Tapie: le fisc a passé l'éponge sur 15 millions d'impôts ... · Tapie: le fisc a passé...
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Tapie: le fisc a passé l'éponge sur 15 millions d'impôts / 17 mai 2013 | Par Laurent Mauduit
Au centre de trois procédures judiciaires, dont l’une pourrait conduire à la mise en examen, le 23 mai, par la
Cour de justice de la République (CJR), de Christine Lagarde, l’actuelle directrice générale du Fonds monétaire
international (FMI), pour « complicité de faux » et « complicité de détournement de fonds publics », la liste des
irrégularités et coups tordus qui ont émaillé l’affaire Tapie est si fournie que l’on pouvait penser ne presque plus
rien en ignorer. Des instructions données par l’Élysée pour suspendre le cours de la justice de la République
jusqu’aux faux en écriture publique qui pourraient avoir été commis, en passant par les manquements à ses
obligations de transparence de l’un des arbitres, les mensonges répétés de Christine Lagarde ou encore le
rendez-vous secret de Bernard Tapie avec Claude Guéant, à l’époque secrétaire général de l’Élysée : les
invraisemblables péripéties de ce scandale d’État, qui a permis à Bernard Tapie d’empocher 403 millions d’euros
publics, sont maintenant bien connues. Et grâce aux révélations de la presse – et en particulier de Mediapart –,
l’affaire semblait avoir livré la plupart de ses secrets, en tout cas les plus importants.
Et pourtant, non ! Cette affaire recelait un autre scandale qui n’avait pas encore été mis au jour et qui revêt une
grande importance à quelques jours de l’audition de Christine Lagarde devant la CJR : dans le plus grand secret,
à l’automne 2009, le Trésor public a renoncé à user des moyens de droit dont il disposait et qui avaient de
fortes chances d’aboutir ; et il a préféré abandonner des créances qu’il détenait sur Bernard Tapie pour un
montant considérable qui, selon les évaluations de Mediapart, atteignaient presque 15 millions d’euros – pour
être précis 14 814 157,69 euros.
Pour comprendre les circonstances de cet invraisemblable cadeau fait à Bernard Tapie aux frais des
contribuables, il faut se souvenir du fil de l’histoire. Le 7 juillet 2008, les trois arbitres saisis du différend
entre Bernard Tapie et l’ex-Crédit lyonnais au sujet de la vente d'Adidas rendent donc la sentence
controversée et allouent au total 403 millions d’euros à l’ex-homme d’affaires. C’est le cœur du scandale :
disposant de nombreux indices, la justice cherche à établir si cet arbitrage n’a pas, en fait, été arrangé et s’il
ne s’est pas agi d’un détournement de fonds publics.
Mais une fois que la sentence est rendue, l’affaire ne s’est pas arrêtée, car Bernard Tapie ne peut pas mettre
tout de suite la main sur son pactole. Il faut au préalable qu’il règle les impôts qu’il doit sur ses indemnités (hors
la scandaleuse indemnité de 45 millions d’euros pour préjudice moral, qui n’est pas imposable), ainsi que des
arriérés d’impôt et de cotisations sociales qu’il doit depuis la mise en liquidation de ses sociétés, en 1994. Or,
ces arriérés d’impôt et de cotisations qui datent de cette époque sont considérables et peuvent diminuer très
sensiblement le solde net que doit percevoir Bernard Tapie.
C’est d’ailleurs ce que suggère dans les jours qui suivent la sentence l’avocat de Bernard Tapie, Me Maurice
Lantourne. Il fait alors valoir que son client ne devrait guère percevoir, pour finir, qu’une trentaine de millions
d’euros, le reste tombant dans les caisses de l’État.
Deux mois plus tard, le mardi 23 septembre 2008, la ministre des finances Christine Lagarde est entendue sur
ce scandale Tapie par la commission des finances de l’Assemblée nationale (le compte-rendu officiel est ici) et
elle est de nouveau interrogée sur le solde net qui devrait rester à Bernard Tapie. Sans vouloir être trop
précise, elle confirme l’évaluation de l’avocat : « J’ignore le montant exact de la fiscalité pesant sur les sommes en question, hors préjudice moral. L’ordre de grandeur dont je dispose est tout à fait estimatif car les arbitres n’ont pas encore statué sur la date à laquelle doit être calculé le traitement fiscal. Mes services m’ont indiqué que, après déduction des impôts et des créances détenues par l’État, 30 millions d’euros devront être réglés au bénéfice des époux Tapie. »
Le rôle majeur de Claude Guéant
Or, pour finir, on sait qu’il s’agit de l’un des nombreux mensonges proférés dans cette affaire par Christine
Lagarde et que le solde net qui est revenu à Bernard Tapie est beaucoup plus élevé : selon des évaluations
concordantes, il se situerait entre 240 et 300 millions d’euros. Et si tel a été le cas, c’est que les impôts
réclamés à Bernard Tapie ont été très inférieurs à ce qui avait été initialement suggéré.
