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> Tome 4 : Œuvres étudiées

Cours-PH00 473

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> L’étude d’une œuvre philosophique et l’explication orale d’un extrait de celle-ci . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 477

> Étude des deux premières Méditations métaphysiques de Descartes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 483

> Étude du livre I du Contrat social de Rousseau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 505

> Étude de la conférence de Bergson « La Conscience et la Vie » (1911) dans L’Énergie spirituelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 531

475Sommaire général-PH00

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> L’étude d’une œuvre philosophique et l’explication orale d’un extrait de celle-ci

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Les instructions officielles qui commandent l’enseignement de la philosophie dans les classes termina-les des lycées prévoient que, parallèlement et si possible en liaison avec l’étude des notions de leur programme, les élèves doivent lire et se familiariser avec (une ou plusieurs) œuvre(s) philosophique(s). Deux œuvres doivent ainsi être expliquées dans la classe terminale L et une seule œuvre dans les classes terminales ES et S.

Ces œuvres seront cette année :

1 – Les deux premières Méditations métaphysiques de Descartes, éd. bilingue latin-français G.F. n° 328 ou éd. P.U.F., collection quadrige n° 81.

2 – Le Livre I du Contrat social de Rousseau, G.F. n° 1058.

3 – La conférence sur « La Conscience et la Vie », (1911) de Bergson, dans L’Énergie spirituelle.

L’étude de ces œuvres répond à trois objectifs spécifiques qu’il n’est pas inutile de vous rappeler et qui sont finalement sanctionnés, d’une manière ou d’une autre, à l’écrit comme à l’oral du baccalau-réat. Elle constitue par conséquent un élément essentiel de l’enseignement philosophique lui-même et de la formation de l’esprit qu’on doit en attendre. Elle suppose aussi, réciproquement, et exige même impérativement que vous lisiez effectivement ces ouvrages et que vous vous efforciez de les comprendre en y consacrant le temps nécessaire.

� Il s’agit d’abord – et c’est là l’objectif principal de cette étude – de vous mettre très concrètement, c’est-à-dire autrement que par l’intermédiaire d’un simple résumé de doctrine, toujours très approxi-matif, en contact direct avec une œuvre écrite par un grand philosophe et le cheminement original de sa pensée. La philosophie en effet, telle qu’elle fut inventée dans l’Antiquité grecque et telle qu’elle n’a cessé ensuite de se déployer en Occident depuis plus de vingt siècles, se trouve essentiellement, même si quelques paresseux prétendent parfois le contraire, dans les œuvres des philosophes eux-mêmes comme la musique ou la peinture dans celles des musiciens et des peintres. Il n’y a pas lieu à cet égard de se demander où elle est ni de s’interroger sur la possibilité de son existence. Les œuvres écrites de Platon, de Descartes, de Rousseau, de Kant ou de Hegel ont déjà répondu pour nous à ces deux questions. Comme le dit fort justement Paul Ricœur :

« initier les jeunes gens à la philosophie, c’est les faire entrer dans une enceinte où le langage est déjà constitué, où Platon a déjà eu lieu, et Descartes et Kant. Philosopher, c’est donc s’insérer à un moment donné du discours philosophique, d’un discours dont les significations majeures sont déjà constituées. »

Bref, il existe une histoire de la philosophie, comme il existe parallèlement et complémentairement une histoire littéraire, une histoire de l’art ou des théories économiques et pour connaître celle-ci autrement que par ouï-dire, c’est-à-dire par la plus confuse et la moins exacte des connaissances, il n’y a pas d’autre moyen que la lecture des œuvres qui l’ont faite. Si l’on veut même savoir ce qu’est et a été la philosophie, ce sont ces œuvres qu’il faut interroger afin de pouvoir s’y référer comme à autant d’exemples pertinents. C’est la première raison d’être des explications qui suivent et qui vous permettront, nous l’espérons, au moins une fois dans votre vie, de vaincre les difficultés propres à la technicité de l’écriture d’Aristote et de Locke, et de bien comprendre par là la forme et le fond de leur pensée, lesquels sont d’ailleurs inséparables.

� D’autre part, comme nous vous l’avons indiqué dès le début du Tome 1 en présentant les notions de votre programme, les œuvres vives de la philosophie ne sont ni des œuvres d’art ni des moyens

étude d’une œuvre philosophique et l’explication orale d’un extrait de celle-ci

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techniques au service de fins qui leur seraient extérieures. Elles portent au contraire expressément sur un certain nombre de problèmes philosophiques que leur auteur s’y est efforcé de résoudre. Autrement dit, et cette remarque pourra sans doute vous paraître quelque peu paradoxale, les philosophes n’ont pas d’abord écrit pour être lus et compris de leurs lecteurs, mais pour comprendre eux-mêmes discursivement et se représenter correctement le monde en distinguant soigneusement les opinions des autres et la vérité qu’il s’agit moins pour eux d’instaurer plus ou moins arbitrairement que d’établir et d’énoncer rigoureusement. La philosophie à cet égard ressemble donc plus aux différentes sciences – du moins à celles dans lesquelles le souci de la vérité n’a pas été abandonné au profit de considérations plus utilitaires et d’un culte exclusif de la rentabilité – qu’aux activités techniques ou artistiques. C’est même elle qui, dans l’Antiquité grecque, a donné naissance à quelques-unes de ces sciences en affranchissant la pensée de ses représentations mythologiques, et qui en a ensuite constamment, sous une forme ou sous une autre, accompagné les développements les plus marquants. « Sophia », en grec, d’où dérive notre mot « philosophie », signifie indifféremment sagesse et science. Et Descartes, en 1647, dans sa Lettre-préface de l’édition française des Principes de la philosophie, écrit encore que, selon lui, « toute la philosophie est comme un arbre dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale ». Contrairement donc à ce qu’a pu écrire Paul Valéry, l’Éthique de Spinoza, La Monadologie de Leibniz ou la Critique de la raison pure de Kant, sont quelque chose de foncièrement différent d’une suite en ré mineur ou d’un poème de Stéphane Mallarmé. Il en est de même naturellement de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote et du Traité du gouvernement civil de Locke, qu’on ne peut comprendre réellement que si l’on sait y voir autre chose qu’un simple jeu conceptuel plus ou moins arbitraire. Ce n’est pas seulement leur caractère discursif, logique et rigoureux, qui distingue ces œuvres de celles des musiciens, des peintres ou des sculpteurs. Ce ne sont pas non plus les préoccupations d’ordre esthétique, qui caractérisent immanquablement ces dernières et qui sont le plus souvent absentes de la prose philosophique. C’est, avant tout, au-delà ou en deçà de la particularité de ses questions et de ses preuves, la finalité même de celle-ci et le fait que le philosophe cherche à y penser, à la fois par lui-même et selon la vérité, la totalité de l’expérience humaine et de ses conditions de possibilité. Il ne faut donc jamais oublier, même si beaucoup d’ouvrages philosophi-ques nous déconcertent – et les plus accessibles apparemment, par leur style ou leurs idées, ne sont généralement pas les plus faciles à comprendre – que c’est toujours de nous, d’une manière ou d’une autre, qu’il est question dans ces ouvrages et que tout entendement philosophique, si puissant et si énigmatique soit-il à première vue, était aussi celui d’un homme qui percevait, entendait, imaginait, jugeait, raisonnait, voulait et sentait comme nous. Seulement, au lieu de se contenter comme la plupart des hommes des convictions premières du sentiment, de la perception ou du jugement, il s’est, lui, donné pour but de les connaître et de nous dire ce qu’il faut en penser réellement.

Que, dans et par cet effort singulier de réflexion, nourri cela va de soi des méditations de leurs prédé-cesseurs et aussi des connaissances scientifiques ou juridiques de leur époque, les philosophes nous aient appris à découvrir des difficultés ou des problèmes théoriques auxquels nous n’aurions nous-mêmes probablement jamais songé, c’est là une vérité tout à fait fondamentale avec laquelle il faut bien finir par se familiariser, au détriment sans doute de notre paresse et de notre confort intellectuel. Qu’ils aient aussi, par là même, obscurci la transparence première de nos opinions personnelles et de nos préjugés les plus indéracinables, au point de nous faire douter de ce que nous tenions pour des évidences incontestables et de briser en nous les cadres trop rudimentaires qu’impose insidieusement toute société à ses membres, c’est également un fait incontournable qui ne laisse jamais indifférent parce qu’il met directement en cause et en question ce que l’on dit souvent aller de soi ou être hors de question. Mais justement, dans les deux cas, qu’il ouvre pour nous des horizons insoupçonnés dans la compacité tout apparente de notre monde ou qu’il nous conduise à nous interroger sur le sens exact de notre existence et de ce qu’il faut y appeler bien et mal, le philosophe, dans chacun de ses ouvrages, ne cesse de se référer à notre propre expérience, intellectuelle, morale, religieuse ou esthétique, et de l’ordonner dans le réseau serré de ses analyses et de leurs résultats. Bref, quand il écrit, le philosophe ne joue pas seulement avec des mots pour épater la galerie et se réjouir de notre stupéfaction. Il doit être compris sur des questions qui ne pardonnent pas parce qu’elles vont comme on dit au fond des choses. Chacun de ses ouvrages engage même, n’en doutez pas, toute une conception de l’homme et du monde.

Tel est donc le second objectif de l’étude des œuvres philosophiques dans les classes terminales. Celle-ci ne vise nullement à faire de vous des érudits, capables certes de multiplier des citations ou des références historiques mais indifférents, au fond, à leur signification proprement philosophique, donc

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au sens qu’elles doivent avoir pour nous. En nous donnant accès à ce que Martial Gueroult appelait le monde propre du philosophe, à ce monde qu’Aristote et Locke – pour ne citer qu’eux – ont cru pouvoir considérer comme le seul vrai et le seul légitime, cette étude doit au contraire vous permettre de décou-vrir, de prendre conscience par conséquent, d’un certain nombre de problèmes philosophiques qui se rattachent, par exemple, à l’expérience et aux connaissances que nous pouvons avoir de la raison, de l’État ou de la liberté, c’est-à-dire justement à quelques-unes des notions de votre programme. C’est pourquoi, comme nous vous l’avons dit au début du Tome 1, les instructions officielles demandent que les œuvres philosophiques et les notions du programme soient étudiées conjointement. Conjointement, cela veut dire sinon en même temps du moins les unes en liaison avec les autres, les notions en liaison avec les œuvres et les œuvres en liaison avec les notions.

Sans doute le cloisonnement apparent des notions, des œuvres et même des différents fascicules de votre cours constitue-t-il pour vous un obstacle évident à la réalisation parfaite de cette conjonction et de cette liaison. Il vous place même très concrètement devant une alternative : soit commencer délibé-rément par l’étude préalable d’une (ou plusieurs) notion(s) et lire ensuite les œuvres soit, au contraire, se plonger résolument dans la lecture suivie et commentée de celle-ci et y repérer les notions et les problèmes dont il y est question. Les deux méthodes ont chacune leurs avantages et leurs inconvénients. La première sera sans doute pour vous la moins difficile. La lecture de l’œuvre vous permettra ainsi de compléter, d’illustrer et de préciser ce que vous aurez déjà compris des notions concernées.

� Enfin, et c’est là le troisième objectif de cette étude, les œuvres philosophiques font l’objet d’une interrogation lors de l’épreuve orale du baccalauréat. Voici ce que nous dit à son sujet la Note ministé-rielle du 11 août 1987 : « L’épreuve orale de philosophie portera obligatoirement sur l’une des œuvres présentées par le candidat, dont un bref fragment devra être expliqué (…) . Mais toute notion du programme pourra éventuellement faire l’objet d’une interrogation distincte ou, si possible, en liaison avec l’étude du texte. Au cas où le candidat, en contravention avec les dispositions réglementaires, ne présente aucune liste ou présente une liste qui, n’étant pas conforme au programme, ne lie pas l’examinateur, il est recommandé à celui-ci de fournir au candidat deux ou trois œuvres : le candidat choisit l’une d’entre elles, dont il lui est demandé d’expliquer un bref fragment. Dans toutes les séries, l’interrogation aura une durée suffisante pour permettre au candidat de montrer ses possibilités ; il disposera de quinze minutes environ pour la préparer ».

Ceux d’entre vous par conséquent qui choisiront la philosophie à l’oral1 devront nécessairement expli-quer un bref fragment, découpé par leur examinateur dans l’une des œuvres ou des parties d’œuvre étudiées durant l’année. La liste de ces œuvres figurera dans votre livret scolaire et vous êtes tenu de vous présenter à cette épreuve avec un exemplaire de chacune d’elles. Quinze minutes toutefois c’est très peu et il faut donc bien savoir en quoi consiste cet exercice.

a) Cette explication porte sur un bref fragment c’est-à-dire, selon les cas et selon les auteurs, sur une page environ ou sur un alinéa de l’œuvre. Elle ressemble donc formellement à l’étude de texte de l’épreuve écrite, présenté, lui, au début de votre livret d’accompagnement (fascicule devoirs). De même que pour celui-ci, vous devrez d’abord, très attentivement, lire deux ou trois fois l’ensemble de votre texte ne serait-ce que pour vous donner le temps de vous remémorer vos connaissances. Il faudra ensuite, sur une feuille de brouillon, en dégager successivement l’objet, c’est-à-dire à la fois le (ou les) problème(s) philosophique(s) dont il traite ainsi que la thèse éventuelle que l’auteur soutient à leur sujet puis, dans un second temps, le plan et la structure logique qu’y mettent en évidence les conjonctions de coordination ou les adverbes de liaison : « or », « mais », « donc », « car », « cependant », « pourtant », « par conséquent », « néanmoins », etc. Vous pourrez vous attacher alors, de manière plus précise, au contenu philosophique du fragment et en particulier aux arguments qu’y avance l’auteur mais dont certains toutefois – et c’est là une première différence très nette par rapport à l’étude de texte de l’écrit – peuvent être présentés, voire justifiés, en d’autres endroits de l’œuvre que vous êtes censé connaître. Une conclusion enfin résumera clairement votre explication et souli-gnera en outre l’intérêt philosophique du passage.

1. Des épreuves orales dites de contrôle ou de rattrapage sont obligatoires pour les candidats ayant obtenu à l’écrit une moyenne comprise entre 8 et 10/20 (au moins égale à 8 et inférieure à 10). Ces candidats doivent choisir deux des disciplines figurant à l’écrit. C’est la meilleure des deux notes – de l’écrit et de l’oral – qui est retenue, avec le même coefficient, pour le calcul du total des points.

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b) Attention pourtant ! L’explication de texte de l’oral diffère aussi profondément de l’étude de texte de l’écrit pour lequel vous n’êtes pas tenu – on vous l’a dit dans la présentation de votre livret d’ac-compagnement – de connaître la doctrine de l’auteur ni encore moins l’œuvre à laquelle le texte lui-même a été emprunté. Lors de l’épreuve orale en revanche, vous êtes censé avoir lu et relu l’œuvre philosophique sur laquelle vous êtes interrogé et dont vous devez savoir le plan et le mouvement d’ensemble, autant que les principales questions qui y sont examinées. Vous devez donc éviter alors de commettre des contresens sur la signification exacte de son vocabulaire. Autant dire que cette explication n’a plus seulement le caractère philosophique général de l’étude de texte de l’écrit et qu’elle ajoute au contraire la double exigence d’une connaissance plus précise et de l’œuvre et de la philosophie de son auteur. Il est clair, en particulier, que si celui-ci se réfère, dans le passage que vous devez expliquer, au contenu de pages qui le précèdent ou qui le suivent, vous devez pouvoir l’indiquer à votre examinateur. Il en résulte aussi que vous devrez d’abord situer ce passage dans l’ensemble dont il fait partie.

c) Voici donc le plan que nous vous conseillons de suivre pour cette explication.

1 – Lecture à haute voix du fragment à expliquer.

2 – Rappel de sa situation dans l’ensemble de l’ouvrage.

3 – Indication de son objet, c’est-à-dire du (ou des) problème(s) philosophique(s) dont il traite et de la thèse que l’auteur soutient à leur sujet.

4 – Reconnaissance du plan et de la structure logique de l’extrait.

5 – Analyse plus détaillée de son sens philosophique et des éventuels arguments de l’auteur.

6 – Conclusion résumant votre explication en faisant en outre apparaître l’intérêt philosophique du fragment.

La perspective de cette épreuve orale exige par conséquent que vous ne vous contentiez plus d’étudier les œuvres en liaison avec le programme de notions. Elle vous oblige à comprendre ces œuvres pour elles-mêmes en vous attachant notamment à leur plan et à leur mouvement, ce qui n’était nulle-ment indispensable précédemment. Elle appelle donc une lecture plus historique, attentive à la fois au contenu précis de l’ensemble de l’ouvrage – ou des parties de celui-ci expliquées dans le présent fasci-cule – ainsi qu’à la philosophie et même à l’œuvre entière de son auteur, dont vous trouverez d’ailleurs éventuellement quelques pages supplémentaires dans la plupart des recueils de textes. ■

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Étude des deux premièresMéditations métaphysiquesde Descartes

D. Bonald

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Pour dégager la philosophie de faux problèmes ou surmonter des confusions, Descartes se propose de fonder sa démarche sur des principes indubitables, à la fois clairs et distincts, qui rompent avec des habitudes de pensée trompeuses. C’est l’esprit de l’époque ; le XVIIe siècle correspond au passage du savoir ancien à la science moderne comme le montre la révolution galiléenne en astronomie. De son côté il fera avancer la science mathématique ou la physiologie mais c’est en philosophie que sa radicalité nous apparaît le plus nettement. Cependant rien n’est plus difficile que de se dégager des habitudes de pensée et des préjugés, c’est pourquoi Descartes sera amené à plusieurs reprises à exposer ses principes. Les Méditations développent certains éléments déjà abordées dans le Discours de la méthode de 1637. Préciser, c’est susciter de nouvelles questions ; c’est pourquoi les Méditations appelleront des objections de lecteurs divers auxquelles Descartes répondra. Enfin il reprendra, dans une perspective synthétique, les résultats de ses Méditations dans les Principes de la philosophie, traduits en français en 1647, à l’usage des écoles.

C’est le caractère analytique qui est, dans le texte qui nous intéresse, essentiel1. Il consiste dans la décomposition des problèmes en éléments simples, selon l’ordre. Il n’apparaissait pas suffisamment dans la quatrième partie du Discours qui traitait des mêmes questions métaphysiques ; la fonction de cet écrit était autre : c’était la préface d’un traité scientifique, dès lors la réflexion métaphysique était instrumentale. Le but était de rendre possible une connaissance du monde, délivrée des fausses certitudes antérieures et assurément vraie. Ce qui nous intéresse désormais ce n’est plus seulement de déterminer l’ordre qui convient pour connaître — même si cet ordre qui va du plus simple au plus complexe, du plus connu au moins connu, reste nécessaire. Le monde comme objet à connaître n’est plus notre préoccupation principale, ce qui nous intéresse c’est le fondement de la connaissance que je peux en prendre.

C’est pourquoi il s’agit de « philosophie première » aussi bien dans le titre latin que français. Le titre latin de la première édition de 1641 peut être traduit par Méditations de René Descartes au sujet de la philosophie première, dans laquelle sont démontrées l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Le titre de la traduction française de 1647 est Les méditations métaphysiques de René Descartes tou-chant la première philosophie, dans lesquelles l’existence de Dieu, et la distinction réelle entre l’âme et le corps de l’homme sont démontrées. C’est de cette édition que provient le titre abrégé que nous employons couramment de Méditations métaphysiques. Descartes précise dans une lettre à l’un de ses correspondants ce qu’il entend par philosophie première : « [je] n’y traite pas seulement de Dieu et de l’âme, mais en général de toutes les premières choses que l’on peut connaître en philosophant par ordre »2. L’essentiel est là : ce qui est au fondement de la connaissance est l’esprit lui-même et les idées qui s’y présentent et non pas, hors de nous, les objets que l’on pose habituellement d’abord. Ce qui prime doit être considéré en premier.

Ces méditations sont « métaphysiques » parce que si nous devons réfléchir le statut de nos propres idées et mesurer le rapport qu’elles entretiennent avec le monde, nous ne pouvons — et c’est le point de départ qu’il faut garder en mémoire — directement établir la coïncidence entre les idées que nous avons des choses et les choses car il faudrait pour ce faire se tenir en un lieu différent, neutre, qui ne tiendrait ni de l’un ni de l’autre, et à partir duquel le rapport pourrait être établi. Je n’occupe pas une telle position, je ne peux pas l’occuper : j’ai toujours affaire, quoi que je fasse, à des idées, car le monde que je distingue de moi est bien ce qu’en moi je me représente toujours et d’emblée. Nous verrons alors ce qu’il faut entendre lorsqu’on dit que quelque chose est présent à ma conscience. J’ai à prendre en considération la relation que j’entretiens avec mes propres idées et non pas d’abord la correspondance des idées aux choses.

tude des deux premières Méditations métaphysiques

1. Le caractère de l’analyse est donné par Descartes à la fin des Réponses aux secondes objections : « l’analyse montre la voie par laquelle une chose a été méthodiquement inventée » - c’est-à-dire découverte.

2. À Mersenne, 11 novembre 1640.

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Ce sont bien des « méditations » car le rapport que nous entretenons avec nos propres idées n’est pas et ne peut pas être un rapport d’extériorité qui reproduirait ce que nous venons de dire à propos du monde : les idées ne sont pas des choses, elles sont en moi. Je ne peux donc faire l’économie de m’interroger, en tant qu’être pensant, sur ce qui est en moi et sur ce qui, n’étant pas chose, peut néanmoins devenir objet de ma réflexion. Pour être compris ce texte doit être éprouvé, intériorisé ; c’est cela le méditer. Il s’agit bien du rapport de l’esprit à lui-même et il serait absurde que ce rapport intérieur ne fût pas pensé, c’est-à-dire vécu (en latin meditari veut dire s’exercer). En ce sens c’est bien une expérience subjective mais ce ne sera pas un enfermement dans la subjectivité si les idées que je considère sont distinctes par nature.

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Première méditation

C’est l’expérience du doute radical qui nous est proposée. On passe de la résolution de douter (§ 1-2) à sa mise en œuvre systématique qui radicalise les raisons naturelles de douter (§ 3-8), et à son expression la plus hyperbolique du § 9 au § 13.

Paragraphe 1 : Peut-on distinguer une opinion fausse d’une vraie ?

L’obstacle principal de la connaissance n’est pas l’ignorance mais ce que l’on sait déjà ou ce que l’on croit savoir. Pour juger, il faut surmonter les préjugés, et ceux-là sont acquis dès l’enfance : « dès mes premières années, j’ai reçu quantité de fausses opinions pour véritables ». Ce serait cependant une erreur de croire qu’il n’y a de préjugés que de l’enfance : ils caractérisent aussi la vieillesse où l’on n’a plus la force de revenir sur ses acquis, bons ou mauvais. C’est pourquoi Descartes estime, à quarante-cinq ans, que le moment est opportun pour une critique et une fondation, pour un nouveau commencement : « je croirais commettre une faute, si j’employais encore à délibérer le temps qui me reste pour agir ». C’est aussi, plus subtilement, que la critique du savoir acquis suppose l’acquisition de ce savoir et que cette période ne dure pas toujours où ce qui est appris est davantage une énergie qu’une pesanteur. Tout cela correspond à une expérience personnelle de Descartes ; il parle en première personne. Nous devrons en faire autant pour le comprendre : puisque ces Méditations ne sont pas un récit distancié, elles doivent être lues en première personne.

Dès lors le projet est de renaître au savoir et, pour la première fois, de faire coïncider l’ordre de la connaissance et la conscience de cet ordre alors que, jusqu’à présent, la connaissance était déjà là et ma conscience retardataire. La notion d’ordre est importante ; elle suppose d’abord l’abolition de l’ordre faux de mes préjugés successivement accumulés ou de mes habitudes : ce sera l’objet de la première Méditation. L’ordre, c’est ensuite la reconstruction progressive du savoir en allant du simple au complexe, de façon à « établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences ». Cela signifie qu’il ne nous sera pas donné par les choses mais que nous le trouverons en nous, pourvu que nous sachions nous purifier de nos erreurs. C’est essentiel : la connaissance de ce qui est en l’esprit précède la connaissance de ce qui est dans les choses. « Commencer tout de nouveau dès les fondements », c’est s’engager à trouver en soi-même les éléments nécessaires. L’ordre nous conduira pour commencer à un retrait hors du monde donné.

Paragraphe 2 : Il faut chercher un critère méthodologique, ce sera la résolution de douter

La liberté dont il est question n’est pas seulement celle du temps libre, même s’il est requis d’être d’abord « libre de tous soins », c’est-à-dire de toutes préoccupations d’ordre pratique. C’est la liberté de l’esprit qui peut se déprendre de ce qu’il a reçu et même « détruire » ses « anciennes opinions ». C’est une liberté dont le champ d’application est intellectuel et non pas moral. Le problème du rapport de la liberté et de l’action concrète (que faut-il faire, comment agir ?) est suspendu ; nous n’avons pas à nous en soucier. C’est dans son rapport à la connaissance qu’on va prendre la vraie mesure de la liberté, et c’est ce dont l’opération du doute témoignera. Nous comprendrons rapidement que cette puissance de rupture n’est arrêtée par aucun obstacle, qu’elle peut tout récuser d’un seul geste. Ainsi, à la fin de cette première Méditation, il ne restera rien. En quelques pages Descartes aura balayé les approximations dont nous nous contentons, jusqu’à perdre pied, « comme si tout à coup, dit-il début de la seconde Méditation, j’étais tombé dans une eau très profonde ». La liberté précède, comme expression de la volonté, la fondation du savoir que l’entendement permettra. Face à cette puissance infinie l’entendement progressera pas à pas, comme on le verra par la suite.

Nous allons donc « détruire généralement toutes [nos] anciennes opinions » pour ne conserver que ce qui est certain. Une opinion au sens rigoureux du terme n’est pas une vérité, elle est une probabilité et reste, par définition, incertaine. Je me contente d’habitude de cette incertitude en la considérant

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Étude d’œuvre-PH00 488

comme une quasi-certitude. Ma raison considère comme suffisant ce qui est à peu près certain, ce qui est peu douteux. Le doute ne devient un instrument que dans la mesure où l’on considère que ce qui comprend le moindre doute est faux. C’est là que le doute devient hyperbolique : l’étymologie du terme signifie excès. Ce n’est pas un doute sélectif qui obligerait à un examen sans fin « de quoi peut-être je ne viendrai jamais à bout », mais une volonté systématique de rejeter même ce qui apparaît probable dans les choses auxquelles je crois : « le moindre sujet de douter que j’y trouverai suffira pour me les faire toutes rejeter ». Que mes opinions « paraissent manifestement être fausses » ou qu’elles aient l’air vraisemblables, nous les rejetons. Une légère occasion de douter n’est pas une haute probabilité de croire, c’est une raison suffisante de récuser.

C’est ce caractère radical qui rend le doute fécond. Ce qui résistera à cette épreuve sera considéré comme certain ; son usage est donc provisoire et instrumental et nous permettra d’atteindre les choses qui sont « certaines et indubitables ». Il n’a rien à voir avec un doute sceptique. Celui-ci n’est pas radical car il se contente de cet entre-deux où se confondent demi-vérités et quasi-erreurs et il n’est pas provisoire, puisqu’il est une manière permanente de vivre. Nous nous laissons alors conduire par le doute ; ici nous le conduisons pour en sortir : c’est pourquoi ce doute est méthodique.

Le texte ajoute que la critique portera sur les principes de la connaissance « sur lesquels toutes mes anciennes opinions étaient appuyées ». La suite de cette première Méditation considérera successi-vement les connaissances issues de la sensibilité puis celles issues de la raison. Au fur et à mesure de notre progression, la critique sera de plus en plus radicale, de plus en plus « hyperbolique », rejetant jusqu’à ce qui peut nous apparaître comme le plus indubitable. Remontant toujours en amont vers les fondements, à la source même de la connaissance, le doute méthodique est métaphysique.

Paragraphe 3 : La certitude la plus partagée : que la connaissance est issue des sens

Que la connaissance vienne des sens, c’est le préjugé habituel que l’on va commencer par ruiner. C’est l’attitude empirique ; elle est la plus spontanée, nous la partageons tous plus ou moins ; elle est ici rejetée. Ce n’est pas familier, puisque nous nous fions à nos sens pour corriger nos conceptions (par exemple nous avons besoin de manipuler un objet quand nous ne savons pas très bien s’il est à l’en-droit ou à l’envers, nous le « présentons » physiquement à la place qui doit être la sienne pour nous le « représenter » mentalement correctement), mais ce n’est pas si difficile, car nous savons déjà que les sens nous trompent souvent. Loin de corriger l’erreur ils la provoquent. Cependant, que je reconnaisse que les sens sont parfois trompeurs ne suffit pas. Le doute ne deviendra méthodique que s’il porte sur ce que nous tenons pour des certitudes et non sur ce qu’on reconnaît spontanément comme douteux. Il faut donc aller plus loin.

Paragraphe 4 : Se défier des sens, est-ce être « incensé » ?

