TERRAY, Emmanuel (1982) Le Prix Des Esclaves en Afrique Précoloniale

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Emanuel Terray

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  • Emmanuel Terray

    Le prix des esclaves en Afrique PrcolonialeIn: Journal des africanistes. 1982, tome 52 fascicule 1-2. pp. 119-144.

    RsumRsum L'auteur s'interroge sur la formation du prix des esclaves dans le commerce intrieur de l'Afrique de l'Ouestprcoloniale. L'ampleur du trafic des esclaves, le caractre permanent et rgulier des transactions, permettent de supposerqu'une loi rgit la formation des prix dans ce domaine. Ces prix sont fonction, d'un ct du cot de la production des esclaves,d'autre part de la rente servile, lie la productivit suprieure du travail servile par rapport aux autres formes de travailexploit. Une tentative de vrification est prsente travers l'analyse de l'volution du prix des esclaves sur le march deSalaga au XIXe sicle.

    AbstractAbstract How were slave prices set within the domestic trade of pre colonial West Africa ? The size of this trade, as well as thepermanence and regularity of transactions, suggest that a law governed price-setting. These prices depended upon, on onehand, the cost of producing slaves and, on the other, the slave rent that had to do with other forms of labor. This explanation istested through an analysis of changes in slave prices on the Salaga market in the 19th century.

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    Terray Emmanuel. Le prix des esclaves en Afrique Prcoloniale. In: Journal des africanistes. 1982, tome 52 fascicule 1-2. pp.119-144.

    doi : 10.3406/jafr.1982.2126

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0399-0346_1982_num_52_1_2126

  • EMMANUEL TERRAY

    RFLEXIONS SUR LA FORMATION DU PRIX DES ESCLAVES A L'INTRIEUR DE L'AFRIQUE DE L'OUEST PRCOLONIALE

    L'objet de l'article prsent ici est double ; nous souhaiterions en premier lieu, poser le problme de la formation du prix de l'esclave dans le commerce intrieur de l'Afrique de l'Ouest, et, en second lieu, suggrer quelques hypothses pour le rsoudre. Disons tout de suite qu' nos yeux, l'tape actuelle de la recherche, le premier aspect est plus important que le second : nous sommes en effet convaincu et nous essaierons de justifier cette conviction que, mme en l'absence de rsultats immdiats, un traitement systmatique de ce problme nous permettrait de progresser de faon dcisive dans la comprhension des formations sociales de l'Afrique de l'Ouest prcoloniale, de leurs structures et de leur fonctionnement ; en d'autres termes, il s'agit d'un problme stratgique, de par la nature des questions que son examen nous impose d'aborder. Quant aux hypothses proposes, nous sommes conscient de leur fragilit : elles ne sont avances que pour provoquer la critique et sur ce point, n'en doutons pas, elles atteindront leur but mais aussi et surtout ce qui serait plus souhaitable les contre-propositions1 .

    Prcisons d'emble les limites de notre analyse. Elles sont d'abord d'ordre gographique. Trs schmatiquement, la configuration spatiale du commerce des esclaves dans l'Afrique de l'Ouest prcoloniale peut tre dcrite comme suit : une vaste zone centrale, qui s'tend au nord de la fort quatoriale et au sud du bassin du Niger, sert de rserve de captifs. Cette zone est l'origine de deux flux ; l'un se dirige vers le nord : il alimente en esclaves les formations sociales de la valle du Niger et, plus loin, le Maghreb et le monde mditerranen ; l'autre se dirige vers le sud : il approvisionne les formations sociales de la fort, et, au-del, la traite transatlantique. Pour des raisons de fait, qui tiennent la localisation de nos recherches personnelles, nous ne prendrons en considration que le flux mridional sans l'envisager dans toute son extension. Nous nous en tiendrons au commerce des esclaves dans les bassins du Komo et de la Volta, sur les marchs de Kong, Bondoukou, Kintampo, Salaga et Kete-Krachi. A notre avis, cette premire restriction ne soulve pas d'objection thorique de fond : des enqutes plus tendues permettront d'largir la base de l'analyse, de nuancer ou de contester les rsultats acquis ; c'est le mouvement naturel de la recherche.

    1 . Nous tenons remercier ici Alain Lipietz dont les avis et suggestions nous ont t trs prcieux pour l'laboration de ce texte.

    /. des Africanistes, 52, 1-2, (1982) pp. 119-144

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    En revanche, nous avons volontairement cart de notre champ d'tude la question du prix des esclaves l'exportation, c'est--dire du prix auquel, dans les forts et comptoirs du golfe de Guine, les esclaves sont vendus aux capitaines europens des vaisseaux ngriers. A premire vue une telle exclusion peut faire davantage difficult : n'y a-t-il pas de rapport entre le prix de l'esclave sur le march intrieur et son prix l'exportation ? Nous essaierons de montrer qu'en fait les deux marchs sont largement indpendants l'un de l'autre : ils ne s'approvisionnent pas aux mmes sources, ni de la mme manire ; les partenaires qui s'y prsentent ne sont pas les mmes ; en d'autres termes, le commerce intrieur des esclaves et la traite transatlantique forment deux rseaux parallles spars par une cloison qui, notre avis, est peu prs tanche. C'est pourquoi il nous parat lgitime de restreindre notre analyse au commerce intrieur. Nous nous croyons d'autant mieux fond procder de la sorte que, pour l'poque retenue celle pour laquelle nous disposons des documents les plus abondants et les plus prcis, le dernier quart du XIXe sicle la traite transatlantique a pratiquement cess.

    Le troisime obstacle est assurment plus difficile franchir, il tient la nature mme des matriaux dont nous disposons. Au cours de l'enqute de terrain comme dans les rcits laisss par les voyageurs europens, nous rencontrons un certain nombre d'indications quant aux prix auxquels les esclaves sont vendus. Mais en premier lieu ces indications ne nous permettent jamais d'tablir de vritables sries ; par ailleurs et surtout, il est en gnral malais de reprer ce qu'elles dsignent et quoi elles correspondent exactement. Le plus souvent, l'enqute de terrain ne nous rvle que le prix considr comme normal une poque qui est elle-mme mal dtermine : avant la venue des Blancs, au temps de Samori, sous le rgne de tel souverain, etc.. Quand on parvient recueillir des cas prcis de transactions individuelles tel individu fut achet tel prix sur tel march on n'est gnralement en mesure ni d'en fixer la date ni d'en apprcier le caractre reprsentatif. Quant aux donnes fournies par les relations de voyage, elles ne sont plus prcises qu'en apparence, et leur comparaison est une tche ingrate. Elles se prsentent en rgle gnrale sous la forme suivante : Sur tel march, telle date, le prix des esclaves varie entre telle somme et telle somme. Dans le meilleur des cas, cette information est accompagne de renseignements vagues sur l'ge et le sexe des esclaves concerns. Mais l'auteur n'indique pas toujours la manire dont le relev a t effectu : s'agit-il de prix constats lors de transactions effectives, ou du simple rsultat d'une enqute orale auprs des vendeurs et des acheteurs ? Dans le premier cas, les moyennes avances ne sauraient reposer que sur un nombre d'exemples trs rduit, compte tenu de la brivet du temps d'observation ; dans le second, comment interprter les rponses obtenues, tant donn l'importance du marchandage et l'ampleur des variations que la plupart des auteurs s'accordent par ailleurs souligner ? Enfin, lorsqu'on tente de comparer les chiffres recueillis, de nouvelles embches surgissent. En effet, les prix sont exprims dans des units trs diverses : charges de kola, poudre d'or, cauris, monnaies europennes entre lesquelles les taux d'change

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    varient selon les lieux et les priodes sans que nous soyons toujours en tat de suivre ces variations.

    Ces difficults sont-elles insurmontables ? A notre avis une telle question ne saurait recevoir de rponse objective, fonde sur la nature des faits interrogs. Nous nous trouvons alors placs devant une alternative : choisir la prudence, c'est se condamner renoncer ; dcider d'aborder le problme, c'est ncessairement accepter les risques de la tmrit. Si nous prenons le second parti, c'est parce que nous croyons qu'en l'tat actuel de la recherche, des erreurs mme grossires ont plus de chances de se rvler, en fin de compte, fcondes que l'abstention pure et simple.

