Transport et réseaux : continuités et ruptures · sur les réseaux nationaux ou européens 52...

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Transport et réseaux : continuités et ruptures Synthèse Paris

En association avec Le Moniteur

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Transport et réseaux : continuités et ruptures

Présentation du colloque 3 Claude GRESSIER Président de la section "affaires économiques" du Conseil Général des Ponts et Chaussées

Intervention de Gilles de Robien 4 Ministre de l’Equipement, des Transports, de l’Aménagement du territoire, du Tourisme et de la mer

Une ouverture à caractère historique : 7 Le Conseil Général des Ponts et Chaussées et l’Europe napoléonienne André GUILLERME Professeur, directeur du centre d’histoire des techniques au CNAM

EVOLUTION DES RESEAUX ET PROCESSUS DE CHOIX ET DE DECISION POUR LEUR CONSTITUTION

Les grandes étapes de l’évolution des réseaux du XIXème au XXème siècle 15 Marie-Noëlle POLINO Secrétaire de l’association pour l’histoire des chemins de fer

Les processus de choix et de décision, l’évolution des théories économiques appliquées aux choix de transport 22 Claude ABRAHAM Ingénieur général honoraire des Ponts et Chaussées

Débat 31

ANALYSE DE L’EVOLUTION DU FONCTIONNEMENT DES RESEAUX ET DES GRANDES MUTATIONS DES TRANSPORTS DE MARCHANDISES

L’évolution vers l’intermodalité 37 Michèle MERGER Chargée de recherche au CNRS, institut d’histoire moderne et contemporaine

Le fonctionnement des circuits mondiaux et les enjeux de l’articulation sur les réseaux nationaux ou européens 52 Alain WILS Directeur général, CMA-CGM

Le positionnement de l’élément transport dans l’organisation logistique 56 Eric de CROMIERES Directeur de la Supply Chain Groupe, MICHELIN

Débat 59

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DYNAMIQUE, POSITIONNEMENT DANS LA CONCURRENCE ET LIMITES DES MODES DE TRANSPORT DE VOYAGEURS

Le mode aérien 66 Jean-Cyril SPINETTA PDG d’Air France

Le mode ferroviaire 70 Guillaume PEPY directeur général exécutif de la SNCF

Le mode routier 73 Xavier FELS Directeur des relations extérieures, PSA Peugeot-Citroën

Débat 76

LES GRANDS CADRES ACTUELS DE LA POLITIQUE DES TRANSPORTS ET DE LEUR FINANCEMENT

Les choix et méthodes de financement : continuité et innovations 81 Philippe de FONTAINE VIVE CURTAZ Vice-président de la Banque Européenne d’Investissement Jean-Pierre MUSTIER Directeur général, Société Générale

La définition et l’articulation des réseaux dans le cadre européen, les critères de choix, l’importance dans la politique communautaire comme élément d’unité 87 Karel Van MIERT Ancien vice président de la Commission européenne

Débat 94

Conclusion en forme de prospective : Une vision prospective à l’horizon 2050 97 Hughes de JOUVENEL Directeur général de Futuribles

Intervention de Jacques BARROT 101 Commissaire européen aux Transports

Clôture du Colloque 106 Claude MARTINAND Vice-président du Conseil Général des Ponts et Chaussées

Annexes :

Document diffusé par Philippe de Fontaine Vive Curtaz 110

Présentations « powerpoint » utilisées par Alain Wils, Eric de Cromières, Guillaume Pepy, Xavier Fels, Jean-Pierre Mustier

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Paris, le 18 novembre 2004

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Transport et réseaux : continuités et ruptures

Présentation du colloque

Claude GRESSIER Président de la section "affaires économiques" du Conseil Général des Ponts et Chaussées

Merci à tous d’être venus assister et participer à ce colloque intitulé « Transport et Réseaux, continuité et ruptures ». Nous avons voulu mettre l’accent sur des éléments historiques, tout en faisant émerger les principales évolutions voire les ruptures d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Nous ne nous limiterons pas au seul territoire français, puisque nous évoquerons l’espace européen voire l’espace mondial.

Notre colloque s’ouvrira par l’intervention du Ministre de l’Equipement et des Transports. Nous devrons regretter l’absence du professeur Caron, mais il a transmis le texte de son intervention qui sera lu par Madame Marie-Noëlle Polino, secrétaire de l’association pour l’histoire des Chemins de fer. A la suite de l’introduction d’André Guillerme, Claude Abraham nous présentera un exposé sur les processus de choix et de décision.

La deuxième partie sera consacrée à l’analyse de l’évolution et du fonctionnement des réseaux et des grandes mutations des transports de marchandises.

La troisième partie portera sur la dynamique, le positionnement dans la concurrence et les limites des modes de transport des voyageurs et sera nourrie par Jean-Cyril Spinetta, Guillaume Pepy et Xavier Fels.

Au cours de la dernière partie de la journée, nous nous intéresserons aux grands cadres actuels de la politique des transports. Après des réflexions sur le financement, nous écouterons notamment l’ancien commissaire aux transports de la Commission européenne, Karel Van Miert, qui a dirigé le groupe de travail sur les réseaux transeuropéens.

Enfin, nous avons demandé à Hugues de Jouvenel, PDG de Futuribles, de nous présenter une conclusion en forme de prospective. La journée sera clôturée par Jacques Barrot qui sera intronisé aujourd’hui même commissaire européen aux transports.

Je souhaite que cette journée soit la plus riche possible en débats. Elle sera animée par François Grosrichard, journaliste au Monde.

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Intervention de Gilles de Robien

Ministre de l’Equipement, des Transports, de l’Aménagement du territoire, du Tourisme et de la mer

Monsieur le Vice-Président, Mesdames et Messieurs les présidents, Mesdames et Messieurs,

Je suis heureux et honoré d’ouvrir ce colloque, pour au moins trois raisons. D’une part, cette journée clôt les manifestations du bicentenaire du Conseil Général des Ponts et Chaussées qui ont été un grand succès. D’autre part, la richesse des thèmes abordés dans les quatre parties et la qualité des intervenants sont le gage de la réussite du colloque d’aujourd’hui. Enfin, je suis ravi de participer à une journée qui sera clôturée par le nouveau commissaire européen aux transports, Monsieur Jacques Barrot.

Les transports ont toujours représenté un enjeu considérable pour notre pays : transports routiers, navigation maritime et fluviale, transport ferroviaire et aérien sont au cœur du développement de l’économie des pays. Leur importance vitale a justifié l’intervention de la puissance publique dans leur organisation et dans leur régulation. Le cadre de leur organisation et de leur fonctionnement connaît aujourd’hui des mutations essentielles. Nous pouvons même nous interroger sur d’éventuelles ruptures, compte tenu des modifications des équilibres de l’économie mondiale ou les perspectives de disponibilité de l’énergie.

Ce colloque, en s’appuyant sur l’histoire des réseaux de transports et de leur adaptation, vise à permettre de confronter les analyses des grands acteurs économiques du secteur : entreprises, logisticiens, utilisateurs, banques, représentants du secteur public. Il s’agit également de mesurer comment l’action du secteur public peut et doit contribuer au bon fonctionnement de cet ensemble, en intégrant des préoccupations d’intérêt général, en se situant dans un cadre national élargi, et en définissant des politiques dans une perspective à moyen et à long terme.

I. Les grandes mutations et les nouvelles logiques d’acteur

Les échanges doivent désormais être considérés dans un cadre dépassant l’échelle nationale. L’organisation économique ne se conçoit plus qu’au niveau européen et mondial car la compétition économique se joue dans un champ mondialisé. Quels courant d’échanges en dépendront ? Comment évolueront-ils ? Quelles sont les attentes des utilisateurs ?

Dans cette perspective, les différents modes de transport doivent être conçus comme éléments d’un réseau. Leur bonne articulation géographique et modale constitue un enjeu majeur au niveau national et supranational, pour inscrire l’économie du pays dans un circuit mondial. Le raisonnement par mode semble, dans un tel contexte, dépassé. Il doit dorénavant s’effectuer par rapport à une optimisation permanente, imposante et à une souplesse et une réactivité totale.

Des organisations logistiques qui seront présentées au cours de la journée sous le vocable Supply Chain Management, montrent que le transport est un élément d’une chaîne et de choix très complexe, qui fait intervenir souplesse, rapidité, disponibilité et adaptabilité au sein d’un processus complet de production et de distribution.

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Pour les voyageurs, nous constatons déjà des bouleversements induits par les possibilités d’information généralisée, les choix des itinéraires, des prix, des modes, des transports et la concurrence entre les modes. Il apparaît que la notion de service doit être placée au cœur de la logique de fonctionnement des transports. La prestation attendue va au-delà du simple transport et implique une transformation indispensable des professionnels.

Notre colloque mettra en évidence les réactions des transporteurs et la façon dont ils se situent dans cette compétition, en évoluant notamment d’une notion de fournisseur de transport à celle de fournisseur de service intégré et complet.

II. Le rôle des politiques publiques

Plus que jamais essentielle, confrontée à ces mutations, l’intervention des acteurs publics doit pouvoir se fonder sur l’optimisation des processus de choix et de décision. Il s’agit de contribuer à assurer le financement d’infrastructures de plus en plus coûteuses, même si elles sont adaptées au fonctionnement le plus pertinent.

Les processus de choix doivent tenir compte de l’apport des théories économiques des travaux d’analyse et de prévision. Ils doivent en effet intégrer cette nouvelle donne en cherchant à maîtriser des choix économiques de plus en plus imbriqués, dans des perspectives à long terme. Il se déroule désormais au moins quinze ans entre la décision d’effectuer l’étude d’une grande infrastructure et sa mise en œuvre effective. Une concession ferroviaire ou routière a ainsi une durée supérieure à 50 ans. Il faut savoir comment doivent évoluer les théories économiques, supports de la décision publique pour fonder des choix pertinents et s’il est nécessaire d’imposer des politiques volontaristes ou si elles sont en décalage aux souhaits exprimés par les acteurs.

L’exemple du dernier CIADT illustre ce type de démarche et la difficulté des choix et des arbitrages ultimes à rendre au niveau de l’Etat. Appuyé sur un audit généralisé des grandes infrastructures, il a ensuite conduit après un débat parlementaire à une série de décisions essentielles en terme de choix d’infrastructure de transport. Des décisions concernant 35 grands projets de ligne à grande vitesse ou d’autoroute ne peuvent résulter que de choix pesés en fonction de critères multiples, économiques, environnementaux et sociétaux, qui dépassent le cadre national.

Les travaux en cours, pilotés par le comité directeur transport, ont pour but d’évaluer la demande de transport en 2005, afin de fonder efficacement les choix à faire, dans une perspective de planification à long terme. J’aurai l’occasion, le 2 décembre, de présenter un bilan complet, un an avant le CIADT, ainsi que les projections des impacts en 2025. Le contexte difficile et les contraintes de financement d’infrastructures coûteuses à durée de vie très longue alors que le degré d’incertitude est accru, impose une recherche rigoureuse de l’optimisation des méthodes de financement et de meilleurs processus de synergie entre processus de financements publics et privés. Le financement purement budgétaire apparaît aujourd’hui comme inadapté et le relais du financement privé sous des formes ou bien traditionnelles (concessions) ou bien nouvelles est nécessaire, en présentant en outre l’avantage de contraindre à des analyses transparentes et approfondies des choix.

Les initiatives sont multiples : citons la création de l’agence de financement des infrastructures au début de l’année 2005 et l’ordonnance sur les partenariats publics privés, que nous développons autant que possible sur tous les projets majeurs d’infrastructures.

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Enfin, la multiplication des contraintes, l’explosion du cadre territorial, les préoccupations de développement durable la diversité des scénarios possibles impliquent une adaptation constante et supposent, de la part des acteurs publics et privés, des choix lourds de conséquence qui doivent être pesés de façon particulièrement rigoureuse. Ces choix supposent également qu’ils soient éclairés non seulement par les méthodes habituelles de prévision e t de planification mais également par un travail de prospective approfondie. Quelles seront les sources d’énergie disponibles dans 50 ans et quel sera leur prix ? Quelle sera la politique mondiale en matière de protection environnementale ? Comment apprécier les évolutions démographiques ? Comment sera organisée la production des biens et des services dans le monde ? Une telle démarche prospective a été lancée sous l’égide du Conseil Général des Ponts et Chaussées : cette journée vous en donnera un aperçu, témoignant du fait que le Bicentenaire de cette institution n’est qu’une étape dans un travail durable, au service de l’aménagement et de la vie économique de ce pays. La place et le rôle du Ministère de l’Equipement dans ces processus sont centraux et supposent de la part de ses services une adaptation des compétences et un professionnalisme toujours plus grand. Les réformes en cours, en renforçant son positionnement en matière d’études économiques, sont destinées à lui permettre de maintenir et de développer son action dans ce sens.

J’achève ici mon intervention, conscient que les thèmes abordés lors de ce colloque mériteraient que nous y passions plus qu’une pleine journée. Je souhaite que vos échanges soient fructueux et contribuent à enrichir encore nos connaissances dans cette matière. Je vous remercie.

François GROSRICHARD

Je retiendrai de l’intervention de Gilles de Robien plusieurs termes qui sont revenus souvent : le mot réseau est ainsi employé dans le domaine de la banque, des entreprises, des villes tandis que le terme adaptation s’applique aux circonstances actuelles comme à la prospective.

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Une ouverture à caractère historique

Le Conseil Général des Ponts et Chaussées et l’Europe napoléonienne

André GUILLERME Professeur, directeur du centre d’histoire des techniques au CNAM

En 1754, quelque quarante ans après la création du Service des ponts et chaussées, Daniel Trudaine, intendant des Finances, veut associer plus directement aux décisions de politique territoriale — projets routiers, fluviaux, maritimes — ses grands ingénieurs, comme le ministre de la Guerre a, près de lui, son comité du Génie. Cette Assemblée des ponts et chaussées, dirigée par le premier ingénieur du Roi, Jean-Rodolphe Perronet, se réunit chez l’intendant toutes les semaines pour examiner les « projets d’ouvrages d’art, les mémoires des inspecteurs, les mesures administratives à prendre » et les contentieux. À la fin du siècle, cette Assemblée est chargée de régler de plus en plus de dossiers délicats notamment avec la grande aristocratie foncière et avec les villes dans leur traversée routière. Les tensions restent fortes avec le Service du Génie pour les aménagements dans la zone frontalière — de Boulogne à Strasbourg — et les accès aux places fortes. Elle montre alors toute son utilité pour déployer une « administration », néologisme qui qualifie d'une manière plus neutre et plus uniforme la machine étatique dont tous les politologues pré-révolutionnaires, de Necker à Quesnay, perçoivent nettement la montée en puissance1. Cette administration, ce service public, doit s'étendre et ses rouages s'améliorer en rationalisant la tâche de ses « fonctionnaires », autre néologisme2.

La période révolutionnaire malmène le fragile tissu routier. Faute de crédits d’entretien pour le chargement des chaussées, la plupart des grandes routes deviennent impraticables, isolant les villes, favorisant le brigandage, retardant le train et l’intendance : Sans projet d’envergure à examiner, l’Assemblée est discrètement remisée par la tourmente révolutionnaire. Elle est réactivée sous le Consulat pour rétablir l’utilité publique qui fait alors défaut.

I- Garantir l’utilité publique

D’après le Code civil (art. 545), l’utilité publique s’oppose en quelque sorte à la propriété privée puisque « nul ne peut être dépouillé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et après une juste et préalable indemnité »3. Avec la Révolution4 et le Consulat, les propriétaires n’ont pas cessé de consolider leurs acquisitions foncières en rognant les franges de l’espace public. Ici ce sont les trottoirs que les riverains établissent aux limites de leur propriété et qu’ils tentent de

1 - Bruguière, "Histoire financière et histoire administrative", colloque Histoire de l'administration française depuis 1800 - problèmes et méthodes, Paris, 4 mars 1972, Genève, 1975, pp. 37-44. 2 - L'"administration" au sens de service public et son personnel apparaît dans Mercier, Tableau de Paris, Paris, 1783 ; "fonctionnaire" apparaît dans le Bulletins des lois de 1793 et entre à l'Académie en 1798, Bruguière, op. cit., p. 43. 3 Tarbé de Vauxclairs, Dictionnaire des travaux publics, civils, militaires et maritimes, Paris, 1835, art. « Expropriation pour cause d’utilité publique », p.250. 4 Loi du 1er décembre 1790 relative au domaine national.

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s’approprier. Là, « les carrières pratiquées dans les forêts nationales pour le service des Ponts et Chaussées, ont donné lieu à un grand nombre d’abus dont l’intérêt public exige la destruction », soutient Crétet, en 18035. Là encore certains maires louent ou afferment « des emplacements publics qui servent à l’usage de tous » sans se poser la question de l’intérêt général6. Ailleurs certaines portions de chemins dits vicinaux sont envahies, empiétées, affouillées par des propriétaires riverains sans scrupule, ce qui oblige le ministre de l’Intérieur à rechercher et reconnaître les anciennes limites communes7, à chasser les usurpateurs de biens communaux8, à fixer les « modes de jouissance des biens communaux de communautés d’habitants »9. Pour les représentants de l’État — préfets, sous-préfets, ingénieurs départementaux sortis des écoles d’application de l’École Polytechnique — il s’agit donc de borner la propriété privée au regard de l’utilité publique, d’en arrêter très vite les bavures. Pour asseoir cette utilité publique, cet intérêt général, il paraît nécessaire de disposer à l’échelon central et national d’un appareil à la fois technique et juridique, d’autant plus que ces catégories politiques sont méconnues des pays voisins, en voie de conquête.

La constitution du Conseil Général des Ponts et Chaussées est un voeu de Napoléon qui, comme l'a bien souligné Pierre Lavedan, "est hostile aux architectes et les accuse de pousser sans cesse à de nouveaux frais et d'être incapables de respecter un devis"10 à la différence des ingénieurs qu'il a vus opérer en Égypte au nivellement de l'isthme de Suez et des rives du Nil, au relevé topographiques, à la construction d’ouvrages d’art — port d’Alexandrie, dégagement du Caire, routes. Le premier consul est aussi hostile aux officiers du Génie qu’il accuse d’être trop souvent enfermés dans leur cabinet à dessiner des fortifications.

II-Le ministre de l’Intérieur

Jean-Antoine Chaptal est celui qui, avec Emmanuel Crétet, conseiller d’État pour la section de l’Intérieur, restructure l’Assemblée des Ponts et chaussées. Grand chimiste et industriel, bras droit du premier consul, Chaptal met en place, vers 1800, de nouveaux outils régaliens. Sensible aux idées économiques de Quesnay et de Smith, ce planificateur, premier président de la Société d’Encouragement pour l’industrie nationale (1801), refondateur des chambres de commerce (1803) est le grand commis du premier État impérial et un fidèle de Napoléon11. « L’administration

5 Circulaires, instructions et autres actes…, Paris, 1821, I, « lettre aux ingénieurs en chef des Ponts et Chaussées du 30 fructidor an XI », p. 296. 6 Lettre de Champagny aux préfets du 10 janvier 1805 à propos des biens patrimoniaux des communes devenus nationaux, ibid., p. 384-5. 7 Loi du 9 ventose an XIII (18 février 1805) relative aux chemins vicinaux. 8 Lettre de Champagny aux préfets du 30 octobre 1805, Circulaires, instructions et autres actes…, op. cit., I, p.425 ; lettre de Foucher, ministre de l’Intérieur par intérim, relative aux poursuites en éviction devant le conseil de préfecture des usurpateurs de biens communaux, du 27 juillet 1809 ; ibid., II, p.158. 9 Décret du 9 novembre 1804 de Champagny. 10 - Histoire de l'urbanisme, époque contemporaine, Paris, 1952, p. 8. Pour Napoléon, les architectes avaient ruiné Louis XIV rapporte Daru à Fontaine le 7 février 1806, Fontaine, Journal 1799-1853, Paris, ed. Ecole Nationale Supérieure des Beaux Arts, 1987, I, p.120 ; "... les architectes francais sont tous des ignorants et leurs comptes sont des grimoires auxquels eux-mêmes n'entendent rien", répète-t-il à son architecte le 21 janvier 1811, ibid., p.279. 11 Sa biographie est copieuse. Voir Pigeire, La vie et l’œuvre de Chaptal (1756-1832), Paris, 1932 ; Peronnet, (éd.), Chaptal : 1789-1989, Toulouse, Privat, 1988 ; Pedretti, « Chaptal et les libertés économiques », in Pélisson (éd.), La loi

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générale du commerce, de l’agriculture et de l’industrie manufacturière a été dans mes attributions pendant mon ministère »12 précise ce président de la première classe de l’Institut de France. Chaptal est le rapporteur de la loi qui porte création des préfets, délégués du pouvoir central dans le département, chargé « de transmettre la loi et les ordres du gouvernement jusqu’aux dernières ramifications de l’ordre social avec la rapidité du fluide électrique », métaphore alors très branchée13. Son rapport sur l’instruction publique (1799) prévoit deux bases pour l’enseignement technique, « la mécanique et la chimie sur lesquelles s’élèvent la gloire et la prospérité des arts en France »14. Discipline la mieux appliquée de la science, gérée par l’ingénieur des ponts et chaussées, la mécanique est aux yeux de Chaptal « un devoir » républicain15. C’est l’alliance du pouvoir — nouveau — et de la science — récente — qui, selon Chaptal, assure le succès de l’industrie française et sauve la nation grâce à la gestion territoriale des implants manufacturiers par les préfets et surtout le Service des ponts et chaussées qui règle les accès et les débouchés. En outre, ses ingénieurs « se trouvent par état appelés à élever des hôpitaux, des prisons, des casernes, des arsenaux, des magasins, des ponts, des ports, des phares, enfin une foule d'édifices de la première importance ; ainsi les connaissances et les talents en architecture leur sont pour le moins aussi nécessaires qu'aux architectes"16. L’École des ponts et chaussées fait partie des « écoles du service public »17

De fait, depuis 1802 et selon la volonté de Chaptal, le Service des ponts et chaussées est chargé des aménagements urbains et du transport maritime, alors le plus important puisqu’il concerne d’une part le trafic transatlantique — coton colonial, sucre, peaux, matières premières — fragilisé par l’offensive britannique et d’autre part le cabotage côtier — pondéreux. S’y ajoute le service ordinaire des infrastructures viaires.

III- Les objectifs du Conseil

La re-création du Conseil est consciencieusement préparée par Riche de Prony, compagnon d’Égypte et Louis Bruyère, futur directeur des travaux de la capitale. Elle vise la composition des projets urbains et les communications par terre et par eau.

Napoléon aime fonder des villes. Alors premier consul, il veut transformer Saint-Valéry-sur-Somme et en faire le port d'embarquement pour la Grande-Bretagne. Ses pas d'empereur le conduisent à poser son sceau sur les territoires encore ruraux. La ville est pour lui, comme pour les militaires, le moyen le plus sûr de "tenir" le pays et le moindre paysage dépourvu de bourg l'engage à dresser des plans. De fait, les marécages et les bords de mer sont les régions les plus prisées. Les premiers — près de cent mille hectares — pour être asséchés, bonifiés autour d'un grand marché ; les seconds — trois cents kilomètres — pour surveiller la frontière maritime jusqu'alors

du 28 pluviôse an VIII deux cents ans après : les préfets et les libertés (XIXe-XXe siècles), Limoges, PULIM, 2001, pp. 299-312. 12. De l’industrie française, Paris, 1819 ; éd. Bergeron, Paris, Imprimerie nationale, 1993, p. 60. 13 Guillerme, « L’électricité dans ses premières grandeurs (1760-1820) », Revue d’Histoire des Sciences, 2001, pp.123-134. 14 De l’industrie française…, op. cit., p.95. 15 « C’est un devoir d’employer les machines », Chaptal, Chimie…, op. cit., p.XXXVII. 16 - Précis des leçons d'architecture, Paris, 1802, I, p. 1. 17 Loi du 30 vendémiaire an 4.

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relativement démunie, y attirer les marchandises coloniales et y « entreprendre des constructions neuves qui, proportionnées à la grandeur de l'Empire, seront des monuments durables de sa propre gloire »18. Hors l’embellissement de Paris, capitale d’un empire de cent millions d’âmes, près de 80 millions de francs sont consacrés aux villes neuves — Pontivy, La Roche-sur-Yon, Mont-Cenis — et à l'aménagement de nouveaux ports — Anvers, Terneuse (prévu pour recevoir 30 000 hommes), Flessingue — ou à l’agrandissement d’anciens — Cherbourg, Toulon, Amsterdam, Sète, Gènes. L'agrandissement de l'Etat exige la construction de nouveaux cordons de places — Mayence, Aix-la-Chapelle, Erfurt, Wittenberg, Namur, Maëstricht, Genève, Fenestrelles, Mantoue, Alexandrie en Piedmont, etc. On y dépense près de cent millions de francs.

IV-Les communications

L’urbanisation ne suffit pas à développer le terroir.

"Les besoins de l'homme l'ont forcé d'étendre, sur la surface du globe un réseau de communication qui coupent, dans tous les sens, les chaînes de hauteurs, les plaines, les vallées et les eaux.

"Les routes principales unissent les capitales des états entre elles, et avec les villes les plus considérables de l'intérieur, des frontières ou des côtes ; ces routes se dirigent, comme autant de rayons, du centre de chaque état à sa circonférence.

"D'autres, comme autant de cercles concentriques, coupent ces rayons, et rattachent entre elles, par de nouvelles communications, les villes que traversent les routes principales.

"Chaque ville, chaque bourgade, devient à son tour le centre d'autres routes qui se dirigent sur les villages et les hameaux, d'où partent une foule de chemins et de sentiers qui les unissent où servent à la culture des champs, au pacage des prairies, à l'exploitation des forêts, des tourbières, des carrières, des mines, des usines ou des fabriques isolées..."19.

"Les routes d'eau, les canaux de navigation, d'irrigation et de dessèchement, tracent sur la surface du sol de nouvelles lignes qui servent de repère pour l'observer et la décrire, et forment, pour ainsi dire, de nouveaux nœuds dans le double canevas des routes et des eaux"20. Dès 1802, l’ingénieur géographe d’Allent, fondateur du concept de « réseau », cerne ainsi l’enjeu territorial que l’Empereur confie aux ingénieurs des Ponts et Chaussées.

Napoléon fait classer les routes en trois types — impérial, départemental, vicinal — mais ne prend soin, dans les limites de l'ancien royaume, que des routes de première catégorie, et prolonge celles-ci dans les territoires occupés : plus de 5 000 kms sont ouverts à travers les Alpes, la future Belgique, la Hollande, l'Italie et l'Allemagne, par la prestation obligatoire des populations locales, connectés aux voies royales de ces anciens territoires.

Dans les territoires occupés, les projets militaires ne manquent pas. Tarbé de Vauxclairs est chargé de la jonction de la Seine à la Baltique pour assurer à la fois la défense de la frontière septentrionale et le ravitaillement de la capitale de l'Empire ; le canal de Saint-Quentin reliant l'Escaut à la

18 - Courtin, Travaux des Ponts et Chaussées depuis 1800, Paris, 1812, p. 250. 19 - D'Allent, "Essai sur les reconnaissances militaires", Mémorial topographique et militaire, 4, mars 1803, p. 134. 20 - Ibid., p. 139.

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Somme, commencé en 1767, poursuivi sous le Consulat, est ainsi achevé en 1814. À l'est, le canal de Franche-Comté est ouvert en 1812. La guerre avec la Grande-Bretagne exige l'approvisionnement permanent de Brest et par conséquent le creusement d'un canal depuis Nantes autorisé par décret du 7 juin 1811 et fouillé entre la Loire et la Vilaine par des prisonniers espagnols. À la fin de l'Empire, la longueur des canaux concédés est de 3093 kms dont 1202 livrés à la navigation.

V- Le pied de guerre

Toutefois, "il ne faut permettre, dans la zone des frontières, aucune communication nouvelle de terre et d'eau, qu'autant que leur direction, concentrée entre les autorités compétentes, conciliera tout à la fois les intérêts politiques, militaires, agricoles et commerciaux", souligne le général Léry dans un mémoire à Bonaparte en 180321. "Sans cette base première », continue-t-il, « il devient impossible d'asseoir solidement aucune partie de notre système défensif. Que servirait-il en effet, de saisir, par des plans ou des postes, les principaux nœuds des routes, si l'autorité, qui ne voit qu'une espèce d'intérêt, ouvrant, seule et de son plein gré, une route nouvelle, rendait inutiles toute la prévoyance et tous les travaux de l'autorité militaire ?"22 Ainsi, dans le Jura, "l'intérêt du commerce et la commodité des habitants ont fait ouvrir et font projeter des communications nouvelles qui, multipliant les débouchés en joignant entre elles les anciennes routes par de nombreux embranchements, offrent à l'ennemi des moyens faciles de pénétrer; de lier entre elles toutes ses opérations et détourner toutes les positions naturelles ou fortifiées23 ... M.M. des Ponts et Chaussées subordonnent la défense de l'Etat à l'intérêt des marchands. Ils disent avec raison, qu'ils n'ont rien à voir aux choses de la guerre"24.

De fait, sur ce pied de guerre qui n'arrêtera pas, « il ne sera ouvert aucune route nouvelle, aucun canal de navigation, aucun dessèchement nouveau dans les départements qui forment les frontières, sans que les projets en aient été communiqués au ministre de la Guerre par celui de l'Intérieur. Les préfets des départements et les directeurs des fortifications seront consultés ; l'inspecteur général du génie militaire et le comité des fortifications donneront leur avis sur ces projets » (art. 5). Dans tous les cas où les deux ministères, celui de l’Intérieur et celui de la Guerre, auraient à se concerter, « l'inspecteur général du génie et le directeur général des Ponts et Chaussées, après avoir pris l'avis des préfets, ingénieurs en chef et directeur des fortifications, entreront en communication pour former un avis commun. S'ils ne peuvent s'accorder, ils rédigeront les procès-verbaux de leurs conférences ; un double en sera remis aux ministres respectifs, qui soumettront leur avis à la décision de Sa Majesté » (art. 6). Plus précisément "les travaux des routes, canaux de navigation, fleuves et rivières navigables, qui traversent des places de guerre ou des portions de leurs fortifications, continueront à faire partie des attributions du ministre de la Guerre, dans l'étendue même de ces fortifications, ainsi qu'à cinq cents toises de la crête des chemins couverts... Sont aussi dans les attributions du même ministère les écluses d'inondation des places fortes et des lignes de défense, et les canaux et rivières qui servent de fossés aux lignes de défense. Ces travaux seront

21 - Mémoire sur la frontière du Rhin pour le Premier Consul, 22 septembre 1803, Ms, Archives militaires (Vincennes), 1506, p.12. 22 - Ibid., p.36. 23 - Ibid., p.35. 24 - Ibid., p.78.

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exécutés par les officiers du génie militaire » (art. 2). « En cas de siège d'une place de guerre et pendant la durée du siège, les officiers du génie militaire seront exclusivement chargés, dans ladite place, du service dévolu aux ingénieurs des Ponts et Chaussées » (art. 3)25.

Un second décret26 confie à la Guerre les ouvrages maritimes défensifs et y maintient la prérogative du ministre sur celui de l'Intérieur. Les ports de commerce restent de la compétence des Ponts et Chaussées. Napoléon se réserve de statuer lui-même, dans un conseil tenu ad hoc, en présence des ministres compétents, sur l'exécution des canaux dans le nord et l'est (décret du 20 février 1810) et des routes nouvelles dirigées à travers les frontières (décret du 4 août 1811). L'aménagement défensif des Flandres et de l'Allemagne rhénane permettra leur développement économique dès la paix retrouvée. La présence du Service des ponts et chaussées et de ses inspecteurs est plus qu’indispensable pour prouver que les travaux publics ont une finalité pacifique et pour garantir l’utilité publique.

VI- Le Conseil

Dès sa création, le Conseil Général se réunit toutes les semaines pour "donner son avis sur les projets et plans des travaux, et sur toutes les questions d'art et de comptabilité qui lui sont soumises", présidé par le directeur général des Ponts et Chaussées, conseiller d'Etat, Émmanuel Crétet, et composé des inspecteurs généraux, des inspecteurs divisionnaires et d'un secrétaire. Mandar, ingénieur géographe de la guerre, inspecteur, relève la topographie des villes hollandaises, Sganzin, inspecteur et professeur, visite et conseille les ingénieurs des ports de la Manche et de la mer du Nord puis de la Méditerranée espagnole, Bruyère, secrétaire, inspecte l’Italie et projette des villes nouvelles sur l’Adriatique, Varaigne, surveille les nouvelles routes, Tarbé de Vauxclairs sillonne l’Allemagne, Prony, instituteur de mécanique à Polytechnique, directeur du Cadastre, inspecte l’Italie et traduit De aqæductibus urbi Romae de Frontin avant d’être chargé, dans les années 1810, de l’assainissement du maris Pontin. Le Conseil est ainsi chargé de diffuser dans l’Europe la culture technique et scientifique.

En outre, le Conseil donne son avis sur le personnel et l’avancement des ingénieurs. Il dépose à la bibliothèque de l‘École les dossiers et les « documents qui pourraient être utiles pour l’instruction des élèves »27, participant ainsi directement à la formation. D’ailleurs en 1805 et sous son impulsion, on instaure à l’École deux cours obligatoires de langue, l’allemand et l’Italie, pour faire l’Europe impériale. Au reste, le Conseil et ses inspecteurs doivent être pédagogues, « obligé parfois de montrer comment il faut faire un devis, tracer une route, rendre convenable le plan d’un projet quelconque » aux jeunes ingénieurs « se trouvant loin de leurs chefs, qui d’ailleurs ne leur sont pas toujours secourables »28. Enfin le conseil promeut les matériaux nouveaux et les nouvelles techniques dans les grands chantiers de l’État — le port de Cherbourg pour les chaux hydrauliques, celui d’Amsterdam pour l’ergonomie, les rives du Rhin pour le fascinage, les ponts métalliques, les fondations en béton. Grâce à lui, l'Etat fait passer l'invention au stade de l'innovation dans le

25 - Décret du 13 fructidor an XIII (31 août 1805) 26 - Décret du 7 mars 1806. 27 Bibliothèque de l’ENPC, ms 1629, lettre du 15 mars 1815 du directeur général des Ponts et Chaussées transmettant au directeur de l’École les plans de Livourne et Marseille. 28 Bibliothèque de l’ENPC, ms 2629, Lettres de l’inspecteur de la 11e division au directeur de l’école, 10 brumaire an 12.

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bâtiment et les travaux publics et sa puissance en assure la diffusion auprès de collectivités territoriales — communes, département.

En très peu de temps, cinq ans, le Conseil touche à la gloire : à l'extension de ses compétences s'ajoute l'étendue géographique de ses prérogatives avec l'annexion de la Hollande et de l'Italie. Aux inspecteurs généraux et divisionnaires viennent s’ajouter les maîtres des requêtes et les auditeurs au Conseil d’État attachés aux directeurs. Deux nouveaux directeurs sont nommés : l'un réside à Amsterdam29, l'autre, pour l'Italie, à Paris30 : Giovanni Fabbroni, ancien directeur du cabinet de physique du grand-duc de Toscane. Dans les années 1810, il préside le Conseil Général en l'absence du directeur, le comte Molé. Il restera après Waterloo un promoteur des nouvelles sciences appliquées au développement industriel en Europe, comme Eytelwein et von Wiebeking, ingénieurs germaniques formés au début de l’Empire et conseillers à la fin pour les grands travaux de navigation du Rhin, de la Weser et du Danuble

En 1810 Montalivet est nommé ministre de l'Intérieur et entend donner la première place aux Conseil général des ponts et chaussées. Il crée la direction des Ponts et Chaussées de la Seine confiée au Conseiller d'Etat Laborde pour qui les ingénieurs "outre les qualités qui les distinguent, la plupart sont administrateurs, ce que sont rarement les artistes, et beaucoup d'entre eux sont artistes, ce que sont plus rarement les ingénieurs de la guerre ou de la marine"31. Il confie la direction des travaux de Paris à Bruyère nommé "pour gouverner les architectes"32. Le Service des ponts et chaussées occupe à l'intérieur tous les points stratégiques de la politique d'aménagement urbain : à Montalivet et Bruyère vient se joindre le comte Chabrol nommé préfet de la Seine en 1813 et une douzaine de nouveaux ingénieurs en chef issus des promotions postérieures à 1804, férus d'architecture et d'art urbain. Chaque département a à sa tête un, voire deux ingénieurs en chef aidés de deux ou trois ingénieurs ordinaires.

VII- L’aura du Conseil

Les Etats-Unis font appel au Conseil pour réformer vers 1806 l'Ecole militaire de West Point et y développer le métier d'ingénieur qui fait cruellement défaut. À l'autre bout du monde, le prince Georges de Holstein-Oldenbourg, directeur général des Voies de communication de Russie crée en 1809, sur le modèle français, le Corps des Ingénieurs des Voies de Communications à Saint Pétersbourg33 ; de jeunes ingénieurs des Ponts et Chaussées français, élevés au grade de commandant — Raucourt, Clapeyron, Lamé —enseignent dans la grande école dirigée par Bétancourt, les sciences appliquées, l'hydrodynamique, la construction, et développent d'importantes recherches sur l'élasticité, la résistance des matériaux, la mécanique des fluides34. En Italie, à Naples, Murat fonde en 1811 une organisation semblable pour aménager son royaume. Le

29 - Décret du 22 décembre 1810 ; quatre auditeurs au Conseil d'Etat sont mis sous ses ordres. 30 - Décret du 23 juillet 1810. Courtin, op. cit., p. 200. 31 - De Laborde, Projet de travaux extraordinaires dans les Ponts et Chaussées du département de la Seine, Paris, 1816, p.IV. 32 - Fontaine, op. cit. , I, p.279. 33 - Gouzévitch, Razvitie mostostzoenija v Rossii v XVIII - I polovine XIX v.. i problemy shzanenija i ispolzovanija tehnicheskogo nasledija otechestvennyh mostostzoitelej, Moscou, 3 vol., 1993. 34 - Bradley, "Franco-Russian Engineering Links : The Careers of Lamé and Clapeyron, 1820-1830", Annals of Science, 38, 1981, pp. 22-47.

