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Sur un battement d’ailes de papillon. Modes de conception et circulation de deux enquêtes préélectorales hors contexte Patrick Lehingue * « Un battement d’ailes de papillon »… Derrière ce libellé faussement poétique, on aura peut- être reconnu le titre d’une conférence fameuse – réputée avoir relancé les théories du chaos - que le météorologue Edward Lorenz prononça en 1972 devant l'American Association for the Advancement of Science : « Prédictibilité : le battement d'ailes d'un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? ». Pour la petite histoire, Lorentz n’était pas l’auteur de ce titre énigmatique, hâtivement griffonné par l’organisateur du colloque, et s’en trouva un peu embarrassé, exprimant dès le début de son exposé la crainte qu’une question ainsi libellée « fasse douter de son sérieux ». On se retrouve ici dans une position homologue qui oblige dans un premier temps à justifier la reprise d’une métaphore dont on ne sait trop jusqu’à quel point il est pertinent de la filer ; ces précisions fournies, on dressera dans un second temps la liste des biais méthodologiques qui entachent de plus en plus la conception des sondages préélectoraux, soit parmi les enquêtes d’opinion, celles supposées les plus sérieuses et les plus fiables qui soient 76 . Papillon sondagier et ouragan médiatique De manière purement métaphorique, le battement d'aile d'un papillon au Brésil désignera ici le petit coup de force symbolique réalisé dans le micro univers des entreprises des sondages par les responsables d’une P.M.E. émergente, Harris Interactive, au printemps 2011. Comme on s’en souvient peut être, l’initiative – techniquement audacieuse mais médiatiquement très payante – fut prise de réaliser et surtout de faire publier coup sur coup dans le Parisien- Aujourd’hui (éditions des dimanche 6 et mardi 8 mars 2011) deux sondages préélectoraux plaçant, pour la première fois dans l’histoire française des sondages, la candidate du FN, Marine Le Pen, en première position des intentions de vote, ce quelque soit la configuration – alors très ouverte – des candidatures socialistes : Martine Aubry, première secrétaire du Parti Socialiste, pour le premier sondage (sur-titré en une du Parisien, « Marine Le Pen, en tête »), Dominique Strauss Kahn et François Hollande, pour la seconde enquête (toujours en première * . Professeur de science politique, Université de Picardie Jules Verne, CURAPP. 76 . Elles le sont d’autant plus, comme l’a très justement fait remarquer Patrick Champagne dans Faire l’Opinion (éditions de Minuit, 1990), que les enquêtes portant sur des intentions de vote, à condition qu’elles soient réalisées à distance raisonnable de la date du scrutin (ce qui n’est pas le cas dans l’exemple qui nous occupera), collectent moins des « opinions » formulées sur tout et parfois n’importe quoi, qu’elles ne visent à anticiper des pratiques dont les enquêtés savent devoir s’acquitter à brève échéance. La possibilité (presque unique, en la matière) de pouvoir comparer les résultats de tels sondages avec « la réalité » qu’on cherche à mesurer (les résultats réels), le capital d’expériences accumulé dans un domaine où les enjeux de visibilité et de crédibilité sont énormes, la possibilité de tirer les leçons de déconvenues passées achèvent de conférer aux sondages préélectoraux réalisés en pleine campagne électorale, un statut tout à fait exceptionnel. 57 Patrick Lehingue, "Sur un battement d’ailes de papillon. Modes de conception et de circulation de deux enquêtes hors contexte", in Alain Garrigou (dir.), Critique des sondages, Paris, Le Monde Diplomatique et L'Observatoire des sondages, 2013, pp. 57-70. NB : pour citer l'article

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Sur un battement d’ailes de papillon.Modes de conception et circulation de deux enquêtes

préélectorales hors contexte

Patrick Lehingue*

« Un battement d’ailes de papillon »… Derrière ce libellé faussement poétique, on aura peut-être reconnu le titre d’une conférence fameuse – réputée avoir relancé les théories du chaos - que le météorologue Edward Lorenz prononça en 1972 devant l'American Association for the Advancement of Science : « Prédictibilité : le battement d'ailes d'un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? ». Pour la petite histoire, Lorentz n’était pas l’auteur de ce titre énigmatique, hâtivement griffonné par l’organisateur du colloque, et s’en trouva un peu embarrassé, exprimant dès le début de son exposé la crainte qu’une question ainsi libellée « fasse douter de son sérieux ». On se retrouve ici dans une position homologue qui oblige dans un premier temps à justifier la reprise d’une métaphore dont on ne sait trop jusqu’à quel point il est pertinent de la filer ; ces précisions fournies, on dressera dans un second temps la liste des biais méthodologiques qui entachent de plus en plus la conception des sondages préélectoraux, soit parmi les enquêtes d’opinion, celles supposées les plus sérieuses et les plus fiables qui soient76.

Papillon sondagier et ouragan médiatique

De manière purement métaphorique, le battement d'aile d'un papillon au Brésil désignera ici le petit coup de force symbolique réalisé dans le micro univers des entreprises des sondages par les responsables d’une P.M.E. émergente, Harris Interactive, au printemps 2011. Comme on s’en souvient peut être, l’initiative – techniquement audacieuse mais médiatiquement très payante – fut prise de réaliser et surtout de faire publier coup sur coup dans le Parisien- Aujourd’hui (éditions des dimanche 6 et mardi 8 mars 2011) deux sondages préélectoraux plaçant, pour la première fois dans l’histoire française des sondages, la candidate du FN, Marine Le Pen, en première position des intentions de vote, ce quelque soit la configuration – alors très ouverte – des candidatures socialistes : Martine Aubry, première secrétaire du Parti Socialiste, pour le premier sondage (sur-titré en une du Parisien, « Marine Le Pen, en tête »), Dominique Strauss Kahn et François Hollande, pour la seconde enquête (toujours en première

*. Professeur de science politique, Université de Picardie Jules Verne, CURAPP.76. Elles le sont d’autant plus, comme l’a très justement fait remarquer Patrick Champagne dans Faire l’Opinion (éditions de Minuit, 1990), que les enquêtes portant sur des intentions de vote, à condition qu’elles soient réalisées à distance raisonnable de la date du scrutin (ce qui n’est pas le cas dans l’exemple qui nous occupera), collectent moins des « opinions » formulées sur tout et parfois n’importe quoi, qu’elles ne visent à anticiper des pratiques dont les enquêtés savent devoir s’acquitter à brève échéance. La possibilité (presque unique, en la matière) de pouvoir comparer les résultats de tels sondages avec « la réalité » qu’on cherche à mesurer (les résultats réels), le capital d’expériences accumulé dans un domaine où les enjeux de visibilité et de crédibilité sont énormes, la possibilité de tirer les leçons de déconvenues passées achèvent de conférer aux sondages préélectoraux réalisés en pleine campagne électorale, un statut tout à fait exceptionnel.

