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1 Roi Lear Shakespeare Traduction Jean-Michel Desprats ed. Folio

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Roi Lear

Shakespeare

Traduction Jean-Michel Desprats ed. Folio

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ACTE I (ANTOINE) N'est-ce point là votre fils, Monseigneur de Gloucester? GLOUCESTER Son éducation fut à ma charge; lui, j'ai si souvent rougi d'avoir à le reconnaître qu'à présent je suis de bronze. (ANTOINE) Je ne puis concevoir... GLOUCESTER C'est ce que la mère de ce jeune gaillard a fort bien fait; sur quoi son ventre s'arrondit, et elle eut, de fait, un fils pour son berceau avant d'avoir un mari pour son lit. Vous flairez l'écart? (ANTOINE) Je ne puis regretter cet écart dont le fruit est si beau. GLOUCESTER Mais j'ai aussi un fils légitime, d'environ un an l'aîné de celui-ci, et qui pourtant ne m'est pas plus cher: bien que ce lascar que voici eu quelque impudence à venir au monde avant d'y être invité, pourtant sa mère était belle; il y eut grande jouissance à le fabriquer, et il faut bien que je reconnaisse ce fils de pute. LEAR Faites venir les rois de France et de Bourgogne, Gloucester. GLOUCESTER Oui, mon seigneur. LEAR Pendant ce temps nous dévoilerons notre plus ténébreux dessein. Sachez que nous avons divisé En trois notre royaume, et c'est notre ferme intention De décharger notre âge de tous soins et affaires, Les conférant à des forces plus jeunes, tandis qu'allégé De ces fardeaux nous nous traînerons vers la mort. Nous avons à cette heure la volonté déterminée d'annoncer publiquement Les différentes dots de nos filles, afin de prévenir Dès maintenant toute dissension future. Ces princes, France et Bourgogne, Grands rivaux pour l'amour de notre fille cadette, Longtemps en notre cour ont prolongé leur séjour amoureux Et je dois ici leur répondre. Dites-moi, mes filles (Puisqu'à présent nous voulons nous dépouiller à la fois du pouvoir, Des biens territoriaux, des soucis de l'Etat), Laquelle d'entre vous dirons-nous la plus aimante

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Afin que nous dispensions nos plus grandes largesses Là où la nature le dispute au mérite. Goneril, Notre aînée, parlez la première. GONERIL Sire, je vous aime plus que les mots ne peuvent l'exprimer, Plus chèrement que la vue, l'espace et la liberté, Au-delà de ce qu'on peut tenir pour cher ou rare, Non moins que la vie, quand l'escortent grâce, santé, beauté, honneur, Autant qu'enfant aima jamais, ou que père se sentit aimé; D'un amour qui rend pauvre le souffle et vaine la parole; Je vous aime au-delà de toute comparaison. CORDELIA Que dira Cordélia? Aime, et tais-toi. LEAR De tous ces domaines, de cette ligne à celle-ci, Avec ses forêts ombreuses et ses plaines fertiles, Ses rivières poissonneuses et ses vastes prairies, Nous te faisons souveraine: des enfants que tu auras d'Albany Que ce soit à jamais l'héritage; Que dit notre seconde fille, Notre très chère Régane, épouse de Cornouailles? REGANE Je suis faite du même métal que ma sœur, Et m'estime à son prix. Au fond de mon cœur sincère Je trouve qu'elle énonce la vérité même de mon amour, Sauf qu'elle reste en deçà: car je me proclame Ennemie de toutes les autres joies Mesurées à l'aune des sensations les plus exquises, Et ne me trouve heureuse Que dans l'amour de Votre chère Altesse CORDELIA Alors, pauvre Cordélia, Et pourtant non, car je suis sûre que mon amour Pèse plus que mes paroles. LEAR Qu'à toi et aux tiens demeure à jamais héréditaire Cet ample tiers de notre beau royaume. A présent notre joie, Bien que notre dernière et la plus petite, pour le jeune amour de qui Les vins de France et le lait de Bourgogne Rivalisent, que saurez-vous dire pour gagner Un tiers plus opulent que celui de vos sœurs? Parlez.

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CORDELIA Rien, mon seigneur LEAR Rien? CORDELIA Rien. LEAR Rien ne peut sortir de rien: parlez encore. CORDELIA Malheureuse que je suis, je ne sais pas élever Mon cœur jusqu'à ma bouche: j'aime Votre Majesté Conformément à mon lien, ni plus ni moins. LEAR Comment, comment, Cordélia? Amendez un peu votre discours, De crainte de ruiner votre fortune. CORDELIA Mon bon Seigneur, Vous m'avez engendrée, élevée, aimée; et moi, Je vous rends en retour les devoirs qui s'imposent, Vous obéis, vous aime et vous honore entre tous; Pourquoi mes sœurs ont-elles des maris, si elles disent Qu'elles n'aiment que vous? Peut-être, quand je me marierai, Le seigneur dont la main recevra ma foi prendra-t-il avec lui La moitié de mon amour, la moitié de mes soins et de mon dévouement: Assurément je ne me marierai jamais comme mes sœurs. LEAR Mais ton cœur est-il dans ces paroles? CORDELIA Oui, mon bon seigneur. LEAR Si jeune, et si peu tendre? CORDELIA Si jeune, mon seigneur, et si vraie. LEAR Soit; que ta vérité soit donc ta dot. Car, par les rayons sacrés du soleil, Les mystères d'Hécate et la nuit, Par toute l'influence de ces astres Qui nous font exister et cesser d'être,

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J'abjure ici toute ma tendresse paternelle, Toute parenté, tout lien du sang, Et te tiens pour étrangère à mon cœur et à moi Dès à présent et à jamais. SPECT Mon bon souverain... LEAR Silence! C'est elle que j'aimais le plus, et misant tout sur elle j'espérais confier mon repos À ses tendres soins; Hors d'ici, fuis mes regards! Aussi vrai que ma tombe sera ma paix, je lui enlève ici Mon cœur de père! Appelez France. Appelez Bourgogne. Aux dots de mes deux filles intégrez ce tiers. Que l'orgueil, qu'elle appelle franchise, lui trouve un mari; Je vous investis conjointement de mon pouvoir, De ma prééminence, et de tous les attributs fastueux Qui escortent la majesté. Nous-mêmes, un mois durant, Nous réservant cent chevaliers Que vous devrez entretenir, élirons domicile Chez vous à tour de rôle. Nous retiendrons seulement Le nom et toutes les prérogatives d'un roi; pour le reste, l'autorité, Les revenus et le gouvernement, filles bien-aimées, qu'ils soient à vous. CORDELIA Voici France et Bourgogne, mon noble seigneur. LEAR Mon Seigneur de Bourgogne Quel est le moins que vous exigez en dot avec sa personne? BOURGOGNE (SPECT) Très royale majesté, Je ne réclame pas plus que ce que Votre Altesse a proposé, Et vous n'accorderez pas moins? LEAR Très noble Bourgogne, Quand elle nous était chère nous l'estimions de même, Mais à présent son prix a baissé. Monsieur, la voici devant vous: La voilà, elle est à vous. BOURGOGNE(SPECT) Royal souverain, Donnez seulement cette part que vous-même avez proposée... LEAR Rien: j'ai juré; je suis inébranlable.

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BOURGOGNE(SPECT) Alors je suis navré, vous avez perdu un père de telle façon que vous allez perdre un mari. CORDELIA Paix soit avec Bourgogne! Puisque le souci de sa fortune est tout son amour, Je ne serai pas sa femme. FRANCE(SPECT) Très pure Cordélia, si riche, toi qui es si pauvre De toi et de tes vertus ici je me saisis. LEAR Tu l'as, France; qu'elle soit tienne car nous, Nous n'avons plus cette fille-là, et jamais Nous ne reverrons son visage; va-t'en donc Sans notre grâce, notre amour, notre bénédiction. GONERIL Sœur, je n'ai pas peu à vous dire sur ce qui nous touche de près toutes les deux. Je pense que notre père va partir ce soir. REGANE C'est tout à fait certain, et chez vous; le mois prochain, chez moi; GONERIL Vous voyez comme son âge est plein de volte-face; l'observation que nous venons d'en faire n'est pas mince. Il a toujours préféré notre sœur, et le piètre jugement avec lequel il l'a rejetée aujourd'hui n'apparaît que trop clairement. REGANE C'est l'infirmité de son âge; d'ailleurs il ne s'est jamais que faiblement connu lui-même. GONERIL Les meilleures et les plus saines années de sa vie ne furent qu'emportement; il nous faut donc nous attendre, vu son âge, à subir non seulement les défauts d'un tempérament depuis longtemps greffé en lui, mais encore l'imprévisible entêtement que les années infirmes et coléreuses apportent avec elles. REGANE De brusques foucades sont à prévoir. GONERIL De grâce, réfléchissons ensemble. Si notre père continue d'exercer l'autorité avec le caractère qu'il a, cette dernière abdication ne pourra que nous nuire. REGANE Nous y réfléchirons.

