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Traduire le lexique philosophique Une étude qualitative de la traduction des termes philosophiques Magisteruppsats Författare: Jakob Svedberg Handledare: Frida Splendido Examinator: Liviu Lutas Termin: VT17 Ämne: Facköversättning Nivå: Avancerad nivå

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Traduire le lexique philosophique

Une étude qualitative de la traduction des termes philosophiques

Magisteruppsats

Författare: Jakob Svedberg

Handledare: Frida Splendido

Examinator: Liviu Lutas

Termin: VT17

Ämne: Facköversättning

Nivå: Avancerad nivå

Kurskod: 4FR32E

Abstract The aim of this paper is to examine a translation of philosophical text from French into

Swedish, with main focus on what is presented as inherent problems when translating

philosophical terms. The philosophical terminology is often innovative and reflexive: the

specific language usage, the frequent creation of new terms and the nuances of discourse

when interpreting meaning are all elements susceptibly problematic when confronted by a

translator.

The analysis draws upon our own translation of the article “L’image est le mouvant” by

philosopher and art historian Georges Didi-Huberman, in which the author analyses central

concepts from the philosophy of Henri Bergson in the light of the evolving art of cinema and

related visual inventions at the turn of the century. The analysis is structured according to the

interpretive model proposed by translator Jean Delisle, which together with theories on the

philosophical terminology allow us to distinguish “discursive presuppositions” in the text.

These presuppositions are crucial to the initial recognition of terms, and permit us to discern

different types of translational problems in our material. By passing through the successive

stages of the analysis model, different aspects of the translation and its problems are discussed

in relation to the previous parts.

The analysis emphasizes and illustrates mainly the importance of interpreting discourse when

translating philosophy: the unique language usage of the philosopher and the presuppositions

of the text are both crucial to the understanding of terms. Due to the provisional definitions of

terms and their uncertain delimitations, the translation of philosophical language constitutes a

singular act of rewriting in which the translator plays a highly significant role.

Mots-clés Lexique philosophique, Bergson, Didi-Huberman, image, le cinéma

Table des matières 1. Introduction ............................................................................................................................ 1

1.1 Objectif du mémoire ......................................................................................................... 2

1.2 Méthode et organisation du mémoire ............................................................................... 3

2. Cadre théorique ...................................................................................................................... 5

2.1 Les étapes du processus traductif ..................................................................................... 5

2.1.1 La compréhension ..................................................................................................... 5

2.1.2 La reformulation ........................................................................................................ 6

2.1.3 La justification ........................................................................................................... 7

2.2 Sens, discours et lexique philosophique ........................................................................... 8

2.2.1 Quelques considérations du sens et du discours ........................................................ 8

2.2.2 Le lexique philosophique ........................................................................................ 10

3. Analyse ................................................................................................................................. 13

3.1 La compréhension .......................................................................................................... 13

3.1.1 Présuppositions discursives ..................................................................................... 13

3.1.2 Reconnaissance et compréhension des termes ........................................................ 15

3.2 La reformulation ............................................................................................................. 19

3.2.1 La traduction des termes techniques ....................................................................... 20

3.2.2 La traduction du lexique général ............................................................................. 23

3.3 La justification ................................................................................................................ 28

4. Conclusion ............................................................................................................................ 30

5. Références ............................................................................................................................ 32

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1. Introduction Dans les mots du traducteur et philosophe Jean-René Ladmiral, la philosophie est une

« coïncidence de la singularité individuelle et de l’universalité » (1983 : 254). Pour le

traducteur, cette belle description témoigne d’une problématique qui est fortement présente

dans la traduction d’un texte philosophique : comment traduire un texte qui vise à

l’universalité mais sait en même temps faire usage des spécificités du langage ? Le traducteur

et traductologue Lawrence Venuti écrit que les difficultés qu’implique la traduction restent,

malgré leur influence sur le résultat, hors discussion dans la philosophie :

Philosophy does not escape the embarrassment that faces contemporary academic disciplines when confronted with the problem of translation. In philosophical research widespread dependence on translated texts coincides with neglect of their translated status, a general failure to take into account the differences introduced by the fact of translation. (1998 : 106)

D’après Venuti, il y a une problématique qui provient du « fait traduit » d’un texte, dérivant

de l’influence de la méthode de traduction sur le résultat ; et Ladmiral renchérit, disant que la

traduction philosophique « ne saurait se réduire à un simple transcodage, ne posant que des

problèmes terminologiques. Il y aura lieu de développer une théorie de la traduction

philosophique notamment » (1994 : 113). Envisagée sous l’angle du traducteur, cette

problématique de traduction se présente comme un carrefour de difficultés auxquelles

s’adressent les « compétences » nécessaires que propose l’anthropologue et traductrice Alice

Berrichi (2012 : 21) pour la traduction en sciences humaines : elle demande une méthode de

traduction qui s’applique à la fois à l’exécution de l’interprétation, de la compréhension et de

la reformulation du texte source. Ces considérations s’adressent alors à la sphère spécifique de

traduction que constituent les sciences humaines et dont la problématique devrait, en

conséquence, inspirer un grand champ de recherche. Cependant, le chercheur en philosophie

Elad Lapidot constate que : « […] it is all the more astonishing, therefore, to take notice of the

almost absolute lack of philosophical translation as a theme of scientific research in general,

whether translated or not » (2012 : 1).

Les difficultés de traduire en sciences humaines sont liées aux spécificités des disciplines

académiques. Fortement caractéristique de la philosophie, la tendance à l’invention fréquente

des termes et concepts introduit une difficulté au traducteur : la création et l’usage du lexique

philosophique mettent à la fois en question sa compréhension de la langue, de la pensée

véhiculée et en même temps la relation entre celles-ci. Berrichi conclut donc d’un traducteur

en sciences sociales :

2

Le traducteur doit s’approprier le texte, en élaborer sa propre interprétation sans trahir les théories et réflexions véhiculées. Il doit souvent expliciter des concepts ou justifier les choix de traduction de ce qu’on peut appeler les « intraduisibles » […]. Le traducteur est alors pleinement acteur du débat actuel. (2012 : 22)

Ainsi, cette problématique ne se limite pas à une question de terminologie mais la dépasse en

ce qui concerne une compréhension globale de l’acte de traduire un texte en sciences

humaines, ce qui est exemplifié dans notre cas par un texte philosophique. En prenant appui

sur un modèle décrivant les étapes différentes du processus traductif et des considérations

théoriques du lexique philosophique, nous chercherons à envisager et discuter cette

problématique à partir de notre traduction de l’article « L’image est le mouvant » de

l’historien de l’art et le philosophe Georges Didi-Huberman, publié en 2004 dans la revue

Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques. Didi-Huberman y

discute et développe quelques concepts du philosophe Henri Bergson (1859-1941) à partir de

nouvelles technologies au tournant du siècle, notamment la cinématographie et la

chronophotographie d’Étienne-Jules Marey (1830-1904). Comprenant beaucoup de citations

et références, l’article de Didi-Huberman nous fournit un matériau hétérogène par rapport aux

exemples du lexique philosophique.

1.1 Objectif du mémoire La traduction de philosophie implique une reconstitution de systèmes et concepts en formes

étrangères où ils s’installent à la fois comme nouveaux et originaux. Dans un article sur la

traduction philosophique, le chercheur Siobhan Brownlie pose comme hypothèse qu’il existe,

quant aux procédés traductionnels du lexique philosophique, « des idéaux qui conditionnent la

production traductive, mais dont les traducteurs ne sont pas pleinement conscients » (2002 :

306). Cette production traductive des termes philosophiques, comment s’élabore-t-elle ?

Lapidot écrit que « one of science’s essential themes is precisely the way in which its own

text is produced, namely the scientific method. » (2012 : 2). La méthode scientifique est ici la

manière dont la science élabore son propre texte, c’est-à-dire la formulation de la méthode et

son application. Par conséquent, on dirait que la traduction en sciences humaines implique,

premièrement, une compréhension de la méthode scientifique dont se sert le texte ; c’est la

compréhension du texte et sa méthode appliquée. Deuxièmement, l’acte de traduire comprend

la reproduction de cette méthode scientifique par la méthode de traduction : c’est un travail

sur la formulation de la méthode par le traducteur, la reconstitution du texte en langue cible.

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La traduction implique ainsi un travail d’interprétation conscient, ce qui est également signalé

par Berrichi qui constate que :

Dans le domaine des sciences sociales, la traduction est donc un acte cognitif, et non uniquement un acte de communication. Elle se doit d’enrichir l’œuvre originale et d’entendre son champ de réception. C’est également un acte d’écriture, comme pour les œuvres de fiction, ce qui justifie le statut de traducteur-auteur propre à l’édition. (2012 : 18)

En délimitant l’analyse du matériau au lexique philosophique, le présent mémoire

s’appliquera alors à analyser et à illustrer la problématique qui s’introduit avec sa traduction :

comment pourrions-nous envisager cette problématique dans le processus traductif et le

matériau ? Pourrions-nous en distinguer quelques éléments qui paraissent plus décisifs dans

notre travail traductif ?

1.2 Méthode et organisation du mémoire Pour envisager et développer la problématique de la traduction du lexique philosophique,

l’analyse du mémoire se fondera sur deux parties théoriques, présentées sous (2) dans le cadre

théorique. Reprenant les étapes différentes du modèle du processus traductif proposé par Jean

Delisle dans son ouvrage L'analyse du discours comme méthode de traduction (1980),

l’analyse trouvera d’abord sa forme : le modèle de Delisle cherche à décrire globalement le

processus de traduction à partir de trois étapes cognitives différentes, constituant ainsi un

modèle d’interprétation de l’acte de traduire plutôt qu’un modèle concret de traduction : ce

sont en succession la compréhension (2.1.1) où Delisle distingue « le décodage des signes » et

« la saisie du sens » ; ensuite la reformulation (2.1.2), comprenant « le raisonnement

analogique » et « la reverbalisation » ; et finalement la justification (2.1.3). L’organisation du

mémoire est ainsi décisive pour notre méthode d’analyse : en l’organisant d’après cette

progression successive du modèle, nous aurons la possibilité de développer des aspects

différents de la problématique centrale en les liant aux étapes précédentes. Ce modèle

d’analyse reprendra également certaines théories de Dana Seleskovitch et Marianne Lederer,

traductrices et chercheuses dont les études sont proches du modèle de Delisle. Pour

développer la discussion du matériau, nous introduirons ensuite quelques réflexions sur le

lexique philosophique et sa traduction (2.2). Nous ferons d’abord une analyse des

présuppositions décisives pour l’article relatives au contexte et au discours (2.2.1), et ensuite

le lexique philosophique (2.2.2). Nous avons ainsi un modèle d’analyse qui jette les

fondements de notre analyse, et des considérations théoriques pour discuter spécifiquement le

lexique philosophique et sa traduction.

