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Jean-Pierre Depétris

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Suite sur le fonctionnement réel de la pensée Version 0.2 Sur la consistance poétique

Ce livre est constitué de notes prises au cours de l’années 1994, tandis que je préparais avec Ph. N. Van Minh le colloque “poésie et logique”, tenu à la Vieille Charité en 1995. La division en chapitres a été réalisée après coup. L’ensemble a été quelque peu élagué, mais il contient certainement encore de nombreuses fautes de toute sorte.

Cette version 02 est constituée d’un fichier pdf de plus de 516 Ko, contenant 240 pages et 412 693 signes au format A4.

Elle est gratuite pour tous ceux qui collaborent avec moi de près ou de loin, sinon sa copie et son impression sont au prix de 45 francs. Les modifications et l’exportation ne sont pas permises.

Suite sur le fonctionnement réel de la pensée Version 0.2

© Jean-Pierre Depétris, avril 2001mailto: [email protected]

http://jdepetris.free.fr

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Jean-Pierre Depétris

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT

RÉEL DE LA PENSÉE

De la consistance poétique

(Journal 1994)

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Suite , sf. En termes de chasse, action de suivre le gibier qu’on a fait lever.

(Littré)

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Suite sur le fonctionnement

réel de la pensée

(Journal 1994)

Premier cahier . . . . . . . . . . page 11 1. Qu’est-ce que lire ? — 2. La lecture suppose une consistance qui ne se réduit pas à la seule absence de contradiction. — 3. Que signifie comprendre et employer des signes ?

Deuxième cahier . . . . . . . . page 25 1. La consistance du rêve — Représentation et réalité. — 2. Pensée, mémoire et consistance de l’espace. — 3. Consistance, résistance : que veut dire « tenir » ?

Troisième cahier . . . . . . . . page 51 1. Employer une règle ne suppose pas de la connaître, moins encore de le savoir. — 2. Que signifie signifier ? — 3. Chiffrage et déchiffrage. — 4. Règle et expérience.

Quatrième cahier . . . . . . . . page 73 1. Archéologie et paléontologie du savoir. — 2. Pensée et culture. — 3. Métaphore et réalité. — 4. Où trouve-t-on des règles, si tant est qu'on les trouve ?

Cinquième cahier . . . . . . . . page 91 1. Le langage et la perception. — L’interprétation et la peau. — 2. Calcul et réalité. — 3. Raison et intuition. — La recherche surréaliste. — 4. « Qui signifie quoi », et non « que signifie… » — 5. Autres digressions sur la culture et la pensée.

Sixième cahier . . . . . . . . . . . page 119 1. Sensation et cognition. — Comment se servir d’un corps ? — 2. Automatisme et connotation. — 3. Le tombeau d’Edgar Poe. — 4. En quoi le sens serait-il une forme de vie ? — 5. Dénotation, connotation, morphologie et syntaxe.

Septième cahier . . . . . . . . . . page 151 1. A propos d’inconscient et de mot d’esprit. — Où est le sens avant qu’il ne soit compris ? — 2. Ce que je dis et ce que je veux dire. — 3. Conjugaison et physionomie. — 4. De ce que je ne me trouve pas plus sous des couches d’énonciations que je ne trouve un noyau en épluchant un oignon.

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Huitième cahier . . . . . . . . . . page 1711. Résumé des épisodes précédents. — Critique de la communication. — 2. Qu’est-ce que ne pas penser ? — 3. Le langage laisse les choses en l’état. — 4. Mais pas le travail. — 5. Qui est « nous » ? — 6. Représentation et optique — image et objet.

Neuvième cahier . . . . . . . . . page 195 1. Les « choses » et leur « vertu ». — Qu’est-ce que le travail ? — L’universel et le singulier. — Code génétique ou code générique ? — Nominalisme et langages formels. — Intériorité ou épaisseur.

Dixième cahier . . . . . . . . . . . . page 207 1. L’horizon et l’importance. — 2. De l’ignorance du travail. — 3. Conception optique du mot. — 4. Comment focaliser le sens.

Onzième cahier . . . . . . . . . . . page 223 1. Jeu et voyance. — 2. Une prédiction ne peut être que probabiliste ou divinatoire. — 3. Nous cherchons de bonnes images et de bonnes décisions. — 4. Rien ne « se révèle juste » mais « se révèle » tout simplement.

*

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Premier Cahier

1. Qu’est-ce que lire ? — 2. La lecture suppose une consistance qui ne se réduit pas à la seule absence de contradiction. — 3. Que signifie comprendre et employer des signes ?

Le 16 juillet

Comparons une formule mathématique avec une notation musicale.

Par exemple :

p p r

Cette formule en Français peut se prononcer : Si, soit p, soit q, alors r. Ou

plus explicitement et phonétiquement : Si nous avons soit “pet”, soit “cul”,

alors nous avons “aire” .

Elle peut se dire et se prononcer différemment dans toutes les langues du

mondes et cependant garder absolument la même signification.

Mais la suite de notes

pourrait se noter très différemment, et s’interpréterait toujours avec des sons

de la même hauteur et de la même durée.

Bref, la première notation est exclusivement sémantique, la seconde n’a

aucune valeur sémantique mais seulement sonore.

Ces deux aspects isolés ici dans deux exemples précis sont ensemble en

œuvre dans l’écriture des langues naturelles.

*

Le 18 juillet

On se trompe toujours à propos de ce que l’on entend par « une proposition

claire » (ou une explication, une description, etc…).

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Nous corrigeons une phrase qui nous semble ambiguë — nous intercalons

par exemple un attribut entre un substantif et un verbe, ou encore une

proposition relative ; ou bien nous découpons une proposition principale et ses

relatives en autant de phrases simples ; ou alors nous réarticulons des phrases

simples en une proposition principale et plusieurs relatives pour mettre en

évidence les relations entretenues entre les propositions…

Quand nous faisons de telles corrections, nous avons tendance à oublier que

la phrase — si justement appelées « période » par les classiques — se déroule

dans le temps.

Nous tendons à oublier l’aspect partition (musicale) de la langue écrite,

pour ne plus penser qu’à celui formule (logique). Le texte corrigé tend à

devenir alors souvent moins clair encore.

*

Que se passe-t-il quand nous lisons ? Les chaînes de mots font naître en

nous des idées, des impressions, des images (il est inutile en l’occurrence de

chercher à mieux les définir : l’important ici est le mouvement donné à la

pensée).

Ce que suscite en nous la lecture est plus ou moins consistant — c’est à

dire susceptible de fournir un support assez ferme au mouvement de la pensée.

Si la lecture manque de consistance, nous en cherchons et, si nécessaire, en

produisons par imagination. Si elle en a trop, nous en élaguons : nous nous

appuyons sur ce qui est clair à notre esprit et tendons à ignorer l’excédent.

Il est facile sur le papier de barrer une ligne, d’écrire dans la marge ou

d’effacer. Autrement plus simple encore sont ces opérations sur un écran

d’ordinateur, où elles ne laissent même pas de trace.

Trace : voilà le mot. Trace de quoi ? De la pensée — du mouvement de la

pensée.

(C’est pourquoi il n’est pas utile de chercher à définir davantage ce que la

lecture fait naître en nous ; si ce sont des pensées, des images, des

impressions…, car quoi que ce soit, c’est d’abord un mouvement, et c’est

d’abord en tant que mouvement que nous pouvons commencer à nous en faire

PREMIER CAHIER

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une idée.1

*

Lorsque le lecteur a commencé à construire une figure suffisamment

consistante, il devient problématique de lui demander de la corriger.

Supposons que nous parlions d’arbre. L’un habite en ville et va penser à

des platanes, un autre est montagnard et imaginera des mélèzes ou des sapins,

l’autre habite la côte et pensera aux pins ; un autre au tilleul qu’il a au fond de

son jardin.

Si ce que nous disons est vraiment propre à tous les arbres, alors tout va

bien, chaque lecteur nous suivra sans peine avec son idée propre de l’arbre.2

Mais si une fois qu’il a dessiné son arbre en esprit, nous spécifions que

nous parlons d’arbre fruitier, c’est comme si nous lui demandions de prendre

une gomme mentale, d’effacer sa figure (à laquelle il tiendra peut-être déjà

comme à une œuvre sienne), et d’en redessiner une autre. Si nous entraînons

plusieurs fois notre lecteur à répéter ce genre d’opérations, il cessera très vite

d’être en mesure de nous suivre. Par exemple, lorsqu’il aura dessiné son

pommier ou son poirier, nous lui demanderons de l’effacer pour faire un

cerisier, puis d’effacer les cerises ou les feuilles mortes pour le redessiner en

fleurs.

*

Le lecteur se construit une certaine figure mentale à partir de ce qui est écrit.

(Ou aussi bien l’auditeur à partir de ce qu’il écoute).

Nous ne pouvons lui demander de retoucher incessamment cette figure, pour

la première bonne raison qu’il va finir à ce jeu par se perdre ; et qu’en tout cas

sa figure va finir par perdre toute consistance.

Mais aussi pour la seconde bonne raison qu’il refusera généralement, ou

peut-être tout simplement se révélera incapable d’opérer ces retouches.

Au mot « arbre », il verra par exemple un beau cèdre dans un jardin au bord

de mer soleil couchant, et plus rien ne viendra effacer cette image. Tout au plus

1 La comparaison peut se faire ici avec la physique qui parvient bien mieux à saisir et définir des mouvements et des fréquences qu’à saisir et définir ce qui se meut effectivement.

2 Tant mieux sans doute : son idée propre ne gênera en rien sa compréhension, mais lui donnera une sensibilité plus concrète.

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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d’autres images s’y surimposeront et viendront la troubler, mais l’image surgie

continuera à s’imposer, peut-être même étouffera-t-elle tout ce qui s’y ajoutera.

Il arrive souvent que notre pensée s’échappe du propos qui nous est offert.

Nous écoutons avec attention et suivons parfaitement la pensée de l’auteur que

nous lisons ou de l’interlocuteur que nous écoutons. Rien à priori ne nous

rebute ni ne nous égare ; et voilà que tout à coup sur une proposition, sur un

mot, sur une figure de style, notre esprit prend la tangente.

Tout se passe exactement comme si sur une musique un danseur tout à coup

partait d’un autre pas, suivant un autre rythme, une autre mélodie.

Peut-on vraiment croire qu’à trop suivre la musique un danseur s’en

échappe ? Comment une telle chose peut-elle se produire ? N’est-ce pas plutôt,

dans ce cas là, parce que la musique elle-même a changé ?

Nous pouvons imaginer une rengaine trop obsédante qui nous berce si bien

que nous continuons sur son mouvement lorsqu’il vient à cesser. C’est l’effet

que produisent sur le lecteur ou l’auditeur les lieux communs : à force de voir

arriver les images attendues on ne percevra plus celle qu’on n’attend pas. Ce

peut aussi être une suite d’accords trop prenants pour que nous puissions

abandonner leur mouvement sans peine. Certaines images, certains

raisonnements peuvent à ce point nous frapper que nous nous y accrochons et

les poursuivons tandis que notre œil continue à suivre machinalement les mots

sur le papier — que nous serions encore peut-être capables de prononcer à

haute voix, mais plus d’interpréter.

Il est par ailleurs troublant qu’une telle lecture à haute voix laisse deviner

que le sens n’est pas compris ; alors que nous aurions bien du mal à définir ce

qui dans la prononciation exprime la compréhension, que nous percevons

pourtant sans hésitation.

*

Le 19 juillet

Nous pensons qu’un discours est plus ou moins interprétable selon que les

informations qu’il nous donne sont plus ou moins précises, complètes, et

raisonnablement articulées. Bref, nous pensons que sa clarté répond à des

critères logiques. C’est à dire, en ce qui concerne la parole, que nous avons

PREMIER CAHIER

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tendance à associer clair et logique.

Sans doute la rigueur logique est elle un critère de clarté pour la formule

logique ((p v q) … r) ; mais comment cela fonctionne-t-il dans la parole ?

*

Se peut-il qu’en lisant on imagine exactement ce que j’imagine moi-même

en écrivant ?

Cette question a-t-elle vraiment l’importance qu’on pourrait d’abord lui

accorder, et quelle est-elle ?

*

Nous regardons ensemble la même scène. Par exemple, nous sommes

devant le cèdre dans un jardin au bord de mer au soleil couchant. Qu’est-ce qui

me garantit que celui qui est à côté de moi voit bien la même chose ? Il va me

dire que la silhouette de l’arbre est maintenant devenue noire contre le ciel

flamboyant. Mais moi je la dis bleue.

Voyons-nous vraiment différemment, ou bien n’avons-nous pas le même

usage du mot noir ?

Mon interlocuteur est d’ailleurs en train de peindre ce coucher de soleil, et je

vois qu’il utilise du bleu indigo pour peindre la silhouette de l’arbre. Comme je

le lui fais remarquer, il m’affirme qu’à proximité du rouge et de l’orangé le

bleu se perçoit noir ; plus noir que ne paraîtrait du noir.

Nous pourrions alors nous entendre sur ce que nous voyons. Nous aurions

chacun choisi les mêmes tons sur la palette. J’ai dit bleu car je reconnaissais la

couleur que j’aurais choisie. Lui a dit noir, car c’est ainsi qu’aurait parue la

couleur une fois posée sur la toile. Mais on peut se demander ce que signifie

paraître pour une couleur… (de quel « être » se distingue ici le « paraître » ?)

— disons qu’un néophyte aurait spontanément pris du noir pour peindre la

silhouette.

Nous vérifions que nous peignons bien sur la toile le même paysage que

nous avons sous les yeux ; mais cela ne nous prouve en rien que nous voyons

l’un et l’autre exactement de la même manière.

Il pourrait d’ailleurs se faire qu’une autre personne peigne ce paysage tout

différent de celui que je vois, et quand je le lui ferai remarquer, elle me

répondrait : ce n’est pas non plus ainsi que je le vois, mais je ne sais pas le

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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peindre autrement.

Je photographie quelqu’un. Mais un aplat de lumière entre la mâchoire et la

nuque, un regard figé en plein mouvement rendent le portait méconnaissable.

Quelqu’un dessine un portrait à grands traits : la bouche n’est qu’une ligne, les

yeux ne sont pas à la même hauteur, le cou deux fois trop long, le bras droit

part de la joue… pourtant on reconnaît parfaitement le modèle, et même son

expression familière.

*

Le 20 juillet

Ce que suscite en nous la lecture est plus ou moins consistant.

Je pense ici au concept mathématique de consistance (tel que le définit

précisément la théorie de Hilberg).

C’est une consistance toute semblable qui caractérise la langue, la parole

— semblable, mais différente ; tout aussi différente de celle qui caractérise le

langage mathématique, que ces deux sortes de langages différent entre eux.

C’est encore une consistance toute semblable (et différente) qu’on pourrait

tenter de discerner dans la musique, ou encore la peinture.

La théorie de Hilberg a entre autre mérite d’avoir suscité la critique de

Gödel. Mais le double théorème de Gödel ressemble à un sophisme.

Le formalisme de Hilberg et l’intuitionnisme de Gödel semble fonctionner

comme une paire thèse-antithèse, dont chaque pôle est frappé d’une

incomplétude fondamentale.

Cependant le concept de consistance mis à jour est essentiel. Ce concept, il

s’agirait de l’étendre, avec une exigence de rigueur égale, hors du champ des

mathématiques sur d’autres systèmes, d’autres formes de langages ou de

représentations.

Il est vrai que c’est pour l’essentiel en quoi a consisté l’œuvre de

Wittgenstein. (Il n’y a pas de métamathématiques.)

*

Je regarde le coucher de soleil qu’a peint la personne qui était avec moi dans

PREMIER CAHIER

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le jardin au bord de la mer devant le cèdre. Je regarde attentivement la peinture :

je vois les taches de couleur pure, j’approche mon visage pour mieux les

observer. Et puis je regarde l’ensemble : je sens la fraîcheur des ombres, le vent

du soir, le mouvement des branches… Je vois cela dans les taches de couleur.

Et je me souviens d’un visage vu dans les fleurs d’une tapisserie avant de

m’endormir.

*

Ce que je pointe là est plutôt singulier, et de nature à mettre en question tout

ce qui peut être dit d’habitude sur la perception, la reconnaissance,

l’interprétation, la compréhension…

On ne tient généralement pas compte de cela. Tout au plus du visage vu dans

le dessin de la tapisserie. Mais on ne tient pas compte de ce que ce phénomène

peut être entièrement provoqué et maîtrisé par celui qui peint.

Ou encore : si l’on admet généralement qu’on ne perçoit pas tout, on oublie

de tenir compte de ce qu’on peut aussi percevoir plus que ce qui nous est

donné à percevoir. (Nous voyons réellement les branches où ne sont que des

taches de couleur.)

Je veux dire que ce qui est le plus troublant, ce n’est pas que la peinture

puisse nous faire voir un arbre dans des taches, ni que nous voyions

spontanément un visage dans une tapisserie, mais les deux ensemble : que nous

puissions délibérément contrôler et provoquer cette vision automatique.3

*

Le dessin d’une carafe et d’un verre posé sur un plateau : un dessin au trait

par exemple dans un livre de vocabulaire. Est-ce que je vois immédiatement une

carafe et un verre, ou bien est-ce que, en quelque sorte, j’interprète d’abord les

traits pour y reconnaître ces objets ?

*

J’entreprends de reproduire ce dessin, et je découvre que le trait qui dessine

la partie inférieure du plateau n’est pas à la distance où je le croyais du trait qui

3 Voir vraiment la profondeur dans une perspective, par exemple.

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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limite le dessin.

Pour parvenir à bien dessiner les objets, je dois en quelque sorte les effacer

mentalement pour ne plus percevoir qu’un ensemble de lignes, exactement

telles qu’elles sont, et qui ne représentent plus rien.

Je peux aussi décalquer l’image. Et je suis d’une certaine façon surpris de

la place qu’occupent les lignes que je repasse. Le reflet sur le verre, tout

particulièrement me surprend : il est manifeste que je voyais le reflet, mais pas

les traits qui le dessinaient.

Je peux aussi m’y prendre d’une autre manière. Je fixe l’image mentale que

fait naître le dessin — puisqu’il devient manifeste que ce sont deux choses

distinctes —, puis je détache cette image mentale du livre et la reporte sur la

page blanche. Ensuite je ne fais que redessiner cette image mentale avec ma

plume ou mon crayon ; ma main n’a qu’à suivre ma vision.

Aussi curieuse que paraisse cette description de l’opération, c’est ainsi que

pratique celui dont on dit qu’il sait dessiner.

*

Toujours la consistance.

Ce que suscite en nous la lecture a plus ou moins de consistance. S’il en

manque, nous la recherchons ou au besoin nous la créons par imagination. S’il

y en a trop, nous en élaguons, et nous retenons seulement ce qui nous convient.

De ce point de vue, l’interprétation fonctionne d’une façon plutôt semblable

à la perception.

S’il y a trop de consistance : si la consistance résiste ; fait une masse trop

compacte à la pénétration de notre esprit.

S’il manque de la consistance, nous en inventons : irrésistiblement nous

complétons les données. Au mot « arbre », nous voyons le cèdre, par exemple.

(C’est manifestement un processus semblable qui nous fait éprouver de la

nervosité, si ce n’est de l’inquiétude ou même de l’angoisse dans l’obscurité,

ou dans des étendues trop désertiques : le manque de données active notre

imagination, nous faisant inventer, consciemment ou non, des entités et des

possibles4 .)

4 Comme le suggère Whitehead dans Symbolism, c’est aussi pour l’essentiel, selon toute vraisemblance, ce qui se passe quand nous rêvons.

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*

Le 21 juillet

L‘induction : du particulier aller au général. D’un faisceau d’événements

semblables, j’induis une loi générale.

La déduction : du général, aller au particulier. A partir d’une loi générale, je

déduis des faits particuliers.

Le problème de l’œuf et de la poule.

Un diallèle : figure de logique qui consiste à prouver A de B après qu’on ait

prouvé B de A.

Pour induire le général, le particulier doit encore être donné. Et pour déduire

le particulier, la généralité doit aussi nous être donnée. — Donnée ?

Déduisons-nous que deux fois six œufs font une douzaine, de ce que nous

savons que deux fois six font douze ? Ou induisons-nous que deux fois six

font toujours douze de ce que nous avons généralement douze œufs lorsque

nous en avons deux fois six ?

Les grandes métaphysiques sont bâties sur ces sortes de problèmes qu’elles

présentent seulement de façon plus embrouillée.

Lorsque nous avons deux fois six œufs, avons-nous réellement besoins

d’une preuve qu’ils soient douze ? Ou bien avons-nous vraiment besoin

d’œufs, ou de bûchettes, pour vérifier 2x6=12 ?

Peut-être avons-nous effectivement besoin de bûchettes, enfant, pour

apprendre à compter. Mais qu’apprenons-nous alors réellement ?

N’apprenons-nous pas alors un vocabulaire, une grammaire ; un langage ?

Celui qui ignore que 6x2=12, qu’ignore-t-il réellement ?

Remplaçons les chiffres arabes par des chiffres romains ou encore par des

chiffres indiens, ou même babyloniens. Selon que nous soyons plus ou moins

familiarisés avec ces chiffres, ou qu’on nous en ait fourni une liste avec leur

traduction, nous reconnaîtrons plus ou moins facilement 6x2=12.

Mais que reconnaîtrons-nous dans 6x2=12 ?

Que signifie concevoir cette égalité indépendamment de tout ensemble

d’objets énumérables, de tout signe ou de toute écriture numérique, de tout

chiffre prononcé dans une langue quelconque ?

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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C’est à dire : que signifie concevoir la généralité, ou encore des universaux ?

Que signifie concevoir ce qu’est un arbre sans passer par un arbre

quelconque, par une image d’arbre, ou un signe, ou même un mot dans une

langue quelconque ?

*

Comment accorde-t-on un instrument de musique ? On compare le son de

l’instrument avec celui qu’on peut chanter, ou produire à l’aide d’un diapason.

Puis on accorde les autres notes selon les intervalles convenus.

Qu’est-ce que reconnaître un « la », si ce n’est reconnaître la même hauteur

dans des sons qui n’ont pas nécessairement d’autres points communs ? N’est-

ce pas un peu comme reconnaître « douze » dans des ensembles qui n’ont pas

nécessairement d’autres points communs que leur nombre ?

*

« Combien étions-nous hier à table ? » J’énumère les présents, peut-être

vais-je me servir de mes doigts. « Nous étions six! »

Et comment aurais-je fait si nous avions été 463 ? Que signifie 463 ? Quelle

idée peut-on s’en faire ?

Pour l’interpréter nous devons décomposer : quatre centaines, six dizaines et

trois unités — une centaine étant dix dizaines, et une dizaine deux fois cinq.

Cinq est déjà un grand nombre pour être immédiatement conçu dans

l’esprit. « Es-tu bien sûr que nous n’étions pas seulement cinq à table hier ? »

Cependant nous pouvons sans peine utiliser 463 sans chercher à concevoir

davantage ce que ce signe signifie réellement pour nous. Nous avons mis au

point des systèmes pour compter qui nous épargnent toute nécessité de nous

faire une quelconque idée des nombres que nous comptons.

Nous pouvons toujours craindre de nous tromper dans nos opérations.

Pourtant nous ne semblons jamais craindre qu’une unité puisse s’échapper

d’une quelconque dizaine, lorsque nous faisons par exemple une opération à

partir de 463. C’est pourtant ce qui se passe très souvent dans la réalité : des

éléments s’égarent, s’évanouissent, sont dérobés, s’usent… mais jamais dans

le calcul. Devons-nous ajouter « curieusement » ?

PREMIER CAHIER

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« Cent vingt plus quatre-vingt-quinze font deux cents quinze ». Et il ne nous

vient pas à l’idée de préciser « toujours ». Moins encore : « ça a été

soigneusement vérifié ».

« Soixante et trois font soixante-trois ». Vouloir le vérifier, ne serait-ce pas

comme vérifier que le mètre étalon fait bien un mètre ?

Comment peut-on se figurer soixante-douze ? En pensant par exemple au

nombre d’heures qui se sont écoulées en trois jours.

Et cent quarante-quatre ? En imaginant les extrémités d’une croix templière,

et en imaginant que chacune est composée d’une croix templière plus petite qui

contient autant d’extrémités.

Nous avons de très bons systèmes pour compter — des méthodes

infaillibles. Connaître ces systèmes et les utiliser sans hésitation, c’est cela que

l’on appelle souvent connaître les mathématiques. Mais pour toute méthode

infaillible nous pouvons fabriquer une machine pour l’appliquer à notre place.

Et d’ailleurs que faisons-nous de différent d’une machine quand nous

employons de telles méthodes ?

La question est plutôt : comment interpréter le résultat, quelle idée, quelle

représentation nous en faisons-nous ?

22 juillet

« Combien y avait-il de monde pour cette si grande manifestation ? — Au

moins une centaine de milliers. — Je ne parviens pas à me figurer à quoi peut

ressembler un si grand nombre. — A cette manifestation. »

« Combien font dix et huit ? » Que peut vouloir dire cette question ?

Vraisemblablement que mon interlocuteur ne sait pas dire « dix-huit » en

Français.5

Mais si après que je lui ai répondu il me demande encore « combien fait dix-

huit ? » Alors je ne comprends plus ce qu’il me demande. Sans doute ne sait-il

pas non plus ce que signifient ni « dix », ni « huit ».

5 Je sais dire « huit » et « dix » en Arabe, et tandis que je prenais ces notes, je me suis rendu compte qu’il me fallait un certain temps pour retrouver comment on disait « dix-huit ». On le dit à l’envers par rapport au Français (huit-dix, ce qui est plus logique puisqu’on compte d’abord les unités ; et c’est peut-être cette opposition entre le logique et le familier qui m’a fait hésiter). J’aurais pu poser ce genre de question en Arabe, dans une situation réelle.

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Je peux me figurer 5 ainsi : IIIII. Ma représentation sera plus sensible si je

construis une figure fermée avec ces cinq barres : I. Je reconnaîtrais alors cinq

d’un simple coup d’œil. Avec quatre je fais un losange: .

Dix plus huit ressemble alors à ceci : +

Comment puis-je me figurer la somme ? Par cela par exemple : .

Mais peut être avec plus de pertinence ainsi : A A A.

Imaginons que nous construisions ces figures avec des bûchettes (et il serait

peut-être pertinent d’apprendre à compter ainsi aux enfants), nous tirons sans

doute avec plus de facilité « trois fois six » de « dix-huit », que nous ne

sommes capables de voir que nous pouvons construire avec les bûchettes ceci :

A A A quand nous avons cela : .

*

Mais qu’est-ce que cela veut dire pour nous « trois fois six dix-huit »?

Rien. Seulement un artifice pour couper court.

Nous nous sommes seulement entraînés à penser « trois fois six dix-huit »

automatiquement (et nous y avons eu du mal, si nous nous en souvenons).

Pour couper court : sans nous arrêter à penser une signification, à nous

imaginer ou nous figurer quoi que ce soit.

Garder notre esprit au point mort — vide — c’est cela qui demande

entraînement et travail. (Ceci constitue une remarque importante.)

*

Autre remarque : La poésie ne serait-elle pas un certain usage de la langue

semblable à celui qui dans l’arithmétique ferait apparaître des étoiles et des

losanges, ou même des croix templières ?

*

Si nous nous entraînons à travailler avec notre esprit au point mort, à y

laisser régner le vide, pouvons-nous en même temps désirer des preuves de ses

inductions ? N’y a-t-il pas là deux orientations opposées ?

Ne nous sommes-nous pas convaincus une fois pour toutes pour ne plus

PREMIER CAHIER

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nous poser de question ? Ne même plus nous demander seulement « qu’est-ce

que ça veut dire »?

Mais il importe que nous restions à chaque instant en mesure de nous

arrêter et de nous le demander.

Nous devons être convaincus que ce soit possible.

— —

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Deuxième Cahier

1. La consistance du rêve — Représentation et réalité. — 2. Pensée, mémoire et consistance de l’espace. — 3. Consistance, résistance : que veut dire « tenir » ?

Le 23 juilletIl n’est pas facile de raconter un rêve. Je veux dire conter un rêve tel qu’on

l’a fait.« Hier j’ai pris le bus. C’était en rêve ». Ça ne colle pas : on n’a pas rêvé

qu’on prenait le bus en rêve. Quoique cela puisse arriver, mais c’est autre chose : « J’ai rêvé hier que je prenais le bus en rêve ».

Raconter un rêve suppose qu’on est éveillé, et cela fausse tout du rêve.

Ce dont j’essaie de parler ici, c’est encore de la consistance — de la consistance du rêve, et du récit du rêve, ou encore de la fiction —, d’une consistance semblable à celle de l’arithmétique.

Comment donner consistance au récit du rêve. Le rêve, quand on rêve, possède une parfaite consistance, du moins qui n’a rien à envier à celle de la veille.

*

Ce qui distingue le rêve de la réalité serait la cohérence de la seconde. Mais celui qui rêve ne perçoit pas l’incohérence du rêve ; du moins s’il la perçoit, si elle devient trop criante, il s’éveille.

Alors la perception de l’incohérence est plutôt ce qui caractérise l’éveil. Dois-je supposer que je rêve dès que je me laisse envahir par cette impression de cohérence ?

Mais au fond cette impression de cohérence n’est qu’une confiance, toute semblable à celle que nous avons quand, sans ne penser à rien, nous disons « trois fois six dix-huit ».

J’entends par là qu’il doit toujours être possible de nous arrêter et de vérifier que ça tient. Et c’est cela même l’impression de cohérence : penser que c’est possible.

*

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Ici le concept de consistance met en lumière toute l’ambiguïté qu’il recouvre : est-ce que ça tient seul (si l’on peut dire), ou est-ce que ça tient sur quelque chose (parce que ça réfère, ou renvoie à autre chose) ?

Le tableau du cèdre au crépuscule, par exemple, est-ce qu’il tient parce que je peux reconnaître le paysage qui lui a servi de modèle, ou est-ce parce que j’y vois parfaitement la scène (dans les taches mêmes de couleur), même si je n’ai jamais été réellement dans ce jardin, et même si ce jardin n’a jamais existé ?

Si je compare un portrait avec son modèle, je peux dire : « Je n’ai jamais vu un sourire semblable sur la bouche d’un tel ». Je n’ai peut-être jamais vu de sourire semblable sur la bouche de quiconque, et pourtant je le vois bien sur le portrait.

Suppose que tout ce que tu es et tout ce dont tu te souviens ne soit plus réduit qu’à du souvenir. Tu te réveilles et c’est comme si tu avais tout rêvé. Tu es un autre, dans une autre vie, un autre monde, avec aussi d’autres souvenirs qui leur correspondent : il ne te reste que le souvenir d’un rêve.

Penses-tu alors que ce rêve n’aurait plus de valeur pour toi ? Que ces souvenirs et cette identité perdraient à tes yeux tout le prix que tu leur attache ? Et dans ce cas, pourquoi ?

Abraham Mazel avait rêvé que des bœufs noirs étaient entrés dans le jardin de son père et le dévastaient. Son père lui demandait de les chasser. Le lendemain il prenait les armes et soulevait les Cévennes pour en chasser les curés.

Je connais aussi le conte d’un prince qui abandonnait son royaume pour retrouver une femme dont il avait rêvé.

*

L’œuvre de Kafka évoque parfaitement la consistance du rêve. Comme le remarque Roger Caillois (L’incertitude qui vient des rêves), ses nouvelles et ses romans ressemblent parfaitement à ce qu’est le rêve pour celui qui rêve ; c’est à dire qu’elles donnent au lecteur l’impression d’un monde riche d’une infinité de détails réels, entièrement cohérents entre eux.

Toutes les nouvelles et les romans de Kafka dégagent une telle impression de réalité : l’impression de réalité qu’a le rêve pour celui qui dort.

*

DEUXIÈME CAHIER

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Le 24 juilletDans des conditions normales, il nous vient rarement à l’idée de vérifier

quoi que ce soit.Nous calculons par exemple la pression dans une manche à eau. Nous

disposons alors d’une série de mesures et d’opérations toutes prêtes, que nous ne vérifions pas. Elles ont été acquises par tâtonnements ; elles sont en fait une thésaurisation d’expériences. Notre calcul est lui-même une sorte de simulation à partir d’expériences accumulées. (C’est pourquoi il est appelé à se vérifier dans l’expérience. Cette thésaurisation garantit un crédit.)

Parfois le résultat de tels calculs peut nous surprendre. (Archimède surprit en mettant seul à l’eau un navire à l’aide de poulies.)

Mais celui qui est expérimenté arrive souvent à des résultats justes « au pif ».

Il n’est pas plus difficile de compter en millions que de compter en milliers — en principe du moins, car lorsqu’on est habitué à gérer un budget en milliers, on a bien du mal à en gérer un en millions ; du mal à « se figurer combien ça représente ». Il ne suffit donc pas de compter.

Après avoir fait quelques expériences cuisantes de travail à perte, ou avoir renoncé à des projets pour découvrir enfin qu’ils avaient été surévalués, on finit par développer en soi un instrument de mesure étonnamment précis : le pif. Avant même de compter, on a immédiatement l’intuition de ce que ça coûte.

Mon oncle, entrepreneur maçon, voyait immédiatement, à comparer des plans et un terrain, le prix des travaux. Il ne comptait pas vite ; il ne comptait pas. Ensuite seulement il décomptait. Peut-être alors était-il amené à faire quelques corrections à sa première estimation.

Ce qu’il est important de noter, c’est que cette première estimation demeure comme une sorte de règle de vraisemblance, à partir de laquelle on peut accroître ou restreindre.

Certes, on peut se tromper ; et il se peut qu’un calcul nous démontre l’erreur avant toute confrontation avec la réalité. Dans ce cas nous sommes surpris.

Pourquoi le résultat d’un calcul devrait-il nous surprendre ?

Cette planche me semble suffisamment solide pour faire une étagère, mais quand j’y pose mes livres elle plie. Les faits me surprennent en ce qu’ils sont en contradiction avec mes prédictions. Lorsqu’un calcul me surprend, c’est qu’il tient exactement la place d’une vérification par les faits envers l’idée que je me faisais. Ce qui ne pourrait avoir lieu si nous n’avions pas par avance une vision précise du résultat avant de calculer.

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Ce que je pose là, serait-ce que le calcul (inductions, déductions, inférences) tiendrait une place intermédiaire entre la réalité et la représentation immédiate que nous en avons ? Disons une place qui, selon le point de vue où nous nous plaçons — celui des faits ou celui de l’idée ou de l’image que nous nous en faisons — l’associerait à l’autre ?

