TRACE, EMPREINTE, COLLECTE- LES FORMES D'INSCRIPTION DU CORPS DE L'ARTISTE DANS LA VILLE DANS UN...

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UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL TRACE, EMPREINTE, COLLECTE: LES FORMES D'INSCRIPTION DU CORPS DE L'ARTISTE DANS LA VILLE DANS UN CONTEXTE DE MOBILITÉ MÉMOIRE PRÉSENTÉ COMME EXIGENCE PARTIELLE DE LA MAÎTRISE EN ÉTUDES DES ARTS PAR CATHERINE BARNABÉ DÉCEMBRE 2010

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Le marcheur, artiste dans la ville. Mobilité et traces

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  • UNIVERSIT DU QUBEC MONTRAL

    TRACE, EMPREINTE, COLLECTE: LES FORMES D'INSCRIPTION DU CORPS DE

    L'ARTISTE DANS LA VILLE DANS UN CONTEXTE DE MOBILIT

    MMOIRE

    PRSENT

    COMME EXIGENCE PARTIELLE

    DE LA MATRISE EN TUDES DES ARTS

    PAR

    CATHERINE BARNAB

    DCEMBRE 2010

  • UNIVERSIT DU QUBEC MONTRAL Service des bibliothques

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  • TABLE DES MATIRES

    LISTE DES FIGURES iv

    RSUM vi

    INTRODUCTION 1

    CHAPITRE 1 DE LA FLNERJE LA MARCHE II

    1.1 La flnerie 13

    1.1.1 La figure du flneur chez Walter Benjamin 14 1.1.2 Le flneur redfini par Rgine Robin 20

    1.1.3 Le flneur actuel: le marcheur 23

    1.2 La marche 25

    1.2.1 La marche dans ['art. Thierry Davila : des drives siluationnistes au piton plantaire : 28

    1.2.2 Une pratique du quotidien selon Michel de Certeau 31

    1.2.3 Francis Alys: marcher pour tendre vers l'autre .35

    1.2.4 Gabriel Orozco: dplacements, mobilit et empreintes .38

    1.2.5 Gilbert Boyer: la ville comme rcit fragment .40

    CHAPITRE 11 LA VILLE: L'ESPACE ET LE MOUVEMENT .44

    2.1 La ville comme territoire explorer.. .46

    2.2 Le nouveau rapport l'espace 52

    2.2.1 La surmodernit chez Marc Aug 53

    2.2.2 Le lieu et le non-lieu, de Marc Aug Michel de Certeau 56

  • iii

    2.2.3 La notion d'espace chez Michel Foucault, Marc Aug et Michel de Certeau ...60

    2.3 La possibilit de la cration de rcits dans un espace commun 65

    CHAPiTRE III

    LES FORMES D'iNSCRIPTiON DU CORPS DE L'ARTISTE: TEMPS, MMOIRE ET ANACHRONISME 71

    3.1 La trace 73

    3.1.1 Temporalits de la trace: le contact avec la mmoire chez Sylviane Agacinski

    .................................................................................................................................................. 73

    3.1.2 La trace dans la pratique de Francis Alys 77

    3.2 L'empreinte 80

    3.2.1 Georges Didi-Huberman: la tentative d'une histoire de l'empreinte et ses

    rpercussi ons artistiques 80

    3.2.2 Les empreintes de la ville: Yie/ding Stone de Gabriel Orozco 85

    3.2.3 La photographie comme empreinte de la mmoire: Roland Barthes, Sylviane

    Agacinski et Georges Didi-Huberman 87

    3.3 La collecte 93

    3.3.1 Les temps qui crent des anachronismes chez Sylviane Agacinski 93

    3.3.2 La collecte dans la ville: The Collector et La petite mort 97

    CONCLUSION 100

    BIBLIOGRAPHIE 104

    FIGURES 112

  • LISTE OES FIGURES

    Figure Page

    1.1 Francis Alys, The Collector, 1991-1992 112

    1.2 Francis Alys, The Collector, 1991-1992 112

    1.3 Francis Alys, Magnetic Shoes, 1994, La Havane 113

    1.4 Francis Alys, The Loser/The Winner, 1995 : Mexico, 1998 : Stockholm 113

    1.5 Francis Alys, Paradox ofPraxis: Sometimes doing something leans to Nothing, 1997 114

    1.6 Francis Alys, Paradox ofPraxis: Sometimes doing something leans to Nothing, 1997 '" J 15

    1.7 Gabriel Orozco, La DS, 1993, Citron OS modifie, 140.1 x 482.5 x 115.1 cm, Fond National d'Art Contemporain (CNAP), Ministre de la Culture et de la Communication, Paris, FNAC 115

    1.8 Gabriel Orozco, La DS, 1993, Citron OS modifie, 140.1 x 482.5 x 115.1 cm, Fond National d'Art Contemporain (CNAP), Ministre de la Culture et de la Communation, Paris, FNAC 116

    1.9 Gabriel Orozco, Until you jind another yellow schwalbe, 1995, quarante impressions photographiques, 31.6 x 47.3 cm 117

    l.l 0 Gabriel Orozco, Crazy Tourist, 1991, impressions couleur, 40.6 x 50.8 cm 117

    1.11 Gabriel Orozco, Home Run, 1993, oranges, dimensions variables, installation temporaire New York 118

    1.12 Gabriel Orozco, Working tables, 1991-2006, matriaux di vers, dimensions variables. 119

    1.13 Gabriel Orozco, Working tables, 1991 -2006, matriaux divers, dimensions variables .119

    1.14 Gabriel Orozco, Yielding Stone, 1992, plasticine, environ 35.6 x 43.2 x 43.2 cm ........ 120

    1.15 Gilbert Boyer, Comme un poisson dans la ville. 1988, au coin des rues St-Andr et Cherrier, une parmi douze plaques personnelles installes en permanence dans la Ville de Montral, marbre grav, monologues et rflexions intrieures, 48 x 79 x 1.9 cm 120

    1.16 Gilbert Boyer, La montagne des jours, 1991, un des cinq disques de granit avec texte grav au jet de sable raliss dans le cadre de l'vnement Art et espace public organis par le ClAC, Montral, 152 cm (diamtre) x 8cm. Andr Clment.. 121

  • v

    1.17 Gilbert Boyer, Ange interdit, 1996, 102 cadenas (102 verbes diffrents) fixs aux barrires autour de la gare Lille-FJandres (installation temporaire), 7 x 10.1 x 1.9 cm. Gilbert Boyer 121

    1.18 Gilbert Boyer, La ficelle de Zadkine, 2001, 187 ballons, vinyle et texte La Ficelle transfr en lettrage de vinyle. Frdric Bhar 122

    1.19 Gilbert Boyer, La ficelle de Zadkine, 200 l, sortie des ballons de l'atelier du Muse Zadkine vers le jardin. Frdric Bhar 122

    1.20 Gilbert Boyer, La petite mort, prsente la Galerie Vox du 5 avril au 31 mai 2008, Montral 123

    2.1 Gilbert Boyer, 1Lookedfor Sarah Everywhere, 1992, Jardin de sculptures de Toronto, une des six plaques de granit noir, inscriptions et dessins au jet de sable, 91 x 91 x 7 cm, Gilbert Boyer 123

    3.1 Francis Alys, The Leak, 1995, Sao Paulo 124

    3.2 Francis Alys, The Leak, 1995, So Paulo 124

    3.3 Gabriel Orozco, My Hands are my heart, 1991, 15.2 x 10.2 x 15.2 cm, argile 125

    3.4 Gabriel Orozco, Cazuelas, Beginnings 2002, argile, dimensions variables 125

    3.5 Gabriel Orozco, Cazuelas, Beginnings 2002, argile, dimensions variables 126

    3.6 Gabriel Orozco, Impression d'un visage, 2007,19.6 x 14.7 cm, maquillage noir 126

  • RSUM

    Cette recherche vise montrer que, dans le contexte actuel d'une mobilit croissante, les artistes dveloppent un nouveau rapport la ville marqu par un dplacement de la figure moderne du flneur vers ce que nous appelons la figure contemporaine du marcheur. Notre dmonstration s'appuie sur trois artistes: Francis Alys, Gabriel Orozco et Gilbert Boyer. Si la modernit identifiait le flneur comme paradigme de la mobilit des viJJes, le contexte contemporain appelle une rvaluation de celte figure. Les pratiques artistiques de la mobilit se dfll1iraient comme cration o l'artiste se met en autoreprsentation. Le corps devient le point de dpart, le centre et le matriau de J'uvre qui, en pleine action, en plein mouvement, se redfinit sans cesse. Partant des travaux de Walter Benjamin, la figure du flneur est reconsidre la lumire d'auteurs contemporains (Rgine Robin, Thierry Davila, Michel de Certeau) qui ont soulev la ncessit de la redfinir. C'est par une analyse des uvres que la marche se rvle comme un vritable geste artistique qui intgre le quotidien. Nous tudions ensuite le contexte dans lequel ces pratiques artistiques prennent forme: l'htrognit de la ville et ce que Marc Aug a nomm la surmodernit. En marchant, les artistes transforment potentiellement les non-I ieux caractriss par l'phmre, le mouvement, l'absence de rcit et de mmoire, en des lieux au sens anthropologique du terme. Si ces caractristiques de la ville reprsentaient pour le flneur le moyen de disparatre dans la foule, elles reprsentent aujourd'hui pour les artistes la possibilit de s'inscrire dans l'espace. Pour tudier cette transformation, nous identifions et analysons trois formes d'inscription: la trace, l'empreinte et la collecte. CeJJes-ci nous amnent envisager, non seulement un nouveau rapport l'espace, mais aussi au temps. La trace marque le parcours de l'artiste et tablit un lien avec la mmoire de la ville. L'empreinte capte le parcours de l'artiste et en permet une reconstitution potique. La collecte dplace les fragments de la ville et permet de constituer une archive des promenades et de mettre en jeu diffrentes expriences anachroniques du temps: le temps de la marche, le temps du passage, le temps de l'exposition. Ce nouveau rapport la ville au ras du sol qui caractrise le marcheur contemporain instaure donc un nouveau rapport l'espace, htrogne, et au temps, anachronique.

    Mots cls: art et ville, flnerie, marche, Francis Alys, Gabriel Orozco, Gilbert Boyer

  • INTRODUCTION

    Se situant dans une tradition qui s'amorce au dbut du XX e sicle, la marche comme pratique

    artistique ne peut tre considre uniquement comme un phnomne contemporain, mais

    plutt telle une pratique qui tend se redfinir en fonction du contexte actuel. Dj, au dbut du XIXe sicle, le philosophe Karl Gottlob-Schelle observe des liens entre la marche et la

    cration artistique, et constate que la dambulation physique mne un mouvement de

    l'espriP, que le dplacement engage la rflexion. Honor de Balzac est l'un de ceux qui

    s'intresse ce phnomne et va mme jusqu' publier en 1833 une Thorie de la dmarchez o il tente de comprendre les liens entre les mouvements physique et mental. D'une

    reprsentation visuelle une conception phnomnologique, la marche devient plus qu'un

    simple moyen de dplacement ou de rflexion, elle tente de donner une forme plastique au

    mouvement. La mobilit utilise des fins artistiques court-circuite les rgles de l'activit

    quotidienne qu'est la marche. Dans cette optique, le fait de transposer dans un univers

    artistique une activit quotidienne et d'en faire le centre d'une uvre, en dpassant sa vise

    principale, engage une transformation de la fonction mme de l'action. Ce qui se dfinissait

    comme une pratique quotidienne acquiert une valeur nouvelle et devient la (ois le prtexte et l'objet de la cration. L'espace propice ces dplacements est la ville, telle que Michel de Certeau l'a identifi:

    Marcher, c'est manquer de lieu. C'est le procs indfini d'tre absent et en qute d'un propre. L'errance que multiplie et rassemble la ville en fait une immense

    1 Davila, Thierry. 2002. Marcher, crer. Dplacements,flneries, drives dans l'art de la fin du XX" sicle. Paris: Regard. p. Il.

