Tempêtes Robert VS Redick

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13 Prologue : Le Jour du Traité Q Une coupe de lait mêlé de sang. Pazel, les yeux baissés sur ce calice fumant, se sentait piégé, prisonnier d’un rôle qu’il n’avait pas désiré dans une pièce de théâtre pleine de violence et de rage. Tous attendaient qu’il boive : les prêtres, les princes, les trois cents invités présents dans le sanctuaire illuminé par des cierges. Ses meilleurs amis attendaient, eux aussi, tout comme quelques individus qui souhaitaient sa mort et un homme en particulier qui, souhaitant celle de tout le monde, pourrait fort bien se voir exaucé. Tous le fixaient. Un prêtre en robe rouge lui adressa un geste impérieux : Bois. Thasha elle-même, assise sur l’estrade, près de celui qui pensait devenir son époux l’instant d’après, se retourna vers lui. Elle était radieuse. Seize ans, des cheveux d’or fixés en une coiffure incroyablement haute, mêlés d’orchidées et de dentelle, une longue robe grise et fine, à l’aspect liquide de mercure, un innocent collier en argent autour du cou. Les lèvres que le garçon avait embrassées la veille au soir étaient peintes d’un rouge cerise sombre. Du fond de teint masquait les meurtrissures de la gorge. Il pouvait encore arrêter cela. Il pouvait briser le calice sur le sol. Sachant dire Mensonges ! et Trahison ! en vingt langues diffé- rentes, il pouvait leur apprendre à tous de quelle manière on les avait trompés. Mais ses vœux ne feraient pas disparaître le col- lier. Thasha regardait toujours par-dessus son épaule et, quoique la moitié du sang dans le lait fût sien, Pazel savait ce qu’elle lui disait. Il le faut, tu le sais. Toutes les autres portes sont verrouillées. Il leva le calice. Le liquide chaud lui brûla la langue. Serrant les dents, il déglutit et fit passer la coupe. Les prêtres se remirent à psalmodier. « Nous buvons à la Grande Paix. Nous buvons et devenons une seule famille. Nous buvons et nos destins se mêlent pour ne plus être séparés… » Pazel glissa la main dans sa poche. S’y trouvait un ruban de

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Le premier chapitre du nouveau roman de Robert VS Redick, disponible au Fleuve Noir depuis le 8 juillet.

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Prologue : Le Jour du Traité

Q

Une coupe de lait mêlé de sang. Pazel, les yeux baissés sur ce calice fumant, se sentait piégé, prisonnier d’un rôle qu’il n’avait pas désiré dans une pièce de théâtre pleine de violence et de rage. Tous attendaient qu’il boive  : les prêtres, les princes, les trois cents invités présents dans le sanctuaire illuminé par des cierges. Ses meilleurs amis attendaient, eux aussi, tout comme quelques individus qui souhaitaient sa mort et un homme en particulier qui, souhaitant celle de tout le monde, pourrait fort bien se voir exaucé. Tous le fi xaient. Un prêtre en robe rouge lui adressa un geste impérieux  : Bois. Thasha elle-même, assise sur l’estrade, près de celui qui pensait devenir son époux l’instant d’après, se retourna vers lui.

Elle était radieuse. Seize ans, des cheveux d’or fi xés en une coiffure incroyablement haute, mêlés d’orchidées et de dentelle, une longue robe grise et fi ne, à l’aspect liquide de mercure, un innocent collier en argent autour du cou. Les lèvres que le garçon avait embrassées la veille au soir étaient peintes d’un rouge cerise sombre. Du fond de teint masquait les meurtrissures de la gorge.

Il pouvait encore arrêter cela. Il pouvait briser le calice sur le sol. Sachant dire Mensonges ! et Trahison ! en vingt langues diffé-rentes, il pouvait leur apprendre à tous de quelle manière on les avait trompés. Mais ses vœux ne feraient pas disparaître le col-lier. Thasha regardait toujours par-dessus son épaule et, quoique la moitié du sang dans le lait fût sien, Pazel savait ce qu’elle lui disait. Il le faut, tu le sais. Toutes les autres portes sont verrouillées.

Il leva le calice. Le liquide chaud lui brûla la langue. Serrant les dents, il déglutit et fi t passer la coupe.

Les prêtres se remirent à psalmodier. « Nous buvons à la Grande Paix. Nous buvons et devenons une seule famille. Nous buvons et nos destins se mêlent pour ne plus être séparés… »

Pazel glissa la main dans sa poche. S’y trouvait un ruban de

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soie bleue sur lequel était brodé à l’aide d’un fi n fi l d’or : TU PARS

POUR UN MONDE INCONNU, ET SEUL L’AMOUR TE GARDERA. C’était le

ruban-de-bénédiction, un présent des vieilles femmes dirigeant

l’ancienne école de Thasha, à Étherhorde. Il était censé le lui

nouer au poignet.