J’essaie plutôt de poser que ce genre de division n’est pas si pertinent. Ou plutôt, en interrogent le calcul, de mettre en doute une séparation trop nette entre faits et représentations.

Quand un calcul nous surprend — parce qu’il est donc en contradiction avec l’idée que nous nous faisons — nous cherchons d’abord à savoir s’il est juste ; c’est à dire s’il n’est pas lui-même en contradiction avec les faits.

*

Le 25 juilletEssayons un peu de distinguer des faits de l’idée, de l’image, de la

représentation que nous nous en faisons.Je viens de voir la lune se coucher sur la mer. Voilà un fait. Mais lequel ?

J’ai vu la lune se coucher avec toutes mes connaissances d’astronomie. Ai-je bien vu la même chose que celui qui concevrait la lune comme un cercle plat et la terre comme une étendue illimité dans laquelle elle s’enfoncerait ? Ou encore celui qui verrait le ciel comme une voûte mobile sur laquelle la lune serait un signe inscrit ?

Je me dis que la lune va bientôt être trop avancée pour tailler les plantes. Et peut être l’observateur précédent se dirait la même chose. Mais peut-être pas celui qui verrait la lune avec les mêmes connaissances astronomiques que moi. Est-ce vraiment indifférent à ce que nous sommes en train de voir ?

Mais nous voyons malgré tout la même chose : seule notre interprétation d’un fait unique diffère. Ce n’est pas si sûr : je ne vois pas la même chose quand je vois un bouquet de fleur sur une tapisserie ou quand j’y vois un visage. Ou quand je vois dans un point rond un cercle, une sphère, un cylindre en coupe, un cône ou un trou…

Mais il y a quand même un fait ultime, une donnée première, une réalité objective sur laquelle notre perception comme notre interprétation subjective se tisse. — Soit, mais si tu veux que je te comprenne quand tu t’exprime ainsi, dis-moi comment tu t’y prends pour la définir.

*

DEUXIÈME CAHIER

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La terre n’est pas plate mais ronde, le ciel ne tourne pas autour d’elle mais elle tourne autour du soleil… Soit, mais comment le sais-tu ?

Cette conception semble au premier abord plus embrouillée et plus complexe que son contraire. Elle s’accorde moins en tout cas aux choses telles que nous les voyons. Mais quand on y regarde de plus près, elle est plus économique et plus cohérente. En contradiction apparente avec ce que nous voyons d’abord, elle embrasse pourtant des quantités de détails dans une même explication : les variations saisonnières, les éclipses, les mouvements de certains astres, imprévisibles autrement…

Oui, maintenant je peux même voir les choses ainsi. Je peux voir comme dans un film d’anticipation le vaisseau spatial s’approcher de la planète, une et même deux lunes se lever par en dessous… oui, maintenant je le vois.

Oui, c’est bien la meilleure image des faits que je puisse me faire.

*

Et après ? Pour être la meilleure que nous puissions imaginer elle n’en est pas moins une représentation. Et si je la crois ultime, je ne diffère en rien de ceux qui ont condamné Galilée.

D’ailleurs que j’y « croie » ou non comme la Sainte Inquisition croyait à la centralité de la terre, cela n’interfère en rien sur ma perception immédiate, puisque c’est bien ainsi que je vois les choses : car, en effet, je le vois.

*

Plus un système permet de recouper des faits dans une même explication (plus il est donc cohérent), plus il a de chances d’être vrai (c’est à dire de correspondre avec les faits — et donc, moins une explication est cohérente, plus elle est fausse.) Succinctement, c’est ce que dit Bertrand Russell dans Problèmes de Philosophie.

Bertrand Russell se fait le porte parole de la science moderne en considérant que la vérité ultime est inaccessible, mais qu’on peut se contenter d’une sorte de vérité approchée que serait la cohérence.

On met donc ainsi une propriété interne — la cohérence — en relation avec la propriété de correspondre avec quelque chose d’externe : la réalité. Il y aurait donc la réalité d’un côté — l’extérieur en l’occurrence — et de l’autre quelque chose d’intérieur — et de non réel — qui serait plus ou moins vrai selon qu’elle représenterait plus ou moins bien la réalité extérieure.

Mais intérieur ou extérieur de quoi ? On ne me répondra quand même pas : du cerveau — il est bien l’intérieur du crâne, mais certainement pas du réel. Sinon de quoi d’autre ?

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Si nous cherchons la cohérence, pourquoi avons-nous encore besoin de la mettre en corrélation avec une réalité — qui plus est, extérieure ?

Ne serait-ce pas plutôt comme une image pour dire que la cohérence — et non la réalité — ne serait qu’indéfiniment approchée. « Réalité » ne désignant ici qu’un horizon de la cohérence, un peu comme l’infini mathématique.

Demandons-nous alors ce que serait une représentation absolument

conforme à la réalité6 — si elle ne serait pas la réalité même, et non plus encore

une représentation.Mais quand aurions-nous été séparés du réel, de sorte que nous aurions

besoin de représentations pour le rejoindre ? Quand je me regarde dans la glace, est-ce pour m’assurer que je suis bien là, ou que c’est bien moi ?

*

Le 26 juilletSans aucune peine je manipule une souris pour déplacer un curseur sur un

écran. Je me regarde aussi dans la glace pour me raser. Cette image que me renvoie le miroir m’est tout à fait utile : elle me renvoie exactement le reflet inversé de mon visage et de mon geste. Sans elle je serais très embarrassé pour accomplir ce geste.

Il est très intéressant d’observer que nous disons « dans » le miroir. Quand nous parlons de vérité, nous tendons toujours à faire une métaphore semblable, où ce qui se trouve « dans » le miroir devrait correspondre à ce qui se tient en face (à l’extérieur). Seulement il n’y a aucun sens propre à parler d’intérieur là où n’est qu’une surface.

Nous disons « dans le miroir », non parce que nous sommes si naïfs, mais parce que nous serions embarrassés pour trouver une autre localisation. En effet, l’image n’est pas derrière, elle n’est pas non plus proprement « sur le miroir », comme le serait une tache ; ni devant, où se tient ce qui s’y reflète — quoique les rayons lumineux du reflet occupent exactement le même espace en face du miroir. Non, nous la disons avec raison « dans le miroir » pour signifier que nous la voyons comme si elle était située dans un espace à l’intérieur du miroir.

Mais en réalité, ce n’est pas l’image ou le reflet que nous disons (comme) « dans le miroir », mais la chose même. Car ce qu’on voit « dans une surface » est proprement une image (un reflet ou une représentation de quelque chose).

6 Je pense ici à la nouvelle de Borges, où un empire tellement soucieux de cartographie réalise une carte à l’échelle réelle. Pourquoi ne pas imaginer aussi une carte en relief ? Une carte à la même échelle recouvrant entièrement le pays. Peut-on déjà imaginer quel pourrait être l’usage d’une telle carte ?

Et si, plus l’image, ou l’idée, que nous nous faisons des choses se rapprochait de la réalité, plus elle nous devenait inutile ?

DEUXIÈME CAHIER

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Pensons à l’arbre « dans » le tableau et aux couleurs « sur » le tableau.

C’est d’ailleurs ainsi que nous apprenons à nous servir d’un miroir — comme d’une souris qui fait se déplacer un curseur : après quelques tâtonnements, nous ne nous demandons plus comment déplacer la souris pour insuffler un certain mouvement au curseur. Pas plus que nous ne nous demandons quels muscles mouvoir pour agiter notre main ou pour sourire.

Je veux dire par là que, s’il y a cohérence — par exemple entre mon geste pour raser mon menton et l’image que je scrute dans le miroir —, qu’ai-je encore besoin de me soucier de vérité — et quel sens donner encore à ce terme ?

Mais si le miroir est déformant — plus que cela, infidèle — et lorsque je m’y vois toucher mon menton, je me sens toucher, et je touche effectivement mon nez ? Dans ce cas, il ne s’agit certainement plus d’un miroir. Reste à savoir si la déformation, ou l’illusion, suit des règles rigoureuses ; alors, comme avec la souris je m’habituerai très vite à la corriger.

A ce moment là, qu’on se demande comment nous nous y prenons pour y voir avec nos yeux, car enfin ils ne font que filtrer la lumière, impressionnent des cellules qui envoient des pulsions aux nerfs optiques… sans compter qu’au centre de nos deux rétines est un certain point aveugle, que les rayons sont renversés, etc, etc…

Si on arrive après cela à voir le monde tel que nous le voyons… c’est bien qu’il n’est pas dépourvu de toute réalité, ni nous non plus. (La question consiste alors à savoir ce que nous pouvons entendre par là.)

*

Dialogue, interface — où y aurait-il interface ?Il n’y a pas plus d’interface qu’entre ma main et mon cerveau, mes rétines et

ma vision, mes rétines et le miroir… Mais, le plus important : tout dépend de comment je m’en sers. A certains

moments, la prunelle de mon œil peut me devenir complètement étrangère (si j’essaie de m’enlever un cil devant la glace, par exemple) ; à d’autres moments, un ordinateur peut devenir une part de moi-même, comme un instrument de musique, comme un outil, comme un véhicule… comme des signes écrits ou des signes sonores.

Il n’y a pas d’intérieur ni d’extérieur. Il n’y a pas d’autre côté.

*

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Pendant que j’écris ces notes, de gigantesques météores s’écrasent sur Jupiter. Un tel événement aurait terrorisé nos ancêtres, qui en auraient vite présagé une catastrophe imminente, ou peut-être la fin du monde. Nous autres contemplons sur l’écran ces chocs spectaculaires dans le plus tranquille enthousiasme. Comme si de l’autre côté de l’écran rien ne pouvait nous atteindre. (On a bien trouvé la photo d’un reporter, mort en cadrant le soldat qui le mettait en joue.)

Nos ancêtres se seraient crûs d’un autre côté de l’écran, sous le regard des dieux, ou de Dieu, ou des Saints. Eux se seraient sentis dans le spectacle et non

les spectateurs.7

Se peut-il que de tels chocs cosmiques soient sans conséquences ? Peu probable. Qu’ils mettent notre survie en danger ? Peu probable encore. On n’est sûr de rien. Mais trembler ou frapper dans ses mains insouciant et enthousiaste sont des attitudes très parentes (symétriques).

On se prendrait à rêver d’en finir avec l’écran, et avec tout ce qui s’y croit derrière.

— —

7 Au fond c’était certainement moins la toute puissance avec laquelle un dieu pouvait intervenir dans le spectacle, qui rassurait nos ancêtres (les miracles), que sa place de spectateur (omniprésent et omniscient), qui faisait de « Sa Création » une création théâtrale ; c’est à dire dotée d’une fin, d’un sens, d’une sortie… d’un au-delà.

DEUXIÈME CAHIER

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Le 27 & 28 juilletJe lis un texte, et en lisant je dessine une image mentale.Afin que cette image soit la plus précise et la plus vivace possible, je pioche

dans mes souvenirs les éléments pour la bâtir. Parfois je vais chercher loin dans le temps et l’espace, parfois je me contente de ce que j’ai sous les yeux.

Par exemple, Bertrand Russell parle dans la première partie des Problèmes de Philosophie de ce qu’il voit par la fenêtre. Je ne vais pas manquer de me la figurer, cette fenêtre. Je vais la voir, disons, dans la vallée de la Durance. Je sais parfaitement que la fenêtre de Russell n’ouvre pas sur la vallée de la Durance, mais celle que j’imagine oui ; il ne me dit de toute façon rien de précis sur la sienne.

Le lecteur se trouve dans la situation de celui qui ferait d’un récit une adaptation cinématographique. Il doit aller sur les lieux, sinon les reconstituer. D’une manière ou d’une autre, il devra toujours reconstituer ; le récit lui offrant seulement un cadre licite.

Si je devais adapter L’Homme sans qualité sans quitter Marseille — et c’est ce que je fais « intérieurement » quand je le lis —, je filmerais principalement les environs du Boulevard Périer. Je ne connais pas Vienne, seulement quelques tableaux de Klimt. Ce que j’imagine d’abord de Vienne, ce sont des pavillons particuliers assez semblables à ceux que l’on trouve aux environs du Boulevard Périer ; d’autre part, les grandes façades de pierre de la Rue Paradis qui le coupe, sont aussi de nature à m’évoquer la capitale autrichienne. De toute façon j’éviterais les panoramiques, pour des gros plans de façades, de jardins et d’intérieurs.

J’ai déjà observé, quand je lis un livre, que mon esprit ne va pas se promener partout pour y glaner des images éparses. Il fonctionne à l’économie. La première vision entraînant les autres, comme si ma lecture décidait très vite d’un point de l’espace très précis, et gravitait autour en évitant de s’en éloigner beaucoup.

(Cette observation concorde avec ce que je disais de la nécessité de ne pas forcer le lecteur à corriger sans cesse son image.)

Si les choses se passent ainsi, à chaque ouvrage de ma bibliothèque correspondra un point géographique localisable sur une carte.

A ces points géographiques correspondront aussi mes souvenirs qui y affairent ; y correspondront également les images affairant à ce que j’écris moi-même, ou ce que je dis ou entends.

Ces souvenirs peuvent entretenir entre eux toute sorte de relations, et qui n’auront pas nécessairement un quelconque rapport avec leur localisation sur la

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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carte géographique8 . Par exemple, le lieu où je situe la fenêtre de Russell, et de

là ses Problèmes de philosophie, n’est pas très éloigné de celui où je cadre Les Chants de Maldoror (quelques centaines de mètres). Or, si je relie ces deux points et en trace la perpendiculaire vers le Nord, je tombe sur « les bouquets de lavande » et « la terre rouge » de la dixième page de mon livre Aurore.

Evidemment, ces lieux sont plus ou moins réels, plus ou moins composites. Rien ne m’interdit, comme en rêve, de prendre une maison dans une localité et de la replacer dans la rue d’une autre ville. De telles recompositions peuvent d’ailleurs se faire à notre insu. Il suffit de tenter de dessiner un lieu de mémoire, ou seulement d’en faire le plan, pour découvrir combien notre souvenir peut nous tromper, quand ce n’est nous abandonner.

Mais la comparaison est toujours virtuellement possible. Mon image correspond malgré tout à des lieux réels ; fût-elle composite, elle est composée d’éléments concrets et localisables.

Les informations vont s’inscrire dans des localisations bien précises sur le disque d’un ordinateur. Localisations par ailleurs arbitraires sur l’espace du disque, disons au petit bonheur, et les informations peuvent à chaque instant y être mieux rangées. Cependant l’information est nécessairement inscrite dans un espace concret du disque.

C’est une relation toute semblable que je pressens entre mon esprit et l’espace géographique concret.

Evidemment, le terme que j’emploie ici d’« espace géographique concret » est des plus ambiguës. Je peux en effet me retrouver dans un lieu où j’ai déjà été et dont j’ai un souvenir vivace, me retrouver exactement à la même place, et ne plus rien reconnaître ; ne plus rien retrouver du tout.

Il y a de multiples raisons à cela : la première étant que très peu de choses ne perdurent bien longtemps en l’état où elle sont. Comme dit à peu près le poète : La lune à la fenêtre est toujours la même, mais une branche d’amandier et tout est différent.

Je garde ainsi en moi des impressions étonnamment vivaces que je ne peux plus retrouver nulle part. Et pourtant, même si je sais que je ne les retrouverais certainement pas en y étant, je peux toujours dire « c’est là » sur une carte.

*

Le 29 Juillet8 Je veux dire que pourront se surimposer tout à la fois (i) les relations géographiques, (ii) les relations

que mes lectures entretiennent entre elles, (iii) les relations que les souvenirs de ma vie aussi bien que de mes lectures entretiennent entre eux.

DEUXIÈME CAHIER

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Il est une autre raison, et non des moindres, qui nous interdit de retrouver nos impressions. Songeons à la quantité de cadrages que nous pouvons faire avec un appareil photo, à partir de la même place.

Je retrouve par exemple dans un tiroir une photo que j’ai faite. J’y vois l’angle d’un toit, les ramures d’un pin, des collines au fond. Peut-être vais-je avoir du mal à localiser l’endroit. Si j’y arrive, et si je m’y rend, je verrai qu’il n’est pas très facile de localiser alors l’emplacement exact d’où la photo a été prise ; et qu’il est presque impossible de reprendre exactement la même vue si l’on n’a pas celle-ci entre les mains.

Or ce sont avec de tels instantanés que nous construisons nos images mentales quand nous lisons, pensons, écrivons…; et qui correspondent à nos impressions les plus immédiates.

Cette photo que je retrouve dans un tiroir, avec le toit, les ramures et les collines, je vais peut-être dans un premier temps la supposer dans la campagne aixoise. Je tente de me souvenir à quelle maison peut appartenir le bout de toit. Je tente aussi de reconnaître le relief du fond.

Et soudain je me souviens : cette photo a été prise à Marseille. Si j’avais un peu déplacé l’appareil, on aurait vu la rue plus bas, le feu rouge, la station service, le grand panneau publicitaire… et la même photo que j’ai toujours sous les yeux, je la vois maintenant autrement.

*

Je marche dans une rue. Je sais que dans cette rue habite un ami : juste ici, derrière le mur de ce jardin. Cependant je ne suis pas venu pour lui et je n’y songe pas davantage. Peu de temps plus tard, mon ami a déménagé. Je repasse dans sa rue, qui justement n’est plus « sa rue », et par le fait n’est plus la même.

*

J’ai toujours été fasciné par la découverte d’un lieu dans lequel je viens pour la première fois. La première impression spontanée qu’il nous fait se métamorphose alors à très grande vitesse. Aussi bref que soit un séjour, il est impossible de revoir la gare de la même façon qu’on l’avait vue en arrivant.

*

Autre chose encore : je vois de ma fenêtre La Chaîne de l’Etoile ; je peux la voir en toutes saisons et à toutes les heures du jour.

Certaines fois l’horizon paraît s’étendre démesurément et le relief est

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comme écrasé sous un ciel infini. A d’autres moments, c’est comme si les pentes se redressaient pour enclore la ville. Parfois encore, c’est un vallonnement doux et comme sans épaisseur, ou qu’une brume rend étonnement proche.

Cela dépend de la hauteur du soleil, de la luminosité de l’air, des nuages dans le ciel et de leurs ombres sur le sol, de l’état de la végétation…

*

La géométrie non euclidienne de Riemann a montré que l’espace géométrique pouvait être quelque peu tordu ; la théorie de la relativité nous a montré que l’espace de la physique pouvait être carrément mou. Ces théories récentes sont rassurantes car elles concordent bien avec la perception immédiate que nous avons de l’espace — l’espace réel, concret, que nous habitons — et qui dans notre expérience est autrement plus tordu et élastique, tout en étant parfaitement consistant.

C’est même de cette consistance là qu’on a déduit l’espace géométrique, lui si rigide.

*

Le 30 JuilletUn cliché consacre la poésie aux fleurs et aux oiseaux. Il n’est pas tout à fait

mensonger : fleurs et oiseaux tiennent une grande place dans la poésie de toute époque et de tout lieu — ce n’est pas par pur amour de la nature.

Le premier cri de la mouette derrière les genêts en fleurs.9

Les cinq mots essentiels nous donnent des indications très précises sur la scène : la mouette indique la proximité de la mer et son premier cri qu’il est l’aube, les genêts en fleurs, que nous sommes au début du printemps.

L’auteur nous donne ces indications par des images concrètes. Jusqu’à quel point le lecteur les décrypte-t-il ou les interprète-t-il ? Mais quand nous sommes effectivement près de la mer au printemps à l’aube, jusqu’à quel point « le savons-nous », « le pensons-nous »? Ne nous suffit-il pas d’abord d’y être ? Si l’auteur avait écrit « le 28 mars, 7H34, 1Km 500 de la mer », qu’aurions-nous appris de plus ou de moins ?

A supposer que le 28 mars à 7H34 je me trouve à 1Km 500 de la mer, quelles circonstances particulières pourraient faire que je le sache avec une telle précision ? Pour qui, et pour quelle raison cette exactitude pourrait-elle avoir le moindre intérêt ?

Si l’auteur avait écrit cela, au mieux j’aurais été un lecteur attentif, j'aurais 9 Francine Laugier Images du Monde Flottant, If 1993, Marseille.

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retenu que nous étions au début du printemps à l’aube non loin de la mer, et je me serais construit une image mentale assez proche de celle qui m’a été effectivement donnée. Au pire je n’aurais rien retenu : la date et l’heure n’étant qu’un jour et un moment comme les autres, et la localisation un endroit qui en valait un autre. J’aurais seulement retenu l’idée de précision, quelque chose comme : « soit un moment t au point x ». Et peut-être aurais-je construit l’image d’un tableau mural où un professeur inscrit les données d’un problème. A moins que mon imagination ne soit restée aussi vierge que le tableau en question.

Les fleurs et les oiseaux, plus généralement la flore et la faune, sont les meilleurs indicateurs du temps et du lieu. Evidemment cela suppose un minimum de connaissances de la nature qui risquent de se perdre dans une société urbaine. — Non, elles ne se perdent pas, on n’oublie pas la nature, ce sont plutôt le temps et l’espace qui s’uniformisent. Eclairage et chauffage font oublier le climat et la durée d’ensoleillement, les modes de vie s’uniformisent, les architectures n’ont plus rien de local ; cependant d’autres se créent : les flux de touristes par exemple, les rentrées scolaires, les vitrines des magasins de sport (plage-ski)…

De toute façon, les fleurs et les oiseaux résistent très bien : il n’est qu’à voir le succès télévisuel de la météo, de son éphéméride et de ses « clins d’œil ». Aussi puéril que cela paraisse, c’est le complément obligé de toute culture des humanités.

*

Pourquoi suis-je si sûr, lorsque je descends le Chemin du Vallon de l’Oriol, que je vais atteindre La Corniche?

Cette certitude est-elle le produit d’une expérience ? — Chaque fois que j’ai descendu ce chemin, je suis arrivé à la mer.

Sans doute ma connaissance du chemin repose sur une telle expérience, mais pas ma certitude. Elle repose sur une base plus forte, ou tout au moins plus immédiate.

Chaque fois que j’ai lâché une pierre j’ai vérifié qu’elle tombait. Ceci ne

m’explique en rien le vertige que je ressens au bord du vide10 . Ce vertige n’est

pas un savoir, ni même une certitude de quoi que ce soit, mais une sensation. Et cette sensation n’est pas étrangère à celle de la pesanteur qui ne cesse de me

10 J’ai aussi bien pu vérifié qu’il ne m’arrivait pas fréquemment de tomber sans raison, que le sol n’avait pas pour habitude de se dérober sous moi, que le parapet semble solide… toutes choses qui pourrait à la rigueur faire demeurer en moi une attitude de prudence, peut-être un sentiment de méfiance, mais n’explique pas le vertige.

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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maintenir au sol et de me traverser.De même la sensation que nous allons éprouver dans l’eau, soit de stress, de

terreur, ou d’extrême sécurité selon que nous soyons ou non familiarisés avec cet élément, ou encore selon la situation dans laquelle nous nous y trouvons, tient aux sensations très concrètes de flotter tout en nous enfonçant presque entièrement.

En cela nous pouvons bien parler d’expérience, mais pas d’un produit de celle-ci, et qui serait de l’ordre du principe d’Archimède.

Le principe d’Archimède est tout à fait en aval de cette impression ; il suppose cette impression maîtrisée, objectivée, mise à plat. La simple observation qu’une pierre tombe, ou qu’un morceau de bois flotte, suppose déjà cette distanciation.

*

C’est une sensation toute semblable que je ressens envers la consistance de l’espace. Et pourtant mes expériences peuvent être trompeuses.

Je veux monter jusqu’à la falaise de La Sainte Baume, et je découvre que le chemin est bien plus long que je ne le croyais. Je regarde entre les cimes des arbres la roche toujours lointaine, et je ne sais de quoi je dois douter : de ma première impression visuelle, de celle du chemin parcouru ?

Je m’engage dans le centre d’Aix. Je m’attends à arriver au Boulevard du Roy René — je vais dans cette direction — et j’arrive à la place du Palais de Justice.

Je cherche une librairie qu’un ami m’a montrée, je reprends le même chemin et je ne retrouve plus la rue. Je passe, repasse : plus de rue.

Je vais chez un ami chez lequel je me suis déjà rendu une fois ou deux. Arrivé devant la porte, je ne vois plus son nom sur la sonnette. Je suis venu la semaine dernière, rien n’a bougé. Je reconnais bien la même rue, les magasins ; l’immeuble est toujours le même, avec la même porte. Aurait-il déménagé si vite ? Non, je lui ai téléphoné hier. De quoi doute-t-on dans ces cas là ? J’ai seulement pris la rue dans un autre sens, et son immeuble a deux portes dont on ne soupçonne pas la suivante lorsqu’on s’arrête à la première. Mais que dois-je penser tant que je l’ignore ? Et il se peut que je ne découvre jamais l’explication. Quelle certitude puis-je induire de telles expériences ?

*

Je suis assis en face d’un lampadaire. Il cache presque entièrement un feu tricolore sur le trottoir en face. Je penche légèrement ma tête à gauche et je vois le feu entièrement. Je la penche à droite, et il est à droite du lampadaire.

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Je fixe le feu tricolore, et le lampadaire devient flou. Je fixe le lampadaire et le feu devient flou.

Je reprends ma position initiale et je ferme l’œil gauche. Le feu est entièrement caché. Je l’ouvre et ferme le droit : je le vois de nouveau.

Je marche maintenant dans une rue, et je vois lentement les montagnes descendre sous la ligne des toits.

Je regarde par la vitre d’un train, et je vois toute la plaine se déplacer dans un ordre impeccable, ce qui est proche se déplaçant plus vite que ce qui est éloigné, et qui paraît, à l’horizon, totalement immobile, alors que les pylônes de la voie défilent comme des coups.

Or jamais on ne voit l’arbre derrière se déplacer plus vite que l’arbre devant. Et si je le voyais, je dirais « mais cet arbre bouge! ».

Tant que nous voyons le monde se comporter ainsi en face de nous, nous ne pouvons douter de la cohérence de l’espace ; pas plus que nous ne pouvons douter de la chute de la pierre tant que le sol nous porte.

Je ne parle pas là d’une impossibilité logique, mais d’une impossibilité pratique. Car nous pouvons toujours nous dire « qu’est-ce qui me prouve que…», mais nous n’avons besoin réellement d’aucune preuve.

— —

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Le premier aoûtCe que j’essaie de dire est à la fois très élémentaire et extrêmement difficile

à formuler.Nous ne disposons d’aucun langage pour en parler. Aucun langage n’a

jamais été construit à cette fin. Un tel langage est selon toute vraisemblance inconcevable.

Cela reviendrait à vouloir lui faire dire de quoi le langage est fait. Et ce serait un peu comme chercher à voir des photons.

Cette remarque que je fais là, je la voudrais comme une limite ; non une limite au-delà de laquelle on s’interdit de passer, mais plutôt comme une limite sur laquelle on peut prendre appui.

*

Depuis que nous avons découvert les premières lentilles, nous construisons des instruments d’optique de plus en plus puissants. Nous commençons par regarder à travers une loupe, par exemple un caillou, et nous le voyons seulement un peu plus gros, et cela ne nous trouble guère. Mais plus nous grossissons ce que nous regardons, plus nous trouvons matière à nous troubler.

A travers la longue-vue l’île nous semble plus proche. Elle n’est plus un simple point entre le ciel et l’horizon. Nous voyons une quantité de détails, et c’est comme si elle était pour nous plus réelle.

Aussi va-t-on entretenir l’impression que plus nous grossissons un objet, plus nous nous approchons de sa réalité. Ainsi la surface de la table de marbre va nous troubler quand nous la voyons au microscope : le monde serait en réalité différent de comment nous le voyons.

Mais plus nous grossissons et grossissons encore l’image, plus nous la « décollons » en quelque sorte de sa réalité. Ou encore : moins elle demeure image, et plutôt devient effet.

Nous ne voyons plus qu’une image de synthèse sur les plus puissants microscopes : une image entièrement artificielle. Image qui n’a pas plus de réalité qu’une image de synthèse qui visualiserait des photons.

— Ce que nous voyons ? — C’est comme si l’on disait « voir la chaleur » quand nous regardons un thermomètre.

A partir de quel moment l’impression de « plus réel » chavire-t-elle en « non réel »?

Réalité extérieure — extérieure d’abord à notre prunelle. Puis à la lentille de la lunette, qui nous rapproche, nous rapproche du réel. Mais à force de nous

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rapprocher, nous voyons bien que nous n’avons fait qu’ajouter lentille sur lentille, écran sur écran, qui ne font qu’éloigner « l’extérieur ». (Ce qui ne signifie pas que nous n’apprenons rien.)

*

« Je vois la lumière ». Je suis dans un couloir où la lumière vient de s’éteindre : j’avance à tâtons, puis à un tournant j’aperçois la lumière du jour.

« En réalité, ce n’est pas la lumière que tu vois, mais seulement ce qu’éclaire cette lumière ». Quel sens y a-t-il à dire cela ? La lumière n’est-elle pas ce qui rend visible, et « y voir », n’est-ce pas « voir la lumière »? Avait-on besoin d’inventer des photons pour découvrir qu’en un sens on ne peut voir la lumière, mais seulement ce qu’elle éclaire ?

Ce que j’essaie de dire, aucun langage ne peut le dire ; dans le même sens où aucun appareil ne peut nous faire voir la lumière. Mais en réalité nous

voyons très bien la lumière quand il y en a.11

*

(p v q) … rLa façon dont nous allons dire oralement cette formule n’est pas très

importante : « soit p, soit q, alors r ; si p ou q, alors r…». La langue naturelle dans laquelle nous la prononçons ne l’est pas davantage. L’intonation n’y change rien. (On peut observer que, contrairement à la langue naturelle, aucune

intonation ne nous renseigne sur la compréhension.)12

*

Le 2 aoûtIl y a dans ma bibliothèque des livres dont le texte est souligné et annoté. Il

en est d’autres dont le texte reste vierge. On voit rarement quelqu’un lire des poèmes ou un roman avec un crayon à la main.

L’annotation pourrait marquer la limite entre deux usages distincts de l’écrit.

Les annotations peuvent faire penser à des signaux routiers qui longent une voie ; les deux donnant des indications pour suivre un trajet. La principale différence consiste en ce que les annotations ne précèdent pas notre lecture

11 En disant ceci, je mets en évidence un jeu de langage, mais ce n’est pas le jeu de langage qui nous intéresse ici.

12 Compréhension de quoi, dans ce cas ?

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Page 42: Suite sur le fonctionnement réel de la penséejdepetris.free.fr/Print/suite.pdf · Suite sur le fonctionnement réel de la pensée Version 0.2 Sur la consistance poétique Ce livre

mais l’accompagnent, comme si nous laissions des traces pour retrouver notre chemin. Seulement, le texte est déjà lui-même une trace ; une trace qui a par avance été précisée, corrigée et affinée.

Les annotations nous aident à revenir sur le texte, à y retrouver très vite ce que nous recherchons ; à le parcourir d’un vol. Elles nous aident aussi à le mémoriser spontanément ; à visualiser immédiatement l’articulation de la pensée sur celle de la page.

Il arrive que l’on publie un manuscrit annoté. Par ailleurs, les manuels techniques utilisent abondamment les effets de mise en page : changement de marges, changement de caractères, de corps, de style : gras, italique, souligné, paragraphes encadrés…

C’est comme si les annotations venaient palier à une économie de ces effets dans l’édition.

Généralement, lorsqu’on compare la page manuscrite à la page imprimée, on peut constater une atténuation des effets visuels.

Aujourd’hui un texte publié passe au moins par trois stades : celui de manuscrit, celui de « tapuscrit » saisi à la machine à écrire ou à l’ordinateur, plus ou moins corrigé et recorrigé à la main, et enfin celui de la composition définitive — chacun pouvant se décomposer en autant d’états successifs : le manuscrit peut être plusieurs fois corrigé et récrit ; l’ordinateur permet une infinie correction et récriture du tapuscrit.

A travers ces différentes étapes, qui peuvent se démultiplier, l’aspect de trace du mouvement de la pensée se trouve progressivement effacé par le caractère mécanique et systématique de la composition. L’annotation peut être vue comme une façon de le retrouver.

Tout se passe comme si composition et mise en page s’évertuaient à effacer toutes les aspérités de l’écriture, que l’annotation tente de reconstituer.

Et pourtant il est des textes que l’on n’annote pas (comme une frontière entre la fonction théorique et la fonction poétique).

(Mais cette frontière est fugace ; il est des textes qui se présentent avec tous les dehors d’essais de philosophie, de politique, de morale ou de sociologie, et qui ne se prêtent pas à l’annotation, alors que des fictions, si. Mais le plus déterminant reste encore le type de lecture que l’on entreprend de faire d’un même texte. Est-ce alors le même texte qu’on lit ?)

*

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Le 3 aoûtCe qui est troublant, c’est le passage de l’écrit à l’oral, du sonore au visuel. La musique n’a pas de valeur sémantique — mais l’écriture musicale en a

peut-être une, dans la mesure où elle signifie les sons de la musique. La formule logique a une valeur sémantique, mais en aucune façon en ce qu’elle signifierait sa vocalisation. On peut pourtant se demander si nous serions capables de comprendre une formule purement graphique, sans la « dire » d’une quelconque façon.

*

J’ai déjà évoqué (Quelques Temps ici) la vitesse de la pensée. Trois vitesses : celle de la main — la main qui écrit ; celle de la langue — qui parle ; et celle de l’œil — qui lit.

Il me semble évident que la pensée avance au rythme du geste qui la fraye : une vitesse quasiment mesurable.

Ces trois vitesses nous posent des problèmes réels : nous tendons à nous habituer à l’une au détriment des autres. Nous sommes d’abord habitués à penser à la vitesse de la parole. Puis, la pratique de la lecture nous entraîne à aller de plus en plus vite. Lorsqu’alors nous souhaitons parler, les mots ne parviennent plus à suivre le rythme de nos idées. Pertinentes et claires, elles deviennent confuses et embrouillées. Dans la polémique, nous sommes déstabilisés par le piètre penseur, du moment qu’il est beau parleur.

Pour écrire c’est pire encore, le plus grand entraînement est requis pour ne pas penser plus vite que notre plume. Nous attendons notre main plusieurs phrases en avant quand il nous faut revenir au prochain mot qui se dérobe, et tout le reste pendant ce temps se disperse. C’est un long apprentissage que de savoir penser à une vitesse qui ne dépasse pas celle de sa main. Savoir s’arrêter pour se relire — c’est là une grande différence avec la parole — ni trop tard ni trop tôt ; car trop tôt nous paralyserait et nous embrouillerait davantage.

