Teurlées des - Vents du Morvan · Vents du Morvan 51 d'autres, les hommes gagneraient à se sentir...

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Vents du Morvan 50 VIE LOCALE Quarante-cinquième partie (Toussaint) C'est un petit garçon timide. Durant son séjour, je lui ai appris à faire de la bouilla-caca avec du ciment. Je lui ai tenu le petit bois qu'il coupait avec la hachette. Je lui ai montré comment piloter le cerf-volant... Ces moments où j'enseigne des choses à des enfants sont parmi les plus beaux de mes séjours au Champ des Teurlées. J'admire leur sérieux, leur concentra- tion, leur désir de bien faire quelque chose qui les passionne. Couper du bois comme les trappeurs, sentir au bout des doigts les tensions du cerf-volant qui plane là-haut, bâtir quelque chose avec ses mains... Ils redonnent du prix aux gestes, aux rires, à l'effort. Parfois, je me sens usé et fatigué par ce monde trop vieux, trop sale, trop petit. Alors je vais vivre avec les enfants. Je me lave dans leurs yeux. Leurs doigts ouvrent les fenêtres de mon âme qui s'emplit de grands vents. Leurs sou- rires timides, leurs rires, leurs discours valent tout Mozart et tout Saint Exupéry. À leur contact, je redeviens un homme debout, qui sait ce que vaut la vie. Ces petits m'apprennent à être grand. Quarante-sixième partie De la découverte (Février 1995) J'ai passé une semaine de vacances dans le Jura, ce qui m'a permi de remettre les pieds sur des skis de fond. Le soir, au repas, j'écoutais les autres skieurs raconter leur journée. Chaque jour, ils découvraient une nouvelle piste et ne skiaient à nouveau sur des traces anciennes que si la météorologie les y obligeait. Surprenant désir de l'exploration. Pour ma part, j'ai découvert quelques pistes dans la forêt et dans les combes. Je les ai empruntées plusieurs fois, et ce fut une découverte renouvelée à chaque occa- sion. La neige avait fondu sur les arbres, il faisait beau, il faisait gris, un chevreuil avait traversé la piste pendant la nuit. Ces détails suffisaient à mon bonheur. Je m'étonne parfois de si peu rayon- ner autour du Champ des Teurlées. Mais il y a tellement à découvrir ne serait-ce que dans le pré autour de la maison. Le blaireau est revenu, des nar- cisses ont fleuri, le ciel a quelque chose de Cézanne, On entend mieux que d'habitude le ruisseau à cause des fortes pluies des derniers jours... Sur mes quatre mille mètres carrés de terrain, je suis un grand explorateur. Quarante-septième partie Qu'est-ce qu'une époque moderne ? Dans "Les testaments trahis", Milan Kundera écrit « C'est durant le XIX ème siècle que la musique du passé com- mence à revivre à côté de la musique contemporaine et à prendre progres- sivement de plus en plus de place, si bien qu'au XX ème siècle le rapport entre le présent et le passé se renverse : on écoute la musique des époques anciennes beaucoup plus qu'on n'écou- te la musique contemporaine qui, aujourd'hui, a fini par quitter presque complètement les salles de concert ». Voilà peut-être une caractéristique de notre époque: avoir conscience de son passé à telle point qu'il envahit le pré- sent. Ce problème se pose de façon très concrète dans notre maison du Champ des Teurlées. Comment amé- nager cette ferme du milieu du XIX ème siècle, remaniée dans les années 1970 par nos prédécesseurs dans la place ? Je pense qu'il est important, dans la mesure du possible, de garder une "lisibilité" du lieu tel qu'il était à l'époque de sa construction. Cette lisibilité a ses limites. Le Champ des Teurlées est une résidence de vacances et pas une exploitation agri- cole. Mais je suis convaincu qu'un effort doit être fait pour allier la com- modité, l'histoire et l'esthétique. Je suis également convaincu que cette alliance est possible, à condition de prendre le temps de la réflexion. Dans ce domaine comme dans Chroniques du Champ des Teurlées Chroniques du Champ des Teurlées par Marc Rozanski Aquarelles Jean Perrin

