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description

À l’heure où le premier volet de l’adaptation filmée du Hobbit confère à l’imagerie tolkienienne un surcroît de popularité, il semble essentiel de revenir aux textes : c’est dans ces pages que se trouvent les vrais trésors et la magie première.

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Grand entretien toni morrison « tout art véritable est politique »

www.magazine-litteraire.com - Janvier 2013

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Tolkien La fabrique d’un monde

enquête sur Les « Gender studies »

3:HIKMKE=^U[UU\:?a@p@m@h@a;M 02049 - 527 - F: 6,00 E

3 Éditorial

Janvier 2013 | 527 | Le Magazine Littéraire

Édité par Sophia Publications74, avenue du Maine, 75014 Paris.Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94Courriel : [email protected] : www.magazine-litteraire.com

Service abonnements

Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 route des boulangers 78926 Yvelines cedex 9Tél. - France : 01 55 56 71 25Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25Courriel : [email protected] France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €.Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter.

Rédaction

Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom.

Directeur de la rédactionJoseph Macé-Scaron (13 85)[email protected]édacteur en chef Laurent Nunez (10 70) [email protected]édacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) [email protected] de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) [email protected] artistique Blandine Scart Perrois (13 89) [email protected] photo Michel Bénichou (13 90) [email protected]édactrice Enrica Sartori (13 95) [email protected] Valérie Cabridens (13 88)[email protected] Christophe Perrusson (13 78)Directrice administrative et financièreDounia Ammor (13 73)Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49)

Marketing directGestion : Isabelle Parez (13 60) [email protected] : Anne Alloueteau (54 50)

Vente et promotionDirectrice : Évelyne Miont (13 80) [email protected] messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74)Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31

PublicitéDirectrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96)Publicité littéraire Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) [email protected]é culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) [email protected] communication Elodie Dantard (54 55)

Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) [email protected]

Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie.

Commission paritairen° 0415 K 79505. ISSN- : 0024-9807

Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus.Copyright © Magazine LittéraireLe Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 115 500 euros.

Président-directeur général et directeur de la publicationPhilippe ClergetDépôt légal : à parution

Par Joseph Macé-Scaron

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O n oublie trop souvent que le xviie siè-cle, derrière ses imposants ordon-nancements, fut aussi le règne de la fantaisie, de la nouveauté et du bur-lesque. Dix-septiémiste et romancier,

Jean-Paul Desprat nous le rappelle dans son Diction-naire des curiosités (1). Quel bouillonnement ! Com-bien de rus souterrains parcourent ce Grand Siècle dont certains nourriront le fleuve révolutionnaire. L’Académie putéane, ou cabinet Dupuy, ouvre le bal. Elle rassemblait des politiques mais aussi le futur car-dinal de Retz et même le jeune Bos-suet. Libertinage érudit ? Les invités dans l’hôtel de Thou, à Paris, consti-tuaient surtout un concert d’esprits déniaisés. L’ouvrage se termine par l’entrée « Vocabulaire précieux ». Le lecteur est invité, cette fois, chez Mme de Lafayette ou Mlle de Scudéry. Saint-Simon en parle comme d’« académie de galanterie, de vertu et de science ». Ce babil qu’un Saint-Évremond trouve « ridicule » est juste en train de faire sauter le corset de la langue sous couvert d’une affectation délicate.

D iderot et les encyclopédistes ne désignaient Versailles que par la méprisante expression « à quatre lieux d’ici », apprend-on chez Des-

prat. Diderot, qui « poursuit avec nous une conver-sation qui n’a pas de fin », comme le montre Jean-Claude Bonnet, qui vient de rééditer sa promenade buissonnière avec l’écrivain, publiée la première fois en 1984 (2). Vingt-huit ans après, Bonnet nous pro-pose une lecture accompagnée de l’œuvre, mais éclai-rée à la lueur des innombrables travaux sur l’auteur de La Religieuse. Quel contraste avec cette époque où Diderot était revisité par Jacques Derrida ou Claude Lévi-Strauss comme un maître de l’émancipa-tion et de la déconstruction ! On mesure le chemin parcouru, mais dans quel sens ? Bonnet a intégré dans ses Promenades une marche avec Jean Starobinski, qui vient de publier Diderot, un diable de ramage chez Gallimard, un ensemble de dix-huit études sur le philosophe. Libertin, Diderot ? Il demeure, d’abord et avant tout, pour Starobinski, « une conscience en mouvement ».Nous recevons au Magazine Littéraire des centaines d’ouvrages chaque mois. Impossible de les recenser

tous. Parfois, le hasard nous conduit à en reprendre un qui a échappé à notre sélec-tion. C’est le cas d’un pre-mier roman – récit ? – de Fabien Béhar qui vient de paraître à La Musardine (3). À première vue, ni la cou-verture – une sorte de tableau à la craie – ni le titre, Fuck Buddies, ne retiennent notre attention. Le texte est publié à La Musardine, une maison d’édition érotique qui est aussi une librairie de Paris où l’on trouve de tout, y compris des œuvres de

Jean-Jacques Pauvert et d’Éric Jourdan. Fuck Bud-dies, désignant les amants de passage, nous raconte le libertinage vagabond de l’auteur, comédien et dra-maturge, du début des années 1980 à la fin des années 2000. Ce n’est pas un document sociolo-gique, tout est soumis ici au hasard, au subjectif. Ce n’est pas un livre érotique, au sens strict du terme, puisqu’il n’y règne aucun désir de titiller le lecteur. Pas de signes de prouesse non plus, puisque Fabien Béhar ne masque pas ses ratages, ses doutes, ses faiblesses.