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Dans la première partie de l’analyse, la compréhension (3.1), nous discuterons la

reconnaissance et la compréhension de la terminologie philosophique à partir de quelques

considérations discursives. Puisque l’identification et l’interprétation des termes sont cruciales

pour la traduction, leur reconnaissance fait ici partie de l’analyse du travail traductif, ce qui

explique l’absence d’une présentation initiale des termes ; la première partie de l’analyse vise

ainsi à cette interprétation. Après une analyse du discours et du contexte (3.1.1), nous

développerons la discussion du lexique philosophique en approchant ce dernier aux deux

définitions terminologiques provisionnelles (3.1.2) : les termes techniques et les termes du

lexique général. Dans la deuxième partie, celle de la reformulation (3.2), nous discuterons

ensuite nos choix de traduction. Les considérations de la première étape seront récupérées à

côté des exemples de traductions antérieures et nos compréhensions des termes actuels. Dans

la troisième partie, la justification (3.3), nous relèverons quelques exemples qui ne sont pas de

termes mais dont la relation à la terminologie philosophique exemplifie la problématique de

cette dernière. L’analyse se conclura finalement dans la partie de la conclusion (4).

Avant d’aborder le cadre théorique, il importe de faire quelques remarques sur les références

et les citations du texte source. L’article de Didi-Huberman comprend 7 photographies ou

chronophotographies d’Étienne-Jules Marey : à cause des droits d’auteur, il faut les consulter

dans l’article français1. Néanmoins, nous y avons gardé les références de Didi-Huberman,

marquée par « (bild 1-7) ». Le grand nombre de références aux autres textes dans l’article

source n’est non plus récupéré dans la traduction : dans certains cas il n’en existe aucune

traduction suédoise, et d’autres cas feront parties de notre analyse. En tout cas, ce n’est pas la

traduction du système de références qui nous intéresse ici : ainsi, nous signalons seulement la

présence de références dans la traduction par des parenthèses ; « () ». Finalement, les

exemples de traduction retenus dans l’analyse – et aussi pour la clarté, toutes les autres

citations de l’article de Didi-Huberman – suivent notre notation de la traduction (1-70).

1 L’article est accessible sur le site Érudit : https://www.erudit.org/fr/revues/im/2004-n3-im1814575/1005466ar/. Consulté le 9 mai 2017.

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2. Cadre théorique

2.1 Les étapes du processus traductif D’après Delisle, « traduire consiste à réexprimer non des signes, mais des concepts, des

idées » (1980 : 72). Ainsi, « celui qui traduit doit être particulièrement habile à analyser les

articulations de la pensée dans le discours, c’est-à-dire à subordonner des formes linguistiques

à des idées. » (Delisle 1980 : 97) Delisle propose alors une analyse du processus de la

traduction à partir du vouloir-dire de l’auteur, ce qui est lié au discours. Les caractéristiques

de son analyse sont alors : 1) s’appliquer au sens des messages ; 2) analyser sur le plan du

discours en plus de celui de la langue ; 3) « rendre compte de la dynamique de l’activité

traduisante, et non de son résultat uniquement » (1980 : 96-97). Ces buts sont tous présents

simultanément sur les trois étapes centrales du processus ; la compréhension, la reformulation

et la justification. Rappelons brièvement ces étapes du modèle et leurs éléments centraux.

2.1.1 La compréhension

La première étape du processus traductif est la compréhension. C’est la phase du processus où

le traducteur – le lecteur – essaye de saisir le vouloir-dire de l’auteur, c’est-à-dire où il

entreprend une première interprétation du texte. Delisle écrit que « l’interprétation n’est rien

de moins qu’un dialogue herméneutique s’établissant entre le traducteur et le texte original »

(1980 : 70). La théorie distingue deux paliers dans la compréhension : le décodage des signes

et la saisie du sens (Seleskovitch 1976 : 99).

Le décodage de signes

« En somme, avant d’être une opération sur le sens, la traduction suppose une opération sur le

signifié » (Delisle 1980 : 72). Le premier palier dans la compréhension est alors la saisie des

signifiés, et celle-ci repose sur une connaissance linguistique (Seleskovitch 1976 : 99). Les

signes impliquent une analyse lexico-grammaticale, mais ne peuvent d’après Delisle (1980 :

72) fournir qu’une indication du sens si compris sans autres références non-linguistiques.

La saisie du sens

Le deuxième palier est celui de la saisie du sens. Il repose, pour reprendre les mots de

Seleskovitch, sur « un raisonnement qui associe les signifiés de la langue à des connaissances

autres que linguistiques » (1976 : 99). Le sens est ici cherché à partir du cadre énonciatif,

c’est-à-dire le sens, ce que les mots « désignent à l’intérieur du message » (Delisle 1980 : 72),

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est cherché à partir de ce que signifient les signes linguistiques. Ultérieurement, c’est sur ce

niveau du sens que s’installe la possibilité d’équivalence, puisque « le traducteur ne confronte

pas les signes de la langue d’arrivée avec ceux de la langue de départ pour établir entre eux

des convergences ou des divergences à la manière des comparatistes. Il adapte

continuellement les virtualités expressives des mots au cadre rhétorique dans lequel

s’inscrivent les messages. » (Delisle 1980 : 84-85) Ces considérations de réexpression

introduisent l’étape suivante de la reformulation.

2.1.2 La reformulation La deuxième étape du processus est la reformulation. Pour le texte traduit, on dirait que cette

étape indique un retour de la pensée aux formes linguistiques. Mais comment se passe-t-il ? À

la fois que la compréhension est un dialogue herméneutique entre le texte et le traducteur,

inspirant l’interprétation qui part du texte au concept, la reformulation est, comme le dit

Delisle (1980 : 78), une unité dialectique entre pensée et langage, un mouvement expressif

qui aboutit à la reformulation traduite du concept. Delisle (1980 : 78) considère que la

complexité de l’étape provient des mécanismes cérébraux non linguistiques qui interviennent

une fois les signifiants disparus. Puisque la bonne traduction, comment est-elle trouvée si la

traduction « ne se ramène pas à une simple conversion d’unités » (Delisle 1980 : 74) ? Il écrit

ainsi : Bien que la pensée réfléchie soit abstraite, elle s’appuie sur la parole, de sorte qu’au moment de la reformulation d’idées, il y a un va-et-vient incessant entre le sens « immatérialisé » qui cherche à s’extérioriser, et les formes linguistiques disponibles propres à le manifester. […] Langage et pensée forment une unité dialectique. (1980 : 78)

Delisle (1980 : 78-81) distingue deux paliers centraux dans l’acte de reformulation : le

raisonnement analogique et la reverbalisation.

Le raisonnement analogique

Comme l’indique le nom, le raisonnement analogique consiste « à procéder à des associations

successives d’idées et à des déductions logiques » (Delisle 1980 : 78), et cet établissement des

ressemblances procède par l’imagination (Delisle 1980 : 80). Dans un exemple donné par

Delisle (1980 : 79), une affichette avec la mention anglaise WORKING est mise sur une

machine ; par raisonnement analogique, le traducteur français pourrait conclure si la machine

« est prête à fonctionner » ou si la mention indique que « le moteur est en marche » et ainsi

décider de s’écarter de la traduction littérale « en marche » pour trouver un équivalent

français. Pour nous, ce raisonnement prendra également conscience de traductions et

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compréhensions antérieures des termes : il s’agit ici de concepts abstraits, et le raisonnement

de leur sens doit nécessairement partir de leurs interprétations préexistantes ; les traductions et

les usages des termes sont ainsi décisifs « pour surmonter les difficultés inhérentes non pas à

la langue source, mais au discours de l’auteur. » (Berrichi 2012 : 22)

La reverbalisation

Après avoir saisi les idées, le travail porte ensuite sur l’exploration de la langue d’arrivée afin

de trouver des signes linguistiques qui peuvent récupérer les idées du texte source. Le

traducteur prend l’interprétation, la compréhension du texte pour point de départ : « une fois

le sens saisi, sa restitution se fait en fonction des idées et non en fonction des mots » (Delisle

1980 : 81- 82). L’effort de la reverbalisation engage « tout ce qui compose [le] savoir tant

linguistique qu’encyclopédique » (Delisle 1980 : 82). Comme le considère Venuti, on pourrait

voir dans la traduction un questionnement du texte traduit :

Translation exposes a fundamental idealism in philosophy by calling attention to the material conditions of concepts, their linguistic and discursive forms, the different meanings and functions they come to possess in different cultural situations. And in so doing translation offers philosophy an opportunity for self-criticism, a scrutiny of philosophical discourses and institutions and a rethinking of current practices in the interpreting and translation of philosophical texts. (1998 : 106)

D’après Venuti, on dirait que la reformulation remet en question à la fois le concept du texte

source et le concept reformulé : elle questionne « les conditions » d’un concept, c’est-à-dire

les mots, tournures et phrases dont le sens change lorsqu’ils sont analysés à partir de la langue

ou le discours. Selon Seleskovitch, ces « changements de sens » qui prennent place en passant

de la langue au discours à l’intérieur d’une même langue « ne s’accompagnent pas d’un

changement de signifiants. [Mais] en changeant de langue, l’interprétation le fait ressortir

clairement. » (1976 : 103) Ces changements de sens font aussi l’objet de la dernière étape, la

justification.

2.1.3 La justification Quant à la justification, le traducteur révise les choix de traduction et vérifie « dans quelle

mesure la formulation retenue est conforme au sens du passage original ou, plus exactement, à

son interprétation personnelle du vouloir-dire de l’auteur du texte » (Delisle 1980 : 83). La

justification est une interprétation à nouveau, un raisonnement qui compare le fonctionnement

des solutions avec la compréhension, l’interprétation initiale du texte. Le traducteur scrute

alors les récupérations des idées du texte source dans la traduction. Berrichi constate « [qu’il]

ne s’agit pas uniquement de traduire une langue: le traducteur en sciences sociales est en effet

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amené à retranscrire des concepts » (Berrichi 2012 : 22) : dans notre analyse, cette étape

comprendra quelques exemples problématiques – qui ne sont pas de termes – et leur relation à

la « retranscription » des concepts philosophiques.

2.2 Sens, discours et lexique philosophique Comme nous l’avons constaté sous 1.2, la théorie ici proposée s’applique premièrement à

« l’interprétation de sens » (Delisle 1980 : 95) : le sens est l’objet ou l’élément central de

l’analyse du travail de traduction. Néanmoins, la traduction philosophique ne peut pas

s’occuper seulement de la traduction du sens : comme les textes techniques, la philosophie

possède aussi une terminologie et un lexique spécifique ; comme dans les textes littéraires, la

langue est souvent expressive et réflexive. La traduction philosophique comporte donc la

problématique de reconnaître ce qu’est un terme à la fois que l’importance de ce terme pour la

pensée philosophique. Avant notre analyse, il importe alors d’introduire quelques réflexions

sur le sens et le lexique philosophique.