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Vents du Morvan50

VIE

LO

CA

LE

Quarante-cinquième partie

(Toussaint)

C'est un petit garçon timide. Durantson séjour, je lui ai appris à faire de labouilla-caca avec du ciment. Je lui aitenu le petit bois qu'il coupait avec lahachette. Je lui ai montré commentpiloter le cerf-volant...Ces moments où j'enseigne des chosesà des enfants sont parmi les plus beauxde mes séjours au Champ des Teurlées.J'admire leur sérieux, leur concentra-tion, leur désir de bien faire quelquechose qui les passionne. Couper du boiscomme les trappeurs, sentir au boutdes doigts les tensions du cerf-volantqui plane là-haut, bâtir quelque choseavec ses mains... Ils redonnent du prixaux gestes, aux rires, à l'effort.Parfois, je me sens usé et fatigué parce monde trop vieux, trop sale, troppetit. Alors je vais vivre avec les enfants.Je me lave dans leurs yeux. Leurs doigtsouvrent les fenêtres de mon âme quis'emplit de grands vents. Leurs sou-rires timides, leurs rires, leurs discoursvalent tout Mozart et tout Saint Exupéry.À leur contact, je redeviens un hommedebout, qui sait ce que vaut la vie.Ces petits m'apprennent à être grand.

Quarante-sixième partie

De la découverte(Février 1995)

J'ai passé une semaine de vacancesdans le Jura, ce qui m'a permi de

remettre les pieds surdes skis de fond.Le soir, au repas, j'écoutaisles autres skieurs raconterleur journée. Chaque jour, ilsdécouvraient une nouvellepiste et ne skiaient à nouveausur des traces anciennes que si lamétéorologie les y obligeait. Surprenantdésir de l'exploration. Pour ma part,j'ai découvert quelques pistes dans laforêt et dans les combes. Je les aiempruntées plusieurs fois, et ce fut unedécouverte renouvelée à chaque occa-sion. La neige avait fondu sur les arbres,il faisait beau, il faisait gris, un chevreuilavait traversé la piste pendant la nuit.Ces détails suffisaient à mon bonheur.Je m'étonne parfois de si peu rayon-ner autour du Champ des Teurlées.Mais il y a tellement à découvrir neserait-ce que dans le pré autour de lamaison. Le blaireau est revenu, des nar-cisses ont fleuri, le ciel a quelque chosede Cézanne, On entend mieux qued'habitude le ruisseau à cause desfortes pluies des derniers jours...Sur mes quatre mille mètres carrés deterrain, je suis un grand explorateur.

Quarante-septième partie

Qu'est-ce qu'uneépoque moderne ?

Dans "Les testaments trahis", MilanKundera écrit « C'est durant le XIXème

siècle que la musique du passé com-mence à revivre à côté de la musiquecontemporaine et à prendre progres-

sivement de plus en plus de place, sibien qu'au XXème siècle le rapport entrele présent et le passé se renverse : onécoute la musique des époquesanciennes beaucoup plus qu'on n'écou-te la musique contemporaine qui,aujourd'hui, a fini par quitter presquecomplètement les salles de concert ».Voilà peut-être une caractéristique denotre époque: avoir conscience de sonpassé à telle point qu'il envahit le pré-sent.Ce problème se pose de façon trèsconcrète dans notre maison duChamp des Teurlées. Comment amé-nager cette ferme du milieu duXIXème siècle, remaniée dans lesannées 1970 par nos prédécesseursdans la place ?Je pense qu'il est important, dans lamesure du possible, de garder une"lisibilité" du lieu tel qu'il était àl'époque de sa construction. Cettelisibilité a ses limites. Le Champ desTeurlées est une résidence devacances et pas une exploitation agri-cole. Mais je suis convaincu qu'uneffort doit être fait pour allier la com-modité, l'histoire et l'esthétique. Jesuis également convaincu que cettealliance est possible, à condition deprendre le temps de la réflexion.Dans ce domaine comme dans

Chroniques duChamp

desTeurlées

Chroniques duChamp

desTeurlées

par Marc RozanskiAquarelles Jean Perrin

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d'autres, les hommes gagneraient à sesentir plus héritiers que propriétaires.