Le garçon imagina une vieille voûtée, ridée, presque aveugle,

brodant ces lettres enluminées à la lueur d’une lampe. L’une

des milliers qui avaient travaillé pour ce jour, le Jour du Traité,

en lequel prendraient fi n quatre siècles de guerre. À l’extérieur

du sanctuaire, une multitude ; au-delà de la multitude, une île ;

au-delà de l’île, un monde qui retenait son souffl e. Pazel observa

les visages qui l’entouraient : grands seigneurs et grandes dames

d’Alifros, souverains de pays, de cités, de royaumes, tous évo-

quant des orphelins à la lueur des cierges. Comment Hercól

l’avait-il exprimé ? Possédés d’un rêve. Le rêve de la paix, d’un

monde qui cesserait de répandre son sang. Un bien beau rêve

– qui les tuerait : ils le poursuivaient tels des somnambules mar-

chant vers une falaise.

Un homme, au fond du sanctuaire, était responsable de tout

cela. Un marchand bien nourri aux traits doux et enfantins,

innocents, presque amusants. Jusqu’à ce qu’il vous regarde avec

une certaine intensité et révèle le sorcier que dissimulait ce

visage : vieux, maléfi que, aliéné.

Il s’appelait Arunis, et Pazel sentait son regard sur lui en cet

instant même. Lorsque le garçon leva les yeux, toutefois, il se

surprit à observer au contraire le père de Thasha. L’amiral restait

assis très raide, l’air sinistre, en vieux soldat connaissant le sens

du mot devoir, mais les yeux qui croisèrent ceux de Pazel étaient

implorants. Je t’ai fait confi ance jusqu’ici. Comment vas-tu sauver mon enfant ?

Pazel ne put soutenir son regard. Vous ne comprendriez pas, amiral. Et, si vous compreniez, vous essaieriez de nous arrêter, si bien que nul ne serait sauvé. Rois, paysans, ennemis, amis : Arunis les

poussait tous en direction de la falaise et tous tomberaient dans

le vide, avec leurs rêves et leurs enfants, leurs sourires et leurs

chansons, leurs souvenirs, leurs histoires, leurs dieux. Cela se

produirait très vite, au plus un an ou deux plus tard, à moins qu’il

ne laisse mourir Thasha.

Pazel demeurait donc immobile, hurlant en silence, tandis que

la coupe passait de main en main. Enfi n, elle revint au prêtre en

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robe rouge qui se tenait devant les fi ancés. Ce vieillard se racla la gorge et sourit.

« Et maintenant, prince bien aimé, dit-il, que souhaitez-vous affi rmer ? »

Ce fut avec douceur que le prince prit la main de Thasha. Avant qu’il ne pût parler, toutefois, elle la lui retira brutalement. Il y eut des hoquets. Le fi ancé releva les yeux, choqué.

« Que votre Altesse me pardonne, balbutia la jeune fi lle. Je ne puis l’épouser. Ce mariage est une tr… »

Le dernier mot n’eut aucune chance d’être prononcé. Sous la robe, le collier d’argent bougea tel un serpent et Thasha se dressa avec un soupir étranglé en le griffant de ses ongles, incapable de seulement hurler. Les yeux fous, le visage violacé. Pazel, hurlant son nom, bondit pour la rattraper tandis qu’elle s’effondrait. Des voix explosèrent autour d’eux, celle du père de la jeune fi lle, celles des prêtres et trois cents autres. Sorcellerie ôtez-le tranchez-le la fi lle va mourir. Hercól était à son côté, Arunis jouait des coudes pour se rapprocher ; le plus vieux des prêtres agitait un couteau et criait Trahison, trahison, si elle meurt, la paix meurt avec elle.

Thasha agitait bras et jambes et se cambrait, en proie à une intense douleur. Mais la mort était la réponse, Pazel le savait ; la mort était l’unique porte encore ouverte, aussi continua-t-il de serrer son amie comme il n’avait jamais serré rien ni personne, tandis que les milliers de gens massés hors du sanctuaire perce-vaient la rumeur et lançaient une plainte vers le ciel. Il la serra et encaissa les coups qu’elle donnait et lui dit plusieurs choses qu’il n’avait jamais osé lui dire et attendit qu’elle cessât de se débattre.

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À l’aube

Q

7 Tyla 94186e jour après le départ d’Étherhorde(Jour du Traité – six heures plus tôt)

« Ouvre les yeux, Néda. »Le Père était venu la voir seul. Sa coupe et sa chandelle à la

main, il souriait à la jeune femme endormie sur la dalle de granit, sous la couverture de laine. Elle lui obéit et sourit à son tour, sans toutefois s’éveiller ou remuer. Ses yeux, quand ils s’ouvrirent, se révélèrent d’un bleu qu’il n’avait jamais observé sur un autre visage. Elle avait un brin d’herbe dans les cheveux, des traî-nées d’eau salée séchée sur le cou et le front. Comme ses autres enfants, elle avait passé la nuit dans la mer.

