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Colloque sur la Flexicurité, MLV, Décembre 06 D. Glaymann 1 Le travail en intérim : « flexisécurité » ou « flexiprécarité » ? 12 novembre 2006 Dominique Glaymann Chargé de cours à Paris XII-Créteil, Chercheur au LARGOTEC, (Laboratoire de recherche sur la gouvernance publique, territoire et communication, Jeune Équipe 2474 de la Faculté d’AEI, Université Paris XII) Chercheur associé au Centre Pierre Naville (Université d’Évry Val d’Essonne) Courriel : [email protected] Résumé Né dans les années 1950 pour fournir des emplois temporaires servant au remplacement ou des surcroîts exceptionnels d’activité l’intérim a connu un essor important depuis les années 1980 en tant que levier de flexibilisation de l’emploi au point de devenir un instrument d’ajustement conjoncturel pour de nombreuses entreprises utilisatrices. Avec chaque année près de 600 000 missions d’intérim en équivalents-emplois à temps plein, la France est l’un des plus importants pays pour le TT. En 2005, 585 687 missions (en ETP) concernant environ 2 millions de salariés qui passent plus ou moins longtemps par l’intérim ont été organisées par 6 430 agences d’intérim appartenant à 1 000 entreprises de travail temporaire (ETT) qui ont réalisé un chiffre d’affaires de 19 milliards d’euros. Si cette forme d’emploi discontinu évoque fortement la précarité, il faut en même temps prendre en considération l’intense partenariat social qui a généré de nombreux accords (qui ont souvent été étendus par arrêtés et/ou repris par les textes légaux). Pour autant, ces avantages sont toujours aléatoires et provisoires puisqu’ils dépendent du nombre, de la durée et de l’enchaînement des missions qui ne sont jamais garanties et ne peuvent évidemment pas l’être compte tenu de la nature et de la réglementation du travail en intérim. La précarité synonyme d’instabilité, d’incertitude et d’attente est le lot incontournable de tout intérimaire. Aussi répandu soit-il, ce statut qui reste éloigné de la norme sociale dominante du CDI à temps plein génère toutes sortes de difficultés et de souffrances tant il complique l’intégration aussi bien professionnelle que sociale. À l’heure où l’instabilité subie génère de forts risques de précarité et de paupérisation, la mobilité associée à une sécurité efficace peut être une chance pour éviter la routine et ouvrir des opportunités aux salariés. Mais, loin de constituer une voie vers une hypothétique « flexisécurité », l’évolution de l’intérim depuis 30 ans montre plutôt tous les dangers de la « flexiprécarité » qu’il implique pour la majorité des salariés qu’il concerne.

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Le travail en intérim : « flexisécurité » ou « flexiprécarité » ? 12 novembre 2006

Dominique Glaymann Chargé de cours à Paris XII-Créteil, Chercheur au LARGOTEC, (Laboratoire de recherche sur la gouvernance publique, territoire et communication, Jeune Équipe 2474 de la Faculté d’AEI, Université Paris XII) Chercheur associé au Centre Pierre Naville (Université d’Évry Val d’Essonne) Courriel : [email protected] Résumé Né dans les années 1950 pour fournir des emplois temporaires servant au remplacement ou des surcroîts exceptionnels d’activité l’intérim a connu un essor important depuis les années 1980 en tant que levier de flexibilisation de l’emploi au point de devenir un instrument d’ajustement conjoncturel pour de nombreuses entreprises utilisatrices. Avec chaque année près de 600 000 missions d’intérim en équivalents-emplois à temps plein, la France est l’un des plus importants pays pour le TT. En 2005, 585 687 missions (en ETP) concernant environ 2 millions de salariés qui passent plus ou moins longtemps par l’intérim ont été organisées par 6 430 agences d’intérim appartenant à 1 000 entreprises de travail temporaire (ETT) qui ont réalisé un chiffre d’affaires de 19 milliards d’euros. Si cette forme d’emploi discontinu évoque fortement la précarité, il faut en même temps prendre en considération l’intense partenariat social qui a généré de nombreux accords (qui ont souvent été étendus par arrêtés et/ou repris par les textes légaux). Pour autant, ces avantages sont toujours aléatoires et provisoires puisqu’ils dépendent du nombre, de la durée et de l’enchaînement des missions qui ne sont jamais garanties et ne peuvent évidemment pas l’être compte tenu de la nature et de la réglementation du travail en intérim. La précarité synonyme d’instabilité, d’incertitude et d’attente est le lot incontournable de tout intérimaire. Aussi répandu soit-il, ce statut qui reste éloigné de la norme sociale dominante du CDI à temps plein génère toutes sortes de difficultés et de souffrances tant il complique l’intégration aussi bien professionnelle que sociale. À l’heure où l’instabilité subie génère de forts risques de précarité et de paupérisation, la mobilité associée à une sécurité efficace peut être une chance pour éviter la routine et ouvrir des opportunités aux salariés. Mais, loin de constituer une voie vers une hypothétique « flexisécurité », l’évolution de l’intérim depuis 30 ans montre plutôt tous les dangers de la « flexiprécarité » qu’il implique pour la majorité des salariés qu’il concerne.