D’autre part, ralentir ainsi sa pensée, comme un plongeur en apnée ralentit son rythme cardiaque, et se relire, comme il remonte à la surface pour respirer, c’est à dire le moins possible, suppose de parvenir à percevoir en même temps qu’on écrit les effets de la lecture orale comme de la lecture silencieuse.

On admire un bon écrivain lorsqu’il lit ses textes. Mais voilà qu’on l’interroge et qu’il répond sans avoir écrit…

Non, son talent ou son absence de talent oratoire ne prouvent décidément pas grand chose : d’autres facteurs entrent en jeu. Il est très différent par

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exemple de parler en public ou en face à face. Parler, c’est aussi prendre sans interruption appui sur l’écoute de son interlocuteur, appui dont est privé l’acte d’écrire, et c’est la réponse, la réaction de celui-ci qui tient lieu alors de relecture.

C’est à dire qu’en écrivant, la lecture (la relecture) tient lieu d’écoute.

*

Le 6 aoûtNous voyons malgré tout la même chose, il y a un fait ultime, une donnée

première, une réalité objective sur laquelle notre perception comme notre interprétation se tisse,… lorsque, par exemple, l’astronome et le sauvage regardent se coucher la lune, lorsque regardent la photo d’un paysage celui qui connait bien l’endroit et celui qui n’y est jamais allé, lorsque feuillettent un livre ceux qui savent lire cette langue et ceux qui l’ignorent.

Soit, mais si tu veux que je te comprenne, dis-moi comment tu t’y prends pour définir cette réalité ultime.

*

« Y a-t-il une réalité, et une seule ?»Cette question contient un piège : alors que nous croyons énoncer une

« vérité », nous ne faisons qu’énoncer une règle grammaticale ; nous définissons un terme.

Nous voulons énoncer ce qui est, alors que nous ne faisons plutôt que chercher des définitions permettant la cohérence de l’énonciation.

La notions de réalité unique est en effet nécessaire à la cohérence de l’énonciation. Quel sens y aurait-il autrement à se demander si l’on voit la même chose ?

J’entends par là que l’affirmation selon laquelle il y aurait un phénomène objectif unique sur lequel notre perception subjective se tisse sonne un peu creux, tout autant que sa négation.

*

Si nous supposons dans le coucher de la lune un phénomène objectif indépendant de toute subjectivité, de toute perception, de toute représentation, que faisons-nous de ces dernières ? Les excluons nous (de cette réalité unique), ou ne sommes-nous pas plutôt contraints de les y inclure ? Mais alors, que reste-t-il du phénomène objectif ?

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(Si nous les excluons, nous créons un à-côté du réel ; un « intérieur » : celui qui sonne creux.)

Nous sommes toujours dans la grammaire de la description, et non dans la descriptions. Au fond nous devons associer réel à unique, et « intérieur » prend nécessairement la signification de « partiel » : élément d’un tout qui s’en fait la représentation.

Or cet élément, intérieur et partiel, ne nous apparaît-il pas alors moins réel que le tout ? Et pourtant, quelle réalité aurait ce tout si ses éléments n’étaient pas réels ?

Je pourrais encore dire : l’impression de réalité, ne la tirons-nous pas plutôt d’un ceci ici et maintenant ? (Et non de la sensation d’un tout unique, éternel et infini.)

Il importe que de ce ceci ici et maintenant, nous puissions dire « c’est là » sur une carte.

Que nous puissions percevoir des relations entre ceci et cela, entre ici et là, entre maintenant et avant, entre avant et après.

*

Le 7 aoûtLa parole est comme les pierres branlantes d’un gué que l’on peut passer

vivement, mais si l’on s’arrête on perd l’équilibre. (Paul Valéry parlait de planches jetées sur un abîme, permettant le passage, mais cédant sous le poids si l’on s’y arrête.)

Le caractère commun aux paroles, aux pierres de gué ou aux planches est loin d’être exceptionnel dans la nature. Ainsi l’air, sur lequel l’avion prend très bien appui, cesserait de remplir ce rôle en deçà d’une certaine vitesse ; ou la rivière sur laquelle ricoche une pierre plate.

Ce qui devrait nous intéresser ici, c’est cette capacité de « tenir ». (On dit d’une bonne composition picturale qu’elle « tient au mur ».)

Ou tout d’abord, plutôt, si ces images nous paraissent justes, qu’est-ce qui alors tient et sur quoi ?

Dans ces images, la pierre, la planche, l’air ou l’eau ne sont en eux-mêmes ni absolument aptes ni absolument inaptes à offrir une résistance. Si la résistance est bien en un sens celle de l’eau, elle ne l’est pas absolument, elle est pour le moins autant celle que produit le mouvement de la pierre (la pierre par sa vitesse).

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*

Ce qui « tient » dans le langage logico-mathématique, nous avons tendance à le désigner sous le vocable de « vrai ». En fait « vrai » désigne alors plutôt un

principe de non contradiction13 .

Il importe qu’à partir d’un jeu d’axiomes, de théorèmes et de règles nous n’aboutissions pas à des énoncés contradictoires. Contradictoires entre eux, évidemment, et non avec les faits. C’est à dire que la notion de vrai et de faux repose sur la consistance du système.

Ce n’est, au fond, pas dans un sens si différent que nous disons qu’un dessin « tient au mur ».

Ce sont des choses très différentes que de dire : « ce portrait est vraiment très ressemblant », ou bien : « ça tient au mur ».

Nous aurions bien du mal à définir ce qui « tient » dans un tableau. Ou encore ce qui « tient » dans un morceau de musique.

On a bien du mal à dire quoi que ce soit de « la » musique ; on connaît plutôt « des » musiques. On perçoit bien alors un certain nombre de règles qui sont en œuvre dans des musiques ; mais on voit mal ce qu’il en demeure pour la musique. En fait on ne connaît pas « la musique ».

Qu’est-ce qui nous empêcherait de dire « on peut faire n’importe quoi »? (Même chose pour les arts plastiques ou les lettres.) C’est d’ailleurs ce que pourra conclure le premier imbécile venu dans une exposition d’art contemporain : « c’est n’importe quoi ».

Je ne suis pas sûr que l’observation du premier imbécile venu ne soit pas pertinente. Mais elle est faite en général pour couper court. On devrait au contraire la prendre au sérieux et en tirer les conséquences.

Depuis des siècles le critique musical, mais aussi bien littéraire ou pictural, nous dit que « ça tient parce que ceci et parce que cela ». Ça pourrait aussi bien ne pas tenir pour les mêmes raisons, ou « tenir » sans ceci ni cela.

Certainement dans toutes les civilisations des musiciens, des poètes et des plasticiens ont créé en se pliant à des règles. Mais leurs réussites ne tiennent pas à la stricte application de ces règles.

Ou encore, rien n’empêche que, dans le cadre strict de ces règles, ils n’aient fait « n’importe quoi ».

*

13 Mais n’est-ce pas tautologiquement expliquer que « ça tient » parce que… ça tient ?

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Le 8 aoûtSuppose que tu doives faire une dessin d’enfant.C’est très difficile. J’ai un jour essayé de dessiner un oiseau comme un

enfant. (J’avais besoin d’une telle illustration, peu importe pour quelle raison.) Je ne parvenais qu’à faire des oiseaux abstraits. Personne n’aurait pu croire qu’un enfant avait dessiné de tels oiseaux. Ils « tenaient la page » comme les dessins de quelqu’un qui a appris la composition.

Or les enfant savent très bien faire des dessins d’enfant.

On peut imiter des dessins d’enfants. Il suffit d’étudier comment ils utilisent l’espace, la couleur, le trait. Avec un peu d’entraînement et de copie, on arrive à le faire.

C’est à dire que les enfants suivent les règles d’un genre, et que nous pouvons les apprendre.

Mais pouvons-nous dire que les enfants savent faire des dessins d’enfants dans le même sens que nous pouvons dire que, maintenant, nous savons les faire ?

Nous sommes enclins à répondre non : Dans le sens où (maintenant) nous savons, eux ne savent pas. Simplement, ils les font — nous pourrions dire : spontanément.

Cette réponse est peut-être irréfléchie. Il me semble bien avoir appris, enfant, à faire des dessins d’enfants : ma mère m’a montré, mon père, la maîtresse ; j’ai vu comment mes copains faisaient. J’ai appris à faire un rond pour une tête, et deux plus petits pour les yeux, c’est à dire à faire abstraction de tout pour ne plus retenir que cette seule représentation schématique de la forme.

Je n’ai rien fait d’autre quand j’ai tenté, adulte, de refaire un dessin d’enfant. Ou plutôt, si enfant j’ai appris à faire abstraction d’une quantité d’aspects de ce que j’avais appris à voir, adulte j’ai dû faire abstraction de ce que j’avais appris à dessiner.

(Ce n’est bien sûr pas la même chose. Comme n’est pas la même chose, par exemple, d’apprendre le Français à un enfant et d’apprendre le Français à un étranger qui ne connaît pas un mot de Français.)

*

Le 9 aoûtDans les images des pierres du gué, des planches sur l’abîme, ect…, qu’est-

ce qui tient, et sur quoi ? Ce qui tient, dans le langage logico-mathématique, est dit « vrai ».

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Sur quoi tient le vrai ? Sur quoi tient la vérité (de ce qui est vrai) ? A moins que le vrai soit ce qui tient sur la (cette) vérité.

(« Vrai » et « vérité » n’apparaissent-ils pas alors comme des termes trompeurs ? Ne sommes-nous pas portés à considérer que le vrai tient, en quelque sorte, sur sa vérité ?)

La vérité tiendrait plutôt sur la consistance du système — comme le galet sur la consistance de l’eau. (La solidité de la planche, l’équilibre de la pierre.)

Ce que je dis là peut se révéler plus trompeur encore.

— —

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Le 9 aoûtAu bord du précipice je regarde le vide et le vertige me saisit.On a jeté une planche sur cet abîme (et cette planche, je la sais solide), mais

rien ne peut m’y faire avancer un pied. Dès que je tente de faire un pas, mon équilibre m’abandonne.

Je n’ai pourtant aucune peine à passer sur la même planche quand elle est posée sur le bord du trottoir par exemple. L’idée ne m’effleure pas alors que je pourrais tomber, que je pourrais mettre le pied à côté de la planche. Et il n’y a aucune raison en effet pour que ça arrive.

Si, peut-être l’inattention. Mais alors je n’ai aucune raison de redouter l’abîme, car dans ce cas, aucun doute que je ferai attention.

Peut-on vaincre son vertige en songeant à cela ?A quelqu’un qui a le vertige on dit : « ne regarde pas en bas ». Sans doute

vaut-il mieux qu’il ne regarde pas, mais ça ne lui fait pas passer le vertige. Même s’il ne regarde pas, il sait qu’il a le vide sous ses pas.

Mais celui qui est dans un appartement au trentième étage d’un immeuble, ne sait-il pas qu’il a la hauteur de trente étages sous ses pieds ? En un sens, il ne le sait pas ; comme ne le sait plus non plus le laveur de vitres qui est sur un échafaudage à sa fenêtre.

Tout le monde (ou presque) peut devenir laveur de vitres (demandez au laveur comment il a été recruté) et oublier qu’il a trente étages sous son échafaudage (demandez-lui s’il a appris à l’oublier immédiatement).

Aurais-tu le vertige dans un immeuble entièrement fait en verre ? Je suppose que tu aurais le vertige au début, et qu’il s’estomperait au fur et à mesure que tu expérimenterais qu’il ne se passe rien. Ta vision à travers le verre se réduirait vite à un spectacle sans conséquence. (Les premiers spectateurs du Train entrant en gare de La Ciotat avaient été effrayés.)

L’inverse est-il concevable ? C’est à dire, peux-tu provoquer en toi une impression de vertige à seulement imaginer un vide juste devant tes pieds ? Tu marches par exemple au bord du trottoir et tu imagines que cette bordure est une poutre jetée sur un abîme.

Si tu parviens à t’en convaincre, tu auras un certain mal à garder l’équilibre.

Mais qu’est-ce au juste alors imaginer ou ignorer (oublier) le vide ? Ou encore, qu’imaginons-nous ou qu’ignorons-nous ? Car rien d’effectif ne change en aucune façon.

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Il y a là quelque chose à la fois d’objectif et de subjectif, ou plutôt de précis et d’impondérable à la fois.

*

Comment faisons-nous pour accommoder notre regard, par exemple, précisément sur le rebord de la fenêtre, et pas sur ce qui se trouve devant nous à l’intérieur de la pièce, ni sur ce qui se trouve dehors plus loin, que nous laissons dans le flou ?

Nous faisons automatiquement ce que nous avons appris par ailleurs à faire avec un appareil photo quand nous réglons l’objectif. Un ophtalmologue pourrait nous expliquer exactement ce qui se passe.

Mais comment faisons-nous pour voir les branches dans les taches de couleur, le visage dans les fleurs de la tapisserie, ou encore pour comprendre des paroles — que nous pourrions d’ailleurs fort bien entendre et répéter sans comprendre — ?

— —

DEUXIÈME CAHIER

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Troisième Cahier

1. Employer une règle ne suppose pas de la connaître, moins encore de savoir qu’on le fait. — 2. Que signifie signifier ? — 3. Chiffrage et déchiffrage. — 4. Règle et expérience.

Les 3, 4 & 9 aoûtQuand j’apprends le Japonais j’ai l’impression d’apprendre deux langues

simultanément : l’une orale, l’autre écrite. Dans une moindre mesure, en apprenant l’Arabe.

Mais c’est plus complexe encore : quand j’apprends à parler, j’ai l’impression de déchiffrer des lettres. Quand j’apprends à écrire, de déchiffrer des sons.

Ce que je rencontre là est peut-être le principal obstacle quand je tente de m’approprier la langue.

« ‘Achcourbi’l jaou » : la phrase me vient en marchant en plein soleil d’été.

J’en suis presque surpris, et je ne la comprends — ou la traduit, je ne sais dire — qu’avec un infime décalage : « j’ai soif ». (En effet, j’ai soif.)

Et je cherche alors désespérément la visualisation des lettres.

En Français, je sais toujours « comment ça s’écrit ». C’est presque instinctif. Si je ne le sais pas, c’est un doute bien circonscrit que j’ai alors. C’est vrai avec toutes les langues européennes, que je les connaisse ou pas : je n’ai pas de grands doutes avec l’orthographe d’un mot que j’entends prononcer. Je sais bien que les lettres ne se prononcent pas de la même façon, mais elles sont les mêmes lettres (mes lettres), le même système graphique (le même rapport entre signes écrits et signes sonores).

En Arabe, plus encore en Japonais, l’écart est immense ; les liens entre les deux (le système phonétique et le système graphique) me semblent soudain infranchissables. Objectivement, ils ne le sont sans doute pas plus qu’en Français.

C’est que, au fond, les sons que j’entends prononcer en Japonais ou en Arabe, je tends naturellement à les écrire avec des lettres latines.

*

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Le 10 aoûtQuand Wittgenstein dit qu’un problème de recherche mathématique n’est

pas « plus difficile qu’une multiplication à quatre chiffres » dans le même sens que « une haute voltige est plus difficile qu’une cabriole » (Grammaire philosophique, p 386), on peut aisément le comprendre. (« Ce qui est difficile n’est pas le problème.»)

Soit, mais je cherche la valeur de x pour l’équation : x2+3x+2=0. A peine

ai-je noté « x(x+3) = – 2 », que, spontanément, je vois que « – 2 » satisfait à la valeur de x.

Je dis bien « je le vois », sans devoir faire la moindre opération mentale14 .

Par ailleurs, je n’ai pas appris par cœur : « x(x+3) = – 2 => x = – 2 », comme j’ai appris « trois fois six dix-huit ».

*

J’apprends la grammaire de l’Arabe classique : les déclinaisons et les possessifs. Par exemple, kitaboun (livre) au nominatif, prend la déclinaison kitaban à l’accusatif, et kitabin au génitif. Je dois ajouter au mot décliné le suffixe possessif : y (mon, ma), ka (ton, ta, prédicat masculin), ki (ton, ta, préd. fém.), ha (son, sa, préd. masc.), etc…

Connaissant ces tables par cœur, je vais laborieusement appliquer kitabouka (ton (masc.) livre).

Lorsque je serai capable sans effort de mémoire d’utiliser kitabouka dans la conversation, naturellement, sans songer à autre chose qu’à ce que je veux dire, pourrais-je parler d’une sorte de réflexe ?

Quand j’emploie kitabouka, il y a certainement en jeu un automatisme parent de celui de « trois fois six dix-huit » ; pourtant ils sont visiblement très différents.

« Trois fois six dix-huit » coupe court (fait le vide) ; « kitabouka » fait au contraire surgir quelque chose. D’une façon toute semblable « x(x+3) = – 2 => x = – 2 » est différent de « 3x6=18 ».

*

« Je ne pense pas qu’il soit chez lui.»Comment fais-tu pour savoir que tu devais employer un subjonctif ? Il se

peut que tu ne l’aies pas su. Il se peut même que tu ignores avoir employé un subjonctif.

— Pourquoi as-tu employé un subjonctif ? — Je ne sais pas, c’est comme 14 Je ne peux en douter, puisque c’est avec retard que je dois faire cette opération pour vérifier mon

intuition.

TROISIÈME CAHIER

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ça que je parle.

Cependant, « (a+b)2 = a2+2ab+b2 » est en tous point semblable à

« 3X6=18 ». Ceci est vrai tout au moins pour celui qui connaît des tables par cœur.

*

« Résoudre », pour un calcul, ne serait-ce pas une opération qui ferait partie d’un ensemble d’opérations plus large, que l’on pourrait appeler « rendre visible » (perceptible) ?

Dans de nombreux cas, on serait tenté de le penser. Dans d’autres non : ce serait plutôt de l’ordre de faire tourner une machine, un mécanisme (sous le capot).

(Il faudrait alors peut-être associer « résoudre » et « prouver ».)Tout dépend peut-être encore de ce que l’on entreprend de « rendre

visible ». Je tape sur la calculette 121, et je rends visible 11.Mais, « rendre visible » (sensible), n’est-ce pas toujours quelque chose

comme « traduire »?

— —

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Le 11 aoûtEn Français il existe le son ñ ; il s’écrit en principe gn (oignon). Ces deux

lettres correspondent à l’une des 36 unités phonétiques qui, se combinant, font la langue française. Il existe aussi le son yeu de bouteille, par exemple (écrit en principe ill, il correspond au lh occitan).

Existe encore le son aï, dans rail. Le même son existe en Anglais : tie, dye, etc… En Arabe, aï peut aussi se rencontrer, mais ce son ne se comporte pas de la même façon dans la construction de l’Arabe que dans celle de l’Anglais et du Français.

En Arabe il est constitué de deux phonèmes qui sont a et y. Nous pouvons bien prononcer « raïs » comme nous prononçons « dying », cela ne change rien à ma remarque. Ni davantage le nombre de lettres avec lesquelles nous orthographions les noms dans leurs langues respectives. Dans la langue anglaise, le son aï fonctionne comme une unité ; en Arabe, ce sont deux phonèmes articulés.

*

On peut se demander si le repérage dans notre langue (et ses voisines) d’un certain nombre de phonèmes (36 en l’occurrence) aurait la même pertinence en Japonais.

Dans les langues où les lettres correspondent aux voyelles et aux consonnes, et non aux syllabes comme le Japonais, les flexions se font le plus souvent à l’aide de voyelles sur la base de consonnes fixes. (parler, parlons, parla.)

Cette construction lé, lon, la, est absente en Japonais. Comme est absent en général le principe de flexions. (Mon, ma, mes ; ton, ta, tes ; son, sa, ses… = watachi no, anata no, karé no, karéra no [de moi, de toi, de lui, d’elle].)

D’ailleurs le Japonais tend à ignorer les nombres et les genres.Ce qu’il importe de remarquer, c’est que le Japonais ignore dans les

consonnes et les voyelles l’unité signifiante ; l’unité signifiante est la syllabe. Et la syllabe justement correspond à une lettre.

*

Le Français paraît donner à toutes les lettres un statut égal, qu’elles soient consonnes ou voyelles (au contraire de l’Arabe). En fait les consonnes représentent bien davantage la structure du mot ; et changent moins que les voyelles dans les flexions ou les mots dérivés : mobile —> meuble ; œuvre —> ouvrier ; fleur —> floral…

En Arabe, les consonnes sont plus encore comme la carcasse du mot ; la

TROISIÈME CAHIER

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carcasse du sens — dans toutes les langues sémitiques, je crois savoir.

Toute langue se construit sur un nombre fini de sons. Mais il y a là un problème pour définir ce qu’on pourrait appeler l’unité de son.

En Français, ba constitue deux sons : le son a (comme Alphonse) et le son b (comme Brigitte). Nous pouvons prononcer le son b tout seul, quand il est par exemple suivi d’un e muet et d’une consonne. En Japonais ba ne constitue qu’un son. Précisément parce qu’on ne rencontrera jamais b seul (contrairement à n), et surtout qu’il ne constituera jamais des structures telles que : tomba, tomber… Le son ba fait toujours une unité insécable.

De même le son aï fait une unité en Anglais où l’on ne trouve aucune forme comme laïssa, lastou.

La langue fait ainsi une structure complète de phonèmes ; qui par ailleurs peut être très élastique.

Le r français peut se prononcer de façon très différente selon qu’on se trouve en Catalogne ou en Alsace, sans que cela n’offre aucune gêne à la compréhension.

Ces prononciations correspondent pourtant respectivement à deux phonèmes distincts dans la langue allemande : r et ch. Mais alors qu’au nord de l’Allemagne le r est plus dur, le ch tend à s’y prononcer k.

L’exactitude de la prononciation n’a pas au fond d’importance intrinsèque — elle ne fait que varier avec le temps — importe seulement que se conserve la structure des rapports que l’ensemble des phonèmes entretiennent entre eux ; qu’il soit possible de les distinguer les uns des autres.

La prononciation des phonèmes du Français a beaucoup changé depuis seulement l’invention du phonographe. Pourtant, depuis l’origine, seul le son h semble avoir disparu. L’ensemble des rapports que les phonèmes entretiennent entre eux s’est maintenu.

En Arabe on peut entendre les sons é, è, eu, o, etc… Ces différences de son n’ont aucune valeur. Il n’y a pas plus de différence entre o et ou qu’en Français entre un h prononcé ou non, ou encore un a bref et un a long. (Mais la longueur des sons é, è, eu, o, etc… en Arabe est importante.)

*

Que pouvons-nous induire de tout cela ? Tout d’abord que le concept de sens et de signification n’est pas clair.

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Nous parlons de la signification du mot « chaise ». Nous disons qu’aucune

de ses lettres prise isolément n’en a. Qu’entend-on par là ? 15 (D’une certaine

façon, lorsqu’on le prend isolément, peut-on dire d’un mot qu’il a une signification ?)

Mais raisonner à partir des lettres tend ici à nous égarer. Nous dirons qu’aucun phonème n’a de sens pris isolément.

Seulement il faut bien que le son « chaise » nous permette d’identifier les phonèmes qui le constituent, pour que nous puissions identifier le mot. (ch de chat, ai de aime, se de rase.) Chaque son que nous émettons est porteur de l’un des trente-six phonèmes que nous devons identifier.

Certes il n’est pas plus ici question de signification, au sens habituel, que dans un morceau de musique. Mais alors de quoi ? Comment se peut-il que nous n’ayons toujours pas construit les moyens de le dire ?

Nous rejoignons là la question de la notation musicale : la note do signifie-t-elle ou non quelque chose ? La note do signifie le son do, peut être une bonne réponse.

Et nous rejoignons alors les mathématiques. (Que signifie « dix-huit »?)

— —

15 Peut-on dire que chacune de ces lettres n’a pas plus de signification par exemple qu’une lettre d’une écriture étrangère, comme «   », ou « ß » ; ou plus encore comme un signe plus ou moins arbitraire comme «   » ou «  » ?

TROISIÈME CAHIER

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Le 12 aoûtLe plus difficile dans les mathématiques consiste à distinguer chiffre et

nombre. C’est que ce problème n’est pas seulement grammatical, mais surtout pratique. On dira alors « déchiffrer » et « dénombrer ».

Rien n’est plus difficile, au cour d’une opération mathématique, que de savoir si l’on est en train de dénombrer ou de déchiffrer.

Calcul vient du Latin calculus (caillou), alors amusons nous à calculer avec des cailloux :

appelons a cette suite de cailloux : oooo, et b celle-ci : ooo. a + b = c = ooooooo.

Elevons ces valeurs au carré :o o o o o o o

a2 = o o o o b2 = o o oo o o o o o oo o o o

o o o o o o oo o o o o o oo o o o o o o

c 2 = o o o o o o oo o o o o o oo o o o o o oo o o o o o o

Pour rendre plus clair, noircissons quelques cailloux :

a bo o o o • • •

a o o o o • • • ao o o o • • •o o o o • • •• • • • o o o

b • • • • o o ob• • • • o o o a b

et nous voyons parfaitement l’égalité : (a + b) 2 = a 2 + 2ab + b 2

*

Nous avons associé des lettres à des nombres : a, b, c. Ces nombres étaient des nombres de cailloux. Plus haut, j’ai associé à des nombres de bûchettes des

figures que l’on pouvait dessiner avec ces bûchettes : , , A…

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Avant même d’associer n’importe quoi à un nombre de cailloux, la façon dont on les range nous révèle déjà des aspects tout à fait intéressants de leur nombre.

o o oAinsi : o o o o o o o o o = o o o

o o o

Ressemble à : I I I I I I I I I = =

Ceci nous renseigne-t-il sur la différence entre nombre et chiffre? Pas assez, car nous n’en tirons pas la différence entre dénombrer et déchiffrer.

Dénombrer et déchiffrer, le passage serait-il quelque part entre : o o oo o o et ?o o o

*

Le 13 aoûtQuand nous disons « le nombre de cailloux », nous ne savons pas très bien

si les cailloux ont (sont ?) un nombre, ou s’ils nous servent à nous représenter ce nombre.

Je remplace mes cailloux, sans en changer l’ordre, par des nombres décimaux :

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 1213 14 15 16 …

Cet ordre fait apparaître certaines relations. Soit le chiffre de la première colonne horizontale, chaque colonne verticale correspond aux valeurs : x + (0x4) ; x + (1x4) ; x + (2x4) ; x + (3x4). Le dernier chiffre de la dernière

colonne est naturellement : 4+(3x4) = 4 2.

On pourrait continuer ainsi : x + (nx4).J’aurais aussi bien pu les ranger en respectant de façon systématique la

structure carrée :

1 2 1 2 5 1 2 5 10 …4 3 4 3 6 4 3 6 11

9 8 7 9 8 7 1216 15 14 13

TROISIÈME CAHIER

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La suite de la première colonne verticale me donne alors les carrés : 12, 22,

32, 42, … n2

J’aurais encore pu les classer ainsi :

1 12 8 13 1 14 8 11 1 15 8 10

6 15 3 10 7 12 2 13 4 14 5 11

11 2 14 7 10 5 15 4 13 3 12 6

16 5 9 4 16 3 9 6 16 2 9 7

Les chiffres des rangées horizontales, verticales et diagonales produisent alors la même somme : 34.

C’est à dire :

xx2 1+

22 42 1+ 34= =

Pour 32 , nous aurions eu : 3(32 +1) : 2 = 15

6 + 7 + 2+ + + + +1 + 5 + 9+ + + + +8 + 3 + 4

Ce que je tente de faire apparaître ici, c’est cette relation très ambiguë entre ordre et quantité.

Chaque nombre a alors en effet dans mes carrés la valeur d’un cardinal et d’un ordinal. (Le chiffre 4 peut à la fois représenter un seul caillou numéroté « 4 » aussi bien que quatre cailloux.)

Sur de telles ambiguïtés on a construit quantité de spéculations plus ou moins mystiques, théosophiques, occultistes… Il est à remarquer que, correctement filtrées de leurs ferments occultes, de telles spéculations algébriques et arithmétiques aient fourni des méthodes de calcul tout à fait recevables.

Mais n’est-il pas à la fois curieux et gênant que la rationalité mathématique soit réduite à récolter et tamiser les produits de telles spéculations ? (De Pythagore à Gödel, c’est pourtant bien ainsi que les choses se passent.)

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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(Ceci n’est qu’une remarque en passant — peu rigoureuse d’ailleurs, car il n’est pas dit que ce ne soit pas le contraire qui ait lieu : des spéculations à partir de techniques de calcul ; mais importante quand même, s’il est vrai que ces dérapages se font sur les ambiguïtés de la quantité et de l’ordre, et qu’il y ait toujours une sorte de besoin de filtrer, trier, tamiser les grains du calcul de l’ivraie de ces spéculations.)

— —

TROISIÈME CAHIER

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Une de nos superstitions veut faire des entiers (1, 2, 3,… n+1) l’archétype, la matrice de tous les nombres. Bref, ceux dont on aurait l’intuition la plus immédiate, la plus naturelle (et on les dit « entiers naturel »).

Les entiers seraient en quelque sorte les nombres élémentaires, à partir desquels, en calculant, creusant et triturant, on finit par agrandir toutes la familles des nombres : les entiers relatifs (les entiers auxquels on ajoute leurs valeurs négatives), les rationnels (les entiers et leurs fractions), les réels (les rationnels et les complexes)…

Les rationnels (les fractions) seraient apparus à partir des opérations (divisions en l’occurrence) effectuées sur les entiers. (Comme les nombres relatifs (-(n+1),…, -2, -1, 0, 1, 2… n+1) seraient apparus avant, en soustrayant des entiers positifs.)

Les rationnels pourraient aussi bien prétendre à ce statut élémentaire et originel. (Quoi de plus rationnel qu’un nombre ?)

Comment en effet concevoir une quantité, aussi bien qu’un ordre, qui ne serait d’abord ceux des éléments d’un ensemble ? C’est à dire, en définitive, qui ne soit le fractionnement d’une unité ?

*

Le 14 aoûtPour compter ses moutons, imaginons un berger préhistorique qui utiliserait

des pierres trouées qu’il enfilerait sur un bout de ficelle. A chaque mouton correspondrait une pierre trouée. En faisant rentrer chaque soir un à un ses moutons dans l’enclos, il égrènerait son collier comme un rosaire.

Avec cette méthode, il verrait immanquablement s’il lui manque ou non des moutons. Mais pourrait-on appeler proprement cette opération « compter » des moutons ? S’il veut compter les pierres, comment s’y prend-il ?

*

Chiffre vient de L’Arabe sifr, qui signifie zéro. 16

Sans doute ne peut-on parler de chiffre tant qu’il n’y a pas de base numérique ; tant que nous ne rangeons pas les nombres en dizaines, en douzaines, en minutes (soixantaines), en degrés (trois-cents-soixantaines)…

Cela revient à classer les nombres, non pas selon une suite correspondant à « n+1 » (1 ; 1+1 ; (1+1)+1 … n+1), mais en une suite rationnelle finie : 1/x ; 2/x … x/x ; cette suite comportant nécessairement x éléments.

16 La racine de sifr donne sirafa, qui signifie monnaie.

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Prenons dix pour base :

1/10 ; 2/10 ; 3/10 ; 4/10 ; 5/10 ; 6/10 ; 7/10 ; 8/10 ; 9/10 ; 1

Notre ensemble possède dix nombres. Prenons une base deux : 1/2 ; 1.

Nous pouvons tout de suite observer que notre suite ne comporte pas de valeur « 0 » (0/x=0). Ceci se comprend très bien si nous songeons aux vingt-quatre heures de la journée : en effet, zéro heure est aussi bien vingt-quatre heures.

Il est bien évident que nous ne pouvons pas obtenir zéro par division : le principe de la division admis, seule l’impossibilité pratique peut nous empêcher de diviser pratiquement, mais rien ne peut nous empêcher de diviser en principe. Aussi : 1/ > 0.

Nos fractions sont aussi bien les unités d’un ensemble étalonné. Le dixième de mètre est aussi bien un décimètre, et le mètre dix décimètres. Le système peut indéfiniment se découper.

En base deux, nous avons 1/2 et 1. Si nous prenons 1/2 pour unité, nous allons d’abord avoir « 1 », puis un autre chiffre que nous devons distinguer comme base : aussi nous ne le noterons pas « 2 », ni d’un quelconque nouveau signe pris seul. Nous garderons le signe « 1 » auquel nous adjoindrons un

nouveau signe : un point ou un rond 17  : « 1. » ou « 10 ».

En système binaire, nous aurons : 1 ; 10. Comme en décimal : 1 ; 2 ; 3 ; 4 ; 5 ; 6 ; 7 ; 8 ; 9 ; 10. Et nous prendrions cinq pour base, nous aurions : 1 ; 2 ; 3 ; 4 ; 10.

Ceci acquis, rien ne nous empêche d’aller au-delà de notre première série finie. Qu’une journée fasse vingt-quatre heures ne nous interdit pas de dire « quarante-huit heures » pour désigner deux jours, ni de comprendre la signification de 40 heures.

Tout au contraire, c’est bien cette série finie qui nous permet de concevoir de tels nombres ; comme elle permet au berger de compter tout à la fois ses moutons et les pierres de son collier.

Comment on range les chiffres est encore ici une question importante. Comparons :

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 et 0 1 2 3 4 5 6 7 8 911 12 13 14 15 16 17 18 19 20 10 11 12 13 14 15 16 17 18 1921 … 20 …… …

17 Ce sont en réalité les deux principales options choisies par les différentes civilisations.

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Le second classement donne immédiatement une place au zéro, comme il éclaire la signification du chiffre « 0 » dans sa fonction de désignation des dizaines.

Question : jusqu’à quel point « 0 » tient-il la place d’un nombre, et jusqu’à quel point n’est-il qu’une notation graphique — à comparer par exemple à l’espace, ou le point, laissé sous le premier chiffre de droite quand on effectue

une multiplication à au moins deux chiffres18 — ?

Et s’il est un nombre, jusqu’à quel point est-il un nombre rationnel ? 19

*

Le 15 aoûtJe dis, pour résumer, que le nombre est un rapport. C’est l’essence du

nombre que d’être un rapport. L’image la plus simple de ce que j’avance est l’ancienne machine à calculer (ou encore le compteur) avec ses roues dentées.

Une première roue a dix dents, qui font défiler en tournant les dix premiers chiffres sur le voyant (0… 9). Lorsque cette première roue a fait un tour complet, elle entraîne d’un cran une seconde roue, de sorte que, lorsque la première a fait dix tours, la seconde roue en fait un, et peut entraîner ainsi une troisième roue, qui en entraîne une quatrième, et ainsi de suite.

Voilà ce qu’est cette suite des entiers : 1 ; … n+1 : un engrenage de roues dentées, c’est à dire de cercles divisés chacun en, par exemple, dix arcs.