Descartes passe à la mise en cause de ce qui apparaît certain à nos sens. Toutefois la radicalité du doute ne signifie pas l’absence de mesure. Il y a une façon de douter qui ne signifie rien, qui ne débouche sur rien, c’est celle des fous. Il faut donc distinguer entre la remise en cause intelligible de nos sens et celle des « insensés ». Examinons la chose de plus près : comment distinguer entre ces deux extrémismes, le logique et le pathologique ? Ce sont des hommes qui ont le « cerveau troublé » qui « assurent constamment qu’ils sont des rois […], qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre […], qu’ils ont un corps de verre ». Ils « assurent constamment » : voila l’essentiel. La folie n’est pas une expérience du doute mais de la certitude. Le fou a seulement remplacé une certitude non critiquée par une autre aussi peu critiquée. Il ne pratique pas le doute. Ce n’est pas ce que nous cherchons. Descartes est radical mais pas extravagant.

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Paragraphe 5 : L’expérience du rêve amène l’homme raisonnable à s’interroger sur ce qu’est une certitude et à ne pas la confondre avec la certitude sensible

« J’ai à considérer que je suis un homme » : c’est l’expérience de tout homme que Descartes réfléchit désormais, celle du sommeil. À la différence de la folie on peut en sortir par le réveil alors que le fou, lui, semble vivre un rêve éveillé dont il ne sort jamais. Dès lors si mes rêves ressemblent, lorsque je les fais, à ses délires j’ai, en me réveillant, le moyen d’en juger. Cette distance critique est dans le texte marquée par le retour sur l’impression : « je me ressouviens d’avoir été souvent trompé […] » et elle est nécessaire pour faire du rêve l’occasion d’une expérience.

Ne suis-je pas actuellement en train de rêver ? Que je ne sois pas en train de rêver n’est qu’une probabilité puisque, lorsque je rêve, j’ai la certitude d’être éveillé, certitude que j’éprouve à l’instant même3. Relevons que le texte dit qu’il n’y a pas « d’indices » ni de « marques » certaines qui puissent nous permettre d’affirmer que nous sommes éveillés ou rêvant. Indices et marques ont un caractère matériel ; ce n’est pas dans le monde des objets que nous trouverons des certitudes, c’est en nous. Nous aurons l’occasion de revenir sur cet aspect. Le sens de l’argument doit être compris : non pas nous faire douter du monde mais nous faire comprendre que la certitude ne vient pas du monde et des sens, qu’elle est une expérience interne, c’est-à-dire intellectuelle. Voila un contresens à éviter : Descartes ne veut pas nous faire croire que nous vivons une hallucination, il veut nous montrer que nous ne savons pas ce qu’est une certitude. Pour ce faire nous devons nous détourner de plus en plus du monde de l’expérience ordinaire.

Descartes emploie « clair et distinct » pour la première fois dans le texte. Il est utile d’en connaître dès à présent le sens car, à plusieurs reprises, la clarté ou la distinction sont invoquées dans les deux premières Méditations. Dans les Principes de la philosophie (I, 45) Descartes explique qu’est « claire » la connaissance « qui est présente et manifeste à un esprit attentif » et « distincte » « celle qui est tellement précise et différente de toutes les autres qu’elle ne comprend en soi que ce qui paraît mani-festement à celui qui la considère comme il faut ». Il en fera le critère de la vérité de nos conceptions dans la troisième Méditation (§ 2) comme il l’avait fait dans le Discours de la méthode 4.

3. Notez bien le caractère authentique de ce que doit être une « méditation » et dont on a parlé pour commencer : c’est bien vous, en ce moment-même, qui avez la certitude d’être réveillé.

4. 4e partie : « […] cela même que j’ai pris tantôt pour une règle, à savoir, que les choses que nous concevons très clairement et distinctement sont toutes vraies ».

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Paragraphe 6 : De quoi notre pensée est-elle faite quand le sensible est aboli par le sommeil ? Les éléments constitutifs des compositions imaginaires

Ce paragraphe approfondit notre recherche à propos de ce qui peut résister à la critique du doute. Nous nous maintenons dans l’hypothèse du rêve : « supposons que nous sommes endormis ». Pourquoi ? Parce que s’il existe des certitudes indubitables, elles apparaîtront d’autant mieux, par contraste, dans le domaine le plus improbable, et non dans la veille, déjà encombrée de fausses certitudes. Le monde des sens est mis entre parenthèses, on le considère comme empli de « fausses illusions », reste le monde intérieur. De quoi est-il fait ? De représentations : « les choses qui nous sont représentées dans le sommeil sont comme des tableaux […] ». Dès à présent deux choses sont à considérer : d’une part qu’il existe une disjonction entre l’esprit et les choses, ce que suppose toujours le dualisme. Ce sera une constante de la pensée cartésienne. D’autre part que la voie que nous avons choisie nous oblige à distinguer, entre ces représentations, celles qui sont de nature différente. Nous abandonnons le monde des sens, mais nous le retrouverons à partir de certaines représentations, et fondé par elles.

Une remarque générale : il faut bien que ce qui est dans notre esprit soit représentatif de ce qui est hors de lui, sinon comment pourrait-on juger de ce qu’on perçoit et, plus encore, comment pourrait-on se distinguer de ce qu’on perçoit ? Je ne suis pas le monde puisque je me le représente, comme un « tableau » figure quelque chose. Mais si la représentation se distingue de ce qu’elle représente cela nous intéresse, car nous pourrons nous représenter ces mêmes représentations, nous les figurer, avoir une idée de notre idée. C’est justement pour cela que je puis distinguer entre les représentations, selon ce qu’elles représentent (leurs contenus, Descartes parlera plus tard de « réalité objective »).

La première distinction à faire est celle du composé et du simple. Ce paragraphe considère un premier degré de composition, le suivant un autre degré de composition, plus élémentaire.

Quelles sont les facultés qui permettent de se figurer les choses, de se les représenter ? Ici l’imagination (§ 6) et la faculté de connaître (§ 7). Il n’y a, semble-t-il, entre les deux, qu’une différence de degré : la deuxième accède à des éléments moins composés, plus simples, on va le voir. En réalité ces éléments sont plus fondamentaux et plus vrais, ce qui nous amènera à distinguer plus nettement l’imagination et l’entendement.

L’imagination est la première examinée ; Descartes prend l’exemple des peintres qui composent tou-jours à partir d’éléments connus. C’est une erreur de croire que l’imagination est « débridée », c’est le contraire, elle est toujours tenue en bride par ce qu’on connaît déjà. On finit toujours par rencontrer derrière la fiction une vérité, et si ce n’est derrière les formes, c’est au moins par les couleurs car aucune d’entre elles ne peut être inventée par le peintre, seulement composée. Donc, si nous abandonnons la métaphore picturale, ce que je me représente peut être erroné, il n’en demeure pas moins que cela doit être composé d’éléments vrais. Si je me figure une chimère, les parties qui la composent « à savoir des yeux, une tête, des mains […], ne sont pas choses imaginaires mais réelles et existantes ».

Ces éléments sont-ils réellement ultimes ?

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Paragraphe 7 : Poursuite de l’analyse : à la recherche d’éléments ultimes

Il y a des « choses encore plus simples et plus universelles qui sont vraies et existantes ». Nous voyons qu’il s’agit d’idées et non plus de formes, qu’elles représentent le réel, mais qu’elles n’en sont pas issues, comme par exemple le temps, l’espace et le nombre, puisque nous les trouvons en nous-mêmes. À la différence des inventions du fou elles sont « universelles » : même si je me retire du monde et en compose un autre compose à ma fantaisie, il sera fait de cela. En moi-même il y a ce qui est commun à tous.

Paragraphe 8 : Il semble qu’on ne puisse douter des sciences pures, strictement rationnelles, qui ne s’appuient pas sur des données issues du sensible

Un type de science est possible qui ne s’appuie que sur ces éléments universels, sans se préoccuper du monde concret dont on s’est détourné : ce sont les mathématiques, considérant les nombres comme l’arithmétique, ou l’espace (Descartes parle d’étendue), comme la géométrie. Ces éléments, que l’on pourrait appeler des natures simples indécomposables peuvent être combinés ; on découvre leurs propriétés, celles des figures géométriques, des opérations, etc. Nous formons alors des jugements. Si la simplicité est le critère de la certitude, c’est à propos de ce qui est composé à partir de ces natures simples que l’erreur peut se constituer et le doute apparaître. Au demeurant les jugements formés à partir de ces éléments permettent de parvenir à des vérités, constitutives de toute science, indépendantes du monde concret, donc protégées du doute semble-t-il, dont le caractère de véracité est de s’imposer à l’esprit, d’être évidentes. Ce qui est vrai n’est pas ce qu’on prouve par un élément matériel mais ce qui apparaît « indubitable » à l’esprit, « que je veille ou que je dorme ». D’autre part il existe des sciences qui s’appuient sur ces éléments mais aussi sur des observations sensibles : elles sont nécessairement « douteuses et incertaines » comme par exemple l’astronomie et la physique. Leur vulnérabilité vient du fait qu’elles supposent l’existence de leur objet et qu’elles en sont donc partiellement tributaires.

L’application du doute pourrait s’arrêter là : nous avons trouvé ce qui lui résiste et qui se trouve dans l’esprit. Ce qui « existe » (le mot revient à plusieurs reprises) n’est pas seulement ce qui relève des sens ou de l’imagination ; il y a un autre genre d’existence qui concerne les vérités de l’entendement.

Paragraphe 9 : Peut-on faire porter le doute sur les vérités rationnelles ? La criti-que métaphysique de la valeur de la raison par l’hypothèse du Dieu trompeur

Un tournant apparaît à cet endroit du texte car Descartes va douter maintenant des certitudes intellec-tuelles qui résistaient jusque là. Le caractère hyperbolique du doute apparaît ici porté à son maximum même s’il était présent dès le commencement5. Ce qui est nouveau, c’est que le doute ne va plus reposer sur des raisons naturelles de douter que l’on a maximisées (illusions des sens, possibilité du rêve etc.) mais sur la mise en question, proprement métaphysique, des principes-mêmes de la connaissance rationnelle jusque-là hors d’atteinte. On comprend alors le caractère vraiment volontaire du doute et l’effort accompli contre soi-même, car nous sommes toujours portés à nous contenter de certitudes apparentes. Toutefois, il ne suffit plus à ce niveau de vouloir douter pour douter effectivement, car notre volonté pourrait n’être que formelle et notre consentement apparent. De même que dans la vie courante, pour vouloir efficacement il faut des raisons de vouloir, ici pour vouloir être trompé il faut des hypothèses qui rendent raison de cette volonté. Nous allons donc supposer une volonté de mensonge étrangère qui accentuera en nous la résolution de douter.

5. Voir la dernière page de la VI5. Voir la dernière page de la VIee MéditationMéditation : “Et je dois rejeter tous les doutes de ces jours passés, comme hyperboliques et ridicules, : “Et je dois rejeter tous les doutes de ces jours passés, comme hyperboliques et ridicules, particulièrement cette incertitude si générale touchant le sommeil, que je ne pouvais distinguer de la veille […]”.particulièrement cette incertitude si générale touchant le sommeil, que je ne pouvais distinguer de la veille […]”.

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Cette volonté se manifeste sous deux formes : le dieu trompeur (§ 9-11) et le « mauvais génie » ou malin génie (§ 12-13) ; ils réapparaîtront par la suite, par exemple le dieu trompeur dans la troisième Méditation et le malin génie dans la seconde. Si les conditions d’apparition de ces deux phénomènes sont semblables il faut cependant les distinguer.

La finalité est d’abord différente : le dieu trompeur servira à montrer l’inconséquence de l’athéisme et préparera la place de Dieu dans la science ; le malin génie est une construction, une fiction qui prépare le cogito. Le premier pose la question qui ne sera pas résolue ici, de la nature de Dieu et du statut des vérités. Le second n’est pas d’abord une réflexion sur Dieu mais à destination de l’homme, de façon à forger l’instrument qui permettra de surmonter l’épreuve du doute.

Descartes ne se prononce pas sur l’existence de Dieu, il pose seulement son existence comme possible, c’est pourquoi ici ce n’est qu’une « opinion ». La toute-puissance reconnue à Dieu peut s’exercer de façon négative en faisant en sorte que je me trompe lorsque je crois accéder au vrai. Or ce n’est plus seulement à propos du monde extérieur que le doute est désormais permis mais à propos même de ce qui m’est apparu auparavant comme certain et qui m’avait permis de dépasser ce premier doute. Ce sont les éléments qui sont mis en question : à savoir les natures simples qui étaient jusqu’alors « indu-bitables » : la « figure », la « grandeur », « le lieu », mais aussi les opérations élémentaires accomplies à partir de ces idées primitives : Dieu peut faire « que je me trompe toutes les fois que je fais l’addition de deux et de trois ». Tout l’acquis antérieur est remis en question, y compris les opérations de l’esprit lorsqu’il fait des mathématiques. Dieu peut-il me tromper ainsi ? Deux arguments sont évoqués, l’un de type moral l’autre de type logique. Le premier suppose que Dieu est bon ; la thèse est intrinsèquement faible car je ne peux la démontrer pour le moment. L’autre a pour lui la force de la logique, car dans la mesure où il est bien certain que je me trompe quelquefois — qui est infaillible ? — pourquoi ne me tromperais-je pas toujours ? On voit ici l’esquisse d’un problème qui ne sera résolu que beaucoup plus tard (IVe et VIe Méditations) : à supposer que Dieu soit bon et non trompeur, comment se fait-il malgré cela, qu’il permette que je me trompe effectivement dans bien des circonstances ?6

Paragraphe 10 : Si je n’ai pas été créé par Dieu, mais par un être de moindre puissance, serai-je moins sujet à me tromper ? Faiblesse de l’athéisme

C’est ce qui fait qu’il me semble plus simple d’être athée pour être scientifique car de deux choses l’une : ou Dieu me trompe délibérément s’il est trompeur, ou il me laisse me tromper souvent s’il ne l’est pas.

Il semble que l’existence de Dieu n’ait d’autre rôle que de me faire douter de mes certitudes. Être un rationaliste conséquent supposera de se débarrasser de son existence qui ne peut m’être d’aucun secours, au contraire.

Descartes répond à cette objection en en montrant le caractère intenable. Rejetant Dieu, le rationaliste athée suppose une autre origine à mes connaissances : ou je suis moi-même l’origine de mes certitu-des et dans ce cas j’oscille entre le scepticisme radical (à chacun sa vérité) et la folie (le fou persuadé, pourquoi pas, qu’il a un corps de verre), ou bien l’origine de mes connaissances est autre. C’est le plus probable : ce sera le « destin », le « hasard », « la continuelle suite et liaison des choses ». Mais le remède est pire que le mal car, dans ce cas, l’origine de mes idées est encore plus faible, encore plus incertaine que dans l’hypothèse d’un Dieu dont je reconnais, au moins, la puissance. L’athée n’a pas renforcé ses connaissances, il les a affaiblies.

Le rationalisme athée n’est pas une solution. S’il me délivre de l’hypothèse de Dieu, il sape la foi que j’ai en la raison, qui était pourtant mon unique recours.

Parvenus ici nous prenons la mesure de la résolution de douter. Rien n’a résisté. La formule est frap-pante qui dit : « de toutes les opinions que j’avais autrefois reçues en ma créance pour véritables, il

6. Le thème d’un Dieu faible ou trompeur a été souvent évoqué, dans un tout autre contexte. On peut penser par exemple aux gnos-tiques des premiers siècles, persuadés que le monde est l’œuvre d’un faux dieu, d’un imposteur.

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n’y en a pas une dont je ne puisse maintenant douter […] pour des raisons très fortes et mûrement considérées […] ».

Paragraphe 11 : La volonté de douter et les raisons de douter

Il ne suffit pas d’avoir des raisons de douter, il faut vouloir s’y tenir. Descartes nous met en garde contre le rapport que nous entretenons habituellement avec le douteux que nous prenons pour ce qu’il est, une des formes du possible ou du probable. Le projet ici, on le sait, est méthodique, il s’agit de prendre au sérieux le doute, d’en faire un instrument de découverte. Le « parti contraire » dont il est question est celui qui assimile systématiquement le douteux au faux et non pas au probable. C’est dans cette mesure que mon jugement « ne sera pas détourné du droit chemin qui le peut conduire à la connaissance de la vérité ».

Le malin génie va nous y aider. Notons tout d’abord que nous avons ici, dans ces Méditations, le loisir de mettre entre parenthèses les exigences de l’action car « il n’est pas maintenant question d’agir ». Dans ce domaine on ne peut pas attendre d’être dans la certitude de ce qu’il faudrait faire pour décider de ce qu’il faut faire. À l’urgence répond la probabilité, tandis qu’au loisir correspond la quête de la certitude. Cette idée était déjà dans le Discours de la méthode (troisième partie) où Descartes rappelait qu’on ne pouvait demeurer « irrésolu en ses actions » alors qu’on était dans l’expectative pour les jugements. Il n’est pas question de soumettre aux mêmes critères la théorie et la pratique.

Il faut vouloir ne pas se contenter du probable et se décider à le rejeter systématiquement : « j’emploie tous mes soins à me tromper moi-même ». Cette décision doit être durable et ne pas être interrompue prématurément alors que mon histoire et son temps propre — mes habitudes — s’opposent à cette temporalité de la volonté renouvelée. Le début du paragraphe souligne la nécessité d’un effort main-tenu dans le temps. Nous abandonnons pour le moment la réflexion sur la nature de Dieu. Descartes ne cherche pas à démontrer quoi que ce soit en disant, selon l’usage, que « Dieu est souveraine source de vérité » dans le début du § 12.

Pour que ma volonté de vérité soit tenue, il faut qu’elle soit soutenue par une volonté contraire, une volonté de mensonge, qui l’obligera à maintenir le caractère hyperbolique du doute. La place est libre pour le malin génie. Certes, je le subis mais, en me l’imposant je peux me l’approprier, le rendre en quel-que sorte maniable puisque, finalement, il représente ma propre volonté de parvenir au vrai. Par surcroît, le malin génie est une façon de prendre au sérieux le doute, de ne pas se dérober à ses conséquences comme la pente de mon esprit m’y porte ou la crainte de perdre ses illusions m’y incite (§ 13).

Paragraphe 12 : Le malin génie permet de donner au doute sa plus grande ampleur, mais il ne peut me priver de la possibilité de suspendre mon jugement

« Je supposerai donc » un mauvais génie qui me trompe constamment. C’est bien une supposition nous dit Descartes, c’est-à-dire un artifice méthodologique qui ne doit pas être confondu avec l’idée de Dieu. Si un être aussi malfaisant me trompe toujours, toutes les évidences issues du monde extérieur sont récusées. Je penserai que les corps et les phénomènes physiques, « les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies » ainsi que mon propre corps : « je me considèrerai moi-même comme n’ayant point de mains […] ». Mais, au même moment, j’éprouve la puissance de ma volonté sous la forme de la possibilité toujours ouverte de suspendre mon jugement. D’un côté (celui de le connaissance), je suis asservi, de l’autre (celui du jugement) je suis libre, ainsi ce « grand trompeur […] ne me pourra jamais rien imposer ». Même s’il est très puissant je ne suis pas totale-ment impuissant car si je suis privé de vérité, je me trouve en face de celui qui m’en prive. Grâce à lui, aussi bien qu’à cause de lui, je vais éprouver ce que je peux. C’est l’intérêt du malin génie, il est l’adversaire7. Il est impossible de lutter contre ce qui est sans forme mais possible d’affronter celui qui fait front, justement.

7. “l’Adversaire” : c’est ainsi que les chrétiens appellent le démon, l’ennemi de l’homme.

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Dans cette épreuve, ce que nous découvrons est la liberté du vouloir. Le mauvais génie est devant moi mais c’est en moi que je découvre quelque chose qu’il ne peut atteindre, la possibilité de suspendre mon jugement, de dire non. Par là j’expérimente que le principe d’une vraie liberté résidera dans l’usage de ma puissance de juger.

Paragraphe 13 : L’exercice de mon jugement me fait découvrir ce qu’est une liberté réelle et ce qu’est l’illusion de la liberté

Cela implique que je ne me contente pas de la liberté imaginaire qui consiste à assimiler ignorance et indépendance. C’est la liberté paresseuse de qui se dérobe à l’exercice de son esprit. C’est celle vers laquelle nous revenons insensiblement : « la paresse qui m’entraîne dans le train de la vie ordinaire ». La liberté n’est pas une confiance dans les bonheurs du songe mais une défiance devant les illusions des fausses certitudes.

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Seconde méditation

Dans cette Méditation on met d’abord fin à l’expérience du doute, qui s’achève au § 4. On accède ensuite au cogito, au moi pensant, du § 5 au § 9. Enfin, du § 10 à la fin de la Méditation, on examine le rapport entre chose pensante et chose étendue, en particulier par l’exemple du morceau de cire.

Paragraphe 1 : Douter pour ne plus douter, la recherche du point fixe

Le fait que Descartes nous situe au lendemain de l’expérience de la première Méditation témoigne, une nouvelle fois, de la nécessité de faire l’expérience réelle du doute. On l’a vu, il ne s’agit pas seulement de lire mais de vivre cette opération. La différence est sensible avec le Discours de la méthode où à l’expérience du doute succédait rapidement la certitude8

Tout ce qui est douteux est considéré comme faux mais un horizon se dessine au bout « de ce chemin », car on arrivera bien quelque part : ou quelque chose de certain va résister à cette expérience, ou je serai certain que rien ne peut y résister. Je pourrai, dans les deux cas, juger et ne pas seulement subir. Ce qui nous délivrera de l’incertitude c’est le caractère systématique du doute. En le faisant passer à la limite, je l’objective et me prépare déjà à m’en séparer. S’il n’est pas systématique, comment en effet le contrôler ? Un sceptique par exemple, ne peut être sûr de rien, ni qu’il doute, ni même qu’il est un sceptique ! Le doute qu’il pratique est incontrôlable, il l’enveloppe sans qu’il puisse se tenir à l’extérieur pour en juger.

Paragraphe 2 : Le point archimédien

Ici nous cherchons à passer à l’extérieur du doute (le « point fixe »), d’où l’image d’Archimède9. Un levier prend appui sur quelque chose qui ne fait pas partie de ce qui est soulevé. Si ce n’est pas le cas, il est inutile. Ce serait alors la situation légendaire du baron de Münchhausen, qui essayait de s’extraire d’un marais en se tirant par les cheveux… Telle est la position du sceptique, prisonnier de son propre système, sans aucun secours.

Paragraphe 3 : Le doute semble n’avoir rien laissé subsister

Je rejette comme fausses toutes les choses que j’ai mises en question par le doute. Dès lors les vérités auxquelles j’ai cru (à tort ou à raison) n’existent plus : « rien n’a jamais été » de ce dont j’étais assuré (les éléments simples : « corps, figure, étendue, mouvement… »), rien n’est de ce que je me représente comme vrai, ce ne sont que « des fictions de mon esprit ». De l’autre côté je pense « n’avoir aucun sens ». Dans ces conditions il semble que plus rien ne « pourra être estimé véritable », que la seule certitude à laquelle je pourrais parvenir serait négative, qu’il « n’y a rien au monde de certain ». Examinons cependant les choses plus en détail.

8. « […] toutes les choses qui m’étaient jamais entrées en l’esprit n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement penser que moi […] » (Discours, quatrième partie).

9. Archimède, mathématicien et savant grec du IIIe siècle avant notre ère.

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Paragraphe 4 : Pourtant je ne puis douter d’être aussi longtemps que je pense

N’est-il pas nécessaire de différencier les pensées que j’ai considérées de manière uniforme ? C’est cette discrimination qui me permettra de trouver le point d’Archimède. C’est pourquoi alors que nous sommes prêts à nous persuader que tout ce nous nous représentons n’est qu’illusions ou erreurs, et qu’il n’y pas d’autre certitude que d’affirmer que tout est incertain, Descartes se demande s’il n’y a pas « quelque autre chose différente de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ». Dieu pourrait être ce qu’il y a d’indubitable car ce n’est, semble-t-il, pas une idée comme les autres. Il est conçu comme source de pensée et source de vérité, comme « puissance » « qui me met en l’esprit ces pensées ». Cependant je peux produire ces pensées, y compris l’idée de Dieu elle-même, comme on l’a vu au § 10 de la première Méditation. Par conséquent cette idée n’échappe pas à la critique. Mais si je suis source des idées que j’ai, « ne suis-je pas quelque chose » ? À ce moment il faut distinguer ce que je pense du fait que je pense.

Tant que je pense que je suis quelque chose que je me représente, je puis en douter, comme je doute de toutes mes autres idées. Si je me dis que je suis un corps, je me suis persuadé qu’il n’y avait aucun corps, si je me dis que je suis un esprit, je me suis persuadé qu’il n’y avait aucun esprit, ni « rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucun corps ». Mais le fait que je pense n’est pas une pensée comme les autres car si je puis supprimer toutes les pensées qui me viennent à l’esprit je ne puis supprimer le fait qu’il me faut penser pour les révoquer. Ainsi la pensée ne peut se supprimer elle-même, elle est indubitable. Notons le caractère de la pensée comme puissance et non comme objet. Je peux me la représenter mais pourtant elle excède toute représentation parce qu’elle en est la source et cette source n’est pas hors de moi mais en moi. Mieux : elle me révèle la nature de mon être et cet être résiste à l’épreuve du doute. Que je sois « tant que je penserai » est la certitude que n’entame pas l’hypothèse du malin génie : « qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose ».

Précisons davantage la portée de ce célèbre passage en distinguant quatre sources possibles de malen-tendus.

- Quelle est la certitude que nous atteignons ?

Nous découvrons une pensée qui révèle une présence, la présence d’une existence, la mienne. Mais ce n’est pas assez dire, cette existence ne peut pas être séparée de la pensée : elle est cette pensée. J’existe pour autant que je pense. Ce n’est pas une certitude vide, formelle, que nous découvrons, mais une certitude réelle, un être, et c’est aussi une connaissance certaine. Il y a ici pour moi qui pense une équivalence entre l’évidence, la présence et la vérité.

- L’être découvert n’est-il que le résultat d’une abstraction intellectuelle ?

On peut avoir cette impression ici, comme si je ne me saisissais que par une réflexion, un raisonne-ment dont je serais en quelque sorte la conclusion. Or c’est bien une réalité dont je fais actuellement l’expérience, celle d’un certain être (attention, ce n’est pas un être « matériel », on verra plus loin de quel genre d’être il s’agit). Cette coïncidence avec une réalité fait que je peux parler ici d’intuition. Un réel nous est immédiatement donné. Nous ne le construisons pas, nous le constatons. Remarquez que le texte souligne que cette réalité est déjà là : « ne suis-je pas quelque chose [même si je n’ai pas de corps] ? », « j’étais sans doute […] si j’ai pensé quelque chose ».

- Qu’en est-il de la conscience ?

Le mot n’est pas présent mais pourtant il est impossible de séparer la pensée et la conscience que j’en ai. Descartes dira dans les Réponses aux secondes Objections : « par le nom de pensée, je comprends tout ce qui est tellement en nous que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes ». Il n’y a pas, en quelque sorte, une pensée qui serait là, puis une pensée de cette pensée qui serait la conscience. La pensée est d’emblée réflexive, elle s’aperçoit dès qu’elle s’exerce, même si on peut relever des degrés dans cette lucidité. Retenons qu’il n’y a pas de pensée sans que celui qui pense se sache pensant. Il est toujours un « je » qui pense. Descartes rejette la thèse selon laquelle il peut y avoir des pensées sans conscience et, donc, un inconscient (comme chez Leibniz par exemple). Cela étant, on va le voir dans le paragraphe suivant, une des difficultés tient au caractère de ce « je » qui ne doit pas être compris de façon psychologisante : ce n’est pas une introspection « personnelle », « subjective ».

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- Pourquoi n’est-ce plus : « je pense, donc je suis » ?

Tout d’abord Descartes n’a pas abandonné cette formule comme si elle était mauvaise ; il la repren-dra dans ses Principes. Ensuite on peut noter que l’intention des Méditations n’est pas la même que celle du Discours. Dans ce dernier ouvrage le souci de Descartes est, on l’a vu, d’abord de faire œuvre de savant et, dans ce contexte, le cogito est le prototype et le fondement de toutes les vérités qu’on cherche10. Ici la question est métaphysique : c’est ce qui est qui nous importe, et c’est pour cela que nous avons entrepris de mettre en question toutes les existences. C’est alors que se révèle cette réalité particulière : que je suis, que j’existe, si bien que la formulation (et même la typographie) de Descartes met l’accent sur ce fait.

Paragraphe 5 : La question « qui suis-je ? » n’est pas introspective, c’est « ce que je suis » qu’il faut déterminer

À partir de ce paragraphe, une nouvelle perspective se dessine : puisque mon existence est assurée (« je suis certain que je suis ») tant que je pense, il faut que je détermine la nature de « ce que je suis ». Que veut dire Descartes ? Au moins que ce que nous entendons par « être » ne doit pas ici être admis sans examen et donc que les préjugés antérieurs ne doivent pas être réintroduits à la faveur de la première certitude (notez la mise en garde du texte). Ce qui signifie que le cogito n’est pas le but des Méditations et qu’il n’est un nouveau point de départ que dans la mesure où sa nature est purifiée. J’ai établi que je suis ; il faut passer à ce que je suis. Première conséquence : ne prenez pas — contresens courant — le cogito pour une donnée psychologique. Je ne suis pas un individu, je suis un moi pensant, et ce moi pensant est identique en chacun. Ce n’est pas sa personne que l’auteur examine, c’est ce que recouvre la certitude d’être. Tout reste à découvrir.

Paragraphe 6 : Suis-je un homme ? Un être raisonnable ? Un corps et une âme ?

