TRISTAN ET YSEUT :DELA LÉGENDE CELTIQUEcercle.wagner.lyon.free.fr/doc/event/teyjemat.pdf · Si les...

14
TRISTAN ET YSEUT : DE LA LÉGENDE CELTIQUE AU DRAME DE RICHARD WAGNER par Jean MATHIEU L'histoire merveilleuse deTristan etYseut se perd dans lanuit des temps médiévaux mais on est impressionné de constater que l'aventure de ces deux amants arrive soudaine ment dans la conscience européenne et se manifeste subitement dans une littérature fran çaise qui, au Xllè siècle, est à sa naissance, pourse diffuser très vite dans tous les pays d'Eu rope. Si les origines de ce beau conte d'amour et de mort, pour reprendre la formule de Joseph Bédier, sont incertaines ou discutées, une chose est sûre: c'est dans le dernier tiers du Xllè siècle que va commencer la multiplication des textes qui font allusion à l'histoire des deux amants et en font le sujet principal de leur récit. CHRONOLOGIE DE LA LÉGENDE En introduction, il est nécessaire de rappeler brièvement la chronologie de la lé gende dans ses étapes essentielles. Vers 800, apparaît un récit celtique qui serait àl'origine d'un récit irlandais «Diarmaid et Grainne» et d'une version commune de l'histoire de Tristan et Yseut. Au Xllè siècle, en 1135, un troubadour gascon, Cercamon, fait allusion dans ses poèmes au thème des amours de Tristan et Yseut. En 1138, un clerc normand, Geoffroy de Monmouth, traduit du latin «L'histoire des Rois de Bretagne», que l'on a appelée la«Matière de Bretagne» et qui est un ensemble de récits autour du roi Arthur, de Tristan et Yseut et plus largement des légendes celtiques. 1170-1173: «Tristan et Yseut» deThomas (parvenu incomplet) Vers 1180: «Tristan et Yseut» de Béroul (parvenu incomplet) 1170-1190: «Tristano> de l'allemand Eilhart d'Oberg, texte qui nous est parvenu 13

Transcript of TRISTAN ET YSEUT :DELA LÉGENDE CELTIQUEcercle.wagner.lyon.free.fr/doc/event/teyjemat.pdf · Si les...

Page 1: TRISTAN ET YSEUT :DELA LÉGENDE CELTIQUEcercle.wagner.lyon.free.fr/doc/event/teyjemat.pdf · Si les origines de ce beau conte d'amour et de mort, pourreprendre la formule de Joseph

TRISTAN ET YSEUT : DE LA LÉGENDE CELTIQUE

AU DRAME DE RICHARD WAGNER

par Jean MATHIEU

L'histoire merveilleuse deTristan etYseut se perd dans lanuit des temps médiévauxmais on est impressionné de constater que l'aventure de ces deux amants arrive soudainement dans la conscience européenne et se manifeste subitement dans une littérature française qui, auXllè siècle, est àsa naissance, poursediffuser très vite dans tousles pays d'Europe. Si les origines de ce beau conte d'amour et de mort, pour reprendre la formule deJoseph Bédier, sont incertaines ou discutées, une chose est sûre: c'est dans ledernier tiers duXllè siècle que va commencer la multiplication des textes qui font allusion à l'histoire desdeux amants et en font le sujetprincipal deleurrécit.

CHRONOLOGIE DE LA LÉGENDEEn introduction, il est nécessaire de rappeler brièvement la chronologie de la lé

gende dans ses étapes essentielles.Vers 800,apparaît un récit celtique quiserait àl'origine d'unrécit irlandais «Diarmaid

et Grainne» et d'une version commune de l'histoire de Tristan et Yseut.

Au Xllè siècle, en 1135, un troubadour gascon, Cercamon, fait allusion dans sespoèmes au thème des amours deTristan et Yseut.

En 1138, un clerc normand, Geoffroy de Monmouth, traduit du latin «L'histoiredes Rois de Bretagne», que l'onaappelée la«Matière deBretagne» et quiestun ensemble derécits autourdu roiArthur, deTristan et Yseut et plus largement des légendes celtiques.

1170-1173: «Tristan et Yseut» deThomas (parvenu incomplet)Vers 1180: «Tristan et Yseut» de Béroul (parvenu incomplet)1170-1190: «Tristano> de l'allemand Eilhart d'Oberg, texte qui nous est parvenu

13

Page 2: TRISTAN ET YSEUT :DELA LÉGENDE CELTIQUEcercle.wagner.lyon.free.fr/doc/event/teyjemat.pdf · Si les origines de ce beau conte d'amour et de mort, pourreprendre la formule de Joseph

intact, l'un des seuls textes complets duXllè siècle, proche de laversion de Béroul.Dans les mêmes années, trois courtes nouvellesécrites en ancien français:- «Le lai du chèvrefeuille» de Marie de France, conte des ruses de Tristan pour

communiquer avecYseut.- «Les folies deTristan» d'Oxford et de Berne, d'auteurs anonymes, qui relatent un

retour deTristan auprès d'Yseut en Cornouailles, déguisé en fou.1200-1210: «Tristan et Isolde» deGottfried de Strasbourg, adaptation en allemand

du récit de Thomas, inachevé, et ses deux continuations par Ulrich de Turheim (1230-1235) et parHeinrich de Freiburg (1290-1300).

1226: la saga traduite en vieil islandais, pour le roi de Norvège, par Frère Robert,adaptation du roman deThomas, texte précieux car il est complet.

Fin XlIIè: «SirTristram», récit d'un anonyme anglais.XlVè et XVe: diffusion de divers textes, italiens, islandais, consacrés à la légende

tristanienne.

