Sur l’organe de l’âme - Kant

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Sur l’organe de l’âme Emmanuel Kant Anthropologie Traduction par Joseph Tissot. Librairie Ladrange, 1863 (pp. 441-446). De la superstition et de ses remèdes De l’empire de l’esprit sur les sentiments maladifs par la seule volonté de les maîtriser À Sommering, sur l’organe de l’âme V À SOMMERING. DE L’ORGANE DE L’ÂME 1796 Vous me demandez mon avis [1] , très honorable Monsieur, sur votre traité si complet d’un certain principe vital chez les animaux, principe qui prend le nom d’organe immé- diat des sens (πρῶτον Αἰσθητήριον) lorsqu’il s’agit de la simple faculté de percevoir, et celui de siége commun de la sensibilité (sensorium commune), en ce qui regarde la réunion de toutes les perceptions. Je suis d’autant plus tou- ché d’un pareil honneur, que je ne suis pas tout à fait étran- ger aux sciences naturelles. — Mais cette question tient aussi à la métaphysique (dont l’oracle, comme on dit, est depuis longtemps muet), ce qui me fait hésiter à recevoir ou à refuser un tel honneur : car il ne s’y agit pas moins du siége de l’âme (sedes animae), quant à sa faculté de sentir (facultas sensitive percipiendi) que par rapport à sa facul- té motrice (facultas locomotiva). Il faut donc une réponse à la question de conflit qui pourrait s’élever entre deux facultés qui ont chacune leur juridiction (le forum com- petens), à savoir la faculté de médecine dans son ressort anatomico-physiologique, et ,1a faculté de philosophie dans son ressort psychologico-métaphysique. Là, comme dans toutes les tentatives de conciliation entre ceux qui seraient volontiers d'avis de tout fonder sur des principes emfnnques, et ceux qui ne veulent que des principes en- tièrement à priori (ce qui arrive toujours lorsqu'on veut concilier la théorie du droit pur avec la politique comme théorie soumise à des conditions emmriques, ou la théorie pure de la religion avec la religion révélée comme doc- trine également soumise à des conditions empiriques), surgissent des dissemblances qui n'ont leur raison que dans l'opposition des facultés devant lesquelles est natu- rellement portée la question, lorsqu'on y cherche une ré- ponse en s’adressant à une université (comme à un établis- sement qui embrasse toute espèce de science). — Celui- là donc qui, dans la question présente, attend une solu- tion du médecin comme physiologiste, la compromet aux yeux du philosophe comme métaphysicien ; et récipro- quement, celui qui tient le métaphysicien pour compétent aura pour adversaire le physiologiste. Mais c'est proprement la notion d'un siège de l'âme, qui divise les facultés sur l'organe commun des sens. Mieux vaudrait donc la mettre hors de cause. Ce qui pourrait se faire avec d'autant plus de raison qu'elle demande une pré- sence locale, qui attribue un rapport de lieu à une chose qui n'est qu'un pur objet du sens intime, et qui n'est par conséquent déterminable qu'au point de vue du temps. Cette notion est donc contradictoire. Au contraire, une présence virtuelle, qui n'appartient qu'à l'entendement, qui n'a conséquemment rien de commun avec l'espace, donne une notion qui permet de ne traiter la question pro- posée (du semormm commune) qu'au point de vue phy- siologique. — En effet, encore bien que la plupart des hommes croient sentir la pensée dans la tête, c'est là tou- tefois un simple vice de subreption, qui consiste à prendre le jugement sur la cause de la sensation éprouvée en un certain endroit (du cerveau) pour la sensation de la cause en ce même endroit, et à faire succéder aux traces du cer- veau déterminées par les impressions survenues dans cet organe, sous le nom d’idées matérielles (Descartes), les pensées qui s’associeraient suivant certaines lois. Quoique ces traces ne soient que des hypothèses parfaitement arbi- traires, elles ne supposent cependant aucun siège de l’âme, et le problème physiologique n’a rien à démêler avec la métaphysique. — Nous n’avons donc affaire qu’à la ma- tière, qui rend possible la réunion de toutes les représenta- tions sensibles dans l’esprit [2] . — Or, la seule matière qui soit propre à cela (comme sensorium commune), d’après la découverte qui résulte de votre profonde analyse, est contenue dans la cavité cérébrale, et n’est que de l’eau. C’est l’organe immédiat de l’âme, organe qui, d’une part, isole les filaments nerveux qui s’y terminent, afin que les sensations dont ils sont les instruments ne se confondent point, et qui, d’autre part, opère entre eux une communau- universelle, pour empêcher que des sensations, éprou- vées par la même âme, ne soient cependant hors d’elle (ce qui est une contradiction). Mais voici la grande difficulté : c’est que l’eau, comme liquide, ne peut facilement se concevoir organisée. Et ce- pendant sans organisation, c’est-à-dire sans une disposi- tion des parties appropriée à une fin, et constante dans sa forme, aucune matière ne peut servir à l’âme d’organe im- médiat. Peut-être votre belle découverte n’aurait donc pas encore atteint son but. Un fluide est une matière fixe dont chaque partie peut être déplacée du lieu qu’elle occupe par l’effort le plus 1