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Le travail en intérim1 : « flexisécurité » ou « flexiprécarité » ?

Le travail intérimaire concerne directement le débat autour de la flexicurité en France compte tenu de son organisation, de son ampleur et de ses effets. Sous sa forme institutionnelle actuelle, l’intérim naît en France dans les années 1950 pour fournir des emplois temporaires servant au remplacement ou à des surcroîts exceptionnels d’activité. Mais, depuis les années 1980, le travail temporaire (TT) a connu un essor important en tant que levier de flexibilisation de l’emploi avant de se positionner comme un mode de gestion de différentes transitions dans la vie active.

L’accroissement du nombre de missions de TT (en ETP) en France (1975-2005)

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D’après des données de l’Unedic Avec chaque année près de 600 000 missions d’intérim en équivalents-emplois à temps plein, la France est l’un des plus importants pays pour le TT. En 2005, 585 687 missions (en ETP) concernant environ 2 millions de salariés qui passent plus ou moins longtemps par l’intérim ont été organisées par 6 430 agences d’intérim appartenant à 1 000 entreprises de travail temporaire (ETT) qui ont réalisé un chiffre d’affaires de 19 milliards d’euros (Prisme, 2006). On est donc face à une réalité socio-économique de poids. Que peut-on en dire du point de vue de la problématique de flexicurité ? Comme nous allons le montrer successivement, l’intérim apporte une forme de flexibilité importante aux entreprises qui l’utilisent, il apporte de l’emploi et ouvre un certain nombre de droits sociaux aux salariés qui y recourent, mais il les place surtout dans une précarité pesante combinée à un sous-emploi à la fois visible et invisible qui génèrent plutôt de l’insécurité que le contraire.

1 Cette réflexion s’appuie sur une étude menée sur l’essor de l’intérim entre 1999 et 2003 dont on a rendu compte dans La vie en intérim (Fayard, 2005) après qu’elle ait fait l’objet d’une thèse soutenue en novembre 2003 à l’Université d’Évry.

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Intérim et flexibilité

Même si les contraintes légales limitent le volume des emplois en intérim en obligeant à respecter ou au moins à présenter un motif de recours précis et en limitant la durée des missions, le travail temporaire est devenu une forme fréquente de flexibilité externe. Dans certaines branches où il s’est installé comme une modalité permanente de gestion de la main-d’œuvre, une partie des salariés est systématiquement constituée d’intérimaires. Dans certains établissements équipementiers automobiles, on trouve parfois jusqu’à 55% d’intérimaires parmi les salariés en activité (Gorgeu, Mathieu, 1995), ce qui on le voit n’est pas simplement marginal, notamment pour les salariés les plus jeunes et les moins qualifiés qui sont au plan national les plus nombreux à travailler avec ce type de contrat. Progressivement, le travail en intérim s’est développé (au plan quantitatif) et s’est imposé (en termes symbolique et réglementaire) comme un instrument d’ajustement conjoncturel pour de nombreuses entreprises utilisatrices engagées dans des logiques de reengineering et de réduction des effectifs de salariés permanents. De leur côté, les ETT se sont toujours efforcé d’accroître leur activité et, pour cela, d’élargir la gamme des services qu’elles offrent à leurs clientes, elles l’ont fait en stratèges capables d’analyser le fonctionnement du système d’emploi, d’anticiper sur ses évolutions et d’agir pour influencer ces évolutions de façon à s’y inscrire dans la durée. Durant les années 1950-1960, le travail intérimaire naissant répondait aux besoins du système d’emploi fordiste en fournissant une main-d’œuvre provisoire qui permettait de faire face aux urgences ou de remplacer des absents. Différentes pénuries de main-d’œuvre notamment liées à l’absentéisme croissant de la fin des années 1960 ont placé le TT en position de proposer un élément de solution à ce que certains ont appelé une « crise de travail ». Mais, dès les années 1970, l’intérim fait plus que fournir des remplaçants ponctuels. Une partie du TT se substitue à des embauches possibles lorsque la durabilité de l’emploi correspondant n’existe pas (en cas de surcroît de travail occasionnel) ou est incertaine (démarrage d’activités nouvelles). Ces usages vont se multiplier dans les années 1980 en confortant, et parfois même en inspirant, la course à la flexibilité qu’adoptent de nombreuses directions d’entreprise. La flexibilisation s’inscrit dans un processus de transformation du système productif et du système d’emploi lié à l’importance croissante de l’innovation et de l’immatériel qui sont sources de renouvellement et d’éphémère. Parmi différentes formes de flexibilité, la flexibilité externe s’appuie sur une déréglementation des liens d’emploi, sur des formes de recrutement non durable (CDD, CNE) et sur une externalisation des liens d’emploi et/ou de travail (recours à l’intérim et à la sous-traitance). Si la flexibilité ne naît pas dans les années 1980 dans un univers qui aurait été totalement « rigide » (les heures supplémentaires, le chômage technique, les licenciements amortissaient les à-coups de la production), dans le système productif fordiste, l’ajustement conjoncturel reposait principalement sur les stocks de

