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1 Alain Jean Une histoire de l'APSA

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Alain Jean

Une histoire de l'APSA

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La législation française (loi du 11 mars 1957) n'autorise que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage du copiste et les citations partielles dans un but d'analyse, d'illustration ou d'exemple. Tout autre usage, et notamment les reproductions dans un but commercial, est strictement soumis à une autorisation préalable de l'éditeur et/ou de l'auteur.

Contact: [email protected] ou APSA, 116 avenue de la Libération, 86000. POITIERS.

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"Celui qui, de temps en temps, ne risque pas l'impossible,

n'atteindra jamais le possible". "Je voudrais" ... n'a jamais rien fait,

"J'essaierai" ... a fait de grandes choses, "Je veux"... a fait des miracles.

Sœur Anne

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INTRODUCTION Créée en 1857, après des prémisses à Loudun en 1837 et 1852, l'APSA est une des plus anciennes associations poitevines. En 1856, quand les Frères de Saint-Gabriel transfèrent leur école pour jeunes sourds de Loudun à Poitiers, Avenue de la Tranchée, devenue depuis Avenue de la Libération, l'Association est plus une œuvre de charité qu'un organisme gestionnaire. Le Préfet en est le président d'office, la Vice-présidence revenant au Président du Conseil Général. La cotisation minimum pour adhérer à l'Association correspond alors au prix d'une demi-pension annuelle pour un enfant accueilli dans l'établissement. La sélection des membres par l'argent est complétée par un système de parrainage avec cooptation. L'Institution n'accueille que des sourds jusqu'en 1898, année de la création d'une section pour aveugles, à l'instar de Larnay où les Sœurs de la Sagesse accueillent des jeunes filles aveugles depuis 1859. Les deux sections ferment presque ensemble au tournant des années soixante du siècle dernier. Les Sœurs de la Sagesse éduquent leur première sourde-aveugle, Marthe OBRECHT, à partir de 1875, vingt ans avant Marie HEURTIN. Quarante ans après, en 1925, dans leur institution de la rue de la Tranchée, les Frères de Saint-Gabriel prennent en charge Bernard RUEZ, devenu sourd-aveugle à huit ans. Cette même année, un "comité", association similaire à l'APSA, se crée pour soutenir l'œuvre des Sœurs à Larnay. Durant plus d'un siècle, les deux institutions poitevines ont les mêmes vocations, l'une s'adressant aux filles, l'autre aux garçons. L'accueil, la pédagogie, le fonctionnement au quotidien, tout était initié par les religieuses et les religieux qui géraient les établissements. Les questions plus générales et "politiques" étaient du ressort de la FISAF, fédération fondée en 1926 pour regrouper les instituts pour sourds et aveugles de France émanant d'ordres Montfortains. Les diverses associations de patronage ("association" pour l'IRJS, "comité" pour Larnay) n'intervenaient pas dans ce domaine, leur rôle se bornait à aider la prise en charge de jeunes sourds pauvres, de répondre si possible aux frais exceptionnels. A partir de 1970, et surtout après 1980, tout change. Le volet social du VIe plan prévoit une plus grande spécialisation des établissements dans lesquels il sépare les enfants des adultes et introduit la mixité jusqu'à 14 ans. Les Frères de Saint-Gabriel se retirent progressivement de l'IRJS, bientôt suivis dans ce mouvement par les Sœurs à Larnay. Ce retrait correspond aussi à une certaine crise des vocations et à l'apparition de nouveaux acteurs : les éducateurs spécialisés. Le Centre d'Education pour Enfants Sourds-Aveugles s'ouvre dans des locaux neufs à Larnay. A partir de 1980, il ne dépend plus que de l'APSA. Pour la prise en charge des jeunes du CESSA atteignant 20 ans, l'APSA ouvre, en 1977, dans ses locaux de La Varenne, un Foyer de Vie pour sept sourds-aveugles adultes. Puis c'est la création d'une section pour enfants sourds avec handicaps associés en 1980.

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La crise du recrutement commence à l'IRJS même qui éduque les jeunes sourds sans autres déficience. La méthode, héritage des Frères DE SAINT-GABRIEL, est doublement contestée: d'abord par les parents "oralistes" qui trouvent le niveau "trop bas" et s'oriente vers l'Education Nationale qui ouvre de plus en plus de classes "intégrées". Puis par les sourds et certains parents et jeunes qui se considèrent comme une minorité linguistique et demande un enseignement en langue des signes, langue alors interdite. A partir de 1985 les classes bilingues vont se développer aussi dans le cadre de l'Education Nationale, car l'Apsa n'a pas répondu à la proposition d'expérience de pédagogie bilingue que lui avait faite l'Association Deux Langues Pour une Education. Le différend va durer plusieurs années. Parallèlement, les membres du Conseil d'Administration doivent prendre position dans les domaines pédagogique, linguistique, historique…, avec lesquels ils ne sont pas familiarisés. Ils vont donc s’appuyer sur les directeurs et cadres en place dont certains sont d'anciens Frères de Saint- Gabriel qui ne renient pas leur héritage. Les structures associatives de l'APSA, héritées du XIXe, montrent alors leurs limites. Le pouvoir opérationnel prend le pas sur le pouvoir politique jusqu’en 2009 où l’APSA se transforme totalement et connait une mue complète par la mise en place :

• D’un conseil d’administration totalement renouvelé avec la création de trois collèges, le premier représentant les familles (qui jusqu’à présent n’y étaient pas présentes ès-qualité), le deuxième les collectivités publiques territoriales et le troisième des membres de la Société Civile, • D’un Directeur Général à temps plein, responsable du Siège, des

Etablissements et Services, relais des décisions du Conseil d’administration • De Directeurs de Pôles confrontés à une nouvelle organisation, • De structures représentatives du personnel rénovées (Comité d’Entreprise

Unique), • D’un nouveau commissaire aux comptes ; • De nouveaux partenaires choisis au sein de l’économie sociale et solidaire,

En quelques années, l’Apsa a refondu ses statuts en s'ouvrant largement aux parents et en donnant un vrai rôle d'orientation, de décision et de contrôle au Conseil d'Administration qui s’est fixé 5 objectifs : 1er objectif : mettre l’usager au centre de son projet de vie et au cœur de nos préoccupations, tout mettre en œuvre pour son épanouissement à l’appui du projet associatif , assurer la défense de ses intérêts. Lui offrir un accueil approprié au sein de locaux rénovés et mieux conçus, tels que le nouveau foyer de vie de La Varenne, les nouveaux locaux d’hébergement pour le CESSA, la rénovation complète du site Avenue de la Libération, le déménagement du CRESAM et bientôt les nouveaux locaux au Clos du Bétin et de l’ESAT 2ème objectif : refonder les instances élues, et conforter leur rôle politique et stratégique pour une meilleure prise en charge des usagers, en liaison avec le

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directeur général, chargé des aspects opérationnels avec le Siège et les Etablissements. 3ème objectif : déléguer au directeur général l’optimisation de la gestion administrative, en vue de mieux gérer les fonds alloués pour nos usagers, amener plus d’efficacité, de démocratie, de dialogue et d’écoute. 4ème objectif : développer l’information et la communication tant en interne qu’en externe ( jusqu’alors quasi inexistante), avec les administrateurs membres de la commission communication. 5ème objectif : ouvrir l’Association vers l’extérieur par le développement des partenariats : l’un d’entre eux est majeur, celui du Groupement National de Coopération Handicaps Rares dans lequel l’APSA est membre de droit. En se dotant de statuts et d'un projet qui met les personne accueillies dans ses établissements et leurs familles au centre de ses préoccupations et de ses ambitions, l'APSA est sortie de conflits idéologiques non pas stériles mais stérilisants, et s'est dotée du cadre pour donner une vie digne d'être vécue à ses résidents sourds, sourds aveugles et sourds avec handicaps associés. Reste à trouver les moyens de continuer ce long chemin ouvert il y a bientôt deux siècles.

Le Conseil d'administration de l'APSA.

(Décembre 2014)

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I. L'héritage de 1833 à 1970

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Gabriel Deshayes : "Pour adoucir les amertumes

de leur déplorable vie"

ABRIEL DESHAYES naît le 6 décembre 1767 à Beignon, petit bourg breton proche de Ploërmel. Son père est cultivateur et boucher. Sa mère meurt en couches en 1773,

Gabriel n’a pas encore six ans. A la petite école de Beignon, il apprend à lire, écrire et compter et devient berger des troupeaux de son père. Il a dix ans quand l’abbé Girard, curé de Saint-Malo de Beignon, commence à lui enseigner le français et le latin. Fort de ces acquis, à quinze ans en 1782, il entre au petit séminaire de Saint-Servan tenu par les lazaristes, et en octobre 1787, il est admis au grand séminaire de Saint-Méen-le-Grand.

Début juin 1789, six semaines avant la prise de la Bastille, il reçoit les ordres mineurs. Un an plus tard, le 27 mai 1790, il est nommé sous-diacre à Saint-Méen puis, le 18 septembre 1790, diacre à Saint-Malo. Cette même année 1790, en avril, l’assemblée des représentants de la commune de Paris déclare l’abbé de l’Epée bienfaiteur de l’humanité et décide de continuer son œuvre en fondant l’Institution nationale des jeunes sourds, installée dans le couvent des Célestins. Mais la mesure qui frappe Gabriel Deshayes cette année là, c’est le vote par l’Assemblée constituante, le 12 juillet, du statut du clergé qui oblige les prêtres à prêter serment aux autorités civiles. Le diacre de Saint-Malo prend parti aussitôt pour les prêtres réfractaires.

1792 : Gabriel Deshayes choisit l’exil pour pouvoir être ordonné prêtre. Le bateau qui le mène en Angleterre, pris dans une tempête, doit faire relâche à Jersey. Mgr Mintier, évêque de Tréguier qui s’est réfugié dans l’île anglo-normande, ordonne Gabriel Deshayes prêtre, le 4 mars.

Huit jours plus tard, le nouveau prélat réfractaire débarque à Granville. Sous le pseudonyme de Grand Pierre. Il va prêcher en Bretagne jusqu’en 1801, année où il peut à nouveau exercer son ministère au grand jour1. Le 10 avril, il devient curé auxiliaire de Paimpont-lès-Forges. Là, face à la méfiance de certains habitants il doit justifier son passé devant le tribunal de Montfort où il comparait le 30 frimaire an X, (21 décembre 1801) :

" Ce qu'il y a encore de certain, c'est que mes dispositions, celles que j'ai

et celles que j'aurai, ( . . . ) j e les ai communiquées aux plus notables de la commune, et notamment au maire, et je lui ai dit et répété plusieurs fois que j'aurais une soumission entière à tout ce qui serait prescrit convenu et arrêté entre le Gouvernement et le Souverain Pontife. Comme on appelle cet acte Concordat, je lui ai dit et redit plusieurs fois qu'il n'y aurait personne qui y serait plus soumis que moi. Il ne peut refuser de donner le témoignage de cette vérité. Cette conduite de ma part est bien opposée à l'esprit de révolte et de rébellion qu'on me prête." 2

1 Afin de rétablir la paix religieuse en France, le Concordat du 15 juillet 1801, voulu par Bonaparte, reconnaissait la religion catholique comme étant "celle de la majorité des Français; il accordait au chef de l'Etat le droit de nommer les évêques qui, ensuite recevaient l'investiture canonique du souverain pontife. Le précédent concordat entre l'Etat français et le Saint-Siège, datant de 1516, avait été aboli par la Constituante en 1789. 2 Archives judiciaires. de Montfort, citées par J. HERVÉ, Souvenirs du P. Deshayes. In Chronique FSG, n° 134-137.

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En mai 1803, il est nommé vicaire à Beignon, son village natal. En 1804, Mgr de Pancemont, évêque de Vannes lui demande de l’accompagner dans ses visites pastorales. Et en 1805 l’évêque le nomme curé de Saint-Gildas d’Auray. Tout comme à Beignon, il se consacre à soulager toutes les formes de pauvreté : il participe la restauration de l’hospice qui accueille les plus miséreux ; il crée une filature et organise, avec la municipalité, des travaux de voirie pour faire travailler les chômeurs ; il reprend les visites dans les prisons. Mais c’est dans cette paroisse de 3000 habitants qu’il va véritablement trouver sa vocation : la défense, l’organisation et le développement de l’enseignement chrétien. Il rachète le « Père éternel », ancien couvent des Cordelières pour y ouvrir, en août 1807, une école de filles dont l’éducation est confiée aux sœurs de la charité de Saint-Louis. Puis, en 1810, il fait l'acquisition de l'ancien monastère carme de Saint Anne, pour y créer un collège dont la charge est confiée aux jésuites. En 1808, il avait racheté la chartreuse d'Auray, un ancien monastère qui tombait en ruine et sert de carrière. C'est dans ces lieux sauvés de la destruction qu'en 1810 il installe une école pour sourds-muets. En 1811, il obtient la nomination de trois frères des Ecoles chrétiennes dans sa paroisse et, grâce à leur présence, crée une école pour garçons, Le Manéguéen. Ce fut la seule école tenue par des frères des écoles chrétiennes en Bretagne pendant le Premier Empire3. En 1813, pour éviter la fermeture du collège, il fait nommer l’abbé Guillevin comme principal, et le remplace même temporairement en 1815. Il participe également à l’ouverture de l’école ecclésiastique de Sainte-Anne d’Auray.

Contre l’école mutuelle En 1815, c’est la chute de l’Empire et la Restauration. Les campagnes sont désolées par la saignée des guerres napoléoniennes, les enfants errants ou orphelins sont nombreux. Et la nouvelle classe qui va s’enrichir dans l’industrie commence à avoir besoin d’ouvriers sachant un tant soit peu lire et compter. Le ministre de l’Intérieur Carnot prône un développement des écoles mutuelles. Ce système, créé par l’Anglais Joseph Lancaster associe les élèves les plus avancés au maître dont ils deviennent les adjoints et les répétiteurs. Comme le note Michel Chalopin, "la méthode mise au point par Lancaster s'appuie exclusivement sur le monitorat. Son école est ouverte à tous et l'enseignement moral ne doit pas entrer dans les détails qui opposent différentes sectes et églises. L'instruction religieuse proprement dite est ainsi l’affaire des parents et des pasteurs."4 La commission de l’instruction publique autorise la méthode dans les écoles primaires par une ordonnance du 17 juin 1816. Le succès est immédiat et ne se dément pas, au moins dans les premières années. Le curé d’Auray, Gabriel Deshayes, ne peut accepter cette « école sans Dieu ». Dans une lettre au père Gerbaud, supérieur des frères des écoles chrétiennes, datée du 16 avril 1816, il demande l'aide des lassaliens:

" Les vrais amis de la religion voient avec une grande satisfaction notre bon souverain s'occuper de faire participer aux bienfaits de l'éducation les habitants des campagnes. Le projet est vraiment digne d'un Roi très chrétien, mais son exécution offre de grandes difficultés depuis l'époque où a paru l'Ordonnance du Roi qui porte que des maîtres d'école seront établis dans les campagnes. "J'ai médité et consulté pour tâcher de trouver les meilleurs moyens de

3 Cf " L'enseignement mutuel en Bretagne" thèse de doctorat de Michel Chalopin. 4 Michel Chalopin, op. cit. page 22.

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seconder les pieuses intentions de notre monarque. Parmi un grand nombre d'idées, j'ai cru devoir m'arrêter à celle que j'ai puisée dans la vie de votre illustre fondateur, M. Jean-Baptiste de la Salle. C'est à celui qui tient sa place que je dois naturellement la soumettre. (...) Pour que l'exécution de l'ordonnance du Roi, dont je viens de parler, produise tout le bien qu'on a droit d'attendre, il faut : 1°) que les maîtres soient inviolablement attachés aux principes de notre sainte religion - 2°) qu'ils aient une méthode d'enseignement et une règle uniformes et qui offrent la garantie de l'expérience. "Voilà ce que je trouve dans votre Institut à la tête duquel je prie le Seigneur de vous conserver longtemps, mais deux articles de votre Règle s'opposent au vœu général qui vous appellent aux fonctions importantes de maîtres d'école dans les campagnes, et même dans beaucoup de petites villes. Puissent les projets que vous trouverez ci-joint, vous déterminer à jeter un coup d'œil favorable sur la classe intéressante des habitants des campagnes. Elle est d'autant plus digne de votre sollicitude qu'elle est plus abandonnée."

Comme les frères des Ecoles chrétiennes ne répondent pas à ses demandes d’enseignants pour créer de nouveaux établissements afin de lutter contre les écoles mutuelles, il fonde les frères de l’Instruction chrétienne de Ploërmel. Ce noviciat a pour but de former des enseignants pour les campagnes. En 1817, le premier frère formé est envoyé dans les Deux-Sèvres pour créer une école à Thénezay. Le 10 mai 1817 à Saint-Brieuc Gabriel Deshayes rencontre Jean-Marie de la Mennais5, supérieur général des Ecoles chrétiennes qui publiera deux ans plus tard un violent pamphlet6 contre les écoles mutuelles. Pour lui aussi, la cause est entendue: dans ces écoles mutuelles où il ne voit que " foyer de républicanisme, d’impiété, de corruption,(...) quand on aura appris à lire à tous les enfants, on leur mettra entre les mains tous les livres composés à cet effet par les nouveaux missionnaires de la philosophie et du protestantisme." Une étroite collaboration s’établit entre les institutions dirigées par les deux prélats: un frère d’Auray est nommé à Pornic, dans les Côtes d’Armor, dans une école gérée par les frères des Ecoles chrétiennes. Début juin 1819, l’abbé Deshayes fournit quatre frères pour l’ouverture de l’école de Dinan. A cette occasion, le 6 juin 1819, les deux abbés signent un traité d’alliance qui commence ainsi:

« Au nom de la Très Sainte Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, "Nous, Jean-Marie Robert de la Mennais, vicaire général de Saint-Brieuc, et Gabriel Deshayes, vicaire général du diocèse de Vannes et curé d'Auray, « Animés du désir de procurer aux enfants du peuple, spécialement à ceux des campagnes de la Bretagne, des maîtres solidement pieux, nous avons résolu de former provisoirement à Saint-Brieuc et à Auray deux noviciats de jeunes gens qui suivront, autant que possible, la règle des Frères des Ecoles chrétiennes et se serviront de leur méthode d'enseignement ; mais, considérant que cette bonne œuvre naissante ne saurait s'accroître et se consolider

5 Dès 1815, Jean-Marie de La Mennais avait été alerté par son frère, Félicité de La Mennais, qui lui écrivait: "Les écoles à la Lancastre sont la folie du jour . Toutes les autorités de ce pays (...) en sont engouées au-delà de toute expression, la haine des prêtres entre pour beaucoup dans cette manie. Félicité de Lamennais, abbé rebelle, devint plus tard le « prêtre insurgé » que décrivit Théophile Briant (dans « Les pierres m’ont dit », 1955). Quand Félicité fut condamné sans appel par l’Eglise pour Paroles d’un croyant, Jean-Marie de La Mennais désavoua son frère, préférant la fidélité à l’Eglise à la fidélité fraternelle. 6 De l'enseignement mutuel. Saint-Brieuc, imprimerie Prud’homme, 1819

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qu'avec le temps, et que chacun de nous peut mourir avant l'époque où cette bonne œuvre sera assez avancée pour se soutenir par elle-même… »

Suivent les modalités pratiques de cette alliance.

En septembre 1820 sort d’Auray la première « promotion ». Vingt frères, pour la première fois, font des vœux d’obéissance. Leur devise : Dieu seul et la Règle. Peu après, le 17 janvier 1821, Gabriel Deshayes est élu supérieur général des ordres monfortains en remplacement du père Duchesne, dont il était l’assistant, et qui vient de décéder. Gabriel Deshayes laisse donc la direction des frères de l’Instruction chrétienne à La Mennais, mais il en restera le co-supérieur jusqu’à sa mort. Les ultraroyalistes, les « ultras » qui voulaient rétablir l’ancien régime, s’opposent dès le début à l’école mutuelle. Ils sont partisans du monopole de l’Eglise sur l’école et soutiennent tous les frères chrétiens (frères de l’Enseignement chrétien, frères de la Doctrine chrétienne, frères de l’Instruction chrétienne). En 1820, après l’assassinat du duc de Berry, ils reviennent en grâce. Leurs aides, notamment financières, ne seront pas étrangères au succès des congrégations enseignantes7.

En 1828, ce soutien se traduit par une visite de la duchesse de Berry aux deux communautés montfortaines à Saint-Laurent-sur-Sèvre. La représentante emblématique des ultras achève là une tournée triomphale en Vendée légitimiste. Quatre ans plus tard, en 1832, Louis-Philippe est roi des Français, la duchesse de Berry est proscrite et se cache en Vendée. La justice soupçonne les ordres monfortains de lui donner asile et des perquisitions ont lieu à Saint-Laurent, en perturbant pendant quelques années le fonctionnement.

A l'école de l'abbé Sicard

C'est pour son action pour l’éducation des sourdes-muettes que Gabriel Deshayes est le plus connu. En 1810 il accueille trois sourdes muettes dans la chartreuse d'Auray, qu'il avait achetée en 1808. Il fait appel à Melle Duler, une disciple de l'abbé Sicard, pour diriger l'établissement.

En juin 1810, un prospectus est imprimé pour faire connaître l'établissement nouvellement créé, et l'évêque de Vannes, Mgr de Bausset l'envoie aux ministères:

INSTITUTION DES SOURDS-MUETS DE NAISSANCE

Ecole et pension établies dans le département du Morbihan, près de la ville d'Auray "Pour peu qu'on réfléchisse sur l'état des Sourds-Muets, on ne peut rester indifférent sur une situation aussi affligeante. Toujours seuls et isolés au milieu du monde, ces infortunés ne peuvent entrer en communication avec la société, et moins encore arriver à la connaissance de la Religion, dont les consolantes promesses et les secours seraient si nécessaires pour adoucir les amertumes de leur déplorable vie. On ne peut s'arrêter un instant à calculer toutes les disgrâces d'un pareil état, et ne pas s'occuper des moyens d'aller au secours de ceux qui en sont les tristes victimes. (...)

7 Les communes ont la charge du salaire des maîtres. Comme les frères de la Doctrine chrétienne se contentent généralement d’un salaire de 600 francs par an alors qu’un instituteur laïque coûte le double, les municipalités font souvent appel aux congrégations pour de simples raisons budgétaires. Les religieuses coûtaient encore moins cher : en 1826 les « Filles de la Croix », sœurs de Saint André de la Puye (Vienne), ne demandent que 300 francs par enseignante et par an pour ouvrir à Saumur « une école de charité pour les jeunes filles indigentes ».

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"... Des hommes pénétrés d'un zèle apostolique ont eu le courage de franchir l'Océan, de parcourir des déserts brûlants et arides, de pénétrer dans des régions glacées, pour aller porter le bienfait de l'Evangile aux malheureux idolâtres. "Les Sourds-Muets de l'Europe ne sont-ils pas aussi loin qu'eux des vérités de la Religion, au milieu des lumières que prodiguent aux entendants ceux qui la prêchent ? et n'est-il pas temps que la lumière de la vérité luise sur les Sourds-Muets des heureuses contrées qu'un Héros bienfaisant destine à jouir de tous les genres de prospérité ? Pour réaliser un bien d'un genre si nouveau, et en même temps si précieux, ils se sont adressés à M. l'abbé Sicard, à cet homme célèbre dont le génie a su perfectionner une méthode qui, s ' e s t répandue dans toute l'Europe. (...) Rien ne pouvait flatter plus agréablement son zèle pour un établissement si utile ; il promit d'en être le père et le soutien, et aussitôt l'établissement fut créé. (...) "Une institutrice, formée pendant de longues années à l'école de Paris, à cette école mère dans laquelle le successeur du respectable abbé de l'Épée, de cet homme à jamais cher à la Religion et à l'humanité, perpétue avec tant d'éclat et de succès l'esprit de son illustre fondateur, fut appelé pour diriger ce nouvel établissement. L'institutrice a tout quitté pour seconder les vœux du premier pasteur. (...) " Sur cette institutrice va reposer le soin de l'instruction des Sourds-Muets qui lui seront confiés. Et que n'en doit-on pas espérer quand, au zèle qui lui a fait sacrifier sans balancer le sort agréable dont elle jouissait à Paris, elle joint les talents et les connaissances propres à ce genre d'éducation, ainsi que la douceur et la patience nécessaires pour donner à ces infortunés des notions dont ils n'ont pas eu jusqu'ici l'idée la plus légère ? Déjà elle s'est chargée de l'instruction de deux personnes de son sexe qui annoncent d'heureuses dispositions et qui bientôt seront en état de la seconder8 dans sa charitable entreprise."

En 1811, dans une lettre du 18 décembre à la Supérieure générale des sœurs de la Sagesse, l'évêque de Vannes intervient à nouveau pour l'institution:

"Il y a Auray une ancienne Chartreuse . Des Dames du Refuge y ont passé quelque temps ; mais elles n'ont pas cru pouvoir s'y maintenir et elles l'ont abandonnée. "Il y a maintenant une Institution de Sourdes-Muettes, confiées à une institutrice que M. l'abbé Sicard nous a prêtée et qui, suivant sa méthode, y élève une douzaine de jeunes filles, mais cela ne suffit pas pour remplir un bâtiment aussi vaste que commode. "Nous sentons qu'il faut (confier cette œuvre) à une Congrégation. M. Duchesne, M. le Curé d'Auray…. les Vicaires Généraux et moi, avons cru que nous devions vous l'offrir et que vous répondriez parfaitement à nos vues." Quelques mois plus tard, en 1812, M. Humphrey9, "un bon chrétien" est engagé pour

s'occuper des garçons et Gabriel Deshayes signe un traité avec les sœurs de la Sagesse, pour se charger de l'éducation des filles.

Le traité qui compte treize articles stipule notamment: Article premier: " Les Filles de la Sagesse s'obligent à soutenir

l'établissement des Sourds-Muets, garçons et filles."

8 Le prospectus reprend là une idée puisée dans les méthodes de l'école mutuelle de Lancaster. 9 Humphrey ou Humphry, selon les sources.

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Article second: Une sœur sera chargée de la visite à domicile des pauvres malades, et de leur donner gratuitement les remèdes, dans les environs de la Chartreuse (...)

Article trois: Les Sœurs seront chargées de l'instruction gratuite des petites filles pauvres de la paroisse.(...)

Article six : Les Sœurs fourniront les maîtres et les maîtresses pour l'éducation des Sourds-Muets. Les maîtresses seront prises dans leur Congrégation, à l'exception de Melle Duler.

Article huit : Elles s'engagent à recevoir quatre enfants pauvres sourds-muets, présentés par les fondateurs ou leurs représentants. Elles se proposent, sans en prendre l'engagement, d'étendre leur Charité à un plus grand nombre. Le choix des enfants sourds-muets sera fait par la Supérieure, Mgr l'évêque de Vannes, ou par celui qui le représentera.

La première sourde sœur de la Sagesse Le 25 janvier 1821, Gabriel Deshayes, élu à la tête des ordres montfortains, se trouve

responsable de 778 filles de la Sagesse alors que les congrégations masculines (Compagnie de Marie et Frères du Saint-Esprit) ne comptent plus que sept membres. Son premier but est de sauver les frères de la disparition. Mais il reste toujours soucieux du sort des sourds-muets même lorsqu’il se trouve loin d’eux. En 1825, il entreprend un voyage à Rome pour plaider auprès du pape la cause de la béatification de Louis-Marie Grignon de Montfort10. Il est accompagné du Père Galliot, "missionnaire de Saint-Laurent, qui était très – versé dans l'enseignement des sourds-muets", note l'abbé Guillet dans sa Vie de M. de Larnay.

Sur la route de l’Italie, à Aix, dans un courrier daté du 16 janvier, il demande à la mère supérieure des sœurs de la Sagesse qu’elle lui écrive « une lettre très détaillée et bien remplie, et dans laquelle vous me ferez connaître tout ce qu’il y a de nouveau chez vous à Auray… Vous y parlerez de chacune de vos Sœurs, des sourds et muets, des pensionnaires, des Frères. » (Il demande qu’on lui adresse son courrier chez les Filles de la sagesse à l’hôpital maritime de Toulon.) Et toujours à la même, dans une lettre de Rome du 8 mars 1825 :

« Depuis ma dernière lettre, j'ai eu une audience particulière de notre St Père. Je ne puis pas vous exprimer avec quelle bonté il m'a reçu. Les Filles de la Sagesse n'ont point été oubliées. Quand j'en suis venu à demander des bénédictions, les Missionnaires ont aussi eu leur tour, nos petits Frères et nos petites Sœurs ont été mis en ligne de compte, les Sourds et les Muets ont aussi eu part aux Bénédictions de Sa sainteté. Il m'a dit les choses les plus encourageantes pour les Missions, pour l'éducation de la jeunesse et surtout des sourds et des muets, mais il est bien d'avis que les sexes soient séparés dans les Établissements de sourds et muets. Quand j'ai vu que notre St Père prenait tant d'intérêt à cette classe d'infortunés, je lui ai dit que je me proposais de former d'autres Établissements pour les Sourdes-muettes. Il m'a beaucoup approuvé et leur a donné par avance sa bénédiction. » Il ajoute : « Pour lui donner une idée de l'instruction que nos Sœurs donnent à ces êtres malheureux, je lui ai dit que nous allions admettre dans notre Noviciat une Sourde-Muette, et cela d'après l'avis de Monseigneur de Vannes. »11

10 La canonisation du fondateur de l'ordre aura lieu 122 ans plus tard, en 1947. 11 Il s’agit certainement de Perrine Lebihan, seule sourde qui fut admise, par dispense spéciale, dans les sœurs de la Sagesse. Elle fit ses vœux sous le nom de sœur Saint-Léon, et faisait partie des premières sœurs de la Sagesse à s’installer à Larnay en 1848. Comme le note Aude de Saint-Loup, dans son mémoire de maitrise et aussi dans

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Dans une lettre du 21 mars 1825, il précise : « Ce que vous me dites des vos Sœurs me fait grand plaisir. Je désire que les Sœurs prennent pour modèle celle dont vous me parlez. Il m'est venu une idée sur son compte, la voici : ne pourrait-on pas en faire une Maîtresse pour les Sourds et muets ? Voyez ce que vous en pensez, elle ne peut guère remplir un autre emploi (…) J'ai eu une audience particulière avec Sa Sainteté, l'article des Sourds et Muets dont nous avons beaucoup parlé va vous servir de réponse : le St Père m'a beaucoup encouragé à propager ce genre d'instruction, mais il est bien d'avis que les sexes soient séparés. Je lui ai dit que mon intention était de former quelques nouveaux établissements pour les filles sourdes et muettes. Il leur a donné par avance sa bénédiction. Il l'a donnée aussi à tous les muets et muettes déjà instruits… »

Le père Deshayes est présent dès le début de l’instruction des sourdes dans la Vienne. En 1823, au nom des deux ordres qu’il représentait12, il avait accepté l’hospice de Saint-Zacharie13 à Pont-Achard. La gestion en fut confiée aux sœurs de la Sagesse. Depuis 1825 dans le quartier du Martray à Loudun, deux frères du Saint Esprit étaient instituteurs communaux, appointés par la mairie. Ils faisaient l’école dans l’ancien hospice. En 1825, Gabriel Deshayes songe à adjoindre une classe pour sourds muets à celle que les frères viennent d'ouvrir à Loudun. Face aux difficultés, le projet est abandonné - momentanément - en 182814. Dans cette ville, comme dans les autres de France, la révolution de 1830 entraîne la suppression de la subvention municipale aux enseignants religieux, et l'année suivante le conseil municipal reporte cette subvention sur l'école mutuelle qui vient de rouvrir après dix ans de fermeture15. L'école fait appel à la charité de notables pour survivre. En janvier1833, Gabriel Deshayes est à Poitiers pour visiter les nombreux établissements des sœurs16 . A cette occasion il rencontre le préfet Boulet, un Breton originaire de Vannes, qui connaît l’institution d’Auray. Le préfet fait part au prélat de son intention de créer dans la Vienne un établissement pour les jeunes filles sourdes muettes qui sont alors, selon un recensement sommaire, 116 dans le département. Pont-Achard semble le lieu idéal pour cette fondation. Le père Deshayes envoie aussitôt au préfet sœur Marie-Victoire17 qui, venant de la Chartreuse d’Auray, arrive à Poitiers le 2 février 1832. L’établissement ouvre le 1er avril et la première sourde muette admise est Sidonie

"Le Pouvoir des Signes"(1990): "L'Eglise autorise les sourds-muets à utiliser les signes pour demander le baptême (Ve siècle, concile d'Orange), et pour se marier (décrétale de Grégoire IX en 1234). Au XIIIe, on exhorte les prêtres à les y aider "par la parole, les gestes et les signes" (synodal de Nîmes en 1252). Enfin au XVIe siècle, ils peuvent signer les vœux monastiques." 12 Les sœurs de la Sagesse et les frères du Saint Esprit ; ces derniers ne deviendront frères de Saint Gabriel qu’en 1834 avec l’élaboration d’une nouvelle règle et la prépondérance des frères enseignants. 13 Zacharie Guillet, dit Galland, ouvrier qui s’était enrichi, avait fondé à Pont-Achard un foyer composé d’une maison et d’une chapelle. Ainsi que le relate l’abbé Guillet, en 1878 dan sa Vie de M. Charles-Joseph Chaubier de Larnay, Zacharie Guillet avait donné ces bâtiments « à la Congrégation de Saint-Laurent, à condition qu’il y aurait toujours neuf lits pour autant de pauvres ouvriers. » 14 Dans la chronique du frère Abel (FSG) on trouve:" A Loudun en 1825, Deshayes crée une école pour entendants. L'ordre avait une école (pour sourds) à la Chartreuse d'Auray. En 1829, Deshayes envisage une implantation à Loudun avec l'appui du maire. Mais M. Montault (le maire) qui devait s'en charger meurt et le projet est reporté." 15 Déjà au XVIIe siècle, une "guerre scolaire" avait secoué la ville. Les communautés catholique et protestante s'étaient opposées pour le contrôle du collège fondé par Guy Chauvet. La révocation de l'édit de Nantes avaient mis fin à ces querelles en mettant les protestants hors la loi. ( Sylvette Noyelle: Histoires des rues de Loudun. SHPL 2003.) 16 A l’époque à Poitiers, outre l’hospice de Saint-Zacharie, les sœurs de la Sagesse avaient la charge de l’école de Montbernage, de l’hospice des Pénitentes, de l’Hôpital général, de l’école de la Cueille, des Incurables, devenu depuis l’hôpital Pasteur, et de l’Hôtel Dieu. 17 Sœur Marie-Victoire était la nièce de Melle Blouin, institutrice pour sourds-muets, qui avait reçu l’enseignement de l’abbé de l’Epée et fondé à Angers une maison pour sourds-muets et sourdes-muettes où sœur Marie-Victoire avait travaillé dès l’âge de treize ans.

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Guy. Sœur Marie-Victoire a été rejointe par une autre sœur d’Auray, sœur Sainte-Sophie, qui est accompagnée de Perrine Lebihan, religieuse sourde muette qui a prononcé ses vœux en langue des signes. Au cours de la séance publique donnée pour l'ouverture en présence de nombreux notables, Sœur Saint-Léon (Perrine Lebihan) répond en signes aux nombreuses questions qui lui sont posées. " La séance, commencée à deux heures, ne se termina qu'à cinq heures et demie; le plus vif intérêt s'y soutint jusqu'au dernier moment" écrit l'abbé Guillet18. L'abbé Lambert est nommé directeur spirituel de l'école de Pont-Achard qui accueille bientôt une vingtaine de jeunes sourdes. Selon le père Guillet, au cours de la cérémonie d’ouverture Gabriel Deshayes aurait dit : « On s’étonne de mon affection pour ces infortunés ; mais c’est la gloire de DIEU que j’ai en vue. » Peu après M. de Larnay19 est nommé directeur spirituel de l’établissement. Le nouveau préfet, M. Jussieu désirait que l'établissement de Pont-Achard s'ouvre aussi aux jeunes sourds . "Mais la sœur, soutenue particulièrement en cela par M. de Larnay, fit comprendre au Préfet les inconvénients qu'il y aurait à mettre ces garçons à une telle proximité des sourdes-muettes" relate l'abbé Guillet20. C'est donc à Loudun que sera créée l'école pour les garçons sourds muets. En 1835, Gabriel Deshayes envisage de créer l'établissement dans les bâtiments des Carmes que les frères de Loudun viennent d’acheter pour agrandir leurs locaux. En août 1837, il vient donc à Loudun accompagné de Poidevin, un sourd instruit à Auray. La séance publique qu'il y donne est un succès: l’école est fondée grâce à un legs de 10.000. F et au soutien financier des notables et de la municipalité. Par ailleurs en 1837, les frères de Saint Gabriel sont chargés de l’école communale de Rouillé fondée par Melle Dauvilliers; ils y accueillent aussi deux enfants sourds-muets. En 1838, ceux-ci rejoignent l’école de Loudun. Les bourses accordées par les départements de la Vienne et des Deux-Sèvres et par les ville de Niort et de Parthenay permettent d'accueillir dix sourds-muets. A la mort de Gabriel Deshayes, le 28 décembre 1841, les frères montfortains, qui sont devenus frères de Saint-Gabriel en 1834, ont la charge de cinq écoles pour sourds, Auray, Loudun, Orléans, Lille et Soissons. L’enseignement pour les sourds a débuté dans la Vienne.

(Document ECHO DE FAMILLES. N° 623, mars 1948.)

18 Vie de M. de Larnay. PP. 153-154. 19 voir infra page...9. 20 Vie de M. de Larnay. P. 161.

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M. de Larnay: "Je regarde comme un devoir de dépenser

ma fortune dans les œuvres."

’ESSENTIEL de ce que nous savons de la vie de Charles-Joseph Chaubier de Larnay provient du livre que lui a consacré M. Ath.- Aug. Guillet, archiprêtre de Niort, en 1878,

seize ans après sa mort. La famille de Larnay était une ancienne famille du Poitou et d’Anjou, catholique et royaliste. Le père de Charles-Joseph, Gabriel de Larnay, membre d’une compagnie des gens d’armes de la garde du roi, avait émigré en 1791. En 1801 il était revenu définitivement de Suisse où il avait survécu, dit le biographe, en donnant des leçons de grammaire française. De la fortune passée de sa famille ne restaient que les terres de Larnay. Il y épouse Catherine de Belle-Touche, d’une vieille famille parthenaisienne qui , après le concordat, resta fidèle à la petite Eglise21. C’est aussi dans le domaine familial que naît Charles-Joseph Chaubier le 8 août 1802. Quand il a six ans et demi, les parents ne veulent pas confier l’aîné de leurs trois enfants à l’école de l’Empire ; il est donc d’abord éduqué par M. Audios, prêtre de Poitiers, docteur en théologie qui travaillait à l’hospice des incurables et s’y chargeait de l’éducation des enfants pauvres. Dans ces lieux où un siècle plus tôt avait été créé l’ordre des sœurs de la Sagesse, et où une aveugle avait été nommée supérieure du premier groupe des filles de la Sagesse, Charles-Joseph a peut-être aussi rencontré des enfants sourds. A onze ans, Charles-Joseph va au petit séminaire, rue Corne-de-Bouc. Après les Cent jours et la fermeture à nouveau des écoles religieuses juste créées, en novembre 1815, il fréquente, comme externe, le collège de Poitiers. En août 1820, avec son baccalauréat de philosophie, il s’inscrit en faculté de droit selon la volonté de son père qui rêvait pour lui d’une carrière à la cour. Son père meurt le 19 avril 1822, et Charles-Gabriel entre au séminaire Saint-Sulpice de Paris fin septembre de la même année. En 1824 il est sous-diacre à la Trinité. Malade, il rentre à Poitiers où sa sœur meurt quelques mois plus tard, fin 1824. Il fait alors le catéchisme aux enfants pauvres à l’hôpital général. Il entre en 1827 dans la congrégation de la Très-Sainte Vierge, branche de la compagnie de Jésus établie en Poitou en 1825. La plupart des membres de la congrégation sont chargés d’enseignement. Il est ordonné prêtre le 27 juin 1827 et peu après nommé directeur du grand séminaire. Le 11 juillet 1830, il devient directeur de la congrégation de la Très Sainte Vierge, juste avant que celle-ci soit suspendue par la révolution de juillet. Depuis 1828, il s’occupe de l’œuvre de la propagation de la foi. Il s’y charge essentiellement de recueillir les aumônes et de les redistribuer. C’est un domaine dans lequel il va exceller et qui sera d’une grande importance pour la suite de sa vie et les établissements qu’il va soutenir.

21 La Petite Église, est l'Eglise de ceux qui ont refusé le concordat entre Bonaparte et le Pape. Peu étendue, elle existe encore de nos jours dans le nord des Deux-Sèvres et la Vendée où elle compterait quelques centaines de fidèles.

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(Gravure extraite de la Vie de M. de Larnay. )

Il s’occupe aussi successivement et simultanément de l’œuvre de la sainte enfance, de l’œuvre des églises pauvres du diocèse (« l’œuvre des deux liards »), de l’œuvre du Bon-Pasteur pour le repentir des libertines22. Partout M. de Larnay se charge de récupérer dons et

22 A Poitiers existait déjà, rue des Fille-Saint-François, une « maison du repentir » dirigée depuis 1739 par les sœurs de la Sagesse.

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aumônes et son talent est grand qu’il va bientôt mettre au service de ce qui sera l’œuvre de sa vie, celle de l’éducation des sourdes muettes et des jeunes aveugles. Quand l’établissement pour sourdes ouvre à Pont-Achard, la directrice, sœur Marie-Victoire cherche presque aussitôt un « directeur spirituel ». Elle s’adresse à l’évêque, Mgr de Bouillé qui lui recommande de prendre contact avec M. de Larnay. Celui-ci accepte la tâche, d’autant qu’il connaît déjà deux des élèves, Sidonie Guy dont le parrain, M. de la Sayette est un de ses amis, et Rosalie Cellier, de Lusignan, qu’il a eu l’occasion de rencontrer dans ses tournées pastorales. Sa première action pour la nouvelle école est d’écrire à nombre de curés de paroisses où ont été recensées des sourdes muettes en âge d’être scolarisées. Il les incite à faire des démarches pour obtenir quelques-unes des bourses qui ont été instituées pou l’éducation de ces enfants.

Le prêtre qui pleure

Souvent après la messe qu’il dit dans la chapelle de Pont-Achard, il entre en classe. L’abbé Guillet raconte :

« Il leur apportait des images et leur disait par signes comme il pouvait : si vous êtes bien sages, si vous étudiez bien, la maman à moi vous donnera elle aussi des bonbons et vous viendrez avec elle vous promener à Larnay, et vous y ferez collation (…) Il voulut un jour leur raconter une histoire. Comme il ne savait pas les signes, sœur Marguerite-Victoire lui servit d’interprète. Il trouva les signes si expressifs qu’il en fut touché au point que des larmes roulèrent dans ses yeux et il fut obligé de les laisser couler. Les enfants s’en aperçurent et se dirent entre elles avec une naïve sympathie : « Le prêtre pleure. » Puis elles lui demandèrent pourquoi il pleurait. – « Je pleure, mes enfants », leur répondit-il, « parce que je ne puis vous exprimer moi-même mes sentiments. Je sens au fond de mon cœur tout l’intérêt que je vous porte, et je ne puis rien vous dire. » (…) Elles lui dirent alors : « Il faut que vous appreniez les signes. » - Il répondit : « C’est trop difficile, je ne le peux pas. » « Depuis ce moment les enfants désignèrent toujours M. de Larnay en mettant leur index sur la joue au-dessous de l’œil pour signifier le prêtre qui pleure. »

M. de Larnay se laisse convaincre et, pendant trois ans, trois fois par semaine, prend les cours de signes de sœur Marie-Victoire. « Après ce temps », affirme son biographe, « il put enfin confesser les sourdes muettes et les prêcher assez convenablement. » Il reste attaché à Pont-Achard jusqu’en 1838 quand il est remplacé par le père Ratureau dans ses fonctions de « directeur spirituel ». C’est cette même année qu’est créée à Loudun l’école des sourds-muets, pour les garçons, sous la direction des frères de Saint-Gabriel. L’abbé Guillet précise que « M. de Larnay ne fut pas étranger aux ressources qui rendirent possibles la fondation de Loudun ». Il est vrai qu'il s'était opposé à l'installation, dans les locaux de Pont-Achard, d'une école pour garçons sourds Après la mort de Gabriel Deshayes, fin 1841, le père Dalin, nouveau supérieur des ordres monfortains confie la direction des sourdes-muettes à M. de Larnay. Ce dernier accepte à la condition qu'elle ne lui soit plus enlevée. Ce qui est accordé. L'œuvre des sourdes-muettes devient son œuvre. Il va y consacrer le reste de sa vie.

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M. de Larnay se démène aussi pour que les prêtres lui signalent la présence de jeunes sourdes ou sourds dans leurs paroisses et il les aide dans leurs démarches auprès des autorités pour obtenir des bourses pour l’éducation de ces enfants23. Dans le discours qu’il prononce lors de la cérémonie de distribution des prix à Pont-Achard, le 14 juin 1843, il rend un hommage appuyé et ému à la langue des signes dans l’éducation et le développement intellectuel du sourd qui « ne voyant que le signe qu’il perçoit par les yeux, arrive à exprimer des pensées telles que celles-ci : La reconnaissance est la mémoire du cœur. – L’espérance est la pensée de l’imagination. – La pensée éclot sur la tige du hasard ou sur celle de l’attention. – La vivacité est l’éclair des opérations de l’esprit. – L’homme franc est l’honneur en relief. – Le geste est à la parole ce que le sentiment est à la pensée… » M. de Larnay multiplie les exemples qui lui ont fait comprendre que les signes sont une langue, bien qu’il ne l’exprime jamais ainsi. La révolution du chemin de fer atteint Poitiers avant celle de 1848. Dès 1847 la construction de la ligne ferroviaire Paris – Bordeaux coupe les bâtiments de Pont-Achard en deux et l’institution doit trouver refuge ailleurs. Les sœurs de la Sagesse demandent alors un asile temporaire à M. de Larnay dans sa propriété aux portes de Poitiers, « une très simple maison de maître bâtie en 1837 sur l’emplacement du vieux château qu’on avait dû raser parce qu’il menaçait ruine ». Il y consent bien volontiers et fait aussitôt entreprendre des travaux de rénovation et d’agrandissement. Et l’abbé Guillet raconte : « Quand il eut fait en conséquence les premiers aménagements de sa maison, il sentit au cœur un mouvement irrésistible qui le portait à fixer les sourdes-muettes dans le domaine de Larnay. » Ce qui devait n’être qu’un accueil transitoire devient une installation définitive. Le déménagement de Pont-Achard à Larnay se fait le samedi 6 novembre 184724. Il y a trente élèves, six religieuses dont une sourde-muette, sœur Saint-Léon, et deux frères employés à l’entretien et aux courses diverses. Mais l’œuvre est appelée à se développer (trente ans plus tard, en 1878, il y aura 167 pensionnaires, vingt-quatre sœurs et quatorze frères) et M. de Larnay s’y emploie. Dès juillet 1849, il écrit aux curés des paroisses du Cher, de l’Indre, d’Indre-et-Loire, de la Vendée, de la Charente, de la Haute-Vienne et de la Creuse :

" … La Providence peut m’offrir, par votre intermédiaire, trois ressources pour recueillir ces pauvres enfants dans notre établissement de Poitiers : 1° le concours de parents par le paiement de la pension ou d’une partie de la pension… ; 2° le concours de quelques personnes charitables qui suppléeraient les parents lorsque ceux-ci sont trop pauvres… ; 3° enfin la concession de quelques bourses ou demi-bourses obtenues à votre instigation du conseil général du département ; toutefois comme cette dernière mesure peut offrir de nombreuses difficultés, je me réserve de faire à cet égard, de concert avec vous, des démarches ultérieures auprès du préfet(...)"