Retenons l’essentiel des paragraphes suivants. Descartes va rejeter ce que je crois être spontanément. Il s’agit bien de « ce que je suis », d’une existence, mais la nature de cette existence est surprenante. Ce que je suis c’est une « chose qui pense » (§ 7). Ce qui suppose de rejeter hors de la pensée ce qui ne lui appartient pas pour définir nettement ce qu’est penser (§ 9), comme série de facultés et comme conscience. On remarque que tous ces paragraphes sont scandés par la question « qu’est-ce que ? ».

Ici deux types de préjugés font surface à propos de ce que je suis : ce qu’on dit et ce que je m’imagine. La première fausse clarté est issue de la tradition savante du temps de Descartes (la scolastique), pour l’essentiel issue d’Aristote ; or nous ne savons pas ce que signifie « animal raisonnable ». Notez ici que l’emboîtement confus des notions est incompatible avec la règle de l’évidence. Le second préjugé est issu de ma spontanéité : ce que je suis c’est d’abord un être corporel d’un genre particulier. Ce corps peut être l’objet d’une description neutre, objective et c’est pourquoi à la fin de ce paragraphe Descartes le décrit comme on peut le faire de tout corps, vivant ou non : « par le corps (et non le mien ; notez qu’il a de même employé auparavant « pour ce qui était du corps »), j’entends tout ce qui peut être terminé par quelque figure […] ». Mais à mes yeux mon corps n’est pas seulement cet ensemble d’attributs qui pourrait l’identifier à un corps inanimé, un cadavre, un corps identique au mien auquel il manque la vie. Mon corps vit, justement, il est mouvement, il a des sensations etc. Le facteur qui me semble faire la différence est l’âme, principe de vie (en fait on retrouve là encore une thèse aristotélicienne). On voit le raisonnement : les corps inanimés (anima = âme en latin) sont sans âme, donc l’âme est source de vie. Je me conçois alors comme un corps vivant ayant une âme. Ce n’est pas raisonner pour Descartes, c’est imaginer. Nous avons déjà vu (I, 6) que l’imagination n’est jamais si libre qu’on le croit. Ici elle se montre tributaire du corps ; quand elle est à l’œuvre elle y revient toujours. Car cette âme que j’imagine animer le corps vivant je lui prête des attributs corporels, « qu’elle était […] comme un vent, une flamme ou un air très délié […] ». Cela signifie que, selon cette représentation spontanée, je n’ai en tête que

10. « Et ayant remarqué qu’il n’y a rien du tout en ceci, je pense, donc je suis, qui m’assure que je dis la vérité, sinon que je vois très clairement que pour penser il faut être, je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies […] » (Discours de la méthode, quatrième partie).

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le corps lorsque j’essaie de concevoir ce que je suis : je suis un corps et une âme, elle-même imaginée à partir des corps les plus subtils. Cette seconde Méditation va me délivrer de cette omniprésence du modèle corporel en purifiant l’âme de son attraction. C’est ce que nous verrons à la fin de cette partie. En attendant il s’agit de passer au crible du doute cette conception de mon identité.

Paragraphe 7 : Aucune de ces définitions ne résiste au doute radical. La seule chose qui soit certaine, c’est que je suis une chose qui pense

Maintenons le régime du doute hyperbolique pour évaluer nos définitions. « Malicieux » est à compren-dre étymologiquement : celui qui est mauvais, méchant. Attention, le doute a été surmonté lorsque je suis parvenu à montrer que j’étais. Il est de nouveau requis pour déterminer ce que je suis puisque, cette fois encore, je me défie des hypothèses devant lesquelles je suis partagé. Il reste le moyen de débusquer une certitude par un passage à la limite11. Les deux possibilités considérées ici sont le fait que je suis un corps, puis que je suis une âme. De la « nature corporelle » je ne puis rien savoir de certain : je ne sais absolument pas, sous la tutelle du malin génie, si même des corps existent. Comme je ne le sais pas, j’affirme qu’il n’y en a pas. Descartes passe aux « attributs de l’âme ». Je m’accorde assez spontanément une âme, on vient de le voir. Mais quelle est sa nature ? C’est à examiner à l’ombre du malin génie. Descartes passe en revue les attributs habituellement associés à l’âme, alors qu’il a rejeté l’ensemble de ce qui relevait d’une nature corporelle. Toutes les fonctions de l’âme qui se rapportent au corps sont donc écartées puisque je ne sais pas si j’ai un corps, toutes les fonctions vitales, ainsi mouvoir, sentir, subsister. Vais-je maintenir malgré tout que je suis une âme, quitte à modifier ma définition de celle-ci ? Descartes ne le fait pas. Je ne sais pas ce qu’est une âme et ce qu’enveloppe ce terme douteux. Je ne suis pas capable d’apprécier la durée qu’on lui attribue. La représentation que j’en ai reste contaminée par l’imagination. Il n’est donc pas nécessaire de recourir, ici12, à une notion aussi incertaine.

Dès lors que suis-je ? Ni corps ni âme mais « chose qui pense ». Qu’est-ce à dire ? que mon existence est suspendue à cette opération : « si je cessais de penser, […] je cesserais en même temps d’être ou d’exister ». Notez bien « exister ». Spontanément on pense que ce qui existe c’est ce qu’on peut tou-cher, ce que le corps révèle. Ici pourtant j’accède à la réalité de mon existence par l’acte de penser, et cette pensée n’est pas impersonnelle, c’est la mienne, j’existe comme sujet par elle. Je ne peux pas dire sans contradiction : « ça pense en moi, il y a en moi de la pensée », je ne peux que penser en première personne. N’oublions pas non plus ce que nous avons vu précédemment : ce n’est pas de la psychologie, ce moi pensant est universel et identique en chacun. Cette Méditation est notre expérience commune, purifiée des confusions usuelles.

À la fin de cet important paragraphe nous voyons répété que nous sommes « chose », « chose qui pense » ; c’est beaucoup et c’est peu. Beaucoup parce que j’existe comme « esprit, entendement ou raison […], termes dont la signification m’était auparavant inconnue ». Ce n’est plus un que je suis mais un ce que je suis qui est acquis (cf. § 5). Peu parce que je ne me prononce pas encore sur la nature de cette « chose », d’où l’emploi de ces trois termes non distingués. Notons simplement que ce ne sont pas tant des facultés que Descartes désigne qu’un genre d’être. Il importe pour le moment, comme on l’a vu, de se défier de notre imagination et de ses représentations, toujours contaminées par les sens, qui nous font nous définir comme « souffle », « vent », « vapeur », alors que « je ne suis rien de tout ce que je puis feindre et imaginer », de même que je ne suis pas un corps, « cet assemblage de mem-bres, que l’on appelle le corps humain ». Ce que je suis en toute certitude, c’est bien une « chose qui pense ». Rien pour le moment non plus ne garantit la durée de mon existence. Elle est dans le temps, elle pourrait cesser si je cessais de penser : « Je suis, j’existe […] mais combien de temps ? À savoir autant de temps que je pense ».

11. Rappelons que la fiction du malin génie reste un instrument d’exploration, comme on l’a vu dans la première Méditation.12. On retrouvera tout ce développement de la seconde Méditation repris dans la sixième, § 17, c’est alors seulement que Descartes

emploiera le mot âme pour définir ce que je suis. Nous n’en sommes pas là, il faut comprendre pourquoi, car la disparition du terme d’âme dès à présent et sa réintégration tardive sont significatives.

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Paragraphe 8 : Comment la connaître ? Une « chose qui pense » ne peut être imaginée, elle n’a rien de commun avec les choses corporelles

Tout ce paragraphe insiste sur les pièges de l’imagination. Dans l’économie de la fin de cette Méditation elle apparaît comme particulièrement envahissante car elle concurrence sans cesse l’effort de l’enten-dement. « Imaginer n’est autre chose que contempler la figure ou l’image d’une chose corporelle ». Imaginer est facile, parce que c’est l’habitude de toute notre vie quotidienne, mais confus. Ce n’est pas que les objets que nous concevons sont difficiles à apercevoir, puisqu’ils sont clairs et distincts, ce qui est difficile c’est de nous détourner de notre pente. Ainsi nous avons soit tendance à combler les trous de notre savoir par des compositions imaginaires, soit tendance à prendre appui sur ce que nous percevons pour concevoir. Rien de tout cela n’est connaître : « rien de tout ce que je puis comprendre par le moyen de l’imagination n’appartient à cette connaissance que j’ai de moi-même ».

Dès la première phrase nous voyons ces penchants se manifester : ce que je rejette hors du territoire de ce qui est certain peut, peut-être, appartenir à une définition extensive de mon être mais la démarche que nous suivons est toute autre. Nous ne partons pas de ce qui est mal connu pour nous concevoir, nous partons de ce que nous concevons clairement pour nous connaître. C’est le savoir incertain du monde qu’il faut empêcher de rentrer. Il faut donc « détourner son esprit de cette façon de concevoir [l’imagination], afin qu’il puisse lui-même reconnaître bien distinctement sa nature ».

Paragraphe 9 : Ce qu’est une chose pensante. Toutes les opérations de la pensée s’accompagnent de conscience

Voici l’application de cet effort. Qu’est-ce donc que je suis, moi qui suis une chose qui pense ? Ce sont les facultés que recouvre la pensée qui nous intéressent désormais, et plus seulement le fait que je suis esprit. Ces facultés doivent être distinguées des objets auxquels elles s’appliquent, elles sont rapportées au sujet qui les soutient. C’est bien moi qui les ai mises en œuvre jusqu’ici. J’ai pensé, donc j’ai douté, nié, affirmé, désiré et « désire […] connaître davantage ».

Ce qu’est une chose pensante n’a donc pas à être compris par rapport à un monde extérieur dont je ne sais rien, dont l’existence reste suspendue. Ce qui est clair, c’est que la pensée, dans toutes ses opéra-tions, s’accompagne toujours de la connaissance du fait que je pense, c’est-à-dire de la conscience. Ma pensée s’exprime en une multiplicité de fonctions mais toutes ordonnées à l’unité de ma conscience. Ce qui fait que — c’est le sens de ce paragraphe — le doute peut bien porter sur ce que j’imagine, sur ce que je sens etc., mais non sur le fait que je connais que je sens, que j’imagine, que je doute, bref, que je suis présent à moi-même à tout moment : « ne suis-je pas ce même 13 qui doute […] qui conçois, […], qui veux et désire […], qui imagine […] et qui sens […]. » Plus loin encore Descartes revient sur le fait que ces fonctions (ces « attributs ») ne peuvent être « séparées de moi-même », c’est-à-dire ne pourraient s’exercer sans conscience.

On accorde facilement que la volonté, la puissance de douter, d’affirmer ou de nier, que l’entendement, soient des modalités de la pensée. Ce qui nous déconcerte ici est l’évocation de la sensation et de l’imagination décrites comme appartenant à la pensée, l’imagination en particulier contre laquelle nous sommes en garde et qui, pourtant, « ne laisse pas d’être réellement en moi, et fait partie de ma pen-sée ». Il y a deux remarques à faire. La première est qu’elles ont été rejetées auparavant parce qu’elles nous incitaient à concevoir ce que nous étions à partir des choses corporelles, dont nous ne savons rien. Ce n’est pas cela que nous prenons en compte ici : même si ce que je perçois n’existe pas, je le pense, j’en suis conscient. C’est ce que nous montre l’exemple du sommeil qui, certes, fait apparaître des objets imaginaires mais qui ne met pas en cause le fait que je les pense, même faussement. Ce qui compte n’est pas la nature de l’objet, c’est la nature du sujet pensant. Il se rapporte à lui-même dans toutes ses opérations sans qu’il soit pour cela nécessaire de connaître le monde auquel il se rapporte. La seconde remarque est que Descartes n’a pas pour autant l’intention de détacher l’imagination et la sensation du monde extérieur. Au contraire, la suite des Méditations montrera qu’elles témoignent

13. C’est nous qui soulignons.

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de son existence quotidienne, mais elles ne peuvent, à elles seules, révéler quoi que ce soit sans que, d’une part, on les rapporte à la pensée et sans que, d’autre part, on s’assure de la réalité de ce monde hors de la pensée.

Paragraphe 10 : La persistance d’un empirisme naïf et le moyen de le surmonter

Ce poids de la sensation ou de l’imagination est plus particulièrement pris en compte dans la fin de cette Méditation. Descartes sait bien que nous y revenons toujours, car, comme on l’a vu, cet empirisme spontané nous est habituel. Les choses matérielles nous paraissent plus sûres, plus faciles à connaître que notre esprit. C’est pourtant bien lui qui est « plus aisé à connaître que le corps », comme l’indique le titre de cette Méditation, mais plutôt que de se retourner vers lui-même, « il se plaît à s’égarer ». Descartes va donc choisir un nouveau chemin qui va nous ramener à notre point de départ. On adopte une méthode qu’on a déjà pratiquée comme le souligne la formule : « relâchons-lui encore une fois la bride ». On relâche la tension sur le mors d’un cheval qu’on dresse, pour qu’il finisse par accepter sa soumission. Nous allons accorder ce qui fait problème — comme dans le cas du doute radical on avait accordé que tout était faux — pour revenir à ce qui est vrai. C’est ici que commence l’analyse du « morceau de cire », qui ne sera considéré que dans la mesure où il nous ramènera à l’idée selon laquelle c’est l’esprit qui est certainement connu. En des termes différents : le détour par l’examen d’un phénomène physique nous ramènera à la métaphysique. Il faut en profiter pour lever une équivoque à propos de ce passage mémorable ; Descartes n’a pas l’intention de nous révéler ce que sont les choses et quelles sont leurs propriétés car le doute à leur propos de leur existence n’est pas levé, il veut démontrer autrement ce que nous venons d’avancer : que percevoir, c’est toujours concevoir.

Paragraphe 11 : Le morceau de cire et ses qualités sensibles

Nous ne partons pas de ce que nous pensons mais de ce que nous percevons. Nous sommes au plus loin de l’idée et au plus près des sens. C’est pourquoi Descartes ne prend pas en compte les « corps en général » mais tel corps particulier, ce morceau de cire dont on souligne les traits les plus concrets, tels qu’ils sont perçus par les différents sens. Descartes relâche vraiment la bride et se montre habile : non seulement nous oublions les propriétés de l’esprit mais, de surcroît, nous considérons un objet si étroit, si particulier, que toute considération abstraite à son propos semble être exclue.

Paragraphe 12 : Comment comprendre ce qui fait l’identité du morceau de cire ? Est-elle révélée par l’imagination ou les sens ?

Ce paragraphe met en scène une expérience qui nous révèle la place des sens, puis le rôle de l’imagina-tion. Si je fais fondre la cire, elle ne possède plus aucune des caractéristiques relevées initialement par mes cinq sens : elle n’a plus ni le même aspect, ni le même goût, ni le même contact, ni la même odeur, ni le même son et pourtant je dis que c’est la même cire, sous une forme différente. Que signifie cette affirmation ? Que les sens laissés à eux-mêmes ne peuvent me permettre de tirer une telle conclusion. Chacun d’entre eux ne me donne à chaque fois qu’une impression ponctuelle dans l’espace et dans le temps. L’assemblage de ces impressions qui vise à circonscrire un objet ou un événement ne peut venir d’eux. Nous sommes sans cesse en train de faire cette expérience cartésienne en pratiquant des assemblages analogues, aussi bien en affirmant que des objets différents pour les sens sont en fait identiques d’un autre côté (glace, vapeur et eau par exemple), qu’en combinant les impressions de chaque sens particulier autour d’un objet. Cette couleur de nuages, cette rumeur, ce rafraîchissement, c’est le même événement : un orage qui s’annonce.

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Nous disons donc simultanément que la cire est un objet distinct, qu’on ne confond avec nul autre, que l’on peut se représenter clairement, et aussi qu’il est le résultat d’une combinaison et capable de métamorphoses. Son unité ne peut provenir des sens. Est-ce l’imagination qui nous la fait connaître ? On a vu dès la première Méditation que cette faculté est liée à la perception, qu’elle peut jouer avec les formes dans des fictions. Dès lors l’imagination nous semble être la faculté qui repère les formes et, le cas échéant, les modifie : les transforme. C’est bien elle qui semble ici être à l’œuvre, supérieure aux sens, repérant que la cire reste la même sous une forme différente, qu’elle est identique sous la différence. Ce n’est toutefois pas elle qui me fait connaître qu’il s’agit de la même cire, nous dit Descartes. Pourquoi ? L’imagination nous montre la forme que prend un objet mais elle reste attachée à l’existence de celle-ci, elle ne s’exerce qu’à travers elle, elle n’est pas capable de remonter à ce qui soutient la possibilité même du changement de forme. L’imagination se rapporte à la forme du carré ou à la « figure triangulaire » mais pas à ce qui est leur condition : que la cire est « quelque chose d’étendu » qui puisse être « flexible et muable ». Pour « concevoir » (le terme est significatif) que la cire puisse recevoir toutes les formes pos-sibles, il faut outrepasser les possibilités de l’imagination : « je ne saurais, dit Descartes, parcourir cette infinité par mon imagination ». On ne va pas laborieusement les « parcourir » une à une, on va penser d’emblée par une propriété commune, qui est un concept, toutes les formes que la cire est susceptible de recevoir, à travers la notion de plasticité qui recouvre à peu près les deux adjectifs de Descartes : « flexible et muable ». En d’autres termes, on n’additionnera pas forme après forme pour combiner un résultat, au contraire, on soustraira de toutes ces formes possibles ce qu’elles ont de commun pour voir à travers ce concept. Si c’est une propriété conceptuelle que nous appliquons à la représentation de la cire, cela signifie qu’en amont de l’imagination l’entendement est à l’œuvre.

Paragraphe 13 : C’est l’entendement qui connaît la cire par une « inspection de l’esprit » et non les sens ou l’imagination

La question de l’extension, de l’espace et des objets qui l’occupent, est révélatrice. Non seulement la cire est capable de recevoir plusieurs formes, mais son étendue (son volume), peut varier pour une forme qui reste identique : une goutte de cire a le même aspect mais n’occupe pas la même portion d’espace (n’a pas la même taille), selon qu’elle est liquide ou solide. Cet autre type de changement ne peut être aperçu par l’imagination mais par l’entendement, c’est lui qui conçoit les propriétés de l’espace14 et d’un corps dans l’espace. Dès lors les traits caractérisant ce morceau de cire sont d’emblée conçus et, à plus forte raison, ceux de la cire en général pour laquelle « c’est encore plus évident » puisque je m’éloigne encore davantage, pour la considérer, de mes sens ou de mon imagination.

Descartes appelle « inspection de l’esprit » cette activité de la pensée masquée par les sens ou l’ima-gination. Et il ajoute qu’elle est présente dès le commencement ; la perception « n’a jamais été » autre chose qu’un acte de l’intelligence. Cela signifie que percevoir ou imaginer, c’est toujours juger. Ce sera explicitement dit dans le paragraphe suivant. Nous comprenons mieux la définition extensive que Descartes donnait de la pensée en II, 915. Finalement, quand on descend vers ce qui est le plus « confus » ou « imparfait », on ne trouve jamais la sensation brute mais, au contraire, toujours de la pensée, même indistincte. Retenons qu’il s’agit ici de l’homme, pas de l’animal. C’est bien ce que signifient ces termes : la confusion et l’imperfection n’ont de sens que pour l’esprit ; pour un phénomène strictement corporel il ne peut rien y avoir de tel. S’il est qualifié, c’est qu’il est pensé. C’est bien parce que mon esprit est présent à lui-même qu’il peut porter sur l’objet un jugement clair et distinct, ou pas, selon l’attention qu’il porte à ce qu’il se représente.

L’activité de mon esprit dans la perception est soulignée par la formule ajoutée par Descartes lors de la traduction française du texte : « la perception, ou bien l’action par laquelle on l’aperçoit ». Percevoir, c’est être actif, ce n’est pas passivement « recevoir » des impressions comme nous le croyons. Activité à propos d’un monde dont l’existence est encore en suspens, activité de notre esprit nécessaire pour que ce monde prenne une forme intelligible. Pour les Méditations suivantes, retenez que la notion d’étendue est importante, qui m’est donnée par l’entendement et qui me permettra de me représenter tous les objets corporels dont elle sera la substance.

14. Le rapport de l’objet à l’espace sera l’occasion d’une analyse analogue dans les Principes, II, 11.15. « [une chose qui pense est] une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et

qui sent ».

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Paragraphe 14 : Toute perception est un jugement. L’exemple des « chapeaux et des manteaux »

Le langage entretient l’illusion d’une indépendance des sens : nous disons que nous voyons la cire changer d’état sans apercevoir le jugement implicite que recouvre cette perception. Descartes donne un exemple plus significatif de la présence de l’esprit dans la perception à propos d’hommes qui pas-sent dans la rue. Je dis que ces formes que je vois sont des hommes aussi légèrement que j’ai dit tout à l’heure que c’était de la cire que j’avais sous les yeux. En réalité je ne vois pas d’hommes, je déduis — et donc je juge — de quelques signes (chapeaux et manteaux) leur présence. Jouons sur les mots en disant que c’est ma pensée qui donne du sens à mes sens, d’autant plus que le latin exprime (sensus) la même proximité entre la perception et l’interprétation. Cette activité de l’esprit est nécessaire pour rectifier les illusions, identifier les objets et les qualifier : tout cela est jugement. Descartes reprendra ce thème dans les Réponses aux sixièmes objections par l’exemple d’un bâton plongé dans l’eau qui paraît rompu à cause de la réfraction mais dont je corrige la perspective par l’entendement16. Un élément supplémentaire attire notre attention : ce second exemple porte sur des hommes alors que le premier portait sur un objet. On voit que l’analyse est la même, que mes semblables ne bénéficient pas d’une approche particulière. Je ne suis pas d’emblée membre d’une communauté mais sujet singulier. C’est pourquoi on peut parler, à la fin de cette seconde Méditation d’un risque de solipsisme17. La conscience n’est pas tributaire du monde ni d’autrui. Elle est souveraine mais aussi elle semble être seule, enfermée en elle-même. Cependant la suite des Méditations montrera comment sortir de ce qui apparaît ici comme une clôture.

Paragraphe 15 : Il n’y a de jugement que pour un esprit humain

Le langage ordinaire nous induit en erreur qui passe sous silence ce qui mérite d’être réfléchi. Nous sommes sûrs, désormais, que la cire n’est connue que par l’entendement, qu’elle ne l’est pas par les sens (« sens extérieurs »), ni par l’imagination (« sens commun », « puissance imaginative »). Cela signifie que les animaux ne connaissent pas ce qu’ils perçoivent. Ils n’éprouvent que des impressions aussi changeantes que leur environnement car connaître, c’est déceler la permanence sous le change-ment c’est, pour reprendre l’image du texte, considérer la cire « nue », sans les voiles qui la recouvrent. Quel peut être le résultat de cette opération de purification, d’abstraction ? Il est tentant d’y voir une définition de ce que Descartes appellera la substance étendue, qu’il distingue de la substance pensante, la substance étant ce qui est conçu par soi, et qui n’est pas dit d’autre chose (ce qui est le propre des accidents, de tout ce qui est contingent). Ce serait une erreur, Descartes ne va pas dans cette direc-tion, il ne cherche pas à définir la cire ni la matière mais, rappelons-nous l’intention de cette seconde Méditation, « l’esprit humain » dont on examine la nature.

Paragraphe 16 : Le retour à la conscience de soi : c’est lui-même que l’enten-dement atteint en concevant ce qui n’est pas lui

D’où le rappel : « mais enfin que dirai-je de cet esprit, c’est-à-dire de moi-même ? ». Ce n’est pas le monde extérieur qu’on examine. Comme on le sait le doute à propos de son existence n’est pas encore levé, c’est pourquoi « jusques ici je n’admets en moi autre chose qu’un esprit ». Il n’est pas question de la nature des corps, quant à mon propre corps, il n’est pas considéré ni même posé ; je suis chose pensante, voila ce qui importe.

Après avoir « lâché la bride » (§ 10), à son esprit qui, selon sa pente, croit penser à partir de ce qu’il sent et imagine, Descartes la reprend dans ces derniers paragraphes, jusqu’à la resserrer sur l’essentiel,

16. « Dans cet exemple même, c’est l’entendement seul qui corrige l’erreur du sens, et il est impossible d’en apporter jamais aucun, dans lequel l’erreur vienne pour s’être plus fiée à l’opération de l’esprit qu’à la perception des sens ».

17. Le fait pour un esprit de ne concevoir d’autre réalité que lui-même.

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qui sera énoncé au paragraphe 18 : je suis, j’existe comme sujet pensant, et « il n’y a rien qui me soit plus facile à connaître que mon esprit ».

En attendant nous voyons que l’appréhension de ce qui est posé devant moi suppose toujours la conscience. Peu importe que ce que je vois soit existant ou pas, que j’en aie ou pas la certitude : je suis certain d’être à tout instant. Cette certitude est immédiate, c’est pourquoi je me conçois avec bien plus de « distinction et de netteté » que je ne conçois la cire. Celle-ci est une idée qui suppose la conscience, en revanche la conscience ne suppose rien pour être conçue : elle est présence à soi-même, sans aucun intermédiaire. Certes, je peux avoir une idée de ce qu’est la conscience, mais cette idée même suppose la conscience. Il n’y a pas de distance entre moi et moi-même. Que je juge à partir des sens, de l’ima-gination, que je juge bien ou que mes sens me trompent, qu’il y ait des objets qui correspondent à ce que je pense ou pas, le fait est acquis, « il s’ensuivra la même chose, à savoir que je suis ».

Paragraphe 17 : La connaissance de soi est toujours supposée par la connais-sance des choses

L’accroissement de ce que je peux savoir de la cire me révèle d’abord la « nature de mon esprit » : mieux elle est connue, plus je me reconnais. En effet, ce que je sais d’elle ou d’un objet quelconque par les sens, par l’imagination ou par la réflexion suppose à chaque fois l’activité de mon esprit qui connaît qu’il sent, qui connaît qu’il imagine, qui connaît qu’il conçoit. C’est donc l’esprit et ses propriétés qui apparaît d’abord et non les choses qui le supposent.

Paragraphe 18 : L’esprit est plus facile à connaître que le corps. La connaissance selon l’ordre suppose qu’on commence par lui.

C’est tout cela qui explique le fait que l’esprit soit plus facile à connaître que le corps, et même qu’il n’y ait « rien de plus facile à connaître que lui », contrairement à ce que pense l’opinion courante. Il est toujours présent, toute idée d’autre chose le suppose, le monde n’est connu que par lui. On relève ici la liaison des deux aspects de la conscience pensante : d’une part Descartes veut nous rappeler que tout ce qui se rapporte aux corps (y compris notre corps) n’est connu que par l’intermédiaire de la pensée et, d’autre part, que cela implique que cette dernière soit constamment présente à elle-même, comme conscience de soi. D’un côté le monde est toujours médiatisé par la pensée, de l’autre la pensée est immédiatement conscience. Par conséquent ce ne peut être que du côté des corps qu’il y a de l’opacité, tandis que la conscience est transparence. Cela ne signifie pas pour autant qu’elle soit sans épaisseur puisqu’elle est substance, comme la suite le montrera, mais, comme on l’a vu, ces métaphores spatiales, toutes issues de la corporéité, ne doivent pas nous abuser.

Descartes reviendra dans la sixième Méditation sur le rapport particulier de l’âme au corps. La tâche qui attend désormais le lecteur des Méditations consistera à retrouver le monde et sa diversité que nous avons jusqu’ici mis entre parenthèses. Cela se fera à partir du moi pensant qui est comme un tableau qu’il s’agit désormais de remplir et qu’il faut d’abord « rendre peu à peu plus connu et plus familier » comme se le propose la Méditation troisième. ■

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Étude des deux premièresMéditations métaphysiquesde DESCARTES

B. BONALD

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Étude du livre Idu Contrat socialde Rousseau

B. Bernardi

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tude du Livre I duContrat social

AvertissementOn trouvera ici un commentaire du livre I du Contrat social destiné à faciliter l’étude de ce texte. Pour éviter les méprises, il convient de bien délimiter l’objectif poursuivi.

Lire le Contrat social

Le Contrat social (1762) ne peut être compris que dans son unité. Celle des quatre livres qui, ensemble, forment ce que le sous-titre annonce : l’exposé des principes du droit politique (le commentaire du préambule précisera ce que cette notion recouvre). Ces principes sont ceux d’une association légitime (livre I), de la souveraineté du peuple (livre II), des formes du gouvernement (livre III), de la cohésion de l’État (livre IV). Cette unité sera prise en compte dans le commentaire : nous verrons qu’il est conçu comme le fondement qui rend les autres possibles. Mais il faut le dire clairement : la compréhension du livre I et le bon usage du commentaire présenté ici supposent une lecture préalable de l’œuvre entière.

Il existe diverses éditions du Contrat social en collections de poche. Pourvu qu’elles soient complètes, toutes sont utilisables. La plus récente est celle que j’ai proposée récemment, avec une introduction et une annotation : GF-Flammarion, 2001. Le présent commentaire ne poursuit pas les mêmes objectifs et ne suit pas la même méthode. Il n’en constitue donc ni un doublet ni un extrait. Il peut être abordé de façon indépendante ou complémentaire.

