Tentative Evasion

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livre sur le fisc

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Michel PinçonMonique Pinçon-Charlot

Tentatived’évasion (fiscale)

2015

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PrésentationComment planquer son magot ?

Inspirés par les récents exemples deJérôme Cahuzac et de LilianeBettencourt, deux sociologies décidentà leur tour d’extrader leur maigrefortune. Un jeu de rôle commence, quiva les mener au cœur du système del’évasion fiscale.

Cette tentative d’évasion les conduitd’abord en Suisse, où ils se livrent àune observation in vivo du petit mondedoré des exilés fiscaux. De banques entrusts, ils expliquent au passagecomment les milliards fugitifss’abritent derrière un maquis touffu demontages financiers.

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Mais si la grande évasion fiscale finitsa course sous les palmiers ou au piedde grands sommets enneigés, elles’organise en réalité beaucoup plus prèsde chez nous. Où l’on découvre, deretour en France, les petitsarrangements entre amis qui se tramentsous la houlette de Bercy…

Au-delà des scandales qui font laune, voilà une enquête vivante etaccessible permettant de comprendreles rouages de l’évasion fiscale et sesenjeux politiques. Une investigationéclairante dont l’objectif est de battreen brèche le pouvoir symbolique lié àl’opacité de la spéculation financière, àla cupidité et au cynisme des plusriches mobilisés pour accumulertoujours plus d’argent.

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Les auteursMichel Pinçon et Monique Pinçon-

Charlot, sociologues, anciensdirecteurs de recherche au CNRS, ontnotamment publié Sociologie de labourgeoisie (La Découverte,« Repères », 2000), Les Ghettos duGotha (Le Seuil, 2007), Comment labourgeoisie défend ses espaces (LeSeuil, 2007) et Le Président des riches.Enquête sur l’oligarchie dans laFrance de Nicolas Sarkozy (Zones,2010) et La violence des riches.Chronique d’une immense cassesociale (Zones, 2013).

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Collection

http://www.editions-zones.fr

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DES MÊMESAUTEURSDans les beaux quartiers, Paris, Seuil,

« L’épreuve des faits », 1989(réédition 2001).

Quartiers bourgeois, quartiersd’affaires, Paris, Payot,« Documents », 1992.

La Chasse à courre, ses rites et sesenjeux, Paris, Payot, « Documents »,

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1993 (réédition dans la « Petitebibliothèque Payot », 1996 et 2003).

Grandes Fortunes. Dynasties familialeset formes de richesse en France,Paris, Payot, « Documents », 1996(rééditions dans la « Petitebibliothèque Payot », 1998 et 2006).

Voyage en grande bourgeoisie. Journald’enquête, Paris, PUF, « Sciencessociales et sociétés », 1997(rééditions dans la collection« Quadrige », 2002 et 2005).

Les Rothschild. Une famille bienordonnée, Paris, La Dispute,« Instants », 1998.

Nouveaux Patrons, nouvelles dynasties,Paris, Calmann-Lévy, 1999.

Sociologie de la bourgeoisie, Paris, LaDécouverte, « Repères », 2000, 2003

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et 2007.Paris mosaïque. Promenades urbaines,

Paris, Calmann-Lévy, 2001.Justice et politique : le cas Pinochet,

Paris, Syllepse, 2003.Sociologie de Paris, Paris, La

Découverte, « Repères », 2004, 2008et 2014.

Châteaux et Châtelains. Les sièclespassent, le symbole demeure, Paris,Anne Carrière, 2005.

Les Ghettos du Gotha. Comment labourgeoisie défend ses espaces,Paris, Seuil, 2007 (réédition chez« Points », Paris, 2010).

Paris. Quinze promenadessociologiques, Paris, Payot, 2009(réédition dans la « Petitebibliothèque Payot », 2013).

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Les Millionnaires de la chance. Rêve etréalité, Paris, Payot, 2010 (rééditiondans la « Petite bibliothèque Payot »,2012).

Le Président des riches. Enquête surl’oligarchie dans la France deNicolas Sarkozy, Paris, Zones, 2010(Paris, La Découverte,« Poche/Essais », 2011, nouvelleédition).

L’Argent sans foi ni loi. Conversationavec Régis Meyran, Paris, Textuel,2012.

La Violence des riches. Chroniqued’une immense casse sociale, Paris,Zones, 2013 (Paris, La Découverte,« Poche », 2014, nouvelle édition).

En collaboration

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avec Marion MONTAIGNE, Riche,pourquoi pas toi ?, Paris, Dargaud,2013.

avec Étienne LÉCROART, Pourquoi lesriches sont-ils de plus en plus richeset les pauvres de plus en pluspauvres ?, Montreuil, La Ville brûle,2014.

avec Pascal LEMAÎTRE, C’estquoiêtreriche ?, La Tour-d’Aigues, L’Aube,« Les grands entretiens d’Émile »,2015.

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CopyrightLe label « Zones » est dirigé par

Grégoire Chamayou.

© Éditions La Découverte, Paris,

2015.

Zones est un label des Éditions LaDécouverte.

Conception graphique : deValence

ISBN papier : 978-2-35522-083-8

ISBN numérique : 978-2-35522-104-0

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Composition numérique : Facompo

(Lisieux), août 2015.

Cette œuvre est protégée par le droit

d’auteur et strictement réservée àl’usage privé du client. Toutereproduction ou diffusion au profit detiers, à titre gratuit ou onéreux, de toutou partie de cette œuvre est strictementinterdite et constitue une contrefaçonprévue par les articles L 335-2 etsuivants du Code de la propriétéintellectuelle. L’éditeur se réserve ledroit de poursuivre toute atteinte à sesdroits de propriété intellectuelle devantles juridictions civiles ou pénales.

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S’informerSi vous désirez être tenu

régulièrement informé de nosparutions, il vous suffit de vousabonner gratuitement à notre lettred’information bimensuelle par courriel,à partir de notre site www.editions-zones.org, où vous retrouverezl’ensemble de notre catalogue et laplupart de nos titres, intégralementconsultables en ligne, et pasmald’autres choses encore..

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TableREMERCIEMENTS

INVITATION AU VOYAGE

1. DÉPART EN SUISSEOUVRIR UN COMPTE EN SUISSE ?UNE SOCIABILITÉ MONDAINE ET ANCIENNEDES LISTES DE RICHES FRANÇAIS EN SUISSEUN SOCIOLOGUE SUISSE QUI « DONNEDE L’URTICAIREAUX BOURGEOIS »LE PACTOLE DE L’ÉVASION FISCALE, OBJETDE TOUTES LES CONVOITISES

2. LE PAQUEBOT DE BERCYSOUSPAVILLON DE COMPLAISANCE

L’IRRECEVABILITÉ DE L’AFFAIREWILDENSTEINLE « VERROU » DE BERCYLES CELLULES DE REPENTANCE DE BERCYLE BLANCHIMENT DE FRAUDE FISCALE

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BERCY SE DONNE-T-IL LES MOYENSDE LUTTERCONTRE LA FRAUDE FISCALE ?QUI SONT LES TOUT-PUISSANTS MINISTRESDU BUDGET ?BERCY, TOUJOURS AU SERVICEDES PUISSANTSET DES NANTIS

3. LE FONCTIONNEMENTOLIGARCHIQUEDE L’ÉVASION FISCALE

FRAUDE OU OPTIMISATION FISCALE ?LA SOLIDARITÉ CORRUPTRICEDES OLIGARQUESLES CUISINIERS EN CHEFDE LA TAMBOUILLE FISCALECOMPTABLES, MAISPAS COUPABLES :L’IMPUNITÉDES POLITIQUES

4. LES BANQUES AU CŒUR DE L’ÉVASIONFISCALE

LA BANQUE UBS FAIT SON MARCHÉEN FRANCEHSBC GENÈVE FAIT SON MARCHÉ DANSLE MONDE ENTIERL’AFFAIRE SWISS LEAKS

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L’IMPERTINENCE DES PALMARÈSLA FRAUDE FISCALE, INTERNATIONALEDES RICHESDES SANCTIONS… POUR LA FORME ?

5. L’ÉVASION FISCALE AU CŒURDE L’EUROPE :ENQUÊTEAU LUXEMBOURG

PROMENADE SOCIOLOGIQUE DANSLE « QUARTIEREUROPÉEN »DE LUXEMBOURGDU SUR-MESURE FISCAL POURLES MULTINATIONALESAPRÈS LES MULTINATIONALES,LES ULTRARICHESSONT INVITÉSAU LUXEMBOURG

6. LUTTER CONTRE L’OPACITÉ FISCALE ?LA RENAISSANCE D’UN SÉNATEURCOMMUNISTEL’ENTHOUSIASME DE L’IMPERTINENCEDÉMARCHES INDIVIDUELLES, MAISPROTECTIONCOLLECTIVE : LES LANCEURSD’ALERTE

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LA STRUCTURATION DES RÉSEAUXDE RÉSISTANCE

NOTRE CONCLUSION

BIBLIOGRAPHIE

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REMERCIEMENTS

Ce livre n’aurait pu aboutir sans l’aidegénéreuse, mais souvent anonyme, de ceuxet celles qui ont accepté de témoigner.Nous les remercions infiniment pour leurconfiance.

Merci à Éric Alt, Jacques Rigaudiat,Évelyne Sire-Marin et Frédric Toutainpour la relecture d’une première version dece texte qu’ils ont beaucoup améliorée parleurs conseils et leurs critiques.

Nos collègues sociologues, GeoffreyGeuens et Paul Rendu, ont sacrifié de leurtemps pour des relectures attentives suiviesde propositions constructives. Noussommes reconnaissants d’une tellesolidarité.

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Sans le soutien de l’« intellectuelcollectif » des Éditions La Découverte, celivre n’aurait jamais existé. Merci àGrégoire Chamayou pour sesencouragements et ses relectures efficaceset généreuses, et à Hugues Jallon, MariekeJoly et Marion Staub pour leur présenceprofessionnelle et amicale.

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INVITATIONAU VOYAGE

Comment planquer son magot ? Inspiréspar les récents exemples de JérômeCahuzac et de Liliane Bettencourt, nousdécidons à notre tour, un beau matin,d’extrader notre maigre fortune. Un jeu derôle commence, qui va nous mener aucœur du système organisé de l’évasionfiscale.

Cette tentative d’évasion aurait pu nousfaire rester tranquillement chez nous, prèsde notre ordinateur, où, en 0,21 seconde,nous obtenons 524 000 résultats surGoogle pour la recherche « création d’uncompte offshore », c’est-à-dire un compte

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ouvert dans un autre pays que celui où ilfaut acquitter ses impôts, un compte quidoit rester fantôme, non décelable et nondéclaré. Le voyage sur Internet est gratuitet vaut le détour. Les pays proposésconcernent bien sûr des îles lointainescomme Hong Kong, Chypre ou les îlesVierges britanniques, mais également despays développés moins exotiques, tels quele Royaume-Uni ou la Suisse et leLuxembourg, ou, plus loin, l’État duDelaware aux États-Unis. Cetteprolifération des sites qui proposentouvertement des moyens de ne pasacquitter ses impôts contribue à labanalisation de l’évasion fiscale.

Notre tentative aurait également pu nousfaire échouer sur une île du Pacifique oùnous aurions peut-être succombé aucharme d’un paradis plus aguicheur, avec

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palmiers, sable blanc et belle bleue.Cependant, c’est par la Suisse que nouscommencerons notre voyage, avec unséjour à Genève, là où les Françaisfortunés ont leurs habitudes, leurs contactssociaux, fiscaux et financiers, et ce,souvent depuis plusieurs générations.

Nous vous proposons de nousaccompagner dans une enquêtesociologique au cœur des paradis fiscauxde la haute finance et des grandes fortunes.Nos séjours en Suisse et au Luxembourgseront l’occasion de vous faire vivre, avecdes promenades sociologiques et desentretiens, l’évasion fiscale comme si vousy étiez. Ce guide de voyage ne vousapportera cependant pas la bouffée d’airfrais à laquelle vous aspirez sans doute, carc’est dans des officines discrètes que setraitent les affaires délictueuses. Ce ne sera

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pas le tourisme tranquille des cheminsbalisés, mais plutôt la plongée dansl’univers opaque du secret bancaire et desmontages financiers, dans le petit mondede ceux qui ne veulent pas contribuer, pardes impôts à la hauteur de leurs revenus etde leurs patrimoines, aux besoins sociaux,à la construction des écoles et deshôpitaux.

Au fil des investigations, une vérité sefera jour : la grande évasion fiscale, si ellefinit sa course sous les palmiers ou au piedde grands sommets enneigés, s’organise enréalité beaucoup plus près de chez nous.Nous vous associerons à un embarquementinattendu sur le « paquebot » de Bercy, surla Seine à Paris. Où l’on découvrira lespetits arrangements entre amis qui setrament autour de la Commission desinfractions fiscales (CIF), plus

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communément appelée le « verrou deBercy »… En pratique, c’est l’État quiorganise lui-même l’impunité desdélinquants en cols blancs.

Mais tous les membres de l’oligarchiesont en réalité mobilisés dans cetteentreprise. Des énarques aux avocatsfiscalistes, des banquiers aux économistesà la langue experte, des patrons à unepartie de la presse à la solde d’actionnairesmilitants du néolibéralisme, c’est bien laclasse dominante qui, depuis le sommet del’État et des assemblées parlementaires,organise en France, mais aussi en Europe,le plus grand casse des temps dits« modernes ».

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1. DÉPARTEN SUISSE

Sur le chemin de la gare à notre hôtel,situé sur les bords du Rhône, avec une vueimprenable sur le quartier des banques,nous sommes surpris, en ce 5 novembre2014, par des affiches électorales auxcouleurs vives qui nous donnent, le tempsde nous ressaisir, l’impression que noussommes attendus : « Oui à la suppressiondes forfaits fiscaux. Halte aux privilègesfiscaux des millionnaires ! Vous payez vosimpôts sur le revenu et la fortune, paseux ! »Nous continuons notre progression,facilitée par des panneaux indiquant lechemin à suivre pour atteindre le « quartier

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des banques » dont nous allons être lesvoisins pendant notre séjour. Tiranttoujours nos valises à roulettes, nouspassons devant un parking baptisé« Finances », nous confirmant notreapproche des lieux sensibles.

Arrivés à bon port, nous découvrons unvaste paysage, de l’autre côté du Rhône,envahi par les immeubles des banques. LaBNP Paribas, juste en face de nos fenêtres,occupe une énorme bâtisse quadrangulaireoù fourmillent les employés, des premièresheures de l’aube jusqu’à tard dans la nuit.Entièrement vitrées, les parois livrent auregard leurs allées et venues et leursactivités qui restent, elles, à cette distance,obscures. Sans doute y a-t-il parmi eux destraders faisant valser quelques millions enun clic. À côté, le « Crédit Agricole(Suisse) SA », dont le conseil

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d’administration compte six avocats issusde six cabinets différents, brille lui aussi detous ses feux en cette fin d’après-midihivernale. Toutes concentrées dans cequartier, les banques constituent unemonoactivité locale qui manifeste sapuissance par la concentration desbâtiments et des personnels. Arrivés dansnotre chambre, nous sortons nos armes,carnets et stylos, et commençons à rédigernos premières impressions

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OUVRIR UN COMPTEEN SUISSE ?

Les brouillards matinaux dissipés, pleinsd’une énergie nouvelle et d’enthousiasme,nous sommes tentés de renouveler l’essaique nous avions fait en 1994 : ouvrir uncompte dans une des banques dont laspécialité consiste à gérer, dans la plusgrande confidentialité, une richessesupposément malmenée par le fiscfrançais. C’était alors à Lausanne. Ayantsoigné notre apparence et répété nos rôlesrespectifs, nous nous étions retrouvésdevant un imposant bâtiment. L’accueil yavait été déférent et notre demandeaccueillie avec un sourire entendu.Introduits dans un bureau capitonné, nousvoilà racontant une fable classique, celle

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de l’héritage et du souci de sacrifier lemoins possible aux prélèvements du fisc. Ilnous avait alors été proposé d’ouvrir uncompte numéroté, et vivement conseillé dene pas téléphoner à la banque depuis laFrance. On nous avait offert les servicesd’un collaborateur à Paris, auquel nouspouvions adresser nos desiderata parcourrier, qu’il communiquerait ensuiteoralement aux responsables du siège àLausanne. Nous avions remercié notreinterlocuteur et demandé un temps deréflexion, ce qui lui avait paru bien normal.Nous ne pensions pas qu’il était aussifacile d’ouvrir un compte clandestin etfrauduleux. Cela mettait en évidence laprofondeur du mal, son inscription dans lesdémarches ordinaires de la viequotidienne.

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Dans le cadre de la préparation de cenouveau voyage, vingt ans après, Moniquea rencontré Ian Hamel, journaliste françaisspécialiste de la Suisse, et lui a fait part denos velléités de répéter ce petit simulacre.Pour toute réponse, elle obtint un grandéclat de rire. Les banquiers suisses, trèscontrariés par l’offensive en cours sur laquestion du secret bancaire, sontaujourd’hui devenus très méfiants : « Il y adix ou quinze ans, c’était possible, maismaintenant ils font gaffe. » Nous serionsbien vite démasqués en notre qualité desociologues critiques, sans compter que, envingt ans, l’évasion fiscale a énormémentgagné en opacité. D’où la prédilectionactuelle pour des montages offshorecompliqués qui permettent de masquerl’identité des propriétaires et de gommertout lien avec leurs avoirs cachés. Or

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monter des trusts ou des sociétés écrans nese fait pas en un seul rendez-vous : à ladifférence d’une simple ouverture decompte, ces démarches supposent descontacts prolongés entre les gestionnairesde fortune et leurs clients potentiels.

Nous en avons eu confirmation enentrant dans le hall du grand bâtiment deHSBC (Hong Kong & Shanghai BankingCorporation) sur le quai des Bergues, lelong du Rhône, à deux pas de notre hôtel.Nous savons alors que cette filiale bancaireest au cœur d’un scandale d’évasion fiscaled’une ampleur internationale depuis qu’en2008 un employé de la banque,l’informaticien français Hervé Falciani,s’est enfui en France avec de nombreusesdonnées compromettantes : des milliardsde francs suisses, de dollars et d’euros sont

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dans une situation précaire après ledévoilement de l’identité de nombre deleurs propriétaires.

Le hall est immense, mais surtout il estvide, dépouillé de toute documentation ouinformation. Deux hommes en costumenoir, le teint hâlé, nous demandent cequ’ils peuvent faire pour nous. « Nousvenons de la banque UBS où nous avonspu nous procurer des brochures pourréfléchir au choix d’une banque en Suisseen fonction de nos objectifs. Nousvoudrions savoir si vous avez desdocuments à nous remettre qui nousaideraient dans notre réflexion. — Vousvoulez donc ouvrir un compte, n’est-cepas ? En ce cas, ce n’est pas ici car nous nefaisons que de la gestion de fortune, nousdéclare l’un d’eux, sans aménité, le regard

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froid, distant et scrutateur. — C’est bien decela qu’il s’agit pour nous, même si nousdevons vous apparaître comme des clientspotentiels atypiques. — Ne vous inquiétezpas, nous voyons absolument de tout ! Iln’y a pas de clients atypiques pour nous,mais seulement des clients. » Entre-tempsarrive un troisième homme tout aussiélégant qui nous propose alors fermementun rendez-vous avec un conseillerpatrimonial. Nous déclinons cette aimableproposition : « Nous allons réfléchir à toutcela et nous reviendrons ! »

Grâce aux révélations d’Hervé Falciani,nous avions de toute façon déjà une idéede la suite : à condition de disposer d’aumoins un million d’euros, les riches clientsfrançais que nous avons tenté de singer seseraient vu proposer un profil numéroté

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associé à un ou plusieurs comptesbancaires. Ces codes auraient été liés enmoins de quarante-huit heures à un secondprofil dont le titulaire aurait été unepersonne morale, un trust enregistré parexemple aux îles Vierges britanniques ouau Panama. La publicité de HSBC PrivateBank en Suisse met d’ailleurs en scène desmontages complexes avec sept poupéesgigognes qui s’emboîtent les unes dans lesautres. Peut-être était-ce parce que nousconnaissions l’ampleur de la fraude fiscaleorganisée par cette banque, mais, dans cegrand hall glacial et dans la courteinteraction avec les trois hommes qui nousavaient accueillis, nous avons éprouvé lesentiment étrange d’être confrontés à unpouvoir écrasant et menaçant.

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Les banques suisses n’en sont plus àl’accueil complice et amusé du tout-venant. L’heure est à la précaution. Celle-ci est de rigueur quand il s’agit de défendreles intérêts collectifs d’une classe socialedominante et mondialisée à laquelleappartiennent à la fois les banquiers et leurclientèle.

Choisir l’exil fiscal, quelintérêt ?

Armés de nos calepins, nous partons àl’assaut du quartier des banques. Noussommes surpris par un attroupementinsolite sur la place Philibert Berthelier, aucentre de Genève, devant les locaux de laLeumi Private Bank, un établissementbancaire discret mais à l’apparence

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néanmoins opulente. Deux messieurs bienmis, jusqu’à la caricature, queues-de-pie ethauts-de-forme, cigares probablementcubains, haranguent le petit attroupementqu’ils ont réussi à susciter. Ils proposentaux passants de calculer le forfait fiscalauquel se réduirait leur imposition s’ilsn’étaient pas citoyens suisses et donc nonconcernés par cet avantage qui fait de laSuisse un refuge douillet pour les grandesfortunes du monde entier.

Le forfait fiscal concerne les« personnes physiques de nationalitéétrangère qui prennent domicile en Suisse,sans y exercer d’activité lucrative ». Crééau début du XXe siècle dans le canton deVaud, fort dépourvu en matièred’industrie, il fut généralisé à laConfédération suisse pour attirer la haute

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société étrangère. La contribution estcalculée en fonction du « train de vie » ducontribuable et des personnes à sa chargeen Suisse. Cet impôt sur la dépenseprésumée comprend le loyer ou la valeurfoncière du domicile ainsi que d’autrespostes, dont l’emploi du personnel demaison, l’achat de voitures, de yacht,d’avion, de chevaux, d’œuvres d’art, ou lesfrais de scolarité des enfants dans l’un desétablissements sélects du pays, tel lecollège du Rosey qui accueille des héritiersde têtes couronnées, de milliardaires dupétrole ou de stars d’Hollywood.

Pour les quelques passants qui se prêtentau jeu de calculer à combien se monteraitleur forfait s’ils avaient accès à cetteformule avantageuse, la leçon est claire :l’impôt sur le revenu qu’ils acquittent en

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tant que citoyens suisses estincomparablement plus élevé. Une« votation » devait avoir lieu le30 novembre 2014 pour décider dumaintien ou de la suppression de cet impôtforfaitaire, ce qui explique les slogans quenous avions remarqués dans les rues. Lesforfaits fiscaux étaient au nombre de 5 729en 2014, dont 3 000 accordés à desFrançais. Nous nous prêtons au jeu endéclarant la valeur de notre pavillonbanlieusard et la possession d’une Kangoorouge, ce qui conduirait à un impôt annuelde 3,20 francs suisses, soit 3 euros, le prixd’un café – boisson réconfortante qui nousest d’ailleurs immédiatement servie par lesmilitants de Solidarités en remerciementdu versement de notre nouvel impôt.

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Le forfait fiscal est le plus souventnégocié par les services de gestion defortune d’une banque ou par les cabinetsd’avocats-conseils spécialisés. Ladifférence avec l’impôt du citoyen suissepeut être très considérable. Pour unefortune évaluée par le mensuel Bilan à3 milliards de francs suisses, une richeétrangère paie 400 000 francs(384 000 euros) au titre du forfait alorsque, si elle était de nationalité suisse, sesimpôts s’élèveraient à 8 millions de francs(7,7 millions d’euros). Les intermédiairesjuridiques ou fiscalistes s’occupeégalement de l’expatriation des heureuxélus. Outre la négociation du forfait fiscal,un service d’installation vous conseille surle choix de votre résidence, la scolarité devos enfants, et vous guide dans toutes les

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démarches administratives, de l’obtentionde votre assurance médicale obligatoirejusqu’à celle de votre carte de séjour.

Nous avons été témoins de la proximitéamicale, voire affectueuse entre un couplerécemment installé à Genève et laresponsable de leur accueil, rencontrée parl’intermédiaire du service de gestion privéede leur banque française. La jeune femmeest venue les attendre à l’aéroport puis ellea pris en charge la gestion de leurappartement de 500 mètres carrés dans unimmeuble en bordure d’un grand parc. Lejour de notre visite, elle souhaitaitrécupérer un jeu de clés pour en faireréaliser des doubles, la sophistication desserrures exigeant que leurs copies soientréalisées par l’installateur lui-même. Cettejeune femme, qui s’occupe également de la

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sécurité de l’appartement lors des absencesdu couple, s’est même souciée de mettreen place un système d’arrosageautomatique des fleurs et des plantes.

Si le forfait fiscal est si avantageux,c’est qu’il se fonde sur un train de vieestimé, dont la mesure est en partie affairede négociation. Celle-ci s’effectue dansl’entre-soi feutré des banques et desbureaux d’avocats fiscalistes. Bref : entrepersonnes de bonne compagnie. Lafaiblesse des droits de successioncontribue par ailleurs à expliquer laconstitution de véritables dynastiesfamiliales ancrées dans le pays.

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UNE SOCIABILITÉMONDAINEET ANCIENNE

Les mondanités accompagnent l’évasionfiscale. Celle-ci est intégrée à la vieordinaire et fait partie du patrimoinecollectif des grands de ce monde qui n’ontde comptes à rendre qu’à « la » société,c’est-à-dire à « leur » société. Les grandesfamilles se retrouvent chez elles, entreelles, sur les bords du lac Léman et dansles stations huppées de sports d’hiver,comme Gstaad ou Saint-Moritz. Lesétablissements privés d’enseignement, dehaut niveau, complètent cette panoplieparfaite des signes de l’excellence. Ils sontun indicateur supplémentaire de

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l’intégration des grandes familles fortunéesau cœur de ce pays au secret bancaireencore bien gardé. Le collège du Rosey surles bords du lac Léman, près de Lausanne,se transporte l’hiver à la montagne, àGstaad, pour que les élèves puissent ypratiquer le ski. Le sport est en effet l’unedes dimensions particulièrement soignéesde l’éducation de ces futures élites. Cetype d’établissement permet aussi auxélèves de cultiver un capital de relationsinternationales, dans ses dimensionsculturelles mais aussi sociales. Ce sont engénéral des établissements nonconfessionnels. La classe dominantemondialisée doit pouvoir exister par-delàces variables secondaires que sont leslangues et les religions1 .

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Les palaces parachèvent ce sentimentd’être chez soi ou, mieux, entre soi,entouré de ses pairs, de ses compagnons degrande fortune. Au Gstaad Palace, lesgrandes maisons de luxe sont représentéespar vitrines interposées jusque dans lescabines d’ascenseur. Lorsque la saison batson plein, lors des vacances de Noël et defévrier, les clients descendent dîner ensmoking et les clientes en robe longue.

La Suisse est aussi un carrefour où denouveaux enrichis peuvent venir se frotteraux vieilles familles européennes, commenous avons pu le constater au cours d’unevente aux enchères de prestige.

Ventes aux enchères :le luxe de classe

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Nous arrivons avec une heure d’avance àl’hôtel Four Seasons, quai des Bergues, cedimanche 9 novembre 2014, pour assisterà l’anniversaire des cent soixante-quinzeans des montres Patek Philippe, l’une desmarques phares de l’horlogerie suisse.L’ancienneté, le prestige et le coût de cespetits joyaux mécaniques attirent un publicinternational. Les tenues vestimentairessont d’un éclectisme surprenant, du tailleurhaute couture à la casquette en jean, del’élégance stricte des personnels deChristie’s International, la société de venteaux enchères, propriété de FrançoisPinault, qui organise cette soirée, à ladécontraction des pulls et des blousons.Mais les baskets sont rarissimes. Difficilepour nous de distinguer les collectionneursdes marchands venus là pour faire desaffaires. Le marché des montres suisses a

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en effet quadruplé entre 2000 et 2013,passant de 4,8 milliards d’euros à19,3 milliards. Une partie desenchérisseurs est au téléphone depuisHong Kong, Taïwan ou l’Arabie saoudite.Les prix estimés des cent pièces rares,datant du début du XIXe siècle jusqu’auxannées 1980, oscillent entre 3 300 et1 330 000 dollars pour une montre en orqui, outre l’heure, indique les mouvementsde la Lune et propose un calendrierperpétuel. Les enchères monteront enfonction de la rareté de la montre, maisaussi de la notoriété de ses ancienspropriétaires, qu’il s’agisse de WilliamE. Boeing, l’un des pères fondateurs del’industrie aéronautique américaine, ou duroi Farouk d’Égypte. La vente a rapporté19,7 millions de dollars ce jour-là. Lecapital financier s’auréole d’un capital

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symbolique dont le clinquant est censénous faire oublier la brutalité de tellessommes dans un monde où des millionsd’humains vivent avec moins d’un dollarpar jour.

Le 11 novembre, dans une autre ventemenée cette fois par la société Sotheby’s,qui, tout comme Christie’s, comprendd’actuels ou anciens administrateurs deHSBC dans son comité consultatif, lesenchères ont atteint les 24 millions dedollars pour une montre de poche« Graves », fabriquée entre 1927 et 1933sur commande du banquier new-yorkaisHenry Graves.

L’obscénité de telles sommes d’argentest maquillée par le rituel. Les pratiquantssont silencieux et n’indiquent que par ungeste discret leur volonté d’enchérir ou de

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renoncer. Seul le prêtre – ici, lecommissaire-priseur – officie, mais dansun débit verbal dont la rapidité et lathéâtralité sont chargées de faire monter lapression et la tension dans la communionde l’argent. Les quelques minutes de cesenchères ont été intenses : le silence quirégnait durant la réflexion des deuxenchérisseurs restant en lice et lesapplaudissements du public à chaquenouvelle enchère, les téléphones portablesqui tentaient d’immortaliser par une photoce moment unique, puis les embrassadesgénéralisées une fois que le commissaire-priseur a assené vigoureusement un coupde son marteau magique, signifiant ainsi lafin de la cérémonie. Tout faisait penser àune communion : des fidèles de l’argentformant une secte si soudée que les deux

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concurrents concluent leur lutte pécuniaireen s’embrassant chaleureusement dans unebonne et sympathique accolade.

Au-delà de la concurrence objective, cescérémonies manifestent une unitéessentielle qui transcende les rivalitésponctuelles. Il serait erroné d’interpréter cedernier geste comme de l’hypocrisie. Lasolidarité du groupe ou de la classe seconstruit aussi dans le jeu, dans laconcurrence : il y a du sportif aguerri dansces enchérisseurs qui savent encaisser lescoups ou modérer leur triomphe.

Œuvres d’art et pierresprécieuses à l’abri dansles ports francs

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La sophistication des techniques d’évasionfiscale et d’opacification du patrimoinepasse aujourd’hui par le développement deports francs, immenses coffres-forts oùs’entassent les richesses à l’abri de lacuriosité et des convoitises. Leurprolifération accompagne celle des paradisfiscaux. Ils sont apparus en Europe, enSuisse et au Luxembourg, et il s’enconstruit aujourd’hui à Singapour et enChine, à Shanghai et à Pékin.

La Suisse a été la première à offrir lapossibilité de stocker des objets de luxe etdes œuvres d’art dans les territoiresoffshore que sont les ports francs, àl’intérieur même des paradis fiscaux. LaConfédération en compte une dizaine, et245 « entrepôts douaniers ouverts » quipermettent de mettre à l’abri de taxes

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diverses, TVA ou droits de douane, desobjets d’art, mais aussi des pierresprécieuses, de grands vins, voire dumatériel de guerre2. Bénéficiant d’unesorte d’extraterritorialité, à la manière desambassades, les biens peuvent y êtrevendus et achetés sans que le fisc local, oucelui du pays d’origine des acheteurs oudes vendeurs, soit même tenu au courant.

L’un des ports francs de Genève estinstallé dans des bâtiments offrant unesuperficie de 155 000 mètres carrés, situésprès de l’aéroport, construits en 1888 pourstocker des céréales. Mais nous lui avonspréféré le port franc du quartier de LaPraille, sur la commune de Lancy, quiabrite sur 20 000 mètres carrés des œuvresd’art. Nous y avions pénétré parl’intermédiaire d’une émission de

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télévision, Pièces à conviction, diffusée le16 novembre 2009 sur France 3, sous letitre « Comment les riches paient aussi peud’impôts ». C’est ainsi que nous avons puvoir Sylvia Wildenstein contemplant sesdix-neuf tableaux de Bonnard. Devenueusufruitière de ce trésor en 2001, à la mortde son mari, le grand collectionneur d’artDaniel Wildenstein, elle pouvait venir lesadmirer, dans ce port franc, dans desconditions techniques dignes d’un grandmusée. Mais elle ne pouvait les déplacer etencore moins les vendre puisque c’étaientses deux beaux-fils, Alec, depuis décédé,et Guy, un ami très proche de NicolasSarkozy, qui en avaient, et en ont encore,la nue-propriété.

Daniel Wildenstein a utilisé l’outiljuridique anglo-saxon, le trust, pour

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assurer la transmission d’un patrimoinecomposé d’œuvres d’art de très grandevaleur, avec, entre autres, outre Bonnard,des tableaux de Picasso et de Gauguin.Daniel Wildenstein a confié à des trustscréés dès 1963 et domiciliés dans desparadis fiscaux aux îles Caïmans, auxBahamas, à Guernesey et au Luxembourgune part importante de ses collections. Lestrusts sont des montages qui permettent àune personne de ne rien posséder à sonnom. Au cours de l’émission de France 3,un homme politique, Hervé Morin, alorsministre de la Défense de Nicolas Sarkozy,a justifié l’existence des trusts montés parDaniel Wildenstein par la volonté d’éviterla dispersion des collections qu’il avaitréunies. Pourquoi alors ne pas les avoirléguées à un musée ? Voilà donc un

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ministre légitimant publiquement ce qui estsurtout un moyen de contourner lesobligations fiscales liées aux successions.

Le port franc de la banlieue de Genève,considéré comme le plus grand musée dumonde – on parle de 1 000 tableaux dePicasso et d’un million d’autres œuvres –,n’est évidemment pas ouvert au public.N’y accèdent que les propriétaires deschefs-d’œuvre qui y sont stockés, horsdouane, et donc exemptés de toute taxetant qu’ils n’en sortent pas, même s’ilspeuvent être vendus et achetés à l’intérieurdu port franc. Claude Dumont-Beghi,avocate d’affaires internationale,spécialisée dans la lutte contre la fraude etl’évasion fiscales, a été chargée par SylviaWildenstein de la défendre dans le conflitqui l’opposait à ses deux beaux-fils. Elle a

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décrit sa première visite au port franc. « Celieu est impersonnel et froid. Nouslongeons plusieurs bâtiments sinistres.Nous passons sous douane. Une portebattante, un escalier de service,l’environnement est toujours aussi glacial.Un employé nous attend. Quelquesminutes suffisent à installer les tableaux.Nous pénétrons dans un salon aux murssombres. Les dix-neuf Bonnard sont là,sous mes yeux. “Bonnard, c’est lacouleur.” C’est vrai, le contraste estsaisissant entre la clarté des œuvres etl’étrangeté des lieux3. » Des experts, desrestaurateurs, des encadreurs et desphotographes travaillent également àl’intérieur de ce qui ressemble pour lepromeneur à de chics entrepôts delogistique.

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Ce port franc est desservi par la ligne 14du tramway. Il se situe en contrebas de lastation Petit-Lancy. Les deux imposantsbâtiments, aveugles du côté de la rue, sonttrès clairement identifiés par des enseignesexplicites : « Ports francs et Entrepôts deGenève, SA ». Celui qui abrite les œuvresd’art est revêtu de plaques de tôle quiparviennent presque à rendre sa façadeattrayante grâce à une savante déclinaisonde gris élégants. Cet immense container deluxe tranche avec l’autre bâtiment, dédiéaux tâches administratives, recouvert detôles d’un marron uniforme et sans grâce.De hauts grillages surmontés de fils de ferbarbelés dissuadent de franchir les limitesqu’ils signalent. Seuls les camions etcamionnettes transportant des œuvres d’artpeuvent pénétrer sur le vaste parking et seprésenter à reculons devant le quai de

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déchargement. Le spectacle s’apparente àun vulgaire transfert de palettes, voire à untrafic peu reluisant, tant il est vrai quel’œuvre d’art est malmenée, au moinssymboliquement, dans l’opération. Cetteimpression d’étrangeté est renforcée par levoisinage de l’endroit : des entreprisesdiverses, des logements sociaux, unMcDonald’s, une autoroute et une ligne dechemin de fer. La piste d’hélicoptèrerelève un peu le niveau, les grands de cemonde utilisant ce moyen de transportpour ne pas perdre un temps précieux.

L’origine de ces ports francs stockantdes œuvres d’art est liée au lobbying suissedes marchands de ce secteur. Ceux-ci sesont mobilisés pour empêcher que laConfédération helvétique ratifie laconvention de l’Unesco interdisant que des

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œuvres volées puissent être présentéesdans des musées ou proposées au cours deventes aux enchères. Cette conventionadmet le principe d’une prescription detrente ans, au-delà de laquelle les bienspeuvent revenir sur le marché. Mais laSuisse, elle, a réduit ce délai à cinq ans.« La technique, écrit le journaliste IanHamel, est toujours la même : lestrafiquants d’art louent un local horsdouane dans un port franc suisse etattendent patiemment cinq ans pourrécupérer en toute légalité les tablettesd’argile et les vases sumériens dérobés aumusée de Bagdad4. »

Mais, depuis le 1er mai 2009, les portsfrancs suisses ont perdu leur statutextraterritorial. « Obligation est faite enSuisse de déclarer les objets déposés dans

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les ports francs, de les décrire et d’enestimer la valeur, depuis l’adoption decette loi, écrit Ian Hamel dansl’hebdomadaire Le Point en 2014.Toutefois, la loi est facilement contournée.Les effectifs de douaniers sont insuffisantset leur pouvoir d’investigation limité. Ilsne contrôleraient qu’un peu moins de 1 %des marchandises. »Pourtant, à Genève, lesdouaniers sont installés dans le mêmebâtiment que la société « Ports francs etEntrepôts de Genève, SA » et que la« Mobilière, assurance et prévoyance »dont les voitures de fonction sont desCitroën… Picasso. Dans l’entrée, on estaccueilli par un couple de bronzevoluptueusement enlacé. À côté se trouveune boîte aux lettres au nom d’YvesBouvier, directeur des sociétés Fine ArtLogistics Natural Le Coultre, une société

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spécialisée dans la manutention, ledéplacement et l’entreposage des œuvresd’art, et EuroAsia Investment, qui officie àSingapour depuis 2010. Yves Bouvier aégalement supervisé l’ouverture du portfranc de l’aéroport de Luxembourg enseptembre 2014. Cet entrepreneurdynamique est l’une des heureuses300 plus grandes fortunes helvètesrecensées par la revue Bilan en 2014,avec 300 à 400 millions de francs suisses.Son prochain projet est le « plus grand portfranc culturel du monde », à Pékin, d’unesuperficie de 120 000 mètres carrés.Shanghai a également mis à l’étude laconstruction d’un port franc.

C’est encore Yves Bouvier qui a étéretenu comme promoteur d’un centreculturel sur l’île Seguin, à Boulogne-

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Billancourt, à l’emplacement des usinesRenault – un espace de 30 000 mètrescarrés, opération dont le coût a été estimé à120 millions d’euros. Ce projet, dessinépar Jean Nouvel, devrait être inauguréfin 2017.

« On peut comparer les ports francs à ungouffre et la Suisse à un trou noir d’unerare violence pour l’Europe », a déclaréClaude Dumont-Beghi lors de son auditionau Sénat en 2012 dans le cadre d’unemission parlementaire au titre accrocheur :« L’évasion fiscale internationale, et si onarrêtait5 ? ». Le marché de l’art est en effetun des moyens importants de l’évasionfiscale et du blanchiment de l’argent. Sonexpansion est liée aux menaces sur le

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secret bancaire avec la mise en place del’échange automatique d’informationsentre les pays.

Aussi n’avons-nous pas été surprisd’apprendre l’arrestation d’Yves Bouvier àMonaco, le 25 février 2015, et sa mise enexamen pour « escroquerie » et« complicité de blanchiment » par un jugede Monaco à la suite de la plainte d’un ex-oligarque russe, Dimitri Rybolovlev, denationalité monégasque et propriétaire duclub de football de la principauté,l’AS Monaco. Le conflit porte sur la valeurréelle de la collection de tableaux qu’ils’est constituée par l’intermédiaire d’YvesBouvier. Le Nu couché au coussin bleu deModigliani n’aurait coûté que93,5 millions de dollars, mais il aurait étévendu, à Dimitri Rybolovlev, 156e fortune

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mondiale du palmarès Forbes, pour118 millions de dollars. Yves Bouvier estdonc soupçonné d’avoir fait, en toutediscrétion, un bénéfice de 24 millions dedollars sur la transaction. Selon l’avocatede Rybolovlev, Bouvier lui aurait vendudix-sept œuvres pour un montant de465 millions de dollars6.

Par son rôle dans le négoce des œuvresd’art, via les différents ports francs dont ilest le principal actionnaire, Yves Bouvier ades informations sur les échanges entre lesdifférents collectionneurs et marchandsd’art. « La tentation est alors grande, écritLe Canard enchaîné du 4 mars 2015, demonnayer ces informations. C’est-à-dire,plus vulgairement, de jouer aussi lescourtiers à l’aide de sociétés offshore, touten encaissant de jolies commissions dans

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les paradis fiscaux. » Yves Bouvier a dûverser une caution de 10 millions d’eurospour retourner à ses affaires. À la demandede la justice monégasque, les policierssuisses ont mené une perquisition dans leport franc de Genève. La justice deSingapour, où Yves Bouvier est domiciliédepuis 2008, ainsi que celle deHong Kong, où il a un compte, ontordonné le gel de ses avoirs. Mais leministère public genevois refuse de fairede même. Aucune enquête n’a encore étéouverte sur une éventuelle fraude fiscale.

Que va-t-il advenir du projet de centreculturel sur l’île Seguin ? Les responsablespolitiques locaux et notamment lemaire LR de Boulogne-Billancourt, Pierre-Christophe Baguet, vont-ils poursuivreleur collaboration avec quelqu’un qui

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baigne dans les vapeurs torrides del’évasion et de l’optimisation fiscales ? Lerisque d’un prochain scandale internationalrévélant les turpitudes financières autourde l’amour de l’art doit faire trembler etcogiter le monde des grandes fortunesfrançaises, ses collectionneurs et sespropriétaires de sociétés de vente auxenchères.

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DES LISTESDE RICHES FRANÇAISEN SUISSE

1932 : une affairerocambolesque

Parmi les listes de fraudeurs que nousavons recensées, la première, en 1932,concerne les Français et l’évasion fiscaleen Suisse. Cette année-là, trois ans après lacrise de 1929, sous le deuxièmegouvernement de centre gauche d’ÉdouardHerriot, trois banquiers suisses sontarrêtés, le 26 octobre, dans un hôtelparticulier de la rue de La Trémoille, dansle 8e arrondissement, tout près desChamps-Élysées. Cette arrestation permet

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à la police française de mettre la main surune liste de 1 100 noms de détenteurs decomptes en Suisse, non déclarés, avecleurs numéros. Tout le Gotha françaisapparaît impliqué. La justice découvretoute une série de documents dévoilant lesnoms de personnes, plutôt bien nées, ayantutilisé la Banque commerciale de Bâlepour ne pas payer la taxe de 20 % sur lesrevenus placés à l’étranger.

Le 10 novembre 1932, le députésocialiste Fabien Albertin révèle quelquesnoms de fraudeurs dont il a euconnaissance. Parmi eux, trois sénateurs,dont Louis Viellard, sénateur du Haut-Rhin, Paul Jourdain, un ancien ministre duTravail, Abraham Schrameck, un ancienministre du Cartel des gauches (et grand-oncle d’Olivier Schrameck, ex-directeur de

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cabinet du Premier ministre Lionel Jospinde 1997 à 2002), des membres de lafamille Coty, propriétaires du Figaro, denombreux représentants de l’aristocratie,une douzaine de généraux, des magistrats,l’archevêque de Paris, deux évêques, lerecteur de l’Université catholique de Paris,membre de l’Académie française, plusieurspatrons de presse dont monsieur etmadame Sapène du Matin, le directeur deL’Ami du Peuple et des industriels, commeles frères Peugeot ou les propriétaires de lafirme de meubles Levitan. Au total,conclut le député Fabien Albertin, « lesfonctionnaires des Finances et lespersonnalités des banques, avec lesquels jeme suis entretenu ces jours derniers, m’ontdit que la fraude ainsi réalisée pouvaitatteindre le chiffre de 4 milliards par an7 ».

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« Le scandale est alors immense, nousexplique Sébastien Guex, professeurd’histoire à l’université de Lausanne. Maisil est vite étouffé. Le gouvernementfrançais bloque les comptes de la Banquecommerciale de Bâle en France. Elle nes’en relèvera jamais et sera reprise vingtans plus tard par UBS, l’Union desbanques suisses, l’une des plus activesdans la gestion de fortune. Les comptessont bloqués, les banquiers suisses mis endétention provisoire. La France exigel’ouverture des fichiers à Bâle pourpoursuivre l’identification d’éventuelsautres fraudeurs. » Mais elle se heurte àune opposition ferme des banquierssuisses. « C’est ainsi que le secret bancaireest renforcé, en 1934, dans l’article 47 dela loi bancaire. Son non-respect peutentraîner un délit pénal. Le rapport de

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force change, poursuit Sébastien Guex, cen’est plus une banque suisse qui se trouveface à l’État français, c’est désormais leministre des Affaires étrangères qui vafaire valoir les droits de la Suisse dans lesnégociations. Le secret bancaire permetainsi de déplacer le rapport de force d’Étatà État. » La violation de ce secret, que l’onsoit directeur de banque ou simpleemployé, tombe désormais sous le coup dudroit pénal. « Elle entraîne de fortesamendes et des peines d’emprisonnement,allant jusqu’à six mois, et doit en principeêtre poursuivie d’office par les autoritésjudiciaires, même si la partie lésée ne portepas plainte8. » La hantise des responsablesdes banques suisses est en effet que desemployés ayant accès aux registres desclients divulguent leurs noms.

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Les autorités helvétiques ont rejeté lademande d’entraide judiciaire. « Quant auxmilieux d’affaires et à leurs diversreprésentants, ils ont vigoureusementdénoncé les mesures françaises comme unecampagne visant à affaiblir, voire à ruinerla place financière suisse9 », écrit encoreSébastien Guex.

Ce scandale de la liste des fraudeursrévélée en 1932 éclaire l’ancienneté d’unesolidarité transnationale des plus richesdans leur refus de contribuer, parl’intermédiaire de l’impôt, à lareconstruction d’une société alorslargement ravagée par la Première Guerremondiale. Les banquiers suisses se sontmontrés compréhensifs à l’égard desfraudeurs de l’Hexagone en cherchant, àtravers un secret bancaire renforcé, à

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consolider les bénéfices des banquessuisses, mais aussi à inciter durablement àla fraude fiscale. Au point qu’actuellement,selon les calculs de l’économiste GabrielZucman, « les Français détiennent à peuprès 350 milliards d’euros offshore, dont lamoitié en Suisse10 ».

Les riches Français, Suissesd’adoption

Parmi les 300 plus riches de Suisse, lepalmarès de l’hebdomadaire économiqueBilan a recensé, en 2014, 49 exilésfrançais, dont 18 milliardaires (en francssuisses), pour un patrimoine total de66 milliards. Pour figurer dans cepalmarès, il faut une fortune évaluée à aumoins 100 millions de francs suisses, ce

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qui représente en 2015 environ 96 millionsd’euros. L’estimation de ces fortunes estréalisée par l’équipe de Bilan, pilotée parsa rédactrice en chef, Myret Zaki, etl’économiste Luigino Canal. Celui-ci nousa confié, au cours d’un entretien à Genève,que les Français sont particulièrementdiscrets, « car ils sont là avant tout pourdes raisons fiscales, ils se reçoivent entreeux et je les rencontre rarement dans lesévénements mondains auxquels je suisinvité. Paul Dubrule, cofondateur dugroupe Accor, a été le seul à accepter uneinterview en toute transparence et à parlerd’aspects fiscaux ouvertement ». Lesestimations de Bilan sont fondées sur desdonnées économiques et financièrespubliques ou semi-publiques. « On connaîtsouvent, précise Luigino Canal, le prix devente de l’entreprise, mais après on ne sait

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pas l’usage qui a été fait de ce patrimoineau fil des ans. Du coup, si on ne trouve pasde sources pour estimer le niveau actuel dela fortune, on est dans le flou. Notre travailnécessite une certaine modestie, car nouspouvons nous tromper. Et, parfois, il fautrenoncer à défendre une estimationcontestée si nous n’avons pas une preuveirréfutable pour contrer l’estimation,souvent très minimaliste, de ceux que noussouhaitons inscrire dans notreclassement. » Luigino Canal contactesystématiquement tous les nouveauxpromus.

Parmi les cinq nouveaux Français en2014, figure, en deuxième position dupalmarès, Patrick Drahi, avec une fortuneestimée entre 8 et 9 milliards de francssuisses. Établi fiscalement à Zermatt, dans

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le Valais, il habite avec sa famille enSuisse depuis 1999. Sa fortune repose surla holding Altice fondée au Luxembourgen 2001. Elle a été constituée par l’achatde câble-opérateurs et d’opérateurs detélécommunications, avec SFR, dontVivendi devrait terminer de se séparer en2015. Le groupe est présent au Benelux, auPortugal, en Afrique australe, en Israël, àl’île Maurice, en Républiquedominicaine, etc. Patrick Drahi s’intéresseaussi à la presse écrite. Devenu le principalactionnaire de Libération, il a acquis enfévrier 2015, toujours avec son associéMarc Laufer, Mieux vivre votre argent,Lire, Classica et, en mai 2015, deux destitres publiés en France par le groupe belgeRoularta, L’Expansion et L’Express. Enfin,

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Patrick Drahi possède une holdingpersonnelle, immatriculée dans l’île anglo-normande de Guernesey.

Une complexité qui s’embrouille encoreavec le rôle joué par les conjointes ouconjoints, et par les collaborateurs les plusproches. Ainsi, l’épouse de Patrick Drahipossède, en tant que seule propriétaire, undomaine de 2 428 mètres carrés dans lacommune de Cologny, près de Genève,lieu de concentration de riches familles dumonde entier. Les journalistes de Bilan ontdécouvert que la société genevoise Canef,dont l’administratrice unique, analystedepuis 2009 chez Altice, est l’assistantefrançaise de Patrick Drahi, a récemmentacheté, pour le compte de cette société,deux grands domaines à Cologny : enjuin 2014, une propriété de 2 987 mètres

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carrés, pour 20 millions de francs suisses,et, en septembre 2014, un autre terrain de2 180 mètres carrés, pour 18 millions defrancs suisses.

L’argent est le fruit de multiplesaffaires, il s’accumule et s’investit sous desformes très différentes. Le patrimoinepasse par une forme monétaire, puisinvestit d’autres dimensions, les propriétésimmobilières et foncières, mais aussi lesœuvres d’art, les fondations plus ou moinscaritatives, les forêts pour les chasseurs,les vignobles pour les bons vivants, enchaque cas d’ailleurs avec des avantagesfiscaux. Les biens immobiliers, lorsqu’ilssont acquis pour en faire un usagepersonnel, sont aussi une manièred’affirmer une réussite et d’en favoriser la

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reprise par les héritiers. Cologny offre avecbrio cette fonction légitimatrice de larichesse acquise : sortir de l’ordinaire.

Cologny, un ghettodu Gotha

Cologny est, avec ses 5 000 habitants, unedes quarante-cinq communes du canton deGenève que nous rejoignons à pied depuisla capitale helvétique en longeant la riveEst du lac Léman. Le nom de la communen’a pas besoin d’être indiqué par lemoindre panneau car la richesse sedécouvre par des bateaux qui deviennentplus imposants et la société nautique deGenève, club privé réservé aux seulsmembres. La très jolie plage de Genève,payante, se trouve à la disposition des

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habitants de Cologny, qui peuvent y louerune cabine à l’année. Ils n’ont qu’àdescendre le chemin de Righi dont lecharme est réservé aux piétons.

Nous avons déjà arpenté de nombreuxghettos du Gotha et celui de Colognyressemble étrangement à ceux du Vésinet,de Maisons-Laffitte ou des Parcs de Saint-Tropez. De vastes maisons d’architecte sedressent au milieu de jardins et de vergersqui forment un paysage de campagne dontla verdure n’est pas lézardée par deméchants trottoirs de bitume. Ceux-ci ontcédé la place à des « banquettesanglaises » qui encadrent les petites routesde leur pelouse verdoyante. Les demeuresqui s’étagent le long de cette colline hauteet pentue jouissent d’une vue splendide surle lac Léman et les montagnes enneigées

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du Jura. De petits panneaux jaunesfluorescents, indiquant que les villas sontprotégées, sont posés en nombre sur lesportails, sur les haies avec parfois unencastrement dans le thuya, afin que dejour comme de nuit le promeneur se tienneà carreau. Les caméras de surveillance sontautant de piqûres de rappel, de même quel’avertissement donné par une pancartesupplémentaire : « Ce site est protégé pardes patrouilles de police et soussurveillance électronique. »

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Les plus riches Français de Suisse

Source : Bilan, novembre 2014.

Tableau publié avec l’aimable autorisationde la rédactrice en chef de Bilan.

Dans un tel cadre, les habitants nepeuvent être que prestigieux. Des photosaériennes des résidences de cinq exilés

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français ont été publiées dansl’hebdomadaire Challenges le 12 juillet2012. Suivons ce guide pour commencernotre promenade sociologique dans cetteenclave de la richesse.

Gérard Wertheimer, première fortune dupalmarès 2014 de Bilan, avec une fortuneestimée entre 9 et 10 milliards de francssuisses, est le propriétaire, avec son frèreAlain, de la maison Chanel. Alain vit àNew York et préside le conseil desurveillance de Chanel. Gérard, depuisGenève, dirige le secteur « montres » de lamaison. Ces deux petits-fils de PierreWertheimer, l’associé de Coco Chanel,possèdent plus d’une centaine de chevauxde course. Ils ont également investi dansde grands crus du Bordelais et dans unepropriété de chasse en Sologne. Ils font

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tous deux la couverture du numéro spécialde Challenges 2014 sur les 500 plusgrandes fortunes professionnelles deFrance, dont ils occupent la 5e place, avec14,5 milliards d’euros. La fortune desWertheimer a été multipliée par douzeentre 1996 et 2014. Les paradis fiscauxfont partie intégrante de la géographiemondiale du groupe Chanel : les Pays-Bashébergent Chanel International BV, entiténéerlandaise qui contrôle le groupe de luxeet ses quatre-vingt-deux filiales dont six auLuxembourg, douze en Suisse, deux dansl’île de Guam, deux à Hong Kong, unedans les îles Vierges britanniques.

Michel Reybier, dont les marquesCochonou, Aoste et Julien Bridou ne sontplus à présenter, possède également unerésidence cossue à Cologny. Sa fortune est

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agrémentée de vignobles et d’hôtels deluxe gérés par une sociétéluxembourgeoise. Avec 475 millionsd’euros de patrimoine professionnel, ilfigure à la 127e place du classement deChallenges en 2014. Bilan évalue safortune à 300 millions de francs suisses,soit 288 millions d’euros, la même année.La différence est de taille et met enévidence la difficulté de ces calculs.Michel Reybier confie au périodique Bilanqu’il habite désormais à Verbier car iltrouve Genève trop près de la France. « Jele dis avec regret, mais je constate qu’unepartie de la Suisse est influencée par laFrance. Or je suis extrêmement critiquevis-à-vis de la France. » Pourtant, MichelReybier n’est pas au forfait fiscal alors que

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celui-ci « devient intéressant à partir de 10à 15 millions de francs suisses », selonLuigino Canal.

La propriété de Pierre Castel et de safamille offre des vues imprenables sur lelac Léman. Ce troisième producteurmondial de vin est propriétaire de quatorzechâteaux sur 800 hectares de vignes dansle Bordelais. Sa fortune a été multipliéepar seize entre 1996 et 2014, passantde 457 à 7 500 millions d’euros, ce quipermet à Pierre Castel d’occuper, en 2014,la 10e place du palmarès de Challenges. Safortune, selon Bilan, serait estimée entre8 000 et 9 000 millions de francs suisses.Mais l’essentiel des profits est lié àl’Afrique où ce fils d’ouvrier agricole

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espagnol a acheté une quarantaine debrasseries et 600 hectares d’oliveraies auMaroc.

Pour Jacques Lejeune, sa belle maisonde Cologny est présentée comme unsimple pied-à-terre parmi d’autres. Ilpossède de nombreuses propriétés, desavions, sans oublier son yacht. Construiten 2005, l’Idyllwild, un bateau de44 mètres, est en vente pour 12,75 millionsd’euros. Selon ses dires, 280 personnesseraient chargées de s’occuper de tous sesbiens. Il a fait fortune dans le papier, puisil a revendu toutes ses sociétés. Il estadministrateur et actionnaire à hauteur de4 % de la Seita, mais il ne figure plus dansle palmarès de Challenges fondé sur lesfortunes professionnelles alors que, dans

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ce cas, on est face à un énorme patrimoinede jouissance, évalué par Bilan entre 400et 500 millions de francs suisses en 2014.

Philippe Hersant, exilé fiscal en Suisse,possède, toujours à Cologny, unemagnifique résidence. Dernier fils deRobert Hersant, ancien patron du groupede presse Hersant Média, il ne figure dansaucun des deux palmarès, sans doute enraison des difficultés de ce groupe depresse.