23 M. de Larnay terminait ainsi une lettre circulaire envoyée à tous les curés du diocèse de Poitiers en 1844: « Chacun de nos chers et vénérables confrères est prié instamment de faire inscrire, dans un bref délai, à Poitiers et à Loudun, tous les sourds-muets de sa paroisse quels que soient leur âge et leur position sociale. S’ils sont pauvres, ils profiteront en temps utile des bourses accordées à l’Etablissement ou bien des largesses que la charité voudra bien verser dans nos mains… » 24 Dans les Annales archéologiques de 1852, le correspondant poitevin de la revue, évoquant des travaux à la cathédrale écrit: " Un de nos chanoines, M. de Larnay, qui consacre sa grande fortune à des travaux religieux (…) a dépensé 20,000 fr. à donner à cette même cathédrale un fort bon orgue d'accompagnement (…) Il dépense 100,000 fr. à construire pour les sourdes-muettes un bel établissement, dont fait partie une chapelle de 35 mètres de long, entièrement en style du XIIIe siècle…" M. de Larnay déclara un jour au préfet : « Je regarde comme un devoir que Dieu m'impose de dépenser dans les Œuvres et surtout dans celle-ci la fortune que des deuils successifs ont fait arriver dans mes mains. »

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Dans la même lettre il demande aux destinataires de la lettre "de (lui) adresser, sous un assez bref délai, une réponse nette et précise aux questions suivantes :

1° Quels sont les noms, prénoms, âge et fortune des sourdes-muettes de votre paroisse?

2° Quel est chez chacune d'elles le degré présumé d'intelligence ou d'idiotisme? 3° Quel est le concours ou l'opposition des parents pour leur instruction ?

4° Quel serait le chiffre de la pension offerte par les parents ou par des personnes charitables qui, prenant celle belle œuvre a cœur, y concourraient sous votre direction par des quêtes ou par des souscriptions. "Il y a à Loudun, chef-lieu d'arrondissement du département de la Vienne, une école de sourds-muets, fondée il y a environ 10 ans; et comme je pourrais être appelé plus tard à en prendre la direction, je vous demande par provision les mêmes renseignements sur les sourds-muets de votre paroisse.25"

Et toujours soucieux de ne pas gaspiller l’argent collecté pour ses œuvres, le prélat ajoutait :

"Les lettres que j’adresse aujourd’hui à Messieurs les curés des six diocèses ci-dessus devant provoquer une multitude de réponses, je sollicite de vous une grâce, celle de vouloir bien affranchir votre lettre."

L'espoir de M. de Larnay de prendre la direction de l'établissement de Loudun ne se réalisera pas. Les frères de Saint-Gabriel sont en train d'opérer un virage pédagogique avec frère Bernard et la phonodactylogie.

Les jeunes aveugles aussi

A la rentrée de 1857, M. de Larnay est sollicité pour accueillir dans son établissement une jeune aveugle de Lusignan. " Venir au secours des pauvres aveugles" était aussi un rêve qu'il faisait depuis longtemps, et il va le réaliser. Le 19 octobre, il part à Lille où, dans une maison des sœurs de la Sagesse, sourdes-muettes et aveugles sont réunies. Au retour il s'arrête quelques jours à l'Institut des jeunes aveugles de Paris. Et le 12 novembre, l'institution de Larnay accueillait sa première petite aveugle. " Une sœur, très – forte pianiste, fut envoyée de Saint-Laurent pour cette enfant, qui ne tarda pas à avoir des compagnes" note l'abbé Guillet. Dès le 1er janvier 1858, M. de Larnay, tout comme il l'avait fait pour les sourdes-muettes, envoie une lettre circulaire aux évêques de la grande région, de Limoges à Nantes et de Blois à Agen, pour qu'ils annoncent aux prêtres de leurs diocèses la création d'un institution pour jeunes aveugles à Larnay26. L'abbé Guillet écrit27 :

"... comme il y a, heureusement, beaucoup moins d'aveugles que de sourds-muets, il ne vint que très peu de filles aveugles à Larnay, et il n'y en a pas eu, jusqu'à ce jour (1878), plus de 12 à 15. "On trouvera que c'est encore beaucoup, si on considère que ces infortunées doivent être conduites presque partout par la main, et qu'il faudrait à chaque instant pour s'occuper d'elles, tout un personnel proportionné à leur nombre.

25 Dans La vie de M. de Larnay, l'abbé Guillet cite cette lettre, mais il omet cette dernière phrase. 26 Dans une lettre du 3 mai 1859 M. de Larnay écrit: « Nous avons aujourd’hui quatre-vingt-dix sourdes-muettes et cinq aveugles. » Et dans une lettre du 10 juillet: « Quatre-vingt-douze sourdes-muettes, six aveugles! » 27 Abbé Guillet. Op cit, pp. 488-489.

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"Il est vrai que les sourdes-muettes peuvent venir en aide aux sœurs en donnant aux aveugles, ce qu'elles font volontiers (...). "Il s'établit donc une communication des sourdes-muettes aux aveugles ; il se fait entre les unes et les autres un échange d'idées. Oui, chose étrange, mais réelle -, quoique difficile à expliquer, les unes et les autres se parlent et conversent entre elles en se prenant les mains, chacune donnant aux doigts de la compagne avec laquelle elle s'entretient la position qui doit signifier sa pensée." "Nous croyons pouvoir rapporter le cas particulier dont nous fûmes témoin à Larnay. C'était un jour de première communion. Au nombre des premières communiantes se trouvait une enfant sourde-muette et aveugle28. (...) Nous avions le bonheur de dire cette messe de première communion. Notre allocution, que nous étions obligé de mimer pour les sourdes-muettes, en la parlant pour les aveugles, fut traduite au moyen du toucher par la sourde-muette à sa compagne sourde-muette et aveugle..."

M. de Larnay a un autre projet qui lui tient à cœur, que les sourdes-muettes qui le désirent puissent rester dans l'institution toute leur vie. Il crée pour elles la Congrégation de Notre-Dame-des-Sept-Douleurs. Il en rédige la Règle qui prévoit que les vœux sont professés - en signes si besoin - pour un an et renouvelables chaque année en septembre pour la fête de Notre-Dame-des-Sept-Douleurs.

" Cette Congrégation des Religieuses sourdes-muettes de Notre-Dame-des-Sept-Douleurs, qui compte aujourd'hui une Novice et dix Professes, a fait un très – grand bien à toute la Maison de Larnay. " Il y avait d'abord des difficultés pour ces Religieuses qui continuaient d'être mêlées aux autres sourdes-muettes. Mais quand elles ont été un peu nombreuses, (..) elles ont au contraire obtenu le respect, gagné la sympathie, excité l'émulation. Elles sont devenues, entre les mains des sœurs, d'un grand secours pour le bien général. Elles sont en un mot le joyau de la Maison de Larnay." 29

Le 7 décembre 1862, quand M. de Larnay meurt, les frères de Saint Gabriel, qui ont en charge les garçons sourds, ont déjà pris un virage oraliste qui va éliminer de fait les sourds du corps enseignant. Au contraire à Larnay, les sœurs sourdes ont une place dans l'éducation des nouvelles admises à Larnay, et leur rôle sera important auprès des sourdes-aveugles. Moins de deux ans après la mort de M. de Larnay, l’Institution est approuvée par le Conseil d’Etat le 5 mars 1864.

28 Germaine Cambon (?) 29 Abbé Guillet. Op cit. pp 503-504.

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Frère Bernard: Un homme de parole

N 1852, le nombre d'élèves sourds-muets accueillis dans l'établissement de Loudun s'élève alors à dix grâce notamment à des bourses des villes de Niort et Poitiers. Le

directeur, frère Ildefonse, envisage d'en accueillir cinq nouveaux mais il doit trouver des financements. La société de patronage qu'il fonde avec des notables loudunais, va lui permettre de les trouver.

L'année 1852:

la première société de patronage

Emmanuel de Curzon30, directeur de L'Abeille de Poitiers, journal légitimiste de la Vienne relate ainsi le naissance de cet ancêtre de l'APSA, dans l'hebdomadaire national L'Ami de la religion.31

" Il n'est pas de département où il ne naisse chaque année un nombre assez considérable de sourds-muets des deux sexes. Les établissements destinés à leur donner cette éducation toute spéciale qui doit les rattacher à la société tendent à se multiplier; mais ils sont encore trop rares. C'est que les ordres religieux qui se livrent à cette œuvre si éminemment sociale et humanitaire sont tous pauvres, et que ce genre d'instruction, qui ne comporte ni l'isolement ni l'externat, est nécessairement très coûteux. Il ne s'agit pas seulement, en effet, de donner à ces malheureux enfants une éducation qui supplée aux organes qui leur manquent ou qui sont paralysés, et qui paralysent à leur tour leur intelligence : il faut encore les vêtir, les nourrir, leur créer des ateliers de travail. "Il est donc nécessaire d'avertir la charité publique, afin qu'elle vienne en aide aux établissements qui se fondent dans le but de remédier à cette infirmité doublement déplorable . (...)

"Il existe à Loudun, département de la Vienne, un établissement fondé par les Frères de l'instruction chrétienne de Saint-Laurent pour donner aux sourds-muets du sexe masculin le bienfait de l'instruction qui leur est spéciale et un enseignement professionnel. Placé dans des conditions on ne peut plus favorables, cet établissement a donné jusqu'ici les plus heureux résultats. Mais, bien que les bâtiments soient vastes et que le personnel pût suffire pour instruire un beaucoup plus grand nombre d'enfants, les ressources pécuniaires ne permettent plus d'admettre ceux qui se présentent : presque tous appartenant à des familles indigentes et incapables de contribuer aux frais de l'éducation.

30 Publiciste légitimiste, directeur de L'Abeille poitevine, ami de M. de Larnay, qui était son voisin à Migné, et avec lequel il participa à de nombreuses œuvres de bienfaisance. Après 1856 il s'oppose à Mgr Pie, l'évêque de Poitiers qui l'a supplanté à la tête du royalisme poitevin. Dans l'ouvrage que lui a consacré La revue historique du Centre-Ouest (Tome III, 1er semestre 2004) on trouve que tous les prétextes étaient bons dans cette opposition irréductible: "… il guerroie contre L'Evêque qui s'emploie à l'empêcher d'installer un fourneau économique chez les sœurs de la Sagesse à Pont-Achard." 31 L'Ami de la religion. N° 5358 du 15 avril 1852.

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"Dans le but de venir en aide aux enfants pauvres sourds-muets et de donner à l'établissement de Loudun tout le développement dont il est susceptible, il a été fondé une société de patronage ayant pour mission de solliciter des subventions du gouvernement et des départements limitrophes qui ne possèdent point d'établissements de cette nature, et de faire appel à la charité publique.

"Sont membres bienfaiteurs de cette Société toutes les personnes qui s'engagent à verser chaque année, pendant six ans, durée habituelle de l'éducation d'un sourd-muet, une somme de 10 fr. au moins entre les mains du trésorier de la Société.

"Ces fonds seront employés exclusivement à procurer l'admission gratuite des sourds-muets pauvres, à compléter les fractions de pensions obtenues de quelque autre manière, à aider les sourds-muets lorsqu'ils sont rentrés dans la société."

Le bureau de l'association se compose de: Président, M. J. Hennecart, représentant; vice-président, M. le sous-préfet; trésorier, M. Gravier, ancien notaire; secrétaire, M. Barbier-Montault, propriétaire; vice-secrétaire, M. Gustave Dévaux, avocat.

Cette même année 1852, paraissent deux livres de Ferdinand Berthier32 qui ravivent le débat sur le statut des signes. Le choix pédagogique entre l'utilisation des signes et la méthode orale a depuis longtemps secoué l'Institut National des jeunes sourds de Paris, avec la nomination de Bébian33 comme directeur, sa démission et son remplacement par Désiré Ordinaire qui y a créé des "classes d'articulation", puis a progressivement écarté les professeurs sourds des taches d'enseignement. Dans le premier ouvrage " Réfutation de feu le Docteur Itard, Médecin en chef de l'Institution nationale des Sourds-Muets de Paris, relative aux facultés intellectuelles et aux qualités morales des Sourds-Muets, présentée aux Académies de médecine et des Sciences morales et politiques", la critique la plus dure peut se résumer à ceci: Itard dénigre une langue, qu'il ne comprend pas, qu'il ne connait pas et qu'il n'a jamais essayé de connaître malgré sa position de médecin à Saint-Jacques. Toujours la même année, Berthier fait paraitre "L'Abbé de L'Epée, sa vie son apostolat" qui eut un certain succès, et que les frères ne pouvaient ignorer. A propos de

32 Ferdinand Berthier est né sourd le 30 septembre 1803 à Louhans (Saône-et-Loire) où son père est chirurgien. A 8 ans, il est admis à l'INJS, rue Saint-Jacques. Il y devient répétiteur, puis professeur. En 1834, Ferdinand Berthier crée la Société Centrale des Sourds-Muets de Paris et organise un banquet annuel en l'honneur de l'Abbé de l'Epée. Membre de la Société des Etudes Historiques et de la Société des gens de lettres, il est candidat "républicain" aux élections législatives de 1848. Louis Napoléon Bonaparte le décore de la légion d'honneur, malgré l'amitié de celui ci pour Victor Hugo qui lui écrivit en 1845: : "qu'importe la surdité de l'oreille quand l'esprit entend ? La seule surdité, la vraie surdité, la surdité incurable, c'est celle de l'intelligence". Auteur de nombreux ouvrages, dont certains sont consultables sur le site de l'APSA, Ferdinand Berthier meurt le 13 juillet 1886.

33 Auguste Roch Amboise de Bébian, filleul de l'abbé Sicard, né en 1789 à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe). Professeur à Saint-Jacques, l'Institut national des jeunes sourds de Paris, a été le premier à étudier les signes comme un langue structurée. Ses livres "Essai sur les sourds-muets" (1817), " Mimographie" (essai d'écriture de la langue des signes, 1825), "Examen critique de l'Institut des Jeunes Sourds de Paris"(1834), sont consultables sur le site de l'APSA. Nommé directeur de Saint-Jacques, il s'oppose à Itard, le médecin de l'institution et est remplacé par Désiré Ordinaire, très influencé par Pereire. En 1835, il rentre à la Guadeloupe et prend la direction de l'école mutuelle de Basse-Terre. Quand le ministère de la Marine - dont dépendait alors l'administration de l'île - confie l'instruction à Basse-Terre aux frères de l'Instruction chrétienne de Ploërmel, l'école mutuelle ferme. Bébian en crée une nouvelle pour les enfants d'esclaves, à Pointe-à-Pitre où il meurt le 24 février 1839.

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l'inauguration de la statue de l'abbé de l'Epée, le 3 décembre 1843, il note la présence des autorités en précisant : "moins le clergé", et précise en une note:

"Cette abstention aurait-elle été motivée, comme on l'a prétendu, par les opinions jansénistes de notre célèbre instituteur ? Nous ne pouvons le croire. Plus de cinquante ans se sont écoulés depuis sa mort; et une tombe, des bienfaits inouïs et des honneurs mérités nous séparaient de cette époque."

Il n'est pas sûr que l'ironie ait plu aux frères. Mais le temps n'estompe pas la mémoire puisque, 26 ans plus tard, l'abbé Guillet écrira dans " Vie de M. de Larnay":

"Une autre remarque, bien que fort triste, mais toujours la vérité, c'est que l'abbé de l'Épée a eu le malheur de se lier avec les jansénistes, de contracter leurs erreurs et de résister jusqu'à la mort aux décrets dogmatiques du Saint-Siège. Il en a été loué par les gens du parti et par les prétendus philosophes. La reconnaissance qu'il mérite pour sa belle découverte, le témoignage qu'on doit rendre de ses nobles qualités personnelles ne peuvent faire oublier qu'il ne fut pas un fils soumis de l'Église, dont il était le ministre."34

On peut aussi ajouter que l'Abbé de l'Epée était avocat et qu'il défendait surtout des juifs et des protestants.

A la recherche d'une méthode

unifiée d'enseignement.

A la même époque, les frères de Saint-Gabriel ont plusieurs établissements pour jeunes sourds à travers la France et ils cherchent à créer une méthode unifiée d'éducation. En 1850, le frère Anselme, (Louis Cointeau), qui à la charge de l'enseignement des jeunes sourds de Loudun, est appelé à l'établissement de Lille 35 pour rédiger, avec le Père Bouchet, une méthode d'enseignement à l'usage des institutions de Sourds-Muets dirigées par les frères de Saint-Gabriel. Cette méthode parait en 1853 et on y trouve : "Nous pensons que l'articulation devrait être l'unique moyen d'enseignement pour les élèves de la première classe."

Frère Bernard36 est nommé à Loudun pour remplacer le frère Anselme. Poidevin, le Sourd instruit à Auray qui était venu avec le père Deshayes en 1837, est aussi professeur dans l'établissement. Et en janvier 1852, un novice, frère Mesmin, qui semble ignorer les signes, est aussi nommé à Loudun, pour s'initier à l'enseignement des sourds-muets. A la fin de l'année, Frère Bernard introduit dans l'enseignement la phonodactylologie, méthode qu'il a mise au point et qu'il veut tester.

Pour "établir parmi (eux) l'uniformité dans l'instruction et la direction des enfants confiés à (leurs) soins", dix frères de Saint-Gabriel professeurs de sourds-muets se réunissent en congrès à Loudun du 14 août au 10 septembre 1854, sous la présidence de Frère Anselme. Les questions à traiter sont: définir les avantages et les inconvénients comparés des signes, de la phonodactylologie, de la chéirologie; examiner l'intérêt d'élaborer un dictionnaire des signes; confronter les méthodes respectives des frères présents dans le but commun de

34 Abbé Guillet. Op. cit. pp 146-147. 35L'école créée en 1835 par Massieu, célèbre élève de l'abbé Sicard, à été reprise par les frères de Saint-Gabriel en 1839 et transférée à Fives-lès-Lille en 1843 . 36 Le 8 décembre 1841, trois semaines avant la mort de Gabriel Deshayes, Théophile Augereau, novice âgé de 14 ans, était admis au juvénat de Saint-Laurent. Il va devenir frère de Saint-Gabriel sous le nom de frère Bernard, et va profondément marquer les méthodes d'enseignement des écoles montfortaines pour les sourds.

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La chéirologie, nouveau système conçu par J.-M.-A. Pineau combine dactylologies alphabétique et phonétique.

(Document Bibliothèque Nationale. Gallica.)

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"donner l'instruction aux sourds muets le plus promptement, le plus simplement et le plus agréablement possible."37

C'est la période des vacances, mais les élèves sourds ont été gardés dans l'établissement afin de vérifier les résultats de la phonodactylologie employée avec eux depuis 18 mois. Sur les dix élèves examinés, trois sont devenus sourds vers 5 ans et un "entend fort bien". Frère Pothin note:

"…la plupart des élèves parlent mais ils laissent à désirer sous le rapport de la bonne prononciation… Mais il ne faut pas perdre de vue qu'on ne leur apprend à parler que depuis 18 mois."

Dans la septième séance, consacrée aux signes, "leur nécessité est reconnue' (pour développer l'intelligence des jeunes élèves), mais aussi "pour expliquer des mots des phrases ou des parties de phrases que l'écriture ne saurait faire comprendre, pour initier aux principales vérités de la religion ceux qui n'ont qu'une faible intelligence…"

Et la septième séance affirme:

"Les signes nuisent aux progrès de l'élève sous le rapport de l'élocution. S'ils sont employés trop fréquemment, ils le dégoutent aussi de l'écriture... Les signes nuisent à l'articulation, au développement des organes vocaux qui ont besoin d'être exercés pour acquérir une grande souplesse."

Dans la treizième séance, les frères professeurs reconnaissent: " la nécessité d'un professeur d'articulation dans chaque établissement."… " Mais voilà une chose que l'on s'est demandée: supposons que dans un an la phonodactylologie soit reconnue impraticable, quel système adopterons-nous pour la remplacer?" Le retour aux signes? Non. "La conférence arrête qu'on prendra la chéirologie."

Lors de la 37e séance l'assemblée tire les conséquences de ses précédentes décisions:

"Nous n'aurons point avec nous des professeurs S-M (Sourds-Muets) , parce que l'expérience prouve qu'ils instruisent mal, et puis il leur sera difficile pour ne pas dire impossible de se plier à notre manière d'agir dans l'enseignement et dans la direction."

Et à la question: " Peut-on admettre des sourds-muets dans nos institutions?", la 42e et avant-dernière séance répond sans ambiguïté :

" Nous n'admettrons pas les sourds-muets en qualité de professeurs dans nos institutions, vu que:

"1. Ces sourds-muets ne sont pas soumis aux mêmes règles de nous;

"2. Ils ne peuvent pas remplacer un frère pour la surveillance.

"3. Ils ne comprennent pas assez l'importance de leur mission pour qu'on puisse prudemment leur confier des enfants.

"4. Ils entraînent ordinairement dans leur manière de voir qui n'est pas toujours en harmonie avec celle des frères."

Frère Anselme eut ce regret : "Jamais je n'aurai le courage de dire un adieu éternel aux signes, jamais je ne pourrais assujettir mes élèves à parler une langue qui n'est pas leur langue."

37 Compte-rendu établi par frère Pothin. (Site de l'APSA.)

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(Document Bibliothèque Nationale. Gallica.)

" PHONODACTYOLOGIE, langage mettant en jeu la parole articulée et quelques signes manuels pour donner une traduction à la fois vocale et orthographique de tous les mots de la langue française. L’enfant instruit par ce système (…) lisait sur les lèvres du professeur les éléments voyelles a, e, i o, ou, etc. pendant que les éléments consonnes B, T, M, FL, TR, étaient figurés par la main, près du visage, autour de la bouche, afin de permettre à l'enfant de lire d'un même coup d'œil sur les doigts la consonne et simultanément sur les lèvres la voyelle associée aux consonnes, ce qui composait la syllabe complète. Les doigts avaient pour mission d'aider la perception des éléments que le sourd-muet confond facilement dans la lecture de la parole articulée."(Frère Louis-Auguste- Adrien Douillard- Dans "Historique de l'institution de Poitiers ", Echo de famille. N° 623, mars 1948.38

38 Augustin Grosselin(1800-1878 ) administrateur de la Société centrale d'éducation pour les sourds et muets. a précédé Frère Bernard en créant un alphabet phonodactylologique qu'il présenta dans des conférences, mais

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La phonodactylologie, considérée un peu abusivement comme un lointain ancêtre du cued-speech (LPC, langage parlé complété) mis au point dans les années soixante du siècle dernier à Gallaudet, l'université américaine pour les Sourds, est adoptée à l'essai. Le succès fut plus d'estime que réel puisque comme l'écrit Adrien Douillard39 :

" Quatre ans après la conférence de Loudun une autre réunion se tiendra à Poitiers en août 1860, alors que l'Institution aura été transférée dans cette ville. Nous retrouvons les mêmes Frères, les plus compétents dans la question des Sourds-Muets. La presque totalité des séances fut consacrée à la PHONODACTYOLOGIE : modification et perfectionnement du système. On espérait qu'après une expérimentation de quatre années le système allait être adopté d'emblée. Des tableaux imprimés, avec tous signes avaient été largement distribués aux maîtres et aux élèves. Pas plus que la première fois la méthode n'obtint l'unanimité. Le Frère Leufroy40 nous assure même que la plupart des professeurs l'avaient peu à peu abandonnée. Seul le bon Frère Bernard n’a jamais délaissé son enfant de prédilection : il s'en servait avec succès, mais avec des élèves privilégiés." "On comprend dès lors que le F. Bernard n'ait pas défendu son système, au Congrès de Milan, en 1880, ne sentant aucun appui dans ses confrères."

Si l'application de la phonodactylologie a été très inégale dans les établissements tenus par les frères, une de ces décisions fut aussitôt appliquée, au moins à Loudun41: l'interdiction faite aux sourds d'enseigner. L'institution se sépara de Poidevin, le sourd qui était venu à Loudun avec le père Deshayes en 1837 et qui, depuis, occupait les fonctions de répétiteur. Dans ses notes, Frère Bernard rapporte: "A cette époque (1855) on reçut un ancien élève très instruit, (Auguste Noury42), mais plus que Poidevin encore, il ne devait être gardé, dans l'intérêt des enfants."

qui ne réussit pas à convaincre : on le trouve ingénieux, mais peu pratique. En 1861, il perfectionne son système : il en fait une méthode de « phonomimie » (mimique du son) permettant de dispenser un enseignement aussi bien aux enfants sourds-muets qu'aux enfants entendant et parlant , permettant l'insertion scolaire des enfants sourds.

39 Echo de famille. N° 625, mai 1948. (Site de l'APSA). 40 Frère Leufroy écrit même " La Phono n’est pas une méthode d’articulation et c’est à tort qu’on a avancé qu’elle favorisait l’acquisition de la parole. Elle ne favorisait pas davantage, la lecture sur les lèvres, elle était même un obstacle. Elle pouvait devenir une sorte de mimique conventionnelle dont les élèves pouvaient se servir sans donner de la voix, sans même articuler, sans aucun mouvement des lèvres : cela c'est de l'histoire. Son seul avantage était de donner l'orthographe, et c'est bien quelque chose." 41 Cette décision ne fut pas appliqué avec la même rigueur dans les diverses institutions tenus par les frères de Saint-Gabriel. Il y avait des sourds frères de Saint-Gabriel (sans doute une dizaine au XIXe siècle), ceux qui enseignaient ne furent pas systématiquement écartés de leur poste. Mais on évita de former et de nommer des nouveaux à ces postes. D'autres établissements emploient encore, avant le congrès de Milan, des laïcs sourds-muets. L'établissement de Fives-lès-Lille a plusieurs sourds parmi ses enseignants dont Jules Lesaffre qui écrit à Frère Bernard qui fut son maître: …"Marez, mon petit sourd-muet, né à Lille, a environ 7 ans. Vous ne le connaissez pas. Il parle un peu comme G., il fait des progrès et parle par signes comme un vieux sourd-muet. J’aime à croire qu’il sera plus instruit que mes autres élèves." Serait-ce un trait d'ironie? 42 Auguste Noury, originaire de Bressuire, étudie 4 ans à Angers et 2 ans à Loudun. Elève maitre à l'institution de Loudun, il en est renvoyé. Frère Bernard a aussi écrit de lui :" Son développement et son intelligence sont remarquables pour un sourd-muet." Après avoir travaillé quelques années avec son père, il devient professeur chez le docteur Blanchet, le premier à avoir intégré des sourds et des aveugles en milieu scolaire ordinaire, mais pas dans des classes ordinaires. L'expérience du docteur Blanchet, oraliste et scientiste, fut très critiquée, notamment par Adolphe Franck et n'eut pas de résultats probants. Il semble que son but était essentiellement de faire des économies (Voir Yves Bernard: La naissance de l'oto-rhino-laryngologie en France. BIUM. Histoire de la médecine.)

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L'heure n'est plus à la "mimique" pour l'éducation des sourds. Dans les Instituts nationaux, le virage de "l'articulation" et de la méthode Pereire a été pris depuis quelques années bien qu'il y ait encore des professeurs sourds signants; les institutions protestantes, tel Saint-Hippolyte du Fort en 1856, vont s'y rallier. Le congrès de Loudun est le premier pas des frères vers une "normalisation pédagogique".

Dans un rapport de l'Académie des sciences morales43 et politiques, remis en 1858 ou 1859, au ministre de l'Intérieur sur l'éducation des sourds-muets, le rapporteur, Adolphe Franck, note la disparité des diverses méthodes employées dans et entre les divers établissements (institutions, instituts nationaux, école diverses). Sur la dizaine d'écoles qu'il a visitées:

" (Seule) celle de Lyon, placée sous la direction de M. Forestier, sourd-muet de naissance, (…) suit, avec quelques légères modifications dans la pratique, les règles tracées par Bébian."

Ce rapport, remarquablement documenté analyse finement les diverses méthodes et relève les défaut de l'oralisme:

(…) Dans aucun des établissements que nous avons visités, et cependant il n'y en a pas un où l'on n'enseigne l'articulation artificielle, toutes les fois que nous avons rencontré un sourd-muet capable de se servir de la parole, nous ne dirons pas avec facilité, mais d'une manière intelligible et supportable à l'oreille, c'était toujours un enfant devenu sourd à la suite d'un accident ou d'une maladie, et qui avait déjà parlé pendant un certain nombre d'années avec plus ou moins de perfection." …"C'est ici l'occasion de remarquer que le langage d'action, tel que le sourd-muet le forme spontanément, et tel que la réflexion le développe ensuite sur cette base naturelle, est toujours compris de ceux qui sont obligés de s'en servir, quoique les mêmes choses ne soient pas toujours exprimées par les mêmes signes. C'est que le geste mimique entre plusieurs traits également caractéristiques d'un objet peut reproduire tantôt l'un, tantôt l'autre, sans rien perdre de sa clarté."(…)" En visitant l'institution de Toulouse, nous y avons trouvé les Frères de Saint-Gabriel tout récemment installés à la place des instituteurs laïques, formés d'après la méthode de l'abbé Chazotte. Les signes mimiques employés par les premiers n'étaient pas les mêmes que ceux de leurs prédécesseurs, et cependant maîtres et élèves s'entendaient parfaitement les uns les autres."

Pourtant, lorsqu'il s'agit d'éclairer le ministre, c'est l'ouvrage de Valade-Gabel "Méthode à la portée des instituteurs primaires pour enseigner aux sourds- muets la langue française, sans l'intermédiaire des signes"44 que conseille M. Franck (sans déconseiller les autres, il faut le noter):

"La méthode de M. Valade-Gabel n'est pas un système plus ou moins ingénieux qui attend encore la consécration de l'expérience. Appliquée tout entière et sans interruption , depuis 1838 , dans l'institution impériale de Bordeaux, d'abord par l'auteur lui-même, placé à la tête de ce grand établissement, ensuite par ses disciples et ses continuateurs, il y a vingt-deux ans qu'elle fait ses preuves."

Une autre décision du congrès de Loudun a un début d'exécution: la réalisation d'un dictionnaire de signes est confiée au frère Louis et au frère Anselme. Les consignes que leur donne le congrès préfigurent le français signé (signes émis dans l'ordre de la phrase parlée) :

43 Compte Rendu de l'Académie des Sciences Morales et Politiques, (Volume 58 et 59). Ce rapport publié en 1861 et 1862, date certainement de 1858-59 44 Valade-Gabel dédie son ouvrage "A l'apôtre des sourds-muets de naissance et à leur premier instituteur Jacob-Rodrigues Pereire".

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"… Chaque mot aurait un signe distinctif, même celui qui dériverait d'un autre mot, ne fut-ce qu'un petit signe que l'on ajouterait au signe principal (…) S'il y avait une sorte d'impuissance à réaliser cette idée, les lettres initiales viendraient en aide ou quelque autre moyen purement conventionnel."

Outre que les termes mot et signe semblent utilisés indifféremment (c'est bien au signe que l'on ajoute un petit signe distinctif), le texte indique bien de façon implicite que le dictionnaire envisagé va du français aux signes.

Pourtant en 1825 Auguste Bébian, dans sa " MIMOGRAPHIE ou Essai d'écriture mimique propre à régulariser le langage des sourds-muets" 45, envisageait la possibilité d'un dictionnaire partant de la langue des signes et de sa structure. Cela confirme les propos de Ferdinand Berthier en 1842:

" Tout ce que je puis dire du langage des gestes, c'est que peu de parlants, encore aujourd'hui, savent précisément en quoi il consiste et quel est son génie particulier. Loin d'être aussi compliqué dans l'expression de la pensée qu'on se l'imagine communément, il ne se compose que d'un petit nombre d'éléments constitutifs, combinés à l'infini, et animés, vivifiés par le jeu de la physionomie. Il ne lui en faut pas davantage pour représenter seul toutes les idées qui se pressent dans l'esprit, toutes les affections qui agitent le cœur. En un mot, il réunit seul la simplicité et l'universalité de l'arithmétique la plus parfait… "

L'analyse faite par Florence Encrevé46 du dictionnaire47 établi par les frères de Saint-Gabriel donne bien la dimension et les limites de l'entreprise (aussi tributaire des connaissances de l'époque):

" Les frères ont remarqué que les signes diffèrent selon leurs établissements . Dans leur méthode publiée en 1853, ils souhaitent déjà leur compilation dans le but de les "améliorer" : " Ce langage d'action ainsi déterminé deviendrait par sa fixité susceptible de notables améliorations. Les élèves de nos différentes écoles ne seraient plus étrangers les uns des autres." Cette affirmation révèle que ses auteurs considèrent la langue des signes comme imparfaite puisqu'elle a besoin d'être améliorée. Notons que la langue des signes employée dans les établissements ne correspond pas exactement à celle des sourds, puisque les frères de chaque école ressentent la nécessité de créer des signes pour désigner des mots français précis, comme « hostie » ou « éternité » . De ce fait, à la lecture de ce dictionnaire et en considérant que la première école est ouverte en 1825, nous supposons que la méthode gestuelle des frères de Saint-Gabriel utilise un lexique formé à partir de quelques signes méthodiques de l'abbé de l'Épée, les plus simples, de signes des sourds et de signes inventés par des frères eux-mêmes. Quant à la grammaire, nous pensons qu'elle suit plutôt l'enchaînement des phrases françaises et non les structures de grande iconicité48 que les frères ne connaissent, bien évidemment, pas. Le fait qu'ils regrettent l'absence de fixité des signes montre que, pour eux, la langue des signes n'est qu'un palliatif du français et non une langue vivante évolutive. Le résultat de leur méthode ressemble probablement beaucoup au français signé actuel . "

45 Auguste Bébian , Mimographie". 1825. (Sur le site de l'APSA).

46 Florence Encrevé: "Sourds et société française au XIXe siècle". Thèse de doctorat d'histoire soutenue le 3 décembre 2008, à Paris 8. 47 " La clef du langage de la physionomie et du geste" tel est le titre de l'ouvrage publié en 1867. Il est ainsi présenté par l'abbé Lambert : "mis à la portée de tous, extrait de la méthode courte, facile et pratique d'enseignement des sourds-muets illettrés qui sont hors des Institutions spéciales, et des élèves arriérés de ces mêmes écoles : suivi d'un cours d'articulation et d'un plan simplifié d'instruction littéraire : ouvrage indispensable aux ecclésiastiques, aux sœurs de charité, aux médecins, aux instituteurs de la jeunesse, et très-utile à ceux qui se destinent à parler en public.

48 Voir La Langue des Signes Française (LSF) de Christian Cuxac.. Les voies de l’iconicité. Ophrys. Puf. 2000.

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Dans leur revendication pour la reconnaissance de leur langue et l'égalité des droits dans la différence, les sourds menés par Berthier ne pouvaient pas gagner. Dans un pays où, pour des raisons de centralisation et d'unité nationale, la chasse aux patois a commencé, et qui, dans sa colonie d'Algérie, pense qu'il faut écrire l'arabe en caractères romains, langues et écritures dissidentes ne peuvent plus être tolérées.

Pour Gabriel Deshayes, les sourds-muets étaient "toujours seuls et isolés au milieu du monde; ces infortunés , ne peuvent entrer en communication avec la société, et moins encore arriver à la connaissance de la Religion"49. Pour Frère Bernard: "Le malheureux pour avoir appris quelques gestes de plus n'en reste pas moins dans le monde comme un sauvage qui a peine à se faire comprendre.."50

Cette opinion est partagée par nombre d'éducateurs pour sourds en Italie, pays qui, comme l'Allemagne, a largement adopté la méthode orale pure. Ayant eu connaissance du congrès de Loudun, des prêtres et éducateurs italiens envoient une lettre au frère supérieur de Loudun datée du 8 décembre 1854. Ils y écrivent notamment: "A M. le Frère Supérieur de l'Institution des Sourds-muets Loudun "Monsieur,

"Partout on espère que la Sainte Vierge , pour récompenser la société et l'église des honneurs qui lui sont rendus en ce jour, fera pleuvoir sur la terre de nouveaux bienfaits. Peut-être n'est-ce point hardiesse de notre part que d'espérer qu'une partie de ces bienfaits veuille bien retomber sur une catégorie bien malheureuse de la famille humaine qui est celle des sourds-muets. Et nous regardons ces malheureux non seulement d'un œil philanthropique, mais aussi avec un sentiment chrétien, déplorant l'ignorance absolue de la religion où ils se trouvent partout. Nous n'ignorons pas les efforts que beaucoup de personnes charitables et zélées ont fait et font cependant en ce sens, et vous n'êtes certes pas en dernière place. Mais il ne faut pas se cacher que les mesures restent démesurément inférieures au besoin. Certains éducateurs zélés de sourds-muets en Italie en sont venus à penser que seule l'autorité suprême de l'église pourrait apporter l'universalité, la fermeté et l'efficacité à ce nouveau genre d'apostolat. Elle seule pourrait avoir assez d'influence pour pousser la chrétienté, et surtout les pasteurs de l'église, à participer efficacement à l'évangélisation de ce peuple nouvellement acquis. Pour atteindre ce saint but, il serait bon d'avoir votre sentiment et celui d'autres personnes influentes, surtout les évêques, qui, parce qu'il serait mieux formulé, pourrait s'exprimer et répondre aux questions notées ci-après(…)

-"Les sourds-muets de naissance peuvent-ils arriver à une notion suffisante de la Révélation par la seule éducation familiale qui est communément donnée au moyen de signes? -"Leur faut-il absolument une méthode spéciale et appropriée pour acquérir la Foi actuelle? -"Les sourds-muets qui n'ont pas en fait une telle éducation doivent-ils être considérés comme infidèles en ce qui concerne la Foi actuelle?"51

49 Voir plus haut page 4. 50 (1856) Prospectus de présentation de la phonodactylologie. 51 Archives Michel Lamothe. (Traduction de l'italien: Monique Jean.)

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" Peuple nouvellement acquis", la rhétorique emploie la terminologie coloniale montante qui ne supporte plus les déviances, que ce soit au nom de la religion, de la civilisation ou du progrès52.

La défaite de 1870 et la préparation de la revanche ne vont qu'amplifier le mouvement pour aboutir au congrès de Milan: en 1880, la délégation d'une vingtaine de frères - dont le voyage a été financé par Isaac et Eugène Pereire - vote pour la méthode orale "pure", l'interdiction des signes et l'expulsion des sourds de l'enseignement à leur propre communauté linguistique.

Le couvent des Carmes où s'est déroulée la "controverse" de Loudun.

52 En cette année 1856, à Saint-Hyppolite-du-Fort dans le Gard, un notable protestant de la ville créa une école pour sourds. Comme le note Pascale Gruson dans D’une surdité, l’autre, (In L’expérience du déni) : « Lorsque les protestants revinrent peu à peu à la vie publique, ils s’inquiétèrent passablement de l’emprise de l’Église catholique sur la détresse en général :- la promptitude des prêtres à imposer les derniers sacrements à des malades qui, s’ils avaient été conscients, les auraient refusés, leur empressement à convertir des protestants handicapés, faute d’œuvres protestantes appropriés. Il paraissait important de soustraire les enfants protestants à de tels endoctrinements. » On le voit, le « peuple sourd » n’était pas terre de mission que pour les catholiques. Et Saint-Hyppolite allait défendre la méthode orale, car les enseignants catholiques utilisaient jusqu'alors les signes !

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Poitiers: L'Institution dans ses locaux.

N 1853, le nombre d'élèves parlants à Loudun augmente fortement. La direction de l'établissement ne peut pas pousser les murs pour les accueillir. Elle décide donc de loger

les élèves sourds " dans une maison fort désagréable de l'institution"53. Pour sortir de cette situation, Frère Bernard insiste auprès du directeur, Frère Anselme, et du Supérieur général à Saint-Laurent, pour que l'œuvre soit transférée à Poitiers.

Il va lui falloir trois ans pour faire aboutir son projet. Aout 1855, à Poitiers, il fait le tour des autorités. Durant l'hiver qui suit il entretient une abondante correspondance avec la mairie de Poitiers pour défendre son projet de transfert dans la préfecture. Cet hiver fut dur à Loudun et aux vacances de 1856, Frère Anselme et Frère Bernard estimèrent que la situation matérielle était devenue difficilement supportable pour les élèves : " (Ils) songèrent à la misère qu'allaient encore avoir ces pauvres sourds-muets qui avaient beaucoup souffert depuis trois ans par manque de local convenable.54"

L'opposition de M. de Larnay.

Avec l'accord du Supérieur général de Saint-Laurent, les deux frères passent une

grande partie du mois d'aout à Poitiers à la recherche d'un lieu d'accueil. Par l'intermédiaire de M. Lacroix, curé de Montierneuf, ils prennent contact avec l'évêque qui leur répond que l'évêché ne peut pas s'occuper de leur problème. Opposition de M. de Larnay? C'est possible car Frère Bernard note :

" M. Lacroix fut un peu refroidi par M. l'Abbé de Larnay qui voyait notre projet d'un mauvais œil, donnant sept raisons tout à fait spécieuses pour dire que nous avions tort, et grand tort, et il était résolu à s'opposer de tout son pouvoir au transfèrement de notre Institution."

Au bout de plusieurs jours de vaines recherches, une homme d'affaires leur indique

une maison à louer située rue de la Tranchée55: " Elle est située à 15 minutes de St-Hilaire, à 8 minutes de la porte de Blossac,

immédiatement après le bureau de l'octroi, en face d’une maison achetée pour les petites sœurs des pauvres. Ce qui était alors disponible dans la propriété était suffisant pour les seize sourds-muets qui devaient venir.

"Il y avait le principal bâtiment composé de 10 appartements et d'un grand grenier, une vaste cour avec deux longs hangars, et un petit jardin, mais à droite et à gauche se trouvaient deux bâtiments inachevés qui, appropriés permettraient de recevoir deux ou trois fois plus d'élèves. A côté du petit jardin entouré aussi de murs qui pourrait servir à exercer sérieusement les élèves à l'horticulture, à l'instar de l'Institution de Nantes…"56

53 Notes de Frère Bernard. 54 Ibid. 55 Devenue depuis avenue de la Libération. 56 Notes de Frère Bernard.

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Le bâtiment loué par Frère Bernard en 1856. A gauche la

signature de Frère Bernard. Le montant du loyer, 1000 F annuel, rebute un peu les deux frères, mais les locaux correspondent tant à leurs souhaits qu'ils se mettent aussitôt à la recherche du financement. Ils sollicitent leurs "bienfaiteurs habituels" (la société de patronage de Loudun?) et demandent une aide à la Ville de Poitiers. Au cours de la réunion du conseil municipal du 17 septembre, la demande du directeur de Loudun, Frère Anselme est présentée par le maire, M. Grellaud:

"Mais il y eut de l'opposition de la part des hommes zélés ordinairement pour les œuvres religieuses. D'abord Mr de Larnay en avait indisposé quelques uns, puis ils craignaient que notre œuvre fit tort à celles qui étaient déjà fondées dans la ville, en particulier à une demande qu’ils voulaient faire en faveur des frères des Ecoles Chrétiennes." 57

Malgré cette opposition, le conseil vote une aide de 600 f pour un an afin d'aider les frères à payer le loyer de ce qui est encore, presque 160 ans après mais avec beaucoup de changements, le siège de l'APSA. Deux jours plus tard, le 19 septembre 1856, le bail signé par le Supérieur général est renvoyé à Mme Valette, propriétaire des locaux de la nouvelle institution. La rentrée de la toute nouvelle institution poitevine se fait le 18 octobre avec seize élèves. En février 1857, le président de la Société de patronage de Loudun, M. Hennecart qui est aussi vice-président du Conseil général, rend visite à ses anciens protégés, en compagnie du Receveur général de la Vienne, M. Degove. Une nouvelle société de patronage est créée au mois de mai comme le relate Frère Bernard:

"C'est vers ce temps de 1857 que la Société de patronage a été fondée à Poitiers, Mr Degove en a été le principal moteur. Le Bureau se composait: Président: Mr de Sèze, Premier président de la Cour Impériale, Président du Conseil Général Vice-Présidents: Mr l'Abbé Just Recteur de l'Académie de Poitiers; et Mr Hennecart. Secrétaire : Mr Lavaur, Président de la Cour Impériale. Vice-secrétaire: Mr Oudin, Membre du Conseil Municipal. Les Membres donnaient habituellement de 5 à 25 francs. La caisse de la Société dont Mr Degove était le trésorier monta par l'intermédiaire de ces messieurs à 1600 francs."58

57 Ibid. 58 Ibid.

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Le 30 septembre 1857, Frère Anselme, qui était opposé à l'abandon des signes dans l'enseignement , meurt d'une fièvre typhoïde. Frère Bernard est nommé directeur. Vers la fin novembre, l'évêque, Mgr Pie visite le nouvel établissement et lui offre son portrait au bas duquel il a écrit :" Que Dieu ouvre à ces chers enfants l'oreille de la foi et qu'il envoie son verbe sur leurs lèvres." La voie est tracée. Le voyage va durer plus d'un siècle. Après un temps de répit qui voit le nombre d'élèves accueillis augmenter (ils sont 27 en 1860), il faut à nouveau pousser les murs. Pour construire une nouvelle classe, de nouveaux dortoirs et une nouvelle chapelle, Frère Bernard lance une souscription qui rapporte plus de 10.000F; les membres de la Société de patronage y répondent généreusement (2200 f dont 1000f donnés par M. Hennecart). Chaque année la Société de patronage dispose d'environ 3000 fr qui proviennent des cotisations de ses membres et de divers dons.

"Ainsi avec plus de trois mille francs (Frère Bernard) faisait jouir du bienfait de l’Instruction au moins 20 sourds-muets. Accordant 450 fr à celui qui ne pouvait absolument rien donner, rien obtenir; 350 fr (qui est la pension proprement dite) à celui qui s'entretenait de tout; 300 fr, 250, 200, 150, 100, 50 fr à d'autres sourds-muets d'après la somme qu'ils pouvaient avoir de leurs parents et des Administrations." 59

Des aides viennent aussi de la mairie de Poitiers, de la préfecture, du ministère de l'Intérieur et même de l'Empereur (cent francs, un peu radin!)