Pourquoi ? Parce que le contribuable Bernard Tapie a, dans la foulée de cet invraisemblable arbitrage, bénéficié
de nouveaux passe-droits ? En tout cas, à la suite d’une réquisition judiciaire, Mediapart a révélé le 11 mars
dernier un enregistrement de Bernard Tapie (lire Affaire Tapie : l’enregistrement qui met en cause Guéant)
qui établit clairement qu’il a profité d’une procédure fiscale totalement exceptionnelle puisqu’il a rencontré
Claude Guéant, à l’époque secrétaire général de l’Élysée, en mai 2009, pour parler de ses impôts et que ce
dernier s’est impliqué dans ce dossier fiscal. C’est d’ailleurs cet enregistrement que Mediapart a accepté de
remettre à la justice qui est à l’origine à l’époque des perquisitions que les juges d’instruction chargés de
l’affaire Tapie ont décidé d’opérer chez Claude Guéant et qui ont eu ensuite de spectaculaires prolongements
dans le dossier... du financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy.
Les juges d’instruction ont, en somme, cherché à vérifier si le scandale de l’arbitrage ne s’était pas prolongé par
une négociation fiscale dérogatoire exagérément avantageuse au profit du contribuable Bernard Tapie. Or, c’est
tout l’intérêt de la nouvelle révélation que nous sommes en mesure de faire : elle constitue un indice de plus que
Bernard Tapie aurait pu bénéficier d’un traitement fiscal de faveur.
Quelques mois après la rencontre secrète entre Bernard Tapie et Claude Guéant, en mai 2009, pour parler des
impôts liés à l’arbitrage, le tribunal de commerce de Paris est en effet saisi d’une procédure déclenchée par le
même Bernard Tapie, visant à contester une partie des impôts qu’il doit à l’administration fiscale, et qui ont été,
si l’on peut dire, gelés depuis sa mise en faillite, et cela jusqu’à ce que la sentence arbitrale soit rendue.
Quand la procédure est lancée par Bernard Tapie, elle n’inquiète guère les services des impôts concernés, car il
arrive fréquemment, dans ce cas de figure, qu’en première instance, devant la juridiction assez peu sereine et
indépendante des tribunaux de commerce, l’administration fiscale soit déboutée de ses demandes et qu’une
ordonnance de forclusion soit prononcée sur certaines créances détenues depuis très longtemps par le fisc sur
un contribuable. Mais en appel, devant des magistrats professionnels, la jurisprudence veut que l’État l’emporte
quasiment à tous les coups.
Or, c’est très exactement ce qui advient avec cette affaire. Dans une ordonnance rendue le 20 octobre 2009,
et qui était à l’époque totalement passée inaperçue, un juge commissaire du tribunal de commerce de
Paris, Georges Atlan, rend une ordonnance au terme de laquelle il prononce la forclusion de certaines des
créances détenues par le Trésor public sur la liquidation Bernard Tapie, pour un montant qui est proche, selon
les calculs de Mediapart, de 15 millions d’euros. Soit, très précisément 14 814 157,69 euros.
Voici cette ordonnance :
Tapie: pemiere ordonnance du juge commissaire by Laurent MAUDUIT (Voir en fin de texte)
Deux années d'impôt sur le revenu oubliées
Pour comprendre comment on aboutit à cette somme de près de 15 millions d’euros, il suffit de se reporter aux
pages 11 et 12 de l’ordonnance où les différentes créances détenues par l’État sont énumérées, puis à la
dernière page de l’ordonnance où figure la liste des créances qui sont confirmées et celles dont la forclusion est
prononcée.
Les arguments du juge commissaire pour déclarer la forclusion sont les suivants. Il rappelle qu’à l’époque de ces
dettes fiscales contractées par Bernard Tapie, c’est-à-dire en 1993 et 1994, la loi autorise l’État à faire jouer
ses prérogatives de créancier privilégié, en signalant à un contribuable qu’il détient sur lui une créance
provisionnelle. Mais cette créance ne vaut que si l’administration des impôts signifie au contribuable concerné
dans l’année qui suit que cette créance est définitive. Or, en certains cas, l’État n’aurait pas procédé de la sorte
avec Bernard Tapie et aurait donc perdu le droit de lui réclamer ces arriérés d’impôts. Interrogé par Mediapart,
c’est cette même position que défend, sans grande surprise, l’avocat de Bernard Tapie, Me Maurice Lantourne,
selon lequel l'ordonnance est strictement conforme au droit.