Elle avait vingt-deux ans, lui six fois plus, mais il n’était ni voûté ni ridé ; seules la blancheur de sa barbe et sa voix profonde, expérimentée, douce et folle, trahissaient ses années. La jeune femme le savait fou, et elle savait aussi que le jour où elle révéle-rait ce savoir par un regard, un soupir ou une question serait le jour de sa mort.

Elle connaissait bien des choses secrètes. Jusqu’à ce que le Père l’éveille, elle dormirait à l’instar des autres aspirants, mais, en elle, luisait une fl amme de désobéissance qui persistait à réfl échir, insensible aux ordres – et qu’elle aurait voulu voir disparaître. Elle tentait de la souffl er par la méditation, par des exorcismes intérieurs, des prières, mais la fl amme continuait de danser, hérétique et joyeuse. Que le Père la vît n’était qu’une question de temps puisqu’il pouvait observer son esprit comme à travers une vitre givrée. Peut-être la voyait-il déjà, en ce moment même. Peut-être était-il en train de déterminer le sort de la jeune femme.

Qui l’aimait comme elle n’avait jamais aimé personne. Il ne s’agissait pas d’un amour naturel, ni simple, mais il en lisait les

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signes sur son sourire d’endormie ainsi qu’il les avait lus sur les visages de ses enfants depuis un siècle.

« Tu rêves, n’est-ce pas ?— Oui, répondit-elle.— Pourtant le rêve est instable. Tu es plus proche de l’éveil que

je ne te l’ai demandé. »Ce n’était pas une question. Son élève demeurait allongée à

l’observer, à la fois endormie et non endormie. La Vieille Religion qu’elle avait adoptée affi rme que la vie n’est pas une lutte contre la mort mais plutôt un cheminement vers cette mort authentique inscrite à l’instant de la naissance. S’il était venu pour la tuer, cela signifi ait qu’elle s’était accomplie, qu’elle n’avait plus à travailler.

« Tu ne dois pas t’éveiller, ma bien aimée. Tourne-toi vers le rêve. Et lorsqu’il t’enveloppera à nouveau, décris-le. »

Les yeux de la jeune femme se révulsèrent, ses paupières se fermèrent à demi et, tandis qu’il la fi xait, le Père trembla comme toujours devant l’immensité de la création. Néda ne voyait plus rien du sanctuaire – ni les lueurs de l’aube sur les dormeurs pelo-tonnés les uns contre les autres, ni l’arche orientale ouverte sur la mer, ni le couteau de quartz qu’il portait à la ceinture ou le lait blanc pur qui emplissait sa coupe – mais subsistaient les ter-ritoires intérieurs. Dehors, des pêcheurs se frayaient un chemin vers le rivage à travers les herbes tranchantes appelées laîches, se saluant avec le joyeux accent de Simja, cette île qui n’appartenait à nul empire. Sous la couverture, les membres de la jeune femme se mirent à tressauter. Là où se situait le rêve, elle n’était pas en paix.

« Je suis dans les collines, dit-elle.— Tes collines ? Tes hautes terres de Chéreste ?— Oui, Père. Je suis très près de ma maison – mon ancienne

maison, avant que je ne devienne ta fi lle, quand je n’étais que Néda d’Ormael. Ma ville brûle. Elle est la proie des fl ammes et la fumée dérive vers la mer.

— Es-tu seule ?— Pas encore. Dans un instant, Suthinia, ma mère-de-nais-

sance, m’embrassera et s’enfuira. Puis la porte volera en éclats et les hommes arriveront.

— Des hommes de l’Arqual.— Oui, Père. Des soldats du Roi-Cannibale. Ils sont de l’autre

côté du portail, au bout de la rangée de maisons. Ma mère pleure. Ma mère s’enfuit.

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— Ne t’a-t-elle pas dit un dernier mot ? »La jeune endormie se tendit visiblement. Elle serra le poing.

« Survis, répondit-elle. Mais ni comment ni pour qui.— Néda, Flamme-du-Phénix, tu es là-bas, durant le sac

d’Ormael, mais tu es aussi ici, en sécurité près de moi, parmi tes frères et sœurs en notre saint lieu. Respire, voilà. Maintenant, dis-moi ce qui se passe ensuite.

— La porte est arrachée à ses gonds. Des hommes armés de javelots et de haches encerclent ma maison. Dans le jardin, ils volent les fruits de mon oranger. Mais les oranges ne sont pas orangées, elles sont vertes, encore vertes. Pas assez mûres pour qu’on les mange !

