Textes sur la question slave et sur l’Europe du Nord (1862-1864) - Michel Bakounine

8/2/2019 Textes sur la question slave et sur lEurope du Nord (1862-1864) - Michel Bakounine

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Bakounine : Textes sur la question slave2

Le prsent ouvrage aurait t impossible sans le travail ralis parlInstitut international dhistoire sociale dAmsterdam qui a rassembl enun CDRom les uvres de Michel Bakounine

International Institute of Social History

Correspondence address :P.O. Box 21691000 CD AMSTERDAM

A propos des textes prsents

Les textes de Bakounine prsents ici sont ceux publis par lInstitutinternational dhistoire sociale dAmsterdam. Cependant, nous navons pas agiavec les crits de Bakounine comme sil sagissait de paroles dEvangile cequil aurait condamn, nous nen doutons pas. Nous avons appliqu le moinspossible pour conserver le style et le rythme de Bakounine un minimum dergles typographiques de base indispensables lorsquun texte est publi.Bakounine crivait la plupart du temps en franais ; sil nous paratcondamnable de corriger certaines de ses inventions liguistiques qui font partiedu charme de sa lecture (blasphmie au lieu de blasphme, par exemple), nous

avons videmment corrig les fautes dorthographe, mais aussi limincertains abus dans lusage des virgules et des divisions (traits dunion), corrigcertains mots manifestement employs mauvais escient, etc. Enfin, nousavons cru bon, afin darer le texte, de crer des paragraphes qui ne se trouventpas dans le texte original.

Certains textes sudois ont cependant prsent une relle difficult. Leurtraduction par lIISG restitue parfois un franais extrmement approximatif.Certaines phrases des traductions sont difficilement comprhensibles et ont

une syntaxe telle quil nest pas possible de publier ces passages tels quels. Ilnous a souvent fallu nous reporter au texte sudois pour vrifier le sens decertains mots ou pour comprendre le sens de certaines phrases : nous avons parconsquent fait du rewriting , mais limit ces passages. Nous navonscependant pas modifi le texte de la traduction sauf l o cela sest avrabsolument ncessaire.

Cest dire que les documents traduits du sudois prsents ici le sont sousnotre seule responsabilitet nengagent pas lIISG.

Couverture : Gravure de Mathias Leoni. Coll. personnelle de lauteur


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Bakounine : Textes sur la question slave 3

Michel BakounineTextes sur la question slave et sur

lEurope du Nord(1862-1864)

Prsentation et notesde Ren Marie Berthier

Introduction

En 1835, Bakounine quitte larme et une brillante carrire

dofficier dartillerie. Il vient de dcouvrir Schelling, qui avait eu uneinfluence considrable chez les intellectuels russes des annes 20 et 30,et dcide de se consacrer la philosophie.

En Russie, Schelling est prsent comme le Christophe Colomb duXIXe sicle, qui a dvoil lhomme une partie inconnue de son propretre, son me, son esprit, pense-t-on. Les esprits cultivs de lpoque,mais dnus de toute connaissance scientifique, pensaient sincrementquavec quelques maigres connaissances ils allaient pouvoir percer les

secrets de lunivers.Lorsque Bakounine arrive Moscou en 1836, il approfondit saconnaissance de Hegel ; ce dernier aura sur lui une influence majeuretoute sa vie. De Schelling, il conservera de faon permanente lidequil y a une unit entre les phnomnes de la nature et lesprit humain

Avant de se passionner pour Hegel, Bakounine stait intress Fichte dont il a traduit en russe les Confrences sur la destination dusavant, destines tre publies dans la revue Teleskop. Le jeune Russesenflamme pour le philosophe dune passion toute romantique. Fichterevient constamment dans la correspondance brlante quil entretientavec ses surs et avec les surs Beer, qui il tente de faire partager


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son enthousiasme. Lamour et la batitude sont conjugus tous lesmodes. Cest lpoque o Bakounine lit et commente lInitiation la viebienheureuse. En dehors de la vie spirituelle, il ny a pas de vie vritable.

Politiquement conservateur, il verse partir de 1837 dans une sortede mysticisme hglo-chrtien. Pour Bakounine, la philosophie est lemoyen dtancher sa soif dabsolu, mais il ne peut se contenter dunevoie qui le conduirait vers le quitisme. La recherche de lAbsolu, cestbien, mais ce jeune homme, qui est dcrit comme krftig et kolossal parla police allemande 1, nentend pas attendre que lAbsolu vienne lui. Ilva sefforcer de le chercher, activement.

Belinski 2 raconte Stankevic 3 en octobre 1839 que, deux ans

auparavant, il avait log avec Bakounine Moscou et que son ami avaitalors parcouru la philosophie de la religion et du droit de Hegel .Jeux philosophiques voluptueux ou dlectations intellectuelles lesexpressions sont dAnnenkov 4 Bakounine semble bien avoir t lunde ceux qui ont introduit dans la Russie des annes quarante la mode deHegel. Lobservateur, qui crit dans les annes quatre-vingts, donneune indication intressante sur les raisons qui ont pu le pousser vers laphilosophie de Hegel. Annenkov dit en effet que les multiples aspects,la promptitude et la souplesse de lesprit de Bakounine demandaient

dj une nourriture et un soutien sans cesse renouvels , et que laphilosophie hglienne, mer vaste et sans rivages, se prsenta on nepeut plus propos .

En somme lhglianisme a fourni un exutoire, un aliment, dontlesprit vorace du jeune philosophe a pu se nourrir.

En 1840, Bakounine quitte la Russie pour aller tudier laphilosophie en Allemagne. Ce jeune homme passionn de philosophieallemande, pris dabsolu, a puis toutes les possibilits de progresser

1 Puissant et colossal. Fiche signaltique de la police lors de son incarcration laforteresse de Knigstein, en 1850. Bakounine mesurait plus de deux mtres.

2 Vissarion Gregoievic Belinski (1811-1848), clbre critique littraire russe delpoque.

3Nikola Vladimirovic Stankevic (1813-1840), mort prmaturment, fut un ami deBakounine. Ses lettres sont dune grande importance pour comprendre lhistoire de lapense russe dans les annes 1830-1840. Sa mmoire reste attache au au cerclephilosophico-littraire qui porte son nom. Bakounine fut effondr en apprenant sa mort.

4

Pavel Vassilievic Annenkov (1812-1887), philologue et publiciste libral russe quivoyageait beaucoup en Europe. Il publia la premire dition critique des uvres dePouchkine.


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dans son pays. Berlin, il sinscrit aux cours de Werder, suit ceux deSchelling. Puis il dcouvre Feuerbach, pour qui il sentiche, et pour quiil conservera une relle tendresse toute sa vie.

A Berlin, Bakounine se lie damiti avec Ivan Tourgueniev, et lesdeux hommes deviennent insparables. Celui-ci note ce moment : Je rencontrai Bakounine le 20 juillet 1840. Je ne dsire pas garderdautres souvenirs de ma vie. Bakounine rencontre galementVarnhagen von Ense 5, qui est au centre de la vie spirituelle de Berlin,et qui exprimera la grande sympathie que lui inspire ce jeune hommeintgre, desprit noble . Cest cette poque galement queBakounine fit la connaissance du musicien Adolf Reichel, qui crivit

plus tard : En lanne 1842 me furent prsents par une connaissance commune

trois jeunes russes qui, tous trois, men imposrent par leur tailleinaccoutume. Ctaient Michel et Pavel Bakounine et Ivan Tourguenievqui, plus tard devint si connu par ses remarquables romans. Michel sutbientt, par la force entranante de sa parole, sacqurir ma sympathie etcelle de ma sur ane, sympathie quil conserva, fidle et dvoue,

jusqu sa mort.

Mais trs rapidement, Bakounine dcouvre que la philosophie estune impasse. Surtout la philosophie allemande.Aprs la publication dune brochure,La Raction en Allemagne, qui

fit quelque bruit, et qui fut remarque dans les cercles dhgliens degauche que Bakounine frquentait, il abandonne la philosophie.

La vie quil cherchait dans la mtaphysique ne sy trouvait pas : ilny trouva que la mort, lennui, limmobilit. Lincapacit politique deslibraux et des radicaux allemands combattre labsolutisme lavait

conduit ce choix. La philosophie ntait pas laction.Ce jeune homme aux ides conservatrices va peu peu setransformer en un dmocrate aux ides radicales, un partisan delmancipation des peuples slaves assujettis par lAutriche et la Prusse,un adversaire acharn de lempire des tsars, un socialiste aux ides unpeu confuses tout dabord, avant sa rencontre avec Proudhon.

5

Diplomate et crivain allemand li au mouvement romantique. Souponn desympathies dmocratiques, sa carrire politique prit fin et il stablit Berlin au dbutdes annes 1820.


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Lorsque la rvolution de 1848 clate Paris, il est Bruxelles et serend pied dans la capitale franaise. Puis il tente de se rendre enPologne. Il participera linsurrection de Prague, jouera un rle

dterminant dans linsurrection de Dresde.Ce Russe sera finalement arrt, livr la police saxonne, condamn

mort, livr la police autrichienne, condamn de nouveau mort, etenfin livr aux autorits russes. Condamn perptuit, il passera huitannes terribles en forteresse. En Occident, ses amis le croient mort.Pendant la guerre de Crime, les autorits craignent des troubles, unevasion, et Bakounine est transfr la forteresse de Schlsselbourg.

En 1857, Alexandre II, le successeur de Nicolas Ier, commue sa

peine et Bakounine est dport en Sibrie. Il sjourne Tomsk, o ilpouse Antonija Kwiatkowska, une jeune polonaise, ainsi qu Irkutsk.Il svade de Sibrie dans des circonstances rocambolesques. Il parvienten Californie, traverse les Etats-Unis en un mois et arrive Londres lami-dcembre 1861, o il retrouve ses amis Aleksandr Herzen et NikolajOgarev, les diteurs du Kolokol.

Cest l que commence notre histoire.