E n fait, ce texte fait très exactement penser à Tricks de Renaud Camus. Dans la forme aussi : il s’agit de courts portraits, des ren-

contres et des étreintes fugitives. C’est le recueil des désirs inaboutis, la description du passage et de l’anonymat à travers des situations et des êtres qui nous marqueront davantage que bien d’autres ren-contres. Et l’on retrouve dans ce Fuck Buddies ce que Roland Barthes relevait dans Tricks : « Cette éthique est celle de la Bienveillance, qui est sûrement la vertu la plus contraire à la chasse amoureuse, et donc la plus rare. » [email protected](1) La France du Grand Siècle. Dictionnaire de curiosités, Jean-Paul Desprat, éd. Tallandier, 286 p., 17,90 €.(2) Diderot. Promenades dans l’œuvre, Jean-Claude Bonnet, éd. Le Livre de poche, 432 p., 6,75 €.(3) Fuck Buddies et autres corps anonymes, Fabien Béhar, éd. La Musardine, 186 p., 16 €.

Le libertinage, cela n’existe pas

Libertin, Diderot ? Pour Jean Starobinski, il est avant tout une « conscience en mouvement ».

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Janvier 2013 | 527 | Le Magazine Littéraire

En complément du dossierLe système des arts selon Tolkien, par Alexis Brocas.

Retour sur scèneChaque mois, le compte rendu d’un nouveau spectacle par Christophe Bident, notre spécialiste du théâtre.

Dans le goulag nord-coréenLa version intégrale de notre entretien (p. 23), avec Blaine Harden, lauréat du grand prix de la biographie politique pour son livre Rescapé du camp 14.

Le cercle critiqueDes articles inédits, exclusivement en ligne.Su

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n° 527 Janvier 2013Sommaire

84448 Perspectives :� La guerre des « genres » Dossier :� J. R. R. Tolkien Grand entretien :� Toni Morrison

Abonnez-vous page 89

Ce numéro comporte 3 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur les exemplaires kiosque de Suisse et Belgique et 1 encart RDE sur une sélection d’abonnés.

Le feuilleton de Charles Dantzig.

3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs

Perspectives 8 La guerre des « genres » pages coordonnées par Patrice Bollon 10 La biologie et le sexe des anges,

par Thomas Tanase 12 Entretien avec Françoise Héritier 14 Une inquiétante utopie du neutre,

par Shmuel Trigano 16 Bibliographie

L’actualité 18 La vie des lettres Édition, festivals,

spectacles… Les rendez-vous du mois 28 Le feuilleton de Charles Dantzig

Le cahier critique 30 Shalom Auslander, L’Espoir, cette tragédie 32 Bruno Racine, Adieu à l’Italie 32 Ludovic Degroote, Monologue 33 Hubert Nyssen, Dits et inédits 34 Frédéric Ciriez, Mélo 34 Martin Page, L’Apiculture

selon Samuel Beckett 35 Bertrand Leclair, Malentendus 36 Julian Barnes, Une fille, qui danse 37 Pascal Mortin, Comment trouver l’amour

à cinquante ans quand on est parisienne (et autres questions capitales)

38 Maria Semple, Bernadette a disparu 39 Guy Goffette, Géronimo a mal au dos 40 Antonio Soler, Lausanne 40 Rosa Montero, Des larmes sous la pluie 42 Michael Edwards, Paris Aubaine 42 Zbigniew Herbert, Monsieur Cogito

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Prochainnuméroenventele24janvierDossier : Tennessee Williams

Le dossier 44 J. R. R. Tolkien dossier coordonné

par Alexis Brocas, avec Vincent Ferré 46 Vie d’un scribe, par Hervé Aubron 48 Les cercles amicaux, par Irène Fernandez 50 Un sac d’anneaux, par Alexis Brocas 51 Soubassements méconnus, par Vincent Ferré 52 Tectonique du Tolkien théoricien,

par Damien Bador 54 La légende à travers siècles, par Vincent Ferré 54 Un lecteur éclectique, par Michaël Devaux 56 Musique et enchantement,

par Sébastien Marlair et Damien Bador 58 Le triomphe de Sisyphe, par Sébastien Hoët 60 Le seigneur des cycles, par Anne Besson 62 Alliage et spirales de l’Anneau,

par Charles Delattre 62 Catholique et syncrétique, par Leo Carruthers 64 Des racines vertes, par Tatjana Silec 66 De tous les diables, par Grégory Bouak 68 Une œuvre ou un monde ?� par Anne Besson 70 Un archaïsme novateur, par Isabelle Pantin 70 Interprète français-hobbit, par Daniel Lauzon 72 Savant et rêveur, par Vincent Ferré 74 Agonie et regain du merveilleux,

par Gil Bartholeyns 76 Le rêve d’une mythologie anglaise,

par Sébastien Marlair 78 Un Seigneur vite adoubé, par Alexis Brocas 80 Guerres de l’Œil, par Hervé Aubron 80 Cinéma : un hobbit attendu, par S. Marlair