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Sur l’organe de l’âme

Emmanuel KantAnthropologieTraduction par Joseph Tissot.Librairie Ladrange, 1863 (pp. 441-446).◄ De la superstition et de ses remèdesDe l’empire de l’esprit sur les sentiments maladifs par laseule volonté de les maîtriser ►À Sommering, sur l’organe de l’âme

VÀ SOMMERING.DE L’ORGANE DE L’ÂME1796

Vous me demandez mon avis[1], très honorable Monsieur,sur votre traité si complet d’un certain principe vital chezles animaux, principe qui prend le nom d’organe immé-diat des sens (πρῶτον Αἰσθητήριον) lorsqu’il s’agit de lasimple faculté de percevoir, et celui de siége commun dela sensibilité (sensorium commune), en ce qui regarde laréunion de toutes les perceptions. Je suis d’autant plus tou-ché d’un pareil honneur, que je ne suis pas tout à fait étran-ger aux sciences naturelles. — Mais cette question tientaussi à la métaphysique (dont l’oracle, comme on dit, estdepuis longtemps muet), ce qui me fait hésiter à recevoirou à refuser un tel honneur : car il ne s’y agit pas moins dusiége de l’âme (sedes animae), quant à sa faculté de sentir(facultas sensitive percipiendi) que par rapport à sa facul-té motrice (facultas locomotiva). Il faut donc une ré ponseà la question de conflit qui pourrait s’élever entre deuxfacultés qui ont chacune leur juridiction (le forum com-petens), à savoir la faculté de médecine dans son ressortanatomico-physiologique, et ,1a faculté de philosophiedans son ressort psychologico-métaphysique. Là, commedans toutes les tenta tives de conciliation entre ceux quiseraient volontiers d'avis de tout fonder sur des principesemfnnques, et ceux qui ne veulent que des principes en-tièrement à priori (ce qui arrive toujours lorsqu'on veutconcilier la théorie du droit pur avec la politique commethéorie soumise à des conditions emmriques, ou la théoriepure de la religion avec la religion révélée comme doc-trine également soumise à des conditions empiriques),sur gissent des dissemblances qui n'ont leur raison quedans l'op position des facultés devant lesquelles est natu-rellement portée la question, lorsqu'on y cherche une ré-ponse en s’adressant à une université (comme à un établis-sement qui embrasse toute espèce de science). — Celui-là donc qui, dans la question pré sente, attend une solu-tion du médecin comme physiologiste, la compromet aux