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Patrick Lehingue, "Sur un battement d’ailes de papillon. Modes de conception et de circulation de deux enquêtes hors contexte", in Alain Garrigou (dir.), Critique des sondages, Paris, Le Monde Diplomatique et L'Observatoire des sondages, 2013, pp. 57-70.

NB : pour citer l'article

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page du Parisien, « Sarkozy, Strauss-Kahn, Hollande, tous battus »). Deux petites enquêtes donc, d’une qualité technique plus que discutable, apparemment vouées à être noyées dans le flot ininterrompu des sondages, ou – au même titre que l’horoscope, le bulletin météo ou le cours du CAC 40 – condamnée à n’avoir d’autre espérance de vie médiatique que journalière.

Usant et abusant du registre métaphorique, on désignera « par tornade au Texas », l’espèce d’ouragan politico-médiatique qui suivit presque immédiatement (le dimanche même), cette publication. Ouragan ou tornade affectant indifféremment le champ politique, l’univers journalistique, le petit monde des essayistes et exégètes publics, et – retour à l’expéditeur et jolie boucle de rétroaction – le monde des sondeurs.

Trois illustrations rapides de l’ampleur de la déflagration, dont la vitesse de propagation dans chacun des espaces cités tient sans doute au fait qu’ils s’interpénètrent très largement, cette interdépendance étant confortée par la multi-positionnalité de plusieurs acteurs à la fois sondeurs, codirigeants de leurs entreprises de sondages, conseillers politiques, invités permanents de certaines émissions, analystes de leur propre sondage quand ils ne se veulent pas - comme on le verra – les seuls théoriciens de leurs pratiques.

A la suite de ce qui apparut comme une « révélation » (ou, si l’on préfère, fut révélé comme une « apparition »), Mme Le Pen monopolisa, en moins d’une semaine, les unes et couvertures de quatorze quotidiens et news magazines. Volens nolens, ses thématiques de prédilection se trouvèrent donc à nouveau au centre du débat public, cette mise sur agenda médiatique déplaçant plus que jamais l’univers du pensable et du soluble politiquement autour des propositions frontistes.

Seconde illustration de la force du coup de vent mais dans le champ politique cette fois, la remise en question soudaine des stratégies et des calculs a priori les plus éprouvés, l’obsolescence accélérée des anticipations les plus raisonnables sinon les plus rationnelles, le bouleversement des tactiques discursives soit en gros, ce qu’il est gratifiant ou risqué de dire publiquement. Ainsi, des dirigeants socialistes, proches de D.S.K., se prennent à contester, sur la foi de cette enquête, l’utilité des « primaires », jugées désormais trop aventureuses si elles ne devaient pas déboucher sur la désignation du seul candidat socialiste assuré d’être qualifié puis de l’emporter au second tour. À l’inverse, plusieurs responsables de l’UMP évoquent – désormais ouvertement – le risque d’un « 21 avril à l’envers », prenant ainsi presque au mot, le commentaire de l’équipe du Parisien : « Si le premier tour du scrutin se déroulait dimanche prochain, le scénario du 21 avril 2002 serait même dépassé ». Les pressions – inégalement amicales – s'accentuent pour qu’aucune candidature dissidente (de Villepin, Borloo, Morin …) n’hypothèque les chances de qualification au second tour du président sortant, donné défait dès le premier tour dans deux des trois scenarii testés, et talonné d’un point par F. Hollande dans le troisième. Les porte-parole du Front de Gauche se voient prématurément contraints de dénoncer la thématique du vote utile qui resurgit brutalement à la faveur de ce sondage. La principale intéressée semble elle même gênée par cet effet d’aubaine et en appelle à la prudence, attendant, pour confirmation « grandeur nature », les élections

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cantonales à venir77. Bref, les calculs, calendriers et hiérarchies des coups de chacun se trouvent totalement restructurés.

Retour au foyer initial et troisième illustration de ce tourbillon « politico-médiatico- sondagier » (on peine un peu à le qualifier simplement et sans emphase) : la mise en doute – tout à fait exceptionnelle – par plusieurs organes de presse, de la qualité d’enquêtes d’opinion qu’ordinairement ils relatent, commentent quand ils ne les commanditent pas78. Lors de l’émission « L’Édition Spéciale » de Canal Plus du lundi 7, Bruce Toussaint pose ainsi les termes du débat « Que vaut un sondage à 14 mois d’une élection présidentielle ? C’est la question que tout le monde se pose après un week-end où la classe politique s’est enflammée. Marine Le Pen sera-t-elle en tête du premier tour de la présidentielle ? Se dirige-t-on vers un nouveau 21 avril ? Rarement une enquête d’opinion aura déclenché autant de critiques et réactions, et ce n’est sûrement pas fini ». Et derrière Bruce Toussaint s’affiche sur un écran géant le résultat du sondage. En bas de l’écran, un bandeau : « Le Pen à 23% – Faut-il croire les sondages ? »79. Le quotidien de référence, Le Monde, dans son édition du surlendemain (9 mars 2001), publie une vaste « contre enquête » de deux pages, annoncée en première page : « La transparence et l’utilisation des sondages en question ». Une longue analyse de l’AFP (« Les sondeurs n’ont plus la cote »), reproduite sur une pleine page par plusieurs quotidiens de la Presse Quotidienne Régionale paraît le même jour.

La tonalité de ces analyses demeure cependant d’une très relative hétérodoxie pour au moins trois raisons.

Les acteurs interrogés sont, pour plus des neuf dixièmes les professionnels de la profession, la critique des sondages semblant ne devoir être l’apanage que des seuls sondeurs. Dans le Monde, pour deux universitaires brièvement cités, on instruit globalement un procès à décharge en convoquant Jérôme Sainte-Marie de CSA, Jérôme Fourquet de l’IFOP, Jérôme Jaffré, ancien vice-président de la Sofres et directeur du Centre d’études et de connaissance sur l’opinion publique, Patrice Bergen, président de Syntec Études Marketing et Opinion ; Jean-Marc Lech, le fondateur d’Ipsos, Edouard Lecerf, de TNS Sofres et Pierre Weill, le fondateur de la Sofres80 ; dans l’analyse de l’AFP, c’est Jean-Daniel Lévy, concepteur du sondage Harris Interactive, Frédéric Dabi de l’IFOP, Jérôme Sainte Marie (CSA), Bruno Jeanbart (OpinionWay) qui sont invités à réagir. Dans Libération (« Marine Le Pen : une cote troublante », 9 juin), parole est donnée à CSA (Jérôme Sainte Marie), l’IFOP (Jérôme Fourquet), IPSOS (Jean-François Doridot), BVA (Gaël Sliman) et à Stéphane Rozes (ancien