La présence de Charles Aznavour surcette colline dorée est signalée dans lapresse. « À ma connaissance, il a venduses propriétés genevoises en 2009 et 2012pour s’installer dans le canton de Vaud »,relève Luigino Canal.

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Les militants de Solidarités, au momentde la campagne électorale sur le maintienou non du forfait fiscal, se sont renduschez Gennady Timchenko, un milliardairerusse bénéficiant de cet avantage. Ils ontsignifié à cet actuel président du Conseiléconomique de la chambre de commercefranco-russe ce qu’il devrait payer commeimpôt s’il ne profitait pas de ce passe-droit.Un autre milliardaire russe, ViatcheslavKantor, possède deux grandes propriétés àCologny, l’une de 2 341 mètres carrés,achetée 5,8 millions de francs suisses en2002, et une autre de 8 235 mètres carrés,acquise pour 22,5 millions de francssuisses en 2004.

Tout en haut de la colline, les principauxmonuments et demeures visibles àl’horizon sont identifiés sur un panorama.

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Parmi eux figure le « ChâteauRothschild », de l’autre côté du lac Léman.Benjamin de Rothschild, le fils d’Edmondet de Nadine, y vit. Ce représentant de laseptième génération de banquiers possède,en 2014, 87,1 % du groupe Edmond deRothschild, voué à la finance, au conseilpatrimonial, à la gestion et à l’assurance.Ce maillon de la lignée des Rothschild està la tête d’une fortune professionnelle de2 900 millions d’euros. Ce qui lui vaut la20e place du palmarès des 500 premièresfortunes professionnelles de France publiépar Challenges. Le plus emblématique desRothschild fait partie des exilés fiscauxfrançais les plus aisés avec une fortune queBilan a estimée entre 2 et 3 milliards defrancs suisses. Le pouvoir économiquedonnant du pouvoir sur l’espace, sarésidence au bord du Léman étale les

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centaines de mètres carrés d’une vastedemeure au centre d’un grand parc.L’escalier monumental conduisant auxterrasses qui font face au lac sert de décorpour la publicité de la banque Edmond deRothschild. Un lion (de pierre), qui« symbolise la puissance et l’excellencemises au service de nos clients », et cinqflèches, emblèmes des cinq lignées issuesdes cinq frères, fils de Meyer Amschel, lefondateur, qui développèrent la banqueRothschild dans cinq capitaleseuropéennes, finissent de donner une notede magnificence à ce manoir.

Pendant notre déambulation à Cologny,parmi « luxe, calme et volupté », la pluiefroide de cette fin d’automne a repris sesdroits. L’autobus qui nous emporteradepuis l’arrêt juste en bas du chemin de

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Righi sera le bienvenu pour nousreconduire à Genève. En chemin, nousrencontrerons un jardinier au travail sousl’averse qui nous dira que son patron,« très riche grâce à la banque, n’est pascommode ». Chacun doit rester à sa placeen ce coquet ghetto doré.

Le pouvoir économique et social permetl’appropriation collective des plus beauxespaces, à l’écart du monde ordinaire. Uneautre manière de signifier qu’il est normal,avec le forfait fiscal, que les plus richesétrangers soient placés par l’État suisse au-dessus des lois, au-dessus même de laConstitution de la Confédération, en lesdispensant de payer des impôtsproportionnels à l’immensité de leursrichesses.

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D’autres exilés françaisen Suisse

Éric Peugeot a choisi de s’établir dans lecanton de Vaud, dont Lausanne est le chef-lieu. Il préside une filiale de GeneralElectric. Sa famille possède, selon Bilan,entre 2 et 3 milliards de francs suisses, cequi la place au 8e rang des Françaisrésidant en Suisse. La famille Peugeot necontrôle plus que 14 % du groupeautomobile qui porte le patronyme familialdevenu marque. Mais elle contrôle aussiune holding financière d’investissementavec des participations dans des entreprisescotées, comme SEB (électroménager), ounon cotées, comme la Sanef (Société desautoroutes du Nord et de l’Est de laFrance), et dans des fonds de capital-

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risque. La famille Peugeot a su s’adapter àla financiarisation. Pour autant, la traditionde l’argent voyageur ne date pasd’aujourd’hui puisque le nom de la famillePeugeot apparaît dès l’établissement de lapremière liste de fraudeurs françaisdévoilée en 1932.

La renommée de la Suisse en tant queterre d’asile pour grandes fortunes se fondedonc sur des pratiques d’évasion fiscalequi se prolongent sur plusieursgénérations. En cette matière également,ces familles ont leurs quartiers de noblesse.Ce rapport à l’impôt apparaît d’autantmoins frauduleux qu’il a fini par aller desoi.

Les obsèques, le 10 novembre 2014, deLaurence Peugeot, l’épouse d’ÉricPeugeot, nous ont confirmé la capacité de

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la classe dominante à se mobiliser pourmanifester sa solidarité à la familleéprouvée. L’affluence dans cette égliseisolée dans le canton de Vaud, difficiled’accès, n’est pas seulement un hommageà la personne décédée. Elle estl’affirmation de l’unité du groupe social,des liens qui en soudent les membres au-delà des intérêts matériels. La grandebourgeoisie est une grande famille quipratique une endogamie rigoureuse. Lareproduction des positions socialesdominantes suppose cette capacitémobilisatrice, démonstration pratique de lasolidité des liens, au-delà des rivalitésponctuelles qui, parfois, comme au sein detoute famille, mettent en difficulté lanécessaire solidarité. Parmi lestémoignages des ami(e)s de LaurencePeugeot, Philippe Dominati, sénateur

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UMP, viendra rappeler les liens amicauxqu’il a noués avec elle et son marilorsqu’ils habitaient à Paris. Ces liens avecle couple Peugeot se sont poursuivispuisque, en juin 2009, Philippe Dominatiest entré au conseil d’administration deTheolia, une entreprise productriced’éoliennes dont Éric Peugeot venait deprendre la direction. En tant que sénateur,Philippe Dominati était alors chargé destextes sur les énergies renouvelables ausein de la Commission des affaireséconomiques au Sénat. On comprendrétrospectivement pourquoi ce sénateur,président UMP de la commissionparlementaire sur les paradis fiscaux auSénat, n’a pu accompagner en Suisse lerapporteur communiste de cette mission,Éric Bocquet. Il s’est rétracté au dernier

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moment. Son intimité avec les évadésfiscaux français en Suisse a dû lui fairecraindre des situations acrobatiques.

Paul Dubrule, le cofondateur avecGérard Pélisson du groupe Accor, avec ses4 000 hôtels et ses 160 000 salariés àtravers le monde, s’est installé à la retraite,en 2006, dans une grande et belle maisonprès de Genève. Il ne se cache pas etrevendique en toute franchise son statutd’exilé fiscal devant la caméra d’AntoineRoux, réalisateur des deux documentairesAu bonheur des riches dont nous avonsécrit avec lui le projet11. « On est revenu en1789, estime Paul Dubrule. On jettel’opprobre sur les riches alors que sans lesriches, une nation n’existe pas vraiment.Cette bataille contre les riches et les exilésfiscaux est en décalage à l’heure de la

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mondialisation qui permet, en toutelégalité, d’aller là où on est le mieuxtraité. » Paul Dubrule poursuit sadémonstration en comparant la France àune épouse infernale, dont on finit pardivorcer : « La France devientinsupportable, donc on va dans un paysvoisin un peu plus supportable. On divorceen quelque sorte de son pays. C’est un peutriste, mais qu’il arrête d’êtreinsupportable. » Sa fortune est estimée en2014 par Bilan entre 200 et 300 millionsde francs suisses et, par Challenges, à270 millions d’euros. Ce qui lui vaut la214e place dans le palmarès des 500 plusgrandes fortunes de France. Paul Dubrulen’a jamais caché qu’il bénéficiait du forfaitfiscal. Pendant la campagne électorale denovembre 2014, il a été l’un des raresexilés fiscaux à donner son point de vue

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aux journalistes, bien que souvent sousanonymat. Il a déclaré au magazine Bilanqu’il pourrait « très bien s’accommoder dela disparition du forfait fiscal » car, selonses calculs, le passage au régime fiscalnormal en Suisse n’augmenterait sesimpôts versés au fisc, dans ce pays commeen France, que de 10 %. Actuellement, sonimposition est de 2,5 millions de francssuisses. Et cela ne devrait donc paschanger puisque les Suisses ont refusé le30 novembre 2014 l’abolition des forfaitsfiscaux, qui n’a été approuvée que par40,8 % des votants. Ce qui ne nous paraîtpas être une défaite à plate couture comptetenu des pressions des partis de droite quenous avons ressenties à la lecturequotidienne de la presse.

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Paul Dubrule revendique toutefois sapréférence pour des dons à des causes quisont les siennes, plutôt que de mettre sonargent « dans la grande lessiveuse de l’Étatqui n’en fait pas forcément bon usage ».Grâce à la fondation familiale de droitsuisse qui associe ses trois filles, sa femmeet lui-même, il a pu créer une écoled’hôtellerie au Cambodge pour laquelle ila versé 4 millions de dollars. Il a ainsipermis de former 1 400 diplômés – unvivier pour les personnels des Sofitel etautres hôtels du groupe Accor en Asie.Aussi est-il reçu comme un chef d’Étatlorsqu’il vient à Phnom Penh. « J’aimeautant les compliments que je reçois auCambodge que les critiques de Mélenchon,mais les critiques de Jean-Luc Mélenchon,je m’en fous ! » Cette franchise a permis àAntoine Roux de saisir une très belle scène

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au cours de laquelle Paul Dubrule reçoit lasecrétaire qui gère sa fortune et qui luidemande ce qu’elle doit faire de68 000 euros qui viennent de lui parvenir.« Où les mettons-nous ? » Le silences’installe, Paul Dubrule fumetranquillement un cigare, puis, après avoirbien réfléchi, devant la caméra, il laissetomber le verdict : « Au Luxembourg. »Cette détermination révèle le sentimentd’impunité, ou plutôt celui de la puissanceque donne l’argent. Les plus richesfinissent par oublier que, pour desmilliards d’êtres humains, 68 000 euros,c’est une fortune. Plus de cinq ans detravail pour un smicard. Et ne peuvent serendre compte que placer cet argent auLuxembourg plutôt qu’en France, où lespoliticiens de droite et de la gauchelibérale exigent que le peuple se serre la

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ceinture, a quelque chose de désinvolte,léger et désobligeant, même si c’est légalau regard de nombreuses lois conçues paret pour les nantis.

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UN SOCIOLOGUESUISSE QUI « DONNEDE L’URTICAIREAUXBOURGEOIS12 »

Si la sociologie est un sport de combat,Jean Ziegler n’oublie jamais ses gants deboxe au vestiaire. Qu’est-ce qui fait qu’unsociologue puisse attirer autant de haine dela part des banquiers suisses tout-puissantsdepuis plusieurs générations et bienprotégés par le secret bancaire ? Telle estla question que nous sommes allés luiposer un soir de novembre 2014 dans sonbureau, à Genève.

Dans les années 1990, Jean Zieglermène une triple vie : il est député socialistede Genève, au Parlement de la

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Confédération, professeur de sociologie àl’université de Genève et auteur denombreux ouvrages, dont trois sontconsacrés à la Suisse. Ses livres ont connuun succès international, traitantsuccessivement de la bonne réputation dece pays au-dessus de tout soupçon, puis desa fonction de lessiveuse performante pourblanchir l’argent sale, et enfin de sonimplication indirecte dans le génocide dupeuple juif durant la Seconde Guerremondiale, par le refus de servir de lieu derepli pour les juifs traqués par les nazis13.

La haine que ces trois ouvrages ontsuscitée dans l’oligarchie suisse se traduirapar des attentats, des menaces de mort etde nombreux procès. Elle est certainementdue à la mise à mal de la prétendue« neutralité » de la Suisse. « La

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“neutralité” suisse, nous dit Jean Ziegler,est une mystification, perpétuée avec art etobstination par l’oligarchie financière, quidissimule ainsi ses pratiques et y trouveson profit. De fait, l’oligarchie bancairehelvétique met en œuvre, depuis desgénérations, une politique féroced’exploitation des pays du tiers monde.Elle assure la complicité avec l’évasionfiscale de France, d’Allemagne ou d’Italieet le lavage des sommes astronomiquesdéposées par les cartels internationaux ducrime organisé. De sorte que la Suisse seretrouve être le deuxième pays le plusriche de la planète, par habitant, selon laBanque mondiale, alors qu’elle ne possèdeaucune matière première. » Nous luidemandons de préciser le rôle desbanquiers suisses pendant la SecondeGuerre mondiale. La réponse est sans

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détour : « Les banquiers suisses ont été desreceleurs de Hitler, jusqu’en avril 1945. Ilsont refondu l’or volé par les nazis dans lesBanques centrales des douze pays occupés,en lingots marqués de la croix helvétique.Ils ont également, et de la même manière,rendu convertible l’or issu des bijoux etdes dents couronnées arrachées auxvictimes juives dans les camps deconcentration, ce qui a permis à Hitler dese procurer sur le marché mondial lesmatières premières stratégiques dont ilavait besoin pour son armement. C’estainsi et cela a été confirmé par le secrétaired’État adjoint, Eisenstaedt, dugouvernement américain Clinton. Lesbanquiers suisses ont donc contribué auprolongement de la Seconde Guerremondiale. »

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L’image d’une Suisse qui « lave plusblanc », confortée par Jean Ziegler, n’a pasplu à la majorité de droite du Parlementqui a très vite, après la sortie de La Suisselave plus blanc, demandé et obtenu, en1990, la levée de l’immunité parlementairede son auteur. C’était la première foisdepuis 1939 qu’un élu se voyait infligercette sanction. « Ils ont alors tenté dem’étouffer et de me faire taire avec neufprocès dans cinq pays, dont trois à Paris,raconte Jean Ziegler. J’ai toujours étécondamné pour diffamation et atteinte aucrédit, suivi de la condamnation à desdommages et intérêts se chiffrant àplusieurs millions de francs suisses. Maisil y a dans le monde d’autres drames que laruine financière d’un petit intellectuel ! »Jean Ziegler a eu la chance extraordinaire

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d’avoir une épouse solidaire, qui partageses idées et lui donne des coups de mainpour ses livres et ses interventions.

Selon Ian Hamel, « le 31 août 1998 unevingtaine de personnalités, essentiellementissues du milieu bancaire (notamment degros actionnaires de la banque UBS),déposent une plainte contre le députésocialiste. Les plaignants l’accusent “detrahison, d’atteinte à l’indépendance et à lasécurité de la Suisse”. Ils considèrent queJean Ziegler “a agi de manière préméditéepour acculer la Suisse à indemniser lesorganisations juives”14 ».

L’écriture de ce sociologue est claire,concise, franche et documentée. Il dévoile,il parle de ce dont il ne devrait pas parler.C’est très mal vu par ses compatriotes, aumoins par la plupart d’entre eux, car le

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secret et l’opacité sont érigés en vertusmorales en Suisse. Les banques, avec leursarchitectures imposantes, sont de véritablestemples où le maniement de l’argent relèvedu sacré. Les banquiers suisses sont ainsiauréolés d’une appartenance à unecatégorie à part, supérieure, liée à lareligion protestante. Cette intrication entrele calvinisme et les banquiers suissesremonte, selon Jean Ziegler, à quatresiècles en arrière. Malgré l’heure tardive etun rendez-vous important, dont l’heureapproche, il nous propose une généalogiede la spécificité de la place bancaire suisse.« Cela remonte à la Saint-Barthélemy,Genève devenant le refuge des survivantsen 1572. Puis il y a eu la révocation del’édit de Nantes en 1685. Les survivantsdes dragonnades de Louis XIV se réfugientnotamment à Genève. Aussi, poursuit Jean

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Ziegler avec conviction, les banquierssuisses d’aujourd’hui trouventparfaitement normal d’accueillir des exilésfiscaux persécutés par des États qui,comme le disent les exilés, veulent leurconfisquer leurs fortunes si durementacquises. Pour ces nouveaux maîtres dumonde, l’impôt est devenu l’ennemi del’honnête homme. En aidant celui qui vientdemander, sous le sceau du secret,l’assistance bancaire, les financiers suissesse sentent investis d’une missionquasiment sacrée. La protection desescrocs internationaux et des fraudeursserait, en quelque sorte, agréable à Dieu. »

Le résultat, poursuit le bouillonnantsociologue, « c’est l’importance desbanques. Par exemple, la banque UBS a unchiffre d’affaires de près de 2 000 milliards

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de francs suisses alors que le produitintérieur brut du pays n’est que de550 milliards. Avec une seule de cesbanques qui représente quatre foisl’économie réelle du pays, on peutcomprendre les craintes et l’effroi descitoyens quant à la prochaine crisefinancière. Elle sera épouvantable ».

L’entretien se termine sur ce qui, dansl’image de la Suisse, fait le plus souffrirnotre collègue en sociologie. « C’estl’argent du sang ! » nous dit-il sanshésitation et avec une certaine colère. JeanZiegler occupe aujourd’hui un poste àhautes responsabilités aux Nations uniesen tant que vice-président du Comitéconsultatif du Conseil des droits del’homme. Il a été auparavant, entre 2000et 2008, rapporteur spécial de l’ONU pour

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le droit à l’alimentation. Il prend l’exempledu Congo où, dans de nombreuses villes, iln’y a plus d’écoles, de routes, ni demédicaments. « Les sociétés minièrestranscontinentales exploitent le pays, l’Étatest en déréliction. Kabila et songouvernement sont rongés par lacorruption et les capitaux en fuite affluentdans les caves d’Ali Baba des banqueshelvétiques. »

Jean Ziegler décrit avec émotion unemaladie liée à la sous-alimentation qu’il avue au Congo. « Le noma est une maladiequi attaque le visage des enfants, détruitles tissus mous et conduit à une mortatroce. Or, avec des antibiotiques pour unmontant de 3 euros, l’enfant pourrait êtresauvé. » Jean Ziegler rappelle que, « toutesles cinq secondes, un enfant de moins de

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dix ans meurt dans le monde, de faim, oude ses suites immédiates. Une des causesde ce massacre quotidien est liée à laspéculation boursière sur les matièrespremières agricoles. En cinq ans, les prixmondiaux des aliments de base ontaugmenté de 38 % pour le maïs, 31,5 %pour le riz, tandis que la tonne de blé adoublé ! Genève est aujourd’hui la capitalemondiale de la spéculation sur les matièrespremières alimentaires, avec des profitsastronomiques pour les banques et leshedge funds [les fonds d’investissementspéculatifs] ».

Quand on demande à Jean Ziegler cequ’il pense de la guerre fiscale que lesÉtats-Unis mènent contre la Suisse, laréponse fuse : « Les mafieux se combattententre eux et c’est très bien ! » Pour ce

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sociologue, il s’agit d’une guerre entre lespays riches pour récupérer l’argent del’évasion fiscale. « Il n’y a pas de traité dedouble imposition avec le Congo ou leBurkina Faso, c’est l’argent du sang quiengraisse les banques des pays de l’OCDEqui se concurrencent pour l’accaparer ! »L’échange automatique d’informations neconcerne que les pays riches de l’OCDE.« Cette nouvelle politique ne gêne que ledentiste de Grenoble et le notaire deBordeaux et pas du tout les gros fraudeursqui disposent de sociétés offshoredomiciliées dans les paradis fiscaux. »

Aussi n’est-on pas surpris par le titre dudernier ouvrage de Jean Ziegler :Retournez les fusils !15. Le sociologue enappelle à l’insurrection des consciences.« L’ennemi principal des hommes,

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conclut-il, est aujourd’hui la dictaturemondiale des oligarchies du capitalfinancier globalisé et l’ordre absurdequ’elle impose à la planète, avec soncortège d’humiliés, d’affamés et de viesfracassées. »

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LE PACTOLEDE L’ÉVASIONFISCALE, OBJETDE TOUTESLES CONVOITISES

Les États-Unis prennent volontiers laposture avantageuse du courageux justicierde bande dessinée, genre Zorro, pourmieux dissimuler ce qui les symbolise lemieux, l’oncle Picsou. Le pays de l’oncleSam rêve d’un monde qui ne connaisseque le dollar pour mieux affirmer sasuprématie. Les magots qui prospèrent enfrancs suisses dans les banques de laConfédération sont un affront qui peut setransformer en affrontement lorsque lesbanquiers d’UBS se permettent de faire du

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démarchage illicite sur le territoire desÉtats-Unis pour que de riches Américainsprofitent de la mansuétude du fischelvétique. 19 000 contribuables et desmilliards de dollars ont été ainsi transférésvers la Suisse avec des techniquessophistiquées de dissimulation. LorsqueBrady Brikenfeld, le responsable, est arrêtéen 2008 aux États-Unis, il reconnaîtl’existence de circuits de transfert del’argent et les torts d’UBS. La banquesuisse assume non seulement sesresponsabilités, mais présente ses excuseset paye une amende de 780 millions dedollars aux États-Unis. Pourtant, MyretZaki, rédactrice en chef de Bilan, nous aappris que « la part des avoirs non déclaréspar des Américains en Suisse n’est que de2 %, c’est donc plus facile de taper sur laSuisse, et plus délicat de taper sur les

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Caraïbes. Les Américains récupèrent peu,mais, en faisant payer les banques suisses,ils les affaiblissent ».

Les États-Unis se sont lancés dans uneguerre financière qui ne dit pas son nompour récupérer le maximum de l’argentvolage qui circule sous une fausse identitéou de manière anonyme à travers lemonde. Cette guerre a ses champs debataille et ses lois, dont la loi FATCA(Foreign Account Tax Compliance Act),votée en 2010 par les États-Unis. Elle apris effet en 2014. Cette loi établit unéchange automatique de données entre lefisc américain et les banques étrangères dumonde entier. Elles doivent transmettre lesindications concernant leurs clientsaméricains avec le montant de leurscomptes, sous peine d’un prélèvement à la

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source de 30 % de leurs revenus réalisésaux États-Unis. La loi FATCA « est unelégislation extraterritoriale américaineunilatérale assurant aux États-Unis toutel’information dont ils ont besoin16 », adéclaré devant les sénateurs Pascal SaintAmans, directeur du Centre de politique etd’administration fiscales de l’OCDE.

Cette loi, au seul profit des États-Unis,entend favoriser leurs propres paradisfiscaux du Delaware, le plus connu, maisaussi du Nevada et du Wyoming, sanscompter quelques îles sous contrôle. LesÉtats-Unis persistent dans leur refus deréciprocité des règles qu’ils imposent auxautres. En effet, ils n’ont pas signé l’accordmultilatéral d’échange automatique sur lescomptes bancaires, conclu le 29 octobre2014 à Berlin par quatre-vingt-dix pays.

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Dont le Luxembourg et l’Autriche qui,acculés, avaient enfin accepté de renoncerà une partie de leurs secrets bancairesquelques jours auparavant. Les capitaux endélicatesse avec le fisc auront toutelatitude d’aller trouver refuge au Delaware,où les trusts, instruments juridiques quirelèvent du droit anglo-saxon, sont légion.« Le marché des trusts internationaux estcontrôlé par les États-Unis, le Royaume-Uni et leurs îles annexes », écrit MyretZaki qui montre que « la charpente del’opacité est constituée par le secret desavocats. Combiné au secret des sociétés, àcelui des trusts et à celui des transactions,il forme le socle de la pratique fiduciairequi est au cœur de la gestion patrimonialeanglo-saxonne17 ». Le secret a d’ailleursété étendu au début des années 2000 « auxexperts-comptables et aux fiscalistes

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certifiés par le gouvernement fédéral,lorsqu’ils conseillent des contribuables18 ».L’oncle Sam peut donc se présenter auxyeux du monde entier comme le va-t’en-guerre contre l’évasion fiscale et le secretbancaire après s’être caparaçonné desecrets bien articulés et imbriqués au pointde se constituer une solide armure.

Une partie de l’argent offshore va doncêtre rapatriée en onshore, au cœur desgrands États développés, non pas pouraméliorer le sort de ceux qui vivent endessous des seuils de pauvreté, mais pourle bonheur des riches et la prospérité deleurs arrangements entre amis, tout enfaisant croire, comme d’habitude, quel’évasion fiscale, c’est ter-mi-né !

Notes du chapitre 1

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1. Sur ces thèmes, voir Michel PINÇON et MoniquePINÇON-CHARLOT, Grandes Fortunes. Dynastiesfamiliales et formes de richesse en France, Paris, Payot,« Petite bibliothèque Payot », 2006.

2. Voir Ian HAMEL, « L'autre secret de la Suisse », LePoint, 15 mai 2014.

3. Claude DUMONT-BEGHI, L'Affaire Wildenstein.Histoire d'une spoliation, Paris, L'Archipel, 2012, p. 118-119.

4. Ian HAMEL, Et si la Suisse ne servait plus à rien ?,Paris, Larousse, « À dire vrai », 2010, p. 73.

5. SÉNAT, L'Évasion fiscale internationale, et si onarrêtait ?, rapport d'information no 673, tome II (procès-verbaux des auditions), Philippe Dominati, président,Éric Bocquet, rapporteur, Paris, 2011-2012, p. 677.

6. Le Monde, 12 avril et 6 mai 2015.7. Soit environ 2,25 milliards d'euros. Voir Christian

CHAVAGNEUX et Ronen PALAN, Les Paradis fiscaux,Paris, La Découverte, « Repères », 2012, 3e édition.

8. Sébastien GUEX, « Les origines du secret bancairesuisse et son rôle dans la politique de la Confédération ausortir de la Seconde Guerre mondiale », Genèses, no 34,1999, p. 9.

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9. Ibid., p. 16.10. Gabriel ZUCMAN, La Richesse cachée des nations.

Enquête sur les paradis fiscaux, Paris, Seuil, 2013, p. 13.11. Au bonheur des riches, première partie, Voyage en

grande fortune, seconde partie, Les Riches et nous, filmsd'Antoine ROUX (écrits en collaboration avec MoniquePINÇON-CHARLOT et Michel PINÇON), France TélévisionsDistribution, 2013.

12. Selon l'expression du journaliste AndréCRETTENAND, dans un article intitulé « La vengeance desmédiocres », cité par Ian HAMEL, Et si la Suisse neservait plus à rien ?, op. cit., p. 107.

13. Respectivement : Une Suisse au-dessus de toutsoupçon, Paris, Seuil, « Combats », 1976 ; La Suisse laveplus blanc, Paris, Seuil, « Essais », 1990 ; La Suisse, l'oret les morts, Paris, Seuil, « Points Histoire », 1997, 2008.

14. Ian HAMEL, Et si la Suisse ne servait plus à rien ?,op. cit., p. 106.

15. Jean ZIEGLER, Retournez les fusils ! Choisir soncamp, Paris, Seuil, « Documents », 2014.

16. SÉNAT, Évasion des capitaux et finance : mieuxconnaître pour mieux combattre, rapport d'information

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no 87, tome II : auditions, François Pillet, président, ÉricBocquet, rapporteur, Paris, 2013-2014, p. 200.

17. Myret ZAKI, Le Secret bancaire est mort. Vivel'évasion fiscale !, Favre, Lausanne, 2010, p. 52.

18. Ibid., p. 76.

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2. LE PAQUEBOTDE BERCYSOUSPAVILLONDE COMPLAISANCE

Les paradis fiscaux ont pour clients,presque par définition, les contribuablesd’un pays qui n’en est pas un. Mais,paradoxalement, l’évasion fiscale n’est pastoujours combattue avec énergie par l’Étataux dépens duquel ils fraudent. Elle est aucontraire plus ou moins volontairement« tolérée », « ignorée », en faveur decontribuables particulièrement fortunés quipeuvent s’appuyer sur des officines

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spécialisées, mais aussi sur la protectionque représentent leur notoriété et leursréseaux sociaux.

De retour à Paris, nous décidons desuivre cette piste. Il existe en France unecertaine tolérance à l’égard des fraudeurs,de la part de ceux mêmes qui ont la chargedes recettes fiscales de l’État…« On neremplace pas Jérôme Cahuzac, on luisuccède modestement », a déclaré BernardCazeneuve dans sa première interventionen tant que ministre du Budget – uneformule qui semble minimiser lecomportement fraudeur de sonprédécesseur. Le ministre change, mais lepaquebot de Bercy poursuit joyeusementsa route sous pavillon de complaisance,avec, dans la cabine de pilotage, unepromotion d’oligarques dont certainsarrivent tout droit des banques d’affaires.

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La nomination comme ministre del’Économie d’un associé-gérant de labanque Rothschild & Cie, EmmanuelMacron, en août 2014 est à cet égardrévélatrice.

C’est en partie au sein même de l’Étatfrançais que s’organisent les faveursfiscales dont bénéficient les plus nantis.L’exemple de l’immense fraude organiséepar la famille Wildenstein permet d’enexposer les rouages.

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L’IRRECEVABILITÉDE L’AFFAIREWILDENSTEIN

L’avocate Claude Dumont-Beghi enquêtedepuis 2003 sur la spoliation dont SylviaWildenstein aurait été la victime après lamort de son mari, Daniel Wildenstein,richissime collectionneur d’art décédé en2001. Mais ce n’est qu’en juillet 2010 queGuillaume Daïeff est chargé, en tant quejuge d’instruction du pôle financier deParis, d’instruire la plainte pour abus deconfiance déposée par l’épouse du défunt.Celle-ci accuse deux trusts basés àGuernesey, l’une des îles Anglo-normandes, d’avoir soustrait une partie del’héritage de son mari et d’avoir au

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passage fraudé le fisc français en ne payantpas l’impôt dû sur cette succession. GuyWildenstein, le seul de ses deux beaux-filsencore en vie, est mis indirectement encause. Comment expliquer qu’il ait fallusept ans de procédure avant que le juged’instruction soit saisi de la plainte del’épouse spoliée ? Est-ce parce que GuyWildenstein est un ami très proche deNicolas Sarkozy et un membre généreuxdu premier cercle des donateurs de l’UMP,dont le trésorier n’était autre alors que leministre du Budget, Éric Woerth, qu’il n’apas été inquiété avant 2010, ni par lesservices de Bercy, ni par la justice ? GuyWildenstein reçoit même, en mars 2009, lacroix de commandeur de la Légiond’honneur que lui remet Nicolas Sarkozyau palais de l’Élysée.

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Deux ans plus tard, cet amateur d’art estentendu par la police judiciaire parisiennepour fraude fiscale, dissimulation d’unepartie de la fortune familiale etprésomption de recel de tableaux, puis misen examen le 6 juillet 2011. Le mêmemois, une plainte de la ministre du Budget,Valérie Pécresse, est déposée contre luipour fraude fiscale liée à l’utilisation deparadis fiscaux dans l’intentiond’escamoter les impôts dus pour lasuccession de son père. Entre ladissimulation d’une partie du patrimoine etl’optimisation fiscale, Guy Wildenstein asu jouer des lois, mobiliser des avocatsd’affaires, consulter les meilleursconseillers fiscaux et solliciter ses amitiésau plus haut de l’appareil d’État. Ce qu’onappelle « jouer sur du velours ». Mais,comme dans l’affaire Bettencourt, c’est un

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conflit familial qui a fait s’écrouler ce beaumontage. Cette dérive hors du sortcommun n’a pas résisté aux révélations quiont fini par être reprises par la presse,rendant inévitables les poursuitesjudiciaires.

À la demande de Sylvia Wildenstein,l’avocate Claude Dumont-Beghi s’adressaaux personnalités concernées par lesirrégularités de la succession Wildenstein.En juin puis septembre 2009, elle informaÉric Woerth, ministre du Budget. Ses deuxcourriers restèrent sans réponse. Ce futégalement le cas d’une dizaine d’autresadressés à diverses personnalitésconcernées. Dans ce petit monde, lesdifférents acteurs de l’affaire seconnaissent, ont des relations et desresponsabilités qui les rendent solidaires.

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C’est ainsi qu’Éric Woerth est égalementmaire de Chantilly, célèbre pour sonactivité équestre, à laquelle GuyWildenstein est étroitement associépuisqu’il y possède une écurie de chevauxde course. Les deux hommes ne peuvents’ignorer.

Claude Dumont-Beghi ne se découragepas et, le 6 juillet 2010, elle écrit aunouveau ministre du Budget FrançoisBaroin. Dans son livre L’AffaireWildenstein, elle donne le contenu de soncourrier. « Fiscalement parlant, écrit-elle,est posée au ministre et à ses services laquestion de l’articulation, dans le cadre dela loi française, des trusts établis du vivantde Daniel [Wildenstein], durant sacommunauté de vie avec ma cliente, aubénéfice de ses deux fils et héritiers

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directs1. » Un courrier sera égalementadressé à Philippe Parini, à la Directiongénérale des finances publiques (DGFiP).La lettre qui suggérait au ministre dedéposer plainte pour fraude fiscale estfaxée le 6 juillet 2010 à 11 heures. Étrangecoïncidence : le même jour, à 15 heures, àl’Assemblée nationale, le député socialistedes Landes, Alain Vidalies, pose unequestion au gouvernement sur le dossier dela succession Wildenstein en demandantplus de transparence. Comparant cetteaffaire à celle de la famille Bettencourt, ilconclut : « C’est bien parce que noussommes confrontés à un système, et passeulement à une affaire, que lacrisepolitique est grave pour notre Républiqueet notre démocratie. » La vivacité de laréponse de François Baroin s’explique parle caractère périlleux d’un dossier qui peut

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se transformer, après l’affaire Bettencourt,en un autre scandale d’État. « Monsieur ledéputé, est-ce que vous vous rendezcompte de ce que vous dites ? Est-ce quevous vous rendez compte du mal que vousfaites à la démocratie que vous représentezici ? Est-ce que vous vous rendez compteque vous êtes en train de tracer le sillondes extrêmes et de l’extrême droite ?Comment pouvez-vous piétiner de la sorteles éléments fondamentaux des libertésindividuelles ? » Faire le jeu des extrêmesest une invective vite employée dès quel’oligarchie est mise en difficulté : ilimporte de ne pas entrer dans le détail desaffaires.

Le silence du ministère du Budget s’estpoursuivi. « Un an après, j’ai renouvelémon courrier, déclare l’avocate Claude

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Dumont-Beghi devant les sénateurs le24 avril 2012, cette fois à MadamePécresse [qui a remplacé François Baroin],en insistant sur la responsabilité qu’elleavait vis-à-vis du contribuable français entant que représentante de l’État français etgarante de l’intérêt général. Je lui rappelaiségalement une décision du Conseil d’Étatdu 21 mars 2011, qui juge que le ministredoit impérativement agir s’il aconnaissance d’un élément qui pourraitnourrir un soupçon de fraude fiscale, qu’iln’y a plus besoin d’une faute lourde et quede simples éléments concordants suffisent.À défaut, il engagerait la responsabilité del’État. Lorsque j’ai écrit ce courrier, je nesavais pas – je l’ai su trois mois après –que M. Baroin avait, le jour de son départdu ministère du Budget, déposé une plaintepour fraude fiscale, qui fut jointe à ma

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deuxième plainte. » Avant même tous cescourriers, l’avocate s’était adressée àl’administration fiscale : « En dépit de leurcompétence, les agents que j’ai rencontrésm’ont dit clairement qu’ils ne pouvaientrien faire et que cette affaire relevait de lacellule spécialisée dans le traitement desdossiers impliquant des personnalités2. »

Cette cellule spécialisée, encore tropméconnue du grand public, participe de cequ’on appelle le « verrou » de Bercy. Ce« verrou » empêche tout fonctionnaire desImpôts ayant établi l’existence d’unefraude fiscale de porter directementl’affaire devant les tribunaux. Si, au final,les Wildenstein devraient faire l’objet duplus grand redressement fiscal, avec600 millions d’euros réclamés par le fisc(dont 250 millions pour Guy Wildenstein,

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sans les pénalités), cela ne s’explique quepar un conflit familial et le courage d’uneavocate dont les interventions furent bienrelayées par la presse.

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LE « VERROU »DE BERCY

Une dérogation au droit commun a étéinstituée par la loi du 29 décembre 1977,sous la présidence de Valéry Giscardd’Estaing et le gouvernement de RaymondBarre, avec la création de la Commissiondes infractions fiscales (CIF), dénomméecommunément « verrou » de Bercy. Lamotivation de cette dérogation avait « pourobjectif d’éviter l’acharnement fiscal surcertains contribuables3 », avoue en 2014son président, le vicomte Jean-François deReydet de Vulpillières.

Dans le droit français, d’ordinaire, c’estle procureur et lui seul qui décided’engager des poursuites. Mais pas dans

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les affaires de fraude fiscale, qui fontexception à la règle. Comme l’explique lejuge d’instruction Guillaume Daïeff, dansces cas, « une plainte du ministre duBudget est nécessaire. […] Le procureurde la République ne peut pas – il n’en apas le droit – engager une enquête pourfraude fiscale si elle ne lui a pas étédemandée par le ministre du Budget. C’estune condition préalable à l’actionpublique4 ». Selon ce magistrat, « il est trèsclair que cette plainte préalable donne auministre du Budget le pouvoir de définir lapolitique pénale fiscale. En réalité, cettepolitique est fixée non par le procureur oupar le garde des Sceaux, mais par leministre du Budget et ses services. C’esten effet le ministre du Budget qui fait le

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premier le tri. C’est lui qui décide, aprèsun contrôle fiscal, s’il y a lieu ou nond’aller au pénal5 ».

Le vrai « verrou » de Bercy n’est doncpas l’existence en soi de la Commissiondes infractions fiscales, mais le fait qu’ellepermet légalement au ministre du Budgetde jouer le rôle de chef de gare avec lepouvoir d’aiguiller comme il l’entend letraitement de la fraude fiscale vers tellesolution plutôt que telle autre. Ceux quiverront leur dossier orienté vers la CIFseront envoyés dans neuf cas sur dix encorrectionnelle, risquant des peines deprison, avec ou sans sursis. Mais leministre peut aussi proposer auxcontribuables fraudeurs de son choix laporte de sortie des cellules de dégrisement,aujourd’hui dénommées de

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« régularisation », ou encore d’autresformes de conciliabules informels, afind’échapper à la menace de poursuitespénales, à condition que les impôts dussoient acquittés et agrémentés de quelquespénalités.

Compositionsociologiquede la CIF en 2014

Qui sont donc lesmembres de la Commissiondes infractions fiscales ?Lepedigree de son président, levicomte Jean-François de

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Reydet de Vulpillières,apporte à cette commissionune légitimité sociale et unprofit symbolique liés àl’ancienneté incontestable desa famille, qui appartient àune dynastie dont lanoblesse remonte à 1560 etqui dispose de quatorzementions dans le Bottinmondain 2009. Son titre devicomte se porte en quelquesorte garant d’une promessed’entre-soi aristocratique etde la qualité des autresmembres de cettecommission, au patronymeplus discret. Un châteaudans la Nièvre et une adresseau cœur de Paris inscrivent

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cette famille dans lamultiterritorialité propre à saclasse. Ces caractéristiquessemblent suffisantes pour sadéfinition sociologiquepuisque la notice leconcernant ne mentionne, àtitre d’activitéprofessionnelle, que sonappartenance au Conseild’État. L’absence demention dans le Who’sWho 2013 conforte l’idéed’une position socialedavantage caractérisée parune inscription dans unelignée familiale prestigieuseque par un palmarèsprofessionnel.

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Hormis leur président,aucun des vingt-troismembres des quatre sectionsde la CIF, titulaires etsuppléants, n’apparaît dansle Bottin mondain. Onzesont conseillers d’État, etdouze conseillers à la Courdes comptes ; quinze d’entreeux ont une notice dans leWho’s Who 2013, quimentionne en général lesprofessions des parents. Lesorigines sociales vont d’unpère ouvrier, pour Jean-Pierre Cossin, à un pèrenotaire, pour MoniqueLiébert-Champagne, ungénéral de brigade, pourTanneguy Larzul, ou un

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chirurgien, pour FrancisBrun-Buisson. Des originessociales moyennes etsupérieures, mais pas denaissance systématique dansles dynasties socialesfortunées. La moyenned’âge est élevée, trèsconcentrée autour desannées d’après-guerre, leplus âgé étant RobertLescure, né en 1928, le plusjeune, Philippe Hayez, né àVersailles en 1961. CetteCIF présente une sorted’équilibre sociologiqueavec des trajectoires socialeset des positions politiquesdiverses. Les sensibilités dela droite et de la gauche

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libérale s’y mêlentharmonieusement,symbolisant ainsi l’unitéidéologique profonde desdéfenseurs du capitalisme.

Les avantages de la garede triage

Pourquoi, alors que les plus grandesfortunes de France font en principe l’objetd’un contrôle fiscal au moins tous les troisans, madame Bettencourt n’avait-elle pasété contrôlée depuis une période bien pluslongue ? Cette omission était destinée,selon un fonctionnaire de la Directioncentrale du renseignement intérieur, à« protéger le premier cercle des fraudeurs,

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quand ceux-ci soutiennent, par cotisationen espèces ou par influence, le parti deceux qui sont au pouvoir. Connaître, leplus en amont possible, les délits desriches et des puissants, cela va souventensemble, permet des négociationssérieuses et précises sur les contrepartiesattendues en échange d’une solide etconfidentielle immunité fiscale6 ».

Un ancien directeur de l’un des services,à Bercy, la DNEF (Direction nationale desenquêtes fiscales), décisif en matièred’enquête sur la fraude fiscale, RolandVeillepeau, s’est prononcé en faveur d’unesuppression de la CIF car, même si« l’administration fiscale s’en sert commemoyen de pression ou monnaie d’échangepour faire accepter des redressements, […]

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le ministre peut également écarter undossier de poursuites pour des motifspolitiques ou amicaux7 ».

Les conséquences de ce montageinstitutionnel complexe se font sentir aussidans la prescription des faits, comme leregrette Éric de Montgolfier, procureurprès la cour d’appel de Bourges, le 22 mai2012, dans sa déclaration sous sermentdevant les sénateurs. « Compte tenu dutemps que prennent les filtres successifs – la volonté du ministre, la Commission desinfractions fiscales – puis la mise en formedes dossiers et leur transmission àl’autorité judiciaire, en l’espèce auministère public, il n’est pas rare derecevoir les dossiers quinze jours avant laprescription de l’action publique, voire laveille, c’est-à-dire quatre ans après la

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commission des faits8. » Éric deMontgolfier ne conteste pas pour autant lerôle que peut jouer l’administration fiscaledans la recherche des fraudeurs : « Je nesuis pas hostile à ce que l’administrationintervienne parce qu’elle a une technicité,des moyens, une connaissance que nousn’avons pas nécessairement. Le seulproblème est celui, plus général, del’équité. Il faut que les interventions desuns et des autres soient équitables9. »

Mais comment en juger puisque lesdécisions prises à la majorité des voix parles hauts fonctionnaires de la Commissiondes infractions fiscales n’ont pas à êtremotivées ? Ce sont eux qui, sans avoir àjustifier leur décision, autorisent ou non leministre du Budget à saisir le parquet. Il ne

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peut y avoir de jurisprudence dans lamesure où le secret fiscal est totalementverrouillé.

Malgré l’affaireCahuzac,les socialistesmaintiennentlepouvoirdiscrétionnairedu ministre

Bernard Cazeneuve,spécialiste du droit desaffaires, ancien député-maire

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de Cherbourg, proche deLaurent Fabius, « succède »donc à Jérôme Cahuzac auposte de ministre du Budget,qui est le responsablepolitique seul à même depouvoir actionner, parl’intermédiaire de l’avisconforme de la CIF, ledispositif de plainte pourfraude fiscale devantl’autorité judiciaire. Après lescandale de ce qui estdevenu l’affaire Cahuzac,les Français étaient en droitde penser que la CIF avaitfait son temps et qu’il étaitdevenu nécessaire de trouverd’autres modalités que lescellules de dégrisement ou

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de régularisation pour sévircontre l’évasion fiscale deplus en plus massive. Il n’enfut rien. Monique a exprimésa surprise à l’occasiond’une table ronde à laquelleelle avait été invitée dans lecadre de l’université d’étédu Parti socialiste, à la fin dumois d’août 2013. BernardCazeneuve était de la partie.Monique s’est servie de cemaintien assumé de la CIFpour montrer que,contrairement à l’affirmationde Karine Berger, députéesocialiste chargée du pôleéconomique du PS, pour qui« les paradis fiscaux sont desarmes de destruction

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massive contre lasouveraineté des États »,c’est bien au cœur de l’Étatque se niche l’optimisationfiscale. Bernard Cazeneuvea alors défendu avec vigueurles raisons du maintien de ce« verrou » garant du secretfiscal. « On ne peut agir, a-t-il dit, comme si la fraudepouvait se résoudreuniquement parl’incarcération desfraudeurs. Mon approche estplus pragmatique. Jerecherche l’efficacité. Ensept semaines,1 100 contribuables se sontdits déterminés à remplirleurs obligations fiscales,

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soit autant qu’en deux ans. »Puis il s’est réjoui que « lesconventions d’échangeautomatique d’informationsentre les pays prouvent queles États ne sont pascomplices des paradisfiscaux. Nous lescombattons. Nous nesommes pas là pourcommenter le monde, noussommes là pour lechanger ». Belle formule : leministre cite Karl Marx.

Rien n’a pourtant changédans le petit monde deBercy. La démission deJérôme Cahuzac aurait puêtre l’occasion d’une

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complète remise à plat, maisil n’en fut rien. Lejournaliste Antoine Peillonrelate les négociations quiauraient eu lieu, à l’époque,entre le ministère de laJustice et Bercy pour tenterd’amoindrir ou de supprimerle pouvoir de la CIF. « Desnuances importantesdistinguaient le ministre del’Économie et des Finances[à l’époque, PierreMoscovici] et le ministre duBudget [à l’époque, BernardCazeneuve]. MonsieurMoscovici avait ainsiaccepté un systèmepermettant à la Commissiondes infractions fiscales de

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continuer d’exister et à lajustice d’enquêternormalement. Ce compromisa été défait au plus hautniveau trois semaines avantque le projet de loi ne soitprésenté devant l’Assembléenationale10. » Le maintien dece « verrou », qui viole leprincipe constitutionnel de laséparation des pouvoirsentre l’administration fiscaleet la justice, « a été pris,selon Antoine Peillon, aucours du week-end des 25 et26 mai 2013 dans lesbureaux mêmes de l’Élysée.Étaient présents : FrançoisHollande, président de laRépublique, Jean-Marc

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Ayrault, Premier ministre,Pierre Moscovici, ministrede l’Économie et desFinances, et BernardCazeneuve, ministre déléguéau Budget, successeur deJérôme Cahuzac. Grandeabsente : Christiane Taubira,garde des Sceaux, ministrede la Justice11 ».

Il n’est pas étonnant que le taux d’avisfavorables à une saisine du parquet par laCIF soit élevé, avoisinant les 90 %,puisque le ministre du Budget a fait le trien amont. Le nombre moyen annuel dedossiers examinés par la CIF s’est situéautour de 1 030 sur la période 2008-2013,

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avec un taux d’avis défavorables à unesaisie du parquet de 10,3 % en moyenne etune stabilisation à 9 % sur les années 2012et 2013, alors qu’il s’établissait à 11 % en2008 et 14 % en 2009, au cœur du mandatprésidentiel de Nicolas Sarkozy. Mais lesdossiers pour lesquels la CIF autorise leministre du Budget à engager despoursuites judiciaires « concernent plusdes petits commerçants et des artisans quedes gros poissons qui, grâce à destransactions secrètes, parviennent à passerentre les mailles du filet qui retiennentsurtout le menu fretin, regrette Éric Alt,conseiller référendaire à la Cour decassation, au cours d’un entretien. Toutcela est difficile à vérifier, ajoute-t-il, maisla seule chose dont on est sûr, c’est qu’iln’y a pas d’égalité devant l’impôt ».

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La mise en place d’un étouffement despoursuites, avec des amendes négociéesdans les alcôves de Bercy, aboutit dansbien des cas à faire disparaître l’infractionet les sanctions pénales.

« Selon que vousserez puissantou misérable,les jugementsde cour vousrendront blancou noir », écrivaitLa Fontaine

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Nous sommes allésassister à une séance de la11e chambre correctionnellespécialisée dans lesproblèmes financiers etfiscaux, notamment liés auxentreprises, avec des délitsde banqueroute ou desopérations frauduleuses. Unpetit patron comparaissait àla suite de la plainte de laDirection générale desfinances publiques (DGFiP),pour escroquerie à la TVAdéductible. Il a d’embléereconnu avoir bénéficié, dela part de l’administrationfiscale, de 70 000 euros deremboursements indus.« Pourquoi avez-vous fait

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cela ?, demande laprésidente. — J’étais à ladérive, je n’arrivais plus àpayer mon loyer… » Il avaitdéjà remboursé les financespubliques le jour de sacomparution. Mais cela neparaissait pas suffisant àl’avocate de la DGFiP qui arappelé une clausefondamentale : « La detteépurée ne fait pas disparaîtrel’infraction. » La procureure,très en colère, a requis dix-huit mois d’emprisonnementferme après un réquisitoiredigne d’une militanted’extrême gauche :« 70 000 euros escroqués !Mais c’est énorme ! Quand

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on pense au montant duRSA… La gravité del’infraction est trèsimportante ! » Dans lelangage du droit, c’est ladifférence entre laqualificationd’« escroquerie » et celle de« fraude » qui justifierait unetelle différence detraitement.

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LES CELLULESDE REPENTANCEDE BERCY

Bercy offre des services spécifiques auxcontribuables fautifs qui souhaitent serepentir avant la mise en place, à partirde 2017, de l’échange automatique desinformations entre les administrationsfiscales – et donc la fin du secret bancaire.Or le contrôle fiscal résulte del’application de règles de droit communqui concernent tous les citoyens.L’approche « pragmatique » revendiquéepar Bernard Cazeneuve, qui permet selonlui de faire rentrer des recettes fiscales,occulte les mécanismes institutionnels desélection qui transforment les fraudeurs

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fiscaux en repentis. Le tour de passe-passesémantique est savoureusement cyniquequand il permet à des coupables endurcisd’apparaître comme des pénitents rongéspar la culpabilité d’avoir péché. Uneconfession dans les règles, quelquesprières en guise d’amende et le pardonvous est acquis, et donc l’accès au paradisde nouveau ouvert.

Le contrôle fiscal s’adapte ainsi aumilieu social des contribuables. Lescellules mises en place à Bercy pouraccueillir les repentis fiscaux, et non lessoumettre aux sanctions de la justicefrançaise, leur repentance les enprotégeant, « sont des transactions et desnégociations qui ne sont pas conformesaux règles du redressement fiscal », nous adéclaré un inspecteur des Impôts. Voilà qui

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est plus clair que les termes« dégrisement » ou « régularisation » dontla connotation est moins politique, laréputation relevant plus de la morale quede la sanction formelle et de la justice. Cescellules d’amnistie fiscale permettent doncd’échapper aux contrôles par la CIF et à lapénalisation de la faute.

La « cellulede dégrisement » d’ÉricWoerth

La « cellule de dégrisement » mise enplace en 2009, pour accueillir les fraudeursrepentis de la liste HSBC, n’a eu qu’unsuccès très relatif. Et, surtout, ce ne sontpas les fraudeurs attendus qui s’y sontprésentés. Sur les 4 725 repentis, seuls

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68 figuraient sur la liste HSBC. Mais il estvrai qu’Éric Woerth, lorsqu’il a brandi safameuse liste des 3 000 détenteurs decomptes non déclarés dans les banquessuisses, n’a pas précisé qu’il s’agissait deHSBC. Qu’il y ait eu 4 657 autrescontribuables aux comptes non déclarésouverts en Suisse qui se soient présentésconfirme l’ampleur de la fraude fiscale.Pour certains, la peur d’être pris a entraînéce choix de la négociation auconfessionnal de Bercy. Au total,4 200 dossiers ont été traités entreseptembre et décembre 2009, donnant lieuau versement de 1,5 milliard d’eurosd’impôts et d’amendes.

C’est Nicolas Sarkozy qui, en 2005, entant que ministre des Finances, avait prisl’initiative de permettre à tout contribuable

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fraudeur, envahi par le remords ou plutôtl’angoisse d’être découvert, de bénéficierd’une régularisation de sa conditiondevenue inconfortable. Reconnaissantavoir fraudé le fisc, il acquitte sa detteagrémentée de pénalités et le litige estréglé, la sanction pénale étant exclue.

Voler le fisc quand on est l’héritière deNina Ricci n’a rien à voir avec voler unvêtement dans un magasin quand on est unpauvre bougre. Le chapardage peutconduire tout droit en prison. Après unenuit passée au poste de police et unpassage éclair en comparution immédiate,le jeune délinquant se retrouve privé deliberté. La délinquance en col blanc, avecdes milliers ou des millions d’eurosdétournés, a des conséquences invisibles,mais est d’une tout autre importance pour

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la société, privée ainsi d’une partie nonnégligeable de ses recettes. MadameBettencourt, elle, a pu rapatrier de Suisseen France près de 200 millions d’euros nondéclarés, « en collaboration avecl’administration fiscale ». Lesredressements fiscaux négociés parl’intermédiaire de son avocat se sontélevés à 50 millions d’euros. Pour autant,pas de poursuites pénales, pas decondamnation, pas de sanction, fût-ellesymbolique.

La délinquance est socialementconstruite et définie. « L’illégalisme desbiens a été séparé de l’illégalisme desdroits, écrivait Michel Foucault. Partagequi recouvre une opposition de classes,puisque, d’un côté, l’illégalisme qui sera leplus accessible aux classes populaires sera

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celui des biens, transfert violent despropriétés ; que, d’un autre, la bourgeoisiese réservera, elle, l’illégalisme des droits :la possibilité de tourner ses propresrèglements et ses propres lois12. »

Le pénal et le social s’associent pouratteindre un compromis qui permettel’aménagement de la loi, et surtout de sonapplication, pour les coupables bon chicbon genre, dont la faute est avant toutd’avoir été pris la main dans le sac parnégligence ou par une trop grandeassurance de soi. À l’opposé, le quidamordinaire et populaire, dont la personnalitébanale ne justifie aucun aménagement dela peine, se voit condamné aux peines lesplus lourdes. « L’amende est bourgeoise etpetite-bourgeoise, l’emprisonnement fermeest sous-prolétarien, l’emprisonnement

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avec sursis est populaire13. » Comparutionsimmédiates pour les petits, filtresadministratifs et institutionnels pour lespuissants, dont les cellules de fraudeursfiscaux repentis mises en place à Bercysont l’une des modalités. « En France,écrivent les sociologues Alexis Spire etKatia Weidenfeld dans une tribune libre duMonde du 13 février 2015, la fraude fiscaleest l’un des délits les moins sévèrementsanctionnés par les juridictions pénales,même en comparaison avec d’autrescrimes en col blanc. Les peines de prisonsont rares. Sur environ 65 000 détenusdans les prisons françaises, il y aaujourd’hui un peu moins de5 000 personnes condamnées pourescroquerie, abus de confiance, recel, faux

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et usage de faux. Parmi eux, combien sontderrière les barreaux pour le seul délit defraude fiscale ? Sans doute pas un seul. »

La cellulede « régularisation »de Bernard Cazeneuve

Une nouvelle cellule, dite de« régularisation », pour détenteurs d’avoirsnon déclarés à l’étranger a été mise enplace, sous cette appellation peumenaçante, dans le cadre de la circulaireCazeneuve du 21 juin 2013, à la suite del’affaire Cahuzac et des développementsde la liste des fraudeurs de la filiale suissede HSBC. Cette cellule est localisée dansle 19e arrondissement de Paris, loin desbeaux quartiers. Situé à deux pas de la

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Porte de la Villette, au 17-19 place del’Argonne, un imposant immeuble de dixétages de bureaux, plus un entresol, abritele « Service des impôts des particuliers duCentre des finances publiques de Paris19e arrondissement Buttes-Chaumont ». Lacellule de régularisation, au quatrièmeétage, a été baptisée « Service detraitement des déclarations etrectifications » (STDR). Au cœur d’unquartier pauvre, les usagers qui entrent etsortent de ce bâtiment sont d’alluremodeste. A priori, il y a peu de chances detomber sur des clients de HSBC. C’estpourtant ici que les fraudeurs ou, à défaut,les avocats fiscalistes qui les représententpeuvent venir faire amende honorable etnégocier leurs pénalités. Sans doute n’ont-ils guère le goût de venir en personne et dequitter les beaux quartiers pour se

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retrouver sur l’avenue Corentin Cariou,dans un secteur défavorisé où lescommerces casher cohabitent avec lesboucheries hallal et où se côtoient desimmigrés de tous les continents. Les hautsfonctionnaires des Finances ont-ils penséque faire venir des fraudeurs aisés dans unendroit aussi populaire leur servirait deleçon ? Quoi qu’il en soit, il y a deux casde figure : si certains fraudeurs, qui ontdroit aux égards de l’administration,viennent sur rendez-vous, les autres, lescontribuables « ordinaires », doivent fairela queue en prenant un ticket numéroté audistributeur à l’entrée.

Nos observations sur place ont étélimitées car l’accès au quatrième étage del’immeuble où se situe le STDR estinterdit, secret fiscal oblige. Le

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chroniqueur économique François Lengleta eu le privilège d’y pénétrer après avoirobtenu une autorisation exceptionnelledans le cadre d’un magazine de France 2,diffusé le 20 avril 2015, consacré au« Grand bazar fiscal français ». Lesbureaux sont envahis par des piles dedossiers. Depuis l’ouverture de la cellulede repentance, 37 000 personnes ontapporté, ou fait apporter par leurs avocats,les documents concernant leurs comptesnon déclarés ouverts à l’étranger, selonMaïté Gabet, directrice de la Directionnationale des vérifications de situationsfiscales (la DNVSF, dont relève le STDR).En mars 2015, le jour où François Lengletfait découvrir le confessionnal auspectateur, les dossiers arrivent par caissesentières. Cet afflux massif n’est pasétonnant à cette période puisqu’il fallait

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que le dossier ait été reçu avant le 31 marspour pouvoir bénéficier de remises sur lespénalités et les amendes.