2.2.1 Quelques considérations du sens et du discours Selon Delisle (1980 : 95) et Seleskovitch (1976 : 99), la compréhension du sens d’un texte se

fait essentiellement sur le niveau du discours : en conséquence, traduire exige une analyse –

une interprétation – du discours. Seleskovitch écrit que :

De façon générale, on a tendance à penser qu’une fois établie l’équivalence de signification – et c’est loin d’être toujours facile – la traduction est faite. Elle est faite au niveau de la langue, elle ne l’est pas au niveau du texte ou du discours […]. (1982 : 125)

Discours est donc compris dans le sens général que donne le Centre national de ressources

textuelles et lexicales (CNRTL) « [d’]actualisation du langage par un sujet parlant » et le

« résultat de cette action »2. Dans les mots de Seleskovitch,

[Le discours] c’est le texte, c’est la performance, c’est tout ce qu’un homme dit ou écrit à l’intention d’autres hommes, c’est l’application de la langue à la communication des idées, c’est la charnière où la pensée individuelle s’articule dans le moyen d’expression collectif qu’est la langue. (1976 : 101-102)

L’interprétation du texte se fait par rapport à son contexte discursif, à travers lequel « le bon

sens » devient visible, puisque « les mots, les tournures, les phrases ont dans le discours un

sens différent de la somme de leurs signifiés en langue » (Seleskovitch 1976 : 103) : ainsi,

Delisle écrit que la saisie du sens « consiste à définir plus précisément le contour conceptuel

2 http://cnrtl.fr/definition/discours (consulté le 10 mai 2017).

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d’un énoncé en l’enrichissant du contexte référentiel dans lequel il baigne » (1980 : 72).

Remarquons donc qu’il ne s’agit pas d’une analyse critique du phénomène de sens ou du

discours : le texte traduit ne sera pas finalement une version critique du texte source, et

l’analyse du discours ne formera pas un travail critique sur le texte (même si l’acte de traduire

en est une possibilité inévitable, selon Venuti (1998 : 106). Le discours permet au traducteur

de faire la distinction entre les sens possibles et d’éviter « les sens mauvais » de l’énoncé : le

sens cherché se trouve alors parmi les sens « généraux » de l’énoncé. Mais cette

compréhension du sens devient problématique lorsqu’il s’agit d’un sens plus spécifique,

comme à l’occasion de ce que Seleskovitch appelle des « changements de sens » à l’intérieur

d’une même langue qui « ne s’accompagnent pas d’un changement de signifiants » (1976 :

103), ou en l’occurrence d’un mot dont le sens spécifique n’est que suggéré par la difficulté

de le comprendre à l’aide du discours. Ce sont des cas où un mot ou une unité syntaxique est

utilisé comme un terme avec un sens spécifique.

Comme nous l’avons constaté dans l’introduction, une problématique centrale de la traduction

des textes philosophiques est liée à la terminologie et ses inventions fréquentes de termes et

concepts. Il est donc évident que la traduction philosophique ne peut pas s’occuper que du

sens des termes et concepts en laissant à côté leurs formes et constructions linguistiques – la

traduction philosophique doit s’appliquer à la fois au sens dans le discours, aux formes

lexiques et à leur relation. Le « sens » à traduire peut donc être celui d’un concept, sa

compréhension un fait de pensée dont la « restitution se fait en fonction des idées et non en

fonction des mots » (Delisle 1980 : 81-82) – mais en même temps, le concept lui-même n’est

pas complétement détachable de sa forme. Delisle écrit : « bien que la pensée réfléchie soit

abstraite, elle s’appuie sur la parole […]. Langage et pensée forment une unité dialectique »

(1980 : 78). Même si « traduire consiste à réexprimer non des signes, mais des concepts, des

idées » (Delisle 1980 : 72), il est néanmoins évident que la traduction philosophique doit se

rendre compte du rôle des signes pour les concepts : ainsi, Ladmiral (1989 : 16) considère que

la traduction philosophique ne se ramène pas entièrement à la traduction technique, centrée

sur l’objet réel (le référent), ni à la traduction expressive ou littéraire, (centrée sur la forme du

signifiant). En effet, il suggère que la traduction philosophique « devra être définie comme la

traduction des textes centrés sur le signifié », puisqu’« il s’agit d’un langage ou d’un discours

qui n’a d’autre référent que son propre signifié. […] L’unité lexicale est le point de fuite du

discours où elle s’insère » (1989 : 16).

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Cette relation entre lexique philosophique et « sens philosophique » est une problématique de

traduction qui rappelle le constat de Lederer, disant que « la non-traductibilité se réduit à

l’impossibilité de faire coïncider la traduction à la fois à la langue et aux idées de l’original,

l’adéquation à la langue risquant d’occulter les idées, l’adéquation aux idées amenant à

renoncer au strict respect des formes initiales » (1976 : 40) : et n’est-il pas, à un certain degré,

cette « impossibilité » qui est en jeu dans la traduction philosophique ? C’est une

problématique de traduction qui paraît provenir de la philosophie elle-même et qui, d’après ce

qu’écrit la traductrice et chercheuse Tiina Arppe, paraît s’amplifier de plus en plus avec le fait

que « de nombreux textes philosophiques modernes en particulier se caractérisent par le fait

que l’argument, ou le ”contenu”, ne peut en général pas être séparé de la matière linguistique :

c’est justement la forme linguistique qui constitue l’essence de l’argument » (2012 : 30).

C’est à partir de ces réflexions qu’il faut considérer le lexique philosophique.

2.2.2 Le lexique philosophique La consistance théorique d’un texte, écrit le linguiste Alain Rey (1990 : 779), exige une

cohérence terminologique. Cela est également vrai dans le discours philosophique, où la

terminologie permet la consistance de pensée : d’après Rey (1990 : 781) et de même Ladmiral

(1981 : 23), c’est la terminologie philosophique et ses spécificités qui définissent le discours

philosophique par rapport aux discours littéraires et poétiques. Cette même relation entre

philosophie et littérature est aussi discutée par Arppe qui, en retour, considère que « la

relation de la philosophie à sa propre langue est réflexive, mais réflexive d’une manière

différente de celle qui prévaut dans de nombreux autres genres de non-fiction. La philosophie

se rapproche en cela de la littérature » (2012 : 30). La relation littérature-philosophie mise de

côté, on peut néanmoins constater qu’une consistance des termes – aussi littéraires que soit le

discours, aussi « réflexive » que soit la langue – est fondamentale pour la compréhension d’un

texte philosophique : Rey écrit ainsi que « [l’]analyse et la production de systèmes de gloses

définitionnelles toujours provisoires est la seule garantie pour une lecture [de philosophie]

non délirante » (1990 : 781). La compréhension d’une pensée philosophique et le travail de sa

traduction se ressemblent alors, puisque « [q]uelles que soient les attitudes fondatrices, les

tendances à la dérive, à la déconstruction critique, à l’anarchie créatrice, il faut aboutir à du

discours, et, dans le discours, aux multiples signes récurrents, relativement stables, que sont

les mots et les termes » (Rey 1990 : 781).

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Mais une difficulté s’introduit quant à la compréhension de ce qui constitue un terme dans le

discours philosophique. Qu’est-ce, dans le texte à traduire, qu’il faut comprendre de manière

terminologique ? Dans les mots cités de Ladmiral, le discours philosophique est

une « coïncidence de la singularité individuelle et de l’universalité » (1983 : 254) : le sujet

philosophique est souvent abordé avec une aspiration à l’universalité alors que son analyse,

les termes et les concepts de celle-ci sont conceptualisés d’une manière singulière et

individuelle. Il y donc une problématique de reconnaissance quant aux éléments de la

conceptualisation philosophique et cette utilisation spécifique des mots ; c’est, pour chaque

élément minimal d’information, la difficulté « de savoir si […] ladite information ressortit

bien à la parole de l’auteur ou seulement à la langue-source dont il se sert. » (Ladmiral 1994 :

223-224)

Rey (1990 : 781) écrit que les spécificités du langage philosophique l’apportent au-delà des

considérations terminologiques : le discours philosophique contient des termes-concepts aux

frontières subtiles, il permet l’invention libre et individuelle de nouveaux termes et retient en

même temps « tout ”jeu de langage”, et notamment toute poétique » (Rey 1990 : 781). De ces

traits de caractère importants du lexique philosophique accentués par Rey, retenons que « les

frontières » du terme philosophique sont « subtiles » et alors sans définition finale ; le terme

philosophique repose initialement sur ces « systèmes de gloses définitionnelles toujours

provisoires » (Rey 1990 : 781) et reste, conséquemment, susceptible d’une certain complexité

dont témoigne cette réflexivité du langage. Rey (1990 : 779) en distingue ensuite deux types

de termes dans la philosophie : ce sont premièrement des termes techniques dont la forme est

inventée dans la sphère philosophique, et qui – au moins à leur naissance – ne figurent pas

dehors de celle-ci. Deuxièmement, ce sont des termes empruntés au langage ordinaire et

courant auxquels est attribué un sens spécifique dans le discours philosophique. En contraste

avec les termes technologiques et scientifiques, ces termes philosophiques se créent – et

trouvent leur sens – à l’intérieur d’une langue spécifique et un contexte particulier ; Brownlie

constate donc qu’ils n’ont pas « d’équivalents préexistants dans une autre langue […]. Ce sont

les traducteurs du philosophe qui ont donc la responsabilité de créer des équivalents. » (2002 :

297) D’après ces deux types de termes, Brownlie (2002 : 297) nomme les deux groupements

du lexique philosophique termes techniques et lexique général.

Les termes techniques

12

Comme nous venons de constater, les termes techniques ne se trouvent pas dans le

vocabulaire courant, mais elles sont créées et données un sens spécifique à l’intérieur du

discours philosophique. C’est par exemple le terme Dasein de Martin Heidegger, repris en

cette forme dans une langue où il ne fait pas partie du langage courant (ce qu’il fait en

allemand), ou un terme comme dialectique. Mais un terme technique peut aussi être un

syntagme ou une composition des mots du vocabulaire courant ; c’est le cas du monde des

noms (un terme du philosophe Jean-François Lyotard que relève l’article de Brownlie [2002 :

299]).

Le lexique général

Le lexique général est composé du langage courant. C’est par exemple des termes comme être

(comme dans Être et temps de Heidegger, ou dans L’être et le néant de Jean-Paul Sartre),

l’homme ou liberté (comme, par exemple, dans la philosophie des Lumières). Le lexique

général comprend également des termes techniques empruntés d’autres lexiques spécifiques :

c’est le cas d’un terme juridique comme litige (exemplifié par Brownlie [2002 : 299]), ou

l’emprunt du terme psychologique du ça (« das Es » de Freud).

