"Taoism Et Yoga" by Jean Filliozat

download "Taoism Et Yoga" by Jean Filliozat

of 48

description

Published in Journal asiatique, 1969@Article{fill-taoi, Title = {Taoisme et Yoga}, Author = {Jean Filliozat}, Journal = {Journal asiatique}, Pages = {41--87}, Volume = {CCLVII}, Year = {1969}}

Transcript of "Taoism Et Yoga" by Jean Filliozat

  • TAOSNIE ET YOGA PAR

    JEAN FILLIOZA T

    Lorsque vers 646, l'Empereur de Chine ordonna de traduire en sans krit, pour l'usage d'un roi de l'Inde orientale, l'ouvrage fondamental du Taosme, le Tao ta-king, les traductems, dsigns d'office, ne trouvrent pas la tche lgre. Certains, sachant que les premiers livres bouddhiques sanskrits traduits en chinois l'avaient t souvent au moyen d'expressions usuelles dans les livres taoques, voulaient rendre ces expressions par les mots sanskrits qu'elles avaient servi traduire. Ils identifiaient ainsi, comme si elles avaient t rellement quivalentes, des ides indiennes et des ides chinoises. Mais le chef du comit de traduction, l'illustre plerin bouddhiste Hiuan-tsang, qui, quelque dixhuit ans plus tt tait parti seul, pied, fort de sa seule foi, pour gagner l'Inde lointaine par l'Asie centrale ; Hiuan-tsang, qui avait acquis de l'Inde et du sanskrit une connaissance sans rivale en Chine et qui, par surcrot, avait t vers pendant sa jeunesse dans l'tude des livres taostes, s'tait oppos des procds de traduction qui impliquaient une confusion de la pense bouddhique et de la pense taoque. Il jugeait celles-ci profondment diffrentes, tandis que son collgue, le taoste Ts'ai Houang, y voyait les mmes tendances (1}.

    L'avis du grand indianiste chinois l'a emport contre l'opinion syn crtiste et sans doute ne sirait-il gure un simple indianiste europen de toucher aujourd'hui au problme des similitudes entre le Taosme et les doctrines indiennes, alors qu'un connaisseur incomparable les a dclares fallacieuses . Aussi n'est-il point question de reprendre ici, dans son ensemble, un pareil problme. Trop souvent il a t vainement trait par ceux qui n'ont pas connu l'arrt de Hiuan-tsang. Seulement,

  • 42 ANNE 1 969

    il faut prciser la porte de cet arrt et on comprendra, en le faisant, qu'il n'interdit pas des tudes comparatives modestes, ni surtout la mise en parallle des donnes qui se ressemblent.

    Hiuan-tsang tait un bouddhiste fervent et un philosophe profond. Il a consacr sa vie clairer et promouvoir une philosophie bouddhique particulire, celle pour qui tout dans le monde n'est rien d'autre que Pense. Il a combattu les thories adverses, mme bouddhiques. Nul ne pouvait tre plus hostile au sentiment que toutes les thories se valent et expriment avec des mots diffrents une vrit commune. Il avait des opinions trop fermes et une foi trop vive pour tolrer des assimilations de doctrines qui pouvaient conduire l'indiffrence en matire de religion. Il se devait donc d'viter, dans la traduction qu'il tait charg de diriger, tout ce qui pouvait entraner confondre les ides qu'il croyait fausses et celles qui lui apparaissaient comme la vrit mme. Il se devait par-dessus tout, de sparer radicalement les unes et les autres, qui s'opposaient si nettement par leur valeur ses yeux.

    Une telle attitude, si naturelle chez lui, n'excluerait donc pas que d'autres aient pu en prendre une diffrente et envisager des similitudes, voire des corrlations doctrinales, entre la pense taoste et celle des Indiens, surtout celle de penseurs indiens n'appartenant pas au milieu religieux bouddhique auquel il s'tait attach. Mais il y a plus. La spculation taoste ancienne s'est associe de bonne heure (2) un ensemble de techniques spirituelles et matrielles trs complexes, visant particulirement prparer pour l'adepte un corps immortel, et dont la pratique, de plus en plus active et rpandue, a fini par constituer le grand mouvement du no-taosme )) . Philosophe, Hiuan-tsang rprouvait ces techniques, il les jugeait ridicules et, par crainte des moqueries des Indiens, il s'opposa la traduction d'une prface ajoute au Tao ta-king, prface o il tait question de l'usage en vogue chez les no-taostes de grincer des dents et d'avaler sa salive. Mais de pareilles pratiques matrielles n'auraient, en fait, choqu parmi les Indiens que ceux-l seuls qui taient dans les mmes ides que Hiuan-tsang. Les techniques du corps ont, en effet, connu dans l'Inde plus de vogue encore qu'en Chine et sont attestes depuis une poque plus ancienne. Souvent, elles diffrent dans les deux pays, souvent aussi elles sont matriellement semblables. En dpit du mpris de Hiuan-tsang, il est non seulement loisible mais encore ncessaire de les comparer. En elles-mmes, elles intressent hautement le physiologiste et le psychologue par les phnomnes physiques et psychiques qu'elles dclenchent. Elles ont jou, et jouent encore souvent, dans deux des plus grandes civilisations du monde, un rle

  • TAOSME ET YOGA 43

    considrable. Elles ont constitu pour d'innombrables hommes la forme essentielle de l'activit religieuse ou mieux, le moyen majeur de leur lan vers le dpassement de leur tre ou leur affranchissement du monde. C'est un devoir d'historien que de les tudier, de chercher marquer leurs concordances, leurs oppositions et leurs rapports ventuels .

    C'est l ce que prcisment Henri Maspero, qui a consacr un long et fructueux labeur l'tude des techniques taostes, avait compris . Il a publi dans le Journal Asiatique un mmoire considrable sur les procds de nourrir le principe vital dans la religion taoste ancienne(3). En tte, il avait plac une introduction gnrale contenant un expos de l'anatomie et de la physiologie chinoises et nous avons de lui, dans les Mlanges posthumes que M. Demiville a publis, plusieurs mmoires sur les diverses techniques taostes (4). Il y a l une masse considrable d'informations prcieuses . Il a paru utile d'essayer son exemple de runir quelques-unes des donnes indiennes comparables, qui se rencontrent dans la littrature du Yoga, et particulirement celles qui rpondent aux ides et aux techniques tudies dans son travail le plus dtaill.

    LA RECHERCHE DE L'IMMORTALIT MATRIELLE DANS L'INDE

    Dans les plus anciens textes de l'Inde, les pneres visent surtout l'obtention des biens terrestres, la prosprit, la sant, la longvit. On demande souvent une vie pleine, une vie de cent ans. On aspire plus rarement l'immortalit. On connat pourtant la liqueur qui la confre : l' amrta. On la manipule dans le sacrifice sous le nom et sous la forme du soma, et on en abreuve les dieux.

    Le IJ_gveda invoque ce soma lui-mme en vue d'une immortalit dans le troisime ciel, dans le monde du Soleil (s). Les textes brahmaniques ultrieurs sont plus explicites. Ce n'est pas le corps actuel qui peut devenir immortel ; c'est ce qui reste de l'homme aprs la mort. Au-del de celle-ci, deux vhicules conduisent dans un autre monde, l'un dans le monde des

  • 44 ANNE 1969

    Par le sacrifice, certains des hommes s'apprtaient les suivre. Alors, la Mort a rclam sa part et il a t convenu que les hommes ne deviendraient immortels qu'une fois dbarrasss de leur corps, qui resterait sa proie (6). Le pieux sacrifiant, une fois dgag de son enveloppe prissable est donc assur d'chapper, comme les dieux, la seconde mort de l'au-del qui guette l'homme vulgaire. Il en est assur surtout si, dj sur la terre, il a pu viter la mort prmature, fcheux prcdent, qui tendrait se reproduire dans l'autre monde, et qui, d'ailleurs, ne lui aurait pas laiss le temps de nourrir pleinement et pour toujours dans celui-ci la partie de lui-mme qui devrait survivre la dcomposition de son corps. C'est pourquoi il est dit dans un BriihmmJa : Celui qui vit cent ans ou davantage, c'est celui-l qui obtient l'immortalit n (7).

    La sant et la longvit n'taient donc pas seulement des biens de jouissance immdiate au-del desquels beaucoup, sans doute, ne cherchaient pas ; ils taient encore, pour certains du moins, les gages d'une immortalit cleste au-del de la mort terrestre. Par l, dans l'Inde ancienne, l'importance de la magie de longvit, de la mdecine et de la dittique se trouvait double. Ceci explique qu'en milieu brahmanique, la mdecine indienne, o l'hygine et la dittique jouent un rle primordial, ait pris rang parmi les branches du Savoir par excellence, du Veda, qu'elle soit devenue le Veda de la longue vien, l'Ayurveda. Ceci fait encore comprendre comment, dans l'pope indienne, le rcit mythique de la prparation de l' amrta, de la liqueur d'immortalit obtenue en barattant l'ocan de lait dans lequel le feu fait couler les sucs des plantes de la terre, rappelle la prparation des drogues, et comment l' amrta est finalement prsent par Dhanvantari, le divin mdecin (8). Ceci explique surtout qu' l'poque d'Alexandre, les Grecs aient t frapps de la sobrit des Indiens (9) et de la longvit (10) qu'ils s'attribuaient et qu'ils aient pu constater combien la maladie tait une disgrce cruelle aux yeux des sages indiens, des gymnosophistes n, qui, pourtant, taient des asctes et ne reculaient point devant la souffrance (ll).

    L'immortalit envisage dans les textes brahmaniques est matrielle. Les lments du corps tant disperss dans la Nature au moment de la mort (12), ce qui reste de l'homme aprs leur dissolution est subtil mais encore matriel. Ce n'est pas un pur esprit, ou bien c'est un esprit, au sens tymologique du terme, un

  • TAOSME ET YOGA 45

    Il semble bien qu' l'origine l'immortalit ainsi acquise ait t tenue pour dfinitive, puisqu'elle cartait la seconde mort. Mais elle est devenue temporaire dans les croyances ultrieures qui finalement ont prvalu dans toute la culture indienne. D'aprs ces croyances, toute existence est soumise une naissance et une fin, suivies d'autres naissances et d'autres fins, sans cesse rptes, jusqu' ce que l'effort religieux ou philosophique parvienne couper en l'homme les racines du retour la vie matrielle. L'existence cleste des dieux ne fait pas exception cette loi dont la conception est peut-tre une vieille croyance autochtone de l'Inde prbrahmanique, peut-tre une consquence des thories de bonne heure en vogue dans la cosmologie indienne, des grandes annes cosmiques, des grands cycles du perptuel retour. Mais cette loi vient surtout des thories psychologiques qui croyaient la persistance aprs la mort physique d'un corps subtil, consistant dans le psychisme inconscient, form lui-mme des traces des actes psychiques passs, demeures actives et tendant prendre effet dans une incarnation nouvelle.

    Quoi qu'il en soit, dans les mmes croyances, les maux et les malheurs taient la consquence des actes mauvais des existences antrieures; la sant et la longvit taient des preuves de puret dans les vies passes, des marques d'lvation dans la srie des existences. Elles restaient les gages d'une aptitude l'acquisition de corps divins qui, s'ils n'taient point donns pour toujours, l'taient du moins pour des priodes extrmement longues. La recherche des moyens pratiques d'assurer la sant et de prolonger la vie pour obtenir aprs la mort un corps plus durable a donc t aussi active qu'en vue d'une immortalit vritable.