Les raisonsde la lenteur dansle traitementdesdossiers

Sur les dizaines demilliers de dossiers déposés,seuls 4 000 avaient ététraités fin décembre 2014.Cette lenteur s’expliqueessentiellement par lemanque de moyens et de

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personnel. Malgré les appelsà candidature en directiondes inspecteurs des Financespubliques, volontaires poureffectuer une mission desoutien auprès du STDR, iln’y a qu’une soixantaine defonctionnaires pour lesgérer. En raison desconditions de travail et de lacrainte de fuites, il estpossible que le climat de laplace d’Argonne ne susciteguère de vocations. « Il y aune pression énorme à laproductivité, et l’ambianceest un peu parano, comptetenu de la valeur desdossiers : la moindre fuitefait désordre », a confié un

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responsable syndical auCanard enchaîné du 25 mars2015. Dans son appel àcandidature pour recruter denouveaux employés, Bercymentionne le « sens de ladiscrétion requis pour lespostulants, compte tenu de lanotoriété de certainscontribuables ».

La lenteur dans letraitement des dossiersincombe aussi aux fraudeursqui ne s’inclinent pasfacilement devant la rigueurdu fisc, alors que s’ysoumettre est la seule façon,si le dossier est accepté,d’être garanti de l’absence

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de poursuites pénales. Cettedépénalisation n’a d’ailleurspas été mentionnée dansl’émission de France 2, lesfraudeurs étant déclarés parMaïté Gabet « volontaires,s’incriminant eux-mêmes ».Pour ralentir encorel’instruction de leursdossiers et se donner ainsi letemps de quelquesréaménagements de leursacrobaties fiscales, lescontribuables et leursavocats ont usé de lastratégie consistant àremettre un dossierincomplet. Sur les36 000 fraudeurs qui ontdéposé un dossier au STDR

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en 2014, seuls 16 915, soitun peu moins de la moitié,ont fourni diligemmenttoutes les pièces. Devant cemanque de zèle, unecirculaire a été nécessairepour que les justificatifsdemandés parl’administration soientfournis par le contribuabledans un délai de soixantejours après la demande.

De plus, ce n’est quedepuis la « loi Saint-Nicolas », comme lesinspecteurs des Impôtsappellent la loi du6 décembre 2013 sur larépression de la délinquance

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financière et fiscale, que lesinformations concernant descomptes non déclarés àl’étranger, mais obtenues demanière illicite, peuvent êtreopposées aux contrevenants.« Auparavant, les avocatschargés des dossiers de grosclients niaient toutsimplement la possession deces comptes, ou seprévalaient de la non-fiabilité et donc del’illégalité de la liste HSBC.Et nous ne pouvions rienfaire », nous a confié demanière anonyme l’un desfonctionnaires de ce service.Mais, début 2015, 40 % à50 % de son temps sont

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mobilisés par des dossiersqui relèvent de cette liste.85 % des dossiers déposésau STDR concernent desavoirs détenus en Suisse et7 % se situent auLuxembourg.

En 2014, 2 milliards d’euros récupéréssont venus abonder les caisses de l’État.Cela est à la fois beaucoup et peu. Sil’administration fiscale en avait les moyenset la volonté, les fonds récupéréspourraient être beaucoup plus élevés. Pour2015, les services fiscaux prévoient unobjectif de 2,7 milliards d’euros. MichelSapin, ministre des Finances et desComptes publics, a révélé au début

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de 2015 que, pour l’ensemble des dossierstraités par le STDR depuis sa création, lemontant des avoirs détenus en Suissereprésentait 14 milliards d’euros. Soit unemoyenne de 880 000 euros par dossiertraité. Cette moyenne cache une amplitudetrès large puisque les montants de cescomptes vont de 50 000 euros, pour ceuxque détiennent des salariés transfrontaliers,à plusieurs dizaines de millions d’eurospour des comptes familiaux. 45 % descontribuables concernés résident en Île-de-France, dont 24 % à Paris même. Ce quin’est pas étonnant compte tenu de laconcentration des grandes fortunes enrégion parisienne.

L’âge moyen des possesseurs descomptes étant de soixante-neuf ans, onpeut supposer que la repentance est

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particulièrement appréciée des personnesâgées, sans doute soucieuses de ne pasléguer une succession empoisonnée à leurdescendance. Le fait que les avoirsdéclarés proviennent d’héritages dans62 % des cas et de donations pour 13 % endit long sur la transmission de la fraudefiscale qui se fait « naturellement » degénération en génération. Ainsi se formentdes cohortes d’héritiers aptes à bénéficierde l’argent de la fraude, en toute bonneconscience, dans la certitude que l’Étatprélève indûment sur un patrimoine fruitdu courage, de l’intelligence et du sens del’épargne, constitué en faveur de lalignée14. Le fait qu’un avoir non déclaréprovienne d’un héritage est souventprésenté comme une excuse pour deshéritiers qui n’ont pas eu la responsabilitédu placement. En fait, il s’agit, dans les

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familles les plus fortunées, d’une stratégiedont les futurs héritiers sont informés. Plusun patrimoine est important, plus ilengendre de conseils de famille, l’héritagedevant être anticipé de façon à optimiser latransmission des biens, mais aussi desresponsabilités, patronales, financières etgestionnaires. Pour l’administration fiscaleelle-même, la fraude se bonifie avec letemps et, s’il est impératif de rétablir lesprérogatives du droit fiscal, les sanctionssont moins lourdes pour les héritiers quecelles qui sont appliquées aux fraudeursayant en leur nom placé au paradis,helvétique ou luxembourgeois, une partiede leurs avoirs. Les fraudeurs passifs sontdes contribuables qui ont révélé des avoirsreçus par héritage ou par donation localisésà l’étranger. La majoration de l’impôt dûsera de 15 % alors qu’elle atteint 30 %

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pour des fraudeurs actifs, qui aurontdélocalisé eux-mêmes leurs avoirs.Malheureusement, il manque dans cettecommunication de Bercy la ventilation desrepentis en fonction des banques, ce quiéclairerait le rôle de chacune d’elles dansl’évasion fiscale.

La cellule de régularisation de BernardCazeneuve restera ouverte jusqu’en 2017,l’échange automatique d’informations nedevant fonctionner entre certains États,dont la Suisse, qu’à partir du 1er janvier2018. Les fraudeurs sont donc prévenuslongtemps à l’avance – de quoi permettre àceux qui n’ont pas du tout l’envie de serepentir de procéder à des montages encoreplus opaques avant l’échéance annoncée.Cette forme de négociation fiscaleconstitue donc une prestation de services

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réservée aux plus riches. « Toutes lesfortunes de France négocient leurs impôts,affirme avec vivacité Henri Guaino sur unplateau de télévision en octobre 2009, faceà Laurent Mauduit. Vous le savez mieuxque moi ! » Le cofondateur de Mediapart,dans le cadre de son enquête sur BernardTapie, a en effet reçu de manière anonymeune bande sonore où on entend BernardTapie discuter à Bercy, soit avec ÉricWoerth lui-même, soit avec son directeurde cabinet, le montant des impôts dont ildevra s’acquitter, à la suite du pactole deplusieurs centaines de millions d’eurosqu’il a touché grâce à la mise en place d’untribunal arbitral privé. Voilà donc confirmépar celui qui était alors le conseiller spécialde Nicolas Sarkozy que les puissantss’exonèrent en toute impunité des règlesdu commun15.

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Les fraudeurs fiscaux en col blancbénéficient en outre du secret fiscal afinqu’ils soient préservés de la divulgation deleurs noms dans la presse et dans lesrecherches des sociologues, empêchantainsi la construction de l’incarnation d’uneclasse de riches qui n’hésite pas àtransgresser les lois qu’elle a conçues à sonprofit, et qu’elle contourne sans scrupulequand l’appel de l’argent l’exige. Et, cerisesur le gâteau, ils échappent aux poursuitesdevant les tribunaux.

Malgré cela, la mobilisation desdominants reste constante et ardente pourobtenir la dépénalisation totale de tousleurs forfaits. Ainsi, le 2 juin 2014, cinqdéputés UMP ont osé déposer unamendement décomplexé proposant « queseuls les crimes qui portent atteinte à une

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personne physique soient passibles d’unepeine de prison. Les autres crimes, qu’ilssoient financiers ou non, doivent bénéficierde peines adaptées, comme des travauxd’intérêt général, l’interdiction d’exercer laprofession qui a conduit à ce crime, ouencore des amendes adéquates ». Mais ilsont dû retirer cette proposition devant letollé qu’elle a provoqué. Elle a eu lemérite, selon Laurent Bonelli, professeurde science politique, de « mettre le doigtsur l’essentiel : les rapports de forcespolitiques qui guident le glaive de lajustice pénale vers un groupe social plutôtqu’un autre16 ».

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LE BLANCHIMENTDE FRAUDE FISCALE

Les raisonsdu contournement légalde la CIF

L’infraction de blanchiment date du13 mai 1996, constituant le blanchiment defraude fiscale en une infraction distincte etautonome de la fraude elle-même. Lespoursuites judiciaires concernant leblanchiment ne sont donc passubordonnées au dépôt d’une plaintepréalable de l’administration fiscale nidonc à l’avis conforme de la CIF, ladéclaration de soupçon pouvant permettrel’ouverture d’une enquête judiciaire. Le

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blanchiment de fraude fiscale est uneinfraction commise lorsque le fraudeurréinjecte dans l’économie de l’argent qui aété préalablement caché au fisc.Auparavant, le blanchiment n’était liéqu’au trafic de drogue et à la criminalitéorganisée. La Cour de cassation aconfirmé, dans un arrêt du 20 février 2008,l’autonomie du délit de blanchiment etl’ordonnance du 30 janvier 2009 a étendul’obligation de déclaration à laquelle desprofessionnels, banquiers, notaires ouautres, étaient assujettis pour lesprésomptions de terrorisme « à toutes lesfraudes passibles d’une peine de prisond’au moins un an. La fraude fiscale estdonc dorénavant incluse dans l’obligationde déclaration17 ».

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Les Balkany, du paradisà l’enfer fiscal

Isabelle Balkany a été mise en examen le22 mai 2014 pour blanchiment de fraudefiscale à la suite des révélations de DidierSchuller, ancien directeur général del’Office des HLM des Hauts-de-Seine.Une information judiciaire a été ouvertepar le parquet de Paris. Les investigationssont menées par l’Office central de luttecontre la corruption et les infractionsfiscales et financières, un service rattaché àla Direction centrale de la police judiciaire.Il est probable qu’il s’agisse de suspicionsde pots-de-vin liés à l’attribution demarchés publics à Levallois-Perret. Ellesconcernent donc aussi Patrick Balkany,qui, lui, est protégé par son immunité

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parlementaire. Non déclarés au fisc,comme tous les pots-de-vin, ils auraient étéblanchis par l’achat de propriétésfastueuses. La villa Serena, acquise en1989, et celle achetée en 1997, baptisée dunom juteux de « Pamplemousse », avec sescinq chambres et sa piscine au milieu despalmiers de l’île Saint-Martin, île franco-hollandaise des Caraïbes, ont été payéespar le biais de montages financiers auLiechtenstein. L’argent pour l’achat enjanvier 2010, au prix de 2,7 millionsd’euros, de la villa Dar Gyucy àMarrakech a, lui, transité via leLuxembourg et Singapour. Sans oublier lemoulin Cossy, à Giverny, acquis en 1986,soit plus de trois ans après l’élection dePatrick Balkany à la mairie de Levallois-Perret. On peut aller apprécier la beauté deces lieux enchanteurs, le moulin des

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Balkany étant presque aussi célèbre àGiverny que la maison et les jardins deClaude Monet. Ces biens immobiliers sontdonc détenus par des cascades de sociétésécrans localisées dans les paradis fiscaux.

Isabelle Balkany ne doit sa liberté qu’auversement d’une caution d’un milliond’euros complétée par l’interdiction de serendre au Maroc. Le palais des Balkany y ad’ailleurs été saisi à titre conservatoire parle juge, comme garantie pour l’éventueldédommagement du fisc français qui s’estporté partie civile. Ces époux, ayant ungrand sens de l’économie non marxiste, nepaient pas l’ISF, leur fortune étant abritéepar le secret bancaire dans quelques îlesparadisiaques. Ils disent en effet êtreséparés depuis dix ans et ont opté pour le

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régime juridique de la séparation des biens.Du moins de ceux dont l’administration deBercy peut avoir connaissance.

Le délit de blanchiment de fraude fiscaleimplique donc que l’argent de la fraude,non imposable par définition puisqu’iléchappe au fisc, soit blanchi en étant remisdans le circuit légal par l’achat de biensimmobiliers de luxe ou d’autres valeursconfié à des sociétés fantoches, ceblanchiment ayant pour effet de désignerdes possesseurs inatteignables et souventchimériques. Ces biens restent horsd’atteinte du fisc, qui en ignore mêmel’existence. Au bout d’un certain temps, ledélai de prescription de la fraude fiscalepermet d’en jouir ouvertement. Depuis laloi bancaire du 6 décembre 2013, le délaide la plainte est passé de trois à six ans,

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mais le délai de prescription n’a paschangé alors que la demande étaitpressante pour qu’il ne commence à courirqu’à partir de la découverte des faits.

Depuis cette nouvelle loi, le champ decompétences de la Brigade nationale de larépression de la délinquance fiscale(BNRDF), créée en 2010, a été élargi aublanchiment de fraude fiscale en yintégrant des circonstances aggravantes,parmi lesquelles la fraude fiscale commiseen bande organisée et celle reposant surdes comptes bancaires ou des fiducies ettrusts détenus à l’étranger. Les peinesencourues sont portées à sept ansd’emprisonnement et 2 millions d’eurosd’amende. La garde à vue peut allerjusqu’à quatre jours. Les peines sontdésormais identiques pour les personnes

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morales et pour les personnes physiques,étant entendu que, dans le premier cas,elles sont infligées aux personnesphysiques ayant la responsabilité de lapersonne morale impliquée (société,association…). La BNRDF, rattachée auministère de l’Intérieur et placée au sein dela Division nationale d’investigationsfinancières et fiscales (DNIFF), laquellerelève de la Direction centrale de la policejudiciaire, doit sa création aux réflexionsd’un groupe de travail parlementaire créépour enquêter sur les conséquences de lacrise financière de 2008. Cette police dufisc, installée à Nanterre, travaille avec unedizaine d’agents des Impôts, mais elle estplacée sous le contrôle du ministère del’Intérieur. La première affaire dont a étésaisie cette brigade est celle de la liste de

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clients fraudeurs de la banque HSBC dontl’informaticien français Hervé Falciani asubtilisé les données.

À la mi-juillet 2014, un soupçon decorruption concernant Patrick Balkanys’est ajouté à celui de blanchiment defraude fiscale. Les agents de Tracfin ont eneffet découvert d’importants virementsfinanciers qui pourraient être liés à desopérations immobilières menées par lamairie de Levallois-Perret. Une partie decet argent, selon Le Canard enchaîné du6 août 2014, a abouti à Singapour, sur uncompte secret ouvert par le directeur de laSociété d’économie mixte de Levallois-Perret. Le 21 octobre 2014, c’est donc autour de Patrick Balkany d’être mis enexamen pour « corruption passive,blanchiment de corruption passive et

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blanchiment de fraude fiscale ». Puis, le11 février 2015, les juges d’instructionRenaud Van Ruymbeke et Patricia Simonont transmis au parquet national financierune demande de levée de l’immunitéparlementaire de Patrick Balkany. En effet,le 8 janvier 2015, les deux magistrats ontreçu la visite imprévue de Jean-PierreAubry, le directeur de la Sociétéd’économie mixte de Levallois, venu lesinformer qu’il n’était qu’un prête-nom etqu’il n’était pas le propriétaire du palaismarocain. Il s’agissait alors de savoir d’oùprovenaient ces millions d’euros nondéclarés au fisc français. Les jugescraignaient que l’immunité parlementairedu député Balkany les empêche de luiinterdire de quitter la France et qu’il puisseainsi échapper aux poursuites dont il faitl’objet. Mais les vingt-deux membres du

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bureau de l’Assemblée nationale ont levécette immunité le 18 mars 2015. Le 11 mai2015, Patrick Balkany a dû remettre sonpasseport aux juges qui l’ont placé souscontrôle judiciaire avec interdiction dequitter la France.

On ne sera pas étonné de retrouver dansce polar politico-financier, outre les épouxBalkany, le cabinet d’avocats dont l’un deleurs meilleurs amis, Nicolas Sarkozy, estle cofondateur. « Le cabinet d’avocats“Claude et Sarkozy”, dans lequel estassocié l’ex-chef de l’État, paraît avoirprêté son concours juridique à ce montageillégal18 » d’un maquis de sociétés écranset de comptes ouverts dans des paradisfiscaux, dont certains en Suisse. Ledirecteur de la société fiduciaire suisseGestrust a d’ailleurs confié aux magistrats

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avoir créé, à la demande de Jean-PierreAubry et de maître Claude, deux sociétésoffshore, dont une baptisée « Maydridge »,pour la villa Dar Gyucy à Marrakech,tandis que l’autre, « Himolo », étaitchargée d’en assurer le financementocculte. Un maquis derrière lequel secacheraient les « Thénardier des Hauts-de-Seine19 ». Le cabinet d’avocats a étéperquisitionné le 21 mai 2014. L’avocatcofondateur du cabinet, Arnaud Claude, aété mis en examen en décembre 2014 parle juge Renaud Van Ruymbeke pourblanchiment de fraude fiscale. Cet avocataurait non seulement aidé à exfiltrerl’argent de commissions occultes versSingapour, mais aussi à monter dessociétés écrans pour permettre auxpropriétaires réels, les millionnaires deLevallois, de disparaître. Ce qui n’a pas

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empêché Patrick Balkany, en tant quemaire de Levallois-Perret, de demander auconseil municipal de renouveler, le9 février 2015, le marché passé entre lacommune et le cabinet d’avocats Claude etSarkozy pour « assistance en droit del’urbanisme » et « en droit immobilier ».C’est dire la désinvolture avec laquelle lemaire considère les conseillers municipauxet les habitants de Levallois-Perret.

Les paradis fiscaux et les complicités ausein de l’oligarchie peuvent seuls expliquerqu’en 2009 les Balkany soient nantis d’unpatrimoine de 5 millions de dollars, sansque le fisc en ait été informé. Les Balkanycombinent des enrichissements personnelsnon déclarés au fisc de leur pays avec desfaits qui relèvent ou pourraient relever duconflit d’intérêts ou de la corruption. À la

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fin de mars 2015, on apprend qu’uneenquête est ouverte, visant IsabelleBalkany, par deux juges d’instruction deNanterre au motif de « soupçons defavoritisme concernant les choix effectuéspour le marché de la reconstruction d’uncollège » à Courbevoie. À l’époque,l’intéressée était chargée des affairesscolaires au conseil général des Hauts-de-Seine. Une information judiciaire contre Xavait été ouverte en 2014 après unsignalement de la Chambre régionale descomptes. En mai 2015, la Haute Autoritépour la transparence de la vie publiqueayant estimé qu’Isabelle et Patrick Balkanyavaient menti dans leurs déclarations depatrimoine, a sollicité le parquet nationalfinancier à ce sujet.

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Comment expliquer que, dans un paysqui se réclame d’une « Républiqueirréprochable » selon les vœux duprésident François Hollande en campagneprésidentielle, il y ait autant dedétournements de fonds qui devraientabonder les ressources fiscales ou financerles investissements publics et quiaboutissent en fin de parcours sur descomptes clandestins et exotiques ? Aupoint que, compte tenu des massesfinancières ainsi escamotées, s’il était misfin à cette hémorragie, ce seraient entre 60et 80 milliards d’euros qui rentreraientchaque année dans les caisses de l’État,selon le syndicat Solidaires Financespubliques. De quoi payer les intérêtsannuels de la dette et résorber le « trou »de la Sécurité sociale. Encore faudrait-il

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que les élus et les fonctionnaires disposentdes moyens nécessaires à l’éradication decette délinquance invisible.

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BERCY SE DONNE-T-ILLES MOYENSDE LUTTERCONTRELA FRAUDE FISCALE ?

Lorsque les ministres des Finances et duBudget mettent en avant leurs victoirescontre les fraudeurs du fisc, ils devraientpréciser que ces quelques succès sontobtenus malgré la suppression de milliersde postes de fonctionnaires des Finances etdes Douanes chargés de la répression desfraudes.

Diminution des personnelset baisse des budgets

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Le 20 mars 2014, ils étaient6 000 grévistes rassemblés face à Bercypour dire leur colère devant les difficultésà réaliser leurs missions de contrôle. Lessuppressions d’effectifs sont massives :30 000 fonctionnaires de moins depuis2002 et 2 564 postes supprimés en 2014,très majoritairement concentrés sur lesservices de la Direction générale desfinances publiques (DGFiP) et desDouanes, accompagnés d’une baissesignificative de leurs budgets defonctionnement.

D’un côté, l’État prend le visage dudocteur Jekyll, avec l’affichage appuyé desa volonté de lutter contre la fraude fiscale,mais de l’autre côté sévit Mister Hyde quisupprime 20 % des fonctionnaires chargésde la traquer et diminue d’autant les

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effectifs de douaniers, passés de 22 500 en1993 à 17 000 en 2014 et programmés à15 000 agents à l’horizon 2020. « Il n’y ajamais eu aussi peu de contrôles de valisesque depuis un an, en direction de paradisfiscaux comme les îles de Jersey. Il s’agitdonc d’un choix politique clair qui, souscouvert d’économie, consiste à réduire aumaximum les contrôles… et à nous rendremoins gênants », comme le dit un douanierdes aéroports bretons dans un entretienpublié par L’Humanité du 11 mars 2014.Marc Francina, député (UMP) de Haute-Savoie, déclare devant la Commission desfinances : « Depuis l’intégration de laSuisse à l’espace Schengen et la quasi-disparition des contrôles aux frontières, lespassages de valises de billets, ou de titres,se sont accélérés ! On m’a parlé l’autrejour d’une personne arrêtée à la frontière

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avec un bon du Trésor de 1,8 milliardd’euros… Les douaniers ne sont pas asseznombreux pour contrôler cesmouvements20. »

Hervé Falciani a bénéficié de l’aide desdouanes françaises dans le transfert desdonnées de la banque HSBC Private Bank.« À cette époque [en 2010], écrit-il,Sarkozy voulait réduire les effectifs desdouanes, probablement parce qu’il en avaitpeur. Ce sont les douanes qui ont le plus deliens avec l’étranger ; ils ont desinformations que les simples citoyens nepeuvent même pas imaginer et ilsdisposent d’un service secret, la DNRED(Direction nationale du renseignement etdes enquêtes douanières), qui est parmi lesplus efficaces. Avec les gendarmes quitravaillent dans les ambassades, les agents

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des douanes sont les seuls à avoir lepouvoir d’agir21. » C’est-à-dire deperquisitionner, d’investiguer,d’auditionner toute personne et de la placeren garde à vue.

Le paradoxe de la schizophrénie étatiqueest toutefois levé si l’on veut bien prendreen compte les intérêts et les manœuvres del’oligarchie. La réduction des effectifs desfonctionnaires chargés de combattre lafraude fiscale est, pour les nantis, un« bon » coup double. La diminution desdépenses publiques est susceptible dedonner lieu à de nouveaux cadeaux en leurfaveur et cet affaiblissement des moyensdu ministère constitue le meilleur gage del’impunité de la fraude fiscale. Proclamerla volonté de réprimer la fraude et refuseren douce de s’en donner les moyens, telle

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semble être la devise de Bercy. D’ailleurs,la probabilité pour qu’un détenteur del’une des 500 plus grandes fortunesfrançaises fasse l’objet d’un examen fiscalapprofondi est de 2,3 %, ce qui correspondà un contrôle tous les quarante ans22. Maisamnistier les fraudeurs plutôt que sedonner les moyens de les traquer estsource de souffrance pour les inspecteursdes Impôts.

Perte du sens du travail« Oui, nous avons la sécurité de l’emploi,comme on aime à nous le rappeler, mais àquoi ça sert quand il n’y a plus de sensdans le travail ? », comme l’a dit auquotidien L’Humanité (21-23 mars 2014)une fonctionnaire de Bercy. La souffranceau travail n’est pas une expression vaine.

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En 2012, vingt-six agents de Bercy se sontdonné la mort, dont vingt et un pour laseule DGFiP, la Direction générale desfinances publiques. « On nous fait degrands discours sur le contrôle puis onreçoit une note interne sur le crédit d’impôtcompétitivité emploi (CICE) qui stipuleque “l’administration fiscale ne contrôlerapas l’utilisation du CICE”. Ça fout larage ! »

Le mot de passe de l’ordinateur de l’undes suicidés était « Ras-le-bol ». Uninspecteur des Finances publiques quenous avons pu interviewer sous anonymata confirmé que le nombre de suicides étaitstable, mais se maintenait inexorablementchaque année, car lié aux injonctionscontradictoires permanentes de lahiérarchie. « Ainsi, des dossiers révélant

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des anomalies fiscales concernant unepersonnalité très connue n’ont pas conduità des poursuites malgré les avis en ce sensque nous avions communiqués à notrehiérarchie. » Plus grave, l’accès auxinformations fournies par des personnes aucœur d’affaires très médiatisées estimpossible sans des codes informatiquesréservés aux seuls supérieurshiérarchiques. « Au niveau où je suis, il estimpossible d’investiguer sur despersonnalités politiques de premier plan,conclut-il amèrement, regrettant qu’on nelui donne pas toutes les informations pourmener à bien son travail. À la fois noussommes sollicités pour travailler sur lafraude fiscale et en même temps on nenous fait pas confiance alors que noussommes des cadres A et que nous avonsprêté serment. » Cet inspecteur regrette de

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ne pas avoir une vision globale desdossiers qu’il a à traiter. « L’informationest morcelée, nous n’avons connaissanceque de quelques éléments d’un puzzle queje serais bien incapable de reconstituer. »L’opacité sciemment entretenue au sein deBercy explique que notre interlocuteur nesait même pas comment fonctionne laCommission des infractions fiscales. « Çaéchappe totalement à mon pouvoir et c’estseulement par la presse que j’ai entenduparler du fameux “verrou de Bercy”. Jesuis découragé car mon travail n’a plus desens. Quel est l’intérêt de passer du tempsà traquer la fraude quand les montantsrectificatifs sont aussi faibles ? Je me sensdéconsidéré. Le travail entre les différentesdirections de Bercy, et au sein même dechacune d’entre elles, est compartimenté etcloisonné pour que nous ne comprenions

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pas ce qui se passe réellement », en arriveà dire ce fonctionnaire qui aurait tant aimépouvoir être fier de son métier et donc delui-même. Qu’un inspecteur des Impôts nepuisse pas faire son travail, dès lors qu’ils’agit de puissants, est source d’uneviolence et d’une humiliation symboliquesd’autant plus ressenties que l’on est hautdans la hiérarchie administrative.

Un autre inspecteur des Financespubliques donne des indicationssupplémentaires sur le malaise dans lecontrôle fiscal : « Aujourd’hui, lesvérificateurs sont soumis à des délaisprécis qu’on ne peut pas dépasser. Je vousdonne un exemple : je découvre une fraudeà la TVA lors d’un contrôle d’uneentreprise qui va donner lieu à unredressement fiscal de 5 000 euros. Puis,

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juste à la fin du troisième mois passé dansce contrôle, j’ai de fortes présomptionsd’une fraude assez importante liée au prixde transfert qui pourrait faire rentrer300 000 euros dans les caisses de l’État.Ayant besoin de temps pour apporter lespreuves, mon chef de service va s’yopposer car cela bouleverserait sesstatistiques de délai, comme si cela pouvaitêtre un indicateur de réussite contre lafraude fiscale ! Et, du coup, on perd les300 000 euros. » Puis il avoue sa crainteque les délais soient encore raccourcis,passant de trois mois à quinze joursmaximum. Les contrôles fiscaux sur lesparticuliers subissent les mêmes pressionsbureaucratiques. « J’ai de fortesprésomptions d’un compte non déclaré àl’étranger, poursuit ce même inspecteur, ilfaut que je demande une assistance

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administrative internationale qui vaprolonger le contrôle de ce contribuable.Le refus de mon administration seramotivé par le problème des statistiques dedélais ! » Cela entraîne non seulement uneperte de sens d’un travail dont l’objectif estnormalement de faire rentrer de l’argentdans les caisses de l’État, mais également« des sentiments profonds de malaise, defrustration, d’aigreur qu’on intériorise etqui peuvent provoquer des burn out chezcertains. Mais, moi, je prends mesdistances et je ne me casse plus la tête ! ».D’autant plus que la souffrance au travailest difficile à exprimer car « tout de suitec’est le chantage à la mutation, voire auchômage… ».

Curieusement, selon un autrefonctionnaire de Bercy, en charge lui aussi

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du contrôle fiscal, « ce qui est en passed’être abandonné, c’est la fonctiondissuasive des contrôles fiscaux. Or c’estbien sur le terrain que notre présencehumaine permet de construire leconsentement à l’impôt, dans une relationde confiance, et de traiter en quelque sortela fraude à la source. C’est un peu commesi on décidait de supprimer la présence desgendarmes sur les voies routières etautoroutières. L’esprit du service publicqui faisait l’intérêt de notre travail n’estplus partagé par la hiérarchie et c’estvraiment très douloureux pour nous ».« Cela nous fait perdre même notrecrédibilité, ajoute un inspecteur desImpôts. Je me souviens d’avoir eu à faireun contrôle de facturation le lendemain dela démission, le 25 février 2005, duministre de l’Économie et des Finances,

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Hervé Gaymard, qui, pour des raisonsfamiliales et sociologiques, avait choisi delouer, aux frais des contribuables, un grandappartement dans les beaux quartiers plutôtque d’occuper son logement de fonction àBercy. Ce jour-là, j’ai été bien malreçu ! »Et, pourtant, les agents du contrôlefiscal regrettent beaucoup le « travail deterrain », délaissé au bénéfice d’uneprésence quasi continue et routinièredevant leur ordinateur. « Avant, on faisaittout un travail de documentation, on lisaitdes revues, c’était un travail intellectuel.Tandis qu’aujourd’hui on croise desfichiers, on apure des listes interminables,on sort abruti et on a vraiment l’impressionde bosser pour rien. » Les sixfonctionnaires de Bercy que nous avonsinterviewés, en respectant leur anonymat,ont aussi parlé du sentiment de ne pas être

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suffisamment protégés par leuradministration. « S’il y a une tentative decorruption ou même des menaces de mortà propos d’un contrôle fiscal, c’est àl’agent de se défendre, sans le soutienautomatique d’un avocat pris en charge parl’administration fiscale. Sauf si lecontribuable menaçant porte plainte contrel’agent des impôts ! À ce moment-là, notreadministration nous défend. »

La souffrance au travail fait l’objetd’une approche technocratique avec des« observatoires », des « outils pourdiagnostiquer les situations dramatiques »,des « indicateurs d’alerte », ce qui ajoute àla déshumanisation. Selon les proposrecueillis auprès de ces fonctionnaires,c’est l’unanimité pour dire que « lessuicides liés à la souffrance au travail ne

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sont, pour la haute hiérarchie de Bercy,que des dégâts collatéraux sur lesquelsd’ailleurs il n’y a que très peu decommunication ». Bercy craint beaucoupplus la mise à mal du secret fiscal et lacolère sociale du salarié que les suicides« qui, pour eux, révèlent plutôt desfaiblesses psychologiques ». Cetteméfiance de la hiérarchie vis-à-vis desalariés qui peuvent devenir des lanceursd’alerte va s’aggraver considérablementavec la liste des contribuables françaisn’ayant pas déclaré les comptes qu’ilsdétiennent à la banque HSBC de Genève.

Le traitementde la liste HSBCpar les services fiscaux

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« Dès le printemps 2008, sur le conseil demes amis, écrit Hervé Falciani, j’avaiscontacté la police judiciaire française quis’occupe de la grande délinquancefinancière, dans le but de faire réagir lesautorités fiscales. C’est en juin 2008 que ledirecteur de la DNEF me contacte. Nousavons parlé au téléphone, et nous noussommes rencontrés en France, dans unvillage proche de la Suisse23. » À l’époque,le bruit a couru dans les médias qu’HervéFalciani cherchait à vendre ses données etqu’il était parti pour cela au Liban sousune fausse identité. Il sent que RolandVeillepeau, le directeur de la DNEF, estinquiet à ce propos. « Il m’a demandé si jefaisais tout ça pour de l’argent. Je lui ai ditque j’avais en ma possession des donnéessensibles concernant de nombreuxFrançais ayant un compte à la

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HSBC Private Bank, et que je voulaisseulement m’assurer que ces informationspouvaient être partagées avec les autrespays européens. Il m’a répondu que c’étaitpossible24. »

Le 22 décembre 2008, les autoritéssuisses perquisitionnent le bureau d’HervéFalciani dans les locaux de labanque HSBC à Genève. Convoqué lelendemain à 9 h 30 au tribunal deLausanne, il décide de s’enfuir en Franceavec son ordinateur et ses données. Ilappelle la DNEF et se dit prêt à coopérer.Ce qui est accepté, d’autant que sesdonnées sont apparues fiables depuis sarencontre avec Roland Veillepeau enjuin 2008. Le jour de Noël 2008, racontentles journalistes Gérard Davet et FabriceLhomme dans Le Monde du 28 janvier

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2014, deux équipes de la DNEFdescendent à Nice, allant à la rencontred’Hervé Falciani. Mais, le 20 janvier 2009,le président du conseil d’administration deHSBC France intervient à la demande de laSuisse et une perquisition est menée audomicile des parents d’Hervé Falciani, enFrance, sous l’autorité du procureur de laRépublique de Nice, Éric de Montgolfier.Les ordinateurs sont saisis, mais, lorsqueÉric de Montgolfier apprend qu’HervéFalciani travaille avec la DNEF, il refuseleur restitution à la Suisse et, en cela, ils’oppose à sa hiérarchie, en la personne dela garde des Sceaux elle-même, MichèleAlliot-Marie, qui avait demandé de fairedisparaître les DVD et les preuves transmispar Hervé Falciani, en redonnant cesdocuments scellés aux autorités suisses (LeMonde, 11 février 2015). La presse ayant

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dévoilé la présence sur la liste Falciani denoms de personnes proches de NicolasSarkozy, alors président de la République,l’exécutif se mobilise pour enterrer cetteaffaire. En décembre 2010, Éric deMontgolfier sera dessaisi du dossier auprofit du parquet de Paris, qui attendra le23 avril 2013 pour qu’une informationjudiciaire soit enfin ouverte.

Dès janvier 2009, les plus hautesautorités de Bercy demandent au patron dela DNEF, Roland Veillepeau, de cesser sonenquête. Il refuse, exigeant au moins desordres écrits qui ne lui parviendrontjamais. Mais, en mars 2009, alors qu’il esten vacances en Chine, il apprend qu’il estdémissionné. Or cela ne fait que deux ansqu’il dirige la DNEF et l’habitude veut quel’on reste cinq ans à ce poste. Il est muté à

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Toulouse pour un poste de conservateurdes hypothèques. Une vraie sanction, bienque luxueuse, avec un revenu de250 000 euros par an pour ce type deposte. « Avant son départ précipité, notentles deux journalistes du Monde, RolandVeillepeau a pris la précaution d’entrer, unpar un, tous les noms des contribuablessuspectés dans la base interne du contrôlefiscal. On ne peut plus y toucher. » « J’airendu l’affaire irrémédiable », affirmera-t-il à Hervé Falciani lors d’un repas à Nice,en avril 2009.

La liste des 3 000 fraudeurs françaisétablie à partir des données d’HervéFalciani a été déclarée, dans un premiertemps, illégale par la justice. « Selon moi,qui suis légaliste, déclare sous sermentl’avocat fiscaliste Éric Ginter devant les

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sénateurs le 5 juin 2012, cette liste est untissu d’âneries. Y ayant eu accès, nousavons pu constater qu’elle a été“bidouillée”. Il ne s’agit pas d’undocument précis. Elle a été fabriquée parM. Falciani, à partir d’informations qu’il arecueillies à droite et à gauche. J’en veuxpour preuve que, dans l’un des deux cassur lesquels la Cour de cassation a statué,les informations ayant justifié une visitedomiciliaire chez une personne incriminéeétaient totalement fausses. De surcroît, desinformations avaient été volées. Or, endroit civil français, la preuve doit êtreloyale : elle ne doit pas résulter dedocuments dérobés. Je considère que ceprincipe doit être respecté25. »

Cette illégalité a, selon un fonctionnairede Bercy, « beaucoup freiné l’enquête. Et

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puis nous étions embêtés de pouvoir êtretaxés de vulgaires receleurs de fichiersvolés ». Les agents du service qui traitait laliste HSBC « ne savaient pas grand-chose.Par exemple, nous n’avions pas accès aumontant de la fraude. Notre chef de servicea scindé les informations tellement il avaitpeur que nous parlions. C’est par la presseque j’ai appris que, parmi les fraudeursrepentis, très peu appartenaient à laliste HSBC ». La méconnaissance del’affaire HSBC a été sciemment organiséeet des agents, de catégorieadministrative A, se sont ainsi retrouvésdevant des pratiques parcellisées etinfantilisantes. « On a fait une sorte detravail à la chaîne. Nous faisions de petitescroix dans des cases sans qu’il y ait besoinde solliciter nos compétences et notreintelligence. » « On nous a donné des

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bulletins avec un numéro de BUP[business unit partner], nous a confirmé unautre inspecteur. On nous a dit : “Vousallez bosser là-dessus. Vous avez une listede questions : le nom est-il exact ?L’intéressé occupe-t-il une activitéprofessionnelle ?” Et nous devionsrépondre par des petites croix dans lescases “oui” ou “non”. Un vrai QCM[questionnaire à choix multiple] pour jeuneélève ! » « En effet, sans croisement, nousdira Hervé Falciani, il est impossibled’identifier les réels ayants droit derrièredes prête-noms. »

La conscience professionnelle de nosinterviewés ne les a pas autorisés à donnerles noms contenus dans cette fameuse liste

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provenant de la banque HSBC. Les seulsnoms qui ont été rendus publics, à notreconnaissance, l’ont été par des journalistes.

Les montagesopaquesde la banqueHSBC

L’ampleur de lacomplexité des fichiersinformatiques qu’ont eu àtraiter les inspecteurs etcontrôleurs de la DNEF esttrès bien décrite parChristian Eckert dans le

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rapport dont il a prisl’initiative pour comprendrela façon dont Bercy a traitéla liste HSBC. En tant querapporteur à la Commissiondes finances de l’Assembléenationale, on ne peut luiopposer le secret fiscalauquel, en revanche, lui-même est tenu. De sortequ’il ne peut rien dévoilerconcernant l’identité despersonnes, mais qu’il peutdécrire l’opacité desmontages de la fraudefiscale mis au point parHSBC Private Bank : « Labase de données HSBC étaitconstituée de tablescontenant les données

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d’identification despersonnes physiques etmorales. Ces tablesidentifiaient de manièreunique chaque personnedans un établissement de labanque HSBC grâce à unnuméro de business unitpartner (BUP).Parallèlement, laclassification de la clientèleétait fondée sur les “profilsclients” : ces constructionsopaques, qui peuvent êtrenumérotées ou prendre lenom d’une entité offshore,regroupaient généralementplusieurs comptes bancaires,comportant des actifs dediverse nature (titres,

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obligations, liquidités…), etcorrespondaient le plussouvent à plusieurspersonnes physiques. Celles-ci appartenaient parfois à lamême famille, mais cen’était pas toujours le cas, etil n’était pas aisé deretrouver les relations quiunissaient les différentespersonnes associées à unmême profil. Une mêmepersonne détenaitgénéralement des intérêtsdans plusieurs profilsclients, en entretenant desliens de différente nature :titulaire du compte (accountholder), ayant droitéconomique (beneficial

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owner), mandataire(attorney), utilisateurInternet (Internet user),mandat d’administration(power of administration),lettre d’autorisation (letter ofauthorization), droit deregard (right of inspection)… Les profils clientspouvaient être nominatifs, lenom du profil correspondantau nom du client, codés avecune confidentialitémaximale, mais unevalidation systématique parle titulaire des opérationsréalisées par le gestionnaire.Ou bien encore numériques,le titulaire ne validant passystématiquement les

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opérations26. » Cette longuecitation met en évidencel’univers kafkaïen danslequel évoluent lespolitiques et les salariés desinstitutions chargées ducontrôle fiscal.

L’opacité, l’assemblage de termestechniques avec leur traduction en anglais,les codes dégagent une ambiance decrainte : trahir le secret fiscal des grandsfraudeurs, ce serait un crime absolu, dequasi-lèse-majesté. Le climat de tension etde méfiance qui a accompagné ce travail àla DNEF, sur cette fameuse liste HSBC, afait dire à l’un de nos interlocuteurs : « Onse serait cru au FBI ! Il fallait prendre de

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multiples précautions, alors qu’en gros onn’avait accès qu’à d’illustres inconnus. Ilsont fait tout un cinéma qui a fini par créerun doute généralisé. » D’autant plusqu’une « Cellule des affairesparticulières » avait été créée par RolandVeillepeau pour gérer, sous saresponsabilité directe, les données les plussensibles, et donc les plus« croustillantes ». Cette cellule a étérebaptisée « Cellule d’investigationsélargies » par Frédéric Iannucci, qui asuccédé en 2013 à Bernard Salvat, lui-même successeur de Roland Veillepeau.Mais le secret y est toujours aussi opaqueet les recrutés dans ce type de service sontchoisis pour leur « souplesse » et leurrigueur par rapport au secret fiscal. Leservice des investigations a été créé aussipour traiter les informations fournies par

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des lanceurs d’alerte. Il est en effetnécessaire que les données comme cellesd’Hervé Falciani soient jugées validesavant de lancer le travail plus approfondide dizaines de fonctionnaires. Ce n’est quepar un arrêt de la chambre criminelle de laCour de cassation du 27 novembre 2013qu’il a été mis un terme à la controversejudiciaire, mais aussi hautement politique,sur le statut de tels documents enconsidérant que les preuves de fraudefiscale étaient admissibles quand bienmême elles auraient été obtenues de façonillicite.

Promenade institutionnellesur l’île au Trésor

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Le paquebot de Bercy, ancré sur la rivedroite de la Seine, a été conçu par lesarchitectes Paul Chemetov et BorjaHuidobro dans les années 1980. Quelque5 000 employés et cadres y travaillentchaque jour. Le ministre de l’Économie etdes Finances y dispose d’un appartementhaut perché, doté d’une vue imprenable surParis et d’une liaison rapide par navettefluviale avec les 7e et 8e arrondissements etleurs palais nationaux. Deux embarcations,baptisées Concorde et Bercy, toujoursdisponibles, patientent au pied del’avancée du bâtiment, dénommé« Colbert », qui plonge ses fondations dansle fleuve. Lors de nos observations deterrain, nous avions attendu en vain depouvoir assister au départ d’un ministre oude hauts fonctionnaires vers l’ouest. Aussi,lorsque Benoît Hamon, ministre de

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l’Économie sociale et solidaire (2012-2014), nous a invités à l’automne 2013 àvenir partager un déjeuner avec lui, nousavons caressé l’espoir de pouvoir profiterd’une navette pour nous rapprocher denotre RER B. Malheureusement, celle quedevait emprunter Benoît Hamon était déjàréservée pour des ministres et de hautsfonctionnaires.

Le bâtiment Colbert est le plusprestigieux des cinq immeubles qui sedéploient sur 5 hectares dans le12e arrondissement de Paris. Il abrite eneffet l’Inspection générale des finances etson célèbre corps des inspecteurs desFinances réservé aux meilleurs élèves del’École nationale d’administration (ENA).À ne pas confondre avec les inspecteursdes Finances publiques, appelés autrefois

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inspecteurs des Impôts. L’Hôtel desministres est accessible au bout du grandhall « Pierre Bérégovoy » (qui fut lepremier ministre de l’Économie à s’êtreinstallé dans les nouveaux locaux deBercy) dont le sol est constitué de dalles demarbre de couleurs différentes qui donnentl’impression de fouler le pavement d’unecathédrale. Au 7e étage de l’Hôtel desministres, au-dessus duquel une plate-forme attend l’atterrissage d’un éventuelhélicoptère, les salles à manger sontmodulables selon le nombre de convives.Les cloisons amovibles sont revêtues d’untissu mural pour permettre la meilleureacoustique dans les échanges autour detables bien garnies. Les vues sur Notre-Dame-de-Paris et la Seine sont ciselées par

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d’élégants moucharabiehs, donnant à celieu de pouvoir haut perché uneatmosphère de mystère oriental.

Le déjeuner avec Benoît Hamon et sondirecteur de cabinet fut pour nous trèsintéressant et fort agréable, étant uneoccasion d’approcher le quotidien dupouvoir pour ces personnages importants,cravatés et costumés ou, pour les dames,en tailleur et perchées sur de hauts talons,allant et venant d’un pas vif en cette heureoù l’on va à un rendez-vous ou à uneréunion urgente autour d’un brunch. Nousavons croisé Pierre Moscovici, alorsministre de l’Économie et des Finances, etJacques Attali, l’air autant affairé que leprécédent. Pour des gens ordinaires, cegenre de visite de lieux inabordables est unmoment d’observation apprécié. Une façon

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d’appréhender le mystère qui entoure cesgens qui ne sont pas « n’importe qui » etde ressentir les effets de la violencesymbolique, cette sensation qui, malgrénos mentalités rebelles, fait percevoir lepoids des inégalités sociales, des positionsd’autorité et de pouvoir.

Le paquebot de Bercy est un immeubledit « intelligent », entièrement précâblé etdisposant de 456 wagonnets chargés del’acheminement automatique du courrier.C’est aussi un espace architectural décoréde nombreuses œuvres d’art, sculptures ettableaux d’artistes de renom, qui viennentlégitimer l’ensemble immobilier, véritablecentrale nucléaire d’une oligarchiebaignant dans les chiffres d’une économiedevenue le seul principe de l’avenir et dela modernité.

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Un seul des critères que s’était fixésFrançois Mitterrand, le 24 septembre 1981,quand il a pris la décision de « rendre leLouvre à l’histoire de la France » entransférant le ministère de l’Économieinstallé depuis cent dix ans dans l’aileRichelieu du palais du Louvre, n’a pas étérespecté : si le paquebot de Bercy est bienun ensemble immobilier moderne etfonctionnel qui a contribué aurééquilibrage des pouvoirs, tous concentrésdans l’Ouest, vers l’Est populaire,l’objectif de regrouper l’ensemble desadministrations et des 156 000 agentsdépendant du mastodonte n’a pas étérempli.

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Pléthorede services et forêtde sigles

La diversité des services,des directions, leurs siglesimpossibles à mémoriser,leur dispersion géographiqueconstituent autant deparavents et de labyrinthesqui permettent de brouillerles pistes et de fausserl’évaluation des dommagesrésultant de la fraude fiscale.La Commission desinfractions fiscales (CIF) estlogée dans un immeuble

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rectangulaire sans grâceaucune au 100 rue deRichelieu, dans le2e arrondissement de Paris.La Direction nationale desenquêtes fiscales (DNEF) sesitue à Pantin au 6 bis de larue Courtois, dans le « 9.3 »,de même que la Directiondes vérifications nationaleset internationales (DVNI).La Direction des grandesentreprises (DGE) est juste àcôté, au numéro 8.

La Direction nationale devérification des situationsfiscales (DNVSF) loge au34 rue Ampère dans le17e arrondissement. Tandis

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que la cellule derégularisation de BernardCazeneuve, qui en dépend,se trouve au 17 place del’Argonne dans le19e arrondissement. LaDNVSF s’occupe despersonnes physiques dontles enjeux fiscaux sontimportants. C’est pourquoiles dossiers des fraudeurs dela liste HSBC, ayantdissimulé les avoirs les plusélevés, ont été confiés à laDNVSF par la DNEF.

La DNVSF, la DVNI et laDNEF sont des directionsrattachées aux servicescentraux de la DGFiP

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(Direction générale desfinances publiques) dont lescompétences s’exercent enparticulier dans le domainedu contrôle fiscal. Au1er janvier 2015, ces troisdirections totalisaient1 161 fonctionnaires, soitrespectivement 244 pour laDNVSF, 494 pour la DVNIet 423 pour la DNEF. MaisBercy n’a pas le monopolede la traque à la fraudefiscale.

La Division nationaled’investigation financière etfiscale (DNIFF), installée àNanterre, relève de laDirection centrale de la

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police judiciaire, et donc duministère de l’Intérieur. LaDNIFF traite au niveaunational les enquêtesconcernant les infractions audroit pénal des affaires, lesatteintes à la probité et ladélinquance fiscale. Lesenquêtes gérées par laDNIFF peuvent concernerdes dossiers techniques etcomplexes impliquant despersonnalités de premierplan. Cette directioncomprend trois brigades : laBrigade de répression de ladélinquance financière(BRDFI), la Brigadecentrale de lutte contre lacorruption (BCLC) et la

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Brigade nationale derépression de la délinquancefiscale (BNRDF). Cettedernière brigade estcompétente pour mener desenquêtes en matière defraude fiscale relevant demontages complexes etpassant par des paradisfiscaux. L’Office central delutte contre la corruption etles infractions financières etfiscales (OCLCIFF), créé le25 octobre 2013 à la suite del’affaire Cahuzac, est issu dela DNIFF. Il effectue desenquêtes dans les domainesde la corruption nationale etinternationale, des atteintes àla probité, des infractions au

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droit des affaires, de lafraude fiscale complexe etdu blanchiment de cesinfractions. C’est donc cetteinstitution qui a en chargel’affaire des époux Balkany.Elle comprend près d’unecentaine de fonctionnaires :policiers, gendarmes, maisaussi agents de la Directiongénérale des financespubliques ayant, pour laplupart, acquis la qualitéd’officier fiscal judiciaire.

La dispersion géographique et lecloisonnement institutionnel, dont lepanorama présenté ici est loin d’être

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exhaustif, suffisent à mettre en évidenceune complexité et une opacité en phaseavec celles du code des impôts et de sesmultiples failles bien connues des plusriches et de leurs avocats fiscalistes. Cecloisonnement entre services relevant dedirections liées à des ministères différentsne fait qu’aggraver une logiqued’individualisation du travail des agentschargés d’enquêter, de traquer ou decontrôler la fraude fiscale.

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QUI SONT LES TOUT-PUISSANTS MINISTRESDU BUDGET ?

Le ministre du Budget a des pouvoirsconsidérables en matière de fraude fiscalepuisqu’il peut décider de solliciter ou nonla Commission des infractions fiscales, oud’aiguiller les repentis vers leconfessionnal. Mais un ministre du Budgetest aussi un homme ou une femmepolitique inséré(e) dans des réseaux dontles pressions pourront l’influencer vers lasévérité ou l’indulgence. Éric Woerth fut letrésorier de l’UMP de 2002 à 2010, leprésident de l’Association du financementpour la campagne de Nicolas Sarkozy en2007, et il continua de récolter des fonds

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pour l’UMP entre 2007 et 2010, alorsmême qu’il était le ministre du Budget deNicolas Sarkozy. Il avait la possibilité desaisir ou non la CIF tout en gérant lesdonations des sympathisants du parti aupouvoir. Il était même responsable dupremier cercle des donateurs, c’est-à-diredes plus généreux, dont LilianeBettencourt et Guy Wildenstein.

L’histoire tend à se répéter entre l’UMPet le PS. Henri Emmanuelli, députésocialiste dès 1978, ancien banquier en tantque directeur adjoint de la Compagniefinancière Edmond de Rothschild, a éténommé ministre du Budget en 1983, sousle premier mandat de François Mitterrand.Il était alors trésorier du Parti socialiste. Sile conflit d’intérêts n’est pas un délitsanctionné pénalement dès lors qu’il n’y a

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pas prise illégale d’intérêts, il engendretoujours une situation pour le moinsdélicate, puisque la personne est alors enposition de pouvoir profiter de sa situation(emploi, responsabilité électorale…) pourobtenir des avantages matériels ou morauxpour lui-même ou pour ses proches.Situation fréquente pour les dominants,due à la combinaison de positionsd’autorité en divers domaines. Après lanomination d’Emmanuel Macron, associé-gérant de la même banque Rothschild,comme ministre de l’Économie, del’Industrie et du Numérique en août 2014,et la polémique qui s’est ensuivie, HenriEmmanuelli a mis un point d’honneur à sedifférencier de lui : « J’étais directeuradjoint, salarié, et lui associé-gérant. Lesalaire n’est pas le même… »

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Jérôme Cahuzac, gendarmeet fraudeur

Nous avons ouvert un cahier pour noter lesmésaventures de Jérôme Cahuzac, le25 juillet 2012, après avoir lu un article duMonde annonçant que, devenu ministre duBudget, ce membre éminent du Partisocialiste était venu à la rescousse de sonprédécesseur à ce poste, Éric Woerth, enaffirmant que celui-ci avait été dans sonbon droit en vendant l’hippodrome deCompiègne pour 2,5 millions d’euros.Pourquoi une telle précipitation às’exprimer ainsi sur le sujet de la part deJérôme Cahuzac ? Alors qu’il y avait tant àfaire pour redresser les comptes après tousles cadeaux faits aux plus riches parNicolas Sarkozy, pourquoi avoir sollicité,

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dès sa prise de fonction en mai 2012, unami, Philippe Terneyre, professeur agrégéde droit public à l’université de Pau, pourrédiger un rapport d’expertise sur l’affairede l’hippodrome ? Éric Woerth est alorstémoin assisté dans le cadre de laprocédure pour « prise illégale d’intérêts »ouverte par la Commission des requêtes dela Cour de justice de la République.Pourquoi avoir pris les devants alors queles magistrats n’avaient pas fini leurtravail ?

Fabrice Arfi raconte le choc qu’aconstitué pour lui aussi cet article duMonde. « C’est à cet instant précis que jedécide de m’intéresser en profondeur àJérôme Cahuzac, me rappelant monétrange sensation lors de notre coup de filau moment de l’affaire Bettencourt27. »

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Persuadé que Jérôme Cahuzac, alorsprésident de la Commission des financesde l’Assemblée nationale, pourrait être, ence mois de juin 2010, un interlocuteurintéressant à propos des comptes deLiliane Bettencourt non déclarés en Suisse,Fabrice Arfi prend donc contact avec lui.« Au téléphone, je découvre un hommetrès pudique sur l’affaire et étonnammenten arrière de la main sur le cas ÉricWoerth. Ce sentiment se renforce le20 juin 2010 quand, à l’antenne deRadio J, le même Cahuzac déclare qu’iln’y a pas d’affaire Bettencourt. “Woerthest un honnête homme”, lâche même ledéputé28. »

Si Jérôme Cahuzac n’est pas un héritier,il n’en est pas moins un parfaitreprésentant de l’oligarchie, avec sa

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trajectoire de chirurgien reconverti enspécialiste des implants capillaires, saclinique avenue de Breteuil, dans le7e arrondissement de Paris, sa proximitéavec les laboratoires pharmaceutiques, sacommunicante issue du groupe deStéphane Fouks, Euro RSCG, le même quigère ou a géré les affaires DominiqueStrauss-Kahn et Bettencourt.

Un inspecteur des Impôts, RémyGarnier, avait signalé, dès le mois dejuin 2008, soupçonner l’existence enSuisse d’un compte non déclaré détenu parun député. Alerté, Éric Woerth n’avait pasdonné suite à cet avertissement29. Lamansuétude de Jérôme Cahuzac à l’égarddes bizarreries observées dans l’achat del’hippodrome de Compiègne (affaire dans

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laquelle Éric Wœrth a finalement bénéficiéd’un non-lieu) pourrait-elle n’être qu’unsimple renvoi d’ascenseur ?

Mediapart révèle, au début du mois dedécembre 2012, que le ministre du Budgetest probablement détenteur d’un compte enSuisse non déclaré. L’adversaire de JérômeCahuzac aux élections municipalesde 2008 à Villeneuve-sur-Lot, MichelGonelle, dit avoir téléphoné, dès le15 décembre 2012, à Alain Zabulon,directeur adjoint du cabinet du président dela République François Hollande, pourconfirmer que la personne que l’on entendsur l’enregistrement dévoilé par Mediapartest bien Jérôme Cahuzac. « Ce quim’embête, c’est que j’ai toujours uncompte ouvert à l’UBS, dit cette personne.Ça me fait chier d’avoir un compte ouvert

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là-bas ; UBS, c’est quand même pasforcément la plus planquée des banques. »Ce message avait été enregistré par lerépondeur de Michel Gonelle qui n’avaitpas raccroché son téléphone après uneconversation avec Jérôme Cahuzac alorsque celui-ci entreprenait une nouvelleconversation téléphonique avec songestionnaire de patrimoine, Hervé Dreyfus.L’Élysée n’avait pas donné suite.

Quand l’affaire éclate au grand jour,Pierre Moscovici, alors ministre del’Économie et des Finances, lance uneenquête administrative a minima auprès dela Suisse. Pour savoir si Jérôme Cahuzac ades avoirs dans ce pays, l’administrationde Bercy fait jouer l’accord qu’elle a signéavec la Suisse en 2009. « La réponse desautorités helvètes est négative. Le traité

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d’échanges à la demande, autrement dit,blanchit le blanchisseur. C’est l’enquêtejudiciaire indépendante qui établiraquelques semaines plus tard qu’en réalitéle compte a été transféré à Singapour, cequi poussera le ministre à la démission30 »,comme l’écrit Gabriel Zucman. L’enquêteadministrative a été décidée à la suited’une réunion, le 16 janvier 2013, àlaquelle participaient François Hollande,Jean-Marc Ayrault, Pierre Moscovici etJérôme Cahuzac lui-même. Tout se passantcomme si Bercy avait cherché à empêcherou à freiner le travail de la justice. « Enconduisant une enquête administrative, àsa main et avec son administration, écritFabrice Arfi, Bercy court-circuitaitl’enquête judiciaire en cours31. »

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Le procureur de la République de Paris,François Molins, a en effet ouvert, sous lapression de Mediapart, le 8 janvier 2013,une enquête préliminaire pour« blanchiment de fraude fiscale » visant leministre chargé de lutter contre la fraudefiscale. Non seulement le gouvernementjouait un jeu étrange, mais les grandsmédias militants du bourgeoisisme, pour lebonheur de leurs actionnaires, n’ont passoutenu leurs collègues de Mediapart quiont dû tenir bon face à toutes les pressions.C’est précisément pour que l’affaireCahuzac ne retombe pas comme un souffléque Mediapart a déposé cette plainteauprès du parquet de Paris.