    2 Balzac. Honor de. 1930. Trait de la vie lgante: suivi de la thorie de la dmarche. Paris: A. Michalon. 131 p. Balzac se questionne: N'est-il pas rellement bien extraordinaire de voir que, depuis le temps o l'homme marche, personne ne se soit demand pourquoi il marche, comment il marche, s'il marche, s'il peut mieux marcller, ce qu'il fait en marchant, s'il n'y aurait pas moyen d'imposer, de changer, d'analyser sa marche: questions qui tiennent tous les systmes philosophiques, psychologiques et politiques dont s'est occup le monde? p. 7.

  • 2

    exprience sociale de la privation de lieu - une exprience, il est vrai, effrite en dportations innombrables et infimes (dplacements et marches), compense par les relations et les croisements de ces exodes qui font entrelacs, crant un tissu urbain, et place sous le signe de ce qui devrait tre, enfin, le lieu, mais n'est qu'un nom, la Ville. 3

    La vi11e est vue ici comme un espace htrogne qUI se construit partir des

    dplacements, des gens qui se croisent, se rencontrent ou non. Elle est un lieu, ou plutt le

    terrain, d'une exprience insaisissable dont on ne capte que des fragments. Compose d'une

    multitude d'tres, la vi11e est en mouvement, la ville est mouvement. De Certeau y voit une

    qute, un dsir concret, de saisir enfin la ville qui peut s'incarner en plusieurs sens,

    notamment dans les pratiques de la mobilit: la mobilit des gens dans cet espace, la mobilit

    de l'espace mme dans le temps, la mobilit comme processus de cralion artislique qui n'est

    qu'un moyen pour tendre vers un rapport avec l'espace urbain, un mouvement vers d'autres

    qui mnerait un contact.

    Revenons brivement sur quelques caractristiques de certaines pratiques de l'art moderne et

    contemporain pour en comprendre les liens avec notre sujet d'tude et ainsi le positionner dans une perspective historique. Ds 1916, les artistes du mouvement Dada lissent des liens

    avec le quotidien en rejetant les pratiques artistiques traditionnelles dans la volont de nier tout ce qui s'tait fait avant. En inscrivant leur travail directement dans la vie de tous les

    jours, par diverses faons, ils veulent tourner le dos la guerre et son absurdil, ainsi, ils lient l'art et le quotidien qui sont dsormais indissociables. Dada inspire plusieurs

    mouvements qui lui succderont. Avec les liens tablis entre l'art et la vie, la mobilit devient

    un moyen naturel d'appliquer cette pratique. Pour l'un des premiers hriliers de Dada, Guy

    Ernest Debord et les Situationnistes, cela prend forme dans la drive4 . Pour la pratiquer, il

    instaure plusieurs rgles respecter: e11e est possible seul, mais plus efficace en petits

    groupes et dure idalement une journe entire, elle n'est pas trs souhaitable la tombe de la nuit. Aussi, les points de dpart et d'arrive sont secondaires et la promenade peut

    J Certeau, Michel de. 1990. L'invention du quolidien, 1. oris de/aire. Paris: Gallimard, p. 155.

    Debord, Guy-Ernest, 1998 (1956). Thorie de la drive , La revue des ressources, www.larevuedesressources.org/spip.php?article38. Paris: ditions des ressources.

  • 3

    s'tendre une ville comme une gare. Les pratiquants de la drive n'ont pas d'itinraires et

    doivent se laisser aller un tat d'abandon. Ils ne possdent pas de but prcis si ce n'est que

    la drive mne un tat psychogographique, c'est--dire que l'esprit drive autant que le

    corps, drive qui est alatoirement guide par la gographie de la villes. Debord croit qu' un

    jour on construira des villes pour dri ver. 6 Dans les annes 1960, les artistes du mouvement Fluxus dveloppent une idologie dont le dessein est de russir faire de la vie une uvre

    d'art. Cela implique un lien certain avec les dplacements quotidiens. Plusieurs sphres sont

    engages et le rapprochement entre l'art et la vie devient l'ultime but. Les artistes de Fluxus

    prennent rapidement d'assaut l'espace commun de la ville pour y produire des actions.

    Quelques annes plus tard, les artistes du Land Art font des interventions dans la nature ou des marches par lesquelles ils tentent de marquer le territoire, de s'y inscrire. Sur de longs

    parcours, ils se rapprochent d'un environnement naturel. La marche est au centre d'une

    volont de parcourir un territoire, de crer un lien entre le mouvement et la quasi-stabilit de

    la nature7 .

    Notre tude se situe dans la continuit de ces pratiques fondatrices d'un lien direct entre l'art,

    le quotidien et la mobilit. Elles ne peuvent nier leur hritage sans toutefois s'y identifier

    compltement, car bien que la forme soit en partie semblable, les motifs ne sont plus les

    mmes. Ils sont diffrents, car l'poque a chang, mais principalement, car l'attitude des

    artistes que nous tudierons se rapprocherait davantage de celle du flneur baudelairien par la

    solitude qui le caractrise et son statut d'observateur du mouvement de la ville, comme nous

    le verrons entre autres chez Walter Benjamin. Par contre, si la modernit identifiait la figure du flneur comme le paradigme de la mobilit des villess, le contexte contemporain appelle

    une rvaluation de cette figure. Les pratiques de la mobilit tendent se dfinir comme une

    cration artistique o l'artiste se met en autoreprsentation, se dplaant avec une certaine

    'Id. 6 Id.

    7 Davila, Thierry.2002. op.cil., p. 29.

    R Benjamin, Walter. 2000. Paris, Capitale du XIXe sicle. Le livre des passages (1935). [n uvres III, p. 4466. Paris: Gallimard.

  • 4

    thtralit en crant des rcits partir de ses simples mouvements. Le corps devient le point

    de dpart, le centre et le matriau de ('uvre qui, en pleine action, se redfinit sans cesse. L'artiste-marcheur tente de s'inscrire dans l'espace de la ville. Le flneur tel que dfini par

    Walter Benjamin va contre-sens de la socit, il prend son temps, il drive on ne sait o en observant la ville, la modernit. Dans les cas que nous tudierons ici, au-del de la flnerie, il

    y a une uvre qui se cre et qui prend forme. Cela entrane l'inscription du corps de l'artiste

    dans la ville, ce qui djoue le caractre phmre de la mobilit, ce que redoutait amrement le flneur.

    Notre problmatique dcoule de ces rflexions autour du flneur benjaminien et de la possibilit de la flnerie aujourd'hui, et pose plus prcisment la question suivante: dans le contexte d'une exprience de la ville caractrise par la mobilit et des pratiques artistiques

    actuelles, comment l'artiste peut-il s'inscrire dans l'environnement urbain? L'laboration de

    trois formes d'inscription, la trace, l'empreinte et la collecte, nous permettra de mettre en

    place les moyens qu'utilise l'artiste pour entrer en contact avec la ville. La trace que l'artiste

    laisse sur le sol, phmre, de longue ou de courte dure, pour marquer son passage (Francis Alys); l'empreinte permanente, celle de la ville, sur le corps de l'artiste (Gabriel Orozco) ou de la photographie (Gilbert Boyer); la collecte des objets qu'il amasse, trouve au hasard de ses promenades et qui sont document, mmoire de l'uvre. Le corps devient le matriau

    principal de l'uvre qui se cre au fur et mesure des dplacements alatoires de l'artiste

    dans l'espace public. Le corps investit l'espace commun pour faire uvre, le dplacement

    devient une faon de comprendre et de s'approprier cet espace qui devient lieu9 Lorsque les

    artistes adoptent cette mobilit, ils transforment une pratique quotidienne en geste

    artistique 10 , dans un contexte de surmodernit ll , comme l'explique Marc Aug, pour

    permettre le contact physique avec la ville, celle-ci tant pourvue d'une histoire et d'une

    mmoire que les promeneurs dcouvrent au fil de leurs dambulations. Nous envisagerons comment chez Francis Alys, Gabriel Orozco et Gilbert Boyer cette exprience de la ville peut

    9 Cerleau. Michel de. op.cit. 10 Id.

    Il Aug, Marc. 1992. Non-lieux: introduction une anthropologie de la surmodernit. Paris: ditions du Seuil, 149 p.

  • 5

    tre conue en continuit avec les pratiques artistiques de la mobilit depuis la premire

    moiti du vingtime sicle, mais comment elle impose une redfinition de la figure du

    flneur12 . Ainsi, nous proposerons une nouvelle figure contemporaine: le marcheur. Notre

    hypothse est que les artistes, en plus de se redfinir par rapport la figure du flneur,

    manifestent un nouveau rapport l'espace et au temps. Les formes d'inscription (la trace, l'empreinte et la collecte) qu'ils utilisent permettent de djouer l'espace anonyme et insaisissable de la ville et d'en~rer ainsi en relation avec celle-ci dans une exprience sensible et potique. Prises individuellement, ces trois formes permettent de marquer le passage et de

    capter les fragments de la ville, mais sont aussi complmentaires et indissociables, comme

    nous le constaterons au fil de cette tude.

    Cette recherche se fonde principalement sur trois ouvrages. Paris, Capitale du XiX sicle. Le

    livre des passages de Walter Benjamin trace un portrait de Baudelaire en flneur qui peroit ses dambulations comme autant de gestes potiques. Le flneur se dfinit dans l'anonymat

    de la ville, se pose en observateur du monde moderne. Nous nous baserons sur l'analyse de

    cette figure canonique pour comprendre ses liens avec les artistes actuels, puis pour les

    distinguer. la suite de quoi nous serons en mesure de nommer et d'identifier la figure de la marche qui correspondrait de faon plus singulire au corpus. Dans L'invention du quotidien

    i, arts de faire, Michel de Certeau dfinit les pratiques quotidiennes comme des arts de faire dont les consommateurs et hommes ordinaires seraient les producteurs. La marche est

    une pratique du quotidien pour Michel de Certeau, et cela nous permet de figurer comment

    elle peut se dplacer vers la pratique artistique. Nous comparerons ses dfinitions des notions

    de lieu et de non-lieu avec celles de Marc Aug qui peroit l'poque actuelle comme

    surmoderne, et analyserons leurs dfinitions complmentaires de l'espace en parallle la

    question de l'htrognit chez Michel Foucault. Dans Non-lieux, introduction une

    anthropologie de la sU/modernit, Aug dfinit la socit actuelle comme tant compose de

    non-lieux, des espaces publics o l'anonymat est exacerb, comme une socit en manque de

    repres vivant dans l'excs et tentant malgr tout de se dfinir.

