des célèbres
conquérants reconnus et retenus par l’histoire officielle :
Dites-le Voulet-Chanoine, (…)
Attaquent les arcs du Mogho par les canons,
Dites-le assaillants des Aladians ou des fous,
Dites-le, dites-le, messagers de la délivrance !
Panacées perturbatrices de notre histoire,
Adversaire d’Ahmadou, Gouverneur Canard,
Ennemi du Bantou, colonel Archinard
Dites-le iconoclastes du continent noir170
A propos des « anciens combattus », ‘’chapitre’’ incontournable de cette
‘’nouvelle histoire’’ africaine et mondiale, également point de jonction de
l’histoire ancienne et nouvelle, le poète écrit :
169 Titinga (Frédéric Pacéré), Refrains sous le Sahel, p. 58-59. 170 Op.cit., p. 57.
239
(…)
Ils sont morts
Tous ces tirailleurs sénégalais !
Morts sur les champs de batailles,
Bataille de Verdun,
Bataille d’Orient
Du Levant
Du Danube
De Sébastopol
De Monastir
De Wiesbaden !
(…)
Ils sont morts
Tous ces Mossis des courages inégalés,
Ils sont morts
Tous ces nègres aux corps tatoués,
ces bobos,
ces samos,
ces Dagaris,
ces Gourmantchés,
ces peulhs,
ces dioulas,
ces bantous !
Morts !
Morts en vrais combattants nègres171
On voit ainsi tissés dans la même trame historique, des évènements souvent
épars, des personnages séparés par les époques et généralement posés
comme protagonistes de situations conflictuelles, ainsi que des moments
quelques fois éloignés selon la temporalité normative. Cette ‘’nouvelle histoire’’
que propose Pacéré définit dès lors elle-même ses propres limites, en
parcourant d’une part l’Afrique du Nord, au sud du Sahara, du Golfe de Guinée
à la corne du continent en passant les zones équatoriales puis les régions
sahéliennes. D’autre part, cette histoire prend en compte les traces de l’histoire
en partant de l’esclavage et de la colonisation à la période des indépendances
en passant par les guerres mondiales. 171 Op.cit., p. 53.
240
Si cette pensée de l’histoire, abolit les frontières politiques, géographiques et
même temporelle, elle se rapproche merveilleusement d’une époque coloniale
réelle où les frontières entre MANEGA (Ouagadougou) et Abidjan étaient aussi
inexistantes. A cette époque justement, la Côte d’Ivoire et la Haute-volta d’alors
formaient un territoire unique172 que parcouraient aisément Houphouët-Boigny
et Ouezzin Coulibaly, tous deux ‘’bâtisseurs’’ du RDA173 (Rassemblement
Démocratique Africain. Inversement cette pensée de l’histoire vient contredire
l’époque post-indépendance, surtout l’époque contemporaine où les
soubresauts politiques contribuent à maintenir d’une main haineuse les
frontières entre MANEGA et Abidjan, d’un côté, puis entre « la colline verte »
(MANEGA et Abidjan terres unifiées et uniques) et le reste du monde de l’autre.
Mais en quoi cette « représentation du monde » est-elle en rapport avec
l’oralité et la tradition ?
Comme chez les pionniers, ‘’la représentation du monde’’ chez les
‘’prétendants’’ n’est pas seulement un lieu de mises en exergues de formes
littéraires reconnues au champ oral et traditionnel. Elle est aussi la projection
d’une « certaine idée de l'Afrique ». Cette idée repose justement chez Pacéré
sur la symbolique de la Termitière. Que signifie t’elle ?
Il s’agit d’une approche ancienne de l’Homme et de son œuvre
particulièrement, un symbole emprunté à la tradition orale africaine, notamment
chez la plupart des sociétés traditionnelles d’Afrique de l’ouest, de la Côte
d’Ivoire au Mali en passant par le Burkina Faso : B. Zadi l’explique de façon
suivante :
172 A cette époque, précisément le 05 septembre 1932, la colonie française de Haute-volta fut supprimée par décret colonial pour des raisons de stratégies économiques. Elle fut partagée entre le Niger, le Soudan français et la Côte d’Ivoire. On parlait alors à cette époque de « basse Côte d’Ivoire » et de « Haute Côte d’Ivoire ». Après d’âpres combats politiques, le Mogho Naba et ‘’son’’ député Henri Guissou obtinrent le 04 septembre 1947 au parlement français le vote de la loi portant rétablissement du territoire de la Haute volta dans ses limites géographique et juridique telles que les avait fixés le gouverneur Angoulvent en 1919. Voir Guissou (Basile), Burkina Faso, un espoir en Afrique, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 25-31. 173 Daniel Ouezzin Coulibaly est considéré par certains historiens comme un lutteur politique émérite ayant tissé avec certains de ses pairs le complexe réseau des structures fédératives du RDA (Rassemblement Démocratique Africain) dans toute l’Afrique francophone. Il était à juste titre considéré comme l’homme de main du leader d’alors : Félix Houphouet-Boigny. On le désiganit donc par l’appellation « le lion du RDA ». Voir Guissou (Basile), Op.cit., p. 33. Voir également Zan (Semi-Bi), Ouezzin Coulibaly, le lion du RDA, Abidjan, CEDA, 1995
241
Dans la tradition orale africaine, la termitière a toujours représenté
un symbole de 1er et 3e degré. Elle symbolise en effet d’une part, la
chaîne des générations dans leur perpétuel effort d’union pour la
construction de la cité (…). Elle symbolise d’autre part, la parole
souterraine des ancêtres et constitue pour cela une réserve
inépuisable de forces (…).
La termitière, c’est encore et aussi le nombril de la terre-mère, chez
les Bétés notamment, et le clitoris de la terre-mère chez les Dogon
du Mali. La termitière enfin, c’est l’énigme du pouvoir et le symbole
de l’unité des contraires. Il en va ainsi parce que la termitière,
comme l’enseignaient les anciens, unit le ventre de la terre (où
résident les immortels) et le monde fini des vivants (…) bref dans
notre tradition orale, la termitière est un symbole riche et positif174
C’est donc en considérant la termitière dans sa symbolique comme une réserve
inépuisable de la parole et de l’art des anciens que Pacéré en donne une
matérialisation illustrative à travers sa devise bien connue, dominant presque
toutes ses œuvres théoriques et poétiques, et énoncée ainsi :
Si la termitière vit
Qu’elle ajoute de la terre à la terre!
Pour certains comme Zadi, Urbain Amoa et Léon Yepri175, la portée de cette
sentence ne peut qu’être logique au point de se rapporter à une émulation au
progrès social, pour nous elle est d’abord d’ordre sociologique ; elle permet
surtout de saisir « la représentation du monde » chez Pacéré, sous les
auspices d’une certaine ‘’quête de l’origine et de l’originalité’’. Elle traduit en
somme un pan de la création des écrivains africains, dominée par le discours
dominant sur l’oralité et la tradition, inséparable de l’idée d’une Afrique
ancienne, traditionnelle dont le mode de pensée et de création ressortit à
l’incontournable tradition orale.
174 Zadi Zaourou (Bottey), Postface à la guerre des femmes suivi de la termitière, Abidjan, NEI, 2001, p.138. 175 Zadi Zaourou (B.), Op.cit., Ibid. Urbain (Amoa), Op.cit., Idem Yepri (Leon), Op.cit., Idem
242
On retrouve les mêmes modalités de la « représentation du monde » par une
pensée / écriture / ré-écriture de l’histoire chez Zadi à travers son triptyque Fer
de lance. En effet, dès les premières lignes du livre I, il apparaît que nous
avons affaire à une mélopée produite sur une scène traditionnelle (la place du
village) par des poètes appartenant au champ de la tradition orale et dont le
chant poétique semble être une célébration de l’histoire de l’Afrique et du
monde dans leurs capiteux instants. Cette ré-écriture part donc d’une
réinterprétation de l’histoire du microcosme « d’Eburnie », c’est-à-dire de la
République de Côte d’Ivoire à une rédéfinition de l’histoire de l’Afrique et du
monde dans leur ‘’ déroulé’’ local et global, le tout sous la forme d’une grande
épopée transcendant la clôture des frontières (l’épopée étant traditionnellement
la relation d’une histoire unique en un lieu unique) :
Jamais mon peuple et moi n’avons été hors de l’histoire / mais dans
le ventre de l’histoire
(…)
Voici désormais tous mêlés hors espace hors temps la ronde des
ombres fortes / les meilleurs de mes fils / ceux dont le front touche
aux rivages du soleil176
La mise en forme de cette histoire part d’abord d’un panégyrique à l’endroit des
pairs du poète puis comme chez Senghor, Césaire et Pacéré d’un éloge
adressé aux personnages illustres de l’histoire politique africaine et mondiale.
Dans le premier cas nous avons une adresse d’honneur destinée aux anciens
poètes de la tradition orale, considérés comme ‘’ancêtres’’ et légateurs de
l’héritage poétique actuel.
Il y a comme tête de file de ces « grands diseurs de symboles » Gbazza Madou
Dibéro177, poète de l’oralité bien connu dans la culture traditionnelle du Sud-
ouest de la Côte d’Ivoire :
176 Zadi Zaourou (Bottey), Fer de lance, p. 33 et 37. 177 Madou Dibéro est un éminent poète de la tradition orale, originaire de Guibéroua en République de Côte d’Ivoire. Il est décédé en 2000 à un âge très avancé. Ses ‘’créations’’ ont constitué un corpus et une référence constants chez Zadi tant au niveau théorique que poétique. On le retrouve d’ailleurs dans Césaire entre deux cultures (déjà cité) mis en relation avec le poète martiniquais.
243
Le maître de la fine et douce parole jaillie de la bouche
l’accompagnateur du mélodieux Pédou
Dazô Wueudji dont la voix ne s’enroue jamais !
Que je te salue en passant
O pluie diluvienne
Zoguehi-le-caméléon
Moire vivante moire au cri si pur
Perle
Perle unique perle de l’ombre Kipré Zoukouté
Que je te salue de ma main rude et chaude
Que je te célèbre de ma voix rude et chaude
Que je te salue, Gbazza Madou Dibéro178
Il y a à ses côtés d’autres poètes et supposés « maîtres de la parole » du terroir
comme :
Et mon peuple interroge encore la prophétie très ancienne
L’oracle du jour et les cauris de l’ancêtre Lagobeu Baté
(…)
Le cercle autour du feu de prudence
Une bouche une main (la diabolique virtuosité du vieil
OSSIRI)
(…)
J’ai vu surgir des tripes du soir l’ombre d’Ogotemmeli
Le suivaient Koffi Kpékpé, Gbaka Lékpa … et Waï de Yacolo
Prosternez-vous au passage du docte cortège et que prêche
Tierno Bokar le sage du Bandiagara
Nous ressusciterons nos morts !
Et qu’ils soient célébrés aux quatre rives de la diaspora …179
Ces personnages et personnalités célébrés constituent des patrimoines voire
des propriétés du continent africain, principalement des hameaux reculés de
« la terre d’Eburnie » en Côte d’Ivoire à la falaise du Bandiagara au Mali où les
178 Zaourou Zadi (B.), Op.cit., p. 22. 179 Zaourou Zadi (Bottey), Op.cit., p.26-37.
244
divinités « le lointain et bien proche Kaïdara »180 ainsi que les ancêtres Dogon
et Peuhl (Ogotemmeli et Tierno Bokar ‘’maître d’initiation’’ d’Hampaté-Bâ) ne
manquent pas à la litanie.
Ils sont situés dans le même registre que leurs héritiers successeurs de la
littérature écrite moderne : de Césaire à Sony Labou Tansi en passant par
Tchicaya U’ Tamsi et Jean-Marie Adé Adiaffi :
Et que revienne du souterrain pays l’ombre
du fils du poème, Adé Adiaffi de beau regard
que ma race prénomma naguère Beau-temps-des-prés
(…)
Que gloire au divin Césaire, Dowré mon fils et sus au
petit homme au cœur de roc181
Dans le second cas, c’est encore une évocation dithyrambique des « morts
vaillants » : cette fois-ci illustres personnages de l’histoire politique de l’Afrique,
de la résistance aux esclavagistes et colons venus d’au-delà des mers à la lutte
pour les indépendances. Il y a d’abord les pionniers : des espaces du Djebel
aux terres de l’Afrique occidentale française en passant par les territoires
Zoulous jusqu’aux îles antillaises (Haïti, Antilles françaises) :
Mes morts vaillants
Moïse et Ramsès de l’antique Hisraîm
Kala Djata
Toussaint
Dessalines au cœur d’aigle
Chaka
Samory de Bissandougou
Babemba
Gbenbi de Galba ici en terre d’Eburmie
Séka Séka de Moapé ici en terre d’Eburnie182
180 « Kaïdara » en référence au titre bien connu d’Hampâté-Bâ, Kaïdara, récit initiatique peulh. Ce personnage est considéré comme dieu de la fortune, du pouvoir et de la sagesse. Voir Zaourou Zadi, Op.cit., p.25. 181 Zaourou Zadi (Bottey), Op.cit., pp. 8-10 et 25. 182 Zaourou, Op.cit., p.37-38.
245
Ces pionniers dans le cadre de leur participation à l’histoire sont indissociables
des troupes de combat qu’ils constituèrent. Ainsi tout comme Senghor et
Pacéré évoquent les « tirailleurs », Zadi célèbre « les Sofas », troupe de
combattants de Samory Touré, décrite comme équivalente de celles de Chaka
ou de Toussaint Louverture. Zadi rappelle et façonne quelques-uns uns de
leurs faits et gloires :
Archinard tint parole (…)
La horde qu’il n’avait cessée d’intoxiquer déferla sur l’empire
de l’Almany Samory
Troufions blancs et spahis conquirent une à une des cités
vides ; le peuple s’était levé
Et sous la bannière du plus génial des stratèges que le
Manding ait jamais connu, il avait commencé sa longue
marche vers le pays levant. Face à l’ennemi,
les soldats d’élite firent merveille. Ils avaient pour vaincre
un courage sans égal (…)
L’ennemi s’était juré d’en finir, juste en quelques semaines.
Il guerroya sept ans. Sept années longues et longues ;
Quatre-vingt-quatre lunes pendant lesquelles le Manding
accumula faits et gestes et se couvrit de gloire. Longtemps
encore le monde se souviendra des sofas car immortels
furent leurs exploits et sublime leur exemple.
Jusqu’à ce jour, leur souvenir rougeoit comme flamme
éternelle au cœur du simple berger des savanes et
jusque dans les contrées forestières d’Eburnie183
La construction de cette histoire des « sans histoire » sous forme d’épopée se
poursuit par des chants d’éloges composés pour la circonstance, en voici un
extrait :
Bénis soient vos cœurs
Guerriers indomptables,
Bénis soient vos fils
Pour que vive et règne toujours plus magnifique,
183 Idem, p.50-51.
246
Notre Almany au cœur si pur
Allez donc
Lions de Wassulu !
(…)
Sofas intrépides,
Allez toujours
(…)
Las de guerroyer en terre mandingue
L’homme blanc repassera les dunes du Sahel et s’en retournera au
pays des glaces éternelles.
Fatigué, vaincu,
Il s’en ira loin des vertes rives du Djoliba (…)184
Au regard de cette ‘’trace’’ de l’histoire, le poète termine sa célébration sous
fond de conclusion à la manière d’un conteur face à son auditoire :
Ainsi vibraient, voilà six décades, nos sylves et nos savanes
semant partout courage et fierté mâle,
Les sofas aux pieds agiles couraient les plaines,
sur les traces de bandits au blanc visage.
Leurs hymnes gonflaient les poitrines d’espoir
Et les génies eux-mêmes, pour les voir,
Guettaient dans l’ombre leur passage185
A côté de ces pionniers résident ceux qu’on peut imparfaitement appeler
« les héritiers », personnages centraux souvent ‘’héroïsés’’ de l’histoire
africaine contemporaine : N’Krumah, Lumumba, Amilcar Cabral, situés dans le
même registre épique et historique que les acteurs de l’histoire d’autres pays
dominés du monde comme la Chine ou le Vietnam avec la figure de ‘’Hô Chi
Minh’’.
Je savais qu’agilement Kwamé dansait la danse des sorciers
Je savais qu’il avait le mollet maigre et la jambe frêle de
Macoco
Qu’à peine ses reins d’enfants supportaient son corps immense
184 Idem, p. 52-53. 185 Idem, p. 53.
247
Mais il chantait lui, le chant guerrier de l’oncle Ho et le
Suc de ma terre inspirait son âme toute de vaillance.
(…)
paix sur ton âme Osagyefo …
- O ! fière et tendre nostalgie de mes siècles de règne.
Ghana Ghana (…)
De siècle en siècle la mort étrange allogène sur mes princes
Valeureux
(…)
Amilcar Cabral …
Il mourut de la dague scélérate
Le dernier de mes preux
Patrice Aymeri Lumumba
La flamme (…)186
On peut ainsi voir qu’à l’instar de ses ‘’pères et pairs’’, Zadi conçoit une
‘’pensée / écriture de l’histoire’’ qui abolit les frontières, notamment les
frontières entre « la terre d’Eburnie » et l’Afrique d’une part et entre l’Afrique et
le monde d’autre part.
Cette écriture / ré-écriture de l’histoire pour représenter le monde
‘’littérairement’’ s’appuie de ce fait sur une méthode qui permet d’établir une
profonde différence entre la représentation du monde chez les écrivains et cette
même représentation telle qu’on peut l’observer chez les historiens.187
La caractéristique principale de la première (qui nous intéresse ici) repose
essentiellement sur le ‘’décentrement’’, c’est-à-dire globalement le
déplacement, le bouleversement ou la redéfinition des modalités classiques de
la représentation (l’espace ou le lieu, les personnages, les évènements). C’est
pourquoi chez le poète ivoirien, « le centre du monde » subit une mutation
inhabituelle pour se déplacer en divers lieux : il est quelques fois situé en
plusieurs microcosmes de « la terre d’Eburnie » dont « Yacolo », espace
‘’inconnu de l’ouest de la Côte d’Ivoire mais symboliquement chargé parce
qu’abritant cette illustre assemblée des « diseurs de symboles ».
186 Idem, p 41-46. 187 L’histoire de la Côte d’Ivoire chez Zadi diffère par exemple de l’histoire de la Côte d’Ivoire chez Loukou. Voir Loukou (J.N.), Histoire de la Côte d’Ivoire, Abidjan, CEDA, 1984.
248
« Le centre du monde » peut se loger aussi du côté du soleil levant,
précisément en terres orientales où « les pistes rouges de la Chine » se
subsituent aux espaces institutionnalisés de la liberté contenue d’ordinaire dans
le symbole parisien ou londonien ou même américain.
La particularité de cette histoire dé-centrée réside aussi dans l’interprétation
d’une des traces fondamentales de l’histoire : la révolution dans son
acceptation et dans sa pratique.
Ainsi tout comme la révolution française devient imparfaite aux yeux de Césaire
parce qu’elle efface sa part nègre, les différents changements de régime en
Afrique doivent plutôt pouvoir s’inspirer non de 1789 mais plutôt des modèles
révolutionnaires réalisés en Orient et dont les modèles les plus achevés
peuvent être ceux de Mao en Chine ou de Hô Chi Minh au Vietnam, eux-
mêmes inspirés sans doute de la révolution bolchevique de 1917 en Russie.
De ce point de vue, la chute de N’Krumah au Ghana, la mort de Lumumba, de
Toussaint ou la capture de Samory,
Rouge est ma lune le soir au lendemain des mélasses
d’Accra188
ne peuvent que susciter la danse de la mort « le Kwali » et non celle de l’espoir.
Tout comme les évènements politiques de l’Eburnie dont la pire des illustrations
demeure selon lui le coup d’Etat de décembre 1999, dirigé par Robert Guei
Ah toi
Mauvais fils et cauchemar d’Eburnie
Héros dont la seule et maudite victoire
Est d’avoir vaincu et violé l’âme de ta mère189
188 Idem, p.40. 189 Idem, p.148.
249
De ce fait, ces évènements de l’Eburnie ne sauraient être inscrits dans une
possible histoire des révolutions africaines ou mondiales : Robert Guei devient
un anti héros de notre temps :
Les peuples se souviennent à jamais
Et disent et redisent aux générations à naître
Que mon pays a souffert, Dowré,
Des frasques de Pap’Rémo.
Souffert je dis … souffert
dans son sang
dans sa chair
dans son orgueil
Souffert Dowré mon peuple
Tout mon peuple
Des sept plaies que lui ouvrit Pap’Rémo190
Les traces par lui laissées sur les pages historiques de l’Eburnie et de l’Afrique
sont sombres :
Eclipse de soleil sans semonce
NUIT !
Toutes les forces des ténèbres au rendez-vous de Décembre
Et naïf si naïf mon peuple qui croyait qu’un père Noël
lui venait du ciel ténébreux en tenue de combat (godillots
et treillis) et sabre au clair pour en finir en un duel
à mort avec la misère et la dette prédatrice191
Ces pages sont malheureusement mal décodées et faussement qualifiées par
certains acteurs politiques de « révolution des œillets » :
190 Idem, p. 152. 191 Idem, p. 158.
250
JUILLET
Les bals des mutins se muèrent tout soudain
en balles de butins
en essaims d’assassins
en bals de coquins
et les ‘’œillets’’ de la révolution
en œillères du crime
du viol et
du vol192
Enfin, il précise :
Cette étoile qui sillonne le ciel d’Abidjan et qui danse à l’appel
de vos tambours rituels et au rythme de vos chants (…)
Cette étoile n’est pas l’étoile que nous annoncions hier
Cette étoile n’est pas l’étoile que ton peuple attendait, Hermès193
On le voit : la représentation du monde chez Zadi prend en compte les
modalités déjà décrites chez ‘’ses pères’’ (Senghor et Césaire) ainsi que chez
son pair (Pacéré). Elle repose sur une pensée de l’histoire précisément celle de
la Côte d’Ivoire connectée à toute l’Afrique et tous les espaces du monde.
L’effacement des frontières, une approche particulière de la notion de révolution
permettent de visiter le passé, de construire le présent et surtout de représenter
un monde africain par la voie de la poésie en laissant toujours sous-jacente
mais pas invisible cette fidèle « idée de l’Afrique », vue sous le prisme subtile
mais omniprésent de la tradition et de l’oralité.
Mais les formes orale et traditionnelle de la création littéraire africaine ne se
limitent pas à la seule forme du dire poétique ou encore moins à la seule
représentation du monde africain, de son passé, de ses personnages ou de ses
histoires. Ces formes orale et traditionnelle relèvent aussi de ce que nous
nommons « les deuxièmes formes ou autres items de la culture orale et
traditionnelle ».
192 Idem, p. 159. 193 Idem, p. 162.
251
CHAPITRE II – LES DEUXIEMES FORMES : AUTRES ITEMS DE
LA CULTURE ORALE ET TRADITIONNELLE
Ces deuxièmes formes porteront aussi bien sur les catégories internes des
textes que sur leurs aspects externes tels qu’ils sont représentés par d’autres
items de la culture orale et traditionnelle, à savoir les arts de la parole , la figure
du maître de la parole et les instruments de musique traditionnels.
I – LES ARTS DE LA PAROLE
Il est ici question d’analyser une interférence perçue entre les caractéristiques
générique et structurelle du texte africain et celles des arts traditionnels et
oraux fondés sur le fait de la parole. Nous touchons donc là au problème, déjà
évoqué aux chapitres précédents, de la correspondance ou de l’indistinction
des arts et/ou des genres dans le champ littéraire africain. On peut pour être
plus précis poser la question : « en quoi les textes des pionniers et des
prétendants peuvent-ils être lus comme des récits mythiques ou épiques, des
contes ou des genres de la scène » ?
Mais bien avant, il nous faut admettre que ce problème relève à bien des
égards de l’importante question des « genres littéraires », elle-même ayant un
sens historique très pertinent dans le développement de la littérature générale
et occidentale particulièrement. Comme le confirment les études recueillies et
présentées par Daniel Mortier :
(…) Les genres littéraires ont occupé et occupent encore une place
importante dans les horizons de création et de réception de la
littérature [occidentale]. Se modifiant insensiblement ou
spectaculairement, apparaissant, disparaissant ou réapparaissant au
gré des esthétiques, se contaminant ou au contraire, s’opposant de
plus en plus radicalement, ils se sont imposés aux écrivains et aux
252
lecteurs ou aux spectateurs. Ils ont également été utilisés et
transformés par eux consciemment ou inconsciemment selon des
processus complexes194
Il s’ensuivra que cette question des genres et/ou des arts littéraires est
également un aspect incontournable de la constitution du champ littéraire
africain et de sa récente histoire.
Nous l’avons déjà dit : c’est le projet senghorien de recherche des éléments
constitutifs d’une civilisation africaine, et d’une esthétique négro-africaine, qui
servira à systématiser l’idée de l’unité des arts ou de la confusion des genres
en tant que particularité de l’expérience littéraire africaine. A notre avis, un des
sens de ce projet réside dans la valeur et la reconnaissance rattachées à
l’écrivain et à son œuvre sur classification des genres. On sait en effet que les
périodes littéraires antiques et classiques occidentales ont érigé des clôtures
infranchissables entre les écrivains selon les genres pratiqués. De ce fait, le
romantisme du XIXe siècle et le surréalisme du XXe siècle peuvent être perçus
comme une opposition195 voire une remise en cause profonde des critères et
règles canoniques littéraires imposés par l’antiquité et le classicisme gréco-
occidental sur un air de « terreur dans les lettres » selon l’expression de Jean
Paulhan196, tout comme d’ailleurs la critique des années 1960, dans le sillage
des propositions de Roland Barthes et du « textualisme » avait fait de cette
notion de genre littéraire son principal objet de réflexion.
Le point de vue senghorien se situe dans cette mouvance de refus observée au
cours de cette période ; refus d’un genre ‘’noble’’ contre un genre ‘’roturier’’,
signifiant en filigrane pour l’acteur du champ africain, un refus d’une littérature
africaine niée et méconnue197.
194 Mortier (Daniel), Les grands genres littéraires, (études recueillies et présentées par), Paris, Honoré Champion, 2001, p.7. 195 On peut ainsi opposer Platon et sa république (Livre III), Aristote et sa poétique, Boileau et son art poétique à Goethe et Schiller (écrits esthétiques et lettres sur l’éducation esthétique), Hugo (préface aux odes et ballades, préface de Cromwell), Breton et les surréalistes, enfin les « classiques » et les « modernes ». 196 Paulhan (Jean), Les fleurs de Tarbes, 1941. 197 On sait en effet qu’à l’époque de la gloire du roman, certains écrivains africains comme Camara Laye se sont vus nier la fraternité de leurs œuvres romanesques, notamment L’enfant noir.
253
En concevant donc le texte africain comme « ouvert »198, c’est-à-dire mettant
en cause les classifications anciennes des genres littéraires, Senghor, fidèle à
la philosophie ‘’naturaliste’’ héritée du scientisme du XIXe siècle (avec Taine,
Lanson et même Gobineau), adhérant également à l’idéalisme allemand de son
époque sous l’impulsion sans doute de Goethe, en viendra à ériger « la
primitive oralité », chère à l’ethnologie coloniale ou africaniste en fondement de
la littérature africaine distinguée, voire « incarnée » :
(…) Tous les espoirs sont permis aux écrivains négro-africains s’ils
savent conserver ce sceau de la négritude (…) exprimer les
problèmes angoissants que pose le monde à l’Afrique de 1955, c’est
encore bien, mais précisément, cette expression n’aura de force,
n’arrachera la conviction que dans la mesure où ces problèmes
seront dits, plutôt chantés, d’une voix brûlante, d’une voix nègre.
L’art doit être incarné, sans quoi il n’est que « littérature »241
Et plus loin, il présente le principe de la totalité de l’art littéraire africain :
Il n’y a en Afrique noire, ni douanier, ni poteaux indicateurs aux
frontières. Du mythe au proverbe, en passant par la légende, le
conte, la fable, il n’y a pas de frontière (…) à l’intérieur même des
genres les murs de classification se révèlent poreux (…)199
L’écrivain africain se trouve à ce titre déplacé comme l’aède dans une situation
particulière de transmission et de communication littéraire, soumis à une
obligation de susciter chez le destinataire quelques réactions escomptées.
Pour ce faire, sa production littéraire doit être tout à la fois : récits mythiques et
épiques, contes, proverbes, genre de la scène, c’est-à-dire en définitive arts de
la parole.
198 Senghor (L.S.), Liberté I, négritude et humanisme, p.174. 199 Senghor (L.S.), Liberté I, p.242.
254
A partir d’une définition sommaire du mythe conçu comme récit fabuleux
d’origine populaire, mettant en scène des êtres incarnant sous une forme
symbolique des forces de la nature ou des aspects de la condition humaine,
c’est-à-dire selon G. Durand prenant en compte « un système dynamique de
symbole, d’archétypes et de schèmes »200, situé au principe du récit, il apparaît
que les caractéristiques ou les traits généraux que Samuel Eno Belinga dégage
du récit oral (l’épopée précisément), tel que pratiqué dans certaines régions de
l’Afrique centrale : le Cameroun, le Gabon et la Guinée équatoriale peuvent être
étendus à la plupart des écrivains du champ littéraire africain, notamment de
Senghor / Césaire à Zadi / Pacéré, car comme on a pu le constater, les écrits
de ces derniers comportent par endroits :
- dans leurs parties dramatiques : des récits de combat héroïques,
des mimes et des danses ;
- dans leurs structures narratives : des chants, des formules
stéréotypées, des généalogies (…)201
A cet effet, il apparaît que les écrits de ces écrivains abondent en ce que nous
pouvons appeler des éléments ‘’mythogènes’’ parce que sources ‘’naturelles’’
de tout mythe, de toute épopée ou de toute légende, en signalant bien entendu
que puisqu’il nous faut transcender les exigences des classifications détaillées,
nous choisissons ici de considérer l’épopée et la légende comme appendice du
mythe.
On note par ailleurs que les éléments mythogènes présents chez les auteurs
concernés ne servent pas à désactualiser ou deshistoriciser l’œuvre ou le texte
poétique à la manière de saint John perse qui affirme faire « échapper l’œuvre
à toute référence historique aussi bien que géographique »202 dans le but de
« maintenir l’homme dans ses mœurs presque à l’état primitif et l’homme dans
200 Durand (Gilbert), Les structures anthropologiques de l’imaginaire, déjà cité, p. 64. 201 Eno Belinga (Samuel), La littérature orale du M’vet à travers les pays de l’Afrique centrale : Cameroun, Gabon, Guinée Equatoriale in La tradition orale, source de la littérature contemporaine en Afrique, ICA, NEA, 1984, p.136. 202 Saint John perse, Œuvres complètes, La pléiade, Gallimard, 1972, p. 564.
255
ses penchants presque à l’état d’innocence »203. Bien au contraire, ici, l’histoire
ancienne et l’histoire nouvelle servent par le biais du mythe à la création
littéraire, elle-même créatrice de mythe.
Cela dit, que sont ces éléments mythogènes ? En d’autres termes, quelles sont
les modalités qui fondent les aspects mythiques des créations du champ
littéraire africain ?
Il y a les nombreuses connexions à la bible, le retour aux mythes grecs et
africains anciens, c’est-à-dire des traces de civilisations éloignées dans le
temps et dans l’espace, enfin des légendes, des épopées et des histoires
populaires de la tradition orale africaine. L’évocation biblique est fort
prépondérante dans la création littéraire de Senghor et Césaire. On trouve ainsi
chez Senghor l’usage du principe de la croyance judéo-chrétienne bâtie sur le
mythe d’un dieu créateur incrée à l’origine de toute chose et dont le fils souffrit
une passion sacrificielle pour absoudre le péché originel de l’humanité et la
sauver à travers certains textes comme « prière de paix », « prière des
tirailleurs sénégalais », « Laetare Jérusalem », c’est la profession d’une foi en
ce dieu et accessoirement la reconnaissance ou la consolidation des mythes
qui lui sont inhérents : notamment l’unicité de ce dieu en trois personnes,
l’avènement et la figure christique, la croyance eschatologique du salut et du
paradis … L’usage biblique en tant qu’élément ‘’mythogène’’ c’est également le
récit génésiaque du « Verbe » (entendre ici « la parole poétique ») situé « au
commencement de toutes choses », ainsi que la proclamation des pouvoirs
alchimiques, voire magiques ou dynamogéniques de la parole-Dieu, Parole-
Esprit, tendant à faire de la poésie une pratique sacerdotale et du poète
l’incarnation de Dieu :
(…) Ainsi, est-ce Dieu lui-même qui par son inspiration confond en
une symbiose miraculeuse la parole du poète et le verbe divin (…)
Et que chantons-nous sinon la parole poétique, la parole féconde qui
les transforment, en nous convertissant, nous-même les poètes, en
des êtres divins ?204
203 G. Ungaretti, préface d’Anabase, in Œuvres complètes, Op.cit., p. 1106. 204 Senghor (L.S.), « Dialogue sur la poésie francophone » in Œuvre poétique, p.387- 407.
256
Les mythes littéraires engendrés par les mythes bibliques nous semblent plus
intéressants chez Césaire. Ainsi que l’a montré Véronique Halphen-Bessard
dans sa contribution à l’étude de l’imaginaire césairien205, on peut déceler dans
la poésie de Césaire les trois étapes du mythe biblique : l’exode, l’errance et la
terre promise. L’exode a pour symbolique fondamentale le bateau négrier qui
traverse la mer comme la caravane des hébreux traversant le désert pour fuir
l’esclavage à eux imposé par le pharaon d’Egypte au XIIIe siècle avant notre
ère206. Aussi les allusions au bateau négrier et à la traite sont-elles récurrentes
et assez explicites dans le cahier :
(…) J’entends de la cale monter les malédictions enchaînées, les
hoquettement des mourants, le bruit d’un qu’on jette à la mer … les
abois d’une femme en gésine … des raclements d’ongles cherchant
des gorges … des ricanements de fouet … des farfouillis de vermine
parmi des lassitudes207
Et un peu plus loin, on a également manifeste cette thématique de l’exode ou
de la traversée sans retour.
Et voici parmi des déchirements de nuages la fulgurance d’un signe
Le négrier craque de toute part … son ventre se convulse et résonne
… l’affreux tenia de sa cargaison ronge les boyaux fétides de
l’étrange nourisson des mers.
En vain pour s’en distraire le capitaine pend à sa grande vergue le
nègre le plus braillard ou le jette à la mer, ou le livre à l’appétit de
ses molosses208
205 Halphen-Bessard (Véronique), Mythologie du féminin dans l’œuvre poétique d’Aimé Césaire, contribution à l’imaginaire césairien, Villeneuve, Presses universitaires du septentrion, 2000. 206 Bien sûr, nous ne perdons pas de vue la différence radicale qui sépare ces deux exodes. On peut par ailleurs souligner leur similitude en ce qu’ils portent tous deux sur la précieuse question de la liberté (voir Glissant (Edouard), poétique de la relation, déjà cité, p.17. 207 Césaire (Aimé), Cahier, p. 35. 208 Césaire (Aimé), Cahier, p. 54.
257
Quant à l’errance, elle caractérisera la recherche de soi et rappelle l’image
mythique du juif errant. Mais contrairement à la damnation légendaire
condamnant ce personnage à errer jusqu’à la fin des temps, le nègre césairien
ou « juif-nègre » ou encore « nègre-juif » pour reprendre les mots chicaya
U’tamsi, erre dans la perspective d’une quête libertaire. Aussi son errance
prend-elle en compte toujours selon Véronique Halphen-Bessard, « l’élément
marin, le corps perdu et le poète-navire »209.
Effectivement, l’élément marin remplit une fonction de « mythèmes »210 comme
dans le cas de l’exode en ce qu’il participe selon Lévi-Strauss de la
structuration ou de la mise en forme du mythe. La mer prend surtout plusieurs
visages : la mer est une ogresse parce qu’elle dévore les captifs du bateau
négrier (« un gargouillement de noyés de la pause verte de la mer »). La mer
est également assimilée par moment à un animal monstrueux, le Léviathan ou
le chien :
La mer est un gros chien qui lèche et mord la plage aux jarrets et à
force de la mordre elle finira par la dévorer, bien sûr la plage et la
rue paille avec
(…)
c’est une eau qui lèche ses babines d’eau
vers des fruits de noyés succulents211
En plus de l’élément marin, il y a « le corps perdu » qui semble conjuguer les
notions comme ‘’points d’ancrage’’, ‘’mobilité’’ en participant ainsi au
déroulement du mythe de l’errance.
« Le corps perdu » c’est dans un premier sens le corps à la dérive c’est-à-dire
les mouvements de descente et de remontée du corps, pouvant suggérer le
trajet initiatique de descente aux enfers à laquelle succède la résurrection (re-
naissance ou nouvelle naissance) puis l’ascension vers la lumière.
209 Halphen-Bessard (Véronique), Op.cit., p.196-206. 210 Lévi-Strauss (Claude), Mythologiques, l’homme nu, Plon, Paris, 1971, p. 571. 211 Césaire (Aimé), Cahier, p. 19 et « Le grand midi » in Les armes miraculeuses, p. 125.
258
S’il se rapporte ainsi à l’image du nègre déporté, déraciné et condamné à
l’errance à la recherche d’un point d’ancrage, « le corps perdu » c’est dans un
second sens l’image de « l’algue » (« crinière paquet de lianes espoir fort des
naufragés »), plante aquatique de forme filamenteuse ou rubanée ayant valeur
positive dans l’imaginaire césairien et désignant le fait de « s’accrocher », le
point d’ancrage (d’aucuns diraient la « racine ») mais aussi la nécessaire
mobilité.
Il y a enfin dans ce mythe de l’errance, le poète-navire qui se confond non pas
seulement avec le voyageur comme le suggère Michaël Dash212 mais surtout
avec le fait du départ (la navigation, l’embarcation), l’élément de ce départ (le
bateau, la pirogue, le navire) et le point de chute de ce départ (le port, la
destination).
Nous en arrivons là à l’étape de « la terre promise » dans ce déroulement de
mythes bibliques. La terre promise renvoie selon le récit biblique à l’objet de la
promesse faite par Dieu à Abraham. Pendant l’étape de l’errance dans le
désert, le peuple élu aspire à entrer dans « le pays où coule le lait et le miel »,
ce pays nommé « terre de Canaan » prend une si grande valeur d’espérance
que sa conquête prend quarante années de rudes épreuves : errance
interminable dans le désert, interventions et présence permanente de Dieu à
travers le personnage de Moïse, désespoir du peuple tombé par moments dans
l’idölatrie, colère de Dieu, puis nouvelle déportation (l’exil de Babylone), enfin
arrivée à Canaan que Moïse n’atteindra jamais.
Deux espaces géo-anthropologiques semblent remplir chez Césaire cette
fonction de la terre promise : il s’agit à la fois de l’Afrique et de l’île.
En effet, l’Afrique est évoquée dès les premières lignes du Cahier comme un
paradis perdu :
Puis je me tournais vers des paradis pour lui et les siens perdus,
plus calme que la face d’une femme qui meut et là bercé par les
effluves d’une pensée jamais lasse je nourrissais le vent, je
déglaçais les monstres et j’entendais monter de l’autre côté du
212 Voir Dash (Michaël), « Le bateau ivre césairien et le poète de la connaissance » in L’anathor, p. 157. Voir également Vershseren (Emile), « Le port » in Les villes tentaculaires, Gallimard, 1982, p 109.
259
désastre, un fleuve de tourterelle et de trèfles de la savane que je
porte toujours dans mes profondeurs213
L’Afrique c’est aussi la mère-refuge : terre-mère, matrice originelle :
Et je vois l’Afrique multiple et une (…)
Et je redis Hoo mère214
Dans la tragédie par exemple, le roi Christophe agonisant évoque cette mère-
protectrice :
Afrique ! Aide-moi à rentrer, porte-moi comme un vieil enfant dans
tes bras et puis tu me dévêtiras, me laveras. Défais-moi de tous ces
vêtements, défais-m’en comme l’aube venue, ou se défait des rêves
de la nuit215
L’Afrique paradisiaque c’est enfin le lieu de repos après la mort, espace
ancestral, de reviviscence de l’âme. A. Kourouma dans les soleils des
indépendances nous en donne un bref aperçu avec la dépouille mortelle du
Cousin Lancina ramenée au village par voie mystique au regard de la valeur
que la tradition africaine accorde à l’espace matriciel, voir originel ou maternel.
Chez Césaire, c’est la même projection de l’Afrique où toujours dans la
tragédie, le roi Christophe est transporté dans une ville mythique africaine
conformément au rituel rappelé ci-haut qui veut que le mort retourne en Afrique,
dans le ‘’ventre’’ maternel :
213 Césaire (Aimé), Cahier, p. 9. 214 Césaire (A.), « Pour saluer le tiers-monde » in Ferrements, p. 374. 215 Césaire (A.), La tragédie du roi Christophe, p. 147.
260
Père, nous t’installons à Ifé
sur la colline aux trois palmiers
Père, nous t’installons à Ifé dans les seize
rhombes du vent
A l’origine
biface216
A l’instar de l’Afrique, l’île revêt aussi un caractère mythique. C’est avant tout un
espace clos qui s’apparente à un lieu de refuge, de quiétude ou d’apaisement.
Effectivement Gilbert Durand confère à l’espace circulaire une valeur positive :
L’espace courbe, fermé et régulier serait par excellence signe de
douceur, de paix et de sécurité217
L’île possède donc cette valeur de clôture sécuritaire. Dans l’imaginaire
césairien, elle prend alors la signification mythique paradisiaque qu’on
reconnaît à l’Afrique : l’île berceuse, l’île-femme qui satisfait les sens à la
manière de venus anadyomène, l’île parfumée, l’île lumière, l’île de repos :
Laissez-le dormir
Dans son sommeil, il y a des îles, des îles comme le soleil, les îles
comme un pain long sur l’eau, des îles comme un sein de femme,
des îles comme un lit bien fait, des îles tièdes comme la main, des
îles à doublure de champagne et de femme … Ah, laissez-le dormir
… dormir218
L’île rappelle également la notion abstraite de bonheur, bonheur de l’enfance,
bonheur d’une vie faisant alors appelle à l’adjectif « heureux » récurrent dans
les vers suivants :
216 Césaire (A.), Op.cit., p. 152. 217 Durand (G.), Op.cit., p. 284. 218 Césaire (A.), Et les chiens se taisaient, p. 50.
261
L’heureuse tendresse des îles bercées par la poitrine
adolescente des sources de la mer
(…)
îles heureuses
jardins de la reine (…)219
Bien sûr des deux symboles du paradis, l’Afrique et l’île ne sont pas seulement
édéniques, elles sont surtout ambivalentes en ce qu’elles portent quelques fois
l’antithèse du paradis pour signifier l’enfer, le monstrueux. C’est dire que ces
deux symboles peuvent aussi renvoyer à la déréliction, à la honte et à la
souffrance.
îles cicatrices des eaux
îles évidentes de blessures
îles muettes
îles informes
îles mauvais papier déchiré sur les eaux220
Comme nous l’avons pourtant vu, c’est l’aspect positif conformément aux
mythes de l’espérance biblique qui nous aura intéressés.
Quant au retour aux mythes grecs et africains anciens, on les trouve d’abord
d’un point de vue théorique chez Senghor dans son « dialogue sur la poésie
francophone », où il tente d’établir un trait d’union entre la conception grecque
de la poésie et l’approche africaine de la même pratique : Dans ce sens,
l’activité poétique sera conçue pour les africains de l’époque ancienne comme
chez les grecs de la période antique en terme de « théios » (divin) ou « aïdos »
avant l’usage du mot « poïêtês ». C’est dire que selon ces époques africaines
et grecques immémoriales, le poète était habité par un dieu qui devait lui
donner la force de l’inspiration :
Sur les bancs du lycée me frappaient déjà certaines similitudes entre
les civilisations grecque et négro-africaine, que met en relief l’école
de Dakar, singulièrement entre l’aïdos grec et le griot soudano-
219 Césaire (A.), Les armes miraculeuses, p.86, et Les chiens se taisaient, p. 94. 220 Césaire (A.), Cahier, p. 49.
262
sahélien, entre les mystères grecs et les cérémonies négro-
africaines de l’initiation, dont j’ai parlé plus haut (…) le poète pour
prendre cet exemple, se « convertissant » en Dieu par la force de sa
parole, fait plus que reproduire le cosmos : par la force du verbe
divin, mais aussi par sa maîtrise de la langue, il re-crée221
Il y a à côté de cette approche grecque et africaine partagée la définition elle
aussi similaire entre l’époque d’Homère ou Platon et celle des sages Dogons et
bambaras portant sur « la parole » au sens poétique du terme.
Nous avons déjà mentionné la conception de la parole par les Dogons de la
falaise du Bandiagara au Mali telle que rapportée par les Griaule. La définition
bambara de cette notion selon les mythes qui s’y rapportent attribue comme
chez les grecs et les Dogons une origine divine au « mot ». C’est ainsi que
dans la dialectique du verbe chez les bambaras222 analysée par Dominique
Zahan, et même dans Kuma223 du sénégalais Makhily Gassama, « la parole »
possède une multiplicité de significations dont celles-ci :
1 – « créer à la manière de Dieu »
2 – « bouche qui est comparable « à la demeure du créateur
où tout se forme et se pétrit »(D zahan)
A partir de ces affinités, le propre des poètes de l’époque senghorienne sera
tout naturellement de remonter aux sources helléniques et africaines
(égyptienne et éthiopienne notamment) avec tout ce que cela comporte de
thèmes mythiques ou mythologiques rendus tels quels ou remodelés, chargés
alors de nouvelles significations. Chez Senghor c’est par exemple
Le mythe essentiel de l’Afrique d’une part, l’Afrique depuis cinq
siècles (…) crucifiée par la traite des nègres et la colonisation, mais
l’Afrique rédimée et par ses souffrances, rachetant le monde,
ressuscitant pour apporter sa contribution à la germination d’une
221 Senghor (L.S.), « dialogues », Op.cit., Ibid., p. 380. 222 Zahan (Dominique), La dialectique du verbe chez les bambaras, Paris, Mouton et compagnie, Paris-La- Haye, 1963 223 Gassama (Makhily), Kuma, déjà cité.
263
civilisation panhumaine d’autre part, l’Afrique, Afrique noire, féminité,
Amour, poésie qui apparaîtra (…) sous la figure de la reine Saba224
Avec Césaire, l’Afrique et la Grèce antique apparaissent aussi sous une même
enseigne avec leurs différents mythes. Si l’on va au-delà de son écriture
poétique, il ressort que dans certaines de ses pièces de théâtres, comme la
tragédie, la figure de Christophe, esclave affranchi devient presque identique à
celle d’un « Atlas porteur du monde . De même dans une saison au Congo,
Lumumba prend la personnalité de « Prométhée porteur de feu ».
En revenant à l’écriture poétique césairienne, nous percevons également
plusieurs modalités de manifestation du mythe.
D’abord certains titres sont assez explicites comme « mythe » et « mythologie »
dans Les armes miraculeuses.
Ensuite, des figures empruntées à la mythologie sont manifestement citées : on
retrouve ainsi, Persée, le vainqueur de la méduse dans Moi laminaire. On
reconnaît également dans le poème « Saccage », toujours extraits de Moi
laminaire, le brigand Scyrron qui selon la mythologie obligeait les voyageurs à
lui laver le pieds et qui en guise de remerciement les précipitait du haut d’un
rocher dans la mer où une tortue dévorait les pauvres suppliciés.
Il faut savoir longer sans défaillance cette falaise
d’où le pied de Scyrron nourrit d’un filet
de chairs fades une émeute de tortues225
On ne saurait oublier le traitement dans le sens de la mythologie grecque de la
thématique du « feu » avec le célèbre oiseau qui l’incarne : « le phénix »,
l’oiseau de feu qu’on ne retrouve pas seulement chez Césaire, mais aussi chez
plusieurs autres poètes du champ africain sous différentes appellations, il
incarne la re-naissance, l’immortalité, la force de regarder sans cesse demain.
Il peut paraître en outre superflu de rappeler encore chez l’écrivain martiniquais
224 Senghor (L.S.), « dialogue », p. 385. 225 Césaire (Aimé), « Saccage » in Moi laminaire, p.443.
264
la présence de l’Egypte ou de l’Afrique ancienne des empires et des royaumes
(Ghana, Dahomey, Congo).
Nous avons par ailleurs déjà mentionné le long traitement par ‘’les prétendants’’
(Pacéré et Zadi) des mythes pharaoniques de l’Egypte, et à certains égards de
l’Ethiopie ou à tout le moins de l’Afrique des grands conquérants, des grandes
civilisations mythiques, tantôt récupérées, comme mythes achevés ou alors
refaçonnés comme récits épiques aboutissant à des mythes modernes.
On peut à ce sujet répéter que Pacéré et Zadi ont su tout comme leurs
devanciers Senghor et Césaire, transformer sous la forme d’épopée certains
mythes anciens en mythes modernes. C’est sous cet angle que la
représentation du monde ancien (esclavage, colonisation et indépendances des
pays dominés en général et africains en particulier) a été érigée en mythe
moderne contemporain. Dans le sens où cette représentation a bien intégré
‘’les couleurs’’ du monde vivant actuel.
Mais en plus des mythes présents de manière explicite ou implicite chez ces
auteurs, on peut leur reconnaître une autre variante du mythe emprunté à
l’Afrique ancienne et orale.
Il y a ainsi perceptibles chez eux des légendes et des histoires populaires
fondatrices de certaines croyances et institutions traditionnelles :
J’ai vu
les flûtes des Pygmées
et des Mami-wata
chanter des airs nouveaux
qui ensevelissent les morts226
Ici deux légendes populaires sont reprises par le poète de Manega : celle des
pygmées qui appartiendraient à certains peuples de nains dans la région du Nil
et contre lesquels hercule semble avoir lutté dans des temps reculés. Selon les
légendes africaines, ces pygmées sont des génies protecteurs capables tout à
226 Pacéré (F.T.), « Demain le passé » in Refrains sous le sahel, p. 85.
265
la fois de bien et de mal, représentés d’ordinaires comme d’excellents
musiciens à la manière des chérubins des récits bibliques.
Il y a également la légende de « Mami Watta » que Zadi a reprise et
transformée dans la termitière. Mami Watta est une déesse des eaux, d’une
beauté sulfureuse et envoûtante selon la légende. Chez les Africains, elle est
représentée avec un corps humain (une tête de femme) et une queue de
poisson. Bien qu’elle se soit vue attribuée sous la plume de Pacéré et de Zadi
de grandes vertus protectrices, il faut noter qu’elle est aussi capable de bien et
de mal. Elle n’hésiterait pas dit-on à lancer des sorts à tous ceux qui
pousseraient la témérité jusqu’à refuser ses avances. Elle peut-être l’équivalent
des sirènes de la mythologie grecque, qui de leurs voix mélodieuses attiraient
et dévoraient les marins derrières les rochers.
A ces légendes, on pourrait ajouter les histoires populaires des morts qui co-
habiteraient avec les vivants, des animaux-monstres noctambules dont la
présence dans la nuit silencieuse suggère dans l’imaginaire collectif la
superposition de deux mondes visibles et invisibles. Senghor dit avoir « vécu en
ce royaume, vu de ses yeux et de ses oreilles entendu les êtres fabuleux par-
delà les choses : Les Kouss (génies, pygmées) dans les tamariniers, les
crocodiles gardiens des fontaines, les lamantins qui chantaient dans la rivière,
les morts du village et des ancêtres qui lui parlaient, l’initiant aux vérités
alternées de la nuit et du midi »227.
Pacéré le rappelle aussi bien dans ses visions quand il écrit :
J’ai vu des faucons affamés
fondre superbes sur les trônes
J’ai vu des tigres des lions, des hyènes
ajuster leurs défense de fer ! (…)
Mille horizons présents
se débattant
absurdes
dans le cataclysme des sables maudits
(…)
227 Nous traduisons Senghor, extrait de « Comme les lamantins vont boire à la source » in Liberté I, négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964, p.221.
266
J’ai vu
toutes les houles noires
Et les sucs foudroyants des mandragores
dévoiler au passage des sirocos
les crânes effondrés et impavides
J’ai vu
J’ai vu
(…)228
Mentionnons enfin des histoires africaines portant sur les actes cynégétiques et
les activités du griot fondant des mythes, des croyances et des institutions sans
oublier bien entendue que dans ce cas-ci c’est la mythologie qui précède et
fonde l’Histoire.
Sory Camara dans ses paroles très anciennes229 définit l’acte initial du « jeune
homme aux mains vides » à travers trois activités primaires : l’agriculture,
l’élevage et la chasse.
En effet dans ce récit emprunté aux mandenkas de la Guinée en Afrique de
l’Ouest, on y voit un jeune homme creuser dans la terre une fosse et y jeter de
la nourriture. De la fosse sortiront avec les développements successifs du récit,
des êtres grâce auxquels il obtiendra sa subsistance et s’accomplira.
L’agriculture figure les semailles, c’est-à-dire l’idée agricole et la subsistance
quotidienne ; l’élevage, l’idée pastorale avec son corollaire : richesse, pouvoir et
vie conjugale puisque apparaîtra à cette étape du récit un esprit féminin faisant
alors germer la connaissance et la nécessité de la vie familiale.
Enfin, la chasse apparaît comme l’activité la plus décisive en ce qu’elle devra
accomplir le jeune homme dans « son voyage à travers l’existence ».
Visiblement cet accomplissement ne peut se définir à priori que par la chasse
dans la mesure où l’accomplissement par enfantement (le sentier de
l’agriculture et du berger) est déjà connu et partagé par la femme, le double de
l’homme. L’accomplissement par la mort, c’est-à-dire la chasse demeure donc
l’ultime sentier pouvant établir la différence entre l’homme et la femme, d’où la
228 Pacéré (F.T.), Op.cit., Ibid., Idem. 229 Camara (Sory), Parole très ancienne ou le mythe de l’accomplissement de l’homme, déjà cité.
267
colère de ce dernier quand il voit la femme accomplir des prouesses sur le
terrain qu’il entend garder comme monopole.
Ce mythe du chasseur ou de la chasse auquel tiennent presque tous les
écrivains du champ littéraire africain traite ainsi, comme on le voit de l’essence
de l’accomplissement de l’homme, fonde les croyances et justifie l’existence
d’institution portant notamment sur « la division sexuelle du travail de
production et de reproduction »230 (homme = chasse, femme = cueillette).
Quant à l’activité du griot, une autre histoire lui restitue son caractère mythique :
C’est celle que rapporte Sory Camara et qu’il appelle « l’épisode sanglant de la
légende du griot »231, dans le cadre d’une étude sur l’image du griot dans le
vaste système projectif que constituent les légendes et les mythes chez les
malinkés.
En effet, selon les épisodes qu’il emprunte à certains ethnographes comme H.
Zemp232, il existerait une association fondamentale entre le personnage du griot
et l’image du sang. A travers cette association griot-sang, il apparaît que
« Sourakata » supposé ancêtre des griots dans les différentes variantes de ces
histoires et légendes, aurait bu le sang du prophète Mahomet blessé à la
guerre ou par le griot lui-même (selon les versions) pour éviter que ce sang trop
précieux du prophète ne coule sur la terre. C’est semble-t’il de ces épisodes
que la caste des griots (musiciens, orateurs maudits ou bienheureux) vit le jour.
On peut également rappeler dans la perspective des mythes portant sur le griot
et son activité deux récits traditionnels mandingue tirés encore de la partie
occidentale de l’Afrique et établissant un lien indissoluble entre le griot et le
chasseur : le premier récit dans sa version la plus connue est extrait de
l’épisode du buffle de Do.
Cette version rapporte en effet que dans le couple de maîtres-chasseurs qui
finit par venir à bout du buffle après que celui-ci eut tué cent sept chasseurs et
blessé soixante-dix-sept autres, l’aîné Oulamba eut peur au moment décisif et
se réfugia perché sur un arbre. C’est donc le cadet Oulani qui affronta le 230 Voir sur ce sujet Bourdieu (Pierre), La domination masculine, Paris, Seuil, 1998. 231 Ces histoires et légendes du griot lié au sang sont confirmes par d’autres mythes peulh, wolof ou soninké soumettant la survie du griot à la consommation de la chair d’autrui. (Voir H. Zemp « la légende des griots malinkés » repris par Sori Camara sous la forme « d’épisode sanglant » et du thème de « l’impotence » in gens de la parole, p.145-154. 232 H. Zemp, Loc.cit.
268
monstre. Après sa victoire son ainé aurait alors chanté ses louanges et c’est de
là que viendrait le mythe du musicien (griot) considéré comme le double du
chasseur. D’autre part, un autre récit se rapporte à un épisode de la légende de
Manden Bori233. Cette légende prétend que la mer du héros chasseur, après
qu’elle l’eut mis au monde, accoucha encore le lendemain d’un autre enfant,
presque un jumeau, qui accompagna Manden Bori dans ses expéditions et qui
chanta ses louanges. Il est donc présenté comme « l’ancêtre des chantres de
chasse », parmi lesquels on peut classer le griot234.
Les récits mythiques et épiques, les légendes et les histoires de la tradition
orale africaine, constituent les principales modalités du rapport au mythe des
écrivains du champ littéraire africain. On peut même dire que leurs différents
écrits sont des mythes en ce qu’ils remplissent les fonctions que Pierre Brunel a
conférées au texte mythique : A savoir la fonction de récit (le mythe raconte une
histoire), la fonction explicative, étiologique à certains égards (selon Eliade, le
mythe est toujours le récit d’une création), enfin, la fonction de sacré (toute
mythologie est une ontophanie, dit encore Eliade), c’est-à-dire révélant le dieu,
le sacré, l’être, voire la croyance.
Mais quelles peuvent être les modalités du rapport des textes étudiés au
conte ?
Répondre à cette question en ayant recours à la problématique de la
morphologie supposée distinctive des genres ne nous semble pas opératoire,
car en considérant la diversité des théories qui semblent concomitantes aux
différentes histoires des genres, telle qu’elles furent menées depuis les
époques platonicienne, aristotélicienne jusqu’à celles romantique du XIXe siècle
et formaliste structuraliste du XXe siècle. Enfin d’un point de vue philosophique
avec la phénoménologie du Husserl, Sartre, Merleau-Ponty sans oublier le
point de vue Heideggerien, il apparaît que toutes les tentatives de distinction ou
de séparation des genres s’est établi essentiellement sur une idéologie de la
pureté ou de la clôture sans toutefois parvenir à définir des critères
233 Voir A. Kouyaté, D. Aebersold et D. Keita, « la naissance extraordinaire des prouesses de Manden Bori », Vol. I, 1994, p. 73-95. 234 Jean Dérive et Gérard Dumestre établissent cependant une différence entre ce chantre des chasseurs et le griot. Voir Des hommes et des bêtes, chants de chasseurs mandingues, p. 34.
269
incontestables235 des genres. Bien au contraire, on note l’avènement d’un
éclectisme, prônant « une polyphonie des critères » en lieu et place d’une
théorie solide des critères des genres. Malgré les travaux de Jolles, Zumthor et
Propp236 on peut même raisonnablement se demander : quelles sont
aujourd’hui les différences morphologiques définitives qu’on pourrait trouver
entre la nouvelle et le conte ? le fabliau et le conte ? la poésie et l’art
dramatique ? la légende et le conte ? l’épopée et le mythe ? De même, y a t’il
une immutabilité entre genre poétique, genres en proses et genres théâtraux ?
La délicatesse de cette question de la morphologie commande donc que
nous concevions à la manière de Jauss (H.R.), l’œuvre littéraire et par
déduction le genre qui la définit comme un système de communication afin de
pouvoir relever les interférences formelles et communicationnelles qui semblent
exister entre les écrits poétiques de Senghor / Césaire, Pacéré / Zadi et l’art du
conte.
On peut dès le départ postuler que le lien perceptible entre la poésie africaine
et le conte tient de l’exclusion à la fois idéologique et systémique que la
« littérature » a exercé contre « l’oralité ».
Peut-être est-ce avec la volonté consciente ou inconsciente de re-définir alors
la littérature comme avant tout un lien de langage artistique ‘’fixé’’ que les
créateurs francophones et africains (re)-construisent le champ littéraire africain
selon un point de vue qui prend en compte le franchissement des frontières
instaurées entre l’oralité et l’écriture et par extension entre les genres.
Il va s’en dire que le conte initialement genre oral et populaire, s’il intègre la
littérature, devra l’entacher de ses marques orales et traditionnelles,
d’où la situation de communication littéraire : émetteur (conteur)
récepteur (auditoire) constatée chez les pionniers (Senghor, Césaire) ou
émetteurs (conteur) agent rythmique (double du conteur
235 On note à ce niveau que face à cette avanture historique des canons imposés par la théorie, le genre ou la création littéraire a toujours opposé des formes littéraires toutes aussi innovées et déroutantes pour le critique, d’où cette série de point de vue sans cesse modifiés et presque instables sur les genres littéraires. On peut recevoir là une des manifestations de l’opposition « prêtre » et « prophète » que Max Weber a observé dans le champ religieux. 236 Les travaux de Jolles (André), voir par exemple Formes simples, Seuil, 1972. Zumthor (Paul) , Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972, 2000. Et propp (Vladimir), Morphologie du conte, suivi de Les transformations du conte merveilleux et de E. Mélétinski, l’étude structurale et typologique du conte, traduction Marguerite Derrida, Tzvetan Todorov et Claude Kahn, Paris, Seuil, 1965 et 1970, s’inscrivent tous bien que différemment dans cette recherche des formes distinctives définitives des genres littéraires.
270
canal) récepteurs (auditoire) relevée chez Pacéré et Zadi avec les variations,
les modifications et la mutabilité que cette situation de communication suppose
selon le texte et l’auteur concernés.
En effet, dans le premier cas, ces écrivains n’hésitent pas à revendiquer pour
eux et leurs différentes créations littéraires l’esprit et le style de l’art traditionnel
et oral négro-africain, du conte spécialement. Mais à côté des questions
accessoires des formules initiales et de clôture (« il était une fois … voilà
pourquoi…), de la temporalité (un temps immémorial), de l’espace (réellement
inaccessible), des personnages du conte (animaux, hommes, êtres fabuleux)
c’est-à-dire en définitive de la fonction thétique ou non thétique de ce genre,
c’est, à notre avis, sa fonction initiatique et/ou didactique qui nous apparaît
comme une de ses fins principales. Cette fonction centrale du conte africain et
de ses interférences avec les poèmes étudiés ne porte pas en tant que telle sur
la sollicitation et le rôle de l’auditoire à travers notamment les reprises, les
répétitions, les parallélismes et les formules-refrains exercées en plusieurs
occurrences.
Effectivement, comme nous l’avons longuement analysé, les formes réitérées
constituent la première caractéristique du texte africain, dans un sens où elles
constituent les manifestations indéniables de tout art de la parole.
Senghor et Césaire n’écrivent certes pas des contes à proprement parler, mais
leurs poèmes-chants engendrent une situation artistique où un auditoire est
supposé participer de la circulation de la parole littéraire, comme dans la
plupart des arts de la parole, le conte précisément où l’auditoire ne fait pas que
‘’consommer’’ le produit artistique mais participe de diverses façons à son
élaboration.
Mais c’est chez les prétendants (Pacéré et Zadi) que cette circulation de la
parole se perçoit plus nettement. A travers leurs textes, « le cercle du conteur »
semble plus perceptible. il apparaît plus sensiblement une alternance du récit
c’est-à-dire du poème avec la musique (le chant, la danse comme nous l’avions
vu avec les instruments musicaux), mieux, il y a chez eux ‘’un dialogue’’ avec
l’auditoire.
Dans cette situation, le décor général peut se décrire à la manière de ce que
Kotchy laisse transparaître à propos du ‘’poète-conteur’’ Okro de Côte
271
d’ivoire237, et dont on perçoit quelques relents chez Zadi : c’est la nuit, sur la
place publique du village, le tam-tam s’ébranle, le rythme habituel est entretenu
par le chant et la danse des auditeurs formant le cercle du conte : hommes,
femmes, enfants, jeunes et vieux ou alors « les initiés », c’est-à-dire un public
spécial selon les cas. Le ‘’poète-conteur’’, le double du poète ou l’agent
rythmique (répondant) sont les locuteurs principaux dans cet espace. L’agent
rythmique ou le répondant parce qu’il remplit une fonction essentiellement
d’ordre rythmique, c’est-à-dire de gestion de la parole littéraire n’hésite pas à
soutenir l’attention de l’auditoire en la faisant réagir à travers l’usage de
formules rituelles répétitives dont quelques exemples sont donnés par Zadi
sous la forme :
Asma yaasow …
- … sootio sootio
- veuhveuheu !
Didiga !
(…)
Didiga !
(…)
Didiga !
Cette circulation de la parole littéraire est de toute évidence un lieu de
communication, d’abord communication entre individus, mais surtout
communication dans la création, les acteurs (poète-conteur), agent rythmique,
public) se créant, se ranimant et se re-créant sans cesse.
Ce qui laisse apparaître par ailleurs que les poèmes des créateurs africains font
partie des « arts de la scène ».
Par « arts de la scène », il faut entendre les domaines de l’art privilégiant la
représentation d’une scène à travers un lien (espace scénique suggérant un
espace réel, prenant alors en compte la notion de « décor »), supposant
l’existence d’un texte (dit ou écrit) mis en œuvre par plusieurs personnages
incarnant par initiation des personnes réelles ou inventées.
237 Kotchy (Barthélémy), « Les sources du théâtre négro-africain » in Propos sur la littérature négro-africaine, Abidjan, CEDA, 1984, p. 257.
272
Notons qu’ici encore, ce ne sont point les problèmes de la morphologie, des
structures savantes ou des critères classiques institués qui nous intéressent.
Autrement dit, on ne parlera pas de comédie, de drame, ou de tragédie.
Il s’agira tout simplement comme dans les autres genres analysés de
considérer la mise en scène de la parole littéraire, c’est-à-dire le langage mis
en action dans un sens où le texte poétique étudié peut avoir des liens avec
une représentation théâtrale.
De ce point de vue, il faut postuler dès le départ comme à l’instar du rapport
poésie et conte l’indistinction entre poésie et théâtre. Ainsi à la suite de
Senghor abolissant les limites du conte et du théâtre dans sa préface aux
nouveaux contes d’Amadou Koumba :
Le conte et surtout la fable se présentent comme des drames et le
conteur joue ses personnages avec une sûreté de geste et
d’intonation rarement en défaut (…)
Il s’agit de véritables spectacles que l’on pourrait diviser en scènes
et parfois en actes comme les pièces de théâtres238
Kotchy et Memel239 se sont attachés à montrer qu’il existe un rapport
indissociable entre le conte et le genre théâtral dans le champ littéraire oral et
traditionnel africain :
Le conteur-dramaturge Okro de Côte d’Ivoire, écrit Kotchy, est l’un
des meilleurs initiateurs du nouveau « théâtre » négro-africain.
En effet, Okro ne conte pas, il joue ses personnages, il dramatise le
conte240
On peut à juste titre dire que les écrivains africains étudiés « dramatisent »
leurs poèmes et que le rapport poésie et théâtre devient visible quand
Senghor/Césaire et Pacéré/Zadi donnent à leurs différents une ‘’architecture’’
ou des moments textuels successifs similaires à une scène théâtrale.
238 Senghor (L.S.), Préface des nouveaux contes d’Amadou Koumba, Présence Africaine, Paris, 1958. 239 Kotchy (Barthélémy N’Guessan), Op.cit., Ibid. Memel-Fôté (Harris), « Raport sur la civilisation animiste » in colloque sur les religions, Abidjan, Avril 1961. 240 Kotchy, Op.cit.
273
On peut même avant toute chose se demander ce qui distingue par exemple
Senghor poète et Senghor dramaturge auteur de Ethiopiques. D’ailleurs, à
propos de Césaire, Kotchy écrit encore :
Le temps est révolu où Césaire n’était que poète … Aujourd’hui, on
ne veut considérer que le dramaturge. Tout se passe comme s’il
avait deux univers distincts en lui. Mais Césaire, comme tout bon
dramaturge est avant tout poète. D’ailleurs la poésie n’est-elle pas
chez lui la matrice du théâtre ? La vie et l’histoire de son peuple, qui
sont sa vie et son histoire, sont une épopée dramatique (…) Et déjà
sa première œuvre poétique, se définit comme un drame collectif
(…) ne cherchons donc pas à dissocier chez Césaire théâtre et
poésie241
Césaire lui-même affirme avoir écrit initialement Et les chiens se taisaient
comme un poème. De même L. Kesteloot donne une approche structurale des
huit poèmes que comporte le recueil Ferrement, à partir de laquelle il est
possible de percevoir ces textes comme des actions ‘’drama’’ se déroulant dans
un espace symbolique, « un champ-clos » selon des moments successifs en
quatre étapes : « 1 – un moi agressé souffre, 2 – un agresseur protéiforme
l’attaque ou le martyrise, 3 – un combat se passe en lieu clos, 4 – ce combat
débouche sur un sursaut de l’agressé … »242
Urbain Amoa, dans la perspective d’une mise en exergue de la théâtralité de la
poésie de Pacéré donne à peu près la même structure suivant trois moments
successifs en conformité avec « la poésie des griots qui serait une poésie à
forme fixe parce que se présentant toujours sous cette forme »243 :
Les différents moments du jeu du griot peuvent se résumer en trois
actes :
Acte 1 : l’entrée en scène : elle comprend trois scènes :
- l’adresse au roi et à ses ministres ;
- la présentation ou la situation du cadre
géographique des origines du griot ;
241 Kotchy (Barthélémy) in L. Kesteloot, B. Kotchy, Aimé Césaire, l’homme et l’œuvre, Présence africaine, 1993, p. 119-120. 242 Kesteloot (Lilyan) in L. Kesteloot et B. Kotchy, Op.cit., p. 82. 243 Urbain (Amoa), Op.cit., p. 216.
274
- l’adresse aux puissances visibles et invisibles du
pays hôte.
Acte 2 : l’exposé des mobiles de la visite. Il est composé :
- d’un récit (juxtaposition de devises ou de
sentences) ;
- d’un moment de sollicitation de bénédictions ;
- d’une pause au cours de laquelle les hôtes offrent
la boisson d’accueil
Acte 3 : les remerciements et les salutations finales qui
comprennent :
- une nouvelle adresse au roi
- un rappel de l’historique du village ou du pays hôte
- les salutations finales244
Bien entendu, nous ne saurions réduire tous les textes poétiques de Pacéré, à
cette structure que Urbain Amoa voudrait ‘’institutionnaliser’’ en la figeant. Tout
en la reconnaissant comme effectivement partagée par plusieurs textes oraux
et traditionnels, il s’agit pour nous de la considérer tout simplement comme un
élément du caractère ‘’dramatique’’ de certains textes de Pacéré. Urbain a au
moins raison de nommer les textes concernés « drama-poésie », c’est-à-dire
« poésie-action », « théâtre ».
Les mêmes moments théâtraux sont perceptibles chez Zadi : d’abord les
livres I, II et II apparaissent comme des moments poétiques successifs. Ces
moments sont dramatisés parce qu’ils sont surtout des « actions » distinctes et
ordonnées :
- un poète illuminé et transposé au monde des ‘’esprits’’ entre sur scène, au
milieu d’une foule compacte d’auditeurs-spectateurs, sur la place du village.
Il tient comme tout artiste du champ oral et traditionnel, un signe-support de la
parole : une queue d’animal (« bissa » chez les Bétés de Côte d’Ivoire).
- sa parole poétique se déploie « à la racine de la nuit » jusqu’à l’aurore,
donnant formes à des moments diégétiques successifs c’est-à-dire soumis à
une trame d’actions.
244 Urbain (Amoa), Op.cit., Ibid.
275
On remarquera qu’ici le lieu de la scène se soumet au principe de l’unicité
imposé par le genre théâtral : ce petit village de la terre d’Eburnie (Yacolo)
étant tout à la fois plusieurs autres espaces de l’Afrique et du monde.
Le temps étant aussi unique jusqu’au dire poétique qui pourrait s’assimiler
comme nous l’avons déjà montré à une histoire (action) unique de la Côte
d’Ivoire, de l’Afrique et du monde.
Par ailleurs la parole littéraire circule entre le poète et l’auditoire en passant par
l’expertise du double du poète d’une part, puis d’autre part entre l’auditoire et le
poète toujours selon le canal incontournable du « double » suivant ce schéma :
En plus des arts de la parole, les autres items de la culture orale et
traditionnelle perceptibles dans le champ littéraire francophone et africaine
actuel portent également sur la figure du maître de la parole.
II – LA FIGURE DU MAITRE DE LA PAROLE
Public Poète
Le double du poète (répondant, agent rythmique)
276
Le ‘’maître de la parole’’ et les différentes figures qui l’incarnent sont un des
autres items oraux et traditionnels dominant le champ littéraire africain.
En effet, plusieurs figures élevées au statut de ‘’maîtres de la parole’’ semblent
devenues quasi incontournables dans les littératures francophones et africaines
en particulier : au cours du ‘’donsomana’’ ou veillée de conte que décrit
Kourouma dans son œuvre En attendant le vote des bêtes sauvages245, ce rôle
est tenu par le conteur (« Sora ») nommé Bingo et secondé par plusieurs
autres. Ailleurs ce sont les personnages « du griot, du chasseur, de l’initié, du
masque ou du fou », dont les ‘’évocations ont été perçues très tôt chez les
auteurs post-coloniaux (Hampâté-Bâ, Amadou Koumba, Senghor, Césaire,
Djibril Tamsir Niane …) et se sont poursuivies jusqu’à la génération
d’aujourd’hui (A. Kourouma, Pacéré Titinga, Zadi Bottey, Véronique Tadjo …)
qui représentent ‘’le maître de la parole’’.