L’objet du livre I du Contrat social

Si le livre I est tout entier tendu vers les suivants (on le verra, il contient l’amorce de chacun d’entre eux), il n’en a pas moins une unité bien spécifique, qui est celle d’un problème. Ce problème, le préambule et le premier chapitre du livre I le formulent, à deux reprises, comme celui de la légitimité de l’ordre politique : 1) « Je veux chercher si dans l’ordre civil il peut y avoir quelque règle d’administration légitime et sûre » ; 2) « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers […] Comment ce changement s’est-il fait ? Je l’ignore. Qu’est-ce qui peut le rendre légitime ? Je crois pouvoir résoudre cette question ».

Dans les deux cas Rousseau part d’un fait : l’ordre civil, c’est-à-dire celui des sociétés humaines instituées — par opposition à « l’état de nature », envisagé dans le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes (1755), dans lequel les hommes, par hypothèse, n’ont pas de rapports établis entre eux. Ce fait est vu successivement sous deux aspects. Le premier est celui des gouvernements établis (administration équivaut, dans le vocabulaire de Rousseau, à gouvernement ). Le second est la perte de la liberté. La question est donc double : un gouvernement légitime est-il possible ? un ordre civil peut-il restituer aux hommes la liberté ? On verra que leur solution commune ramène ces deux questions à l’unité.

Je m’attacherai à montrer comment Rousseau énonce, élabore et résout son problème.

L’objectif du commentaire, sa méthode et sa présentation

La notion de commentaire est susceptible de bien des définitions. Il suffira de préciser comment elle est entendue ici. Un texte philosophique est une pensée en œuvre, un travail qu’une pensée fait à partir du monde qu’elle a à penser, des questions qu’elle se pose, des pensées auxquelles elle se confronte.

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Expliquer un texte, c’est mettre en évidence la façon dont ce travail s’effectue et rendre compte des effets qu’il produit. Mais on lit un texte philosophique, toujours, parce que l’on est soi-même engagé dans un travail de pensée. On l’aborde à partir du monde que l’on a à penser, des questions que l’on se pose, des pensées auxquelles on est confronté. Présent dans toute lecture, cet engagement commande tout travail d’explication d’un texte. Lorsque cette dimension gouverne explicitement l’explication on parlera de commentaire. C’est en ce sens que je l’entendrai. Très simplement, ce commentaire s’efforcera de souligner la signification présente du texte de Rousseau.

Le mode d’exposition choisi veut avant tout permettre un va-et-vient aisé avec le texte. La division en chapitres offre une grande commodité : je n’ai pas cru utile d’en proposer une autre. On trouvera donc successivement un commentaire du préambule du livre I et de ses neuf chapitres. Cette présentation, loin de la masquer, devrait permettre de souligner l’unité et les articulations de la démarche. Pour permettre à chacun de s’y retrouver, quelle que soit l’édition utilisée, les références, sans indication de page, mentionneront le livre, le chapitre, le paragraphe. Par exemple, L. I, chap. III, § 2 se lira : livre I, chapitre III, paragraphe 2. Il commence par « Supposons un moment ce prétendu droit ».

PréambuleLe préambule placé en tête du premier livre du Contrat social a été écrit après coup : il emploie une terminologie qui sera expliquée et justifiée ultérieurement. Il conviendra (c’est bien souvent le cas des préfaces) d’y revenir une fois l’étude du livre I achevée. En le rédigeant Rousseau a un double objectif : définir l’objet de sa « recherche » (§ 1), montrer ce qui la motive (§§ 2 et 3).

Ce qu’il recherche, c’est une « règle d’administration ». L’expression peut porter à confusion. Dans son usage contemporain, une règle d’administration, c’est le règlement en vigueur dans un service admi-nistratif : ce n’est bien entendu pas de cela qu’il s’agit ! L’administration englobe, dans la terminologie de Rousseau, tout ce qui relève du gouvernement : la mise en œuvre et l’exécution de la loi. La règle, elle, n’est pas une procédure technique, c’est ce qui mesure et permet d’évaluer.

Chercher une « règle d’administration », c’est donc chercher l’étalon (le mètre étalon devrait-on dire1) qui permettra d’évaluer les différentes formes de gouvernement et de juger la façon dont un gouver-nement exerce le pouvoir qui est le sien.

Mais, lorsque l’on entreprend une recherche, il convient de savoir de quel point de vue on l’entreprend, ce qui nous y pousse. Or (on sous-estime souvent ce point), Rousseau répond clairement à cette ques-tion : en engageant cette recherche, il a pour objet de « s’instruire »sur cette question. C’est pour lui un « devoir » parce qu’il est citoyen de Genève et, à ce titre, a le droit de voter. Cela signifie donc que tout citoyen, dans la mesure où il a à dire son mot sur les « affaires publiques », c’est-à-dire à porter un jugement sur la forme du gouvernement et la façon dont le gouvernement remplit sa tâche, doit avoir une idée de la règle, ou si l’on veut des principes suivant lesquels le gouvernement doit être constitué et agir.

Partant de cette articulation centrale du préambule ; on peut à la fois :

1) mettre en lumière ce qui fait l’originalité de la démarche de Rousseau,

2) expliquer la façon dont il formule son problème,

3) mieux comprendre pourquoi la démarche de Rousseau a rapport avec la nôtre.

1. C’est la Révolution française qui met en place tout un système rationnel de mesures : le système métrique.

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Une démarche originale

Dans cet ouvrage, Rousseau va « écrire sur la politique » (§ 2). Il n’est pas le premier, il le sait. Il s’inscrit dans la continuité d’une longue tradition, celle de la philosophie politique, dont les premiers jalons se trouvent chez Platon (dans le dialogue intitulé Le Politique et, surtout, dans La République) et chez Aristote (dans Les Politiques). Mais c’est avant tout à la philosophie politique moderne qu’il songe. Elle est représentée à ses yeux par quelques grands auteurs : Machiavel, Bodin, Hobbes, Grotius, Pufendorf, Locke, Burlamaqui, enfin Montesquieu2. Implicitement ou explicitement, nous le verrons, il se confronte à eux. Mais, quels que soient les points d’accord ou de désaccord qu’il peut avoir avec chacun, c’est d’eux tous, pris ensemble, que Rousseau veut se distinguer par sa façon d’écrire sur la politique. Ce point de vue nouveau qu’il veut adopter, c’est celui du citoyen.

Un citoyen nous dit-il est « membre du souverain »(§ 3). En usant de cette expression Rousseau anticipe ce qui sera montré ensuite. La souveraineté, c’est le pouvoir de faire loi, de prendre des décisions qui valent obligation pour tous les membres de la société. Dans une république, c’est-à-dire dans tout « état légitime », c’est le peuple qui est souverain : sa volonté déclarée, la volonté générale, est la loi. Par son vote, tout citoyen contribue à la formation et l’expression de la volonté générale : c’est en ce sens qu’il est membre du souverain. Il faut donc soigneusement distinguer la souveraineté du gouvernement (ou administration) qui est la charge d’exécuter les lois et de les faire respecter. Ceux à qui cette tâche est confiée sont les magistrats : ce terme ne désigne pas seulement ceux qui ont pour charge de sanctionner les infractions aux lois, mais plus largement tous ceux qui contribuent à les mettre en œuvre.

Or, si l’on a jusqu’ici « écrit sur la politique », c’est :

- soit en se plaçant du point de vue de ceux qui gouvernent : le penseur politique se veut conseiller du prince. C’est ainsi que, souvent, Le Prince de Machiavel a été compris.

- soit en se plaçant du point de vue des principes : on cherche à dire ce que doit être un bon gouverne-ment. C’est ce que Platon faisait dans sa République, ou les théoriciens du « droit naturel », comme Pufendorf ou Burlamaqui, d’une autre manière.

- soit en observant et en expliquant comment fonctionnent les divers systèmes de législation. C’est ainsi que Roussau lit L’Esprit des lois de Montesquieu.

Rousseau, quant à lui, veut se placer du point de vue du citoyen. Celui-ci, on l’a vu, a avant tout besoin de pouvoir se prononcer sur la législation, sur la forme de gouvernement adoptée, et sur la façon dont le gouvernement s’acquitte de la charge qui lui est confiée. C’est, on va le voir, ce qui détermine le problème que Rousseau pose au § 1.

La problématique du citoyen

C’est bien un problème qui est l’objet du Contrat social : peut-il y avoir, ou non, « dans l’ordre civil… une règle d’administration légitime et sûre ». L’idée de possibilité est susceptible ici d’une double compréhension : dans l’ordre théorique, la possibilité c’est le caractère a priori pensable d’une idée ; du point de vue de la pratique, c’est son caractère réalisable qui sera considéré. Les deux adjectifs « légitime et sûre »renvoient à ses dimensions. Est légitime ce qui est conforme aux principes du droit. Une règle d’administration légitime sera donc un principe de législation et un principe de gouvernement fondé en droit. Est sûr est ce à quoi on peut se fier, qui aura de la solidité et qui, pour cette raison, sera réalisable. Il faut donc se défendre de l’utopie qui ne tient pas compte de « ce que les hommes sont », c’est-à-dire de ce qui gouverne leurs comportements, et de « ce que les lois peuvent être », c’est-à-dire de ce qui peut constituer un système de législation viable.

2.. On trouvera en annexe quelques indications sur ces auteurs.

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Ces deux impératifs doivent être pris ensemble. À la différence des « conseillers du prince »qui ne se préoccupent que de l’efficacité (qui est toujours aux yeux d’un gouvernant l’obéissance des sujets), il faut faire prévaloir la légitimité. Mais, à la différence de ceux qui voudraient déduire la politique de la morale, il faut reconnaître que, dans leurs rapports au sein de l’état civil, les hommes sont déterminés par leur intérêt. On remarquera d’ailleurs que ces deux principes qu’il faut « allier »ne jouent pas le même rôle. Le droit permet, c’est-à-dire qu’il autorise : une forme de législation sera admise si elle respecte les principes du droit. L’intérêt prescrit : c’est à lui que revient le rôle moteur, parce que c’est l’intérêt qui motive les comportements sociaux. C’est dans la mesure où leur intérêt pourra s’y satisfaire que les hommes pourront se retrouver dans une communauté politique.

Le problème qui se pose au droit politique, on devrait même dire le problème du droit politique, est donc de savoir s’il est possible qu’une société politique respecte le droit, donc soit légitime, et simultané-ment satisfasse l’intérêt, et soit donc réalisable. Or le point de vue du citoyen est à la fois celui à partir duquel cette question peut être posée et peut être résolue. Parce que, comme membre du souverain, le citoyen participe à la prise des décisions (l’établissement des lois, la constitution du gouvernement), il est un acteur politique et parce que, soumis aux lois et devant obéir aux gouvernants, il doit veiller au respect de ses droits. Pour le dire d’une formule simple : le citoyen est celui qui a intérêt au droit. Le droit politique, c’est le point de vue du citoyen sur la politique. Dans la sixième des Lettres écrites de la montagne (1764), Rousseau dira que ce point de vue est de nature « critique ». Par critique il faut entendre non le dénigrement mais cette démarche de l’esprit qui met à l’épreuve des principes. C’est un devoir du citoyen que la critique du politique.

Une démarche qui nous concerne

En définissant ainsi ce qui fait la motivation de sa recherche, Rousseau nous permet de penser notre propre motivation et notre propre point de vue, comme celui de non spécialistes, en lisant le Contrat social. Il y a deux sortes de spécialistes du politique. Ceux dont c’est la charge propre (on dira parfois le métier, mais c’est une qualification que Rousseau ne reconnaîtrait guère) d’exercer des fonctions de gouvernement, Rousseau les appelle des magistrats. Il y a ceux qui font de la politique l’objet de leur étude (on parlera de sciences politiques ou de philosophie politique). Or ce n’est pas le spécialiste mais cet homme quelconque qu’est le citoyen qui est en premier lieu concerné par la politique.

Ce que Rousseau dit de lui-même ne vaut-il pas pour tout membre d’une société qui se veut démocra-tique ? Être citoyen c’est simultanément exercer un pouvoir et avoir à défendre ses droits ; être citoyen c’est avoir le devoir de « s’instruire »des affaires politiques, et c’est y avoir intérêt. De te fabula narra-tur : c’est de toi que cette histoire parle. C’est ainsi que l’on peut aborder de la façon la plus fidèle à l’intention de Rousseau la lecture de son texte : il veut nous donner les moyens d’exercer ce jugement critique sur la politique dont notre statut de citoyen nous fait un devoir.

Chapitre I : Sujet de ce premier livre

Rousseau vient de constituer son problème et de déterminer comment il va l’aborder. Il recommence. Aurions-nous assisté à un faux départ ? En aucune façon. C’est la forme générale du problème et la condition de sa position que le préambule vient de donner. Il s’agit de lui donner un contenu et d’indi-quer dans quelle direction la solution doit être cherchée.

Poser un problème, c’est en énoncer les données. Rousseau énonce les siennes dans une phrase d’une remarquable concision : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers », La liberté, la servitude. Mais ces données ne sont pas de même nature. La première est une thèse. La seconde un constat. Une thèse : l’homme est né libre. La forme verbale employée (le passé composé) pourrait laisser croire qu’il s’agit d’une donnée historique : l’homme a été libre autrefois. Ce n’est pas la signification qu’il faut lui donner : l’usage que Rousseau fait de ce temps, calqué sur le latin et le grec, désigne un état : l’homme,

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par sa nature est libre. C’est bien ce que comprendront les rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme, en 1789, lorsqu’ils écriront que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit », Il y a là un présupposé, explicitement assumé.Il concerne les rapports des hommes entre eux : aucun homme n’est naturellement soumis à un autre. On verra pourtant, au chapitre sui-vant, que Rousseau entend démontrer. Paradoxalement, la seconde donnée, qui est une donnée de fait et donc serait susceptible d’être l’objet d’une argumentation par le recours à l’expérience, sera, elle, considérée comme allant de soi. C’est parce qu’elle relève de l’expérience commune que personne ne saurait contester de bonne foi : la dépendance est la condition commune des hommes. C’est d’ailleurs une condition si commune qu’elle n’épargne pas ceux qui sont considérés et se considèrent comme dominants : « Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux ». La perte de la liberté est un fait anthropologique : elle n’affecte pas tels hommes en particulier mais la condi-tion-même de l’homme.

Ces données suffisent à constituer le problème. Mais il ne faut pas se tromper : ce problème n’est pas un problème théorique, il ne s’agit pas de comprendre comment ce renversement s’est opéré ; c’est un problème politique, c’est-à-dire pratique : « comment rendre ce changement légitime », Le problème théorique, Rousseau se l’était posé, à propos de l’inégalité, dans le second Discours (il y avait tenté de comprendre comment le passage de l’homme à l’état civil s’était traduit par l’apparition et le développement exacerbé des inégalités sociales). Le Contrat social se situe sur un autre terrain : celui du droit politique. Rendre légitime ce changement, ce n’est bien sûr pas légitimer la servitude, c’est penser comment un état civil peut être conforme au droit. Du même coup est donné le principe de la légitimité : la liberté. S’il est bien vrai que la liberté est la condition légitime de l’humanité et la servitude sa condition dans l’état civil, le problème est bien de savoir si un état civil, une communauté politique, est possible qui reconnaisse et accomplisse cette liberté.

La liberté est le droit fondamental de l’homme : on pourrait attendre que Rousseau défende cette thèse par une définition de la nature de l’homme. C’est ce que faisaient ceux que l’on nomme communé-ment les « théoriciens du droit naturel ». La voie qu’il va suivre est différente. Ce n’est pas la nature de l’homme, mais celle du lien social qui fondera ce principe essentiel : aucune dépendance naturelle n’existe entre les hommes. La force peut produire une contrainte, pas une obéissance. Ce n’est donc que le libre accord des volontés — c’est cela une convention — qui peut être au fondement d’un ordre politique légitime. À l’inverse de la contrainte, l’obligation est cette relation par laquelle l’obéissance est appréhendée comme un devoir : c’est ainsi qu’il faut entendre la notion d’ordre social dont Rousseau dit qu’elle est un « droit sacré »et le « fondement de tous les autres ».

L’une des formulations du problème que se pose Rousseau est donc : comment une obligation légitime est-elle possible ? La notion de convention porte la forme de sa réponse. Seule la convention est en mesure de fonder une obligation des hommes les uns vis-à-vis des autres, c’est ce que vont démontrer les chapitres II à V. Sur la convention on peut bâtir un ordre politique, c’est ce que montreront les chapitres VI à IX. Des deux parties du livre I, la première procède donc de façon négative : en réfutant toutes les autres hypothèses avancées ; on montrera dans la libre convention des volontés le seul fondement possible (au double sens établi dans le préambule) de l’ordre politique. La seconde, dont le mode d’exposition sera positif, montrera ce qu’implique ce fondement conventionnel3.

Chapitre II : Des premières sociétésPeut-on fonder en nature une soumission des hommes les uns aux autre ? Si tel était le cas, il y aurait une subordination naturelle et donc une forme naturelle d’organisation politique ; un ordre politique légitime serait celui qui serait conforme à ce que la nature prescrit. C’est cette hypothèse que ce chapitre va mettre à l’épreuve. Rousseau l’envisagera successivement sous trois formes. Il les examine dans un ordre de crédibilité décroissant. La première (§§ 1 à 3) fait de la société une extension de la famille et du pouvoir paternel le modèle du pouvoir politique. La seconde (§§ 4 à 8) considère qu’une différence de nature fait que certains hommes sont destinés à commander, d’autres à obéir. La dernière (§ 9) donne

3. On trouvera au terme du commentaire du chapitre V une présentation plus développée du plan du livre I.

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pour origine au pouvoir politique la transmission par héritage d’une autorité confiée par Dieu. Chaque fois, la réfutation sera l’occasion de produire les thèses essentielles du droit politique.

La famille est une institution humaine

Faire mine d’accepter ce que l’on veut réfuter est un procédé bien connu. Rousseau en use fréquemment. Lorsqu’il tient une thèse opposée à celle examinée, on aura un raisonnement par l’absurde : c’est le cas au chapitre III. Ici, il avance de façon plus contournée : il s’agit moins de récuser la thèse que de la corriger et, en fin de compte, la retourner sur elle-même.

La famille est « la plus ancienne des sociétés et la seule naturelle » : telle est la thèse. Elle est si ancienne et si répandue qu’il serait absurde de l’attribuer à tel ou tel auteur. Rousseau l’admet : les liens familiaux sont les premiers que les hommes connaissent et ces liens trouvent leur origine dans la nature4. Mais l’acceptation de cette thèse se fait au prix d’un remaniement qui la change du tout au tout. Rousseau reconnaît l’existence d’un lien naturel, déterminé par la dépendance dans laquelle est l’enfant pour son alimentation et sa protection. Comme toute dépendance (on le verra plus nettement ensuite), celle-ci ne produit pas d’obligation mais de la soumission. Et, comme tout effet, cette soumission ne dure qu’autant que sa cause. Le lien familial disparaît avec elle. La société naturelle familiale montre surtout ce qu’elle n’est pas et que doit être une véritable société («civile »ou « politique ») : elle n’est pas une institution durable, elle contraint au lieu d’obliger, elle repose sur la négation de l’indépendance personnelle. D’ailleurs cette famille naturelle n’a rien de proprement humain, elle est purement animale. La famille humaine, c’est la famille institution : elle dure au-delà de la dépendance et repose sur la volonté de ses membres. Si nous retrouvons dans la famille les traits de la société, c’est parce que la société les y a mis. Nous projetons dans l’idée que nous nous faisons de la famille naturelle ce que nous voyons dans la famille civile. De là ressortent deux thèses fortes : 1) la famille humaine (sociale) est en discontinuité avec la famille naturelle (animale). 2) le lien social est toujours de nature conventionnelle5.

Cela signifie-t-il pour autant que le lien familial naturel et le lien social conventionnel n’ont rien à voir ? Certainement pas. En facteur commun se trouve l’utilité : est utile à un être ce qui sert à sa conservation. Ce qui fait qu’un être se lie à un autre, c’est toujours la recherche de son utilité. C’est là une application stricte du principe qui veut que « l’intérêt prescrit ». Mais la dépendance naturelle de l’enfant, déterminée par le besoin, crée un lien nécessaire, alors que le lien social par lequel un homme se lie à d’autres est volontaire : il juge de ce qui est utile à sa conservation. Il y a donc ici une double thèse sur la nature de l’homme : comme tout être vivant l’être humain tend d’abord à sa conservation ; parce qu’il est en mesure de juger ce qui lui est utile, l’homme est le maître de décider ce qui est propre à lui permettre de se conserver. Conserver sa vie, préserver sa liberté : ce sont là à la fois les droits et les devoirs fondamentaux de l’homme. Mais ces thèses ne sont pas avancées comme un préalable, elles apparaissent comme conséquence nécessaire d’une observation de fait : la différence entre famille naturelle et famille humaine. Plus largement elles découlent de la notion même de société.

Non seulement Rousseau refuse donc de voir dans la famille le fondement naturel de la société, mais il montre que la société apporte sa dimension proprement humaine au lien familial. Ce faisant il fait un pas décisif vers la thèse qu’il veut démontrer : le lien social est conventionnel, il repose sur le libre engagement de ceux qui le forment.

La servitude est toujours forcée

La seconde forme que peut prendre l’hypothèse d’une origine naturelle du lien social, c’est l’idée selon laquelle les hommes seraient faits les uns pour commander, les autres pour obéir. Cette hypothèse ne recouvre pas la notion d’esclavage. Elles est plus étroite et plus large. Plus étroite, parce que l’on peut

4. Dans le second Discours, il avait contesté cette idée de façon plus radicale, niant que la famille naturelle ait une véritable consistance et quelque durée (voir aussi la longue discussion avec Locke, note XII).

5. On peut comprendre ainsi comment Rousseau a pu être considéré par des esprits aussi différents qu’Émile Durkheim et Claude Lévi-Strauss comme le précurseur de la sociologie et de l’anthropologie.

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vouloir faire de l’esclavage une relation conventionnelle (on envisagera cette idée au chapitre IV). Ce n’est donc que de l’esclavage par nature qu’il est ici question. Plus large aussi : l’esclavage est une relation de droit civil (un esclave appartient à son maître), c’est la relation plus étendue de droit politique (un homme en domine un autre) qui est envisagée.

C’est la raison pour laquelle, usant d’un procédé polémique qui relève en partie de l’amalgame, Rousseau met sur le même plan Grotius, Hobbes, Caligula et Aristote. C’est chez ce dernier qu’il voit l’affirmation la plus claire du principe qui leur est commun : certains hommes sont naturellement aptes à décider et commander, d’autres à obéir et exécuter6. On remarquera que la discussion pourrait porter sur l’aptitude à décider et donc la capacité à juger. Rousseau ne discute pas ce point mais l’origine du consentement des hommes à leur servitude, qu’il appelle « lâcheté » : le renoncement à la liberté du vouloir. Le plus remarquable est qu’il le considère comme un fait : « Aristote avait raison »(§ 8). Il y a là une manifestation de ce fait anthropologique identifié au chap. I, § 1 : la servitude est la condition effective de l’homme de l’état civil. Ce faisant, il prend en compte une thématique essentielle de la modernité, à laquelle l’ami de Montaigne, Étienne de La Boétie (Le Discours de la servitude volontaire) avait donné l’expression la plus nette et la plus célèbre7 : s’il y a de la domination c’est parce qu’il y a du consentement à la domination, que les hommes renoncent à la liberté de leur volonté. Mais Rousseau n’accorde le fait que pour mieux contester sa cause. Ce n’est pas par nature que les hommes sont lâches, c’est la domination à laquelle ils sont soumis qui les rend tels. Et cette domination, c’est une force qui contraint les volontés.

Cet argument est porteur de plusieurs thèses essentielles. La première, d’une grande modernité, est de pointer les mécanismes psychosociologiques d’intériorisation de la contrainte et par là de l’importance de l’éducation : comme il y a une éducation pour la domination, il pourrait y avoir une éducation pour la liberté. C’est en large partie cette éducation que l’Émile (publié en même temps que le Contrat social) veut décrire. Mais des thèses politiques en découlent aussi. Si un ordre politique fondé sur le rapport domination/servitude produit des hommes lâches, un ordre politique fondé sur l’autonomie des individus produira des hommes aptes à exercer leur libre volonté. C’est une dimension trop souvent négligée de la notion de volonté générale. Plus encore : un ordre politique légitime a besoin d’une éducation qui rende les citoyens aptes à exercer leur liberté.

Toute domination est imposée

Le ton ironique du dernier paragraphe de ce chapitre dit assez quel faible crédit Rousseau accorde à l’hypothèse envisagée. Un texte célèbre du XVIIe siècle, la Patriarcha de Filmer, avait en effet tenté de donner un fondement à l’absolutisme dans des termes proches de ceux évoqués ici : les rois seraient les héritiers des chefs originaires donnés par Dieu aux hommes. Locke avait consacré un ouvrage entier, le premier Traité du Gouvernement civil, à le réfuter. Rousseau s’était étonné (dans le second Discours) qu’on ait pu lui accorder tant d’importance. Quelques lignes suffisent ici. Elles lui permettent de ruiner d’un seul coup la prétention à fonder dans un ordre de succession héréditaire un pouvoir légitime (c’était tout de même le principe de la monarchie française) et à lui donner une caution transcendante (ce qui était encore la théorie de la monarchie de droit divin). Le chapitre suivant aura en partie pour objet de mettre en évidence que cette pseudo-légitimation n’est qu’une manifestation de la force.

Chapitre III : Du droit du plus fortLa forme négative prise par le raisonnement dans les chapitres II, III et IV ne doit pas tromper : la série de réfutations auxquelles se livre Rousseau est tournée vers la démonstration de plusieurs thèses posi-tives. Elles seront rassemblées au chapitre V dans cette affirmation : « il faut toujours remonter à une

6. Aristote, Les Politiques, Livre I, chap. 5, trad. Pierre Pellegrin, GF-Flammarion, 1993.7. Rédigé autour de 1550, ce texte de La Boétie ne sera publié in extenso qu’au XVIIIe siècle.

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première convention ». Ce célèbre chapitre sur le « droit du plus fort »ne peut être bien compris que dans cette perspective. Le but de Rousseau n’y est pas de démontrer que la force ne donne aucun droit mais plutôt de mettre en évidence les conséquences que doit admettre quiconque accorde ce point.

Une fois encore, son point de départ est dans la réalité des sociétés politiques. Que le droit positif (on entend par là l’ensemble des prescriptions légales en vigueur, autrement dit posées, dans une société donnée) soit bien souvent le travestissement en droit de ce qui est un rapport de force et l’obligation un déguisement de la domination, n’est pas une idée très nouvelle. Rousseau, au chapitre II, citant le Marquis d’Argenson, l’avait déjà souligné en note. Il rappelle ici que c’est un sujet traditionnel d’iro-nie. On peut, par exemple, penser à la célèbre « morale » de La Fontaine : « La raison du plus fort est toujours la meilleure ».

C’est une idée différente dont part ici Rousseau. Il ne se borne pas à constater, il explique. C’est dans la nature même de tout ordre politique qu’il faut reconnaître l’origine de ce fait. Une société civile, ou politique, consiste en un ordre institué. L’institution est l’établissement d’une règle et la constitution d’un ordre stable. Or la force est par nature impuissante à former une règle (elle ne produit que des effets) et à produire un ordre (elle n’est effective que dans le présent de son actualité). Sitôt que la contrainte se relâche, ses effets disparaissent, le pouvoir n’est plus obéi. C’est donc une nécessité pour le pouvoir qui veut durer de se donner l’apparence du droit. Combien de coups d’états ont cherché à se perpétuer par l’aval d’un referendum ! Pascal, dont Rousseau était grand lecteur, avait montré dans ses Pensées (Section V, n° 304, dans l’édition Brunschvicg), comment les « cordes d’imagination »prennent le relais des « cordes de nécessité ». Le pouvoir politique a besoin de l’obligation, ce que la force est impuissante à lui donner, telle est la thèse ici sous-jacente.

Mais Rousseau fait franchir à cet argument un pas supplémentaire en le déplaçant sur le terrain du droit politique. Le simulacre du droit, par une sorte d’hommage du vice à la vertu, met en évidence ce qu’il cherche à imiter. L’obéissance véritable ne peut s’obtenir par la contrainte, elle doit reposer sur le consentement de celui qui obéit. Celui qui obéit vraiment le fait volontairement. C’est pourquoi l’obéis-sance par prudence n’est pas une vraie obéissance. Être prudent, c’est tenir compte des conséquences : si je désobéis je subirai telle répression ; c’est une simple anticipation de la contrainte. Une ligne de partage sépare donc la contrainte, qui relève de la nécessité (l’enchaînement des causes et des effets) de l’obéissance, qui relève de la moralité (l’ordre des actes de volonté).

La raisonnement par l’absurde (un galimatias est un discours incohérent) qui occupe le § 2 reproduit ce mouvement en dégageant, par opposition à la force, ce qui définit le droit. Deux dimensions sont mises en lumière : le rapport au temps, l’obéissance par devoir. La force, on vient de le voir, est par nature précaire. Un rapport de forces est toujours instable, parce qu’une force peut grandir et l’autre diminuer. Cela est non seulement possible, mais nécessaire : en s’exerçant, une force s’use, elle s’affaiblit donc. Non seulement nul « n’est jamais assez fort pour être toujours le maître », mais la domination obtenue par la force est inexorablement condamnée à voir sa supériorité disparaître. La force est toute entière dans son effectivité : une force qui n’est plus efficace n’est plus une force mais une faiblesse. Le droit au contraire, parce qu’il exprime ce qui doit être et non ce qui est, échappe au temps : on peut bafouer mon droit (me déposséder de mon bien, me priver de ma liberté), il n’en reste pas moins mon droit. Le droit est imprescriptible. Mais le droit se différencie aussi de la force parce qu’il ne produit pas une contrainte qui ferait plier ma volonté mais un devoir qui de l’intérieur détermine ma volonté. Par là, Rousseau fait éclater la fausse unité de la relation d’obéissance. À l’obéissance par contrainte s’oppose l’obéissance par obligation, qui est volontaire et devrait seule être qualifiée d’obéissance. Non seulement l’obéissance par contrainte est un simulacre de l’obligation, mais elle est un simulacre inefficace : elle est affectée de la même précarité que la force dont elle n’est que l’effet. De la sorte, le rapport à l’effectivité du droit et de la force se trouve inversé : le droit apporte à l’ordre politique la légitimité et la sûreté.