L’initiative vis-à-vis de la Suisse n’a pasété appréciée par les fonctionnaires duTrésor. « On en retient quoi ? se demande

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Catherine Thiébaut, syndicaliste SolidairesFinances publiques. Qu’on enquête enSuisse… et qu’on ne trouve rien alors quela justice, elle, y parvient ! Cela fait passerles agents du fisc pour des incapables sansmoyens. Alors que nous savions, nous, quela méthode employée n’était pas la bonneet qu’elle ne pouvait pas aboutir32 ! » Labonne méthode n’était guère envisageablepuisqu’il aurait fallu que le ministre duBudget fraudeur se signale lui-même à laCommission des infractions fiscales placéesous son autorité !

Lorsque, le 2 avril 2013, JérômeCahuzac finit par avouer, il est aussitôtexclu du gouvernement. Ce que Jean-MarcAyrault, Premier ministre, regrette : « Cefut un excellent ministre du Budget auservice de la France. » Comment une telle

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appréciation est-elle formulable face à unetelle forfaiture ? Quant à BernardCazeneuve, on se souvient que sespremiers mots en tant que ministre duBudget furent : « On ne remplace pasJérôme Cahuzac, on lui succèdemodestement. » La solidarité de classeprime sur les évaluations politiques. On enressort avec le sentiment que le seul tort deJérôme Cahuzac aura finalement été de sefaire prendre et d’avouer – ce qui en ditlong sur l’ampleur et la banalité despratiques de dissimulation fiscale dans leshautes sphères de la société.

Rétrospectivement, les témoignages àson égard prennent de la saveur. Ainsi,raconte Éric Bocquet, sénateurcommuniste du Nord, « juste aprèsl’annonce de la volonté de Bernard Arnault

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de partir s’exiler en Belgique, je décide,dans le cadre des questions augouvernement, de poser une question surl’évasion fiscale. Je l’avais préparée àl’adresse de Pierre Moscovici, noussommes en septembre 2012, il est alorsministre de l’Économie et des Finances,mais il est absent. Alors c’est JérômeCahuzac, ministre du Budget, qui merépond. Cela fut un grand moment. Car ilse lève et parle très brillamment comme àson habitude. Un huissier lui avait aupréalable apporté un exemplaire de notrerapport sur les paradis fiscaux publié enjuin 2012. Jérôme Cahuzac dit : “Vousavez raison de considérer qu’il n’est pasjuste que certains se croient au-dessus deslois alors qu’on demande aux Français defaire des efforts considérables, mais legouvernement s’en occupe.” Je me suis

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toujours demandé, conclut Éric Bocquet,ce qui pouvait se passer à l’intérieur de cethomme, à ce moment-là, lui qui possédaitalors un compte non déclaré en Suisse ».

« Pour l’affaire Cahuzac, le présidentn’a rien vu venir, écrit ValérieTrierweiller, ancienne compagne deFrançois Hollande. Non, évidemment non,je n’ai pas de preuve. Mais j’ai des yeux etde la mémoire. Ma première alerte remonteà quelques années plus tôt. J’anime alorsune émission politique sur Direct 8 etj’assiste stupéfaite à un numéro de JérômeCahuzac face à Marine Le Pen. Monéquipe et moi en sommes choquées :député socialiste, il se comporte devantelle comme un adolescent devant une stard’Hollywood, avec une déférence totale.Quelque chose ne colle pas. Et quand

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Mediapart révèle que son compte en Suisseavait été ouvert par un ami de sa famille,un avocat d’extrême droite, proche deMarine Le Pen, les pièces du puzzles’emboîtent33. »Jérôme Cahuzac a étérenvoyé en correctionnelle le 19 juin 2015.Il comparaîtra pour fraude fiscale etblanchiment de fraude fiscale, des faitspassibles d’une peine pouvant aller jusqu’àsept ans de prison, une amende de2 millions d’euros et une sanctiond’inéligibilité.

Le conflit d’intérêts se décline à traversles positions occupées dans le secteuréconomique et simultanément dans lechamp politique. Lorsqu’on est, parexemple, avocat et député. La classedominante est un maillage où la confusiondes genres est inextricable. D’où le

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sentiment de puissance et d’impunité deses agents sociaux vivant sur une toiled’araignée dont ils ne sont jamais lamouche. Sauf lorsqu’un journaliste fait sontravail ou qu’un conflit familial surgit etvient casser les montages les plussophistiqués.

Éric Woerth et JérômeCahuzac dans l’affaireHSBC

L’affaire des fraudeurs français de la filialesuisse du groupe HSBC a permis derévéler les motivations du ministère duBudget dans le traitement d’une fraudefiscale dont la réalité dépasse la fiction.

Éric Woerth, alors ministre du Budgetsous la présidence de Nicolas Sarkozy,

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avait déclaré ne pas pouvoir utiliser la listede noms dévoilée par Hervé Falcianipuisque cette liste « dérobée » avait desorigines illicites. Ce lanceur d’alerte,auditionné au Sénat le 16 juin 2013 enréponse à une question de la sénatricesocialiste Marie-Noëlle Lienemann, aprécisé que « les déclarations d’un ministreévoquant des données volées constituentune manipulation ainsi qu’une entrave.[…] Ce ministre a par la suite brandi uneliste de noms ; il aurait pu n’en parlerqu’un an plus tard, laissant ainsi le tempsaux institutions judiciaires d’enquêter sansque les personnes visées ne soientalertées34 ».

Dans le cadre de la même auditiondevant le Sénat, le président de cettecommission sur l’évasion fiscale, François

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Pillet, a demandé à Hervé Falciani s’il étaitexact qu’il n’avait pas pu rencontrerJérôme Cahuzac lorsqu’il avait souhaité luiremettre des informations. « Je vous leconfirme », a répondu tout net HervéFalciani. Marie-Noëlle Lienemannl’interroge un peu plus tard sur les raisonsde son séjour en Espagne : « Vousindiquez ne pas avoir en France toutes lesgaranties de pouvoir aller au bout del’exploitation de vos observations. Vousmettez également en exergue le danger quecela représente pour votre personne. Avez-vous choisi de partir en Espagne parce quele mécanisme judiciaire espagnol vouspermettait d’aller vers un traitementjudiciaire du dossier ou était-ceuniquement lié aux menaces reçues ?— Plusieurs paramètres ont influencé monchoix, précise Hervé Falciani. La

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nomination de M. Cahuzac au ministère duBudget ne me semblait pas favorable…J’insiste sur le fait que l’évasion fiscale estpratiquée par des dirigeants des plusgrandes instances bancaires européennes.Ce point est acquis en Espagne. Jereconnais que je ne m’attendais pas àpasser cinq mois en prison… Je représenteune menace pour le bien le plus précieuxdes banques privées : leur réputation. Lesimple fait que vous me receviez ici et quedes moyens de lutte soient engagés vaaffaiblir les menaces à mon encontre35. »

Mais, dès 2010, affirme Fabrice Arfi,alors que Jérôme Cahuzac était présidentde la Commission des finances del’Assemblée nationale, commission dontles pouvoirs d’investigation sur tout ce quiconcerne la fraude fiscale sont importants,

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il « a été destinataire […] d’informationsextrêmement précises sur les opérationsillicites de la banque HSBC » et « il n’arien fait de ces informations. Il étaitconcerné personnellement par la fraudefiscale. Il avait lui-même recours auxservices des banques pour pouvoiréchapper à l’impôt et dissimuler desavoirs. Contrairement à ce qu’il a indiqué àune commission d’enquête à l’Assembléenationale, son frère était bien membre ducomité exécutif de HSBC France aumoment de ces faits »36.

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BERCY, TOUJOURSAU SERVICEDES PUISSANTSETDES NANTIS

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Cadeau de Noël pourNeuilléens fortunés

À l’approche des fêtes de fin d’année, endécembre 2013, Bernard Cazeneuve,encore ministre du Budget, annule unredressement fiscal de 450 000 eurosréclamé à l’Association Résidence Club deNeuilly (ARCN), dont la présidente,madame Weiss, était à ce moment-là labelle-mère de Gérard Larcher, sénateurUMP, ancien et actuel président du Sénat.Or l’ARCN est non seulement uneassociation à but lucratif, mais elle estréservée aux 200 copropriétaires quipaient, selon Le Canard enchaîné du7 janvier 2015, 1 150 euros par mois pourprofiter du restaurant et de la bibliothèquegérés par l’association de cette maison de

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retraite pour Neuilléens fortunés. Unelettre personnelle de Gérard Larcher a suffià susciter la réponse suivante de BernardCazeneuve. « Monsieur le Président, vousavez bien voulu attirer mon attention sur lasituation fiscale de l’AssociationRésidence Club de Neuilly […] quiexploite une résidence avec services pourpersonnes âgées. Il en résulte undégrèvement global de 449 184 euros quisera prononcé en faveur de l’ARCN. Jevous prie de croire, Monsieur le Président,à l’assurance de ma haute considération. »Signé Bernard Cazeneuve, après un « biencordialement » manuscrit. Le tout sous ladevise de la République française,« Liberté, égalité, fraternité ».

Mais, bien entendu, le ministre généreuxpour les siens n’a fait que signer la réponse

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des services de la Direction générale desfinances publiques à la demande soumisepar le cabinet du ministre au Budget,assurant au Canard enchaîné qu’il « n’y aeu aucune intervention pour influencer cecontrôle ».

Sapin de Noël pourles riches

Les politiques de droite ou de la gauchelibérale offrent aux plus nantis lapossibilité de se repentir quand ils ontfraudé le fisc, mais aussi de profiter deniches fiscales qui viennent encore allégerleurs impôts. Selon le rapport de la Courdes comptes de 2013, 464 niches fiscalesfont perdre à l’État 70 milliards d’eurospar an. En 2010, l’Inspection générale des

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finances avait estimé que, entre les nichesfiscales et les niches sociales, le manque àgagner s’élevait à 110 milliards d’eurospour les recettes annuelles de l’État. Parailleurs, l’ISF n’a rapporté en 2013 que4,3 milliards d’euros, soit 730 millionsd’euros de moins qu’en 2012. Cettedifférence s’explique par le plafonnementrétabli par la loi de finances de 2013 quilimite le taux d’imposition maximum à75 % des revenus. Ce plafonnement coûteaussi cher que le bouclier fiscal de NicolasSarkozy. Il favorise également les plusfortunés : 7 630 assujettis ont vu leurimpôt diminuer en moyenne, entre 2012et 2013, de 100 000 euros !

Mais, pour les plus riches, ce n’estjamais assez. Aussi Michel Sapin a-t-ildécidé, à la fin d’octobre 2014, de

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renoncer à la taxation des dividendes. Dansle cadre du projet de loi de financement dela Sécurité sociale (PLFSS) pour 2015, lesdéputés avaient en effet voté unedisposition visant à soumettre certainsdividendes au paiement de cotisationssociales pour éviter des pratiquesd’optimisation fiscale des patrons, dontcertains membres choisissent de verser àeux-mêmes ou à leur famille desdividendes plutôt que des salaires, dont lescharges sociales sont plus élevées. Le reculde Michel Sapin s’explique par un Medeftrès en colère, mené au combat par sonprésident Gattaz qui a su faire savoir que sil’on prélevait sur les dividendes, quirémunèrent un risque, on allait àl’affrontement. « Faire peser des chargesest socialement absurde. » Pour cethéritier, prélever quoi que ce soit sur les

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profits est un crime. Courageusement,Michel Sapin s’est incliné, faisant valoirque si le patronat n’est pas d’accord, c’estqu’il a raison. « Un amendement qui n’estpas compris, c’est un amendement qui estmauvais. Le gouvernement demandera auParlement de modifier et de retirer cettedisposition. »

Le serpentde mer de la taxeTobin

Dans le cadre desdiscussions européennesportant sur les modalités de

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la fameuse taxe Tobin, il aété proposé une taxe sur lestransactions financières avecun prélèvement de 0,1 % surles échanges d’actions, et de0,01 % sur les produitsdérivés37. Noël approchant,Sapin Michel proposa que lataxe sur les dérivés n’enconcerne que 3 %, ceuxconnus sous le nom de CDS(credit default swaps), quiseraient seuls à supporter lacroix fiscale. 97 % desproduits dérivés, diablotinsgénérateurs de profits sanscause et de richesses sansraison, vont continuer àbourgeonner pour donner debeaux fruits. Si le produit

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intérieur brut mondial, c’est-à-dire la totalité desrichesses produites à traversle monde, s’élevait en 2013à 85 000 milliards d’euros,les seuls produits financiers,tels que les dérivés,représentaient huit fois plus,soit 680 000 milliardsd’euros. Ces colossalestransactions permettent dedissimuler et de blanchir descourants financiers fruits despéculations n’ayant pasd’autre but quel’enrichissement desspéculateurs. Que lecapitalisme est généreux, luiqui permet de s’enrichirainsi sans que personne n’y

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comprenne rien. Cettedécision de Michel Sapins’inscrit dans desdiscussions européennes quin’ont finalement abouti àaucun accord, le 9 décembre2014, lors du sommet Ecofinqui avait au menu la taxe surles transactions financières.Pourquoi les David Cameronet autres responsablespolitiques au service de lafinance dérégulée refusent-ils cette taxe sur lestransactions financières ?Elle serait minime, mais,compte tenu de l’ampleurdes transactions, ellerapporterait beaucoup etpermettrait le

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développement desprotections sociales et desservices publics. Pourquois’opposent-ils avec cettedétermination à une mesurefinalement symbolique ? Laprincipale raison doitcertainement être liée au faitque cette taxe sur lestransactions financièresouvrirait la brèche pour unsystème fiscal international.L’horreur absolue ! Fini lesconcurrences entre les Étatspour s’attirer les riches et lesmultinationales, et poursaigner les peuples. Fini lesjoyeuses spéculationséchappant à tout contrôle, où

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s’ébattent les fruits desdissimulations fiscales. Laclarté, c’est l’enfer.

Toujours en cette fin d’année 2014, legouvernement a manifesté son souci desanctuariser le crédit d’impôt recherche(CIR) en repoussant un amendementdéposé par des députés socialistes,notamment par la rapporteure générale duBudget, Valérie Rabault. Cet amendementvisait à éviter que les entre-prises, enfilialisant leurs dépenses de recherche et dedéveloppement, puissent maintenir cesmontants sous le plafond de 100 millionsd’euros, qui permet de bénéficier d’un tauxplus avantageux. « Pour être efficace, cedispositif, désormais performant, a besoin

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de stabilité », a expliqué Christian Eckert,secrétaire d’État au Budget depuisaoût 2014. Le CIR suscite des controversesà la hauteur des montants en jeu :6 milliards d’euros environ par an enmoins dans les recettes fiscales. Or cesmilliards d’allégements fiscaux pour lesentreprises se font au détriment desmilliards qui devraient être consacrés à larecherche publique, au CNRS et dans lesgrands organismes nationaux. Les6 milliards d’euros du CIR représentent en2014 le double du budget du CNRS !Entre 2006 et 2013, alors que les dépensesbudgétaires pour la recherche publiquen’ont augmenté que de 8 % en eurosconstants, le CIR, lui, a flambé de 244 % !Depuis 2008 et son déplafonnement auprofit des grandes entreprises, le CIR s’esttransformé en un nouveau moyen

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d’optimisation fiscale. C’est certainementau nom du secret fiscal que le rapport duSénat sur la « réalité du détournement ducrédit d’impôt recherche », rédigé par lasénatrice communiste Brigitte Gonthier-Maurin, a été refusé le 9 juin 2015 par lacommission d’enquête et mis au pilon. Lesélus de la République n’ont même plus ledroit de faire connaître l’usage que lesentreprises font de l’argent public. Qu’ensera-t-il quand les textes concernant lesecret des affaires seront entrés envigueur ? L’argent a pris le pouvoir.

D’autres amendements, déposés parValérie Rabault et la députée socialisteKarine Berger, cherchaient à limiter lecrédit d’impôt compétitivité emploi(CICE). Ils ont été également rejetés encette fin d’année 2014, de même que ceux

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visant à contrôler et limiter les mesuresd’optimisation fiscale prises par lesentreprises. Il s’agissait en particulier decontraindre les cabinets d’avocatsfiscalistes et autres cabinets de conseil auxentreprises à déclarer les schémasd’optimisation fiscale qu’ils leurproposent.

Les recettes fiscalesdiminuent

Malgré toutes les réductions imposées auxdépenses publiques, à l’État, auxprotections sociales et aux collectivitésterritoriales, la prévision du déficit 2014est de 88,2 milliards d’euros, soit4,3 milliards d’euros de plus que ce quiavait été programmé lors du collectif

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budgétaire de juillet 2014. À force decadeaux aux entreprises, c’est-à-dire auxactionnaires, avec le CICE et le derniercadeau baptisé « Pacte de responsabilité »qui représente 40 milliards d’euros en troisans de prélèvements en moins sur lesentreprises, il n’est pas étonnant quel’impôt sur les sociétés, qui était de60 milliards en 2012, ne soit plus que de34 milliards en 2014. Et, bientôt, il n’y enaura peut-être plus du tout, comme l’adéclaré Gilles Carrez, le président UMP dela Commission des finances del’Assemblée nationale : « À forced’accumuler des crédits d’impôt, comme lecrédit d’impôt compétitivité emploi ou lecrédit d’impôt recherche, à ce rythme-là,bientôt il n’y aura plus du tout d’impôt surles sociétés. » Les recettes de l’impôt sur lerevenu étant également en baisse de

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6 milliards d’euros à cause des gels dessalaires et de la généralisation du travailprécaire, les ministres de Bercy n’aurontplus qu’à proposer une hausse généraliséede la TVA, l’impôt le plus injuste qui soit,mais qui rapporte plus de la moitié desrecettes fiscales de l’État. Les socialistesen costume-cravate oseront-ils le faire ?

Notes du chapitre 2

1. Claude DUMONT-BEGHI, L'Affaire Wildenstein,op. cit., p. 151.

2. SÉNAT, L'Évasion fiscale internationale, et si onarrêtait ?, op. cit., p. 685, 686 et 687.

3. Ibid., p. 708.4. SÉNAT, L'Évasion fiscale internationale, et si on

arrêtait ?, op. cit., p. 907.5. Ibid.6. Antoine PEILLON, Ces 600 milliards qui manquent à

la France. Enquête au cœur de l'évasion fiscale, Paris,

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Seuil, 2012, p. 57.7. Propos de Roland Veillepeau recueillis par Fabrice

LHOMME et Gérard DAVET, « Swissleaks : “En France, lalutte contre la fraude fiscale internationale estinopérante” », Le Monde, 11 février 2015.

8. SÉNAT, L'Évasion fiscale internationale, et si onarrêtait ?, op. cit., tome II, p. 871.

9. Ibid., p. 881.10. SÉNAT, Évasion des capitaux et finance : mieux

connaître pour mieux combattre, op. cit., p. 179.11. Antoine PEILLON, Corruption. Nous sommes tous

responsables, Paris, Seuil, 2014, p. 88.12. Michel FOUCAULT, Surveiller et Punir, Paris,

Gallimard, 1975, p. 89.13. Brunon AUBUSSON DE CAVARLAY, « Hommes,

peines et infractions : la légalité de l'inégalité », L'Annéesociologique, vol. 35, no 2, 1985.

14. Statistiques établies par Le Monde à partir durapport de 2014 sur l'activité du STDR, concernant lesavoirs non déclarés à l'étranger, remis aux présidents etaux rapporteurs généraux des Commissions des financesde l'Assemblée nationale et du Sénat.

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15. Thomas JOHNSON et Laurent MAUDUIT, Tapie et laRépublique : autopsie d'un scandale d'État, NovaProductions, Institut national de l'audiovisuel, 2015.

16. Laurent BONELLI, « Une naturalisation de ladélinquance, le récidiviste, voilà l'ennemi ! », Le Mondediplomatique, août 2014.

17. Éric VERNIER, Techniques de blanchiment etmoyens de lutte, Paris, Dunod, 2013, p. 119.

18. Selon les journalistes Gérard DAVET et FabriceLHOMME, « Patrick Balkany mis en examen dans uneaffaire d'évasion fiscale », Le Monde, 22 octobre 2014.

19. C'est ainsi que Marie-Cécile GUILLAUME

anonymise les Balkany dans Le Monarque, son fils, sonfief, Paris, Éditions du Moment, 2012, p. 81-90.

20. ASSEMBLÉE NATIONALE, Le Traitement parl'administration fiscale des informations contenues dansla liste reçue d'un ancien salarié d'une banque étrangère,rapport d'information no 1235, Christian Eckert,rapporteur général, Paris, 2013, p. 8 (assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i1235.asp).

21. Hervé FALCIANI avec la collaboration d'AngeloMINCUZZI, Séisme sur la planète finance. Au cœur du

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scandale HSBC, La Découverte, « Cahiers libres », Paris,2015, p. 85.

22. COUR DES COMPTES, Rapport public annuel 2012,février 2012.

23. Hervé FALCIANI, op. cit., p. 74.24. Idem.25. SÉNAT, L'Évasion fiscale internationale, et si on

arrêtait ?, op. cit., p. 1189.26. ASSEMBLÉE NATIONALE, Le Traitement par

l'administration fiscale des informations contenues dansla liste reçue d'un ancien salarié d'une banque étrangère,op. cit., p. 8.

27. Fabrice ARFI, avec la rédaction de MEDIAPART,L'Affaire Cahuzac, en bloc et en détail, Paris, DonQuichotte/Seuil, 2013, p. 18.

28. Ibid., p. 15.29. Selon le documentaire Des hommes politiques au-

dessous de tout soupçon, numéro 3 de La GrandeÉvasion fiscale de Patrick BENQUET, Nilaya Productions,documentaire diffusé en novembre 2013 sur France 5 etaccessible sur YouTube.

30. Gabriel ZUCMAN, La Richesse cachée des nations,op. cit., p. 69.

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31. Fabrice ARFI, avec la rédaction de MEDIAPART,L'Affaire Cahuzac, en bloc et en détail, op. cit., p. 147.

32. Entretien accordé au Monde, 6 avril 2013.33. Valérie TRIERWEILLER, Merci pour ce moment,

Paris, Les Arènes, 2014, p. 269.34. SÉNAT, Évasion des capitaux et finance : mieux

connaître pour mieux combattre, op. cit., p. 272.35. Ibid., p. 280-281.36. Ibid., p. 185-186. Ce frère, Antoine Cahuzac, est

même, depuis 2011, président du directoire de la banqueHSBC Private Bank (France).

37. Selon www.boursilex.com, « les produits dérivéssont des actifs financiers qui consistent en des droits àterme ou des droits conditionnels résultant de contrats oude promesses de contrats. Ils sont liés à des actifs ouindices sous-jacents et leur valeur dépend de l'évolutionde ces actifs ou indices entre la conclusion du contrat etson dénouement. La valeur du produit est ainsi dérivée decelle des actifs sous-jacents. Les actifs sous-jacentspeuvent être par exemple un taux d'intérêt, une devise etson taux de change, une valeur mobilière et sa valeur,

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une matière première et sa valeur ». Le site d'Attac offreune analyse détaillée de ce produit financier dont la seuleraison d'être est la spéculation (http://france.attac.org).

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3. LE FONCTIONNEMENTOLIGARCHIQUEDEL’ÉVASIONFISCALE

Les journalistes des grands médias dontles propriétaires sont des oligarques,comme Serge Dassault, Vincent Bolloré ouBernard Arnault, présentent l’évasion et lafraude fiscales en vous faisant rêver auxîles exotiques avec palmiers et mer bleueturquoise. Cette imagerie aux évocationsvoyageuses, Bermudes, Bahamas ouSeychelles, cache le cœur du système,beaucoup plus trivial, avec ses banques etses cabinets d’avocats. Cette évocation

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quasi romantique de la fuite devant le fiscmérite d’être ramenée à la réalité. Lafraude fiscale et son opacité sont le résultatde la mobilisation d’une classe avec sesbanquiers, ses économistes, ses politiciens,ses fiscalistes et ses journalistes. Ilsutilisent les concurrences entre pays etrendent légal ce qui est illégitime et parfoiscriminel quant aux conséquences sur lespopulations les plus démunies.

La fraude peut être aussi le fait decatégories sociales populaires oumoyennes, avec le travail au noir ou lanon-déclaration du travail de la conjointedans l’entreprise familiale. Mais cettefraude est différente de celle des richespour, au moins, deux raisons : les montantsconcernés sont relativement faibles et ladémarche reste individuelle. Avec

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l’oligarchie, les montants sont faramineuxet la fraude est collective, c’est une affairede classe.

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FRAUDEOU OPTIMISATIONFISCALE ?

La défense des fraudeurs, qu’il s’agisse departiculiers ou de dirigeants demultinationales, est toujours la même : cen’est pas de la fraude, mais del’optimisation fiscale. Pourquoi se priverdes possibilités offertes par les paradisfiscaux ?

Mais qui a décidé de construire uneEurope fondée sur le dumping fiscal avecdes concurrences entre le Luxembourg, laBelgique, le Royaume-Uni, l’Irlande ou lesPays-Bas ? Ce sont des Jean Monnet, desJacques Delors et autres Jean-ClaudeJuncker, des hommes politiques bien réels

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qui, en toute connaissance de cause, ontexigé le vote à l’unanimité pour lesquestions fiscales. Un seul paradis fiscaleuropéen peut ainsi s’opposer à toutemesure s’inscrivant dans une lutte pourl’harmonisation fiscale. « Par conséquent,écrit le magistrat Jean de Maillard, lesparadis fiscaux n’existent pas contre lesÉtats, mais grâce à eux1. » Quels sont lesprocessus politiques qui ont été mis enœuvre pour aboutir à ce que des centainesde filiales d’entreprises ou de banquespuissent être localisées, légalement, dansdes paradis fiscaux ?

L’élimination des doublesimpositions

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Avec l’instauration de l’impôt sur lerevenu et les sociétés, après la PremièreGuerre mondiale, et la mondialisationgrandissante des échanges, la Société desNations (SDN) a, dès 1918, sur propositiondu président des États-Unis, ThomasWoodrow Wilson, procédé à l’éliminationdes doubles impositions. Le comitéfinancier de la SDN a nommé, le1er octobre 1922, un comité d’experts sur« la double taxation et l’évasion fiscale »essentiellement composé par desfiscalistes. Ceux-ci retiennent en 1924,après de longs débats, le principe del’imposition dans le pays où s’exerce ladirection de l’entreprise et donc où estdéclaré son siège social. À cette époque,écrivent Christian Chavagneux et ThierryPhiliponnat, « chaque filiale étaitconsidérée comme une entité indépendante

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du reste du groupe. Le principal souci deslégislateurs fiscaux était alors d’éviter que[…] les mêmes activités ne soient taxéesdeux fois, dans le pays d’accueil de lafiliale et dans celui de la maison mère.L’organisation plus mondialisée desentreprises et le recours intensif auxtechniques d’optimisation agressiveconduisent désormais l’OCDE à constaterplutôt une double non-imposition desentreprises2 ». Ce sont des instancessupranationales, non éluesdémocratiquement, qui ont légalisé, aunom de la libre circulation des capitaux etde la compétitivité des entreprises et desbanques, la fraude fiscale avecl’impossibilité d’imposition dans chaqueterritoire où des activités sont exercées,sous le prétexte d’éviter la doubleimposition, celle de la société mère et

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d’une filiale d’un même groupe.

La loi a ensuite été détournée pourplacer la plus grande part possible desbénéfices dans les pays à fiscalité douce,par l’intermédiaire de sociétés filialesad hoc, et les charges dans les pays àfiscalité élevée. C’est ainsi qu’est né leprix de transfert, qui concerne plus de60 % des échanges commerciaux àl’échelle du monde et qui permet auxmultinationales de jouer des échangesentre leurs filiales pour payer le moinsd’impôts possible. « On a de facto laissé sedévelopper un système fou qui récompensela fraude, voire le crime, et décourage lerespect de la loi3 », regrettent AlainBocquet et Nicolas Dupont-Aignan dansleur rapport sur les paradis fiscaux. Cetexemple de l’élimination des doubles

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impositions qui s’est transformée enimposition zéro ou très faible montrecomment les lois peuvent être dévoyées deleurs objectifs initiaux et ce, grâce à ladiversité des pouvoirs concentrés dans laclasse des plus riches.

Les instances de définitiondes paradis fiscaux

Pour comprendre comment la fraude semétamorphose en optimisation fiscale, ilest également nécessaire de se pencher surla liste des paradis fiscaux. Celle-ci estprincipalement conçue par un organismesupranational, l’OCDE, qui ne regroupeque des États développés. Elle classe lespays en trois catégories sur des listesblanche, grise ou noire. Le principe de ce

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classement est le degré d’agressivité dansla captation des fonds qui échappent à lafiscalité d’États qui devraient en disposer.En pratique, le classement des pays relèved’abord de leur capacité à organiser unlobbying efficace.

En France, la liste des pays« fiscalement non coopératifs » (autre nomdes paradis fiscaux dans la novlangue deBercy) est publiée dans le Journal officiel.Au 1er janvier 2014, seuls huit États outerritoires sont considérés par la Francecomme non coopératifs : Botswana,Brunei, Guatemala, îles Marshall,Montserrat, Nauru, Niue, Philippines.Curieusement, les paradis les plusaccessibles géographiquement et ceux quiconcentrent le plus gros des actifs français(Monaco, Andorre, la Suisse, le

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Luxembourg, les Pays-Bas, l’Irlande ouJersey) ne sont pas cités, pas plusd’ailleurs que la Grande-Bretagne, etencore moins l’État américain duDelaware. L’arbitraire de cette listeélaborée par Bercy s’illustre par ladisparition brutale des Bermudes et deJersey au 1er janvier 2014, alors que cesdeux paradis fiscaux battant pavillonbritannique étaient présents sur la listeélaborée quatre mois auparavant, le21 août 2013, par les mêmes ministres. Il yaurait eu, selon Pierre Moscovici, ministrede l’Économie et des Finances, BernardCazeneuve, ministre du Budget, et LaurentFabius, ministre des Affaires étrangères,des marques de bonne volonté de la part deces deux paradis fiscaux pour coopéreravec l’administration fiscale française surdes cas de fraude présumée. En réalité,

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c’est au lobbying des milieux financiersque l’on doit attribuer cette mansuétude.La volte-face a permis de débloquer uncertain nombre de dossiers, apportant àleurs titulaires un soulagement certain car,comme l’explique la journaliste du MondeAnne Michel, « l’inscription sur la listenoire, si elle excède douze mois, impliquedes mesures de rétorsion financièressévères pour les entreprises présentes dansles territoires fichés et pour les fluxfinanciers y transitant. Le maintien desBermudes, berceau de la réassurancemondiale, sur la liste noire aurait entraînéun prélèvement forfaitaire à la source de75 % sur les produits de placement ».

Les banquiers et les réassureurs ont ainsiconvaincu Bercy. Le métier desréassureurs consiste à assurer des assureurs

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sur les risques qu’ils couvrent et les pertesqu’ils encourent. Les Bermudes se sontsurtout spécialisées dans la réassurance descatastrophes naturelles. Le réchauffementclimatique donne donc déjà lieu à desspéculations et autres juteuses affairesfinancières. Ce paradis fiscal détient 8 %du marché mondial sur ce créneau. DenisKessler, le bras droit de Pierre Gattaz aprèsavoir été celui du baron Ernest-AntoineSeillière de Laborde, est le patron de lasociété SCOR, spécialisée dans le domainede l’assurance et de la réassurance. Il estaussi le président de la Fédérationfrançaise des assureurs privés et leprésident du cercle Le Siècle, qui regroupedes hommes politiques, des financiers etdes journalistes triés sur le volet.

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Jersey est spécialisée dans les trusts. Lesbanques françaises, dont BNP Paribas et laSociété Générale, qui y sont présentes etactives, ont dû également faire despressions pour obtenir le retrait de la listenoire pour cette petite île à quelquesencablures de Saint-Malo. Yann Galut,rapporteur du projet de loi contre la fraudefiscale adoptée en décembre 2013, a étésurpris par la rapidité de la décision :« Même si ces pays font des efforts dansles cas d’entraide administrative, ilscoopèrent peu ou prou sur le sujetfondamental des trusts, ces sociétésopaques qu’ils contribuent à créer parmilliers sans qu’on sache qui les constitue.Il ne faudrait pas que cette décision aitvaleur de légitimation de ces pratiques4. »Être ou ne pas être sur la liste noire permetde passer en toute légalité de la fraude à

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l’optimisation fiscale.

« Il n’existe que huit paradis fiscaux »,tel est le titre d’un article de Marie-AnneBarbat-Layani, directrice générale de laFédération bancaire française (FBF), parudans les pages « Idées » du supplémentÉco & Entreprise du quotidien Le Mondedu 6 décembre 2014. Cette inspectricegénérale des Finances, ancienne élève del’ENA, retient comme critères dedéfinition d’un paradis fiscal l’absence detransparence et le fait de ne pas répondreaux demandes d’informations. Ces critèressont à la base des listes des États etterritoires non coopératifs (ETNC) établiespar l’OCDE depuis 2009.

L’ancienne directrice adjointe ducabinet de François Fillon lorsqu’il étaitPremier ministre de Nicolas Sarkozy ne

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peut que se réjouir de la signature, depuisle 29 octobre 2014, par cinquante-deuxpays, d’un accord multilatéral permettantl’échange de renseignements fiscaux nonplus à la demande et au cas par cas, maisselon une procédure automatisée. Nous nesaurons rien sur le type d’informationsfiscales visées par ce type d’accord. Est-ceque ce sont des comptes nominatifs, est-cequ’il s’agit de trusts ou d’autres sociétésécrans ? Est-ce que les clients sont desparticuliers ou des sociétés ? Quelle est laliste des informations fiscales qui devrontêtre automatiquement transmises entre lessignataires de ces accords ? Seront-ellesprotégées par le secret fiscal ? Le lecteurest d’autant plus embarrassé par cetteabsence totale d’indications sur lesinformations échangées que Marie-AnneBarbat-Layani, après avoir fermement

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rappelé qu’« un État qui a acceptéd’échanger des informations fiscales avecd’autres États ne peut pas être considérécomme un paradis fiscal », ajoute que celaest valable « même s’il propose uneréglementation fiscale considérée commeattractive ». On ne pourra donc plusreprocher aux banques françaises « leurinstallation à l’étranger, de la Belgique àSingapour, des Pays-Bas à Hong Kong ».

À l’opacité s’ajoute l’autorité de lachose juridique bien nécessaire pour ne pasmettre les États-Unis sur la liste desparadis fiscaux puisqu’ils ont refusé designer l’accord multilatéral qui enchantecette inspectrice générale des Finances.Toute autre liste que celle des huit paradisfiscaux publiée au Journal officiel le1er janvier 2014 « ne peut être considérée

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que comme une initiative privée sansfondement juridique, créatrice de paradisartificiellement conçus et arbitrairementcritiqués ». La conclusion met en gardeceux qui font l’amalgame entre l’activitéinternationale des banques françaises et lastigmatisation de leur présence dans lesparadis fiscaux. « Il y a derrière cette idée,non seulement que chacun pourrait avoirsa définition du paradis, mais aussi quel’enfer est pavé de bonnes intentions. » Eneffet : que font les 1 632 salariés de laBNP Paribas à Singapour ? Les1 514 employés travaillant en Suisse, etles 222 sur la petite île de Jersey ?

L’image de BNP Paribasécornée

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Après la publication, en 2010, duPrésident des riches5, Michel a eul’occasion d’intervenir sur France Inter etd’évoquer l’implantation de BNP Paribasdans les paradis fiscaux, à travers ses189 filiales de l’époque, dans les îlesVierges britanniques, les îles Caïmans etd’autres endroits tout aussirecommandables. Le directeur de laMarque, de la Communication et de laQualité de la BNP lui a adressé une lettrequelques jours après : « Je me permets devous indiquer que BNP Paribas n’a pasd’activité aux îles Vierges britanniques etque le groupe a cédé en 2009 ses activitésde gestion de fortune aux îles Caïmans àune banque canadienne. »

La réponse de Michel est précise :« Après vérification à partir du tableau

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“Périmètre de consolidation” du Documentde référence et rapport financierannuel 2010, il s’avère que BNP Paribascontrôle à 50 % “Fortis/KFH Scdf AdvisorLtd” localisé aux îles Vierges britanniques.Je concède que j’aurais pu choisir unexemple plus significatif, et citer leLuxembourg ou un autre lieu où laprésence de BNP Paribas est plusimportante. Quant aux îles Caïmans, ellesreviennent à plusieurs reprises. Ainsi,BNP Paribas y a acquis “Camomile Pearl(UK) Ltd”. Les îles Caïmans sont bienprésentes encore, malgré la cession desactivités de la BNP dans ce paradis fiscal àla banque canadienne Scotia. Il ne mesemble pas que l’on puisse affirmer que“BNP Paribas n’a pas d’activité aux îlesVierges britanniques” et qu’il n’y ait plusd’activités de gestion de fortune de la part

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de votre groupe aux îles Caïmans. Mais jetiendrai compte de votre remarque endonnant des exemples moins exotiques. »Michel ayant conclu sa lettre en disantqu’il était prêt à la discussion n’est doncpas étonné de recevoir une nouvelle lettrequelques jours plus tard.

Le même directeur de la Marque, de laCommunication et de la Qualité « sepermet d’apporter » à Michel, dans lecadre cette fois-ci d’un article paru dans LeMonde sur la « perte de confiance enversle monde politique » les « éclairagessuivants : la majeure partie des 189 filialesmentionnées dans cet article se trouvent enréalité dans des pays européens tels que laBelgique, les Pays-Bas ou la Grande-Bretagne, dans lesquels nous avonseffectivement de nombreuses activités

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destinées à servir nos clients locaux(particuliers, PME…) et internationaux(grandes entreprises) dans leurs besoinsbancaires quotidiens, et non pour desraisons fiscales. Les G20 de Londres etPittsburgh (en avril et septembre 2009) ontpris comme base pour leursrecommandations la liste des paradisfiscaux établie par l’OCDE. BNP Paribas aété la première banque française, enseptembre 2009, à s’engager à ne plusavoir aucune implantation dans un pays decette liste. Vous êtes certainement dansvotre rôle en trouvant que ce n’est pasassez et en exhortant à davantage d’efforts.Mais il serait juste de reconnaître queBNP Paribas a totalement respecté sesengagements et ne détient à ce jour aucunefiliale dans un pays qualifié “paradisfiscal” par l’OCDE ou la France.

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BNP Paribas a quitté en 2009 les Bahamaset le Panama où il était présent depuiscinquante ans. Ce départ a d’ailleurssuscité de très vives protestations de ladiplomatie panaméenne. Nous avonsmaintenu notre ligne. Nous avions quitté leLiechtenstein dès 2004 et nous n’avons pasde filiales aux îles Vierges britanniques.Enfin, si les îles Caïmans ne font pluspartie de la liste des paradis fiscaux del’OCDE suite à la signature de conventionsfiscales avec plusieurs États dont laFrance, nous avons tout de même décidéde renoncer à notre activité de gestionprivée dans ce pays. Nous sommesnaturellement présents au Luxembourg,pays membre fondateur de l’Unioneuropéenne, dont le rôle de placefinancière est parfaitement connu et avalisépar celle-ci. Si notre présence y est plus

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forte que celles d’autres banques, c’estparce que, suite à l’acquisition de labanque belge Fortis en 2009, nous y avonsrepris BGL qui, outre ses activités degestion privée, possède dans ce pays unréseau d’agences de proximité àdestination des PME et des particuliersluxembourgeois. S’agissant des deuxstructures “Fortis-KFH Scdf Advisor Ltd”et “Camomile Pearl (UK) Ltd” que vousmentionnez dans votre dernier courrier, ils’agit d’anciennes entités créées par Fortiset qui sont actuellement en cours deliquidation, conformément à notrepolitique ».

La BNP Paribas absente des îles Viergesbritanniques ? Curieux quand on serappelle que la journaliste du Monde AnneMichel, en voyage en janvier 2014 à

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Tortola, la capitale de ces îles, avaitrencontré des dirigeants de BNP Paribas(BVI) Trust Corporation, ayant pignon surrue, qui lui avaient dit « dépendre deBNP Paribas Jersey et Singapour » sansmentionner un quelconque processus deliquidation.

Ce type d’échanges en sabiradministratif est bien fait pour renforcerl’opacité de ce qu’il ne faut surtout pasdivulguer : la spéculation financière et lescommissions qui vont avec, le moindrerisque juridique et donc judiciaire, lemoins-disant administratif et le plus-disantdéréglementé et libéral. La fonction de lalangue perfide de l’expertise est derenforcer le sentiment de supériorité detous les initiés à cette langue du pouvoir etd’en exclure les non-initiés.

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À l’opacité des discours d’expertss’ajoute celle liée aux paradis fiscaux, cesopacités en cascade créant un brouillard siépais qu’il devient quasi impossible dedistinguer un chat légal d’un matoususpect. « Le passage de la sphère del’illégal vers celle du légal n’est possible,selon Chantal Cutajar, directrice duGroupe de recherche sur la criminalitéorganisée (Grasco), que grâce àl’intervention des paradis fiscaux, enraison de la possibilité d’anonymat qu’ilsprocurent en mettant à la disposition dequiconque des constructions juridiquesopaques, trusts, fiducies et autres sociétésécrans, que les spécialistes de l’ingénieriejuridique organisent pour empêcher latraçabilité des flux financiers6. »

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LA SOLIDARITÉCORRUPTRICEDES OLIGARQUES

Que deviennent les valeurs d’égalité faceaux dispositifs légaux de contournementde l’impôt ? La légalité définit lalégitimité, et donc la reconnaissance etl’acceptation de l’ordre dans les rapportssociaux de domination. Par quelsprocessus sociologiques les nantis arrivent-ils à ne plus payer des impôts à la hauteurde leur fortune ? Par quels autres processusceux qui en font les frais en n’échappant àaucune taxe acceptent-ils cet incivismefiscal ?

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La transformationdes intérêts particuliersdes nantisen intérêtsgénéraux

Les puissants aboutissent, à travers le droitet le détournement du pouvoir législatif, àce que « leurs » lois deviennent « les »lois, l’« illégal », le « légal ». Pour cela, ilfaut que les plus fortunés soient trèsproches des politiques, au point de formerune caste de riches et de puissants quicumulent toutes les formes de pouvoir enmême temps que toutes les formes derichesse. Ses membres occupent lespositions les plus élevées dans tous lesdomaines : au cœur de l’État, dans la hauteadministration et les assembléesparlementaires, dans les conseils

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d’administration des entreprises et desbanques, dans les médias publics et dansceux dont les propriétaires font partie deleur classe, dans l’armée, les arts et leslettres. Tous ces oligarques, grandsbourgeois et nobles fortunés, entretiennent,à travers une intense sociabilitéprofessionnelle et mondaine, des relationssuffisamment constantes et proches pourque chacun, dans sa sphère d’influencespécifique, puisse décider dans le sens desintérêts de la classe.

Ce collectivisme grand-bourgeois semobilise « spontanément », sans qu’il y aitbesoin d’en faire la théorie. Le lundi3 novembre 2014, Philippe Villin,inspecteur des Finances, ancien élève del’ENA, fête au théâtre des Champs-Élyséesles vingt ans de la société Philippe Villin

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Conseil (PhVC), qu’il a créée en 1994après avoir exercé dans le secteur public àl’Inspection générale des finances (1979-1983) et comme chef du service du budget,des affaires financières et desparticipations à la Direction générale destélécommunications (1983-1984). Lespatrons du CAC 40 sont représentés parPatrick Pouyanne, le tout nouveaudirecteur général de Total, et par Jean-Laurent Bonnafé, président deBNP Paribas. Roselyne Bachelot, Jean-Louis Borloo, Claude Guéant, Jean-PierreChevènement et Nicolas Sarkozy sont aurendez-vous pour représenter le Gothapolitique. Le même jour, à la même heure,toujours dans le 8e arrondissement deParis, mais à la salle Pleyel, BFMorganisait sa soirée « Césars » pourrécompenser les meilleurs entrepreneurs.

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La presse a mentionné la présence deXavier Niel. Manuel Valls et EmmanuelMacron remettront les récompenses.

L’entre-soi des fêtes et des réceptionspermet à la mayonnaise oligarchique nonseulement de prendre, mais aussi d’êtredélicieuse tout en prenant la fermeté d’unemeringue. La structure des échanges n’estpas celle du don et du contre-don entreindividus ni entre familles : c’est à laclasse sociale des nantis que l’on apportesa contribution et son aide, et le retour surinvestissement revient tout naturellementsans qu’il soit une réponse directe à lalibéralité que l’on a prodiguée. Dans leurvie quotidienne, les grands bourgeois sontdans le conflit d’intérêts permanent : àl’intérieur de leur classe, ils échangent sanscesse entre eux préférences, services et

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informations. Le conflit d’intérêts est doncconsubstantiel au fonctionnement ordinairede la classe dominante, la collusion de faitentre les différentes dimensions du pouvoirallant de soi, étant intrinsèque à laconcentration de tous les pouvoirs entre lesmembres de la classe. De plus, cette classede nantis a trouvé dans la mondialisationfinancière, sur des bases néolibérales, lapossibilité de généraliser cette forme decorruption dans laquelle l’évasion fiscalejoue un rôle décisif dans la perte dessolidarités nationales.

Les paradis fiscaux ne sont donc pas unearme de destruction massive des États. Ilssont un instrument utilisé par une classesociale mobilisée pour un énorme hold-upà son seul bénéfice. Pour organiser cetteévasion fiscale de « 600 milliards d’euros

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qui manquent à la France7 », tous lesmembres de la classe oligarchique doiventapporter leur pierre à cette prédation dehaut vol. Des inspecteurs des Financesavec leur pantouflage du public vers leprivé aux avocats fiscalistes et auxfinanciers en passant par les économistes àla langue experte et à une partie de lapresse à la solde des patrons du CAC 40,c’est bien la classe dominante qui, depuisle sommet de l’État et des assembléesparlementaires, dans l’intégralité et ladiversité de tous ses membres, organise enFrance, mais aussi en Europe, le plusgrand casse des temps dits « modernes ».

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La hernie fiscaledu baron Ernest-Antoine SeillièredeLaborde

L’ancien patron du Medefet ancien élève de l’ENApréfère plaisanter sur samise en examen pour fraudefiscale en parlant de sa« hernie fiscale » à ceux qui,compatissants, prennent deses nouvelles judiciaires8.Celui-là même qui a mené laguerre idéologique de la« refondation sociale »,

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transformant les patrons etles financiers de haut vol encréateurs de richessesvictimes de travailleurs tropgourmands et trop coûteux,n’a pas hésité, en 2007, às’enrichir en dizaines demillions d’euros à l’occasiond’une restructuration ducapital de la sociétéd’investissement Wendel.L’affaire a été mise au jourpar deux journalistes duMonde, Claire Gatinois etFranck Johannès, qui ontsigné un article de deuxpages dans l’édition du2 mai 2008, expliquant labonne fortune du baronSeillière en décrivant les

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détails techniques dumontage qui n’aurait jamaisdû être ainsi démonté enpublic, notamment lesmodalités mises en placepour échapper à l’impôt surles plus-values en cas derevente. Il y eut, de plus,l’intervention de l’une deshéritières Wendel, cousined’Ernest-Antoine etactionnaire du groupeWendel. Celle-ci, SophieBoegner, a fait savoir sondésaccord avec ce typed’opération. Après unerencontre de ladite cousineavec Aurélie Filippetti, enoctobre 2010, au sujet duvolet fiscal de cet

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enrichissement dont le délaide prescription était àl’époque de trois ans, ladéputée socialiste deMoselle a pu attirerl’attention de FrançoisBaroin, nouveau ministre duBudget après le départd’Éric Woerth, sur cedossier. Le 24 décembre2010, soit une semaine avantla date de prescription, lesresponsables de la Directionnationale des vérificationsdes situations fiscales(DNVSF) notifient desredressements de plusieursdizaines de millions d’eurosaux quatorze dirigeants quiont bénéficié de

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324 millions d’euros grâceau montage en question,avec des pénalités élevées, letout s’élevant entre 40 et50 millions d’euros pourErnest-Antoine Seillière deLaborde. Et ce n’est pasfini : devant l’ampleur et lavisibilité de ce scandale,Bercy, via la Commissiondes infractions fiscales(CIF), transmet en 2012 à lajustice une plainte pourfraude fiscale. Aprèsl’ouverture d’une enquête enjuin 2012, le bureau et ledomicile du baron ont étéperquisitionnés enseptembre, à la demande dujuge d’instruction Guillaume

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Daïeff. Fin octobre 2014, lejuge lui a signifié sa mise enexamen pour fraude fiscale.L’administration fiscale, quis’est portée partie civile,réclame des dizaines demillions d’euros avec lerisque, pour l’ancien patronconquérant du Medef,d’encourir une sanctionmaximale de cinq ans deprison.

Sans la présence deSophie Boegner au conseild’administration de WendelInvestissement etl’opiniâtreté des journalistesdu Monde, le baron couleraitdes jours heureux sans

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craindre cette épée deDamoclès. Connaissant leban et l’arrière-ban de lahaute société parisienne, deshommes politiques, desministres de Bercy, une tellemise en examen doit luiparaître incongrue. D’où laplaisanterie « amusante » sursa « hernie fiscale » dont ilespère peut-être qu’ellepuisse être opérée après desnégociations avec le fisc etun « plaider-coupable » avecla justice.

Mais l’affaire a rebondiavec la mise en examen, le16 avril 2015, de la banqueaméricaine JP Morgan pour

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complicité de fraude fiscaledans le montage financier etfiscal qui vaut quelquessoucis de santé à Ernest-Antoine Seillière deLaborde.

L’ENA, école du pouvoirL’École nationale d’administration est unegrande école publique créée après laSeconde Guerre mondiale, avec l’intentionde reconstruire les élites de l’État. En finde scolarité, les élèves sont classés enfonction de leurs notes. Ce classementfinal, générateur de concurrence entre eux,prend en compte les savoirs et les savoir-faire au-delà des acquis scolaires, et

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intègre aussi l’aptitude à jouer au plus hautniveau, dans la cour des grands. De sorteque l’entrée dans un des corps d’État ne sefait pas, sauf exception rare qu’il convientde saluer, en fonction d’un goût ou d’uneaptitude particulière pour tel ou teldomaine de la fonction publique. Mais,pour la plupart, en raison du seul rang desortie. Dans l’ordre de ce rang, le choixs’exerce entre quatre corps : l’Inspectiondes finances, le Conseil d’État, la Cour descomptes ou le corps des administrateurscivils. Cette hiérarchie permet auxmeilleurs de choisir l’Inspection desfinances et contraint les derniers à n’avoird’autre choix que celui du modeste statutd’administrateur civil. Les meilleurs élèveset/ou les plus carriéristes verront dansl’Inspection des finances le corps le plusprestigieux, mais surtout celui qui ouvre

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l’accès aux postes offrant les plus bellescarrières dans les ministères régaliens,notamment celui de l’Économie et desFinances, et, de plus en plus souvent, dansles banques privées internationales.

Dans une étude menée en 1983 avecPaul Rendu sur les hauts fonctionnairesdes grands corps de l’ENA, l’Inspectiondes finances, le Conseil d’État et la Courdes comptes, et de Polytechnique, desMines et des Ponts-et-Chaussées, nousmontrions que la hiérarchisation entre lescorps était homologue à celle observéeentre les espaces de résidence des hautsfonctionnaires concernés. Autrement dit, lahiérarchie entre les corps correspondmassivement à des origines sociales etgéographiques elles-mêmes hiérarchisées.« S’il y a une homologie entre les

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structures sociales et les structuresurbaines, écrivions-nous, c’est que lessecondes contribuent à la reproduction despremières et qu’en conséquence la placeque l’on y occupe constitue un enjeusocial. Autrement dit, la localisation de larésidence n’est pas seulement appréciée enfonction des valeurs d’usage urbainesqu’elle peut offrir (niveauxd’équipement…), ou plutôt la valeurd’usage décisive de l’espace résidentielréside dans la part qu’il prend au maintienet à la reproduction de la positionsociale9. »

L’ENA ouvre donc la porte du champdu pouvoir et de l’oligarchie, et ce, avec lelabel du mérite et d’un diplôme d’Étatgaranti à vie. Emmanuel Macron est fortprobablement l’inspecteur des Finances le

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plus célèbre du moment puisqu’il a quittéla banque Rothschild & Cie pour l’Élyséeen mai 2012, avant d’investir Bercy enaoût 2014. Né en 1977 à Amiens, il sortdans le « haut de la botte », c’est-à-diredans les premiers rangs de la promotionLéopold Sedar Senghor de l’ENA, et optepour l’Inspection des finances. Il estchargé de mission auprès du chef deservice de l’Inspection générale desfinances, Jean-Pierre Jouyet. À trente ans,Emmanuel Macron franchit le Rubicon etdevient banquier d’affaires chezRothschild & Cie. En 2011, il accède austatut d’associé-gérant de cette banque.François Hollande le nomme en mai 2012secrétaire général adjoint de la présidencede la République, poste qu’il occuperade 2012 à 2014. Nicolas Sarkozy, lui aussi,

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avait choisi un associé-gérant de la mêmebanque, François Pérol, pour le secrétariatgénéral de l’Élysée.

Quelques mois avant l’électionprésidentielle de 2012, Emmanuel Macrona piloté comme associé-gérant chezRothschild l’achat par Nestlé d’une filialede Pfizer, une transaction à plus de9 milliards d’euros, ce qui a fait de lui unnouveau millionnaire. Ce statut a étéconfirmé par sa déclaration d’intérêts et depatrimoine publiée le 23 décembre 2014par la Haute Autorité pour la transparencede la vie publique. En 2011 et 2012, il agagné près d’un million d’euros par an. Ortravailler au cœur d’une des plus grandesbanques d’affaires privées ou exercer laresponsabilité de ministre de l’Économiene mobilise pas les mêmes façons de

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penser, comme nous l’a fait remarquer ungestionnaire de fonds d’investissement :« “Banque d’affaires”, cela signifie envérité banque de transactions, decommissions sur opérations d’achat ou devente de sociétés, c’est-à-dire à courte vue,celle de la perspective des commissionsencaissées à la suite de toute transaction.Avant de passer à une autre. Certainementpas une vue et un esprit à long terme, dontnotre pays aurait bien besoin. »

François Hollande savait très bien qui ilrecrutait puisque Emmanuel Macron, grâceà son ami Jacques Attali, avait été lerapporteur de la Commission pour lalibération de la croissance française initiéeen 2007 par Nicolas Sarkozy. C’est donclui qui sera l’inspirateur, en tant quesecrétaire général adjoint de l’Élysée, des

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choix économiques de François Hollande,fondés sur la croissance qui serait enfin aurendez-vous grâce à des cadeaux enmilliards d’euros aux entreprises, c’est-à-dire à leurs actionnaires. Du CICE auPacte de responsabilité, Emmanuel Macrona, selon la presse libérale, « rassuré lesmarchés, Bruxelles et l’Allemagne ».

Le pantouflageou la porosité entrele public et le privé

Les grandes écoles d’État mobilisantl’argent des contribuables dans laformation des élites, exigent en retour unengagement au service des administrationspubliques pendant au moins dix ans. Lenon-respect de cette clause entraîne

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l’obligation de rembourser les frais descolarité et les rémunérations. Un élève del’ENA perçoit environ 1 300 euros desalaire mensuel net et des indemnités (derésidence, de formation, de stage…)10. Leremboursement de cette manne peut êtreassuré par l’intéressé(e) ou pris en chargepar l’employeur-débaucheur. Lescompétences, les pouvoirs actuels etpotentiels d’un Emmanuel Macron valentbien un petit pourboire versé à l’État par labanque Rothschild, dont le seul nomévoque l’immensité d’une richesse ancréedans les siècles.

Avec le néolibéralisme, les allées etvenues entre le public et le privé se fontdésormais dans les deux sens. Du privévers le public et du public vers le privé.Emmanuel Macron a toutes les chances,

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après avoir consolidé son bagage et sesrelations en tant que ministre del’Économie et des Finances, de« pantoufler » de nouveau dans la banque,à un niveau international, voire de prendrela tête d’une institution comme le Fondsmonétaire international (FMI).

Mais le pantouflage, qui voit l’énarqueabandonner les salons ministériels pourceux des sociétés privées, exige le passagedevant une Commission de déontologie.L’exemple de François Pérol permetd’apprécier les modalités de cetteémigration. Ce diplômé de l’ENA, sortimajor de sa promotion (Jean Monnet),occupe de 1990 à 2005 de hautes fonctionsà Bercy, à la Direction du Trésor, puiscomme directeur adjoint du cabinet deFrancis Mer, ensuite de Nicolas Sarkozy,

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ministres successifs de l’Économie, desFinances et de l’Industrie. Puis FrançoisPérol « pantoufle » comme associé-gérantde Rothschild & Cie. La Commission dedéontologie, chargée de contrôler lesconditions de départ des fonctionnairesvers le privé, avait accepté ce pantouflage,à la stricte condition que l’intéressé nes’occupe pas d’affaires bancaires ! Enmai 2007, François Pérol est promusecrétaire général adjoint de l’Élysée pourles questions économiques et financièrespar Nicolas Sarkozy. Puis il quitte la ruedu Faubourg-Saint-Honoré enfévrier 2009, après avoir été nommé parNicolas Sarkozy à la tête d’un nouvelétablissement bancaire issu de la fusiondes Banques populaires avec les Caissesd’épargne sous le sigle BPCE. Or NicolasSarkozy avait nommé François Pérol à

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l’Élysée pour gérer cette fusion. Mais,pour faire valider cette nomination,François Pérol ne prend même plus lapeine de se présenter devant laCommission de déontologie.