Mon image devient encore plus claire si l’on se représente fixée à la première roue, pour entraîner celle des dizaines, une roue intermédiaire plus petite dont la circonférence égale un arc de 1/10 de la première.

18 Dans la multiplication : 11

x 12

2211.

132

Le point de la seconde ligne des produits n’a d’autre valeur qu’un « 0 », et l’on pourrait très bien et très logiquement inscrire un « 0 » à sa place. Mais on ne le fait pas. Ce point, dans quel sens pourrait-on le considérer comme un chiffre ? Ou encore comme un nombre ?

19 Il n’est pas dit qu’on n’utilise pas parfois « 0 » comme un nombre imaginaire : à la façon de «   », de «  -1 », de «   »… ; c’est à dire comme une valeur qui ne correspond à rien de concevable mais qui fonctionne, qui offre la possibilité de calculs consistants.

Mais que diable puis-je trouver d’irrationnel dans « 0 » ? Une chose simple : tout nombre, et à plus forte raison tout chiffre, renvoie à des unités déterminées. Supposons une caisse de pommes : elle peut contenir un certain nombre de pommes ; mais si ce nombre est zéro, quel sens y a-t-il a dire que ce nombre s’applique encore à des pommes ?

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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L’image de ces deux premières roues symbolise parfaitement l’idée d’une paire d’unités que sous entend le nombre ; deux unités dont l’une est un rapport à l’autre : un dixième, un demi, un quart, un douzième…

Aussi peut-on faire le rapport de la saison à l’année, ou encore de la lunaison (environ un mois) à la saison ou à l’année ; du quartier de lune (une semaine environ) à la lunaison ; du jour au quartier ou à la lunaison.

Ne doutons pas que la mesure du cercle en 360 degrés ne vienne de la mesure du temps. 365 jours un quart était un nombre plutôt malcommode mais, arrondi, 360 est un nombre parfait de par toutes les possibilités de division

qu’il offre : 23X32X5. Soit la possibilité de diviser le cercle en 24 fractions

entières (1/360 ; 2/360=1/180 ; 3/360=1/120 ; 4/360=1/90 ; 5/360=1/72 ; 6/360=1/60 ; 8/360=1/45 ; 9/360=1/40 ; 10/360=1/36 ; 12/360=1/30 ; 15/360=1/24 ; 18/360=1/20 ; 20/360=1/18 ; 24/360=1/15 ; 30/360=1/12 ; 36/360=1/10 ; 40/360=1/9 ; 45/360=1/8 ; 60/360=1/6 ; 72/360=1/5 ; 90/360=1/4 ; 120/360=1/3 ; 180/360=1/2 ; 360/360=1).

Le système décimal n’en offre que quatre (1/10 ; 2/10=1/5 ; 5/10=1/2 ; 10/10=1), et le duodécimal six (1/12 ; 2/12=1/6 ; 3/12=1/4 ; 4/12=1/3 ; 6/12=1/2 ; 12/12=1).

Soixante (22x3x5), qui sert à mesurer le temps dans de plus courtes durées,

est encore un très bon nombre. Plus léger que 360 il est encore divisible de 12 manières (1/60 ; 2/60=1/30 ; 3/60=1/20 ; 4/60=1/15 ; 5/60=1/12 ; 6/60=1/10 ; 10/60=1/6 ; 12/60=1/5 ; 15/60=1/4 ; 20/60=1/3 ; 30/60=1/2 ; 60/60=1). C’est celui qu’utilisaient de préférence les Babyloniens (ai-je lu quelque part).

Nous avons là trois intuitions fondamentales : (i) celle de l’unité représentée par un cercle, (ii) celle d’une division de ce cercle en un certain nombre d’arcs égaux, et (iii) celle d’une seconde unité à l’image d’un plus petit cercle dont la circonférence égale l’un de ces arcs.

(A ce propos, on peut se souvenir que le mètre étalon représente un arc de

1/40 000 000 ème de la circonférence de la terre. (ce qui peut devenir troublant

si l’on y songe tandis qu’avec un mètre souple un tailleur mesure notre tour de taille ou notre tour de cou.))

— —

TROISIÈME CAHIER

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Le 16 aoûtL’engrenage. Le monde regorge d’engrenages. Et il compte très bien, si

l’on appelle cela compter. Si l’on appelle « compter » faire tourner des engrenages. A moins que compter ne soit concevoir l’engrenage.

*

Wittgenstein mérite une place d’honneur dans la philosophie pour y avoir introduit la question inusitée jusqu’alors : « comment fait-on ? ».

La philosophie avait jusqu’alors presque totalement ignoré cette question. Elle lui préférait « pourquoi ? ».

« Comment fait-on ? » était abandonné à la technique, voire au plus vulgaire travail, et n’était pas jugé digne de la philosophie. (Question pour des manuels plutôt que pour des intellectuels.) Le « comment » du « fait-on », on ne l’entendait que trivialement. (Dans le meilleur des cas, la question devenait pédagogique.)

Même si l’on n’est pas philosophe, la question : « comment fait-on ? » vient moins facilement à l’esprit que « pourquoi ? ». Et peut-être parce qu’elle vient moins facilement d’abord à la bouche ; alors même qu'apprendre comment on fait serait pourtant la seule réponse satisfaisante à notre « pourquoi ».

La question « pourquoi ? » (why, warum), suppose deux sortes de réponses : celles qui débuterons par « parce que » ou « car » (because), et celles qui débuteront par « pour » (for, to). C’est qu’il y a « pourquoi ? » et « pour quoi ? » (why et what for). Mais on les confond.

« Comment s’y prend-on pour…? » est une question plus précise et complexe. Elle suppose le « comment » mais ne s’y arrête pas. Or la science a déjà appris à répondre au « comment » plutôt qu’au « pourquoi ».

Pourquoi le bateau de métal flotte-t-il ? Pourquoi l’oiseau, plus lourd que l’air, vole-t-il ? Je ne vois que deux types de réponses à ce genre de question. Soit : parce qu’ils en ont le pouvoir. Soit : comment s’y prend-on pour construire un bateau qui tienne l’eau, un cerf-volant, un avion ou un hélicoptère.

La réponse, qu’un bateau flotte parce qu’il est étanche et qu’il contient de l’air, même étayé de l’expérience de poser un seau métallique sur un bassin et d’observer qu’en effet il flotte, ne m’apprend rien (rien que ne saurait au fond, et ne devrait savoir l’enfant qui poserait sérieusement cette question, pour pouvoir seulement la poser), tant que je ne sais pas à partir de quand il flotte, à partir de quand il coule ou à partir de quand il se renverse. C’est à dire tant que je ne sais pas comment je dois m’y prendre pour fabriquer un tel objet.

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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*

Pourquoi ne peut-on effectuer la quadrature du cercle ? Pourquoi ne peut-on calculer  ? (Problèmes qui d’ailleurs, ne troublent pas mon tailleur qui mesure sans peine toute circonférence avec son mètre souple.)

Plus simplement encore, pourquoi ne peut-on ramener 1/3 à des décimales ? Là encore deux réponses sont possibles. Soit : parce que 1/3 n’est pas un entier. Soit : répondons d’abord à comment on doit s’y prendre pour diviser par 3.

Ou encore : comment est-ce que je m’y prends pour concevoir des valeurs décimales, et comment est-ce que je m’y prends pour concevoir des valeurs rationnelles ? Alors, à supposer que je vienne à peine de découvrir les chiffres, ai-je vraiment besoin de tenter l’opération pour savoir que je n’obtiendrai pas de valeurs décimales autres qu’approchées en divisant 1 par 3, par 6, par 7 ou par 9 ? (soit successivement : 0,33…, 0,166…, 0,142857142857…, 0,11…).

*

Un trouble nous saisit : les propriétés des nombres sont-elles seulement l’application des règles que nous instaurons, ou bien attendent-elles de toute éternité que nous découvrions les formules qui les font apparaître ?

« Le jeu d’échecs existe-t-il indépendamment de nous ?» répond Wittgenstein dans Grammaire Philosophique. Mais cette réponse sonne un peu comme un sophisme, et elle a le tort de cacher l’autre sophisme auquel elle prétend répondre.

Il est bien évident que le jeu d’échecs n’existe pas sans nous, mais une fois que le jeu existe, de qui et de quoi dépend-il qu’un fou ne puisse occuper que 32 positions différentes sur l’échiquier ?

Je veux dire qu’à partir du moment où nous posons la règle que le fou n’avance qu’en diagonale — et cette règle se suffit très bien à elle-même —, un certain nombre de conséquences se tiennent devant nous ; semblent nous attendre sur un chemin où nous finirons nécessairement par les rencontrer si nous le poursuivons.

Aussi le déplacement des fous en diagonale implique qu’ils ne changent pas de couleur, et qu’ils ne puissent occuper chacun que 32 cases de l’échiquier.

On voit bien aussi que ces conséquences n’appartiennent pas spécifiquement au jeu d’échecs : n’importe quelle surface découpée en carrés aurait la même propriété ; à savoir qu’en se déplaçant en diagonales on ne pourrait passer que par la moitié de ses cases. Et cela est comme une vérité qui nous attendrait de toute éternité, qu’on invente ou non le jeu d’échecs.

TROISIÈME CAHIER

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*

Cela ressemble un peu à : l’oiseau est capable de voler même si nous ne savons pas construire un avion ou seulement un cerf-volant. Mais cette affirmation nous trouble beaucoup moins.

Ce qui nous trouble dans l’observation précédente, c’est qu’elle semble être vraie indépendamment de toute existence physique. Elle semble ne dépendre ni de nos règles, ni d’une quelconque existence physique.

*

Ce qui nous trouble, c’est ce « ni… ni ». Ce « ni… ni » qui est à la source de presque toutes les métaphysiques. Mais d’où vient ce « ni… ni » et sur quoi repose-t-il ?

Quel sens y a-t-il à mettre d’un côté des règles que nous instaurons et de l’autre l’existence physique ?

— —

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Le 17 août1/3 n’est pas un entier dans le système décimal. Un système nonécimal

nous aurait donné un parfait 0,3 plutôt qu’un 0,3333… En base 6, nous aurions obtenu un non moins parfait 0,2.

Nous sommes plus familiarisés avec le système binaire. En binaire 3 devient 11, et 1/11 donne 0,0101010101…

On tend à se représenter le système binaire comme un langage de machines et le système décimal comme un langage humain. Ou plutôt voyons-nous le langage binaire comme une sorte de codage du langage décimal, que nous devrons tôt ou tard finir par décoder en langage décimal comme si celui-ci était le seul vrai langage des nombres.

Mais il n’y a pas de langage vrai : que je désigne par « 4 » ou par « 100 » le nombre des objets que j’ai devant moi sur la table ne change rien à leur nombre. Et si je compte les pattes d’une araignée en système binaire, elle ne deviendra pas un mille-pattes.

*

Nous utilisons très mal les concepts de « chiffre » et de « nombre ». Nous disons que les chiffres sont ce qui désigne et signifie les nombres, ce qui est juste, mais de là nous concluons qu’il existe dix chiffres : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 0, et que les nombres sont ce que nous construisons avec eux. Ainsi nous disons que « 12 » est un nombre à deux chiffres.

Ce n’est certes qu’une question de convention, mais alors il nous manque un concept pour pouvoir dire que « 8 » base 10 est le même nombre que « 1 000 » base 2.

Le langage vulgaire est au bout du compte plus rationnel en n’hésitant pas à appeler « chiffre » des nombres à plusieurs signes.

Dans le langage courant nous disons que « le chiffre treize » porte bonheur (ou malheur), de préférence au « nombre treize ». (Et si l’on y songe, c’est bien au chiffre plutôt qu’au nombre que nous prêtons ce pouvoir — certes

irrationnellement.)20

On parlera encore de « chiffres » au loto, par exemple, bien que dans ce cas là, on se servira de la notion intermédiaire de « numéros ».

*

20 Treize est le premier chiffre de la seconde douzaine, aussi est-il néfaste pour un achèvement, et faste pour un commencement.

TROISIÈME CAHIER

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On a toujours tort de ne pas utiliser les enseignements du langage courant. La grammaire française connaît la notion de « nombre » et de « chiffre » ; elle a aussi celle de « numéro », et encore celle de « numéral ».

Elle distingue même le « numéral ordinal » et le « numéral cardinal ». Le concept mathématique de nombre ne confond-il pas ces deux notions ? C’est ce que font très explicitement Frege et Russell.

Les Fondements de l’Arithmétique définissent spécifiquement le nombre comme numéral ; mieux : comme adjectif numéral.

Qui dit « adjectif » suppose « attribut d’un substantif ». « Un », par exemple, serait l’attribut du stylo avec lequel je suis en train d’écrire, comme pourrait l’être aussi bien « noir ».

Trois autres personnes sont assises à la terrasse de la buvette de la plage du Prophète où je suis en train d’écrire. « Quatre » serait notre attribut, comme le serait par exemple « bronzés ».

Sommes-nous « quatre » comme nous sommes « bronzés » ? Nous sommes chacun « bronzé », mais nous ne sommes pas chacun « quatre ». Aussi, « bronzé » s’accorde-t-il en genre et en nombre avec ses prédicats, mais pas « quatre ».

Ce ne serait pas le cas avec un adjectif ordinal, comme « quatrième » ; et nous pourrions être chacun « quatrième », mais pas chacun « quatre ». Seuls les ordinaux se comportent comme des adjectifs.

Les cardinaux se comporteraient plutôt comme des adverbes, ou parfois comme des substantifs ; mais peut-être, en définitive, se comportent-ils plus comme des articles.

*

« Il y a quatre personnes sur la terrasse ». « Il y a autant de personnes que de pieds à la chaise » : on pourrait par exemple s’exprimer ainsi pour apprendre les chiffres à un tout petit enfant.

Nombrer, c’est établir un rapport. Il n’y a pas de raison d’être surpris de retrouver ce rapport dans le chiffre, dans le numéral.

*

Si l’on divise la circonférence d’un cercle par son diamètre, on obtient le nombre . Ou plutôt on ne l’obtient pas : on ne l’obtient pas entièrement. Cette opération ne connaît aucun terme.

En système décimal, peut-être, mais est-on certain qu’avec une autre base nous ne pourrions parvenir à un nombre entier ?

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Si l’on songe bien à ce qu’est un cercle et à ce qu’est un diamètre, avec un peu de discernement, on soupçonne que non.

Ptolémée, l’astronome égyptien, qui travaillait en base « 60 » se servait de :

3° 08’ 30”

1° =

Ce qui n’était pas moins une approximation :

113103600

= 3,141666…

Archimède utilisait = 22/7 (= 3+1/7 = 3,1428571428571…)

Si notre circonférence possède une valeur entière, notre diamètre n’en aura pas. Si notre diamètre en a une, notre circonférence n’en aura pas.

La valeur d’Archimède pour être plus approchée, devrait accroître le diviseur 1/7 de 1/15 de sorte que :

31

71

15+

+=

Ce qui donnerait :

333

106=

En approchant encore nous obtenons :

31

71

151

11

292+

+

+

+=

et comme nous arrivons à un très petit diviseur « 1+1/292 », nous pouvons arrondir à 1/16 :

31

71

151

1+

+

+ 31

71

16+

+355

113= = =

TROISIÈME CAHIER

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C’est Métius qui découvrit cette valeur, employée pour le calcul des engrenages, où il est utile que détermine avec précision des nombres entiers de dents d’engrenages.

— —

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Quatrième Cahier

1. Archéologie et paléontologie du savoir. — 2. Pensée et culture. — 3. Métaphore et réalité. — 4. Où trouvons-nous des règles, si tant est que nous en trouvions ?

Le 19 aoûtPoursuivre dans cette voie n’est pas commode. Le terrain a été tourné et

retourné tant de fois.L’image du terrain retourné est bonne. Imaginons les mathématiques

comme une recherche paléontologique, ou peut-être archéologique.En fait on n’en sait rien : on creuse le sol, et l’on trouve de tout : des traces

de civilisations disparues, des fossiles, des sédiments. Et l’on trouve même, l’on trouve surtout, des traces d’investigations antérieures.

On ne sait si tel objet est une création de l’homme ou une production de la nature. On cherche autant sur le terrain que dans les archives. Et l’on trouve les aberrations des chercheurs antérieurs : l’un prenant les Dolomites pour des sculptures primitives, l’autre une pierre polie pour un produit de l’érosion.

Avec les mathématiques, il est assez dur de savoir si l’on cherche dans les archives ou sur le terrain.

Pour un mathématicien comme Hilberg, les mathématiques seraient essentiellement un travail qui consisterait à classer les produits et tirer les conclusions des investigations antérieures. Il oublie les couches géologiques pour ne plus voir que les couches d’archives.

Pour un mathématicien comme Gödel, les mathématiques sont plutôt une investigation de terrain. Les archives n’en sont qu’une première couche. Les mathématiques de Gödel ressemblent au musée des Docks Romains de Marseille, qui est construit à même les fouilles : au rez-de-chaussée de l’immeuble qui l’abrite, on marche sur la terre au milieu des vestiges.

*

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On creuse le sol et l’on trouve de tout : des traces de civilisations disparues, des fossiles, des sédiments… et parfois l’on tombe surpris sur ses propres traces.

*

On peut distinguer la recherche contemporaine et l’histoire, et au sein de cette dernière, l’histoire des idées. On peut distinguer l’histoire de la préhistoire. Et puis l’on peut distinguer la paléontologie humaine, qui remontre à quelques deux millions d’années, de la paléontologie animale, de celle du vivant ; puis de la géologie, qui rejoint la chimie et la physique… et la physique théoriques, et les mathématiques… qui reviennent à la recherche contemporaine.

Oui, on peut distinguer : là on étudie des sédiments et pas des urnes romaines. Mais on aurait bien du mal à déterminer où se font exactement les ruptures.

(Ainsi peut-on déterminer parmi les réels tous les nombres dont le carré est supérieur à 2, et ceux dont le carré est inférieur à 2, mais on ne saurait déterminer le nombre x tel que x = 2.)

Nous distinguons bien un fossile végétal sur une roche, mais nous ne pouvons isoler une pure géologie indépendante de la sédimentation d’origine végétale. Comme nous distinguerions difficilement la recherche contemporaine de l’histoire des idées contemporaines.

Mieux : les deux extrêmes semblent se rejoindre aux deux bouts, et la théorie du « big bang », de description des origines se fait aussi bien dernier cri de la métaphysique.

*

Nous,… l’homme…, ce sont de curieux sujets. Mieux vaudrait ne pas trop s’abuser à se laisser croire les bien connaître.

Oui, ce qui m’est inaccessible, nous pouvons y arriver ensemble. Nous tirons tous ensemble la corde, et le fardeau avance. C’est bien.

Des armées de mineurs, avec leurs officiers ingénieurs ; et de sidérurgistes, de métallurgistes ; des bûcherons, des menuisiers, des charpentiers ; des maçons et des terrassiers, des mécaniciens et des électriciens, et des chimistes, des atomistes, des informaticiens… Cela en fait du savoir et du savoir faire, et des hommes qui savent, qui savent faire et qui font.

Qu’en est-il du savoir de la fourmilière et du savoir de la fourmi dans ces armées de savants, de techniciens et d’ouvriers, et de ceux qui font de leur guerre contre la nature une guerre entre les hommes ?

QUATRIÈME CAHIER

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Je veux bien qu’une fourmi ne sache pas tout, mais il faut bien qu’une autre sache ce qu’elle ignore, et une autre, et encore une autre. Quel savoir posséderait la fourmilière qui ne soit su par quelque fourmi ?

Ce que sait « l’homme », ce que « nous » savons et que, moi, j’ignore, doit bien être su par d’autres hommes. Sinon de quel « homme », de quel « nous », parle-t-on ?

Mais où le tenons-nous, où le gardons-nous ce savoir, que l’un ou l’autre nous avons ? Est-ce comme la force avec laquelle nous tirons sur la corde ? Nous savons additionner des forces. Mais comment fait-on avec le savoir ?

*

Le 20 aoûtJe sais, tu sais, il sait, nous savons. Je regarde à gauche, tu regardes à droite,

il regarde devant ; ensemble nous voyons de tous les côtés. Qui voit de tous les côtés en fait ? Moi, je ne vois qu’à gauche. Je ne fais que me fier à mes coéquipiers. Cependant je peux quand même dire que je ne verrais pas la même chose et exactement de la même façon sans mes coéquipiers. Mais de là à affirmer qu’ensemble nous voyons de tous les côtés…

Je ne verrais pas se coucher la lune sur la mer de la même façon sans la représentation que je me fais de l’univers. Cette représentation, je l’ai trouvée toute faite.

Savoir — voir ça. Ce que je vois, c’est bien moi qui le vois, mais cette vision est essentiellement pétrie de ce que d’autres en ont fait et en font.

Ou encore, dans ce que je vois, il y a autant de données des sens que de données par d’autres.

A côté du concept de sense data, il nous faudrait poser l’autre concept de alteris data. Le problème c’est que les deux sont indiscernables.21

La nature d’un côté, le monde physique et, de l’autre, l’homme, la société, « nous ». Totalement indiscernables : la nature se fait humaine et l’homme nature. Notre corps et ses organes sont aussi bien objets de sciences naturelles ; tout autant que ces sortes d’organes extérieurs à notre corps que sont les objets de notre industrie. Et le sont encore toutes les productions mentales, sensibles, idéologiques que nous tirons de nos organes internes et externes.

S’il est un point qui n’est pas prêt d’être dépassé dans l’œuvre de Marx, c’est bien cette question là (Manuscrits de 1844) ; et si le marxisme historique est lui bien dépassé, c’est pour s’être laissé dépasser par cette question même.

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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*

Le 21 aoûtL’homme existe-t-il ? Avant de croire en l’existence de « l’homme », je

croirais d’abord en l’existence de « l’honnête homme ».L’honnête homme, c’est celui qui sait et pense ce que l’on doit savoir et

penser pour se comprendre dans une communauté.L’image de Quine des bosquets taillés est très bonne. Dans un parc, les

bosquets sont taillés de sorte qu’ils sont extérieurement tous semblables, cependant leurs structures internes sont toutes différentes.

Ainsi, quand je vois se coucher la lune, en moi sont en œuvre toute une série de phénomènes et d’expériences privées ; mais sont en œuvre aussi des ensembles de représentations communes, qui font que je vais voir, en gros, la même chose que verront ceux qui les partagent, et que ce que je verrai sera en gros comparable et communicable avec ce que verront mes semblables.

Ou plutôt, ce que je verrai sera essentiellement déterminé par ce qui est échangeable et communicable avec mes semblables.

Mes semblables ? — Moins « les hommes » que les « honnêtes hommes » (prononcer honnêt’ommes).

(Voilà qui est en fait bien heideggerien ; Lettre sur l’humanisme.)

*

Une vision du monde ; une Weltanschaung, voilà ce qu’est cette monnaie d’échange de l’esprit. Une vision du monde : une chose pas si différente des lunettes et des lentilles auxquelles je pensais le premier août.

Il doit bien sûr y avoir un être voyant à l’autre bout de la lunette. Ce n’est pas un mince détail, mais ce n’est pas la question essentielle ici. La question essentielle, c’est plutôt de distinguer objet et moyen (objet et vecteur — comme lorsqu’on dit « voir la lumière »).

Si tu me tends une lunette, je saurai m’en servir, et je ne confondrai pas « regarder la lunette » et regarder « dans » la lunette. Mais quand tu me proposes ta « vision du monde » j’ai bien du mal à distinguer les deux. A distinguer cet appareil de vision et ce qu’on peut y voir dedans.

Comme avec les lentilles, les miroirs et les écrans, c’est là où nous nous attendions à percer l’intimité du réel que nous nous en trouvons le plus éloignés ; dans la pure illusion, l’image de synthèse.

QUATRIÈME CAHIER

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Ce qui méritait en tout cas d’être posé, à propos de ce complexe instrument d’optique que constitue la culture de l’honnête homme, c’est qu’il ne vise pas essentiellement à percer le réel, mais plutôt à donner cours à une monnaie d’échange de l’esprit.

Est-ce à dire qu’à ce compte il pourrait être complètement faux ; complètement fou ?

Il me semble douteux que cet instrument d’optique puisse être complètement faux et fou — si du moins on entend par cela « incohérent ».

On cherchera au contraire pour lui la plus grande cohérence (et cela rappelle ce que j’écrivais le 25 juillet de la science moderne en général et des Problèmes de philosophie de Bertrand Russell en particulier).

Et c’est ce qui fait sa plus grande ambiguïté.

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SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Le 22 aoûtSongeons à ce que nous appelons religion. Nous nous renseignons sur une

religion, et nous découvrons un curieux tissu de récits, de préceptes, de traditions. Nous souhaiterions trouver un système, cohérent et synthétique. Mais une religion n’est pas un système synthétique et cohérent.

La première approche pourrait nous le laisser croire — quand nous lisons par exemple un ouvrage de vulgarisation érudit ou missionnaire — mais un examen plus approfondi nous révèle une réalité plus complexe.

Et d’abord la religion repose sur des fondements : des témoignages, des documents, testaments, archives, traces… Ces fondements sont le repère fixe — pas question de réformer une religion en mettant en question ces piliers ; à cela on ne touche pas (King chinois, Védas, Bible, Coran, tripitaka…) — on ne touche qu’à leur interprétation.

Mais ces fondements ne sont jamais des systèmes cohérents. Ils ne sont que des traces énigmatiques… Traces de quoi ?

Plus on essaie de comprendre une religion, moins elle est claire ; moins on sait seulement ce qu’est une religion. Le théologien ou l’érudit ne nous aident pas. Nous pouvons être séduits, fascinés par l’ampleur et la profondeur des mondes qu’ils nous ouvrent, comme nous pouvons l’être par une pyramide, une cathédrale, une grande mosquée, les ruines d’Angkor…, mais nous en conservons seulement l’impression d’une âme étrange, étrangère, et qui devient d’autant plus étrange et étrangère que nous la connaissons mieux.

Le fidèle, lui, nous donne une impression toute contraire : ni étrange, ni étranger. C’est à peine si nous percevons parfois une différence avec nous.

C’est à peine s’il la connait, sa religion, et nous pourrions le prendre en défaut après avoir seulement lu notre premier ouvrage de vulgarisation.

Il s’en sert comme nous nous servons des données de notre culture, et arrive généralement aux mêmes conclusions que nous. Il n’est que dans certains cas où ses jugements et ses comportements diffèrent, comme s’il percevait alors des aspects de la vie et du monde qui nous demeurent invisibles.

Si on l’interroge, on découvrira peut-être des éclaircissements d’une extrême subtilité sur les aspects les plus obscurs de sa religion. Mais il nous faudra être au moins aussi subtil pour l’entendre, car lui ne semble pas les percevoir très clairement.

*

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« Ne t’inquiète pas. Si ce que nous faisons doit être fait, ça se fera, quand bien même ne saurons-nous jamais dire comment. Si ça ne doit pas se faire, ça ne se fera pas.»

La femme de ménage algérienne qui était restée dans la pièce tourne vers moi un regard incrédule. Elle n’a jamais entendu une fréquentation de l’ami que je rassure ainsi énoncer une semblable pensée.

Serait-ce un malentendu ? Ma réflexion se fonderait-elle sur une conception déterministe ; sur un principe du « jugement de l’histoire » ? Non. Mon ton ne laisse aucun doute : la détermination est bien la mienne. Je suis bien résolu ; quelles que soient les conséquences de mes actes, je n’attends pas d’elles le jugement de ma conduite.

Le regard me conduit à m’interroger (le regard qui contient de la surprise et de l’estime aussi 22 ). Où ai-je appris à penser ainsi ?

Oui, j’ai lu le Coran, les Hadith, les philosophes et les mystiques musulmans ; je peux me reporter au texte arabe. Mais il y a sous cette pensée des couches plus profondes. Tous ces récits du Coran, je les ai d’abord lus dans leurs versions bibliques. Mais je n’ai pas eu enfant d’éducation religieuse — chez moi on n’aimait pas les curés —; la couche est plus profonde encore.

Si je cherche au fond de moi à quelles impressions les plus élémentaires je rattache une telle pensée, je vais arriver à des images, comme celle du Serment des Horaces de David.

Mes fondements à moi sont les humanités latines. Je n’ai pas lu très jeune Epictète, Lucrèce, Sénèque ; ni Montaigne ou Voltaire (je pense ici surtout à l’auteur de la pièce qui le rendit célèbre en son temps et pendant la Révolution : Brutus), mais en moi le terrain que devait arroser ces lectures était déjà semé par les innombrables visites de sites et de musées au cours de mon enfance : Nîmes, Arles, Vaison…, où l’architecture et les sculptures antiques se confondaient aux œuvres de Pierre Puget.

C’était donc bien un malentendu — Non. Ce n’en était pas un. Si je n’avais pas étudié la littérature coranique, la Bible et l’histoire du Christianisme en Occident et en particulier les guerres de religion, j’aurais laissé complètement s’ensevelir ces fondements. Ces fondements eux-mêmes d’ailleurs n’auraient pas seuls inspiré cette pensée. Mais surtout, sans ces fondements, je n’aurais pas pénétré ces traditions, ces histoires, de la même façon.

Et peut-être même de la séduction. Oui, on ne songe pas combien la pensée peut être un élément de la séduction. Et si l’on s’attache tant au corps, à l’aspect physique, c’est bien qu’il reflète immédiatement les pensées, la pensée de l’esprit qui l’habite ; il reflète l’esprit qui le façonne. Entre physique et pensée, corps et esprit : la conduite.

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*

Les ophtalmologues nous font chausser de curieuses lunettes sur lesquelles ils superposent et ôtent des verres, tandis qu’ils nous font lire des lettres sur un tableau. Les cultures, les cultes et les traditions seraient-ils comme ces verres ; c’est à dire superposables pour accroître notre acuité ?

Si l’on entend par là que tous les chemins conduisent dans la même direction, je ne le pense pas. Tao, Tarika, cela veut dire « chemin » quand on le traduit, mais je n’ai jamais perçu dans quel sens on pourrait dire que ces chemins soient le même, ou conduisent à un seul. Dire cette direction celle de la perfection, ou de l’éveil, serait vite vider tous ces mots de sens. Ce serait de toute façon compter pour bien peu la singularité de chacun de ces chemins.

*

Le 23 aoûtJe crois que toute tradition est irréductible aux autres. Ce que j’écris ici est

tout étranger à l’esprit d’intolérance (de tolérance aussi, d’ailleurs). C’est comme en géométrie : ou l’on admet que ne peut passer qu’une parallèle en un point pris hors d’une droite, ou l’on admet qu’il ne peut en passer aucune, ou l’on admet qu’il peut en passer plusieurs. On doit opter. On peut à la rigueur explorer les possibilités, mais on doit les explorer l’une après l’autre ; on ne peut tolérer les trois ensemble.

Par un point pris hors d’une droite, on ne peut mener qu’une parallèle à cette droite ; ou aucune, ou plusieurs. On doit choisir.

Mais demandons-nous un instant ce que signifierait ne pas choisir (ou bien, si le « on doit » a encore un sens).

Est-ce que cela signifierait « ça dépend » — mais de quoi ?

« On ne sait de quoi dépend le nombre de parallèles que l’on peut mener par un point pris hors d’une droite ». — Quel peut être l’usage d’un tel théorème ? « Par décret impérial, le nombre de parallèles que l’on peut mener par un point pris hors d’une droite est limité à trois.»

Pourquoi pas ? On peut bien proposer pour résoudre un problème de géométrie = 10 (formule fréquemment proposée pour les concours, qui

donne S = 10R2).

*

QUATRIÈME CAHIER

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Ce que je dis là peut laisser perplexe. « Il n’y a pas d’autre dieu que Dieu » ; « par un point pris hors d’une droite, on ne peut mener qu’une parallèle à cette droite » : le problème est que la seconde formule n’a jamais fait de martyr.

Soit, mais la rotation de la terre ? le procès de Galilée ? Cela ressemble-t-il plutôt à la première ou à la seconde formule ?

*

On peut parfaitement calculer le mouvement de la terre par rapport au soleil, comme le mouvement du soleil par rapport à la terre. Selon l’usage qu’on en fera, l’un de ces calculs nous sera plus utile que l’autre. Il n’y a pas là matière à procès.

Cependant, on ne peut pas tout ramener à l’utilitaire. Il y a la vision ; on voit surtout, et tout n’est pas bon à voir. Oui, on le voit, et il ne plaisait pas à la Sainte Inquisition qu’on voit la terre tourner.

Certains diront qu’il y a avant tout ce que l’on pense ; ce que l’on croit. Mais au fond on peut bien penser ce qu’on veut.

Ce n’est pas ce que pensaient les esclaves chrétiens qui dérangeaient beaucoup les patriciens romains. C’est surtout que leurs esclaves ne pouvaient plus les voir comme des « domini », parce qu’ils avaient déjà un « Dominus ». Si ça n’avait été qu’une histoire de foi (au sens où l’on emploie quotidiennement ce terme), les patriciens n’en auraient eu cure ; et les fidèles auraient tôt fait de la renier devant la menace ; s’il fallait entendre « foi » comme « opinion religieuse ».

« On juge l’arbre à ses fruits », et les Romains jugèrent l’Evangile à la fermeté des martyrs. (C’était dans leur façon de voir.)

Mais on se tromperait à croire que cette fermeté reposait sur quelque chose de l’ordre d’une « opinion » — fût-elle une opinion très forte, très sûre ; fût-elle une certitude.

En quoi éprouverait-on le besoin de mourir pour une certitude ? Galilée pouvait-il douter de ses calculs ? « Et pourtant elle tourne! » : on ne

meurt pas pour la rotation de la terre (ou sinon par orgueil d’en avoir fait la découverte).

Aurais-je abjuré ma foi si j’avais été chrétiens ? Beaucoup le firent, sait-on, sans que cela ne changea leurs convictions, puisqu’ils restèrent chrétiens dans le secret avant de le redevenir plus ouvertement quand les persécutions cessèrent. Est-ce que la peur des lions ou de la croix m’aurait fait reconnaître d’autres hommes pour mes maîtres ? Je n’en suis pas sûr (quoique je sois

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athée, et douillet de surcroît).C’est à dire que tout dépend de comment on voit les choses. Si l’on

reconnaît l’autorité, la tutelle, on crèvera pour ses maîtres plutôt que de les perdre. Si la soumission n’existe plus, on pourra peut-être biaiser, ou se lasser de biaiser, mais aucune contrainte ne la ressuscitera.

*

Il semble essentiel à toute société que les esprits demeurent enchaînés. Je ne pense pas ici aux force proprement coercitives. L’existence de ces forces me semble au contraire toute dépendante de ces chaînes de l’esprit. Même la célèbre maxime « diviser pour régner » ne suffit pas à expliquer l’autorité coercitive. Elle n’est que la partie visible d’une force plus obscure, plus menaçante.

