Tout commence avec les légendes...

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Tout commence avec les légendes barbares, le design des casques et des boucliers, la brutalité des formes. Et la douceur des lignes, la caresse des femmes sur les broderies de soie et de velours. Avant il y a le choc des étoiles, l'éclatement du Bigbang, la grande bousculade galactique avec ses fusions haute tension. Après des empires humains dressent des cités de pierres monumentales sous les lunes de l'aube et les soleils du crépuscule. J'avale une gorgée de café, regarde par la vitre du bistrot, la petite place pavée, les gens qui passent, le ciel bleu audessus des toits. Je pourrais écrire quoi encore sur la formidable épopée de l'art, cette furia artistique qui embrase les esprits ? L'expression du volume et de la ligne se poursuivit sous toutes les formes à travers les siècles agités de révolutions démentielles : le dadaïsme, le surréalisme, le psychédélisme… Je balance la feuille sur la table avec le ramdam de l'univers et le délire de l'ego. Je préfère de loin le Bigbang du flipper et du babyfoot. Bon, on ne va pas se prendre la tête avec des grandes formules philosophiques. Le schéma est simple : d'un côté tu as une bande d'obsédés de la matière qui prône la divinité de la chimie et de la physique ; de l'autre tu as les rebelles du ciboulot qui ne jurent que pas les hologrammes de l'imagination ; et au milieu tu as la majorité, le peuple, les pions de l'échiquier, qui hésitent entre les deux camps. Je remballe mes feuilles. Pas besoin de phrases littéraires. La pensée humaine sera toujours une furia artistique de pensées brutales et douces, enfin vous voyez le tableau. Respirez l'instant unique du moment présent et faites pour le mieux dans toutes vos entreprises. On les voit passer à l'horizon, bardés de cuir et d'épées, portés par les vents aux flammes d'oxygène. Les héroïnes du monde libre saturées de pixels aux chevelures démentielles ; les héros détenteurs des foudres de la magie et des magies foudroyantes. Le monde libre à venir, que les héros de l'art préparent en travaillant la forme et la ligne jusqu'aux extrémités de l'excès ; que les héroïnes aux doigts d'ivoire et d'ébène dessinent dans la tendresse des instants du plaisir insoutenable. Alucard dégaine son revolver au canon d'un demimètre, les canines humectées d'un ricanement acéré, les yeux allumés derrière ses lunettes rondes aux reflets de miroir solaire. Une goule difforme bave une coulée de venin mortel avant d'exploser à bout portant sous les balles d'argent. Vous croyiez être les spectateurs dans le film, assis dans un confort éternel, et vous voilà surpris debout sur la scène, face aux meutes de démons enragés. Il faudra jouer aux sons dissonants des rafales du monde puisque vous êtes en fait les acteurs principaux sous les projecteurs de l'espace temps. Vous pensiez peutêtre vous la couler douce face à l'essor monstrueux des technologies, bercés par les effets spéciaux du progrès et du modernisme à outrance. Manque de pot vous flottez avec les autres dans le courant des vents, en route vers le futur, avec la mission du bonheur planétaire à réussir aux prix de vos vies infinies.

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Tout commence avec les légendes barbares,le design des casques et des boucliers, labrutalité des formes. Et la douceur des lignes,la caresse des femmes sur les broderies de soieet de velours. Avant il y a le choc des étoiles,l'éclatement du Big­bang, la grande bousculadegalactique avec ses fusions haute tension.Après des empires humains dressent des citésde pierres monumentales sous les lunes del'aube et les soleils du crépuscule.

J'avale une gorgée de café, regarde par lavitre du bistrot, la petite place pavée, les gensqui passent, le ciel bleu au­dessus des toits. Jepourrais écrire quoi encore sur la formidableépopée de l'art, cette furia artistique quiembrase les esprits ?

L'expression du volume et de la ligne sepoursuivit sous toutes les formes à travers lessiècles agités de révolutions démentielles : ledadaïsme, le surréalisme, le psychédélisme…

Je balance la feuille sur la table avec leramdam de l'univers et le délire de l'ego. Jepréfère de loin le Big­bang du flipper et dubaby­foot.