Trente ans de travaux En 1864, Frère Bernard quitte Poitiers pour Toulouse où l'établissement des frères débute depuis peu "l'articulation." 60 Il est remplacé par le frère Pothin, lui-même remplacé en 1867 par le frère Dieudonné. Il y a alors trente-huit élèves et six professeurs. Il faut à nouveau pousser les murs: un magasin adjacent, une vinaigrerie que l'on transforme en classe. Le frère Médéric devient directeur en 1871. Il l'est encore en 1874 quand les propriétaires de l'immeuble décident de le vendre. Les frères n'ont pas les fonds nécessaires pour l'achat et un emprunt parait hasardeux. M. Lecointre et son épouse viennent au secours de l'institution. Le contrat signé entre eux et les frères de Saint-Gabriel précise les conditions et les motivations61:

"M. et Madame Lecointre-Dupont ayant eu le malheur de perdre à Naples, le cinq juin dernier, leur bien-aimé fils Marie Hilaire François Lecointre qui était atteint d’un commencement de surdité, se sont proposés de faire en sa mémoire et pour le repos de son âme, diverses œuvres et notamment d’assurer à Poitiers, l’existence de l’Etablissement pour l’éducation des sourds-muets qu’y ont créé les Frères de Saint Gabriel, en leur procurant les moyens d’acquérir l’immeuble…"

Le couple prête à la congrégation 74.000 F, à 3% d'intérêts, mais: "M. et Mme Lecointre ne veulent pas profiter, ni faire profiter les héritiers de ces intérêts mais les employer à des œuvres charitables, conformément aux intentions énoncées en tête du présent, déclarent affecter cinq cent cinquante francs à l’entretien dans l’établissement des sourds et muets de Poitiers, d'un jeune sourd-muet âgé de

59Notes de Frère Bernard. 60 L'établissement de Toulouse a accueilli pendant cinq mois l'inventeur d'un système de démutisation, M. Fourcade qui a initié les professeurs à la "pneumaphanélogonomie", nom qu'il avait donné à sa technique, "se faisant payer du reste grassement" note l' Echo de Famille N° 633 de mars1949. 61 Consultable sur le site de l'APSA.

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huit à quinze ans et qui ne pourra pas y rester plus de huit ans pour y être élevé et instruit comme les autres élèves de l’établissement…"

Après l'achat de l'immeuble Frère Médéric envoie une circulaire aux bienfaiteurs qui, "depuis trente-sept ans" ont permis à l'école de vivre et de prospérer. Il termine sa lettre par un vœu :

" Développer l’œuvre des sourds-muets, y adjoindre une Ecole spéciale pour les jeunes aveugles, tel serait notre désir. Nous avons bien l'enclos d'un hectare et demi, de vastes jardins et par surcroît un air pur et une vue agréable : il ne nous manque que les bâtiments !..."

M. Lecointre envisage aussi un développement de l'œuvre et il conseille de prévoir un bâtiment pour une nombreuse population scolaire. L'Echo de famille62 relate, d'après des notes de l'époque:

"…au mois d'Octobre 1875, M. Boyer, architecte, dresse un plan monumental comprenant un vaste bâtiment avec rez-de-chaussée et trois étages, parallèle à l'avenue de Bordeaux, avec chapelle en retour d'équerre. Au printemps suivant, le plan reçoit un commencement d'exécution : la première moitié est mise en train et la première pierre est posée et bénite le 15 juin 1876."

En 1878, le nouveau bâtiment juste achevé accueille quatre-vingt-dix-huit élèves. En 1885, Frère Benoît prend la direction de l'établissement. L'application des décisions du congrès de Milan qui avait banni les signes pour la méthodes orale "pure" nécessite de nouveaux aménagements:

1878: Regroupement sur le terrain nord-ouest de l'Institution.

(Photo: Archives Jean-Louis Michaud.)

62 Echo de Famille, n° 636, juin 1949.

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" Une intelligente adaptation donnait : une vaste salle d'études, sept classes distinctes, deux dortoirs spacieux (avec lavabos) éclairés par dix fenêtres deux galeries converties en musée scolaire pour de pratiques leçons de choses, salle de dessin et de modelage en vue de la céramique, Et outre des ateliers de menuiserie, de cordonnerie, de tour, de typographie se prêtant à l'apprentissage professionnel. Ajoutons qu'un théâtre complété de décors favorisait quelques timides essais de drames interprétés en langage articulé par de jeunes acteurs devenus Sourds-Parlants." 63

C'est encore au frère Benoît qu'incombe la construction de la nouvelle chapelle financée aussi par la famille Lecointre. Les plans en sont présentés fin mars 1895, et l'édifice terminé est béni le 5 décembre par Mgr Pelgé. La loi de 1901 décide d'expulser les religieux de l'enseignement et en avril 1903, les congrégations enseignantes sont dissoutes. Même si une exception momentanée est faite pour les établissements de sourds-muets et d'aveugles, cela oblige les frères à se séculariser, abandonner leur statut religieux pour pouvoir continuer à exercer. Frère Benoît devient M. Lemesle et reste directeur. En 1907, l'établissement et tous ses biens sont saisis et mis en vente. Il n'y a pas d'acquéreur et, avec des enchères à la baisse, le représentant de M. Lecointre, la Société immobilière, rachète le tout. Le comité de patronage, qui a été dissout, est refondé dans sa séance du 3 mars 1909. Après un long débat M. Lemesle entre les membres le nouveau comité se dote de statuts mais décide de rester une association simple non déclarée. Le directeur de l'institution, M. Lemesle, craint cependant que la non déclaration ne paraisse une manœuvre pour cacher vis-à-vis de l'administration le but du comité. Mais lors de ses interventions dans les réunions du comité avant il insiste sur l'affirmation du caractère religieux de l'institution et marque à plusieurs reprises son attachement à la pédagogie oraliste.

Le comité ne sera transformé en association régie par la loi et 1901, et inscrit au Journal officiel qu'au milieu des années 20, avant d'être reconnu d'utilité publique au début de années 50.

Pendant toutes ces années, M. Lemesle organise de nombreuses fêtes, ventes de charité, kermesses, concerts, dans le but de ramasser des fonds pour terminer l'édifice principal dont une seule moitié avait été construite en 1878.

"La famille Lecointre pressentie avait donné son adhésion.(…) En 1913 terrassiers, tailleurs de pierre, maçons se mettent à l'ouvrage pour une construction de 23 mètres de long, 13 de large, avec rez-de-chaussée, trois étages et grenier, qui complétait le bâtiment principal. "Ce travail fut mené avec rapidité. Dans l'été de 1914, les passants admiraient la montée du nouveau bâtiment qui doublait l'ancien, grâce surtout à la générosité de la famille Lecointre(…) Le troisième étage se terminait, il ne restait plus que la couverture; ce serait l'affaire des vacances, lorsque les 110 élèves seraient partis." 64

Louis Lecointre.

Une section d'aveugles

63 Echo de Famille, n° 637, juillet 1949. 64 Echo de Famille, n° 644, avril 1950.

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En 1914, l'institution accueille cent-dix élèves dont trente aveugles. Elle est devenue "Institution Régionale de Sourds-Muets et d'Aveugles" en 1898, année où se concrétise un vieux projet du frère Médéric. Quand il est nommé directeur à Poitiers en 1872, il arrive de Lille où l'établissement pour sourds abrite aussi une section pour aveugles, et cette cohabitation ne pose aucun problème65. Il souhaite faire de même à Poitiers. Mais il attend 1881 pour s'ouvrir de son projet au Supérieur général. Quand le frère Benoît prend la direction de l'institution poitevine en 1886, rien n'a changé, le vœu est resté pieu. En aout de la même année, le nouveau directeur , encouragé par M. Lecointre, fait des démarches pour la création d'une section d'aveugles. Dans une lettre du 20 janvier 1887 au Supérieur général, M. Lecointre promet "1000fr par an pour un professeur d'aveugles, jusqu'à ce que l'école ait six élèves payants." Il ne s'engage en rien pour les autres dépenses d'installation. Le Supérieur général considère les "propositions" de M. Lecointre comme "insuffisantes", malgré les quelques demandes d'admission d'aveugles qui sont parvenues à l'établissement. L'autorisation officielle d'ouvrir une section d'aveugles est donnée finalement le 14 octobre 1897 dans une lettre du Supérieur général, le père Hubert:

" Je suis heureux de vous annoncer que le Conseil admet en principe l'établissement d'une Ecole d'Aveugles annexée à l'Institution des Sourds-Muets de Poitiers, vous pouvez dès maintenant recevoir des enfants atteints de cécité."

65 Ce n'était pas la première fois qu'un établissement accueillait ensemble des sourds et de aveugles. En Belgique, depuis 1830, l'établissement de l'abbé Carton, faisait de même. Et à Paris, entre 1790 et 1815, les jeunes aveugles et les sourds - muets étaient regroupés dans une partie de l'ancien couvent des Célestins. Le Dr Guillié, directeur général de l'Institut des Jeunes Aveugles de Paris, note en 1820 dans son livre Sur l'Instruction des Aveugles": "On est étonné de la facilité avec laquelle les aveugles communiquent avec les sourds-muets, et on n'imagine point comment cette communication peut avoir lieu entre des êtres privés des organes les plus indispensables aux fonctions intellectuelles.(…) Pendant le temps où les Institutions des aveugles et des sourds-muets furent réunies dans l'ancien couvent des Célestins, les élèves des deux établissements, rapprochés par l'habitation, mais séparés par leur infirmité, cherchèrent à établir entr'eux des points de contact (…) Ils avaient déjà reçu, les uns et les autres, quelque instruction; car je n'imagine point quel serait le mode de communication qui pourrait s'établir entre des aveugles et des sourds-muets, qui seraient sans instruction(…) "Quand les aveugles apprirent que les sourds-muets parlaient entr'eux dans l'obscurité, en écrivant sur leur dos, ils pensèrent que ce moyen devait leur réussir, pour les entendre, et il leur réussit en effet. Ce nouveau langage devint bientôt commun aux deux familles ; les sourds-muets, qui trouvaient pénible de laisser écrire sur leur dos ce qu'ils pouvaient très bien voir, essayèrent de faire écrire les aveugles en l'air, comme ils écrivent eux-mêmes : ce moyen, qui était aussi long que le premier, leur parut de plus infidèle(…) Les muets enseignèrent aux aveugles leur alphabet manuel, et les uns par la vue, les autres par le toucher, reconnaissaient facilement, à l'inspection des doigts, les lettres que forment leurs différentes combinaisons entr'eux. Néanmoins, cet alphabet manuel ne peignant que des mots, ralentissait singulièrement la conversation. Ils sentirent le besoin d'une communication plus rapide, et les aveugles apprirent la théorie des signes des sourds-muets : alors, chaque signe représentant une pensée, la communication fut parfaite. Cette étude fut longue et pénible (…), mais le désir de parler l'emporta sur les dégoûts, et en peu de mois les signes, parfaitement connus, remplacèrent tous les autres moyens jusqu'alors employés. Voici comment l'échange se faisait : "Lorsque l'aveugle avait à parler au sourd-muet, il faisait les signes représentatifs de ses idées, et ces signes plus ou moins exactement faits, transmettaient au sourd-muet la pensée de l'aveugle. Quand le sourd-muet, à son tour, voulait se faire comprendre, il le faisait de deux manières : ou en se plaçant debout, les bras tendus et sans mouvement au devant de l'aveugle, qui les lui saisissait un peu au-dessus des poignets et sans les serrer, les accompagnait dans tous les mouvements qu'ils faisaient. S'il arrivait que les signes n'eussent pas été compris, l'aveugle se mettait à la place du sourd-muet. Celui-ci lui prenait les bras, de la même manière, et leur faisant faire les mouvements qu'il aurait faits lui-même avec les siens, devant un clairvoyant, il remplissait les lacunes restées dans la première opération, et complétait ainsi la série d'idées qu'il avait voulu communiquer à son compagnon."

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L'ouverture réelle de la section se fait le 22 mars 1898, avec cinq élèves aveugles. La formation espérée pour ces nouveaux est musicale, des pianos arrivent avec un professeur de musique, M. Fréville, ancien élève de Lille. En février 1899 un harmonium est installé dans la chapelle. Au début de 1900, les élèves sont treize. Ils sont dix-sept à la fin de l'année, puis atteignent le nombre de trente à la veille de la Grande guerre. Des formations professionnelles sont aussi proposées aux élèves: une imprimerie qui doit fermer en 1899, victime de son succès; des ateliers de cordonnerie, couture, dessin, reliure, menuiserie; la chaiserie est créée pour les aveugles, en plus de la musique. Le quartier des aveugles durera jusqu'en 1954. En octobre de cette année là les élèves aveugles, qui n'étaient plus qu'une douzaine furent transférés à Nantes et à Bordeaux. Les deux professeurs ont été mutés à Bordeaux, emportant avec eux tout le matériel pédagogique spécial aux aveugles.

Au violon Lecture braille Lecture d'une carte (Archives IRJS)

L'Institution dans la guerre

En 1914, il n'y aura pas de rentrée. Le bâtiment de l'institution juste terminé est réquisitionné pour être transformé en hôpital militaire. La mobilisation touche le quasi-totalité du personnel. Fin 1915, quelques élèves peuvent être à nouveau accueillis. En 1916, outre le soins aux blessés, l'hôpital est aussi chargé de la rééducation des sourds de guerre. Durant les cinq années de la Grande guerre, plus de 3000 blessés sont soignés dans l'Hôpital militaire n°3 L'Hôpital n° 3 qui ferme le 1er janvier 1919. Les locaux sont rendus à leur destination première, l'accueil des jeunes sourds et des jeunes aveugles66.

66 Le récit de ces années de guerre à l'Institution a été fait par Louis Arnould en 1920 dans un rapport intitulé : "L'institution régionale des Sourds et des Jeunes Aveugles de Poitiers pendant la guerre 1914-1919." (Consultable sur le site de l'APSA). Dans la notice qui précède son texte, Louis Arnould précise l'existence et le rôle du Comité de patronage: "Un Comité de Patronage s'est formé à Poitiers dans le but de seconder les efforts du Directeur, en lui donnant son concours dans la conduite de l'œuvre et en recueillant les dons que des Bienfaiteurs veulent bien lui adresser."

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ETTE main es t ph i losophe. E l l e es t même, e t même avan t sa in t Thomas l 'incrédule, un philosophe sceptique. Ce qu'elle

touche est réel. Le réel n'a point, ni ne peut avoir, d'autre définit ion. Aucune autre sensation n'engendre en nous cette assurance singulière que communique à l 'esprit la résistance d'un solide. L e p o i n g q u i f r a p p e l a t a b l e s e m b l e v o u l o i r i mposer silence à la métaphysique, comme i l impose à l'esprit l'idée de la volonté de puissance. Je me suis étonné parfois qu'il n'existât pas un « Traité de la main » une étude approfondie des virtualités innombrables de cette machine prodigieuse qui assemble la sensibilité la plus nuancée aux forces les plus déliées. Mais ce serait une étude sans bornes. La main attache à nos instincts, procure à nos besoins, offre à nos idées, une collection d'instruments et de moyens indénombrables. Comment trouver une formule pour cet appareil qui tour à tour frappe et bénit, reçoit et donne, alimente, prête serment, bat la mesure, lit chez l'aveugle, parle pour le muet, se tend vers l'ami, se dresse contre l'adversaire, et qui se fait marteau, tenaille, alphabet ?... Que sais-je ? Ce désordre presque lyrique suffit. Successivement instrumentale, symbolique, oratoire, calculatrice, — agent universel, ne pourrait-on la qualifier d'organe du possible, — comme elle est, d'autre part, l 'organe de la certitude positive?

Paul Valéry

Lettre aux chirurgiens.

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Larnay/ L'ECOLE FRANCAISE DES SOURDES-AVEUGLES

N 1858, l'œuvre de M. de Larnay accueille 80 sourdes-muettes, et une section pour jeunes aveugles ouverte en novembre de l’année précédente67. L’abbé Guillet, biographe de M.

de Larnay décrit le rapport qui s’est établi entre les sourdes muettes et les aveugles: « Les sourdes-muettes peuvent venir en aide aux Sœurs en donnant aux aveugles, ce qu’elle font volontiers, une assistance d’autant plus touchante qu’elles n’ont aucun service à attendre à leur tour de leurs compagnes qui ne peuvent pas les voir et dont la parole frappe inutilement leurs oreilles insensibles. Il s’établit donc une communication des sourdes muettes aux aveugles; il se fait entre les unes et les autres un échange d’idées. Oui, chose étrange, mais réelle, quoique difficile à expliquer, les unes et les autres se parlent et conversent entre elles en se prenant les mains, chacune donnant aux doigts de la compagne avec laquelle elle s’entretient la position que doit signifier sa pensée. »68

L’auteur ne précise pas mais on peut supposer que le mode de communication décrit ici autant la dactylologie que la langue des signes. M. de Larnay établit pour les sourdes muettes la congrégation de Notre Dame des sept douleurs. Ces sœurs oblates69 vont avoir un rôle important dans l’éducation des jeunes sourdes muettes et sourdes aveugles comme répétitrices dont la langue première est la langue des signes.

Germaine Cambon La première sourde-aveugle accueillie à Larnay est Germaine Cambon. Louis Arnould écrit qu’elle est « née en 1847. Trouvée en 1848 à l’hospice de Périgueux à l’âge d’environ dix mois. - Sourde-muette de naissance, devenue aveugle à 12 ans. Entrée à Notre-Dame de Larnay le 1er octobre 1860. »70 L’abbé Guillet officiait lors de la première communion de Germaine Cambon et se souvient:

« Au nombre des premières communiantes se trouvait une enfant sourde-muette et aveugle. Une sœur, aidée par une des grandes sourdes muettes était parvenue par le toucher à éclairer son intelligence et à ouvrir son cœur, l’avait préparée au sacrement de pénitence, demeurant forcément son interprète pour le

67 Dans une lettre du 3 mai 1859 M. de Larnay écrit: « Nous avons aujourd’hui quatre-vingt-dix sourdes-muettes et cinq aveugles. » Et dans une lettre du 10 juillet: « Quatre-vingt-douze sourdes-muettes, six aveugles! »Pour ses nouvelles protégées M. de Larnay fit installer les orgues de la Chapelle. Parmi les élèves aveugles reçues à Larnay pendant un siècle un grand nombre devinrent des organistes appréciées et d'excellents professeurs de piano et de violon. La dernière aveugle a quitté Larnay en 1958. 68 Vie de M. de Larnay. Pp 489-490. 69 Un oblat est une personne qui s’est agrégée à une communauté religieuse en lui faisant donation de ses biens et promettant d’observer un règlement , mais sans prononcer les vœux . Les Sœurs de Notre-Dame-des-Sept-Douleurs émettaient des vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance pour un an seulement, et le renouvellement de ces vœux se faisait tous les ans, le troisième dimanche de septembre, fête de Notre-Dame-des-Sept-Douleurs. L’abbé Guillet dans « La vie de M. de Larnay » précise à-propos de la cérémonie: « Chaque Postulante ou Novice aura auprès d’elle une petite sourde-muette qui l’accompagnera comme un ange gardien. » En 1878, il y avait à Larnay onze sœurs sourdes-muettes, « dix professes et une novice ». 70 Arnould. Une âme en prison. (1904). P 129. L’auteur donne comme source La vie de M. de Larnay de l’abbé Guillet. Or dans cet ouvrage de presque 700 pages on ne trouve pas trace du nom ni des dates donnés par Arnould.

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confesseur (...) Nous avions le bonheur de dire cette messe de première communion. Notre allocution que nous étions obligé de mimer pour les sourdes-muettes, en la parlant pour les aveugles, fut traduite au moyen du toucher par la sourde-muette à sa compagne sourde-muette et aveugle, qui dit ensuite à part soi, sur l’avertissement qu’on lui en donna, les actes avant la communion comme aussi ceux d’après. "

Et l’abbé Guillet donne une précision importante: " Une sœur au sortir de l’église lui ayant fait cette question: «Notre-Seigneur que t’a-t-il dit dans la communion? » Elle répondit aussitôt par signes... "71

On ne sait pas grand chose d’autre de Germaine Cambon. Elle meurt en 1877 après avoir été la première sourde-aveugle éduquée par Sœur Sainte Médulle, sans doute après 1875.

Marthe Obrecht

On n’a pas d’écrit ni de témoignage direct sur la méthode employée par sœur Sainte Médulle avec Germaine Cambon ; par contre cette pionnière de l’éducation des sourds aveugles, a pris des notes et écrit quelques lettres sur l’éducation de la deuxième sourde aveugle qui lui fut confiée, Marthe Obrecht72 :

«Cette pauvre enfant avait huit ans quand elle nous a été confiée, à Larnay (en 1875). C’était une masse inerte ne possédant aucun moyen de communication avec ses semblables, n’ayant pour traduire ses sentiments qu’un cri joint à un mouvement du corps, cri et mouvement toujours en rapport avec ses impressions. La première chose à faire était de lui donner un moyen de communiquer ses pensées et ses désirs. Dans ce but nous lui faisions toucher tous les objets sensibles, en faisant sur elle le signe de ces objets : presque aussitôt elle a établi le rapport qui existe entre le signe et la chose...» « Vous nous demandez , quels ont pu être, entre nous et l’enfant, les premiers signes conventionnels puisqu’elle ne voyait ni n’entendait. Ici le sens du toucher (la main) a joué un rôle qui nous a jetées maintes fois dans un grand étonnement... Dès le début, lorsque nous lui présentions un morceau de pain, nous lui faisions faire de la main droite l’action de couper la main gauche, signe naturel que font tous les sourds muets. (...) Quand, à l’heure du repas, on a tardé, tout exprès, à lui donner du pain, elle a reproduit l’action de couper la main gauche avec la main droite. Il en a été de même pour les autres choses sensibles ; et du moment qu’elle a eu la clef du système, il a suffi de lui indiquer un seule fois le signe de chaque objet... » « Elle s’était attachée à une sourde-muette déjà instruite73 et qui s’est dévouée avec beaucoup de zèle à son éducation. Souvent elle lui témoignait son affection en l’embrassant, en lui serrant la main. Pour lui indiquer d’une manière plus générale de traduire ce sentiment de l’âme, nous avons posé sa petite main sur son cœur en l’appuyant bien fort. Elle a compris que ce geste rendait sa pensée et elle s’en est servi

71 Vie de M. de Larnay. P 490. 72 Ames en prison. (Edition 1934). Pages 10, 183 et suivantes. 73 Sœur Blanche, une des premières sœurs oblates de Notre Dame des Sept Douleurs. Dans une lettre en braille qui nous reste de Marthe Obrecht, elle écrivait : « Sœur Blanche est mère pour Marthe, je prie pour sœur Blanche. » Louis Arnould dit de Sœur Blanche : « C’est elle qui a continuellement suivi Marthe pas à pas, qui lui a révélé le langage des signes, qui lui a appris à lire et à écrire avec une patience infatigable et un dévouement tout maternel. »

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toutes les fois qu’elle a voulu dire qu’elle aimait quelqu’un ou quelque chose ; puis par analogie, elle a repoussé de son cœur tout ce qu’elle n’aimait pas. »

Dans les notes de Marie-Adeline Aymer de la Chevalerie, intitulées Larnay en 1968, on trouve:

" La première éducatrice de sourds-aveugles fut : A) Sœur Sainte-Médulle qui éduque, entre 1875 et 1894 : a) Marthe Obrecht (1867 – 1932), aidée par Sœur Blanche (religieuse de N.D. des sept Douleurs). A 3 ans, une peur pendant la guerre de 1870 rend Marthe sourde et aveugle. A 8 ans quand elle arrive à Larnay, c’est une masse inerte. Le rapport signe objet est installé en partant du pain. Elle arrive ensuite aux notions abstraites et religieuses et fait sa Première Communion en mai 1879. Son instruction se poursuit par la dactylographie, le Braille et l’écriture anglaise. Elles sait coudre et aime beaucoup la lecture, surtout « L’Imitation de Jésus-Christ ». b) Virginie, Germaine, Victorine, Alix, dont les noms de familles ont été oubliés. Les trois premières sont mortes ici, la dernière chez elle.

c) Jeanne – Marie Perrault (1872-1943), devenue sourde à 9 ans et instruite en sourde jusqu’à 19 ans. Repartie chez elle, elle perd la vue progressivement et à 34 ans, elle est aveugle. Elle revient à Larnay pour apprendre le Braille et y reste jusqu’à sa mort."

Bien plus tard, Marthe Obrecht s’est souvenu de son éducation dans une lettre (en clair) envoyée à Louis Arnould :

« Quand je suis venue ici pour m’instruire, j’étais seule, je ne pensais rien, je ne comprenais rien, pour dire : il faut toucher tout pour bien comprendre, faire des signes et apprendre l’alphabet manuel pendant deux ans. Après pendant un an, j’ai appris pointer comme les aveugles, maintenant je suis heureuse de bien comprendre tout... Depuis deux ans j’ai voulu apprendre écrire comme les voyantes. J’écris bien un peu... »

Le témoignage d’un prêtre sur la communion de Marthe Obrecht fait apparaître qu’elle répondait aux questions « par signes ».

Marie et Marthe Heurtin Premier ouvrage français consacré à une sourde-aveugle de naissance, Une âme en prison de Louis Arnould, paru au tout début du XXe siècle, raconte l’éducation de Marie Heurtin par sœur Sainte Marguerite , continuatrice de l’œuvre pédagogique de sœur Sainte Médulle. Marie Heurtin était alors présentée comme « l’un des quatre seuls êtres sourds-muets-aveugles de naissance que l’on connaisse actuellement dans l’univers ».74 Née le 13 avril 1885 à Vertou en Loire-Atlantique Marie Heurtin est contemporaine d’Helen Keller. Refusée par les institutions de sourds à cause de sa cécité et par les institutions d’aveugles à cause de sa surdité, la fillette est admise à Larnay à l’âge de dix ans, en mars 1895. Sœur Sainte Marguerite entreprend l’éducation de la nouvelle élève qui est décrite comme une furie durant ses deux premiers mois à l’institution. Un petit couteau de poche que Marie a apporté de chez elle et auquel elle tient beaucoup sert à lui apprendre le premier signe. Louis Arnould raconte :

74 Avant propos de l’édition de 1904. Page 9.

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« Elle le (le couteau) lui prit. Marie se fâcha. Elle le lui rendit un instant et lui mit les mains l’une sur l’autre, l’une coupant l’autre75, ce qui est le signe abrégé pour désigner un couteau chez les sourds muets, puis elle reprit l’objet : l’enfant fut irritée. Mais dès qu’elle eut l’idée de refaire elle même le signe qui lui avait été appris, on lui rendit le couteau définitivement. »

La même pédagogie continue avec d’autres objets, œuf, pain, aliments, instruments de cuisine. Le pain pour Marthe Obrecht, l’eau pour Helen Keller, le couteau de poche pour Marie Heurtin, la première étape de l’éducation semble immuable.

Marie Heurtin et Sœur Sainte-Marguerite en 1900.

(Photo extraite d' Une Ame en Prison.)

Mais Louis Arnould nous apprend aussi que, comme ce fut le cas pour l’éducation de Marthe Obrecht, « sœur Sainte Marguerite s’aide dans sa tache d’une sœur sourde-muette qui sert à l’enfant de monitrice et lui répète les leçons de la maîtresse principale ». Dans une lettre adressée au vicaire général de Poitiers, le 17 avril 1910, neuf jours après le décès de sœur Sainte Marguerite à l’âge de cinquante ans , Marie Heurtin écrivait : « A Larnay, je reste entourée de l’affection de ma bonne Mère Marie

75 La description du signe [COUTEAU] par Louis Arnould est presque la même que celle du signe [PAIN] par sœur Saint Médulle. Les signes ne sont déjà plus considérés comme une langue, mais bien comme une simple technique pour accéder à un autre niveau de langue.

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Sidonie. Elle a déjà conquis mon cœur par sa charité compatissante. J’affectionne beaucoup toutes les Sœurs de la Maison qui connaissent mon langage des signes et avec qui je puis communiquer comme avec ma chère Sœur Sainte-Marguerite.»

Et elle écrit plus tard: "Avant de venir à Larnay tout ce que je touchais me faisait mettre en colère, car je ne comprenais rien, maintenant je touche avec plaisir tout ce qui m’entoure pour m’instruire. Je suis très curieuse de voir par mes doigts."76

Marthe Heurtin a appris les signes, la dactylologie, le braille, la dactylographie, l'écriture Ballu,

l'écriture anglaise ( ici au tableau noir à Larnay, en 1947.) (Photo Archives des Sœurs de la Sagesse.)

En octobre 1910 Larnay accueillait une nouvelle pensionnaire dont Sœur Sainte Marguerite avait caressé l’espoir de faire l’éducation, Marthe Heurtin, sœur cadette de Marie. Marthe est née sourde-aveugle elle aussi, le 23 juillet 1902. Sœur Saint Louis, avec l’aide de Marie, entreprend l’éducation de Marthe. Louis Arnould précise :

" Elle (Marthe) savait déjà quelque chose, car elle avait reçu à Vertou plusieurs leçons de deux anciens frères de Saint-Gabriel actuellement professeurs à l’Institut des Sourds-Muets de la Persagotière, à Nantes... Elle n’était plus dans l’effroyable ignorance du signe, cette toute petite chose qui est l’énorme base de toute communication entre les humains. Elle s’était même créé spontanément une petite collection de signes, par exemple pour désigner chacune des personnes de sa famille : elle en avait un très familier, qu’elle emploie encore quelquefois et qui consiste à

76 Extrait d'un texte non daté (mais sans doute de 1919-1920) écrit par Marie Heurtin (1885-1921) sur la demande de M. Lechalas, Ingénieur en chef des ponts et Chaussées de Rouen, pour faire un article dans la revue des questions scientifiques de Louvain. ( voir le texte entier sur le site de l'APSA).

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appliquer vivement la paume de sa main droite sur son bras gauche pour signifier : Quel malheur ! »

Mais elle avait aussi profité petite de l'expérience de sa sœur Marie, comme elle l'écrit dans ses souvenirs rédigés en 1954:

"Un jour le ciel était noir chargé de nuages, je m'assis sur l'herbe humide et me mis à tâtonner tout autour de moi, je vis un trou et je mis la main dedans, saisissant par la queue une petite bête, je la pris sur moi et la caressai doucement, je croyais que c'était un petit chat... mais ma sœur arriva bientôt et me donnant une petite tape me fit le geste: (sale) et jeta bien loin ma petite bête qui était une souris."77

Anne-Marie Poyet

Anne-Marie Poyet, deuxième élève de sœur Sainte Marguerite est le deuxième des quatre enfants d’une famille ouvrière d’Izieux, dans la vallée du Giers, à l’ouest de Lyon. Elle n’était pas sourde-aveugle à sa naissance en 1895 mais l’est devenue en 1899 à la suite d’une méningite. Après quinze mois entre la vie et la mort, lorsqu’elle est enfin sauvée, il ne lui reste rien des petites connaissances qu’elle avait auparavant. « Elle ne sait plus dire ni « papa » ni « maman » écrit Louis Arnould qui décrit avec nombre détails le dévouement des parents pour leur « petite infirme » ; le père lui consacre tous ses instants de liberté et invente « des moyens de communiquer avec elle, de lui faire retrouver ses anciens mots et de lui en apprendre de nouveau : il lui rapprend « papa » et « maman » en mettant les doigts de son enfant dans sa propre bouche pendant qu’il prononce les mots. Il lui imprime aussi des signes appropriés sur l’épiderme ; un souffle chaud sur la menotte voudra dire « papa », deux souffles « maman », trois souffles « grand’mère ». On possède aussi quelques témoignages de Louis Poyet sur sa fille :

« Anne-Marie, écrit-il, avait l’habitude de toucher mon salaire chaque fois que je l’apportais à la maison pour le remettre à sa mère. J’avais trouvé une fois un travail plus rénumérateur (sic) ; fallait voir sa joie lorsqu’elle constata que j’apportais un salaire plus élevé... »

Anne-Marie Poyet est admise à Larnay en juillet 1907, et dans une lettre à Sœur Sainte Marguerite , datée du 9 novembre 1907, son père écrit notamment :

« Dites lui que pour le jour de l’an, on lui enverra des papillotes et un jouet. Pour lui faire comprendre les papillotes, vous vous tordrez la pointe du doigt : elle comprendra tout de suite... »

Un an plus tard, en août 1908, on trouve dans une lettre de Louis Poyet à Sœur Sainte Marguerite : « Anne-Marie a eu une joie immense en recevant votre lettre ; en la lisant, à chaque frase elle riait et nous expliquait par signe ce que vous luis disiez... » Après la mort de Sœur Sainte Marguerite , Sœur Saint-Robert, puis Sœur Saint-Louis continuèrent l’éducation d’Anne-Marie Poyet, complétant ses connaissances générales en français, mathématiques, histoire civile et religieuse, et géographie. En 1913, les parents d’Anne-Marie insistèrent pour que leur fille revienne au foyer et son instruction à Larnay se termina cette année là. Grâce à Melle F., une amie qu’elle s’était faite presque dès son retour à Izieux, la jeune sourde-aveugle trouva du travail comme ouvrière au service empaquetage d’une manufacture de tresses et de lacets. Elle resta toutefois toujours en contact avec Larnay, où

77 1954. Marie Heurtin. Souvenirs. Sur le site de l'APSA.

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elle fit quelques séjours l’été et eut une correspondance suivie avec Marie Heurtin. Dans une lettre adressée à celle qu’elle nomme « ma petite amie et sœur », on lit :

"Depuis que nous sommes revenues toutes les deux, nous parlons bien souvent de toi et de Larnay ; ma chère F. apprend de plus en plus les signes78, tous les jours elle me parle toujours en signes, elle me taquine souvent, elle m’a dit que si j’allais rester à Larnay pour toujours, elle ira me voir."

Dans ses notes, Marie-Adeline Aymer de la Chevalerie écrit que Sœur Sainte-Marguerite s'est aussi occupée d' Eulalie Cloarec, " aveugle dès le jeune âge, élevée à l’Institution Nationale de Paris ; devenue sourde à 13 ans, elle apprend les signes, le filet et le tricot. Elle repart chez elle en 1938." Pour son œuvre, l’Académie française attribua à Sœur Sainte-Marguerite le prix Montoyon. De 1910 à 1945 (année de sa mort) Sœur Saint Louis (aidée de Sœur Raphaël et de Sœur Marie-Victoire religieuse de N.D. des Sept Douleurs), éduquera seize sourdes aveugles, dont Marthe Heurtin, la sœur de Marie Heurtin.

En 1925, sur le modèle de ce qui a été fait à l'Institution de garçons, une association déclarée du Patronage de l'Institution de Larnay est constituée, regroupant des notables de Poitiers. Son siège social est rue de la Cathédrale, 25, à la succursale urbaine de Larnay: elle s'informe tous les ans de la situation matérielle et morale de la grande Ecole grâce à un rapport de la Supérieure, et, écrit Louis Arnould, " elle s'ouvre avec reconnaissance aux adhésions et aux offrandes en faveur de l'admirable œuvre française."

Sœur Anne

En 1945 Sœur Anne succède à Sœur Saint Louis. Elle s'occupe de l'éducation d'une vingtaine des sourdes-aveugles dont certaines sont toujours à Poitiers, accueillies au Foyer de la Varenne. Sœur Anne fut la dernière éducatrice de la section sourdes-aveugles qui ferme en 1969. Noëlle Thébault, la mère de François Thébault a ainsi retracé sa carrière, peu après sa mort en 198579 :

« Sœur Anne n'est plus. Elle nous a quittés en mai à 88 ans. Elle repose dans le petit cimetière de La Chartreuse D'AURAY (Morbihan) aux tombes toutes semblables, nues, nettes. Sur la croix de bois peinte en blanc on lit :

"Sœur Anne de Bethléem 19 mai 1985".

Elle était née le 21 mai 1897 à PLUVIGNER, pas loin d'AURAY. Je remarque qu'elle a été enterrée juste le jour anniversaire de sa naissance. On se prend à penser ainsi que dans son travail d'amour avec les sourdes-aveugles, elle voulut que tout soit bien et parfaitement fini. Qui était Sœur Anne ? Native de PLUVIGNER, elle était donc une Bretonne, d'une famille bretonne. Elle fait ses études à l'Abbaye Sainte Anne de Kergonan à PLOUHARNEL, près de CARNAC. Elle y passe le brevet ce qui est assez rare à l'époque. Puis se sentant une vocation religieuse, elle entre au couvent des Sœurs de la Sagesse, à Saint-Laurent sur Sèvre. Elle a donc quitté sa Bretagne pour la Vendée ; elle y prononce ses vœux en 1916 et devient institutrice. Elle-même disait : « Dès

78 Le fait que Melle F. apprenne les signes au retour d’un séjour à Larnay avec Anne-Marie Poyet montre l’importance de ce moyen de communication dans la petite communauté sourde aveugle. 79 Témoignage paru dans le Bulletin de l’ANPSA n°23 de décembre 1985.

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1967. Sœur Anne avec Maïté Singabrayen et Mari Isabel Lopez. (Photo Archives des Sœurs de la Sagesse.)

ma jeunesse, j'étais attirée par l'instruction et l'éducation des enfants : l'obéissance a comblé mes vœux. » Et pendant 25 ans, elle instruira et éduquera des fillettes sourdes à Larnay. En 1945, les dix sourdes-aveugles de Larnay font une pétition pour réclamer Sœur Anne près d'elles. Et je laisse parler Sœur Anne : "J'étais "quelqu'un" pour elles, elles devaient être "quelqu'un" pour moi. Mais dans ce milieu de silence et de nuit, terrain inconnu, mon éducation était toute à faire: peu de livres, pas de professeur, il fallait pourtant bien s'en sortir !" "Yvonne, sourde à 13 ans, aveugle à 18, intelligente, instruite, très intéressante dans ses conversations intarissables , sera d'abord son professeur, (elle a précédé Sœur Anne de quelques mois dans la mort). A Larnay, ces adultes sont déjà ... "des éducations réussies", mais commencer avec de jeunes élèves, c'est autre chose ! Pourtant de 1945 à 1973, 27 sourdes aveugles seront instruites par Sœur Anne; instruites : d'abord le signe correspondant à un objet concret ; chaque objet a un nom ; ces noms on peut aussi les indiquer par certaines gymnastiques des doigts: la dactylologie ; puis on peut les parler, les écrire et les lire en braille ; peut-être en noir à la machine « pour faire comme tout le monde et être compris de tout le monde » dira Marthe. Il faut aussi arriver à l'abstrait.

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Floriane travaille avec Sœur Anne.

(Photo Archives des Sœurs de la Sagesse)

Sœur Anne saura obtenir de chacune qu'elle acquière, selon ses possibilités, le maximum de connaissances pratiques, manuelles, mais aussi intellectuelles et qu'elle ait une vie spirituelle. On imagine l'ampleur du travail ! "Travail captivant" disait-elle, d'apostolat, de dévouement, d'initiative, de patience, de persévérance, d'amour ! Pourtant le récit de ses résultats ne franchira guère nos frontières. Mais à une gloire, pourtant méritée, Sœur Anne préférait la vie selon l'évangile en cette phrase : " Donnez à quiconque vous demande, faites du bien et prêtez sans attendre en retour". En février 1973, un infarctus terrasse Sœur Anne ; elle est mourante. Par bonheur elle se remettra et elle viendra en convalescence à La Chartreuse. Mais malgré son grand désir, elle ne devra plus penser retourner à Larnay. C'est très dur car cela "rompt ses liens les plus chers", ces liens tissés avec : Marthe, dont Henri Bordeaux a autrefois remarqué "le fin sourire illuminant son visage", Yvonne, professeur, Jeanne, toutes trois décédées maintenant, Lucienne qui veut être mise au courant de tout ce qui se passe en FRANCE, Eugénie qui réalise toujours de ravissants tricots, et les plus jeunes : Agnès, Sylvette, Danielle, Jacqueline, Mireille, Marie-Claire, Isabelle, Floriane et Marie-Thérèse venue de La Réunion.

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Pendant 12 ans encore, occupant sa retraite à des activités diverses, elle restera constamment en contact avec les sourds et sourdes-aveugles qui lui écrivent et viennent la voir. A chaque période de vacances, François est heureux de venir la saluer et lui apporter toutes les nouvelles des uns et des autres, ces nouvelles qui ne cessent de l'intéresser. Deux jours avant sa mort, elle me dira, parlant des sourds et sourdes-aveugles, de leurs amis et de son départ tout proche : « Je les emporte tous dans mon cœur. »

Kenavo, Chère Sœur Anne. Voici quelques phrases relevées et notées par Sœur Anne :

"Celui qui, de temps en temps, ne risque pas l'impossible, n'atteindra jamais le possible".

"Je voudrais" ... n'a jamais rien fait, "J'essaierai" ... a fait de grandes choses,

"Je veux"... a fait des miracles." En cette même année 1969 où les sœurs de la Sagesse décident de fusionner leurs sections d'enseignement avec celles de l'APSA, le docteur Mechtchériakov, responsable du programme soviétique pour sourds aveugles rendait ainsi hommage au rôle pionnier de Larnay:

« La méthode élaborée par sœur Marguerite n’accorde pas un rôle privilégié aux mots en général et au langage parlé en particulier. Sœur Marguerite voulait que l’enfant sourd muet et aveugle se familiarise avec le monde des objets qu’il utilise dans sa vie pratique. Elle accordait une valeur particulière aux leçons de choses. L’un des grands mérites de sœur Marguerite est d’avoir appris à ses élèves infirmes le langage des gestes qui permet de communiquer avec les gens. La communication, c’est la clé du développement de l’univers mental. »80

L’éducation des sourds-aveugles à Larnay fut reprise en 1972 par le CESSA (Centre d’éducation spécialisé pour sourds-aveugles) sous la direction de Jacques Souriau.

Marthe Heurtin joue aux dames avec Rolande Letouzé. Derrière elle, Mireille Julia.

(Photo Archives des sœurs de la Sagesse.)

80 Extrait de la préface des mémoires d’Olga Skorokhodova « Comment je perçois le monde ».

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Bernard Ruez et les autres

E règlement des Filles de la Sagesse interdisait toute mixité et elles ne pouvaient donc pas recevoir de garçons sourds-aveugles qui étaient ainsi privés de toute possibilité

d’éducation. Le 21 février 1925, l’Institut régional des Sourds et des jeunes Aveugles met fin à cette situation 81: l’établissement accueille le fils d’un contremaître du Creusot, Bernard Ruez. Victime, à sept ans, d’un violent traumatisme crânien du à la chute d’un outil, l’enfant a été frappé d’atrophie générale, perte de l’ouïe et de la vision, oubli du langage articulé. Après dix huit mois d’hospitalisation, il est confié aux frères de Saint-Gabriel à Poitiers. Louis Arnould était encore là :

" Nous avons assisté aux efforts fébriles de cette jeune âme qui se débattait dans son cachot (...) trouvant une voie où sa vive intelligence se précipitait comme un retour de flamme. En quelques mois, il apprit (...) l’alphabet typographique, l’alphabet braille et l’alphabet dactylologique, et il a commencé à assembler des syllabes"» « Un jour, le 9 juin 1925, à l’époque où sa communication avec les autres était presque inexistante, après avoir travaillé devant moi, il va prendre un peu d’exercice en faisant pivoter, comme d’ordinaire, telle une énorme toupie, une grandiose mappemonde plus haute que lui. Il l’aborde en disant : « Ah ! c’est bien ça ! », et il tourne en exerçant uniquement ses bras. Brusquement il s’arrête, tâte les reliefs et questionne : « C’est pas un globe de géographie ?» Puis : « Où est la France ? L’Allemagne ? Le Creusot ? (...) L’enfant muré venait de retrouver avec le gros globe, comme Marie Heurtin l’avait trouvée avec le petit couteau, une notion de la représentation, du signe. Toute une éducation, et sûrement une éducation très complète a, peu à peu, passé par là. »

"Il passait ses journées suspendu à nos mains"

En 1951, le journaliste et écrivain George Sinclair visite l'institution de Poitiers et dans l'article qu'il écrit ensuite il rapporte les propos de frère Louis Auguste Drouillard, alors directeur de l'IRJS, et qui fut le premier éducateur de Bernard Ruez:

" Il n'y a pas de méthode polyvalente pour l'éducation des sourds-muets et aveugles: chaque cas est particulier. Cependant, le principe est unique: il s'agit de faire comprendre à l'infirme qu'un certain signe, dessiné dans le creux de la main, correspond à certaine réalité : ce signe est pour lui le mot. Ensuite il faudra qu'il transpose ce mot en écriture Braille. Il faudra aussi, par des exercices appropriés, qu'il le transforme en sons : ainsi le muet parlera, l'aveugles lira et écrira. " Pour Bernard, les débuts furent extrêmement difficiles. Non qu'il ne fût, déjà, fort intelligent : mais il ne parvenait pas à faire la liaison entre le signe dessiné sur sa paume et un objet, ou un acte quelconque. De plus, il était paresseux, indiscipliné,

81 Auparavant, en 1917 un jeune sourd aveugle âgé de 17 ans avait été accueilli par les Frères de Saint Gabriel, à la Persagotière à Nantes. Mais il était juste venu y apprendre le rempaillage.

L

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"Je voudrais confier…"

"Je voudrais confier, avant ma mort, aux hommes qui ont des yeux pour voir le monde, des oreilles pour l'entendre, de la force pour le saisir, de la beauté pour le séduire, de la santé pour y durer, comment le misérable que je suis essaie naïvement , et de tout son cœur, de le recréer. Je dirais comment je vois le jour le jour : à sa chaleur, son humidité, ses souffles, sa légèreté; comment j'imagine la musique, avec sa nervosité, ses déchirures, ses arrêts, ses heurts, ses troubles; comment j'invente des oiseaux volant dans notre jardin, d'après les spécimens empaillés que j'ai palpés dans notre Musée; comment je me suis cru, parfois - cela, c'est mon ridicule, mais pardonnez-lui, si j'en ai parfois souri moi-même - un héros, un soldat, un orateur, un sportif acclamé. Ces jeux sont tragiques, dites-vous. Non : à peine un peu douloureux. Mais ils sont d'abord des jeux de merveille, puisqu'ils me donnent un univers - peut-être gauche et fou - mais réel, mais sensible, dont je suis à la fois l'habitant unique, le roi couronné, le créateur, le prêtre, le prisonnier et, s'il me plait - voyez comme un homme privé de sens - l'exterminateur. Tout ceci - et bien d'autres rêves encore - je le voudrais dire. J'ai commencé. " Bernard Ruez (1951)

Bernard Ruez (au centre) avec François Thébaut à sa droite et Frère Thomas qui lui parle dans la main.