    Le contexte conomique et social du commerce des esclaves

    Nous nous proposons donc d'tudier la formation du prix des esclaves dans le cadre gographique et historique que nous avons dlimit plus haut. En toute rigueur, une telle tude devrait tre prcde par l'analyse des formations sociales au sein desquelles, ou entre lesquelles, s'effectue le commerce des esclaves, et par un tableau de l'ensemble des conditions conomiques, politiques et sociales dans lesquelles il s'accomplit. Bien entendu, nous ne disposons ni de l'espace ni des connaissances requises pour venir bout d'une semblable tche. Aussi nous en tiendrons-nous au rappel de quelques lments indispensables la justification, sinon de nos hypothses, du moins de notre projet.

    En ce qui concerne le commerce des esclaves, quatre aspects peuvent tre souligns : dans la rgion qui nous intresse, c'est un phnomne ancien ; c'est un phnomne continu, c'est un phnomne de grande ampleur; enfin, c'est un phnomne autonome en ce sens que les facteurs qui le dterminent, sont intrieurs la zone dans laquelle il prend place.

    C'est un phnomne ancien. Bien entendu, nous ne pouvons fixer la date de son apparition. Mais la tradition2 nous rapporte qu'il forme dj une branche du commerce de Begho, la grande cit commerante mand fonde au sud de la boucle de la Volta noire la fin du XlVe sicle ou au dbut du XVe sicle3, et cette tradition est indirectement confirme par une indication de Joa De Barros : ds leur arrive sur le littoral du Golfe de Guine la fin du XVe sicle, les Portugais s'taient engags dans un fructueux trafic : acqurant des esclaves du Bnin, ils les dbarquaient Elmina pour les changer contre de l'or4. Mais quelques annes plus tard, le roi Jean III de Portugal interdira ce trafic, lorsqu'il dcouvrira qu'une partie au moins des esclaves ainsi amens

    2. Stool History of Banda. IAS BA 1 , Institute of African Studies, University of Ghana. S. Sur cette date, WILKS, 1961, p. 5 ; 1962, p. 338 ; 1971, p. 356 ; POSNANSKY, 1971, p. 11 ;

    1975, p. 18-9. 4. Sur ce trafic, Eustache de la FOSSE, . 1520, dit. Fouch Delbosc, 1897, p. 184 et 186 ;

    Pacheco PEREIRA, c. 1505-1508, d. Mauny, 1956, p. 127, 135 et 139 ; Joa de BARROS, 1552, d. Crone, 1937, p. 124-5.

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    en Cte de l'Or, tombent entre les mains des Mandingues, sont ensuite cds aux Maures et deviennent de ce fait musulmans5 .

    A partir de cette date, il semble que le commerce des esclaves soit devenu un phnomne continu, son existence ne dpendant pas de circonstances exceptionnelles comme, par exemple, les guerres. Bien entendu, celles-ci provoquent en rgle gnrale un gonflement de l'offre puisqu'une partie importante des prisonniers est jete sur le march par le vainqueur et par suite un bouleversement des termes de l'change. Mais dans l'intervalle le trafic se poursuit, aliment par les multiples petites razzias organises par les peuples tablis aux frontires de la zone que nous avons dcrite comme rserve de captifs. Et, au moins l'poque o les documents sont assez nombreux pour nous permettre de nous former une opinion, le volume des transactions auxquelles il donne lieu parat considrable. Prenons l'exemple du march de Salaga, qui est le mieux connu : le missionnaire Theophil Opoku sjourne dans la ville du 1er au 23 mars 1877, donc la fin de la saison commerciale qui s'tend chaque anne de dcembre mars ; deux reprises, les 14 et 19 mars, il assiste l'arrive d'une caravane comprenant chaque fois 400 esclaves6. L'administrateur anglais Firminger, qui visite Salaga en 1887, crit :

    Les grandes caravanes d'esclaves qui comptent 500 2 000 esclaves commencent arriver la fin de dcembre et continuent jusqu' la fin de mars. D'aprs le tmoignage du roi et des chefs, que j'ai vrifi au moyen de nombreuses enqutes indpendantes, il apparat qu'environ 20 000 esclaves sont couls chaque anne d'une faon ou d'une autre7 .

    Le capitaine allemand Von Franois, qui passe dix jours Salaga en mars 1888, parle pour sa part de 15 000 esclaves vendus chaque anne sur le march de la ville, et ajoute :

    Pendant la courte dure de mon sjour, j'ai rencontr quelque vingt caravanes dont chacune comptait de cinquante quatre cents esclaves. A l'apoge de la saison du commerce, qui se situe en janvier et fvrier, il en arrive encore davantage8 .

    Enfin, le commerce intrieur des esclaves nous apparat comme un phnomne autonome au sens indiqu plus haut. Nous retrouvons ici le problme des rapports entre commerce intrieur et traite transatlantique : dans quelle mesure sont-ils lis l'un l'autre ? Il faut ici se mfier des fausses vidences : en fait, il n'y a entre eux que des relations trs lches. Tandis que le commerce intrieur est entre les mains des marchands dyula, la traite est contrle du ct africain par les Asante et les populations de la cte, et un marchand dyula ne saurait tablir de contacts directs avec les acheteurs europens. Par ailleurs, les esclaves que ceux-ci reoivent des Asante proviennent de trois sources : dans la majorit des cas, il s'agit de prisonniers de guerre qui sont

    5 . Joa de ARROS , op. cit. 6. OPOKU 1885, p. 314 7. National Archives of Ghana, Adm. 1/88, cit par M. JOHNSON 1966, SAL. 39. 8. Von FRANOIS 1888, p. 162

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    directement conduits du champ de bataille aux entrepts du littoral ; parfois, ce sont des esclaves que les vassaux des Asante leur ont remis titre de tribut, et qu'ils ont eux-mmes razzis dans la zone rserve ; enfin, ce sont aussi des criminels dont leurs compatriotes veulent se dfaire parce qu'ils les jugent irrcuprables. En revanche, les esclaves achets sur les marchs de l'intrieur sont utiliss, en rgle gnrale, par leurs matres en Asante mme, ils ne sont pas revendus sur la cte ; plus exactement, la revente ne se produit que lorsque l'esclave se rvle incorrigiblement turbulent et indocile ; elle intervient alors titre de sanction, et non pas comme une pratique systmatique. Autrement dit, les Asante ne spculent pas sur les diffrences de prix entre le march intrieur et le march extrieur, et ne se comportent pas comme des intermdiaires qui dfendraient leurs marges ; en fait, les deux marchs sont disjoints et n'exercent gure d'influence l'un sur l'autre. Une telle sparation ne saurait surprendre ceux qui ont dj rencontr la structure multi-cen trique caractristique de beaucoup d'conomies africaines traditionnelles. Pour reprendre la dfinition de Paul Bohannan, dans une conomie multicentrique, les biens changeables d'une socit se distribuent entre plusieurs sphres qui s'excluent l'une l'autre et dont chacune est marque par des institutions et des valeurs diffrentes9 . Le cas des esclaves vient illustrer cette description, et montre par surcrot que la diffrenciation des sphres peut tre fonde, non seulement sur la nature des biens qui circulent en leur sein, mais aussi sur l'identit des partenaires de l'change.

    Les quatre caractres que nous venons de relever anciennet, continuit, ampleur, autonomie du commerce intrieur des esclaves nous permettent une premire hypothse : il doit exister une loi qui rgit la formation des prix sur les marchs d'esclaves. Dans la mesure o les transactions qui portent sur la marchandise humaine constituent, non pas une multiplicit parse de phnomnes occasionnels, mais une activit permanente et rgulire, elles ne sauraient tre entirement dtermines par des circonstances particulires, lies aux lieux et aux temps, quelle que puisse tre l'influence de celles-ci. Nous pouvons reprendre ici la dmarche adopte par Marx pour rendre compte de la gense historique de la loi de la valeur10 : tant que l'change reste un vnement fortuit qui se produit de loin en loin la priphrie des communauts, le hasard c'est--dire un faisceau spcifique de causes locales peut bien dcider des proportions dans lesquelles sont changs les biens qui circulent ; mais lorsque l'change se rpte et devient une branche constante et continue de la vie conomique, alors doit s'tablir un principe de rgulation qui, en dernire instance, fixe les taux d'change et gouverne leur volution.