    La sant et la longvit ont mme t considres par certaines coles comme des conditions indispensables de la dlivrance du cycle des transmigrations pour rentrer dans l':tre absolu. Les alchimistes ont enseign que Brahman et les autres dieux tendent eux-mmes cet tre, alors qu'ils sont tablis dans leurs corps divins et qu'en consquence, celui qui veut tre dlivr encore vivant doit tout d'abord se procurer un corps divin (15). L'alchimie indienne procure ce corps en transformant celui que l'on possde. Elle le garde d'abord en sant et efface mme les consquences, qui pourraient tre fcheuses pour lui, des pchs commis dans les existences antrieures, voire des crimes les plus abominables (16).

    Enfin et surtout, la grande technique du Yoga vise tout la fois la matrise du corps et celle de l'esprit, en vue d'une dlivrance finale qui, bien qu'elle ne soit pas proprement parler une vie, est, par son caractre dfinitif, une manire d'immortalit dans la plnitude d'une absorption en un tat absolu. Pour l'adepte du Yoga, le yogin, matrises

  • 46 ANNE 1969

    du corps et de l'esprit sont insparables, car l'esprit pensant, le manas, est un organe du corps et ne s'oppose celui-ci qu'en tant qu'il est minemment diffrenci. Il est, comme les autres organes, m par les souffles internes matriels. Ce qui correspond une me n, le soi-mme, l'entit par quoi l'individualit est soi-mme, l' iitman, est en rapport avec cet esprit pensant mais ne se confond pas avec lui ; c'est le substrat mme de ralit qui est commun au corps, l'esprit et aussi toutes choses dans l'univers. Tendant vers la runion ce principe, le Y ogin doit dominer intgralement toutes ses fonctions physiques et psychiques et ne trouver en elles aucun obstacle et aucune insuffisance. Aussi le Yoga a-t-il associ dans sa pratique une hygine et une gymnastique une discipline spirituelle .

    Nombre de spculations diverses ont donc concouru activer dans l'Inde la tendance humaine naturelle poursuivre ardemment la conservation de la sant, de la jeunesse et de la vie. Les brhmanes ont voulu prparer par leur liturgie et leurs formules la liqueur d'immortalit. Les mdecins l'ont recherche dans les drogues vgtales. Les alchimistes dans les prparations mercurielles. Les Y ogin ont demand les mmes effets leur technique corporelle et respiratoire. Les sages ont bien condamn, parfois avec vigueur, tous ces efforts fins matrielles ; l'Inde n'en a pas moins fait de tout temps l'tranger l'effet d'un pays o on cultivait la fois la sagesse la plus dtache de la vie et les techniques les plus anxieuses de la conserver et d'en dpasser les limites ordinaires en pouvoir comme en dure.

    Nous avons vu que cet tat de choses avait frapp les Grecs au temps d'Alexandre. Plus tard, la Chine a demand l'Inde la drogue d'immortalit)) (l?) en mme temps que la doctrine bouddhique. Certaines des lgendes relatives au mdecin du roi de Perse, Barze, qui, au vre sicle, voyagea dans l'Inde et en rapporta dans son pays une collection de contes moraux, veulent qu'il ait entrepris son voyage dans le but primitif de qurir la plante qui prolonge la vie )), Il est, en tout cas, caractristique de voir qu'on a trouv tout naturel, dans la lgende, de lui attribuer ce dessein pour expliquer qu'il se soit rendu dans l'Inde.

    La recherche de l'immortalit matrielle dans l'Inde ressemble incontestablement, quoique non en tous points, ce qu'elle est dans le Taosme chinois. La vieille ide brahmanique qu'on peut acqurir un corps immortel aprs s'tre dbarrass du corps actuel, rappelle bien l'obtention, selon les Taostes, d'un corps immortel aprs la dlivrance du cadavre (l8) qui est une fausse mort. On trouve mme des comparaisons semblables de part et d'autre. A l'image chinoise de corps immortel qui sort du cadavre

  • TAOSME ET YOGA 47

    comme la cigale de la chrysalide, correspond celle d'un texte brhmanique qui montre le mortel devenant immortel par runion l'entit suprme, sans que ses

  • 48 ANNE 1969

    du souffie qui doivent tre tudies plus spcialement ici. Maspero a montr que ces techniques taostes reposaient sur des thories anatomiques et physiologiques chinoises. De leur ct, les pratiques du Yoga sont fondes sur des thories indiennes de mme sorte.

    ANATOMIE ET PHYSIOLOGIE DES MDECINS INDIENS

    L'anatomie indienne, telle qu'elle est dcrite dans les traits mdicaux les plus importants, qui datent des dbuts de l're chrtienne, mais reposent sur une tradition plus ancienne, est assez rudimentaire, comme c'est partout le cas dans l'Antiquit. Ds l'poque vdique, non seulement les organes visibles, mais mme les viscres taient assez bien dnombrs. Les sacrifices sanglants, comme le sacrifice du cheval, avaient fait connatre les principaux d'entre eux. La chirurgie, de bonne heure assez hardie, a certainement contribu au progrs de l'anatomie de certaines rgions. La dissection est prescrite dans le trait attribu au mdecin Susruta. Le procd recommand est assez curieux. Il consiste faire macrer dans l'eau le corps dissquer pour permettre une dsagrgation et une sparation facile des organes et de leurs parties constituantes (26). L'avantage n'tait pas ngligeable mais, pour certains viscres, la putrfaction ne pouvait qu'entraver et fausser l'examen. Si la plupart des organes ont t reconnus, leurs rapports rels sont rests confus. Ils ont t tablis par des hypothses en accord avec les thories physiologiques plutt qu'ils n'ont t constats.

    Parfois des organes spciaux ont t supposs pour rpondre des constatations d'exprience et les expliquer. C'est ainsi que dix des principaux points du corps dont la blessure apparaissait comme mortelle, les marman, ont t considrs comme une srie de centres vitaux (27 l.

    A l'anatomie descriptive, ainsi constitue dans le dtail par observation et par induction, se superpose une conception gnrale de la constitution du corps intimement lie une thorie de ses fonctions, une physiologie.

    Le corps est form des cinq lments constitutifs de toute la nature : la terre, l'eau, le feu, le vent et l'espace vide. La terre et l'espace vide sont inertes. Ils forment respectivement les pleins et les creux du corps. Les autres lments y circulent, l'eau et le feu tant pousss par le vent, l'lment moteur par excellence, qui j oue un rle comparable celui du pneuma des Grecs ou des esprits animaux de Descartes, quoique ceux-ci soient d'une nature moins strictement arienne, formant un

  • TAOSME ET YOGA 49

    subtil mais constitu de particules qui se meuvent . Il se divise, pour les accomplir, en cinq souflles, spcialiss selon le domaine et le sens de leur action. La conception de ces souflles est fort ancienne, trs antrieure aux textes mdicaux classiques qui nous sont parvenus. Au nombre de trois, de quatre, de cinq et parfois davantage, ils sont nomms dj dans plusieurs textes vdiques et dans nombre de textes brhmaniques antrieurs 500 av. J.-C. La physiologie indienne toute entire, avec les fonctions qu'elle attribue au vent, au feu et l'eau, a d'ailleurs ses racines dans les vieilles spculations brhmaniques, o ces lments jouent dans le cosmos le mme rle essentiel que leur reconnat la mdecine dans le corps de l'homme, rplique en petit du corps de l'univers.

    ANATOMIE ET PHYSIOLOGIE DU YOGA

    On croit parfois que les pratiques matrielles du Yoga ont leur origine dans des procds immmoriaux employs par des chamans primitifs pour obtenir des tats extatiques. La spculation philosophique des brhmanes, enseignant que l'homme participe par son tre intime la Ralit suprme de l'univers, aurait donn le dsir de rechercher dans l'extase l'union cette Ralit suprme. Pour se procurer l'extase, on aurait emprunt une technique chamanique prexistante. Plausible en soi, cette opinion ne saurait tre juste. Historiquement, elle est sans appui; aucun document ne prouve que la technique en question existait avant la spculation brhmanique sur l'identit de l'me individuelle avec celle du monde. De plus, elle rejette arbitrairement dans un pass inconnaissable les origines des techniques du Yoga, alors que le choix

    CCLVIIi-2 4 IJUli.UIEB:IJI IIATIO!U,La.

  • 50 ANNE 1969

    et les dveloppements de celles-ci s'expliquent fort bien en fonction des thories physiologiques des brhmanes contemporaines de l'essor du Yoga (29l.

    L'origine du Yoga n'est pas chamanique mais savante. Si , ds qu'il apparat dans un des plus anciens textes qui en fasse mention, il comporte comme procd technique essentiel une discipline des souffles (30), ce n'est pas parce que des chamans inconnus recherchaient l'extase par une telle discipline, c'est parce que les doctrines physiologiques alors reues enseignaient que les souffles gouvernaient toute l'conomie de l'homme. Pour tre matre de celle-ci, il fallait d'abord rgler ceux-l.

    L'anatomie et la physiologie du Yoga sont donc fondes sur celles des mdecins indiens, mait: les coles de Yoga leur ont donn des dveloppements propres .

    Six des dix points vulnrables du corps (marman) considrs par la mdecine comme des centres vitaux, des foyers de soufRes, ont gard ce caractre dans le Yoga. Ce sont la tte, le gosier, le cur, l'ombilic, le rectum et la vessie. Ils ont reu les dsignations gnrales de c c lotus )) (padma) et de cc cercles )) (cakra) qui, primitivement, n'taient affectes chacune qu' l'un d'entre eux :celle de cc lotus )) au cur et celle de

  • TAOISME ET YOGA 51

    Il peut runir enfin tous ses souffles vitaux en haut pour les exhaler travers le crne dans le vide cosmique qui reprsente l'tre absolu (33).

    Analogie avec les conceptions taostes.

    Cette anatomie et cette application de la physiologie pneumatique, spciales au Yoga, ont des analogies gnrales avec l'anatomie et les conceptions physiologiques en cours chez les Taostes et aussi nombre de points de rencontre avec elles dans le dtail. Mais la porte de ces analogies est souvent dlicate apprcier, car certaines sont, en fait, plus apparentes que relles.

    La circulation de souffles travers tout le corps, et mme dans les organes o il est vident pour nous qu'elle est impossible, est un des points capitaux d'accord entre physiologistes indiens et chinois. La thorie de la respiration embryonnaire, considre par Wieger comme une folie chez les Taostes (34), est classique dans l'Inde et elle est un corollaire inluctable de toute conception pneumatique de la vie : si la vie consiste en l'activit des souffles parmi les lments inertes du corps, l'embryon vivant doit, au sein de sa mre, tre parcouru de souffles et c'est ce qu'entendent les Indiens et les Chinois. Ils ne veulent nullement affirmer, comme parat l'avoir cru Wieger, que l'embryon inspire et expire avant d'tre n (35). Ils n'ont jamais imagin dans le corps de la mre un espace permettant des inspirations et des expirations. Ils n'ont fait qu'appliquer au cas particulier de l'embryon leur conception gnrale de l'activit du corps vivant. Les Chinois admettent que c'est par le cordon ombilical que l'embryon absorbe le souffle en mme temps qu'il est nourri (36). Les mdecins indiens pensent de mme. Le dveloppement de l'embryon, dit Susruta, est d au rasa (l'essence ou suc organique, c'est--dire la nourriture labore par l'organisme maternel) et au gonflement par le vent n (37). Et il ajoute immdiatement une citation qui fait de l'ombilic le sige d'un principe ign sur lequel le vent souffle pour assurer la croissance du corps. Ailleurs, il dit encore que l'embryon reoit par le cordon ombilical le rasa nourricier (38) et, comme il admet que le rasa circule dans les canaux, pouss par le souffle, il va de soi que, pour lui, le souffle pntre dans l'embryon par l'ombilic (39l.