C’est à la fin du second mandat deFrançois Mitterrand que cette commissiona été créée par la loi du 29 janvier 1993pour tenter de lutter contre une corruptionqui semblait gangrener tous les rouages del’État. Cette commission avait, entre autrestâches, celle de donner son avis sur lesprojets de départ d’agents publics dans lesecteur privé. Mais, le 2 février 2007, peude temps avant l’arrivée de NicolasSarkozy à l’Élysée, une nouvelle loi arendu facultative cette procédure, saufdans un cas. Il s’agit « du fonctionnairequi, dans les fonctions qu’il a exercées au

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cours […] des trois années précédentes, aété en situation d’assurer le contrôle ou lasurveillance d’une entreprise privée »,selon Jacques Arrighi de Casanova,président de la Commission de déontologiede la fonction publique, conseiller d’État etmembre de la Commission des infractionsfiscales jusqu’en 2007, déposant dans lecadre de la mission parlementaire du Sénatsur l’évasion des capitaux. « Autrement dit[…], la saisine n’est obligatoire que si l’onest quasiment sûr que le délit de priseillégale d’intérêts est constitué11. » Aussi lenombre de passages devant cettecommission s’est-il considérablementréduit, apportant dans le maillage de latoile oligarchique une fluidité appréciée.

Dans le cas de François Pérol, laCommission de déontologie aurait dû être

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saisie puisqu’il avait œuvré à la créationd’un puissant groupe bancaire dont il a prisla présidence. D’ailleurs, le 7 novembre2014, le parquet national financier ademandé son renvoi devant le tribunalcorrectionnel pour « prise illégaled’intérêts ». Il a comparu devant le tribunalcorrectionnel de Paris fin juin 2015. Alorsqu’il encourait trois ans de prison et200 000 euros d’amende, le procureur arequis deux ans de prison avec sursis,30 000 euros d’amende et l’interdictiondéfinitive d’exercer toute fonctionpublique. Ce sont les syndicats SUD etCGT de BPCE qui sont à l’origine despoursuites en justice.

Un autre cas est soumis à JacquesArrighi de Casanova par Éric Bocquetdurant la même audition. « Il s’agit,

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précise celui-ci, d’un conseiller maître à laCour des comptes en charge de lalégislation fiscale européenne etinternationale, auteur de papiers trèspointus sur l’évasion fiscale publiés dansune revue consacrée aux financespubliques. Cette personne, dont je neciterai évidemment pas le nom, estdevenue, au début decette année [2013],conseiller en fiscalité auprès de la banqueBNP Paribas12. J’ignore si la Commissionde déontologie de la fonction publique aété saisie de ce dossier particulier, qui mepose question au regard du sujet qui nousintéresse. »

La réponse du président de laCommission de déontologie est franche :« Si j’identifie bien le dossier, compte tenudes indications que vous avez données, le

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cas a été soumis à la Commission. Ils’agissait d’une saisine à titre facultatif,mais c’est l’une des failles du système,puisque ce cas de passage au privé posedes problèmes au moins aussi nombreux etdélicats que celui du fonctionnaire qui aété appelé à contrôler une entreprise et quisouhaite s’y faire embaucher. Le contextene saurait être ignoré, même s’il ne sauraitsuffire à justifier n’importe quel avis,notamment favorable. En effet, les hautsfonctionnaires du ministère des Finances,en particulier ceux affectés à la Directiongénérale des finances publiques (DGFiP),ont vu leurs possibilités de débouchés et deperspectives de postes de fin de carrière àl’intérieur de leur administrationsingulièrement amoindries depuis laréorganisation des services. […] L’avisfavorable repose, dès l’instant où aucun

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risque pénal n’est identifié, sur le pariselon lequel il n’est pas inutile qu’unfonctionnaire qui a la culture del’administration fiscale aille dispenser labonne parole dans le monde del’entreprise. Ce pari s’est parfois vérifié.On ne saurait présumer qu’une tellepersonne contribuerait nécessairement àélaborer des montages pour le moinsdouteux13. »Il faut être naïf ou complicepour prétendre qu’un haut fonctionnairefamilier des modalités fiscales les pluscomplexes, y compris à l’international, nemettra pas ce savoirésotérique au servicedu groupe bancaire détenteur de plusieursdizaines de filiales à travers le monde, ycompris dans les paradis fiscaux les plusexotiques.

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« Il faut que tout changepour que rien ne change »

Malgré son départ de l’Élysée enmars 2014 après l’échec cinglant subi parle Parti socialiste aux électionsmunicipales, Emmanuel Macron a étéremplacé, au poste de secrétaire généraladjoint de la présidence de la République,par une financière de haut vol luiressemblant étonnamment. LaurenceBoone est une économiste financière venuetout droit de la City de Londres. Elle arencontré Jean-Pierre Jouyet, conseillerspécial à l’Élysée, à la banque BarclaysCapital, où elle a occupé les fonctions dechef économiste de 2004 à 2011, avant dedevenir chef économiste à la Bank ofAmerica Meryll Lynch d’où François

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Hollande la débauchera. Celui qui s’est faitélire en promettant une guerre sans mercicontre son principal adversaire, la finance,doit, chaque matin en se rasant, se regarderdans son miroir soit en rigolant à la penséede tous ces naïfs assez obtus pour l’avoircru, soit en pleurant sur son socialismeaussi lointain que le recul du chômage.

La violencesymboliquedes palmarès

Sélections, classements,intronisations pour les uns,malchance, rejet, damnation

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pour les autres. À l’occasionde notre visite àl’Association des anciensélèves de l’École nationaled’administration, dans seslocaux du boulevard Saint-Germain, dans le7e arrondissement de Paris,nous avons tous deux revécula première expérience decette dichotomie quiremonte aux résultats despremiers examens, avec leslistes affichées dans lescours des lycées quiénumèrent les admis etignorent cruellement lesrecalés, lesquels vivent làleur premier échec. En être,ou ne pas en être.

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Aimablement renseignéspar la jeune personne quiassure l’accueil desvisiteurs, nous prenons unrendez-vous pour consulterles carrières des heureuxadmis à l’un des concoursles plus difficiles desgrandes écoles. L’annuairedes anciens de l’ENA est untrès gros et lourd recueil,d’un coût encore pluspesant. Les biographiesprofessionnelles qu’ilrassemble sont toutes horsdu commun. Le passage parde hauts postes dansl’administration ou auprèsdes élus et des ministres(avant de le devenir soi-

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même), les postes deresponsabilité et de directiondans les entreprises, enparticulier dans les banqueset les cabinets des plusgrands fiscalistes et descommissaires aux Comptes,dessinent les contours d’unenoblesse qui ne connaît plusles frontières entre intérêtsprivés et publics.

Cet annuaire, commeceux des cercles fermés oudes conseilsd’administration dessociétés, ou encore le Who’sWho ou le Bottin Mondain,sont des documents fortutiles pour les intéressés qui

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pratiquent une sociabilitéintense, forme d’existencede la classe mobilisée.Documents élogieux aussi,en quelque sorte, puisque lesmentions de décorations,l’appartenance aux grandscorps de l’État, aux clubs etcercles viennent paracheverles portraits professionnels.Ces documents sont là, surles rayons des bibliothèques.Votre nom y est imprimé oupas.

Ces recueils des noms deceux ou celles qui comptentsont un camouflet silencieuxpour ceux qui n’en sont paset qui savent que maintenant

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les jeux sont faits et qu’ilsn’en seront jamais. Ils fontpartie du nombre, de cettemultitude anonyme, qui lerestera. Ce n’est pas del’envie, c’est bien plusprofond. C’est le sentimentde faire partie d’une autrehumanité, besogneuse etméconnue, comme le sontceux qui ont construit lesvoies romaines ou lescathédrales pour lesempereurs et les cardinaux.Faire partie d’uneirrémédiable banalitéconfrontée à une aussiirréversible notoriété. Et celad’autant plus que les listesdes élus se multiplient et se

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recoupent parfois. Étrangesociété, au fond, où la libreconcurrence fonde uneinégalité justifiée. Si c’estcomme cela, c’est que j’ailes mérites de masupériorité. Si c’est commecela, c’est que j’ai les faillesde mon infériorité. LaRépublique a recréé descastes, une noblesse. Lesfondements en sontdifférents, mais lesconséquences identiques.L’aristocratie des dominantsdomine, l’humilité deshumbles les condamne à êtrece qu’ils sont.

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LES CUISINIERSEN CHEFDE LA TAMBOUILLEFISCALE

Avec la mondialisation financière et ladéréglementation des marchés, l’évasionfiscale doit pouvoir profiter de toutes lespossibilités offertes aux quatre coins dumonde dans la course généralisée à lacompétitivité. Les cabinets d’audit et deconseil fiscaux se sont développés et lesnormes comptables ont dû se mettre à lamode anglo-saxonne pour permettre lescomparaisons internationales.

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Les paris sur l’avenirintégrés dansla comptabilité

L’Union européenne a pris la décision en2002 d’« adopter pour les comptesconsolidés des entreprises cotées des règlesinternationales, produites par un organismeprivé, basé à Londres, l’InternationalAccounting Standard Board (IASB) »,regrette Jérôme Haas, président del’Autorité des normes comptables, devantles sénateurs le 17 septembre 201314.S’agissant des entreprises, il précise lesmodifications qui ont découlé de cettedécision. « Pour nous, le résultat, c’est ladifférence entre deux flux, ce que l’ondépense et ce que l’on gagne. C’est simpleet sûr. Selon la comptabilité internationale,

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le résultat réside dans la différence entredeux bilans, dans lesquels peuvent setrouver des choses non réalisées. On n’estplus dans un monde où les chiffres sontsûrs, mais dans un monde où ils doiventtout dire […]. Si l’on comptabilisel’avenir, on comptabilise des hypothèses.Plus il y a d’hypothèses, moins ce que l’ondit est crédible, et tous ceux qui doiventprendre des décisions sur cette baserisquent de se tromper ! » La conséquence,nous l’avons déjà vécue en 2008 :« Lorsqu’on arrive dans le mur, ditsimplement Jérôme Haas, le choc estd’autant plus fort que toutes les valeurschutent d’un coup, l’ensemble de l’édificereposant sur des hypothèses qui se sontavérées fausses15. » Ce changement decomptabilité est bien lié à lafinanciarisation de l’économie qui voit

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l’« entreprise comme une chose quis’achète et se vend, l’important étant devaloriser, de façon instantanée, l’ensembledes actifs et des passifs. Pour ce faire, ilfaut prendre en compte le passé, qui estsûr, le présent, mais surtout l’avenir16 ».Avec donc la prise en compte, dans lesrésultats, de bénéfices non réalisés. Voilàune autre manière d’augmenter l’opacitéde l’économie.

Mais, grâce à la clarté des propos de ceprésident de l’Autorité des normescomptables, on comprend mieux ledéveloppement des cabinets d’auditcomptable qui certifient les comptes desentreprises afin de rassurer lesinvestisseurs. Avec la mondialisation et lesentreprises multinationales, non seulementles cabinets d’audit se sont dotés de

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services de conseil, notamment dans ledomaine de la fiscalité, mais ils se sontconcentrés pour devenir des mastodontesafin de se partager le marché mondial.

Les Big Four, ou les quatregros

Deloitte est en tête de ce palmarès avec unchiffre d’affaires de 34,2 milliards dedollars et 210 400 salariés à travers lemonde17. Le deuxième estPricewaterhouseCoopers (PwC) avec33,9 milliards de dollars et195 433 salariés, tandis qu’Ernst & Youngbrasse 27,4 milliards de chiffre d’affaireset emploie 188 000 personnes. Le petit

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dernier des quatre gros est KPMG, avec24,8 milliards de dollars et162 000 employés.

L’un des spécialistes du prix de transfertfrançais, Gianmarco Monsellato, a étéinvité à témoigner devant les sénateurs le5 juin 2012. Il est managing partner deTAJ, une société d’avocats membre deDeloitte. Dans sa présentation, il faitl’éloge de la présence de sa société partoutsur la planète. « Cela nous donne unevision unique de la fiscalité dans le monde,depuis la Chine jusqu’aux États-Unis enpassant par la France. Nos clients sont nonseulement de gros groupes internationaux,mais aussi des PME exportatrices quirecherchent avant tout la sécurité18. » Lasécurité passe par l’optimisation. « Notretravail consiste à beaucoup expliquer, à

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sécuriser les investissements sur le planfiscal et, il est vrai, à optimiser parce quel’optimisation est nécessaire. En effet, lesclients, entreprises françaises et étrangères,sont dans un monde de compétition sansmerci. Une entreprise contrainte de payersignificativement plus d’impôts que sonconcurrent est vouée à disparaître,absorbée ou annihilée par ce dernier. C’estune réalité. Les entreprises ont donc, vis-à-vis de leurs actionnaires comme de leurssalariés, l’obligation d’optimiser poursurvivre19. »

Mais, quand il faut chiffrer le coût de cequi est considéré par cet avocat comme dela simple optimisation fiscale, la gêne estpalpable. À la question du sénateursocialiste Yannick Vaugrenard :« J’aimerais savoir ce que vous pensez du

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livre d’Antoine Peillon, Ces 600 milliardsqui manquent à la France », GianmarcoMonsellato répond très franchement :« Sur les paradis fiscaux, le livre que vousavez mentionné fait état de chiffres qui,j’assume mes propos, sont inventés. Je lisconstamment des chiffres qui ne sont pasaudibles, qui ne sont reliés à aucunesource, que l’on ne retrouve nulle part dansl’OCDE. Par conséquent, soit un certainnombre d’auteurs et de journalistes sontmieux renseignés que l’OCDE, soit leurcréativité est supérieure à leur sensmathématique. Ce chiffre de 600 milliardsdans les paradis fiscaux paraît quandmême surprenant puisque le montant totaldu commerce mondial est estimé parl’OCDE, de mémoire et à vérifier, à 2 000ou 3 000 milliards. Dire que près de lamoitié du commerce mondial se trouverait

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dans les paradis fiscaux est une grossièreexagération, ou une vue de l’esprit, inutiled’être économiste pour le comprendre. »

Les sénateurs lui font remarquer que les600 milliards d’euros dans les paradisfiscaux sont un chiffre sur plusieurs annéescumulées, qu’il est d’autant plus difficilede le comparer au chiffre annuel ducommerce mondial que les chiffres donnéspar l’avocat, il est vrai prudemment, sonterronés, le montant annuel du commercemondial oscillant autour de20 000 milliards de dollars. GianmarcoMonsellato, visiblement gêné, conclut :« Je vous renvoie aux travaux de l’OCDE.Mais, franchement, ce n’est pas lesujet20. » Tant que les néolibéraux sontentre eux, maîtrisant leur jargon technique,leurs chiffres, leurs institutions de

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référence, ici l’OCDE et non le travailréférencé de journalistes ou d’intellectuels,ils manifestent une assurance idéologiqueet linguistique tout à fait remarquable,mais qui, on l’a vu avec cet échange aucours d’une mission parlementaire dont lesauditions sont placées sous serment, peutêtre brutalement mise à mal.

Pour ce diplômé d’HEC, spécialiste duprix de transfert, c’est-à-dire du commerceà l’intérieur d’un même groupe qui permetde loger les bénéfices dans les paradisfiscaux et les coûts dans les pays à fortefiscalité, la mondialisation financière tellequ’elle est ne peut être soumise à laréflexion et encore moins à la critique. Elleva de soi. Soyons donc pragmatiques etpleins de bon sens. « La fin dessouverainetés fiscales est peut-être Le

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Point le plus difficile à accepter pour ungrand et vieux pays comme la France.Mais, poursuit Monsellato, en réalité, avecl’économie globalisée et aujourd’huiimmatérielle, il est pratiquementimpossible de savoir avec certitude où estcréée la richesse : entre un producteurchinois, un chercheur français, un financieranglais, un assureur japonais et undirigeant américain, cela fait vingt ans queje cherche la formule. Je ne l’ai toujourspas trouvée ! Les plus grands économisteseux-mêmes s’arrachent les cheveux ! » Etde déclarer sans l’ombre d’une hésitationque « la Suisse n’est pas un paradis fiscal :c’est un pays attractif, ce qui n’est pas lamême chose21 ».

On ne trouvera dans son discoursaucune interrogation sur le sens de l’impôt

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et sur les conséquences sociales de ce qu’ilappelle l’optimisation fiscale. Cet avocatfiscaliste est parfait, du point de vue del’oligarchie, puisqu’il a commencé sacarrière comme chargé de mission à laDirection générale du ministère del’Industrie en 1990, et qu’il connaît donc ledossier sur les prix de transfert sous toutesles coutures : selon Le Point de vue publicdepuis le ministère de l’Industrie et selonLe Point de vue privé depuis le cabinetd’avocats fiscalistes auquel il estdésormais rattaché. Il s’intéresse à l’opéra,à l’histoire et à l’œnologie. Dans sa noticedu Who’s Who 2013, il mentionne sescollections de stylos et de lithographiesjaponaises…

Le témoignage anonyme d’un anciensalarié du secteur confirme l’optimisation

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fiscale comme principale ligne d’horizon.Il s’agit le plus souvent de prodiguer desconseils pour accélérer ou retarder lesrentrées et les dépenses dans le but depayer le moins possible d’impôts.L’interviewé ajoute aussitôt que « bien sûril s’agit aussi de conseils pour déplacer lesbénéfices dans les pays à faible fiscalité,optimiser le prix de transfert, optimiser lesméthodes comptables toujours à la limitede la fraude avec la dépréciationsystématique du capital ». Les avocatsfiscalistes du cabinet TAJ, intégré augroupe Deloitte, s’engagent à « assurer uneassistance technique permanente au coursdes contrôles fiscaux en France et àl’étranger. Ainsi qu’à chaque étape descontentieux fiscaux éventuels, qui vousfasse bénéficier de la meilleure défenseface aux questions techniques, toujours

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plus complexes, des administrationsfiscales et dans le cadre de règles deprocédures multiples et changeantes »,comme l’indique le site de la sociétéd’avocats TAJ.

Le même site vante, à propos des prix detransfert, les compétences de son équipefrançaise, qui « allie une forte expertiseinternationale à une expérienceéconomique et fiscale et entretient desrelations soutenues avec lesadministrations fiscales françaises etétrangères ». Effectivement, ces « relationssoutenues » expliquent peut-être que le filsd’Éric Woerth ait pu exercer sescompétences dans le service financier deDeloitte. Éric Woerth a occupé de hautesresponsabilités dans un autre cabinet deconseil juridique et fiscal, Arthur

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Andersen, dont il a été un directeur associéde 1997 à 2002, et dans lequel travaillaitégalement Gilles Pedini, devenu par lasuite responsable du département « secteurpublic » du cabinet Deloitte.

Le département « secteur public » relèvede l’audit et du conseil. En effet, les BigFour, pour élargir leur champ d’action etle nombre de leurs clients, intègrent l’auditet le conseil, autrement dit deux métiers,l’un qui juge les comptes et les valide, etl’autre qui conseille, notamment dans ledomaine de la fiscalité. Est-ce un conflitd’intérêts, comme on l’entend souventdire ? Bien sûr que non, c’est tout aucontraire la synthèse des intérêts del’oligarchie ! Pour les dominants, le réel nese découpe pas en tranches sanscommunication entre elles, dans les

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affaires tout se tient. Le tout de leursintérêts et de leur mobilisation se confondavec le monde réel. Le site de TAJ Deloitteindique que le département « secteurpublic », avec ses 160 experts, « s’estfortement engagé au service de lamodernisation du service public. Lerenouveau de l’action publique est unenjeu essentiel pour la modernisation d’unpays, un élément clé de sa performance ».Avec la modernisation et la performance,voici les deux mamelles de la« gouvernance publique » qui offre à descadres supérieurs d’origine sociale élevéele bonheur d’« insuffler les valeurs duprivé au cœur d’administrations du secteurpublic dont la raison d’être est pourtantliée à la mise en œuvre de l’équité et del’intérêt général », comme nous l’a confiél’ancien salarié de ce secteur. La logique

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actionnariale est partagée par lesprodigueurs et demandeurs de conseils,tous au service de la classe dominante.« Derrière la notion de valeur ajoutée,oxymore omniprésent dans la nouvellelangue des affaires, se cache celle dedividendes et de prédation au service desactionnaires, sous couvert d’éthique et debien public », conclut tristement cetinterlocuteur qui attire notre attention surle choix des mots : « Regardez sur le siteInternet des avocats de TAJ. Il est écrit :“TAJ sert ses clients dans l’excellence etsans compromis.” Eh bien, “sanscompromis” signifie, dans un contextecommercial, ça me semble un signal clairdonné au client, que la loi ne sera pas unproblème. »

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Le rôle de ces Big Four aboutit à unlobbying qui ne dit pas son nom, mais quiexerce des pressions et aboutit à desdécisions dans des domaines quis’interpénètrent avec l’audit, le conseil enfiscalité et le conseil en politiquespubliques. Avec les Big Four, on est dansun nouveau cœur nucléaire dufonctionnement oligarchique. Samobilisation vise la défense des intérêtsdes multinationales et de leursactionnaires, par ailleurs de richesparticuliers, pour ne plus s’acquitter deleur devoir de contribution sociale à lahauteur de leurs profits et de leursrichesses.

D’autant que, comme on l’a vu avec laprésentation de Gianmarco Monsellato, ilssont nombreux à avoir le statut de partner,

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c’est-à-dire d’associé possédant une partactionnariale du cabinet. Selon la mêmelogique qui a transformé les dirigeants desgrandes entreprises et des multinationalesen membres à part entière de l’oligarchie,puisque leurs rémunérations sont, depuisles années 1990, calculées selon les profitset la bonne santé des cours de l’action del’entreprise qu’ils dirigent.

Éric Albert, journaliste au Monde, cite, àpartir d’un rapport parlementairebritannique publié en 2013, l’« exemple decet associé de KPMG qui a travaillé auprèsdu fisc britannique pour l’aider àdévelopper des “boîtes à brevets” quioffrent une faible imposition sur lesinnovations. Peu après, KPMG a produitdes brochures en papier glacé pour inciterses clients à utiliser ces boîtes. “Ils

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influencent les lois fiscales, puis vendentaux clients la meilleure façon de lescontourner”, accuse un concurrent22 ».Réciproquement, de hauts fonctionnairespeuvent être recrutés dans ces Big Four.C’est le cas d’Éric Ginter, ancien élève del’ENA qui, après avoir passé près de dixans à la Direction générale des impôts àBercy, est aujourd’hui associé au cabinetSTC Partners, lequel est affilié depuis2010 au réseau KPMG International pource qui concerne la fiscalisation. L’une desfonctions objectives de l’ENA est d’effacerles frontières entre les sommets de l’État etceux de la finance.

De Bercy aux Big FourLe passage d’inspecteurs des Finances etdes Impôts de Bercy aux cabinets

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d’avocats devrait être interdit par la loi,dans la mesure où ils sont les meilleursconnaisseurs des procédures fiscales, deleurs subtilités et de leurs failles – et, de cefait, les mieux placés pour contourner lesobstacles opposés aux fraudeurs.

Non seulement le départ de Bercy pourun grand cabinet d’avocats ou pour leservice fiscal d’une banque est autorisé,mais il existe même une structure au seindu Conseil d’État, le Centre decoordination et de documentation fiscale,qui sert d’intermédiaire entre Bercy, leMedef, les professeurs de droit et lesconseillers d’État pour harmoniser lespositions de chacun en matière deprélèvements obligatoires. Jérôme Turot,énarque, major de la promotion Voltaire,avocat à la cour, militant de l’International

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Fiscal Association (IFA) et conseillerd’État, fut le directeur de ce Centre decoordination de 1988 à 1993. Il estégalement membre du comité scientifiquede la revue Droit fiscal et administrateurde l’Institut des avocats conseils fiscaux(IACF). On ne sera pas surprisd’apprendre que cette position multicarte afait de lui l’un des avocats fiscalistes lesplus réputés de Paris dans le domaine duredressement fiscal. Au cabinet Turot, dontil est le président depuis 2008, situé aucœur du faubourg Saint-Germain, rue del’Université, dans le 7e arrondissement, onse fait fort de négocier en personne avecl’administration fiscale et d’obtenir desrésultats positifs dans 98 % des cas. Pourbénéficier de tels services, la note estplutôt salée : 830 euros de l’heure, à quois’ajoute un bonus en fonction des

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réductions obtenues pour le client. Filsd’un directeur d’organisme bancaire,Jérôme Turot a fait ses études au collègeprivé et réputé Saint-Martin-de-France, àPontoise. Il est aujourd’hui père d’unefamille nombreuse et sa notice dans leBottin Mondain 2009 indique une adresseà Paris, un château en province et une villaau bord de l’océan. On a là tous leséléments du grand avocat fiscalistemondain.

Mais voici un autre portrait révélateur :celui de l’avocat fiscaliste Éric Ginter.Ancien élève de l’ENA, né en 1953 dans le16e arrondissement de Paris d’un pèreagriculteur23, il fut, avant de devenir avocaten 1992, administrateur civil à la Directiongénérale des impôts de 1982 à 1992,« chargé notamment de la coordination du

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contrôle fiscal sur le plan international ».Sa notice dans le Who’s Who 2013 indiquequ’il est membre de l’Association fiscaleinternationale (IFA). De 1992 à 2000, il aété associé au cabinet Gide LoyretteNouel, puis aux cabinets Stibbe (2000-2001), Lefèvre-Pelletier & Associés (2001-2008), Sarrau Thomas Couderc devenuSTC Partners, affilié au réseau KPMGInternational, auquel Éric Ginder étaitencore rattaché lors de son audition.

Nous avions déjà présenté Éric Ginterdans notre ouvrage consacré à NicolasSarkozy, Le Président des riches24, en tantqu’avocat de la famille de l’émir du Qatarchargé du dossier de l’hôtel Lambert, unhôtel particulier du XVIIe siècle qui, aprèsavoir été acheté par l’émir, devait fairel’objet d’une rénovation jugée brutale par

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les associations pour la préservation dupatrimoine historique. Il faut rappeler queles nombreuses acquisitions immobilièresdu Qatar bénéficient d’avantages fiscauxofferts par Nicolas Sarkozy par lasignature, le 19 février 2009, d’un avenantqui amende la convention fiscale signéeantérieurement entre la France et le Qatar.Cet avenant aboutit à ce que les plus-values immobilières et les gains en capitalréalisés en France par le Qatar, ou ses« entités publiques » dont la famille del’émir fait partie, soient exonérés d’impôt.« C’est un avantage non négligeable pourun État figurant parmi les plus grospropriétaires de Paris », écrit Éric Vernier,docteur en finance, chercheur et consultantinternational25. Aussi l’auteur propose-t-ille concept de « paradis patrimonial », ceque serait devenue la France pour le Qatar,

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l’intérêt financier de ce dernier pour desinvestissements immobiliers qui secomptent en milliards d’euros étant dû« principalement au seul levier fiscal. LaFrance se présente ainsi comme un paradisfiscal, principalement sur les basespatrimoniales, dont on parle peu26 ».

Au cours de son audition au Sénat, le5 juin 2012, avec quatre autres avocatsfiscalistes dont Gianmarco Monsellato,Éric Ginter relativisera considérablementles problèmes liés à l’évasion fiscale,l’objectif fiscal ne lui apparaissant guèredans les préoccupations de sa clientèle.« De façon plus moderne peut-être, despersonnes ont cherché à bénéficierd’instruments d’épargne diversifiés ou plussouples que ceux qui existent en France.De ce point de vue, il est vrai que les

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législations étrangères sont assezcompétitives. Il ne s’agit donc pas là d’unobjectif fiscal27. »

« Nous utilisons le plus possible lanotion de complicité de fraude fiscale, apourtant déclaré le directeur de la DNEF,Frédéric Iannucci, devant les sénateurs le17 septembre 2013, afin que le juge puissepoursuivre toutes les personnes qui aidentou assistent le contribuable dans lacommission de l’infraction elle-même,mais l’établissement d’éventuellescomplicités nécessite de réaliser desinvestigations judiciaires lourdes pourétablir leur rôle de facilitateur de la fraudefiscale. Lorsque nous saisissons le juge,nous prenons le soin de viser l’auteurprésumé des infractions et ses complices.Nous appelons systématiquement

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l’attention des parquets sur ce sujet aumoment du dépôt de plaintes pour fraudefiscale et, en qualité de partie civile, aucours de la procédure judiciaire28. » Pourque les notions de « complicité de fraudefiscale » ou de délinquance « en bandeorganisée » puissent être efficientes,encore faudrait-il qu’il y ait au plus hautniveau la volonté politique de traquer lafraude fiscale. Mais, la plupart despolitiques étant liés sociologiquement auxbanquiers ou aux avocats, la mission estimpossible sauf à renverser les rapports declasse.

Gérard Larcher, président du Sénat, aainsi refusé la proposition d’Éric Bocquetde créer en son sein une délégationpermanente dotée de moyens spécifiquespour mener une action constante et

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pérenne contrela fraude et l’évasionfiscales. Le refus est motivé par le prétexted’un contexte budgétaire contraint etl’existence d’une Commission des financesdont c’est l’une des missions. Pourtant,avant l’arrivée du bouillonnant sénateurcommuniste du Nord, cette commissionavait observé un silence de plus de vingtans sur la question. Après le bijousociologique que représentent les auditionset les rapports de ces commissionsparlementaires sur l’évasion fiscale,accessibles à tous, un enterrement depremière classe vient d’être décidé par leprésident UMP du Sénat.

En ces temps de concentrationd’immenses richesses en quelques mains,la gestion de fortune est particulièrementrentable. Et ce sont les experts fiscaux,

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avocats, banquiers, juristes et autrescomptables qui, depuis le paquebot deBercy ou de l’extérieur, imposent lesinnovations législatives les plus diversespour que les plus riches puissentcontourner leurs devoirs civiques avecl’argument de la légalité. Celui-ci prend laforme cynique de l’optimisation fiscale,dans laquelle se confondentl’enrichissement des plus riches sous laprotection de la loi et l’apparente garantied’une honnêteté au-dessus de toutsoupçon.

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COMPTABLES, MAISPAS COUPABLES :L’IMPUNITÉDES POLITIQUES

Les hommes et les femmes politiquesacquis au libéralisme, nombreuxaujourd’hui, font partie du cercleoligarchique formé de financiers, d’avocatsfiscalistes, d’économistes, de journalistes.Ils travaillent de concert, parl’intermédiaire de l’appareil législatif, àtransformer la fraude fiscale enoptimisation fiscale, c’est-à-dire à légaliserl’illégitimité au profit d’individualitésfortunées. Ils finissent par s’autopersuaderde n’avoir de comptes à rendre à personned’autre qu’aux membres de leur classesociale. De sorte que si les scandales se

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sont multipliés sous Nicolas Sarkozy, ils sesont poursuivis sous François Hollande,malgré la promesse d’une Républiqueexemplaire. Jérôme Cahuzac a étéparticulièrement bien placé, en tant queprésident de la Commission des financesde l’Assemblée nationale puis ministre duBudget, pour savoir qu’il n’était pas le seulfraudeur. Son compte non déclaré devaitlui paraître bien maigrelet par rapport àl’immensité d’une fraude généralisée.

De l’« interprétationdifférente »à la « phobieadministrative »

Que penser de Gilles Carrez, figureemblématique depuis des années de la luttecontre l’usage abusif des niches fiscales,

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dont il disait que dans chacune d’elles il ya un chien qui mord ? Aujourd’huiprésident de la Commission des financesde l’Assemblée nationale, membre del’UMP, Gilles Carrez, après les révélationsde Mediapart, a reconnu, le 25 octobre2014, risquer un redressement fiscal enraison du non-paiement de l’impôt desolidarité sur la fortune. Ce député du Val-de-Marne, très au fait par ses fonctions desrèglements régissant cet impôt, a appliquél’abattement de 30 % prévu pour lesrésidences principales alors qu’il possèdesa maison avec sa femme à travers une SCI(société civile immobilière) et que pourcette raison l’abattement ne peuts’appliquer. Or cet abattement était fortintéressant pour un homme politique seprésentant comme l’ange bienfaiteur de lafiscalité, car il lui permettait de ne pas être

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assujetti à l’ISF. Les services fiscaux,après le signalement de Mediapart, ontcontacté Gilles Carrez, qui a expliqué« avoir une interprétation différente » maisqu’il n’allait pas « discuter ».

Le syndrome du gagnant, avec la pertedu sens des limites morales et civiques,accompagné du sentiment de surpuissanceet d’impunité atteint jusqu’aux plus jeunesdéputés. Thomas Thévenoud, députésocialiste, a été nommé fin août 2014secrétaire d’État au Commerce extérieur. Ila dû démissionner le 4 septembre pourmanquement à ses devoirs fiscaux.Thomas Thévenoud a déclaré avoir toutsimplement oublié de payer ses impôtspendant trois ans, faisant valoir qu’il seraitvictime d’une « phobie administrative »puisqu’il ne payait pas non plus son loyer,

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les notes du kinésithérapeute de ses filles,ni les amendes consécutives aux excès devitesse de sa voiture de fonction. De quoitout de même être exclu du Parti socialiste,mais pas de l’Assemblée nationale où ilpeut toujours siéger en toute légalité.Cependant, la Commission des infractionsfiscales a déposé une plainte pour fraudefiscale auprès du parquet de Paris enmai 2015. Ce qui devrait ouvrir uneprocédure judiciaire et relancer cetteaffaire qui risque de faire quelqueséclaboussures. Thomas Thévenoud connaîttrès bien la mécanique de Bercy :« Derrière moi, on cache tout le reste,déclare-t-il dans une interview à Libérationle 2 juin 2015. Derrière mon nom, oncache toutes leurs turpitudes. Et je refusequ’on se rachète une morale à bon comptesur mon dos. » Puis il valide, en une

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phrase, toute notre enquête : « Les exilésfiscaux ne font l’objet d’aucune poursuitepénale, ils paient les indemnités qu’ilsdoivent à Bercy, et c’est tout. Onrégularise des comptes cachés sans avoirrecours à la justice. »

Les conséquences de la phobie deThomas Thévenoud ont pu être décelées etrévélées grâce à la Haute Autorité pour latransparence de la vie publique (HATVP),créée à la suite de l’affaire Cahuzac. Cetteinstance est chargée de passer au crible lepatrimoine des ministres et desparlementaires, ainsi que leurscomptabilités personnelles. Deux ministresavaient déjà été épinglés avant ThomasThévenoud. Yasmina Benguigui, alorsministre de la Francophonie, a étéinquiétée pour la propriété depuis 2005

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d’une société anonyme de droit belge, nondéclarée. Le parquet de Paris, alerté, adécidé en décembre 2014 de fairecomparaître cette écrivaine-cinéaste devantle tribunal correctionnel de Paris. Ce n’estpas une simple formalité : toute faussedéclaration ou omission dans les réponsesdonnées à cette Haute Autorité sontpassibles d’un maximum de trois mois deprison, de 45 000 euros d’amende et d’unepeine d’inéligibilité qui peut atteindre dixans. Quant à Jean-Marie Le Guen,secrétaire d’État chargé des relations avecle Parlement, il a reconnu avoir toutsimplement sous-évalué son patrimoineimmobilier, mais il n’a subi aucunesanction, plaidant sa bonne foi, et il arégularisé sa situation, de façon à restermembre du gouvernement.

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Après ce tir groupé sur les élussocialistes, passons à leurs collègues del’UMP, devenus Les Républicains.Bernard Brochand, député des Alpes-Maritimes, Lucien Degauchy, député del’Oise, et Bruno Sido, sénateur de laHaute-Marne, ont tous trois « omis designaler » l’existence d’un compte enSuisse. La Haute Autorité a informé leprocureur de la République de Paris.Même pris la main dans le sac, lesparlementaires s’offusquent d’être mis surle devant de la scène pour fraude fiscale.La palme revient à Bernard Brochand,ancien maire de Cannes, ancien dirigeantd’une agence de publicité, passé par lemonde du football et ayant rempli denombreuses autres fonctions dont sa noticedu Who’s Who regorge. Il avait assuré enpleine affaire Cahuzac avoir toujours

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déclaré son patrimoine, depuis 2001, aucours de ses quatre mandats successifs deparlementaire. Généralisant son cas, ilavait dit ne pas voir l’utilité de lapublication des patrimoines desparlementaires, à moins, suggérait-il, queles journalistes soient soumis à la mêmeobligation. Car cette transparence risquait,selon ses propres termes, d’« affaiblir » etde « discréditer » « toute la classepolitique ».

Le 21 avril 2015, le procureur de laRépublique de Paris a ouvert une enquêtesur les avoirs à l’étranger du député UMPdes Bouches-du-Rhône Dominique Tian,notamment un compte en Suisse de près de2 millions d’euros et des biens immobiliersen Belgique. Ce député n’a pas voté leslois relatives à la transparence de la vie

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publique, ni la loi du 6 décembre 2013 surla lutte contre la fraude fiscale. Il n’avaitpas tort puisque la Haute Autorité pour latransparence de la vie publique a transmisl’une de ses déclarations de patrimoine auparquet de Paris après avoir eu « un doutesérieux quant à l’exhaustivité, l’exactitudeet la sincérité de sa déclaration de situationpatrimoniale29 ».

Le Canard enchaîné confirme, dans sonnuméro du 3 décembre 2014, que nombrede députés rechignent à payer leurs impôts.En effet, depuis le début de cette année-là,l’administration fiscale a envoyé à laDirection des affaires financières del’Assemblée nationale plusieurs dizainesde demandes de saisie « sur salaire »,c’est-à-dire sur les indemnités perçues pardes députés mauvais contribuables. En

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sabir administratif, cela s’appelle desATD, autrement dit des « avis à tiersdétenteur ». Mais les membres de cetteDirection des affaires financières se disenttenus au secret car il s’agit de « différendsfinanciers privés ». Une fois de plus, ilapparaît que le secret est requis dès qu’ils’agit des puissants. Le secret est doncbien le cache-sexe d’une oligarchiedépravée.

La litanie serait sans fin. Dans LeParisien du 11 février 2015, la journalisteMartine Chevalet titre un article« 300 parlementaires visés par le fisc ».Dans le cadre de la loi sur la transparencede leurs patrimoines, les déclarations sonttransmises systématiquement àl’administration fiscale. La suite de cespéripéties autour de l’impôt dira s’il s’agit

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de fraude fiscale ou d’une sous-estimationdans la déclaration. Une enquête judiciaires’intéresse, depuis la fin de l’année 2013,au patrimoine de Jean-Marie Le Pen, quise serait accru de 1,1 million d’eurospendant la durée de son mandat de députéeuropéen, entre 2004 et 2009.

Concluons par les vicissitudes d’unhomme politique qui est aussi un grandhomme d’affaires et le propriétaire duFigaro : Serge Dassault, sénateur UMP etsymbole de l’oligarchie au pouvoir. LaHaute Autorité pour la transparence de lavie publique a transmis, en mars 2015, ledossier de Serge Dassault au parquetfinancier national, le soupçonnantd’« omission d’avoirs détenus àl’étranger ». Le parquet a ouvert uneenquête préliminaire. Il s’agirait de deux

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comptes bancaires domiciliés auLuxembourg, non déclarés au fisc français,dont l’un serait crédité de 12 millionsd’euros et l’autre d’un peu moins. Lepremier compte aurait été auparavantdomicilié en Suisse. Depuis le 1er semestre2014, Serge Dassault est en contact avec leSTDR, avec lequel il a entamé uneprocédure de régularisation. Libérationavait révélé en octobre 2014 qu’un amisuisse de la famille Dassault, GérardLimat, avait utilisé deux comptes auLuxembourg pour octroyer une prébende àdes habitants de Corbeil-Essonnes, villedont Serge Dassault fut le maire de 1995à 2009, en échange d’une promesse de« bien voter ». L’un de ces comptes avaitété ouvert à la banque Edmond deRothschild, au nom d’une société Mergerimmatriculée aux îles Vierges

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britanniques. La gestion en avait étéconfiée à Gérard Limat par MarcelDassault, le père de Serge. Gérard Limat adéclaré au cours de sa garde à vue que,pendant des années, il avait remis « àSerge Dassault des sacs de billets venantde Suisse qu’il récupérait à Paris via unesociété financière genevoise baptiséeCofinor, qui permettait de récupérer del’argent liquide à Paris sans traverser lafrontière, les bras chargés de billets »,comme l’écrit Simon Piel dans Le Mondedu 19 mars 2015. Entre 1995 et 2009, lesfonds se sont élevés à plus de 56 millionsde francs suisses. Serge Dassault a été misen examen pour « achat de votes »,« complicité de financement illicite decampagne électorale » et « financement decampagne électorale en dépassement duplafond autorisé ».

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L’accumulation de ces délits divers etvariés prouve qu’il ne s’agit pas deforfaitures individuelles, mais ducomportement ordinaire d’une classesociale qui considère comme insupportabletoute forme de prélèvement public sur sesavoirs. À travers cette hostilité transparaîtune volonté de remise en cause radicaledes institutions publiques fondées sur unprincipe de solidarité. Cette conception,partagée par une grande majorité de laclasse politique française, explique lelaxisme en matière de sanctions concernantl’évasion fiscale.

Notes du chapitre 3

1. Jean DE MAILLARD, « Un grand vent demoralisation ? », Manière de voir, no 130, août-septembre 2013.

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2. Christian CHAVAGNEUX et Thierry PHILIPONNAT, LaCapture. Où l'on verra comment les intérêts financiersont pris le pas sur l'intérêt général et comment mettre finà cette situation, Paris, La Découverte, « Cahiers libres »,2014, p. 90.

3. ASSEMBLÉE NATIONALE, Lutte contre les paradisfiscaux : si l'on passait des paroles aux actes, rapportd'information no 1423, Alain Bocquet et Nicolas Dupont-Aignan, rapporteurs, Paris, 2013, p. 37.

4. Entretien au Monde, 9 janvier 2014.5. Michel PINÇON et Monique PINÇON-CHARLOT,

Le Président des riches. Enquête sur l'oligarchie dans laFrance de Nicolas Sarkozy, Paris, Zones, 2010 (Paris,La Découverte, « Poche/Essais », 2011, nouvelleédition).

6. Chantal CUTAJAR, « Corruption, des experts semobilisent », La Croix, 17 janvier 2014.

7. Antoine PEILLON, Ces 600 milliards qui manquent àla France, op. cit.

8. Sophie COIGNARD et Romain GUBERT, Ces cherscousins. Les Wendel, pouvoirs et secrets, Paris, Plon,2015, p. 293.

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9. Monique PINÇON-CHARLOT et Paul RENDU,Pratiques et représentations des consommationscollectives dans la haute fonction publique, Paris, Centrede sociologie urbaine/CNRS, 1985.

10. OBSERVATOIRE BOIVIGNY, INFORMATIONS ET

ANALYSES SUR L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR, « ENA,Polytechnique, Normale : quand les études paient »,boivigny.com.

11. SÉNAT, Évasion des capitaux et finance : mieuxconnaître pour mieux combattre, op. cit., p. 158-159.

12. Il s'agit de Christian Comolet-Tirman, conseiller àla Cour des comptes, spécialiste en droit fiscalinternational.

13. SÉNAT, Évasion des capitaux et finance : mieuxconnaître pour mieux combattre, op. cit., p. 161-162.

14. SÉNAT, Évasion des capitaux et finance : mieuxconnaître pour mieux combattre, op. cit., p. 393.

15. Ibid., p. 395.16. Ibid., p. 394.17. Le Monde, 10 mars 2015.18. SÉNAT, L'Évasion fiscale internationale, et si on

arrêtait ?, op. cit., p. 1186.19. Ibid., p. 1166.

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20. Ibid., p. 1187.21. Ibid., p. 1167 et 1168.22. Le Monde, 10 mars 2015.23. Il faisait probablement partie de ces grands

propriétaires terriens qui résident dans les beaux quartierstout en jouissant des revenus importants d'exploitationsagricoles rentables.

24. Michel PINÇON et Monique PINÇON-CHARLOT,Le Président des riches, op. cit.

25. Éric VERNIER, Fraude fiscale et paradis fiscaux.Décrypter les pratiques pour mieux les combattre, Paris,Dunod, « Fonctions de l'entreprise », 2014, p. 46.

26. Ibid., p. 48.27. SÉNAT, L'Évasion fiscale internationale, et si on

arrêtait ?, op. cit., p. 1158.28. SÉNAT, Évasion des capitaux et finance : mieux

connaître pour mieux combattre, op. cit., p. 379-380.29. Le Canard enchaîné, 13 mai 2015.

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4. LES BANQUESAU CŒURDE L’ÉVASIONFISCALE

L’un des moyens de freiner l’évasionfiscale serait de séparer les banques dedépôt des banques d’affaires. Les velléitésspéculatives de celles-ci en seraientréduites, ne pouvant utiliser les dépôtsobligatoires des salaires et des retraites.Les îles de rêve, les principautés et lesÉtats des États-Unis, au-delà des profitsque ces paradis fiscaux tirent de l’argentvolage, ne doivent pas faire oublier que cesont les banquiers qui opèrent pour le

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compte des multinationales et des grandesfortunes. Les prouesses de la Suisse dansce domaine, où les deux principalesbanques, UBS et HSBC, ont fait l’objet descandales largement relayés par la presse,pourront permettre de dévoiler lesmécanismes mis en œuvre.

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LA BANQUE UBS FAITSON MARCHÉEN FRANCE

La filiale UBS France a été créée à Paris,en 1999, afin d’organiser l’immunitéfiscale de grandes fortunes françaises enleur vendant « des comptes offshore nondéclarés en Suisse, au Luxembourg, àSingapour (cette hyperstructure des paradisfiscaux), à Hong Kong de plus en plus, letout étant géré depuis Genève, Lausanne,Bâle et Zurich1 », comme l’expliqueStéphanie Gibaud. Elle a été embauchéedès la création de la filiale française pourorganiser des événements mondains dontl’objectif était de mettre en contact les plusgrandes fortunes avec les banquiers

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d’UBS France. Sans elle, sans NicolasForrissier, auditeur interne, dont le métierconsiste à faire en sorte que les opérationsréalisées par les banquiers se déroulentdans un cadre conforme aux loisfrançaises, et sans Olivier Forgues, chargédepuis 2002 de démarcher les clientsfortunés, c’est-à-dire capables de mettre500 000 euros du jour au lendemain sur uncompte UBS, il n’y aurait jamais eu depoursuites judiciaires. Des chefsd’entreprise, des sportifs, voire desmagistrats et des journalistes étaient ainsiapprochés à l’occasion d’événementsmondains, dans la loge d’UBS à Roland-Garros ou dans des salles de concertprestigieuses comme la salle Pleyel oul’Opéra. Stéphanie Gibaud cite le bal du14 Juillet à Deauville, où UBS a sesentrées, des réceptions chez madame

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Dassault au rond-point des Champs-Élysées, des galeries d’art et des muséesprivatisés le temps de la fête, des tournoisde golf… Elle organisait des soiréesprisées, qui rassemblaient jusqu’à2 000 invités.

La sociabilité mondaine, dans cet alliagemagique d’argent, de culture et de relationssociales au plus haut niveau, permet à laclasse dominante de fêter, avec lesmeilleurs champagnes, sa supériorité etd’ouvrir ses portes à de nouveaux venus.« Dans le bel immeuble du boulevardHaussmann, écrit Stéphanie Gibaud,s’activent un certain nombre de colsblancs, qui, chaque matin, se lèvent pourgruger l’État français en favorisantl’évasion fiscale des grandes fortunes dupays2. »Les témoignages courageux de ces

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trois lanceurs d’alerte ont été relayés par lejournaliste de La Croix Antoine Peillon, etla justice s’est mise au travail. Dès 2005,Nicolas Forrissier décide d’auditionner sescollègues du service chargé des démarchesauprès des plus grandes fortunesfrançaises. Il découvre alors que descomptes sont ouverts en Suisse, mais sansêtre déclarés en France. Les négociationsse concrétisent par un déplacement del’intéressé en Suisse ou, le plus souvent,par une rencontre à son domicile ou dansun lieu neutre, bar ou hôtel, avec unfinancier suisse venu sur le territoirefrançais. Celui-ci agit comme un agentsecret, auquel le service suisse de lagestion des risques bancaires remet unpetit manuel du parfait espion, et qui nedoit en aucun cas se faire repérer3.

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Outre les modalités d’approche desgrandes fortunes françaises, AntoinePeillon décrit les doubles comptesconsignés sur des cahiers sournoisementbaptisés « carnets de lait », sans doute poursignifier aux initiés qu’il s’agit desrésultats de la traite de la vache française.La fraude fiscale est énorme, estimée à275 millions d’euros pour la seuleannée 2006.

Il n’a pas été facile, pour des salariéschoqués par ces méthodes frauduleuses, demanifester leur réprobation. « Les réponsesde mon patron ont été cinglantes, confieNicolas Forrissier à Antoine Peillon àpropos de Patrick de Fayet, qui futdirecteur général d’UBS France de 2004à 2011. En substance : je ne connaissaisrien à la finance et surtout je devais me

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mêler de ce qui me regardait. » AntoinePeillon ajoute que son interlocuteur « estresté sidéré par la brutalité inattendued’une telle repartie dans ce qu’il pensaitn’être qu’une conversation de pause-caféentre collègues décontractés4 ». Les troissalariés d’UBS « ont subi des violencesinouïes », déclare le réalisateur PatrickBenquet dans L’Honneur perdu d’unebanque5 : licenciements, mensonges,manipulations diverses pour gagner dutemps et freiner les velléités de la justice,disparition des preuves les pluscompromettantes. Antoine Peillontémoigne dans ce documentaire que laDRCI a donné priorité à la surveillancetrès intrusive des trois lanceurs d’alerte,par leur mise sur écoute téléphonique et lepiratage de leurs messageries e-mail, plutôtque de poursuivre les dirigeants de cette

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énorme fraude du fisc français commisevia un système sophistiqué de doublecomptabilité.

Les liens troubles entre UBS et lemonde politique, comme on a pu le voiravec les comptes en Suisse de JérômeCahuzac et de Liliane Bettencourt,expliquent que la DRCI, spécialisée dansles questions bancaires et fiscales, dontNicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieurpuis président de la République,connaissait les responsables, ait tout faitpour rester au service « d’un camp, si cen’est d’un clan », comme le dit AntoinePeillon dans le documentaire de PatrickBenquet. Au demeurant, il ne semble pasnon plus que la DNEF ait fait preuve d’unefébrilité dénonciatrice dans cette affaire degrave fraude fiscale6.

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Le démarchage illicite de la Suisseauprès de fortunes françaises montre à quelpoint les élites de notre pays, liées à lapolitique, au fisc et à la police, avant dedéfendre les intérêts de la France, fontvaloir ceux de leur classe sociale. Cetteaffaire montre également combien leslanceurs d’alerte, relayés par le travail desjournalistes, sont indispensables.

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HSBC GENÈVE FAITSON MARCHÉ DANSLE MONDE ENTIER

Les gestionnaires de HSBC Private Bankde Genève ont eu, entre 2005 et 2007,1 645 rendez-vous avec des clients ou defuturs clients dans vingt-cinq pays, dont laFrance, les États-Unis, l’Argentine,l’Espagne et la Belgique où le démarchagede clients par une banque étrangère sur leterritoire national est illégal7. Rien qu’entrele 9 novembre 2006 et le 31 mars2007,180 milliards de dollars auraientconvergé, selon la justice française, sur lescomptes HSBC à Genève de106 682 clients, résidant dans le mondeentier, et de 20 129 sociétés offshore . Le

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cabinet d’avocats KPMG est chargé del’audit de HSBC Suisse. Pourquoi l’alerten’a-t-elle pas été lancée ? En l’état actuelde nos informations, nous n’avons pasd’autre réponse que celle de la connivenceoligarchique.

La fraude, un mécanismeopaque et bien huilé

La filiale suisse de HSBC a donc fait lamême chose qu’UBS en envoyant certainscadres des services de gestion des grandesfortunes démarcher des clients sur leterritoire français pour leur vendrel’ouverture de comptes et la création desociétés offshore, notamment pour leuréviter de payer la taxe ESD qui futinstituée le 1er juillet 2005 à la suite d’une

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directive européenne sur la fiscalité etl’épargne. Il s’agit d’une taxe prélevée à lasource sur les intérêts de l’épargneentreposée par des non-résidents dans lesbanques de l’Union européenne et de payspartenaires, dont la Suisse. Cette taxe nes’applique qu’aux personnes physiques.Pour l’éviter, les banquiers deHSBC Private Bank (Suisse) suggèrent dedéplacer ces avoirs et de les confier à dessociétés offshore . « De nombreuxinstruments et structures existent quipeuvent vous permettre d’améliorer vosrendements dans ce nouvelenvironnement », écrivait la direction à sesclients en février 2005. Le tour est joué et,en plus, cela fait des rentrées d’argent pourla banque. La création d’une société écranbasée à Panama lui permet ainsid’engranger entre 3 000 et 7 000 euros de

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frais et 1 500 euros pour la gestionannuelle. Panama est réputé pour la miseau point de sociétés écrans créées enquarante-huit heures par des avocats, avecdes prête-noms loués par des Panaméenspour arrondir leurs fins de mois. Tout lemonde est gagnant, la banque et les clients.Dans les montages offshore proposés parHSBC, en désolidarisant leurs noms deleurs avoirs, les clients échappaient à lamaudite taxe.

Brigitte Sibona, ex-responsable desopérations HSBC Private Bank, a étéexplicite devant les enquêteurs. « L’intérêtdu client, leur a-t-elle dit, est qu’il évite lataxe ESD, et la banque a réalisé une margeen vendant des sociétés offshore . »Offshore et fantasmagoriques, ayant laconsistance d’un zombie, mais dûment

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immatriculées dans des îles insensibles auxcrises de conscience. « Notre hiérarchieétait parfaitement au courant de tout ce quise passait, confirme une ancienneemployée de ce fleuron de la financehelvétique, Marie-Louise Duchassin. Celane posait pas de problème à la banque desavoir que les fonds n’étaient pas déclarésà l’administration fiscale du client8. » Lataxe ESD avait pour objectif, étantnominative, de limiter les transferts defonds. C’était sans prendre en compte, oupeut-être même était-ce en touteconnaissance de cause ignorer ou fairesemblant d’ignorer, la désinvolture desparadis fiscaux, même les plus« honorables », c’est-à-dire les plusroublards. Les taxes nominatives, au lieude sanctionner, poussent au contraire àl’accroissement de l’opacité de la fraude

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fiscale. Maladresse ? Coups montéssciemment, l’oligarchie ne reculant devantrien pour accumuler, comme le veut labonne logique capitaliste ? Le monde de lafinance n’est opaque que pour ceux qui n’yont pas accès. Car, pour Hervé Falciani,« il était évident que les responsablespolitiques avaient promulgué cette loi dansl’intérêt des banquiers et de toutel’industrie du crédit qui pouvait maintenantvendre de nouveaux produits et denouveaux services à ses clients […]. Toutse passe au détriment des simples citoyens,écrit-il plus loin dans son livre témoignage,qui ne savent pas, ou ne comprennent pas,que la formulation des règles concernant lafinance et les banques sert souvent à éviterobligations et contrôles. Ou alors, mêmequand la vigilance existe, ce sont lesmoyens de la mettre en œuvre qui

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manquent et, sans ressources, on ne peutrien contrôler9 ». Si bien que, en 2013,63 % des quelque 2 000 milliards d’eurosd’avoirs étrangers gérés en Suisse étaientdétenus à travers des trusts, des holdings etd’autres sociétés écrans.

Hervé Falciani confirme devant lessénateurs, le 16 juillet 2013, lescontournements de la régulation par labanque HSBC. « J’étais en charge desanalyses techniques au sein dudépartement des projets stratégiques. Cesprojets devaient permettre à la banque des’adapter aux réglementations et auxtentatives de régulation. Pendant desannées, j’ai été témoin de son évolution,non pas vers un renforcement du contrôledes opérations qui avaient lieu en son sein,mais vers la soustraction à ses

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responsabilités10. » L’analyse desmécanismes de la fraude fiscale dévoileque les paradis fiscaux sont aussi et de plusen plus des paradis judiciaires. Desmontages complexes sont mis en œuvrepour cacher les fraudeurs avec des sociétésécrans comme boucliers. Les quelquequatre-vingts témoins, clients etgestionnaires confondus, auditionnés parles gendarmes ont confirmé que les clientsfrançais se voyaient proposer ce type demontage qui permet de déresponsabiliserles personnes physiques et les personnesmorales et de brouiller les pistes de latraçabilité de cette fraude.

HSBC est allée encore plus loin enutilisant les patronymes de certains de sessalariés comme prête-noms de ces sociétésopaques. Éric Bocquet, sénateur

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communiste, pose alors, le 16 juillet 2013,la question suivante à Hervé Falciani :« Notre collègue, Christian Eckert,rapporteur de la commission à l’Assembléenationale, fait état de centaines desalariés HSBC qui serviraient de prête-noms. Confirmez-vous cet état de fait ?— Certains employés disposent de droitsde regard ou de signature, répond HervéFalciani. Il est nécessaire de connaître lanature du compte et la raison pour laquelleil procure ces droits. Un employé qui gèreun fonds de pension est associé au comptealors que les avoirs ne lui appartiennentpas. Si des milliers d’employés sontconcernés, les cas de figure serontnombreux. Encore une fois, la banquefonctionne de manière cloisonnée. Elleévite ainsi de s’exposer directement. » Et,pour cela, souligne Hervé Falciani devant

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les sénateurs, « HSBC avait demandé à sesinformaticiens de substituer à un systèmefiable un système permettant de modifierles données » alors que, « officiellement, lesystème doit conserver une versionnumérique des fichiers »11.