Le troisième paragraphe, tirant les conséquences de ce qui vient d’être établi, ruine dans son fondement l’argument traditionnel qui faisait un devoir aux chrétiens d’obéir aux gouvernements en place. C’est ainsi que les théoriciens du « droit divin »(en particulier Bossuet dans sa Politique tirée des propres paroles de l’Écriture) interprétaient ce passage d’une Épître de l’apôtre Paul (Romains, 13, 1-2) : « Que chacun se soumette aux autorités en charge. Car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent sont constituées par Dieu. Si bien que celui qui résiste à l’autorité se rebelle contre l’ordre établi par Dieu ». Les deux analogies successivement suggérées par Rousseau, la maladie et le

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pistolet d’un brigand, ont pour fonction de récuser l’emploi de la notion d’autorité. Une maladie relève de l’ordre de la nécessité, la menace du brigand de la contrainte. L’une et l’autre sont des forces, pas des autorités. Par là il donne sa définition de l’autorité : est une autorité ce à quoi je dois obéir par obligation, c’est-à-dire (comme nous l’avons vu) par une libre décision de ma volonté.

Il n’y a d’obligation que de droit, il n’y a d’obéissance que volontaire : telle est donc la thèse mise en évidence par ce chapitre. Or, sans une telle obligation et une telle obéissance, aucun ordre politique n’est possible : il s’agit bien d’un principe du droit politique, non d’un principe normatif imposé de l’extérieur à la politique. Le droit politique consiste donc à dégager les normes (ou principes) qui découlent de la nature même du lien politique.

Chapitre IV : De l’esclavage

Objet et organisation du chapitre

La brièveté du titre de ce long chapitre ne doit pas tromper : Rousseau n’y traite pas de l’esclavage en général. Le chapitre II a déjà réfuté l’hypothèse selon laquelle il y aurait des esclaves par nature, elle ne sera pas réexaminée. Surtout, Rousseau ne discute pas directement (il le fera mais comme en incidente) la question de savoir si l’esclavage peut être légitime : une telle idée lui paraît absurde mais, surtout, n’est pas l’objet de la discussion ici.

Ce qu’il cherche à montrer, nous le savons, c’est que l’autorité politique ne peut être fondée que sur une convention. La thèse qu’il va aborder est, même si cela peut surprendre, beaucoup plus dangereuse pour lui que les deux précédentes (le fondement en nature et le fondement sur la force de l’autorité). Elle consiste en effet à affirmer que des hommes peuvent volontairement, par une convention librement adoptée, se défaire de leur liberté au profit d’autres hommes, donc s’en rendre esclaves. C’est le fond, aux yeux de Rousseau, de ce que l’on appelait « contrat de soumission ». Si une telle chose était possible, il y aurait bien une servitude légitime. Le chapitre « de l’esclavage »a pour objet de montrer qu’une convention de soumission est une chose impossible. Cette fois encore la réfutation est un moyen, pas un but. Écarter cette thèse impliquera de poser cette autre : il n’y a de convention possible que supposant et conservant la liberté de ceux qui la passent entre eux. Tel est bien l’enjeu.

La structure du chapitre IV est complexe. Il faut d’abord en reconnaître les articulations.

Deux grandes parties correspondent aux deux arguments qui prétendent fonder la soumission sur une convention. Le premier envisage qu’une telle convention puisse être passée entre un peuple et ses « chefs »(§§ 2 à 6) : c’est l’échange de la liberté contre la sécurité. Le second (§§ 7 à 13) comme une convention passée entre le vainqueur et le vaincu : c’est l’échange de la liberté contre la vie.

La première partie présente deux moments contrastés. Le premier (§§ 2 à 5) montre qu’en supposant une convention par laquelle un homme se rendrait esclave d’un autre, il serait impossible d’en faire le fondement d’un ordre politique. Le second (§ 6) récuse cette supposition : la convention d’esclavage est dans son principe même une impossibilité.

La seconde partie présente la thèse : le droit de tuer le vaincu rendrait le vainqueur maître de sa vie (§ 7), montre que la guerre est un rapport d’État à État (§§ 8 et 9), et en tire les principes du « droit de guerre » : ils excluent ce prétendu « droit de tuer »(§§ 10 à 12).

La fin du chapitre (§§ 13 et 14) ramène donc ces prétendues conventions à des effets de contrainte et nie qu’elles puissent fonder une quelconque obligation.

Tout au long de ce chapitre, selon une méthode désormais bien établie, la réfutation est le moyen de produire des thèses positives. C’est à elles qu’il faudra surtout être attentif.

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Une analogie impossible (§ 2-5)

Rousseau commence par évoquer une analogie établie par Grotius : le rapport par lequel un « homme en particulier »peut « se rendre esclave de qui il veut »serait identique à celui par lequel un « peuple libre »peut « se soumettre à une ou plusieurs personnes »8. Ce rapport serait à penser en termes d’aliénation9. Grotius emprunte sa définition de l’aliénation à Aristote : « Il y a possession d’une chose lorsqu’il dépend de soi de l’aliéner ou non. Par aliénation, j’entends le don et la vente »10. Acceptant la définition d’Aristote, Rousseau va récuser l’analogie, puis montrer que la liberté n’est pas une pos-session, donc ne peut être aliénée.

Un peuple peut-il vendre sa liberté ? La vente est un échange d’un bien que l’on possède contre un autre. Que donnera le « chef »en échange de la soumission du peuple ? Les moyens de sa subsistance ? On peut le prétendre pour le rapport du maître à l’esclave : le maître peut fournir à l’esclave les moyens de sa subsistance. Concernant un peuple, cette supposition est absurde puisque les moyens de sub-sistance, y compris ceux des chefs, sont produits par le travail du peuple. La sécurité ? Cet argument, couramment invoqué, ne tient pas plus : la sécurité qu’assure la soumission est privation de liberté. Cet échange consisterait à perdre sa liberté pour gagner… la perte de la liberté ? Concevoir cette aliénation comme un don est plus absurde encore : donner sa liberté pour rien serait de la pure folie. Ce dernier argument annonce déjà la thèse essentielle que développera le § 6 : renoncer à sa liberté c’est renoncer à soi. Un tel geste, équivalant au suicide, est contradictoire avec la « loi fondamentale »(chap II, § 2) : la conservation de soi est l’objet premier de toute existence.

Passant outre ces objections, Rousseau montre (§ 5) que, même si l’on acceptait de prendre en compte une telle aliénation, on ne pourrait à partir de là fonder un ordre politique. Celui-ci en effet exige la durée (cela a été montré au chapitre III) qui en fait une institution. Or on ne peut engager que ce que l’on possède. Considérer que chacun possède sa liberté (Rousseau va contester ce point) n’implique pas qu’il possède celle de ses enfants. Ses engagements ne valent que pour lui. Ils ne créent donc aucun lien social, aucune obligation et aucune obéissance durables. Ce moment de l’argumentation est décisif. Il est l’occasion pour Rousseau de revenir une fois de plus sur ce qu’il a établi : les enfants « naissent hommes et libres ». Surtout il lui permet de former ce qui est la base de sa conception de la paternité et de l’éducation. La paternité n’est pas une possession. C’est une relation, fondée sur le besoin, qui donne autorité aux parents et leur prescrit de veiller à la conservation et la formation de leurs enfants. Non seulement cela implique que la paternité ne donne pas tous les droits, mais ceux seulement qui sont nécessaires à sa mission, mais cela implique surtout que les enfants doivent être éduqués comme des êtres libres par destination : ils doivent être éduqués pour la liberté. C’est ce que peut être une édu-cation pour la liberté que montre l’Émile. Il faut souligner la modernité de ces thèses : elles constituent les bases d’une théorie des droits de l’enfant. Non seulement l’enfant doit être protégé contre les abus éventuels de l’autorité paternelle mais à ce droit protection il faut ajouter un droit crédit : l’enfant doit recevoir les moyens de sa conservation et ceux de son développement comme être autonome.

Une aliénation impensable (§ 6)

Aussi bien, le développement conclusif de cette première partie (§ 6) peut-il être lu de deux manières. Au regard de la réfutation engagée, c’est une sorte d’incise ; si l’on considère l’importance des thèses et sa place dans l’ensemble du livre I, c’est le foyer où convergent les analyses précédentes et d’où découlera toute la suite. Ici en effet, la notion d’aliénation prend toute son importance. Elle est formée (voir la référence à Aristote ci-dessus) à partir de celle de possession. On ne peut aliéner que ce que l’on possède. Cela exclut bien sûr le bien d’autrui. Mais c’est une autre exclusion que Rousseau met ici en évidence : notre vie et notre liberté sont des biens que nous ne possédons pas. La possession concerne l’avoir. Or nous n’avons pas notre vie et notre liberté, nous sommes vivants et libres, nous sommes notre vie et notre liberté. Elles nous qualifient comme hommes. C’est pourquoi, « renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme ». Cette argumentation, bien sûr, ruine l’affirmation initiale de Grotius selon laquelle un homme peut « se rendre esclave de qui il veut ».

8. Grotius, Droit de la guerre et de la paix, liv. I, chap. III, § 8.9. Grotius, Droit de la guerre et de la paix, liv. II, chap. VI, § 3.10. Aristote, Rhétorique, Livre I, chap. V.

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L’affirmation selon laquelle « c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volon-té »revêt alors une double signification. La première est morale. La sphère de la moralité est celle des actions libres : celles-là seules nous sont imputables, de celles-là seules nous sommes responsables. La seconde est déterminante pour le droit politique. C’est l’obligation qui peut seule fonder un ordre politique ; une obligation exprime un devoir non une contrainte : ces points ont été établis au chapitre précédent. Qui est privé de sa volonté libre n’est soumis à aucune obligation, mais seulement à la contrainte. Aucun ordre politique ne peut reposer sur la privation de la liberté.

Aussi bien, les dernières lignes de cette première partie sont-elles consacrées à une analyse de la notion de convention qui prive l’idée de contrat d’esclavage et celle de contrat de soumission de toute consistance. Qu’est-ce qu’une convention ? L’accord de deux volontés. Pour que cet accord soit possible, il faut que ces volontés soient libres et maîtresses de ce qu’elles accordent. Or supposer que cet accord puisse impliquer que l’une des parties renonce à sa liberté au profit de l’autre, c’est supposer que cette convention détruise la condition sur laquelle elle repose. Toute convention suppose la reconnaissance et la conservation de la liberté de ceux qui la passent. Une convention de soumission est une chose impossible. À la thèse selon laquelle on ne peut fonder une autorité politique que sur une convention, il faut joindre cette autre : cette convention doit reconnaître et préserver la liberté de ceux qu’elle engage. Ce sera le point de départ du chapitre VI.

La liberté ou la vie ?

On peut se demander pourquoi Rousseau ne se contente pas de ce qu’il vient d’établir : les bases qui lui permettront de former la notion du « pacte social »sont déjà réunies. Il va pourtant consacrer un long développement à un hypothétique échange de la liberté contre la vie. Trois raisons peuvent l’expliquer. La première est simplement que c’était un argument classique. Rousseau l’expose d’après Grotius : au terme d’une guerre, le vainqueur peut laisser la vie sauve au vaincu en échange de sa soumission absolue (§ 7). La deuxième tient à l’histoire du Contrat social. Ce livre est ce que Rousseau a conservé d’un projet beaucoup plus vaste, les Institutions politiques. À côté de bien d’autres sujets, Rousseau voulait y traiter des rapports entre États, et donc de la guerre. On peut penser qu’il a voulu résumer ici ce qui, sur cette question, lui tenait le plus à cœur. Mais une troisième raison semble plus fortement liée à la logique de sa démarche : comme il a lu derrière la notion d’esclavage volontaire le socle de la théorie du pacte de soumission, il reconnaît dans le prétendu « droit de tuer le vaincu »une thèse beaucoup plus large sur l’origine des sociétés. Ce qui peut sembler une digression est en réalité rendu nécessaire par la lecture que Rousseau fait de l’argument de Grotius ; il y voit une forme particulière d’une conception plus générale à laquelle Hobbes a donné son expression la plus célèbre : la violence est la modalité première de rapport entre les hommes et l’institution politique a pour fonction d’y mettre fin. À cela Rousseau va opposer deux thèses indissociables : 1) les hommes ne sont naturellement entre eux ni en paix ni en guerre, ils sont « épars » ; 2) la guerre est une réalité de part en part politique.

La guerre naît de la société civile (§§ 8 et 9)

La discussion est engagée (§ 8) par une tentative de définition de la guerre. On use souvent de la notion de guerre comme d’un équivalent de celle de violence. On parle alors de guerre chaque fois que la violence surgit entre les hommes. Rousseau refuse cette assimilation parce qu’elle masque ce qui caractérise la guerre. Le second Discours l’avait déjà montré : la violence, dans l’état de nature, peut naître occasionnellement entre deux individus de la concurrence pour l’appropriation d’un bien mais disparaît aussi soudainement qu’elle se fait jour. Elle ne constitue pas un rapport social. La guerre au contraire suppose une durée, des buts établis, des moyens préparés.Elle n’a pas pour objet la possession ponctuelle d’une chose mais l’établissement d’un rapport de propriété. Or l’idée même de propriété (cela sera plus amplement développé au chapitre IX) suppose l’état civil, dans lequel la loi détermine et protège ce dont chacun est propriétaire. L’adjectif « réel »employé dans ces deux textes a un sens particulier, juridique : « res »en latin, c’est une chose (par opposition aux personnes) qui peut être appropriée ; est « réel »ce qui concerne la possession et la propriété des choses.

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L’état de paix et l’état de guerre sont donc des notions qui désignent, dans l’état civil, les modalités des rapports que les différentes sociétés ont entre elles suivant qu’elles se reconnaissent ou non la possession d’un territoire et des biens qui en relèvent. La guerre proprement dite est le moment où cette contestation s’exprime par l’affrontement armé. La guerre ne peut donc avoir lieu que dans l’état civil, comme affrontement de deux sociétés constituées.

Dans un État constitué, une guerre est impossible (§ 9). Cela supposerait que des individus ou des groupes règlent entre eux leurs conflits d’intérêt par la violence. Or le propre d’une société politique est qu’elle établit et garantit ce qui revient à chacun et règle par la loi les conflits qui peuvent survenir. Là où une telle chose se produit (« guerres civiles », « guerres sociales »), cela signifie que l’ordre politique a disparu : il n’y a plus de société. La féodalité, dans la mesure où elle laissait subsister la violence comme modalité de règlement des rapports dans la société, ne constituait pas un véritable ordre politique. C’est sur cet argument (développé par les théoriciens de « l’absolutisme ») que la monarchie s’était affirmée, soumettant les droits féodaux à l’autorité royale.

La guerre n’est pas la condition pré-politique de l’homme, elle n’est pas compatible avec l’ordre intérieur des sociétés politiques. La guerre est une modalité du rapport des sociétés politiques entre elles.

Le droit de la guerre (§§ 10 à 12)

De cette définition de la guerre comme rapport « d’État à État », découlent les principes de ce que Rousseau appelle ailleurs « droit de guerre ».

Cette expression peut surprendre dans la mesure où la guerre, violence dans son principe, s’oppose au droit. Elle s’explique par le fait que cette violence entre États implique en même temps le caractère politique et donc institué des sociétés politiques. Il n’y a d’ennemis que publics : ce sont les États qui sont dans un rapport d’hostilité, non les individus qui en relèvent. Les seuls buts que la guerre peut avoir sont donc : amoindrir la puissance ou supprimer l’existence de l’État ennemi. De là les règles qui constituent le droit de guerre.

La première et peut-être la plus importante, parce qu’elle est la base sur laquelle on peut définir les crimes de guerre, est que les particuliers, c’est-à-dire les membres d’une société considérés comme hommes, doivent être respectés dans leur vie et leurs biens. C’est un crime de guerre que de violer les droits des civils.

La seconde s’applique aux combattants (aujourd’hui les « conventions de Genève ») : ce n’est que dans la mesure où ils représentent une menace que leur vie peut être attaquée. Un homme désarmé, un prisonnier de guerre, n’est plus une menace : attenter à son intégrité est un crime.

La troisième est que la suppression d’un État ne saurait consister en une destruction de l’ordre civil : au contraire l’État conquérant ou vainqueur doit restaurer et garantir la protection des lois sur les popula-tions conquises. La sécurité des personnes et des biens est un devoir qui découle du droit de guerre.

De récents conflits montrent à quel point de tels principes n’ont pas perdu leur pertinence.

Revenant alors sur la thèse en discussion (§ 12), Rousseau peut montrer que la base-même de l’argu-mentation en est ruinée. On ne saurait fonder sur le droit de tuer le vaincu un échange de sa vie contre sa liberté, puisque la guerre ne produit en aucune façon un tel droit de tuer. Mais au fond, c’est ce que signifie le « cercle vicieux »dénoncé par Rousseau, cet échange de la liberté contre la vie est dans son principe une impossibilité parce qu’il supposerait que la liberté et la vie soient choses différentes. Or, c’est une ligne de force des quatre premiers chapitres du livre I, la liberté n’est pas un bien dont l’homme peut disposer, ce n’est pas même un attribut de l’homme, c’est la dimension humaine de la vie. Se priver de sa liberté est un équivalent du suicide, priver un homme de sa liberté c’est comme le tuer.

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Conclusion (§§ 13 et 14)

Les paragraphes conclusifs de ce chapitre rassemblent les deux réfutations auxquelles il vient d’être procédé : ni l’échange de la liberté contre la sécurité, ni le rachat de la vie contre la liberté ne sauraient donner une base conventionnelle à une domination légitime. Mais Rousseau ne se borne pas à ce bilan négatif, il retourne ces deux thèses sur elles-mêmes. Dire (§ 13) que la domination consécutive à une victoire militaire loin de mettre fin à l’état de guerre le perpétue, ne ramène pas seulement l’hypothèse envisagée à une nouvelle figure du droit du plus fort. Il y a là la suggestion d’une idée beaucoup plus radicale : la domination d’une volonté par une autre est l’inscription dans l’espace politique d’un rap-port dont le modèle est l’état de guerre. Pour le dire autrement : une société reposant sur l’aliénation de la liberté est une société qui vit en état de guerre avec elle-même. De même (§ 14), le caractère contradictoire de la pseudo-convention d’esclavage ne doit pas seulement conduire à exclure que telle puisse être l’origine de l’obligation sociale mais implique aussi cette conséquence : l’obligation politique ne peut naître que de l’acte positif d’une volonté libre.

Ce que nous avions constaté après l’examen de la première partie de ce chapitre est donc plus net encore ici : Rousseau a déjà rempli la première tâche qu’il s’était fixée (chap. I, § 2) : montrer que le lien social ne peut être fondé que sur une convention. Il pourrait donc aborder la seconde : dire « quelles sont ces conventions ». Au lieu de cela, le chapitre V va démontrer à nouveaux frais ce qui vient d’être établi.

Chapitre V : Qu’il faut toujours remonter à une première convention

Il faut prendre au sérieux ce que Rousseau dit en commençant ce chapitre : d’une certaine façon les principes du droit politique commencent (ou recommencent) ici. Ce n’est pas qu’il veuille minorer l’im-portance de la première partie du livre I : non seulement elle lui a permis de réfuter ce qu’il appelle les « fausses conceptions du lien social », mais il a pu y établir nombre de principes essentiels à ses yeux. Plus même : que la convention soit le fondement nécessaire de tout ordre politique, c’est en un sens ce que les chapitres II, III et IV ont montré. Mais, en proposant une autre voie pour l’établir, Rousseau veut prouver que cette conclusion peut être produite de façon directe, indépendamment de ces principes. Cette voie directe est celle de la définition du concept même de société.

Cette dualité des voies d’accès à la notion de pacte social est essentielle pour la compréhension de la pensée de Rousseau : elle explique que des interprétations profondément contradictoires parce qu’unilatérales aient pu en être données. Tantôt on croit pouvoir ramener sa démarche à celle d’un individualisme méthodologique (il partirait de l’individu pour former l’idée de société), tantôt au contraire on la considère comme relevant du holisme (il absorberait l’individu dans le tout social : Holon en grec, c’est le tout). L’originalité de Rousseau est de montrer que, quel que soit le principe méthodologique adopté, on obtient le même résultat : l’unité politique repose sur la liberté des volontés. Jusqu’ici, suivant la méthode de ceux qu’il réfutait, on avait considéré l’existence singulière des hommes pour se demander comment une association civile légitime serait possible. Ce chapitre va procéder en sens inverse : considérant l’idée même de lien social, Rousseau met en évidence ses conditions de possibilité. Successivement, les notions d’association, d’acte et d’obligation seront au centre de la discussion.

Agrégation / association

Sans un lien qui les unisse, une masse d’hommes est une multitude (multitudo) pas un peuple (populus) ; un peuple tient son unité de l’autorité à laquelle il obéit : cette affirmation est une espèce de rengaine de la pensée politique, à plusieurs reprises orchestrée par Hobbes11. La force de Rousseau est ici de reprendre cet argument pour le retourner contre lui-même. Pour cela, il interroge la notion même d’unité en opposant association et agrégation.

11. Par exemple, Hobbes, Le Citoyen, chap. XII, § VIII, GF-Flammarion, pp. 222-223.

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L’agrégation, en un premier sens, c’est l’unité grégaire (grex en latin, c’est le troupeau). La supériorité du mâle dominant s’impose comme une force qui contraint les autres membres du troupeau à lui obéir. Par opposition, l’association reposera sur le libre accord des volontés qui reconnaissent une autorité. L’ordre de la nature vient de la force, celui de la société de la convention. Mais à ce premier registre s’en superpose un autre. Dans le vocabulaire scientifique de la première moitié du XVIIIe siècle, ces notions ont un autre sens. Les chimistes opposent l’agrégation à la mixtion. L’agrégation, c’est l’unité qui résulte d’un effet mécanique et quantitatif : des éléments distincts sont par compression agrégés les uns aux autres. La mixtion est l’unité qui résulte de l’interaction d’éléments dont les propriétés croisées donnent naissance à un corps chimique qualitativement nouveau, ayant des propriétés spécifiques et conférant des propriétés nouvelles à chacun des éléments qui y sont en composition. C’est le modèle sur lequel Rousseau forme sa notion du « corps politique ». À la juxtaposition des intérêts particuliers, ou à la soumission des intérêts de tous à ceux d’un seul, s’oppose le « bien public », qui est intérêt commun ou général. Les individus deviennent des citoyens. À la force qui soumet se substitue l’autorité qui régit. De la soumission individuelle à l’autorité politique il n’y a pas un changement d’échelle mais de nature.

L’acte par lequel un peuple est un peuple

Une fois encore, Rousseau emprunte le ressort de son argument à ceux qu’il réfute. Cette fois ce n’est pas Hobbes mais Grotius. En envisageant un pacte de soumission, celui-ci avait présupposé l’existence du peuple comme unité : pour « se donner » à un roi, un peuple doit avoir une existence commune qui se manifeste dans ce don. L’existence du corps politique comme unité est donc une présupposition de Grotius. D’où vient cette unité ?

Grotius, malgré lui, dit beaucoup plus qu’il ne croit. Il n’y a de convention qu’entre des volontés. Pour qu’un peuple puisse passer une convention, même de soumission, il faut qu’il ait une volonté. Rousseau en tire cette conclusion nécessaire : la façon dont se manifeste l’existence d’un peuple comme unité politique, c’est l’expression de sa volonté comme volonté commune. Plus même, c’est la formation de cette volonté qui donne naissance au peuple comme « corps politique ». C’est « l’acte par lequel un peuple est un peuple ».

Cette dernière expression mérite un peu d’attention. La notion d’acte a un sens général et un sens pro-prement juridique. De façon générale, un acte est la manifestation d’un sujet libre (qui en est l’auteur). La délibération est alors l’opération par laquelle sa volonté se détermine. En se manifestant par un acte un peuple se manifeste comme agent libre : c’est sur cette base que Rousseau définira la souveraineté du peuple (chap. VII). Au sens juridique un acte est la façon dont un sujet de droit exprime sa volonté (un testament, une donation) ou la lie (un contrat). Lorsque le sujet de droit est un collectif (les membres d’une copropriété, d’un conseil), la délibération est le processus qui aboutit à une décision commune. C’est la « délibération publique »dont parle ici Rousseau. C’est à penser cette délibération que sera consacrée la réflexion sur la volonté générale (chap. VI et toute la première partie du livre II). Mais la rédaction de Rousseau a encore une autre portée. En employant le verbe être (l’acte par lequel un peuple est un peuple), il suggère que la volonté n’est pas une manifestation de l’existence du peuple, elle est cette existence même. C’est la formation de la volonté générale qui est l’acte de naissance du peuple. C’est l’exercice de la volonté générale qui est le mode d’existence du peuple. Le peuple est sa volonté générale.

La condition de l’obligation

Comment une obligation légitime est-elle possible ? Tel était le problème initial. Il revient ici (§ 3) sous une forme nouvelle dont on aurait tort de ne voir que la dimension procédurale. Celle-ci n’est pas négligeable. Pour que les délibérations communes obligent les particuliers sans les contraindre, il faut directement ou indirectement que la volonté commune soit celle des particuliers. Directement, c’est l’unanimité, prise ici au sens strict : tous veulent la même chose. Indirectement, c’est la majorité : ce que le plus grand nombre veut, est accepté par tous comme valant pour tous. Rousseau fait remarquer, ce qui redouble l’argument du § précédent, que l’adoption de la règle de la majorité suppose, pour être valable pour tous, d’avoir été unanime. Mais cet argument, joint au précédent, a une autre portée. Ce que Rousseau a objecté à Grotius (pour qu’un peuple puisse passer une convention de soumission,

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il faudrait d’abord qu’il ait une existence et une volonté libre commune) vaut également ici : toute décision (délibération) du corps politique implique en elle-même comme sa condition de possibilité, la décision de tous de vouloir ensemble. C’est pourquoi, on le verra, le « pacte social »n’est pas un moment initial, fondation une fois pour toutes de l’association, mais le fondement, réitéré à chaque « délibération publique », de la volonté générale.

Au moment où s’achève la première partie du livre I (par sa méthode, négative), nous pouvons, nous retournant sur le chemin parcouru, mettre en évidence son mouvement et, anticipant sur la suite du commentaire, esquisser celui de la seconde partie, positive.

Le premier chapitre a posé un problème : comment penser une société politique qui fasse que l’obéis-sance à l’autorité soit libre et non contrainte ? Il a annoncé une solution : la convention. Les chapitres II et III ont réfuté ceux qui prétendent fonder l’obéissance sur la nature ou la force. Le chapitre IV a ruiné l’idée d’un pacte de soumission. Rousseau, ne se contentant pas d’écarter ces « fausses notions du lien social »(une expression qu’il utilisait dans une version antérieure de son œuvre), vient, dans le chapitre V, de mettre à jour par l’analyse du concept de société son fondement nécessaire : « l’acte par lequel un peuple est un peuple ».

C’est à rendre compte de la possibilité de cet acte et de sa nature que le chapitre VI est consacré : il forme les notions inséparables de « contrat social »et de « volonté générale ». Les trois derniers chapitres du livre I en tirent les conséquences essentielles : le chapitre VII établit les principes de la souveraineté ; le chapitre VIII montre les changements que le passage à l’état civil induit dans la nature de l’homme ; le chapitre IX définit sur ces bases la façon dont il faut comprendre les relations de possession et de propriété.

Chapitre VI : Du pacte social

La démarche de Rousseau au long de ce premier livre, nous l’avions noté dès le premier moment de ce commentaire, consiste à former un unique problème : comment un ordre politique légitime est-il possible ? Nous venons de rappeler comment, un peu comme des vagues successives, il n’a eu de cesse d’en déterminer de façon de plus en plus précise la formulation. Le chapitre VI que nous allons étudier rassemble et rejoue toutes les étapes que nous avons parcourues. C’est la raison pour laquelle il en reproduit le mouvement qui est aussi celui du livre entier. Nous verrons donc successivement : les conditions du problème (§§ 1 à 3) et sa formulation (§ 4) ; la transformation du problème en solution (§§ 5 à 8) et son énoncé (§ 9) ; la mise au jour des principales conséquences de cette solution (§ 10).

Le problème fondamental (§§ 1 à 4)

Formuler un problème, c’est en établir les données et les confronter. C’est avec un évident souci de clarté et de rigueur que Rousseau va s’y employer. Les trois premiers paragraphes énoncent chacun une donnée du problème. Le quatrième les rassemble. Ces données sont de nature chaque fois diffé-rente. La première établit une nécessité, la seconde circonscrit une possibilité, la troisième définit une condition de légitimité.