(Photo collection Jean-Louis Michaud)

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violent. Si on le contrariait, par exemple, si, au réfectoire, on le contraignait à rester assis a sa place quand il avait fini son diner, il se débattait, hurlait, frappait. Il ne pouvait tenir en place, il était presque impossible de capter son attention. Mais, à la légèreté, à la sensibilité de ses doigts palpant toutes choses, nous savions, nous qui avions l'habitude des aveugles, qu'il accumulait une quantité d'informations sur nous, sur la maison, sur ses camarades. "Il n'était pas possible que la lumière du signe ne jaillit enfin dans ses ténèbres: le miracle se produisit un jour où l'un de nous, qui faisait son service militaire, vint nous rendre visite en uniforme. Bernard le palpa, s'étonna de la rudesse da drap, de la forme du képi ; dans le creux de sa main, J'écrivis Félix, et je lui fis de nouveau toucher le prêtre. J'écrivis encore Félix. Et nous eûmes la joie de voir Bernard s'immobiliser. Sa physionomie s'anima extraordinairement. Il refit dans sa main, puis dans la mienne, le signe Félix et désigna le soldat. Il avait compris : Félix, c'était le nom d'un homme. "Aussi décevants avaient été nos premiers efforts, aussi prodigieux furent ensuite nos succès avec Bernard. Nous commençâmes par la dactylologie - ou langage des doigts - dont nous appelâmes les leçons, je ne sais pourquoi, faire du cinéma. "Dès qu'il posséda ce langage — même dans ses rudiments — la transformation de Bernard fut si rapide qu'elle ne laissa pas de nous étonner. II passait ses journées suspendu à nos mains, nous interrogeant, sans cesse, sur toutes choses. Il ne nous accordait aucun répit, se fâchant quand il comprenait mal."82

Longtemps après, en l’an 2000, Louis Bauvineau décrit ainsi la suite :

« Doué d’une intelligence prodigieuse, il deviendra un homme d’une vaste culture, capable de lire des traités de philosophie et de théologie, de voyager sans erreur avec ses doigts sur une mappemonde en relief, de battre aux échecs n’importe quel adversaire... »83

On possède aussi un témoignage écrit sur Bernard Ruez en 1953. Dans une lettre aux parents de François Thébaut daté du 15 juillet 1953, Frère Thomas écrit :

« Quant à Bernard, il éprouve une plus grande souffrance, à la fois physique et morale, qui parfois le déprime, mais dont il triomphe souvent, héroïquement, et à notre insu. Supporter la cécité et la surdité pendant vingt-huit ans dans un corps brisé. »

La langue des signes n’a pas été nécessaire pour l’éducation de Bernard Ruez, car il possédait déjà une langue, le français parlé et écrit84. La mappemonde, contrairement à ce que dit Arnould, ne semble pas lui avoir donné la notion du signe, mais bien plutôt avoir ouvert une porte de sa mémoire.85

82 George Sinclair. 1951. L'enfant des ténèbres. (Sur le site de l'APSA) 83 Louis Bauvineau. « Libérer » sourds et aveugles. Éditions Don Bosco. (2000) 84 Cependant il la connaissait et la pratiquait, ou au moins la comprenait, avec ses camarades sourds et sourds aveugles ainsi que le rapporte George Sinclair dans son article: " Il rayonnait et ses amis le félicitait à grands signes…" 85 Professeur de littérature, aveugle lui même, Pierre Villey notait en 1914 dans Le Monde des aveugles : « Bien des circonstances influent sur l’élaboration des images spatiales de l’aveugle et en particulier l’expérience individuelle qui nous invite à donner plus ou moins d’importance à tel ou tel élément de la représentation (...) Le fait essentiel est que l’aveugle dispose, lui aussi, d’images étendues, synthétiques, très souples , très mobiles, de ce que j’appellerais volontiers une véritable vue tactile. Le mot vue est le seul qui rende ces apparitions qui surgissent dans le cerveau, libre de toute impression musculaire consciente, de toute représentation des doigts ou des mains, moins riches sans doute, moins complexes, moins étendues surtout considérablement que les

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Georges Trèbes et Richard Schmidt rejoignent bientôt Bernard Ruez, ce qui permet de créer une section pour sourds-aveugles. Une trentaine d’enfants sourds aveugles y seront accueillis jusqu’à la création du Cessa de Larnay. Le départ des adultes à La Peyrouse en Dordogne, a lieu au tournant des années 70.

François Thébaut

Cinquante-quatre ans après la parution du livre de Louis Arnould paraît Les mains revêtues de lumière, ouvrage consacré à l’éducation, à l’IRJS, de François Thébaut par frère Thomas, de l’ordre de Saint-Gabriel. L’intérêt irremplaçable de l’ouvrage réside dans la correspondance entre frère Thomas et les parents de François Thébaut, qui permet d’avoir une idée plus précise des méthodes employées par l’éducateur. François est né en 1944. L’accouchement difficile lui a laissé des séquelles importantes. Sourd très tôt, il est devenu totalement aveugle à huit ans. A partir de 1950, quand il a six ans, son éducation est prise en charge par frère Thomas pour qui l’essentiel est l’apprentissage de la parole, du braille et de la dactylologie. Les signes ne sont qu’une technique au service de l’apprentissage du français sous toutes ses formes. L’éducateur, qui fut pourtant une des importantes mémoires de la langue des signes de Poitiers, pensait sans doute comme l’exprimera plus tard on successeur, frère Auray, que les signes seuls ne permettent que quelques échanges. Le première prise de conscience de la langue par François est notée un an après son arrivée à Poitiers ; le 21 octobre 1951, frère Thomas écrit :

« Il a deviné qu’il y a une relation entre l’alphabet des doigts, l’alphabet braille et la parole, mais il y a des éléments difficiles à donner à un sourd-aveugle. Il nous faudra du temps. »

Parole, dactylologie, gestes, la communication de François est multimodale comme le montre cette lettre de sa mère du 2 janvier 1955 :

« Il parle volontiers de lui même. Si il raconte quelque chose, ou s’il exprime un désir, il parle, tout en épelant machinalement les mots qu’il dit, avec ses doigts (...). Parfois il prononce une petite phrase et je me hâte d’y répondre. Il me fait alors le signe de « Tu as entendu ? » - « Oui. » « Tu sais ? » (ce qui signifie : tu as compris ? » Je dis « oui » encore et il alors un sourire heureux et fier. »

Contrairement à ce qui se passe à la même époque dans les établissements pour sourds, les signes ne sont pas interdits dans l’éducation de François. Mais le but ultime reste cependant le parole, comme le répond frère Thomas à Mme Thébaut :

« Plus il parlera, plus il faudra lui donner l’envie de parler. Ainsi se fait un rapprochement précieux entre lui et tous ceux qui l’entourent ;ainsi n’est-il plus emprisonné dans les signes de la dactylologie ou du braille. » Quatre mois plus tard, dans une lettre du 27 janvier 1952: « Cette semaine Francinet a pris contact avec mon autorité. Je l’avais prié de copier un texte, occupation qui ne lui plaisait guère, et il a laissé passer le temps sans s’y soumettre. J’ai fait semblant de me fâcher, sans résultat. Alors j’ai mis mon index

images visuelles, mais comme elles unes et multiples à la fois, perçues tout entières dans leurs détail par l’œil intérieur de la conscience. » Pierre Villey avait correspondu avec Marie Heurtin pour étudier l’utilisation de l’odorat et la perception de l’espace chez les aveugles et les sourds-aveugles.

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1952: leçon de choses à la ferme de la Varenne. (François Thébaut et frère Thomas.)

sur sa planchette (braille), j’ai fait le signe : Je te commande. En cinq secondes, il a compris la valeur du signe. »

Au fil de la correspondance entre sa mère et frère Thomas, on découvre aussi des signes isolés employés par François, [KEPI], [SEUL], etc. Et dans une lettre de Mme Thébaut du 17 avril 1954 :

" Il met son index sur son front en signe de profonde réflexion, puis secoue la tête et m’explique par gestes : Papa était parti sur un bateau, longtemps, longtemps, je ne l’ai pas vu, je ne sais pas."

Travail en classe : Claude et François avec le frère Thomas.

(Photo extraite de Frère René Thomas, réalisé par Jean-Louis Michaud et édité par l’association des sourds de Poitiers.)

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Visite à la ferme de la Varenne

La leçon de cannage

La leçon de géographie

La cueillette des cerises

"A - M - I " UAND j'avais six ans et demi, ma mère et ma tante m'ont conduit à Poitiers, le mois d'octobre 1950.

Je me souviens bien de mon entrée à l'école et dans la classe. J'ai été très impressionné en voyant Bernard Ruez assis sur la chaise et frère Thomas lui interpréter en disant "une maman qui conduisait le petit François". Je voyais bizarre, car Bernard était tout cassé et déformé. J'avais assez peur et je me cachais derrière maman. Un frère arrive me prend par la main et on est parti dans la cour des grands élèves. Je me suis dit ouf, je jouais en courant avec ce frère Félix Lefort. C'était cet après midi qu'on visitait les lieux de l'école, mais je ne me rappelle plus. C'était l'heure d'aller dans la grande salle d'étude, je me souviens très bien. Sous les galeries des classes, je voyais loin maman qui m'a vu passer dans la salle de classe mais j'oubliais tout, je n'ai plus pensé à maman car je jouais avec l'un des grand élèves. Le frère sourd Jean-Philippe Jouannic, "un surveillant" dans la grande salle, m'a placé avec un grand élève. Le soir au réfectoire pour le dîner, je ne pensais en rien à maman mais j'étais bien impressionné en voyant les élèves en grands gestes, je ne comprenais que peu. Au dodo dans le dortoir, je m'étais caché sous mon lit mais mon voisin à droite m'a averti pour regarder le frère Jules Daviaud qui récitait la prière, je l'ai imité en gestes puis j'ai dormi vite profondément. Le lendemain matin au petit déjeuner j'étais surpris de voir tant de monde pas normal. A la récréation sur la cour mais tout d'un coup, je suivais d'autres élèves et le frère Félix me disait au doigt à la porte de la classe, j'étais surpris en ne comprenant pas pourquoi. J'entrais seul dans la classe et je voyais frère Thomas assis à table, ah surpris de le voir, je lui ai parlé à la voix: " maman, maman," frère Thomas m'a répondu que le train reculait vers derrière, je comprenais vite. Alors je pleure, pleure, pleure beaucoup pendant une heure. Frère Thomas m'a caressé et bercé comme un bébé. J'étais très angoissé par la disparition de maman mais frère Thomas m'a tellement caressé et il m'a montré pour la première fois "a m i" en dactylologie. Comme je n'avais jamais rien vu de pareil mais je ne comprenais pas mais je me suis souvenu de "ami" sans rien encore comprendre. Plusieurs jours après on répète des fois ami, à deux, moi et lui. Je comprenais vite...

François Thébaut. (21 mars 2014.)

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Claude, frère Thomas, François et la mappemonde.

(Photo extraite de Frère René Thomas, réalisé par Jean-Louis Michaud et édité par l’association des sourds de Poitiers.)

Il raconte son éducation à Poitiers86 : « J’étais entré à l’école pour sourds à quatre ans, à Strasbourg. Je ne voyais pas assez pour lire sur les lèvres. Je suis allé à Poitiers à six ans avec le Frère Thomas. Il m’a appris à lire en noir pendant que je voyais encore en même temps que le braille. Il m’a appris la dactylologie. Avec les sourds voyants, j’ai appris le langage gestuel en bavardant, car j’aime bavarder avec tout le monde. »

François Thébaut avec frère Thomas dans la cour de l'IRJS.

(Photo extraite de Frère René Thomas, réalisé par Jean-Louis Michaud et édité par l’association des sourds de Poitiers.)

86 Témoignage publié dans le n° de juillet 1983 de Vivre Ensemble, revue de Deux Langues pour une Éducation. Repris dans le n° de septembre 1983 du Bulletin de liaison de l’ANPSA.

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Benjamin You, qui fut professeur au CESSA, maintenant en retraite, a longtemps interprété pour François Thébaut et a noté son évolution :

« Avec sa mère, avec Frère Thomas, avec les frères de la Peyrouse, François utilisait surtout la dactylologie, avec une rapidité étonnante. Depuis la mort de sa mère, et surtout depuis la mort de Frère Thomas (en 1999 ) François a ressenti le besoin d’un retour à la langue des signes qu’il avait apprise dans son enfance à Larnay, avec les sourds de son âge comme Alain Champigny ou Jean-Louis Michaud. Cela va de pair avec un désir de rencontrer des sourds, notamment ceux de Poitiers. François veut aussi toujours être au maximum en prise avec les gens, il parle aussi avec les gens qui ne connaissent pas la langue des signes, il articule bien, avec sa voix on le comprend. Il parle au téléphone à son frère. Dans ces cas mon travail d’interprète s’arrête.»87

Un métier pour s'insérer

A la fin des années trente, une brochure éditée par l'Institution décrit l'enseignement dispensé aux jeunes sourds:

"On apprend au petit sourd-muet à parler. Il est initié à la langue françaises et toutes les matières inscrites au programme des écoles primaires (arithmétique, histoire, géographie) lui sont enseignées."

Le but essentiel recherché pour les jeunes sourds est d'en faire des adultes autonomes en leur donnant un métier. Mais comme ils ne pourront exercer ce métier que dans un monde d'entendants parlants, l'apprentissage de la parole est considéré comme fondamental pour leur insertion sociale et professionnelle, l'articulation, on dit désormais la démutisation, est une des matières principales. Pendant deux heures pas jour les élèves sont donc initiés puis formés dans des professions où toutefois la parole ne joue pas un rôle primordial: menuiserie, sculpture sur bois, reliure, cordonnerie, couture, dessin, jardinage, arboriculture.88 A la veille de la IIe Guerre mondiale, les sourds sont près d'une centaine pour vingt-huit aveugles, et huit sourds-aveugles. En 1937, Mlle Lecointre fait don de la propriété de la Varenne à l'association de patronage. Ces bâtiments, qui avaient déjà accueilli des jeunes sourds durant la Grande guerre, deviendront, quarante ans plus tard, un foyer de vie pour sourds-aveugles adultes.

87 Entretien avec Benjamin You du 6 juin 2000. 88 Une des premières formations qui avait été proposée fut l'imprimerie, dans les années 1880, l'atelier ferma en 1897.

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La menuiserie

Les ateliers

La reliure

La taille des arbres

La sculpture sur bois

(Archives IRJS)

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II. Le tournant des années 70

EPUIS son installation à Poitiers en 1856, l'Institution a développé son œuvre en adjoignant aux Sourds-Muets, une section pour les jeunes aveugles, en 1897, puis une

pour les sourds-aveugles en 1925. A la suite du congrès de Milan89 et l'adoption de la méthode orale dite "pure", la "mimique" fut interdite dans les établissements pour jeunes sourds90. Les enseignants sourds en furent bannis. L'ambition d'instruction se limite "aux matières et aux programmes de l'enseignement primaire" et les enseignements professionnels sont développés. Si les sœurs de la Sagesse s'étaient tardivement converties à l'"articulation", elle n'avaient pas abandonné les signes pour l'éducation des sourdes-aveugles. Et nombre de frères de Saint-Gabriel les employaient en dehors des salles de cours et pour enseigner les "choses de la religion". L'orientation et les méthodes pédagogiques étaient les mêmes dans les deux établissements poitevins, et dans tous ceux de France dirigés par les ordres montfortains et regroupés depuis 1926 dans la FISAF ( Fédération des institutions pour jeunes sourds et aveugles de France91). Les associations de patronage ( "association" pour l'IRJS, "comité" pour Larnay) n'intervenaient pas dans ce domaine, leur rôle était d'aider la prise en charge de jeunes sourds pauvres, de répondre dans la mesure de leurs moyens aux débours auxquels les établissements ne pouvaient faire face, et, accessoirement et formellement d'en contrôler la gestion. Tant que c'était "pour le bien des sourds" , les moyens employés ne les concernaient pas. 92 Mais à partir du milieu des années soixante le paysage du monde de la surdité va changer et de nouveaux acteurs vont se manifester. Une première contestation des méthodes employées apparait. Elle ne vient ni de sourds, ni de partisans des gestes (on ne disait pas encore langue des signes) mais de parents foncièrement oralistes qui se regroupent au niveau national dans l'ANPEDA (Association

89 Voir le compte rendu du Congrès de Milan sur le site de l'APSA. 90 En 1909, trente ans après le congrès de Milan, les psychologues Binet et Simon publient une enquête sur la méthode orale et ses résultats dans la population sourde. C'est un constat d'échec: "La méthode orale pure nous parait appartenir à une pédagogie de luxe qui produit des effets moraux plutôt que des effets utiles et tangibles. Elle ne sert point au placement des sourds-muets, elle ne leur permet pas d'entrer en relation d'idées avec des étrangers, elle ne leur permet même pas une conversation suivie avec leurs proches et les sourds-muets qui n'ont pas été démutisés gagnent aussi bien leur vie que ceux qui sont munis de ce semblant de parole. " Les auteurs demande le rétablissement de l'enseignement en langue de signes "pour épargner aux enfants sourds complets, sourds avant l'âge de un an, les fatigues et les pertes de temps de l'enseignement oral qui, après statistiques, échoue complètement et lamentablement chez plus des quatre cinquièmes d'entre eux." (Cité par Didier Séguillon dans "L'échec d'une réforme".) 91 Le 1er juillet 1926, le congrès de la Fisaf regroupa plus de 80 enseignants venant de 20 institutions. 92 En ce qui concerne les sourds-aveugles, la seule critique de l'œuvre montfortaine depuis ses débuts, avait émané d'Henri Lemoine92, médecin de l'Institut national des jeunes sourds de Paris au début du siècle dernier. En 1913, dans Etude sur les sourds-muets aveugles, il s’était opposé, pour des raisons autant pédagogiques que philosophiques, à l'optique spiritualiste des sœurs de la Sagesse et voulait réintégrer les enfants sourds-aveugles dans l'enseignement public . Il avait été l’objet de violentes critiques de la presse catholique et n’avait reçu aucun soutien des enseignants laïques que le sujet n’intéressait guère. Il écrivait en 1913 : « L’éducation d’un sourd-muet aveugle n’est que la copie de ce qui se passe dans l’âme d’une mère lorsqu’elle apprend les premiers mots et qu’elle dirige les premiers pas de son enfant. A quoi bon abonder, pour des choses si simples et si douces, où le sentiment, l’intuition servent autant que la raison, dans des sentiers battus de la rhétorique ou de la métaphysique miraculeuse... » Son Étude sur les sourds-muets aveugles est la première qui effectue un recensement des sourds-aveugles en France, et tente d'en dresser l'étiologie.

D

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nationale de parents d'enfants déficients auditifs). Ils refusent de se séparer de leurs enfants dès leur plus jeune âge pour les placer dans des internats où l'éducation proposée n'a d'autre ambition que de les former à des professions manuelles. Leur revendication est l'intégration dans des classes ordinaires et ils fondent un grands espoir dans les progrès de la médecine93. Cette contestation ne gêne pas trop les professeurs des institutions car elle ne met pas fondamentalement leur méthode en cause, ce qui les choque c'est que les parents s'immiscent dans un domaine qui leur était jusqu'alors réservé. Le deuxième élément de changement est la création, en 1967, du diplôme d'éducateur spécialisé, et la création des instituts régionaux du travail social (IRTS) qui enlèvent peu à peu le quasi monopole de formation à la FISAF et vont, de fait, achever de séculariser l'enseignement spécialisé. Après les parents et les éducateurs, les troisièmes acteurs, non pas nouveaux mais de retour, les Sourds eux-mêmes se manifestent à partir du début des années 70, quand ils réalisent que les gestes dont on leur avait interdit l'usage pendant près d'un siècle sont reconnus comme une langue par les Etats Unis d'Amérique. A partir de 1974-1975, des Sourds, des sociologues, des linguistes américains s'installent à Paris pour étudier les rapports entre les signes français et ceux de l'Ameslan (langue des signes américaine), car les deux langues semblent très proches. Tout comme les soldats américains étaient intervenus en France en 1917 au cri de "Lafayette, nous voici", les Sourds américains qui installent IVT (International Visual Theatre) à Paris en 1974, veulent aussi rendre à la France ce que leur avaient donné Thomas Gallaudet et Laurent Clerc, tous deux d'origine française, créateurs de l'université pour sourds à Washington. L'exemple américain où, grâce à un enseignement en langue des signes des Sourds peuvent atteindre les plus hauts niveaux de formation universitaire, est découvert avec étonnement94. Cela conduit aussi des parents, pour les mêmes raisons que ceux de l'ANPEDA mais avec des options opposées, à contester les structures et les méthodes d'enseignement pour les jeunes Sourds français. Dans l'évolution du paysage, il faut noter aussi un changement de l'étiologie de la surdité qui explique les échecs grandissants de l'oralisme et donc de la démutisation. Des recherches n'ont pas été effectuées en France mais il est possible d'extrapoler à partir des pourcentages cités par Bernard Mottez95 en 1976: "Avant l'usage des antibiotiques,30 à 40% des enfants sourds américains avaient perdu l'ouïe après avoir parlé. Aujourd'hui 95% sont des sourds prélinguaux." Dès la fin des années 70 le conseil d'administration de l'APSA, qui jusqu'à présent s'était cantonné dans un rôle de gestion, va être obligé de se prononcer sur les méthodes et l'orientation pédagogiques, domaines dans lesquels ses membres n'étaient pas nécessairement compétents, ou tout au moins qu'ils n'avaient pas ou peu abordés jusque là. Ce ne sera que l'annonce de la tempête des années 80.

93 Lors de l'assemblée générale de l'APSA du 2 mai 1978, interrogé sur les causes de la baisse persistante des effectifs de l'IRJS, Roland Tricoire, directeur de l'institution, dit qu'elles "sont diverses", et qu'il y a notamment "l'intégration des malentendants dans les classes normales de l'Education nationale." (Procès-verbaux des réunions de l'Association de patronage. 1978-1985. page 2 verso.) 94 Emmanuelle Laborit raconte très bien cette découverte en 1979 à Gallaudet college, dans Le Cri de la mouette. Robert Laffont. 1994. 95 "La langue des signes au Etats-Unis" in Bernard Mottez "Les Sourds existent-ils", p. 217.

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Création du CESSA et du foyer de la Varenne

N 1965, le rapport Bloch-Lainé, demandé par le ministre de l'Intérieur, définit les principes de la politique en matière de rééducation: " Le dépistage, l'étude des conditions

de vie, l'antériorité, la permanence et la postériorité de ce dépistage." La commission d'action sociale du VIe Plan, qui doit s'étaler de 1971 à 1975, considère " que les bonnes volontés, bien que nécessaires, ne sont plus suffisantes. Le dépistage doit être systématique." Le VIe plan veut aussi développer la mixité dans les établissements jusqu’à l'âge de 14 ans. Ni à Larnay, ni à l'IRJS, il n'y a alors de section spécialisée pour les sourd(e)s-aveugles. L'enseignement pour les sourd(e)s-aveugles n'est pas cloisonné et dans chacun des deux établissements, ils sont pris en charge dans une classe intégrée à la section pour sourd(e)s. Il n'y a pas non plus de différenciation marquée entre les jeunes et les adultes. Un premier regroupement a eu lieu en 1968 par la création d'une section mixte à Larnay qui accueille quatorze sourds-aveugles et sourdes-aveugles de 6 à 17 ans et le projet de création d'une unité pilote pour 24 sourd(e)s-aveugles. Le 24 mai 1970, M. Charles, directeur général de l'Action sociale se trouve à Larnay pour décorer sœur Anne de l'ordre national du Mérite et il précise l'implication de l'Etat:

"En nous prononçant pour une prise en charge des enfants par l'Etat, nous n'abdiquons pas nos responsabilités, car la recherche, la pédagogie, la rééducation forment un tout. Ce que nous souhaitons, c'est une prise en charge par l'Etat sans diminution du rôle du ministère de la Santé publique, garant de la Recherche."

Au cours de cette même allocution il précise: " Le programme de Larnay, son unité pilote pour 24 sourds- aveugles, sera soutenu en priorité. Le dossier a été approuvé. Et, avec Mlle Dienesch (secrétaire d'Etat aux Affaires sociales) et M. Boulin (ministre de la Santé), c'est un effort exceptionnel qui a été accompli, avec l'inscription au Plan d'un projet qui n'y figurait pas". Il ajoute que le financement interviendra à la fin de l'exercice 1970.

Le projet se compose de 3 pavillons. Chaque pavillon étant le milieu de vie pour 8 enfants. Un bâtiment, commun aux 3 groupes, comprendra le bureau d'accueil, les bureaux de direction et médicaux, une salle d'éducation physique, une piscine, une salle de résonance. Y seront installés "les appareils nécessaires à la pratique des techniques appliquées déjà depuis plusieurs années dans plusieurs pays européens". Par la voix de M . Faivre, président du Comité national pour les enfants aux handicaps multiples, des remerciements sont adressés aux divers acteurs du changement:

"Grâce à Larnay, et aux expériences poursuivies à l'étranger, nous, parents d'enfants sourds- aveugles, avons pu reprendre espoir. Nos enfants ne sont plus des emmurés vivants."

Il a toutefois un regret:

" La base d'estimation ne répond pas parfaitement aux besoins. Les « normes » sont encore loin de réalisations étrangères, allemandes notamment, où 4 enfants disposent des mêmes surfaces que celles qui, à Larnay seront utilisées pour huit pensionnaires..."96

96 Centre Presse des 20 et 25 mai 1970. (Sur le site de l'APSA).

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François Thébaut se souvient "Le 8 septembre 1972 nous sommes cinq sourds aveugles et deux frères de Saint-Gabriel. Le matin vers 8 heures sous le beau soleil, petit frais. La camionnette est très chargée, les bagages et des choses bien chargées. "C'était l'heure du départ, la camionnette s'était située sur la cour de l'école déserte mais l'aventure rend vraiment mécontent un vieux sourd aveugle Joseph Froger, il n'a pas voulu venir avec nous; mais le patron de notre atelier à l'école a réussi à le faire entrer de force, Joseph, dans la camionnette. "Il se met en grosse colère et on part vite autour du grand bâtiment pour sortir dans l'avenue de la libération. Voilà le départ. Joseph continue à se mettre en colère; environ un demi heure après il se calme et ne dit rien. Moi j'étais à gauche du conducteur, frère Marcel Auray, ancien directeur de l'IRJS, on bavarde tout le long de la route. "A la Peyrouse, on est bien arrivé sous le beau soleil assez chaud. C'était l'heure du repas à la maison de retraite des frères de Saint-Gabriel, 35 frères âgés et quelques uns malades. On était bien perdu dans la vaste nature à la campagne, on s'installait dans la grande salle à manger. "On a beaucoup découvert les sens perdus à la campagne. "Le lendemain matin, l'autre camionnette est arrivée de Poitiers, très chargée des livres. Les autres sourds aveugles ont aidé de décharger la camionnette, frère Marcel Auray a installé des livres dans la grande salle en attente pour plus tard. "Nous avons logé dans des chambres au château. Joseph Froger qu'on l'appelle "pépé Joseph" s'est mis encore en colère car il ne veut pas vivre à la Peyrouse. "Il y a le deuxième Joseph Renucci que l'on appelle "gros Joseph". Il était déjà malade à la suite du diabète. Dans le comas, il est décédé le 25 septembre 1972. Il est enterré au cimetière des frères de Saint-Gabriel. "La vie s'est bien déroulée; sans problèmes mais on s'habitue peu à peu. Joseph Renucci, Joseph Froger sont décédés et Richard Schmitt est décédé plus tard. Maintenant Claude Muratet et moi-même, François Thébaut, nous sommes deux doyens du foyer, nous avons vécu pendant 42 ans à la Peyrouse."

François Thébaut (le 18 mars 2014.)

Richard Schmitt, Joseph Renucci, François Thébaut, Claude Muratet

communiquent en dactylologie, transmis par Frère Thomas (la main à gauche) (Photo Archives Jean-Louis Michaud.)

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La section des sourdes-aveugles de Larnay en 1970. Tous les âges sont mêlés.

La nouvelle réglementation ne va plus le permettre. (Photo Archives des sœurs de la Sagesse.)

La création du CESSA de Larnay et son ouverture en 1972, en gestion commune de l'APSA et de la congrégation des sœurs de la Sagesse, règlent temporairement le problème de l'éducation des enfants sourds aveugles (24 places alors que dans toute la France, avant tout recensement, le nombre de sourds-aveugles d'âge scolaire est estimé à plus de 70) mais pose le problème des adultes sourds-aveugles qui ne peuvent plus être accueillis dans des structures réservées aux enfants. A terme, l'établissement de Larnay géré par les sœurs de la Sagesse devraient se transformer en foyer pour sourdes et sourdes-aveugles adultes. Les frères de Saint-Gabriel cherchent de leur côté un point de chute pour les cinq sourds-aveugles adultes résidant dans les locaux de l'IRJS à Poitiers. Au cours d'une réunion des frères de "la province de Poitiers", à Paris, le 28 décembre 1971, sous la présidence du Provincial de France, ils considèrent que:

"Les cinq sourds aveugles qui nous intéressent ici, ont été pour diverses raisons pris en charge par la communauté, une fois leur formation achevée, et pour ainsi dire, adoptés par Saint-Gabriel. Frère Thomas, après avoir été leur maître et leur éducateur, est resté leur accompagnateur, et, jusqu'à un certain point, leur confident et leur "agent de liaison" avec le monde extérieur."97

Des adultes ( de 27 à 60 ans) ne pouvant être maintenus dans un établissement spécialisé pour enfants, les frères se refusent à "les remettre à l'Assistance publique", et décident de les "accueillir dans l'une de (leurs) maisons de retraite où ils pourraient continuer à se considérer "comme de la famille." Après avoir envisagé leur installation à Marseille ou à Yversay (où la congrégation possédait une maison) le choix se porte sur la Peyrouse en Dordogne. Le départ de frère Thomas et de frère Auray, accompagnés de "leurs" cinq sourds-aveugles98, se fait durant l'été 1972. Ils arrivent à la Peyrouse le 8 septembre 1972.

97 Frère René THOMAS. (2000) Ouvrage réalisé par Jean-Louis Michaud et publié par l'Amicale des sourds anciens élèves de Poitiers Larnay. pp. 116-117. 98 Joseph Froget, Joseph Rennucci, Richard Schmitt, Claude Muratet et François Thébault.

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Le Cessa fonctionnera dans ses locaux de Larnay jusqu'au 2 mai 2011.

Le tout-jeune Centre d'éducation spécialisée pour sourds-aveugles, dirigé par Jacques Souriau, se retrouve vite confronté au changement d'étiologie des enfants accueillis. Une épidémie de rubéole a frappé la planète entre 1964 et 1970. Lorsqu'une femme enceinte contracte la maladie dans les douze premières semaines de la grossesse, l'enfant à naître risque de très nombreuses atteintes (sensorielles - visuelles, auditives, cérébrales -cardiaques…). Ces "enfants rubéoliques" ont des pathologies associées diverses: de la surdité légère associée à une malvoyance à une surdité complète doublée d'une cécité complète. La méningite, et d'autres "fièvres", étaient des causes encore courantes d'atteintes sensorielles dans la première moitié du siècle dernier. Les sourds-aveugles accueillis dans les établissements de Poitiers étaient presque tous des devenus sourds aveugles, des sourds devenus aveugles, et des aveugles devenus sourds. Presque tous avaient été atteints par la déficience, après l'âge de la parole qu'il avaient pratiquée peu ou prou, ou avant leur perte visuelle ce qui leur avait donné accès à une certaine lecture labiale. Par ailleurs, par manque de moyens, Larnay et l'IRJS ne pouvaient accueillir tous les sourds-aveugles qu'on leur signalaient. Les deux établissements étaient contraints de "sélectionner" les personnes accueillies, et rejetaient les "inéducables" 99. Les nouvelles règles établies par le ministère de la Santé font obligation - même si les pouvoirs publics n'en donnent pas totalement les moyens - d'accueillir tous les enfants concernés. Nombre d'enfants accueillis au CESSA sont des sourds prélinguaux100. Si la langue passe toujours par le rapport signifié-signifiant, le signifiant ne peut plus réellement être la parole pour la plupart des nouveaux. En 1977, une estimation du nombre d'enfants sourds aveugles en France est faite, la première depuis celle d'Henri Lemoine en 1913101. Fin 1977, Jacqueline et Henri Faivre, s'appuyant sur un important travail de fichage qu'ils ont effectué et sur un essai de recensement des enfants polyhandicapés réalisé par le CLAPEAHA (Comité de liaison des associations de parents d'enfants atteints de handicaps associés), évaluent entre 200 et 250 le nombre d'enfants sourds-aveugles (avec une définition assez floue). Ce chiffre mis en face de celui des enfants pris en charge (24 à Poitiers, 4 à Toulouse, 3 à Paris, 2 à Amiens, et un à 99 Dans les notes que Marie - Adeline Aymer de la Chevalerie a écrites en 1968 (Consultables sur le site de l'APSA, revient plusieurs fois "enfant inéducable, retourne chez ses parents." Et Louis-Auguste Douillard déclarait en 1951: "Bernard (Ruez), à mesure que son intelligence se développait, passait par des crises de désespoir, qui se traduisaient parfois par des violences telles qu'il nous arriva, malgré tout l'amour que nous lui portions, de songer à nous séparer de lui." 100 Voir note 93. 101 C'est au cours des nombreuses réunions entre professionnels et parents, pour rédiger cette étude sur les sourds-aveugles, demandée par le ministère de la Santé qu'est née l'idée de créer une association regroupant les sourds-aveugles, leurs familles, les professionnels et les établissements spécialisés leur accueillant. De là est née, lors d'une assemblée générale constitutive, le 9 décembre 1978 à Poitiers, l'ANPSA (Association nationale pour les sourds-aveugles).

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Brest) montre que les besoins sont énormes. Selon le ministère de la Santé qui a effectué une évaluation par sondage, il y aurait, fin 1978 de 528 à 476 sourds aveugles, de 150 à 200 de types hyperacousiques aveugles, 40 à 60 amblyopes sourds. De 60 à 90 aveugles hyperacousiques. De 70 à 105 sourds-aveugles proprement dits. S'appuyant sur ce premier document, une "étude sur les sourds-aveugles"102, commandée par le ministère de la Santé et réalisée par le CLAPEAHA, parait en mars 1978. Jacques Souriau est chargé, notamment de la partie pédagogique. Il y fait la distinction entre les devenus sourds-aveugles et les sourds-aveugles prélinguaux:

"Le devenu sourd-aveugle complet après l'acquisition du langage: Le problème bien que très grave revêt un caractère un peu moins dramatique que pour le sourd-aveugle congénital, le diagnostic et le traitement sont en général entrepris immédiatement ; la rééducation vise d'une part à l'apprentissage du Braille et d'autre part, sur le plan orthophonique au maintien du langage. L'atteinte neuropsychique est souvent ici plus estompée. Dans des cas absolument exceptionnels, à condition d'être dans des conditions optimum : milieu familial très stimulant, quotient intellectuel normal, appareillage satisfaisant, rééducation intensive, on peut espérer une progression scolaire ; mais soulignons-le, il s'agit d'exception." Mais pour les sourds-aveugles de naissance: " Il ne s'agit pas au départ d'une rééducation proprement orthophonique, mais d'une instauration de la communication. Les principes qui régissent cette rééducation sont très différents de la rééducation des handicapés auditifs et comportent certains éléments qui sont condamnés dans la rééducation des mono-handicapés. En effet, cette rééducation utilise beaucoup le toucher et vise au départ à faire acquérir le schéma corporel.(…)

" Pour faire acquérir le langage on utilise : La méthode gestuelle que l'on proscrit chez le sourd mono-handicapé. (…) La méthode Tadoma ou méthode de lecture par vibrations. (…) La dactylologie : elle consiste à épeler tous les mots (chaque lettre correspond une position des doigts) dans la main de l'enfant. La lecture labiale si les restes visuels sont suffisants, ce qui est rare. L'amplification auditive comme chez les sourds mono- handicapés. Pour le langage écrit il faut bien souvent avoir recours au Braille." L'étude précise:

"Une étiologie domine car elle est de très loin la plus fréquente : la rubéole. En 1944, GREGG décrit la triade classique de l'embryopathie rubéolique : cardiopathie, cataracte et surdité. En réalité, il est préférable de parler de syndrome rubéolique avec en plus malformations dentaires, microcéphalie, retard psychomoteur. A cette notion s'est substituée celle de rubéole congénitale. En France de 3 à 5 pour 10 000 naissances soit 250 à 500 cas par an, ce qui est peu comparé aux 300 malformés pour 10 000 naissances soit 24 000 par an. Ces chiffres sont discutés."103 "Cependant, le nombre de cas peut augmenter à l'occasion d'épidémies cycliques (cf. épidémie américaine de 1964-1966) qui surviennent tous les 6-9 ans et une épidémie plus importante tous les 30 ans.(…)La rubéole représente environ 80 % des cas de surdité-cécité. "

102 Consultable sur le site de l'ANPSA. 103 Depuis l'étiologie a changé, et elle est différente de l'époque. Mais, pour diverses raisons et notamment une baisse de la prévention (la fermeture de dispensaires dans des zones à risque) depuis 2009-2010, on enregistre à nouveau des cas d'enfants sourds-aveugles rubéoliques.

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Une page du premier lexique de signes du CESSA. (Benjamin You signe.)

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Le 1er janvier 1982…

Si le principe en était acquis - parce que "souhaité" par les autorités de tutelle - le regroupement des établissements de Poitiers et leur mixité furent longs à se mettre en place. Par contre la fusion des deux associations, souhaitée elle aussi par la Direction départementale des Affaires sociales n'a pas eu lieu, les structures étant trop différentes (association de patronage et congrégation religieuse). En1978, par décret du 14 avril, l'Association prend le titre d'Association de patronage des établissements pour Sourds, Aveugles et Sourds-Aveugles du Centre-Ouest de la France. Elle a la gestion de l'Institution Régionale des Jeunes Sourds, 116 avenue de la Libération, et le Foyer pour Sourds-Aveugles adultes de La Varenne. A la rentrée 1981, la mixité est effective et l'éducation des jeunes sourd(e)s revient intégralement à l'APSA. Les locaux de Larnay accueillent les petits jusqu'à 14 ans, ceux de l'IRJS, avenue de la Libération, les 14-20 ans. L'APSA hérite aussi de la gestion entière du CESSA, situé aussi à Larnay. Le transfert effectif de la gestion se fait au 1er janvier 1982. La congrégation de la Sagesse garde son foyer pour Sourdes avec une section pour Sourdes-aveugles âgées. Le 24 juillet 2006,après plus de170 ans de présence à Poitiers, la congrégation des Filles de la Sagesse passe le relais à une association laïque, "Larnay Sagesse" qui gère désormais le foyer. "La méthode gestuelle" semble donc la voie d'accès au langage pour ces "nouveaux" sourds-aveugles, que le Cessa ne peut rejeter comme "inéducables". Mais, à la différence des sœurs de la Sagesse et des frères de Saint-Gabriel qui les avaient précédés, les nouveaux éducateurs du CESSA sont dans un établissement séparé - bien qu'encore assez proche - de celui qui accueille les sourds, et ils ne vivent pas en permanence au contact avec les enfants sourds. Jacques Souriau entreprend de développer l'apprentissage des "signes" - on ne parle pas encore trop de langue des signes - pour le personnel éducatif. Le Cessa publie un premier lexique de signes en 1979. C'est la fin d'un tabou. Il y a aussi un couperet qui tombe, celui des 20 ans, âge au-delà duquel les jeunes sourds-aveugles ne peuvent rester dans l'établissement. Si les filles peuvent, théoriquement104, être accueillies par le foyer de Larnay, les garçons n'ont pas d'accueil possible à Poitiers. Et même si le Cessa pouvait les garder après l'âge de 20ans105, il ne pourrait plus accueillir de nouveaux d'âge scolaire alors que la liste d'attente explose. Toute la filière risque d'être bloquée.

La création du foyer de la Varenne. Le Cessa ne dépend pas encore d'elle - la convention définitive avec la congrégation de la Sagesse ne sera signée qu'en 1981- mais l'Association de patronage de l'institution des jeunes sourds décide la création d'un foyer d'un foyer pour sourds-aveugles adultes dans les bâtiments de l'ancienne ferme de la Varenne. Il ouvre en septembre 1977. Son premier responsable, François Sarazin en donne les principes dans son rapport d'activité de 1978:

"La Varenne a été conçue comme une petite unité expérimentale destinée à s'agrandir par la suite. Devant recevoir de très grands handicapés dans ce Centre qui est le seul pour adultes avec celui de La Peyrouse, en France, il convenait d'observer une grande prudence sur sa capacité d’accueil et de ne pas se lancer dans une

104 "Théoriquement" car les premiers résidents accueillis à la Varenne sont des filles. 105 C'était avant l'amendement Creton.

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opération de grande envergure dont l'expérience nous montre qu'il est très difficile d'en maîtriser les évolutions et qui risquait de nuire à la qualité du service rendu à laquelle nous tenions. "La solution retenue a été de faire fonctionner d'abord une petite unité dont on tirerait les conclusions pratiques pour agrandir progressivement jusqu'à une capacité d'environ 36 personnes. "Le principe de petites unités de vie de 6 à 10 personnes étant celui sur lequel nous nous sommes basés pour les mêmes raisons de qualité, d'échange que nous évoquions ci-dessus, qui pouvait garantir des rapports satisfaisants entre personnes reçues et personnels."

François Sarazin avec Maïté.

(Photo Yves Thiollet-Nouvelle République.)

L'agrément pour ce foyer permet d'accueillir des adultes sourds-aveugles et sourds surhandicapés, hommes et femmes, dans la limite provisoire de 15 personnes. Sept jeunes filles de 20 à 26 ans sont déjà accueillies dont 4 venant du Cessa. Un huitième pensionnaire arrive fin mai 1978. A la fin de cette année là, la mise en place d'une section d'insertion professionnelle précède de peu l'aménagement des anciennes étables pour la partie administrative. Au cours du conseil d'administration de l'APSA du 30 mai 1979, François Sarazin se fait le porte-parole de l'association des parents des enfants du Cessa. Au cours d'une réunion avec François Sarazin et Jacques Souriau, "l'association s'est fait plus pressante demandant que le Foyer s'engage à assurer une prise en charge de tous les jeunes sortant de Larnay."106 Henry Du Cluzeau, le président de l'association en appelle à la prudence pour toute extension de l'établissement.

106 Procès-verbaux des réunions de l'Association de patronage. 1978-1985. (Page 14 recto.)

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Huit mois plus tard lors du conseil d'administration du 16 janvier 1980, François Sarazin expose un projet d'extension du foyer à 36 places dont 18 pour des personnes "d'un certain niveau d'autonomie, aptes à apprendre un travail."107 Un dossier d'extension est déposé à la DASS. Et avant même la réponse le bureau envisage une extension future à 46 places. L'Association de patronage, l'association de parents du Cessa et l'ANPSA (association nationale pour les sourds-aveugles) espéraient que l'extension de la Varenne serait financée dans le cadre du VIIIe plan, mais le conseil d'administration de l'APSA du 16 février 1982 apprend que le projet n'a pas été retenu par le Conseil régional.

L'imprimerie Braille a d'abord été un atelier de La Varenne. Fabienne est à la presse.

(Photo Nouvelle République.) Un projet de création d'ateliers à l'IRJS n'a pas non plus été retenu. Conséquence: à la rentrée de septembre 1982, deux élèves de plus de vingt ans doivent être maintenus au Cessa. Au cours de l'assemblée générale de l'APSA du 3 mai1983, dans son rapport moral, François Sarazin semble toutefois confiant: "Le projet d'extension se concrétisera en 1984 par l'accueil de nouveaux pensionnaires."108 Ce même jour il signale le lancement, par l'atelier de la Varenne, d'un journal hebdomadaire en braille intégral qui prend la suite du bulletin La calèche, édité jusqu'alors par l'association des sourds-aveugles suisses. En 2014, Braille Info existe toujours, et est à l'origine de l'imprimerie braille de l'ESAT de la Chaume. Le 12 octobre 1983, au cours du conseil d'administration qui élit Louis Peignault à la présidence de l'APSA, en remplacement de Henry Du Cluzeau, François Sarazin demande la

107 Ibid. (Page 18 recto.) 108 Procès-verbaux des réunions de l'Association de patronage. 1978-1985. (Page 59 verso.)

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création de 17 postes supplémentaires " pour tenir compte des dix nouvelles entrées prévues ayant pour conséquence une activité supplémentaires de 40%." 109 Au 1er février 1984, la loi de décentralisation entre en application: le Foyer de la Varenne ne dépend plus de l'Etat mais du département de la Vienne. Le conseil d'administration du 22 février 1984 laisse apparaitre de graves difficultés pour l'extension de la Varenne. M. Chamard, conseiller général, membre de l'APSA depuis 1978, a fait savoir au nouveau Secrétaire général administratif de l'association, M. Robuchon, que la réponse à la demande de création de postes pour la Varenne serait donnée plus tard. Défendant plus les finances du département que les conditions de vie des sourds-aveugles, il a suggéré que la Varenne demande un agrément MAS, (Maison d'accueil spécialisée) "car cela permettrait une prise en charge par l'Etat." La décision du Département tombe, verbalement: pas d'extension de la Varenne, alors que sur les 25 pensionnaires du Cessa de Larnay, 8 ont déjà plus 20 ans. Le conseil d'administration de l'APSA du 6 avril 1984 demande alors au président du Conseil général "de préciser par écrit les raisons de cette décision." Il décide aussi de demander une audience à M. Monory, président du Conseil général.110 A la rentrée de septembre 1984, M. Monory cède; il donne son accord pour l'ouverture de dix places supplémentaires et la création de 14,95 (!) postes à plein temps. Huit places sont déjà réservées aux plus de 20 ans du Cessa. Dès le 25 avril 1985, le conseil d'administration se penche à nouveau sur les difficultés d'accueil de La Varenne: "L'extension du foyer a permis d'accueillir 10 nouveaux pensionnaires en octobre 1984 et 8 en janvier 1985, ce qui porte la capacité d'accueil à 36 pensionnaires… En septembre 1985, le Foyer sera complet et ne pourra pas faire face aux sorties du Cessa de Larnay."111 En fait 37 personnes sont prises en charge à la Varenne dont 10 qui sont hébergées en appartements dans le quartier de Bellejouanne et 12 externes. En 1986 la capacité de 37 est extensible à 40 pour accueillir les jeunes sortant du Cessa, et le foyer reçoit un agrément pour accueillir les jeunes sortant de la section spécialisée pur sourds avec handicaps associés (créée en 1980 à l'IRJS). A la rentrée 1987, vingt personnes sur les quarante accueillies viennent du Cessa. La baisse de l'activité de l'IRJS entraîne un redéploiement des effectifs qui permet la création de 2,5 postes au foyer, avec un autorisation de porter la capacité d'accueil à 45 en septembre 1989 pour faire face aux sorties du Cessa.

Un projet global Les parents des jeunes accueillis à la Varenne s'inquiètent de l'avenir. Les directeurs du Cessa et de la Varenne s'épuisent à ce qui ressemble à un rapiéçage et du bricolage constant pour faire face à un problème récurrent à chaque rentrée. Au début de 1988 les parents concernés saisissent l'Apsa qui entreprend avec eux et les directions d'établissements une réflexion en profondeur sur l'avenir des Sourds-aveugles à Poitiers. Ceci aboutit en octobre1988 à un "Projet relatif aux Sourds-aveugles". Le texte insiste sur la nécessité de continuité de prise en charge "surtout dans le domaine de la COMMUNICATION avec l'entourage." Le danger est grand :

" Toute rupture, tout changement de méthode, de langage, de comportement peut entraîner des régressions graves, remettant en cause les acquis obtenus au prix d'un important investissement consenti par la collectivité avant l'âge de 20 ans."

109 Ibid. (Page 65 recto.) 110 Ibid. (Pages 74-75.) 111 Procès-verbaux des réunions de l'Association de patronage. 1978-1985. (Page 89 verso.)

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Le groupe de travail note que la population des Sourds-aveugles est très diverse et que si certains ( notamment les Sourds-aveugles congénitaux) ont besoin d'un hébergement complet, certaines personnes, tout en ayant besoin d'un hébergement adapté, peuvent accéder à l'emploi dans des structures de type Centre d'aide par le travail ou atelier protégé. D'autres, enfin, peuvent vivre et travailler de manière relativement autonome mais ont besoin d'aides ponctuelles très spécifiques. Les solutions avancées insistent sur deux points:

"L'évolution de chaque personne sourde-aveugle pouvant faire apparaitre des progrès (ou parfois des régressions), la même personne doit pouvoir , au cours de sa vie, changer une ou même plusieurs fois de type d'hébergement et de type d'activité, et ce dans les deux sens." "Une attention toute particulière doit être apportée aux jeunes adultes sourds-aveugles dont les acquisitions peuvent être encore très importantes, en continuité avec l'éducation spécialisée dont ils ont bénéficié jusqu'alors. Jusqu'à 25 ans, il est indispensable que leur soient donnés des moyens de formation continue."