77. « Je fais de la politique depuis trop longtemps pour me laisser griser par un sondage », Libération, 7 mars 2011. 78. Lire sur le site Acrimed, l’analyse de Franz Peultier, Frédéric Lemaire et Olivier Poche, « Quand les sondeurs et leurs commanditaires « critiquent » les sondages », 30 mars 2011.79. Relevé par Franz Peultier, Frédéric Lemaire et Olivier Poche, art. cit.80. Ce dernier, retiré de la profession depuis une vingtaine d’années, est le seul à émettre des critiques véritablement subversives : « publier des marges d’erreur n’aurait de sens que si les opinions étaient solidifiées ». Or, rappelle-t-il, « les opinions sont d’intensité variable, la plupart des gens répondant à des questions dont, au fond, ils se moquent éperdument », Le Monde, 9 mars 2011. Voir dans la même veine, les doutes plus anciens de Pierre Weill s’agissant des dispositions à répondre ou de la représentativité sociale réelle de certains quotas d’enquêtés (comme ceux référant aux jeunes), in Pierre Weill, Philippe. Méchet, « L’opinion à la recherche des citoyens », Bertand Badie, Pascal Perrineau (dir .), Le Citoyen. Mélanges offerts à Alain Lancelot, Paris, Presses de Sciences-Po, 2000, p. 221.

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de CSA, directeur de Conseils, Analyses et Perspectives, bureau d’études et de conseils créé sur le même principe que ceux fondés antérieurement par ses collègues Jérôme Jaffré, Roland Cayrol ou Pierre Giacometti).

Pour l’essentiel, le débat est cantonné à des questions techniques sur lesquelles « la profession » peut aisément s’accorder : choix des questions posées (on s’insurge le dimanche que la candidature DSK n’ait pas été testée, omission rattrapée en moins de 48 heures par Harris Interactive), redressement des quotas, amplitude des marges d’erreur. Sur d’autres aspects, d’ordinaire moins abordés (constitution d’un panel d’internautes), les réponses sont plus embarrassées et ne contribuent guère à soulever le voile d’ignorance qui entoure les modes d’administration des enquêtes. Comme le relèvent justement les analystes d’Acrimed, aux trois questions posées en manchette par le quotidien Le Monde, seule la première (Comment les sondages sont-ils fabriqués ?) – reçoit quelques éléments de réponse81 ; la seconde question posée en accroché du dossier (« les études d’opinion faussent-elles le fonctionnement du débat démocratique ? ») est superbement ignorée dans le corps du texte, mais sera très sélectivement traitée lors de nombreuses confrontations télévisées, sous la forme surannée de l’influence des sondages préélectoraux sur la formation des intentions de vote, soit la reprise du fameux effet d’entraînement dit bandwagon, discuté par Georges. Gallup dès 193982). La troisième question (« Faut-il les encadrer plus sévèrement » ?) n’est pas non plus abordée dans le dossier mais on trouve en pages Débats de la même édition un plaidoyer pro domo de Roland Cayrol (cofondateur de l’entreprise CSA, rachetée depuis par Vincent Bolloré) dont le titre est suffisamment éloquent : « Il est inutile de légiférer sur la question des sondages. La suspicion contre les professionnels est injuste ».

L’affaire du sondage Harris Interactive vient en effet, pour la profession, au plus mauvais moment. Le Sénat vient, trois semaines auparavant, d’adopter à l’unanimité la proposition de loi Sueur-Portelli (qualifiée avec un brin de commisération par Roland Cayrol, de « sympathique » et « plein de bonnes intentions ») dont certaines dispositions sont susceptibles, par les éléments d’information qu’elles requièrent, de troubler la douce quiétude du milieu. D’où la conclusion de Roland Cayrol : « Plutôt que de s’affoler au premier sondage venu, il conviendrait d’inscrire la publication des sondages dans une réflexion adulte », soit, si l’on comprend bien, non infantile ou immature comme celles de nos sympathiques sénateurs. Jean-Daniel Levy, promoteur « scientifique » du petit battement d’aile plaçant Mme Le Pen

81. Complétés quelques jours plus tard, par le dévoilement – certes nécessaire mais là encore exceptionnel – de quelques « secrets de fabrique » (coût d’une enquête, nombre de personnes contactées) à l’occasion d’un sondage IPSOS commandité par le quotidien du soir et la station Europe 1.82 Dans une longue tribune (« Sondages : critique de la critique ») publiée le 8 novembre 2011 dans le Monde (soit trois jours après la tenue du colloque « Critique des sondages » organisée par A. Garrigou et le Monde Diplomatique…), Brice Teinturier, directeur général délégué d’IPSOS France (après avoir travaillé successivement pour Louis Harris France, l’IFOP et la SOFRES) axe l’essentiel de sa démonstration sur la question classique de l’influence des sondages sur les résultats électoraux. Il y a quelque paradoxe à faire la critique de critiques qui ne vous sont pas adressées tout en s’abstenant de répondre aux critiques qui vous sont faites. Objecter à des objections (les sondages comme faisant l’élection) qu’aucun sociologue sérieux ne formule, c’est vaincre sans péril. « L’un des meilleurs experts français de l’opinion publique et des enquêtes électorales » (bandeau de présentation) triompherait sans doute avec un peu plus de gloire en répondant aux critiques autrement plus décisives (les trois postulats mis à plat par P. Bourdieu dès 1971 par exemple) adressées à l’instrument et, plus encore, aux usages et surinterprétations diverses de cet instrument qui, en tant que tel, et sauf à la fétichiser, « n’en peut mais ».

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en tête des intentions de vote apparaît donc comme celui par qui le scandale, inopportunément, arrive ou rebondit. Et c’est sans doute la première fois que la loi du silence, sorte d’omerta qui ne s’avoue jamais comme telle mais caractérise souvent l’univers des maisons de sondage, se trouve autant violée. Faisant fi du sens des convenances qui interdît de critiquer ouvertement des concurrents appartenant à des entreprises qu’on pourrait éventuellement rejoindre à tel ou tel moment de sa carrière, plusieurs sondeurs dénoncent ouvertement – et sur un plateau de télévision, en présence même de l’intéressé –, leur collègue. Dans un numéro de Libération daté du 7 mars, le directeur général adjoint de l’entreprise CSA, ancien responsable scientifique de BVA, Jérôme Sainte Marie, dénonce publiquement et nominalement son confrère en ces termes très peu amènes : « Ce sondage me laisse sceptique. Dans cette enquête, il y a une opportunité de reprise de l’institut et du média. Un choix éditorial a été fait : il fallait absolument avoir Marine Le Pen devant au premier tour [...]. Jean-Daniel Lévy s’est déjà associé à des sondages qui se sont révélés totalement faux mais qui ont bénéficié d’une reprise médiatique intense. En 2002, lorsqu’il était à CSA, Chevènement était à 14% (…). En 2007, il mettait Bayrou à 25%. Personne ne l’avait mis au dessus de 20% . Trop c’est trop : soit on ment délibérément pour avoir de la reprise médiatique, soit on essaie d’être sérieux, et là, forcément c’est moins sexy. On se bat comme des diables pour montrer que les sondeurs sont des gens sérieux, et là, le bonhomme nous ridiculise ».