Le reflux est fini Aprs son vasion de Sibrie, en 1861, et un priple de cinq mois

par le Japon et les tats-Unis, Bakounine arrive Londres le14 dcembre 1861. En cette priode de raction qui a suivi lchec desrvolutions de 1848-1849 en Europe 6, Londres est devenu le centre deralliement des rfugis politiques du moins de ceux qui ne sont pas enprison. Bakounine y retrouve nombre de quarante-huitards quil a fr-

quents pendant cette priode.Alors quil tait emprisonn, un certain Urquhart, proche de Marx,avait diffus des calomnies infmes contre lui ; Mazzini 7 et Aurelio

6 Bakounine raconte les vnements qui ont conduit son arrestation dans sa Lettre sur la Russie , cf. infra, Documents .

7Giuseppe Mazzini (1805-1872), patriote et rpublicain rvolutionnaire italien quilutta passionnment pour la ralisation de lunit italienne. Bien que Bakounine ft endsaccord avec lui sur presque tout, et en particulier sur sa vision mystique du monde, il

le respectait. Mazzini avait dfendu Bakounine contre les calomnies de Marx. Lors deson sjour en Italie, le rvolutionnaire russe combattit la politique mazzinienne.Bakounine rompit cependant avec lui lorsque Mazzini condamna la Commune de Paris.


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Saffi 8 lavaient fermement dfendu. Londres, Bakounine leur rendvisite. Peu aprs son arrive en Angleterre, les mmes calomnies furentpublies, sans signature mais manant sans doute du mme Urquhart 9 ;

Bakounine fit savoir quil y rpondrait non plus la plume la main maisavec la main, sans la plume. Le calomniateur se calma.

Les ouvriers anglais, en revanche, ne sy tromprent pas, qui luimanifestrent leur sympathie, comme en tmoigne une lettre deBakounine, extrmement concise mais tonnamment prophtique :

Rponse une dputation douvriers anglais,

janvier 1862.

The Cosmopolitan Review, 1er

fvrier 1862, Londres

Amis, Je suis profondment touch par cette manifestation de sympathie de

votre part que je nesprais pas avoir mrite. Je lattribue linstinctdmocratique qui vous permet de reconnatre un ami, mme en un tranger,parce quil est un ami dvou notre cause commune. Et en effet, aussiloin que je puisse men souvenir, je me suis passionnment dvou lacause de lmancipation sociale et conomique de lhumanit. Je nai pas

russi faire grand-chose. La prison et lexil mont priv de douze annesde vie et dactivit. Mais tout ce qui me reste de vie et de force seraconsacr notre grande cause. Le temps est venu o le peuple russe,endormi depuis si longtemps, sveillera et ne sendormira jamais plus.Nous, les Russes, savons tout ce qui dpend de cette lutte pourlmancipation du travail, mais nous savons aussi que sa force nest pasdestructrice, mais productive. Nous sommes persuads que llment Russeapportera une nouvelle ide la grande question sociale et que la nationrusse trouvera son tour sa place au nombre des nations qui aspirent lapleine mancipation de lhumanit et tendent une main fraternelle ceux

qui travaillent notre cause commune.

8 Aurelio Saffi (1819-1880), patriote italien, crivain et partisan de Mazzini.Bakounine le rencontre au printemps de 1862. Saffi fut membre de lphmretriumvirat de la rpublique romaine en 1849. De retour dexil en 1860, il devintdirecteur du Popolo dItalia, le journal mazzinien. Il est lu au parlement italien en1861.

9David Urquhart(1805-1877), diplomate britannique vigoureusement anti-russe et

pro-turc. Oppos Palmerston, il publia un violent pamphlet anti-russe : England,France, Russia and Turkey. Il fonda un journal en 1855, le Free Press, renomm en1866 leDiplomatic Review, qui compta Marx parmi ses auteurs.


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Lvad est reu bras ouverts par Herzen et Ogarev. Bakouninenest plus laristocrate dandy quils ont connu. Il a vieilli et grossi, il estdbraill, mais les conditions terribles de son incarcration nont pas

affect son esprit. Et son apptit dogre na pas chang. Aprs les effu-sions dusage, Bakounine demande : Y a-t-il des hutres, ici ?

Herzen stait tabli Londres en 1852 aprs lchec de 1848.Pendant un sjour en France il avait collabor la Voix du peuple deProudhon. Banni de Russie, il navait plus aucun contact direct avecson pays. Aprs la guerre de Crime et la mort de Nicolas Ier, un vent delibralisme souffla en Russie. Herzen fonda en 1855 une revue, lEtoile

polaire, puis en 1857 le Kolokol (La Cloche) qui aura une importante

diffusion auprs de lmigration russe et en Russie mme, en particulierauprs des couches dirigeantes du pays. On dit que le tsar Alexandre IIlui-mme lisait la revue, qui devint le porte-parole du libralisme.

A lOuest, la raction victorieuse aprs les rvolutions de 1848 estde nouveau menace partout : Garibaldi a abattu le royaume des Deux-Siciles. Bismarck est en mauvaise posture. Lempereur dAutricheaccorde une constitution. En France Napolon III est oblig de faire desconcessions ; le mouvement ouvrier conquiert le droit de grve.

Ce qui fait dire Bakounine : Le reflux est fini, la haute mare vacommencer.

Aux Russes, Polonais et tous mes amis slaves Bakounine a pu constater la prsence et limpact du Kolokol

jusquen Sibrie. peine arriv Londres, il prsente ses amis untexte qui sera publi dans leur revue le 15 fvrier : Aux Russes,Polonais et tous mes amis slaves .

Me voil libre, enfin, aprs huit ans demprisonnement dansdiffrentes forteresses et quatre ans dexil en Sibrie. Lge mest venu, masant sest dlabre, jai perdu cette lasticit des membres qui donne lheureuse jeunesse une force invincible. Mais jai gard le courage de lafire pense et mon cur, ma volont, mon me sont rests fidles mesamis et la grande cause de lhumanit.

Herzen est quand mme un peu inquiet, avec raison. peine arriv,le rvolutionnaire bouscule tout le monde et pousse son entourage

laction, reproche au Kolokol dtre trop modr, propose de crer une


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socit secrte et entend promouvoir lmancipation de tous les Slavesen gnral et des Polonais en particulier.

Dans le premier texte publi aprs son vasion, Bakounine ny vapas par quatre chemins. Il trace clairement sa voie : la libert desRusses, des Polonais et de tous les Slaves. Cette libration passe par laliquidation du rgime tsariste que le rvolutionnaire russe qualifie lui-mme d allemand . Lide que le systme politique russe est allemand revient constamment dans luvre de Bakounine, quioppose la monarchie, dorigine allemande, au peuple, qui est slave.Bakounine veut-il expliquer que le systme politique russe nest plusviable ? Il dclare que les colonnes allemandes qui soutenaient lem-

pire fond par Pierre sont pourries 10

. De mme, la Pologne estdomine par trois gouvernements allemands cest--dire la Prusse,lAutriche et la Russie politiquement assimile un rgime alle-mand : Les efforts runis des trois gouvernements allemands, ceuxde Berlin, Vienne et Ptersbourg peuvent seuls la tenir sous un jougquelle hait. Nous ne devons plus, ajoute-t-il, tre les Allemands deSt. Ptersbourg 11. Bakounine reconnat tout de mme que cest un

10

Aux Russes, Polonais, et tous les amis slaves , 2 fvrier 1862.11Ibid. Cette ide du caractre germanique du pouvoir en Russie tait dans lair dutemps. En 1854, un livre tait paru dans lequel on pouvait lire notamment les propossuivants :

ctait bien un prince allemand, ctait le fils dun duc dAllemagne, toutpntr de lesprit, des murs, des institutions de son pays, qui allait inaugurer latroisime dynastie des tsars [dont les deux prcdentes, prcise lauteur, taientgalement allemandes]. Le prince dont je parle tait le duc Charles-Pierre-Ulric deHolstein-Gottorp, dont le pre, Charles-Frdric, dpouill dune partie de ses tats, la suite des guerres de la Sude et de la Russie, avait cru se ddommager enpousant une fille du tsar victorieux. Le jeune duc tait donc par sa mre le petit-filsde Pierre le Grand, le cousin de Pierre II, qui avait, succd Catherine, et le neveude la tsarine Elisabeth ; mais il tait en mme temps par son pre le neveu du roi deSude Charles XII, il tait avant tout prince de lempire dAllemagne, et, malgr lesliens qui lunissaient aux tsars, il manifestait une aversion profonde pour la Russieet lesprit russe. []

La grande habilet de Catherine II fut demployer les gnraux et diplomatesallemands, tout en laissant aux vieux Russes (Alt-Russen) lapparence de la faveuret du pouvoir. On sait que Catherine II tait Allemande. Fille dun prince dAnhalt-Zerbst, elle avait t marie par Frdric le Grand lui-mme au duc de Holstein-Gottorp []

Catherine cependant savait bien que ses fonctionnaires allemands taient ceuxqui rendraient le plus de services ltat : les Orlof taient environns de lieute-nants trangers qui menaient bien les projets de limpratrice sans leur enlever


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tat la sauce tatare, oserions-nous dire : Notre monde officiel, toutenotre actualit ne sont rien autre quun amalgame darbitraire tartare etde formes allemandes. Renvoyons nos Tartares en Asie, nos Allemands

en Allemagne. Ces propos, qui frisent de trs prs la xnophobie, sefondent sur lide fortement enracine chez Bakounine quil y a unecoupure irrmdiable entre la monarchie russe, qualifie dallemande,et le peuple qui conserve les qualits idalises des slaves. Exprime icipar des jugements lemporte-pice, lide sera affine plus tard danssa priode libertaire.

Larticle pour le Kolokol contient une analyse de la situationgnrale de lEurope qui merge de douze annes de raction froce et

qui se trouve un nouveau tournant de son histoire : Le monde sest repos, a regagn la conscience de soi-mme, et repris

des forces pour rentrer dans la voie de lavenir. LItalie, que nous aimonstous, est ressuscite, ldifice de la monarchie Habsbourg-Lorraine estbranl cette lourde pierre qui pse sur la poitrine des peuples quireviennent la vie, et menace ruine sous les coups des Italiens, desMagyars et des Slaves. Semblable lAutriche, nous voyons, tremblant surses fondements et prt tomber son ennemi dautrefois et maintenant sonunique alli son camarade dge, de craintes et de douleur, lEmpire

ottoman, qui nest pas moins barbare quelle, mais peut-tre plus honnte et des ruines de ces deux empires natront, pour une vie nouvelle, une largelibert les lus de la nouvelle civilisation : les Italiens, les Grecs, lesRoumains, les Magyars et la grande nation slave runie par les liens dunefraternit commune. Maintenant la Pologne renat. La Russie aussiressuscite 12.

lhonneur du succs, et cest ainsi que deux Allemands, le gnral Bauer et lediplomate Assebourg, remportaient des triomphes qui ne rveillaient plus les hainesde race. Pour introduire llment germanique en Russie, Pierre le Grand avait bristoutes les rsistances : lgorgement des strlitz [corps dinfanterie moscovite unpeu semblable aux janissaires turcs. R.B.] et le supplice mme de son fils disaientassez clairement jusquo irait son implacable volont ; Catherine II avait marchau mme but, mais par des voies tortueuses, et oblige, en qualit de princesseallemande, de dissimuler sa politique, elle stait applique relever lorgueilmoscovite sans cesser de mettre profit la science et le talent des trangers.Comment stonner que la princesse dAnhalt-Zerbst, la femme du duc de Holstein-Gottorp, soit devenue, aux yeux de la Russie enivre, le plus grand et le plus

glorieux des vrais chefs nationaux ? (Les Allemands en Russie et les Russes enAllemagne, Saint-Ren Taillandier, Revue des Deux Mondes T.7, 1854.)12 Aux Russes, Polonais, et tous les amis slaves , 2 fvrier 1862.