De nouvelles implantations d'établissements hors de la Vienne ou par des associations autres que l'APSA, ou un projet de déploiement de la Varenne, tel est le choix qui prévoit que "les équipements suivants qui pourraient fonctionner simultanément":

"-Un CAT orienté sur une production de biens (cannage, imprimerie braille), et de services(…) "-Un foyer occupationnel ayant deux types de population: des jeunes poursuivant leur formation (…) avant intégration dans le CAT ou une autre structure de travail. Des jeunes qui poursuivent leur formation mais ne pourront rejoindre une structure de travail. "- Un foyer type foyer logement pour les jeunes du CAT (…) "- Un service de suite (…) pour les jeunes qui vivent de façon indépendante. "- Un centre des Ressources répondant aux besoins suivants: évaluation des besoins (…) et des moyens. Accueil temporaire des SA pour des apprentissages tels que locomotion, braille… Intervention sur le lieu de vie des SA pour la formation de l'entourage. (…) Formation des professionnels non spécialisés (…) Mise à disposition pour essai d'aides techniques."

Cela va être la feuille de route de l'APSA pour presque vingt ans, malgré de nombreux aléas et de nombreuses résistances des financeurs.

Les débuts de l'atelier chaiserie:

Marie-Christine au cannage.

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MOTS DU COMMENCEMENT POUR JACKY*

Compagnon

du sommeil du grain Je te salue

Cousin

du tonnerre éteint dans le ventre froid des pierres

Je te salue

Jumeau des volcans qui rêvent

Je te salue

Frère de tous les éléments

Je te salue

En toi fulgure

l'Essentiel

Daniel Reynaud (le 12 juillet 1990.)

(* Daniel Reynaud a écrit ce texte après sa rencontre avec Jacky, au congrès mondial sur le langue des signes en 1990. Jacky est actuellement un des travailleurs sourdaveugles de l'ESAT des Hauts de la Chaume.)

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III. 1978-1990: de nouveaux acteurs entrent en scène

N 1976, l'IRJS publie une plaquette de 64 pages intitulée "A Poitiers-Larnay, Sourds et Sourds-Aveugles apprennent à communiquer."112 (dont la moitié de publicités et un

certain nombre pour des audioprothésistes113) pour présenter les buts et les méthodes de l'établissement. Il n'y a pas la moindre ambigüité, l'orientation est purement oraliste comme dans toutes les institutions de France. Après une dizaine de pages sur l'audition et les techniques d'appareillage, on passe au diagnostic lui-même dont "il n'est pas besoin de préciser l'importance primordiale " car c'est lui qui détermine la précocité de l'appareillage:

"Les prothèses auditives, de plus en plus perfectionnées, utilisées avant la maturation des centres nerveux permettent aux jeunes enfants déficients auditifs d'entendre plus et mieux.(…) C'est pourquoi l'enfant qui est né sourd ou qui le devient dans les premiers mois de sa vie, sera d'autant mieux inséré dans la société qu'il aura bénéficié précocement d'une aide prothétique adaptée…" Puis la page13 aborde la rééducation spécialisée pour pallier "l'absence de communication facile avec l'entourage et particulièrement de communication verbale. Les relations existent mais elles restent au niveau de la sensibilité et du geste non enseigné, donc très frustre et limité."

Tout commence par le cycle préparatoire. Son but est de comprendre et se faire comprendre:

"Il est nécessaire pour cela de choisir un moyen de communication compréhensible par tous. Pour cette raison, la communication orale est la seule enseignée et utilisée." Et pourtant "la parole du sourd est assez difficile à comprendre quand on n'est pas habitué car il ne peut pas se contrôler. L'articulation est souvent défectueuse. Cependant, ce n'est pas une règle générale et on peut arriver à comprendre la parole du sourd. En tout cas, il vaut mieux la favoriser au maximum." (…) "Quant aux gestes, il vaut mieux essayer de les réduire au maximum, car ce n'est pas un bon service à rendre au sourd."

Malgré ce crédo oraliste, il y a une reconnaissance implicite des "gestes" comme véritable langue:

" Lors de déplacements à l'étranger, ils (les sourds) s'arrangent pour établir des contacts avec des handicapés auditifs, ce qui lève rapidement les barrières linguistiques. Pendant le Congrès de la Fédération Mondiale des Sourds à PARIS en 1971, de nombreux observateurs ou parents ont découvert avec émerveillement, la facilité avec laquelle des sourds du Japon, d'Argentine, d’Irak ou des U.S.A., ou d'ailleurs, entraient en dialogue."

112 Document 1976-APSA, consultable sur le site de l'APSA. Dans l'équipe qui a réalisé la plaquette, on trouve - pour les photos- Michel Lamothe qui sera un des acteurs de la contestation de la pédagogie de l'IRJS et de la création du service d'éducation bilingue et des classes bilingues pour enfants sourds à Poitiers. 113 Dans le compte-rendu de l'assemblée générale de l'APSA du 2 mai 1978, à propos de cette plaquette, on lit: "M. Foucher indique qu'un audioprothésiste de Poitiers a eu une intervention néfaste pour nos institutions." On n'en saura pas plus.

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Même l'importance de la communauté linguistique est implicitement reconnue: "Lorsque (…) les deux conjoints sont des sourds héréditaires, tous les enfants seront sourds mais ces jeunes trouveront en leurs parents, des adultes avertis des problèmes de la surdité et l'évolution psychologique de ces fils de sourds sera très fréquemment beaucoup plus heureuse que celle de la plupart des déficients auditifs profonds qui vivent durant leur prime enfance l’angoisse et le désarroi de leurs parents entendants."

Ce dernier constat, sans conséquence pédagogique dans l'établissement, est pourtant celui qui amène certains sourds, parents et chercheurs, notamment à Paris où IVT vient de s'installer, à envisager un avenir différent, refusant la stigmatisation des "gestes" qui sont une langue reconnue dans d'autres pays.

IVT à Poitiers La venue d'IVT (Théâtre Visuel International, basé à Vincennes) à Poitiers va ouvrir à Poitiers le débat sur les orientations pédagogiques de l'IRJS. Les 1er et 2 février 1978, une session IVT se déroule à l'IRJS. Le 6 février l'équipe éducative en dresse le bilan. Il est positif114:

" Les membres d'IVT ont utilisé un vocabulaire simple, ont manifesté un esprit d'ouverture et ont eu l'impression d'être dans un établissement ouvert." Le bilan note aussi " l'émerveillement des enfants, (…) leur plaisir à parler gestuellement." Comme dans le document de 1976 on trouve une lucidité devant les faits: "(les enfants) ont eu l'impression d'incapacité de communication avec les éducateurs par rapport à une grande facilité avec les membres d'I.V.T." Le animateurs d'IVT ont aussi affirmé " que les enfants demi-sourds n'avaient rien à faire dans l'Etablissement " et ont déclaré qu'ils n'étaient " pas favorables à l'unification du langage gestuel." Les leçons à tirer : "Nécessité de faire des gestes plus précis avec les enfants. Exploiter la richesse des gestes; nécessité de donner davantage la parole aux sourds, par les gestes qui sont un moyen de communication. Nécessité de faire rencontrer des sourds adultes avec des élèves ." Et des questions : " Pourquoi a-t-on attendu I.V.T. ? (…) Comment se fait-il que l'on interdise aux professeurs stagiaires de faire des gestes ?"

Les principales conclusions que tirent les participants à cette session sont en totale contradiction avec la ligne pédagogique de l'IRJS :

"Nécessité dans l'Etablissement, et avec l'Institution de Larnay, d'un consensus sur le langage des signes; nécessité d'invitation des représentants des Parents, pour arriver à un consensus sur la même pédagogie et recueillir leur point de vue..."

La direction de l'IRJS met presque un mois à réagir à cette immixtion des éducateurs dans la ligne pédagogique et à l'invitation faite aux parents à donner leurs avis. Déjà contestée par l'ANPEDA qui se tourne vers l'Education nationale, et face à ce qui aurait pu permettre l'ouverture d'un vrai questionnement sur les méthodes (rééducation ou éducation, accès à la langue parlée avant accès aux connaissances…), sur la nouvelle étiologie de la surdité et sur les populations accueillies dans l'établissement, la direction réaffirme seulement sa compétence :

"Partir sur la base de l'assimilation entre le sourd et l'étranger ou l'opprimé racial semble ne pas tenir compte de la réalité et poser a priori un diagnostic négatif quant aux possibilités d'assumer le handicap et de "vivre avec".

114 Document 1978-03. IVT à Poitiers, consultable sur le site de l'APSA.

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"Que les sourds aient entre eux un système de communication particulier (en réalité ou dans l'idéal) ne doit pas empêcher que de part et d'autre, sourds et entendants, des démarches soient entreprises pour une meilleure collaboration par des échanges nombreux et variés." " I.V.T. se définit lui-même comme "Communauté Internationale de Recherche du Théâtre Visuel - Centre Socioculturel des Sourds" et en tant que tel il se sent promoteur d'activités culturelles propres aux sourds. S'il est à noter que ce but est tout à fait remarquable, il n'en reste pas moins qu'I.V.T. n'est en aucun cas totalement compétent et encore moins le seul compétent pour définir, diffuser et faire appliquer une méthode quelconque d'éducation des enfants et des jeunes déficients auditifs. Cette affirmation n'est pas une fin de non-recevoir mais bien plutôt une distinction des rôles et des attributs propres de chacun."

La direction de l'IRJS ne se pose dans ce texte à aucun moment la question de savoir pourquoi c'est toujours aux sourds de faire l'effort d'apprendre la langue de l'autre, ni l'incongruité à affirmer qu'assumer le handicap et vivre avec c'est apprendre à parler comme les entendants. " Dans ce cas on devrait obliger les paraplégiques à marcher comme tout le monde" réagit un des éducateurs qui a participé à la session IVT.

Il est difficile de se comprendre lorsque les mêmes mots n'ont pas les mêmes sens. C'est ce que démontre amplement le compte-rendu d'une réunion du service enseignement qui, le 3 mars 1978, se penche aussi sur les propositions sorties de la session IVT. Quelques extraits du compte-rendu de cette réunion sont significatifs:

"Les phrases gestuées employées ne comprenaient parfois aucun verbe "Ils ne parlaient que par gestes (sans aucune parole) ; les demi-sourds ont

noté que cela les avait gênés. "Le signe est une réalité utilisée dans notre enseignement, complément de la parole et de la lecture sur les lèvres. " Ce passage (d'IVT à l'IRJS) n'a rien changé, il n'enlève pas les objections: leur système de signes est incomplet (absence des copules, des temps des verbes...); la phrase linéaire gestuée ne recouvre pas totalement la phrase française; ils ne communiquent que par gestes avec les enfants (absence de voix laryngienne); utilisation dans leurs rapports avec les enfants de phrases sans verbe. " En français, un mot est utilisé pour véhiculer un contenu, le même dans un groupe de personnes, cela s'apprend et s'enseigne. Dans une langue gestuelle, le signe recouvre également un contenu; pour qu'il soit performant dans un groupe donné, il est nécessaire que ce contenu soit le même pour tous; d'où nécessité d'un enseignement. "La langue des signes que nous utilisons est approximative : absence de nuances (bon - délicieux - succulent sont parfois exprimés par le même signe), pour des notions nouvelles (en technologie, en français...) nous n'avons pas de signes conventionnels. " Entre Larnay et ici, les signes utilisés varient . Une langue des signes, complète, et faisant appel à la communication totale pourrait nous apporter une aide pour l'enseignement."

La langue française décrite semble tout aussi idéale et fonctionnaliste que la langue gestuelle imaginée par ces enseignants. Un mois plus tard, le 22 avril 1978, IVT est de retour à Poitiers. Ce n'est pas à l'invitation de l'IRJS mais à celle de l'Amicale des anciens élèves de Poitiers-Larnay. L'amicale a invité les parents d'enfants sourds, les professionnels de la surdité, les employeurs d'ouvriers sourds et les sourds à échanger sur le thème : " Nous sommes sourds, vous êtes entendants, quelle communication?" La revue Coup d'œil note:

"Des représentants d'IVT,(Théâtre Visuel International) ont apporté leur concours à cette journée. Toute les interventions étaient traduites simultanément en

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langage gestuel et parlé. Ces échanges ont été enregistrés au magnétoscope."115 La réaction la plus violente aux interventions d'IVT à Poitiers vient plus tardivement, en juin 1978. Elle émane de l'APEDASA (Association des parents d'enfants déficients auditif et sourds-aveugles. Dans son bulletin de liaison116, sous la plume de son président, G. Fourquet, qui a succédé à Rémi Foucher, l'inquiétude se fait sentir:

"Parmi les nombreux sujets de préoccupation qui ont été les nôtres il est bien évident que le principal ait été la venue d'I.V.T. dans les Institutions de Poitiers "Il s'agit là, à mes yeux, d'un problème extrêmement important que nous devons suivre de très près puisque la vie de nos enfants y est profondément engagée et que les Etablissements de Poitiers sont à ma connaissance les seuls en France à avoir accueilli cet organisme. "La méthode d'IVT est basée sur un langage strictement gestuel. "Si cette méthode peut se concevoir, le cas échéant, en langue d'appui il me semble toutefois que le langage oral doit demeurer la langue maternelle contrairement à ce qu'IVT voudrait nous faire croire en dramatisant la situation actuelle. "Je ne pense pas qu'une méthode exclusivement basée sur les gestes puisse favoriser 1'insertion des sourds, c'est à dire de nos enfants. "Nous devons sur ce point demeurer extrêmement vigilants et nous sentir tous concernés car ne sommes-nous pas les parents ?

Et plus loin: "Nous avons la certitude que le désir profond d' I. V. T. est que la méthode orale actuelle soit abandonnée au profit d'une méthode gestuelle qu'il faudrait, bien entendu, mettre au point(…) "L'APEDASA se doit donc de prendre position sans plus tarder sur cette question. C'est pourquoi elle dit ATTENTION, il n'est pas question d'accepter de modifier la méthode orale actuellement utilisée. Il faut bien comprendre que I. V. T. n'est que du théâtre et la vie, elle n'est pas du théâtre. Nous sommes assez réalistes pour le comprendre. C'est ainsi que les parents que nous sommes avons l'intention de ne pas être passifs sur ce sujet, et désirons être consultés avant que quoi que ce soit puisse être changé. Nous avons aussi nos arguments ! L'APEDASA sera vigilante sur cette question. Elle apprécierait que les Directeurs de LARNAY et POITIERS soient stricts et aient l'autorité nécessaire pour n'autoriser aucune divergence "sauvage" à partir de la méthode orale actuelle."

Pourtant le président de l'APEDASA aurait du être rassuré par l'opération "portes ouvertes" à l'IRJS qui s'est déroulée le 20 mai 1978. Dans un entretien avec Yves Thiollet pour la Nouvelle République du 19 mai117, Roland Tricoire, directeur de l'IRJS dit que les Poitevins auront "l’occasion de s’informer sur les problèmes de la surdité, sur la rééducation qui est proposée aux déficients auditifs et sur les possibilités de réinsertion sociale et professionnelle ». Tout est question de vocabulaire, il est question de rééducation et de réinsertion, et non pas d'éducation et d'insertion, c'est donc que le projet de l'IRJS n'a pas été influencé par IVT. Mais très timidement l'idée d'un retour du langage gestuel dans l'enseignement fait

115 Coup d'Œil N°11. Avril - mai 1978. Page 1. ( Coup d'Œil, bulletin sur l'actualité de la langue des signes rédigé par Bernard Mottez et Harry Markowicz, à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociale, a publié 45 numéros et 25 suppléments entre janvier 1977 et juin 1986. 2LPE a réédité la collection complète en 2005.) Cette même année 1978, la revue organise un stage pour les sourds, les parents d'enfants sourds et les professionnels de la surdité à l'université pour sourds de Gallaudet à Washington. Deux Poitevins participeront au second stage, en 1979. 116 Consultable sur le site de l'APSA. Document 1978-06.Bulletin de liaison. 117 Consultable sur le site de l'APSA. Document 1978-05-19.NR.

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son chemin. Le 4 décembre 1978, à l'IRJS, lors de la réunion du comité technique118 qui regroupe tous les acteurs du domaine de la surdité, un débat s'instaure sur le bien fondé de la séparation entre sourds légers et sourds profonds, "solution qui permettrait de privilégier la parole avec les uns et le langage gestuel avec les autres". A propos des surhandicapés, Guy Gauteraud, président de l'Association socioculturelle et sportive des Sourds de Poitiers signale "qu'il y avait autrefois à 1'I.R.J.S. un professeur sourd qui enseignait, par gestes, les enfants qui ne suivaient pas." La direction de l'IRJS se trouve dans une situation fort inconfortable. Entre des enseignants formés à la "rééducation" de la parole, certains éducateurs qui mettent en avant le contenu enseigné plus que le vecteur qui sert à l'enseignement, et qui demandent comment parler de rééducation de la parole pour les sourds de naissance qui n'ont jamais parlé, des parents de l'Apedasa violemment attachés à la pédagogie oraliste et tentés par l'intégration de leurs enfants dans l'Education nationale, et certains sourds qui redécouvrent que leurs "gestes" sont une langue, les positions semblent inconciliables.

La création de 2LPE

Des participants aux stage de Gallaudet de 1978 et 1979, une quinzaine de professionnels de la surdité, enseignants et éducateurs parmi lesquels cinq sourds, créent à la fin de 1979 l'association 2 LPE (Deux langues pour une éducation) qui organise son premier stage d'été du 21 au 26 juillet 1980 à Saint-Laurent en Royans. Les participants au stage - dont un certain nombre de Poitevins - votent une motion pour la presse et les différents acteurs de l'éducation des sourds. Dans ce texte, ils se disent soucieux de "définir une politique d'instruction mieux appropriée".

Ils constatent que: "le bilinguisme (langue des signes français et français oral et écrit) parait être le moyen indispensable pour parvenir à ce but. "L'oralisme, même envisagé dans les conditions idéales, ne permet que tardivement à l'enfant de s'exprimer, sans pour autant lui donner la possibilité de communiquer avec l'entourage. On réalise sans peine le déficit intellectuel, culturel et affectif qu'impose cette absence de communication dans les années où le potentiel d'acquisition et la réceptivité de l'enfant sont à leur maximum. "La Langue des Signes Français (L.S.F.) est la seule langue pouvant être apprise par un enfant sourd sans un enseignement préalable c'est-à-dire apprise dans des conditions identiques à l’acquisition du langage par l'enfant entendant. (…) "II est bien entendu que se poursuit parallèlement l'apprentissage de la langue orale. "Seul un modèle d'éducation fondé sur le bilinguisme nous semble être à même de remplir les objectifs d'une communication sans restriction, à la fois avec le monde des sourds et celui des entendants. "Les résultats positifs des expériences menées actuellement dans 1’acquisition du français oral avec l'apport de la L.S.F119., montrent bien que la double exigence d'une instruction optimale et d’un développement harmonieux de la personnalité de l'enfant, est réalisable dans un tel modèle d'éducation. (…) En outre, la référence aux expériences du passé, antérieures au Congrès de Milan, prouve que l'accès de l'enfant sourd aux connaissances générales et au maniement du français écrit, était facilité et

118Consultable sur le site de l'APSA. Document 1978-12.Comité technique. Le secrétaire de séance de cette réunion était Jacques Souriau qui refusait depuis longtemps tout tabou pour l'emploi des signes avec les sourds-aveugles. Le CESSA s'apprête à publier un lexique de signes (voir page 72). 119 Expérience que Danielle Bouvet, orthophoniste qui a fait le voyage de Gallaudet, mène depuis 1979 dans le cadre de la fondation Borel-Maisonny.

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les résultats supérieurs grâce au bilinguisme, modèle d’éducation qui devrait pouvoir être offert aux parents."

La couverture du dictionnaire de Poitiers.

(Dessin de Pascale Gatineau. DR)

Et le texte pose la question: "Qui enseignera et/ou qui pratiquera la LSF ?" Et y répond: " Seuls les sourds adultes ayant grandi avec la pratique de la L.S.F. connaissent parfaitement cette langue. Il est donc indispensable que des sourds adultes fassent partie intégrante de l'équipe enseignante."

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De retour à Poitiers, les membres de la toute nouvelle association créent un groupe de travail sur l'interprétariat dont l'animateur est Benjamin You, professeur au Cessa, "signeur" du premier lexique de signes publié par Larnay. 2LPE est accueilli dans les locaux de l'Association des Sourds de la Vienne, une petite annexe de l'ancien hôtel de M. de Larnay. L'Association des Sourds, après son invitation d'IVT, l'année précédente, a créé un Groupe de recherche sur le langage gestuel, abrité dans les mêmes lieux.

Un dictionnaire de la langue des signes de Poitiers.

Le Groupe de Recherche, associé à un groupe de professeurs, d'éducateurs et de parents du Cessa (dont certains sont membres de 2LPE), entreprend de recenser, photographier et classer les signes les plus courants utilisés par les sourds de Poitiers. Le groupe bénéficie des conseils du linguiste américain, Lloyd Anderson, pour le classement des signes, et de Paul Jouison (Institution des sourds de Bordeaux), pour les éléments de grammaire. Ce travail aboutit avec la parution, le 25 février 1982, d'un gros volume de plus de 200 pages et plus de 1200 signes classés selon des critères de configuration et de mouvement120: " LES MAINS QUI PARLENT. Eléments de vocabulaire de la langue des signes.(Région de Poitiers)."121 Dans la préface de l'ouvrage on trouve une réponse implicite aux critiques formulées par certains enseignants de l'IRJS. Extraits:

"Langue première des sourds, la langue des signes est une vraie langue. Elle n’est pas seulement une « mimique » comme ont pu dire ceux qui, n’en connaissant pas la richesse, ont tenté d’en nier l’existence en tant que langue. Quoiqu’encore trop peu étudiée, cette langue possède, non seulement des milliers de signes, mais aussi ses lois propres, ses unités, ses constantes, sa grammaire, ses règles(…) "Langue première pour le petit enfant, la langue des signes l’est aussi pour l’adolescent, l’adulte sourd… non pas réservée à ceux qui ne sauraient, qui ne pourraient pas bien parler, lire, écrire ; au contraire, permettant un grand nombre d’échanges, elle favorise l’acquisition de plus en plus de connaissances et de concepts, et d’une certaine façon elle peut aider à l’apprentissage de la langue française, car celui qui possède bien sa propre langue est plus à même d’en apprendre une seconde(…) Situé donc géographiquement et, par là, porteur de la richesse des particularismes régionaux, cet ouvrage ne veut en aucun cas constituer une tentative d'unification de la langue des signes(…) Nous espérons que, malgré ses limites, un tel ouvrage pourra être utile tout d'abord aux parents, aux professeurs et aux éducateurs d'enfants sourds et sourds-aveugles, mais aussi à tous les entendants qui ont envie de mieux connaître et d'échanger davantage avec les sourds."

Les bénévoles qui ont réalisé l'ouvrage sont tous liés à l'APSA d'une façon ou d'une autre: anciens élèves, salariés ou parents d'enfants accueillis dans un des établissements. Toujours en 1982, quelques mois après le dictionnaire de Poitiers, paraît à Chambéry un recueil de 800 gestes utilisés par les sourds de Savoie. L’ouvrage, intitulé « S’exprimer dans l’espace », fait suite à deux premiers lexiques de moindre ambition, qu’il regroupe et

120 Le volume poitevin avait été précédé par les lexiques publiés par le Cessa et par l'Institution de Saint Laurent-en-Royans. Mais ceux-ci avaient un classement thématique, partant de la langue orale. Celui de Poitiers est le premier - en France - à établir son classement sur ces critères. IVT ne commencera à publier ses dictionnaires qu'en 1986. 121 Consultable sur le site de l'APSA.

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complète. Le classement est très classiquement celui par thème et l’exergue, du psychiatre norvégien Terje Basilier, inscrit bien l’ouvrage dans un combat :

« Lorsque j’accepte la langue d’une autre personne j’accepte cette personne... Lorsque je rejette sa langue, je rejette la personne, car la langue fait partie de nous mêmes. Lorsque j’accepte la langue des signes, j’accepte les sourds, et il est important de se rappeler que les sourds ont le droit d’être sourds. »

Un redéploiement des moyens En 1978, répondant à la demande de l'ANPEDA, l'Education nationale commence à scolariser des enfants malentendants dans ses établissements. L'IRJS participe à la mutation en mettant en place un service de soutien pour 5 élèves inscrits en classe normale du collège Henri IV. Si les conditions diffèrent, le projet pédagogique est toujours oraliste, ce qui correspond à la philosophie et à l'engagement de l'établissement depuis plus d'un siècle. Mais cette nouveauté entraîne une légère baisse d'effectifs sur Poitiers-Larnay. Fin 1979, la création d'une section pour sourds surhandicapés, qui répond à un besoin réel, a pour effet induit de limiter cette baisse. Mais une lente érosion commence. L'entrée en scène de 2LPE va changer le paysage. La direction de l'IRJS ne semble pas hostile a priori aux thèses défendues par les tenants de l'éducation bilingue, même si les déclarations d'IVT affirmant que les malentendants n'ont rien à faire dans l'établissement ont provoqué une certaine incompréhension ou condamnation. Entre les parents membres de l'ANPEDA et les professeurs pour déficients auditifs qui se considèrent comme les boucliers de l'enseignement oraliste et les membres de 2LPE, parents, professionnels, éducateurs et professeurs, sourds, anciens élèves et élèves majeurs qui réclament une éducation bilingue et la reconnaissance de la langue des signes comme une langue à part entière, la direction est écartelée et ne se sent pas vraiment capable de faire un grand écart. C'est l'avenir du recrutement de l'établissement qui est en jeu. En octobre 1982, une partie du personnel de l'IRJS se met en grève pour réclamer l'extension à tous de congés trimestriels. Réuni le 25 octobre le conseil d'administration de l'APSA précise aux directeurs qu'ils doivent "appliquer scrupuleusement les termes de la Convention collective". En ce qui concerne la création d'un poste demandé par les grévistes, le conseil d'administration "estime que compte tenu de la baisse chronique d'activité depuis déjà quelques années, il y a lieu d'effectuer un redéploiement des moyens pour pourvoir ce poste(…)"122 Le 16 décembre 1982, le conseil d'administration de l'APSA se réunit à nouveau. Roland Tricoire, directeur de l'IRJS, fait état de "l'ambiance de travail" dans l'établissement et d'une motion signée d'un certain nombre de personnels. De cette motion "lue par le Président, il ressort qu'il règne un malaise au sein de la maison et qui a pour base apparente essentiellement la divergence dans l'application du programme pédagogique, éducatif et thérapeutique." 123 Le président de l'APSA, Henry du Cluzeau, "pose la question de savoir qui a le droit, si ce n'est l'association, de faire appliquer le programme établi en concertation avec les équipes."124 Au conseil d'administration suivant, le 16 février 1983, les options pédagogiques sont en filigrane du premier point abordé : "Examen de la demande de l'Association 2LPE d'occupation des locaux de l'association pour une session début juillet 1983."

122 APSA. Procès-verbaux des réunions, 1978-1985. Page 52 recto. 123 Ibid. P. 52 recto-verso. 124 APSA. Procès-verbaux des réunions, 1978-1985. Page 52 verso.

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Le représentant du Comité d'établissement de l'IRJS, Dominique Assar, professeur, présente le projet et fait savoir "qu'une partie des personnels souhaitait que ce choix soit retenu." Le conseil d'administration rejette la demande:

" Si l'intérêt des recherches effectuées par l'Association 2LPE en vue d'améliorer les moyens de rééducation et d'éducation des jeunes sourds n'échappe pas aux membres du Conseil parfaitement conscients de leur responsabilité dans la poursuite de cet objectif, il n'en reste pas moins que la possibilité d'organiser la session projetée à l'intérieur des locaux mêmes de l'Etablissement est considérée, en l'état, comme inopportune."125

"Inopportune", cette prise de position et cette formulation marquent bien l'embarras du conseil d'administration. Il réalise que l'orientation pédagogique peut devenir une ligne de fracture dans la communauté enseignante et dans la communauté sourde. Toutefois il ne souhaite pas rompre les ponts avec 2LPE puisqu'il lui a accordé un prêt de 25000 F pour ses actions de formation. Mais le secrétaire général administratif fait savoir que "ce prêt a été remboursé le jour même." Si l'APSA refuse les locaux de l'IRJS pour l'organisation de son stage d'été, 2LPE se passera de l'aide de l'APSA. En prélude à son stage d'été 1983, qui aura bien lieu à Poitiers mais à la Maison de la Formation, 2LPE organise une grande fête des signes, du 21 au 23 avril. Coup d'Œil en rend compte dans son numéro 36126:

"Pendant ces trois jours et dans le sens le plus littéral du terme, la langue des signes a conquis à Poitiers le droit de cité. Elle était au Centre Régional de Documentation Pédagogique, à la Faculté des Lettres et des Langues, à la Faculté de Médecine, au Centre Régional de formation et de recherche pour les Carrières Sociales, au Centre Culturel de Beaulieu, au Centre Culturel de Bellejouanne, à l'Hôtel de France. (…) La langue des signes était partout dans la ville. Un peu partout on en parlait, et on pouvait la voir.. "Samedi 23, c'était dans toute la France la "Fête de la poésie(…) Les sourds en firent. Ont foulé les planches Fayez Barsali, Henri Delord, Patrick Pinaudeau, ainsi qu'Elisabeth Kraut qui présenta certains de ses succès, interprétant en signes des chansons de Nougaro. (…) C'était fait pour être vu, et les gens regardaient.(…) "La langue des signes fut un soir à l'honneur dans toutes les chaumières. Elle apparut à l'écran des télés. Michel Lamothe, grand timonier de l'opération, Marie-Thérèse Abbou, qu'on avait réussi à arracher aux enfants sourds fascinés venus s'entretenir avec elle, et Cécile Guyomarc'h, interprète, étaient à FR3 les invités des informations régionales. "

La conclusion de l'article est sans équivoque quant à la suite:

"Michel et Annette Lamothe en effet, avaient réussi à faire du foyer des filles de la rue de la Cathédrale le lieu de rencontres, d'initiatives, de travail (c'est là que se tenaient les cours de LSF) et de bouillonnement d'où tout est sorti. Or le foyer ferme en juin. Il faudra bien chercher ailleurs. Car tout indique que l'établissement n'est pas disposé à accueillir de telles structures."

Rémi Foucher, membre du bureau de l'APSA, invité à la journée du samedi à titre personnel, en tant que parent, s'excuse de son absence dans des termes d'où la diplomatie est exclue127. Extraits: 125 APSA. Procès-verbaux des réunions, 1978-1985. Page 55 verso. 126 Coup d'Œil, n° 36, avril-mai-juin 1984. Pp. 15 -17.

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"Je vous avais prévenu que je ne pouvais pas assister à votre conférence du samedi 23 avril et, après avoir pris connaissance des articles publiés (dans la Nouvelle République et Centre Presse) j'en suis arrivé à ne pas le regretter(…) Ces textes (…) font ressortir une prise de position systématiquement tendancieuse aboutissant à des affirmations outrancières dans leur caractère trompeur. "Cela ne me semble pas digne de "spécialistes souvent reconnus comme les meilleurs sur le sujet" dont vous vous faites le porte parole local(…)Parler de répression et de ghetto, dire que les sourds sont persuadés qu’ils n'accéderont qu'à des emplois manuels et subalternes(…) n'est pas, à mon sens, intellectuellement honnête en soi. "On pourrait à ce sujet vous poser la question de savoir qui persuade les sourds qu'ils n'accéderont qu'à des emplois manuels et subalternes?, qui leur inculque l'amertume et la révolte? "Comme toute association, vous partez certainement de quelques constatations et de l'acceptation de quelques jeunes parents certainement mal ou incomplètement, ou tendancieusement informés pour généraliser et globaliser votre action(…) De telles prise de position incitent malheureusement à la méfiance(…) Ce sont les raisons pour lesquelles, à toute éventualité, je vous adresse ci-après quelques remarques du vieux parent que je suis, toujours aussi motivé pour la cause de nos enfants sourds car ce sont eux seuls qui doivent compter.

"1°) Le langage des sourds. "Il ressort de cette expression (…) que les sourds ont une langue à eux, avec un patrimoine culturel, une grammaire, etc. Je pense que cette base est fausse dès le départ car la langue des sourds est obligatoirement celle de leur pays d'origine, je ne vois pas comment il pourrait y en avoir d'autre. Il n'y a rien d'autre: un moyen oral pour communiquer dans la société qui est la leur au même titre qu'elle est celle des entendants.(…) "2°) 2.LPE ne devrait jamais oublier que les enfants sourds doivent être éduqués et instruits au mieux oralement en premier et si nécessaire en complément, gestuellement,(…), en fonction de leurs interlocuteurs de toujours qui eux, s'expriment en français. "Bien entendu, je crois qu'une exception doit être faite pour leurs parents qui eux, doivent faire l'effort d'apprendre les moyens gestuels uniquement pour faciliter la communication avec leurs enfants et les inciter ainsi à la méthode orale (...) "3°) Dans ce contexte, la démarche de 2.LPE est grave car, si tel n'était pas le cas, ce serait une sorte d’égoïsme, voire d'indifférence, à ce que serait alors la vie d'adultes des enfants dans la société parlante, pour le reste de leur vie(…) La responsabilité des professionnels est donc énorme(…) "Dans ces conditions, la méthode envisagée par 2.LPE m'apparaît irréaliste es qualité. Que dire de la finalité? Là encore bien des précisions font défaut. Il reste pour mon sentiment deux impératifs autour desquels doit s'articuler l'éducation et l'instruction des enfants sourds: a) une seule langue: Le Français(…) Rémi Foucher précise en conclusion: "Voila ce que je voulais vous dire le plus brièvement possible. Ces lignes bien entendu n'engagent que moi seul en tant qu'ancien parent qui s'est beaucoup battu pour l'évolution de la cause des sourds dans tous les domaines…"

127 Lette envoyée le 5 mai 1983 à 2LPE. (Archives Michel Lamothe).

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La seule langue est le français. Les sourds sont manipulés. Les jeunes parents sont insuffisamment et tendancieusement informés. Seuls connaissent bien le problème les vieux parents qui ont opté pour l'oralisme: il semble clair, après cette lettre et bien que Rémi Foucher s'exprime à titre personnel, que si 2LPE veut tenter une expérience bilingue à Poitiers, ce sera en dehors de l'APSA. Lors de sa réunion suivante, le 8 juin 1983, le conseil d'administration de l'APSA confirme ce rejet du projet bilingue en recevant deux membres du personnel enseignant de l'IRJS, en désaccord avec 2LPE:

" Maître Du Cluzeau donne la parole à Mr Jean-Luc Loiret, professeur qui explicite les vœux formulés par une partie du personnel enseignant qui se résument aux points suivants: - Constatation du dénigrement du travail pédagogique. - L'établissement est un centre d'enseignement et de rééducation et non un centre de loisirs(…) -Besoin de définir le rôle de l'établissement, de travailler en commun pour les personnels et dans le même sens, et d'appliquer les décisions prises. Dans le débat qui suit, le conseil note que "d'autres établissements ont actuellement des groupes de réflexion sur la langue française signée. La mise en place du bilinguisme est difficile à appliquer et aucun établissement ne peut le réaliser à l'heure actuelle en France.;; Le président demande si les réflexions et les études menées par les établissements pour déficients auditifs sont rassemblés et diffusés par la Fisaf sous forme de directives aux établissements." 128

Deux jours plus tard, le 10 juin, un contact est pris avec M. Gautreau, président de l'association des sourds de Poitiers, qui, sans avoir consulté ses mandants, se déclare favorable au français signé. Puis tout s'accélère, le conseil d'administration décide, dans sa réunion du 22 juin 1983, que le projet pédagogique sera diffusé au personnel avant le 30 juin. Il est désormais sûr que le projet bilingue ne pourra pas se faire dans le cadre de l'APSA. Il se fera contre l'APSA.

Pour le droit à l'information

Le stage d'été de 2LPE 1983 se déroule bien à Poitiers dans la première quinzaine de juillet à la Maison de la formation. Il regroupe environ 400 personnes (200 par semaines), sourds, parents et professionnels parmi lesquels un nombre important de salariés de l'APSA et notamment du Cessa. Le conflit avec l'APSA s'ouvre réellement le 12 octobre. La raison, ou le prétexte selon le regard porté, est l'organisation à Paris par l'Education nationale, d'un colloque sur "l'intégration des jeunes sourds". Des enseignants de l'IRJS y participent mais les jeunes sourds en sont absents et les débats ne sont pas traduits pour eux. Des jeunes sourds de l'IRJS et des membres du personnel se mettent en grève pour protester. "Grève 'à Larnay", "Débrayage dans les établissements pour sourds de Poitiers contre les méthodes oralistes", "Grève dans les établissements pour sourds contre un colloque discriminatoire ", "Les sourds veulent être entendus"...Ces faits font la une de la presse poitevine au moment du colloque de l'Education nationale, La télévision elle-même s'en mêle: aux actualités régionales, un flash sur un événement qualifié par d'aucuns d'inhabituel.129 En commentaire en quelque sorte à une grande photo montrant des jeunes sourds brandissant des pancartes, on peut lire dans Centre Presse du 13 octobre 1983 :

128 APSA. Procès-verbaux des réunions, 1978-1985. Page 61, recto-verso. 129 Voir le supplément à Coup d'Œil n° 38, d'octobre-novembre-décembre 1983.

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"Une manifestation inhabituelle s'est déroulée hier après-midi au centre ville mettant en présence, pour la première fois sans doute, un certain nombre de Poitevins avec des malentendants de Larnay. Ceux-ci ont voulu montrer et prouver que le dialogue est possible entre ceux qui entendent et eux, si souvent isolés "La démonstration s'est révélée positive et pour beaucoup ce fut une découverte réciproque. Mais au-delà de cette action revendicative, les sourds ont voulu "se prendre en charge" et débattu de leurs problèmes sociaux et éducatifs."

Les grévistes rédigent une lettre explicative de leur mouvement :

"Nous faisons la grève pour protester contre le viol de nos droits les plus élémentaires de la part de la direction de l 'Institution : "- le droit à l'information, en ce qui concerne le colloque sur l 'intégration des sourds, qui a eu lieu les 11 et 12 octobre à Paris, nous n 'avons été informés que le 5 octobre, soit moins d'une semaine avant par des sourds adultes, ceux-là mêmes qui militent pour la reconnaissance de l'identité du sourd. Alors que cette information a déjà circulé parmi certaines personnes de l'Institution. "- le droit à la parole. Les décisions qui seront prises lors des colloques nous concernent nous le sourds en particulier. Car plus que les entendants même bourrés de titres universitaires, pour l'avoir vécue avec nos tripes, nous savons ce que représente pour nous, notre surdité ainsi que les rapports que les personnes de l 'Institution chargées de notre "bien-être" entretiennent avec nous. Les cinq personnes choisies par la direction en fonction de son optique idéologique pour aller au colloque sont loin de porter notre parole. "A qui peut servir le colloque ? Pas aux sourds en tout cas, qui sont toujours, faut-il le rappeler, les moins bien servis depuis le congrès de Milan en 1880. "- le droit au respect., droit qui découle de ce qui précède. Est-ce respecter les sourds que de nier leur parole, que d'entretenir avec eux des rapports de forces, que de les abêtir en les infantilisant...

"(...)Ce texte est notre parole traduite en bon français".130 Coup d'Œil, qui consacre un dossier au mouvement de grève de Poitiers, analyse:

"Il existe probablement peu de grèves qu'on ne puisse en dernière analyse interpréter comme une défense du respect dû à ceux qui la font. En revanche, c'est bien la première fois, à notre connaissance, qu'une grève et une manifestation portent très explicitement sur ce qui est au cœur de l'expérience sourde : le droit à l'information et le droit à la parole. "Car l'expérience sourde (…) est immédiatement sociale. C'est de se trouver mis à l'écart du flot d'informations dont on voit bien que les autres (les entendants) se les échangent, et c'est comme si on n'était pas là, comme si on n'existait pas. C'est, jusque dans les petites choses de chaque jour, se trouver sans cesse engagé par des décisions que d'autres ont prises pour vous, sans même vous consulter : parce qu'on pense que ça n'en valait pas la chandelle, ou que de toute manière vous ne comprendrez pas, ou plus généralement parce que ça va plus vite ainsi; "On voit donc l'enjeu. Il s'agit tout simplement d'une question d'existence. C'est cela souvent que les sourds appellent "respect". "C'était sans doute trop de nouveautés. Et c'est pourquoi la direction de l'établissement n'a à l'évidence pas compris le sens de ce qui se passait, et n'ayant pas compris, se croyant personnellement agressée, a réagi maladroitement. Qui oserait jeter la pierre ?"

Le bureau de l'APSA se réunit le 12 octobre. Le premier point à l'ordre du jour est l'élection d'un nouveau président, Henry du Cluzeau ne désirant pas renouveler son mandat. 130 Certains élèves de l'IRJS, responsables du journal télévisé interne, ont filmé les événements et gardé la cassette (seul témoignage de leur action écrit dans leur langue). Le directeur de l'IRJS a porté plainte pour vol de cassette.

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C'est Louis Peignault qui est élu. Henry du Cluzeau était avocat. Louis Peignault est agent immobilier. Après avoir examiné les budgets prévisionnels 1984, en fin de séance, le bureau de l'APSA aborde le mouvement de grève qui vient juste d'avoir lieu dans l'institution. Le directeur, M. Tricoire en résume le déroulement. Le bureau demande alors au directeur:

"1) d'envoyer une lettre d'information aux parents et de prévoir une réunion en accord avec l'association de parents d'élèves. "2) de réunir les enfants par groupe par groupe pour information et rappel des objectifs de l'établissement et du projet pédagogique.(…) "3) de retenir à l'encontre des enfants(…)les seules sanctions motivées par des impolitesse. "4) de veiller à l'application stricte du projet pédagogique, thérapeutique et éducatif de l'établissement et du règlement intérieur par les personnels." "Le conseil d'administration a donné son accord à M. Tricoire pour saisir le tribunal d'instance seul compétent pour déclarer une grève illicite."131

L'heure n'est plus au dialogue sur le projet pédagogique mais bien à son application. Mais la réponse de l'Education nationale aux revendications des parents "oralistes" de l'ANPEDA se fait sentir sur l'institution. L'impact de l'intégration des élèves malentendants dans les établissements publics se fait sentir sur le recrutement. L'intervention de personnels accompagnant les enfants dans des classes "normales" ne compense pas la baisse d'activité. Au mois de janvier1984, sur injonction de la Direction des affaires sanitaires et sociales, l'IRJS est obligée de procéder à des réductions de personnels et de supprimer un poste d'enseignant.

Ouverture d'une classe bilingue

Le stage 2LPE de l'été 1984 a lieu à nouveau Poitiers en juillet , avec un succès un peu plus grand, environ 250 personnes par semaine dont une importante participation de professionnels de l'APSA qui n'ont pas l'impression de participer à un centre de loisirs. Au programme des conférences, outre celles des leaders du mouvement, celles de Jacques Souriau, Benjamin You, Patrick Belissen, William Green, tous salariés de l'APSA. De nombreux parents d'enfants sourds-aveugles font ce stage et Henri Sciara, journaliste membre de l'APSA, signale dans Centre-Presse132:

"La présence de l'équipe d’animation du foyer pour sourds-aveugles adultes de la Varenne à Saint-Benoît apporte une note nouvelle d'autant que le foyer vient de clôturer une semaine internationale de rencontres pour sourds-aveugles de nombreux pays."

Mais l'évènement le plus important du début de stage est l'annonce de l'ouverture, à la rentrée de septembre 1984, d'une classe bilingue (langue des signes et langue orale) destinée aux jeunes enfants sourds "pour les familles qui la réclament depuis des années et qui ont fait ce choix pédagogiquement", précise Henri Sciara dans Centre-Presse. Comme l'APSA n'a pas voulu accueillir cette expérience, c'est l'Education nationale qui lui ouvre ses portes à l'école Bel-Air de Poitiers. Christian Deck, président national de 2LPE répond aux objections faites au projet:

"Nous souffrons d’une image de marque, faussée par les monolingues, trop revendicative parce que nous remettons en cause des idées figées ; trop militante parce que nous agissons lorsque nous nous heurtons à la lourdeur des structures en place… »

131 APSA. Procès-verbaux des réunions, 1978-1985. Page 65 verso. 132 Centre-Presse. 3 juillet 1983. Consultable sur le site de l'Apsa.

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"Notre réflexion est basée sur la fréquentation, le contact et le vécu quotidien avec les jeunes sourds, le désarroi de leurs parents. Notre action est la conclusion logique d’un long travail de recherche, d’études, effectué en collaboration avec d’éminents spécialistes de la santé, de l’Education nationale, de chercheurs français et étrangers, sourds et entendants. Aujourd’hui, ce projet éducatif que nous défendons avec les familles, car seuls nous ne pouvons rien, est clair… " Il s’agit d’un virage dans la reconnaissance des sourds en tant que citoyens à part entière avec leurs besoins, leur culture, leurs espoirs. Cette situation de responsabilité individuelle et collective est pour eux porteuse de vie nouvelle, de respect mutuel avec les entendants. Désormais ils revendiquent le droit de participer à la définition de leurs besoins, le droit d’enseigner aux jeunes sourds qui les réclament, et les reconnaissent comme les leurs (la loi interdit actuellement aux sourds d’enseigner)… Malgré les quelques lueurs d’espoir, le projet de la mise en place de classes bilingues progresse. C’est le cas de l’ouverture d’une classe sauvage financée par les familles à Chalons."133

L'ouverture de la classe bilingue se fait avec un peu de retard, le 4 octobre 1984. L'enseignant sourd en est Jean-François Mercurio.

4 octobre 1984: la classe maternelle bilingue vient d'ouvrir à Paul-Fort. Première présentation au public. De gauche à droite: Geneviève Decondé, interprète, Christian Deck, président national de 2LPE, Jean-François Mercurio, l’enseignant sourd de la classe. Dans l'assistance de nombreux sourds dont certains salariés de l'APSA.

(Photos Jacques Charbonnier.)