yeux du philosophe comme métaphysicien ; et récipro-quement, celui qui tient le métaphysicien pour compé tentaura pour adversaire le physiologiste.Mais c'est proprement la notion d'un siège de l'âme, quidi vise les facultés sur l'organe commun des sens. Mieuxvaudrait donc la mettre hors de cause. Ce qui pourrait sefaire avec d'autant plus de raison qu'elle demande une pré-sence locale, qui attribue un rapport de lieu à une chosequi n'est qu'un pur objet du sens intime, et qui n'est parconséquent déterminable qu'au point de vue du temps.Cette notion est donc contradic toire. Au contraire, uneprésence virtuelle, qui n'appartient qu'à l'entendement,qui n'a conséquemment rien de commun avec l'espace,donne une notion qui permet de ne traiter la question pro-posée (du semormm commune) qu'au point de vue phy-siologique. — En effet, encore bien que la plupart deshommes croient sentir la pensée dans la tête, c'est là tou-tefois un simple vice de subreption, qui consiste à prendrele juge ment sur la cause de la sensation éprouvée en uncertain en droit (du cerveau) pour la sensation de la causeen ce même en droit, et à faire succéder aux traces du cer-veau déterminées par les impressions survenues dans cetorgane, sous le nom d’idées matérielles (Descartes), lespensées qui s’associeraient suivant certaines lois. Quoiqueces traces ne soient que des hy pothèses parfaitement arbi-traires, elles ne supposent cependant aucun siège de l’âme,et le problème physiologique n’a rien à dé mêler avec lamétaphysique. — Nous n’avons donc affaire qu’à la ma-tière, qui rend possible la réunion de toutes les représenta-tions sensibles dans l’esprit[2]. — Or, la seule matière quisoit propre à cela (comme sensorium commune), d’aprèsla dé couverte qui résulte de votre profonde analyse, estcontenue dans la cavité cérébrale, et n’est que de l’eau.C’est l’organe immédiat de l’âme, organe qui, d’une part,isole les filaments nerveux qui s’y terminent, afin que lessensations dont ils sont les instruments ne se confondentpoint, et qui, d’autre part, opère entre eux une communau-té universelle, pour empêcher que des sensations, éprou-vées par la même âme, ne soient ce pendant hors d’elle (cequi est une contradiction).Mais voici la grande difficulté : c’est que l’eau, commeli quide, ne peut facilement se concevoir organisée. Et ce-pen dant sans organisation, c’est-à-dire sans une disposi-tion des parties appropriée à une fin, et constante dans saforme, au cune matière ne peut servir à l’âme d’organe im-médiat. Peut-être votre belle découverte n’aurait donc pasencore atteint son but.Un fluide est une matière fixe dont chaque partie peutêtre déplacée du lieu qu’elle occupe par l’effort le plus

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léger. Mais cette propriété semble répugner à la notiond’une matière or ganisée, que l’on conçoit comme une ma-chine, par conséquent comme une matière fixe[3], qui ré-siste avec une certaine force au déplacement de ses par-ties (par conséquent aussi au chan gement de sa configura-tion interne). Or, concevoir cette eau en partie liquide, enpartie solide (à peu près comme l’humeur cristalline dansl’œil), ce serait aussi aller en partie contre le but qu’onse proposerait en admettant cette propriété d’un or ganeimmédiat de la sensibilité, tout en voulant expliquer lafonction de cet organe.Qu’arriverait-il si, à la place d’une organisation méca-nique, reposant sur une juxtaposition des parties pour laréalisation d’une certaine forme, je préférais une orga-nisation dynami que, fondée sur des principes chimiques(comme l’organisa tion mécanique repose sur des prin-cipes mathématiques), de manière qu’elle pût subsisteravec la fluidité de cette ma tière ? — La division mathé-matique d’un espace et de la matière qui l’occupe (parexemple de la cavité cérébrale et de l’eau qui la rem-plit) allant à l’infini, il en peut être de même de la di-vi sion chimique comme division dynamique (séparationde ma tières différentes par la dissolution réciproque deleurs espèces) ; elle va également, autant que nous sa-chions, à l’indéfini (in indefinitum). — L’eau communepure, regardée naguère encore comme un élément chi-mique, se trouve maintenant décom posée par des expé-riences pneumatiques en deux gaz d’espèce différente.Chacun de ces gaz possède, outre sa base, le calorique,qui est peut-être susceptible de se décomposer naturel-lement en lumière et en une autre matière, comme la lu-mière, à son tour, se décompose en couleurs diverses, etc.Si Ton ajoute à cela que les végétaux savent tirer de cetteeau commune une quan tité immense de matériaux en par-tie liquides, probablement par voie de décomposition etde composition d'une autre espèce, on peut alors se faireune idée de la diversité des instruments que les nerfs ren-contrent à leur extrémité centrale dans l'eau du cerveau(qui n'est peut-être que de l'eau ordinaire), à l'eff et d'êtresensible au monde extérieur, et de pouvoir à leur tour ré-agir sur lui.Si maintenant l'on regarde comme une hypothèse la su-bor dination d'une faculté nerveuse à l'esprit dans la pen-sée empi rique, c'est-à-dire dans la transmission et la com-position des représentations sensibles données, pour dé-composer, suivant la différence propre à chacun des nerfs,l'eau des ventricules cérébraux en ces éléments premiersdont nous venons de par ler, et que par la séparation de l'unou de l'autre on fasse naître des sensations différentes (parexemple celle de la lu mière par le moyen de l'excitationdu nerf optique, ou celle du son par l'excitation des nerfsacoustiques, etc.), de telle sorte cependant que ces ma-tériaux, après l'excitation finie, se trou vent de nouveauréunis ; alors, pourrait-on dire, cette eau sera continuel-lement organisée sans cependant l'être jamais. De cettemanière, cependant, le résultat qui pouvait être obtenupar l'organisation constante sera pareillement atteint, à