— Du calme, mon enfant.— Les hommes sont furieux. Ils brisent les branches les plus

basses.— Pourquoi ne te voient-ils pas ?— Je suis sous terre. Il y a une trappe dissimulée dans l’herbe

qui donne sur la maison.— Une trappe ? Où mène-t-elle ?— Dans un tunnel. Mon père-de-naissance l’a creusé avec ses

amis contrebandiers. Je ne sais pas où il mène. Sous les vergers, peut-être, dans les collines. Je me disais qu’il serait peut-être là, mon père-de-naissance qui nous a laissés il y a si longtemps. Mais il n’y a personne. Je suis seule dans le tunnel.

— Et les hommes pillent ta maison.— Toutes les maisons, Père. Mais ils ont d’abord choisi la

nôtre… Aya ! »Le cri de la jeune femme était à peine plus qu’un gémissement

mais son visage se tordit de chagrin.« Dis-moi, Néda.— Mon frère est là, au milieu de la rue. Il est si jeune. Il fi xe

les hommes dans le jardin.— Pourquoi ne l’appelles-tu pas ?— Je le fais. J’appelle Pazel, Pazel… mais il ne m’entend pas et,

si j’élevais la voix, les autres se retourneraient, le verraient. Voilà qu’il court vers le mur du jardin. »

Le Père la laissa continuer tout en sirotant son lait, pensif. Néda lui raconta comment son frère s’était hissé jusqu’à la fenêtre de sa chambre grâce à la vignegrive qui grimpait le long du mur puis était ressorti quelques instants plus tard avec un couteau de marin et une statuette de baleine, avant de s’enfuir entre les

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pruniers. Comment un groupe de soldats s’étant approché de sa cachette avait parlé de sa mère et d’elle-même en des termes qui conduisirent le Père à poser sa coupe, tremblant de rage. Comme s’ils étaient cannibales pour de bon. Comme si les âmes n’étaient rien et les corps de simples morceaux de viande. Ces hommes qui voudraient civiliser le monde.

L’aube faisait place au jour. Le vieillard pinça la mèche de sa chan-delle et fi t signe à un enfant de chœur d’approcher afi n de maintenir dans l’ombre le visage de la jeune femme. Le garçon frémit quand les yeux bleus se fi xèrent sur lui, mais Néda était partie – partie pour Ormael, possédée par le rêve qu’elle racontait. Le rugissement des soldats découvrant le placard à alcools. Ses vêtements de toute jeune fi lle jetés en riant par une fenêtre, les chaussettes accrochées dans l’oranger, les chemisiers étalés devant des poitrines en armure. Bouteilles fracassées, fenêtres brisées ; un bêlement plaintif du concertina du voisin. Le coucher de soleil, les interminables heures noires dans la cave, et le givre sur la trappe au matin.

Soudain, elle cria, bien plus fort qu’avant, et il ne put la récon-forter car elle regardait les soldats traîner son frère le long du fl anc de la colline, le jeter à terre, le battre à l’aide de leurs poings et d’une branche de l’oranger.

« Ils le haïssent. Ils veulent le tuer. Père. Père. Ils lui hurlent au visage.

— Que hurlent-ils ?— Les mêmes mots, encore et encore. Je ne parlais pas leur

langue à l’époque. Pazel si, mais il se taisait.— Et tu te rappelles ces mots, n’est-ce pas ? »Elle tremblait de tous ses membres. D’une voix qui n’était pas

tout à fait la sienne, elle déclara : « Madhu ideji ? Madhu ideji ? »Le vieux prêtre ferma les yeux, n’ayant pas assez confi ance en

lui pour parler. Le peu d’arquali qu’il possédait était suffi sant. Il entendait la phrase, dans toute sa violence vulgaire, rugie à un enfant qui souffrait : Où sont les femmes ? Et le garçon avait tenu sa langue.

Lorsqu’il rouvrit les paupières, son élève le regardait bien en face. Il tenta de se montrer sévère. « Des larmes, Néda ? Tu sais que c’est contraire à nos usages. Qu’aucune furie, aucun cha-grin, aucune honte ne peut l’emporter sur un enfant de la Vieille Religion. Qu’aucun Arquali n’est ton égal. Cesse de pleurer. Tu es une sfvantskor, ma bien aimée.

— À l’époque, je ne l’étais pas », dit-elle.

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En vérité. Ni sfvantskor ni rien de tel. À l’époque, elle était une jeune fi lle de dix-sept ans. Capturée la nuit même quand des voleurs cachés plus loin dans le tunnel l’avaient poussée à la pointe du couteau entre les mains des Arqualis. Incapable de parler, d’implorer. Brutalisée comme il ne lui demanderait pas de se le rappeler, avant que n’intervînt l’étrange Dr Chadfallow, lequel l’avait fait libérer au terme d’un assaut de hurlements, presque de coups, avec le général.