Le magazine des écrivains 84 Grand entretien avec Toni Morrison 90 Admiration Jacques Roubaud, par l’OuLiPo 94 Avant-première Nouilles froides

à Pyongyang, de Jean-Luc Coatalem 98 Le dernier mot, par Alain Rey

En couverture : illustration d’OlivierMarbœuf pour Le Magazine Littéraire, d’après un portrait de J. R. R. Tolkien (photo DR/éd. Christian Bourgois). En vignette : Toni Morrison (Delman/Vistalux/Starface)© ADAGP-Paris 2012 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.

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Perspectives

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P our les un(e) s, dont ces cent à deux cent mille personnes qui ont défilé en novembre dernier dans les rues

de nos villes aux cris de : « Un papa, une maman : y a pas mieux pour les enfants ! », la situation serait drama­tique. Selon elles/eux, nous ne vivrions aujourd’hui pas moins que les prémisses d’une vaste catastrophe morale, sociale et humaine annon­cée, d’une effroyable mutation anthropologique ! En dissociant l’union maritale et la parenté de la procréation « naturelle » entre un homme et une femme, ledit mariage pour tous, ouvert aux gays et aux les­biennes, et l’homoparentalité fémi­nine ou masculine, mis au vote à la fin de ce mois à l’Assemblée nationale

La guerre des « genres »Le débat autour du « mariage pour tous » avive une nouvelle fois les polémiques sur les théories du genre, non sans caricatures. Cette lignée intellectuelle n’est en effet pas si unifiée : elle pose plus de questions qu’elle ne donne de réponses, invitant à interroger – plus qu’à absolument balayer – nos actuels cadres de pensée.Pages coordonnées par Patrice Bollon, illustrations Fanny Michaelis� pour Le Magazine Littéraire

(1) Précisons que, contrairement à ce qui avait été annoncé dans le programme du gouvernement socialiste, ces techniques ont été écartées du projet de loi qui doit être débattu fin janvier à l’Assemblée nationale, mais la question ne saurait l’être éternellement, tant elle fait corps avec l’idée d’homoparentalité.

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La guerre des « genres »par le gouvernement socialiste, dis-soudraient les racines de la « Civilisa-tion ». Ne pouvant plus s’appuyer sur les rôles indispensables d’un père et d’une mère sexuellement différenciés pour se construire, les enfants échoueraient à bâtir leur identité. Couplée aux techniques de procréa-tion médicalement assistée (1), l’homo parentalité menacerait la « transmission » des valeurs entre les générations. Enfin, en mettant en cause la différence homme-femme, ces mesures seraient la porte ouverte au relativisme intégral, à l’indistinc-tion et, de là, à la faillite de toute société : au « retour de la barbarie » !Pour les autres, il ne s’agirait là, au contraire, que d’une « simple » et légi-time question de liberté et d’égalité : liberté pour chacun d’adopter

l’« orientation sexuelle » qui lui plaît, et possibilité égale pour tous de par-ticiper à ces deux institutions sociales que sont le mariage et la famille. Comme cela s’est toujours produit, la société, soutiennent-elles/ils, doit s’adapter, adapter ses institutions au nouvel ordre des choses, et ce, sans angoisses surfaites. Dans un couple d’hommes ou de femmes, l’un(e) peut très bien jouer le rôle du père, l’autre de la mère. Après tout, n’est-ce pas déjà le cas de bien des couples « normaux », où, du fait des occupa-tions de chacun, ces tâches sont par-tagées, remplies par un seul parent, ou même inversées ? La construction de l’identité des enfants et la perma-nence de la transmission n’auraient ainsi aucune raison de se voir plus affectées dans un couple homo

HistoireGénéalogie du genre

�En général, on voit en France, dans la « théorie du genre », l’idée selon laquelle le genre (masculin/féminin) serait une « construction sociale » ne dérivant pas du sexe biologique et pouvant donc en être dissocié, un avatar de la French theory des Foucault, Lacan, Derrida et consorts, croisé avec l’ultraféminisme anti-essentialiste, dénonçant l’idée « mys-tificatrice » d’une « nature féminine », des années 1960-1970, et représenté par Gayle Rubin, Monique Wittig, Luce Iriga-ray, etc. L’histoire de la doctrine est, en réalité, beaucoup plus mêlée. Le terme de « genre », opposé à celui de « sexe », a d’abord été employé dans les années 1950 par le psychologue américain d’origine néo-zélandaise John Money (1921-2006). Spécialiste des intersexes (hermaphro-dites), il avait constaté que certaines « réassignations » de ceux-ci vers le sexe masculin ou féminin réussissaient, d’autres pas. Il en avait déduit que le « sexe d’éducation », dans lequel ces transfuges étaient élevés, avait plus d’im-portance dans la constitution de leur « identité/rôle de genre » que leur « sexe biologique ». S’exerça ensuite l’in-fluence de l’ethnométhodologie du sociologue américain Harold Garfinkel (1917-2011). Pour lui, les identités des indi-vidus, telles que celle d’Agnès, une transsexuelle qu’il avait suivie dans les années 1960, naissent des interactions entre les agents/acteurs, mais ne leur préexistent pas. Si on adjoint à cela un fond d’épistémologie marxiste, des éléments de l’Histoire de la sexualité de Foucault et un peu de décons-truction derridienne, on obtient la gender theory de Judith Butler (née en 1956), l’incontestable chef de file du courant. Cette généalogie complexe fait qu’il n’y a pas une « théorie du genre » unifiée, mais plusieurs versions/interprétations, assez différentes entre elles, de sa probléma tique. Ce qu’oublient volontiers en France ses opposant(e)s et ses partisan(e)s, souvent complices dans l’idéologisation, et donc la simplification, de la question du genre. P. B.