    12 Benjamin. Walter. 2000. op. cil.

  • 6

    Les assises thoriques de cette recherche appartiennent aux domaines de l'anthropologie, de

    la sociologie, de la philosophie et de la littrature. Elles reprsentent les bases nous

    permettant de dfinir les notions thoriques principales: la marche, la figure du flneur, les

    lieux et non-lieux, les notions d'anachronisme, de mmoire et de temps. Aux ouvrages

    mentionns plus haut se grefferont plusieurs autres auteurs, tels que Thierry Davila 13 qui

    analyse les pratiques artistiques de la marche, des premiers cas l'poque contemporaine, et

    Rgine Robin qui peroit une faon alternative de parcourir la ville dans son rcent ouvrage

    Mgapolis14. Nous verrons que tous ueux proposent de redfinir la figure du flneur. Puis

    viendra, Sylviane Agacinski 15 qui propose une rflexion sur le temps, Je passage et la

    mmoire, et Georges Didi-Hubennan16 qui analyse l'empreinte et sa figure potique.

    Le corpus ue cette tude se compose de Francis Alys, Gabriel Orozco et Gilbert Boyer qui

    utilisent la marche comme fondement de leur pratique artistique. Ces artistes ont en commun

    leur moyen de dplacement et leur volont d'entrer en contact avec l'environnement urbain.

    lis dplacent l'atelier la rue et transforment le lieu public en celui de l'art, de sa cration et

    de sa dmonstration.

    Natif de la Belgique, Francis Alys vit et travaille Mexico depuis plusieurs annes et c'est

    cette ville qui rythme son uvre. Elle en est la matire premire, le cur et l'inspiration. Elle

    transparat travers chaque pice, comme si c'tait elle-mme qui parlait, comme si elle

    voulait transcender la forme. La faon dont Alys aborde la ville est la plus rudimentaire, la

    plus simple, la plus accessible: la marche. D'un simple moyen de locomotion, la marche

    devient une pratique artistique qui se dcline en pl usieurs types d' uvres17 . Dans la pratiq ue

    de Alys, la ville et la dambulation constituent le centre autour duquel gravite une multitude

    de possibilits. 11 en fait sa matrice, s'inventant lui-mme un processus de cration. Sa

    13 Thierry Davila. op. cit.

    14 Robin, Rgine. 2009. Mgapolis. Les derniers pas du jlneur. Montral: Stock. 397 p. 1; Agacinski, Sylviane. 2000. Le passeur de temps. Modemit et no Istalgie. Paris: Seuil, 207 p.

    16 Didi-Hubernwn, Georges. 2008. La ressemblance par contact, Paris: ditions de minuit, 379 p. [7 Francis Alys, en plus de faire de l'exprience de la marche, des photogmphies et des vidos, fait galement des peintures qui rsultent d'actions, de gestes poss en se dplaant dans l'espace de la ville. Voir, entre autre, ce catalogue: Alys, Francis et Michle Thriaull. 2000. Francis Alys the last clown. Galerie de l'UQAM, Plug-ln Gallery. Montral: Galerie UQAM, 85 p.

  • 7

    prsence dans l'espace de la ville lui permet de s'intgrer au social, de s'ingrer dans le

    quotidien et consquemment d'tre politique18 , comme l'crit David Torres: partir du moment o vous choisissez la ville comme champ d'exprimentation, Je domaine du travail

    est par dfinition politique, au-del de tout engagement personnel. 19 Thierry DaviJa20 y voit

    une invention du flux , une insertion dans la fluidit de la vie par laquelle Alys s'invente

    une faon d'uvrer. L'artiste intervient dans un espace dont il dtourne la fonction principale

    avec une pratique qui a eUe-mme t dtourne de son but initial pour mieux voir et faire

    voir. Il devient observateur d'une cit qui bouge et vit d'elle-mme, mais s'accorde aussi la

    possibilit d'y intervenir, d'en changer de minimes aspects. Ses dambulations le confrontent

    aux autres, aux vies des autres, aux gestes d'inconnus, leurs histoires. C'est une faon

    d'entrer dans l'intime, de prendre part son imaginaire.

    Gabriel Orozco est d'origine mexicaine et vit New York. Bien que sa pratique soit

    principalement photographique21 , il ne se considre pas comme un photographe, mais comme

    un artiste multidisciplinaire qUI utilise l'image pour entrer en contact avec son

    environnement, pour capturer des instants. Il compare la photographie une bote de

    souliers 22 dans laquelle on peut tout mettre, runir des souvenirs, conserver. Il ne se limite

    pas une seule esthtique. De mme, il ne sait pas en amorant une uvre quelle forme celle

    ci prendra, si elle sera un objet ou une photographie. Orozco a, ds le dbut de sa pratique, senti le dsir de se confronter au monde et d'utiliser le quotidien, la vie relle, pour aller

    contre l'art qui se faisait, car cela ne lui ressemblait pas23 . N'ayant jamais possd un atelier, il voulait utiliser les institutions d'une faon diffrente: s'approprier l'espace de la rue.

    Gabriel Orozco parle d'identit, de rapport aux autres par l'intime et la collectivit. C'est le

    IR Dans le sens de la polis grecque, la cit-tat: la ville.

    19 Torres, David. Just Walking the dog. Arl Press. #263. Dcembre 2000. p. 21.

    20 Davila, Thierry. Fables/insertions. 2001. Francis A/ys. Antibes: Muse Picasso. Muse Picasso (Antibes, France), Paris: Runion des muses nationaux. p. 45. 21 Orozco fait aussi des peintures abstraites, composes de figures gomtriques simples qui sont rythmes par des couleurs primaires et des lignes. Il insre aussi parfois ces motifs des images photographiques pour venir brouiller leur vision.

    22 Orozco, Gabriel (dir.). 2004. Gabriel Orozco: pholographs. Washington: Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Smithsonian Museum, Gottingen: Steidl. p. 16.

    23 Orozco, Gabriel. 2006. Gabrie/ Orozco. Mexico: Museo dei Palacio de Bellas Artes. p. 51.

  • 8

    cur de sa pratique et, comme Francis Alys et Gilbert Boyer, cela se dcline selon plusieurs

    formes artistiques. Son rapport l'art public, ou du moins l'art qui se fait hors les murs et

    qui est vu, a dbut grce son pre qui tait peintre muraliste. Les uvres d'Orozco qui se

    trouvent l'extrieur n'ont par contre rien voir avec la peinture, mais plutt tout voir avec

    cet extrieur, justement: le lieu et les gens. Toute sa pratique est inspire par les marches, les voyages et les rencontres qu'il fait. La mobilit est au centre, elle peut tre un prtexte la

    rencontre, aux rapprochements. En ce sens, il voit la photographie comme un vhicule24 : un

    vhicule permet le dplacement physique; une photographie permet la mouvance d'un

    vnement d'un endroit un autre.

    Le langage, la parole, les mots sont les outils avec lesquels Gilbert Boyer rejoint l'autre. C'est ce qui l'unit au pass, la mmoire. Cela prend forme de diverses

    faons: enregistrements sonores, bruits de la ville, disques de verre sabl, pierres funraires,

    cadenas gravs, colliers mtalliques, plaques de marbres au mur, plaque de granit au sol,

    dessins, sculptures, photographies, interventions urbaines et installations. Boyer envisage la

    vie en artiste et en pote. Sa rflexion porte sur une possible relation entre l'esprit et la

    matire, entre l'homme et la nature 2S . L'utilisation du langage chez Boyer, la prose et la

    posie surtout, se prsente en fragments. Cela revient constamment dans sa pratique, comme

    s'il ne pouvait plus distinguer les mots des images, des formes. Il souhaite aussi ne pas

    rflchir en terme de dichotomie entre J'espace priv et l'espace public, entre le lieu de

    diffusion et le lieu de la ville. Ce sont plutt les uvres qui parient d'elles-mmes, de nous

    mmes, de l'tre en commun26 Les thmes centraux de sa pratique sont le quotidien et

    l'phmre. Les liens avec le quotidien se font tant par les endroits qu'il investit que par les

    moyens qu'il prend. La dmarche de l'artiste implique dplacements, circulation, parcours,

    quantit et dissmination. Dans la plupart de ses pices, Gilbert Boyer dploie son uvre

    dans l'espace de la ville, demande au public de se dplacer et de prendre le temps de le faire

    pour voir son travail, le temps d'arrter et de lire, mais aussi de suivre les traces. Il entre dans

    le quotidien, comme l'explique Ral Lussier : Chaque lment de son intervention est l

    24 Ibid., p. 61.

    25 Debat, Michelle. Gilhert Boyer. Le langage de l'art . Parachute. # J20. Frontires. 10-11-12-2005. p. 73.

    26 Ibid., p. 75.

  • 9

    pour surprendre l'individu dans son quotidien et se prsente comme un surgissement

    d'inattendu qui vient interrompre le cours habituel de sa vie.27

    Ces trois artistes dmontrent comment une insertion dans le quotidien par des pratiques

    furtives 28 peut permettre de capter des morceaux d'une ville,

  • 10

    l'espace la notion d'htrognit de Michel Foucault. Cela nous mnera concevoir

    comment la mobilit peut produire et laisser apparatre des rcits.

    Aprs avoir dfini la marche, sa figure contemporaine et l'espace de la ville, nous

    analyserons, dans le troisime chapitre, trois formes d'inscription du corps de l'artiste: la

    trace, l'empreinte et la collecte. Ces trois aspects seront abords dans un rapport au temps qui

    engage la mmoire, qui produit des anachronismes et qui permet l'artiste de transformer ce

    qui est phmre en documents. Ce rapport au temps est nouveau. La trace sera aborde dans

    la pratique de Francis Alys comme une figure potique permettant un contact avec la

    mmoire (Davila, de Certeau, Agacinski). L'empreinte sera dfinie par George DidiHuberman qui tente d'en concevoir une histoire. Nous verrons qu'elle peut prendre forme

    dans une boule de pte modeler (Gabriel Orozco) comme dans une photographie (Gilbert Boyer surtout, mais aussi Francis Alys et Gabriel Orozco). La collecte sera celle de tout ce que les artistes amassent au cours de leurs dambulations et qui permet de constituer un

    historique des promenades, d'archiver et de mettre en jeu diffrentes expriences anachroniques du temps: le temps de la marche, le temps du passage, le temps de

    l'exposition. la lumire de ces notions, nous dmontrerons comment l'artiste russit s'inscrire dans un espace anonyme en pratiquant la mobilit; comment il peut fixer des traces,

    des empreintes, dans un espace qui est en mouvement, en tant lui-mme en

    mouvement; comment il peut parcourir des lieux, des non-lieux en crant des

    uvres; comment il peut amasser des morceaux de la ville, en recenser des documents, des

    images. Francis Alys, Gabriel Orozco et Gilbert Boyer sont des marcheurs contemporains qui

    font face de nouveaux rapports l'espace et au temps.