Quarante-huitième partie

(Avril)Dans quelques jours, je vais retrouver leChamp des Teurlées. Certaines vacancess'annoncent comme d'agréables pausesdans l'année. Mais cette fois les vicissi-tudes de la vie me font attendre ces deuxsemaines comme un rameur attend laplage.J'ai soif de ce printemps qui colore devert mes rêves impatients, et du siffle-ment de la buse glissant dans le vallon,et de l'odeur du feu sur mon pull-over.Je languis de la fumée de ma pipe dansle soleil couchant, et du son du ruisseau,et du ciel étoilé.Mon corps est encore ici, mais monesprit, déjà, déploie ses ailes, le col tenduvers le sud.Peu à peu, cette terre devient mienne aumême titre que je deviens sienne.

Quarante-neuvième partie

(20 mai)

Hier, j'ai vu la première hirondelle dansle pré de l'autre côté de la route.Aujourd'hui, elles étaient déjà une dizai-ne au milieu du hameau. Quelques-unesposées sur les fils du téléphone, les autresvolant haut en des courbes gracieuses.Elles avaient besoin de se nourrir, les pau-vrettes qui ont connu les sables du désert,la mer immense, la mort de leurs com-pagnes. Une sur cent est revenue du voya-ge. Puissent-elles connaître un printempset un été paisibles, sans cette mauditepluie qui plaque les insectes au sol etcontraint les hirondelles au jeûne.J'ai mis des graines dans le nourrissoir àoiseaux. En un quart d'heure, ce sontcinq espèces différentes qui sont venuesse percher dans les pruniers voisins. Bienentendu, les abonnées du lieu: un couplede mésanges charbonnières. Un couplefort gourmand et qui ne sait vraimentpas se tenir à table. Puis la sittelle tor-chepot, qui se promène sur les troncsd'arbre la tête en bas. C'est une reve-nante que je croyais disparue. Une fau-vette à tête noire, qui n'a pas daigné s'ap-procher des graines. Un chardonneret,magnifique oiseau qui amène des cou-leurs quasi tropicales parmi nos petitsamis. Un rouge gorge qui est venu pico-rer les graines que les mésanges avaientdispersées dans l'herbe.Ajoutons à la liste mon ami le merle albi-nos, que j'ai revu hier avec plaisir, et uncouple de mésanges à longue queueaperçu dans le pommier le long de la

haie. C'est, je crois, la première fois quej'en vois au Champ des Teurlées.Les poiriers sont en fleurs, les forsythiasne le sont plus, les cerisiers ne le sontpas encore.Le printemps se bat pour se faire uneplace. Les derniers jours furent froids etpluvieux. Un temps de pipe et de che-minée. Une amie Morvandelle m'a ditque chez elle, le bois coupé a manqué,tant l'hiver a été long.Notre vie coule doucement. Comme elledevrait couler toujours.

Cinquantième partieJ'aime regarder mes mains aprèsquelques jours de travail au Champ desTeurlées. Elles sont plus grises et se sontcouvertes de rides.Elles racontent les travaux des jours.

Cinquante et unième partieEn me promenant dans l'univers desmusiques traditionnelles bourguignonnes,je découvre combien le Morvan fut etdemeure riche en mélodies. Pourtant,quelle réputation Georges Sand a-t-ellefaite aux musiciens Morvandiaux dans

"Les maîtres sonneurs". Sauvages, noirs,assassins. Du Morvan ne vient ni bonvent, ni bonnes gens, et les terres cou-vertes d'une vigne bien peignée ne peu-vent rien attendre de bon de ces chê-naies épaisses, de ce Morvan qui signi-fierait "Monts noirs" en gaulois, de cesforêts parcourues par des "meneurs deloups". Les Morvandiaux eux-mêmes, àcommencer par Vauban, ne parlent-ilspas des "bons pays" pour les distinguerde leur terre ingrate.Et voilà que le hasard du découpage régio-nal a placé ce sauvage massif granitiqueau centre de la Bourgogne. Injure à la

paix du Val de Loire, à l'œuvre des Rollins,au labeur de Citeaux, aux églises et auxchâteaux qui parsèment cette terre béniedes dieux.Pour ma part, je tiens que le Morvan està sa place. Il est l'inconscient sauvage etantique de la Bourgogne, le creuset deses peurs, de ses souvenirs, de ses fêtespaïennes. Roc planté au centre de larégion, il rappelle au Clos Vougeot queles Eduens hantèrent un jour ces terres.Le Morvan est la nécessaire part de rêvequi permet d'exister au reste de laBourgogne, sommet de la civilisation occi-dentale.