Dans les procédés traductionnels du lexique philosophique, Brownlie (2002 : 298) distingue

quelques tendances des deux groupements de termes. D’après lui, les termes techniques sont

souvent traduits d’une manière imitative : des traductions littérales, des emprunts ou des mots

apparentés font partie de cette stratégie de traduction. C’est une tendance qui « semble si forte

que le traducteur est même prêt à lui sacrifier une partie de la clarté du texte » (Brownlie 2002

: 299) : cela implique qu’une même traduction est souvent maintenue à chaque occasion d’un

même terme, et même récupérée des traductions antérieures, c’est-à-dire qu’ils sont

susceptibles d’une tendance de standardisation. En revanche, les termes du lexique général

sont souvent traduits d’une manière non-imitative, idiomatique : les termes du lexique général

sont alors moins susceptibles d’une standardisation, mais plus susceptibles de la

mécompréhension. Cependant, ces tendances sont seulement traductionnelles, et cette

incertitude est propre aux caractéristiques provisionnelles des termes philosophiques que nous

venons de discuter. Ces tendances ne visent pas à une typologie de la traduction

philosophique ou à une définition finale des termes, ce que constate également Brownlie :

Il semble que dans certains cas la standardisation du terme traduit ne soit jamais achevée, ou bien qu’elle doive rester provisoire. Cette constatation remet en cause la […] caractéristique de la traduction des termes techniques [qui est] la reprise des traductions antérieures. (2002 : 304)

13

Ayant introduit le modèle d’analyse et quelques considérations théoriques du sens, du

discours et du lexique philosophique, passons ensuite à l’analyse du matériau.

3. Analyse

3.1 La compréhension Sous 2.2.2, nous avons constaté que le sens d’un terme – et la reconnaissance de ce qui

constitue un terme – se comprennent en relation à un travail interprétatif, dans lequel le

discours se veut fondamental. « Une analyse exégétique du contexte est indissociable de la

traduction », écrit Delisle (1980 : 73) ; ainsi, sans aboutir à une analyse exhaustive du

discours, relèverons initialement quelques présuppositions qui paraissent décisives pour la

compréhension du texte et par conséquent pour la compréhension du lexique philosophique.

Cette première étape comprendra alors ce que nous avons appelé sous 1.1 une compréhension

de la méthode scientifique dont se sert le texte, ce qui est, simplement dit, l’argumentation de

l’auteur et sa manière de la développer. Nous passerons ensuite à une analyse de la

reconnaissance des termes et leur compréhension, prenant en compte ce que nous appelons

des présuppositions discursives de l’article.

3.1.1 Présuppositions discursives Un premier élément central du texte est la relation entre les concepts philosophiques décrits et

la technologie de l’époque. Les concepts de la pensée philosophique de Bergson ne se

rapprochent pas de la technologie contemporaine comme s’occupant d’un même sujet, mais

reprennent même ces technologies et la science de l’époque comme points de départ pour

l’investigation philosophique. Didi-Huberman (52) souligne lui-même dans l’article le rôle

central de la différence entre ce que Bergson entend par « cinématographie » et ce phénomène

technique. Mais les concepts philosophiques et les constructions mécaniques ne sont pas

compris comme distinctement séparés : c’est plutôt en partant de leur « confusion » (plus ou

moins rhétorique) que progresse l’analyse de l’article. On dirait donc que le texte met en

scène une interprétation de sens relative au questionnement : « Que visait-il [Bergson] donc,

exactement, dans le mot “cinématographie” ? » (44) Ce questionnement se développe au long

de l’article, et il est ainsi plus tard dans le texte que « nous devrons comprendre, une fois pour

toutes, que ce n’est en rien vers le “septième art” que s’est orientée la critique bergsonienne

[…] de la cinématographie » (50). La pensée philosophique et les constructions mécaniques

forment alors une dualité, une référence double qui joue un rôle central dans la composition.

14

Cette dualité se présente par conséquent comme décisive pour la lecture de l’article : c’est

dans le cadre de cette dualité que se développera l’analyse de « la cinématographie » et de

l’image comme concepts philosophiques, en approchant leurs propriétés à celles de l’image

cinématographique.

C’est également à cette dualité cinématographique/philosophique que se réfèrent les

ambiguïtés du niveau lexical. Ce sont par exemple les « coupes », à la fois

cinématographiques (41) – coupes dans la pellicule et dans le film projeté – et conceptuels

(29), des coupes dans « le devenir ». Il est de même lorsque Didi-Huberman nomme à la fois

« appareil mécanique » (63) et « dispositif instrumental fait d’images » (38) les constructions

mécaniques et les concepts de la philosophie bergsonienne, ou lorsque les mots jouent sur la

polysémie de sens général et sens spécifique photographique : c’est par exemple le mot

« révéler » (49), compris dans le sens général de « montrer » et dans le sens spécifique de

révéler un film ; « capter » (32, 59), comme capte par intuition le « mouvant » selon Bergson

et capte un film photographique ses vues ; « exposer », comme dans la phrase « d’exposer la

valeur bouleversante de ce que fait voir […] l’espace cubiste » (35), en même temps que ce

verbe rappelle l’exposition du film photographique à la lumière pendant la prise de vue. Sans

avoir distingué des termes, nous pouvons ici remarquer une réflexivité de la langue (comme

l’a dit Arppe [2012 : 30]) par rapport au sujet : l’ambiguïté des mots offre des moyens à la

dualité caractéristique de l’article, et les lexiques et leurs formes paraissent alors décisifs pour

la conceptualisation de la pensée philosophique. Cette dualité technique/philosophique nous

permet ainsi de définir un peu plus précisément ce que nous avons appelé, avec les mots de

Delisle sous 2.2.1, « le contour conceptuel d’un énoncé en l’enrichissant du contexte

référentiel dans lequel il baigne » (1980 : 72).

Un deuxième élément central de l’article se constitue de la présence de citations et références.

Ce sont principalement des citations de Bergson, mais le texte comporte également des

références à plusieurs d’autres dont seulement quelques mots, idées – des termes ? – sont

récupérés, plus ou moins explicitement : ce sont par exemple le physiologiste Claude Bernard

(1813-1878), le philosophe Gilles Deleuze (1925-1995), le médecin et physiologiste Étienne-

Jules Marey (1830-1904), l’écrivain et critique d’art Jean Paulhan (1884-1968), le père de la

psychanalyse Sigmund Freud (1856-1939), la théoricienne d’art Rosalind Krauss (1941-),

l’artiste Tony Smith (1912-1980), le philosophe Edmond Husserl (1859-1938)… On pourrait

ici faire la distinction entre les références différentes : celles à Deleuze (42) et celles à Jean

15

Paulhan (35) sont des citations, à la fois que le seul mot d’« indicialité » (64) – index en

anglais – rappelle cette notion de Rosalind Krauss3 ; mais nous nous approchons déjà du

questionnement terminologique. Constatons que s’introduit ici une problématique relative au

sens de l’énoncé, une problématique de référentialité. Nous avons d’un côté les mots propres

de Didi-Huberman, et de l’autre côté des citations et références subtiles, souvent traduites,

dont les mots sont susceptibles d’être retenus comme des termes : c’est par exemple

l’« indicialité » (64) de Krauss ou la « passagèreté » (33) de Freud.

Les présuppositions discursives émanent donc de l’objectif de l’article : l’argumentation de

Didi-Huberman s’oppose à une lecture délirante – une mécompréhension – de « l’illusion

cinématographique » de Bergson, ce concept philosophique qui, d’après le constat de Didi-

Huberman (65), dépend de l’interprétation cruciale du mot « forme » dans le discours

philosophique. Sous 2.2.2, nous avons dit que la compréhension d’une pensée philosophique

et le travail de sa traduction se ressemblent à cause de l’importance d’aboutir « à du

discours », dans les mots de Rey (1990 : 781). L’article source, discutant des notions

philosophiques, et notre analyse, relative à sa traduction, ont ainsi des traits communs : les

deux textes s’occupent d’une problématique de sens émanant de la dualité

cinématographique/philosophique, ce qui entraîne dans les deux textes un travail interprétatif

du lexique philosophique.

3.1.2 Reconnaissance et compréhension des termes Sous l’angle du traducteur, la « reconnaissance » des termes forme une nécessité essentielle

pour éviter de « trahir les théories et réflexions véhiculées » dans le texte, comme l’a dit

Berrichi (2012 : 22). Sous 2.2.1, nous avons constaté avec les mots de Seleskovitch que « les

mots, les tournures, les phrases ont dans le discours un sens différent de la somme de leurs

signifiés en langue » (1976 : 103). À la lecture, l’ensemble des mots propose un sens qui n’est

pas cette « somme de leurs signifiés » ; le sens est possiblement un autre, nous explique

Seleskovitch, réalisé par l’interprétation du lecteur. Pour Delisle, cette interprétation ou saisie

de sens est alors « le mode d’opération de la compréhension » et celle-ci « correspond à une

prise de conscience réfléchie de la dynamique des rapports entre référents et signes

linguistiques combinés en un message » (1980 : 73). Cette « prise de conscience » rappelle

finalement l’assertion de Seleskovitch, disant que « […] à chaque phrase entendue en 3 Le terme se répand dans le discours critique photographique avec la publication de l’article « Notes on the Index » de Rosalind Krauss dans la revue d’art contemporain October en 1977 ; mais il fait déjà partie des théories sémiotiques de C. S Peirce pendant la deuxième moitié du 19ème siècle.

16

situation s’associe la construction d’une idée et […] celle-ci s’articule en compositions de

signifiés […]. » (1976 : 88) Relevons alors quelques exemples de cette étape initiale du travail

traductif.

Les termes techniques

En lisant l’article de Didi-Huberman, une première observation du lecteur porterait

certainement sur l’occurrence de quelques mots dont déjà la composition linguistique se veut

problématique (nous soulignons toujours en gras ; Didi-Huberman souligne en italique) :

(43-44) Deleuze ira jusqu’à prétendre que seul le cinéma « moderne » — à partir de Rossellini — aura été capable d’incarner cette image-temps qu’appelle de ses vœux toute la pensée de Bergson. Il faut cependant revenir, me semble-t-il, aux conditions mêmes dans lesquelles Bergson dut confronter sa propre notion d’image-mouvante ou d’image-durée à ce qu’il appelait une illusion cinématographique.

Les constructions « image-temps », « image-mouvante », « image-durée », « image-

mouvance » (70) – ou de même, sous (40), reprenant le sous-titre d’un livre de Deleuze ;

« image-mouvement » – apparaissent ici comme des termes possibles par la difficulté de les

comprendre sans connaissance préalable. Même si ces termes se composent des mots du

langage courant, aucun passage ne se forme des constructions de termes à un sens évident,

aucune idée clairement « articulée en compositions de signifiés » (Seleskovitch 1976 : 88) ne

se présente au lecteur – déjà l’ensemble de composants trouble la compréhension. Cette même

difficulté est présente dans les exemples suivants, même si elle y paraît plus subtilement : (7) J’appelle matière l’ensemble des images. (59) Bergson réfute tout ce qui sert à Marey pour capter, mesurer et synthétiser la dynamique des élans vitaux […]. (43) […] le film déroulé en projection peut offrir l’instrument par excellence pour retrouver la vérité du mouvement comme « donnée immédiate ». (28) […] la chose disparaît dans sa stabilité, […] dans sa nature de « coupe immobile » […].