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GONERIL Il nous faut agir, et tant que le fer est chaud. EDMOND Toi, Nature, tu es ma déesse: à ta loi Sont voués mes services. Pourquoi bâtard, Pourquoi vil? Quand mes proportions sont aussi bien agencées, Mon esprit aussi noble, ma tournure aussi légitime Que la progéniture de l'honnête madame? pourquoi nous flétrissent-ils De ce mot de vil? de vilenie? de bâtardise? Vil, vil? Eh bien alors, Edgar le légitime, il me faut votre terre: L'amour de notre père va au bâtard Edmond Autant qu'au légitime. Joli mot, "légitime"! Eh bien, mon légitime, si cette lettre agit Et que mon plan prospère, le vil Edmond Surpassera le légitime: je grandis; je prospère; A présent, dieux, dressez-vous en faveur des bâtards. GLOUCESTER France parti furieux! Et le roi qui s'en va ce soir! qui a restreint son pouvoir! Se voit réduit à une pension! et tout cela Si soudainement!... tiens, Edmond! Quelles nouvelles? EDMOND N'en déplaise à votre Seigneurie, aucune. GLOUCESTER Pourquoi cherchez-vous si vivement à ranger cette lettre? EDMOND Je ne sais aucune nouvelle, mon seigneur. GLOUCESTER Vraiment? Pourquoi alors ce furieux empressement à le glisser dans votre poche? EDMOND Je vous en conjure, monsieur, pardonnez-moi; c'est une lettre de mon frère que je n'aie pas lue en entier, et pour ce que j'en ai parcouru, je ne trouve pas bon que vous l'examiniez. GLOUCESTER Donnez-moi cette lettre, monsieur.

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EDMOND J'espère, pour disculper mon frère, qu'il n'a écrit cela que pour sonder ou mettre à l'épreuve ma vertu. GLOUCESTER "Cette obligation de respecter le grand âge nous rend le monde amer lors des plus belles années de notre vie; elle nous confisque notre fortune jusqu'à ce que nous soyons trop vieux pour en profiter. Je commence à voir un absurde et stupide esclavage dans cette oppression d'une tyrannie sénile, qui gouverne non parce qu'elle est puissante, mais parce qu'on la tolère. Venez me voir, que je puisse vous en dire plus. Si notre père voulait bien dormir jusqu'à ce que je le réveille, vous jouiriez pour toujours de la moitié de ses revenus, et seriez l'ami bien aimé de votre frère, Edgar." Hum! une conspiration! "dormir jusqu'à ce que je le réveille... vous jouiriez de la moitié de mes revenus." Mon fils Edgar! A-t-il eu une main pour écrire cela? Un cœur et un cerveau pour le concevoir? Vous reconnaissez là l'écriture de votre frère? EDMOND Si la teneur était honnête, mon seigneur, j'oserais jurer que c'est son écriture; mais vu le message, j'aimerais mieux croire que non. GLOUCESTER C'est la sienne. EDMOND C'est sa main, mon seigneur; mais j'espère que son cœur n'y est pas. GLOUCESTER Ô traître, traître! traître exécré! Traître dénaturé, détestable, bestial! pire que bestial! Va, mon ami, va le chercher; je vais le faire arrêter. Où est-il? EDMOND Je ne sais pas bien, mon seigneur; S'il vous plaisait de suspendre votre indignation contre mon frère jusqu'à ce que vous puissiez obtenir un témoignage probant de ses intentions, vous suivriez un chemin sûr; tandis que si vous agissez vilement contre lui, en vous trompant sur ses desseins, cela fera une large brèche à votre honneur et mettra en lambeaux le cœur même de son obéissance. Je gagerais ma vie qu'il n'a écrit cela que pour éprouver mon affection envers votre honneur, sans autre visée dangereuse. GLOUCESTER Vous pensez cela? EDMOND Si votre Honneur le juge à propos, je vous placerai dans un lieu où vous pourrez nous entendre parler de tout cela, et l'assurance de vos oreilles vous donnera une certitude. GLOUCESTER Il ne peut pas être un tel monstre... Edmond, sondez-le, organisez tout cela selon votre sagesse. EDMOND Je m'en vais le sonder, monsieur, tout de suite.

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GLOUCESTER Ces dernières éclipses du soleil et de la lune ne nous présagent rien de bon; l'amour refroidit, l'amitié retombe, les frères se divisent: dans les cités, l'émeute; dans les campagnes, la discorde; dans les palais, la trahison; et le lien est rompu entre le fils et le père. Ce traître que j'ai engendré confirme la prédiction: voilà le fils contre le père. Le roi s'écarte de l'instinct naturel: voilà le père contre le fils. Nous avons vu le meilleur de notre vie: machination, duplicité, traîtrise, et tous les désordres destructeurs nous poursuivent et nous désarçonnent jusqu'à nos tombes. Et le noble Kent, banni! Son crime, l'honnêteté! C'est étrange. EDMOND Voilà bien la suprême imbécillité du monde: lorsque notre fortune est malade, souvent du fait des excès de notre propre conduite, nous accusons de nos déboires le soleil, la lune et les étoiles, comme si nous étions scélérats par fatalité, sots par compulsion céleste, crapules, voleurs et traîtres par ascendant astral, ivrognes, menteurs et adultères par soumission forcée à l'influence des planètes; et tout ce que nous faisons de mal, c'est par instigation divine. Admirable dérobade de ce putassier d'homme que de mettre son instinct de bouc à la charge d'une étoile! Mon père s'est uni à ma mère sous la queue du Dragon, et ma naissance s'est placée sous la Grande Ourse; d'où il s'ensuit que je suis mal dégrossi et paillard; j'aurai été ce que je suis si la plus virginale étoile du firmament avait scintillé sur ma bâtardification. Edgar... et pile il arrive, comme dans le dénouement de l'ancienne comédie. Mon frère Edgar, quand avez-vous vu mon père pour la dernière fois? EDGAR Hier soir. EDMOND Vous êtes-vous quittés en bon terme? N'avez-vous remarqué aucun signe de mécontentement dans ses paroles ou son attitude? EDGAR Pas le moindre. EDMOND Je vous en supplie, évitez sa présence jusqu'à ce qu'un peu de temps ait atténué l'ardeur de son mécontentement, qui pour l'instant fait tellement rage en lui que même des violences physiques sur votre personne suffiraient à peine à l'apaiser. EDGAR Un traître m'aura desservi. EDMOND C'est ce que je crains. Retirez-vous avec moi dans ma maison, d'où je vous mènerai au moment opportun pour entendre les paroles de mon seigneur. Je vous en prie, allez-y; voilà ma clef. Si vous sortez, soyez armé. EDGAR Aurai-je bientôt de vos nouvelles?

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EDMOND Je suis tout à votre service. Un père crédule, et un frère plein de noblesse, Dont la nature est si éloignée de faire le mal Qu'il n'en soupçonne aucun; sur leur stupide honnêteté Mes manigances vont bon train! Je vois le coup; Sinon par naissance, par ruse j'aurai les terres: Tout me convient qui peut servir à mon affaire. GONERIL Ainsi mon père a frappé mon serviteur pour avoir admonesté son fou? Jour et nuit il me fait injure; à toute heure Il éclate en tel ou tel outrage grossier Qui jette parmi nous la discorde: je ne le supporterai point; Ses chevaliers se font turbulents, et lui-même nous querelle Pour la moindre vétille. Quand il rentrera de la chasse Je ne veux pas lui parler; dites que je suis malade; Prenez l'air de négligence glacée qui vous plaira, Vous et vos compagnons; je voudrais qu'il en sorte une dispute. LEAR Le dîner, holà! le dîner! Où est mon galapiat? Où est mon fou?Vous, allez me chercher mon fou. Vous, là, oui vous, où est ma fille? SPECT Permettez... LEAR Que dit cet énergumène? Où est mon fou, holà? Tout le monde dort, on dirait. Oh, vous monsieur... Qui suis-je, monsieur? SPECT Le père de ma maîtresse. LEAR "Le père de ma maîtresse!" larbin de mon seigneur! chien! fils de pute! esclave! roquet! Eh bien mon joli fripon! Comment vas-tu? FOU Ah ça, M'n'oncle! Je voudrais bien avoir deux crêtes de coq et deux filles! LEAR Pourquoi mon garçon?

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FOU Si je leur donnais tout mon bien, je garderais pour moi mes crêtes de coq; Celle-ci est à moi: demande la seconde à tes filles. LEAR Prends garde, drôle: le fouet. FOU Vérité est une chienne qu'on relègue à la niche; on la chasse à coups de fouet pendant que lady, la levrette cajoleuse, a le droit de rester près du feu et de puer; LEAR Un trait de fiel pour moi! FOU Bonhomme, je vais t'apprendre un discours. LEAR Vas-y. FOU Écoute bien, M'n'oncle: aie plus que tu ne fais voir, parle moins que ton savoir prête moins que ton avoir, va plus à cheval qu'à pied apprends plus que tu n'en sais, n'mis'pas tout sur un coup d'dé laiss'ta pute et ta boisson, reste sage à la maison, et pour tes vingt tu auras plus de deux fois dix, crois-moi. M'n'oncle, donne-moi un œuf et je te donnerai deux couronnes. LEAR Que seront-elles, ces deux couronnes? FOU Eh bien, quand j'aurai coupé l'œuf en deux et gobé le jaune, les deux moitié de la coquille. Quand tu as fendu ta couronne en deux pour en donner les deux moitiés, c'était porter ton âne sur ton dos pour traverser le bourbier: tu n'avais guère d'esprit sous ta couronne chauve quand tu as abandonné ta couronne d'or. Si en disant cela je parle en fou, qu'on fouette le premier qui ose le prétendre. (il chante) Jamais moins qu'aujourd'hui les fous n'eurent de prix Car les sages devenus fous Ne savent plus comment afficher leur esprit, Et se mettent à singer les fous.