133 Centre-Presse. 5 juillet 1984. Consultable sur le site de l'Apsa.

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L'année 1985: comment une étincelle met le feu à la plaine

U mois de janvier 1985, après avis des différents personnels à Larnay et avec l'accord de 1’équipe de direction est décidée la participation d'une dizaine d’enfants sourds à

l’élaboration d'un spectacle chorégraphique à Châtellerault. La décision a été précédée d'un certain nombre d'éléments de réflexion et de discussion avec les accompagnateurs après accord préalable des familles des enfants concernés. Une trentaine d'association participe à ce projet. Le mardi 22 janvier, une dizaine d'enfants de Larnay, accompagnés par trois éducateurs, montent donc sur scène en public au Nouveau Théâtre de Châtellerault. C'est l'aboutissement d'un semaine de répétitions à Larnay. Le spectacle est suivi d'un dîner offert à tous les acteurs ainsi qu'aux machinistes du théâtre. Le retour des enfants étant prévu entre 2 et 3 h du matin. Un retard se produit pour le début du repas qui s’allonge et se poursuit par des danses. Les enfants ne rentrent à 'institution qu'à 5 h 30 du matin. Les éducateurs n'ont pas téléphoné en pleine nuit aux responsables de l'IRJS pour signaler ce retard. Particularité: les trois éducateurs sont militants de 2LPE et soutiennent l'expérience bilingue qui vient de se créer contre les options pédagogiques de l'APSA. Deux sont interprètes. L'un d'entre eux, Michel Lamothe est considéré comme le leader de la contestation. Début février, une lettre à en-tête de l'IRJS, ni datée, ni signée, parvient aux délégués du personnel. Le texte évoque le retour tardif de Châtellerault et ajoute:

"Il n’est pas admissible que l’on ne tienne pas compte d’un programme établi en collaboration avec les personnes concernées, qu’on ne s’interroge que très peu sur toutes les répercussions que cela peut avoir sur les enfants eux-mêmes y compris quant à leurs obligations scolaires. Ces principales remarques ont été l’objet d’une mise au point avec les personnes concernées dès le lendemain(…) Chacune des personnes concernées aura prochainement à s’expliquer sur ces faits." "L’accord pour le spectacle de Châtellerault entraînant la participation au festival de Rennes les 26 et 27 janvier, toutes mesures ont été prises pour que celui-ci se déroule dans les meilleures conditions possibles pour les enfants. Ce qui a été le cas…"

Les trois éducateurs incriminés répondent dans une lettre ouverte envoyée à la direction le 19 février. Ils l'accusent de ne pas tenir compte du travail effectué avec les enfants et de leur épanouissement, d'entretenir une campagne calomnieuse à leur égard, concluant:

"Nous nous interrogeons à savoir quel regard et quelle analyse de notre travail ont pu avoir ceux qui nous ont discrédités et qui ne souhaitaient pas notre participation à Rennes ? "Nous nous interrogeons sur leur incapacité à nous fournir ouvertement le fondement de leur analyse ? "Nous nous interrogeons sur l'écoute collective ou individuelle de l'équipe de Direction à l'égard de ces pressions ?(…)

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"Nous considérons que les convocations successives accentuent un discrédit à notre égard en tant que professionnels et à l'égard du travail réalisé à propos de ces spectacles.

Un première sanction tombe le 27 février, une mise à pied de trois jours. Les motifs avancés sont nombreux :

"1°) A aucun moment de la nuit du 22-23 Janvier, vous n'avez pris quelque initiative que ce soit pour faire part à qui que ce soit du décalage important entre l'heure initialement prévue pour le retour (2 H 30 - 3 H du matin) et l'heure réelle (5 H 30 du matin). (…) "3°) Vous avez décidé de votre propre initiative de faire participer des enfants de 11 à 13 ans dont vous aviez la responsabilité à une soirée dansante. Ceci sans aucune autorisation ni même avertissement préalable à qui que ce soit. "4° ) Vous n'avez signalé à personne avant le 31 Janvier 1985 (date du 1er entretien) que cette soirée dansante s'était déroulée au Club Henri IV à Châtellerault. (…)

"5 °) Vous avez, à plusieurs reprises, en diverses circonstances et sur plusieurs points, remis en cause en termes ironiques voire offensants la parole et l'objectivité professionnelle non seulement de (…) votre chef de service, mais également d'autres membres de l'équipe de direction(…) Le 7 mars, une lettre de soutien du directeur du Nouveau Théâtre et du chorégraphe responsable du spectacle fait pourtant un éloge appuyé du travail effectué par les enfants et les éducateurs qui les encadraient: "Au regard de l'importance éducative, pédagogique et artistique dans

l'implication des enfants, nous aurions bien évidemment souhaité la présence de la Direction de Larnay à cette manifestation et à "l'après spectacle". Il aurait été facile, à cet égard, de vérifier le bien fondé de notre action ainsi que la richesse des relations qui en ont découlé. Nous nous étonnons d'ailleurs qu'une telle action, sortant des activités habituelles de l'Institution, n'ait pas trouvé le même écho éducatif et pédagogique auprès des instances dirigeantes de l'Institut que celui rencontré auprès de l'équipe éducative encadrant les enfants.

Mais cela a d'autant moins d'effet sur la direction de l'IRJS que la lettre se termine par cette interrogation : "En mettant à pied l'équipe éducative sur le fait d'avoir été dans un "dancing",

nous nous indignons que ce grief puisse porter la confusion sur le terrain même de la nature et de l'utilisation de cette salle. "Il est parfois d'étranges projections et de très mauvais procès d'intention qui éclairent singulièrement sur les comportements de personnes exerçant apparemment des responsabilités importantes."

Le lundi 11 mars une réunion de conciliation au Conseil de Prud'hommes à Poitiers ne donne rien. Michel Lamothe est de nouveau convoqué le 9 avril par la direction "pour un entretien concernant les propos outranciers " qu'il a tenu "à l'encontre de (sa) chef de service." Remis deux fois, l'entretien a finalement lieu le 22 avril. La nouvelle sanction tombe le 15 mai:

"1°) Au cours de l'après-midi du vendredi 22 Mars 1985 vous avez tenu à l'encontre de votre chef de Service des propos plus qu'outranciers qui traduisent

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d'une façon inacceptable non seulement votre manque de confiance et de collaboration avec elle, mais également votre suspicion à son égard au niveau de sa conscience professionnelle puisque vous lui avez dit en particulier : "vous êtes une hypocrite".(…) "2°) … Votre attitude à l'encontre de (la chef de service) peut être qualifiée pour le moins d'insolente et d'agressive. "Compte tenu de ces éléments, du fait qu'au cours de l'entretien du 22 Avril une reconnaissance des faits et des excuses de votre part auraient été sûrement favorablement prises en compte(…), je suis au regret de vous infliger une mise à pied de 3 jours."

Par lettre du 20 mai, le délégué du personnel s'étonne qu'un second entretien n'ait pas eu lieu ainsi qu'il l'avait proposé, en présence d'un "témoin" des "propos outranciers de M. Lamothe". Roland Tricoire lui répond le 4 juin, en affirmant:

"… Vous n'êtes pas sans ignorer (sic), en tant que délégué du personnel qu'il appartient au Directeur de faire la preuve d'une faute de la façon qu'il juge opportune. Et en la circonstance, il ne m'a pas paru opportun de procéder ainsi."

Mais entre le 20 mai et le 4 juin, il s'est passé beaucoup de choses qui expliquent le retard de la réponse. Le vendredi 24 mai les sections syndicales CGT et CFDT134 de l’IRJS appellent à la grève l’ensemble des personnels des établissements de Larnay, de l’avenue de la Libération et de la Varenne, pour le mardi 28 mai. Le débrayage reçoit le soutien de la toute nouvelle association de défense des droits des sourds.135 La Nouvelle République du 25 mai commente cet appel à la grève:

"L’institution connaît périodiquement des remous depuis quatre ans : grève des éducateurs avenue de la Libération, grève des éducateurs et des professeurs à Larnay, grève des élèves, débrayages… Chaque fois ces mouvements ont été motivés par des différends avec la direction sur les conceptions pédagogiques et la marche des établissements(…)L’étincelle qui a provoqué cette fois l’explosion est la mise à pied pour trois jours avec perte de salaire d’un éducateur. La direction lui reproche des « propos outranciers à l’égard de son chef de service » et « son attitude pour le moins insolente et agressive » ce que conteste l’intéressé. "Mais si ce sont des motifs de forme qui sont avancés, il recouvre une divergence plus fondamentale : cet éducateur se trouve en effet être l’un de ceux qui affirment avec le plus de vigueur l’urgence d’orientations pédagogiques différentes."

La grève du 28 mai est suivie par 20% du personnel de l'APSA, soit une cinquantaine de personnes, mais elle concerne essentiellement des personnels des services enseignement et éducation de l'IRJS Poitiers-Larnay. Rendez-vous est pris pour le 29 dans l'après midi entre les grévistes et la direction en présence d'un membre du conseil d'administration. C'est ce jour que choisit l'Association des Sourds pour réagir dans un communiqué:

134 La section CFDT précise qu’elle « soutient cette grève appelée par un groupe de salariés des trois établissements pour demander la levée de la sanction. Elle soutient la grève pour les deux raisons suivantes : sanction démesurée par rapport aux faits ; non respect de l’engagement pris par le directeur pour un autre entretien en présence d’un délégué du personnel, avant une éventuelle sanction. » 135 La Nouvelle République des 25-26 et 29 mai 1985. Centre-Presse du 29 mai 1985. Consultables sur le site de l'APSA.

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"II vient d'arriver à l'Institut des Sourds de Poitiers quelque chose de très grave qui nous touche particulièrement, nous adultes sourds. Des éducateurs ont été mis à pied trois jours (…) Les personnes visées sont justement celles qui connaissent le mieux les sourds, celles qui représentent pour nous le plus d'espoir d'évolution de l'école(…) Nous avons l'impression d'être nous-mêmes sanctionnés. "Depuis plusieurs années en effet, à l'intérieur de la Communauté des sourds, s'opère peu a peu une prise de conscience de notre spécificité culturelle et linguistique. Jusqu'alors, on regardait les sourds comme des "malades", des "handicapés", des "déficients auditifs", des "mal-entendants"... comme des personnes à "rééduquer", comme des "assistés (…) "L'Ecole est très éloignée des réalités du monde des Sourds. Pour preuve, le nombre impressionnant d'échecs scolaires (…), de difficultés d'insertion sociale, sans compter tous les problèmes psychologiques que vivent de nombreux sourds. "C'est, entre autres, que l'énergie de l'Ecole est presque exclusivement consacrée à l'enseignement de la parole. Bien sûr, nous ne nions pas l'importance de cet apprentissage mais il faut que le système éducatif ait d'abord pour base la reconnaissance de la personne sourde avec toutes ses réalités, y compris la langue des signes, langue naturelle des sourds(…) "Ce qui vient d'arriver à l'Institut des Sourds de POITIERS est pour nous un exemple clair de cette oppression: On veut mettre à l'écart des personnes qui militent depuis des années pour le respect et la reconnaissance des sourds comme personnes à part entière. (…) Aussi nous demandons : l'annulation immédiate des sanctions (…); des structures éducatives plus adaptées aux réalités exposées ci-dessus; - la participation effective des adultes sourds à l'éducation donnée aux enfants sourds; (…) l'ouverture d'un débat le plus large possible sur l'éducation des sourds(…) la reconnaissance officielle de notre identité propre comme communauté culturelle et linguistique."

Le 29 mai, la grève continue à l'IRJS. Le matin, Louis Peignault, le président de l'APSA reçoit une délégation de grévistes qui demande la levée des sanctions. Il répond que seul le conseil d'administration peut en décider. Il va donc tenter de le réunir le plus rapidement possible. L'après-midi, à 14h30, il a une nouvelle entrevue avec les délégués des grévistes accompagnés d'adultes sourds et de parents. Parmi ces dernier, il y a M. Campassens, nouveau président de l'APEDASA, quatre salariés sourds dont Véronique Roussel136, professeur stagiaire à l'IRJS, et un parent sourd d'enfant sourd qui n'est autre que

136 Véronique ROUSSEL, élève professeur à l'IRJS, avait attiré l'attention de la FISAF, dans une lettre à M. Bourigault, du 11 mars sur les conditions dans lesquelles se déroulaient ses études : "Il est parfaitement inadmissible de la part d’un organisme acceptant des candidats sourds à une formation dite " spécialisée" pour déficients auditifs, de ne point pourvoir aux besoins de ceux-ci quant à l'interprétariat(…) En première année, nous sommes deux sourds dans le groupe de stagiaires, et, du fait même de l’absence d’interprète, nous sommes exclus du groupe de travail. (…) Souhaitez-vous vraiment former des candidats sourds à la profession ? " Un an plus tard, le 31 mai 1986, elle écrivait à Roland Tricoire pour lui faire part des réflexions que lui inspiraient ses deux années de stage à l'IRJS : " Depuis mon entrée dans la communauté sourde, et suite à certaines expériences vécues (je pense notamment à mes dix années d'intégration scolaire complète mais, plus récemment, à ces deux années passées à Larnay) mon interrogation, quant à l'éducation des enfants sourds, a été grandissante. La présente lettre pourrait constituer un bilan de l'expérience de ces deux dernières années, dans mon rôle de personne sourde auprès d'enfants sourds. "Une expérience enrichissante dans toute sa négation(…) Aujourd'hui, je me pose la question de savoir ce qui a pu motiver ce choix d'embauche d’une personne sourde à l'institution de Larnay? (…) Il ne m'a point été besoin de deux années pour comprendre que "le projet pédagogique de Larnay" met hors jeu la personne sourde dès les premières lignes. Le travail pédagogique -s'il en est un- n'est nullement orienté de façon à ce qu'une personne sourde y ait sa place -je ne parle point de "reconnaissance",...quant au respect de son identité, qu'en

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Jean-François Mercurio, enseignant de la classe bilingue de Paul-Fort. Devant la même demande, levée des sanctions, Louis Peignault fait la même réponse: il faut attendre que le conseil d'administration se réunisse.137 Jean-Louis Michaud, salarié sourd de l'APSA, s'étonne toutefois que l'on ait menacé les élèves d'être mis à la porte s'ils participaient à la grève, et cela au nom "d'un règlement intérieur qui ne leur a jamais été expliqué." Quant le débat vient sur le projet pédagogique la position de Louis Peignault a le mérite de la clarté:

" Le C.A s'occupe de problèmes de gestion et pour les problèmes pédagogiques il a délégué ses pouvoirs à des directeurs d'établissements qui gardent la confiance du C.A."

Autre salarié sourd, Patrick Belissen est aussi très clair: "Il y a un petit problème de faits, et un problème de fond. On veut vraiment effacer cette sanction par rapport à M. Lamothe. On sait très bien que c'est un prétexte. Il représente une certaine orientation pédagogique. Et nous qui sommes derrière les sourds qui sont consommateurs de cette pédagogie, nous avons fait des recherches sur un système autre, et vous, vous n'écoutez que le Directeur."

L'entrevue ne débouche sur rien si ce n'est sur une lettre du président de l'APSA envoyée le lendemain, 30 mai, à tous les salariés de l'APSA. Dans celle-ci il remercie tout d'abord "les 81% de non-grévistes" , dit avoir pris "note des demandes exprimées" et confirme sa position: " Un très prochain Conseil d'Administration sera tenu dans les formes habituelles et mes Collègues, avec moi, réfléchiront à ces problèmes et décideront."138 Le 2 juin, la direction de l'IRJS décide la fermeture de l'établissement et le retour des élèves dans leurs familles.

Grève de la faim

Le lundi suivant, la grève change d'allure. Ainsi que l'avait laissé entendre Patrick Bellissen lors de l'entrevue avec Louis Peignault, quelques éducateurs et un professeur entament une grève de la faim dans la chapelle de l'IRJS. Dans un communiqué, les grévistes expliquent :

« Depuis plusieurs années, à l'intérieur d'un vaste mouvement de prise de conscience, nous revendiquons pour la reconnaissance de la personne sourde avec ses réalités linguistiques, sociales et culturelles. Non seulement le système éducatif reste sourd à nos revendications, mais, comme nous pouvons le constater par l'événement survenu à l'école des sourds de Larnay, il instaure au sein même de la profession d'éducateur une politique de discrimination. Derrière la sanction de mise à pied infligée à trois éducateurs, dont l'un à deux reprises, se cache effectivement l'intention délibérée d’écarter de l'équipe éducative les personnes qui justement connaissent le mieux les sourds .. »139

est-il? (…) Comment, dans cette situation de non-reconnaissance d'un salarié sourd, pourrait-il exister, au sein de l'institution, une pédagogie cohérente. "Quant à la formation pédagogique dont je devrais bénéficier, en tant que stagiaire, elle est inexistante...et ne peut d'ailleurs exister que dans un contexte pédagogiquement clair, au sein d'une équipe capable et responsable. Cette situation incohérente m'oblige à vous présenter ma démission, à compter du 2 septembre 1986, jour de la pré-rentrée." 137 Compte-rendu de la réunion établi par l'APSA. Document 1985-05-29. Sur le site de l'APSA. 138 Document 1985-05-30. Sur le site e l'APSA. 139 Nouvelle République et Centre-Presse du 4 juin 1985. Sur le site de l'APSA.

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Une réunion a lieu mardi 4 juin au matin entre les représentants des grévistes et la direction en présence de l'inspecteur du travail. La presse en rend compte:

"La direction, indique le délégué syndical, a quitté la réunion avant que les négociations aient pu réellement commencer, disant qu'il n'était pas en son pouvoir de lever les sanctions, qu'elle avait cependant prises elle-même. L'inspecteur du travail s'est cependant entretenu longuement avec les représentants des salariés en grève ».

Toujours Le 4 juin, l'Association Socioculturelle des Sourds de Poitiers, le Club Sportif des Sourds de Poitiers, 2 L P E, l'APEDASA, les Parents et familles d'accueil de l'école Paul-Fort, les Parents d'Enfants Sourds des Deux Sèvres, l'A N P S A locale et la Coopérative scolaire de l'IRJS se regroupent pour fonder l'"Association régionale pour la défense des droits des sourds". Cette nouvelle association se donne, entre autres, pour but "l'aide à la diffusion de l'information auprès des personnes déficientes sensorielles". Elle envoie un télégramme à M. Hage, député du Nord et à M. Testu, député d’Indre-et-Loire qui viennent de déposer un projet de loi pour la reconnaissance de la langue des signes:

"(…) Nous voulons que cette reconnaissance soit totale est sans entrave afin que l’enfant sourd ait sa langue dès son plus jeune âge et que l’enseignement en LSF par des professeurs sourds dans les écoles lui permette l’accès le plus complet au savoir de notre temps. La création d’un corps d’interprètes permettra une participation réelle des sourds adultes à la vie sociale."

3 juin 1985 : Premier jour de grève de la faim dans la chapelle de l'I.R.J.S., avenue de la Libération. De gauche à droite: Elisabeth You, Patrick Belissen, Henri Delors, Véronique Roussel.

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(Photo Nouvelle République Guy DUPONT) Les lettres de soutien aux grévistes de la faim se succèdent, l'APEDASA, le club socioculturel des sourds de Poitiers, les parents de la Fondation Borel-Maisonny… Le 6 juin, la direction de l'IRJS décide de fermer l'établissement et de renvoyer les élèves dans leurs familles, "pour des raisons de sécurité". Une partie des élèves les plus âgés décident de rester sur place. Les grévistes de la faim, auxquels se sont joints des grévistes "du zèle" réagissent aussitôt:

« Notre action n'a pas pour but d'entraver la marche de l'établissement, mais au contraire (de) permettre échanges et informations. Une des préoccupations du comité de coordination du mouvement (…) a toujours été de ne pas entraver la marche des services»140.

Les grévistes de la faim - 4 sourds et 3 entendants, tous professionnels de 1'éducation des sourds. - transmettent leur "manifeste" à la presse: après avoir rappelé les causes et revendications de leur action, ils vont plus loin:

"La pédagogie, officiellement utilisée dans les écoles porte une vision en négatif de l'enfant sourd: e1le le considère comme un malade, comme un enfant "à rééduquer", elle ne le voit que sous l'aspect de sa déficience, elle ne regarde que son oreille malade. Cette pédagogie donne presque exclusivement son énergie à la rééducation de la paro1e: nous ne nions pas cette nécessité, mais il faut reconnaître ses limites (…) et la replacer dans un ensemble: 1'enfant sourd a d'abord besoin d'être considéré dans la totalité de sa réalité, et il est important qu'à la base soit reconnue la langue des signes, langue naturelle des sourds. Il est par exemple particulièrement émouvant de voir comment de tout petits enfants sourds à qui on n'a pas refusé cette langue naturelle des signes, communiquent entre eux, et avec les adultes, comme le font les enfants entendants; (…) que ces petits enfants sourds accèdent, au même rythme que les entendants, aux concepts abstraits. "La pédagogie officiellement utilisée n'a pas changé depuis des années(…) En niant la réalité de la surdité, en voulant faire des sourds de pâles imitations des entendants (…) elle enferme les sourds dans un terrible ghetto. "Cette pédagogie n'obtient pas de brillants résultats : le nombre des métiers proposés aux sourds est très réduit, les échecs scolaires sont massifs ; à intelligence égale, le niveau scolaire des sourds est en général bien inférieur à celui de la moyenne des entendants. La majorité des sourds ne savent pas "lire", dans le sens de comprendre un texte en français, ne savent pas s'exprimer correctement par écrit (alors que l'accès à la langue texte écrite serait particulièrement précieux comme compensation à l'absence d'audition). Cet échec scolaire massif est très grave, car il a également pour conséquence un regard négatif des sourds sur eux-mêmes, et réduit considérablement les possibilités d'insertion et d'interaction sociale et culturelle. "Par cette grève de la faim, nous voulons demander un système éducatif vraiment adapté à l'enfant sourd, un système qui prenne en compte l'ensemble de ses réalités, et notamment la langue des signes ; un système où les sourds adultes aient vraiment leur place "Cette grève de 1a faim, nous la faisons pour faire connaître tous ces problèmes et pour faire reconnaitre l'identité culturelle et linguistique de la communauté des sourds (qui n'est pas limitée, bien sûr, à celle des sourds de Poitiers.)"141.

140 Nouvelle République et Centre-Presse du 6 juin 1985. (Sur le site de l'APSA). 141 Manifeste des grévistes de la faim. Document 1985-06-04 sur le site de l'APSA.

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7 juin 1985 : grévistes de la faim en tête, les sourds manifestent place d’Armes. (Photo Nouvelle République-Yves Thiollet.)

Le 7 juin, alors que la grève de la faim continue, M. Campassens, au nom de l'association de parents, envoie une lettre aux administrateurs de l'APSA. Il réclame la levée des sanctions qui frappent "les éducateurs les plus proches des sourds" et précise:

"Parents, nous voulons tout mettre en œuvre pour l'éducation de nos enfants. Nous nous sentons outrés et consternés par la méthode d'éducation actuelle de l'I.R.J.S. et par la fermeture de l'Etablissement sous un faux prétexte.(…) (Les éducateurs sanctionnés) avancent un certain nombre de revendications qui, si elles étaient acquises permettraient une meilleure intégration de nos enfants dans la vie grâce à la maîtrise d'un mode de communication. "Selon nos constatations, à l'I.R.J.S. il n'existe pas de projet Pédagogique allant dans ce sens (…) La grève actuelle (…) nous a permis de constater un vice de forme dans l'éducation de nos enfants."

Le 7 juin, la situation reste bloquée. La grève de la faim se poursuit et le conseil d'administration de l'APSA doit se réunir dans la soirée. A partir de 17H, les grévistes tiennent une "assemblée-manifestation" au cours de laquelle ils réaffirment leurs revendications auxquelles ils ont ajouté "que des personnes sourdes et que des parents d'élèves soient réellement représentés au conseil d'administration".142 142 Nouvelle République et Centre-Presse du 7 juin 1985. Sur le site de l'APSA.

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En attendant la réunion du CA de l'APSA, "l'assemblée-manifestation" se déplace jusqu'à la Place d'Armes pour défiler "pour la libération des sourds". Loin de répondre aux demandes des grévistes, le conseil d'administration de l'APSA décide de "renouveler son entière confiance au directeur de l'établissement et à son équipe de direction."143

"Il constate avec satisfaction la position prise par la majorité des personnels qui ont dénoncé l'amalgame entre sanctions professionnelles et conceptions pédagogiques (…) Il demande, avant toute reprise du dialogue, que soient réalisées les conditions permettant le retour des enfants et la reprise du travail éducatif et pédagogique (évacuation des locaux sécurité des enfants assurée) et confirme sa volonté de voir reprendre le dialogue".

Le Conseil d'Administration décide aussi de reporter à une date ultérieure l'assemblée générale prévue le 18 Juin 1985. Un fracture semble se dessiner dans le personnel. Les non grévistes (90 selon la D.D.A.S.S.) protestent, craignant pour leurs emplois:

"Parce que trois personnes, par leur action contre tous les règlements en vigueur, les grévistes et des personnes étrangères à l'établissement ont fait pression sur les élèves, le personnel au travail, la direction et surtout sur l'opinion publique, nous risquons de perdre notre travail."

Samedi 8 juin, réuni en assemblée générale, le comité de coordination de grévistes décide de quitter la chapelle et de poursuivre la grève de la faim au 28 de la rue de la Cathédrale, local du Foyer des sourds. Pour le comité, ce départ doit permettre "la réouverture en toute quiétude de l’IRJS". Il veut montrer ainsi "sa volonté de débloquer la situation dès le lundi 10 juin". Dimanche 9 juin au matin, le conseil d'administration de l'association culturelle des sourds de Poitiers, réuni dimanche matin, décide par un vote à bulletins secrets, 9 voix contre 3, de démettre son président qui, dans le conflit, a pris partie pour le direction de l'IRJS. M. Mongin est élu pour assurer l'intérim. Deux grévistes de la faim sont contraints d'interrompre leur jeûne "sur avis médical". Mais les cinq qui restent se déclarent " fermement décidés au 6e jour à poursuivre (leur) action jusqu’à ce que (leurs) revendications soient entendues" La direction de l'Institution décide donc que les élèves pourront être à nouveau accueillis dès le mardi 11 juin. Le dialogue entre les parties semble devoir se renouer ce lundi: une réunion est prévue, en début d'après-midi, à l'inspection du Travail, avec trois membres du conseil d'administration de l'I.R.J.S., trois grévistes, trois non grévistes ainsi que trois adultes sourds et autant de parents. C'est ce que demande le comité de coordination qui souhaite aussi ne pas dissocier cette réunion de celle envisagée le soir entre quatre grévistes et quatre membres du conseil d'administration.144 Le soir du 10 juin, le comité de soutien aux grévistes propose à Louis Peignault un protocole d'accord soutenu par M. Ricard, l'inspecteur du Travail. Le texte prévoit non la suppression des sanctions mais leur déqualification, en échange de l'engagement de Catherine Berthon, Fabienne Limousin et Michel Lamothe, les trois éducateurs sanctionnés, d'abandonner leur action prud'homale. L'APSA est l'IRJS s'engageraient aussi "à ne pas se prévaloir des mises à pied susvisées dans toute procédure disciplinaire qui pourrait être mise en œuvre (…) dans un délai de trois ans". Le protocole proposé contient un point II, "Sur la reconnaissance de la personne sourde", par lequel: 143 Nouvelle République des 8 et 9 juin. Sur le site de l'APSA. 144 Nouvelle République et Centre-Presse du 10 juin 1985. (Sur le site de l'APSA.)

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" M. Peignault, es qualité de président de l’association de patronage s’engage à inscrire à l’ordre du jour la modification des statuts par abrogation de l’article 3 ainsi libellé dans son projet de nouvelle rédaction : "2° alinéa : suppression du parrainage, les personnes sourdes et sourdes-aveugles ainsi que les parents d'élèves sourds et sourds-aveugles étant membres de droit s'ils en font la demande au président de l'Association".

Louis Peignault réserve sa réponse. Elle arrive deux jours plus tard par lettre à l'inspecteur du Travail:

"Nous avons le regret de constater que la tentative de conciliation organisée le lundi 10 Juin 1985 ne peut avoir aucune suite. Nous avons en effet reçu un protocole d'accord qui ne correspond en rien à ce qui a été dit au cours de cette rencontre et proposé par vous-même."

Et Louis Peignault s'étonne que le protocole ne fasse aucune référence aux propositions d'ouvertures faites par l'APSA, à savoir la création d'un Conseil de Maison. Le président de l'APSA semble là ignorer que l'existence d'un conseil de maison est une obligation légale et qu'il aurait dû être en place depuis quatre ans.145 Le 11 juin la situation semble bloquée. Mais dans la soirée, le président de l'APSA et le directeur de l'IRJS font une déclaration publique "qui ne semble pas pour autant régler le conflit".146L'APSA entrouvre juste la porte qu'elle vient de claquer. Louis Peignault maintient son refus du protocole d'accord, car il n'a "pas les pleins pouvoirs". Il repousse toute réelle décision à une future réunion du conseil d'administration dont la date n'est pas fixée. Il présente comme une ouverture, le fonctionnement d'un conseil de maison, qui est une obligation légale. Louis Peignault affirme que celui-ci sera le lieu où pourraient se tenir librement tous les débats pédagogiques. Seule concession sur le motif du conflit: les mises à pied. Louis Peignault évoque une "signature éventuelle" de la proposition de l'inspecteur du Travail. Dès qu'il a connaissance de cette déclaration, le comité de soutien demande aux grévistes de la faim de cesser leur jeûne « pour marquer leur volonté de créer un climat plus propice à l'ouverture de négociations ». 147 Mais la timide ouverture sur le plan formel faite par le président de l'APSA est vite contrebalancée par Roland Tricoire, le directeur de l'IRJS qui réaffirme son opposition au bilinguisme:

"Quant au courant pédagogique soutenu par un certain nombre de personnes grévistes ou proches, vers le bilinguisme, il faut savoir qu’au niveau national des expériences se sont vues être interrompues. Au niveau européen on a étudié l’introduction dans la pédagogie des sourds de ce qu’on appelle le français signé, un moyen cohérent de visualisation de la langue parlée par un surcodage gestuel. Ce projet français avait été étudié en juin 1983 au niveau de l’établissement et des professionnels, y compris ceux qui défendent d’autres idées. Ce projet doit évoluer mais ça doit se faire dans un cadre précis : le conseil de maison."

145 Le 11 juin, Libération consacre un long article aux événements de Poitiers. La journaliste, Hélène Crie termine son texte ainsi: "Depuis des années, parents et adultes sourds (ex-élèves ou enseignants) réclamaient la présence de représentants au Conseil d'Administration des établissements, qui s'y oppose farouchement. Les grévistes de la faim jouent une sorte de va-tout en espérant sensibiliser l'opinion publique. La tâche sera ardue. Hier matin, le cabinet de Georgina Dufoix tombait des nues en recevant un appel téléphonique des grévistes de Poitiers : les sourds ont des problèmes dans leurs écoles?" 146 Nouvelle République. Jeudi 13 juin 1985. (Sur le site de l'APSA). 147 Ibid.

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Le lendemain Louis Peignault annonce la décision de repousser la date de l'assemblée générale de l'APSA prévue le 18 juin. Le comité de soutien aux grévistes réagit aussitôt et accuse les représentants de l'APSA de lui avoir caché, le 10 juin, le report de l'assemblée générale prévue le 18 alors que la décision remontait au 6 juin: "Comment pourrions-nous encore parler d'ouverture, et qui plus est de confiance ?" Les ponts semblent à nouveau coupés. Sur les propos de Roland Tricoire concernant les orientations pédagogiques, le comité se demande " s'il (Roland Tricoire) ne comprend pas encore la différence entre langue des signes et français signé, ce qui serait grave pour un directeur d’école d’enfants sourds."148 Le Conseil de prud'hommes a repoussé l'audience de conciliation au 5 octobre. Les sanctions sont donc de fait suspendues. Le comité de soutien décide donc de suspendre le mouvement et l'annonce au cours d'une conférence de presse, vendredi 14 juin149:

"La grève est suspendue, seulement suspendue"(…) Un changement de fond irréversible est en train de s'opérer, jamais les sourds de France n'ont été aussi conscients de leur oppression". "Ils ne cesseront de se battre pour la reconnaissance de la langue des signes dans le cadre d'une pédagogie bilingue. Cette revendication n'est pas dirigée contre les oralistes, mais elle vise seulement à donner aux parents d'élèves le choix du type d'enseignement dispensé à leur enfant."(…) Aucune nouvelle réunion de conciliation n'est en vue et nous restons en contact avec le ministère des Affaires sociales à qui nous transmettons des dossiers."

Le 7 juin, Georges Hage, député (PC) du Nord, a posé une question sur les événements de Poitiers à Mme Dufoix, ministre de la Solidarité et des Affaires sociales qui , a pris une position favorable à la fois à la "langue des signes, reconnue comme langue à part entière, et à l'accès de Sourds aux fonctions d'enseignants". Elle a admis qu'une "reconnaissance officielle de la LSF entraînerait des conséquences pédagogiques telles que la mise en place de classes bilingues, et que cela impliquerait les deux ministères"150. Le même Gorges Hage, au nom d'un groupe communiste, doit déposer, le 25 juin, une loi sur la reconnaissance de la langue des signes. Ce texte officialiserait la langue des signes, assurerait aux parents d'enfants sourds le choix d'un enseignement bilingue jusqu'au niveau de 1’université et donnerait un statut aux interprètes. 151 Il ne s'agit pas, précisent les députés, de trancher le débat, qui doit se poursuivre, mais de "lever définitivement un interdit pour répondre à une demande croissante parmi les personnes sourdes ". La proposition vise à rendre l'enseignement de la L.S.F., et par la L.S.F. "facultatif, optionnel et de droit, de la maternelle à l'université", à titre de première langue avec le français écrit et oral.152

148 Nouvelle République. Vendredi 14 juin 1985. (Sur le site de l'APSA). 149 Nouvelle République. Samedi 15 juin 1985. (Sur le site de l'APSA). 150 Patrice Dalle. "La place de la langue des signes dans le milieu institutionnel de l’éducation. Enjeux, blocages et évolution." 151 Cette loi n'aboutira pas. Le groupe socialiste ne l'a pas soutenue, proposant d'éventuellement intégrer la reconnaissance de la langue des signes dans la loi sur les langues régionales. Georges Hage (PC) présentera un nouveau texte en 1991, voté avec le soutien d'un intergroupe parlementaire qui comprenait Jean-Yves Chamard, député (RPR) de la Vienne. C’est l'article 33 de la loi 91-73 (titre III) du 18 janvier 1991, qui prévoit: "Dans l'éducation des jeunes sourds, la liberté de choix entre une communication bilingue - langue des signes et français- et une communication orale est de droit." 152 Le 12 janvier 1985 à la télévision le ministre de l'Education, Jean-Pierre Chevènement, en réponse à une question sur l'utilisation de la LSF, affirme: "Je vois très difficilement comment pourrait se réaliser une politique d'intégration scolaire qui reposerait simultanément sur l'utilisation du langage et sur celle des signes." En mars 1986, René Monory, sénateur maire de Loudun, nouveau ministre (de droite) de l'Education nationale, en réponse à une question d'un député sur la LSF, fait une déclaration reprenant mots pour mots les termes de son

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Crise à la FNAPEDIDA

Le 1er février 1986 à Paris entre trois mille et cinq mille personnes défilent de la Bastille à la rue de Varenne, à l'appel de la toute nouvelle association Le Mouvement des Sourds. En tête du cortège, le député du Nord Georges HAGE, PC, président de l'Intergroupe parlementaire sur les problèmes des handicapés à l'Assemblée Nationale et auteur de la proposition de loi "tendant à la reconnaissance de la langue des signes française" (n° 2780, enregistrée le 29 mai 1985, annexe au procès-verbal de la séance du 13 juin). La manifestation est un succès si on considère qu'une association comme 2LPE n'a pas appelé à y participer. Et son organisation a été la cause d'une scission à la FNAPEDIDA (Fédération nationale des associations de parents d'élèves des institutions de déficients auditifs). Dans une lettre du 6 janvier aux membres du conseil d'administration de l'association, le président, C. Pitov constate: " Si la Fédération est issue d’une volonté de certains établissements et notamment de la FISAF, nous sommes aujourd’hui en désaccords avec un certain nombre de points ainsi qu’avec la politique menée par la FISAF au travers de ces institutions." Dans une lettre au même conseil d'administration, le président démissionne en expliquant: "Je comprends et j’admets la position prise par les membres présents au CA, en ce qui concerne la non-participation de la FNAPEDIDA à la marche sur Paris, le 1er février, organisée par le Mouvement des Sourds. Décision prise à la majorité(…) Cependant, dans la mesure où, à titre personnel, je désire participer à cette marche et pour ne pas engager la Fédération dans un mouvement qu’elle ne reconnaît pas (Art. 9, alinéa 1, des statuts), je me retire de mon poste de Président(…) En souhaitant que vous compreniez ma décision qui n’est prise que dans l’intérêt même de la FNAPEDIDA, je vous prie de croire… " Le mouvement de grève - de la faim et du zèle - prend fin sur ce dépôt de proposition de loi. L'APSA attend les vacances pour réunir son conseil d'administration.

Rien ne change

Le conseil d'administration se tient le 8 juillet à l'abbaye de Ligugé, tandis qu'à la Maison de la formation sur la zone de la République à Poitiers le 3e stage d'été de 2LPE regroupe près de 700 participants, sourds, parents et professionnels de toute la France. Outre M. Tricoire, directeur de l'IRJS, et M. Robuchon, secrétaire général administratif, l'APSA a invité à cette réunion M. Bourrigault, directeur de la Fisaf, et M. Bonhomme, directeur de l'IRJS d'Orléans. Roland Tricoire rappelle les principaux faits qui ont émaillé le premier semestre de l'année. Louis Peignault décline les revendications des grévistes. Puis il ouvre le débat en affirmant qu'il "pense qu'il ne faut pas changer les statuts".153 Hilaire Lecointre propose de faire entrer au conseil d'administration de l'APSA l'ancien président de l'association des sourds que son conseil d'administration vient de démettre de ses fonctions. Le conseil se prononce pour l'admission. M. Bonhomme dit qu'à Orléans, il n'y a pas de sourd membre de l'association gestionnaire, "car il faut éviter qu'il y ait des intérêts personnels dans les affaires de l'association."

prédécesseur J.-P. Chevènement (de gauche), en y ajoutant que " la présence systématique d'intervenants sourds dans les classes n'est pas envisagée." 153 APSA. Procès-verbaux des réunions 1978-1985. P. 100 et suivantes.

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M. Bourrigault précise " sur une vingtaine d'associations gestionnaires (membres de la Fisaf) une seule (celle de Montpellier) a un sourd dans son conseil d'administration. " Il indique aussi qu'il avait "informé M. Bouillon154, inspecteur au ministère de la Santé des événements qui se déroulaient à l'IRJS". On ne sait quelle fut le réaction de M. Bouillon. Le conseil d'administration décide de profiter de l'assemblée générale, fixée le 23 septembre, pour "dire très sereinement, comment a été fait le projet pédagogique, en quoi il consiste et surtout que l'établissement de Poitiers a bien su intégrer toutes les dimension de l'enfant sourd." Pour relativiser un peu la proposition, Roland Tricoire rappelle que "le projet pédagogique a fait l'objet d'un boycott de la part des personnels éducatifs et qu'ils ont refusé de participer aux réflexions." Le conseil oppose donc un refus complet à le demande de modifications des statuts de l'association et du projet pédagogique. Pour le levée des sanctions, il attendra la décision des prud'hommes. L'assemblée générale reportée se tient le 23 septembre. Elle confirme la position du conseil d'administration. Roland Tricoire y confirme l'orientation vers le "français signé"155.

154 Jean-Pierre Bouillon avait fait le premier voyage au Gallaudet College avec la revue Coup d'Œil. Il en a tiré une "COMPTE RENDU D'UNE VISITE AU GALLAUDET COLLEGE (21 juillet – 5 août 1978) consultable sur le site de l'APSA . 155 A la question d'un intervenant qui lui demande si " le projet pédagogique est plus établi en fonction des capacités du personnel qu'en fonction des besoins des enfants ", Roland Tricoire répond: "C'est à peu près ça."

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"Impossible de tricher""Mère de 7 enfants dont les aînés entraient dans l'adolescence, je cherchais du travail. Il y avait une place d'agent de service vacante à l'IRJS, j'allais la solliciter. Je ne savais pas que pour moi commençait une aventure qui allait bouleverser toute ma vie. Je découvris le monde des Sourds-Aveugles. Je connaissais comme tout le monde l'existence de Marthe Heurtin, mais elle était très lointaine dans le halo d'une sorte de miracle. Les gens de l'Institution me parlaient avec des airs mystérieux de "ce pauvre petit B" et j'avais hâte de faire sa connaissance. Tout de suite naquit entre nous deux une grande et simple amitié que je rencontrais aussi au contact de ses 5 camarades. Ce contact fut si riche et si fort que je décidai de poser ma candidature pour entrer à l'école de Pont-Achard afin d'obtenir le diplôme d'éducatrice. " Quand je repense à B. ce sont ses mains qui me viennent à l'esprit, mains longues et fines, mains de vies, elles allaient m'apprendre un langage inconnu jusqu'alors. La première chose inculquée dans une "bonne éducation" c'est l'expression "surtout ne touche pas". Pour entrer en contact avec un sourd-aveugle il faut vaincre ce tabou. J'ai donc réappris à toucher, à sentir la rudesse ou la douceur d'un mur, la souplesse d'une étoffe, la chaleur du soleil, le soyeux d'une fleur. Merci J.M. de m'avoir fait découvrir la beauté du soleil dans une flaque d'eau. "L'enfant sourd-aveugle ne distingue pas son propre corps de l'environnement, c'est par le contact physique avec notre corps qu'il va se découvrir. Avec lui j'ai retrouvé mon corps, le jeu des articulations, le rythme de la marche, celui de la danse, mais aussi la colère, les coups, les blessures, les coups de griffes et de dents, les cheveux arrachés ; la douceur et la récompense d'un sourire, l'angoisse de l'indéchiffrable, l'impuissance, la peur qu'on ne veut pas montrer, l'inquiétude qui vous tient éveillée, parce que vous ne pouvez comprendre une colère, calmer une souffrance... Puis un jour : B. vous confie la clé de son armoire qu'il gardait jalousement depuis 2 ans. A. après une colère va chercher pour vous les rendre les lunettes que vous aviez rangées de crainte qu'elle ne les casse. "M. T. après un long moment de passivité fait une colère et refuse de vous obéir ; et c'est la joie, une joie immense ... La communication est établie ! Tout peut commencer. Je crois que c'est auprès des Sourds-aveugles que j'ai compris tout le sens du mot communication : tu existes, j'existe, je te reconnais, j'ai des choses à te dire. En arriver là est un long chemin semé d'embûches, de chutes, d’interrogations, de réflexions, de recherches, de découragements et d'enthousiasme. "Mais avec un Sourd-aveugle, impossible de tricher, si la relation n'est pas vraie, elle tombe à l'eau tout de suite. "Elle est souvent très longue à établir et demande de la part des deux parties une grande confiance et de la part de l'éducateur un grand désir de voir l'autre se surpasser, aller toujours plus loin dans la maîtrise de son handicap. Moi qui suis vive et volontaire, j'ai du apprendre péniblement parfois la patience et le travail d'équipe, le respect de l'autre. Pour progresser dans son travail, l'éducateur ne peut agir seul, il a besoin du regard des autres pour lui permettre de prendre un certain recul dans une relation où l'affectivité excessive risque d'être dangereuse. Ne pas prendre la place du Sourd-Aveugle, ni faire à sa place est souvent difficile dans ce travail d'éducation où le rythme n'est pas celui de notre propre vie mais de la sienne. C'est à nous de lui en ouvrir toutes grandes les portes.

"Espoirs, déceptions, angoisses, joie immense du contact établi ; j'ai peut-être donné, mais j'ai beaucoup reçu."

(Témoignage de Paulette Degorce. Bulletin de l'ANPSA, N°11. Décembre 1982.)

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1988 : bis repetita

N 1988 à Poitiers, la question de la représentation des sourds dans les instances de l'APSA ressurgit entre les deux tours de l'élection présidentielle. Tout commence comme

une blague de potaches. Dans la nuit du 12 au 13 avril, les murs extérieurs de l'IRJS, avenue de la Libération sont barbouillés de graffitis qui s'en prennent de façon injurieuse au directeur de l'institution. Ce dernier porte plainte au commissariat et fait aussitôt nettoyer les murs. Même scénario dans le nuit du 21 au 22 avril. Les murs de la Libé, ainsi que les véhicules de service de l'institution, sont à nouveau tagués, avec un contenu similaire. Une nouvelle plainte est déposée et un nouveau nettoyage effectué. Le Directeur, Roland Tricoire, met en garde les grands élèves de la Section de Poitiers sur leurs responsabilités au cas où ils connaîtraient ou pourraient connaître les auteurs de ces graffitis. Pour ne pas retrouver tous les matin des inscriptions sur les murs de l'établissement, il décide aussi d' "intensifier" la surveillance de nuit, en faisant appel à des veilleurs maitres-chiens accompagné de leurs bêtes . Dans une lettre envoyée le 28 avril aux parents il écrit :

"Cette mesure a été prise , vous le comprendrez aisément, pour que les conditions de prise en charge de votre enfant dans l'Etablissement continuent à se dérouler dans les meilleures conditions possibles".

Lundi 2 mai, des élèves majeurs de l’Institut régional des jeunes sourds de Poitiers se mettent en grève. Ils déclare vouloir, par ce mouvement, contester les résultats pédagogiques de l’établissement. Ils demandent la participation de sourds adultes à la gestion de leur enseignement. Le directeur de l’I.R.J.S. répond aussitôt en faisant changer les serrures des chambres de ceux qui logent en ville et en intervenant auprès des banques pour que leurs comptes soient bloqués. Ces mesures ont été prises en concertation avec la D.D.A.S.S. indique Roland Tricoire qui déclare à FR3, mardi 3 mai, sans interprète, qu'il est prêt à recevoir les grévistes qui se plaignent de l'absence d'interprète dans l'établissement. En même temps, devant l'IRJS, les jeunes "grévistes" distribuent des tracts par lesquels ils réclament "51% de sourds au conseil d'administration de l'établissement." Les jeunes sourds affirment que 90% d’entre eux ne savent ni lire ni écrire à leur sortie de l’établissement. M. Tricoire répond aussitôt en déclarant à des parents qu’il est prêt à discuter des revendications dés que celles-ci auront été présentées par écrit… La demande de participation des sourds à la gestion concerne directement l’association de patronage. Son conseil d’administration renouvelle son entière confiance à M. Tricoire. Ce même conseil d’administration avait pourtant déclaré en 1985 qu’il était disposé à discuter des problèmes de l’IRJS avec les adultes sourds. Trois ans plus tard, il ne les a toujours pas reçus. Une polémique se développe entre les sourds et l'institution sur l'échec scolaire et la façon dont se déroulent les épreuves. Roland Tricoire continue de prôner l'ouverture : "J'attends toujours de connaître les revendications des élèves grévistes. A partir de là, on pourra engager le dialogue."156 Se sentant mis en cause, des représentants des salariés de Poitiers et de Larnay prennent position dans un communiqué à la presse:

" Des assertions tendent (…) à affirmer que les salariés des établissements opprimeraient les déficients auditifs, et acculeraient 90% des jeunes sourds à l'échec

156 La Nouvelle République du 4 mai 1988. (Sur le site de l'APSA).

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7 mai 1988: les élèves majeurs bloquent la circulation devant l'IRJS. (Photo Nouvelle République)

scolaire. C'est oublier que tous nos efforts tendent vers le respect de la dignité des jeunes déficients auditifs, vers l'amélioration de leur insertion sociale et professionnelle, c'est-à-dire de leur autonomie. "Le personnel est conscient que des efforts sont à faire pour améliorer le résultat de son travail auprès des jeunes. Il s'y engage de toutes ses forces. Et ce ne sont pas des manifestations apportant le discrédit complet sur ces efforts qui apporteront un mieux-être de la situation des jeunes déficients auditifs. »157

Le mouvement des jeunes sourds se poursuit toute la semaine. Les grévistes distribuent tous les jours des tracts en ralentissant la circulation avenue de la Libération, devant l’institution. Samedi 7 mai, tandis que le comité de soutien aux élèves grévistes appelle à une manifestation l'après-midi, une réunion se tient le matin entre la direction et les parents d'élèves mineurs. Roland Tricoire résume ainsi les propos qu'il leur a tenus:

"Le Directeur et son équipe annoncent clairement aux parents les grandes lignes du projet pédagogique et les mettent devant leurs responsabilités. "En résumé, ou bien ils adhèrent à ce projet et leurs enfants en bénéficient, ou bien ils sont contre et dans ce cas, ils retirent leurs enfants et choisissent l'Etablissement qui leur convient."158

" La direction n'a pas abordé les problèmes de fond(…). Elle ne nous a parlé que des problèmes de sécurité"159 affirment des parents à l'issue de cette réunion. Dès la fin de matinée, les élèves grévistes accompagnés par des adultes et des parents, dressent un barrage filtrant avenue de la Libération, dans la matinée, créant des perturbations dans la circulation. En début d'après-midi, en revanche, la circulation est entièrement coupée par les manifestants qui bloquent l'avenue avec des véhicules. En fin d'après-midi, la manifestation se délace place Leclerc pour expliquer le mouvement à travers des tracts et des banderoles.