Par le mécanisme très éprouvé des lucidités et cécités croisées, le Dga de CSA en révèle à la fois trop et pas tout à fait assez ; son réquisitoire dévoile et, dans le même mouvement, recouvre. Il dénonce, en des termes étonnamment crus, les sous-produits d’une concurrence qu’il juge, non sans raison, impure et imparfait. Il démonte les mécanismes d’un scoop assuré de fonctionner et d’assurer une publicité gratuite à la fois au commanditaire (Le Parisien-Aujourd’hui, dont le principal concurrent dominical, le Journal du dimanche sortait le jour même, sa formule rénovée) et à la petite entreprise émergente réalisatrice du scoop, et soucieuse à l’image d’OpinonWay83 engagée sur la même niche, de « jouer dans la cour des grands »84. Enfin, le Dga de CSA révèle la saillance des enjeux de crédibilité collective d’une profession de gens sérieux menacée par les stratégies d’entrisme d’un « bonhomme » outsider.

Comme la plupart de ses collègues, Jérôme Sainte Marie omet cependant de préciser que l’auto-administration des questionnaires par des panels d’internautes est devenue en moins de trois ans, le mode de passation privilégié des questionnaires pour la plupart des entreprises de sondages (dont la sienne). Il omet également les raisons – pour le coup, assez circonstanciels – de son ire publique : Harris Interactive, en cassant les prix grâce à l’usage exclusif des sondages on line (beaucoup moins onéreux que les sondages par téléphone, eux même moins chers que les enquêtes à domicile) a dérobé le marché des sondages du Parisien à CSA, tout comme auparavant OpinionWay avait emporté sur la Sofres, la réalisation des enquêtes d’opinion du Figaro. Battement d’ailes de papillon...

83. De 2003 à 2009, Opinion Way et ses enquêtes on line, est passée en France du 61e au 17e rang des entreprises de sondages en terme de chiffres d’affaires. 84. Pour reprendre une comparaison très éloquente employée par Stéphane Rozes, « l’enquête préélectorale est un peu la Formule 1 de l’industrie des sondages » : faible rentabilité immédiate mais visibilité maximale et donc fortes retombées publicitaires indirectes, même prise de risque, même standard de précision.

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Jusqu’où filer la métaphore ?

On serait tenté de pousser plus loin la comparaison, en transformant la métaphore en analogie, tout en n’omettant pas, comme le prescrivait Jean-claude Passeron, que le raisonnement analogique ne commence réellement que lorsque l’analogie cesse de fonctionner et qu’il s’agit d’expliquer les raisons de ce désajustement85.

1. On pourrait ainsi rappeler que Lorenz est un spécialiste de la prévision météorologique, discipline dont les sondeurs s’inspirent volontiers quand ils sollicitent, outre l’image un peu jaunie de la « photographie86 », celle du « baromètre », omettant de préciser que si un baromètre est, comme un sondage, un instrument de mesure, chacun sait au moins :

a) ce qu’il mesure – la pression atmosphérique –, l’objet de la mesure des sondages – « l’opinion publique » ? – étant beaucoup plus flou, au même titre que le sont les objets de prédilection des baromètres politiques. Au mieux, peut-on dire des « intentions de vote » collectées sept mois avant une échéance dont on ignore encore tout, ce qu’un analyste disait plaisamment des côtes de popularité : « on ne sait pas exactement ce qu’elles mesurent, mais on au moins est certain qu’elles mesurent quelque chose »…

b) qu’en météorologie classique, l’instrument de mesure (le baromètre) ne modifie en rien l’objet mesuré (la pression), ce qui n’est pas toujours le cas de l’opinion publique, révélée à elle-même voire parfois même crée ex-nihilo (définition même d’un artefact) quand elle est publiée sous forme de sondages.

2. Ce qu’avançait simplement Lorentz dans sa fameuse conférence, c’était l’impossibilité de prévoir correctement les conditions météorologiques à très long terme (par exemple un an), parce qu’une toute petite incertitude (de un pour mille, pour reprendre l’exemple de Lorentz) lors de la saisie des données initiales pouvait conduire à l’arrivée à une prévision totalement erronée, la variation des conditions atmosphériques évoluant comme l'exponentielle du temps écoulé. On comprend mieux le refus des sondeurs d’accorder à leurs mesures le moindre caractère prédictif, à ceci près que la critique par les sondeurs de la critique sociologique des sondages argue souvent – quitte à solliciter un peu les chiffres –, du faible écart entre les résultats réels et leur « prévisions non prédictives » pour garantir la robustesse et l’utilité de leur instrument (c’était le cas de l’article précité de B. Teinturier s’agissant des primaires socialistes87).

85. Jean Claude Passeron, « L'inflation des diplômes : remarques sur l'usage de quelques concepts analogiques en sociologie », Revue Française de Sociologie, n° 23, 1982. 86. Un exemple parmi cent : ce commentaire, dans France Soir, d’un sondage Ifop donnant, trois jours après celui du Parisien, D. Strauss Kahn en tête des prétendants au premier tour : « Simple "photographie" de l’opinion, rappelons-le. Beaucoup de choses bougeront encore. Mais il s’agit déjà d’une ″photographie″ éclairante ».87. Il est vrai que les critères d’une « bonne prédiction » sont variables : on peut se tromper sur le niveau des candidats mais pas sur la pente supposée de leur trajectoire (et inversement), avoir failli sur ces deux niveaux mais prévoir correctement l’ordre d‘arrivée du tiercé gagnant (ou au moins des deux premiers), et, en cas d’infélicités sur tous ces critères, incriminer la volatilité croissante des électeurs voire la distribution

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La conférence de Lorentz (c’était son titre) porte donc sur une « limite de prévisibilité » estimée en 1972 à environ cinq jours. Depuis, les progrès des observations par satellite et le développement prodigieux des capacités de calcul ont permis de reculer cette limite, à une dizaine de jours. En continuant à filer la métaphore, on peut sérieusement douter qu’en matière de mesure des intentions de vote, la progression régulière depuis le milieu des années 70 des refus de répondre (dans la terminologie anglo-saxonne, des répondants fantômes88), ou la généralisation des enquêtes on line (cf. infra) procurent de telles avancées dans l’amélioration des prévisions électorales.