XVIè: des versions danoises et serbo-croates de «Tristan», «Tristan mit Isolde» deHans Sachs: Tragedia mit Personen, von der strengen Lieb Herr Tristant mit der schônenKônigin Isolden.

Les XVIIè et XVIIIè siècles ne s'intéressent plus à la légende. Au cours de cettepériode médiévale quis'échelonne sur quatre siècles, letraitement de la légende tristaniennevaévoluer. Ainsi, les premiers textes, fin Xllè, début XlIIè, dontlesuccès se marque par leurmultiplication et diffusion rapides, sont des récits presque nusdela passion portée àl'incandescence et aboutissant à la mort.

Ils suscistent des réactions de fascination et en mêmetempsderejet, car lemytheesttrop fon, trop dur, trop violent. Il transgresse les lois de la chrétienté médiévale, puisqu'ilpose l'amour comme valeur absolue, au-delà des règles et des valeurs morales. C'est pourquoi, très vite, au siècle suivant, on atténue ce mythe, on propose uneversion courtoise del'amour tristanien. On fait de Tristan un chevalier de la Table Ronde. Les versions chevale

resques deTristan etYseut vontalors se développer. Puis, auXlXè siècle, chocétonnant, onredécouvre le mythe du Xllè siècle. Les Romantiques, qui reviennentauMoyen-Age, sontàla recherche del'irrationnel et s'intéressent aux versions les plus anciennes delalégende, pluspures et plus subversives. Ce retour est amorcé en Angleterre par Walter Scott. D'autrespoètes s'emparent de la légende: AW. Schlegel et F. Rûckert en Allemagne, d'Annunzio enItalie. Mais c'est surtout Richard Wagner quien 1859, avec son drame «Tristan et Isolde»,refond et magnifie la légende, par l'épuration extrême et les modifications qu'ily apporte.

En 1900, Joseph Bédier ale mérite de nousrestituer en français moderneun récitcomplet et cohérent de la légende: «Le Roman deTristan et Yseut», qu'il amis au pointencomparant les divers textesmédiévaux qui nous sont parvenus.

14

Page 3: TRISTAN ET YSEUT :DELA LÉGENDE CELTIQUEcercle.wagner.lyon.free.fr/doc/event/teyjemat.pdf · Si les origines de ce beau conte d'amour et de mort, pourreprendre la formule de Joseph

A cette chronologie, il faudrait ajouter quelques repères historiques et littéraires.De 1096 à 1270, soit en près de deux siècles, huit croisades ont vu le jour.1175: Le Roman de Renart1176-1181: Chrétien deTroyes écrit «Yvain ou le Chevalier au Lion» et «Lancelot

ou le Chevalier de la Charette»1182-1183: «Perceval ou le Comte du Graal» de Chrétien de Troyes1208: «Parzival» de Wolfram von Eschenbach

Nous constatons ainsi que le Graal est contemporain de la légende de «Tristan etYseut»

ORIGINE DE LA LÉGENDECertains commentateurs attribuent une origine orientale à lalégende qui aurait sa

source dans un poème iranien du Xlè siècle «Wiset Ramïn». RégisBoyer, poursa part, pensequecette histoire aurait étéramenée d'Orient par les Croisés. L'hypothèse laplus communément admise privilégie l'origine celtique. Ainsi, on trouve des éléments très ressemblantsdans la légende irlandaise «Dirmaid et Grainne» dont on retrouve des traces auXè siècle etqui raconte commentGrainne, mariée au vieux roi Finn et amoureuse de son jeune neveuDiarmaid, obtient, grâce àunecontrainte magique, que celui-ci s'enfuie avec elle.

Au début du Xllè siècle, la légende devait circuler, oralement ou par écrit, dans uneaire assez vaste, débordant largement les limites dudomaine celtique, puisque letroubadourGascon Cercamon y fait allusion en 1135. Les auteurs français du Xllè siècle, s'inspirant derécits oraux ou écrits dont on a perdu la trace et utilisant les différents éléments mis à leurdisposition par une légende vraisemblablement celtique, ont eu le mérited'avoir donné uneforme cohérente à l'histoire et d'en avoir fait un mythe.

Les premières versionsDes anciennes versions, allant des années 1170 à 1230 environ, qui exercèrent une

véritable fascination lors de leur redécouverte au XlXè siècle, il reste essentiellement des

manuscrits tronqués, incomplets, voire fragmentés, dont les textes nous sont parvenus enpiteux état, àdeux exceptions près: ceux del'allemand Eilart d'Oberget du Scandinave FrèreRobert. Mais encomparant les versions françaises ainsi queles adaptations étrangères, ilaétépossible dereconstituer lalégende. Cetravail d'industrieuse mosaïque fut notammentl'oeuvre, en 1900, de Joseph Bédier, oeuvre qui connut un grand succès au seind'un large public.

Les grandes étapes de l'histoire légendaire de Tristan et Yseut peuvent se résumerainsi:

1- Les enfances de Tristan et la rencontre d'Yseut

2- Les amants ensemble - Les amours clandestines

3- Laséparation - L'exil et le mariage deTristan - La mort des amants

15

Page 4: TRISTAN ET YSEUT :DELA LÉGENDE CELTIQUEcercle.wagner.lyon.free.fr/doc/event/teyjemat.pdf · Si les origines de ce beau conte d'amour et de mort, pourreprendre la formule de Joseph

1- Les enfances de Tristan

Il faut remonter aux parents deTristan. Tout commence dans le Léonois, en Bretagne. Rivalin, jeune grand seigneur venu semettre en Cornouailles au service du roi Marc,rencontre Blanchefleur, soeur du roi, dont il devient brusquement amoureux. L'amour deBlanchefleur est réciproque. Ils auraient pu se marier mais des épisodes racontent qu'ils onteu des rapports avant d'être mariés. Rivalin doit rentrer chez lui parce qu'un seigneur luiprend ses terres. Blanchefleur, enceinte, le suit. Elle accouche et meurt aussitôt, après avoirappris la mort de Rivalin, en mettant au mondeTristan. La naissance de ce dernier estdifficile et c'est àcause de cela queles textes français disent qu'il s'appelle «Tristan»: il estnédans un triste moment, bien que ce nom soit d'origine celtique (Drystan, apparenté auchêne, drus ou drys en latin, et aux druides).