Cinquante deuxième partie

À caractère nettementbovine

Les vaches me plongent dans la per-plexité. À première vue, ce sont des ani-maux totalement abrutis, seulementcapables de brouter et de ruminer enregardant le monde, faute de mieux.Mais il est une autre hypothèse : et si lesvaches avaient une forme d'intelligencesupérieure, tellement supérieure qu'elle

aurait engendré

une philosophie paisible basée sur lesbesoins essentiels de la vie ; brouter, dor-mir, uriner, déféquer, éventuellement sereproduire. Un quiétisme fanatique quileur ferait regarder toute action commevaine.Peut-être les vaches sont-elles capablesde construire des cathédrales, de menerdes calculs différentiels, d'imaginer despoèmes somptueux... Peut-être est-cesimplement l'envie qui leur manque.Lorsqu'elles regardent passer les trains,n'y a-t-il pas un brin de condescendancedans leur regard, un brin de mépris pour

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ces humains agités qui n'ont pas com-pris la vraie sagesse ?Bien sûr, cette philosophie a son prix.En échange de la nourriture apportéepar les esclaves inconscients que sontles hommes, il faut savoir se sacrifier,mais ne devons-nous pas tous mourirun jour ? Et quelle importance a cettemort dans l'abattoir quand l'ultime pen-sée de la vache est « Si nous le voulions,nous serions les maîtres du monde ».

Cinquante troisième partie

Monsieur Pillet estmalade. (Août)

Je suis allé rendre visite à Mme Pillet.Son mari est à l'hôpital depuis mercre-di. Voilà quelques semaines, je l'avaisvu pour la première fois assis sur unechaise, avec son sourire timide, commes'il s'excusait. C'est l'estomac.Mme Pillet dit qu'il n'aurait jamais dûfaire la paille. Il ne mangeait plus quedes pommes. « Il a soixante-sept ans etil fait comme s'il avait vingt ans ».Onze degrés ce matin. Pluie ou roséesur l'herbe ? Je graisse les outils. Grosnuages et un peu de soleil. Ce n'est pasl'automne, mais ce n'est déjà plus l'été.Le soleil du matin n'avait plus la blon-deur de l'été mais la pâleur des lumièresde l'hiver.Comment un homme de plein ventcomme M. Pillet peut-il être respirerentre les quatre murs d'un hôpital ?

Cinquante quatrième partie

J'ai devant moi une peinture austra-lienne. Elle a été peinte par un abori-gène, Mandjewara, sur une écorce d'eu-calyptus. Cette peinture raconte le mythede la création de la constellation appe-lée Wuripirimba. Le mythe est le sui-vant: « Un homme pourchassa unefemme qui, pour lui échapper, préférasauter dans une mare et se noyer. Elledevint ensuite étoile, métamorphosesubie, à son exemple, par des grenouillesqui vivaient auparavant dans la mêmemare. Ceci aboutit à la création de laconstellation Wuripirimba. Depuis,aucun animal ne vécut dans la mare quidevint le domaine des nénuphars ».Après plusieurs tentatives, nous avonsréussi, cet été, à trouver la roche de SteDiétrine. Elle se trouve dans une forêtnon loin de Vaupitre. C'est un bloc derocher de trois ou quatre mètres de long

sur deux de large, au sommet duquell'érosion a creusé une dépression danslaquel l'eau de pluie, la mousse et lesfeuilles pourries se sont accumulées. Ondit que l'eau ne manque jamais danscette dépression, même pendant lespériodes de grande sécheresse. On ditégalement que cette eau guérit les mala-dies de peau, les dartres, les verrues...Il y a très longtemps, une jeune femmenommée Diétrine était poursuivie parun chasseur. Pour lui échapper, elle priaDieu et, miraculeusement, la roche s'ou-vrit et se referma sur elle.Aux deux extrémités de la terre, voilàdeux légendes étrangement similairesqui montrent que l'espèce humaine n'apas que la morphologie en commun, etqu'en regardant les étoiles, en allant aufond des forêts, on peut retrouver cethumus de rêves caché au fond du coeurcommun de l'humanité.

