Sur le théorème d'Ampère

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Jacques Mathieu Sur le théorème d'Ampère In: Revue d'histoire des sciences. 1990, Tome 43 n°2-3. pp. 333-338. Citer ce document / Cite this document : Mathieu Jacques. Sur le théorème d'Ampère. In: Revue d'histoire des sciences. 1990, Tome 43 n°2-3. pp. 333-338. doi : 10.3406/rhs.1990.4169 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0151-4105_1990_num_43_2_4169

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Jacques Mathieu

Sur le théorème d'AmpèreIn: Revue d'histoire des sciences. 1990, Tome 43 n°2-3. pp. 333-338.

Citer ce document / Cite this document :

Mathieu Jacques. Sur le théorème d'Ampère. In: Revue d'histoire des sciences. 1990, Tome 43 n°2-3. pp. 333-338.

doi : 10.3406/rhs.1990.4169

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0151-4105_1990_num_43_2_4169

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Sur le théorème d'Ampère

Tous les traités modernes d'électricité (1) s'accordent pour donner le nom d'Ampère à un théorème fondamental en électromagnétisme, qui concerne le champ magnétique créé par les courants électriques. Or Ampère n'a pas énoncé lui-même cette proposition et P. G. Hamamdjian a étudié dans cette revue la formation de cette situation singulière (2). Ne partageant pas entièrement la vision que cet auteur donne de la marche des idées d'Ampère et de Maxwell, je voudrais revenir ici sur ce point d'histoire.

A l'époque où il commence à élaborer sa théorie des phénomènes électromagnétiques, Ampère admet, à la suite de Newton et de Laplace, qu'on peut expliquer toutes les interactions observées par des forces centrales agissant à distance; mieux vaut s'en rapporter sur ce sujet à ses déclarations réitérées (3) plutôt qu'à l'opinion de commentateurs. En conséquence, il cherche à exprimer les actions mécaniques mutuelles exercées par des circuits électriques, en les ramenant à des combinaisons d'une force élémentaire agissant suivant la direction qui joint deux éléments de circuits et en raison inverse du carré de la distance qui les sépare. Mais comme les éléments considérés ne sont plus, comme dans la gravitation et l'électrostatique, des masses ou des charges isotropes quasi- ponctuelles, mais des petits segments de conducteurs rectilignes qui peuvent prendre des orientations variées, la formule élémentaire à laquelle il parvient en 1822 est moins simple que celles de Newton et de Coulomb (4). Il cherche alors à la mettre à l'épreuve.

Parmi les expériences les plus importantes et les plus simples dont Ampère connaissait les résultats, étaient celles de Biot et Savart concernant (5) « l'action éprouvée par une molécule de magnétisme austral ou

(1) Par exemple, ceux de Bruhat, Gié et Sarmant, Rocard, Slater et Frank, Sommerfeld. (2) P. -G. Hamamdjian, Contribution d'Ampère au « théorème d'Ampère », Rev. Hist.

ScL, 31 (1978), 249-268. (3) Collection de mémoires relatifs à la physique, Société Française de Physique (Paris,

1885-1887), t. II, 129, 256, 281, 406; t. III, 1-9. Dans ce qui suit, les références à ces ouvrages seront désignées par sfp, II ou III.

(4) Ampère, sfp, II, 266 et 288; III, 54. On trouve un exposé de l'établissement de cette formule dans A. Kastler, Rev. Hist. Sri., 30 (1977), 142. Voir aussi C. Blondel, Ampère et la création de l'électrodynamique (Paris, 1982).

(5) Biot et Savart, Ann. Chimie et Physique, 15 (1820), 222; sfp, II, 80. Rev. Hist. Sci., 1990, XLIII/2-3

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boréal placée à une distance quelconque d'un fil cylindrique très fin et indéfini ». Laplace déduisit de ces expériences que la « molécule magnétique » — terme qui désigne un pôle d'aimant dans le langage du temps — est soumise à une force F normale au plan passant par le fil et le pôle et dont le module est inversement proportionnel à la distance r du pôle au fil. Ampère montra (6) que sa formule élémentaire permet de retrouver l'expression de la force de Laplace, ce qui ajoute la proportionnalité de cette force à l'intensité / du courant dans le fil, et permet d'exprimer son module par la formule :

/=K/r [1]

К désignant un coefficient de proportionnalité contenant l'intensité / du courant et la valeur m du pôle magnétique.