    Mais l'anatomie et la physiologie des mdecins chinois diffrent assez considrablement de celles des mdecins indiens. Bien entendu, les principales rgions du corps et les principaux organes sont les mmes, mais les relations entre les organes sont conues tout autrement. Certaines concordances ne sont qu'apparentes. Il y a bien cinq souffles comme chez les Indiens, mais ce ne sont pas ceux des Indiens. Ils sont mis en

    4.

  • 52 ANNE 1969

    rapport avec les cinq viscres et les cinq saveurs, ce que les Indiens n'enseignent pas, quoiqu'ils connaissent les mmes viscres et fassent jouer un grand rle aux saveurs (le plus souvent chez eux au nombre de six) . Ils sont aussi en relation avec les cinq lments, ce qui n'est pas le cas chez les Indiens o les cinq lments sont autres que chez les Chinois. Chez les Chinois, le sang est produit selon une thorie obscure (Masp. 185) par mlange des souffles et de l'essence de l'eau et sous l'influence de la rate ; tandis que, d'aprs les Indiens, il provient de la transformation du chyle par le feu intrieur. L'ensemble de la physiologie chinoise est, de plus, soumis la thorie classique du dualisme des proprits de la nature, de l'opposition du principe mle, lumineux et actif, yang, et du principe femelle, obscur et passif, yin. Le corps est en partie yang, en partie yin (p. 183) , les mouvements intrieurs du corps sont l'image de ceux du yang et du yin dans la nature . Rien de tel dans l'Inde .

    L'anatomie et la physiologie taostes reposent sur celles des mdecins chinois, tout comme l'anatomie et la physiologie du Yoga reposent sur celles des mdecins indiens. Elles partent donc de donnes bien diffrentes. Mais ces donnes, elles en ajoutent de nouvelles qui sont analogues de part et d'autre. Les Yogin ajoutent les lotus ))' carrefours de souffles et maints vaisseaux, les Taostes ajoutent des cavits complexes, les Champs de Cinabre )) ,

    Le nombre et la rpartition de ces Champs de Cinabre '' empchent de les assimiler aux lotus des Y ogin. Toutefois, certains dtails peuvent faire souponner qu'une influence indienne est intervenue dans les conceptions taostes leur sujet.

    Le fait, relev par Maspero (p . 194) qu'une des plus importantes cases du Champ de Cinabre de la tte, le Palais du Ni-houan ) ) (en ralit Niwan) o rside l' Un suprieur ))

    ' et o on conduit d'abord le souffle lors

    des exercices d'absorption du souffle (cf. aussi p. 387), porte un nom qui veut dire la fois Pilule de Boue )) et (( Nirviir;a ll, peut paratre significatif cet gard.

    L'opinion de Maspero, d'aprs laquelle l'emploi de ce nom prouve une influence bouddhique, est abandonner d'aprs M. Jao Tsung-yi, les Taostes ayant emprunt le mot Ni-wan la tradition mdicale chinoise et faisant du ni-wan le correspondant du ciel et du Tao. C'est secondairement qu'a pu tre substitu ni-wan la transcription chinoise bouddhiste ni-houan du mot nirviir;a. De toute faon, la conception du Nirviir;,a n'est pas exclusivement bouddhique . Elle joue un rle dans le Yoga (40), C'est le cas, par exemple, dans un texte de Yoga, tardif selon toute apparence, mais d'enseignement gnralement

  • TAOlSME ET YOGA 53

    conforme aux doctrines les plus classiques, la TrisikhibriihmalJa-upani:;ad. Cette upani:;ad, aprs avoir dcrit les tapes du Yoga, caractrise leur

    couronnement, la dlivrance. Le Yogin rassemble dans le lotus de son cur tout ce qui a forme et qui relve du dieu toutes formes qui est Brahman. Il tient alors en son me vivante tout ce que tient l'me suprme universelle. Son me vivante est donc identique l'me suprme. Il s'arrte cette identit qui est seule ralit, les reprsentations des formes n'tant que rve. Il n'a plus se laisser prendre celles-ci . Tout ce qui, en lui, brlait pour elles et par elles s'teint. C'est ce qu'exprime le texte en concluant :

    Le Y ogin ayant ainsi, d'un esprit sans dsir, purifi les ralits (qui forment son monde visible) est comme le feu qui, faute de combustible, se calme de lui-mme. Lorsqu'il n'a plus rien saisir, le souffle de son esprit tant consacr la connaissance certaine, sa vie tant dissoute dans l'ttre pur, dans le Suprme comme un grain de sel, il voit comme en rve toutes choses amonceles dans le filet de l'garement. Lui qui circule comme en sommeil, tout en tant parfaitement fix en son tre propre, le Y ogin se reposant dans le sjour de l'Extinction (nirviil}a) obtient l'Isolement 1411.

    Dans ce passage, le Nirvii7J,a n'est pas une case dans la tte, mais d'autres textes de Yoga mettent en relation le Nirviir;,a avec le sixime ni-wan, se prtait la mme comparaison. La ressemblance phontique de ni-wan et ni-houan tait double d'analogies de concepts.

    On peut se demander si, dans certains textes du moins, la

  • 54 ANNE 1969

    elle occupe une place et entre dans des rapports qui la font ressembler dans une certaine mesure la kuTJrJalini. L' > est en effet situ dans la rgion du Champ de Cinabre infrieur n (p. 197-208) tandis que la kuTJrJalin sige dans le lotus n infrieur.

    Le SoufRe originel n occupe le Champ de Cinabre infrieur >> (p . 208) et d'autre part, circule entre les reins (p . 207) . Il existait en outre, ds le ve sicle probablement (p . 386) , une pratique consistant faire monter le SoufRe du Champ de Cinabre infrieur >> au Ni-houan par la colonne vertbrale (p . 387 et 395) . La kuTJr/alin, de son ct, lorsqu'elle est veille, monte au long de la colonne vertbrale du lotus infrieur au suprieur. Elle est de plus la sakti, l' nergie cosmique fminine n. S'il est exclu que la Femelle mystrieuse >> puisse avoir une relation originelle avec elle, il faut tout au moins constater que l'volution chinoise des doctrines a port cette Femelle mystrieuse >> dans une rgion du corps o les Y ogin situaient un mouvement pareil de la kur;rjalin. Les concepts indpendantes de Femelle mystrieuse >> et de kuTJrJalin ont volu paralllement mais sans doute pas sans transport de l'un l 'autre.

    On peut encore comparer la distinction chinoise des viscres de crudit >> et des viscres de cuisson n (p . 214, n. 3) avec celle que font les Indiens de l'estomac, appel rceptacle du cru >> (cmiisaya), et de l'intestin nomm rceptable du cuit >> (pakvcsaya). Cette concordance (qui n'est pas rigoureuse, car les viscres de crudit n et de cuisson >> ne correspondent pas respectivement l'estomac et l'intestin) , tient sans doute simplement au fait que les Chinois ont la mme thorie gnrale de la digestion que les Indiens. Les uns et les autres la considrent comme une cuisson. De mme, ils s'accordent en psychologie pour faire du cur, et non du cerveau, le sige de la pense.

    Mais c'est surtout, comme nous l'avons vu plus haut propos du SoufRe embryonnaire n , en ce qui concerne les thories sur les soufRes que les Yogin et les Taostes s'accordent de la faon la plus remarquable, du moins jusqu' l'apparition chez les Taostes de la thorie du soufRe interne.

    Pour les Indiens, comme pour les Taostes anciens ou qui suivent la thorie ancienne (p. 200) , le soufRe qui circule l'intrieur du corps est l'air extrieur. La thorie taoste du soufRe interne, distinct du soufRe externe avec lequel il faut viter de le mler (p . 210) , thorie qui date du milieu de l'poque des T'ang, environ du vme sicle, parat bien tre un dveloppement propre aux Taostes de la doctrine pneumatologique ancienne trs largement rpandue aussi bien chez les Indiens que chez les Chinois et bien connue dans le monde hellnique galement.

  • TAOSME ET YOGA 55

    LA DISCIPLINE DU 'SOUFFLE DANS LE YOGA

    Les souffles tant les agents de toute activit corporelle ou psychique, il faut, dans les ides du Yoga, pour parvenir la matrise du corps et de l'esprit discipliner les souffles. Le plus simple est videmment de commencer par rgler celui qui est dj en partie soumis la volont : le souffle respiratoire .

    Pour que ce souffle pntre, circule et agisse partout jusqu'aux extrmits, il faut qu'il reste assez longtemps dans le corps. Il faut viter que, par une alternance trop rapide des mouvements d'inspiration et d'expiration, il soit chass du corps avant d'avoir pu pleinement l'imprgner. Il faut donc rgler l'inspiration et l'expiration de faon que le temps essentiel de l'exercice, celui de la rtention, soit longuement prolong. Ce temps de la rtention est appel d'un nom qui, au propre, veut dire

  • 56 ANNEE l9b9

    6-7. Les deux yeux la pointe du nez, considrant sur la pointe du nez le germe 1521 de la Lune, tendu comme au clair de Lune, la quatrime (lettre) de la septime classe (sa) accompagn du point (1!7-) 1531 place au milieu du tout, on doit inspirer le vent extrieur par irf,i (la narine gauche) pendant douze mesures.

    8. Ensuite, on doit voquer en pense, comme prcdemment, le feu accompagn de rayons de flammes jaillissantes, le sixime des sons () accompagn du point (7Jl) plac dans l'aire du feu 1551.

    9. Il faut l'voquer en pense et renvoyer le vent lentement par piligali (la narine droite). Ayant de nouveau rempli le nez du ct droit par pU1gald, l'expert

    10. doit expirer de mme par irf,ii tout doucement 1561. Pendant trois quatre ans ou trois quatre mois, 11. il doit, selon le mode prescrit par le matre, s'entraner ainsi en secret.

    S'tant baign le matin, midi et le soir, il doit vivre en pratiquant les six (devoirs hrhmaniques).

    12. Accomplissant les rites des jonctions des parties de la journe et les autres, constamment, mme la nuit, il arrive la purification des canaux dont le signe se montre distinctement.

    13. Lgret du corps, clat, augmentation du feu abdominal, hypersensibilit aux Rous, telle est la marque qui indique la purification des canaux 1571.

    14. On ne purifie pas par les formules chuchotes lssl, car il n'en rsulte pas de purification par contact.

    Puis on doit mettre en jeu le rfrnement du souffle par expiration, inspiration et rtention.

    15. Le rfrnement du souflle est bien connu comme tant l'unification du souffle de devant et du souffie d'en bas (sol.

    La syllabe om qui a trois lments (a+ u + m) lao), Gargi, est expiration. inspiration et rtention.

    16. Telle est la syllabe om, sache-le. Je m'en vais dire sa forme propre. C'est la voyelle profre au dbut du Veda (a) lstl et celle qui se trouve dans

    les finales du Veda (u), 17. Tandis qu' la suite de ce deux-l, il y a, Gargi, cc qui est la cinquime

    lettre de la cinquime classe (m) . Sache que la premire est expiration. On a su que la deuxime est inspi

    ration IB21. 18. La troisime est dite rtention 1631. Le rfrnement du soufRe a trois lments. La cause des trois est le Brahman

    qui a pour forme la lumire, qui est cause de tout. 19. L'expiration et la rtention, Garg, consistent toutes les deux respecti

    vement en mission (ou cration) et maintien; l'inspiration est contraction (ou enlvement). En cela, il (le Brahman) est cause, pour les Yogin 1641.