Entre le premier chapitre (§ 1) et celui-ci un décalage semble se présenter. Dans le premier texte Rousseau déclarait ignorer comment s’était opéré le passage à l’état civil et la perte de la liberté qui l’accompagne, il en donne ici la cause : « les obstacles qui nuisent à leur (celle des hommes) conservation dans l’état de nature ». Ce décalage est moindre qu’il ne paraît : Rousseau avance cette cause comme supposition, non comme savoir. Surtout, cette donnée hypothétique est donnée comme conséquence de ce que le chapitre II (§ 2) a établi : seule la « première loi »de l’homme, « veiller à sa propre conservation », peut faire de la sortie de l’état de nature une nécessité. Celle-ci vient-elle de la menace que les hommes représenteraient les uns pour les autres (l’état de guerre supposé par Hobbes) ? Ce serait contradictoire avec ce que le chapitre IV a établi. Le brouillon du Contrat social permet de s’orienter vers les premiers

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développements des besoins et des désirs. En tout cas, cette première donnée consiste en l’énoncé d’une nécessité : ce n’est que pour assurer leur conservation que les hommes sont déterminés à passer à l’état civil. « L’intérêt prescrit »(Préambule, § 1).

La seconde donnée est de l’ordre de la possibilité. Réduit à ses propres forces, l’homme ne peut survi-vre. Il lui faut donc en trouver d’autres. Les seules qui puissent se présenter sont celles dont disposent d’autres hommes. Simple application de l’adage : l’union fait la force. Mais, parce que les hommes dans l’état de nature sont « épars »aucune association véritable ne peut être présupposée : c’est tout au plus une agrégation qui peut être envisagée.

C’est bien pour marquer les bornes dans lesquelles cette possibilité peut être mise en œuvre qu’inter-vient la troisième donnée. Elle porte sur « ce que le droit permet »(préambule, § 1). Une forme d’union qui priverait l’homme de sa liberté (le pacte de soumission dans les formes envisagées au chapitre IV, la forme d’agrégation du chapitre V) contredirait à ce qui constitue la base même du droit : la préser-vation de sa liberté.

Le problème peut donc être reformulé d’une façon, on le remarquera, qui retient l’essentiel de ce qui a patiemment été dégagé dans les cinq premiers chapitres : l’état de nature est un état dans lequel les hommes sont sans liaison ; l’état civil est défini par l’institution d’un lien social ; l’intérêt est ce qui peut prescrire le passage de l’un à l’autre ; la conservation de la liberté est ce qui peut le permettre. Un état civil légitime sera donc celui dans lequel l’union préservera la liberté de chacun. Ce sera une association, pas une agrégation.

Un problème en forme de solution. Une solution en forme de problème ? (§§ 5 à 9)

Si Rousseau a pris tant de soin, depuis le début de ce livre, pour former les conditions d’énonciation de son problème ce n’est pas, comme on dit communément, qu’un problème bien formulé est à moi-tié résolu, mais plus radicalement parce que la solution n’est autre que le problème : le problème entier, c’est-à-dire posé dans toute sa précision, porte en lui-même sa solution parce qu’il la détermine entièrement. C’est ce que signifie l’affirmation (§ 5) selon laquelle « les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l’acte, que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet ». C’est sans doute de la bonne compréhension de cet énoncé, et particulièrement de ce qu’il faut entendre par « déterminées par la nature de l’acte », que dépend celle de ce moment central de la démarche de Rousseau.

Pour commencer, le couple problème/solution ne doit pas tromper. Il ne s’agit pas de présenter une solution ingénieuse à laquelle personne encore n’aurait pensé ! Il est vrai, la pensée politique aux XVIIe et XVIIIe siècles prend parfois des aspects de concours (au sens strict : Rousseau a bien concouru deux fois au prix de l’Académie de Dijon). Il est vrai aussi qu’il parle d’un « art politique »où le législateur d’une part, les gouvernants de l’autre doivent faire preuve d’ingéniosité. Mais nous sommes au niveau des principes du droit politique : il s’agit de mettre à jour « la nature des choses ». C’est pourquoi les clauses de la solution « bien qu’elles n’aient peut-être jamais été formellement énoncées » sont « partout les mêmes ». Le modèle n’est pas l’ingénieur qui invente mais le savant qui découvre les lois de la réalité.

De quel acte faut-il reconnaître la nature ? Manifestement d’abord de « l’acte par lequel un peuple est un peuple ». Depuis le chapitre V, nous savons que cet acte est celui par lequel un peuple existe en se posant comme volonté commune ayant pour objet le « bien public ». Mais nous savons aussi que cet acte est celui de chacune des volontés libres qui, en s’unissant, forment cette volonté et la déclarent par une « délibération publique ». C’est donc à la délibération publique de faire coïncider les volontés particulières et la volonté commune.

Pourquoi donc penser la délibération qui assure cette coïncidence en termes d’aliénation ? Nous avons vu que Rousseau s’est longuement employé, au chapitre IV, à récuser l’aliénation de la liberté comme doublement incompatible avec la liberté constitutive de l’homme et avec la notion même de convention. Voilà que sur cette même notion d’aliénation, il entend fonder « une association… par laquelle chacun

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s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant »(§ 4) ! Telle est la difficulté essentielle de ce chapitre.

Rousseau, bien sûr, avance toute une série de précisions qui ont pour objet de lever l’apparence de contradiction. Cette aliénation, à l’inverse de celle évoquée par Grotius, ne produit aucune inégalité. Elle ne produit pas non plus de perte : ce que chacun donne, il le retrouve. Elle ne crée pas non plus de dépendance : aucune forme de soumission d’un homme à un autre n’en résulte. Mais, s’il s’agit de choses si différentes, pourquoi, sinon par goût du paradoxe, user du même terme ?

Une explication en est sans doute donnée plus loin (Livre II, chap. IV, § 10). Au moment où il achève d’exposer la théorie de la souveraineté, Rousseau remarque : « Ces distinctions une fois admises, il est si faux que dans le contrat social il y ait de la part des particuliers aucune renonciation véritable, que leur situation, par l’effet de ce contrat se trouve réellement préférable à ce qu’elle était auparavant, et qu’au lieu d’une aliénation, ils n’ont fait qu’un échange avantageux… » L’aliénation serait donc une apparence derrière laquelle il faudrait voir un « échange avantageux ».

Les termes dans lesquels la formule du contrat est donnée (nous avons vu qu’elle est l’expression de la nature des choses et peut fort bien ne jamais être prononcée) semblent confirmer cette lecture : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout ». Non seulement la notion d’aliénation en est absente mais entre « aliéner »et « mettre en commun », la différence est criante. L’altérité qu’implique l’aliénation est bien loin de la communauté que forme le corps politique. Bien plus que l’explication d’une rédaction obscure nous avons là la clé de la notion même du contrat social : la convention qu’il forme n’est pas de celles qui mettent en rapport deux volontés extérieures l’une à l’autre, elle ne repose pas sur une altérité ; elle est une convention d’un tout autre genre, concours de volontés qui forme une communauté.

Pourquoi cependant recourir à la notion d’aliénation si elle n’est porteuse que d’une apparence trom-peuse ? La question reste pendante. On peut la résoudre si on se souvient que l’acte dont il est question est double. Il est une délibération publique et donc un acte de la volonté générale. C’est ce qu’exprime très exactement le nous qui est le sujet de l’énonciation dans la formule du contrat. Mais il est en même temps, et c’est sa condition de possibilité, un acte des volontés particulières, de « chacun de nous ». Or il est inévitable que pour chacune des volontés particulières, dans une certaine mesure, la communauté prenne l’apparence d’une altérité et la convention celle d’une aliénation. C’est une dimension que Rousseau soulignera dès le chapitre VIII. C’est surtout un problème qui dirigera sa réflexion tout au long des livres suivants, jusqu’au chapitre sur la religion civile. Il faudra sans cesse dissiper cette apparence d’aliénation, faire en sorte que la volonté particulière se généralise. La solution qu’est le contrat social est en forme de problème : comment faire en sorte que la volonté particulière se généralise, passe de l’altérité de l’aliénation à la communauté du « bien public » ?

Les concepts fondamentaux du droit politique (§ 10)

Le dernier paragraphe du chapitre VI a l’apparence d’une série de définitions. Elles constituent ensemble les concepts fondamentaux du droit politique et, dans une certaine mesure, la suite du Contrat social en sera le développement. Rousseau, par là, entend marquer l’ensemble des conséquences qui découlent de la formation du « corps politique ».

C’est de l’acte d’association qu’il repart. Nous avons vu comment il fallait le comprendre. Rousseau emploie des termes («corps moral et collectif », « personne publique ») qui marquent à la fois son caractère artificiel, ou plus exactement institué, et l’effectivité de son existence, d’une existence qui est celle d’une volonté. Le corps politique ou la République, c’est une volonté commune. Si Rousseau emploie plutôt le terme de volonté générale, c’est pour marquer que deux pôles la déterminent comme telle : le sujet collectif dont elle est volonté (elle n’est pas la volonté de tous mais la volonté du tout) et l’objet commun qui est le sien (l’intérêt public ou bien commun, qui n’est pas simple compromis entre les intérêts particuliers). Le livre II (chap. VI) montrera que la loi est l’expression de cette généralité.

C’est par la délibération publique que la volonté générale se forme et se déclare. Les décisions qu’elle prend s’imposent au corps politique dans son entier, parce qu’elles sont les décisions du corps entier,

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autrement dit le peuple. C’est en ce sens qu’elle est volonté souveraine et que le peuple est souverain. Chacun des membres du corps politique est à son égard dans ce que Rousseau appellera un « double rapport ». Comme membre du peuple et partie prenante de la délibération publique, il est citoyen ou « membre du souverain ». Nous avons vu que c’est de ce point de vue que le Contrat social était écrit. Comme particulier soumis à la loi (on dira alors qu’il est membre de l’État), il est dans un rapport d’obligation. Rousseau reprend pour cela le terme de sujet (le sujet est celui qui est assujetti à la loi). On a ainsi une double série : Peuple/Souveraineté/Citoyen et État/Obligation/Sujet. Rousseau en ajoute une troisième (elle intervient incidemment dans le Contrat social, nous l’avons rencontrée à propos du droit de guerre) : les différentes sociétés sont entre elles dans le rapport de Puissances (ce sens est présent dans le vocabulaire contemporain : les « grandes puissances »). Ce n’est alors ni le citoyen, ni le sujet mais le « défenseur de la patrie »que Roussau considère.

Chapitre VII : Du souverain

Les trois derniers chapitres du Contrat social sont trop souvent considérés comme des appendices ; quelque chose comme de longues notes que Rousseau aurait mises au bas de son texte. Ce n’est pas seulement sous-estimer leur intérêt, c’est surtout ne pas voir qu’ils en sont l’aboutissement recherché. Cela est particulièrement vrai des chapitres VII et VIII.

À certains égards le titre de ce chapitre est trompeur. La théorie de la souveraineté dont le chapitre VI du pacte social a jeté les bases, trouvera son véritable développement dans les six premiers chapitres du livre II. S’il est bien question du souverain ici, c’est d’un point de vue bien particulier : celui de l’obli-gation. À quoi le souverain est-il obligé, en quoi le souverain oblige-t-il ? Tel pourrait être une façon correcte d’en développer le titre. Comme on voit, Rousseau poursuit avec beaucoup de persévérance les objectifs qu’il s’était donnés (voir le chapitre I et son commentaire). L’organisation est assez simple : une introduction (§ 1) relie le pacte d’association comme convention d’obligation entre le public et les particuliers, la première partie (§§ 2 à 5) examine les obligations du souverain, la seconde (§§ 6 à 8) les obligations des sujets envers le souverain.

Le pacte social est une obligation réciproque (§ 1)

Rousseau commence donc par analyser le pacte social comme réseau d’obligations. Pour bien compren-dre ce passage, il faut prendre garde d’une part à ce que la notion d’obligation ne soit pas univoque et d’autre part que ce sont trois rapports d’obligation (et non deux comme on pourrait croire d’abord) qui sont dégagés.

L’obligation définit un lien entre deux volontés sur la modalité d’un devoir. Elle implique un engagement. Dire que je suis obligé envers autrui c’est dire que j’ai engagé ma volonté envers la sienne. Mais ce devoir peut se lire de deux manières : l’obligation peut désigner un devoir d’obéir. Je me suis engagé à conformer ma volonté à une autre volonté. J’ai lié ma volonté à la sienne. C’est sous cet angle qu’il en a été question jusqu’ici ; Rousseau se demandant comment un tel engagement pouvait ne pas entraîner une aliénation de la liberté. Mais l’obligation (on parle alors au pluriel des obligations) désigne aussi l’objet de l’engagement : ce que je me suis engagé à donner ou fournir à autrui par une convention. C’est ainsi qu’on parlera d’une obligation d’assistance.

Le premier rapport envisagé par Rousseau est « l’engagement réciproque du public avec les particu-liers ». Il fait ici directement allusion à la formule du contrat social : le public est ce « nous » collectif avec lequel « chacun de nous »s’engage. Il y a réciprocité puisque chacun des termes est dans une relation d’obligation. Mais il n’y a pas symétrie parce que la notion d’obligation à laquelle chaque terme renvoie n’est pas la même. Ce à quoi les particuliers s’engagent, c’est à se mettre « sous la suprême direction de la volonté générale ». C’est une promesse d’obéissance. Ce à quoi s’engage le public, c’est à recevoir « chaque membre comme partie indivisible du tout ». La formulation du problème désignait plus explicitement la nature de cet engagement : « défendre et protéger de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé ». C’est une obligation d’assistance.

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Les particuliers sont eux-mêmes dans un double rapport d’obligation, à raison de leur double statut de citoyens et de sujets. Comme citoyens (membres du souverain), ils sont tenus de contribuer pour leur part à assurer la protection publique de chacun (c’est ainsi que l’on pourra penser le statut des défenseurs de la patrie, mais plus largement toute forme de contribution au servive public, ainsi des impôts). C’est le second rapport d’obligation.

Mais, comme sujets (membres de l’État), les particuliers sont encore tenus à exécuter les lois et à obéir à ceux qui en ont la charge (les magistrats, on l’a vu, dans la terminologie de Rousseau). Ce troisième rapport d’obligation est distinct du premier : l’obéissance au souverain n’est pas identifiable à l’obéis-sance au gouvernement.

Les obligations du souverain (§§ 2 à 5)

La référence à « la maxime de droit civil »qui conclut le § 1 peut servir d’introduction à l’examen des obligations du souverain. Le droit civil est celui qui régit, dans une société, les rapports entre les divers sujets de droit. Cette maxime dit simplement que l’on peut toujours changer sa volonté lorsqu’on est libre de tout engagement. Le meilleur exemple est celui du testament : je peux le refaire autant de fois que je le souhaite (à la différence d’un contrat de vente qui m’engage). Ici encore il y a dissymétrie : l’obligation qui lie les particuliers au souverain est contractuelle : le particulier ne peut s’en délier arbi-trairement. Au contraire le souverain (l’ensemble des citoyens) ne s’engage qu’envers lui-même. Il peut changer de volonté. Simplement : une loi peut en corriger ou supprimer une autre. Rousseau s’inscrit ici clairement dans la pensée de ce qu’on appelle le pouvoir constituant : le peuple souverain, détenteur du pouvoir constituant, n’est soumis à aucune loi, même constitutionnelle qui lui soit supérieure. Il exprime ce principe de façon très radicale : le contrat social lui-même n’y échappe pas. Pour autant, comme on le dit souvent, Rousseau tombe-t-il dans un décisionnisme (point de vue selon lequel le pouvoir politique de décision pose des règles sans lui-même être soumis à aucune norme) ? C’est ce qu’on ne saurait dire aussi simplement.

Les §§ 3 et 4 sont en effet consacrés à montrer en quoi et à quoi le souverain est obligé. La notion de sainteté du contrat (elle revient à plusieurs reprises et notamment dans le chapitre VIII du livre IV sur la religion civile) est capitale. Elle n’a rien de proprement religieux. La sainteté est le caractère inviolable de ce qui est sacré. Dire que le contrat est saint pour le souverain, c’est dire que la volonté générale, loin d’être affranchie de toute norme est soumise à la norme qu’est le bien public. Trois exemples décisifs en sont successivement donnés. Le premier est « l’aliénation d’une portion de lui-même », c’est-à-dire l’abandon à un autre souverain d’une partie du peuple (cas fréquent de la part de monarques qui se pensaient propriétaires de leur royaume). Le second est de « se soumettre à un autre souverain », autrement dit la renonciation à l’indépendance (c’est exactement ce que l’on a pu reprocher à « l’état français »de Vichy face à l’Allemagne nazie). Le troisième, dont la portée est la plus large, est qu’on ne peut « offenser un de ses membres sans attaquer le corps ». Il implique non seulement que le souverain violerait le contrat en attentant aux droits des particuliers mais qu’il leur doit assistance (on l’a vu au § 1). De cet ensemble ressort que le souverain est bien obligé à l’égard du corps politique pris ensemble comme à l’égard de chacun de ses membres.

Cependant (§ 5) cette obligation est une obligation sans garant. Partant de ce que, sa fin étant le bien public, le souverain « ne peut vouloir nuire à tous ses membres », ni même « à aucun en particulier ». Rousseau affirme qu’il est « toujours ce qu’il doit être ». Il dira (livre II, chap. III, § 1) que « la volonté générale est toujours droite ». C’est pourquoi il n’aurait « nul besoin de garant envers ses sujets ». C’est cette affirmation, isolée et mal comprise, qui a alimenté la fiction d’un « Rousseau totalitaire ».

Les obligations des sujets (§§ 6 à 8)

Ce dernier moment du chapitre VII est de ceux qui ont alimenté les contresens les plus violents sur la pensée de Rousseau. Pour les éviter il faut ne pas le couper de ce qui précède et en respecter la logique interne.

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Pour rendre compte de l’utilisation de la notion d’aliénation dans la définition du Contrat social (cha-pitre précédent), nous avons montré comment le souverain pouvait apparaître au particulier non dans l’espace de la communauté mais dans celui de l’altérité et « l’échange profitable »lui sembler une « renonciation », voire une aliénation. C’est ce qui est aux yeux de Rousseau la source des infractions aux lois. La conscience de ce que son intérêt particulier est compris dans l’intérêt général n’est pas simple ni spontanée. Pour prendre l’exemple le plus banal qui soit : la fraude fiscale ne repose-t-elle pas sur le fait que l’on a devant les yeux les sommes que l’on devrait payer et que paraissent bien lointains les hôpitaux ou les autoroutes que l’impôt peut servir à construire ?

Ailleurs, Rousseau désignera l’éducation et les mœurs comme voies par lesquelles la généralisation de la volonté particulière peut empêcher une « injustice dont le progrès causerait la ruine du corps politique ». Ici c’est la coercition ! La police fait respecter les lois et la sanction pénale (la justice sanctionne les infractions) qu’il envisage. C’est le sens de l’affirmation que « quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre ». Il s’agit du sujet, non du citoyen et le sens clair de la dernière phrase est qu’en forçant le sujet à obéir aux lois, on lui fera respecter sa propre volonté comme citoyen les ayant votées.

Il est d’ailleurs assez remarquable qu’au moment de marquer cette dimension répressive de la souve-raineté, Rousseau tienne à souligner qu’elle est le corollaire de l’indépendance personnelle : c’est dans la mesure où tous sont soumis aux lois que nul ne sera en position de dominer les autres. Là où la loi s’efface, règne la loi du plus fort.

Chapitre VIII : De l’état civil

Ce chapitre, l’un des plus courts et des plus denses du livre I, peut le mieux permettre de situer le Contrat social dans le cadre d’ensemble de la philosophie de Rousseau. Il porte en effet en lui la double éva-luation que celui-ci fait du passage à l’état civil. S’étant fait connaître par un texte (le Discours sur les sciences et les arts) qui contestait jusqu’au paradoxe la croyance dans le rôle moral de la culture, ayant atteint à la célébrité par une dénonciation des inégalités nées de l’état civil (Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes). Rousseau est généralement tenu pour un détracteur du progrès. L’intérêt de ce texte est de permettre une lecture beaucoup plus nuancée et complexe de sa pensée.

Il s’agit donc, s’écartant un bref moment de l’axe politique de la recherche en cours (ce caractère d’exception est bien marqué au dernier paragrahe), de revenir sur le terrain anthropologique des deux discours. Comment évaluer les changements « remarquables »induits en l’homme par le passage à l’état civil ? Le balancement des périodes, l’ambivalence des adjectifs, le recours à l’image de la balance : tout concourt à donner le sentiment que Rousseau hésite entre deux évaluations contradictoires : élévation et dégradation. En un sens, tel est sans doute son jugement : l’homme civil est à la fois supérieur et dépravé. Mais en rester là serait ne pas voir que cette ambivalence tient à la dualité des concepts de l’état civil dont use Rousseau : l’un renvoie à l’époque des plus extrêmes inégalités dont avait parlé le second Discours et le chapitre I (l’homme y est « dans les fers »; l’autre est l’état civil légitime dont le Contrat social est en train de dégager la possibilité. Plus loin encore, il n’est pas interdit de voir là, plus que l’expression d’une incertitude sur la signification de l’histoire, la reconnaisssance de la pluralité des possibles qu’elle recèle.

Ce n’est pas à la dualité de deux états (de nature et civil) mais à une triplicité : état de nature, état civil légitime, état civil dégradé, qu’il faut donc recourir si l’on veut rendre compte de ce texte. L’état de nature est celui de l’instinct, de l’impulsion physique, des penchants, de l’appétit : l’homme y est un animal parmi les autres. Sa « perfectibilité »n’ayant pas été éveillée, il reste « stupide et borné ». Cette caractérisation, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ne contredit en rien celle proposée par le second Discours. La différence criante d’accent ne vient pas de la façon de concevoir l’état de nature mais du terme de référence qui lui est donné. Dans le second Discours, c’était le règne de l’inégalité, de l’intérêt étroit, de l’envie, de la facticité. Ici c’est l’appel à la volonté, au droit et au devoir. L’élévation des sentiments, l’éveil du sens moral, le développement de la raison : il est clair que l’état civil dont il est question n’est pas celui de ce que Rousseau appelle « nos sociétés modernes », fait d’inégalité, de

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servitude et de corruption, mais bien celui de la cité du Contrat social. Entre l’état civil réel et l’état civil possible, le contraste est encore plus grand qu’entre l’état de nature et l’état civil légitime.

La structure de la longue et complexe phrase conclusive du § 1 mérite toute notre attention : « Quoi qu’il se prive… il en regagne de si grands… que si les abus… ne le dégradaient… il devrait sans cesse bénir… fit un être intelligent et un homme ». La construction, l’usage des modes et des temps y sont en effet bien singuliers.

On commence par une concessive : quoique. L’indépendance (qui n’est pas la liberté) de l’état de nature est ce à quoi le passage à l’état civil demande de renoncer. Et cela est vrai pour les deux états civils. Mais ici il y a bien « échange avantageux » : l’accès à la moralité, à l’élévation des sentiments, à la rationalité, à la liberté civile, vaut bien cette renonciation. Ce présent (« il en regagne ») n’est pas factuel et temporel : il désigne une relation de principe et de droit qui ne saurait concerner que l’état civil légitime que vient de définir le chapitre VI. Aussi bien ce présent bascule-t-il dans l’irréel : si « les abus ne dégradaient… Il devrait » : la réalité de l’état civil corrompu annule l’échange avantageux et le retourne en aliénation.

Ce basculement et cette aliénation sont-elles, aux yeux de Rousseau, irrémédiables ? La rédaction qu’il adopte, interdit de le penser. Si tel avait été le cas, le paragraphe entier aurait dû être écrit à l’irréel. On aurait : « quoiqu’il se soit privé… il en aurait regagné de si grands… que si les abus… ne l’avaient dégradé… il devrait sans cesse bénir… en aurait fait un être intelligent et un homme ». En rédigeant son texte comme il le fait, Rousseau s’ingénie à garder comme une potentialité, que l’état civil légi-time puisse avoir une effectivité. Plus même : la factualité du passé simple « fit un être intelligent et un homme » oblige à penser que, même dans l’état civil corrompu, quelque chose se réalise de cette humanisation de l’homme (les progrès de la perfectibilité). Et c’est ce quelque chose qui permet de garder ouverte la possibilité d’un état civil légitime. Le Contrat social n’est pas un chant funèbre pour une humanité perdue avant de s’être trouvée, il est la désignation des conditions (les principes du droit politique) dans lesquelles une autre figure historique de l’humanité est possible.

Cette lecture est confirmée par le mode de rédaction des deux derniers paragraphes : le présent qui y est employé est de nouveau celui de l’énonciation de droit et de principe. Sur les plateaux de la « balance », il y a d’un côté l’état de nature, de l’autre l’état civil légitime. D’un côté l’indépendance et la disponibilité de la nature, de l’autre la liberté civile (celle de faire les lois et d’être protégé par elles en y obéissant) ; d’un côté la possession, de l’autre la propriété ; d’un côté la spontanéité animale, de l’autre la liberté responsable.

Rousseau n’est pas le prophète révolutionnaire qu’on en a parfois fait, il n’est pas plus le pessimiste observateur de l’inéxorable déshumanisation de l’homme qu’on voit souvent en lui. Il est l’observateur inquiet et vigilant de ce qu’une humanité de l’homme (« Hommes soyez humains », dit l’Émile) est un possible. Le Contrat social pour la société, Émile pour la personne explorent les conditions d’effectivité de ce possible.

Chapitre IX : Du domaine réelL’expression dont se sert Rousseau pour former le titre de ce chapitre est inhabituelle. Il l’a soigneusement formée. La notion de domaine vient de dominus (en latin le maître). Le domaine est ce dont le maître dispose (dans le droit antique non seulement ses biens mais ses esclaves et tous les membres de sa famille, femmes et enfants, qui sont sous sa maîtrise). Dans l’ordre féodal, le seigneur était considéré comme maître de tout son territoire et de ceux qui l’habitaient. Sa domination était réelle (elle concernait les choses, voir le commentaire du chap. IV, § 8) et personnelle (elle s’étendait aux personnes). Cette confusion, entretenue par les monarchies issues de la féodalité, est aux yeux de Rousseau inaccepta-ble : il le montrera au § 4. Nul n’est maître d’un autre. Pas même le peuple souverain. C’est donc de la maîtrise des choses, et en particulier de la terre (c’est le sens moderne du domaine) et d’elles seules dont il sera question dans ce chapitre. On y développera la distinction des notions de propriété et de possession, esquissée au chapitre précédent, et celle des domaines public et privé. Un long détour sera consacré à la notion critique de « droit du premier occupant ».

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Possession publique et privée (§ 1)

La possession est un rapport de fait : je possède ce dont je dispose, je peux en user. Cette possession est précaire : rien ne me la garantit. Elle ne dure qu’autant que ma force me permet de la maintenir et qu’une autre supérieure ne s’en empare pas. Dans l’état de nature, où la force règne, il n’y a que des possessions. C’est une des raisons qui pousse l’homme à sortir de l’état de nature (chap. VI, § 1) : seule l’union des forces individuelles peut offrir une protection réciproque aux possessions de chacun. Mais, précisément, pour que cette union puisse avoir lieu, il faut que chacun mette toutes ses forces (dont ses possessions) dans la communauté. Le pacte social suppose donc que chacun renonce à toutes ses possessions (on verra, § 6, que c’est pour y gagner leur propriété). À la possession privée succède la possession publique. Cela signifie deux choses. L’une est explicite : les diverses sociétés, autrement elles ne formeraient qu’une société, sont entre elles comme dans l’état de nature. Leur puissance et elle seule garantit leurs possessions et celles de leurs « ressortissants ». L’autre sera dégagée plus loin : la propriété est un effet de la loi : elle la suppose et en dépend.

Le droit du premier occupant et ses limites (§§ 2 à 4)

L’importance accordée ici à la discussion sur le droit du premier occupant peut surprendre. Elle est pourtant au carrefour de deux questions tout à fait essentielles.

La première est qu’elle permet de jeter une lumière indispensable sur la notion de droit de propriété. Le droit, au sens strict, celui du droit positif, c’est ce que garantit la loi : ce qu’elle permet, ce qu’elle protège. En un autre sens, celui du droit naturel, le droit est ce qu’un être est fondé à rechercher pour assurer sa conservation. C’était un lieu commun de la pensée politique de l’âge classique de faire du droit de propriété un fondement de l’état civil. Locke en donne l’expression la plus connue. Rousseau semble parfois faire sienne cette idée. Mais c’est, on le voit clairement ici, en changeant profondément sa signification. Ce n’est pas le droit de propriété qui fonde la société, c’est inversement la société qui fonde le droit de propriété. Le droit de propriété n’est pas un droit naturel. Pour commencer, on l’a vu, dans l’état de nature il n’y a ni propriété ni droit au sens du droit positif. On devra donc parler d’un droit de possession. En quel sens ce droit existe-t-il ? Au sens précisément où cette possession est nécessaire à la subsistance. Ce dont j’ai besoin pour vivre, ce qui peut me permettre par mon travail de satisfaire ces besoins : voilà tout ce à quoi je peux prétendre en vertu de mon droit naturel. Le droit du premier occupant n’est pas un vrai droit.

La seconde question que permet d’aborder cette notion concerne le « droit des gens »(gens en latin c’est le peuple, le droit des gens concerne le rapport des peuples entre eux). Les États européens, depuis le XVe siècle, étaient engagés et allaient le rester longtemps encore dans une politique agressive de conquêtes. Le Portugal, l’Angleterre, l’Espagne, la France en étaient les principaux protagonistes. Une fiction, celle des « terres vierges »prétendait le légitimer : ce que personne n’occupait, le premier arrivé pourrait l’occuper. C’est à ruiner cet argument que Rousseau s’emploie. Ici encore le besoin (et non l’appât de richesses), la mise en valeur par le travail sont les seules justifications possibles de telles occupations, à condition encore que l’absence d’occupants préalables soit avérée : les Indiens d’Amé-rique en ont su quelque chose.