  • CHAPlTRE 1

    DE LA FLNERIE LA MARCHE

    Le flneur constitue l'une des premires prsences de l'artiste dans la ville. Au milieu du

    XIXe sicle, Baudelaire flne dans Paris et cre cet archtype pour qui, selon Walter

    Benjamin, Paris devient pour la premire fois un objet de la posie lyrique l . Ce symbole de la modernit aborde la ville dans une relation potique qui donne ['artiste la possibilit de s'isoler, de s'vader en adoptant un regard d'observateur. La flnerie permet d'entrer en

    contact avec la ville en la parcourant, mais comme plus d'un sicle nous spare aujourd'hui de cette figure, il est ncessaire de la reconsidrer en observant comment certains artistes

    contemporains abordent leur relation la ville. Ce premier chapitre nous permettra d'tablir

    que la figure moderne du flneur, telle que dveloppe par Walter Benjamin, doit tre reconsidre dans le contexte artistique actuel et qu'il faut redfinir ses paramtres pour

    tenter de crer une nouvelle icne, celle du marcheur contemporain. Nous tenterons de

    resituer le rapport de l'artiste la ville en tenant compte du concept de mobilit de manire

    substituer au flneur la nouvelle figure du marcheur. La marche apparatrait, en effet, plus

    adquate pour analyser les pratiques d'artistes actuels tels que Francis Alys, Gabriel Orozco

    et Gilbert Boyer. Les premires analyses des uvres de ces artistes permettront de dgager

    trois aspects fondamentaux qui semblent caractriser cette nouvelle approche de la ville: la

    trace, l'empreinte et la collecte, aspects sur lesquels nous reviendrons plus en dtail au

    troisime chapitre.

    Nous dfinirons d'abord la figure du flneur telle qu'elle s'incarne chez Charles Baudelaire et

    que Walter Benjamin a longuement tudie. Baudelaire est un artiste qui erre dans la ville en

    IBenjamin, Walter. 2000. Paris, capitale du XIX" sicle in uvres l/l. Paris: Gallimard. p. 58

  • 12

    voulant y chapper, s'vader dans la foule, sUivre son mouvement pour s'y perdrez.

    Redoutant de s'y inscrire, de laisser une trace, son approche est diffrente des artistes que

    nous tudierons. Nous analyserons la figure du flneur dans son rapport la ville et au temps

    pour en extraire ce qui semble se perptuer chez Alys, Orozco et Boyer, mais galement ce

    qui les distingue. Cette transformation a rcemment t aborde par Rgine Robin dans

    Mgapolis (2009) qui peroit une figure qui ncessite une redfinition pour tre actuelle. Thierry Davila l'a aussi soulign quelques annes auparavant dans ses livres Les figures de la marche, lin sicle d'arpenteurs (2000) et Marcher, crer. Dplacements, jlneries, drives dans l'art de la fin du XX' sicle (2002). Il qualifie les artistes-marcheurs de pitons plantaires3 en privilgiant une approche sensible de la marche. Nous trouverons donc les

    rponses aux questionnements de Rgine Robin sur la possibilit de la flnerie aujourd'hui chez Thierry Davila qui amorce une rflexion sur le rapport que les artistes actuels

    entretiennent avec la ville. Nous complterons l'analyse de cette figure contemporaine du

    marcheur en constatant que la marche, comme l'a dfinie Michel de Certeau4, est une

    pratique du quotidien qui, aborde dans une approche phnomnologique, peut se transformer

    en une exprience sensible pour devenir geste artistique. Elle peut prendre diverses fonctions,

    voire tendre des buts tout fait diffrents, et dans notre tude, elle se transforme, passe

    d'une activit quotidienne un acte qui permettrait l'artiste de crer un rapport avec son

    environnement et d'en saisir d'phmres fragments qu'il figera dans le temps. Nous verrons

    ensuite comment Francis Alys, Gabriel Orozco et Gilbert Boyer utilisent la marche pour crer

    des uvres en dplaant leur atelier la rue, passant d'un espace clos et intime un endroit

    ouvert, quasi infini, dans les possibilits et la gographie, et public. Ce qui relie ces trois

    artistes est la mobilit au sens large d'un dplacement, de tous les dplacements possibles.

    Ces artistes incarnent les nouveaux marcheurs contemporains: ils se dplacent dans la ville

    pour tenter de s'y inscrire par un contact direct avec l'espace physique. Alys, Orozco et

    Boyer creraient un nouveau type de rapport la ville par la mobilit en utilisant l'espace

    urbain comme un espace de travail, comme un sujet et comme un matriau. Les artistes

    2 Ibid., p. 359.

    3 Davila, Thierry. 2002. Marcher. crer. Dplacemenls, flneries, drives duns l'arl de la Jin du XX' sicle. Paris: Regard. p. 47.

    4 Cerleau, Michel de. 1990. L 'invenlion du quolidien, I.arls deJaire. Paris: Gallimard. 349 p.

  • 13

    participeraient la cration de rcits par leurs dplacements dans l'espace; ils laissent des

    traces, captent des empreintes et collectent des objets, des images. Nous constaterons cette transformation partir de la pratique quotidienne de la marche qui permet celle-ci de

    devenir pratique artistique et nous verrons comment les artistes adoptent une attitude sensible

    dans le but de crer un rapport la ville et de s'y inscrire, contrairement la figure moderne

    du flneur. En lui succdant dans un nouveau rapport l'espace (chapitre 11) et au temps (chapitre lll), cela impliquerait un changement de paradigmes et permettrait ce glissement vers la figure du marcheur.

    1.1 La flnerie

    En tudiant la marche comme geste artistique, nous devons imprativement nous pencher en

    premier lieu sur la figure baudelairienne du flneur moderne qu'a analyse Walter Benjamins. Inspirant un mode de vie, une faon de voir et de comprendre le monde, le flneur qui erre

    dans l'espace urbain incarne l'archtype de l'artiste dans la ville. Cette figure complexe ne

    peut tre revue et rinterprte ici dans son entiret, mais nous pouvons tout de mme tenter

    d'en comprendre les fondements, et surtout, l'attitude potique, pour voir en quoi elle

    demande tre rvalue et pourquoi nous nous dirigeons plutt vers une nouvelle

    figure: celle du marcheur. Pour ce faire, nous nous attarderons la mobilit du flneur dans

    la ville qui s'articule dans un rapport au temps et l'espace particulier la modernit, tout

    comme la mobilit du marcheur est singulire son poque. Un glissement doit s'oprer pour

    aller d'une figure l'autre et ainsi concevoir en quoi elles sont diffrentes. Pour passer de

    l'icne baudelairienne du flneur celle du marcheur contemporain, nous nous baserons sur

    l'tude de Rgine Robin qui pose la ncessit d'en redfinir les principaux aspects, mais qui

    ne dveloppe pas de rponses prcises aux problmes qu'elle soulve. Thierry Davila a

    5 Charles Baudelaire a dvelopp l'archtype du flneur en l'incarnant. Cette figure complexe est reprise par plusieurs (Walter Benjamin, Jean Starobinski, Siegfried Kracauer, Stefan Morawski, etc.) pour dfinir la modernit, la nostalgie.

  • 14

    galement enclench un processus de rflexion lorsqu'il parle du piton plantaire6 pour

    tenter de dfinir ces marcheurs contemporains dont il ne nie pas les liens de parent avec le

    flneur, les Situationnistes et mme les artistes du Land Art. En analysant d'abord la figure

    moderne du flneur, pour ensuite nous diriger vers cette transformation, nous constaterons ce

    qui perdure et ce qui est diffrent aujourd'hui dans la dfinition de cette pratique artistique de la mobilit.

    1.1.1 La figure du flneur chez Walter Benjamin

    Walter Benjamin? tudie l'poque moderne principalement partir de Charles Baudelaire: le flneur, le pote qui incarne la figure de l'artiste moderne. 11 marche seul dans la ville des

    journes durant, elle est son inspiration premire, la matire avec laquelle il peut russir crire, crer. La ville est inhrente sa posie, elle transcende les autres thmes pour

    devenir le noyau, comme le remarque Benjamin: La posie de Baudelaire a ceci d'unique, que les images de la femme et de la mort s'y fondent en une troisime. Celle de

    Paris. 8 Paris est potique; Paris s'incarne dans l'criture du flneur. Entre le peuple et le

    bourgeois, entre la foule et la solitude, le flneur peroit dans le grouillement toute la dtresse

    de la ville qui devient sa source d'inspiration artistique. Comme l'explique Walter Benjamin, Baudelaire est un gnie allgorique9 , cette posie avec laquelle il dcrit Paris:

    [ ... ] n'est pas un art local, le regard que l'allgoriste pose sur la ville est au contraire le regard du dpays. C'est le regard du flneur, dont le mode de vie couvre encore d'un clat apaisant Ja dsolation laquelle sera bientt vou J'habitant des grandes villes. Le flneur se tient encore sur Je seuil, celui de la grande ville comme celui de la classe bourgeoise. Aucune des deux ne l'a encore

    6 Davila, Thierry. 2002. op. cil., p. 47.

    7 Benjamin, Waller. 1989. Paris, Capilale du XIXe sicle. Le livre des passages (1935). Paris: Paris Cerf. 972 p. 8 Benjamin, Walter. 2000. op. cil., p. 59. 9 Ibid., p. 58

  • 15

    subjugu. Il n'est chez lui ni dans l'une Ol dans l'autre. 11 se cherche un asile dans la foule. lD

    11 observe les changements de la vie modernell en tant sur le seuil, un observateur qui n'a

    d'autres choix que de constater ce qui arrive. Ces transformations s'effectuent sous son

    regard. Son poque est constitue de chocs comme le souligne Benjamin:

    Le dplacement de l'individu s'y trouve conditionn par une srie de chocs et de heurts. Aux carrefours dangereux, les innervations se succdent aussi vite que les impulsions d'une batterie. Baudelaire parle de l'homme qui s'immerge dans la foule comme un rservoir d'nergie lectrique. Un peu plus loin, dcrivant l'exprience du choc, il parle d'un kalidoscope dou de conscience Si les regards que les passants dcrits par Poe jetaient de tous cts semblaient encore immotivs, il faut bien que l'homme d'aujourd'hui regarde autour de lui pour s'orienter parmi les signaux de la circulation. 12

    tant totalement absorb par la foule, Baudelaire s'y dirige en faisant l'exprience spontane des vnements multiples de la ville. Il est confront directement la modernit et doit s'y

    frayer un chemin. Pour Benjamin, le flneur porte un regard panoramique sur la ville contemporaine. Il est la fois l'extrieur de chez lui, mais partout chez lui, avec les autres,

    mais seul. Il fait partie de la foule mais l'observe, y est anonyme. Toujours dans un entredeux, selon Benjamin: Dialectique de la flnerie: d'un ct, l'homme qui se sent regard par tout et par tous, comme un vrai suspect, de l'autre, l'homme qu'on ne parvient pas

    trouver, celui qui est dissimul. C'est probablement cette dialectique-l que dveloppe

    "L'Homme des foules".13 L'ambition de Baudelaire est de: Prter une me cette foule

    [... ]. Ses rencontres avec elle sont l'exprience vcue dont il ne se lasse point de faire le

    10 Ibid., p. 58

    Il Nous verrons plus loin dans le mme chapitre avec Rgine Robin comment le flneur pellt survivre ces changements.

    12 Benjamin, Walter. 2000. op. cil., p. 361. 13 Benjamin, Walter. 1989. Op.cil p.438. "L'homme des foules" est un terme que Benjamin emprunte Edgar Allen Poe, il dcrit le flneur londonien qui est lgrement diffrent du parisien baudelairien. Voir ce sujet: Poe, Edgar. 1887. Nouvelles Histoires extraordinaires. Traduction de Charles Baudelaire, (Charles Baudelaire, uvres compltes, t. VI. traductions Il) Paris: Calmaon-Lvy, p. 88.