  • TAOISME ET YOGA 57

    20. On doit inspirer pendant seize mesures {s6l, jusqu'aux pieds, aux mains et au crne {6Gl, puis on doit expirer pendant trente-deux mesures, bien attentif.

    21. La rtention du vent immobile de la priphrie la tte, comme dans une cruche qu'il remplit, Garg, doit durer soixante-quatre mesures.

    22. Mais d'autres voyants, experts en rfrnement du soufRe, purifis, les entrailles purifies, se plaisant matriser le vent, disent

    23. ce sujet qu'ayant d'abord effectu la rtention pendant soixante-quatre mesures, on doit expirer seize mesures par une seule narine, belle,

    24. et inspirer le vent doucement par les deux pendant seize mesures. C'est ainsi que, triomphant, on peut rduire sa volont la tension du souffie.

    25. Les vents qu'on appelle les cinq souffies (priir;w) reposent sur le Souffie (priiiJ,a). Le Souffie est toujours le principal d'entre eux chez tous les tres anims.

    26. Le Souffie est entre les lvres et dans les narines, dans le cur, dans le cercle de l'ombilic, il s'appuie sur les pouces des pieds et il se trouve dans tous les membres.

    27. On doit toujours s'entraner au rfrnement du souffie avec des comptes base de seize. On va vers ce qu'on a souhait par la pense, on peut devenir triomphateur sur tous les souffies.

    28. Par les rfrnements de souffie, on peut brler les lments de trouble {67' et par les fixations {68l, les pchs, par la rtraction {sl le commerce avec le monde, par la mditation {?ol les qualits non matresses.

    29. Celui qui fait, aprs s'tre baign, cent rfrnements de souffie chaque j our, mme s'il tuait sa mre, son pre ou son matre, efface cela en trois ans.

    Parallles taostes. Dans cette pratique de la discipline du soufRe, on trouve beaucoup

    d'analogie avec les faits chinois. Les prescriptions relatives aux prparatifs des exercices proprement

    dits sont sensiblement les mmes. Il faut, d'aprs les Indiens, s'asseoir confortablement en un lieu tranquille, ou, d'aprs les Chinois, se coucher dans les mmes conditions (p . 203-216, 220, 223) . Les deux faons de faire reviennent exactement au mme. La position assise bien choisie est pour les Indiens la plus reposante qui soit et surtout la plus propre garder longtemps l'immobilit dans le relchement ais des membres. Elle a l'avantage sur la position couche de laisser plus libre le mouvement de la cage thoracique. Mais les Chinois ne sont pas habitus la posture favorite indienne et, pour eux, la plus relche est la position couche. Cependant, bien des matres taostes ont prconis comme les Indiens la position assise (p. 226, 227, 362, 365, 376).

  • 58 ANNE 1969

    Le texte sanskrit que nous avons cit prescrit d'viter la fois l'excs et l'insuffisance de nourriture de faon que le corps soit tout fait dispos. D'autres ouvrages donnent des prescriptions dittiques dtailles (71), comme le font les Taostes surtout dans des documents que Maspero avait rservs pour une autre tude (p. 427) . Ceux qu'il a employs davantage prescrivent plutt le jene (p. 354-361) ou se bornent quelques interdictions (p. 204-231) ncessaires pour viter les putrfactions intestinales.

    L'heure des exercices est choisie en Chine d'aprs les conceptions proprement chinoises et son choix ne prsente pas de concordances intressantes, semble-t-il, avec les prescriptions indiennes.

    L'exercice proprement dit a le mme caractre essentiel chez les Taostes que chez les Yogin; son temps principal est la rtention du soufRe (p. 202 et suiv.) . Dans la rtention, le soufRe va jusqu'aux extrmits des membres (vers 20 du texte sanskrit ci-dessus et cf. p. 232) . C'est le mme soufRe qui est alors partout dans le corps, les Indiens disant que le soufRe de devant et celui d'en bas s'unifient (vers 15) et les Chinois enseignant la communication du nez et de la bouche avec les ouvertures infrieures et recommandant d'viter de laisser chapper le soufRe par le bas, alors qu'il a t absorb par la tte (p . 203-204) . Les dures de rtention du soufRe sont par la force des choses du mme ordre en Chine et dans l'Inde. De part et d'autre, on prescrit parfois de prolonger cette rtention jusqu' ce qu'on soit en sueur (7Z). Chez les Yogin, la circulation du soufRe nettoie les canaux qui parcourent le corps; il en est de mme dans l'opinion taoste (p. 363-364, 369) et il en rsulte des phnomnes analogues. Dans notre texte sanskrit (vers 13) , ce sont la lgret du corps, son clat et son feu intrieur ainsi que sa sensibilit aux sons qui, augmentant, sont le signe de la puret des canaux. Pour le matre de Y en-ling > le soufRe (p. 221) .

    La purification des canaux et la matrise du soufRe, lment de la vie, doivent tout naturellement assurer la sant et ventuellement gurir les maladies. On comprend que les techniques du soufRe aient t pour les Taostes des moyens d'acqurir l'immortalit . Les textes sanskrits abondent de leur ct en indications relatives aux procds respiratoires qui dtruisent tous les maux en gnral ou certains en particulier. C'est en conduisant par la pense et en arrtant le soufRe en des endroits dtermins qu'on obtient ce rsultat.

  • TAOSME ET YOGA 59

    Les Upaniad du Yoga disent par exemple Le Yogin soigneux qui retient pat l'esprit les souffles la bosse de l'ombilic, la pointe du nez et au pouce du pied, aux moments des jonctions (entre les parties de la journe, c'est--dire au matin, midi et au soir) ou constamment, peut vivre affranchi de tous les maux, sans fatigue. Par fixation aux bosses de l'ombilic, il peut y avoir destruction des maux de l'aine. Par fixation la pointe du nez, il peut y avoir longue vie et corps lger, etc. 1 7 3 ) .

    Ou encore :

    Ayant attir le souffie externe avec le ventre et s'en tant rempli, en le fixant la pointe du nez, au milieu de l'ombilic et au pouce du pied, l'homme peut vivre affranchi de tous les maux pendant cent ans. Ou bien, par fixation la pointe du nez, il devient matris, toi qui as fait de bons vux 1 74 ) . Tandis que par fixation au milieu de l'ombilic, il peut y avoir suppression de tous les maux, par arrt au pouce du pied lgret du corps, brhmane 175 l .

    C'est de mme, par la pense, avec des dtails d'oprations diffrents, mais aussi pour gurir les maladies, que les Taostes dirigent dans le corps point nomm le soufRe qu'ils y retiennent (p. 364-369) . Ils emploient en outre des procds d'expulsion du soufRe qui ont aussi des vertus curatives mais dont ne se servent pas les Indiens ( 76 ) . Ils emploient encore, comme adjuvant de la respiration, l'avalement de la salive, pour faire entrer le soufRe dans le corps. L'avalement de la salive entrane en effet, comme l'a relev Maspero (p . 212) de l'arophagie. Il est naturel qu'on l'ait employ pour retenir et ravaler le soufRe interne, dans l'ide que celui-ci, distinct du soufRe externe, tendait sortir avec lui dans l'expiration. Les Taostes tardifs qui suivaient cette opinion croyaient en effet. en dglutissant de la salive, la bouche ferme, ne pas avaler de soufRe externe (p . 213) . Mais, chez les Indiens, la salive est en horreur; c'est une des humeurs les plus impures du corps. On ne pouvait normalement prescrire les grincements de dents qui, dans la pratique taoste, en activaient la scrtion.

    L'avalement du soufRe, du soufRe externe du moins, parat cependant avoir t connu des Y ogin comme des Taostes. Les deux upaniad qui viennent d'tre cites precrivent, en effet, dans certains cas de le

  • 60 ANNE 1969

    Si, attirant le vent avec la langue, il l'arrte la base de la langue et boit l'ambroisie, il peut obtenir la flicit immuable, totale.

    Celui qui, ayant attir le vent par la narine gauche (f,ii), l'arrte au milieu des sourcils et boit l 'ambroisie pure, celui-l en vrit est affranchi des maladies . . .

    . . . Si, pendant un mois, aux trois jonctions du jour, ayant fait monter le vent avec la langue et buvant l'ambroisie, on procde l'arrt tout doucement l'ombilic, les troubles dus au vent et dus la bile disparaissent sans aucun doute , (Darsana-up., VI, 25-30) .

    Les deux premiers vers indiquent bien qu'on doit boire ll le vent, donc l'air extrieur_ L'ambroisie, dont il est question ensuite, est la fois ce vent lui-mme ( 7 7 ) qu'on doit dglutir (tout en en maintenant une partie par la pense tel endroit fix dans chaque cas) et les scrtions du cavum, scrtions assurment mles de salive scrte au cours de ces oprations.

    Aprs avoir constat tant de concordances entre les actes essentiels de la discipline du souffle che1: les Taostes et chez lez Yogin, on pourrait s'attendre rencontrer pareillement de part et d'autre beaucoup de techniques de dtail analogues. Des tude; ultrieure.,, qui complteront nos connaissances tant du ct indien que du ct chinois, pourront en faire dcouvrir. Pour le moment, nous trouvons plutt noter des divergences, ce qui est naturel; mme de principes communs, on a peu de chances, en travaillant indpendamment, de tirer toujours les mmes consquences.

    Un mme facteur de variations dans les techniques est d'ailleurs intervenu la fois dans le Yoga et dans le Taosme. Pour faire avec fruit et sans danger les exercices, il faut suivre les indications personnelles d'un matre. Au dbut, on n'opre pas seul, avec les directives sommaires des textes. Mais quand on est pass matre soi-mme, on va avec sa propre exprience; on peut alors innover et donner ses disciples ses procds personnels. Il et fallu de continuels changes entre les matres chinois et les matres indiens pour que leurs innovations respectives vinssent s'harmoniser.

    Il en rsulte que certains procds dont les noms chinois et sanskrits se rapprochent n'ont en fait rien de commun. Tel est le cas de l'absorption taoste du souffle du Soleil et de la rtention de souffle appele par les Yogin Mise part du Soleil n (sryabheda) . La premire consiste dans une reprsen

  • TAOSME ET YOGA 61

    Cependant, les divergences entre Taostes et Y ogin ne portent bien que sur l'infini dtail des procds Les principes gnraux des techniques restent constamment concordants. Dans l'exemple prcdent mme, si le procd taoste de l'absorption du souffle du Soleil ne parat pas avoir de correspondant dans la discipline indienne du souffle, il en a du moins dans d'autres exercices indiens.

    Il est, en effet, bien plus un exercice mental qu'une technique du souffle. Il est ce qu'on appelerait en sanskrit une bhiivanii, une cration mentale .

    La bhiivanii, surtout employe chez les Bouddhistes et dans les milieux de techniciens qui ont pour livres les Tantra, qui sont les traits des techniques religieuses, consiste dans la cration de reprsentations fictives volontairement choisies et ayant mme nettet et mme force que les perceptions ordinaires ( 79 ) . Cette cration montre que les perceptions ordinaires, le monde extrieur, ne sont que reprsentations sans substrat, puisqu'elles ne diffrent pas des reprsentations qu'on a soi-mme librement forges.

    Elle permet de plus, de substituer aux reprsentations fortuites celles que l'on dsire. Elle permet de se crer un monde que l'on commande au lieu de celui que l'on subit par l'effet naturel de la loi de rtribution des actes.