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Conseil, le corps, l'École "enviée par les autres gouvernements d'Europe, présente l'ensemble des connaissances les plus essentielles", clame Huerne de Pommeuse, en 1822, Il n'hésite pas à désigner l'ensemble de ces ingénieurs par "corps royal du génie des Ponts et Chaussées"35.

François GROSRICHARD

Merci pour cet exposé qui aurait pu se poursuivre jusqu’au XXème siècle. Nous savons que l’histoire dessine le futur. Napoléon disait ainsi que l’histoire d’un pays se lit dans sa géographie. Il est évident que le travail du Conseil Général des Ponts et Chaussées a considérablement modifié la géographie volontaire en France. Des canaux et des routes qui datent du XVIIIème sont-ils encore utilisés ?

André GUILLERME

Le réseau routier français a été constitué par Napoléon. Les projets des grands canaux ont été tracés à la fin du XVIIIème et développés à l’époque napoléonienne. Deux lois de 1821 et 1822 prévoient de créer 4 500 kilomètres de canaux dans les trente ans à venir. L’essentiel est donc réalisé dans la première moitié du XVIIIème siècle.

François GROSRICHARD

Pensez-vous que Napoléon, en tant que visionnaire et en tant que stratège, aurait été favorable à la construction de la liaison Lyon Turin ?

André GUILLERME

Tout à fait : la ville de Mont-Cenis a été construite sur une route qui permettait la traversée. Napoléon avait une grande idée : faire de Paris la capitale de l’Europe continentale. Avant les Français, les routes n’existent pas en tant qu’infrastructures. L’Autriche, l’Italie et l’Allemagne n’avaient pratiquement aucune route avant l’arrivée de Napoléon. Les voies romaines avaient en effet disparu depuis les IV et Vème siècle.

François GROSRICHARD

D’autres pays ont-ils créé un corps de métier comparable aux Ponts et Chaussées ?

André GUILLERME

Le Danemark, l’Autriche et la Pologne ont adopté ce système d’écoles d’ingénieurs. Le Japon a opté pour une solution à mi-chemin entre les systèmes français et allemand.

35 - Des canaux navigables considérés d'une manière générale, Paris, 1822, p.491.

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Evolution des réseaux et processus de choix et de décision pour leur constitution

Les grandes étapes de l’évolution des réseaux du XIXème au XXème siècle

Marie-Noëlle POLINO Secrétaire de l’association pour l’histoire des chemins de fer en France

(Intervention préparée par le Professeur François CARON)

Je vais vous présenter une synthèse dense sur la notion de réseau, orientée vers ce que peut nous apprendre l’histoire des réseaux de transport unimodaux, et leur combinaison avec des réseaux de transport d’énergie et d’information.

Je suis Secrétaire de l’association pour l’histoire des chemins de fer en France dont le professeur Caron est l’un des fondateurs et le président du Comité scientifique. Cette association rassemble autour de la SNCF et de Monsieur Gallois le Réseau Ferré de France, la RATP, la Fédération des Industries ferroviaires, outre 400 particuliers, collectivités et associations. Elle a mené à bien sous la conduite du professeur Caron plusieurs projets comme le colloque « Une entreprise publique dans la guerre, la SNCF 1939-1945 ». Elle poursuit actuellement une collecte de témoignages oraux enregistrés qui constituent un fonds d’archives pour éclairer les trente dernières années de l’évolution politique et institutionnelle du secteur ferroviaire, l’évolution de la culture d’ingénieur, ainsi que les mutations dans les métiers de cheminots.

Marie-Noëlle Polino donne lecture de l’exposé du professeur Caron.

I- Introduction

Les XIX° et XX° siècles ont été marqués par la création de nouveaux réseaux, utilisant des technologies nouvelles, telles le chemin de fer, le gaz, la télégraphie, l'électricité ou l'électronique. Pour retracer en quelques mots leur évolution, on peut s'interroger sur les raisons de leur création, les modalités de leur développement spatial et les logiques de la construction des savoirs qui ont été mis en oeuvre pour les exploiter.

II-La création des réseaux

La création de nouveaux réseaux a toujours été justifiée par la volonté d'apporter une réponse à un besoin ou une attente de la société. Elle a été le produit de pressions très fortes qui se sont exercées

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dans le corps social pour que soient satisfaites des aspirations exprimées ou latentes. Les chemins de fer et les réseaux électriques permettent d'illustrer ce propos.

En France, l'idéologie qui a porté l'action des constructeurs des premiers réseaux de chemin de fer dérive directement de celle du siècle des lumières. Elle affirmait le pouvoir créateur de l'échange, considéré comme la source de tous les progrès. Le chemin de fer devait permettre de combler le retard économique de certaines régions, de remodeler l'espace économique français, de faire de la France la plaque tournante du transit international. Il allait assurer et garantir l'unité de la nation. Le rapporteur de la loi ouvrant en 1833 le premier crédit consacré à l'étude d'un réseau national écrivait « Bientôt il n'y aura plus réellement qu'une patrie ». Victor Hugo en 1849, dans Napoléon le petit , allait plus loin encore lorsqu'il écrivait « Autrefois il y avait un monde où (...) tout était parqué, réparti, coupé, divisé, tronçonné, haï, haïssant, épars et mort. Aujourd'hui il y a un monde tout circulation et tout amour, dont la France est le cerveau, dont les chemins de fer sont les artères et dont les fils électriques sont les fibres ». Des citations de ce type pourraient être multipliées. Elles expriment, contrairement à ce qui a été longtemps soutenu, l'adhésion profonde des élites françaises et des français eux mêmes à la vaste entreprise d'aménagement du territoire que fut la construction des chemins de fer.

Le développement des réseaux d'électricité à partir des années 1880 fut une réponse donnée aux problèmes posés par les modes de production de l'énergie issus de la première révolution industrielle, moulins hydrauliques et machines à vapeur. Les techniques de transmission à distance et de division de l'énergie étaient inefficaces et dangereuses aussi bien dans les ateliers et les usines que dans les espaces habités. Dans les ateliers, les pertes de puissance et les dangers permanents liés à l'usage des courroies et des câbles étaient de plus en plus mal acceptés Les machines outils se multipliaient, les tâches de manutention devenaient de plus en plus harassantes. La recherche d'un mode de production de l'énergie qui la rende "transmissible" et "divisible" devint l'une préoccupations principales des ingénieurs. Le petit moteur était aussi considéré comme un moyen de sauvegarder à la fois le travail familial et le petit atelier et par conséquent de préserver l'équilibre social en évitant les concentrations capitalistes et ouvrières. Or le moteur électrique semblait le seul à apporter une réponse réellement appropriée. Siemens déclarait, en 1878 : « le moteur électrique provoquera dans l'avenir une révolution complète de nos conditions de travail en faveur de l'industrie à petite échelle ». Des tentatives diverses furent réalisées pour distribuer l'énergie à distance en utilisant d'autres solutions que l'électricité : câbles télémécaniques, réseaux d'air comprimé, réseaux d'eau sous pression, réseaux de gaz. Mais ce fut l'électricité qui se révéla être la forme d'énergie la mieux adaptée à ces deux exigences, grâce d'abord aux centrales, et plus encore, après l'exposition de Francfort de 1892, grâce aux lignes à haute tension fonctionnant en alternatif.

Le réseau n'est pas seulement un objet technique. C'est une création chargée de sens et d'idéologie. C'est un produit culturel, perçu comme l'un des instruments du progrès de l'humanité. De fait les réseaux sont à l'origine de transformations radicales des bases mêmes de la civilisation, des destructeurs d'identités culturelles et des créateurs d'identités nouvelles. C'est bien le cas de nos jours d'internet dont les promoteurs ont voulu créer un monde de connexion et de communication universel.

III- Le développement des réseaux

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Une fois les premières mailles des réseaux construites, leur développement peut être décrit comme le produit des contraintes techniques et organisationnelles liées aux économies d'échelle. En réalité la transformation d'un réseau de petite taille en réseau de grande taille n'est pas une fatalité. Elle est le fruit de logiques propres à certaines techniques et à certaines situations historiques. La fermeture peut être préférée à l'ouverture, comme le démontre l'histoire du métro parisien entre les années 1880 et les années 1960. Une fois les premiers territoires desservis stabilisés, la croissance des réseaux se réalise par des processus de coopération et de fusion entre eux d'une grande complexité historique. On peut distinguer trois types d'interconnexions : le couplage technique mais non organisationnel, l'intégration totale qui inclut la fusion des organisations, et enfin les alliances et liaisons entre les systèmes fondées sur le partage des ressources organisationnelles et des moyens techniques. Dans la réalité, les trois types d'intégration évoluent conjointement, de manière interactive et par étapes successives.

On peut, à titre d'exemple, dans l'histoire des chemins de fer européens distinguer trois étapes. Ils se sont d'abord développés dans le cadre de réseaux régionaux, qui ont adopté des modèles d'exploitation spécifiques, avec de fortes particularités nationales. Dés l'origine, des relations interréseaux ont été établies au niveau national comme international. Des tarifs internationaux, des horaires et des accords d'exploitation ont été négociés dés les années 1840. Les touristes anglais qui se rendaient en Suisse pouvaient, dès les années 1860, emprunter cinq itinéraires différents utilisant chacun les voies de plus de deux réseaux. La compagnie des wagons lits à partir de 1873, superposa aux réseaux régionaux un réseau international mettant en relation toutes les grandes capitales européennes. Enfin des réglés communes, techniques et commerciales, ont été négociées à partir de la conférence de Berne de 1882.

Une seconde étape fut celle de la formation de réseaux nationaux unifiés dans le cadre de la vague de nationalisations qui déferla sur l'Europe à partir des années 1900. Dans ce cadre, la solution de l'intégration totale s'imposa, marquée par la fusion des cultures de réseaux, alors que se poursuivaient les politiques de mise en cohérence minimale des systèmes au niveau international.

Une troisième étape, d'une grande complexité, se déroule sous nos yeux. La politique de privatisation, là où elle est appliquée, semble inverser la tendance à l'intégration des réseaux nationaux et devoir entraîner leur éclatement. En revanche, la politique d'unification européenne tend à mieux coordonner les systèmes d'exploitation en harmonisant les technologies et les modes de gestion, en particulier dans le domaine des trains à grande vitesse, de sorte que l'on commence à voir émerger l'idée d'un réseau de TGV européen qui sera techniquement unifié. Mais cette unification n'est pas pour demain. Enfin le développement d'infrastructures favorisant les liaisons internationales telles que le tunnel sous la Manche réalisent l'intégration concrète des réseaux. La volonté politique est peut-être en train de lever les obstacles techniques et organisationnels qui semblaient rendre l'intégration irréalisable. L'histoire de l'électricité européenne présente avec celle des chemins de fer plusieurs ressemblances. Aux réseaux locaux, ont succédé des réseaux régionaux, qui ont eux-mêmes formé des réseaux nationaux. Cette intégration s'est réalisée en deux étapes. Dans un premier temps, celui de l'entre deux guerres, l'interconnexion des réseaux régionaux, grâce au développement des transports à très haute tension, a abouti à la formation de vastes ensembles régionaux réalisée grâce à une forte concentration financière et à un appel massif au marché des capitaux. Dans un second temps, après la seconde guerre mondiale, dans certains pays tels la France et la Grande-Bretagne, des procédures de nationalisation ont abouti à la formation de réseaux nationaux tandis que dans d'autres pays, comme la Belgique, les concessions privées ont été regroupées en de vastes

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ensembles, techniquement unifiés. Dés l'entre deux guerres, malgré des conditions politiques très défavorables et même contraires, les milieux électriciens, animés par la volonté d'atteindre un « optimum économique » mais aussi de contribuer à l'instauration de la paix en Europe, ont conçu des projets de réseaux européens interconnectés. De plus, autour de l'axe rhénan, ont commencé à se développer des échanges de courant, qui constituaient des tests grandeur nature pour les échanges futurs. Après la seconde guerre mondiale, la pression de l'OCDE puis de PUE s'exerça de façon positive. Mais ce fut le milieu professionnel des électriciens qui joua le rôle moteur, grâce à l'action d'organismes professionnels internationaux tels que l'UNIPED, qui créa l'UCPTE.L'UCPTEparvint à réaliser la synchronisation des infrastructures électriques des huit pays fondateurs dés 1958. Les obstacles qu'il fallut surmonter pour y parvenir furent plus organisationnels que techniques. A partir de 1960, la logique de l'interconnexion électrique s'est imposée au fur et à mesure que la consommation d'électricité augmentait. Elle aboutit à la mise en place de systèmes synchrones au niveau national puis international et à la coordination de la conduite et du réglage des fréquences, ajustées à 50 Hz. Autour du noyau central, formé à l'origine des pays de l'UCPTE, se sont développés des échanges avec des blocs voisins. Mais le noyau central tend à s'élargir.

Dans l'évolution de ces deux grands réseaux, le rôle des utilisateurs n'a pas été négligeable. Ils ont fait pression pour obtenir des services mieux adaptés à leurs besoins et plus réguliers. Ils ont largement participé au financement des infrastructures et, au moins indirectement, à la gestion des réseaux. Cette logique de l'utilisateur a été poussée à l'extrême dans le cas d'internet, puisque ce sont eux, ou ceux qui se sont autoproclamés leurs représentants, qui ont pris en main la gestion du système.

Ainsi pourrait se dégager une typologie de l'intégration, élaborée à partir de la définition d'un facteur dominant. Dans le cas des chemins de fer européens, ce facteur serait de nature politique. Dans le cas de l'électricité, ce serait la volonté affirmée d'une communauté technicienne portée dans son action autant par un idéal de paix entre les peuples que par la conscience des contraintes techniques. Dans le cas de l'internet le facteur dominant serait l'action des utilisateurs.

IV- La construction des pratiques et des savoirs.

Le modèle explicatif le plus couramment admis pour analyser la formation et le développement des technologies de réseaux est d'y voir une succession de réponses données aux problèmes posés par leur gestion. Le développement technique des réseaux serait ainsi le produit d'une dynamique portée par la croissance et la diversification des flux et par l'optimisation de l'usage des outils techniques, tant du point de vue de la sécurité et de la régularité des flux que de la rentabilité des investissements.

Sans vouloir remettre en cause la pertinence de cette conception de l'histoire des réseaux, il me semble aujourd'hui que cette approche doit être sinon révisée du moins complétée.

Car deux phénomènes me semblent avoir marqué l'évolution des grands réseaux techniques depuis une cinquantaine d'années : • la convergence des systèmes et des techniques mises en œuvre

• la formation d'une technoscience de plus en plus globale dans son contenu.

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La coopération entre des réseaux appartenant à des domaines techniques différents n'est pas un fait nouveau . L'interopérabilité entre les différents réseaux de transport en a été une des manifestations les plus anciennes. Elle s'est organisée en des points nodaux, tels que les ports, maritimes ou fluviaux, les gares ou les plate-formes aéro-portuaires. En chacun de ces lieux, des technologies spécifiques ont été développées pour rendre fluides les ruptures de charge. Mais l'interopérabilité est restée insuffisante surtout en France. Contrairement à ce qui s'est passé en Allemagne, les compagnies de chemin de fer ont tout fait pour que la relation entre les voies ferrées et les voies navigables soient les plus réduites possible. Dans les années 1950 et 1960, la liaison air-route a été favorisée aux dépens de la liaison air-rail. La politique des transports de la commission européenne repose aujourd'hui sur l'idée que l'interopérabilité ne peut être effective que si l'ensemble de la chaîne logistique se constitue en système. Pour faire face à ce défi, les réseaux de transport doivent adopter des techniques d'interopérabilité plus rationnelles, en organisant leur convergence.

L'interopérabilité ne constitue qu'une forme particulière de la convergence entre les techniques de réseaux. Dés l'origine de leur histoire, les réseaux de chemin de fer et de télégraphie ont été complémentaires les uns des autres, les lignes télégraphiques étant l'instrument privilégié de la gestion des flux. Le téléphone s'est substitué au télégraphe dans la gestion des chemins de fer, malgré les réticences, clairement exprimées des ingénieurs, en raison de l'absence de document écrit laissant la trace de la relation téléphonique, ce qui, en cas d'accident, rendait impossible la détermination des responsabilités. L'expérience de la première guerre mondiale modifia radicalement leur point de vue. Dans l'entre deux guerres, ils développèrent largement l'usage du téléphone.

Le téléphone rendit possible aussi l'interconnexion des réseaux électriques. La fonction de répartiteur, comparé à un chef d'orchestre, anticipait des évolutions, qui débouchèrent sur sa métamorphose en ordinateur programmé. Toute l'histoire de la radiotélégraphie enfin est dominée par la volonté de contrôler le trafic maritime d'abord, aérien ensuite.

Ainsi la convergence entre les systèmes informatiques et les réseaux de télécommunications depuis les années 1950, s'inscrit dans une logique très ancienne. Elle débouche sur une véritable fusion des deux systèmes, dont les frontières ont cessé d'être identifiables. Les réseaux d'énergie et de transport ont eux mêmes été intégrés dans ce vaste ensemble de communication universelle. On peut dès lors s'interroger sur la pertinence d'une histoire des réseaux qui ne prend pas en compte la dimension universelle des technologies mises en oeuvre. Trois remarques suffiront à illustrer ce propos.

1- Les technologies du XXe siècle ont évolué le long de trajectoires déterminées autant par une logique des fonctions que par une logique des interdépendances à l'intérieur des réseaux. C'est ainsi que les savoirs nécessaires au développement des processus de contrôle et d'automatisation se sont construits au sein de communautés de connaissance en grande partie autonomes par rapport aux réseaux. 2- Plusieurs des outils ou des procédés techniquement révolutionnaires, comme le laser, qui ont bouleversé la gestion des réseaux et des systèmes industriels à partir des années 1960 ne peuvent être décrits comme ayant apporté une réponse précise à un besoin clairement identifié du système technique. Le laser fut un produit de la physique quantique.

3- Les réseaux de connaissance se sont densifiés et élargis pour former une technoscience qui intègre dans un même ensemble les connaissances scientifiques et les pratiques techniciennes. La

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Recherche-Développement de la technoscience dispose des moyens d'une connaissance scientifiquement fondée des processus mis en oeuvre dans les usines et dans les réseaux, et ont fait apparaître des potentialités de création, qui ne sont plus bornées par aucun ordre naturel.

Au total, les processus de création, de développement, d'intégration et de convergence des réseaux nous apparaissent autant comme le produit d'une construction sociale que d'une logique technicienne. Le rôle joué par les utilisateurs dans l'orientation de la gestion et de la technologie des réseaux nous est apparue comme essentiel. Mais les enjeux sont aussi politiques et idéologiques. Le réseau peut aussi être aussi bien un moyen de fonder l'unité nationale que de favoriser, ou de ralentir, l'intégration des nations européennes.

Du point de vue de la construction des pratiques et des savoirs, l'histoire des télécommunications, aussi bien que celle des transports montrent que le développement des technologies de réseau a été l'un des moteurs essentiels des bouleversements intervenus dans l'évolution des connaissances scientifiques. Elles en sont aujourd'hui devenues entièrement dépendantes, dans le cadre d'une technoscience à vocation universelle, dans laquelle elles se trouvent totalement intégrées. La logique de l'offre l'emporte sur la logique de la demande.

François GROSRICHARD

Merci au professeur Caron pour cette fresque très intéressante. Vous avez déclaré que les réseaux pouvaient être destructeurs d’identités culturelles traditionnelles ou alors créateurs d’identités nouvelles. Dans les vingt ou trente années à venir, voyez-vous les côtés pessimistes ou optimistes l’emporter ?

Marie-Noëlle POLINO

D’après le professeur Caron, la réponse est différenciée selon les territoires. Le réseau intègre et désintègre, selon l’endroit où il est appliqué, ce qui explique aujourd’hui les problèmes que rencontre l’Union européenne.

François GROSRICHARD

Que signifie selon vous le terme « techno science » ?

Marie-Noëlle POLINO

J’ai posé cette même question au professeur Caron : la science est aujourd’hui plus dépendante de l’ensemble de la recherche et du développement et inversement. Il s’agit d’une interdépendance et non d’une réponse de la science aux demandes des gestionnaires. La science propose parfois des savoirs, comme le laser, qui au départ n’ont pas d’application et qui ensuite sont intégrés par les gestionnaires et entièrement changés.

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François GROSRICHARD

Une techno science bien élaborée est-elle suffisante pour déboucher sur une politique judicieuse ? Le colloque animé hier à l’ENA par Agnès de Fleurieu montrait bien un besoin d’expertise et de contrôle.

Marie-Noëlle POLINO

Cette question est excellente et a été posée récemment lors d’un colloque sur l’interaction entre les conseillers de Churchill en 1940 et la guerre.

François GROSRICHARD

« La science cherchera toujours mais l’Amour a trouvé », disait Henry Miller.

L’exposé de Claude Abraham intervient alors que plusieurs rapports ont été effectués sous la direction de Claude Gressier et de l’Inspection des finances, pour décider des choix pertinents en matière d’infrastructure pour les vingt-cinq années à venir.

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Les processus de choix et de décision, l’évolution des théories économiques appliquées aux choix de transport

Claude ABRAHAM Ingénieur général honoraire des Ponts et Chaussées

Au commencement des trente glorieuses, en même temps que la France découvre des taux annuels d’expansion économiques dont elle a, depuis, perdu l’habitude, un véritable renouveau marque la pensée économique, et en particulier la pensée économique française, sous l’influence d’hommes tels que Pierre MASSE, Marcel BOITEUX, Edmond MALINVAUD, Maurice ALLAIS, pour ne citer que quelques uns d’entre eux. Que les autres me pardonnent. On redécouvre Jules DUPUIT, dont cette année 2004 marque également le bicentenaire, et ses articles sur l’utilité des travaux publics, et l’on rattache ses recherches à celles relatives à l’optimum de PARETO et à l’allocation optimale des ressources. Les économistes dits néo-classiques développent, ou re-développent, la théorie de la tarification au coût marginal, tout en commençant simultanément à s’affronter sur les mérites respectifs des coûts marginaux de plus ou moins court terme, ou des coûts marginaux assortis de péage, ou encore des coûts moyens, assurant l’équilibre budgétaire des entreprises, réputé constituer le gage d’une meilleure gestion.

Ce sont ces problèmes de choix d’investissements, et de tarification des infrastructures, que j’évoquerai successivement.

I- Choix d’investissements et calculs de rentabilité.

Dans le domaine des transports, l’expansion économique s’accompagne d’un très net développement des trafics, qui engendre lui-même une double conséquence : un fort besoin d’investissements, en particulier d’investissements de capacité ; une résurgence de la concurrence entre la route et le rail, que la période de la guerre avait mise entre parenthèses.

C’est à la Direction des Routes, à la fin des années cinquante, que naissent les premiers calculs dits de rentabilité. Sous l’influence des économistes d’EDF, les ingénieurs de la Direction des Routes justifient, développent et appliquent les premiers calculs de « Valeur actualisée Nette » - on parle à l’époque de « Bénéfice actualisé »- Ils énoncent qu’entre plusieurs variantes, on choisit celle dont le bénéfice actualisé est le plus élevé,. Ils affirment que le programme d’investissement optimal est celui qui contient toutes les opérations rentables (en fait celles qui ont atteint leur « année optimale de mise en service »), et rien que celles là.

Simultanément, ils formulent un sage principe de précaution dont l’actualité ne s’est jamais démentie : le calcul économique ne peut tout justifier. C’est au politique que revient le choix définitif. Mais si ce choix s’écarte de celui que recommandaient les calculs, ces derniers permettent d’évaluer l’importance de l’écart, et d’éclairer le décideur sur les conséquences économiques de sa décision. Sans doute les ingénieurs économistes caressent-ils l’espoir secret de faire changer d’avis le décideur si le surcoût de sa décision, motivée par des éléments de rentabilité qui échappent au calcul, des bénéfices indirects ou non chiffrables, est trop important. Sans doute les économistes auraient ils volontiers repris à leur compte un texte de Clément COLSON, datant de 1884 , et qui s’appliquait aux subventions attribuées à certaines lignes de chemin de fer :« L ’existence de bénéfices indirects n ’est pas niable, mais elle a donné lieu à des exagérations très dangereuses.

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Comme ils sont, de par leur nature, impossibles à évaluer, même approximativement, ce sont eux que l ’on invoque toutes les fois que les bénéfices directs d ’une affaire apparaissent comme nettement inférieurs aux charges. Ils servent à justifier avec une égale facilité tous les sacrifices demandés au budget, que ces sacrifices soient lourds ou légers, puisque leur justification est tirée de gains impossibles à mesurer. »

En ces temps héroïques, les calculs dits de rentabilité ne sont pas nécessairement très élaborés : si un ouvrage public doit être construit, s’il présente une « utilité publique », c’est que les avantages l’emportent sur les inconvénients. Côté avantages, on trouve les économies de coûts de circulation des véhicules, les accroissements des niveaux de sécurité, les gains de temps. Côté inconvénients, les coûts immédiats et futurs.

Il suffit d’évaluer le trafic et son évolution, de donner une valeur monétaire à ce qui n’en a pas de façon évidente (le temps, la sécurité), et d’introduire un taux d’actualisation pour chiffrer l’équivalent actuel, la valeur actuelle, comme on dit, des avantages et inconvénients futurs.

Pourtant les imperfections ne manquent pas, qui font l’objet de critiques, souvent vives et qui conduiront à tenter d’améliorer sans cesse les calculs. Encore ceux-ci, étendus progressivement aux grandes infrastructures linéaires, auront-ils plus de mal à conquérir le domaine des infrastructures ponctuelles (ports et aéroports), où les problèmes de capacité, ou de rentabilité financière, demeureront prépondérants. Encore surtout peut on s’interroger sur l’influence réelle des calculs économiques sur les prises de décision ponctuelles.

En ce qui concerne l’insuffisante rigueur des calculs, on peut rapidement évoquer :

La nature des avantages et inconvénients des projets pris en compte ;

La valeur monétaire attribuée à ces conséquences positives ou négatives

La valeur du taux d’actualisation

L’évaluation des trafics et de leur évolution dans le temps

La prise en compte des problèmes d’équité, et des conditions d’acceptabilité des projets.

L’écart entre les besoins budgétaires révélés par les calculs, et les budgets réellement disponibles, problème que je me contente d’évoquer.

La liste des avantages et inconvénients, des conséquences des projets, pris en compte dans les calculs, est incomplète, et elle a évolué au cours du temps, en particulier en fonction des préoccupations dominantes.

C’est ainsi qu’on verra apparaître, pendant une période limitée, l’influence des projets sur l’emploi et la balance des paiements ; mais l’évolution la plus importante porte sur la prise en compte des conséquences des projets sur l’environnement, (bruit, pollution), les problèmes d’encombrement, la consommation des énergies fossiles, et l’effet de serre.

Les valeurs unitaires prises en compte font l’objet de contestation : Comment traiter le problème, comme l’écrivait Gabriel DESSUS, de l’inévitable mesure de l’incommensurable ? En particulier,

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La prise en compte des problèmes de sécurité, de ce qu’on appelle improprement le « coût du mort », et qui est en fait le « prix de la vie humaine dans les décisions économiques continue à poser des problèmes spécifiques : Les valeurs révélées par les décisions prises sont rarement cohérentes. Il n’est pas évident pour tous qu’elles doivent l’être. Et je connais peu de commissions de sécurité qui se préoccupent réellement du coût, et de la rentabilité, des mesures qu’elles imposent.

Plus généralement, deux commissions successives, présidées par Marcel BOITEUX, ont eu pour objectif de, de proposer , pour l’ensemble du secteur des transports, « l’attribution de valeurs monétaires à des phénomènes rebelles au chiffrage », tout en insistant sur le fait que ces propositions avaient à la fois pour objet de fournir des fondements homogènes aux calculs, et une base à la discussion, la concertation, voire la contestation.

La valeur du taux d’actualisation, qui n’a pratiquement pas changé depuis les années 60, est vigoureusement contestée par certains économistes, qui considèrent que le taux français, anormalement élevé, revient à sacrifier les générations futures.

Les multiples modèles aux noms savants permettant de prévoir la répartition de la demande entre plusieurs itinéraires ou modes de transport concurrents, et, plus encore, la demande nouvelle engendrée par des facilités nouvelles, donnent souvent des résultats décevants.

Pourtant, dans ce seul domaine, les articles consacrés, par exemple, à la valeur du temps pourraient à eux seuls couvrir les murs d’une immense bibliothèque : Depuis cinquante ans, les chercheurs du monde entier pourchassent la valeur du temps comme d’autres le Saint Graal, ou se lancent à la recherche de la valeur du temps perdue. Mais le comportement réel des usagers des transports, surtout quand ils se déplacent dans un réseau maillé, ne se traduit pas aisément par des modèles mathématiques faisant intervenir un petit nombre de paramètres.

A la difficulté de bien connaître la demande et sa structure temporelle ou géographique, et à celle de modéliser les comportements s’ajoutent les aléas qui marquent le rythme de développement démographique ou économique, et son influence sur l’évolution de la demande, d’autant plus que les délais de réalisation des projets ne cessent de s’allonger. Ces aléas pourraient conduire à approfondir les critères de choix en avenir incertain.On peut même se demander si le moment n’est pas venu de passer de la perspective à la prospective, afin de donner un autre contenu au « filet à prévisions des chercheurs ».

Enfin, et peut être surtout, les calculs économiques intègrent mal les problèmes d’équité, et, partant, d’acceptabilité des projets.

Notons les problèmes d’équité spatiale : les projets sont d’autant plus rentables que le trafic y est plus important ; les calculs de rentabilité privilégient la concentration des investissements sur les itinéraires très fréquentés, et permettent rarement de justifier des équipements dans les zones peu denses, et mal desservies.

Ajoutons les problèmes d’équité sociale : la valeur du temps particulièrement élevée des usagers à haut revenu justifie-t-elle les investissements qui en résultent ? Et comment tient on compte des usagers à faibles revenus, incapables de bénéficier des infrastructures qu’on met à leur disposition ?

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Le surplus collectif, somme algébrique de surplus individuels, dont certains sont d’ailleurs négatifs, et non compensés, est-il réellement représentatif d’un véritable intérêt collectif ?

La non prise en compte de ces problèmes expliquerait l’écart entre la rentabilité des projets, calculée selon les méthodes classiques, et leur acceptabilité. Un véritable bon projet n’est-il pas un projet réalisable dans un délai raisonnable ?

Il n’est pas étonnant dans ces conditions que les calculs aient traversé quelques crises. Puisqu’on ne peut pas tout chiffrer, et que ce qui est chiffrable est contestable, ne vaut-il pas mieux renoncer à tout calcul et se contenter d’une énumération, puis éventuellement d’une pondération, des avantages et inconvénients ? C’est le fondement de la méthode multicritères.

Mais il apparaît assez vite que cette souplesse est peut-être illusoire : Il devient de plus en plus difficile de hiérarchiser les projets, faute d’une base de calcul homogène admise par tous. Mais surtout, cette méthode, si elle permet à la rigueur de comparer des variantes, (d’où son succès à l’occasion de « grands débats »), est totalement incapable de contribuer à la constitution de programmes réputés optimaux.

La véritable crise est peut-être celle des économistes eux-mêmes, qui se plaignent de ce que les choix réels ne tiennent que très modérément compte de leurs recommandations, et de ce que les calculs de rentabilité, pour obligatoires qu’ils soient, ressemblent d’avantage à un exercice de style qu’à une étape essentielle dans un processus de décision.

Je ne partage pas leur pessimisme. Il ne me paraît pas que, à de rares exceptions près, les grandes infrastructures, en particulier routières et ferroviaires, qui ont été construites depuis quarante ans, aient résulté de graves erreurs dans les choix effectués, tant techniques que géographiques, ou dans les priorités de réalisation. Si le calcul n’a pas dicté le contenu des programmes, il a permis d’en vérifier le caractère raisonnable, et contraint à une analyse approfondie des conséquences de toutes natures induites par les projets, même s’il demeure normal que la vision de l’homme politique transcende la prévision du chercheur, ou que certains intérêts dits particuliers constituent un élément respectable de l’intérêt général. Encore doit on noter que seule une volonté politique très ferme permet de passer outre à des calculs économiques décourageants.

II- La tarification des infrastructures et les problèmes de concurrence

En ce qui concerne la tarification des transports, dont je vais parler maintenant et en particulier celle des infrastructures, on retrouve écart encore plus grand entre les préconisations des théoriciens, et les applications qui en sont faites.

Pour les économistes, les choses sont simples : les tarifs doivent orienter les choix des clients/usagers/consommateurs vers ce qui est optimal pour la collectivité, donc le moins consommateur de ressources ; ils doivent donc, en concluent-ils, un peu vite selon certains, être égaux aux coûts marginaux

Ajoutons que, comme dans le choix des investissements, et pour les mêmes raisons, la notion même d’intérêt, et de coût collectif évolue avec l’irruption dans les calculs de ces mêmes éléments complémentaires : bruit, pollution, encombrements, consommation des énergies fossiles, effet de serre, qui font évoluer le coût marginal classique vers le coût marginal social.

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Mais qu’est-ce donc d’un coût marginal ? A cette question, des générations d’économistes ont apporté de multiples réponses. En outre, si la tarification au coût marginal entraîne un déficit budgétaire, faut-il le compenser ? Ou faut-il, au contraire, privilégier l’équilibre budgétaire, gage d’une saine gestion, et viser l’imputation des coûts totaux, et donc majorer les tarifs ? Et comment ?

Un auteur allemand a écrit que la théorie de la tarification des transports recommandée par les économistes obéissait à des cycles de 30 ans ; un autre auteur évoque une guerre de tranchées ; un autre, dans un article récent, fournit une liste de mots-clés, révélateurs des oscillations de la théorie économique et de son applicabilité pratique : coût marginal, coût moyen, coûts de développement, efficacité, redistribution, asymétrie d’information, imperfections du marché. Une des théories les plus célèbres, celle dite de RAMSEY-BOITEUX, se posant la question de la gestion des monopoles publics astreints à l’équilibre budgétaire, recommande de majorer les coûts marginaux de péages inversement proportionnels aux élasticités de la demande par rapport aux prix : plus les usagers sont captifs, plus ils doivent payer cher. Ce n’est pas très facile à faire accepter ; c’est sans doute encore moins facile d’établir une telle discrimination entre tous les usagers potentiels, encore que les tarifications de pointe, recommandées par un marginalisme de bon ton, frappent en priorité les usagers captifs, ce que savent depuis longtemps les spécialistes du « yield marketing »

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Plus difficile encore, est ce qui résulte de l’inégalité des conditions de concurrence : comment imputer à un mode de transport l’intégralité de ses coûts d’infrastructure si le mode concurrent ne les supporte pas. Or il est clair que le problème de la concurrence rail-route, et celui de l’équilibre des comptes des entreprises ferroviaires, n’a pratiquement jamais quitté le devant de la scène depuis une centaine d’années, la théorie économique s’étant efforcé, tant bien que mal, de fournir quelques arguments, recommandations ou justifications, aux décideurs confrontés à ce redoutable problème. On peut, à cet égard, distinguer deux grandes périodes : celle qui précède, et celle qui suit, la création de RFF.

1-Le rail (fret) avant RFF

Au commencement, donc, était le chemin de fer. Les régulateurs du 19ème siècle sont avant tout préoccupés par les dangers du monopole, et la nécessité de contrôler les tarifs, pour éviter les abus de position dominante, et s’assurer que les tarifs sont cohérents avec les prix de revient, On voit même Alphonse de Lamartine plaider pour le maintien dans le réseau de l’Etat des chemins de fer du nord de la France, afin de s’assurer que les tarifs à destination ou en provenance du port d’Anvers ne pénaliseront pas le commerce extérieur de la France. Très rapidement cependant, les contraintes tarifaires excessives imposées par l’Etat, et l’extension non moins excessive du réseau conduisent à des déficits, puis des subventions supposées rémunérer les avantages indirects procurés par les réseaux.

Moins de 100 ans plus tard, du fait de la concurrence routière, le problème de l’équilibre des comptes de la SNCF, et des mesures à prendre pour l’atteindre et le maintenir, continuent à se posent avec acuité. Les problèmes à résoudre, et sur lesquelles de nombreux brillants esprits se sont penchés, est celui de l’égalité des conditions de concurrence, et, simultanément, de la justification des concours budgétaires publics, avec, en arrière plan, la conviction que les efforts de gestion demandés à l’entreprise ferroviaire doivent être à sa portée, et que l’équilibre dit « conventionnel » doit être un équilibre possible.