Cinquante-cinquième partie

La mort de M. Pillet(Novembre)Dimanche matin, nous avons eu les pre-mières fortes gelées en Ile de France.La lumière était magnifique sur les présgivrés du Vexin.En rentrant dans la cuisine des amis quinous hébergeaient, j'ai appris à la radiol'assassinat, la veille, du premier ministreisraélien Itzaak Rabin. Cette nouvellem'a profondément choqué. La dispa-rition d'un homme de paix est toujoursdouloureuse. Quand cet homme estabattu par un fanatique, un sentimentd'injustice s'ajoute à la douleur.Ce matin, mon épouse m'a téléphonéau travail pour m'annoncer le décès demonsieur Pillet. Elle avait été informéepar des voisins. En effet, dans le Morvan,on n'envoie pas de faire-part. On secontente d'une parution dans le jour-nal. Dans le temps, on était averti parun homme que la mairie appointait pourfaire le tour des maisons. Nous autresparisiens devons donc à la solidarité duhameau d'avoir été informés. Je trouvecela réconfortant.M. Pillet exploitait la grosse ferme dansle haut du hameau. Il a été hospitaliséà la fin de l'été, après s'être épuisé àrentrer la paille. Il ne mangeait plus quedes fruits. On ne sait pas encore ce quil'a emporté. C'était un homme très gen-til, très timide, au large sourire, au visa-ge couvert de mille rides.Il avait brusquement perdu du poids,n'avait plus eu envie de s'alimenter. Il

avait tenu à finir la paille. On dit que çal'a achevé. Lorsqu'il est entré à l'hôpital,il pesait cinquante-quatre kilos.Je cherche quoi dire de plus sur lui, et jene trouve rien d'autre que "c'était unhonnête homme". Je ne peux imaginerde plus beau compliment à faire au sujetde quelqu'un.M. Pillet est mort samedi. Comme lepremier ministre israélien et pratique-ment à la même heure. M. Rabin seraenterré cet après-midi, M. Pillet demain.Avec mon épouse, nous partirons tôtpour la petite église de la commune.Je pense que ce seront deux hommesde la même race qui seront portés enterre. Et qu'importe que l'un soit connuet l'autre pas.Je voudrais bien qu'il fasse beau demain,et que la rousseur de l'automne res-plendisse dans notre coin du Morvan.

Cinquante sixième partie

L'enterrement de monsieur Pillet(Novembre)

Ce fut une journée mitigée, avec desnuages gris et blancs posés sur un cielclair. Le soleil s'est parfois montré et acaressé d'un doigt doré les versants duvallon où coule le ruisseau, en contre-bas du cimetière.Après avoir déchargé quelques objetsau Champ des Teurlées, nous sommesallés voir des voisins chez qui nous avonspu glaner quelques renseignements sup-plémentaires. Le monsieur nous a ensui-te longuement donné son point de vuesur le remaniement du gouvernement.J'avais un peu de mal à prêter attentionà ce qu'il disait.À deux heures et demie, nous sommespartis pour le bourg. La cérémonie étaitprévue pour trois heures. Il y avait déjàdu monde qui battait la semelle autourde l'église. Nous avons salué gravementquelques connaissances. Puis, pousséspar le monsieur qui a du mal à se tenirdebout, nous sommes entrés dans l'égli-se. Son épouse n'était pas trop d'accord.Avant, on attendait la famille avant derentrer. Mais la peur de ne pas avoir deplace l'a emportée. Les traditions se per-dent.Pendant les négociations, le prêtre estarrivé. Il a déchargé de son coffre deuxsacoches de cuir, un lecteur de cassettemuni de gros haut-parleurs, et un car-ton contenant des livres de messe.