qu’hétérosexuel. Quant à la diffé-rence homme-femme, là réside pré-cisément, selon elles/eux, la question. N’est-elle pas le dernier rempart de l’inégalité, que nos démocraties doivent démanteler ? Et ne faut-il pas en finir avec ces intolérances, qui reje-taient jadis et rejettent encore parfois celles ou ceux qui ne partagent pas les goûts sexuels « dominants » dans la marginalité ou la clandestinité, avec les souffrances psychiques et sociales que cela implique (2) ?

Résistances françaisesFace à la querelle du mariage pour tous et de l’homoparentalité qui divise la France, on serait tenté de dire qu’il s’agit là d’un problème purement politique et moral, auquel la science et la philosophie

(2) Rappelons, entre autres, que la loi française n’a dépénalisé l’homosexualité qu’en 1982, que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ne l’a retirée de sa liste des « maladies mentales » qu’en 1990, et que, sur le plan de la parenté, ce n’est que depuis le 1er janvier 2005 que possibilité a été donnée en France aux femmes de transmettre leur nom à leurs enfants à égalité avec celui de leur géniteur.

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tionnée aux romans des copains. J’étais sans doute naïve, mais j’ai eu envie de changer de voie après cette expérience. » Grande lec­trice, elle ouvre un blog. « J’y gagnais énor­mément en liberté : personne ne me contrô­lait, je pouvais écrire sur des livres peu médiatisés. Nous sommes blogueurs pour éviter les accointances. »Liberté : maître mot que met aussi en avant Kévin Juliat, créateur d’Actulitteraire.fr. « Je fais ce que je veux, je ne lis que ce que je veux, j’ai une liberté que les journalistes n’ont pas. » Abe line Majorel, fondatrice en 2009 de Chro­

niquesdelarentreelitteraire.com, regroupe 300 béné­voles pour tenter d’offrir un point de vue sur chacun des titres publiés à la ren­trée. Elle reçoit les livres et les envoie elle­même aux

chroniqueurs que cela intéresse pour éviter les pressions du milieu. Quelques réunions rassemblent parfois ceux qui le peuvent.Abeline Majorel est passionnée toujours, péremptoire parfois. Pigiste, scénariste pour « sites de téléphone rose », écrivaine, nègre, historienne… il lui arrive de se contredire mais jamais de tiédir. « Je ne rêve pas d’être Jérôme Garcin, affirme­t­elle. Ce que j’aime, c’est partager. » Elle engloutit 90 livres de la

rentrée, lisant « ce qui [l’]intrigue ». Sur cette passion pour les livres, elle multiplie les anecdotes : elle sachant lire à 4 ans ; elle engueulant les clients incultes d’un bouqui­niste chez qui elle avait pris ses quartiers ; elle, enfant, campant le samedi dans une librairie montpelliéraine… Et aujourd’hui elle s’amusant de quelques faits d’armes : avoir repéré avant tout le monde La Couleur des sentiments de Kathryn Stockett et lui avoir décerné un prix littéraire du web bien avant que des prix officiels ne la récom­pensent ; avoir interrogé François Vallejo sur son usage du point­virgule, une question cer­tes négligée par la grande presse ; ou avoir stigmatisé le « style » d’Éliette Abecassis écri­vant « Nos pas crissaient sous la neige » dans Et te voici permise à tout homme…« On ne fait pas de la critique, on partage des expériences de lecteur, précise Abeline Majo­rel. Et on essaie de maintenir quelque chose d’éthiquement correct avec un principe : pas d’interférences avec le marketing. » Et avec une dimension personnelle évidente : « Sur le blog, on raconte ce qu’on a vécu quand on a lu. » Jusqu’à plus soif parfois. Voici, prise au hasard sur Accrocdeslivres – Les Livres de Melisande, la critique d’un polar de Pieter Aspe : la blogueuse raconte quand elle a lu le livre, combien elle a lu de livres dans la

E n quoi un journaliste profes­sionnel serait­il plus qualifié que moi pour parler de ses lectures ? » Bonne question, que n’est pas seule à se poser