Cette volonté d’opacité afin de garantirl’immunité et l’impunité à la fois de labanque et de ses clients est attestée par lesjuges Guillaume Daïeff et Charlotte Bilger,saisis seulement en 2014 d’une instructionouverte pour « démarchage bancaire etfinancier illicite » et « blanchiment defraude fiscale », qui serait le fait d’une« bande organisée », en l’occurrence labanque HSBC : il « apparaît au vu deséléments recueillis par l’information que labanque HSBC Private Bank (Suisse), dansle cadre des faits de blanchiment dont nous

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sommes saisis, a bénéficié du produit desfaits de fraude fiscale et a, en organisantl’opacification de flux financiers, blanchiles fonds d’origine illicite en permettant àdes milliers de clients détenteurs d’avoirstrès importants de les soustraire àl’administration fiscale française.L’établissement bancaire HSBCPrivate Bank a mis à disposition de sesclients des comptes au nom de sociétésoffshore et les a conseillés afin qu’ilspuissent dissimuler leurs avoirs12 ».

Ainsi, l’échange automatiqued’informations fiscales, auquel près d’unecentaine de pays se sont engagés, à partirde 2017 pour certains, de 2018 pour lesautres, pourra avoir comme conséquenceperverse d’aggraver l’opacité avec laconstitution de trusts et d’autres sociétés

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écrans où l’identité des véritablespossesseurs de ces capitaux rendusorphelins sera très difficile à établir.Précisons également que l’échangeautomatique d’informations fiscales « estcensé se mettre en place sur une base deconfidentialité, l’information ne sera paspublique13 ».

La sociologie des clientsfrançais de HSBC

Les noms des riches clients français quin’ont pas déclaré l’ouverture de leurscomptes chez HSBC ont été divulgués aucompte-gouttes par la presse. Leverrouillage au nom du secret fiscal et dusecret bancaire a pesé sur cette affaireFalciani. Sans parler du secret défense, car

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« il serait erroné de croire que le vol desdonnées de la banque HSBC est l’œuvred’un solitaire qui a décidé de défier lesgrandes banques internationales, selonAngelo Mincuzzi, qui a recueilli les proposd’Hervé Falciani à l’origine des Mémoiresde ce dernier. Bien au contraire, cetteopération a été conçue, programmée etmise en œuvre par un groupe d’individusanimés par des motivations différentes,mais tous unis par le désir de dénoncer unsystème bancaire et financier où tout estorganisé pour contourner les lois et pourfavoriser une petite élite privilégiée. Laprésence dans cette affaire de plusieursservices de renseignement laisse entrevoiren arrière-plan une guerre non déclarée,celle que mènent les États-Unis contre laSuisse pour l’abolition du secret bancaire.Il est donc possible que les dossiers de la

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HSBC aient été l’instrument d’unenégociation clandestine servant les intérêtsdes États-Unis14 ». Cette collaboration estconfirmée dans le récit d’Hervé Falcianilui-même : « Les hommes du “réseau” quiparlaient anglais avec l’accent américainm’ont dit que les données ne leur étaientd’aucune utilité parce qu’elles nepouvaient pas servir à ouvrir une enquêtejudiciaire aux États-Unis. La personne quim’avait aidé pour le Cloud m’a expliquéqu’ils voulaient seulement mettre la Suissesous pression. Les données, ils les avaientdéjà15. »

Les journalistes du Monde Gérard Davetet Fabrice Lhomme, qui suivent cetteaffaire, ont dévoilé le 11 juin 2014 que8 936 contribuables français ayant ouvertdes comptes chez HSBC Genève ont été

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interrogés par les gendarmes. Ce qui apermis à ceux-ci de comptabiliser lesmontants transférés au Panama ou dans lesîles Vierges britanniques, soit5 752 278 041,12 euros. Mais combien ya-t-il d’autres milliards dans la partieinvisible de l’iceberg ? Le cas de RichardPrasquier, ex-président du Conseilreprésentatif des institutions juives deFrance (CRIF), illustre bien cesmanipulations financières et fiscales ausein des paradis fiscaux. Richard Prasquiera reconnu posséder un compte dont il ahérité de ses parents, ouvert après laSeconde Guerre mondiale. Mais, ensuite, ila créé, avec l’aide de HSBC, une sociétéoffshore (« Lotsun ») localisée au Panama,détenant 5 millions d’euros d’avoirs.« Cette société était implantée au Panamaparce que c’est un paradis fiscal, a déclaré

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l’intéressé au Monde du 11 juin 2014. Lecompte suisse ouvert à mon nom n’étaitdéjà pas déclaré, et cette société n’avaitpour seul but que de nous dissimulerencore davantage. » Il confirme de surcroîtque « la banque en avait connaissance ».HSBC encourageait même ses clients àdissimuler leurs avoirs derrière dessociétés écrans basées pour 34 % d’entreelles au Panama et à 54 % aux îles Viergesbritanniques. « Je m’étais vraiment aperçuque l’unique préoccupation de la banqueétait de protéger tous les clients, y comprisceux qui fraudaient le fisc16 », attesteHervé Falciani dans son livre.

Antoine Francisci, qui fut le patron ducercle de jeux Haussmann, à Paris, est unclient de HSBC Genève depuis 1990. Ilavait une bonne raison : recevoir des

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revenus qu’il ne « souhaitait pas déclarerau fisc français ». Le 25 novembre 2013, ila aussi confié aux enquêteurs avoir eurecours à des sociétés écrans qui avaientpour but d’être officiellement titulaires decomptes, alors qu’en fait les avoirs luiappartenaient. Ces avoirs ont représenté10 millions d’euros entre 2006 et 2007. En2009, Antoine Francisci est devenurésident suisse et il dit avoir régularisé sasituation fiscale en réglant 2 millionsd’euros de pénalités (Le Monde, 11 juin2014).

Paul Bocuse, le restaurateur de renom, areconnu les 2,2 millions d’euros détenusen Suisse, mais il a régularisé sa situationen 2010. L’opticien Alain Afflelou figureégalement sur la liste des 2 543 Françaisidentifiés par l’administration fiscale

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comme étant susceptibles d’avoir fraudé.Mais, à l’époque où il détenait un comptechez HSBC à Genève, Alain Afflelourésidait en Suisse. Il a d’ailleurs payé150 000 euros de redressement lorsqu’ilest revenu en France. La familleMentzelopoulos, propriétaire, entre autres,du domaine viticole Château Margaux, lafamille Ouaki, propriétaire des magasinsTati jusqu’en 2004, le coiffeur JacquesDessange se sont repentis et ont ainsi pupayer leurs impôts et les amendes en primedans le secret des transactions des cellulesde repentance. Henri Leconte, tennisman,est surpris d’avoir de l’argent placé àGenève alors qu’il croyait que c’était àHSBC Monaco.

Il est possible que certains fraudeursaient disparu de la liste. Ce que semble

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confirmer le procureur de la RépubliqueÉric de Montgolfier lors de son auditiondevant les sénateurs, le 22 mai 2012.« Nous avons connu quelques épisodes unpeu curieux, leur a-t-il dit. Certains noms,dont on connaissait l’existence, ilsn’étaient pas neutres, ont disparu, puis sontrevenus. Des incidents techniques se sontproduits17. » C’est ainsi que Jean-CharlesMarchiani disparaît des listings, puisréapparaît. Il faut dire qu’il s’agit d’unegrosse pointure du pouvoir sarkozyste. Ex-officier du Service de documentationextérieure et de contre-espionnage(SDECE), cet ancien préfet, condamnépour avoir perçu des commissions occultesdans le cadre de passations de marchés à lafin des années 1990, a bénéficié, endécembre 2008, d’une remise de peineaccordée par Nicolas Sarkozy.

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Éric de Montgolfier certifie à IanHamel, correspondant du Point à Genève,cet aller et retour de Jean-CharlesMarchiani sur la liste HSBC, publié sur lesite de l’hebdomadaire18. « Lors d’uneréunion sur ce dossier à la Direction desaffaires criminelles et des grâces, j’aieffectivement pu constater que son nomavait été retiré des fichiers HSBC. Quandje me suis étonné de cette omission auprèsde la gendarmerie nationale qui avait établila liste des titulaires de comptes, il m’a étérépondu qu’il s’agissait d’une erreur. »

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L’AFFAIRE SWISSLEAKS

La solidarité internationaledes journalistes

Le 10 février 2015, Le Monde publie lesrésultats de l’analyse d’une masse dedonnées issues des archives numériquessubtilisées à HSBC Genève par HervéFalciani. Elles portent sur deux années,entre 2005 et 2007. Le nombre et lacomplexité des documents étaient telsqu’ils ont été partagés entre les154 journalistes de 47 pays différents,coordonnés par le Consortiuminternational des journalistes

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d’investigation, l’ICIJ, qui ont ainsi donnénaissance, après Offshore Leaks etLux Leaks, à Swiss Leaks.

L’origine de Swiss Leaks remonte à lafin de janvier 2014, lorsque « une personnes’est présentée à l’accueil du journal,boulevard Auguste Blanqui, à Paris,comme l’écrivent les journalistes duMonde Gérard Davet et Fabrice Lhomme.Cette source, dont nous protégeonsl’anonymat, nous remet une clé USBcontenant la totalité des fichiers établis àpartir des “données Falciani”, dans le plusgrand secret, à compter de 2009, par lesservices fiscaux français, parfois en dépitdes réticences du pouvoir politique ». Queconclure de la remise anonyme de cette cléUSB de couleur rouge ? Serait-ce unemployé, un contrôleur ou un inspecteur

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des Impôts qui aurait confié ces fichierstraités dans les bureaux de Bercy aux deuxjournalistes d’investigation du Monde ? Sitel est le cas, cette source anonyme devaitsoupçonner Bercy de vouloir freinerl’enquête. À moins que ce ne soientl’Élysée et/ou l’administration fiscale deBercy qui aient fait un bon coup double decommunication en mettant en évidencel’ampleur du travail et de la mobilisationdes pouvoirs publics pour traquer lesfraudeurs et faire rentrer de l’argent dansles caisses de l’État. Et peut-être blanchirune liste que les services fiscaux auraientpu nettoyer de la présence depersonnalités, notamment politiques,n’ayant rien à faire en la mauvaisecompagnie de contribuables fraudeurs,compromis dans des comptes non déclarésen Suisse ? Ces hypothèses et ces

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questions ne devraient pas être abordées sil’évasion fiscale était traitée de manièretransparente. Le chapitre que les deuxjournalistes du Monde ont consacré à la« Source » ne donne pas vraiment de clefsà la clef19.

La diffusion de ce travail collectif desjournalistes de l’ICIJ a été fixée au8 février 2015. Le Monde du 10 février apublié quelques noms des heureuxnominés français de la liste HSBC, venantcompléter celle déjà publiée le 11 juin2014. Le numéro du lendemain du Mondedonnait des noms et des informations surles contribuables étrangers de cette mêmeliste. Le mélange des genres parmi lesclients de cette fraude fiscale est étonnantpuisque cela va des capitaines d’industrie àdes personnalités politiques, des vedettes

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du show-biz, des sportifs connus, destrésoriers d’organisations terroristes, destrafiquants d’armes, etc.

Éric de Montgolfier s’est étonné descritères qui ont présidé au choix des nomspubliés dans la liste française. « Pourquoice tri ? Bien des questions appellent encoredes réponses », dit-il à Ian Hamel.L’ancien procureur de la République deNice, qui a saisi le matériel informatique àla demande de la Suisse enperquisitionnant chez le père d’HervéFalciani, trouve en effet curieux l’absenced’hommes politiques français. Ceprocureur a déjà mentionné la disparitiondu nom de Jean-Charles Marchiani.« C’est d’autant plus surprenant, écrit IanHamel, que les listes de HSBC Genèvedatent de 2006-2007. Or, en 2005, la

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multinationale avait absorbé le Créditcommercial de France (CCF), une banquequi avait la réputation de draguer lespoliticiens, notamment dans le Sud de laFrance (le CCF avait précédemmentabsorbé la Caisse de crédit de Nice). » Unancien patron d’une banque genevoise aconfirmé ses soupçons à Ian Hamel. « Jepartageais de nombreux clients françaisavec HSBC, qui avait repris en 1999 laRepublic National Bank of New Yorkd’Edmond Safra. Tout le monde sait àGenève que cette banque comptait 15 à20 % de Français. Or, sur plus de100 000 noms, Swiss Leaks évoque moinsde 3 000 noms. C’est pour le moinssurprenant. Aurait-on soustrait certainsclients20 ? » Le seul homme politique quisoit apparu est Aymeric, duc deMontesquiou Fezensac. Ce sénateur UDI

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du Gers est associé, dans les fichiers deHSBC Genève, à un compte numéroté,ouvert dans les années 1990 et fermé en1994, lui-même lié à une société écranbasée au Panama, nommée SusumiFinance Corporation. Cependant,l’intéressé a démenti le fait auxjournalistes. La levée de l’immunitéparlementaire de ce sénateur a étédemandée par les juges d’instruction RogerLe Loire et René Grouman en février 2015pour un éventuel « trafic d’influence parpersonne titulaire d’un mandat électifpublic » dans le cadre d’un dossier devente d’hélicoptères au Kazakhstan, sousla présidence de Nicolas Sarkozy. Cetteimmunité a été levée en mars 2015 et lamise en examen déclarée le 8 juillet 2015.

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La justice saisie danssoixante-deux cas

L’administration de Bercy, entre ministredu Budget et Commission des infractionsfiscales, n’a saisi la justice que danssoixante-deux cas, dont cinq pour fraudefiscale ou blanchiment de fraude fiscale.Le 16 février 2015, à Paris, s’est ouvert leprocès des héritières de la couturière NinaRicci : Arlette Ricci, sa petite-fille, etMargot Vignat, son arrière-petite-fille,ainsi que son ancien mandataire de gestion,Bertrand-Charles Leary, le patron desGrands Moulins de Strasbourg, ex-administrateur de HSBC France, qui a gérél’héritage de Nina Ricci jusqu’en 2005. Ils’agirait de 19,4 millions d’euros pourArlette Ricci et 1,8 million pour sa fille

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Margot qui auraient été dissimulés au fiscfrançais avec la complicité, lacompréhension et l’efficacité de la filialesuisse de HSBC.

Lors de ce procès pour fraude fiscale,blanchiment de fraude fiscale etorganisation frauduleuse de soninsolvabilité, Arlette Ricci a revendiquéses activités de psychanalyste et d’écrivainplutôt que son statut d’héritière. Sa fille,Margot, a fait de même en parlant de sestournées de chant dans les bars et desleçons de musique qu’elle donne en tantque musicienne rock. L’une et l’autreétaient dans le déni, si ce n’est le mépris,des questions financières. Mais la nouvelleprésidente de la 11e chambrecorrectionnelle consacrée aux affairesfinancières et boursières, Bénédicte de

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Perthuis, qui siège parfois à la 32e chambrecréée pour juger des affaires du nouveauparquet national financier, a rappelé quel’une a signé les ordres de transfert d’uncompte luxembourgeois vers la Suisse etque l’autre n’hésitait pas à se déplacer àGenève pour prélever des liquidités sur soncompte.

Ce procès de la dynastie familiale de lagrande couturière Nina Ricci illustre lafamiliarité que la classe dominante peutentretenir avec la fraude fiscale. Elle setransmet avec le patrimoine. Passystématiquement, sans doute. Maissouvent. L’argent est une composanteordinaire de la vie extraordinaire de ceuxqui n’ont pas à compter et à se faire dusouci pour terminer le mois. Pour lesfamilles riches, l’argent n’est pas un

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problème : il est naturellement là, commeun élément ordinaire de vies qui ne le sontpas. Le passage entre les générations estaussi celui de cette aisance matérielle qui,vécue dès l’enfance, jamais interrompue,est une composante de l’existence qui vade soi. Les souvenirs des séjours sur lesbords du lac Léman et les comptesoffshore s’entremêlent dans leur usagefamilier, mais discret : nul besoin designaler leur existence pour régler lasuccession. Arlette Ricci s’est montrée trèsdécontractée au cours du procès, « presqueamusée d’être sur les listes Falciani »,selon un magistrat. Amusée : un terme qui,avec ses déclinaisons, est un habitué desconversations mondaines. C’est unemarque de fabrique de la haute société. Undîner se doit d’être « amusant », unerencontre inattendue l’est aussi et « comme

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c’est amusant » peut se traduire par « ceque vous dites est intéressant ». Un milieuoù l’on s’amuse de tout. Utilisé pour desquestions d’argent, le terme fonctionneencore, signifiant une choquante légèreté,qui semble révéler un sentimentd’impunité, l’expression de privilègesvécus comme mérités, sanctions positivesd’existences exceptionnelles etindispensables au bon fonctionnement dela vie. Une assurance de soi qui parfois estperçue comme une arrogance.

Durant le procès, Ariane Amson,substitut du procureur du parquet nationalfinancier, a relevé le caractère insolite dela manière dont les inculpés affrontaient unprocès qui, pour d’autres, aurait été undrame insurmontable : « On a l’impressionque, pour certaines personnes, la fraude

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fiscale, ça ne compte pas. On s’en vantemême. Madame Ricci, dans sesconversations téléphoniques, en parlefacilement, elle en plaisante. Or, la fraudefiscale, c’est contagieux. Payer ses impôtsfait partie du contrat social. C’est unsystème de confiance : l’État demande auxcontribuables de déclarer et payer leursrevenus sans contrepartie directe, si cen’est des services publics comme celui dela justice. »

Le 13 avril 2015, le tribunalcorrectionnel de Paris a condamné ArletteRicci à trois ans de prison, dont un ferme,pour « des faits dont la gravité porte uneatteinte exceptionnelle à l’ordre public etau pacte républicain », comme l’ont estiméles juges. Arlette Ricci devra s’acquitterd’une amende pénale de 1 million d’euros

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et régler au fisc 6,7 millions d’impôts surle revenu et de pénalités pour lesannées 2007 à 2009, à quoi viendronts’ajouter 3,5 millions d’euros d’impôts surla fortune et 200 000 euros d’amendesfiscales. Ses deux maisons à Paris et enCorse sont confisquées. Arlette Ricci lesavait placées dans des sociétés civilesimmobilières pour organiser soninsolvabilité. Sa fille a été condamnée àhuit mois de prison avec sursis.

L’avocat fiscaliste d’Arlette Ricci,Henri-Nicolas Fleurance, a été condamnépour complicité d’organisationd’insolvabilité à un an de prison avecsursis, 10 000 euros d’amende et lepaiement solidaire des impôts éludés et deleurs pénalités. Cette condamnationmanifeste que la justice pénale en matière

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de fraude fiscale tiendra compte de l’aideapportée par les professionnels del’ingénierie fiscale. L’avocat del’administration fiscale, Pierre deFabrègues, déclare au Monde du 15 avril2015 qu’il s’agit bien d’un « avertissementdonné à tous ceux qui concourent à cesmontages frauduleux ». Il est hautementprobable que ces jugements feront l’objetd’une procédure d’appel.

Enfin, le protagoniste de cette affaireRicci qui s’en sort le mieux est Bertrand-Charles Leary, qui avait pourtant été misen examen dans ce dossier, le 23 janvier2013, pour complicité de fraude fiscale etblanchiment de fraude fiscale. Il abénéficié de la relaxe pour le chef decomplicité de fraude fiscale. Pour quelleraison une telle mansuétude ? Est-elle liée

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à sa repentance concernant le joli pactolede 25 millions d’euros qu’il détenait lui-même à Genève, qui lui valut également en2011 une régularisation de 8,2 millionsd’euros ? On peut en tout cas en formulerl’hypothèse. Celle-ci viendrait conforter ceque nous avons déjà souligné sur lesavantages, certainement financiers, maisaussi et surtout idéologiques, politiques etsymboliques, de la repentance dans lesecret des bureaux de l’administration deBercy. Cette repentance permet d’échapperà la haute visibilité du procès ouvert aupublic mettant en scène les turpitudesfiscales des grandes familles fortunéesdepuis plusieurs générations.

Michel Sapin, ministre des Financesdepuis 2014, s’est engagé, dans unentretien accordé le 12 février 2015 à Anne

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Michel pour Le Monde, à « empêcher quedes particuliers et des entrepriseséchappent à l’impôt à travers des sociétésécrans et autres montages offshore . Jeprofiterai de la loi sur la transparence de lavie économique, dont je suis chargé, pourinscrire dans le droit français l’obligationde révéler l’identité des bénéficiaires deces sociétés ». À suivre avec attention.

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L’IMPERTINENCEDES PALMARÈS

Les palmarès des fraudeurs au sein desplus grandes banques internationales sontun extraordinaire pied de nez au candidatFrançois Hollande qui, le 22 janvier 2012,déclarait que son véritable adversaire « n’apas de nom, pas de visage, pas de parti, ilne présentera jamais sa candidature, il nesera donc pas élu et pourtant il gouverne.Cet adversaire, c’est le monde de lafinance ». Malgré le peu de nomsdivulgués par la presse, les réactions ontété immédiates.

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Les actionnairesdu Monde : perplexitéou double jeu ?

Matthieu Pigasse, directeur généraldélégué de la banque Lazard France,récemment nommé responsable mondialdes fusions-acquisitions de cette banquefranco-américaine, et Pierre Bergé,président du conseil de surveillance duMonde, sont tous deux coactionnaires duquotidien du soir. Ils ont réagi à lapublication de quelques dizaines de nomsde contribuables indélicats, dévoilés parles journalistes qui ont consacré denombreux articles à l’affaire HSBC. SurFrance Inter, le 10 février 2015, lebanquier de Lazard a déclaré qu’il « y a unjuste équilibre à trouver entre le fait de

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divulguer des informations d’intérêtgénéral ou d’intérêt public, et celui de nepas tomber dans une forme demaccarthysme fiscal ou de délation […].C’est une interrogation légitime ». Lemême jour, sur RTL, Pierre Bergé sedemandait avec vivacité : « Est-ce le rôled’un journal comme Le Monde de jeter enpâture des noms, des gens ? Pour moi,c’est du populisme, c’est flatter les piresinstincts qui soient… Tout de même, ladélation, c’est la délation. » Donner lesnoms des contribuables français n’ayantpas déclaré les comptes qu’ils ont ouvertsdans la filiale suisse de la banque HSBCest en effet très gênant pour les membresde l’oligarchie, car nombre de nominésfont partie de leur caste, ce type de banqueet de fraude excluant par définition lesouvriers et les employés, dont les moyens

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financiers ne leur permettent guère autrechose que de consommer pour vivre ousurvivre tout en contribuant avec la TVA àce qui constitue plus de la moitié desrecettes fiscales de l’État. Le médiateur duMonde cite dans le numéro du 14 février2015 les réactions de deux lecteurs, très enphase avec Matthieu Pigasse et PierreBergé. L’un ne voit qu’un « mauvaisjournalisme axé sur le sensationnalisme etl’écume des jours ». L’autre écrit avoir« éprouvé de la honte à voir stigmatiser,jeter en pâture un ou deux noms (parmi desmilliers) connus, en particulier celui deGad Elmaleh (qui a payé ce qu’il devait aufisc) ».

S’agit-il de « maccarthysme fiscal ? » sedemande le directeur du Monde, Gilles vanKote, dans un éditorial écrit le 9 février et

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publié dans Le Monde daté du 10, soitavant la déclaration de Matthieu Pigasse.« Non, dit-il. Il s’agit d’une enquête quidonne à voir ce qui était fait pour resterdissimulé, invisible et dont nous estimonsqu’elle contribue à faire progresser ledébat démocratique, la régulation et lajustice fiscale. » Pour se justifier, Gillesvan Kote précise que Le Monde n’a diffuséqu’une cinquantaine de noms sur les3 000 noms français figurant sur leslistes HSBC. Les noms retenus sont ceuxde « personnalités publiques dont lesresponsabilités ou la notoriété auraient dûles engager à l’exemplarité, ou depersonnes ayant commis des infractionssuffisamment graves pour qu’elles fassentl’objet d’une plainte de l’administrationfiscale et d’une procédure judiciaire ».Mais nous ne saurons jamais si le tri opéré

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par Le Monde aura ou non pris en comptel’éventuelle pression des actionnaires,soucieux de préserver les personnalitésfaisant partie des mêmes réseaux, conseilsd’administration, clubs et relationsd’affaires.

En quoi est-il scandaleux de nommerceux qui mettent en difficulté des millionsde vies ? En quoi est-il choquant de pointerdu doigt les actionnaires de ces sociétésqui voient leurs dividendes prospérer grâceà cette miraculeuse compétitivité quicomble patrons et rentiers ? Les uns et lesautres refusent d’apporter leur juste part àla solidarité nationale en respectant la loifiscale. Ils creusent ainsi la dette publique.Et ils souscrivent joyeusement auxemprunts contractés pour résorber cettedette. Les intérêts de ces prêts viennent

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abonder la richesse voyageuse de cescréanciers qui gagnent sur tous lestableaux. Et leur permet d’en fairecollection, soigneusement entreposée dansles ports francs, à l’abri de toute velléitéfiscale dans ces paradis où il fait si bonaccumuler. Dans la guerre sociale, qui apour champ de bataille l’économie et lafinance, il est du devoir des économistes,des journalistes et des sociologues dedésigner les responsables et les profiteursdu pillage des peuples et des ressourcesnaturelles de la planète, et ainsi de briser laviolence symbolique interdisant dedévoiler ce qui est sacré et doit donc lerester.

« Dans un univers où les positionssociales s’identifient souvent à des“noms”, la critique scientifique doit parfois

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prendre la forme d’une critiquead hominem. Comme l’enseignait Marx, lascience sociale ne désigne “des personnesque pour autant qu’elles sont lapersonnification” de positions et dedispositions génériques21. » Ainsis’ouvrait, il y a plus de quarante ans, unnuméro de la revue fondée par PierreBourdieu, Actes de la recherche ensciences sociales. La personnalisation despositions dans les champs politique,juridique, économique, financier oumédiatique est à la fois profondémentpertinente sur le plan scientifique etprofondément impertinente par rapport àun « ordre » qui se présente commeparfaitement naturel. D’où les réactionshostiles et les rappels à l’ordre violentsqu’une telle démarche susciteimmanquablement.

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Pour autant, aucune théorie du complotne saurait rendre compte de l’efficacité ducollectivisme grand-bourgeois qui met encommun, au-delà des richesses qu’ildétient, l’infinie multiplicité de cespouvoirs partiels qui, rassemblés, formentla réalité de son pouvoir. C’est cette unitépratique qui confère à la classe dominanteune force qui, par la violence symboliquequ’elle impose, par son extraordinairepuissance d’intimidation, explique aussisans doute l’étonnante rareté d’enquêtessociologiques détaillées la concernant.

Attention, secret fiscal !Le député socialiste de l’Ariège AlainFauré a dit sa surprise, dans le cadre de ladiscussion du rapport Eckert sur laliste HSBC et les données d’Hervé

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Falciani, devant le fait que, dans cerapport, « nous ne donnons jamais denoms. Si nous voulons que la fraude cessed’être un sport national, ne devrions-nouspas nommer certaines des personnesconcernées ? Il ne s’agit pas pour autant dejeter des gens en pâture à l’opinion. N’y a-t-il pas d’ailleurs dans cette liste certainsnoms gênants qui expliqueraient pourquoile travail de la justice est si lent ? Nosconcitoyens sont en droit de se poser laquestion22 ». L’imprudent député del’Ariège sera rappelé à l’ordre parChristian Eckert en ces termes :« Monsieur Fauré, le secret fiscal existe etdoit être préservé : il en va quand mêmedes libertés individuelles ! Cettedisposition n’empêche ni les contrôles niles poursuites. Je sais bien d’ailleurs qu’onrisque de m’accuser de vouloir, avec ce

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rapport, dédouaner l’administrationfiscale : j’assume. Le Parlement necontrôle pas l’autorité judiciaire, mais ilpeut contrôler l’administrationfiscale23… »

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LA FRAUDE FISCALE,INTERNATIONALEDES RICHES

HSBC, la deuxième plus grande banqueprivée du monde, est présente dans quatre-vingt-quatre pays, avec 271 000 salariés,pour une soixantaine de millions declients. Avec ses multiples filiales dans denombreux paradis fiscaux, cetétablissement bancaire ressemble à unepieuvre qui déploie ses tentacules àl’échelle de la planète pour capturer desproies aux porte-monnaie bien remplis quine demandent qu’à cacher leur bonnefortune. HSBC Private Bank (Suisse) a étéinculpée par un juge belge ennovembre 2014 pour « fraude fiscale et

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blanchiment d’argent ». Elle est accuséed’« avoir sciemment favorisé et encouragéla fraude fiscale en mettant à la dispositionde ses clients privilégiés des sociétésoffshore, au Panama et dans les îlesVierges britanniques, n’y ayant aucuneactivité économique et n’ayant comme seulbut que de dissimuler les avoirs desclients ». Il s’agit en particulier decourtiers en diamants. Quelque3 000 ressortissants belges seraientconcernés par 4 616 comptes pour un totalde 5,54 milliards d’euros.

« La branche chargée de gérer les grospatrimoines, HSBC Private Bank,administre, explique Angelo Mincuzzidans son avant-propos au livre d’HervéFalciani, 382 milliards de dollars d’actifs,et ce sont justement les opérations liées à

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ces centaines de milliards qui se trouventarchivées dans l’ordinateur de Falciani.Ces informations copiées à partir dessystèmes informatiques de l’établissementconcernent plus de 10 000 clients italiens,plus de 12 000 clients français, près de11 000 Britanniques, 6 000 Américains,1 800 Japonais et de nombreux Espagnols.On y compte aussi 1 300 Grecs et puis desChinois, des Brésiliens, des Argentins, desTurcs, des Libanais, des citoyensrichissimes de 183 pays du monde.Mentionnons aussi les comptes de110 résidents de Niue, un paradis fiscal duPacifique habité par seulement1 400 personnes, dont presque une sur dixaurait donc déposé son argent dans lescoffres de la banque HSBC. Un recordmondial24… »

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La fraude fiscale est mondialisée, et ceprincipalement grâce aux banques. Elleconcerne des individus, des familles,parfois sur plusieurs générations, desétablissements financiers souvent mis enexamen comme personnes morales, desmultinationales et de grandes entreprises,des gouvernements, un ministre duBudget, des hommes et des femmespolitiques ; la fraude fiscale traverse, dansleur pôle dominant, tous les secteurs del’activité économique et sociale,l’industrie, la finance, l’art, le sport…Bref, l’accumulation de fraudes fiscales,avec les noms des fraudeurs et de leursorganismes bancaires, sans oublier leurscomplices, avec les politiques de haut vol,les actionnaires et les avocats fiscalistes,est le fait d’une oligarchie mondialisée qui

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cherche à s’affranchir de tous les obstaclesà son enrichissement et à son pouvoir degouverner le monde à sa guise.

Au Royaume-Uni, l’ancien trésorier desconservateurs, Lord Stanley Fink, estprésent, comme six autres gros donateursdu parti conservateur, sur la listeSwiss Leaks. Celle-ci révèle également lesnoms de têtes couronnées, comme celle duroi du Maroc. Celui-ci a ouvert un compteà Genève en 2006 où il a déposé jusqu’à7,9 millions d’euros. Une dizaine demembres de la famille royale d’Arabiesaoudite tiennent compagnie au monarquemarocain. D’autres Saoudiens fortunéssont aussi clients de HSBC. Les sultanssont aussi admis, celui de Brunei enparticulier. De nombreuses personnalités

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politiques du Liban, de Syrie, de Libye, deChine ont confié leurs économies à labanque suisse, à l’abri de la justice fiscale.

Il faut encore mentionner les quelque2 000 Grecs ayant détenu des comptesHSBC en Suisse, regroupés dans ce qu’ilest convenu d’appeler la « liste Lagarde ».En effet, c’est Christine Lagarde, alorsministre française de l’Économie et desFinances, qui a fait parvenir en 2010 à sonhomologue grec, GeorgesPapaconstantinou, un disque contenant lesnoms de ces contribuables hellènes aimantles verts pâturages helvétiques.Curieusement, cette liste est commel’Arlésienne, apparaissant puisdisparaissant pour mieux réapparaîtrenettoyée de trois proches de la famille dece ministre. La tempête médiatique qui

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s’ensuit est d’autant plus violente que c’estGeorges Papaconstantinou qui a signé,avec les trois institutions non élues de laTroïka (le FMI, la Commissioneuropéenne et la Banque centraleeuropéenne), le premier accord de prêtconditionné par des mesures drastiquesd’austérité pour le peuple grec. Unecommission parlementaire est mise enplace qui conclut, le 4 juillet 2013, que ceministre du Parti socialiste, le Pasok, dontil a d’ailleurs été exclu, étaitpotentiellement coupable de falsificationde document public, abus de confiance etmanquement au devoir, trois crimes quipouvaient le faire condamner à la prison àvie. Après plus d’un an d’instruction, leprocès s’est ouvert le 25 février 2015 etl’ancien ministre a été condamné à un ande prison avec sursis pour le seul délit de

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falsification de document public. La prisonferme a été évitée, mais la légitimité de cethomme politique très apprécié desresponsables de la Troïka est tout de mêmemise à mal par cette condamnation sommetoute symbolique. Les victimes de lacatastroïka apprécieront le démenti de larumeur selon laquelle le peuple grec n’aque ce qu’il mérite puisqu’il ne paye passes impôts, pourtant prélevés à la source.

La « liste Lagarde » confirme que c’estbien au cœur de l’État qu’il faut chercheret parfois trouver les manœuvres favorisantl’immunité fiscale des puissants. HervéFalciani nous apprend que « la mère del’ancien Premier ministre grec GeorgesPapandréou avait un compte de500 millions d’euros25 » chez HSBC àGenève. Mais il n’est pas si simple pour le

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nouveau Premier ministre grec, AlexisTsipras, qui veut engager la lutte contrel’évasion et la fraude fiscales pour fairerentrer de l’argent dans les caisses d’unÉtat fortement endetté, de lutter contre uneoligarchie financière qui a toujours debonnes raisons pour préserver sesprivilèges. Les plus riches « étaientprotégés tant par l’élite politique que par laTroïka, qui “fermait les yeux” », écritAlexis Tsipras dans Le Monde du 2 juin2015.

Le combat de Syriza contre la fraudefiscale est également rendu difficile par lespolitiques d’austérité qui ont abouti à unediminution de 22 % du nombre desemployés de l’administration fiscalegrecque entre 2008 et 2012. Toutefois, l’undes membres d’une famille d’oligarques

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grecs de la « liste Lagarde » a été arrêté le22 avril 2015. Leonidas Bobolas, dont lafamille est à la tête d’une très grandefortune dans le bâtiment et les travauxpublics et contrôle également la principalechaîne de télévision privée du pays – desBouygues grecs en quelque sorte –, estaccusé de ne pas avoir déclaré plusieursmillions d’euros placés en Suisse chezHSBC. Ce fils de l’une des « cinquantefamilles » grecques qui tiennent les rênesd’un pays à leur service a réglé 1,8 milliond’euros d’impôts et a pu être libéré. Sonfrère Fotis figure lui aussi sur la « listeLagarde ». C’est la première fois qu’unedes « cinquante familles » est inquiétée.Avec l’arrivée de Syriza et d’AlexisTsipras à la tête de l’État et les exigencesrépétées de la Troïka de faire rentrer del’argent dans les caisses pour pouvoir

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bénéficier de son soutien financier, cettelutte contre la fraude fiscale des plus richesne devrait que réjouir les uns et les autres.D’autant que 85 % des impôts impayés àl’État grec sont dus par 5 % des fraudeurs,particuliers et entreprises.

La Suisse réagitCe n’est que sous la pression médiatique etdiplomatique créée par l’affaireSwiss Leaks que, le 18 février 2015, leministère public du canton de Genève aprocédé à une perquisition au siège deHSBC et ouvert une enquête contre cetétablissement bancaire, pour blanchimentd’argent aggravé. Trois mois et demi plustard, le 4 juin 2015, le procès est évitécontre une amende de 40 millions defrancs suisses, soit 38 millions d’euros.

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Quant à la justice de la Confédération,elle semble fonctionner au ralenti quand ils’agit du sacro-saint sujet des banques. Leministère public répond ainsi, dans unarticle du quotidien suisse Le Temps du12 février 2015, qu’il ne dispose pasd’« indices concrets » justifiant l’ouvertured’une enquête pénale. « Ainsi donc, écritIan Hamel sur la page de lepoint.fr du18 février 2015, le ministère public de laConfédération se mobilise pour juger cetteannée Hervé Falciani, soupçonné de“violation du secret bancaire” et de“soustraction de données”, maisn’envisage toujours pas de demander descomptes aux anciens dirigeants et auxdirigeants actuels de HSBC. » C’est queceux-ci sont puissants et bénéficient, grâceà la diversité de leurs responsabilités dansl’univers de la banque, d’une assurance

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tous risques. Ainsi, Alexandre Zeller, quifut le directeur général de HSBC PrivateBank à Genève de 2008 à 2012, a étéégalement président de la direction duPrivate Banking Suisse au Crédit Suisse etprésident de la direction de la Banquecantonale vaudoise. Il est aussiadministrateur de la banque privéeLombard Odier, du Swiss Finance Instituteet de la Fondation de la Banque nationalesuisse.

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DES SANCTIONS…POUR LA FORME ?

Les sanctions seront-ellesà la hauteur de la fraude ?

Le comte Patrick de Fayet, anciendirecteur général d’UBS France, a été misen examen en novembre 2012 pour« complicité de démarchage illicite » et« blanchiment et recel » dans le cadred’une information judiciaire sur lespratiques de la banque suisse UBS dansl’Hexagone. La filiale française a été miseen examen à Paris, le 23 juillet 2014, pourblanchiment aggravé de fraude fiscale.Toutefois, avant d’en arriver à cette miseen examen, il y a eu, selon AntoinePeillon, « des négociations occultes entre

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la banque UBS et l’État français, via leparquet de Paris, afin de trouver unesolution à l’amiable, un deal de justiceprétendument “gagnant-gagnant”, audétriment d’une information complète etd’un procès où justice et vérité seraientréellement satisfaites26 ». À la fin del’instruction, ces tentatives d’arrangemententre amis ont recommencé : au lieu derenvoyer cette affaire à l’audiencepublique, le parquet a proposé, début 2015,avec l’accord des juges d’instruction, d’enfinir par un « plaider-coupable », c’est-à-dire une peine négociée entre les prévenus,ici la banque et le procureur.

Le « plaider-coupable »ou la repentance devant

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la justiceLe président du tribunal de grande instancede Paris, Jean-Michel Hayat, a en effetproposé, lors de l’audience de larentrée 2015, d’instaurer une procédure de« plaider-coupable » dans les procèsconcernant les délits financiers, dont ceuxrelevant du domaine de la fiscalité. C’est,paradoxalement, la loi votée le 6 décembre2013 à la suite de l’affaire Cahuzac, loidite relative à la lutte contre la fraudefiscale et la grande délinquanceéconomique et financière, qui améliore laprocédure de « comparution surreconnaissance préalable de culpabilité »(CRPC). Ce nouveau dispositif permetd’envisager le plaider-coupable beaucoupplus en amont de la procédure.

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Si la personne mise en examen reconnaîtles faits qui lui sont reprochés et acceptede plaider coupable, le procureur de laRépublique propose des sanctions pénalesau prévenu et chiffre le montant dessanctions financières qu’il devra verser auxparties civiles. L’intérêt de la procédure duplaider-coupable réside, selon leshiérarques du tribunal de grande instancede Paris, dans l’économie de temps qu’elleoffre par rapport aux procédures longues etfastidieuses que nécessitent la complexitéet la sophistication des circuits et desélaborations des fraudes financières etfiscales. Mais le véritable intérêt duplaider-coupable dans les affaireséconomiques et financières est surtoutd’échapper à l’« insécurité judiciaire » dutribunal correctionnel de Paris. Lesprésidents des deux chambres financières

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ont en effet montré ces derniers tempsqu’ils n’étaient pas tendres avec lesdélinquants en col blanc. En outre, lespeines négociées, quand il s’agit d’affairesfinancières importantes, bénéficient d’unediscrétion absolue : à l’issue de laprocédure, au lieu d’être cloués au piloride l’audience publique, ces prévenus de lahaute société seront désormais convoqués,à l’insu de la presse, dans la salle de labibliothèque de l’immeuble de la rue desItaliens qui abrite les juges d’instruction etle parquet des services économiques etfinanciers.

Ces arrangements avec le représentantde l’exécutif qu’est le procureur risquentd’aboutir à des sanctions faibles au regarddu délit. Ce milieu est mobilisé pour éviterla seule chose dont les institutions

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financières ont vraiment peur : l’atteinte àleur image. Il faut en effet savoir que cettegrande délinquance économique etfinancière se moque assez largement desamendes et des dommages et intérêts quela justice peut éventuellement lui imposer.De l’argent, elle en a, et ce ne sont pasquelques millions d’amendes et deréparations qui feront renoncer les banquesà leurs pratiques délictueuses. Mais le faitde livrer leurs pratiques scandaleuses enpâture à l’opinion publique, c’est autrechose.

La fraude légitiméepar des membresde la noblesse

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Patrick de Fayet a quitté UBS Francedurant l’été 2009 dans le cadre d’un plansocial, « emportant avec lui ses secretscontre un chèque d’un montantsubstantiel27 ». Dans le Who’s Who 2013, ildéclare la nouvelle profession deconsultant. Malgré sa mise en examen, levoici directeur du développement dePergam Finance. En 2014, il était toujoursmembre du Jockey Club, cercleemblématique de la noblesse française,dont l’un des autres membres nous apourtant assuré qu’« on [n’y] parle jamaisd’argent ». Le père de Patrick de Fayetétait directeur d’un cabinet de recrutementtandis que sa mère occupait la fonction deconservatrice de musée. Les Mémoires deson grand-père, Pierre de Fayet, mettent enscène de nombreuses alliances au sein dela haute noblesse. Patrick de Fayet est lié à

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la famille Wendel et on peut le distinguer,dans les premiers rangs à droite, sur laphoto de Paris Match publiée à l’occasiondu tricentenaire de cette famille célébré aumusée d’Orsay et autour de la table ovaledu directoire de Wendel en 2009, sous laprésidence de Frédéric Lemoine, dans undocumentaire de Patrick Benquet28.

Nous avons eu l’occasion de travailleravec Patrick de Fayet en 1998 et 1999,alors qu’il était directeur dudéveloppement de la CPR Gestion privée,une banque qui nous avait proposé unerecherche dont les résultats furent publiéssous le titre Nouveaux Patrons, nouvellesdynasties29. Au cours des réunions où nousprésentions l’avancée de notre travail, nousle sentions passionné par le temps long dela démarche intellectuelle et il fut toujours

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généreux dans ses conseils avisés. Aupoint que nous l’avons interviewé en 2006pour la réédition de notre ouvrage sur lesgrandes fortunes alors qu’il était directeurgénéral d’UBS France30.

Le comte Thierry Pelletier de ChambureHémart du Neufpré était, quant à lui,président du directoire d’UBS France aumoment où Patrick de Fayet en était ledirecteur général et Jean-Frédéric deLeusse le président. Après son départd’UBS France, Thierry de Chambure arejoint en 2012 le cabinet Deloitte, en tantqu’associé corporate finance advisory.C’est un autre comte, Jean-Louis deMontesquiou Fezensac, premier présidentdu directoire d’UBS France de 1998à 2004, qui a été convoqué le 12 décembre

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2003, avec l’auditeur interne de la banque,le lanceur d’alerte Nicolas Forrissier, dansles locaux de Tracfin31.

Si les membres de la noblesse sontsurreprésentés dans les hautes sphères dela finance internationale, cela est dû aucapital symbolique lié aux titres, auxpatronymes à particule et à leur insertiondans des réseaux mondains internationauxqui fondent des carnets d’adresses à hautevaleur ajoutée sur le marché du travail etdes entreprises. Leur image policée,élégante et courtoise achève la légitimationd’une finance hautement spéculative, cequi implique toujours des risques et parfoisla tentation d’aller au-delà de la légalité.L’entre-soi, entre le client fortuné et lebanquier de bonne extraction, est source deconfiance réciproque, de connivence, voire

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de complicité dans le déroulement desservices rendus par la banque, pour qui lesfonds dont dispose le client sont garantisde facto par sa classe. Leur origine et lesmodalités permettant de les faire fructifierne posent aucun problème : entrepersonnes de bonne compagnie, on sait secomprendre.

Les lettres de noblesse en imposentencore dans une France qui a pourtant faitla révolution il y a plus de deux siècles.Elles participent au consentement et àl’assujettissement des Français devantcette finance qui, pourtant, les écrase.« C’est dans le passé, écrit PierreBourdieu, dans l’histoire et dansl’ancienneté des droits acquis que cette“élite” dirigeante qui se veut tout entièreprojetée vers l’avenir trouve les véritables

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principes de sa sélection en même tempsque les justifications pratiques de sesprivilèges32. »

Quant à l’issue finale sur le planjudiciaire, elle est attendue avec d’autantplus d’impatience que le cloisonnementdes procédures concernant la grandedélinquance financière semble être larègle. Dans le cas d’UBS France, « il y aactuellement quatre instructions menéespar des juges d’instruction différents, maisqui relèvent toutes quatre de la section F2du parquet de Paris, selon un magistrat quinous a parlé sous anonymat. Ainsi, aucunn’a une vue d’ensemble de l’affaire ». Cetéclairage permet peut-être de comprendreles rebondissements multiples,contradictoires mais toujours ubuesques del’affaire Bettencourt, par exemple. Le

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cloisonnement s’est encore aggravé avec lamise en place en 2013 du nouveau parquetfinancier national. « On est face à unevéritable dyarchie, poursuit ce magistrat,qui rend le travail plus difficile car lesdeux parquets sont en concurrence sur lesdossiers les plus en vue. »

À des dysfonctionnementsinstitutionnels s’ajoute la diminution deseffectifs. « Les moyens de la répressionjudiciaire, quand l’affaire est jugée par letribunal correctionnel, donc par le jugepénal, ne sont pas là, selon GuillaumeDaïeff lors de son audition devant lessénateurs le 23 mai 2012. Ainsi, leseffectifs du TGI de Paris pour l’enquêtedans ce secteur ont baissé d’un quart enquatre ans ! En 2009, les services del’instruction du pôle financier comptaient

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douze juges d’instruction en charge de cecontentieux ; en 2012, il n’en compte plusque huit33. » Puis il poursuit la litanie de ladiminution des différentes catégories depersonnel, qu’il s’agisse des assistantsspécialisés ou des personnels de la policeau sens large…

Mises en examen, amendeset pardons

Le 18 novembre 2014, la banqueHSBC Private Bank a été mise en examenà Paris en tant que personne morale pour« démarchage bancaire et financierillicite » et « blanchiment de fraudefiscale » par les juges d’instructionfrançais Guillaume Daïeff et CharlotteBilger. HSBC a dû s’acquitter d’une

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caution de 50 millions d’euros, sesmontages ayant permis de cacher5,7 milliards au fisc français à travers dessociétés écrans basées au Panama ou auxîles Vierges britanniques.

Le 8 avril 2015, le groupe bancaireHSBC Holding est, à son tour, mis enexamen à Paris pour « complicité deblanchiment aggravé de fraude fiscale » et« complicité de démarchage illicite » parles mêmes juges. La holding doit verserune caution d’un milliard d’euros afin degarantir le paiement d’une amende si lajustice le décide ainsi. Le groupe bancaireest soupçonné de fraude fiscale impliquantsa filiale suisse pendant la période 2006-2007.

Cette affaire est emblématique de lamobilisation d’une classe dominante qui

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tente, à l’échelle de la planète, de ne pluscontribuer au bien commun et à lanécessaire solidarité. Sont désormaispoursuivies, que ce soit pour UBS oupour HSBC, des personnes physiques,c’est-à-dire des individus, mais aussi despersonnes morales, ici des banques en tantqu’entreprises. En mettant en examen pourblanchiment de fraude fiscale une banqueen tant que personne morale, c’est bien à laclasse dominante mobilisée dans la défensecynique de ses seuls intérêts particuliersque les magistrats s’en prennent.

La procédure du plaider-coupableconviendrait, comme pour UBS, à labanque HSBC. Le directeur juridique deHSBC Private Bank (Suisse), DavidGarrido, a d’ailleurs déclaré le 29 octobre2014 à des magistrats belges, dans le cadre

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de la transaction qu’il cherchait à négocieravec la justice belge pour éviter un procès :« Si, en France, nous aboutissions à laconclusion qu’un bouclement de laprocédure par une reconnaissancepréalable de la culpabilité est dans l’intérêtde la banque, ce serait le chemin que nousprendrions. » Et c’est bien ce qui s’estpassé. Les différentes parties s’étaient eneffet mises d’accord sur une CRPC, maisc’est HSBC qui a reculé devant le risquequ’une condamnation lui fasse perdre salicence pour exercer sur le territoire desÉtats-Unis. La procédure habituelle encorrectionnelle a repris ses droits, avecl’espoir pour la banque que ses avocatstrouvent de nombreuses failles pour faireannuler la procédure avant d’aborder lesquestions de fond. Et puis les recours fonttoujours au moins gagner du temps.

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Dans sa réponse au Monde des 10 et11 février 2015, HSBC Private Bank(Suisse) fait amende honorable enprécisant que, depuis, la filiale suisse « aainsi multiplié par trois les professionnelsde la déontologie » parmi son personnel, eta réduit sa clientèle de 70 % depuis 2007.« Nous avons supprimé le service de gardedu courrier. En 2007, HSBC Private Banktotalisait 30 412 comptes. À la fin de 2014,nous avions réduit ce nombre à 10 343. »En 2007, les actifs totaux de la clientèle decette filiale s’élevaient à 118,4 milliards dedollars. À la fin 2014, ce montant avait étéréduit à 68 milliards de dollars. Les effortspromis, le pardon et la repentance ne sontque des manipulations pour transformer lamenace de la pénalisation du délit en uneamende qui peut être lourde, mais quirestera une goutte d’eau dans l’océan des

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francs suisses, des dollars et des euros danslequel baigne ce type de banque. Avecl’amende, on reste dans le domaine del’économie et de l’argent, ce qui permet depréserver le capital symbolique. La peinede prison, ferme ou avec sursis, fait passerdu côté de la condamnation qui entache lenom, donc le capital symbolique. Ycompris celui de la banque et desbanquiers dont le pouvoir est fondé sur laconfiance et la réputation. Grâce àl’amende, la page peut être plus facilementtournée, avec un plan de restructurationannoncé le 9 juin 2015 impliquant laréduction de 50 000 salariés, la priorité auxmultinationales et un développement accruen Asie.

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Mais que fait le Grouped’action financièreinternational(GAFI) ?

Il nous est difficile de démêler les filslégaux et illégaux de cette pelote d’autantplus immorale que, depuis la création àParis, en 1989, du GAFI, les pays dotésdes centres financiers les plus importantsont fait reposer sur les banques elles-mêmes l’essentiel des signalements depratiques suspectes aux autoritéspubliques. Or, avec la mondialisationfinancière et la liberté de circulation descapitaux, l’économie illégale, avec lesnombreuses possibilités d’investissement,de transfert et d’anonymat qu’offrent lesmarchés financiers, utilise les mêmesméthodes et les mêmes circuits que

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l’économie dite légale. « Premier exempledéjà abordé, écrit Éric Vernier, les marchésfinanciers au sein desquels les opérationsde blanchiment ont toute l’apparence de lalégalité. Le circuit est identique quelle quesoit l’origine des fonds. La seule différenceprovient du fait que l’argent estinitialement sale. C’est donc la provenancede l’argent qui est en cause et non lablanchisserie, c’est-à-dire le systèmeboursier qui est, quant à lui, totalementautorisé34. » Les banques sont doncassociées aux actions internationales delutte contre les circuits de blanchiment del’argent de la drogue et, d’une façon plusgénérale, de tous les fonds d’origineillicite, y compris ceux liés au terrorisme.« Mieux encore, écrit Pierre Lascoumes,c’est cette coopération qui assure auxinstitutions financières leur impunité

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pénale35. » Les banques auraient même« eu toute latitude pour définir lesmodalités pratiques d’application qui leurconvenaient ». Le GAFI n’est qu’unregroupement d’États sans pouvoirlégislatif propre. Il doit se contenter deproduire des recommandations ou, aumieux, publier des listes de pays etterritoires non coopératifs (PTNC). Alorsse pose le problème du contrôle del’application des recommandations duGAFI. « Faire accepter par les banquesl’acceptabilité de ces vérifications n’a étépossible qu’en recourant à un contrôle parles pairs, c’est-à-dire à des évaluationsmutuelles où chacun, à tour de rôle, estexaminateur puis examiné36. » Le cercledoit être vicieux jusqu’au bout puisque « laprocédure garantit à l’examiné unemaîtrise des conclusions finales ».

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L’oligarchie au sommet des États et desbanques systémiques s’est ainsi donné lesmoyens, au nom de la lutte contrel’évasion fiscale et le blanchiment del’argent sale, de contrôler, pour mieux lesdévelopper à son profit, la fraude,l’évasion et le blanchiment. Cela expliqueque dans les différentes listes de PTNC duGAFI ne figurent jamais ni l’État duDelaware, ni la Suisse, ni le Luxembourg,ni le Royaume-Uni, ni le Liechtenstein. Lavraie lessiveuse de l’argent volage est àrechercher dans la haute société et sesbeaux quartiers.

Notes du chapitre 4

1. Antoine PEILLON, Ces 600 milliards qui manquent àla France, op. cit., p. 26.

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2. Stéphanie GIBAUD, La femme qui en savait vraimenttrop. Les coulisses de l'évasion fiscale en Suisse, Paris,Le Cherche-Midi, 2014, p. 95.

3. Ce manuel est intitulé Security, Risk, Gouvernance.4. Antoine PEILLON, Ces 600 milliards qui manquent à

la France, op. cit., p. 123.5. L'un des trois épisodes de La Grande Évasion

fiscale, de Patrick BENQUET, op. cit.6. SÉNAT, Évasion des capitaux et finance : mieux

connaître pour mieux combattre, op. cit., p. 378.7. Selon les données subtilisées par Hervé Falciani et

transmises par Le Monde au Consortium international desjournalistes d'investigation (International Consortium ofInvestigative Journalists – ICIJ) début 2014.

8. Déclarations aux enquêteurs reprises dans un articledu Monde, 22 novembre 2014.

9. Hervé FALCIANI avec la collaboration d'AngeloMINCUZZI, Séisme sur la planète finance, op. cit., p. 56et 85.

10. SÉNAT, Évasion des capitaux et finance : mieuxconnaître pour mieux combattre, op. cit., p. 269.

11. Ibid., p. 269.

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12. Gérard DAVET et Fabrice LHOMME, « AffaireHSBC : les dessous d'une gigantesque fraude fiscale »,Le Monde, 11 juin 2014. Les journalistes ont eu accès àcertains documents.

13. Christian CHAVAGNEUX, « À l'assaut du secretbancaire », Alternatives économiques, mai 2015.

14. Hervé FALCIANI avec la collaboration d'AngeloMINCUZZI, Séisme sur la planète finance, op. cit.,« Avant-propos d'Angelo Mincuzzi », p. 22.

15. Ibid., p. 74.16. Ibid., p. 56.17. SÉNAT, L'Évasion fiscale internationale, et si on

arrêtait ?, op. cit., p. 875.18. Ian HAMEL, « Éric de Montgolfier : “Des noms ont

été retirés des listings de HSBC” », lepoint.fr, 14 février2015.

19. Gérard DAVET et Fabrice LHOMME, La Clef.Révélations sur la fraude fiscale du siècle, Paris, Stock,2015, p. 127-139.

20. Ian HAMEL, « Éric de Montgolfier : “Des noms ontété retirés des listings de HSBC” », op. cit.

21. Actes de la recherche en sciences sociales, no 5-6,novembre 1975.

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22. ASSEMBLÉE NATIONALE, Le Traitement parl'administration fiscale des informations contenues dansla liste reçue d'un ancien salarié d'une banque étrangère,op. cit., p. 38.

23. Ibid., p. 39.24. Hervé FALCIANI avec la collaboration d'Angelo

MINCUZZI, Séisme sur la planète finance, op. cit.,« Avant-propos d'Angelo Mincuzzi », p. 13-14.

25. Ibid., p. 95.26. Antoine PEILLON, Corruption, op. cit., p. 103-104.27. Stéphanie GIBAUD, La femme qui en savait

vraiment trop, op. cit., p. 155.28. Patrick BENQUET, Du fer à la finance, l'empire

Wendel, Compagnie Phares et balises, diffusé surFrance 2 le 3 mars 2015.

29. Michel PINÇON et Monique PINÇON-CHARLOT,Nouveaux Patrons, nouvelles dynasties, Paris, Calmann-Lévy, 1999.

30. Michel PINÇON et Monique PINÇON-CHARLOT,Grandes Fortunes, op. cit., p. 61.

31. Antoine PEILLON, Ces 600 milliards qui manquentà la France, op. cit., p. 201.

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32. Pierre BOURDIEU, La Noblesse d'État. Grandesécoles et esprit de corps, Paris, Minuit, « Le Senscommun », 1989, p. 476-477.

33. ASSEMBLÉE NATIONALE, Le Traitement parl'administration fiscale des informations contenues dansla liste reçue d'un ancien salarié d'une banque étrangère,op. cit., p. 903.

34. Éric VERNIER, Techniques de blanchiment etmoyens de lutte, op. cit., p. 174.

35. Pierre LASCOUMES, « La fiction de l'autorégulationbancaire ne trompe plus personne », Le Monde, page« Débats », 24 février 2015.

36. Idem.

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5. L’ÉVASIONFISCALE AU CŒURDE L’EUROPE :ENQUÊTEAU LUXEMBOURG

Jean-Claude Juncker a été cooptéprésident de la Commission européenne le15 juillet 2014, après avoir été, entre 2004et 2013, le président de l’Eurogroupe quiréunit les ministres des Finances des paysmembres de la zone euro. Quelle meilleureplace, pour un ancien Premier ministre(1995-2013) et en même temps ministredes Finances (1999-2013) du paradis fiscal

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qu’est devenu le Luxembourg, pourempêcher toute velléité de supprimer ledumping fiscal à l’intérieur de l’Europe ?