157 La Nouvelle République du 4 mai 1988. (Sur le site de l'APSA) 158 Rapport d’activités de l’IRJS pour l’année scolaire 1987-1988. (Sur le site de l'APSA). 159 Centre-Presse. 9 mai 1988. (Sur le site de l'APSA).

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" Nous nous battons pour une pédagogie adaptée pour nos enfants, insistent des parents d'élèves. Nous nous battons pour que la langue des signes soit reconnue. On considère nos enfants comme des malades dans ces instituts".160 La situation semble bloquée jusqu'à l'après-midi du mercredi 11 mai. Le directeur de l'IRJS, Roland Tricoire, en compagnie d'une représentante de la D.D.A.S.S., reçoit les parents d'enfants sourds majeurs et les sourds majeurs. Grâce à deux interprètes trouvés en dernière minute, le dialogue s'engage. On apprend que deux élèves sourds ont été renvoyés pour des faits antérieurs à la grève, que le directeur n'a pas du tout envie de démissionner et a l'intention de demander une inspection. Un parent propose la création d'une commission qui étudierait tous les problèmes. La direction de l'IRJS ne dit pas non. Quant à une éventuelle représentativité des sourds au conseil d’administration, la D.D.A.S.S. a proposé que la demande en soit faite. Le 13 mai, un membre de l'APSA membre du comité de soutien aux grévistes envisage un scénario de sortie de crise dans une lettre à Hilaire Lecointre, le vice-président remplaçant Louis Peignault, décédé en début d'année. Il propose tout simplement à l'APSA d'écouter les grévistes:

"Le conflit qui secoue l’IRJS depuis une dizaine de jours pose à nouveau des problèmes pédagogiques qui n’arrivent malheureusement pas à être débattus depuis plusieurs années. Notre association est directement partie prenante dans ce conflit par le soutien qu’elle apporte sans réserve à M. Tricoire ; s’il est du devoir de l’association de s’informer auprès de son salarié responsable de l’IRJS, il me semblerait tout aussi juste d’écouter ce que les sourds ont à exprimer sans que leurs propos soient déformés par un intermédiaire impliqué dans le conflit." "Il me semble temps que le débat puisse s’instaurer au sein de notre association afin de le dépassionner et que les sourds adultes ne se sentent plus exclus de la gestion de la pédagogie de leurs cadets, eux-mêmes futurs sourds adultes. Dans ce but, je vous serais reconnaissant de bien vouloir examiner une éventuelle modification de nos statuts qui pourrait se traduire par l’adjonction d’un article ainsi rédigé : "Tous les sourds et sourds-aveugles majeurs, parents d’enfants sourds ou sourds-aveugles sont membres de droit de l’association dés lors qu’ils en font la demande au président."

Dans sa réponse, Hilaire Lecointre ne répond pas aux questions de fond dont il renvoie l'examen à un conseil d'administration ultérieur. Il soutient le directeur, Roland Tricoire, qui "n'a pas démérité". Selon lui :

"Sa place est convoitée par des gens qui ont la lâcheté de faire circuler des calomnies à son égard. On lui attribue toutes les difficultés rencontrées par les sourds. En réalité elles sont inhérentes à la société dans laquelle nous vivons tous." Suit un éloge de l'association de patronage "composée de personnalités, toutes absolument bénévoles, qui s'intéressent aux problèmes des handicapés, beaucoup plus que ceux-ci ne 1e supposent". Seule question qui reçoit une réponse, celle de l'adhésion à l'APSA: "L'Association de Patronage ne saurait être ni une association d'anciens élèves, ni une association de parents d'élèves, encore moins un quelconque comité de soutien."

160 Ibid.

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Comme souvent, tout se termine par une commission. Elle est créée par la DDASS pour faire le point complet sur les revendications. Lors de sa première réunion, le 2 juin 1988, Roland Tricoire maintient ses positions:161

"Dans ce cadre là, j'ai demandé également une inspection de l'Etablissement par l'Administration Centrale. Par ailleurs tous les dossiers des élèves de Poitiers ont été réexaminés par la CDES afin qu'elle se prononce sur un maintien ou un départ. Certains parents ont eux même décidé de réorienter leur enfant vers un autre établissement. "Cette situation a entraîné une baisse d'activité qui elle-même a nécessité une réduction d'emploi162."

161 Rapport d’activités de l’IRJS pour l’année scolaire 1987-1988. 162 A la rentrée de septembre 1988, il y a eu une réduction de 10 emplois pour l'I.R.J.S: reconversions, contrat de reconversion, un licenciement pour raison économique et des non-remplacements de postes vacants par démission ou fin de contrat.

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1990: première restructuration

la fin de l'année 1988, l'IRJS se trouve confronté à une baisse d'activité plus due à des changements dans le monde de la surdité qu'à la contestation interne. Jusqu'à la fin des années soixante, l'établissement accueillait tous les jeunes sourds, depuis le sourd

"léger" ou "moyen" jusqu'au sourd profond, avec une seule pédagogie: l'oralisme, la langue des signes étant éventuellement utilisée en classe que pour les cas "désespérés", et comme éventuelle étape vers la dactylologie. La première contestation contre la FISAF n'est pas venue des sourds mais des parents oralistes, souvent citadins de classes moyennes, parents de malentendants, qui refusaient d'abandonner leurs enfants à des institutions qui pratiquaient essentiellement l'internat dès l'âge de six ans. Ils n'admettaient pas non plus que l'espoir de formation de leurs enfants se limite à un CAP. Leur revendication fut l'intégration dans l'Education nationale. Celle-ci commença à se mettre en place dès la fin des années soixante-dix, entraînant un début de changement de population dans les diverses institutions de la FISAF. La deuxième contestation vint des opposants à la pédagogie oraliste: des parents qui, comme ceux de l'ANPEDA, n'admettaient pour leurs enfants ni l'internat ni la limitation des horizons de formation (l'exemple américain leur avait montré qu'ils pouvaient y avoir une autre voie); les professionnels, et surtout des éducateurs spécialisés nouveaux venus, qui, dans l'expression des jeunes dont ils avaient la charge ne considéraient pas que la forme devait prévaloir sur le fond; et surtout, moins nombreux mais plus combattifs, des sourds qui redécouvraient leur histoire et réalisaient qu'avant le congrès de Milan et l'interdiction de la langue des signes, ils n'étaient pas des handicapés mais une minorité linguistique avec ses intellectuels, ses artistes, ses leaders politiques. Ceux-ci réclamèrent aussi l'intégration dans l'Education nationale, mais pour y pratiquer une pédagogie bilingue. Cette intégration ne se fit qu'à Poitiers, grâce à la rencontre de 2LPE et d'un inspecteur de l'Education nationale, M. Nédélec. Quelles qu'en soient les causes, l'APSA, plus particulièrement l'IRJS, se trouve face à un changement de public, et une diminution des effectifs. Ce qui doit se traduire pour les autorités de tutelle qui sont les financeurs par une nécessaire baisse du nombre de salariés, même si le taux d'encadrement est souvent insuffisant. Un des moyens de limiter les effets du changement est de les accompagner. Déjà en 1978, lors de la création des premières classes intégrées, l'IRJS avait mis en place un service de soutien pour 5 élèves inscrits en classe normale au collège Henri IV. Au mois de mars 1988, plus d'un mois avant la grève des élèves majeurs d'avril et mai 1988, l a direction de l'IRJS consacre plusieurs journées de travail aux moyens à mettre en œuvre face à la baisse des effectifs qui se fait sentir, mais aussi au changement de population qui apparait. Le nombre d'élèves est passé de 200 à la rentrée 1980 à 147 à celle de 1987 où il n'y a eu que deux entrées de petits. Ne resteront bientôt accueillis à l'institution que les jeunes sourds qui ne peuvent être pris en charge, pour des raisons variées et souvent contradictoires, ni par l'Education nationale ni par les classes bilingues. Au début de la chaîne, il y a le Centre d'action médico-sociale précoce:

"Le C.A.M.S.P. accueille des déficients auditifs, déficients visuels, déficients auditifs et visuels. De plus en plus d'enfants accueillis sont surhandicapés. Cependant, il serait nécessaire de définir de quel ordre sont ces surhandicaps."163 L'IRJS prend la suite:

163"Orientations générales. Concrétisations pour 1998-1989." IRJS. 25/03/1988

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"(Avec) des rentrées de moins en moins nombreuses avant 5/6 ans. Des sorties qui ont tendance à être de plus en plus tard (au-delà même de 20 ans). Beaucoup de demandes d'admission pour des jeunes déficients auditifs en difficultés (provenant d'I.M.E. quelquefois; d'autres établissements spécialisés, de structures de l'Education nationale : C.P.P.N. Les environnements familiaux sont de plus en plus socio-économiquement défavorisés (chômage, stimulations pauvres...)"

L'intégration partielle accompagnée (IPA) mise en place à Larnay en 1982 pour des élèves de CM1 s'est étendue à des élèves allant de la maternelle au CM 2. Dix-neuf élèves sur trente-trois fréquentent à temps partiel (de 3 h à 10 h par semaine) des écoles ordinaires. Une question se pose même:

"Ne serait-il pas mieux que tous les cours (intégrés ou non) aient lieu dans le collège, dans la mesure où des salles sont mises à disposition des enseignants spécialisés, comme cela se fait au niveau lycée. Les sourds réintégreraient l'Etablissement spécialisé uniquement pour l'internat. Au niveau administratif, ces élèves devraient alors relever du S.S.E.S.A.D. et non de l'Etablissement spécialisé."

Le Service d'éducation spéciale et de soins à domicile (SSESAD) de l'IRJS a été créé en septembre 1980. Il a permis dans un premier temps de maintenir des postes ; puis dans un second temps (convention avec l’Assurance maladie) de créer deux postes d'enseignants dégagés de l'I.R.J.S. En 1981, la création de la section pour sourds "surhandicapés" a aussi permis le maintien des postes d'éducateur menacés par la baisse d'activité. Un projet pour cette section qui accueille en 1988 dix enfants de 10 à 12 ans:

"(Son) inclusion dans le projet de révision de l'agrément général reste l'objectif visant à une reconnaissance officielle(…) Cette reconnaissance doit avoir des répercussions sur le recrutement donc d'une part sur l'évolution du service actuel et sur la diversification des services futurs."

A la rentrée 1988, l'IRJS accueille aussi 54 élèves dont 8 en intégration partielle accompagnée, de la maternelle à la 3eme technologique, et 59 apprentis dans des spécialités qui vont des métiers du bois et du cannage rempaillage à la comptabilité et la bureautique. A la rentrée 1990, les actions de l'IRJS concernent près de 180 jeunes, sourds à des degrés divers. Quatre services y sont rattachés: - le Service d'accompagnement familial et d'éducation précoce (S.A.F.E.P.) pour les enfants sourds d'âge préscolaire; - le Service de soutien à l'éducation familiale et à l'intégration scolaire (S.S.E.F.I.S.) pour les enfants sourds en système éducatif ordinaire (école, collège, lycée); - la Section d'éducation, d'enseignement spécialisé et de 1ère formation professionnelle (S.E.E.S.F.P.) pour les élèves sourds accessibles aux objectifs généraux du système éducatif moyennant la mise en œuvre de techniques adaptées; - la Section d'Education pour Enfants sourds avec Handicaps Associés (S.E.E.S.H.A.) a confirmé son orientation selon la nouvelle Annexe XXIV quater164.

164 Parues au JO du 31 octobre 1989, les annexes XXIV au décret n° 56-284 du 9 mars 1956 définissaient les conditions techniques d’autorisation des établissements privés de cure et de prévention pour les soins aux assurés sociaux. L'annexe XXIV ter concerne le polyhandicap, la XXIV quater la déficience auditive. Trois circulaires interministérielles précisaient les modifications apportées aux conditions de prise en charge des enfants ou adolescents.

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Une suite pour les jeunes adultes

ES nouvelles orientations ne concernent pas que les enfants. En octobre 1988, l'APSA est interpellée par un groupe de sourds et de professionnels qui demandent à "être associés

au projet en cours pour les sourds-aveugles"(extension du foyer de la Varenne, création d'un CAT) pour étudier les problèmes d'hébergement et de travail qui se posent aux sourds adultes en difficulté. Un groupe de travail est créé en Septembre 1989 pour répondre à cette demande. Le groupe comprend M. Rémi Foucher, président et M. Gauteraud membre de l'APSA, le secrétaire général administratif de l'APSA, M. Tricoire, directeur, et plusieurs professionnels de l'IRJS, Mmes Magis et Proust , représentant les familles, MM. Belissen et Blay, représentant les associations de Sourds de Poitiers et des Deux-Sèvres, et des représentants du personnel de l'IRJS dont Jean-Louis Michaud, salarié sourd. Il définit alors son but: "étudier un projet concernant l'hébergement et le travail pour sourds adultes en difficulté."165 Trois réunions suivent le 24 octobre 1990, le 12 décembre 1990 et le 10 janvier 1991. Les conclusions font ressortir des besoins urgents et prioritaires pour une vingtaine de sourds adultes (8 hommes et 12 femmes), ainsi que les besoins à venir pour les sorties de la section "handicaps associés". Le groupe de travail demande que ces besoins soient aussi pris en compte dans le projet de CAT pour sourds-aveugles et l'extension éventuelle du foyer de La Varenne. Cette demande va être entendue.

Création du CAT

Le Foyer de La Varenne n'a cessé d'augmenter sa capacité d'accueil, de 5 en 1977, à 48 en 1991. L'agrément normal étant de 40, deux autorisations provisoires ont été accordées pour une capacité de 48 personnes. L'idée avait germé au début des années quatre-vingt au constat que quelques usagers pouvaient accéder à un travail protégé. Elle devient réalité en décembre 1991 avec la création par l'APSA d'un C.A.T. pour sourds-aveugles et sourds avec handicaps associés. Un projet est déposé pour l'ouverture de 25 places en C.A.T. et 6 places en Foyer. En septembre 1991 la Commission régionale des institutions sociales et médico-sociales (CRISM) donne son accord pour un CAT, à 25 puis 40 places. Mais l'arrêté préfectoral qui suit n'accorde un agrément que pour 14 places. Il faut réviser les projets à la baisse (de 25 à 11), 11 places sont retenues (et non 10) dont 6 à mi-temps et 5 à temps plein. Cela permet d'accepter 13 personnes du Foyer de la Varenne et une de l'IRJS. Ainsi La Varenne peut accueillir 5 nouveaux jeunes du CESSA. Cette ouverture se fait pratiquement sur le papier. Le CAT passe sa première année à la Varenne et la séparation effective d'avec le Foyer n'a lieu qu'en septembre 1992 L'année 1992-93 a été marquée essentiellement par l'installation du C.A.T. dans ses nouveaux locaux, sur la zone artisanale de Saint-Benoît. Le Centre d'Aide par le Travail s'implante rue des Hauts de la Chaume à Saint-Benoît, non loin de la Varenne, afin de favoriser les relations entre structures pour adultes. Les ateliers de production sont ceux qui fonctionnaient déjà au Foyer de la Varenne: chaiserie, imprimerie braille, travaux de sous-traitance, entretien en espaces verts et ménage. En septembre 1992, tout le matériel est transféré dans les nouveaux locaux. Techniquement, la préparation des ateliers sur le Foyer depuis une dizaine d'années permettait d'envisager sans inquiétude majeure un

165 Rapport d'activités de l'IRJS. 1990-1991.

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TU VOIS Je ne vois pas

TU ENTENDS Je n'entends pas

S'IL TE PLAIT avec tes mains

dans mes mains

Dessine moi le soleil que je sens si chaud

et que je ne connais pas la fleur si odorante dont je ne connais

que le parfum

Explique moi le monde dans lequel tu vis

dans lequel je vis et que je ne comprends pas

Aide moi

à ne pas rester seul dans mon silence et dans la nuit

S'IL TE PLAIT,

- et seulement si cela te plait SOIS MON AMI

Message Poème d'un parent, Foyer La varenne, Poitiers.

(Extrait du dossier "Etre sourd-aveugle aujourd'hui en France" édité par l'Association nationale pour les sourds-

aveugles, à l'occasion de la journée nationale des sourds-aveugles, le 13 juin 1995 à Paris.)

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"Une maison de retraite pour sourds-aveugles, ce serait bien."

"A l’âge de trois ans j’étais à l’école avec des entendants, mais j’étais en difficulté de communication. L’ORL a dit que j’étais sourde. A six ans je suis allée à l’Institut régional des jeunes sourds et j’ai appris la langue des signes. Au début c’était difficile de communiquer. Je sui restée à l’IRJS jusqu’à quatorze ans quand j’ai eu mon accident qui m’a rendu aveugle. J’étais la seule aveugle chez des sourds. On m’a envoyée à Vertou, près de Nantes, dans une école pour aveugles où j’étais la seule sourde chez des aveugles. "A 18 ans je suis allée à la Varenne pour travailler à l’imprimerie. C’était plus facile, avec les sourds je pouvais signer et aussi je connaissais le braille. "Quand je serai plus âgée, je vivrais toujours à Poitiers avec des sourds et des demi-sourds… pas avec des entendants, c’est trop difficile, ils ne sont pas attentifs. "Mais il y a deux ans j’ai appris la locomotion pour me diriger seule. Au niveau du quotidien ce n’est pas toujours évident. C’est difficile d’accepter sa cécité. Je me souviens que quand je suis devenue aveugle, j’étais devenue angoissée, stressée, nerveuse. "J'aimerais bien avoir un chien guide d’aveugles mais c’est cher et c’est difficile au CAT. On m’a dit que je ne pouvais pas en avoir. "Plus tard je vivrai avec d’autres personnes sourdes aveugles. Je pense qu’une maison de retraite pour sourds-aveugles ce serait bien."

Fabienne.

(Extraits d'un entretien de 2008)

fonctionnement correct de la partie production. Une partie des personnels assurant ce fonctionnement est affectée au C.A.T. Cependant, les moyens attribués, par rapport aux demandes faites ne facilitent pas l'organisation du travail. A l'ouverture, la capacité du Foyer est de 15 places qui se répartissent entre le foyer d'hébergement (10 places) et un service de suite (5 places). Le service de suite est particulièrement chargé de l'aide individuelle auprès des personnes vivant de manière autonome. Dans la mesure où le travail à temps partiel est une possibilité reconnue, le service de suite assure la prise en charge du temps hors travail. Pour faire face aux sorties de l'IRJS et au passage de nouvelles personnes du Foyer de la Varenne, deux extensions sont prévues: en janvier 1993, de 11 équivalent plein-temps à 20 équivalent plein-temps; en septembre 1993, de 20 équivalent plein-temps à 25 équivalent plein-temps. Le foyer devrait suivre la montée des effectifs. Début 1993, à sa demande, un premier bilan de l'ouverture est adressé à la D.A.S.S. qui donne une autorisation d'extension de 14 à 25 pour la fin de l'année. Le Foyer fait alors le choix de pavillons groupés dans le quartier de Saint-Eloi. Sur les 25 travailleurs du CAT fin 1993, il y a 6 sourds-aveugles et 7 sourds-malvoyants. L'autre moitié des travailleurs est composée de sourds avec handicaps associés. Seize travailleurs arrivent de la Varenne, et sept de l'IRJS. Leur moyenne d'âge est de 30 ans. Douze d'entre eux sont originaires de Poitou-Charentes.

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La Varenne: François Sarazin démissionne

A création du CAT a des conséquences presqu'immédiates sur La Varenne. En septembre 1992, huit postes existants sont transférés vers le CAT, et l'effectif est ramené de 53 à 44

postes, pour 41 résidents. Les unités de vie du foyer sont restructurées. Pour prendre en compte l'alourdissement des handicaps des nouveaux pensionnaires trois postes supplémentaires seraient nécessaires; une demande de création de 1,86 poste est faite, mais elle n'est pas retenue par la tutelle. Devant ces difficultés, une étude demandée par l'APSA fait ressortir un besoin supplémentaire de neuf postes. La demande est faite au Conseil général en mai 1993. Une deuxième étude en prenant pour base les moyens existants dans des établissements similaires en Europe, notamment dans les pays scandinaves, fait apparaitre un manque de 23 postes. A la rentrée de septembre, devant le refus du Département d'accorder des moyens supplémentaires et le déficit qui se creuse à cause du recours à des remplaçants pour faire face aux besoins (1.600.000 francs en trois ans), le directeur de La Varenne, François Sarazin met sa démission dans la balance. "Du côté du département (qui tient les cordons de la bourse) et de sa direction des affaires sociales, on estime que la demande de La Varenne est une parmi d'autres, malgré cette spécificité de l'établissement: handicaps profonds des pensionnaires et vocation nationale" écrit Laurent Bertagnolio dans la "Nouvelle République".166 Un comité de défense se crée pour soutenir les demandes, regroupant parents et professionnels de La Varenne, du CA.T. et de Larnay. Lors de l'assemblée générale de l'APSA du 26 novembre 1993, François Sarazin s'explique longuement sur les problèmes qu'il a eu à affronter et sa décision de démissionner:

"Depuis 1977, nous avons accueilli 65 personnes dont 35 du CESSA Larnay. Au niveau des multihandicapés, c'est une expérience peu courante. Nous avons pu développer différents types d'accueil, pour différents types de handicaps(…) "Au niveau professionnel, nous avons développé, en relation avec le CESSA, des pratiques éducatives et constitué un ensemble de techniques et de compétences qui font référence. Au niveau des relations avec les familles, nous avons développé une collaboration importante (…) "Les difficultés actuelles du Foyer sont d'ordre financier. Les déficits s'expliquent par un dépassement des crédits de remplacement, mais pas uniquement. Nous avons accumulé un certain nombre de problèmes, non seulement le manque de moyens. "Les origines ne sont pas nouvelles. Depuis 1987, les demandes d'augmentation de personnels n'ont que partiellement abouti. De plus, l'entrée de nouveaux pensionnaires, très dépendants, n'a fait qu'aggraver les choses…"

Et Jacques Souriau commente : "Tous ces problèmes aboutissent à un isolement des personnes. Je crois qu'il y a atteinte aux droits de l'Homme. Le seul discours que l'on entend, c'est la crise économique. " Alors que le président de l'APSA déclare ne pas pouvoir avoir de contact avec le président du Conseil général, un membre du comité de défense est reçu par M. Cazenave, directeur du cabinet de René Monory pour lui exposer les revendications des parents et lui remettre un dossier expliquant que le foyer de la Varenne n'est comparable à aucun autre en France:

166 La Nouvelle République du 26 octobre 1993. (Sur le site de l'APSA).

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"Le foyer de La Varenne a été créé en 1977 pour accueillir les élèves de Larnay atteignant vingt ans, mais n'ayant pas un degré d'autonomie suffisant. Le travail éducatif fourni par l'équipe de La Varenne a permis, en 1989, d'envisager le passage d'un certain nombre de pensionnaires dans le monde du travail, avec une structure adaptée. En 1991, une quinzaine de pensionnaires de La Varenne purent quitter le foyer pour le C.A.T. Là, avec l'aide d'éducateurs, ils sont employés à l'atelier cannage – rempaillage, à l'entretien d'espaces, à des travaux de sous-traitance, et à l'imprimerie braille où ils éditent "Braille-Info", seul hebdomadaire français en braille.

"De 15 places, la capacité d'accueil du C.A.T. vient d'être portée à 25. Simultanément le taux d'encadrement passe de 0,7 à 0,5.

"Le seul établissement comparable aurait pu être le C.A.T. Jean-Moulin à Paris. Conçu à l'origine pour 24 sourds-aveugles, celui-ci n'en accueille plus qu'un seul(…) La direction du C.A.T. Jean-Moulin vient d'ailleurs d'effectuer une démarche auprès de la Varenne pour que son dernier sourd-aveugle soit accueilli à Poitiers. Elle considère qu'elle n'a pas le personnel suffisant pour prendre en charge un tel cas.

"Contrairement aux promesses faites par M. Chamard aux parents qu'il avait reçus avant la création du C.A.T., l'ouverture de ce dernier a entraîné une légère baisse du taux d'encadrement direct à La Varenne, qui s'est ajoutée aux déficits en postes des années précédentes. Restent au foyer les moins autonomes dont une vingtaine de cas dits "lourds" qui nécessitent une stimulation et une communication permanentes, donc une présence permanente.

"La baisse importante des moyens éducatifs de La Varenne (…) met aussi en danger de régression rapide ceux qui, malgré une atteinte très sévère, progressaient néanmoins vers une certaine autonomie dans les actes de la vie quotidienne. "Elle anéantit des années d'efforts patients des parents et des éducateurs. S'il n'y a plus de passage possible entre La Varenne et le C.A.T., aucune place du foyer ne se libérera ; donc aucun des élèves de Larnay atteignant vingt ans ne pourra y être admis…"167

L'écoute est attentive mais elle n'aura aucune influence sur la suite des événements.

"On a fait le travail comme

on pensait qu'il devait être fait"

Le 10 décembre, la démission de François Sarazin devient effective. Laurent Bertagnolio en rend compte dans la Nouvelle République168:

"Je démissionne clairement car je pense que je n'ai pas les moyens de bien faire ce travail." François Sarazin n'est plus le directeur de La Varenne, le foyer pour sourds- aveugles de Poitiers. Depuis le 10 décembre, sa démission est active et le poste vacant en attendant la désignation de son successeur. "Du même coup, c'est toute gestion de l'établissement qui est remise en cause puisque F. Sarazin, pour faire le plus humainement possible ce travail pas comme les autres, a dépassé les normes budgétaires pour les sourds-aveugles. Des gens qui connaissent un isolement sensoriel, donc social, total. Et qui ne peuvent en aucun cas être traités comme des sourds ou des aveugles car le cumul des deux handicaps fait que un + un n'égale pas deux mais infiniment plus ! Pas question par exemple, de se

167 Dossier remis à M. Cazenave, début décembre 1993. (Sur le site de l'APSA). 168 La Nouvelle République du 17 décembre 1993. (Sur le site de l'APSA).

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18 décembre 1993: devant le conseil général, le comité de soutien attend la délégation reçue par M. Cazenave. (Photo Nouvelle République)

contenter d'assurer le bon déroulement des actes essentiels de la vie quotidienne sans y apporter aussi un sens et assurer en même temps le respect de la personne. "Les spécialistes de ce type d'éducation estiment que le foyer de La Varenne est actuellement déficitaire d'une dizaine de postes, que le taux d'encadrement est loin d'être suffisant. "Côté tutelle, au Département, on estime évidemment qu'une telle demande est inacceptable dans la conjoncture actuelle où, dans le social comme ailleurs, l'heure est au redéploiement des moyens existants. Pourtant, du côté cette fois des parents on souligne qu'en augmentant le prix de journée de façon significative (…) on verrait le bout du problème et que ça ne coûterait qu'environ 160000 F à l'année. Une goutte d'eau dans un budget départemental qui dépasse le milliard de francs(…) "On a fait le travail comme on pensait qu'il devait être fait", estime aujourd'hui François Sarazin qui a effectivement fait appel à des remplaçants, donc grevé le budget de l’établissement, pour faire plus que de la garderie. Ce qu'il résume par : "Soit on fait bien et on ne reste pas dans les enveloppes budgétaires, soit on ne fait pas de déficit et on bouffe tous ses principes!" "Le président de l'association de patronage qui régit La Varenne, Rémi Foucher, avoue quant à lui: "Je suis conscient des besoins en personnel et je déplore que l'autorité de tutelle ne puisse les accorder. Nous faisons le maximum pour appuyer cette requête, sous forme de dossiers parfaitement montés." Et s'estime avoir été surpris par la démission du directeur. "La gestion entraînait des déficits de plus en plus importants que la tutelle refusait et que l'association aurait eu à couvrir.(…)" "Mais le président de l'association reconnaît aussi: "Je ne peux pas dire que j'ai désapprouvé sa gestion: c'était pour le mieux des pensionnaires. Humainement parlant, C'était l'idéal mais les moyens ne le permettaient pas. " Et de préciser: "Les spécialistes estiment que les sourds-aveugles méritent mieux qu'une simple garderie et moi aussi!"

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Le comité de soutien lance une pétition pour réclamer la création de dix postes au foyer de la Varenne en arguant que " la création de ces postes ne coûterait que 180 000 francs / an au Conseil Général de la Vienne qui en est le seul décideur et dont le budget dépasse le milliard." La pétition recueille plus de 2000 signatures en quelques jours. Le 17 décembre, à l'appel du comité de soutien, une cinquantaine de personnes manifestent devant le conseil général sous une banderole "Urgence. 10 postes pour la Varenne." Une délégation est ensuite reçue pour remettre la pétition au directeur général des services du Département. Les élus communistes du district de Poitiers soutiennent l'action et précisent qu'ils ont "appuyé par une lettre au Président Monory les demandes des aveugles sourds." 169 Le conseil d'administration, réuni le 20 décembre 1993, retient la candidature de René Gastinel pour la poste de directeur de la Varenne. Il prendra ses fonction en février 1994. A la demande du comité de soutien, l'APSA interroge les services des départements dont relèvent les résidents de la Varenne, sur un éventuel relèvement du prix de journée pour augmenter le taux d'encadrement. Deux répondent, le Maine-et-Loire et le Tarn. Pour eux la décision appartient au département de la Vienne et ils ne la contesteront pas. Malgré cela, l'APSA s'oriente vers une transformation du foyer de la Varenne en foyer à double tarification, Département et Sécurité sociale. Cette solution semble être la solution que préfère le Département et notamment Yves Chamard, député, conseiller général et membre de l'APSA. Début 1992, il prônait la transformation du foyer en MAS pour que le financement soit assuré par l'Etat; deux ans après, la donne politique a changé, son parti, le RPR, a gagné les élections législatives et est revenu aux affaires. L'Etat ne peut donc plus payer. La Sécurité sociale le fera, affirme-t-il. Les parents et les professionnels sont pour le moins réservés. Les résidents du foyer ont besoin d'un encadrement éducatif bien plus que de soins. A la prise de fonction de René Gastinel, le Conseil général débloque quatre postes sur le budget 1994 et reprend un quart du déficit accumulé les années précédentes. La Nouvelle République annonce170:

"Henri Faivre, administrateur de l'APSA et président du Comité de liaison des associations de parents atteints de handicaps associés (C.L.A.P.E.A;H.A.), conduira, conjointement avec le Département, une démarche pour la mise en place d'une double tarification Sécurité sociale – Département.(…) "Le comité de défense s'inquiète malgré tout sur plusieurs points : à quand la mise en place ? La Sécurité sociale acceptera-t-elle de financer des postes éducatifs ? L'apport de financement par la Sécurité sociale ne diminuera-t- elle pas la part du Département?"

Dans une dernière démarche pour avoir des réponses à ces questions, les professionnels membres du comité de défense interrogent les conseillers généraux concernés. Pour M. Coquema, conseiller général de Saint-Benoît: " Il n’est pas question de baisser le prix de journée du département avec l'arrivée d’un budget Sécu." Pour M. Chevalier, vice président de l'assemblée départementale: "Il serait farfelu de penser que le Département profite de l'aubaine pour réduire sa participation." Mais la réponse de M. Chamard est moins rassurante. Tout en affirmant que le foyer aurait des moyens supérieurs à ce qu'il a actuellement, il précise que "le département se réserve la possibilité de baisser son prix de journée actuel". La solution pour sortir de l'impasse sera donc la demande de transformation en foyer à double tarification. En mars, est créée une commission composée de deux représentants des 169 La Nouvelle République du 18 décembre 1993. (Sur le site de l'APSA). 170 La Nouvelle République du 14 février 1994. (Sur le site de l'APSA).

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familles (Pierre Hattet et Henri Faivre), du secrétaire général administratif de l'APSA et des trois directeurs d'établissements accueillant des sourds aveugles (Jacques Souriau, René Gastinel et Jean-François Guérineau, juste nommé directeur du CAT). Son rôle est d'évaluer les besoins et de monter le dossier171. Celui-ci est transmis en juin aux autorités de tutelle: 15,6 postes supplémentaires sont réclamés pour pallier le manque de moyens en personnel d'encadrement. Le document demande la prise en compte d'un besoin fondamental de "soins" pour les personnes accueillies, en précisant: " La notion de soin doit être entendue au sens le plus large, c'est à dire; une meilleure conjugaison de soutiens pédagogiques, de thérapeutiques rééducatives et d'accompagnements socialisants auprès de l'ensemble des usagers, plutôt qu'un accroissement d'actes médicaux pour certains pensionnaires en particulier."172 Mais en décembre, le Comité régional de l'organisation sanitaire et sociale (CROSS) donne un avis défavorable à la demande. Dès janvier 1995 les contacts sont repris avec les conseillers généraux concernés afin d'élaborer une stratégie commune face à ce refus. Il faut réduire la voilure. Un nouveau projet est élaboré, dans lequel le foyer à double tarification ne concerne plus que quinze personnes. Le 13 juin, place du Champ-de-Mars, à Paris, la première journée nationale des Sourds-Aveugles voit la participation de toutes les associations, établissements et services accueillant des personnes atteintes de surdicécité. Le CAT de Poitiers est bien représenté et porte les revendication des familles et des personnes sourdes-aveugles autonomes. Après de nouvelles rencontres avec les tutelles en juillet et août, l'APSA dépose le nouveau dossier de transformation en octobre. En attendant la réponse elle obtient un cinquième poste de remplacement. Le 8 février 1996 le projet reçoit enfin un avis favorable du CROSS. La Sécurité sociale confirme et le 16 avril un arrêté du préfet de la Vienne autorise la création des 15 places en foyer à double tarification. Dans l'attente d'une régularisation complète du projet, l'APSA demande au conseil général de maintenir deux postes de remplacement sur les cinq qu'il avait accordés temporairement.

171 Consultable sur le site de l'APSA. 172 FLV Foyer La Varenne. Rapport d'activités 1993-1994.

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"Cela ne se fait que sur la confiance"

"La chose la plus importante avec les sourds-aveugles c’est qu’ils acceptent qu’on les touchent et de toucher les gens. Cela ne se fait que sur la confiance. Ce n’est qu’à cette condition préalable que la communication peut s’établir. Après c’est extraordinaire ce que l’on arrive à faire passer en se mettant à leur vitesse. Je me souviens d’Isabelle, il a fallu un an et demi pur qu’elle me prenne par les épaules et m’attire contre elle. Je me souviens aussi de mes premiers contacts avec Maïté ; j’étais venu trois mois en stage à la Varenne et je suis revenue sept mois après, elle a à peine touché mes bagues et elle a fait mon signe. Lorsque je n’ai pas mes bagues, Papys me reconnaît à une petite cicatrice que j’ai au poignet. Je crois aussi que les sourds aveugles nous reconnaissent à l’odeur, et juste en nous touchant ils savent de quelle humeur nous sommes. "Maïté fait mon signe dès que je m’approche d’elle. J’ai aussi une façon de lui faire une caresse sur la main qui dit que c’est moi. Il y a le signe que j’émets pour me signaler et celui qu’elle fait pour dire qu’elle m’a reconnue, ils sont différents. Elle fait Nicole avec la forme i et non avec la forme en q. Maïté n’a pas les mêmes signes avec les éducateurs de la Varenne et avec Paulette. Avec Paulette elle emploie des vieux signes de Larnay que plus personne n’emploie (Exemple : aller). "Alain par exemple emploie trois façon de me désigner : quand il s’adresse à moi, il oralise « madame ». Il fait mon signe Nicole quand il me cherche et quand il est en colère contre moi je suis « la fille qui fume ». Quand je parle avec lui, il a les deux mains sur les miennes, et quand il veut parler, il m’interrompt en me bloquant les doigts ou le pouce. Alain a des signes particuliers mais c’est parce qu’il vient d’une autre région. Il comprend toujours ma langue des signes, mais parfois je cale sur certains de ses signes. "L’interrogation est toujours marquée manuellement, par ? ou par oui ou non en fin de période. Les éléments extramanuels comme le regard passent souvent par l’exagération de la vitesse de la longueur ou de la lenteur des signes. Tout ce que tu ne peux faire passer par le visage tu le fais passer par l’influx des mains, c’est vague et pourtant très précis. Par contre les mouvements du corps peuvent être ressentis. Certains sourds-aveugles me tiennent une main et garde l’autre en contact avec mon corps. Dans les activités avec une musique forte mon corps suit le rythme tandis que je discute d’une main. Le contexte peut être ressenti. Je sais, je crois savoir plutôt si le message est compris par l’expression du visage et aussi si je ressens que mon interlocuteur est présent. Il faut souvent arrêter pour qu’ils assimilent. "Maïté fait beaucoup de signes phrases : Quand elle va prendre sa douche et qu’elle fait shampooing cela veut dire « toi tu viens avec moi d’ans la salle de bain, m’aider pour me laver les cheveux et après m’essuyer. » En sortant de la salle de bain, passer la main sur la joue en pointant vers sa trousse de toilette cela veut dire qu’elle veut que je lui passe de la crème sur le visage et tout le corps…"

(Extraits d'un entretien avec Nicole Bourgerie, en 2000.)

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Du CAT à l'ESAT

N 1997, le CAT doit réaliser une légère extension en passant de 19,5 à 25 équivalents temps plein de travailleurs handicapés dans le cadre d'un projet de création d'une activité

restauration. Cela ne suffit pas, les places manquent pour accueillir les sortants du CESSA ainsi que ceux du CESSHA. L'effectif de ce dernier est passé de 29 jeunes en 1988 à 69 en 1997. Sur cet effectif dix jeunes majeurs, en amendement Creton, sont en attente d’entrée en structures d’adultes. Leur maintien dans les structures pour enfants risque à nouveau de bloquer toute la filière. Pour tenter de trouver une solution, René Gastinel décide (avec le soutien de l'APSA) de déposer, en avril 1997, un projet budget pour l’accueil de 15 adultes (le dossier final est déposé pour 9).

Un restaurant Les activités du CAT se développent et dès 1995, l'imprimerie braille, qui représente 70% du chiffre d'affaires, expédie environ 9 tonnes de papier par an, avec un trajet à la poste chaque jour. Les locaux sont déjà trop petits et pas assez polyvalents pour être adaptables à des activités diversifiés. En 1996, avec 25 travailleurs qui effectuent 19,5 temps pleins, le CAT a cinq ateliers: imprimerie braille, chaiserie, sous-traitance, espaces verts, repassage-ménage. L'année suivante la DASS autorise le CAT à porter le nombre de places à 25 équivalents temps plein (ce qui doit permettre d'accueillir cinq personnes supplémentaires) mais émet des réserves sur la création d'une activité restauration. Jean-François Guérineau maintient l'objectif. Les activités éducatives de soutien et de formation sont importantes mais l'absence de moniteur en locomotion, problème récurent, se fait lourdement sentir. En 1997, l'extension prévue à 25 équivalents temps pleins ne s'est pas encore faite, car la DASS est toujours réticente face à la mis en œuvre du projet "restauration". Jean-François Guérineau considère toujours que cette nouvelle activité serait dynamisante, car cette année là on note une certaine fragilité au niveau des activités plus anciennes, la chaiserie

et l’imprimerie braille dont l'activité a baissé de plus de 25 %. Un nouveau CAT de la Croisade des Aveugles vient d'apparaitre sur le marché du braille. Pour améliorer la

production de l'atelier braille une nouvelle embosseuse est acheté en 1998 pour 368 000 F. Au mois de janvier 1998 le décès de Jean-François Guérineau bouleverse tous les travailleurs du CAT, l'équipe d'encadrement et toute l'APSA. La période d'intérim qui suit, effectuée par René Gastinel, n'est pas facile mais l'effectif des travailleurs passe à 25 postes équivalents temps pleins (ETP) avec une répartition de 19 pleins temps et 12 mi-temps. Au 1er juillet l'intérim cesse et Alain Dupeux prend la direction du CAT.

Les ateliers

L'atelier cuisine a commencé à fonctionner et assure la restauration pour tous les déjeuners des travailleurs de l'ESAT pendant les semaines de travail. Un atelier jouets en bois fonctionne mais dans un marché peu extensible, et une nouvelle gamme de jouets (plus

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2014: Papys, sourd-aveugle complet, à la plonge au restaurant des Hauts de la Chaume. (Photo Michel Lamothe).

élaborés encore) est en phase de réalisation. L'imprimerie-braille fonctionne également au minimum. L'atelier espaces verts n'a que deux contrats réguliers. Par l'intermédiaire du CAT de Chantejeau, l'atelier sous-traitance récupère un travail de conditionnement et passe d'une situation dramatique de désœuvrement à une hyperactivité. En 2000 le développement de la partie restauration nécessite un investissement de 500.000 F financé par un apport de 200.000 F de l'APSA et un emprunt bancaire. Le restaurant du CAT ouvre finalement au public en octobre 2000. Il comporte 32 places et quatre travailleurs servent dans la salle. L'expérience est positive et le restaurant a bientôt ses habitués. Le restaurant expose aussi sur ses murs des œuvres réalisées par les résidents des établissements de l’APSA. Dans le but d’agrandir le CAT, l'APSA achète un terrain adjacent de 4000 m² (à 286F le m²) destiné d'une part à créer de nouveau ateliers et d'autre part à y implanter des locaux pour le Centre de Ressources (CRESAM). Ce dernier projet ne se fera pas et le Cresam rejoindra les locaux de la Mutualité Française où se trouve déjà le centre basse vision, au 12 rue du Pré-Médard à Saint Benoît. En 2004 Jean Robuchon, le directeur administratif et financier est en préretraite et ne travaille plus qu'à mi-temps. Alain Dupeux est détaché à mi temps au siège, tout en restant directeur du CAT. En 2005,la loi du 11 février 2005 transformé les Centres d'Aide par le Travail en Entreprises et Services d'Aide par le Travail (ESAT). Au 1er janvier 2007, les Centres d'aide par le travail (CAT) deviendront des Entreprises et services d'aide par le travail (ESAT). Si le texte reconnait de nouveaux droits aux travailleurs handicapés, il suscite certaines inquiétudes car de fait, les personnes accueillies ne sont pas assimilables à des salariés de droit commun soumis aux dispositions du code du travail mais, sont avant tout des usagers d'un

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établissement ou service médico-social. Alain Dupeux s'en alarme d'ailleurs au cours de l'assemblée générale de l'APSA de 2005: " Il est prévu que la garantie de ressources des travailleurs handicapés disparaisse au profit d’une aide au poste (basée sur 15 % du SMIC ou un pourcentage laissé à l’appréciation du CAT. Je pense que l’Etat voudrait sélectionner les personnes accueillies en CAT pour ne garder que les meilleures."

En 2014, l'atelier chaiserie de l'ESAT emploie encore trois travailleurs.

(Photos Michel Lamothe)

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Les extensions de la Varenne

A double tarification à la Varenne, avec le financement de la Sécurité sociale, a permis de créer quelques postes mais n'a pas créé de places. Le foyer doit donc ouvrir des

structures d'attente à l'extérieur pour tenter d'accueillir les jeunes adultes qui sortent du CESA et du CESSHA.

La Rivardière: l'expérience de la cohabitation

L'annexe du Foyer de la Varenne à la Rivardière, sur le commune de Migné-Auxances, ouvre ses portes aux pensionnaires sourds-aveugles le 3 novembre 1997. Ils sont sept au départ. Trois viennent de Larnay (Romuald, Valérie et Christelle) et quatre de l’IRJS (Cédric, Nicolas, Nathalie et Lydia). Viennent ensuite se joindre à eux, Majid (en janvier 1998), Alexandra (mars 1998), Eric et Arlène (en septembre 1998). L'APSA a obtenu une équipe d’encadrement et éducative de dix-huit personnes qui effectuent douze temps pleins. C'est un projet expérimental qui se met ainsi en place car La Rivardière est une résidence-services pour personnes âgées et que deux populations vont ainsi cohabiter. Expérimental comme le Centre de ressources expérimental pour sourds-aveugles et sourds malvoyants (CRESAM) qui s'installe alors dans les mêmes locaux.173 Les premières réactions des nouveaux accueillis sont plutôt positives174:

Cédric (21 ans, sourd atteint du syndrome d'Usher): "Je me plais bien ici; j’apprends à travailler. Je suis en stage trois jours par semaine au petit Casino de Migné; je range les produits dans les rayons. Pour communiquer ce n’est pas facile, mais le patron je lui ai appris quelques signes(…) Ici je peux apprendre à travailler. En dehors de mon stage à Casino, j’ai appris le cannage et j’apprends la cuisine." "(…) Ici avec les amis, il y a un bon environnement et de bons contacts. « Travailler au CAT c’est peut être intéressant mais je ne suis pas prêt, je dois apprendre encore." Nicolas (21ans): " Je suis arrivé à la Rivardière en novembre 97. Pour connaître les pensionnaires vieux ça a été facile avec les noms sur les vêtements. Les vieux voient des signes quand on est tous réunis, et ils en voient quand ils sont à table à coté de nous, ils ont fini par en apprendre quelques uns et certains communiquent un peu (…) L’an dernier j’ai fait un stage de cuisine, tous les mardis. Cette année je fais un stage chez un boulanger à Migné. Mercredi et jeudi j’apprends à faire du pain, et vendredi, j’apprends à faire des gâteaux. J’ai aussi fait du cannage, travaillé le bois et fait du jardinage."

"J’ai un studio en commun avec Cédric. C’est mieux le soir pour discuter." Alexandra (22ans). "Je suis arrivée ici en mars 98. Avant j’étais à Larnay. Je travaille à la cuisine, j’apprends à faire des gâteaux. Avec Danièle j’apprends à faire le ménage." Romuald. (26 ans). "Larnay c’est fini. Maintenant je travaille en braille, j’écris en braille. Je ne vois plus, je fais du cannage. Non je ne travaille pas à l’extérieur.

173 APSA. La Varenne/La Rivardière. Rapport d'activités 1997-1998. 174 Extraits de témoignages recueillis entre janvier et mars 1999. Les âges indiqués sont ceux au moment des entretiens.