Le médecin, un favori de l’empereur arquali, avait été nommé son envoyé spécial dans la ville avant l’invasion. Il était aussi l’ami de Néda et de sa famille, semblait-il, car il avait emmené la jeune fi lle couverte de sang chez son homologue mzithrini, lequel devait être expulsé avec toute sa maisonnée l’après-midi même.

« Sauvez-la, Acheleg, avait-il imploré. Emmenez-la avec vous comme votre fi lle, ouvrez votre cœur. »

Mais ledit Acheleg était une bête. N’ayant pas prévu l’invasion, il rentrait plus ou moins en disgrâce au Mzithrin et ne voyait nulle raison d’aider son rival. Chadfallow et lui avaient tous les deux rêvé d’épouser Suthinia, la mère de Néda, et, quoiqu’elle les eût repoussés l’un comme l’autre avant de se volatiliser, le Mzithrini s’estimait toujours particulièrement méprisé. À pré-sent, le destin lui remettait l’enfant de Suthinia. Elle ne possédait pas la grande beauté de sa mère, et l’ennemi l’avait souillée, mais c’était tout de même une aubaine pour un ex-diplomate avachi dont les futures conquêtes seraient rares. Il l’avait donc bien emmenée à Babqri, mais comme concubine, pas comme fi lle. Et c’était uniquement du fait que cet insecte avait été assez insensé pour l’exhiber à la cour, lorsqu’il y avait apporté mensonges et fl atteries à l’usage du roi, que le Père l’avait remarquée.

Des yeux bleus. Il avait entendu dire qu’on trouvait de telles choses en Orient. Et quand, le voyant en train de l’observer, elle avait levé ces yeux-là, il avait su qu’elle deviendrait sfvantskor ! C’était un augure de catastrophe, de la fi n du vieux monde. Mais, en cent ans de sélections, il n’avait jamais eu besoin de plus d’un regard.

Quel étrange destin que celui de Néda ! Sauvée d’un Arquali par un Arquali et d’un Mzithrini par un Mzithrini. Deux fois enlevée en tant que prise de guerre, la troisième pour devenir guerrière au service des dieux.

Elle n’était toujours pas sfvantskor à proprement parler.

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Aucun des enfants (il circula parmi eux, prononçant la prière de l’aube, brisant de ses doigts leur transe ensommeillée) ne pouvait prétendre à ce titre avant que le Père ne renonçât à eux. Ainsi en avait-il toujours été et en serait-il toujours : c’était seu-lement lorsqu’ils s’agenouillaient devant l’un des cinq rois et lui juraient fi délité qu’ils devenaient sfvantskors, prêtres-guerriers du Mzithrin. Avant cela, ils étaient ses aspirants, ses enfants. Ensuite, il ne prononcerait même plus leurs noms.

Pas sfvantskor, songea la jeune femme comme se dissolvait son rêve, alors que ses larmes avaient tout à fait disparu. Pas même une aspirante normale, car elle était née étrangère. Cela faisait une différence. Même le Père ne pouvait prétendre le contraire, bien qu’il interdît aux autres de le mentionner. Deux mille ans durant, les aînés avaient modelé des jeunes gens pour en faire des sfvantskors au service des rois du Mzithrin, dont ils menaient les armées et terrifi aient les ennemis. Ils détenaient le pouvoir des Forts de l’Éternité, des fragments du Cercueil Noir et du tom-beau des vents. C’était plus qu’un honneur : c’était un destin et une charge sacrée. Et seuls des Mzithrini de souche étaient appe-lés. Tel était l’ordre des choses jusqu’à ce que le Père emmène Néda dans sa citadelle.

Néda Pathkendle. Toute une rangée de vieux Maîtres avait prononcé son nom dans le Hall de l’Accueil, en ce premier jour, comme si ces syllabes mêmes leur avaient déplu.

Néda Ygraël, avait dit le Père. Je l’ai rebaptisée. Observez-la bien : avec le temps, vous comprendrez.

Ygraël, Flamme-du-Phénix. La grandeur de ce geste n’avait pas aidé. Les six autres aspirants (quatre garçons, deux fi lles parfaites) avaient été scandalisés. Une réfugiée à la peau noisette d’Ormael, un des États vassaux de l’ennemi ? Voulait-on donc les humilier ? Étaient-ils de si piètres candidats que les coutumes immémoriales ne s’appliquaient pas à eux ?