Domaine public et domaine privé (§§ 5 à 7)

Revenant alors à l’objet premier de ce chapitre, Rouseau engage la distinction entre domaines public et privé.

Il commence par un passage de part en part ironique (ironie qui semble avoir échappé à beaucoup) : confondre le réel et le personnel, c’est traiter les hommes comme du bétail. Les anciens rois, en s’in-titulant « rois des Perses » etc., marquaient le rapport politique de personne à personne qui les liait à leurs sujets. Les rois modernes en s’appelant « rois de France » etc., montrent qu’ils imaginent que leur royaume est un patrimoine et que leurs sujets leur appartiennent comme le gibier qui y vit.

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Il est alors possible de définir la propriété. Elle est la possession d’un bien que le souverain garantit aux sujets. Elle est une possession légitime. Le parallélisme est complet : comme la liberté civile se substitue à l’indépendance naturelle, la propriété se substitue à la possession. Le retour, à ce stade, de la notion d’aliénation s’explique d’abord de la façon que nous avons vue au chapitre VI : les particuliers, tant qu’ils sont dans l’état de nature, outre la possession effective de ce dont ils jouissent, se représentent toute chose comme objet d’appropriation possible. Pour obtenir la garantie commune, il faut qu’ils renoncent à convoiter les possessions de leurs voisins devenues propriétés. À cela s’ajoute que, s’il leur rend leurs possessions comme propriétés, le souverain garde le pouvoir et le droit de les conditionner à l’intérêt public : « le droit que chaque particulier a sur son propre fond est toujours subordonné au droit que la communauté a sur tous ». Comme la nécessité du besoin conditionnait le droit naturel de possession, l’utilité publique conditionne le droit positif de propriété.

Ouvert avec la notion de liberté (l’homme est né libre), le premier livre du Contrat social se referme avec celle d’égalité. Par là, Rousseau entend montrer que le Contrat social, en même temps qu’il répond au problème qu’il s’était posé : comment associer des volontés libres ? prend en charge celui laissé ouvert par le Discours sur l’origine de l’inégalité : comment rendre les hommes égaux dans l’état civil ? Cette égalité « par convention et de droit » est égalité devant la loi : les mêmes lois valent pour tous les sujets. C’est une égalité en droit. Mais elle est bien plus que cela, une égalité de droit : l’égalité des citoyens qui, partageant le pouvoir de décision, font la loi. ■

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nnexe

Les interlocuteurs essentiels de Rousseau

Platon, La République, trad. G. Leroux, GF-Flammarion. Aux yeux de Rousseau, il s’agit moins d’un ouvrage de politique que d’un traité d’éducation. Platon y traite principalement de la formation des « philosophes-rois »qui sont appelés à gouverner. Il cite également Le Politique, (sous le titre latin : De Civili ).

Aristote, Les Politiques, trad. P. Pellegrin, GF-Flammarion. C’est la référence essentielle pour la pensée politique antique. Rousseau le cite rarement et souvent négativement, mais il le connaît bien et s’en inspire plus qu’il ne paraît.

Nicolas Machiavel, Le Prince, trad. Y. Levy, GF-Flammarion. Grand lecteur, en italien, de Machiavel, Rousseau est de ceux qui voient en lui plus un défenseur de l’idée républicaine que le théoricien du cynisme politique qu’on en faisait souvent.

Jean Bodin, Les Six livres de La République, Le Livre de poche. En France, sans doute l’un des penseurs majeurs de la politique. Rousseau s’inscrit à la fois dans le prolongement de sa théorie de la souveraineté et en rupture avec elle.

Thomas Hobbes, Le Citoyen, trad. S. Sorbière, GF-Flammarion, Le Léviathan, trad. F. Tricaud, éd. Sirey. C’est contre sa conception de l’état de nature et sa théorie de la souveraineté que Rousseau forme les siennes.

Hugo Grotius, Du Droit de la guerre et de la paix, trad. J. Barbeyrac, réed. Presses universitaires de Caen. Il sert le plus souvent à Rousseau de repoussoir parce qu’il voit en lui ce qu’il appelle un « fauteur du despotisme ».

Samuel Pufendorf, Du Droit de la nature et des gens, trad. J. Barbeyrac, réed. Presses universitaires de Caen. C’est sans doute un des ouvrages que Rousseau a lu le plus attentivement. Il symbolise à ses yeux les contradictions des théoriciens du « droit naturel ».

John Locke, Le Second traité du gouvernement civil, trad. D. Mazel. GF-Flammarion. Le moins cité par Rousseau, il n’est pas celui qu’il a le moins lu. Plus proche de lui dans le second Discours, Rousseau s’en écarte nettement dans le Contrat social.

Charles-Louis de Montesquieu, De l’esprit des lois, GF-Flammarion. L’ambition de Rousseau en écrivant ses institutions politiques était de faire pièce à Montesquieu. Il lui reproche d’avoir observé et ordonné les faits sans avoir élaboré les critères de légitimité que réclame le droit politique. ■

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Étude de « La Conscience et la Vie », 1911, conférence d’Henri Bergson, dans L’Énergie spirituelle

D. Bonald

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Henri BERGSON, L’Énergie spirituelle, collection « Quadrige », 8e édition, 2005

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tude des deux premières Méditations métaphysiques

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tude de « La Conscience et la Vie », 1911, conférence d’Henri Bergson, dans L’Énergie spirituelle

On comprend le scrupule de Bergson au début de cette conférence : traiter de la conscience et de la vie c’est se placer au carrefour des sciences de la nature, de la philosophie et de la religion. Beaucoup de théories, d’interprétations ont été émises qui prétendent apporter des réponses au problème de leurs natures ou de leurs relations, comme l’évoque le début du texte. Bergson ne s’appuiera pas sur elles – ce qui ne veut pas dire qu’il les ignore – pour développer son analyse. La simplification que cela entraîne, puisque nous n’aurons pas à examiner telle ou telle doctrine, ne doit pas nous tromper. Nous allons étudier la conscience et la vie, comme si c’était une question neuve. Ce faisant nous allons rencontrer une foule de notions : qu’est-ce que la nature, l’évolution, la mémoire, la matière, le temps, la création… Ces deux notions entraînent dans leur sillage un examen encyclopédique, une réflexion totale. Bergson s’efforcera justement de montrer l’unité de tous ces aspects. Nous nous efforcerons aussi de la saisir.

Le point de départ de ce texte est un hommage à Thomas Huxley (1825-1895), le grand-père d’Aldous Huxley, naturaliste anglais aux compétences multiples, inspiré par le darwinisme, soucieux du fait objectif mais croyant en Dieu, quoique celui-ci ne soit pas pour lui un principe d’explication de la nature. Bergson ne sera pas loin de cet esprit.

Le texte commence par une réflexion sur la méthode à adopter. On va le voir, Bergson rejette le principe d’une méthode rigide, strictement rationnelle, qui masque le fait vivant et changeant. Il faut s’efforcer de « suivre les contours sinueux et mobiles de la réalité » (§ 2). Cette souplesse de l’analyse nous conduira à étudier plusieurs « lignes de faits » (§ 3). Dès lors le texte suit un cheminement explicite. La réflexion sur la méthode occupe les paragraphes 1 à 3. La première ligne de faits, sur l’attention et la mémoire, caractères de la conscience, est exposée du § 4 au § 8. La deuxième, sur les degrés de conscience, oscillant entre activité et passivité, choix et la liberté, du § 9 au § 15. la troisième ligne de faits, sur le rapport de la perception et de l’action compris à partir de la durée, occupe le § 16. Bergson rassemble ces faits dans une interprétation de l’évolution du § 17 au § 23. Enfin il dégage la spécificité de l’homme dans une quatrième ligne, du § 23 au § 27. Vu de plus haut les trois points du programme annoncé dans l’introduction sont présents : globalement, Bergson traite de la conscience du § 4 au § 14, de la vie du § 15 au § 21, du rapport entre conscience et vie, qui concerne l’homme au premier chef, du § 22 jusqu’à la fin.

Pourquoi une approche originale et le refus d’une méthode rigide, « schématique et raide », dit le § 3 ? Par fidélité à l’objet, essentiellement. Il ne faut pas confondre la vie avec la matière inerte et son architecture géométrique. Il faut adhérer à l’idée que la vie est un développement, un mouvement non linéaire mais buissonnant. La vie fait des « tentatives à droite et à gauche pour se frayer un chemin » nous dira le § 21 : ceci explique pourquoi nous suivrons « des lignes de faits ». Des « lignes », car il y a une direction perceptible dans le buissonnement, des « faits », car la vie n’existe pas sans les vivants concrets (§ 3). À la vie il faut une matière, à la conscience un organe. Nous perdrons la certitude que les mathématiques procurent, nous dit ce même paragraphe, et chaque ligne de faits ne conduira qu’à « une conclusion probable », mais ce n’est pas une défaillance, c’est un gain ; si la vie procède par tentatives notre réflexion sera vivante et vraie si elle restitue ce mouvement : la vie n’est-elle pas inachevée ? De plus elle appellera les « retouches » d’autres chercheurs, car il est indubitable que la science est œuvre collective. Bref, le buissonnement de cette vie à l’œuvre, nous le retrouverons dans le mouvement même du texte, comme on le verra.

Mais ce préalable critique n’est pas dirigé seulement contre une vision trop étroite de la rigueur scienti-fique. Dans le deuxième paragraphe, certains philosophes, critiques des ambitions de la métaphysique, sont aussi concernés. Bergson vise ici un type de philosophie se préoccupant de déterminer des limites à ne pas outrepasser à propos de questions essentielles telles que : « d’où venons-nous ? qui sommes-nous ? où allons-nous ? ». Pourtant ces questions sont importantes - à dire vrai ce sont les seules qui importent, « devant lesquelles nous nous placerions tout de suite si nous philosophions sans passer par les systèmes ». Mais justement il y a des « systèmes ». Ce terme est péjoratif en deux sens. D’une part

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en ce que, rigides, ils barrent la route à la métaphysique en se méprenant sur ce qu’elle est, d’autre part en ce que ces systèmes, soucieux de cohérence interne, se montrent indifférents aux faits. Dès lors ces constructions se tournent vers elles-mêmes, en cherchant à éprouver leur outil indépendamment de son usage. Cette réflexion sur les principes de la connaissance : « étudiez le mécanisme de votre pensée, discutez votre connaissance et critiquez votre critique » (§ 2) est tout aussi déconnectée des faits que la précédente. Aussi abstraite, elle suscitera de faux problèmes, ce que Bergson appelle ici « des effets de mirage » (§ 2). Retenons deux constantes dans l’œuvre de notre auteur : l’identification et le dépas-sement des faux problèmes est une des caractéristiques de la philosophie bergsonienne et c’est ce qui rend sa lecture stimulante ; Bergson pense hors des chemins battus qui sont autant de fausses pistes. Le systématisme critiqué est d’abord celui de Kant, dont Bergson récuse souvent les interprétations : c’est lui qui se propose de déterminer ce que c’est que connaître avant de se soucier de ce qu’il y a à connaître1. Contre cette analyse stérile des préalables, Bergson se propose d’être empirique : il faut « se mettre en route et marcher », c’est-à-dire en venir immédiatement aux faits.

Précisons : la méthode erronée consiste à se soucier des « idées » que l’on se fait des choses plutôt que des « choses » elles-mêmes (§ 3). A contrario l’empirisme de Bergson ne doit pas nous égarer : l’étude des faits nous entraîne au-delà d’eux-mêmes (elle « dilatera notre pensée » dit-il), dans une « ascen-sion graduelle à la lumière ». C’est dire que nous allons chercher à coïncider avec un mouvement et non avec des éléments ; dès lors c’est à une expérience métaphysique que nous convie Bergson, mais à une métaphysique réelle, délivrée des systèmes, retrouvée dans son authenticité : non pas discours, mais enracinée dans la série des faits et expérience vécue2.

On notera, toujours dans ce § 3, la critique de l’illusion qui consiste à « placer rétrospectivement tout ce que l’expérience aura enseigné de la chose » ; ce procédé consiste à déduire des faits à partir de principes très généraux : « le possible et le réel, le temps et l’espace, la spiritualité et la matérialité ». C’est l’inverse qu’il faut faire : déduire les principes de l’expérience. Ce faisant Bergson ne tombera pas dans le scepticisme, qui est la conséquence habituelle de cette manière de procéder. Il faut faire confiance à l’élan, à l’ordre secret qui traverse l’expérience, et non pas se perdre dans l’étude inaboutie de ses composants matériels.

Résumons-nous : nous n’avons pas à choisir entre des principes si abstraits qu’on peut y faire rentrer après coup ce qu’on veut et des faits si étroits qu’on ne peut rien en déduire. C’est dans l’épreuve des faits que nous comprendrons les problèmes mêmes que la vie a su résoudre : dès lors notre « conscience » se fera « coextensive à la vie », comme le précisera la fin du § 8. Notre méthode marchera du même pas que son objet.

La « première ligne de fait » nous montre que la conscience n’est pas d’abord une question abstraite pour la pensée, c’est ce qui se confond avec la pensée même, dans une expérience vécue. L’expérience de quoi ? du temps. Être conscient c’est éprouver le temps. Non pas en être conscient en le concevant comme le support de toutes choses mais l’éprouver dans son être. Les § 4 à 6 rappellent cet aspect fon-damental du bergsonisme. On comprend que Bergson ne cherche pas à donner une définition abstraite, spéculative, de la conscience – ce serait contradictoire avec ce qu’il vient de soutenir – mais pourtant nous allons comprendre ce qu’elle est car c’est « une chose concrète […] présente à l’expérience de chacun de nous » (§ 4). On peut donc comprendre sans théoriser ; cela nous sera utile. L’expérience du temps ne peut être celle d’un déroulement successif, chaque instant abolissant le précédent. Ça c’est le temps abstrait, conçu, analysé comme une succession de moments « comme si le présent se réduisait à l’instant mathématique » (§ 6). Le temps réel, vécu par tous est « une certaine épaisseur de durée » dit ce même paragraphe. L’expression est très importante. Retenez bien ce qu’elle connote :une épaisseur c’est déjà un certain genre de matière, une certaine substance qui n’est plus un point mathématique insaisissable. Le texte y reviendra souvent. En attendant, cette épaisseur de durée est décrite concrètement : le temps vécu s’étire vers l’arrière, c’est la « mémoire », vers l’avant c’est l’an-

1. Cf. la Critique de la raison pure, préface de la seconde édition où Kant précise « cette critique [de la raison pure] est un traité de la méthode, et non un système de la science […]. La raison a ceci de particulier qu’elle peut et doit mesurer son pouvoir propre […], faire un dénombrement complet de toutes les façons différentes de se poser des problèmes, et se tracer ainsi tout le plan d’un système de métaphysique » (p. 45, GF, trad. Barni).

2. On retrouvera cette thèse dans la conférence suivante, « L’Âme et le Corps », où le souci des mêmes « questions vitales » est obscurci par de faux problèmes au point que, dans de telles conditions, « la philosophie ne vaut pas une heure de peine » (dernier §, p. 56, PUF).

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ticipation, « l’attention à la vie ». La conscience empiète donc sur le passé et sur l’avenir. Elle est un « pont », un « trait d’union ». Mieux : elle est constituée de passé et ce lest la rend attentive à ce qui survient. Elle a son rythme dans le temps des choses. À l’inverse, l’inconscience c’est une conscience sans mémoire et sans avenir. Ce n’est pas une absence de conscience, c’est une conscience réduite à « un esprit instantané » dit Bergson citant Leibniz3, privée de toute épaisseur, ce qui définit aussi la matière physique. En effet n’est-elle pas ce qui est voué à la dispersion, ce qui est sans unité réelle ? Ce qui est dans le temps mais qui n’est pas durée ? Ce qu’il y a de plus élémentaire dans la vie, ce n’est pas la particule, pure abstraction, c’est l’unité originale concertante qu’est un individu.

« Sur ce passé nous sommes appuyés, sur cet avenir nous sommes penchés » (§ 6). En réalité c’est donc le mouvement du temps que Bergson nous fait ici saisir. Tout se passe comme s’il était à concevoir comme une poussée, pas du tout comme une dimension dans laquelle nous nous trouverions. On comprend l’importance que va prendre la notion « d’action » (§ 5) : la conscience n’est pas d’abord faite pour réfléchir, elle est faite pour agir, elle est faite pour choisir. C’est ce que soulignera le § 10.

Le § 7 reprend la question de la méthode en lui faisant subir un nouveau développement. D’une part on pose que les êtres vivants sont des êtres conscients, ce qui est une hypothèse défendable dès lors qu’on a détaché la conscience de la pensée abstraite, d’autre part on se demande comment prouver cette hypothèse. Il n’y a pas de preuve au sens scientifique du terme : la preuve scientifique repose sur le recours à un troisième terme, de nature souvent matérielle (une observation par exemple), or ici il s’agit de chercher ce que nous pouvons avoir de commun avec les autres vivants. C’est l’épreuve du vivant qu’il faut chercher et non les preuves. Cette recherche sera « un raisonnement par analogie ». Une analogie n’est pas une comparaison directe, c’est une identité de rapport. Ici l’analogie portera sur des fonctions semblables et non sur une ressemblance extérieure. Cette dernière ne mène à rien, c’est ce que veut dire Bergson quand il nous met « au défi de prouver par expérience ou par raisonnement [qu’il est] un être conscient ». Nous en aurons seulement la quasi-certitude en nous mettant à sa place d’être agissant, en le comprenant comme nous nous comprenons. De même pour les autres vivants.

Le huitième et dernier paragraphe de cette première ligne de faits est audacieux : il détruit les sépa-rations tranchées que l’on établit au nom de principes entre les vivants, en particulier la séparation entre le règne animal et humain. De même, le dualisme traditionnel de la substance pensante et de la substance étendue est mis en cause. Après avoir fait la critique de la rigueur mathématisante des scientifiques, Bergson met en question les résultats du cartésianisme.

Ce qu’est une analogie se comprend au début de ce § 8 : on ne compare pas un cerveau et un estomac, on montre seulement que la fonction accomplie par l’un, digérer, peut se faire sans lui. Dès lors, de l’autre côté, si la conscience est liée au cerveau « il ne suit pas de là qu’un cerveau soit indispensable à la conscience ». Dans ce cas toute forme vivante peut être consciente ; bien des êtres n’ont pas de cerveau. Cela choque l’intelligence : elle veut des différences et des preuves, mais ici, comme pour le temps, nous refusons la juxtaposition d’éléments distincts, nous choisissons la continuité et l’expérience totale. Quel est le caractère de cette conscience ? d’être détachée du cerveau, mais cependant d’être liée au corps où elle cherche à se « fixer » sur des « centres nerveux ». Bergson montre que si elle n’est pas causée par la matière elle en est cependant tributaire : à une matière peu organisée, « encore indifférenciée », une « conscience […] diffuse et confuse, réduite à peu de chose ». Pas de grands esprits chez les insectes mais un degré de mémoire et d’anticipation. Dès lors une dialectique4 va s’engager entre une matière organique indispensable à la conscience mais dont elle n’est pas issue et la conscience elle-même. C’est cette hypothèse qui permettra de rendre compte de l’évolution, plus loin. Au lieu de l’expliquer par des mécanismes strictement matériels on l’expliquera par une tension an sein de la matière. Ce sera une question à examiner plus tard, et difficile de savoir si Bergson conçoit la conscience distincte de la matière (dualisme), la matière inhérente à la conscience, ou même la conscience inhérente à la matière (deux formes de monisme). Cette difficulté est déjà visible : la conscience peut se disperser dans la matière mais ne peut disparaître « être tombée à rien ». Ne faut-il pas alors supposer qu’elle est d’un tout autre ordre que la matière, inassignable, et capable de subsister sans elle ?

3. Cette conception de la matière comme de l’esprit éteint apparaît dans divers textes, par ex. dans la préface aux Nouveaux essais sur l’entendement humain ou au chapitre 27 du livre II.

4. Un terme commode pour nous, mais que Bergson récuse dans l’usage systématique qui peut en être fait à cause des illusions qu’il entraîne.

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Nous n’en sommes pas là. On remarque seulement que le titre de la conférence trouve là sa raison d’être si « en principe »,« la conscience est coextensive à la vie ».

La « deuxième ligne de faits »décrit plus concrètement comment la conscience, identifiée à la vie s’insère dans la matière de façon qu’une liberté d’action soit possible. L’analyse de Bergson n’est pas une simple description, elle cherche à montrer une tendance dans un processus. Elle commence par une interprétation du rôle du cerveau. L’essentiel est exprimé dans la dernière phrase de ce paragra-phe : « le cerveau est un organe de choix ». Un organe de choix et non pas de pensée. Nous sommes préparés à cette idée : d’une part nous avons vu qu’il pouvait y avoir de la pensée sans cerveau ((§ 8), d’autre part nous savons que la conscience ne se confond pas avec la seule pensée (§ 4). Dès lors le cerveau doit servir à autre chose. Il est rapporté au système nerveux central dont il est une évolution. Que nous montre le système nerveux : des possibilités de réaction, des réflexes (c’est l’image du piano mécanique5) ? Si le cerveau est un dispositif plus évolué il n’introduira pas pour autant de la liberté ou de la pensée dans le corps : c’est le genre d’approximation dont nous nous contentons trop facilement, non, il introduira un délai, un « détour » (le mot revient à deux reprises) en connectant des mécanismes les uns aux autres. C’est pourquoi c’est un « commutateur ». Retenez l’essentiel : une place est faite pour une action et non plus une réaction et cette « place », c’est du temps.

C’est ce que précise le § 10 : plus l’organisme est élémentaire plus la réaction l’emporte sur l’action. Une réaction, c’est peu de choses mais c’est déjà « un rudiment de choix ». Dans ce paragraphe Bergson ne parle que « de la vie animale » mais quand nous touchons la feuille d’une sensitive et qu’elle se rétracte, nous sentons bien que là aussi, entre cette plante et nous, il y a un chemin. Quand nous avons affaire à des êtres plus évolués, l’action l’emporte sur la réaction. Le cerveau est un outil, un moyen pour la conscience de s’exprimer comme possibilité de choix, il n’est pas la cause du choix. La conscience est donc en puissance partout présente mais elle n’a pas les moyens de s‘exprimer, c’est ce que laisse en suspens la fin du paragraphe et ce que nous verrons dans le § 11. Comprenons d’abord que le choix, c’est la condition de la liberté - on en reparlera - et que ce choix suppose de s’appuyer sur le passé pour se pencher vers l’avenir. Pas de liberté sans possibilité de choix, pas de choix sans temps vécu (mémoire et anticipation), pas de choix sans conscience. « La conscience retient le passé et anticipe l’avenir […] sans doute parce qu’elle est appelée à faire un choix. ». La dernière phrase du paragraphe suivant le confirmera.

Maintenant que nous avons détaché la conscience du cerveau nous sommes en droit de la supposer présente partout dans le vivant « « tous les êtres vivants, plantes et animaux, la possèdent en droit ». De ce point de vue il y a une infinité de degrés mais pas de différence de nature entre les autres vivants et nous. Nous sommes loin du cartésianisme. Dans cette analyse du vivant ne perdons pas de vue le but de Bergson, toujours le même : montrer une direction, celle du choix, bien sûr, mais pas seulement : celle de la création et celle de la liberté qui vont prendre de plus en plus d’importance. Dans notre conduite il y a une « somme plus ou moins considérable de choix, ou si vous voulez, de création »nous dit la fin du § 11. Ce paragraphe développe une nouvelle analogie : nous éprouvons en nous-même ce qu’est le rapport de la conscience et du choix dans l’expérience de la mémoire : plus il y a de mécanisme (ce qu’on répète par cœur, phrases ou gestes, habitudes), moins il y a d’invention, de choix, de vie. Il en va ainsi pour l’animal : plus il est évolué, plus il est proche de la situation de crise que comporte toujours un choix ; moins il l’est, plus il est proche de l’automatisme, de ce qu’on fait sans savoir qu’on le fait, sans y penser.

La distinction entre le monde animal et le monde végétal, telle qu’elle est exposée dans le § 12, se fait à partir du « mouvement et de l’action ». La « crise intérieure » du choix conscient (§ 11) devient analogiquement « le risque et l’aventure » de la vie animale. L’automatisme de l’habitude devient la « torpeur » de la vie végétale, avec toutes sortes de passage d’un stade à l’autre : le corail, animal et pourtant immobile, les vrilles des plantes grimpantes qui ressemblent à des tentacules animaux. Dans tous les cas cependant, de bas en haut de l’échelle des vivants, la conscience peut être postulée, à partir même de la forme la plus élémentaire, la « gelée protoplasmique » (la substance essentielle des cellules végétales ou animales), nous dit Bergson.

5. Dans Matière et Mémoire (1896) Bergson le comparera à un « bureau téléphonique central », dans la conférence L’Âme et le Corps (1912) à un « poste d’aiguillage » (on retrouvera cette image ici au § 21) : toujours des mécanismes introduisant du changement dans la répétition.

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Le § 13 élève d’un cran le niveau de l’analyse. Nous voici devant la matière et devant la vie identifiée à la conscience (de nouveau nous retrouvons la formule du § 8 : « en droit sinon en fait la conscience est coextensive à la vie »). Par souci de clarté Bergson les présente comme deux réalités différentes, et même opposées sur bien des aspects, par exemple le § 14 dira : « la matière est nécessité, la conscience est liberté », pourtant nous surmonterons cette façon de voir : reportez-vous au § 17 où Bergson dit « que ces deux existences – matière et conscience – dérivent d’une source commune, cela ne me paraît pas douteux ».

L’essentiel de ce qui caractérise la matière est là : « inertie, géométrie, nécessité ». La vie est « mouve-ment imprévisible et libre », tout cela nous le comprenons à partir des analyses précédentes. Les sciences exactes s’attacheront à l’étude de la matière, les sciences de la vie, et de la vie humaine, devront faire une place à « l’imprévisibilité » et à la « liberté ». Il n’est pas sûr d’ailleurs que cela ne soit pas contra-dictoire. Relevons de nouveau la différence de temporalité. Être attentif au vivant, c’est faire place au temps vécu, à la durée, ce qui n’est pas requis par l’étude de la matière. Pour cette dernière, l’état futur de son organisation est, en droit, prévisible à partir de calculs, « si notre science était complète et notre puissance de calculer infinie nous saurions par avance tout ce qui se passe dans l’univers6 ». Dès lors, si je puis calculer aujourd’hui la place de la planète mars dans le ciel le 15 juillet 2016, cet événement futur n’est-il pas d’une certaine manière déjà présent ? Que m’apportera l’événement réel que je ne sache déjà ? Tout est différent pour le vivant : je ne sais pas où se trouvera mon chat dans trois heures. Ce n’est pas que ce soit difficile à calculer, c’est que c’est incalculable, « imprévisible » ; « dans un monde où tout le reste est déterminé, une zone d’indétermination l’environne7 ». Cette « zone » est une inquiétude que la vie lui donne et une chance que la vie s’offre.

Relevons deux difficultés : pourquoi Bergson ne dit-il pas que la matière est avant tout divisible si la vie comme conscience est « une continuité indivisée » ? Pourquoi dit-il, par ailleurs, que « la vie s’em-ploie […] dans une durée », alors que ce qui nous est apparu dès le début c’était la conscience comme « épaisseur de durée » et non pas dans le temps (§ 6) ? Risquons deux hypothèses.

Tout d’abord dire que la matière est divisible c’est introduire une différence substantielle, donc un dualisme, entre matière et vie. Or Bergson le rejette, on l’a annoncé ; ainsi le § 14 dira que la matière « offre une certaine élasticité » pour faire place à la vie, ce qui veut dire qu’elle n’est pas d’une autre nature qu’elle. Au même endroit il parlera de la conscience et de la matière comme de « deux formes d’existence » et non comme de deux substances.

D’autre part il est probable qu’il y ait plusieurs sortes de durée, plusieurs rythmes : au § 16 Bergson parlera « par extension » de « la durée des choses ». Dès lors une durée peut être « dans » une durée. La conclusion est la même que précédemment : il n’y a pas de dualisme, seulement des différences de tension.

Le § 14 est hypothétique. Pourquoi Bergson se sent-il même tenu de préciser que nous retrouverons sa conclusion avec de « nouvelles lignes de faits qui nous les présenteront avec plus de rigueur » ? : Parce que dans ce passage on raisonne exclusivement en termes d’espace : « place, élasticité, dilater, arrondir… » Or nous l’avons vu dès le début, c’est en termes de temps qu’on pensera précisément. L’évocation spatiale est métaphorique. Retenons-en l’essentiel : c’est bien à une dialectique que nous avons affaire entre conscience et matière ou entre liberté et nécessité. Ce n’est pas à un affrontement où chaque terme nie l’autre. Dans une dialectique l’opposition est l’occasion d’un dépassement ; l’obs-tacle devient un moyen.