Les tarifs étant ce qu’ils sont : libres pour le fret, ( mais dictés par les tarifs du mode routier concurrent, et dominant), et contrôlés pour les voyageurs dans des conditions où la théorie économique a peu de part, ( Il faudra des années pour passer du tarif kilométrique uniforme aux tarifs modulés dans le temps et l’espace, et au « yield marketing ») on évalue la part des coûts globaux d’infrastructure supportée par les concurrents routiers – le fameux problème de l’imputation des coûts d’infrastructure qui a donné naissance à plusieurs rapports éminents du Conseil des Ponts- et, constatant, à l’époque, que les concurrents ne supportent pas leurs coûts, on en conclut qu’il faut,

o soit réglementer leurs tarifs – la célèbre TRO, -tarification routière obligatoires-, ou même contingenter l’accès au transport

o soit augmenter les charges qu’ils subissent. C’est ainsi, par exemple, que naît la « taxe à l’essieu » ,

o soit compenser la différence au profit du chemin de fer, sous forme d’une contribution aux charges d’infrastructure,

o soit faire les trois à la fois :

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Mais la lourdeur des concours budgétaires de toutes natures versés à la SNCF conduisent les économistes, mais pas eux seulement, a s’interroger sur les moyens à mettre en œuvre pour que la gestion de l’entreprise ferroviaire s’améliore, et que celle-ci se préoccupe d’avantage d’améliorer sa productivité, ou son efficacité commerciale, que de gérer à son profit ses rapports avec l’Etat.

Comment contractualiser les liens entre l’Etat et la SNCF ? Quelques rapports célèbres, et quelques timides tentatives d’application des conséquences de la théorie de l’incitation ont marqué toute cette période.

2-Le rail après RFF

Depuis la création de RFF, il est maintenant devenu nécessaire de tarifer à l’exploitant unique, et aux futurs exploitants multiples, l’utilisation des infrastructures, et donc d’instaurer ce que l’on appelle des péages.

Le niveau global des recettes résultant de cette tarification, telle qu’elle est définie ou approuvée par l’Etat, constitue, me semble-t-il, un équilibre subtil entre la capacité contributive de la SNCF, l’équilibre des comptes de R.F.F, et les apports de l’Etat à l’une et à l’autre, apports de l’Etat que la création de RFF n’a pas fait disparaître par magie ? Je crains fort que la théorie économique n’y trouve pas aisément sa part.

En revanche, la modulation de la tarification peut être considérée comme inspirée par un marginalisme de bon aloi, contribuant, dans une certaine mesure, à orienter les choix de l’opérateur en fonction des coûts, des capacités, et de l’encombrement du réseau.

C’est encore à l’instigation des autorités bruxelloises, qu’ à l’amorce d’une tarification du rail inspirée, en partie du moins, par la théorie économique classique, fait pendant la perspective d’une tarification des infrastructures routières de rase campagne non encore soumises au péage.

3-La voirie routière de rase campagne

Pour les autoroutes à péage, les recettes, considérées comme des redevances pour services rendus, sont destinées à couvrir la totalité des coûts et à assurer, en particulier, la rentabilité financière du concessionnaire. Les péages ne sont que très rarement modulés en fonction du niveau d’encombrement, plus rarement encore en fonction des problèmes de pollution. ( On retrouve cette absence quasi-totale de modulation dans les redevances aéroportuaires) Toutefois, le niveau relatif des péages VL et PL est censé tenir compte de la responsabilité respective des différentes catégories de trafic dans les coûts de construction et d’exploitation.

Mais on sent poindre à l’horizon, sous l’impulsion de la Commission européenne, mais aussi en raison des nécessités budgétaires, ou des contraintes de rééquilibre des flux, une tarification, limitée aux poids lourds, des réseaux actuellement libres de péages, tarification déjà en vigueur en Suisse, en Autriche, et bientôt en Allemagne. Il est probable que ces tarifications, si elles respectent les projets, non encore finalisés, de Bruxelles intègreront une part significative de marginalisme social et environnemental, et constitueront un subtil mélange de coûts moyens, de coûts de développement, et de coût marginal : de quoi mettre tout le monde d’accord, sauf, bien entendu ; les usagers, encore que nos voisins s’y soient finalement résignés ; mais je n’exclus pas dans ce domaine, une exception culturelle française.

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4-Le péage en zone urbaine.

Faut-il s’attendre à une semblable évolution en zone urbaine pour les voitures particulières ? De nombreux économistes considèrent que l’usage de la voirie dans les zones urbaines denses, ou sur les réseaux rapides urbains, devrait être soumise à péage, même s’ils divergent sur les objectifs et le mode de calcul de cette tarification : Péage de congestion ? Péage de financement ? Péage rémunérant la qualité du service offert sur les voies rapides ? A moins que l’on ne s’oriente vers un alourdissement du coût du stationnement.

Cela étant, contrairement à ce qui se passe dans certaines villes scandinaves ou à Londres, ni l’opinion publique, ni l’opinion politique, ne sont prêtes, en France, à accepter le péage urbain, dont il n’existe d’ailleurs qu’un très petit nombre d’ expériences satisfaisantes.

C’est que le péage urbain pose, lui aussi, des problèmes d’acceptabilité, et des problèmes d’équité.

Les problèmes d’acceptabilité du péage, qui ont fait l’objet de nombreuses analyses, ont donné naissance, en particulier, à la théorie de l’amertume. Ils avaient été pressentis par Dupuit, encore lui, qui dans un rapport au conseil municipal de Paris, s’exprimait ainsi : « Il est clair en effet que si l’établissement du péage sur le pont d’Arcole, doit soulever une émeute, et que cela entraînera la mort de plusieurs citoyens ou la chute du pont, il n’y a pas de discussion possible » .

Et l’on peut ajouter que c’est à l’évidence en zone urbaine que les problèmes d’équité se poseraient avec le maximum d’acuité, pour les usagers captifs de la voiture particulière, et pour lesquels le péage deviendrait incontournable, et financièrement intolérable. Faut-il pour autant y renoncer ? Je suis convaincu du contraire. Mais il faudra, là aussi, temps, patience, et habileté.

III- Conclusion.

Que conclure de cette rapide revue ? Que les idées des théoriciens sont lentes à perfuser, mais qu’elles vont leur chemin ; les ingénieurs économistes y ont leur large part, qui ne cessent d’œuvrer pour analyser, comprendre, expliquer, le monde des transports dont ils sont des acteurs, et prêcher la bonne parole pour que les décisions, progressivement, se rapprochent des schémas optimaux qu’ils ont largement décrits, et dont ils sont nombreux à contribuer à la mise en œuvre. Aux économistes d’apprendre à vendre leurs idées et leurs théories, et à poursuivre avec décideurs et opposants, en des termes accessibles à tous, le dialogue amorcé par DUPUIT il y a 160 ans. Mais aux mêmes économistes, parallèlement, d’apprendre qu’une bonne théorie est une théorie applicable, c’est à dire, en me permettant un néologisme final, une théorie « politicable »

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Débat

François GROSRICHARD

Les batailles d’expert sont nombreuses en matière agronomique, médicale ou militaire. Claude Abraham, pouvez-vous nous donner l’exemple d’un grand projet qui ait véritablement été l’application d’un choix fondé sur un calcul économique rigoureux et celui d’une infrastructure qui au contraire n’était justifiée que par des besoins d’aménagement du territoire ? Par exemple, si le projet du train POLT n’aboutit pas pour des raisons économiques, les trois régions concernées restent aujourd’hui mécontentes.

Claude ABRAHAM

Le rejet du projet Rhin Rhône s’est appuyé sur une série d’études montrant que l’infrastructure présentait un taux de rentabilité extrêmement faible. L’autoroute Grenoble Sisteron est également l’occasion de l’affrontement entre les logiques économiques et celles de l’aménagement du territoire. Le tracé de l’autoroute A4 a également été réalisé pour des raisons politiques. Dans l’ensemble, les choix ont été cohérents, ce que l’audit a confirmé.

Claude MARTINAND

Claude Abraham reste modeste : je souhaite néanmoins qu’il évoque sa théorie de l’amertume.

Claude ABRAHAM

Il s’agit d’essayer de quantifier les résistances aux péages. Le « surplus » représente ce que les usagers paient et ce qu’ils étaient prêts à payer. « L’amertume » correspond à ce que les usagers ont accepté de payer mais qui dépasse les limites qu’ils s’étaient fixées. C’est une évaluation de la frustration. Je précise que le coauteur de cette théorie est Vincent Piron. Cette théorie peut s’appliquer à toute demande de contribution. Elle fournit des ordres de grandeur intéressant même si les vrais théoriciens considèrent qu’elle n’a aucun fondement rationnel. Nous avons appliqué cette théorie aux mésaventures de la mise en service du périphérique de Lyon.

Michel ROUSSELOT

Après de longues années de recherche avec Claude Abraham, dans le cadre du PREDIT, nous avons un volet consacré à l’amélioration des politiques publiques, qui comprend une réflexion sur le calcul économique, à la demande du Conseil Général des Ponts et Chaussées et plus précisément de Claude Gressier.

Je voudrais souligner deux difficultés auxquelles nous nous heurtons. D’une part, nous rencontrons le problème de l’introduction dans les calculs économiques de l’équité, entre personnes et entre territoires. D’autre part, les calculs économiques sont souvent fondés sur un calcul à moyen terme. Or nous mettons désormais en avant des préoccupations de développement durable pour l’avenir des générations futures. Sans raisonnement solide, nous sommes amenés à substituer des scénarios

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pour éclairer l’approche rationnelle du long terme. La question à poser consiste à se demander si nous pouvons établir un continuum entre le raisonnement économique classique et cette exploration du futur qu’imposent les préoccupations de développement durable.

Marc GAUDRY

Monsieur Guillerme a souligné l’avance du réseau routier français au XVIIIème siècle. Faut-il l’attribuer à Pierre-Marie-Jérome Tresaguet dans son traité de 1764, appliqué ensuite par le corps des Ponts et Chaussées, plutôt qu’à Macadam ? De plus, comment expliquer le lent passage d’un mode à un autre ?

André GUILLERME

D’une part, la question de la technicité routière au XVIIIème siècle est très importante. La France a développé un système d’ingénieurs très performant, qui se distingue de celui des architectes. La technique mise au point par Tresaguet coûte très cher, à la différence de celle mise au point par Macadam vers 1810 pour l’usage des non-ingénieurs. La technique de Tresaguet est une structure lourde qui tient compte des représentations de l’époque. Par exemple, il ne s’inquiète ni des nappes phréatiques ni des marécages. Il a tendance à utiliser des gros blocs qui entraînent une déstructuration de la chaussée. La représentation de l’eau dans le sol au XVIIIème siècle n’est pas la même que celle d’aujourd’hui. La technique française a été appliquée en Angleterre et a servi de modèle tout au long du XVIIIème siècle avec Smiton qui a fondé la Société des ingénieurs civils britanniques.

D’autre part, pour rejoindre Claude Abraham, dans les années 1820/1830, les Services des Ponts et Chaussées n’hésitent pas à comparer les routes et les chemins de fer sur une durée de cent ans. Des comparaisons sont établies pour le coût de la construction d’écluses en bois et en métal sur une durée de cent ans. La route coûte le plus cher, puis viennent les canaux et enfin les chemins de fer. Sous la Restauration, le corps des Ponts et Chaussées ne veut plus s’occuper des routes, système lié à la corvée qui n’est pas du tout rentable, sauf si le péage est introduit. Or les services des Ponts et Chaussées tiennent à la gratuité des transports. Les lois de 1821 et 1822 vont ainsi créer un système de canaux français qui va porter l’essentiel du transport des pondéreux. Le corps des Ponts et Chaussées est au départ opposé aux chemins de fer, considérés comme un système aléatoire. Je rappelle qu’en Angleterre en 1820, il existe 150 lignes longues chacune de 10 kilomètres, ce qui ne constitue pas un réseau. Les Ponts et Chaussées préfèrent créer de grosses infrastructures. Or un autre système va être mis en place : le chemin vicinal décentralisé qui va porter le système Macadam et qui sera pris en charge non pas par le corps des Ponts et Chaussées, mais par les services départementaux.

Michèle MERGER

Concernant le Plan Bécquer, je tiens à rappeler qu’il ne s’agissait pas de l’abandon total des routes, puisque la Restauration comme la Monarchie de Juillet ont fourni des efforts pour ce mode de transport. Les voies navigables étaient alors perçues comme un complément, un programme d’aménagement national, et non simplement une jonction entre les différents bassins hydrographiques de la France. La solution financière envisagée n’a pas fonctionné puisque des compagnies financières privées ou des investisseurs comme le duc De Galliera investiront ensuite

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dans les chemins de fer. Le débat a ensuite porté sur la construction des voies navigables ou des chemins de fer. Les ingénieurs des Ponts et Chaussées se partageaient entre les deux camps.

Concernant les travaux du Rhin Rhône, êtes-vous certain que l’échec est lié au calcul économique, alors qu’au même moment la SNCF travaille au projet TGV ?

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Claude ABRAHAM

Je n’en suis pas certain : les préoccupations écologiques ont dû peser extrêmement lourd. Les rapports successifs sur le projet Rhin Rhône ont toutefois mis en évidence l’absence de rentabilité économique.

François GROSRICHARD

J’ai reçu récemment le courrier d’une association pour la création du canal Rhin Rhône alors que naît également l’idée d’un canal Moselle Saône.

Michèle MERGER

Dans les années 60, un grand débat a vu s’opposer les partisans d’un canal Moselle Rhône – puisque la Moselle avait été canalisée dans le cadre de la reconstruction européenne au lendemain de la deuxième guerre mondiale – aux Alsaciens qui préconisaient une jonction Rhin Rhône.

Antoine GIVAUDAN

Le résumé de l’œuvre napoléonienne montre l’ampleur des travaux effectués en quinze ans. En l’absence d’inflation, alors que le pays était en guerre, la France a réalisé davantage durant cette période qu’en un siècle. Comment expliquez-vous de telles réalisations, notamment financières ?

André GUILLERME

Tous les crédits sont alors alloués à la guerre. L’Angleterre investit 10 millions de francs dans la construction d’un canal de défense tandis que la France utilise 15 fois plus pour sa défense. Peu d’infrastructures sont développées car elles existaient déjà et n’ont eu qu’à être réactivées. Dans l’empire, les populations locales ont fortement été mises à contribution, notamment avec l’établissement de la corvée, ce qui a laissé un mauvais souvenir de Napoléon. Les potentialités locales ont donc été mises à contribution pour construire réseaux et infrastructures.

Claude GRESSIER

Le professeur Caron a distingué trois étapes :

• une étape de formation de réseaux régionaux, avec une interconnexion forte au niveau international ;

• la nationalisation et une intégration a minima au niveau international ; • l’étape d’aujourd’hui.

Pourquoi l’intégration entre réseaux nationaux voisins s’est-elle effectuée a minima sans aucune harmonisation des systèmes électriques ou de signalisation par exemple ? Au contraire, Internet n’a pas connu ces problèmes et s’est rapidement révélé un outil mondial.

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Marie-Noëlle POLINO

Nous avons organisé un colloque sur la normalisation ferroviaire et les cultures de réseau, au cours duquel le professeur Caron a rappelé que le réseau était un objet social et culturel. Nous avons vu au moment de l’unification des réseaux de 1937 au sein de la SNCF que l’unification technique n’a suivi que fort tard. Je ne suis pas certaine que l’unification des cultures de réseau ait eu lieu depuis. Les facteurs culturels influent, même si les raisons politiques et historiques expliquent les choix de courant par exemple. Deux systèmes se sont ainsi télescopés en France entre 1920 et 1930. Le TGV utilise finalement le système expérimenté en 1955. Les groupes de pression, l’arbitrage politique et celui de la SNCF interviennent. A l’échelle européenne, les questions de cultures nationales jouent fortement. L’influence des états-majors a été prédominante dans les choix d’électrification des réseaux ferroviaires, dans le sens d’un refus de l’interconnexion des réseaux.

François LEPINE

J’ai compris l’hommage rendu par Claude Abraham au calcul économique national et aux travaux effectués par les économistes français. Relevez-vous une contradiction entre le calcul économique national et le calcul économique supranational, notamment dans les réseaux transeuropéens ?

Claude ABRAHAM

Je ne relève pas de contradiction, mais simplement une nuance forte qui porte sur les taux d’actualisation, qui s’élèvent à 8 % en France, bien en dessous de celui des autres pays, ce qui pourrait conduire à un changement d’échelle sur la rentabilité de certains réseaux. Une commission se penche actuellement en France sur cette question du taux de rentabilité qui pourrait conduite à changer certaines priorités.

François GROSRICHARD

Pouvez-vous nous donner des informations sur le dossier de la liaison Lyon Turin ?

Claude ABRAHAM

Pour que la liaison Lyon Turin ait une justification économique, il faudrait des potentialités d’évolution des trafics qui pour l’instant semblent irréelles.

Jean-Pierre GIBLIN

Le problème de la morphologie des réseaux de transport en France perdure malgré les corrections apportées. Constatez-vous une convergence de la vision politique des gouvernants depuis l’Ancien Régime et de la vision économique marquée par le calcul économique de Jules Dupuit et la rentabilité financière ? Comment expliquez-vous que la France soit autant marquée par cette morphologie ?

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Claude ABRAHAM

La raison vient de l’interaction entre la géographie et le réseau. Les réseaux ferrés et autoroutiers sont calqués sur le réseau des grandes agglomérations. Les trafics dépendent des populations. Je pense que les réseaux traduisent simplement la structure géographique préexistante.

Marie-Noëlle POLINO

Du point de vue ferroviaire, cette morphologie traduit également une volonté politique. Les premières lignes de chemins de fer étaient courtes et disséminées en fonction de besoins économiques de transport de fret. Quand l’Etat a reconnu l’intérêt du mode ferroviaire, il a décidé de tracer un réseau jusqu’à la frontière. Ces tracés ont été discutés par les ingénieurs des Ponts et Chaussées selon un système de contraintes qui alliaient à la fois les nécessités d’un tracé ferroviaire, les agglomérations déjà existantes et les demandes des lobbies locaux. Le réseau en étoile suit la route royale et dessine le trajet du pouvoir.

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Analyse de l’évolution du fonctionnement des réseaux et des grandes mutations des transports

de marchandises

François GROSRICHARD

Après les fresques historiques, nous allons dans cette deuxième partie nous pencher sur le fonctionnement quotidien des réseaux et des moyens de transport. Nous allons essayer de comprendre comment ils s’interconnectent, se superposent et parfois s’opposent. Nous observerons comment s’organisent les circuits modernes dans la mondialisation.

L’évolution vers l’intermodalité

L’intermodalité et les transports de marchandises du XIXe au XXe siècle : l’histoire d’ “ une mélopée mélancolique ”36 ?

Michèle MERGER Chargée de recherche au CNRS, institut d’histoire moderne et contemporaine

L’histoire de l’intermodalité des transports de marchandises ne peut être étudiée qu'en fonction d'une approche fondée sur la longue durée car l'intermodalité qui sous-entend l'utilisation successive de deux ou plusieurs modes de transport est une réalité qui a anticipé le concept tel qu'il a été défini récemment par la Conférence européenne des Ministres des transports (CEMT). En effet, de tout temps, recourir au moins à deux modes de transport a été une nécessité incontournable : le transport maritime ne pouvait se concevoir sans les transports terrestres ; les voies d’eau et les routes étaient sinon complémentaires du moins indispensables. Cette complémentarité des modes de transport s’est développée avec la construction des premiers tronçons ferroviaires car, dès son apparition, le chemin de fer a été conçu non seulement pour pallier les insuffisances des voies de communication traditionnelles mais aussi pour jouer le rôle de réseau complémentaire. Garantissant des transports plus réguliers et plus rapides, la traction à vapeur ne tarde pas cependant à bouleverser cette complémentarité ancestrale, en faisant de la route un mode de transport auxiliaire et en luttant efficacement contre les voies navigables. La suprématie du rail s’est exercée jusqu’aux années 1920

36 E. QUINET, “ Vers une politique des transports ? ”, Futuribles, février 1995, p. 54.

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avant d’être remise en cause par l’essor de l’automobile et, à leur tour, les réseaux ferroviaires ont subi une vive concurrence à laquelle ils n’ont pu faire face.

Dans le but de réduire cette prédominance grandissante des transports routiers, de nouvelles techniques de transport intermodales sans manipulation des marchandises et avec la seule rupture de charge de leur support ont été mises au point. La technique la plus répandue a recours aux conteneurs dont les premiers exemplaires ont été mis en service aux États -Unis durant la première guerre mondiale et en Europe à la fin des années 1920. Ces conteneurs ont permis aux réseaux ferroviaires européens de développer un service de porte à porte mais, en dépit des avantages que ce dernier présentait, ce type de service demeura limité et il faudra attendre 1956 – année marquée par la mise en service du premier bâteau porte–conteneurs et la décennie suivante pour que de réels espoirs de voir se développer les transports intermodaux puissent renaître. Le conteneur ne tarde pas en effet à devenir l’outil par excellence de l’intermodalité mer/route sans toutefois empêcher l’émergence d’autres formes d’intermodalité, à savoir le ferroutage et la route roulante, formes que l’on désigne sous le nom de transport combiné. En outre, à partir des années 1975-1980, les transports intermodaux ont été fortement souhaités par les instances de Bruxelles mais, malgré les bonnes intentions, les encouragements clairement affichés et les efforts des entreprises soucieuses de souscrire à ces techniques, l’essor de l’intermodalité n’a pas correspondu aux résultats escomptés.

Notre étude se propose de retracer les grandes étapes qui ont caractérisé les échanges intermodaux en étudiant plus particulièrement le cas français et en centrant notre attention sur l’évolution des relations rail- voies navigables au XIXe siècle et sur le devenir du transport combiné rail-route au cours des trois dernières décennies du siècle dernier. Elle tentera d’analyser le rôle des différents acteurs en présence (pouvoirs publics; gestionnaires et exploitants des réseaux; entreprises de transports routiers ) et de mettre en valeur les raisons qui ont freiné le développement de l’intermodalité. Il nous semble en effet important de nous interroger sur les origines et la permanence du malaise qui entoure cette question même si, selon bon nombre d’observateurs, elle constitue l’un des thèmes majeurs pour l’avenir des transports européens.

I La complémentarité des transports jusqu’au milieu du XIXe siècle et sa remise en cause

La complémentarité voie d’eau - voie ferrée en France

L’intrusion du chemin de fer n’a pas bouleversé dans un premier temps la situation des voies de communication traditionnelles: elle s’est effectuée d’une manière hésitante et les premiers tronçons de chemin de fer concédés dans les années 1820 ont été construits pour relier des centres miniers à une voie d’eau et rendre ainsi plus faciles et plus économiques les transports. En France, la première concession demandée en 1821, et accordée deux ans plus tard, prévoyait la construction d’une ligne entre Andrézieux et Saint-Étienne afin de permettre le transport des houilles entre les mines de Saint-Étienne et la Loire et d’éviter ainsi les difficiles et coûteux transports terrestres jusqu’à Saint-Just, port d’embarquement sur la Loire. Construite de 1825 à 1827, cette courte ligne (18 km) a été prolongée jusqu’à Roanne en 1833 afin d’épargner aux bateaux la pénible remonte du fleuve jusqu’à Andrézieux. Elle avait été complétée dès 1833 par la ligne Saint-Étienne – Rive-de-Gier – Givors-Lyon (56 km), dont la concession avait été accordée en 1826 à une compagnie fondée par les frères Seghin. Cet axe permettait d’améliorer le désenclavement de la région stephanoise et constituait également un affluent de la voie d’eau puisqu’il débouchait sur le Rhône.

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Trois autres lignes présentant également un caractère fortement industriel et ayant le même objectif, celui de relier des mines à une voie d’eau, ont été concédées au cours de cette période : il s’agit de la ligne reliant Épinac au canal de Bourgogne qui a été ouverte au trafic en 183537 ; de celle allant de Thann à Mulhouse (20 km) qui a été concédée à l’industriel alsacien Nicolas Kœchlin en 1837 et mise en service deux ans plus tard ; et enfin, de celle joignant Alais à Beaucaire (72 km) avec son prolongement d’Alais à la Grand Combe (17 km), qui a été attribuée à la société des Mines de la Grand Combe et des Chemins du Gard en mai 1836 et dont le premier tronçon Nîmes - Beaucaire fut inauguré en juillet 1839 avant son achèvement sur toute sa longueur en 1840.

Pour faciliter le transbordement des charbons ou des autres marchandises, les promoteurs de ces premières lignes ont obtenu la concession de gares d’eau. Ainsi, les frères Seghin qui figuraient également parmi les pionniers de la navigation à vapeur sur le Rhône38, ont bénéficié de la concession des deux gares d’eau : l’une a été aménagée à Lyon Perrache (1830 – 1831) et l’autre à Givors (1831). De même, la ville de Beaucaire reliée par ailleurs à Aigues-Mortes par le canal du Rhône à Sète dont la construction avait été achevée en 1820, bénéficia à partir de 1833 de l’aménagement d’une gare d’eau. Les gares d’eau ont donc été les premiers points nodaux entre le rail et la voie d’eau. Elles correspondaient à de véritables bassins enclavés qui ne faisaient pas partie du domaine fluvial mais qui dépendaient directement des lignes dont elles constituaient le débouché sur une voie d’eau. Jouant le rôle dévolu, pour le roulage, aux cours des gares de marchandises, elles étaient en général clôturées comme l’étaient celles-ci et elles n’étaient accessibles qu’aux bateaux ayant à effectuer le transbordement des marchandises. Ces lieux d’échanges ont constitué, quelques années plus tard, un antécédent pour les compagnies d’intérêt local dont le développement a été favorisé par la loi du 12 juillet 1865. Créées par des notables locaux qui étaient soucieux de lutter contre les grands réseaux, ces compagnies cherchèrent elles aussi à s’entendre avec la navigation intérieure et furent à l’origine de l’aménagement de gares d’eau à Sens et à Montargis (Compagnie des chemins de fer d’Orléans à Chalon), à Besançon (Compagnie du chemin de fer Besançon à Morteau et à la frontière suisse); à Corneloup sur la ligne de Mâcon à Paray Le Monial (Compagnie des Dombes)39.

La complémentarité rail – route

Pour survivre, les entreprises assurant le roulage ou les services de messageries ont dû coopérer avec les réseaux ferroviaires ; de leurs côtés, ceux–ci ne pouvaient assurer le porte à porte et ils ont eux aussi été contraints de s’entendre avec elles. Comme le souligne F. Caron, cette coopération s’est traduite par “ la mise en place de solutions techniques intermodales et la création de services de correspondance”40. C’est la compagnie du Paris-Orléans qui, au début des années 1840, tenta la première de transporter des voitures de roulage par train : séparées de leur train de roulement à la gare parisienne, elles étaient transférées, avec leurs chargements, par un portique sur des wagons spéciaux qui étaient des plates-formes et l’opération inverse était effectuée à Orléans. Cette technique originale 41 qui a été également adoptée sur la ligne Paris-Rouen était à la fois délicate à

37 La ligne est achevée trois ans après l’ouverture du canal dont la construction, commencée en 1775, a été suspendue de 1793 à 1808. 38 Cfr à ce sujet ESCUDIÉ et COMBE (1991), p. 59 – 67. 39 F. CARON, Histoire des chemins de fer en France 1740 –1883, Paris, Fayard, 1997, p. 84-91. 40 Idem, p. 346. 41 Elle a concerné aussi les diligences.

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réaliser et coûteuse et elle a été abandonnée au début des années 1850. Les ententes concernant les services de correspondance pour les marchandises ont été nombreuses car les rouliers ont vite compris que cette solution était la plus prometteuse pour leurs propres activités. Les gares sont devenues des nœuds où convergeaient les services de correspondance organisés par les entrepreneurs de roulage en accord avec les compagnies ferroviaires. En outre, même si elles concurrençaient efficacement le roulage desservant les localités situées sur les routes nationales et parallèles à leurs propres lignes, les compagnies bénéficiaient du rôle que jouaient les routes départementales et les chemins vicinaux pour acheminer les marchandises jusqu’aux gares car, comme le soulignait F.Vallès, ingénieur des Ponts et Chaussées, “ avant de circuler sur les voies ferrées, il faut y arriver ”42.

Une concurrence efficace

Cette complémentarité initiale des moyens de transport vivement souhaitée par le Corps des Ponts et Chaussées n’a pas tardé à être remise en cause au fur et à mesure que les progrès de la traction à vapeur ont rendu le nouveau mode de transport toujours plus régulier et plus rapide et que les lignes ont pu être regroupées. Les six grands réseaux (Nord ; Paris – Orléans, Ouest ; Paris Lyon – Méditerranée ; Est ; Midi) qui ont été créés au cours de la décennie 1850-1860 ont été amenés à organiser leurs propres services de correspondance afin de se passer du service des rouliers et ils ont également refusé le groupage des marchandises par suite de la stricte application de la tarification ad valorem qui s’inspirait des principes que Jules Dupuit avait longuement exposés dans ses deux célèbres articles, publiés dans les Annales des Ponts et Chaussées en 1844 et 1849. Ce refus a eu des conséquences importantes non seulement sur l’évolution du commerce des marchandises et le travail des compagnies, mais aussi sur le devenir des entreprises de roulage. Les contraintes de manutention, de classement des marchandises et les tâches annexes telles que l’étiquetage et l’établissement des feuilles de route, ont entraîné une hausse des coûts et un allongement des délais de livraison. Ceux-ci réduisaient les gains de vitesse du transport sur rail et rendaient avantageux le roulage accéléré et le roulage sur de courtes distances. D’une manière générale, le trafic des marchandises sur les routes qui était cinq fois supérieur au trafic ferroviaire en 1851 n’a cessé de voir sa part décroître puisqu’en 1869, il en représentait moins de la moitié .

La politique des compagnies a compromis définitivement la complémentarité rail – voie d’eau. Dès les années 1840, celle-ci fut l’objet de vifs débats car un certain nombre d’observateurs n’hésitèrent pas à affirmer qu’il était inutile de poursuivre l’extension du réseau navigable qui avait été décidée par les gouvernements de la Restauration et de la Monarchie de Juillet. Ils allèrent même jusqu’à proposer l’abandon des travaux de construction des canaux encore inachevés car ils étaient persuadés que l’activité des bateliers devenait de moins en moins rentable face aux progrès du rail et à ses capacités de transporter plus rapidement d’importants volumes sur de longues distance, sans rupture de charge, comme c’était le cas sur les voies navigables,. De tels arguments étaient vivement combattus par les défenseurs de la navigation intérieure qui considéraient que la voie d’eau était l’instrument par excellence des transports économiques et l’élément modérateur contre le monopole d’exploitation et les prétentions de conquête des réseaux.

Ces débats reflétaient à la fois les espoirs et les craintes que suscitait la stratégie commerciale des grands réseaux aux yeux desquels la voie d’eau était devenue depuis des années “ une

42 F. VALLÈS, Des chemins de fer et des routes impériaes au point de vue de l’importance de leurs transports respectifs, Laon, 1857.

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concurrente qu’il fallait à tout prix et par tous les moyens réduire”43. Après avoir “ ménagé la batellerie ”44, les chemins de fer ont cherché à attirer vers leurs lignes les marchandises acheminées jusque-là par la voie d’eau et ont développé une politique de conquête des marchés de transport, en ayant recours à des tarifs différentiels. Les compagnies ont d’abord établi des tarifs particuliers qui assuraient à la voie ferrée l’exclusivité du transport mais, sous la pression de l’État, elles ont dû les abandonner en 1857. Elles ont eu recours ensuite aux tarifs d’abonnement qui favorisaient les intérêts des expéditeurs mais qui furent à leur tour interdits en 1860. Elles ont enfin adopté des tarifs spéciaux qui, comme les précédents, étaient déterminés en fonction de la nature des marchandises, des conditions d’expédition et des délais d’acheminement. Ces tarifs remettaient en cause les principes égalitaires et tenaient compte de la logique des affaires et des coûts; combinés aux avantages du rail, ils ont permis aux réseaux de lutter efficacement contre la navigation intérieure tout en la contraignant à transporter de plus en plus des marchandises pondéreuses. Dès 1857, le tonnage kilométrique des chemins de fer dépassa celui des voies navigables ; à la fin des années 1870, les combustibles minéraux et les matériaux de construction représentaient 57 % du tonnage kilométrique de la voie d’eau et 63 % de son tonnage effectif.

II. La stratégie des réseaux ferroviaires français : de l’ingéniosité à l’inéfficacité dans leur lutte contre la voie d’eau et la route

L’ hostilité des compagnies à l’implantation des ports de raccordement

Jusqu’au début du XXe siècle, les compagnies ferroviaires ont déployé beaucoup d’ingéniosité “ pour éviter tout contact avec la voie d’eau ” 45. Elles se sont opposées à la mise en place des ports de raccordement46 prévue par l’article 61 des cahiers des charges des chemins de fer d’intérêt général 47. À peine constituées, les grandes compagnies se sont trouvées parfois confrontées à cette question des raccordements car certains d’entre eux avaient été décidés sans avoir pu être réalisés avant le regoupement des lignes. Elles réussirent le plus souvent à “éluder cette obligation gênante que leur imposait le cahier des charges des lignes reprises aux anciens réseaux ”48. Cette attitude a

43 Idem. 44 G. CAPTIER, “ Des avantages et de l’organisation des transports mixtes ”, rapport présenté au Xe Congrès international de navigation intérieure de Milan en 1905, p.4. 45 P. Léon, La suture du réseau ferré et du réeau navigable, 1903 p . 3-4. 46 Avec les gares d’eau, ces ports qui étaient publics et accessibles à tous les bateaux, constituaient l’autre point de jonction possible entre voie d’eau et voie ferrée mais, contrairement aux gares d’eau qui faisaient partie des installations de la gare ferroviaire, ils dépendaient du réseau navigable. 47 Conformément à cet article, le gouvernement se réservait “ expressément le droit d’accorder de nouvelles concessions de chemins de fer ” qui viendraient s’embrancher sur la ligne existante ou qui en seraient le prolongement. Les clauses de l’article stipulaient que la compagnie ne pouvait “mettre aucun obstacle à ces embranchements, ni réclamer, à l’occasion de leur établissement, aucune indemnité quelconque pourvu qu’il n’en résulte aucun obstacle à la circulation, ni aucun frais particulier pour la compagnie ”. 48 Ainsi la compagnie du Paris-Lyon-Méditerranée (P.L.M.) qui avait reçu la concession du raccordement du port de Roanne a refusé de le construire ; c’est en 1866 seulement qu’elle a été obligée de conclure un accord avec l’État, mais le raccordement ne fut exploité qu’à partir de 1875. Le raccordement entre le port de Dôle et la ligne Dôle – Poligny - qui avait été construite par l’État en 1881 - avait été déclaré d’utilité publique en août 1883 : sa mise en place ardemment combattue par la compagnie du P.L.M. qui avait intégré la ligne Dôle – Poligny à son réseau a été ajournée jusqu’au début du XXe siècle. Le P.L.M. a réservé le même sort au projet de raccordement du port de Pouilly-en-Auxois qui devait être réalisé à partir de la ligne d’Épinac aux Laumes: dès l’intégration de la ligne à son réseau en 1883, elle réussit à en éviter la construction.

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été constante49 ; rares sont les exemples qui illustrent la bienveillance des grands réseaux et, dans ce cas, elle est motivée par la défense de leurs propres intérêts. Ainsi, Paris, premier port intérieur du pays, n’a été relié à une ligne de chemin de fer qu’en 1864 grâce à l’aménagement d’une voie de raccordement entre le port de Bercy et le réseau P.L.M. pour desservir les entrepôts de vins. En 1876, le port de Javel est à son tour raccordé au réseau de l’Ouest et c’est vingt ans plus tard, en 1899, que sous l’impulsion de la Chambre de commerce de Paris le raccordement entre la gare du réseau Paris-Orléans Le Chevaleret et le port d’Ivry-sur-Seine est enfin implanté.

Les entraves techniques et tarifaires

Quand les gares d’eau ou les ports de raccordement existaient, les compagnies se sont efforcées de les faire disparaître ou de les rendre inutilisables. Les moyens utilisés variaient en fonction des circonstances : elles tentaient dans un premier temps de limiter les espaces réservés à la batellerie et aux manœuvres des bateaux avant de transformer, faute de trafic, la voie de raccordement en une voie de garage pour leur matériel roulant. Quand les compagnies ne réussissaient pas à supprimer purement et simplement les raccordements, elles en ont entravé l’exploitation en limitant l’outillage et les installations nécessaires aux transbordements50. À ces entraves matérielles venait également s’ajouter une tarification prohibitive appliquée aux opérations de transbordement des marchandises, de circulation et de traction des wagons appartenant au concessionnaire de l’embranchement51. Les compagnies n’hésitaient pas non plus à imposer des taxes supplémentaires lorsque les délais de chargement et de déchargement n’étaient pas respectés.