    Pour dcouvrir ce principe dans le cas qui nous intresse, il peut tre utile par ailleurs de donner quelques prcisions sur les partenaires de l'change. En l'occurence, nous rencontrons sur les marchs d'esclaves de Kong, Bondou- kou, Kintampo, Salaga, etc. deux catgories de protagonistes ; du ct des vendeurs, il y a les marchands dyula et hausa. Les Dyula et ceux des Hausa

    9. BOHANNAN 1959, p. 492 et suivantes 10. MARX 1857, Ed. Dangevffle, 1967, 1, p. 146-7 ; 1867, Ed. Sociales 1959, 1, p. 98.

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    qui sont spcialiss dans le ngoce ressemblent fort ces peuples commerants souvent voqus par Marx, qui vivent et prosprent dans les ports du monde antique et mdival ; pour l'essentiel, ils ne participent pas aux activits productives ; celles-ci sont assures par des communauts organises selon divers modes de production lignager, tributaire, esclavagiste dont le caractre commun est de ne pas tre domins par la valeur d'change. Leur fonction sociale est alors de mettre en rapport ces communauts qui, sans eux, resteraient isoles les unes des autres.

    Dans ces conditions, ils tirent le principal de leur profit de la diffrence entre les prix de production d'une communaut l'autre. Ils bnficient de cette autonomie que Marx reconnat au capital marchand aussi longtemps que la valeur d'change n'a pas pntr dans la sphre de la production et ne la commande pas11 , et forment ce que, dans un autre contexte, Maxime Ro- dinson a appel un secteur capitalistique12 . Dans ce secteur nous rencontrons dj confines la sphre de la circulation la plupart des institutions, des pratiques et des valeurs qui seront plus tard et ailleurs caractristiques du capitalisme dvelopp. Les marchands dyula et hausa disposent d'une vritable monnaie, les cauris. Le moteur de leur activit est trs clairement l'accumulation continue de la valeur d'change sous sa forme montaire, autrement dit le profit au sens strict du terme ; ils savent fort bien calculer la rentabilit de leurs entreprises en termes financiers, et pratiquent de faon courante le crdit et la spculation. Dans l'ordre des valeurs enfin, les marchands dyula et hausa concilient leur foi musulmane et leur volont de richesse moins contradictoires d'ailleurs, qu'on le dit en faisant de celle-ci le signe de la bndiction divine : aux cts de la connaissance et de la saintet, elle peut ainsi devenir parmi eux l'une des bases de la hirarchie sociale.

    Du ct des acheteurs, nous retrouvons d'une part les Dyula et les Hausa. En effet, ceux d'entre eux qui rsident Kong, Bondoukou, Kintampo, Salaga etc. ont besoin d'esclaves, soit pour peupler les hameaux de culture qui produisent le ravitaillement de ces cits, soit pour assurer le transport des marchandises dont ils font commerce : la noix de kola, le sel, les tissus etc. Au reste, le trafic des esclaves n'est pas une activit spcialise ; tout Dyula peut l'occasion s'y livrer, et lorsque le fret de retour est d'un volume infrieur celui de l'aller, on voit mme des chefs de caravane se dfaire la fois de leurs marchandises et des esclaves qui les ont portes jusqu'au march. Mais, semble- t-il, la majorit des esclaves sont vendus des acheteurs venus des royaumes akan de la fort, et en particulier du royaume asante. Nous avons dj esquiss ailleurs l'analyse de ces formations sociales, et dcrit les fonctions qu'y remplissent les esclaves : le travail agricole au profit des chefs, l'extraction de l'or, le portage des produits exports vers la cte*3 . Nous nous en tiendrons donc une seule remarque. Dans le premier livre du Capital, Marx trace une dmarca-

    11. MARX 1895, Ed. Sociales 1957, VI, p. SS6. 1 2 . RODINSON 1 966, p . 25 et suivantes IS. TERR A Y 1975,d.Meillassoux 1975, p. 422 et suivantes

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    tion entre socits o la production est oriente vers la valeur d'usage et socits o la production est oriente vers la valeur d'change ; dans le premier cas, ajoute-t-il :

    Le surtravail est plus ou moins circonscrit par le cercle de besoins dtermins, mais le caractre de la production elle-mme n'en fait point natre un apptit dvorant14 .

    Or les formations sociales du monde akan se laissent malaisment classer selon cette dichotomie. est clair d'une part que la valeur d'change n'y a pas pntr la sphre de la production ; celle-ci est commande, non par les exigences de la rentabilit et du profit, mais par les besoins et l'utilit sociale, tels qu'ils sont dfinis par l'aristocratie guerrire qui, dans ces socits, constitue la classe dominante ; enfin la circulation des biens s'y effectue pour l'essentiel sous forme de prestations et de redistribution, sans intervention de l'change marchand. De ce fait, on serait tent de conclure que, dans ces formations sociales, la valeur d'usage gouverne la production et que, par consquent, il n'existe pas en leur sein de tendance structurelle l'accumulation illimite. Mais par ailleurs, le moteur de l'activit conomique de la classe dominante parat bien tre la thsaurisation ostentatoire de certains biens dtermins, et avant tout de l'or sous forme de bijoux et de parures. La dtention de ces biens est le signe de la supriorit sociale et, en ce qui les concerne, il y a bien tendance l'accumulation illimite. Or l'acquisition des esclaves est un des moyens privilgis de cette accumulation puisque l'extraction de l'or, notamment, est en grande partie assure par eux.

    On peut ds lors s'interroger sur la nature exacte de l'affrontement qui se produit sur les marchs d'esclaves : est-ce la rencontre de deux formations sociales, ou plus prcisment d'un secteur capitalistique et d'une formation sociale, dont l'un est gouvern par la valeur d'change et l'autre par la valeur d'usage, et qui fonctionnent par consquent selon des normes radicalement htrognes ? Ou bien, vendeurs dyula et acheteurs akan obissent-ils en fait aux mmes rgles, dans la mesure o, sur ce march du moins, ils sont les uns et les autres soumis une loi de maximisation ? Nous retenons quant nous la seconde solution, sans nous dissimuler que ce choix engage videmment toute la suite du dbat.

    La formation du prix de l'esclave

    Dans ce contexte, comment s'opre la formation du prix des esclaves ? Ecartons de suite une premire rponse, celle qui invoque le jeu de l'offre et de la demande. Nous lui opposerons l'objection classique : le jeu de l'offre et de la demande peut bien rendre compte de la variation des prix, il ne saurait expliquer la valeur moyenne autour de laquelle cette variation s'effectue. Assurment, le march des esclaves est sensible aux fluctuations de l'offre et

    14. MARX 1867, Ed. Sociales 1959,1, p. 231

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    de la demande ; non pas d'ailleurs qu'il ragisse rapidement lorsqu'elles se produisent ; au contraire, lorsque les prix sont demeurs stables pendant une certaine priode, ils sont sanctionns par la tradition, et celle-ci leur confre une sorte d'inertie qui leur permet de se maintenir au moins temporairement alors mme que les conditions du march sont profondment changes. Mais lorsque les fluctuations de l'offre et de la demande sont importantes, elles entranent des variations de prix de grande ampleur : on se rappelle encore dans la rgion l'effondrement des cours conscutif l'invasion samorienne. Cependant, si amples que soient ces variations, elles se produisent entre des limites qui ne sont pas indiffrentes, elles se situent l'intrieur d'un ordre de grandeur dtermin, et c'est celui-ci que nous devons justifier avant de nous intresser l'volution des prix au jour le jour.

    Dans les modes de production pr-capitalistes, nous dit Marx, aussitt que l'change est devenu un phnomne continu et rgulier, les biens s'changent leur valeur, condition toutefois qu'aucun monopole ne vienne fausser le jeu du march15 . Cette indication nous fournit-elle la solution que nous cherchons ? Non, dira-t-on : l'esclave n'tant pas le produit du travail humain ne saurait avoir de valeur. En fait le problme est sans doute moins simple qu'il me parat. En effet, l'esclavage n'est pas un tat naturel. La transformation d'un individu en esclave implique la mise en uvre d'une activit dtermine, qui constitue proprement parler le procs de la production de l'esclave. Lorsque la condition servile est hrditaire, l'enfant esclave doit tre nourri et entretenu jusqu' ce qu'il soit en ge de travailler ; dans le cas contraire, il faut priodiquement capturer de nouveaux esclaves et les conduire sur le march o ils seront vendus. Dans les deux cas, la production de l'esclave entrane la dpense d'une certaine quantit de temps de travail et la consommation de certaines ressources. Ds lors, si l'esclave n'a pas de valeur, il a bien en revanche un cot de production.