Ici, seuls les trois premières figures nous intéresseront, à savoir « le griot, le
chasseur et l’initié ».
Comment alors restituer leur sens à ces items de la création littéraire ?
Plusieurs tendances peuvent se dégager.
La plus simpliste de ces interprétations a bien évidemment trait au fameux
postulat de l’identité, du groupe ou de la communauté que nous considérons
comme entaché d’irrégularités.
Une autre tendance peut prendre en compte les pratiques d’écritures chez les
écrivains africains dans la perspective où elles définissent le rapport littérature
et savoir dans un sens où le savoir comme type de discours est tenu par ces
personnages, susceptible d’entraîner une (re) définition de la littérature
africaine dans sa fonction institutionnelle et systémique.
Dans ce sens, ces différents acteurs évoqués sans cesse deviennent des
éléments pouvant servir à rendre compte d’une littérature africaine porteuse
d’un certain nombre de savoirs246 comme nous aurons sans doute l’occasion de
le montrer ailleurs dans un autre cadre.
Enfin, une dernière tendance qui nous intéressera ici, sans être absolument
différente de la seconde porte particulièrement sur le fait que « ces gens de la 245 Kourouma (Amadou), En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Seuil, 1998 246 Nous soulignerons à cette occasion que ce savoir peut-être d’abord poétique ou esthétique, ensuite sociologique, enfin de l’ordre de l’épistémologie dans le sens où il se diversifie en discours, sciences ou connaissances de plusieurs ordres : historique, anthropologique ou philosophique sur l’Afrique et le monde.
277
parole » imposent à la littérature africaine un mode fondé sur ce qu’on pourrait
appeler « une raison orale et traditionnelle ». En effet, le griot, le chasseur et
l’initié, détenteurs ou interprètes de la parole littéraire, contribuent à considérer
les œuvres des auteurs africains essentiellement en terme de « parole »,
« d’oralité » ou « de tradition » posant ainsi le champ littéraire africain comme
dominé dans sa constitution et son fonctionnement par une conception ou une
philosophie africaine (entendre traditionnelle ou ancienne) de la parole.
A ce stade de notre réflexion, il est légitimement possible de se demander
pourquoi les auteurs francophones ou africains, préfèrent écrire et/ou « parler »
au nom du griot, du chasseur ou de l’initié.
En d’autres termes pourquoi Senghor/Césaire, Pacéré/Zadi choisissent-ils à
bien des égards d’emprunter la figure du chasseur, du griot ou de l’initié qu’ils
désignent quasiment comme les véritables ‘’auteurs’’ de leurs productions ?
On pourrait naïvement répondre que cela tient de la supposée absence du
« moi » dans la littérature africaine, et qu’il s’agit là de la preuve que l’œuvre
africaine est toujours ouvrage de collectivité.
Notre point de vue est que cela relève plutôt du discours sur la conception de la
parole en Afrique et sur la littérature qui y est pratiquée. Ce discours engage
subrepticement des stratégies d’entrer dans le champ, de conformité avec les
règles du champ lesquelles tendent à faire croire que cette littérature est avant
tout « acte de parole » et non d’écriture.
Quelle est alors cette approche particulière de la notion de « parole » en
Afrique ? En conséquence, comment se conçoit l’art du « maître de la parole »
en Afrique traditionnelle ?
Répondre à cette question revient à savoir d’abord quel est le discours social
tenu sur « les maîtres de la parole » dans la société africaine. En termes
différents, quels sont les images, les rôles et les fonctions que détiennent le
griot, le chasseur et l’initié dans des sociétés africaines dites de tradition orale ?
En nous référant toujours aux études de Sory Camara, sur le personnage du
griot, il semble que tous les propos légendaires et mythiques rapportés
possèdent la même structure, à savoir l’ambiguïté fondamentale, de la position
du griot : « homme impotent » pour employer le mot de Sory Camara, c’est-à-
dire inapte aux prouesses physiques, incapable de s’auto suffire et dont la
survie ne réside que dans la consommation de la substance d’autrui
278
(consommation de la chair du frère). Dans ce sens, il n’a pas d’existence sui
généris. L’impotence ‘’naturelle’’ du griot, engendrant sa dépendance
existentielle apparaît également dans les récits mythiques que rapporte
Dieterlen*247 puisqu’on y voit encore l’ancêtre des griots offrir de lui l’image d’un
homme dont l’action première sur le monde physique est un échec (il ne put
faire tomber la pluie par les moyens dont il dispose de façon spécifique).
Manifestement, l’image première quoique partielle et incomplète que le discours
social offre du personnage du griot se résume bien en termes de « méchant »,
« faible », « impotent »248 ou de « maudit ».
Mais d’un autre côté, l’incapacité ou l’impotence congénitale du griot face au
monde extérieur, se trouve compensée toujours selon les investigations de G.
Dieterlen par l’épisode de la révélation de la parole aux premiers hommes.
On y voit en effet un lien entre griot et parole : c’est au cours de la révélation de
la seconde parole dite ‘’parole fécondante’’ qu’apparaît le griot pour la première
fois dans le récit. Cette révélation se fit alors aux sons d’instruments de
musique (‘’bala’’ (le premier xylophone), ‘’tama’’ (le premier tambour) et
‘’simbou’’ (clochette de fer)). Cinquante paroles seraient ainsi proférées que le
griot aurait répété de l’autre côté du fleuve.
Mais cette parole est une force sui generis, dont la manipulation, la gestion et la
maîtrise des effets n’est pas si évidente. Elle serait même dangereuse selon
Vigné d’Octon :
L’esprit des choses, s’étant fait homme, se mit à parler une langue
étrange remplie d’images et de fleurs. On ne le comprit pas, mais le
prenant pour fou, on le jeta dans la mer. Un poisson l’avala. Un
pêcheur ayant pris le poisson et ayant mangé, parla à son tour une
langue mystérieuse. Il fut lapidé et enterré profondément.
Lentement, le vent du désert découvrit sa fosse et un jour de
Simoun, quelques débris de son corps tombèrent dans le couscous
d’un chasseur. Aussitôt, celui-ci de conter en paroles mystiques des
choses inconnues. Il fut exterminé. Son corps réduit en poudre aussi
fine que la poussière du désert, fut lancé dans l’espace. Un homme
247 Voir Dieterhen (G.), „Mythe et organisation sociale au Soudan français“, in journal de la société des africanistes, 1956. 248 Cependant selon d’autres mythes influencés par l’islam, le griot se voit attribuer des caractères virils de défenseurs de la culture malinké, il s’oppose alors à Mahomet et le blesse. Voir A. Arcin, La Guinée française. Races, religions, coutumes, productions, commerce, Paris, 1907, p. 265-266.
279
dont le métier consistait à tirer d’une corde tendue sur une calebasse
des harmonies divines, en respire quelques grains ; et aussitôt,
comme la corde que ses doigts faisaient vibrer, il se mit à chanter. Et
ce qui s’envola de ses lèvres fut tel que tout le monde se mit à
pleurer. Et on le laissa vivre. Ainsi la pitié donna naissance au griot
et c’est elle qui toujours lui permet d’exister249.
Il apparaît donc que malgré sa position sociale pas toujours reluisante, le
personnage du griot possède plus qu’aucun autre homme le privilège de
manipuler un des plus grands attributs de la puissance et du pouvoir : le verbe,
la parole encrée et créatrice de toutes choses. C’est donc à juste titre qu’il est
associé aux actes fondamentaux du démiurge. En tant que maître de la parole,
artiste originellement investi et inégalé, il est désigné comme « maître des
hommes, du verbe, des grains et de la pluie »250.
Il remplit de ce fait divers fonctions sociales et sociologiques appréciables
situées en deçà du pouvoir politique, son capital spirituel considérable en fait
pourtant un ‘’faiseur de rois’’.
Comme le griot, le chasseur et l’initié possèdent aussi le pouvoir de la parole.
Bien sûr, ils ne souffrent pas d’une condition sociale aussi ambiguë, mais ils se
trouvent engagés dans un usage spécifique de la parole, c’est-à-dire dans des
images, des rôles et des fonctions sociales tout aussi similaires.
En effet, en suivant la plupart des récits de chasse, il apparaît que le chasseur
est toujours assimilé au guérisseur, c’est-à-dire qu’il s’oppose à la femme
parce qu’il ne peut vivre qu’en ôtant la vie aux êtres de la brousse (œuvre de
mort). Mais en tant que guérisseur, il rejoint la femme en ce qu’il accomplit
comme elle œuvre de vie (il (re)donne la vie). (On sait que la condition du griot
est aussi semblable à celle de la gente féminine). Cependant l’art de guérir, ne
se réalise que par le fait de formules secrètes, c’est-à-dire, par la connaissance
(impliquant le rôle de l’initiation et de l’initié) de « paroles de vie ».
On peut même dire que vues les implications « psychologiques, éthiques et
métaphysiques »251 ou même « religieuses »252 de la parole, les autres sujets
249 - D’Octon (Vigné), Journal d’un marin, Paris, 1889, p. 140. repris par Camara (Sory), Op.cit., p.164. 250 - Camara (Sory), Op.cit., Ibid. 251 Voir Camara (Sory), Op.cit.
280
sociaux (hommes, femmes, enfants ‘’ordinaires’’) n’ont pas de parole. Seuls
possèdent la parole, le griot, le chasseur et l’initié, manipulant et gérant la
parole sous toutes ses formes surtout celle « du secret et du mystère ». D’où
l’importance de l’usage chez eux de circonlocutions, de proverbes, et d’autres
tournures énigmatiques. D’où aussi les précautions de ‘’clôture’’ ayant cours
dans la transmission des ‘’ métiers de la parole’’ : l’art du griot, du chasseur et
de l’initié se transmettant en général par lignage, par affinité biologique ou
spirituelle ( de père en fils, de maître à disciple).
Mais quels sont les caractères de l’art du griot, du chasseur et de l’initié ? et en
quoi ces traits caractéristiques dominent-ils la littérature écrite actuelle ?
La littérature africaine n’est pas absolument celle du champ oral et traditionnel.
Mais elle subit ou bénéficie selon les cas du discours sur la littérature orale et
traditionnelle, c’est-à-dire la littérature du griot, du chasseur et de l’initié.
Or cette littérature possède deux caractéristiques fondamentales : elle est totale
et totalisante comme nous l’avons déjà montré, elle est par ailleurs belle
(éloquence, belle parole) mais elle est surtout dite « engagée » : pour le cas du
griot, Sory Camara écrit encore :
Certaines chansons de griot relèvent incontestablement de ce que
l’on appelle l’art engagé. L’art des griots a toujours été engagé
politiquement, du fait même des rapports étroits qu’ils ont avec le
pouvoir et les réalités politique de leurs pays. En pouvait-il en être
autrement pour des gens qui chantent l’histoire des hommes, d’un
pays et d’une terre auxquelles leur destin est lié et qui en font revivre
les drames passés, dans un but d’action présente ou future ? pour
ceux dont la mission sociale consiste à recréer sans cesse le
dynamisme des hommes sous toutes ses formes, l’art ne peut se
contenter d’un ravissement contemplatif. Par sa vocation même, il
est délibérément engagé dans les problèmes, les conflits, tous les
conflits de ceux auxquels il s’adresse : passions humaines, conflits
sociaux et politiques. Ce n’est pas un art en soi dont le mouvement
serait de se détacher indéfiniment du monde pour la satisfaction de
quelques esprits, c’est un art vivant pour des hommes réels.
252 Voir Dieterhen (G.), Essai sur la religion bambara et ‚ « mythe et organisation sociale au soudan français », Op.cit. Zahan (Dominique), La dialectique du verbe chez les bambaras, déjà cité Calaine-Griaule (Geneviève), Ethnologie et langage, Paris, 1965.
281
Que les gens de la parole chantent donc aujourd’hui le martyrs du
parti ou le désarmement n’a donc rien d’étonnant ; (…) en effet, les
griots sont quotidiennement aux prises avec les conflits sociaux et
politiques, à cause du rôle de médiateur qu’ils sont appelés à
assumer dans la société253
On aperçoit aisément que ces caractères de la littérature orale et traditionnelle
sont ceux qu’on retrouvera plus tard sous la plume de Senghor et qui
constitueront les ‘’règles’’ du champ littéraire africain allant de la période post-
coloniale à celle d’aujourd’hui : d’où la lutte entre Senghor/Césaire et
Pacéré/Zadi, pour récupérer la figure du griot, du chasseur et de l’initié.
Cependant, même si on ne peut nier la pertinence de certains de ces traits, leur
décodage et leur interprétation s’avèrent inexacts.
En effet, de notre point de vue, dire, comme Sory Camara que la forme « des
chansons » et l’intention de la conscience artistique des griots demeurent
identiques à elles-mêmes, c’est-à-dire inchangées, donc fixées et statiques,
transcendant ainsi le temps et l’état du champ pose problème. On pourrait dans
ce cas se demander ce qui fonde l’existence de l’artiste en tant que sujet
« individuellement doué » non ‘’naturellement’’ mais ‘’artistiquement’’, c’est-à-
dire culturellement et socialement dans la société traditionnelle.
Le « meilleur griot » n’est-il pas avant tout celui qui sait produire artistiquement
selon la « demande artistique, « les plus belles paroles » ?
En conséquence, le ‘’meilleur écrivain’’ dans le champ littéraire actuel ne
saurait être « le plus engagé » mais celui qui possède le plus de ressources
artistiques, en conformité avec les règles et exigences du champ.
Cette interprétation de Sory Camara portant ainsi ces propres contradictions, il
nous semble que comme l’art du griot, du chasseur et de l’initié, la création
littéraire de Senghor/Césaire, à Pacéré/Zadi ait avant tout la littérature comme
fin ultime. Bien sûr, cette littérature n’est pas autotelique au sens des
formalistes russes. Elle est littérature, c’est-à-dire champ autonome, système et
institution au sens ou l’entendait Max Weber au sujet du champ religieux et plus
tard Pierre Bourdieu à propos du champ littéraire français.
253 Camara (Sory), Op.cit., p. 347.
282
C’est sans doute cette approche inachevée de la littérature africaine qui motive
la conception longtemps ancrée et partagée par plusieurs critiques africains*254
et dont le principe est de poser cette littérature comme incompatible avec la
notion de « l’art pour l’art ».
Au terme de travaux actuels en préparation, notre objectif sera de redéfinir
cette notion « d’art pour l’art » en l’arrachant à l’idéologie utilitariste ou anti-
utilitariste qui l’a dominée pour la restituer à la notion de champ littéraire.
Il apparaîtra alors que contrairement à ce qu’il se dit, l’art littéraire africain a
bien adopté depuis au moins Yambo Ouloguem255 ce principe ; lequel demeure
d’ailleurs un des éléments de son apparition, de son fonctionnement et de son
dynamisme selon l’exemple que Flaubert et Baudelaire ont par ailleurs
constitué dans la littérature française du XIXe siècle256.
.Dans ce cas-ci, les figures savantes de cette littérature, c’est-à-dire le griot, le
chasseur et l’initié ne sont que des acteurs par substitution. D’ailleurs comme le
reconnaît Senghor257, ces acteurs littéraires d’hier, appartenant au champ oral
et traditionnel ont été si « déchus » que certains se seraient mis dès les
premières heures des indépendances au service des partis politiques à l’instar
de Madara M’baye arrachant les larmes aux foules au cours des meetings
populaires du bloc démocratique sénégalais
.
III– LES INSTRUMENTS DE MUSIQUE TRADITIONNELS
Nous sommes ici dans un cadre où l’acte du dire semble se substituer à l’acte
d’écrire, c’est-à-dire où le produit littéraire est désigné métaphoriquement ou
réellement selon les cas comme « parole » et non fondamentalement comme
« écriture ». C’est dans ce sens qu’interviennent « les instruments de musique
254 Comme Sory Camara, plusieurs critiques africanistes commettent cette erreur d’approche parce qu’ils conçoivent cette notion ‘’d’art pour l’art’’ à partir d’un point de vue marxiste, c’est-à-dire anti-bourgeois. 255 Nous montrerons aussi que Yambo Ouloguem est bien « le précurseur d’une petite histoire de l’art pour l’art » dans la littérature africaine devenue un champ. 256 Bourdieu (Pierre), Les règles de l’art, Ibid. 257 Senghor, Liberté I, p.369
283
traditionnels » prenant en compte le « comment » du dire et/ou de l’écriture. Il
s’agit en réalité d’un problème de transmission ou de canal de transmission
pour lequel sont évoqués dans le texte poétique certains instruments
traditionnels de communication à fortes charges culturelles et symboliques.
Dès lors, se posent au centre des enjeux et des luttes pour la pratique littéraire
en Afrique francophone des objets comme la Cora, le balafon, le tam-tam
(tambour), l’art musical, etc. Certains de ces objets ont été définis au cours des
pages précédentes comme faisant partie des traditions littéraires africaines au
sens de patrimoines propres à des sociétés dites de tradition orale258.
Par ailleurs, ils permettent de traduire le rapport évident existant entre poésie et
musique mais surtout entre création littéraire et société dans la mesure où ces
objets ressortissent à des activités sociales bien déterminées.
Cette analyse se fera donc selon deux perspectives.
Selon une première où les instruments de musique associés aux textes
suggèrent une situation scénique tenue par trois actants : le poète-
instrumentiste, l’instrument remplissant une fonction phatique et venant à
contrepoint au poème, c’est-à-dire l’accomplissant et un ‘’auditoire’’.
Il y a ensuite une seconde perspective où le poète-instrumentiste tient un
discours sur les instruments évoqués ou mimés en leur attribuant des valeurs
spécifiques selon le contexte social ou la pratique culturelle qui
traditionnellement investit ces instruments et leur confère leur mystique
symbolico-culturelle. Ici donc, le poète n’hésite pas abusivement à s’ériger en
spécialiste attitré d’un art élitiste ou même d’une pratique ésotérique. On
comprendra aisément à partir de ces deux cadres que la ‘’présence’’ de la
Cora, du balafon, du tam-tam et de tous les autres instruments musicaux chez
Senghor et Césaire, ainsi que l’évocation du tam-tam du griot (en tant que
‘’producteur de texte’’, c’est-à-dire de « texte tambouriné ») ou de l’arc (musical)
du chasseur par Pacéré et Zadi sont à mettre au compte des luttes pour la
‘’meilleure’’ littérature.
258 Voir à ce sujet, Loucou et la classification des « textes tambourinés » qu’il opère chez les baulés (ou baoulés) de Côte d’Ivoire. Il s’agit notamment de :
- atumgblan : grand tambour ; glo klen : petit tambour - Klen kpli : grand tambour ; klensin : petit tambour
Loucou (J.N.), La tradition orale africaine, déjà cité, p. 27.
284
Autrement dit, ces objets, s’ils relèvent de la tradition orale sont plus des lieux
de positionnement dans le champ littéraire africain que tout autre chose.
A- CORA ET BALAFONG SENGHORIENS / TAM-TAM
CESAIRIEN
De toutes les réflexions menées au sujet des civilisations africaines, les plus
frappantes semblent être celles qui se sont constituées autour de l’idée d’une
« esthétique négro-africaine » en s’attachant à en dégager les éléments
constitutifs ou les traits particularisant. Cela a entraîné des postulats selon
lesquels l’art en général et la littérature en particulier serait une donnée totale et
totalisante259 pour l’Afrique. En d’autres termes, pour les africaIns la littérature
engagerait tous les aspects de la vie : la production (travaux champêtres,
artisanat, forge, …), la culture (sculpture, peinture, musique, chant, danse) et le
système socio-plolitique (l’art est fonctionnel, social et engagé). Aussi, de tous
les caractères généraux de l’art littéraire dégagé par Senghor260 au deuxième
congrès des écrivains et des artistes noirs de Rome en 1959, ceux qui
apparaissent comme indiscutables portent-ils sur la correspondance des arts,
notamment sur le rapport unique ou unitaire perceptible entre la littérature (la
poésie précisément), le chant et la danse. D’ailleurs, dans le contexte de la
tradition littéraire africaine, il semble que le mot ‘’poésie’’ est presque inexistant.
C’est plutôt par le chant qu’on désigne le poète, c’est-à-dire le chanteur chez
les Bétés de l’Ouest de la Côte d’Ivoire. La poésie et la musique (chant, danse)
traduisent ainsi la même réalité : les wolof du Sénégal disent « woi » tout
comme les serer désignent la poésie par « kim » et les peulh du Mali la
traduisent par « Yimre » pour dire approximativement « belle parole agréable
au cœur et à l’oreille »261. On peut même retrouver la même traduction chez les
259 Voir Foté (Harris Memel), « l’idée d’une esthétique négro-africaine » in Révue d’esthétique et de littérature négro-africaine n°1 voir également Présence Africaine, numéro spécial du 24-25 février 1959. 260 - Voir Senghor (L.S.), « l’esthétique négro-africaine » in Diogène, 1956. - Liberté I negritude et humanisme, p. 206 – p. 211-212. 261 - Voir Kotchy (Barthélemy), Poésie et musique chez Césaire, inédit, juin 1993.
285
grecs avec «poiesis » ou « odê », ou chez les latins disant « canctus ». Le
rapport poésie et musique est donc manifeste et indubitable.
Camara Laye l’a aussi si bien montré à travers la sociologie spontanée qu’il a
offerte de la société traditionnelle guinéenne dans L’enfant noir. En effet, dans
cette œuvre, le père du narrateur accomplit son métier de forgeron dans un
cadre rituel essentiellement poétique : un poème sous forme de prière est ainsi
récité en prélude au travail de l’or au cours duquel un griot chante les louanges
qu’exige la circonstance. De même à la fin de l’opération, le forgeron doit
procéder à une danse appropriée.
En outre, au cours de travaux champêtres, notamment à l’occasion de
certaines récoltes comme la cueillette du riz, le poème, c’est-à-dire le chant
accompagne les travailleurs à pied d’œuvre, tout comme le poème impliquant
le chant et la danse reste indissociable des différentes cérémonies d’initiation
décrites comme la circoncision. On retrouve ce rapport entre l’art sous toutes
ses formes et la vie sociale exprimée dans les créations poétiques de Senghor
et Césaire notamment à travers le fait musical et les instruments qu’il investit.
On peut même dire sans exagération que le lien poésie et musique (chant,
danse) impliquant de toute évidence les instruments de musique constitue un
des fondements esthétiques distinctifs de la poésie africaine, voire sa poéticité
et même son ‘’africanité’’ du fait qu’il fait école chez des générations de
créateurs comme nous le verrons.
On peut ainsi relever les instruments de musique que les pionniers indiquent au
fronton de certains de leurs textes comme pour signifier leur caractère musical,
c’est-à-dire oral ou traditionnel.
Chez Senghor, on a par exemple les inscriptions262 :
« guimm pour trois Kôras et un balafon »
« guimm pour une Kôra »
« pour un tama »
« pour grandes orgues » - Voir aussi Tadjo (Véronique), « c’est le rite du recommencement » in Présence Senghor, 90 écrits en hommage aux 90 ans du poète-président, profils, éd. Unesco, 1997, p. 222. 262 Ces inscriptions apparaissent au moins en cinquante cinq (55) occurrences dans Œuvres poétiques, déjà cité. Lettre d’hivernage est le seul recueil qui n’en comporte aucune.
286
« pour trois tabalas ou tam-tams de guerre »
« pour un orchestre de jazz : solo de trompette »
« pour Kôras et balafon »
« pour un tam-tam funèbre »
« pour Khalam »
« pour flûtes et balafon »
« pour flûte d’orgue »
« pour rîti »
« pour clarinettes et balafon »
« pour deux trompes et un gorong »
« pour trois tam-tams : gorong, talmbatt et mbalakh »
« le gorong se tait pendant que parle le coryphée »
Ou encore l’inscription « cantique des cantiques » comme pour rapprocher ces
poèmes-chants aux psaumes bibliques263.
Chez Césaire, il n’y a pas ces inscriptions en tête des poèmes, toutefois, il ne
procède pas moins à l’évocation des instruments énumérés ci-haut.
Ses textes sont désignés communément comme étant dominés par « la
présence » du tam-tam.
Delas écrit :
Il est compréhensible que Césaire, poète rimbaldien et péguyen,
adepte de l’orage verbal purificateur et de la litanie obsédante mais
aussi poète africain de cœur est donc poète de la danse et de la
transe ait prospecté toutes sortes de formes de répétition, souvent
appuyées sur le tam-tam ou des substituts264
N’Gal renchérit :
263 En plus de l’influence des psaumes bibliques qu’appris Senghor au cours de son séjour religieux (au séminaire), certains avancent l’hypothèse des psalmodies des versets corainiques qu’executent les musulmans sénégalais. D‘autres pensent simplement à l’influence de Claudel, d’autres encore aux chants-récits des griots bambaras ou sérères. (Voir Kotchy, La correspondance des arts dans la poésie de Senghor, déjà cité, p. 53). 264 Delas (Daniel), Aimé Césaire, Paris, Hachette, 1991.
287
De nombreux poèmes semblent en effet scandés sur le rythme du
tam-tam ou sur des airs polymétriques de jazz, empruntant une
composition contrapuntique. L’auteur témoigne même d’une certaine
obsession du tam-tam ; certains poèmes portent le titre de « tam-
tam » ; d’autres sont construits sur la répétition formelle du même
mot ou de son équivalent brésilien, batouque (…)265
Effectivement, certains poèmes de Césaire semblent mieux illustrer sa
tendance ou son inclination pour « le tam-tam poétique ». Il y a par exemple les
titres ‘’Tam-tam I’’, ‘’Tam-tam II’’, ‘’des armes miraculeuses’’, ‘’batouque’’ … qui
traduisent bien le rapport poésie et musique, c’est-à-dire poésie, chant et danse
rendu possible par l’évocation de cet instrument à percussion.
Mais les analyses menées sur le rapport poésie et musique dans la plupart des
œuvres africaines semblent s’être arrêtées particulièrement à la seule question
du rythme dans un sens où le rythme selon le point de vue de Molino266 devait
être une donnée idéologique.
C’est ainsi que Kotchy et N’Gal restituent le sens de la musicalité dans les
textes de Damas et de Césaire dans une perspective de recherche identitaire,
mais surtout à partir d’un point de vue de révolte contre les idéologies
dominantes.
Kotchy écrit :
Il peut paraître a priori surprenant de chercher à déceler une certaine
forme idéologique dans ce phénomène ‘’purement’’ esthétique (…) A
cette période où les pionniers de la négritude s’étaient mis à la quête
de leur identité, n’est-il pas normal pour le critique africain de
rechercher dans les diverses manifestations culturelles celles-ci, ce
d’autant plus que dans la société africaine, tout signe est
signification (…)267
265 N’Gal (Georges), Aimé Césaire, un homme à la recherche d’une patrie, déjà cité, p. 152. 266 Molino écrit dans un article intitulé « Fait musical et sémiologique de la musique » : « la musique n’est pas plus pure dans les sociétés de tradition orale que dans la Grèce antique (…) elle est le reflet de la structure réelle du monde ». (Molino), repris par Kotchy (Barthélemy), Livre L.G. Damas, déjà cité, p. 107. 267 Kotchy, Op.cit., Ibid. p.107-108.
288
Quant à N’Gal, il écrit :
Le jazz est l’une des expressions naturelles de la vie du nègre en
Amérique. Le tam-tam de la révolte contre la lassitude qu’on éprouve
dans un monde blanc, un monde de métros, et de travail, de travail
et encore de travail. Le tam-tam de la joie et du rire et de la douleur
qu’on escamote dans un sourire268
Nous convenons que le tam-tam et le jazz, c’est-à-dire la musique et les
instruments traditionnels qu’elle implique peuvent être au fondement (parmi
d’autres) de catégories d’une esthétique africaine.
Néanmoins, ces instruments ayant par dessus tout leurs équivalents ailleurs
qu’en Afrique (le tam-tam étant le double du tambour ou vis et versa, le balafon
renvoyant au xylophone, et le kahlam désignant dans la culture ‘’moderne’’ une
guitare tétracorde), peut-être faudrait-il, en lieu et place de la seule obsession
du rythme et des idéologies souvent substantialistes qu’il induit, réfléchir à la
musicalité des textes dans le champ africain en tenant compte du discours tenu
par les écrivains sur les instruments musicaux évoqués, non pas pour s’en
servir en vue de valider des thèses selon le reproche que nous formulions il y a
peu à M. Urbain Amoa, mais en tant que part indissociable du texte littéraire,
lui-même prenant en compte le processus de production jusqu’à ceux du
positionnement et de la réception.
A partir de ce point de vue, il est possible de constater d’emblée que la
‘’situation poétique’’ suggerée par les écrits de Senghor et Césaire semble
dominée par la symphonie et la percussion.
Dans le cas de Senghor, il a su imposer aux lecteurs et aux critiques de ses
œuvres l’idée d’une polyphonie naturelle des langues africaines, c’est-à-dire
des langues qui mêlent à la fois poésie, chant, musique et danse comme nous
l’avons déjà souligné, mais surtout des langues aux grandes qualités
musicales. Il écrit dans sa postface à Ethiopiques : 268 J. Wagner cité par N’Gal (Georges) in Aimé Césaire, un homme à la recherche d’une patrie, déjà cité, p. 154.
289
En Afrique Centrale (…) les langues sont elles-mêmes enceintes de
musique (…) je m’enchantais aux jeux de cette langue labile (…)
langue qui chante sur trois tons (…)269
Et ces langues dites à « tons » ne semblent d’ailleurs pas si différentes à cet
égard des langues française et anglaise qui selon lui se prêtent à tous les
timbres assimilables donc « aux grandes orgues »270, étant en même temps
« flûte, hautbois, trompette, tam-tam et même canon »271.
Par voie de conséquence, les langues africaines dans lesquelles se disent les
poèmes traditionnels, source revendiquée du poète africain ‘’écrivant en
français’’ apparaîssent logiquement comme empreintes de la voix du tam-tam
(tam-tam de Gandoum, tam-tam de Gambie, …), du son de la Cora (ou kôra)
ou de la musique du khalam proférés tour à tour par « les poétesses du
sanctuaire » et « les griots du roi » au cours d’occasions spécifiques comme les
veillées et les fêtes.
En outre, ces instruments sont associés à certains acteurs du champ littéraire
oral et traditionnel auxquels le poète n’hésite pas à s’identifier :
Je dis bien : je suis le dyâli272
Le « dyâli », figure identique au poète-musicien, c’est-à-dire le griot
omniprésent dont la virtuosité littéraire est définie comme « inégalée » est
associé à plusieurs autres ‘’experts’’ de l’art oral et traditionnel : il y a par
exemple « Marône N’diaye, la poétesse du village , Siga Diouf, Barbara
M’baye, Koumba N ‘diaye»273, auxquels on peut ajouter les artistes innomés
comme par exemple « les berceuses peulh », « le conteur » (dodeliant de la
tête), « les danseurs » (dont les pieds s’alourdissent) évoqués dans « Nuit de
Sine »274.
269 Voir Senghor (L.S.), postface à Ethiopiques, p.167. Voir aussi Ethiopiques, p.141. à propos de la musicalité des langues française et anglaise, voir Liberté I et III, p. 239 et 450. 270 Postface à Ethiopique, Ibid. 271 Postface à Ethiopique, Idem, Ibid. 272 Senghor (L.S.), Chants d’ombre, p. 111. 273 Senghor (L.S.), Postface à Ethiopique, Ibid. 274 Senghor (L.S.), Chants d’ombre, p. 14.
290
Le discours sur les instruments de musique traditionnels est également
pertinent chez Césaire. Bien sûr, le rapport de Césaire à l’Afrique traditionnelle
est différent de ce qui s’observe chez Senghor : On peut dire en effet que
contrairement à ce dernier, le rapport de Césaire à l’Afrique est « médiat et non
immédiat »275. On ne retrouvera donc pas chez lui une quelconque trace
nostalgique276 : aucune figure de poète-musicien ancestral constitué en
modèle, aucun griot ayant marqué son ‘’royaume d’enfance’’, aucune festivité
ou manifestation culturelle ayant bercé son adolescence qu’il pourrait ériger en
source inspiratrice de son art. Cependant, il ne tient pas moins dans la pratique
de sa poésie, un discours significatif sur les instruments de musique
traditionnels.
On peut ainsi constater que le « tam-tam césairien » peut-être équivalent au
« balafon » et à la « Cora » senghoriens, en ce qu’ils traduisent pratiquement
des préoccupations non différentes touchant précisément à la constitution d’une
‘’authenticité’’ et/ou d’une ‘’origine’’ à la fois ontologique, mythique et artistique
ou littéraire.
Aussi, « battre le bon tam-tam » selon Césaire, c’est suggérer un cadre
poétique dominé par une certaine vision du nègre, de son art, de son histoire et
de sa culture.
Le tam-tam césairien laisse donc apparaître à notre avis les caractéristiques
d’une pratique singulière.
Il y a d’abord le tam-tam qui semble être accompagné le plus souvent d’objets
de culte comme « le masque » et « les statuettes », susceptibles à leur tour de
susciter « la danse et la transe ».
275 En effet, Césaire découvre l’Afrique par voie interposée (amitiés intellectuelle et littéraire, lectures personnelles et voyages). Il dit par exemple à propos de son amitié avec Senghor : « Nous nous sommes beaucoup vus à cette époque là … très profonde influence parce que c’était le premier africain que j’avais pu fréquenter. On ne se lassait pas, on bavardait, on discutait âprement. On lisait les mêmes livres » (Voir N’Gal, Op.cit., p. 42). Dans un autre cadre, il affirme : « Des africains m’ont fait une remarque dont je suis heureux : mes vers comptent, paraît-il parmi les rares à pouvoir être battus facilement sur un tam-tam ». Jacqueline Sieger, repris pas N’Gal, Op.cit., p. 152. 276 Le rapport que Zadi établit entre Césaire et Madou Dibéro, ainsi que celui que N’Gal trouve entre lui et la pensée dogon sont d’ordre théorique. Zadi (B), Césaire entre deux cultures, déjà cité (N’Gal, Opcit.)
291
L’espace propice à cette pratique est décrit à travers une métaphore de deux
ordres : un premier ordre où la métaphore est végétale et traduit un micro-
espace « baobab, caïlcédrat, palmier, forêt » propre à l’Afrique.
Eia pour le caïlcédrat royal
Eia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé
pour ceux qui n’ont jamais rien exploré
pour ceux qui n’ont jamais rien dompté
mais ils s’abandonnent, saisis, à l’essence
de toute chose (…)
tiède matin de vertus ancestrales277
Ensuite un second ordre où la métaphore rend compte d’un macro-espace
nommé soit Bénin, soit Congo, tantôt Brésil ou encore Haïti.
Le tam-tam de Césaire semble par ailleurs inséparable du « grand cri nègre »,
cri de la révolte, vociférations empreintes de colères, cri rythmé, cri ou chants
accompagnant la danse ’’rituelle’’.
En considérant tous ces éléments, il est possible de reconstituer un cadre
poétique que l’on peut mettre en rapport avec des espaces réels historiquement
marqués (Bénin, Congo, Brésil, Haïti) ayant le fait de l’esclavage en commun,
lui-même étant en lien étroit avec des phénomènes historico-identitaires
comme le marronage et le vaudou dont la pratique appelle nécessairement
l’exercice incontournable du tam-tam.
En effet, les témoignages historiques proposés par certains historiens et
ethnologues278 font du vaudou un fait religieux pratiqué par les esclaves
africains déportés sur l’île de Saint Domingue, dans les Caraïbes, à partir de la
fin du 15ème siècle.
Initialement ‘’vodun’’, ce terme désigne les entités, génies, esprits, ancêtres,
etc, auxquels certains africains de la côte guinéenne ou du Golfe du Bénin
277 Césaire (Aimé), Le cahier, p. 71-72. 278 Voir Métraux (Alfred), Le vaudou haïtien, préface de Michel Leiris, Paris, Gallimard, 1958 Voir aussi Hurbon (Laennec), Culture et dictature en Haïti, l’imaginaire sous contrôle, Paris, L’Harmattan, 1979. On peut aussi voir malgré son style ethnographique et sa vision amplifiée de ce phénomène Seabrook (William), L’île magique en Haïti, terre du vaudou, 1929, réédité chez Phebus, 1997.
292
(Wolof, Foulbé, Bambara, Quiamba, Arada, Fon, Mahi, Nago, Yoruba,
Mayombé, etc) ainsi que des Congolais et des Angolais, s’en remettaient par le
biais de pratiques rituelles pour agir sur la réalité mondaine.
Le vaudou toujours lié à l’univers de la plantation était en réalité pratiqué sous
différentes formes : soit en cachette, dans les cases des esclaves ou d’une
façon plus organisée dans les communautés maronnes.
L’interdépendance de ce culte avec le phénomène du marronage apparaît
comme indiscutable avec l’insurrection des esclaves de Saint Domingue au
cours de l’année 1791. Moreau de Saint Méry écrit :
Cette insurrection aurait débuté par la célèbre cérémonie du Bois
Caïman au cours de laquelle il y aurait eu le sacrifice d’un cochon,
suivi d’un serment prononcé par tous les esclaves : ‘’vivre libre ou
mourir’’. Les avis des historiens et des anthropologues sont partagés
sur la nature et le degré de la participation du vaudou dans ce qui
devait conduire à l’avènement de la première république noire au
monde en 1804. Les thèses relatives à cette problématique se
situent entre deux pôles : le culte vaudou a joué le rôle d’une religion
de libération, ce rôle n’est que le fruit d’une construction idéologique
a posteriori. Mais il n’en demeure pas moins que le mythe du Bois-
Caïman a joué et joue un rôle structurant dans la construction de la
conscience historique du peuple haïtien279
Visiblement Césaire, en conjuguant poésie, tam-tam, vaudou et révolution,
semble adhérer volontairement à cette posture idéologique qui n’est en fin de
compte qu’une riposte ethnologique et/ou anthropologique empruntée à
Frobenius et à Dieterlen contre les points de vues imbibés de stéréotypes*280
chrétiens ou occidentaux, esclavagistes et coloniales (vaudou = cannibalisme =
sorcellerie = poison) développés par les voyageurs, les missionnaires et les
colons.
279 Saint Méry (Moreau de), ‘’Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’île de Saint Domingue, Philadelphia, 1797. 280 Le vaudou était ainsi vu comme un lieu de « morts mystérieuses, de rites secrets ou de saturnales célébrées par des nègres ivres de sang » voir Métraux (Alfred), le vaudou haïtien, p.11.
293
Ce faisant, il attribue un caractère particulier à son « tam-tam » érigé en objet
sacré281, voire en une divinité parce qu’habité par les « loas », génies tutélaires
des ‘’vaudouïsants’’. Son acte poétique conçu dans un tel cadre peut alors être
représenté comme « une danse / un chant (sacrés) dans la forêt »282.
Depestre
vaillant cavalier du tam-tam
est-il vrai que tu doutes de la forêt natale
de nos voix rauques de nos cœurs qui nous remontent
amers
de nos yeux de rhum rouges de nos nuits incendiées
se peut-il
que les pluies de l’exil
aient détendu la peau de tambour de ta voix
marronnerons-nous Depestre, marronnerons-nous ?
le sang est une chose qui vient et revient et le nôtre je suppose nous
revient après s’être attardé
à quelque macumba (…)
le sang est un vaudoun puissant283
Comme on peut le constater, les instruments, les acteurs évoqués ou réels qui
les exercent ainsi que les activités qu’ils impliquent ressortissent à des
contextes ou des cadres socioculturels bien déterminés : ils induisent
précisément le statut et la fonction de l’instrument mais également le caractère
spécifique de la pratique culturelle ou artistique qui les investit et qui peut être
considéré à la fois comme référent.
Ainsi, d’une manière générale, il arrive que l’instrument et l’instrumentiste soient
perçus comme des entités de facture spécifique : savante, élitiste, sacrée ou
relevant du secret. Gilbert Rouget écrit par exemple à propos du balafon et/ou
du xylophone :
281 Voir le rôle du tambour dans le culte caudou avec Métraux (Alfred), Op.cit., p .163. 282 En référence à un récit initiatique de Wole Soyinka, déjà cité. 283 Césaire (Aimé), Noria in Œuvres complètes, Désormeaux, 1976.
294
Autant certains xylophones – et les balafons des Malinkés en sont le
meilleur exemple – se présentent comme des instruments de
factures savantes, correspondant à une technologie des instruments
de musique très perfectionnée, autant, certains autres se présentent
comme des instruments de facture très frustre, correspondant à une
technologie tout à fait primitive. Tel est le cas d’un xylophone qu’on
ne trouve que dans le sud du Bénin (ex-Dahomey) et qui présente la
particularité d’être le plus grand instrument de ce type qui existe au
monde (…) Il s’agit d’un instrument de musique sacrée dont l’usage
est rigoureusement résumé au culte des vaudoun et qui ne sort
qu’en certaines circonstances.
A l’inverse, les balafons des Malinkés sont des instruments d’usage
le plus souvent profane, bien qu’une certaine symbolique très
élaborée y soit associée (…)284
On peut donc conclure, à partir des discours tenus sur les instruments de
musique traditionnels dans le cadre de la création littéraire, qu’il y a une
tentative (de la part des auteurs concernés) de transférer la mystique élaborée
autour de ces instruments, ainsi qu’autour des ‘’spécialistes’’ qui la pratiquent, à
la littérature écrite moderne, pourtant produite dans un cadre sociologique tout
différent.
Makhily Gassama a sans doute raison de parler à propos de ces mots, de ces
personnages et de ces images de « mots-accoucheurs de mythe »*285 à cause
des charges symboliques spécifiques qui leur sont associées.
Mais ces mythes plus que collectifs apparaissent pour nous comme individuels
en ce qu’ils participent de la création littéraire, telle qu’elle part du travail de
production de l’écrivain à son positionnement jusqu’à sa réception c’est-à-dire,
en définitive, son ‘’acceptation’’ ou de sa reconnaissance dans le champ
littéraire.
284 Rouget (Gilbert), « Regards sur la musique africaine. Cet instrument étonnant : le balafon » in Balafon, pour une meilleure connaissance de l’Afrique noire, Air Afrique, Puteaux, 1978. 285 Gassama (Makhily), Kuma, p. 55.
295
B- ‘’BENDRE’’ OU TAMBOUR DU GRIOT CHEZ PACERE /
‘’DODO’’ OU L’ARC (MUSICAL) CHEZ ZADI
‘’L’usage’’ des instruments de musique traditionnels chez les prétendants
répond pratiquement aux mêmes modalités observées chez les pionniers.
Dans ce cas-ci, c’est par exemple les titres des ouvrages eux-mêmes qui
traduisent la ‘’présence’’ fort prépondérante du fait musical à travers des
instruments de musique ou leurs praticiens traditionnels évoqués. Chez Pacéré
on a ainsi les titres comme La poésie des griots, Saglego ou le poème du tam-
tam, Refrains sous le Sahel, ou encore des œuvres théoriques comme Le
langage des tam-tams et des masques en Afrique, ‘’Bendr Ngomde’’ (la parole
du tam-tam).
Avec Zadi, il y a, à première vue, le titre profondément imagé de son ouvrage :
Fer de lance.
En effet, « Fer de lance » apparaît à la fois comme une métaphore, une
synecdoque ou une métonymie d’un objet complexe relevant tantôt du musical,
appartenant tantôt au registre martial et cynégétique :Il s’agit de l’arc*286 ,une
arme formée d’une tige flexible dont les extrémités sont reliées par une corde
que l’on tend pour lancer des flèches.
Dans certaines sociétés anciennes dont la technicité relevait du rudimentaire
cet instrument servait de matériel de guerre ou de chasse et constituait de ce
fait l’arme des guerriers ou l’objet privilégié des chasseurs. Il était également
sous d’autres formes un instrument de musique. Jean Dérive et Gérard
Dumestre*287 rapportent dans le cadre d’une étude sur la littérature de chasse
que le « musicien-chasseur » est désigné littéralement par son instrument de
musique.
Au Manding oriental, notamment chez les Dioula de Côte d’Ivoire et du Burkina
Faso, il est désigné par le terme périphrastique « donsonkonifola » pour
signifier « celui qui joue du nkoni des chasseurs »288 ; le « nkoni » (ou koni ou
286 Notons que dans l’épopée de Sungata rapportée par plusieurs écrivains dont Djibril Niane, le légendaire homme s’appelait aussi « le lion à l’arc ». 287 Dérive (Jean) et Dumestre (Gérard), Des hommes et des bêtes, chants de chasseurs mandingues, Paris, Classiques africains, 1999. 288 Dérive (Jean) et Dumestre (Gérard), Op.cit., p. 35.
296
encore ngoni) suivant la variante dialectale étant l’instrument à cordes avec
lequel l’artiste s’accompagne.
Dans d’autres régions, le chantre des chasseurs est appelé « jurufola », c’est-à-
dire comme l’expression précédente « joueur à cordes », le mot « juru » étant
ici l’équivalent du mot « dôdô » (que zadi emprunte aux Bétés de Côte d’Ivoire)
et renvoyant en définitive à l’arc musical.
On comprend ainsi aisément que dans ce contexte de rapport symétrique entre
l’écrit et l’oral et/ou la tradition, que nous avons traduit dans les pages
précédentes par l’expression ‘’oralisation et traditionnalisation de l’écrit’’ puis
inversement ‘’littérarisation de l’oralité et de la tradition’’, les instruments
« Bendré » (tambour) chez Pacéré et « Dôdô » (arc musical) chez Zadi aient
pour fonction principale de servir à un transfert de performativité et de
performance de la pratique littéraire, c’est-à-dire à ériger les textes poétiques
des auteurs nommés soit en « chants de griot » soit en « chant de
chasseurs »*289, lesquels chants ne semblent trouver leur sens que dans les
présupposés développés autour de l’idée et de la notion d’ « Instrument
parleur ».
Dès lors le discours tenu par ces écrivains sur les instruments traditionnels de
musique dans le cadre de leurs créations littéraires ne peut qu’être situé et
compris dans cette perspective.
Ce discours comporte trois caractéristiques. Il y a d’abord celui qui tend comme
nous l’avons déjà signifié à considérer au sens figuré ou au sens propre l’acte
d’écriture comme un fait de parole, et en conséquence à substituer l’écriture
poétique au « timbre du tam-tam » ou au « son de l’arc musical ». D’où la
profusion d’une forme littéraire possible, d’ordre purement conceptuel contenue
dans les néologismes « bendrologie » et « didiga » sur lesquels nous nous
étendrons largement au chapitre suivant.
Pour l’heure signalons simplement que ces concepts qui oscillent entre science
et art290 sont élaborés à partir d’outils sociologiques, notamment les instruments
289 Dérive (Jean) et Dumestre (Gérard), Op.cit., p. 31. 290 On sait ainsi que les études sociologiques de M. Georges Niangoran-Bouah lui ont permis de proposer dans le cadre d’une réflexion possible sur le discours tambouriné le concept de « drummologie » ou science
297
de musique tels qu’ils sont nommés et pratiqués dans les sociétés des auteurs
concernés. Pacéré écrit à propos de sa « bendrologie » :
Nous avons préféré le mot ‘’Bendrologie’’ parcequ’ici le langage du
Béndrè (Tam-tam calebasse) est à la base de toutes les expressions
culturelles ; nous avons voulu un mot, un concept (Bendre), tiré des
réalité profondes de l’Afrique et son influence certaine sur la création
de ce genre de monde ; (…) Ainsi : la bendrologie désigne la
science, les études méthodologiques, les méthodes de pensée, de
parler, des figures de rhétorique relatives au tam-tam béndrè et donc
en fait à la culture de ce tam-tam voire à la culture des messages
tambourinés, notamment d’Afrique.
La littérature des mossés est très complexe, mais relève quant à ses
fondements d’une science exacte (…)291
Zadi conçoit également son « Didiga » dépendamment de l’instrument
traditionnel de musique, l’arc musical :
Originellement, le concept de Didiga renvoie à un art de type
particulier que pratiquaient les chasseurs bétés (ethnie de Côte
d’ivoire localisée dans le centre-ouest et le sud-ouest de ce pays). A
la base de cet art, un instrument de musique qui est un instrument
parleur : dôdô, connu en français sous le nom d’arc musical.
(…)
C’est en effet la parole du dôdô qui constitue l’essence du didiga qui
est d’abord et avant tout un art de la parole et non un art de la
scène. Dans le cercle d’arc musical où prospère le Didiga, le dôdô
est roi292
du tambour. Les débats passionnels ayant suivi ont justement servi à définir (postuler ou réfuter) le caractère ‘’scientifique’’ ou ‘’artistique’’ de la pratique du tambour. Voir Niangoran-Bouah (Georges), « la drummologie, qu’est ce que c’est ? » in Révue d’Anthropogie et de sociologie. Kasa bya Kasa 1, Aout –Oct. 1982, pp50-86. ou encore « La drummologie et la vision négro- africaine du sacré », Cahier des Religions Africaines N°spécial, 1986-1987, pp39-42et 281-295. Voir également Loucou (J.N.), « Connaître notre passé » in Fraternité matin du 15 avril 1980. 291 Voir Pacéré (F.J.), Le langage des tam-tams et des masques en Afrique, Paris, L’Harmattan, 1991, p. 12. 292 Zadi Zaourou (Bottey), La guerre des femmes, suivi de la termitière, déjà cité, Postface, pp.124 et 130.
298
En attendant de réfléchir à cette forme conceptuelle du texte africain, notons au
moins que visiblement, cette première caractéristique du texte assimilé à la
mélodie (timbre ou son) de l’instrument dit parleur instaure comme chez les
pionniers, une situation scénique animée par le poète-instrumentiste,
l’instrument et un ‘’auditoire’’, c’est-à-dire en fin de compte l’idée d’une
totalité293 de l’art littéraire africain.
La deuxième caractéristique du discours de ces écrivains sur les instruments
de musique est celle qui tente de prescrire une structure de ces textes ‘’extra-
ordinaires’’.
C’est ainsi que Pacéré expose dans certains de ses ouvrages théoriques ce
qu’il conçoit comme une structure propre au « texte tambouriné ». Il y aurait en
effet selon lui, un système grammatical propre à ses poèmes, assimilable à la
structure de ‘’la phase du tam-tam’’ :
(…) Ainsi s’exprime le tam-tam, le langage est un jeu de puzzle, un
travail complexe, non à la porte du commun des mortels. La phrase
du tam-tam n’est pas une phrase ordinaire, c’est-à-dire sujet-verbe-
complément (…) la phrase peut dès lors se ramener à une
succession de sujets sans verbes, ou de compléments sans sujets,
ou de verbes sans sujets ou compléments (…) la phrase peut
commencer au futur et se terminer par un temps passé ; le langage
du tam-tam est un défi, aux règles de la grammaire connue,
notamment occidentale (...)294
Des critiques comme Urbain Amoa et Léon Yepri en accédant à cette expertise
proclamée de Pacéré dans la restitution du discours du tam-tam à travers ses
poèmes assimileront les vers pacéréens à la note ou « devise » du tam-tam.
Urbain Amoa écrit donc :
293 En plus de la « Bendrologie », du « Didiga », cette totalité de l’art littéraire africain a été proposée sous forme conceptuelle par un autre poète ivoirien : Niangoran Porquet et son concept de « griotique », c’est-à-dire art ou science qui caractérise et définit la pratique du griot. Cette pratique est à la fois poésie, chant et danse, c’est-à-dire musique. (Voir Koné (A.), « La griotique de Niangoran Porquet » in Notre librairie, n°66, Janvier et Mars 1987. Porquet (D.S.N.), « La griotique, l’expression d’un nationalisme » in Fraternité matin, n°5795 du 07 février 1984.). 294 Pacéré (F.T.), Le langage des tam-tams et des masques, p. 24.
299
Dans la poésie de Pacéré, il est difficile de repérer la phrase ou la
strophe. Et pourtant il en existe et celles-ci ne sont pas toujours
analogues à celles que l’on rencontre dans une ballade ou un sonnet
par exemple295
Un autre aspect de la grammaire du texte pacéréen serait constitué de phrases
consacrées, juxtaposées autours de sentences, de proverbes, de
circonlocutions ou de devises, à partir d’images et de symboles que l’écrivain a
empruntés à son environnement socio-culturel. Les plus connues de ses
expressions littéraires consacrées sont par exemple :
Si la termitière vit,
qu’elle ajoute
de la terre à la terre
Si la branche veut fleurir
qu’elle n’oublie pas ses racines
La femme a bu du prunier sauvage
là où elle se dirige
est une saison pluvieuse296
La structure du poème africain tenant lieu de note ou de son d’un instrument
traditionnel de musique est aussi proposée par Zadi.
Mais ce problème semble déjà avoir été évoqué dans les chapitres précédents.
Il serait donc superflu de le rappeler.
Disons tout simplement qu’il prend son fondement dans la thèse de la
spécificité du mot africain énoncée depuis les pionniers (Senghor et Césaire)
puis reprise et renforcée au moyen de la science linguistique par Zadi. En
concevant alors que les instruments ici analysés sont « parleurs », Zadi dira
que la parole poétique née de la parole de l’arc musicale est comme tous autre
parole d’instrument « parole médiatisée », dont l’accès comme celle de Pacéré
nécessite une disposition méthodologique d’apprentissage particulière.
295 Urbain (Amoa), Op.cit., p.137. 296 ‘’Zabyouya’’ (Devises) de Pacéré Titinga in Yépri (L.F.), p. 14.
300
Nous arrivons ainsi par transition à la troisième caractéristique du discours
produit sur les instruments poétiques traditionnels. Elle a trait au sacré et au
secret à travers l’usage de la notion d’initié dont le sens est rendu par le cadre
poétique représenté.
Aussi, de même que chez les pionniers, le tam-tam césairien précisément se
bat dans un contexte empreint de religiosité, de spiritualité ou même de magie,
marqué par certains objets de culte (statuettes, masques), de même le cadre
poétique chez les prétendants peut-il être perçu comme un lieu rituel. On
observe par exemple dans les textes de Pacéré qu’en plus des objets évoqués
comme « le masque, la cendre, le lait, le sang du poulet » utilisés dans les
cultes ancestrolatriques ou animistes, l’instrument de percussion est largement
investi d’un pouvoir mystico-symbolique.
En effet, en scrutant l’organisation du « discours du tam-tam », désigné
comme un aspect fondamental du discours poétique de Pacéré, il apparaît que
ce discours, dans son fonctionnement, est qualifié essentiellement de
« langage inspiré », c’est-à-dire soufflé par des forces supra-naturelles (un peu
comme la muse des poètes romantiques occidentaux) mais dont l’équivalent
semble être ici « les ancêtres » :
J’ai souvent l’impression que mes ancêtres m’ont utilisé pour
produire des textes297
Le poète soutient mordicus un rapport naturel entre sa poésie et le monde du
sacré, du secret :
Le poète ne confectionne pas des phrases ; il utilise des phrases
que lui envoient des Dieux ; des phrases toutes faites que lui
présentent ses ancêtres (…)298
En plus de ce caractère « d’initié », c’est-à-dire de ‘’médiateur’’ entre deux
mondes parallèles revendiqués par le poète-instrumentiste, il y a aussi le
contenu jugé inaccessible à tous du texte produit au moyen de l’instrument :
297 Pacéré repris par Urbain (Amoa), Op.cit., p.133. 298 Pacéré (F.T.), Op.cit., p.24.
301
Le langage du tam-tam est un discours, pour le comprendre, il faut
avoir trois yeux (…)
C’est un langage de langage, un langage d’initiés et un langage
entre maîtres de la parole299
Avec zadi, le poète-instrumentiste est situé lui aussi dans un cadre rituel et il
participe à la célébration poétique définie en rapprochement avec les
catégories du sacré et du secret. Ici, également le caractère mystico-
symbolique de l’arc musical est rendu par le fonctionnement d’un discours
spécifique du poète et/ou de l’instrument dépendant du souffle « des
ancêtres ». Bien sûr, Zadi n’adopte pas une fidélité servile ou contemplative
face aux modèles artistiques anciens, en tant que créateur, il n’hésite pas à
‘’trahir’’ ou à recoder. Pourtant, fondamentalement, la parole de l’arc demeure
pour lui une parole à plusieurs traits, transcendant les limites du raisonnable ou
de l’ordinaire : c’est une parole belle (l’arc ayant un timbre de voix envoûtant),
c’est une parole angoissante (l’arc ayant toujours dans la voix quelque chose
d’inquiétant), enfin, c’est une parole bien sûr poétique mais
consubstanciellement solennelle mystérieuse et mystique réservée à un public
« d’initiés ».
Cette parole est dite « masquée » :
Chez nous, les mots portent des masques, à l’image des divins
esprits qui dansent sous le cône de raphia300
Cette parole restant en définitive celle de l’instrument et du poète-instrumentiste
possède un contenu inaccessible aux ‘’non-initiés’’ :
299 Pacéré repris par Urbain (Amoa), Op.cit., pp.121 et 133. 300 Zadi Zaourou (Bottey), Postface à La guerre des femmes, p.130.
302
L’arc parle (…) jouant fondamentalement sur les tons de la langue. A
cette parole-là, nous avons attribué l’appellation de « parole
médiatisée », pour y avoir accès, il faut être initié. Il faut avoir profité
au préalable d’un maître301
Voilà ainsi comment les instruments de musique traditionnels (Cora, balafon,
tam-tam, arc musical ou tout autre instrument à cors) peuvent être analysés
comme un trait pertinent du caractère oral et traditionnel de la création littéraire
africaine actuelle. Leur évocation, leur investissement et le discours qui les
accompagne en font une des catégories esthétiques des formes littéraires
africaines depuis les pionniers jusqu’à aujourd’hui : d’abord à cause de cette
‘’affluence littéraire’’ dont ils font l’objet, mais aussi et surtout à cause des
valeurs symboliques qu’ils recèlent et qu’ils sont susceptibles de produire chez
les acteurs en lutte dans le champ littéraire.
301 Zadi Zaourou (Bottey), Op.cit., Ibid.
303
CHAPITRE III- TROISIEMES FORMES : AUTOUR DES VARIANTES, JEU DE
L’ECRITURE/ ENJEU DU DISCOURS
I’on peut noter à partir des analyses précédentes que toutes les ressources
littéraires observées dans le champ africain sont partagées par les différents
acteurs du champ : en allant des pionniers (Senghor/Césaire) aux prétendants
comme Pacéré et Zadi.
Mais s’agit-il d’un jeu sans enjeu ?
Autrement dit, n’y a t’il pas dans ce champ en tant que lieu de forces en
présence et en lutte, des contestations ? Des inversions ? Des déformations ?
En termes plus précis, quelles sont les oppositions chez ces auteurs qui
puissent constituer la preuve d’une « déroutinisation » contre une
« routinisation » pour parler comme Max Weber ou d’une « débanalisation »
contre une « banalisation » pour employer encore des mots des formalistes
russes ?
Cette structure oppositionnelle permanente constitue à notre avis une des
modalités constitutives de tout champ social.
Voyons donc à présent cette ‘’nouvelle forme’’ qui en opposant sans cesse les
écrivains fait fonctionner le champ dont un des sens institutionnels et
systémiques se trouve à la fois dans le jeu de l’écriture et l’enjeu du discours
qui l’accompagne.
I-JEU DE L’ECRITURE
A- CONTESTATION-INVERSION-DEFORMATION ?
Cet aspect de notre étude peut être considéré comme un bilan des luttes
ayant lieu dans le champ littéraire africain autour des ressources orales et
traditionnelles et engagées par les acteurs de ce champ en vue de produire la
‘’meilleure littérature’’. Il servira donc à relever les différents mouvements au
304
cours de l’acte de création et par le fait même à dissiper ce qui peut apparaître
comme des situations ambiguës ou paradoxales portant sur le rapport entre ces
écrivains dans le contexte de la création littéraire : y a t’il uniformité dans la
création du fait de la course observée autour des mêmes items ou alors y a t-il
sans cesse des nouvelles formes littéraires selon les auteurs en jeu ?
Répondre à cette interrogation suppose qu’il faut pouvoir dresser une
interprétation des rapports formels (homogénéité ou différence) de nos textes.
A ce sujet, notons tout de suite qu’il n’apparaît à notre avis pas de différence
formelle profonde entre les textes des pionniers (Senghor, Césaire) et des
prétendants (Pacéré, Zadi). Les légères différences notées nous semblent plus
d’ordre typographique que d’ordre esthétique : il s’agit de l’expansion des vers
et du rythme qui diffèrent en degré par endroits.
Rappelons au risque de nous répéter que selon la pyramide que nous avons
érigée à propos de l’expansion syllabique des vers, les pionniers ont les vers à
intervalles syllabiques plus importants que les prétendants. On a ainsi par ordre
décroissant Senghor [1-8 ; 1-13], Césaire [1-6 ; 1-9], Zadi [1-2 ; 1-8] et Pacéré
[1-2 ; 1-4].
Par ailleurs, au niveau du rythme, les pionniers semblent avoir un jeu rythmique
plus considérable que les prétendants.
Nous avons par ordre croissant selon notre diagramme de variation des
intensités rythmiques : Pacéré [0-3], Zadi [1-5], Césaire [3-5] et Senghor [5-11].
Mais ces traits différentiels, parce qu’ils ne sont ni fixes, ni immuables, ne
sauraient être interprétés selon une prétendue appartenance à une quelconque
idéologie militantiste ou à une race biologique ou culturelle spécifique.
Ces différences sont de degré et non de nature, elles ne constituent donc pas à
proprement parler des indices significatifs particuliers.
Il apparaît alors qu’exception faite de ces légères variantes, tous les textes du
champ africain étudiés se partagent équitablement toutes les formes orales et
traditionnelles : des premières formes (l’art du texte poétique, la représentation
du monde avec l’idée du passé, des lieux et des personnages, les instruments
de musique traditionnels accompagnant l’acte du dire poétique) aux secondes
formes ou autres items de la culture orale et traditionnelle (les arts de la parole
et la figure du maître de la parole).
305
Mais cette similitude tout aussi apparente peut-elle suffire à proclamer une
homogénéité absolue des textes africains et par delà elle une absence de
création chez les écrivains engagés dans ce champ ?
Autrement dit, l’art littéraire africain, transcenderait-il le temps, les acteurs et les
règles du champ selon les époques comme nous le reprochions dans les pages
précédentes aux partisans d’une conception exagérément marxiste de « l’art
pour l’art », adversaires alors d’une littérature africaine définissable en champ
social spécifique et autonome.
Bourdieu dirait de ces critiques et théoriciens qu’ils sont « ignorants de leur
ignorance » parce qu’ils nient sans le savoir le fondement même de toute
littérature dans son sens institutionnel et systémique.
Cela dit, quelles sont les variantes ? C’est-à-dire les contestations, les
inversions ou les déformations ? : En termes différents peut-on déceler une
autre forme des textes africains ?
La grande différence qui apparaît au niveau des textes étudiés semble à notre
avis résider fondamentalement dans le métadiscours, c’est-à-dire le discours
accompagnant le discours du texte. Chez les pionniers comme chez les
prétendants, on note en effet, un ensemble d’arguments traduisant pour eux
une appartenance à l’univers oral et traditionnel ou à tout le moins une pratique
littéraire riche en ressources orale et traditionnelle. D’où l’attachement de ces
différents créateurs à un ensemble de concepts comme « négritude »,
« bendrologie » et « didiga ».
Mais cette forme conceptuelle du texte, ou si l’on veut ces concepts textuels ne
s’opposent pas dans un sens où ils pourraient être antithèses l’un de l’autre,
mais plutôt dans une perspective où ils désignent différemment l’allure ou la
forme esthétique de l’art littéraire en jeu.
Que disent ces concepts ?
En effet, la caractéristique principale d’un concept comme la négritude réside
dans le fait qu’il intègre allègrement plusieurs champs discursifs : il confond
ainsi savamment littérature et politique, littérature et science, littérature et
pratique intellectuelle.
Si l’on situe ces différentes affinités dans leurs contextes, il apparaît que dans
le premier cas, c’est dans le cadre d’une Afrique « libérée de l’esclavage, à
peine sortie de la colonisation et désireuse d’obtenir son indépendance en vue
306
de s’affirmer dans « le concert des nations politiques du monde »*302. Dans le
second cas, c’est sans doute dans la perspective d’une Afrique ‘’sans écriture’’
donc sans science qui tente par la production littéraire d’exprimer sa ‘’libido
sciendi’’ en vue d’avoir accès à l’espace de la production du savoir qu’on peut
imparfaitement nommer « communauté de la science (savoir) ». Enfin, en
conjuguant littérature et pratique intellectuelle les acteurs de la littérature en
cours à cette époque (les pionniers) situent certainement leur projet dans le
contexte d’une Afrique à peine ‘’scolarisée’’ et donc dénuée d’un « corps de
lettrés », désireuse alors de proposer « une pensée africaine » capable de
jouer un rôle et d’obtenir une place au sein de « la pensée universelle », c’est-
à-dire l’internationale mythologie de la production intellectuelle à l’échelle
mondiale.
Nous avons déjà rappelé à cet effet la connexion entre champ politique et
champ littéraire africain, notamment la littérarisation de la politique française
par des écrivains africains entre 1930 et 1950, puis la politisation de la
littérature africaine entre 1960 et 1970 par les mêmes écrivains occupant de
nouvelles fonctions dans la sphère de la politique africaine. On sait aussi que
Senghor et Césaire ont tiré grand profit de leurs amitiés intellectuelles entre
1928 et 1947 et même au-delà, notamment du fait de leur proximité avec
certaines institutions comme par exemple l’école Normale Supérieure Louis-le-
Grand*303 ; Avec certains cercles idéologiques : le marxisme ou le
socialisme*304 pour Senghor et le communisme pour Césaire ; enfin avec
certains réseaux d’édition et des revues engagées (Présence africaine, le revue
‘’esprit’’).
Ici, nous insisterons particulièrement sur l’interconnexion entre littérature et
sciences humaines en prenant pour seul référent le discours de la négritude,
non saisissable indépendamment des discours de l’ethnologie et / ou de
l’anthropologie, de la philosophie, de l’histoire et de la sociologie.
En effet, c’est en s’inspirant des modèles philosophico-scientifiques du XVIIIe,
du XIXe et même du XXe siècle tels qu’ils furent élaborés à partir de 302 Nous le soulignons 303 Comme Fonkoua l’a bien montré à propos du passage de Senghor en hypokhâgne et en Khâgne à Louis-le-Grand entre 1928 et 1931 (Voir Fonkoua, « L’Afrique en Khâgne … », Op.cit., Ibid.) 304 Même si dans le cadre du décentrement discursif dont il a le seul secret Senghor en viendra à proclamer « le socialisme africain » qui n’a de sens que pour lui-même dans le contexte de ses stratégies discursives ou politiques (Voir à ce sujet Adotévi (Stanislas), Négritude et négrologie, déjà cité, p. 95-114)
307
l’humanisme des lumières, de l’évolutionnisme de la fin du XVIIIe siècle, du
romantisme du XIXe et dominés par les catégories identitaires de l’être, de
l’essence et de la substance que le concept de négritude va osciller entre
littérature et science ou entre discours littéraire et discours scientifique et/ou
académique.
Aussi, à côté des aspects idéologico-militantistes privilégiant le fait d’accepter
et d’assumer une identité niée ou rejetée305, la négritude est-elle en grande
partie la littérature conjuguée avec un certain psychologisme de la perception,
un génétisme de sens et une philosophie de l’émotion ; C’est-à-dire en
définitive une phénoménologie306 plaçant « l’âme nègre » au centre de ses
préoccupations.
Comme l’a si bien montré N’Gandu Nkashama307, les éléments d’une définition
de l’âme nègre, c’est-à-dire la problématique de la perception des sens, et de
l’émotion du nègre demeure presque invariable dans toutes les étapes
discursives et définitionnelles de la notion de négritude.
Il y a ainsi un premier moment au cours duquel les arguments développés par
le concept ont été essentiellement de l’ordre de l’ethnologie et/ou de
l’anthropologie selon les questions de l’époque soulevées par Frobenius,
Delafosse et tous ceux qu’on appelle « les techniciens des sauvages » inspirés
sans doute par Laude, Delange, Cornet, Fagg, …
Il s’agissait ici, contre la doxa du moment, d’aider à assumer « les valeurs et
civilisations du monde noir » en vue de permettre au nègre de s’actualiser et de
féconder avec les autres dans le cadre d’une « civilisation de l’universel »308.
Avec l’avènement des études présentées par les Griaule (Marcel Griaule avec
Dieu d’eau et Geneviève Calame-Griaule avec La parole chez les Dogons),
cette étape (quoique n’étant pas soumise à une distinction chronologique
objective) se prolongera notamment lorsque ces études en viendront à définir
305 Si l’on procède à un découpage des périodes définitionnelles de la négritude, il apparaît que les toutes premières heures de cette notion permettaient de la définir comme « la simple reconnaissance du fait d’être noir et l’acceptation de ce fait de notre destin de noir, de notre histoire et de notre culture ». Ce concept connaîtra ensuite différents dépassements discursifs et définitionnels pour se conformer selon les moments à la doxa, discursive dominante. Précisons cependant que ces moments ne sont pas soumis à une distinction chronologique. 306 Cette phénoménologie part de Husserl en Allemagne, se poursuit en France avec Merleau-Ponty, Sartre, Michel Henri, Chambon, puis se prolonge de nouveau en Allemagne avec Eugen Fink. 307 Voir Nkhashama (Pius N’Gandu), Négritude et poétique, une lecture de l’œuvre critique de Leopold Sedar Senghor, Paris, L’Harmattan, 1992 308 Colloque sur la négritude (Dakar, avril 1971), Paris, Présence africaine, 1972 (actes du colloque)
308
en substance le nègre d’abord comme un « homme de la nature », c’est-à-dire
un homme de la perception et des sens :
On l’a dit souvent, le nègre est l’homme de la nature. Il vit
traditionnellement de la terre et avec la terre, dans et par le cosmos.
C’est un être sensuel (…) Il est d’abord sons, odeurs, rythmes,
formes et couleurs 309
Le nègre est ensuite défini comme ancêtre incontesté des « gens de la parole »
ayant reçu comme les sept premiers êtres des Dogons la révélation de la
première parole. Cette métaphysique de la parole, aboutissant sans doute à
une mythologie de l’oralité africaine’’ ou aidant au moins à sa constitution
engendre à son tour une métaphysique de l’être africain. C’est le deuxième
moment de la négritude suscité par la lecture des Temples.
Le révérend Pasteur belge Placide Tempels propose avec sa philosophie
bantoue l’argument de la « force vitale » aux concepteurs de la négritude.
Senghor particulièrement en sera si fasciné qu’il en viendra à « recommander
la lecture de la philosophie bantoue »310. N’Kashama affirme que cet ouvrage
« s’imposera comme le principe même de tout son socialisme africain et même
de son action politique »311. Il apparaît objectivement que de 1947 à 1969, le
nègre sera situé dans un « univers de force » régi par « Dieu, Force des
Forces », dans lequel il vivrait en « participation ».
Ainsi, en reprenant « l’ontologie » mystificateur de Tempels, Senghor et
Césaire aidés par la phénoménologie312 en viennent non seulement à définir
une certaine « essence africaine » mais tentent également de définir cette
essence en rapport avec « la connaissance » dont les paradigmes sont traduits
par « abandon, communion, sens, émotion, … ».
Dans « ce que l’homme noir apporte », Senghor écrit :
la nature même de l’émotion, de la sensibilité nègre, explique
l’attitude de celui-ci devant l’objet perçu avec une telle violence
309 Senghor (L.S.) « esthétique négro-africaine » in Diogène n°16, oct. 1956, pp. 43-61. 310 Voir Senghor dans son rapport à Knokke – septembre 1954. 311 Nkashama, Op.cit., p. 16. 312 Nkashama pense qu’il s’agit d’un autre moment important de la négritude dans son aventure discursive et définitionnelle. Op.cit., pp.13 et 19.
309
essentielle … c’est un abandon qui devient besoin, attitude active de
communion 313
On peut également rappeler ce vers déjà cité de Césaire :
Eia pour le caïlcédrat royal
eia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé
pour ceux qui n’ont jamais rien exploré
pour ceux qui n’ont jamais rien dompté
mais ils s’abandonnent, saisis à l’essence de toute chose
ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose
insoucieux de dompter mais jouant le jeu du monde
véritablement les fils ainés du monde
poreux à tous les souffles du monde
aire fraternelles de tous les souffles du monde
(…)
étincelle du feu sacré du monde
chair de la chair du monde palpitant du mouvement même
du monde
tiède petit matin des vertus ancestrales 314
Enfin, un troisième moment où la négritude s’affiche comme référence unique
voire incontournable de tout discours et/ou de toute pensée africaine. En
conséquence elle proclame la poésie (c’est-à-dire la transcendance en tant que
caractéristique ‘’naturelle’’ attribuée au nègre) comme la pratique ou ‘’la
science’’ majeure par laquelle les autres sciences ou les autres praticiens de
toute autre science (savoir) acquièrent leur légitimité.
La stratégie ici consiste pour les concepteurs de la négritude, c’est-à-dire les
pionniers à s’appuyer sur les discours des savants prestigieux constituant leur
‘’cercle’’ et dont les sciences sont pour eux des références indispensables.
313 Senghor (L.S.), Liberté I, Ibid. 314 Césaire (A.), Cahier, déjà cité.
310
C’est ainsi que en prenant le cas de Senghor315, on remarque qu’il prend très
souvent position en récupérant les travaux de chercheurs attestés ou
incontestés dans l’espace du savoir occidental (on peut citer par exemple Louis
Leakey, Pierre Teilhard de Chardin, Yves Coppens, Clark Howells …) pour les
dévoyer ou amplifier selon ses propres visées. On sait à juste titre que pour la
plupart ces savants ont fait de « la préhistoire de l’Afrique »*316 une des
conditions de la connaissance des sciences humaines mais aussi de l’Afrique
et de ‘’sa science’’ un des moyens de l’efficacité de la science et de la
recherche européennes. La thèse de départ ayant trait bien entendu à
l’argument de « l’antériorité de la civilisation africaine »317.