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Avec des accents un peu hgliens, il ajoute : Oui, nous vivonsdans une grande poque. Un nouvel esprit semble avoir souffl sur lesnations endormies, il appelle les peuples vivants laction et creuse une

tombe aux mourants. Le voil donc prt reprendre le combat pour lalibration des Slaves.

La Russie est la veille dune rvolution, affirme Bakounine dans lemme article. Aprs la guerre de Crime, un renouveau est apparu dansce pays.

La Russie a pu respirer aprs les trente annes du rgne de Nicolas.Elle a proclam avec toute lnergie de la jeunesse combien unergnration tait indispensable. Ctait un beau moment tout respirait

une vie nouvelle, tous avaient secou leur torpeur on navaient mme pasde haine pour le pass, on ne regardait que lavenir, on croyait, on aimait.

Le dbut du rgne dAlexandre II est marqu par un dsir de rfor-mer et moderniser la socit ; ces rformes taient conditionnes labolition du servage. En juin 1858, un oukase avait lanc les rformesdans les terres domaniales. Le problme tait soumis des comits dela noblesse, laquelle tait hostile, traitant le ministre de lIntrieur de socialiste . Dans le nord de la Russie et dans les pays baltiques, les

propritaires terriens voulaient bien librer les serfs mais en gardant laterre, ou en la leur vendant trs cher. Les propritaires de terres bltaient surtout soucieux de garder leur disposition une nombreusemain-duvre paysanne.

Lintelligentsia russe senthousiasma un temps pour ces rformes :Herzen scria propos de lmancipation des serfs : Tu as vaincu,Galilen ! Quant Tchernichevsky, il salua linitiative du tsar endclarant : Labolition du servage couronne lpoque dAlexandre de

la plus belle gloire du monde. Pourtant, le bilan de la rforme futplutt ngatif : si les quelque 20 millions de serfs de ltat et les900 000 serfs des apanages, dont le sort fut dfinitivement rgl en1865, furent traits peu prs quitablement, les 22 millions de serfsmles qui taient la proprit des nobles avaient, pour 42 % dentreeux, reu des parts notoirement insuffisantes.

Lmancipation des serfs se soldera par un ensemble de demi-mesures qui ne satisferont personne. Le tsar nomma la tte de lacommission de 1860 le grand-duc Constantin Nicolaievitch, qui fit

rduire les parcelles paysannes ; on nenlverait aux nobles quun tiersde leurs terres. Le grand-duc signa un statut du paysan libr du


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servage : les serfs utiliss comme domestiques seraient mancips sansbourse dlie dans un dlai de deux ans. Pour les autres, qui consti-tuaient limmense majorit, la question de fond tait la terre. Une partie

des terres seigneuriales devaient tre cdes aux serfs pour quilspuissent assurer leur subsistance. Ltendue de ces parcelles variaitselon quil sagissait de terres noires, de terres non fertiles ou desteppes : il y avait seize catgories. Sous leuphmisme d obligationtemporaire , le serf devait racheter la terre dans un dlai de vingt ans ;sil renonait ce rachat, il recevait gratuitement le quart de cetteparcelle, quon appela par drision la part du mendiant . En 1881, lesrachats avaient tellement tran en longueur quon dut les rendreobligatoires.

Enthousiastes au dbut, les dmocrates dchantrent. Quant auxmoujiks, ils sestimrent tromps parce que dans leur esprit la terrenappartenait personne et quil aurait d y avoir une redistribution p-riodique en fonction de laugmentation de la population paysanne. Cesredistributions, lorsquelles eurent lieu, se firent sans augmentation dela superficie totale. La rforme aboutit une immense dception parmiles serfs librs : dimportantes rvoltes clatrent, suivies derpressions froces.

Les nobles taient furieux parce que les indemnisations quilsreurent ntaient leurs yeux pas suffisantes. Cette classe taitlourdement endette. Comme leurs serfs faisaient partie de leur patri-moine, ils pouvaient, comme nimporte quel bien, les hypothquer.Ainsi, en 1861, 70 % des serfs taient-ils hypothqus. Les nobles nepouvaient garder les terres qui leur restaient et les louaient aux paysans.Des bandes de spculateurs apparurent qui achetaient les terres desnobles et les revendaient aux paysans. la veille de la rvolution russe,la noblesse avait ainsi perdu la moiti de des terres qui lui taientrestes aprs lmancipation des serfs 13.

13 En 1907 Lnine rdigea un document intitul Programme agraire de la social-dmocratie dans la premire rvolution russe de 1905-1907 , qui ne sera publi quen1917, et qui est en fait une longue monographie plus de 200 pages extrmementdtaille dans laquelle il analyse les donnes statistiques de lagriculture russe ; il ydresse un tableau prcis de la structure de la proprit foncire et des classes sociales

dans la socit agraire en Russie. Ce document est trs utile pour comprendre lasituation de la paysannerie sous le rgime tsariste. (Lnine, uvres compltes, ditionsde Moscou, tome XIII, pp. 229-452.)


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Les serfs nappartenant plus aux seigneurs, le droit de police passaaux communes rurales. Labolition du servage aboutit ainsi une modi-fication de ladministration locale. La justice locale passa des tribu-

naux comptence limite, au-dessus desquels sigeaient des tribunauxde canton. Si la Russie est la veille dune rvolution, il fautmaintenant passer laction : Que faire ? , demande Bakounine 14.Tout le monde sait quon ne peut garder les choses en ltat. La Russiescroulera, mais ses adversaires ne doivent pas se rjouir : mmespare de la Pologne, de la Lituanie, de la Russie blanche et de laPetite-Russie, de la Finlande, des provinces baltes, de la Gorgie, ilrestera le peuple grand-russien fort de quarante millions, un peupleplein de force, de sagacit, de talents, presque intact, non affaibli parlhistoire et qui, on peut le dire, na fait jusqu prsent que se prparer une vie historique .

Dans le schma hglien de civilisations qui successivementseffondrent et qui naissent, le peuple grand-russe serait donc laubede son existence historique, plein de vigueur et de promesses. Cepeuple a gard ses institutions sociales et conomiques purementslaves. Lui seul, entre tous les peuples slaves, sut garder son intgrit,ne fut pas englouti par lEurope et prouva sa force. Lopinion de

Bakounine sur les institutions propres au peuple russe se modifieraconsidrablement par la suite. Dans sa priode libertaire, il considreraque le mirne peut conduire qu la stagnation.

Le peuple russe, affirme Bakounine, est domin par un systmepolitique qui lcrase ; le systme monarchique russe est pratiquementassimil une occupation trangre subie par le peuple Bakounineparlera des empereurs ptersbourgeois, allemands, les Holstein-Gottorp ; le peuple russe, par nature pacifique, soutient cependant ladynastie en place en cas de guerre parce que celle-ci permet aux Russesdtre le seul peuple slave indpendant. Bakounine ne semble pasconscient dun paradoxe dans son raisonnement : on ne peut pas lafois reprocher la monarchie des Holstein-Gottorp (les Romanov),dorigine allemande 15, davoir mis en place un appareil dtatdessence germanique et se rjouir que les Russes, qualifis de

14 Que faire ? O aller ? Que dsirer, demander ? Mille questions surgirent, etchaque question avait mille nuances. ( Aux Russes, Polonais, et tous les amis

slaves , 2 fvrier 1862.)15 Rappelons que Catherine II tait une princesse allemande. De fait, la famille im-priale russe se trouvait lie la plupart des familles princires allemandes.


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pacifiques paysans incapables de btir un tat, soient le seul peupleslave indpendant. Lide qui vient immdiatement lesprit est quelun explique lautre. Cest une contradiction qui ne quittera jamais

Bakounine.

Dans ce texte, Bakounine fait un saisissant portrait dune socitrusse au bord de leffondrement, dans laquelle le mensonge estpartout et en toute chose et le bureaucrate le tchinovnik corrompttout. Est-il donc possible que, dans les questions souleves mainte-nant par le gouvernement, questions qui concernent laffranchissementdes serfs et labrogation du pouvoir des seigneurs, le noble-tchinovnikagisse contre lui-mme, cest--dire contre le noble-seigneur de

village ?La noblesse est prdestine une fin invitable ; une minorit

dentre elle devra fusionner avec le peuple, se perdre dans ses rangs .Aujourdhui la force ne repose plus dans le tsar mais dans le peuple : la noblesse na, dans les tourments sociaux qui nous menacent,dautre ancre de salut que labolition non seulement des privilgesnobiliaires, privilges ridicules et absurdes, mais aussi de tous lessignes et conditions extrieurs de lexistence de la noblesse, oui, mme

de son nom. La majorit de la noblesse ne comprendra cela que quand le fer de la hache brillera au soleil .Aucune classe en Russie noblesse, clerg, bourgeoisie ne peut

vivre de sa propre vie. Il ny a de vivace que le peuple. Il y a cependantune force qui nest pas reprsente par une classe proprement parlermais qui constitue une communaut, celle des hommes de pense et debonne volont appartenant toutes les couches de la population, qui ontsouvent bris avec leurs positions de classe et qui sont prts sesacrifier pour lavenir.

Ils ont les instincts du peuple, les coutent et vivent dans leur milieucomme mus par une seule pense, une seule passion, une seule volont.Leurs rangs se grossissent de tout ce qui est fort, jeune, de ce qui porte ensoi le germe de lavenir, de ce qui souffre et attend sa dlivrance, de tout cequi a une volont, et ces nouvelles recrues sortent indiffremment des rangs


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Le ciment de cette organisation sera la libre confdration dessocits indpendantes, en commenant par la commune cette unitpolitique et sociale, la pierre angulaire du monde russe, et allant

jusqu une administration provinciale, gnrale pour ltat entier, et si vous voulez fdrative pour tous les Slaves .