  • 16

    rcit14 Avec cette volont, Baudelaire ne craint pas d'tre englouti par la foule: La foule

    tait le voile mouvant; c'est travers lui que Baudelaire voyait Paris. l5 Elle lui est

    intrinsque, il vit au mme rythme de sorte qu'il n'en fait jamais de description raliste, mais voque plutt ses mouvements, son grouillement de faon impressionniste, car: Cette

    foule, dont Baudelaire n'oublie jamais la prsence, n'a servi de modle aucune de ses uvres. Mais elle a laiss sa marque secrte sur toute sa cration. lG La foule est latente,

    sous-jacente; omniprsente, mais invisible. Elle rythme son uvre, est toujours l'arrire-plan. Le flneur est ainsi hors de la foule, il observe, tout en tant compltement absorb par celle

    ci, il s'y dplace, il possde une attitude unique: Que le grand nombre vaque ses affaires: le simple particulier ne peut flner, au fond, que si, en tant qu'homme priv, il est dj hors cadre)? Les gens qui occupent l'espace de la foule ne peuvent excuter la mme activit que Baudelaire, ils sont dans leur quotidien, dans leur vie, le flneur suspend sa vie pour se

    fondre celle des autres, pour observer les mouvements. Ce statut est singulier. La solitude

    du flneur est signe d'un homme qui ne se sent pas l'aise dans la socit, qui cherche fuir

    en se mlant la foule, il refuse d'tre seul; c'est un tre qui, comme l'analyse Benjamin, recherche la solitude dans les fouJes lB Et cette foule est ce avec quoi il peut observer la

    socitl9 :

    La masse, pour Baudelaire, est une ralit si intrieure qu'on ne doit pas s'attendre ce qu'il la dpeigne. Il est bien rare que l'on trouve chez lui, sous forme de descriptions, les objets qui sont ses yeux les plus importants. [ ... ] Baudelaire ne dcrit ni la population ni la ville. Le fait d'y renoncer lui permet d'voquer l'une travers l'autre. Sa foule est toujours celle de la grande ville; son Paris est toujours surpeupl. 20

    14 Benjamin, Walter. 2000. op. cil., p. 344. 15 Ibid., p. 350.

    16 Ibid., p. 345.

    17 Ibid., p. 357.

    18 Benjamin, Walter. 1982. Charles Baudelaire: UI1 pole lyrique l'apoge du capitalisme. Paris: Payot, p. 75. 19 Benjamin, Walter. 1989. op.cit., p. 42 20 Benjamin, Walter. 2000. op. cil., p. 348.

  • 17

    Le flneur anonyme se concentre sur l'observation de la ville, il est conscient de ce qu'il fait

    et n'est pas qu'un simple passant. Il n'est pas perdu dans ses penses comme un simple

    curieux qui dambule, un badaud qui est la fois le public et la foule, qui est influenc par le

    spectacle qui se droule sous ses yeux. Non, le flneur est un dtective-amateur21 qui

    observe et rflchit ce qu'il voit, il est en pleine possession de son individualit. La rue

    devient alors un refuge o le flneur amasse des images de la ville: images mentales,

    impressions vagues, comme un recensement de la socit. Une observation qui se veut

    objective, qui se fait sans jugement, sans omettre aucun dtail, mais qui, avec le travail de la mmoire, doit devenir persOlU1elle. Ce qu'il en fera par la suite, l'uvre qui mergera de ces

    observations sera subjective. C'est le moyen, la collecte qui, la base, est objective. Walter Benjamin fait un parallle entre Baudelaire et le chiffonnier qui ramasse les dchets de la ville la fin de la journe. Le chiffonnier trie, archive des morceaux de la ville, il a une attitude semblable celle du pote. Ses pas saccads errent dans la ville la recherche d'un

    butin22 . Le flneur et le chiffonnier amassent des fragments de la ville qui seront tmoins de

    leur passage.

    Le rapport du flneur la ville est partag: Un paysage ... c'est bien ce que Paris devient

    pour le flneur. Plus exactement, ce dernier voit la ville se scinder en deux ples dialectiques.

    Elle s'ouvre lui comme paysage et l'enferme comme chambre. 23 La ville est le terrain de

    jeu du flneur, un paysage, car la foule devient une tendue observer, un lieu vaste qui parat infini et indfini, o il peut se perdre. Mais c'est aussi un endroit clos, une chambre,

    car cela le contraint sa solitude, son seul tre, sa condition d'tre humain qui ne peut se

    dfaire de tous ses a priori. La ville peut voquer pour lui la fois la libert complte et la

    conscience de sa propre perte, de son caractre phmre.

    La mmoire de la ville est imprgne partout: Le phnomne de colportage de l'espace est

    l'exprience fondamentale du flneur. [... ] Ce phnomne permet de percevoir simultanment

    21 Benjamin, Walter. 1989. op. cil., p. 103. 22 Ibid., p. 118.

    23 Ibid., p. 435

  • 18

    tout ce qui est arriv potentiellement dans ce seul espace. L'espace lance des clins d'il au

    flneur: de quels vnements ai-je bien pu tre le thtre? 24 Le flneur peut tenter de comprendre l'histoire du lieu ou peut se l'imaginer partir de ce qu'il voit2S Ce rapport au

    pass et aux diffrents temps provoqu par le dplacement du flneur, par les passages,

    dtermine la condition nostalgique du flneur, toujours dans un entre-deux. Dans son livre Le passeur de temps. Modernit et l1ostalgie26 , Sylviane Agacinski dcrit la figure moderne du

    flneur comme un passeur de temps, expression reprise de Walter Benjamin qui utilise le terme passer le temps :

    Passer le temps signifie une perte, une faon gratuite J'exister sans utiliser efficacement le temps, comme le fait le flneur. [...] 11 est un tmoin, observateur passif, mais sans lequel le temps ne serait pas. En tant qu'il est la fois passif et actif, le passeur est aussi celui par qui quelque chose passe, lui-mme lieu du passage. 11 est enfin l'impossible contemporain de lui-mme ou de son temps, habitant une poque o chacun fait l'exprience aigu du passage27

    Le passage est ce qui dfinit la modernit comme l'crit Agacinski: La conscience

    moderne est celle du passage et du passager. Nous pensons dsormais que tout arrive et

    passe. Rien de fixe ne donne aux choses de quoi s'ancrer pour rsister au temps. Les

    mouvements qui emportent le monde ne sont pas mme unifiables: trop nombreux,

    diffrents, obissant des rythmes divers28 . L'htrognit du moncle, le flux ambiant, le

    mouvement et l'phmre ne permettent pas la modernit d'accder une forme unique de

    temporalit et d'historicit. Agacinski rsume en quelques phrases toute la complexit du

    flneur. Son rapport au temps29, la nostalgie et la possible trace que peut laisser son

    existence en fait un tre qui ne peut s'inscrire dans son poque en perptuel changement. Les

    24 Ibid., p. 437

    25 Nous reviendrons plus en dlail sur la mmoire de la ville dans le Iroisime chapilre.

    26 Agacinski, Sylviane. 2000. Le passeur de lemps. Modernit el l1olstalgie. Paris: Seui 1,207 p.

    27 Benjamin, Walter. 1989. op.cit., p. 57-58. 2R Agacinski, Sylviane. 2000. up.cil., p. 19.

    29 Nous reviendrons en profondeur sur le rapport de ces artistes au temps dans le Iroisime chapitre. Nous adapterons les notions de temps, comment l'entend Agacinski, du flneur nos marcheurs qui se retrouvent dans cette mme situation par leurs passages)} dans les espaces de la ville.

  • 19

    temps se mlent en lui: le pass le hante et le futur est dj l, le prsent passe travers lui, sans s'accrocher30 . Le flneur cherche vivre, travers la ville, des expriences et non

    acqurir du savoir31 Pour faire ces expriences, il faut qu'il erre dans l'espace, sans trajet et horaire prcis, il doit se laisser aller, tre disponible pour le temps32 . Le savoir vient des

    suites de l'exprience et il la traduit33. Mais le flneur veut vivre des expriences qui, au

    contraire, seront vcues pour elles-mmes.

    Le flneur est, pour Walter Benjamin, un marcheur urbain qui observe la ville, Paris en l'occurrence, avec toute sa conscience. 11 ouvre les yeux ce que les simples passants ne

    remarquent pas ou peu. Baudelaire s'inspire de ses dambulations diurnes quotidiennes pour

    composer son uvre, pour crire. Tout se passe lorsqu'il flne et il n'a plus qu' mettre en

    mots ce qu'il a peru: La flnerie repose, entre autres, sur l'ide que le fruit de l'oisivet

    est plus prcieux que celui du travail. JI est bien connu que le flneur fait des "tudes". (... ] La plupart des hommes de gnie ont t de grands flneurs; mais des flneurs laborieux et

    fconds ... Souvent, c'est l'heure o l'artiste et le pote semblent le moins occups de leur

    uvre, qu'ils y sont plongs le plus profondment. Avec Baudelaire, nous nous trouvons

    devant l'une des premires prsences de l'artiste dans la ville qui s'en inspire, s'y intgre. Le

    flneur moderne est un observateur du monde dans lequel il vit qui tente la fois d'en tire

    partie et de rester l'cart. La ville est pour lui un lieu dans lequel il peut s'vader et duquel

    il ne veut retenir que des images floues. Le flneur est un tre complexe, un archtype de la

    modernit, qui est tout fait conscient de la prcarit de son existence34 et c'est ce qui le

    caractrise. Grce son anonymat, il peut se fondre la foule, s'y infiltrer malgr le dessein

    de ses gestes qui est d'observer. En aucun moment il ne veut y laisser une trace, l'phmre

    parcours qu' i1 dessine ne se rvlera que dans les impressions que nous ressentirons dans ses

    uvres.

    JO Agacinski, Sylviane.2000. op.d/. p. 58.

    JI Ibid., p. 59.

    32 Ibid., p. 63.

    JJ Ibid., p. 59.

    34 Ibid., p. 106.

  • 20

    1.1.2 Le flneur redfini par Rgine Robin

    En ayant ainsi dfini sommairement le flneur tel que vu par Walter Benjamin, nous pouvons nous demander en quoi les artistes contemporains s'en distinguent et ce qui dclenche ce

    glissement d'une figure une autre. Dans Mgapolis35 , Rgine Robin base sa rflexion sur la

    figure du flneur en reprenant la dfinition de Walter Benjamin. Elle souligne, comme nous l'avons vu, que cette figure fait constamment face des chocs3", chocs de la vie moderne

    laquelle elle est confronte dans l'espace public:

    Le pote marche dans la ville, absorb par autre chose, mais il subit le choc des images, des informations, des spectacles, des vnements, des rencontres fulgurantes. Il subit la pression de l'phmre, du fugitif, de la modernit. Le pote passe son temps dsormais parer les chocs, s'escrimer avec les mots pour ne pas sombrer dans la mlancolie. Pourra-t-il transformer le choc en exprience digne d'tre raconte? L encore; il se tient au carrefour, sur Je seuil. 37

    Le flneur observe, conscient du grouillement de la foule qui le happe, absorbe ce dont il est tmoin pour, plus tard, le transformer. Le flneur et le marcheur s'intgrent leurs poques,

    se confrontent la contemporanit. Mais, comme Rgine Robin ['observe dans un mme mouvement, notre poque tant celle de Ja surmodernit3R , il devient impratif de redfinir la

    figure du flneur moderne. Elle se questionne savoir si Je flneur et les conditions de la

    flnerie peuvent toujours exister aujourd'hui: La figure du flneur disparat-elle avec les penseurs de Weimar, la catastrophe du fascisme, la guerre? [ ... ] Et si le flneur survit, se maintient en dpit de tout, quelle forme a-t-il pris, quel nouveau visage offre-t-il ? Vers quel

    type de dambulations nous entrane-t-il ? 39 Pour amorcer sa rflexion, Robin reprend les

    propos de Dominique Baqu40 qui, citant Sartre, admet qu'il n'y aurait plus de foule, mais

    35 Robin, Rgine. 2009. Mgapolis. Les derniers pas duflneur. Montral: Stock. 397 p. 36 Ibid., p. 85. 37 Id.

    3g Terme dfini par Marc Aug pour qualifier l'poque actuelle, une poque d'excs qui engendre un rapport l'espace htrogne. Nous y reviendrons au deuxime chapitre.