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LEAR Depuis quand es-tu si plein de chansons, vaurien? FOU Je chante, M'n'oncle, depuis que tu as fait de tes filles tes mères; car le jour où tu leur a donné des verges et où tu as baissé ta culotte, (il chante) Alors soudain elles ont pleuré de joie, Et moi j'ai chanté de chagrin, De voir faire l'enfant un pareil roi, Qui se mit à avoir un grain. Je t'en prie, M'n'oncle, prends un maître d'école qui puisse apprendre à ton fou à mentir: J'aimerais bien apprendre à mentir. LEAR Si vous mentez, vaurien, nous vous ferons fouetter. FOU Je m'étonne que vous soyez parents, toi et tes filles: elles veulent me faire fouetter parce que je dis vrai, toi tu veux me faire fouetter parce que je mens, et parfois on me fouette parce que je tiens ma langue. J'aimerais mieux être n'importe quoi plutôt qu'un fou; et pourtant je ne voudrais pas être toi, M'n'oncle; tu as pelé ton esprit des deux côtés, et n'as rien laissé au milieu... Voici venir une des pelures. LEAR Eh bien ma fille! pourquoi ce front plissé? Vous êtes depuis peu trop renfrognée. FOU Tu avais belle figure quand tu n'avais pas à t'inquiéter des plis de son front; à présent tu n'es qu'un zéro sans chiffre devant.Je suis plus que toi, à présent, je suis un fou, toi tu n'es rien. (à Goneril) oui, c'est sûr, je vais tenir ma langue; votre visage me l'ordonne, bien que vous ne disiez rien. GONERIL Non seulement, monsieur, ce fou qui a toute licence, Mais d'autres encore, de votre insolente escorte, Récriminent et se querellent à toute heure, se livrant À des débordements grossiers et intolérables; Monsieur, J'avais cru qu'en vous faisant bien connaître ces abus, Bon ordre y serait mis, mais je commence à craindre, A voir ce que vous-même n'avez que trop tardé à dire et à faire, Que vous ne protégiez cette inconduite, et ne l'encouragiez Par votre approbation; si vous le faisiez, la faute N'échapperait pas au blâme, et les sanctions ne dormiraient pas, Dont l'application, visant un salutaire effet général, Pourrait vous infliger un affront, Qui autrement serait une honte, mais que la nécessité Qualifiera de mesure judicieuse.

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FOU Car vous savez M'n'oncle: Le moineau si longtemps a nourri le coucou Que les petits coucous lui ont arraché le cou C'est ainsi que la chandelle s'est éteinte, et que nous sommes restés dans le noir. LEAR Êtes-vous notre fille? GONERIL Je voudrais que vous fassiez usage de cette excellente sagesse Dont je sais que vous êtes pourvu; et que vous chassiez Ces humeurs qui ces derniers temps vous éloignent De votre état naturel. FOU Même un âne ne sait-il pas quand c'est la charrette qui tire le cheval? Hue, jeanneton! Je t'aime. LEAR Quelqu'un ici me reconnaît-il? Ce n'est pas Lear: Est-ce que Lear marche ainsi? Parle ainsi? Où sont ses yeux? Soit son intelligence a faibli, soit son discernement Est tombé en léthargie – Ha! éveillé? Non, non. Qui est-ce qui peut me dire qui je suis? FOU L'ombre de Lear. LEAR Votre nom, belle dame? GONERIL Cette feinte stupeur, monsieur, est bien de la même saveur Que vos autres frasques récentes. Je vous supplie De bien comprendre mes intentions: Vieux comme vous l'êtes et vénérable, vous devriez être sage; Vous gardez ici cent chevaliers et écuyers; Des gens si déréglés, si débauchés et impudents, Que voici notre Cour infectée par leurs mœurs, Semblable à une bruyante auberge: l'épicurisme et la luxure En font davantage une taverne et un bordel Qu'un palais respectable. Cette honte réclame Un remède immédiat; cédez à la prière De celle qui sinon prendra ce qu'elle demande, Réduisez un peu votre escorte; Et que ceux qui continueront à vous servir Soient des hommes en harmonie avec votre âge, Qui se connaissent et vous connaissent.

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LEAR Ténèbre et démons! Sellez mes chevaux; rassemblez mon escorte; Bâtarde dégénérée! je ne t'importunerai plus: Il me reste encore une fille. GONERIL Vous frappez mes gens et votre racaille turbulente Traite en valets ses supérieurs. LEAR Ecoute, Nature, écoute! Chère Déesse, écoute! Suspends ton dessein, si tu te proposais De rendre cette créature féconde! Dans sa matrice apporte la stérilité! Dessèche en elle les organes de la procréation, Et de son corps que jamais ne surgisse Un bébé qui l'honore! S'il faut qu'elle enfante, Crée son enfant de fiel, en sorte qu'il vive Et soit pour elle un tourment pervers et dénaturé! Qu'il tourne toutes les souffrances et les bienfaits de sa mère En dérision et en mépris, afin qu'elle sente Comme il est plus acéré que la morsure d'un serpent D'avoir un enfant ingrat! loin d'ici, loin d'ici! Vie et mort, j'ai honte Que tu aies ainsi le pouvoir d'ébranler mon cœur d'homme, Que ces brûlantes larmes, qui jaillissent malgré moi Laissent penser que tu les vaux. Vieux yeux crédules, pleurez encore et je vous arrache Et vous jette, avec l'eau que vous répandez, Pour amollir la glaise. Ha, eh bien soit; J'ai une autre fille Qui, j'en suis sûr, est bonne et secourable; Quand elle saura ce que tu as fait, de ses ongles Elle écorchera ton visage de louve. Tu verras, Je reprendrai le personnage que tu crois Que j'ai dépouillé à jamais. GONERIL Vous avez entendu? FOU Si le cerveau d'un homme était dans ses talons, ne risquerait-il pas d'attraper des engelures? LEAR Si, petit.

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FOU Alors, je t'en prie, réjouis-toi: ton esprit n'ira jamais en pantoufles. LEAR Ha, ha, ha! FOU Tu verras que ton autre fille sera gentille avec toi, c'est dans sa nature; car bien qu'elle ressemble à celle-ci comme un pomme sauvage à une pomme de verger, pourtant je sais ce que je sais. LEAR Et que sais-tu, petit? FOU Qu'elle aura le goût de celle-ci comme une pomme sauvage ressemble à une pomme sauvage. Tu sais pourquoi on a le nez au milieu de la figure? LEAR Non. FOU Eh bien, pour avoir un œil de chaque côté du nez, comme ça, ce qu'on n'a pas su flairer, on peut l'apercevoir. LEAR Je lui ai fait du tort... FOU Sais-tu comment une huître fabrique sa coquille? LEAR Non. FOU Moi non plus; mais je sais pourquoi un escargot a une maison; LEAR Pourquoi? FOU Eh bien pour y rentrer sa tête: pour ne pas l'abandonner à ses filles, et ne pas laisser ses cornes sans abri; LEAR Je veux oublier ma nature. Un père si gentil! Mes chevaux sont-ils prêts? FOU Tes ânes s'en occupent. La raison pour laquelle les sept étoiles ne sont pas plus de sept est une raison pertinente.

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LEAR Parce qu'elles ne sont pas huit. FOU Oui, tout à fait; tu ferais un bon fou. LEAR Me les reprendre de force, 50 chevaliers! Monstre d'ingratitude! FOU Si tu étais mon fou, M'n'oncle, je te ferai rosser pour être vieux avant l'âge. LEAR Comment cela? FOU Tu n'aurais pas dû être vieux avant d'être sage. LEAR Oh! fais que je ne sois pas fou, pas fou, ciel clément; Laisse-moi ma raison; je ne voudrais pas être fou!

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ACTE II EDMOND Frère, un mot; descendez; frère, vous dis-je! Mon père est aux aguets: ô monsieur, fuyez ce lieu; On lui a révélé où vous vous cachez; Vous avez à présent la faveur de la nuit. J'entends mon père qui vient; pardonnez-moi; Par ruse je dois tirer l'épée contre vous; Rendez-vous; venez devant mon père; De la lumière, holà! ici! Un peu de sang versé donnerait le sentiment D'un assaut plus farouche: j'ai vu des soûlards En faire plus par jeu. Père! Père! GLOUCESTER Eh bien, Edmond, où est ce traître? EDMOND Il se tenait ici dans le noir, agitant son épée acérée. GLOUCESTER Mais où est-il? EDMOND Voyez, monsieur, je saigne. GLOUCESTER Où est ce traître, Edmond? EDMOND Il a fui par là, monsieur, quand il ne put aucunement... GLOUCESTER Aucunement quoi? EDMOND Me persuader d'assassiner Votre Seigneurie.