P. G. Hamamdjian a mis au jour le manuscrit inédit de notes prises par Liouville dans un cours professé par Ampère en 1826 et corrigées par celui-ci. On y lit d'abord le rappel d'une proposition connue de mécanique théorique : que X, Y, Z, désignant les composantes cartésiennes d'une force F et dx, dy, dz, les composantes d'un déplacement élémentaire du point d'application de cette force, si l'expression D = Xdx+Ydy + Zdz est la différentielle totale exacte d'une fonction de point V(x, y, z), l'intégrale de D le long d'une courbe fermée est nulle dans de nombreux cas, en particulier dans celui des forces newtoniennes, et la force vive (l'énergie cinétique) du mobile reprend alors à la fin du cycle la même valeur qu'au début. Mais — et c'est la remarque très importante que fait Ampère — il peut se faire que cette intégrale prenne une infinité de valeurs discontinues croissant en progression arithmétique au bout de chaque cycle; l'énergie cinétique et les vitesses croîtraient alors indéfiniment. Ampère illustre sa remarque en prenant l'exemple de l'expérience de Biot et Savart et il donne pour l'intégrale de D une expression qui, s'il l'avait calculée pour un tour que fait la force, lui aurait fourni immédiatement la valeur 2Ктг. Mais il n'attache pas d'importance à sa remarque et la regarde comme « de pure curiosité... parce qu'on ne peut pas isoler les pôles d'un aimant ».

Il considère donc le résultat de Laplace comme d'un intérêt purement théorique. Il y avait cependant cinq ans que Faraday avait réalisé des expériences de rotation électromagnétique qu'Ampère connaissait bien (7). Dans l'une d'elles (voir la figure empruntée aux Experimental Researches), un seul pôle N émerge du mercure dans lequel un aimant droit lesté est plongé. Tant qu'un courant électrique parcourt le fil fixe L qui fait partie d'un circuit fermé à travers le mercure, l'aimant tourne et

(6) Ampère, sfp, III, 135. (7) M. Faraday, Experimental Researches, t. II, 127; sfp, II, 158.

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N décrit une circonférence autour de L, avec une vitesse qui croît jusqu'à une valeur limitée par les frottements. Ampère avait montré que sa formule élémentaire permettait d'expliquer ces rotations (8). Il lui eût suffi d'intégrer le travail de la force de Laplace sur un tour de la circonférence de rayon r

- r [2]

pour comprendre que le fonctionnement de ce moteur rudimentaire montrait que son calcul n'était pas une « pure curiosité ». Il est vrai que la notion de travail, à laquelle Coriolis va donner vers la même époque son sens actuel (9), n'est pas familière à Ampère. Il fut sans doute bien près de découvrir son théorème; mais enfin, il ne l'a pas fait.

C'est Maxwell qui dans son premier mémoire sur Г électromagnétisme (10) donna en 1856 une première approche du théorème d'Ampère. Il commence (p. 193) par rappeler quatre propositions dues à Ampère sur les actions mutuelles des courants et en déduit que :

« The total intensity of magnetizing force in a closed curve passing through and embracing the closed current is constant, and may therefore be made a measure of the quantity of the current ».

(8) Ampère, sfp, II, 185. (9) G. Coriolis, Traité de la mécanique des corps solides (Paris, 1844), Avertissement. (10) J. C. Maxwell, On Faraday's lines of force, Trans. Cambridge Phil. Soc, 1856;

Scientific papers (Cambridge, 1890), t. I, 155.