Considérons tous ces exemples comme des termes techniques possibles, dont l’indication

d’un sens spécifique – à côté des guillemets de (28) et (43) – se fonde sur la compréhension

problématique. La problématique réside de même ici dans l’ensemble des signes qui

n’articule aucune idée saisissable, alors que les signes ne suscitent aucune difficulté sur le

niveau lexique. Dans l’exemple « ensemble des images » (7), nous voyons la difficulté de

décider d’un sens spécifique : faut-il, simplement dit, par « l’ensemble des images »,

comprendre ‘toutes les images, rassemblées et fondues’, ou ‘toutes les images, rassemblées

mais toujours distinctes’, ou… ? Se discerne alors un changement dans la construction de

17

l’idée et par conséquent un changement dans l’articulation de l’idée en composition de

signifiés. Cette incertitude de sens se présente de la même manière au lecteur dans les autres

exemples : pour les « élans vitaux » (59) il n’y aucune certitude de sens spécifique hors un

sens général des signes ; non plus dans la « donnée immédiate » (43), dont les guillemets

paraissent signaler un sens spécifique ; et la « coupe immobile » (28), rappelant à son tour

cette dualité centrale de l’article discutée sous 3.1.1, nous met aussi en garde contre un sens

univoque. Se présentent ici quelques difficultés de nos termes techniques : leurs compositions

permettent des formes plus ou moins inhabituelles, ils se réfèrent tous à la dualité centrale de

l’article – par exemple « coupe immobile » (28) – ou exigent des connaissances autres que

linguistiques, comme l’exemple « élans vitaux » (59).

Le lexique général

Sous 2.2.2, nous avons constaté avec Brownlie (2002 : 297) que la terminologie

philosophique comprend aussi des mots du lexique général : ce sont des mots devenus termes

par l’attribution d’un sens spécifique, un sens, dans les mots de Lederer, qui prend « sa source

non seulement dans la signification, préexistante en langue », mais aussi « dans

l’argumentation dans laquelle [les mots] s’insèrent » (1976 : 21). Supposons donc que la

reconnaissance d’un terme peut être l’acte de le reconnaître en usage, surtout lorsqu’il ne

devient « terme » que par « l’argumentation » ou le contexte – c’est une pensée qui sera

décisive quant à l’étape de reformulation, puisque le traducteur « n’opère pas sur la langue,

mais sur son emploi » (Delisle 1980 : 85). Nous pouvons ici distinguer plusieurs termes

généraux possibles dans le texte, et comme pour les termes techniques, il y a également des

difficultés différentes. Nous avons premièrement des mots formant des propres sujets dans la

philosophie et qui, simplement, nous rendent attentifs à leur présence par nos présuppositions

de leur « nature philosophique », même s’ils ne se réfèrent pas nécessairement à la présente

pensée philosophique : c’est par exemple « expérience » (39), « l’être » (16), « connaissance »

(53), « savoir » (16) ou « création » (21). Deuxièmement, ce sont des mots dont un sens se

réfère à la dualité de l’article que nous avons nommée une présupposition discursive sous

3.1.1 : c’est par exemple « instantanés » (31), « cinématographie » (44) ou même « l’image »

(27). Ensuite, ce sont les mots dont un sens spécifique est signalé par ce que nous venons de

remarquer comme la difficulté de comprendre ce sens sans avoir recours aux « connaissances

aux autres que linguistiques » (Seleskovitch 1976 : 99) : c’est par exemple « la durée » (15),

« indicialité » (64) ou « multiplicités » (25), trois mots dont le sens spécifique est plus ou

moins inaccessible sans connaissances du signifié, pour reprendre la pensée de Ladmiral

18

(1989 : 16). Finalement, ce sont les cas où la présence d’un sens spécifique est marquée par

un certain « soin » de la composition :

(19) […] par abstraction, par schématisme, par « pré-vision » […]. (20) Connaître par images, c’est renoncer à la synthèse du « tout fait » et se risquer l’intuition […] du « se faisant ».

Ceux-ci nous fournissent des exemples de la fluidité et la réflexivité des termes

philosophiques : l’exemple de « pré-vision » (19) comprend une sorte de jeu de mots retenant

à la fois les deux sens de ‘prévision’ et ‘vision ou image précédant l’objet’, et dans l’exemple

(20), un sens spécifique se dégage dans la différence entre le participe passé (« fait ») et le

participe présent (« faisant »), aussi indiqué par les guillemets. Contrairement aux exemples

de termes techniques dont la composition ou la forme paraît difficile, ces deux exemples font

toujours – disons plus ou moins – partie du langage courant.

Les termes-concepts à analyser

Avec ces incertitudes et complexités, il est donc naturel que les termes philosophiques soient

susceptibles d’incompréhensions et conséquemment de traductions insuffisantes ou fausses

(ce que remarque aussi Brownlie [2002 : 301]). Évidemment, un terme ne se présente pas à

chaque occasion avec l’assurance d’une compréhension satisfaisante ; par conséquent, le sens

bergsonien de « la durée » (15) ou de « multiplicités » (25) est difficile à extraire de l’article

pour un lecteur sans connaissance préalable de sa philosophie. Nous avons discuté la

possibilité de les reconnaître en tant que termes ; mais cette reconnaissance ne promet pas un

sens saisissable, ce qui est rendu plus problématique par le fait que certains termes

n’entraînent aucune confusion immédiate si leur sens spécifique reste inaperçu dans le texte,

en même temps que la saisie de ce même sens spécifique est cruciale pour éviter ce que Rey

(1990 : 781) nomme une lecture non délirante.

Il importe alors de chercher les sens de nos termes possibles par « un raisonnement qui

associe les signifiés de la langue à des connaissances autres que linguistiques »

(Seleskovitch 1976 : 99). C’est en relation au concept, – au signifié, dit-il Ladmiral (1989 :

16) – que se constitue le terme, et à la lumière des écrits antérieurs, nous pourrions mieux

questionner nos exemples. Se distinguent ainsi des termes qui ne posent aucun problème

quant à leur traduction : c’est par exemple les termes du lexique général qui se laissent

interpréter d’une manière « philosophique », mais qui ne fait pas l’objet de l’article. Tel est le

19

cas du terme bergsonien « création » (21), central dans sa pensée philosophique et développé,

par exemple, dans l’ouvrage L’Évolution créatrice (1907). C’est aussi le cas des termes

techniques dont le sens est à chercher dans le discours philosophique, mais qui ne dépend pas

de ce que Ladmiral (1983 : 254) appelle la singularité individuelle du philosophe – par

exemple « gnoséologique » (52) ou « épistémologie » (8). Plus problématiques sont cependant

les termes qui paraissent centraux dans l’article et proviennent d’une singularité individuelle,

termes auxquels nous consacrerons la partie suivante de l’analyse : c’est par exemple les

termes « la durée » et « multiplicités » du lexique général, ou le terme technique « élans

vitaux » (59), tous dépendant d’une singularité individuelle de la philosophie de Bergson ;

mais problématiques paraissent de même des exemples comme « coupe immobile » (28),

« instantanés » (31), « donnée immédiate » (43) ou « passagèreté » (33), exemples dans

lesquels nous diagnostiquent l’influence des présuppositions discursives. Malgré les

différences, chaque exemple de l’analyse suivante comprend alors une problématique de sens

qui prend son origine dans ce que nous avons désigné comme les présuppositions discursives

de l’article, ou dans une singularité individuelle.

3.2 La reformulation Dans le chapitre précédent, nous avons désigné et discuté les aspects centraux de la

problématique terminologique de l’article ; passons maintenant à la deuxième étape du

processus traductif, la reformulation. Il s’agit ici de « la pratique du transfert de termes du

texte-source au texte-cible, qui est une spécificité importante de la traduction du lexique dans

les textes philosophiques. » (Brownlie 2002 : 304) Cette pratique rappelle le constat de

Venuti, disant que « la traduction fait exposer un idéalisme fondamental de la philosophie en

mettant en question les conditions matérielles des concepts » (1998 : 106. Nous traduisons) :

la problématique dérive de la possibilité de récupérer les concepts dans la langue cible, de

reconstituer la relation entre concept philosophique et ses compositions linguistiques. Cette

deuxième étape du processus traductif comprend alors ce que nous avons désigné, quant à

l’objectif du mémoire sous 1.1, comme la reproduction de la méthode scientifique du texte

source dans la traduction ; c’est un travail sur la formulation de la méthode, par le traducteur.

Nous commençons l’analyse par les traductions de ce que nous avons appelés des termes

techniques, et passerons ensuite aux termes du lexique général. Pour la clarté, les exemples

sont ici regroupés d’après la problématique centrale : les deux groupements de termes

commencent par des exemples où une singularité individuelle est décisive ; nous passons

ensuite à la problématique des présuppositions discursives – premièrement des exemples de la

20

dualité philosophique/cinématographique, et finalement des exemples où la référentialité des

termes est problématique.

3.2.1 La traduction des termes techniques Commençons par deux exemples dont nous avons constaté que l’ensemble des signes

n’articule aucune idée saisissable, alors que les signes ne suscitent aucune difficulté sur le

niveau lexical. Leur compréhension exige ainsi des connaissances autres que linguistiques :

(7) J’appelle matière l’ensemble des images. ”Jag kallar materia helheten av bilder”.

(59) Bergson réfute tout ce qui sert à Marey pour capter, mesurer et synthétiser la dynamique des élans vitaux […].

Bergson [avfärdar] allt det som ger Marey möjligheten att fånga, mäta och syntetisera dynamiken hos livskraften (les élans vitaux) […].

Dans la seule édition suédoise complète de Matière et mémoire, publiée en 1913 sous le titre

Materia och minne, le traducteur Algot Ruhe traduit l’exemple (7) en « Materia kallas

samtliga bilder » (Bergson 1913 : 6). D’une manière différente se présente cependant la

traduction de cette phrase que retient Sven-Eric Lidman dans un ouvrage plus récent sur les

notions de forme et matière ; il le traduit en « Ett aggregat av bilder » (2006 : 126). Une

différence décisive entre ces deux traductions devient ainsi visible : la première cherche à

récupérer littéralement l’incertitude du texte source, alors que la deuxième traduction ajoute

un nouvel aspect au concept de l’image. Nous le traduisons en « jag kallar materia helheten

av bilder », traduction qui est bien conforme avec l’argumentation de Bergson et celle de

notre texte source ; il souligne plus explicitement l’aspect d’une « entité », mais garde

toujours l’ambiguïté du terme français.