On confie l'éducation du jeune orphelin au fidèle sénéchal Ruai qui lui apprend lemétier des armes et les arts, la musique entre autres. Un jour, Tristan est enlevé par desmarchands-pirates norvégiens qui l'abandonnent après une tempête surun rivage de Cornouailles près deTintagel, résidence du roi Marc. Introduit à la cour de son oncle, le roiMarc, il conquiert l'estime et l'affection decelui-ci quien fait son favori, l'adoube chevalieret songe àlui commehéritier car il n'est pas marié. Tristan retourne ensuite dans sonpays etvenge son père en tuantl'usurpateur Morgan. Lehéros revient alors en Cornouailles accompagné de son fidèle écuyer, Gouvernai

LaCornouailles estcontrainte deverser périodiquement auroid'Irlande, représentépar sonbeau-frère, leMorholt, un tributen jeunes gens et en jeunes filles, destinés àêtredesserviteurs et courtisans auprès du roi. Ce Morholt esttrès grand et réputé invincible. Nul neveut s'y opposer. Tristan obtient de l'affronter dans une île, et le vainc après un combatdifficile. Mais en tuant son ennemi, après lui avoir laissé dans le crâne un fragment de sonépée, lehéros estvictimed'uneblessure empoisonnée. LeMorholt lui aalors révélé queseulesa soeur, la reine d'Irlande, pouvait guérir ce poison.

Tristan se rend en Irlande, sans se faire reconnaître, déguisé en marchand et sous lefaux nom de «Tantris». Il est soigné par la reine d'Irlande, Yseut, et par sa fille qui s'appelleaussi Yseut. Guéri, il devient son professeur de musique.

Au bout d'un an, Tristan retourne en Cornouailles auprès du roi Marc. Jaloux del'affection que porte le roià sonneveu, des seigneurs font pression surlui pour qu'il prenneune épouse. Marc déclare qu'il ne veut épouser que la jeune fille à qui appartient le cheveud'ordéposé dans sa chambre par deux hirondelles qui étaient entrées en sequerellant par lafenêtre ouverte (épisode du cheveu d'orraconté par Eilhart d'Oberg). Cette jeune fille, c'estYseut, Yseut la blonde, fille d'Yseut, reine d'Irlande.

A nouveau déguisé et sous le faux nom deTantris, Tristan retourne en Irlande pouraccomplir l'exploit d'amener àMarc la fille de la reine d'Irlande. Pour sequalifier, il accomplit undeuxième exploit en tuantun dragon quiravageait lepays, mais ilestempoisonné par

16

Page 5: TRISTAN ET YSEUT :DELA LÉGENDE CELTIQUEcercle.wagner.lyon.free.fr/doc/event/teyjemat.pdf · Si les origines de ce beau conte d'amour et de mort, pourreprendre la formule de Joseph

la langue dudragon qu'il aemporté en guise de preuve de son exploit. La reine et sa fille leguérissent ànouveau mais la princesse, en voyant l'épée ébréchée, découvre que Tantris estTristan, le meurtrier de son oncle, le Morholt. Après de nombreuses hésitations, Yseut renonce cependant à la vengeance etTristan gagne sa main pour le roi Marc. Il s'embarquepour la Cornouailles avec la fiancée et sa suivante Brangien.

2 - Les amants ensemble - Les amours clandestines

C'est lors du voyage en merentre l'Irlande et la Cornouailles que se situe l'épisodeduphiltre. Nous sommes au milieu de la journée, la chaleur est accablante. Tristan demandequ'on apporte uneboisson pour Yseut et pour lui. Mais au lieu d'un rafraîchissement, uneservante, en l'occurrence Brangien, leur apporte par méprise le «vin herbe» préparé par lareine d'Irlande pour sa fille etdestiné àunir Marc etYseut d'un amour indéfectible. Voilà lesdeux jeunes gens qui s'aiment et se désirent follement.

Lemariage deMarc et d'Yseut alieu enCornouailles. Brangien remplace Yseut, quin'est plus vierge, dans le lit de Marc pour la première partie de la nuit de noces.

Le roi, ignorant leurs amours coupables, laisse sa femme et son neveuseuls ensemble. Ils en profitent et entretiennent uneliaison clandestine quinepeutéchapper longtempsàl'observation des seigneurs jaloux. Ces derniers essaient de rendre le roi méfiant mais lesamants, se sentantépiés, déjouent les ruses de leurs ennemis.