    Dans la rgion du Komo et de la Volta, il n'y a pas d' levages d'esclaves. Dans le monde dyula comme dans le monde akan, les enfants d'esclaves ont un statut suprieur celui de leurs parents ; ils sont dj intgrs au lignage de leur matre, et ils ne sauraient tre mis en vente moins de faute trs grave, en quoi ils partagent d'ailleurs le sort des autres dpendants du matre. Le rapt est donc la forme privilgie de la production des esclaves, ce qui permet de supposer que leur cot de production est relativement peu lev. Mais les producteurs et les vendeurs d'esclaves appartiennent, nous l'avons vu, un secteur capitalistique orient vers la recherche du profit. Ds lors, le cot de production de l'esclave peut bien tre regard comme la limite infrieure des variations de son prix, mais il ne saurait constituer l'axe rgulateur autour duquel ces variations se produisent. Si les marchands dyula et hausa s'engagent dans le trafic des esclaves, c'est bien parce qu'au del de la rcupration des frais engags, ils s'attendent en tirer un certain profit, et le prix de l'esclave est la somme de ces deux grandeurs. C'est la formation de cette somme

    15. MARX 1895, Ed. Sociales 1957, VI, p. 19S-4.

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    qu'il nous faut expliquer, et non pas celle d'une seule de ses composantes. Au livre III du Capital, Marx nous donne une autre indication qui, cette

    fois, concerne directement notre propos : Dans l'conomie esclavagiste, le prix pay pour un esclave est simplement la plus-value, c'est--dire le profit capitaliste et anticip qu'on se propose de lui extorquer16 .

    Ce texte appelle de notre part deux remarques. Tout d'abord, c'est sans doute par analogie avec le prix de la terre en elle-mme tout aussi dpourvue de valeur que l'esclave que Marx propose d'expliquer la formation du prix de l'esclave par la capitalisation du profit que l'on peut attendre de son travail. Mais l'analogie n'est que partielle : porte exclusivement sur le mcanisme de la formation des prix.

    Dans le cas de la terre, c'est en effet la rente qui est capitalise et non pas la totalit du profit (profit moyen, plus rente). Or cette diffrence introduite par Marx entre le prix de la terre et celui de l'esclave nous parat faire difficult. En effet, si le prix de l'esclave est la capitalisation du profit que l'on peut tirer de son travail, l'acheteur, une fois l'esclave acquis, devra consacrer l'ensemble du surtravail extorqu l'esclave l'amortissement des sommes qu'il a dpenses pour se rendre propritaire de celui-ci. Or, immdiatement la suite du texte que nous avons cit, Marx prcise que ces sommes ne font pas partie du capital ncessaire la mise en valeur de l'esclave :

    Le capital employ cet achat (de l'esclave) ne fait pas partie du capital qui permettra d'imposer un surtravail cet esclave et d'en tirer un profit. C'est au contraire un capital dont le propritaire d'esclaves s'est dessaisi, un prlvement sur le capital dont il dispose pour la production proprement dite. Il a cess d'exister pour lui tout comme le capital dbours pour acheter la terre a cess d'exister pour l'agriculture. La meilleure preuve en est que ces capitaux n'existeront nouveau pour eux qu'au moment o ils revendront, l'un, l'esclave, l'autre, la terre. Ce sera alors au tour de l'acheteur de se retrouver sans capital. L'achat de l'esclave ne lui donne pas la possibilit de tirer immdiatement profit de ce dernier. Il a besoin pour cela d'un nouveau capital qu'il engage dans l'conomie esclavagiste elle-mme17 .

    Si donc le profit tir de l'esclave est entirement absorb par l'amortissement du capital dpens pour l'acheter, comment sera rmunr le capital dpens pour le mettre au travail ? Bien entendu, si l'acheteur cherchait avant tout se rendre matre de la valeur d'usage de l'esclave et consommer celle-ci par exemple, en confiant l'esclave des tches que l'idologie dominante interdit aux hommes libres notre objection serait sans valeur, mais l'acquisition et l'utilisation de l'esclave ne seraient plus alors que la dpense d'un revenu. Or nous avons montr que, dans la zone qui nous intresse, une partie au moins des acheteurs appartient un secteur capitalistique orient

    16. Ibid. Vin, p. 187-8 17. Ibid.

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    structurellement vers la recherche du profit. Cette fraction l n'achterait pas d'esclaves si elle ne pouvait esprer en retirer aucun profit.

    Il nous semble que pour surmonter cette difficult, il conviendrait de pousser plus loin l'analogie avec le cas de la terre, et de considrer que le prix de l'esclave rsulte de la capitalisation, non pas de la totalit du profit que l'on peut tirer de sa mise en valeur mais d'une partie seulement de ce profit, que nous appellerons la rente servile. Celle-ci se dfinirait comme le surprofit que l'exploitation du travail servile peut procurer par comparaison avec les autres formes de travail exploit en vigueur dans les formations sociales concernes. Le problme consiste alors s'assurer de l'existence d'une telle rente. Autrement dit, il nous faut montrer que le travail servile est plus productif que ces autres formes en un double sens : le volume du surproduit qu'il engendre est plus grand, et il est plus facile au matre de s'approprier ce surproduit.

    Prcisons tout d'abord les lments de la comparaison : nous avons indiqu ailleurs qu'au moins en pays abron, le tribut prlev par l'aristocratie guerrire sur les collectivits paysannes est d'importance rduite, et que sa signification est politique - davantage qu'conomique : il a principalement pour fonction de manifester de faon visible pour tous la subordination de ces dernires18. Par ailleurs, le travail salari n'apparat que de faon trs tardive et dans un secteur limit : le portage du caoutchouc. Notre terme de rfrence ne peut donc tre que le travail accompli, dans le cadre de la communaut lignagre, par les femmes, les cadets et d'une faon gnrale les dpendants au bnfice des ans et des chefs de cour. Comment, dans ce cadre, l'extorsion du surtravail s'effectue-t-elle ? Unit de rsidence, la cour est aussi en pays abron l'unit conomique fondamentale, tant du point de vue de la production que de celui de la distribution. Elle possde deux catgories de champs, entre lesquelles ses membres rpartissent le temps de travail dont ils disposent : les champs du chef de cour, et les champs particuliers des divers mnages qui constituent la cour. Les premiers doivent tre cultivs en priorit et tous les membres de la cour doivent prendre leur part du travail ; le produit qu'on en tire est consomm lors des repas collectifs qui sont prpars par les femmes et qui, chaque jour, runissent autour du chef de cour l'ensemble des hommes de la cour. Il sert galement de fonds de rserve et d'assurance en cas de disette, de soudure difficile etc. Enfin, le chef de cour peut en changer une partie au dehors pour subvenir aux besoins de ses dpendants que la production de la cour ne peut satisfaire, acqurir du btail, des armes, des captifs ou accrotre le patrimoine de la cour. Chacun des mnages de la cour possde de plus des champs qui lui sont propres et dont le produit est consomm par les femmes et les enfants du chef de mnage. Celui-ci peut galement y trouver un supplment de nourriture, et en couler une partie pour se procurer des biens qui sont alors sa proprit personnelle. Il est noter que les femmes n'ont pas de champs particuliers : certaines cultures gombo, piment, oseille, tomate, etc. leur incombent, mais il s'agit de cultures secondaires qu'elles pratiquent sur les terrains que leurs maris ont amnags pour y planter des ignames. Enfin,

    18. TERRAY 1975,Ed Bloch.p. 118

  • LE PRIX DES ESCLAVES EN AFRIQUE PRCOLONIALE 1 29

    c'est aussi dans le cadre de la cour que sont menes un certain nombre d'activits de caractre artisanal : tissage du coton, prparation du beurre de karit ou de l'huile de palme, etc. ; elles obissent aux mmes rgles de rpartition que le travail agricole.

    Le statut du dpendant varie alors selon son ge et sa situation de famille : le jeune homme non mari ne dispose que d'une petite parcelle et travaille cinq jours par semaine pour son an, l'adulte mari peut au contraire se rserver deux ou trois jours par semaine. En ce qui regarde le commerce, on retrouve les mmes variations : le jeune homme effectue du portage pour le compte de l'an, dont il reoit une petite rtribution ; l'adulte commerce son compte, et remet une partie de ses gains l'an. En ce qui concerne l'extraction de l'or, enfin, tout le produit vient accrotre le patrimoine du lignage, qui est plac sous le contrle de l'an. On voit que la majeure partie du travail que le dpendant accomplit pour le chef de cour peut tre considre comme du surtravail. Dans le cas des femmes, celui-ci est encore plus important.