Bon, on ne va pas se prendre la tête avec desgrandes formules philosophiques. Le schémaest simple : d'un côté tu as une banded'obsédés de la matière qui prône la divinité dela chimie et de la physique ; de l'autre tu as lesrebelles du ciboulot qui ne jurent que pas leshologrammes de l'imagination ; et au milieu tuas la majorité, le peuple, les pions del'échiquier, qui hésitent entre les deux camps.

Je remballe mes feuilles. Pas besoin dephrases littéraires. La pensée humaine seratoujours une furia artistique de penséesbrutales et douces, enfin vous voyez le tableau.Respirez l'instant unique du moment présentet faites pour le mieux dans toutes vosentreprises.

On les voit passer à l'horizon, bardés decuir et d'épées, portés par les vents auxflammes d'oxygène. Les héroïnes du mondelibre saturées de pixels aux cheveluresdémentielles ; les héros détenteurs desfoudres de la magie et des magiesfoudroyantes.

Le monde libre à venir, que les héros del'art préparent en travaillant la forme et laligne jusqu'aux extrémités de l'excès ; queles héroïnes aux doigts d'ivoire et d'ébènedessinent dans la tendresse des instants duplaisir insoutenable.

Alucard dégaine son revolver au canond'un demi­mètre, les canines humectéesd'un ricanement acéré, les yeux allumésderrière ses lunettes rondes aux reflets demiroir solaire. Une goule difforme bave unecoulée de venin mortel avant d'exploser àbout portant sous les balles d'argent.

Vous croyiez être les spectateurs dans lefilm, assis dans un confort éternel, et vousvoilà surpris debout sur la scène, face auxmeutes de démons enragés. Il faudra joueraux sons dissonants des rafales du mondepuisque vous êtes en fait les acteursprincipaux sous les projecteurs de l'espace­temps.

Vous pensiez peut­être vous la coulerdouce face à l'essor monstrueux destechnologies, bercés par les effets spéciauxdu progrès et du modernisme à outrance.Manque de pot vous flottez avec les autresdans le courant des vents, en route vers lefutur, avec la mission du bonheur planétaireà réussir aux prix de vos vies infinies.

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Il suffit de prononcer les mots magiquesPink Floyd, et soudain Christian s'anime, lecorps électrifié. Ses doigts parcourent lemanche d'une guitare invisible. Des paroles dechansons en anglais s'envolent de sa bouchecomme un mantra. Durant quelques secondesune transe hystérique le secoue dans tous lessens. Dans ces moments­là il devientincontrôlable, il bascule dans la cinquièmedimension du rock.

Et les souvenirs affluent comme une tornadesurgit du passé. Il se retrouve au volant de son26 tonnes, à la cabine rouge et blanc noyée parla fumée des clopes, Bugs Bunny pendu aurétroviseur. Lancé sur les routes de France,d'Allemagne et de Suisse de 1983 à 1994, onzeannées rythmées par les montages de scènes etles décibels de concerts.

Pas moins de 52 camions pour la tournée dePink Floyd, une cinquantaine de personnespour assembler les poutres de structure et lespanneaux, une semaine de travail, Christianétant certainement le plus survolté de tous, nelésinant pas sur les efforts musculaires pourassurer. Et filer à Paris pour ne pas les rater,deux semaines seulement après l'opérationd'une hernie, si ça ce n'est pas être un digne filsdu rock, alors je bazarde ma Stratocaster auCrédit Municipal (si j'en avais une).

Les discothèques volantes, les dancings, lesstades, les salles de fêtes, les podiums, lesdéfilés de mode, les ballets nautiques, les salonsde l'auto, même un meeting de Mitterrand avecle chanteur Renaud : Christian a tout fait, ilconnaît la culture en live, sur le terrain, dans lefeu de l'action, décalquée par les riffs sauvagesdes guitares électriques et la défonce hallucinéedes batteries.