Ce point de vue suffira à justifier non seulement la proclamation d’une
« science africaine » dominée par la poésie et reconnue par les sciences
dominantes européennes, mais également l’antériorité du point de vue
chronologique de ‘’la pensée africaine’’ en rapport aux autres pensées du
monde, et donc l’existence d’un savoir africain à côté des autres savoirs.
On comprendra par ailleurs que Senghor s’oppose à Cheik Anta Diop et récuse
la science historique que ce dernier élabore à propos de l’Afrique, non
seulement parce que cette science selon Senghor manquerait de poésie, mais
également parce que Anta Diop et plusieurs autres égyptologues situent
l’Egypte avant l’Afrique noire du point de vue de la chronologie des
civilisations …
Comme on le constate, le concept de négritude se situe au confluent de
plusieurs réseaux, de plusieurs systèmes et courants de pensée, de plusieurs
‘’polices discursives’’.
A l’intérieur des sciences humaines, elle confond savamment ethnologie ou
anthropologie, histoire des civilisations, philosophie de l’être et création
littéraire.
On peut même dire que cette dernière en constitue le point de chute, tant il
apparaît que les catégories comme « âme », « être », « expression » et
« création » appartiennent au même « contexte paradigmatique ». 315 On pourra à juste titre nous faire le reproche de limiter la négritude au seul point de vue senghorien parce qu’en effet celle de Césaire est moins prolixe, plus ‘’prudente’’ et donc moins polémique car au contraire de Senghor, il ne s’est arrêté qu’au déterminisme historique et plus généralement au signifié culturel et anthropologique de ce concept (Nkashama, Op.cit., p.56.) 316 Voir Senghor (L.S.), Ce que je crois, négritude, francité et civilisation de l’universel, Paris, Grasset, 1988. 317 Senghor, Ce que je crois, Op.cit., Ibid.
311
Objectivement, l’aspect ‘’scientifique’’ du discours littéraire tel que le propose le
concept de négritude s’accompagne au moins d’une ‘’littérarisation’’
(poétisation peut-on dire) des sciences de l’homme.
Si l’on sépare tous ces différents aspects du discours de la négritude de ses
interprétations politiques ou raciales, ou encore idéologique, on peut dire que le
but ultime de la négritude a été de constituer tour à tour ‘’une science
africaine’’, ‘’un corps de lettrés africains’’, et « une institution littéraire
africaine », c’est-à-dire une littérature africaine qu’on peut définir comme
système et institution, définissant par voie de conséquence le statut de
l’écrivain, la langue même de l’écriture, ainsi que les conditions de production,
de la circulation et de réception de la littérature africaine.
Quelles sont alors les oppositions qu’elle entretient avec les concepts de
« bendrologie » et de « didiga » ?
Répondre à cette interrogation c’est dire si les concepts de « bendrologie » et
« didiga » sont une suite logique dans le sens d’un continuum de celui de
« négritude » ou si au contraire ils en sont une remise en cause ou une
inversion ou une déformation.
Que disent-ils à leur tour ?
En remontant à la source historique de ces concepts, il apparaît qu’ils sont
élaborés autour des années 1980, c’est-à-dire à un moment où après plus de
‘’trente ans de règne’’ la négritude commençait à subir de sérieuses remises en
cause et affichait en conséquence de profondes faiblesses du point de vue de
sa teneur politico-idéologique. Les raisons justificatives de cet affaissement
tiennent d’une part du bilan désastreux des indépendances africaines dont
l’histoire reste intimement liée à celle de ce concept. Et d’autre part, elles
relèvent de l’interconnexion entraînée par des états de fait déjà évoqués entre
champs politique et littéraire africains.
Mais il s’agissait aussi bien pour ces nouveaux concepteurs d’échapper aux
‘’pièges’’ de la négritude que de tirer profit de l’argument relatif à l’ontologie
négro-africaine c’est-à-dire les catégories de l’oralité et de l’authenticité qu’elle
a laissée comme héritages.
C’est pourquoi si l’on aborde la question de la conceptualisation dans le champ
littéraire juste après la négritude, l’on note la présence en Afrique de l’Ouest
312
avant « la bendrologie » et « le didiga » d’un concept comme « la griotique »
prenant sa gestation en Côte d’Ivoire par les travaux d’un poète de renom
Porquet Niangoran318.
Ce dernier écrit par exemple à ce sujet :
Le griot n’est-il pas conteur, musicien, danseur, historien
traditionnaliste, précepteur des jeunes princes dans la société
ancienne.
J’ai voulu donc faire de lui, le maître de mon expression dramatique.
C’est pour cela, il faut l’avouer, en pensant à la négritude
Ethiopiques, j’ai créé la griotique 319
Ailleurs, un autre analyste de la ‘’griotique’’ écrit :
La griotique ne fait pas de séparation entre le récital de poésie et la
représentation dramatique ou un spectacle de veillée traditionnelle.
Dès le départ, le théoricien de la griotique ou le griotiseur pense à un
spectacle total (…) ce faisant le griotiseur s’inspire de l’art
traditionnel du griot qui était orateur, conteur, musicien, danseur,
historien, maître de la parole, mémoire du peuple (…) 320
On peut déjà déceler un rapport entre la réthorique, l’esthétique et la poétique
antérieures de la négritude et celles postérieures du concept de « griotique ».
Mais au-delà de ces aspects, il apparaît également que les conditions
sociologiques d’émergence du concept de « griotique » et par la suite de
« didiga » et de « bendrologie » sont exactement celles suscitées par la
négritude et ses différents discours.
Pour mieux saisir ces conditions, il faudra éviter une illusion majeure : celle qui
consiste comme le fait encore Urbain Amoa à partir d’une mauvaise
compréhension de l’usage de la « nation », à confondre « nation politique » et
318 Il est l’auteur de Mariam et griopoèmes, Paris, P.J.Oswald, 1978
Zaoulides, Abidjan, CEDA, 1985 ; Masquairides suivi de Balafonides,, Abidjan, Le quatorium, 1994.
319 Porquet (D.S. Niangoran), « la griotique, l’expression d’un nationalisme » in Fraternité Matin, Op.cit. 320 Koné (A.) « la griotique de Niangoran Porquet » in Notre librairie, Op.cit.
313
« nation littéraire ». Il écrit par exemple à propos de la « griotique », en
conformité avec le discours prétendu nationaliste tenu par l’artiste lui-même :
l’emergende de la griotique, expression d’une révolte plurielle se
justifie essentiellement par les conditions sociologiques qui ont
amené Niangoran Porquet à s’interroger sur l’opportunité de la
représentation permanente et persistante des pièces de théâtre
d’auteurs étrangers dans les lycées et collège de Côte d’Ivoire … 321
Puis, plus loin, il tente une illustration de son point de vue en rappelant
quelques vers du concepteur de « la griotique » :
Masquairides, Masquairides !
Prêtes pour la défense de l’ivoirité
Prête pour l’illustration de l’africanité … 322
A notre avis, la notion « d’auteurs étrangers » rend davantage compte d’une
nation politique au détriment de la nation littéraire. C’est d’ailleurs dans ce sens
littéraire et/ou culturel qu’il faut accepter les néologismes comme « griotique »
(griot-ique) ; « masquairides » (masque-airide) ; « balafonides » (balafon-ide) ;
« zaoulide » (de ‘’Zaoulie’’ (nom d’un type de masque chez les gouros du
centre-ouest de la Côte d’Ivoire)) et même celui « d’ivoirité »323.
Pour ce dernier cas, rappelons que contrairement aux idées reçues, la notion
« d’ivoirité » a appartenu d’abord au champ culturel (littéraire précisément)
avant d’être récupérée par le politique avec les conséquences supposées ou
réelles qu’on sait.
321 Urbain (Amoa), Poétique, déjà cité, p. : 44. 322 Porquet (D.S. Niangoran), Masquairides, suivi de balafonides, p.28-29, repris par Urbain Amoa, Op.cit., Ibid. 323 La notion « d’ivoirité » qui sucite tant de controverses aujourd’hui, lorsqu’elle appartenait au seul champ culturel a non seulement donné le jour au concept de « griotique », mais elle a également servi le sociologue Niangoran-Bouah et sa « drummologie » ou science du ‘’tambour parleur’’. Elle a également suscité sur le sceau de l’argument de « l’authenticité » d’autres néologismes même dans le milieu musical avec la chorégraphe Rose Marie-Guiraud et son groupe « les Guirivoires ». On peut étendre l’analyse jusqu’à l’artiste musicienne ivoiro-camerounaise Were-Were Liking et son groupe « Kiyi M’Bock ». A partir des années 1990, sous des formes complexes et subtiles cela aboutira au « Zouglou », la forme musicale ivoirienne la plus célébrée aujourd’hui en Afrique de l’Ouest.
314
D’ailleurs si on établit l’histoire de cette notion « d’ivoirité »324 il apparaîtra
qu’elle prend sa source chez les étudiants ivoiriens de Dakar dans la mouvance
de la négritude entre 1945 et 1960. Quelque temps après, elle intègre
l’imaginaire du poète Niangoran Porquet, précisément autour des années 1980
dans le contexte de l’idéologie de « l’authenticité » en vogue dans certains pays
d’Afrique noire comme l’ex-Zaïre325 aujourd’hui République Démocratique du
Congo, l’ex Gold Coast aujourd’huui Ghana, l’ancien Dahomey aujourd’hui
République populaire du Bénin d’un point de vue politique et en Côte d’Ivoire à
un niveau essentiellement culturel avec comme pionnier Bernard Dadié acteur
et « militant » de la négritude326.
Pour toutes ces raisons, mieux saisir et analyser efficacement le rapport entre
ces différentes productions conceptuelles dans le champ littéraire, notamment
entre « négritude » et « didiga », « bendrologie » commande qu’une attention
plus grande soit accordée à la nation littéraire ou si l’on veut au « nationalisme
littéraire ».
En effet, les caractéristiques principales de « didiga » et « bendrologie » c’est
que ces concepts oscillent entre ‘’art littéraire’’ et ‘’science littéraire’’ avec une
focalisation spécifique sur les arguments de « l’oralité » et de « l’authenticité ».
324 Une histoire de cette notion permettra sans doute de lui restituer toute sa valeur. On se rendra peut-être compte qu’elle n’est racio-ethnique ou ultra-nationaliste que de façon artificielle et politicienne, et que culturellement, elle transcende même les frontières nationales. Au demeurant, elle reste à juste titre un objet d’enjeux et de lutte d’abord entre les différents champs politiques et culturels et ensuite à l’intérieur même de ces différents champs. 325 En effet, du temps de Mobutu Sese Seko, des villes et des personnes du Congo-Kinshasa (Zaïre) furent rebaptisées au nom de « l’authenticité » . Georges N’Gal devient ainsi M Paal O M Paal N’Gal. Valentin Yves Mudimbe pris le nom africain de Voumbi Yoka Mudimbe. 326 On peut effectivement reconnaître avec Urbain Amoa que de 1930 à la fin du XXe siècle, divers mouvements se sont effectués à l’intérieur de la négritude. Il y a ainsi :
1- la négritude des origines 2- la négritude du combat de libération 3- la négritude de l’exaltation 4- la négritude de la désillusion 5- Celle de la renaissance ou négritude-idéologie (Urbain Amoa, Opcit., p.52)
B. Dadié et « l’ivoirité » c’est-à-dire « la griotique », « le didiga », « la drummologie » en Côte d’Ivoire ou la « bendrologie » au Burkina Faso, peuvent être situés dans les moments 2 et 3.
315
Leur rapport avec la négritude réside moins dans les proclamations d’une
idéologie et d’une biologie du créateur et de la création à partir des catégories
de la race et de l’ethnie que de la manipulation « du peuple » et de « la nation »
sous le prétexte de « l’oralité » et de « l’authenticité » comme nous le verront
plus loin.
C’est pourquoi en rappelant les différentes définitions proposées pour « la
bendrologie » :
(…) Ainsi la bendrologie désigne la science, les études
méthodologiques, les méthodes de pensée, de parler, des figures de
rhétorique, relatives au tam-tam, voire à la culture des messages
tambourinés, notamment d’Afrique … 327
Et pour le « didiga » :
(…) le didiga est un art conçu par les chasseurs et tout à leur gloire.
On comprend dès lors que l’arc, arme principale des chasseurs
d’antan soit dans cet art objet de célébration liturgique sous la forme
de son double qui est aussi sa projection poétique et symbolique : le
dôdô (arc musical) invention de ces chasseurs eux-mêmes 328
Il apparaît comme nous l’avons déjà montré que ces concepts sont dominés
par les figures du griot et du chasseur d’une part et d’autres part des
instruments comme « tam-tam » et « arc musical », supposés appartenir à
l’univers de l’oralité et garants d’une certaine façon d’une prétendue
« authenticité » de la pratique littéraire.
En outre, une autre caractéristique du « didiga » et de la « bendrologie », c’est
que contrairement à l’ambition universalisant de la négritude qui construit des
particularismes en vue de mieux intégrer « l’universel », ils privilégient le
régionalisme voire ‘’le micro-nationalisme littéraire’’ pour mieux intégrer peut-
être ‘’l’universel’’ mais avant tout un ‘’universel’’ de dimension réduite, limité à
327 Pacéré (F.T.), Le langage des tam-tams et des masques en Afrique, déjà cité. 328 Zadi Zaourou (Bottey), Postface, déjà cité, p. 29.
316
l’échelle continentale329 .Même si comme l’a montré M.Andreev,la tendance
régionaliste peut prendre deux formes :
La tendance régionaliste stricto sensu :celle qui consiste à
s’enfermer volontairement dans d’étroites limites et à idéaliser le
village natal, mais aussi celle qui consiste à s’assimiler de plus en
plus aux grands courants littéraires européens qui sont –sauf pour
les critiques parisiens-des courants régionalistes comme les autres
par rapport à la littérature mondiale. Le champ littéraire étant en effet
un polysystème structuré par des tendances centrifuges et
centripètes…Au demeurant le trait principal de toutes littératures est
un désir de créer une originalité culturelle sans pour autant céder à
la tentation d’un régionalisme étriqué330
Il quand même possible de noter d’abords que les concepts sont
grammaticalement construits à partir d’une ‘’grammaire locale’’. Pacéré
emprunte ainsi un vocabulaire ‘’Morê’’ c’est-à-dire du groupe ethnique dominant
du Burkina Faso auquel il appartient. (‘’Bendre’’ signifiant à la fois
‘’tambourinaire’’ et ‘’tambour’’ ou tam-tam calebasse en langue ‘’morê’’) pour
définir sa littérature comme « bendrologie » ou « science du tam-tam ».
Il proclame son ambition de vouloir « décoloniser » les concepts et se réserve
le droit de récuser les concepts dominés par le vocabulaire occidental comme
celui de « drummologie » (de ‘’drum’’, c’est-à-dire ‘’tambour’’ en anglais) en les
trouvant « inauthentiques » ou « extravertis ».
Albert Ouedraogo lui formule le reproche:
Dans son œuvre en six volumes, l’écrivain (Pacéré) se veut
novateur en récusant de nombreux concepts et idées traduisant mal
sinon trahissant les réalités africaines.
L’intention est fort louable et participe d’une volonté de
décolonisation des concepts (…) 331
329 On peut donc dire que cet aspect conceptuel vient contredire le contenu des œuvres notamment ce que nous avons appelé « la représentation du monde » qui permet aux auteurs concernés de conjuguer ensemble les régions de leurs pays avec l’Afrique et le monde. 330 Voir J-M Klinkenberg analysant Andreev (L.G.) in « nouveaux regards sur le concept de littérature nationale »,1968 331 Annales de l’Université de Ouagadougou, n° spécial décembre 1988, p.152-155.
317
Et il poursuit plus loin :
(…) le caractère scientifique d’une recherche exige la séparation du
sujet d’avec l’objet, autrement dit le chercheur doit prendre le recul
nécessaire afin que les résultats ne soient pas entachés de
subjectivité (…) Nous n’avons point rencontré dans l’ouvrage de
Pacéré ce souci permanent de distanciation par rapport à l’objet.
Au contraire, l’auteur délibérément a choisi de n’être point critique :
les croyances du milieu moaga deviennent les siennes ! 332
Et enfin, en citant Pacéré lui-même, il conclut :
le dernier reproche, mais pas le moindre que nous formulons à
l’endroit de la démarche est le refus marqué par l’auteur de prendre
en compte les travaux antérieurs : « nous tenons à préciser que
nous n’avons fait référence à aucune étude antérieure, autre que
nos propres travaux, travaux auxquels nous renvoyons
nécessairement des lecteurs de cet ouvrage et de cette
littérature » (sic) 333
Quant à Zadi, connaissant les risques de régionalisme et même de folklore334
que suppose cet état de fait ; il théorise d’abord sa ‘’grammaire locale’’ avant de
la pratiquer. C’est ainsi qu’il pose son « didiga » comme transcendant le fait
‘’linguistique’’ généralement, c’est-à-dire comme sujet à une impossible
définition nominale aussi bien dans sa langue locale (le ‘’Bété’’) que dans la
langue d’écriture officielle (la langue française) :
Il n’existe dans la langue Bété aucun substantif susceptible d’être
proposé, en équivalence au substantif ‘’didiga’’. Toute tentative
d’analyse terme à terme de ce concept en vue d’en circonscrire le
sens précis n’aboutit non plus à rien.
332 Ibid. 333 Ibid. 334 Outre le cas de Mobutu, l’accentuation du folklore local au nom des usages anciens a été aussi imposée au Tchad par le dictateur François. Tombalbaye à travers les rites d’inititation obligatoires. Bien avant, Doc Duvalier l’avait expérimenté en Haïti à travers le vaudou (Voir Laennec Hurbon, déjà cité).
318
- didi = ordures
- ga = les cannes à sucre
- didiga signifierait-il alors cannes à sucres de l’ordure ?
Ce serait une absurdité. Il faut donc chercher ailleurs. Existerait-il
dans la langue française un substantif susceptible d’être proposé en
équivalence au concept de ‘’Didiga’’ ? Pas davantage. Le mot
mystère ? Peut-être. Par exemple, la transsubstantiation et le
mystère de l’incarnation dans les croyances chrétiennes mériteraient
bien le nom de ‘’didiga’’. Mais la notion de mystère est bien trop
étroite et ne saurait recourir de manière absolue celle de ‘’didiga’’.
Ces deux termes ont cependant un sème commun : l’impuissance
de la raison à rendre compte rationnellement du phénomène qui port
ici le nom de ‘’didiga’’ et là, celui de mystère, l’impossibilité de ce
même phénomène à se laisser soumettre à l’épreuve de la
vérification (…)335
On peut ainsi voir qu’en concevant le concept de ‘’didiga’’ à partir de la notion
de ‘’mystère’’ il justifie sa théorie du mot ‘’africain’’ c’est-à-dire de la forme
d’écriture et/ou de communication qu’adopte l’écrivain africain en ayant recours
au schéma du linguiste Roman Jakobson : nous avons déjà dit qu’à côté des
axes de la sélection et de la combinaison entraînant les six fonctions de la
communication, Zadi élabore un troisième axe impliquant ce qu’il appelle « la
fonction initiatique » du langage.
Au demeurant, en procédant à une analyse des composantes essentielles de
cet art, il apparaît que la stratégie déployée autour de la théorie et de la
pratique du ‘’didiga’’ ressortit absolument aux présupposés de/sur « l’oralité » et
(de) « l’authenticité ».
Ensuite, les concepts de ‘’bendrologie’’ et de ‘’didiga’’ même s’ils sont diffusés
du fait des institutions du savoir au-delà des frontières nationales ou régionales
ou même continentales, ont la ‘’faiblesse’’ de ne pouvoir s’insérer ou influencer,
ou encore déterminer des réseaux, des systèmes, ces ‘’cercles’’ intellectuels,
littéraires, scientifiques à un niveau international (hormis Zadi à un degré
quelque peu spécifique, sans doute grâce à sa position dans le champ
universitaire lui-même déterminant les champs scientifiques et littéraires).
335 Zadi Zaourou (Bottey), Ibid., p.126.
319
A partir de tout ce qui précède, il est possible de dire que le rapport entre
« négritude » et « didiga », « bendrologie » est une ambivalence.
Dans un premier temps, les seconds bénéficient de l’héritage discursif du
premier. Ils investissent alors les catégories de l’appartenance dans la
perspective d’une littérature dont le discours et la pratique sont soumis à l’enjeu
de « l’oralité » et/ou de « l’authenticité ». L’intérêt de ces différentes entités
ethno-régionalistes, nationales ou même quelque fois raciales, c’est qu’elles
participent de la visibilité et sans doute de la reconnaissance des acteurs d’une
littérature devenue un lieu de croyance. c’est-à-dire un système et une
institution.
Dans un second temps, « négritude » et « bendrologie », « didiga »
fonctionnent selon des modalités presque différentes.
Le premier a d’abord nourri une ambition ‘’universalisant’’ en vue d’intégrer
l’Afrique et les Africains dans les systèmes symboliques du monde. Il pourrait
sans doute s’agir d’une pensée de la totalité au sens hégélien, c’est-à-dire la
notion « d’universel » construite comme somme des particuliers ou encore
selon l’expression de D.H. Pageaux comme une apologie du « local sans les
murs ».
Les seconds s’accrochent à un pan du discours du premier : ils prolongent alors
l’idée du caractère ‘’oral ou traditionnel’’ c’est-à-dire particulier dans une
perspective ethno/géo-culturelle de la littérature africaine. Mais les traits de
régionalisme, de particularisme ou de micro nationalisme perçus chez eux ne
doivent pas être interprétés en terme politico-ethnocentrique. Ils doivent être
vus comme la manifestation d’un point de vue exogène d’une entreprise
définitoire de la littérature africaine, puis d’un point de vue endogène, c’est-à-
dire à l’intérieur même du champ comme l’expression d’une concurrence pour
produire une littérature « plus orale et plus traditionnelle ».
Pour conclure sur cette forme conceptuelle de la littérature africaine que
nous avons définie comme une des formes visibles des luttes engagées dans le
champ, il apparaît que proclamer les concepts de « bendrologie » et « didiga »
comme une suite logique de celui de « négritude » est logiquement recevable
mais sociologiquement inexact.
320
En effet, au-delà des différentes chronologies, des contextes historiques
différents qui les caractérisent, en dehors également du capital symbolique
qu’ils portent différemment, les concepts de « négritude » et de « didiga »,
« bendrologie » même s’ils désignent les mêmes formes textuelles et en
constituent de nouvelles formes identiques ne sauraient être équivalents. Bien
sûr qu’il n’existe entre eux ni contestation, ni inversion, ni déformation, mais
plutôt un prolongement dans un sens concurrentiel. Autrement dit, même si les
pionniers et les prétendants produisent pratiquement la même littérature dite
« orale » et « traditionnelle », les formes conceptuelles du texte qu’ils proposent
de part et d’autres permettent de les distinguer comme des concurrents
désireux de construire l’impression d’une littérature plus légitime en conformité
avec « la raison orale » et/ou « traditionnelle » dominant le champ littéraire. En
même temps, ces formes conceptuelles permettent de comprendre que tous les
présupposés portant sur le caractère « oral» et «traditionnel » de cette
littérature sont également des constructions relevant aussi du jeu de l’écriture et
de l’enjeu du discours constituant le double de cette écriture.
B: « LES LAMENTINS VONT BOIRE A LA SOURCE DU SIMAL »
Il est évident que si l’on se pose la question de savoir quelle est la valeur
littéraire principale autour de laquelle se retrouve et s’affronte la plupart des
écrivains africains, on répondrait aisément à ce stade de notre étude qu’il s’agit
de « l’oralité » et de « la tradition » constituées comme des appendices de la
vulgate sur ‘’l’origine’’ et ‘’l’authenticité’’.
Il est donc claire que le jeu de l’écriture dans le champ littéraire africain peut se
résumer en la formule senghorienne :
321
Si on veut nous chercher des maîtres, qu’on aille plutôt du côté de
l’Afrique. Nous sommes comme les lamentins qui vont boire à la
source du simal … 336
Mais dire que les écrivains puisent dans ‘’un vaste réservoir’’ traditionnel sans
rendre compte du phénomène en tant que fait esthétique relevant lui-même
d’une problématique historique et sociologique nous semble aussi inachevé et
inutile que proclamer « la religion opium du peuple » sans informer sur la
structure du fait religieux que M. Weber analysera heureusement comme un
« champ ».
Mais c’est surtout déshistoriciser l’histoire littéraire africaine ou même entraver
son historicisation en niant toute historicité a l’Afrique elle-même comme le
déplore Beniamino à propos de ceux*337 qui s’appuient sur la seule naissance
de la nation politique pour proposer une périodisation de la littéraire africaine :
(…) Dans cette mesure, c’est bien une conception essentialiste de
l’identité nationale qu’est avancée, la littérature et les écrivains étant
jugés selon un système de valeurs et non en fonction de leurs textes
(ils doivent rendre compte fidèlement de cette essence et il leur est
intimé d’avoir à s’inspirer de la tradition). Par la même, le domaine
de la tradition est exclu de l’historicité : c’est un vaste réservoir dans
lequel les écrivains doivent puiser mais dépourvu d’histoire propre.
Ce type de périodisation conduit donc à renforcer le vieux mythe de
l’absence d’histoire africaine antérieurement à la colonisation (…) 338
Il s’agit donc ici d’analyser le jeu de l’écriture en tant que construction ou
participation à un système de valeurs c’est-à-dire exercice ou pratique d’un
modèle esthétique soumis à des déterminations socio-symboliques.
Ces déterminations relèvent d’une double problématique : D’abord d’un point
de vue historique où l’oralité et la tradition participent indéniablement de
l’historicité de la littérature africaine notamment de l’histoire des règles du 336 Senghor (L.S.), Op.cit., Ibid. 337 Il pensait ainsi à Adrien Huannou : « Approche générale et historique de la littérature béninoise » repris par Beniamino, Op.cit., p. 116. 338 Beniamino (Michel), Op.cit., Ibid.
322
champ ou « des lois de la littérature » pour reprendre les mots de R. Fayolle,
ainsi que de celle des valeurs ou canons esthétiques constitutifs de la littérature
africaine francophone.
Ensuite, d’un point de vue sociologique où ces normes admises partent d’abord
du rapport anthropologique « eux » et « nous » développé par le discours
littéraire avant d’être des normes socio-esthétiques incorporées. Ces normes
incorporées rendues visibles par les signifiants ou qualificatifs « orale »,
« traditionnelle » seront désignées à partir du vocabulaire bourdieusien
« habitus », tandis que le jeu de l’écriture dans son accomplissement pourra
être appelé « illusio littéraire africain ».
Il apparaît ainsi dans la perspective de la problématique historique que le rôle
de l’histoire dans la constitution et l’analyse de la littérature africaine
francophone est considérable non pas seulement parce qu’elle permettrait de
rendre compte des différentes « dates de naissance »*339 de cette littérature ou
parce qu’elle renseignerait sur le rôle de cette littérature dans la promotion
« des valeurs nationales » sur le modèle Hederien340, mais parce qu’elle éclaire
sur la question principale de « l’œuvre originale » dans un sens originel et
originé, c’est-à-dire l’œuvre
dont la réception (…) impose dans les représentations sociales
l’existence d’une littérature à laquelle est légitimement adjoint un
adjectif précisant qu’elle est originée d’un lieu et caractéristique de
celui-ci… 341
Mais aussi parce qu’elle permet également de pouvoir rechercher
339 Voir par exemple Nkashama (Pius N’Gandu), Les années littéraires en Afrique, T.I (1912-1987), T.II (1987-1992), Paris, L’Harmattan, 1993. (déjà cité). 340 Suite à Herder, le goût (littéraire) cessera d’être avec Mme de Staël « une catégorie universelle pour devenir une variable liée à la situation culturelle des diverses nations qui s’en récament ». Voir Staël (Germaine de), De l’Allemagne II, Paris, Garnier-Flammarion, 1968 341 Beniamino (Michel), Op.cit., p. 99.
323
quelles sont les modalités et les processus par lesquels une
littérature atteint son autonomie, c’est-à-dire quand se constitue un
champ littéraire plus ou moins autonome 342
Dès lors, l’Histoire en permettant d’interroger l’histoire de la littérature africaine
francophone laisse apparaître que même si l’oralité et la tradition étaient les
principales formes littéraires avant les récits de voyage et avant la littérature
coloniale, leur résurgence en tant que « règle du jeu littéraire » dans le champ
de la littérature écrite a lieu au XXe siècle sous l’influence de
l’historiographie*343 romantique française et allemande du siècle précédent,
c’est-à-dire comme le dit François Furet à un moment où en général
tous les peuples avaient besoin d’un récit des origines et d’un
mémorial de la grandeur qui soient en même temps des garanties de
leur avenir 344
On peut donc affirmer en paraphrasant Beniamino que c’est dans le sillage du
romantisme que la constitution d’une littérature ‘’des origines’’ et/ou d’une
histoire apparaît comme le corrélat de la conscience de l’existence d’une
communauté humaine345.
Autrement dit, il existe un lieu direct entre l’établissement des règles littéraires
ou des formes littéraires instituées et les entreprises hagiographiques prenant
essentiellement l’allure de sociogenèse.
Le problème du « jeu de l’écriture » peut donc relever d’une double
périodisation : Une périodisation exogène fondée sur un système de valeur pré
construit et extérieur à la littérature africaine du point de vue géographique mais
aussi du point de vue de la société concernée (par exemple les règles littéraires
342 Beniamino (Michel), Ibid. 343 Auguste Viatte affirme cependant que c’est au XIXe siècle que des membres des communautés francophones commencent à écrire leur « histoire » dans le sillage de l’historiographie romantique française. En incluant dans son tableau chronologique les esquisses sénégalaises de l’Abbé Boilat pour le cas de l’Afrique noire, il précise qu’entre 1827 et 1855, la quasi-totalité du « monde francophone » est pourvue d’une « histoire » dans la tradition romantique. Voir Viatte (Auguste), Histoire comparée des littératures francophones, 1980, repris par Beniamino, Op.cit., p.102. 344 Furet (Antoine), L’atelier de l’histoire, Paris, Flammarion, Coll. Science, 1982, p. 75. 345 Beniamino (Michel), Op.cit., Ibid.
324
généralement admises et transmises des littératures du centre comme celles
de la France).
Ensuite une périodisation endogène déterminée par des acteurs du champ
construisant un système de valeurs littéraires au nom de « l’oralité » et de « la
tradition ».
Ce qui revient à dire qu’en définitive « l’oralité » et « la tradition » prennent leur
sens d’abord en rapport avec le champ de « l’écrit » (champ dominant des
littératures occidentales) ensuite en rapport avec les exigences du champ
africain lui-même dans son fonctionnement et son processus d’autonomisation.
Ainsi peut-on noter concernant l’exogénéité du ‘’jeu littéraire africain’’ que la
plupart des descriptions des relations existant entre ces littératures dites
« périphériques » et celle du « centre » ressortit essentiellement à un ensemble
de métaphores de type géographique ou même géopolitique et organiciste.
Beniamino écrit encore :
(…) A cette perspective ressortissent les métaphores employées
pour décrire les relations existant entre les littératures. Ainsi les
métaphores de la roue, du foyer impliquent-elles, en synchronie, une
vision franco-centrée des littératures francophones, vision relayée en
diachronie par les métaphores arbustives du tronc et des
rameaux 346
D’ailleurs ces différentes métaphores sont produites quelques fois par la
« périphérie » elle-même comme ce fut le cas entre 1930 et 1950 où les
canadiens se disputaient pour savoir s’ils devaient considérer leur littérature
comme « une branche de l’arbre française ou comme un autre arbre de même
essence »347.
Ce problème semble avoir été le même en Afrique noire francophone. En effet,
en considérant la période que nous avons nommée « la parturition », c’est-à-
346 Beniamino (Michel), Opcit., p. : 105. 347 Viatte (Auguste), La francophonie, Larousse, 1969, p.191. Voir aussi la querelle soulevée par certains membres de l’Académie française comme Jérôme et Jean Tharaud, Georges Duhamel, ainsi que Louis Aragon entre 1946 et 1948. Duhamel qualifiait précisément le monde cancadien de « branche de l’arbre français ». Voir Hans-Lüsebriink, « ‘’Littérature nationale’’ et ‘’espace national’’. De la littérature hexagonale aux littératures de la ‘’plus grande France’’ de l’époque coloniale (1789 – 1960) in Philologiques III, 1994, p.265-286.
325
dire celle allant d’avant 1906348 à René Maran, l’on peut noter que la
problématique essentielle que soulevait « le jeu de l’écriture » visait également
la question de « l’originalité » et/ou de « l’autonomie » légitimement
définissables comme telles par les acteurs du moment à travers la reprise fidèle
du modèle d’écriture que proposait la littérature française.
C’est seulement du point de vue de l’endogénéité que la littérature africaine
définira autrement le problème de « l’originalité » et de « l’autonomie » en
opposant le ‘’génie’’ du terroir, c’est-à-dire les formes littéraires de la
« périphérie »349 à celles dominantes du « centre ».
C’est alors que cette littérature dans la construction de ses ‘’systèmes de
valeurs’’ exclura tout ce qui peut être centré autour de l’événement
colonisateur, symbole de la domination de ‘’règles’’ littéraires imposées, ayant
neutralisé les pratiques littéraires anciennes fondées sur « l’oralité » et « la
tradition ».
Retrouver cette source de la création littéraire ancienne dont l’image est bien
rendue par « la source du simal » équivaut à un acte majeur multidimensionnel,
transcendant bien évidemment la seule problématique littéraire. Il semble que
c’est dans la construction de ce système de valeur que le mythe de
l’homogénéité dans la création littéraire africaine a acquis ses lettres de
noblesse. Midiohouan fait observer à juste titre que :
Pendant longtemps et jusque dans les années 1970, toutes les
productions littéraires des africains noirs constituaient
indifféremment le corpus de « la littérature négro-africaine » […] les
auteurs négro-africains avaient conscience de participer du même
ensemble, à la même entreprise, d’être investis de la même
responsabilité à l’égard du monde négro-africain. Etait-ce parce
qu’ils s’adressaient d’abord à un public européen pour qui ils étaient
348 Nous le faisons différemment de Nkashama qui en prenant en compte les seules années de publications considère l’année 1912 comme le début « des années littéraires en Afrique » (Nkashama, Op.cit., Ibid.). 349 Cependant G.O. Midiohouan a montré qu’il y a intrication entre le rôle des élites locales et celui des personnels de la coopération française dans la constitution du corpus des littératures africaines (Voir Midihohouan (Guy Ossito), « le phénomène des ‘’littératures nationales’’ en Afrique » in Peuples noirs/peuples africains, n°27, 1982, p.57-70.
326
(et continuent d’être) « nègres » ou « africains » avant d’être
Ivoiriens ou Dahoméens 350
Les conséquences les plus évidentes de ce ‘’retour aux sources’’ c’est de
passer de l’impératif du « bon usage du français » ou encore de l’expression
des élans de l’âme et du cœur dans un ‘’style français’’ à de nouvelles
exigences littéraires imposées par « l’oralité » et « la tradition ». Comme nous
l’avons longuement analysé, il sera question d’engager par exemple sous
diverses formes une transgression des codes linguistiques et académiques
institués depuis l’Académie française ; il sera urgent de transposer dans les
œuvres des modes de « penser » du champ traditionnel, en ‘’oralisant’’ le texte
poétique, en racontant le monde selon les modalités ou les items de la culture
orale et traditionnelle ; il sera nécessaire d’évoquer et de convoquer sans cesse
des figures dominantes de la littérature orale c’est-à-dire des agents
traditionnels et des instruments littéraires anciens.
Visiblement, « le jeu de l’écriture » dans la littérature africaine comme dans
toutes les littératures francophones fonctionne en répondant au choix d’une
esthétique conforme à un ensemble de déterminations : Celles de la quête de
« l’origine » et de « l’originalité » que A. Viatte351 considère comme un « des
moteurs » de l’évolution des lettres francophones. Cette quête se déroule
autour des valeurs orales et traditionnelles devenues des enjeux incontestables
dans le champ littéraire africain.
Mais le sens de ce « jeu esthétique » ne relève pas que des seuls points de
vue historique et historiciste, il tient également à des pesanteurs sociologiques,
c’est-à-dire anthropologiques et socio-esthétiques.
Dans le premier cas, nous avons au cours de la première partie de cette étude,
insisté suffisamment sur une des caractéristiques de la science
anthropologique dont le principe du discours repris par la quasi-totalité des
sciences humaines était d’évoluer dans un système rigide de prise de la parole
régi par un processus de dénomination, d’auto désignation, de différenciation,
d’identification, c’est-à-dire prenant en compte des schèmes allant de la
350 Midihouan (G.O.), Opcit., p. 59. 351 Viatte (Auguste), Histoire comparée des littératures francophones, Ibid.
327
verticalité (dominants-dominés) à l’horizontalité (identités, personnalités
juxtaposées), remplissant donc une fonction souvent politique de contrôle et de
domination.
Appliquée à la littérature, on aboutira à des ‘’praxèmes’’ ou indices de discours
croisés comme « écrit ≠ oral », savant ≠ populaire, moderne ≠ traditionnel,
littérature ≠ contre-littérature ‘’hors littérature’’ … »352, résumant sous diverses
formes la grande dichotomie « eux ≠ nous » proposée par ce que nous avons
déjà nommé « les sciences de l’altérité ».
Si ‘’la science littéraire’’ est aussi ‘’une science de l’autre’’, alors on peut
analyser sous cet angle le problème du « jeu de l’écriture ». Mais afin d’éviter
des redites qui pourraient s’avérer superflus pour l’intelligence de notre
réflexion, arrêtons-nous au seul chapitre des « représentations ».
En effet, une des implications majeures de la domination du jeu de l’écriture en
Afrique contemporaine par l’oralité et la tradition ne porte pas seulement sur
‘’l’essence’’, ‘’l’origine’’ c’est-à-dire « l’être » dont la présence au monde est
connue et reconnue au sens stricto sensu du politico-juridique, mais également
sur « la personnalité artistique et/ou littéraire’’ en tant que « aptitude à créer, à
représenter ».
On sait à ce sujet que d’un certain point de vue, dire l’indicible, traduire
l’opaque, rendre l’invisible, c’est-à-dire « représenter » littérairement des traces
de vie, donc produire de la littérature n’est pas en soi « la chose la mieux
partagée » : William Faulkner par exemple a déjà montré toute la difficulté qu’il
avait à « représenter » des sociétés noires d’Amérique du sud.
Rappelons brièvement que la présence noire dans l’œuvre de Faulkner est
certes un élément primordial353 tant le noir lui-même est une composante
importante de la région du sud354 des Etats-Unis.
352 Nous le soulignons. Mais pour mieux comprendre les fondements praxiques et les praxèmes qui les caractérisent, c’est-à-dire le fonctionnement sous la forme de sociotypes, d’ethnonymes, de stérétotypes, en tant que produits des discours croisés, c’est-à-dire réalisations ou effets de la dichotomie « eux ≠ nous », voir L’autre en discours, praxiling, ESA, CNRS, Université Paul Valéry, Montpellier 3, dyalang ESA, CNRS, Université de Rouen, 1999, p. 4-5. 353 Voir Rouberol (Jean), L’esprit du sud dans l’œuvre de Faulkner, Paris, Didier Erudition, Publications de la Sorbonne, 1982, p. : 285. 354 Voir Gresset (Michel), Bleikasten (André), Rivaty (François), William Faulkner: as I lay dying light in August, Paris, A. Colin, 1970, p. 18.
328
Mais il semble que le problème de la représentation du Noir chez Faulkner ne
tient pas tant à la densité du Noir comme ou pourrait le croire355, mais plutôt à
la forte survivance et présence des clichés et autres stéréotypes356 que le
sudiste blanc dont Faulkner lui-même a hérité et incorporé à propos du noir
représenté dans toute la société américaine.
Aussi peut-on légitimement postuler que le caractère insaisissable du noir
comme sujet ou objet littéraire non ‘’représentable’’ contrairement au blanc
pourrait constituer une des faiblesses littéraires (aptitudes à représenter) de cet
écrivain pourtant de grande renommée.
Par ailleurs, dans un autre registre, les Africains avec l’avènement de la
colonisation c’est-à-dire l’irruption de la littérature écrite dans le champ de la
littérature orale et traditionnelle ont été désignés comme « inaptes à
représenter », dépourvus en conséquence de toute ‘’personnalité littéraire’’. Le
problème majeur étant ici l’efficacité du moyen de la représentation, c’est-à-dire
le caractère littéraire ou non de la langue orale ou écrite c’est-à-dire la langue
locale africaine ou la langue coloniale.
On comprend alors aisément pourquoi selon les moments, le jeu de l’écriture
pour le cas de l’Afrique est passé du ‘’terrorisme’’ de l’écrit au ‘’refrain’’ de/sur
l’oralité et la tradition.
On comprend également pourquoi les usagers de la langue créole par exemple
se plaisent tantôt à voir très souvent leur langue comme « parole qui ne se dit
que par l’écriture »357 et tantôt à définir leur littérature comme celle du
« conteur », paradigme du chasseur, du masque et du griot, c’est-à-dire
« représentation » par l’oralité ou la tradition. 355En terme numérique on notait par exemple une population de 9313 noirs contre 6298 blancs à Yoknapatawpla (Voir Rouberol, Op.cit., Ibid.) 356 Ainsi du « serviteur fidèle, soumis, heureux de son sort, volontiers menteur et chapardeur » au « grand enfant, hâbleur, vaniteux, sexuellement insatiable et dont les maladresses amusent le blanc » en passant par « le sage patriarche », Faulkner ne fait que reprendre le vieil héritage simpliste unique de la caricature du noir par le blanc d’Amérique du Sud durant tout le XIXe siècle et même au XXe siècle (Voir par exemple le personnage de Simon Strother in Sartoris, New-York, 1929). 357 Ndagano note à ce propos que durant les années 70-80, des débats sur la nécessité « d’écrire en créole » ont occupé les départements d’outre-mer. L’auteur remarque surtout une production abondante en langue créole (poèmes, pièces de théâtre dans des journauxn des revues), ainsi que la présence du créole, écrit dans certains espaces publics (pancartes, publicités, recommandations aus usagers) sans oublier les propositions d’enseigner le créole malgré de sérieux problèmes de codification grammaticale dans le milieu scolaire. Cependant, l’engouement semble politique et militantiste car son effet est littérairement nul (l’inexistence d’une littérature créole) et socialement insignifiant (« lire ou écrire en créole n’intéresse pas grand monde »). Voir Ndagano (Biringamne), Nègre tricolore, littérature et domination en pays dominé, Paris, Servedit, 2000, p. 54.
329
Dans le même sens, c’est à partir des étapes du « renversement » et de
« l’appropriation » déjà décrites que les écrivains africains choisissent
volontiers de percevoir leurs langues (Malinké, Swahili, Haoussa, Baoulé, …)
comme des supports de « paroles (littéraires) dites avant d’être écrites »358 ou
si l’on veut de décrire la pratique littéraire fondamentalement comme ‘’chose
dite’’. Autrement dit, le moyen de « représentation » voir le matériau littéraire le
mieux indiqué semble être la langue ‘’naturellement orale’’ dominant en fin de
compte celle désigné comme soumise à une « raison graphique ».
La langue littéraire en Afrique n’est certes pas la langue locale, car malgré les
tentatives, il n’existe pas encore une littérature en langue africaine359 à
proprement parler. Mais la co-habitation de l’écrit et de l’oral semble indiquer
que dans le champ littéraire africain en son état actuel, toute production écrite
n’est déterminée et ne prend son sens que par sa proximité avec l’oralité ou la
tradition. En termes différents, toute production littéraire africaine qui se
réclame comme telle devra au préalable avoir revendiqué360 en sa faveur les
arguments de la ‘’tradition orale’’ ou reprendre à son compte le discours sur
‘’l’oralité’’ et ‘’la tradition’’.
C’est dans cette perspective qu’à la question posée par Natacha Raschi, sur
l’importance réservée au texte écrit chez certains auteurs comme Zadi, ce
dernier prenant l’exemple de sa représentation poético-dramaturgique qu’est
« le didiga » répond :
Le texte écrit ne précède pas l’œuvre, c’est-à-dire, je commence par
faire travailler les comédiens sur la base de la musique et je les
amène à faire s’expliquer leurs corps (…) il y a des moments où la
358 Nkashama analyse le phénomène des littératures en langues africaines dans un sens où il constitue un phénomène qui permet de bouleverser les mythes faciles des ‘’sociétés sans écritures’’, et introduit une dimension nouvelle du champ littéraire africain. (Voir Nkashama (Pius N’Gandu), Littératures et écritures en langues africaines, Paris, L’harmattant, 1992. 359 Nkashama, Op.cit., Ibid. On peut surtout préciser que malgré les traces historiques et même contemporaines du ‘’texte en langue africaine’’, celui-ci semble inexistant, tant sa production, sa diffusion et sa consommation en tant que « littérature » n’a pas encore l’air d’un processus achevé ou accompli. 360 Faulkner comme d’autres auteurs manipule à son avantage la revendication de la tradition orale. Aussi parvient-il à construire le sud des USA comme espace naturel de la parole, du verbe, de la tradition orale. Willard Thorp écrit : « pourquoi les gens du sud sont-ils les meilleurs conteurs d’histoire du pays ? d’abord les enfants en sont nourris, tout comme ils apprennent à chasser et à monter à cheval. Et il semble qu’il y ait dans le sud plus qu’ailleurs des endroits faits pour raconter des histoires, la cuisine, le salon, le coin du trottoir, devant les banques … Et puis on y a toujours en plus de temps » (Thorp (Willard), A southern reader, New York, 1955, p. 636)
330
musique et le corps n’expriment plus rien. Le texte alors intervient,
non pas au secours du corps, mais pour prolonger le corps, pour
prolonger les instruments, pour prolonger la voix du chanteur …
mais il (le langage de l’écrit) ne gouverne plus l’œuvre
entièrement 361
Mais « le jeu de l’écriture » c’est en plus de son aspect anthropologique
(rapport intersubjectif et représentation), l’implication qu’il entraîne en tant que
normes socio-esthétiques incorporées : Entendons « habitus » et « illusio ».
En ayant recours à la notion « d’habitus » que propose P. Bourdieu lui-même
l’ayant emprunté à plusieurs autres philosophes et sociologues comme le
révèle Hong Sung-Min :
On peut s’étonner que Bourdieu n’ait jamais véritablement explicité
l’origine de la notion d’habitus. Il n’est cependant pas difficile de
déceler en premier lieu l’influence de Max Weber : l’habitus désigne
en effet souvent le sentiment collectif ou plus exactement ‘’l’ethnos’’
au sens weberien, dans les analyses empiriques de la vie
quotidienne d’aujourd’hui menées par notre auteur (entendons
Bourdieu).
Erwin Panofsky peut aussi à juste titre être considéré comme un
précurseur de Bourdieu, pour ce qui est de l’habitus comme
mentalité collective dans le domaine de l’art (…) l’habitus peut être
rapproché ici de l’inconscient culturel au sens de Lévi-Strauss (…)
C’est dans le cadre de cette problématique d’ordre généalogique
que nous estimons nécessaire de rapprocher notre sociologue de
philosophes comme Bergson et Merleau-Ponty, dont l’apport a été
selon nous fondamental pour la formation de la notion
bourdieusienne d’habitus 362
361 Rashi (Natasa), « le didiga ou art de l’impensable de B.B. Zadi, une lecture » in Nouvelles écritures francophones, vers un nouveau baroque ? Sous la direction de Godin (Jean Cleo) , Presse universitaire de Montréal, 2001, p. 286. 362 Hong Sung-Min, « une généalogie de la notion d’habitus : Bergson, Merleau-Ponty et Bourdieu » in Habitus, corps, domination sur certains présupposés philosophiques de la sociologie de P. Bourdieu, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 45.
331
Il s’agit pour nous d’établir un ‘’autre’’ fondement de la logique de la production
ou de la reproduction sociale en générale, mais surtout une ‘’autre’’ analyse
sociologique de la production littéraire en particulier.
En effet, pour le cas de la production littéraire, notons qu’on a longtemps
assisté à la pérennisation du rapport « acteur » et « structure » en lieu et place
du lien à notre avis nécessaire entre « habitus » et « champ ». C’est dans la
perspective de cette erreur de vue que le phénomène de « l’oralité » et de « la
tradition » a très souvent été interprété selon deux points de vue extrêmes.
Dans un premier temps, les structures objectives du champ littéraire,
inséparables, bien entendu ‘’des conditionnements sociaux’’ engendrés pas les
facteurs historiques et anthropologiques du champ sont perçues d’une façon
réductionniste c’est-à-dire transcendantal ou anhistorique tendant à expliquer
« le jeu de l’écriture » comme le fait d’un processus ‘’automatique’’, c’est-à-dire
une sorte de loi naturelle, proche d’un effet d’usure mécanique ou encore le fait
d’un héros ‘’origine’’ ou ‘’père’’ incrée du changement des règles littéraires.
Dans ce sens, presser par exemple A. Kourouma comme « le premier écrivain
africain ‘’original’’ et/ou ‘’authentique’’ pour avoir dit-on ‘’bousculer la langue
française’’ en la ‘’malinkinisant’’ sans situer Kourouma dans les conditions
objectives du champ (rapport à ses pairs, histoire et état du ‘’jeu de l’écriture’’)
c’est-à-dire en définitive l’ensemble des dispositions, des potentialités et des
pratiques incorporées, c’est non seulement prolonger cette erreur de vue mais
c’est, faute d’analyse profonde, satisfaire au vieux fantasme scientifique « du
jamais vu ». Car, à notre avis, des soleils et des indépendances, parce qu’il
innovait sans rien inventer n’apportait vraiment « rien de nouveau sous le
soleil » littéraire africain, pour peu qu’on tienne compte de l’histoire des règles
du champ à partir de la notion « d’habitus » dont les effets quoique différents
selon les acteurs étaient déjà perceptibles depuis certains ‘’ nomothètes’’
comme Maran, Senghor, Césaire, Yambo Ouloguem et bien sûr Kourouma lui-
même sans pour autant qu’il soit situé à l’origine du champ ou au-delà du
champ à la manière de Prométhée « voleur de feu » bienfaiteur des humains.
Dans un second temps, il s’agit quelquefois de partir de postures exagérément
marxistes c’est-à-dire matérialistes pour prétendre que toute pratique (les
marxiens diraient ‘’praxis’’) présuppose un travail de construction lié
absolument à la « pensée de corps », c’est-à-dire « conscience de groupe ».
332
On prolongera alors ce point de vue dans un sens où « l’oralité » et « la
tradition » doivent refléter ‘’la conscience de classe ou de race’’. Autrement dit,
le jeu de l’écriture ne prend son sens qu’à partir d’une équation posée avec les
écrivains et leurs espaces géographiques, leurs nations politiques, leurs
idéologies d’appartenance ou même leurs races biologiques. Nous avons
longuement décrit le phénomène dans la première partie de notre étude :
l’oralité et la tradition deviennent des ressources littéraires gérées ou
revendiquées d’une façon monopolistique par les écrivains issus des régions
dominées (Afrique, Antilles, Amérique du Sud).
Le débat surprenant engagé autour de la personne de Marie N’Diaye, pour
savoir si elle devait appartenir à la France ou à l’Afrique littéraire ne fait
qu’illustrer notre point de vue et renforcer notre option.
Cela dit, quels sont les apports de « l’habitus » pour une meilleure
appréhension du « jeu de l’écriture » africain ?
Afin de ne pas céder à la tentation de théoriser*363 sur la notion déjà bien
connue « d’habitus », disons simplement à partir de ce qui précède que
l’habitus permet
d’échapper à la fois à la philosophie du sujet, mais sans sacrifier
l’agent, et à la philosophie de la structure, mais sans renoncer à
prendre en compte les effets qu’elle exerce sur l’agent à travers
lui 364
Cela revient à dire que « l’habitus » pour ne pas dire « habitude » est
la capacité génératrice, voir créatrice qui est inscrite dans le
système des dispositions comme art au sens fort de maîtrise
pratique 365
363 On tomberait dans une longue analyse philosophique mais aussi politique à partir du rapport perceptible entre « habitus » et « violence symbolique », « habitus » et « pouvoir-domination » c’est-à-dire empruntant le voile de l’idéologie dominante. On étudierait donc le lien théorique pouvant exister entre Bourdieu et Marx, Bourdieu et Sartre, Merleau-Ponty, Bourdieu et Foucault (Hong Sung-Min, Op.cit., Ibid.) 364 Bourdieu (P.) avec Loïc Wacquant, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil, 1992, p. 97. 365 Bourdieu (P.) avec Loïc Wacquant, Op.cit., Ibid.
333
Bourdieu reconnaît lui-même que tel que défini « l’habitus » entretient
beaucoup de similitude avec la théorie de « l’habit » de Dervey366 lequel
l’entend non pas en tant qu’habitude répétitive et mécanique mais « rapport
actif et créateur du monde ».
Si on revient au « jeu de l’écriture » africain construit autour de l’idée du
« retour à la source du simal », on pourra expliquer les nombreux recours ou
références à « l’oralité » et à « la tradition » dans le champ littéraire africain,
non comme des réactions ‘’spontanées’’ instantanées ou surgies ex-nihilo, mais
comme des ‘’manières d’écrire’’ ou ‘’des savoir-faire’’, riches de toute l’histoire
et l’anthropologie des auteurs entre eux selon les différentes époques et celles
du champ lui-même dans son fonctionnement ou déroulement factuel.
Ainsi, de même que dans le domaine économique « l’habitus rationnel »367 qui
est la condition préalable d’une pratique économique ajustée, adaptée ne peut
se construire, se développer que lorsque sont données certaines conditions de
possibilité, économiques particulières (la possession par exemple du minimum
de capital économique et culturel requis pour être ‘’homo oeconomicus’’), de
même « l’habitus littéraire » ici vu comme « normes littéraires incorporées » ne
peut se comprendre indépendamment d’une histoire et d’une anthropologie du
« jeu de l’écriture » ; mieux la pratique littéraire elle-même ne peut s’effectuer
efficacement que sous l’effet des conditions de production littéraire elles-
mêmes inséparables des conditions d’effectuation des habitus qui peuvent être
à leur principe :
L’habitus contribue à constituer le champ comme monde signifiant,
doué de sens et de valeur, dans lequel il vaut la peine d’investir son
énergie. Il s’ensuit deux choses : premièrement, la relation de
connaissance dépend de la relation de conditionnement qui la
précède et qui façonne les structures de l’habitus ; deuxièmement, la
science sociale est nécessairement une « connaissance d’une
366 Dervey écrit : « à travers les habitudes (habit) formées dans le commerce avec le monde, nous habitons aussi le monde, il devient notre demeure et la demeure dait partie de chacune de nos expériences ». Sa définition de « l’esprit » (mind) comme « principe actif toujours disponible, se tenant à l’affût et fondant sur tout ce qui se présente ç lui » est proche de « l’habitus » de Bourdieu. (Voir Dervey, art as experience, 1958, p. 204 repris par Pierre Bourdieu et Loiïc Wacqant, Op.cit., p. 98) 367 Bourdieu (P.), Algérie 60, structures économiques et structures temporelles, Paris, Minuit, 1977.
334
connaissance » et doit faire place à une phénoménologie
sociologiquement fondée de l’expérience primaire du champ368
Il s’ensuivra par ailleurs que « le jeu de l’écriture » en tant que maîtrise pratique
des règles du champ engage ce jeu lui-même non seulement comme
« enjeux » mais aussi comme « intérêt spécifique » d’où sa désignation par un
autre concept bourdieusien : « l’illusio ».
Le concept « d’illusio » engage une réflexion longtemps demeurée sans
réponse ou du moins à laquelle ‘’la science littéraire’’ et la philosophie de l’art
n’ont jusque là apportée qu’une réponse partielle369. On peut l’énoncer
laconiquement sous forme de questionnement : « pourquoi les écrivains
écrivent-ils de telle ou telle manière selon les époques » ? Ce qui traduit
subrepticement la question : « pourquoi écrit-on ? A quoi sert la littérature ? ».
Tout ce questionnement pour trouver une réponse efficace doit investir la notion
« d’intérêt » mais en rupture avec un sens utilitariste ou non-utilitariste comme
l’affectionnaient une anthropologie philosophique naïve ou une certaine
hagiographie scientifique, lesquelles concevaient toutes pratiques sociales dont
le métier d’intellectuel ou comme c’est le cas ici, la pratique de la littérature soit
comme « désintéressement » c’est-à-dire conduite humaine enchantée et
mystifiée ou inversement comme « intérêt » du type économiste.
Je préfère aujourd’hui utiliser le terme « illusio » puisque je parle
toujours d’intérêts spécifiques, qui sont à la fois présupposés et
produits par le fonctionnement de champs historiquement délimités
(…)
Pour comprendre la notion d’intérêt, il faut voir qu’elle est opposée
non seulement à celle de désintéressement ou de gratuité, mais
aussi à celle d’indifférence. Etre indifférent, c’est être non motivé par
368 Bourdieu (P.) avec Loïc Wacquant, Op.cit., p.103. 369 La tradition littéraire a conçu la pratique littéraire selon deux perspectives : une première perspective ou ‘’l’intérêt’’ se conjugue avec ‘’fonction’’ et ‘’utilité’’ suivant le modèle appliqué par Zola et l’affaire Dreyfus. Marx et Sartre attribuent dans la même perspective ‘’l’intérêt’’ de la littérature à une entreprise prométhéenne. Mais inversement un autre point de vue voit cet ‘’intérêt’’ comme « plaisir » non pas toujours au sens bourgeois, mais au sens de « désintérêt ». Il s’agit dans notre cas de concevoir la pratique littéraire comme une « économie non économique » mais une économie tout de même « intéressée » et intéressante.
335
le jeu : Comme l’âne de Buridan, ce jeu ma laisse indifférent, ou
comme on dit en français, ça m’est égal.
L’indifférence est un état axiologique de non-préférence en même
temps qu’un état de connaissance dans lequel je suis incapable de
faire la différence entre les enjeux proposés.
Tel était le but des stoïciens : atteindre un état d’ataraxie (ataraxia
signifie le fait de ne pas être troublé).
L’illusio est l’opposé de l’ataraxie : c’est le fait d’être investi, pris
dans le jeu et par le jeu. Etre intéressé, c’est accorder à un jeu social
déterminé que ce qui y survient a un sens, que ses enjeux sont
importants et dignes d’être poursuivis 370
A travers cette longue citation empruntée à Bourdieu, il apparaît que l’intérêt de
la littérature réside moins dans la forme engendrée et exigée par l’économie
capitaliste371 laquelle considère comme « désintérêt » tout ‘’intérêt spécifique’’
non réductible aux formes ordinaires de l’intérêt économique. L’intérêt de la
littérature ou si l’on veut le jeu de cette littérature « intéressée » que nous
désignons « illusio littéraire » relève encore moins d’une conception hédoniste
que propose Roland Barthe suivant la tradition des formalistes russes, laquelle
pose « l’intérêt » littéraire en terme de « plaisir » et/ou « désintéressement »
oubliant du coup que le plaisir lui-même est un capital rare donc cher, c’est-à-
dire « intéressé ».
« L’intérêt littéraire » s’il se conçoit comme « illusio » vient alors se poser à
l’antipode de cette approche qui loin d’être un invariant anthropologique
propose « l’intérêt » comme « un arbitraire historique » selon le point de vue de
Marcel Mauss, lequel écrit au terme de ses recherches sur les échanges pré-
capitalistes ou la logique du « don » :
si quelque motif équivalent anime chefs trobriandais ou américians,
clans adamans, etc. ou animait autrefois généreux hindous, nobles
germains et celtes dans leurs dons et dépenses, ce n’est pas la
froide raison du marchand, du banquier, du capitaliste 372
370 Bourdieu avec Loïc Wacquant, Op.cit., p.92. 371 L’opposition de Bourdieu à l’économiste est manifeste dans ses premiers travaux ethnographiques sur le sens de l’honneur chez les Kabyles. (Voir Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, précédée de trois études d’ethnologie Kabyle, Genève, Droz, 1972). 372 Mauss (Marcel), Essai sur le don, forme archaïque de l’échange, Année sociologique, Nouvelle série, 1923-1924.
336
Autrement dit, dans ces civilisations
On est intéressé, mais d’autres façons que de notre temps 373
C’est dire qu’avec la notion « d’illusio », la littérature en générale, la littérature
africaine dans son aspect francophone en particulier peut-être située dans le
registre de toutes les pratiques sociales (économie domestique : échanges à
l’intérieur de la famille ou entre des générations comme dans la société Kabyle,
économie de l’offrande : transaction entre les églises et les fidèles par exemple)
dont « l’intérêt » se fonde sur « une économie non économique » c’est-à-dire
sur une économie différente de l’économie du calcul dont l’ordre repose
essentiellement sur les espèces sonnantes et trébuchantes. Elles n’est pas non
plus un nouveau paradigme économique dominé par la morale tel que le
propose Amartya sen374. Cette pratique adopte plutôt la logique d’une
« économie des biens symboliques »375.
Précisons en outre que « le symbolique » n’est pas une donnée dévaluée au
regard du ‘’sens pratique’’. Il s’agit d’un capital à forte valeur, dont le prix peut
être équivalent, sinon supérieur au prix matériel. En effet, « le symbolique »
engage des enjeux non matériels et difficilement quantifiables, dont la valeur
est déterminée par la relation de « croyances » et de « sacré » qu’il institue.
Dans les sociétés agraires, par exemple, le « prêt » de bœufs est une
transaction importante qui ne peut se comprendre que dans la considération de
la réciprocité symbolique : respect, hommage, honneur, dette morale. Bourdieu
le définit :
le capital symbolique est ce capital dénié, reconnu comme légitime,
c’est-à-dire méconnu comme capital (…) qui constitue sans doute
avec le capital religieux, la ‘’seule forme possible d’accumulation’’
lorsque le capital économique n’est pas reconnu 376
373 Loïc Wacquant, Op.cit., notes, p.238. 374 Voir Amartya sen (Prix nobel d’économie, 1998), L’économie est une science morale,Paris, Odile Jacob,(traduction française), 2003. également Un nouveau modèle économique, développement, justice, Liberté, Paris, Odile Jacob, 2000. 375 Bourdieu « la production de la croyance : contribution à une économie des biens symboliques » in Actes de la recherche en sciences sociales, n°13, 1977. 376 Bourdieu, le sens pratique, déjà cité, p.200-202.
337
Plus précisément ‘’le symbolique’’ comme le matériel ne prend son sens
légitime que parce qu’il est le fait d’une adhésion immédiate et de socialisation
qui engendre le groupe et que ce dernier fonde à son tour :
Toutes ces propriétés du champ littéraire telles qu’elles sont exposées peuvent
alors servir à répondre à la question portant sur ‘’l’intérêt’’ de la pratique
littéraire ou si l’on veut sur ‘’le pourquoi du comment’’ du jeu de l’écriture
littéraire à certains moments donnés du champ.
Sous forme de résumé, on peut répondre que le champ littéraire africain, à
l’instar de tous les autres champs et de toutes les autres pratiques sociales
« est un espace de jeu proposant certains enjeux à partir d’un système de
dispositions (habitus) fondant un sens du jeu et des enjeux lesquels impliquent
à la fois l’inclination et l’aptitude à jouer le jeu ou à prendre intérêt au jeu
(illusio) »377. Autrement dit, ce qui fait qu’un agent dans un champ économique,
politique, intellectuel ou culturel (comme c’est le cas ici avec la littérature) ne
peut être indifférent à la participation du « jeu » institué, c’est bien la croyance à
la valeur et l’intérêt du jeu des enjeux . Ainsi, de même que « l‘illusio
économique » , constituant la condition et le produit de l’émergence du champ
économique repose selon Pareto, sur la recherche de la maximisation du profit,
« l’illusio littéraire » propre au champ africain, justifiant les luttes pour le
monopole de la définition du mode littéraire légitime trouve sa réalisation dans
la sollicitation par les créateurs des ressources orales et traditionnelles et la
croyance construite en ces ressources.
De ce fait, dire que des écrivains africains sont comme « les lamentins buvant à
la source du simal », c’est exprimer le fondement et le fonctionnement des
règles littéraires africaines depuis certains moments historiques du champ,
mais c’est également considérer le jeu de l’écriture comme ‘’ressources à
investir’’.
377 « Il est vrai qu’une certaine forme d’adhésion au jeu, de croyance dans le jeu et dans la valeur des enjeux, qui fait que le jeu vaut la peine d’être joué, est au principe de fonctionnement du jeu et que la collusion des agents dans l’illusio est au fondement de la concurrence, qui les oppose et qui fait le jeu lui-même » voir Bourdieu , les règles del’art, p316-317. egalement Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Minuit, 2002, p.34.
338
Le capital escompté n’est rien d’autre qu’une définition du rapport structurel
entre les agents ou acteurs, c’est-à-dire entre ‘’dominants’’ et ‘’dominés’’, entre
‘’classiques’’ et ‘’nouveaux venus’’, voire entre ‘’pionniers’’ et ‘’prétendants’’.
II –ENJEU DU DISCOURS
Nous venons de voir que le patrimoine oral et traditionnel est la matrice d’un
continuum dans la pratique de la littérature africaine francophone. Il se présente
sous plusieurs formes ; une forme textuelle, une forme para-textuelle,
hypotexuelle ou hypertextuelle et une forme conceptuelle. Mais plus que la
forme textuelle elle-même, ou plus que les items de la culture orale et
traditionnelle, c’est le discours produit par les écrivains ou les critiques sur les
textes qui semble constituer la différence fondamentale entre les auteurs mis
en jeu et les différentes formes textuelles proclamées.
L’interprétation la plus évidente c’est que comme pour tout champ, la saisie de
la dynamique littéraire africaine nécessite une séparation entre la forme
proclamée de l’écriture et celle du discours qui l’accompagne. Autrement dit,
l’écriture et/ou le discours d’un écrivain à l’intérieur de ce champ ne peut
s’imposer qu’en relation, c’est-à-dire en opposition ou en concurrence avec les
autres forces (écriture et/ou discours) en jeu dans le champ.
Pour dire les choses en termes plus précis, disons que la forme orale et/ou
traditionnelle des textes pionniers et des prétendants n’est vrai qu’en ce qu’elle
participe de ce jeu de l’écriture et de l’enjeu du discours à l’intérieur desquels
s’inscrivent toutes les littératures et tous les écrivains, particulièrement Senghor
/ Césaire et Zadi / Pacéré.
Il s’agit à présent à partir de la coupure jeu de l’écriture/enjeu du discours
d’analyser les ‘’acquis’’ incorporés d’une part et d’autre part les positions et
339
prises de positions dont les acteurs tiennent ou acquièrent leur légitimité
littéraire.
A: « LIBIDO DOMINANDI » LA GERONTOCRATIE OU LE
POUVOIR DES ANCIENS / LA SUBVERSION OU LA
PRETENTION DES PRETENDANTS
Analyser l’enjeu du discours littéraire dans sa dualité avec le jeu de l’écriture,
sous le prisme de la « libido dominandi » c’est percevoir le rapport qui lie
Senghor/Césaire et Zadi/Pacéré ainsi que tous les autres écrivains entre eux
en termes de « domination ». Cette vision de la domination peut être analogue
à celle que Bourdieu perçoit entre l’homme et la femme. Mais contrairement à
« la domination masculine »378, la domination entre les écrivains tient plus de
leurs positions structurales dans le champ ou du « capital » qu’ils tirent de leurs
‘’investissements littéraires » que de leur nature biologique, de leur sexe ou de
leurs classes sociales hiérarchisées. Autrement dit, cette domination ne saurait
rencontrer
Une construction arbitraire du biologique, et en particulier du corps,
masculin et féminin, de ses usages et de ses fonctions, notamment
dans la reproduction biologique, qui donne un fondement en
apparence naturel de la vision andocentrique de la division du travail
sexuel et de la division sexuelle du travail, et par là de tout le
cosmos379
Au demeurant, des deux formes de domination partagent la même propriété à
savoir celle de « violence symbolique » qu’il nous faut élucider avant d’évaluer
378 Bourdieu (P.), La domination masculine, Paris, seuil, 1998 (déjà cité). 379 Bourdieu, Op.cit., p. 40.
340
les différents capitaux qui fondent la position légitime des pionniers en relation
verticale à celle des prétendants et vis versa.
Sans prétendre la saisir totalement380, on peut au moins remarquer que parce
qu’elle porte sur le processus d’une construction sociale naturalisée de la
domination, « la violence symbolique » soulève une question centrale qui est de
savoir : « comment dominés et exploités finissent-ils par intérioriser leur
soumission au point de la juger normale ou naturelle ?381
Il s’ensuit que la pratique de la littérature à l’instar du rapport amoureux, du
plaisir sexuel ou du jeu politique ou encore de la relation religieuse est soumise
à un enjeu de « pouvoir ».
Mais ce pouvoir ici n’est pas monstrueux comme celui de Sartre, il n’est pas
« un appareil » à la fonction répressive sur le modèle d’Althusser, il ressemble
moins à certains égards au pouvoir de Marx en ce qu’il entraîne « un effet de
délégation » et non « un effet d’aliénation »382.
Autrement dit, à travers le concept de « violence symbolique », il ne s’agit pas
seulement de décrire l’état de domination à la manière de ce que Hegel
entreprend à propos du maître et de l’esclave, mais il est aussi question de
s’attacher à saisir la forme précise de la domination dans la mesure où le
pouvoir n’est pas réductible à l’état de domination, mais il est la condition qui
détermine la formation de toute entité sociale (champ, institution).
Ainsi, de même que le pouvoir chez Foucault383 est une espèce de jeu
stratégique lié à l’institution où à la manière dont cette dernière agence et
détermine les rapports de force ; de même également que Weber met en
évidence son analyse du pouvoir religieux comme charisme dans un sens où la
domination exige la reconnaissance de l’autorité religieuse du prêtre par les
adeptes, de même le pouvoir ou la domination bourdieusienne que nous
percevons entre les écrivains est un ‘’conflit’’ qui vise à « transformer les
380 En effet, il semble difficile de définir clairement les modalités de la violence symbolique parce qu’elle diffère en fonction des cas auxquels elle s’applique. L’utilisation de ce concept diverge ainsi selon qu’il s’agit de l’analyse du système scolaire (La reproduction), de celle de la vie quotidienne (dans La distinction) ou encore celle de l’Etat (La noblesse d’Etat). (Hong Sun-Mim, Op.cit., p.142.) 381 E.Terray, « réflexion sur la violence symbolique » in autour de Pierre Bourdieu, Actuel Marx, n°20, 1996, p. 19. 382 Bourdieu, « la délégation et le fétichisme politique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°52-53, Juin 1984, p.49-55. 383 Voir Foucault (Michel), Dits et écrits 1954-1988, Paris ; Gallimard,1994 p. 223-299. Egalement surveiller et punir, Gallimard, 1985, p.140.
341
rapports de force en rapport de sens »384, c’est-à-dire sous l’effet de domination
ici « symbolique » consiste à faire adhérer les dominés à la règle présentée
comme légitime par les dominants :
Le mystère du ministère n’agit qu’à la condition que le ministre
dissimule son usurpation, et l’imperium qu’elle lui confère, en
s’affirmant comme simple ministre.
Le détournement au profit de la personne des propriétés de la
position n’est possible que pour autant qu’il se dissimule c’est la
définition même du pouvoir symbolique.
Un pourvoir symbolique est un pouvoir qui suppose la
reconnaissance, c’est-à-dire la méconnaissance de la violence qui
s’exerce à travers lui. Donc la violence symbolique du ministre ne
peut s’exercer qu’avec cette sorte de complicité que lui accordent,
par l’effet de la méconnaissance qu’encourage la dénégation, ceux
sur qui cette violence s’exerce385.
Ce qui précède implique que le « pouvoir » quand il se joue sous la forme d’une
« violence symbolique » engage deux problèmes majeurs ayant trait à la
question de « la conscience » et à celle de « capital ».
Ainsi s’aperçoit-on dans le premier cas que du fait de « l’habitus » et de
« l’illusio », le pouvoir littéraire à l’instar de tous les pouvoirs constitués par ‘’le
symbolique’’ prend forme ou s’exerce non dans la logique pure « des
consciences connaissances »386 mais à travers
Les schèmes de perception, d’appréciation et d’action qui sont
constitutifs des habitus et qui fondent en deçà des décisions de la
conscience et des contrôles de la volonté, une relation de
connaissance profondément obscure à elle-même387
384 Hong Sun-Mim, Op.cit., p. 210. 385 Bourdieu, Op.cit., p. 56. 386 Bourdieu, la domination masculine, p. 58. 387 Bourdieu, Ibid., p. 59.
342
Autrement dit, le pouvoir symbolique et la croyance qui le fonde ne sont pas en
soi des faits conscients d’eux-mêmes, ils relèvent plutôt d’une adhésion
immédiate, d’une soumission construite subtilement par la structure du champ
avec la complicité des agents (dominants et dominés) eux-mêmes. C’est cette
absence de ‘’conscience de la conscience’’ que Bourdieu nomme encore
« méconnaissance collective » :
La force symbolique est une forme de pouvoir qui s’exerce sur le
corps, directement, et comme par magie, en dehors de toute
contrainte physique ; mais cette magie n’opère qu’en s’appuyant sur
des dispositions déposées, tels des ressorts, au plus profond des
corps. Si elle peut agir comme un déclic (…) c’est qu’elle ne fait que
déclencher les dispositions que le travail d’inculcation et
d’incorporation a déposées en ceux ou celles qui, de ce fait lui
donnent prise (…) Autrement dit (…) elle s’exerce pour l’essentiel de
manière invisible avec un monde physique symboliquement structuré
et de l’expérience précoce et prolongée d’interactions habitées par
les structures de domination388
Il advient dans ces conditions que le pouvoir, sous cet aspect symbolique se
démarque de l’idéologie en tant que représentation déformée, présuppose
l’intervention de la conscience du sujet, contrairement à la thèse
bourdieusienne de la domination relevant d’un code symbolique dont l’origine
est rendue visible par des dispositions infra-conscientes.