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marchandises. Dans le nouveau système productif qui a émergé au cours des trente dernières années, les directions d’entreprise tendent à faire de la main-d’œuvre leur principale variable d’ajustement. On retrouve ici des traces du modèle du « juste à temps » et du flux tendu inauguré dans les années 1950 chez Toyota et qui a séduit bien des firmes européennes et états-uniennes qui souhaitaient rompre ou au moins faire évoluer leur modèle taylorien-fordien dans lequel la flexibilité de l’emploi était moins cruciale pour une production (moins risquée et moins coûteuse à stocker car plus souvent matérielle et en grandes séries). En outre, les normes de l’emploi fordiste bâties pendant les années d’après-guerre s’appuyaient sur des règles plus collectives qu’individuelles compte tenu des rapports de force sociaux et des besoins de solvabiliser une demande intérieure bien plus cruciale qu’elle ne l’est dans la phase actuelle de mondialisation. Si la flexibilisation contribue selon ses promoteurs à briser le carcan tayloriste-fordiste mal adapté à l’économie d’aujourd’hui, elle suppose aussi et permet (si l’on y voit un objectif patronal) d’individualiser et de déréglementer la relation salariale (assouplissement des règles de licenciement, d’embauche, de mobilité, de mesure du temps de travail, de rémunération…). Le poids des règles collectives s’amenuise au profit d’un traitement de cas « particuliers » et, dans le cas du TT, ponctuels. En cela, la flexibilisation participe de la libéralisation et de ce que peut appeler une « marchéisation » du système d’emploi caractérisée par un triple processus de privatisation, de contractualisation et d’individualisation de la relation salariale. La recherche de flexibilité accrue a favorisé la volonté des ETT de diversifier leurs fonctions. Le TT a dans ce contexte contribué à transformer la gestion des ressources humaines et permis aux EU d’« assouplir » les liens avec une partie des salariés en externalisant la relation d’emploi (leur recrutement, leur rémunération et leur gestion relèvent de l’agence d’intérim) tout en travaillant dans l’entreprise utilisatrice et sous les ordres de sa hiérarchie à la différences des salariés des sous-traitants (pour qui les relations d’emploi et de travail sont toutes deux externalisées). Le recours fréquent, et parfois systématique à l’intérim (dans l’industrie automobile et le BTP par exemple) est devenu un mode de gestion du travail pour une part des emplois peu qualifiés et des postes peu attrayants. Puis, le TT a étendu progressivement ses fonctions. Bien avant l’invention du CNE (et du CPE mort-né), le TT (et les CDD) a servi à allonger les périodes d’essai à plusieurs mois ou plusieurs années. Depuis 25 ans, nombre d’entreprises ont adopté l’intérim pour le quadruple avantage de pouvoir trier ceux qu’elles recruteront pour qu’ils deviennent leurs salariés, discipliner ceux à qui elles font miroiter cette stabilisation, former et « dresser » ceux qu’elles garderont en CDI et enfin confier les tâches les plus pénibles à des salariés d’autant plus performants qu’ils doivent faire leurs preuves en permanence pour être gardés (au moins en intérim et peut-être un jour en CDI) et qu’ils savent que ce poste n’aura qu’un temps. Ces contrats ne devraient

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pas concerner durablement les mêmes personnes puisqu’on ne peut prolonger une mission au-delà de 18 mois sans « tiers-temps » entre deux, mais cette règle est fréquemment contournée. Le nombre d’intérimaires en mission dans les EU varie bien sûr selon le volume de production, c’est la logique même de la flexibilité externe. Mais, sans remplacer aucun salarié absent, des intérimaires réalisent en permanence une partie du travail. Certains de ces emplois sont parfois pérennisés et certains intérimaires embauchés, les firmes ayant ainsi des mois, ou des années, pour les tester, les trier et les formater avant l’embauche (certaines DRH ajoutent encore des CDD suivis de périodes d’essai avant le CDI). Si la pré-embauche n’est souvent qu’un leurre (tous les intérimaires n’ont pas vocation à être recrutés en fixe) pour obtenir une mobilisation productive meilleure, elle est aussi devenue un motif de recours au TT même s’il a longtemps été illégal puisque ce n’était pas l’un des cas que la loi énumérait e façon limitative depuis 19722. Depuis 2005, la loi Borloo (« de cohésion sociale ») a entériné cette pratique et autorisé les ETT désormais membres du « Service public de l’emploi » à recruter en CDD et en CDI. Plus présent que jamais et légitimé par la loi, le TT occupe donc une place significative au sein d’un système d’emploi devenu de plus en plus flexible depuis 30 ans. Le processus d’extension des fonctions que remplit le travail intérimaire se poursuit : les ETT et leurs organisations professionnelles (le Prisme3, la Ciett et Euro-Ciett4 qui agissent pour obtenir une directive européenne sur le TT la plus libérale possible) visent à devenir un gestionnaire accepté d’une partie des transitions professionnelles de demain (insertion des jeunes, retours à l’emploi après interruption, sortie du chômage, fin de « carrière » des seniors…). Est-ce une solution porteuse de sécurité, de flexisécurité ?