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GLOUCESTER Qu'il fuie, et loin: Ce n'est pas sur cette terre qu'il restera sans être pris; Et sitôt pris... exécuté. Ô traître dénaturé et endurci! Tous les ports je les ferai surveiller; le traître ne s'échappera pas; En outre son signalement, Je l'enverrai partout, pour que tout le royaume Puisse le reconnaître; et ma terre Fils loyal et naturel, je ferai tout Pour que tu en hérites. Ô mon vieux cœur est brisé, il est brisé. OSWALD Et tu me prends pour qui? KENT- Pour une crapule, une canaille, un bâffreur de rogaton; une infâme, orgueilleuse et frivole crapule, un gueux, qui n'a que trois hardes, cent sous et qui pue dans ses bas de laine; un foie-blanc procédurier, un fils de pute, narcisse et mielleux, un coquin qui fait le délicat; un esclave dont tout le bien tient dans un coffre; un lascar prêt, pour tout loyal service, à faire le maquereau, et qui n'est rien qu'un concentré de crapule, de gueux, de lâche, de souteneur, et le fils et l'héritier d'une chienne bâtarde: un lascar que j'aurais plaisir à rosser, à faire geindre et miauler si tu récuses la moindre syllabe de ce portrait. OSWALD Mais quel monstre es-tu pour invectiver de la sorte quelqu'un que tu ne connais pas plus qu'il ne te connaît? KENT Frappe, esclave; défends-toi, fripouille, défends-toi bellâtre, esclave (OLIVIER) Eh bien que se passe-t-il? Séparez-vous! Comment est née votre querelle? OSWALD Ce vieux ruffian, monsieur, dont j'ai épargné la vie par respect pour sa barbe grise... KENT Ô toi zéro, fils de pute! Quantité inutile! Mon seigneur, si vous m'y autorisez, je m'en vais piler en mortier cette grossière canaille et en barbouiller le mur des chiottes. (OLIVIER) Pourquoi cette rixe? Dis-le. KENT Il n'y a pas plus d'antipathie entre les contraires

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Qu'entre moi et cette crapule-là. (OLIVIER) Pourquoi le traites-tu de crapule? Quel est son crime? KENT Sa figure ne me revient pas. (OLIVIER) Pas plus que la mienne peut-être, ou celle de monsieur, ou de madame. KENT Monsieur c'est ma vocation de parler franc: J'ai vu dans ma vie des visages plus agréables Que je n'en vois surmonter toutes les épaules Que j'ai devant moi à cette heure. (OLIVIER) Voilà un énergumène Qui loué un jour pour son franc-parler, affecte Une rudesse impudente, et détourne le style de la franchise De sa véritable nature: il ne sait pas flatter, lui, Le cœur honnête et franc, il faut qu'il dise la vérité. Ce genre de crapule, j'en sais qui sous la franchise Cachent plus d'artifice et plus de corruption Que vingt petits laquais obséquieux Qui déploient méticuleusement leur zèle. KENT Monsieur, en toute bonne foi et sincère vérité, Avec la permission de votre magnifique apparence Dont l'ascendant, telle la guirlande de feu Qui irradie le front flamboyant de Phébus... (OLIVIER) Qu'est-ce qui te prend? KENT J'abandonne mon langage que vous désapprouvez si fort. Je sais monsieur, je ne suis pas un flatteur; Celui qui vous trompa avec l'accent de la franchise était une franche crapule, ce que pour ma part je ne serai point, même si je persuadais votre Déplaisir de me supplier d'en être une. EDGAR J'ai entendu proclamer mon nom Et grâce au creux d'un arbre, j'ai par chance Échappé à la traque. Tous les ports sont fermés; partout, Des gardes, une surveillance exceptionnelle,

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Cherchent à me capturer. Tant que je puis échapper, Je vais me préserver; il m'est venu l'idée De prendre l'aspect le plus vil et le plus pauvre Que jamais la misère dégradant l'homme ait inventé Pour le rapprocher de la bête; mon visage, je vais le grimer de boue, D'une couverture ceindre mes reins, embroussailler mes cheveux en boucles folles, Et exposant ma nudité, braver Les vents et les persécutions du ciel. Moi, Edgar, ne suis rien. REGANE Je suis heureuse de revoir votre Altesse. LEAR Régane, je vous crois; je sais quelle raison J'ai de le croire: si tu n'en étais pas heureuse, Je voudrais divorcer d'avec la tombe de ta mère, Qui serait le sépulcre d'une adultère. Ta sœur est mauvaise: Ô Régane! elle a enchaîné La cruauté à la dent acérée, comme un vautour, ici. Je puis à peine te parler; tu ne me croirais point Avec quelle dépravation... Ô Régane! REGANE Je vous en prie, Monsieur, prenez patience. J'ai l'espoir Que vous savez moins apprécier son mérite Qu'elle manquer à ses devoirs. LEAR Hein? Comment cela? REGANE Je ne puis croire que ma sœur ait si peu que ce soit Failli à ses obligations. Si d'aventure, monsieur, Elle a mis un frein aux excès de vos gens, C'est pour un tel motif et dans un but si salutaire Qu'elle en est lavée de tout blâme. LEAR Malédiction sur elle! REGANE Ô monsieur! Vous êtes vieux; La Nature touche en vous au bord extrême De sa carrière: vous devriez être gouverné et conduit Par une personne avisée qui sache mieux que vous Discerner votre état. Aussi, je vous en prie, Retournez auprès de notre sœur; Dites-lui que vous avez eu tort à son égard.

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LEAR Lui demander pardon? Voyez seulement comme ceci sied bien à notre maison: (il s'agenouille) "Chère fille, j'avoue que je suis vieux; Les vieux sont inutiles: à deux genoux je vous supplie De m'accorder des habits, le gîte et le couvert." REGANE Assez, monsieur; cette comédie est disgracieuse. Retournez auprès de ma sœur. LEAR Jamais, Régane. Elle a réduit ma suite de moitié, M'a jeté un œil noir, et sa langue, Comme un serpent, m'a frappé droit au cœur REGANE Allons, monsieur, allons! LEAR Vous, prompts éclairs, dardez vos flammes aveuglantes Dans ses yeux méprisants! Infectez sa beauté, Brouillards que le puissant soleil aspire des marais, Pour l'abattre et la flétrir! REGANE Ô dieux bénis! Vous appellerez sur moi les mêmes vœux Quand l'impétueuse humeur vous prendra. LEAR Non, Régane, toi tu n'auras pas ma malédiction. Ta tendre nature ne te laissera pas Céder à la dureté: ses yeux sont féroces, mais les tiens Réconfortent et ne brûlent point. Il n'est pas dans tes façons De restreindre mes plaisirs, de réduire ma suite, De lancer des mots vifs, de rogner ma pension; Tu connais mieux Devoirs de la nature, exigences du lien filial, Usages de la courtoisie, dettes de la gratitude; Ta moitié de royaume, tu n'as pas oublié Que je t'en ai dotée. REGANE Mon bon seigneur, au fait (entre Goneril)

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LEAR Qui vient là? Ô Dieux, Si vous aimez les vieillards, Faites vôtre ma cause, prenez mon parti! N'as-tu pas honte à la vue de cette barbe? Ô Régane, vas-tu la prendre par la main? GONERIL Pourquoi pas par la main, monsieur? Quel est mon crime, N'est pas crime ce que la déraison trouve tel Et ce que le gâtisme nomme ainsi. LEAR Ô mes flancs! vous êtes trop solides; Tiendrez-vous bon? REGANE Père, je vous en prie, étant faible, montrez-vous tel. Si, jusqu'à l'expiation de votre mois, Vous voulez bien retourner et séjourner chez ma sœur, Congédiant la moitié de votre escorte, venez ensuite auprès de moi. LEAR Retourner auprès d'elle? Et cinquante hommes congédiés? Non, plutôt abjurer tout abri, et choisir D'affronter l'inimitié de l'air, Avoir pour compagnon le loup et la chouette, Ô cuisante morsure de la nécessité! Retourner avec elle! GONERIL À votre guise, monsieur. LEAR Je t'en prie, ma fille, ne me rend pas fou. Je ne t'importunerai plus, mon enfant; adieu. Nous ne nous rencontrerons plus, nous ne nous verrons plus; Mais pourtant tu es ma chair, mon sang, ma fille; Ou plutôt une maladie qui est dans ma chair, Et que je suis contraint d'appeler mienne: tu es un chancre, Un bubon pesteux, un furoncle gonflé de pus. Mais je ne te gronderai pas; je peux être patient; Je peux rester avec Régane, Moi et mes cent chevaliers. REGANE Pas tout à fait; Je ne vous attendais pas encore, et ne suis pas prête Pour vous accueillir comme il faut;

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LEAR Est-ce là bien parler? REGANE J'ose l'affirmer, monsieur: quoi! cinquante hommes? Ce n'est pas bien? Qu'avez-vous besoin de plus? Comment, dans une seule maison, Tant de gens sous deux commandements pourraient-ils vivre En bonne entente? C'est difficile; presque impossible. GONERIL Pourquoi ne pourriez-vous, mon seigneur, être servi Par les domestiques en titre de ma sœur, ou par les miens? REGANE Pourquoi pas, mon seigneur? Si vous venez chez moi, Car à présent j'aperçois le danger, je vous supplie De n'en amener que vingt-cinq; je n'en accepterai Ni n'en hébergerai pas un de plus. LEAR Je vous ai tout donné. REGANE Et il était grand temps. LEAR Vous ai confié la tutelle et l'administration de mes biens À la seule réserve de garder pour escorte Ce nombre-là de chevaliers. Quoi! Dois-je venir chez vous Avec vingt-cinq? Régane, l'avez-vous dit? REGANE Et je le redis, mon seigneur. Pas un de plus. LEAR (à Goneril) Je partirai avec toi; Tes cinquante sont le double de ses vingt-cinq, Et ton amour est deux fois le sien. GONERIL Ecoutez-moi, mon seigneur. Qu'avez-vous besoin de vingt-cinq, de dix ou de cinq, Pour vous servir dans une maison où deux fois autant Auront l'ordre de s'occuper de vous? REGANE Quel besoin d'un seul?