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Voyant que personne ne bougeait, jesuis allé l'aider à porter ses affaires àl'intérieur. Mon statut de parisien medonne le droit de faire des choses quisemblent ne pas venir à l'esprit des gensdu lieu.L'église était pleine. Au moment de lacommunion, nous étions prêts à nouslever mais, voyant que personne ne bou-geait, nous sommes restés à notre place.J'ai ensuite regretté ce comportementmoutonnier.Nous avons ensuite accompagné lecorps au cimetière. Après avoir descendule cercueil, les croque-morts sont par-tis, laissant l'assemblée seule et indéci-se. Nous sommes restés un longmoment, hésitants sur la conduite àtenir. Puis la famille s'est éloignée etnous lui avons présenté nos condo-léances avant de retourner au hameau.Le crépuscule fut somptueux. M. Pillet leméritait.

Cinquante septième partie

(27 février)

Nous avons eu de la neige dans la régionparisienne. Pas grand chose. Juste de

quoi mettre le bazar dans la circulationet fabriquer quelques bonshommes.Et puis, il a fait un peu froid, avec de lapluie.Ce matin, j'ai été réveillé par les chantsdes oiseaux. En sortant de la maison,j'ai senti la douceur du temps. Le prin-temps pointait dans les rues.Tous les midis, je vais prendre un cafénon loin de mon travail. Dans un petitjardin, entre une agence d'assurance etun chantier de démolition, j'ai vu unemultitude de crocus d'un bleu profond.Encore trois jours, et nous partons pourle Morvan. Trois jours qui auraient puêtre deux, si nous n'avions eu, cetteannée, le dernier 29 février du millé-naire.

Cinquante huitième partie

(26 décembre)

Il est onze heures du soir. Dehors, la plei-ne lune givre les prés de ses rayons gla-cés. Le mercure du thermomètre, recro-quevillé sur lui-même, indique moinssix. Demain matin, ce seront encorecinq degrés qui se seront perdus dans leciel étoilé.

La veille de Noël, je suis allé voir mada-me Perreau. Elle est maintenant à l'hos-pice. Sur la façade du bâtiment, on peutlire "Hôpital rural". Elle, qui a vécu silongtemps seule, cohabite maintenantavec deux autres vieilles dames dans lamême chambre. Son fils m'avait dit queles médicaments la rendaient moinsagressive. Il a utilisé l'expression " cool ",mot étrange dans la bouche d'unrobuste Morvandiau. C'est vrai, elle amaintenant une douceur que je ne luiconnaissais pas. Mais cette douceur mela rend étrangère.Elle me parlait calmement, essayant derapiécer sa mémoire en lambeaux. Quisuis-je ? Comment s'appelle ma fille quiest venue avec moi ? Quel est le nomdu hameau ?En l'écoutant, il me revenait en mémoi-re l'époque où son portail n'était pasfermé par une chaîne cadenassée. Alors,lorsque nous étions pressés, nous ordon-nions aux enfants de ne pas faire debruit lorsque nous passions devant chezelle afin qu'elle ne sorte pas pour nousapostropher et entamer un interminablemonologue. Alors, j'allais parfois la voiret je l'écoutais, assis dans sa carrée. Elleme parlait du temps passé dont elle restele seul témoin. Ce temps passé où je lavois s'immerger peu à peu.Cette visite ne m'a pas rendu triste. Ellem'a plutôt fait prendre consciencequ'une page d'histoire est tournée.Mme Perreau a quitté sa maison,M. Pillet est mort, un enfant est né chezles enfants Pillet. Chez nous égalementune fille est née depuis que nous avonsacheté la maison. Même la colline aubord de l'autoroute, entre Joigny etAuxerre, a changé. Sur son flanc s'éta-le une énorme publicité pour du papiertoilettes.Et voilà qu'en écrivant ces lignes, je merends compte que ce sont les premièresdepuis dix mois. C'est le signe que cepremier livre des chroniques du Champdes Teurlées doit s'achever, car notrepassé dans ce lieu est maintenant assezlourd pour alimenter la nostalgie au longde soirées telles que celles-ci, quand letemps même se fige dans les rayons delune.

Fin.