    39 Robin, Rgine. 2009. op.cit. p. 86

    40 Baqu, Dominique. 2006. Identifications d'Ilne ville. Paris: ditions du regard, 196 p.

  • 21

    une pluralit de solitudes, plus de flneur, mais la figure anonyme de celui qui marche dans la

    ville41 . Suite un tel constat, le flneur peut-il toujours exister au sens o l'entendait Baudelaire? Rgine Robin lance des pistes de rflexion, l'aide d'exemples rcents, sans

    vritablement rpondre pourtant cette question. Certains [ ... ] pensent que la flnerie est encore possible lorsqu'on ne succombe pas Disneyland, quand on se questionne et remet en

    question les fausses utopies, les univers paradisiaques de la consommation de masse, quand

    on rsiste au simulacre.42 Le flneur d'aujourd'hui est intgr au spectacle de la ville qui lui est offert et a du mal se limiter son rle d'observateur: Ralisant totalement la

    marchandisation de l'exprience vcue, le nouveau flneur qui dambule dans la zone

    pitonnire pourrait bien reprsenter la figure ultime de la victime du ftichisme de la

    marchandise l're de la reproduction numrique.43 Benjamin avait dj constat l'amorce de cette transformation son poque: Le grand magasin est le dernier trottoir du flneur.

    Dans la personne du tlneur, l'intelligence va au march. Pour en contempler le spectacle,

    croit-elle, mais, en vrit - pour y trouver un acheteur. ce stade intermdiaire o elle a encore des mcnes, mais dj commence se familiariser avec le march, elle se prsente comme bohme.44 La modernit est une priode faste en transformations et la contemplation

    du spectacle de la ville commence dj y tre trouble. Aujourd'hui, la flnerie serait possible si on ne se laissait pas dranger, influencer, convaincre par toutes ces stimulations

    que nous offre la ville (la publicit et les images prsentes partout), si l'on observait avec un esprit critique, en rsistant. tre dans le spectacle de la ville tout en gardant cette distance d'observateur. Y participer tout en conservant un dtachement sur ce qui arrive lors de notre

    passage. Robin croit que nos consciences sont moins aiguises que ne l'tait celle du flneur

    baudelairien, mais n'est-ce pas les conditions qui sont diffrentes? Ces marques du

    capitalisme font partie de notre quotidien comme les passages45 , dont parlait Benjamin,

    41 Robin, Rgine. 2009. opcil. p. 86.

    42 Ibid., p. 87.

    43 Ibid., p. 88.

    44 Benjamin, Walter. 2000. op. cil., p. 59. 45 Ces passages, rcente invention du luxe industriel, sont de couloirs au plafond de verre et aux entablements de marbre, qui courent travers des blocs entiers d'immeubles [ ... ] Des deux cts du passage qui reoit sa lumire d'en haut, s'alignent les magasins les plus lgants, de sorte qu'un tel passage est une ville, un monde en miniature. Benjamin, Walter. 1989. op. cil., p. 65.

  • 22

    rythmaient la ville de Paris au XIXe sicle. Baudelaire y observait les gens, les situations

    quotidiennes de la vie. Robin analyse la situation:

    Nouvelles arcades, ces zones pitonnires abolissent la frontire entre le dedans et le dehors, entre le boulevard et les magasins. Ce sont de nouveaux passages . Et partout dans la ville, ces normes complexes architecturaux, ces htels aux lignes postmodernes, ces simulacres rassurants des plus grandes villes du monde. Tout invite la dambulation consumriste, dans la reconnaissance jubilatoire des signes. Tout est fait, du reste, pour crer l'illusion et rendre puissante cette nouvelle fantasmagorie des temps virtuels. [... ] Ses parcours n'ont plus rien d'une promenade, d'une dcouverte au hasard; ne s'apparente plus une errance, mais se performent au second degr.46

    Cette rsistance la socit et ses stimulations ne serait peut-tre pas suffisante pour la survivance du flneur. Alors, comment flner aujourd'hui en conservant cet tat caractristique d'observateur? Selon Robin, la ville d 'aujourd' hui ne permettrait pas de se laisser aller une flnerie spontane, plus de contacts possibles avec autrui, que des tres

    anonymes qui passent dans des lieux pareils aux autres. Les rues aptes cet exercice

    n'existeraient plus, laissant place des centres d'achats, des places publiques, des di fices

    dont la surveillance est exacerbe. La drive ne serait plus possible dans des lieux dsormais

    trop organiss o la marche est restreinte des parcours prfabriqus. Rien ne laisserait place

    au hasard, la spontanit, mais serait perfonn par des gens qui se disent flneurs en

    prenant la ville en filature, en l'observant, en la voyant comme quelque chose prserver47

    Malgr toutes ces perturbations, le flneur n'a pourtant pas disparu, il s'est plutt transform

    avec les changements des espaces urbains. En fait, Robin croit que le flneur ne peut

    simplement plus tre le mme que celui de Benjamin: De la fin de la Seconde Guerre mondiale nos jours, cet introuvable flneur n'a donc pas disparu mais il s'est transform. Ce n'est pas seulement le tissu urbain qui a chang, mais les conditions de possibilits de la

    flnerie et de la mmoire.48 Les grandes villes ne sont plus les mmes et les perceptions que

    l'on en a ont souvent t conues par les films que l'on a vus, les livres que l'on a lus, des

    46 Robin, Rgine. 2009. op. cil. p. 88.

    47 Ibid., p. 89. 48 Id.

  • 23

    images qui nous forment des conceptions mentales uniformes de lieux o nous ne sommes

    jamais alls. Toutefois, il est toujours possible de se perdre dans les villes, d'y perdre son temps:

    [ ... ] le flneur continue de se perdre dans les villes, car on peut encore dans le labyrinthe des villes. On peut mme, luxe suprme, y perdre son temps. Les passants, les artistes et les crivains, accompagns de l'ombre des sans-abri, ont mis au point des dispositifs complexes pour rinventer la dambulation, la traverse des mgapoles, pour piger nos habitudes, nos horaires, nos parcours obligs, pour faire que nous puissions simplement y trouver une place o nous installer.49

    L'attitude doit changer, il ne suffit plus d'observer, d'tre l'cart, cela n'est plus possible. 11

    faut alors concevoir une nouvelle faon d'aborder la ville. Pour Robin, ce sont des artistes

    (Rgine Robin donne les exemples de Patrick Straram, Francis Alys, Stalker et Bruce Bgout) 50 qui ont trouv le moyen de dtourner notre regard de ce que l'on voit de la ville, de cerner autre chose qui nous mne la drive, d'aborder diffremment l'espace commun

    anonyme. La solution de Rgine Robin tient de ces artistes qui peuvent nous faire voir la ville

    autrement, eux, flneurs du XXle sicle, qui posent un regard plus attentif notre

    environnement quotidien. Elle conoit que la survivance du flneur est possible sans toutefois

    redfinir clairement ce qu'il est devenu, en quoi il est semblable ou diffrent de son icne et

    comment il agit aujourd'hui.

    1.1.3 Le flneur actuel: le marcheur

    Les observations de Rgine Robin ouvrent la voie une redfinition de la figure du flneur.

    Nous proposons de remplacer le terme flneur par celui de marcheur. Cette acception est

    celle des artistes (Francis Alys, Gabriel Orozco et Gilbert Boyer), que nous tudierons plus loin dans ce chapitre, qui crent des uvres en marchant, dont les rsultats sont des vidos et

    des photographies. La marche n'est pas une fin en soi, une performance, mais une forme de

    49 Id.

    50 Ibid., p. 90- J04.

  • 24

    pratique artistique, le geste mme. Nous avons pu reconnatre dans l'analyse du flneur

    moderne de Walter Benjamin des caractristiques qui s'appliquent tant aux deux types de dambulateurs; ce sont des artistes qui marchent dans la ville dans un rapport au temps et

    l'espace qui est propre leur poque respective. lis marchent sans savoir vers o, en tentant

    de faire partie de ce tout qu'est la ville. Celle-ci revt une importance semblable, elle est une

    source d'inspiration, la matire premire des uvres qui en dcouleront. Le flneur et le

    marcheur sont tous deux des observateurs du monde contemporain: ils sont dans la foule et

    en retrait. Ce qui distingue en partie le flneur du marcheur est que l'anonymat complet du

    premier ne peut tre celui du second. Le marcheur tente bien de se fondre aux rythmes de la

    ville mais, avec les gestes qu'il pose, il ne peut plus passer inaperu. 11 peut faire partie de la

    foule, s'infiltrer en marchant comme tout le monde, mais ses gestes attireront l'attention.

    L'atelier est dans la rue et l'artiste pose des actions qui suscitent des ractions, des regards et

    des questionnements. L'artiste actuel tente de se fondre la foule, comme le faisait

    Baudelaire, mais est souvent photographi ou film durant ses actions, l'anonymat ne peut

    plus tre total. Le moment de la dambulation n'est pas le mme: chez Baudelaire la marche

    reprsentait l'instant de l'observation, de l'inspiration qui menait par la suite ta

    cration; dans les pratiques actuelles, le moment de l'observation concide avec une partie de

    la cration. Nous verrons plus loin comment Alys, Orozco et Boyer se dplacent dans la

    conscience de la cration.

    Ainsi, l'attitude est la mme, l'action (de la marche) aussi, mais la vise, quoique semblable, n'est pas identique. Le flneur baudelairien redoutait de laisser sa trace, signe de son

    phmre destins, . 11 souhaitait l'anonymat et l'effacement. Au contraire, comme nous le

    constaterons au fil de cette tude, le marcheur contemporain veut s'inscrire dans la ville par

    la trace, l'empreinte ou la collecte, il veut laisser une marque de son passage, un contact avec

    son environnement. Le rapport la ville se dploie avec le corps de l'artiste qui, par ces

    formes d'inscription et surtout par la mobilit, s'inscrit dans l'espace. Cela nous mne cette

    nouvelle figure du marcheur qui se distingue du flneur tout en s'en inspirant. Depuis le XIXe

    sicle, le statut romantique de l'artiste s'est transform: l'artiste n'est plus ce gnie crateur

    51 Benjamin, Walter. 1989. op.cit., p. 106.

  • 25

    dot d'un don pour la mimsis. II peut tre ce marcheur qui, comme tout le monde, excute

    une activit qui sert se dplacer, mais pour crer ses uvres. C'est grce la transformation

    de la marche, de la pratique quotidienne la pratique artistique, et de sa relation sensible avec

    l'espace et le temps que la cration d'une nouvelle figure, le marcheur contemporain, peut

    tre possible. Nous verrons comment cela prend forme dans la partie suivante.