Quelque chose doit être en jeu de l’ordre de la terreur sacrée. Il faut qu’à s’insoumettre l’esprit sente qu’il se brise.

D’autre part, il est important que cette source de pouvoir demeure invisible ; c’est à dire qu’on n’ose lever les yeux sur elle, que jamais on ne la voie en face. (Qu’on en soit vu, peut-être, mais qu’on ne la voie jamais.)

Nulle société n’ignore ce principe. Pas davantage celle où nous vivons.A faire voir tourner la terre, Galilée risquait fort de mettre cette puissance

magique sous les regards. C’est ce qu’il advint, d’ailleurs, même si tout laisse croire que Galilée agit sans malice.

Nulle société n’ignore ce principe. Est-ce à dire que nul homme ne peut échapper à cet envoûtement ? C’est ce que des gens sérieux sous-entendent, ou même affirment, (Jacques Lacan ne semble pas douter un instant de ce que nous soyons incapables de nous en libérer) mais l’histoire des idées nous confirme plutôt le contraire.

L’affaire Galilée peut nous renseigner sur cette autorité trouble ; sur sa nature et sur quoi elle repose. Elle serait en fait de la même nature que ce complexe instrument d’optique qui accroît tant notre acuité.

A le bousculer, ne serait-ce pas nos représentations et leur système qui risqueraient de s’effondrer, ou pour le moins se dérégler ?

Soit, mais je doute que nous cessions de ressentir la pesanteur, de voir la cime du toit cacher peu à peu la montagne quand nous en approchons. Non, je crois que la terreur naît plutôt de ne plus ressentir la présence protectrice d’un écran, d’un miroir, d’une lentille, d’une quelconque surface optique entre soi et le réel.

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Bref, la terreur viendrait de se sentir dans le réel ; et réel.C’est à dire de se sentir immédiatement à la merci de toutes les menaces

attenant à l’existence : la souffrance, la vieillesse, la mort.Comment se sentir sans défense ; sans un ultime recours devant cela ? Mais

existe-t-il des hommes assez bêtes pour croire sérieusement qu’il puisse en exister un ?

— —

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Les 24 & 25 aoûtQue se passe-t-il quand je regarde se coucher la lune avec mes connaissance

d’astronomie ? Et d’abord, qui voit se coucher la lune avec ses connaissances

astronomiques ? Qui se voit sur les flancs d’une boule immense dont la rotation commence à lui cacher une boule plus petite, qui flotte à côté d’elle dans l’espace, avec le soleil au loin, beaucoup plus loin, à l’autre point du champ visuel ? Qui voit les choses ainsi ; se fait une idée des distances et des masses, des gigantesques mouvements, pourtant silencieux et imperceptibles ?

On peut voir se coucher la lune ainsi, j’en témoigne. Mais voir ainsi, implique-t-il qu’on ne puisse plus voir autrement ?

*

Tout en marchant, je regarde la lune se rapprocher de la ligne d’horizon ; et je passe devant la vieille église. La lune est tout contre le clocher.

Cette lune contre le clocher s’harmonise-t-elle avec ma vision cosmique ?

Ça dépend : le clocher, comme une fusée sur son pas de tir.

Le ciel au cinéma : Star Trek, La Guerre des Etoiles, Dune…« L’immensité de l’espace » : en quoi « immensité » ici se distingue-t-il de

« petitesse » ?C’est à dire : où sont les repères ? Qu’est-ce qui est encore grand ou petit ?

— Mais encore : ne distingues-tu pas les trucages ?

La terre, comme une orange bleue.La lune, comme un immense grêlon…

*

Les possibilités de « comme » sont illimitées. C’est à dire que nous pouvons indéfiniment varier se qui se trouve à gauche ou à droite de « comme ».

« Comme » a beaucoup de points communs avec « égale » ; on peut le remplacer par « égale » (=). Il s’agit alors d’un usage bien spécifique du signe « = ».

Logique ; analogique. La distinction entre « logique » et « analogique » est problématique : la distinction précise.

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*

L’élision de « comme » : n’y a-t-il pas au moins un « comme » élidé dans toute proposition ?

Comme un « comme » élidé…

*

« Quand le sage montre la lune, le fou regarde le doigt.»« Quand le doigt montre la lune, le sage regarde le fou ; Quand le sage

montre la lune, son geste me plaît ; Quand le sage montre son doigt, le fou regarde la lune… »

Comme avec toutes les bonnes phrases, en les tournant comme l’on veut de toutes les façons, il y a toujours moyen de trouver du sens.

*

L’image que je me fais de la lune qui se couche… Mais il est vrai que l’image de la rue où je passe tous les jours change du fait qu’un ami y emménage ou en déménage.

En quoi prendre l’avion change notre vision de la terre ? En un sens elle en est changée. En un autre elle demeure inchangée.

Jusqu’à quel point puis-je faire l’économie de l’expérience ? Par exemple, jusqu’à quel point puis-je imaginer la côte vue d’un bateau sans ne jamais monter sur un bateau ?

Pourtant je le peux (et aussi bien voir la terre de la lune). Je le peux, de manière à ce que ma vision de la côte, lorsque j’y suis, soit changée.

Je veux dire que je peux vivre des expériences par imagination. (Et l’expérience alors n’est pas celle qui consiste à imaginer.)

Imaginer la côte d’un bateau, ce n’est pas cela qui constitue l’expérience ; mais plutôt voir la côte où l’on se trouve en la sachant visible d’un bateau. C’est à dire : voir la mer (de là où l’on se trouve) autrement.

Plonger aussi peut être une autre façon de voir la mer et la côte. Ce sont deux choses différentes que de voir la mer en « voyant » (imaginant, pensant…) sa profondeur ou non. Est-il possible de faire cette expérience sans connaître celle de la plongée ?

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Mais l’expérience de la plongée ne fait-elle pas plutôt émerger une expérience déjà virtuelle — présente virtuellement ?

« Me voilà avec une vision toute nouvelle, que je ne (me) connaissais pas. Pourtant si, maintenant il me semble la reconnaître. Cette vision était là en moi. Elle était déjà présente dans la vision que j’avais. »

Au fond, des images, des photos, des dessins, ou seulement des croquis, des schémas auraient fait l’affaire.

On raconte des histoires à des enfants, et on dit qu’ils sont « impressionnés ».

C’est cela : nous sommes « impressionnés ».(Dérisoire ce qui nous impressionne, comparé à notre impression.)

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Le 27 aoûtLa table sur laquelle j’écrivais hier est quadrillée comme un échiquier. En

faisant sauter mon doigt en diagonale de carré en carré, je ne peux parcourir que la moitié des cases dessinées sur la table. Est-ce une observation physique ou une observation logique que je fais là ?

On pourrait peut-être dire que c’est une observation logique si je la démontre logiquement. Et dire que c’est une observation physique, si par exemple je dépose un gravier dans chaque carré par lequel je passe, et que je compare le nombre de graviers, lorsque j’ai parcouru toutes les cases possibles, avec le nombre de carrés.

Mais si je le vois tout de suite sans n’avoir à rien démontrer ni expérimenter (à la manière dont je vois qu’on ne peut mener qu’une parallèle par un point pris hors d’une droite sans pouvoir davantage le démontrer que l’expérimenter) ?

Cependant c’est moi qui ai tracé la règle, et tout dépend de la règle que j’ai tracée. (a : déplacement en diagonale —> b : passage par la moitié des cases.)

a entraîne b. b découle de a. J’ai posé a, et b m’attend en aval. Dès que je pose le pied dans a, il me suffit de continuer pour rencontrer b.

Comment est-ce possible ? Si j’ai pu décider de a, comment ne puis-je décider de b ? Et à ce compte, si je ne puis décider de b, est-il vrai que j’ai décidé de a ?

*

Quand Riemann change l’axiome d’Euclide, que change-t-il en fait, a ou b ? (Tout ceci renvoie à la question du 16 août : le « ni…ni ».)

*

Du temps que Riemann change l’axiome d’ Euclide, on a fait et refait le tour de la terre ; on a fait des cartes toujours plus précises : des cartes plates d’une terre ronde. On a aussi beaucoup perfectionné l’optique, et taillé avec toujours plus de précision des surfaces concaves et convexes.

Bref, on n’a cessé de projeter des plans sur des courbes, des courbes sur des plans, au point que courbe et plan ne pouvaient plus rester des notions contradictoires mais s’unifiaient dans la notion d’un espace non-euclidien.

(Comme on peut poser que les nombres rationnels (rapports) et entiers

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(suite d’unités) durent se rejoindre, quitte à retrouver leur irréductibilité dans le rapport de la droite et du cercle ( ).)

*

N’est-il pas curieux que le monde obéisse aux mêmes lois que nous avons découvertes dans les mathématiques ? N’est-il pas curieux de constater que les lois mathématiques soient si bien adéquates à exprimer l’ordre et les lois de la nature ?

N’est-il pas curieux qu’en Français les mots s’énoncent exactement dans l’ordre selon lequel on les pense (sujet (adjectif(s)), verbe (adverbe), complément(s)…) ?

*

Ceci évoque les arguments des déistes : le divin horloger.23 Ils seraient plus inspiré en invoquant le déséquilibre et la dissymétrie.

Pourquoi l’année ne fait-elle pas trois cents soixante jours pile ? Il me semble plutôt que rien jamais ne tombe juste. C’est dans cette capacité à ne jamais tomber juste que j’aurais davantage l’intuition, peut-être pas d’une intelligence, ni d’une sorte de vie, mais d’un principe moteur.

(Cependant pas invisible : comment cette existence se cacherait-elle, ou cacherait-elle quoi que ce soit d’autre ? — Si ce n’est comme un mur cache un jardin.)

*

On peut diviser parfaitement le cercle en trois cent soixante degrés — le nombre est idéal! mais le temps de rotation de la terre autour du soleil ne se divise pas en trois cent soixante révolutions. Elle en fait cinq de plus, et en entame la sixième. C’est très proche de trois cent soixante , mais ce n’est pas trois cent soixante ; ce n’est même pas trois cent soixante additionné d’une partie entière.

Pourquoi chercher des traces d’un principe moteur, si ce n’est de Dieu, dans la perfection et l’harmonie, et non dans ces imperfections ? Est-ce parce que ça ferait désordre ? Est-ce parce que ce serait davantage digne d’un vilain petit

On peut observer que les chrétiens sont toujours plus portés à faire leurs les arguments déistes. Alors que pendant longtemps l’existence de Dieu aurait été un fondement tout à fait auto-suffisant pour étayer ou reverser une conception du monde, l’existence de Dieu tend au contraire aujourd’hui à s’étayer sur des conceptions du monde. Les publications des Témoins de Jéhova en sont très symptomatiques.

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démon (comme le démon de Maxwell) ? (Farid Ud’Din Attar me semble avoir eu de meilleures intuitions.)

*

L’avantage d’une langue à déclinaison, c’est qu’elle me permet de penser chaque mot de ma phrase dans l’ordre où je le désire. L’ennui, c’est que je suis cependant obligé de penser très précisément leurs relations.

L’intérêt d’une langue qui ignore les déclinaisons et les déterminations, comme le Japonais ou le Chinois, c’est qu’elle me permet de laisser ces relations libres — libres de s’établir comme l’induit le sens qui se lève.

Ce qui est curieux, c’est qu’on puisse, avec cela, penser en Japonais ou en Chinois aussi bien qu’en Latin, en Allemand, en Arabe, en Anglais, en Français…

Mieux : qu’on puisse traduire.

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Le 28 aoûtL’attitude du couteau : couper ce qui est incomplet et dire « Maintenant

c’est complet, car cela s’achève ici ».24 L’attitude du couteau est une bonne attitude. Même nos sens sont autant de

couteaux qui découpent le monde. (Voilà! Maintenant c’est complet.)Est-ce réellement complet ? Ou n’est-ce qu’illusoirement complet ? Cela

dépend : est-ce réellement tranché ?Le monde n’est-il pas tout ce qui est réellement tranché ? (Se tranche ?)

— —

« Arrakis enseigne l’attitude du couteau : couper ce qui est incomplet et dire « Maintenant c’est complet, car cela s’achève ici ». Extraits de Les Dits de Muad’Dib, par la Princesse Irulan ». Frank Herbert Dune.

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Cinquième Cahier

1. Le langage et la perception. — L’interprétation et la peau. — 2. Calcul et réalité. — 3. Raison et intuition. — La recherche surréaliste. — 4. « Qui signifie quoi », et non « que signifie… » — 5. Autres digressions sur la culture et la pensée.

Le 30 aoûtCe que j’essaye de montrer, c’est que le langage participe au processus de la

perception. D’une certaine manière, le langage tient une place intermédiaire entre

organes corporels (naturels) et industrie (tout produit du travail humain).Évidemment, tout produit de l’industrie tient la place d’une prolongation des

organes corporels.

*

On pourrait dire que toute l’histoire industrielle des homo sapiens n’a aucun sens, si ce n’est celui d’accroître la sensibilité. De ce point de vue, les critiques faites à l’utilitarisme sont insuffisantes et manquent de radicalité.

Toutes les critiques faites à l’utilitarisme, pour lui opposer l’importance du symbolique, en appellent au magique, au sacré. Observons seulement ce que fait un adolescent avec sa moto ; il n’y a là pas plus d’utilitaire que de magique. Il exploite simplement les moyens d’aller au-delà des seules possibilités de son organisme. Est-il vraiment nécessaire de trouver d’autres causes, d’autres buts, d’autres explications ?

Quand nous nous promenons en montagne, franchement, pourquoi regardons-nous à travers une longue-vue ?

A tout prendre, je préfère et je trouve plus pertinente la conception utilitariste. Elle est bien une conception partielle, insuffisante ; en attendant elle exprime très bien un désir de cohérence — de donner corps et durée à nos actes et nos représentations.

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Après tout utile vient de outil et, généralement, un outil n’a ni usage ni fin, pris isolément. L’usage d’un outil ne s’actualise qu’avec un jeu d’outils (une boîte à outils). Un outil est un organe (organon), et un organe ne trouve son sens et son usage que dans un organisme.

Pourquoi y aurait-il plus d’utilitarisme ou plus de magie (symbolique) dans l’activité humaine que, par exemple, quand un chat cherche à attraper un oiseau ? Il est vrai qu’on a supposé l’instinct : l’instinct de survie, de conservation, de reproduction. Observons bien le chat quand il chasse : la jouissance ne suffit-elle pas ? La survie, la conservation, la reproduction n’apparaissent-elles pas plutôt comme des conséquences ? ou des moyens (de conservation, de reproduction de cette jouissance) ?

Par l’industrie, l’homme va très au-delà de ses sens ; très au-delà de ses organes. Mais il n’y va pas si différemment du prédateur qui chasse, ou de la fleur qui se tend vers la lumière.

Est-il si mystérieux que la plante se tende vers la lumière ? Qu’est-ce qui pourrait encore être une explication si cela ne nous suffit pas ? ou plutôt, quel sens donnerions-nous à notre question, pour que la réponse en ait un ?

Une autre plante la fuit, et s’enfonce dans l’ombre. La pulsion n’est pas différente.

« Chez l’araignée mâle, l’instinct de reproduction est plus fort que l’instinct de survie ». Quel verbillage! Et chez le papillon qui se jette sur la lampe ?

La fonction du sacré (Bataille, Leiris, Caillois) ressemble plutôt à un utilitarisme dégénéré : une compensation compulsive.

Utile suppose utile à quoi. On comprend bien à quoi lui sont utiles les griffes d’un chat. Et les racines de l’arbre, etc…

*

L’outil ; l’organe. L’outil corporel ; l’organe extra-corporel. Le langage tient un place très particulière entre les deux.

L’interprétation, l’intellection, la compréhension,… ont un fonctionnement très semblable à celui de la perception. Et ces deux types de processus sont par ailleurs très complexes — c’est à dire recoupent chacun plusieurs aspects distincts.

Par certains côtés, on peut considérer le processus de la vision comme un langage : influx lumineux traduits en influx nerveux.

CINQUIÈME CAHIER

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Constater cela, n’est-ce pas aussi bien constater que nous avons tendance à utiliser les mots n’importe comment ?

Sans doute est-il dans la nature du langage que les mots soient utilisables n’importe comment. (Et dans la vision, que les influx lumineux et nerveux le soient aussi.)

Ou encore : ce n’est pas que les mots soient utilisés ou non n’importe comment qui nous gêne ou nous aide à mieux comprendre (interpréter, concevoir, sentir…).

Un fort préjugé veut nous convaincre du contraire.On peut dire aussi : Ce n’est pas parce que le portrait est une grossière

caricature qu’on ne reconnaît pas le modèle. — Ce n’est pas parce que les rayons lumineux impressionnent exactement la pellicule qu’on reconnaît le modèle. — Ce n’est pas parce que la peinture est faire de grosses taches de couleur qu’on ne perçoit pas la délicatesse d’un paysage. — Ce n’est pas parce que les traits sont exactement mesurés et tracés à la règle qu’ils paraissent droits. — Ce n’est pas parce que la tapisserie représente des fleurs que je n’y vois pas un visage…

—  —

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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« Je lis une trace d’amertume dans son sourire.» Comment t’y prends-tu ? Comment déjà parviens-tu à lire un sourire ? Aux

coins de la bouche qui s’étirent ? N’est ce pas un indice bien maigre pour ce que tu sembles lire si clairement ? Et maintenant, tu y discerne une trace d’amertume!

Quand Mallarmé disait que ses contemporains ne savaient pas lire, cela ne voulait-il pas dire qu’ils ne savaient pas lire un texte comme ils auraient su lire, par exemple, une trace d’amertume dans un sourire ?

Ils ne savaient pas lire dans l’écrit ce qui aurait pu être comme une trace d’amertume dans un sourire. (Que savaient-ils lire alors ?)

Mais comment apprend-on à lire cela ? On ne l’apprend certainement pas comme on apprend des règles de grammaire. Et sans doute non plus n’apprend-on pas à parler et à entendre (comprendre, concevoir, sentir…) ainsi.

« Je lis une trace d’amertume dans ses paroles.»

*

« Cette femme est très belle.» — Peux-tu me dire pourquoi ? Sans doute peux-tu énoncer des raisons. Mais ces raisons se discutent.

Va-t-on dire que la beauté n’est qu’affaire de goût ? (Est-ce ainsi que tu l’entendais ?) — Sans doute y a-t-il pour une bonne part affaire de goût. Mais as-tu vraiment l’impression qu’il n’est qu’affaire de cela quand on parle de la beauté, par exemple de cette femme qui passe ?

Sans doute toutes les raisons que tu énonces — toutes celles que nous allons énoncer — loupent-elles leur cible. Mais ne cibles-tu rien pour autant ?

*

« Cette peinture est très belle » ; cela n’a-t-il donc aucun sens ? « Cette peinture est plus belle que celle-là » ; ce que tu énonces là ne signifie-t-il pas quelque chose de tout à fait précis et de tout à fait exact ; et que je ne contredirais certainement pas si je le percevais bien moi aussi ?

« Cette peinture est plus belle que celle-là » ; cela ne sonne-t-il pas comme : « cette peinture est plus petite que celle là » ? Et cela ne doit-il pas sonner ainsi chez moi aussi, si je comprends bien ce que tu veux dire ?

La différence est que dans le second cas nous pouvons toujours dire

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« prenons donc une règle pour nous en assurer ». Dans le premier cas, nous n’avons aucune idée de ce qui pourrait être une vérification.

« Cette peinture est très belle. — Non.» Que contestes-tu ainsi ? Ce que je dis (veux dire), ou mon vocabulaire ?

« Non, cette peinture n’est pas belle, mais il s’en dégage une impression étrange.»

Que devons-nous faire pour nous en assurer ? Si tu ne le perçois pas, que pouvons-nous faire de plus ?

*

Le 31 aoûtHegel a posé un point très important en montrant que la nature est belle

quand elle imite l’homme. Pourquoi s’acharnait-on à dire avant que l’œuvre de l’homme était belle quand elle imitait la nature ? Et beau le corps humain quand il respectait les harmonies naturelles ? A quelle sorte d’observations correspondaient ces affirmations ? (Ou de règles ?)

Que peut bien imiter le corps humain quand il est beau ? — Le corps humain imite l’homme. Voilà qui sonne curieusement ; mais fait sens. Fait si bien sens qu’on se demande où ce sens s’arrête.

Ce sens peut s’arrêter à Platon (Phèdre) ; à Ibn Arabi, à Maître Eckhart. Oublions-les ; n’arrêtons pas le sens.

(Borges a écrit une nouvelle qui a tout particulièrement contribué à sa célébrité, et n’a sans doute pas fini de le faire. Dans Le Don Quichotte de Ménard, le héros, Pierre Ménard, recopie Don Quichotte de Cervantes. Il le recopie mot à mot, et le texte du dix-septième siècle devient alors un texte contemporain, le texte se charge alors d’autres allusions, d’autres connotations et de signification nouvelles. C’est exactement ce qui peut se passer si on laisse cette proposition « le corps humain imite l’homme » descendre le cours des siècles.)

Que suis-je en train d’imiter avec mon corps, lorsqu’à l’aide de mes zigomatiques j’inscris une trace d’amertume dans mon sourire ?

Et en définitive, cette trace d’amertume, est-elle inscrite dans mon sourire, et non dans mon regard ?

Comment est-ce que je m’y prends pour donner à mon regard de l’amertume, ou de la dureté, ou de l’ironie ?

Ce que ton regard exprime, le sais-tu seulement ? Ou encore, est-ce bien toi qui le lui fait exprimer ?

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Cela dépend. Parfois je ne sais pas que mon regard est dur. Je ne me sais même pas dur. Parfois, tout au contraire, je lance délibérément un regard dur.

Comment t’y prends-tu pour lancer un regard dur ? T’es-tu entraîné devant une glace ? (Il est probable que tu aies eu l’occasion de vérifier devant une glace la dureté de ton regard.)

Mais peut-être aurais-tu plus de prises à te demander comment tu fais pour réprimer un regard dur.

L’enfant t’exaspère ; tu voudrais le gifler. Mais il n’est qu’un enfant. Tu le sens avide d’affection et de réconfort, et déjà désemparé de ne plus les trouver en toi. Tu pressens qu’il ne comprend pas ta sévérité, et que cette conduite ne mènera à rien. Alors tu effaces la dureté de ton regard.

Comment fais-tu ? (Peut-être tes réflexions l’ont-elles déjà effacée.)

Ton ennemi est en face de toi. Il n’est pas l’heure du combat mais de la négociation, et la dureté de ton regard entretient sa fermeté ; cela ne favorise pas le compromis que tu recherches. Comment t’y prends-tu, si tu cherches à effacer cette dureté ?

Mais au fond ce n’est pas ton regard qui est dur, c’est toi. Tu ne peux ôter de la dureté de ton regard sans en enlever à toi-même.

Ce n’est pas la dureté de ton regard que l’autre perçoit ; c’est ta dureté qu’il voit dans ton regard.

*

Le premier septembreMaintenant un acteur : il doit exprimer la dureté du personnage qu’il

incarne. Il ne s’agit plus là de savoir exprimer, ou cacher, les sentiments (impressions, émotions, pensée…) que l’on éprouve, mais de les jouer ; c’est à dire d’exprimer ceux qui ne nous sont certainement pas venus spontanément.

L’acteur doit-il éprouver la dureté pour la jouer ?On sait très bien que l’acteur doit entrer dans son rôle, et cependant qu’il ne

doit pas oublier qu’il est en train de jouer.Nous savons tous faire cela. Nous le faisons avec plus ou moins de talent,

mais nous savons le faire. Si nous ne sommes jamais monté sur scène, nous avons au moins prononcé un discours, donné un cours, fait un exposé,… lu un texte tout prêt à un auditoire.

Nous disons : « entrer dans un personnage » ; ou mieux encore : « entrer dans la peau du personnage ».

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Tout à fait intéressante, cette notion de « peau » du personnage, qui sous-entend que nous n’allons pas seulement endosser un costume, mais encore un sub-costume ; une peau.

Où est-il ce personnage que l’acteur va jouer, avant qu’il ne le joue ? Il est manifestement dans le texte. Et d’ailleurs nous nous satisfaisons très souvent de lire des textes, sans avoir besoin que des acteurs nous interprètent les rôles, ni qu’un auteur nous fasse une lecture publique ; ou un cours, une conférence ou un discours.

(Tout ceci ne suppose pas que le texte soit écrit ; il suffit que l’inscription soit dans la mémoire. Je peux par exemple raconter une histoire drôle. Une histoire drôle est plus ou moins drôle selon comment on la raconte, et pourtant, n’importe comment qu’on la raconte, et même si l’on ne la raconte pas, elle demeure toujours la même histoire drôle.)

*

« Interpréter un rôle » ; « interpréter une signification ». On sent bien que ces deux acceptions communiquent par un certain point.

Elles communiquent en ce point où il serait précisément question de revêtir une peau.

La peau est d’abord le siège, le moyen de sensations tactiles. Ce peut être encore la peau du tympan. Ou la « peau » transparente qui protège l’iris de

notre œil.25

La peau suppose ce qui épouse et enveloppe la forme, et par là même la révèle.

La peau a deux face… Oui. Non. Sur la peau — sous la peau : une topique au moins aussi embarrassante que devant le miroir — dans le miroir.

De l’autre côté de la peau est aussi différent de sous la peau, que de l’autre côté du miroir l’est de dans le miroir.

A cela la neurologie ne change rien : elle nous montre des organes et des nerfs, mais ne peut nous montrer des représentation sensorielles.

(L’épaisseur du corps ne nous apprend pas plus sur l’image que l’épaisseur du verre — c’est à dire peu.)

—  —

25 Aristote explique de façon très limpide, dans De l’Âme , la nécessité d’une médiation telle que la peau entre les organes des sens et l’objet source de la sensation.

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Le 5 septembreLe statut du calcul et du réel. Ou encore du calcul et du fait ; de la réalisation.Le calcul nous surprend. On met un grain de riz sur la première case d’un

échiquier, 2 sur la suivante, puis 4, puis 8, 16, 32, 64…, et l’on est surpris de ne plus avoir assez de riz bien avant d’avoir parcouru l’échiquier, quels que soient les hangars céréaliers dont on dispose. Voici le genre de surprises que le calcul nous réserve.

« De telles surprises devraient mettre en question l’image que nous nous faisons spontanément du monde » : depuis quelques milliers d’années, une telle idée parvient curieusement à se présenter comme une idée nouvelle.

Pourtant placer des grains de riz sur un échiquier n’est pas un calcul mais une expérience. En quoi cette expérience serait-elle plus étonnante que le calcul

de : 2 64 - 1 ? Ou plutôt, en quoi le calcul de « 2 64 - 1 » peut-il nous étonner, si

nous ne le ramenons pas à une expérience telle que placer des grains de riz sur un échiquier ?

La quantité de litres d’eau que contient une piscine ; ou encore la quantité de bouteilles que nous pouvons y remplir peut également nous surprendre. Mais

en quoi ?26

Le monde est-il plus ou moins surprenant avec ou sans calcul ? Le tout petit enfant est-il surpris, émerveillé, angoissé, ébahi, laissé

indifférent… par le monde qu’il découvre ? Nous-mêmes, dans notre premier âge ?

Mais pour qu’il y ait surprise, ne doit-il pas y avoir quelque chose qui heurte une première habitude ? « L’habitude est une seconde nature », disait joliment Pascal, « qui sait si la nature n’est pas une première habitude. »

L’expérience des grains de riz sur l’échiquier peut nous surprendre, mais il existe des quantités de progressions de cet ordre dans la nature, et des plus importantes.

Sans doute peut-on jouer au loto sans se faire une idée des probabilités de toucher le gros lot. Mais en quoi « x! » (factorielle x) est-il davantage une idée de quoi que ce soit ?

On pourrait par exemple dire que, à supposer que ne se répète jamais la

même combinaison, il faudrait 10x générations pour gagner à coup sur à un

26 Une simple progression arithmétique ne peut-elle pas surprendre, même un très bon mathématicien : « Je n’avais pas réalisé que nous serions si nombreux à table… qu’il nous faudrait tant de pain… »

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tirage par semaine. Cela ne prouverait de toute façon en rien que la combinaison qu’on a jouée ne sortira pas au prochain tirage.

Les fonctions factorielles se retrouvent dans certains problèmes de probabilité, mais il est dur de « se faire une idée » de quoi que ce soit à travers des probabilités, car les probabilités ne correspondent pas à une expérience. Et pour cause : elles servent à en faire l’économie.

La question serait plutôt de savoir en quoi un départ de feu pourrait nous surprendre.

On peut combattre des feux sans n’avoir jamais étudié de fonctions factorielles. Le pompier qui ne sait même pas lire « x! » devrait-il être réellement surpris par une telle progression ? Cela peut vouloir dire « sera-t-il surpris par les flammes ? Sera-t-il surpris par une explosion ? »

C’est là où je prétends que « le pif » est un instrument de mesure étonnamment précis.

Les réactions des animaux devant le feu sont tout à fait étonnantes : c’est comme s’ils étaient meilleurs mathématiciens que nous, et étaient spontanément capables de calculer les possibilités de propagations de l’énergie dans la moindre flamme.

Nous, nous sommes tout à fait capables d’utiliser un chalumeau dans une cuve de pétrolier avec le plus parfait sang-froid. Et cela parce que nous avons une parfaite confiance dans nos calculs, et dans nos instruments de mesure, de la teneur en gaz et de la chaleur de la flamme. Cela n’empêche en rien que la mortalité dans la réparation navale de Marseille ait battu des records européens, et ait laissé loin derrière le taux de mortalité de tous les services spéciaux, policiers et militaires, de cette même Europe. Nous sommes pourtant toujours capables de recommencer avec le même sang-froid.

Je veux dire que ce qui peut nous surprendre dans un calcul, mais aussi bien dans une expérience, ou dans l’observation du monde, c’est certainement ce qu’a pu nous faire oublier, nous masquer, un précédent calcul, une expérience, ou une observation.

*

Le 7 septembreMesurer une ligne courbe revient à la considérer comme une ligne droite.

(Ligne contre laquelle on peut poser la ligne étalon).

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« Mais comment est-ce possible ?— Allons, c’est tout à fait évident et élémentaire : une ficelle peut être nouée

autour d’un ballon, d’un cube, tendue, lovée autour d’un touret, et conserver exactement la même longueur.

— Mais comment en être certain ?— Enfin! Même le mètre dont on se sert pour la mesurer est lové dans un

petit étui de 5 cm de côtés ; et personne ne doute qu’il fasse toujours un mètre.— Certes, il fait toujours un mètre lorsqu’il est déroulé. Mais si mesurer

une courbe revient à la considérer comme une droite, alors nous ne pouvons que mesurer des courbes décourbées, quand elles sont redressables, ou telles qu’elles pourraient l’être.

— Pourquoi donc veux-tu que la courbure d’une ligne change quoi que ce soit à sa longueur ? Et d’ailleurs, qu’est-ce que cela seulement signifierait ? N’es-tu pas en train de parler en terme de « vérité » là où il est d’abord question de « signification » et de règles ?

— Eh bien parle moi alors de cette irréductibilité du produit de l’arc et du rayon. Explique moi l’incommensurabilité de . N’est-ce pas comme si cette valeur de témoignait d’une qualité irréductible de la courbe ?

— Cela ne veut rien dire. D’ailleurs on mesure sans peine l’ellipse.— Si, cela veut dire que l’on peut toujours considérer une courbe comme

une droite. Mais quand elle est droite, elle n’est plus courbe. Ou encore : lorsque nous faisons de la topologie, nous ne faisons plus de la géométrie. Je pourrais encore dire : est-ce que, lorsque nous arrivons à des valeurs imaginaires ( , e, i…), n’aurions-nous pas, au cours de notre raisonnement, substitué un « comme » à un « donc » ou à un « car » ? Ces valeurs ne témoignent-elles pas d’un glissement de la logique vers l’analogique ?

— Tu oublies peut-être que tout ceci est d’abord une question de règles, et de non contradiction dans leur application.

— Je ne l’oublie pas, et je pense au contraire que l’analogie peut avoir une consistance, une cohérence qui n’ait rien à envier à celle de la logique. Je m’interroge même, au fond, sur la limite qui les sépare. La relation logique ne supposerait-elle pas que soit établie d’abord une relation analogique ? Je pense seulement que cette relation analogique est une sorte de tour de force, de violence faite par l’esprit au réel, et qu’il en reste toujours quelque chose dans l’ordre de la représentation : un noyau indigeste ; comme la quadrature du cercle…

Ce dialogue « dessine » quelque chose ; fait sortir une « idée », une certaine « vision ». Peu à peu, quelque chose d’invisible — quelque chose qui n’existait peut-être même pas — prend forme et corps : apparaît.

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Faisons-nous réellement apparaître quelque chose — comme par exemple un archéologue avec son pinceau fait apparaître un débris antique — ou produisons-nous une illusion ?

Mais ce que fait apparaître le pinceau du peintre, comment devons-nous l’appeler ? Ou encore, qu’elle est la part d’illusion et de création ou de révélation (exhumation, découverte invention…) dans le travail du peintre ? (ou encore du poète ?)

— —

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Le 12 septembreLa séparation entre sciences exactes et sciences humaines. (Les Etats-Unis

auraient tendance à y ajouter le sport, gardant ainsi quelque chose de gréco-latin.) Cette séparation est une forte caractéristique de la civilisation actuelle. Elle imprègne tout. Elle est quelque peu critiquée ces derniers temps ; mais mal.

Cette distinction est au cœur du système d’enseignement : elle y domine tout, de l’école élémentaire jusqu’au seuil de la recherche. De là, elle régit la vie intellectuelle aussi bien que l’industrie (« le monde du travail »).

Chaque individu commence son éducation avec cette forte polarisation : calcul, Français — matières déterminantes, à forts coefficients.

— Et pourquoi le Français et le calcul ne seraient-ils pas le double noyau de l’enseignement, après tout ? Toutes les autres disciplines ne supposent-elles pas de savoir déjà lire et compter ? — Et tantôt plus l’un que l’autre ? Les besoins de connaissances mathématiques sont sans doute très minces en musique ou en histoire, et une connaissance succincte du Français est suffisante en physique où les mesures sont complexes mais les termes parfaitement définis.

Humain – exact : ces deux termes pourraient être mieux choisis ; et de là, affinées les idées qu’ils désignent, si on les admet s’appliquer au langage pour en définir deux approches, ou deux attentes distinctes — ou du moins si on les admet s’appliquer à deux dimensions du langage : connotation, et dénotation.