3. Autre manière de poursuivre un raisonnement analogique, le rappel des précautions qu’emploie Lorentz au tout début de sa conférence : « De crainte que le seul fait de demander, suivant le titre de cet article, « un battement d'aile de papillon au Brésil peut-il déclencher une tornade au Texas ? », fasse douter de mon sérieux, sans même parler d'une réponse affirmative, je mettrai cette question en perspective en avançant les deux propositions suivantes : si un seul battement d'ailes d'un papillon peut avoir pour effet le déclenchement d'une tornade, alors, il en va ainsi également de tous les battements précédents et subséquents de ses ailes, comme de ceux de millions d'autres papillons, pour ne pas mentionner les activités d'innombrables créatures plus puissantes, en particulier de notre propre espèce… ». Traduction (très) libre pour ce qui nous concerne : tous les battements d’ailes de papillon ne sont pas susceptibles – et c’est heureux – de provoquer un ouragan. En découlent une question et un avertissement. À quelles conditions une enquête d’opinion ponctuelle (plus d’une demie douzaine est publiée chaque semaine, plus d’une soixantaine par mois) est-elle susceptible d’être suivie par la tempête médiatique que nous avons brièvement évoquée ? Autre manière de poser le problème, la sociologie critique des sondages ne doit pas céder à une stratégie – classique mais un peu dérisoire – de grandissement de son objet de recherche (donc du chercheur …), en considérant que tous les sondages publiés ont des « effets », des effets décisifs, voire que seuls ils en ont89.

Dans le même ordre d’idées, comme le précise Lorentz, « si le battement d'aile d'un papillon influe sur la formation d'une tornade, il ne va pas de soi que son battement d'ailes soit l'origine même de cette tornade et donc qu'il ait un quelconque pouvoir sur la création ou non de cette dernière ». Mettre en balance les conditions de production (passablement médiocres) d’un sondage politique et le quantum d’ « émotions » que sa publication semble susciter, ne saurait

« chaotique » de leurs préférences. 88. Pour la 3ème vague du baromètre politique français réalisé lors de la présidentielle de 2007 par l’Ifop, le Cevipof et le ministère de l’Intérieur, il aura fallu, pour réaliser 5 240 interviews complètes, passer 83 397 coups de téléphone avec un taux d’acceptation de l’enquête chez ceux qu’on a pu joindre d’à peine 13% (Jean Chiche, « La qualité des enquêtes politiques. Bilan d’appel du BPF, vague III », in Cahiers du Cevipof, 2007). En moyenne, en enquête téléphonique, la moitié des enquêtés ne peut être joint ; le taux d’acceptation de l’enquête par ceux qui répondent varie entre 10 et 20%. En clair, il faut passer autour de 20 000 appels téléphoniques pour constituer un échantillon de 1000 répondants effectifs, la question de la représentativité de ces 1000 répondants par rapport aux 19 000 « fantômes » demeurant entière. Sur cette question des répondants fantômes, on renvoie au chapitre III de l’ouvrage d’Alain Garrigou, L’ivresse des sondages, Paris, La Découverte, 2006. 89. En matière électorale, cette focalisation sur des épiphénomènes sondagiers n’exerçant d’effets notables que sur le seul cercle des professionnels de la représentation, conduirait à omettre la prégnance de processus de longue durée autrement plus décisifs, comme la précarisation croissante des mondes du travail, dont le marché des sondages offre une illustration idéale typique (sur ce point Rémy Caveng, Un laboratoire du salariat libéral. Les instituts de sondage, Bellecombe-en-Bauges, Le Croquant, 2010).

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conduire à établir un rapport de causalité directe et immédiate, les chaînes d’interdépendance étant autrement plus longues et sinueuses.

4. Ce qui permet de signaler la véritable limite que rencontre, sur ce terrain, la métaphore météorologique. On se souvient de l’ouvrage de Bricmont et Sokal, Impostures intellectuelles90 dans lequel ces auteurs épinglaient quelques représentants éminents de la French Theory post-moderniste en démontrant que l’importation de modèles physiques à laquelle ils se livraient, était cavalière voire parfois totalement fantaisiste. Dans le cas de l'effet papillon – d’ailleurs cité en exemple par nos auteurs –, Lorentz suggère qu’une variation infinitésimale d’une variable mathématique à un moment donné peut, à terme, entraîner une variation très forte du phénomène mesuré. Plus généralement, la théorie du chaos ne s’applique qu’à des systèmes dynamiques rigoureusement déterministes mais affectés par un phénomène d’instabilité (« la sensibilité aux conditions initiales ») qui les rend non prédictibles sur le long terme.

Dans le cas qui nous intéresse, personne ne sait à ce jour formaliser mathématiquement les phénomènes évoqués (tous relatifs à la croyance, au crédit, aux représentations, aux anticipations, toutes dynamiques « non rigoureusement déterministes). Faute de mise en équations, il n'est guère possible de savoir si le système d'équations est ou non chaotique, condition d’une importation rigoureuse du schéma de Lorentz pour qui une dynamique très complexe peut apparaître dans un système formellement très simple.

On traduit (et trahit) fréquemment le sens de cette conférence par l’égalité triviale petites causes = grands effets (reprise de l’aphorisme pascalien sur le nez de Cléopâtre). Ce n’était pas le message de Lorentz et ce n’est pas ici le propos. Il serait stupide d’avancer que la publication par un quotidien de deux petites enquêtes sensationnalistes, en concourant à la licitation d’un vote auparavant honteux, en activant un très hypothétique effet bandwagon ou une non moins improbable prophétie auto-réalisatrice, auront de très grands effets (par exemple la qualification de Marine Le Pen au second tour). S’agissant des électeurs – mais sans doute pas de leurs représentants – , on doute même fortement qu’on puisse raisonner en terme de causalité, fût-elle indirecte91.

En tentant de garder intacte notre capacité d’étonnement face à un « bombardement » sondagier quasi quotidien donc banal, ce qui ici importe, c’est plus « simplement » le stupéfiant hiatus et la discordance logique entre d’une part deux enquêtes de bout en bout frelatées (elles concentrent, presque à l’état pur, tous les biais, artefacts, imperfections, erreur de méthode, bricolages voire bidouillages qu’on reproche généralement aux pires sondages …

90 Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 1997. Voir aussi Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie. De l’abus des belles lettres dans la pensée, éd. Raisons d'agir, 1999.91 En terme d’effets politiques, l’hypothèse la plus probable reste celle d’effets puissants des sondages mais qui ne joueraient, pour l’essentiel que sur les professionnels de la représentation (certains journalistes, les responsables politiques de haut rang, et les sondeurs eux même, premières victimes des effets bandwagon ailleurs invérifiables), lesquels en modifiant leurs manières de jouer, modifient la perception que peuvent avoir d’eux les lecteurs électeurs. Nouvel avatar du schème de la paille et de la poutre, la question des effets des sondages doit donc d’abord être retournée à ceux qui la posent… pour les autres. Pour plus de développement sur ce point, on se permet de renvoyer à Patrick Lehingue, Subunda. Coups de sonde dans l’océan des sondages, Bellecombe-en-Bauges, Editions du Croquant, 2007, pp. 199-258.

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et là réside leur intérêt), et d’autre part l’émoi, le concert d’exégèses et de supputations, le maelström d’actions et de réactions que ces sous produits semblent engendrer à l’intérieur du cercle politique.