savoir de faire comprendre, mais seulement quant à sacomposition chimique, l'unité collective de toutes les re-présentations sensi bles en un organe commun (sensoriumcommune).Mais le problème propre, tel qu'il est posé d'après Haller,n'est cependant pas résolu par là. Ce problème n'est passim plement physiologique ; il doit aussi servir de moyenpour faire concevoir l'unité de la conscience de soi-même(unité qui appartient à l'entendement) dans les rapportsd'étendue que l'âme soutient avec les organes du cerveau(qui fait partie des sens externes), par conséquent de faireconcevoir le siège de Tàme, comme sa présence locale ;ce qui est une question du ressort de la métaphysique,question que non seulement elle ne peut résoudre, maisqui de plus implique contradiction. — En effet, si je doisrendre visible quelque part dans l'espace le lieu de monâme, c'est-à-dire de mon moi absolu, il faut alors queje me perçoive moi-même par le sens à l'aide duquel jeperçois la matière qui m'environne immédiatement. C'estainsi que, lorsque je veux déterminer le lieu que j'occupecomme homme dans le monde, je suis dans la nécessitéde considérer mon corps par rapport avec d'autres corpsqui sont hors de moi. — Or, l'âme ne peut se percevoirque par le sens intime, et ne peut percevoir le corps (inté-rieurement ou extérieurement) que par des sens externes.Elle ne peut donc se déterminer absolument aucun lieu,parce qu'elle devrait, à cet effet, avoir pour objet de sapropre intuition externe elle-même, ce qui répugne. — Lasolution demandée, par conséquent la question du siègede l'âme, qui est adressée à la métaphysi que, conduit àune quantité impossible (1/^2), et l'on peut rappeler, àcelui qui l'entreprend, ces mots de Térence : Nihilo plusagas quam si des operam ut eum raUone insanias. On nepeut cependant reprocher au physiologiste, auquel il suf-fit ^ d'avoir poursuivi la présence purement dynamiquejusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à la présence immédiate,d'avoir de mandé au métaphysicien de remplir le vide exis-tant.

1. ↑ Le grand anatomiste Sam.-Thom. Sommering dé-diait à Kant son ouvrage De l’organe de l’âme ; Kœ-nigsberg, in-4°, 1796, avec planches. On avait suividans cet ouvrage les vues de Kant sur la manière detraiter le sujet. — Schubert.

2. ↑ On entend par esprit (Gemûth) la seule faculté(animus) de com poser les représentations données etl’unité de l’aperception empi rique ; ce n’est pas en-core la substance (anima), entièrement différente dela matière par sa nature, dont on fait alors abstrac-tion. On a ainsi l’avantage d’être dispensé, par rap-port au sujet pensant, d’entrer dans la métaphysique,qui s’occupe de la conscience pure et de son unitéa prio ri, dans le rapport de représentations donnéesavec l’entendement. En restant ainsi dans la phy-siologie, nous n’avons affaire qu’à l’imagination, àl’intuition de laquelle peuvent correspondre, par hy-pothèse (même en l’absence de leur objet, comme

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représentations empiriques) des impres sions céré-brales (proprement un habitus de la reproduction),qui appar tiennent à un tout unique de l’intuition in-terne de soi-même.

3. ↑ Au fluide (fluidum) doit proprement être opposéle solide (rigidum), ainsi qu’Euler a coutume de lefaire. Le vide est l’opposé du plein.

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1 Notes

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2.1 Texte• Sur l’organe de l’âme Source : http://fr.wikisource.org/wiki/Sur%20l%E2%80%99organe%20de%20l%E2%80%99%C3%A2me?

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