Intérim et sécurité

L’essor qu’a connu l’intérim s’explique en partie par la capacité qu’il a développé de séduire un certain nombre de salariés. Il permet d’accéder à un emploi et à un revenu dans un système d’emploi où le chômage massif persistant et les modes de recrutement et de gestion de la main-d’œuvre constituent des obstacles massifs pour une partie des salariés, en particulier les jeunes et les peu qualifiés, précisément les plus nombreux dans l’intérim. Au-delà, l’intérim offre différentes caractéristiques et différents droits qui le rendent attractif.

2 Année où fut votée en France la première loi réglementant le travail temporaire. 3 « Professionnels de l’intérim et spécialistes des métiers de l’emploi », nouveau nom du Sett (Syndicat des Entreprises de Travail Temporaire). 4 Créée en 1967 à Paris, la Confédération internationale des ETT regroupe les syndicats patronaux du TT de 30 pays. Euro-Ciett réunit les membres de la Ciett des pays de l’UE et de l’Espace économique européen.

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D’un côté, on constate le poids d’attraits qui fonctionnent même s’ils sont largement illusoires. Ils font croire que l’on peut échapper aux contraintes de la subordination salariale dans cette forme d’emploi sans engagement durable qui laisserait une large place à la liberté (de gérer son temps, de choisir ses missions, de prendre des vacances à sa guise…) et qui favoriserait une mobilité dynamique que certains apprécient. Un nombre non négligeable d’intérimaires en arrive à positiver leur situation et à apprécier l’absence d’engagement, les changements et la liberté relative qu’ils rencontrent dans le TT. Un salarié durablement lié à un employeur est soumis une discipline et à une hiérarchie souvent pesantes même dans les organisations « post-tayloriennes ». Il doit s’inscrire dans une organisation du travail et des horaires imposés même si « l’horaire à la carte » et les « journées de RTT » les ont assouplis. Il doit supporter la répétitivité, la monotonie voire la routine qu’induit l’occupation d’un même poste des années durant. Bien sûr, les contreparties en termes de revenu, de sécurité, de droits sociaux et de progression de carrière ne sont pas négligeables, mais elles ne sont pas identiques dans toutes les structures, ni dans tous les emplois et elles n’ont pas la même importance aux yeux de tous. Peut-on comprendre l’attractivité de l’intérim autrement qu’en raison de ces lourdeurs redoutées ? Il existe certes dans le monde du travail des aventuriers qui aiment le nomadisme et se moquent de l’incertitude. Mais, ils ne sont majoritaires ni parmi les salariés, ni parmi les intérimaires. C’est bien plutôt ce que coûte l’engagement dans une relation salariale durable qui conduit à apprécier et souvent à survaloriser la situation inverse. Loin d’être nouveau, ce sentiment renoue avec un refus de la subordination salariale qui remonte à loin (Topalov, 1994). Si la mobilité propre à l’intérim peut contribuer à enrichir sa palette individuelle et aider à se stabiliser, cet apport est très inégalement réparti. Il est étroitement corrélé aux atouts dont on dispose en terme de qualification et d’expérience notamment. Il dépend en outre de la durée et de la nature de la mobilité. Très idéalisée par les discours managériaux (et ceux-ci influencent la représentation des salariés y compris intérimaires), la mobilité est de plus en plus souvent synonyme d’un enfermement durable dans une instabilité subie (Amossé, 2002) et coûteuse. Le goût pour la liberté et la mobilité que beaucoup d’intérimaires, y compris parmi les plus contraints, revendiquent constitue fréquemment un genre de « méthode Coué » aidant à supporter son sort en le positivant. Cela traduit souvent des formes d’aliénation et d’adhésion inconsciente à un système qui fait souffrir rappelant le concept de « servitude volontaire » cher à La Boétie (Durand, Le Floch, 2006) On peut aussi y voir une forme de résistance aux duretés vécues dans le travail comme chez les adeptes de l’intérim au long cours qui refusent la soumission salariale. Mais, ils sont très minoritaires car seuls ceux qui sont dotés de compétences rares peuvent travailler à peu près aussi souvent qu’ils le veulent. D’un autre côté, les ETT ont été à l’initiative d’un important dialogue social qui s’est traduit par de nombreuses négociations débouchant sur des accords (qui ont souvent été étendus par arrêtés ou repris par des lois) ayant généré une amélioration tout à fait substantielle des droits sociaux reconnus aux intérimaires. Il s’agissait de contrecarrer la vision craintive et négative