Dans le second cas, le pouvoir littéraire en tant que pouvoir situé
fondamentalement dans le registre du symbolique est générateur d’un capital
tout aussi « symbolique » mais perceptible sous différentes espèces :
J’ai montré que le capital se présente sous trois espèces
fondamentales (chacune d’elles ayant des sous-espèces), à savoir,
le capital économique, le capital culturel et le capital social. A ces
trois espèces, il faut ajouter le capital symbolique qui est la forme
388 Bourdieu, Ibid., p. 59-60.
343
que l’une ou l’autre de ces espèces revêt quand elle est perçue à
travers les catégories de perception qui en reconnaissent la logique
spécifique389
Comment peut on alors saisir le capital symbolique ?
Le capital symbolique est une propriété quelconque, force physique,
richesse, valeur guerrière qui perçue par les agents sociaux dotés
des catégories de perception et d’appréciation permettant de la
percevoir, de la connaître et de la reconnaître, devient efficiente
symboliquement, telle une véritable force magique : une propriété
qui parce qu’elle répond à des « attentes collectives », socialement
constituées, à des croyances, exerce une sorte d’action à distance,
sans contact physique390
On voit apparaître qu’en considérant la pratique de l’écriture en générale et de
la littérature africaine dans le champ francophone particulièrement comme
soumise à la génération d’un capital, nous prolongeons volontiers le point de
vue développé depuis le départ selon lequel certaines pratiques comme celles
de la littérature peuvent avoir une raison immanente, qui ne peut être réduite à
la raison économique, justement parce que l’économie de telles pratiques peut
être alors définie selon une variété de fonctions et de fins.
On peut dès lors raisonnablement analyser ou évaluer la lutte ayant lieu dans le
champ littéraire africain autour de l’oralité et de la tradition à partir du cas
Senghor/Césaire et Zadi/Pacéré dans la perspective de l’acquisition par eux
d’un « capital symbolique » sans que celui-ci soit pour autant une ressource
moins réelle ou non efficace.
Par ailleurs, loin de réduire l’univers des différentes formes de ‘’ conduits
littéraires’’ observées de part et d’autre à des réactions mécaniques ou à des
actions intentionnelles, nous postulons que ces pratiques peuvent être
raisonnables sans être le produit d’un dessein raisonné ou d’un calcul
conscient. 389 Bourdieu et Loïc Wacquant, p. 94. 390 Bourdieu, « l’économie des biens symboliques » in Raisons pratiques, p.189.
344
Autrement dit, par méconnaissance ou ignorance des règles du champ ces
écrivains à l’instar des ‘’peintres naïfs’’ (le Douanier-Rousseau ou Brisset, par
exemple) peuvent « ne pas savoir ce qu’ils font »391.
Mais inversement, s’ils ont comme Yambo Ouloguem, connaissance de ces
règles supposées déterminer leurs ’’conduits littéraires’’*392, ils ne peuvent pour
autant apparaître comme « cyniques ou imposteurs ».
Analysons à présent les capitaux que possèdent Senghor/Césaire et
Zadi/Pacéré et dont ils tiennent leurs légitimités littéraires.
LE DROIT D’AINESSE LITTERAIRE
Le premier capital dont jouissent les pionniers est celui qu’on peut
imparfaitement appelé « le droit d’aînesse littéraire »393. Il s’agit d’un fait de
vieillissement littéraire analogue au processus de vieillissement social et de
l’idée de gérontocratie qu’il entraîne. Mais le vieillissement ici est indépendant
de l’âge biologique. En effet, même si la société africaine détient encore à
certains égards quelques traces du pouvoir ou du respect dû à l’âge biologique,
on ne saurait réduire la position dominante des pionniers au fait de l’âge
biologique.
La gérontocratie qu’ils exercent relève essentiellement de leur date d’entrée
dans le champ littéraire, de leur participation au jeu littéraire à l’acquisition par
eux « d’un pouvoir littéraire ou d’accès à un ordre des dignités littéraires »394.
En d’autres termes, le vieillissement consiste à
’’faire date’’, à toucher au passé, à devenir classiques ou déclassés,
à se voir rejeter hors de l’histoire où à ‘’passer à l’histoire’’, à l’éternel
présent de la culture consacrée (…)395
391 Confessons que cette absence de ‘’conscience’’ ou cette méconnaissance des règles du champ peut être préjudiciable à une nette conception de l’auteur et son œuvre posés alors comme produits d’un acte ‘’inconscient’’ (nous le soulignons). 392 On peut interpréter Lettre à la France nègre (déjà cité) comme une exposition de quelques règles du champ africain telles que perçues par Yambo Ouloguem. 393 Nous le soulignons. 394 Viala (Alain), Naissance de l’écrivain (déjà cité), p.162 et 176. 395 Bourdieu, les règles de l’art (déjà cité), p.221.
345
On sait que Senghor et Césaire font leur entrée dans le champ à partir des
années 1930, mais ils ne deviennent ‘’auteurs’’ et/ou ‘’écrivains’’ comme
l’entendraient les classiques396 qu’à partir des années 1940 (le cahier d’un
retour au pays natal et chants d’ombre paraissent entre 1945 et 1947).
Entre cette période et l’année des premières publications de zadi et Pacéré, on
peut dénombrer au moins trois décennies (fer de lance (Livre I) et refrains sous
le Sahel paraissent respectivement en 1975 et 1976).
Les premiers (les pionniers) auront eu ainsi le temps d’imposer aux seconds
des schèmes de perception ou d’appréciation, c’est-à-dire des règles de
production devenues des normes transcendantes et éternelles.
Ils deviennent également auteurs d’anthologie ou apparaissent dans plusieurs
anthologies. Senghor par exemple se pose en ‘’sélectionneur’’ ‘’d’un corps
d’écrivains’’ digne de ce nom à travers son anthologie nègre et malgache
(1947).. Quant à Césaire, il bénéficie de plusieurs anthologies comme celle
offerte par l’Imprimerie nationale (1996) ou encore celle composée de textes
choisis et présentés par Guy Ossito Midiohouan (Aimé Césaire pour aujourd’hui
et pour demain, anthologie, 1995).
On peut pour être bref affirmer à partir de ces quelques exemples que ‘’le droit
d’aînesse littéraire’’ est une valeur symbolique (de l’espèce sociale
spécialement) dont le valeur est reconnue et renforcée par la relation qui peut
être perçue entre les pionniers et les prétendants :
Le vieillissement des auteurs, des œuvres ou des écoles est tout
autre chose que le produit d’un glissement mécanique au passé : il
s’engendre dans le combat entre ceux qui ont fait date à leur tour
sans renvoyer au passé ceux qui ont intérêt à arrêter le temps, à
éterniser l’état présent ; entre les dominants qui ont partie liée avec
la continuité, l’identité, la reproduction et les dominés, les nouveaux
entrants qui ont intérêt à la discontinuité, à la rupture, à la différence,
à la révolution (…)397
396 Les mots « d’auteurs » et « d’écrivains » intègrent au XVIIe siècle « l’ordre des dignités ». Ils sont alors des référants à un prestige donc objets de sélections. (Voir Viala, Op.cit., Ibid.). Voir également le sens de ces mots selon le dictionnaire de Furetière et les distinctions qu’établissent Chapelain et Boileau. 397 Bourdieu, les règles de l’art, p. 223.
346
Mais comme nous l’avons vu, le rapport structural entre Senghor/Césaire et
zadi/Pacéré ou la relation de pouvoir existant entre les premiers et les seconds
ne se pose pas en terme de « révolte » ou de « révolution » en tant que
changement radical des positions établies, ou encore de la production d’un
‘’temps nouveau’’. Du moins cette différence radicale n’a pas été perçue au
niveau du jeu de l’écriture, elle ne devient effective ou ne tente de l’être qu’au
niveau du discours sur la forme de l’écriture (métadiscours).
Mais ici encore, l’opposition structurale se définit en terme de filiation. D’où
l’appellation de « prétendants » pour désigner les nouveaux venus dans le
champ, qui comme Zadi et Pacéré prétendent hériter au sens de
reconnaissance ou prolongement des normes littéraires, orales et
traditionnelles établies avant eux :
Faux concepts, instruments pratiques de classement qui font les
ressemblances et les différences en les nommant (…) ils sont
produits dans la lutte pour la reconnaissance par les artistes eux-
mêmes ou leurs antiques attitrés et remplissent la fonction de signes
de reconnaissance (…)398
En percevant alors le rapport Senghor/Césaire et Zadi/Pacéré en termes de
‘’gérontocratie’’ / ‘’prétention’’, le tout soumis à un désir de dominer (libido
dominandi), il apparaît comme allant de soi que Pacéré publie ses échanges
épistolaires avec Léopold Sedar Senghor, alors président de la république du
Sénégal comme un signe de reconnaissance littéraire.
Cette lettre datée du 1er octobre 1976 traduit :
(…) cher Monsieur (…) vos recueils de poèmes, en particulier, sont
d’une facture originale, et la force de votre verbe, où se manifeste la
puissance créatrice de notre terre africaine, m’a séduit. Je note
l’usage que vous faites du rythme fondamental de nos tam-tams
particulièrement dans le recueil intitulé ‘’ça tire sous le Sahel’’, et je
398 Bourdieu, Op.cit., Ibid.
347
ne peux que vous engager à continuer dans cette voie, tout en ayant
souci de diversifier votre registre rythmique (…) (signé) Léopold
Sedar Senghor399
Il en est de même pour Zadi Zaourou B. qui part d’abord d’une démarche
scientifique en étudiant Césaire400 dont l’œuvre selon lui aurait des liens avec
celles de certaines figures de la tradition orale de son terroir, en la personne de
Madou Dibero que nous avons déjà présenté.
Le rapport symétrique sous forme de syllogisme paraît ici très simple : si
Césaire est littéralement lié à Madou Dibéro, et que Zadi lui-même prétend
puiser ses ressources littéraires à la source du terroir dont il partage la culture
avec Dibero, alors zadi est césairien comme il l’affirmera lui-même à d’autres
occasions401.
Mais être césairien c’est écrire par/contre Césaire, c’est-à-dire emprunter la
voie césairienne (ou anti-césairienne) pour obtenir la reconnaissance, comme
certains disent emprunter la voie christique pour obtenir le salut.
On peut donc constater que ‘’le droit d’aînesse littéraire’’ et la prétention de
succession qu’il entraîne sont de part et d’autres c’est-à-dire pour les pionniers
et les prétendants de précieux ‘’biens’’ littéraires.
Mais on peut aussi déceler une autre forme de capital que génère la littérature
à travers ce qu’on peut également nommer ‘’le laissez-passer littéraire’’
.
LE LAISSEZ-PASSER LITTERAIRE
‘’Le laissez-passer littéraire’’402 est une forme matérialisée des bénéfices
immatériels que procure la pratique de la littérature. Il s’agit comme dans le cas 399 Lettre de L.S. Senghor à Maître Pacéré Titinga, publié par Kabore Lougouet (Hortense) in Maître T.F. Pacéré, origine d’une vie (déjà cité), p. : 216. 400 Zadi Zaourou (B.), Césaire entre deux cultures (déjà cité). 401 A la question par exemple de savoir pourquoi il n’a jamais obtenu un prix littéraire, il répond volontiers : « Césaire non plus n’a jamais obtenu de grand prix littéraire (hormis la distinction que lui accorda le ministre Jack Lang en 1982) et pourtant… ». (Voir annexe, « entretient avec deux prétendants ») 402 Nous le soulignons.
348
précédent d’une valeur symbolique socialement visible. Cette valeur peut
même s’étendre jusqu’au domaine du financier, mais faute de données
suffisantes mais surtout afin d’éviter le risque de lecture cynique de ces auteurs
et leurs productions arrêtons-nous à son aspect symbolico-social en tant qu’il
équivaut à un précieux carnet d’adresses, un droit d’accès à des cercles ou
milieux restreints, c’est-à-dire un « laissez-passer » ou autorisation ‘’d’entrer’’.
Nous avons déjà perçu ce capital chez les pionniers au cours de l’entre deux
guerre au niveau de certains réseaux ou certaines instances de
reconnaissance littéraire, politique et scientifique (académique) du centre. Nous
avons également évalué et apprécié ce capital toujours chez les pionniers à
partir de la période des indépendances africaines.
On peut rappeler très brièvement ces moments et les évènements marquants
qui leur sont inhérents, ainsi que les avantages insoupçonnés y afférents à
partir des chronologies que proposent tout à tout G.O. Midiohouan et
Jacqueline Sorel403.
En choisissant de partir arbitrairement de 1945, on peut noter avec Midiohouan
ces quelques dates importantes dans la carrière de Césaire :
1945 – Césaire est élu maire de Fort de France, il entre au Parti Communiste
français, il est élu député.
Mais bien avant en 1944, il fait une tournée de conférence de quatre
mois en Haïti.
1946-1947 – Césaire dépose sur le bureau de l’Assemblée Nationale française
un rapport dans lequel il demande le statut de département
français pour la Martinique et la Guadeloupe – réédition du cahier
d’un retour au pays natal publié auparavant avec préface d’André
Breton.
1956 – Césaire quitte le parti communiste français. Communication intitulée
« culture et colonisation » au premier congrès des écrivains et artistes
403 Voir Midihouan (G.O.) Aimé Césaire, pour aujourd’hui et pour demain, anthologie, Op.cit., p. 167-174 et Sorel (Jacqueline), L.S. Senghor, l’émotion et la raison, Sepia, 1995, p.187-196.
349
noirs à Paris – réédition du cahier par Présence africaine avec une
préface de Petar Guberina.
1957 – Césaire fonde son propre parti, le Parti Progressiste Martiniquais
1958 – Césaire fait voter « oui » au référendum quand Sekou Touré votait
« non »
1960-1963 – publications de Ferrements, Cadastre, Toussaint Louverture, La
tragédie du roi Christophe
1964 – La tragédie est jouée dans plusieurs grandes villes européennes par la
compagnie Jean-Marie Serreau
1966 – La tragédie est jouée à Dakar au Festival des arts nègres – une saison
au Congo est publiée
1969 – Festival panafricain d’Alger – une tempête paraît chez seuil
1977 – 2ème festival des arts nègres à Lagos
1982 – Jack Lang, Ministre français de la culture, remet à Césaire le Grand Prix
national de poésie
1991 – La tragédie du roi Christophe est jouée à la Comédie française
1993 – A l’occasion des 80 ans de Césaire, plusieurs manifestations
d’hommage sont organisées dans de nombreux pays
Quant à Jacqueline Sorel, elle rappelle à propos de Senghor :
1944 – Conférence de Brazzaville
350
L’école Nationale de la France d’Outre-mer confie à Senghor la chaîne de
linguistique, autrefois occupée par Maurice Delafosse
1945 – En mars, il est désigné pour participer aux travaux de la commission
Monnerville chargée d’étudier la représentation des colonies dans la
future assemblée constituante.
En Août, une bourse du CNRS lui permet de se rendre au Sénégal
pour enquêter sur la poésie sérère. Lamine Gueye, député du Sénégal
au parlement français le persuade de s’engager dans la politique à ses
côtés. Senghor est élu pour représenter l’électorat du 2ème collège,
celui du petit peuple des campagnes.
1946 – En septembre, Senghor se marie avec Ginette Eboué, la fille du
gouverneur général de l’AEF.
En octobre à Bamako naît le RDA (Rassemblement Démocratique Africain).
1947 – Le soulèvement malgache en mars, la grève des cheminots du Dakar-
Niger en octobre et les contacts avec ses électeurs mobilisent l’énergie
du député de la brousse, tandis que la revue d’Alioune Diop Présence
Africaine, qui voit le jour en décembre requiert le soutien de l’écrivain
Senghor.
1952-1954 – Le président du BDS (Bloc Démocratique Sénégalais) renforce sa
popularité au Sénégal, l’écrivain Senghor augmente sa notoriété
sur la plan international. Il publie notamment un manuel scolaire,
la belle histoire de Leuk-le-lièvre, une étude sur Victor Hugo et
divers articles sur la civilisation africaine.
1955 – Sous le gouvernement d’Edgar Faure, Senghor devient secrétaire d’Etat
à la présidence du conseil.
1956 – A paris, le 19 septembre se tient le premier congrès des artistes et
écrivains noirs – le 29 septembre, il est élu maire de Thiès, publication
d’Ethiopiques.
351
1963 – Senghor instaure un règne présidentiel fort
- plusieurs prix littéraires confirment son audience internationale
- naissance de l’OUA (Organisation de l’Unité africaine) à Addis-Abeba.
1967 – Senghor recueille de nombreux honneurs pour ses œuvres littéraires
Attentat contre le chef de l’état, le coupable sera condamné à mort et
exécuté.
1980 – L. Senghor se retire de la vie politique en laissant le pouvoir à Abou
Diouf pour se consacrer désormais à la culture.
Il deviendra Docteur Honoris Causa de nombreuses universités.
1981 – En octobre, il est reçu à l’Académie des sciences d’Outre-mer.
1984 – le 29 mars, l’Académie française accueille Senghor sous la coupole.
Edgar Faure l’intronise auprès des académiciens.
1990 – Le 12 mai, inauguration à Alexandrie (Egypte) de l’Université
internationale de langue française Léopold S. Senghor.
1995 – 18 mars, A Verson, dans la région de Caen, inauguration en présence
de nombreuses personnalités, d’un espace culturel portant le nom de
L.S. Senghor.
Le rappel de ces évènements, loin de paraître banal ou insignifiant nous permet
de noter d’abord une intrication du littéraire et des autres activités de la vie
sociale. Il permet ensuite de voir comment subtilement au fil des ans, la
pratique de la littérature est devenue pour Césaire et Senghor une activité
d’une rentabilité appréciable. Elle sert à effacer la clôture des cercles fermés, à
tisser des amitiés fort utiles, donc à ‘’investir’’ en vue d’obtenir un capital dont le
plus manifeste peut être contenu dans les honneurs ou autres marques de
respects et de distinction.
352
Mieux que cet aspect personnel ou individuel, l’entreprise d’écriture ou la
pratique de la littérature est une véritable valeur sociale pour la collectivité,
comme le rapporte encore à juste titre Midiohouan à propos de Césaire :
Pour nous, noirs du XXe siècle, Césaire n’est pas un écrivain comme
les autres. Il est notre guide spirituel, un bien précieux que nous
nous devons de transmettre en héritage au siècle qui vient404
Si cette assertion est valable pour Césaire et Senghor, elle l’est également pour
tout écrivain, notamment pour Pacéré et Zadi.
C’est pourquoi sans rappeler ce que nous avons déjà évoqué concernant
l’audience ou la renommée puis la respectabilité qui en découle, de Pacéré à
l’intérieur de son pays et au niveau international, on peut affirmer qu’il y a aussi
chez lui comme chez Zadi une influence de la littérature sur la vie sociale. Ainsi
peut-on constater avec Hortense L. Kabore que les activités de Pacéré partent
bien entendu du littéraire (productions d’œuvres littéraires, poèmes, traductions
et transcriptions de poèmes oraux et traditionnels, articles scientifiques et
journalistiques, conférences sur l’écrivain la littérature et la société, oraisons
funèbres à Nazi Boni, Dim Dolobson, Niangoran Porquet) au politique (amitiés
et correspondance avec le président de la république d’alors, Sangoulé
Lamizana405, oraison au président Maurice Yaméogo, discours sur des
évènements ou sujets politiques comme l’amnistie, le syndicalisme, la
démocratie au Burkina Faso) en passant par le juridique et l’humanitaire (la
justice, les droits de l’homme ; notamment le procès du dictateur malien déchu
Moussa Traore, le tribunal d’Arusha – Tanzanie – pour le Rwanda, la défense
des journalistes emprisonnés pour délit de presse avec le cas de l’écrivain-
journaliste Tère Youssouf Gueye en Mauritanie en 1986, avec d’autres
confrères comme Ly Djibril, Ibrahim sarr, Saydou ann, cf. les entrailles de la
terre).
404 Discours de Nicéphore Dieudonné Soglo, alors président de la république du Bénin, rapporté par Guy Ossito Midihouan, Op.cit., p.10. 405 Logouet Kaboré (Hortense), Op.cit., p.187-193.
353
De même ces distinctions honorifiques s’étendent à perte de vue. Citons entre
autres :
« - le grand prix littéraire d’Afrique Noire (1982)
- la médaille d’Honneur de l’association des écrivains de langue française
(ADECF – 1992)
- chevalier de l’ordre national 1995
- Diplôme promoteur de la culture démocratique en Afrique décerné par
l’observatoire panafricain de la démocratie (Lomé Togo, 1996)
- Médaille d’Honneur de la ville de Saint Ghislain (Belgique)
- Médaille d’Honneur de la ville de Our Adour sur Glane (France)
- Diplôme d’Honneur et de mérite de la ville de Ouagadougou
- Médaille d’Honneur de Vancelain (France)
- Médaille d’Honneur des écoles du désert »406
Zadi se situe pratiquement dans la même posture. Il ne nous semble pas
nécessaire d’exposer en détail les distinctions dont il fut et demeure l’objet du
fait du capital social que lui a procuré la littérature.
On sait au moins que s’il devient ministre de la culture en Côte d’Ivoire c’est
surtout et d’abord en tant qu’écrivain. Tout comme il deviendra le préfacier
attitré de certains homme de culture et chercheurs en Côte d’Ivoire et en
Afrique.
Il consacre par exemple en tant que préfacier, Portraits des siècles meurtris qui
est une belle anthologie de la poésie ivoirienne, sans oublier plusieurs autres
ouvrages de recherches comme celui de Léon Yepri : T.F. Pacéré, le tambour
de l’Afrique poétique.
A l’instar de ses ‘’pères et pairs’’, sa production littéraire, politique scientifique
est multiple, et son auréole sociale par le fait de la littérature est visible en ce
qu’il transcende les limites de la seule création et va au-delà des frontières de
son pays la Côte d’Ivoire.
B- LE TEMPS DES CLASSIQUES OU LE REGNE A VIE
406 Logouet Kabore (Hortense), Op.cit., Ibid.
354
L’enjeu du discours ne peut se comprendre complètement à partir de la seule
relation des « pionniers » aux « prétendants » sous-tendue par la
« libido dominandi ». il exprime aussi la loi spécifique du changement du champ
de production, celle que Bourdieu appelle « la dialectique de la distinction »
c’est-à-dire celle qui
Voue les institutions, les écoles, les œuvres et les artistes qui ont
« fait...date » à tomber au passé, à devenir classiques ou déclassés, à se
voir rejeter or de l’histoire ou à « passer à l’histoire », à l’éternel présent de
la culture consacrée où les tendances et les écoles les plus incompatibles
« de leur vivant » peuvent coexister pacifiquement parce que canonisées,
académisées, neutralisées.407
Autrement dit , l’enjeu du discours littéraire consiste aussi pour les acteurs à
entrer pour s’installer à vie dans les mémoires des hommes, les panthéons de
communautés, à marquer de belles traces indélébiles l’histoire des cultures en
transcendant dans la durée les lois de la temporalité. C’est ce que nous
nommons « le temps des classiques ou le règne à vie ».
Mais pour ce qui est de la littérature africaine qu’entendre par « classique » et
comment le devient-on ?
En effet l’on peut noter d’emblée que l’applicabilité de la notion de
« classique » à la littérature africaine particulièrement ne semble pas aller de
soi. Sans doute cela est-il dû d’une part à l’opacité sémantique408 qui semble
caractériser ″naturellement″ le terme lui-même, et d’autre part au caractère
récent de la littérature africaine se trouvant privée d’un
« continuum littéraire »409, contrairement aux littératures occidentales vieilles
pour certaines de plusieurs siècles.
Pourtant, en adoptant le point de vue d’Alain Viala, il apparaît que l’acception
du terme « classique » et son applicabilité peuvent partir du « mot » pour
407 Bourdieu (P.), Les règles de l’art, p.221 408 Une certaine illusion de l’évidence rend ainsi malaisé une claire distinction entre des termes comme « musique classique, danse classique, corpus classique, écrivain classique… » Voir Viala (Alain), « Qu’est ce qu’un classique ? » in littératures classiques n°19, Paris/Klincksieck, 1993, p.11-13. 409 Voir Glissant (Edouard), Introduction à une poétique du divers, p.117
355
s’étendre à « la chose », puis « aux pratiques »410, c’est-à-dire que le
« classique » peut être relatif, pluriel et évolutif.
Aussi saisir l’histoire des « classiques » ( auteurs, œuvres ou corpus ) de la
littérature africaine revient-il en partie à mettre à jour un aspect de
fonctionnement du champ, entendre une histoire du vieillissement ( le ″droit
d’aînesse littéraire″ ), analogue à une histoire de l’ « autorité » ( située au
principe du ″laissez-passer″ ) suivant une logique fondamentale du rapport
entre l’énoncé culturel et l’acte de la réception.
Pour dire les choses autrement, notons que Senghor/Césaire sont devenus des
« classiques » ( donc jouissant d’un certain nombre de droits et d’une autorité
inégalés auxquelles n’ont pas accès certains de leurs pairs ) en intégrant ce
que Viala nomme encore « les appareils et les procès de classicisation »411 et
auxquels n’échappent guère Zadi/Pacéré ou tout autres « prétendants » à la
« classicité »412. En suivant cette logique, le « classique africain » prend trois
sens :
1- qui est modélisation ( ayant valeur de modèle )
2- qui est matière ou point de départ de la production du savoir (
qu’on enseigne dans les classes )
3- qui s’impose aux institutions ( patrimoine reconnu )
Dans le premier cas, un auteur peut être auréolé du prestige de « modèle »
d’abord du point de vue de la littérature stricto sensu, c’est-à-dire lorsqu’il
devient sujet et objet de la constitution des « habitus littéraires » ( réflexes
acquis, liés à l’incorporation de manières socialisées de faire : les usages
littéraires ) eux-mêmes érigés généralement en règles d’échange social. Viala
écrit à cet effet :
Le processus qui consiste à inculquer de l’échange en usages est bien celui
des habitus (…) les classiques sont des objets [ également de sujets ] de constitution des habitus, dirions nous en réécrivant de façon plus
significative l’expression qui en fait des modèles. Modèles de longue durée
(…) des valeurs sures plus médianes peut-être, mais qui durent, qui « font
410 Viala (Alain), Loc.cit., p.13 411 Viala (Alain), Loc.cit., p.23-25 412 Viala (Alain), Loc.cit., ibid.
356
de l’usage » (…) les classiques se constitueraient dans la durée d’une
épistémè (…)413
Autrement dit Senghor/Césaire sont des « classiques » de la littérature
africaine francophone parce qu’ils sont à l’origine d’un échange et/ou un usage
littéraire constitué autour de la problématique orale et traditionnelle.
En effet comme nous l’avons largement montré, ces « pionniers » de la
littérature africaine francophone sont acteurs et artisans de ce qu’on peut
appeler « une continuité littéraire africaine » ; partant d’abord de la rupture
opérée entre les formes littéraires pré coloniales, et les premières expressions
écrites, et ensuite du virage qui permis de ″revenir″ ( en domptant le hiatus créé
par l’écrit ) à la matière des premières formes littéraires orales et traditionnelles.
Légitimement, Senghor/Césaire comme certains de leurs pairs de la même
époque, engagés dans la même fonction sont au principe d’un « modèle » (
règles ou usages ) de création littéraire, en même temps qu’ils constituent eux-
mêmes des « modèles » reconnus par leurs pairs ou par ceux qui prétendent
leurs succéder : d’où le sens des intertextes ( citation, reprise, traduction ou
imitation ) en tant que structure incarnée de l’échange littéraire entre des
« classiques » c’est-à-dire des « modèles » et ceux qui n’ont pas encore
accédé à un tel statut. En terme bourdieusien on dirait que les « classiques »
sont ceux qui représentent la partie de l’offre414 ( identification, autorité ou
pouvoir ) suivant l’ordre d’une économie des biens symboliques.
Senghor/Césaire sont ensuite des « classiques » et/ou des « modèles » du
point de vue de la société globale, c’est-à-dire lorsque l’on transcende le seul
fait de la littérature, ou lorsque les polémiques littéraires ou encore les
problématiques soulevées par la littérature sont réinscrites dans un processus
plus général où l’institution de la littérature elle-même intervient en tant
qu’indice d’une identité nationale ou transnationale. Viala écrit par exemple à
propos des « classiques » français :
La mise en place des classiques français se fit, petit à petit, parce qu’elle
correspondait à une idée de grandeur de la France (…) le débat sur les 413 Viala (Alain), Loc.cit. p.28 414 Leclerc (Gerard), Le Sceau de l’œuvre, dejà cité, p.82-102
357
classiques était donc intrinsèquement lié à l’appropriation de l’idée de
grandeur et d’identité nationale. On sait qu’en Allemagne, l’idée de
classique s’est construite autour de Goethe en réaction contre l’image
française du classique, et comme un moyen de dire l’indépendance
allemande face à l’influence française. C’est là un autre enjeu des
classiques que maintes fois on retrouve au fil du temps : le classique dit
l’institution et l’institution emblématise la nation.415
Il est alors possible d’établir par analogie que la figure de « classique »
attribuée à Senghor/Césaire tient également en grande partie à leur apport
dans la constitution d’une certaine idée de « grandeur de l’Afrique » engagée
en conflit ou en résistance contre des entités oppositionnelles : Afrique de la
résistance à l’esclavage, Afrique au passé glorieux, puis Afrique de la
colonisation à la décolonisation ou à l’indépendance, sans oublier l’acte ou
l’idée même de revendication de « l’Afrique » en tant qu’emblème, stigmate ou
signe générateur d’effets différentiels ou distinctifs.
Au delà donc de la littérature, les « classiques » demeurent des « modèles »
sociaux, des références heuristiques, des vecteurs de consciences
communautaires ou des principes de mythologies collectives remplissant une
fonction objective d’identification culturelle. C’est ce que G. Leclerc désigne par
le terme « auctoritas » entendre :
Le pouvoir et la légitimité des énoncés propres à un grand auteur, à
un auctor, en énonciateur qui sert de garant pour la culture, parce
que sa parole est porteuse de vérité et doit servir de référence à
quiconque prétendra énoncer après lui.416
Ce qui revient à dire qu’attribuer un énoncé ou un acte à un « auctor » c’est
conférer à cet acte ou à cette énoncé le prestige, la puissance ou le poids
reconnus comme étant la propriété ″naturelle″ de tout classique digne de ce
nom417.
415 Viala (A), Loc.cit. p.16-17 416 Leclerc (Gerard), Op.cit, p.105 417 Leclerc (G .), ibid. Pour autant, il existe tout de même des « classiques africains » jetés aux oubliettes et qui sont un peu des « auctor » en déchéance. Nous pensons par exemple aux écrivains comme les Soudanais ( entendre Maliens) Yambo Ouloguem, Fily Dabo Cissoko, le Nigerien Boubou Hama et l’Ivoirien F-J.Amon d’Aby.
358
Un second sens possible du mot « classique » appliqué aux écrivains africains,
notamment à Senghor/Césaire peut être mesuré à travers leur capacité à être
enseignés dans les classes des écoliers ou des étudiants.
En effet de même qu’ « aux origines des institutions et de l’enseignement de la
littérature française »418 se trouve un certain nombre d’auteurs français419
entrés dans l’enseignement auprès des grecs et latins, de même
l’enseignement africain connut un tournant important avec l’entrée dans les
programmes scolaires et universitaires à partir des années 1970 d’un corps dit
typiquement « africain ». Senghor/Césaire comme certains de leurs pairs de la
même époque ( David Diop, Damas, Birago Diop, Camara Laye, B. Dadié,
Mongo Beti… ) intègrent le système de production du savoir, devenant ainsi
des foyers ou des indices d’une « science africaine » et leurs œuvres des
points de départ d’une production, d’une recherche et d’une transmissions du
savoir.
D’ailleurs en tentant une histoire abrégée du mot « classique » Viala découvre
que l’éthymologie latine ″classicus″ formé par ″classus″ renvoie à « classe »
qu’il présente comme étant « avant tout une catégorie sociale, une section de
l’ordre dans lequel se distribuent les composantes de la société 420».
Autrement dit,
Le terme semble s’être appliqué tôt à la classe par excellence, la première,
la plus éminente (…) De là des acceptions qui intéressent directement son
emploi en littérature : classicus serait l’auteur de premier ordre, un de ces
auteurs qu’on enseigne aux élèves dans les classes. (…) la classe, la
qualité supérieure, entraînant l’usage dans les classes ( comme objet et
modèle enseigné )421
Dès lors, la scène décrite par L.Kesteloot422, faisant état de certains écrivains
africains se bousculant ou faisant le pied de grue aux portes des ministères de
418 Voir Viala (Alain), « aux origines des institutions et de l’enseignement de la littérature française », P.F.S.C.L., XI n°21, 1984. 419 Il y avait notamment quelques rares auteurs du Moyen-Äge, de la Renaissance, mais surtout du XVIIème siècle, : Molière, Racine, Corneille qu’on nomme aujourd’hui « les grands classiques » et qui à cette époque étaient « des classiques français ». Voir Viala, Loc.cit. p.15 420 Viala (Alain), ibid. 421 Viala (A), Loc.cit., ibid. 422 Vial (A), ibid.
359
l’éducation nationale pour espérer figurer dans les programmes scolaires peut
s’expliquer davantage par ce pouvoir déterminant de « classicisation » des
salles de classe que par des questions purement d’ordre économique ( disons
précisément de l’ordre de l’économie matérielle, si tant est que, accéder au
stade de « classique » relève plutôt d’une « économie des biens
symboliques »).
Le dernier cas pouvant autoriser une perception possible d’un autre sens de
« classique », indistinct à certains égards du cas précédent, porte sur le rapport
de l’écrivain à ce que nous nommons « les institutions de masse »423, c’est-à-
dire des instances assurant la visibilité ou la reconnaissance d’un artiste au
delà même des limites du champ c’est-à-dire chez les non spécialistes.
En effet outre l’école, les institutions éditoriales ( maisons d’édition, presse de
grands tirages) des lieux publics de représentation ( cinéma, télévision,
théâtres, répertoire des noms de rues ) constituent des indices de ″classicité″
ou des moyens de ″classicisation″, en ce qu’elles concourent largement à la
légitimation, l’émergence, la consécration d’un auteur ou à la perpétuation de
sa ″classicité″.
Elles prennent une part déterminante à l’élévation de l’écrivain au stade de
patrimoine reconnu même par les sujets sociaux considérés comme
″étrangers″ au champ. On voit ainsi l’audience Senghor/Césaire dépasser les
limites de l’Afrique pour intégrer des institutions françaises alors même qu’ils ne
figuraient à aucun programme scolaire français.
Dans ce cas-ci « le classique » devient « l’auteur ou l’œuvre dont on a entendu
parler plus souvent qu’on ne l’a lu »424
Par ailleurs en poussant la réflexion plus loin, on peut dire que le « classique »
est également celui dont la parole ou l’énoncé sont repris au point de se
constituer inconsciemment le point de départ de plusieurs autres paroles et
énoncés. Ce phénomène peut se vérifier à travers le rapport entre un
« classique » comme B. Dadié et la presse ivoirienne dont Adom M.
423 Nous les distinguons ainsi des “instituions spécialisées” qui sont celles d’un champ bien déterminé, reconnues par les seuls acteurs ou agents du champ. 424 Viala (A), ibid.
360
Clémence425 a pu montrer que le discours aux premières heures de son histoire
et dans une certaine mesure jusqu’à la période contemporaine n’est qu’une
reprise, un prolongement ou une amplification du discours dadiéen ; tout
comme l’est le discours des artistes musiciens Ivoiriens des années 1990, en
tant que discours de contestation politique et de satire sociale.
Il en est de même du discours senghorien/césairien dans son rapport aux
« prétendants » dans les espaces africains ou antillais, quel que soit la posture
du prétendant désireux de se poser en ″héritier légitime″ ou en énonciateur
d’apocryphe.
Enfin il arrive qu’à force de banalisation ou de routinisation, l’identité du
« classique », sujet énonciateur au pouvoir incommensurable s’efface pour
intégrer un processus de ″popularisation″. G. Leclerc parle alors de « la parole
littéraire qui s’anonymise »426 : tel semble être le sort d’Homère dont on peut
finir par conclure qu’il « n’existe plus »427, tant il intègre la mythologie en
devenant sujet et objet à la fois anonyme et collectif.
Manifestement, un des enjeux du discours littéraire, c’est pour les auteurs
engagés dans le champ, d’intégrer à partir du jeu de l’écriture, la position des
« classiques » appartenant à la partie dominante du champ littéraire, c’est-à-
dire dans la sphère où en tant que détenteurs de pouvoirs symboliques ils
énoncent les traits par lesquels s’identifie une collectivité.
425 Voire Adom (Marie-Clemence), « B.Dadié, conscience critique de tous les temps », colloque international « hommage à Bernard Dadie, conscience critique de son temps ». Abidjan, 1997, publié chez CEDA, 1999. 426 Voir Leclerc (G), p.249-271 427 Voir Leclerc (G), Op.cit., p.259.
361
CONCLUSION
Les formes littéraires dites orales et traditionnelles chères aux écrivains
africains viennent d’être analysées.
En procédant d’abord à quelques lectures comparées vues comme
périodisation des formes poétiques empruntées à deux générations
d’écrivains : les pionniers (Senghor/Césaire) et les prétendants (Pacéré
Titinga/Zadi Zaourou Bottey), il est apparu que le patrimoine oral et traditionnel
est essentiellement la matrice d’un continuum. Ainsi des premières formes (art
du texte poétique) aux autres formes (items de la culture, formes conceptuelles)
tout un ensemble de luttes étendues s’est déroulé autour du joyau oral et
traditionnel.
Il en est ressorti ensuite que l’art du texte en lui-même pour être mieux saisi
doit être séparé de la forme proclamée de l’écriture : le premier est une
constante au niveau des deux générations tout comme l’est la seconde même
si elle se pose sous une forme oppositionnelle voire conflictuelle entraînant du
coup un jeu de l’écriture en relation duelle avec l’enjeu du discours. C’est que le
jeu de l’écriture en tant que normes construites imposée ou même incorporées
ne prend dont ‘’intérêt’’ véritable que lorsqu’il reprend et produit l’illusion des
origines et/ou de l’authenticité, tandis que l’enjeu du discours n’a de sens que
parce qu’il est soumis à ‘’un désir de dominer’’ propre à tout champ social.
Il s’ensuivra qu’en tant que « champ », la réalité de l’espace littéraire en général
et africain en particulier n’est qu’un effet du réel. Dès lors, dans ce cas
particulier, les formes littéraires dites orales et traditionnelles ne sont ni les
catégories substantialistes, ni des lieux racio-essentialistes, c’est-à-dire qu’elles
sont loin d’être des fixités culturelles ou politico-idéologiques réceptacles de
traces identitaires.
On peut dire que l’oralité et la tradition apparaissent comme conduites
esthétiques pouvant fonctionner à la manière des faits historico-
anthropologiques, mais elles sont surtout des produits ou des éléments du
champ littéraire africain. Mieux, elles sont le lieu d’une expérience symbolique,
c’est-à-dire stratégique comme nous pourrons le voir.
362
TROISIEME PARTIE : L’ESTHETIQUE DE L’ORALITE ET DE LA TRADITION :UNE EXPERIENCE STRATEGIQUE
363
Après avoir esquissé un bref historique de la pratique de la littérature en
Afrique francophone et procédé à une description du mode spécifique de
fonctionnement de cette littérature considerée comme un « champ », nous voici à
présent au cœur d’une problématique décisive : celle qui consiste à décoder ou à
interpréter pour lui rendre un de ses sens oubliés : l’usage de l’oralité et de la
tradition autour desquelles se retrouvent pour « lutter » ou « se combattre » en
termes de concurrence esthétique et/ou littéraire les écrivains africains.
Autrement dit, il s’agit ici après avoir répondu au « comment » du jeu littéraire en
Afrique francophone de proposer le « pourquoi » pouvant lui correspondre.
On peut simplifier les choses sous forme de questionnement : « pourquoi le
champ littéraire africain est-il particulièrement le lieu de tant de revendications, de
propriétés ou de monopoles autour de l’oralité et la tradition » ?
On peut sans risque d’erreur situer la réponse à cette interrogation dans la
perspective de la problématique devenue invariable des « groupes d’intérêts »
dans un sens où le déterminant communautaire est généralement projeté comme
un coefficient de validité et de véracité du produit littéraire.
On sait en effet que la question de « l’appartenance » vue comme apologie des
frontières se pose aujourd’hui comme une des mesures communes de la pratique
et des études des littératures issues des pays dominés. Les écrivains de l’espace
mondial dans leur généralité ont réussi à dire et à faire dire que la littérature ne
peut se définir dans la majorité des cas que comme un lieu d’affirmation de
« l’être », de « l’essence » et de « l’origine ».
Ceux du champ africain ont particulièrement repris à leur compte afin de le
réinvestir, le discours sur « l’oral », « l’oralité » et « la tradition ».Toute littérature
africaine reconnue comme telle devrait alors intégrer les catégories
communautaires renvoyant à l’Afrique et aux Africains d’un point de vue
esssentialiste.
Ainsi par l’ « oralité » et la « tradition », entretient-on et fait-on perdurer la
prétention d’une communication directe entre l’artiste et son groupe
d’appartenance dans le but de retrouver des traces ancestrales, c’est à dire la
quête d’une « origine » perdue ou l’expression de cette origine si elle a une
présence pertinente dans l’imaginaire et les consciences collectives.
364
C’est donc logiquement que la forme littéraire dite « orale » et « traditionnelle » se
trouve soutenue par une sociologie naïve inspirant et construisant avec les
écrivains eux- mêmes des schémas pouvant aboutir comme le dit Beniamino à
: des dichotomies simplificatrices mais politiquement efficaces opposant oralité vs
écriture, peuple vs couches lettrées, authentique, populaire vs inauthentique,
bourgeois, national, vs non national, culture propre vs acculturation, langue
« national » vs autres langues etc. 1 Notre objectif est de briser ce « sens commun épistémique » afin de
replacer l’intérêt de cette problématique dans la perspective des expériences
stratégiques auxquelles sont soumis tous les acteurs du champ littéraire
conformément à la logique de tout champ social.
Non pas que le fait de l’appartenance ou de l’acte de revendication de
l’appartenance à une entité constituée soit une supercherie ou une contrefaçon ou
même un pur mirage , cette « conscience étant conscience de quelque chose », il
lui faut une interprétation qui n’adhère pas à la croyance comme le feraient les
acteurs pris dans le jeu de cette croyance, mais dont le principe est d’en rendre
compte en tant que réalité anthropologique et socio-historique.
Il ne s’agira donc pas de postuler la vanité du mythe de la collectivité dans son
rapport au « cri poétique » ; il ne s’agira pas non plus de développer une peur des
identités sur le modèle d’Amin Maaloof2 ou encore de nier sa pertinence en
insistant sur « ses illusions » au sens où l’entend J.F Bayart. Il sera plutôt question de ré- interpréter les catégories de l’oralité et de la tradition
considérées comme « marqueurs et frontières des groupes »3 en les concevant
bien entendu comme « les matériaux qui fondent les représentations que le
groupe a de lui- même », mais surtout en les interprétant comme des éléments
servant à construire l’image que l’écrivain entend s’octroyer dans le cadre de son
activité créative.
1 Beniamino (Michel), La francophonie littéraire, essai pour une théorie, Paris, l’Harmattan, 1999, p.274 2 Voir Maalouf (Amin), Les identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998 ; Voir également Bayart (Jean- François), l’Illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996 3 Barth (F.), « les groupes et leurs frontières », in Poutignat (P.), Steriff-Feinart (J.),Théorie de l’ethnicité, Paris, PUF, 1995, p.203-249
365
Objectivement, le problème de l’appartenance à un groupe constitué ou à une
valeur proclamée commune ou communautaire demeure comme le dit Christian
Coulon « une ressource potentielle » pour l’action de certaines élites sociales dont
les politiques, les intellectuels et les écrivains. Ces derniers procèdent à une ré
appropriation et à une manipulation de l’idée « d’intérêt du groupe » à des fins
stratégiques, en ce que ce phénomène malgré « l’ambiguïté naturelle »4 qui le
caractérise est un langage performant et un code efficace voire une croyance
chez les acteurs sociaux.
Pour dire les choses de façon moins cynique, l’écrivain peut être pris dans le jeu
de cette croyance qu’il n’invente pas, mais auquel il adhère comme tous les
acteurs sociaux. En conséquence il faut saisir et comprendre l’investissement
littéraire de l’oralité et la tradition posées comme « patrimoine communautaire »
en mettant en avant le sujet écrivain tout comme on mettrait l’accent sur le prêtre
ou le prophète pour le cas du discours religieux ou encore comme on insisterait
sur l’acteur politique (le tribun, l’élu) dans le décryptage du discours politique, car
comme ces deux figures, l’écrivain semble aussi s’autoriser à parler au nom du
groupe (peuple, nation, région….). Entendu bien sûr qu’en s’octroyant une telle
position il entend se situer au delà du groupe ou au dessus de cette entité
« muette » qu’il utilise comme garante ou objet de validité de son action sociale.
Cette étude sera menée en trois volets :
Un premier volet servant à interroger afin de mieux les saisir « les marqueurs
identitaires » qui parcourent le champ en participant de la « littérarité » des textes.
Ici les écrivains investissent et instrumentalisent les fibres sensibles et riches en
ressources de « l’identité » : De ce fait, sous couvert « d’oralité » et de
« tradition », la langue en traduisant les dichotomies, écrit ≠ oral, eux ≠ nous
devient un patrimoine communautaire, c’est-à-dire un lieu identitaire à l’instar
d’autres marqueurs comme « la nation » et « le peuple ».
Un second volet où les écrivains investissent l’oralité et la tradition en manipulant
les catégories non moins artificielles c’est-à-dire imagées et imaginées de la
racine et de la pureté. Dans le cadre de la pratique des littératures africaines, les
paradigmes de la racine et de la pureté semblent contenus dans le concept
d’« origine » et l’acte de revendication d’une appartenance à « un lieu », à « un
4 En référence à l’ouvrage de Balibar (Étienne) et Wallerstein (Étienne), Race, Nation, Classe, les identités ambiguës, Paris, la découverte,1990
366
terrain » voire à « une terre » dont une des valeurs ou une des variantes ressortit
à l’idée d’«oralité » et de « tradition ».
Enfin les écrivains toujours soumis à l’idée de groupe ou entrant dans le jeu de la
croyance ou des représentations que les groupes se projettent les uns sur les
autres, poussent l’argument communautaire jusqu’à la sacralisation au sens
religieux du terme : la littérature peut alors en inventant des ascendances divines
et/ou ancestrales simuler le sacré et le secret, feindre un rite ou établir ce que
nous pouvons appeler « une pensée du ciel », entendue comme un usage
spécifique du divin destiné à légitmimer la proclamation d’une appartenance à un
lieu, à un groupe, ou à une filiation. Ici l’usage du groupe se fait à travers une mise
en scène du ‘’culte’’ à partir des éléments ‘’oraux ‘’ et ‘’traditionnels ‘’. Dans ce
cas-ci comme dans les deux précédents, nous tenterons d’analyser et de
comprendre les modalités par lesquelles l’écrivain en vient à user des signes
communautaires dans un sens stratégique c’est à dire consciemment lorsqu’il ne
méconnaît pas les règles du champ ou inconsciemment quand il adhère à la vérité
historique dont le phénomène peut être le foyer et l’objet.
Au total il s’agira de rendre compte du lien existant entre l’établissement des
règles littéraires ou des formes littéraires (oralité, tradition) instituées et les
entreprises hagiographiques prenant essentiellement l’allure de sociogenèse en
restituant ce rapport non plus en tant que « vérité naturelle ou éternelle » mais
simplement en tant qu’élément historiquement construit, sociologiquement
« ambigu », stratégiquement porteur d’enjeux parce que littérairement ou
socialement ou encore symboliquement riche en « ressources »
367
CHAPITRE I : L’ILLUSION D’UNE ECRITURE
IDENTITAIRE
S’il est une des mythologies de notre temps qui constitue et demeure le
lieu propice au développement de toute idée du « groupe », « des groupes
d’intérêt », ou d’intérêts communautaires, c’est bien le domaine littéraire.
En effet une certaine conception artistique et littéraire n’a de cesse à nommer ou à
définir les écrivains comme des sujets collectifs, fondateurs de communautés9 ou
détenteurs et défenseurs de valeurs « vitales » inamovibles de leurs sociétés
d’appartenance.
En Afrique particulièrement sans doute à cause des conditions historiques et
sociologiques « d’invention » de la littérature telle qu’elle se pratique actuellement,
le discours de la critique a adopté et propagé avec beaucoup de facilité la vulgate
de « l’identité » On peut même dire sans risque d’erreur qu’autant l’imaginaire
journalistique européen raffole de l’équation « monde arabe équivaut à domaine
de l’intégrisme, l’Inde renvoie à l’univers des castes et l’Afrique égale à
antagonismes ethniques »10 autant le discours de la critique a repris à son compte
l’équivalence : « Littérature africaine = production Identitaire.
Dès lors, l’écrivain lui-même devient une entité inexistante ou du moins il ne peut
être appréhendé qu’à partir d’une certaine logique du groupe d’appartenance
(racial, géographique, ethnique, national, linguistique ou même sexuel.)
Mais on ne peut comprendre la production littéraire africaine dans son rapport au
problème Identitaire qu’en élucidant les questions théoriques qu’entraîne cette
problématique : il s’agit principalement d’une histoire qui la fonde en la justifiant et
qui en même temps en expose les limites ou les faiblesses.
En effet deux grandes traditions se partagent la lecture du phénomène Identitaire
tel qu’il se manifeste en Afrique.
9 On sait que « des hommes inspirés par Dieu » sont auteurs de l’ancien testament, un livre fondateur de communautés humaines, tout comme le sont le livre des morts Égyptiens et le livre sacré des Indes.(voir Hegel, Esthétique, chapitre III) 10 Amselle et M’bokolo, op cit. p.1-2
368
Christian Coulon à la faveur d’une étude sur « les dynamiques de l’ethnicité en
Afrique Noire »11 a ainsi opposé la lecture chère aux intellectuels français à la
vision anglo-saxonne du même phénomène.
Les premiers, sous le sceau d’un certain universalisme ont reproché aux
ethnologues classiques d’avoir utilisé sans grande précaution certains marqueurs
identitaires tels que la terminologie ethnique dans leur approche de l’espace
africain et sa société.
Selon eux, cette posture méthodologique aurait engendré de nombreuses et
fâcheuses conséquences. C’est pourquoi, en s’appliquant à déconstruire ce qu’ils
considèrent comme un objet sans fondement sociologique, voire « une fausse
conscience » ils en viennent à appréhender le phénomène et tous ses sous-
ensembles comme une pure et simple manipulation par des groupes d’intérêt. Ils
exhortent donc en bonne conscience, les Africains à se défaire de ce fardeau
nuisible.
En revanche, les Anglo-saxons semblent adopter une attitude plus réceptive voire
positive vis à vis des traits identitaires parce que ceux-ci leur apparaissent comme
porteurs de revendications légitimes des « dominés ».
Pour sortir de l’engrenage, il nous faut définir et réévaluer la notion
« d’identité ».Que dit-elle ?
A défaut d’études profondes et complètes antérieures12, on ne pourra approcher la
question Identitaire qu’à travers certains de ses sous-ensembles comme
« l’ethnie ».
Émile Benveniste dans le vocabulaire des institutions indo-européennes 13remonte
à l’origine de l’aventure sémantique des traces d’identifications. Il met ainsi
l’accent sur d’une part le caractère « flottant » de ces signifiants
(…) Il n’y a pas de terme qui d’un bout à l’autre du monde indo-européen, désigne
la société organisée. Cela ne veut pas dire que les peuples indo-européens ne se
soient pas élevés à cette conception ; il faut se garder de conclure d’une déficience
du vocabulaire commun à l’absence de la notion de correspondante dans la
préhistoire dialectale. De ce fait, il y a des termes des séries de termes qui
11 Coulon(Christian) in Sociologie des nationalismes, ibid. 12 voir Birnbaum(Pierre) « Dimensions du nationalisme » introduction à Sociologie des nationalismes, op cit. p.1-33 13 Benveniste (Émile),Vocabulaire des institutions indo-européennes 1-Economie, Parenté, société
369
embrassent l’étendue d’une division territoriale et sociale de dimensions
variables.14
Autrement dit, ces organisations sociales selon leur complexité, et ces entités ou
groupements humains selon leur variété sont désignés par diverses terminologies
qui sur la chaîne linguistique peuvent être des paradigmes. Il en va ainsi dans les
langues indo-européennes tout comme en Afrique précoloniale15, des termes
identitaires « ethnie, clan, lignage, race… » qui se désignent souvent,
s’entrecroisent quelques fois où se précisent en signifiés évolutifs sans
contradiction manifeste avec ceux en vogue à partir de la période coloniale « État-
Nation- Région- Territoire »., et soumis à des contenus identitaires et/ou politico-
économique et/ou géo- anthropologique, comme le remarque Memel Foté dans sa
réflexion sur « les contours théoriques de l’ethnie »16
La colonisation prolonge des formations pré coloniales, en transforme ou en crée
de nouvelles. Tantôt elle transpose des ethnonymes pré coloniaux dans des
contextes nouveaux, tantôt elle transforme des unités politiques en ethnies comme
des sujets historiques , tantôt elle crée ex-nihilo de nouveaux groupes ethniques
dans le cadre de l’urbanisation, de l’économie de marché et de la construction de
l’état- Nation.17
En fait Memel Fotê a tenté de saisir les aspects majeurs de l’identification dont
l’ethnonyme en procédant à une approche pluridisciplinaire du phénomène : un
point de vue génétique qui en retrace la formation à partir d’une origine historique ;
une approche épistémologique qui précise le sens des concepts usités ou leurs
transformations et une démarche sociologique qui en détermine la compréhension
ou l’explication.
Il ressort de ses investigations que comme l’a proposé Benventiste et tel que l’a
repris et confirmé Amselle les paradigmes identitaires (il parlait d’ethnonyme) sont
en perpétuelle mutation :
2-Pouvoir, Droit, Religion (déjà cité), Paris, minuit, 1969 14 Benveniste Op.cit tI, p.363-364 15 Amselle Logique métisse (déjà cité) p. 16 16 Memel-Fôtê( Harris), « Les contours théoriques de l’ethnie », (loc. déjà cité), Les cahiers du nouvel esprit n°7, juin-juillet, 1999, p.4-12 17 Fotê, loc.cit. ibid. p.7
370
L’ethnonyme est un signifiant flottant et (…) son utilisation est de nature
performative (…) Ainsi est-il parfaitement légitime de se revendiquer comme Peul
ou Bambara. Ce qui est contestable en revanche, c’est de considérer que ce mode
d’identification a existé de toute éternité, c’est à dire en faire une essence. Un
ethnonyme peut recevoir une multitude de sens en fonction des époques, des lieux
ou des situations sociales …18
Toutefois, même en récusant le sens unique ou en reconnaissant que la série de
sens qu’a revêtue la catégorie identitaire reste inachevée, on peut la théoriser
dans la perspective d’un concept de portée universelle. Le dictionnaire Logos
propose à cet effet :
Groupe humain, parfois très nombreux, parfois très restreint, qui comprend les
personnes qui sont unies par certains traits communs, notamment la langue et la
culture, parfois la religion, et qui vivent sur un territoire défini ou un ensemble de
territoires, ou bien qui sont au contraire dispersées en de nombreuses régions. A la
différence du mot race, le mot ethnie n’implique pas la possession des traits
physiques communs. Ainsi les Français qui constituent une ethnie (même langue,
même civilisation) appartiennent à des races diverses (…). En revanche les
hommes d’une même race peuvent appartenir à diverses ethnies (…). D’autre part
une ethnie se distingue d’une nation, car les hommes qui la composent n’ont pas
nécessairement la conscience ou la volonté de former une communauté unique et
ne sont pas nécessairement groupés sur des territoires soumis à un même pouvoir
politique souverain (…). En revanche un même État peut comprendre plusieurs
ethnies (…). A la différence du mot ethnie, le terme ethnie d’état implique une
organisation politique commune et autonome exerçant son pouvoir sur un territoire
ou un groupe de territoires bien défini (…). Dans une certaine mesure le mot ethnie
se rapproche du mot peuple, mais il comporte moins fortement la notion d’un
passé ou d’un destin historique commun (…). Il faut noter également que le mot
ethnie, terme savant (à la différence de race, peuple, nation, État, pays…) a été
répandu pour éviter l’emploi du mot race, dont certaines théories avaient abusé au
mépris de la vérité scientifique …19
Il apparaît à travers cette longue proposition que l’identification se déploie sous la
forme d’une grande variété. On pourra dès lors parler d’« identité culturelle,
identité nationale, identité religieuse… » pour désigner de part et d’autre les
18 Amselle et M’bokolo, Op.cit. p.37-38
371
connotations aussi bien nombreuses, ambiguës et artificiellement distinctes de
l’identité.
Benveniste a insisté d’autre part sur le contenu différentiel et oppositionnel de
l’expression identitaire dans les premières sociétés où elle s’est formée :
Toute appellation de caractère ethnique aux époques anciennes est différentielle
et appositive.
Dans les noms qu’un peuple se donne, il y a manifeste ou non, l’intention de se
distinguer des peuples voisins, d’affirmer cette supériorité qu’est la possession
d’une langue commune et intelligible20
C’est dans cette perspective que certaines terminologies servant à se désigner
mutuellement se constituent en pôle de hiérarchisation établie entre des formes
principales de groupements humains.
Ainsi prend son sens l’opposition « polis » et « ethnos » chez les Grecs : Si la
« polis » (cité- État) est une catégorie définie comme valorisée ou méliorative à
travers laquelle s’accomplit pleinement l’existence des grecs, la catégorie
« d’ethnos », au contraire est un concept dépréciatif.
[…) Le terme ethnos est utilisé par eux (les grecs) pour désigner les groupements
humains de caractères différents et par l’origine et par l’étendue et par l’originalité
politique, qu’il s’agisse de l’hellénisme entier, de grands peuples barbares comme
les serres des habitants d’une cité ou de tribus insignifiantes.21
Cette forme de société désintégrée, ignorant tous les signes distinctifs de la
« polis » a pris la forme latine de « ethnicus » et « ethné » pour désigner « les
nations, les gentilles, les païens, par opposition aux chrétiens »22. C’est plus tard
20 Benveniste, Op cit. P.368 21 Will (E), Doriens et Ioniens, Essai sur la valeur du critère ethnique appliqué à l’étude de l’histoire de la civilisation grecque. Aristote applique la même notion aux arcadiens et aux barbares, habitants de Babylone, ignorants et désorganisés ( voir Aristote, La politique, Paris, vrin, 1997, 1216a 1276a ) 22 Littré, ( article « ethnique »)
372
avec l’avènement du naturalisme comparatiste, du romantisme allemand, du
nationalisme et de l’évolutionnisme que le terme de « nation » sera remplacé par
celui de « race » ; avec des auteurs comme Herder, Taine, Gobineau et Vacher
de Lapouge, reconnus comme principes de l’idée d’une nation « racisée » comme
fondement exclusif « d’identité ».
Le terme de « ethnie » réapparaîtra à la même période pour le disputer à celui de
« race » et de « nation » avec les auteurs comme Vacher de Lapouge, Ernest
Renan et Fustel de Coulange.
Mais aujourd’hui les recherches en sciences humaines et sociales semblent avoir
réussi à imposer une définition des collectifs sociaux, disjointe définitivement de
toute idée d’identification raciale.
Il n’en demeure pas moins vrai que quoi qu’il en soit, « l’identité » est fondée dans
tous les cas sur un mode oppositionnel, différentiel et différenciant : On pourrait
dire « c’est ce qui traduit mon ipséité, de sorte que je ne puis être l’autre, et que
l’autre n’est pas moi ». Or même si effectivement, on a besoin « d’une altérité
dévalorisée pour créer sa propre identité, ou pour fonder son propre socius »23 ,
une explication et une compréhension du phénomène identitaire entraînant sa re-
définition peut établir une différence non négligeable entre sa lecture et sa
pratique.
Au niveau de sa lecture, on pourrait tourner le dos à la démarche discontinuiste
pour inversement adopter celle dite continuiste.
Cette option a l’avantage d’ignorer l’essence, et de mettre l’accent sur
l’indistinction ou le syncrétisme originaire. Dans ce sens « l’identité » ne sera plus
faite d ‘érection de clôtures, mais plutôt d’absence de clôtures. On peut dire pour
simplifier que « Notre identité, c’est notre absence d’ipséité »24. Edouard Glissant
en a donné une merveilleuse image à travers la métaphore de « la racine et du
rhizome », empruntée à Deleuze et Félix Guattari.
Du point de vue de la pratique, les écrivains africains à l’instar de tous les sujets
sociaux d’ailleurs « ne sont pas figés dans le corset de l’ethnicité. Ils se meuvent
dans de multiples identités… à géométrie variables » 25.
23 Amselle, Logique métisse, p.38 24 Nous le soulignons 25 Colon (Christian), loc.cit. ibid. p.40
373
Dès lors, « leur identité » ne sont pas des entités closes ou naturellement fixées et
rigides. Pourtant ils usent à leur avantage du principe fondamental de « la
différence » qui caractérise le phénomène. C’est sans doute la preuve que les
signes de la langue, de la nation, et du peuple font partie de « la panoplie à la fois
symbolique et instrumentale pouvant être mobilisée »26 sous la bannière ambiguë
de « l’identité » dans le cadre de la pratique de la littérature.
I – L’ EXALTATION DE LA DIFFERENCE
A- LA LANGUE
L’objet premier de la littérature réside dans le matériau linguistique et son
usage à une fin artistique.
Ainsi la problématique identitaire qu’engage la langue dans les littératures
francophones tient-elle au statut de la langue française usitée par les différents
acteurs du jeu littéraire. Pourquoi l’usage du français peut-il justifier le discours
identitaire à l’œuvre dans le champ de ces littératures ? Il convient d’abord de
relever quelques traits du récit francophone susceptibles de traduire ou de
conforter le discours identitaire avant de les interpréter en ayant recours dans un
premier temps à l’histoire de l’usage du français par les locuteurs africains
(notamment la relation des écrivains à cette langue ) et dans un second temps à la
question de « la francophonie » dans le sens où elle demeure avant tout une
institution linguistique participant à l’entreprise d’affirmation de soi, c’est à dire à la
définition du rapport à l’autre qu’on désigne communément « identité ».
On peut dire d’emblée que « le récit » ou le texte est un aspect incontestable des
éléments culturels donnant force et pertinence à l’idée des
« appartenances ».Christian Coulon écrit que le récit (ou le texte)
26 Coulon (Christian), ibid. p.46
374
donne corps à des repères identitaires épars et diffus. Il légitime l’appartenance
identitaire en lui attribuant une profondeur historique à travers des mythes
d’origine.27
Autrement dit, le texte est un lieu de narration de l’identité tant il porte toujours
« une aura de filiation » .28
En Afrique noire francophone, les marqueurs identitaires structurant le récit
littéraire prennent un de leurs fondements dans la question de la littérarité de la
langue, notamment dans la littérarité de la langue écrite contre la langue orale
d’une part et la ‘’manière de raconter’’ empruntée à la tradition orale dans le
contexte du champ actuel (champ de l’écrit) d’autre part.
C’est ainsi qu’on peut relever par exemple le bilinguisme pratiqué par la plupart
des écrivains du champ africain d’aujourd’hui.
Avec les auteurs étudiés, il apparaît une superposition de situations linguistiques
déjà mentionnée au cours des études précédentes : chez des pionniers comme
Senghor la langue ‘’Serere’’ cohabite avec la langue française. Chez les
prétendants comme Zadi et Pacéré les langues ivoiriennes d’une part
s’agglutinent pêle-mêle autour de la langue maternelle (le « bété ») de l’auteur de
Fer de lance pour cohabiter avec la langue française. D’autre part c’est le ‘’Morê’’
langue dominante au Burkina Faso que le poète de Manega utilise à côté du
Français.
En outre à partir des noms de personnages, de lieux et de phénomènes du passé
déjà relevés, il apparaît que les procédés onomastiques29 servent d’éléments
d’identification dans les différents récits. Barthes a ainsi recommandé de prêter
27 Coulon (Christian), ibid., p.48 28 Poutignat et Streiff-Feinart, Op cit.p.177 29 voir par exemple Pierre N’Da « les noms propres et les mots de la langue maternelle chez Maurice Bandama » in Francophonie littéraire et identité culturelle (textes réunis par Adrien Huanou), Paris l’Harmattan, 2000, p.137-154. Voir aussi du même auteur « onomastique et création littéraire :les noms et titres des chefs d’États dans le roman négro-africain » in présence francophone, revue internationale et de langue n°45, Sherbrooke, Québec, 1994. Voir également Gallimore (Béatrice R.), « l’importance du code onomastique dans l’œuvre d’Adiaffi », in l’œuvre romanesque de Jean –Marie Adiaffi, l’Harmattan,1996 Ainsi que Vincileonie (Nicole), « les noms et dénominations », in Comprendre l’œuvre d B. Dadie, Ed st-Paul, 1986
375
une grande attention aux noms propres tels qu’ils sont utilisés dans la création
littéraire :
Un nom propre doit toujours être interrogé soigneusement , car le nom propre est
si l’on peut dire le prince des signifiants ; ses connotations sont riches, sociales,
symboliques 30
On peut en dire de même de toute la sémantique des noms (anthroponymie,,
toponymie etc.) en ce que ces derniers éclairent les œuvres et participent de la
production de leur sens et signification
L’usage des noms et des mots de la langue maternelle apparaît donc ici selon
plusieurs modalités .
Il y a d’abord un mode de traduction interne qui permet à l’écrivain tout en mettant
en avant les effets stylistiques ou des intérêts littéraires évidents de faire interférer
ou se superposer la langue française à sa langue maternelle.
Il tente ainsi de combler ou de réduire l’écart sémantique existant entre lui et les
lecteurs ignorant la langue africaine utilisée. D’où l’intérêt et la présence de gloses
métalinguistiques rendues visibles par des artifices typographiques (parenthèse,
double tiret, italique, virgules) jouant le rôle d’éléments traducteurs. On peut aussi
voir des appositions sous la forme de mots composés de tirets pour rendre la
synthèse expressive. C’est un procédé d’intégration de mots ‘’excentriques’’
(néologisme ou mots de la langue locale comme c’est le cas ici) ayant l’avantage
de conserver l’unité de l’énonciation, contrairement au cas précédent ou l’élément
métalinguistique provoque quelque peu un effet de rupture à force de s’intercaler
entre le terme apposant (le mot de la langue locale) et le terme apposé (le
synonyme français). Il y a ensuite un mode de traduction externe fait de notes
infrapaginales. C’est ainsi que chez Senghor on peut se référer à un lexique en fin
de chapitre .Chez lui, il y a d’abord une traduction de certains poèmes ou chants
poétiques entiers en langues africaines. On a ainsi « chant bantou », « chant
bambara du Mali », « traduit du peul », « ballade Khassoukée de Dioudi ».31
Présentons également quelques extraits du lexique servant à éclairer le lecteur
non africain : 30 Barthes (Roland), « Analyse textuelle d’un conte d’Edgar Poe», in Sémiotique narrative et textuelle, Paris, Larousse, 1974, p.34
376
adéra : arbrisseau du Sahel à fleurs rouges
banakh : mot onomatopéique qui invite le bruit du baiser
olong : mot d’origine mandingue. C’est un bras de mer ou chenal, bordé de
palétuviers le plus souvent.
Dyâli : mot d’origine mandingue. C’est un troubadour d’Afrique de l’Ouest, dans la
zone Soudano- Sahélienne.
Filao : arbre d’Afrique appartenant à la famille des conifères
Gongo : parfum musqué qu’emploient les femmes sénégalaises
Masta : c’est une sorte de bijou
Nanio : mot sévère qui signifie « écoutez ! »
Ndéïssane : mot wolof qui a tous les sens de « précaire » exprime aussi bien
l’attendrissement que l’admiration….32 Quant à Pacéré, il use non seulement de vers en ‘’morê ‘’ qu’il insère dans des
textes en français :
Allez sofas, vaillants sofas, criez sur eux :
« aïe taga kà bo-o kè niagassola »
le Mali vous appartient peuple Dioula…33
Mais également des textes entiers accompagnés de leur traduction comme on le
constate dans son ouvrage à l’allure ethnographique Le langage des tam-tams et
des masques en Afrique :
M beoogo
mbeoogo
(…)
M beoog yaa
Longe garga ;
Tuka Peoogo ; M beoog
Nã n kieta yir nãnnãnda.
C‘est à dire :
Merci
31 Senghor, Oeuvre poétique, p.249-426 32 Senghor, Op.cit, p.427-430 33 Titinga (F.P.), Refrains sous le sahel, p.58
377
Merci, Merci, Merci ;
Merci
Demain C’est l’intégration des bas-fonds ;
Demain
C’est le panier sur la tête
Demain
Est encore dans la case des anciens (…) (…) (…)34 Avec Zadi, la signification de termes de la langue du terroir peut se percevoir en
notes de bas de page. On a ainsi par exemple de la page 26 à 35 de Fer de lance
des mots non français usités avec des appels de notes et expliqués en botes de
bas de page :
ossiri (sago) : virtuose de l’arc musical qui mourut dans les années cinquante. Il
était originaire du bourg de Mayo à Soubré (P26)
Seri : héros d’un conte initiatique bété. Seri était considéré comme le plus grand
chasseur de tous les temps, exception faite de Djergbeugbeu, le seul et unique
héros de Didiga qui règne sur tout chasseur vivant sous le soleil (P 26)
dopé : mot bété désignant un oiseau d’Afrique semblable au rossignol européen
par son physique et son don du chant (P 30)
boribana : du bambara « bori » qui signifie courir et « bana » qui veut dire fini. D’où
« boribana » : fini de courir ou mieux, fin de cavale, fin de course s’emploie pour
quelqu‘un qui est en fuite et qui est traqué. Ici allusion aux exactions extrêmes
auxquelles les colons avaient soumis les peuples africains. (P33)35
Enfin un autre cas de superpositions de formes linguistiques réside dans l’emploi
et l’insertion des manifestations lexicales exprimant des réalités locales sans
traduction, ni notes explicatives, ni éléments métadiscursifs, ni même d’artifices
typographiques. Le mot sérère, ou créole ou bété ou encore morê (Senghor/ /
Zadi/ Pacéré) est intégré au texte écrit en français le plus naturellement du
monde, ce procédé que les linguistes nomment le ‘’ xénisme’’ permet ainsi à
l’auteur, tout en proclamant ce que Glissant nomme « son droit à l’opacité », de
franciser la langue locale, ou inversement ‘’d’africaniser’’ la langue française.
34 Titinga (F.P.), Le langage des tam-tams et des masques en Afrique (déjà cité), p.335. Les textes y sont généralement sous cette forme 35 Zadi Zaourou (Bottey), fer de lance, p.33
378
Dans tous les cas quel que soit le procédé, on peut constater qu’une des
caractéristiques principale des écrivains issus des pays dominés réside dans leur
posture linguistique. Cette situation linguistique semble spécifique aux écrivains
‘’ex-colonisés’’ comme ceux d’Afrique noire francophone dans le sens où
contrairement aux écrivains de certains pays d’Europe 36 ou d’Amérique (Kundera
ou Samuel Becket par exemple) pouvant choisir librement d’user momentanément
de la langue française, les écrivains africains n’ont pas d’autres choix que de
balancer entre au moins une langue littéraire dominante et une autre dominée
dans la perspective de leurs créations. C’est ce que P.Casanova appelle « un
bilinguisme objectif », c’est à dire un bilinguisme incorporé qui est en même temps
la marque d’une domination à la fois politique, linguistique et littéraire comme l’a
bien décrit Albert Memmi :
La langue maternelle du colonisé (…) n’a aucune dignité dans le pays ou
dans le concert des peuples. S’il veut obtenir un métier, construire une place,
exister dans la cité et dans le monde, il doit d’abord se plier à la langue des
autres, celles des colonisateurs, des maîtres. Dans le conflit linguistique qui
habite le colonisé sa langue maternelle est l’humiliée, l’écrasée. Et ce mépris
objectivement fondé, il finit par le faire Sien37
En termes différents, tous les écrivains des langues dominées, c’est-à-dire des
pays anciennement colonisés sont confrontés à des contradictions de profondes
significations. Ce particulier dilemme linguistique qui semble n’appartenir qu’aux
créateurs issus de pays dominés, particulièrement ceux d’Afrique Noire peut
revêtir plusieurs dimensions : affective, subjective, collective, politique… Mais il
est au moins objectivement un problème soulevé et traité, dans une perspective
stratégique par les concernés, c’est à dire des écrivains qui s’en servent pour
sortir de l’invisibilité pouvant les frapper structurellement. Ces derniers arguent de
l’urgence de la question identitaire qu’on ne peut déconstruire et comprendre
qu’en interrogeant l’histoire de l’usage d’une langue comme le français et ses
institutions afférentes dont la francophonie. 36 En effet les « petites » langues d’Europe comme le romain, le suédois, le polonais,…relativement peu reconnues littérairement sont au moins pourvues de ressources peu comparables à celles qu’on pourrait attribuer aux langues africaines ou créoles puissantes du point de vue stratégiques mais peu dotées littérairement.