Le Luxembourg a ainsi pu exercer sondroit de veto pour faire obstacle aux vraischangements en matière d’évasion fiscale,en bloquant, seul ou avec l’Autriche, ladirective épargne de 2005 et en favorisantune opacité toujours plus importante à lafaveur des trusts et sociétés écransdéconnectés de leur propriétaire. C’est ceque les économistes appellent l’« effet decliquet », qui est activé lorsque lesdécisions peuvent compromettre desprincipes du néolibéralisme. Dans lesdomaines de la fiscalité et du social, lesdécisions doivent donc être votées àl’unanimité. Si bien que chaque Étatdispose de fait d’un droit de veto dans laconcurrence fiscale et le dumping social.

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En l’état actuel des partis politiques aupouvoir dans les pays de l’Unioneuropéenne, il apparaît difficile de fairerentrer dans les caisses des États les1 000 milliards d’euros de recettes fiscalesqui, pour deux tiers, sont dus par lesentreprises, l’autre tiers étant imputableaux particuliers. L’ampleur des dettes estliée à ce manque à gagner. Mais aussi auxintérêts de ces dettes, 40 à 50 milliardsd’euros par an pour la France, qui neprofitent qu’aux banques privées et à leursactionnaires puisque les traités européensont interdit la possibilité pour la Banquecentrale européenne et les banquesnationales, comme la Banque de France,de prêter aux États. Le cercle oligarchiqueeuropéen est vicieux jusqu’au bout puisquela Banque centrale européenne a le pouvoirde prêter aux banques à des taux d’intérêt

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très faibles, celles-ci prêtant aux États avecdes intérêts d’autant plus élevés qu’ils ontdes difficultés. Cela entraîne, comme on apu le constater pour le peuple grec, unappauvrissement inouï, tandis que lesintérêts de la dette n’enrichissent que lesdéjà riches créanciers.

Nous sommes partis pour deux semainesau Luxembourg, en janvier 2015, avec lesmêmes objectifs que ceux de notrecroisière sur le paquebot de Bercy : traquerau cœur de l’Europe les processusinstitutionnels et les conditionssociologiques mis en place pour permettreaux plus riches et aux multinationales des’enrichir au détriment des peuples.

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PROMENADESOCIOLOGIQUE DANSLE « QUARTIEREUROPÉEN »DE LUXEMBOURG

Le pont en acier, baptisé « Grande-Duchesse Charlotte », franchitgaillardement le ravin creusé par l’Alzetteet relie le centre de Luxembourg auquartier européen de Kirchberg. Ce pontmajestueux est le symbole de la CECA, laCommunauté européenne du charbon et del’acier. Créée en 1952 par l’Allemagne, laBelgique, la France, l’Italie, leLuxembourg et les Pays-Bas, cettepréfiguration de l’Union européenne eutdès le début son siège à Luxembourg.

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Plateau encore rural dans les années 1950,Kirchberg a vu naître sur son sol nombred’institutions de l’UE.

Le Luxembourg fut un pays industriel.Les richesses minières du sud du Grand-Duché, dans le prolongement des minesmosellanes, ont permis le développementd’une industrie sidérurgiquedont le fleuronfut l’ARBED, les Aciéries réunies deBurbach, Eich, Dudelange, dont lafondation remonte à 1911. Ces aciériesfont maintenant partie du groupe Arcelor-Mittal, dont le prince Guillaume deLuxembourg fut administrateur de 2006à 2014. Le travail des quelque6 500 salariés de ces aciéries représente10 % du produit intérieur brut duLuxembourg ; mais, aujourd’hui, plus de50 % de ce PIB sont assurés par le secteur

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bancaire. Depuis les années 1960-1970, leLuxembourg s’est engagé dansl’optimisation fiscale en exonérantd’impôts des dizaines de milliers deholdings qui y élisaient domicile. Ce quifut justifié par les responsables du pays eninvoquant la crise de la sidérurgie : il n’yavait pas le choix. Ce pari fut payantpuisque, lorsque Jean-Claude Juncker estchoisi pour devenir le président de laCommission européenne en 2014, le PIBpar habitant du Luxembourg a déjà atteint77 900 dollars. Il est d’ailleurs le plusélevé de tous les pays membres de l’Unioneuropéenne, loin devant l’Allemagne avecses 39 500 dollars, et la France avec35 700 dollars, par habitant1.

Le 1er janvier 1958, la Communautéeuropéenne du charbon et de l’acier

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(CECA) devient la Communautééconomique européenne (CEE), comme leprévoyait le traité de Rome en 1957. Lagauche socialiste a participé en touteconnaissance de cause à la constructiond’une Europe travaillée par la concurrencefiscale. Lors de la ratification du traité deRome à l’Assemblée nationale, le 9 juillet1957, 99 députés socialistes sur 100 ontvoté pour. Seul le groupe des 143 députéscommunistes a voté contre.

La Banque européenne d’investissement(BEI) est installée depuis 1973 àLuxembourg. Les bus s’arrêtent à la station« BEI », devant un immense vaisseau deverre, sur le boulevard Konrad Adenauer,tout de suite à gauche après avoir traverséle ravin en empruntant le pont Grande-Duchesse Charlotte. À l’entrée de ce qui

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n’était encore en 1950 qu’un vaste plateaurural se dresse l’établissement bancaire del’UE consacré aux financements à longterme. Le bâtiment de la Commissioneuropéenne est imposant, mais toujoursdans le ton de Kirchberg, c’est-à-diremoderne, froid, peu accueillant en raisonde la force technocratique qui s’en dégage.Depuis le mois de juillet 1967, les servicesliés au fonctionnement de cette instancenon élue par les citoyens européens sontrépartis entre Luxembourg et Bruxelles, lacapitale belge en hébergeant le siège. Lesservices administratifs de la Commissionsont regroupés sur ce plateau. Comme lesautres institutions européennes, laCommission semble coupée des peuples etde la vie quotidienne du monde ordinaire.

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La Commission européenne a été crééeavec le premier traité de la CECA. Elles’appelait à l’époque la Haute Autorité.Ses membres « ne sollicitent ni n’acceptentd’instructions d’aucun gouvernement, nid’aucun organisme. Ils doivent s’abstenirde tout acte incompatible avec le caractèresupranational de leurs fonctions. ChaqueÉtat membre s’engage à respecter cecaractère supranational et à ne paschercher à influencer les membres de laHaute Autorité dans l’exécution de leurtâche », selon l’article 9 du traité de Parisdu 18 avril 1951 fondant la CECA.

Pierre Moscovici fait partie aujourd’huides vingt-huit commissaires européens quisont proposés par leurs gouvernements,ceux-ci ne pouvant les démettre de leursfonctions pendant la durée de leur mandat

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de cinq ans. Il s’agit de les préserver detout nationalisme. Pour cela, dans lespremières décennies de la constructioneuropéenne, les prises de décision se sontfaites par consensus plutôt que par desvotes individuels. Ce qui, selon BrunoPoncelet, a arrangé les petits États. « Eneffet, leur point de vue est généralementmieux défendu dans les discussionsconsensuelles, associant un petit groupe depersonnes amené à travailler régulièrementau sein de la Commission européenne, quedans un système de typeintergouvernemental, où des pays commel’Allemagne et la France pèsent souvent detout leur poids. C’est pourquoi, depuis lanaissance de l’Europe, les petits pays(Belgique, Pays-Bas, Luxembourg) ontnégocié et obtenu de conférer d’importantspouvoirs à la Commission européenne2. »

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Notamment ceux de cumuler le pouvoirexécutif et l’essentiel du pouvoir législatif.Parmi les 24 000 fonctionnaires de laCommission, 3 500 ont leur poste auLuxembourg, les autres étant à Bruxelles.La mise en ordre statistique des donnéesconcernant l’Europe est réalisée parEurostat, dont les locaux sont situés dansl’immeuble de la Commission européenne,donc sur le plateau de Kirchberg.

La Commission européenne est, avec laCour de justice de l’Union européenne, lagardienne des traités. Toutes deux sont desinstitutions supranationales. La Cour dejustice veille à l’application du droiteuropéen. Mais, comme celui-ci estlargement défini par la Commissioneuropéenne, « la Cour de justice del’Union européenne sert de garant

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juridique à un droit dont la légitimitédémocratique est contestable », préciseBruno Poncelet, qui ajoute aussitôt que laCour de justice de l’Union européenne« jouit d’un pouvoir bien plus importantque les institutions judiciaires nationales »et surtout qu’elle affirme la « primautéabsolue du droit européen sur leslégislations nationales »3.

Ainsi, le 15 juillet 1964, écrivent lesjournalistes Christophe Deloire etChristophe Dubois, « les magistrats de laCour entreprennent un véritable putschjuridique […], ce jour où, à Luxembourgdéjà, la Cour de justice annonce l’arrêtCosta/Enel. L’affaire oppose FlaminioCosta, actionnaire d’une société deproduction d’électricité, à l’Ente Nazionaleper l’Energia Elettrica, l’équivalent d’EDF

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en Italie. Les juges profitent de l’affairepour affirmer la primauté absolue du droiteuropéen sur le droit national4 ». Puis, en1970, cette primauté est étendue aux règlesconstitutionnelles elles-mêmes. « Les jugesdu Luxembourg considèrent aussi quenotre Constitution, le texte suprême de laRépublique française, est inférieure audroit européen. La France avait perdu sasouveraineté juridique, sans que celasuscite la moindre émotion5. »

La Cour de justice européenne, toute deverre fumé et de modernité opaque, avecses deux tours jumelles recouvertes de pâtede bronze, accueille depuis 1973 ses2 500 fonctionnaires et ses 1 200 « juristeslinguistes », c’est-à-dire les traducteurs qui

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doivent avoir des compétences juridiquespour traduire le langage spécifique de cettejustice européenne.

Le Secrétariat général du Parlementeuropéen apporte une note de couleur danscette atmosphère de cimetière ouvert à toutvent, du moins en ce 13 janvier 2015, avecles vingt-huit drapeaux des États membres.Nous ne planterons pas le drapeau noir quenous avions préparé, celui du vingt-neuvième État avec ses 25 millions dechômeurs européens, car la pluie quitombe en tornade nous oblige à grimperdans un autobus que nous ne quitteronsplus, tant il est, lui, confortable et bienchauffé.

Les sessions plénières du Parlementeuropéen se tiennent en alternance àBruxelles et à Strasbourg. Les premières

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élections de députés européens ne datentque de 1979. Le Parlement européen estconstitué selon une proportionnalitédégressive qui favorise les petits pays. Undéputé du Luxembourg représente en 2014environ 86 800 habitants, tandis qu’enAllemagne un député européen est leporte-parole de 821 200 habitants. « Mais,précise Bruno Poncelet, le Parlementeuropéen sorti des urnes en 1979 n’a pourainsi dire aucun pouvoir : hormis enmatière budgétaire, il est uniquementconsulté à titre indicatif6. » Aujourd’huiencore, « il ne peut rédiger aucunelégislation, directive ou règlementeuropéen. Ce droit de rédaction reste lepouvoir quasi exclusif d’une institutionnon élue par les peuples [la Commission

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européenne], à laquelle le Parlement peuttout au plus adresser des demandes“thématiques” de législations7 ».

Le Luxembourg occupe certainementune place stratégique dans l’évasion fiscalegrâce à ce regroupement sur son territoirede nombreuses institutions européennes.La Cour des comptes de l’UE, instancechargée du contrôle des financeseuropéennes, se dresse juste en face de laChambre de commerce du Grand-Duché,toujours sur le plateau de Kirchberg.Quartier européen, ce plateau regroupe nonseulement de nombreuses institutions,mais aussi des banques d’affaires dumonde entier. Dont évidemmentBNP Paribas, et des banques suisses,avec UBS et Pictet, sans oublier lachambre de compensation Clearstream,

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fondée en 1970. Celle-ci est chargée, avecEuroclear, créée en 1968 et installée àBruxelles, de centraliser et d’enregistrertoutes les transactions financières réaliséessur la planète. Dès l’apparition du fax, puisde l’informatique, les banquiers ont créédes sociétés financières pour opérer desachats et des ventes de titres sans avoir à sedéplacer. Denis Robert, journalisted’investigation, note que l’examen attentifdes documents concernant les clients deClearstream constitue un tour du monde del’évasion fiscale. « On passe des Bermudesaux Bahamas, de Jersey à Macao, duVanuatu à l’île de Montserrat. On fermeles yeux et on imagine des milliers detuyaux invisibles qui envoient l’énergie.Clearstream est au cœur d’un systèmed’irrigation des paradis fiscaux8. »

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« Je porte des accusations d’une trèsgrande gravité à l’égard de cettemultinationale, de ses hauts dirigeants etde ses actionnaires, confirme clairementDenis Robert lors de son audition, le11 septembre 2013, devant les sénateurs.Je considère que la fonction “essentielle”de Clearstream reste la dissimulation ainsique l’aide au blanchiment et aunoircissement. Je ne parle pas ici de safonction “officielle”, mais de sa fonction“officieuse”. J’accuse cette entreprised’effacer industriellement des traces detransactions. » Le contraste est intenseentre la transparence annoncée de cetimmeuble tout en verre et l’opacité destransactions qui s’y déroulent. Car, selonDenis Robert, « Clearstream, chambre decompensation, est un outil essentiel pourles affaires des mafieux, qu’ils soient

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chinois, russes, italiens ou autres. Ce n’estpas pour rien qu’une loi a été votée auLuxembourg autorisant les banques àdétruire leurs archives dans un délai dequinze ans […]. Comprenez queClearstream est un outil essentiel pour leblanchiment9 ».

Une puissancetechnocratiquedevant laquelletoutet tous se plient

Le plateau venté deKirchberg, planté de hautsédifices défiant les rafales de

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pluie, parsemé de bâtimentsrâblés inaccessibles aucommun, offrant le spectaclecaché d’une fourmilière autravail mystérieux, projettele passant d’occasion dansun univers dont il sent nepas avoir le sens ni la clef,dont il sait qu’il ne peut enentrevoir que les parcellesque l’on veut bien luisacrifier.

Et, pourtant, ce passantd’un jour, ébahi, réduit à peude chose devant cet étalagede puissance, prendconscience d’être là face aumonde réel, celui qui décideet prend les décisions qui

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règlent sa vie. Mais, d’unmême mouvement, cetunivers plus quecontemporain, d’unecertaine manière fictionnel,est ressenti justementcomme une fiction, uneréalité non réelle, non ancréedans ses problèmes à lui,dans les difficultés de safamille, des gens de sonpays. Faisant intuitivementle rapprochement avec laCloche d’Or, cet autrequartier de Luxembourg oùs’agrègent d’autres millionsde mètres carrés de bureauxrassemblant les sociétés etles entreprises de la planète,celles qui comptent mais qui

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ne sont pas d’ici – et souventde bien loin – l’irréalitédevient angoissante, elle estprise de conscience d’undécalage abyssal entre lemonde réel et le mondepolitico-financier.

Le promeneur perdu danscet univers impalpableressent une puissance devantlaquelle tout et tous seplient. Que l’on ne sait pastrop bien prévoir, analyser etcomprendre. Même lasignification du drapeaueuropéen, avec ses douzeétoiles dorées, échappe, maispas à Philippe Vandel quifait ainsi le récit de sa

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conception : « Arsène Heitz[son créateur] s’inspired’une médaille porte-bonheur qui était en ventechez les Petites Sœurs deSaint-Vincent-de-Paul, uneinstitution religieusecatholique. Il conçut undrapeau bleu sur lequel sedétachent les douze étoilesde la médaille miraculeuse.Il se garda bien de révéler lasource de son inspiration, etles membres du Conseil nevirent là que le ciel bleu sansnuage, et la symboliquerassembleuse du chiffre 12(les douze mois de l’année,les douze heures de lajournée, les douze signes du

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zodiaque, les douze travauxd’Hercule, les douzeapôtres, etc.)10. » Ce drapeaun’est pas ce que l’on croit,bien que son non-sens parrapport à son objet officielreflète parfaitement larelation la plus fréquente descitoyens européens auxmystères impénétrables del’Europe : l’indifférencerompue seulement pourmaugréer contrel’institution.

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DU SUR-MESUREFISCAL POURLES MULTINATIONALES

Le Luxembourg, en commercialisant sasouveraineté nationale, avec la complicitébienveillante de tous lesresponsables politiques qui œuvrent ou ontœuvré à la construction de l’Europe, aouvert ses portes aux multinationales quiconsidèrent que les nations ne sont que lesrelais utiles à la réussite de manœuvresrocambolesques pour payer le moinsd’impôts possible. Les rescrits fiscaux (outax rulings) sont des accords octroyés parle Luxembourg pour les attirer sur sonterritoire. Des discussions aboutissent à unrégime fiscal plus favorable aux

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multinationales que ceux auxquels ellesseraient soumises dans les pays où ellesréalisent leurs bénéfices. Il s’agit biend’arrangements, assortis parfois deconditions de délocalisation auLuxembourg et d’engagements concernantles emplois et les investissements dans lepays.

Dès le début des années 1980, face à lacrise persistante de la sidérurgie, l’idée demonnayer la souveraineté nationale duGrand-Duché a germé chez leséconomistes. Un jeune économiste,aujourd’hui gouverneur de la Banquecentrale du Luxembourg, cité par lejournaliste Bernard Thomas, définissait en1983 dans le mensuel Forum cette idée :le Luxembourg ayant la « mainmise surson cadre législatif et fiscal, il peut utiliser

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sa souveraineté pour attirer des facteurs deproduction (capital, travail…) étrangers enleur offrant des avantages réglementaires,concessionnaires, fiscaux ou autres, queseul un État peut concéder, décider oucréer. La souveraineté est donc un capitaldont on peut tirer un rendement11 ». Lesraisons de cette cession commercialisée dela souveraineté nationale sont à rechercherdans la concurrence des entreprises pourêtre toujours plus compétitives dansl’attribution de toujours plus de dividendesaux actionnaires. Ces raisons agissent aucœur de l’oligarchie mondialisée qui sejoue des intérêts des États. Que Jean-Claude Juncker ait pu être nommé à laprésidence de la Commission européenneest un signal fort donné en faveur de cettecommercialisation des souverainetésnationales au profit des multinationales. Le

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Luxembourg est en effet le seul pays àavoir bénéficié à trois reprises de laprésidence de la Commission : GastonThorn (1981-1985) et Jacques Santer(1995-1999) ont précédé Jean-ClaudeJuncker. Le rôle du Luxembourg dans laconstruction européenne est dû égalementà sa position géographique au cœur del’Europe. Les Luxembourgeois ont unelangue nationale, mais, en plus, la plupartparlent couramment l’allemand et lefrançais, l’anglais étant devenu une autrelangue courante. Les tensions entre leRoyaume-Uni, l’Allemagne et la France sesont aussi trouvées atténuées par la placedu Luxembourg dans la construction del’Union européenne.

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Le bureau no 6, lieu de tousles secrets

Tout près de notre hôtel se situel’immeuble de l’administration fiscale descontributions directes du Grand-Duché, au18 rue du Fort Wedell. Les contribuablesviennent déposer leurs déclarations,demander des renseignements ou un sursisdans le règlement de leurs impôts. C’est unimmeuble d’une dizaine d’années, dont lescinq étages de bureaux s’organisent entreun empilement de baies vitrées et un autrede panneaux marron. Une entréeminuscule pour l’accueil du public estaménagée dans un angle duparallélépipède. Rien de remarquable, unbâtiment administratif comme tant d’autresqui n’attire l’attention que de ceux qui

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doivent s’y rendre. Dont quelques-unes desplus grandes multinationales, ou leursreprésentants, qui ont rendez-vous dans lebureau no 6 où se négocient les tax rulings.C’est là que Marius Kohl a signé lesaccords fiscaux entre le Grand-Duché etApple, Amazon, Ikea, LVMH et tantd’autres. Marius Kohl est présenté par lapresse comme le héros solitaire du bureauno 6, alors que, selon Justin Turpel, députédu parti de gauche Déi Lénk, « en réalité,Marius Kohl n’avait qu’à vérifier que lestax rulings proposés étaient bienconformes à la législation fiscaleluxembourgeoise, avant d’apposer sasignature. Ce sont les Big Four quipréparent et proposent ces avantagesfiscaux », comme il nous l’a précisé aucours d’un entretien à Luxembourg.

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L’entrée de l’immeuble ne paie pas demine. Quelques chaises, un chauffageefficace, de quoi réparer les méfaits duvent et de la pluie. Deux grands bacsoccupent un bon tiers de cet espace. Descouvertures kaki posées à la va-vite lesdissimulent, ce qui laisse l’impressionfugitive d’être à l’entrée d’une morgue.Peut-être s’agit-il de dossiers confidentielspromis à une incinération prochaine ?

En ce mercredi 14 janvier 2015, aumilieu de la matinée, le public est rare, decondition modeste, composé d’immigrésafricains. Le seul personnage tranchant surcette maigre foule surgit des étages commeune marionnette, portant un ordinateurvisiblement lourd, grand écran plat munide son pied. Le déménageur à la tenueélégante arbore un large sourire attestant

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probablement de la conclusion heureused’un accord fiscal lui ayant été fortagréable. Ayant rassemblé ses forces, ilfranchit le seuil de l’hôtel des Impôts etdisparaît dans un long véhicule noir, enparfaite adéquation avec son élégance.

Le fiscaliste en chef d’Amazon de 2000à 2011, Robert D. Comfort, a été chargé deproposer un siège européen à cettemultinationale américaine ; c’est lequartier boboïsé de Clausen, au cœur de laville de Luxembourg, qui fut choisi, et unmillier d’emplois créés. « Legouvernement luxembourgeois aime à seprésenter comme business partner et jepense, dit ce fiscaliste dans un entretien àd’Lëtzeburger Land, que cettecaractérisation est exacte : il aide àrésoudre des problèmes12. » Mais il précise

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que « c’est bien nous qui avons contacté leLuxembourg et non l’inverse ». RobertD. Comfort euphémise la démarched’Amazon : « Nous faisons ce que fonttoutes les multinationales : minimiser notrecharge fiscale dans la mesure légalementprévue. » Les profits sont déclarés auLuxembourg, mais les sites de stockage etde distribution sont au Royaume-Uni, enAllemagne et en France. Lorsque cefiscaliste a pris sa retraite en 2011, il a ététout naturellement nommé consulhonoraire du Luxembourg pour la régionde Seattle aux États-Unis, où Amazon a étécréée en 1996. « Ce n’est pas une fonctionrémunérée, mais comme retraité, celam’amuse d’aider à expliquer à d’autresfirmes que le Luxembourg est une bonnebusiness location. » Ainsi se conclut cetentretien mené par Bernard Thomas.

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Celui-ci précise que le gouvernementluxembourgeois s’appuie, à travers lemonde, sur 150 consuls honoraires et30 conseillers au commerce extérieur.

L’optimisation fiscale d’Amazon a étéaccomplie au terme d’un parcours sansfaute facilité par le fait que lesorganisations fédérant les intérêts deslibraires et des maisons d’édition sontrestées silencieuses. Le chantage àl’emploi est constant dans ces cadeauxfiscaux faits aux multinationales.« Lafinance reste le moteur de l’emploi », titreun article du journal Le Quotidien du13 janvier 2015. « Concernant le secteurjuridique et des risques, de nombreusesinstitutions financières au Luxembourgréalisent des changements significatifspour s’adapter aux nouvelles

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réglementations, notamment dans ledomaine de l’antiblanchiment d’argent.Dans ce contexte, les institutions sont deplus en plus à la recherche de profilsqualifiés dans le domaine juridique,capables de faire le lien entre leurétablissement et les autorités derégulation. »

PwC, par qui le scandaledes rescrits fiscaux a éclaté

Avec 33,9 milliards de dollars de chiffred’affaires et 195 433 employés à travers lemonde, le cabinet d’audit et de conseilfiscal PricewaterhouseCoopers, plus connusous l’abréviation PwC, est le deuxième

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des Big Four, après Deloitte. AuLuxembourg, c’est le sixième employeur,avec 2 600 salariés.

L’un des collaborateurs français ducabinet PwC, Antoine Deltour, a, lors deson départ de cette société, copié et remisconfidentiellement des milliers de pagesd’accords fiscaux au journaliste ÉdouardPerrin, lequel les a exploitées pour unreportage dans le cadre de l’émission CashInvestigation, diffusée sur France 2 en2012. Puis il les a confiées au Consortiuminternational des journalistesd’investigation (ICIJ) qui regroupequarante médias internationaux formant unréseau de surveillance des compromissionset abus principalement fiscaux. Le6 novembre 2014 éclate donc, aprèsOffshore Leaks en 2013, un nouveau

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scandale, baptisé « Lux Leaks ». Enanglais, leaks signifie « fuites ».28 000 pages des archives de PwC sontainsi diffusées, mises à la disposition de lapresse et des associations de lutte contre lafraude fiscale. Le rôle joué par ce cabinetde conseil est révélé pour les années 2002à 2010. Une période durant laquelle Jean-Claude Juncker, président actuel de laCommission européenne, était à la fois lePremier ministre du Luxembourg, sonministre des Finances et le président del’Eurogroupe. Mais c’est l’auteur présuméde cette fuite sans précédent qui a étéconvoqué par le parquet du Luxembourg,mis en examen pour « violation du secretdes affaires » et passible de cinq ans deprison. Grâce à ce lanceur d’alerte, les548 accords secrets sur ces « rescrits »fiscaux, ces arrangements réduisant les

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taux d’imposition, dont 340 concernent desmultinationales, sont entre de bonnesmains. Sur les 548 accords, 58 concernentdes sociétés françaises, dont le GroupeWendel, doté d’une filiale Winvest àLuxembourg.

Les conditions de travail sont exigeantespour les salariés de ces grands cabinets quifont l’objet d’une forte pression et d’unemise en concurrence systématique. Mais« ce que les Big Four omettent dementionner, écrit Bernard Thomas, c’estque, en fin de compte, très peu de leursnouveaux talents restent ; le turn over esténorme et constitue un point devulnérabilité (notamment au niveau de lasécurité des données)13 ».

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La Cloche d’Or

Des centaines de salariésde PwC sont présents dans lazone d’activités de la Cloched’Or, la bien nommée,accessible par le bus de laligne 18. La circulation mêlefourgonnettes de livraison etgrosses cylindrées, d’un noirbriqué bon chic. Soudain, unvéhicule rouge, dans legenre rase-mottes, surgitdans un vrombissementsaisissant. Michel décideque c’est une Ferrari, maisun ouvrier en bleu de travail,occupé sur un chantier devoirie, détrompe l’imprudent

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sociologue. « Non, c’est laLamborghini d’un PwC ! »rectifie-t-il avec une certainejubilation. Ceux qui n’ontpas de voiture peuventutiliser la navette PwC quirelie les bâtiments répartisen divers endroits de cettevaste zone d’activités. Unedispersion sans doutechronophage qui, bientôt,aura vécu : un énormeensemble immobilier de boiset de verre, offrant30 000 mètres carrés debureaux en plein champ,baptisé Chrystal Park, a étéinauguré le 24 novembre2014 en présence du Premierministre, du ministre des

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Finances, Pierre Gramegna,et du ministre duDéveloppement durable. Desex-ministres, des députés, lebourgmestre de la ville deLuxembourg, « sans oublierle Who’s Who del’optimisation fiscale etquelques patronsluxembourgeois. Le grand-duc héritier Guillaumes’était fait excuser, lemaréchal de la Cour, PierreBley, le remplace », écritBernard Thomas dans unarticle intitulé « Lesassociés14 ». La conclusiondu discours du ministre desFinances, pourtant en pleineaffaire d’arrangements

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fiscaux taillés à la mesuredes besoins desmultinationales, vaut lapeine d’être citée : « Que lalumière rentre dans ce belimmeuble et nous procure ceque nous souhaitons tous, cedont nous avons tousbesoin : de latransparence ! » Une hautesculpture argentée montevers le ciel, ancrant ses15 tonnes d’acier dans le solmais ouvrantmajestueusement seslamelles sur le ciel, selonl’inspiration de l’artistefrançais Stéphane Guiran15.

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L’implantation de cecabinet dans cette zoned’activités à dix minutes debus de la gare deLuxembourg est enadéquation avec cette cloched’or de l’évasion fiscale. Lenombre de boîtes aux lettresidentifiées par les noms dedizaines de sociétéspartageant la même adresseest impressionnant. Le sabiranglo-saxon des holdings,private bank, financecorporation ajoute dumystère à cette tricherieimmature. Bien entendu, ils’agit de sociétésdomiciliées à Luxembourgpour les avantages fiscaux,

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mais dont la présence seréduit le plus souvent à leurmention sur une boîte auxlettres.

Le train de vie de PwC est proportionnelaux avantages fiscaux que ses mandatairesobtiennent en faveur des sociétésmultinationales qui font appel à sesservices. À elle seule, la division « tax » agénéré, de juillet 2013 à juillet 2014, unrevenu de 85 millions de dollars, en haussede 9 % par rapport à l’année précédente.Le chiffre d’affaires de l’ensemble ducabinet s’est élevé à 315 millions pour lamême période, alors qu’en 2004 celui-cin’était que de 100 millions de dollars16.

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Le conflit d’intérêts est toujours là pourrégler les problèmes du moins-disantfiscal. Un haut cadre de chez Deloitte n’apas hésité, le 1er mai 2013, à « changer decasquette pour devenir consultant duministère des Finances et représenter leLuxembourg à l’OCDE […]. Une annéedurant, le Luxembourg a envoyé ainsi àParis un ancien représentant des Big Fourembauché pour discuter comment endiguerl’optimisation fiscale agressive…organisée par les Big Four17 ».

Mais le sujet de l’optimisation fiscaledes multinationales n’a été qu’à peineeffleuré au cours de la visite, le 6 mars2015, de François Hollande à Luxembourgoù il a été reçu par le grand-duc Henri et lagrande-duchesse Maria-Teresa. Il

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s’agissait de ne surtout pas gêner lasignature de deux contrats avec AirbusDefence and Space et Arianespace.

L’affaire Lux Leaks,un tsunami au Grand-Duché

Le jeudi 6 novembre 2014, la pressedévoile les rescrits fiscaux accordés auxmultinationales par le Luxembourg. C’estun jeudi noir pour les responsablespolitiques, mais un jeudi rouge pour lesmilitants et les élus de la gauche deDéi Lénk. « Enfin, on va pouvoir discuterde cette niche fiscale publiquement, car lesimpôts doivent être payés là où la plus-value est produite, nous a affirmé JustinTurpel avec un sourire victorieux. Grâce à

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Antoine Deltour et au formidable travaildu Consortium international desjournalistes d’investigation, les rescritsfiscaux sont désormais du domaine public.Et même si l’on continue à nous dire qued’autres pays européens, comme les Pays-Bas ou l’Irlande, font la même chose etqu’en plus c’est légal, pour moi, cela nechange rien, c’est du vol et del’escroquerie, c’est tout ! » Pourtant, cedéputé est persuadé qu’il ne s’agit encoreque de la partie émergée de l’iceberg. À laquestion sur les réactions desLuxembourgeois face à une tellerévélation, cet élu nous a confié avoir été« surpris par le fait que de nombreuxcitoyens pensent que de tels avantagesfiscaux ne peuvent plus continuer, sereconnaissant derrière le mot d’ordre “pasen mon nom”. Mais, pour d’autres, c’est

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plutôt “pourquoi voulez-vous interdirequelque chose qui profite à tout lemonde ?”. Enfin, il en est qui n’ont pashésité à stigmatiser cette “traîtrise enversla nation” de ceux qui osaient rendrehommage au courage d’Antoine Deltour ».Justin Turpel rappelle que les rescritsfiscaux ont été institués au Luxembourg en1989 par une simple circulaireadministrative. Or l’article 99 de laConstitution du Grand-Duché disposequ’« un impôt au profit de l’État ne peutêtre établi que par une loi ». Cet article estmême renforcé par l’article 101 qui stipulequ’il « ne peut être établi de privilèges enmatière d’impôts. Nulle exception oumodération ne peut être établie que par uneloi ». Aussi n’est-on pas surprisd’apprendre dès le 7 novembre 2014, dansun entretien au Monde, que le ministre des

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Finances luxembourgeois, PierreGramegna, souhaite rendre légale lapratique des tax rulings. « Nous avonsdécidé, dit-il, d’inscrire dans la loi ce quiest aujourd’hui une décisionadministrative » car « le maintien d’unecertaine compétitivité loyale entre lesÉtats, dans le domaine fiscal, estindispensable ».

Le champ couvert par le terme« compétitivité » conçu par les entreprisess’est élargi, dans la constructionnéolibérale de l’Europe, aux États. Ceux-ci, sous la domination d’une« gouvernance » technocratique, favorisentle « dumping » fiscal et social, dans uneterminologie anglo-saxonne venue toutdroit du point nodal de l’exploitation de laforce de travail, le monde de l’entreprise.

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La compétitivité est devenue centrale, lemarché, la concurrence « libre et parfaite »trouvant leur point d’orgue dans lacompétition.

Les rescrits fiscaux et les cellules derepentance de Bercy ont un pointcommun : il s’agit d’une relation deconfiance entre une entreprise ou unparticulier et l’administration fiscale. Ils’engage un débat, qui n’est pas celui d’untribunal, où ce qui est en jeu est la manièred’appliquer la loi. Dans ces« négociations » entre l’optimiseur ou lefraudeur et l’administration, il s’agit deconcilier les intérêts des deux parties, leprofit de l’entreprise ou du particulier etcelui de l’État. Les mécanismesd’optimisation fiscale et les taux

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d’imposition retenus sont juridiquementgarantis dans un contrat, le plus souventétabli par un cabinet d’audit comme PwC.

Une déréglementation rampante est àl’œuvre. L’État trafique avec lacompétitivité comme alibi. L’État n’estplus en mesure d’appliquer la loi de façonégale. Alors on discute, on marchande. Ilne suffit pas de jouer correctement sur leterrain. Être compétitif suppose de franchirles limites.

Les rescrits fiscaux faceà la « concurrence libreetnon faussée » des traitéseuropéens

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Pierre Moscovici, le commissaire européenaux Affaires économiques et à la Fiscalité,ne conteste pas la légalité des rescritsfiscaux. Mais, devant la tempêtemédiatique des révélations de Lux Leaks,il a dû réactiver sans empressement uneenquête déjà en cours pour vérifier que lesrescrits fiscaux négociés au Luxembourgne puissent pas être interprétés comme desaides de l’État, ce qui est interdit par lesrègles de la libre concurrence du marchéeuropéen. « Un traitement inégal neconstitue-t-il pas une aide de l’État dans lesens de l’article 108 du traité de l’Unioneuropéenne ? » a demandé le député JustinTurpel à la Commission des finances de laChambre des députés de Luxembourg. Quedevient en effet la libre concurrence quandle taux d’imposition sur les sociétés est auLuxembourg de 29 %, alors que celui des

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multinationales oscille entre 0,0156 % et3 %, créant une inégalité criante entre lesmultinationales et les PME ?

L’image d’Amazon ayant été mise à malpar la visibilité médiatique acquise par lesrescrits fiscaux, la multinationaleaméricaine a annoncé le 26 mai 2015 sadécision de payer des impôts dans les paysoù elle réalise des profits. Cela quelquesjours avant la réunion des ministres desFinances du G7 (États-Unis, Canada,Japon, Allemagne, France, Royaume-Uniet Italie) consacrée en partie àl’optimisation fiscale des multinationales.Le plan d’action baptisé BEPS (BaseErosion and Profit Shifting), consacré auprix de transfert qui consiste à placer lesbénéfices dans les paradis fiscaux, mais lescoûts et les charges dans les pays où les

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impôts sont les plus élevés, a fait l’objet denégociations difficiles. Selon AnneMichel, les États-Unis se sont montrés« inquiets des conséquences concrètes duprojet BEPS sur leurs grandes entreprises »(Le Monde, 30 mai 2015).

Quant à Justin Turpel, il se plaint dutemps consacré à la préparation desbudgets et de celui réservé aux comptes àla Chambre des députés au détriment desquestions politiques de fond. « Le budget,c’est la lecture dans le marc de café, ditnotre interlocuteur. Vous devez subir desheures de prévisions vagues, avec deschiffres, des pourcentages du PIB, toujoursau nom de la croissance et de lacompétitivité. Par contre, moi, je n’ai quecinq minutes pour donner mon avis sur lescomptes et les bilans de l’État ! Du coup,

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pour celui de 2013, je me suis contentéd’une remarque concernant l’évolution dela part, dans les impôts directs, des sociétéset des ménages. Alors qu’en 2003 lessociétés et les ménages contribuaient pourmoitié au montant total des impôts directs,la part des ménages grimpe aux deux tiersen 2013, celle des sociétés ne représentantplus qu’un tiers. J’ai conclu qu’à courtterme un ratio des trois quarts à la chargedes ménages et un quart pour les sociétésétait fort probable. Devant l’intérêt porté àmes propos, j’ai pu ajouter que 14,16 % dela population du Luxembourg vit endessous du seuil de pauvreté, mais quesans les transferts sociaux ce pourcentagegrimperait à 49,5 %. » Le silence a été deplomb tant ces réalités sont extérieures àune Chambre qui ne compte que deuxdéputés de gauche.

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Un muséede la banque

Que restera-t-il pour lapostérité de ces rescritsfiscaux, de ces holdings etautres fondationspatrimoniales ? Quels sontles souvenirs objectivés dumonde de la finance ?

Inauguré en 1995, lemusée de la Banque et de laCaisse d’épargne de l’État(BCEE) nous apportera undébut de réponse. L’entréede ce musée, sur la place deMetz, au cœur de la capitale,

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est libre. Des billets de100 francs de 1956 attestentdu poids prédominant de lasidérurgie par les usines etles cheminées qui lesillustrent. On peut entrerdans un impressionnantcoffre-fort, dont on ressortles mains vides. Le souvenirdes francs luxembourgeoisest ravivé par l’utilisationartistique qui est faite desfragments des billets détruitspuisque devenus obsolètesavec la naissance de l’euro.Des salles de marché, videsde traders mais pleinesd’ordinateurs, de cédéromspérimés, redonnent vie àl’animation financière

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d’autrefois. Des graphiquesexhibent des courbestoujours ascendantes,légitimant et glorifiant laplace financière qu’estdevenu le Luxembourg. Unemédaille de 1990commémore le centenaire dela dynastie Nassau qui règneencore sur le Grand-Duché.Une machine à compter lesbillets rappelle la matérialitéd’antan de l’argent. Desnotes de poésie émanentd’une multitude de tireliresattestant d’une belleinventivité et desreconstitutions de bureauxdu début du XXe siècleoccupés par des employés en

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cire. Une statueapparemmentirrévérencieuse semblesymboliser le banquier, avecune tête de cochon.

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APRÈSLES MULTINATIONALES,LES ULTRARICHESSONTINVITÉSAU LUXEMBOURG

À partir du 1er janvier 2015, le secretbancaire a été entamé au Luxembourg avecl’échange automatique d’informations surun certain nombre de produits financiers etbancaires, mais cela ne concerne que lesnon-résidents. L’oligarchieluxembourgeoise, toujours très mobiliséepour profiter de la manne des richesétrangers, les invite tout simplement àdevenir… résidents au Luxembourg ! Lesautorités font particulièrement la cour auxHNWI (High Net Worth Individuals) qui

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disposent d’actifs financiers d’au moins1 million de dollars, mais surtout auxUHNWI (Ultra High Net WorthIndividuals), des ultrariches aux avoirs de30 millions de dollars ou plus, afin qu’ilsétablissent leur résidence au Grand-Duché.Selon l’économiste Guy Foetz, « il yaurait, fin 2014, 708 moyens riches, avecune fortune totale de 64 milliards dedollars, et 17 ultrariches, avec 61 milliardsde dollars, qui résideraient auLuxembourg18 ». Le secret bancaire étantmaintenu pour les résidents, ces richespourront dormir d’autant plus tranquillesque, suivant l’article 22 de la loi généralede l’impôt de 1931, « les fonctionnaires del’Administration des contributions sontastreints au respect du secret fiscal », dontle non-respect entraîne des sanctionspénales avec des amendes ou des peines

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d’emprisonnement allant jusqu’à six mois.On peut voir dans l’ouverture, enseptembre 2014, d’un port franc àLuxembourg l’une des multiples manièresd’attirer ces grandes fortunes.

Un nouveau port francdédié à l’art

Capitale financière, Luxembourg se devaitaussi de montrer sa puissance dans ledomaine de l’art. Culture et richessematérielle font bon ménage et se doiventaide et soutien dans une réciprocité dontles ports francs sont peut-être la plus hautemanifestation. À Luxembourg comme àGenève, la multiplicité des banques, avecleurs services de gestion privée dédiésspécifiquement à l’art, trouve un point

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d’orgue dans ces forts des temps modernesqui, à l’écart des villes, protègent certesdes biens très matériels, tels que deslingots d’or ou des pierres précieuses, maisaussi, à leurs côtés, des biens culturelsinestimables, sauf pour les spéculateurs.

Notre marche d’approche fut longue,hésitante, périlleuse parfois. Les difficultéscommencèrent dans la gare routière. Leschauffeurs d’autobus consultés ne sont pasencore au courant de l’existence de ce portfranc, inauguré pourtant par le grand-ducen personne en septembre 2014. Ils nousconseillent de prendre le car pourl’aéroport et de nous renseigner une foissur place. Arrivés à destination, nousinterrogeons trois automobilistes endiscussion devant une station-service. Ilstombent d’accord sur le fait que le port

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franc doit être à 5 kilomètres, distanceraisonnable mais qui se révèleinfranchissable car l’accès ne peut se faireque par autoroute, ce qui exclut la marche.Nos informateurs mal informés nousprécisent tout de même que le port est situéderrière le Cargo Center et qu’il est« blindé ». Il nous paraît de plus en plusque nous allons devoir l’être nous-mêmes.

Quand nous arrivons enfin devantl’aérogare, un chauffeur de taxi sollicité semontre réticent : pour lui, la course est tropcourte, ce que nous comprenonsparfaitement. D’autant qu’il nous apprendque la ligne d’autobus 114 « y va ». Doncnous aussi. Une fois le bus 114 localisé,son chauffeur abordé nous confirme qu’ildessert bien le Cargo Center, mais qu’iln’a jamais entendu parler d’un port

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quelconque dans le coin. Du coup, nous nefaisons qu’une station sous sa conduite,dans ce qui commence à ressembler à unchemin de croix, et nous nous précipitonsdans un hôtel où une hôtelièrecompatissante nous délègue l’un de sesemployés pour nous emmener au CargoCenter. Nous y constatons, avec unimmense plaisir et beaucoup de perplexitéquant à la circulation de l’information dansle Grand-Duché, que le rond-point oùstationne un autobus « 114 » est orné d’unpanneau désignant une petite route renduepeu engageante par son aspect boueuxcomme étant néanmoins etindubitablement la direction à prendre pourrejoindre notre objectif.

La route est en travaux, des bâtiments enconstruction sur la droite. Mais, petit à

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petit, apparaît la caverne d’Ali Baba. Dansun profond creux artificiel du terrain,réalisé de façon très régulière par desengins de chantier, les murs de pierresengrillagées, comme cela devient courantpour la construction de digues deprotection, dessinent des volumesimposants, certains très hauts, sans douteceux destinés à recevoir les œuvres les plusmonumentales, qui ont tendance à semultiplier aujourd’hui. Très peud’ouvertures, toutes étroites, sur lesquellessont braquées des caméras de surveillance.Les différents volumes, totalisant22 000 mètres carrés, créent unmouvement et l’ensemble échappe à lapesanteur qu’aurait eu un immeubleparallélépipédique d’un seul tenant. Desbarbelés agrémentés de lames métalliquesmontent la garde. Ce qui laisse présager

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des dangers qu’affronterait un quidam tropcurieux. Ce coffre-fort doré est l’un desmoyens utilisés par les plus riches pourgarantir du vol, du feu et du fisc leursbiens rares et précieux. On aperçoitderrière les bâtiments la piste d’atterrissageréservée aux jets privés et aux avions-cargos, appelés à transporter lesrichissimes amateurs d’art et les objets deleur passion.

Le promoteur du Luxembourg Freeportn’est autre qu’Yves Bouvier, qui a sus’adapter à une mondialisation trèsfavorable aux plus riches. Mais, depuis le2 avril 2015, en raison de ses ennuisjudiciaires et de sa mise en examen pour« escroquerie » et « complicité deblanchiment », il a dû se retirer de lagouvernance de la Luxembourg Freeport

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Management Company qui gère ce portfranc, dont il reste l’un desadministrateurs. Son remplaçant, OlivierThomas, a été à son tour entendu par lajustice française les 13 et 14 mai 2015 à lasuite d’une plainte déposée par CatherineHutin-Blay, belle-fille de Pablo Picasso,pour vol, recel de vol et escroquerieconcernant des œuvres entreposées dansun box à Gennevilliers dans les Hauts-de-Seine. Le retrait d’Yves Bouvier s’estaccompagné de l’arrivée de deux nouveauxadministrateurs indépendants, dontAlphonse Berns, qui a été directeur chargéde 2012 à 2014 des questions de fiscalitéau ministère des Finances, où, selon lejournal Paperjam19, il avait été engagé« pour gérer la pression croissante sur lesniches fiscales du Grand-Duché au seindes enceintes internationales ».

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Alors qu’il s’agit de créations artistiques– pour beaucoup des objets ici entreposés,de tableaux, de sculptures –, ces œuvresrestent confinées dans un immeuble quel’on pourrait qualifier de stalinien, maisqui rappelle beaucoup plus l’élégancemassive des blockhaus des fortifications dela côte de l’Atlantique. En tout cas, desréalisations qui expriment sansménagement la volonté de tenir à distanceet de marquer les hiérarchies sociales pardes formules d’exclusion, de significationde la domination subie, ou exercée, c’estselon.

Fondation patrimonialepour grandes fortunes

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Un projet de loi traîne dans les tuyaux dela procédure législative depuis juillet 2013,destiné à attirer les grandes fortunes. La« Fondation patrimoniale » est une formede family office, dénomination usuelle desservices que les banques fournissent auxfamilles très fortunées. La Fondationpatrimoniale gère l’ensemble des aspectsd’une grande fortune, les placementsfinanciers, les stratégies fiscales, maisaussi tout ce qui concerne les autresplacements, dans les pierres précieuses oules œuvres d’art, ainsi que de multiplesaspects de la vie familiale. Il s’agit d’unesociété « orpheline », c’est-à-dire sansactionnaires, associés ou membres, quiévolue à l’ombre des instances derégulation bancaire. Selon Guy Foetz,« cette forme de société existe déjà dansd’autres pays, mais le projet

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luxembourgeois présente l’avantage pourdes personnes physiques qui transfèrentleur résidence fiscale au Grand-Duché queles plus-values latentes sur leurs actifs nesont pas prises en compte au Luxembourg.En effet – via le principe du step-up –, lesbiens concernés sont évalués à leur valeurde marché au moment du changement derésidence et cette valeur sera aussiconsidérée comme valeur d’acquisitiond’un bien à l’occasion du calcul de la plus-value lors d’une cession future20 ».L’identité du fondateur et les montantsinvestis ne sont pas publics, et les comptesannuels, non publiés au registre dessociétés, constituent d’autres avantages duchoix de résider au moins six mois par anau Luxembourg. Le secret et l’opacité sontdonc garantis. Parmi les ultrariches, il yaurait, selon Bernard Thomas, une majorité

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de Français et quelques oligarques russes21.Les riches Français pourront profiter de lasociété luxembourgeoise Luxaviation, quigère une flotte de 250 jets privés. LeLuxembourg étant frontalier avec laFrance, la coupure avec les habitudesprises dans le pays, qu’un très richeFrançais dit avoir quitté car étant « un paysingérable, baigné dans une ambiance deguerre », ne devrait pas être trop cruelle.

Des cercles, comme le cercle Munster,accueilleront avec intérêt et plaisir lesnouvelles fortunes défiscalisées duLuxembourg. Créé en 1984, il compteparmi ses 1 500 membres, « à côté dupatronat industriel, une flopée d’avocatsd’affaires et de managers de la placefinancière, les familles dominantesluxembourgeoises22 ». Les hommes

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politiques de la droite libérale, comme leministre des Finances Pierre Gramegna, sesentent des affinités avec le Who’s Wholuxembourgeois. Ce que Bernard Thomasa également constaté au Golf Club grand-ducal, fondé en 1934 non loin de l’aéroportet de son nouveau port franc. Le golf seprête à la sociabilité mondaine en famille,ce qui est bon pour constituer une dynastiedont la légitimité rejaillira sur la confrériedes grandes familles et leur pays d’accueil.« Alors que le nombre d’adhérents estthéoriquement limité à 950, une exceptionest faite pour la progéniture des membres,qui a ainsi la possibilité de se fréquenter àpartir de son plus jeune âge. Ainsi naissentdes réseaux de sociabilité et de familles, encercle fermé23. »

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Les fondations patrimoniales qui gèrentles différentes formes de richesse,économique, culturelle, sociale etsymbolique, sont en symbiose avec la viemondaine lorsque celle-ci, par le systèmede cooptation avec le double parrainage,assure un entre-soi purifié de toutdépareillement social. Le Luxembourg,avec cet appel à la bienvenue résidentielledes ultrariches, cherche à installer deslettres de noblesse dans un pays qui estpassé de manière brutale d’un mondeouvrier fondé sur l’industrie sidérurgique àune finance établie sur le moins-disantfiscal pour les plus riches. Bref, le Grand-Duché est passé sans transition de l’enferdu fer au paradis de l’or. Le père de Jean-Claude Juncker était contremaître, et sesracines ouvrières « sont partagées par 80 %des Luxembourgeois encore aujourd’hui,

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nous a dit David Wagner, porte-parole duparti Déi Lénk qui est devenu lui-mêmedéputé, le 29 avril 2015, à la suite de ladémission, pour raisons de santé, de sonprédécesseur Justin Turpel. Peut-être est-ilpassé trop vite à la finance défiscaliséegrâce à sa situation stratégique, au centrede l’Europe ? ». Ce qui expliquerait queJean-Claude Juncker, malgré son évictiondu gouvernement en 2013 à la suite duscandale qui a éclaté, dévoilant la traque,par les services secrets, de nombreuxLuxembourgeois dont Justin Turpel, atoujours un score de popularité de 70 %d’intentions positives à son égard. Maisl’Internationale des grandes familles, au-delà de leurs parties de golf, doit complétercette notabilité par des stratégies intensesde lobbying et une législation ad hoc afinde contourner tous les obstacles liés à la

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contestation des mesures d’austérité et desdettes qui doivent beaucoup à l’évasionfiscale.

Notes du chapitre 5

1. Le PIB moyen par habitant pour l'ensemble des paysde l'Europe étant mis en base 100 en 2013, leLuxembourg se distingue franchement puisque son indiceest de 264. Sources : Insee et UE.

2. Bruno PONCELET, Europe : une biographie nonautorisée. De la « paix américaine » à la « civilisationpoubelle », Bruxelles, Aden, 2014, p. 112.

3. Ibid., p. 115.4. Christophe DELOIRE et Christophe DUBOIS, Circus

politicus, Paris, Albin Michel, 2012, p. 281.5. Ibid., p. 282.6. Bruno PONCELET, Europe : une biographie non

autorisée, op. cit., p. 117.7. Ibid., p. 118-119.8. Denis ROBERT, Tout Clearstream, Paris,

Les Arènes, 2011, p. 601.

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9. SÉNAT, Évasion des capitaux et finance : mieuxconnaître pour mieux combattre, op. cit., p. 352.

10. Philippe VANDEL, « Pourquoi le drapeau européenest-il bleu avec 12 étoiles dorées en cercle ? », LesPourquoi, France info, 25 mai 2014.

11. Bernard THOMAS, « Les renards », d'LëtzeburgerLand, 2 janvier 2015.

12. Bernard THOMAS, « Une merveilleuse amitié »,d'Lëtzeburger Land, 22 août 2014.

13. Idem.14. Bernard THOMAS, « Les associés », d'Lëtzeburger

Land, 5 décembre 2014.15. Paperjam, décembre 2014, p. 64.16. PwC, Rapport de transparence, publié fin

octobre 2014, quelques jours avant la publication deLux Leaks par ICIJ le 6 novembre 2014.

17. Bernard THOMAS, « Les associés », op. cit.18. Guy FOETZ, « Lux Leaks, origines et suites »,

www.goosh.lu/accueil/page/2/, d'après le Wealth-X andUBS World Ultra Wealth Report 2014.

19. http://paperjam.lu.20. Guy FOETZ, « Lux Leaks, origines et suites »,

op. cit.

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21. Bernard THOMAS, « Ils sont parmi nous ! »,d'Lëtzeburger Land, 6 février 2015.

22. Bernard THOMAS, « Good old boys »,d'Lëtzeburger Land, 14 mars 2014.

23. Idem.

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6. LUTTERCONTREL’OPACITÉFISCALE ?

Notre travail, avec cette gigantesqueaccumulation de faits, essaie de luttercontre l’amnésie si bien entretenue par lesgrands médias, propriété des grandspatrons et des familles fortunées. Lamémoire déniée et le passé occultéempêchent la mise en perspective avec ceque nous avons à vivre aujourd’hui. Cettecollecte des méfaits donne à voir uneopacité savamment organisée par des

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hommes politiques, des financiers, dehauts fonctionnaires et des bataillonsd’avocats.

Le partage du savoir que nousproposons dans une sociologie qui met enscène ses propres auteurs, a pour objet depriver l’expertise et les statistiques de leurprincipal objectif : exclure les plus faibleset tous ceux qui sont intimidés par cettetyrannie techno-bureaucratique.

Ces longs mois d’enquête nous ont ànouveau beaucoup appris sur le monde desdominants. Nos premières recherches surles classes dominantes concernaient leursbeaux quartiers, leurs châteaux, leurschasses à courre, leurs modes de vie etleurs valeurs revendiquées. Arpenter cesterrains fut infiniment plus agréable quenotre plongée dans le monde de la finance,de la fiscalité et de la fraude. Il a fallu

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compenser notre méconnaissance de cedomaine par de nombreuses lecturesrébarbatives. C’est à ce prix que l’on peutespérer pratiquer une sociologied’investigation. Cette recherche despreuves nous a pourtant apporté desmoments de bonheur inattendus, liés à unemeilleure compréhension du monde danslequel nous vivons.

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LA RENAISSANCED’UN SÉNATEURCOMMUNISTE

« Lors des premières auditions que jemenais en tant que rapporteur de lamission parlementaire du Sénat surl’évasion fiscale, nous confie Éric Bocquetau cours d’un entretien en juin 2014, je necomprenais pas certaines des questions queje devais poser et qui m’avaient étépréparées par les administrateurs du Sénat.Aujourd’hui, je suis trop content depouvoir lire Les Échos et les pages saumondu Figaro. »

Éric Bocquet est, comme son frèreAlain, député communiste, fils d’unmineur du bassin du Nord. Né en 1957 à

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Marquillies, il est professeur d’anglaisdans un lycée du Nord, tout en étant lemaire de sa commune natale depuis 1995,vice-président de l’Association des mairesruraux et conseiller communautaire à LilleMétropole, communauté urbaine depuis2008. Il a été élu sénateur du Nord en2011, son mandat, non renouvelable,prenant fin en 2017.

Avant sa première missionparlementaire, Éric Bocquet était doncdans l’incompréhension totale face aujargon et à l’opacité de la financedévergondée. « Je marchais avec monlogiciel de militant, mais grâce à tous lescontacts que j’ai eus au cours de cettemission, les choses se sont peu à peu misesen place et, à partir de ce quim’apparaissait un chaos général, je suis

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arrivé à dégager des cohérences. J’aimaintenant un socle, j’ai une pelote et jen’ai plus qu’à tirer le fil ! » Il s’est alorslancé dans une nouvelle missionparlementaire pour comprendre et dévoilerle rôle des banquiers et des différentsacteurs du monde de la finance dansl’évasion des capitaux. Ainsi, 52 nouvellespersonnes sont venues se joindre aux 87 dela mission précédente.

Le fils de mineur faceaux inspecteursdes Finances

À la question de la timidité sociale qu’il apu ressentir devant certains auditionnés,Éric Bocquet répond clairement.« L’audition avec Baudoin Prot est celle

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qui m’a le plus marqué. Je n’étais pas àl’aise. C’est la seule personne auditionnéequi ne m’a pas dit bonjour. Il a saluéPhilippe Dominati [UMP], le président dela Commission, mais pas moi, rapporteur.Baudoin Prot était lui aussi très tendu. Ilfaut dire que cette audition du 17 avril2012 était ouverte à la presse, et qu’il yavait beaucoup de caméras et d’appareilsphoto. Il est venu avec Monsieur Clamon,un collaborateur, ce qui ne se fait jamais.Baudoin Prot a lu son texte préliminairesans lever les yeux vers les membres de laCommission. La tension était doncpartagée. »

Éric Bocquet a posé la dernière questionà Baudoin Prot, à propos des retraitsd’argent liquide par la comptablepersonnelle de Liliane Bettencourt :

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« Dans le cadre des signalements àTracfin, l’agence BNP Paribas de Neuilly-sur-Seine a-t-elle porté à votreconnaissance des retraits importantsd’espèces dans la période récente ? Si telest le cas, à combien de reprises et pourquels montants ? » La réponse del’auditionné est cinglante : « Compte tenudu secret bancaire, je n’apporterai pas deréponse à cette question. Je diraisimplement que, dans tous les cas, ycompris celui-ci, BNP Paribas applique lesrègles que nous avons longuementévoquées depuis le début de cette audition.Il n’y a pas eu d’exception en la matière1. »La bourgeoisie sait se servir du secret etfaire mine de respecter courageusement lesobligations déontologiques qu’elle s’estfixées pour mieux garantir l’opacité desmanipulations peu regardantes auxquelles

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elle se prête grâce à la loi qui, au nom de laprotection de la sphère privée desindividus, autorise tous les débordements.