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de la flexibilité et de ses effets car « Menacés dans leurs conditions de travail et d’existence, les salariés y décèlent des remises en cause profondes des progrès sociaux enregistrés depuis un siècle. » (Tarondeau, 1999). Les ETT ont instrumentalisé les négociations sociales et d’une certaine façon le syndicalisme pour donner une bonne image de leur métier. Ce n’est pas sous la pression de mouvements sociaux à peu près inexistants qu’elles ont négocié. Elles ont choisi de dynamiser le dialogue avec les syndicats pour hâter leur légitimation et ce choix reste d’actualité. Piégés, les syndicats de salariés n’ont pas vraiment eu d’autre solution que d’entrer dans ce jeu dont le prix a été de contribuer, à leur corps défendant, à accréditer la légitimité du TT aux yeux des intérimaires, des salariés et de l’opinion publique sans pouvoir éviter son institutionnalisation au sein du système d’emploi. Il reste que cela a débouché sur la construction d’un ensemble consistant de droits et d’avantages sociaux qui sont loin d’être négligeables pour les intérimaires. Durant les années 1980-1990, se sont multipliés les accords sur le paritarisme (création du FAF-TT5 en 1983, d’une Commission technique paritaire en 1984, du FASTT6 en 1992 et du FPE TT7 en 1996), les droits syndicaux, la formation, la sécurité, la santé, la protection sociale… Cela a incontestablement amélioré la situation des intérimaires tout en générant des coûts significatifs pour les ETT. Les intérimaires ont ainsi droit à une indemnité de fin de mission (IFM) et une indemnité compensatrice de congés payés (ICCP) chacune égale à 10% du salaire, ce salaire ne peut en principe pas être inférieur à celui que toucherait un salarié en fixe occupant le même poste, ils ont accès à un Comité d’entreprise (dans les ETT d’une taille suffisante), le FAFTT cofinance de nombreuses actions de formation, le FASTT apporte des aides au logement et au crédit… Ce sont là autant d’avantages dont sont privés la plupart de ceux qui occupent d’autres formes d’emploi non durable (CDD, stages…). En outre, les agences s’efforcent d’accompagner leurs intérimaires « fidèles » (les « intérimaires à forte intensité d’emploi », IFIDE) de façon à limiter la temps d’attente entre deux missions, ne serait-ce que pour éviter qu’ils les délaissent pour la concurrence. Mais, les droits et les garanties prévus par les contrats de travail que signent les intérimaires ne jouent que le temps des missions. La règle de la « continuité » prévoit certes que c’est le cumul des heures travaillées qui ouvre différents droits (indemnités de chômage, avantages de CE, accès à la formation…), ce qui permet de « couvrir » une partie des périodes sans mission qui peut aussi être financièrement « amortie » par les indemnités de chômage (pour les intérimaires ayant suffisamment travaillé et cotisé et qui ont satisfait aux lourdes procédures administratives). Mais, tous n’y ont pas droit et certains, notamment parmi les plus jeunes, répugnent à se déclarer chômeurs ou négligent les démarches qui sont « vécues douloureusement, puisqu’elles s’accompagnent d’un sentiment d’échec, d’obligation de

5 Fonds d’assurance pour la formation dans le travail temporaire. 6 Fonds d’action sociale du travail temporaire. 7 Fonds professionnel pour l’emploi dans le travail temporaire.

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redevenir un assisté » (Dares, 2001). Au bout du compte, les pertes de revenu sont conséquentes (l’indemnisation du chômage est une fraction du salaire de base hors IFM, ICPP et primes) et les droits s’épuisent quand les missions ne s’enchaînent pas. Quant aux bâilleurs de logements et aux prêteurs (banquiers ou concessionnaires automobiles), ils restent attachés à des garanties de revenu durable que n’apporte qu’un CDI ! Aucun des avantages réels et supposés, aucun des droits sociaux issus du partenariat social n’aboutit à sécuriser la situation ou le parcours intérimaires qui sont fondamentalement marqués par la précarité.

Intérim et précarité

Selon Joseph Wresinski, le fondateur d’ATD Quart Monde, la précarité définie comme « l’absence d’une ou plusieurs des sécurités permettant aux personnes et familles d’assumer leurs responsabilités élémentaires et de jouir de leurs droits fondamentaux » génère une insécurité qui peut mener « à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines d’exis-tence » (Wresinski, 1987). Parmi les principales sources de cette insécurité, figure l’emploi précaire caractérisé par sa discontinuité comme le note Patrick Cingolani : « travail temporaire ou intérim, contrats à durée déterminée, stages, voire travail à temps partiel ; toutes ces expressions indiquent le caractère décisif du temps et, plus particulièrement, de l’intermittence, entendue comme discontinuité des temps. » (Cingolani, 2005). Comme le souligne Serge Paugam, cette précarité de l’emploi rend en effet : « probable la précarité des conditions de vie » (Paugam, 2000). L’usage répandu de l’expression « emplois précaires » reflète la confrontation croissante du salariat au chômage et à la peur du chômage, aux licenciements économiques et à la crainte de perdre son travail, aux emplois « atypiques » et à l’angoisse de ne pas (re)trouver un poste stable, à l’idée inquiétante que soi-même ou ses enfants pourraient devenir « des précaires » : « La diffusion et la banalisation des termes "précarité", "précaires", et par extension celui de "précarisation", sont des phénomènes récents, étroitement liés aux transformations du système productif, à la montée du chômage et à la définition de nouvelles catégories d’emploi et de formes de travail au regard de l’emploi stable et de la continuité de l’emploi qui faisaient référence en matière de régulation salariale depuis les années 60 et 70. » (Billiard et al., 2000).