    Le procd taoste d'absorption du souffle du Soleil et les procds voisins ou qui en dpendent sont bien des crations mentales. L' observation directe du Soleil n'y joue quasiment aucun rle; l'exercice a lieu les yeux ferms, quand ce n'est pas en pleine nuit qu'on l'entreprend (p. 374-376) . Il n'est mme pas certain qu'on doive penser avec Maspero qu'originellement les trois souffles vert, blanc et rouge, ou les cinq couleurs, qui sont censs venir du Soleil (p . 373 et 365) taient les phantasmes qu'on peut voir aprs avoir fix le soleil quelque temps. Il est vrai que l'blouissement fait percevoir des couleurs et que ceci a pu donner lieu d'en supposer de spares dans le soleil cr mentalement. Mais, si les procds en question nous taient donns par des textes sanskrits, nous devrions voir dans les souffles colors du soleil, bien moins des figurations des phnomnes d'blouissement que des reprsentations thoriques des rayons des diverses directions de l'espace, comme il s'en trouve dans la spculation brhmanique des upaniad anciennes ( Chiindogya-up., III, 1 et suiv.) . L'tablissement des correspondances entre les choses, les tres ou les fonctions du cosmos comme du corps est en effet l'objet propre des upaniad qui, selon l'tymologie mme du terme asseyent cte cte '' ces choses, ces tres ou ces fonctions, c'est--dire comme

  • 62 ANNE 1969

    nous dirions plutt, les mettent en parallle. Or les procds tao::;tes impliquent en Chine des spculations corrlatrices de mme genre, spculations dont les crations mentales fournissent une reprsentation sensible. Pour qu'on puisse faire circuler dans le corps l'image du Soleil travers les voies des soufRes (p. 376), ou oprer sur une image intrieure de la Lune, en se rglant sur les phases relles de l'astre (p. 377) , il faut qu'on conoive une corrlation entre le systme cosmique de ce Soleil et de cette Lune et le systme somatique dans lequel on les transporte.

    Quoique donnant lieu dans l'Inde des pratiques indpendantes de la discipline du soufRe, les crations mentales, que leur nom spcifique figure dans les textes ou non, sont frquemment lies, comme en Chine, aux exercices pneumatiques. Nous avons dj rencontr dans le texte traitant de la purification des canaux l'association aux pratiques du soufRe de la cration mentale de la Lune et du feu la pointe du nez . Nous avons vu plus loin que la narine droite avec la vaisseau affrent, pirigala, tait le Soleil. La narine gauche avec son canal, ja, est la Lune. Le cours du soufRe dans ces canaux, par un chemin semblable celui que Si wang-mou est cense avoir enseign faire parcourir l'image du Soleil (p. 376) est assimil dans l'Inde celui du Soleil (ou de la Lune, selon le c.as) dans l'espace. La course dans un sens, est la monte du Soleil vers le Nord, dans l'autre sa descente vers le Sud. Les changements de sens sont les solstices, les conjonctions de la Nouvelle Lune et les rencontres du Soleil ou de la Lune avec la kur;ujalini qui les absorbe sont les clipses :

    Le cours du vent de pingalii (narine et canal de droite) en jii (narine et canal de gauche) est appel la marche vers le Nord ( Bo l par ceux qui savent la fin du Veda, Sage.

    Le cours du souffle d';lii en pingalii est dit marche vers le Sud " (ou la droite ") en pirigalii, comme dit la Rvlation, Sage.

    Quand le souffle est parvenu la jonction d'jii et de pingalii, on dit alors que c'est, dans le corps, la Nouvelle Lune, le meilleur des incorpors.

    Lorsque le souffle est entr dans le support fondamental (le lotus infrieur), le plus grand des savants, il est dit que c'est le premier solstice (viuva) (811 par les asctes, le plus grand des asctes.

    Quand ce qui a nom soufRe est entr dans la tte, le meilleur des Sages, les asctes qui se proccupent des essences disent que c'est le dernier solstice.

    L'ensemble inspiration et expiration doit tre le cours des mois. Lorsque le soufRe d'il;lii (de la Lune) est arriv au sige de la lcuTJ,dalin, alors on dit que c'est l 'clipse de Lune, le meilleur des connaisseurs des ralits.

    Quand le soufRe de pingalii (du Soleil) est arriv au sige de la kuTJ,l;lalin c'est alors qu'il doit y avoir clipse de Soleil, taureau d'entre les sages ( 8 2 1 .

  • TAOSME ET YOGA 63

    L'esprit des Taostes et celui des Yogin s'accordent donc plus largement encore que ne le feraient croire leurs seules ides communes relatives au rle et l'emploi du soufRe dans l'organisme. Ils se rencontrent encore dans le tour extrieur qu'ils donnent parfois leurs enseignements en employant un langage symbolique. Ce langage est secret, du moins pour le premier venu, c'est, comme on dit parfois en sanskrit, une sandhiibhii:jii, une

  • 64 ANNE 1%9

    LES PRATIQUES PHYSIOLOGIQUES NON RESPIRATOIRES CHEZ LES YOGIN ET LES TAOISTES

    En dehors des techniques mentales et respiratoires, le Yoga comporte une gymnastique et des pratiques sexuelles.

    La gymnastique comprend deux catgories d'exercices, les asa na et les mudrii, les postures et les gestes .

    Nous avons vu que la forme classique de l'opration de rfrnement du souffle exigeait qu'on s'asseye dans sa posture de prdilection afin de n'prouver aucune gne du fait de cette posture. Les textes du Hathayoga, du Yoga d'effort, exigent, elles, qu'on se plie des attitudes assises souvent fort compliques. Ceci ncessite un entranement rgulier de tout le corps et plus particulirement de certains groupes musculaires ainsi qu'un assouplissement spcial de certaines articulations. Par l, la pratique des iisana est une culture physique. Elle permet de raliser des exploits physiques impossibles au vulgaire ; elle peut tre aussi un facteur de sant gnrale et elle coopre avec le rfrnement du souffle et les mthodes psychiques pour raliser la pleine matrise du corps comme de 1' esprit qui caractrise le Y ogin parfait.

    Les mudrii sont les gestes ou les prises de position d'organes particuliers, comme les mains, les yeux, la langue, pour parfaire dans des buts dtermins les attitudes gnrales du corps ralises par les iisana.

    Les iisana et les mudrii se combinent avec les pratiques respiratoires pour produire des effets physiologiques varis et pour disposer raliser certaines concentrations psychiques.

    Cette cu hure physique ainsi dveloppe dans le Yoga se retrouve, avec toutes les variantes d'usage dans le dtail, chez les Taostes dans la gymnastique tao-yin qu'a tudie Maspero (p . 413 et suiv.) . Dans le Taosme comme dans le Yoga, l'ensemble de toutes les pratiques matrielles et spirituelles est indissociable.

    Les pratiques sexuelles sont cependant de part et d'autre plus spciales et moins constamment prescrites. Dans le Yoga brahmanique strict, elles sont par principe absentes. La continence, qu'on appelle da conduite brahmique , le brahmaciirya, est une condition de l'accomplissement de certains des rites qui restent obligatoires pour le Y ogin (cf. ci-dessus, p . 73, stance 11). Elle est aussi une exigence de la morale du Yogin qui doit rester insensible au dsir. Mais les ides ont vari sur ce point. Certains

  • TAOlSME ET YOGA 65

    des philosophes qui ont ni la rlit du monde extrieur, qui ont prodam la vanit des actes de l'homme, ont d admettre par voie de cons quence que la chastet n'avait ni plus de ralit ni plus d'importance que la dbauche. Dans certains milieux, on a mme jug qu'il tait particulirement mritoire et significatif de se montrer ou de se sentir lev au-dessus des consquences des actes dans le moment mme o on accomplissait ceux qui ordinairement perdent le vulgaire. Ce n'est pas dans l'abstention qu'on fait ses preuves . Enfin, il tait invitable que, mettant en uvre toutes sortes de disciplines physiologiques, on en vienne faire jouer les fonctions sexuelles aussi bien que les autres, et mme plus que les autres, vu l'intense activit psychosomatique qu'elles peuvent prcisment mettre en jeu. La logique des systmes le demandait. Certains l'ont bonnement suivie. D'autres, y ont trouv sans doute, une justification commode ou bien leur libido, malgr eux, s'en est fait un prtexte.

    En tout cas, les pratiques sexuelles sont entres dans la forme du Yoga qui recourt le plus largement aux exercices voire aux tours de force corporels, le Yoga d'effort ou Hathayoga. Elles font partie aussi du Yoga apparent des Tantra. Il existe notamment dans ces formes de Yoga des pratiques qui rappellent une partie de celles des Taostes pour

  • 66 ANNE 1969

    taux masculins et fminins. La physiologie indienne classique, quant elle, fait venir le sperme et le sang menstruel de transformations d'un rasa. Celui-ci, tant le produit de l'laboration de la nourriture dans l'organisme, est en somme le chyle. Il se transforme en sang et successivement en chacun des tissus formant le corps, le dernier tant la moelle osseuse (majjii) et c'est de celle-ci qu'est issu le sperme (90 l _

    La concordance de ces ides avec celles des Taostes est toutefois moins troite qu'il ne parat premire vue. Bien qu'on traduise lgitimement tsing et rasa par le mme mot essence ll, le terme chinois et le terme sanskrit ne se recouvrent pas exactement. Dans les versions chinoises des textes bouddhiques sanskrits, tsing ne traduit pas rasa. Uni un autre caractre chinois, il rpond vrya qui dsigne la c c vertu ll, la c< puissanee efficiente et, seulement parfois, plus spcialement la puissance gnsique mle, la

  • T AOISME ET YOGA 67

    (Time, 91) et entendait par l, selon toute apparence spcialement la moelle pinire dont une partie 'formait l'encphale (ibid. , 74) . Quant aux Iraniens, un passage de l'Avesta a t interprt comme impliquant qu'ils suivaient aussi cette thorie ( 96 ) .

    L'aspect blanchtre ou gristre des tissus nerveux peut avoir donn penser que le sperme est une partie liqufie de ces tissus, s'coulant la base du tronc, au-dessous du systme osseux qui les contient. Les douleurs lombaires qui peuvent succder aux excs vnriens pouvaient tre attribues une altration ou un affaiblissement de la moelle pinire.

    Dans la mdecine europenne, jusqu'au xiXe sicle on a souvent rapport de pareils excs nombre de troubles crbraux ou neurologiques. Il n'est donc pas surprenant que les Grecs, les Iraniens et les Chinois aient pu se former des ides analogues sur la consubstantialit du sperme et de la matire crbro-mdullaire. Mais les physiologistes indiens et les plus habiles des physiologistes grecs, comme Alcmon, ont rsi:;t ces conceptions .