La preuve en est donnée au § 15. Ce paragraphe montre la dialectique entre nécessité et liberté du point de vue de l’évolution. Le § 16 fera de même mais à l’intérieur de chaque vivant. Ici nous voyons de façon imagée la chaîne des êtres agencée de façon à permettre le mouvement et la liberté. La matière qui est nécessité et répétition est convertie par la série des vivants en « explosif » pour une action libre et imprévisible. Les êtres les plus proches de la matière végètent et servent d’aliments pour une action fulgurante mais ponctuelle. Dans d’autres textes Bergson reprendra cette idée en montrant le

6. Allusion au « démon de Laplace » : cet astronome (1749-1827) supposa qu’un esprit doué d’une puissance de calcul infinie (le démon) serait capable, à partir de la connaissance complète d’un état présent, de calculer, et donc de prévoir, son état futur. Cela s’applique assez bien aux phénomènes astronomiques.

7. Dans L’Évolution créatrice (1907), Bergson a dit ; « le rôle de la vie est d’insérer de l’indéterminé dans la matière » (PUF, p. 127).

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demi-sommeil ou la demi-veille des herbivores, que leur torpeur rapproche du monde végétal, et l’action violente, paroxystique mais fugace, de leurs prédateurs. En quelques minutes la matière a été convertie en action, en « énergie de mouvement », « l’accumulation graduelle » en « dépense brusque ». De nouveau on voit que la liberté n’est qu’en apparence le contraire de la nécessité ; en réalité ce sont les mêmes données mais agencées autrement.

La « troisième ligne de faits » qui occupe le § 16 est consacrée au même processus, mais du côté de la perception et déjà tournée vers « l’homme d’action » qui sera privilégié par la fin de la conférence. Action ou perception « dans les deux cas la conscience nous apparaît comme une force qui s’insére-rait dans la matière pour s’emparer d’elle et la tourner à son profit ». Cependant il y a une différence essentielle entre les deux « méthodes », que Bergson précise quelques lignes plus loin : l’une procède par une « action explosive », l’autre par une « contraction ».

Allons plus loin : que peuvent bien avoir de commun le coup d’œil de l’homme d’action, le regard jeté par l’homme ordinaire, sans métaphore (« quand j’ouvre les yeux pour les refermer aussitôt »), et le prédateur qui bondit sur sa proie ? On répond facilement : la fulgurance, l’instantanéité - mais pas de n’importe quel type car il y a deux instantanéités : la pure seconde qui passe, quantité infime, et l’instant qui condense, qui « contracte » ce qui a précédé dans une qualité, une tonalité particulière ou dans une « explosion ». Mais tout de même, qu’ont en commun ces trois contractions, si hétéro-gènes ? L’une est précédée par la chaîne alimentaire, l’autre par l’expérience vécue, la troisième, la vision, par ce qu’il y a à voir. Quel rapport ! Une seule réponse possible : du temps, de la durée. Cela paraît surprenant parce que nous aurions tendance à répondre : de la matière. Et à cette matière nous ajouterions, on ne sait trop comment, le miracle de la perception, de l’intelligence, de l’action. Il n’en va pas ainsi. Ou alors c’est acceptable mais à la condition absolue de bien comprendre ce que l’on a dit à plusieurs reprises à propos de la matière : elle n’est pas une autre substance. La matière n’est pas quelque chose de complètement différent de la conscience, de la vie. Elle est seulement la même chose que la vie ou que la conscience mais dispersée, sans unité, sans mémoire. Et c’est seulement parce qu’elle n’est pas radicalement différente que la vie peut s’en « emparer », s’y « insérer », la « dominer », bref, la « contracter ». Tout ceci serait inconcevable autrement. À cet instant, si original, si personnel, Bergson apparaît comme le plus rigoureux des penseurs. Notez les expressions du texte : voici que nous comprenons ce que peut signifier « la durée des choses » (deux occurrences) et notre « durée propre » ou la différence qu’il y a entre des « tensions de durée ». Il s’agit de montrer que le monde est fait d’une même pâte, plus ou moins épaisse, plus ou moins contractée, plus ou moins dispersée : du temps, et du temps réel, pas le temps abstrait des montres, donc de la durée. On notera aussi la difficulté qu’il y a à se représenter cela ; nous pensons toujours en termes d’espace, comme le montre notre image, ce qui nous égare.

Appliquons cela à ce qui est le plus difficile dans ce passage : le phénomène de la perception, et de la perception visuelle en particulier. Notons d’abord le caractère extraordinaire de cet événement si simple : qu’y a-t-il de commun entre mon œil et ce que je vois ? Que signifie le fait d’être sensible à quelque chose ? Un œil n’est pas une caméra ; il partage quelque chose avec ce qui est devant lui. C’est pourquoi voir, c’est toujours être concerné par ce qu’on voit. Notre œil n’est jamais un « objectif ». Quelle est cette communauté ? De la durée. Il faut comprendre que la matière vue est la forme le plus dispersée de la durée : notre regard « embrasse des milliers et des milliers d’ébranlements qui sont successifs et dont le premier apparaîtrait au dernier[…] comme un passé infiniment lointain ». « Successifs » et non simultanés. Ce qui est simultané c’est le coup d’œil qui condense en un instant une « histoire » qui, sans lui, serait dispersion informe. Il y a « une telle différence de tension que d’innombrables instants du monde matériel [peuvent] tenir dans un instant unique de la vie consciente ».

Le texte va alors prendre une nouvelle dimension en se situant « au point où ces diverses lignes de faits convergent » (§ 17) car à la description du passage de la « gelée protoplasmique » au végétal puis à l’animal va succéder la description de l’homme. Nous n’oublierons pas, ce faisant, ce que nous avons dit des processus internes à la matière vivante : perception, action, etc.

Deux concepts structurent ce passage : répétition et création. La matière, livrée à elle-même est consti-tuée « d’instants » (on ne saurait être plus clair : vous remarquerez qu’à aucun moment dans le texte Bergson ne désigne la matière comme constituée de particules, de grains de matière pure comme des atomes, mais toujours à partir du temps. Ne concevoir la matière que spatialement est une pente contre laquelle il faut toujours lutter). Ces instants se succèdent (il y a un « pont » minimal entre eux),

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on a vu pourquoi (« l’élasticité », § 14). Cette succession n’apporte rien : « chaque instant pouvant se déduire du précédent et n’ajoutant rien alors à ce qu’il y avait déjà dans le monde ». En revanche la conscience est créatrice, inventrice de formes ; Bergson va même jusqu’à la comparer à une « plante magique qui réinventerait à tout moment sa forme ». S’il faut filer la métaphore vous noterez que cette plante se conçoit enracinée, jusqu’à s’y confondre, dans un sol constitué de matérialité. L’important n’est pas l’image mais la définition réciproque de la matière et de la conscience dans cette assertion : « la conscience est de l’action qui sans cesse se crée et s’enrichit tandis que la matière est de l’action qui se défait ou qui s’use », réfutation explicite du dualisme, qui implique dans la suivante que « ni la matière ni la conscience ne s’expliquent par elles-mêmes ».

La première assertion souligne que matière et conscience ne sont pas deux substances opposées mais deux mouvements inverses, ce que nous avons déjà eu l’occasion d’apprécier. Dans L’Évolution créatrice Bergson choisira d’autres images8 (tout en rappelant à leur propos ce qu’on a vu : elles sont toujours plus ou moins spatiales, donc inappropriées) ; l’une d’entre elles nous montre un jet de vapeur mon-tant sous la pression qui retombe en gouttelettes. On comprend que c’est la même réalité qui est d’un côté puissance de l’autre retombée. Quelle est cette réalité dont la matière et la conscience sont des expressions divergentes et liées ? Indépendamment de l’allusion à L’Évolution créatrice publiée quatre ans plus tôt, nous pouvons penser que cette unité n’est pas la vie des vitalistes9 car la vie est justement l’expression de cette tension et en est la série des solutions : c’est pourquoi elle sera « évolution ». Ce ne peut être la seule conscience car, dans ce cas, un des deux termes serait privilégié. C’est pourtant quelque chose qui a à voir avec une « conscience créatrice », quelque chose qui est à la fois la raison d’être de la matière et l’expérience intérieure de la conscience. Un élan bien sûr, on le verra au para-graphe suivant, mais ce terme ne fait saisir que l’idée de mouvement. Il serait plus juste de parler de nouveau de la durée comme puissance spirituelle. Comme de surcroît le texte insiste sur sa dimension créatrice, qu’elle est source de tout ce qui est, on se dit qu’elle peut être le guide d’une expérience religieuse. Notons les termes qu’emploiera plus loin Bergson pour la désigner : « force spirituelle », « esprit » (§ 21). N’oublions pas que l’ensemble du recueil s’appelle L’Énergie spirituelle.

Comme toujours dans ce texte Bergson s’appuie sur les acquis de la science, ici l’évolution des espèces. N’oublions pas le dédicataire de cette conférence. Dans le § 18, ce que veut retenir Bergson des théo-ries de l’évolution, c’est d’une part, justement, l’idée d’évolution, à ses yeux capitale et, d’autre part, les interruptions de celle-ci. Allons à l’essentiel : l’évolution des espèces est une preuve convaincante de l’existence d’un « élan », que Bergson relève partout à l’œuvre, en particulier en l’homme comme nous le verrons. Avant d’en venir là notons deux choses, l’une concernant la forme même de cet élan, l’autre la méthode qui l’appréhende.

L’élan est présent mais n’est pas toujours vainqueur ; bien des formes vivantes représentent des arrêts de l‘évolution, pensons par exemple aux sauriens ou aux squales, à « telle forme vivante […] qui se rencontrait dès les temps les plus reculés de l’ère paléozoïque10 ». Certes ce sont des formes qui vivent et se reproduisent, mais le mouvement qui les porte est un mouvement sur place, qui ne mène vers rien, exactement comme un tourbillon.

Ceci nous fait réfléchir à la méthode de ces sciences et à leurs limites. Elles doivent s’appuyer sur ces fossiles, ces traces matérielles de l’évolution, mais n’est-ce pas d’emblée manquer l’essentiel ? Ce qui importe à Bergson, c’est ce qu’on ne voit pas, ce qui est « entre » les étapes de l’évolution, l’élan lui-même.

Quoi qu’il en soit de ces limites nous constatons partout un élan « une poussée intérieure », « inté-rieure » car elle est la racine même des vivants, elle ne s’y applique pas comme s’applique une force physique à des objets (la gravité par exemple). Ici Bergson développe deux thèmes importants. Le premier est que « l’évolution créatrice » (l’expression n’apparaîtra qu’au § 27 mais l’idée est là) est à comprendre comme un buissonnement. Il y a des lignes d’évolution et celles-ci coexistent. Souvenons-nous de ce que nous avons dit au début ; le texte est fidèle jusque dans son allure à cette thèse, car son

8. L’Évolution créatrice, p. 229, PUF.9. Le vitalisme croit à l’existence d’un « principe vital » qui expliquerait les phénomènes biologiques. Développé dans certains milieux,

surtout médicaux, au XVIIIe siècle.10. Relative aux fossiles les plus anciens.

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mouvement n’est pas linéaire : on passe fréquemment d’une ligne à l’autre. La vie n’a pas voulu l’homme comme son apothéose, même s’il se trouve, comme on le verra, qu’elle réussit bien avec lui. En tout cas d’autres solutions sont, ou étaient, possibles. Le deuxième thème traite du destin des arthropodes et des vertébrés11 et de l’instinct et de l’intelligence. À côté de ces succès différents, certaines solutions sont des impasses où l’élan « s’est arrêté net ». Les végétaux en sont un bon exemple. Nous aurons l’occasion, au paragraphe 26, de rendre compte de ce qui distingue qualitativement ces succès. Pour le moment il faut bien comprendre que si l’instinct caractérise les insectes, pour simplifier, et si l’intelligence les hommes, il ne faut pas, conformément à l’hypothèse du buissonnement, les disposer successivement, l’intelligence étant alors un développement de l’instinct. C’est inexact et anthropocentrique. L’instinct et l’intelligence sont deux solutions différentes et « également élégantes » dira L’Évolution créatrice, pour résoudre les problèmes de toute existence. Dans ce texte Bergson précisera que l’instinct trouve ce qu’il ne cherche pas, tandis que l’intelligence cherche ce qu’elle ne peut trouver12, la différence concrète tournant autour de la notion d’outil.

On a dit qu’il ne fallait pas concevoir l’homme comme la fin exclusive de la nature mais il présente le grand intérêt d’être fidèle à l’élan créateur. C’est ce que va esquisser ce § 20 : « avec l’homme seulement, un saut brusque s’accomplit, la chaîne se brise ». Il faut comprendre ici que tous les efforts de l’élan, toutes les manifestations de la vie sont confrontées au même problème : vaincre l’inertie de la matière - ce problème que nous avons relevé dès le début - la tendance qu’elle a à disperser tout effort, à entraîner la conscience dans l’amnésie de ce qui est sans unité. Ce passage nous montre qu’il n’y a de victoire que pour autant que la conscience utilise la matière contre elle-même, pour en faire « quoiqu’elle soit nécessité elle-même, un instrument de liberté ». Nous retrouvons ici la dialectique de l’obstacle devenu moyen que nous avons rencontrée aux § 15 et 16 à propos de « l’explosif » et de « l’étincelle ». Le cerveau est ce moyen : son rôle n’est pas de produire la conscience, on l’a vu, mais « d’opposer à toute habitude une autre habitude ». Il est en effet la possibilité offerte d’apprendre des automatismes, au lieu de les trouver tout faits, comme dans le cas des réflexes. Pensons à la conduite d’une voiture ou à la lecture. Ces automatismes entraînent une émancipation, non pas en eux-mêmes, mais parce qu’ils nous délivrent de ce que la matière nous impose. Grâce au cerveau notre liberté devient effective, même si elle n’est que conditionnelle. La « chaîne », celle de la matérialité, « se brise » et cette conscience libérée, donc plus consciente d’elle-même sera nécessairement une conscience individuelle.

À l’inverse la matière vainc certaines espèces vivantes, quand l’automatisme ne triomphe pas de l’auto-matisme. Alors la conscience s’endort dans l’inconscience, dans l’activité machinale ou dans la forme stéréotypée. Les belles formes des coquillages ou des végétaux sont simultanément des réussites et des échecs, des réussites parce qu’elles témoignent d’un élan créateur, des échecs car il est noyé une fois pour toutes dans la répétition.

Ce n’est donc pas la chaîne des éléments physico-chimiques de la matière vivante qui est l’essentiel. Le § 21 insiste sur une chose : en ce domaine l’élément capital n’est pas l’idée d’organisation, mais celle d’évolution. On peut « imiter certains caractères de la matière vivante » en organisant convenablement la matière dans des laboratoires mais il manquera l’essentiel : l’invention qui est le trait le plus frappant des phénomènes vivants. Cette invention semble être à l’œuvre partout dans la diversité des espèces, comme si « une force » s’engageait dans la matière pour « s’y frayer un passage souterrain ». Cette force est « spirituelle », une tension visible sous de multiples formes : « la multiplication dans l’espace » et la « complication dans le temps des espèces » est ce qui saute aux yeux quand nous considérons la conquête de tous les territoires terrestres et marins par les formes de vie les plus surprenantes, comme si une ambition était à l’œuvre. « Force spirituelle » ou « esprit ». Nous allons mieux comprendre sa nature par la suite. Évitons de nouveau de considérer cette énergie comme une force séparée de son expression matérielle ; nous reviendrions alors à un dualisme que le texte dément. Dans sa partie finale, le paragraphe met l’accent sur la dimension humaine du phénomène. Cette force inventive deviendra « l’amour et l’ambition », à l’œuvre à partir du § 23.

Le § 22 revient lui, une dernière fois, sur la dialectique dont nous avons déjà parlé mais en insistant sur « l’esprit » plutôt que sur la conscience. La conscience est un terme générique, on l’a vu, « l’esprit » est une notion qui nous est plus familière, plus proche de notre expérience d’êtres pensants. C’est dans la sphère de l’homme que nous allons nous placer. Bergson nous montre à l’œuvre cette « force spirituelle »

11. Aujourd’hui on dirait les amniotes (oiseaux, reptiles, mammifères) et les arthropodes (crustacés, reptiles, arachnides).12. Sur l’instinct et l’intelligence, voir L’Évolution créatrice, p. 141 sqq., PUF.

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dans le langage. C’est un registre qu’il développe souvent13. Le processus est le même : la pensée est, comme la durée, une « continuité » (voir le § 13 sur «la « continuité indivisée »). Elle ne peut exister concrètement qu’incarnée dans des mots : « pour que la pensée devienne distincte, il faut bien qu’elle s’éparpille en mots ». Exactement comme pour les gouttelettes de vapeur dont on parlait plus haut, les mots sont la retombée de la pensée : une direction contraire et une communauté. D’un côté nous avons la création, l’invention, de l’autre la matière des mots qui « distingue, sépare, résout en individualités […] des tendances jadis confondues dans l’élan originel de la vie ». Ne soyons cependant pas dupes de cette dispersion dans des mots. Ils ne peuvent être entièrement séparés et isolés (rappelons ce que nous avons vu à propos de la conscience qui « s’insérait » dans la matière, § 14) comme le seraient des atomes. Ils sont un autre état de la pensée, c’est pourquoi « la matière (ici des mots) est à la fois l’obstacle, l’instrument et le stimulant » de l’esprit. S’ils étaient d’une toute autre nature ils ne seraient qu’obstacles radicalement hétérogènes, et ne se plieraient que très peu, ou pas du tout, à la poussée de l’esprit. Plus généralement nous avons ici l‘exemple d’une « chaîne brisée », d’une liberté conquise par l’homme, seul vivant capable d’un langage articulé.

Menant de front l’analyse du langage et celle des formes vivantes qui sont si proches – ne parle-t-on pas d’un langage de la nature ? – Bergson souligne l’essentiel : « l’effort est pénible mais […] grâce à lui, on a titré de soi plus qu’il n’y avait » ; cela a deux implications. La première, explicite, nous mon-trera que toute création est une fidélité à l’élan qui traverse le monde. Nous verrons qu’il n’y a pas que l’artiste qui soit créateur. La deuxième est plus subtile : elle nous dit qu’il y a davantage dans l’œuvre que dans les matériaux de l’œuvre. Quelque chose de nouveau est apparu qui en fait le prix. C’est donc que le tout n’est pas égal à la somme des parties mais lui est supérieur. Dès lors la flèche du temps est orientée vers un accroissement constant. Cela a une conséquence méthodologique frappante : quand on explique un processus par ses matériaux, par exemple l’évolution à partir de restes fossiles, une création à partir des événements vécus par l’artiste, on prétend reconstituer une œuvre à partir de ses éléments. Or c’est erroné ; à chaque fois on manque l’essentiel : l’invention. Cette fausse méthode contribuera à l’illusion de la reconstruction a posteriori (voir le § 3).

Bergson trouve une confirmation de cette interprétation dans le sentiment de la joie : « la joie annonce que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain […] : toute grande joie a un accent triomphal ». C’est cette « nouvelle ligne de faits », la quatrième, que développe ce § 23. Les exemples parlent d’eux-mêmes : introduire du nouveau, « tirer de soi plus qu’il n’y avait » (§ 22), fait naître la joie14. Techniquement, rele-vons la différence conceptuelle entre trois synonymes. Le « plaisir, […] artifice imaginé par la nature », qui n’est que le rétablissement d’une égalité entre un manque et sa satisfaction : avoir soif et boire. La joie vaniteuse, suspendue à l’approbation des autres, qui est une conscience de son insuffisance créa-trice : « on tient […] aux honneurs dans l’exacte mesure où l’on n’a pas réussi » ; c’est aussi une forme d‘égalité : telle action et telle médaille. La vraie joie enfin, qui m’exalte parce que je me suis haussé au-dessus de moi-même. Une jeune mère n’a pas besoin d’être félicitée pour être heureuse. Au-delà de ces concepts une idée : au lieu de penser que le passé est le lieu du bonheur, que ce qui change ne change que pour se dégrader, Bergson fait ici l’apologie du devenir. Le changement créatif est source de joie. Nous sommes loin de tout sentiment nostalgique. « Le triomphe de la vie est la création ».

Le paragraphe 24 nous met en garde contre une identification trop poussée entre l’art et la nature, qui nous ferait considérer « la nature […] comme une grande œuvre d’art ». C’est que l’œuvre trouve rapidement ses limites ses « haltes », son « piétinement sur place ». Or ce que nous cherchons c’est l’élan ininterrompu, et non pas « la fin15 de la glissade », fût-elle gracieuse. Réfléchissons : que signifie dans une œuvre cette forme d’échec ? Elle est paradoxale : c’est la réussite de l’œuvre, sa beauté. En effet cette dernière est un équilibre, une harmonie ; mais justement, ce que nous cherchons c’est un mouvement, pas un équilibre. Pensons aussi à la question du style d’un artiste, que l’on peut souvent facilement identifier. C’est ce qui définit son travail mais aussi ce qui le limite : le style c’est la répétition, la reprise d’une même manière à propos de sujets différents. C’est une invention qui a eu lieu mais qui, désormais, n’a plus lieu. Elle est simulée.

13. Par ex. dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 123, PUF.14. Cela n’est pas sans rappeler le thème spinoziste de la joie comme « augmentation de la puissance d’agir » (Éthique IV, prop. 41).15. Nous soulignons.

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Ce qui, en revanche, se montrera fidèle à l’élan créateur, c’est ce qui transmet l’élan, et non pas ce qui l’achève : « la grande réussite de la vie » apparaît dans ces circonstances où s’allument « des foyers de générosité ». Il s’agit toujours de se « hausser au-dessus de soi-même »(§ 22), ou d’être haussé. Ce paragraphe 25 pose au-delà de cette remarque générale de difficiles questions. Deux en particulier : pourquoi Bergson semble-t-il identifier le « moraliste » avec « l’héroïsme des grands hommes de bien » ? Que signifie « l’acte d’intuition »auquel il nous convie ?

Le moraliste n’est pas le moralisateur ni celui qui se contente d’une morale formelle, qui réfléchirait sur la manière de déterminer ce qu’on doit se prescrire16, c’est celui qui communique un élan. Ce qui suppose que la morale n’est pas la négation de la vie, contrairement à bien des préjugés, mais son accentuation vers le meilleur, son élévation. Dès lors ce n’est pas le devoir qui la résume, c’est la « générosité » et pour tout dire, l’amour. Mais quel genre d’amour ? Celui qui s’est fait exemplaire, communicatif, fédérateur, donc celui des héros moraux : les saints, mais aussi bien le Christ17 lui-même. Ce n’est pas dit, mais on peut le supposer.

La question de l’intuition est évoquée pour la première et unique fois dans le texte. Disons qu’elle a une grande importance en général pour caractériser la méthode bergsonienne. Elle se définit comme coïncidence entre le sujet connaissant et l’objet connu, à la différence du raisonnement discursif. Elle apparaît comme une sympathie au sens étymologique : un « éprouver » commun. Le texte nous dit d’ailleurs « tâchons d’éprouver sympathiquement ce qu’ils [les hommes de bien] éprouvent ». Or cette épreuve plutôt que des preuves, c’est ce que nous avons valorisé dès le début de cette conférence, au § 7. Que pouvons-nous éprouver, en tant que sujets, qui nous soit commun avec l’objet ? L’élan créateur18, « principe même de la vie », « impulsion venue du fond ».

Avant de conclure son texte par l’évocation de l’ultime direction à laquelle mènent ces lignes de faits, et qui ne concerne que l’homme, Bergson revient sur le mouvement général qui anime la nature toute entière. Nous sommes à même de comprendre ce va-et-vient désormais, puisqu’il s’agit partout de degrés de tension divers d’un même « élan vital », d’une même durée. Ici, dans le § 26, Bergson nous livre un bref aperçu social et politique de ses thèses. Quelles différences y a-t-il entre des sociétés humaines et des sociétés animales ? La vie s’est scindée en grands courants, nous l’avons vu (§ 19). Ces deux courants donnent lieu à un effort, partout le même, pour assurer la possibilité du choix, de l’ouverture à l’imprévu, gage de liberté (voir § 10 et 11). Mais ces deux courants n’ont pas le même succès. Du côté des formes de vie végétale l’inventivité est vaincue, la répétition l’emporte sur l’innovation, la matière « endort » le courant de conscience dans des « automatismes ». Bergson parle à ce propos de « formes », qui « sont de « véritables œuvres d’art ». Nous avons vu la limite que représentait ces belles réussites (§ 20). Du côté des arthropodes, des insectes en particulier, règne le degré minimal de l’invention : l’instinct. Du côté des vertébrés, de l’homme en particulier, règne un degré plus élevé d’invention, l’intelligence ; cela nous le savons. Bergson va ici reprendre le thème abordé au § 19 en lui donnant sa conclusion.

Les sociétés animales sont prises dans une sorte de mouvement sur place, un tourbillon où la répétition prévaut, comme un « somnambulisme ». Il suffit de penser à l’inflexibilité de l’organisation des ruches (les insectes « hyménoptères » du texte). Il n’y a pas de vie politique parce qu’il n’y a pas de liberté et il n’y a pas de liberté parce qu’il n’y a pas d’individus créateurs à la conscience vigile. Seule règne la collectivité, c’est-à-dire ce qui fait ressembler le vivant à un système physique soumis à des lois physiques. Cette société « ne peut subsister que si elle se subordonne l’individu ».

Ce qui fait le « succès relativement complet » (§ 19) de l’intelligence humaine à l’œuvre dans la vie sociale est qu’elle cherche à se dégager sans cesse de l’inertie des choses, en participant à l’élan initial. Cela s’appelle la vie politique. Elle n’existe que sous la forme de l’affrontement des individus ou des groupes dans des sociétés « en lutte avec elles-mêmes et en guerre les unes avec les autres ». Cette lutte n’est pas seulement négative ; elle est conforme à l’effort que nous devons faire contre nous-mêmes, contre nos habitudes, pour nous montrer propagateurs de l’élan. Bergson croit apercevoir deux buts successifs pour ces sociétés humaines : l’adhésion à notre collectivité, patriotisme ou nationalisme,

16. De nouveau Bergson s’éloigne du kantisme.17. Rappelons que Bergson fut tenté de se convertir au christianisme.18. Dans La Pensée et le Mouvant (« Introduction à la métaphysique », 1903), Bergson a précisé ce qu’était l’intuition qui atteint un

« absolu », en « s’installant dans le mouvant et en adoptant la vie même des choses » (p. 216, PUF).

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l’adhésion à une « société plus vaste » qui serait le cosmopolitisme. Il est permis d’avoir quelques doutes sur cette progressivité car le cosmopolitisme ici rêvé ne suppose-t-il pas avant tout une rupture totale avec ce qui précède, individualisme et nationalisme, sans être en aucune façon leur prolongement ? Il semble que la rupture soit plus marquée entre ces différentes étapes de la vie politique qu’entre les sociétés d’insectes et les nôtres.

Le dernier paragraphe risque des hypothèses encore plus problématiques, mais l’auteur l’assume plei-nement : « nous étions dans la région du probable, nous voici dans celle du possible ». Nous revenons à l’homme et à la ligne de faits qui est la sienne. L’intention de Bergson est de nous montrer que, dès lors que nous avons abandonné la perspective matérialiste usuelle, nous pouvons admettre une vie de la conscience détachée des contingences qui sont les nôtres : « s’il y a pour les consciences un au-delà, je ne vois pas pourquoi nous ne découvririons pas le moyen de l’explorer ». Il n’en dira pas davantage sur cet au-delà de la vie terrestre, sur une possibilité encore offerte à l’homme de s’élever au-dessus de lui-même par une « conservation » et une « intensification » de sa personnalité après la « désinté-gration du corps ». Relevons qu’il ne dit pas « la mort », ce qui laisse supposer une vie éternelle sous d’autres formes inconnues, qui font penser à une vie ultra-humaine plus que surhumaine. Ce sont des hypothèses. Le texte s’achève sur une allusion à Auguste Comte qui, en tant que positiviste refusant les spéculations métaphysiques et tout ce qui prétendait s’élever au-delà des faits et leur description rigoureuse, s’est vu contesté par le mouvement même de la science qu’il exaltait. Ce qui signifie que la connaissance scientifique pourrait rejoindre un jour les spéculations de Bergson.

Nous n’en sommes pas là. À notre niveau il nous suffira de garder à l’esprit l’essentiel de ce que nous avons vu et que Bergson rappelle : la conscience – c’est de sa description que nous sommes partis, c’est elle que nous retrouvons pour finir – ne s’explique pas par la matière : mémoire et anticipation instrumentalisent le cerveau mais ne s’expliquent pas par lui. Il « n’emmagasine pas des souvenirs » - la conscience « est » ces souvenirs en tant que durée ; il ne produit pas la pensée car la conscience est cet effort même : en tant qu’elle est tournée vers l’avenir, elle est sans cesse à l’œuvre. Le cerveau n’est là que pour faciliter cette tendance constante à l’émancipation en contrôlant le corps, en orientant la matière dans la direction de l’effort par des « habitudes motrices ». D’autres solutions sont possibles dont le cerveau est absent. Il se trouve seulement qu’il offre une solution intéressante. Bien sûr nous savons que l’habitude peut triompher de l’élan mais il n’en demeure pas moins que, puisque l’élan doit s’incarner, il recourra à des «habitudes motrices». Nous voyons ici une dernière fois la manière de procéder de Bergson qui sans cesse souligne des dichotomies : intuition et méthode discursive, conscience et cerveau, durée vécue et temps abstrait, élan et matière, individu et société, création et répétition… mais qui nous fait découvrir chaque fois, derrière ces divisions nécessaires à la pensée, l’unité d’un élan, un mouvement ascensionnel qui réconcilie ce que nous séparons. ■

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