Tristan et Yseut se sont donné rendez-vous dans le jardin. Ils sont dénoncés par lenain Frolin qui engage le roi àgrimper et à se cacher dans un pin (épisode du rendez-vousépié du début du roman de Béroul) afin d'écouter les jeunes gens. Mais Tristan et Yseuts'aperçoivent de la présence de Marc. Le piège se retourne alors contre le roi. Grâce à undiscours habile et recourant même aumensonge, ils vont pouvoir convaincre Marc de leurinnocence. Mais lenain Frolin parvient àles faire tomber dans lepiège en semant dela farineentre lelit d'Yseutet celui deTristan (épisode de la fleur de farine, Béroul, Gottfried). Bienqu'éventée parTristan, la ruse réussit àmoitiéet ils sont pris en flagrant délit. Marc constatealors l'adultère et finit par faire condamnerTristan aubûcher, Yseut àêtrelivrée auxlépreux.Avant de rejoindre le bûcher, Tristan, emmené par les gardiens, va se recueillir dans unechapelle. Il réussit à échapper aux gardiens, s'élance au dehors en sautant par une fenêtre(épisode du saut dela chapelle) et s'enfuit. IlenlèveYseut aux lépreux avec l'aide deGouvernaiet toustrois seréfugient dans la forêt de Morrois. Commence alors poureux une vie âpre etdureque seul l'amour permet de supporter selon laversionde Béroul. Pourd'autres auteurs,Thomas, Gottfried, frère Robert, ils vivent dans une grotte qui se révèle être un véritableparadis. C'est dans cette retraite que le roidécouvre lesamants endormis, dans une positiondécente, l'épée de Tristan entre eux, épée séparatrice qui convainc le roi de leur innocence.Marc substitue sonépée àcelle deTristan, échange sonanneau avec celui d'Yseut, renouvelantpar ces deux gestes les pactes de fidélité qui lient àlui chacun des jeunes gens et il place

17

Page 6: TRISTAN ET YSEUT :DELA LÉGENDE CELTIQUEcercle.wagner.lyon.free.fr/doc/event/teyjemat.pdf · Si les origines de ce beau conte d'amour et de mort, pourreprendre la formule de Joseph

18

Page 7: TRISTAN ET YSEUT :DELA LÉGENDE CELTIQUEcercle.wagner.lyon.free.fr/doc/event/teyjemat.pdf · Si les origines de ce beau conte d'amour et de mort, pourreprendre la formule de Joseph

son gant de façon àempêcher les rayons dusoleil de frapper le visage d'Yseut, puis ils'éclipse.Il semble que ce dernier geste traduise un sentiment de pitié et de tendresse. Ainsi s'estmanifestée la clémence de Marc.

L'épisode de la découverte des amants endormis coïncide chez Béroul au momentoùlephiltre perd son effet. Béroul écrit: «Seigneur, vous avez entendu parler duvin dontilsburent et par lequel ils furent plongés si longtemps dans une si grande peine; mais je penseque vous ne savez pas pour quelle durée fut déterminée l'action du «lovendrine», du vinherbe: la mère d'Yseut, qui le fit bouillir, l'avait composé pour trois ans d'amour» On peutse demander alors si Tristan et Yseut vont cesser de s'aimer. Il n'en est rien. Ils vont continuer

de s'aimer mais d'uneautre façon. Le philtre qui les plaçait sous lacontrainte l'un de l'autreayant fini son oeuvre, ils vont être libérés et obligés detrouver une définition de leurs rapports plus humaine, plus courtoise.

Tristan manifeste sondésir de repentir. Aidés par l'ermite Ogrin qui jouele rôle deconfesseur et de médiateur, ils demandent à revenir à la courdu roi. Marc accepte et offreson pardon. Tristan, à la demande des seigneurs jaloux, aurait dû quitter la Cornouailles,mais il secache dans une forêt voisine. Yseut, elle, doit faire face à l'offensivedes félons quilui reprochent de n'avoir jamais vraiment prouvé son innocence. Elle décide alors de prêterserment devant Dieuet jure, en présence du roi Arthur et de ses prestigieux chevaliers de laTable Ronde, qu elle n'a tenu aucun autre homme entre ses jambes que son mari et unlépreux (en l'occurrence Tristan) qui lui a servi de bête de sommepour traverser un marais.Par la suite, Tristan et Yseut qui ne peuvent renoncer l'un à l'autre, se revoient en cachettemais ils sont surpris parle roi qui lesdécouvre endormisdans un verger, sans épée entre euxcette fois. Tristan estbanni. Les amants échangent serments et gages éternels d'amour.

3 - Laséparation et lamort des amants.Ils sontdésormais séparés et s'aimeront de loin. Tristan imagine des ruses multiples

pourrevenir voir furtivement Yseut, sous de fausses identités, déguisé en fou, en marchand,en pèlerin, en lépreux ou en musicien. Il erre de pays en pays, réalisant des exploits. Aprèsdes années, il arrive en Bretagne où, par jalousie ou par dépit, il courtise la soeur de sonconfident et ami Kaherdin, Yseut aux blanches mains, homonyme de la première et qui luiressemble par sa beauté. Elle l'aimeet il ladésire, mais lesouvenir de l'autre Yseut l'empêchede consommer le mariage. Pour seconsoler, Tristan a fait placer desstatues de sa bien-aiméedans une salle secrète et s'entretientavec l'image de celle qu'il n'a pas cessé d'aimer.

Un jour, voulant aider un certain chevalier nommé Tristan le Nain, seigneur deBretagne, àretrouver sa femme enlevée par un géant, Tristan, dans un combat inégal, reçoitune blessure empoisonnée. Désespéré desonsort, ilenvoie sonamiKaherdin chercherYseutqui seule pourrait leguérir. Silaneflaramène, quelemessager hisse une voileblanche, sinonune voilenoire. Mais l'épouse deTristan, Yseut auxblanches mains, qui acompris lasignifi-

19

Page 8: TRISTAN ET YSEUT :DELA LÉGENDE CELTIQUEcercle.wagner.lyon.free.fr/doc/event/teyjemat.pdf · Si les origines de ce beau conte d'amour et de mort, pourreprendre la formule de Joseph

cation de ses couleurs, mentpar jalousie etannonce au moribond une voile noire. Celui-cimeurt aussitôt. Yseut, retardée par une tempête, débarque trop tard etvient mourir de douleur sur le corps de son bien-aimé. Marc apprend leur fin tragique et le secret du breuvage.Il pardonne et les fait enterrer côte àcôte.