3. Le troisime point est la solidarit avec les Slaves, et enparticulier les Polonais. Loppression de la Pologne par la Russie a deseffets terribles sur le peuple russe. Tant que nous imposons notre joug la Pologne, il nous faut entretenir une immense arme, ruineuse pourle peuple, et qui, ayant appris en Pologne massacrer sans piti, devientune excellente arme pour loppression intestine. Loppression des

Polonais est donc un facteur doppression du peuple russe lui-mme. Ily a cependant une difficult : les Polonais, tout opprims quils sont,ont des prtentions territoriales. Ils sont tourns vers un pass rvolu,une grandeur vanouie : ils ont tort, dit Bakounine : Et malheur auxpeuples de mme quaux individus qui contemplent trop et troplongtemps leur pass : ils affaiblissent leur prsent et leur avenir. Silide que la Pologne doit tre libre est maintenant largement rpandueen Russie, la question qui se pose est : comment laffranchir ? Car, ditBakounine, il se peut bien que les Polonais demandent trop .

Lancien royaume de Pologne tait un tat chevaleresque etaristocratique , et dmocratique dans le sens antique : la dmocratiesexerait entre nobles. Il suffisait donc autrefois que toute contre olaristocratie et la chliachta taient composes de Polonais ft supposepolonaise, quelque nationalit que pt appartenir le peuple. Ctaitnaturel alors, car dans ces temps-l le peuple ne comptait pour rien. Aujourdhui les peuples demandent lindpendance : il nest pluspossible de concevoir une Pologne rclamant des droits historiques sur

des territoires non polonais. Or les Polonais ne se contentent pas duroyaume de Pologne, ils veulent avoir des prtentions historiques laLithuanie, la Russie-Blanche, en y comprenant Smolensk, laLivonie, la Courlande, toute lUkraine, sans excepter Kiev. En unmot ils voudraient rtablir le royaume polonais dans ses ancienneslimites 18.

18 Bakounine, 1862 : Aux Russes, Polonais et tous mes amis Slaves.


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Les peuples de ces rgions, qui ne sont pas indpendantes, et alorsmme que la Pologne non plus nest pas indpendante, devront choisirleur destin :

Je pense que les Polonais sont dans lerreur quand ils annexentdavance lUkraine sans consulter les Ukrainiens et se basant sur leursdroits historiques seuls. Je pense que lUkraine polonaise, de mme que lesRussiens de la Galicie et notre Petite-Russie comptant quinze millionsdhabitants qui parlent la mme langue, ont la mme religion,nappartiendront ni la Pologne, ni a la Russie, mais eux-mmes. Jepense que toute lUkraine, de mme que la Russie-Blanche, la Courlandeet la Livonie qui ne sont pas des provinces allemandes mais finno-lettonnes, la Lithuanie mme seront, ainsi que la Russie, la Pologne et lesnations slaves qui peuplent lAutriche et la Turquie, des membresautonomes de la grande confdration panslaviste 19.

Bakounine soulve une question parfaitement actuelle, qui a tmaintes fois pose, que Marc Ferro a traite, celle de lappartenance dela Russie lEurope 20. Bakounine apporte cette question une rponse

politique, en disant que les limites de lAsie sont l o commencentlarbitraire et la violence et que, ce titre, lAsie gouverne lEmpirerusse : devenons un peuple libre et vritablement russe et alors soyezsans crainte, personne naura la force, ni la volont de nous repousserhors de lEurope.

Ainsi, lappartenance lEurope nest pas un tant un faitgographique quun fait politique. Cette rflexion reste aujourdhuiremarquablement actuelle.

Une seule rivalit entre la Russie et la Pologne est maintenantpermise, la rivalit de force attractive envers les populations qui viventdans leur milieu. Elles se pencheront du ct qui prendra le dessus par savie intellectuelle, elles se rallieront au parti qui leur octroiera la plus large

19Ibid.20 Sinterroger sur leuropanit des Russes mapparat scandaleux dans la mesure

o il sagit du peuple le plus culturel de notre continent. Les auteurs russes ne cessentdtre jous sur les scnes de thtre et je ne sache pas de pays qui connaisse mieux lalittrature europenne dans sa diversit. Alors, lEurope jusquo ? Non pas jusqu

lOural mais jusqu Vladivostok, jusqu lextrmit orientale de la Sibrie. ( Conscience europenne : mythe ou ralit ? interview de Marc Ferro pour LabelFrance, propos recueillis par Daniel Bermond, journaliste aux revues lHistoire etLire.)


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libert. Sils veulent enfin se sparer et vivre en Etat tout faitindpendant, quils se sparent 21.

Constatant quil y a entre Russes et Polonais des torrents de sang,Bakounine conclut son texte en reconnaissant que ces derniers sont l-gitimement mfiants. Les mots, quelque chaleureux quils soient, nesuffisent pas pour laver les crimes des gendarmes, des gnraux, desfonctionnaires, des officiers et des soldats russes. Cest pourquoi il fautdes actes, et Bakounine demande : La Pologne nous tendra-t-elle lamain au moment de laction ?

Dans ce premier texte publi aprs son vasion, il ny a aucune placepour une volution progressive et pacifique du systme en Russie. Orles rdacteurs du Kolokol pensaient que pour conserver leur statutimplicite darbitre, il convenait de garder un ton modr dans leurscritiques. Herzen, migr Londres, pense que lopposition entre le tsaret son peuple nest pas irrductible et que les rformes dAlexandre IIsont un dbut : il suffirait den appeler la bonne volont du tsar pouraller plus loin. Or en Sibrie, Bakounine avait eu de la Russie unevision plus proche de la ralit. Il avait constat lui-mme, sur place,une nette volution dans le pays : Avec le nouveau rgne est ne une

vie nouvelle dans tout lEmpire, et la Russie dans son ensemble atressailli et rpondu lappel en faveur de la rnovation ; partout arsonn la parole vivante et sest veille linitiative civique , crit-ilde Sibrie 22.

Sans parler des comits sur la question paysanne appels difier unmonument dune grandeur sans pareille en vue de la grandiose Librationdun grand peuple, combien dautres entreprises importantes ont vu le jouren Russie ces dernires annes : banques dans les villes et villages ayantpour but de promouvoir le crdit et les moyens propres assurer

lpanouissement conomique, socits littraires et savantes, socits pourla propagation de linstruction, coles spciales, commerciales, agricoles,artisanales, gymnases de filles et avant tout coles populaires gratuites dudimanche et des jours de semaine. La Russie semblait avoir senti que sonprincipal dfaut tait le manque dinstruction et quelle avait besoin delumire, de beaucoup de lumire et de savoir pour excuter la dignemission que lui a impose lhistoire et la puissance intrieure de lespritnational.

21 Aux Russes, Polonais, et tous les amis slaves , 2 fvrier 1862.22 Amur, quelques mots sur la vie sociale dIrkutsk , 11 avril 1861, Irkutsk.


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Bakounine connaissait beaucoup mieux que Herzen la situationintrieure de la Russie. Exil depuis de nombreuses annes, son ami deLondres tait coup de la ralit russe. Les quatre annes que Bakou-

nine passes en Sibrie lui permirent de constater les volutionsimportantes qui marquaient le pays, mais il voyait aussi parfaitementles limites des rformes entreprises. Il pouvait surtout constater quelpoint les bonnes intentions affiches, confrontes la ralit du terrain,taient dvoyes. La socit russe avait atteint un seuil qui rendait touterforme interne impossible. Les faits lui donneront raison cinquante ansplus tard. Les conseils de modration de Herzen contriburent sansdoute, un temps, rfrner ses ardeurs rvolutionnaires et son espritcritique. On parlait beaucoup dtats gnraux (Zemsky-Sobor), de

Douma nationale (assemble nationale). Une dlgation de la noblessede Tver, dont faisaient partie deux frres de Bakounine, avait mmeprsent une supplique lempereur pour demander une Constitution.

Campagnes de calomniesLorsque sont voques les profondes divergences entre Bakounine

et Marx, il est en gnral fait rfrence celles qui les opposaient ausein de lAssociation internationale des travailleurs sur les questions destratgie et dorganisation du mouvement ouvrier. Or il existe une autredivergence, antrieure de vingt ans celle-l, et sans doute bien plusprofonde, sur la question slave. En 1848 Bakounine avait rdig un Appel aux Slaves dans lequel il dclarait en substance ceci :

1. Il faut profiter de la vague rvolutionnaire pour inciter lespeuples slaves asservis louest par les Allemands, lest par lesRusses, revendiquer leur indpendance nationale. Bakounine estcertes conscient que les diffrentes nationalits slaves sont parcouruesde contradictions, aussi va-t-il les inciter surmonter leurs divergencesdans leur intrt commun.

2. Les Slaves doivent soutenir les Allemands dans leur lutte pour ladmocratie, comme les Allemands doivent soutenir les Slaves dans leurlutte pour lindpendance.

3. La solution de la question nationale doit tre subordonne laquestion sociale.

Lors de lintense activit quil avait mene en 1848-1489 en Alle-magne et en Bohme, Bakounine avait un temps espr que le Parle-


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les nations slaves ont intrt se laisser germanniser. Ce principesapplique toute situation o une nation connaissant un faibledveloppement des forces productives se laisse absorber : ainsi, Engels

demande-t-il dans Le Panslavisme dmocratique : ...est-ce unmalheur que la splendide Californie soit arrache aux Mexicainsparesseux qui ne savaient quen faire ? A la mme poque, Marx etEngels se fliciteront de loccupation de lAlgrie par les Franais, delInde par les Anglais.

Par une sorte de crispation nationalitaire qui les pousse aban-donner toute vision fonde sur la lgitimit des revendications desSlaves dEurope centrale, Marx et Engels ne semblent pouvoir

raisonner quen termes deRealpolitik. Tout ce qui concourt la ralisa-tion de lunit allemande est dclar rvolutionnaire ; tout ce qui yfait obstacle est ractionnaire . Engels en vient mme inventer leconcept de peuple ractionnaire . Il nest donc pas concevable queles dmocrates allemands puissent envisager des alliances avec lesdmocrates tchques, comme le propose alors Bakounine. Celui-ci diratrois ans plus tard :

Le Parlement de Francfort, sorti lui-mme dune rvolte, bas sur la

rvolte et nexistant que par elle, se mit aussitt traiter de rebelles lesItaliens et les Polonais, les considrer comme des adversaires criminels etsditieux de la grandeur et de la toute-puissance allemandes ! La guerreallemande pour le Schleswig-Holstein, parent par le sang et enlac par lamer, tait qualifie de guerre sainte 26.