    Cependant, elles ont t acceptes dans l'Inde, par les milieux non scientifiques, au moins date tardive. On les trouve dans un tantra du xe sicle le CmyJamahroJaJ)atantra ou > dont le titre rel est Ekallavra, l'Unique Hros n ( 97 ) . Ce texte est de ceux o l'adepte prtend prendre le contrepied de toute rgle rvre du Bouddhisme afin de se sauver dans ce qui perd les autres. Il tablit des correspondances entre la Praji'i ou l' Intelligence n suprme de la doctrine et la femme servant aux pratiques sexuelles de l'adepte ; entre l' Upya ou > d'acqurir l'Intelligence et l'adepte lui-mme. L'union sexuelle devient donc, en vertu du symbolisme verbal > ( 98 ) . Elle doit se faire dans les conditions les plus rvoltantes, tre, si possible, un inceste et s'accompagner de toutes sortes de pratiques les plus rpugnantes . Une partie de tout cela pouvant d'ailleurs s'excuter en bhvan plutt qu'en ralit. L'anatomie du Yoga reconnaissant les trois principaux canaux pneumatiques J, pirigal et SUJnmn est admise avec des dnominations diffrentes qui se retrouvent ailleurs dans la littrature tantrique ou apparente. A propos de ces canaux, le sperme est mis en rapport la fois avec l'Essence (rasa) et avec la tte :

    Lalanii, dont la nature propre es t celle de l'Intelligence, est le canal bien connu qui est gauche. Rasanii, reprsentant le Moyen, sige droite. Entre Zalana et rasana sige avadhti. Lorsque dans avadhti, le vent est avec le sperme transform en Essence, il peut tomber de l'articulation de la tte dans l'organe de la femme par l'orifice du foudre (vajra organe masculin n) ( o9 J .

    5 .

  • 68 ANNE 1969

    Lalana a plusieurs sens, il peut dsigner la femme '' ou la langue n. Son sens propre, rendu par la version tibtaine (brkyang-ma) est celle qui s'tend '' ou se tire n. Cette Zalana est en tout cas fminine (puisqu'elle rpond l'Intelligence qui reprsente la femme) et elle correspond J,a. Rasana est aussi un nom de la langue qui signifie proprement '' celle qui gote '' (tibtain ro-ma, rasa ayant le sens de '' got '' en mme temps que de suc '' ou essence ,,) , et c'est le canal masculin (puisqu'il rpond au Moyen >>) , correspondant pigala. Avadhti celle qui se secoue n, ou la vibrante >> (tib. kun-' dar-ma) reprsente suumna. Ces canaux tant essentiellement pneumatiques, c'est le vent avec le sperme, et non le sperme seul, qui y forment l'Essence, rasa. Mais il est clair que nous avons l l'expression d'ides insparables de celles des Taostes sur le sperme-essence et ses rapports avec le cerveau. Dans le mme texte sanskrit, on trouve encore la mme prescription que dans nos documents chinois, de retenir le sperme pendant l'union sexuelle, mais cette prescription est facultative. Il est en effet laiss au libre choix de l'adepte de produire ou non l'panchement ( 1 00) .

    On doit encore noter que les deux cts du corps sont considrs dans ce texte comme l'un masculin, l'autre fminin et qu'une ide semblable se retrouve chez les Taostes . Pour ceux-ci, par exemple, le souffle aval descend chez les hommes par le conduit de gauche et chez les femmes par celui de droite (p . 213) . Mais, comme on le voit, la rpartition est inverse chez les Indiens, puisque c'est le canal de droite qui, pour eux, est masculin et celui de gauche qui est fminin.

    Cette rpartition inverse de la chinoise est ancienne dans l'Inde, trs antrieure en tout cas aux textes de Yoga tantrique. Les textes bdhmaniques admettent dj que l'embryon mle se dveloppe droite dans la matrice et l'embryon fminin gauche. De plus, comme on l'a dj relev ( 101 l, les physiologues grecs ont parfois mis, eux aussi, le sexe masculin en rapport avec la droite et le fminin avec la gauche (102 ) . Les mdecins indiens ont mme admis, parmi les signes de gestation d 'un enfant mle, l'apparition de lait dans le sein droit ou l'agrandissement de l'il droit de la mre (1 03 ) .

    L'ide de lier la virilit l'un des cts du corps et la fminit l'autre, tout en se trouvant atteste la fois chez les Taostes et les adeptes du Yoga tantrique, n'est donc pas spciale au fonds commun de leurs spculations. Elle a ses sources ailleurs. Sa prsence chez les uns et les autres tmoigne cependant une fois de plus de l'accord de leurs esprits.

    Dans les domaines qui n'ont pas t tudis dans le travail d'Henri Maspero, de l'alchimie et de la mdecine, il semble bien qu'on doive

  • TAOISME ET YOGA 69

    twuver aussi maintes preuves d'.une similitude de spculations chez les Taostes et les Indiens. Les alchimistes et les mdecins indiens ont, nous l'avons dit, comme les Taostes, recherch des drogues de longue vie. Des mthodes de rajeunissement sont encore en vogue dans l'Inde d'aujourd'hui. Une cure de ce genre laquelle s'est soumis en janvierfvrier 1938 le clbre paT)qit Madan Mohan Malaviya a fait grand bruit dans la presse indienne (104) . Il ne sera pas inutile de comparer, quand elles auront t lucides les recettes des Taostes avec celles qu'emploient encore les Indiens ( 105 ) . En tout cas les unes et les autres occupent la mme place dans leurs pays respectifs ct des systmes parallles du Taosme et du Yoga.

    LA PORTE DES SIMILITUDES ENTRE LE YOGA ET LE TAOISME

    La frquence des analogies constates entre les spculations, les croyances et les pratiques des Taostes et des Yogin soulve un problme important mais dlicat. Ces analogies sont-elles dues une srie de rencontres entre esprits spculant indpendamment mais dans un mme sens et avec des moyens semblables, ou bien s'expliquent-elles par des emprunts, par une influence historique de l'Inde sur la Chine ? Les systmes complexes, puissamment dvelopps, soigneusement labors de la discipline du souffle, qui ne se trouvent nulle part pousss au mme degr en dehors des mondes indien et chinois, sont-ils ns indpendamment dans ces deux mondes et l seulement, ou bien l'un des deux en a-t-il livr le secret l'autre? Il n'est pas sans intrt pour l'histoire gnrale de la pense de savoir si une pareille discipline, conue comme une mthode de salut ou d'immortalit, a pu tre invente deux fois.

    Mais la question ne saurait tre aisment rsolue. A priori, la Chine ayant emprunt le Bouddhisme l'Inde, pourrait avoir reu d'elle les principes des Yoga classique et tantrique par surcrot. Mais c'est prcisment le fait patent de l'emprunt du Bouddhisme qui fait douter de tout autre emprunt. En effet, non seulement on connat les principales circonstances de la propagation du Bouddhisme en Chine, mais encore les textes bouddhiques forment en chinois une littrature considrable, en grande partie traduite soigneusement du sanskrit avec indication prcise des noms des traducteurs et des correcteurs. Les voyages des Bouddhistes chinois dans l'Inde et des Bouddhistes indiens en Chine sont connus, les relations de ces voyages sont parfois conserves dans des ouvrages clbres comme ceux des grands plerins Fa-hien, Hiuan-tsang

  • 70 ANNE 1969

    et Yi-tsing. Rien de tel dans la littrature taoste. Si une influence indienne brhmanique est intervenue dans le dveloppement du Taosme, elle est loin de s'tre exerce de la mme manire reconnue et continuelle hue celle du Bouddhisme. On peut s'tonner d 'une pareille diffrence et se demander s'il est vraiment lgitime d'mettre l'hypothse de plusieurs influences indiennes sur le Taosme. Puisque la Chine a elle-mme not les circonstances de ses emprunts au Bouddhisme, pourquoi n'aurait-elle pas accus d'autres emprunts si elles les avait faits ? Dans tous les cas, si l'emprunt du Bouddhisme l'Inde par la Chine est un fait, l'influence des Yoga brhmanique et tantrique sur le Taosme ne peut tre prsentement qu'une hypothse. Pour la soutenir efficacement, il faudra expliquer pourquoi les relations de l'Inde et de la Chine, si claires en ce qui eoncerne le Bouddhisme, le sont si peu dans ce qui touche au Taosme.

    Pourtant, l'hypothse d 'une origine au moins partiellement indienne du Taosme s'est impose depuis longtemps et bien avant qu'on ait relev les similitudes que nous venons d'tudier surtout dans le domaine des thories et des techniques de la discipline du souffle. La mtaphysique mme du Taosme a parfois t juge d'inspiration indienne. Une tradition chinoise, aujourd'hui fort conteste, a depuis longtemps, en effet, port les sinologues chercher vers l'Occident l'origine premire du Taosme ou du moins de (:ertaines ides taostes .

    Le personnage lgendaire auxquels les adeptes du Tao n, les tao-che, rapportent la fondation de leur doctrine, Lao-tseu, passe pour avoir fait dans les contres de l'Ouest un grand voyage. Par une aberration, qui est heureusement reste chez lui exceptionnelle, le grand sinologue Abel Rmusat a soutenu jadis qu'il s'tait rendu jusqu'en Syrie et qu'il y avait connu le nom de ]ehova qu'il amait transcrit dans le livre fondamental de son cole, le Tao Ui-king. On n'a pas tard reconnatre que les trois caractres pris par Rmusat pour la transcription des trois syllabes de ]ehova taient en ralit des mots chinois qu'il n'avait pas compris. Mais Rmusat faisait aussi entre les doctrines taostes, platoniciennes et pythagoriciennes des rapprochements qu'il expliquait encore par le voyage du philosophe en Occident et qui n'ont pas toujours t reconnus fallacieux aussi facilement que la prtendue lecture chinoise du nom de ]ehova (l06 l.

    Plus raisonnablement, Guillaume Pauthier, qui avait tudi peu aprs Rmusat le Tao Ui-king et une partie de la littrature affrente, avait voulu reconnatre l'Inde dans les contres occidentales que Lao-tseu tait cens avoir visites . Il avait entrepris de faire des rapprochements entre des passages du Tao to-king et des textes indiens, les textes brh-

  • T AOISME ET YOGA 71

    maniques des Upani!}ad et surtout la Bhagavadgtii, o Kr:r;ta enseigne que le dtachement des uvres est la condition du salut. Pauthier retrouvait l'cho de cette doctrine 'dans celle du Non-agir n professe dans le Tao ta-king (107 ) _ Mais Pauthier ne comprenait pas correctement le texte chinois et beaucoup de ses rapprochements taient sans fondement. D 'autres orientalistes ont cependant cherch dans le mme sens pendant longtemps.

    Plus rcemment, les sinologues ont inclin de plus en plus se mfier des assimilations superficielles et, connaissant mieux les lgendes taostes, contester l'authenticit de celle qui fait voyager Lao-tseu en Occident.

    Julien avait cru qu'elle ne remontait pas au-del du Ive sicle a p. J.-C. (108) Or, Lao-tseu passe gnralement pour tre n en 570 av . 1.-C. Elle aurait donc t trs postrieure l'vnement qu'elle prtendait rapporter. On la sait aujourd'hui plus ancienne. Maspero pensait qu'elle avait sa source dans un ouvrage de la fin du IVe sicle ou du dbut du me sicle av. 1.-C., il ne l'en jugeait pas moins romanesque ( 109 ) _ Il en est donc du voyage de Lao-tseu en Occident comme de ceux de Pythagore ou de Dmocrite en Orient. Il est possible mais lgendaire ; il n'est pas historiquement attest. S'il avait eu lieu, il se placerait une poque o les ides brhmaniques taient dj trs dveloppes. Il n'est pas probable que la Bhagavadgtii laquelle Pauthier voulait comparer le Tao ta-king existait dj, mais des conceptions comme celle du dharma, de l'Ordre naturel de toutes choses, ou de l':tre unique transcendant, qui ne sont pas sans parallles dans le Tao ta-king taient tablies. La physiologie pneumatique tait constitue, ainsi que les lments fondamentaux de la discipline du Yoga. Mais il faudrait tablir entre le Tao ta-king et des textes indiens des analogies rellement fondes et prcises pour donner un crdit vritable l'hypothse des emprunts de Lao-tseu l'Inde (llO).