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II répète plus loin (p. 206) cette proposition en des termes à peine différents et il la précisera en 1865 (11) sous la forme citée par P. G. Hamamdjian (réf. 2, p. 267).

Le théorème d'Ampère se traduit par la formule intégrale

H.dl = i [3]

H désignant le champ magnétique et dl un élément de courbe fermée. Mais le but profond de Maxwell est de substituer à la physique des

actions à distance la physique du champ, ainsi qu'il l'annonce {op. cit. in n. 10, 193) « searching for the explanation of the phenomena, not in the currents alone, but also in the surrounding medium ». Cela implique l'emploi dans la théorie d'expressions différentielles qui conviennent aux actions de contiguïté. Pour cela, Maxwell applique la formule [3] au contour entourant une aire infinitésimale dS = dydz traversée par un courant électrique d'intensité udS dans la direction Ол\ Entre les composantes |8 et 7 de la force magnétique suivant Oy et Oz et la composante и de la densité de courant/ il établit la relation

Э/3 dy и = — - — [4] dz dy

et des relations analogues pour les composantes v et w de /suivant Oy et Oz. Ce calcul est répété dans deux ouvrages (12, 13). Au § 24 de ce dernier ouvrage, Maxwell rattache ce résultat au théorème important d'analyse, dû à Stokes, qui l'avait énoncé en 1854, comme incidemment, sous forme d'une question d'un sujet d'examen (14).

Dans le § 25 de son Traité, Maxwell propose la définition du curl, grâce à laquelle les trois formules analogues à [4] peuvent être condensées dans la forme vectorielle locale du théorème d'Ampère :

curl H = / [5]

Dans son étude critique de la théorie de Maxwell (15), Duhem, faisant allusion au second membre de la relation [4], le considère comme « une formule souvent employée par Ampère et dont la forme générale est due à Stokes ». Cette affirmation ne s'appuie sur aucune référence et l'on cherche en vain une telle formule dans l'œuvre imprimée d'Ampère. Au

(11) Id., Note on the electromagnetic theory of light, Phil. Trans. (1865), 459; Scient. Papers, t. II, 137.

(12) Id., A dynamical theory of the electromagnetic field, Scient. Papers, t. I, 526. (13) Id., Treatise on electricity and magnetism (Oxford, 1873), § 607. (14) G. G. Stokes, Math, and Phys. Papers, vol. 5 (Cambridge, 1905), 320. (15) P. Duhem, Les théories électriques de J. Clerk Maxwell (Paris, 1902), 135.

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contraire, Duhem (16) et Picard (17) utilisent le théorème de Stokes pour démontrer diverses propositions dues à Ampère. On peut en conclure qu'il est abusif de parler, comme on le fait parfois, de la formule d'Ampère et Stokes (18) et que la notion de curl, ainsi que la formule [5], ne doivent rien à Ampère.

Il y a dans les raisonnements et les calculs de Maxwell au sujet du théorème d'Ampère une continuité et une cohérence sans défauts; mais ils se rapportent tantôt à l'expression intégrale, tantôt à l'expression locale de la même proposition. On n'y trouve pas ce que Hamamdjian a cru y déceler « d'ambigu » et de « faux », à condition de garder en mémoire quelques définitions élémentaires en électromagnétisme, comme les suivantes : la force magnétique F qui s'exerce sur un pôle magnétique renfermant m unités de masse magnétique a un module égal au produit de m par le module du champ magnétique H, soit F = mH et si m = 1, F = H. Maxwell ne fait donc pas « abstraction » du pôle magnétique, il raisonne sur un pôle unité, ainsi qu'il le dit explicitement dans la citation en anglais faite par Hamamdjian; et comme la circulation d'un vecteur prend le nom de travail lorsque ce vecteur est une force, il revient au même d'utiliser la circulation de H ou le travail de F. Un pôle magnétique, que l'on savait depuis le xme siècle inséparable du pôle de signe contraire, peut cependant être approximativement isolé dans des expériences par des artifices, tels ceux de Coulomb (19) ou ceux de Faraday comme on l'a vu plus haut. On peut aussi le regarder comme une grandeur de calcul, dont le caractère imaginaire n'a pas empêché l'emploi légitime par les théoriciens du magnétisme, tels Laplace, Poisson, Biot. Ampère lui-même, qui a utilisé la notion non moins fictive des fluides magnétiques, ne l'ignorait pas. Quant aux dimensions des grandeurs physiques, elles sont égales dans les deux membres de chacune des équations de Maxwell (20).