Brownlie écrit que « par rapport à d’autres domaines techniques, la philosophie semble

davantage influencée par la forme des termes-source pour traduire les termes techniques »

(2002 : 299) ; en même temps, « il semble que dans certains cas la standardisation du terme

traduit ne soit jamais achevée, ou bien qu’elle doive rester provisoire. Cette constatation

remet en cause […] la reprise des traductions antérieures » (Brownlie 2002 : 304), ce qui est

le cas dans l’exemple d’« élans vitaux » (59). Le terme a paradoxalement été traduit comme

« vital impetus » (Bergson 1911 : 87) en anglais, rapprochant ainsi le concept de la

mécanique ; en suédois, ce terme est devenu « livsdriften » (Bergson 1992 : 28) et même

« livssprånget » (Dubois 1985 : 195). La première traduction donne à penser à la terminologie

psychanalytique et la libido, à la fois que la deuxième – même si plus littérale – retient un

sens concret et même problématique. Ce terme philosophique étant loin du désir et le

21

mouvement physique, notre choix de « livskraft » vise néanmoins à retenir un aspect qualitatif

(tel que « drift »), à éviter le sens concret d’un mouvement (tel que « språng ») et à distinguer

ce terme de « [l’]énergie vitale » (68), traduit en « vital energi ». Décisif mais difficile à

traduire, le terme français est aussi retenu entre parenthèses dans la traduction.

Cette singularité individuelle de Bergson est également présente dans les exemples suivants :

(43) Deleuze ira jusqu’à prétendre que seul le

cinéma « moderne » […] aura été capable d’incarner cette image-temps […].

Deleuze går till och med så långt som att påstå att endast den ”moderna” filmen […] kommer att ha visat sig kapabel att inkarnera denna tidsbild […].

(44) […] Bergson dut confronter sa propre notion d’image-mouvante ou d’image-durée à ce qu’il appelait une illusion cinématographique.

[…] Bergson blev tvungen att jämföra sitt egna koncept ”i-rörelse-bild” eller ”nuflödesbild” med det som han kallade en kinematografisk illusion.

(40) Dans son chapitre introductif de L’image-mouvement […].

I sitt introduktionskapitel till L’image-mouvement [Rörelsebilden] […].

(70) Plus profondément, l’apparaître dure [...] en ce qu’il passe en se survivant dans une image-mouvance.

Mer djupgående består uppenbarelsen [...] i det som den passerar då den fortlever i en rörlighetsbild.

Ces termes sur « image– » prennent leur origine dans Matière et mémoire où sont introduits

les deux termes « image-souvenir » (Bergson 1896 : 53) et « l’image-perception » (Bergson

1896 : 62), et aussi le concept « d’image-mouvement » (même si ce terme n’y figure pas ; il

sera proposé plus tard par Deleuze dans L’Image-mouvement [1983]). Comme nous l’avons

constaté sous 3.1.2, nous avons ici des terme-concepts développés par et à partir de Bergson,

retenus ensuite par Deleuze ; mais il y a aussi les formes « image-mouvante » (44), « image-

mouvance » (70) et « image-durée » (44), proposées par Didi-Huberman. Voici donc un bon

exemple de la nature singulière des termes-concepts, discutée sous 2.2.1 : chacun de ces

termes ne forme pas un concept philosophique à part, mais ils désignent et se développent à

partir des aspects différents d’un même concept philosophique, un concept flou mais expansif

(ce dont témoignent ces termes différents) et sur lequel joue Didi-Huberman par exemple en

parlant de « l’image mouvante » (51), ce qui n’est néanmoins pas un terme tel « l’image-

mouvante » (44). Quant à leur traduction, ces termes font rappeler le constat de Seleskovitch

disant que les « rapports entre référents et signes linguistiques » (Delisle 1980 : 73) se

combinent en un message qui « s’articule en compositions de signifiés » (Seleskovitch 1976 :

88). Un bon exemple est fourni ici par les traductions antérieures d’« image-souvenir » en «

bilderinring » (Bergson 1913 : 70) et de « l’image-perception » en « perceptionsbild »

22

(Bergson 1913 : 87) : par le premier terme traduit nous comprenons, simplement dit, la faculté

d’apercevoir les images dans le sens bergsonien ; le deuxième terme traduit désigne plutôt la

nature de ces mêmes images de perception. Les termes français, semblables quant à l’ordre de

leurs composants, ont alors engendré deux constructions distinctes en suédois. Comme l’écrit

Delisle, la « restitution [de sens] se fait en fonction des idées et non en fonction des mots »

(1980 : 81-82) : mais il est évident que l’ordre de composants restitue des sens différents,

également possibles. À partir du concept philosophique, il faudrait alors considérer la

traduction de par exemple « L’image-mouvement » (40) en « Bildrörelsen » ou

« Rörelsebilden », « image-temps » (43) en « tidsbild » ou peut-être « bild-tid ». Nos

traductions comprennent aussi la tendance imitative qui caractérise la traduction des termes

techniques selon Brownlie (2002 : 298) ; mais à cause de la forme impossible du participe

présente « rörande », il a été nécessaire d’introduire le terme « i-rörelse-bild » (44) pour le

séparer du « rörlighetsbild » (70).

Passons ensuite à la problématique de la dualité, illustré dans l’exemple suivant :

(28) […] la chose disparaît dans sa stabilité, […]

dans sa nature de « coupe immobile » […]. tinget försvinner i dess stabilitet, […] i dess natur av ”orörligt urklipp” […].

On dirait que « coupe » est un emprunt, récupéré dans le concept philosophique où l’image

n’est plus photographique. Dans les traductions anglaises de Bergson (2004 : 178) et Deleuze

(1986 : 1), « coupe » est traduit en « section » ; la traduction suédoise donne pour sa part

« snitt » (Bergson 1913 : 120). Dans notre texte source, ce terme se trouve au sein de la

dualité problématique : pour maintenir la « confusion » de concepts qui est au sein de

l’article, nous traduisons ce terme en « urklipp », terme qui est applicable avec les deux sens –

même s’il ne paraît pas aussi idiomatique pour le cinéma. Remarquons déjà ici que les termes

ne se ramènent pas complétement aux nos groupements de problématique : on dirait que le

sens de « coupe immobile » émane d’une singularité individuelle, et le mot « image », présent

dans les exemples précédents, fait à son tour rappeler la dualité de l’article. Mais cette

ambiguïté ou frontière floue de la problématique n’est pas inattendue : la dualité de l’article

prend son origine dans la philosophie de Bergson, et c’est initialement celle-ci qui rend

possible la dualité qui est présente dans l’article de Didi-Huberman.

Dans le dernier exemple des termes techniques, la problématique réside dans ce que nous

avons appelé la référentialité parmi les présuppositions discursives sous 3.1.1 :

23

(43) […] le film déroulé en projection peut offrir

l’instrument par excellence pour retrouver la vérité du mouvement comme « donnée immédiate ».

den projicerade filmen kan snarare utgöra ett instrument i särklass för att återfinna sanningen om rörelsen som ”omedelbart given”.

Le terme « donnée immédiate » fait rappeler l’ouvrage Essai sur les données immédiates de la

conscience (1889) de Bergson, même si la présente citation vient des écrits

cinématographiques de Deleuze. Dans le titre anglais de cet essai de Bergson, « données

immédiates » est traduit en « immediate data », et la traduction suédoise propose

« omedelbara medvetenhetsfakta » ; réapparaissant chez Deleuze sous la forme de « donnée

immédiate », ce terme est traduit en « immediate given4 ». Puisqu’il s’agit d’une citation de

Deleuze installée dans un texte sur Bergson, cette référence bergsonienne de Deleuze est plus

manifeste dans notre texte source – et par ce terme, Didi-Huberman fait approcher les

concepts philosophique et cinématographique. Il y a une nuance de sens entre le mot en

singulier (« donné ») et en pluriel (« données »), mais ce changement de sens s’adapte aussi

au discours, comme nous l’avons constaté sous 2.1.2 : la traduction en « fakta » n’est pas

compatible avec notre contexte, ce qui est évité par le choix de « omedelbart given » ;

cependant, la référence au livre de Bergson est vague, seulement maintenue par

« omedelbart ».

3.2.2 La traduction du lexique général Passons maintenant à la traduction des termes du lexique général, en commençant par trois

exemples rendus problématiques par la singularité individuelle de Bergson :

(25) Mais ce que l’image gagne en précision et en

nuances, en singularité et en multiplicités, […].

Men det som bilden vinner i precision och nyansering, i singularitet och mångfald, […].

(58) mais Bergson y revendique le « changement en profondeur » (ou ce qu’il avait déjà nommé des «multiplicités internes ») […].

Bergson gör här anspråk på den ”djupgående förändringen” (eller det som han redan hade kallat ”interna multipliciteter”) […].

(48) […] Bergson analysait les deux conceptions antagonistes de la durée […].

[…] Bergson analyserar de två motsatta föreställningarna om nuflödet […].

Le terme « multiplicités » (25, 58) comprend une difficulté subtile, car il dénomme deux

concepts chez Bergson : simplement dit, l’une multiplicité des choses séparées, l’autre une

multiplicité de « faits de conscience » simultanés, irréductibles au temps. C’est alors crucial

4 Substantif chez Bergson, le terme est cependant traduit en anglais comme un participe passé quant à Deleuze : « […] the movement on the contrary belongs to the intermediate image as immediate given ». (Deleuze 1986 : 2)

24

de retenir la différence entre les deux sens du terme, fondamentale dans l’argumentation du

philosophe et aussi retenue plus tard par Deleuze qui y attache beaucoup d’importance.

Delisle constate que « […] plus les formes habillant les concepts d'un domaine d'activité sont

stéréotypées, moins grande est la liberté de réexpression du traducteur qui est alors tenu de se

conformer aux usages établis » (1980 : 82). Algot Ruhe paraît l’avoir traduit conséquemment

en « mångfald » (Bergson 1913 : 18), décision qui peut dépendre de la sorte de publication et

sa date (bien avant Deleuze) ; en revanche, nous avons gardé cette traduction idiomatique

pour le premier sens du mot (25), et reprend le terme source « multiplicitet » (58) pour y faire

une distinction et maintenir la relation au terme répandu avec Deleuze. Voici aussi un

exemple de l’insuffisance des deux groupements de termes : dans (58), on dirait que le terme

« multiplicités internes » forme un terme technique – mais ce terme est le plus souvent utilisé

par Bergson (et Deleuze) sous la forme simple de « multiplicités », ce qui est la raison de le

retenir parmi les termes du lexique général.