Le fond de largumentation de Marx et Engels saffinera avec letemps, mais il repose sur deux points, essentiellement :

La civilisation allemande reprsente un progrs historique pour lesSlaves, qui ont par consquent intrt se laisser germaniser.

La Russie est le principal obstacle lunification de lAllemagneet le principal danger pour la dmocratie en Europe. Il faut donc luifaire une guerre dmocratique dans lesprit de la leve en masse de 1792 en France.

Bien que peu enclin minimiser les effets de la politique extrieurerusse, Bakounine ne peut accepter lanalyse de Marx, qui lui parat tropsimpliste. Une guerre contre la Russie conduirait invitablement

26 Confession, 1851.


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lcrasante majorit du peuple russe, pourtant opprim, soutenir lepouvoir en place. Leffet leve en masse se retournerait contre lesAllemands.

Pour rduire linfluence de Bakounine, Marx va donc employer tousles moyens en son pouvoir, au premier chef desquels se trouve lacalomnie. Celle-ci, commence Paris en 1848, va sacharner contrelui toute sa vie. Tratre, mouchard et agent du tsar en 1848-1849,Bakounine sera ensuite accus, contre toute vrit, dtre un panslaviste dans la priode o il sera militant de lInternationale.

Marx, dit Bakounine, fut le premier publier une correspondancede Paris dans laquelle on me reprochait davoir fait prir beaucoup de

Polonais par mes dnonciations. Et comme la Rheinische Zeitungconstituait la lecture favorite des dmocrates allemands, tout le monde,partout et cette fois-ci haute voix, se mit soudain parler de maprtendue trahison .

Bakounine fait ici rfrence l affaire George Sand . Peu aprssa participation linsurrection de Prague, parat le 6 juillet 1848 dans

LaNouvelle Gazette rhnane, dirige par Marx, un texte affirmant que George Sand est en possession de papiers et de documents quicompromettent gravement M. Bakounine, le Russe proscrit de France,et tablissent quil est un instrument de la Russie ou un agentnouvellement entr son service, et quil faut le rendre responsable engrande partie de larrestation des malheureux Polonais, qui a t opredernirement. Nous navons ici aucune objection opposer ltablissement dun empire slave, mais ce nest pas en trahissant lespatriotes polonais que lon arrivera jamais ce rsultat. Larticleaffirme mme que George Sand a montr ces papiers quelques-unsde ses amis .

Laccusation dtre un panslave , manant de Marx et de sonentourage, affectera Bakounine toute sa vie. Car en 1848 il ntait paspossible dignorer quil tait un adversaire dtermin de lempire destsars, et que son projet politique concernant les Slaves dEuropecentrale consistait btir une rpublique dmocratique et fdrative.Cest donc en parfaite connaissance de cause que laccusation depanslavisme, cest--dire de partisan dun monde slave satellis autourde lempire russe, tait profre, pour dconsidrer Bakounine auprsde lopinion slave.


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Bakounine demanda George Sand de justifier ces accusations. Ellerpondit quelle ntait en rien responsable de cette infme et ridiculecalomnie , et ajouta : Larticle de LaNouvelle Gazette rhnane,

auquel je donne le plus formel dmenti, est une invention gratuite,odieuse, et dont je me trouve personnellement blesse. Et elleajoute : Je suis tente de vous gronder pour avoir dout un instant demoi en cette circonstance .

Le journal publia un dmenti de lcrivain prcd dune note gnede la rdaction affirmant quelle avait eu connaissance de ce bruit par deux correspondants diffrents et quelle navait fait que son devoirde publiciste. Hypocritement, la rdaction essaie de se donner le beau

rle en disant quen publiant ce bruit elle a donn Bakounine... loccasion de dissiper ce soupon, qui a vritablement exist Parisdans certains cercles ! Marx expliqua de faon peu convaincante quiltait absent au moment de la publication de larticle. On a l uneapplication exemplaire du principe : calomniez, il en restera toujoursquelque chose : en effet, Bakounine dut longtemps subir lesconsquences de cette diffamation. Cette affaire, dira-t-il plus tard danssa Confession , me tombant tout dun coup comme un pav sur latte au moment mme o jtais en pleine organisation rvolutionnaire,

paralysa compltement mon action pendant quelques semaines. Tousmes amis allemands et slaves sloignrent de moi. Ces calomnies ne mritent dtre mentionnes que parce que leurs

rpercussions dans les milieux dmocratiques entravrent de faonconsidrable et dterminante lactivit de Bakounine pendant larvolution. Ctait dailleurs le but recherch. Les calomnies necesseront pas aprs larrestation de Bakounine, le 9 mai 1849 ; aucontraire, elles samplifieront, mais il nen aura connaissance quaprsson vasion, en 1861.

Un ami de Marx, David Urquhart, diteur, affirma dans The FreePress en aot 1853 que le rvolutionnaire russe avait t reu par le tsar bras ouverts, quil ntait pas en prison et quil ftait sa trahison enbuvant du champagne en compagnie de femmes galantes. Cesdclarations suscitrent lindignation de Mazzini et de Herzen. Marxmit lui aussi une protestation. On sait que les conditions de dtentionde Bakounine taient effroyables : il passa des mois enchan un mur,il attrapa le scorbut et perdit presque toutes ses dents.

Franz Mehring, le biographe de Marx, prsente les chosesautrement. Ce serait un partisan dUrquhart compltement idiot qui


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aurait repris dans The Morning Advertiser laccusation contreBakounine. Mehring affirme que par une concidence malheureuse, ledtracteur de Bakounine se nommait galement Marx mais il se

refusa toujours obstinment lever lambigut publiquement .Herzen, ce rvolutionnaire de pacotille, exploita cette homonymiepour ourdir une basse intrigue . Lorsque Bakounine arriva Londresaprs son vasion, Herzen lui fit croire que Marx lavait dnonc dansla presse anglaise comme espion russe. Ce fut l la premire dune sriede mdisances qui devaient tant nuire aux relations entre Marx etBakounine. En somme, Bakounine est lobjet de calomnies ignoblesmais cest Marx la victime

Bakounine commenta plus tard :

Lorsquen 1861, ayant heureusement russi mchapper de Sibrie,je vins Londres, la premire chose que jentendis de la bouche de Herzenfut celle-ci : Ils avaient profit de mon absence force pendant douzeannes (de 1849 1861, dont javais pass huit ans dans diffrentesforteresses saxonnes, autrichiennes et russes, et quatre ans en Sibrie) pourme calomnier de la manire la plus odieuse, racontant qui voulaitlentendre que je ntais pas du tout emprisonn, mais que jouissant dune

pleine libert et combl de tous les biens terrestres, jtais au contraire lefavori de lEmpereur Nicolas ; et que mon ancien ami lillustre dmocratepolonais, Worzel, mort Londres vers 1860, et lui, Herzen, eurent toutesles peines du monde pour me dfendre contre ces sales et calomnieuxmensonges. Je ne leur cherchai pas querelle pour toutes ces amnitsallemandes ; mais je mabstins daller les voir, voil tout 27.

Urquhart tait un personnage curieux. Ctait un diplomatespcialiste des affaires russes, qui hassait frocement les Russes etvouait aux Turcs une admiration sans bornes. Il partageait avec Marx la

russophobie et lopposition au ministre britannique Palmerston ctaitdailleurs l leurs seuls points daccord. Marx collabora aux journauxdUrquhart et autorisa The Free Press publier, sous forme de tracts,plusieurs de ses articles parus dans le New York Daily Tribune. Cespamphlets anti-Palmerston eurent des tirages atteignant jusqu 15 000

27 Bakounine,LEmpire knouto-germanique, 1871.


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ou 30 000 exemplaires et connurent un grand retentissement , critFranz Mehring dans sa biographie de Marx 28.

En mars 1862, Urquhart remet a : un article anonyme dans TheFree Press affirme de nouveau que Bakounine est un agent du gouver-nement russe, quil ne sest en ralit pas vad mais quil a t librafin de susciter des troubles en Europe. Bakounine somme lauteuranonyme de se faire connatre. The Working Man, le journal desouvriers, publia aussitt un article dans les colonnes pour saluer leretour de Bakounine.

On na pas la preuve de la responsabilit de Marx , critMadeleine Grawitz : On peut seulement constater quil ne sopposa

pas plus nergiquement cette fois que les prcdentes aux calomnies deses amis 29.

peine arriv Londres, je fus salu par une srie darticles dans unpetit journal anglais, crits ou inspirs videmment par mes chers et noblesamis, les chefs du communisme allemand, mais ne portant aucunesignature. Dans ces articles on osa dire, que je navais pu menfuirquavec laide du gouvernement russe qui, en me crant la position dunmigr et dun martyr de la libert titre que jai toujours dtest, parceque jabhorre les phrases mavait rendu plus capable encore de lui rendredes services, cest dire de faire le mtier despion pour son compte.Lorsque je dclarai dans un autre journal anglais lauteur anonyme de cesarticles, qu de pareilles infamies on rpond non la plume la main, maisavec la main sans plume, il sexcusa, en prtendant quil navait jamaisvoulu dire que je fusse un espion salari, mais que jtais un patriote delEmpire de toutes les Russies, tellement dvou que javais encouruvolontairement toutes les tortures de la prison et de la Sibrie, pour pouvoirmieux servir plus tard la politique de cet Empire. de pareilles inepties, ilny avait videmment rien rpondre. Ce fut aussi lavis du grand patriote

italien Giuseppe Mazzini et celui de mes compatriotes, Ogaref et Herzen.Pour me consoler, Mazzini et Herzen me dirent quils avaient t attaqus peu prs de la mme manire et fort probablement par les mmes gens etqu toutes les attaques semblables, ils nont jamais oppos que leur silencemprisant 30.

28 K. Marx, The Story of the Life of Lord Palmerston, publi dabord en 1853 dansle New York Tribune et en Angleterre dans the People's Paper. Les tracts (flysheets)furent publis en 1854 sous le titre Palmerston and Russia dans le Glasgow Sentinel et

par E. Tucker Londres. Le texte a t rdit en 1899 par Eleanor Marx.29Michel Bakounine, Plon, p. 238.30LEmpire knouto-germanique.