49 Ainsi, la compagnie du P.L.M. n’a pas voulu raccorder le port d’Auxerre, situé à la confluence de la navigation de l’Yonne, des canaux du Nivernais et de Bourgogne et des voies ferrées en direction de Gien, Montargis et Autun. La ville de Montereau où convergent trois voies navigables – l’Yonne, la Haute Seine et le canal du Loing – ainsi que les lignes ferroviaires du P.L.M. (Paris – Dijon), du réseau de l’Est et du chemin de fer d’intérêt local de Chateau Landon n’a pas bénéficié de l’aménagement d’un port de raccordement. La compagnie de l’Est a également refusé d’installer des voies de raccordement au port de Pagny-sur-Moselle: situé à l’origine de la section française de la Moselle canalisée et donc au point où le réseau navigable était le plus proche des aciéries de Briey et de Longwy, ce port nécessitait un aménagement de ce type pour relier le bassin métallurgique de l’Orne. 50 Les exemples abondent et sont éloquents. Sur le réseau P.L.M., les ports de Givors et de Lyon Perrache ainsi que la gare d’eau de Lyon – Vaize manquaient de grues et d’appareils. Sur ce même réseau, en 190l, le raccordement de Chagny ne disposait plus des deux grues dont il avait été doté, ce qui empêchait à la compagnie de charger des marchandises pondéreuses destinées au canal du Centre. A Saint-Jean de-Losne sur la Saône, le port de raccordement ne disposait pas d’abris et d’appareils nécessaires au transbordement des céréales et des blés qui constituaient la majeure partie de son trafic. Le port de Frouard qui se situait sur le réseau ferroviaire de l’Est et sur le canal de la Marne au Rhin qui constituait le débouché des expéditions des établissements métallurgiques de Longwy ne disposait que d’une seule grue dont l’emplacement empêchait tout transbordement direct des wagons aux bateaux : les tonnages en provenance du réseau ferroviaire étaient déposés sur un terre-plein avant d’être transportés à bras d’hommes vers le canal. Situé à une vingtaine de kilomètres plus à l’est, le port de Varangéville n’avait ni terre-plein ni outillage et les marchandises devaient être transbordées sur des brouettes comme à Sens où les engins de levage n’existaient pas . Ainsi, à Paris, à partir des années 1900, la compagnie de l’Ouest puis l’État n’ont exploité le raccordement du port de Javel que de nuit car le trafic ferroviaire était trop intense durant la journée 51 Ainsi, à la fin du XIXe siècle, le prix du transbordement d’une tonne de marchandise variait de 0F50 à 1F70 à Besançon, de 0F55 à 0F95 à Dijon, de 0F85 à 1F35 à Saint-Jean-de-Losne, de 0F75 à 1F20 à Varangéville. Comparés aux frets moyens annuels d’une tonne de charbon transportée de Lens à Paris (de 6F15 à 6F30) ou d’une tonne de marchandise acheminée de Rouen à Paris (4F00 à la remonte et 2F90/3F à la descente), ces tarifs apparaissaient vraiment excessifs.

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Ces quelques faits nous aident à comprendre qu’au début du XXe siècle, le tonnage total des transbordements entre rail et voie d’eau ne s’élevait en France qu’à 750 000 tonnes, ce qui apparaissait dérisoire par rapport aux 110 millions de tonnes et aux 32 millions de tonnes qui circulaient respectivement sur les voies ferrées et sur les voies navigables 52. En outre, ces transbordements étaient effectués surtout au profit de la voie ferrée.

L‘impuissance et le rôle ambigu de l’État

Face à de telles pratiques, l’État avait le droit de prendre “ toute mesure propre à assurer la continuité des transports mais il n’était pas investi d’un pouvoir efficace car il ne pouvait pas contraindre les compagnies à faire circuler leur matériel sur les raccordements exploités par autrui et, pour obtenir la continuité des transports, il ne pouvait qu’exiger du concessionnaire, par ailleurs responsable de l’entretien des voies, des mesures onéreuses et très peu favorables aux utilisateurs.

C’est sous l’impulsion des défenseurs de la batellerie et des partisans des transports mixtes, qu’il a tenté, à partir de la fin des années 1890, de favoriser échanges rail – voie d’eau. Grâce à l’article 87 de la loi de finance du 13 avril 1898, le droit de raccordement reconnu aux propriétaires de mines ou d’usines par l’article 62 du cahier des charges des chemins de fer d’intérêt général était étendu aux propriétaires ou concessionnaires de l’outillage public des ports maritimes ou de navigation intérieure. Quelques années plus tard, en octobre 1903, le ministre des Travaux Publics, Maruéjouls présenta un avant–projet de loi qui prévoyait que tous les chemins de fer effectuant un service de marchandises pourraient être raccordés à des magasins généraux et à des ports maritimes ou fluviaux. L’avant–projet Maruéjouls ne pouvait que susciter de violentes critiques de la part des compagnies ferroviaires qui auraient été dans l’obligation de ne plus s’opposer aux embranchements concédés et de s’entendre avec les concessionnaires. Elles lui reprochaient de vouloir violer purement et simplement le contrat bi-latéral qu’elles avaient passé avec l’État : d’après elles, le législateur ne pouvait modifier les cahiers des charges antérieurs sans leur consentement ou sans risquer de placer l’État dans l’obligation de leur verser des indemnités. S’appuyant sur une jurisprudence législative bien établie, elles réussirent à bloquer le projet. Cependant, deux ans plus tard, en février 1908, le successeur de Maruéjouls, L. Barthou, proposa un nouveau projet qui ressuscitait celui de Maruéjouls car il envisageait la création de port de raccordement ou de gare d’eau quand, après enquête, l’utilité en aurait été reconnue et il prévoyait que le Conseil d’État pouvait statuer sur les “ indemnités qui pourraient être réclamées par les compagnies de chemin de fer à raison du préjudice qui leur serait causé par l’application de la présente loi ”. Le nouveau texte montrait nettement que le principe juridique de l’intangibilité du cahier des charges pouvait être remis en cause moyennant indemnité.

Adoptée le 3 décembre 1908, cette nouvelle loi suscita de vives protestations. Les partisans des transports mixtes et les défenseurs de la voie d’eau ont violemment critiqué le principe des indemnités dans la mesure où aucune indemnité n’avait été imposée aux compagnies lorsqu’elles avaient concurrencé efficacement les entreprises de roulage au cours des années 1840-1860. Pour d’autres observateurs, le principe de l’indemnité risquait de devenir la véritable pierre d’achoppement de la loi car les pouvoirs publics risquaient de se retrouver confrontés aux réclamations exhorbitantes des compagnies. En outre, tous reprochaient à la loi de permettre la mise

52 A lui seul le port de Roanne assurait plus du tiers (34%) de ces transbordements: il devançait Montargis (9%), Montluçon (8%) et Varangéville (6%). Le reste des tonnages (43%) se répartissait entre 26 ports presque tous recensés sur les réseaux du Paris-Orléans, du P.L.M., de l’Est et du Nord.

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en place d’une procédure qui pouvait s’avérer longue et néfaste aux intérêts commerciaux puisqu’elle prévoyait des enquêtes préalables à l’établissement de tout raccordement, ce qui risquait d’en retarder la construction.

Jusqu’à la veille de 1914, en dépit de cette loi, les grands réseaux ont continué à faire preuve d’une “ consciencieuse inertie ”53. Deux ports de raccordement ont été projetés à Givet et à Pagny-sur-Meuse mais seul le premier a été achevé en 1912 ; en outre, les transbordements sont demeurés toujours aussi dérisoires que par le passé. Le législateur de 1908 avait sans doute pensé qu’il fallait avant tout compter sur la bonne volonté des grands réseaux, ce qui au regard de la seconde moitié du XIXe siècle était une pure chimère.

L’arroseur arrosé

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la stratégie des grands réseaux a dû faire face à la menace grandissante de l’automobile54. Plus souple que le rail, le transport routier a retourné à son avantage l’un des atouts majeurs dont le rail disposait pour concurrencer efficacement la navigation intérieure au XIXe siècle : une meilleure desserte du territoire. Aux yeux de bon nombre d’observateurs, grâce à cette capacité, “ l’automobile représentait le progrès alors que le chemin de fer était une technique dépassée ”55. Ainsi, les compagnies se trouvaient à leur tour confrontées à l’argument auquel leurs défenseurs et elles-mêmes avaient eu souvent recours à partir des années 1850 pour dénigrer la batellerie.

D’après les travaux de N. Neiertz, c’est en 1926 qu’elles ont dénoncé pour la première fois le préjudice qu’elles subissaient et c’est à partir des années 1928–1930 qu’elles ont cherché à y mettre fin en ayant recours à plusieurs solutions fondées sur le principe de complémentarité56 et par conséquent favorables à ce qu’elles avaient toujours combattu depuis plus de cinquante ans. La première s’inspirait directement d’une pratique née aux États-Unis : elle consistait à créer des filiales automobiles et permettait aux réseaux de “ mieux contrôler les services automobiles affluents du rail ”57 et en quelque sorte de les neutraliser. C’est aussi à partir de ces années-là qu’elles ont eu recours à un autre type de service de porte à porte en utilisant les conteneurs dont les premiers exemplaires avaient été également adoptés par des compagnies ferroviaires américaines dès 1925. C’est la compagnie du Nord qui a été la première à introduire en France – et sur le continent- cette technique pour le transport des marchandises d’exportation ou d’importation empruntant la voie maritime pour les relations avec l’Angleterre et, un an plus tard, en 1929, son exemple a été suivi par le réseau P.L.M. pour ses relations avec l’Algérie organisées de concert avec la Compagnie Générale TransatlantiqueFacilement séparé du chassis du wagon, le conteneur évitait en effet toute manipulation des marchandises fragiles (par ex. primeurs ; objets de luxe) qui supportaient difficilement des manutentions successives entre leur chargement et leur déchargement et il laissait espérer à la fois des gains de temps, des économies de main-d’œuvre et donc une diminution des coûts. Malgré tous ces avantages, leur effectif apparaissait encore limité à la fin des années 1930 : en

53 M. PAPELIER, Utilisation de la loi de 1908 ; raccordement des voies navigables et des voies ferrées , Paris, 1912, p. 3. 54 En France, le parc de véhicules est passé de 7900 à 480 000 de 1920 à 1934 55 N. NEIERTZ, La coordination des transports en France de 1918 à nos jours, Paris, CHEEF, 1999, p. 67. 56 Cfr. Idem, p. 25 57 Idem , p. 28.

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effet, alors que les réseaux britannique et allemand disposaient respectivement de 11 300 et 14 000 conteneurs, seules 1286 unités étaient recensées en 1936 sur l’ensemble des réseaux de l’Hexagone.

Les politiques en faveur de la coordination des transports

Ces initiatives qui ont suscité une vive réaction de la part des transporteurs routiers n’ont pas abouti aux résultats escomptés ; en outre, ils n’ont pas pu empêcher la crise ferroviaire des années 1930 et freiner les déficits financiers des réseaux. La création des filiales automobiles s’est avérée inadaptée et déficitaire; le recours aux conteneurs nécessitait une prospection de la clientèle qui est restée trop limitée et, plus généralement, il a pâti de la rigidité du transport ferroviaire. Les difficultés croissantes auxquelles les compagnies étaient confrontées les poussent à se tourner vers l’État afin que soient adoptées des mesures assurant une coordination entre les différents modes de transport. L’étude de N. Neiertz à laquelle nous renvoyons le lecteur montre que le débat sur la coordination “ a été lancé, animé et conclu ” par les compagnies dans un climat politique délétère et a conduit aux décrets du 19 avril 1934 ( rail – route) et du 15 mai 1934 (rail – voies navigables) qui constituent de fragiles compromis , conformes aux intérêts des transporteurs mais ne tenant pas compte de ceux des usagers et des chargeurs. Fondées sur les situations acquises en avril 1934 et non pas sur le principe du plus grand avantage collectif, ces mesures correspondaient à un véritable “ réflexe malthusien de temps de crise [qui] consiste à lutter contre les effets les plus apparents de la crise, le déficit des chemins de fer, par une stricte protection des professions ”58. Abandonnée en 1936, cette première forme de coordination comme celles beaucoup plus complexes qui lui ont succédé jusqu’aux années 1980 (coordinations réglementaire, tarifaire et fiscale) n’ont pas conduit à favoriser l’essor des échanges intermodaux : les intérêts des transporteurs routiers et de la S.N.C.F. qui a supplanté les compagnies en 1937, ont toujours prévalu. La répartition modale et l’intermodalité telles que l’acheminement des marchandises soit effectué au coût le plus faible pour la collectivité n’ont pas été obtenues.

III. Des espoirs aux désillusions

Les encouragements de la Communauté européenne en faveur de l’intermodalité

Grâce aux avantages qu’offrait la conteneurisation du fret de nouvelles techniques intermodales favorisant avant tout le transport combiné rail-route (route roulante ; ferroutage) se sont développées en Europe au cours de la décennie 1960 –1970 et, quelques années plus tard, en 1975, la Communauté européenne a pris conscience de la nécessité d’utiliser le plus rationnellement possible les spécificités des divers modes de transport et d’encourager la constitution de chaînes de transport ininterrompues. Elle a d’abord cherché à mettre en place un cadre juridique unitaire. La directive 75/130 fut en effet la première initiative européenne qui invitait les États à développer les différents modes de transport en fonction de leur complémentarité mais elle demeurait très laconique car elle stipulait que chaque État devait libérer les transports combinés de toute restriction quantitative (contingentement) et administrative (autorisation) avant le 1er octobre 1975. En outre, elle se montrait favorable à l’extension des transports combinés à la voie navigable et à la réduction de la fiscalité sur les transports routiers utilisés dans les transports combinés internationaux. Trois ans plus tard, la Commission a créé un Comité consultatif dont la mission était de veiller à la sauvegarde des intérêts communautaires en matière d’infrastructures et, par une autre directive, elle élargit le champ d’application du transport combiné en y incluant tout transport

58 N. NEIERTZ, op.cit., p. 84.

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utilisant le chemin de fer avant tout pour surmonter un obstacle naturel. L’étape suivante est franchie en 1982 : le Conseil des ministres des transports a déclaré que le transport combiné relevait de l’intérêt général et qu’il devait être à la fois libéré de certaines contraintes et stimulé par des mesures d’encouragement ; la directive 82/ 603 confirme cette volonté car elle prévoyait que les mesures nécessaires pour définir des centres de transbordement en vue de l’évolution du transport combiné devaient être définies avant le 31 décembre 1984. Cette volonté se manifestera à nouveau deux ans plus tard mais c’est surtout à partir de 1991 que l’action communautaire est devenue plus décisive. Les ministres des Transports des Douze ont souligné expressément que le transport combiné constituait une solution de remplacement au transport routier intracommunautaire sur longue distance et la directive 91/224 du 27 mars 1991 envisageait non seulement l’exonération de la tarification obligatoire et la libéralisation du transport routier associé à un autre mode, mais aussi et surtout l’accès au marché, ce qui signifiait que tous les transporteurs établis dans un État membre et habilités à effectuer des transports internationaux seraient autorisés à assurer les parcours routiers initiaux et terminaux qui faisaient partie intégrante du transport combiné intracommunautaire. Enfin, sans attendre l’échéance du marché unique en 1992, dès 1991 et conformément à la proposition de modification de la directive de 1975, les parcours routiers situés en amont et en aval des transports combinés intracommunautaires proprement-dits n’ont plus été réservés aux transporteurs nationaux.

L’action de la C.E.E. ne s’est pas limitée au cadre juridique car, dès 1970, elle a cherché à encourager l’intermodalité en légalisant les aides publiques visant à faciliter la recherche et le développement de techniques de transport plus économiques. Conformément au règlement du 10 juin 1982 qui fut mis en vigueur dès le 1er juillet suivant, ces aides pouvaient également être attribuées pour faire face au coût de mise en exploitation des équipements fixes et mobiles nécessaires au transbordement . Sous la pression des pays de transit et notamment de la Suiise, ce régime des aides a été élargi aux coûts d’exploitation des transports combinés transitant par les pays tiers en 1989, année à partir de laquelle il a été prorogé tous les trois ans.

Enfin, dès la fin des années 1980 et le début des années 1990, les autorités de Bruxelles ont fixé leur attention sur deux sujets bien précis : l’étude d’un réseau européen de transport combiné et celle des aspects techniques et opérationnels visant à définir des normes et standards européens. S’appuyant sur plusieurs rapports de consultants, d’experts et d’opérateurs de transport combiné qui avaient été sollicités dès l’automnre 1988, la Commission a tenté de définir les recommandations en matière d’investissements visant à mettre en place un réseau européen de transport combiné capable d’offrir une alternative au transport routier international. Ces recommandations concernaient tous les partenaires de la chaîne du transport combiné puisqu’elles envisageaient l’amélioration de l’offre, l’accroissement de capacité des chantiers de transbordement et la polyvalence de leurs équipements, une standardisation des gabarits et des profils des conteneurs, des caisses mobiles et des engins routiers et enfin une gestion administrative moins lourde des opérations ferroviaires.

À force de répéter depuis de nombreuses années que les transports intermodaux constituent l’avenir des transports européens, les autorités de Bruxelles semblent être des experts futurologues sans cesse contredits par les faits. Certes, la part du trafic intermodal représentait 5% du tonnage kilométrique du trafic marchandises en Europe en 1990 et 8,6 % en 199859 ; au cours de cette période, le transport combiné ferroviaire est passé de 13 % à près de 26 % du trafic combiné global.

59 Cfr. EUROPEAN COMMISSION, EU Energy and Transport in Figures Statistical pocketboook 2003, Fig. 3.4.18.

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De tels chiffres sont loin toutefois de correspondre aux scénarios proposés en 1980 ou en 1990 et il convient de s’interroger sur les raisons de ces maigres résultats qui, si la tendance actuelle se confirme, risquent plutôt de se dégrader dans les années à venir.

Le poids du passé

L’essor de l’intermodalité a souffert de la vision monomodale des transports qui a prédominé depuis le milieu du XIXe siècle et qui a été encouragée par l’organisation des administrations de tutelle. Dans les ministères chargés du secteur des transports, les directions générales ont toujours défendu le mode de transport dont elles avaient la charge et cette conception s’est maintenue jusqu’à nos jours. Une étude récente de H.L. Dienel a montré que les quatre directions générales concernant les chemins de fer, les routes, la navigation et l’aviation du ministère des Transports de la République Fédérale Allemande ont bénéficié d’une assez grande indépendance et n’ont pas cherché à établir une réelle collaboration entre elles jusqu’au début des années 1970, ce qui a permis à la direction des routes de devenir la plus influente. Bien que créée plus tardivement, l’organisation de la D. G. VII de la Commission européenne était fidèle à cette tradition organisationnelle et, en dépit d’une volonté sans cesse affichée en faveur de l’intermodalité, la Commission n’a jamais mis en place au sein de cette structure une direction interrmodale proprement dite. Certains responsables ont dénoncé cette anomalie et n’ont pas toujours réusi à en amoindrir les effets. Ainsi, dans une interview accordée à Philippe Gazier et publiée dans la revue Transports en 1989, Claude Gressier, alors directeur des Transports terrestres, soulignait que la structure verticale, par grand mode de transport, de cette direction était “ très lisible pour l’extérieur ” mais une telle structure- ajoutait-il- supposait “ que l’on dispose d’instruments horizontaux plus importants, notamment pour les études intermodales (…) et les études économiques” et, il ne manquait pas de regretter que la cellule chargée de ces études n’était pas “ aussi "musclée" ”60 qu’il l’aurait désiré.

La conception initiale des réseaux de transport européens conçus d’abord dans un cadre national a entraîné des choix différents et les cheminements technologiques ont ultérieurement contribué à maintenir et accentuer les processus de différenciation dont l’influence s’est fait sentir jusqu’à nos jours. Ainsi, le développement du transport combiné rail-route avec l’Espagne a souffert de la différence d’écartement des voies ferrées entre le pays et le reste du continent. L’histoire de l’électrification des réseaux ferroviaires illustre parfaitement la divergence des cheminements technologiques et nous aide à comprendre le problème de l’interopérabilité auquel se sont trouvés confrontés les opérateurs de transport combiné. La configuration et le manque de capacité des lignes ferroviaires peuvent également constituer des obstacles à la rapidité et au développement des transports intermodaux. Ainsi, en Italie, les lignes en pente et en courbe représentent respectivement 73 % et 39 % de la longueur totale du réseau ferroviaire. Les lignes alpines caractérisées par la présence de longs tunnels dont le plus ancien est celui du Fréjus entre Modane et Bardonnèche sont également de véritables goulets d’étranglement. En France, pour la voie d’eau, ce sont avant tout la hauteur des ponts et le gabarit des voies qui entravent l’essor du trafic combiné. Cette question des gabarits en trafic international a créé de telles contraintes qu’il n’a pas été possible pour les entreprises de transport combiné de conquérir rapidement des parts de marché.

Les terminaux, des éléments de faiblesse en amont ou en aval de la chaîne intermodale

60 “ La DTT est déjà à l’heure de l’Europe ”, interview de Claude Gressier par Philippe Gazier, Transports, n° 333, janvier-février 1989, p. 5.

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Les terminaux les plus défaillants sont les ports dont les aménagements nécessitent d’importants investissements qui dépendent avant tout de chacun des États membres. En outre, leurs équipements tels que les portiques roulants ou les chariots cavaliers, se trouvent confrontés aux deux grandes familles de conteneurs maritimes et terrestres dont les dimensions, normalisées par l’I.S.O (International Standard Organisation) depuis 1964, n’ont cessé d’évoluer et d’être très différentes les unes des autres. La question des conteneurs de grande dimension et des caisses mobiles a d’ailleurs constitué un défi que les administrations ferroviaires ont voulu relever. Les solutions qu’elles ont mises au point ont entraîné une multiplication des types de wagons et, par voie de conséquence, une hausse des coûts de tri et d’exploitation dans les chantiers de transport combiné.

L’accessibilité aux terminaux de transbordement répartis sur le terrioire ainsi que leurs équipements constituent eux aussi des handicaps. Les plus anciens sont des cours de déborde qui disposaient de quelques voies ferrées non utilisées et qui ont été transformées pour accueillir les opérateurs. Situés autrefois à la périphérie des villes, ils se retrouvent aujourd’hui englobés par elles et la densité du trafic routier rend leur accès problématique. Ceux qui ont implantés ultérieurement dans la grande ceinture de la région parisienne, à la périphérie des capitales régionales connaissent une saturation de leurs voies d’accès autoroutières et génèrent d’importantes difficultés d’acheminement des trains de marchandises. Enfin, l’aménagement plus récent des plates-formes logistiques n’a pas toujours conduit aux résultats escomptés : les exemples de Garonor et de Sogaris dans la région parisienne illustrent le dysfonctionnement des dessertes ferroviaires et l’emprise des transporteurs routiers qui finissent par ignorer le rail.

L’implantation des plates-formes semblables à celles de Dourges au sud de Lille de Lille ou d’Hourcade près de Bordeaux suscitent d’ailleurs quelques polémiques : présentées comme étant un outil d’aménagement du territoire par certains, elles résultent davantage, aux yeux des opérateurs, de la pression de leurs promotteurs auprès des élus locaux que d’une politique globale, tenant compte de leurs besoins à la fois urgents et beaucoup plus modestes. Les représentants du transport combiné sont en général unanimes pour souligner que les chantiers de transbordement dotés de quelques grues et deux ou trois voies ferrées, d’une longueur de 750 mètres qui correspond à celle d’un train de combiné, peuvent être implantés plus rapidement et à un moindre coût que les immenses plates-formes qui nécessitent d’énormes investissements et qui sont conçues pour accueillir non seulement des zones d’échanges mais aussi des zones de stockage, des magasins généraux et autres services liés à l’ensemble des transports61.

Des conditions d’exploitation soumises à de multiples contraintes

Lorsque les infrastructures ne font pas défaut, ce sont leurs conditions d’exploitation qui peuvent entraver l’essor de l’intermodalité. Ainsi, les relations entre le continent et la Grande-Bretagne pénalisées par l’absence d’un lien fixejusqu’en 1994, sont entravées par les impératifs de sécurité qui régissent les opérations de transport dans le tunnel sous la Manche. Ces impératifs ont introduit non seulement de nombreux responsables de la sûreté, totalement étrangers à la chaîne de transport, mais aussi de très nombreuses contraintes : les déclarations administratives effectuées au minimum 24 heures avant tout chargement et celles qui décrivent en détail la composition de ce celui-ci et qui doivent être adressées aux différentes autorités de sécurité sont de nature à repousser voir

61 Le montant des dépenses engagées pour l’implantation de la plate-forme de Dourges (330 hectares et 336 000 métres carrés d’entrepôts a atteint 150 millions d’euros.

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à “ saboter le transport combiné ”62. Ces contraintes constituent en effet une menace permanente au regard de la fiabilité du service : le moindre retard qui oblige le chargeur à reporter de plusieurs heures le contrôle des chargements, effectué par des officiers habilités à vérifier qu’il n’y a pas d’explosif dans l’unité de transport intermodal, devient catastrophique sur un parcours relativement court.

Les opérateurs de transport combiné qui assurent un service considéré par les instances de Bruxelles comme étant un service d’intérêt général, sont soumis aux contraintes de toute entreprise privée à la fois soumise aux lois du marché et soucieuse de demeurer rentable et d’améliorer sa productivité. Ces opérateurs sont également obligés de mobiliser les potentialités et de tenir compte des contraintes de deux mondes (route et rail ou voie d’eau et rail) dont les cultures ont été pendant de longues décennies antagonistes. La qualité du service ferroviaire n’est pas toujours assurée à cause de la priorité accordée systématiquement aux trains de voyageurs. Cette priorité concerne le matériel, la gestion des infrastructures et les sillons. En France, l’absence ou l’obsolescence des locomotives réservées au trafic du fret et la prolifération des TER ont constitué autant d’obstacles à franchir pour respecter les horaires. L’attribution à de mauvaises heures des sillons ont éloigné les chargeurs du transport bimodal rail-route. En outre, les chemins de fer offrent aux opérateurs des prix fondés sur les coûts réels du transport qui ne correspondent pas à la situation du marché dominé par le transport routier. Cette stratégie ferroviaire a continuellement fragilisé la position des entreprises de transport combiné et fort justement, en 1994, l’un des représentants de la C.N.C. n’hésitait pas à souligner devant la Conférence Européenne des Ministres des Transports (C.E.M.T.) qu’il était “ extrêmement rapide de perdre des clients pour des défauts de qualité de service ”63. Un autre facteur non négligeable a tendance à éloigner les chargeurs du transport ferroviaire : ce sont les grèves des cheminots de part et d’autre des frontières. Celles qui ont frappé la S.N.C.F en 1995, en 1997 et en 1999 ont eu sans aucun doute des conséquences catastrophiques 64.

Plus généralment, le transport combiné a du mal à s’adapter facilement à un marché dont l’évolution est très rapide. Or, depuis une vingtaine d’années, l’économie du monde occidental se caractérise par une plus grande spécialisation des unités de production, la diminution des stocks et un système de livraison “ juste à temps ”. Cela a entraîné une fragmentation des envois, une plus grande fréquence des flux et la demande de transport, fondée sur l’exigence toujours plus impérative du respect des délais de livraison et sur la fiabilité, a privilégié et renforcé l’emprise du mode routier. Les chargeurs dont les attentes se fondaient auparavant “ sur plusieurs paramètres :

62 C.E.M.T., Transport combiné Audition des organisation et des entreprises de transport combiné, Déclaration du directeur général de Novatrans, Jacques Dumerc, au nom de l’U.I.R.R. (Union internationale des sociétés de transport combiné rail – route), Paris, C.E.M.T., 1995, p. 60. 63 C.E.M.T.,Transport combiné Audition des organisations et des entreprises de transport combiné, Paris, O.C.D.E., 1995, p. 36. 64 Il n’est pas inutile de rapporter les propos que Pierre Fumat, président du Groupement national des transports combinés, a tenus en 1999 au sujet du combiné rail-route: “ Si la SNCF n’arriva pas à nous donner la qualité de service, nous serons conraints et forcés de transférer le fret sur la route. On le regrette énormément parce que nous avons beaucoup investi dans cette technique et nous y croyons. Elle est formidable quand elle marche, mais il faut que les cheminots soient un peu moins souvent en grève ” ; cfr. Audition de Pierre Fumat par la Commission de la production et des échanges lors de la séance du 24 novembre 1999 in Transports en France et en Europe : éviter l’axphyxie, rapport d’information présenté au nom de cette Commission par A . Lajoinie, Paris, Assemblée Nationale, document d’information n° 2533, juillet 2000, p. 109.

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le prix, les délais, la fiabilité et la réactivité ”65 ont eu tendance à accorder de plus en plus d’importance au respect des délais et à la capacité de réactivité. Ils ont ainsi favorisé le développement des transports routiers au détriment des autres modes66.

L’absence d’une politique globale et cohérente

En dépit des efforts incessants dont elle a fait preuve depuis trente ans, la Communauté européenne s’est montrée incapable de résoudre les importants problèmes économiques et techniques que soulevaient les grandes orientations et les projets proposés par ses nombreuses directives. Le financement des infrastructures, les multiples dispositifs réglementaires, les distorsions de concurrence dues notamment à la diversité des fiscalités et des conditions de travail dans chacun des États membres, les différents types de gabarit et de matériel sont autant d’obstacles auxquels se heurte l’essor de l’intermodalité. En fait, les multiples propositions de Bruxelles n’ont été le plus souvent que des injonctions qualifiées d’incantatoires par bon nombre d’observateurs: elles n’ont pas été suivies d’effets immédiats et apparaissaient sinon contradictoires du moins dénuées de cohérence car trop soumises à l’influence des différents acteurs et des divers intérêts - politiques et économiques -situés au niveau régional ou national. Le projet de création de réseaux de fret transeuropéens confirme parfaitement la permanence de ces jeux de pouvoir aboutissant à discréditer l’efficacité des instances européennes .

Le manque de cohérence concerne également la politique des transports des gouvernements européens. Même s’ils ont toujours affiché leur désir de satisfaire les besoins des usagers au moindre coût pour la collectivité, presque tous ont continué à prendre des décisions isolées, reflétant avant tout une logique de l’offre dans une optique de concurrence, et une “ culture encore largement "unimodale" dans les schémas directeurs, la tarification de l’usage des infrastructures ”67. Les États ont eu une attitude ambiguë en dispersant leurs interventions au profit d’une multitude de projets et en tentant de s’immiscer dans ceux qui étaient élaborés par les pouvoirs régionaux ou locaux (départements et villes) et dont les objectifs répondaient à des logiques bien précises qui ont accordé le plus souvent la priorité aux infrastructures routières.

À cette multiplicité des acteurs publics est venue s’ajouter l’hétérogénéité des opérateurs associés dans l’organisation des chaînes intermodales. Filiales des administrations ferroviaires comme c’est le cas en France avec la Compagnie Nouvelle des Conteneurs (C.N.C.) fondée en 1948 par la S.N.C.F. ou créées par les entreprises routières avec la participation minoritaire des réseaux ferroviaires comme l’illustre la société Novatrans née aussi dans l’Hexagone en 1967, les entreprises de transport combiné mobilisent des professions qui se sont opposées pendant plus d’un siècle. L’intermodalité qui exige de véritables relations de confiance et un partage équilibré des responsabilités entre les opérateurs ne peut faire table rase en quelques décennies des effets à long terme que les cloisonnements et les luttes du passé ont laissés dans les mentalités et les habitudes des acteurs publics ou privés.

1 Audition de Jean-Claude Berthod, président de Novatrans, par la Commission de la production et des échanges lors de la séance du 24 novembre 1999 ; cfr. Idem, p. 75. 66 En France, de 1982 à 1997, la part du tonnage-kilométrique des marchandises transportées sur route est passée de 57,5 % à 74,5 % du trafic total. 67 Cfr. N. NEIERTZ, op. cit, p. 607.

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Cette brève étude montre que l’arrivée du chemin de fer a provoqué à partir des années 1850 un divorce entre les modes de transports dont les conséquences se font sentir encore aujourd’hui. La redécouverte des vertus de la complémentarité des transports a pu avoir lieu par suite des nuisances croissantes qu’ont entraînées les transports routiers depuis les années 1960 –1970. Mais le difficile essor de l’intermodalité s’explique en grande partie par l’acuité des problèmes administratifs, organisationnels et techniques que les échanges intermodaux ont soulevé après plus d’un siècle de luttes et de cheminements cloisonnés. En ce début de XXIe siècle, il faut peut-être espérer malgré tout que les historiens qui s’intéresseront à cette question en 2104, pour célébrer le 300e anniversaire du Conseil Général des Ponts et Chaussées, pourront écrire l’histoire d’un succès …

François GROSRICHARD

Merci pour cet excellent exposé. Nous accueillons maintenant Alain Wils, Directeur général de la CMA-CGM, plus grand armateur français de transport de conteneurs, quatrième ou cinquième dans le monde. Cette entreprise connaît une expansion fulgurante. 30 % de son chiffre d’affaires est réalisé en Chine. Elle développe de plus en plus, parallèlement à la voie maritime, la logistique de conteneurs dans les ports.

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Le fonctionnement des circuits mondiaux et les enjeux de l’articulation sur les réseaux nationaux ou européens

Alain WILS Directeur général, CMA-CGM

Merci pour cette invitation à discourir devant une assistance de grande qualité, sur un sujet très large. Je vais limiter mes propos au secteur que je connais bien : le transport maritime par conteneur.

M.Wils s’appuie sur la projection d’une présentation « powerpoint » dont le contenu est disponible auprès du secrétariat de la 4ème section (Brigitte LE MAISTRE – 01 40 81 68 16)

I. La forte accélération des échanges internationaux

La forte accélération des échanges internationaux est due à l’élargissement des marchés, à la multiplication des centres de production des entreprises et à la diversification des sources d’approvisionnement, pour des raisons de sécurité. Depuis 2002, le rythme des échanges s’est accéléré puisqu’il dépasse 10 % par an avec 93 millions de conteneurs EVP transportés en 2005.

Les échanges par conteneurs portent sur des biens de consommation mais aussi, de plus en plus, sur les produits semi-finis, les matières premières, les produits agricoles, qui étaient autrefois transportés en sacs ou en vrac par des navires traditionnels.

La zone Asie Pacifique est à l’origine des grands flux de conteneurs. Près de 25 % des flux mondiaux sont infra asiatiques. En 2003, le déséquilibre entre l’Asie et l’Europe s’est accru puisqu’il est passé de 2,3 millions à 3,1 millions, de même qu’entre l’Asie et les Etats-Unis, de 3,3 millions à 6,2 millions. En 2006, nous prévoyons que ce déséquilibre doublera entre l’Asie et l’Europe, et qu’il triplera avec les Etats-Unis. Les Etats-Unis ont un déficit commercial abyssal. Si l’Europe se rééquilibre financièrement par des ventes de biens d’équipement, sa boulimie de biens de consommation ne cesse de croître.

Notre groupe construit actuellement quatorze navires en Corée pour: si les huit premiers ont une capacité de 8 200 EVP, nous avons décidé de porter la capacité des quatre derniers à 9 200 EVP.

II. Le rôle primordial du conteneur dans les circuits mondiaux

La croissance des échanges conteneurisée est corrélée à celle du PIB. Le coefficient de corrélation se situe entre deux et trois, à l’exception des années 1998 et 2001/2002.

La capacité de la flotte mondiale est globalement en phase avec la demande de transport. Les délais d’ajustement ont néanmoins un fort impact sur les prix.

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Nous constatons une concentration de plus en plus forte de la capacité des navires de taille de plus de 4 000 EVP.

Soulignons quelques évolutions technologiques :

• l’augmentation de la vitesse des navires ; • la multiplication des types de conteneurs pour faire face à une demande de plus en plus

diversifiée ; • l’amélioration de la fiabilité de la technologie « Reefer » qui permet de faire concurrence à la

capacité et aux délais du transport aérien.

Les concepts logistiques ont évolué avec notamment le développement du trafic de porte à porte et des flux tendus à l’échelle planétaire.

III. Les fondamentaux de l’industrie

La déréglementation est quasiment achevée. Le découplage complet entre le pavillon et le commerce extérieur des Etats est intervenu, sauf dans les cas des marchandises militaires aux Etats-Unis et le cabotage européen. La révision du règlement 40-46 de l’Union européenne qui accordait des dérogations au commerce maritime, notamment le droit de fixer une grille tarifaire, est en cours.

L’industrie reste fortement cyclique comme l’illustre l’évolution du taux de location des navires. De même, l’évolution du prix d’achat des navires suit la demande.

Nous constatons l’élasticité des prix par rapport à l’équilibre entre l’offre et la demande. Le chiffre d’affaires de l’industrie reste très sensible à ce déséquilibre.

L’intensité capitalistique de l’industrie est de plus en plus élevée. Par exemple, si un armateur veut ouvrir une ligne entre l’Asie et l’Europe, il doit engager un investissement d’au moins 1,17 milliard d’euros, sans compter l’investissement préalable nécessaire dans le réseau commercial pour remplir les navires. Il faut également qu’il construise les navires ou qu’il les fasse construire avec des engagements d’affrètement sur de très longue durée.

Nous relevons un fort potentiel de consolidation dans cette industrie : les top five représentent ainsi 40 % de la capacité mondiale en service mais 47 % de la capacité totale en commande, alors que les top ten en représentent respectivement 60 % et 67 %. Des concentrations interviendront inévitablement.

IV. Les stratégies de réseau

Les dix plus grands opérateurs ont une stratégie convergente qui vise la couverture mondiale, est ouest, nord sud et interrégionale. CMA-CGM a ainsi cinquante lignes directes auxquelles s’ajoutent les connexions, ce qui permet au total de toucher 212 ports.

Notons la stratégie de marketing intégré : CMA-CGM contrôle ainsi 80 % de ses flux avec son réseau propre. S’il reste des accords au cas par cas avec des armateurs, il n’existe plus d’alliance couvrant des secteurs géographiques ambitieux.

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Dans le domaine des portails et des réseaux de communication, des alliances se sont nouées pour offrir à la clientèle des prestations en ligne de grande qualité. Notre groupe fait partie du réseau INTTRA qui offre des prestations en ligne mais ne propose pas naturellement d’offres commerciales.

La plupart des grands opérateurs développent une offre logistique fine avec des stratégies plus ou moins ambitieuses, souvent dans le cadre d’accords spécifiques avec un grand client pour prolonger le service maritime par des prestations terrestres.

Les infrastructures portuaires sont l’objet d’une volonté de contrôle des opérations par les grands armateurs. Les politiques de privatisation de terminaux sont certes des opportunités mais qui peuvent constituer des risques pour celui qui va finalement contrôler le terminal. L’évolution technologique et la capacité d’augmentation en navire amènent les armateurs à s’interroger sur la façon dont les navires sont traités dans les ports.