Tel que multiplicités et l’élan vital, (discuté parmi les termes techniques sous 3.2.1), le terme

« la durée » (48) est l’un des concepts principaux chez Bergson. Comme le constate Asbjørn

Aarnes (Bergson 1992 : 14), une traduction possible et plus littérale de la durée serait

« varaktigheten » – mais, note-il, « nuflöde » est depuis la traduction de Ruhe « le concept

établi » (Bergson 1992 : 14, Nous traduisons), ce qui est la traduction que reprend aussi

Lidman (2006 : 127). Par rapport à notre texte source et sa discussion du rapport entre le

mouvement et l’image cinématographique, la traduction en « varaktigheten » aurait été

préférable ; mais cette traduction aurait trop éloigné la traduction des écrits philosophiques de

Bergson. Il n’est pas question d’une nouvelle traduction critique de l’œuvre de Bergson, et

« nuflöde » est alors retenu pour éviter une nouvelle interprétation du concept. Dans

l’exemple (69), nous avons aussi récupéré l’une des deux allusions à la durée par le verbe

« durer » (69, 70) en traduisant « flux » en « flöde », ce qui fait rappeler le terme « nuflöde » :

(69) […] il dure comme ondoie simplement le

flux dansant, inlassable, de la vague. […] den består såsom det outtröttliga svallandet i vågens dansande flöde.

Étant des concepts centraux dans la pensée bergsonienne, la durée et multiplicités ont ici

entraîné des traductions plus proches des traductions antérieures. C’est une tendance à la

standardisation, ce qui est plutôt une tendance de la traduction des termes techniques, d’après

Brownlie (2002 : 299). On pourrait peut-être mieux expliquer cette tendance en relation à

l’importance du présent terme, et le succès des traductions antérieures : comme nous l’avons

25

constaté, la durée est un terme fondamental dans la pensée de Bergson, et la traduction en

« nuflöde » s’installe dès les premières traductions du philosophe : une nouvelle traduction

impliquera alors une nouvelle interprétation et reformulation d’une grande partie de son

œuvre en suédois.

Les exemples suivants comprennent aussi une problématique émanée d’une singularité

individuelle. Mais leurs traductions ont en retour des tendances à la traduction idiomatique, ce

que Brownlie (2002 : 306) considère significatif pour les termes du lexique général :

(19) la connaissance par images se situe en deçà de

la représentation et de l’appauvrissement que celle-ci impose — par abstraction, par schématisme, par « pré-vision » — […].

Det är därför som vetskapen genom bilderna tar plats innan representationen och dennas utarmning – genom abstraktion, schematisering, ”förutseende”– […].

(20) Connaître par images, c’est renoncer à la synthèse du « tout fait » et se risquer l’intuition — fatalement provisoire, mais rythmée sur le temps en acte — du « se faisant ».

Att få vetskap genom bilderna är att avstå syntesen av det ”färdigblivna” och ta riskerna med intuitionen – oundvikligt provisorisk, men följande händelseförloppet – hos det som är ”blivande”.

L’exemple de « pré-vision » (19) comprend une difficulté qui provient de la forme. En

discutant les lexiques généraux de l’article sous 3.1.2, nous avons remarqué que le « soin » de

la forme fait ici distinguer deux sens différents du terme, résultat d’une certaine réflexivité de

la langue, un jeu où « la forme linguistique […] constitue l’essence de l’argument » (Arppe

2012 : 30). Par la traduction en « förutseende », nous avons pu récupérer les deux sens de

‘prévision’, ‘förutseende’, et ‘vision ou image précédant l’objet’, ‘för-utseende’, en gardant

en même temps la réflexivité de la langue. Ainsi, ce terme et sa traduction relèvent d’une

manière intéressante les considérations de Venuti, qui considère problématiques les effets

limités à la langue cible en ce qu’ils questionnent la relation de la traduction au concept et

terme source 5 . Notre traduction s’approche de cette problématique, mais celle-ci est

également ce qui fait reconstituer l’essentiel du terme source dans le texte cible. Cet exemple

remet aussi en question les classifications des termes, en ce qu’il est possible de le considérer

en tant qu’un nouveau terme (terme technique) à cause de sa forme, ou un terme qui fait

toujours partie du lexique général (puisqu’il joue aussi sur son sens général de ‘prévision’).

Les termes « tout fait » et « se faisant » (20) ne figurent ensemble explicitement sous ces

formes qu’une seule fois dans L’Évolution créatrice (1907) de Bergson, mais y sont fortement 5 « The addition of effects that work only in the target language thickens the semantic burden of the foreign text by posing the problem of their relation to its concepts and arguments, their potential articulation as a metacommentary ». Venuti 1998 : 114-115.

26

présents en tant que notion philosophique. Ceux-ci forment donc un terme-concept que nous

comprenons en tant que tel par l’argumentation ou le contexte, comme nous l’avons proposé

sous 3.1.2. En anglais, ces termes ont été traduits en « already-made » et « being-made »

(Bergson 1911 : 238), c’est-à-dire deux termes techniques selon les définitions de Brownlie.

Dans un essai d’Asbjørn Aarnes sur la pensée de Bergson, traduit du norvégien, ils sont

librement traduits en « ett färdigt resultat » et « ett sig görande » (Bergson 1992 : 52). En

rapprochant les termes au concept, on peut discuter notre choix de « att bli » pour le sens

‘(se) faire’ : le français souligne la réflexivité de l’action et la capacité inhérente – l’élan vital

– du « se faisant », ce qui est moins explicite dans le verbe suédois. Cependant, notre

traduction n’est pas aussi passive que par exemple « att skapas », ou même « att göras » ; la

traduction dénomme ainsi un acte qui n’est pas passif, mais comprend une certaine réflexivité.

Remarquons aussi la différence entre la traduction de « ett färdigt resultat » qui forme de cet

état final du devenir un résultat, et notre traduction de « färdigblivna », qui retient mieux le

sens de ‘capacité inhérente finie’ au lieu d’introduire « un nouvel état de la chose ». Cette

interprétation de « fait » se voit aussi dans la traduction de « fait observable » (17) en

« observerbart tillblivet », où la temporalité du participe est préférable à la traduction en

« fakta », ce qui serait une « immobilité », pour parler avec Bergson. Nous avons également

évité la traduction en « fakta » quant à « donnée immédiate » (43), discuté sous 3.2.1.

Dans l’exemple suivant, nous voyons ensuite la problématique relative à la dualité de l’article,

discutée sous 3.1.1 :

(31) il faut […] cesser de réduire le mouvement à

des « instantanés » […]. Man [måste] […] sluta upp med att reducera rörelsen till ”ögonblicksbilder” […].

Ce terme dénomme à la fois des images de la perception, les « instantanés pris par notre

entendement sur la continuité du mouvement et de la durée » (50), et les images

photographiques rendues possibles par « une invention photographique récente » (65) à

l’époque de Bergson. L’importance du terme est alors liée à la dualité

cinématographique/philosophique, qui est récupérée dans la traduction « ögonblicksbild ».

Mais alors que le terme français est un emprunt du lexique photographique repris dans la

philosophie de Bergson, le terme suédois ne prend pas son origine dans ce domaine

spécifique ; il paraît ainsi moins problématique – ce qui est une perte – même si la même

dualité conceptuelle est maintenue.

27

Parmi nos termes du lexique général, il y a principalement deux références qui se veulent

problématiques. Contrairement à l’exemple de « donnée immédiate », discuté sous 3.2.1, ces

deux termes sont déjà des traductions. Rappelons le constat que « la construction d’une idée

[…] s’articule en compositions de signifiés » (Seleskovitch 1976 : 88), et que celle-ci se fond

sur les rapports entre référents et signes linguistiques (Delisle 1980 : 73) ; ici, on pourrait

alors s’imaginer que les traductions initiales d’anglais et d’allemand aient influencé cette

relation entre signes linguistiques et signifié déjà dans le français :

(64) Non seulement cette analyse fait l’impasse

sur l’expérience cinématographique concrète — puisqu’elle en nie l’indicialité, […].

denna analys bortser inte bara från den konkreta kinematografiska upplevelsen – för här förnekas kinematografins indexikalitet […].

(56) une trace lisible — indiciaire et géométrique tout à la fois […].

ett följbart spår – indexikalt och geometriskt på samma gång – […].

(33) […] la fragilité et la passagèreté même — pour parler comme Freud — de l’image.

[…] dess fragilitet och dess förgänglighet (för att tala med Freud).

Comme nous l’avons constaté sous 3.1.2, les exemples d’« indicialité » (64) et d’« indiciaire »

(56) font référence à la notion d’index de Rosalind Krauss, qui par ce terme dénomme la

référentialité de l’image à ce qu’elle montre. L’article original n’a pas été traduit, mais le

terme est néanmoins répandu en français comme « indicialité » et en suédois comme

« indexikalitet » (ce qui est aussi la traduction du terme de Peirce). Ici, il y a cependant une

perte de clarté dans nos traductions : dans les mots de Brownlie, celle-ci est un exemple d’un

« lexique plus insolite que celui du texte-source […]. Le lecteur du texte cible ne pourra

comprendre le sens du terme qu’en lisant les explications […], alors que le lecteur français

aura déjà une idée du sens. » (2002 : 299) Puisque le terme est ici utilisé dans le sens du

concept d’origine, nous avons gardé la terme suédoise déjà existante.

La « passagèreté » (33), cette « valeur de rareté dans le temps » d’après Freud (1915 : 322),

fait pour sa part référence à l’essai Vergänglichkeit (1915) du psychanalyste. Remarquons que

la traduction française ne traduit pas le mot allemand en « l’éphémère » ou en « la fugacité »,

tel que la traduction anglaise On Transience ou la traduction suédoise Förgänglighet, mais en

ce vieux mot de « passagèreté6 ». Comprise en tant que terme, passagèreté paraît de même

problématique par la singularité individuelle qui s’est introduite avec cette traduction. Elle est

6 Ce mot figure dans Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré du 19ème siècle : http://artflx.uchicago.edu/cgi-bin/dicos/pubdico1look.pl?strippedhw=passag%C3%A8ret%C3%A9&dicoid=LITTRE1872 (consulté le 10 mai 2017).

28

néanmoins bien conforme à l’article de Didi-Huberman : alors que les connotations de vanité

affleurent dans les traductions suédoise et anglaise, empêchant ainsi une interprétation relative

au passage des choses (même si le mot suédois pourrait y faire penser), la traduction

française, loin de la vanité, dirige plutôt le lecteur vers une interprétation littérale du terme :

les images passent, elles sont alors hantées par une passagèreté. Ce mot s’installe dans le

discours du texte source en tant que terme et concept, alors que dans notre traduction,

« förgänglighet », sans un sens clair relatif à ‘ce qui passe’, paraît surtout une référence à

l’essai de Freud.