    1.2 La marche

    Une dfinition plus gnrale de la marche permet de constater l'importance de plus en plus

    grande qu'elle occupe en art au cours de la deuxime moiti du vingtime sicle. Dans L'art

    de marcher, Rebecca SoinitS2 en trace un portrait global et historique, elle peroit que la

    marche cre des routes, des itinraires, des cartes. Elle construit les trajets, les liens entre deux lieux.: marcher, c'est occuper des espaces entre des lieux, des destinations, des

    intrieurss3 . Un acte qui remplit l'espace par un passage, par le temps d'un passage. La

    marche est une activit solitaire qui permet de se fondre aux autres:

    En ville, on est seul parce que le monde est plein d'inconnus, et c'est un lux.e d'une rare austrit que de se sentir ainsi tranger parmi des trangers, de marcher en silence en portant ses secrets et en imaginant ceux des passants. Spcifique au mode de vie urbain, cette identit nulle part enregistre, infiniment mallable, est un tat librateur pour tous ceux d'entre nous qui veulent s'manciper des esprances familiales et sociales places en eux, se frotter d'autres cultures, changer de peau, ft-ce provisoirement. impassible, les sens aiguiss, on ne s'implique pas dans cet tat d'observation qui fournit la distance idale la rflexion ou la cration. petites doses, la mlancolie, le sentiment d'tranget, l'introspection comptent parmi les plaisirs les plus raffins. S4

    52 Saillit, Rebecca. 2004. L'aI'l de marcher. Montral: Lemac, 394 p.

    53 Ibid., p. 18.

    54 Ibid., p. 249.

  • 26

    L'identit floue du marcheur que dcrit Rebecca Solnit en fait un tre qui dtient des

    possibilits d'existence nouvelles et insouponnes. Se fondant la foule, il peut devenir ce

    qu'il veut bien devenir. Dans un lieu o chacun est identique, le marcheur peut emprunter

    l'identit qu'il veut et se retrouver dans un terrain de jeu. L'anonymat du marcheur dans une foule permet de s'identifier l'autre, d'tre l'autre ne serait-ce que pour quelques instants,

    l'instant de cette brve rencontre des corps dans l'espace. Sol nit soulve que la ville est signe

    de mobilit spatiale, mais surtout sociale. Les gens bougent, les lieux se transforment, les

    images se succdent. La mobilit de l'esprit qui divague en cours de route le rend apte la

    rflexion. La marche est un mouvement, les rythmes des pas sont les mmes que ceux de la

    pensess ; l'esprit est un paysage traverser en marchant. Les mouvements permettent d'aller

    loin et trs prs la fois. Ces ides viennent des penseurs comme Karl Gottlob-Schelles6 pour

    qui les mouvements du corps sont essentiels et remplissent une des conditions de notre

    existence. Ils sont autant relis la condition physique que mentales7 car pour lui, vivre c'est

    agir et prendre conscience de son existence autant par la sensibilit, la pense et l'action.

    Ainsi, faire le lien entre un processus physique et intellectuel est tout fait naturel, c'est

    lever un processus mcanique au rang de processus intellectuel. Toute forme mthodique et

    rigoureuse est trangre la promenade, il ne peut y avoir de rflexion possible. L'esprit doit

    tre rceptif, ouvert et accueillir avec tranquillit les choses qui se prsentent, sans

    contraintes.

    Avec cet tat d'esprit et cette attitude d'observateur, nos marcheurs tentent de se laisser

    marquer par ce qu'ils voient, par ce qu'ils vivent au moment de la dambulation. L'ouverture

    de l'esprit que permet la marche n'est pas trangre l'ide de crer des uvres en marchant

    et devient mme trs propice l'inspiration, comme beaucoup de penseurs l'ont relev. Pour

    55 Une activit lie aux pripatticiens, disciples d'Aristote qui se promenaient en rflchissant, parlant et discutant.

    56 Gottlob Schelle, Karl. 1996. L 'arl de se promener. Paris: Rivages, 17 [ p. 57 L'auteur possde un intrt marqu pour la marche car ce n'est pas qu'un mouvement mcanique et rpt du corps, cela en est aussi un de l'esprit. Selon lui, pour ressentir le besoin intellectuel d'une promenade et en tre touch, il eslncessaire d'avoir un certain niveau de culture, chez les personnes insensibles il cela ce n'est qu'un mouvement excut de faon mcanique. Il est ncessaire d'tre attentif il ce qui se passe en nOLIs et il l'extrieur pour que cela nous apporte du sens.

  • 27

    Jean-Jacques Rousseau, le promeneur est dans le monde sans y tre tout fait, il pratique une

    activit qui permet d'habiter ses penses et ses rveries, de se suffire lui-mme58 . L'homme

    seul marche en pleine conscience de son existence en portant un regard vers son intrieur

    l'aide de ce qui l'entoure. S0ren Kierkegaard prfre marcher dans les villes car la

    contemplation et le contact sont favoriss 59 .

    Edmund Husserl dfinit la marche comme l'exprience qui nous permet de saisir notre

    corps dans sa relation avec le monde6o , se dplacer permet de saisir la continuit de soi

    dans le mouvement du monde61 pour en comprendre les rapports. La marche est un outil

    qui sert mieux saisir et dfinir le monde, elle favorise le contact avec la ville. Le statut

    d'observateur du marcheur est dpass avec ces penseurs qui y voient des portes plus vastes

    et cela permet de transposer l'activit quotidienne en geste artistique. La marche est utilise

    comme une exprience sensible par ces philosophes. La mobilit permet de se confronter aux

    autres, aux diffrents espaces et lieux pour les connatre. L'esprit dans l'espace absorbe ce

    qu'il croise, et le corps dans l'espace est un l'outil qui le permet. Une attitude

    phnomnologique comme l'poch qu'a dveloppe Husserl pourrait peut-tre s'appliquer

    cette volont d'objectivit absolue, qui en thorie serait praticable, mais qui, en ra lit, n'est pas souvent possible62 .

    58 Solnit, Rebecca. 2004. op.cit., p. 35.

    59 Ibid., p. 38.

    60 Ibid., p. 35.

    61 Id.

    62 L'poch est une mthode de la phnomnologie que Edmund Husserl a dveloppe pour rpondre l'attitude qu'il se devait d'avoir devant les phnomnes. C'est la suspension de la thse d'existence de la ralit. L'poch, dsigne aussi sous le terme de rduction phnomnologique, est la suspension de l'attitude natureJie. Aux fondements de cette pense, il y a la connaissance du monde, le monde extrieur soi que l'on doit comprendre partir de soi. Pour pouvoir s'ouvrir la vrit du monde, nous devons nous librer de l'attitude naturelle, de tout empirisme aussi. Cette attitude naturelle est ce qui brouille notre vision car, bien qu'elle soit dite naturelle, elle est conditionne, acquise. Il faut alors tenter de se librer de ce que l'on connat, de ce quoi ['on est conditionn, de se dfaire des habitudes qui nous enchanent car notre rapport au monde est mdi par cela. La phnomnologie s'oppose cette attitude naturelle, son objet tant l'origine de toute objectivit. Il s'agit de rduire les choses comment elles se prsentent la conscience et d'avoir une vision plus objective du monde'. L'poch est un retour soi qui nous libre de l'extrieur, c'est la suspension de tout jugement du monde et de ses objets pour en avoir une connaissance vraie. Avec une absence de prjugs, celui qui applique !'poch doit faire table

  • 28

    Dans Lieux et non-lieux. De la mobilit l'immobilit , Marie Fraser cerne ce que permet

    la marche en milieu urbain: Qu'elle prenne la forme de promenades, de dambulations ou de drives, la marche est parmi les formes les plus manifestes de la mobilit depuis la

    modernit. Elle permet de se dplacer mais aussi d'infiltrer la complexit, voire

    l'htrognit de la ville, de vivre ses mandres et l'tranget de son quotidien. 63 Nous

    verrons dans la partie suivante comment cette activit quotidienne peut se transposer dans le

    monde de l'art et par quels moyens elle peut devenir autre chose qu'un simple dplacement.

    1.2.1 La marche dans l'art. Thierry Davila: des drives situationnistes au piton

    plantaire

    Dans Marcher, crer. Dplacements, flneries, drives dans l'art du /'GY" side6\ Thierry Davila, en se penchant sur trois tudes de cas (Francis Alys, Gabriel Orozco et Stalker), pose un regard sur les figures de la marche en art contemporain. Les positionnant dans 1'histoire

    (de la Renaissance aux Situationnistes), il voit comment ces artistes s'inscrivent aujourd'hui dans les pratiques de la mobilit65 en les liant, surtout Orozco et Alys, la figure du flneur

    dcrite par Walter Benjamin66 , ne pouvant nier cette rfrence historique dont ils sont tous les descendants, mais en les qualifiant avant tout de nomades67 . Comme Karl Gottlob-Schelle et

    rase de ses connaissances, repartir zro pour pouvoir arriver une vraie connaissance. tre l'extrieur du monde pour s'en affranchir. Husserl, Edmund. 2001. Mdiations cartsiennes: introduction la phnomnologie. Paris: Vrin, 256 p.

    63 Fraser, Marie. 2005. Lieux et non-lieux. De la mobilit l'immobilit in Babin, Sylvette (dir.). 2005. Lieux et non-lieux de l'art actue/. Montral: ditions Esse. p. J67. 64 Davila, Thierry. 2002. op.cit.

    65 Ibid., p. Il.

    66 Ibid., p. 17.

    67 Ibid., p. 18. Ainsi, une figure comme celle du touriste qui est emprunte par Orozco et Alys (Tw'ista Maluco (1991) de Gabriel Orozco et TW"Sta (1995) et Narcoturista (1996) de Francis Alys) engendrerait une conception toute particulire de la marelle, soit celle d'un passage et d'un dsir d'anonymat. Les gestes qu'ils posent alors sont phmres et transitoires, s'inscrivent dans une volont de demeurer l'observateur, l'tranger. Dans ces cas, les artistes tendent plus vers une figure du flneur.

  • 29

    Honor de Balzac, Davila voit une rsonnance certaine entre les mouvements du corps et

    ceux de l'esprit. Il propose d'essayer de comprendre les origines de cette pratique en art et de

    voir comment la marche est devenue autonome: Car tel est, dans le domaine de l'art, le

    destin de la dambulation: elle est capable de produire une attitude ou une forme, de

    conduire une ralisation plastique partir du mouvement qu'elle incarne, et cela en dehors

    ou en complment de la pure et simple reprsentation de la marche (iconographie du dplacement), ou bien elle est tout simplement elle-mme l'attitude, la forme. 68 La marche est par elle-mme un geste artistique. Thierry Davila dcrit les pratiques actuelles comme un

    dplacement des procds du Land art dans le milieu urbain69 . Sans les qualifier de nouveaux

    marcheurs contemporains, il nomme les artistes pitons plantaires 70 et dfinit leur

    pratique comme ceci: Pour le marcheur actuel, la ville est le thtre d'oprations par

    excellence, un territoire ouvert qui propose ses avenues, ses quartiers et ses collages

    architecturaux comme autant de terrains explorer dans lesquels des uvres peuvent avoir

    lieu: des mouvements, des circulations, des dplacement utiliss comme processus de mise

    en forme 71 Ainsi, il saisit l'importance de comprendre leur pratique dans une continuit

    historique, certes, mais en redfinissant les termes.