Enfin, la congestion portuaire et la dégradation de la qualité des services ne sont pas spécifiques à la France.

V. L’impact des flux internationaux sur les réseaux nationaux et européens

L’impact se mesure au niveau de la saturation des infrastructures dans le nord de l’Europe, en Méditerranée, sur la côte ouest comme au Brésil. Cette saturation est due à l’insuffisance de l’investissement, au déficit de la main d’œuvre, notamment qualifiée. Les terminaux et les voies de dégagements terrestres sont par conséquent saturés.

Les délais de réalisation étant particulièrement longs, les limites spatiales, environnementales et financières se multipliant, la croissance attendue des mouvements portuaires est très importante. Entre 2001 et 2004, elle s’est élevée à 38 %, avec une perte de parts de marché pour l’Europe qui passe de 21,5 à 19,5.

Pourtant, il existe des gisements de productivité. Si l’on définissait trois catégories de ports, en Europe seuls Zeebrugge, Hambourg et Rotterdam appartiendraient à la plus élevée. Cette catégorie supérieure serait en effet surtout représentée en Chine.

Les différences de performance trouvent leur origine dans le fait que la congestion n’est pas étalée dans le temps. Le simple bon sens indique qu’il faut aménager les cycles de l’industrie et du commerce pour que les marchandises n’aient pas à être toutes embarquées le même jour. Il faut également réguler les trafics par des incitations tarifaires.

De plus, les contraintes sociales ne permettent pas d’utiliser les équipements portuaires à leur rendement optimal. En tant qu’armateur, je pense que les accords sociaux innovants peuvent générer des marges importantes tout en restant à l’intérieur de notre législation. Le pari n’est pas gagné : les terminaux français du futur rejoindront le club des terminaux performants.

Enfin, la perte d’efficacité et de qualité des points nodaux a conduit les armateurs à produire des trains directs qui se mettent en place progressivement.

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VI. Conclusion

Une rupture est à craindre si le commerce international continue de se développer. D’une part, il semble nécessaire de remettre en cause le fonctionnement de nos terminaux. Les exemples étrangers de terminaux intégrés représentent la voie à suivre. Il faut également envisager une rupture dans les règles de fonctionnement de la Supply Chain. Il serait prudent d’envisager une révision de certains concepts, notamment en termes de stock de sécurité et de calage des cycles de production et de distribution. Les armateurs devront également investir dans de nouveaux réseaux terrestres, terminaux ou moyens d’évacuation de leur flux. Ce changement devrait entraîner des partenariats nouveaux dans un cadre européen qui a largement ouvert le jeu par les directives émises.

François GROSRICHARD

Vous avez mis l’accent sur les mutations nécessaires, qu’elles soient technologiques, géographiques, capitalistiques ou culturelles puisque votre entreprise emploie des salariés d’une vingtaine de pays différents.

En matière d’intermodalité, je précise que vous détenez une ligne fluviale sur le Rhône.

Alain WILS

Nous en aurons bientôt une sur la Seine.

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Le positionnement de l’élément transport dans l’organisation logistique

Eric de CROMIERES Directeur de la Supply Chain Groupe, MICHELIN

M. de Cromières s’appuie sur la projection d’une présentation « powerpoint » dont le contenu est disponible auprès du secrétariat de la 4ème section (Brigitte LE MAISTRE – 01 40 81 68 16)

I. La Supply Chain

La Supply Chain est un des processus majeurs de l’entreprise aujourd’hui, qui mobilise la quasi-totalité des acteurs. Seuls les financiers et les gestionnaires n’y sont pas reliés. Fournir au client le bon produit, au bon endroit, dans la quantité demandée, semble trivial. Néanmoins, le changement porte sur le délai convenu, de plus en plus ajusté au client.

Par exemple au Japon, nous avons instauré par convention, en raison de la présence de concurrents locaux, un délai de livraison de deux heures. Au Brésil, nous devons livrer nos clients en une semaine. Aujourd’hui, la notion de délai convenu fait partie des propositions commerciales.

Quels sont les sous-processus majeurs en jeu ? Nous démarrons à la prévision de la demande. Le délai de livraison est en effet nettement inférieur aux délais de fabrication et d’acheminement des produits. Nous sommes donc forcés d’anticiper la mise en place de nos stocks. Deux phases sont importantes : l’anticipation et l’exécution. Dans la première phase, l’acheminement vers le site de stockage est un transport qui fait appel notamment aux transports routiers mais aussi à la voie maritime. Dans la seconde phase, la messagerie fait appel à des catégories de transporteurs différents.

La Supply Chain doit assurer un équilibre entre le taux de satisfaction de la demande, les stocks et le coût de la Supply Chain.

II. Les transports dans la Supply Chain

Le coût logistique représente 90 % du coût de la Supply Chain, qui représente 1,5 milliard d’euros, soit 10 % du chiffre d’affaires du groupe. A parts égales, nous distinguons les sites de stockage et le coût du transport.

Au Japon, nous avons 70 sites de stockage alimentés pour la plupart par des liaisons maritimes puisque nous n’avons pas de capacité de fabrication au Japon. La délocalisation des produits est réalisée à partir des prévisions projetées de manière lointaine. Dans ce modèle, étant donnés les stocks, le coût logistique est supérieur à 25 % du chiffre d’affaires.

Au Brésil, l’ensemble de nos produits est livré en une semaine, pour un pays seize fois plus grand que la France à partir d'un seul site de stockage. Si les coûts de stockage sont nuls, ceux du

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transport sont très importants. Le coût de la logistique ne représente néanmoins que 5 % du chiffre d’affaires.

Pour mieux gérer nos coûts, nous essayons de créer le moins de rupture possible. La gestion du transport est avant tout la gestion du maillage interne entre les usines et les sites de stockage. Il s’agit de réduire le nombre de point à point afin de massifier davantage. Cette structure de coût est largement conditionnée par le transport : 460 millions d’euros pour le transport des usines continentales aux sites de stockage, 220 millions d’euros pour le transport des sites de stockage vers le client, 110 millions d’euros pour le transport maritime, 4 millions d’euros pour le transport aérien. Nous n’utilisons pas le réseau ferré car nous n’avons pas la massification qui convient et parce que la rigidité de structure nous handicaperait en cas d’évolution de pilotage de la Supply Chain.

Les principaux leviers des structures de coût sont le nombre et l’emplacement des usines par rapport au marché. Michelin produit dans 70 usines. Dans un contexte de mondialisation, nous vendons nos produits partout, alors que nous ne produisons pas sur tous les marchés.

De plus, le cahier des charges services client nous lie par le délai contractuel, l’exigence du respect du délai et la traçabilité permanente de nos produits.

III. Les facteurs d’influence et leur évolution

La première évolution à envisager est la réduction du maillage usine magasin.

Deuxièmement, en amenant le cahier des charges en Europe à deux ou trois jours de livraison, nous pourrions réduire le nombre de 28 sites de stockage à 10. Il faudra alors être en mesure de maîtriser le cross docking, et de faire converger des produits venant d’Espagne ou d’Italie vers un site, par exemple à Lyon pour être redistribués en Suisse. Cette évolution implique une maîtrise très importante des systèmes d’information. Nous sommes gênés par le fait que Michelin se soit européanisé depuis longtemps. Le client doit en effet être facturé par l’usine locale.

Fournisseur de transporteurs, nous devons maîtriser un environnement de plus en plus exigeant. En matière de développement, nous travaillons sur trois aspects essentiels :

• la sécurité avec le produit anti splash et les systèmes de freinage qui devraient permettre de diviser par trois les distances de freinage ;

• la nuisance sonore ;

• la consommation d’énergie : si l’invention du radial a réduit la consommation des véhicules par deux, nous travaillons à la promulgation des doubles X qui remplacent les jumelés et entraînent des réductions de 30 % de résistance au roulement.

En tant qu’utilisateurs, nous nous plaçons dans un système d’évolution permanente en termes d’utilisation, et de gestion du maillage interne de l’entreprise. Le transport routier semble devoir rester prédominant. Le transport maritime est en augmentation. Le chemin de fer peut devenir une possibilité en Europe continentale une fois les usines regroupées.

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Des ruptures sont possibles mais viendront davantage des spécialistes du transport que des utilisateurs. Je m’accorde avec l’expression de Claude Abraham, empruntée à Monsieur Boiteux : il faut 30 ans pour passer de la théorie à la pratique.

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Débat

François GROSRICHARD

Selon vous, le réseau actuel maritime, ferré ou routier en Europe est-il satisfaisant ?

Eric DE CROMIERES

L’évolution du réseau autoroutier en France nous a permis de réduire le nombre de magasins avancés de 80 à 7, tout en maintenant l’engagement de service au client.

François GROSRICHARD

Que se passe-t-il en cas d’encombrement dans les ports ?

Eric DE CROMIERES

Nous devons veiller à négocier avec les compagnies maritimes non pas un prix, mais un service fondé sur la fiabilité de l’engagement pris. Si les clients peuvent accepter un retard, il faut les prévenir et les informer de l’arrivée de leur produit.

François GROSRICHARD

Quels sont les secteurs industriels pour lesquels la logistique est fondamentale ? Je pense aux producteurs de céréales.

Eric DE CROMIERES

Cette question est liée aux stocks, à l’utilisation du Besoin en Fonds de Roulement de l’entreprise. Le grain pouvant se stocker, il est possible d’utiliser des transports économiques puisque les contraintes de délais sont moins fortes.

François GROSRICHARD

Il n’est pas indifférent, quand on crée des infrastructures, de savoir si elles seront utilisées pour des produits à forte valeur ajoutée ou pour de la ferraille.

Jean-Didier BLANCHET

Ma question s’adresse à Monsieur Wils. Vous représentez un opérateur fluvial qui souhaitait, me semble-t-il, devenir opérateur ferroviaire.

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Alain WILS

Telle est en effet notre stratégie.

François GROSRICHARD

Quel est l’intérêt de prolonger le fluvial avec le ferroviaire ?

Alain WILS

Cela pourrait améliorer le temps de transit pour nos clients, par exemple pour les marchandises qui viennent d’Europe du Nord pour l’Algérie, pour accéder à des marchés de manière fiable et avec des prix de revient qui relèvent du transport massifié, comme les trains envisagés entre le Nord de l’Europe, le cœur de l’Europe et la Méditerranée. Nous investissons dans le ferroviaire car dès lors que nous contrôlons à la fois la traction et l’ensemble des investissements périphériques, nous pouvons offrir un service plusieurs fois par semaine, en fonction de la demande.

François GROSRICHARD

L’intermodalité paraît-elle plus performante en Chine ou aux Etats-Unis qu’en Europe ?

Alain WILS

En Chine, l’intermodalité reste archaïque et relève de la navigation sur le Fleuve jaune. Au contraire, les Etats-Unis, qui étaient très en avance, sont victimes de leur succès : il faut attendre six jours pour accoster un navire à Long Beach. Ils proposent toutefois des tarifs différenciés pour l’enlèvement des marchandises de jour ou de nuit, ce qui me semble très intéressant.

Michel FEVE

Madame Merger a évoqué des obstacles concernant le transport combiné. Elle n’a pas suffisamment évoqué les raisons d’ordre économique. Les opérateurs comme la CNC et Novatrans que vous avez cités sont coincés entre des prix de marché fixés par les routiers et des coûts ferroviaires. Ils ne peuvent survivre actuellement qu’avec une aide publique qui peut se justifier au nom du développement durable. Pourtant, leur nombre diminue ; ils sont amenés à disparaître rapidement à l’échelle européenne. La rationalisation du système ferroviaire actuel, avec les augmentations des péages et des frais de traction, conduit les opérateurs à disparaître : la CNC est ainsi actuellement en quasi-faillite. Dans son organisation actuelle, le transport combiné ne pourra subsister que sur des trajets très longs, sur des flux massifs et des exploitations nouvelles.

Pour envisager un avenir meilleur, il faut organiser le transport combiné sur des bases nouvelles. Je suis satisfait qu’Alain Wils et TLF envisagent ce problème essentiel.

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Michèle MERGER

En effet, je n’ai pas évoqué ces questions de tarifs : l’harmonisation tarifaire n’existe pas et la concurrence se joue de manière intra modale. Nous constatons l’absence de transport combiné entre la France et l’Allemagne, par suite d'une hausse considérable des tarifs des opérateurs allemands par rapport aux prestations et aux offres de la France et de l’Italie. La question des tarifs pourrait faire l’objet d’un important colloque. L’harmonisation reste un problème que la France n’était pas parvenue à résoudre dans les années 30. Le challenge porte sur l’organisation du transport combiné. J’ai insisté sur l’espoir de nous orienter en Europe vers un transport intermodal semblable à celui des Etats-Unis. Les opérateurs ferroviaires sont obligés d’évoluer ; en tant qu’historiens, nous étudions cette question sur le moyen et long terme. Je rappelle que certains observateurs du XIXème siècle n’étaient pas très élogieux à l’égard de ces « machines qui crachaient le feu ».

Gérard FRANC

A la suite des événements du 11 septembre 2001, les Etats-Unis ont mis en place des mesures de sûreté pour les conteneurs. Quelle est la nature exacte de ces mesures et l’incidence sur la qualité des services en termes de délais ? Qui supporte le coût de ces mesures de sûreté ?

Alain WILS

Il s’agit de la règle des vingt-quatre heures, en application depuis un an et demi. Elle a été mise en place rapidement : l’armateur est responsable de la cohérence de la chaîne des déclarations. Vingt-quatre heures avant le chargement, nous devons déclarer à l’administration américaine le contenu de la marchandise, son origine, le chargeur, sa destination, etc. Ces informations sont analysées par une administration ad hoc qui peut nous interdire de charger le conteneur ou demander une inspection. La pagaille a régné au début mais désormais, la chaîne s’est organisée. Le client fournit l’ensemble des informations relayées vers les Etats-Unis. Je ne connais pas les incidences en matière de coût, mais je ne pense pas que ces mesures aient représenté un frein à l’organisation de la Supply Chain.

Je rappelle que l’Europe met actuellement en place le même système de déclaration avancée, pour les importations. Ce système peut poser problème pour des trafics de courte distance comme les marchandises en provenance du Maghreb.

L’ISPS constitue un autre débat : les terminaux sont contrôlés, les navires doivent disposer d'un certificat de sécurité. Le plus souvent, les terminaux facturent le coût de ces mesures (entre 6 et 9 euros en général) aux armateurs. Les armateurs suppléent aux autres coûts : la mise en comptabilité des navires, la mise en place d’un plan de sûreté, le gardiennage des navires… Je crois malheureusement que c’est le consommateur final qui paie.

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Eric DE CROMIERES

Michelin est le premier manufacturier aux Etats-Unis, ce qui explique que nous entretenions une relation de confiance avec l’administration américaine. Nous avons constaté depuis dix-huit mois de très fortes augmentations du coût du fret maritime. Néanmoins, j’ignore quelle est la part de ces mesures administratives dans ces augmentations.

Alain WILS

L’augmentation est de l’ordre de 6 dollars par conteneur chargé, en dehors de ce qui est facturé par le terminal. Il faut également tenir compte de ce qui est facturé pour les conteneurs vides et pour les conteneurs transbordés. Le client des conteneurs pleins paie pour les conteneurs vides.

Jean FREBAULT

Monsieur de Cromières, nous avons vu se développer de grandes plates-formes logistiques dans les métropoles avec des investissements immobiliers parfois considérables. Etes-vous implanté dans ces plates-formes, qu’en attendez-vous et comment envisagez-vous leur évolution par rapport aux mutations que vous avez évoquées ?

Eric DE CROMIERES

Nous n’utilisons pas de grandes plates-formes avec d’autres clients. Nous gérons nous-mêmes nos propres plates-formes. Vous faites allusion aux logisticiens compétents qui se sont consolidés en amont du transport et qui gèrent souvent l’ensemble de la Supply Chain. Nous employons 4 000 personnes en logistique en Europe, ce qui nous place parmi les huit plus gros logisticiens européens.

André TURCOT

J’appartiens à la Direction régionale de l’Equipement du Poitou-Charentes. Il existait dans ma région un petit chantier de transport combiné qui vient de fermer. Nous avons mené une étude qui nous a permis de comprendre que dans quatre ou cinq autres régions de l’Ouest de la France, des chantiers fermaient. Dix se sont arrêtés depuis la fin de cette étude. La normalisation des unités de charge entraîne des difficultés de fonctionnement sur lesquelles nous butons depuis longtemps.

Alors que nous cherchons au niveau européen des alternatives à la croissance continue du transport routier, des « paquets ferroviaires » sont adoptés. Ils mettent l’accent sur le développement de la concurrence, l’entrée de nouveaux opérateurs dont on attend beaucoup, mais la question centrale de l’interopérabilité des réseaux n’est toujours pas traitée.

Michèle MERGER

En effet, la question des dimensions des conteneurs s’est posé dès la création de l’ISO en 1964 puis la conférence de Genève en 1971. Nous constatons une diversification de plus en plus grande des conteneurs. Il s’agit d’un lourd handicap pour l’intermodalité.

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La question des plates-formes est également importante. Elle s’insère dans un débat entre les opérateurs et le monde politique. En France, la régionalisation a favorisé le fait que les pouvoirs régionaux investissent dans le cadre des contrats de plan pour obtenir leurs propres plates-formes logistiques. Jean-Claude Berthod a ainsi dénoncé devant une commission parlementaire cette situation. D’après certains, des opérateurs ont besoin de voies ferrées dans les terminaux tandis que les régions réclament des plates-formes ou des inter ports en Italie, pour favoriser les échanges puisque la demande existe. Le sous-emploi actuel peut être utile dans les années à venir. Aux Pays-bas, la question ne se pose pas puisqu’il n’existe qu’un seul grand port, Rotterdam.

Yves COUSQUER

Je voudrais revenir sur la dialectique qui se noue entre un industriel et ses clients ; la négociation du cahier des charges est déterminante pour l’optimisation du maillage usine magasin. A quelle échelle de temps allez-vous diviser par deux le nombre de vos usines et magasins ? Selon quels critères de localisation les répartirez-vous ?

Par ailleurs, dans quelle mesure la dissymétrie massive et durable constatée entre l’Asie, et respectivement l’Europe et les Etats-Unis, retentit-elle sur le dialogue entre les armateurs et les industriels et sur les critères de localisation des unités de production du monde ?

Eric DE CROMIERES

Le premier problème que vous évoquez est commercial. Concernant les délais clients, le rôle de la Supply Chain et de la logistique est de faire comprendre à notre service commercial en interne les enjeux sous-jacents et de les aider à trouver un bon compromis. Nous pourrions diminuer fortement les coûts en passant de 50 000 clients en Europe à 5 000, en promouvant le « grossisme », ce qui serait d’un point de vue commercial très dangereux. L’échelle de temps est longue car les enjeux de position commerciale sont importants. Par exemple, en Chine, nous avons démarré une politique de « grossisme » : nos 70 clients viennent chercher leurs pneus dans notre usine de Shanghai ou dans celle de Shenyang au Nord.

Alain WILS

Vous nous interrogez sur la problématique entre la qualité du service transport et la problématique de localisation des usines. Nous n’allons pas transformer l’Europe en usine du monde. Quand nos navires quittent l’Europe, ils transportent des fûts de produits chimiques, des rouleaux de papier et de la ferraille. Les produits finis viennent d’Asie. Plus le service sera fiable, plus il sera direct. Notre stratégie consiste à faire des hubs quand nous ne pouvons pas faire autrement puisque désormais l’accès aux ports pose problème.

Michel CHADUTEAU

Plutôt que de calcul économique, ne devons-nous pas parler d’évaluation économique et sociale des risques et bénéfices d’une infrastructure ? La notion de risque permet en effet d’établir un pont entre l’ingénieur, le politique et le citoyen au travers des collectivités territoriales.

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Claude GRESSIER

Comme l’a dit Claude Abraham tout à l’heure, nous effectuons des évaluations économiques et sociales dont le calcul économique lui-même n’est qu’un élément. Monsieur Boiteux a montré que nous pouvions prendre certaines valeurs normatives discutables sur certains impacts environnementaux. De plus, le calcul économique permet de faire varier les éléments pour obtenir des fourchettes. Le problème du risque n’a pas vocation à être inclus dans le taux d’actualisation mais doit être pris en compte dans les décisions sur les investissements.

Alain GILLES

Monsieur Wils, quelle place envisagez-vous dans l’avenir pour le cabotage maritime et le feedering ?

Alain WILS

L’optimisme d’hier est aujourd’hui tempéré : sauf dans des cas très particuliers, la route est plus compétitive. Sans volonté véritable des pouvoirs publics de financer sous forme d’infrastructures des navires affectés à ces autoroutes de la mer, je ne vois pas comment des opérateurs privés pourraient les développer. Des flux de trafic peuvent en effet être détournés de la route si la collectivité finance largement cette solution. Plusieurs études ont montré que même dans des conditions favorables l’opération est très peu rentable.

Le feedering est une organisation logistique interne à un armateur, qui décide d’avoir un port d’éclatement et de « feederiser » une zone géographique. Tous les armateurs utilisent cette technique.

Jean-Pierre GIBLIN

Vous nous avez parlé des recherches de Michelin pour la limitation de la consommation d’énergie de roulement. Dans la Supply Chain, ces préoccupations sur la question des émissions de gaz à effet de serre entrent-elles en considération ? Je fais allusion à l’association EPE, Entreprises pour l’Environnement, qui réfléchit à ces questions et notamment à la manière de comptabiliser les émissions de gaz.

Eric DE CROMIERES

Deux services importants travaillent à ces questions, mais j’ignore s’ils font partie de l’association EPE. Il s’agit des équipes de développement et du département environnement.

François GROSRICHARD

Nous allons nous intéresser cet après-midi au fonctionnement des réseaux de transport, aux grandes mutations, à la dynamique et à la concurrence des modes de transport. Nous nous pencherons, après les entreprises, sur le transport de voyageurs grâce à la présence de trois intervenants d’exception. Je les remercie d’avoir accepté l’invitation des organisateurs de cette journée.

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Dynamique, positionnement dans la concurrence et limites des modes de transport de voyageurs

Le mode aérien

Jean-Cyril SPINETTA PDG d’Air France

Monsieur le Président du Conseil Général des Ponts et Chaussées, Mesdames et Messieurs les présidents,

Je souhaite vous remercier de cette invitation. Je ne peux pas oublier la longue carrière que mon père a effectuée comme président de section et comme vice-président du Conseil Général des Ponts et Chaussées. L’occasion du bicentenaire de cette institution rappelle par ailleurs qu’elle a été façonnée par un Corse, Napoléon.

I. Introduction

Air France rend service aux personnes qui désirent rencontrer d’autres cultures et d’autres lieux, mais aussi et surtout à l’économie : le transport aérien représente de plus en plus un des éléments du système nerveux des économies mondiales.

Cette activité est en croissance forte : il faut accepter ce développement lié à celui de l’économie mondiale. Elle évolue plus vite que la croissance économique mondiale et il n’est pas souhaitable de vouloir casser cette tendance qui ne fait qu’exprimer le dynamisme de l’économie européenne et mondiale.

Comme toute activité de services, ses coûts de main d’œuvre sont élevés puisqu’ils représentent 30 % des coûts totaux. L’activité aérienne se différencie cependant d’autres activités de service par l’importance de l’investissement qu’elle nécessite, équivalent à celui des industries les plus lourdes. Air France investit ainsi 1,7 milliard d’euros par an depuis 7 ans. Son chiffre d’affaires est supérieur à 10 milliards d’euros. Ses investissements ont été financés sans aucun endettement supplémentaire par le résultat économique de ses opérations.

Toute activité fortement capitalistique où les coûts du travail sont élevés implique que la part des coûts variables soient faibles (30 %) et celle des coûts fixes élevés (70 %). Sensible au contexte économique, elle reste très fragile. Lorsque le transport aérien français ne va pas trop mal, il ne faut pas oublier cette potentielle fragilité.

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II. La révolution des modes de régulation

L’industrie du transport aérien est caractérisée par un changement total du cadre réglementaire et de l’ensemble du système de régulation. Dix après la déréglementation Carter aux Etats-Unis, l’Europe a totalement transformé ses règles de régulation en 1987, 1989 et 1992. Nous sommes passés en cinq ans d’un mode de régulation bilatéral qui incluait la réciprocité, qui était dominé par l’intervention réglementaire et préalable dans tous les domaines, y compris tarifaires, à un monde totalement ouvert où règne depuis 1993 la liberté totale de droit d’établissement, d’accès aux droits de trafic, de fixation des tarifs et à une concurrence extrêmement dure entre acteurs européens.

Nous constatons une véritable rupture, totale et brutale. Nous sommes passés d'un monde totalement protégé à un monde libéralisé. Les régulateurs ont également récusé la notion même de service public dans l’organisation du transport européen. J’ai géré le dernier véritable service public français, Air Inter, et j’ai constaté que tous les gouvernements français successifs entre 1987 et 1992 ont approuvé le changement brutal de mode de régulation du transport aérien.

Les régulateurs nationaux et européens ont banni de ce secteur toute idée de financement public des infrastructures, des investissements comme de la navigation. Les quelques domaines où la notion de service public s’applique toujours sont extrêmement réglementés par des textes bruxellois qui en délimitent le champ ; ils représentent pour Air France moins de 0,5 % du chiffre d’affaires.

Contrairement à une idée répandue, la concurrence est totale dans l’espace européen. Le client européen est libre de choisir sa compagnie, ce qui dément le sentiment qu’il reste des monopoles. L’accès au marché est également total puisque nous avons vu des compagnies comme Easyjet passer en cinq ans de quelques milliers de passagers transportés à 20 millions. Elle a ainsi conquis la première place en Europe.

III. Un changement total des organisations

De tels bouleversements ont bien sûr conduit les compagnies à s’organiser différemment en pratiquant une économie de la densité. En effet, lorsqu’un marché est dérégulé, il faut prendre conscience du fait que seul le marché fixe les prix. Si la maîtrise des coûts n’est pas assurée, la faillite suit. L’économie de la densité, réponse aux bouleversements, est celle d’un réseau de transport organisé autour d’une plate-forme de correspondances avec des outils informatiques permettant d’optimiser la gestion des capacités et de la recette. La stratégie consiste généralement à réduire les coûts par des effets de volume, comme l’ont choisi Lufthansa ou British Airways, et Air France avec un peu de retard. Comme les avions coûtent cher, il faut optimiser le capital de manière intensive, grâce à un réseau. Les compagnies ont ainsi réduit le nombre de leurs destinations en se concentrant sur quelques-unes. Par ailleurs, plus les avions sont gros, plus les coûts au siège sont bas. Enfin, l’effet fréquence est aussi attractif que l’effet tarif.

Ces trois éléments combinés aboutissent à la création d’une grande plate-forme de correspondances. En disposant d’un marché local puissant comme Paris ou Londres, en y adjoignant des petits flux de trafic, il est possible d’opérer en long-courrier avec de gros avions pour réduire les coûts et multiplier les fréquences afin d’être plus attractif. Le hub est un système purement économique.

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Ces réflexions économiques trouvent des arguments en faveur des intérêts des pays, de l’aménagement du territoire ou des préoccupations d’intérêt général. Or le fait d’attirer des clients permet de délocaliser des emplois au profit du pays : 1 million de passagers de plus à Paris représente 4 000 emplois directs ou indirects en région Ile-de-France. Je pense également que les grands systèmes de plates-formes de correspondance sont des éléments clés pour toute politique d’aménagement du territoire. La seule manière de maintenir dans les villes des grands sièges sociaux est de leur offrir un accès direct à un grand système de correspondances européennes qui permet d’aller facilement dans le monde entier ou de recevoir des visiteurs à Clermont-Ferrand par exemple. Les débats sur l’aménagement du territoire manquent malheureusement souvent de pertinence par rapport aux enjeux réels. Les grandes plates-formes de correspondances remplissent une mission économique importante et conduisent à satisfaire des préoccupations d’intérêt général et d’utilité collective incontestable. Je préfère personnellement que de tels avantages se trouvent à Paris plutôt qu’à Francfort.

IV. Perspectives d’avenir

Notre métier ne s’est jamais divisé entre les opérateurs low cost et les autres, forcément high cost. Le transport aérien s’est au contraire organisé entre des opérateurs qui gèrent un réseau et ceux qui assurent simplement des liaisons de point à point entre les villes. Ancien président d'une grande compagnie de point à point, je sais que les low cost font partie de cette famille d’opérateurs. Les deux métiers sont à la fois honorables et très différents.

Le modèle européen de plate-forme de correspondances est encore valide pour plusieurs décennies. En effet, un modèle de hub est destiné à de petits flux de trafics. Quelle que soit la rapidité de la mondialisation de l’économie, les flux de trafic entre les villes européennes et les grands centres de décision mondiaux resteront encore dans leur grande majorité de petits flux de trafic.

Le phénomène de niche des low cost me paraît tout à fait sain. Une organisation totale autour de ces compagnies serait néanmoins un cauchemar pour l’économie. Nous sommes obligés de réagir en étant plus attentifs à nos coûts.

Le phénomène des alliances va s’installer durablement dans le paysage du transport aérien. Il s’agit d'une logique de réseau. Il faut travailler avec d’autres pour offrir à nos clients l’ensemble des destinations souhaitées. Le grand marché unique européen appelle à la structuration de très grands acteurs. C’est ce que nous faisons avec KLM. Je pense que le transport aérien pour les compagnies gérant les réseaux se structurera autour de trois ensembles : Air France, British Airways et Lufthansa.

V. Conclusion

Nous sommes passés en cinq ans d’un marché très protégé à un espace totalement ouvert. Cette évolution va se poursuivre. L’Europe et les Etats-Unis réfléchissent à un accord de libre-échange. La règle de marché ouvert s’appliquera progressivement à tous. Cette compétition n’est acceptable qu’en cas de parfaite équité dans les conditions de la concurrence entre tous les acteurs, dont les régulateurs européens doivent s’assurer s’ils ne veulent pas risquer d’entraîner l’économie dans le chaos.

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Par ailleurs, une décision a été prise par la Commission européenne concernant Charleroi : elle représente un progrès. Néanmoins, le Conseil Général des Ponts et Chaussées ne va certainement pas découvrir aujourd’hui que le transport aérien favorise l’économie. Je ne vois pas pourquoi nous nous tournerions vers des systèmes de subvention pour proposer de nouvelles destinations. Les régulateurs européens doivent demeurer très attentifs au phénomène des low cost.

De plus, un hub est une organisation qui permet à travers une connexion à tous les marchés mondiaux, avec des alliés, de rayonner à partir d’un point unique. Très ancien, il est normal que ce modèle développé par les Européens soit aujourd’hui copié par d’autres compagnies. Nous ne sommes pas certains que la compétition organisée sur ces principes se fasse dans des conditions de concurrence équivalentes. Nous demandons à ce que ces situations soient vérifiées par les autorités de régulation.

Enfin, le TGV est sorti du service public, tandis que la construction des infrastructures reste subventionnée. Si le reste ne me concerne pas, il est légitime que je puisse m’exprimer sur cette question : est-il normal que des modes de transport directement concurrents et qui ne participent ni l’un ni l’autre du service public, fonctionnent selon des principes différents ? J’ouvre ce débat aujourd’hui car ces questions posées discrètement depuis des années n’ont jamais reçu de réponses. Je lis également chez certains décideurs l’idée erronée que le transport aérien serait un mal nécessaire. Le TGV est pensé comme une alternative pour les courts et moyens courriers. Il s’agit d'une illusion : la taille de l’Europe justifie le fait que le transport aérien soit le seul élément d’intégration économique et citoyenne. En termes d’organisation, un hub est une mécanique logistique et financière extrêmement fine, et je ne crois pas qu’on puisse organiser, sur une majorité des flux de trafic, l’approvisionnement d’un hub par un mode de transport autre que l’aérien. Les Allemands reviennent ainsi sur leur volonté de tenter cette expérience.

Je souhaite que s’ouvre le débat sur l’externalisation des coûts externes, qui porte sur un concept juste qui vise à créer des conditions de concurrence entre les acteurs. Cette démarche implique néanmoins de considérer tous les coûts externes. Il faut simplement vérifier quels sont les coûts respectifs d’un siège kilomètre avion et ferroviaire. Nous découvrirons alors que l’écart est faible, au profit d’un des deux modes, sûrement le plus inattendu.

La France, compte tenu de la place de Paris, a la chance de pouvoir bâtir un grand champion mondial du transport aérien. Nous ne demandons rien mais nous souhaitons simplement que les conditions de concurrence soient les mêmes pour tous pour cette réussite nationale.

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Le mode ferroviaire

Guillaume PEPY directeur général exécutif de la SNCF

Je m’associe aux remerciements que Jean-Philippe Spinetta a adressés aux organisateurs. Je vais développer la thèse suivante : le modèle du TGV initial a changé.

M.Pepy s’appuie sur la projection d’une présentation « powerpoint » dont le contenu est disponible auprès du secrétariat de la 4ème section (Brigitte LE MAISTRE – 01 40 81 68 16)

I. Forces et limites d’un modèle ancien

Né dans les années 60, le modèle initial du TGV visait la desserte à grande vitesse du Sud Est, en utilisant les lignes existantes et avec une fréquence élevée. Un système de rames a été préféré au système traditionnel des trains, ce qui a introduit du matériel indéformable. Des lignes dédiées à la grande vitesse ont par ailleurs été construites, en évitant les courbes, ce qui économise 20 % des coûts de construction. Le modèle du TGV a également été basé sur des arrêts espacés, contrairement à l’Allemagne. Aux gares nouvelles, dites bis, s’ajoute le principe de la réservation obligatoire, directement copié d’Air France, et à l’achat du système de yield d’American Airlines.

Depuis sa naissance, le modèle est monté en puissance grâce à l’extension géographique, à l’aptitude à la concurrence face aux deux modes de transport les plus importants, et notamment l’automobile, et au modèle de croissance rentable.

L’invention du TGV a complètement transformé la vision que la SNCF avait de son propre avenir : dans les années 70, la SNCF voyait son activité voyageurs décliner et n’envisageait pas l’avenir. Air Inter rencontrait alors un vif succès qui fascinait les entreprises. Aujourd’hui, 405 rames de TGV représentent deux fois la flotte de la Deutsche Bahn et vingt fois la flotte espagnole.

Le TGV est un mode de transport d’une sécurité exceptionnelle : nous avons fêté l’an passé un milliard de voyageurs transportés sans accident ayant entraînés des décès, et ce malgré trois déraillements à 300 Km/h. Le TGV représente 70 % des trajets grande distance de la SNCF. Sur 90 millions de voyageurs par an, un peu plus de 15 millions empruntent le Thalys et l’Eurostar. Le réseau européen va se développer très fortement d’ici à la fin de la décennie. Si aujourd’hui le TGV va en Italie et en Suisse, il se rendra en 2007 vers Francfort, en 2009 vers Barcelone et Madrid, ainsi que vers Genève en moins de trois heures. La part SNCF du trafic européen à grande vitesse va sans doute rester stable, aux alentours de 60 %.

Le mode ferroviaire est très différent du mode aérien car nous faisons autre chose que du point à point : il s’agit d'un système de maillage fin. 37 % des villes de 40 000 à 100 000 habitants et 76 % des villes de plus de 100 000 habitants sont desservies par le TGV. Avec 800 services quotidiens, le TGV est un système de pulsation assez fin. Avec le TGV Est, nous ajouterons, à la fin du printemps 2007, 33 ou 34 gares TGV supplémentaires.

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Le système TGV a montré sa capacité à concurrencer dans le système porte à porte la voiture et l’avion. Nous avons bénéficié d’un déplacement de la zone de pertinence du TGV. Le match à égalité entre l’avion et le train se jouait en 1988 autour des trajets à 3 heures de TGV. Aujourd’hui, nous sommes à égalité pour les trajets de 4 heures à 4 heures 30.

Du strict point de vue de l’exploitant ferroviaire, l’EBE atteint 15 % du chiffre d’affaires. Les péages représentent 28 % de la recette TGV. Nous mettons au point un observateur des péages qui montre que nous sommes plus chers que tous les pays d’Europe à l’exception de l’Angleterre, qui fonctionne selon un service de subvention à l’opérateur destiné à couvrir une partie des péages.

II. Les ruptures

Le premier grand changement à noter est bien sûr l’arrivée d’Internet, qui ne se borne pas à la distribution, même si nous visons 30 % de distribution par Internet fin 2007. Il s’agit également d'un système puissant pour inventer de nouveaux produits avec un marketing différent. Le produit IdTGV ne peut exister qu’avec Internet. Enfin, la salle de marché est désormais accessible 24 h sur 24 à l’internaute qui peut comparer les effets du yield et du pricing.

En second point, notons la distinction RFF/SNCF qui date de 1997. Avec le niveau de péage français, nous sommes conduits à réduire les fréquences ; nous avons ainsi réduit la cadence d’Arras car le coût marginal d’exploitation devenait trop élevé par rapport aux recettes.

Enfin, le modèle initial est radial : le train est chargé à Paris et se décharge au fur et à mesure. Au contraire, le modèle de la jonction consiste à faire occuper la même place par deux voyageurs, l’un entre la province et l’Ile-de-France, et l’autre entre l’Ile-de-France et la province.

III. L’avenir

Au XXIème siècle, qu’est ce qui pourrait changer ?

1. Les choix de politique publique

Je constate qu’au niveau français comme européen, il existe un choix de politique publique qui ne relève pas de l’équité entre les modes. Le cofinancement des lignes nous oblige désormais à tenir compte du pouvoir puissant des collectivités territoriales. Demain, puisqu’il y aura concurrence, il faudra réinventer le système de garantie de recette pour les réseaux ferrés. Les engagements de desserte pris sur les indications des ingénieurs des Ponts et Chaussées vont par conséquent évoluer.