Le langage a toujours deux dimensions : l’une connotative et l’autre dénotative. Mais cela n’en fait pas deux langages.

Une formule mathématique et un vers de Mallarmé constituent deux usages très différents du langage ; mais si la première a pour but de raffiner toute dimension dénotative pour la plus haute exactitude dans l’abstraction, elle ne peut abandonner entièrement toute dimension connotative (il faudrait y revenir). Et la seconde ne peut non plus perdre toute dimension dénotative.

Ou plutôt, en prolongeant cette volonté de raffinement, d’épuration, nous sortirions purement et simplement du langage, et nous aurions à un bout un pur instrument de calcul (boulier, calculette…), et de l’autre de la pure musique.

*

Cette séparation qui préside à l’enseignement trouve certainement son fondement à l’autre bout : dans une option philosophique, caractéristique d’un certain état de civilisation, qui voudrait tout ramener au rationnel, et doit bien admettre que tout ne s’y réduit pas.

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De là, une spécialisation des esprits : ceux qui vont chercher l’exactitude de processus précis, rationnels et déterminés. Ceux qui chercheront plutôt la perception sensible, intuitive ; dotée de toute la profondeur et sans doute du trouble que l’on peut imaginer.

On pourrait alors substituer aux précédentes cette nouvelle polarisation : rationnel – symbolique.

Mais ce serait donc ignorer que le symbolique est nécessairement en amont de cette bifurcation (et aussi que le rationnel n’est en rien étranger au symbolique). Ne pas voir cette source commune revient à ne plus devoir choisir qu’entre deux attitudes réductrices et superstitieuses : l’une rationaliste et l’autre magique (et non pas symbolique).

Les deux étant en définitive tout autant superstitieuses et réductrices : le rationalisme, oubliera que le rationnel est le produit d’une activité symbolique ; et l’attitude magique prendra « pour sacré le désordre de [son] esprit ».

Il est un point de l’esprit, pour parler comme André Breton, où ces deux attitudes cessent d’être perçues comme séparées. Elles ne le sont pas encore ; et aucune nécessité ne contraint à ce qu’elles le soient. Pour que le travail de l’esprit soit autonome — c’est à dire, au fond, pour qu’il soit un travail de l’esprit : un travail intellectuel humain —, il faut bien qu’elles ne le soient pas ; ou, plus justement, que cette séparation ne devienne jamais irréversible.

L’incompréhension totale dans laquelle est tombé le Surréalisme, et la pensée d’André Breton en particulier, est très symptomatique. Elle l’est autant, a les mêmes causes, et peut sans doute être plus éclairante, que la schize de l’enseignement.

*

Je dois dire que, moi même, lorsque j’ai lu très jeune les premiers livres d’André Breton, je n’ai pas très clairement compris — quoique tout dépende encore de ce que l’on veut entendre par claire compréhension : à ce compte, il ne m’a jamais non plus semblé qu’André Breton ait eu une très claire compréhension de ce qu’il disait — j’en ai plutôt eu une limpide intuition.

Oui, tout ceci était pour moi limpide, mais j’aurais eu bien du mal alors à expliciter pourquoi cette attitude qui critiquait et rejetait non seulement le rationalisme mais la raison avec, pouvait avec autant de radicalité et de cohérence rejeter tout irrationnalisme, tout mysticisme, tout occultisme…, ou plus radicalement encore toute idée de transcendance.

*

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Le 13 septembreOn a tort de chercher le Surréalisme au plus près des œuvres d’André

Breton ou, à l’inverse, trop largement dans la mouvance du groupe. Il y a sans doute un Surréalisme au sens étroit : ce qui fut affirmé par le groupe dans ses revues et ses déclarations ; et il y a un Surréalisme plus large : qui fut affirmé de l’extérieur, parfois contre le groupe, par des personnalités en ruptures, parfois exclues.

On aurait tort de croire que ce dernier, plus large, soit de fait plus élastique, moins exigeant. Ce fut souvent dans la rupture que les points les plus cruciaux furent posés. En fait le groupe n’a jamais exclu par sectarisme. Il a exclu pour rester ouvert, bien souvent pour refuser de trancher. Aussi, bien souvent, des dissidences défendent des postures plus rigoureuses et plus exigeantes.

On pourrait avec quelques raisons dire que Roger Caillois était sur une

position plus surréaliste que le groupe lui-même lorsqu’il le quitta.27 Ce n’est

évidemment pas ce que lui disait — ce qui d’ailleurs aurait été ridicule — mais on ne peut ignorer qu’il ne récusait rien de ce qu’il avait signé dans La Révolution Surréaliste ou dans Le Surréalisme Au Service De La Révolution, ni des principes auxquels il s’était rallié. Il accusait au contraire le groupe de les prendre à la légère.

Sans doute, mais plus tard, Roger Caillois prendra aussi ses distances avec certaines options fondamentales du Surréalisme : le Marxisme, le Freudisme et tout particulièrement l’importance accordée aux rêves. On pourrait en conclure qu’il y avait bien un malentendu dans son ralliement. Mais ce ne serait pas très exact : les contradictions qu’il soulève sont bien au cœur de la démarche surréaliste. Lui, tient à cette idée d’une non séparation entre l’objectivité

naturelle et la subjectivité humaine.28

*

27 Tout particulièrement en lisant Procès intellectuel de l’art et Les impostures de la poésie. Ou encore Nécessité d’esprit, écrit à l’époque de sa rupture, mais publié après sa mort, et qui, par son caractère posthume, redonne à la polémique une certaine distanciation.

28 Tout ceci est mal dit, très approximatif, et exigerait un tout autre développement.

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Le 19 septembre« Notre problème peut être formulé ainsi : “Étant donné une proposition

dans un langage dont nous connaissons la grammaire et la syntaxe, mais dont les mots nous sont inconnus, quelle peut être la valeur de cette proposition et quelles significations ont les mots qui en feraient une vérité ?” » Écrit Bertrand Russell dans Introduction à la philosophie mathématique (p 72).

Et il poursuit : « Ce qui rend cette question primordiale c’est qu’elle représente, et de beaucoup plus près qu’on ne pourrait le supposer, l’état de notre connaissance de la nature. Nous savons que certaines propositions scientifiques — qui, dans les sciences les plus avancées, sont exprimées en signes mathématiques — sont plus ou moins rigoureuses en face de la nature, mais nous sommes perdus quand il s’agit d’interpréter les termes de ces propositions. »

Et un peu plus loin : « Aussi la question suivante est extrêmement importante : “que veut dire

une loi formulée en termes dont nous ignorons la signification précise, mais dont nous connaissons la grammaire et la syntaxe ?” »

Voilà sous la plume de Russell, une critique des plus radicales de la raison. On peut y lire l’amorce de tous les travaux de Wittgenstein ; mais on pourrait tout aussi bien y lire celle de la démarche surréaliste.

*

« J’aimerais que l’on se taise lorsqu’on cesse de ressentir. » (André Breton.)

Toute l’ambiguïté de cette phrase tient au verbe « ressentir ». « Ressentir » renvoie-t-il au Fühlung romantique ou au feeling empiriste ? La lecture que l’on fait de ce terme change complètement celle que l’on fera du surréalisme.

Mais André Breton chasse lui-même l’ambiguïté ; ou plutôt en introduit une autre : la sienne. Ce n’est ni Hume ni Locke qu’il cite, mais Berkeley ; ce ne sont pas les romantiques allemands, mais Hegel, Feuerbach et Marx.

La valeur exacte de « ressentir » (fühlen, feeling) dans le Manifeste et dans Nadja, nous est donnée dans Dialogues entre Hylas et Philonous, et dans la préface à la Phénoménologie de l’esprit ou dans celle de L’Essence du Christianisme.

*

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N’y aurait-il pas comme des vases communicants entre la posture surréaliste et la posture pragmatique ? Une affinité, une communication brouillée, cachée, tenue secrète ?

Roger Caillois passe un bon coup de torchon dans Les impostures de la poésie, et Procès intellectuel de l’art, particulièrement dans son article sur les

romantiques allemands des Cahiers du Sud29 . Mais malheureusement ce n’est

pas lui que le groupe suit alors ; c’est lui qui s’en va.

Le fameux épisode des pois sauteurs entre Breton, Caillois et Rivera est très instructif ; l’importance que les deux premiers ont donné à cet événement, en apparence dérisoire, le confirme.

Découvrant pour la première fois des pois sauteurs au Mexique, Caillois veut immédiatement les ouvrir pour comprendre. Diego Rivera ne veut pas y toucher pour conserver le mystère, et André Breton veut imaginer d’abord ce qui les fait sauter, et ne les ouvrir qu’ensuite.

Peut-on imaginer entre des hommes qui s’estiment et s’apprécient, rupture pour une cause aussi stupide ? C’est qu’elle contient bien toutes leurs conceptions de l’esprit et du réel.

Tous leurs choix intellectuels et existentiels se focalisent sur ces pois sauteurs. Pour Caillois, chercher dans son imagination (dans sa tête) ou chercher dans les choses (par expérience) se confond entièrement. Pour lui, prendre un couteau et trancher, ce n’est pas cesser de faire travailler son esprit, c’est au contraire ainsi que son esprit travaille.

Il est clair qu’il y a là une fracture avec André Breton, mais cette fracture en recouvre une autre peut-être plus grave. Sans doute Breton veut-il bien trancher quand même le pois sauteur, il en diffère seulement le moment, mais il ne veut pas trancher entre l’attitude de Caillois et celle de Rivera.

Or c’est cela l’enjeu que met en scène, à la manière des contes zen ou tao que prisait tant Roger Caillois, l’épisode des pois sauteurs, et qui est la véritable cause de sa rupture avec André Breton et le groupe surréaliste.

—  —

29 L’alternative (Naturphilosophie ou Wissenchaftlehre), dans Les Cahiers du Sud , « Les Romantiques allemands », mai-juin 1937.

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Le 20 septembre« Aveugle à la signification ». (Wittgenstein) La cécité à la signification : cela serait à mettre en rapport avec la question de

Russell : « Que veut dire une loi formulée en termes dont nous ignorons la signification précise, mais dont nous connaissons la grammaire et la syntaxe ? »

« Je comprends, mais je ne vois pas. »Le langage courant utilise dans ce cas un terme dont le puriste critique

l’emploi : « réaliser ».« Il a compris, mais il n’a pas bien réalisé. »

« Réaliser », rendre réel. Ce terme, et dans cette acception précise, est peut-être celui qui définit le mieux ce que j’appellerai « la fonction poétique » — renvoyant alors à la racine grecque de poiën : « réaliser », mieux que « créer ».

Réaliser, au sens de rendre perceptible : introduire dans un jeu d’interrelations et de cohérence unitaire, que l’on peut appeler le réel (qui fait, par exemple, que si je penche la tête à droite, le feu rouge passe à gauche du lampadaire, et inversement) ; réaliser, qui renvoi ici à une pragmatique de la langue ; à sa fonction performative.

*Le 21 septembre

Lorsqu’une œuvre est écrite, elle devrait fonctionner sensiblement comme un système optique. J’ai déjà évoqué cela quelque part. Tracer des perspectives, des points de fuite ; mais il importe que le paysage maintienne sa consistance lorsque le regard se déplace. Or le regard — disons du lecteur — peut se déplacer de deux façons : soit en poursuivant sa lecture du texte, soit en jouant avec un seul moment de celui-ci, comme je joue avec ma vision du feu rouge et du lampadaire.

—  —

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Le 24 septembre— J’aimerais que l’on se taise quand on cesse de ressentir.

— Que veut dire une loi formulée en termes dont nous ignorons la signification précise, mais dont nous connaissons la grammaire et la

syntaxe ?— Aveugle à la signification.

— Quand j’emploie un mot, répliqua Humpty d’un ton méprisant, il signifie ce que je veux qu’il signifie, ni plus ni moins. — La question est de savoir, dit Alice, si vous pouvez donner à un mot tant de sens différents. — La

question est de savoir, dit Humpty, qui est le maître, c’est tout.30

— L’attitude du couteau : couper ce qui est incomplet et dire « Maintenant c’est complet, car cela s’achève ici ».

Je retiens d’abord deux termes : ressentir et être le maître. L’affectif, l’effectif : le sensoriel et le moteur.

Je retiens ensuite la possibilité de certains jeux de langage : Signification – perception. Percevoir – ressentir. Signification – terme – déterminer – terminer – trancher.

— Que veut dire une loi formulée en termes dont nous ignorons la signification précise, mais dont nous connaissons la grammaire et la syntaxe ?

— La question est de savoir qui est le maître, c’est tout.L’important est de savoir qui (pas quoi).

*

(Wittgenstein dirait : dans quelle activité concrète s’inscrit le jeu de langage. André Breton : qui ressent…qui perçoit ? (on saisit alors très bien le rapport

à Berkeley, mais aussi bien à Eckhart). (Il faudrait alors élucider une lecture freudienne (lacanienne) de Berkeley, et

marxiste de Eckhart. Je ne manquerai pas d’y revenir.) « Quelle activité ? », « qui perçoit ? » : ces deux points de vue sont

implicitement complémentaires.)

*

30 Lewis Carroll.

CINQUIÈME CAHIER

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Qui, et non quoi.On peut pressentir ici l’importance de l’intonation dans le processus de

signification.31

L’intonation, c’est là qu’est en jeu le « qui ». Ici intervient ce que j’écrivais de la musique dans Du juste et du lointain. Qu’est-ce qui distingue musique et bruit : le bruit s’interprète en termes de cause et d’effet — on dira : « le bruit du téléphone » et jamais « la musique du téléphone », sauf à faire une figure de style, même si la sonnerie est faite d’accords modulés.

Observons : 1. J’entends d’ici le bruit de la fontaine.2. J’entends d’ici la musique de la fontaine.3. J’entends d’ici le bruit des vagues et du vent.4. J’entends d’ici la musique des vagues et du vent.5. J’entends d’ici le bruit de la pluie.6. J’entends d’ici la musique de la pluie.7. J’entends d’ici le bruit du poulailler.8. J’entends d’ici le chant du poulailler.9. J’entends d’ici la musique du poulailler.10. J’entends d’ici le bruit des oiseaux.11. J’entends d’ici la musique des oiseaux.12. J’entends d’ici le bruit de la cour de l’école.13. J’entends d’ici la musique de la cour de l’école.14. J’entends d’ici le bruit des moteurs sur l’autoroute.15. J’entends d’ici la musique des moteurs sur l’autoroute.16. J’entends d’ici la musique du dancing.17. J’entends d’ici le bruit du dancing.…« Musique », à la place de « bruit », fonctionne toujours comme « le village

dormait dans son lit de verdure », « la tour se dressait, fière », etc. Musique laisse supposer un plaisir, une communion : j’entends d’ici la

musique de la pluie, j’entends d’ici la musique de la cour de l’école, j’entends d’ici la musique des moteurs sur l’autoroute. A l’inverse, bruit à la place de musique, peut aller jusqu’à évoquer à lui seul une gêne ou une agression : j’entends d’ici le bruit du dancing.

Le bruit est signe de quelque chose ; jamais la musique, qui est signe de quelqu’un, signe de quelqu’un qui peut donner une signification (qui est le maître ?). Mais la musique, elle, ne la donne pas : non pas signe, elle est

31 Wittgenstein l’aborde précisément dans le premier chapitre de Grammaire philosophique, mais perd la piste.

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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signature ; ou signe que la signification est signée.Musique à la place de bruit revient toujours à personnifier  ; et l’inverse,

donc, à dépersonnifier.C’est pourquoi, en un certains sens (la question est de savoir qui est le

maître), la musique est à la fois « insignifiante » et essentielle à la signification.

—  —

CINQUIÈME CAHIER

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Le 24 septembreJe suis fasciné par la langue des chats. Ou plutôt, par leur absence de

langue.Il y a toujours, devant chez moi, des chats qui vivent en liberté. Ils viennes

s’asseoir près de moi quand je prends le frais devant la porte. Ils n’attendent rien ; je ne les nourris pas, ils n’aiment pas se laisser caresser.

Plus je les observe et plus je les trouve dépourvus de langage. Mais ils ont « une langue », une langue qui est toute musique, et qui offre des possibilités d’expression d’une étonnante richesse. De tous les animaux, je crois qu’ils sont ceux qui utilisent le moins leurs sons et leurs gestes sous la forme d’un système de signes précis, mais ils émettent une quantité de sons et de signes très personnalisés, sans aucune trace de code collectif.

Une langue privée. Sans doute n’y a-t-il pas langage privé. Mais le chat me donne une idée de

ce que pourrait être une langue privée.Pourtant, pas une langue, ni une musique, encore moins un chant.

— —

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Le 27 septembreC’est une très bonne remarque de voir que « langage ordinaire » est peut-

être une traduction littérale de l’anglais, mais qu’il existe un mot en Français, tout à fait ordinaire lui aussi, qui traduit parfaitement l’expression anglaise :

« parole ». — la philosophie de la parole.32

Il est encore un autre mot français qui n’existe pas en Anglais : « langue ».Parole, langue ; deux notions qui n’existent pas en Anglais, et qui

contraignent d’inventer le concept de « langage ordinaire ». Un seul mot en Anglais, language, qui recoupe à peu près les dénotations de « langage », « langue » et « parole » en Français.

Les mots, ça se crée à la demande ; et l’on peut se demander pourquoi les Anglais ont du attendre le vingtième siècle pour parvenir à nommer, et donc à concevoir, la langue, la parole, comme choses distinctes du langage.

On peut se demander aussi pourquoi les Français ne se sont jamais contentés du seul terme « langage ». Ces observations doivent forcément se recouper avec des caractères propres aux lettres et aux philosophies anglaises et françaises.

Sans doute, une « philosophie du langage ordinaire » n’est-elle pas une bien grande nouveauté en France. René Descartes, Antoine Arnauld, Pierre Nicole étaient certainement des « philosophes du langage ordinaire » (et Rousseau : Essai sur l’origine des langues).

Cependant, il n’est pas sans intérêt d’observer une culture qui, après avoir confondu des notions si distinctes, découvre, après une longue histoire littéraire, la spécificité d’un langage ordinaire ; la découvre et la pense, alors qu’elle était en France sous le couvert de l’implicite.

*

32 Voir l’introduction de Lou Aubert à J. L. Austin, Écrits philosophiques, Seuil 1994.

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Le 29 septembre Je viens de lire dans Libé quelques remarques linguistiques sur les adjectifs

numéraux, qui vont dans le sens de ce que j’écrivais cet été33 . On y apprend

que les Gallois comptent jusqu’à quinze sans fantaisie, mais que dix-neuf se dit pedwar ar bymtheg, soit « quatre et quinze » ; trente, deg ar hugain, soit « dix et vingt » ; et cinquante, hanner cant, c’est à dire « moitié de cent ».

Les Brésiliens disent souvent meia pour six, l’abrégé de meia dùzia, demi-douzaine.

Les Danois disent tre pour trois, mais tres pour soixante, où l’on devine l’abréviations de tresindstyve, « trois fois vingt ». Cinquante se dit halvtreds ; on y reconnaît treds, « soixante », mais la moitié de soixante n’est pas cinquante. On doit comprendre : la moitié de la troisième vingtaine ajoutée aux deux premières.

Quelles sont les conséquences que je tire de ces usages ? Tout d’abord que ces langues ont certainement été influencées par des systèmes numériques qui fonctionnaient sur d’autres bases que décimales. Le Gallois a, selon toute évidence, été influencé par une base quinze (5x3), le Portugais par une base

douze (3x22), et le Danois par une base vingt (5x22).

On trouve dans le Français les traces d’une base seize ((2x2)2). Seize est le

dernier chiffre qui ne soit pas composé. Après seize, à l’exception des dizaines, ils sont tous au moins composés de deux termes.

L’Arabe est strictement influencé par le système décimal (seules les dizaines et les nombres inférieurs à la dizaine ne sont pas composés).

— —

33 Jean-Baptiste Harang, Est-ce ainsi que les langues vivent ? Sur le livre de Henriette Walter, L’Aventure des langues en Occident.

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Le 3 octobreNous nous exagérons la singularité des civilisations. On gagnerait en

cohérence en considérant l’histoire de l’humanité d’un point de vue beaucoup plus unitaire.

Il ne s’agit pas dans mon esprit de revendiquer un vague cosmopolitisme : l’humanité est divisée, elle l’a toujours été et le restera sans doute. Il s’agit plutôt de voir cette division comme un processus en œuvre.

On définit quelquefois la nation, ou le peuple, comme « une communauté de destin ». Il me semble, au contraire, que la « communauté de destin » embrasse aussi bien la nation ou le peuple en question que ceux qui sont envers lui « les étrangers ». L’histoire des conquistadores ne peut se concevoir sans celle des indiens, et réciproquement. Il n’y a pas davantage d’Occident sans Orient..

*

A la conception ethnique, nationale, on peut opposer une conception de classes. La théorie de classe, même sous sa forme la plus grossière est plus riche que la plus fine théorie ethnologique, cela parce qu’elle met en jeu des interactions : parce qu’elle pose ce qu’elle appelle les classes comme exerçant une fonction active dans la production des rapports qu’elles entretiennent entre elles ; parce que les classes constituent une configuration produisant et reproduisant le rapport de classes, et inversement.

Certes, vouloir tout expliquer par des rapports de classes : les divisions nationales, ethniques, culturelles et cultuelles, scientifiques et technologiques…

serait une réduction.34

La théorie de classes ne peut faire abstraction de l’interaction entre classes — la lutte des classes — et ne peut donc considérer l’histoire d’une classe pour elle même. Chaque classe ne se détermine et ne se comprend que dans un rapport de classes.

C’est ce qu’ignore toute conception nationale et ethnologique. Pour celles-ci, le peuple vient de ses ancêtres, et ceux-ci sont comme sortis du sol. Le sol et le sang sont les deux pôles sur lesquels s’articulent ces conceptions, privilégiant tantôt l’un ou l’autre.

*

La France ne s’est constituée qu’en intégrant et repoussant : repoussant les Burgondes, les Goth, les Normands, les Arabes, les Anglais... La langue même

34 Mais tout modèle est réducteur ; est modèle réduit. Quel usage aurait une carte à l’échelle du territoire ?

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ne s’est construite que dans ce mouvement. La France à la fois s’est dissociée de ses voisins européens tout en s’intégrant à l’Europe.

Prenons aussi bien le cas de l’Algérie : le peuple algérien est entièrement un produit français. Il n’a jamais existé d’Algérie avant la colonisation française. L’Algérie fut d’abord une colonie française. Le sentiment d’une identité Algérienne est né de la résistance. Seule la guerre de libération a créé les

ferments d’une identité Algérienne35 . La nation algérienne n’a au font pas

même une quarantaine d’années. Le Grand Maghreb a des siècles d’existence ; consolidé à la fois contre l’Occident chrétien et l’Afrique noire, protégé d’un côté par la Méditerranée, de l’autre par le Sahara.

Les hommes sont divisés parce qu’ils se divisent, se combattent, se colonisent, se fuient. Tantôt un peuple en repousse un autre ou l’extermine — ce que firent les Européens en Amérique. Tantôt il le colonise et en fait ses esclaves, comme en Afrique du Sud. Aussi voyons-nous parfois les caractères ethniques et classistes se surimposer.

*

On peut en même temps distinguer une mouvance beaucoup plus homogène de l’humanité que ces divisions ne le laissent immédiatement percevoir : c’est à peu près à la même époque où l’Empire Romain construit en Grande Bretagne le mur d’Adrien, que l’Empire Chinois construit sa grande muraille ; et ce n’est que deux décennies après que l’imprimerie ait été inventée en Corée qu’elle apparaît en Suisse.

Mais tous les historiens ont été préoccupés de faire d’abord l’histoire des nations avant celle de l’humanité. Aussi ont-ils plutôt cherché à grossir les disparités entre les peuples, et surtout à leur trouver des bases naturelles, plutôt qu’à percer les jeux de forces qui faisaient monter les uns quand les autres s’enfonçaient.

Il est assez évident que l’assomption de l’Europe s’est faite en proportion de la décadence du monde Islamique. Mais il est assez difficile de percevoir les effets de l’une sur l’autre. Sans doute les deux phénomènes sont-ils pour une grande part déterminés par l’assomption de l’Empire mongol. Le fait est que les historiens ignorent volontiers ces questions, et préfèrent étudier séparément l’Europe, l’Islam et l’Empire mongol.

Quotidiennement, le monde contemporain nous montre pourtant l’insuffisance de ce point de vue. A tort ou à raison, on nous montre que

35 Des liens qui déjà se défont, ou peut-être se renforcent — en tout cas se transforment encore par les conflits internes et externes qu’ils génèrent.

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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l’avenir du monde se décide au Pentagone, à Wall Street et au conseil de l’ONU.

Sans doute les media tombent-ils dans l’excès inverse et négligent-ils trop des forces qui couvent de par le monde. Les historiens font l’inverse ; ils nous décrivent la vie d’entités ethniques entièrement autonomes

*Le 4 octobre

On trouve beaucoup de métissage dans les cultures. Mais parler de « métissage » sous-entend qu’à l’origine seraient des particularités.

On trouve de nombreux points communs entre la pensée Grecque, Indienne et Chinoise. Platon est plutôt Indien ; Aristote plutôt Chinois. L’influence du monothéisme de la péninsule Arabique y est aussi perceptible. Cependant Platon et Aristote influenceront profondément la pensée des empires chrétiens, puis du monde musulman.

La grande difficulté dans cette généalogie de l’esprit, est qu’on ne sait jamais qui, en définitive, a influencé qui. Nous ne pouvons partir que de textes fondateurs. Mais ces textes fondateurs ne sont que les plus anciens que nous connaissons. Nous ne pouvons douter que ces textes aient eux-mêmes des textes fondateurs, disparus simplement.

L’histoire commence avec l’écriture : c’est une règle, et elle fait partie de la grammaire du mot histoire. Soit, mais c’est une règle trompeuse. Trompeuse d’abord parce qu’elle tend à identifier l’écriture et l’écriture retrouvée.

Si l’histoire commence avec l’écriture qu’on retrouve, alors on doit bien comprendre que rien d’autre que l’histoire ne commence avec l’histoire.

Les plus anciennes stèles de l’Egypte ; les anciennes écritures pré-aryennes de la vallée de l’Indus, ou les briques Babyloniennes, ne marquent aucune origine particulière ; rien ne nous oblige de penser que quelque chose de définitif s’inaugure avec elles. D’autres écritures sont certainement à découvrir. Plus sûrement encore, d’autres, plus nombreuses, ont irrémédiablement disparu — parce que construites sur des matériaux périssables, peut-être détruites ou recyclés après l’usage (comme la gravure sur la cire, ou la craie sur l’ardoise), ou bien encore méconnaissables comme écriture (par exemple l’écriture à l’aide de noeuds sur une cordelette).

Bien avant les premières écritures connues, les hommes n’étaient certainement pas dépourvus de culture, et pouvaient communiquer sur de très vaste territoires. On a découvert la circulation d’urnes de même fabrication, allant de la vallée rhodanienne au bas Danube.

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Il est plus payant de penser la culture en terme de métissage (comme Michel Serres), que d’imaginer les civilisation comme des blocs autonomes. Mais plus intéressant encore serait de considérer la division ; le processus de division : d’y voir en oeuvre des processus de discorde.

On peut lire les dialogues de Platon en ignorant toute influence extérieure à la Grèce. C’est ainsi qu’on a coutume de les lire. Mais on pourrait aussi confronter sa conception de la métempsycose à la tradition indienne ; ainsi que sa division de la société en trois castes : guerriers, artisans et sages. On pourrait aussi comparer leur forme rhétorique (dialogues accompagnés ou non de leur mise en situation) à la rhétorique chinoise36 . On pourrait aussi en comparer l’éthique avec celle des Prophètes Hébreux (Esaïe, Daniel...).

*

Si l’on se décidait à aborder ainsi la lecture de Platon, alors peut-être faudrait-il aussi se décider à aller plus loin. Faire l’inverse : non plus rechercher des influences, mais ce qui en est rejeté.

Si Platon reprend le principe des castes indiennes, pourquoi rejette-t-il les différences sexuelles ? Pourquoi La République est-il le premier texte connu dans l’histoire à considérer que, tout ce que peut faire un homme, une femme peut le faire aussi ? Pourquoi rejette-t-il l’institution familiale au profit de la communauté ?

Platon fait sien le principe de la métempsycose — et il est bien le seul Grec à le faire — il le reprend exactement tel qu’il peut s’exprimer en Inde ou au Tibet, mais à un détail près : l’âme transmigrante choisit sa réincarnation et, de là, peut se tromper : choisir un destin trop lourd pour elle, ou trop étriqué.

Le but de ce point de vue est de nous permettre de mieux comprendre — non pas tant la relation et les influences entre, par exemple, les Grecs et leurs voisins — mais plutôt ce qui fait devenir grec des hommes ; ce qui les conduit à se séparer de leur voisinage.

*

Peut-être n’est-ce pas non plus cela qui importe ici le plus, mais la part de dénégation qui peut se trouver dans chaque pensée.

Toute pensée tend à être négation, confirmation, contestation… d’une autre pensée qu’elle oblitère ; qu’à la fois elle efface en remplaçant, et pourtant conserve, maintient sous sa propre charpente.

Ainsi les pensées se recouvrent par couches, font disparaître les couches

36 En tenant compte aussi du rôle et de la place de la pointe et du mot d’esprit.

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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inférieures et pourtant continuent à reposer sur elles.

*

Je m’aperçois que ce que viens d’écrire là ressemble beaucoup au schéma freudien de la vie psychique. Il semblerait que, dans ce schéma, l’individuel et le collectif finissent par se confondre entièrement.

— —

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Sixième Cahier

1. Sensation et cognition. — Comment se servir d’un corps ? — 2. Automatisme et connotation. — 3. Le tombeau d’Edgar Poe. — 4. En quoi le sens serait-il une forme de vie ? — 5. Dénotation, connotation, morphologie et syntaxe.

Le 5 octobreJ’ai découvert — car l’on découvre autant chez soi que n’importe où — que

j’avais tendance à associer aux nombres des dates.Mettons que je tienne à me souvenir de la page d’un livre : disons la page

128. L’an 128 ne me disant rien, je vais donc carrément lui ajouter 1800. Je penserai donc à l’année 1928.

L’an 1928 a immédiatement pour moi une valeur moins abstraite que la page 128. Il a une signification pour l’histoire universelle aussi bien que pour ma propre histoire : vingt-cinq ans avant ma naissance, vingt et un après celle de mes parents, un an avant la grande crise, point charnière entre les deux guerres mondiales.

Le principal intérêt de ces sortes de translation est qu’elles ne se contentent pas d’associer un (des) point(s) à un (des) autre(s), mais un flux à un flux. Elles renvoient un jeu d’inter-relations à un autre : celui du texte et celui du temps de l’histoire, qui se déroulent tous deux d’une manière plutôt identique.

Le temps du texte, pris à la fois comme durée (écoulement) et comme tempo, est associé à celui de l’histoire.

Ce genre d’association, que j’ai fini par faire automatiquement, me permet de retrouver facilement tout ce que j’ai lu au fil d’un livre, et ne me demande qu’un travail de mémoire somme toute minime, puisqu’il se fait pour ainsi dire seul.

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On pourra, évidemment, se dire que cette méthode nécessite une bonne connaissance de l’histoire ; surtout pour des ouvrages composés de plusieurs centaines de pages et qui feront partir la datation de 1700, 1600, ou plus loin encore. Elle ne demande en fait que les connaissances que tout le monde a, mais elle a par contre ce grand avantage de les charpenter substantiellement. L’effet jouant dans les deux sens, chaque lecture est aussi une manière d’expérimenter l’ordre et la durée historique à travers le temps de lecture.

*

A priori, une date, 1928 par exemple, considérée pour elle même, n’offre pas plus de prise à notre esprit qu’un numéro de page, 128 en l’occurrence, ou que n’importe quel chiffre considéré pour lui-même.

Pourtant tout chiffre est déjà une relation numérique, et 128 est un

classement en centaine, dizaines et unités. 128 est aussi 27. Un mathématicien

s’en serait sans doute tout de suite aperçu. Moi, je ne m’en aperçois que maintenant, après un rapide calcul. J’avais pourtant choisi ce chiffre tout à fait par hasard.

En attendant, reconnaître 27 dans 128, ne me dit rien de la page que je lis. Ce

n’est que le hasard de la mise en page qui associe le fragment de texte à ce chiffre. De même, le seul arbitraire de la datation chrétienne associe 1928 à des événements historiques.

Je montre là que la relation numérique que j’établis (entre une date et un numéro de page) va au-delà de la seule relation numérique et de son arbitraire. J’associe en fait, à travers le nombre (et son arbitraire), le déroulement d’un discours à celui d’événements, et cette relation, elle, n’est ni hasardeuse ni arbitraire, une fois qu’elle est établie.

*

Les pages passent comme les ans. C’est la même relation que celle qui est établie entre les jours et les feuillets détachables d’un calendrier, ou encore avec les pages d’un agenda. (Si ce n’est que, dans ces derniers cas, il n’y a plus de comme. A moins qu’il n’y en ait peut-être encore un ?)

D’ailleurs, aux jours, aux mois, aux semaines, aux ans, sont traditionnellement attachés des éléments qualitatifs, qui les personnalisent, comme les saints du calendrier (ou peut-être encore les blagues, les proverbes,

SIXIÈME CAHIER

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les paroles saintes qui vont généralement être associées aux feuillets détachables des calendriers).

*

Lorsqu’enfant on apprend l’histoire, on regrette que toutes les dates ne soient pas aussi faciles à retenir que celle de la bataille de Marignan. Toutes ces dates n’ont encore, pour l’enfant, aucune signification. Elles ne sont que des chiffres aussi arbitraires qu’ils sont fastidieux à retenir. Ils ne signifient rien ; ils ne signifient pas ce qu’ils devraient signifier : des durées, des durées vécues, faites de naissances et de générations qui vieillissent, faites de luttes, d’attentes, de plaisirs, d’espoirs et d’épreuves spécifiques, de modes qui passent, de conceptions du monde qui changent d’elles-mêmes sans que nul ne perçoive comment…

Le sentiment de la durée, la conscience de la durée, le sens de la durée — on ne saurait bien dire — est un objet très complexe — ou peut-être trop simple, parce que, d’une autre part, trop immédiat.

Le sens de la durée est surtout complexe parce qu’il est associatif : il combine le continu et le discontinu. Sans discontinu, la durée se défait, se spatialise en étendue. Mais ce discontinu lui-même est fait de régularités (rythmes) et d’irrégularités (mélodies ?) ; il est nécessairement les deux, comme la musique.