En ce qui le concerne, l’intérim est un emploi précaire en raison du caractère provisoire et discontinu des missions. C’est par définition un emploi instable et à la durée incertaine. Un intérimaire ne sait jamais si sa mission ira au bout de la durée initialement prévue, ni si elle sera reconduite et, dans ce cas, jusqu’à quand. Une agence d’intérim ne promet jamais qu’il y

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aura une mission, ni quand ni où elle la proposera. Même la priorité donnée aux intérimaires « fidélisés » est relative car l’agence s’engage à une obligation de moyen et non de résultat. Il ne peut d’ailleurs en être autrement eu égard à la nature et à la réglementation du TT. Un intérimaire vit sans stabilité et sans visibilité sur son avenir professionnel et social même immédiat comme le soulignent la plupart des réponses à notre question sur ce que les intérimaires considèrent comme les inconvénients de cette forme d’emploi : « Emploi non sûr,

contrats non renouvelés, périodes plus ou moins longues sans emploi », « Pas de contrats

durables, de places fixes », « Parfois pas de travail », « On peut rester des mois et des

semaines sans travail, ce n’est pas un travail stable », « Les périodes creuses et

l’incertitude », « Ne pas savoir la date de la prochaine mission » ; « Ne jamais savoir jusqu’à

quand on a du travail » ; « Ça reste du temporaire, sans contrôle de la situation »… (Glaymann, 2005). Le contrat qui lie un intérimaire à une agence rend son emploi précaire quelles que soient les améliorations qui ont été apportées. L’intérimaire est missionné pour une durée limitée, ce qui l’installe dans le provisoire et l’incertitude. Même quand les agences tentent de limiter les attentes entre deux missions, elles ne peuvent à y arriver à tout moment pour tous les intérimaires. Même si les missions ne sont pas toutes courtes, elles le sont le plus souvent (2 semaines en moyenne selon le Prisme, 10 jours selon l’Unedic). C’est aussi une indiscutable source de précarité. Cette dernière tient encore à l’absence de fixité qui touche tant le lieu de travail (on change sans cesse d’entreprise, d’établissement, d’atelier, de bureau) que le travail (on doit s’adapter à chaque fois aux machines, aux logiciels, aux méthodes, aux exigences) et les relations de travail (avec la hiérarchie, les collègues, les clients). Il faut faire et refaire ses preuves dans le cadre de contraintes comme de liens formels et informels modifiés en permanence. Cette instabilité engendre un problème de civilisation : « Comment un être humain peut-il se forger une identité et se construire un itinéraire dans une société faite d’épisodes et de fragments ? Dans la nouvelle économie, l’expérience dominante est celle de la dérive de lieu en lieu, de job en job. » (Sennett, 2000). Et le chômage guette même si l’intérim n’y conduit pas forcément (c’est plutôt le chômage qui conduit à l’intérim). La majorité des anciens intérimaires n’est pas au chômage et trouve un emploi après (pas forcément grâce à) ce passage par le TT. Pourtant, à chaque fin de mission, un intérimaire risque de (re)devenir un chômeur (indemnisé s’il y a droit), cette menace perpétuelle de chômage signifie que de façon massive, les intérimaires subissent ce que le BIT appelle du « sous-emploi visible » (situation des actifs qui sont contraints de travailler une durée inférieure à ce qu’ils peuvent et veulent faire) qui est aussi synonyme de précarité et qui génère tout à la fois une instabilité salariale et des pertes financières. Selon les résultats d’une enquête réalisée en 2004 par l’institut BVA pour le FPETT, moins d’un quart des intérimaires sont en mission de façon continue et à temps plein sur une année.

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La durée d’emploi en intérim (en 2004)

21%

22%

14%

21%

22%

0% 5% 10% 15% 20% 25%

1-3 mois

4-6 mois

7-8 mois

9-11 mois

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Source : FPETT (2004)

Cela ne signifie évidemment pas que 78% des intérimaires passent par le chômage dans l’année, mais ce risque existe de même que celui d’alterner différents emplois instables (CDD, missions d’intérim, stages) avec des phases de chômage (indemnisées ou non) et ce risque se concrétise fréquemment. L’instabilité salariale est l’un des effets les plus pesants. Les intérimaires sont fortement exposés aux risques de pauvreté (« d’existence », « monétaire », « subjective »). Le revenu des précaires alternant emploi et chômage (ou inactivité) est bien inférieur au revenu moyen : « Le revenu d’emploi annuel moyen des personnes continûment en emploi est de l’ordre de 20 000 € pour les personnes continûment actives occupées à temps plein (soit 1 600 € par mois) […]. Les personnes alternant emploi et non-emploi ont des revenus annuels d’emploi inférieurs. De plus, si on les rapporte au nombre de mois d’emploi, ces revenus annuels moyens conduisent à des revenus mensuels de l’ordre de 900 à 1 000 € : même lorsqu’elles sont en emploi, les personnes alternant entre emploi et non emploi ont des revenus d’activité mensuels nettement inférieurs à ceux des personnes continûment actives occupées […] même si l’on tient compte de ces revenus et des revenus individuels liés à l’inactivité (retraites, pensions, etc.), leur revenu individuel total reste bien inférieur à celui des personnes continûment en emploi. » (Breuil-Genier, Valdelièvre, 2002). Non seulement les ETT et le Prisme contestent cette analyse en essayant de repousser la connotation péjorative du terme précarité : « Le raccourci qui consiste à assimiler le travail intérimaire ("provisoire", "non définitif" voire "instable") à la précarité est souvent franchi. Or cette assimilation résulte d’une approche idéologique - voire "passionnelle" - de l’intérim et ne reflète pas la réalité actuelle de cette forme d’emploi » (Sett, 2003), mais ils défendent l’idée selon laquelle le TT augmente les chances de trouver un emploi stable de qualité : « Véritable "tremplin" vers l’emploi, l’intérim contribue également à améliorer l’"employabilité" au travers de la succession de missions et de formations. […] L’intérim joue un rôle de "porte d’entrée" et d’intégrateur sur le marché du travail. » (Sett, 2003).