2. Gagner du temps autrement

Pour gagner dix minutes de temps de trajet, il faut construire 60 kilomètres de lignes. Nous réfléchissons à d’autres solutions : puisque le TGV a commencé à 260 Km/h et que le TGV Est roulera à 320 Km/h, nous avons repris nos études sur un TGV à 350 Km/h. Dans la concurrence entre l’air et le fer, comme les reports se font autour de 3 heures 30, élever la vitesse à 350 Km/h accroît la zone de pertinence.

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3. Résoudre la saturation des grandes villes

Les gares de Paris sont saturées : nous proposons d’achever une rocade autour de Paris qui réaliserait notamment une liaison à grande vitesse entre Orly et Roissy. A Madrid, Barcelone ou Zurich, on passe de gares en cul de sac à des traversées souterraines. Nous pourrions réfléchir à une interconnexion entre la Gare de Lyon et la Gare du Nord.

La ligne Paris Lyon est déjà saturée alors que le trafic risque d’augmenter de 30 % à 50 % dans les vingt prochaines années. Si nous avons apporté la réponse des rames à deux étages, nous réfléchissons à des solutions comme la signalisation, les itinéraires alternatifs ou complémentaires, les rames jumbos avec 1 200 places.

4. Un train, des services

Le produit initial doit être revisité avec un esprit libre et de nouveaux degrés de liberté. Nous devons nous interroger sur la profondeur de la gamme ou sur la distinction première seconde. Nous nous sommes donné de la liberté avec Prem’s comme avec Premium et nous continuons aujourd’hui avec IdTGV.

5. Vers une low cost ferroviaire ?

En dégradant modérément la chaîne de valeur pour le client, nous pourrions peut-être la rendre plus économique. Diverses possibilités sont à explorer : faire disparaître la réservation pour faire du train une navette, partir de gares secondaires, réduire le parcours sur ligne à grande vitesse, l’utilisation de vieilles rames, etc.

6. Vers un troisième modèle européen ?

Après le modèle radial et le modèle jonction, l’européanisation du TGV ouvre des perspectives nouvelles. L’ouverture de la ligne Barcelone et Madrid en 2009 permettra de servir trois marchés : Paris Sud Est, Madrid Barcelone, Paris Barcelone ou Madrid pour une clientèle, hors classe affaires, qui prend le temps de voyager.

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Le mode routier

Xavier FELS Directeur des relations extérieures, PSA Peugeot-Citroën

M.Fels s’appuie sur la projection d’une présentation « powerpoint » dont le contenu est disponible auprès du secrétariat de la 4ème section (Brigitte LE MAISTRE – 01 40 81 68 16)

I. La route, un mode de déplacement particulièrement souple

1. Prédominance de la route

Comment s’explique la prédominance de la route ? En 2003, en France, 877 milliards de kilomètres ont été parcourus, dont 84 % en voiture. Comme l’a dit monsieur Spinetta, les externalités négatives sont en voie d’amélioration et de plus en plus sous contrôle. Nous notons une volonté de s’adapter à des solutions modernes multimodales.

La prédominance de la route s’explique par :

• l’individualisation du mode de vie ; • des déplacements moins réguliers et moins prévisibles ; • la formation de « régions urbaines » interconnectées par la route, c’est-à-dire l’accentuation de

la métropolisation.

Mentionnons les internalités positives de la route : 34 milliards d’euros de recettes brutes, moins de 17 milliards de dépenses. L’automobile concerne un emploi sur dix. La route présente également des externalités positives comme la flexibilité, le just in time, les avantages du non-transbordement.

2. Amélioration de la sécurité routière

Les externalités négatives sont au cœur des débats actuels. Malgré les 6 000 morts sur les routes de France, la situation s’est beaucoup améliorée pour se tenir dans la moyenne européenne, grâce notamment à la déclaration du Président de la République le 14 juillet 2002. Il est classique d’évoquer le triangle de la sécurité routière comprenant le conducteur, les infrastructures et l’automobile. S’il faut améliorer l’effort de sensibilisation des conducteurs, leur responsabilité n’est pas toujours en jeu. Les véhicules et les infrastructures se doivent d’être pédagogiques. Il est nécessaire de continuer à améliorer les infrastructures, dans la lignée du projet européen EuroRAP qui consiste à mettre des éléments de marché dans la sécurité des infrastructures.

La construction automobile travaille sur trois axes :

• la sécurité active : éviter l’accident ; • la sécurité passive : protéger quand il y a eu un choc ; • la sécurité tertiaire : alerter, protéger, secourir.

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Nous avons insisté sur la sécurité passive avec les réglementations, les efforts des constructeurs, l’irruption du marché avec les EuroNCAP et leurs cinq étoiles que presque tous ont désormais acquis. La réglementation s’intéresse désormais aux piétons, et aux conséquences bilatérales des accidents. Quant à l’homéostasie des risques, la population se rassure facilement grâce aux protections des automobiles, alors que les risques demeurent.

La sécurité active recherche encore le comportement des véhicules qui permettrait d’éviter les accidents.

La sécurité tertiaire progresse fortement en France. Nous sommes les meilleurs, au sein de PSA, dans le domaine du numéro unique en cas d’accident, qui reste un chantier ouvert.

3. Amélioration de la qualité de l’environnement

La pollution diminue, même s’il faut distinguer la pollution locale et l’effet de serre. Les émissions des polluants des véhicules neufs ont été diminuées par vingt en trente ans. Ainsi, la qualité de l’air s’améliore en ville. PSA est le seul constructeur à avoir mis sur le marché le filtre à particules qui élimine l’ensemble des particules. Cette idée rencontre des difficultés car certains s’interrogent sur la légitimité de PSA, parce que les exigences des citoyens et des politiques sont encore plus sévères et enfin parce que le problème des vieilles voitures demeure.

Les efforts en matière de CO2 portent :

• à court terme, sur le diesel, les biocarburants et le gaz naturel ; • à long terme, sur les véhicules hybrides ; • à très long terme, sur les piles à combustible.

4. La mobilité dans les villes

La mobilité dans les villes représente une troisième externalité négative. La route ne cherche pas à augmenter sa domination quantitative mais à trouver le meilleur maillage possible des territoires et des temps. L’adaptation des infrastructures peut être utilisée sur mesure selon les périodes. La recherche et l’expérimentation de solutions intermodales et multimodales intéressent nos partenaires : PSA a fondé l’Institut pour la ville en mouvement dont la RATP est notamment membre du Conseil d’administration. Nous pensons qu’il n’existe pas de raison de rester à des lignes fixes lourdes. Nous pouvons, grâce au transport à la demande, parvenir à des transports collectifs par des véhicules plus petits, jusqu’au cas limite du taxi qui pose le problème d’un corporatisme fort.

5. Conclusion

En conclusion, je recommanderai d’éviter les approches coercitives comme le bétonnage ou l’empavage des séparations. Il faudrait penser le péage en termes d’équité. Nous avons un modèle d’intermodalité et de fonctionnement de transport en France que beaucoup de pays nous envient. Nous sommes à mi-chemin entre les systèmes de Bangkok ou de Californie et ceux de Fribourg et Zurich. Nous sommes là pour développer des propositions fondées sur une meilleure connaissance des besoins et sur des solutions intelligentes.

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Débat

François GROSRICHARD

La voiture entre en concurrence avec l’avion ou le train non seulement pour le transport des voyageurs, mais également pour les déplacements dans les grandes zones urbaines.

Philippe AYOUN

Je souhaite soulever le problème de la congestion en ville qui intéresse les trois modes de transport. Toutes les solutions à ce problème permettent d’augmenter l’accès aux gares, aux aéroports et la fluidité de la circulation. Monsieur Fels a exclu le péage urbain des solutions : j’ai au contraire pris connaissance de bilans positifs quant au péage de Londres. Si le péage tend à diminuer la congestion en ville, il représente un intérêt pour tous les modes de transport, notamment les transports collectifs.

Xavier FELS

Nous constatons pour Londres des chiffres défavorables en termes de commerce en ville et d’équité. Il semble que des aménagements d’infrastructures soient nécessaires avant la taxation.

François GROSRICHARD

Quelles sont les propositions de RFF ?

Philippe AYOUN

Il s’agit de développer les transports collectifs et d’agir sur la tarification de l’usage de la voiture en ville. Le but n’est pas de taxer mais de fluidifier la circulation ainsi que les accès aux gares.

Jean-Cyril SPINETTA

Le problème du transport entre le centre de Paris et Roissy reste insoluble, alors même qu’une solution désengorgerait fortement la circulation en ville comme sur les autoroutes A1 et A3. J’ignore pourquoi aucune décision n’est prise en la matière alors qu’un tel projet reste indispensable.

Michel ROUSSELOT

Je souhaite soulever le problème des rapports entre transport aérien et environnement : d’une part, le bruit risque dans certains cas de bloquer le développement souhaitable autour des aéroports. D’autre part, Monsieur Spinetta, envisagez-vous qu’une taxe sur le carbone proposée pour d’autres modes de transport s’applique également à la consommation de kérosène des avions ?

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De plus, je voudrais interroger Monsieur Fels sur la filière hydrogène, dans une vision à long terme.

Jean-Cyril SPINETTA

Les progrès en termes de nuisances sonores ont été très importants. Nous sommes encadrés par des dispositions réglementaires strictes, très bien respectées. La création des troisième et quatrième pistes de Roissy a été soumise au plafond de la mesure du bruit effectuée en décembre 1997. En dépit de la forte augmentation du trafic, ce niveau de bruit n’a pas été dépassé. Nous nous situons même actuellement à 85 % du plafond de 1997. Les compagnies aériennes ont en effet investi dans du matériel moins bruyant. Nous avons ainsi vendu 17 avions moyen-courrier récents pour acheter des appareils modernes de catégorie trois et quatre en termes de bruit. Air France a la même politique pour les cargos. Néanmoins, le fait de voir davantage d’avions voler dans le ciel crée le sentiment, pourtant non fondé, d’une augmentation de la pollution sonore. De plus, Roissy compte de moins en moins de vols de nuit. Air France n’a qu’un seul vol qui arrive à 5 heures du matin, en provenance de Tokyo. Les progrès vont continuer grâce au travail des motoristes. J’ai lu récemment un livre de Christian Gérondeau, qui présente des chiffres très favorables en matière de pollution, qui mériteraient d’être médiatisés.

En matière de CO2, la pollution mondiale due au transport aérien est chiffrée entre 3 et 3,5 % du volume émis dans l’atmosphère. Le trafic d’Air France a augmenté au cours des dernières années de 233 % tandis que le nombre de tonnes de CO2 émis a crû de 105 %. Les progrès d’économie de pétrole sont de 15 % tous les dix ans. Il existe une règle internationale qui établit qu’il n’y a pas de taxe pour les avions. Quelle que soit la position choisie quant à la taxation, je pense qu’elle ne devrait en aucun cas impliquer une mesure isolée, prise par un Etat, qui serait criminelle pour son transport aérien et son économie.

Xavier FELS

Pour la première fois en 2003, et encore plus en 2004, la consommation de carburant des automobiles plafonne ou diminue. Monsieur Sarkozy a ainsi annoncé qu’il n’y aurait pas de cagnotte dans l’opération bonus malus car si la TVA a augmenté, la TIPP a beaucoup diminué.

Par ailleurs, je crois en effet au développement de la filière hydrogène : il s’agit non pas d’une source mais d’un vecteur d’énergie. Sa fabrication peut donc émettre du CO2. Il existe deux filières : la pile à combustible et l’hydrogène à la pompe. Je ne suis pas favorable à cette dernière solution car le gaz reste très inflammable. Au contraire, la pile à combustible est une solution d’avenir. Il reste à la miniaturiser, à affermir la robustesse automobile et à réduire son coût.

Frédéric VELTER

Monsieur Spinetta a connu une économie protégée en tant que président d’Air Inter. Il expérimente aujourd’hui la libéralisation. Peut-il nous proposer un bilan comparatif des deux économies ?

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Jean-Cyril SPINETTA

Si à l’époque j’ai exprimé des réticences face au rythme de la libéralisation, je comprends aujourd’hui que pour créer un grand marché économique, il fallait nécessairement créer les conditions de la concurrence. L’organisation en monopole des court-courriers permet de minimiser les coûts et d’optimiser les tarifs, tout en préservant davantage l’environnement. Après une première phase de libéralisation, une pluralité d’acteurs apparaît. Je suis convaincu que nous allons assister à un resserrage sur un nombre plus limité d’opérateurs.

Claude GRESSIER

Le Ministre a rappelé ce matin que nous venions de nous livrer à un exercice de prévision de trafic à l’horizon 2025. Dans ces projections établies avec la DGAC notamment, nous constatons la croissance impressionnante du transport aérien. Aux alentours de 2025, il semble que nous allons nous heurter dans les différents modes à un problème de capacité des aéroports, notamment à Paris, à la congestion des TGV et de certaines autoroutes. S’il est envisageable de construire des lignes de train, l’acceptabilité des aéroports reste délicate. Comment le président d’Air France considère-t-il cette question, à la suite des débats sur le troisième aéroport ?

Jean-Cyril SPINETTA

Il semble tout d’abord qu’il ne faille pas opposer la facilité à construire les lignes TGV à la difficulté de créer un aéroport. Monsieur Gressier peut se souvenir des problèmes rencontrés pour équiper le sud de la Drôme et Avignon. La création de ces lignes est difficile dans les zones d’habitation et d’activités économiques, notamment en raison de la pollution sonore.

La construction des aéroports n’est pas plus compliquée : il faut expliquer les enjeux et notamment les avantages en termes d’emploi. Il faut choisir une localisation et trouver les garanties. Les Pays-Bas ont débattu et décidé de porter l’aéroport d’Amsterdam à plus de 100 millions de passagers. Il existe mille et une palettes financières et fiscales disponibles pour trouver une solution à ces problèmes. La solution la plus mauvaise consiste à s’installer dans une économie de la pénurie. Il faut ouvrir le débat.

Le problème du troisième aéroport a été tranché récemment. Compte tenu du rythme de croissance du transport aérien, il faudra revenir à des questions simples. 5 % de croissance par an revient à un doublement du nombre de passagers en 17 ou 18 ans. Que ferons-nous avec 100 millions de passagers à Roissy ?

Hubert DU MESNIL

Je suis tout à fait d’accord avec Jean-Cyril Spinetta : il n’est pas plus facile de créer des infrastructures dans un mode que dans un autre. De plus, il n’est pas non plus plus simple de créer une infrastructure nouvelle que d’exploiter davantage une unité existante. Enfin, nous n’avons pas terminé l’apprentissage des relations entre une infrastructure et son voisinage. L’intégration territoriale d’une infrastructure et de son mode d’exploitation reste un sujet d’apprentissage dans lesquels d’autres pays excellent. Les idées sont simplement émises : le principe d’une communauté aéroportuaire a été lancé. Aucun président de région française ne s’est porté candidat pour créer

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une telle institution qui réunirait les entreprises, les gestionnaires et les voisins pour examiner le donnant-donnant qu’ils pourraient construire.

François GROSRICHARD

A Notre-Dame-des-Landes, au nord de Nantes, il existe un syndicat mixte qui fait ce travail.

Hubert DU MESNIL

Il s’agit du seul endroit en France où le débat a réellement pris corps.

Michel FEVE

La région Ile-de-France engage la révision de son schéma directeur pour envisager l‘horizon 2025. Il est évident que la question des aéroports est cruciale. J’ai participé au débat sur le troisième aéroport, qui a eu lieu publiquement, mais il a été déclaré quelques mois pus tard que les propositions faites lors du débat public n’étaient pas suivies. Nous allons rencontrer un problème crucial pour construire le schéma directeur.

Michel CHADUTEAU

Je tiens à remercier Monsieur Fels qui a eu le courage de parler des externalités négatives du mode routier. Nous constatons d'un côté que la SNCF transporte un milliard de passagers en toute sécurité tandis que la route entraîne 6 000 décès par an. Que faire en termes de sécurité active ?

François GROSRICHARD

Monsieur Spinetta, que suggérez-vous dans le cadre du futur SDRIF d’Ile-de-France ?

Jean-Cyril SPINETTA

Je souhaite simplement rappeler que l’intégration dans un espace économique et politique comme l’Europe implique que nous multiplions de manière exponentielle les besoins de déplacement des personnes. Nous avons besoin d’infrastructures, sans lesquelles les citoyens seront dans quelques décennies très sévères envers leurs dirigeants politiques qui auront construit un espace qui ne fonctionnera pas. L’effet frontière en matière de transport est d’une violence inouïe. La réussite de l’Europe postule une formidable accélération du besoin de déplacement des personnes. Comment traiter ces problèmes pour affronter ensuite les autres ?

Guillaume PEPY

Le débat lancé par Jean-Cyril Spinetta sur les infrastructures en Europe est légitime. Nous souhaitons que la réflexion intègre néanmoins la route. Nous pensons que la grande vitesse ferroviaire représente une chance pour une Europe ouverte. Nous trouvons légitime que l’Union

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Européenne s’en saisisse de cette manière. Malgré les écarts, nous travaillons ensemble au projet Charles de Gaulle express, priorité pour la SNCF, pour Air France, pour ADP comme pour RFF, à l’alimentation du hub de Roissy, notamment avec le Benelux et le Sud de l’Angleterre, ainsi qu’au « barreau sud » grande vitesse qui permettrait de relier les plates-formes aéroportuaires et de disposer d’autres substitutions modales réussies. Nous effectuons pour Air France un service aux couleurs d’Air France sur Thalys. Nous pouvons envisager d’autres partenariats qui montrent que les deux entreprises sont capables de travailler ensemble.

Xavier FELS

Je recommande l’accentuation des travaux entre européens dans les domaines de la mobilité créative. Je mets en garde contre le risque de menacer la mobilité elle-même. Les Européens se déplacent beaucoup moins que les Américains. Nous avons besoin de mobilité : l’idée de découplage me semble particulièrement mauvaise. Il faut préférer les solutions de mobilité créative.

François GROSRICHARD

Nous allons aborder en quatrième partie le financement des transports. Dans la préface d’un ouvrage publié pour le 240ème anniversaire de l’Ecole des Ponts et Chaussées, Jean-Rodolphe Perronet écrivait : « on doit se proposer de faire tous les ouvrages, surtout les ouvrages publics, en premier lieu solidement, en second lieu avec économie. » L’économie est alors secondaire. Aujourd’hui, il n’est pas possible de construire sur des modalités uniquement budgétaires. Il faut s’interroger sur la meilleure façon de les financer, puisque l’argent reste le nerf de la guerre.

Nous recevons Philippe de Fontaine Vive Curtaz, Jean-Pierre Mustier et Karel Van Miert afin qu’ils nous apportent leur point de vue. Messieurs Barrot et de Jouvenel nous feront l’honneur de clore cette journée.

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Les grands cadres actuels de la politique des transports et de leur financement

Les choix et méthodes de financement : continuité et innovations

Philippe de FONTAINE VIVE CURTAZ Vice-président de la Banque Européenne d’Investissement

Merci pour cette invitation. Je vous ai fourni un document proposant notamment les éléments chiffrés de ma réflexion, ce qui me permettra de revenir sur quelques points d’histoire et d’actualité.

[ Ce document est donné en annexe page 108]

Je suis frappé par le cumul d’expériences que réunit ce bicentenaire. Je ne suis pas certain que l’argent soit le nerf de la guerre. C’est plutôt le mariage des compétences du public et du privé qui se trouve au cœur de la problématique des financements.

Les caractéristiques originales du secteur des transports ne sont pas nombreuses. Au-delà de la saine gestion, nous relevons une série de conséquences importantes sur les écosystèmes et sur les populations qui justifient les interventions publiques, encore plus que dans d’autres secteurs. Seules les modalités de cette intervention posent question car le principe ne fait pas débat.

I. Une vision historique

Je vais vous présenter une série d’exemples symboliques de montages juridico-financiers pour comprendre comment le Conseil Général des Ponts et Chaussées et, de manière générale, la France peuvent se donner en exemple de l’initiative privée.

Jusqu’au siècle dernier, la France a été exemplaire. Par exemple, Gustave Eiffel a été concessionnaire de sa tour qu’il a financée aux trois-quarts. Or nous allons inaugurer le 14 décembre prochain la concession du viaduc de Millau confié au groupe Eiffage. Vous pouvez collectivement être fiers de l’importance, de l’implication du financement privé des infrastructures en France. Comme l’a démontré Xavier Bezançon, vous avez la possibilité de revendiquer la paternité de cette implication. Dès le Moyen Age, le Pont Saint-Michel a été réalisé grâce à l’obtention d’une rente à perpétuité et à la mise en place de logements construits sur l’ouvrage. Vous pouvez revendiquer le financement de tous les ponts et canaux du XVIème au XVIIIème siècle grâce au système des concessions, souvent à péage, comme le canal du midi. Vous avez finalement fondé une administration. Vous avez construit plus de 160 ponts suspendus. Les Actes du bicentenaire vont permettre de faire prendre conscience de cette paternité et de la modernité de l’intervention du secteur privé, y compris dans les transports.

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Les difficultés du siècle dernier ont amené au regroupement des compagnies de chemin de fer en six concessionnaires, puis à nationaliser l’ensemble. Le développement du métro, mode de transport innovant, a eu lieu alors qu’existait déjà la séparation recommandée aujourd’hui par les institutions entre des infrastructures de transport prises en charge par le secteur public et l’exploitation confiée au privé. La nationalisation et la mise en place de la RATP en 1948 ont ouvert une phase dans laquelle nous avons développé nos carrières, dans l’univers économique des Trente Glorieuses qui est devenu la référence. Cette organisation était adaptée, de 1948 à 1973, pour quatre raisons.

• Le développement de l’Etat providence a donné aux structures publiques une forte légitimité dans des secteurs à juste titre considérés comme vitaux.

• Les besoins de reconstruction étaient colossaux alors que les capacités de financement restaient limités.

• Le recours à la subvention d’investissement comme forme de financement privilégiée était cohérent avec l’abondance relative des fonds publics.

• Techniquement, il n’existait pas au niveau juridique de modalité de partenariat public privé qui pouvait prospérer en Europe.

II. La situation actuelle

Il est intéressant de noter que le mouvement a débuté au début des années 80 à Washington avec le modèle BOT ( Built-operate-transfer). A la Banque Mondiale, je me rappelle que les ingénieurs français expliquaient aux Anglo-Saxons le fonctionnement des concessions. Dix ans plus tard, les Britanniques ont lancé une remise en cause de leur mode de financement, en s’inspirant de cette même école et en développant les PFI. En Europe, nous sommes maintenant en train de développer un mode de coopération entre public et privé beaucoup plus exigeant pour chacun. Chacun doit se concentrer sur ce qu’il sait faire : le secteur public doit réguler le système sans essayer de gérer dans le détail chaque projet. La gestion plus quotidienne est laissée au privé.

Considérons l’exemple britannique : il faut toujours se demander quel est le mode de gestion le plus efficace, en oubliant Maastricht. 57 % des partenariats publics privés britanniques sont maastrichtiens, c’est-à-dire que l’Etat a eu recours à ce système tout en laissant prendre en compte dans la dette publique la participation publique. Confronté à des partenariats pour financer des universités ou des hôpitaux, je constate que le problème n’est pas lié au fait qu’il s’agisse ou non d’un secteur marchand. Dans cette méthode de gestion, le secteur des transports est toujours le premier qui sert à élaborer la méthode et à créer un centre de connaissance que peut être le Conseil Général des Ponts et Chaussées si le gouvernement en fait le choix. Il s’agit du lieu où, objectivement, il est possible de conseiller aux promoteurs publics un montage plutôt qu’un autre. Le secteur des transports est le premier et le plus important. La BEI n’a pour l’instant financé aucun partenariat public privé, au sens anglo-saxon du terme. Nous constatons donc le contraste saisissant entre votre expérience et les volumes de financement disponibles : 17 milliards d’euros ont en effet été accordés à de tels partenariats. Les différents pouvoirs publics français ne sont pas venus solliciter la BEI, en dehors des deux projets cités. Nous représentons 42 milliards d’euros de financement par an en Europe, dont 4 milliards en France : ce volume constitue une force de frappe

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significative pour faire accélérer de nombreux projets. Nous rencontrons des difficultés pour trouver en France le degré d’ingénierie financière que nous trouvons aux Pays-Bas ou au Portugal.

François GROSRICHARD

Comment expliquez-vous un tel constat ?

Philippe de FONTAINE VIVE CURTAZ

Je pense que les grands corps peuvent représenter un soutien possible à cette révolution d’ingénierie financière s’ils le perçoivent comme leur affaire et non comme une contrainte budgétaire. Or une assimilation a été faite en France entre le recours à une logique financière innovante et les contraintes financières. Au contraire, les montages financiers permettent d’exercer un effet de levier sur des ressources budgétaires plus larges.

François GROSRICHARD

Sur un grand projet comme le TGV Est qui compte dix financeurs, un partenariat public privé aurait-il pu être formé ?

Philippe de FONTAINE VIVE CURTAZ

Nous avons apporté 830 millions d’euros aux régions et à RFF pour le TGV Est, soit plus de 30 % du projet. A partir du moment où les finances publiques sont suffisamment prolixes pour faire face aux besoins, pourquoi rechercher des montages financiers compliqués ? La nécessité seule fait appel à l’intelligence.

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Jean-Pierre MUSTIER Directeur général, Société Générale

M.Mustier s’appuie sur la projection d’une présentation « powerpoint » dont le contenu est disponible auprès du secrétariat de la 4ème section (Brigitte LE MAISTRE – 01 40 81 68 16)

Les financements privés des projets d’infrastructures de transport sont un sujet qui intéresse beaucoup les banquiers et en particulier la Société Générale. J’évoquerai les différentes solutions de financement. Puis je proposerai deux exemples mettant en évidence deux schémas très différents de financement. Pour commencer, je vais définir les spécificités et les contraintes financières de ces projets d’infrastructures.

I. Spécificités et contraintes financières

Remarquons tout d’abord que les volumes de financement pour les infrastructures de transport sont très importants. Le rapport Van Miert de 2003 identifie 29 projets pour un montant total de financement de 235 milliards d’euros, en Europe. En France, les besoins d’investissement pour la période 2003-2020 sont de l’ordre de 85 milliards d’euros pour une impasse de financement de l’ordre de 15 milliards d’euros. L’optimisation des financements privés peut devenir un enjeu primordial pour assurer le succès de ces développements.

De tels projets présentent toutefois des contraintes financières spécifiques. Ils comptent notamment des actifs à financer dont la durée de vie est très longue, ce qui pose des difficultés aux banquiers. Des incertitudes pèsent sur ce type de projet, notamment en ce qui concerne les niveaux de trafic. Les périodes de construction sont également très longues : de trois à cinq ans, sinon plus. L’augmentation des financements pendant cette période crée des frais intercalaires.

Les projets exposés aux risques de trafic sont pour les banques particulièrement délicats. Difficile à évaluer, le risque peut amener à une augmentation des marges et éventuellement à un raccourcissement des maturités qui peut être pénalisant. Au-delà des caractéristiques purement financières, l’environnement des projets peut créer des difficultés supplémentaires comme la possible divergence des intérêts des acteurs. La rentabilité est souvent insuffisante, ce qui nécessite de faire appel à des subventions publiques, et rend encore plus complexe la structure contractuelle de tels projets.

II. Solutions pour obtenir un financement privé

La première solution évidente et simple consiste à faire financer à fonds propres la construction du viaduc de Millau, par exemple, par Eiffage. Le financement est accordé à un exploitant qui présente l’avantage de pouvoir mettre en œuvre simplement le projet, avec un coût faible si l’actionnaire a une taille plus importante que le projet.

La structure la plus classique est celle de financement de projet, qui repose entièrement sur les flux financiers d’exploitation générés, avec un recours très limité, voire nul, à l’actionnaire de la société projet. Les risques de crédit sont évalués au regard des fondamentaux du projet : son utilité, son positionnement, son acceptation par les utilisateurs ainsi que la structure contractuelle mise en

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place. Les avantages sont la limitation des risques, la préservation des capacités d’endettement pour les actionnaires, l’allongement de la maturité de financement à des taux plus bas. Le coût de financement de ces projets est directement lié aux risques transférés du public au privé. Il s’agit du risque de construction et d’exploitation, le trafic et pour les PPP ou PFI, les niveaux de pénalité en cas d’indisponibilité des infrastructures et le traitement des cas de terminaison pour faute. Il faut savoir doser l’allocation des risques pour trouver un optimum en termes de financement.

L’approche usuelle de ce type de projet consiste en un actionnaire qui apporte 10 à 20 % du capital, le reste du financement étant réalisé par la dette. Les objectifs de rentabilité sur le capital sont souvent un taux de retour sur investissement de l’ordre de 12 à 15 %, pour des dettes d’une durée moyenne de 20 à 30 ans, pour une marge de financement de l’ordre de 100 à 150 points de base.

Le profil de risque de tels projets doit être considéré de manière très dynamique. Il évolue au fur et à mesure du projet. Comme le niveau de risque diminue, un refinancement de la dette est possible en augmentant le levier. Le capital peut alors être refinancé. Différents intervenants peuvent ensuite se positionner. Par exemple, la Société Générale et Barclays ont lancé un fonds d’investissement sur des PPP pour racheter à des développeurs leur investissement en capital dans la deuxième phase de développement. Un refinancement est possible dans une troisième phase avec une prise de risque faible, autour de 1 et 3 %.

III. Le financement d’un projet d’infrastructure : étude de cas

Le projet de l’autoroute A28 et celui du métro de Londres sont représentatifs des projets actuels d’infrastructures en Europe car ils présentent des niveaux très différents de risques de trafic : un risque complet pour l’A28 et aucun pour le métro. Ils font appel à des solutions de financements variées qui vont de la dette subordonnée au refinancement sur les marchés de capitaux des obligations indexées sur l’inflation, à des prêts de la BEI et à de la dette bancaire.

L’A28 est un projet qui a une durée de vie de 66 ans : le risque de trafic est porté à 100 %. Il s’agit de la construction, de la conception, de l’entretien et de l’exploitation de la section Rouen Alençon. Le plan de financement montre que l’investissement en capital par les actionnaires est inférieur à 10 %. Les financements de dette subordonnée sont faibles alors que l’aide publique est importante (38 %) et que les obligations représentent la moitié du financement. Elles sont structurées de manière à refléter l’évolution des revenus du projet, c’est-à-dire indexées à l’inflation française. Leur rating et leur AAA sont rehaussés grâce à l’intervention d’une assurance de crédit spécialisée.

Le second projet voit le risque de trafic porté par le secteur public. Il consiste en la remise à niveau, l’entretien et la mise à disposition de trois lignes du métro de Londres. L’exploitation des lignes reste à la charge de l’autorité publique. Dans un premier temps, le plan comportait seulement 4 % de capital apportés par les actionnaires, une dette intermédiaire de 4 % et des disponibilités reçues dans la première phase, ainsi qu’une dette senior banker et des prêts BEI pour 47 % de trois milliards de livres. Les dettes bancaires BEI sont assez longues : de dix-huit à vingt-cinq ans de maturité. Il est intéressant de constater qu’un an et demi après le premier bouclage de l’opération de financement, le projet a été refinancé, d’une part car le risque opérationnel avait fortement diminué et d’autre part parce que le risque financier était beaucoup plus faible. En effet, en cas d’arrêt pour faute du contrat de PPP, l’entité publique garantit le remboursement d’au moins 95 % de la dette senior. Ce projet autorise à externaliser la dette qui n’est pas consolidée dans l’entité publique. Ce refinancement a permis d’augmenter les montants acceptés, ce qui laisse les actionnaires initiaux

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libres de diminuer leurs risques. Ce bénéfice a été partagé via le paiement d’un dividende exceptionnel entre les actionnaires initiaux et le partenaire public. Le financement initial s’élevait à un niveau de 150 à 160 points de base. La partie refinancée bénéficie d’un très bon rating AA et d'un coût de refinancement qui passe de 150 points de base à 30 points de base.

Il faut par conséquent considérer de manière dynamique le profil de risque de tels projets.

IV. Conclusion

Malgré les difficultés rencontrées, il existe toute une gamme de solutions pratiques déjà mises en place dans de nombreux pays. Elle permet une allocation des risques adéquats entre le niveau de risques transférés et les surcoûts de financement à attendre. Souvenons-nous qu’au fur et à mesure que le projet avance, il est possible via des refinancements d’en optimiser les caractéristiques et d’en réduire le coût. Le surcoût des financements privés est limité plus que compensé par la valorisation des risques transférés par le partenaire public au privé. L’ouverture en France des montages de type PPP ou PFI permettra d’une part de s’affranchir des contraintes des concessions à la française, pour optimiser les montages contractuels de certaines infrastructures de transport, en particulier grâce à une allocation plus fine des risques. Par ailleurs, de tels schémas de PPP sont envisagés pour des projets routiers comme l’A4 et A86, la rocade de Rouen, les contournements autoroutiers de grandes villes et éventuellement des projets de tramway ou de trains légers à Reims, ou des projets ferroviaires internationaux comme le TGV Lyon Turin, voire nationaux comme le TGV Tours bordeaux.

Nous constatons donc que la participation de la sphère privée est un élément qui s’est développé en France sur les concessions et en Angleterre sur les PPP. L’expertise acquise dans un cadre européen peut être tout à fait dupliquée avec un grand nombre d’intervenants financiers qui seront prêts à y participer.

François GROSRICHARD

Merci. Je signale que dans le projet du canal Seine Nord Europe, il semble que les maîtres d’ouvrage soient tout à fait ouverts à ce type de partenariat public privé.

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La définition et l’articulation des réseaux dans le cadre européen, les critères de choix, l’importance dans la politique

communautaire comme élément d’unité

Karel Van MIERT Ancien vice président de la Commission européenne

I. Introduction

Mesdames et Messieurs,

Je veux tout d’abord remercier les organisateurs de ce colloque pour leur invitation. J’ai le plaisir de retrouver des personnalités avec qui j’ai travaillé dans le passé, et en particulier Claude Martinand.

Quand on voit le niveau et la qualité des réseaux dans la France de l’Europe des Transports, on se fait une petite idée de l’importance du travail du Conseil général des Ponts et Chaussées. C’est donc un honneur d’être invité à cet événement qui célèbre le bicentenaire de cette institution.

En effet, indépendamment de l'évolution de la société de l'information et du commerce virtuel grâce à Internet, nous vivons depuis déjà beaucoup de temps dans une société de mobilité totalement réelle. Nous ne trouvons dans l'histoire de l'humanité aucun exemple de civilisation prospère qui ne dispose de réseaux de communication efficaces.

Les pères fondateurs de l'Europe l'ont parfaitement compris et ils ont consacré au secteur des transports l’une des "politiques communes" qui figurent dans le Traité de Rome.

Qui dit grand marché, dit grands réseaux. La politique des réseaux transeuropéens fut intégrée dans le traité de Maastricht de 1993. La prise en compte des infrastructures était un pas logique pour atteindre les objectifs du marché unique. Il s’agissait de transformer la liberté de circulation des biens et des personnes en une liberté réelle, en assurant un support physique au marché unique. L’absence d’infrastructure et les goulets d’étranglement constituaient, et constituent encore, un obstacle à la libre circulation, avec les conséquences négatives pour l’économie et le bien-être des citoyens. Mais il fallait aussi répondre aux besoins de la politique de cohésion des pays périphériques du Sud notamment et faire que l’ensemble des régions de l’Union bénéficie du marché unique.

C’est donc la convergence de ces deux intérêts différents qui a fait que les gouvernements européens se sont lancés dans un exercice de planification des réseaux. Ce type d’exercice était bien connu au niveau national dans certains pays comme la France depuis l’étoile de Legrand ou le plan Feycinet mais il était tout à fait nouveau au niveau européen.

C’est ainsi que dans la foulée du Traité de Maastricht, l’Union européenne a adopté des « orientations » établissant les plans du réseaux transeuropéen à réaliser d’ici 2010 pour un coût à l’époque de 400 milliards d’ECU et une première liste de projets prioritaires – les fameux 14

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grands projets entérinés par le Conseil européen d’Essen en 1994 – puis s’est doté d’un budget spécifique pour le réseau transeuropéen (doté alors d’à peine 200 millions €/an).

Dans mon intervention, j’aborderai donc successivement :

- la situation 10 ans après ;

- la réforme des réseaux transeuropéens qu’il a fallu faire en 2004 ;

- la question du financement qui est tout à fait d’actualité au niveau européen avec les perspectives financières.

II. LA SITUATION 10 ANS APRES MAASTRICHT

1. Un bilan loin des ambitions initiales

Force est de constater de sérieux retards dans la réalisation du réseau transeuropéen de transport. Ce sont les projets ferroviaires et transfrontaliers, qui sont ceux qui ont la plus grande valeur ajoutée au niveau européen, qui souffrent le plus de ce retard.

Aujourd’hui, seulement trois des 14 projets prioritaires d’Essen en 1994 on été terminés. Quant aux autres projets, des progrès sont certes visibles dans les tronçons nationaux de ces projets mais dès qu’il s’agit de connexions transnationales, les retards s’accumulent. Au total, 1/3 seulement des travaux ont été réalisés.

Au rythme actuel, les réseaux transeuropéens prévus ne seront pas achevés en 2010, qui était l’objectif initial, mais au mieux en 2025.

Le bilan n’est donc pas très satisfaisant.