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LEAR Ô ne discute pas le besoin: nos plus misérables mendiants Ont quelque pauvre objet en superflu: N'accorde à la nature que ce dont la nature a besoin, La vie de l'homme ne vaut pas plus cher que celle de la bête. Vous voyez ici, ô dieux, un pauvre vieillard Aussi lourd de chagrin que d'années: doublement malheureux! Si c'est vous qui animez le cœur de ces filles Contre leur père, ne me rendez pas imbécile Au point de supporter cela avec soumission; insufflez-moi une noble colère, Et que ces armes de femme, les gouttes d'eau, Ne souillent pas mes joues d'homme! Non, sorcières dénaturées, Je me vengerai sur vous deux de telle sorte Que l'univers entier.... Je ferai de ces choses, Quoi, je ne sais pas encore, mais qui seront L'épouvante de cette terre. Vous pensez que je vais pleurer; Non, je ne pleurerai pas: J'ai toutes les raisons de pleurer, mais ce cœur Se brisera en cent mille éclats Avant que je ne pleure. Ô fou! je vais perdre l'esprit. GLOUCESTER Le roi est au comble de la fureur. GONERIL Mon seigneur, ne le priez en aucune façon de rester GLOUCESTER Hélas! La nuit vient et les vents déchaînés Font rage furieusement; à des lieux à la ronde Il y a à peine un buisson. REGANE Oh! monsieur, aux entêtés, Les malheurs qu'ils s'attirent eux-mêmes Doivent servir de leçon. Fermez vos portes.

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ACTE III LEAR Soufflez, vents, à crever vos joues! faites rage! soufflez! Vous, trombes d'eau et déluges, jaillissez Jusqu'à inonder nos clochers et noyer leurs girouettes! Vous, sulfureux éclairs prompts comme la pensée, Avant-courriers de la foudre qui fend le chêne, Brûlez ma tête blanche! Et toi, tonnerre qui tout ébranles, Aplatis l'épaisse rotondité du monde! Fracasse les moules de la nature, disperse d'un seul coup tous les germes Qui font l'homme ingrat! FOU Ô M'n'oncle, l'eau bénite de cour dans une maison au sec vaut mieux que cette eau de pluie à ciel ouvert. Bon M'n'oncle, rentre implorer la bénédiction de tes filles, voilà une nuit qui n'a pas pitié ni des sages ni des fous. LEAR Gronde à pleine ventrée! Crache, feu! jaillis, pluie! Ni pluie, ni vent, ni tonnerre, ni feu ne sont mes filles. Vous, éléments, je ne vous taxe pas de cruauté: Je ne vous ai jamais donné de royaume, appelé mes enfants, Vous ne me devez aucune soumission. Que se déverse donc Votre horrible plaisir. Me voici, votre esclave, Pauvre vieillard, infirme, faible et méprisé. Et pourtant je vous appelle ministres serviles, Vous qui, ligués à deux filles perfides Lancez d'en haut vos bataillons contre une tête Si vieille et si blanche.Oh c'est infâme. FOU Celui qui a une maison pour y fourrer sa tête a un bon couvre tête. Quiconque loge sa braguette Avant d'avoir logé sa tête La tête et lui auront des poux; De cent gueuses il est l'époux. L'homme qui fait de son orteil Un plus grand cas que de son cœur, D'un cor au pied bientôt en pleurs, En perdra vite le sommeil. Car il n'y eut encore jamais de jolie femme qui ne minaudât devant son miroir. LEAR Que les Dieux souverains, Qui gardent ce terrible tumulte au-dessus de nos têtes,

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Distinguent maintenant leurs ennemis; Tremble, malheureux Qui portes en toi des crimes non divulgués, Non flagellés par la justice; cache-toi, main sanglante, Et toi, parjure, et toi qui simules la vertu Mais qui es incestueux; tremble à te briser, misérable, Qui sous couvert d'une feinte droiture A comploté contre la vie d'un homme; forfaits étroitement reclos, Cassez les murs qui vous dissimulent, et demandez La grâce de ces terribles justiciers. Pour moi, je suis Plus victime du péché que pécheur. GLOUCESTER Hélas! Tête nue! Mon bon seigneur, tout près d'ici il y a une hutte; Contre la tempête, elle vous prêtera quelque amitié. LEAR Mes esprits commencent à tourner. Viens, mon petit. Comment va, mon petit? As-tu froid? J'ai froid moi-même. Où est ce chaume, mon camarade? Etrange alchimie que celle du besoin Qui sait rendre d'humbles choses précieuses. Voyons cette hutte. Pauvre drôle de fou, j'ai une part de mon cœur Qui souffre aussi pour toi. FOU (il chante) Celui qui a un tout p'tit peu d'esprit, Dans le vent, ohé, dans la pluie, Faut que d'son sort il s'estime ravi, Bien qu'la pluie elle pleuve tous les jours; LEAR Vrai, mon petit. Allons, conduis-nous à cette hutte. FOU Voilà une belle nuit pour refroidir une courtisane. Je vais dire une prophétie avant de partir: Quand prêtres ne seront vertueux que par des mots, Quand brasseurs gâteront leur bière avec de l'eau, Quand noble à son tailleur apprendra la pratique, Que brûleront galants, et non plus hérétiques, Alors le royaume d'Albion Connaîtra grande confusion. Quand on ne verra plus de procès mal jugé, D'écuyer endetté, de pauvre chevalier, Quand les langues s'arrêteront de calomnier, Que les foules seront vides de pickpockets, Quand leur or en plein champ usuriers compteront, Que julots et putains églises bâtiront,

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Alors viendra le temps, où qui vivra verra, Que pour marcher, un pied devant l'autre on mettra. Cette prophétie Merlin la fera; car moi je vis avant son temps. GLOUCESTER Hélas, hélas! Edmond, je n'aime pas ces actes contre nature. Quand je leur ai demandé l'autorisation de le prendre en pitié, elles m'ont enlevé l'usage de ma propre maison, interdit de lui parler, d'intercéder pour lui ou de lui prêter assistance de quelque façon que ce soit. EDMOND Vraiment barbare et contre nature! GLOUCESTER Allons, ne dites rien. j'ai reçu une lettre cette nuit, je l'ai mise sous clef dans mon secrétaire. Ces affronts que le roi subit seront vengés; des troupes d'une armée ont déjà débarqué, nous devons prendre le parti du roi. Même si je dois mourir pour cela, et je ne suis menacé de rien de moins, le roi, mon vieux maître, doit être secouru. Il se prépare d'étranges choses, Edmond; de grâce, soyez prudent. il sort. EDMOND Cette compassion qui t'est défendue, les sœurs À l'instant en auront connaissance, et de cette lettre aussi. Voilà il me semble un service méritoire, et qui doit me valoir Ce qui perdra mon père: rien moins que tout. Les jeunes s'élèvent quand les vieux s'effondrent. GLOUCESTER Voici l'endroit, mon seigneur, mon bon seigneur, entrez: La tyrannie de la nuit en plein vent est trop rude Pour que notre nature la supporte. LEAR Laissez-moi seul. GLOUCESTER Mon bon seigneur, entrez ici. LEAR Veux-tu briser mon cœur? GLOUCESTER J'aimerais mieux briser le mien. Mon bon seigneur, entrez. LEAR Tu le trouves effroyable cet orage querelleur Qui nous pénètre jusqu'à l'os: il l'est pour toi;

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Quand l'esprit est serein Le corps est délicat; cette tempête dans mon esprit Fait que mes sens n'éprouvent rien d'autre Que ce qui bat ici... l'ingratitude filiale! Non, je ne pleurerai plus. Par une nuit pareille, Me laisser dehors? Déverse-toi, j'endurerai tout. Par une nuit pareille! Ô Régane, Goneril! Votre bon vieux père dont le cœur généreux vous donna tout... Ô c'est par là que guette la folie; fuyons cela; Assez GLOUCESTER Mon bon seigneur, entrez ici. LEAR Je t'en prie entre toi-même; cherches-y ton refuge: (au fou) Entre, petit; entre d'abord. Pauvreté sans abri... Voyons, e,entre donc. Moi je vais prier, et puis dormir. Pauvres miséreux nus, où que vous soyez À souffrir d'être lapidés par cet orage impitoyable, Comment vos têtes sans abri, vos flancs sans nourriture, Vous défendront-ils contre un temps pareil? Ô! Je me suis trop peu préoccupé de cela. Guéris-toi, Faste; Accepte d'éprouver ce qu'éprouvent les miséreux, Afin de pouvoir répandre sur eux ton superflu Et de montrer les cieux plus justes. EDGAR (dans la hutte) Une brasse et demie, une brasse et demie; pauvre Tom! FOU N'entre pas ici, M'n'oncle; il y a un esprit. Au secours! Au secours! Un esprit! Un esprit! Il dit que son nom est pauvre Tom. GLOUCESTER Qui es-tu toi qui grogne là dans la paille? Sors. EDGAR Arrière! Le noir démon me poursuit. Par l'aubépine qui griffe soufflent les vents. Brr! Va à ton lit te réchauffer. LEAR As-tu tout donné à tes filles? En es-tu arrivé là? EDGAR Qui donne quelque chose au pauvre Tom, que le noir démon a mené par la flamme et par le feu, par les gués, les tourbillons, à travers marais et bourbiers; qui a glissé des couteaux sous