    Quant l'esclave, deux situations doivent tre distingues : s'il appartient un chef de cour ordinaire, il est soumis aux mmes rgles que les dpendants de celui-ci pour ce qui est de l'organisation du travail, son sort se transformant en fonction de son anciennet dans la cour et de la confiance que lui accorde son matre. Du point de vue de la distribution, il est toujours le dernier servi, et, nous le verrons, il est de fait exclu de la rpartition de certains biens de consommation, sans parler des biens de prestige. Mais il peut aussi faire partie d'une de ces grandes concentrations d'esclaves qui sont la proprit du roi, des chefs, des notables ou des grands commerants dyula ; il rside alors sur les terres de son matre, qu'il cultive sous la surveillance des parents ou des hommes de confiance de celui-ci ; en saison sche, il travaille l'extraction de l'or, ou bien il transporte le long des routes de commerce des charges pesant jusqu' trente ou quarante kilos. Perdu parmi ses compagnons d'infortune, il connat une existence beaucoup plus misrable que dans le cas prcdent, et ses chances d'en changer sont beaucoup plus rduites.

    Dans ces conditions, la productivit suprieure du travail servile c'est- -dire encore une fois sa capacit suprieure de crer un surproduit que le matre puisse s'approprier se manifeste notre avis sur trois points.

    En premier lieu, le travail ncessaire accompli par l'esclave pour assurer sa propre subsistance et sa propre reproduction est moindre que celui du dpendant libre, parce que sa consommation est plus restreinte. En ce qui regarde la nourriture, l'esclave n'accde que trs difficilement aux denres qu'il faut acheter sur le march et dont l'acquisition suppose par consquent une dpense montaire : c'est, par exemple, le cas du sel, d'ailleurs considr dans la rgion comme un produit de luxe19 , mais c'est aussi le cas de la viande : au tmoignage de Bowdich, le buf et le mouton, imports du nord, sont rservs aux classes suprieures ; la plbe, et plus forte raison les esclaves, doivent se

    19. RAMSEYERetKUHNE1876,p. 137.

  • ISO E.TERRAY

    contenter de gibier : singe, biche, etc.20. Par ailleurs, tandis que le manioc n'intervient dans l'alimentation des hommes libres que lors des soudures difficiles, l'igname ou la banane restant la nourriture de base, il tient, semble- t-il, une place plus importante dans la dite des esclaves21 ; or on sait que son rendement par unit de travail est nettement suprieur celui de l'igname. Pour une rcolte quivalente, la quantit de travail exige par le manioc sera donc sensiblement plus faible, et le temps disponible pour le surtravail d'autant plus grand. Bien entendu, ces diffrences dans l'alimentation n'apparaissent gure au sein des cours ordinaires o les esclaves sont en gnral peu nombreux: ils mangent alors les mmes repas que la famille de leur matre ; mais elles s'accusent ds que l'on considre les grandes cours, celles du roi, des chefs, des notables, car il est alors possible de prvoir des rgimes particuliers pour les esclaves. La distance s'accrot encore lorsque nous passons aux secteurs non alimentaires de la consommation : habillement, quipement mnager : aux esclaves, les toffes grossires, les cuelles de bois, les nattes etc.

    En second lieu, l'esclave travaille davantage que le dpendant libre. La diffrence ne concerne pas la dure de la journe de travail qui, semble- t-il, est peu prs la mme dans les deux cas. Elle porte d'abord sur l'intensit du travail : l'esclave travaille plus dur, note Rattray d'une faon gnrale22 ; dans le cas du portage, par exemple, Arhin signale que sa charge est plus lourde que celle de l'homme libre, au moins quand il s'agit de la kola23. D'autre part, Rattray a remarqu que la caractristique essentielle du statut social de l'esclave est qu'il est un homme seul, dpourvu de parents24 : cela signifie qu'il est de ce fait dgag des obligations sociales qui psent sur les hommes libres vis--vis de leur parent visites priodiques, assistance telle ou telle crmonie etc. et qui absorbent une part non ngligeable de leur temps. Il est de mme exclu de toute participation aux affaires publiques, donc aux conseils et aux assembles qui en dlibrent. Dans l'anne, il peut donc consacrer au travail un nombre de journes suprieur celui du dpendant libre.

    Enfin et peut tre surtout le travail servile est plus productif que celui du dpendant libre parce qu'il permet une coopration plus large et plus systmatique. Dans le cadre de la communaut lignagre, les units de production sont indpendantes les unes des autres, et leurs dimensions sont rduites. Leur coopration n'est pas impossible elle intervient par exemple lors des chasses collectives mais elle reste occasionnelle et limite dans le temps. L'esclavage rend au contraire possible la runion d'effectifs importants pendant des priodes de plusieurs semaines ou mme de plusieurs mois. Or, nous dit Marx, la coopration est en elle-mme cratrice de forces nouvelles25 . Dans les conditions sociales de l'esclavage, celles-ci appartiennent aux propritaires d'esclaves, et eux seuls peuvent en disposer. Cette dernire forme de la

    20. BOWDICH1819,p.S19 , 21 GROS 1876, , 2. 22. RATTRAY 1929, p. 44 23. ARHIN 1965, d. Goody Aihin 1965, p. 144 24. RATTRAY 1929, p. 42 25. MARX 1867, Ed. Sociales 1957, II, p. 19. .

  • LE PRIX DES ESCLAVES EN AFRIQUE PRCOLONIALE 1 3 1

    supriorit du travail servile s'affirme de faon particulirement nette dans des domaines comme les grands dfrichements, l'amnagement des pistes, l'extraction de l'or ou les expditions commerciales, et bien entendu, elle profite avant tout aux grands propritaires d'esclaves.

    Rectifiant sur un premier point la suggestion de Marx, nous esprons avoir tabli la ralit de cette rente servile dont la capitalisation formerait le prix de l'esclave. Mais, dans le contexte o nous nous trouvons, la notion de capitalisation fait, elle aussi, difficult. Pour effectuer cette capitalisation, Marx utilise, dans le cas de la terre, le taux d'intrt courant. Or, on ne saurait se servir d'une telle grandeur dans les formations sociales qui nous intressent. Certes le crdit et l'intrt n'y sont pas inconnus, mais l'exception peut-tre des dernires annes du XIXe sicle, il ne semble pas que le taux de l'intrt y soit li la dure du prt : l'un et l'autre sont fixs cas par cas, en fonction des circonstances et surtout des rapports sociaux et personnels qui lient le dbiteur au crancier. D'une faon plus gnrale, il n'y a pas au sein de ces formations sociales -de march de l'argent. Dans ces conditions l'existence d'un taux d'intrt courant parat donc exclue.

    Mais quelle est la signification de l'intervention du taux d'intrt courant dans la dmarche de Marx ? nous semble que Marx l'invoque dans la mesure o il constitue, dans la socit capitaliste, le taux de ce qu'on pourrait appeler la rentabilit minimale du capital, celle que le capitaliste peut esprer obtenir au moindre cot, au moindre effort de sa part. Comme dans le prt intrt le capital peut s'avrer rentable en l'absence de toute activit du capitaliste, on comprend bien que le taux de rentabilit minimale se confonde avec le taux d'intrt courant, ds lors que les conditions d'existence de celui-ci sont runies, comme c'est le cas dans le cadre de la socit capitaliste ; mais c'est bien en tant que taux de rentabilit minimale qu'il intervient dans le processus de formation du prix de la terre : dans l'environnement capitaliste o il se trouve plac, le propritaire foncier regarde sa terre comme un capital qui doit en tout tat de cause rapporter au moins l'intrt moyen, mme si rien n'est effectivement fait pour le mettre en valeur. Dans un environnement diffrent, le taux de rentabilit minimale peut alors fort bien se raliser sous d'autres formes. Les formations sociales que nous examinons connaissent une circulation marchande relativement dveloppe ; elles comprennent ce que nous avons appel plus haut un secteur capitalistique orient vers la recherche du profit : peut donc prsumer qu'il s'y forme galement une notion commune de la rentabilit minimale du capital-argent, lie cette fois au profit moyen que le capitaliste marchand peut attendre de l'investissement de son capital dans les branches les* plus courantes et les plus sres du commerce. Nous proposons donc de rectifier sur un second point la formule de Marx : dans la formation du prix de l'esclave, ce qui interviendrait, c'est la capitalisation de la rente servile, non pas au taux d'intrt courant, mais au taux de rentabilit minimale du capital-argent tel que nous venons de le dfinir. Le taux d'intrt courant n'agirait que dans le cas o le propritaire d'esclaves est insr dans un contexte proprement capitaliste, comme cela se produit par exemple dans l'esclavage nord amricain du XIXe sicle.