2. L’urgence d’agir

Pourtant il est urgent d’agir pour un ensemble de raisons. J’en mentionnerai au moins quatre :

1. La croissance du trafic : +70% de trafic de marchandises d’ici 2020 et + 100% dans les nouveaux Etats membres ; c’est le trafic international qui croit le plus (+100% de trafic entre Etats membres) ; la mobilité quotidienne passe de 17 km à 35 km aujourd’hui et 44 km en 2020. Cela a des coûts de congestion et de pollution de moins en moins tolérés pour les citoyens et les entreprises (1% du PIB en 2010).

2. Si les infrastructures routières se développent sans retard, on est loin du compte dans les chemins de fer (7% du fret est transporté par train en Europe, 35% aux Etats-Unis). Le développement d’alternatives à la route est pourtant au centre du Livre blanc sur la politique européenne des transports, notamment dans des régions sensibles comme les Alpes ou les Pyrénées.

3. Les infrastructures de la cohésion territoriale restent insuffisantes pour une meilleure accessibilité. Elles ne sont pas même achevées en Espagne, Portugal ou Grèce qu’il faut

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aujourd’hui ajouter celles des nouveaux Etats membres qui alourdissent la facture à € 100 milliards.

4. Enfin, les grands réseaux, avec des retombées technologiques comme Galileo ou le TGV, sont un élément important d’une politique industrielle qui revient à la mode au niveau de l’Union européenne. Les projets TGV du réseau transeuropéen représente un chiffre d’affaire de 30 milliards pour l’industrie de la construction et la signalisation ferroviaire – dont on connaît par ailleurs le besoin de se refaire une santé !).

III. LA REVISION DES ORIENTATIONS RTE-T

1. Le groupe à haut niveau

C’est dans ce contexte que Mme de Palacio, Commissaire responsable de l’Energie et des Transports, m’a demandé fin 2002 de présider un Groupe à Haut Niveau sur le Réseau Trans-Européen de Transport.

Le Groupe, composé de représentants de 27 pays68 et de la Banque Européenne d’Investissement, avait pour mandat d’identifier les projets d’infrastructure prioritaires clés pour l’Europe élargie.

Cela n’a pas été un exercice facile car nous n’avions que 6 mois et surtout car notre mandat était limité. Comment peut-on examiner les investissements sans examiner les politiques de tarification des infrastructures? Ou comment construire des nouvelles infrastructures ferroviaires sans attaquer les problèmes organisationnels des chemins de fer? Le groupe a donc inévitablement abordé ces questions, mais n'a pas pu les approfondir.

Comment avons-nous procédé?

Une méthode de sélection et d'évaluation basée sur les critères rigoureux s'est avérée essentielle dès le début. Sans cette méthodologie établie par le Groupe, il aurait été impossible de faire des choix, dans certains cas des choix difficiles.

Sur la base d’une centaine de propositions faites par les Etats et dans un contexte marqué par la rareté de l’argent public pour les grandes infrastructures, nous n’avons ainsi retenu que les projets qui:

- Etaient situés sur les grands axes de trafic européen : la valeur ajoutée de l’Union par rapport aux plans nationaux, c’est typiquement sur ce type d’axe avec plus de 20% de trafic international dont on sait qu’il croit très vite.

- Faisaient l’objet d’engagements fermes de la part des Etats concernés quant au calendrier de réalisation avant 2020. Pas question de renouveler les promesses non tenues d’Essen.

- Présentaient une série d’avantages pour l’environnement ou la cohésion territoriale. En fait à part dans quelques nouveaux Etats membres en retard de développement (Pologne) et périphériques (Irlande, pays nordique), on a donné dans les autres pays plus centraux - donc

68 15 Etats Membres + 10 nouveaux Etats Membres + Bulgarie+ Roumanie

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de transit - une nette priorité aux projets ferroviaires et aux projets par voies d’eau (fluvial et autoroutes de la mer).

2. Le processus d’adoption par le Parlement et le Conseil.

La Commission a repris quasiment l’ensemble des recommandations des groupes et la liste des projets qu’il recommandait. Une proposition formelle a été faite au Parlement européen et au Conseil des ministres de l’Union en octobre. Et je dois dire qu’en un temps record, sans doute grâce aussi à l’appui du Conseil européen en décembre 2003, le Conseil des ministres et le Parlement européen ont réussi à se mettre d’accord pour adopter la décision finale le 29 avril 2004.

Ce n’était pourtant pas une mince affaire institutionnelle car chaque institution voulait montrer ses prérogatives en ajoutant ses propres projets. Au bout du compte la liste est restée quasiment la même que celle du groupe à haut niveau avec des ajustements chaque fois tout à fait justifiés. Par exemple, en 2003 le groupe à haut niveau avait classé le projet de liaisons Seine-Escaut comprenant le Canal Seine-Nord dans une liste de projets pour le plus long terme, faute d’engagements fermes des autorités françaises. Mais depuis la réunion du Comité interministériel d’aménagement du territoire de décembre 2003, ces engagements au niveau de l’Etat sont maintenant clairs et ce projet a donc pu être ajoutée à la liste des priorités européennes.

3. Le contenu de la décision finale

Le premier élément est une nouvelle liste de 30 projets prioritaires pour le réseau transeuropéen : les 14 projets d’Essen qui sont confirmés ou étendus plus 16 autres projets nouveaux dans les nouveaux Etats membres mais aussi dans les anciens Etats membres.

Sans rentrer dans le détails des projets, en fait des grands axes composés de nombreux sous projets, on retrouve par exemple pour ce qui concerne la France des projets bien connus de vous (sans être exhaustifs):

- La liaison ferroviaire du Lyon-Turin étendue jusqu’à Budapest

- La liaison ferroviaire Paris-Strasbourg étendue jusqu’à Munich, Vienne et Brastilava

- La liaison ferroviaire Lyon-Mulhouse qui doit se connecter à l’axe Bâle-Duisburg-Rotterdam/Anvers

- La liaison Tours-Bordeaux-Vitoria-Madrid

On retrouve aussi le projet de lancer des autoroutes de la mer notamment de la mer de l’Ouest (via l’Arc Atlantique) et de la mer du Sud-Ouest de l’Europe (Méditerranée occidentale). C’est une innovation très importante pour l’Union européenne qui pour la première fois reconnaît que des aides peuvent être nécessaire à ces autoroutes de la mer exactement comme pour les infrastructures terrestres que sont les autoroutes et les voies ferrées.

Mais il ne suffit pas de déclarer l’intérêt européen des grands projets pour qu’ils voient le jour. Il faut trouver les financements – j’y viendrai tout à l’heure – mais il faut aussi des dispositifs organisationnelles et de coordination qui pour l’instant au niveau européen manquent. La décision introduit à cet égard deux nouveautés :

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- Pour renforcer la coordination entre les Etats membres et en finir avec l’attitude consistant à laisser le voisin le soin d’investir le premier, la Commission peut nommer un coordonnateur européen pour certains projets, des groupes de projets ou même un axe toute entier. Ce coordonnateur aura pour tâche de conseiller les promoteurs de projets dans le montage financier et l’évaluation, et à ce titre il devrait veiller à consulter aussi les opérateurs ou les régions et les collectivités locales directement concernés. Ca sera donc un travail pour M. Barrot dès 2005 de proposer à la Commission de désigner ces coordonnateurs pour les projets qui en ont le plus besoin.

- Une procédure de déclaration d’intérêt européen qui aura, entre autres, pour effet de faciliter l’intégration des procédures d’évaluations qui sont à l’heure actuelle cloisonnées entre Etats membres. Concrètement, les Etats membres devront coordonner leurs procédures d’évaluation et de consultation du public. Ceux qui le souhaitent pourront même dans le cas de projets techniquement et financièrement indivisibles comme les ponts et tunnels réaliser une enquête transnationale unique.

IV. LE CASSE TÊTE DU FINANCEMENT

Mais ces améliorations –encore faut-il les mettre en œuvre ! - ne résoudront pas le casse-tête du financement. Où trouver les 225 Mrds € requis d’ici 2020 pour financer les 30 projets prioritaires du réseau transeuropéen ?

Et ce n’est que la pointe de l’iceberg, puisque le coût de l’ensemble du réseau transeuropéen dans l’Europe élargie dépasse les 600 milliards d’euros, d’après les dernières mises à jours.

Qui peut payer?

1. Le contribuable national ?

Les marges budgétaires existent si la volonté politique est là. Mais les Etats membres invoquent le Pacte de Stabilité et de Croissance pour repousser ou abandonner des projets prioritaires pour l’Union, en préférant des investissements à plus court terme et avec des retombées nationales plus directes.

On peut se demander toutefois si 0,16% du PIB en dépense annuelle -que représentent les projets prioritaires - menacerait l’équilibre du Pacte de Stabilité et de Croissance. On a tendance à souvent oublier le volet Croissance du Pacte. Or selon les études de la Commission, la réalisation de ces projets et des réseaux dans les nouveaux Etats membres créerait un surplus de croissance économique de 0,2 à 0,3 du PIB dans l’Union européenne (meilleure accessibilité, effets de réseaux), et ce en plus des réduction de pollution et de congestion.

Dans le cadre de la révision des règles de mises en œuvre du Pacte de Stabilité et de Croissance, certains évoquent l’idée de déduire les dépenses militaires ou de recherche et développement. Bien que le groupe n’avait pas voulu prendre position sur cette question, il me semble – à titre tout à fait personnel et je l’avais écrit à Mme de Palacio - qu’avant de discuter de ces idées, il faudrait au moins discuter de celle de déduire les dépenses dans ces projets prioritaires qui eux au moins sont parfaitement connus et déjà déclarés d’intérêt européen par le Parlement et le Conseil.

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2. L’usager?

Il ne fait aucun doute que l'usager doit être appelé à contribuer davantage au financement des infrastructures. Selon les estimations de la Commission, c’est de l’ordre de 20% que les usagers pourraient apporter au total.

- Mais il faut d’abord que la Communauté se dote de règles communes en matière de tarification de l’usage des infrastructures. C’est ce que vise la proposition adoptée par la Commission en juillet 2003 sur la taxation des poids lourds (directive Eurovignette) qui affecte les recettes de péage aux transports, et en les encadrant, permet des financements croisés à partir des péages routiers pour construire de nouvelles infrastructures dans des zones sensibles. Or, force est de constater que la proposition de la Commission est, pour l’instant, loin de faire l’unanimité parmi les Etats Membres.

- Vu l’apport théorique des usagers, on peut songer à faire appel aux capitaux privés. Mais 80% des projets prioritaires sont des projets ferroviaires et il ne serait pas honnête intellectuellement d’accréditer l’idée que le secteur privé est prêt à investir spontanément dans les infrastructures ferroviaires tant que les compagnies ferroviaires continuent à être gérées comme elles le sont. La poursuite de politique ferroviaire européenne est donc déterminante. Par ailleurs vu la nature à très long terme de ce type de projet, des garanties d’emprunts doivent pouvoir être octroyées plus facilement au niveau européen.

3. Le contribuable européen?

Le budget de l’Union devrait pouvoir se substituer aux financements nationaux défaillants, au moins pour les tronçons transfrontaliers, qui sont les premiers sacrifiés par les Etats, des projets prioritaires. Le financement communautaire a l'avantage d'être plus stable dans le temps que les budgets nationaux. Il encourage également la coordination entre les États membres et aide à assurer le respect des règles communautaires.

De nouvelles règles pour l’octroi de subventions RTE-T ont été adoptées en avril 2004 par le Conseil et le Parlement. Le budget RTE peut maintenant, du moins en théorie, cofinancer jusqu'à 20% du coût pour les sections des projets prioritaires transfrontaliers ou traversant des barrières naturelles.

Cela est très positif, mais totalement inutile aussi longtemps que le budget disponible total n’aura pas été augmenté: le budget RTE –T actuel de 700 millions € par an jusqu’en 2006 est dérisoire !

Je veux donc souligner ma satisfaction avec les propositions faites par la Commission le 14 juillet dernier pour les nouvelles perspectives financières pour 2007-2013.

En effet, la Commission propose une révision importante du budget pour le réseau de transport transeuropéen et des règles pour l'octroi de l'aide financière. Le règlement prévoit un budget communautaire de 20 milliard d’euro pour soutenir le réseau du RTE-T (2007-2013) : il s’agit d’un montant quatre fois plus élevé que le budget actuel.

La proposition vise aussi à renforcer l’effet de levier communautaire : les subventions octroyées pourront aller jusqu'à 50% des coûts des projets transfrontaliers prioritaires et des projets liés au déploiement des systèmes interopérables, de sécurité et de sûreté, comme incitation dans des cas exceptionnels.

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Ces aides viendront s’ajouter évidemment aux fonds structurels et de cohésion, qui continueront à cofinancer les infrastructures de transport dans les pays et les régions éligibles.

Je saisis cette occasion pour exprimer mon soutien total à ces propositions. Mais celles doivent être décidées par les autres institutions et avoir l’appui des Etats membres, or j’observe que six d’entre eux – dont la France- déclarent vouloir limiter les dépenses de l’Union à 1% du PIB (au lieu de 1,15%). Certaines dépenses comme l’agriculture étant figées, je crains qu’une telle limite – si elle se confirmait - se fasse au préjudice des politiques nouvelles importantes pour la croissance comme le réseau transeuropéen.

Malheureusement, si je soutiens la proposition de la Commission, je suis pessimiste et je pense qu’on ne répondra pas au niveau du Conseil à l’attente du groupe de travail pour donner suffisamment de moyens à l’Union européenne pour qu’elle puisse stimuler davantage les priorités au niveau des infrastructures de transport. Le rôle de l’Europe est appelé à croître pour compenser le déficit de structures dans le marché unique.

V. CONCLUSIONS

J’en viens à conclure.

Les investissements dans les infrastructures de transport, dans le réseau transeuropéen de transport, sont clé pour le bon fonctionnement du marché intérieur, tout en améliorant la cohésion du territoire et, en conséquence, en favorisant la compétitivité et la croissance de l’Union Européenne. Malgré le travail législatif réalisé en 2003 et 2004, un travail important reste à faire pour régler le problème des financements.

Mais peu à peu, outre la question de construire et de financer les infrastructures de transports, se pose au niveau européen de plus en plus la question de la régulation du réseau transeuropéen, autrement dit harmoniser les règles de circulation et d’exploitation sur le réseau transeuropéen par exemple dans le domaine des contrôles et des sanctions. Un vaste chantier en perspective pour, en fait, faire un réseau « fédéral » - même si le mot effraie.

Je vous remercie.

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Débat

François GROSRICHARD

L’Etat, l’Europe ou RFF seuls ne peuvent plus tout financer. Nous sommes obligés de coopérer. Claude Lévi Strauss disait ainsi : « le moi n’est pas seulement haïssable, il n’a pas de place entre un nous et un rien » Nous avons besoin d’un « nous », financier, économique et bancaire pour mener à bien les projets proposés.

Jean GUENARD

J’appartiens à Eiffage. Merci au Vice-Président de la BEI pour ses aimables propos concernant Millau. Le projet était facile car le volume financier de l’ouvrage permettait de le faire. Je remercie Monsieur Van Miert pour sa franchise. Nous commençons à vivre la belle aventure de Perpignan Figueras. Nous rencontrons des problèmes de langues, de cultures, de règles et de lois. Le Groupement européen d’intérêt économique a été créé pour ce faire. Malheureusement, le GEIE ne répond pas à tous les besoins. Nous sommes obligés de créer socialement deux établissements. Les règles fiscales, la TVA, l’impôt sur les bénéfices sont différents. Nous avons pourtant la prétention de faire des équipes mixtes. 90 % du tunnel se trouve en France. Nous allons travailler depuis l’Espagne. Il semble que nous devions changer les règles de fonctionnement en passant la frontière. Nous avons besoin que la Commission européenne travaille à une harmonisation.

Karel Van MIERT

Quand Jacques Delors m’a confié le portefeuille des transports, il m’a demandé de m’occuper des infrastructures. J’ai répondu que les gouvernements s’y opposaient. Le traité de Maastricht a fait en sorte que la Commission européenne fasse partie du jeu. Face aux nombreuses difficultés financières, procédurales ou culturelles rencontrées, nous souhaitons nous donner les moyens d’y remédier. La subsidiarité reste au centre de nombreuses décisions. Beaucoup de gouvernements refusent d’aller plus loin que la création d’un coordonnateur. Celui-ci devrait avoir les moyens de donner un avis négatif si les autorités ne coopèrent pas suffisamment. La grande question est de savoir si nous admettons la création d’une société européenne harmonisée. Malheureusement, je ne peux pas vous garantir que nous aurons cet instrument d’ici quelques années.

Jean GUENARD

Pour pallier ces difficultés réelles, soulignons la volonté commune de la CIG, de la Commission de contrôle et de la Commission de suivi, comme des Etats.

Karel Van MIERT

Monsieur Barrot nous invite à utiliser les instruments créés.

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Jean-Christophe GALLICIAN

Monsieur Mustier a évoqué le risque trafic. Avez-vous pris en compte cette notion dans la sélection des 30 grands projets choisis parmi les 100 proposés ?

Karel Van MIERT

Il fallait en premier lieu que le projet soit rentable. S’il ne l’était pas, il fallait le préciser. Nous souhaitons que la prochaine fois, la BEI fasse une étude de rentabilité avant qu’un groupe à haut niveau discute des priorités. Il faut prendre en compte la dimension cohésion comme l’aspect environnemental des projets, ce qui constitue une question politique.

François GROSRICHARD

Nous pouvons poser la question à Monsieur Mustier : est-ce que les capitaux privés peuvent s’intéresser à un projet pour autre chose que sa rentabilité financière ?

Jean-Pierre MUSTIER

C’est une bonne question à laquelle je réponds par l’affirmative, à condition que le projet ait suffisamment de subventions pour en assurer la viabilité. Nous avons une politique et une déontologie qui nous amènent à nous intéresser à des projets sociaux et surtout à refuser de participer à des projets contraires à une bonne éthique.

François GROSRICHARD

Nous pourrions envisager que les banques aient un comportement citoyen et ne recherchent pas toujours une rentabilité de 12 à 13 %.

Jean-Pierre MUSTIER

Je n’irai pas jusque là : nous avons besoin d’une rentabilité adéquate qui satisfasse nos clients et nos actionnaires. Nous arrivons parfois à faire converger ces intérêts divergents.

Bernard SELIGMANN

Monsieur Van Miert a parlé du casse-tête du financement. Je me demande si nous ne facilitons pas le règlement de ce casse-tête en choisissant des bons projets bien étudiés, peu chers, et qui rapportent beaucoup car il n’existe que peu de clients au final qui pourront en payer le prix. Un ministre nous a reproché à l’occasion de l’audit des grandes infrastructures d’avoir supprimé le rêve pour les politiques. Je me demande si nous pouvons nous payer le prix du rêve aujourd’hui. Je pose cette question aux pouvoirs politiques.

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Karel Van MIERT

Les projets repris dans la liste sont importants. Depuis plus de dix ans, nous discutons de la construction d’un tunnel dans les Alpes que tout le monde reconnaît comme nécessaire. Si vous avez une solution, nous attendons toujours de bonnes idées.

Noël DE SAINT PULGENT

Récemment, l’Institut Montaigne qui comprend quelques-uns des plus grands patrons français, a publié un opuscule intitulé « comment restaurer la compétitivité en Europe ». Il s’agit de satisfaire l’ambition de Lisbonne de faire de l’Europe la première économie de la concurrence en 2010. La dernière proposition consiste à dire qu’il ne faut surtout pas faire le programme FASTRA qui est le programme d’accélération des infrastructures. Même si ces projets sont utiles, et ils le sont, comme nous sommes dans un système de pénurie budgétaire, il vaut mieux investir davantage dans la formation des jeunes et dans l’économie de la connaissance. Si ces projets n’ont pas été concrétisés, c’est peut-être parce que d’autres, plus urgents, ont pris leur place. L’opuscule fait toutefois exception des projets transfrontaliers. Francis Mer disait ainsi que nous devions être compétitifs sur ce qui fait la différence, c’est-à-dire l’économie de la connaissance.

Karel Van MIERT

Certaines études parviennent à d’autres conclusions. Durant de nombreuses années, un manque d’investissement a touché les infrastructures. S’il faut bien sûr investir dans la recherche et le développement, nous aurions pu nous interroger depuis longtemps sur l’utilité de consacrer tant d’argent à l’agriculture plutôt que de l’investir ailleurs. Il semble que nous ne soyons pas encore prêts à le faire. Nous n’avons pas encore créé l’environnement nécessaire pour que les projets jouent un rôle vraiment important au sein de l‘Union européenne.

François GROSRICHARD

Nous allons clore la quatrième partie des débats afin de conclure cette journée. Nous accueillons Hugues de Jouvenel pour une vision prospective à l’horizon 2050. Comme l’a dit Woody Allen : « Nous devons tous nous intéresser au futur car nous sommes condamnés à y passer le reste de notre vie ».

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Conclusion en forme de prospective

Une vision prospective à l’horizon 2050

Hughes de JOUVENEL Directeur général de Futuribles

C’est un grand honneur pour moi d’avoir été invité à la célébration du bicentenaire du Conseil général des Ponts et Chaussées pour y intervenir, non sur son histoire, mais sur son rôle dans la construction de l’avenir. Sans doute est-ce en raison des travaux que nous avons eu le privilège de mener avec la 4e section sur la prospective des transports à l’horizon 2050. Je vous remercie de m’avoir permis ici rapidement de l’évoquer.

Trop nombreux sont nos contemporains qui se positionnent en spectateurs de l’histoire. Insuffisamment nombreux sont ceux qui entendent en être les acteurs et, parmi ceux-là, rares sont ceux qui, ne se contentant point d’être gestionnaires, s’efforcent d’être de véritables stratèges.

Comme vos célèbres prédécesseurs, vous avez vocation à être des bâtisseurs d’avenir et donc, à l’image du navigateur, vous devez simultanément user avec adresse de deux instruments complémentaires mais différents :

— de la « vigie » (à laquelle on se réfère désormais en parlant de veille ou d’intelligence stratégique) et de la prospective dite exploratoire qui doivent vous permettre d’essayer de discerner ce qui peut advenir, quels sont les futurs possibles qui peuvent découler de la situation actuelle, les enjeux majeurs à moyen et à long terme qui y sont liés ;

— du « gouvernail », en ne vous trompant pas sur vos réelles marges de manœuvre, en vous interrogeant cette fois sur les futurs souhaitables et finalement la vision, ou le projet, qui vous anime, et enfin la stratégie permettant de le réaliser.

N’oublions jamais que le futur n’émerge pas du néant, qu’il s’enracine dans le présent. Tout commence donc par la représentation collective que nous sommes capables de nous forger de la situation actuelle au travers de sa dynamique temporelle longue, donc par notre aptitude à nous forger une opinion aussi pertinente que possible sur ce que l’on appelle souvent :

— d’un côté les tendances lourdes telles que le vieillissement démographique, la dématérialisation des économies modernes, la mondialisation et, par voie de conséquence, la montée d’une concurrence de plus en plus importante non seulement entre les entreprises mais également entre les territoires ;

— d’un autre côté ce que Pierre Massé appelait déjà les « idées et faits porteurs d’avenir »,

ce que l’on qualifie aujourd’hui de signaux faibles, à charge pour nous — et ce n’est pas le plus simple — de fait le tri entre les phénomènes à caractère purement conjoncturel et ceux qui sont annonciateurs de développements durables. Par exemple, vient ici à l’esprit l’embellie de croissance économique que nous avons connue à la fin des années 90 et la controverse qui s’est alors instaurée entre ceux qui l’interprétaient comme le signe annonciateur d’un nouveau Kondratieff ascendant et

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ceux, dont nous étions à Futuribles, qui estimaient qu’il ne s’agissait que d’une embellie passagère.

— Enfin restent des incertitudes majeures telles que l’évolution des prix des hydrocarbures

ou le développement scientifique et technologique et la probabilité d’avènement, à quel horizon temporel, de substituts aux énergies fossiles.

Une fois diagnostiquée correctement la dynamique actuelle, il faut explorer le spectre des futurs possibles. En cette matière existent incontestablement deux écoles de pensée : l’une, chère aux statisticiens et prévisionnistes, qui consiste à penser que demain diffèrera d’aujourd’hui comme aujourd’hui diffère d’hier, que les mêmes choses changeront toujours de la même manière, au même rythme et dans le même sens selon des « lois » immuables. Ainsi les tenants de cette école useront-ils d’extrapolations plus ou moins raisonnées et, notamment, de modèles économétriques de plus en plus sophistiqués.

N’oublions jamais ce qu’est un modèle économétrique. Il s’agit d’une représentation, à l’aide d’un système d’équations, de la manière dont un sous-système, que l’on a plus ou moins artificiellement isolé de son contexte, a fonctionné dans le passé, modèle dont on se servira par la suite pour réaliser des simulations qui comportent trois faiblesses essentielles : La première tient à l’hypothèse implicite que le sous-système sera pérenne dans le temps, qu’il n’y aura donc pas, par exemple, d’effets de seuil au-delà desquels la morphologie du système se modifierait en profondeur. La seconde résulte de l’hypothèse que « tout reste égal par ailleurs » et qu’aucune variable externe ne fera irruption dans le système, en modifiera donc la morphologie et la physiologie. La troisième résulte évidemment du fait que si les hypothèses d’entrée sont simplistes, arbitraires ou erronées, les prévisions — quoique vêtues d’un voile de scientificité — seront tout aussi simplistes, subjectives et arbitraires que les hypothèses d’entrée.

Que l’on utilise de tels modèles de prévision lorsque l’on raisonne à court ou moyen terme peut se justifier. En revanche, méfions-nous, surtout lorsqu’on raisonne à long ou très long terme, de l’idée sous-jacente selon laquelle tout se répète à l’identique à l’infini sans discontinuités ni ruptures, certaines dont nous risquons d’être les victimes, d’autres dont nous serons nous-mêmes les acteurs.

De graves erreurs sont souvent commises en la matière quant à l’appréciation des inerties et des changements. Par exemple, en matière démographique, l’on considère souvent à tort que les inerties sont telles que l’on peut faire des projections sans grand risque d’erreurs y compris à long terme. Or, s’il est évident que nous héritons d’une population que nous pouvons dénombrer dont nous pouvons connaître la répartition par âge et par sexe, il est non moins évident que les évolutions à venir dépendront de trois variables — la fécondité, l’espérance de vie et le solde migratoire — dont on connaît fort mal les déterminants et sur lesquelles, en conséquence, l’on est enclin à adopter des hypothèses souvent éminemment simplistes et discutables, surdéterminées par les observations plus ou moins fiables du passé.

Ainsi suis-je enclin à penser que les projections démographiques, contrairement à une idée fort répandue, sont empreintes d’une incertitude non négligeable : d’environ 10 % à dix ans, 20 % à vingt ans et peut-être 100 % à l’horizon d’une espérance de vie humaine. Si, partant de là, je m’intéresse au nombre et à la composition des ménages, je devrais faire des hypothèses sur l’évolution de l’emploi, sur l’attitude des jeunes vis-à-vis du travail, sur les qualifications acquises et requises… , autant de variables dites molles qui seront déterminantes quant à l’âge d’entrée en activité des jeunes générations. A l’autre extrémité de la vie active, se poseront de la même manière

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des questions concernant l’évolution des aptitudes tout au long du cycle de vie, la propension des seniors à se maintenir en activité et la capacité des entreprises à les retenir… Bref, à nouveau, beaucoup de variables à caractère qualitatif souvent tout aussi importantes, sinon davantage que celles sur lesquelles nous disposons de chiffres auxquels on accorde trop souvent une importance excessive.

Ajoutons que, contrairement à une idée hélas très répandue, notamment chez les économistes, les êtres humains ne fonctionnent pas de manière rationnelle et donc que le principe de cohérence a priori jette un doute sur la fiabilité de méthodes dites scientifiques d’exploration de l’avenir.

La seconde école, celle qui se réclame de la philosophie et de la démarche prospective, recourt bien souvent à l’élaboration de scénarios contrastés, repose sur un parti pris radicalement différent. Les tenants de celle-ci, préférant une approximation exacte à une précision fausse, s’inspirent de l’analyse systémique et entendent prendre en compte, ou essayer de le faire, toutes les variables entrant en ligne de compte, qu’elles soient quantitatives ou qualitatives, ainsi que les phénomènes de discontinuité et de rupture qui — rappelons-le — peuvent être subis (par exemple le changement climatique) ou délibérément provoqués (par exemple la réalisation d’un réel réseau transeuropéen de transport).

Les prospectivistes usent souvent de la méthode des scénarios qui, ne l’oublions jamais, sont des histoires de futurs possibles composées d’une base (la situation actuelle), de cheminements et d’images finales.

Ne tombons pas dans le piège qui fut celui de la Datar lorsqu’elle nous proposa quatre images de la France en 2020 sans nous informer le moins du monde sur la manière d’y parvenir, donc sur les cheminements qui pouvaient y conduire. N’oublions pas non plus que lorsqu’on élabore des scénarios, ceux-ci à l’évidence ne sont pas équiprobables à chaque instant, qu’ils n’ont pas non plus la même espérance de vie, que l’on ne va pas basculer par enchantement du jour au lendemain d’un scénario souvent qualifié de tendanciel à un scénario contrasté. Il s’agit donc de construire une réelle arborescence des futurs possibles non pas d’ailleurs pour conduire au choix de celui-ci ou de celui-là mais pour éclairer, à la lumière de ces futuribles, quels sont les enjeux à moyen et à long terme auxquels nous risquons de nous trouver confrontés.

C’est en s’appuyant sur une telle démarche que, avec la 4e section du Conseil général des Ponts et Chaussées, nous avons conduit une prospective des transports à l’horizon 2050. Aussi bien des transports de personnes que de marchandises, non seulement dans le cadre étroit de l’Etat nation mais dans un cadre géographique plus large, celui de l’Europe, voire du monde. Et en tenant compte à la fois de la dynamique de l’offre mais aussi de celle de la demande ou, mieux encore, des besoins.

Soulignons la vertu et les limites de ces scénarios qui sont en voie d’achèvement. Aucun d’entre eux n’a vocation à préfigurer exactement l’avenir. Ils ont vocation tous ensemble à éclairer le spectre des possibles et, surtout, les enjeux à long terme auxquels nous risquons d’être confrontés. Ils sont bâtis autant que possible en évitant tout jugement de valeur. Il s’agit là d’un travail à caractère exploratoire qu’il convient de bien distinguer d’un autre registre : celui de la construction du futur, donc de la représentation que vous pourriez vous forger d’un avenir souhaitable et réalisable, dont j’aime à dire qu’il s’agit d’un rêve passé au crible de la raison (une étude de faisabilité) qui implique donc un choix politique et donc idéologique.

A ce stade, trois questions essentielles inéluctablement se poseront :

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— Quelles sont vos marges de manœuvre et comment celles-ci peuvent-elles évoluer y compris, par exemple, à la lumière de la répartition des compétences entre les acteurs publics et privés, des ressources disponibles, des technologies mobilisables… ?

— Quelle est votre conception des différents avenirs souhaitables et, en définitive, le projet résultant, soulignons-le, d’un choix politique au sens le plus noble de ce terme ?

— Quelle est enfin la stratégie qui pourrait être adoptée pour atteindre cette objectif à l’horizon 2050, donc le compte à rebours des actions à entreprendre, par qui et à quel moment, pour le réaliser ?

Ensuite restera l’épineuse question du passage à l’action, donc de la capacité des hommes et des organisations à se mobiliser autour d’une vision commune d’un avenir souhaitable, mobilisation qui doit être suffisante pour surmonter les rigidités et les inerties qu’on aurait tort de sous-estimer. Et, là encore, — pardonnez-moi de le répéter — la mobilisation collective des compétences, des intelligences, des énergies — toutes choses que l’on peut difficilement mettre en équation — s’avèrera sans doute plus déterminante qu’une variation, fut-elle importante, dans ce que vous aimez mettre en équation.

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Intervention de Jacques BARROT Commissaire européen aux Transports

Mesdames et Messieurs,

Je suis heureux de pouvoir m’exprimer devant votre prestigieuse institution qui depuis deux cents ans est au cœur de tous les grands projets d’infrastructure et de développement. Mes débuts en tant que secrétaire d’Etat au logement ont été facilités par la présence au ministère de toutes les forces intellectuelles des Ponts et Chaussées. J’ai appris ce qu’était une institution animée par le sens du devoir envers l’Etat.

J’aime également cette institution qu’est le CES, où le dialogue social est pratiqué quotidiennement sous l’impulsion de l’excellent président Jacques Dermagne que je salue

Je tiens à réaffirmer à Karl Van Miert en ce jour où je suis investi comme grand commissaire combien il laissera de marques prestigieuses en Europe tant dans le domaine des transports que dans celui du marché intérieur ou des politiques communautaires. En charge de la Haute-Loire, je n’ai eu de cesse d’ouvrir ce département et je suis fier de lui avoir permis d’avoir un solde migratoire positif et un taux de chômage de 6 %.

Concepteurs et constructeurs visionnaires, les ingénieurs des Ponts et Chaussées ont, avec un savoir-faire reconnu dans le monde entier, contribué au rayonnement économique de la France en élaborant des projets d’infrastructure ambitieux, s’inscrivant dans un schéma d’aménagement du territoire.

Pourtant, si la France possède un corps d’ingénieurs talentueux entièrement dévoués à son service, j’entends souvent parler de son déclin et du repli de son influence économique. Ces assertions contrastent avec le fait que la France est l’un des pays européens qui possède le taux le plus élevé d’investissements directs étrangers. Selon nombre d’entrepreneurs, cet attrait est en grande partie lié à la qualité exceptionnelle de ses infrastructures et de ses réseaux de transport.

Sûrs, rapides, efficaces, à la pointe du progrès technique, ils permettent de relier en quelques heures n’importe quel lieu du territoire national. Ces infrastructures favorisent les échanges entre les acteurs économiques et dynamisent notre économie.

Mais l’excellence ne suffit plus. Aujourd’hui, le corps de bâtisseurs que vous êtes se doit de raisonner davantage à une échelle européenne et non plus nationale. Nous avons besoin d’une pensée européenne pour résoudre le problème, par exemple, de la desserte de Strasbourg.

Pour l’implantation du troisième aéroport parisien dont je ne sais pas à ce stade si les besoins se feront sentir à terme, une chose est sûre : ce type d’investissement ne peut se décider sans concertation avec les pays voisins de la France qui ont aussi de grands aéroports. Mais d’autres voies peuvent aussi être explorées. La croissance du trafic pourrait en effet être largement absorbée en développant des alliances avec d’autres hubs européens comme celui de Schipol à Amsterdam.

Comme vous le voyez, la dimension européenne est aujourd’hui une donnée essentielle de la problématique des infrastructures de transport. Elle permet, par une gestion coordonnée avec nos

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partenaires et voisins, de maximiser l’efficacité de l’ensemble de nos infrastructures (et de l’argent public).

Je voudrais à ce propos rendre hommage à Monsieur Claude Martinand, Vice-Président du Conseil général des Ponts et Chaussées, qui fut l’un des premiers à comprendre la nécessité de penser et d’agir au plan communautaire en matière d’infrastructure. En précurseur, il a pris l’initiative il y a dix ans, de créer une structure permettant aux différentes fédérations du secteur français de la construction, de l’aménagement et des travaux publics, d’être directement représentées à Bruxelles en partenariat avec le ministère, mais indépendamment de la représentation permanente de l’Etat.

Reprenant le titre que vous avez donné à cette journée « transports et réseaux : continuités et ruptures », je voudrais vous dire pour mon premier discours comme Vice-Président chargé des transports, quelles seront mes priorités.

I. La continuité dans l’action de la Commission en faveur de la politique des réseaux de transports

Mon action s’inscrira bien sûr dans la continuité de l’action de mon prédécesseur, Madame de Palacio.

A l’heure où l’Union européenne s’élargit, le marché des transports change de taille et s’agrandit. Ouvrir le marché européen des transports ce n’est pas seulement achever le marché intérieur pour mieux réduire les disparités entre les différents modes de transports, mais c’est aussi s’adapter à ce changement de taille. Si le marché n’est pas une fin en soi, la concurrence est un élément fondamental du progrès. Je pense bien sûr au transport de passagers par chemin de fer.

La sécurité routière sera l’une de mes priorités. Nos concitoyens attendent, dans la mondialisation, des espaces de sécurité. Nous avons encore 40 000 morts sur nos routes et nous parions sur une réduction de moitié d’ici 2010. Je veux saluer ici les excellents résultats obtenus et l’expérience acquise par le ministre des transports monsieur Gilles de Robien. Je ferai un bilan à mi-parcours des résultats obtenus par les Etats et proposerai de nouvelles mesures Il faut bien sûr assurer les investissements pour atteindre ces objectifs.

L’acquis en matière de sécurité aérienne, maritime et ferroviaire a beaucoup progressé ces dernières années en Europe. Je veillerai à ce que les trois agences de sécurité mise en place grâce aux efforts de madame de Palacio, disposent de tous les moyens nécessaires à leur bon fonctionnement. Surtout, je n’attendrai pas la prochaine marée noire pour poursuivre les Etats qui n’appliquent pas les règles que l’Union européenne s’est donnée pour renforcer la sécurité maritime. A ce sujet, sans doute faudra-t-il compléter les règles déjà imposées aux Etats du port en renforçant les obligations incombant aux Etats du pavillon.

La continuité dans l’effort pour connecter les réseaux de transports des 15 à celui des 10 nouveaux Etats Membres sera mise en œuvre. Je saisis cette occasion pour saluer le travail accompli brillamment par Karel Van Miert qui a servi de base à l’identification de 30 projets prioritaires d’intérêt européen. Je souhaite poursuivre la mise en place des réseaux transeuropéens à l’échelle d’une Europe élargie.