Baudoin Prot, inspecteur des Finances,alors encore président du conseild’administration de BNP Paribas, a étéinterrogé par la sénatrice du Parti socialisteMarie-Noëlle Lienemann sur l’utilisationdes trusts par la BNP. « Pouvez-vous nousaffirmer, sous la foi du serment, que lesentités de votre groupe ne poussent pasleurs clients à créer des trusts, notammentà Jersey et à Singapour, pour y placer leurargent et optimiser – comme on ditpudiquement – leur fiscalité ? À maconnaissance, en effet, BNP Paribas faitpartie des entreprises qui encouragent leplus les placements dans les trusts, afin debénéficier d’un phénomène de glue comme

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l’on dit en anglais, c’est-à-dire de “colle” :une fois que les clients ont investi dans untrust lié à BNP Paribas, ils se sentent pourainsi dire obligés – et pas seulementmoralement ! – de placer l’ensemble deleurs actifs dans le réseau du groupe2. »Baudoin Prot répond sans répondre : « Jerépète que les structures de trust neprésentent aucun intérêt pour nos clientsfrançais3. » La sénatrice socialiste estobligée de le relancer pour obtenir cetteréponse plus précise : « Nous n’assuronsaucunement la promotion de ce typed’instruments auprès de nos clientsfrançais4. »

Quelques semaines plus tard, lors del’audition collective du 5 juin 2012 de cinqavocats fiscalistes, Corinne Bouchoux,sénatrice écologiste du Maine-et-Loire, fait

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remarquer : « Certains intervenants nousont expliqué que le problème de la fraudeet de l’évasion fiscales est unépiphénomène auquel ils ne sontconfrontés que de façon marginale,volontairement ou involontairement, dansle cadre de leur activité. Tel fut le sens despropos tenus par un directeur de banquedont nous prouverons le flou, voirel’inexactitude, dans les mois à venir5. »Mais Baudoin Prot, allusivement concernépar cette remarque, ne sera pas inquiété,alors qu’il a déposé sous serment. « Oui, ily a bien eu débat à ce sujet au sein de laCommission des finances du Sénat,reconnaît Éric Bocquet. Certains ontrevendiqué le droit à le poursuivre pourparjure, d’autres ne le souhaitant pas. Aufinal, il n’y a pas eu de décision prise etdonc pas de poursuites judiciaires. C’était

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frustrant », conclut le sénateur avec unsourire de regret, mais une déterminationdécuplée.

Pourtant, BNP Paribas et trust rimentpositivement. Un document interne datéd’octobre 2010, titré Trust and FinanciaryServices, incitait les clients fortunés decette banque à utiliser les trusts afin derendre impossible pour un juged’instruction ou le fisc de repérer lespropriétaires des avoirs ainsi opacifiés6.« Le schéma classique, explique un expertdu fisc à Anne Michel, c’est une sociétéaux îles Vierges qui crée une société àHong Kong, laquelle ouvre à son tour unesociété en Chine. Le tout avec des comptesen Suisse. Cela s’appelle un round trip, untour du monde sans bouger7. »

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Le lobbying des banques auprès dessénateurs se manifeste parfois par courrier.Un inspecteur des Finances, FrédéricOudéa, président-directeur général de laSociété Générale, a écrit le 11 octobre2013 à Jean-Pierre Bel, alors président duSénat, pour lui « faire part de la surprise etde l’indignation du Groupe SociétéGénérale et de ses 150 000 salariés suite àl’audition de Monsieur Jérôme Kervieldevant la commission d’enquête du Sénatsur le rôle des banques et des acteursfinanciers dans l’évasion des capitaux. Jerappelle que par le jugement du Tribunalde grande instance de Paris du 5 octobre2010 et par l’arrêt de la cour d’appel deParis du 24 octobre 2012, la justice denotre pays a déclaré par deux foisMonsieur Jérôme Kerviel coupable d’abusde confiance, d’introduction frauduleuse

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de données dans un système de traitementautomatisé, de faux et usage de faux. Jerappelle aussi que les deux procès,appuyés sur des débats contradictoiresapprofondis et plus de dix-huit moisd’instruction conduite par deux juges, ontétabli les agissements frauduleux deMonsieur Jérôme Kerviel, sa responsabilitépénale et le préjudice de 4,9 milliardsd’euros dont la banque a été victime.L’ampleur de ce préjudice aurait pu mettreen péril l’une des principales institutionsfinancières françaises et entraîner desconséquences extrêmement graves pournotre pays et dramatiques pour l’ensembledes salariés du Groupe Société Générale.Je ne peux, dans ces conditions,comprendre la décision de la commissiond’enquête du Sénat, sur le rôle des banques

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et des acteurs financiers dans l’évasion descapitaux, de procéder à l’audition formellede Monsieur Jérôme Kerviel ».

Jean-Pierre Bel a répondu en soulignantque « les commissions d’enquête créées ausein des assemblées parlementairesdisposent d’une large autonomie dansl’organisation de leurs travaux […]. Ilappartient ainsi à la commission d’enquêted’apprécier si l’audition d’une personne estsouhaitable pour l’éclairer sur le sujet quifait l’objet de ses investigations ».

La discrétion du président et durapporteur de la commission avait pourtantété totale puisque l’audition de JérômeKerviel n’est pas mentionnée ni donc citéedans les procès-verbaux des auditions.Malgré cela, Frédéric Oudéa a réaginégativement devant une initiative

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parlementaire et légale. C’est dire si cebanquier, président de la Fédérationbancaire française, ne néglige rien pourpréserver le pouvoir de la finance qui dicteses lois, ou du moins ne se sent pas tenuede respecter celles de la République. Sansdoute est-ce le résultat d’une vagueinquiétude devant la montée en puissancedes enquêtes, face aux scandales et autresbavures d’un système inique qui profite àune toute petite minorité jouissant defortunes vagabondes, mais craignant deplus en plus la cohabitation de cesrichesses insolentes avec la pauvreté et lamisère de milliards d’êtres soumis à ladictature de l’argent.

« Aux armes, citoyens ! »

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Éric Bocquet a bénéficié de l’aide de septadministrateurs du Sénat compétents quiont fourni un travail considérable. Mais,ajoute-t-il, « si je devais refaire cesmissions parlementaires, je serais plusexigeant dans le questionnement. Je seraismoins technique et plus tenace. Lerapporteur d’une mission parlementaire abeaucoup de pouvoirs, que je regretteaujourd’hui de ne pas avoir utilisés. Lepouvoir d’un rapporteur est équivalent àcelui du président de la Commission desfinances de l’Assemblée nationale. On nepeut pas m’opposer le secret fiscal. J’avaissix mois pour demander les documentsauxquels l’accès m’était autorisé et je nel’ai pas suffisamment fait. Ces missionsm’ont beaucoup enrichi, c’est une étapeimportante dans ma vie, un palier que jeveux maintenant dépasser pour aller plus

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loin ». Il note avec regret que tous lesauditionnés qui s’étaient engagés àenvoyer des documents complémentaires àleur audition ne l’ont pas fait, et lui ne les apas relancés.

Éric Bocquet a souhaité s’associer avecson frère Alain pour diffuser largement, àtravers un prochain ouvrage qui pourraits’intituler Aux armes, citoyens !,l’expérience qu’ils ont vécue, l’un etl’autre, en recueillant tant de témoignagespassionnants, dans les deux assembléesparlementaires. Sur le thème de l’évasionfiscale, la solidarité est en effet fraternellepuisque Alain Bocquet a auditionné avecle député Nicolas Dupont-Aignan, dans lecadre d’une Commission des affairesétrangères, soixante-dix-huit personnes quiont nourri un excellent rapport

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d’information, titré Lutte contre lesparadis fiscaux : si l’on passait desparoles aux actes8. Nous avons d’ailleursété nous-mêmes auditionnés pour mettreen relation l’évasion fiscale avec nosconnaissances sociologiques surl’oligarchie. Le courage politique desfrères Bocquet a tout de même sescompensations, non seulement dans latransmission des savoirs acquis sous leslambris des palais de la République etrestitués dans les préaux des écoles et lessalles communales du bassin minier duNord-Pas-de-Calais et de nombreusesprovinces françaises, mais également dansdes améliorations législatives commecelles du renforcement des sanctionspénales pour les fraudeurs fiscaux et del’exigence de l’automaticité des échanges,

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pays par pays, au sujet des comptesouverts à l’étranger, que la loi dedécembre 2013 a ainsi entérinées.

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L’ENTHOUSIASMEDE L’IMPERTINENCE

La logique rationnelle des nécessairestransformations sociales, aussiimpeccablement exposées soient-elles,n’entraîne pas de manière automatique ledésir d’émancipation. Un processusd’identification, d’émotion et deconvivialité doit accompagner ladémonstration sociologique. L’humour etla dérision à l’égard des dominants fontpartie du combat contre le respect de la loid’airain oligarchique car le rire désacralisele pouvoir.

Nous avons essayé de mettre en œuvrece principe au cours des nombreusesrencontres-débats que nous avons animées

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en France, en Suisse ou en Belgique. Enmontrant comment nous avons vaincunotre propre timidité sociale pour pouvoirmener à bien nos enquêtes ethnologiqueset sociologiques sur les modes de vie desfamilles les plus fortunées, nous tentons detransmettre une énergie positive, une envied’impertinence, un besoin d’en découdre,un enthousiasme de la transgression outout simplement le bonheur de la dignitéretrouvée.

La banque HSBC Francevictime d’attaquessymboliques

La désacralisation des dominants peutprendre des modalités diverses, comme desmanifestations dans les beaux quartiers.

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Nous avons ainsi participé, le 22 mai 2014,avec les responsables du parti NouvelleDonne qui venait d’être fondé autour de ladéputée Isabelle Attard et de l’économistePierre Larrouturou, à une action devant lesiège parisien de la banque HSBC,103 avenue des Champs-Élysées. Cettebanque, à laquelle Hervé Falciani a donnéune visibilité dont elle se serait bienpassée, dispose de multiples ramificationsdans les paradis fiscaux : onze de sesfiliales étrangères, sur les vingt-huit quecompte cette banque, sont installées auxBermudes, à Hong Kong, à Jersey, enMalaisie, à Malte, au Panama et, bien sûr,en Suisse, son siège social étant à Londres.

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L’équipedirigeantede HSBC France

Les deux directeurs deHSBC France ont l’un etl’autre occupé de hautesfonctions à Bercy. JeanBeunardeau, directeurgénéral, ancien élève dePolytechnique, a commencésa carrière à la direction duTrésor, puis il a étéconseiller technique auprèsd’Alain Juppé, alors Premierministre de Jacques Chirac,en 1995. Après la

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dissolution de l’Assembléenationale et la formationd’un gouvernementsocialiste en 1997, il partdans le privé chez HSBC. Ledirecteur général délégué,Gilles Denoyel, est unancien élève de l’ENA,inspecteur des Finances, quirejoint en 1985 la directiondu Trésor où il est chargédes restructurationsindustrielles, puis desmarchés financiers et dusecteur des assurances, avantd’avoir la responsabilité duprogramme desprivatisations chères auxsocialistes au nom duchangement et de la

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modernité. Une formationidéale pour rejoindre en1996 HSBC France commedirecteur financier. GillesDenoyel est égalementreprésentant permanent deHSBC au Medef et présidentdu Groupement des banquesétrangères en France. Leprésident du directoire desGaleries Lafayette, PhilippeHouzé, est égalementmembre du conseild’administration de HSBCFrance. On retrouved’ailleurs Jean Beunardeauaux Galeries Lafayette où ilest membre du conseil desurveillance. Anne Méaux,présidente d’Image 7,

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connue pour ses bonsconseils auprès de JérômeCahuzac ou de DominiqueStrauss-Kahn, vientconfirmer, avec le statutsavoureux d’administrateurindépendant, la diversité del’entre-soi oligarchique.Peter Shawyer, denationalité britannique, qui aaccompli toute sa carrière ausein du cabinet Deloitte,bénéficie lui aussi du statutd’administrateurindépendant, de même queBrigitte Taittinger, épousede Jean-Pierre Jouyet,ancien président del’Autorité des marchésfinanciers (AMF) et actuel

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conseiller de FrançoisHollande à l’Élysée. Le15 juillet 2013, les insignesde chevalier de la Légiond’honneur ont été remis àcette héritière d’un grandnom du champagne par lemême François Hollande.HSBC France porte haut ledrapeau d’une oligarchie quimêle politiques de tousbords, hauts fonctionnaires,communicants et financiers.

HSBC, au sommet de sa gloire après lesrévélations d’Hervé Falciani, fut doncchoisie pour être célébrée à la hauteur deses talents : l’objectif de Nouvelle Donne

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était moins d’attirer les foules que lesmédias. La mise en scèen voulait quecertains militants, costumés en traders,chemise blanche et cravate, se chargent dedéposer à l’intérieur de la banque unevingtaine de sacs contenant chacun50 milliards d’euros fictifs. Ces1 000 milliards étaient censés représenterles cadeaux faits aux banques, en 2011et 2012, par Mario Draghi, alors présidentde la BCE, pour leur permettre de prêteraux entreprises alors qu’elles en ont profitépour accroître plutôt leurs activitésspéculatives. Ce à quoi d’autres militants,portant, eux, un tee-shirt imprimé auxcouleurs de Nouvelle Donne, s’opposèrent.Les billets de banque furent distribués auxpassants des Champs-Élysées quiapprouvaient cette démarche à la foisimpertinente et bon enfant. Le nombre de

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médias venus sur place confirme l’intérêtde ce genre d’action, d’autant que celle-ciavait été préparée dans l’urgence desélections européennes.

Malgré la pluie drue et glaciale, cettefois le 26 février 2015, quelque150 militants se sont mobilisés àl’initiative du Parti communiste et du Frontde gauche pour arrêter symboliquement ledirecteur général de HSBC, JeanBeunardeau, et procéder de manièreexpéditive à son jugement sur le trottoirdes Champs-Élysées. Voilà de quoiréchauffer les manifestants transis. Leprésident de HSBC France est là, figuré enredingote, chapeau melon et cigare. L’acted’accusation est clair : « Pour avoirorganisé un système international defraude fiscale. Pour avoir, en France,

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soustrait à l’impôt 5,7 milliards d’euros surla période 2006-2007. Pour avoir détournédes masses monétaires au seul bénéfice desactionnaires. Pour avoir contribué demanière décisive à l’enrichissement sanscause des enrichis. Pour avoir mobilisé lesfonds dont vous disposiez en faveur de laspéculation sur un marché financier quitient plus du casino que des instances definancement des activités économiques. Enrésumé, pour avoir orienté votre politiquede crédit au service de la spéculation entoute ignorance volontaire des besoinssociaux et écologiques, le tribunal vousassigne à résidence dans vos locaux enattendant votre arrestation. » Succès assuréauprès des passants, fort surpris de cettejustice rendue sur le lieu du crime, sous lesbourrasques d’un hiver opiniâtre.

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L’opération a été soigneusementmontée : les militants sont venus avec despancartes sur le thème « Je rêve d’unebanque qui… », la formule étant déclinéeavec plusieurs thèmes reprenant les griefsfaits à la banque britannique. PierreLaurent pour le Parti communiste, ÉricCoquerel pour le Parti de gauche, JulienBayou pour Europe Écologie Les Vertsreprennent les reproches, avancent dessolutions et appellent à la généralisation detelles démonstrations en annonçant unejournée de dénonciation du rôle desbanques dans la fraude et l’évasionfiscales. Les banques européennespossèdent en effet en moyenne chacune117 filiales dans les paradis fiscaux. À ceteffet, la mobilisation du 18 mars 2015organisée à Francfort par le mouvementeuropéen Blockupy en lien avec Attac et

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de nombreuses autres organisations, dontcertains membres de la gauche radicalegrecque Syriza, à l’occasion del’inauguration des nouvelles toursconsacrées à la Banque centraleeuropéenne, a réuni de nombreuxmanifestants, mais aussi des policiers engrande tenue de combat.

Quelques jours avant, le 12 février 2015,une vingtaine de militants d’uneassociation basque, Bizi, qui lutte contre ladélinquance financière de haut vol etcontre les dérèglements climatiques, ontinvesti l’agence HSBC de Bayonne et sontrepartis avec huit chaises et fauteuils quine seraient restitués « qu’après que HSBCaura rendu les 2,5 milliards d’eurosdérobés aux recettes publiques françaises.La balle est entre les mains de la direction

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de HSBC », a déclaré le président del’association, Txetx Etcheverry, à sa sortiedu commissariat de Bayonne. Risquant uneinculpation pour vol aggravé, il estpourtant ressorti sans charge. L’humour, lanon-violence et la pédagogie peuventadoucir les verdicts. « Avant de quitter labanque avec le mobilier saisi, a déclaréTxetx Etcheverry sous lesapplaudissements des passants et desouvriers d’un chantier voisin, nos militantsont pris soin de remettre au responsable dela banque un exemplaire du Livre noir desbanques, dont les auteurs sont desmilitants d’Attac et du site Basta !9. » Enattendant la suite de l’histoire,l’association Bizi a mis les siègesempruntés à la disposition des associationsluttant contre l’évasion fiscale. AttacFrance en a commandé trois.

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Pierre Laurent, secrétaire national duPCF, a envoyé une lettre aux personnalitésfrançaises mentionnées sur les listes deHSBC Private Bank de Genève en yjoignant un petit livre édité par le Particommuniste français, Comment bienremplir sa feuille d’impôts sans rienoublier, afin d’aider les adeptes descomptes en Suisse non déclarés à sortir decette addiction en leur ouvrant laperspective de la vie libre et heureuse ducontribuable scrupuleux, en paix avec saconscience, déclarant patrimoine etrevenus et payant le cœur léger son dûavec le bonheur du citoyen apportant sacontribution au bien commun. Cet envoiétait enrichi par un exemplaire du rapportdu Sénat sur la fraude fiscale.

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Des salariés déguisésen bourgeois devantle Medefet l’ambassadedu Luxembourg

« Comment allez-vous, mon cher ? Cechapeau melon vous va à ravir », déclareen souriant un militant communiste à soncamarade « déguisé » en bourgeois, groscigare aux lèvres, en ce 2 décembre 2014devant le siège du Medef, avenue Bosquetdans le 7e arrondissement de Paris. Ils’agit, pour le Parti communiste français etson secrétaire général Pierre Laurent, derépliquer à l’initiative du Medef, qui a oséappeler les patrons à manifester du 1er au5 décembre pour dire leur souffrancedevant le manque de générosité dugouvernement Valls-Hollande. Un autre

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militant pousse un caddie de supermarchéchargé de gros sacs pleins de billets de500 euros pour les déposer dans le paradisfiscal du Luxembourg dont l’ambassaden’est pas loin, avenue Rapp, toujours dansl’aristocratique 7e arrondissement de Paris.« Monsieur, dit un chapeau melon duconseil d’administration d’Ikea à un autrechapeau melon de Radiall, vous êtesnationalisé ! » Le patron de Radiall n’estautre que Pierre Gattaz, qu’une pancartedéclare être le « premier assisté deFrance ». Même si le nombre demanifestants ne dépasse pas les 500,l’essentiel réside non seulement dans laprésence de quelques médias dont FranceInter, mais aussi dans la mobilisation de lapolice pour protéger le Medef etl’ambassade du Luxembourg. Cettemanifestation a aussi permis à des

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militants d’origine modeste de fouler lesbelles avenues bordées d’immeubles auxarchitectures riches et décorées dont leslumières électriques donnaient à voir desmodes de vie sans gêne. « Regarde lecollier de perles ! Et dire qu’ils vontpouvoir fêter Noël ! » Les scintillementsde la tour Eiffel en robe de mariéefinissaient d’ajouter à la magie des lieuxoù tout n’est que luxe, calme et volupté. Lamanifestation a inquiété l’ambassade duLuxembourg : « C’est la première fois queje reçois, dit Pierre Laurent au microavenue Rapp, un coup de fil del’ambassade du Luxembourg, qui craignaitqu’une telle manifestation puisse ternirl’image de ce si joli paradis fiscal au cœurde l’Europe néolibérale. »

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Une telle préoccupation montre bienl’importance des luttes symboliques, tantla domination économique des puissantsest liée à leur domination symbolique surles peuples.

De la peur au bonheurde comprendre

L’objectif de ces initiatives est detransformer le sentiment de peur lié à lasidération qu’entraîne la situation brutaleque nous vivons, avec le néolibéralisme etle cynisme des plus riches, en un sentimentd’injustice, de révolte et de contestation.Faire en sorte que tout un chacun ne diseplus « la » crise, mais « leur » crise créeune impertinence sémantique qui empêchede s’en prendre à son voisin de palier plus

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riche de 200 euros. Ce type degymnastique intellectuelle et symboliquefreine le déni d’une réalité difficilementsupportable et permet de voir que le réeldont on cherche à se protéger a bien lieu.Vouloir s’affranchir de ce que lephilosophe Alain Badiou appellel’« impératif du réel » a quelque chosed’indécent, de fou, une opposition aumonde qui paraît si inconcevable qu’elleserait irrecevable, voire qualifiable deterroriste. L’idéologie néolibérale ne peutplus connaître d’alternative, elle est unpoint de non-retour, qui implique lacroyance dans cette nouvelle religion.L’idée du changement est devenue unpéché, un crime contre le pragmatisme. Cemot fétiche des plateaux de télévision etdes puissants de ce monde estparticulièrement employé dans le domaine

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de la fiscalité, celle-ci étant au cœur desrapports de classe qu’il s’agit, au nom dupragmatisme, d’occulter.

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DÉMARCHESINDIVIDUELLES, MAISPROTECTIONCOLLECTIVE :LES LANCEURSD’ALERTE

Les lanceurs d’alerte comme HervéFalciani ou Antoine Deltour, lesfonctionnaires et les syndicalistescourageux qui osent parler, ne serait-ceque sous anonymat, les journalistesd’investigation, tous, à leur façon,montrent combien le système de l’évasionfiscale est complexe. Ce système révèle lamobilisation permanente des dominantspour s’enrichir sur le dos des peuples et, enmême temps, la fragilité de leurs montagesfrauduleux. Tous les employés et salariés

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du secteur de la finance sontpotentiellement autant de grains de sablesusceptibles d’enrayer la machinerieopaque et luxueuse de cette délinquance encol blanc. Seuls les spécialistes eninformatique de haut niveau peuvent avoiraccès à des données hautementconfidentielles. Certains d’entre eux, unbeau jour, la coupe étant trop pleine, semettent à correspondre à des figuresindividuelles du héros qui dévoile, aprèsun travail plus ou moins en solitaire, ce quiaurait dû rester secret. Si l’on ajoute à cesformes de résistance citoyenne lesimprévus de conflits familiaux toujoursbien placés pour dévoiler ce qui doit restercaché et donc impuni, on peut supposerque, derrière les apparences qu’il importede toujours sauver, les plus riches doiventvivre sur le pied de guerre. Les comptes en

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Suisse de Liliane Bettencourt et sa maisonaux îles Seychelles n’auraient jamais étéconnus du public s’il n’y avait pas eu unconflit, porté devant la justice, entre elle etsa fille. Les trusts des membres de lafamille Wildenstein, collectionneurs etmarchands d’art de haute volée, seraientrestés dans le brouillard des îles de Jerseyet Guernesey s’il n’y avait eu, là aussi, ungrave conflit familial lié à un problème desuccession. La fraude fiscale dont sontsoupçonnés le baron Ernest-AntoineSeillière de Laborde et quatorze dirigeantsdu fonds d’investissement Wendel doit sanotoriété à la conjonction du travail deveille d’une cousine, Sophie Boegner, etde deux journalistes du Monde. Le fait quela visibilité de la fraude fiscale ne soit pasdue aux institutions chargées de veiller àl’égalité des Français devant l’impôt, mais

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à des conditions hasardeuses liées aucourage de certains salariés, de quelquesjournalistes ou à des conflits familiaux,laisse penser que la fraude fiscale estpresque généralisée chez les plus riches.

La faible protectiondes lanceurs d’alerte

L’avocat d’Hervé Falciani et d’AntoineDeltour est un spécialiste de la protectionjuridique des lanceurs d’alerte. « HervéFalciani a subi dans la presse helvétique,écrit William Bourdon, des attaquesinouïes pour avoir violé le secret bancaire.Il fait toujours l’objet d’un mandat d’arrêtinternational délivré par les autoritéssuisses, sur une plainte déposée par laHSBC. […] L’argent n’aime pas le bruit et

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les lanceurs d’alerte en font beaucoup. Ilss’attaquent à l’essence même de ce quiexige la fabrication de l’argent, samultiplication : le secret10. »

Le secret dont parle cet avocat n’est passeulement le secret bancaire que lesbanques peuvent opposer de manièresystématique avant l’adoption, en 2018pour la Suisse, des lois d’échangeautomatique, il s’agit aussi ducloisonnement entre les services afin queles personnels n’aient pas une vued’ensemble du fonctionnement de labanque. Quant aux cellules conçues poursoulager les employés inquiets de telle outelle dérive, sous couvert d’une aidepsychologique il s’agit plutôt d’un miroiraux alouettes chargé de piéger le gibier.« Quand Hervé Falciani, lui, s’interroge à

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Genève sur les protections qu’il pouvaitrecevoir de ceux qui, en interne de labanque HSBC, sont chargés d’écouter leslanceurs d’alerte, il mesure que c’est pireque de se jeter dans la gueule du loup11 »,écrit William Bourdon.

Les lanceurs d’alerte sont devenus lecauchemar des puissants. Pour y faire face,ils n’ont de cesse d’instrumentaliser denouvelles strates de secret : après le secretfiscal, le secret bancaire, après le secretbancaire, le secret défense et, après lui, lesecret des affaires dont la violationentraîne des sanctions pénales. AntoineDeltour est d’ores et déjà poursuivi par lajustice luxembourgeoise pour « violationdu secret des affaires », et passible de cinqans d’emprisonnement. Un jeune hommede vingt-huit ans qui met en péril les

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montages fiscaux des multinationales avecle gouvernement luxembourgeoisreprésente un danger vital pour lesoligarques, pour lesquels seuls comptentleur argent et le pouvoir qu’il confère.Éric Alt, conseiller référendaire à la Courde cassation, parle, à propos des lanceursd’alerte ou des journalistes d’investigationcomme Denis Robert, d’« une guerred’attrition juridique car il ne s’agit pas detrancher un litige, mais d’étoufferl’homme ». « En matière de presse, écrit-ildans La Semaine juridique, la protectiondes auteurs est mesurée à l’aune del’intérêt général du sujet et de la qualité del’enquête. Parmi de nombreux arrêtsrécents, celui concernant Denis Robert estemblématique. » Il s’agit de l’enquête surles comptes truqués de la chambre decompensation Clearstream. « La Cour de

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cassation a jugé que l’intérêt général dusujet traité et le sérieux constaté del’enquête autorisaient le propos et lesimputations litigieux pour lesquels il avaitété condamné12. » Mais, comme le montrele film L’Enquête, avant d’obtenir cettereconnaissance Denis Robert a subi denombreux procès et visites d’huissiers àson domicile13. Dépénalisation de la fraudefiscale et de tous les crimes financiers,pénalisation des travailleurs contestataires,des syndicalistes, des journalistes et deslanceurs d’alerte : la dépénalisation de lafraude fiscale et des crimes financiers abesoin de la pénalisation de ceux qui sedressent contre la délinquance en colblanc. La meilleure défense, c’estl’attaque…

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L’organisation, l’opacification et lapérennisation de l’évasion et de la fraudefiscales par les grandes fortunes sont uncrime collectif, au cœur des banques et desÉtats, secrets de polichinelle pour lesinitiés. Elles étaient parfaitementinsoupçonnées il y a peu, tant les rusesinformatiques de la finance parvenaient àdissimuler la majeure partie du pillage. Ilest en conséquence inadéquat de parler dedélation à propos de lanceurs d’alerte quiont le courage de révéler aux peuplesvictimes de cette razzia l’étendue de leurmise à sac. La démocratie est totalementpervertie par l’instrumentalisation que fontles puissants de tous ces secrets pourmuseler les peuples.

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Après le secretbancaireet le secret fiscal,pourquoipas le secretdes affaires ?

Le patronat en rêvait, lagauche a tenté de le faire encatimini : introduire dans ledroit français le « secret desaffaires ». Un « cavalierlégislatif » a été ainsi glissé,en commission, par desdéputés, dans le mille-feuille

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du paquet législatif consacréau travail du dimanche et àla réforme des professionsréglementées proposé àl’Assemblée nationale parEmmanuel Macron enjanvier 2015. On ne peuts’empêcher de penser à LaStratégie du choc de NaomiKlein14 en constatant cettetentative de faire passer à ladérobée une pareilledisposition dans une loiliberticide alors quel’attentat contre CharlieHebdo venait d’avoir lieu.Préserver le secret desaffaires est présenté commeune volonté de lutter contrel’espionnage industriel, mais

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il s’agit surtout de pouvoiropposer le secret des affairesaux velléités d’investigationde la presse, et dissuader lestentatives courageuses dessyndicalistes et des lanceursd’alerte. « Itinéraireétonnant que celui de ceprojet, porté initialement parla droite la plus cocardière,écrit Denis Cosnard, reprisau vol par des socialistessensibles à la défense desentreprises, et en passed’être adopté dans un climatd’union nationale15. » Cetteprécipitation parlementairen’était en réalité qu’un acted’allégeance à laCommission européenne,

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dont la proposition dedirective présentée ennovembre 2013 « sur laprotection des savoir-faire etdes informationscommerciales non divulgués(secrets d’affaires) », visantprincipalement à en interdire« l’obtention, l’utilisation etla divulgation illicites »,n’avait pas encore étédiscutée au Parlementeuropéen. Cette offensives’inscrit dans un arsenaljuridique qui tend à faire ducode du travail, conçu pourprotéger les salariés, un codeprotecteur des employeurs,des multinationales et ducapital.

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Le secret des affaires estdéfini, dans le projet dedirective européenne, demanière floue. L’infractionest constituée dès lors que laconnaissance desinformations secrètes seraitacquise, quelle que soit lanature de la diffusion qui enserait faite.

Comment ne pas mettreen relation ce projet dedirective européenne avecl’annonce, pour la fin del’année 2015, de la signaturedu Traité transatlantique delibre-échange entre les États-Unis et l’Union européenne,grâce auquel le droit des

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multinationales serasupérieur à celui des États-nations, lesquels pourront,en outre, être condamnés pardes tribunaux arbitrauxprivés s’ils s’opposent auxprofits des actionnaires.

Or cette directive, si elleétait adoptée telle quelle,aboutirait à unecriminalisation des lanceursd’alerte, des syndicalistes etdes journalistes. « Le secretdes affaires existe auLuxembourg », a regrettédevant le Parlementeuropéen, le 1er juin 2015 àBruxelles, Antoine Deltour,l’ancien auditeur de PwC

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par qui le scandaleLux Leaks est arrivé. Ils’agit en effet de finir demettre la muselière à tousceux qui, nombreux, sontnécessaires aufonctionnement de lamachine oligarchique.« Enfin, poursuivent lesreprésentants d’associations,de syndicats et d’ONG encolère16, la directiveeuropéenne prévoit en cas deprocédure devant lesjuridictions civiles oupénales une restriction del’accès au dossier ou auxaudiences, avant, pendant ouaprès l’action en justice,pour “protéger le secret des

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affaires”. Il s’agit d’unegrave remise en cause del’égalité devant la loi,l’ensemble des partiesn’ayant plus accès au dossieret la liberté d’informer. » Ceprojet a été soumis auParlement européen enmai 2015 avec, pourrapporteur, l’euro-députéeUMP Constance Le Grip,proche de Nicolas Sarkozy.

Contre-pouvoirs citoyensLes actions collectives de soutien et deprise en charge des lanceurs d’alerte sontaujourd’hui plus que nécessaires. À la

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suite de l’affaire Swiss Leaks, Le Mondedu 13 février 2015 a annoncé la créationpar quatre médias francophones, LeMonde, La Libre Belgique, Le Soir deBruxelles et la RTBF (Radio Télévisionbelge francophone), d’un site Internetsécurisé, baptisé Source sûre17, destiné auxlanceurs d’alerte qui souhaitentcommuniquer en toute sécurité avec cesmédias. « Toute personne désireuse dedénoncer, preuves à l’appui, des actesillégaux perpétrés par son patron, un chefou un responsable détenteur d’autorité,pourra y déposer des documents et desmessages, tout en restant anonyme etintraçable. » Le système est hautementsécurisé par la combinaison de plusieursoutils informatiques. « Ainsi, même lesjournalistes recevant un document, conclutle journaliste Yves Eudes, ignoreront tout

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de son expéditeur, sauf s’il décide dedévoiler son identité. Tout en préservantson anonymat, le lanceur d’alerte pourracontinuer à aider les journalistes dans leurenquête, en dialoguant avec eux sur unemessagerie sécurisée, intégrée au site. »

Une autre plate-forme internationale deslanceurs d’alerte (PILA) a été créée endécembre 2014 par Mediapart, leConsortium international des journalistesd’investigation (ICIJ) et Sherpa. HervéFalciani fait partie du bureau de cetteplate-forme, de même que son avocatWilliam Bourdon, fondateur de Sherpa,Edwy Plenel, le directeur du quotidien enligne Mediapart, Gérard Ryle, le présidentde l’ICIJ, et Stéphanie Gibaud, qui acontribué à dévoiler le démarchage illicitede la filiale française d’UBS au profit de la

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Suisse. « Dans un premier temps, écritHervé Falciani dans son livre-témoignage,Mediapart sera la porte d’entrée pour lescas français. […] Mais l’objectif à termeest de constituer une communauté sanslimites géographiques, dont chaquemembre pourra en présenter d’autres, aprèss’être assuré que leurs pseudonymescachent des personnes qu’il connaît. Laplate-forme permettra de se mettre enrelation avec des experts d’Italie, deFrance, du Royaume-Uni et d’ailleurs dansle plus grand secret. Il y aura un site et unnuméro de téléphone protégés par dessystèmes de cryptage, permettant de faireconnaissance et d’échanger de manièreprogressive afin d’éviter tout risque. » Encas de problème, une aide juridique,financière et professionnelle sera accordée.« La communauté fera en sorte qu’ils

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n’aient pas à pâtir d’avoir dénoncé desaffaires d’intérêt public18. » L’objectif decette plate-forme est de proposer un soclecollectif à des initiatives qui sont biensouvent, par nécessité, individuelles. Lessecrets de l’oligarchie sont collectifspuisque ce sont ses propres membres quifont ou influencent les lois qu’ils décrètent.Les lanceurs d’alerte, syndicalistes,travailleurs, journalistes, devraientbénéficier avec ce type d’initiative d’unsoutien institutionnel, collectif etgarantissant leur anonymat. Afin d’aiderles salariés tétanisés par la peur de sebattre seuls alors qu’ils ont desinformations très utiles pour la défense del’intérêt général, la plate-forme PILApropose de lancer des class actions« permettant aux salariés d’unir leursforces et de faire ce que leurs avocats

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n’osent pas entreprendre isolément, fautede pouvoir commenter ou échanger desinformations confidentielles avec leurscollègues. En rapprochant des expériencessemblables, la plate-forme aidera à la miseen place d’une action collective vouée àplus d’efficacité19 ».

La solidarité collective des journalistesd’investigation, à l’échelle internationaleavec l’ICIJ, a permis tout à la fois desoutenir les lanceurs d’alerte à l’origine duvol d’informations sur des trusts basés àSingapour et aux îles Vierges britanniques(Offshore Leaks), au Luxembourg(Lux Leaks), en Suisse (Swiss Leaks) – enattendant peut-être Art Leaks –, et dedivulguer des informations sur desstratégies complexes de refus de l’impôt

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avec des noms de particuliers,multimillionnaires et fraudeurs, et demultinationales.

Journalistesen coordinationinternationale :OffshoreLeaks

Deux jours après la confirmation par leministre socialiste du Budget, JérômeCahuzac, de la détention d’un compte nondéclaré en Suisse et transféré à Singapour,c’est la publication, le 4 avril 2013, dutravail de 160 journalistes du Consortiuminternational des journalistesd’investigation qui ont travaillé de manièreconcertée, pour 36 médias de par lemonde, sur la fraude et l’optimisation

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fiscales à partir d’une fuite de 2,5 millionsde documents provenant de PortcullisTrust Net, basé à Singapour, etCommonwealth Trust Limited, situé auxîles Vierges britanniques. La concomitancede la reconnaissance d’un compte offshorede la part de Jérôme Cahuzac et de lapublication mondiale du travail de cesjournalistes, sous la dénominationOffshore Leaks, a permis de mettre enrelation, de manière visible, la corruptionpolitique avec la fraude et l’optimisationfiscales. Ce qui a d’ailleurs fait dire àFrançois Hollande, le 10 avril 2013, que« les paradis fiscaux doivent être éradiquésen Europe et dans le monde ». Dans lesheures qui ont suivi cette déclaration, écritPierre Larrouturou, « les cours des actionsBNP Paribas, Société Générale et CréditAgricole ont tous trois gagné plus de 8 %.

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Ce qui est énorme. Le président avaittellement insisté sur la dimensioneuropéenne de son combat contre lesparadis fiscaux que chacun a compris querien ne bougerait20 ».

Mais le fait que Le Monde ait révélé êtreen possession d’une liste de 130 Françaisdétenteurs de sociétés dans les paradisfiscaux, dont Jean-Jacques Augier, ledirecteur de campagne de FrançoisHollande pour l’élection présidentiellede 2012, a dû mettre le feu aux poudresdans les plus hautes sphères du pouvoir,car la liste des fraudeurs français n’ajamais été publiée dans son intégralité. Ilest vrai que François Hollande et Jean-Jacques Augier se connaissent depuislongtemps puisqu’ils sont issus de la mêmepromotion de l’ENA, la promotion

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Voltaire. Jean-Jacques Augier estactionnaire de deux sociétés offshore dansles îles Caïmans, un paradis fiscal desAntilles britanniques.

Les démarches collectives et solidairesde ces journalistes du monde entier, quimettent leur ego de côté pour travailler etpublier conjointement des données surl’évasion fiscale aux noms faciles à retenir(Offshore Leaks, Lux Leaks etSwiss Leaks), doivent faire trembler lesmembres de tous les cercles de l’oligarchiemondiale. La gravité de la situation appelleun sursaut collectif et la coordination detous les citoyens, les syndicats, les partis,les hommes politiques et les intellectuels,économistes, sociologues, philosophes,politistes, qui portent le drapeau de la luttecontre la fraude et l’évasion fiscales.

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LA STRUCTURATIONDES RÉSEAUXDE RÉSISTANCE

Du paradis fiscalau paradis judiciaire

Éric Alt est magistrat, conseillerréférendaire à la Cour de cassation, etcoauteur de deux ouvrages de référence surla corruption21. Il occupe de nombreusesresponsabilités au sein des organisationssyndicales de magistrats en France et enEurope. Il a été membre du conseil duSyndicat de la magistrature, fondé en1968, pendant quatre ans. Il estactuellement membre du Medel(Magistrats européens pour la démocratie

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et les libertés), une des organisationssignataires contre la directive européennesur le « secret des affaires ». Il estégalement membre actif de NouvelleDonne et membre du conseild’administration de Sherpa22, cetteassociation, présidée par William Bourdon,qui engage des procédures à l’encontred’entreprises responsables de crimeséconomiques dans les pays du Sud et qui« milite vivement pour la mise en placed’un cadre juridique contraignantàl’endroit des entreprises transnationales ».Il est aussi vice-président de l’associationAnticor. Le Syndicat de la magistrature,Sherpa et Anticor comptent parmi les dix-neuf associations regroupées dans la plate-forme « Paradis fiscaux et judiciaires »23.Ses connaissances juridiques bénéficient àde nombreuses associations : « Mon travail

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sur la délinquance des puissants et les“illégalismes de droit”, chers à MichelFoucault, me permet de mettre mescompétences juridiques au serviced’associations comme Attac et de toutescelles qui font partie de la plate-forme desparadis fiscaux et judiciaires. CCFD etOxfam sont les pilotes de ce réseauintellectuel, militant et amical. » La plate-forme française « Paradis fiscaux etjudiciaires » participe aux activités du TaxJustice Network, réseau mondial pour lajustice fiscale qui a été constitué à la suitedu Forum social européen de Florence, fin2002, et du Forum mondial de PortoAlegre, début 2003. Le Tax JusticeNetwork regroupe aussi bien des ONG etdes syndicats que des chercheurs, desjournalistes, des économistes, des experts-comptables et des avocats.

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La conclusion de la plaquette Paradisfiscaux et judiciaires : cessons lescandale ! est explicite : « Les pays richesont le pouvoir, s’ils le veulent, de mettrefin au scandale. Ils n’ignorent pas que80 % de la finance mondiale passe par unetrentaine de banques, parfaitementidentifiées. Ils savent parfaitement quel’utilisation des brèches réglementaires,fiscales ou judiciaires, des centres offshores’opère depuis les grandes placesfinancières, dont Londres et New York. »Si Éric Alt respire le bonheur de vivre,c’est bien grâce à la cohérence entre sesconnaissances juridiques pointues et sesengagements pour un monde plus juste.« Je ne suis pas un Don Quichotte, j’aitoujours espéré que les idées que je porteet que je partage avec beaucoup d’autresfiniront bien par faire avancer les choses et

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à changer un peu le monde vers plus dejustice. » Après l’affaire Cahuzac, Éric Alta participé à des groupes de travail pourréfléchir à de nouvelles mesureslégislatives et aller contre la délinquancefiscale et financière, « mais lesamendements que nous avons proposés sesont heurtés à une véritable chape deplomb. J’ai alors pu mesurer le poids d’unsystème institutionnel de typeoligarchique. Tout s’est déroulé comme siun plafond de verre interdisait de porteratteinte aux intérêts de ceux qui détiennentle pouvoir politique et économique.L’indépendance de la justice est un tabou,comme le secret défense et le secretfiscal ». Anticor, dont il est le vice-président, a remis un prix d’éthique à ÉliseLucet pour un reportage du magazine CashInvestigation consacré à l’évasion fiscale

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et diffusé en première partie de soirée le11 juin 2012, ainsi qu’à Stéphanie Gibaud,cette cadre d’UBS France qui a contribué àdévoiler un système d’évasion fiscale versla Suisse. Un cadeau double pour cettelanceuse d’alerte puisque la justiceprud’homale a reconnu le 5 mars 2015 leharcèlement moral subi pour avoir refuséde détruire des documents compromettantspour la banque, qui a été condamnée à luiverser 30 000 euros de dommages etintérêts.

Ce travail collectif des associationsluttant contre la fraude et l’évasionfiscales, ajouté aux dizaines d’ouvragesparus sur cette question et au travail decertains parlementaires, magistrats,

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journalistes, chercheurs, contribue à créerun rapport de force favorable à lacontestation de l’inacceptable.

Appel contre la corruptionà Paris

Au cours d’une soirée organisée parMediapart, le 19 octobre 2014 au Théâtrede la Ville à Paris, pour lutter contre lacorruption, Éric Alt et Chantal Cutajar,maître de conférences à l’université deStrasbourg, ont dénoncé le lien entre lesparadis fiscaux et une corruptioncriminelle qui est le fait aussi bien departiculiers que des multinationales.

Le secret et l’opacité sont les pointscommuns entre la fraude fiscale, leblanchiment de l’argent sale et tous les

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faits de corruption. En effet, l’opacitéaggravée des nouveaux modèles de lafraude fiscale est renforcée par tous lessecrets bancaires, de défense,professionnels, et autres devoirs deréserve. Ces secrets sont opposés à ceux etcelles qui tentent de démonter lesmontages complexes de la fraudefinancière.

Nous, citoyenscontrela corruption

« Nous, citoyens,journalistes, magistrats,

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juristes, avocats, policiers,criminologues, sociologues,économistes, anthropologueset philosophes constatonsune généralisation de lacorruption qui met l’État dedroit en péril et installe uneinsupportable fatiguedémocratique. Cette menacesur notre République senourrit certes de la banalitédes conflits d’intérêts et despetits arrangements avec lamorale civique, mais ausside la faiblesse croissante desmoyens de lutte contre cedangereux fléau pour ladémocratie.

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Alors que le chaospolitique n’est plus unehypothèse invraisemblabledans la Franced’aujourd’hui, les signatairesde cette alerte, forts de leursexpériences diverses,appellent les citoyens denotre pays à unemobilisation civique pourfaire sauter les verrousinstitutionnels, culturels,politiques et judiciaires quiempêchent l’efficacité etautorisent le pire. Il esturgent de s’opposerréellement à la corruption.

Des solutions existent :indépendance du parquet,

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criminalisation de lacorruption, suppression de laCour de justice de laRépublique, recrutementmassif de magistrats, depoliciers, de douaniers etd’agents du fisc, suppressiondu “verrou de Bercy” dans lalutte contre la fraude fiscale,réforme du système dedéclassification du “secretdéfense”, réforme del’article 40 du code deprocédure pénale pour unemeilleure protection deslanceurs d’alerte dans lafonction publique,confiscation préventive desbiens mal acquis et leurattribution au bien commun

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(associations, musées oumunicipalités), vote d’unenouvelle loi bancaireinstituant une séparationvéritable entre les dépôts desépargnants et les fondsspéculatifs.

Les signataires de cettealerte citoyenne s’engagent àdévelopper, avec toutescelles et tous ceux qui lesrejoindront, leur expertise etdénonciation communes dela corruption. Ilscontinueront de porterpubliquement la doubleexigence de vérité sur les

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affaires et de verturégénératrice de laRépublique. »

Source : « L’appel contre lacorruption », 19 octobre

2014, mediapart.fr.

Cet appel à l’initiative de Mediapart, àl’occasion de la sortie simultanée de troisouvrages traitant des turpitudes despuissants24, a mobilisé plus de1 000 personnes venues écouter un certainnombre de témoignages au Théâtre de laVille à la fin de l’après-midi ensoleillé dudimanche 19 octobre 2014. Beaucoupn’ont pu entrer dans la salle et ont dûécouter en direct les retransmissions surMediapart et Daily Motion.

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Roberto Scarpinato, juge italienspécialisé dans la lutte contre la mafia, arappelé que les lanceurs d’alerte sontd’autant plus menacés que les secretsqu’ils dévoilent mettent en péril laréalisation de profits plus fabuleux. « Jeme considère comme un survivant car lecancer de la corruption a tué mes amis lesjuges Giovanni Falcone et PaoloBorsellino, déchiquetés la même année pardes centaines de kilos d’explosifs en mai etjuillet 1992. » C’est pour cela qu’il a faitsienne cette maxime de vie : «Vivezcomme si vous deviez mourir demain,mais pensez comme si vous étiezéternels. » Sa vie professionnelle lui a prisbeaucoup de sa vie personnelle. Mais « enéchange elle m’a fait comprendre lalogique du pouvoir. En effet, au début dema carrière, je pensais qu’il existait une

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frontière entre les criminels et les honnêtesgens. Mais j’ai bien dû accepter qu’ils necessent de communiquer les uns avec lesautres ». La corruption généralisée aboutità un État italien « qui appauvrit son proprepeuple ». Mais il conclut, alors queChristiane Taubira est au premier rang dupublic, que « si l’Italie est un véritablelaboratoire du néolibéralisme et que l’onpense que c’est un pays plus corrompu quela France ou d’autres pays européens, c’estuniquement parce que les magistrats sontplus indépendants, la presse plus libre etles citoyens plus vigilants. Car, en Franceaussi, on tue des juges, François Renauden 1975, le juge Pierre Michel en 1981 etBer-nard Borrel, assassiné à Djibouti en1995 ».

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Le témoignage de Paul Jorion, qui apassé dix-huit ans dans la finance, dontdouze aux États-Unis, confirme unecorruption au cœur du système. « Je suisentré dans la finance par le bas, avec desimples opérations de codage. Puis, peu àpeu, j’ai été associé à des réunions où lafraude était abordée en tant que telle. Jerestais silencieux. Ce qui était en jeu,c’était la tolérance des salariés à la fraude,condition pour passer le plafond de verre.On me l’a fait comprendre en mereprochant de ne pas faire preuve d’espritd’équipe. Plus tard, j’ai été employé parune banque pour des calculs de risque. Orje repère très vite qu’il y avait des erreursde calcul dans ce qui m’était donné àévaluer. Je refuse tout net de continuer. Etj’ai eu droit de la part d’un des hautsresponsables de cette banque à : “Vous

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êtes un emmerdeur !”»

Cette soirée a démontré la force d’uneinitiative collective pour fédérer les actionsindividuelles. Qu’il s’agisse de salariésdans l’univers de la finance où règne laspéculation financière, pour lesquels leterme « lanceur d’alerte » convient trèsbien, ou d’intellectuels, sociologues,anthropologues, philosophes ouéconomistes, dont les travaux permettentd’éclairer tel ou tel aspect de la corruptionet que l’on pourrait appeler des lanceurs deconscience. Cette qualification noussemble présenter au moins les deuxmérites suivants : d’une part, contourner lediscrédit des bourgeoisistes qui qualifientvolontiers de militant tout sociologue ouéconomiste critique et, d’autre part,présenter l’avantage d’être plus médiatique

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car elle est plus en phase avec le systèmenéolibéral qui valorise l’individualismecontre le collectivisme. Ilyadu héros dansl’éveilleur de conscience ou le lanceurd’alerte et donc un processusd’identification possible pour attirer deslecteurs, des auditeurs et destéléspectateurs à prendre conscience de laréalité d’une guerre menée par les plusriches contre les peuples.

Notes du chapitre 6

1. SÉNAT, L'Évasion fiscale internationale, et si onarrêtait ?, op. cit., p. 563.

2. Ibid., p. 543-544.3. Ibid., p. 545.4. Ibid., p. 546.5. Ibid., p. 1193.6. Le Canard enchaîné, 11 mai 2011.7. Le Monde, 23 janvier 2014.

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8. ASSEMBLÉE NATIONALE, Lutte contre les paradisfiscaux : si l'on passait des paroles aux actes, op. cit.

9. ATTAC et BASTA !, Le Livre noir des banques, Paris,Les Liens qui libèrent, 2015.

10. William BOURDON, Petit Manuel de désobéissancecitoyenne. Quand l'intérêt général est menacé, devenezlanceur d'alerte, Paris, Jean-Claude Lattès, 2014, p. 94.

11. Ibid., p. 122.12. Éric ALT, « Lanceurs d'alerte : un droit en

tension », La Semaine juridique, éd. générale, 20 octobre2014.

13. Vincent GARENQ (réal.), L'Enquête, Nord OuestFilms, 2015.

14. Naomi KLEIN, La Stratégie du choc : la montéed'un capitalisme du désastre, Arles, Actes Sud, 2013,nouvelle édition.

15. Denis COSNARD, « Une loi pour protéger le secretdes affaires », Le Monde, 20 janvier 2015.

16. Ils ont signé l'article « Bruxelles vole au secours dusecret des affaires », Le Monde, 8 avril 2015.

17. sourcesure.eu.18. Hervé FALCIANI avec la collaboration d'Angelo

MINCUZZI, Séisme sur la planète finance, op. cit., p. 176.

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19. Ibid., p. 177.20. Pierre LARROUTUROU, La Grande Trahison. Les

élites ont abdiqué. À nous de reprendre la main, Paris,Flammarion, 2014, p. 126.

21. Éric ALT et Irène LUC, La Lutte contre lacorruption, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1997, etL'Esprit corruption, Lormont, Le Bord de l'eau, 2012.

22. asso-sherpa.org.23. Membres de la plate-forme « Paradis fiscaux et

judiciaires » : Les Amis de la Terre – Anticor – AttacFrance – CADTM Comité pour l'annulation de la dette dutiers monde – CCFD-Terre solidaire – CFDT – CGT – CRID – Droit pour la justice – Observatoire citoyen pourla transparence financière internationale – Oxam France– Justice et Paix – Réseau Foi et Justice Afrique Europe – Secours catholique Caritas France – Sherpa – Survie –Syndicat de la magistrature – Solidaires Financespubliques – Transparency International France – (www.stopparadisfiscaux.fr).

24. Ces trois ouvrages sont ceux de Fabrice ARFI,Le Sens des affaires, Paris, Calmann-Lévy, 2014 ; BenoîtCOLLOMBAT et al., Histoire secrète du patronat de 1945

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à nos jours, Paris, La Découverte, 2015, nouvelleédition ; Antoine PEILLON, Corruption, Paris, Seuil,2014.

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NOTRECONCLUSION

Nous n’avons aucune raison derespecter ceux qui ne nous respectent pas,ceux qui, tout en bénéficiant de leurposition sociale élevée, sont honorés etloués alors que par ailleurs tout leur estbon pour arrondir leur cagnotte. Cetterespectabilité de façade vole en éclatsquand le dessous des cartes révèle, non passeulement des individus fraudeurs, maisune classe sociale mobilisée dans laprédation à son profit.

Il faut donc mettre de côté sa timiditésociale, dédaigner la violence symboliqueque savent si bien manipuler les

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dominants. Le cynisme de leur cupidité estrévoltant : révoltons-nous. Cela est arrivéen Grèce et en Espagne. Les partispolitiques Syriza et Podemos ont affirméqu’ils pouvaient, et ils l’ont fait. Lesgénérations à venir ne nous pardonneraientpas notre consentement implicite et notremanque de courage devant un monde oùquatre-vingt-cinq Crésus concentrent enrichesses autant que la moitié la pluspauvre de l’humanité. Aucun talent, aucuncourage, aucun génie, ne mérite de tellesinégalités en sa faveur.

Que faire ? Commencer par informer.Diffuser les informations durementobtenues. Défendre les lanceurs d’alertecontre les élites qui disposent de tous lesmoyens pour

contourner les lois et organiser le droit,l’économie, la finance dans le sens de leurs

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intérêts.Et se garder des apparences : la vérité de

l’évasion et de la fraude fiscales n’est pas àrechercher dans les listes de paradisfiscaux changeantes et inépuisables, oùl’un des plus opaques n’est autre que lesÉtats-Unis, où les affaires sont les affaires,que diable ! Money is money au Delaware,et cet État américain ne figure sur aucuneliste de l’OCDE ou d’autres organismesaux ordres. Il faut chercher du côté desclasses dominantes, soudées par l’appât dugain. Du côté des banques, y compriscelles où vous avez votre compte courant,et des salles de marché, où sévissent lestraders inventifs. Les gestionnaires defortune, les magouilleurs de toutesenvergures pullulent, il est vrai. Mais,finalement, ils sont très peu nombreux enregard des multitudes qui ne peuvent plus

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se projeter dans l’avenir et luttent parfoispour leur simple survie. Combien deministres, combien de ducs, combien degénéraux, combien d’évêques du bon côté,celui où les comptes fleurissent, qui nesont pas des contes pour enfants mais n’enenchantent pas moins leurs détenteurs ? Ducôté où Podemos a commencé à faire leménage, on trouve quelques perlescorrompues ayant grande allure.

Rodrigo Rato :du Pinçon-Charlotsans peine

Rodrigo Rato, né en 1949,militant du Parti populaire,

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principale formation de ladroite espagnole, fut vice-président du gouvernementespagnol et ministre del’Économie et des Financesde 1996 à 2004. Puis il eutune carrière àl’international : directeurgénéral du Fonds monétaireinternational (FMI) de 2004à 2007, poste auquelDominique Strauss-Kahn luisuccédera. Il se retrouvealors chargé deresponsabilitésinternationales à la banqueLazard de Londres, puis ilprend la direction de Bankia,un regroupement de septCaisses d’épargne

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espagnoles mises endifficulté par la criseimmobilière de 2008. Ilquittera ce navire enperdition en 2012.

La même année, RodrigoRato a recours à la loid’amnistie fiscalepromulguée par legouvernement du Partipopulaire de Mariano Rajoypour régulariser ses comptesnon déclarés détenus àl’étranger. Cette occasion luia été offerte par le ministredes Finances, CristobalMontoro, qui fut sonsecrétaire d’État àl’Économie lorsqu’il étaitlui-même ministre. Mais ce

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Cahuzac espagnol estsuspecté d’avoir profité decette amnistie pour blanchirdes fonds. Il a été entendupar la police espagnole le16 avril 2015, après plus detrois heures de perquisition àson domicile. L’anciendirecteur général du FMI estdonc soupçonné de fraudefiscale et de blanchiment decapitaux.

Tous les ingrédientsoligarchiques sont présentsdans cette tambouillenauséeuse. « Bonne »naissance issue de deuxriches lignées des Asturies,études chez les jésuites,licence en droit, master à

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Berkeley, poste de députéconservateur, de ministredes Finances chargé de lalutte contre l’évasion fiscale,de responsable et conseillerdu FMI, de la Banquemondiale, de la Banqueinteraméricaine dedéveloppement, de laBanque européenne pour lareconstruction et ledéveloppement (BERD) etde la Banque européenned’investissement (BEI), deLazard Londres enfin.

La vérité de la fraudefiscale est à rechercher aucœur des classes dominantessoudées en une oligarchieinternationale dont le moteur

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trouve son carburant dansles banques et la hautefinance spéculative. Cetteoligarchie fonctionne avecdes stratégies dont l’opacitécrée une violencesymbolique qui masque unordre immémorial, celui desrapports sociaux dedomination et d’exploitation.

La fraude fiscale est unrévélateur de la réalité desclasses sociales et de lacontradiction de leursintérêts. Les plus puissantset les plus riches refusentaujourd’hui, à l’échelleinternationale, la solidaritédes peuples. Ce sont desresponsables politiques

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français, européens quiorganisent en touteconnaissance de causel’impunité des richesfraudeurs. Ce qui est biennaturel : ce sont souvent descamarades de classe, au sensscolaire, mais surtout ausens social. À tous lesniveaux de l’oligarchiemobilisée : complicité etsolidarité mafieuse dansl’illégalité et l’impunité.Quand serons-nous capablesd’être à ce point organisés,structurés, décidés ? Lasurvie de l’humanité est engrande partie entre nosmains : l’accumulation desrichesses est ruineuse en

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biens irrécupérables pourl’équilibre écologique denotre terre. L’objectifsemble si lointain qu’ilparaît inaccessible. Et,pourtant, si les dominos sontorientés dans le sens desintérêts des nantis, noussommes tellement plusnombreux qu’eux que nouspouvons faire basculer lesrapports de force entre lesclasses sociales. La maréehumaine peut effacer leschâteaux de sable desdélinquants en col blanc.

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