379
L’histoire particulière des Africains a sans doute fondé et justifié un type de
regard dominant dans le cadre du rapport affectif que ces derniers entretiennent
avec la langue française : ce regard hormis celui contemplatif de Senghor similaire
à celui des masses illettrées des campagnes et des grandes villes africaines38 tendant littéralement à faire du français « langue des dieux » est un regard
militantiste ‘’francophobe ‘’ ou « antifrancophone ».
C’est que la présence de cette langue en Afrique prend sa source depuis le xve
siècle. Mais sa législation officielle dans l’espace ouest africain spécialement date
de 1817 et 1843 respectivement pour le Sénégal et le Bénin deux vitrines de la
France colonialiste. En tant qu’instrument de communication 39 elle a été soumise
très tôt non à une adoption volontaire, mais à une imposition par la force. Outre
l’église, (les missionnaires employaient des pacotilles, des artifices, ils procédaient
par ruse) c’est l’école qui fut chargée de remplir cette fonction. C’est ainsi qu’à
partir de Louis-Philippe 1er (1830) et le ministère Guizot l’enseignement du
français fut institué obligatoire pour les colonies africaines de la France. On alla
jusqu’à interdire l’usage des langues africaines comme le stipule le décret du 31
janvier 1938 émanant de la présidence de la république française. Ce décrit
propose en son article 3 : « l’enseignement doit être donné exclusivement en
langue française. L’emploi des idiomes indigènes est interdit » 40
On musela la bouche des enfants à qui il fut proscrit même l’usage de la langue
maternelle dans la cour de l’école sous peine de « se voir suspendu au cou un
symbole » comme le raconte Sylvie Kandé dans son tableau de mémoire 41. Mais
bien avant, une note circulaire avait été prise le 1er juillet 1914 à Dakar ,faisant de
tout enseignement en Afrique, (qu’il soit privé ou laïc) « l’instrument de la cause
française »…
37Memmi (Albert), Portrait du colonisé, précédé de portrait du colonisateur, Paris, Corréa, 1957, Gallimard (réédition), 1985, p.126 38 Gabriel Boko rend ainsi compte d’une idéologie de l’infériorité intrinsèque de l’analphabète vis à vis du lettré dans le paysage Beninois,.il écrit : « chez les fons de Ouidah, certaines expressions couramment utilisées pour désigner ceux qui savent lire et écrire sont symptomatiques d’un État de charme :on parle de « ceux qui ont ouvert les yeux ».voir Gabriel Boko , « le statut de la langue française au Bénin», in Francophonie littéraire et identité culturelle, p.24 39 Le gouverneur de l’AOF résidant à Dakar propose par exemple en 1829 : « il faut que l’enseignement soit officiellement centré sur le français afin de fabriquer très rapidement des interprètes nécessaires à l’efficacité de l’administration » cité par Boko, loc.cit. ibid, p.12 40 Boko (G.), loc.cit., ibid, p.14 41 Kande (Sylvie), Lagon lagune , tableau de mémoire (préface d’Édouard Glissant), Gallimard, 2000, p.11-12
380
On voit donc comment le fait linguistique a été inféodé très tôt à un objectif
d’assimilation politique. Dans ce sens il ne peut qu’engendrer des sentiments
actifs d’appartenance globale : sous couvert « d’identité », ce sentiment génère à
son tour deux attitudes diamétralement opposées : une première attitude est le fait
de ceux qu’on peut nommer « les gardiens du temple français ». Ce temple est
constitué de puristes et autres doctes logés dans des maisons d’édition et des
universités, mais également de têtes dites « couronnées » appartenant à
l’Académie française, ainsi que d’idéologues de l’institution politico-culturelle
qu’est la « francophonie.
Leur attitude consiste pour l’essentiel à construire la langue française comme un
lieu d’appartenance. Cette dernière est donc posée en tant que patrimoine d’un
peuple traduisant son « génie », son prestige, voire sa supériorité hiérarchique sur
les autres peuples. Ce qui de toute évidence permet de militer pour la thèse de
l’unité ou de l’unicité linguistique à laquelle nous ont habitués la plupart des
historiographes de la langue française.42 En effet en prenant appui sur le déclin du
latin, le français est devenu depuis au moins le XVIIe siècle une des langues
« majeurs » c’est à dire des plus attractives du monde du fait d’une part des
fonctions sociales et politiques prestigieuses ( administration, enseignement,
relation internationale ) qui lui sont liées. On peut prendre en exemple le rôle qu’à
pu jouer le Français comme « langue diplomatique et langue d’élite »43 en Europe
à partir de la fin du XVIIe siècle. D’autre part le « règne » du français tient bien
évidemment au grand nombre de ses usagers. Elle est aujourd’hui une des
langues les plus parlées au monde, après le chinois et l’anglais. Mais en même
temps et de façon paradoxale elle donne lieu à des raidissements identitaires,
c’est à dire des clôtures, des rejets, des reniements et des revendications
d’appartenances : on retrouve donc également la dichotomie géographique du
« centre » et des « périphéries », des distinctions verticales « du français de
France » et du « francophone » situé « hors de France ».
42 Voir Certeau (Michel de), Julia (Dominique), Revel (Jacques), Une politique de la langue, la révolution française et les patois, Paris, Gallimard, 1975 voir aussi Baggioni (D.), Langues et nations en Europe, Paris, payot, 1997 ainsi que Fumaroli (Marc), « Le genre de la langue française », Les lieux de mémoire P. Nova (Ed) Paris , Gallimard, 1992 43 Voir par exemple, Hazard (Paul), La crise de la conscience européenne, 1680-1715, Fayard, 1961, p.53-56
381
Dans le domaine littéraire on parle de « ceux qui écrivent naturellement français et
de ceux qui écrivent en français ».
La seconde attitude, comme on peut le présumer vient croiser celle que nous
venons de décrire. Elle est généralement le fait de ceux que nous avons appelés
les « francophones » ou les « anti-francophones ».
On les trouve généralement en Afrique. En tous cas, dans la région dite
« francophone » on semble raffoler du discours sur le « vol des langues
africaines », tout en décrivant « la francophonie » comme symbole de la
domination française, comme source d’acculturation et comme élément d’une
« honte linguistique » africaine, voire absence d’une personnalité et/ou d’une
« identité » africaine. Aussi, à la faveur de la fameuse idéologie de l’authenticité
dont nous avons rappelé quelques traits dans les pages précédentes, certains
pays africains instaurèrent-ils un état de « guerre linguistique » pour , disent-ils,
mettre un terme au règne sans partage de la langue française. Dans certaines
régions des grands lacs comme le Burundi, le Rwanda ou encore dans d’autres
régions comme Madagascar et la Tunisie on voit prendre forme une homogénéité
linguistique autre que celle du français.
Boko rappelle encore à propos du Bénin qu’aux lendemains de ce qu’ils
appelaient chez eux « la révolution du 26 octobre 1972 » les nouvelles autorités
affirmeront très tôt l’urgence d’une nouvelle politique linguistique. Elles disaient à
peu près:
La caractéristique fondamentale et la source première de l’arriération de notre pays
est la domination étrangère(…). Il s’agira de liquider définitivement l’ancienne
politique à travers les hommes, les structures et l’idéologie qui la portent (…)
revaloriser nos langues nationales, l’alphabétisation des masses, facteur essentiel
de notre développement. Il est nécessaire de créer un institut de linguistique
chargé de mettre au point les moyens de lever les obstacles à l’utilisation des
langues nationales comme véhicule du savoir44
En d’autres termes les langues nationales si elles ne remplacèrent pas le français
dans le système éducatif devaient être exigées au même titre en disciplines du
savoir, et en véhicules du savoir.
44 « Discours programme » repris par Boko (Gabriel), loc.cit., ibid, p.21-22
382
Inutile de préciser que malgré la noblesse du projet, il ne fut qu’une parenthèse
d’illusions soldée par un échec45 donnant ainsi raison à V.Y. Mudimbe qui
paraphrasant Foucault écrit :
Echapper à l’occident suppose d’apprécier exactement ce qu’il coûte de se
détacher de lui ; cela suppose de savoir ; dans ce qui nous permettent de penser
contre l’occident, ce qu’est encore l’occidental ; et de mesurer en quoi notre
recours contre lui est encore peut être une ruse qu’il nous oppose et au terme de
laquelle il nous attend, immobile et ailleurs46
Dans le domaine littéraire, on verra à l’instar des politiques, les critiques et les
chercheurs accuser la langue française d’être la cause et l’origine du peu de
ressources littéraires que possèdent les écrivains africains C’est ainsi que G.O.
Midiohouan47 affirme que les œuvres africaines circulent difficilement d’une aire
linguistique à l’autre à cause des « langues des colonisateurs » qui créent des
« cloisonnement fictifs » et limitent l’audience des productions africaines en
dehors de leurs zones de création.
De notre point de vue, pour mieux réfléchir à la relation entre le fait linguistique et
le phénomène littéraire, il faut nécessairement recentrer le débat :
Il faut précisément dans un premier temps prendre le soin de ne pas opposer la
manière des disciplines de l’histoire et de la linguistique « diachronie » et
« synchronie » :
(…) La représentation de l’histoire en linguistique est souvent assimilée à la
diachronie, c’est à dire une succession à une somme de synchronies alors qu’elle
implique la dynamique du changement c’est à dire une représentation du temps
continue et en même temps dialectique.
L’opposition entre la synchronie et la diachronie ne se superpose pas à la notion
de changement, ni à celle de transformation qui impliquerait une réflexion sur
l’opposition entre structure et événement.48
45 Il y a quelques cas d’apparentes réussites telles qu’en Centrafrique avec « le sango» comme langue officielle. La Mauritanie est devenue République islamique arabe depuis 1964 , « le swahili » est la langue officielle de la Tanzanie. Il devînt dix ans plus tard celle du Kenya. En Somalie, depuis 1969, l’italien, l’Anglais sont remplacés par le somalien. 46 Mudimbe (V.Y.), l’Odeur du père, essai sur les limites de la science et de la vie en Afrique Noire , Paris, présence africaine, 1982, p.44 47 Michel Beniamino lui fait le reproche. Voir Beniamino, Op.cit. p.30 48 Beniamino, ibid.
383
Cela revient à conjuguer à la fois l’usage actualisé de la langue et ses
changements ou ses pratiques selon les espaces et les moments. On parlera
alors avec Willy Bal de « la dialectique de l’unité et de la diversité linguistique » 49
Cette vision consiste à considérer que la diversité interne de la langue française
est un fait normal qui n’est pas incompatible avec la question de l’unité et/ou
l’unité linguistique. W. Bal montre ainsi que la langue française, aussi bien en
diachronie qu’en synchronie c’est à dire aussi bien du point de vue de son histoire
évolutive que du fait qu’elle est parlée quotidiennement dans différents pays se
différencie en plusieurs variétés donnant ainsi des communautés linguistiques
diversifiées à l’intérieur même de son homogénéité ou de son noyau initial. Ce qui
signifie comme l’explique G. Manessy qu’une langue « dans son utilisation
pratique s’accommode fort bien d’une grammaire « polyectale »50. Cette
dialectique impose surtout, toujours selon la remarque de Manessy à propos du
« français d’Afrique » que :
le répertoire des paradigmes verbaux communs à la majorité des locuteurs du
français populaire africain n’est donc guère différent de celui dont disposent les
usagers de variétés soustraites, pour des raisons diverses à la pression de la
norme académique51
et que l’existence des caractéristiques communes « aux Français d’Amérique,
d’Afrique et dans une certaine mesure au français populaire de France »52 est un
problème linguistique qui concerne la littérature.
A ce sujet justement, malgré les apparences et les simplicités, que ce soit du point
de vue stylistique ou au niveau de l’analyse des particularismes langagiers, il n’est
pas inutile de revoir les démarches de l’expression ou de la quête identitaire des
auteurs, et celle de l’obsession identitaire des critiques.
Les fétichistes, gardiens passionnés de la langue française comprendront dès lors
que partager avec eux cette langue sous diverses variétés ce n’est ni l’appauvrir,
49 Bal (Willy), « unité et diversité de la langue française » in guide culturel- civilisation et littérature d’expression française, hachette, 1997, p.5-28 50 Manessy (Gabriel), créole , pidgins, variétés véhiculaires, procès et genèse, CNRS, 1995, p.13 51 Manessy (Gabriel), Le français en Afrique Noire, mythe, stratégies, pratiques, l’harmattan, 1994 p.160 52 Manessy (G.) , Op.cit., p.164
384
ni les déposséder de leur bien. (Rappelons qu’en Juin 1993, la communauté
française de Belgique, qui avait commis l’imprudence d’adopter un décret portant
sur la féminisation des noms de métiers s’est vu rappeler à l’ordre par le secrétaire
perpétuel de l’académie française53) Mais c’est au contraire réaliser un processus
irréversible voire « naturel » de toute langue afin de l’enrichir.
Inversement les Thuriféraires de l’identité africaine pourront réaliser à leur tour
que leur personnalité est presque à jamais inféodée54 à la langue française de
sorte que procéder à une « africanisation » du français dans la perspective de la
création littéraire ne peut être qu’artistiquement louable. Mais ce qui ne l’est pas
en revanche, c’est poser scientifiquement que dévoyer les codes ou le «bon
usage » de la langue française ou encore ‘’posséder’’ cette langue au sens où
l’entendait Tchicaya U’Tamsi est le propre des seuls auteurs africains
francophones ayant connu l’expérience de la colonisation, car il est possible de
déceler l’équivalent de cette « africanité littéraire » chez les écrivains canadiens
francophones tenté par l’anglicisme, les écrivains Wallois soumis à la séduction du
belgicisme ou bien les écrivains suisses guettés par le « style suisse »55.
Dans ce sens Makhily Gassama peut se réjouir s’il veut des « fautes
grammaticales»56 d’Ahmadou Kourouma. Mais qu’il ne le fasse pas outre mesure
en interprétant cette ‘’attitude littéraire et/ou artistique’’ comme une entreprise de
revendication identitaire, tout comme d’ailleurs les critiques de Stendhal n’ont pu
le faire du temps où ce dernier trouvait un point d’honneur à ‘’écorcher’’ la langue
française.
Il faut dans un deuxième temps toujours dans le but de résister aux apories que
nous venons de relever, afin de réfléchir efficacement au rapport que l’écrivain
africain entretient avec la langue française, surtout pour saisir le rôle du facteur
linguistique dans la production littéraire, séparer « la francophonie politique » de
« la francophonie littéraire ».
53 voir Francard (Michel), «un modèle en son genre: le provincialisme linguistique des francophones de Belgique », in Claudine Bavoux, Français régionaux et insécurité linguistique, l’harmattan, 1996, p.96 54 Ou du moins jusqu’à ce qu’elle s’étiole car la vie et les effets d’une langue ne sont jamais éternels ; 55 Malgré l’idéologie immonde de cet auteur dont il faut se méfier, on peut voir sur ce sujet Tougas (Gérard), Les écrivains de la langue française et la France, Ed Denoel, 1973, p.97 56 voir Gassama (Makhily), le français d’Ahmadou kourouma ou le français sous le soleil d’Afrique, Acct-Karthala, 1995
385
Il apparaîtra alors que cette dernière (la francophonie littéraire) peut être au même
titre que la littérature « un univers symbolique ». C’est à dire faisant partie
du corps de traditions théoriques intégrant différents domaines de significations,
englobant l’ordre institutionnel dans une totalité symbolique et constituant un
système de légitimation étendue57
Peter Berger et Thomas Luckmann diraient que c’est « un stock de connaissances
disponibles »58 (nous dirions de « ressources disponibles »). En termes différents,
il s’agit d’un système de légitimation de niveau supérieur permettant de (ré)poser
la question identitaire dans un sens où celle-ci n’est pas comme nous l’avons
montré une représentation qu’on pourrait reléguer au rang d’un pur fantasme,
mais pouvant être aussi comprise et dépassée en percevant la francophonie qui
en est une de ses matrices comme origine et génératrice de normes sociales ou
de croyances partagées et polymorphes. Autrement dit, le lien « conscience
linguistique » et « identité de groupe » n’est qu’un aspect ou une signification ou
encore une interprétation possible de la francophonie comme code et système. On
peut dire en termes plus précis qu’en percevant ainsi « la francophonie littéraire »,
le facteur linguistique en tant que « marqueur identitaire » est une construction
sociale réelle mais qui n’est vraie que parce qu’elle participe d’un ensemble de
ressources sociales disponibles mobilisées et instrumentalisées selon la fin
escomptée par des acteurs pris dans le jeu de la construction sociale d’un réel
symbolique.
57 voir Beniamino, Op cit., p.306 58 Berger (Peter), Luckmann (Thomas ), La construction sociale de la réalité, méridiens klincsieck, 1986, p.133
386
B-LA NATION:
Comme dans le cas du facteur linguistique, on peut également se poser ici
la question de savoir ce qui fonde le rapport entre création littéraire africaine et
« identité nationale ».
Comment et pourquoi en est-on arrivé à considérer la production littéraire dans
son ensemble comme un lieu par excellence de production et de développement
des énoncés nationalistes58 ? On ne pourra élucider et comprendre ce problème
qu’en procédant d’une part à une histoire de l’intrusion de « la nation » dans la
littérature africaine et d’autre part en ayant recours à une sociologie de « la
nation » ; c’est à dire d’un côté telle qu’elle est racontée ou imaginée par la
littérature et d’un autre côté comment elle est expérimentée d’un point de vue
pratique par les écrivains, en tant que sujets sociaux.
Deux moments peuvent servir à théoriser les fondements et les expériences
historiques du phénomène ‘’national’’ en Afrique : Un premier moment où le
littéraire était inséparable du politique au point d’avoir « la nation » comme
dénominateur commun et un deuxième moment où le champ littéraire affirme ses
frontières avec le champ politique de sorte qu’ils en viennent à conférer différents
contenus à ‘’l’appartenance nationale’’. On parle alors de « nation politique » et de
« nation littéraire », c’est à dire d’une « identité nationale » dans un sens où
l’entendent différemment les deux champs.
Pour ce qui est du premier cas, rappelons que du fait des conditions particulières
de l’émergence de la littérature en Afrique telle que l’entend la culture de
l’imprimé, (politisation de la littérature et ‘’littérarisation ‘’ de la politique) les
écrivains africains peuvent être légitimement considérés comme origines et
acteurs des discours ou des comportements donnant forment à « l’identité
nationale » en Afrique.
58 En effet une certaine anthropologie juridique refuse l’existence de « la nation »en Afrique sous le prétexte que l’ordre standard de l’apparition de ce phénomène n’y serait pas respecté : « la Nation » devrait selon ce point de vue précéder « l’Etat » sur le modèle de l’Europe occidentale ou Nord Américain. On constate cependant que la littérature africaine fait mentir ce postulat en ce qu’elle produit depuis la période post coloniale des énoncés nationalistes dont la puissance ne diffère en rien de ceux constatés dans le champ politique européen.
387
En effet si l’on conçoit ‘’l’identité nationale’ et ses dérivés « nation, nationalisme,
nationalité » non pas dans un sens où ils désigneraient en tant que rapport de
l’individu à la collectivité, une hiérarchisation des peuples et leur degré
d’organisation civilisationnelle sur le modèle durkheimien59 (sociétés à la solidarité
organique et sociétés à solidarité mécanique), mais plutôt à la façon de Benedict
Anderson « comme une manière d’être au monde à laquelle nous sommes tous
soumis »60, c’est à dire quand en conformité avec les transformations sociales en
cours, « un nombre significatif de membres d’une communauté considèrent ou
imaginent qu’ils forment une nation 61», (le mot « nation » étant employé ici au
sens où l’entendait Renan 62, c’est à dire en tant que lieu commun d’affectivité et
volonté commune de destin, ou encore au sens de Michelet qui en mettant en
avant la faculté et la fonction imaginante du phénomène national conjugue
« mémoire et oublie » 63) alors on peut faire commencer l’histoire de « la nation »
en Afrique à partir d’événements historiques déterminants tels que la
décolonisation entre 1940 et 1960. Il s’agit d’un moment historique qu’on peut
légitimement considérer comme origine d’une « fraternité africaine » 64, en ce qu’il
servira à modifier le rapport des africains avec «l’autre» (le colon ou l’occidental)
et le rapport des africains avec eux-mêmes. En effet en partant du principe 65
selon lesquels une nation naît toujours en opposition et par antagonisme à une
autre, il est possible d’observer que les mouvements de regroupement (unités
politiques, groupes sociaux) considérés à juste titre comme force de résistance à
l’intrusion coloniale, connurent leur renforcement avec la décolonisation au point
d’apparaître comme premières formes visibles des nations africaines naissant
face à un ‘’ennemi commun’’. Ainsi, comme le rappelle l’historiographie de
l’Afrique Noire française et de Madagascar66, c’est après la seconde guerre
mondiale que le nationalisme africain fut clairement exprimé. Charles-Robert
59 voir Durkheim (Émile), De la division du travail social, 1858-1917, 5ème édition, F.Alcan, 1926 60 Anderson (Benedict), L’imaginaire national, réflexion sur l’origine et l’essor du nationalisme ,Paris, la découverte, 1996, p.9 61 Op cit., ibid. 62 Il écrivait par exemple « Or, l’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun et aussi que tous aient oublié bien de choses » voir Renan (Ernest) « qu’est-ce qu’une nation ? » in œuvres complètes I, P.892 63 voir aussi Michelet (Jules) « Histoire du XIXéme siècle » in œuvres complètes, repris par B.Mouralis, Op.cit. 64 Nous le soulignons. 65 voir Jeismann (Michael), La patrie des ennemis, stuttgart, klett-cotta, 1992. 66 Voir Argeron (Charles- Robert), La décolonisation française, Paris, A.colin, 1991, p.134-147
388
Angeron parle alors « d’un protonationalisme nègre dans l’entre deux- guerres » 67
Il se caractérisait par une idéologie panafricaniste inspirée du discours anti-blanc
« l’Afrique aux Africains », « réveille-toi Ethiopie ! » de Marcus Garvey qui
prétendait sonner le glas de la domination blanche. Mais l’idée de « nation » ou
« d’identité nationale » africaine ne prit son sens que lorsqu’au nom de cette
conscience fraternelle imaginée « des millions d’Africains ont été disposés, non
pas tant à tuer, mais à mourir »68 pour affirmer leur appartenance et/ou leur
personnalité ontologique. C’est dans cette perspective qu’Achille Mbembe69
soumets l’ordre du discours nationaliste camerounais à l’histoire du ‘’maquis ‘’
avec l’avènement de l’UPC (union des populations camerounaises) de Ruben Um
Nyobè entre 1948 et 1958 voire 1960, et que Yves Benot 70 raconte les
insurrections de Madagascar entre 1947 et 1948 ayant occasionnés autour de
quatre vingt neuf milles (89000) morts chez les insurgés, ou encore les massacres
en Côte d’Ivoire (Dimbokro, Bouafle, Treichville…) entre 1949 et 1950 en terme de
mouvements nationalistes, voire de libération nationale.
Mais de même que l’histoire accorde une large place aux élites: les intellectuels,
les leaders politiques , les étudiants ainsi qu’aux masses paysannes dans le
déroulement et le sens de ces événements de mobilisation d’appartenance, autant
il nous faut rappeler particulièrement le rôle joué par les écrivains dans l’invention
ou la construction de ces artefacts de la conscience de soi, perçue sous forme de
rapport / frontière à « l’autre » et nommée entre autres « identité nationale», c’est
à dire communautés parallèles et comparables à d’autres communautés
(coloniales européennes par exemple).
On présumera bien entendu que la mise sur pied de la « Nation africaine» est en
grande partie le fait d’étudiants africains et antillais dans les écoles et universités
françaises autour de 1930. Mais elle est surtout liée aux ressources essentielles
désignées « orales » et « traditionnelles » ayant servi à la fois à leurs créations
littéraires et à façonner les imaginaires nationaux des Africains:
‘’L’Afrique Noire doit rester elle-même’’, répètent à l’envie des nationalistes sans
nécessairement faire preuve de chauvinisme. Humanistes à leur façon, conteurs
67 Op cit., ibid. 68 Nous paraphrasons Benedict (Anderson), Op cit. p.21 69 Voir Mbembe (Achille), in Bayart (J.f.), Mbembe (A),Toulabor (C), La politique par le bas en AfriqueNoire, Paris, Karthala, 1992, p.149-182
389
merveilleux par surcroît, quelques « sages » appellent à la sauvegarde des
traditions orales, à la réhabilitation des langues… c’est ce que sous des formes
variées réclament Ahmadou Hampâté Ba disciple de Tierno Bokar, Boubou Hama,
Djerma de la région de Téra…71 On peut étendre la liste aux écrivains de l’anthologie senghorienne dont Birago
Diop, Aimé Césaire …, et Léon G. Damas à propos duquel Kotchy72 écrit que les
textes poétiques sont façonnés à la manière des chansons populaires africaines et
que notamment le texte « Aux anciens combattants sénégalais » fut traduit en
Baoulé en Côte d’Ivoire et émut les paysans à tels points que plusieurs refusèrent
de se laisser enrôler en 1939.
La construction de l’appartenance nationale atteint son point culminant lorsqu’il a
fallu la schématiser théoriquement . Ainsi c’est à la faveur des tables rondes et de
débats portant sur la définition d’une « littérature nationale»73 que les écrivains
(Mongo Beti, David Diop, Lamine Diakhate, Abdoulaye Sadji, Césaire, Rene
Depestre…) la concevront en opposition à la littérature coloniale, dans un sens où
les traits particularisant de cette littérature nationale matérialisés par les
arguments de l’oralité et de la tradition devraient traduire le fondement d’une unité
culturelle du monde noir. Cette logique prospective devait permettre à la littérature
africaine dite « orale » et/ou ‘’traditionnelle » de se projeter comme le double d’une
« nation africaine » à l’échelle continentale et transcontinentale74. Le procédé
consiste quelques fois à affirmer la volonté nationale à partir d’énoncés
politiques75 (luttes armées par exemple) dans le cadre littéraire ‘’oral’’ et
‘’traditionnel’’ (lectures publiques de poèmes subversifs contre l’ordre dominant).
70 Voir Benot (Yves), Massacres coloniaux, déjà cité ; 71 Ducraene (Phillipe), Vielle Afrique, Jeunes nations, Paris, Puf, 1982, p.39 72 Voir Kotchy(Barthélémy), Lire Léon Gontran Damas, déjà cité, p.19 73 Le débat organisé en 1955-1956 par présence africaine sur « la poésie nationale chez les peuples noirs» servait à débattre « du rôle de la littérature en tant qu’instrument de cohésion » (voir Mateso, (Locha), ouvrage déjà cité), p.118 74 Cette proximité entre les écrivains africains ,antillais, et d’ailleurs tissée sous forme nationale autour de l’oralité et de la tradition semble similaire à celle que constate Benedict Anderson entre les Malais, les Perses, les Indiens, les Berbères, autour de la Kàaba dans le cadre du pèlerinage religieux réalisé comme manifestation identitaire, d’ordre national et transnational (voir Anderson (Benedict), Op.cit., p.65 75 Tel est le point de vue de Frantz Fanon qui établit les fondements réciproques de « la culture nationale » et des luttes de libération nationale, voir Fanon (Frantz), Les damnés de la terre, la découverte, 2002, (nouvelle édition), p.195-225 Dans le même sens on peut trouver un lien théorique entre la lutte armée de Ruben Um Nyobè et le discours nationaliste de Mongo Beti dans Main basse sur le Cameroun,1972 et Remember Ruben , Paris, l’Harmattan, 1982.
390
De la sorte, le fait nationaliste devient presque l’œuvre des écrivains dont la tâche
finale est de donner force et consistance voire de légitimer des idéologies et des
programmes politiques.
J.M. Massa retrouve ainsi le même phénomène hors de l’espace francophone et
note à propos du Mozambique :
Chaque année, le parti qui est à la conquête de la liberté, le FRELIMO (Front de
Libération du Mozambique) réunit dans un poème anniversaire et programme, la
situation politique, le progrès, mais on ajoute les projets pour les mois qui viennent.
Ainsi une dizaine de poèmes ponctuent les étapes de la lutte armée. On rassemble
les énergies autour du parti. La parole est une arme.76
Le procédé consiste aussi à utiliser les procédures orales et traditionnelles dans
une perspective de résistance comme Achille MBembe l’a encore montré à propos
de la période du « maquis » au Cameroun à travers ce qu’il a appelé « la mémoire
au village : les leçons de l’oralité » 77. Il écrit :
C’est dans un contexte de défaite politique et militaire avérée que la mémoire des
luttes anti-coloniales s’efforce de se réorganiser Elle se porte secours à elle-même
à travers le discours oral. La langue indigène devient alors le lieu symbolique au
sein duquel la mémoire garantit sa propre continuité…78 .
Autrement dit, la période du « maquis » face à la répression et à la domination a
dû servir à une invention culturelle ‘’commune ‘’ résistant à une autre dominante :
(…) ces mécanismes de résistances culturelles furent réactivés à partir de 1955-
1956. Parmi les techniques alors inventées figurent les chansons patriotiques, … la
mémoire technologique indigène, les thérapies traditionnelles, la divination…79
76 Massa (Jean-Michel), « lusographie et identité nationale », Op.cit.,1986, p.27 Chevrier écrit par ailleurs qu’en tant qu’enjeu du discours idéologique « la littérature orale est présente dans les débats qui le confinent le plus souvent au politique et au culturel ». ( voir Chevrier (J.) « les littératures africaines dans le champ de la recherche comparatiste », in Brunel (Pierre), Chevrel (Yves), Précis de littérature comparée, Paris, PUF, 1989, p.223 77 Mbembe (Achille), Op.cit. 78 Mbembe, p.212 79 Mbembe, p.215
391
Si l’on revient au corpus étudié, on constatera que les récits de Senghor/ Césaire
et de Pacéré/ Zadi comportent à partir de procédures presque identiques un
usage de l’oralité et de la tradition servant à l’invention d’une conscience
communautaire africaine et à la résistance de cette dernière face à une autre
conscience commune considérée comme ‘’ennemi’’. En s’appuyant sur la notion
devenue un credo de « contrat d’appartenance », ces auteurs en viennent à
s’octroyer la figure d’artisans de « la nation africaine », c’est à dire que leurs
œuvres interviennent avant tout comme garant de « l’identité nationale » soumise
à une utilité sociale immédiate servant dès lors à des fins à la fois politiques et
littéraires.
Inutile donc de rappeler que les nombreuses manipulations mémoriales et
mémorielles selon une méthode mnémotechnique des personnages,
d’événements historiques anciens et actuels, à travers une forme littéraire dite
‘’orale’’ et ‘’traditionnelle’’, le tout (ré)interprété dans un certain sens ne répond en
grande partie qu’à l’impératif de l’imagination communautaire.
Disons pour être plus précis que l’image du ‘’Guelwar’’ le chevalier conquérant
(Chaka, les tirailleurs sénégalais, Toussaint Louverture) racontée par le griot
sérère ou le conteur créole au son du balafon, de la cora ou du tam-tam ou que ce
soit l’épopée des héros de la côte Ouest Africaine (Samory, Sundjata, les martyrs
de l’indépendance ou les thuriféraires de l’idée d’une nation africaine) dont les
hauts faits sont relatés par « le grand diseur de symbole » ou par le « philosophe
à la barbe de poussière » au son de l’arc musical ou à travers le timbre codé du
tambour sacré (Zadi & Pacéré) ou encore les concepts de « négritudes »,
« bendrologie » et « Didiga » oscillant entre littérature et politique en prenant selon
le contexte l’allure de ‘’slogans’’ ou de « mots d’ordre » ne peuvent être rendus et
compris qu’en tant que signes visibles de l’érection d’une « nation africaine »
indistincte politiquement et littérairement d’une nation sénégalaise, martiniquaise 80 ivoirienne ou burkinabé. Autrement dit, l’intérêt de toutes ces entités parfois
‘’nationalistes’’, c’est qu‘elles parviennent comme le dit Martiniello à
80 Césaire reste dans ce sens, le premier artisan de « la conscience martiniquaise »,c’est-à-dire d’une nation au sens premier du concept, quoi que puisse en penser Raphaël Confiant (déjà cité).
392
donner le sentiment de proximité, d’appartenance à un même groupe, à
des individus qui peuvent en réalité être très éloignés socialement 81 . Comme on peut le constater les champs politiques et littéraires africains
procèdent à la même invention d’une « mythologie nationale africaine » en ayant
recours aux signes oraux et traditionnels.
Ce faisant, « la nation africaine » comme toutes les communautés du monde « se
distingue non pas par sa fausseté ou son authenticité, mais par le style dans
lequel elle est imaginée »82
En prenant l’oralité et la tradition comme ‘’matériau’’ de cette construction
communautaire, les ‘’architectes’’ de « la nation africaine » lui confèrent trois
grandes caractéristiques.83
Elle est d’abord « limitée » parce qu’elle prend en compte la notion de « frontière »
au sens anthropologique où elle permet de distinguer le « eux » du « nous »,
opposant dès lors deux voire trois mondes dans leur globalité : les mondes
africains, antillais, noirs américains et/ou noirs et les mondes coloniaux,
occidentaux et/ou blancs.
Elle est ensuite « souveraine » parce qu’elle se réalise à un moment où il
s’agissait de détruire la légitimité d’un monde ancien hiérarchisé, afin de le
remplacer par un monde supposé être conçu sur une certaine « égalité ». Ici la
structure de ce monde nouveau est bien sûr différencialiste mais non anti-
égalitariste. On pourrait dès lors entendre la « nation africaine » en tant que
communauté parallèle et indépendante d’autres communautés (françaises ou
anglaises ou encore occidentales).
Elle est enfin imaginée comme « une communauté » c’est à dire un ensemble
homogène et cohérent, malgré la diversité et les différences qui la caractérisent.
On peut la concevoir comme une camaraderie profonde, horizontale, c’est à dire
une fraternité qui justifie que Frantz Fanon par exemple choisisse de s’installer à
Blida pour s’engager aux côtés des Algériens en guerre. Ce lien fort transcendant
les spécificités explique également que les intellectuels africains et antillais 84et
81 Voir Martiniello (Marco), Op.cit. p.90 82 Anderson(B.), Op.cit. p.20 83 Nous reprenons Benedict Anderson, Op.cit. ibid. 84 Rappelons que le rapatriement massif de tous les cadres administratifs français de la Guinée était une des conséquences du « non » guinéen au référendum. A cette occasion plusieurs cadres
393
une certaine classe active africaine se proposent au lendemain du « non » de la
Guinée au général De Gaulle en 1958 de participer à la construction du pays de
Sékou Touré.
Autrement dit, en tant que réponse à une situation bien déterminée (domination
coloniale ou occidentale) le postulat ‘’nationalitaire’’ africain fonctionne avec les
mêmes modalités aussi bien en littérature qu’en politique ou vis versa. G.O.
Midiohouan rappelle encore :
Pendant longtemps et jusque dans les années 70, toutes les productions
littéraires des Africains noirs constituaient indifféremment le corps de « la
littérature négro-africaine ». Qu’il fut Camerounais, Congolais, Sénégalais
ou Ivoirien, l’écrivain africains se reconnaissait dans « la littérature négro-
africaine85
Le deuxième moment constitutif de l’imaginaire national africain se situe à la
période que nous avons nommée dans des chapitres précédents « le
désenchantement et le désapparentement » . Il s’agit d’un moment consécutif aux
premiers bilans des indépendances jugés décevants.
Nous avons déjà expliqué que ce moment fut un facteur déterminant dans la
constitution et l’autonomie du champ littéraire africain notamment grâce à une
affirmation de frontière entre champ littéraire et champ politique.
Cette époque servira également à l’écroulement de la présomption de vérité ou de
validité accordée généralement au phénomène nationale ou nationaliste dans son
rapport à l’action sociale. Il apparaîtra alors à tout analyste lucide que sans que
l’efficacité de ce phénomène ne soit mise en cause, il n’est « vrai » qu’en ce qu’il
est d’abord une construction historique ou socio-anthropologique, et ensuite un
lieu d’investissement stratégique dans la réalisation de toute action sociale, donc
un objet de croyance chez les acteurs ou sujets sociaux.
Au demeurant, « la conscience nationale » est une réalité fictive qui porte ses
propres faiblesses ou limites : elle n’est ni naturelle, ni éternelle, ni immuable. Son
contenu ne reste jamais fixe ou inchangé; il fluctue selon les intérêts en jeu des
acteurs pris dans le jeu. C’est pourquoi comme nous allons le voir, les champs africains, antillais, noirs américains et même Européens de l’Est vinrent en compensation.( voir Devey (Muriel), La Guinée, Paris, Karthala, 1997, p.136 85 Midihouan (G.O.), « Le phénomène des « littératures nationales» en Afrique », in Peuples Noirs/Peuples Africains n°27, 1982, p.59
394
littéraire et politique en sont venus aujourd’hui à concevoir différemment l’idée de
« nation ».
Déjà au niveau politique, peu avant que les indépendances ne soient accordées
par les puissances dominantes, l’état d’esprit qui prévalait à la fin des années
1950 en Afrique était largement dominé par les heurts entre les partisans de « la
nation africaine » (intégrant l’état- nation) et les opposants à cette conception du
rapport des africains entre eux : on les appelle « les fédéralistes » et les « anti-
fédéralistes ». Philippe Ducraene a pu ainsi montrer que les tentatives d’unité
africaine nées des indépendances sont majoritairement restées dans les limbes : il
écrit à propos du projet ‘’des Etats-Unis d’Afrique’’ :
(…) Dès la proclamation de l’indépendance du Ghana, le 06 mars 1957, suivie de
celle de la Guinée le 02 octobre 1958, l’idée panafricaine commença à prendre
forme avec il est vrai, plus ou moins de bonheur. C’est ainsi que le 23 novembre
1958 le président guinéen Sékou Touré annonça l’union de son pays avec le
Ghana pour en faire le noyau des futurs Etats-Unis d’Afrique, puisque les deux
présidents, malien et guinéen, évoquèrent en novembre et décembre 1960 l’éventuelle création d’une union Guinée-Mali, dite union des Etats africains (UEA).
Dépourvus de structures juridiques propres, hypothéqués par l’incompréhension
qui à cette époque, présidait encore aux rapports entre Africains francophones et
anglophones, cet ensemble ne fonctionnera jamais86
.
En termes plus détaillés, la fédération du Mali crée le 17 janvier 1959 à Dakar,
composée du Sénégal, du Soudan, du Dahomey (actuel bénin), de la Haute Volta
(actuel Burkina-Faso ) ne fonctionnera que jusqu’au 20 août 1960, date de son
éclatement 87
L’utopie du nationalisme africain s’affirma également en Afrique Centrale.
Philippe Ducraene rapporte encore :
86 Ducraene (Philippe), Op.cit., p.247-248 87 Il était dû principalement à la grande grogne des anti-fédéralistes : à Porto-Novo, le courant anti-fédéraliste l’emporta d’abord par des moyens violents, ensuite par sa victoire aux élections législatives .Tout comme à Ouagadougou où les anti –fédéralistes l’emportent au référendum constitutionnel de Mars 1959 par 1018936 voix contre254243 voix pour les fédéralistes .Restreinte à deux partenaires, la fédération du Mali fut réduite à néant en août 1960 du fait des rapports devenus exécrables entre Dakar et Bamako, notamment lorsque Modibo Keita déchargea Mamadou Dia de ses fonctions de vice président ( voir Ducraene (Philippe), Le Mali, Paris, Puf, 1980)
395
En Afrique Centrale, comme en Afrique Occidentale, les zélateurs du
panafricanisme ont tenté de concrétiser leurs rêves d’union. Après la dislocation de
l’ancienne AEF, Fulbert Youlou, alors président du Congo lança sans succès l’idée
de la création d’une union des républiques d’Afrique Centrale.
En février 1960, les quatre chefs de gouvernement de l’ancienne AEF avaient
décidé la création d’un comité supérieur d’études des Etats-Unis d’Afrique
Équatoriale… Mais tout resta sans lendemain » 88
Le rêve de « la nation africaine » tenta même de transcender les barrières
ethniques et les particularismes tribaux. C’est ainsi que des utopies d’union
africaine trans-ethnicistes virent le jour un peu partout sur le continent . En Afrique
de l’Ouest on parla entre autres des projets « d’Eweland », regroupant les tribus
Ewé dispersées entre le Togo, le Bénin et le Ghana 89, et « d’Haoussaland »
devant intégrer les Haoussas du Niger à ceux du Nigéria ou vis versa. Dans l’Est
africain, on connaît des projets de «Massaïland» destinés à unir les Massaï du
Tanzanie et ceux du Kenya ; et de «grande Dankalie» ou « grande Afarie » qui
regroupe les Afars d’Ethiopie, d’Erythrée et de Djibouti. On peut faire les mêmes
remarques à propos du projet de constitution d’un « Etat bacongo » devant
regrouper le nord de l’Angola, l’Ouest du Zaïre et le Sud du Congo.
Mais tous ces projets d’une ‘’grande Afrique’’ (grande Guinée, grand Cameroun,
grand Soudan) en tant que signes visibles d’une ‘’communauté nationale
africaine’’ connurent un échec90 pour diverses raisons: les plus évidentes relèvent
d’abord des querelles de personnes et d’affrontements doctrinaux comme ceux
observés en Afrique de l’Ouest entre ( LS Senghor ≠ Félix Houphouet- Boigny ≠
Kwame N’Krumah, Félix Houphouet- Boigny ≠ Ahmed Sékou Touré, Modibo Keita
≠ L.S. Senghor ≠ Mamadou Dia …).
En Afrique Orientale, un climat de concurrence opposa au sein de la fédération
l’ougandais Milton Oboté, le Kenyan Jomo Kenyatta et le Tanzanien Julius
Nyerere… les contradictions ont même côtoyé quelques fois les conflits armés, les
menaces de sécession, des tentatives de déstabilisation de régimes ou l’annexion
88 Ducraene (Philippe), Vieille Afrique, Jeunes nations, p.249-250 89 Philippe Ducraene pense qu’il s’agit là de l’origine du nationalisme Ghanéen, Op.cit, p.250 90 Il faut cependant relativiser cet échec car malgré son inefficacité, l’O.U.A.(organisation de l’unité africaine) devenue UA (Union Africaine) reste une forme visible du nationalisme africain. Il en est de même au niveau économique avec l’UEMOA (Union Économique et Monétaire Ouest Africaine) la CEDEAO (communauté des États de L’Afrique de l’Ouest) qui demeurent des expériences assez enrichissantes et prometteuses pour l’intégration africaine.
396
des territoires voisins comme Achille Mbembe l’a encore montré dans sa nouvelle
carte du monde 91
Les raisons de la désillusion nationaliste africaine tiennent ensuite à des raisons
économiques sources de « micronationalismes». En effet les pays comme la Côte
d’Ivoire dans le cadre de l’ancienne AOF (Afrique Occidentale Française) et le
Gabon pour L’AEF (Afrique équatoriale française), pour des rancœurs liées à
l’ancienne gestion coloniale estiment avoir été traités en « vache à lait » en
donnant plus qu’ils n’ont reçu dans leur rapport avec les autres pays africains
moins nantis .
Aussi « le macronationalisme » rêvé initialement fut-il remplacé par un
« micronationalisme » le disputant à la xénophobie : au Ghana en 1971, les
autorités décidèrent de l’expulsion de 60000 Africains « étrangers ». Sur le même
principe, des ressortissants dahoméens ont à plusieurs reprises été expulsés de
pays comme la Côte d’Ivoire et le Gabon même quelques fois du Niger.
Le Sénégal, la Gambie et la Mauritanie, ainsi que le Cameroun et le Nigeria ou
encore le Cameroun et le Tchad se partagèrent le même goût de l’expulsion sans
doute pour conserver une certaine opinion nationale, disons ״ micronationale״.
Dans le domaine littéraire la fièvre ‘’micronationaliste’’ gagna également du terrain.
La recherche universitaire ainsi que certaines critiques tenteront d’établir une
proposition qui n’est pas loin d’un slogan : « A chaque nation, sa littérature ».
C’est à dire que comme dans les cas précédemment observés dans le champ
politique, ‘’la nation’’ devra être identifiée à partir de frontières géographiques qui
permettent d’établir un rapport entre les habitants à l’intérieur de ces frontières et
la littérature qui y est produite.
Il devint ainsi par exemple urgent et significatif de faire naître l’écrivain Ahmadou
Kourouma à Togobala pour faire de lui un Guinéen ou à Boundiali pour dire de lui
qu’il est un écrivain Ivoirien92, tout comme on s’évertuera à trouver « une âme
collective dahoméenne » dans Amour de féticheuse de Félix Couchoro avant d’y
91 Cette lecture de l’historien camerounais se vérifie avec l’annexion du vaste Congo-Kinshasa par le Rwanda, l’influence Tchadienne dans la crise en Centrafrique qui vit le renversement de Ange Felix Patassé et l’implication du Burkina Faso dans la crise ivoirienne. Voir Mbembe (Achille), La nouvelle carte du monde à consulter sur le site :http//www.RFI.fr 92 En effet, que les éditions soient de seuil ou de hachette, le lieu de naissance de l’écrivain diffère.Il est né soit à Togobala (village de la frontière guinéenne) ou à Boundiali, ville du Nord de la Côte d’Ivoire.
397
rechercher « un génie togolais » une fois que l’écrivain devint un national
togolais93
Mais dans la pratique, la pertinence d’un ‘’micronationalisme littéraire africain’’
s’avère problématique et complexe.
D’une part parce que des spécialistes de la ‘’science littéraire’’ semblent avoir
investi cette question de la nation sans avoir au préalable résolu et évacué un
certain nombre de précautions théoriques.
En effet quelles sont les modalités pour qu’une entité politique africaine jugée
nationale puisse posséder une littérature par laquelle on pourrait l’identifier comme
« nation » (Etat-Nation) différente des autres ? Quel rapport les habitants de cette
nation entretiennent-ils avec cette littérature ? Quelle est l’histoire de cette
« nation littéraire » et quelle peut bien être la part de cette littérature soit
ivoirienne, soit congolaise, soit camerounaise ou encore kenyane etc. dans ce
qu’on pourrait appeler à la suite de Goethe la ‘’weltlitératur’’ africaine ? ou
mondiale ? entendant bien sûr le concept de ‘’weltlitératur’’ non pas comme « le
plus petit dénominateur des littératures du monde » mais à la manière de
Todorov94 comme cadre des échanges entre l’universel et le particulier,
incorporation et influence entre le ‘’national’’ et le transnational, voir l’international
dans une perspective inter-culturelle. Enfin la littérature nationale dans un sens
micronationaliste peut-elle se résumer comme le propose B. Mouralis95 au rapport
entre l’écrivain, l’œuvre et le pays de naissance, de production et de référence ?
Gabriel de Bellescize, un des éditorialistes des tous premiers numéros de la revue
Notre Librairie reconnaît le manque de précaution méthodologique et
d’argumentaire scientifique suffisant ayant présidé au discours nationaliste en
vogue dans le champ de la recherche sur les objets littéraires africains. Aussi
écrit-il :
‘’Notre Libraire’’ a publié, dans le passé, des études sur les littératures
congolaise, mauricienne, béninoise, zaïroise, malienne, sénégalaise. Une
étude semblable est en préparation sur la littérature guinéenne. Bien
93 Voir Ricard (Alain), Felix Couchoro,1900-1968, naissance du roman africain, Paris, Présence africaine, 1987 94 Voir Todorov (Tzvetan), « le croisement des cultures » in Communications n°43, 1986, p.5-24 95 Voir Mouralis (Bernard), « l’évolution du concept de littérature nationale en Afrique » in Research in African literatures , vol XVIII, 1987, p.275
398
naturellement, le reproche amical nous a été fait de manquer de cet esprit
logique que l’on attribue aux Français.
La revue n’aurait-elle pas dû en effet s’interroger d’abord sur l’existence de
littératures nationales avant d’entreprendre de les décrire, ?96
Noureini Tidjani-Serpos et G.M.N’gal adhèrent à l’aveu. Le premier signal les
enjeux politiques de la problématique nationaliste qu’il considère comme soumis à
un « non-dit politique » 97, tandis que le second en révèle les tares scientifiques
énoncées ci- haut en affirmant « la problématique des littératures nationales est à
la mode mais une mode qui a devancé la réflexion sérieuse sur ce sujet »98
D’autre part la problématique de la littérature nationale pose sa complexité et son
ambiguïté en se séparant de la « nation » au sens politique. En effet avec ‘’le
désapparentement et le désenchantement’’ certains écrivains comme nous l’avons
déjà dit en viendront à entretenir un autre type de rapport avec le champ politique.
La séparation qui s’en suivra, en même temps qu’elle servira à proclamer
l’autonomie du champ littéraire influe sur le contenu accordé initialement au
concept de « nation ». La spécialité de la « nation littéraire » sera ainsi conforme à
la spécificité du champ littéraire africain dont nous avons au cours des chapitres
précédents établit les caractéristiques : les frontières de la « nation littéraire » sont
si mouvantes qu’elles favorisent un passage aisé d’une frontière à l’autre. On
pourrait même dire que le principe d’existence de ces frontières réside justement
dans l’absence de frontières au sens de « barrières douanières ». En outre les
instances de légitimations tout comme les lecteurs peuvent transcender les
barrières géographiques, politiques et raciales d’autrefois. Ainsi de même que
l’écrivain enjambe les frontières politiques par l’exil, le voyage, les échanges dans
l’acte de création, voire par un nomadisme symbolique, autant « la nation » dans
le champ littéraire séparée de celle du champ politique pourra se désigner
« multiappartenance » ou « transhumanité » pour employer les mots de J.Attali99 .
Autrement dit étudier « une identité ivoirienne » par exemple dans l’œuvre de Aké
96 Voir Notre librairie n°83, Avril-Juin 1986 97 Tidjani-Serpos (Noureini), «Langue du malaise ,malaise de la langue, Chinua Achebe et N’gugi Wa Thiongo» , Notre librairie n°84, Juillet-Septembre 1986, p.17 98 N’gal (Georges), « les littératures nationales :modes ou problématiques ? », in Notre librairie n°83 p.25 99 Voir Attali (Jacques), L’homme nomade, déjà cité, p.422
399
Loba 100 ou de Kourouma ne sera pas en soi condamnable. Mais ce qui le sera en
revanche, c’est de concevoir cette identité soit à partir des frontières tracées
depuis 1893 par les colons français, modifiées puis fixées, (demeurant toujours
(ré)modifiables) soit de s’accrocher à l’argument ethnologique en adhérant aux
présupposés ethniques, classiques (Malinké, Mossi, Bété, Baoulé, sérère,
Wolof…) en oubliant que dans le champ de la culture, les produits ne sauraient se
définir sans tenir compte des règles de ce champ, lesquelles ont fini par faire de
Senghor/Césaire, de Zadi/Pacéré, la propriété d’une raison symbolique
spécifique », sur laquelle n’ont plus d’emprise réelle les signes politiques de l’Etat-
Nation (drapeau, représentation diplomatique …) ou les idées nationales
nommées Sénégal, Martinique, Côte d’Ivoire, Burkina Faso etc.
L’investissement de l’ « oralité » et de la « tradition » en tant que propriétés
communautaires est réel, son efficacité est visible et incontestable. Mais son
analyse et son interprétation doit pouvoir se démarquer de l’objet de la croyance,
c’est à dire la communauté ou l’appartenance imagée et imaginée à laquelle sont
soumis certains écrivains, ou à laquelle ont adhéré avec une foi religieuse certains
consommateurs ; car comme l’écrit Christophe Charles, les écrivains sont des
acteurs sociaux « utilisant en fonction de leurs besoins c’est à dire des interactions
dans lesquelles ils sont engagées »101 l’usage du groupe (oralité/tradition et/ou
« langue / nation ») à des fins stratégiques.
100 Voir Gérard Dago (Lezou), « Ake Loba, pionnier d’une littérature nationale », in Notre librairie, Avril-Juin 1987 n°87, p.48-56 101 Charles (Christophe), « micro-histoire sociale et macro-histoire sociale. quelques réflexions sur les effets des changements de méthodes depuis quinze ans en histoire sociale », in Histoire sociale globale, 1993, p.55-56
400
II- L’USAGE DU PEUPLE :
L’usage du « peuple » dans la perspective d’une invention identitaire est un
problème large et complexe qu’on ne pourra aborder qu’à deux niveaux
principalement :
Il y a un premier aspect à partir duquel « le peuple, populus, volk » intervient pour
modifier les rapports structurels des littératures ou des champs littéraires entre
eux. Suivant le modèle que B Mouralis a proposé dans ses contre –littératures102
on peut établir ici que « l’oralité » et « la tradition » ont été les éléments ayant
servi à subvertir le champ littéraire dominé par la littérature française et son sous
produit la littérature coloniale.
En effet de même que « l’exotisme, l’altérité, la réécriture du texte »103 constituent
les modalités pratiques de subversion de « l’ordre du discours » littéraire des XIXè
et XXè siècle français, de même l’usage du « peuple » servira à redéfinir le rapport
littéraire entre littérature française et/ou coloniale et littérature « indigène et/ou
africaine ». On sait à ce sujet que d’un point de vue historique la littérature
produite par « les indigènes » était structurellement dominée par celle suscitée par
les « maîtres » colons et naturellement niée ou jugée insignifiante par les
instances parisiennes. A notre avis, la principale raison pouvant justifier cette
situation tient moins au phénomène colonial en lui-même qu’à l’irréductibilité
établie entre modes d’expressions littéraires (écrit ≠ oralité ou tradition),
précisément aux contenus mélioratifs ou péjoratifs qui leur furent conférés ;
traduits sous plusieurs variantes par les oppositions « classe dominante ≠ classe
dominée, lettrées ≠ illettrées, patrons ≠ ouvriers/paysans, littérature savante ≠
littérature populaire… »104
Ces éléments peuvent servir à rendre compte d’une histoire de la littérature
africaine en tant que littérature « populaire » ou « prolétarienne »105 dans son
rapport aux littératures coloniales et françaises d’alors. En suivant encore Mouralis
on peut cerner les contours de cette littérature à partir
102 Voir Mouralis (B.), Les contre-littéraures, (déjà cité) . 103 Mouralis, Op.cit. ibid. 104 Mouralis, Op.cit., ibid.
401
(…) d’une partition de la société globale en groupant les faits observés selon deux
séries bien distinctes : d’un côté « tradition », espace rural, oralité, « croyance » et
mode de pensée irrationnel, etc. ; de l’autre, « modernité », espace urbain, écriture
et scolarisation, idéologies et pensée rationnelle, etc. Partition qui, sur le plan de la
perception des œuvres artistiques et littéraires, se traduit notamment par
l’opposition entre un art « savant » propre aux classes dirigeantes et un art « naïf »
propre au « peuple ». 106
Afin de décrire le processus de construction de la littérature africaine, c’est à dire
la modification de son rapport déterminant avec les champs littéraires dominants à
partir de « l’usage du peuple », il nous faut partir d’un schéma tripartite :
Il y a d’abord le glissement opéré autour de la valeur du « peuple » sans que celui-
ci ne bénéficie d’une définition claire et achevée. Mais il est surtout positivé à
partir d’une valorisation de certains aspects de la culture supposée appartenir « au
peuple ». Autrement dit, on note précisément dans le domaine artistique et
littéraire
L’affirmation plus ou moins explicitement formulée selon les cas que le peuple »
est à la fois créateur et dépositaire d’une culture et d’un art spécifique par
opposition à la culture et l’art des classes « lettrées107
C’est ainsi que Montaigne ramène les caractères « du peuple » et de sa culture au
« naturel » et au « naïf » quand il écrit dans ses essais :
La poésie populaire et purement naturelle a des naïvetés et grâces par où elle se
compare à la principale beauté de la poésie parfaite selon l’art ; comme il se voit ès
villanette de Gascogne et aux chansons qu’on nous rapporte des nations qui n’ont
connaissance d’aucune science ni même d’écriture108
L’ anthropologie reprendra à son compte cette conception de Montaigne et la
littérature d’un point de vue esthétique entreprendra un travail, voire un
renversement de perspective consistant à repérer et à objectiver un ensemble de
105 Voir par exemple, Ragon (Michel), Histoire de la littérature prolétarienne de langue française, Paris, A. Michel, 1986 106 Mouralis, Op.cit, p.128 107 Mouralis, Op.cit., p.118. 108 Mouralis, Essais, p.345
402
procédés de créations littéraires ou un certain nombre de textes afin de les mettre
en concurrence avec les textes dominants qui jusqu’alors figuraient seuls dans le
champ littéraire.
C’est donc en reprenant à leur avantage le discours anthropologique sur « l’art
nègre » repris et consacré par certains acteurs du champ des « contre –
littératures français » dont Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire ou ailleurs le peintre
P. Picasso, que les écrivains africains mettront à jour des textes : contes, mythes,
œuvres dites « africaines » parce que produites non seulement par des auteurs
« africains » situés hors de la structure lettrée légitime (occidentale), mais
représentant des croyances, des us et coutumes, des productions ,
essentiellement observées dans la masse « illettrée », « indigène » bénéficiant
d’un statut social pas toujours reluisant et qu’on peut provisoirement nommer
« peuple ». On notera surtout qu’à la faveur de ce renversement, la littérature
africaine prendra l’apparence d’une production globale homogène distincte de la
littérature occidentale (française) avec laquelle elle entend entrer en concurrence
ou au moins avec laquelle il lui faut coexister. Désignés « écrivains africains » les
auteurs concernés entendent faire de leurs problèmes non des problèmes
esthétiques ou littéraires à proprement parler, mais des problèmes de race ou de
classe ou encore d’idéologie. Dès lors en se réclamant « du peuple » ou en
définissant leur production telle quelle, ils revendiquent et investissent les
dichotomies qui se traduisent comme le dit encore Mouralis « en termes
d’opposition géographique et sociale, le « peuple » y apparaissant comme une
partie de la société globale… »109
De la sorte, il est possible d’établir ou de proposer une perception simpliste mais
justifiée de la littérature africaine dans son rapport aux littératures dominantes en
imaginant qu’elle appartient à un être collectif désigné « peuple » dont l’espace
naturel peut occasionnellement être nommé « Afrique » et dont la langue
« français populaire, langue locale » ou dont le savoir, le mode de transmission de
ses connaissances, ses loisirs, son art et surtout sa littérature « orale »,
« traditionnelle », c’est à dire ses traits caractéristiques relégués à la périphérie du
corps social ou du champ littéraire ne sont plus frappés d’infamie mais deviennent
la manifestation d’une culture différente entrant en concurrence avec celles des
classes dirigeantes ou des systèmes dominants.
403
La conséquence la plus visible de cet « usage du peuple » c’est qu’il bouleverse
l’ensemble du champ littéraire que ce soit au niveau de la recherche littéraire où il
en élargit le champ en instituant de nouvelles terminologies, c’est à dire de
nouvelles perceptions ; que ce soit au niveau de la pratique littéraire où on voit
s’estomper l’ethnocentrisme de classe dominant, initialement instauré, autorisant à
son tour un enrichissement du champ dans sa globalité avec la reconnaissance
des littératures africaines.
Le deuxième aspect du schéma relève d’une analyse philosophique à partir de la
problématique « raison du peuple » que nous empruntons à Pascal.110
L’originalité et la force de cet argument résident dans son aptitude à transcender
l’opposition simpliste des « dominants » et « dominés », ou comme le dit Mouralis
« des riches et des pauvres, des grands et des petits »111.
On sait en effet que dans la section V (cinq) des pensées, Pascal dans ses
réflexions sur la justice humaine conçoit la « raison du peuple » comme ce qui
contribue à la substitution du code social et à réguler la violence anarchique.
Même si Pascal semble insister particulièrement sur une certaine « adhésion
naturelle » du peuple à la raison judiciaire qu’il considère comme condition de
fonctionnement de cette dernière ou moyen de réalisation de la paix collective 112il
nous paraît utile de retenir l’absence presque totale de définition de la notion de
« peuple ».De la sorte, le sens évident que cette notion de « peuple » semble
manifester renvoie à celui d’un sens commun, voire « le bon sens ». On peut alors
par glissement métaphorique en suivant l’imagination pascalienne définir « le
peuple » comme paradigme de « justice » de « paix», c’est à dire de valeurs
sociales suprêmes, donnant son sens à l’expression latine « vox populi, vox déi ».
Il peut être ainsi intéressant d’un point de vue littéraire d’introduire la notion de
« peuple » dans les textes comme on le constate chez les auteurs africains non
seulement dans une perspective esthétique, mais aussi dans un but discursif
(morale, politique ou philosophique) en employant « la raison du peuple » comme
exigence du sens commun c’est à dire dénonciation de l’injustice, de la pauvreté
ou des diverses horreurs sociales dont l’Afrique a été et demeure le théâtre. En
109 Mouralis, Op.cit., p.132 110 Voir Pascal (Blaise), Pensées et Opuscules, Paris, Hachette, (16eme édition) 111 Voir Mouralis, Op.cit., p.114 112 Voir Pascal, Op.cit. p.319
404
termes pascaliens on parlerait de « opinions du peuple saines »113. Dans cette
perspective, dénoncer les méfaits de la colonisation comme l’a fait par exemple la
génération Senghor/Césaire ou exposer les affres et les inconséquences des
indépendances à la manière de Zadi/Pacéré, c’est faire de la littérature « du
peuple », c’est à dire de la littérature comme l’exigent les règles littéraires du
moment, mais c’est faire également une œuvre humaine dont la portée et l’utilité
dépassent de loin le seul cadre de la littérature.
Enfin le troisième élément du schéma apparaissant comme une conséquence
immédiate de la précédente consiste à construire « le peuple » comme une réalité
supérieure idéale. Ainsi, contrairement aux cas précédents où il constitue une
partie ou une différence à l’intérieur du corps social, « le peuple » dans ce cas ci
sert à une opposition entre « surface » et « profondeur ».
En effet à la faveur de la réalisation d’une dialectique de sens, c’est à dire lorsque
« les caractères divers et contradictoires »114 de la notion de « peuple »
interviennent, « le peuple » n’est plus du côté de la souffrance, de la misère ou de
l’obscurité comme on peut le noter chez Hugo ou « la canaille, la grande victime
des ténèbres » 115 selon les œuvres de Shakespeare, mais il subit une inversion
pour être le dépositaire du bien, du beau, de la vérité, de la justice. En reprenant
la démarche idéalisante de Michelet, Mouralis rapporte à cet effet :
le discours (du peuple) s’organise ainsi sur un certain nombre d’oppositions
destinées à définir les modes de connaissances respectifs du « peuple », l’instant
infaillible, la chaleur vitale, l’amour, la participation féconde aux rythmes de la vie
organique et de la nature, l’enthousiasme, la poésie (…) du côté de l’élite, la raison
superficielle et le journalisme, la froideur stérile, l’égoïsme, la séparation et le
monde naturel le calcul, la malédiction du corps (…)116.
Autrement dit, « le peuple » prend la couleur de « l’authentique », de la couche
profonde par opposition à l’élite érigée pour l’occasion en couche superficielle et
inauthentique. A partir de ce renversement, proclamer la littérature africaine
113 C’est-à-dire « peuple » comme convention morale et code social. Voir Pascal, Op.cit. ibid. 114 Mouralis, Op.cit., ibid. 115 Hugo (Victor), Les misérables, le dernier jour d’un condamné , in Œuvres dramatiques complètes, Pauvert, 1962 Shakespeare (W), Œuvres critiques complètes, Paris, Pauvert, 1963 116 Mouralis, Op.cit., p.150-151.
405
littérature « du peuple » dans sa globalité, c’est lui attribuer un certain nombre de
valeurs supposées autoriser et rendre opératoire la concurrence avec les champs
littéraires dominants, c’est à dire :
(…) sur le plan social et politique, (la) supériorité d’une organisation dont on se
plaira à souligner, selon les cas, la structure harmonieuse ou chacun se voit
attribuer une place précise ou au contraire, le caractère profondément égalitaire
sur le plan moral, supériorité d’un mode de vie qui exclut le crime et la fourberie et
où bonheur et vertu se trouvent confondu. Sur le plan esthétique, également
supériorité d’un art qui s’oppose en tout point à l’art des lettrés 117.
C’est dans un tel cadre que l’on peut comprendre et expliquer les nombreuses
sollicitations du « peuple » : contextes villageois, récupération de la parole du
sage, valorisations des représentations collectives populaires puis sublimation de
l’oralité et de la tradition… dans le champ littéraire africain, notamment chez les
pionniers Césaire/Senghor et les prétendants Pacéré/Zadi.
L’usage « du peuple » dans un second aspect concerne le rapport
structurel entre les écrivains à l’intérieur même du champ africain, surtout la
manière dont ces derniers usent de l’ambiguïté oppositionnelle « savant ≠
populaire » en vue de conférer de la valeur ou de la validité à leur différents
produits littéraires. A propos de cet usage « du peuple », Bourdieu écrit :
Pour jeter une certaine clarté sur les discussions à propos du « peuple » et du
« populaire », il suffit d’avoir à l’esprit que le « peuple » ou « le populaire » (« art
populaire », « religion populaire », « médecine populaire », etc.) est d’abord un des
enjeux de lutte entre les intellectuels (nous dirions entre les écrivains) le fait d’être
ou de se sentir autorisé à parler du « peuple » où à parler « pour » (au double
sens) le « peuple » peut constituer, par soi, une force dans les luttes internes aux
différents champs, politique, religieux, artistiques, etc. (…)118.
Mais ce capital spécifique que peut conférer « le peuple » dépend plutôt dans sa
forme et son contenu des intérêts spécifiques liés à l’appartenance, au champ de
production, ainsi qu’à la position occupée dans le champ. C’est-à-dire que cette
‘’force’’ du « peuple » ou du « populaire » ne peut s’évaluer que selon l’autonomie
117 Mouralis, Op.cit., p.139 118 Bourdieu, choses dites, p.178
406
du champ dans lequel elle intervient et la position du sujet qui l’investit ; Bourdieu
écrit encore à propos de cette force :
(…) force d’autant plus grande que l’autonomie relative du champ considéré est
plus faible. Maximum dans le champ politique, où l’on peut jouer de toutes les
ambiguïtés du mot « peuple » (« classes populaires », prolétariat ou nation,
‘’volk’’), elle est minimum dans le champ littéraire ou 5artistique parvenu à un haut
degré d’autonomie où le succès « populaire » entraîne une forme de dévaluation,
voire de disqualification du producteur (…) le champ religieux se situe entre les
deux, mais n’ignore pas complètement la contradiction entre les exigences internes
qui portent à rechercher le rare, le distingué, le séparé (…)118
De ce fait, en analysant « le peuple » tel qu’il est investi par les acteurs du champ
littéraire africain à l’intérieur même de celui-ci on se rend compte que cette notion
se profile également sous deux formes antithétiques, opposées et dialectiques :
une forme dite ‘’positive’’ et une autre dite ‘’vulgaire’’ ou ‘’négative’’. De ce point de
vue, l’opposition existant entre les auteurs africains sous la forme du caractère
« savant ≠ populaire » 119attribué aux items oraux et traditionnels en tant que
principaux matériaux de la création littéraire, semble entretenir un parallèle avec la
vision weberienne du « prête ≠ prophète » ou bourdieusienne du « professionnel ≠
profane » selon lesquelles les agents des champs concernés, dans la pratique du
jeu social sont soumis à un enjeu : L’inscription ou la définition de la pratique et de
ses règles légitimes ; cet enjeu lui-même relevant de l’adhésion ‘’des croyants’’,
adeptes du jeu ou de la gestion de ceux-ci.
Cela revient à dire que le fonctionnement de la structure « prêtre et prophète »,
« professionnel et profane » ou « savant et populaire » répond essentiellement à
une appropriation intéressée du « pouvoir naturel » de la foule (peuple, adeptes
militants…) à conférer le pouvoir, comme le corroborent ces propos de Perdiguier
à André Alliaud, repris par Mouralis :
(…) Crois-tu que Jésus n’était pas au-dessus de nous ? Crois-tu que Socrate, que
Platon, que Fénelon, que JJ. Rousseau n’étaient pas au-dessus de nous ? Crois-tu
118 Bourdieu, Op. cit. ibid. 119 Mouralis adhère à la dialectique « savant-populaire » et considère qu’il y a nécessairement du « savant » dans le « populaire » et vis versa. ( voir Mouralis, Op.cit. p.159)
407
que de nos jours Chateaubriand, Lamennais, Lamartine, George Sand ne sont pas
au-dessus de nous ?
Sans doute ces personnages n’ont pas le droit de nous dire : Je suis ton maître, tu
dépends de moi, tu es à moi mais c’est à nous de reconnaître la puissance de leur
âme et de leur génie, et de les laisser à la hauteur ou Dieu, et leurs travaux(…) ont
dû les placer120.
Dès lors l’écrivain se définissant « populaire », « prolétaire » c’est à dire ‘’écrivain
du peuple’’ ne peut que prétendre à un tel privilège : posséder le pouvoir de la part
du « peuple » à être son porte-voix, ce qui revient pour lui à se situer au-dessus
du « peuple ».
A l’évidence « le peuple », dépositaire ou unité de mesure des catégories ‘’orale’’
et ‘’traditionnelle’’ n’est un lieu « identitaire » que parce qu’il profite d’une part au
champ littéraire africain dans son rapport aux champs littéraires dominants comme
nous l’avons montré, et qu’il permet d’autre part aux écrivains entre eux de se
construire une visibilité :
Si le « populaire » négatif c’est à dire « vulgaire » se définit ainsi avant tout comme
l’ensemble des biens ou des services culturels qui représentent des obstacles à
l’imposition de légitimité par laquelle les professionnels visent à produire le marché
(autant qu’à le conquérir) en créant le besoin de leurs propres produits, le
« populaire » positif (par exemple la peinture « naïve » ou la musique « folk ») est
le produit d’une inversion de signe que certains clercs, le plus souvent dominés
dans le champ des spécialistes ( et issus des régions dominées de l’espace social)
opèrent dans un soucis de réhabilitation qui est inséparable du souci de leur propre
ennoblissement121
Autrement dit Senghor/Césaire, Pacéré/Zadi dans leur rapport aux champs
littéraires dominants ont sans doute raison de proclamer leurs productions
littéraires à la fois comme « œuvres orales et traditionnelles » et « bouches des
malheurs qui n’ont point de bouche » (accès au rôle de porte-parole), c’est à dire
en définitive comme littérature ‘’des’’ peuples africains produite ‘’par’’ les peuples
africains, donc garante d’une « identité africaine ».
Mais ils ont également raison dans le cadre de la définition de leurs rapports
structurels de procéder à différentes représentations du « peuple », voire à 120 Lettre de Perdiguier (9fevrier 1844) à André Alliaud repris par Mouralis, Op.cit. p.159
408
proposer « le peuple » comme autant d’expressions transformées en fonction de
leurs propres positions au sein même du champ africain. En termes différents, la
littérature du peuple, pour le peuple, issue du peuple (« populus », populaire,
prolétariat, nation, « volk ») est un enjeu évident de lutte à l’intérieur de tout
champ littéraire. Dans le champ littéraire africain spécialement, l’investissement du
« peuple » ou le « populaire » dépend dans sa forme et son contenu, du rapport
entre le champ littéraire africain dominé et les autres champs dominants d’une
part et d’autre part de l’appartenance et de la position occupée à l’intérieur même
du champ. C’est certainement dans cette perspective qu’il faut comprendre et
saisir le déplacement de sens constaté par exemple chez Senghor évoquant « les
griotes » de son village en tant que preuves du caractères « oral/traditionnel »
et/ou « populaire » de ses créations littéraires ou encore comme traits de la
stature savante de ces mêmes créations.
Chez Pacéré Titinga, l’insistance sur les traits dits « ésotériques » des
composantes esthétiques de son art poétique : le tam-tam ‘’parleur, des
connotateurs ancestraux, le discours prétendument emprunté aux ‘’sages’’ ou
‘’anciens’’ du terroir témoignent de la même ambiguïté ; c’est à dire des créations
dites tantôt « populaires », jugées tantôt « savantes » selon les cas, ou en fonction
de la position de l’auteur dans le champ. Il en est de même pour Zadi qui évoque
l’arc du chasseur, la forme du dire du « grand diseur de symboles », entendre la
virtuosité incontestable de Madou Dibéro (attribuée également à Césaire) pour se
placer en déplaçant à son avantage le sens de l’opposition « populaire » ≠
« savante ». Mais on ne peut procéder à une analyse achevée de l’usage du
« peuple » à des fins identitaires et/ou stratégiques qu’en interrogeant le rapport
véritable des écrivains concernés (Senghor/Césaire et Pacéré/Zadi) au « peuple».
Quel est donc la nature de ce rapport ?
S’agit-il d’un discours/écriture « du » peuple ou « sur » le peuple ? Cette littérature
peut-elle conséquemment prétendre au titre de « littérature prolétarienne » au
sens de Michel Ragon ?122 entendre « littérature paysanne, littérature
ouvrière… » ? « littérature de masse » ? On sait en effet selon l’histoire de la
littérature prolétarienne de la langue française qu’établit M. Ragon que du fait
d’une certaine proximité (origine sociale pauvre opposée à « bourgeois » ou
121 Bourdieu, Op.cit. p.179 122 Ragon (Michel) Op.cit.
409
plébéienne, roturière à l’opposé du nobiliaire, ou encore origine régionale
défavorisée par rapport au « centre », un certain nombre d’écrivains comme
Rousseau, Michelet ou Zola ont réussi à réhabiliter le « populaire » en
convertissant leur stigmate sociale en emblème. La stratégie a consisté
essentiellement à revendiquer fièrement leur origine de façon à ce que les
groupes stigmatisés en viennent à revendiquer leurs stigmates comme signe
identitaire.