Eilhart d'Oberg termine le roman en rapportant la fable du rosier et du cep devigne: «Marc fit planter unrosier àl'endroit oùse trouvait la femme etuncep de vigne là oùétaitTristan. Les deux plantes s'entrelacèrent si étroitement qu'il aurait été impossible de lesséparer... c'était làencore un effet de la force du philtre».

Telle est, ainsi résumée, l'histoire de Tristan et Yseut.

COMPARAISON DES PRINCIPALES VERSIONS

Béroul et Thomas

Les deux récits les plus anciens qui nous sont parvenus dérivent de deux textesconnus, mais fragmentaires, écrits par Béroul etThomas enancien français, envers de huitsyllabes, dans ledernier tiers du Xllè siècle. Letextede Béroul longtemps considéré commele plus ancien, semble postérieur à celui deThomas.

Du roman de Béroul, dont un seul manuscrit est conservé, ne subsistent que 4500vers environs. Ces fragments nerelatent que les événements ayant trait aux étapes «les amantsensemble» et «les amants séparés» et sont structurés ainsi: les amants àla cour de Marc, lesamants dans la forêt de Morrois, la fin d'action du philtre, la séparation des amants et leretour d'Yseut àla cour du roi. Les fragments concernant les enfances deTristan et la mortdes amants sont perdus. Trois personnages principaux: Tristan, Yseut et Marc. On peut rapprocher de la version de Béroul un «Tristant», écrit par l'Allemand Eilhart d'Oberg entre1170 et 1190, qui a le mérite d'être uneversion complète de l'histoire deTristan etYseut.Dans son texte, Béroul agardé une certaine familiarité, parfois comique, souvent naïve, quel'on trouve dans les contes.

Du roman de Thomas, dont cinq manuscrits sontconservés, il ne reste que 3500vers environ sur les dix à douze mille que devait certainement compter ce poème. Thomasétait probablement un clerc vivant en Angleterre, àla cour d'Henri II Plantagenêt. Du textede Thomas, ilnesubsiste pas l'enfance deTristan, niles premiers événements de Cornouailles.Leroman commence àla scène oùTristan etYseut sontsurpris par ruse dans le jardin. Il sepoursuit avec le mariage de Tristan quiépouse Yseut aux Blanches Mains, la blessure empoisonnée deTristan et la mort des amants. Quatre personnages principaux: Tristan, Yseut (laBlonde), Marc, Yseut aux Blanches Mains.

Laversion deThomas, plus lyrique, plus courtoise, plus raffinée que celle de Béroul, donne la priorité àl'analyse des sentiments des quatre personnages principaux dont ildépeint les passions et les souffrances plutôt qu'au récit des événements. Ainsi de longs

20

Page 9: TRISTAN ET YSEUT :DELA LÉGENDE CELTIQUEcercle.wagner.lyon.free.fr/doc/event/teyjemat.pdf · Si les origines de ce beau conte d'amour et de mort, pourreprendre la formule de Joseph

monologues traduisent le déchirement intérieur des personnages: monologue d'Yseut qui,au cours de son voyage en meret dans la tourmente delatempête, se désole demourir loindeTristan; long monologue deTristan blessé qui envoie son ami Kaherdin auprès d'Yseutpour qu'elle vienne le guérir, monologue de Tristan qui, avant son mariage, exprime sespensées contradictoires.

Béroul et Thomas donnent une orientation différente à leur récit. Ainsi, chez Bé

roul, ilapparaît une forte volonté devivre des amants qui, toujours en lutte, sontrésolus àsedéfendre coûte que coûte afin de protéger leurvie et leur amour; alors que chezThomas,tout semble converger vers la mort qui semble être l'unique possibilité de réalisation de leuramour. Dans sonmonologue du voyage en mer, Yseutdit :«Que Dieunousaccorde denousretrouver, mon ami, afin que je puisse vous guérir ou bien que nous mourions tous deuxd'une même angoisse». Cet aspect de la légende tristanienne retenu par Thomas constituebien l'essence du mythe. Son roman jouissait, dès la fin du Xllè siècle et dans la premièrepartie du XlIIè, d'une célébrité indéniable, tant en France qu'en Europe comme en témoignent les nombreuses traductions et adaptations auxquelles il a donné lieuet dont les deuxessentielles sont:

- celle de Gottfried de Strasbourg, écrite en haut allemand dans le premier tiersduXlIIè siècle

- celle de Frère Robert, la saga en islandais ancien, du début du XlIIè siècle qui al'avantage d'offrir un récit complet.

Gottfried de StrasbourgNous savons que le récit de Gottfried de Strasbourg est la source principale dont

Wagner s'est servie.Poète épique de langue allemande de la fin du Xllè siècle et du début du XlIIè,

Gottfried était sans doute un clerc. Sa vie nousest pratiquement inconnue. Son«Tristan undIsolde» inachevé, compteun peumoinsdevingtmille vers. Ildébute par l'histoire de Rivalinet Blanchefleur, parents de Tristan et s'arrête au moment où Tristan se décide à épouserIsolde aux Blanches Mains.

Un grand nombred'épisodes, narrés par Gottfried, ont été rapportés, avec quelquesvariantes néanmoins, dans l'histoire deTristan et Yseut esquissée dans le précédent résumé.

Gottfried, qui adapte le roman deThomas, reconnaît lui-même que ce dernier adonné la seule version authentiquede l'histoire deTristan.