Entre Bernard Lavillers et Motörhead,Félix Thiefaine et U2, Lagerfeld et MireilleMathieu, il a traversé une décennie de folietotale, comme peu en ont vécu une. Normal,il a connu dans sa jeunesse Metal Hurlant,Strange, Deep Purple et Led Zep, RobertPlant son dieu dont il a gardé un tee­shirtdédicacé, il ne pouvait pas pointer à la chaînedans une usine. Ç'aurait été comme DavidBowie faisant poinçonneur à la SNCF. Unanachronisme dans la longue épopée de laculture, car Christian fait partie des archivesplanétaires de la création artistique. Il est làpour témoigner d'une aventure hors normesqui ne touche qu'un nombre restreint d'élus.

Aujourd'hui, même s'il balance legénérique de Pippi Langstrumpf qu'il connaîtpar cœur, comme un exorcisme pouréradiquer les démons du présent routinier, ilreste le number one des chauffeurs monteursde la rock génération, celle qui a transcendédes millions de jeunes. Trop modeste, il diraque j'exagère, alors je prononce les motsmagiques, et c'est reparti, Christian basculede nouveau dans une de ses transesfrénétiques : « There's a Lady who's sure allthat glitters is gold… And she's buying astairway to heaven…»

A l'heure où je tape ces lignes, Christians'est barré en van déco « love and peace » surles routes, histoire de refaire son trip. Si vousle croisez, dites­lui de rentrer, son poteChristophe aimerait bien récupérer le matosde peinture qu'il lui a prêté.

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Le monde est en danger. Bruce Willis estobligé une nouvelle fois de sauver la planète.J'attends à l'angle de la 43e rue, dans lafournaise du cyclone urbain, à l'ombre d'unmur tagué de messages psychotiques. Despigeons léthargiques se dandinent le croupionsur le trottoir décoré de canettes vides et demégots. Dans les kiosques le New York Timesdénonce le rapt d'un nain de jardin dans leparc de la Maison Blanche, le FBI a envoyéFox Mulder enquêter, Dana Scully se la couledouce en Floride avec Snoopy Dogg.

Une Cadillac Eldorado rose candy glisse surl'asphalte de la 5e avenue. Personne n'aremarqué l'inversion des pôles qui a eu lieu il ya dix minutes. Je balance le mégot de maSalem mentholée dans une rigole parcouruepar une migration de rats. Et je rabats sur matête la capuche de mon sweat façon Assassin'sCreed. Parait que ça bloque les ondes satellitesde la CIA et empêche les scans subliminaux ducortex.

Il va sûrement pleuvoir dans pas longtemps,les aliens sont planqués dans les nuages, ilsjouent au Monopoly version Star Wars, avecLuc Skywalker crapahutant boulevard dupulsar et la princesse Leia coincée dansl'impasse de la Nébuleuse. La ville continue samégalomanie de béton, ses délires de vitres àl'assaut du soleil. Dans le crépitementimperceptible des horloges murales.

Bruce Willis a dû se retrouver dans unechambre de motel, harponné par une vampagent secret russe au soutif attractif. Je devraisencore la jouer en solo avec des guns made inChina contre les men in black et une flopéed'hybrides bossant pour l'organisation duNouvel Ordre Mondial. Peut­être que desVénusiennes en mal de hot kisses metéléporteront sur leur vaisseau glamour pourcréer la future race des paumés de l'univers.

En attendant, je file au bistrot siffler unkawa au goût de cafard momifié, autopsié dansun épisode de Bones, et pisser soutenu dansun water­closet au néon stroboscopique etgrésillant.

Un petit matin frais comme je les aime,avec de la fraîcheur pour te revigorer. Jedégueule dans le caniveau, le smokinglégèrement froissé par une baston. Le man inblack doit traîner au milieu des poubellesderrière le Paladium. Samantha dansait lejerk dans une cage en verre, le shortyendiablé. J'aurais pu me rancarder une hitifemelle, elles se baladent à la recherche demâles terriens reproducteurs. Mais la technocosmique du futur ne vaudra jamais le surfgarage des sixties.

On a chouravé mon Aston Martin ou j'aidû la garer quelque part et j'ai oublié, letemps de téléphoner aux flics pour ladéclarer volée, sauf que j'ai aussi paumé monsmartphone. Impossible de me rappeler lasoirée, juste le shorty de Samantha qui bougeencore dans mes yeux. Des fois la vie est unlong ruban truffé d'interruptions.