Isabelle Roussel, dévoreuse de livres depuis quarante ans. De plus en plus de « vraies gens » prennent leur clavier pour dire leurs envies, raconter leurs coups de cœur, parta­ger leurs émotions. Les blogs d’amateurs sont légion, au point de tailler des croupières à la critique traditionnelle, du moins à son côté prescripteur. « J’en ai marre que les livres que j’aime ne soient jamais traités dans la presse, poursuit Isabelle Roussel. Alors je vais voir sur les blogs, où je recon­nais le goût de gens qui aiment les mêmes choses que moi et écrivent sans arrière­pensées. »C’est justement pour avoir vu la critique offi­cielle à l’œuvre qu’Anne­Sophie Demonchy, enseignante et fondatrice de Lalettrine.com, a refusé de jouer ce jeu­là. « J’ai fait un stage au Figaro littéraire, à l’époque où il était dirigé par Jean­Marie Rouart, et ce que j’y ai vu m’a beaucoup désillusionnée. Des journa­listes écrivaient sur des livres qu’ils n’avaient pas lus, on accordait une place dispropor­

internet60 millions de chroniqueursDe plus en plus de critiques littéraires amateurs s’expriment sur le Net : contestant le monopole de la critique « de métier », ils peuvent aider des auteurs peu relayés à émerger. Portrait de groupe.

« Ce que j’aime, c’est partager. Je ne rêve pas d’être Jérôme Garcin. »Abeline Majorel, blogueuse

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hypertextesMails de Flaubert ou de DarwinInternet marque-t-il la fin des correspondances, ou au contraire leur multiplication à l’infini ? Signée tour à tour « le scheik qui t’aime », « Ton oncle, Tom, bon nègre », « Ton vieux ganachon », « Votre vieux troubadour toujours agité, toujours HHHindigné comme saint Polycarpe », « le R P Cruchard des Barnabites, directeur des Dames de la Désillusion », la correspondance de « votre très humble et dévoué G. Flaubert » est un trésor de style et d’humanité, très efficacement mis en ligne par l’université de Rouen. Elle rejoindra cette autre traversée qu’est la correspondance de Van Gogh, dont la version numérique restitue non seulement une vie mais aussi tout un univers, comme les très spirituels échanges de nos contemporains Pierre Senges et Arno Bertina dans la Revue critique de fixxion française contemporaine. Assurément, sur Internet, les projets éditoriaux de correspondances abondent, de l’édition intégrale des lettres de Darwin à celles de d’Alembert, le web proposant même une visualisation cartographique de la République des lettres, comme si le réseau des réseaux se devait, depuis ce premier email envoyé un petit matin de 1971 sur le réseau encore militaire Arpanet, de rendre hommage à l’époque lointaine du « snail mail », le courrier des escargots, comme disent les Anglo-Saxons, cette époque où s’écrire c’était penser dans le temps différé de l’attente et se confier à la matière du papier.

Alexandre Gefen

Sites flaubert.univ-rouen.fr/

correspondance/ www.vangoghletters.org/ www.revue-critique-de-fixxion-

francaise-contemporaine.org/rcffc/issue/view/2/

www.darwinproject.ac.uk/ dalembert.obspm.fr/ republicofletters.stanford.edu/

semaine, si elle avait deviné le nom du cou-pable, ou bien quand elle lira les autres de la série… C’est cette dimension très person-nelle qui fait la différence par rapport à la cri-tique officielle, laquelle avoue d’ailleurs ne guère lire les blogs.

Des baromètres pour les éditeurs« C’est un vrai phénomène, confie Nathalie Crom, chef du service livre de Télérama. Cela nous pousse à nous interroger sur notre légi-timité. Et nous devons la justifier par ce qui reste notre travail : replacer une œuvre dans son contexte, la restituer dans la carrière de son auteur, ne pas se contenter du petit jeu du “j’aime” ou “j’aime pas”, qui, parfois intel-ligemment argumenté, parfois moins, est le lot commun des critiques Internet. » Michel Abescat, rédacteur en chef du même journal, va consulter les blogs spécialisés en livres jeu-nesse ou en polars. « Souvent, ils sont très en avance et parlent des livres bien plus tôt que nous. Mais leur dimension uniquement affec-tive m’inquiète. C’est beaucoup plus facile, et il ne faudrait pas que la critique profession-nelle se mette à copier la critique amateur. »Les éditeurs s’intéressent aux blogs sans en faire une cible première. Si plusieurs blo-gueurs stigmatisent Gallimard, très chiche en