On ne discutait pas les décisions du Père – lui qui avait aspiré avec la bouche un démon noir dans une blessure au cou du roi Ahbsan, et l’avait recraché dans un poêle à charbon, où l’être avait hurlé et s’était débattu durant des mois – mais son choix mettait la foi à l’épreuve. Il y avait eu des siffl ements non dis-simulés durant la fête de Chasse-Hiver, quand les nouveaux aspirants avaient défi lé dans Babqri. Il y avait eu la colombe car-bonisée laissée sur l’oreiller de la jeune fi lle, avec les mots Pour ne

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jamais renaître écrits à la cendre sur le sol. Il y avait eu le jour où elle avait appris ce qu’était l’Expulsion Belligérante : une vieille règle selon laquelle les autres aspirants, s’ils déclaraient unani-mement qu’un des leurs « cherchait à se faire des ennemis d’eux tous » pouvaient le chasser.

Néda n’avait rien fait de tel ; elle s’était pliée à leurs caprices, tolérant leur mépris. Cinq sur six avaient pourtant voté son renvoi. Après l’échec de cette tentative, elle était discrètement allée voir la fi lle grande et fi ère, du nom de Suridín, qui s’était rangée de son côté. Agenouillée devant elle, elle lui avait mur-muré ses remerciements, mais l’autre l’avait renversée d’un coup de pied, avec un rire amer.

« Je ne l’ai pas fait pour toi, avait-elle dit. Je veux servir dans la marine, comme mon père-de-naissance, et on prête serment devant des sorcières capables de sentir les mensonges. Qu’est-ce que j’aurais répondu lorsqu’on m’aurait demandé si j’avais jamais porté de faux témoignage ? »

Le père-de-naissance de Suridín était amiral de la Flotte Blanche. « Je comprends, ma sœur, avait dit Néda.

— Tu ne comprends rien du tout. Je voudrais que tu te dis-putes bel et bien avec l’un de nous. Tu n’as rien à faire ici et, si je le pouvais, je voterais contre toi sans hésiter. »

Tout cela avait été horrible et très long. Cinq ans plus tard, toutefois, c’était terminé, et cela s’était achevé exactement comme l’avait prédit le Père : par une Néda entraînée, redoutable, forte de la Religion et acceptée de ses six frères et sœurs (certains par amour, d’autres par simple obéissance), si bien que les Mzithrinis ne savaient plus très bien pourquoi ils avaient entretenu des objections à son endroit.

Elle-même, toutefois, ne souffrait pas d’une telle incertitude. Ses ennemis avaient eu raison, voyant ce qui avait échappé au Père : qu’elle échouerait, qu’elle déshonorerait son titre si jamais il lui était conféré. Elle avait tiré une fl èche au-dessus du Bhosfal et touché une cible mouvante. Elle avait marché sur une corde tendue au-dessus de la Gorge du Diable, et porté son propre poids en eau en montant les trois cents marches de la Citadelle. Mais la voie du sfvantskor était la perfection et, en une matière, elle était gravement imparfaite. Incapable d’oublier.

Pour un aspirant, il n’était rien de pire. En dehors des études martiales et religieuses, une grande partie de l’entraînement

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d’un prêtre-guerrier se déroulait en transe. Ce n’était qu’avec les êtres en transe que le Père partageait les saints mystères ; seules ces âmes-là pouvaient être dépouillées de la peur. Néda dérivait aisément dans les premiers niveaux de la transe – dormant et s’éveillant sur l’ordre de son maître, lui obéissant sans discuter, se concentrant sur tout sujet qu’il indiquait. Mais jamais uniquement sur ce sujet. Le niveau le plus profond et le plus sacré était atteint quand toutes les distractions s’évanouissaient ; en d’autres termes quand on oubliait. Ôte la poussière du Maintenant et de l’Avant, disait le proverbe, et les choses éternelles sont tiennes.

Cela, Néda n’y parvenait jamais. Année après année, elle avait essayé, allongée sur le granit, écoutant la voix du Père. Alors que ses frères et sœurs se débarrassaient de leurs souvenirs comme de vieux vêtements, elle faisait semblant. Elle se rappelait. Et quand le Père leur enjoignait d’oublier certaines leçons, certains livres brusquement disparus de la bibliothèque, certains Maîtres qui enseignaient un jour et s’évanouissaient le lendemain, Néda se les rappelait aussi. Chaque mot, chaque visage. Et des faiblesses du Père qu’il était honteux pour un aspirant de connaître.

C’étaient ses mensonges, cependant, qui la damnaient au-delà de tout espoir de rédemption. Ils étaient habiles – parfaits, même – car il ne lui coûtait aucun effort de se rappeler avec exactitude ce qu’elle devait feindre de ne pas savoir. Mais combien de temps pourrait-elle dissimuler le mépris qu’elle avait d’elle-même ?

Seule à la prière, elle se cognait la tête sur le sol. Au lit, elle se maudissait : malédictions de combat des sfvantskors, malédic-tions marines dans la langue ormalie de son père et malédictions magiques des hautes terres de sa mère, dont les sortilèges avaient bien failli les tuer, elle et son frère, avant l’invasion.