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On notera que l’argumentaire ne porte pas sur la précarité synonyme d’instabilité, d’incertitude et d’attente qui est le lot incontournable de tout intérimaire. Il faut néanmoins s’interroger sur la capacité du TT à intégrer et donc, d’une certaine façon, à sécuriser les parcours. Le passage par l’intérim aide en effet certains à accéder à un emploi stable. Notre enquête comme bien d’autres études le confirment : « pour l’ensemble des personnes interrogées, l’intérim est considéré comme un outil efficace pour l’obtention d’un CDI et comme un bon moyen potentiel d’insertion professionnelle, malgré des limites qu’elles identifient assez clairement » (Jourdain, 2002). L’intérim est un moyen (pas une garantie, il n’en existe pas) de se stabiliser dans l’emploi. Même si cela ne fonctionne pas à chaque mission et ne réussit pas pour tous les intérimaires, ce sous-emploi peut n’être que ponctuel et constituer ce fameux « tremplin vers l’emploi ». C’est notamment le cas pour une partie des jeunes, mais une partie seulement, qui forgent leur expérience et se dotent de contacts qui aboutissent parfois à l’embauche attendue. C’est moins fréquent pour les seniors plus souvent enfermés dans un sous-emploi répétitif qui guette aussi les moins qualifiés. Il faut pourtant largement nuancer ce propos optimiste pour trois raisons majeures. La première est que nombre d’intérimaires restent durablement enfermés dans une « trappe à précarité », c’est particulièrement vrai des publics « les plus éloignés de l’emploi » en raison de leur manque de certification ou d’expérience. C’est aussi le cas des proies des discriminations à l’embauche liées à l’âge, au genre, au faciès, au patronyme, au handicap… Pour tous ceux-là, l’intérim a certes le mérite d’apporter même épisodiquement du travail et un revenu. En même temps, son extension a contribué à pérenniser la segmentation de l’emploi et des statuts dont ils sont les premières victimes. La deuxième concerne les conditions de vie et d’intégration sociale qu’engendre le passage par l’intérim. Aussi répandu soit-il, ce statut qui reste éloigné des normes sociales dominantes entraîne toutes sortes de difficultés et de souffrances tant il complique l’intégration aussi bien professionnelle que sociale. Les effets de la précarité agissent aussi à travers les regards et les décisions des bâilleurs ou des banquiers. Les difficultés pour se loger ou obtenir un emprunt sont un leitmotiv dans les témoignages. Les aides des CE des grandes ETT et des organismes paritaires de la branche ne pallient que faiblement ces difficultés. S’ajoute à cela l’étiquette d’instable qui pèse et tend à rendre les intérimaires responsables de leur intermittence dans l’emploi. Au-delà des vexations, l’impossibilité de s’investir pleinement dans son travail est un désagrément majeur. Cette atteinte à l’identité professionnelle heurte à la fois l’éthique personnelle, la volonté de montrer ses capacités et sa fierté de travailleur. Ces fragilisations et les efforts pour y faire face dégradent l’image que les intérimaires ont et veulent donner d’eux-mêmes. La Dares note qu’ils « se considèrent comme prisonniers d’un système qui ne leur confère qu’un sous-statut social et professionnel et une identité dévalorisée […] Ils doivent affronter les préjugés sur les intérimaires véhiculés dans les entreprises et dans leur environnement personnel : mercenaires uniquement intéressés par l’argent, éternels adolescents refusant de s’engager, profiteurs de l’indemnisation chômage… Ce sous-statut et cette identité négative sont d’autant plus mal vécus que les intérimaires ont le sentiment, au