L’interconnexion et l’interopérabilité des réseaux nationaux, ainsi que l’accès à ces réseaux sont des éléments majeurs de la continuité territoriale du continent européen dans son ensemble. Pour

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atteindre un objectif aussi ambitieux, il faudra aussi développer des connexions avec nos nouveaux voisins à l’est et au sud de l’Europe. Un nouveau Groupe à Haut Niveau sera donc chargé d’identifier les projets prioritaires pour réaliser un réseau paneuropéen d’infrastructure.

II. Une rupture dans certaines de nos pratiques

La politique européenne des transports passe aussi par une rupture importante et salutaire avec certaines pratiques.

• Tout d’abord je veux établir une rupture dans le financement des infrastructures. Il faut donner une véritable dimension budgétaire à la politique des transports.

Il faut que les Etats Membres, et notamment la France, passent de la parole aux actes en matière de réseaux transeuropéens. Ils doivent se donner les moyens budgétaires de leurs ambitions. C’est tout le sens de la proposition des perspectives financières adoptées par la Commission le 14 juillet dernier.

Je demande que la proposition de la Commission européenne de multiplier par quatre le budget communautaire consacré aux transports soit soutenue par les Etats membres. Je compte sur vous pour que cette demande soit relayée auprès des autorités gouvernementales, notamment de celles de ce pays.

Le renforcement de la dimension budgétaire de la politique des transports passe également par le rééquilibrage des taux de cofinancement communautaire des grands projets entre les taux pratiqués dans le cadre de la politique de cohésion qui peuvent aller jusqu’à 85 % et ceux encore trop bas, limitant à 10 ou 20 % le soutien octroyé dans le cadre des Réseaux transeuropéens de transports (RTE). Dans certains pays de l’Est, certaines infrastructures sont la condition première de la productivité. Par exemple, un article soulevait récemment les difficultés pour se rendre de Bratislava à Vienne. Il faut additionner le budget européen, l’effort des Etats membres, la politique de cohésion et même l’action de la BEI. Nous devrions parvenir à un rééquilibrage des taux communautaires pour dépasser les10 à 20 % qui se révèlent souvent insuffisants pour servir de leviers. Je compte sur vos réflexions pour parvenir dans ces sociétés qui ne pensent pas au futur à obtenir l’épargne nécessaire.

• Dans ce contexte, je souhaite renforcer l’attention portée aux infrastructures transfrontalières.

Si les RTE ont pris du retard dans leur mise en œuvre aujourd’hui, c’est parce que les projets transfrontaliers ne sont pas assez considérés comme prioritaires par les Etats alors qu’il s’agit en fait des tronçons qui amplifient la valeur ajoutée des réseaux nationaux en les connectant les uns aux autres.

Je comprends le réflexe des Etats d’allouer en priorité les fonds disponibles aux projets qui ont un intérêt national. Le TGV Est n’a pourtant de sens que s’il est connecté sur l’ICE allemand. Je suis prêt à débloquer un financement de cette connexion dès lors que la France et l’Allemagne se seront engagées sur un calendrier de réalisation de ce tronçon et auront permis l’adoption du cadre financier pour 2007-2013.

En tout état de cause, il faut que la Commission concentre son attention sur les points névralgiques de ce réseau européen que sont les volets transfrontaliers.

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Je veillerai donc personnellement à maintenir les Etats sous pression, à les aider aussi, pour garantir l’avancement concret des projets. Je travaillerai notamment à la mise en place d’une agence européenne de coordination des financements des RTE qui devrait nous aider dans ce sens.

• Il faut également accentuer le rééquilibrage des modes de transports. Dans ce domaine, j’espère que nous pourrons passer de la parole aux actes. Depuis de nombreuses années, l’Union, les Etats et la Commission proclament qu’ils vont agir pour rééquilibrer les modes de transports. Il y a déjà des inflexions perceptibles dans le transport des passagers. Mais pour les marchandises, le succès grandissant de la route a pour conséquence une double aggravation de la congestion et de la pollution.

Je veux promouvoir les transports en commun ainsi que les modes de transports plus respectueux de l’environnement. Je ne veux pas une politique contre les camions mais plutôt une politique pour développer des alternatives à la route.

Quand je vois que Saint-Etienne n’a toujours pas de liaison moderne avec Lyon, je constate l’absence de décision en ce domaine.

Je souhaite poursuivre les négociations sur la directive Eurovignette. Au-delà, je veux reprendre la réflexion sur l’intégration des coûts externes dans une politique tarifaire adaptée à chaque mode de transports et qui augmentera notamment la contribution des usagers.

La politique des transports exige du réalisme. Si nous voulons nous doter de réseaux de transports efficaces avec un impact environnemental réduit, il faut en payer le prix.

Bien qu’il faille trouver un compromis avec l’ensemble des Etats membres, je continue à penser qu’il faudra que nous nous orientions vers une affectation de plus en plus directe des recettes des transports vers la construction d’infrastructures.

Je me réjouis d’ailleurs que la France ait décidé de créer une agence qui affecte les dividendes des sociétés d’autoroute aux financements d’infrastructures dans les autres modes de transports. Dans ces conditions, je regrette un peu que la France ait été parmi les Etats membres opposés à ce principe d’affectation obligatoire des recettes de l’Eurovignette aux infrastructures de transports, lors du dernier Conseil Transports.

III. Conclusion

Comme Karel Van Miert, vient de le souligner, les infrastructures de transports et les réseaux transeuropéens sont l’une des clés du bon fonctionnement du marché commun et de la croissance européenne. Malgré les efforts considérables entrepris jusqu’ici, il reste un immense chantier à terminer.

Dans ce contexte, l’action de la Commission ne doit pas se résumer à l’adoption de nouvelles directives et règlements. Il ne sert à rien de doubler l’acquis tous les 5 ans s’il n’est pas appliqué. J’attacherai une importance toute particulière au contrôle et à la mise en œuvre effective des règles existantes.

Mon action visera aussi à développer la valeur ajoutée communautaire en incitant les Etats à soutenir de grands projets tournés vers l’innovation technologique. Le programme de

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radionavigation par satellite Galileo, ou bien les projets Sésame de gestion du trafic aérien ou encore ERTMS pour le trafic ferroviaire, témoignent en effet de la vitalité et du potentiel de la coopération technologique au niveau européen.

La politique des transports que je souhaite pour l’Europe ne sera donc pas seulement normative. Ce doit être aussi une politique budgétaire et une politique industrielle et technologique.

Comme vous le voyez, je ne manque, ni d’ambition, ni d’énergie pour les années à venir. Cependant, pour réussir, j’ai besoin de partenaires prêts à s’engager aux côtés de la Commission.

Les Etats Membres doivent donner à la Commission les moyens financiers de leurs ambitions. On ne peut pas espérer connecter l’ensemble d’un continent à un même réseau sans un engagement financier à la hauteur. On ne peut pas développer le rail sans financer l’interopérabilité.

Les partenaires financiers, aux premiers rangs desquels la Banque Européenne d’Investissement, doivent eux aussi prendre des risques pour nous aider à mener à bien des projets à forte valeur ajoutée communautaire.

Enfin, je sais que je peux compter sur le prestigieux corps des Ponts et Chaussées qui est aussi bien représenté à Bruxelles qu’à Paris, car vous connaissez mieux que quiconque l’impact concret que peut avoir le développement des réseaux de transports sur la vie de nos concitoyens.

La politique des transports est l’ouverture vers les autres et vers le futur grâce à des infrastructures lourdes. Vous m’avez donné les uns et les autres le désir de participer aux grandes politiques de transport qui restent essentielle à l’avenir de l’humanité. C’est grâce à la route que Rome a répandu une civilisation. Il faudra toujours des routes et des chemins pour aller vers l’autre.

Je vous remercie.

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Clôture du Colloque

Claude MARTINAND Vice-président du Conseil Général des Ponts et Chaussées

Nous sommes impressionnés par la qualité du colloque d’aujourd’hui comme de ceux des autres jours : je tiens à en remercier tous les intervenants de haute qualité et tous les participants. L’animation de François Grosrichard a été excellente.

Ce bicentenaire est certes l’occasion de revenir sur un passé prestigieux, mais surtout un moyen de « construire le futur ». Il s’agit de faire de la prospective en améliorant notre réflexion, notamment en étudiant les continuités comme les ruptures.

Nous avons un corps qui date de 1716, une école de 1747, un Conseil Général de 1804 et un Ministère des Travaux publics de 1830. Ce « carré magique » va être profondément « impacté » par la décentralisation, par la construction européenne, la mondialisation, la libéralisation, la réforme de l’Etat et notamment la réforme budgétaire, les nouvelles technologies et l’irruption de la société civile. Nous sommes d’ailleurs ici dans la maison de la « société civile organisée », selon la formule du Président Jacques Dermagne que je remercie pour son accueil.

J’aurais pu développer des réflexions sur les flux, les réseaux et territoires, puisque chacun sait c’est mon sujet de prédilection. Je m’intéresse à l’approche systémique, au passage pour les transports d’une « économie administrée » à une « économie ouverte et régulée ». Il faudra chiffrer le coût de « la non-Europe » des RTE. Il va falloir sortir de notre « colbertisme high-tech » qui doit se repenser avec la construction européenne. Les corps de fonctionnaires vont devoir se transformer. Bernard Descombs nous a invités à réfléchir à une sorte de PHD technologique qui soit assis sur une formation scientifique, technique et économique ainsi que sur la pratique et l’expérience professionnelle acquise en exerçant des responsabilités importantes. Nous allons réfléchir à la manière de maintenir ou développer une expertise pour les pouvoirs publics, l’ensemble du pays et les autorités européennes.

Concernant la question de la confiance des citoyens par rapport à un minimum d’approche rationnelle, il faut dépasser le scientisme, une techno-science triomphante que nous aspirons à dépasser parce que nous ne souhaitons pas rester des technocrates. Les questions auxquelles nous sommes confrontées exigent que la légitimité de nos actions se crée à travers le débat public et démocratique. Il nous faut apprendre à communiquer.

Le développement durable est notre « étoile du berger ». L’aménagement et le développement durable des territoires, plus particulièrement pour nous, impliquent une réflexion sur le rapport au temps et à l’espace. Nous pouvons espérer que le rendez-vous périodique que nous avons avec l’histoire et la géographie soit réussi, notamment à travers la question des réseaux transeuropéens.

Je tiens à remercier les participants, les organisateurs et notamment Claude Gressier et Chantal Lecomte. Nous entendons montrer que le CGPC est un vieillard encore vert et dynamique. Il faudrait citer la formule célèbre attribuée à Gramsci alors qu’elle est de Romain Rolland : « il faut concilier le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté ». Je préfère celle de Jean Monnet : « nous ne devons être ni optimistes ni pessimistes, mais déterminés ».

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ANNEXES Les présentations powerpoint sont disponibles auprès du secrétariat de la 4ème section (Brigitte LE MAISTRE – 01 40 81 68 16)

-M.Alain WILS

-M. Eric de CROMIERES

-M.Guillaume PEPY

-M.Xavier FELS

-M.Jean-Pierre MUSTIER

Document diffusé par M.de Fontaine Vive Curtaz

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Les choix et méthodes de financement : continuité et innovations

Philippe de FONTAINE VIVE CURTAZ Vice-président de la Banque Européenne d’Investissement

Fêter les 200 ans d’une institution telle que le Conseil Général des Ponts et Chaussées en traitant de la question du financement des réseaux de transport constitue à la fois un honneur et un défi.

Un honneur, cela va sans dire au vu de la contribution historique que les ingénieurs des Ponts et Chaussées ont apportée depuis deux siècles dans la mise en œuvre des grands projets d’équipement public, notamment dans le secteur des transports. Cette histoire plus que bicentenaire, au cours de laquelle la France a souvent fait figure de pionnière, a suscité intérêt et admiration bien au-delà de nos frontières. Ce qui la caractérise est une recherche constante de l’intérêt général sans a priori sur les solutions à adopter, ce qui a conduit certains auteurs à parler de « pragmatisme français ». Il en est notamment résulté une expérience assez unique dans l’appréciation des mérites respectifs des modes de gestion public et privé et dans la manière de les valoriser au mieux.

Si les vertus du partenariat public-privé pour développer les infrastructures de base d’un pays sont aujourd’hui reconnues partout dans le monde, c’est sans aucun doute un peu grâce au modèle français des concessions qui a inspiré bon nombre de pays et d’institutions. Ainsi, la Banque mondiale a repris cette approche au cours des années quatre-vingt en préconisant un modèle de développement des infrastructures publiques largement basé sur la participation du secteur privé à la réalisation des infrastructures avec ce que l’on appelle les « PPI » (Private Participation in Infrastructure).

Plus récemment, au début des années 1990, le Royaume-Uni a développé la « Private Finance Initiative » PFI. L’idée centrale étant de bâtir des partenariats public-privé pour la réalisation des infrastructures, y compris dans des secteurs non marchands comme l’éducation par exemple.

Mais c’est aussi un défi, car nous vivons une époque de mutations rapides dans l’organisation mondiale des marchés financiers qui ouvrent un vaste ensemble d’opportunités pour le financement des infrastructures de transport. Le nombre croissant de projets complexes a suscité le développement d’une ingénierie financière sophistiquée et d’un vaste marché international spécialisé dans le financement des infrastructures.

La BEI est, j’y reviendrai, au cœur de ce processus et a pour mission de répondre aux besoins des acteurs publics et privés dans un souci d’optimisation du financement de grands projets, et tout particulièrement des réseaux trans-européens. La BEI intervient sans dogmatisme ni parti pris, ce qui lui permet de porter un regard aussi objectif que possible sur les avantages et inconvénients de chaque solution. Notre ingéniérie en Europe nous a montré que le secteur des transports a un rôle précurseur dans la diffusion de nouvelles méthodes de gestion et de financement des infrastructures. Ainsi, les PPP représentant un tiers des interventions de la Banque dans ce secteur dans l’Union européenne, et un part croissante dans les pays associés (Pays de bassin méditerranéen, Pays ACP, Amérique latine et Asie) où la contribution du secteur privé au développement des infrastructures s’est nettement renforcée ces dernières années.

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Tout d’abord, quelles sont les caractéristiques du secteur des transports ?

Les transports sont, avec les autres industries de réseaux, l’un des secteurs qui ont suscité le plus de débats quant aux mérites respectifs du public et du privé dans la production des services. Composantes essentielles du système d’échanges marchands, les réseaux de transport sont aussi au cœur des rapports sociaux et culturels et interagissent fortement avec les territoires (villes, régions, nations et aujourd’hui Union européenne). A cela s’ajoutent des impacts importants, souvent dommageables et parfois irréversibles sur les écosystèmes. Les transports sont ainsi au cœur de la problématique du développement durable de nos sociétés, ce qui exclut de les laisser à la seule main invisible du marché.

Toutefois, si historiquement un consensus s’est rapidement dégagé sur le fait que les pouvoirs publics devaient intervenir dans l’organisation des transports, le débat concernant la façon d’opérer a souvent été virulent.

Il a été a peu près tranché dans le cas des services de transport interurbains où il est maintenant acquis que la concurrence est le meilleur mode d’organisation (ce qui est parfaitement compatible avec l’existence de missions de service public).

Il reste en revanche largement ouvert pour les infrastructures. Leurs caractéristiques (très longue durée de vie, besoins de subventions importants pour couvrir les coûts fixes et favoriser les reports modaux, rentabilité commerciale résiduelle souvent très incertaine, actifs irrécupérables, situations de monopole naturel) pourraient les prédisposer à rester dans le giron public si l’on pouvait garantir que leur gestion serait aussi efficace qu’une gestion privée et régulée.

Or ce n’est pas le cas, ce qui explique pourquoi, lorsqu’on se tourne vers le passé ou l’étranger, on observe une grande diversité de méthodes de gestion et de financement des infrastructures de transport, allant du tout public au tout privé en passant par toute une gamme d’architectures institutionnelles mêlant à des degrés variables les acteurs privés et publics.

Faisons juste un survol historique, sans prétention par rapport à l’intervention du Professeur Caron et sans aller jusqu’à la période napoléonienne évoquée par le Professeur Guillerme, en évoquant des exemples symboliques de montages juridico-financiers montés en France au cours des siècles, dont beaucoup, bien que méconnus du grand public, montrent combien l’initiative privée a pu jouer un rôle moteur dans le développement des infrastructures de transport, à côté des méthodes plus classiques de financement et de gestion publics.

• Importance de l’initiative privée jusqu’au début du XXème siècle69

Il est peu connu que Gustave Eiffel a été concessionnaire de sa tour qu’il a financée pour près des trois quarts. De nos jours, l’attribution de la concession du Viaduc de Millau au groupe Eiffage qui sera inauguré que le 14 décembre prochain, ne surprend personne et illustre la continuité de la pratique française en matière de recours au secteur privé dans le développement des grands projets.

69 Partie inspirée de l’ouvrage de X. Besançon (fonds jaune) et du papier de Réjane Hugounenq et Bruno Ventelou « LES SERVICES PUBLICS FRANÇAIS À L’HEURE DE L’INTÉGRATION EUROPÉENNE »

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Comme l’a démontré Xavier Besançon, qui fait autorité en la matière, la France peut légitimement revendiquer une paternité dans ce domaine.

Ainsi, dès le Moyen-Age, des concessions ont été attribuées à de riches particuliers pour des ponts, comme par exemple le pont Saint-Michel à Paris à la fin du XIVème siècle, dont le financement s’est appuyé sur l’obtention, en rente à perpétuité, des logements construits sur l’ouvrage.

[Des concessions de transport fluvial ont également été données et c’est aussi dans ce domaine que l’on trouve le premier grand contrat de concession de travaux publics avec le Canal d’Adam de Craponne en 1554, canal de desserte en eau partant de la Durance et desservant Salon, Silvacane, Pélissanne, jusqu’à l’Etang de Berre. Adam de Craponne a investi beaucoup d’argent et une partie de son patrimoine pour ces travaux et obtenu un retour sur investissement indirect grâce au développement économique permis par le canal (alimentation des moulins, irrigation, transport). ]

Les ponts et canaux continueront de bénéficier tout au long du XVIIème et du XVIIIème siècle du système de concession, souvent à péage, dont évidemment le célèbre canal du Midi.

Cette technique sera ensuite renouvelée sous l’Empire puis étendue sous la Restauration et la monarchie de Juillet. L’administration des Ponts et Chaussées favorisa clairement la construction de ponts en concession après 1820. Faute de fonds du Trésor, le financement d’un pont suspendu s’opérait à travers une société détentrice des droits de péage, dotée d’un cahier des charges approuvé par l’Administration, souvent après appel d’offres. Plus de 160 ponts suspendus furent ainsi construits et financés entre 1831 et 1847.

C’est aussi au XVIIème que Colbert a inventé le bail décennal pour la construction et l’entretien des grandes routes pavées de France, proche des concessions autoroutières actuelles, système qui a fonctionné jusqu’en 1830.

Pour terminer ce survol historique, je ne peux pas passer sous silence les chemins de fer, d’autant plus que ceux-ci se retrouvent au cœur de l’agenda européen dans le cadre du développement des réseaux trans-européens.

A partir de 1830, la question du « service public » opposait déjà les détracteurs de la concession à ceux qui voulaient que l’Etat exécute et gère le nouveau réseau et c’est la loi de 1842 qui a permis les deux possibilités avec la participation des départements et des communes auprès de l’Etat ou la concession totale à des compagnies privées. C’est ainsi que s’est organisé le partage des coûts à peu près également répartis entre fonds publics et privés.

C’est la concession qui l’emportera dès 1852 sous l’impulsion de Napoléon III ce qui engendrera les grandes sociétés de travaux publics et de construction. On peut dire que le succès des groupes espagnols sur la scène mondiale dans le domaine des concessions de transport, où ils occupent sept des dix premières places repose sur ce modèle.

Napoléon III a ensuite imposé le regroupement des quelques 60 compagnies de chemin de fer à se regrouper en 6 compagnies concessionnaires, étendu les contrats à 99 ans avec option de rachat après 15 ans et attribué des garanties d’intérêt qui firent des chemins de fer des placements de « père de famille »..

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Ainsi, le montage financier classique consiste alors à verser une subvention initiale de l’ordre d’un quart des besoins de financement, puis de garantir pendant 50 ans un rendement minimal de 4% par an aux détenteurs de capital avec une clause de bonne fortune conduisant à reverser à l’Etat la moitié des excédants dès que le rendement dépassait 8%.

En 1882, sur les 12,2 milliards de francs dépensés depuis l’origine dans le capital des premiers établissements, 26,4 % avaient été fournis par l’État et 16% par le capital privé, la majorité étant apportée par des placements obligataires garantis par l’Etat.

Cette garantie a donc joué un rôle fondamental pour la confiance des investisseurs et a permis la mobilisation des sommes nécessaires à l’extension du réseau. Au total, elle a permis à l’État d’imposer ses exigences et de réaliser ses projets sans conséquence sur les finances publiques, car le rendement des compagnies ayant été relativement important

C’est à partir de 1878 que Charles de Freycinet, polytechnicien, ministre des Travaux publics a développé un vaste programme de travaux public visant à développer les chemins de fer en tant que service public. Les moyens ont été mobilisés sur le budget de l’Etat et les pouvoirs publics n’on cessé dès lors d’accroître leur implication dans le développement des chemins de fer.

A partir de 1900, certaines compagnies n’ont pu résister aux pressions financières -hausses des prix, hausses des salaires- et aux contraintes imposées l’État. Finalement, l’ensemble du chemin de fer a été nationalisé en 1936, ce qui montre à un siècle de distance la difficulté de traiter de ce secteur.

Pour terminer, je citerai le cas célèbre du métro parisien, exemple de partage « physique » entre l’infrastructure à la charge de la ville et de la superstructure et du matériel roulant à la charge du concessionnaire. Les travaux de la superstructure ont été réalisés par la puissance publique et livrés en 1900. Une entreprise concessionnaire exploitait ensuite le métro à ses risques et périls moyennant le versement d’une redevance versée à la ville et proportionnelle au trafic. Les équipements et les installations, les stations et le matériel roulant étaient à la charge du concessionnaire. La RATP sera nationalisée en 1948, dans la vague de nationalisations qui a suivi la libération.

Cette dichotomie infrastructures-superstructure d’un côté et matériel roulant ou mobile de l’autre est plus que jamais d’actualité dans les secteurs ferroviaire et portuaire.

Ce modèle de la concession, avec financement total ou partiel par le privé, bénéficiant ponctuellement de garanties publiques, va se diffuser dans le monde jusqu’à la 1ère guerre mondiale avec des succès variables et des échecs retentissants comme le Canal de Panama. La période particulièrement troublée qui a suivi aura raison de l’initiative privée dans le développement des grandes infrastructures de transport, imposant un rôle prédominant du secteur public.

• Prédominance du secteur public depuis la fin de la 2ème guerre mondiale

Le recours à des modes de financement et de gestion publics a en effet été la règle quasi générale dans les démocraties depuis la fin de la seconde guerre mondiale, y compris aux Etats-Unis (à l’exception des chemins de fer intégrés verticalement et développés et gérés par des compagnies privées opérant toutefois dans un cadre très réglementé jusqu’à la fin des années 1970).

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Le secteur privé intervient principalement pendant la phase de construction, plus épisodiquement pour l’entretien ou l’exploitation, très rarement dans le financement. Parmi les exceptions il y eut bien sûr la création en France de sociétés privées d’autoroute au début des années 1970, une seule ayant survécu aux turbulences provoquées par les crises pétrolières.

Cette situation de fait s’explique au moins autant sinon davantage par des raisons économiques que par des considérations politiques ou idéologiques, même si ces derniers ont évidemment joué un rôle dans l’accent plus ou moins fort mis ici et là sur tel ou tel mode de gestion (la comparaison France/Etats-Unis dans le secteur ferroviaire est sur ce sujet très éclairant). Il est de même nous le verrons pour le développement des partenariats public privés qui, au-delà des querelles partisanes, apparaît comme une évolution répondant de manière opportune à des changements de fond dans l’organisation de nos sociétés.

Les raisons invoquées après guerre pour justifier l’omniprésence du secteur public dans les réseaux de transport étaient pour l’essentiel au nombre de quatre :

- Le développement de l’état providence donnant aux structures publiques une légitimité forte dans les secteurs jugés vitaux

- En Europe, les besoins colossaux de reconstruction après guerre et les capacités limitées de financement du secteur privé

- Le recours à la subvention d’investissement comme forme de financement privilégiée dans un contexte d’abondance relative des fonds publics mais aussi comme conséquence directe de politiques fiscales et tarifaires70 ;

- La maîtrise insuffisante des structures de partenariats public-privé, sauf dans quelques pays comme la France ayant une large expérience dans ce domaine71.

Au total des structures de gestion et de financement public classiques, ces dernières combinant subventions directes à l’investissement et prêts de longue durée adossés généralement sur des emprunts obligataires garantis par l’Etat (les autres formes de soutien public revenant indirectement à une combinaison variable entre subvention ab initio et prêts à long terme). En bref une ingénierie financière plutôt fruste mais bien adaptée au régime de croissance des « 30 glorieuses ».

70 Gratuité pour les routes à l’exception de quelques ouvrages d’art et des autoroutes interurbaines dans les pays du sud de l’Europe, mais dans le même temps croissance régulière de la fiscalité sur les carburants (sauf aux USA), qui générait une ressource abondante mais non affectée alimentant les budgets nationaux ; tarification inférieure au coût moyen pour les chemins de fer – compensant en partie la sous-tarification du transport routier de marchandises.

71 Avec toutefois une mauvaise appréciation du partages de risques entre public et privé (cf. faillite des sociétés d’autoroutes en France et aussi plus récemment Eurotunnel)

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Pour terminer, je parlerai des développements récents et des perspectives d’avenir et en particulier de la résurgence des partenariats entre secteurs public et privé dans le développement des infrastructures de transport

Le retour de l’initiative privée au cœur du développement des infrastructures de transport date des années 1980. Les 20 dernières années ont en effet été marquées par deux avancées majeures :

(i) L’adaptation et la modernisation du cadre traditionnel de la concession « à la française », refondu dans un ensemble plus vaste et plus flexible de relations contractuelles ou institutionnelles entre les secteurs public et privé, plus connu sous le nom de Partenariat Public Privé - PPP, concept introduit par les pays anglo-saxons dans les années 1990 (Royaume-Uni notamment) et désormais adopté et mis en pratique par la plupart des pays de l’Union européenne : PFI au Royaume Uni, Livre vert de la Commission sur les PPP et en France, de l’Ordonnance du 17 juin 2004 sur les contrats de partenariat ;

(ii) Le développement au niveau mondial des techniques de financement de projet, visant à « confiner » le financement de projets générant des cash-flows bien identifiables, suffisamment prévisibles et bien délimités dans le temps, dans des structures ad-hoc permettant de répartir les risques projets entre plusieurs partenaires tout en autorisant des engagements hors-bilan;

Les raisons de cette évolution sont d’une part la reconnaissance de la valeur ajoutée que peut apporter le secteur privé dans l’accomplissement de missions de service public, moyennant la mise en place d’un cadre régulateur approprié, sujet sur lequel des progrès considérables ont été réalisés ces dernières années et d’autre part le resserrement tendanciel des contraintes de financement public.

Les « PPP »

Même si la notion de partenariat entre secteurs public et privé pour la réalisation de grands équipements publics est connue de longue date, et notamment, nous l’avons vu, en France, l’acronyme « PPP » n’a été popularisé que récemment sous l’impulsion des pays anglo-saxons et tout particulièrement du Royaume-Uni. Nos amis britanniques se sont engagés depuis plus de 10 ans sur une voie bien connue en France mais qui, à l’époque était totalement nouvelle pour eux, celle d’une association étroite du secteur privé dans le financement et la fourniture de biens et services publics, voire dans certains cas dans celle de la privatisation d’activités relavant traditionnellement du secteur public.

Le recours accru à l’initiative privée, dont le principe n’a pas été remis en cause par les gouvernements successifs, concerne aujourd’hui de nombreux secteurs, le secteur des transports ayant toujours été en pointe dans ce processus. On connaît évidemment les échecs qui ont émaillé cette transformation radicale. On connaît un peu moins les nombreux succès qui vont de la privatisation des ports à la mise en œuvre de projets de routes et de transport urbain sous forme de PPP avec des schémas de rémunération et de partage de risque particulièrement innovants.

Le principe du PPP version britannique est de proposer aux autorités publiques une alternative au système traditionnel de production des biens et services publics, visant à tirer profit de la capacité du secteur privé à apporter des solutions mieux adaptées aux besoins exprimés. Cela recouvre la concession telle que nous la connaissons mais le plus souvent il s’agit de contrats intégrés visant à

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assurer la fourniture sur une durée longue d’un service lié à une infrastructure ou un bâtiment avec une rémunération étalée dans le temps et liée à la performance de l’exploitant. L’approche britannique consiste à comparer de manière systématique et en termes financiers les avantages et inconvénients des PPP par rapport aux options publiques.

L’option PPP n’est retenue que si elle apporte une réelle valeur ajoutée, et ce indépendamment du traitement comptable des investissements associés (57% des contrats PPP sont comptabilisés dans les comptes du Trésor britannique). Cette valeur ajoutée est obtenue en optimisant le partage des risques entre partenaires public et privé au cours d’un processus d’appel d’offres utilisant généralement la procédure négociée.

Au delà des gains ponctuels que l’on peut générer sur tel ou tel projet, qui doivent être évalués avec toute la rigueur requise sans a priori sur le résultat final, une telle approche crée une dynamique dont les effets doivent s’apprécier sur le long terme mais qui est déjà perceptible dans nombre de secteurs.

L’expérience britannique s’est progressivement diffusée dans plusieurs pays européens, sinon dans sa forme originale, du moins dans sa philosophie. Cette diffusion ne peut se faire sans une politique de formation au sein des administrations concernées, visant à construire une expertise en matière de négociation et de gestion de contrats complexes. Afin de consolider cette expertise et d’assurer une cohérence entre les administrations, la plupart des autorités publiques optent pour la création d’un centre d’expertise (PPP « taskforce ») appelé à jouer un rôle de coordination et de partage d’expérience.

Les techniques de financement de projets

Parallèlement au développement des PPP, et plus généralement de la participation accrue du secteur privé dans les infrastructures de base dans de nombreux pays, on a assisté à l’expansion et au renouvellement permanent des techniques de financement des projets pour lesquelles un marché international s’est créé et développé rapidement. Une étude récente estimait à 90 le nombre de PPP financés au sein de l’UE-25 en 2003 pour un montant estimé de l’ordre de 17 Mds€72.

Ces techniques permettent de circonscrire les négociations entre acteurs autour d’un projet bien défini dont la réalisation sera confiée à une société ad hoc, d’évaluer les risques de manière aussi objective que possible et de les répartir au mieux des compétences et des capacités de portage de chacun. L’expérience montre que les marchés financiers ont tendance à plébisciter ce type de montage en raison de la transparence qui les caractérise et de la meilleure gouvernance qui peut en résulter.

L’autoroute A28 ou la LGV Perpignan-Figueras, exemples récents de l’application des ces techniques en France, démontrent l’efficacité de ce type de financement structuré pour lever des fonds à long terme avec un coût minimisé. Mais ils nous interpellent aussi sur le bien fondé d’un transfert systématique des risques commerciaux vers les acteurs privés.

L’expérience britannique fondée sur le développement de modes de rémunération liés à la performance technique et non plus au volume de trafic et les analyses récentes des agences de

72 21.65 Bn$ selon Dealogic (2003) Global Project Finance Review

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notation (étude de Standard & Poors sur les autoroutes à péage) donne également sur ce sujet matière à réflexion.

La France est bien placée pour relever le défi de ce marché en pleine expansion, à condition de développer chez elle un véritable programme d’opérations montées en PPP venant compléter l’activité plus traditionnelle des concessions ou délégations de service public. Les exemples de l’Espagne et du Royaume-Uni montrent combien l’existence d’un marché domestique est importante pour asseoir le rayonnement international des industries de BTP et de conseil juridique et financier.

Le rôle de la BEI

Avant de conclure, j’aimerais dire quelques mots sur le rôle de la BEI qui, depuis son origine, été au cœur du développement des grands projets d’infrastructure d’intérêt européen en intervenant massivement pour leur financement, et notamment dans le secteur des transports.

La Banque européenne est la banque du développement de l’Union et c’est à ce titre qu’elle intervient en priorité dans le domaine des transports trans-européens qui contribuent à l’Initiative européenne de croissance. C’est le Rapport « van Miert », que vous aurez la chance d’entendre dans un instant, qui a sélectionné les projets prioritaires à réaliser d’ici 202073.

Elle a suivi les évolutions décrites auparavant et notamment comme je l’ai déjà signalé, le développement des PPP sans préjugé sur les mérites respectifs des différentes options offertes aux autorités publiques. Le secteur des transports constitue aujourd’hui l’essentiel de l’activité PPP de la BEI, avec des projets phares comme l’aéroport d’Athènes, le métro de Londres, les autoroutes françaises et portugaises, la ligne à grande vitesse Bruxelles-Amsterdam et de nombreux projets de transport urbain en Espagne. Ce secteur est essentiel et on peut se féliciter que ce soit c’est le Commissaire et Vice-Président de la Commission, Jacques Barrot qui en aie la charge.

Notre expérience montre que bien plus que la question de classification comptable et de l’impact éventuellement bénéfique sur les finances publiques, la recherche d’efficacité globale tout au long du cycle de vie des projets est, sur le long terme, la raison d’être des PPP.

C’est dans cette optique que la BEI, en étroite coopération avec la Commission, les Etats membres et le secteur privé, conçoit sa contribution au financement des PPP pour la réalisation et l’exploitation des grandes infrastructures de transport à vocation trans-européenne.

La décision prise l’an dernier, dans le cadre de l’initiative de croissance, de créer une facilité d’investissement pour les réseaux trans-européens, ayant pour objectif d’élargir la palette de produits financiers offerts par la Banque aux promoteurs des projets RTE, et plus particulièrement ceux mis en œuvre sous forme de PPP, en est une parfaite illustration. Cette palette a plusieurs composantes :

• Un renforcement du produit traditionnel de la Banque, à savoir des prêts à très long terme (jusqu’à 35 ans) aux meilleures conditions du marché ;

• Le développement d’instruments de garantie, en collaboration avec la Commission ;

73 Pour mémoire cette liste de 18 projets n’avait pas retenu la LGV Paris-Luxembourg-Strabourg

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• L’utilisation accrue de la facilité de financement structuré qui permet à la Banque de prendre davantage de risques dans sa participation au financement des projets ;

• Le recours éventuel aux techniques de « titrisation » permettant de mobiliser davantage les marchés des capitaux qui sont demandeurs de produits « labellisés ». Ceci permettrait notamment de développer un véritable marché secondaire du financement des grandes infrastructures de transport libérant des ressources précieuses pour le marché primaire (fonds propres et quasi fonds propres des sponsors traditionnels de ce type de projet et prêts bancaires)

A cela s’ajoute un rôle de conseil et d’expertise auprès des autorités publiques, des institutions internationales, à commencer par la Commission, et des autres acteurs contribuant au développement des nouvelles méthodes de financement des grands projets de transport.

Pour plus de détail, je vous invite à consulter le dernier rapport de la BEI sur les PPP, qui est sorti la semaine dernière, et que vous trouverez à l’entrée de la salle.

Je me limiterai à vous donner quelques chiffres. L’année dernière, la Banque a accordé 2,7 milliards d’euros de prêts pour des PPP, ce qui porte son encours global à 14,7 Mds€.

Cet encours se répartit essentiellement entre des grands postes des transports comme les routes et les autoroutes qui représente près de 40% et les tunnels et les ponts qui représentent 21%. Les transports urbains représentent pour leur part 17%, les aéroports 7% et les trains 6%.

En dehors des transports, le secteur qui s’est beaucoup développé ces dernières années, notamment en France pour les hôpitaux, est le secteur des infrastructures sociales, c’est à dire de la santé et de l’éducation qui représente 5% des concours de la Banque. L’eau et l’assainissement et l’électricité sont également des secteurs qui bénéficient de prêts de la BEI dans le cadre de PPP et qui représentent chacun environ 2% des prêts.

Une dernière remarque, les infrastructures se caractérisent par un besoin de financement à long terme. C’est pourquoi la BEI est un bailleur de fonds très présent sur ce marché. Près du quart des prêts ont une maturité de plus de 25 ans et 80% sont sur plus de 20 ans.

Enfin, avant de conclure, je vous dirai que la France est très loin derrière le Royaume-Uni, qui bénéficie de près du quart des financements PPP et de l’Espagne, du Portugal et de la Grèce qui à eux trois représentent la moitié. Il y a donc là un véritable défi, à la réalisation duquel l’Etat a tenté d’apporter sa contribution avec l’Ordonnance du 17 juin dernier sur les Partenariats.

*

En conclusion, je dirai que les cérémonies du bicentenaire du CGPC sont l’occasion de prendre un peu de recul par rapport à l’actualité immédiate, ce qui nous permet de constater qu’en matière de financement des infrastructures de transport, les problèmes d’aujourd’hui ne sont pas sensiblement différents de ceux d’hier.

Il apparaît clairement qu’il nous faut d’une part un cadre clair et transparent, permettant un partage équilibré des risques, responsabilités et rétributions des uns et des autres, il nous faut aussi retrouver la passion d’entreprendre et la modernité d’un grand corps exemplaire pour soutenir et développer l’expérience française.

Manifestation Organisateur

Lieu, 1er juillet 1998

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