    Au reste, la date de naissance de Lao-tseu est bien incertaine. Elle pourrait sembler indique par une lgende taoste selon laquelle Confucius, plus jeune que Lao-tseu, n en 551 av. J.-C. (111), aurait visit celui-ci. Cette lgende se trouve chez Tchouang-tseu (112), de la seconde moiti du Ive sicle av. J . -C. , et chez l'historien Sseu-ma Ts'ien, n vers 145 et mort vers 80 av. J.-C. Cependant, une thorie rcente, due M. Homer H. Dubs tend placer ers 300, l'poque de Lao-tseu (113)_ L'existence mme du philosophe a t mise en doute par nombre de sinologues au nombre desquels se rangeait Henri Mas pero (114).

    Il est donc, somme toute, impossible d'tablir l'historicit d'une relation quelconque de Lao-tseu avec l'Inde. Il est, en outre, peu vraisemblable priori que des communications aient eu lieu entre !'Inde et

  • 72 ANNE 1969

    la Chine dans les quatre ou cinq derniers sicles av. J.-C. qui sont ceux o les prerrres uvres taostes ont t composes, quels qu'aient pu tre leurs auteurs rels.

    C'est en effet seulement partir du dbut de l're chrtienne que les communications ont t importantes entre l'Inde et la Chine, la faveur de la formation du grand empire indo-scythe des Kw?al).a cheval sur l'Asie centrale et l'Inde du Nord-Ouest.

    On est cependant parfois conduit admettre l'existence de relations scientifiques et philosophiques de la Chine avec l'Occident en des temps o elles ne sont pas attestes par des documents positifs et o l'histoire n'a pas enregistr de grands courants d'changes de ce pays avec l'extrieur. Quelques voyageurs oublis peuvent avoir suffi faire connatre d'un pays l'autre une doctrine sommairement Isume qui, repense et logiquement dveloppe sans nouvelles communications avec ceux qui l'avaient une fois apporte, prend figure d'une doctrine propre ceux qui l'ont reue et qui en oublient l'origine. De ce que le Bouddhisme s'est rpandu en Chine par d'innombrables rencontres entre Indiens et Chinois et par des traductions de toute une littrature, il ne rsulte pas que des ides brhmaniques, des notions de physiologie pneumatique et des procds de discipline du soufRe, n'ont pas pu s'y rpandre autrement.

    En ce qui concerne les ides scientifiques dans la Chine ancienne, plusieurs sinologues, au nombre desquels tait Maspero, n'ont pas hsit croire qu'elles s'taient dveloppes sous des influences occidentales. Maspero jugeait notamment que les premires notions scientifiques d'astronomie des Chinois leur taient venues des trangers, probablement en deux vagues, deux poques de pousses occidentales vers l'Est ; au moment des conqutes de Darius et celui de l'expdition d'Alexandre. Il faisait remonter la premire vague l'importation en Chine du systme de jalonnement des espaces clestes au moyen de 28 constellations choisies (115 ) . Il se fondait pour cela sur la date des prerrres mentions de ce systme en Chine, mais la vague d'influence occidentale qu'il a invoque n'est pas historiquement atteste. Rien n'indique positivement que les conqutes de Darius aient eu une rpercusion en Chine. Son hypothse ne s'appuie que sur sa conviction que l'origine du systme astronomique en question n'est pas chinoise (116 1 . C'tait de mme que des auteurs comme Pauthier ou Wieger supposaient une communication ancienne de l'Inde la Chine pour expliquer les origines du Taosme, parce qu'il leur paraissait que la doctrine de Tao n'tait pas proprement chinoise et ressemblait une de celles que l'Inde possdait plus anciennement.

  • TAOISME ET YOGA 73

    Quoi qu'il en soit de la doctrine mme du Tao que nous n'avons pas tudier ici, les ides taostes sr la circulation du soufRe dans l'organisme et la possibilit d'en rgler le cours par une technique respiratoire et physiologique pourraient fort bien tre venues de l'Inde en Chine ds les sicles immdiatement antrieurs l're chrtienne, car l'Inde avait antrieurement, dans la premire partie du millnaire av. J.-C . , labor sa thorie pneumatique de la vie et mis en pratique ses techniques de matrise du souffle. Il serait assez facile d'expliquer qu' la diffrence des Bouddhistes, les Taostes n'aient pas proclam leur emprunt. Outre qu'il peut s'tre rduit la communication occasionnelle d'un rudiment de thorie et de quelques exemples de pratique, il faut observer que les conditions d'expansion du Brhmanisme et du Bouddhisme ont tOUJOurs t fort diffrentes. Le Bouddhisme est une religion qui doit tre prche tout le genre humain, voire aux tres non-humains. Sa propagation est retentissante par destination. Le Brhmanisme l'poque ancienne, ne se rvle, en principe, qu'aux brhmanes qui en font partie par la naissance. A l'intrieur de la socit brhmanique, il existe bien des sannyasin, des hommes qui ont renonc tout et qui, faisant fi des rgles ordinaires peuvent communiquer leurs ides et leurs mthodes des disciples qui ne sont pas toujours brhmanes. De plus, les brhmanes dchus de leur caste peuvent porter dans les milieux trangers cette caste, voire trangers leur pays, leur science acquise. Mais le matre brhmanique ne cherche jamais vulgariser ses enseignements, il les rserve ses disciples, des groupes ferms qui, volontiers, en font mystre. D'ailleurs et surtout les connaissances techniques qui auraient pass en Chine n'auraient pu avoir la diffusion et la popularit de la doctrine de salut qu'est le Bouddhisme. S'il faut admettre des passages d'ides brhmaniques dans la pense taoste, on ne doit donc pas s'tonner qu'ils soient obscurs, tandis que l'influence bouddhique en Chine a t clatante.

    L'hypothse de l'emprunt par les Taostes de thories pneumatiques et de pratiques respiratoires indiennes est en fin de compte vraisemblable, cependant que l'hypothse inverse d'un emprunt de ces thories et de ces pratiques par l'Inde aux Taostes ne serait pas acceptable, attendu qu'elles sont attestes dans l'Inde avant de l'tre en Chine. Mais on ne doit pas se hter d'adopter l'hypothse vraisemblable car un fait remarquable vient compliquer la question.

    Si les pratiques respiratoires bien rgles et systmatises ne se rencontrent que dans l'Inde et en Chine, il n'en est pas de mme des thories de la physiologie pneumatique. C'est dans l'Inde, certes, qu'elles sont

  • 74 ANNE 1969

    attestes d'abord, mais eHes se rencontrent aussi bien dans le monde hellnique que dans l'Inde et en Chine. Elles sont largement attestes chez Diogne d'Apollonie au ve sicle av. J.-C. sinon chez Anaximne (mort entre 528 et 524), et des dates indtermines, quoique antrieures au dbut de la priode alexandrine, dans la collection hippocratique (Traits des Vents et de la Maladie sacre) et dans les ouvrages de l'cole sicilienne, avant de se montrer connues de Platon et de devenir classiq_ues chez les Stociens et chez les mdecins pneumatistes. En remarquant qu'elles paraissent surtout partir d'une poque qui est celle o les Perses Achmnides ont domin la fois sur les villes grecques d'Ionie et sur la valle de l'Indus, et que des mdecins grecs clbres ont sjourn longtemps la cour des Perses avant de revenir dans leurs patries de Cos, de Cnide ou de Sicile, on pourrait aisment faire l'hypothse de leur origine indienne ( 11 7 ) .

    L'administration achmnide qui utilisait partout un mme corps de fonctionnaires crivant en aramen a t en relations avec les lettrs de l'Inde comme le prouve l'adaptation savante que ceux-ci ont faite de l'criture aramenne la notation de leur langue. Elle a facilement pu compter des hommes capables de transporter d'une extrmit l'autre de l'empire des notions physiologiques aussi simples que celles dont il s'agit. Le fait qu'Anaximne est mort avant la conqute de l'Inde de l 'Ouest par Darius qui a commenc en 519, n'infirmerait pas cette hypo thse, car on ne trouve pas chez Anaximne, du moins dans le peu que nous savons de ses doctrines, une application nette la physiologie des ides qu'il avait sur la nature arienne de l'lment primordial. D'ailleurs l'Inde, avec sa civilisation dj puissante, n'a pas d rester totalement inconnue des Iraniens dans les dcades qui ont immdiatement prcd son invasion. Il serait alors ais de conclure que les principes des deux pneumatologies grecque et chinoise viennent d'une source indienne commune.

    Ce serait sans doute une illusion. Les anciens Hbreux et Phniciens ont eu la conception d'une me faite de souffle, la rouah, et, dans la Bible, les Septante ont rendu en grec ce terme par pneuma. La rouah est identique la neshamah, au souffle >> (118 ) , et il ne s'agit pas simplement de l'haleine mais d'un souffle qui sige dans le cur (119) , organe rput comme souvent chez les Grecs et les Indiens, tre le centre de l'intelligence (120) . Or il n'y a pas de raison de souponner une influence indienne sur cette conception. La physiologie pneumatique se trouve donc trop rpandue pour qu'elle puisse tre considre comme originellement propre une seule civilisation.

  • TAOISME ET YOGA 75

    Il est vrai que les pneumatologies indienne, grecque et taoste sont plus troitement comparables . entre elles qu'avec la conception de la rouah, car la rouah ne joue pas dans la physiologie hbreue et phnicienne le rle essentiel et presque exclusif du souffle d'aprs les thories de l'Inde, de la Grce et de la Chine. Elle est associe une me vgtative, la nphesh, qui sige dans les reins et le foie. On pourrait donc encore admettre qu'une influence indienne a renforc sans la crer chez les Chinois et chez les Grecs, dans les sicles qui ont prcd notre re, une conception pneumatique de la physiologie dj naturellement bauche chez eux comme chez les Phniciens et les Hbreux. Mais on doit plutt se garder, en prsence de tous ces faits, de croire que des ides sur la circulation du souffle dans le corps rencontres la fois dans l'Inde et en Chine ont t ncessairement empruntes par la Chine l'Inde o on les trouve d'abord attestes.

    Il n'en va pas de mme quand on arrive la priode des relations historiques entre l'Inde et la Chine, au dbut de l're chrtienne. La vraisemblance des emprunts du Taosme l'Inde se renforce alors considrablement. Elle peut devenir proche de la certitude quand il se rencontre, comme nous avons vu que c'tait frquemment le cas, des concordances troites dans les thories et dans les pratiques . L'emploi de mots indiens daBs le vocabulaire technique du Taosme apporte parfois la preuve dcisive d'une influence indienne. Leur recherche sera une des tches les plus importantes des tudes venir.

    L'influence indienne une fois prouve, on doit encore en prciser le processus. Il semble premire vue que ce soit seulement par l'intermdiaire des Bouddhistes qu'elle a pu s'exercer. L'usage de mots comme ni-wan puis ni-houan (nirva7Ja) que nous avons tudi n'est pourtant pas caractristique cet gard. Le glissement d'une forme l'autre est essentiellement d au Bouddhisme, mais pas exclusivement. C'est avec une valeur atteste dans la tradition brhmanique que le mot a t employ chez les Taostes. Il faut bien qu' ct des valeurs bouddhiques largement publies en Chine, cette valeur non bouddhique y soit parvenue autrement que par le canal des Bouddhistes.