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contraire, de refuser l’assistanat du chômage et de faire constamment les preuves de leur motivation pour le travail. » (Dares, 2001). Cette identité dévalorisée pèse en outre sur les liens qui se nouent autour de l’emploi. En cela, la précarité provoque une socialisation de piètre qualité dont les effets se diffusent chez les proches et perdurent dans le temps. La troisième est que le sous-emploi propre au TT est aussi un sous-emploi invisible aux conséquences souvent plus durables. Beaucoup d’intérimaires sont contraints de travailler en dessous de leur qualification dans la mesure où les missions qu’on leur propose correspondent souvent à du travail qui les déclasse. Cela arrange les ETT qui peuvent ainsi fournir à coup sûr du personnel efficace8 et surtout les EU qui peuvent ainsi sous-payer des salariés tout en pouvant exiger une productivité et une qualité élevées. Même en appliquant la loi qui prévoit qu’un intérimaire doit toucher un salaire équivalent à celui que recevrait un salarié en fixe sur le même poste, les intérimaires sont de ce fait souvent sous-payés. Beaucoup de jeunes occupent ainsi des emplois inférieurs à ce que justifieraient leur formation et leurs diplômes. Ils paient un triple prix pour leur inexpérience : une perte de revenu, un faible intérêt du travail et une perte d’opportunité en apprentissage. Les savoirs et l’expérience de nombreux seniors sont également dévalorisés par les postes sous-qualifiés auxquels on les affecte. Leur usure et leurs difficultés réelles ou présumées à s’adapter aux nouveautés justifient la double peine qui les frappe : un déclassement dans l’intérim qui succède souvent à un licenciement pour « délit d’âge excessif ». Beaucoup de femmes connaissent aussi ce type de traitement de défaveur dans l’intérim qui rejoint les discriminations que les salariées en général subissent à l’embauche et dans leur carrière ; c’est notamment le cas pour celles qui reviennent à l’emploi après plusieurs années d’interruption. Enfin, les salariés les moins diplômés sont fréquemment relégués dans des emplois faiblement qualifiés et mal rémunérés en présumant que leur expérience professionnelle est peu transférable. C’est une des raisons pour lesquelles la majorité des missions de TT concerne des emplois non ou peu qualifiés : 46% des hommes et 43% des femmes intérimaires occupent des postes d’ouvriers non qualifiés, 31,5% de ces dernières sont sur des postes d’employées administratives d’entreprise assez peu qualifiés. Même si les intérimaires sont souvent faiblement diplômés, la répartition de ces affectations ne correspond ni à l’expérience professionnelle des plus âgés, ni au profil des intérimaires juniors qui sont, comme dans toute la population, plus diplômés que leurs aînés. Et ce déclassement professionnel des intérimaires n’affecte pas seulement les postes qu’ils occupent en intérim. Le sous-emploi qualitatif vécu durant l’intérim prolonge ses effets d’une part parce les missions tendent à s’enchaîner sur des postes du même type et ceux-ci s’accumulent sur le CV ; d’autre part, parce qu’un intérimaire recruté au terme de sa mission a peu de chances de se voir promu à l’embauche. Lorsqu’ils sont enfin stabilisés, ces intérimaires risquent de travailler longtemps au-dessous de leur niveau de qualification avec de nombreuses conséquences néfastes : des revenus sous-évalués et une productivité

8 La limite pour les ETT est que leur marge dépend en partie du salaire versé aux intérimaires puisque leur prix est calculé en appliquant un coefficient multiplicateur au salaire. Ils peuvent néanmoins pallier un salaire sous-évalué en augmentant le coefficient qu’elles appliquent.

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inférieure à ce que permettrait leur formation. Leurs compétences et leur employabilité seront ainsi atteintes.

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À l’heure où l’instabilité subie constitue une menace qui tient souvent ses « promesses » de précarité et de paupérisation, la mobilité associée à une sécurité efficace peut être une chance pour éviter la routine et ouvrir des opportunités aux salariés. On peut néanmoins, comme le fait notamment Christophe Ramaux (2006), se demander s’il est avéré que l’emploi stable et « la carrière » sont définitivement révolus. Les salariés ne risquent-ils pas de renoncer un peu vite à certaines conquêtes sociales et à lâcher la proie (le CDI et ses garanties même limitées) pour l’ombre (les nouvelles sécurités promises) ? À cet égard, l’évolution de l’intérim depuis 30 ans montre un lien très fort entre la flexibilisation et la diffusion de la précarité. La construction de nouvelles formes de sécurité paraît en revanche rester au mieux un vœu pieux dans ce cadre où règne largement la « flexiprécarité » au risque de voir confirmé le sinistre pronostic de Zygmunt Bauman : « L’un des diagnostics les plus couramment proposés est le chômage et en particulier les piètres perspectives d’emploi pour ceux qui quittent l’école et se retrouvent sans expérience sur un marché du travail concerné par la hausse des profits grâce à la baisse des coûts du travail et au dégraissage d’actifs, plutôt que par la création de nouveaux emplois et la construction de nouveaux actifs. […] l’une des recommandations le plus communément proposées aux jeunes est d’être flexibles, et pas spécialement difficiles, de ne pas attendre trop de leurs emplois, de les prendre comme ils viennent, sans trop se poser de questions, et de les considérer comme une opportunité dont il faut profiter sur le moment tant qu’elle dure, plutôt qu’un chapitre d’introduction à un "projet de vie", une question d’estime et de définition de soi, ou une garantie de sécurité à long terme » (Bauman, 2006).

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Bibliographie

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servitude volontaire à l’implication contrainte », L’Harmattan, Paris, « Logiques sociales » FPETT [2004], Regards des intérimaires… sur l’intérim (étude de l’Institut BVA) Glaymann D., (2005), La Vie en intérim, Fayard Glaymann D., (2007), Le Travail intérimaire, La Découverte (Repères), à paraître Gorgeu A., Mathieu R., (1995), « Filière automobile : intérim et flexibilité », Dossier de

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