  • 1S2 E. TERRAY

    Au total, le prix de l'esclave le prix rgulateur, autour duquel s'effectuent les variations dues au jeu de l'offre et de la demande se prsente comme la somme de deux lments :

    1 . Le cot de production de l'esclave, qui est en l'occurence le prix de sa capture.

    2. La rente servile capitalise au taux de rentabilit minimale du capital- argent en vigueur dans les formations sociales considres.

    Le premier terme sera reconstitu par l'esclave au cours de son travail ultrieur ; autrement dit, l'esclave amortit le cot de sa propre production en tant qu'esclave, et cet amortissement fait partie de son travail ncessaire. De la mme faon le dpendant libre doit produire non seulement sa propre subsistance, mais aussi celle de ses enfants qui un jour le remplaceront. Ainsi l'un et l'autre doivent assurer non seulement l'entretien, mais aussi la reproduction de leur force de travail et c'est l'ensemble du travail ainsi requis qui forme leur travail ncessaire.

    Le second terme reprsente le profit propre du marchand d'esclaves, et il rsulte du partage, entre le vendeur et l'acheteur, du surproduit que fournira l'esclave au cours de sa vie active. Ce surproduit comprend deux lments : un profit moyen, celui que rapporte l'exploitation du travail dans les conditions sociales prdominantes, et une rente lie aux caractres spcifiques du travail servile. Le premier lment est attribu l'acheteur, qui autrement n'aurait aucun intrt acqurir l'esclave ; le second forme la part du vendeur, et par le biais de la capitalisation, il la reoit en une seule fois lors de la transaction.

    Essai de vrification

    Pour conclure nous voudrions tenter de confronter l'hypothse avance aux informations dont nous disposons sur le prix rel des esclaves tel que nos documents nous le rvlent. Trois sries de remarques peuvent tre proposes cet gard, concernant l'importance ou le niveau de ce prix, ses variations en fonction de l'ge et du sexe des esclaves vendus et enfin son volution dans le temps.

    En ce qui regarde le niveau du prix des esclaves, que nous indique notre hypothse ? Le cot de production de l'esclave se rduit celui de sa capture, et on peut regarder celui-ci comme faible. Qu'en est-il par ailleurs de la rente servile capitalise ? Dans le cas de la terre, Marx montre que le prix de la terre varie dans le mme sens que la rente foncire, et en sens inverse du taux d'intrt. en est de mme ici, mutatis mutandis. La rente servile capitalise s'lve lorsque la rente servile s'lve, et diminue lorsque le taux de rentabilit minimale du capital-argent s'accrot. Or, compte tenu de la faible productivit du travail en gnral dans les formations sociales intresses et du caractre patriarcal que l'esclavage conserve chez une partie au moins des acqureurs d'esclaves, nous sommes en droit de penser que la rente servile reprsente en valeur absolue une grandeur rduite. Au contraire, les taux de profit dont nous

  • LE PRIX DES ESCLAVES EN AFRIQUE PRECOLONIALE 1 S3

    avons connaissance sont considrables. Donnons-en deux exemples : au dbut du XIXe sicle, Bowdich nous indique les profits raliss par les commerants qui achtent Salaga les marchandises importes du Hausa et les revendent Kumasi ; en ce qui concerne les produits manufacturs cotonnades, soieries, sandales, coussins ces profits sont de 100 % ; pour les chevaux, les moutons et le btail, ils vont de 200 500 % ; ils sont de 400 % pour les ignames26 .

    Ces chiffres sont quelque peu survalus dans la mesure o Bowdich les tire d'une comparaison entre les prix pratiqus sur les deux marchs sans tenir compte des frais de transport de l'un l'autre ; mais ils n'en suggrent pas moins un ordre de grandeur. Les renseignements donns par Binger la fin du sicle sont beaucoup plus prcis et ont l'avantage de porter sur l'une des branches les plus actives du commerce, celle qui intresse le sel et la kola.

    Voici l'un ces cas cits par Binger : Un porteur d'une charge de sel achete Salaga 8 000 cauris la vend Kintampo environ 16 000, et les kolas qu'il rapporte Salaga lui portent son capital environ 30 000 cauris dans le cas le plus avantageux, mais il a dpens en route ... 7 000 cauris. Ce qui rduit son capital 23 000 cauris et porte les bnfices raliss pour 25 jours d'absence et de privations et 18 rudes journes de porteur 15 000 cauris, c'est--dire 600 cauris par jour, soit 90 centimes environ. Quand on doit encore se vtir l-dessus, il faut compter qu'un porteur devra faire environ dix voyages pour arriver gagner la valeur d'un captif, c'est--dire travailler un an comme une bte de somme27 .

    Ici encore, le taux obtenu un peu moins de 200 % est lgrement surestim dans la mesure o, comme Binger le souligne lui-mme, l'entretien du porteur ne se rduit pas aux cent cauris dpenss journellement pour son alimentation.

    Dans un second cas, emprunt au mme commerce, mais cette fois entre Bamako et Kani, Binger arrive un rsultat similaire28 . Binger et Baillaud29 , notamment, produisent d'autres exemples plus complexes, impliquant une pluralit de transactions en chan : les taux de profit sont alors nettement suprieurs. Au vu de ces donnes, on peut, croyons-nous, lgitimement affirmer que le taux de rentabilit minimale du capital-argent en vigueur dans la zone sous observation est relativement lev. Par consquent les deux facteurs dterminants rente servile et taux de rentabilit minimale se conjuguent pour fixer un bas niveau le prix de l'esclave.

    Qu'en est-il en fait ? Le tableau joint en annexe nous indique les prix relevs Salaga entre 1875 et 1898 par divers voyageurs europens. Comment apprcier ces donnes ?

    26. BOWDICH 1819, p. 324 et 331-2 27 BINGER 1892, H, p. 143-4. 28. Ibid., I, p. 313-4 29. Ibid., 1, 312-3 ; BAILLAUD, 1902, p. 241-2

  • 1S4 E.TERRAY

    Pour les annes 1887-1898 nous disposons d'un premier lment de comparaison : le prix des subsistances. Dans le texte que nous avons cit plus haut, Binger value 100 cauris par jour la dpense alimentaire de son commerant. D'autres sources, d'origine anglaise, signalent que les frais de subsistance allous aux porteurs par les voyageurs europens comme par les marchands africains s'lvent cette poque 3 pence par jour, soit, au taux de change en vigueur de 1 000 cauris pour 1 shilling, 250 cauris30 . Partant de ces informations, nous pouvons comparer le prix de l'esclave au cot de son entretien : si nous retenons le chiffre donn par Binger, nous en arrivons la conclusion que le prix de l'esclave quivaut son entretien pendant une priode de 20 50 mois ; si nous retenons le second chiffre, cette priode est de 8 20 mois. Le mme calcul, effectu par A. M. Jones pour l'antiquit classique, donne, pour Athnes au IVe sicle, de 12 15 mois et pour Rome au Ile sicle aprs Jsus Christ de 100 120 mois31 . Binger estime par ailleurs qu'au terme de dix voyages, son commerant est en mesure d'acqurir un esclave. Ces dix voyages reprsentent, non pas un an de travail, comme il le dit, mais deux du fait que la saison du commerce ne dure que quatre cinq mois chaque anne, de novembre mars. L'achat d'un esclave ne constitue donc pas un investissement trs onreux, puisqu'il peut tre amorti en deux ans. On peut enfin comparer le prix de l'esclave celui de quelques autres marchandises courantes ; en se reportant au tableau joint, on parvient aux quivalences suivantes : Salaga, pour un esclave, deux quatre bufs en 1875 (selon Ramseyer), trois quatre bufs en 1888 (selon Von Franois), deux a trois bufs en 1898 (selon Armitage) ; cinq sacs de 50 kg de sel en 1888 (selon Von Franois et Binger), trois quatre sacs en 1898 (selon Armitage) ; huit neuf fusils en 1888 (Von Franois), quatre cinq fusils en 1892 (Ferguson) ; en revanche, en 1888, il faudrait deux esclaves pour un bon cheval. Pour apprcier le sens exact de ces chiffres, il faut se rappeler la remarque faite par Binger en 1888 : Les esclaves sont trop chers Salaga32 : elle nous inclinerait penser qu'ils constituent des limites suprieures plutt que des moyennes. Au total, il parat possible de conclure qu'effectivement l'esclave est la fin du XIXe sicle une denre bon march.