Sans doute la théorie de la relativité ne saurait demeurer étrangère à l’expérience humaine de la durée ; et cela serait peut-être véritablement comprendre ce qu’elle veut dire — comprendre la signification exacte des termes dont nous maîtrisons si bien la syntaxe et la grammaire.

*

Le 6 octobreLe sens de la durée ne s’identifie pas à la durée. La durée, sans le sens de la

durée, est parfaitement réductible à une dimension de l’espace. Mais le sens de l’espace est lui-même inséparable du sens de la durée.

Je cherche en fait, ici, du côté d’une solution de continuité entre perception et cognition.

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Je suis conscient que tout ce que j’entreprends de dire ici depuis bientôt trois mois est tâtonnant, maladroit et sans doute naïf, quoique non dépourvu malgré tout d’une virtuosité certaine. Une agilité, devrais-je plutôt dire, qui fait pendant à cette naïveté ; cette verdeur.

*

Nos conceptions courantes séparent beaucoup trop la perception et la cognition. Il faut dire que cette séparation est toute dépendante de la façon dont la perception et la cognition ont été étudiées. Il s’agit plus d’une division de méthode que d’une division d’objet.

Le cognitif a d’abord été pensé et étudié à travers la philosophie première, alors que la perception l’a été à travers l’anatomie.

Bien sûr on a très tôt, sans doute toujours, tenté de recouper les deux.

Le 7 octobreLes concepts de perception et de cognition se distinguent très bien, et nous

ne saurions les confondre, mais on observe qu’ils se recoupent partiellement, et qu’on ne saurait décrire exactement où s’arrête la perception et où commence la cognition.

<———>>———<

Ce genre de petits dessins sont généralement utilisés pour mettre en évidence l’imprécision de la frontière.

On essaye alors d’aborder la cognition par la voie de la perception, ou la perception par la voie de la cognition.

Or il n’y a pas entre les deux une simple différence d’objet, mais une différence de méthode. C’est l’approche ici qui détermine son objet, et il se trouve que c’est plutôt l’approche de la perception qui sert de méthode pour investir le cognitif que l’inverse.

*

Les organes des sens et le système nerveux : voilà les organes de la perception. Et les organes de la cognition ? — Le cerveau ; les parties du cerveau.

On n’a pourtant jamais rien trouvé de très utile à la connaissance mathématique en étudiant la structure du cerveau ; ni davantage qui nous permettrait de mieux comprendre ce qu’est l’harmonie musicale. Tout au plus a-t-on cru discerner que telle part de cerveau semblait être le siège de telle

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activité cognitive plutôt que de telle autre. Admettons… Mais demeure que nous avons le plus grand mal à définir et expliquer cette activité cognitive dont nous croyons pourtant trouver le siège.

« Voyez, c’est là que ça se passe. — Oui, mais qu’est-ce qui se passe là ? — C’est bien ce que nous ne savons pas. »

*

Le 8 octobreL’irrigation du cerveau ; la respiration, le battement du cœur : de façon

évidente, cela change la façon de penser.Observons la respiration de celui qui se livre a un intense travail intellectuel.

Il retient son souffle, aspire profondément… Nul doute que sa respiration participe à sa pensée. Est-ce en irriguant la cerveau ?

Ce jeu avec le rythme respiratoire a nécessairement des conséquences sur l’alimentation en oxygène du cerveau. Peut-être le cerveau le commande-t-il aux poumons par le plexus solaire.

On peut comparer le souffle qui accompagne cette activité purement intellectuelle avec celui de la parole. L’activité pulmonaire qui accompagne la parole est nettement plus déterminée par l’articulation des phrases que par l’irrigation du cerveau.

*

Que se passe-t-il si l’on respire mal en parlant ? — On perd son souffle. De celui qui respire mal en parlant et perd le souffle, on dit qu’il est intimidé, qu’il a le trac. On peut apprendre et s’entraîner à maîtriser son souffle pour vaincre le trac.

Dans tout cela, est-il question d’un processus physiologique ou psychologique ?

Si je m’essouffle trop en montant une côte en vélo, où trouvera-t-on un processus psychologique ? Pourtant, ne pas m’essouffler dans une côte n’est pas seulement une question qui concerne mes capacités physiques. Sont davantage en jeu, ma connaissance de la route, celle de mes forces. Je dois savoir jusqu’à quel point je dois forcer sur le pédalier, rétrograder, conserver mon élan, lever les fesses de la selle, m’appuyer sur le guidon. Chacun de ces mouvements effectués quelques secondes trop tôt ou trop tard pourra suffire à m’essouffler définitivement, à me « scier les jambes ».

Dans ce cas, l’émotion paraît n’intervenir d’aucune façon. Ce n’est pas le cas avec la parole. Quand la respiration qui accompagne la parole n’est pas juste, c’est généralement sous le coup d’une émotion. L’émotion paraît

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commander à la fois la respiration, et la plus ou moins bonne clarté d’esprit.On peut distinguer alors une paire de processus psychologiques — pensée

et émotion —, et une paire de processus physiologiques — l’un associé au système nerveux, l’autre au système circulatoire.

*

Il serait pourtant faux de croire que l’émotion n’ait qu’un effet funeste sur la clarté d’esprit. Ce serait comme croire que l’accélération cardiaque n’ait qu’un effet funeste sur le cycliste.

Il est peu probable qu’une parole de quelque force, pût être prononcée, qui ne fût sous le coup de quelque émotion.

Celui qui pense — pense en silence — que semble-t-il chercher, vers quelle sorte de point son attitude et sa respiration semblent-elles tendre ? Cela peut-être variable. Celui-ci semble chercher une quiétude et un silence intérieur, celui-là trouve une transe, cet autre la calme tension du chasseur, tel regard est errant, cherchant un point lointain où se fixer, un autre est rivé, fixe, sur un point immédiat, un troisième, paisible et clos, un autre encore, soucieux sous des sourcils plissés, un autre enfin, comme lisant sur les lèvres d’un visage invisible en face de lui ; le sien peut-être.

*

« Comment est-ce que je m’y prends pour pédaler plus vite ? — Comment est-ce que je m’y prends pour respirer plus profondément ? — Comment est-ce que je m’y prends pour déplacer mon regard de la feuille blanche jusqu’à la fenêtre ? — Comment est-ce que je m’y prends pour me poser ces questions ? — Comment est-ce que je m’y prends pour écrire cette phrase ? »

Quelle sorte de réponse pourraient appeler de telles questions ? Je le fais, c’est tout.

— Pour avoir un sens, elles devraient appeler des réponses techniques. Par exemple : « Pour pédaler plus vite, je devrais déplacer mon centre de gravité en avant ». Ou encore : « pour respirer plus profondément, je devrais remonter mon buste, redresser ma tête, abaisser mes épaules… ».

— Mais ce n’est bien évidemment pas le déplacement de mon centre de gravité qui me fera pédaler plus vite, ni le redressement de mon corps qui me fera respirer plus lentement.

— Tout au moins, le processus ne se fera pas mécaniquement : mécaniquement, comme le changement de vitesse fera sauter la chaîne d’un

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pignon.— Quoique…: se pencher en avant ne ferait-il pas pédaler plus vite

« mécaniquement » ? — Soit, mais comme pédaler plus vite fera « mécaniquement » pencher en

avant. Or, ce n’est pas la chaîne, en changeant de pignon, qui changera la vitesse. C’est là la différence entre le concept de « mécanique » et d’« automatique ». Bien que l’on emploie souvent le second pour le premier. Aussi n’est-ce pas « mécaniquement » que, me pencher en avant, me fait pédaler plus vite, mais « automatiquement ».

— Celui à qui l’on dirait : « pour mieux respirer, lève la tête », pourrait nous répondre : « et comment je fais pour lever la tête ? »… et ainsi de suite.

—   —

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Le 9 octobreLa perception est étudiée sous la forme d’un mécanisme. Cela, parce que les

sciences — les sciences naturelles (y a-t-il des sciences artificielles ?) — ont pour vocation d’étudier des mécanismes. Ou encore : la mécanique est depuis l’origine le modèle même de la science : la reine des sciences (Archimède).

Qui dit mécanique, pense moteur. D’Aristote au garagiste du coin, tout le monde sera d’accord.

Il faut, à la plus complexe mécanique, un moteur pour l’animer (un automate). Cela fait problème : toute science mécanique tente de démonter les mécanismes du moteur.

Le travail de Newton est exemplaire en ce domaine, et non moins exemplaire la conscience de son échec. Peu d’esprits ont atteint la lucidité de Newton sur ce point. Son sublime système de gravitation tend à faire oublier l’impasse ; lui n’a jamais oublié que son approche laissait intact le mystère du moteur. Mieux, sans doute : qu’elle le produisait.

*

Le mythe de l’automate, depuis Aristote, ne cesse d’inférer avec la mécanique. Car l’automate, l’automatisme, ne cesse d’être d’abord un mythe.

La mécanique bute sur l’automate : — Tantôt elle y voit un siège vide, comme un sauvage qui découvrirait une

voiture, la démonterait, l’étudierait sous toutes ses coutures, chercherait à comprendre, comprendrait enfin, mais resterait perplexe devant le siège vide, et finirait par le voir comme un trône divin.

Le dieu des philosophes a toujours été un siège vide. La tentation était forte d’y faire s’asseoir le Dieu des Hébreux.

L’image est plutôt grotesque, blasphématoire. Je ne peux que comprendre ceux qui ont accusé Al Jîlî d’hérésie (quel que soit par ailleurs l’intérêt que je lui porte). Le premier agent d’Aristote n’est pas le Dieu des Prophètes.

L’un parle, est parole ; n’est peut-être que parole, mais nul ne peut douter que cette parole ait quelque force et ne produise ses effets. Les témoins ne manquent pas qui l’aient entendu, et même rencontré, et ces témoins ne cessent de bouleverser le cours du monde dans la mesure où leur vie l’a été.

L’autre n’est qu’absence, siège vide ; conjecture à partir d’un siège vide. Si jamais il est quelque chose d’émouvant, quelque chose de grand, dans ce siège

vide, c’est bien son vide37 . C’est ce vide qui devrait bien plutôt nous

37 « Bien que trente rayons convergent au moyeu, c’est le vide médian qui fait marcher le char » (Tao-tê-king).

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émerveiller, et non l’idée grotesque d’un être qui pourrait l’occuper. — Tantôt elle donne une fois pour toute le nom d’automatisme au

mécanisme. Il n’est pas étonnant qu’à tenter de réduire un automatisme à un mécanisme,

reste toujours un point aveugle.

Il est une autre façon alors de rejeter l’évidence : donner une fois pour toutes le nom d’automatisme au mécanisme.

le paquet de papier avec lequel je viens de rouler ma cigarette arbore fièrement en majuscules : AUTOMATIQUE.

*

Le 10 octobreLe pompeux « AUTOMATIQUE », sur mon papier à cigarettes, avait déjà

depuis de longues années attiré mon attention :Bien jeune d’abord, lorsque je commençai mon exploration du surréalisme,

mais sans me poser alors aucune question. Un peu plus tard, lorsque je tendais à me consacrer exclusivement à la peinture (1976-1977 — j’y roulais alors du scaferlati bleu.)

Aux environs de 1980, je fus entraîné à m’interrogé sur l’automation dans l’industrie.

L’automation et la commande numérique étaient, au tournant des années soixante-dix – quatre-vingts, le principal problème de l’industrie de l’économie et de la politique.

J’ai toujours pensé que la critique marxiste de l’économie politique

manquait de radicalité38 . Tout d’abord parce qu’elle n’était qu’une critique. Si

l’économie est un leurre, encore devrait-on dire de quoi. Répondre : « de la lutte de classes », ne me satisfait pas. La lutte des classes pourrait n’être qu’une lutte économique ; dans le même sens où Clausewitz dit que la guerre est une forme plus brutale du commerce.

Je reste perplexe devant le schéma d’une lutte de classes qui serait d’abord économique — revendication du salaire et du niveau de vie — pour sauter de là dans le politique et le juridique — ce schéma est trop oublieux de la technique ; ignore trop la part de lutte en jeu dans l’organisation technologique du travail. Or la technique aussi s’élève jusqu’à la loi — mais la loi scientifique, pas juridique.

38 Je veux dire que rien n’est jamais venu contredire mes premières intuitions.

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A mes yeux, toute la faiblesse du marxisme tient à cela : limiter le champ à des infrastructures économiques et des superstructures idéologiques et juridiques, là où sont des infrastructures technologiques et des superstructures

scientifiques. Entre les deux : le langage, le signe, l’épistémé.39

Toute la conception des classe est amenée à changer selon ces points de vue. Ce n’est plus alors la dépossession qui caractérise la chasse porteuse d’une dynamique, mais plutôt le rôle actif joué dans l’organisation technique du travail. Ce n’est plus le caractère « prolétarien » mais « ouvrier » qui est déterminant d’une posture de classe.

C’est parce que la bourgeoisie a été une classe « ouvrière », avant tout et constitutionnellement, qu’elle a été révolutionnaire. Cessant d’être ouvrière pour devenir marchande, elle perd son rôle progressiste.

On peut mesurer alors la différence entre un syndicalisme principalement marchand, soucieux de négocier au plus haut la force de travail, et un

syndicalisme préoccupé de maîtriser la technique. 40

Il ne s’agit bien évidemment pas de condamner ici les revendication économiques. Il est d’ailleurs évident que les augmentations de salaire et la baisse du temps de travail font l’effet de coups de fouets sur l’innovation technique. Mais on s’illusionnerait en croyant qu’il suffit de revendiquer pour pousser l’industrie à enrichir le travail de telle sorte qu’il puisse satisfaire les revendications. D’autant que, et c’est bien ce qu’on a commencé à voir dans les années soixante-dix, l’innovation technologique peut très bien servir à se passer de travailleurs.

C’est dans ce contexte qu’avait lieu un important brassages d’idées sur

l’automation et la commande numérique.41

Et c’est à cette époque là que les lettres majuscules « AUTOMATIQUE », sur mon papier à rouler, ont recommencé à m’intriguer. Mais, cette année, la réponse m’a peut-être été donnée par le paquet lui-même. Sous

« AUTOMATIQUE », est écrit, toujours en majuscules :

« 1894 – CENTENAIRE – 1994 ».

*

39 Ce que perçoit très bien Peirce, qui exerce à sa manière un renversement de la dialectique hégélienne presque symétrique à celui de Marx. On a tort de ne pas confronter Peirce et Marx.

40 Voir Georges Sorel : Matériaux pour une théorie de prolétariat ; ou encore Bertrand Russell : Roads to Freedom, 1966. (Version française : Le monde qui pourrait être, Socialisme, Anarchisme et Anarcho-syndicalisme, Denoël 1973.)

41 Son importance fut proportionnelle à sa discrétion.

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Le 11 octobreAutomatique n’est qu’un slogan publicitaire.AUTOMATIQUE n’est qu’un slogan publicitaire, contemporain à

« automobile ».Ce slogan est en fait une figure de rhétorique : le slogan est un trope

moderne. On est souvent dépité d’avoir pris un slogan au sérieux ; au pied de la lettre. Un slogan n’est pas fait pour ça. On aurait tort de penser qu’il soit fait pour tromper. Quand on entend parler d’une nouvelle « voiture révolutionnaire » on sait bien qu’elle n’a rien a voir avec « la grande Révolution Prolétarienne ». C’est pourquoi d’ailleurs on la photographie sur la Grande Muraille de Chine avec force drapeaux rouges. C’est dire à ceux qui la voient : « cherchez le rapport entre ces deux réalités éloignées ».

Mais pour que la figure fonctionne, il faut bien que deux réalités continuent à être perçues comme éloignées. Si « révolutionnaire » se met à vouloir dire « dernier cri de progrès », ce n’est plus une figure, mais une simple information.

*

L’usage politique de « révolution ».L’usage politique de « révolution » a d’ailleurs la même origine et le même

fonctionnement : « cherchez le point commun entre soulèvement populaire et tour complet sur soi-même ».

On pourra dire que, faire un tour complet sur soi-même, ce n’est jamais que revenir à son point de départ. C’est vrai, mais ce n’est pas sur cela que l’usage

publicitaire42 de « révolution » — son utilisation en slogan — veut attirer

l’attention : c’est sur son côté mécanique des sphères. Le slogan prétend réconcilier (ou, admettons, dépasser) mécanique et messianisme. (Newton et Münzer ; mysticisme et positivisme.)

Cela est clair tant que « révolution » est d’abord un terme physique, astronomique. Lorsqu’il devient principalement politique, il ne dit plus rien ; il ne signifie rien d’autre que sa dénotation, et il peut alors être détourné en publicité automobile.

Le même processus s’est déroulé avec « automatique » : à force de nous faire chercher en quoi un mécanisme pouvait être automatique, automatisme a fini par s’associer à mécanisme ; et l’on en est venu à parler « d’automation » sans que plus rien n’appelle à chercher dans l’usage de ce terme la moindre figure de rhétorique ni la moindre connotation.

42 « Publicitaire » avait d’ailleurs, du dix-huitième au dix-neuvième siècles, une acception exclusivement politique.

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*

Encore une fois je sens que la piste que je suis bifurque. Dois-je continuer à chercher du côté d’une continuité entre perceptif et cognitif, ou dois-je suivre la piste qui va me conduire à parler de connotation et de dénotation ?

Ma méthode peut paraître quelque peu désordonnée, incohérente. C’est qu’elle mise au contraire sur une toute autre cohérence (aventureuse, sans doute). Ce n’est pas pour rien que je compare ce journal à une chasse. Chasser demande de bons mollets et le sens de l’orientation.

*

Je ne partage pas certains points de vue de Jakobson sur le langage. Tout d’abord, parce que je ne pense pas que le langage ait pour principale fonction la communication. Le langage ne se prête qu’accessoirement à la communication, et il s’y prête assez mal.

Poser le langage comme un outil de communication entre un émetteur et un récepteur est une figure tout à fait trompeuse.

Au cœur de cela sont les notions de dénotation et de connotation, auxquelles la linguistique moderne fait subir de trompeuses mutations.

*

Une publicité pour une voiture « révolutionnaire ».Dans l’exemple d’une publicité pour une voiture « révolutionnaire », que je

citais précédemment, où sont la connotation et la dénotation ? On pourrait dire que la dénotation renverrait au renversement politique — Révolution Française, Révolution d’Octobre, etc... — et que la connotation renverrait au débridage

festif de l’imagination de mai soixante-huit. 43

— Mais, quand Marat ou Cabet emploient le terme de « révolution », la dénotation serait alors astronomique.

*

La dénotation et la connotation.Quand Jakobson définit la dénotation et la connotation ou, après lui, André

Martinet, Georges Mounin ou Henri Meschonnic, la dénotation correspondrait à une valeur reconnue par tous — une sorte de signification admise du terme —, et la connotation serait un supplément subjectif ajouté (plus-value affective).

43 Ce qui n’est déjà plus étude de la langue et du sens (grammaire, linguistique, sémantique), mais du signe (sémiologie).

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Ce point de vue est modulé de façons diverses chez chacun, et avec des intelligences inégales.

« Pour comprendre ce que représentent la dénotation et les connotations d’un terme, il faut essayer de se représenter la façon dont tout enfant apprend sa langue : les données de départ sont, pour lui, des suites de sons d’un type particulier articulées par les gens qui l’entourent dans des circonstances déterminées ; il remarque un jour la récurrence d’un certain segment de la chaîne de la parole dans certaines situations qui comportent la présence d’un certain objet, disons le segment [lãp] dans une situation où figure l’objet lampe. Il n’est nullement certain que l’identification se fera correctement du premier coup. Correctement veut dire, bien entendu, selon la norme de la langue. Il se peut que le rapprochement se fasse entre l’objet et [lalãp] ou encore entre [lãp], [lalãp] et le cône lumineux qui éclaire la table de la sale à manger. […] Finalement l’enfant identifiera son comportement linguistique à celui de la communauté. Il saura distinguer entre [lalãp] et [ynlãp] ; il identifiera la lampe non plus avec le cône de lumière, mais avec l’appareil qui est à sa source. Il saura que l’allumage de la lampe ne coïncide pas nécessairement avec tel ou tel rite familial, avec telle joie ou telle contrariété. Lorsqu’il était tout petit, [lãp] « voulait dire », pour lui, aussi bien « lampe » que tout ce qui se rattachait à l’allumage de la lampe, maintenant qu’il est grand, il sait que [lãp] veut dire « lampe » et rien de plus. Mais il restera peut-être à jamais sensible à tout ce qui s’attachait à ce mot avant qu’il ait commencé à faire le dur apprentissage de sa vie d’adulte dans un monde où l’on doit se conformer aux règles, celles du langage et les autres. »44

*

« A l’époque de la publicité automobile, “révolution” avait une connotation spécifique, toute chargée de gauchisme et de maoïsme. Une connotation toute différente de celle qu’elle avait pu avoir en 1789, en 1844, en 1871, en 1917, ou en 1945. »

— … Et de celle qu’elle avait chez Newton. Mais en quoi cela relève-t-il plus de la connotation que de la dénotation ? Ou encore : en quoi de telles connotations seraient-elles distinctes de la définition, en quoi seraient-elles subjectives ?... Existe-t-il vraiment des dénotations distinctes de telles connotations ?

Ces connotations ne seraient-elles pas comme des pelures d’oignons qui, si on les épluche pour en dégager la dénotation, ne laisseront plus rien au milieu ?

( si ce n’est peut-être l’étymologie, et encore45 ).

*

44 André Martinet, « connotations, poésie et culture », dans To Honor Roman Jakobson. Cité par G. Mounin dans Sept poètes contemporains et le langage.

45 L’étymologie qui ne fait que déplacer l’insondable de la signification d’un mot dans une langue à une autre langue plus ancienne.

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J’ai qualifié plus haut la bourgeoisie de « classe ouvrière ». On pourrait me dire que « classe ouvrière » est un terme déjà très connoté. Je ne conteste pas l’emploi du terme « connoté » dans cette acception là, car

elle est tout à fait claire et sans ambiguïté. Mais je mets au défi d’en systématiser l’usage de façon rigoureuse à partir de cet emploi seul.

*

Comment et par qui les termes sont-ils connotés ? Par l’usage ? — En quoi cette connotation de « classe ouvrière » sert-elle à mieux

comprendre mon propos ? — En rien. Au contraire, elle ne peut que gêner, et c’est pourquoi on pourrait t’en faire reproche.

— Mais en quoi mon propos fait-il appel à cette connotation ? Alors que me reproche-t-on ? Que mon lecteur pourrait ne pas savoir me lire ? Qu’y puis-je ?

— A moins que cette connotation n’importe avec elle sa propre critique du langage ? Tu emploies sciemment des termes « connotés » pour démasquer ce qu’ils ont de fallacieux.

— Peut-être mais, quand bien même, il faudrait déjà pouvoir me lire en en faisant abstraction ; comprendre la dénotation indépendamment de la connotation. En définitive la question est là : « cette connotation doit-elle être

(re)connue pour pouvoir me lire ? — Dans ce cas, la réponse est non.46

*

J’oppose à Jakobson d’autres définitions. Je veux bien associer dénotation à l’usage du terme tel qu’il est établi et tel qu’il est supposé connu ; mais je

renvoie la connotation à son emploi dans un contexte particulier.47

Ainsi, au dix-huitième siècle, la dénotation de révolution renvoyait à la rotation complète sur soi et, de là, à la mécanique céleste aussi bien qu’à la figure de « La Roue de Fortune » du tarot. (Et je dis bien que cela relève de la dénotation et non de la connotation.)

La connotation de révolution dans un discours politique, à la fois restreignait et étendait sa signification.

D’une part, il y a restriction de l’acception — quoique cette restriction agisse quelque peu à la manière d’un trope —, et d’autre part, extension — dans le sens où la dimension scientifique et déterministe (mais aussi bien messianique : révolution contient l’idée de retour, retour éternel, éternel retour) est associée à l’idée d’insurrection. Toutes choses que le discours

46 Mais si un lecteur veut y voir la critique de termes utilisés selon des connotations fallacieuses, j’en assume la paternité.

47 Dénotation et connotation seraient, l’un envers l’autre, dans une relation d’universel et de particulier.

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révolutionnaire de l’époque spécifie. (Morelly, Code de la Nature, ou Condorcet, La Mettrie, Saint Just, Robespierre ou Sade.)

*Le 12 octobre

Voilà ce que je retiens et qui me semble essentiel dans les notions de dénotation et de connotation : la première renvoie à un « hors-texte », la seconde au « jeu » (à comprendre peut-être comme le che chinois) du terme dans son contexte.

Mais voici ce qui me gène : je ne sais pas ce qu’est le « hors-texte » (si ce n’est les définitions des dictionnaires — mais quels dictionnaire ?), ni je ne sais pas beaucoup plus ce qu’est le « jeu » dans le contexte.

C’est un « comment ça marche » qui fait question : « comment ça marche », et non le polissage d’une définition.

*

Soit, ce que dit Jakobson tient, se tient : on a des descriptions et des définitions qui n’entrent pas en contradiction immédiate les unes envers les autres ; mais c’est techniquement trompeur.

La connotation, pour Jakobson, ça fonctionne comme les madeleines de Proust. Le mot est chargé pour moi de toute l’histoire de ma relation à ce mot ; comme ses madeleines le sont pour Proust.

*

Le mot comme déclencheur (automatique) d’images intérieures. Prenons le mot « camion ». Il déclenche chez moi la saveur de

départementales du Vaucluse, de files d’arbres contre des talus, des ruisseaux, des canisses, des haies de cyprès, peu importe.

Oui, justement, peu importe : nul ne pourra le pressentir si je ne le dis pas. Je veux bien que cette charge affective puisse guider ma plume ou ma langue, mais elle est, en elle-même, intransmissible. Je ne puis employer ce mot comme s’il était, de par lui-même, déjà chargé de ces saveurs. Si je le fais, nul ne me comprendra.

*

— Qu’importe : je dis moi-même que la fonction du langage n’est pas de communiquer, mais d’induire.

— Soit : la charge affective des mots induit mon discours. Cela n’est peut-

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être pas sans intérêt d’un point de vue psychanalytique. Mais à partir de là, elle est passée dans le discours, et il n’y a plus aucun sens à la chercher ailleurs. Cette charge est dans l’articulation même des mots que je tisse et dans les rapports qui s’y entretiennent. C’est là qu’on la retrouve si l’on doit la retrouver. Si elle n’y est pas, il n’y a aucun sens à dire qu’elle serait « dans

mon esprit ».48 (Et cela, même si je ne fais que me parler à moi-même, ou

prendre des notes privées.)Cela peut se dire aussi : il n’y a pas de langage privé.

*

Disons que, la notion jakobsonnienne de connotation, j’en fais la translation de l’esprit à la lettre (au texte).

C’est à dire que je n’entends plus parler d’une valeur qualitative que le mot aurait pour moi.

— Le mot ou la chose ? De quoi parle-t-on alors ? Dans l’esprit de Proust, y a-t-il le mot « madeleine » ou des madeleines, ou les deux, ou ni l’un ni l’autre ? Et qu’est-ce que cela voudrait dire ? Comment en parler ?

Je n’entends retenir que la valeur spécifique que le mot prend dans mon discours : la valeur spécifique qu’il prend dans un contexte. Si l’on doit donner un sens objectif au terme de connotation, on ne peut le définir qu’à l’intérieur d’un cadre strict du jeu de langage.

*

Le terme même de « jeu ».Ainsi, le terme même de « jeu » prend une connotation précise quand il est

placé dans ce contexte, et en prend une autre quand on parle de « jeu éducatif », une autre encore dans « passion du jeu », et une troisième dans « jeu de clés ». Et « jeu de clés » prend encore des valeurs distinctes lorsqu’il s’agit de clés de portes ou de clés d’écrous. Seul le rapport aux autres termes nous permet de percevoir immédiatement la valeur spécifique. (Je dirai : connotative.)

(Ce qui me trouble ici — ce qui est dans tous les cas troublant —, c’est que les définitions de « connotation » et de « dénotation » auraient tendance à s’inverser : connotation finirait par signifier ce que Jakobson nomme dénotation : définition exacte.)

*

48 Ce qui n’est pas non plus dépourvu d’intérêt pour la psychanalyse.

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« Percevoir immédiatement la valeur spécifique ». — Il s’agit bien, en effet, de perception immédiate. Nous ne commençons pas par interpréter le mot comme un large concept

dont nous déduisons après coup l’acception précise. C’est l’acception que nous percevons d’abord. (Je dis bien « percevons » — voilà que la piste

repasse sur les traces de juillet. 49)

*

Un Anglais sera peut-être troublé par la locution « jeu de clés ». Dans sa langue il dit bunch (bouquet). Il va alors vérifier « jeu » dans le dictionnaire, et découvrir les dénotations précises du mot en Français. De là, il déduira le sens exact de « jeu de clés », et de là encore, la connotation, plus précise et plus large à la fois, que prendra peut-être le mot dans l’ensemble de son contexte.

Ce n’est pas du tout ainsi que fonctionnera l’esprit de celui qui maîtrise bien la langue française : il sautera immédiatement à la connotation, et si rien ne

vient les lui rappeler, il ignorera les dénotations. 50

Quand nous lisons « arbre de direction », nous ne pensons pas aux différentes acceptions du mot arbre, mais un trope pourrait venir nous les rappeler.

Par exemple : « Chaque mot qu’emploie Mallarmé est comme un jeu de

clés, dont nous avons à retrouver les serrures ».51

—  —

49 Le dessin d’une carafe et d’un verre posé sur un plateau : un dessin au trait par exemple dans un livre de vocabulaire. Est-ce que je vois immédiatement une carafe et un verre, ou bien est-ce que, en quelque sorte, j’interprète d’abord les traits pour y reconnaître ces objets ?

50 Pour le vérifier, il suffit de demander à un groupe de personnes que chacune choisisse un mot au hasard, et qu’elle en donne la définition. Chacune ne donnera de son mot que l’acception précise qui lui viendra spontanément en tête, ou aura tout au moins beaucoup de mal, sans l’aide de dictionnaires, à faire le tour des dénotations. Si, au lieu de faire choisir le mot, on en donne un, le résultat sera déjà sensiblement différent.

51 Ou, d’un autre poète : il fut saisi par la passion du verbe, comme d’autres par celle du jeu.

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Le 13 octobre

Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le changeLe poète suscite avec un glaive nuSon siècle épouvanté de n’avoir pas connu Que la mort triomphait dans cette voix étrange.

Le premier quatrain du Tombeau d’Edgar Poe de Stéphane Mallarmé est très connu. Il a été abondamment cité, commenté et expliqué : c’est après sa mort que le poète se révélerait définitivement pour ce qu’il est. Ce n’est pourtant pas ce que j’ai compris quand, lycéen, j’ai lu pour la première fois ce poème.

La proposition principale est : Le poète suscite son siècle. Ce sont les trois

termes qui articulent le quatrain : un sujet, un verbe, un complément d’objet direct. On notera ce dernier point que le complément d’objet est direct, et que le poète ne suscite rien à son siècle, mais le suscite.

C’est un emploi inattendu du verbe susciter, et qui renvoie à sa racine : citer. Préfixe et racine fonctionnent comme dans prédire. Mais c’est plutôt susdire, surdire que préciter, ou prociter. Non dire en avant, à l’avance, mais dire plus haut, dans un sens plus élevé.

Il suscite donc son siècle, comme il prédiquerait ? — Mais cela n’explique pas mieux la forme directe : Moïse prêche aux Hébreux la Terre Promise, mais il ne prêche pas les Hébreux.

Plutôt suscite-t-il son siècle comme Moïse prophétise la Terre Promise et le

Peuple Élu.52

Au verbe est associé, comme locution adverbiale, « avec un glaive nu ». « Un glaive » se rapporte bien entendu au sujet, mais qualifie principalement sa façon d’agir, de susciter, c’est à dire : brutalement. L’image de l’ange est évoquée, qui sera reprise dans le quatrain suivant :

Eux, comme un vil sursaut d’hydre oyant jadis l’angeDonner un sens plus pur aux mots de la tribu Proclamèrent tout haut le sortilège buDans le flot sans honneur de quelque noir mélange.

Nous sommes passés de l’épée de Michel au verbe de Gabriel. Reste à

52 Le dire du Poète-Prophète rend manifeste, fait apparaître… Cela renvoie à ce que j’écrivais du pinceau de l’archéologue et du pinceau du peintre.

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savoir ce qui, dans le premier quatrain est attribut du sujet, et ce qui l’est du complément.

Il est assez clair que c’est le siècle qui est « épouvanté de n’avoir pas connu que la mort triomphait dans cette voie étrange ». Mais peut-on être aussi sûr que « Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change », se rapporte au poète, comme chacun semble vouloir le lire ? Je n’en ai jamais été convaincu.

*

Du point de vue de l’articulation syntaxique, le premier vers : Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change

fait manifestement épithète au premier nom du second :Le poète suscite avec un glaive nu.

Mais une phrase se comprend-elle vraiment par sa seule articulation syntaxique ? « Il marche avec les mains derrière le dos », cela veut-il dire que c’est à l’aide de ses mains (derrière le dos) qu’il marche ?

*

Ce que je pose là est un aspect essentiel de la langue, et qui la distingue de tout langage formel (le langage mathématique par exemple). Du point de vue du langage formel, c’est ce qui fait l’imperfection des langues naturelles. (Mais tout aussi bien du point de vue de la grammaire de Port-Royal.)

Mais c’est aussi bien ce qui fait sa supériorité — qui fait qu’utiliser la langue naturelle est immédiatement penser (et aussi bien percevoir — justement à cause de cela —, et agir aussi : opération qui suppose son agent), alors que ne l’est pas le langage formel (qui peut être intégré à un mécanisme).

*

Inutile de préciser que ce que dis là est le propos même du discours mallarméen ; du discours mallarméen en général, et du Tombeau d’Edgar Poe en particulier.

De toute façon, l’usage que Mallarmé fait des mots éclate complètement la syntaxe. La syntaxe n’est plus alors que mouvement, rythme, flux, souffle de la pensée — et non pas seulement chaîne de dérivation. Sa ponctuation, (notée ou non) n’a pas une fonction d’embrayeur logique, mais rythmique — elle tempère la phrase et, de là, l’étymologie.

*

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Le 14 octobre« Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change » se rapporte à siècle.

Aucun commentateur ne m’a convaincu du contraire. Pourquoi ?Les deux lectures on un sens. Si le poète est changé par l’éternité, la

remarque devient triviale. Si c’est le siècle, l’idée devient nettement plus riche et plus profonde.

La première interprétation, relative au « personnage » qu’est le poète, « l’auteur », s’accorde mal avec son assimilation à un ange. A moins de le comprendre comme si l’éternité changeait le poète en ange. Mais tout le sens du poème se met alors à tourner sur lui-même : le poète est un ange dont le message consiste à dire qu’il est un ange.