3.3 La justification La dernière étape du processus traductif, la justification, constitue une sorte de mise en

question de la traduction. Le traducteur scrute alors les récupérations des idées du texte source

dans la traduction pour voir « si le sens se dégage aussi clairement de la traduction que de

l’original. » (Lederer 1976 : 35) Cette étape implique un examen global du texte traduit, et

nous porterons ici notre attention sur quelques exemples qui accentuent quelques aspects de

notre analyse du lexique philosophique. Sous 3.1.2, nous avons brièvement désigné des

termes qui, malgré leur origine dans la domaine philosophique, ne paraissent pas poser

problème au traducteur ; ce sont par exemple les termes techniques « épistémologie » (8),

« gnoséologique » (52), « idéaliste » (5) ou « métaphysiques » (8), termes dont les sens sont

relatifs au discours philosophique, mais qui ne dépendent pas de ce que Ladmiral (1983 : 254)

appelle la singularité individuelle philosophique. Dans la partie d’analyse, les termes ont eu à

la fois un ou plusieurs sens problématiques relatifs aux présuppositions de l’article, ou sont

provenus d’une singularité individuelle ; par exemple « coupe immobile » (28) ou

« multiplicités » (25). Mais il y a quelques mots qui restent relatifs aux concepts

philosophiques et décisifs pour la globalité de l’article, même s’ils ne sont pas de termes

techniques (contrairement à un terme comme « gnoséologique »), et ne possèdent non plus un

sens dépendant d’une singularité individuelle de l’écrivain (comme le terme « la durée »).

Cette complexité est clairement illustrée dans les occurrences différentes de « connaître » et

de « connaissance », dont nous avons retenus quelques exemples :

(31) Mais comment connaître les mouvements […]. Men hur kan vi lära känna självaste

rörelserna […].

(17) Connaître par images, c’est donc approcher l’apparaître des choses en deçà du fait observable.

Att få vetskap genom bilderna är alltså att närma sig tingens uppenbarelse innan det som är observerbart tillblivet.

29

(67) La chronophotographie de Marey n’est que l’exemple contemporain d’une mythologie de la connaissance […].

Mareys kronofotografi är endast ett samtida exempel på en kunskapsmytologi […].

(28) […] le temps de connaître devient cependant lui-même un temps discontinu […].

[…] tiden för att bilda sig en uppfattning blir däremot en […] diskontinuerlig tid […].

De « connaître » et « connaissance » nous avons dit, sous 3.1.2, qu’ils nous rendent attentifs à

leur présence par nos présuppositions de leur « nature philosophique », même s’ils ne se

réfèrent pas nécessairement à la présente pensée philosophique. Dans ces cas, la difficulté –

ou plutôt le piège – réside dans l’usage de ces mots avec deux sens différents : c’est d’abord

le sens de ‘kunskap’, ‘savoir acquis par l'étude ou la recherche’, ici représenté par les

tendances positivistes et l’intelligence humaine (exemples 67 et 28) ; puis le sens de

‘vetskap’, ‘kännedom’ ou même ‘insikt’, ici rapproché de l’intuition ; il s’agit là d’une

connaissance « des choses en deçà du fait observable » (17). Successivement, ce deuxième

sens s’introduit dans l’article avec le développement de la philosophie de Bergson, et trouve

sa place au sein d’une critique de ce premier sens de ‘connaissance’ – mais le même mot est

toujours retenu pour les deux sens.

Il s’agit alors d’un changement de sens qui « ne s’accompagnent pas d’un changement de

signifiants » dans le français, pour reprendre les mots de Seleskovitch ; mais « en changeant

de langue, l’interprétation le fait ressortir clairement » (1976 : 103). On pourrait ici considérer

qu’une expression telle que dans l’exemple (17) soit un terme technique, constituant un terme

nouveau : mais chaque expression aux traits singuliers n’est pas nécessairement un terme, et

celle-ci, ne provenant pas de Bergson mais de Didi-Huberman, fait plutôt partie des tendances

littéraires de l’auteur, d’ailleurs visibles dans l’article ; c’est possiblement une expression

inhérente « non pas à la langue source, mais au discours de l’auteur », pour reprendre les mots

de Berrichi (2012 : 22). Les exemples ici ne sont non plus des termes du lexique général :

remarquons qu’il n’est pas question de termes du lexique général usés avec un sens singulier,

comme dans l’exemple de « durée ». Puisque le changement de sens passe seulement entre

deux sens généraux des mots, ce qui rend possible la discussion du concept établi de ‘la

connaissance’ : Bergson ne veut pas proposer un nouveau concept, mais questionner la notion

même de la connaissance ; la complexité du sens de « connaissance » et « connaître » se

montre alors quant à l’interprétation du concept. Le traducteur doit s’en rendre compte,

puisque ce changement de sens est crucial pour une cohérence dans la traduction de la pensée

philosophique. Rey a écrit qu’il « faut aboutir à du discours, et, dans le discours, aux

multiples signes récurrents, relativement stables, que sont les mots et les termes » (1990 :

30

781) pour une lecture cohérente : ces mots fournissent alors une « stabilité » au fondement du

discours cohérent, même s’il n’est pas question des termes du lexique philosophique. La

discussion porte sur un concept philosophique et la notion de connaissance, mais ces mots ne

sont pas de termes d’après nos considérations théoriques : l’absence d’un élément central des

termes analysés sous 3.2 est ici décisive, notamment une problématique émanant des

présuppositions discursives ou une singularité individuelle de sens. Par sa compréhension de

la connaissance, Bergson questionne et développe la notion préexistante ; il n’en forme aucun

nouveau terme, mais propose une interprétation singulière et nouvelle de l’acte de « connaître

» – ainsi, le mot ne comprend aucune singularité individuelle de sens, même s’il dénomme

une compréhension radicale de la notion de connaissance. Par voie de conséquence, ces

considérations questionnent notre délimitation du lexique philosophique, soulignant encore la

frontière floue entre termes et concepts.

Finalement, nous pouvons remarquer la présence d’un travail d’interprétation aussi sur ce

niveau dans l’article : Bergson propose dans sa philosophie une interprétation singulière de la

notion de connaissance, et celle-ci est ensuite retenue par Didi-Huberman au sein de sa

discussion qui part de la compréhension bergsonienne de ‘la cinématographie’ ; c’est donc à

travers ces deux « niveaux » que s’étale notre travail traductif, constituant par là encore un

palier d’interprétation.

4. Conclusion Pour envisager la problématique de la traduction des termes philosophiques, nous sommes

parties du modèle d’analyse de Jean Delisle et des considérations théorétiques sur le lexique

philosophiques, ce qui nous a permis d’intégrer la reconnaissance, l’identification des termes

dans l’analyse. Cet acte de reconnaissance de ce qui a constitué un terme dans notre matériau

forme un premier « point d’importance » dans ce mémoire : en incluant ce travail interprétatif

dans l’analyse, nous avons pu mieux analyser la manière dont la « production traductive » de

termes philosophiques s’élabore. On dirait qu’il est à partir de la nature problématique des

termes que se forme cette production : déjà l’identification du lexique philosophique exige

que soient prises en compte les traductions et usages antérieurs des termes, en même temps

que ces termes soient considérés à partir du discours et contexte du texte source. Le contexte

et le discours se trouvent ainsi au sein de la problématique terminologique, puisqu’ils ont

fourni les présuppositions de l’emploi actuel des termes. Nous avons ici distingué deux

31

éléments centraux à travers cette analyse initiale de la production traductive : la singularité

individuelle et les présuppositions discursives. Ceux-ci sont ensuite abordés à partir de leur

problématique quant à l’interprétation du sens des termes philosophiques. Le rôle décisif de

cette problématique constitue un deuxième point d’importance dans notre travail : en partant

de la problématique pour regrouper et analyser les termes du texte source, nous avons pu nous

occuper de ce que Rey (1990 : 781) a nommé l’état provisionnel de la terminologie. Cette

méthode a alors rendu possible une analyse plus compatible avec notre propre travail

traductif, vue sous l’angle du traducteur. Delisle écrit que le traducteur « n’opère pas sur la

langue, mais sur son emploi » (1980 : 85) : dans l’analyse, c’est justement l’emploi d’un

langage qui a été mis en examen.

Ces présuppositions des termes s’ajoutent ensuite à ce que Brownlie a nommé des « idéaux

qui conditionnent la production traductive » (2002 : 306). L’objet de l’analyse et l’aspect

pratique du mémoire n’ont pas permis une analyse approfondie de ce que Brownlie a nommé

des tendances de la traduction philosophique, mais on pourrait néanmoins distinguer quelques

traits de ces tendances : les traductions des termes techniques sont ici plus imitatives, à la fois

que les termes du lexique général ont engendré des traductions moins imitatives et plus

idiomatiques. Nous avons même remarqué des tendances à la standardisation (Brownlie 2002

: 304) par rapport aux traductions antérieures – mais ce type d’analyse exige un matériau plus

vaste. Plus intéressantes paraissent en revanche nos présuppositions discursives à côté de ces

tendances : comment interagissent-elles ? De quelles manières s’influencent-elles

mutuellement ?

Notre analyse a également souligné la frontière floue entre terme et concept, ce qui est le

troisième point d’importance dans ce mémoire. On dirait que le concept ou la pensée

philosophique s’étend hors de ses termes, ce que nous avons vu dans l’étape de justification

sous 3.3. Rappelons qu’il est même à partir d’une « confusion » de sens des termes que s’est

développé l’article : la terminologie philosophique paraît seulement restreinte par les

restreints du langage – les possibilités du lexique philosophique et sa problématique ont alors

la même origine. Comme l’a écrit Berrichi, « la traduction est donc un acte cognitif, et non

uniquement un acte de communication […]. C’est également un acte d’écriture, comme pour

les œuvres de fiction » (2012 : 18). Le lexique philosophique – et par conséquent sa

traduction – est toujours se faisant et jamais tout fait, pour reprendre la terminologie de

Bergson ; ainsi, ce mémoire a principalement envisagé quelques manières dont le langage

32

philosophique utilise le fait que « la langue est objet d’acquisition, son emploi est à la fois

application et création » (Seleskovitch 1976 : 98).

5. Références Sources primaires Didi-Huberman, G. (2004). « L’image est le mouvant », in Intermédialités : histoire et théorie

des arts, des lettres et des techniques, 3, pp. 11-30. DOI: 10.7202/1005466ar Sources secondaires Arppe, T. (2012). « De la traduction de la philosophie », in Traduire, 227, pp. 29-34. Berrichi, A. (2012). « La traduction en sciences sociales », in Traduire, 227, pp. 16-28. Brownlie, S. (2002). « La traduction de la terminologie philosophique », in Meta : journal des

traducteurs / Meta: Translators' Journal, 47(3), pp. 296-310. Delisle, J. (1980). L'analyse du discours comme méthode de traduction : initiation à la

traduction française de textes pragmatiques anglais : théorie et pratique. Ottawa : Éditions de l'Université d'Ottawa.

Ladmiral, J.- R. (1981). « Éléments de la traduction philosophique », in Langue Française,

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