Tout en se référant sans réserve à l'idéal courtois et en prônant inlassablement lesvertuschevaleresques, il montre aussi comment l'amour deTristan et Isolde bouleverse totalement ce système de valeurs et s'avère plus fort queles lois et conventions humaines, et plusfort même que la loi divine. La grotte d'amour où les amants trouvent refuge n'est-elle pasun véritable temple consacré au culte de l'amour? Gottfried raconte qu'après avoir été

21

Page 10: TRISTAN ET YSEUT :DELA LÉGENDE CELTIQUEcercle.wagner.lyon.free.fr/doc/event/teyjemat.pdf · Si les origines de ce beau conte d'amour et de mort, pourreprendre la formule de Joseph

bannis de la cour de Marc sous la pression des barons jaloux, «ils se réfugient dans unegrottemerveilleuse, tout enchâssée de pierres précieuses, avec au milieu un lit de cristal. Dans cesanctuaire de l'amour, ils vivent heureux pendantlongtemps...»

L'oeuvre de Gottfried sera poursuivie au XlIIè siècle par deux continuateurs allemands: Ulrich de Tûrheim et Heinrich de Freiburg qui s'inspirèrent tous deux duTristantd'Eilhart d'Oberg. Tous deux, à la fin de leur poème, condamnent l'amour illégitime deTristan et Isolde quileur apparaît infamant et blâmable face àla morale chrétienne.

Le rôle du philtreOn ne peut rappeler l'histoire de Tristan etYseut sans évoquer la magie du philtre

qui reste pour toujours rattaché à la légende.Dans toutes les versions, c'est le philtre qui, grâce àson pouvoir magique, fait naître

la passion entre les deux amants. Ceux-ci sont àégalité eton ne peut dire que l'un aséduitl'autre. Les raisons d'aimer nerésident pas dans l'apparence oula valeur de l'unet de l'autre,la seule source est le philtre. Dans Béroul, Yseut dit àl'ermite Ogrin :«Mon Père, au nomdeDieu tout-puissant, il m'aime et moi je ne l'aime qu'à cause d'une boisson empoisonnéedont j'ai bu, ainsi que lui. Telle fut notre faute...»

Dans le roman de Thomas, le philtre peut être aussi une force de mort. Dans sondernier monologue, Yseut dit avant de mourir: «Puisque je n'ai pu arriver àtemps, que je n'aipas su ce qui vous était arrivé et que je suis venue pour vous trouver mort, je trouverai leréconfort dans le même breuvage... pour vous, je veux mourir de même». Dans la fin de sonpoème, Thomas fait bien ressortir le lien amour-mort en multipliant les figures de style tellesque«vous ne pouvez mourir sans moi,et jene puis mourir sans vous», «je meurs pourvous»

Cette histoire d'amour impossible, qui nepeut se réaliser que dans la mort, estbienl'essence du mythe, mythe de caractère transgressif puisque cetamour érigé en valeur suprême, bouleverse l'ordre moral et social. Au XlXè siècle, les romantiques, qui sont à larecherche de l'irrationnel etde l'inexplicable, redécouvrent la légende médiévale des amantsde Cornouailles telle qu'elle a été racontée dans les premières versions, mais c'est surtoutRichard Wagner qui remodèle la légende en composant son drame «Tristan et Isolde».

LA GENÈSE DU TRISTAN DE WAGNER ET SES SOURCES

C'est en octobre 1854 que Wagner, alors exilé àZurich, conçut l'idée d'un dramemusical sur la légende médiévale. Il écrit dans «Mein Leben»: «La disposition d'esprit sérieuse où m'avait amené la lecture de Schopenhauer fut cause sans doute que je cherchaipour mes sentiments uneexpression touteextatique et c'est ainsi que jeconçus mon poèmede Tristan und Isolde. Je connaissais à fond ce sujet depuis mes études à Dresde, mais KarlRitter y avait rappelé mon attention en me communiquant le plan d'un drame qu'il venait

22

Page 11: TRISTAN ET YSEUT :DELA LÉGENDE CELTIQUEcercle.wagner.lyon.free.fr/doc/event/teyjemat.pdf · Si les origines de ce beau conte d'amour et de mort, pourreprendre la formule de Joseph

de faire là-dessus... Rentrant un jour d'une promenade, je dessinai les trois actes dans lesquels je comptai resserrer l'action de ce sujet». Le 16 décembre 1854, il écrit àLiszt: «Maiscomme dans mon existence je n'ai jamais goûté le vrai bonheur que donne l'amour, je veuxélever à ce rêve, le plus beau de tous les rêves, un monument dans lequel cet amour sesatisfera largement d'un bout àl'autre. J'ai ébauché dans ma tête unTristan et Isolde; c'est laconception musicale la plus simple, mais la plus forte et la plus vivante; quand j'aurai terminé cette oeuvre, je me couvrirai de la voile noire qui flotte àla fin pour... mourir».

En résumé, la connaissance acquise de bonne heure des divers poèmes médiévaux,des «Hymnes à la nuit» de Novalis qui lient nuit, amour et mort, et surtout la passioncouvant sous la cendre pour Mathilde Wesendonck, furent des facteurs aussi décisifs pour laconception du drame, dont les travaux de composition vont de 1854 à 1859, les années1857 et 58 étant celles où la passion de Richard et Mathilde était à son paroxysme. Sansdoute s'est-il emparé de la légende médiévale pour y incarner le rêve d'un amour dont l'existence lui refusait l'accomplissement, rêve qu'il acristallisé dans une musique qui porte lapassion à son plus hautdegré d'incandescence.

A Dresde, dès 1843, Wagner s'était constitué une bibliothèque et, selon le biographe Martin Gregor-Dellin, il connaissait déjà, en 1848, toutes les versions importantes deTristan. Pratiquement, l'oeuvre de toute sa vie était déjà esquissée àcette date-là. Le mêmebiographe indique les ouvrages que Wagner avait acquis sur la légende de Tristan:

- La traduction par Hermann Kurz enallemand moderne de «Tristan und Isolt»de Gottfried von Strasbourg, parue en 1844 ainsi que la traduction des deux continuateursde Gottfried, Ulrich von Tùrheim et Heinrich von Freiburg.