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son oreiller, une corde sur son prie-dieu; et mis de la mort aux rats dans sa soupe? Tom a froid! Ô dou, di, dou, di, dou, di. Faites l'aumône au pauvre Tom que le noir démon tourmente. Je pourrais l'attraper à présent, et là, et encore là, et là. LEAR Quoi! Ses filles l'ont-elles mis dans cet état-là? N'as-tu pu rien garder? Leur as-tu donné tout? FOU Non, il s'est réservé une couverture, sans quoi nous aurions tous été choqués. LEAR Eh bien, que tous les fléaux suspendus dans l'air Qui menacent funestement les crimes des hommes s'abattent sur tes filles! GLOUCESTER Il n'a pas de fille, seigneur. LEAR À mort le traître! Rien n'aurait pu rabaisser la nature À pareille abjection hormis des filles ingrates. EDGAR Pillicock se percha sur le mont Pillicock; descends, descends de là haut! FOU Cette nuit glacée va tous nous changer en fous et en déments. EDGAR Prends garde au noir démon.Obéis à tes parents; tiens strictement parole; ne jure pas; ne commets pas l'adultère avec l'épouse légitime d'un autre; n'habille pas ta douce amie de beaux atours. Tom a froid. LEAR Qui étais-tu autrefois? EDGAR Un chevalier servant, fier de cœur et d'esprit; je frisais mes cheveux, portais des gants à mon chapeau, servais la luxure de ma maîtresse, et faisais l'acte des ténèbres avec elle; je jurais autant de serments que je proférais de mots, et les rompais à la douce face du ciel; Je m'endormais en imaginant des paillardises, et me réveillais pour les accomplir; Le vin, je l'aimais profondément, j'avais plus de maîtresses que le grand Turc. Cœur fourbe, oreille crédule, main sanguinaire; pourceau pour la paresse, renard pour la ruse, loup pour la voracité, chien pour la rage, lion pour le carnage. Toujours par l'aubépine souffle le vent glacé, qui dit hou hou, hey nonny no. LEAR Tu serais mieux dans une tombe qu'à braver le corps nu l'extrême rigueur du ciel. L'homme n'est-il rien de plus que cela? Considérez-le bien. Ha! nous trois sommes ici trois êtres frelatés; toi tu es la chose même; l'homme sans apprêt n'est rien de plus qu'un pauvre animal

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nu et fourchu tel que toi. Au diable, au diable choses d'emprunt! Allons, déboutonnez-moi. FOU Je t'en prie, M'n'oncle, sois calme, c'est une bien vilaine nuit pour aller nager. En ce moment, un petit feu dans cette plaine déserte serait comme le cœur d'un vieux paillard: une maigre étincelle, et le reste du corps glacé. GLOUCESTER Rentrez avec moi. Mon devoir ne peut souffrir D'obéir en tout point aux ordres de vos filles: Je me suis risqué à venir vous chercher Pour vous conduire en un lieu où vous attendent un bon feu et un repas. LEAR Je veux dire un mot à ce sage grec. Quelle est votre étude? EDGAR Déjouer le démon et tuer la vermine. LEAR Laissez-moi vous demander une chose en privé. GLOUCESTER Ses esprits commencent à vaciller. Ses filles veulent sa mort, le roi devient fou; je vais te dire, ami, Je suis presque fou moi-même; j'avais un fils, À présent proscris de mon sang; je l'aimais, mon ami, Nul père n'aima plus tendrement son fils; pour te dire vrai, Le chagrin a troublé mes esprits. Quelle nuit! Je supplie Votre Grâce... LEAR Ô je vous demande pardon, monsieur. Noble philosophe, votre compagnie. EDGAR Tom a froid LEAR Allons, entrons tous, avec lui: Je veux rester avec mon philosophe. FOU Je t'en prie, M'n'oncle, dis-moi si un fou est un gentilhomme ou roturier? LEAR Un roi, c'est un roi!

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FOU Non, c'est un roturier qui a pour fils un gentilhomme; car il est fou le roturier qui voit son fils être gentilhomme avant lui. LEAR Ô en avoir mille armés de broches chauffées au rouge Qui fondent sur elles en sifflant! GLOUCESTER Ô pitié, seigneur, où est donc la patience Que vous vous êtes si souvent vanté de garder? EDGAR (à part) Mes larmes commencent à prendre son parti au point Qu'elles vont trahir ma feinte. LEAR Tous les petits chiens, Sébille, Blanche, et Jolicoeur, voyez, ils aboient tous après moi. EDGAR Tom va foncer sur eux tête baissée. Arrière, roquets! LEAR Alors, qu'on dissèque Régane, qu'on voie ce qui pousse autour de son cœur. Y a-t-il une cause naturelle à la dureté des cœurs? (à Edgar) Vous, monsieur, je vous prends à mon service parmi mes cent chevaliers. GLOUCESTER Allons, mon bon seigneur, allongez-vous ici et reposez-vous un instant. LEAR Ne faites pas de bruit, ne faites pas de bruit; tirez les rideaux: voilà, voilà. Nous irons souper demain matin. FOU Et moi, j'irai au lit à midi. GLOUCESTER Ne le dérangez pas; ses esprits s'en sont allés. RÉGANE Qu'on le pende immédiatement. Qu'on lui arrache les yeux.

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GLOUCESTER Que prétend Votre Grâce? Mes bons amis, rappelez-vous que vous êtes mes hôtes: ne me jouez pas un mauvais tour, mes amis. RÉGANE Serrez, serrez! Abominable traître! GLOUCESTER Femme abominable, je ne suis rien de tel. (Régane lui tire la barbe) Par les dieux, c'est une chose ignoble De me tirer la barbe. REGANE Si blanc; et tant de traîtrise! GLOUCESTER Femme mauvaise, Ces poils que tu m'arraches du menton Vont prendre vie et t'accuser: je suis votre hôte; De vos mains de voleurs vous ne voudriez pas Maltraiter si violemment le visage de votre hôte. Que prétendez-vous faire? REGANE Où as-tu envoyé le roi? GLOUCESTER À Douvres. REGANE Pourquoi à Douvres? GLOUCESTER Je suis lié au poteau, je dois subir la meute; REGANE Pourquoi à Douvres? GLOUCESTER Pour ne pas voir Tes ongles cruels arracher ses pauvres yeux de vieux, Ni ta féroce sœur dans sa chair consacrée Planter ses crocs de sanglier. Si des loups à ta porte avaient hurlé à cette heure lugubre, Tu aurais dit:"Bon, portier, ouvre la clé" Tous les êtres cruels auraient cédé: mais je verrai La vengeance ailée s'abattre sur de tels enfants.

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REGANE Jamais tu ne la verras. Vous, là, tenez cette chaise. Sur tes yeux je vais mettre mon pied. GLOUCESTER Que celui qui espère vivre jusqu'à sa vieillesse Me porte secours! Ô cruel! Ô Dieux! REGANE Un côté ferait la nique à l'autre. Au tour de l'autre. SPECT Retenez votre main REGANE Que dis-tu, chien! Un paysan, nous tenir tête! (elle le tue) Empêchons-le d'en voir davantage. Vile gelée, gicle de là! Où est ta lumière, à présent? GLOUCESTER Tout est sombre et désolé. Où est mon fils Edmond? Edmond, allume tous les feux de la nature Pour venger cet acte horrible. REGANE Tais-toi, infâme traître! Tu fais appel à qui te hais; c'est lui Qui nous a révélé tes trahisons envers nous, Lui trop honnête pour avoir pitié de toi. GLOUCESTER Ô mes folies! Alors Edgar fut calomnié; Dieux bons, pardonnez-moi, et qu'il prospère! REGANE Allez le jeter aux portes de la ville, et qu'il flaire Son chemin vers Douvres.