L’auteur écrit à propos de Michelet :
il y a entre Michelet et le peuple des affinités profondes qui n’existent pas chez les
autres écrivains de l’âge romantique. Michelet est moins plébéien que Rousseau,
mais comme Rousseau il est néanmoins un phénomène en son siècle. Ce fils
d’imprimeur travailla avec son père au composteur dès l’âge de douze ans.
Cependant, comme il consacre tous ses loisirs à l’étude et qu’il montre une
intelligence peu commune, sa famille se cotise pour l’envoyer au lycée. En proie
aux railleries de ses condisciples qui rient de ses vêtements de pauvre…)123
Michelet proclame lui-même cette affinité quand il écrivait :
Je suis né du peuple, j’avais le peuple dans mon cœur. Les monuments de ces
vieux âges ont été mon ravissement. J’ai pu en 1846, poser les droits du peuples
plus qu’on ne le fit jamais ; en 1864, sa longue tradition religieuse (…)124
Ce rapport au « peuple » peut s’observer à plusieurs niveaux de l’histoire de la
littérature française précisément aux XVIIIe et XIXe siècle où l’antithèse des
classes sociales (classe bourgeoise (patrons intellectuels) et classe ouvrière
(ouvriers, paysans, désœuvrés)) s’était affirmée avec pertinence en France du fait
de l’essor industriel. Pendant que des professeurs sortaient de l’école normale,
des ingénieurs de polytechniques, des officiers de Saint-Cyr, les artistes peintres
et musiciens des beaux arts et du conservatoires, les peintres impressionnistes
étaient chassés des salons, Van Gogh sombrait dans la folie, tandis que Arthur
123 Ragon (M), Op. cit. p.79 124 Michelet (Jules), nos fils, présentation de Françoise Puts, Genève, Slatkine reprints 1980. On pourra noter la même préoccupation « du peuple » chez Lamartine : « il faut que Dieu suscite un génie populaire , un Homère ouvrier, un Milton laboureur, un Dante industriel,…l’ère de la littérature populaire approche…avant dix ans (…) vous aurez une librairie du peuple, un science du peuple, un journalisme du peuple, des romans du peuples » voir Lamartine (Alphonse de), Geneviève, histoire d’une servante, repris par Ragon. P. 80
410
Rimbaud et les « poètes maudits » inventaient « la bohème »125 et que Zola,
Flaubert, Balzac et leurs condisciples issus du « peuple » tentaient de
‘’populariser’’ la littérature. Il était alors possible de parler d’une « littérature
d’élite » opposée à une « littérature prolétarienne » consommée par des paysans,
des ouvriers, des ‘’bohémiens’’, et toute la foule des dominés, avec comme nous
l’avons déjà vu un contenu ou une validité soumise à des variations et à la
dialectique sociale et historique : c’est à dire que l’élite ne domine jamais
totalement , ni de manière fixe et inchangée « le populaire » qui à son tour ne
demeure pas toujours « dominé ».
Mais ces indices, peuvent-ils servir à mesurer le degré ou la part « populaire » de
la littérature africaine ? Autrement dit, ces éléments (origine sociale, stigmate de la
pauvreté) sont-ils à même d’être analysés comme traces d’une histoire de la
littérature ‘’populaire ’’/’’ prolétarienne’’ africaine ? Cela revient à dire à quelle
catégorie sociale appartiennent les écrivains africains, précisément, Senghor/
Césaire, Pacéré/Zadi.
A ce sujet, on constate d’emblée que la capacité des acteurs africains dans le
champ social tient lieu de plusieurs facteurs. J.F. Bayart a suffisamment insisté sur
la relation des sujets sociaux à l’état : richesse des hommes situés au sommet des
appareils d’état, bourgeoisie bureaucratique, bourgeoisie d’affaire 126, en tant que
aspects visibles d’accumulation de richesses, de compétition, voire de « la lutte
des classes ».
Nous y ajoutons « la bourgeoisie intellectuelle » c’est à dire les acteurs qui usent
de leur investissement dans le champ du savoir et des prébendes qu’il procure
pour participer à la compétition sociale.
Il nous semble à cet effet que Senghor/Césaire, Pacéré/Zadi n’ont certainement
pas un pouvoir économique à la dimension de celui observé chez les ‘’manitous’’
africains tels que Mobutu Sese Seko dont la fortune en 1981 était estimée à
« 17à22% du budget national »127 ou F.Houphouet-Boigny se prévalant de ses
« Milliards » dont il a précisé qu’ils ne viennent pas du budget de l’état 128 ou
125 En le définissant, Balzac écrit : « c’est l’homme qui ne fait rien » son oisiveté est un travail un repos ; il est élégant et négligé tour à tour, il revêt à son gré la blouse du laboureur, et décidé du frac porté par l’homme à la mode ; il ne suit pas de loi ; Il en impose… » ( voir Balzac (Honoré de), Traité de la vie élégante, Paris, Delmas, 1952, p16 126 Voir Bayart, (J.F.), L’État en Afrique, la politique du ventre, Paris, Fayard, 1989, p.120-138 127 Voir Bayart, (J.F), Op.cit., p.120 128 Voir le discours d’Houphouet- Boigny, in Fraternité Matin (Abidjan) du 29 avril, 1983, p.17
411
encore la famille de Jomo Kenyatta dont les affaires apparaissent à la fin des
années soixante comme « le plus efficace et le plus puissant des groupes
d’intérêts privés en Afrique Orientale »129
Cependant, dans un univers africain imaginée à la façon de Balzac,
Senghor/Césaire et Pacéré/Zadi appartiennent au moins à deux classes
privilégiées : « l’homme qui travaille », et « l’homme qui pense » 130. C’est à dire
qu’ils sont tout le contraire de
Ces noms inconnus pour la plupart, (…) ceux d’ouvriers obscurs, de laboureurs et
’artisans, de manœuvres et d’hommes de peine qui jusqu’alors n’avaient jamais
donné signe de vie intellectuelle (…)130
En termes plus précis ces auteurs du champ africain se réclamant « du peuple »
donc supposés appartenir à la strate des « dominés » n’échappent pas aux
« scénarios de recherche hégémonique »131 dont parle encore François Bayart à
propos de certaines élites.
De ce fait, même s’ils sont capables de s’extraire de leur ‘’classe’’ d’appartenance
qu’est la bourgeoisie intellectuelle pour se réclamer de la masse dominée, le
caractère ‘’populaire’’ ou ‘’prolétaire’’ de leur littérature devient moins évident et
plus problématique. Vu sous cet angle, il semble que leurs créations littéraires
relèvent d’un discours « sur » le peuple que d’une littérature « du » peuple.
Peut-être faudrait-il alors chercher ailleurs la pertinence du caractère « peuple –
populaire – prolétaire » de cette littérature. On ajoutera alors au critère de l’origine
sociale ou de la classe d’appartenance retenu plus haut celui du rapport au
peuple, c’est à dire du degré de consommation de cette littérature « du peuple »
par « le peuple ».
Autrement dit, en quoi les classes populaires se reconnaissent-elles dans la
production littéraire des pionniers/prétendants ou adhèrent-elles à leurs
discours ?
Nous avons déjà montré que la recherche « d’un corps de lecteurs » en Afrique
continue de constituer un programme social urgent, car malgré de sérieux efforts 129 Voir Martin (D) et Dauch (G), L’héritage de Kenyatta, la transition politique au Kenya, 1975-1982, presse universitaire. D’Aix-Marseille, Paris, l’Harmattan, 1985, p.37-38 130 Voir Balzac (Honoré de), Op.cit. 130 Perdiguier, repris par Mouralis, Op.cit. p.123
412
pour l’alphabétisation, l’illettrisme recule encore avec difficulté, ce qui rend mal
aisée la consommation directe et efficace de la littérature par « le peuple ». Les
paysans, les ouvriers, l’ensemble de la masse dominée ne sachant pas lire et
écrire, on peut dire que l’exaltation « du peuple » chez les pionniers comme chez
les prétendants, tout comme d’ailleurs chez tous les autres auteurs engagés dans
le champ exprime moins « une identité du peuple » que la nécessité d’un usage
du groupe justifié par une interaction sociale, littéraire ou symbolique, car comme
l’écrit encore Mouralis :
Aucun de ces critères – origine, contenu, forme, destination – pris isolément ne
permet de déterminer le caractère « populaire » de l’œuvre (…). Ainsi qu’il en soit,
l’articulation qu’ils impliquent au sujet de la relation pouvant expliquer entre peuple
et non - peuple a au moins le mérite de faire entrevoir toute la complexité du
problème. En particulier, leur validité relative invite à s’interroger sur la nature et
les modalités de cette différence qui constitue le texte « populaire » par rapport au
texte « littéraire », conduisant ainsi moins à une recherche des critères du
« populaire » qu’à une réflexion sur le statut des textes « populaires », réflexion qui
devrait logiquement déboucher sur un examen des tensions et des dynamismes
qu’ils représentent au sein de la société globale132.
L’esthétique de l’oralité et de la tradition apparaît ainsi sous une de ses premières
formes stratégiques :il s’agit de l’illusion construite autour de la question
identitaire. En exaltant la différence de la langue littéraire, de l’appartenance à une
« Nation » spécifique posée en opposition aux autres communautés, en jouant
également de toutes les ambiguïtés liées à l’usage du peuple les auteurs étudiés
comme tous leurs pairs ont réussi à rendre compte du champ littéraire africain en
tant que réalité sociale visible dont l’étude et la compréhension nécessitent une
séparation entre l’objet et le lieu de la croyance que suscite cette réalité et la
croyance dans l’objet et le jeu qu’est cette littérature dans son fonctionnement. En
termes bourdieusiens, on dirait établir un distinguo entre « une sociologie de la
croyance et la croyance des sociologues »133 On saura alors que les présupposés
sur « l’oralité et la tradition » en même temps qu’ils sont désignés « identité »
intègrent également un argumentaire de la racine et de la pureté c’est à dire une
131 Bayart (J.F.), Op.cit., p.146-222 132 Mouralis, Op.cit., p.137 133 Bourdieu, Op.cit., p.106-111
413
« pensée de la terre » ou un imaginaire de « l’origine » ou de la possession d’un
lieu comme nous pouvons le voir maintenant.
CHAPITRE II – LA MANIPULATION DE LA R ACINE ET DE LA
PURETÉ
En offrant l’apparence d’une entreprise hagiographique ou d’une
sociogenèse, la littérature africaine entend se soumettre à l’impératif de la filiation
dont le but premier est d’établir une généalogie, entendre « une intention
poétique » dont l’objet se confond à la recherche de l’origine : ascendance et
descendance en tant que retour à la « racine » ou au « sang pur » ou encore au
« lieu originel ».
Ailleurs, précisément dans les écrits de Hegel134, ce qu’il considère comme « les
grands livres fondateurs » de communautés humaines, « l’Ancien Testament,
L’Iliade, L’Odyssée, les sagas, L’Enéide, le livre sacré des Indes ou le livre des
morts égyptiens »135 sont soumis à la fonction de consécration de la communauté
en lui faisant la « révélation » de « sa racine », celle-ci venant justifier la
possession d’un territoire et légitimer l’appartenance ou la revendication
identitaire.
Il semble que la littérature africaine emprunte cet itinéraire. En effet les aspects
mythiques et épiques des textes "africains" ou la préférence pour le mythe et
l’épopée dans le champ africain tient essentiellement à une nécessaire invention
de « l’acte primordial », un désir intéressé de restituer "le fil rouge" de l’histoire des
dieux protecteurs, de la communauté tutélaire, voire de "la terre nourricière".
Glissant définit ce mouvement comme étant fondamentalement un « opposé à ».
Aussi écrit-il :
134 Hegel, Esthétique III, déjà cité. 135 En rapprochant la pensée épique du mythe, Edouard Glissant inclut les épopées africaines dans cette litanie des « livres fondateurs ». Voir Glissant (Edouard), poétique de la relation, déjà cité, p.27.
414
La plupart des nations qui se sont libérées de la colonisation ont tendu à se former
autour de l’idée de puissance, pulsion totalitaire de la racine unique, et non pas
dans un rapport fondateur à l’autre.136
C’est sans doute à partir de ce postulat dominant toute pensée ou toute « prose
du monde » que les écrivains issus des pays dominés se donneront pour tâche de
(ré) constituer « l’origine » de leurs communautés d’appartenance à partir d’une
pensée duelle et oppositionnelle bâtie autour de « la racine et de la pureté ».
L’objet de ce chapitre porte sur une double intention :
D’abord décrire les modalités de ce mouvement « vers la terre » à travers les
items oraux et traditionnels convertis en éléments génésiaques : on parlera ici
d’ « une pensée du territoire et de soi » (elle est ontologique et duelle).
Il s’agira ensuite d’analyser les limites ou les faiblesses de l’argument de « la
racine et de la pureté » à travers l’expérimentation de « la racine et du rhizome »
on parlera alors d’une « poétique de la relation » ou d’une pensée de l’errance et
de la totalité (elle est relationnelle et dialectique).
I. UNE PENSÉE DE LA TERRE : LIEU – TERRITOIRE.
Contrairement à Glissant qui établit une différence entre « lieu » et « territoire »137
(le premier étant d’une richesse incommensurable pour « la relation » et le second
l’accomplissant en sens inverse, c’est-à-dire appauvrissant « la relation » du fait
de la clôture qu’il implique) ; nous choisissons d’accorder la même valeur
sémantique à ces deux termes non seulement parce qu’ils semblent participer de
la galaxie lexicale de « la terre », mais surtout parce qu’ils constituent à un même
titre des objets de validité de la création littéraire africaine. En outre, ils servent à
conjuguer « oralité », « tradition » et arguments ontologiques ou substantialistes,
136 Glissant (Edouard), Op. Cit. Ibid. 137 Le « territoire » devient ainsi synonyme d’unicité : unicité linguistique, unicité de l’espace géographique centralisé en univers clos, unicité d’une culture qui phagocyte les autres cultures, unicité d’une Histoire méprisant les autres histoires, unicité d’un Dieu, en somme unicité d’une Vérité-une et universelle q’il faut étendre aux autres peuples et au nom de laquelle on imposa des génocides, des violences et autres auto sanctifications pour exploiter le monde. Voir Glissant Edouard, introduction à une poétique du divers, Paris Gallimard, 1996 Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990 Voir également Chamoiseau (Patrick), Ecrire en pays dominé, déjà cité, p.26 -28
415
puis espace ou donnée topologique en tant que vecteur de « racine » et de
« pureté ».
Précisons en outre que pour bien cerner le problème de « la pensée de la terre »
chez les écrivains africains, il conviendrait de mettre davantage en valeur « le
medium » plutôt que « l’audience » ou l’auditoire, en prenant le contre-pied de la
démarche de Carrilho138.
Autrement dit, il s’agira de postuler que si l’oralité et la tradition sont usitées à des
fins stratégiques, c’est d’abord parce qu’elles suggèrent à partir des présupposés
discursifs qu’ils entraînent la nécessaire adhésion d’une cible (groupe
d’appartenance, lecteurs, auditoire, auditeurs institutionnalisés), mais c’est surtout
parce qu’elles servent à opérer un glissement de fonction allant de « la
représentation du monde » à la définition d’une « relation au monde ».
Dans ce sens, si les écrivains africains a l’instar de tous les écrivains du monde,
ont recours à une « pensée de la terre » c’est en vue de tenter une réponse à la
préoccupante question de « la mesure du monde »139, précisément par une
éthique de l’écriture, et les conditions d’expérimentation de l’acte d’écriture en tant
que « mouvement » ou « intention ». C’est certainement dans cette perspective
que Glissant écrit à propos de la poésie :
La poésie est le monument par quoi l’homme déplace les rapports entre les
choses, les connaît et les totalise. Le poème est contact immédiat, connaissance
des choses et connaissance de soi, il participe du réel, il comprend l’homme par
l’entour et inversement.140
Dès lors quelles peuvent être les modalités visibles de la mise en expérience de
cette « pensée du territoire et de soi » chez les écrivains africains ? Autrement dit
quelles en sont les traces textuelles ou vivantes ?
138 Cette démarche consiste à « mettre davantage en valeur la participation de l’audience plutôt que la haute définition du médium ». Voir Carrilho (Manuel M.F.), Rhétorique de la modernité, Paris, Puf, 1999, p.93 139Le repère principal de la pensée poétique glissantienne se fonde sur la relation de l’homme au monde. Aussi, le « tout-monde » pour lui est-il un contre - pied positif de l’universel dont il faut prendre l’heureuse mesure. Dans ce sens, rêver le monde actuel et partant la littérature contemporaine revient à adopter la démarche suivante : partir d’une « mesure de la mesure » (MM) à une « démesure de la mesure » (DM), poursuivre par une « mesure de la démesure » (MD) pour aboutir à une « démesure de la démesure » (DD). Cette mesure du monde est supposée sauver le Monde, la littérature et l’Homme des anciennes fixités et des malheureux errements. Voir Glissant (E), Traité du tout-monde, Paris, Gallimard, 1997 140 Glissant (E), L’intention poétique, p.109
416
Pour répondre à cette question, il nous faut établir très brièvement les contours
théoriques de la « racine » et de l’idée de « pureté ».
Le mot et la notion de « racine » occupent une place centrale dans ce qu’on
peut appeler avec J-F Mattei « l’ordre du monde »141, c’est-à-dire un essai à la
mesure de l’être, pris selon une certaine figure initiale du monde, non pas en tant
que « commencement » qui supposerait une fin selon les apories relevées sur ce
sujet par Kant,142 mais comme « origine, souche, source » selon l’entendement de
la science biologique ou botanique.
En effet « la racine » est avant tout une métaphore empruntée au vocabulaire
végétal. Le mot sert à désigner la partie axiale d’une plante vasculaire qui croit en
sens inverse de la tige, c’est-à-dire qu’elle plonge dans le sol où elle se fixe en
absorbant les éléments de son alentour dont elle se nourrit.
Rapportée à l’Homme, la notion de « racine » participera de toutes les tentatives
d’évaluation de « la mesure du monde et de l’être » : on parlera par exemple du
milieu (territoire, lieu), du pays d’origine (terre, droit du sol), de l’ascendance
comme d’une racine en tant qu’ « essence », en tant que fondement de « l’être ».
Dans ce sens le mot et l’idée de « racine » ne prennent leur sens achevé que
lorsqu’ils permettent l’effacement de la frontière entre « terre » et « ciel »,
notamment lorsqu’ils donnent son sens au rapport vertical existant entre
«sommets » et « abîme » un peu comme Nietzsche écrivant dans Ecce homo
Je viens des hauteurs que nul oiseau n’a jamais atteintes, je connais des abîmes
où nul pas ne s’est jamais aventuré.143
Ou encore le personnage de Zarathoustra priant ainsi :
O ciel, au dessus de moi, ciel pur, ciel profond, en te contemplant, je frissonne de
désirs divins. Me jeter dans ta hauteur, c’est là ma profondeur.144
141Mattei (Jean - François), L’ordre du monde, Platon, Nietzsche, Heidegger, Paris, PUF,1989 142 Kant (E) Critique de la raison pure, dialectique transcendantale, LII, chap. 2 section2, Paris, PUF, 2001 143 Nietzsche, (F) Ecce homo, traduit par Albert (H), pourquoi j’écris de si bons livres ? Paris, Gonthier, 1971, p.95 144 Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, traduit par Betz (M), Paris, livre de poche, 1963, chapitre III P4
417
Par ce rapprochement entre « sens de la terre » et « course du ciel »145, entre
« hauteur » et « profondeur », le mot de « racine » équivaudra à celui de
« pureté ».
C’est pourquoi, proclamer ou revendiquer sa « racine », c’est selon le sens
commun, prétendre consciemment à une « pureté » originelle ou inversement à
une « origine pure ». Or la notion d’ « origine pure » traduit essentiellement une
certaine conception du rapport à soi et de la relation à « l’autre ».
On sait à ce sujet que l’histoire de l’ontologie telle qu’elle part de l’époque
platonicienne et aristotélicienne jusqu’à aujourd’hui en passant par la pensée
heideggérienne146 sur la question de l’ « être » a posé non seulement la catégorie
de l’ « être » essentiellement comme « substance – essence – fondement -
existence - vérité… »147, Mais elle l’a aussi définie dans le cadre d’une expérience
réfutée du « mélange ». Le sujet, le groupe, ou la région du monde n’est alors
originé et originel que lorsqu’il a échappé au « mélange » corrupteur qui
« souille ». Ce qui donne lieu bien entendu aux illusions hiérarchisantes perçues
souvent sous la formes du mythe du « peuple élu », de « la race choisie » ou
encore de « l’être supérieur ».
Si on étend cette conception de « l’être » et/ou de « la racine » ou encore de « la
pureté » à divers domaines de la vie quotidienne on verra par exemple que dans
le domaine sociopolitique, elle engendre l’antithèse « étranger, immigré≠national,
autochtone ».
Dans le cadre d’une pensée de la circularité du monde par l’acte de voyage, Kant
s’en prendra par exemple à ceux que l’on nomme « nomades » qu’il apparente
aux sceptiques, aux anarchistes, qui « rompent le lien social »148 établissant ainsi
une corrélation oppositionnelle entre « sédentarité, vérité, société≠nomadisme,
scepticisme, anarchisme ».149
Dans le champ littéraire, la littérarité sera ramenée à la dichotomie « oral et écrit,
tradition et moderne », c’est-à-dire « authentique et inauthentique ».
145 Mattei (J F), Op. cit. ibid 146 Voir Aubenque (P), Le problème de l’être chez Aristote, Paris, PUF, 1962 Voir imbert (CL), Pour une histoire de la logique, un héritage platonicien. Voir aussi Heidegger (M), Être et temps, (1927) (réed) , Paris, Gallimard, 1987 147 Michel ays (sous la direction de), Grand dictionnaire de la philosophie, Paris, Larousse, p.389-391 148 Kant (E), Op.cit., ibid. 149 Glissant (E), Poétique de la relation, p.23
418
En effet, c’est en reprenant à son compte ce cheminement traditionnel de la
philosophie de « l’être » que le champ littéraire occidental jouera de contenu à la
fois arbitraire et idéologique de « l’oral≠l’écrit » pour disqualifier les champs
littéraires concurrents. Plus tard les champs littéraires montants (dominés),
comme ceux de l’Afrique francophone auront recours à la même démarche ayant
« l’enracinement » comme fin principale pour tenter d’inverser sinon concurrencer
les contenus attribués à « l’oralité » et à « l’écriture » en tant que critères
principaux de "littérarité".
Dans les pages qui suivront les traces textuelles pouvant être interprétées
comme « orales » et « traditionnelles » seront ainsi d’abord un acte de légitimation
d’un « lieu-territoire », mais elles seront également qualificatives d’une « racine »
c’est-à-dire d’une « origine pure » ou d’une « pureté originelle » de l’Afrique et de
l’Africain.
Plusieurs modalités peuvent servir à rendre compte d’une pensée de la terre chez
les écrivains africains :
Il y a comme nous l’avons déjà montré dans un autre cadre « la représentation du
monde » à travers une pensée de l’Histoire fondée sur une certaine « idée de
l’Afrique ». Nous avons à cette occasion mise en relation Joal et Fort de France,
Abidjan et Manega en tant que points de départ ou foyers d’un imaginaire à partir
duquel les personnages, les événements, les espaces historiques subissaient une
« déterritorialisation » en faisant se réaliser une dialectique du « centre » et de la
« périphérie ».
Il y a également l’élaboration d’une écriture de la nostalgie. Elle se développe
autours du « royaume d’enfance ». Ici se sont les mythes, les épopées qui servent
à rendre compte des « origines ». Dans ce cadre précisément, le thème de
« l’Afrique- mère » est développé à profusion. L’Afrique est valorisée en tant que
« berceau de l’humanité ». A travers une invention empruntée à l’histoire de
« l’Egypte » ou de « l’Ethiopie », l’espace africain subit une mise en relation de
primauté- antériorité- postériorité avec les autres espaces du monde comme ceux
d’Occident. Telle que posée, cette Afrique a consolidé la mythologie des origines
en renforçant l’illusion de « la racine ».
Il y a ensuite cette modalité qui nous intéresse particulièrement ici et qui rend
compte d’une pensée de la trace, de la source et de la souche dans la perspective
d’une recherche de la filiation communautaire ou de la justification de la
419
possession domaniale (terre - lieu - territoire) entendre la proclamation ou la
revendication d’une « racine pure ».
Sans être absolument excluante en soi, cette démarche constitue une histoire de
la possession de la terre (processus du déracinement à l’enracinement), en même
temps qu’elle est fondamentalement une construction historique de la continuité à
travers ce que Glissant nomme encore « un continuum du discontinu » c’est-à-dire
la mise sur pied d’une tradition par l’absence de tradition.
Ici cette tradition est d’abord une tradition ou une lignée communautaire est
imaginée dans ses « racines pures ».
Elle est ensuite une tradition littéraire (ré)inventée susceptible d’établir un lien
nécessaire entre le mythe du sujet écrivain et celui de la collectivité, ce qui revient
en définitive pour l’écrivain à proclamer « ses racines » afin de rendre valable ou
valide son activité littéraire.
Dans le premier cas, il est ainsi possible de relever « le sens de la terre »
chez les écrivains africains à la manière de ce qu’entreprit J-F Mattei à propos de
Platon, Nietzsche et Heidegger. En effet, de même que chez Platon, la réalisation
de « l’être » et la définition de celui-ci passe absolument par le cheminement
« TERRE → CIEL→ TERRE »150
et que chez Nietzsche le même problème se resoud à travers un décodage
adéquat de « l’étoile pythagoricienne »151 ou que chez Heidegger, la quête de
l’origine reste inséparable des « signes des dieux » que Mattei traduit par la
formule « chiasme syntaxique et sémantique du type AB/B’A’ : TERRE-
CIEL/divins mortels ».152
De même il est possible de saisir le sens de la terre chez Senghor/Césaire,
Pacéré/Zadi en ayant recours à ce qui constitue chez eux et tous les écrivains du
champ africain la référence principale à « l’origine » c’est-à-dire la trace ou "le
sentier" menant à la « terre originelle ».
La description de ce parcours n’est rien d’autre qu’un imaginaire de l’odyssée
africaine (mouvement de peuplement) dans le cadre de l’occupation des espaces
du monde au sens ou l’entend la géographie humaine.
150 Mattei (J. F.), l’Ordre du monde, chap.I, p.25-31 151 Mattei (J.F.), Op.cit., Chap.III 152 Mattei (J.F.), Op.cit, p.189
420
A ce sujet, si l’on procède comme Glissant à une recherche des différents types
de peuplements, non pas des Amériques153 mais de l’Afrique, on peut déceler
deux formes majeurs d’occupation des territoires africains :
Il y a en empruntant la formule de Glissant ceux qu’on peut nommer « l’Afrique
des peuples témoins »154, c’est-à-dire ceux qui ont toujours été là et qu’on peut
considérer comme « les migrants fondateurs » ou « les migrants armés » parce
qu’étant à la fois acteurs et produits des intrications, des conflits et des heurts
anciens , ayant la légitimité de l’occupation ou de la possession du lieu-territoire
comme enjeu.
Il y a ensuite une autre forme de peuplement très spéciale que nous nommons un
"dépeuplement-peuplement"155, partant de l’Afrique vers l’Europe et vers les
Amériques. Il s’agit de migrants que Glissant nomme encore « le migrant nu »
parce qu’ils sont transportés de force pour peupler des continents autres que
l’Afrique. Mais il convient d’insister sur une dialectique imprévue et souvent
oubliée qui semble caractériser ce mouvement spécial d’occupation de la terre,
consistant non pas tant à « vider » l’Afrique comme le proclame l’historiographie
africaniste, mais surtout à étendre le peuplement de l’Afrique au delà de ses
frontières et par le fait même à multiplier ou à élargir « les terres africaines ».
L’intérêt de cette dialectique, c’est qu’elle permet en théorie de conférer la même
valeur symbolique au « migrant armé » et au « migrant nu ». En d’autres termes,
ils constituent à un même degré des points de départ de l’histoire du rapport à « la
terre » chez les peuples africains.
En effet autant la période d’avant la déportation reste un élément puissant servant
à valider toute idée de « racines africaines pures », autant le moment de la
déportation demeure au même titre la source ou la marque d’une légitimité
"africaine originelle", c’est-à-dire un indice de l’appartenance indéniable à « la
terre africaine ».
En outre, cette dialectique tend à créer les conditions de possibilité d’une histoire
de « l’origine africaine » ou même selon les mots d’Adorno d’une grammaire de
l’authenticité africaine dont la terre en serait un « des jargons »156
153 Glissant (E) Introduction à une poétique du divers, Op.Cit. 154 Glissant (E) , Op.Cit. p13 155 Nous le soulignons 156 Adorno (Théodor), Jargon de l’authenticité, œuvres complètes, Francfort, suhrkampf, 1964, TVI
421
Cette dialectique est intéressante en pratique parce qu’en conjuguant deux
moments historiques discontinus, elle instaure un continuum, voire une tradition
de la possession de la terre ou du discours sur le rapport à la terre servant en
définitive à rendre raison des usages littéraires de « la terre » ou de la
revendication du lieu, du territoire tels qu’on peut l’observer chez les écrivains
africains.
Nous arrivons ainsi au second cas, conséquence du premier que nous venons de
décrire, et portant sur une tradition littéraire (ré)inventée où l’oralité et la tradition
jouent un rôle central.
En effet si des écrivains situés hors de l’espace géographique africain,
appartenant à des lieux ou les territoires dont le peuplement traduit une présence
spécifique de l’Afrique (elle y prévaut, elle emprunte ou elle influence) : les Antilles
françaises, le nord-est du Brésil, le Sud des USA, du Venezuela, de la Colombie
et une grande partie des Amériques centrales et du Mexique, revendiquent « leur
racine africaine pure », c’est sans doute fondamentalement le fait du moment de
la déportation.
La caractéristique principale de ce moment réside non seulement dans la
symbolique du bateau négrier et de la plantation, mais également dans le recours
au pouvoir de la mémoire157 pour recomposer une langue littéraire et des arts
valables pour tous. Car à la différence du migrant d’Europe qui arrive sur le
nouveau territoire avec sa chanson, ses traditions, sa famille, ses outils, son dieu,
l’Africain déporté foule la terre d’accueil dépouillé de tout. Il lui faudra dès lors
procéder à la (ré)constitution d’une autre « oralité » et d’une autre « tradition »
littéraires non différentes en soi, à notre avis, de « l’oralité » et de « la tradition »
revendiquées par des écrivains africains post-coloniaux.
Visiblement ces derniers ont dû transcender le vide laissé par le phénomène
colonial afin de (ré) constituer l’oralité et la tradition littéraires premières. Aussi ces
différentes désignations de la littérature pratiquée aujourd’hui ne sont-elles
valables et véridiques que parce qu’elles contiennent la force de « l’origine
africaine pure » ou de « la pureté originelle africaine ».
Dans ce sens, le décryptage du « sens de la terre » chez Senghor/Césaire,
Pacéré/Zadi, ne saurait se limiter à la seule obsession de la géographie des
157 Il est connu qu’on ne mettait jamais dans le bateau, ni dans les plantations les gens qui parlaient la même langue.
422
origines dont les signes sont évidents :il s’agit par exemple des images du terroir,
Joal/Fort de France, Abidjan/Manega et tous les paradigmes du territoire ou du
lieu auxquels ils sont liés et qui permettent aux écrivains concernés d’établir leur
communauté de lignage. C’est ainsi que chez Senghor « la terre natale » (les rives
du Sine, de la Gambie et du Saloum) ne prend un de ses sens que lorsqu’elle est
mise en opposition avec « Paris », la terre où toute communion avec les entités
tutélaires (les morts, les ancêtres, les esprits, les dieux) s’avère problématique ;
J-F Durand à travers ce qu’il nomme « la géographie sacrée de Senghor » écrit à
ce sujet :
Dans ces textes (…) la quête identitaire est indissociable de la recherche d’un
espace des amonts, confondu avec une enfance mythique nourrie de la sève des
origines. Si l’exil européen est rapproché de la mort c’est parce qu’il est en partie
vécu comme une perte du monde sensible (…) l’exil est aussi une menace du
neutre, dans les espaces vides et atones que le poème aura pour tâche essentielle
d’exorciser…158
Césaire construit cette même géographie à propos de l’Afrique et des Iles
caraïbes, tout comme Pacéré le fait pour Manega qu’il n’a de cesse à nommer « la
terre du repos », « la terre des pères » ou comme Zadi évoquant « yacolo » en
« terre d’Eburnie ».
Les signes évidents de la géographie des origines sont aussi visibles à travers la
symbolique fort prisée du corps humain ( corps de la femme africaine) et celle des
différentes forces telluriques (sang – verbe – sperme - feu…)
Enfin « le sens de la terre » peut se percevoir à travers la littérarisation des
mythes et épopées rappelant des épisodes historiques constitutives de la
communauté ou du lignage. C’est dans ce sens que le recours aux moments
historiques de l’esclavage et de la colonisation prend toute son utilité.
En effet le sens de la terre chez les écrivains africains, s’il transcende la
géographie des origines peut être efficacement restitué à partir d’un certain
prototype de « l’être africain » (pré)conçu, , acquis et fixé comme invariable. Plus
158 Durand (J F), « Rhétorique et nostalgie : la géographie sacrée de Léopold Sédar Senghor », in l’Ecriture et le sacré, Senghor, Césaire, Glissant, Chamoiseau, Montpellier III, centre d’étude du XX ème siècle, 2002, p.48
423
que la seule géographie, la notion d’ « être » permet donc aux écrivains engagés
dans le champ de se réclamer à titre égal de la même « racine africaine ».
Il apparaît dès lors que les écrivains de l’Afrique continentale et ceux issus de
« l’Afrique hors Afrique »159 possèdent une légitimité de la terre de manière égale,
non seulement du fait de la période d’avant la déportation et de celle de cette
même déportation, mais surtout en tenant compte du fait que cette « racine » et
cette « pureté » revendiquées semblent reconnaissables par le pouvoir
d’exclusion ou d’exclusivité bâti essentiellement sur la substance de « l’être » dont
l’argument racial portant principalement sur la couleur de la peau reste un des
aspects.
On pourrait dire avec une impression de caricature que pour être écrivain africain
autorisé à se réclamer de « l’oralité » et de « la tradition africaine », c’est-à-dire
capable de revendiquer « ses racines africaines pures », il faut avoir en partage
cette pensée de la source ou de la souche que nous venons de décrire, mais
également confirmer cette pensée par une théorie du sol et du sang ou par une
adhésion aux valeurs proclamées de « la terre ».
Toutes choses contredites par des figures comme St John-Perse, lequel permet
d’exposer à présent les limites de la recherche de l’origine (lieu et territoire) par
une manipulation de la racine et de la pureté, en ayant recours à l’opposition
« racine≠rhizome ».
159 Nous le soulignons
424
II. LA RACINE / LE RHIZOME.
A travers ce qui précède, il apparaît qu’en remplissant sa fonction de
« représentation du monde » la littérature permet aux écrivains d’user de tous les
topoï nécessaires pour mener à bien l’expérience de l’acte d’écriture. Comme « la
langue », « la nation » et « le peuple », « la racine » et « la pureté » servent à ces
productions (discours, écriture) dans une perspective stratégique.
Mais il nous faut à présent insister sur un autre des principes oubliés de la
littérature en générale et africaine en particulier : il s’agit de « la définition de la
relation au monde » qui permet dans un premier temps d’approcher et de saisir le
monde non par le concept mais par l’imaginaire160, de façon à pouvoir déceler
comme c’est le cas ici les limites de « la racine » et de « la pureté » dans toutes
tentatives actuelles de « représentation du monde ».
Le dépassement de ces concepts rigides, dans un second temps possède
l’avantage de favoriser un éclairage du sens et de la portée de l’éthique de
l’écriture que Fonkoua parlant toujours de Glissant conçoit comme :
Un acte qui suit le mouvement du monde pouvant être lu ainsi comme le
mouvement des réflexions que l’écrivain porte sur le monde en mouvement (…)
l’écriture présente l’avantage d’être un lieu qui inscrit le mouvement d’une pensée
dans toutes ses étapes singulières et générales.161
Or quel est le mouvement actuel du monde ?
Daniel Sibony pense que le mouvement actuel du monde est celui d’une « origine
en partage »162 ou d’un paradoxe de l’origine. Il explique longuement :
Il nous faut une origine à perdre ; elle est nécessaire, et elle est vouée à être
perdue. Il nous faut une origine à quitter, une d’où l’on puisse partir, et si on l’a le
danger est d’y rester, de trop en jouir, de s’y perdre, de se fasciner devant elle, de
s’enfoncer en elle en croyant la creuser, et de s’abîmer dans son vide, « divin » à
l’occasion.
Pourquoi ce paradoxe ? Et qu’est-ce que perdre si on gagne à cette perte, et si
sans elle on est perdu dans l’origine ou son absence ? (…)
160 Glissant dirait réfuter une « pensée de système » ou « un système de pensée » pour adopter « une pensée de la trace ». Voir glissant (E), Op.Cit., p.17-18 161 Fonkoua (R) , Essai sur une mesure du monde, p.279
425
Si l’origine est complexe de traces vivantes, alors pour qu’une trace se traduise, il
faut qu’elle puisse s’éclipser. Pour qu’elle s’exprime « dans » autre chose, il faut
que sa prégnance s’atténue (…)
Et puis à trop jouir de son origine, on ne peut plus rien en dire ; on peut chanter,
incanter et sombrer dans la confusion, le « trip » immobile (…) l’excès de
jouissance s’oppose au dire et au savoir. Et puis pour jouir une autre fois de son
origine, pour la conjuguer dans le temps, il faut se décaler de s’en jouir, faire un
pas de côté, d’où l’écart, la distance, la perte…163
Pour mieux cerner ce problème, pour comprendre son sens et exposer son non
sens, il nous faut nécessairement confronter « la racine » et « le rhizome ».
Précisons avant tout que comme « la racine », « le rhizome » relève également
d’une métaphore empruntée au vocabulaire végétal. Mais contrairement à « la
racine », « le rhizome » ne tue pas son alentour pour imposer son unicité. Il
épouse plutôt cet alentour sans antipathie pour étendre ses racines et ses tiges.
Dans le domaine de la philosophie, Gilles Deleuze et Félix Guattari164 en ont fait
un usage spécial et exclusif pour penser la relation, l’être et le monde. On sait
comme nous l’avons vu que la pensée occidentale a usé et abusé de l’image de
l’arbre (racine unique – pureté – origine) pour tenter de saisir la relation de
l’Homme à l’Homme et la relation de l’Homme au monde. En visant le contre-pied
de cette démarche (déracinement - enracinement) Deleuze et Guattari ouvrent la
voie à une autre possibilité de penser la relation et la relation au monde à partir
d’un processus inverse : enracinement - déracinement. Voire en proposant une
démarche plus enrichissante sous le triptyque enracinement - déracinement -
enracinement :
La notion de rhizome maintiendrait donc le fait de l’enracinement, mais récuse
l’idée d’une racine totalitaire. La pensée du rhizome serait au principe d’une
poétique de la relation.165
En fait, il semble que les écrivains du champ africain ont revendiqué avant la
lettre, peut être sans le savoir, du fait de l’absence d’une théorie, la métaphore
162 Voir Sibony (Daniel) , Entre – deux, l’origine en partage, Paris, Seuil, 1991 163 Sibony (Daniel), Op.cit ., p.31-32. 164 Deleuze (G) et Félix (G) Rhizome, Paris, Minuit, 1976 Voir aussi Capitalisme et schrizophrénie2, mille plateaux, Paris, Ed minuit, 1980 165 Glissant, Poétique de la relation, p.23
426
utile du rhizome. De ce fait, ils lient à la manière de Glissant, deux notions au
rhizome :
« l’errance » par laquelle on peut mesurer le monde en contournant
l’enracinement et ses paradigmes : la sédentarité, l’authenticité, c’est-à-dire le lieu
ou le territoire et/ou la racine et la pureté.
« La relation » par laquelle on tient tête à la différence, à l’ipséité, c’est-à-dire à
« l’identité – racine » comme l’écrit encore Fonkoua :
(…) l’écriture du lieu, de la terre, du territoire s’est progressivement déplacée vers
l’écriture de la multiciplité des lieux, de territoires et de mondes. De même, le sujet
des romans s’est déplacé de la filiation et de l’enracinement vers l’impossible
filiation et l’impossible enracinement166.
En revenant à « la pensée de la terre » telle qu’elle est déployée par les écrivains
du champ africain, et telle qu’elle fut décrite dans les pages précédentes, nous
constatons d’emblée que l’accès à « la terre » est soumis à des chemins situés à
l’antipode de l’unicité : les écrivains appartenant à l’Afrique continentale
empruntent par exemple le parcours de la période d’avant le déportation à celle de
la déportation. Ils partent également de ces deux périodes charnières à celle de la
colonisation ou empruntent le chemin inverse pour retrouver « la terre africaine ».
De même, ces écrivains, en empruntant ce trajet peuvent retrouver "l’ailleurs" en
prenant toujours le soin d’y ajouter « la terre africaine ». Ainsi, contrairement à ce
qu’ils croient, ces écrivains, peuvent être perçus selon les traits que J. Attali a
conférés à « l’homme nomade » 167: « l’homo habilis » parcourant les espaces du
globe, ou « l’homo erectus » (l’homme marchant), chasseur et marchand
(economicus) traversant pour les relier les frontières du monde.
Au niveau des auteurs étudiés on peut noter tout naturellement la présence de la
nécessaire mobilité :
Senghor affirme par exemple :
166 Fonkoua (R) Op.cit., p.280 167 Attali (J) Op.cit. Voir aussi Madeleine Borgomano « le voyage à l’africaine et ses transformations selon Amkoullel l’enfant peulh » in Romuald Fonkoua, Les discours de voyage, Afrique –Antilles, Paris, Karthala, 1998, p.206-216
427
Est-ce la voix ancienne, la goutte du sang portugais qui remonte du fond des
âges ?
Mon nom qui remonte à sa source ?
Goutte de sang ou bien Senghor, le sobriquet qu’un capitaine donna autrefois à un
brave laptot ?
J’ai retrouvé mon sang, j’ai découvert mon nom l’autre année à Coïmbre, sous la
brousse des livres168
On constate ici que la filiation de Senghor présenté à tord ou à raison comme un
des thuriféraires de « la racine africaine », tourne le dos à l’unicité, à la différence
pour épouser au moins une double filiation, voire une multi appartenance comme
le confirme D. Delas à travers son étude sur les différentes composantes des
noms du poète169 ; montrant ainsi que l’éponymie chez lui s’enracine à la fois à
des sources européennes (latin, Belgique, Portugal, France) et africaines (Wolof,
Sérère, Peulh).
Bien sûr, on pourrait mettre cet état de fait sur le compte des bouleversements
socioculturels opérés par le phénomène colonial en Afrique. Mais il faut savoir
reconnaître aux écrivains africains leur droit à revendiquer une multi appartenance
en conformité avec le mouvement du monde. C’est également dans cette
perspective qu’on peut situer Césaire, au confluent de trois continents : Afrique –
Amérique – Europe ou encore qu’on peut placer Zadi entre l’Afrique – l’Asie –
l’Europe et les Antilles ou Pacéré entre l’Afrique et l’Europe, non pas par soucis de
proposer une morale « tolérante » des écrivains et leurs œuvres mais plutôt par
exigence heuristique et scientifique à partir des conclusions proposées par les
différents discours de voyage au sens de branchements des lieux ou des
territoires ou de revendications des « terres » par des sujets en déplacement.
Dans le cadre d’une étude récente sur les discours de voyages Afrique – Antilles,
les contributions rassemblées et éditées par Romuald Fonkoua170 ont servi selon
cette exigence heuristique et scientifique à montrer d’une part la place centrale
qu’occupe le mouvement du monde et de l’être, entendre l’acte de voyage dans
l’invention d’une histoire générale, dans l’évolution de l’histoires des idées et
d’autre part son apport dans l’histoire des littératures par les aspects, thématique,
esthétique et culturel. On peut même dire que les écrivains africains, 168 Senghor, Hosties noires, p.203 169 Delas (Daniel) Parcours de lecture,déjà cité, p.25
428
contrairement à ce qu’ils peuvent dire ou faire dire, évoquent dans leurs créations
littéraires actuelles en conformité avec le mouvement du monde actuel ou le
monde actuel en mouvement des stations de chemins vers « l’origine » qui ne
sont rien d’autre qu’un « entre – deux originel » pour reprendre encore Sibony ou
même une absence heureuse d’origine unique, un peu comme Sylvie Kande
écrivant :
Mon clan dispersé a connu toutes les ordalies et mon nom n’est pas un qui ait
besoin de prendre leçon de parenté. J’ai le sang amer mais je sais toutes les
routes.171
On trouve également chez les écrivains appartenant à « l’Afrique hors Afrique »
une expérimentation de la nécessaire mobilité soit dans le sens de leurs pairs
"africains" du continent (lieu commun du voyage), soit en sens inverse, (voyage à
l’envers). Dans ce dernier cas particulièrement, ils se prévalent de la symbolique
du bateau négrier et de la plantation pour prétendre emprunter le chemin du retour
vers "leur terre africaine". Toutefois, ce voyage ou ce retour chez soi na saurait
être assimilé au trajet de l’explorateur (celui de la conquête ou de la découverte). Il
semble plutôt être un voyage qui mène à une « découverte – interrogation » de la
relation et des sujets de la relation. Il sert surtout à éprouver la validité des idées
et des discours conçus autour de « la racine africaine pure ».
En effet, contrairement à ce que peut être généralement admis sur ce sujet, le
retour des "Africains hors Afrique" vers "la terre africaine" et les retrouvailles de
leur « racine » ne s’opèrent pas toujours avec autant d’aisance. Les volontaires du
retour découvrent parfois que la présence et la pertinence de « la racine » est
problématique sur "la terre africaine" retrouvée, soit parce que cette terre elle-
même a été soumise au fil de l’histoire et sous l’effet des mouvements du monde
à ce que Glissant nomme le processus du « chaos – monde » au « tout –
monde », c’est-à-dire qu’elle est devenue un lieu de rencontre, des chocs, des
répulsions et d’influence prononcée du divers conduisant à l’actualisation de
l’ordre renversé des choses ; entendre le règne de la multiplicité en lieu et place
de l’unicité rêvée, de la diversité contre la « racine pure », de l’avènement de
170 Fonkoua (Romuald) (éd), Les discours de voyages, Afrique –Antilles, Op.cit. 171 Kande (Sylvie), lagon lagune, p. 44
429
cultures africaines composites en lieu et place d’une culture atavique proclamée et
mythifiée.
Les volontaires du retour à « la racine africaine » sont aussi confrontés à la
difficulté de la reconnaissance ou de l’identification. Si l’on considère en effet qu’ils
partagent avec les populations restées en Afrique l’expérience de la déportation et
de la colonisation, alors l’identification ou la reconnaissance mutuelle devait aller
de soi. Or il arrive que les retrouvailles se déroulent sous un air dominé par
« l’étranger » et l’étrangeté créant ainsi une flagrante et frustrante contradiction
avec les mythes et mystères de la « racine mère ». Autrement dit, ces "Africains
d’ailleurs", voyageurs en « terre africaine » sont confrontés à une expérience
difficile consistant à constater l’écart qui existe entre la représentation ou la contre
représentation faite de la « terre africaine » et le réel de cette terre. Cette terre
n’est certes pas toujours celle « du soleil, du sommeil et de la mort », mais elle
n’est pas non plus celle de la racine invincible ou incorruptible. A l’instar des tous
les éléments de la terre, cette racine reste soumise au mouvement du monde.
C’est dans ce sens qu’il faut interpréter par exemple la représentation que Maryse
Conde fait de la figure du grand roi de l’ancien Dahomey, capturé et déporté aux
Antilles. A cette occasion on pourra constater avec l’auteur de Les derniers rois
mages172 que le rapport qui existe entre les « Africains hors Afrique » et ce digne
représentant de la « racine africaine » n’est rien d’autre que la méconnaissance,
c’est-à-dire « l’étranger » et l’étrangeté d’une part et la vanité du mystère de la
racine ou de la valeur de la racine de d’autre part.
Par ailleurs, ce voyage vers la terre africaine engendre tant de surprises qu’il peut
être à l’origine d’un discours de la peur, paradigme avant la lettre du discours sur
« le bruit et les odeurs », comme on peut retrouver dans la biographie de Richard
Wright173, invité par Kwame N’krumah, alors premier ministre de la Gold Cost.
(actuel Ghana) entre le 16 juin et le 02 septembre 1953 à visiter la terre de ses
ancêtres. Heureux à l’idée qu’il se faisait de telles retrouvailles, Richard Wright fut
pris de désillusions non seulement à cause de la saleté ambiante, mais aussi à
cause de la facilité avec laquelle les hommes urinent dans les rues et sur les
172 Conde (Maryse), Les derniers rois mages, mercure de France, 1992 173 Voir Wright (R ) à propos de son séjour en Afrique , Black power : A record of reactions in land of pathos, New York, Harper and brothers, 1954
430
plages. Selon J.F.Gounard174, le militant de la cause noire américaine, partisan
chevronné de « la racine africaine » y aurait même contracté une maladie
intestinale d’origine amibienne dont il souffrit jusqu’à sa mort.
Les insuffisances de « la racine » ou la nécessité de mettre ce concept en
rapport avec « le rhizome » apparaît par ailleurs avec l’idée d’ « oralité » et de
« tradition » telle qu’elle est conjuguée ou confondue à volonté avec « la racine »
et « la pureté ».
En effet si l’on adopte le principe de la circularité du monde tel qu’il tend à faire
évoluer « la racine » vers « le rhizome » ou tel qu’il affiche le sens ou le non sens
de « la pureté », on constatera que « l’oralité » et « la tradition », fixées à « la
terre » fondent tout logiquement la symbolique du bateau négrier et de la
plantation et vis versa.
On sait que Ces espaces symboliques constituent les lieux communs de
« l’oralité » et de « la tradition » en ce qu’ils ont contribué à (ré) inventer
« l’oralité » et « la tradition » telles qu’elles existent avant la déportation et avant la
colonisation. Les éléments de la création peuvent donc, comme nous l’avons
montré dans des pages précédentes, servir à évoquer « des racines pures ». Mais
ils peuvent également permettre d’arracher la création littéraire des griffes de
l’exclusivité voire de l’exclusion.
On peut donc légitimement postuler à la fois d’un point de vue anthropologique et
dans un cadre sociologique que « l’oralité » et « la tradition » comme le bateau
négrier ont été détachées de « la terre africaine » pour atteindre les autres rives175
de la mer. Comme les produits de toute plantation, elles peuvent également fleurir
sur d’autres sols ayant la fertilité littéraire. A ce propos Glissant écrit encore :
C’est dans la plantation que, comme dans un laboratoire nous voyons le plus
évidemment à l’ouvre les forces confrontées de l’oral et de l’écrit (…) C’est là que
le multilinguisme, cette dimension menacée de notre univers pour une des
premières fois constatables, se fait et se défait de manière tout organique. C’est
encore dans la plantation que la rencontre des cultures s’est manifestée avec le
174 Voir Gounard (J F ) , Le problème noir dans les œuvres de Richard Wright et de James Baldwin, Ed Naaman, Sherbrooke, ( Québec, Canada), 1984, p.30-33 175 Glissant pense ainsi que « les grands livres fondateurs » n’ont jamais été que l’approfondissement du mystère de la racine, mais aussi une réalisation dialectique du
431
plus d’acuité, directement observable (…). C’est dans les prolongements de la
plantation, dans ce qu’elle a enfanté (…) que s’est forgée le plus ardemment la
parole baroque, inspirée de toutes les paroles possibles (…). La plantation est un
des ventres du monde (…)176
Pour dire les choses avec plus de simplicité, on peut établir que si « l’oralité » et
« la tradition » prennent un de leur sens dans le bateau négrier ou la plantation,
faisant partie des ventres du monde, l’esthétique orale et traditionnelle peut être
considérée comme relevant également de tous les ventres et/ou toutes les paroles
littéraires du monde. Ces items de la création littéraires peuvent alors traverser
toutes les frontières pour loger sur toutes les terres. Ils peuvent servir à (ré)penser
la littérature elle-même, en faisant en sorte que son fondement essentiellement
fixé à la dichotomie « oral≠écrit », induisant l’opposition hiérarchisante « racine
pure »≠ « racine inauthentique » soit ramené à une incontournable
complémentarité entre oralité et écriture. Ce qui traduit au niveau de la sociologie
de la littérature un renouvellement de la problématique de « l’oralité », de « la
tradition » et de « l’écriture » en considérant ces entités comme produits et
fondements non isolables, nécessairement liés à l’esthétique littéraire africaine
actuelle et au fonctionnement du champ littéraire africain dans ses contours
actuels.
Cela implique en outre une anthropologie critique et interrogative d’une certaine
anthropologie coloniale dont les points de vue sur l’espace, le lieu ou le territoire
sont définitoires de « l’être » et de ses « racines pures ».
Si l’on emprunte la démarche d’Amselle afin de déconstruire les fausses
oppositions de l’être ou des illusoires différences de l’essence, on pourra postuler
un renversement d’argumentation qu’on peut intituler dans leur ensemble :
« littérature et espace : pour une anthropologie topologique »177.
Il sera alors possible de percevoir comment la littérature se pose avant tout
comme « un espace d’échange », c’est-à-dire comment « la terre littéraire » est le
lieu d’une relation très active, mise en réseau de toutes les poétiques, de tous les
imaginaires, de tous les textes, théâtre de migrations, de mouvements de
retournement permettant de les définir également comme des livres de l’exil et de l’errance. ( Glissant, Poétique de la relation, p.27-28) 176 Glissant (G), Op.cit. p.89 177 Nous pensons ici à l’article d’Amselle, « Ethnie et espace : pour une anthropologie topologique » in Au cœur de l’ethnie, déjà cité.
432
populations (acteurs), de prêts et d’emprunts (échanges) des propriétés de la
création ou de mouvance de « la racine » dont la pureté demeure problématique
ou du moins n’est vraie que selon les règles et exigences du champ, conjuguant
pour les besoins de la cause, mythe du sujet – écrivain et mythe de la collectivité.
De même si l’on se situe au delà de la littérature, « la terre » devient l’espace de
toutes les dérives au sens noble du thème : lieu de tous les flux et reflux, donc de
toutes les « puretés originelles » en heureux péril, tant les sédentarités se muent
en nomadismes eux-mêmes se fixant en sédentarité, avant de s’éclater
insaisissables comme des « pores à tous les souffles du monde ».
En un mot, dans le champ littéraire africain actuel, tout comme dans le monde
actuel en mouvement les trajets de « la terre » sont multiples et divers. La réalité
de « l’origine » ou de « la racine pure » s’en trouve en conséquence diversifiée et
multipliée. Ce qui revient à dire que tous les écrivains possèdent le droit de
revendiquer « le sens de la terre » en prenant prétexte des présupposés,
(pré)construits autour des différentes catégories de la création littéraire (oralité,
tradition, écrit).
Dès lors Senghor/Césaire et Zadi/Pacéré peuvent revendiquer leur "origine
africaine" au nom de l’expérience partagée de la déportation, du bateau négrier et
de la plantation ; ils peuvent même proclamer inégalé l’aspect "oral" et
"traditionnel" de leur art littéraire, mais ils ne peuvent denier en prenant appui sur
l’argument de « la terre » ou de « la racine pure » le droit aux autres écrivains
comme par exemple St John Perse, Arthur Rimbaud, William Faulkner ou V.S.
Naipaul de revendiquer au même titre « la racine africaine ». En tout état de
cause, la manipulation de « la racine » et de « la pureté » au nom de « l’oralité »
et de « la tradition » n’a de sens que dans le cadre des expériences stratégiques
des écrivains ; elle ne peut à proprement parler servir à saisir le réel au risque
d’un décalage ou d’une contradiction avec celui-ci comme le montrent les
schémas suivants :
schéma 1 : L’AFRIQUE ET SES RELATIONS AU MONDE AU MOMENT DE LA
DEPORTATION :
433
Ici, ce rapport n’est pas en soi une circularité. Il prend plutôt l’allure d’une relation
triangulaire dont l’objectif final est « un dépeuplement – peuplement » à l’éthique
conquérante et non tolérante.
Schéma 2 : L’AFRIQUE ET SES RELATIONS AU MONDE APRES
LA DEPORTATION :
AFRIQUE AFRIQUE HORS AFRIQUE
AMERIQUES
AFRIQUE EUROPE
434
Dans ce cas-ci, on peut constater un prolongement de la « terre africaine » dans
des territoires non africains. Ainsi la « racine africaine » germera-t-elle par
exemple aux Amériques (communautés noires américaines, Antilles françaises et
anglaises), en Europe et en Asie, ne prenant son sens que par sa mise en relation
avec l’Afrique continentale.
Schéma3 : PERIODE CONTEMPORAINE :
Enfin on peut noter que la relation actuelle du/au monde prend la forme d’un
tourbillon cyclique traduisant le mouvement de tous les possibles et les possibles
de tous les mouvements, c’est-à-dire enfin de compte la réalité de tout possible
relationnel, définitoire des différents mouvements du monde ou du monde en
mouvement.
EUROPE AFRIQUE AMERIQUES AUSTRALIE ASIE
435
Par ailleurs ce renversement de perspective offre les conditions pour une efficace
réalisation et une nette saisie d’une des fonctions de la littérature dans le monde
actuel.
En effet, autant notre monde quotidien ne peut se lire que dans le cadre du cycle
mouvementé qui le fonde et le caractérise, autant ce monde lui-même dans son
fonctionnement est soumis depuis des lustres à d’étranges et sempiternelles
fixités : les équations comme « territoire – terre élue », « racine pure, origine
authentique ou inauthentique » semblent être une des causes principales des
ravages, des massacres et des génocides, que ce soit au niveau de la relation
entre l’Afrique et l’Ailleurs comme l’ont montré les auteurs du Livre noir du
colonialisme178 ou à l’intérieur même des territoires comme l’Europe de l’Est (
Yougoslavie, Bosnie), l’Afrique Noire (Rwanda, Burundi), l’Australie (le problèmes
des Aborigènes), aux Amériques (l’extermination des Indiens), l’Asie ( le génocide
cambodgien). Amselle écrit par exemple pour ce dernier cas179 que la révolution
cambodgienne fut avant tout une « auto dévoration » planifiée à partir de l’idée
d’une « racine dégénérée » qu’il conviendrait de « régénérer ». C’est ainsi que Pol
Pot et les Khmers Rouges s’érigèrent en médecins de l’âme et du corps du peuple
Khmer, corps social qu’il fallait absolument déparasiter afin de lui faire retrouver sa
« pureté originelle ». Les conséquences de cette horrible expérience sont
connues : il eut une déportation massive et une réduction de population en
esclavage ; sans compter l’extermination entre 1975 et 1979 de « 1700 millions de
personnes, soit plus de 20% de la population cambodgienne sur la base d’une
sélection raciale et sociale devant servir à un peuple régénéré ».180
Le rôle et la fonction de la littérature s’affirment et se précisent avec acuité
d’autant plus que ces horreurs du monde sont en soi une des conséquences de
l’échec constaté de la science (d’abord la philosophie greco-occidentale, puis la
science dite expérimentale et exacte, ensuite des sciences humaines et sociales),
dans sa prétention à pouvoir restituer la mesure exacte de l’Homme et du monde.
Aussi la pratique de l’art littéraire et la science des études littéraires doivent-elles
contribuer à répondre à la question fondamentale demeurée jusque là sans
178 Ferro (Marc) (sous la direction de), Le livre noir du colonialisme, XVI ème –XXIème siècle : de l’extermination à la repentance, Paris, Laffont, 2003, déjà cité. 179 Amselle (J. L.), Branchements, anthropologie de l’universalité des cultures, déjà cité 180 Amselle (J. L.), Op.cit., p.230 -233
436
réponse vraie du « comment être soi sans se fermer à l’autre et comment
consentir à l’autre sans renoncer à soi ».
Dès lors, une des tâches les plus évidentes de la littérature aujourd’hui, de l’art, de
la poésie ou de la critique littéraire c’est comme le propose encore Glissant de :
renverser la vapeur poétique, c’est-à-dire les imaginaires conçus jusque là qui
s’avèrent dangereuses (…) renverser l’ordre des choses, c’est dire aux
« humanités » que l’autre n’est pas l’ennemi et que le différent ne m’érode pas,
que si je change à son contact, cela veut dire que je me dilue en lui…181
Autrement dit, il s’agit pour le poète et le poéticien de se libérer des raisons
politiques, économiques et militaires, jusque là dominantes et sources de grandes
erreurs, pour influer sur l’imaginaire, la mentalité et l’intellect de l’humanité en lui
proposant « un imaginaire de la relation ». A ce prix, on découvrira non seulement
qu’à l’intérieur des cultures ataviques, les conflits ethniques cesseront d’apparaître
comme des absolus et que dans les pays créolisés, les conflits ethniques et
nationalistes ne seront plus des nécessités imparables.182
Mais on appréciera surtout à partir de la réflexion que nous venons de mener, la
nécessité de déconstruire certaines catégories de groupe comme « la racine » et
« la pureté » à l’œuvre dans le champ littéraire non pas en tant que vecteurs de
« vérité » mais en tant que des catégorèmes dont le sens et le non sens sont à
situer dans le cadre des stratégies des écrivains engagés dans le champ littéraire.
Nous venons de voir qu’en plus de l’argument de « la langue », de « la
nation » et du « peuple », la raison orale et traditionnelle dominante dans le cham
littéraire africain est également soumise à une expérience qui consiste à
manipuler, même dans les sens le plus osés « la racine » et « la pureté ».
L’efficacité de cette entreprise tient essentiellement à l’enfermement des écrivains
dans leur groupe d’appartenance, mais surtout au fait que les acteurs du champ
littéraire africain à cause des enjeux en jeu ont réussi à dire et à faire dire que leur
181 Glissant, Introduction à une poétique du divers, p.89-90 182 Glissant, Op.cit. Ibid.
437
entreprise littéraire est inséparable d’une sociogenèse. De ce fait ils se voient
attribués une fonction dont le principe premier est de « dire la société » tout en se
disant eux mêmes.
D’où la profusion d’une « pensée de la terre » qui, mal décodée peut entraîner les
propositions les plus illusoires ou erronées sur la littérature africaine francophone
d’une part et sur la mesure de l’Homme et du monde d’autre part.
Aussi, en les soumettant à une analyse "déconstructionniste", les catégories de
« la racine » et de « la pureté » apparaissent-elles non seulement comme
insuffisantes, voire inopérantes pour penser le monde, mais également comme
des éléments évoqués ou usités dans une perspective essentiellement stratégique
dans le champ littéraire et social.
Il ne saurait en être autrement de ce que nous appelons « la pensée du ciel » ou
l’argument du sacré comme nous allons le voir au chapitre suivant.
438
CHAPITRE III – L’ARGUMENT DU SACRE : LITTERATURE DES
DIEUX OU LA STRATEGIE D’UNE LITTERATURE « CULTUELLE »
Ce chapitre ne diffère pas en soi du chapitre précédent dont il semble être
un prolongement ou une variante.
En effet « la pensée de la terre » comme nous l’avons déjà dit ne prend son sens
complet que quand elle est mise en relation avec « la pensée du ciel ». Les deux
systèmes de pensée traduisent de façon identique les recherches ou les
triomphes communautaires. A la différence négligeable que « la pensée de la
terre » projette un enracinement ou une légitimité de la communauté "par le bas",
tandis que « la pensée du ciel » est un trajet retrouvé de la communauté "par le
haut" ou si l’on veut "du haut ver le bas".
Dans ce cas précis, le groupe ainsi chanté revêt quelques dimensions "sacrées",
et la littérature qui le représente n’est rien d’autre qu’une littérature prétendant à la
divinité et dont les modes d’expression, c’est-à-dire « l’oralité » et « la tradition »
sont supposées relever d’un registre religieux, voire "cultuel".
Sans être seulement une mise en scène, ces présupposés confèrent une valeur
symbolique aux communautés qu’ils désignent selon l’aperçu que nous livre J.P.
Chretien à travers son analyse du corpus des récits d’origine au Rwanda. Il
constate à cet effet que dans ces contrées, notamment entre le XIXe et le XXe
siècle, la plupart des récits sont construits autour d’une mythologie des origines
dont le lieu de prédilection réside entre « le ciel, les collines et l’Ethiopie »183. Les
deux personnages principaux et héros fondateurs de ces communautés des
grands lacs, Kigwa et Gihanga sont alors nommés respectivement « celui- qui -
tombe » et « le descendu » puisqu’ils seraient « descendus sur la terre par un
orifice de la voûte céleste »184.
Mais ces présupposés sont aussi la source d’une aura spécifique pour l’écrivain et
son œuvre.
183 Chretien (J. P.), in Histoire d’Afrique, les enjeux de mémoire, déjà cité, p.281 184 Chretien (J. P.), Op.cit. p.283. Précisons par ailleurs que « cette pensée du ciel » se retrouve dans plusieurs cultures africaines autres que celle du Rwanda. Il s’agit à notre avis d’une forme non systématisée des mythes hamitiques et sémites fondant l’imaginaire de certaines sociétés occidentales ou orientales se définissant comme « supérieures » ou « élus de Dieu »
439
Bien sûr, les écrivains du champ africain ne reprennent pas à la lettre ces mythes
d’origine ou cette « pensée du ciel », mais leur discours pour justifier de la validité
de leurs créations se fonde sur plusieurs variantes de « la pensée du ciel ».
Ainsi pour comprendre cette stratégie nous faudra-t-il insister spécialement sur
l’argument du « sacré » pour en repérer quelques uns de ses usages pertinents
dans le champ africain, avant d’analyser les limites ou même les « non – dits » de
cette présence du « cultuel » ou du rituel voire du religieux à partir de l’enjeu
présumé du rapport déterminant censé exister entre l’écrivain et sa communauté.
I. UNE PENSEE DU CIEL : LA RECHERCHE DU SACRE ET
DU SECRET
S’il faut savoir reconnaître aux études antérieures185 le mérite d’avoir su
repérer le caractère déterminant du « religieux » dans la littérature africaine, il faut
aussi pouvoir reprocher leur inaptitude à rendre efficacement compte de ce
phénomène ou du moins l’impossibilité pour elles de se libérer de l’emprise d’une
certaine anthropologie religieuse.
En effet, en contradiction avec l’histoire des religions186, une conception à priori du
problème « religieux » a structuré le monde de la croyance en deux blocs : le
monde africain sacralisé avec ses sujets, naturellement "homo religiosus" et le
monde occidental désacralisé dont les acteurs de l’espace seraient exempts de
tout comportement religieux, entendu alors à dessein comme "superstition".
Le non – dit de cette coupure, c’est de maintenir l’Afrique dans un supposé
archaïsme afin de proclamer inversement le caractère inégalé de "la civilisation
occidentale" , sure d’avoir vaincu sa part d’obscurantisme.
Le prolongement de cette pensée s’observa, comme on le sait, à partir de la
Philosophie bantou de Placide Temples, puis des travaux de Frobenius, récupérés
et investis dans un ordre du discours inversé par les Africains eux-mêmes. C’est
185 Voir par exemple l’Ecriture et le sacré,(textes réunis par J. F. Durand) déjà cité ou Jouanny (Robert), « Dimensions spirituelles de la poésie de L Senghor » in Durand (J. F.) (sous la direction de), Peguy-Senghor, la parole et le monde, Paris, l’Harmattan, 1996 186 Voir Eliade (Mircea), Le sacré et le profane, déjà cité Eliade (Mircea), Traité d’Histoire des religions, Payot, 1949
440
dans ce sens que La pensée africaine187 d’Allassane N’Daw, riche en préjugés
coloniaux et débordant de propositions mystificatrices trouva un échos favorable
auprès d’une frange de la recherche africaniste dont Senghor lui-même, heureux
de proclame à la face du monde "la richesse spirituelle africaine", voire le
caractère naturellement « religieux »188 de l’Africain.
A notre avis, pour mieux interroger « le religieux », il aurait fallu que la recherche
d’alors prit deux précautions :
D’abord emprunter la démarche de Mircea Eliade qui permet de comprendre que
« les faits religieux appartiennent à des cultures différentes mais relèvent d’un
même comportement qui est celui de l’homo religiosus »189 et surtout que
L’existence profane ne se rencontre jamais à l’Etat pur. Quelque soit le degré de
désacralisation du monde auquel il est arrivé, l’homme qui a opté pour la vie
profane ne réussit jamais à abolir le comportement religieux. (…) l’existence même
la plus désacralisée conserve encore des traces d’une valorisation religieuse du
monde.190
Ensuite, ces chercheurs, s’ils s’intéressent à la littérature et à son rapport au
« religieux » ou au « sacré » devaient se poser la question de savoir ce qui fonde
les écrivains africains, à la suite de Senghor à adhérer pour le compte de leurs
créations à « la mystique africaine », ou à revendiquer pour eux et leurs création
l’aspect « sacré » du monde. Ils auraient su ainsi que si « la manifestation du
sacré fonde ontologiquement le monde »191, elle peut fonder dans le cadre du
champ littéraire « stratégiquement et structurellement puis ontologiquement
l’écrivain et son œuvre »192.
Quels sont dès lors les usages du « sacré » dans le champ littéraire
africain ? Et comment ces usages prennent-ils prétexte de « l’oralité » et de « la
tradition » pour « penser le ciel » ?
Plusieurs éléments peuvent servir à réfléchir sur le « religieux » ou le
« sacré » dans la littérature africaine :
187 N’daw (Alassane), La pensée africaine, nouvelle édition africaine, Dakar, 1983 188 Il écrit par exemple en 1939 : « ce que le nègre apporte, c’est la faculté de percevoir le surnaturel dans le naturel », voir liberté I, p.27 189 Eliade (M), Le sacre et le profane, p.22 190 Eliade (M), Op.cit., p.27 191 Eliade (M), Op.cit., p.26 192 Nous le soulignons
441
Il y a des éléments extérieurs à la littérature ou à la poésie particulièrement, et il y
a ceux qui lui sont intérieurs, c’est-à-dire qui font partie de la "constitution
naturelle" du texte ou de la parole poétique.
Dans le premier cas, deux signes majeurs retiendront particulièrement notre
attention : « le masque » et « la forêt sacrée », métaphore généralisante du lieu
« sacré » (sanctuaire, fontaine, case, terre natale etc.).
En effet « le masque » constitue pour les cultures africaines une des marques de
« la non – homogénéité de l’espace »193 selon le postulat qu’a proposé M. Eliade.
Il est essentiellement le seuil ou la frontière qui fonde la séparation entre "l’espace
sacré" et "l’espace profane". Ainsi, de même que l’Eglise dans une ville permet le
passage d’un monde (profane) à un autre (sacré), après l’accomplissement de
quelques rites (prosternation, signes de croix, attitudes diverses de recueillement
ou de piété), de même « le masque » et l’univers culturel qui lui est inhérent
(totems, dieux, esprits, sacrifice) permettent la réalisation d’un tel passage. C’est
par le canal du « masque » et de celui qui l’incarne (le porteur) que la
transcendance s’exprime, notamment le voyage vers l’en-haut au cours duquel les
dieux descendent sur la terre et les hommes montent au ciel. Il apparaît dès lors
que « le masque » revêt plusieurs caractéristique :
Il est « secret » en ce que son porteur n’est pas toujours connu, ou du moins son
identité n’est jamais divulgué ; de plus, « le masque » ne parle pas, ou si l’on veut,
il ne parle que par personne interposée pour livrer un message destiné à une
assemblé spécialement au fait du secret de décodage du signe encodé.
Il est « sacré », car tout rapport au « masque » est absolument limité. Les enfants,
les femmes et les hommes non initiés n’on aucun rapport avec le personnage du
« masque ». De ce fait, « le masque » fait peur et c’est pourquoi il suscite son
expérience « crainte » et « angoisse ».194
Il est ainsi par exemple possible de rendre raison de cet aspect (sacré – angoisse,
secret – crainte) à partir de l’expérience de Michel Leiris.