Ce qui permet de revenir une dernière fois sur Lorentz, qui, loin de prétendre que « de grands effets puissent avoir comme origine des causes infimes », se contente d’attirer l’attention sur l’extrême sensibilité de la prédiction d’un phénomène à ses conditions initiales de mesure. C’est de ces conditions initiales qu’il nous faut donc repartir, ce qui fournit l’occasion de poser une demie douzaine de questions que le monde clos des maisons de sondages (et pas seulement l’officine Harris Interactive) laisse trop souvent sans réponse.

Chaîne de montage et maillons faibles

Dans les années 40, on décrivait parfois la fabrique d’un sondage sous les traits d’une chaîne de montage dont la solidité de chacun des maillons garantissait la qualité d’ensemble. On peut reprendre cette image en distinguant, du point le plus en amont au point le plus en aval, six étapes intéressant successivement la décision inaugurale d’effectuer une enquête, la constitution d’un échantillon, la pondération des réponses et la représentativité des enquêtés, le type de question posées et le traitement des « sans réponses », enfin, les techniques de redressement des résultats bruts.

1. Les désirs des commanditaires comme moment inaugural

Jérôme Sainte Marie le signalait avec éloquence : la commande initiale des responsables du Parisien-Aujourd’hui à Harris Interactive est régie par une logique de scoop, et subordonnée à des effets de reprise assurés par les autres organes de presse et entreprises de sondage, paradoxalement contraints par la loi de 1977, d’assurer la promotion publicitaire d’un concurrent. S’agissant d’un sondage préélectoral, le scoop ne peut prendre qu’une forme : être le premier à annoncer que le « troisième homme est en fait la première femme », donc donner, pour la première fois dans l’histoire des sondages, la candidate du FN en tête de la compétition. Deux indices troublants à l’appui de cette thèse, apparemment machiavélique. Pour vérifier la solidité du premier scoop (et prolonger l’effet de reprise), Harris Interactive teste, après la publication du dimanche (1. Le Pen : 23% ; 2e ex-aequo. Sarkozy et Aubry : 21%), deux autre configurations qui produisent sensiblement le même résultat (1. Le Pen : 24% ; 2. DSK : 23% ; 3. Sarkozy : 20% et 1. Le Pen : 24%, 2. Sarkozy : 21% ; 3. Hollande : 20%), cette étonnante célérité – un jour à peine entre les deux enquêtes – ne devant probablement rien à l’improvisation ou à la nécessité de faire preuve. Contre toute attente, Harris ne teste pas les intentions de vote au second tour, lesquelles auraient altéré ou brouillé l’effet de surprise, en ne produisant pas de résultats aussi inattendus

2. Des échantillons d’internautes

Chacune de ces enquêtes est réalisée en moins de deux jours « en ligne ». La passation des enquêtes via internet est une technique de plus en plus répandue. Outre un avantage

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appréciable en études de marché (possibilité, non offerte par le téléphone, de faire réagir les sondés sur des visuels), cette innovation, en faisant l’économie d’un réseau d’enquêteurs de terrain ou par téléphone, permet d’abaisser les charges de plus de 50%, en réduisant les coûts salariaux à la portion congrue. Par constitution d’échantillons spontanés, l’enquête on line résout aussi partiellement la question précitée des répondants fantômes. Bon gré, mal gré, toutes les entreprises de sondage ont progressivement dû se rallier à cet outil qui, à l’exception notable des enquêtes préélectorales, est en passe de supplanter définitivement l’administration des enquêtes en face à face (sauf dans le cas des « qualis ») ou par téléphone.

L’échantillon est ici constitué à partir d’un panel d’internautes rassemblant, lit-on sur le site d’Harris Interactive, 750 000 internautes (Jean-Daniel Lévy, dans Libération, en annonce même 800 000, « le plus important panel d’Europe ») stratifiés sur plus de 900 critères et variables. Premier secret de fabrication – non réservé d’ailleurs à Harris Interactive – on ne sait rien ou presque des propriétés ou spécificités sociales de ces internautes volontaires, ni de des raisons qui les poussent à se prêter au jeu des enquêtes, sinon qu’ils seraient généralement « intéressés » par quelques espérances de gains, en espèces (10 centimes d’euros par questionnaire pour Frédéric Dabi de l’IFOP, 1 à 5 € pour une « enquête lourde » dont le temps de réponse peut varier 20 à 60 minutes) ou en nature (a priori bons d’achat, d’une valeur de 50 à 1000 € après tirage au sort, comme on peut le vérifier sur le site d’Harris Interactive qui, fournit, mois par mois, la maigre liste nominale des heureux gagnants). Où, l’on voit, par parenthèse, que les méthodes aléatoires n’ont pas complètement disparu de l’horizon des sondeurs… Pour atténuer la charge détonante de telles pratiques, les sondeurs s’accordent sur deux lignes de défense : a) « toute peine mérite salaire », ou, dans la bouche d’un politologue protestant contre l’initiative sénatoriale prohibant toute rémunération : « C’est idiot. Nous leur demandons un vrai travail, c’est normal qu’il y ait une rémunération, même légère… »92 ; b) « il s’agit plus de fidéliser les membres du panel que de les rémunérer (car) on ne veut pas instaurer avec eux des relations mercantiles »93.

La question des rétributions – plus matérielles que symboliques – qui président à la constitution de tels échantillons spontanés94 et la nature précise des inévitables biais qui en découlent, reste donc posée et mériterait à elle seule le lancement d’un programme de recherche. A ce stade, un simple rappel sans doute, un peu court : une étude d’Esomar (European Society for Opinion and Marketing Research, crée en 1948 par les professionnels) réalisée en 2006 avait établi qu’une bonne moitié des sondés par internet (54% pour être formellement précis) admettait mentir pour grignoter une gratification95.

92. Pascal Perrineau, Journal du Dimanche, 1er février 2011, cité par l'Observatoire des sondages. 93. Bruno Jeanbeart, OpinionWay, dossier AFP, 9/03/2011.94. Sur quelques éléments relatifs à l’intérêt à répondre et à la structure des échantillons spontanés, questions préalables à toute interprétation des réponses des enquêtés, Daniel Gaxie, Patrick Lehingue, Enjeux Municipaux, 2004, PUF-CURAPP, pp. 189-204. 95. Cité, non sans humour, par le site de l’Observatoire des sondages. Qu’il faille se contenter d’un sondage pour mettre en doute la robustesse de certains d’entre eux, en dit long sur la puissance de l’instrument comme élément incontournable d’administration de la preuve. De surcroît, pour qu’un tel type d’enquête soit réellement probante, il faudrait pouvoir comparer ce pourcentage avec ceux concédés par des enquêtes en face ou face ou par téléphone.