- Le poèmeen vieilanglais «Sir Tristram»- Le poème de Tristan etYseut en ancien français

- Un volume des «Minnesânger» édité par von Hagen dans lequel un article surGottfried von Strasbourg fait un résumé de toutes les versions européennes et extra-européennes deTristan

Lebiographe ajoute que l'usure de ces livres révèle uneutilisation intense.La version utilisée par Wagner comme base de son drame est celle de Gottfried de

Strasbourg, elle-même étroitement tributaire dutexte de Thomas. Mais Wagner, par rapportaux récits médiévaux, pittoresques mais néanmoins complexes et touffus, procède àun éla-gage radical, simplifiant àl'extrême afin de resserrer l'action sur le drame qui se déroule dansl'âme des protagonistes. Il modifieet innove.

LES AMÉNAGEMENTS APPORTÉS AUX LÉGENDES MÉDIÉVALES

En fait, pour nous, lemythe de Tristan se réduit aux trois actes dudrame de Wagner.Acte I: le voyage en mer de Tristan etIsolde vers la Cornouailles. Le philtre etl'aveu. Acte II:

23

Page 12: TRISTAN ET YSEUT :DELA LÉGENDE CELTIQUEcercle.wagner.lyon.free.fr/doc/event/teyjemat.pdf · Si les origines de ce beau conte d'amour et de mort, pourreprendre la formule de Joseph

la nuit d'amour. Aae III: la mort des amants. Deux lieux: la mer, présente aux premierettroisième actes, un jardin planté d'arbres audeuxième aae.

Les personnagesWagner limite considérablement leur nombre. Nous ne retrouvons ni Isolde aux

Blanches Mains, ni les trois barons félons. Ces derniers sont fondus dans un personnageunique, Mélot qui inflige lablessure àTristan.

Il introduit les personnages secondaires du jeune matelot, du berger etdu pilote. Ilfait de Moroldle fiancé d'Isolde afin de rendre la hained'Isolde encore plusbrûlante.

L'aaion

Wagner supprime de nombreux épisodes durécit de Gottfried: les enfances de Tristan, le combat de Tristan contre le dragon. Le drame s'ouvre sur l'épisode du philtre. L'auditeur neconnaîtra les antécédents des protagonistes quepar lerécit qu'ils en font eux-mêmesetdont Wagner nepouvait se passer pour la compréhension de l'oeuvre. Grâce aux interventions de Kurvenal, de Brangaine et au récit d'Isolde, nous connaissons l'origine de la haineamoureuse d'Isolde.

Au deuxième aae, Wagner supprime les épisodes anecdotiques pour negarder quel'essentiel: la nuit d'amour.

Autroisième aae, dans lequel Wagner s'inspire des continuateurs de Gottfried ainsiquede Thomas, c'est la longue attente de Tristan, la mort, le pardon du roi Marke.

Les sentiments

- Lahaine amoureuse d'Isolde : Fidèle à ses sources, c'est une Isolde pleine dehaine que Wagner embarque avec Tristan vers la Cornouailles. Mais, chez le compositeur, ils'agit d'une haine amoureuse car depuis leur rencontre lors des soins prodigués àTristan,Isolde l'aime comme elle l'explique àBrangaine dans son récit du premier aae.

- L'honneur : Ce thème domine dans le premier aae. Il faut préciser à ce sujetquedans les années 1857-1858, époque où Wagner travaillait àTristan, il lisait le théâtre dudramaturge espagnol Calderon qui, en plein siècle d'or, avait mis enscène les grands thèmessentimentaux: honneur, fidélité au roi, esprit chevaleresque, sentiments quisont placés plushaut que l'amour. Il est certain que ce poète castillan a exercé une influence sur Wagner,influence dont le compositeur témoigne lui-même dans «Mein Leben» et dans une lettrequ'il écrit àLiszt enjanvier 1858. Dans «MaVie», ilaffirme quel'auteur espagnol luialaisséune empreinte profonde et durable.

Ainsi, jusqu'à l'absorption du philtre, c'est l'obéissance et l'honneur qui primenttout. C'est lephiltre qui anéantira les barrières sociales et morales et fera triompher l'amour.

Le philtreChez Béroul et Thomas, la passion qui naît entre Tristan et Isolde doit tout à la

magie du philtre qui est bu par inadvertance. Chez Gottfried, il semble néanmoins quel'amour commence àpoindre avant l'absorption. Ainsi lorsque les deux Isolde, mère et fille,

24

Page 13: TRISTAN ET YSEUT :DELA LÉGENDE CELTIQUEcercle.wagner.lyon.free.fr/doc/event/teyjemat.pdf · Si les origines de ce beau conte d'amour et de mort, pourreprendre la formule de Joseph

prodiguent leurs soins àTristan, la fille ne cesse de contempler Tristan avec un intérêt inhabituel, «jetant des regards furtifs sur ses mains et son visage». Lorsqu'Isolde areconnu enTristan le meurtrier de Morold etqu'elle veut le tuer, Gottfried raconte: «Et dès que la colèrepoussait Isolde àfrapper son ennemi, la tendre douceur féminine intervenait etdisait doucement: «non, ne le fais pas!». La belle jetait l'épée de Tristan mais aussitôt elle la reprenait. Ellene savait pas pour quoi elle devait se décider - pour la colère ou pour la bonté... L'indécisionla fit ainsi tourner enrond tant qu'enfin la tendre douceur féminine l'emporta sur la colère,si bien que son ennemi mortel resta en vie etque Morolt ne fut pas vengé. Isolde jeta l'épéeetdit en pleurant: «Malheur àmoi, d'avoir connu ce jour». Le philtre chez Gottfried revêtunesignification symbolique.