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En 1863, a recommence :

En dcembre 1863, lorsque je traversai la France et la Suisse pour me

rendre en Italie, un petit journal de Ble, je ne sais plus lequel, publia unarticle dans lequel il prmunissait contre moi tous les migrs polonais,prtendant que javais entran dans labme beaucoup de leurscompatriotes, tout en sauvant toujours du dsastre ma propre personne.Depuis 1863 jusquen 1867, pendant tout mon sjour en Italie, je fuscontinuellement injuri et calomni par beaucoup de journaux allemands.Trs peu de ces articles parvinrent ma connaissance en Italie on lit peules journaux allemands. Jappris seulement quon continuait de maccablerde calomnies et dinjures, et je finis par men soucier aussi peu que je mesoucie, soit dit par parenthse, des invectives de la presse russe contremoi 31.

Bien entendu, Bakounine nest pas du tout indiffrent ces calom-nies. Pour lui, il ny a pas de doute : les inspirateurs des attaques dont ilfut la victime taient les communistes allemands.

Il crit en 1872 :

Ce sont toujours mes bons vieux amis, les chefs des communistesallemands, lgislateurs de la socit venir et qui, restant eux mmes

envelopps par les brumes de Londres, comme Mose ltait par les nuagesdu Sina, ont lanc contre moi, comme une meute de roquets, une foule depetits Juifs allemands et russes 32, tous plus imbciles et plus sales les unsque les autres 33.

31 Lettre au rdacteur duRveil.32 Lantismitisme de Bakounine est directement li aux campagnes de calomnies

dont il a t lobjet aprs le congrs de Ble de lAIT en 1869. Avant cette date, il nesonge aucunement lier les attaques dont il est la victime aux Juifs. Cest donc unphnomne tardif quil conviendrait dexpliquer. En effet, lexamen de ses critsmontre quil ny a aucune allusion antismite antrieurement cette date. Ce nestquaprs 1869 que Bakounine attribue la campagne de calomnies dont il est lobjet auxcommunistes allemands et aux Juifs. Toutes, cependant, sen prennent son panslavisme suppos.

Largumentaire antismite de Bakounine est dune absence totale doriginalit maisreste cependant fidle son explication culturelle et linguistique des caractres propres chaque peuple : loppression subie par les Juifs a faonn leur histoire et model leurscomportements collectifs. Les juifs constituent une formidable puissance , dira

Bakounine en 1872 : argument usuel de lantismitisme. Or la solution deBakounine la question juive est surprenante, et finalement conforme la nature dupersonnage : Cette puissance a t cre par plus de vingt-cinq sicles de


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En effet, cest dans la presse social-dmocrate allemande quon a pulire les accusations les plus fantaisistes.

Ils ont os imprimer dans un journal, dailleurs trs honnte, trssrieux, mais qui dans cette occasion a trahi son caractre honnte etsrieux, en se faisant lorgane dune vilaine et sotte diffamation, dans leVolksstaat, que Herzen et moi, nous avons t tous les deux des agentspanslavistes, et que nous recevions de larges sommes dargent dunComit panslaviste de Moscou, institu par le gouvernement russe.Herzen tait un millionnaire ; quant moi, tous mes amis, toutes mesbonnes connaissances, et le nombre en est assez grand, savent fort bienque je passe ma vie dans une trs rude pauvret. La calomnie est trop

ignoble, trop bte, je passe outre34

. Les divergences entre Marx-Engels et Bakounine sur la question slave remontent loin, larvolution de 1848. Elles demeureront plus tard sous-jacentes leursdivergences en matire de stratgie et dorganisation dans lAssociationinternationale des travailleurs, mais se transfreront vers le dbat sur lerle respectif de lAllemagne et de la Russie comme principal foyer dela raction en Europe.

La Cause du peupleDans les appels, proclamations et textes danalyse de Bakounine de

lpoque, on peut souvent lire le motzemstvo.Le statut de 1864 crera les zemstvo, qui sont des assembles de

district auxquelles se superposent des assembles de gouvernement. Ilssont dsigns par des lecteurs censitaires rpartis en trois classes : lespropritaires, les citadins, les paysans. Lexistence des paysans, totale-ment ignorants, tait dans ces assembles symbolique, mais commeaucune des catgories reprsentes navait la majorit, les zemstvos

restaient subordonns ladministration. Nanmoins, il jourent uncertain rle conomique et social en crant des coles, des dispensaires,dveloppant la vie locale.

perscutions, la libert la plus large seule pourra la dissoudre. ( Aux compagnons dela Fdration des sections internationales du Jura , fvrier-mars 1872.)

Lantismitisme de Bakounine, tardif, a t vertement condamn par son entourage.En revanche, chez Marx il est un phnomne permanent, attest dans les allusions

antismites rptes quon trouve dans sa correspondance.33LEmpire knouto-germanique, Suite. Dieu et ltat, uvres, Champ libre, 1872.34Ibid.


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Bakounine reprendra lide du zemstvo, de manire quelque peuidalise, comme organe dauto-administration. Sur les ruines deltat de Pierre le Grand, dit-il, ne peut exister que la Russie du

Zemstvo, le peuple vivant. Il fallait dblayer la place pour le peuple. Est-ce une prfiguration du soviet 35 ?

Pour assurer lissue pacifique de la crise actuelle, imminente, il ny aquun seul moyen : lAssemble populaire du zemstvo et dans son sein lasolution de la cause populaire du zemstvo. Cest lunique moyen desauvetage que le tsar tient entre les mains. Mais il ne veut pas lemployer.Donc, il veut le sang 36.

Bakounine est au fond absolument sceptique sur la capacit du tsar mener des rformes, si tant est quil en ait rellement la volont : cestque lappareil dtat, la bureaucratie, toute la socit russe ont uneformidable force dinertie. Il dira, peu aprs avoir rdig son texte Romanov, Pugacev ou Pestel ? que ceux qui croient aux rformes ont oubli que le principal vice de notre gouvernement, vice qui leronge et lui creuse labme, cest labsence totale de la vrit, cest lemensonge qui est partout et en toute chose, et ils ne pensent pas quunmensonge si gnral et radical ne peut pas exister seulement la

surface, mais doit avoir pouss ses racines dans le fond mme, danslorigine du systme gouvernemental 37. Mais pour linstant, le rvolutionnaire russe se plie, sur la forme,

la position de ses amis Herzen et Ogarev qui pensent plus utile desadresser au tsar. Cest dans cet esprit que Bakounine rdigea LaCause du peuple. Romanof, Pougatchev ou Pestel ? (juin-juillet1862), dans lequel il expose Alexandre II les conditions quipourraient accrotre sa grandeur. La dynastie pourrait lever la maisondu tsar une hauteur de puissance et de gloire quelle navait pasconnue jusqu prsent : au lieu de cela, elle cherche le salut eninterrompant et non en encourageant la vie .

35 Nous voulons lauto-administration populaire, de la commune, du canton, dudistrict, rgionale et enfin du gouvernement, avec le tsar ou sans le tsar, peu importe etcomme le voudra le peuple. Mais quil ny ait plus de fonctionnaires en Russie et que lacentralisation bureaucratique soit remplace par la libre fdration rgionale. ( Lacause du peuple. Romanov, Pugacev ou Pestel ? )

36

La cause du peuple. Romanov, Pugacev ou Pestel ? Londres, juin-juillet1862.37 Aux Russes, Polonais, et tous les amis slaves , Londres, 2 fvrier 1862.


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Rarement un rle aussi grandiose, aussi bnfique na chu en partage la maison du tsar. Alexandre II aurait pu si facilement devenir lidole dupeuple, le premier tsar russe duzemstvo, capable dassurer la prosprit de

son peuple non pas par la peur ni par lignoble violence, mais par lamour,par la libert. En sappuyant sur ce peuple, il aurait pu devenir le sauveur etle chef de tout le monde slave.

Alexandre II aurait d librer la Pologne avec tous ceux quivoulaient tre la Pologne . Il aurait d sentir que ldifice de loppres-sion ne pouvait plus durer.

Dans La cause du peuple. Romanov, Pugacev ou Pestel ? Bakounine crit que par le dcret du 19 fvrier 1861 mancipant les

serfs, Alexandre II tait le tsar le plus grand, le plus aim, le pluspuissant qui et jamais rgn en Russie . Mais il comprenait si mal sonpeuple, il tait ce point Allemand que ce mme jour, le jour le plussolennel dentre les jours solennels de lhistoire russe, il sest cachdans son palais et sest entour de gardes dans la crainte dune rvoltepopulaire . Ensuite, les choses ont mal tourn : le tsar dclara aupeuple avide de terre quil ny aurait pas dautre libert ; il fit tirer surdes paysans innocents dans diffrents gouvernements ; il fit arrter desnobles qui demandent une constitution. Il commit tellement derreurs

que Bakounine le dfinit comme le principal rvolutionnaire deRussie

Si nous dsesprons dune issue pacifique, ce nest pas parce quil esttrop tard, mais parce que nous avons dsespr en fin de compte de lacapacit dAleksandr Nikolaevitch de comprendre quel est lunique cheminsur lequel il peut se sauver lui-mme et sauver la Russie.

Il suffirait pour cela quil prenne la tte du mouvement de rformes.

En somme Bakounine demande Alexandre II de devenir le tsar dupeuple et de se sparer de la classe dirigeante. Mais au contraire deHerzen, qui croit vraiment lutilit dadresser des suppliques au tsar,Bakounine dans son texte ne propose celui-ci, sous le couvert demonarchie constitutionnelle, rien dautre que son suicide politique : ladmarche de Bakounine na quun objectif de propagande : suppressionde la noblesse, auto-administration totale du peuple.

Le titre mme de la brochure envisage trois volutions possibles de

la politique du pouvoir en place : Romanov, cest le maintien de la politique autocratique ;


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Pougatchev tait un chef bande mi-paysan mi-rvolutionnaire dontles bandes rsistrent farouchement aux troupes de limpratriceCatherine, et qui fit trembler tous les possdants en Russie. Il symbolise

une rvolution paysanne impitoyable, froce, dont le souvenir faisaitencore trembler la noblesse. La seule solution pour viter cette ven-tualit est que le tsar adopte le programme de Pestel 38.

Pestel tait un authentique chef rvolutionnaire, clair, qui avaitun programme politique et qui rclamait des rformes de fond. Ctaitaux yeux de Bakounine un homme dun gnie incontestable : il entrevit le premier la ncessit dune rvolution sociale et cono-mique en Russie , il pressentit la dissolution de lempire russe et une

confdration libre des nations slaves .Que prfre Bakounine ? Disons la vrit ; nous suivrions plusvolontiers Romanov, si Romanov pouvait et voulait se transformer detsar ptersbourgeois en tsar du zemstvo.