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3. De la sélection et de l’auto sélection des enquêtés

L’échantillon Harris Interactive était constitué de 1618 puis (pour la seconde enquête) de 1347 personnes dont personne ne sait trop bien comment et pourquoi ils ont été présélectionnés dans la masse des 750 000 internautes annoncés de l’Access panel. Combien ont été réellement contactés ? En fonction de quels critères de ventilation sur les 900 théoriquement mobilisables ? Quel a été, en l’espèce, le taux de répondants effectifs ? Est-il plus ou moins élevé que pour une étude de marché ? Autant de questions que la pratique des sondages on line laisse obstinément sans réponse. Chacun devra se contenter de cette mince précision : « au sein du panel, nous faisons très attention à ne pas interroger trop souvent les mêmes personnes dans le cadre d’échantillons représentatifs pour que leurs réponses ne soient pas biaisées »96, ou encore de cette réfutation d’un « faux procès » (« Quand les précautions sont prises – quotas, temps maximal de temps de réponse, échantillon large et renouvelé – on a des résultats satisfaisants »97.

On peut pourtant faire l’hypothèse – raisonnable mais infalsifiable en l’absence de données fournis par les entreprises de sondages – que parmi les internautes contactés, ce sont (socio)logiquement les plus engagés politiquement qui tendront à répondre « spontanément » à ce type d’enquête préélectorale, ce qui résoudrait partiellement une énigme qui taraude les sondeurs : le plus fort score obtenu en brut par Mme Le Pen aux sondages en ligne comparativement aux enquêtes plus classiques par téléphone. La résolution de cette petite énigme débouche alors logiquement sur une autre, plus redoutable : celle de la représentativité très problématique des échantillons d’internautes.

4. Des premiers redressements peu visibles

Ces mystérieux échantillons dont on ignore tout des principes de constitution, ont fait l’objet d’un premier redressement en fonction des quotas classiques (sexe, âge, profession, lieu de résidence), sans que l’on ait la moindre idée de l’ampleur et de la direction de ces correctifs. Si par exemple, la proportion relative d’ouvriers dans l’échantillon était trois fois inférieure à celle requise (c’est-à-dire existant dans le corps électoral), a t-on affecté d’un coefficient 3 les réponses des internautes de ce groupe social ? Ces redressements fussent-ils minimes et vérifiables98, la question de la représentativité des enquêtés par rapport à leur « quota

96. Jean-Daniel Lévy, Libération, 7 mars 2011.97. Jérôme Fourquet, Libération, 7 mars 2011. Innovation méthodologique pour le moins incongru, l’IFop procède désormais, en matière d’intentions de vote, à un double échantillonnage, lequel rend les réponses aux questions posées ci-dessus encore plus complexes. Ainsi, dans la dernière enquête préélectorale Ifop-Paris Match-Europe 1, disponible à la date de remise de cet article, les intentions de vote pour le premier tour étaient testées par questionnaire auto administré en ligne du 18 au 20 octobre 2011, les interviews pour le second tour « ont eu lieu par questionnaire auto administré en ligne et par téléphone » du 2 au 4 novembre. 98. « D’une autre nature est l’hypothèse dans laquelle un sondage est réalisé auprès d’échantillons représentatifs de la population française mais exclusivement composés d’internautes. Ces échantillons sont cependant susceptibles d’être affectés de certains biais spécifiques ; la commission a dès lors demandé que cette spécificité soit expressément mentionnée dans la fiche technique accompagnant la publication du sondage », Rapport d’activités 2007 de la Commission des sondages, page 3. Lors de l’émission C dans l’air, diffusé sur France 5 le lendemain du scoop du Parisien, le secrétaire général de la Commission des sondages semble revenir sur l’hypothèse d’un biais systématique : « par exemple le fait que ce sondage a été réalisé auprès de personnes

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d’origine » demeure d’ailleurs entière : cent internautes âgés de plus de 70 ans, et suffisamment familiers d’Internet pour répondre régulièrement aux questions réitérées des sondages on line peuvent-ils être sérieusement considérés comme représentatifs des électeurs de cette tranche d’âge ?

5. Une étonnante omission : l’indécision électorale

Cinquième interrogation, non exclusivement réservée aux seuls sondages des 7 et 9 mars 2011, ni aux seuls initiateurs de ce scoop. Les tableaux publiés (aussi bien dans Le Parisien que sur le site d’Harris Interactive) occultent superbement (comme du reste l’ensemble des autres concurrents) la question des abstentionnistes, des indécis, des hésitants, des intentions de vote fragiles, retenues ou conditionnelles… question pourtant élémentaire à 500 jours d’une échéance dont on ignore encore les protagonistes, le type d’enjeux débattus et leur degré de saillance sociale. A lire les histogrammes, il ne se trouverait parmi les quelques 3000 personnes interrogées en deux vagues, aucun électeur ayant l’intention de s’abstenir, aucun enquêté hésitant encore sur sa participation, aucun sondé sachant qu’il votera mais ne sachant pas encore pour qui, pas un seul internaute enfin ayant une vague intention de vote mais pouvant encore changer d’avis. A y réfléchir quelques instants, le paradoxe est sinon succulent, au moins révélateur. Alors même que la seule indication pertinente que pourrait nous donner une enquête préélectorale à x mois (voire années) d’une échéance pourrait porter sur le taux de mobilisation ou d’expectative du corps électoral, c’est précisément cette donnée stratégique (la seule vraiment disponible et sérieuse) que les sondeurs, par hantise probable des « sans réponse », s’interdisent et nous privent de donner…On se perd en conjectures pour rendre compte d’une si flagrante omission.

Inexistence du problème ? Dans ce cas et pour le coup, des échantillons uniquement peuplés d’électeurs « sûrs de leur coup » ne seraient vraiment pas représentatifs du corps électoral réel.

Hantise probable des trop honnies « sans réponses », des indésirables « je ne sais pas », des incodables « ça dépend », que les sondeurs s’ingénient à comprimer à toutes forces ? Ou quand revient par la fenêtre l’interrogation de Bourdieu qu’on avait voulu chasser par la porte : « tout le monde est-il toujours, partout et en toutes circonstances, censé avoir une opinion ? ».

Peur que la publication de ces taux (probablement majoritaires) d’indécision ou d’abstentionnisme virtuel, ne relative par trop l’impressionnante précision décimale des chiffres présentés (Hervé Morin : 1% ; Nicolas Dupont Aignan : 0,5% etc…) ?

Ou encore ne conduise par quelques petits calculs à la conclusion que les échantillons sur lesquels les intentions de vote sont réellement calculés sont très inférieures aux 1000 ou 2000 enquêtés annoncés dans les fiches techniques99?

interrogées en ligne ne présente pas de difficulté de principe par rapport à ce qui a été dit, il n’y a pas de biais systématique. On contrôle aussi la représentativité de l’échantillon notamment d’un point de vue sociodémographique, donc de ce point de vue là aussi, il n’y a pas de difficulté » (cité par l’Observatoire des sondages).