    Une autre expression d'origine indienne, Tajan a t classe par le P. Gauchet, qui l'a signale dans un texte dont il place le c c fonds primitif >> vers 150 ou 200 ap. J .. c. parmi les donnes empruntes au Bouddhisme (121 ) . Mais le P . Gauchet a remarqu qu'elle voquait plutt le vdisme ou le brahmanisme. En fait, Tajan veut dire Mahabrahman cc Grand Brahman >> en mme temps que > ou Grand Calme >> (122 ) . Le terme fan est courant dans la littrature bouddhique chi-

  • 76 ANNE 1969

    noise pour traduire brahman et les Taostes peuvent videmment l'avoir emprunt aux Bouddhistes qui le connaissaient bien, mais si l'emploi taoste correspond plutt un emploi brhmanique, il faut penser qu'en dehors du courant manifeste de l'influence bouddhique vers la Chine, il en a exist un autre non bouddhique.

    Quoi qu'il en soit, l'existence de ce dernier courant n'est pas purement hypothtique. Elle ne doit pas seulement tre infre ; elle est atteste. On a trouv en Asie centrale, sur les routes de l'Inde la Chine qui ont t les grandes voies de l'expansion bouddhique, en dehors de textes proprement bouddhiques, nombre d'ouvrages mdicaux sans caractre religieux. Ces ouvrages ne prouvent pas par eux-mmes la prsence en Asie centrale d'hommes qui ne suivaient pas la Loi bouddhique. Leur absence de caractre religieux est due leur technicit et il est certain que ce sont le plus souvent des Bouddhistes qui s'en sont servis et qui les ont apports en Asie centrale. On peut mme penser que le fait que les Bouddhistes les transportaient prouve en gnral qu'ils pouvaient propager vers l'Extrme-Orient des enseignements indiens autres que ceux de leurs propres livres sacrs. L'apport par les Bouddhistes de livres mdicaux en Chine pourrait favoriser l'hypothse ventuelle d'emprunts de la mdecine chinoise et de la physiologie taoste l'Inde. Mais il est certain que des ouvrages non bouddhiques et de caractre pourtant religieux ont t transports galement sur le chemin de la Chine. Nous en possdons au moins un.

    Trois feuillets trouvs par Pelliot Koutcha, au Turkestan chinois, sont des fragments d'un livre de magie noire en sanskrit et en koutchen. Les formules magiques qui s'y trouvent contiennent beaucoup de noms de divinits qui toutes appartiennent l'Hindouisme gnral et non pas au Bouddhisme (123 ) . L'poque du manuscrit correspond celle des T'ang (618-907) . C'est celle o les livres tantriques ont commenc tre introduits en Chine (124 ) . Ces livres sont riches en prescriptions de rituel symbolique et magique. Ils mettent en scne des panthons fantastiques. Ils enseignent pratiquer des bhiivanii, des ralisations men tales et des exercices de Yoga psychique et physique. Tout cela est en partie emprunt par eux l'Hindouisme gnral qui trouve une autre de ses expressions dans les textes dits Puriirya, les Antiques . Tantt les Tantra restent purement

  • TAOlSME ET YOGA 77

    magiques et hindouistes. Ils manent de milieux o l 'on visait aux succs matriels merveilleux qui ont t paralllement si souvent recherchs par les adeptes du Tao.

    Les grands matres dont ces milieux se rclament, que leurs livres soient dnomms Tantra ou autrement, sont gnralement considrs comme des Siddha, des Parfaits >l . Un des ouvrages dans lesquels on a pu retrouver les prescriptions les plus proches jusqu'ici de celles qui sont contenues dans les feuillets de Koutcha est le Kacchaputa (I25). Celui-ci est un livre magique attribu prcisment un siddha. De mme que les livres de mdecine, cause de son caractre technique, il a pu tre utilis par des hommes de confessions diffrentes. Les Bouddhistes l'attribuent Nagarjuna, le patriarche-alchimiste dont nous avons parl (p. 63 (126 )) . Dans d'autres parties de l'Inde, au Kamir, au Sud, en milieu non bouddhique, on appelle son auteur NityaniUha; mais, dans les deux cas on donne cet auteur le titre de siddha.

    Les traditions des Siddha se rencontrent dans l' Inde entire et forment une littrature qui n'est pas constamment en sanskrit. Dans l'ExtrmeSud de l'Inde, au pays tamoul, elle est trs largement dveloppe et elle est en langue tamoule. Le nom de Siddha se prononce alors Sittar.

    C'est ces traditions pan-indiennes des Siddha, en mme temps qu' celles des adeptes des Tantra, que les Taostes, partir des T' ang au moins, ont t en mesure de puiser, soit que les Bouddhistes les leur aient communiques quand ils y adhraient eux-mmes, soit que des Indiens non bouddhistes leur en aient plus secrtement fait part, et dans les relations que ces communications supposent entre l'Inde et la Chine il ne faut pas seulement considrer la possibilit du cheminement des donnes indiennes vers la Chine par l'Asie centrale, il faut tenir compte aussi des relations maritimes avec la Chine par les les hindouises de l' Indonsie. Il faut envisager galement des passages par terre de l'Est de l'Inde, de l'Assam, grand foyer de magie et de tantrisme (127) , la Chine par des routes sans doute voisines de celle qui fut dans les temps rcents la clbre route de Birmanie. Il faut enfin considrer que non seulement les textes et les ides de l'Inde ont t ports par toutes ces voies vers la Chine, mais encore que les Chinois eux-mmes sont frquemment venus les chercher sur place.

    Il est donc clair que si , dans la priode antrieure l're chrtienne et la propagation du Bouddhisme en Chine, on ne trouve pas de tmoignages historiques d'influences des ides indiennes sur le Taosme, au contraire, ds le haut Moyen ge, les voies de ces influences sont

  • 78 ANNE 1969

    connues et la ralit des communications de l'Inde non-bouddhique avec la Chine est atteste.

    Ds lors, les similitudes entre le Taosme et le Yoga peuvent s'expliquer par des emprunts du Taosme au Yoga. Mais elles peuvent s'expliquer aussi par une influence inverse du Taosme sur le Yoga.

    Il est incontestable que les premiers principes du Yoga et de sa physiologie pneumatique, fonds sur des ides anciennement attestes dans l'Inde, ne peuvent venir de la Chine, mais l'volution ultrieure des doctrines et des pratiques a pu subir aisment l'influence chinoise. Si on admet que, dans le domaine spcial des disciplines du soufRe, le Taosme a d'abord imit le Yoga, on devra nanmoins reconnatre qu'il a pu, par la suite faire part l'Inde de ses acquisitions thoriques ou techniques originales dans ce domaine. Bien des ides ou des pratiques qui sont assez tardivement attestes dans le Yoga, dans les Tantra ou chez les Siddha, ont en Chine des quivalents apparus plus anciennement. En ce cas, si les similitudes ne sont pas fortuites, ne dpendent pas de dveloppements indpendants des mmes principes, c'est le Yoga qui est dbiteur.

    Cette ventualit n'est pas seulement vraisemblable. Nous savons par les sources chinoises que le roi d'Assam Kumiira Bhaskaravarman avait demand l'empereur de Chine entre 64.3 et 646, la traduction du Tao ta-king (128 ) .

    Nous savons ausi, par des sourees indiennes cette fois, et par des sources dont prcisment les donnes concordent souvent avec celles du Taosme, que la Chine tait connue et parfois visite. Il n'est pas rare que les Tantra mentionnent le Mahiicna, la Grande Chine >> ( 129 ) . Les Sittar tamouls eux aussi la connaissent . L'tude des uvres qui leur sont attribues n'a pas encore t faite, mais le Dr Paramananda Mariadassou a rapport diverses lgendes d'aprs lesquelles le Sittar Pokar (sanskrit : Bhoga) serait all en Chine et en aurait t ramen par ses amis, non sans avoir enseign ses secrets un souverain chinois du nom de Kong, qui serait devenu le Sittar Konganar (130 ) . Le Dr Mariadassou a probablement tir ces lgendes (dont il n'indique pas la source) de l'ouvrage principal attribu Pokar, le Sattakiil)tam, qui fait voyager aussi son auteur Rome, Jrusalem et La Mecque (131 ) ainsi que dans toute l'Inde. Quoi qu'il faille penser de ces lgendes, elles attestent du moins que, dans les milieux tamouls o elles ont t labores, la rputation de la Chine tait tablie. Elle ne l'tait pas sans raison.

    Dans la tradition alchimique tamoule, on rencontre une classification des substances en mles et femelles, qui n'est pas usuelle dans les traits similaires sanskrits, mais qui voque ncessairement les rpartitions

  • TAOISME ET YOGA 79

    chinoises de toutes choses en yin et en yang (l32) , On peut s'attendre ce que l'exploration des livres des Sittar tamouls et leur comparaison avec ceux des Taostes soit un jour instructive pour l'histoire des rapports des sciences de l'Inde avec celles de la Chine.

    Tout indique donc que les similitudes que nous avons releves entre le Taosme et le Yoga ne peuvent tre toujours fortuites et rsultent souvent d'changes rciproques entre les deux grandes cultures dont ils relvent.

    Malheureusement, il n'est pas encore possible d'envisager dans chaque cas le dtermination du sens de l'emprunt, quand l'emprunt est probable. Il serait ncessaire de savoir quelle date chaque notion ou pratique est apparue tant chez les Yogin que chez les Taostes. C'est seulement en le sachant qu'on pourrait reconnatre ceux qui l'ont possde les premiers et en ont fourni le modle aux autres. Les incertitudes de la datation de nos textes, surtout de nos textes indiens sont un grand obstacle. D'autre part, il ne nous est pas toujours possible, dans l'tat du dpouillement des immenses littratures du Yoga et du Taosme, de savoir si une donne atteste apparemment pour la premire fois dans un texte d'poque par chance connue ne saurait remonter plus haut. Elle peut, en effet, se trouver reproduire notre insu un texte plus ancien. Les dpouillements toujours plus approfondis des deux littratures qui se sont formes paralllement, sans se copier servilement mais par mulation, nous montreront peu peu l'volution historique des disciplines surs qui, dans deux des plus grandes civilisations, ont permis leurs adeptes de raliser des phnomnes physiologiques ailleurs inconnus en leur promettant le salut ou l'immortalit.

    NOT E S

    ( l l P . Pelliot, A utour d'une traduction sanskrite du Tao ta-king, dans T ' oung Pao, 191.2, p. 350-430.

    12 1 Dj dans le Tao ta-king, cf. J _ J . L. Duyvendak, Tao ta-king, le Livre de la Voie et de la Vertu, Paris, 1953, p. xr et chap. LII, p. 123.

    1 3 1 ]A, avril-juin 1937, P- 177-252, et juillet-septembre 1937, p. 353-430. (4 1 Henri Maspero, Mlanges posthumes sur les religions et l'histoire de la Chine,

    vol. II : Le Taosme, Pub!. du Muse Guimet, Bibl. de diffusion, Paris, 1950, spcialement : Les adeptes taostes et la recherche de l 'immortalit : Les techniques corporelles. Les techniques spirituelles, p. 15-41 ; Pratiques physiologiques (alchimiques, dittiques, respiratoires, sexuelles, gymnastiques), p. 89-1'16-

    15 1 R V, IX, 113, 7 et suiv. Cf. L. Renou, Hymnes et prires du Veda, Paris, 1938, p. 46_

  • 80 ANNtE 1969 {6) Sylvain Lvi, La doctrine du sacrifice dans les BriihmalJaS, Paris, 1898, p. 84 et

    suiv. 1 7 1 Ibid., p. 94. lB l Mahiibhrata, Adiparvan, 1112 et suiv. , d. Poona, 1, 16. Dans l'Inde, le baratton est un bton vertical qu'on fait tourner dans le lait au moyen

    d'une corde enroule autour de lui et qu'on tire alternativement des deux bouts. Ici, le baratton est le m