L

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Deux fois par mois je retourne chez moi et je suis content de voir mon frère, mes parents." Madjid (21ans) aime bien tout: "Ce que je fais dans la semaine? Le lundi après midi je fais du jardinage jusqu’à 16 heures, et après c’est torball. Ici on a une bonne équipe de torball, le 27 janvier on a mis une de ces pilées à l’équipe de Smarves! Le mardi et le vendredi, je suis en stage cuisine. Le mercredi matin c’est ce que je préfère, je fais de la sculpture, sur pierre. Je voudrais en faire plus. L’après midi c’est gymnastique, on peut choisir ce que l’on veut, c’est un peu à volonté. Il y a aussi le repassage que j’aime bien. "Le jeudi matin c’est dessin et peinture, ça aussi j’aime beaucoup « Ce que je préfère c’est la peinture et la sculpture, surtout la sculpture. Je voudrais bien faire de la sculpture mon travail, faire des expositions, essayer d’en vendre." A coté de chez moi, à Tours j’avais vu une exposition de sculpture. Je crois que c’était la première fois, j’avais peut-être douze ans et un sculpteur m’a montré (expliqué) son métier. Je me souviens d’une main sculptée. Je l’avais trouvée très belle. Il y avait aussi beaucoup d’autres sculptures, cela m’a donné envie d’en faire. J’ai commencé sur des pierres toute petites, c’était difficile, sur des pierres plus grosses c’est mieux. Je ne fais que de la pierre.175 "Mes contacts avec les pensionnaires âgés, les retraités? Ils sont très bons. Il n’y a pas de vrais problèmes de communication parce qu’ils sont toujours prêts à apprendre quelques signes. Ils arrivent tous à signer un peu. J’aime bien discuter avec eux avant et après le repas, et souvent dans le jardin. J’ai de très bons contacts, je leur raconte des histoires, je les fais rire. Des fois je regrette qu’on ne mange pas ensemble. Ici depuis que je suis arrivé il y a trois retraités qui sont morts. J’ai pleuré j’ai été très triste." Lydia (21ans): "Je fais un stage dans une école, avec des petits de six ans. Je les couche et je les aide. On danse, on joue. Pour communiquer je signe, les enfants voient les signes et ils en apprennent quelques uns. "

Les autres pensionnaires semblent aussi enchantés de la cohabitation qui s'instaure, telle Ginette (73 ans à l'époque, retraitée, pensionnaire de la résidence service):

" Les contacts sont très bons. C’est très bien ici avec les pensionnaires sourds aveugles. Non il n’y a pas de problèmes de communication. Mois je suis très bien avec Romuald, je l’ai adopté et il m’a adoptée. Quand je me suis cassé le bras, je lui ai expliqué, il a bien compris et il me reconnaît maintenant. D’ailleurs c’est le nom qu’il m’a donné, « bras cassé ». Quand Romuald revient le lundi, je demande à Danièle, (la maîtresse de maison ) comment va Romuald; s’il est trop énervé, Danièle me dit d’attendre. Mais dès que je peux je vais lui dire bonjour. Il y a aussi Nicolas, il est de Saint-Jouin de Marne, et moi aussi je suis des Deux-Sèvres. Il le sait bien qu’on est du même endroit. Et Cédric, lui il va toujours chercher le courrier et il nous fait la distribution." René (78ans, le mari de Ginette) confirme: "C’est très bien de coexister avec les pensionnaires sourds aveugles. Ils ont très familiers, ce qui leur manque c’est de l’affection. C’est une expérience enrichissante, quand on ne comprend pas on leur demande de répéter; ils ont gentils et affables et ils nous expliquent comme ils peuvent. Et nous on comprend comme on peut. Ils nous ont donné des noms: ma femme c’est

175 Majid n'a pas réussi à faire de la sculpture son métier mais il a depuis cette époque rejoint l'ESAT des Hauts de la Chaume où il travaille au restaurant.

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La création du CRESAM

En 1996, le Ministère du Travail et des Affaires sociales crée un groupe de travail pour aborder le problème prise en charge des personnes atteintes de handicaps rares. Jacques Souriau, directeur du Cessa et Henri Faivre administrateur de l'APSA en font partie. A l’issue de ce travail, un rapport définit cinq types de handicaps rares : les sourds-aveugles, les aveugles multihandicapés, les sourds multihandicapés, les dysphasiques, un groupe de personnes handicapées qui ont en commun l’existence d’un handicap (mental, moteur, sensoriel). En mai 1997, la création de centres de ressources est retenue par le Ministère et en juin 1998 la décisions est prise de créer à titre expérimental trois Centres de ressources dont un pour les enfants et adultes sourds-aveugles (Cresam). La gestion du Cresam est confiée à l'APSA et il ouvre en septembre 1998 dans les locaux de la résidence service de la Rivardière à Migné-Auxances, sous la direction de Jacques Souriau. Jusqu'alors le Service d'accompagnement familial et d'éducation précoce et le Service de soutien à l'éducation familiale et à l'intégration scolaire (SAFEP/SSEFIS) suivait les enfants ou adolescents à l’extérieur du Cessa (35 en 1997-1998). La création du Cresam entraîne donc la disparition du SAFEP/SSEFIS. Dirigé depuis 2007 par Serge Bernard, le Centre de ressources est désormais installé au 12 de la rue de Pré-Médard à Saint-Benoît, près de Poitiers. Son équipe d’une vingtaine de collaborateurs spécialisés dans les surdicécités a compétence sur tout le territoire national, là où vivent, étudient et travaillent les personnes sourdaveugles. Il est chargé d’évaluer les situations des personnes sourdaveugles, d'élaborer et de proposer des stratégies de prise en charge de proximité…

2005 au CRESAM: des aides familiales sont initiées à la langue des signes tactile.

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celle qui a le bras cassé, et moi je suis celui qui boit... Je ne bois pas, mais ça ne fait rien c’est mon nom en signes."

De la Rivardière au Clos-du-Bétin

Mais l’expérience de la cohabitation à La Rivardière montre que "mettre ensemble des personnes différentes, handicapées ou non, n’est pas simple". C'est le constat que fait René Gastinel en 1999 176: "Les problèmes principaux viennent du partage des locaux." Ils viennent aussi des besoins de l'APSA pour accueillir les jeunes adultes sortant de ses établissements. René Gastinel fait alors le point sur le nouveau projet:

"Notre Association a besoin de créer une structure pour adultes de 25 places. Nous avons contacté plusieurs communes et trois ont été retenues. Le conseil d’administration a entériné le choix de la commission de travail qui s’est porté sur Neuville-de-Poitou."

Le conseil municipal de Neuville a donné son accord et son soutien pour la construction de ce nouvel un établissement ainsi que le confirme Jean Petit, maire de Neuville lors de l'assemblée générale de l'APSA du 1er octobre 1999:

" Le fait que votre association ait choisi Neuville pour implanter son Foyer a été considéré comme un honneur. Nous sommes prêts à vous accompagner et c’est avec plaisir que nous allons nous lancer dans cette aventure."

La Rivardière était une solution d'urgence, il faut maintenant trouver une solution durable et définitive. Depuis l'ouverture de la Rivardière, 29 jeunes (sur un effectif de 60) sont sortis de la section handicaps associés. Dix d’entre eux ont pu entrer soit au Foyer La Varenne, soit à La Rivardière ou au CAT, conçu pour accueillir progressivement quarante travailleurs. Même constat pour le Cessa: à la rentrée 1998, trois jeunes adultes ont pu être orientés à la Varenne ou la Rivardière. Mais d'ici 2004, 16 jeunes vont sortir de la section handicaps associés et 8 ou 10 sorties sont prévues avant 2002 au Cessa. Le projet de foyer de Neuville devient donc urgent mais prend du retard. Alors que la municipalité de Neuville souhaitait rénover une propriété ancienne, la DISS donne sa préférence pour l’acquisition d’un terrain et la construction de bâtiments neufs au coût de fonctionnement moins élevé. Début 2001, l'APSA dépose un dossier devant le CROSS pour 25 places. Le conseil général de la Vienne répond que ce projet n'entre pas dans le schéma départemental et considère le dossier "incomplet". Toutefois la DISS garantit que le projet modifié serait présenté au CROSS avant la fin de l’année 2001. La DISS conseille de quitter La Rivardière pour accueillir les adultes à Neuville. Les désirs du financeur sont des ordres et le projet est revu: le foyer comprendra donc un bâtiment complémentaire pour accueillir les 15 pensionnaires de la Rivardière. Le financement des bâtiments était conçu à l'origine comme une location vente à la Société d'équipement du Poitou. Mais le Conseil général souhaite que l'établissement fasse un emprunt bancaire et paie des remboursements à la place d’un loyer. Il en sera ainsi. Le CROSS donne son aval et les travaux vont relativement vite: le foyer du Clos-du-Bétin à Neuville accueille ses cinq premiers résidents en juin 2003. Des embauches de personnels ont lieu pour les encadrer. Les quinze pensionnaires de la Rivardière les rejoignent

176 APSA. Assemblée générale du 1er octobre 1999.

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La Nouvelle République. (Rubrique Neuville. 5 avril 2004)

Médiathèque : fais-moi un signe

Majid et Cédric racontent une histoire en signes

aux enfants de la médiathèque

Rencontre insolite à la médiathèque de Neuville : deux jeunes du foyer du Clos du Bétin (appartenant à l’APSA, association pour les sourds-aveugles) sont venus, encadrés par Cécile, raconter une histoire aux enfants des classes d’Alexandra Laurenceau puis d’Yvonne Robin de l’école maternelle « Les Petits Cailloux », à la médiathèque de Neuville. Cédric et Madjid, malentendants, emploient le langage des signes pour s’exprimer et c’est ainsi qu’ils ont conté, non sans une bonne pointe d’humour, usant autant du mime que des signes, cette petite histoire de loup. A la fin du conte, des questions ont été posées aux enfants de maternelle qui, par déduction, ont trouvé l’idée du loup (les grandes oreilles et les grandes dents ayant mis sur la piste : « Nous on n’a pas les oreilles là », notait un enfant) puis du repas, mais plus difficilement que c’est de carottes que se constituait ce repas. Un raconte-tapis a créé ensuite le lien entre le langage des signes et le langage plus familier aux enfants. Une excellente initiative de Carole et tout le personnel de cette médiathèque qui permet aux résidants de l’APSA de s’insérer dans la vie neuvilloise et aux enfants de découvrir un monde qu’ils connaissent moins. Ce partenariat se prolonge puisque deux groupes de l’APSA se rendent à la médiathèque le mercredi et le vendredi. D’autres rencontres sont prévues avec, cette fois, des enfants de moyenne et grande section. L’école Jules-Ferry pourrait aussi être intéressée à terme. Le foyer du Clos du Bétin fait de plus en plus partie du paysage neuvillois et c’est très bien pour tous.

Correspondant NR, Jacques Genet

en septembre. En juin 2004 cinq nouveaux adultes sont accueillis. Pour René Gastinel, le déménagement s'est bien passé:

"Ce fut une année riche en adaptation et en réadaptation pour tous. Chacun a dû prendre de nouvelles marques, de nouveaux repères dans les locaux mais aussi découvrir d'autres personnes et d'autres modes de fonctionnement. D'un groupe de 5 jeunes, nous sommes passés à cinq groupes en l'espace de 11 mois ! A ce jour, et compte tenu de ces profonds bouleversements, nous pouvons estimer que le plus "dur" est passé car, pour la plus grande partie de nos usagers, les comportements et les angoisses se sont apaisés

Mais il est moins optimiste pour l'avenir:

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"Aujourd'hui, l'ensemble de nos usagers va bien. Mais qu'en sera-t-il demain? Le secteur médico-social traverse une période difficile, les avancées sociales pour les salariés n'ont pas eu de répercussions qualitatives sur le travail, seulement quantitatives (faire autant dans un laps de temps plus court)(…) "Peut-être qu'à force de vouloir diriger nos associations comme des entreprises, les salariés nous considèrent maintenant comme des patrons et non plus comme des sujets porteurs de valeurs humaines et de convictions sociales ? Tout est devenu contractualisé et négociable, mais jusqu'à quel point peut-on encarter, encadrer, monnayer, évaluer, "statistifier" les personnes humaines qui nous sont confiées et les personnels qui les encadrent ? Je reste convaincu que nous ne pourrons plus encore longtemps nous rassurer avec une production toujours croissante de papier et de résultats de bonne santé économique." 177

Alors que le directeur de la Varenne tient ces propos alarmistes sur l'avenir du travail social en général et de l'association en particulier, le directeur administratif et financier, Jean Robuchon, se félicite que l'association soit " considérée aujourd'hui comme un partenaire important du secteur social et médico-social du département." Et il résume l'histoire récente178:

"En 25 ans d'activité, l'Association de patronage qui gérait un seul établissement (Institution régionale des jeunes Sourds à Poitiers) assure aujourd'hui le fonctionnement de 17 services différenciés permettant d'apporter une réponse aux besoins des personnes déficientes sensorielles: nous sommes passés de 65 équivalents temps pleins de salariés à 287 équivalents temps pleins de salariés et le budget annuel de fonctionnement est passé de 0,93 millions d'€ à 16,6 millions d'€. "L'Association s'est donc structurée dès 1978 sur le modèle d'une entreprise du secteur social et médico-social avec des projets de développement nombreux et variés."

Après avoir rappelé le dernier grand chantier, le foyer du Clos-du-Bétin à Neuville qui a coûté 2,4 millions d'€ pour uns surface de 1814 m², il annonce la suite des investissements:

"Un deuxième grand projet devrait débuter en fin d'année pour le construction du Foyer d'accueil médicalisé de 1855 m² sur le site de la Varenne pour un total de 2,68 millions d'€ auquel s'ajoutera une 2eme tranche de 393000 € après création de 5 places en Foyer d'accueil médicalisé. "

Un président éclair

Ce nouveau chantier sera beaucoup moins consensuel et ouvrira une crise qui va même traverser le conseil d'administration et le bureau de l'APSA. En juin 2002, l'assemblée générale de l'APSA avait élu un nouveau président, M. Berbegal, en remplacement de Rémi Foucher qui désirait se retirer au bout d'une dizaine d'années de mandat. Le nouveau président va tenir un peu plus d'un an. Il démissionne de son poste en septembre 2003. Invité précédemment à l'assemblée générale de l'association de parents (SVNESI), il y avait exprimé son impuissance influer sur la façon de mener les chantiers de l'APSA et son sentiment de manque de pouvoirs face au directeur administratif et financier qui maitrisait tous les dossiers depuis longtemps. Deux vice présidents, Claude Buteux et Sylvie Monrouzeau démissionnent aussi en même temps. Leurs motivations sont

177 Rapport d'activités FLV/CDB. 2003-2004. (Assemblé générale de l'APSA du 24 juin 2004.) 178 Présentation du volet économique de l'Association. (Assemblé générale de l'APSA du 24 juin 2004.)

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plus claires. Claude Buteux s'explique dans une lettre à Pierre Hattet, président de l'association de parents:

"Ayant œuvré aux côtés de M. Berbegal et de Madame Monrouzeau pour faire évoluer l'association afin qu'elle soit plus proche des résidents et des salariés, la situation actuelle m'oblige à vous faire part de ma démission du poste de Vice-président de l'APSA. "L'épreuve de force que nous connaissons aujourd'hui entre le pouvoir associatif et le pouvoir administratif, mon manque de disponibilité, un sentiment d'impuissance et d'inutilité m'ont conduit à prendre cette décision. "En tant que parent, au sein du Conseil d'administration, je continuerai à défendre les objectifs de l'Association qui sont : apporter une éducation, favoriser l'insertion, assurer une bonne prise en charge et contribuer à rendre une vie agréable à nos enfants handicapés." 179

Dans sa lettre de démission en date du 4 décembre 2003, Sylvie Monrouzeau dénonce l'absence de réponse aux besoins des résidents180:

Monsieur le Président, Je vous prie de prendre en considération ma demande de démission de l'APSA. Celle-ci prendra effet le 25 février 2004 en accord avec le conseil d'administration qui siégeait le 24 Novembre 2003. Les projets d'ouverture que nous avions souhaités pour cette association afin d'améliorer le quotidien des pensionnaires et de travailler avec un personnel compétent m'apparaît impossible malgré toute notre bonne volonté et c'est cette constatation amère qui motive ma décision."

A la suite de la défection de ses deux vice-présidents, M. Berbegal démissionne lui aussi et Rémi Foucher reprend aussitôt du service pour ne pas laisser une vacance à la tête de l'association. Rémi Foucher a-t-il reçu cette lettre? On peut en douter car lors de l'assemblée générale du 25 juin 2004, au Foyer du Clos-du-Bétin à Neuville, il répond à une question sur les démissions : "Je n’ai pas bien compris leur motivation. Cela a été une démission brutale du président et des deux vice-présidents (…) Je n’ai pas vraiment cherché la raison. Il s’agissait peut-être d’une mésentente."181 Pourtant la raison est rappelée par l'interruption de l'assemblée générale par les délégués syndicaux: ils viennent remettre une pétition signée par les personnels des établissements sur la qualité de la prise en charge des personnes accueillies. Jean Robuchon, directeur administratif et financier, décide de se mettre en préretraite et ne travaille plus qu'à mi-temps. Il garde la gestion financière et la gestion administrative est prise en charge par "un directeur administratif qui était volontaire, M. Dupeux."182 Tout en occupant ses nouvelles fonctions au siège, Alain Dupeux reste directeur du CAT.

Départ du directeur de la Varenne

Changement aussi au Foyer de la Varenne: dès le lendemain de la rentrée de septembre 2004, René Gastinel est en arrêt de maladie. Il ne reviendra pas à la Varenne. Son état de santé est certes inquiétant. Son non retour à la Varenne a peut-être aussi d'autres raisons. Il avait lui

179 Archives de SVNESI (Sans vois ni entendre, s'insérer. Association des parents des adultes sourds-aveugles accueillis dans les établissements de l'APSA. 180 Archives de l'APSA. 181 APSA.. Compte-rendu de l'AG du 25 juin 2004. 182 Ibid.

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aussi postulé au poste de directeur administratif et financier; sa lettre ne serait jamais parvenue au président de l'APSA. Par ailleurs il déclara plus tard qu'il "ne voulait pas participer au dossier du FAM vue la façon dont il se présentait183." Le projet de construction nécessite un emprunt bancaire de 3 millions d'€, que l'assemblée générale de l'APSA a autorisé, étant entendu que son avis devra être demandé si ce montant était dépassé. Apparait dans le projet qui va être présenté aux tutelles l'abandon des locations à Sain-Eloi, et le rapatriement à la Varenne des unités qui y étaient logées. Ceci doit permettre de faire l'économie des loyers et de supprimer quatre postes de veilleur de nuit. La déléguée syndicale du Syndicat SUD de la Varenne, Françoise Descamps, est la première à rendre publiques les mesures envisagées et elle réagit dans une lettre a SVNESI:

" La décision de l'APSA de faire effectuer au personnel éducatif des nuits en chambre de veille, afin de pallier au manque de surveillants de nuit (…) aura des conséquences sur le taux de prise en charge des personnes sourdes-aveugles, aucune création de postes éducatifs n'étant à l'ordre du jour."184

La construction du FAM va entrainer une baisse du taux d'encadrement que le foyer à double tarification était censé augmenter. Aussitôt qu'il apprend les mesures envisagées, au mois de mars 2005, Pierre Hattet, président de SVNESI écrit au président de l'APSA, Rémi Foucher:

" C'était pour lui faire part de (mes) inquiétudes sur la forme et la décision de transférer les unités I dans le Foyer qui a été jugé inadapté, c’est pour cela que l’on construit le FAM. Nous avions demandé de surseoir à cette décision et à la résiliation des contrats de location de Saint-Eloi. (…)M. DUPEUX nous avait appris que l’Association se trouvait devant une décision de la DISS qui avait imposé des économies de loyers, sans se soucier du choc et des conditions de réinstallation des résidents de Saint-Eloi."185

Pour Pierre Hattet ce changement constituera une "paupérisation" des conditions de logement des personnes accueillies et il rappelle:

"M. BELIN, Président de la Commission des Affaires Sociales du Département, lors de la visite du Foyer la Varenne, a dit, et je l’ai entendu, qu’effectivement ces bâtiments étaient inadaptés."

Alain Dupeux n'était pas au courant mais il corrige les propos précédents : " Ce n'est pas une décision unilatérale de la DISS." Et il précise:

"Ce problème, je l’ai découvert par les personnels. J’ai vu M. Gastinel. Il m’a dit que dans son esprit les choses devaient se passer autrement (…) Dans la mesure où Neuville était entièrement construit des passages auraient pu avoir lieu entre le Foyer de Vie de La Varenne et Neuville(…) Pour les postes de veilleurs, le nombre dans le projet futur était revu à la baisse compte tenu de la diminution des lieux à surveiller."186

M. Hattet de réagir: " En fait, il y avait une décision commune de l’APSA et de la DISS d’utiliser les ressources des loyers de Saint-Eloi et je ne comprends pas que l’Association ait présenté un dossier pareil étant donné que c’était irréalisable."

183 Entretien téléphonique avec René Gastinel en juin 2009. 184 Archives SVNESI. Lettre du 14 mars 2005. 185 Compte-rendu de l'assemblée générale de l'APSA du 10 juin 2005. 186 Ibid.

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Peu convaincu du bien-fondé des décisions, Pierre Hattet en appelle alors à Bruno Belin, président de la commission des Affaires sanitaires et sociales du Conseil général dans une lettre datée du 10 juillet 2005:

"Lors de votre récente visite au foyer La Varenne à St Benoît, j’avais eu l’occasion d’appeler votre attention sur un différent éventuel qui pourrait opposer notre Association de Parents au Conseil d’ Administration de l’ APSA à propos de l’inadéquation des logements offerts par le Foyer de Vie. "Le transfert des résidents vivant actuellement à St Eloi vers ce foyer est, en l’état actuel de celui-ci, tout à fait inacceptable en raison de l’exiguïté de l’équipement et du nombre des chambres actuelles et aussi des conditions d’accessibilité. Malgré notre désir de concertation, l’absence de réponse officielle à nos courriers, ci-joints, vous montre le peu de souci de l’APSA à entretenir avec les parents un dialogue constructif, ce que nous regrettons vivement…" "Devant cette situation très préoccupante qui nous semble par ailleurs très éloignée de l’esprit de la loi n° 2005-102 adoptée le onze février dernier par le Parlement, nous vous demandons de bien vouloir arbitrer ce différend qui concerne le bien-être et le devenir de nos adultes handicapés."187 Bruno Belin n'arbitrera pas le différend.

L'APSA s'est donné un nouveau président, Jean-Paul Vincent, qui convoque son premier conseil d'administration pour le 13 juillet 2005. Claude Buteux, toujours administrateur n'y participe pas et s'en explique dans un courrier en date du 9 juillet:

"J’ai bien reçu, ce jour, la convocation à un Conseil d’Administration pour le mercredi 13 juillet à 17H, jour de départ en congé ou en week-end prolongé pour de nombreuses personnes, avec pouvoir joint « en cas d’impossibilité d’assister à ce conseil », ce qui sera mon cas. "Compte tenu des points 2 et 3 prévus188 à l’ordre du jour, je trouve absolument inadmissible cette façon de traiter de points aussi importants, méthode que je qualifierais « à la sauvette » , voire «en catimini», même (ou surtout) si vous mettez l’accent sur l’urgence à prendre certaines décisions. "Vous savez pertinemment que le point relatif à l’accueil des résidents actuellement hébergés sur Saint-Eloi et devant être accueillis à La Varenne, pose de sérieuses inquiétudes chez les familles concernées et au sujet desquelles l’association « Sans Voir Ni Entendre, S’Insérer » vous a plusieurs fois interpellé. "Sur ce point, je ne peux cautionner cette attitude de notre association, fermée à un véritable dialogue en vue d’une prise de décision consensuelle, et vous informe que je vote contre cette mesure à prendre concernant la construction du FAM, tel qu’il est prévu dans la note synthétique jointe."

Pierre Hattet réaffirme dans plusieurs lettres au nouveau président de l'association l'opposition des parents à l'abandon des appartements du quartier Sain-Eloi pour installer les résidents dans des logements "reconnus comme inadaptés, voire difficilement adaptables:

"Il est hors de question que les adultes subissent les conséquences d'une budgétisation aléatoire de la part de l'APSA."189

187 Archives de SVNESI. 188 Points de l'ordre du jour concernant le dossier du FAM. 189 Lettre du 25 août 2005. Archives de SVNESI.

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Et un directeur éclair…

Regrettant le" manque d'information sur la politique à court et à long terme définie par l'APSA", le "manque de concertation pour sa mise en œuvre" et le "manque de considération porté aux observations et suggestions des parents", Pierre Hattet évoque l'exclusion des parents lors d'une rencontre avec l'architecte du FAM, et termine: "On ne décide pas pour nous mais avec nous." Au bout d'un an d'intérim effectué par Claire Perraudeau, La Varenne a un nouveau directeur: Rémy Le Stum. Il prend ses fonctions le 5 septembre 2005 mais démissionne le 21 novembre, sans donner d'explications. De son passage éclair il reste une " note d'information" de trois pages, remise aux familles lors de la réunion traditionnelle de fin octobre. Dans son rôle, il fait l'éloge du projet de FAM, conçu pour apporter "des réponses cohérentes liées à l'amélioration de la qualité de vie (…) Le montage de ce projet a nécessité la mobilisation de toutes les énergies… (Il) a reçu une bonne écoute des financeurs."190 Les travaux du FAM doivent se terminer à la fin du premier semestre 2006 et il annonce qu'ils seront suivis de la "réhabilitation des locaux du bâtiment F" avant la "fermeture des foyers de St Eloi". Il termine en évoquant l'extension du foyer du Clos du Bétin à Neuville en affirmant:

"Ce projet s'inscrit dans une perspective à 5 ans. Pour cela, tous les acteurs (Association, professionnels, personnes accueillies, familles et représentants légaux) seront sollicités pour construire, émettre un avis sur ce projet(…) "Sachez que la logique établie par l'Association est de recueillir l'ensemble des avis des personnes concernées dont les familles font partie. Nous vous informerons et vous solliciterons donc, régulièrement concernant l'avancée des travaux en cours."

C'est exactement le contraire de ce qui vient d'être fait par l'APSA. Ce n'est pas de l'humour. C'est un baptême du feu pour le nouveau directeur. Pierre Hattet réplique aussitôt dans une "note d'observation" dans laquelle il remercie le nouveau directeur pour ces informations - un peu tardives - avant d'insister sur la sécurité et de conclure:

"Notre impression finale est aussi que, pour nos adultes, souvent les plus anciens du foyer, donc sans doute les plus âgés, nous assistons, avec l'exécution de ce transfert, au développement d'une sorte de "paupérisation de leur habitat". 191

La note est envoyée à Alain Gatefait, nouveau président de l'APSA, après le décès de Jean-Paul Vincent, accompagnée d'une lettre dans laquelle Pierre Hattet demande si les raisons profondes de l'abandon des appartements de Saint-Eloi viennent "d'un décision formelle de la direction de la DISS, ou bien, d'un argument considéré par les concepteurs du projet FAM comme essentiel pour obtenir de la DISS un accord formel de mise en chantier?" La question reste sans réponse. Le FAM sort de terre et ses nouveaux locaux et un nouveau directeur, Emmanuel Martineau-Gamand, accueillent l'assemblée générale de l'APSA en 2006. Dans une question - écrite - au bureau de l'association, Pierre Hattet demande si, avec le regroupement de tous les résidents sur le lieu de la Varenne, " nous allons pérenniser une situation provisoire qui ne satisfait pas les parents." Et il ajoute: "Est-ce que les parents, et notamment l’Association de Parents, pourront donner leur avis préalable sur la réhabilitation du bâtiment F ( qui doit

190 Note d'information à destination des familles et représentants légaux. Datée du 22 octobre 2005. Archives de SVNESI 191 SVNESI. Note d'observation. Du 31 octobre 2005. Archives SVNESI.

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accueillir les résidents venant de Saint-Eloi) ? Alain Dupeux répond: "Les travaux ont débuté. Je pense que les semaines à venir nous pourrons organiser une visite des locaux." Au cours de cette assemblée générale, cinq personnes sont cooptées à l'association. Parmi elles trois futurs présidents de l'APSA: Jean-Claude Bertrand, Bernard Drouineau et Anne Caillaud.

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L'Association reprend le pouvoir.

N juin 2007, l'assemblée générale de l'APSA accueille aussi un nouveau directeur, celui du CRESAM, Serge Bernard qui a remplacé, en septembre 2006, Jacques Souriau,

désormais en retraite. L'assemblée prend acte la fin des travaux de réfection à la Varenne, ainsi que ceux concernant la restructuration des bâtiments de l'IRJS. Pour la première fois depuis trente ans, le rapport financier n'est pas présenté par Jean Robuchon, en congé avant sa retraite, mais par Alain Dupeux. Puis le président, Alain Gatefait donne lecture d'un courrier du commissaire aux comptes qui relève une difficulté dans sa tâche:

"Les conditions pour l’arrêté des comptes de l’APSA posent quelques problèmes en raison des budgets qui doivent être remis aux financeurs au plus tard le 31/03 d’une part et l’établissement des comptes annuels de l’APSA qui ne peuvent pas être arrêtés formellement par le même conseil d’administration à cette date(…) "La démission de Mme GEORGES pour le poste de comptable et financier a semblé avoir compliqué provisoirement les choses, toutefois sur le fonds je n’ai pas d’observation notable." Sauf un détail: "J’ai déposé le rapport général mais pas le rapport spécial prévu par la loi. Le commissaire aux comptes, aux cours de ses contrôles, doit établir un rapport spécial sur les conventions conclues entre l’APSA et l’un de ses administrateurs. Le conseil d’administration doit informer le commissaire aux comptes des dites conventions mais il n’a pas à rechercher systématiquement ces conventions sauf s’il les constate au cours de ses travaux. Il se trouve qu’au cours d’une discussion récente avec M. Dupeux, un administrateur serait concerné par une convention qui ne semble pas avoir été autorisée par le conseil d’administration. L’administrateur concerné (…)agent général (d'une compagnie d'assurance) (…) bénéficie de manière indirecte de commissions que lui verse la compagnie sur les primes que verse l’Association à la compagnie. Cette convention n’est pas interdite mais n’aurait pas été autorisée par le conseil. (…) Et de rappeler que "l’APSA (…) doit avoir une organisation comptable et financière très stricte."

Pour résoudre le problème le Président propose à l'assemblée générale une nouvelle rédaction de l'article 17 des statuts de l'association qui autoriserait un administrateur à être fournisseur de l'association. Une deuxième proposition, émanant de la salle, en propose l'interdiction, sauf si la personne concernée démissionne de son poste d'administrateur. A la demande du Président, cette contre proposition est repoussée par l'assemblée. L'article rédigé par le directeur de l'APSA et le commissaire aux comptes est adopté. Les nouveaux statuts sont envoyés à la préfecture mais il ne semble pas que cette dernière ait été alertée de l'absence, cette année là, du rapport spécial prévu par la loi. L'assemblée générale de 2008 est la dernière d'Alain Gatefait à la présidence et la première de Christophe Engelhard, nouveau responsable de la gestion financière et comptable à l’APSA qui, dès l'ouverture de la réunion donne sa conception de sa fonction192 :

" La comptabilité constitue d’abord l’outil de gestion élémentaire de tout chef d’entreprise, de tout responsable d’unité(…) Il s’agit d’une photographie rétrospective de la situation financière qui ne permet de répondre à une question fondamentale pour

192 Compte-rendu de l'assemblée générale de l'APSA du 27 juin 2008.

E

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toute organisation, et ce quelque soit son statut juridique : est-elle en mesure de faire face au défis qui se présentent à elle ? " Ces défis à relever sont nombreux et la liste non exhaustive: capacité d’innovation et de développement (…), capacité de transfert de compétences (…) capacité de prospective : définir une stratégie globale à 5 et 10 ans sur la base d’objectifs qualitatifs et quantitatifs(…) Mais la valeur globale de l'association ne peut être réduite à une addition d’actifs, en somme à des données comptables. Une juste appréciation de celle-ci repose sur l’analyse du capital immatériel. "Indéniablement, le capital humain de l’APSA est un atout de tout premier plan : connaissances, compétences, expériences, savoir-faire, expertise, …s’adossant sur une histoire de plus d’un siècle et demi. "Mais, il s’agit d’une ressource rare et fragile qui peut se dilapider très rapidement." "L’approche évoquée du capital immatériel, de sa nécessaire intégration comme facteur clef de la croissance future de l’association contribue, au contraire, à redonner aux facteurs humains la primauté en matière de création de valeur."

Quand Christophe Engelhard parle de la commande publique, Henri Faivre a un autre éclairage:

"M. Engelhard a parlé de l’évolution de la commande publique, c’est-à-dire de ce que demande l’Etat et moi je parlerais plus de la commande du public accueilli c’est à dire des sourds et sourds-aveugles. Pour assurer la sécurité mais aussi un accompagnement de qualité des personnes il faut beaucoup plus de personnes en contact permanent avec les personnes sourdes-aveugles."

Et Jean-Claude Bertrand qui va succéder à Alain Gatefait à la présidence de l'association donne la feuille de route du nouveau conseil d'administration pour mettre fin au hiatus entre "pouvoir associatif" et "pouvoir administratif".

"Le conseil et le nouveau bureau devront mettre en chantier un programme et un calendrier de réorganisation de la gouvernance, partant d’une plus complète implication des élus du conseil d’administration et surtout du bureau et comprenant une meilleure approche des dossiers par une complète information et une écoute attentive des besoins de chaque établissement et de ses représentants. "Pour cela nous devrons redéfinir les postes de chacun, les droits, mais aussi les devoirs et les limites d’interventions. Cela implique bien entendu une complète implication des parents dans nos discussions et projets, qui concernent en premier chef « leur famille ».

Le changement est prévisible. Il va être rapide. Le rapport entre les pouvoirs associatif et administratif sont inversés. A la rentrée de 2008, Jean-Claude Bertrand décharge Alain Dupeux de son mi-temps de directeur général de l'APSA. Alain Dupeux redevient directeur de l'ESAT à temps plein et, en attendant le recrutement d'un nouveau directeur général, espéré à temps-plein, le nouveau président prend lui-même en charge la direction de l'association et de ses établissements. Il explique sa décision:

"Il est impératif de dissocier le pouvoir administratif du pouvoir politique, pour ce faire il nous faut continuer à réorganiser les Services du Siège et l’encadrement en général. "Le grand chantier prioritaire fut le suivant : créer une instance de pilotage politique composé du Président, des deux Vice Présidents, du Secrétaire et du Trésorier, chacun devant suivre un dossier, en être le référent, le faire avancer en

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collaboration avec les cadres concernés, redéfinir les responsabilités et rendre compte au Conseil d’Administration."193

Jean-Claude Bertrand demande aussi un état des comptes de l'APSA:

" Un contrôle financier a été opéré sur le CILS dont la reprise par l’APSA a entrainé des déficits considérables. L’expert chargé de cette mission a rendu son rapport confirmant nos craintes et la nécessité de se séparer de plusieurs interprètes, ce qui fut un véritable drame humain. Il y aura lieu de déterminer les responsabilités de chacun dans ce désastre."

Jean-Claude Bertrand décide de clarifier les rapports entre pouvoir administratif et pouvoir associatif en poussant le bras de fer jusqu'au bout. Le 18 décembre 2008 il suspend Alain Dupeux de ses fonctions de directeur de l'ESAT. Il suspend aussi la directrice adjointe, Muriel Bernard. Alain Dupeux est licencié le 12 janvier 2009. L'ESAT est secoué par ces turbulences qui développent une certaine inquiétude chez les salariés: débrayages et assemblées générales se succèdent. Emmanuel Martineau est nommé pour assurer l'intérim à la direction. L'épreuve de force est engagée aussi avec une partie du conseil d'administration. A la demande de certains de ses membres un conseil se réunit le 14 janvier 2009. Alain Gatefait, le précédent président, demande au nouveau président de suspendre toutes les sanctions envisagées. Mais, à une voix près, Jean-Claude Bertrand, garde la majorité au conseil. La réorganisation a commencé avec la nomination, début 2009, de Mme Tap (Michon), et de MM. Clément et Martineau comme directeur de pôles ce qui a permis de regrouper les établissements. Par ailleurs la tutelle a donné son accord pour la création d'un poste de directeur général à plein temps. Un directeur recruté au printemps jette l'éponge au bout d'un mois. Jean-Claude Bertrand se charge alors de la fonction dans l'attente d'un candidat satisfaisant. Jean-Claude Bertrand profite de son année de présidence pour nouer des liens avec des associations avec lesquelles l'APSA se trouvait en conflit larvée ou avait plus ou moins rompu les ponts. Car pour lui:

"Il est impératif de revoir les missions des cadres et d’ouvrir d’autres perspectives vers d’autres associations… Il nous faut passer des accords de coopérations assurant notre avenir dans un monde en constante évolution, certains sont faits, d’autres en cours(…) Notre objectif doit être ambitieux, nous en avons les moyens, il nous en reste à avoir la volonté. Ce plan ne connaîtra d’issue positive que si nous effectuons un changement profond de notre fonctionnement, non seulement dans nos habitudes fortement ancrées mais aussi dans notre mode de penser… "Parallèlement le Commissaire aux comptes nous a alertés sur la dérive de certains établissements, commencée dès 2007, et sur la gestion financière globale de l’Association. Ce dernier a dû lancer la phase 1 de la procédure d’alerte. Pour éviter le passage en phase 2 et la nomination d’un administrateur judiciaire, il nous a fallu prendre des mesures."

Lors de l'assemblée générale du 4 septembre 2009, Jean-Claude Bertrand démissionne de la présidence de l'APSA "pour raisons personnelles et de santé", mais décide de rester administrateur jusqu'à la fin de son mandat. Il a chargé Henri Faivre, le secrétaire général de brosser les perspectives et orientations. Le constat, tout d'abord, est sévère:

193 Compte-rendu de l'assemblée générale de l'APSA du 4 novembre 2009.

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"La gestion au cours des années précédentes s'est révélée opaque: aucune réponse précise n'était donnée aux questions des membres du Conseil d'administration, et même du bureau, de la part de la Direction générale. Certaines réponses étaient même fausses ou contradictoires (affaires du Cils194). Les directeurs d'établissements et de services ont manqué d'indicateurs et de tableaux de bord jusqu'à une date récente."

Pour faire face à l'urgence de la situation financière de l'association, et afin d'éviter la procédure d'alerte et la nomination d'un administrateur judicaire, le conseil d'administration, par la voix d'Henri Faivre, propose de signer une convention avec la Mutualité Française. Celle-ci apporterait une aide temporaire de six mois pour sa gestion administrative et financière. Mais ce partenariat ne se ferait que "dans le respect du projet politique de l’Association représentée par son Conseil d’administration et son Assemblée générale." Henri Faivre rappelle ce projet qui comporte quatre objectifs, présentés en janvier 2009 aux Pouvoirs publics:

"Recherche de l'autonomie maximale des enfants et des adultes, mais dans le respect des besoins spécifiques de chacun … "Maintien, consolidation et développement d'établissements éducatifs et d'internat pour tous les enfants et adultes dont la situation l'exige… "Réponses spécifiques aux problèmes de la surdi-cécité, en conformité avec le plan de maillage établi par les Pouvoirs publics… "L'avenir des adultes sourds-aveugles et sourds multihandicapés requérant des solutions diverse en matière d'hébergement (domicile, foyer de vie ou FAM), et en matière d'activité (en ESAT, sous forme occupationnelle, voire quelques-uns en milieu ordinaire.)" A propos de conventions ou mutualisation que l'APSA serait tentée de mettre en place,

Henri Faivre lance une mise en garde: "Toute mise en commun des moyens doit respecter l'extrême diversité des populations accueillies: mutualisation ne signifie pas banalisation." Et il annonce un point qui sera essentiel dans le futur changement de statuts: "L'ensemble des besoins appelle d'autre part, y compris pour les adultes, un partenariat étroit avec les familles ( parents, tuteurs), ce qui explique la présence, non majoritaire mais essentielle de leurs représentants dans les instances de l'APSA."

Mais les perspectives n'effacent pas l'héritage que l'APSA doit assumer: et notamment à la Varenne, l'accueil sur un bâtiment vétuste des unités précédemment logées en pavillon dans le quartier de Saint-Eloi. Ce transfert décidé par l'ancienne gouvernance avait pour but de faire des économies de postes de veilleur de nuit. Ces économies vont coûter très cher à l'Association.

194 Le CILS a été absorbé par l’APSA avec effet au 1er janvier 2008, impulsé par le Directeur Général à mi temps de l’époque, M. DUPEUX, et le Président GATEFAIT. Les conséquences financières de cette absorption sont lourdes, puisqu’elles s’élèvent, fin 2008, à une perte de 254 504 € . " L’intégration de ce service d’interprétariat a fait l’objet d’une expertise par un Cabinet Spécialisé qui confirme que le Conseil d’Administration n’a pas été correctement informé de toutes les conséquences de l’absorption de ce service." (Compte-rendu de l'assemblée générale de l'APSA de 2010.)

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Sur dernier point, M. Hattet, président de SVNESI, l'association de parents intervient car il s’étonne "que l’on parle encore de la rénovation du bâtiment F du Foyer La Varenne dans le rapport fait par M. Faivre. En effet, depuis 2005 l’Association de parents n’a pas cessé de demander de revenir sur la décision prise (quitter les appartements de Saint-Eloi) alors que le Président et le Directeur Général ont décidé, en 2008, de la création d’une Commission pour la construction d’un bâtiment dans l’enceinte de La Varenne." Anne Caillaud, la vice-présidente, précise que, à la suite dune visite de la commission de sécurité, le Préfet, par courrier en date du 16 juillet, dit qu’il n’est plus question de rénover cet établissement , il faut reconstruire cet établissement et reloger les onze résidents qui y sont hébergés avant le 30 septembre. Jean-Claude Bertrand ne souhaitant pas le renouvellement de son mandat de président, Bernard Drouineau est élu à ce poste, Anne Caillaud restant vice-présidente. Sous la présidence de Bernard Drouineau, et avec le contrôle du conseil d'administration qui retrouve son rôle, les mesures pour le redressement des finances de l'APSA commencent à porter leurs fruits. Mais les chantiers à ouvrir sont encore nombreux. Avenue de la Libération aussi, suite à un avis défavorable de la commission de sécurité, une rénovation des locaux s'impose et le transfert du Cessa de Larnay est envisagé car le bail emphytéotique à Larnay va bientôt prendre fin195. Le cahier des charges est donc lourd pour Christelle Lévêque, la directrice des services recrutée en avril 2010. Sa première mission est de constituer un véritable Siège, avant de s'attaquer aux multiples défis qui l'attendent. La restructuration qui a commencé se fait avec de nouveaux partenaires externes choisis dans le secteur de l'économie sociale et solidaire. Anne Caillaud tient à affirmer, lors de l'assemblée générale du 10 novembre 2010, que les efforts entrepris ont un but, qui s'inscrit dans la mission de l'association:

" Cette stratégie d'une gestion meilleure n'est pas une fin en soi, mais un moyen au service d'un projet centré sur les personnes accueillies à l’APSA : notre seul objectif est leur accompagnement, leur épanouissement et leur bien-être.

"Les dotations financières qui nous sont allouées par les Institutions ne peuvent être utilisées qu'à cette seule fin : or il est apparu que ces fonds n'ont pas toujours été utilisés à bon escient et nécessite aujourd'hui un revirement complet de notre façon de fonctionner."

Pour redonner à l'APSA les moyens d'accomplir la mission qu'elle s'est fixée auprès des sourds et des sourds-aveugles, il faut "optimiser la gestion des fonds alloués," mais aussi "celle des ressources humaines" , et tout ceci passe par la réforme du pilotage de l'association:

"C'est le Conseil d’Administration, mandaté par l’Assemblée Générale, qui doit déterminer concrètement la politique de l’Association et plus particulièrement ses missions au seul profit de l’usager. Il doit décliner cette politique en orientations stratégiques avec la Directrice des Services qui doit les partager avec ses équipes pour les appliquer sur le terrain. Le conseil d’administration doit également déterminer : la politique financière qu’il entend mener en qualité d’organisme a but non lucratif, avec des partenaires de l’économie sociale, une politique des ressources humaines empreinte d’écoute et soucieuse de l’épanouissement des personnels,(…) une politique immobilière rigoureuse, soucieuse avant tout des réels besoins et attentes des usagers(…)

195 Ce transfert va devenir une nécessité urgente après le violent orage de grêle qui a irrémédiablement endommagé les locaux de Larnay dans la nuit du 2 mai 2011. A la rentrée 2014 les enfants ont enfin pu être accueillis dans des locaux tout neufs et fonctionnels, au 116 avenue de la Libération.

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"Le rôle du Directeur général est stratégique et opérationnel : il est la courroie de transmission entre les administrateurs et les cadres. Les directeurs de pôles et d’établissements et les cadres du Siège sont la courroie de transmission entre le Directeur général et leurs équipes."

Ce sont ces principes qui guident l'association après l'élection d'Anne Caillaud à la présidence, Bernard Drouineau devenant vice président exécutif. Un nouveau projet associatif196 et de nouveaux statuts sont votés. L'adhésion a l'APSA perd son caractère cooptatif. La représentation au conseil d'administration des familles des personnes prises en charge dans les établissements est garantie statutairement. En contrepartie, il est demandé une réelle implication des administrateurs. Le conseil d'administration ne doit plus être une simple chambre d'enregistrement mais une organisation de contrôle et de propositions.

* * * Nous arrivons là dans l'histoire immédiate et le recul manque pour en rendre compte et savoir si ces nouveaux statuts seront un instrument pour atteindre l'ambition affichée par l'APSA: offrir une vie digne d'être vécue à ses résidents sourds, sourds aveugles et sourds avec handicaps associés. Cette histoire sera à écrire par un autre, en espérant qu'il ne faille pas attendre un siècle.

196 Validé par l'assemblée générale du 19 septembre 2011, ce projet est consultable sur le site de l'APSA.

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Sommaire Introduction…………………………………………………. p 5 Gabriel Deshayes : "Pour adoucir les amertumes de leur déplorable vie"……………………………………………… p 11 M. de Larnay: "Je regarde comme un devoir de dépenser ma fortune dans les œuvres." ……………………………………p 19 Frère Bernard: Un homme de parole……………………….. p 25 Le regard du sociologue…………………………………….. p 36

Poitiers: L'Institution dans ses locaux…………………...… p 37

Cette main est philosophe………………………………;…..p 44 Larnay: L'école française des sourdes-aveugles ……………..p45 Bernard Ruez et les autres…………………………………....p 55 II. Le tournant des années 70 ………………………………..p 65 Création du CESSA et du foyer de la Varenne……………... p 67 MOTS DU COMMENCEMENT POUR JACKY…………. p 78 III. 1978-1990: de nouveaux acteurs entrent en scène……..p 79 L'année 1985: comment une étincelle met le feu à la plaine...p 93 Impossible de tricher………………………………………..p 106 1988 : bis repetita …………………………………………..p 107 1990: première restructuration……………………………...p 111 Une suite pour les jeunes adultes…………………………..p 113 La Varenne: François Sarazin démissionne……………….. p 117 Du CAT à l'ESAT…………………………………………..p 123 Les extensions de la Varenne……………………………… p 127 L'Association reprend le pouvoir…………………………...p 139