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ACTE IV EDGAR Mais qui vient là? Mon père, conduit comme un mendiant ? Monde, monde, ô monde! Si tes étranges mutations ne nous faisaient te haïr, La vie ne consentirait pas à la vieillesse. GLOUCESTER Des mouches pour des enfants espiègles, voilà ce que nous sommes pour les dieux; Ils nous tuent pour se divertir. Eh toi, homme nu... EDGAR Pauvre Tom a froid. (à part) Je ne puis feindre plus longtemps. GLOUCESTER Viens ici, l'ami... EDGAR (à part) Et pourtant il le faut. Bénis soient tes doux yeux, ils saignent. GLOUCESTER Connais-tu la route de Douvres? EDGAR Oui, maître. GLOUCESTER Il y a là-bas une falaise dont la haute tête penchée Regarde avec effroi l'abîme qu'elle enserre; Conduis-moi seulement jusqu'à son bord extrême, Et je réparerai la misère que tu endures Par quelque riche objet; une fois là-bas Je n'aurai plus besoin de guide. EDGAR Donne-moi ton bras. Le pauvre Tom va te guider. GONERIL L'armée française a débarqué. Edmond, Hâtez la levée de nos troupes et prenez la tête de notre armée; Les vœux que nous avons formés en chemin S'accompliront peut-être ; sous peu vous recevrez,

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Si vous osez risquer pour votre propre bien, Les ordres d'une amante. Portez ceci ; ne dites rien. Inclinez votre tête : ce baiser, s'il osait parler, Banderait ton courage jusqu'au ciel, Comprends, et au revoir. EDMOND À vous jusqu'à la mort. GONERIL Mon très cher Gloucester! Oh! la différence d'un homme à l'autre! C'est à toi que sont dus les soins d'une femme! REGANE Edmond et moi nous sommes concertés; Il est naturel qu'il ait ma main Plutôt que celle de ma sœur. Mon doux seigneur, vous savez le bien que je vous veux. Dites-moi, mais sincèrement, parlez en toute sincérité, N'aimez-vous point ma sœur? EDMOND D'un amour honorable. REGANE Mais n'avez-vous jamais pris le chemin de notre beau-frère Jusqu'au lieu défendu, EDMOND Non, sur mon honneur, Madame. REGANE Je ne le supporterai jamais. Mon cher seigneur, Ne soyez pas familier avec elle. Ma sœur, viendrez-vous avec nous? GONERIL Non REGANE Ce serait plus convenable, venez, je vous prie GONERIL Ô, ho! Je connais le fin mot de l'énigme. Je viens. EDMOND (aux deux sœurs) Ne craignez rien. Aux deux sœurs à la fois j'ai juré mon amour; Chacune se défie de l'autre, comme de la vipère

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Celui qu'elle a mordu. Laquelle des deux prendrai-je? Toutes les deux? une seule? ou aucune? je ne peux jouir d'aucune Si toutes les deux restent en vie ; prendre Régane Serait exaspérer, rendre folle sa sœur Goneril; Pour l'instant, servons-nous De leur concours à toutes deux pour gagner la bataille; car je dois agir Pour défendre mes intérêts, et non point discourir. GLOUCESTER Quand parviendrai-je au sommet de cette colline? EDGAR Vous êtes en train de la gravir. Voyez comme nous peinons. GLOUCESTER J'ai l'impression que le sol est plat. EDGAR Horriblement abrupt : Écoutez ! Vous entendez la mer ? GLOUCESTER En vérité, non. EDGAR Alors, c'est que vos autres sens sont émoussés Par la torture de vos yeux. GLOUCESTER C'est possible, en effet Il me semble que ta voix a changé, et que tu parles Mieux et de façon plus sensée qu'avant. EDGAR Vous êtes bien trompé ; je n'ai changé en rien Sauf en mes vêtements. GLOUCESTER Il me semble que vous parlez mieux. EDGAR Venez, Monsieur ; voici l'endroit : ne bougez plus. Quel effroi Et quel vertige de jeter les yeux si bas! Les corbeaux et les freux qui planent à mi-hauteur Semblent à peine aussi gros que des scarabées ; à mi-pente Est accroché un homme qui cueille du fenouil de mer, terrible travail ! Il me semble qu'il n'a pas l'air plus gros que sa tête. Les pêcheurs qui marchent sur la plage

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Ressemblent à des souris, et là-bas ce grand bateau à l'ancre Est réduit à sa chaloupe, sa chaloupe à une bouée Presque trop petite pour être vue. La houle murmurante, Qui roule et polit les galets innombrables, Ne s'entend point de si haut. Je ne veux plus regarder, De peur que mon cerveau ne tourne, et que ma vue troublée Ne me fasse tomber la tête la première. GLOUCESTER Place-moi où tu es. EDGAR Donnez-moi votre main ; vous êtes à présent à moins d'un pied Du bord extrême : pour tout ce qui est sous la lune Je ne voudrais pas sauter. GLOUCESTER Lâche ma main. Tiens, ami, voici une bourse. Éloigne-toi. Dis-moi adieu, et que je t'entende partir. EDGAR Adieu donc, mon bon seigneur. GLOUCESTER De tout mon cœur. EDGAR (à part) Si je joue avec son désespoir C'est pour l'en guérir. GLOUCESTER (s'agenouillant) Je renonce au monde, et sous vos yeux Je dépose sans plainte ma grande affliction; Si je pouvais la subir plus longtemps La mèche de ma vie abhorrée Brûlerait jusqu'au bout. Si Edgar vit, Ô bénissez-le, dieux! Allons, camarade, adieu. EDGAR Je pars, Monsieur ; adieu. (Gloucester se laisse tomber de toute sa hauteur) Vivant ou mort? Holà, Monsieur ! Ami ! Parlez ! Il aurait pu succomber ainsi. Mais il revit. Qui êtes-vous, Monsieur? GLOUCESTER Va-t'en, et laisse-moi mourir.

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EDGAR Si tu n'étais fil de la Vierge, plume, souffle d'air, En dégringolant de tant de toises de hauteur, Tu te serais fracassé comme un œuf ; mais de fait tu respires, Tu as lourde substance, ne saignes pas, tu parles, tu es sauf. Ta vie est un miracle. Pourtant parle encore. GLOUCESTER Mais suis-je tombé ou pas? EDGAR De l'effrayant sommet de cette lisière creuse. Regarde là-haut... GLOUCESTER Hélas, je n'ai pas d'yeux. EDGAR Donnez-moi votre bras. Debout : bien ; comment ça va? Sentez-vous vos jambes? Vous voilà debout. GLOUCESTER Trop bien, trop bien. EDGAR Cela passe toute étrangeté. Sur la crête de la falaise quelle était cette créature Qui s'est éloignée de vous? GLOUCESTER Un pauvre mendiant misérable. EDGAR D'ici en dessous il me sembla que ses yeux Etaient deux pleines lunes; qu'il avait mille nez, Des cornes entortillées et ondulées comme des sillons de la mer: C'était quelque démon. GLOUCESTER Je m'en souviens maintenant; désormais je supporterai L'affliction jusqu'à ce qu'elle s'écrie elle-même: "Assez! assez!" et meure; Cette créature dont tu parles, Je l'ai prise pour un homme; elle disait souvent: "Le démon, le démon"; c'est elle qui m'a conduit en ce lieu. EDGAR Gardez l'âme libre et patiente. (entre Lear fou) Mais qui vient là?

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LEAR Non, ils ne peuvent pas m'arrêter comme faux-monnayeur. Je suis le roi en personne. EDGAR Spectacle à fendre le cœur! LEAR Sur ce point la nature est supérieure à l'art. Voilà votre prime d'enrôlement. Regarde, regarde, une souris. Paix, paix! ce morceau de fromage grillé fera l'affaire. Ô bien volé, mon oiseau! dans le mille, dans le mille: iiiouhh! le mot de passe. EDGAR Douce marjolaine. LEAR Passez. GLOUCESTER Je connais cette voix. LEAR Ha ! Goneril avec une barbe blanche ! Ils m'ont flatté comme un chien, quand la pluie est venue me tremper et le vent me faire claquer des dents, quand le tonnerre n'a pas voulu se taire à mon commandement, ce jour-là, je les ai débusqués, je les ai percés à jour. Ils me disaient que j'étais tout ; mensonge ! Je ne suis pas à l'abri de la fièvre. GLOUCESTER Le timbre de cette voix, je m'en souviens: N'est-ce pas le roi? LEAR Oui, un roi de la tête aux pieds: À cet homme je fais grâce de la vie. Quel était ton crime? L'adultère? Tu ne mourras : mourir pour l'adultère ? Non ; Que la copulation prospère! Jusqu'à la ceinture c'est le règne des dieux; Le bas est tout entier au diable. Là c'est enfer et ténèbres et gouffre sulfureux, brûlure, feu, puanteur. Fi, fi, fi, pouah, pouah! Donne-moi une once de civette pour purifier mon imagination : voilà de l'argent pour toi. GLOUCESTER Ô laisse-moi embrasser cette main. LEAR Laisse-moi l'essuyer d'abord; elle sent la mortalité. GLOUCESTER Ô chef d'œuvre de la nature en ruine! Ce vaste monde Va donc s'user jusqu'au néant. Me reconnais-tu?