Nous le suivrions encore parce que lui seul peut accomplir, achever lagrande rvolution pacifique sans rpandre une seule goutte de sang russeou slave. Les rvolutions sanglantes, grce la stupidit humaine,deviennent parfois ncessaires, mais elles sont malgr tout un mal, un

grand mal et un gros malheur, non seulement sur le plan de leurs victimes,mais aussi sur le plan de la puret et de lampleur avec lesquelles ellestouchent le but pour lequel elles se ralisent. Nous lavons vu pour laRvolution franaise.

Et Bakounine ajoute : Notre position vis--vis de Romanov estclaire. Nous ne sommes pas ses amis et nous ne sommes pas ses enne-mis, nous sommes les amis de la cause populaire russe, de la causeslave. Si le tsar est sa tte, nous sommes derrire lui. Mais quand ilmarchera contre elle, nous serons ses ennemis. Les mots souligns parnous suggrent que Bakounine ne se fait pas dillusion sur le fait que letsar marchera invitablement contre la cause populaire russe .

Aprs ce texte, Bakounine sera dautant moins dispos sadresserau tsar que celui-ci fit arrter ses deux frres, qui faisaient partie de la

38Pavel Ivanovitch Pestel (1793-1826), issu dune famille noble, officier, conspiraen faveur dune rpublique, pour lmancipation paysanne. Il participe au soulvementdes Dcembristes en 1825, lors de lavnement de Nicolas Ier, rclamant une rpublique

unitaire, centraliste, galitaire et une profonde rforme agraire avec la distributiongratuite des terres aux paysans. Il sera pendu le 13 dcembre 1825. Ryleieff, pote ethomme daction, fit partie de la conspiration.


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dlgation de nobles de Tver venue demander une Constitution. cesujet, Bakounine crit sa belle-sur, la femme de Paul, que larres-tation de ses deux frres a suscit en lui une douloureuse inquitude,

une inquitude impuissante qui ne peut venir en aide, mais en mmetemps un sentiment de fiert, voire mme de joie attriste. Honneur etgloire eux . Ils se sont montrs comme les dfenseurs dvousdun droit incontestable et sublime en mme temps que de la raisonpolitique . Cest, dit-il encore, uniquement par lautosuppression dela noblesse que pourra tre assur un vaste et tranquille panouissementde la libert russe. Pour se sauver, le rgime en place Ptersbourg,les autorits auraient besoin de changer de nature, pour cela elles nepossdent ni assez de raison, ni assez de volont et de rserves deforces vives 39 .

Il nest pas certain que cette lettre ait rassur la jeune pouse.

Lexemple polonaisAu mois daot 1862, le Kolokol publie un curieux texte, Aux

frres slaves de la part de la socit panslave . Y est bauche, enmme temps que lide dune fdration des Slaves, lide dune sorte

dassociation internationale des peuples. Il nest pas certain que ce textedune page soit de Bakounine. En effet, il contient neuf fois le mot tribu , sappliquant aux peuples, fait qui est tout fait inhabituelchez le rvolutionnaire russe. Il faut dpasser les malentendus quiont dchir nos tribus et constituer une fdration slave qui seulepeut rsoudre des problmes qui, autrement, deviendront insolubles. Ilfaut donc constituer une grande alliance dans laquelle les peuples

jouiraient de droits gaux sur le plan de loriginalit et delindpendance , respectant les particularits nationales. Pourtant, on y

trouve des thmes qui seront rcurrents dans la politiquebakouninienne :

La reprsentation gale en droit des rgions dans le rassemblementgnral de lalliance ; la libert et lgalit identiques devant la loi de tousles membres de lalliance dans chacune de ses rgions, sans distinction decroyance, dorigine et de langue ; labsence de confession officielle domi-nante ; labolition totale des diffrences dtat 40 ; la pleine libert de

39

Lettre sa belle-sur Natalja Semenovna Bakunina-Korsakova, 15 avril 1862.40 Il faut entendre ce mot dans le sens de classe ou catgorie sociale, comme dans tiers tat , cest--dire tout ce qui ntait pas aristocratie ou noblesse.


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pense et de parole ; lunit des principes dans la multiplicit des formes degouvernement et de lgislation populaires ; les monnaies, les poids, lesmesures uniques, la libert de commerce et de relations ; lunification des

forces militaires et du pouvoir de liaison susceptibles de prserver lint-grit de lalliance volontaire contre les ennemis extrieurs et intrieurs.

Certes, la mise en uvre de ce plan demandera tous de lourdssacrifices, mais, est-il affirm, cest la condition du dveloppementindpendant de la force de notre tribu et de notre libert commune.Sont appels participer cette uvre grandiose d auto-dvelop-pement de leurs peuples les autres tribus : celles que le destin a liaux Slaves : Lettons, Roumains, Hongrois, Turcs et Finnois, mais aussi

les peuples des autres tribus qui ont connu dautres destineshistoriques , ceux qui ont devanc les Slaves sur la voie de la libertcivique et du dveloppement historique .

Le tsar Alexandre II avait commenc son rgne avec de grandsprojets de rformes, qui se heurtaient une obstruction systmatique detoutes les couches dont elles lsaient les intrts, commencer par lesgrands propritaires ; aussi furent-elles largement sabotes dans leurmise en application.

Ai-je besoin de raconter ce qui est arriv depuis ? Ce furent daborddinsignifiants essais de rformes, enfants misrables, mal conus et mort-ns de la fausse et impuissante bienveillance impriale, de petits change-ments avec un grand bruit de paroles pour tromper lopinion publique delEurope 41.

Les rformes entreprises par Alexandre II en Russie suscitaient desespoirs en Pologne, mais des degrs divers. Le pays tait divis en uncourant aristocratique, la chliachta, compos de gros propritaires fon-

ciers qui saccordaient bien de loccupation russe42

, et un courant pluspopulaire sous la direction dun comit central national qui tait oppos la fois aux grands propritaires et aux Russes et qui recherchait lap-pui des dmocrates europens. Bakounine, qui tait alors Londresavec Herzen et Ogarev, maintenait le contact avec les dlgus des

41 Bakounine, Lettre sur la Russie , mai 1863, paru dans Kolokol, 15 septembre1863, n 27, Londres et dansAftonbladet, Stockholm en mai 1863.

42 Lorsque la princesse Caroline Radziwill pousa le prince Ludwig Adolf Friedrich

de Sayn-Wittgenstein, ce dernier entra en possession du plus grand domaine privdEurope centrale : 12 000 km (kilomtres carrrs) de champs, de forts, de villages etde villes en Lituanie polonaise.


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deux parties. En aot 1862, il se rend Paris o il rencontre le gnralpolonais Mieroslawski 43. Ctait un vieux combattant qui stait battudans les lgions de Garibaldi. Dopinions avances, il rclamait cepen-

dant le rtablissement de la Pologne dans ses frontires historiques. Enoutre, il se rclamait seul reprsentant de la Pologne, alors que Bakou-nine ne voulait pas couper le contact avec le comit central polonais,qui reprsentait ceux qui se battaient en Pologne mme une variantede lternel conflit de prpondrance entre lexil et lintrieur. De retour Londres, Bakounine reut des dlgus polonais qui remirent unelettre du comit central proposant une alliance entre dmocrates polo-nais et russes pour librer la Pologne. Herzen, qui dirigeait la revueKolokol, hsitait sengager. Une entrevue eut lieu entre Bakounine,Ogarev, Herzen et les dlgus des comits de Varsovie. Herzen, rti-cent et un peu froid, informa nanmoins les Polonais quil comptaitpublier un appel demandant aux officiers russes de ne pas prendre lesarmes contre la Pologne. Les Polonais, leur tour, lurent une lettrequils souhaitaient publier. Cette lettre insistait surtout sur les reven-dications territoriales des Polonais ; elle avait un tour trop nationalisteet nvoquait pas la question du servage et de la proprit foncire.

Il sensuivit une vritable ngociation de marchands de tapis.

Bakounine et Herzen avaient des proccupations divergentes danslaffaire. Pour Bakounine, le simple fait quil puisse y avoir un accordentre les Polonais et les Russes tait un progrs, quel que puisse tre lecontenu des revendications polonaises : dans son esprit, ces questionsse rsoudraient sur le terrain par la logique des faits. Il fallait doncquapparaisse publiquement un accord. Bakounine passait dun groupe lautre pour tenter de trouver une voie mdiane ; ses yeux, Herzen,qui sen tenait aux principes, chipotait sur des dtails. On finit par trou-ver un compromis surprenant : le Kolokol publia le 1er octobre un articlereconnaissant une seule Pologne comprenant la Lituanie et lesRuthnes tandis que les Polonais, dans leur rponse, reconnaissaientaux habitants de ces rgions lentire libert de disposer deux-mmes

43Ludwik Mieroslawski (1814-1878), gnral polonais migr qui prit part linsurrection de 1830-1831. Il fut galement lun des chefs de linsurrection des

Polonais en Prusse en 1846, puis celle de 1848-1849. Il prit part aux rvolutions de1848-1849, puis se rfugia Paris. Chef de linsurrection polonaise en 1863. Il fit laconnaissance de Bakounine en aot 1862 mais se brouilla avec lui.


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Ctait quand mme un succs pour Bakounine car, aprs tout, laposition adopte par les Polonais importait plus que celle du Kolokol.

Mieroslawski ragit vigoureusement : il crivit une lettre furieuse Bakounine : Ce que vous honorez du nom du Comit central, cestune pure fiction , crit-il. Lopposition de Bakounine ce que laPologne (occupe par les Russes, rappelons-le) annexe lUkraine, laRuthnie etc. (elles-aussi occupes par les Russes) rendit le gnralfurieux :

Que vous prtendiez nous enseigner la gographie de notre rpublique votre faon, il ny pas grand mal ; nous sommes quittes pour refaire lacarte et lethnographie russes la ntre, et nous nen resterons pas moins

bons amis pour cela. Mais un Polonais, ne ft-ce quun seul capable de jouer au

dmembrement de sa patrie en nationalits de fantaisie, cest une hontepour notre cole rvolutionnaire tout entire. Vous avez gagn l un tristealli et tu, ctait autrement viable, le dernier Mohican du Comit Central.Vous allez entendre un long et formidable cho de ce jugement dans la

presse rvolutionnaire polonaise et alors peut-tre vous rappellerez-vousde ce que je vous disais lors de votre dernire visite Paris 44.

Pour amadouer le gnral, Bakounine crivit un article logieux surlui, mais Mieroslawski dclara ne plus vouloir avoir faire avec cefou dangereux de Bakounine ...