Dans le drame de Wagner, le philtre perd son pouvoir magique et prend une fonction dramaturgique nouvelle. Au moment où Tristan et Isolde boivent le breuvage deBrangaine ils savent qu'ils absorbent unliquide aux propriétés mortifères. Ils en sont conscients l'unet l'autre. Etc'est àcetinstant qu'ils échangent l'aveu deleur amour. Lephiltre vales conduire inéluaablement vers lanuit et lamort où leuramourpourra seréaliser pleinement. C'est unemodification capitale apportée par Wagner àla légende.

Le thème de la nuit

Le philtre patronne l'opposition jour-nuit, vie-mort. En effet, au deuxième aae, lethème dela mortpar amour se développe en thème dela nuit par opposition aujour et àsesvanités, le jour dont le royaume brillant est trompeur et hostile. Trisun dit que c'est entantque prisonnier du jour qu'il est allé chercher Isolde pour le roi afin de garder saufs sonhonneur et sa gloire. Le dialogue se poursuit rappelant les embûches et les mensonges dujour, puis les amants invoquent ensemble la nuitet se réfugient dans son royaume, désirantla nuit éternelle. Wagner développe ensuite l'idée de l'union éternelle dans la mort par ladissolution de chacun d'eux, la disparition de la personnalité de Tristan et de celle d'Isolde,du «toi» et du «moi». A la fin de leur duo d'amour, l'extase des deux êtres culmine dans leurdissolution. Wagner estbien loin deGottfried.

La mort des amants

Dans la légende, la mortn'est pas vraiment recherchée parTristan et Iseut, mêmesi,chezThomas, elle n'est vécue quecomme l'ultime alternative àleur impossible réunion dansla vie. C'estcequi ressort du monologue d'Iseut: «Que Dieunous accorde denous retrouver, mon ami, afin que je puisse vous guérir, ou bien que nous mourions tous deux d'unemême souffrance!» et Tristan mourant dit: «Que Dieu nous sauve, Yseut et moi. Puisquevous ne voulez venir auprès de moi, il me faut donc mourir pour vous...»

ChezWagner, les amants désirent la mortconsidérée comme le prélude àleur véritable union. Quoiqu'il arrive, l'amour de Tristan et Isolde tendvers la mortqui, sur un planmusical, est présente du début àla fin de l'oeuvre.

25

Page 14: TRISTAN ET YSEUT :DELA LÉGENDE CELTIQUEcercle.wagner.lyon.free.fr/doc/event/teyjemat.pdf · Si les origines de ce beau conte d'amour et de mort, pourreprendre la formule de Joseph

Le roi Marke

Leroi, obstacle indispensable au désir des amants, détenteur du pouvoir politique etdel'autorité morale, tiraillé entre ses affeaions pourTristan etYseutet son devoir desouverain, est dépeint, dans les romans médiévaux, comme un personnage dont le trait dominantest l'inconstance, cherchant tantôt àpunir, tantôt àprotéger. Cruel etvindicatifchez Béroul,il fait enchaîner Tristan, condamne Iseut aubûcher, puis lalivre auxlépreux.

ChezThomas et Gottfried, il apparaît comme un roi magnanime et compatissant,en proie au doute et constamment soucieux mais toujours enclin àavoir foi dans la loyautédes amants. Chez les continuateurs de Gottfried, il pardonne et avoue qu'il aurait donnéIsolde comme épouse àTristan s'il avait su l'existence du philtre.

Chez Wagner, devant la trahison de Tristan, la réaaion de Marke est la stupeur, lechagrin mais enaucun cas la jalousie, la colère. Marke, qui, pourTristan était l'image mêmedel'honneur et de la loyauté, ne sait pas punir et ne peux qu exaler sa douleur. A la fin del'oeuvre, il pardonne et bénit les cadavres. Il est donc plus un ami blessé qu'un roi offensédans sa dignité. En mettant l'accent sur la dimension purement humaine duroi, Wagner selibère des romans médiévaux. Selon l'expression d'Henri Lichtenberger, Marke apparaît«comme une âme généreuse brisée par le malheur et anoblie par la souffrance».

CONCLUSION

L'écrivain suisse Denis de Rougemont, dans sonessai de 1939 intitulé «L'amour etl'occident», explique le succès de l'histoire des amants de Cornouailles: «L'amour heureuxn'a pas d'histoire, il n'est de roman que de l'amour mortel, c'est-à-dire l'amour menacé etcondamné par la viemême. Cequiexalte le lyrisme occidental ce n'est pas leplaisir des sens,ni la paix féconde ducouple. C'est moins l'amour que la passion d'amour. Etpassion signifiesouffrance. Voilà le fait fondamental».

Après avoir connu un immense succès durant tout le Moyen Age, la légendetristanienne, reprise auXIXesiècle, vaêtre l'objet d'une version toutenouvelle avec le dramede Richard Wagner qui, en quelque sorte, réinvente le mythe.

Ennegardant des textes médiévaux que les éléments essentiels motivant ledrame etretenant comme centre de son oeuvre l'idée de l'unité réalisée par l'amour entre les deuxamants, Wagner vaencore plus loin en portant cette idée jusqu'à la réunion désirée dans lamort, cequi avalucecommentaire du célèbre critique littéraire Ferdinand Brunetière: «Tristan, qui n'a été jusqu'en 1859 qu'une légende comme les autres, est devenu depuis lorsl'aventure d'amour incomparable et unique».

Mais legénie de Wagner est loin de se limiter au domaine poétique. C'est encristallisant le paroxysme des passions dans une musique dont il a seul le secret qu'il a réussimerveilleusementà donner toute sa modernitéau mythe et à le fixer dans nos mémoires.

26