Selon de très nombreux juristes et avocats fiscalistes consultés par Mediapart, cette ordonnance va toutefois
totalement à rebours, dans le cas concret de Bernard Tapie, de la jurisprudence. En clair, si l’administration
fiscale avait décidé de faire appel, elle aurait eu les plus grandes chances d’obtenir gain de cause et de
récupérer ces quelque 15 millions d’euros. Or l’État a décidé de ne pas faire appel. Bien que la somme fût
considérable, l’administration des impôts n’a pas cherché à faire prévaloir ses droits et a abandonné cette
somme à Bernard Tapie.
Déjà, à la fin du mois de juillet 2008, la ministre des finances Christine Lagarde avait refusé d’introduire un
recours contre la sentence controversée, alors que deux avocats consultés par l’État avaient fait valoir que ce
dernier avait tout intérêt à contester cette sentence. Et voici donc, l’année suivante, que l’histoire bégaie : alors
qu’elle avait toutes les chances de gagner en appel, l’administration des impôts a renoncé à introduire un recours
et a fait un cadeau de presque 15 millions d’euros à Bernard Tapie.
Sidérant dans son principe, ce cadeau l’est encore plus quand on observe dans le détail ce que sont certaines de
ces créances fiscales qui ont été abandonnées. Si l’on se réfère à la page 12 de l’ordonnance, on découvre ainsi
qu’une seule créance parmi celles qui ont été abandonnées, la numéro 9, porte sur près de 12 millions d’euros.
Pour être précis : 11 845 150,97 euros. Or, il s’agit de l’impôt sur le revenu que Bernard Tapie aurait dû payer au
fisc en 1992 et en 1993 ainsi que de ses contributions sociales pour les mêmes années (c’est-à-dire les
prélèvements sociaux sur les revenus du capital, essentiellement la CSG) – sommes qu’il n’avait jamais payées
puisqu’il avait peu après été déclaré en faillite.
Ces créances fiscales frappent par leur énormité et suggèrent que Bernard Tapie disposait dès cette époque de
revenus colossaux, sans doute deux à trois fois supérieurs. Or, il faut bien mesurer qu’au début des années
1990, ces niveaux de fortune sont encore plus considérables qu’aujourd’hui. À titre d’indication, la feuille d’impôt
de Jacques Calvet, le patron de PSA, que révèle Le Canard enchaîné et qui scandalise la France tant les chiffres
semblent insensés, fait état de revenus pour l’année 1989 pour un montant équivalent à… 500 000 euros
d’aujourd’hui.
Qui a donné des instructions ?
Cela donne la mesure du cadeau que l’administration des impôts a fait en 2009 à Bernard Tapie, sans que nul le
sache, en abandonnant toute poursuite. En clair, le fisc a passé l’éponge sur deux années d’impôt sur le revenu
d’un contribuable qui figurait parmi les plus riches de France. L’affaire n’est certes pas inédite : en 2011,
Mediapart avait ainsi déjà révélé que le ministre du budget de l’époque avait accordé une remise d’impôt de 6,2
millions d’euros au principal condamné du procès Elf, André Tarallo, connu sous le sobriquet de « Monsieur Afrique » (lire Une remise d’impôt de 6 millions d’euros pour le principal condamné du procès Elf).
Mais dans le cas présent, l’affaire prend un tout autre relief. Car nul ne sait qui a donné l’instruction pour que
l’administration fiscale ne fasse pas appel. Car, comme de très nombreux services des impôts, aux quatre coins
de la France, figuraient parmi les créanciers, il a bien fallu qu’une instruction soit donnée pour que les
différents services concernés défendent un point de vue identique.
Mediapart a posé la question à la Direction générale des finances publiques, mais n’a pas encore obtenu de
réponse. Nous avons aussi cherché à joindre l’ancien patron de cette direction, Philippe Parini, en poste aux
moments de cette procédure, mais il nous a fait dire qu’il ne souhaitait pas s’exprimer. Nous avons aussi cherché
à joindre des directions locales concernées, sans plus de succès.
Cette nouvelle affaire tombe, pourtant, au plus mal pour les différents protagonistes du scandale Tapie. Car elle
soulève de nombreuses questions. Lors de sa rencontre avec Claude Guéant, Bernard Tapie a-t-il évoqué cette
question des créances que le Trésor public détenait sur lui ? Et Christine Lagarde, que vont entendre dans
quelques jours les magistrats de la CJR, a-t-elle, elle-même, eu à connaître de ce dossier ? Dans les différentes
procédures ouvertes, l’affaire risque en tout cas d’intéresser au plus haut point la justice.
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