Plusieurs autres propositions d'électromagnétisme portent le nom de théorème d'Ampère, ce qui a pu prêter à confusion. Ainsi Duhem dans ses Leçons sur l'électricité..., donne ce nom à une identité géométrique entre des intégrales curvilignes et des intégrales de surface appartenant à des contours fermés en présence. D'autre part, Mascart et Joubert (21), ainsi que le rappelle Hamamdjian, donnent le nom d'Ampère à une pro-

(16) Id., Leçons sur l'Électricité et le Magnétisme, t. III (Paris, 1892), chap. 2. (17) E. Picard, Traité d'Analyse, t. I (Paris, 1922), chap. 4, § 22, retrouve les résultats

d'Ampère contenus dans sfp, III, 118-134. (18) Par exemple R. Deltheil, Cours de Mathématiques (Paris, 1947). (19) A. Coulomb, sfp, I, 273. (20) On prendra garde que dans le mémoire (2), p. 267, ligne 19, on doit lire rot. H = Ажи

et non 4я7. (21) E. Mascart et J. Joubert, Leçons sur l'Électricité et le Magnétisme (Paris, 1882),

t. I, § 450.

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position qui lui appartient entièrement et qu'il a lui-même qualifiée de théorème (22). Il s'agit d'une conséquence de l'un des apports les plus fondamentaux d'Ampère à Pélectromagnétisme, puisqu'il n'aboutit à rien de moins que d'englober la théorie du magnétisme dans celle de l'électro- cinétique. Alors que ses contemporains, tels Davy et Biot, cherchaient à expliquer les phénomènes électromagnétiques en admettant qu'un conducteur parcouru par un courant s'aimante, Ampère, dès son premier mémoire (23), admet au contraire « qu'un aimant doit être considéré comme un assemblage de courants électriques ». Cette idée sera précisée par l'hypothèse de courants particulaires (24), que l'on retrouve aujourd'hui dans la théorie électronique du magnétisme.

Partant de là, Ampère montre en 1825 l'équivalence électrodynamique entre un circuit linéaire fermé quelconque et l'ensemble de circuits infinitésimaux qu'on obtient en quadrillant toute surface s'appuyant sur le circuit donné et qui sont parcourus dans le même sens et avec la même intensité que le courant principal (25). Puis, remplaçant chacun des circuits par un « élément magnétique », c'est-à-dire un dipóle magnétique élémentaire (26), il constitue ce qu'on nommera plus tard un feuillet magnétique. C'est l'équivalence électromagnétique entre un tel feuillet et le courant fermé correspondant que Mascart et Joubert nomment théorème d'Ampère. Ils en déduisent aisément le théorème étudié ici, sans le mettre en évidence, en utilisant la notion de potentiel magnétique, qui, comme celle de travail, était étrangère à Ampère, puisqu'elle ne sera utilisée que par Thomson (27). L'emploi des feuillets magnétiques a aujourd'hui perdu de son importance, mais conserve encore quelques avantages (28).

Département de Recherches physiques Jean-Paul Mathieu. Université Pierre-et-Marie-Curie, Paris.

(22) Ampère, sfp, III, 168. (23) Id., sfp, II, 20 et 47. (24) Id., II, 140. (25) Id., sfp, III, 50. (26) Id., sfp, III, 214. (27) W. Thomson, A mathematical theory of magnetism, Proc. Roy. Soc. (1849) et

Reprint of papers (London, 1872), 340. (28) Y. Rocard, Électricité (Paris, 1966), 174.