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LEAR Je me rappelle assez bien tes yeux. Tu louches vers moi ? Non, tu as beau faire, aveugle Cupidon ; je n'aimerai pas. Pas plus d'yeux dans la tête que d'argent dans la bourse ! Pourtant vous voyez comment va le monde. GLOUCESTER Je le vois à tâtons. LEAR Quoi ! es-tu fou? Un homme peut voir comment va le monde sans ses yeux. Regarde avec tes oreilles : vois comme ce juge là-bas réprimande ce pauvre bougre de voleur. Écoute, que je te dise à l'oreille : change-les de place et, passez muscade, qui est le juge, qui est le voleur ? Tu as vu un chien de ferme aboyer aux trousses d'un mendiant? Et la pauvre créature fuir devant le roquet? Eh bien tu as vu là la grande image de l'Autorité. Un chien au pouvoir se fait obéir. Pourquoi fustiges-tu cette putain? Dénude ton propre dos ; Tu brûles du désir de faire avec elle ce pour quoi tu la fouettes. Personne n'est coupable, personne, dis-je, personne; Trouve-toi des yeux de verre Et comme un vil intrigant, fais semblant De voir les choses que tu ne vois pas. EDGAR Ô bon sens et folie mêlés! Raison dans la folie. LEAR Si tu veux pleurer mes malheurs, prends mes yeux; Je te connais bien ; ton nom est Gloucester; Il te faut être patient ; nous venons au monde en pleurant: Tu le sais ; GLOUCESTER Hélas, malheureux jour! LEAR En naissant, nous pleurons de paraître Sur ce grand théâtre des fous. Le beau billot de bois! Et quand j'aurai surpris mes gendres, Alors tuez, tuez, tuez, tuez, tuez, tuez! (entre un gentilhomme) LE GENTILHOMME Monsieur Votre très chère fille... LEAR

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Personne à mon secours? Quoi! Prisonnier? Je suis né Pour être le jouet de la Fortune. Traitez-moi bien; Vous aurez une rançon. Qu'on me donne des chirurgiens; J'ai la cervelle fêlée. LE GENTILHOMME Vous aurez tout ce que vous voudrez. LEAR Aucune aide? On me laisse seul? Il y a de quoi changer un homme en homme de sel Afin d'utiliser ses yeux comme arrosoir. Je veux mourir en beauté, comme un jeune marié tiré à quatre épingles. Eh oui! Je veux être jovial. Allons, allons, je suis un roi; Messieurs, le saviez-vous? LE GENTILHOMME Votre personne est royale, et nous vous obéissons. LEAR Alors, il y a de la vie là-dedans. Si vous voulez l'attraper, il vous faudra courir. Kss, kss, kss, kss! (il s'évanouit) GLOUCESTER Dieux toujours bienfaisants, ôtez-moi mon souffle. Que mon mauvais génie ne me tente plus De mourir avant qu'il ne vous plaise! (à Edgar)Mon bon seigneur, qui êtes-vous? (Edgar parle à l'oreille de Gloucester, puis au public:) EDGAR Je lui demandai sa bénédiction, et de bout en bout Lui racontai mon pèlerinage: mais son cœur fêlé, Hélas trop faible pour supporter le choc! Entre ces deux extrêmes, joie et chagrin, Se brisa en souriant. CORDELIA Comment va mon royal seigneur? Comment se porte Votre Majesté? LEAR Vous me faites du tort, de m'arracher à la tombe. CORDELIA Sire, me reconnaissez-vous? LEAR

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Il me semble que je vous connais et que je connais cet homme; Pourtant j'en doute car j'ignore totalement Quel est ce lieu, et malgré tous mes efforts Je ne me souviens pas de ces vêtements; je ne sais pas non plus Où j'ai logé la nuit dernière. Ne riez pas de moi; Car, aussi vrai que je suis un homme, je pense que cette dame Est mon enfant Cordélia CORDELIA Oui, c'est moi, c'est moi; LEAR Vos larmes mouillent-elles? Oui, ma foi. De grâce, ne pleurez pas: Si vous avez pour moi du poison, je le boirai. Je sais que vous ne m'aimez pas; car vos sœurs, Je m'en souviens, m'ont fait du mal: Vous avez des motifs pour cela, elles non. CORDELIA Aucun motif, aucun. Vous plairait-il de marcher un peu? LEAR Il vous faudra être patiente avec moi. Je vous prie, oubliez Et pardonnez: je suis vieux et stupide.

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ACTE V GONERIL L'armée française a débarqué. Edmond, Hâtez la levée de nos troupes et prenez la tête de notre armée; Les vœux que nous avons formés en chemin S'accompliront peut-être; sous peu vous recevrez, Si vous osez risquer pour votre propre bien, Les ordres d'une amante. Portez ceci; ne dites rien. Inclinez votre tête: ce baiser, s'il osait parler, Banderait ton courage jusqu'au ciel, Comprends, et au revoir. EDMOND À vous jusqu'à la mort. GONERIL Mon très cher Gloucester! Oh! la différence d'un homme à l'autre! C'est à toi que sont dus les soins d'une femme! REGANE Edmond et moi nous sommes concertés; Il est naturel qu'il ait ma main Plutôt que celle de ma sœur. Mon doux seigneur, vous savez le bien que je vous veux. Dites-moi, mais sincèrement, parlez en toute sincérité, N'aimez-vous point ma sœur? EDMOND D'un amour honorable. REGANE Mais n'avez-vous jamais pris le chemin de notre beau-frère Jusqu'au lieu défendu, EDMOND Non, sur mon honneur, Madame. REGANE Je ne le supporterai jamais. Mon cher seigneur, Ne soyez pas familier avec elle. Ma sœur, viendrez-vous avec nous? GONERIL Non REGANE

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Ce serait plus convenable, venez, je vous prie GONERIL Ô, ho! Je connais le fin mot de l'énigme. Je viens. EDMOND (aux deux sœurs) Ne craignez rien. Aux deux sœurs à la fois j'ai juré mon amour; Chacune se défie de l'autre, comme de la vipère Celui qu'elle a mordu. Laquelle des deux prendrai-je? Toutes les deux? une seule? ou aucune? je ne peux jouir d'aucune Si toutes les deux restent en vie; prendre Régane Serait exaspérer, rendre folle sa sœur Goneril; Pour l'instant, servons-nous De leur concours à toutes deux pour gagner la bataille; car je dois agir Pour défendre mes intérêts, et non point discourir. (bataille) Le roi Lear a perdu, lui et sa fille sont pris. Que quelques officiers les emmènent sous bonne garde. LEAR Viens, allons en prison: Nous deux seuls chanterons comme des oiseaux en cage; Ainsi nous allons vivre, Et prier et chanter, et conter de vieux contes, et rire Aux papillons dorés, et écouter de pauvres hères Parler des nouvelles de la cour. EDMOND Emmenez-les. Viens ici, capitaine; écoute. Prends ce papier. Suis-les jusqu'à la prison. Si tu agis conformément À ces instructions, tu t'ouvres le chemin de haute destinée. REGANE Il a conduit nos troupes, Revêtu des pouvoirs de mon rang et de ma personne; Pareille qualité peut bien lever la tête! GONERIL Moins d'ardeur ! Par son propre mérite il s'exhausse bien plus Que par votre faveur. REGANE

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Par mes droits Dont je l'ai investi, il s'égale au meilleur. GONERIL Vous ne diriez pas mieux s'il était votre époux. REGANE Les rieurs se montrent souvent prophètes. GONERIL Holà, holà L'œil qui vous a raconté cette histoire devait avoir la berlue. REGANE Madame je ne me sens pas bien ; sinon je répondrais Par un flot de colère. (à Edmond) Général, Prends mes soldats, mes prisonniers, mon patrimoine; Dispose d'eux, de moi ; la place t'appartient; Le monde en soit témoin, je te nomme à l'instant Mon seigneur et maître. GONERIL Prétendez-vous jouir de lui? REGANE Fais battre le tambour, et montre que mon titre t'appartient Malade ! Ô, je suis malade! GONERIL Autrement, je ne me fierai plus jamais à une drogue. EDGAR Qui est celui qui parle au nom d'Edmond, comte de Gloucester? EDMOND Lui-même, qu'as-tu à lui dire? EDGAR Dégaine ton épée. (ils se battent; Edmond tombe) GONERIL C'est un complot, Gloucester, tu n'es pas vaincu Mais trompé et trahi. EDGAR Mon nom est Edgar, et je suis le fils de ton père. EDMOND

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La roue a parcouru son cercle, et voici où j'en suis. EDGAR Que signifie ce couteau sanglant ? GENTILHOMME-SPECT Il est chaud, il fume ; Il sort à l'instant du cœur de Goneril ; et sa sœur Régane Par elle est empoisonnée ; elle en a fait l'aveu. EDMOND J'étais fiancé à toutes les deux : tous les trois Nous voici mariés en un instant. Le souffle m'abandonne ; je veux faire un peu de bien En dépit de ma nature. Envoyez vite, Dépêchez-vous, un messager au château; car j'ai signé Un arrêt de mort contre Lear et contre Cordélia. LEAR Hurlez, hurlez, hurlez ! Ô ! Vous êtes des hommes de pierre: Si j'avais vos langues et vos yeux, j'en userais de telle sorte Que la voûte du ciel se fendrait. Elle est partie pour toujours. Elle est morte comme la terre. Cette plume bouge ; elle vit ! Ô si cela était vrai, C'est un bonheur qui rachète toutes les souffrances Que j'ai éprouvées. Cordélia, Cordélia, reste un peu. Ha! Et mon pauvre fou est pendu! Non, non, plus de vie! Pourquoi un chien, un cheval, un rat auraient-ils la vie, Et toi plus un souffle ? Tu ne reviendras plus, Jamais, jamais, jamais, jamais, jamais! EDGAR Ô ! Laissez-le s'en aller : c'est le haïr Que de vouloir sur le chevalet de torture de cet âpre monde L'étirer plus longtemps. (Lear meurt) Au fardeau de ce triste temps nous devons obéir, Exprimer ce que nous sentons, non ce qu'il faudrait dire. Les plus vieux ont souffert le plus : nous les cadets N'en verrons jamais tant, ni ne vivrons autant d'années.

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