193 Mircea Eliade écrit : « Pour l’homme religieux, l’espace n’est pas homogène, il présente des cassures : il y a des portions d’espace qualitativement différentes des autres (…) Il y a un espace sacré et un espace et par conséquent « fort » , significatif et il y a d’autres espaces , non -consacrés et partant sans structure ni constances, pour tout dire :amorphes. Plus encore pour l’homme religieux, cette non- homogénéité spatiale se traduit par l’expérience d’une opposition entre l’espace sacré, le seul qui soit réel, qui existe réellement et tout le reste… » 194 Voir Hausser (Michel), « Senghor, le sacré, l’angoisse » in L’écriture et le sacré, Op.cit. p.15-31
442
Comme on le sait, Michel Leiris a participé en tant que secrétaire – archiviste de
Marcel Griaule à la grande expédition ethnographique Dakar – Djibouti (1931 –
1943), à partir de laquelle il écrit son Afrique fantôme.195 Dans cette ouvrage se
présentant un peu comme un journal de voyage, Leiris rapporte les circonstances
dans lesquelles son groupe d’amis et lui-même ont fait main basse sur un nombre
impressionnant de « masques »196 et d’objets culturels. Traduisant ses émotions
face à chacun des rapts répétés à plusieurs reprises, l’auteur écrit d’abord :
La vapeur du sacrilège commence à nous montrer à la tête (…) et d’un bond nous
nous trouvons jetés sur un plan de beaucoup supérieur à nous-même.197
Ensuite :
Mon cœur bat très fort (…) car depuis le scandale d’hier, je perçois avec beaucoup
plus d’acuité l’énormité de ce que nous commettons.198
Conscient que « le sacré nage dans tous les coins », cette violation du « sacré »
entraîne chez l’ethnologue la peur de la transgression, si bien qu’il dû trouver
refuge dans un village retiré, avant de revenir poursuivre son forfait en dérobant
cette fois-ci « une statuette aux bras levés ».199
A partir de tout ce qui précède il va de soi que chez les écrivains du champ
africain, l’évocation et le recours au « masque » sont porteurs d’un certain nombre
d’intérêts spécifiques identiques à ceux que nous avons pu déceler au niveau des
instruments traditionnels de communication : on remarque en effet qu’aussi bien
chez Senghor/Césaire que chez Pacéré/Zadi le « masque » est toujours associé à
des objets comme « la cendre, le lait, le sang du poulet », fréquemment utilisés
dans les cultes ancestrolatriques ou animistes : Pacéré en donne un net aperçu :
195 Voir Leiris (Michel), Afrique fantôme, Paris, Gallimard, 1968 196 On trouve chez l’écrivain Malien Seydou Badian Kouyate in noces sacrées, la même thématique .En effet le vol d’un masque d’ancêtre le « N’tomo » devait provoquer de lourdes conséquences et pour les auteurs du forfait et pour la communauté africaine ainsi profondément lésée. De même, le cinéaste Ivoirien Kitia Touré rend compte dans ses réalisations d’une scène de sacrilège où des touristes européens violent l’interdit en allant jusqu’à porter le masque alors même qu’ils en avaient pas le droit. Les conséquences de cette impiété c’est qu’il fut impossible pour le touriste incrédules d’ôter le masque de sa tête. 197 Leiris (Michel) Op.Cit.p.82 198 Leiris (Michel), Op.Cit.p.83 199 Leiris (Michel), Op.cit. P.120
443
(…) Tout s’assombrit
sous le ciel de Zida
Ils allèrent un soir
Près de la forêt !
Elle tenait
De sa main gauche
Un poulet gris-cendré.
Elle portait
Sur la tête
Un canari débordant de dolo !
Ils allèrent un soir
Près de la forêt !
Et s’assirent
Le visage tourné vers le couchant !
Ils firent devant le fétiche
Que transporte
Une vierge enveloppée
Les incantations
De mille mélopées !
Ils offrirent le canari
(…)
Ils brisèrent
L’aile et la patte du poulet,
Pour que soient anéantis
Tous les ennemis de Timini,
Esprits lutins,
Mangeurs d’âmes
Tous les ennemis de Timini !200
La présence du « masque » influe donc considérablement sur l’atmosphère de la
création qui se confond dès lors à celle du « religieux », voire du « divin » à
travers les acteurs dont le milieu naturel semble être « le surréel » ; il s’agit bien
sûr du « masque » lui-même, mais aussi « des esprits – ancêtres », « des morts
du village »…
444
(…)
Au cœur de la place
Qui bat au rythme
Des peaux tendues des tam – tams.
Le peuple attend la venue
De ceux qui parlent le langage des morts.
Masques rouges
Masques blancs
Masques de sueur d’homme
Masques de rictus délirants
Masques de géhenne
Vous êtes la parole des hommes
Qui ne savent pas dire
Vous êtes le signe d’entre Dieu et Terre.
Vous êtes la danse qui plaide la réconciliation.
Masques noirs de sombres dessins
Masques hurlant d’ébène patiné de chairs
Vous êtes la transe qui libère
Vous êtes l’intercession
Vous êtes le verbe.
Alors, au creux du soir
Qui monte des entrailles de la terre
(…)
Les fils de l’homme retiennent leur souffle
Pour que s’accomplisse le passage…201
Le sens du « sacré » et du « secret » à travers le personnage du « masque »,
c’est en définitive, comme on le constate, des cérémonies initiatiques vécues dans
leur contexte "cultuel" (Senghor – Elégie des circoncis) ou des épreuves de
passage d’une vie ou d’un monde à l’autre avec une allusion spéciale aux
cérémonies rituelles (offrande aux génies protecteurs, au "fétiche tutelaire" –
Senghor/Pacéré - ) ; salutations et vénérations adressées aux Masques, aux
esprits ou aux ancêtres (Senghor – Césaire – Pacéré – Zadi) :
Le poulet blanc est tombé sur le flanc, le lait d’innocence s’est troublé sur les
tombes (…)202
200 Titinga (F P), Quand s’envolent les grues couronnées, p.42-43 201 Voir Bebey (Francis), in Georges Courrège, Masques et danses de Côte d’Ivoire, Paris, L’instant durable (ed), 1989, p.32
445
Le deuxième signe traduisant le « sacré » et « le secret » se perçoit à travers la
symbolique de la « forêt sacrée ».
En effet au delà de l’aspect imaginé de ce signe, il faut signaler que « la forêt
sacrée » est un lieu culturel identique à tout autre espace religieux : « la
mosquée » dans la croyance musulmane, « la synagogue » chez les juifs et « le
temple » chez les chrétiens.
Comme dans ces différents espaces institutionnalisés, l’accès à la « forêt sacrée »
nécessite des dispositions particulières, conforme à celles qui exigent le
franchissement de toute frontière entre deux mondes « profane » et « sacré ». La
« forêt » dans la culture africaine est dite « sacrée » parce qu’elle implique en
certaines de ses portions consacrées, comme le dit encore Eliade « une
hiérophanie »203, c’est-à-dire une irruption du sacré ayant pour effet de détacher le
territoire désigné du milieu cosmique environnant afin de le rendre qualitativement
différent. On peut donc dire que l’épisode biblique qui fait de « buisson ardent »204
de Moïse, prophète du dieu des juifs un endroit « saint », c’est-à-dire « sacré »,
est également perceptible dans la « forêt sacrée » ; car cette dernière impose
aussi en son sein le rite, la culte, voire des signes religieux ou un élément absolu
permettant de prouver que :
Quelque chose qui n’appartient pas à ce monde-ci s’est manifesté (…) et ce
faisant, a tracé une orientation ou a décidé d’une conduite.205
« La forêt sacrée » dès lors est dite « sacrée » parce qu’elle est habitée par des
forces ou figures ou manifestations du « sacré » (prière, esprit-ancêtre, totems,
danses et cérémonies rituelles), c’est-à-dire qu’elle contient la présence et le
pouvoir « du ciel ».
Chez Senghor/Césaire et Pacéré/Zadi, elle apparaît sous plusieurs formes non
pas en tant que reprises du signifiant « forêt » mais en tant que manifestations
diversifiées de son signifié :
202 Senghor, op. cit.p148 .On trouve pratiquement la même scène représentée chez Pacéré Titinga in Du lait pour un tombe, Paris, Silex, 1984 203 Voir Eliade (Mircea), Op.cit. p.29 204 « N’approche pas d’ici, dit le seigneur à Moîse, ôte les chaussures de tes pieds car le lieu où tu te tiens est une terre sainte », Exode III, 5 205 Eliade (M), Op.Cit., ibid.
446
Une première forme que nous avons nommée avec J-F Durand « la géographie
sacrée de l’origine ou de la terre natale » portant sur les macro-espaces auxquels
les écrivains étudiés portent un attachement particulier au point de les sacraliser. Il
s’agit des entités géo-anthropologiques réels comme « Joal/Fort de France,
Abidjan/Manega » métaphores particularisantes de « l’Afrique », sur lesquelles il
n’est pas nécessaire de revenir.
Une seconde forme insistant sur les micro-espaces pour leur conférer des sens
élargis. Ici on s’intéressera spécialement à l’image « aquatique » en tant que
« centre – sanctuaire » ou « point de gravité » susceptible d’aider à « ordonner le
monde »
Ainsi notons que le registre aquatique ne parcourt pas forcement les textes en tant
que "lieu d’adoration", mais sa valeur semble porter cette similitude dans un sens
où « l’eau » des auteurs africains est généralement une eau profonde, une eau
nourricière, une eau d’où jaillit toute vie comme « l’eau de la genèse » préexistant
à toute chose, où « l’eau du miracle » (les malades bibliques : paralytiques,
lépreux et non-voyants guéris par l’eau du Jourdain du temps Jésus. Celui-ci
transformant l’eau en vin ou baptisé dans le Jourdain) associée à l’apparition ou la
manifestation divine ( le St Esprit sous la forme d’une colombe). :
Au fond du puits de mon mémoire, je touche Ton visage où je puise l’eau qui
rafraîchit mon long regret206.
Césaire écrit aussi :
Et j’entends l’eau qui monte
La nouvelle, l’intouchée, l’éternelle
Vers l’air renouvelé
(…)
Et la mer fait à la terre un collier de silence,
La mer humant la paix sacrificielle.207
Le caractère « sacré » de "l’eau" telle que l’évoquent Césaire et Senghor (la
source du Simal ) est repris par Pacéré et Zadi affectionnant particulièrement les
dérivés de cette matière « sacrée », contenus souvent dans les substantifs 206 Senghor, Chant d’ombre, p.12
447
« sang », « liquide séminal » ou même dans l’image de la « grande pluie ». Avec
le premier, le sang du poulet sacrificiel rappelle « la forêt sacrée », tout comme
« la rivière » et « les pluies asséchées » permettent dans un sens inverse de
signifier la métaphysique ou la mystique, c’est-à-dire « le religieux » de « la
terre de Manega» 208:
Je suis né dans un village
Perdu des savanes
Dans la chaleur du Sahel
(…)
Ou la case comme le ruisseau
Le rocher comme la rivière
Ne sont pas comme ailleurs
(…)
Je suis né dans ce village
Perdu des savanes
Où la pluie nous vient des rivières.209
Zadi ne fait pas autre chose quand il fait sien le symbole de « la grande pluie »
qu’il convertit en une matière absolue dont le sens véritable est comme le dit
encore Eliade de « mettre fin à la relativité et à la confusion »210
Que je te salue en passant
O pluie diluvienne
Zoguehi-le-caméléon
(…)
Perle unique perle de l’ombre Kapré Zoukoutè
Que je te salue, Gbazza Madou Hibéro
(…)
Quiconque franchit la grande eau se nièle de chanter (…)211
Ailleurs, en traduisant le poète de l’oralité de son terroir, le vieil homme Madou
Dibéro auquel il s’identifie sans cesse et avec lequel il a même établi une mise en
relation poétique avec Césaire, Zadi écrit : 207 Césaire (A), « les pur-sang », in Anthologie poétique, p.89 208 Rappelons que « Manega » selon Pacéré signifie « la terre du fétiche » 209 Titinga (F P), Refrains sous le Sahel, p.13-15 210 Eliade (Mircea) Op.cit., p.30
448
Qui donc a sollicité en ce jour la pluie diluvienne
Qui donc a sollicité aujourd’hui l’énorme, étonnante et interminable pluie ?
Je dis
L’extraordinaire pluie diluvienne – Gnaore Gbaza Madou Dibéro – l’énorme,
étonnante et interminable pluie diluvienne qui, lorsqu’elle se déchaîne, est tel, que
nul n’ose sortir de sa maison…212
Le caractère « sacré » et « secret » de la littérature africaine peut être aussi
abordé à partir des éléments que nous considérons comme intérieurs au texte.
Mais en réalité ces éléments ne pourront être perçus et analysés qu’en ayant
recours non pas à une stylistique du texte (qui semble davantage être affaire de
"praxis") mais plutôt à « la poétique » entendue au sens de "thêoria" du texte,
c’est-à-dire l’ensemble des moyens par lesquels la parole devient un art poétique,
et l’art poétique s’érige en une pratique « fermée » : la parole poétique ou l’écriture
est alors présentée d’un côté comme « hermétique » au sens où Boubacar
Camara parlera de « poétique du mystique »213, et de l’autre sous forme de
coupure oppositionnelle « parole/silence » renvoyant à « chose dite »/parole
secrète.
Dans tous les cas il s’agit d’une amplification jusqu’au seuil du « religieux » de
"l’oralité" et de "la tradition" dans le cadre de la création poétique. Dans le premier
cas, il faut revenir aux propositions des philosophes, des critiques, des théoriciens
de l’art et de la littérature dont le principe a été de faire de « la poésie une pratique
par essence « hermétique », « close », « impénétrable », « ésotérique ».
On se rappelle à cet effet l’intérêt que Roman Jakobson214 a porté à Stéphane
Mallarmé. Ce dernier étant considéré dans le champ français comme origine et
adepte du cheminement qui consiste à découvrir derrière la langue du poète et le
symbole des mots une « vérité cachée » non accessible à tous.
211 Zadi Zaourou (Bottey), Fer de lance, p.22-27 212 Zadi Zaourou (Bottey) Césaire entre deux cultures. Déjà cité, Il y tente une grammaire du nom du poète en traduisant pluie = Bero, pluie = parole, Bero = parole et inversement. 213 Camara (Boubacar), « La poïetique de l’élan mystique chez L S Senghor, » in l’Ecriture et le sacré, p.59-78 214 Voir Verrier (J) Tzvetan Todorov, du formalisme russe aux morales de l’Histoire, Paris, B.Lacoste, 1995
449
On sait aussi l’admiration et l’intérêt que Senghor a portés à ce poète réputé
« hermétique » par la critique d’alors et dont les textes dit-on effrayait les étudiants
et tous les amateurs de poésie française.
Dans une communication215 livrée devant les membres de l’Académie
Mallarméenne à Dakar en décembre 1981, Senghor trouvera un lien216 entre la
poésie de Mallarmé et la poésie traditionnelle négro-africaine. Le poète français
devient ainsi comme les griots de la tradition orale « un maître des choses
cachées ».
Chez lui :
La parole essentielle […] est autre chose qu’un moyen terme entre deux esprits ;
elle est instrument de pouvoir. Son but est d’émouvoir au sens le plus fort,
d’ébranler les âmes jusqu’en leurs dernières profondeurs.217
Comme chez Mallarmé, une des caractéristiques principales de la poésie négro-
africaine devient son « hermétisme », son « obscurité », voire son aspect
« illogique » pour l’esprit non averti. Mieux, chez le négro-africain :
Le mot […] cesse d’être un simple instrument de communication ordinaire […] pour
devenir […] une sorte de bâton magique capable de fouiller au plus profond de
notre être qu’il ébranle…218
Etant devenu un credo dans la création poétique des pionniers,
(Senghor/Césaire), l’argument de « l’hermétisme » servira également aux
prétendants, Zadi avec sa théorie du « mot africain » et Pacéré convaincu du
caractère « caché » de la phrase du Tambour et/ou de sa poésie. Les textes des
écrivains (poètes) du champ africain se définissent donc « hermétiques »pour trois
raisons principales :
D’abord ils prétendent à une proximité avec « les sources divines » (Dieu –
ancêtre – esprit – groupe d’appartenance) :
215 Voir Senghor « Pour une lecture négro-africaine de Mallarmé » in Liberté I, p.145 216 Il y a cependant une différence notable entre la visée Mallarméenne qui est « un art pour l’art » et la vision négro-africaine qui fait de la poésie un art fonctionnel. 217 Senghor, citant Marcel Raymond in Liberté V, ibid. 218 Senghor, Op.cit. p.148
450
Ainsi, est-ce Dieu lui-même qui, par son inspiration, confond en une symbiose
miraculeuse, la parole du poète et le verbe divin…219
Ensuite ils sont dits « mystiques », c’est-à-dire qu’ils sont susceptibles d’établir un
lien entre l’invisible et le visible. On comprend dès lors que la fonction première de
cette parole est de « cacher » en révélant :
La fonction fondamentale de la parole est de cacher. Cacher n’est pas une fin en
soi et contient, implique le fait de révéler. La parole fonde ainsi l’initiation dans la
nécessité220.
Enfin ils sont soumis à une présomption d’efficacité (performants et performatifs)
sur le destinataire pour qui ils deviennent « des paroles plaisantes au cœur et à
l’oreille » en lui faisant subir une mutation initiatique qui lui permet d’opérer « le
passage » d’un monde à un autre (profane sacré). On pourra donc dire encore
avec Boudacar Camara que la qualité de l’œuvre poétique des poètes africains se
mesure à « l’élan mystique » qu’elle provoque chez le lecteur. Cette qualité
s’apprécie surtout en terme de « réussite ou d’échec mystique » :
Il ne s’agit pas pour le critique de dire ce qu’elle signifie, mais pourquoi et en quoi
elle est belle […], pourquoi et comment nous sommes émus par ce poème.221
Dans le second cas, « le sacré » et « le secret » prennent leur sens dans
l’antithèse parole/silence. Mais cette antithèse semble constitutive de tout art
poétique.
En effet dire que la poésie africaine (comme tout autre poésie) est
fondamentalement « parole », c’est aussi reconnaître que ce langage
N’est toutefois pas seulement instrument de communication, il est expression par
excellence de l’être force, déclenchement des puissances vitales et principe de
leur cohésion. Sur le plan métaphysique, le verbe est créateur par la parole de
Dieu, et création continuée par le souffle humain, c’est-à-dire l’âme […] non
seulement la parole rythmée est à l’origine du monde, mais encore elle constitue le
219 Senghor, Poèmes, p.363 220Senghor citant Alassane N’daw in Poèmes, p.366 221 Senghor, Liberté III , p.428
451
tissu ontologique dont est fait l’univers. Etre force, verbes prennent ici l’allure des
synonymes.222
Inversement, dire de cette poésie (parole) qu’elle aussi « silence », c’est non pas
extraire "la parole" de l’artefact poétique, mais c’est désigner une autre dimension
de la parole poétique.
En effet le silence est le phénomène qui cache une "parole" (parole non dite,
parole secrète) qui n’étant moins "parole" pour autant oblige les poètes à devenir
« des auditifs »223 :
Il est probable que le poète ne peut parler que d’une seule chose, de l’unique
mystère qui habite ses cavernes et ses labyrinthes, l’obsède, le fascine, le
foudroie ; mais finalement le mène (…) jusqu’au centre de ce silence où
commence la seule parole importante : celle qui justifie l’homme.224
Autrement dit, « silence » et « parole » en poésie sont non isolables : l’un étant
l’origine de l’autre et l’autre étant le prolongement de l’un, les deux renvoyant en
définitive à la même réalité du « sacré » et du « secret ».
Ici on ne pourra saisir cette réalité qu’en analysant spécialement la place de « la
prière » chez les auteurs étudiés. « La prière » demeure effectivement une
« parole silencieuse », c’est-à-dire une parole dite dans le silence de la
communication poétique. Le silence est donc "une parole muette", ou cachée ou
secrète.
Qu’importe que la prière observée chez Senghor/Césaire ou Pacéré/Zadi soit
« pieuse » ou « féminine » ou « virile » ou « guerrière »225 ; l’essentiel étant de
repérer et de révéler la présence de "la prière" en tant qu’attitude poétique
"silencieuse".
Suivant la démarche proposée par un mythe africain selon lequel « l’artiste – le
poète – le musicien – le sculpteur travaille au perfectionnement de Dieu qui a ainsi
besoin de lui », Senghor et ses pairs (Césaire, Pacéré, Zadi) ont construit « la
prière » du poète comme "un silence parlant" où une "parole silencieuse", somme
222 Voir Thomas (Vincent) et Luneau (René), Les religions d’Afrique noire, Paris , Fayard, 1969, p.17-18 223 Voir Senghor, préface à Ethiopique, Œuvre poétique, p.161 224 Senghor, « Lettre à trois poètes de l’hexagone » in Op.cit. p.377 225 Voir notamment Bérenguier (Herve) « richesse folklorique dans l’œuvre de Césaire et de Senghor », congrès mondial des littératures de langue française, Padoue, Mai 1983
452
toute intime avec les dieux dont la figure se confond souvent à celui des chrétiens
avant de se muer insaisissable en des dieux africains d’avant l’irruption des
religions révélées (islam, christianisme).
C’est pourquoi chez Senghor "la prière" a lieu tantôt dans la nuit de Sine, dans
Un silence sacré labouré par le tam-tam du chant de l’initié, silence sur l’ombre …
sourd tam-tam… tam-tam lent… lourd tam-tam… tam-tam noir.226
Tantôt elle se déroule en présence d’un dieu "invisible" ou non visible par tous,
mais dont la parole "silencieuse" est une parole "dite" au/pour le poète :
Seigneur ! si je Te parle, Toi qui es l’obscure présence (…)
Toi qui es l’oreille des souffles minimes, qui entends les chuchotements nocturnes
au dedans des cases (…)
Ecoute leur voix seigneur !227
Ou alors elle prend l’allure de confidences entre « gens du ciel » :
J’ai consulté les blancs vieillards tout fleuris de sagesse
J’ai consulté Kotye Barma et les Maîtres-de-silence
J’ai consulté les devins du Bénin (…)
J’ai consulté les grands prêtres du poéré aux Etats du Mogho – Naba
J’ai consulté les initiés de Mamangètye au sanctuaire des serpents.
Ils m’ont dit leur silence, la stupéfaite obscurité de leurs oreilles.228
Césaire établit aussi à travers « ses prières » un rapport "naturel" entre d’une part
"Dieu" et "le poète" et d’autre part au moyen d’un simple syllogisme entre "Dieu"et
"le poète négro-africain". D’où la propension chez lui à vouloir monopoliser « la
gorge de Dieu », c’est-à-dire "le centre du monde" poétique qui est le sien, cet
espace sacré qu’il n’entend guère laisser "coloniser". C’est sans doute dans ce
sens que l’on peut entendre son adresse à St John Perse :
Mais qui tourne ma voix ? Qui écorche ma voix ? Me fourrant dans la gorge nulle
crocs de bambou. Nulle pieux d’oursin.
226 Senghor, Oeuvre poétique, p.125 227 Senghor,Op.cit. p.68 228 Senghor, Op cit., p.179
453
C’est toi sale but du monde. Sale but de petit matin. C’est toi sale haine. C’est toi
poids de l’insulte et cent ans de coup de fouet.229
Si l’intimité à "Dieu" est le propre de tout poète négro-africain ou de tout artiste se
réclamant de l’Afrique, alors Saltani Bernousi a sans doute raison de considérer
tout le Cahier de Césaire comme « une prière » :
Au bout de ce petit matin, ma prière virile230
Mieux comme un espace pas uniquement traversé de cris de colère ou autres
vociférations, mais également comme un lieu de "silence" profond :
Du fond d’un pays de silence
D’os calcinés de serments brûlés d’orages de cris retenus et gardés au museau
D’un pays de désirs irrités d’une inquiétude de branches de naufrage (le sable très
noir ayant été gavé de silence étrange)…231
Pacéré et Zadi n’échappent pas à cette cohabitation avec « les dieux » :
On le sait, le premier fait de ses textes poétiques « une parole cachée », c’est-à-
dire "un échange fermé" avec les ancêtres ou les dieux de l’Afrique animiste, "un
chant d’ombre" ou "refrain du Sahel" dont les phrases et les silences sont des
messages codés, dont le mystère ne peut être décrypté que par le seul poète
initié au langage du Tambour. Le second entend également faire de son art un
objet sacré dont les phrases, le lexique, le langage et les images ancestraux et/ou
divins, les rites et les cultes sont un "silence en creux" pour le non initié, ou un
"silence en plein", c’est-à-dire un message encodé pour les initiés, rompus aux
choses cachées de la communication entre le poète et les dieux.
Il est manifeste que « le sacré » et « le secret » sont constitutifs de la création
littéraire des auteurs du champ africain. Par leur présence, ils engendrent le "rite"
et le "culte" voire "le religieux", notamment à travers une amplification ou un
élargissement de l’argument portant raison orale et traditionnelle dans la
perspective de la "vie" du champ littéraire. Mieux, ils instaurent sur terre la
présence du « ciel » voire la pertinence d’une « pensée du ciel » sans doute
229 Césaire (A), Cahier, p.29 230 Césaire (A) , Op.cit. p.46 231 Césaire (A), Anthologie, p.196
454
profitable au groupe que l’écrivain représente du point de vue de l’imaginaire
collectif. Mais « le sacré » et « le profane » semblent surtout être des produits du
sujet-écrivain, dont on ne peut saisir le sens qu’en interrogeant ses "non-dits".
II. SCRIBE – PRETRE OU PROPHETE ? LA LITTERATURE
COMME UN CULTE PROFANE
Il ne s’agira plus ici de débattre du caractère « vrai » ou « faux » du
"religieux" dans la littérature.
Le fait indiscutable étant qu’il y a comme nous venons de le montrer un usage
visible et pertinent du fait religieux dans le champ littéraire africain.232
Mais si le critique devait adhérer à la croyance au/du religieux (le sacré, le
mystique, la divination), il serait incapable de retrouver la nature
fondamentalement créative, c’est-à-dire « artistique » de la littérature. Ainsi,
comme dans les réflexions précédentes, nous faudra-t-il garder à vue la notion de
« stratégie » si nous voulons parvenir à saisir efficacement le sens de « la pensée
du ciel » chez les auteurs du champ africain. Notre démarche consistera donc ici
dans un premier temps à situer l’évocation du « ciel » (le sacré, le secret) dans la
relation déterminante qui lie l’écrivain à sa communauté ou à son groupe
d’appartenance. A cette occasion on discutera du sens du « religieux » en ayant
recours à ce que Mouralis , analysant « les conversions religieuses » opérées en
Afrique coloniale et postcoloniale, depuis la présence du « missionnaire » dans les
sociétés africaines a nommé « la dialectique de l’être et du devenir »233. On pourra
alors interpréter le « religieux » dans le champ africain comme une réponse des
écrivains à « la situation religieuse » des communautés africaines confrontées
depuis des lustres à plusieurs types de propositions religieuses dites « révélées et
imposées de l’extérieur. 232 Répétons que le religieux (sacré, mystique ,divination) est une prétention de toutes les littératures à certains moments de leur histoire sans que cela ne conduise nécessairement à la proclamation d’une « sainteté » de l’écriture littéraire.
455
Dans un deuxième temps, le sens du « ciel » peut être rendu à partir de la logique
spécifique du « champ littéraire ».
Par une amplification de « l’oralité » et de « la tradition » poussées jusqu’à la
sacralisation, l’enjeu de l’écriture n’est plus seulement de prétendre dire la
communauté, mais également de se construire « une dignité poétique ». Dans ce
sens, croire que la littérature africaine est « sacrée » et relève du « secret » ne
contribue évidemment pas à l’émergence d’un corps d’écrivains de talent pouvant
être reconnus comme « artistes ». Mais inversement, quand ceux-ci (les écrivains)
font du « religieux » une stratégie de création, ils bénéficient à n’en point douter de
« l’aura » voire du capital que procure dans le champ social en général et dans le
champ littéraire en particulier tout argument du « ciel », comme peuvent en
témoigner les figures auréolées, revendiquées et vénérées des « gens du ciel »
notamment « le prêtre » et « le prophète ».
Deux contextes peuvent aider à restituer leurs sens à la présence du « religieux »
dans le champ littéraire africain.
Un contexte d’ordre général lié au fait colonial et postcolonial et un contexte
particulier rendu par la « réponse » des écrivains du champ africain à la
« problématique religieuse » en Afrique.
On sait pour ce qui est du cadre général qu’une des propositions majeures faites
par les Etats coloniaux et postcoloniaux aux sociétés africaines réside dans la
prétention de ses Etats à être comme le dit Mbembe « théologien, c’est-à-dire
proclamateur et interprète attitré de la vérité révélée »234. Le christianisme
considéré à certains égards comme un appendice du colonialisme est alors érigé
en « régime unique de vérité » et le missionnaire devient « un fonctionnaire du
sacré » dont l’œuvre reste indissociable de l’ambition colonialiste. L’enjeu de cette
« confrontation » étant bien entendu d’amener le colonisé, "l’indigène" ou l’Africain
à abandonner sa vision du monde et son mode de vie (sa représentation de Dieu
et du rapport à Dieu et partant sa perception de l’Homme impliquant la définition
de son rapport à l’Homme) pour adopter une nouvelle conception de Dieu et de
l’Homme voire une nouvelle religion.
233 Voir Mouralis, (B), « Aliénation, conversion, souffrance :réflexion sur quelques témoignages africains ». inédit p.3 234 Voir Mbembe (Achille) , Afriques indociles, Christianisme, pouvoir et Etat en société post coloniale, Paris, Karthala, 1998, p.13
456
Il va de soi qu’en tant qu’entreprise colonialiste, l’œuvre chrétienne, c’est-à-dire le
discours et l’action du missionnaire ont reposé essentiellement sur une pratique
symbolique de la « violence »235.
Cette violence n’est peut être pas textuellement celle qu’ont subie les Indiens
d’Amérique du Nord236, « convertis » de force au christianisme avant d’être jetés
aux chiens, ou encore celle qu’ont instaurée les Mahométans, obligés de recruter
leurs ouailles au terme d’une « guerre sainte », mais elle n’est pas moins une
« violence » en ce que ses mécanismes et effets de contraintes, d’influence et de
domination touchent à la fois au corps, à la psychologie et aux institutions
sociales, culturelles et politiques. La violence chrétienne et/ou coloniale sur « le
corps » n’a pas manqué d’attirer même l’attention de Raoul Allier, un adepte
proclamé et reconnu de la « conversion chrétienne » du Noir africain. A travers
son ouvrage qu’on peut interpréter comme une défense et illustration de la foi
chrétienne, La psychologie de la conversion,237 il dénonce de façon passagère
« chez les blancs une soif étrange d’exterminer »238.
Mais c’est surtout chez les écrivains africains comme Mongo Beti que l’on peut
constater un net réquisitoire établi contre l’institution chrétienne.
Le pauvre Christ de Bomba239 apparaît ainsi comme un paradigme pertinent de la
dénonciation d’une nouvelle religion introduite en Afrique et dont les dogmes
auraient un retentissement tragique240 sur les africains et leurs visions du monde.
Mongo Beti ne manque donc pas de fustiger dans cette œuvre dont l’action se
situe autours de 1930, c’est-à-dire en pleine période coloniale, « la violence »
inhérente à l’entreprise chrétienne : 235 Entendu que la pratique et la symbolique de « la violence » sont le propre de tout système colonial et dont a hérité particulièrement « la post colonie » pour le cas africain. Voir Mbembe (A ) , De la postcolonie, essai sur l’imagination politique dans l’ Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000.Voir spécialement le chapitre intitulé « Esthétique de la vulgarité » p.139-186 236 Voir N’diaye (Pape) « l’extermination des indiens d’Amérique du Nord » in Le livre noir du colonialisme, déjà cité. 237 Allier (Raoul), La psychologie de la conversion chez les peuples non- civilisés, Paris, Payot, 1925 238 Allier (Raoul) Op.Cit, p.33 239 Beti (Mongo), Le pauvre Christ de Bomba, Paris, présence africaine, 1976 240 Chinua Achebe dénonce ainsi la culture chrétienne de la culpabilité et de la guerre entre le bien et le mal, le Blanc et le Noir, incarnée par le révérend James Smith , lequel « voyait dans le monde un champ de bataille où les enfants de lumière étaient engagés dans un conflit mortel avec les fils de l’ombre . Il parlait dans ses sermons des agneaux et des boucs, du bon grain et de l’ivraie .Il mettait sa confiance dans le massacre des fils de Baal » Voir Achebe (Chinua), Le monde s’effondre, Paris, présence africaine, 1966.
457
Cette violence porte d’abord atteinte à l’intégrité physique des populations,
notamment avec épisode de la route que l’administration devait faire construire
pour non seulement désenclaver la région mais aussi pour aider le projet
missionnaire du père. Ce dernier n’a pas moins recours à la violence physique
dans l’accomplissement de son "ministère" : il a par exemple recours à une main
d’œuvre non payée pour construire les bâtiments de la Mission.241 Il n’hésite pas à
exploiter les jeunes filles de la « sixa » (une maison qui abrite les jeunes filles
fiancées et dont la fonction est de les préparer au mariage chrétien) en les
contraignant à des travaux particulièrement pénibles, « des travaux manuels de
plus de dix heures ».242
En outre, de même que le pouvoir colonial et postcolonial selon Mbembe243
entendait par la violence exercée sur les corps des sujets, contrôler et dompter
ces corps, de même « le fonctionnaire du sacré », dans l’œuvre de Mongo Beti,
pousse la violence jusqu’à s’approprier en vue de le gérer le corps des africains
convertis au christianisme : D’où la sévère correction que le missionnaire
administra à Catherine, une jeune femme, accusée d’avoir séduit le mari de
Clémentine :
Le R.P.S a fait donner une longue fessée à Catherine par le catéchiste local. Le
catéchiste faisait claquer sa longue baguette de rotin sur les fesses de Catherine et
Catherine se tordait et pleurait… »244
Mais la violence sur le corps s’accompagne aussi d’une violence psychologique
en ce qu’elle transforme les sujets en bouleversant leurs structures mentales, en
les rendant « étrangers » à eux-mêmes.
Voir aussi Mbembe analysant « le retrait du monde » Chrétien à partir d’une « conception dramatique de l’existence humaine » fondée sur la « théologie de la malédiction ». Mbembe (A), Afriques indociles, p.72-73 241 Beti (Mongo), Op.cit.p.53 242 Beti (Mongo), Op.cit. p.14 243 Achille Mbembe postule que si la violence en période coloniale s’exprimait principalement par le fouet et la chicotte dans le but de posséder le corps du nègre, le policer pour accroître la productivité, elle perdure en postcolonie lorsque l’autorité réquisitionne les corps des populations (luxure, ripaille, chants, danses et trémoussement au soleil) pour les faire participer aux fastes et aux splendeurs du commandement ou lorsque la même autorité dispose du corps par brimade (punition, interdits, brutalités policières) au nom de « l’ordre ». Voir Mbembe (A) , De la postcolonie, Op.cit., ibid 244 Beti (M) Op.Cit., p.171
458
Dans l’œuvre de Mongo Beti, le missionnaire, toujours adepte de la violence se
saisit de Sanga Boto, accusé de maléfice, qu’il traîne jusqu’à l’Eglise pour le
soumettre à un humiliant exorcisme :
[Dieu] exige tout d’abord que tu révèles à ces chrétiens, à ses enfants, tous les
mensonges, toutes les supercheries dont tu t’es servi pour les abuser. A cette
seule condition, il te pardonnera tous les péchés (…) ouais ! et Sanga Boto a tout
avoué, tout. Il parlait d’abord bas et R.P.S. lui a commandé de parler haut, et
aussitôt il a élevé la voix : il obéissait comme un enfant. Il a tout avoué ; et son
miroir qui n’était qu’un miroir comme les autres et ses Simagrées qui avaient pour
but d’impressionner les gens. »245
Le père missionnaire est encore plus violent face aux éléments de la culture
africaine qui lui paraissent incompatibles avec le christianisme. C’est ainsi qu’en
visite dans un village, il entre dans tous ses états en entendant une fête
« païenne » et va avec ses catéchistes à l’encontre des fêtards dont il entreprend
de briser les instruments de musique :
Le R.P.S. n’a pas hésité ; il s’est précipité sur les xylophones rangés un peu à
l’écart. Il les a mis en miettes. Ensuite, il s’en est pris aux tam-tams, mais ils sont
plus difficiles à briser. Le R.P.S. saisissait un tam-tam à plein bras ; il le soulevait
et le laissait retomber avec un cri terrifiant. Il n’avait pas réussi à briser un seul
tam-tam lorsque le chef a surgi de sa case comme une grosse bête furieuse. »246
Plusieurs paradigmes autres que celui de Mongo Beti ont cours dans le champ
littéraire africain autour de cette problématique du divin. En effet si certains
écrivains choisissent de représenter « le fonctionnaire du sacré », d’autres247
suivant l’image classique du "missionnaire blanc", en font une projection interne en
le « négrifiant ». L’homme de Dieu devient alors un prêtre africain, mais dont les
245 Beti (Mongo), p.105 246 Beti (M), p.77 247 Il y a pêle-mêle Mudimbe (V.Y.), Entre les eaux, Dieu, un prêtre, la révolution, Paris, présence africaine, 1973 Bandama (Maurice), La bible et le fusil, déjà cité Bolya (F. B.), Cannibale, déjà cite Yavoucko (Cyriaque), Crépuscule et défi, Paris, l’harmattan, 1979 Moussa (Konaté), Une aube incertaine, Paris, présence africaine, 1985 Ela (jean Marc), Le cri de l’homme africain , questions aux chrétiens et aux Eglises d’Afrique (Essai), Paris, l’Harmattan, 1980
459
pratiques et les expériences socio-religieuses ne diffèrent pas de celles du père
Drumont, une des figures centrales de la conscience chrétienne dans l’œuvre de
Mongo Beti.
Mais malgré tout, ces différents paradigmes semblent tous fournir la même
analyse : à savoir, percevoir la question de la présence de l’église en Afrique et de
« l’Afrique dans l’église »248 en terme de « conversion, d’aliénation et de
souffrance »249, c’est-à-dire comme le pense Raoul Allier, selon un processus qui
soumet la personnalité à une « crise profonde », à un état d’antagonisme, voire de
belligérance de deux « consciences » distinctes au terme duquel une « souffrance
morale » s’ensuit qui devait conduire à « l’agonie » d’un des « moi » :
L’acceptation du nouveau motif de vie n’est pas possible sans une condamnation
formelle, sans une répudiation totale du moi ancien. Un moi nouveau va surgir :
c’est entendu ; mais il faut d’abord que le moi ancien soit voué à la mort. […] les
deux « moi » ne peuvent vivre à côté l’un de l’autre. Il faut que l’un tue l’autre (…) il
semble que sans cette mort, la naissance à la vie véritable ne soit point
possible…250
Frantz Fanon traduit dans un autre contexte, le résultat de cette "confrontation"
par l’expression « une mise au tombeau de l’originalité culturelle » du peuple
vaincu, c’est-à-dire « convertis ».
Il semble que la réponse des écrivains africains à la question religieuse en Afrique
se soumet à ce postulat. Le cas particulier de Senghor/Césaire, Zadi/Pacéré, ainsi
que les dépassements qu’ils opèrent nous donneront sans doute une idée plus
précise du sens du religieux dans l’écriture littéraire africaine.
Le premier constat qui apparaît en observant la présence du sacré (du divin) dans
les œuvres senghoriennes et césairiennes est celui de malaise apparent comme
on peut le noter chez tous les sujets africains confrontés à l’expérience de
« l’altérité religieuse » : Quels rîtes faut-il adopter ? Et quel Dieu invoquer ? Le
Dieu « vainqueur »251, c’est-à-dire le Dieu des chrétiens étant « un Dieu
248 En référence au titre du père Mveng -voir Mveng (Engelbert), L’Afrique dans l’Eglise. Paroles d’un croyant, Paris, l’harmattan, 1985 249 Mouralis (B), loc.cit. 250 Allier (R), Op.cit. p.431-433 251 Mbembe écrit à ce sujet : « Le christianisme colonial a échoué à imposer son hégémonie symbolique sur les sociétés vaincues au cours de l’affrontement colonial. La domination qu’il a pu établir sur les registres religieux ancestraux est imparfaite puisqu’elle recouvre une partie
460
jaloux »252, comment se réclamer africain sans le trahir et inversement comment
se définir « chrétien » sans avoir le sentiment de renier l’Afrique ou d’être étranger
à soi-même ?
D’où la présence ou la cohabitation des divinités judéo-occidentales et africaines
dans les textes de ces deux pionniers des littératures africaines francophones. La
démarche chez eux ne consiste pas tant à rejeter le christianisme sur le modèle
Rimbaldien :
Je ne suis pas de ce peuple-ci
Je ne suis pas un chrétien
Je suis de la race qui chantait dans le supplice
Je suis une bête, un nègre
J’entre au vrai royaume des enfants de cham (…)
Cris – tambours.
Dans, danse, danse, danse !...253
Mais à mettre en "situation" toutes ces divinités que le discours religieux
occidental a posées comme "antipathiques".
La « prière aux masques » (marques visibles des divinités ancestrales africaines)
et la « prière de paix » adressées à « Jésus Christ », figure de la divinité
chrétienne ou encore les « injonctions » et « convocations » (prières césairiennes)
adressées d’abord aux « ancêtres », aux « dieux africains », ensuite au dieu
chrétien accusé d’inaction au moment des « sodomies monstrueuses de l’hostie et
du victimaire »254 (grandes galères d’un peuple forcé, enchaîné et bestialisé)
commises en son nom et sous ses yeux sont peut être la preuve d’un « amour
catholique »255 prônant une morale tolérante, ou l’alternative d’un syncrétisme
religieux au sens de juxtaposition ou de cohabitation :
seulement des diverses sphères qui constituent le champ symbolique et matériel des mondes indigènes. En outre , certaines des positions acquises à l’époque coloniale sont désormais menacées par de nouveaux facteurs et agents qui soit les érodent, soit les éventrent, (…) le vecteur chrétien doit totaliser son emprise et achever sa pénétration des sociétés noires en se « convertissant » aux idiomes et aux systèmes ancestraux de représentation et de fréquentation du monde » Mbembe (A) , Afrique indocile, p.11 252 Voir « l’épisode du veau d’or » in Exode 32-33 253 Voir Rimbaud (Arthur), « Mauvais sang » in Poésie, une saison en enfer, Illuminations, Paris, Gallimard ,1998, p.128-129 254 Césaire , Le cahier, p.13
461
Ne soyez pas de dieux jaloux, mes pères. Laissez tonner Dzeus-Upsibrémétès,
que Jéhovah embrasse le superbe des villes blanches…256
Ou d’emprunts réciproques de principes religieux :
Que descendent les anges peuls, de son trône d’ivoire la vierge et ses mains de
paix noires257
Mais cette « mise en situation » des divinités en "confrontation" perpétuelle, peut
surtout s’interpréter comme un langage africain du religieux, en tant que réplique à
la prétention chrétienne ou occidentale à (de)tenir un discours « vrai et
indiscutable » sur « le divin ». Cette réplique en mettant en présence permet de
percevoir le malentendu historique ayant présidé à l’entreprise chrétienne, lequel
malentendu semble être à notre avis, la cause étiologique de ce qu’à la suite de
Raoul Allier, Bernard Mouralis nomme « aliénation et souffrance ».
En effet contrairement à ce qui est communément admis sur ce sujet, « l’aliénation
et la souffrance » qu’engendre « la conversion » au christianisme n’est pas le lot
des seuls africains. Elles constituent des malaises vécus également par le
« fonctionnaire occidental du divin » et même par l’institution chrétienne en Afrique
comme a pu le montrer Achille Mbembe258.
Pour le premier Bernard Mouralis réfute la logique de « l’altérité religieuse » en
s’interrogeant sur l’apport véritable du christianisme à la « pensée religieuse
africaine ». La réponse à cette question est donnée par le paradigme de Le
pauvre Christ de Bomba à travers deux personnages :
Zacharie, un des catéchistes de la mission de Bomba explique les raisons qui
conduisent les africains au christianisme :
Les premiers d’entre-nous qui sont accourus à la religion, à votre religion, y sont
venus comme à … une révélation, c’est ça, à une révélation, une école où ils
acquerraient la révélation de votre secret, le secret de votre force, la force de vos
avions, de vos chemins de fer (…) Au lieu de cela vous vous êtes mis à parler de
255 Césaire, p.50 256 Senghor, Chant d’ombre, p.51 257 Senghor, Elégies majeures, p.278 258 Mbembe (A), Afriques indociles, Op.cit.
462
Dieu, de l’âme, de la vie éternelle, etc. Est-ce que vous imaginez qu’ils ne
connaissaient pas déjà tout cela avant, bien avant votre arrivée ?259
Le père missionnaire, oppose à l’administrateur Vidal un argument en faveur de
l’animisme :
C’est là que vous vous trompez mon petit Vidal […] une religion, pour n’avoir ni
bible, ni coran, pour n’avoir inspiré aucune politique de conquête, peut n’en être
pas moins réelle.260
Un peu plus loin, le père se confesse presque à Vidal dans une autre
conversation :
Je suis parti de France, animé par une ardeur d’apôtre. Je n’avais qu’une idée en
tête : étendre le règne du Christ. L’Europe, rationaliste, scientiste, pleine de
morgue, trop consciente, m’écoeurait. Je choisis les déshérités, du moins ceux que
je prenais pour tels. Car les vrais déshérités, est-ce nous ou eux ? […] A aucun
moment, je n’ai pris conscience que je me trouvais dans un pays colonisé, ni que
les populations colonisées pouvaient présenter certaines caractéristiques
spéciales.261
Ces deux personnages permettent ainsi de cerner la dimension de « l’aliénation
et de la souffrance », celles ci sont d’abord africaines en ce que le caractère
« étranger » de la religion chrétienne se situe non pas dans les catégories
religieuses qui de surcroît leur demeurent « familières » mais bien ailleurs, c’est-à-
dire dans le regard que l’occident chrétien leur a jeté et inversement dans les
attentes illusoires qu’ils avaient placées dans le « mystère » occidental et /ou
chrétien.
« L’aliénation et la souffrance » sont également occidentales en ce que le
fonctionnaire de la « mission religieuse occidentale » remet lui-même en cause le
bien fondé de l’action missionnaire visant à apporter la « vraie religion » aux
africains, « païens » perdus dans les ténèbres de l’ignorance du salut.
Le triste constat du malentendu historique est pratiquement celui de tous les
écrivains du champ littéraire africain, notamment des pionniers Senghor/Césaire
259 Beti (M), Op.cit., p.46. Argument repris par Mouralis, loc. cit. p.17 260 Beti ‘M), Op.cit., p.51 261 Beti (M), Op.cit., p.200
463
aux prétendants Zadi/Pacéré. Ces derniers insistent particulièrement sur les
divinités africaines sans renoncer pour autant à leur "appartenance chrétienne". Si
on est en droit de percevoir dans cette attitude des adeptes proclamés et
reconnus « du fétiche africain », c’est-à-dire d’une pensée religieuse africaine que
sont Zadi et Pacéré, une volonté de dépasser l’antagonisme religieux
(chrétien≠animisme) initial, devenu traditionnel, il faut pouvoir reconnaître dans
leur attitude, tout comme dans celle de leurs premiers l’idée d’un « langage
africain du christianisme »262.
Ce langage n’est pas celui d’un retour aux religions africaines, il ne s’arrête pas
non plus à la simple proposition du « syncrétisme », de la cohabitation ou d’une
morale de la tolérance, il peut être selon l’analyse de Mbembe celui d’une
proposition lucide et efficace à la question du "religieux" en tant que problème
social profond en Afrique coloniale, postcoloniale et/ou contemporaine. On peut
donc lire leurs traitements du « divin » à partir du concept d’ « indocilité »263 :
Faire état de la capacité historique des sociétés africaines à l’indiscipline et à
l’indocilité, remarquer le retour en puissance de leur génie païen, c’est indiquer
qu’elles ne restent pas passives face à la recherche hégémonique, qu’elle soit
l’œuvre de l’Etat ou qu’elle participe des prétentions du christianisme postcolonial.
D’où la nécessité de les réintroduire dans l’analyse poétique du fait religieux, en
tant qu’elles sont dotées d’une capacité d’invention qu’elles exercent. Ce n’est qu’à
cette condition que l’on peut comprendre comment, à l’époque coloniale, elles ont
travaillé à maintenir un décalage critique par rapport au vecteur chrétien qui tentait
de les pénétrer et de leur imposer son hégémonie. C’est aussi la condition pour
dépasser l’argument selon lequel la religion chrétienne ne serait qu’une religion
d’importation en Afrique Noire. Pour soupçonner la complexité des christianismes
africains, il est utile de placer au centre de l’analyse le fait que les sociétés
indigènes disposent de capacités pour subvertir les institutions qui leur sont
imposées. Elles travaillent à en reconstruire le mode de fonctionnement selon leurs
logiques propres… Ce faisant, elles soumettent les offres qui leur sont faites à une
série de réinterprétations (…). Elles savent aussi prendre des libertés par rapport
aux situations officielles et aux orthodoxies chrétiennes au moment même où elles
prétendent y adhérer.264
262 Voir Mulago (V), Un visage africain du christianisme, Paris, Présence africaine,1965 263 Mbembe (A) Op.cit., ibid. 264 Mbembe (A) Op.cit. p.29-30
464
Cette longue citation permet de comprendre qu’il y a chez les écrivains africains
l’expression d’un « génie du paganisme »265 qui reste en fait un usage interne266
du christianisme (africanisation du christianisme et christianisation de l’africanité)
et des ressources qu’il propose susceptible de palier la permanence de
« l’aliénation et de la souffrance » de « la conversion » en évacuant le problème
de "l’altérité religieuse".
Cette démarche finit par poser la problématique religieuse (chrétienne
précisément) comme une ressource potentielle pour la (ré) constitution de
l’historicité africaine, celle de sa société et la restructuration de sa pensée
religieuse.
Dans ce sens elle profite bien à l’anthropologie historique267 capable de réaliser
ainsi les avancées dans la compréhension des mutations qui affectent les champs
religieux et symboliques africains. Elle profite également à la littérature en faisant
observer une redéfinition de l’univers du merveilleux et de l’imaginaire, à travers
une reconfiguration de structures mentales et symboliques des sujets sociaux.
Enfin elle est bénéfique aux écrivains en tant que sujets sociaux et acteurs
engagés dans le champ littéraire comme nous allons le montrer.
Il est possible de saisir un des sens autorisés de l’usage du « divin », du
« religieux » ou du « sacré » dans la littérature africaine à partir de l’idée et de la
notion de « champ littéraire ».
On peut se demander dans cette perspective ce qui fonde la « libido divine » des
acteurs du champ littéraire africain.
Par le terme de « libido divine » emprunté à Achille Mbembe268, lui-même l’ayant
conçu à partir de la « libido » freudienne, nous entendons une forme de radiation
d’une énergie biopsychique qui pousse le sujet-écrivain africain à se proclamer à
265 Mouralis (B), loc.cit., p.22 266 Mbembe aurait dit « inculturation » en empruntant le concept à Mveng qui l’entend au sens de « adaptation ».Voir Mveng (E), l’Afrique dans l’Eglise, Op.Cit., P.93-115 et Mbembe (A), Op.cit. p.46 267 Mbembe pense que l’analyse politique reste lente à analyser les profits que procure ce « génie du paganisme » au champ politique. 268 Voir le chapitre intitulé « le fouet de Dieu » in Mbembe (A), De la postcolonie, p.187-217. Voir également Freud (Sigmund), Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1989 et surtout sa « théorie de la libido », in Œuvres complètes, Paris, PUF, 1991 et 2003
465
la fois « scribe », « prêtre » et « prophète », c’est-à-dire à conjuguer son activité
littéraire avec une « pensée du ciel ».
En termes plus précis, pourquoi Senghor/Césaire, Pacéré /Zadi, n’hésitent-ils pas
à définir leurs différents matériaux littéraires, (l’oralité et la tradition), ainsi que
leurs paroles littéraires en proximité avec « le sacré » et « le secret » de la culture
orale et traditionnelle africaine.
Pour trouver une réponse à cette question, il convient ici encore de transcender
les présupposés du groupe, pour concevoir l’évocation des divinités par les
acteurs en jeu dans le ″jeu littéraire″ comme « un investissement libidinal de leur
propre moi ».
Un argument principal donne son sens à toute « pensée du ciel » selon le
cadre bien limité des « raisons littéraires » auxquelles sont soumis les acteurs
engagés pour la définition légitime et monopolistique de la littérature à l’intérieur
du champ littéraire africain.
En effet, poussé jusqu’à la sacralisation, les items oraux et traditionnels investis
en « libido divine » finissent par faire de « la pensée du ciel », comme nous
l’avons proposé pour les cas de « la langue », « la nation », « la racine et la
pureté »,une ressource potentielle, mobilisable et malléable au sein « d’une
structure de contrainte donnée »269, c’est-à-dire un « opérateur » permettant de
dire un monde social spécifique (religieux, politique, littéraire et/ou symbolique)
selon des enjeux en jeu pour l’expression ou la construction d’une hégémonie,
d’une domination ou d’une résistance.
Pour comprendre cet état de fait, il importe d’opter pour « une sociologie des
religions »270 à la manière de Max Weber.
En effet ce dernier à travers ce qu’on peut considérer comme sa contribution au
matérialisme historique ne conçoit pas le fait religieux en terme d’ « aliénation » au
sens où l’entendait Karl Marx ; c’est-à-dire que « la pensée du ciel » n’apparaît
pas chez lui simplement comme une ressource réelle à l’effet lénifiant et
appauvrissant aux mains des dominants qui s’en serviraient pour perpétuer leur
domination sur les classes dominées :
269Mbembe (A), Op.cit ,.ibid. 270 Sociologie des religions, par Max Weber, textes réunis et traduits par J P Grossein, introduction de J C Passeron, bibliothèque des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1996
466
Le combat contre la religion est donc immédiatement un combat contre ce
monde-ci dont l’arôme spirituel est la religion. La misère religieuse est
partiellement l’expression de la misère réelle, partiellement la protestation
contre la misère effective. La religion est le soupir que pousse la créature
accablée, la cordialité d’un monde sans cœur tout comme elle est l’esprit
de circonstances qui en sont dépourvues. Elle est l’opium du peuple271
Bien au contraire, chez Weber, non seulement la religion n’a pas la raison
capitaliste du profit comme fin première ou ultime selon la caricature généralement
faite à sa pensée272, mais la pratique religieuse est posée chez lui comme un
produit de l’histoire, voire un élément déterminant dans l’explication du sens et de
l’évolution de la société dont le principe se trouve tiraillé de part et d’autre entre
idéalisme hégélien et matérialisme historique (du « vrai Marx » ≠ « jeune Marx)
selon la coupure qu’a pu déceler à ce propos Louis Althusser.
De ce fait, la sociologie weberienne de l’acte religieux et des institutions qu’il
implique traduit une pensée de l’histoire et de la société selon une éthique
matérialiste, c’est-à-dire économique.
Tel est à notre avis le sens de L’éthique protestante et l’esprit du
capitalisme,ouvrage dans lequel il se distingue nettement de toutes les
interprétations simplificatrices des idéalistes et des spiritualistes ou inversement
des points de vue réducteurs des philosophes matérialistes (la théorie marxiste du
« reflet » par exemple,ou encore les philosophes du XVIIIème siècle avec leur
explication de la religion comme enfantillage ou ressentiment des vieillards),en
proposant une « théorie du besoin symbolique »273, irréductible à toute autre
besoin,et à partir de laquelle il a pu établir à propos de la religion une véritable
sociologie historique.
271 Voir Marx (Karl), Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Ellipse, Paris, 2000 272 J C Passeron dénonce cette caricature tout comme celle faite à la pensée de Durkheim recommandant qu’on traite « les faits sociaux comme des choses ». Voir Sociologie des religions, Op.Cit. p.21-22 273 J C Passeron explique à propos de cette théorie : « La rationalisation des actes et des instruments de l’action ne s’exerce pas seulement pour transformer les conditions d’existence matérielle d’un groupe social, mais elle s’exerce de manière tout aussi déterminante dans l’aménagement de l’univers symbolique qui permet à tout groupe de vivre dans un monde symboliquement vivable ». Voir Passeron (J C), Op.cit., p.16
467
Rappelons pour les besoins de la cause que cet ouvrage ayant suscité de
nombreuses polémiques274 a permis à son auteur d’analyser l’histoire et la société
à partir d’un apparentement singulier entre l’éthique religieuse et la rationalité
économique :
Si l’on consulte les statistiques professionnelles d’un pays où coexistent
plusieurs fonctions religieuses, on constate avec une fréquence digne de
remarque un fait qui a provoqué à plusieurs reprises de vives discussions
dans la presse, la littérature et les congrès catholiques en Allemagne :que
les chefs d’entreprises et les détenteurs de capitaux, aussi bien que les
représentants des couches supérieures qualifiées de la main d’œuvre et
plus encore, le personnel technique et commercial hautement éduqué des
entreprises modernes, sont en grande majorité protestants(…),un grand
nombre de régions du Reich, les plus riches et les plus développés
économiquement(…) étaient passées au protestantisme dès le XVIème
siècle.275
Le problème ici n’est pas de reprendre à notre compte l’interprétation vague qui
consiste à dire que le protestantisme est propice à « une joie de vivre
matérialiste », source de richesse, à l’opposé du catholicisme qui serait plutôt
attaché au principe rigoriste, imbibé d’ascétisme du « détachement du monde »,
comme cet auteur qui, croyant pouvoir formuler en ces termes l’opposition
apparaissant entre les deux confessions dans leur relation avec la vie
économique écrit :
Le catholicisme est (.. .) plus tranquille, possédé d’une moindre soif de
profit ;il préfère une vie de sécurité,fût-ce avec un assez petit revenu,à une
vie de risque et d’excitation, celle-ci dût-elle lui apporter richesse et
honneur. La sagesse populaire dit plaisamment : soit bien manger, soit
bien dormir. Dans le cas présent le protestant préfère bien manger ; tandis
que le catholique veut dormir tranquille.276
274 Voir Disselkampf (Annette), l’Ethique protestante de Max Weber, thèse de doctorat soutenue à la Sorbonne en Octobre 1990- Paris, PUF, 1994 275 Weber (Max), l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme suivi de les sectes protestantes et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964, p.29-30 276 Cet auteur s’appelle Offenbacher. Il est repris par Max Weber, Op.cit. p.36
468
En dépassant cette lecture dominée souvent par l’idéologie ou le dogme de
l’appartenance à une confession religieuse particulière, on peut retenir un aspect
souvent oublié de la pensée de Weber bénéfique à notre argumentation : à savoir
d’une part que la corrélation entre le protestantisme et « l’esprit du capitalisme »
(ce concept étant compris au sens de « individu historique » , c’est-à-dire un
complexe de relations présentes dans la réalité historique »277), est une réalité,
mais que « la soif d’acquérir, la recherche du profit, de la grande quantité d’argent
possible n’ont en eux-mêmes rien à voir avec le capitalisme »278, ce dernier
« s’identifiant plutôt avec la domination, à tout le moins avec la modération
rationnelle de cette impulsion irrationnelle » qu’est la recherche de la rentabilité.
D’autre part on peut retenir que l’apparentement entre « éthique religieuse » et
rationalité économique revêt pour nous un intérêt quand le champ religieux lui-
même fonctionne selon la logique économique, c’est-à-dire lorsque les principaux
acteurs religieux (individuels ou collectifs) sont toujours perceptibles par leurs
positions suivant un système intelligible d’interactions et d’oppositions. Ainsi par
exemple, selon une possible interprétation de l’analyse weberienne, le prophète,
le prêtre ou le sorcier agiraient en concurrence, face à la masse d’adeptes ou de
croyants pour la distribution légitime des biens de salut279 à l’issue de laquelle ces
fonctionnaires du sacré tireraient un profit soit matériel (style de vie privilégié,
bien-être social), soit symbolique et sociologique (capital spécifique dû à son
statut de fonctionnaire de Dieu, d’intermédiaire entre Dieu et les hommes, figure
crainte et dominante du gourou).
Par ailleurs, il apparaît que la réflexion d’Achille Mbembe, portant sur le fait
religieux en Afrique coloniale et postcoloniale adopte à peu près l’hypothèse
weberienne de la logique économique.
A travers son concept d’ « indocilité » déjà évoqué dans les pages précédentes, il
établit plusieurs interprétations de la pratique religieuse (chrétienne précisément et
de ses diverses formes) en Afrique. En partant du principe selon lequel « depuis
l’époque reculée de la traite des nègres en passant par la colonisation,
l’expérience de l’humiliation, de la mort, de la maladie et du malheur font partie
277 Weber (Max), Op.Cit. p.43 278 Weber (Max), Op.Cit. p.11 279 Pour une lecture plus profonde l’éthique économique des religions et des propositions des voies de salut, voir « Les voies de salut- délivrance et leur influence suer la conduite de vie » in sociologie des religions, p.177-240
469
des structures du quotidien, de l’histoire des noirs partout où ils se trouvent », il se
propose de lire « le langage africain du christianisme » en terme de « stratégie
pour la survie » dans des contextes marqués essentiellement par une insécurité
matérielle, physique et existentielle. Ainsi écrit-il par exemple :
Mais ce dont on a peu fait état jusqu’à présent, c’est la donne selon
laquelle les stratégies de survivance en cours s’accompagnent d’un
reclassement spectaculaire de l’économie symbolique des sociétés
africaines. On ne peut pas comprendre l’éclatement des formes et des
moyens de production et de circulation des biens, l’ensemble des marchés
dits « parallèles », les échanges populaires (épargne, investissement, etc.)
…si on met à l’écart de la réflexion la façon dont se modifient,
simultanément, les systèmes relationnels et symboliques 280
De ce fait la « libido divine » entre dans le cadre d’un ensemble de procédures
pour la gestion et le profit d’une économie à la fois matérielle et symbolique c’est-
à-dire existentielle.
Cette rationalité économique prend son sens et sa pertinence d’abord à l’intérieur
même de l’espace ″indigène″ africain :
L’irruption des énoncés chrétiens, de ses mythes, de ses folklores relança
la compétition symbolique qui existait déjà au sein des sociétés
autochtones. Elle provoqua une distribution des règles du jeu et multiplia
les canaux d’accès aux ressources en compétition. Dans la mesure où une
partie de l’autorité et du pouvoir des « aînés » tendait à reposer sur une
manipulation de type monopolitistique des capitaux symboliques et des
savoirs domestiques, la nouvelle donne chrétienne s’offrit aux « cadets »
(jeunes gens, femme, esclaves) comme un atout supplémentaire dans
leurs tentatives de réajuster les jeux de rôle dans leurs société (…) ils ne
manquèrent pas d’utiliser la formalité chrétienne comme un nouveau
faisceau d’arguments mobilisable dans les luttes en vue du refaçonne
ment des modes d’arbitrage des clivages anciens. Pour une grande partie
des couches populaires, le christianisme se répandit à la faveur des
rumeurs de prophéties et de guérisons. La manipulation des rites, des
images, bref, des capitaux neufs par les agents religieux (catéchistes,
missionnaires, etc.) résonna de façon provocatrice au sein des sociétés
280 Mbembe (A), Afriques indociles, p.63
470
locales. Les déclassés des sociétés anciennes vinrent au christianisme
pour se protéger contre les désarrois propres de leur contexte natif.281
Elle se traduit ensuite dans le rapport qui existait entre la société africaine
″indigène″ et l’Etat colonial et post colonial, lequel rapport se trouve être encore
pertinent dans l’Etat actuel :
Si l’une des caractéristiques de la période actuelle semble bel et bien
être « la revanche des sociétés africaines » (…) Cette « revanche » porte
simultanément sur la formation et le contrôle des capitaux symboliques et
les modes d’équipement cognitif à partir desquels les indigènes se
constituent en opérateurs historiques 282
Si l’on rapporte toutes ces considérations à la logique du champ littéraire africain
dont nous avons déjà dit que le fonctionnement n’est pas incompatible avec la
rationalité économique (économie économique et économie non économique,
c’est-à-dire « économie des biens symboliques » selon le vocabulaire
bourdieusien), alors on constatera que la « libido divine » qu’expriment les acteurs
en jeu (Senghor/Césaire, Pacéré/Zadi) peut se constituer en ressource potentielle
pour la compétition littéraire et/ou économique dont nous n’avons de cesse
jusqu’à présent à exprimer les principes et à décrire le fonctionnement.
Dès lors, il apparaît que ce qui peut constituer chez eux un « ordre
ancestral » :rites, images, symboles et représentations littéraires dominées par la
« raison orale et traditionnelle », elle-même élevée dans des cas comme ceux-ci
en langage divin ou religieux, est à expliquer dans la perspective d’un ensemble
de
Situations dans laquelle il (l’ordre ancestral) s’inscrit comme potentialité
mobilisable ou non, ressource malléable ou non, au sein d’une structure de
contraintes données (…) des contextes qui de par leur structuration, de
par les enjeux qu’ils portent concrètement ou virtuellement, et de par les
différentes positions de force et de pouvoir qu’ils appellent potentiellement,
ouvrent ou non la possibilité de recours à tel code, de préférence à tel
autre, de combiner plusieurs codes dans le but de maximiser les chances
d’appropriation des enjeux disponibles .Toutes ces considérations sont
valables en ce qui concerne la mobilisation des potentiels religieux (…).A
281 Mbembe (A), Op.Cit. p.95-96
471
la limite il n’existe plus d’identité religieuse en Afrique. Il existe des agents
qui scrutent les offres qui leur sont faites et les utilisent dès lors qu’elles
répondent à leurs intérêts pratiques et immédiats.283
D’où les oppositions ou les coupures opératoires observables pas seulement au
niveau d’une sémantique du divin (mystique, savant, secret, sacré) mais surtout
au niveau du métadiscours portant sur le divin ou le religieux, tendant à faire des
écrivains engagés dans le champ « scribes prêtres ou prophètes » les uns plus
que les autres. Toutes choses qui ne sont pas sans ordonner le monde littéraire,
sans lui donner son sens en même temps qu’elles permettent de distinguer les
sujets écrivains et leurs œuvres.
On peut reconnaître en conséquence que le rapport entre écriture et « sacré » ou
« divin » dans le champ littéraire africain est similaire à celui qui existe entre les
praticiens de la foi en Afrique coloniale, post coloniale ou contemporaine et les
institutions religieuses (pratiques et discours) auxquelles ces derniers se trouvent
confrontés. Ce rapport est celui d’un « bricolage personnalisé du sacré »284,
soumis à des intérêts divers :
Les changements profonds que connaît le champ africain contemporain
imposent de développer les virtualités du divin au sein des contextes
actuels et de fonder la foi dans la situation anthropologique et sociale qui y
correspond. La vérité de la foi en Afrique ne tient pas à la fixation sur les
figures culturelles du passé. le champ du divin (chrétien ou non) s’inscrit
dans la découverte du caractère nécessairement «historique », c’est-à-dire
« dé passable » et donc contingent, des diverses époques culturelles qui
s’inventent au long du temps et de l’espace.285
Il s’ensuit que si les écrivains africains se proclament « scribes, prêtres ou
prophètes » , ce n’est ni dans la perspective d’une transposition de leur croyance
ou de leur foi religieuse, ce qui n’est guère pertinent, vu les conditions
sociologiques ou objectives actuelles de la production de la littérature (vu aussi les
conditions visibles de ″consommation″ de la religion).
282 Mbembe, Op.cit, ibid. 283 Mbembe, Op.Cit. P.68-69 284 Voir Jean Delumeau (sous la direction de), Le fait religieux, Paris, fayard, 1993 285 Mbembe, Op.cit., p.71
472
Ce n’est pas non plus pour signifier comme ils tendent à le faire croire qu’ils sont
héritiers d’une pratique naturelle du « sacré » et du « mystère des choses
cachées » ou qu’ils sont issus d’une culture africaine « incurablement religieuse »
pour reprendre encore les mots de Mbembe.
Il s’agit plutôt de traduire une longue et profonde situation anthropologique et
historique, en terme de « langage africain actuel du religieux » dressé contre la
prétention occidentale à dire le dernier mot sur l’humain et le divin.
Il s’agit également d’une proposition littéraire à la problématique religieuse, donc
d’un apport précieux au champ symbolique, à l’imaginaire et à la création littéraire
africaine, à partir de l’oralité et la tradition devenues des ressources malléables,
applicables, à divers contextes.
Il s’agit enfin d’une mise en scène du rituel ou du cultuel, susceptible de rendre à
nouveau compte des différentes stratégies et manipulations, voire
instrumentalisations quelques fois au sens politique du terme dont ont recours les
acteurs du champ littéraire africain particulièrement.
473
CONCLUSION
A la question posée en début d’analyse, qui était de savoir « pourquoi le
champ littéraire africain est-il particulièrement le lieu de tant de revendications de
propriétés ou de monopoles autour de l’oralité et de la tradition » ? , on peut
répondre simplement que c’est parce que ces catégories de la création constituent
en elles-mêmes des codes spécifiques, des potentiels, des ressources énormes
pour tout champ social, en même temps qu’elles sont porteuses d’enjeux
considérables pour toute compétition sociale dont celle ayant cours dans le champ
littéraire.
Pour ce cas particulièrement, cette étude avait avant tout pour but de montrer que
« l’oralité et la tradition » en tant que « raison littéraire » dominante dans le champ
littéraire africain actuel peuvent emprunter divers visages et usages ou du moins
qu’elles peuvent subir des amplifications, des grossissements et des
transpositions de formes multiples : ainsi sont-elles par exemple conjuguées avec
« identité » ( langue, nation, peuple ), « origine » ( lieu, territoire, racine, pureté ) et
« sacré » ( culte, mystère, scribe, prêtre, prophète ).
La faiblesse de cette analyse est de n’être pas parvenue à ( de ) montrer le
rapport constitutif direct entre « oralité et tradition » et les arguments évoqués
ci- haut.
Elle a cependant le mérite d’avoir pu exposer la proximité par laquelle ils sont liés :
la présence et l’omniprésence de l’oralité et de la tradition dans tout argumentaire
d’identité, d’origine ou d’appartenance religieuse.
En outre d’un point de vue méthodologique, cette étude offre la possibilité de
trouver à la création littéraire une rationalité autre que celle devenue inopérante de
l’évolutionnisme, de l’essentialisme ou du substantialisme.
L’acte littéraire devient ainsi comme tous les actes sociaux, une donnée dont le
sens se construit toujours dans des interactions multiples, porteuses à la fois de la
régularité sociologique et de l’aléa historique.
L’acte littéraire, comme l’acte économique ou l’acte politique dont il ne se
distingue que par ses limites systémiques et institutionnelles ne demeure pas
moins un ″acte calculé″.
En définitif cette analyse vient contribuer en la renforçant, à la nécessaire réflexion
sur « les règles de l’art littéraire africain ».
474
CONCLUSION GENERALE
475
A travers cet « essai pour une théorie de l’écriture actuelle en Afrique
francophone », nous avons procédé à une « autre » lecture du fait littéraire
africain ; il s’agit en clair d’une histoire sociale qui permet d’en dégager les
caractères propres.
En prenant appui sur une démarche de type comparatiste : interdiscurvité
du littéraire et du social, intertextualité des œuvres et rapport structural de leurs
auteurs, interdisciplinarité ou franchissement des frontières entre les disciplines de
l’analyse textuelle ( la poétique ) et celles des sciences de l’homme ( l’histoire, la
sociologie et l’anthropologie ), il a été possible de restituer son sens à une des lois
fondammentales de la pratique de l’écriture littéraire en Afrique, notamment celle
portant justification du présupposé d’une forme littéraire africaine dominée par
l’oralité et la tradition ou expliquant la forte affluence des écrivains africains vers
les arts oraux et traditionnels ou encore élucidant les « conditions de possibilité »
d’une forme textuelle paticulière à un moment historique donné.
Ainsi est-il apparu dans un premier temps que d’un point de vue historique, la
création littéraire telle qu’elle a pris forme dans les espaces africains, fut
fondamentalement le fait d’un effet discursif, c’est-à-dire une histoire de « prise de
la parole » dont les manifestations et le fonctionnement par étapes succéssives
ont conduit à la réalité d’un « champ littéraire », entendre un monde social
particulier, voire un microcosme dont les propriétés générales reposent sur
l’ « oralité » et la « tradition » et dont la spécificité constitue sa frontière avec les
sociétés ( par exemple politique et économique ) voisines.
L’avantage de cette démarche, c’est qu’elle permet d’échapper au discours
africaniste produit sur l’ « oralité » et la « tradition ». Le fait est qu’en lieu et place
d’une ″naturalisation″ voire d’une ″essentialisation″ des modes de vie,
d’expression ou de création que sont les catégories orales et traditionnelles, nous
avons privilégié une historicisation qui tout en concluant à l’inéfficacité du postulat
de la différence, permet d’expliquer ou de comprendre raisonnablement le
phénomène. A juste titre, à l’intar de bien d’autres motifs de la création littéraire
( thèmes, idéologies, formes esthétiques textuelles particulières ), l’oralité et la
tardition orale, deviennent des objets d’enjeux, c’est-à-dire des lieux de tensions et
de ″rivalité″ entre les écrivains engagés dans le champ littéraire africain suivant un
modèle de structuration propres à tout champ social.
Ce principe légitime de facto le deuxième temps de notre étude.
476
En effet dans ce cas-ci, le but principal a été de décrire le champ africain
dans son état actuel à partir d’une ″confrontation″ entre « classiques » et
« prétendants ». L’échantillon ayant porté de part et d’autre sur Senghor/Césaire
et Pacéré Titinga/ Zadi Zaourou B, il est apparu au thème d’une lecture comparée,
une nette périodisation des formes littéraires africaines en générale et poétiques
en particulier : il y a une première forme soumise à « la raison orale et
traditionnelle » portant sur l’art du texte poétique ou la forme du ″dire″ littéraire
( la manière de raconter ) puis sur la représentation du monde ou une certaine
idée de l’Afrique.
Il y a une deuxième forme mettant à jour d’autres items de la culture orale et
traditionnelle comme par exemple les arts de la parole ( contes, mythes et genres
de la scène ), la figure du maitre de la parole ( le griot, le chasseur et l’initié ) et les
instruments de musique traditionnelle ( cora, balafong, tam-tam, arc musical ).
Il y a une dernière forme concernant à la fois le jeu de l’écriture et l’enjeu du
discours qui l’accompagne. Le jeu de l’écriture justifie la définition du patrimoine
oral et traditionnel en terme de « matrice d’un continuum » c’est-à-dire une
″conduite littéraire″ érigée en une pratique institutionnalisée, initiée par un groupe
d’acteurs ( les pionniers ), reprise, revendiquée, perpétuée ou contestée dans une
perspective concurrentielle par un autre groupe ( les prétendants ).
Il se fonde également sur la vulgate de « l’authenticité » ou du « retour aux
sources » dont un des paradigmes est traduit par l’image senghorienne des
« lamentins buvant à la source du simal ».
Quant à l’enjeu du discours, il confère son sens à ″l’intérêt″ de la pratique de la
littérature en faisant d’elle une activité interessée et interessante. Il rend alors
compte d’une part du rapport entre les écrivains ou les créateurs à partir de la
″libido dominandi″ c’est-à-dire un désir presque ″naturel″ de « dominer »,
extériorisé par la dualité gérontocratie / prétention à accéder au statut de
« classique ».