    Davila utilise des exemples concrets d'uvres pour dmontrer que la marche possde des

    qualits tout aussi plastiques que la peinture. Il la qualifie, selon un terme de Hegel,

    de: Cinplastie : une pratique dans laquelle le mouvement devient Je moyen d'interroger

    aussi bien la stabilit de la forme que celle des catgories qui permettent de la saisir, de

    dplacer les processus plastiques mais aussi le langage qui prtend en rendre

    compte72 Comme un mouvement qui aurait des qualits plastiques73 , une volont de dfinir

    la marche partir de dimensions physique, gographique, psychique et imaginaire, de ne pas

    68 lbid., p. 15.

    69 Ibid., p. 29.

    70 lbid., p. 44. 71 Id.

    72 lbid., p. 23

    73 Ibid., p. 21.

  • 30

    la condamner un simple mouvement du corps dans un espace, mais d'en comprendre toutes

    les autres particularits. Les pitons plantaires font des gestes, ils transportent des objets qu'ils poussent (Orozco et la boule de pte modeler) ou tirent (Alys et son petit chien). Ces gestes singuliers sont des prcdents en histoire de J'art. Bien que plusieurs artistes aient

    utilis la marche comme une drive, pour marquer le territoire et tracer des parcours74, les

    gestes d'Alys, d'Orozco et de Boyer composent la figure du marcheur. Ce sont des actes

    cinplastiques, un mouvement du corps li un geste dans l'espace qui permet une relation

    sensible la ville. En ce sens, galement pour Davila, ces artistes ne relveraient pas

    entirement d'une tradition artistique, mais seraient des prcurseurs.

    Davila associe galement ces nouveaux marcheurs aux Situationnistes75 : le lieu de la

    ville, les liens entre dambulation physique et mentale, les destinations inconnues. La drive

    serait aussi cinplastique et presque cinmatographique dans cette volont de dcortiquer le

    mouvement, de le concrtiser. Comme un montage d'actions, de pas, de visions qui formerait

    le regard du marcheur sur la ville. L'approche de Thierry Davila est a1l1S1

    phnomnologique76 . 11 reprend les propos de Maurice Merleau-Ponty77 pour qui il existe une

    relation de dpendance entre la vision et le mouvement, comme si le mouvement guidait ce

    que le regard capte. Le marcheur est, pour DaviJa, un regardeur qui se laisse influencer par ce

    qu'il voit, sa drive est une succession de visions et de formes. Contrairement la figure

    moderne de la flnerie, il n'est pas spectateur, mais acteur du monde dans lequel il se

    dplace, il est actif, visible et mobile. li fait partie de ce monde. Ses dplacements lui

    permettent de le voir78 . Pour les phnomnologues, le corps fait partie intgrante du

    monde: Pour Merleau-Ponty, l'exprience premire est antrieure au dualisme de l'me et

    du corps: c'est celle du corps propre. Le corps n'est pas une entit physico-chimique, une

    74 Comme nous l'avons voqu dans l'introduction: les Situationnistes drivaient avec des contraintes plutt strictes, les artistes du Land Art marquaient le territoire dans un rapport direct avec la nature. Ils traaient tous des parcours dans l'espace, mais ne tentaient pas ncessairement de crer un contact avec la ville par la trace, l'empreinte et la collecte comme les artistes que nous tudions.

    75 Davila, Thierry. 2002. op. cil., p. 30.

    76 Ibid., p. 53.

    77 Nous analyserons, dans la prochaine partie, les lhories de Merleau-Ponty.

    78 Davila, Thierry. 2002. op.cil., p. 31.

  • 31

    simple ralit du monde objectif: par son comportement et sa perception, il est l'instance d'une intention immanente au monde et au corps - intention qui sert plutt d'habitude

    dfinir le mode d'tre de la conscience qui se pose en face du monde. 79 Le corps est ce

    avec quoi l'on voit le monde. Cela engendre un rapport entre le physique et le psychique. Le

    dplacement de l'homme qui marche dans la ville est un dplacement du corps comme du

    regard. Merleau-Ponty conoit que la vision est suspendue au mouvement80 Les yeux

    bougent et cherchent des objets auxquels s'accrocher, tentant d'orienter la vision. Le corps participe cet amalgame de mouvements et de visions, il est prsent dans le monde, il en fait

    partie, cre autour de lui cet univers qu'il peroit et duquel il est un acteur81 .

    Le flneur moderne peut alors tre redfini partir de ce que Thierry Davila et Rgine Robin

    ont observ, et nous pouvons affirmer que Francis Alys, Gabriel Orozco et Gilbert Boyer se

    dfinissent plutt comme des marcheurs contemporains. Leurs gestes cinplastiques

    composent leur rapport la ville dans une relation sensible l'espace dans lequel ils tenteront

    de s'inscrire. Il ne faut pas oublier que la marche est la base une pratique du quotidien qui

    est transforme par les artistes en geste artistique. Voyons d'abord comment Michel de

    Certeau articule cette pense. Ensuite, nous pourrons comprendre l'importance de la marche

    dans les pratiques des artistes en abordant leurs uvres de faon plus gnrale, dans un

    premier temps, pour y revenir plus en profondeur dans les deux autres chapitres.

    1.2.2 Une pratique du quotidien selon Michel de Certeau

    Dans L'invention du quotidien8z, Michel de Certeau se penche sur les notions de pratiques du

    quotidien. Il pense ces pratiques, qui englobent tous les arts de faire des socits, c'est--dire

    79 Boillot, Herv (dir.). 2007. Petit dicliol1naire de la philosophie. Paris: Larousse. p. 829. 80 Merleau-Ponty, Maurice. 1964. L'il el l'esprit. Paris: Gallimard. p. 17

    81 Davila, Thierry. 2002. op. cil., p. 53-54.

    82 Certeau, Michel de. 1990. ojJ.cil.

  • 32

    ce qui implique des relations entre les individus et des lons d'agir, comme des stratgies et

    des tactiques qui prsentent des modalits83 . 11 veut les dcortiquer, les comprendre, les

    penser comme des objets autonomes dtachs de l'individu, souhaitant en faire quelque chose de concret. 11 se questionne sur la suppose passivit des usagers et tudie leurs

    comportements de consommateurs pour en dgager une rflexion sociologique84. Ce travail

    a donc pour objectif d'expliciter les combinatoires d'oprations qui composent aussi (ce n'est pas exclusif) une "culture", et d'exhumer les modles d'action caractristiques des usagers dont on cache, sous le nom pudique de consommateurs, le statuts de domins (ce qui ne veut pas dire passifs ou dociles). Le quotidien s'invente mille manires de braconner.85 De Certeau tudie les comportements des individus dans la socit soumis aux rgles, aux arts de

    faire et voit dans le quotidien une faon de les djouer. La mthode de de Certeau se base la fois sur l'observation des pratiques quotidiennes concrtes et sur des thories sociologiques,

    anthropologiques et philosophiques. II prend comme fondement de ses observations le

    quotidien de l'homme ordinaire.

    C'est la culture populaire qui propose les arts de faire, les faons d'agir en socit et d'utiliser

    les objets sociaux 86. Nous participons nous-mmes, d'une certaine faon, leurs productions. Une production qui est secondaire, venant la suite de la production de l'objet, qui est celle de l'utilisation, donc celle qui produit du sens87 . Le consommateur ou usager est

    par contre domin par les producteurs culturels, les dirigeants, il obit des rgles, c'est la

    logique des pratiques. La marche est une activit quotidienne, sa nature rsidant dans le

    dplacement du corps dans un but prcis: se rendre d'un endroit un autre, elle est excute

    de faon machinale, instinctive, elle est intgre au quotidien. De Certeau distingue deux

    types de modle qui concernent les dispositifs de production: la stratgie et la tactique88 . Le

    83 Ibid., p. XXXV 84 Id

    85 Ibid, p. XXXVI.

    86 Ibid., p. XXXVII 87 Id

    88 Ibid., p. XLVI.

  • 33

    premier s'applique quand un rapport de force entre dans une relation, o la gestion de cette

    relation se fait entre un propre et un lment extrieur. On qualifie de stratgiques les

    rationalits politique, conomique et scientifique. La tactique est le modle utilis dans les

    arts de faire, c'est le contraire de la stratgie: J'appelle au contraire tactique un calcul qui

    ne peut pas compter sur un propre, ni donc sur une frontire qui distingue l'autre comme une

    totalit visible. La tactique n'a pour lieu que celui de !'autreB9 Elle s'infiltre chez l'autre,

    sans en avoir une perception globale, elle ne peut tre indpendante. La tactique saisit les

    occasions offertes, tout est toujours recommencer, car rien n'est acquis. Plusieurs activits quotidiennes comme parler, lire, marcher sont de ce type.

    La marche est une pratique ordinaire et quotidienne de la ville o les corps obissent au texte

    urbain, celui-ci tant pens et organis par des urbanistes. Les marcheurs excutent ce texte

    sans pouvoir russir le dchiffrer, car ils n'en possdent pas une vue d' ensemble9o . Les

    chemins qui se rpondent dans cet entrelacement, posies insues dont chaque corps est un

    lment sign par beaucoup d'autres, chappent la lisibilit. Tout se passe comme si un

    aveuglement caractrisait les pratiques organisatrices de la ville habite. 91 Ces mouvements

    forment une histoire sans acteurs ni spectateurs, que des pas, des trajets, des dplacements. De l, Michel de Certeau dgage une tranget du quotidien qui n'est que partiellement

    visible:

    [...] des pratiques trangres l'espace gomtrique ou gographique des constructions visuelles, panoptiques ou thoriques. Ces pratiques de l'espace renvoient une forme spcifique d'oprations (des manires de faire ), une autre spatialit (une exprience anthropologique , potique et mythique de l'espace), et une mouvance opaque et aveugle de la ville habite. Une ville transhumante, ou mtaphorique, s'insinue ainsi dans le texte clair de la vi Ile planifie et lisible.92

    R9 Ibid.,p. XLVI.

    90 Ibid., p. 141. 91 Id.

    92 Ibid., p. 142.

  • 34

    Cette perception de la ville autre n'est pas que gographique, physique et concrte, elle

    transcende celles-ci. Les pratiques de l' espace93 construisent cette autre ville. Marcher

    selon de Certeau c'est tre en manque de lieu, c'est tre en qute de concret94 . La marche

    dans la ville cre, pour de Certeau, Llne sorte de lieu autre, qui s'y superpose, une relation

    potique avec l'espace qui permet la mtaphore, la narrativit.

    L'auteur dresse un parallle entre l'acte de parler et la pratique de la marche95 : L'acte de

    marcher est au systme urbain ce que J'nonciation (le speech act) est la langue ou aux noncs profrs96 . Les deux ont une triple fonction nonciative: on s'approprie la ville en

    marchant, on s'approprie la langue en parlant, la