    En ce qui concerne les variations du prix de l'esclave selon l'ge, elles sont conformes ce que nous sommes en droit d'attendre. Firminger crit :

    A Salaga, le prix moyen des esclaves est de 120 ttes de cauris pour un homme adulte, 100 ttes pour un garon de quinze ans, 70 ttes pour un enfant, fille ou garon, 120 ttes pour une femme adulte ; chaque tte33 compte mille cauris et vaut un shilling Salaga et six pence sur la cte.

    De mme, Von Franois indique : Lors de ma visite, un esclave adulte cotait 140 Mark, une esclave adulte peu prs autant, une fillette de dix ans environ 70 Mark34.

    30. Report of Davidson Houston, 30 June 1896, PRO.CO. 96.275 ; HENDERSON 1898, p. 408. 31. A.M. JONES 1956, d. Finley 1960, p. 7 et 11 32. BINGER 1892, , P. 102 33. National Archives of Ghana. Adm. 1/88, dt par M. JOHNSON 1966, SAL. 39 34. Von FRANCOIS 1888, p. 162

  • LE PRIX DES ESCLAVES EN AFRIQUE PRCOLONIALE 1 35

    En effet, l'hypothse propose s'applique aux esclaves adultes, capables de travailler ds leur entre au service de leur matre. Lorsque la transaction porte sur un enfant, c'est--dire sur un produit semi-fini, il est normal que les frais de finition autrement dit l'entretien de l'enfant jusqu' ce qu'il soit en ge de travailler plein rendement soient soustraits du prix de vente, puisqu'ils seront supports par l'acheteur et viendront en dduction du profit qu'il peut esprer tirer de son futur esclave. D'aprs les chiffres cits, et en fixant l'ge adulte 18 ans, l'entretien de l'enfant esclave coterait en 1887- 1888 de 6 9 000 cauris par an, soit de 15 25 cauris par jour. Ce rsultat peut paratre trangement faible compar au cot de la subsistance voqu plus haut : il faut toutefois noter que le montant soustraire du prix de vente est lui-mme diminu de la valeur estime des services que l'enfant peut dj rendre, et que la consommation d'un enfant est naturellement moindre que celle de l'adulte.

    Les variations du prix de l'esclave en fonction de son sexe posent un problme autrement difficile. En premier lieu, elles ne sont pas un phnomne gnral. Dans, les tmoignages que nous avons voqus concernant le march de Salaga, on n'en trouve aucun exemple, et, comme nous l'avons vu, Firminger et Von Franois dclarent explicitement que le prix de l'homme et celui de la femme sont gaux. Seul Rattray, dont les informations ont t recueillies aprs un quart de sicle d'occupation britannique, affirme l'existence d'une diffrence en faveur de la femme : 9 000 kolas soit quatre charges et demie pour un homme, 14 000 kolas soit sept charges pour une femme35 . En revanche, la prsence d'une telle diffrence est signale plusieurs reprises dans la rgion de Bondoukou, notamment par Freeman, par Lang et par Braulot36 , bien qu'ici encore nous puissions trouver des indications en sens contraire37 . Lang en propose l'explication suivante :

    Les femmes ont une valeur suprieure celle des hommes, le. prix pay pour l'une d'entre elles pouvant s'lever jusqu' 20 livres. Le propritaire d'une femme esclave acquiert galement un homme auquel il la marie, et les enfants deviennent ainsi source de richesse. Une femme est plus utile qu'un homme et excute davantage de travail. En fait, qu'elles soient ou non esclaves, les femmes font presque tout le travail38 .

    Ces considrations ne nous satisfont pas. Les enfants d'esclaves ne sont pas eux-mmes esclaves ; on ne peut donc en attendre de rente servile qui viendrait accrotre le prix de leur mre. Par ailleurs, pour valuer la rente servile produite par une femme esclave, il faut comparer l'exploitation de celle- ci, non pas l'exploitation de l'homme esclave, mais celle de la dpendante libre. Sur cette base, il n'est nullement certain que la rente servile extorque la femme soit suprieure celle qui est extorque l'homme, mme si, dans

    35. RATTRAY 1929, p. 36 36. FREEMAN 1898, p. 246 et 320 Report of Lang, 17 November 1892 PRO. CO. 879/37 African

    West 435 ; rapport de Braulot, Archives de la F.O.M., Cte d'Ivoire , 3 37. TAUXIER 1921, p. 328 note 38 Report of Lang, 17 November 1892, PRO .CO. 879/37 , African West 435

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    la servitude comme dans la dpendance, la femme est plus durement exploite que l'homme. En fait, aucune explication gnrale fonde sur la mise en avant d'une opposition entre la condition ou l'exploitation respectives des hommes et des femmes en tant que tels, ne saurait rendre compte d'une diffrence de prix qui, rptons-le, demeure, elle, un phnomne occasionnel.

    Nous serions, quant nous, tent d'en chercher la raison dans les pressions qu'exerce ici et l sur le march la demande des communauts lignagres. Cette demande porte de prfrence sur les captives en fonction de la stratgie propre de ces communauts, qui visent moins l'accumulation des richesses ou du profit qu' l'accroissement du nombre des dpendants. Or, pour des communauts matrilinaires et patrilocales comme les communauts abron et kulango, par exemple, les captives prsentent dans cette perspective un attrait tout particulier : comme nous l'avons montr ailleurs59 ; les enfants qu'un homme a de ses captives sont les seuls dpendants sur lesquels il puisse vritablement compter ; les enfants que lui ont donn ses femmes libres vivent et travaillent avec lui, mais sont placs sous l'autorit de leur oncle maternel ; ses neveux relvent de son autorit, mais vivent et travaillent avec leur propre pre ; seuls dpendent de lui sans restriction les enfants ns de ses pouses captives : reconnus libre par la coutume, mais dpourvus de parents maternels, ils sont rattachs son propre matrilignage : ils sont donc en quelque sorte la fois ses neveux et ses enfants ; ils rsident auprs de lui et sont placs sous son contrle.

    Bref, l o elle se produit, la majoration du prix des femmes esclaves s'explique, selon nous, par l'intervention sur le march d'acheteurs qui obissent des lois spcifiques, distinctes de celles qui rgissent l'ensemble des partenaires. Cette intervention provoquerait un gonflement pisodique et localis de la demande, lequel serait l'origine des majorations constates.

    Que peut-on dire enfin de l'volution du prix de l'esclave dans le temps ? Selon notre hypothse, il varie dans le mme sens que la rente servile. On pourrait donc conclure une augmentation progressive si l'on tait en tat de montrer qu'avec le temps l'exploitation se renforce et que l'esclavage perd peu peu son caractre patriarcal. Mais peut-on dceler les signes d'un mouvement de ce genre ? Nous ne le pensons pas. Nous l'avons vu, la rente servile repose d'une part sur l'alourdissement des charges de travail et la rduction de la consommation ; or comme Marx l'a montr propos de l'extorsion de la plus-value absolue, ces deux processus rencontrent trs vite des limites d'ordre physiologique. La rente servile repose d'autre part sur les nouvelles possibilits de coopration cres par l'esclavage ; mais tant que le degr de dveloppement atteint par les moyens de travail n'autorise qu'une coopration simple, fonde seulement sur l'addition de forces de travail excutant les mmes tches au mme endroit et en mme temps, les forces productives nouvelles ainsi cres sont, elles aussi, limites. Nous pensons donc qu'aprs une priode initiale d'aggravation rapide lie au passage d'un esclavage purement patriarcal un

    39. TERRAY 1975, d. Mefflassoux 1975, p. 438 440

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    esclavage semi-marchand, l'exploitation des esclaves a d se heurter assez vite un plafond qu'en l'absence de mutations techniques profondes n'a pu franchir. On aurait d'ailleurs tort de penser que l'volution de l'esclavage est ncessairement linaire et continue. Dans une tude remarquable consacre l'esclavage en Asante, Norman Klein montre qu'il n'en est rien40. Pendant une premire phase, qui correspond la seconde moiti du XVTIIe sicle, les esclaves sont pour la plupart au service de l'Etat asante ; ils sont concentrs en grands nombres sur les mines d'or et aux alentours de la capitale, dont ils assurent le ravitaillement. Mais cette concentration, qui prend aprs l'abolition de la traite transatlantique en 1807 des dimensions considrables, fait peser de graves menaces sur le pouvoir de la classe dominante et la tranquillit intrieure du royaume. Aussi, partir de 1815, les dirigeants asante mettent en uvre une politique systmatique de dispersion des esclaves qui se traduit, tout au long du XIXe sicle, par l'expansion de l'esclavage domestique ou patriarcal au dtriment de l'esclavage d'tat . On peut penser que ce mouvement s'est accompagn, sinon d'un allgement, au moins d'une stabilisation de l'exploitation des esclaves.