services de presse, ils affirment être sollicités régulièrement par d’autres. « Nous sommes un bon baromètre. Quand, parmi nos lec-teurs, il y a un buzz, c’est bon signe », dit Guillaume Teisseire, de Babelio.com, qui avait ainsi précocement repéré Le Cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates. Les blogs, résumeront plusieurs blogueurs, c’est un peu comme le bouche à oreille.« En fait, raconte Anne Bouissy, attachée de presse au Livre de poche, les blogs sont sur-tout utiles pour les littératures de niche : science-fiction, polar, romance… » Là, l’acti-vité blogueuse, qui remplace celle des fanzines, prend tout son sens. Jérôme Vin-cent l’a bien senti en créant Actusf.com, suc-cesseur d’un magazine papier artisanal. Constitué en SARL en 2003, Actusf vient de faire sa première embauche. Autour des fon-dateurs gravitent des gens qui viennent par amitié, par cooptation. « On est moins chiant que la critique officielle », dit Jérôme Vincent en riant. Ils sont surtout, dans ce domaine, plus érudits : en vrais connaisseurs, ils font des critiques parfois extrêmement argumen-tées d’un genre sous-traité dans la presse, et couvrent 800 titres par an, soit une grande partie de l’actualité. « Plusieurs des fidèles du blog ont publié (Éric Holstein, Arkady Knight…). Mais nous ne faisons pas Actusf pour avoir des contacts. Chacun gère son réseau comme il l’entend. » Moins que les liens parfois douteux qui peuvent exister entre écrivains et journalistes, la « corrup-tion » des blogs vient plutôt des écrivains eux-mêmes, du moins de ceux qui publient à compte d’auteur. « Nous en repérons de temps en temps qui écrivent eux-mêmes des critiques enthousiastes sur leurs propres livres », s’amuse Guillaume Teisseire.Babelio est le seul site à avoir élaboré un timide modèle économique. Tous les mois, il lance l’opération « masse critique », où les édi-teurs proposent une centaine de titres à la sagacité des internautes. Si le chiffre de vingt critiques est atteint, le site touche 1 000 euros. La banque de données réunie est louée à di-verses institutions, comme les biblio thèques. Les internautes, pourvoyeurs de la matière première, ne sont, eux, pas payés. « Ils peuvent refuser : ils ne le font pas. Nous sommes une petite entreprise qui tourne, mais fragile », af-firme Guillaume Teisseire. Les Assises de la critique littéraire, qui se sont tenues pour la première fois les 22 et 23 novembre à Avi-gnon, auront-elles fait une place aux blo-gueurs ? Pas si sûr, à l’heure où nous impri-mons ces lignes. « L’édition ne sait pas traiter les blogueurs, accuse Abeline Majorel. On nous refuse notre légitimité. Le plaisir est-il moins valable que le métier ? »

Hubert Prolongeau

À consulter www.lalettrine.com/ actu-litteraire.fr/ chroniquesdelarentreelitteraire.com/ accrocdeslivres.blogspot.fr/ www.babelio.com/ www.actusf.com/spip/

Critique

Le Magazine Littéraire | 527 | Janvier 2013

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L’Espoir, cette tragédie, Shalom Auslander, traduit de l’anglais (États-Unis) par Bernard Cohen, éd. Belfond, 336 p., 20 €.

A nne Frank est née le 12 juin 1929 à Francfort dans une famille juive guère pratiquante. Son père, Otto, ancien officier allemand de la Première Guerre mondiale, installa toute sa famille à

Amsterdam après l’arrivée des nazis au pouvoir. Il ménagea dans ses bureaux une cachette afin de pro-téger sa famille de la déportation. Pendant ce séjour clandestin, Anne Frank tint un journal, du 12 juin 1942 au 1er août 1944, le jour de son arrestation et de son départ pour Auschwitz. Ce journal connut un succès international, traduit partout, et vendu à des dizaines de millions d’exemplaires. On l’a dite morte en mars 1945 à Bergen-Belsen.

Aujourd’hui Anne Frank va sur ses 83 ans, elle vit à Stockton, une petite ville des États-Unis, et, forte de ce premier succès littéraire, elle écrit un roman qu’elle espère à la hauteur de sa première œuvre. C’est du moins ce qu’on apprend à la lecture du livre de Shalom Auslander : « Le village de Stockton, deux mille quatre cents habitants, n’a rien de particulier. Aucune célébrité n’y a vécu, aucune bataille histo-rique n’y a été livrée, aucun mouvement notable n’y a vu le jour, aucun concert légendaire n’y a été accueilli. » Il faut être prudent. Certes, à cette page 21, on ne peut pas affirmer la présence d’une célébrité puisque Anne Frank ne se dénoncera au héros du livre que douze pages plus tard, et on notera que la mention d’un concert légendaire trahit, sans doute volontairement, la malignité de l’auteur, puisque Shalom Auslander vit à Woodstock.Le héros, Solomon Kugel, et sa famille (sa femme, son fils et bientôt sa mère supposée mourante) ont

Anne Frank squatte

Dans le roman de Shalom Auslander, une famille juive découvre une occupante clandestine dans la maison qu’elle vient d’acquérir : Anne Frank, toujours vivante et secrètement recluse dans ce grenier.