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Ou enfin que les pourcentages annoncés en toute petites lignes en bas de tableau n’apparaissent, quand on consent à les publier, comme totalement irréalistes (en novembre 2011, IPSOS, la Sofres ou CSA font état de 11 à 14% des enquêtes ne répondant pas à la question des intentions de vote, chiffre inférieur aux taux d’abstention planchers des scrutins de très haute intensité100) ?

6. Le passage du brut au net ou l’alchimie des seconds redressements

Les oracles chiffrés ne portent donc que sur des suffrages virtuellement exprimés mais, comme on le sait, ne délivrent pas pour autant des chiffres « sortie brut machine ». Au premier redressement destiné à ajuster tant bien que mal l’échantillon aux quotas, s’ajoute un second redressement portant sur les scores supposés des différents candidats. Dans les sondages Harris Interactive du mois de mars, Mme Le Pen est créditée de 23 ou de 24% des voix mais on ignore tout de son score brut, donc du coefficient de redressement appliqué. Les analystes un peu curieux se contenteront d’apprendre que « le correctif est très faible » (Jean-Daniel Lévy), ce dont il est sérieusement permis de douter, la profession étant unanime pour déclarer qu’il est plus faible que ne l’était celui appliqué au fondateur du FN (ce qui est plus probable). Sérieuse limite collectivement apportée à l’impératif de transparence que semble générer « l’affaire Harris Interactive », le modus operandi des savants algorithmes permettant de passer d’un score « brut » Marine Le Pen à un score « corrigé » demeure un secret de fabrication qui, s’il était levé, permettrait de démontrer sa nature alchimique (un pied dans la magie, un pied dans la science101). Sommés par plusieurs quotidiens de répondre à des interrogations relatives aux conditions de réalisation de leurs enquêtes, tous les sondeurs interrogés s’accorderont pour refuser de donner leurs taux bruts, et leur méthode précise de redressement. Outre l’argument pour le moins spécieux du secret de fabrique (il faudrait alors sans doute le faire « breveter »…), ce refus de rendre publiques des données (en fait, construites) « d’opinion publique », s’appuie sur un raisonnement par l’absurde : « Mais comment ne pas voir, plaide Roland Cayrol, que les mettre sur la place publique n’aurait aucun sens puisque chacun sait que les chiffres sont faux ? »102. La dénonciation de « la tyrannie de la transparence » rencontre le souci de ne pas (em)brouiller les électeurs : « Cela va créer un trouble majeur, les gens ne sont pas des statisticiens »103.

99 En novembre 2011, soit quatre mois avant le scrutin), la question – tardivement introduite – relative au degré de certitude des intentions de vote (uniquement posée à ceux qui sont certains de voter), aboutit des taux d’électeurs virtuellement changeants compris entre 45 et 55%. En clair, sur 1000 électeurs contactés, 100 à 250 refusent de donner leur intention de vote ; 350 à 500 consentent à la donner mais concèdent pouvoir changer d’avis ; le nombre de sondés « surs » oscille dans la même fourchette. 100 LH 2 parvient à un taux de 21% en novembre. Il est troublant de constater que les concurrents produisent des chiffres d’intentions de vote assez proches, mais divergent fortement (ici écart de 11 à 21%) quand il s’agit de mesurer le pourcentage de personnes n’exprimant pas d’intentions de vote. 101 Sur la base (très rarement communiquée) des chiffres d’intention de vote brutes (c’est à dire déclarées par les enquêtés), et des reconstituions de votes antérieurs (qui, malgré le faible degré de mémorisation de nombreux électeurs permettent, très grossièrement, de déclarer un candidat sur ou sou évalué), il est impossible de reconstituer une formule statistique permettant, par un quelconque système de pondération, de passer du « brut » au « net publié ». Autant dire qu’in fine, les chiffres font l’objet d’un redressement au « doigt mouillé » engageant le flair, le métier, l’inégal sens du risque ou du scoop des responsables des départements opinion. Pour plus de détails, Patrick Lehingue, Subunda, op. cit., p. 113-125. 102. Le Monde, 9 mars 2011.103. Jean-Marc Lech, Ipsos, Le Monde, ibid. Les sondeurs non plus du reste, les redressements ne requérant aucune expertise statistique particulière. Reste tout de même l’image implicite que certains sondeurs renvoient

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7. La fausse question des marges d’erreur

Ajoutons – opération souvent peu débattue – que si un(e) candidat(e) est redressé(e) à la hausse, il faut bien symétriquement en corriger d’autres à la baisse. Lesquels ? A partir de quels critères ? Dans quelles proportions ? Avec quels effets sur l’ordre du « tiercé gagnant » de cette dérisoire course de chevaux inlassablement relancée ? Il n’est pas trop difficile – même pour un non statisticien – d’annoncer un tiercé Le Pen (24 points), DSK (23 points) et Sarkozy (20 points) si la première a été, plus ou moins artificiellement, redressée de 6 points, et les seconds tout aussi conventionnellement et pour les besoins de la cause, abaissés d’autant ou presque... Cette prise de risque est d’autant plus « jouable » qu’elle peut s’abriter derrière le paravent commode des fameuses « marges d’erreur ».

Dernier maillon d’une chaîne pour le moins fragile mais jugée assez solide pour susciter un tombereau d’exégèses, la question – passionnément évoquée – des « marges d’erreur » n’a – faut il le répéter – aucune signification statistique dès lors que les échantillons ne sont pas « prélevés » au hasard (les échantillons spontanés d’internautes étant sans doute encore moins aléatoires que les autres). Sur les sites internet des « instituts » de sondage, la publication, de plus en plus fréquente, de tables de Gauss confère sans doute un apparat de scientificité aux tableaux publiés mais n’a aucun fondement probabiliste. On peut toutefois suggérer que cette « marge d’erreur affichée » (plus ou moins 2 points, soit une fourchette d’amplitude égale à 4%) peut excuser en cas de scores serrés, bien des erreurs ; en l’espèce, elle aura surtout autorisé à donner le petit coup de pouce supplémentaire (un point, deux points ?) permettant à Mme Le Pen de dépasser ses concurrents « d’une courte tête », donc à la logique de scoop de se déployer pleinement.

Plus que de marges d’erreurs (ou d’erreurs qui ne sont pas qu’à la marge), et quitte à adopter un langage probabiliste, sans doute eût-il été plus sage de pasticher Keynes et sa définition de l’incertitude (« tout simplement, nous ne savons pas et ne pouvons pas savoir ») ou de conclure avec Wittgenstein : « ce dont on ne peut parler, mieux vaut le taire ». Mais, en matière préélectorale, ce serait sans doute beaucoup demander…

implicitement de « leurs » sondés : « si les sondages sont bien à l’image de la population française, selon la logique des échantillons représentatifs, les sondés seraient à l’image des électeurs, trop stupides pour comprendre et pas assez désintéressés pour voter sans être payés . » (cf. Observatoire des sondages, « Sondeur en colère », 3 février 2011, http://www.observatoire-des-sondages.org/Sondeurs-en-colere.html.

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