    Par ailleurs, le prix de l'esclave varie en raison inverse du taux de rentabilit minimale du capital-argent. Or celui-ci s'abaisse mesure que les changes se font plus frquents et plus intenses, que les monopoles de fait cdent la place une certaine concurrence, que de nouveaux secteurs de la production sont attirs dans l'orbite de l'conomie marchande. Il est vraisemblable qu'un processus de ce genre s'est dvelopp au cours du XIXe sicle dans la zone qui nous intresse41 ; si tel est bien le cas, le prix des esclaves aurait d s'lever du mme coup. Qu'en est-il en fait ? Les chiffres que nous avons cits en ce qui concerne le march de Salaga indiquent certes une trs forte hausse en valeur nominale, c'est--dire lorsque les prix sont exprims en cauris : ils auraient t multiplis par 35 entre 1817 et 1874, par 70 ou 75 entre 1817 et 1888. Mais une telle hausse s'explique avant tout par la formidable inflation qui, partir de 1850, a provoqu l'effondrement du cours des cauris, et qui est elle-mme due aux importations massives de cauris effectues par les Europens partir de cette date42 . Pour apprcier l'volution du prix des esclaves, il faut donc prendre un autre terme de rfrence ; nous choisirons la noix de kola pour deux raisons :'tout d'abord, la valeur de la charge de kola, estime selon le temps de travail ncessaire sa production collecte, emballage et transport des noix constitue une quantit parfaitement constante pendant la priode considre ; en second lieu, c'est contre des kola que, de fait, dans la grande majorit des cas, les esclaves sont changs, les cauris servant avant tout d'unit de compte. Comment se prsente alors le mouvement des prix ? En 1817, nous dit Bowdich, on obtient un esclave pour une charge de 2 000 noix ; il prcise que ce prix est un maximum tant les marchs de l'intrieur sont

    40. KLEIN, Norman Slavery in Asante, ms. 41. Voir ce sujet C. SUGY 42. Voir ce sujet M. JOHNSON 1970, p. 337 et suivantes

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    remplis43 . Cette prcision doit nous mettre en garde : l'indication de Bowdich correspond peut-tre une conjoncture o l'ottre, pour des raisons de circonstance, est trs suprieure la demande. Par ailleurs, c'est seulement aprs 1820-1830 que les plantations de kola vont connatre un dveloppement massif : celui-ci sera en effet la consquence de la reconversion du commerce asante en direction du nord et en particulier du Hausa, reconversion laquelle les Asante ont t contraints la suite de l'abolition de la traite transatlantique et des difficults que le royaume a rencontres dans ses rapports avec les Anglais44 .

    Autrement dit, c'est seulement aprs cette date que le commerce de la kola devient la branche principale du commerce asante. Pour ces deux raisons l'quivalence rapporte par Bowdich n'est probablement pas reprsentative de la situation qui prvaudra aprs 1830. En 1874, cette quivalence s'tablit au taux d'un esclave pour deux trois charges de kola selon Brackenbury45 , d'un esclave pour trois quatre charges de kola selon Ramsey er et Kuhne46 . Elle se maintient ensuite ce dernier niveau en 1877 selon David Asante comme en 1888 selon Von Franois. Le taux trs infrieur cit par Binger un esclave pour deux charges s'explique sans doute par le fait qu' la diffrence des deux voyageurs prcdents, Binger sjourne Salaga au mois d'octobre, avant que s'ouvre la grande saison du commerce et que les kola arrivent en masse sur le march. Dans ces conditions, il est difficile de conclure une augmentation tendancielle des prix dans la longue dure ; si elle a eu lieu, elle a sans doute t extrmement lente.

    En tout tat de cause, en effet, une augmentation rapide et forte aurait provoqu de la part des acheteurs des contre-mesures efficaces. En effet, il faut le souligner, les Vendeurs d'esclaves n'ont jamais dispos d'un vritable monopole.

    Nous l'avons montr ailleurs47 , les socits akan ne s'en remettent pas au seul commerce du soin de leur procurer une ressource aussi importante pour elles que les esclaves. Les Abron, par exemple, ont cette fin recours deux autres mthodes : la guerre et les raids. Si notre avis, les Abron ne font pas la guerre dans le but d'obtenir des esclaves, l'afflux de ceux-ci n'en est pas moins une consquence ncessaire de toute guerre victorieuse ; quant aux raids, la capture de nouveaux esclaves est bien leur objectif explicite. Les Asante pour leur part peuvent faire appel une troisime solution : le tribut qui leur est vers par le Gonja et le Dagomba est pour une large part constitu par des esclaves. Bref le march n'est pour les Akan qu'une source d'esclaves parmi d'autres et c'est l un frein puissant l'accroissement des prix.

    4S. BOWDICH 1819, p. 333 44. Voir ce sujet WILKS, 1971b, d. Mefflassoux 1971, p. 127 et suivantes 45. BRACKENBURY 1874, , p. 352 46. RAMSEYER et KUHNE 1 875, p. 290. 47. TERRAY 1975, d. Mefflassoux 1975, p. 5

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    Redisons -le pour conclure, nous sommes conscient de la prcarit des hypothses prsentes ici. Aussi leur intrt ne tient pas tant leur contenu propre qu' l'ampleur des thmes que leur laboration nous a conduit aborder. Pour analyser la formation du prix de l'esclave, il nous a fallu rflchir sur la nature et le principe moteur des modes de production qui s'affrontent sur le march des esclaves, et nous demander comment s'opre leur articulation par l'intermdiaire de ce march ; nous avons d examiner le travail servile et nous interroger sur sa productivit spcifique par rapport aux autres formes de travail exploit en vigueur dans les formations sociales considres ; nous avons galement t amens tudier les mcanismes de partage du surproduit et du profit dans une conomie sur laquelle l'emprise du march reste limite et o les sphres de production restent isoles et cloisonnes les unes par rapport aux autres. Quelle que soit la solution particulire apporte au problme prcis de la formation du prix de l'esclave, on voit l'importance dcisive de ces questions pour une juste comprhension du fonctionnement des formations sociales prcapitalistes. Si notre communication peut contribuer dvelopper le dbat leur sujet, nous nous estimerons pleinement satisfait.

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    Rsum

    L'auteur s'interroge sur la formation du prix des esclaves dans le commerce intrieur de l'Afrique de l'Ouest prcoloniale. L'ampleur du trafic des esclaves, le caractre permanent et rgulier des transactions, permettent de supposer qu'une loi rgit la formation des prix dans ce domaine. Ces prix sont fonction, d'un ct du cot de la production des esclaves, d'autre part de la rente servile, lie la productivit suprieure du travail servile par rapport aux autres formes de travail exploit. Une tentative de vrification est prsente travers l'analyse de l'volution du prix des esclaves sur le march de Salaga au XIXe sicle.

    Abstract

    How were slave prices set within the domestic trade of pre colonial West Africa ? The size of this trade, as well as the permanence and regularity of transactions, suggest that a law governed price-setting. These prices depended upon, on one hand, the cost of producing slaves and, on the other, the slave rent that had to do with other forms of labor. This explanation is tested through an analysis of changes in slave prices on the Salaga market in the 19th century.

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    PlanLe contexte conomique et social du commerce des esclaves La formation du prix de l'esclave Essai de vrification Bibliographie

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