En Pologne, lmancipation des paysans russes suscitait de fortesinquitudes chez les grands propritaires. Le tsar allait-il tendre larforme la Pologne ? Alexandre II dcide dy envoyer son frre, legrand-duc Constantin, et Alexandre Wielopolski, aristocrate terrien queBakounine, qui ne laimait dcidment pas, traite de Polonaisrengat . Wielopolski tait trs hostile lAutriche et voyait le salut

dans lunion avec la Russie.Le margrave (comte) Wielopolski (1803-1877) tait issu dune vieille

famille aristocratique et de grands propritaires. On pourrait le qualifier deconservateur pragmatique une poque o le pragmatisme ntait plus lordre du jour. Sa politique aurait pu aboutir des rsultats sil avait euaffaire un tsar lui aussi pragmatique, ce qui tait loin dtre le cas. Ilvoulait que la Pologne acquire une certaine forme dautonomie dans le

44 Cite par Bakounine dans une lettre Jzef Wierciakiewicz, Londres, 15 octobre1862.


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cadre de la domination russe. Il entreprit des rformes, augmentant lenombre dcoles assurant un enseignement en polonais, cra Varsovieune universit (Szkola Glowna), mit en place des rformes bancaires

ainsi que dans lagriculture. Ctait en outre un partisan de lmanci-pation ds Juifs. Il pensait que les difficults internes aussi bienquinternationales de lempire russe forceraient le tsar faire desconcessions la noblesse polonaise, en contrepartie de quoi cettedernire devait accepter la domination russe et prendre part la viepolitique. Peut-tre pensait-il que la participation la vie politique russe

jouerait en faveur de la Pologne du fait de son degr suprieur decivilisation en contribuerait en quelque sorte poloniser la vie russeoutre que cela garantirait des propritaires fonciers de toute tentative decder des terres aux paysans. Cette vision des choses ntait pas rare,mais face aux nationalistes sourcilleux, et vu le contexte de lpoque,ceux qui la partageaient taient immdiatement considrs comme destratres. Des collaborateurs , en quelque sorte. Pourtant lhistoiremontrait plus dun cas o lenvahisseur se faisait absorber par lacivilisation du vaincu. Bakounine cite dailleurs des exemples defonctionnaires ou militaires russes ayant cd cette tentation.

Malheureusement pour lui, Wielopolski, dans sa tentative de mettre

en application cette politique pragmatique , sera conduit prendre desinitiatives aux consquences irrparables. Lenvoy du tsar attendait deson matre quil restaure les liberts polonaises , tablisse ungouvernement semi-indpendant, supprime la censure et les coursmilitaires russes. Le tsar rejeta ces demandes et fit quelques concessionslimites au moment o ctait trop tard. Pas de constitution, pas darmepolonaise, pas dautonomie politique. En revanche, le tsar accordaquelques liberts administratives avec nominations de Polonais, mais sansexclure les nominations de Russes. Mais ce moment-l, les rues deVarsovie baignaient dans le sang.

Wielopolski avait voulu viter que la rclamation dindpendanceprenne le dessus ; pour briser le mouvement nationaliste polonais, ilinstaura la conscription des activistes dans larme russe (pour vingtans !), ce qui provoqua linsurrection de janvier 1863 prcisment cequil avait voulu viter ! Son pragmatisme avait trouv sa limite.

En pleine insurrection, Wielopolski demanda un cong, qui lui futaccord en juillet 1863 : il fit mine daller dans une station thermale dans

lle de Rgen, mais en fait quitta le pays. Il mourut Dresde en 1877.


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Et cest en ce sens que le soutien, par les Russes, de lmancipation dela Pologne, signifierait galement lmancipation du peuple russe.Argument jamais entendu ! Aucun Russe nest jamais all aussi loin

dans une runion publique. voquant ce discours, H.E. Kaminsky crit en exagrant peut-tre un peu dans sa biographie de Bakounine : Pour la premire fois il a prononc le mot de rvolution des soldatset des paysans russes, ce mot qui prendra des ailes ! Son discours esten vrit la premire manifestation de la Rvolution russe 50.

Nous, les Russes, dit Bakounine, ne sommes que les rouages ina-nims de cette monstrueuse machine doppression et de conqutequon appelle lempire russe ; et il propose, au nom de la vritable

nation russe , une alliance : Enchans lun lautre par une destine fatale, invitable, par une

longue et dramatique histoire dont nous subissons tous aujourdhui lestristes consquences, nos deux pays se sont longtemps dtests. Maislheure de la rconciliation a sonn : il est temps que nos dissensionsfinissent.

Les Polonais vont ragir ce discours de manire mitige, refltantles rserves qui marqueront en permanence les relations entre eux et

Bakounine. Chaque fois que lorateur reinte Nicolas Ier, la salleretentit dapplaudissements frntiques ; mais quand il propose lal-liance de la Russie avec la Pologne, les applaudissements se font plusmaigres et le silence emplit la salle quand il se met louer les vertusdu peuple russe dit le correspondant de Dziennik Narodowe (Journalnational) 51. Les autorits russes avaient raison de sinquiter car lesides de Bakounine avaient des rpercussions non seulement dans lesmilieux migrs, mais () elles pntraient aussi, malgr tous lesobstacles, chez ceux qui elles taient en ralit destines 52.

En 1848 encore, dans son Appel aux Slaves, Bakounine avaitcritiqu les Polonais pour leur tendance faire bande part. Il avaittent sans succs de les persuader que les dmocrates russes avaient lesmmes objectifs queux, ce que les Polonais rcusaient catgorique-ment. Ce sont, dit Bakounine, dincorrigibles nobliaux chevaliers

50Bakounine, la vie dun rvolutionnaire, Spartacus, p. 82.51 Cit par Wiktoria Sliwowska et Ren Sliwowski, Michel Bakounine et les

Polonais, faits et commentaires , Bakounine, combats et dbats, Institut dtudesslaves, p. 145.52Ibid.


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avec tous les vices vertueux et fondamentaux de cette caste 53. Ils sepasseraient dautant plus volontiers dune alliance avec les Russes rvo-lutionnaires quils orientent leur stratgie sur lintervention trangre,

en particulier celle de la France qui vient de prter secours lItaliecontre lAutriche. L encore, Bakounine ds 1848 leur avait reprochleur tendance jouer le jeu de la diplomatie, jeu qui se retournaittoujours contre eux.

En 1863, il crira :

Nous devons tirer tout le profit possible du mouvement polonais quibranle lempire, or la guerre avec ltranger lbranlera encore plus. Je

pense que la guerre elle-mme narrtera pas nos activits ; nous ne devonspas oublier que notre principal ennemi est notre Empire allemand-Pters-bourg et quavant tout et mieux de tout, nous devons le renverser parnimporte quels moyens. Bien entendu nous ne marcherons pas contre laRussie avec les Franais, les Sudois, ni mme avec les Polonais ; marcheravec eux nous compromettrait auprs du peuple. Mais la guerre ne doit pasnous empcher de provoquer par tous les moyens le soulvement intrieurdu peuple et de dclarer ce dernier quaujourdhui le moment est effec-tivement venu o il doit revendiquer et prendre tout ce dont il a besoin ; etque sil laisse passer lheure propre 54, il nobtiendra rien. Nous devons

tourner contre le gouvernement les armes quil utilise contre les Polonais,en provoquant dans les gouvernements de lOuest la guerre sociale, nousdevons profiter de cette anarchie-mme quil inspire aujourdhui au sein dugouvernement pour sa propre dfense et dans laquelle il se plonge de plusen plus sans pudeur 55.

Cette dclaration peut sembler abusive aujourdhui, mais pour laplupart des protagonistes de lpoque, une guerre des puissances occi-dentales contre la Russie tait une option possible la guerre de Crime

lavait bien montr56

. Le gouvernement russe lui-mme pense quune

53Ibid.54 Bakounine veut sans doute dire propice .55Zemlja i Volia, Stockholm, 9 juillet 1863.56 Lune des constantes de la politique extrieure russe est de parvenir souvrir au

sud sur la mer Noire, doccuper Constantinople pour accder aux dtroits du Bosphoreet des Dardanelles, puis la Mditerrane. Prtextant la protection des chrtiens delEmpire ottoman, le tsar Nicolas Ier occupe la Moldavie et la Valachie (lactuelle Rou-

manie). En fvrier 1854, la France et la Grande-Bretagne exigent que la Russie quitteces deux principauts. Le 27 mars, la France et la Grande-Bretagne lui dclarent laguerre. Lune des constantes de la politique trangre britannique est dempcher la


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rvolution est imminente : la tte de Bakounine est de nouveau mise prix, pour cinquante mille roubles (cinq fois plus quen 1848...).

Que dit Bakounine, dans le passage ci-dessus ? Que la rvolutionna rien faire des conflits entre tats et quil faut tirer profit de laguerre pour promouvoir la rvolution sociale, en Russie dabord, danslEurope de lOuest ensuite. Cest la premire fois quun rvolution-naire dclare que la rvolution na rien voir avec les conflits des tatsimprialistes, mais que son unique intrt est den tirer profit sespropres fins , dit Kaminski 57. Il y a une tonnante ressemblancedanalyse avec celle de Lnine au dbut de la Premire Guerre mon-diale. En ralit, Bakounine avait dj dans son Appel aux Slaves

de 1848 subordonn la ralisation de lindpendance nationale laquestion sociale.Il ny avait aucune chance que la France intervienne aprs

lexprience de Crime : pour le seul sige de Sbastopol, elle avaitperdu 95 000 hommes 58. Dans sa lettre sur la Russie publie par le

journal sudois Aftonbladeten mai 1863, Bakounine sexplique : Legouvernement [russe] sentit le danger. Convaincu de limminencedune insurrection polonaise que ses actes barbares avaient renduencessaire, il rsolut de la prcipiter dans lespoir quil pourrait ltouf-

fer la naissance. A cela, il y avait plusieurs raisons : au moment o clatait linsur-

rection polonaise, les gouvernements russe et franais taient en train

Russie daccder aux dtroits du Bosphore et des Dardanelles et de contrler lecommerce maritime entre la mer Noire et la Mditerrane. La Russie, dont lexpansionterritoriale dans le Sud-Est asiatique inquite la Grande-Bretagne, menace les posses-sions de cette dernire en Inde. Il sagit donc aussi de briser toute possibilit pourlEmpire russe de contrler la route des Indes par le Proche-Orient (le canal de Sueznexiste pas encore).

57 H.-E Kaminski,Michel Bakounine, Aubier, p. 197.58 Napolon III tait plutt favorable la Russie mais il avait besoin de donner

lEmpire une stature internationale et entendait engager

Textes sur la question slave et sur l’Europe du Nord (1862-1864) - Michel Bakounine

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