Par Jean-Baptiste Harang

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Critique

Maître Puntila et son valet MattiBertolt Brecht - Guy Pierre Couleau

crÉAtIoN7 JANVIER > 3 féVRIER 2013

ThéâTRE d’IVRy ANToINE VITEz M° Mairie d’Ivry

01 43 90 11 11www.theatre-quartiers-ivry.com

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emménagé dans une ferme de Stockton, achetée à un prix plus que raisonnable aux Messerschmidt, sans se méfier d’éventuelles nui-sances qui pourraient expliquer cette somme modique. On parle d’un incendiaire dans le quartier qui semble viser les fermes un peu à l’écart du bourg, en particulier celles qui ont appartenu aux Messerschmidt, mais la police et les pom-piers semblent maîtriser l’affaire. Non, ce qui trouble le sommeil de Solomon (appe-lez-le Sol), c’est une odeur nauséabonde qui se répand dans toute la maison par les conduits du chauffage à air pulsé et des bruits nocturnes incessants, le cliquetis d’une machine à écrire, ou pis, de grands coups de marteau sur les canalisations.Page 31 Solomon Kugel se décide à monter au grenier, à quatre pattes, lampe torche en main. L’odeur de merde lui laisse espérer la découverte rassurante d’une bonne quan-tité de crottes de souris, mais il tombe sur le corps d’une vieille femme emmitouflée dans une vieille couverture, plus ou moins morte. Mais la couverture tousse et ne tarde pas à se présenter deux pages plus loin : « Je suis Anne Frank. »Restent trois cents pages, et elles ne seront pas de trop, pour tenter de savoir ce que l’on doit faire d’Anne Frank lorsqu’on la trouve dans son grenier, à 80 ans passés, sale, acariâtre, vindicative, sûre d’elle et de son talent, sachant jouer de son état de santé, de son bon droit à exister, et de la différence subtile entre rescapée et survivante. Bien sûr, on peut en parler à sa femme, prévenir la police et faire un procès à l’ancien propriétaire. Mais Kugel a de sérieux handi-caps pour adopter l’une ou plusieurs de ces solutions drastiques : sa femme n’est pas du genre à tergiverser, et préviendra la police, l’ancien propriétaire avouera bien vite qu’il a lui-même hébergé dans le même grenier la même célébrité pendant trente ans. Et, de la police aux grands titres de la presse, il n’y a qu’un pas : « Un Juif livre une survivante de l’Holocauste à la police ! Torturée par les nazis, expulsée par un Juif : la tragique et incroyable histoire d’une rescapée. » Il va falloir jouer plus fin, au risque de se prendre d’af-fection pour son invitée surprise.Anne Frank, elle, joue sur du velours, avant même de donner à Kugel sa première liste de courses, elle lui explique qu’il ne peut pas la dénoncer parce qu’il est juif, de même que les Messer-schmidt se devaient de la protéger parce qu’ils sont allemands : « Les Messerschmidt, a-t-elle déclaré, étaient de braves gens. Alle-mands, d’accord, mais qui en avaient honte. Ce sont les meilleurs. Je préfère les gens qui se détestent. Allemands complexés, Juifs complexés, Français complexés, Américains complexés. Nous aurions beaucoup moins de problèmes dans ce monde si plus de gens avaient le courage de se détester. »Kugel est par ailleurs victime de soucis collatéraux : son locataire du rez-de-chaussée, qu’il est contraint de ménager car sans son loyer il ne peut faire face aux échéances de l’emprunt, veut violemment faire valoir son droit à l’usage du grenier. Et « Mère ». Kugel héberge sa mère, une mère très juive qui perd la boule, croit que les pois-sons panés poussent dans son jardin et ne se remet pas d’être née trop tard pour avoir vécu l’Holocauste. Elle compense en chérissant son père sous forme d’abat-jour et sa mère réduite à l’état de savon-nette. On devine que les relations de « Mère » et d’Anne Frank promettent d’être complexes. Solomon Kugel est un pessimiste

assumé, d’ailleurs il collectionne les mots d’auteurs, recueillis sur leur lit de mort (quand ils ont eu l’heur de mourir dans leur lit), et il a bien raison car la comédie finit souvent mal.

Pour tout simplifier et ne pas tout raconter, on rappelle qu’un incendiaire rôde, que les matsot sont hors de prix, que le petit n’a pas de santé, que l’épouse et le fils sont bien capables de partir pour New York, qu’à force de soigner une rescapée on peut bien perdre son boulot et que, si l’on déménage, on risque de tomber sur Elie Wiesel dans la cabane au fond du jardin.Après La Lamentation du prépuce et Atten-tion Dieu méchant, L’Espoir, cette tragédie est le troisième livre de Shalom Auslander publié par Belfond, et son premier vrai roman, traduit avec beaucoup de finesse et de drôlerie par Bernard Cohen. On y retrouve toute la verve et l’imagination ico-noclaste de ce jeune écrivain de l’État de New York élevé dans la culture juive tradi-tionnelle et bien décidé à s’en servir pour démonter les nuisances de tout fondamen-talisme. Faut-il être juif et drôle pour se per-mettre de faire dire à Anne Frank : « J’ai été l’heureuse bénéficiaire de six décennies de culpabilité et de remords, monsieur

Kugel » ; ou : « Je suis Miss Holocauste 1945. » Les critiques améri-cains ont rapproché le talent de Shalom Auslander de celui de Philip Roth et de Franz Kafka. On les comprend.

E x t r a i t

Quand Kugel était petit, mère lui avait raconté que pour sur­vivre dans une chambre à gaz il fallait uriner sur un mouchoir et le placer sur sa bouche et son nez quand le gaz commençait à sortir. Kugel ne savait pas du tout si c’était vrai. Si ça l’était, et si vous refusiez de vous mettre un bout de tissu plein de pisse sur la figure, vous mouriez bêtement ; si c’était faux, votre mort était encore pire, bien pire, parce que non seulement vous mouriez dans une chambre à gaz, mais en plus avec un chiffon plein de pisse sur la figure.