Et l’auraient dû. Car Pazel avait été emporté, inanimé, pour être enterré avec les milliers de morts du jour ou bien soigné et réduit en esclavage. Et Néda, auquel un tel sort avait été épargné par le Père, ne pouvait empêcher son esprit de trahir ce sauveur.

« Levez-vous, mes sept ! »Aussi vifs que des chats, ils obéirent. Tous étaient habillés,

aucun armé : les Simjiens accordaient bien des privilèges à leurs visiteurs mais les armes n’en faisaient pas partie. Le Père les mena en silence sous l’arche orientale puis le long du mur de marbre, jusqu’au pied d’un étroit escalier sans rampe. Au sommet se trouvait le Déclarion : un haut piédestal surmonté de quatre

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piliers et d’un dôme vert jade, au dos duquel était inscrite l’Al-liance de la Vérité en fl uides lettres d’argent. Le Père monta ; ses enfants attendirent d’être appelés.

Le soleil n’était pas encore levé : ses rayons ne touchaient que les pics des lointaines montagnes de Simja, laissant dans l’obs-curité le pays qu’ils surmontaient. Autour du sanctuaire, le trou-peau de chèvres qui s’était installé pour la nuit n’avait encore qu’à peine remué, et nulle fenêtre ne luisait dans la ville de Simjalla, au-delà des champs. Néda écoutait le rugissement cotoneux des vagues, dont elle sentait encore l’attraction. J’ai passé toute la nuit dans la mer. J’ai marché d’ici jusqu’au rivage en transe. Les créatures se pressaient autour de moi, les baudroies et les raies. Une sorcière psal-modiait des sortilèges au-dessus de l’eau. Une meurthe pleurait pour le garçon qu’elle aime. Je ne suis pas censée me rappeler tout ça.

Elle tenta de se vider l’esprit pour la prière. Arrivé sur la dernière marche en dessous du Déclarion, cependant, le Père se retourna pour leur faire face. Tous sursautèrent  : les rites du matin n’étaient jamais modifi és sans raison. Le vieillard les contempla farouchement.

« Vous savez combien de temps ils ont cherché notre destruc-tion, dit-il. Vous connaissez le prix sanglant que nous avons payé notre survie. À présent, bien des choses ont changé. Nos cinq rois du Saint Mzithrin ont longuement travaillé à faire la paix avec l’ennemi : quand, aujourd’hui, dans ce sanctuaire même, notre prince épousera Thasha Isiq, on dit que s’achèvera le temps de la douleur et de la mort. Mais je perçois de plus sombres perspec-tives, mes enfants. Une nouvelle guerre : brève et terrible, pareille à tous nos siècles de confl it compressés en une seule année, avec la totalité des ruines mais aucun renouveau. Je perçois le spectre de l’annihilation. Voulez-vous savoir où il réside ? Regardez donc derrière vous. »

Comme un seul homme, ses disciples se retournèrent. Dans le port de Simja se massaient des navires : leurs propres vaisseaux de guerre blancs et les cuirassés arqualis, la petite fl otte de guerre de l’île, des dizaines de navires transportant chefs et mystiques de religions mineures, tous rassemblés pour le mariage qui scellerait la paix.

Toutefois le Grand Vaisseau les dominait tous, le Chathrand, plus vieux que les plus vieux d’entre eux, apparemment immor-tel, insubmersible, construit par des artisans oubliés lors d’une ère de miracles perdue. On disait que six cents hommes étaient

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nécessaires pour le diriger et qu’il pouvait en embarquer aisé-ment deux fois plus, ainsi qu’assez de grain pour nourrir toute une ville durant l’hiver ou assez d’armes pour équiper des légions entières. Il appartenait à l’ennemi, quoique pas à la couronne. Par quelque folle bizarrerie de raisonnement arqualie, son proprié-taire était un particulier : l’empereur était contraint de rémunérer une baronne marchande pour avoir le droit de convoyer ainsi la fi ancée diplomatique.

« Le Chathrand, dit le Père. Tels les Vaisseaux de la Peste d’an-tan, il bat un pavillon pacifi que, mais l’air de sa cale est imprégné de maléfi ces. Dès qu’il a jeté l’ancre à Étherhorde, à un demi-monde d’ici, au sein même de l’empire ennemi, j’ai su qu’il trans-portait une menace. Et, à chaque lieue qu’il franchissait, j’ai senti cette menace grandir. Tandis qu’il traversait la Nélu Péren, loin des terres, le danger s’enfl ait. Ayant ensuite passé six jours au port d’Ormael, l’ancienne patrie de Néda, il a embarqué quelque nouvelle et monstrueuse puissance. Et hier… hier, le soleil s’est voilé à midi, et la trame magique du monde s’est étirée presque à se rompre. Alors j’ai failli apercevoir son vrai dessein. Mais la puissance s’est dissimulée et le vaisseau repose désormais comme une grande vache docile, attendant nos convocations.