Je hèle un taxi jaune, ce fumier se barresur l'avenue. Un rayon de soleil transperce lacouche nuageuse, je préfère, une rafale depluie aurait créé un conflit mystique avec leciel. Bon, faisons le point, étudions lasituation, le man in black m'a sauté dessusdans les toilettes du Paladium, enfin lepremier. Je remercie papa pour ses leçons declose­combat dans la forêt avec Darling etCristal, deux pitbulettes plutôt voraces dudentier. Le deuxième m'attendait à la sortie,il n'a pas eu le temps d'envoyer un messageau vaisseau­mère.

Un satellite doit certainement scanner larégion pour retrouver mon identitéthermique par le biais de ma Carte Bleue sij'ai le malheur de la fourrer dans undistributeur bancaire. Restons discret,jouons­la Indien sur le sentier de la guerre,les mocassins en sourdine dans un bullettime d'éléphant kiffé par une overdose debananes.

It's only rock n roll baby but I liked !

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Je regarde le Ken qui file au loin sur laroute. Stéphane écrase le reste d'unecigarette sous la semelle de sa basket. Unsouffle d'air chaud froisse le temps qui nepasse plus. Le monde s'étire à l'horizonsous la clarté du ciel.

Il allume la dernière et envoie le paquetécrabouillé valdinguer sur le sol. La fumées'envole en volutes psychédéliques. Je medemande où l'aventure du monde va nousconduire. Impression bizarre d'être nullepart et partout, au milieu dune productioncinéma illimitée. Et impossible dedéterminer avec exactitude les rôles. Ondoit certainement la jouer à l'impro, d'aprèsles situations rencontrées.

Stéphane sort un papier plié de la pochede son jean et me parle d'une suite à sonlégendaire court métrage, Mireille la petitefille qui se retrouve adulte, dans les 17 ans,une sorte d'Alice de l'espace, comme dansles mangas mais d'après sa vision à lui.Connaissant son génie, je sens que ça vadéfoncer la baraque.

En attendant que les caméras allumentl'imaginaire, je consulte les horaires, leprochain bus passe dans une heure. Un barest scotché au bord de la route, je proposeun pot, il aspire le tabac jusqu'au filtreorange et le dégage d'une pichenette.

Je continuerai l'interview devant unverre ou deux, Stéphane est perdu dans sesrêves, parfois il dit un truc, je note rapidesur ma feuille. Quand même dingue la vie !

(Star Suburb la banlieue des étoiles,Stéphane Drouot, 1982)

C'est le titre d'une chanson des Who maisaussi le titre d'une saga, un hymne à la liberté,qui sortira prochainement sous forme delivret A5. L'histoire de rebelles hippies vivantsur une île face à l'industrialisationmatérialiste d'une société rongée par lepouvoir et le profit.

Il y a eu The Yellow Submarine, leroyaume de Pepperland baigné par lamusique et la joie de vivre, attaqué par lesvilains Blue Meanies avides de dictature. Etsauvé par le légendaire All you need is lovedes Beatles.

Ce sera toujours le grand problème descivilisations, ce noyau d'irréductibles qui nese plieront jamais à la volonté de Big Brother.Le facteur X imprévu qui surgit dansl'équation. L'erreur système perturbant leprogramme de la Matrice.

J'interromps l'article pour une annonce dedernière minute. Christian s'est barricadédans un sex shop de Besançon, il menaced'exécuter une poupée gonflable toutes les dixminutes si le président de la république nevote pas une loi obligeant chaque citoyen aécouter du rock n roll. Christian, un rebelle dela liberté, qui finira certainement sous lesballes du GIGN pour avoir cru à un mondemeilleur.

Allez, je termine sur Milk and alcohol deDr Feelgood, le lait pour le breuvage insipideet gerbant que le système capitaliste veutnous faire avaler de force ; et l'alcool de l'artet de la culture qu'il faudra bien siffler un jourpour se réveiller du coma léthargique danslequel on croupit depuis des lustres.