L’Espoir, cette tragédie, Shalom Auslander

Dossier 44

Le Magazine Littéraire | 527 | Janvier 2013

Longtemps Tolkien fut considéré avec un dédain semblable à celui que certains de ses personnages humains réservent aux hobbits : on ne le prenait pas pour un grand écrivain, tout au plus un demi-grand qui s’ébattait sur un territoire tissé de légendes, bien éloigné des enjeux de la littérature de son siècle. Un original, en somme, dont les passions n’avaient sens que pour lui – et, certes, pour les quelques millions de naïfs rêveurs qui parta-geaient sa manie des elfes et des dragons !Ces a priori n’apparaissent plus viables aujourd’hui. Défiant les préjugés, une géné-ration d’universitaires s’est attachée à mon-trer les richesses de l’œuvre de Tolkien ; à mettre à nu ses racines plongeant dans des strates littéraires an-ciennes. Ils ont souligné la floraison des noms, vocables, langues, qu’il fit éclore sur les terres de sa création. Ils ont révélé la congruence entre ses tra-vaux de philologue et son œuvre littéraire. Ils ont dégagé le socle catholique sur lequel il éleva celle-ci. Ils ont rappelé, enfin, l’origina-lité d’une écriture qui unit – notamment – des éléments issus de l’épopée et du mer-veilleux pour déboucher sur une création qui s’en distingue. C’est sur ces recherches, ras-semblées récemment dans un Dictionnaire Tolkien paru aux éditions du CNRS, que ce dossier s’appuie. Et c’est le portrait d’un homme et le paysage d’une œuvre bien dif-férents des caricatures que nous entre-prenons ici d’esquisser.Le monde de Tolkien excède largement ses œuvres les plus connues – Le Seigneur des anneaux, Le Hobbit et Le Silmarillion. Il forme un gigantesque réseau d’histoires, d’essais, de poèmes, de généalogies dans

LLongtemps Tolkien fut considéré avec un LLongtemps Tolkien fut considéré avec un dédain semblable à celui que certains de ses Ldédain semblable à celui que certains de ses personnages humains réservent aux hobbitsLpersonnages humains réservent aux hobbitson ne le prenait pas pour un grand écrivain, Lon ne le prenait pas pour un grand écrivain, tout au plus un demi-grand qui s’ébattait sur Ltout au plus un demi-grand qui s’ébattait sur un territoire tissé de légendes, bien éloigné Lun territoire tissé de légendes, bien éloigné des enjeux de la littérature de son siècle. Un Ldes enjeux de la littérature de son siècle. Un original, en somme, dont les passions n’avaient Loriginal, en somme, dont les passions n’avaient sens que pour lui – et, certes, pour les Lsens que pour lui – et, certes, pour les

lequel il fait bon se plonger, pour une quête ou au hasard – rappelez-vous, « tous ceux qui errent ne sont pas perdus ». Or, si détaillé qu’il soit, ce monde présente toujours un point de fuite, une légende qui demande à être éclair-cie, une allusion à une antique bataille. Tol-kien a le génie de nous suggérer qu’il existe toujours un ailleurs à découvrir. Il ne ment pas : cet ailleurs existe bien, dans des textes passés ou à venir. De là « l’évasion » que Tol-kien permettrait au lecteur ? Certes, mais le monde de Tolkien nous parle aussi du nôtre, avec lequel il n’est pas sans lien.Nous savons que la littérature ne progresse pas par bonds à la façon des sciences ou des

grenouilles. Tolkien se fondait en partie sur un patrimoine littéraire, lin-guistique et mytholo-gique ancien. Mais ces éléments ont été fondus dans le creuset d’une création si singulière, exprimée avec une telle

puissance illocutoire, qu’elle a laissé dans l’imaginaire collectif moderne une empreinte pérenne. Pour preuve, comme le Dracula de Stoker où le Holmes de Doyle, les créatures de Tolkien ont poursuivi leur chemin hors des livres, pour devenir, après l’inévitable processus de simplification que suppose une telle diffusion, des archétypes de la culture populaire. Le nain atrabilaire, l’elfe éthéré et le vaillant petit hobbit nous apparaissent comme des types, voire des stéréotypes, qui masquent la complexité de leurs figures ori-ginelles. À l’heure où le premier volet de l’adaptation filmée du Hobbit confère à l’ima-gerie tolkienienne un surcroît de popularité, il semble donc essentiel de revenir aux textes : c’est dans ces pages que se trouvent les vrais trésors et la magie première. A. B.

Quarante ans après la mort de l’auteur, Le Hobbit devient un film

Tolkien, l’œuv re-mondeDossier coordonné par Alexis Brocas, avec Vincent Ferré

L’œuvre de Tolkien excède largement ses livres les plus connus : retour sur ses textes, alors que sort en salle le premier volet de l’adaptation du Hobbit.

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Dossier 45

Janvier 2013 | 527 | Le Magazine Littéraire

Quarante ans après la mort de l’auteur, Le Hobbit devient un film

Tolkien, l’œuv re-monde John Ronald Reuel Tolkien à Oxford, en 1972.