« Or nous devons convoquer – convoquer la suite de la fi ancée et notre prince Falmurqat, convoquer ici, en notre sanctuaire, tous les seigneurs et nobles en visite. Car telle est la volonté des cinq rois. Qui peut les en blâmer ? Qui ne désire pas la paix ? En outre, peut-être l’explosion de magie d’hier a-t-elle vu la des-truction des maléfi ces du Chathrand, mais mon cœur m’assure le contraire. Cette Thasha d’Étherhorde n’épousera pas notre prince, et son empire ne cherche pas la fi n de la guerre – à moins que la nôtre, en tant que peuple, y soit incluse. »

Le Père crispa les mâchoires. « Les cinq rois ont refusé de m’écouter. « Vous vivez dans le passé, Père, m’ont-ils reproché. La guerre a fait rage durant toute votre longue vie et, à présent, sur vos vieux jours, vous êtes incapable d’imaginer la paix. Le monde a changé ; l’empire d’Arqual a changé et nous devons changer également. Entraînez encore vos sfvantskors, si vous ne pouvez vous contenter de vous reposer, mais abandonnez les affaires de l’État. » Mais quand me suis-je jamais trompé ? »

Il marqua une pause délibérée. Néda n’osait respirer : elle seule connaissait la réponse.

« Ils sont aveugles, reprit le vieux prêtre. Ils ne cherchent que

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les richesses à obtenir par le commerce avec l’Orient. Moi, je vois au-delà. Mais je ne suis pas roi et je n’ai aucun espion ni aucun soldat à commander. Toutefois, certains offi ciers de la Flotte Blanche m’accordent leur amitié. Et je vous ai, mes enfants, vous qui êtes sfvantskors en tout sinon vos vœux défi nitifs. Vous vous trouvez ici à cause du Chathrand, pour nous sauver des maléfi ces qu’il apporte. Je vous en ai dit plus long en transe mais il ne serait pas bon que vous vous le rappeliez encore. Quand l’heure vien-dra, les souvenirs se manifesteront. À présent, il nous faut faire vite : recevez ma bénédiction et confessez vos peurs. »

Il s’engagea sous le dôme, et le premier aspirant courut s’age-nouiller en haut des marches. Le Père ne s’adressa que briève-ment à chacun, car le soleil ne se cacherait plus très longtemps. Toutefois, lorsqu’arriva le tour de Néda, il lui posa la main sur la tête et elle le sentit trembler.

« Désires-tu parler ? » lui demanda-t-il.Elle se planta les ongles dans les paumes. « Je n’ai aucune peur

à confesser, dit-elle.— Tu en auras. Ton frère se trouve à bord de ce vaisseau. »Elle releva les yeux, stupéfi ée. Ceux du Père s’agrandirent : il

était interdit aux aspirants de voir l’intérieur du dôme. Vivement, elle baissa à nouveau la tête.

« Pardonnez-moi, dit-elle.— C’est un domestique, reprit le prêtre. Ce qu’ils appellent un

goudronneux, me semble-t-il. Par ailleurs, il est l’ami intime du Dr Chadfallow, lequel est lui aussi à bord.

— Pazel », chuchota-t-elle. Il était vivant, vivant…« Tu ne dois pas lui parler, Néda. »La jeune femme déglutit, s’efforçant de retrouver son calme.« Pas avant la fi n du mariage. Il ne doit pas même voir ton

visage. Sa présence ici ne peut être accidentelle. Ultri et toi vous tiendrez derrière moi, masqués, jusqu’à ce que tout soit terminé.

— Bien, Père. Et quand ce sera le cas ? »Le vieux prêtre soupira. « Ma chérie, même moi, j’ignore ce

qui se passera alors. »Quand il l’eut bénie, elle chercha l’escalier à tâtons, tremblante.

Le dernier disciple alla s’agenouiller brièvement, puis la lèvre du soleil apparut au-dessus de la mer. Le Père leva les bras et cria d’une voix qui évoqua un coup de tonnerre, provoquant la fuite éperdue des chèvres tandis qu’alouettes et moineaux s’envolaient dans les champs, terrifi és. C’était l’Annuncet, la Convocation,

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amplifi ée par la magie du dôme, plus forte que Néda ne l’avait jamais entendue. Le prêtre psalmodia encore et encore les paroles rituelles, semblant n’avoir nul besoin de respirer, et il ne cessa pas avant que les lampes ne fussent allumées dans toute la ville, dans halls, tours et vaisseaux à l’ancre.

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