D’autre part, l’enjeu du discours impose la necessité d’une séparation entre la
forme proclammée de l’écriture et celle du discours qui en constitue son double
necessaire. Il apparaît dès lors que la forme dite « orale » et « traditionnelle » du
texte africain n’est « vraie » qu’en ce qu’elle participe du jeu relationnel auquel
477
sont soumis toutes les littératures, ainsi que tous les acteurs engagés dans tout
champ littéraire.
Plus précisement les désignations construites autour des catégories orales et
traditionnelles, largement produites par les critiques et les écrivains eux-mêmes
outrancièrement manipulés suivant un fait de croyance ne sont pas à proprement
parler affaire de « vérité » ou de « réel » ; elles sont plutôt à la fois le principe et la
conséquence d’un « effet de réel » perçu en définitive comme la principale
« réalité » du champ littéraire.
C’est dans cette perspective que la dernière partie de notre étude a servi à
interpreter des éléments du champ littéraire ainsi que la pratique de la littérature
comme des lieux d’expériences stratégiques.
Cette mise à jour de « stratégies » repose tour à tour sur l’illusion d’une écriture
identitaire, la manipulation de la racine et de la pureté et sur l’argument du sacré
ou la stratégie d’une littérature ″cultuelle″.
Dans le premier cas, « l’oralité » et « la tradition » sont conjuguées avec la fibre
sensible de l’appartenance identitaire. En prenant prétexte d’un usage devenu
presque commun et souvent abusif des notions telles que « la langue », « la
nation » et « le peuple », ou établit comme un truisme, l’idée selon laquelle
« l’oralité » et « la tradition » sont des ressources dont l’exclusivité voire le
monopole reviendrait aux seuls écrivains et créateurs des espaces dominés
comme l’Afrique.
Dans le deuxième cas, suivant la logique d’une argumentation de la même nature,
l’esthétique orale et traditionnelle est projetée comme la précédente, sur une
problématique tout aussi communautaire. A travers des tournures traduisant des
positions et dispositions particulières chez leurs usagers ( écrivains et critiques )
les items oraux et traditionnels sont convertis en éléments génésiaques ( pensée
de la terre ) légitimant la communauté d’appartenance et le statut du sujet qui la
revendique, puis en discours sur la racine ( essence, pureté originelle ),
remplissant une fonction hiérarchisante.
Enfin l’argument du sacré permet à l’écrivain, se reclamant d’une société
incurablement ″orale″ et ″traditionnelle″ de postuler non pas seulement une
légitimité ″par le-bas″, mais également une légitimité ″par le-haut″. Dans ce sens
«l’oralité » et «la tradition » sont intégrées dans un régistre religieux, voire
478
″cultuel″. Cette démarche somme toute mystificatrice confère à l’écriture littéraire
africaine l’impression efficace mais illusoire d’une littérature aux caractères
« sacré » et « secret ».
Dans tous les cas, l’évocation ou la revendication de « l’oralié » et de « la
tradition » rempli une fonction stratégique en ce qu’elles suggèrent à partir de
certains préssupposés, l’adhésion d’une cible. Cependant, en analysant le
procédé selon la méthode d’une sociologie de la croyance, il est possible
d’opposer un contre-argument qui nous permet de comprendre que si la littérature
africaine est un « champ », alors les constructions décrites ci-haut sont à expliquer
en tant que « ressources disponibles », utiles pour l’œuvre des acteurs engagés
dans le champ et pour le champ lui-même dans la perspective de son
fonctionnement. Pour être plus simple, disons que l’esthétique orale et
traditionnelle autorise une définition de la nature et de la fonction de la littérature
africaine actuelle en terme de « representation » comme on peut le présumer pour
toute littérature digne de ce nom.
Cette étude a sans doute la faiblesse de se limiter au seul espace
francophone, alors même qu’une analyse portant sur l’espace littéraire africain
dans sa globalité c’est-à-dire lusophone, anglophone et francophone aurait pu être
possible. Des recherches ultérieures pourront servir à combler cette lacune. En
outre elle prend son fondement théorique sur des propositions initiées par l’école
de Pierre Bourdieu, dans un environnenemt socio-littéraire différent de celui de
l’Afrique. Elle court ainsi le risque d’une analogie servile.
Mais parce qu’elle a su relativiser les contextes, les textes et les sociétés
concernées par l’investigation, parce qu’elle a su tenir compte de la spécificité du
cas africain, elle se pose indéniablement comme une expérience réussie pour une
esquisse des « règles de l’art, genèse et structure du champ littéraire à
l’africaine ».
Visiblement, elle se situe comme une contribution ou même un prolongement de
certaines tentatives antérieures (Les contre-littérature, Littérature et
développement de B.Mouralis, ou Les champs littéraires africains de P. Hallen et
R. Fonkoua ).
En même temps, elle sort des sentiers battus dominés par le postulat du « eux-
nous » et du discours sur la negritie, imbibé des préjugés de la race.
479
ANNEXE ENTRETIEN AVEC DEUX “PRETENDANTS”
480
Lundi 11/08/03 GRTO Abidjan Cocody,
Entretien avec le Pr. ZADI Zaourou, universitaire et écrivain.
David N’Goran : Professeur, comme je le disais, nous sommes là,
mes amis et moi, pour discuter de votre travail d’écrivain. Alors
personnellement ce qui me frappe tout de suite c’est Bottey Zadi
Zaourou qui passe à Bottey Moum Koussa, un peu comme James
N’gugi passant à N’gugi WA Thiongo, Comment expliquer cette
progression au niveau de la nomination ?
Bottey Zadi : Le problème des noms est un problème que tous les
Africains ont en commun ; il n’y a pas un africain qui ait un nom
unique. C’est tellement vrai que dans la société dite moderne, certains
parents appellent leurs enfants Yves Charles Joseph Pierre. Un peu
comme si être appelé Pierre ou Joseph ne suffisait pas. Mais c’est le
réflexe de la tradition qui inspire ce chapelet de prénoms. Nous les
Africains nous n’avons pas un nom unique. On passerait des jours à
dire de quoi ils retournent ; un tel par exemple n’a pas le nom de son
père ; un tel autre porte un nom de guerre. Telle autre femme porte un
nom de coquetterie. Il y a des gens qui, devenus célèbres, reçoivent
des noms que leur donnent différents poètes qui les célèbrent.
Pour les écrivains africains, il y a par exemple le cas d’Eza Boto, vous
avez parlé de James N’gugi, Charles Nokan qui devient N’gbessi
Zégoua Nokan … enfin c’est tellement courant qu’on ne peut pas
épiloguer là-dessus.
Mais la raison dans mon cas est assez simple. D’abord, il y a la
fantaisie de tous les créateurs comme chez les musiciens où des gens
se font baptiser de noms à plusieurs consonances. Par exemples,
Johny Halliday ne s’appelle pas Jonhy Halliday. Parmi les écrivains
481
français, la pratique est courante. Alors pourquoi le créateur, l’écrivain
a-t-il besoin de masquer son nom ? Je crois en dehors des cas
extrêmes des pays où la dictature se dresse contre les créateurs et les
assassine, en général les créateurs, particulièrement, les écrivains ont
recours à cette pratique parce que le nom de famille leur apparaît
souvent comme prosaïque et aussi parce que les autres noms ont
souvent une valeur symbolique. Moi dans mon cas, mon nom et mes
prénoms c’est Zadi Zaourou Bernard. Mais j’ai été confronté dans mon
enfance à une maladie qui a failli m’emporter. Ma mère, de sa ferme
volonté de me faire recouvrer la santé est allée voir le grand féticheur
traditionnel, d’un village voisin ; ce prêtre après avoir consulté a révélé
que mon nom initial donné par mes parents Bottey Moum Koussa
n’était pas le vrai et qu’en réalité mon nom était Zaourou c’est-à-dire
que j’étais la réincarnation d’un ami intime (doubei c’est-à-dire ami
sans commerce de la chair) de ma grand-mère. Il fallait donc me faire
débaptiser. Bottey Moum. Koussa est donc devenu Zaourou. Devenu
écrivain, j’ai jugé bon de dépasser ce nom rituel pour ce nom initial qui
est quand même le mien. Mais cela dit, j’ai tant d’autres noms par
lesquels les poètes qui m’aiment et qui m’admirent m’ont baptisé et
me reconnaissent.
DN : Au-delà de cet apparent ‘‘retour aux sources’’, on remarque
aussi que sous votre plume, comme chez celles de plusieurs autres
écrivains africains, ‘‘oralité’’ se conjugue ave ‘‘tradition’’ et ‘‘Afrique’’,
établissant ainsi une coupure avec l’Europe. Peut-on alors savoir à
quel public avez-vous pensé particulièrement lorsque vous écriviez
vos premières œuvres ?
482
BZ : Mais comment d’ailleurs un écrivain africain peut-il se prétendre
écrivain africain en tournant le dos à l’Afrique. Bien sûr quelques
complexés avant la Négritude ont joué à ce petit jeu-là. Mais ça ne
peut pas être le destin de toute une nation entière ou de tout un
peuple d’écrivains. Il arrive aussi des cas où un enfant qui grandit
dans un environnement ne peut rendre compte que des réalités
inspirées par cet environnement. Parce que quelqu’un comme Damas
qui est un nègre et un grand écrivain français ne peut pas rendre
compte des réalités bambara, baoulé ou bassa ou encore yoruba dans
ses œuvres. Il ne pourrait que parler de la France et de son époque.
Pour nous autres poser le problème est étonnant. Personnellement
quand j’écris, mon histoire m’a déjà précédé. J’ai été avant tout un
enfant de l’ouest de la Côte d’Ivoire. En tant qu’écrivain ivoirien donc,
je ne pouvais pas rendre compte de la Bretagne que j’ai découverte
plus tard. Mes racines ne pouvaient pas épouser ces contrées-là que
je n’ai rencontrées que plus tard. Il y a donc d’abord un problème de
racine. Il y a ensuite le problème de la servitude linguistique de
l’Africain. Nous sommes pris dans la contradiction du désir de parler à
notre peuple, pour notre peuple et le fait que nous sommes
phagocytés par l’étant d’une langue étrangère. Ce problème-là est
celui de tous les écrivains francophones ; il a donné lieu à des débats
multiples dans les arcanes desquels nous ne voulons pas entrer ici :
Je tiens surtout à souligner que l’écrivain africain voudrait dire sa part
de vérité culturelle là où la langue devrait permettre d’expliquer cette
vérité-là. Qu’est-ce à-dire concrètement ?
La langue française a son esthétique propre. On ne peut y
échapper. C’est-à-dire que vous faites une belle image, ça ne sera pas
plus qu’une image française. Si j’intègre un rythme à ma phrase, à
mon vers, ça ne sera jamais qu’un rythme français. L’image appartient
483
à une langue. Elle emprunte la matière constructive à la nature de
l’environnement, à l’univers qui s’offre à nos sens, au socle dans
lequel nous évoluons … Donc rendons à l’Afrique, à partir de ces
présupposées, sa part de vérité culturelle. Evidemment quand Césaire
dit que « la mer est un chien qui mord la plage au jarret », c’est une
image universelle, elle n’est pas proprement négro-africaine, bretonne,
russe. La mer d’ailleurs n’est pas partout agressive ; signalons que la
méditerranée n’est pas une mer qui se bat. Elle est calme et n’a pas
de vagues. Et donc déjà le type d’élément marin auquel nous avons
affaire ne laisse pas indifférent ; la méditerranée n’est pas l’atlantique.
Mais l’élément marin reste au moins une image de type universel.
Mais quand il dit : « terre grand sexe élevé vers la nature de Dieu »,
quiconque a un minimum de culture africaine sait que cette image est
bien de chez nous et est susceptible de restituer à l’Afrique sa part de
vérité dans cette image dont les noms sont essentiellement français.
J’ai dans mes recherches étudié la forme de base du rythme africain
qui est essentiellement monochrome, binaire, ternaire. Et se sont ces
trois éléments démultipliés auxquels il est accordé des vitesses
différentes à l’infini qui donnent le rythme africain. Si bien que quand
tu entends un rythme bamiléké tu peux le danser sans être bamiléké
bien entendu … Voilà donc ce que je peux dire ; je suis contraint
d’écrire pour l’élite lettrée. C’est pourquoi d’ailleurs je me réjouis
d’avoir pratiqué l’art dramatique parce que cet art transcende les
cloisons de l’écriture ; il y a tous les langages dans l’art dramatique : le
langage du corps, du costume, du décor, etc. ; si bien que quelqu’un
qui ne sait pas lire peut se retrouver dans la représentation d’une
pièce. Dans une œuvre comme la termitière par exemple, il y a plus de
didascalies que de paroles.
484
DN : Il y a certaines notions qui m’ont interpellé ; les notions par
exemple de « racine », de « servitude linguistique », d’ « écrivain
africain ». Si bien que j’ai l’impression que vous conjuguez la littérature
avec la notion d’identité. J’aimerais alors savoir votre approche de
cette notion.
BZ : Ça tient en deux mots : c’est être soit même sans avoir à faire
d’effort pour le demeurer et de continuer de l’être. Moi B.Z. je suis un
homme tellement libre en moi-même que dans ce pays il y a une
chose que les gens me reconnaissent c’est que je ne suis pas un
homme trafiqué. La langue française par exemple m’a été imposée par
la défaite militaire que mon peuple a subie ; donc je suis un infirme
comme je l’ai dit plus haut, dont la force n’est pas de se complaire
dans son infirmité mais plutôt de la compenser. J’ai la chance de
pratiquer plusieurs arts : la musique, l’art dramatique, etc. qui me
permettent d’échapper aux exigences de l’écriture pour célébrer l’art
traditionnel et oral qui constitue l’essentiel de ma culture … Donc je
crois que la question de l’identité pour le négro-africain est un lien total
entre sa chute à un moment de l’histoire et des efforts pour se relever
de cette chute. L’Afrique est en marche, c’est la renaissance
aujourd’hui.
DN : En manipulant ainsi la notion d ’ « identité » et celle de
« renaissance », ne craignez-vous pas qu’il y ait une interférence
malheureuse entre le champ culturel et le champ politique ? On sait en
effet que la littérature étant un objet d’enjeu, les propositions relevant
de ce champ subissent sans cesse l’assaut des récupérations
politiciennes. On a par exemple au XIXe s l’exemple de Herder et le
nationalisme allemand. On a aussi l’exemple de chercheurs qui
485
établissent un rapport entre la notion suspectée d’‘‘ivoirité’’ et celle de
‘‘griotique’’ et de ‘‘drummologie’’ proposées tour à tour par Niangoran
Porquet et le Pr Niangoran Bouah. Ne craignez-vous donc pas que
cette approche identitaire soit sujette à une malheureuse manipulation
politicienne ?
BZ : Ce n’est pas parce que les politiciens nagent et continuent de
nager dans leur marre que les philosophes, les artistes, les religieux et
tous ceux qui ont un autre univers doivent abdiquer. Mais qui sont-ils
les politiciens ? Ils ne sont rien ! Ils ne sont que des instruments aux
mains des financiers ? Pensez-vous que nous allons laisser les
politiciens gouverner l’ensemble de la planète ? Ce serait gravissime ;
ce serait la mort certaine de la pensée ! Voyez un peu ce que sont en
train de faire les mondialistes mûs par la seule logique de la haute
finance. Mais au nom de quoi peut-on interdire à un groupe, à une
nation d’affirmer et de vivre son identité ? Parce qu’une institution a
décidé d’établir un cordon de terreur intellectuelle ? Mais non ! Disons
que l’identité est un phénomène essentiel même à notre existence,
c’est notre histoire. C’est pourquoi face à ce débat, il ne faut pas
abdiquer. Il faut plutôt ramener le débat sur l’identité à sa juste
mesure. En Côte d’Ivoire, la constitution a été saluée sous Guéi. J’ai
été un des rares à avoir expliquer à des prétendus juristes que cette
constitution était porteuse des germes de la guerre actuelle dont nous
aurions pu faire l’économie. S’il faut adopter cette fausse approche de
la notion d’identité comme dans notre cas, il aurait alors fallu renier les
courants anciens de la Négritude, de la négro-renaissance, le
mouvement indigéniste et même le congrès panafricain des écrivains
tant à Paris qu’à Rome … Il faut même renier les combats
d’Houphouët-Boigny, de N’Krumah, de Senghor et de tous les
486
nationalistes de l’histoire qui ont lutté pour refuser la politique
d’assimilation que voulaient nous imposer la France, la Grande-
Bretagne et tous les grandes puissances colonisatrices. Il fallait alors
renier tous ces combats qui sont des combats identitaires. Notre
identité ne devrait et ne saurait être un concept de reniement de
l’autre. Bien sûr il y a les politiciens dont la pensée est tellement faible
qu’ils ne manquent pas de velléités de manipuler la question
identitaire.
En revanche, pour ce qui est de l’‘‘ivoirité’’ dont vous avez parlé,
disons que jamais le President Bédié qui l’a inventé ne lui a donné un
contenu exclusionniste. La source même de ce concept relève des
fleurs du jardin Senghorien : « sénégalité », « francité », « arabité »,
« malgacité » à partir desquelles Niangoran Porquet affirme pour la
première fois que sa « griotique » n’est que l’expression de son
« ivoirité ». Récupéré par le Président Bédié, « l’ivoirité » était plus
rassembleur que diviseur. En tout cas, elle devrait rassembler à la fois
les nationaux et les étrangers vivant sur le sol ivoirien. En tant que
Ministre de la Culture de l’époque, je n’ai pas mémoire d’une telle
définition réductionniste. J’aurais d’ailleurs été le premier à la
combattre. Donc pour cette question de l’identité, on ne peut pas
demander aux philosophes, aux créateurs d’abdiquer face aux
politiques.
DN : Vous parlez des politiciens comme d’une race particulière
d’hommes. Mais vous avez vous aussi nagé dans la marre de
la politique.
BZ : Mais je n’ai jamais dit qu’il était mal de faire la politique. J’ai
formé des centaines d’hommes politiques de ce pays ; même la
487
gauche actuelle au pouvoir est passée dans mes mains. Mais au
stade où je suis, je ne peux pas recommencer en politique. C’est
pourquoi, alors même que j’en avais le pouvoir, j’ai préféré ne pas
dégommer les jeunes qui, à l’intérieur de mon parti, dévoyaient mon
idéologie ; j’ai préféré dis-je me retirer afin de ne pas me salir jusqu’à
l’âme. J’ai donc effectivement été politicien et je n’en ai pas honte.
Cela dit, je peux toujours prendre part au débat public.
DN : Revenons à la littérature. Pourquoi Zadi publie toujours chez
CEDA ou NEI contrairement à ses pairs comme Kourouma ou Pacéré
qui eux préfèrent publier chez Seuil ou l’Harmattan. Est-ce un choix
particulièrement motivé ?
BZ : Non pas particulièrement mais mon principe est très simple.
L’essentiel pour moi c’est que l’œuvre existe et s’impose au temps. Le
problème pour moi n’est pas le lieu d’édition en tant que tel ; c’est vrai
que nous les artistes sommes peu modestes. Mais pour ma part je n’ai
jamais eu de complexe particulier pour faire éditer mes œuvres. Je
n’ai jamais déposé mes manuscrits chez les éditeurs occidentaux
sinon j’aurais été certainement édité. Tenez ! Le livre I de Fer de lance
qui n’appartient ni à Seuil ni à Plon figure dans toutes les anthologies
de la littérature négro-africaine.
DN : Le couronnement, ce n’est pas uniquement les anthologies, mais
c’est aussi le fait d’être consacré par l’obtention des prix littéraires, or
comme Césaire , vous n’avez jamais reçu de prix.
BZ : Les prix, ce n’est pas un problème ; je ne m’en soucie même pas
car il ne faut pas que l’œuvre soit faite à la hâte non plus pour une
488
question de prix. Adiaffi disait à propos des prix : « Les prix ont leur
prix ». Je ne le dis pas pour dénigrer ceux qui ont déjà été primés mais
je pense que l’essentiel pour l’écrivain ne réside pas dans le prix. Le
prix ne peut pas toujours servir à percevoir le génie du créateur. Pour
tout dire l’essentiel pour moi c’est que l’œuvre existe. Cela dit, il y a
quand même tout récemment le Centre International des Etudes
Francophones (CIEF) qui a choisi sans tractations aucune et librement
de m’octroyer un prix pour l’ensemble de mes recherches. Cette
consécration me va droit au cœur dans la mesure où j’ignorais
l’existence de ce centre.
DN : Sans être chasseur, le maître serait-il initié aux secrets de l’art
de la chasse ?
BZ : Non, non. Je suis un intellectuel ; je ne suis pas un ‘‘dozo’’
(chasseur traditionnel ouest-africain). Ce sont des éléments
d’expression dans la perspective de ma création artistique. D’ailleurs
le groupe ethnique auquel j’appartiens n’a pas une grande culture de
l’initiation.
DN : Maître Pacéré est aussi un intellectuel, il est pourtant initié aux
secrets des arts sacrés.
BZ : Mais pourquoi voulez-vous que je sois Me Pacéré ? C’est
quelqu’un avec qui j’ai une profonde amitié. D’ailleurs mon regretté
ami Massan Makan Diabaté ne dit pas autre à propos de l’art du griot.
Mais ça c’est à laisser à l’appréciation de chacun. Personnellement
ma création se fait à partir d’un art de la parole qui a bercé mon
489
enfance. Au demeurant, si l’on dit parler d’initiation dans mon cas, il
s’agira d’une initiation moderne en tant qu’universitaire …
DN : Professeur, vous marquez aisément la distinction entre littérature
française, littérature anglaise, espagnole … mais lorsqu’il s’agit du cas
africain vous parlez de littérature africaine comme s’il etait impossible
de concevoir une littérature ivoirienne, ghanéenne c’est-à-dire
nationale n’intégrant pas forcément une homogénéité africaine. Cela
semble, à notre avis nier l’existence d’un génie africain en dehors du
groupe.
B Z : Je crois que la question est très importante mais on ne peut pas
refuser d’assumer l’histoire. Quand vous dites comme ça « la Côte
d’Ivoire » ou « le Ghana », que représentent-ils comme entités ? La
Côte d’Ivoire par exemple devenue un Etat en 1893. Et notre littérature
écrite ivoirienne ne date que de 1959. Le père de cette littérature, B.
Dadié est encore tout frais. Alors à votre avis que représente une telle
littérature dans ce vaste océan de la littérature africaine dont l’histoire
se conjugue avec l’esclavage, la colonisation et l’indépendance. Donc
notre vision des choses doit d’abord être d’ordre panafricaniste,
malheureusement brisé par les politiciens. Les visions micro-
nationalistes sont une régression par rapport la pensée panafricaniste
qui habitait tous les intellectuels. La Côte d’Ivoire d’aujourd’hui par
exemple est une déviance de ce point de vue. Je crois donc qu’il ne
faut pas s’en désoler ; il faut plutôt mettre dans la tête des jeunes que
la Côte d’Ivoire actuelle n’est qu’un passage, c’est-à-dire une étape
transitoire. Au-delà du côté idéologique de votre question, disons que
pour en revenir à la littérature, parler d’ « une littérature orale
490
ivoirienne » est plus intéressant que parler d’ « une littérature écrite
ivoirienne » qui est très jeune.
DN : Pour finir, quelle peut être la fonction de l’écrivain aujourd’hui ?
BZ : Mais il n’y a pas de fonction standard. Sa fonction principale
c’est de créer des mots. Quelle autre fonction peut-il avoir au-delà ?
Dire que l’écrivain africain ne crée pas, c’est même une insulte. C’est
même une hérésie du point de vue linguistique. La parole est toujours
spécifique d’un individu à un autre individu. Il en est de même pour la
parole artistique c’est-à-dire la littérature. En tant qu’art de la parole, la
littérature demeure un lieu d’exploitation des possibilités artistiques de
la langue. La langue en est la matière première et son usage artistique
constitue la fonction principale de l’écrivain.
491
Entretien avec Me PACERE Titinga Lundi 22 juillet 2002 – 12 h à Ouagadougou – Burkina Faso
DN : A quel public avez-vous pensé lorsque vous écriviez vos
premiers textes ?
PC : C’est difficile non pas de répondre à votre question en tant que
telle, mais … sur ces textes, j’allais dire mes textes actuels. J’écris
pour mille générations, j’allais dire j’écris pour l’autre. Ces non-
africains ou les africains ne relevant pas de ma culture, c’est donc
certainement pour les autres, mais aussi pour moi-même pour une
certaine satisfaction, une quête de bonheur. Parce que avec le temps,
on finit par ne plus maîtriser sa propre culture, expliquer sa propre
histoire. Voyez-vous, la civilisation et la culture africaine sont en train
de disparaître et on dit dans la philosophie de mon milieu où on parle
par proverbes que si le bœuf est en train de disparaître, il vaut mieux
sauvegarder sa queue pour que les générations futures à défaut de
connaître le bœuf, aient ne serait-ce que par sa queue une idée ou
même une illusion de ce qu’est un bœuf. Suite au contact de
civilisation, soyons clair, de la colonisation, notre civilisation africaine
est en train de disparaître, et j’ai souvent dit que je suis un homme en
situation très mal aisée. Parce que je suis obligé de m’asseoir sur
deux chaises : je suis obligé de naviguer pour ou contre ou entre
divers courants contraires, mais qu’au moins la civilisation de mon
peuple, la civilisation africaine soit au moins ne serait-ce qu’à modeste
échelle en partie préservée. Ce qui fait donc que l’essentiel de mon
public, c’est d’abord mes ancêtres, pour qu’ils sachent que nous avons
lutté pour préserver quelque chose. Mon public, c’est ceux qui vont
lire, ceux qui vont écouter, ceux qui vont voir, parce que je travaille
492
sous l’angle de la littérature écrite, mais aussi je travaille sous l’angle
de la littérature tambourinée (langage des tam-tams) mais aussi la
littérature des masques. Il faut donc que le public puisse voir à partir
du langage des masques et connaître à partir de ce même langage.
Mon public c’est enfin ceux qui ont détruit culturellement l’Afrique.
Sans vouloir me mettre en exergue parce que « on se chatouille pas
pour rire », mais il y a au moins ceux qui travaillent à sauvegarder
notre patrimoine culturel. Sans affirmer que l’Afrique est le
commencement de l’histoire, je crois qu’il faut au moins qu’on sache
que toutes les cultures se valent, que nul autre n’a le droit de détruire
celle des autres, mon public c’est donc tout cela et mon objectif c’est
aussi tout cela.
DN : Je reconnais là l’avocat et le défenseur des cultures et des
communautés africaines, mais pourquoi avez-vous choisi
particulièrement la littérature pour cette entreprise ?
PC : J’ai choisi la littérature parce que je ne pouvais choisir autre
chose. Pour mois la littérature ce n’est pas seulement un canal, ce
n’est pas seulement la poésie dans son sens classique occidental,
pour moi la littérature c’est aussi un langage. J’écris donc en ayant
recours à des procédés esthétiques propres à la littérature écrite. Mais
aussi à des procédés du langage tambouriné. Ce langage n’est pas
sujet-verbe-complément, mais c’est plus complexe que ça … La
phrase du tam-tam n’est pas la phrase ordinaire de la grammaire
académique. Il y a par exemple ce qu’on appelle des devises qui
prennent leur sens selon des contextes politiques, économiques,
sociaux etc. Je prends un exemple : Sapone est à 25 km de Ouaga
dans le sud-ouest où le chef a choisi cette devise dans un contexte
493
anarchique : « Le vent a circoncit son fils, il s’excuse auprès du rocher,
il s’excuse auprès de la montagne, mais que tout le reste danse la
danse des circoncis ». La danse des circoncis, c’est une danse au
cours de laquelle les circoncis baissent la tête en signe de soumission.
Le rocher, c’est le roi par l’intermédiaire duquel, il a demandé le
pouvoir auprès du Mogho Naba, lui-même représenté par la
montagne. C’est dire que excepté donc ces deux supérieurs cités,
que tout le reste plie l’échine et se soumettent à son autorité. Pour
revenir donc à votre question, seule la littérature comme dans cet
exemple, nous permet de connaître la vie et son milieu. La littérature,
c’est donc un canal qui permet à l’homme de connaître l’autre, de
connaître le monde, de connaître l’histoire et même l’invisible. C’est la
voie royale pour que l’homme accède à la connaissance car dans mon
milieu on dit aussi que « l’homme qui se connaît ne peut détester son
voisin ». C’est-à-dire que la construction de notre temps et de notre
monde, pour moi passe par la littérature.
DN : Votre littérature s’inscrit dans le registre du sacré, le maître
serait-il initié aux secrets du sacré ? Et du mystère des masques ?
PC : Oui, je suis conscient qu’il y a tout un mystère autour de maître
Pacéré concernant le sacré, souvent par coïncidence, je n’ai pas pu
être filmé par des caméras. Mais cela dit je vous dirais que mon père
étant chef de manega, ma mère appelée Waago ( le masque où on
tombe déjà dans le sacré ) son nom de famille Sawadogo (le mage,
c’est l’appellation typique des Nyonsés, ces gens qu’on dit de mystère
s’occupant des mystères des tempêtes, des vents …) et la femme qui
m’a élevé, puisque chez nous, il est courant que l’enfant soit enlevé à
sa vraie mère pour être confié à une autre femme que j’appelle Timini
494
dans quand s’envolent les grues couronnées, elle-même un autre
Sawadogo, femme de mystère, donc je me suis retrouvé enfermé
dans un univers de masque, c’est donc tout naturellement que je suis
formé aux secrets et au sacré de ces mystères. Maître Pacéré est
donc né et a vécu dans le mystère c’est-à-dire dans un milieu où
l’homme ne meurt pas, relevant du secret et du sacré, il est tout à fait
normal que je m’intéresse à ces choses-là et c’est cela qui légitime
mon travail et ma création.
DN : Maître, j’aimerais que nous fassions un peu d’anthropologie, que
nous revenions sur une notion qui a cours ces derniers temps en
Occident, et même en Afrique. C’est la notion d’identité. Vous
conviendrez avec moi que à partir de votre expérience du tribunal
d’Arusha que le problème rwandais a été un problème d’identité
meurtrière telle que proposée par la philosophie occidentale, quelle est
alors votre approche de cette notion ?
PC : Voyez-vous, je vous l’ait dit dès le départ que dans notre milieu
africain, l’homme qui s’aime ne peut haïr son voisin. Cela signifie que
l’identité en Afrique sous l’angle de la notion et de sa pratique n’est
pas pour diviser mais plutôt sert à une différenciation sous le modèle
des cinq doigts de la main ou même de l’homme et de la femme, c’est
une différence naturelle devant permettre plus de rencontres, plus de
connaissances et plus d’harmonies. Il faut donc approcher ce concept
dans le contexte africain actuel avec prudence.
Pour le problème rwandais dont vous avez parlé, c’est le drame
du génocide. Qu’on m’excuse, le problème à mon sens, parce que
souvent on a poussé l’Afrique et les africains qui leur est étranger de
sorte qu’ils s’affrontent et s’auto-détruisent pour des réalités qui ne
495
sont que de simples importations. Je m’explique, je suis arrivé au
Burundi, je me suis aperçu que sur trente (30) avocats à titre
d’exemple, vingt-huit (28) étaient Tutsi et deux (2) hutu. Dans la
population, quatre vingt quatre (84) Hutu, quatorze (14) Tutsi et le
reste des deux (2). Ça veut dire quoi ? Que les Tutsi avec 14% de la
population ont vingt-huit (28) sur trente (30) avocats et les Hutu deux
(2) sur trente (30) avocats alors qu’ils sont 84% de la population. Les
magistrats représentaient la même situation. Et c’est la même
configuration au Burundi qu’au Rwanda. Ça veut dire quoi ? Qu’avec
la colonisation, certains avaient été privilégié au détriment d’autres. On
a donc créé par des frustrations les germes du génocide. Et dans le
même temps, on proclame que les hommes naissent égaux mais je le
répète, l’Afrique, c’est pas l’Occident. En tout cas dans mon milieu, on
organise des groupes en faisant des attributions de manière
harmonieuse. A mon avis c’est ce qui s’est passé au Rwanda ou tous
ne pouvaient être rois. Mais jamais il n’y a eu de génocide. C’est avec
la colonisation qu’on a jeté les bases d’un tel drame. Je me résume
ainsi pour dire que en Afrique, l’identité n’est pas créé pour un groupe
contre un autre. Il y avait certes des groupes mais on les a maintenu
dans l’harmonie. Savez-vous par exemple que ceux qu’on appelle les
Sawadogo qui sont non des mossi mais des youyounsé colonisés au
XIIe par les mossi ont gardé et leurs cultures et leur langue et leur
spiritualité, c’est-à-dire leur identité … Autrement dit, il y a chez nous
des identités mais c’est dans le sens d’une préservation des groupes
et de leurs valeurs mais non de leur destruction par un affrontement.
Ce sont donc des différenciations construites dans le respect de l’autre
…
496
DN : Certains chercheurs tentent d’aborder vos œuvres sous l’angle
de la négritude. Yépri Francis par exemple dont je ne partage pas le
point de vue vous considère comme un continuateur de cette ancienne
théorie. Je perçois plutôt vos textes non sous l’angle de l’idéologie de
la négritude postulant des barrières raciales « Blanc-Noir » mais plutôt
sous un angle relationnel. D’ailleurs, vue la forte signification et le
contenu étendu de l’expression « fils de mes pères », je pense que
vos œuvres tentent de dépasser cette vision du monde
‘‘négritudienne’’.
PC : Je vous rassure ce que vous dites rejoint mon point de vue. Je
vais même vous donner mes origines, je suis né en 1943 à Manega ou
même vers, car comme je le dis « ces hommes-là n’ont pas
d’anniversaires ». Après Dabou, j’ai abordé une filière Sciences
expérimentales ensuite, Maths-Chimie pour plus tard à Dakar, en 1968
faire le Droit que j’ai poursuivi en France. Mon parcours vous permet
de savoir que je suis venu bien plus tard à la littérature. D’ailleurs, la
littérature africaine n’étant pas enseignée dans nos écoles en mon
temps, j’ignorais le problème de la négritude. Cela signifie alors que je
n’ai suivi aucune influence de la négritude, ma plume est neuve et
nouvelle, à la limite, mon influence est plutôt traditionnelle. Je n’ai suivi
aucune influence des théories littéraires ou des idéologies particulières
dont vous parlez et lesquelles je ne partage pas la vision du monde de
l’affrontement.
DN : Justement à propos d’influence, seriez-vous sous l’influence de
quelques poètes français ? Je décèle personnellement quelques
révoltes rimbaldiennes. Par ailleurs, Hortense kaboré tente d’établir
quelques accointances entre vous et Alfred de Musset.
497
PC : En fait, comme vous le savez, j’ai fait l’école normale de Dabou
en Côte d’Ivoire, et j’ai connu le romantisme français, une école dont
j’ai subi une énorme influence. Certains de mes textes, par exemple
‘‘Message d’un soir à Manega’’ a toute l’influence de Musset et de
Vigny. Même quand j’ai été en Bretagne, je suis allé sur la tombe de
Lamartine. Mais un drame, vous avez dû apprendre cela par la suite
m’a amené à brûler tous mes premiers textes. Certains comme
‘‘Message d’un soir’’ viennent d’être retrouvés il y a de cela quatre à
cinq ans. D’autres encore ont été retrouvés dans le canari de ma
mère, après ça donc, ma plume prendra une autre tournure. Une
nouvelle tournure est due à ma vie en France faite de révolte à cause
du racisme et des conditions de vie humiliante voire abominable dont
j’ai été victime. J’ai du alors tout recommencer avec une plume
nouvelle. La formule « Nos ancêtres les gaulois aux yeux bleus et aux
cheveux blonds » était pour moi une réalité. Il a fallu que je sois
expulsé d’un hôtel en France (11, rue Lanjuinais) à cause de la
couleur de ma peau pour que la révolte fasse renaître en moi la
nécessité de retourner vers mes valeurs africaines, celles de mes
ancêtres. Influence donc romantique certes, mais aujourd’hui, ma
plume est surtout africaine, celle des tam-tams, des masques et de
mon histoire.
DN : Mais pourquoi cette révolte contre tout et tous ? Et même contre
la littérature au point de brûler vos textes ?
PC : Le problème n’était pas contre la littérature mais une révolte
contre une situation ponctuelle, une histoire sentimentale qui n’en
valait pas la peine, à l’âge de jeunesse mais aujourd’hui, je tente de
498
retrouver mes textes, surtout qu’ils sont enseignés dans certaines
universités africaines.
DN : Mais de quelle incidence s’agit-il ?
PC : C’est un incident anecdotique, une histoire sentimentale avec
une jeune fille qui était mon univers mais c’était un problème de
jeunesse.
DN : Mais contrairement à vos confrères, vos rapports avec le chef
politique semblent spécifiques. On sait que Senghor a été Président,
Dadié, Ministre d’Houphouët et même votre ami Zadi Zaourou, mais
vous, pourquoi cette distance ?
PC : Peut-être que je me trompe. Mais beaucoup d’intellectuels
africains auraient gagné s’ils n’étaient pas rentrés en politique. Certes,
certains ont réussi à réaliser leur idéal mais beaucoup en sont revenus
comme traumatisés ou transformés. Je me suis donc dit que ma voie
peut être tout autre. Avocat et homme de culture, je crois pouvoir
apporter ma pierre à l’édifice ou jouer un rôle efficace en dehors de la
politique (je m’occupe d’enfants abandonnés, de personnes exclues
…) sinon j’ai été approché pour être Ministre ou Président d’Institution,
mais j’ai décliné l’offre. Car ne pas réussir en politique peut être
source d’un grand traumatisme. Je pense que rester sur le terrain
uniquement littéraire ou scientifique peut contribuer à transformer
efficacement l’Afrique.
499
DN : Je suis un peu surpris par cette distance que vous observez vis-
à-vis de la notion d’échec, pourtant vous semblez avoir été forgé par
l’échec alors pourquoi cette peur de l’échec en politique ?
PC : Vous avez raison ! Mais vous voyez, je suis actuellement
président ou président d’honneur de plus de 30 associations dans le
monde. Mais pense qu’il ne faut pas être partout à la fois … pour
autant, j’ai été effectivement forgé par les échecs et sans ces échecs,
je crois que Maître Pacéré n’aurait pas pu être ce qu’il est aujourd’hui.
Ce sont les échecs qui m’ont beaucoup marqué. En outre, j’ai une
philosophie : La terre n’appartient pas aux riches, elle n’appartient qu’à
ceux qui ne se découragent pas, c’est pour ça que j’ai toujours lutté et
continue à le faire. C’est peut-être pour ça que j’occuperai un jour un
poste à une échelle plus élevée … mais ça, on verra.
DN : En revenant à vos textes, je constate qu’il y a des traces de moré
dans vos textes, des mots et mêmes des vers tout entiers. Quel est
votre rapport à la langue française ? Seriez-vous tenté de « la
coloniser à votre tour ? » comme le disaient Césaire et U’tamsi.
PC : Vous voyez un de mes problèmes, je tiens à défendre la culture
africaine, pour moi l’idéal serait donc de parler dans les langues
africaines, les langues de mon milieu. Parler le français, c’est bien !
Parler l’anglais, c’est bien ! Ce sont les valeurs de langue de notre
temps. Mais pour moi, il s’agit de défendre la culture de mon milieu et
on ne peut le faire qu’à partir de la langue du milieu. C’est pourquoi,
chaque fois qu’il ne m’apparaît pas possible de trouver le mot juste en
français, j’emploie le mot de ma langue.
500
DN : Mais l’entreprise que vous avez entamée depuis belle lurette me
rappelle celle d’un philosophe allemand, un nommé Gottfried Herder
dont l’œuvre littéraire et philosophique similaire au vôtre a aboutit
malheureusement sur le nationalisme allemand avec les
conséquences qu’on sait … On sait aussi que chez nous en Côte
d’Ivoire, une fois que Niangoran Porquet a employé le mot ‘‘griotique’’
et même ‘‘ivoirité’’, le politique en a fait un enjeu majeur qui aboutit
aussi à un autre drame. Celui de la crise ivoirienne. Alors, ne craignez-
vous pas la récupération sous ce triste jour de votre concept de
‘‘bendrologie’’?
PC : Euh … A mon sens non. Non parce que je n’ai proposé aucun
concept bâtit sur l’ethnicisme, la race ou sur le groupe tel qu’il soit.
Vous parlez de ‘‘Bendrologie’’ mais la racine de ce mot c’est ‘‘bendrè’’
qui veut dire tambour en moré. Cela revient à la science du tam-tam.
Je ne vois donc pas un mauvais usage possible de ce concept en vue
de haïr ou de détruire l’autre. Toutefois, je comprends votre inquiétude
justifiée d’ailleurs par le triste règne dans le passé de mauvais
philosophes. Vous avez utilisez un concept qui me fait frémir et que je
préfère ne pas utiliser (NDLR : Ivoirité). Savez-vous, en 1943, année
de ma naissance, la frontière ivoirienne passait par Manega, mon
village, en plus du point de vue de l’histoire, il y a eu la haute Côte
d’Ivoire et la basse Côte d’Ivoire, sans oublier que je suis moi-même le
défenseur de la colline verte (l’école normale de Dabou). Je me sens
ivoirien, je me sens panafricain, c’est pourquoi je me sens fort gêné
par ce débat. Je crois plutôt qu’il nous faut taire ces querelles inutiles
pour nous unir davantage en vue de notre développement. Déjà,
l’Europe si développée pense qu’elle n’est pas assez unie. Pour moi
notre discours doit être celui d’une Afrique unie et forte. C’est pourquoi
501
je chante la Côte d’Ivoire, le Burkina, le Sénégal, l’Angola, la
mauritanie …
DN : Alors Maître vous considérez-vous comme un écrivain dominé
parce que appartenant à un pays dominé ?
PC : En tant qu’écrivain, je ne me sens sous l’emprise d’aucune
domination. Certes, la domination sous un autre angle existe, les
grands écrivains existent. Tout comme certaines civilisations ont tenté
d’écraser d’autres. Cette domination est réelle et révoltante. Mais en
tant qu’écrivain, en tant que personne, en tant que défenseur d’une
civilisation, je ne saurais admettre aucune domination.
DN : Pourtant, Manega selon les contours symboliques que vous lui
conférez ressemble fort bien à une tentative d’ériger une périphérie
(Manega) en centre dominant.
PC : Non, il faut ici de la prudence. Mon objectif en effet, est de
proposer Manega comme un lieu d’échange avec les autres lieux. Et
j’encourage les écrivains à en faire de même pour leurs terroirs afin
d’en explorer les valeurs et les civilisations.
DN : Mais à vous voir à l’œuvre, on a l’impression que vous êtes
engagé dans une lutte insoupçonnée contre d’autres cultures au sens
oppositionnel du terme. Est-ce la fonction que vous conférez à
l’écrivain actuel ?
PC : L’homme de culture n’est pas le griot au sens péjoratif, mais c’est
l’homme qui oriente le peuple. L’homme de tambour n’est en rien un
accessoire du peuple mais plutôt le sens du peuple, lui donnant son
502
sens de l’avenir. Pour moi donc, tout homme de lettre est le pilier de
ce peuple.
DN : De ce point de vue, vous rejoignez Senghor qui affirme que la
poésie est l’espoir du monde. Ou encore Edouard Glissant qui pense
que la littérature doit sauver le monde par l’imaginaire ?
PC : Exactement !
DN : J’aimerais savoir sans transition ce que représente pour vous un
pris de consécration : un prix Nobel, un grand prix littéraire …
P.C. : Je pense que s’il faut reconnaître et encourager le mérite, il faut
aussi avouer que il y a des prix qui banalisent, les prix politiques sans
valeur. Moi j’ai eu le grand prix littéraire d’Afrique noire en mai 1983.
Mais si je l’avais obtenu plus tôt c’est-à-dire par mes écrits 1975, je
pense que ma carrière n’aurait pas été ce qu’elle est aujourd’hui. Elle
se serait paralysée c’est pour cela que je me méfie des prix quoique
nécessaires pour reconnaître les valeurs et les consacrer. Cela dit,
l’attribution des prix et leur interprétation relèvent de choses un peu
complexes. Il y a par exemple des grands prix qui relèvent plus du
commercial que du génie. Il y a même de la manipulation. Il y a pour
dire vrai, un peu de mafia. Excusez-moi si je le dis comme-ça, car « je
ne vais pas m’assoire sur une branche et la couper », c’est que je suis
président de plusieurs prix en Afrique mais il faut être réaliste, j’ai été
contacté en tant que président de jury par certains chefs d’Etat.
Certains même m’ont contacté après les proclamations pour se
plaindre de l’absence de prix pour tel compatriote. Enfin, vous avez
ma position, je félicite les primés et encourage les membres du jury
503
parce que ce sont des choses simples en apparence mais très
complexes dans le fond.
DN : Dans votre ouvrage Ainsi on a assassiné tous les mossés, vous
abordez la question des religions africaines qu’il faut selon vous
réhabiliter. Vous semblez même rejeter la religion chrétienne. Mais
votre épouse est chrétienne ?
PC : Je suis moi-même chrétien. Je m’appelle Frédéric. Mais je tiens à
la spiritualité traditionnelle, aux valeurs spirituelles de l’Afrique. Je
veux qu’on respecte les Africains et leurs croyances religieuses
anciennes.
Oui j’ai rejeté la religion chrétienne quand on m’a rejeté en Occident.
Les premières personnes qui m’ont rejeté en Occident, quand je pars
de 40° à l’ombre de Ouagadougou à moins 5° en France et que je
frappe à une porte. La première personne qui m’ouvre et me rejette
parce que je suis noir, c’est une religieuse. Et quand plus tard, je la
retrouve en train de prêcher, comprenant très bien qu’il y a de quoi à
se révolter.
DN : Pacéré signifie quand même « La tête du fétiche ».
PC : Oui, Titinga « La tête du fétiche ».
504
BIBLIOGRAPHIE
505
I-CORPUS
Césaire, Aimé, La poésie ,éd. Etablie par D. Maximin et G. Carpentier, Paris,
Seuil, 1994, 545p
Senghor, Léopold Sédar, Œuvre poétique, Paris, Seuil, 1964, 429p
Titinga, Frédéric Pacéré, La poésie des griots, Paris, Silex, 1982, 133p
Titinga, Frédéric Pacéré, Des entrailles de la terre, Paris, L’harmattan, 2000, 96p
Zadi Zaourou, Bottey, Fer de lance, livre I , II et III, Abidjan, NEI / Neter, 2002,
173p
II- AUTRES ECRITS
1- D’ AIME CESAIRE
Cahier d’un retour au pays natal
Cette œuvre a connu plusieurs éditions dont les plus connues sont :
Cahier d’un retour au pays natal, Volontés ( dirigée par Georges
Pellorson), n°20, Paris, 1939 .
Traduction espagnole de Lydia Cabrera, préface de Benjamin Peret,
Illustration de Wilfredo Lam, La Havane, Ed.Molina y Compania, 1943.
Cahier d’un retour au pays natal, préface d’André Bréton, frontispice de
Wilfredo Lam, Paris, Bordas, 1947.
Cahier d’un retour au pays natal, préface de Peter Guebering, Paris,
Présence Africaine, 1956.
506
Les armes miraculeuses
Edition en volume en 1946 d’une collection de poèmes parus dans la révue
tropiques, créée par Aimé Césaire et René Ménil à Fort- de-France, Martinique,
1941-1945 dont entre autres, « les pur-sang » (n°1, avril 1941), « le grand midi »
(n°2, avril 1941), auxquels s’ajoutent « et les chiens se taisaient » et sous-titré
« tragédie », remanié en 1956 en pièces de théatre sur suggestion de Jahn
Janheinz. Réed. Paris, Gallimard, 1970.
Soleil cou coupé, K éditeur, collection Le Quadrangle, 1948, repris avec Corps
perdu (1950) dans Cadastre (1961).
Corps perdu, édition Fragrance, 1950. illustration de Pablo Picasso .
Ferrements, Paris, Seuil, 1960.
Noria, in Œuvre complète, 1976, éd. Désormeaux, Fort-de-France, 1976
Moi laminaire, Paris, Seuil, 1982.
La tragédie du roi Christophe, Paris, Présence Africaine ,1963 et 1970, 153p.
Une saison au Congo, Paris, Seuil, 1966 ; coll. Théatre, 1967 ; points Essais,
1973, 116p.
Une tempête, Adaptation pour un théatre nègre, Paris, Seuil, Points, 1969, 91p.
Œuvres complètes, tome I, œuvres poétiques, Fort-de-France, éd. Désormeaux,
1976.
Toussaint Louverture, la révolution française et le problème colonial, Paris, Club
français du livre,1960 ; rééd. Présence Africaine,1962 et 1981, 312p.
2- DE LEOPOLD SEDAR SENGHOR
507
Chants d’ombre, Paris, Seuil, 1945, 78p.
Hosties noires, Paris, Seuil, 1948.
Ethiopiques, Paris, Seuil, 1956, 126p.
Nocturnes, Paris, Seuil, 1961, 93p.
Lettres d’hivernage, Seuil, 1973.
Elégies majeures, suivies de dialogue sur la poésie francophone, Seuil, 1979,
123p.
Œuvre poétique, édition définitive comprenant tous les recueils précédents,
ainsi que Poèmes divers et Poèmes perdus, Paris, Seuil, 1990, 438p.
L’Afrique noire, contribution à l’ouvrage collectif : Les plus beaux écrits de
l’union française, Ed. La colombe, 1947.
Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française,
précédée de Orphée noir, de Jean- Paul Sartre, Paris, PUF, 1948, .227p.
La belle histoire de Leuk-le-Lièvre, en collaboration avec Abdoulaye Sadji,
Paris, Hachette, 1953.
Ce que l’homme noir apporte, dans l’ouvrage collectif « l’homme de couleur »,
Paris, Plon, 1939.
Pour une relecture africaine de Marx et d’Engels, Nouvelles éditions Africaines,
Abidjan, Dakar, 1974.
La poésie de l’action, entretiens avec Mohamed Aziza, Paris, Stock, 1980.
Ce que je crois, Paris, Grasset, 1988. 234p.
La plupart des articles, conférences et rapports politiques ont été regroupés
dans la collection « liberté », aux éditions du Seuil :
508
Liberté 1 :Négritude et humanisme , 1964, 144p.
Liberté 2 :Nation et voie africaine du socialisme, 1971, 319p.
Liberté 3 :Négritude et civilisation de l’universel, 1977, 573p.
Liberté 4 :Socialisme et planification, 1983, 668p.
Liberté 5 : Le dialogue des cultures, 1993, 295p.
3- DE FREDERIC PACERE TITINGA
Refrains sous le Sahel, Paris, P.J.Oswald, 1976, 89p.
Ça tire sous le Sahel, Paris, P.J. Oswald, 1976, 66p.
Quand s’envolent les grues couronnées, Paris, P.J.Oswald, 1976, 66p.
Poèmes pour l’Angola, Paris, Silex, 1982, 142p.
Du lait pour une tombe, Paris, Silex, 1984, 90p.
Poèmes pour Koryo, Ouagadougou, Imprimerie nationale du centre, 1987, 102p.
Saglego, ou le poème du tam-tam, Manega, Ed .fondation Pacéré, 1994, 115p.
Ainsi on a assassiné tous les mossés, Québec, ed.Naaman, 1981, 172p.
Le langage des tam-tams et des masques en Afrique, Paris, l’Harmattan,
1991, 342p.
4- DE BOTTEY ZADI ZAOUROU
Fer de lance, (première édition), Paris, P.J. Oswald, 1975. 60p.
Les sofas suivi de l’œil, Paris, P.J. Oswald, 1975, 1979.
509
Césarienne,suivi de Aubes prochaines et Les chants du souvenir (livre second de
Fer de lance), Abidjan, CEDA, 1984,164p.
La tignasse, suivi de Kitamandja, Abidjan, CEDA, 1984
Le secret des Dieux, traduit de l’italien par Natasha Raschi, il Segreto degli Dei,
Torino, La rosa, 1999, 157p.
La guerre des femmes, suivi de la termitière, NEI, 2001, 144p.
La parole poétique dans la poésie africaine francophone, thèse de doctorat d’Etat,
Université de Strasbourg, 1982.
III- QUELQUES ŒUVRES POETIQUES, ROMANESQUES ET THEATRALES
DU CHAMP LITTERAIRE AFRICAIN (textes d’auteurs africains et antillais)
Adiaffi, Jean-Marie, D’éclairs et de foudres, Abidjan, CEDA, 1980. [Poésie]
Adiaffi, Jean-Marie, La carte d’identité, Paris, Hatier, 1980 , [ Roman ]
Adiaffi, Jean-Marie, Silence on développe, Paris, Nouvelles du Sud, 1992,
[Roman]
Amon D’Aby (F.J.), Dadie (Bernard Binlin), Gadeau (G. Coffi), Le théatre populaire
en République de Côte d’Ivoire, Abidjan, Cercle culturel et folklorique de Côte
d’Ivoire, 1965, 230p.
Badian, Seydou, Le sang des masques, Paris, R. Laffont, 1976, 252p. [Roman].
Bandama, Maurice, Le Fils de-la femme-mâle, Paris, L’harmattan, 1993,[Roman ]
Bandama, Maurice, La bible et le fusil, Abidjan, CEDA , 1997, 182p. [Roman]
510
Beti, Mongo, Mission terminée, Paris, Buchet Chastel, 1957, 254p. [Roman ]
Beti, Mongo, Perpetue ou l’Habitude du malheur, Paris, Buchet Chastel, 1974,
303p. [Roman ]
Beti, Mongo, Le pauvre Christ de Bomba, Paris, Présence Africaine, 1976, 370p.
[Roman]
Boto, Eza, Ville cruelle, Paris, Présence Africaine, 1954, 214p. [ Roman]
Bolya, Baenga, Cannibale, Lausanne, P. M. Favre, 1986, [Roman]
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Chamoiseau, Patrick, Ecrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 1997, 336p.
Condé, Maryse, La traversée de la mangrove, Paris, Mercure de France, 1989,
[Roman].
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Climbié, la ronde des jours, Paris, Seghers, 1966, 260p.
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inquiète- Les Indes- Le sel noir- Boise- Pays rêvé, pays réel- Fastes- Les grands
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Porquet, Niangoran, Masquairides, suivi de Balafonides, Abidjan, Ed. le
Qualitorium, 1994. [Poésie]
Soyinka, Wole, A dance of the forests, (La dance dans la forêt ), P.J. Oswald,
Londre/Ibadan, Oxford University Press, 1971, 89p. [Théatre]
Soyinka, Wole, Poems of Black Africa, Londre, Heinemann, 1975, 379p. [Poésie]
513
Tutola, Amos, The palm Wine Drinkard and his Dead palm Wine tapster in the
dead’s town (L’ivrogne dans la brousse ), Paris, Gallimard, Londre, Faber and
Faber, 1952, 174p. [Roman]
IV –AUTRES DOMAINES DU CHAMP LITTERAIRE AFRICAIN : LITTERATURE
ORALE , ORALITE, TRADITION. (textes et ouvrages comprenant des textes
littéraires)
Agblemagnon , N’sougan, Sociologie des sociétés orales d’Afrique noire. Les Ewé
du Sud – Togo, préface de Roger Bastide, Paris- La –Haye, Mouton, 1969, 216p.
Ba, Amadou Hampâté, Kaïdara, récit initiatique peul édité par A. H. Bâ et L.
Kesteloot, Paris, Julliard. Les Classiques africains, 1968, réedition Paris, Stock,
Abidjan, NEI, 1994. 183p.
Calame – Griaule Geneviève, Ethnologie et langage, la parole chez les Dogons,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1965, 591p.
Camara, Sory, Gens de la parole. Essai sur la condition et le rôle des griots dans
la société Malinké, Paris-La Haye, Mouton, 1976, 375p.
Camara, Sory, Paroles de nuit ou l’univers imaginaire des relations familiales chez
les Mandekas, Paris V, 3 volumes, 1978, 880p.
Camara, Sory, Paroles très anciennes ou le mythe de l’accomplissement de
l’homme, Grenoble, La pensée sauvage, 1982, 197p.
Cendrars Blaise, Anthologie Nègre, Paris, Denoël, (1ère édition, 1921), nouvelle
édition ,1947.
514
Colardelle – Diarrassouba Marcelle, Le lièvre et l’araignée dans les contes de
l’Ouest –africain, préface de Bernard Dadié, Paris, Union Générale d’Editions, coll.
« 10-18 », 1975, 308p.
Colin Roland, Les contes de l’Ouest-africain, préface de L. S .Senghor, Paris,
Présence Africaine, 1957, 206p.
Damas Léon Gontran, Veillées noires, Paris, Stock, 1943, 221p.
Delafosse Maurice, Les nègres, Paris, Rieder, 1927, 80p.
Delafosse Maurice, « Le roman de l’araignée chez les Baoulé de la Côte
d’Ivoire », in Annales de l’Université d’Abidjan, Ethno-sociologie, 1970, 31p.
Derive , Jean et Dumestre, Gerard, Des hommes et des bêtes, chants et
chasseurs Mandingues, Paris, Classiques africains, 1992, 297p.
Dieterlen Germaine, Essai sur la religion Bambara, préface de Marcel Griaule,
Paris, PUF, 1951, 240p.
Eno Belinga, Littérature et musique populaire en Afrique noire, Edition Cujas,
1965, 205p.
Eno Belinga, Samuel, La littérature orale du Mvet à travers les pays de l’Afrique
centrale : Cameroun, Gabon, Guinée Equatoriale in La tradition orale, source de la
littérature contemporaine en Afrique, ICA , NEA, 1986
Equilbecq, F.V. Contes populaires d’Afrique Occidentale, précédé d’un Essai sur
la littérature merveilleuse des Noirs, avant-propos de R.Cornevin, nouvelle édition,
Paris, Maisonneuve et Larose, 1972, 518p.
Gbagbo, Laurent Koudou, Soundjata, Lion du Mandingue, Abidjan, CEDA, 1979,
96p.
Goody, Jacques, Entre l’oralité et l’écriture, Paris, PUF, 1994, 323p.
515
Houis, Maurice, Anthropologie linguistique de l’Afrique Noire, Paris, PUF, 1971,
232p.
Hourantier, M.J. , Linking werewere et Scherer, J. Du rituel à la scène chez les
Bassa du Cameroun, Paris, A.G, Nizet, 1979, 137p.
Kotchy, N’guessan, Elements culturels et formes de représentation en Afrique,
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Kouadio-Tiacoh, G. La légende de N’zi le grand, guerrier d’Afrique, Paris, Didier,
1973, 101p.
Loucou, Jean Noël, Latradition orale Africaine, Abidjan, Ed. Neter,1994, 118p
Niane, Djibril Tamsir, Contes d’hier et d’Aujourd’hui, Paris, Présence Africaine,
1985, 153p.
Paulme Denise, La mère dévorante, essai sur la morphologie des contes africains,
Paris, Gallimard, 1976, 323p.
Zahan, Dominique, La dialectique du verbe chez les Bambaras, Paris-La Haye,
Mouton, 1963, 207p.
Zumthor, Paul, Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil,1983, 319p.
V- OUVRAGES DE RECHERCHE LITTERAIRE.
1-CONSACRES A AIME CESAIRE
Antoine, Régis, La tragédie du roi Christophe de Aimé Césaire, Paris,
Bordas,1984, 122p.
516
Arnold, Albert James, Modernism and Négritude. The poetry and poetics of Aimé
Césaire, Cambridge- Massachusetts and London, Havard University Press, 1981,
318p.
Arnold, Albert James, « Etat présent des écrits sur Aimé Césaire ». Bibliographie
sélective et raisonnée, in, N’gal et Steins éd., Césaire 70, Editions Silex, 1984,
310p.
Bailey, Marianne, The ritual theater of Aimé Césaire, Tübingen, Gunter Narr
Verlag, 1992.
Bajeux, Jean Claude, Antilla retrouvée : Claude Mc Kay, Luis Palès Matos, Aimé
Césaire, poètes antillais, Paris, Ed. Caribéennes, Art et littérature, 1983, 428p.
Bouelet, Rémy Sylvestre, Espace et dialectique du héros césairien, Paris,
L’harmattan, Critiques littéraires, 1987, 219p.
Brichaux-Houyoux, Suzanne, Quand Césaire écrit, Lumumba parle, Paris,
L’harmattan, Critique littéraires, 1993, 355p.
Cailler, Bernadette, Propositions poétiques : une lecture de l’œuvre d’Aimé
Césaire, Sherbrooke, éd. Naaman, 1976, 245p.
Combe, Dominique, Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, PUF,
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Condé, Maryse, Cahier d’un retour au pays natal : Césaire, Paris, Hâtier, profil
d’une œuvre, n°63 , 1978, 79p.
Confiant, Raphaël, Aimé Césaire, une traversée paradoxale du siècle, Paris,
Stock, 1993, 355p.
Delas, Daniel, Aimé Césaire ou le verbe ″parturiant″, Paris, Hachette, série portrait
littéraire, 1991, 224p.
517
Hales, Thomas, Les écrits d’Aimé Césaire . Bibliographie commentée, n° spéciale
de la révue Etudes françaises, tome XIV , N° 3-4, Montréal, Presses Universitaires
de Montréal, 1978, 516p.
Hénane, Réné, Aimé Césaire, Le chant blessé : biologie et poétique suivi d’un
Glossaire des termes rares dans l’œuvre d’Aimé Césaire, préface de jean
Bernard, Paris, Jean-Michel Place, 1999, 318p.
Hountondji, Victor M., Le Cahier d’un retour au pays natal, (1939-1956), Discours
sur le colonialisme (1955), Césaire, Paris, Hâtier, profil d’une œuvre, 1994.
Juin, Hubert, Aimé Césaire, poète noir, préface de Claude Roy, Paris, présence
Africaine, 1956. réed, 1995, 105p.
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Kesteloot, Lilyan, Comprendre le″ Cahier d’un retour au pays natal″,d’Aimé
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Présence Africaine, 1973, 258p.
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Verlag, Paris, Jean- Michel Place, Etudes Littéraires Françaises, 1993, 172p.
M’bom, Clément, Le théatre d’Aimé Césaire ou la primauté de l’universalité
humaine, Paris, Nathan, 1979, 176p.
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Présence Africaine, 1994, 141p.
518
Owusu-Sarpong, Albert, Le temps historique dans l’œuvre théatrale d’Aimé
Césaire, Sherbrooke, Naaman, 1987, 272p.
Saravaya, Gloria, Le thème du retour dans Cahier d’un retour au pays natal
d’Aimé Césaire, Paris, L’harmattan, 1996, 188p.
Songolo, Aliko, Aimé Césaire, une poétique de la découverte, Paris, L’harmattan,
1985, 157p.
Soleil éclaté, Jacqueline Leiner éd., mélanges offerts à Aimé Césaire à l’occasion
de son Soixante dixième anniversaire, Tübingen, Gunter Narr Verlag / Paris,
Jean-Michel Place, 1984, 439p.
Zaourou, Bernard Zadi, Césaire entre deux cultures :problèmes théoriques de la
littérature négro-africaine, d’aujourd’hui, Abidjan- Dakar, Nouvelles Editions
Africaines, 1978, 295p.
2- A LEOPOLD SEDAR SENGHOR
Adotevi, Stanislas, Négritude et Négrologues, Paris, UGE, 1975, 306p.
Biondi, Jean- Pierre, Senghor ou la tentation de l’Universel, Ed. Denoël, 1993,
197p.
Delaneau Philippe, Premières leçons sur Ethiopiques de Léopold Sedar Senghor,
PUF, 1997, 122p.
Delas Daniel. Poèmes de Lèopold Sédar Senghor, Paris, Bertrand Lacoste, 1989,
112p.
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Durand, Jean-François, (textes reunis par), Un autre Senghor, centre d’étude du
XXème siècle, axe francophone et mediterannéen, Université Paul-Valery,
Montpellier III, 1999, 246p.
Joseph, Roger de Benoist, Léopold Sédar Senghor, témoignage de Cheikh
Hamidou Kane, Paris, Beauchesne, 1998, 302p.
Jouanny, Robert, Senghor, « le troisième temps », Documents et analyses
critiques, Paris, l’Harmattan, 2002, 220p.
Kotchy, Barthélémy, La correspondance des arts dans la poésie de Senghor,
Abidjan, NEI, 2001, 64p.
Lambert, Fernando, Ethiopique de Senghor, Paris, Présence Africaine, 1997,
127p.
Lebaud-Kane, Geneviève, Imaginaire et création dans l’œuvre poétique de
L.S.Senghor, Paris, L’harmattan, 1995, 254p.
N’kashama, Pius N’gandu, Négritude et poétique, lecture de l’œuvre critique de
Léopold Sédar Senghor, Paris, L’harmattan, 1992, 158p.
Présence Senghor, 90 écrits en hommage aux 90ans du poète-président, Ed.
UNESCO, 1997, 228p.
3- A FREDERIC PACERE TITINGA
Leon Yepri, Titinga Frédéric Pacéré, Le tambour de l’Afrique poétique, Préface de
B. Zadi Zaourou, Paris, L’harmattan, 1999, 378p.
Leon Yepri, Pacéré Titinga : Une écriture de la poésie, Paris X, Nanterre, 1981.
520
Logue Kaboré, Hortense, Maître Titinga Pacéré, origine d’une vie, Préface de
Jacques Chevrier, Paris, L’harmattan, 2001, 220p.
Urbain, Amoa, Poétique de la poésie des tambours, Paris, L’harmattan, 2002,
349p.
Université de Ouagadougou, Mélanges offerts à Maître Pacéré Titinga, Paris,
L’harmattan,1996, 429p.
5- A BOTTEY ZADI ZAOUROU
Il nous a été presque impossible de repertorier des ouvrages portant sur l’œuvre
littéraire de Zadi Zaourou . il existe cependant des articles et des propositions
scientifiques produits à cet effet que nous pourrons exposer dans la rubrique
« Essais, articles, Révues, colloque ».
ARTICLES, ESSAIS, REVUES, COLLOQUES (textes généralement en rapport
avec le discours sur l’Afrique ou sur la littérature africaine)
Actes du colloque « fonctions et significations de l’art nègre dans la vie du peuple
(Dakar, 30mars-8avril 1966) », Paris, Présence Africaine, 1967, 653p.
Actes du colloque sur la négritude tenu à Dakar du 12 au 18 avril 1971, sous les
auspices de l’union progressiste Sénégalais, Paris, Présence Africaine, 1967,
653p.
521
Actes du colloque « Le critique africain et son peuple comme producteur de
civilisation » (Yaoundé 1973) , Paris, Présence Africaine, 1977, 549p.
Actes du colloque « Littératures et sciences humaines », Université de Cergy-
Pontoise, 17-18-19 novembre 2001.
Ebony Noël, « Bernard Zadi Zaourou, l’ermite », in Notre librairie n°87, avril Juin
1987, pp43-47
Césaire Aimé, « Culture et colonisation », in Présence Africaine, n°8-9-10, juin-
novembre, 1956, pp190-205.
Claveuil, Gerard, « Bottey Zadi Zaourou, la Tignasse », in Notre librairie n°86,
Janvier-mars 1987, p149.
Dadié Bernard, « Le rôle de la légende dans la culture populaire des noirs
d’Afrique » in Présence Africaine, n°14-15, juin-septembre 1957, p165-174.
Dadié Bernard, « Le conte, élément de solidarité et d’universalité », in Présence
Africaine, n°27-28, août-novembre 1959.
Dérive, Jean, « L’utilisation de la parole orale traditionnelle dans les soleils des
indépendances d’Ahmadou Kourouma » in L’Afrique littéraire et artistique, n°55,
1978, pp.103-110
Fanon Frantz, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952 (1ère édition), 239p.
Fanon Frantz, « Racisme et culture », in Présence Africaine, n°8-9-10, Juin-
novembre 1956, pp122-131.
Fanon Frantz, Les damnés de la terre, Paris, Maspéro, 1968, (1ère édition, 1961),
235p.
Hountondji Paulin, « Le pluralisme culturel en Afrique noire », in l’Université et la
pluralité des cultures, Séminaires de l’AUPELF, Montréal, 1974, pp.53-65
522
Huontondji Paulin, Sur la « philosophie africaine »,Critique de l’ethnophilosophie,
Paris, Maspéro, 1976, 259p.
Gnaoulé, Oupoh Bruno, « lecture politique et esthétique de Le secret des Dieux de
Bernard Zadi Zaourou », in Révue de littérature et d’esthétique négro-africaine,
n°8, 1988, Université nationale de Côte d’Ivoire.
Harris, Memel Fôté, « l’idée d’une esthétique négro-africaine » in révue
d’esthétique négro-africaine n°1, 1974
Harris, Memel Fôté, « Le vent et la toile d’Araignée ou de l’unité du monde » in
Annales de l’ Université d’Abidjan. Serie D, 1994.
Hourantier, Marie-José, « La parole poétique du Didiga de Zadi Zaourou », in
Notre librairie, n°86, janvier-mars 1987, pp.84-89.
Konan Alphonse, Pierre Gauze, « Pacéré Titinga, l’homme aux multiples
facettes », in Fraternité Hebdo, du 02-01-1990
Kotchy, Barthélémy N’guessan, « Recherches formelles originales dans la
poésie » in Situation et perspectives, Abidjan, 1980
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Memmi,Albert, Portrait du colonisé, précedé du Portrait du colonisateur,Préface de
J.P.Sartre, Paris, Pauvert, 1966.
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1986.
523
Notre Librairie, « Littératures nationales II :langues et histoire » n°85, octobre –
décembre 1986.
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Présence Africaine N°76, (1970), N°114 (1980), N°154 (1996)
Université de tous les savoirs,Géopolitique et mondialisation (vol20), Paris, Odile
Jacob, 2002., 336p.
Université de tous les savoirs, L’Histoire, la sociologie, etl’anthropologie, (vol2),
Paris, Odile Jacob, 2002.,202p .
Université de tous les savoirs, l’art et la culture (vol 20) Paris, Odile Jacob, 2002,
313p.
Urbain, Amoa, « Fondements drummo-bendrologique du discours poétique de
Pacéré », Décembre 1988, Colloque international , Ouagadougou, Burkina Faso,
1988.
Urbain, Amoa, « Poésie des griots et didactiques de l’expression », in ELA, avril-
juin 1994.
Zadi Eugène, « Le problème de l’édition » in Notre Librairie, n°87, avril-mai 1987,
pp.131-132.
Zadi Zaourou, Bernard, « Expérience africaine de la parole ; problèmes théoriques
de l’application de la linguistique à la littérature »,in Annales de l’Université
d’Abidjan, Serie D, 1994.
VI –OUVRAGES GENERAUX DE RECHERCHE LITTERAIRE ( Théorie,
Critique, Méthodologie)
524
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polyphoniques, Yaoundé, C.L.E., 1970, 135p.
Adotevi, Stanislas Spéro, Négritude et négrologues, Paris, Union Générale
d’Editions, coll. « 10-18 », 1972, 306p.
Balibar, Renée, Les français fictifs, le rapport des styles littéraires au français
national, présentation de E. Balibar et P. Macherey, Paris, Hachette, 1975.
Barthes, Roland, Le dégré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1972, 181p.
Barthes, Roland, Un regard politique sur le signe, Paris, Payot, 1973.
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Bessière jean, Kushner Eva, Mortier Roland, et Weisgerber Jean, Histoires des
poétiques, Paris, Puf, 1997, 493p.
Bourdieu, Pierre, Les règles de l’art, Genèse et structure du champ littéraire,
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Battestini, Simon, Ecriture et texte, contribution africaine, presse de l’Université de
Laval, Présence Africaine, 1997, 474p.
Brunel, Pierre, Qu’est ce que la littérature comparée ? Paris, A. Colin, (2ème
édition), 2000, 172p.
Carpentier, Alejo, Essais littéraires, traduit de l’espagnol par Serge Mestre,
Préface de Carmen Vasquez, Paris, Arcade/ Gallimard, 2003, 360p.
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Montpellier III, Centre d’étude du Xxème siècle, 2002, 268p.
Eagleton, Terry, Critique et théorie littéraire, PUF, 1983, 228p.
Fonkoua, Romuald et Halen, Pierre, Les champs littéraires africains, Paris,
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Fonkoua, Romuald, Essai sur une mésure du monde au XXème siècle, Edouard
Glissant, Paris, Honoré Champion, 2002, 326p.
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1998, 327p.
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1999, 260p.
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Théories et méthodes de l’approche comparatiste, Paris, Ed.Nathan, 1992, 128p.
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Glissant, Edouard, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990, 241p.
Glissant, Edouard, l’Intension poétique, Paris, Gallimard, 1996,144p.
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1989,133p.
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Seuil, 1965, 322p
Todorov, Tzvetan, Poétique, Paris, Seuil, 1973, 112p.
Todorov, Tzvetan, Théorie du symbole, Paris, Seuil, 1977, 375p.
Todorov, Tzvetan, Poétique de la prose suivi de Nouvelles recherches sur le récit,
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Vaillant, Alain, La poésie, initiation aux méthodes d’analyse des textes poétiques,
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Urbain, Amoa, Poétique de la poésie des tambours, Paris, l’Harmattan, 2002,
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VII- OUVRAGES DE RECHERCHE EN SCIENCE HUMAINE ET SOCIALE.
528
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Economie
Amselle, Jean-Loup, Logiques métisses. Anthropologie de l’identité en Afrique et
ailleurs, Paris, payot, 1990, 257p.
Amselle, Jean-Loup, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures,
Paris, flammarion, 2001.
Amselle, Jean-Loup et M’bokolo, Elikia, Au cœur de l’ethnie, ethnie, tribalisme et
Etat en Afrique, Paris, la découverte, 1985., 225p.
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