*

Du point de vue syntagmatique comme du point de vue paradigmatique, la langue de Mallarmé semble obscure. Mais elle n’est pas obscure, elle est floue, comme l’est la peinture impressionniste qui lui est contemporaine. Floue, mais limpide. Comme sur les taches où je vois apparaître un visage, de son hermétisme peut naître une image nette.

Son hermétisme est ce qui interdit de chercher une netteté dans la seule articulation d’une syntaxe logique. L’image ne se laisse pas déduire d’un tel déchiffrage, mais surgit tout à coup. Comme dans un tableau de Van Gogh : d’une simple tache noire dans le bleu, on sent le vol nerveux d’un corbeau.

C’est ainsi que se lit Mallarmé. C’est ainsi qu’il est limpide.

*

Relisons le premier quatrain en intervertissant le premier et le second vers :Le poète suscite avec un glaive nuTel qu’en Lui-même enfin l’éternité le changeSon siècle épouvanté de n’avoir pas connu Que la mort triomphait dans cette voix étrange.

Je suis persuadé que, si on lisait les brouillons de Mallarmé, c’est à peu près dans cet ordre que l’on découvrirait le premier jet.

*

On sent que ce « Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change » ne sait pas où se placer. Cette proposition est à la fois aparté et proposition essentielle du quatrain, clé du poème entier. Sa célébrité, les perpétuelles citations en

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témoignent : ces quelques mots sont proprement sibyllins, ils travaillent d’autant mieux qu’on en épuise mal l’interprétation ; qu’ils semblent toujours conserver un excédent de sens.

Où qu’on les place, ils s’extraient de la phrase de quarante-huit syllabes qui forme le quatrain, se déplacent d’eux-mêmes au-dessus. Ils sont en fait plus « au-dessus » que « devant ». C’est ainsi que je les lis.

*

Mallarmé inaugure le temps à deux dimensions. Au-dessus, par dessus — qui vient se superposer à l’avant et l’après : au « plus haut » et au « plus bas » du texte.

Lisons Un coup de dé : le texte se déroule sur deux dimensions et, là, c’est inscrit dans la mise en page et la typographie.

Le premier quatrain du Tombeau d’Edgar Poe contient déjà cette construction du Coup de dé. Elle n’est pas notée, pas marquée ; mais elle est lisible, de même qu’une ponctuation peut être sensible, et devra se marquer, même si aucun signe de ponctuation ne l’indique.

*

Observons la structure symétrique des deux quatrains : chacun a un sujet, qui est l’objet de l’autre : « Le poète », « Eux ».

Si ma lecture est bonne, ces sujets se suffisent entièrement à eux-mêmes ; ils n’ont besoin d’aucun complément, d’aucune proposition relative.

Relisons dans l’ordre que j’ai proposé :

Le poète suscite avec un glaive nu

Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le changeSon siècle épouvanté de n’avoir pas connu Que la mort triomphait dans cette voix étrange.

Eux, comme un vil sursaut d’hydre oyant jadis l’ange

Donner un sens plus pur aux mots de la tribu Proclamèrent tout haut le sortilège buDans le flot sans honneur de quelque noir mélange.

Le poète suscite —> [l’ange] donn[ant] un sens plus pur aux mots de la tribu.

Eux proclamèrent —> son siècle tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change.

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Nous sortons de la trivialité pour saisir la pensée mallarméenne du langage

(du verbe) : ce rapport du prophétique, de l’hermétique et de l’historique.53

Interprété ainsi, le poème n’exclut pas entièrement la lecture convenue. Cependant, la lecture convenue ne contient pas cette interprétation.

*

Le 19 octobreIl serait peut-être aussi intéressant de comparer les verbes : susciter,

proclamèrent. « Suscite avec un glaive », « proclamèrent tout haut ».Suscite dans la matière ; fait surgir (comme le sculpteur avec son burin).Proclamèrent tout haut, comme « les chiens aboient, la caravane passe ».Comme un vil sursaut fait ici manifestement fonction de locution adverbiale

pour proclamèrent, comme avec un glaive nu, pour suscite. Le second verbe n’est que réactif, comme l’autre est actif et créateur.

Il y a une symétrie inversée : Lui (le sujet singulier) suscitant (à la fois énonçant, donnant forme, réalisant

— changeant en lui-même) son siècle (l’objet collectif).Eux (sujet collectif) déclarant (comme un simple sursaut, un ressort qui se

détend) le sujet de l’énonciation (comme) simple jouet (l’objet) de l’ivresse et du délire.

« Comme », apposé juste après le sujet, a une fonction essentielle qui commande tout le second quatrain.

Le sujet y est pris comme objet — mais demeure sujet : l’ange donnant un sens plus pur aux mots de la tribu — et l’objet comme sujet : le « siècle » devient « Eux », dans cette inversion.

Je —> (jouer) —> jeu j’eux —> jouet

— —

53 Le verbe mallarméen rencontre ici curieusement ce qu’écrit Christian Jambet dans L’Ange à propos de l’Islam ; jusque dans l’assimilation que fait Mallarmé des terroristes anarchistes avec des anges.

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Le 15 octobreA plusieurs reprises Wittgenstein parle de « forme de vie » pour qualifier le

fonctionnement du langage et de la pensée. (Dans De la certitude, Fiches, Investigations…) Cette formule a été abondamment discutée par les

commentateurs (Bouveresse, Meschonnic54 , J. Schulte55 …).

J’ai découvert Wittgenstein quand j’étais adolescent, et donc bien avant qu’on ne le commente beaucoup.

Je comprenais, dans sa locution « forme de vie », que la langue et la pensée entretenaient ensemble une forme de vie autonome (automatique), du même ordre que celle de la vie biologique et de l’organisme. (Un peu dans l’esprit de ce que tentait de montrer Descartes dans Les Passions de l’Âme, ou Le Traité de l’Homme).

Il me semblait que Wittgenstein évoquait ainsi le passage d’un mécanisme, voire d’une dynamique, à un automatisme : à ce que l’on pourrait appeler « vie ».

J’ai découvert depuis que c’est tout autrement que ses commentateurs l’entendent. Pour eux, Wittgenstein veut dire qu’il n’est de signification qu’associée, immergée dans une forme de vie. C’est à dire qu’elle n’a pas d’existence indépendante d’un comportement et de la relation au réel et aux autres.

C’est sous certains aspects le contraire de ce que je comprenais. J’avais pourtant, bien sûr, parfaitement saisi que Wittgenstein disait cela — tout particulièrement dans la première partie des Investigations : que le « dire » n’est jamais séparable d’un « faire » et d’un agir ; et même que le « vouloir-dire » n’est jamais indépendant d’un « vouloir-en-venir-à ».

Mais il me semblait que « forme de vie » voulait en dire plus. Car Wittgenstein ne dit pas (seulement) que la parole participe à « une forme de vie », ce qu’on a déjà très bien compris, mais qu’elle est comme « une forme de vie »… ou qu’il y a « là comme une forme de vie ».

*

L’image que fait spontanément naître en mois la locution de Wittgenstein, est celle de branchages et de feuillages. Les branches et les feuilles — j’en ai là, devant les yeux, de la terrasse où j’écris — poussent et croissent régulièrement. Cette régularité se lit en elles : nœuds réguliers sur les branches, nervures sur les feuilles.

54 Sur Wittgenstein, philosophie du langage et poésie (dans Poésie sans réponse), éd. du Seuil 1972.55 Lire Wittgenstein, dire et montrer, éd. de L’éclat, 1992.

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— La vie végétale obéit-elle à cette régularité ? — Comment pourrais-je distinguer l’une de l’autre ?

*

Le 16 octobreJe suis revenu au texte pour vérifier que je ne « m’inventais » pas une

philosophie de Wittgenstein selon mon propre désir de la lire.Il est clair que ni Bouveresse, ni Meschonnic, ni Schulte ne prêtent à

Wittgenstein des intentions qu’il n’aurait pas, ou qui m’auraient seulement échappé. Je lis très clairement, comme ils le font, que Wittgenstein associe tout phénomène linguistique, mental et cognitif à une façon de vivre dont il participe ; une façon, une manière de vivre, une forme de vie.

La lecture que je fais ne s’oppose en rien à cette interprétation, elle la prolonge. Reste à savoir si c’est ma seule lecture qui va plus loin, ou le propos de Wittgenstein.

Il n’est pas facile d’en être certain, à cause de la façon dont Wittgenstein use de son vocabulaire.

*

Wittgenstein invente des notions qui ont tous les couverts de termes techniques, mais qu’il n’emploie pas comme des termes techniques : « forme de vie », et aussi « jeu de langage », « expérience privée »… C’est à dire — et je continue à « tresser » le fil de ma pensée, plutôt que de le « dérouler » — qu’il ne protège pas leurs dénotations des contagions connotatives (comme cherche à le faire tout philosophe normal).

Évidemment : ce n’est pas parce qu’on invente la notion de jeu de langage, que « jeu de langage » échapperait au jeu de langage dans lequel il est employé ; ce n’est pas parce qu’on invente la notion de connotation, que « connotation » échapperait à toute connotation.

(L’analytique aristotélicienne manifeste bien ici toute son insuffisance, sans pourtant se révéler proprement « fausse », ni même cesser d’être géniale.)

*

Est-ce ma propre imagination qui lit chez Wittgenstein le principe d’une vie autonome du sens ?

Ma découverte de Wittgenstein est à peine postérieure à ma découverte d’André Breton, à l’âge où l’esprit est comme une branche verte de frêne, et où

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l’on pressent d’autant plus vivement que l’on comprend moins. N’aurais-je pas un peu brouillé les lectures ?

Cette vie autonome du sens, je la connais bien et la pratique. J’en suis un professionnel ; elle me nourrit, je gagne ma vie à la cultiver, et la connais comme un paysan connaît sa terre.

Que je découvre cela chez Wittgenstein n’est pas très étonnant. Je le lis, mais lui, l’a-t-il écrit ? C’est bien la question que ses commentateurs me font me poser.

*Le 17 octobre

A l’analyse, la question que je me pose se dédouble : 1) l’auteur a-t-il bien dit ce je lis ? 2) l’auteur a-t-il bien voulu dire ce que je lis ?

Je suis revenu au texte et, ma foi, je lis bien ce que j’y ai toujours lu. Wittgenstein y montre bien une vie autonome du sens. D’ailleurs, à vouloir dire autre chose, son expression serait curieuse, obscure.

Je pourrais extraire ici des séries de citations disant que l’acte de langage est inséparable de la situation dans laquelle il s’inscrit, ce que Wittgenstein exprime à plusieurs reprises avec une parfaite limpidité, et tenter de montrer que ces passages servent bien davantage de présupposés à des propositions telles que « n’y a-t-il pas là comme une forme le vie ? », plutôt que ces derniers n’en seraient des raccourcis sibyllin.

À supposer que Wittgenstein n’ait désiré rien d’autre, là, que condenser sa pensée, alors il n’y parvient pas, ou mal. Il condense une pensée déjà clairement compréhensible dans une formule qui ne l’est plus, et qui justement ne l’est plus parce qu’elle contient, ou génère, un excédent de sens, qui va bien plus loin que ce qu’elle prétendrait condenser.

*

Un texte difficile. Qu’est-ce qu’un texte difficile ? Cette suite me fait m’interroger sur ce qu’est un texte difficile.

Je suis un jour monté sur une moto que l’on m’avait prêtée, et qui avait une vitesse de plus que toutes celles que je connaissais — c’était une moto de trial. Cela me faisait une curieuse impression de conduire un engin sans passer la dernière vitesse ; je trouvais le moteur un peu « bizarre », mais je me disais « c’est une moto trial, ce doit être normal ». C’est un peu la même chose lorsqu’on se dit qu’un texte est « difficile ».

On ne soupçonne pas qu’on n’est pas sur la bonne vitesse, le bon pignon, le

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bon « niveau », et on se dit « c’est un texte difficile ».Nous connaissons beaucoup d’auteurs qui sont « difficiles » de cette

manière : Mallarmé, Hegel, Wittgenstein, Lacan...56

En général, ce qu’on trouve « difficile » dans un auteur, c’est l’effort intellectuel qui consiste à ramener tout ce qu’il dit d’inédit, ce qu’il montre d’inconnu, à des conceptions qui nous sont déjà familières. C’est souvent beaucoup plus difficile que de se laisser entraîner dans leurs visions.

Un auteur « difficile » est généralement surpris d’être trouvé difficile.

*

Le 17 octobreJ’ai écrit avant-hier : [Je comprenais que] la langue et la pensée

entretenaient ensemble une forme de vie autonome (automatique), du même ordre que celle de la vie biologique et de l’organisme. (Un peu dans l’esprit de ce que tentait de montrer Descartes dans Les passions de l’Âme, ou Le Traité de l’Homme).

Voici un très bon exemple du cas ou le dire va plus loin que le vouloir dire. Cette phrase a été corrigée. J’ai bien cherché à rejeter de ce dire ce qui m’entraînait trop loin de mon vouloir-dire. En voici la première version : [Je comprenais que] la pensée et la langue entretenaient entre elles une relation de vie autonome (automatique), du même ordre que celle de la vie et de l’organisme. (Telle que pouvait la montrer Descartes…)

L’idée qui me tape à l’esprit est celle d’une corrélation entre, d’une part, langage et sens et, d’autre part, organisme et vie.

langage <—> sens X

corps <—> vie

(Mon esprit est très attaché à ces sortes de doubles relations, de double polarisation, de structures quaternaires, surtout depuis que je me suis efforcé de comprendre et d’éprouver l’idée de tercéité de Peirce.)

—  —

56 Il en est peut-être d’autres que l’on pense « faciles » parce qu’on ne songe même pas à mettre le contact, et qu’on s’en sert un peu comme des trottinettes : Platon, Descartes... On ne suppose pas, chez ces derniers, que la moindre proposition interroge le langage jusqu’à ses fondements. On se contentera de lire chez Platon un « idéalisme » tout indépendant de son énonciation.

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Le 20 octobreDénotation renvoie à un hors-texte, connotation au jeu du terme dans son

contexte. Qu’est ce que ce hors-texte, et ce jeu dans le contexte ?

Un jeu dans le texte, et un jeu hors du texte : voilà exactement ce que je cherche à cerner. Pour cela, je ne veux faire appel à rien d’autre que le texte, le discours, ce qui est dit, ce qui est écrit.

Je ne veux pas faire appel à des éléments insaisissables tels que l’expérience de l’apprentissage de la langue, comme Martinet, ni à quoi que ce soit de psychologique ou de culturel, ni m’appuyer sur des notions de signification ou de signifié, ni même sur des définitions de dictionnaires.

Dans Le Tombeau d’Edgar Poe, j’ai tenté de montrer le jeu des mots dans leur contexte : par exemple, suscite avec glaive nu, ou encore, tout haut avec sursaut.

*

Hors du texte. Le jeu hors du texte.Tout francophone est parfaitement capable de percevoir la relation entre

« citer » et « susciter ». Aussi pauvres que soient ses connaissances grammaticales, il a les moyens de reconnaître le verbe « citer » précédé du préfixe « sus » ; cela même s’il ignore les notions de racine et de préfixe. Il reconnaîtra aussi bien « saut » dans « sursaut ». Il l'admettra ou non, mais il en sera en tout cas capable, du seul fait qu’il connaît la langue.

*

Observons ce qu’il se passe quand nous cherchons à interpréter un mot que nous ne connaissons pas. Nous avons deux types d’indices pour cela.

Il lui insuffla l’idée de partir. Supposons que nous ne connaissions pas le verbe insuffler. Mais nous connaissons six des sept termes de la phrase : Il lui (?) l’idée de partir. A partir de ces six mots connus, nous pouvons déjà imaginer le sens et, de là, quantité de verbes qui pourraient remplacer susciter : inspirer, suggérer, donner, souffler… Nous pouvons aussi nous arrêter au mot seul, l’extraire de sa phrase et nous occuper de sa morphologie. On trouve alors sans peine le radical souffle à peine modifié, et précédé du préfixe in. En fait, nous combinons ces deux méthodes.

Nous faisons ainsi quand nous ne connaissons pas un mot, mais aussi bien quand nous le connaissons, car en réalité, nous ne connaissons jamais par avance le sens d’un mot, du moins son sens précis dans un contexte donné.

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C’est également ainsi, par ailleurs, que nous apprenons une langue — du moins notre langue maternelle — car nous n’avons pas appris à parler comme nous avons, par la suite peut-être, appris d’autres langues, en mémorisant des listes de mots avec leurs définitions et des règles de syntaxe, pour nous entraîner ensuite à les accorder automatiquement. Nous avons fait l’inverse.

*

Je me souviens, enfant, avoir pour la première fois entendu la locution « il est venu parmi nous… ». Cette tournure ne m’était pas du tout familière, et je l’interprétai ainsi : « il est venu par minou… » — qui correspondait mieux à mon vocabulaire enfantin.

Que pouvait bien vouloir dire « venir par minou » ? Il me suffisait d’imaginer comment un « minou » pouvait « venir » : avec ses pattes de velours, sa souplesse à se faufiler sans qu’on ne le voit. « Venir par minou » ne pouvait signifier que « venir en douce », « arriver subrepticement », sans qu’on ne s’y attende, sans qu’on n’y ait prêté attention et surprendre tout à coup par sa présence. Le contexte — spectacles de musique hall dans lequel mes parents avaient dû me traîner, et où l’on voyait soudain surgir la vedette dans l’émerveillement général — dans lequel j’avais deux ou trois fois entendu cette expression — bizarre mais belle, et au fond pas plus invraisemblable que « tiré à quatre épingles » et tant d’autres — ne me permettait pas de découvrir le contre sens.

*

Nous pourrions comparer cela avec « bayer aux corneilles », ou plutôt « bailler aux corneilles », puisque cette seconde expression a complètement remplacé la première. « Parler aux corneilles », pour dire « parler dans le vide », parler seul, sans être écouté, sans interlocuteur, sans s’adresser à quelqu’un, comme un enfant parle seul en jouant, est devenu « bailler aux corneilles », bailler en regardant le ciel, s’oublier dans la somnolence, à cause de l’homonymie avec l’ancien français « bayer » (parler, raconter, dire).

*

L’étymologie.L’emploi de l’étymologie demande des précautions. L’erreur consiste à voir

l’étymologie comme une simple archéologie des mots : la recherche de leur sens originel. Mais il n’y a pas de sens originel. Où serait cette origine ? Au mieux trouvera-t-on l’origine d’un mot dans une autre langue, mais la même

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question se posera à nouveau au sein de cette langue.D’où vient un mot ? — Comment pourrions-nous le savoir ? Et à supposer

que nous le puissions, en quoi cela éclairerait-il son emploi actuel ? Et en quoi, surtout, se rapprocherait-on d’un sens plus « vrai » (plus pur) en s’approchant de l’origine.

Pourquoi, à ce compte, n’irait-on pas chercher où va le mot ?

« Cool » est un mot à la mode, tout frais importé de l’Anglais, mais dont on refuse encore la naturalisation (creuser l’emploi de naturaliser). A supposer qu’il ne disparaisse pas aussi vite qu’il est apparu, il finira bien par devenir entièrement français et entretenir des liens de parenté avec d’autres mots français. Peut-être finira-t-il par s’écrire « coul ».

Observons bien déjà l’emploi contemporain de « cool » : en Anglais il veut dire « froid », « frais ». « Keep cool » : restez calme, gardez votre sang froid.

Disons qu’il reste le calme dans l’emploi de « cool » en français, mais déjà plus vraiment la fraîcheur. « Cool » se tiédit en français. Le mot est doux. Ce n’est plus la fraîcheur d’une source de montagne, mais le calme ruisseau, le saule qui se penche. C’est qu’en français, « cool » sonne comme « coule ». « Il est cool » : « il est coulant ». Peut-être un étymologiste futur, oubliant son origine clandestine, le rangera dans la famille de « couler ». Comme on a pu voir dans « algorithme » une origine grecque plutôt qu’arabe.

*

Voir plutôt l’étymologie comme la recherche de réseaux entre les mots — de réseaux actuels, en jeu dans le présent.

D’ailleurs, pour prétendre trouver l’origine, il faut bien que des traces en soient présentes. Le passé ne se cherche-t-il pas dans le présent ? Les vestiges que l’on trouve partout dès qu’on creuse à Marseille, on les trouve bien dans le présent : ils sont alors au grand jour, visibles par tous. Mais avant qu’on ne creuse, c’est comme s’ils n’existaient pas.

C’est la même chose avec le passé d’un mot : ou son étymologie est visible et lisible par tous, parce que son passé est en jeu, est présent dans sa relation aux autres mots (comme les vestiges grecs se trouvent sur le plan de la ville), sinon, il n’y a aucun sens à l’évoquer.

*

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Le 21 octobreSyntagmatique et paradigmatique. « N’es-tu pas en train de confondre syntagmatique et paradigmatique avec

connotation et dénotation ?— Pas du tout : quand j’accorde « tel qu’en lui-même enfin… » à « siècle »

plutôt qu’à « poète », je ne me fie pas du tout à la syntaxe. C’est la même chose quand je comprends « il marche avec les mains derrière le dos ».

— Peut-être pourrais-tu dire que tu te fies à une syntaxe logique tout à fait indépendante d’une syntaxe grammaticale .

— Le terme de logique ici est gênant. A supposer une syntaxe au-delà de la grammaire, une sur-syntaxe, une métasyntaxe, on ne pourrait la dire proprement logique.

En arithmétique, si je lis « 4+3 = 12 », je penserai que le signe de l’addition a été mis à la place du signe de la multiplication. Mais je penserai qu’il lui a été substitué par erreur.

— Pourquoi parler d’erreur, puisque la lecture ne fait aucun doute ? A partir de ces trois chiffres : 4, 3, 12, tu ne peux imaginer d’autres connexions logiques qu’une multiplication et une égalité. N’importe comment l’écrirais-tu : « 4, 3 –> 12 » ; « 4-3/12 » ; « 4 v 3 c 12 »… la relation que ces termes entretiennent entre eux est limpide.

— Pas si sûr. Rien ne me dit que 3 n’est pas un 8 mal dessiné.— Quand bien même : « 4+8 » est exactement équivalent à « 4x3 » :

« 4+(2x4) = 3x4 ». C’est exactement ainsi que nous lisons les langues naturelles.— Soit, mais pas l’arithmétique. « 4+3 = 12 » n’est pas une figure de style,

mais une erreur, car en arithmétique, il n’y a pas de figure de style. Soit 12 = 4x3, soit 12 = 4+8. »

Ce que je veux dire, c’est que cette métasyntaxe, qui me fait associer « tel qu’en lui-même… » à « siècle », est tout ce qu’on veut sauf logique.

Serait-ce à dire que la logique est grammaticale ou n’est pas ? Ou encore, que la grammaire est logique ou n’est pas ?

*

Se peut-il qu’en me lisant on imagine exactement ce que j’imagine moi-même en écrivant ? (Il est peut-être temps maintenant de revenir à cette question laissée de côté le 19 juillet.) Cette question a-t-elle vraiment

SIXIÈME CAHIER

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l’importance qu’on pourrait lui accorder, et quelle est-elle ?Peut-être l’importance de cette question est-elle toute pratique ; technique.

L’expérience de [lãp] que fait le petit enfant en apprenant à parler, je ne pourrais jamais la partager ; pas davantage ce qui lui en restera quand, adulte, il

emploiera « lampe ».57

D’autre part, la stricte définition de « lampe » que donne le dictionnaire, ne sera jamais suffisante pour interpréter un discours réel. Au fond, la locution « lampe » ne veut à peu près rien dire en dehors de son emploi. L’objet sonore [lãp], ou les pattes de mouche sur un cahier « lampe », ne veulent rien dire de plus qu’un objet lampe lui-même ne veut dire quelque chose.

Aucun dictionnaire, aucune grammaire, ni aucune expérience de l’apprentissage des mots ne peuvent me permettre de savoir à quoi associer « tel qu’en lui-même… », ou comprendre à quoi se rapporte « forme de vie ».

*

L’emploi curieux de « tautologique » en mathématiques.« Ceci est tautologique », cela veut quelquefois dire : « ceci ne veut rien

dire ».Rien dire : « tout est dans tout et réciproquement ».En un sens, une proposition mathématique ne veut rien dire ; ne veut pas

vouloir dire.C’est pourquoi « 4+3 = 12 » ne peut être qu’une erreur.

*

Tous ceux qui ont parlé « d’invention du langage » n’ont rien compris : ils ont confondu langue et langage.

Et si la langue était née de ce que des hommes aient cherché à vouloir dire quelque chose avec un langage ? (Par exemple à interpréter « 4+3 = 12 »

autrement qu’en termes de juste ou de faux.)58

Vouloir dire ici n’est pas employé dans le sens de communiquer.

*

57 Personne ne soutiendra qu’il faut en passer par sa propre expérience d’avoir goûté des madeleines pour lire Proust. Ni même que cette expérience pourrait nous apporter quoi que ce soit dans notre lecture. Peut-être doit-on quand même à un moment où à un autre en venir à retrouver dans la langue quelque chose qui nous renvoie à notre propre expérience, mais ce n’est certainement pas ainsi que ce fait un tel renvoi.

58 De la langue et du langage, quel est l’œuf et quel est la poule ?

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Le Tautologique : dans le sens d’embrasser la totalité de la signification. Embrasser : envelopper, déterminer, discerner, limiter… Étouffer en

embrassant le vouloir dire.Une thermodynamique du sens. Retenir la dispersion du sens, étouffer le

vouloir-dire — mais peut-être pas le sens — en faire une dynamique, une sémiodynamique.

Ce « vouloir-dire » serait-il un démon de Maxwell du sens ? Et cela, doit-on le comprendre comme un processus de consumation, de dégradation de l’énergie ? ou bien de (ré)génération ?

Embrasser, s’embraser — selon où va se placer le S baladeur du sujet.

—  —

SIXIÈME CAHIER

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Septième Cahier

1. A propos d’inconscient et de mot d’esprit. — Où est le sens avant qu’il ne soit compris ? — 2. Ce que je dis et ce que je veux dire. — 3. Conjugaison et physionomie. — 4. De ce que je ne me trouve pas plus sous des couches d’énonciations que je ne trouve un noyau en épluchant un oignon.

Le 22 octobreL’inconscient et ses rapports avec le mot d’esprit.Une amie chère, passant un jour avec moi devant un jardin où était une de

ces toutes petites maisonnettes en bois, de la taille d’une boîte de chaussure, destinées à accueillir des oiseaux, me confia qu’elle avait très fortement désiré, dans son enfance, qu’on lui fabriquât et lui offrit un tel objet.

Pendant qu’elle me contait cela, alors qu’elle n’est pourtant pas d’un naturel puéril, son visage s’animait d’une expression faite d’émerveillement et du désespoir d’un souhait toujours déçu.

Que pouvais-je lui répondre ? — Ceci : « c’est sexuel ». Je ne m’attendais pas à ce qu’elle prenne ma réponse au sérieux, pas plus

que je ne la prenais moi-même, mais le fou rire qui la saisit me surprit.Elle ne prenait pas à son compte ma désinvolte interprétation, mais ses

dénégations la faisaient rire davantage.L’annectote ne s’arrête pas là. Mon propos l’avait à ce point interloqué,

qu’elle le raconta aussitôt à l’une de ses amies : celle ci fut prise du même fou rire. (Elle me le raconta.) Plus tard elle me dit : « Je n’arrivais pas à voir que c’était sexuel ».

Etait-ce sexuel, ce désir d’une maison d’oiseaux ? J’imagine la petite fille rêvant de la minuscule maisonnette de planche dans le jardin, des oiseaux qui nichent, blottis, le fin duvet, les œufs et les oisillons que les parents vont nourrir, la déception que la famille ne fasse rien pour assouvir un désir aussi simple.

Cette maison d’oiseau n’est jamais que le modèle réduit d’une maison humaine : on flirte, on s’aime, on se marie, on fait son foyer, on a des petits, on va travailler pour les nourrir. Un modèle réduit : un symbole pour tout cela.

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Un symbole particulier : la toute petite maisonnette n’a qu’un trou dans la façade par où se glisse le petit oiseau.

Mon amie n’a pas eu sa maison d’oiseaux quand elle était enfant. Elle n’a pas eu non plus, quand elle fut adulte, son mari, ses enfants et son foyer. Et sans doute sa famille y a-t-elle plus fait obstacle qu’elle ne l’y a aidée. Et j’ai bien vu la tristesse qu’il en restait dans son regard.

Mais le sexe ? D’un côté : papa, maman et les petits. De l’autre : un petit oiseau se glissant dans un trou. Il y a entre les deux un rapport évident — entre la gènitalité vécue et cette vie humaine : le couple, les enfants, le foyer. Le premier est sans doute le passage obligé du second ; le moyen. Il peut aussi, de là, s’en faire le signe.

Le signe d’un passage entre l’état magique de l’amour : « être amoureux », et cette vie, celle qu’abrite ces maisons avec leurs jardins le long d’une rue, comme celles où nous promenions. A la fois signe et acte réel : une baguette magique qui, de l’enchantement fait passer à cette réalité. Mon amie connaissait cet enchantement et cette baguette magique, mais elle n’en avait retiré que le désenchantement.

C’est un peut tout cela que me disaient ses paroles et son visage à la fois enchanté et désenchanté — mais toujours enchanté!

En lui répondant « c’est sexuel », c’est comme si je lui disais : « non ce dont tu me parles n’est pas signe pour tout cela, mais signe seulement d’un acte sexuel ». Ce qui provoquait sa dénégation. Mais une dénégation absurde, puisqu’elle ne pouvait que dire « non, cela n’a rien à voir avec la sexualité »…

Or, si sa dénégation devait se comprendre d’une façon moins étroite, pourquoi pas ma proposition : « ton anecdote est signe de tout cela, mais l’acte sexuel lui-même, pourquoi ne le serait-il pas ? ». Il n’est pas l’interprétation, mais le symbole même.

*

Mon amie dit des mots, et ces mots veulent me dire quelque chose. Signifiants, signifiés : voilà le registre sous lequel on pourrait interpréter ses paroles.

Mais pourquoi vouloir mettre d’un côté les mots et de l’autre les choses ? A moins que ce ne soit les significations ? Mais qu’est-ce qu’une chose et qu’est-ce qu’une signification ? Comment les distinguer ou comment les prendre ensemble ?

*

SEPTIÈME CAHIER

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Le 23 octobreDans l’anecdote que je prends pour exemple, les mots et les choses

interviennent à égalité dans l’échange ; les choses y prennent même la plus grande place.

Les mots seuls n’ont qu’une importance très relative. La rue, la maison et son jardin, la maisonnette d’oiseau ont une importance déterminante. Les gestes qui désignent ont aussi une importance égale aux mots (qui sont eux mêmes des gestes qui désignent), et les expressions physionomiques : j’ai bien dit que l’expression du visage tenait une place déterminante dans mon interprétation.

Ce sont là beaucoup de détails extra-linguistiques, et dont la fonction ne se limite manifestement pas à un simple accompagnement phatique d’une communication purement linguistique. Ils font entièrement partie de la production de sens, ils y sont bien plus intimement actifs que des définitions de dictionnaires, qu’il n’est pas question alors de consulter.

*

Pourquoi ma réponse fait-elle rire ?« C’est sexuel » peut être une réponse triviale, grotesque. D’autant plus

grotesque qu’elle est une caricature du freudisme ; la connotation freudienne est, dans ce cas, irrécusable.

Mais elle peut aussi se laisser interpréter selon non plus la théorie freudienne de la sexualité, mais du mot d’esprit. Le sens manifeste est trivial, trop pour ne pas appeler à l’interprétation du sens latent.

Mon amie ne parle que de maisonnette d’oiseau. Moi je fais la relation :

(a) = (b)

Maisonnette + oiseau = acte sexuel

Image grotesque qu’elle récuse, mais qui sous entend une double image :(e) (a)

Maisonnette pour nicher = oiseau passant par le trou(f) (b)

foyer (ménage) et vie d’adulte = acte sexuel

En posant a=b, j’ai d’une certaine façon oblitéré e, qui est le propos manifeste de mon amie.

J’ai dit : e = (a = b). C’est à dire : e = b. J’ai pris a comme signe commun de e et de b. Ce qui est une réduction manifeste.

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Si l’on regarde une maison d’oiseau — et nous en avions une devant les yeux — nous pouvons observer deux choses : 1) Elle est un modèle réduit d’une maison humaine, délibérément imitée. 2) Elle est percée d’une seule ouverture, en l’occurrence ronde, pour permettre à l’oiseau de s’y introduire.

L’objet seul est signe d’une double métaphore : e = f et a = b.En posant a = b, je mettais de côté e = f. Mais laisser de côté e = f, n’était

que trop le sous entendre.a = b, e = f, a et b sont la même chose, donc f = b.C’est à dire que l’acte sexuel ici est signe du désir de « monter un

ménage ». A moins que ce ne soit le contraire : le désir de « monter un ménage » n’est qu’une figure pour le désir des sens. Ma réponse désinvolte n’est peut-être qu’une question.

Plus que le discours, j’interroge le regard, l’expression du visage, le ton de la voix. J’interroge le rapport entre l’enchantement et le désenchantement.

— Qu’en est-il exactement ? Est-ce l’émoi des sens qui ne tient pas ses promesses de foyer, de tendresse, de vie de famille…? ou est-ce la vie de couple qui ne tient pas ses promesses d’émoi des sens ?

Ou bien encore : ce regret dans le regard, est-il le désenchantement de n’avoir pas réalisé son rêve d’enfance, ou celui d’avoir pris le signe pour la chose, et quel est l’un, quel est l’autre ? Ou une simple tendresse pour qui l’on n’est plus ? Et l’enchantement qui pourtant demeure, de quoi continue-t-il à s’enchanter ?

C’est ainsi que mon propos interrogeait mon amie. Son fou rire fut sa réponse. Mais à travers ce fou rire, une réponse plus subtile était décelable : elle rougit un peu.

*

Le 24 octobreMon exemple illustre assez bien l’expression « forme de vie ». La

communication linguistique s’inscrit dans une plus vaste relation extra-linguistique. La production de sens est entièrement liée à cette situation extra-linguistique, à côté de laquelle la communication linguistique ne véhicule qu’un minimum de signification, sans importance si on ne les considère que pour elles-mêmes.

Un autiste aurait aussi bien pu désigner la niche, avec la même expression, et son interlocuteur aurait aussi bien pu comprendre. A l’inverse, une autre personne aurait pu me dire la même chose, dans les mêmes circonstances, sans que je n’attache à son propos le moindre intérêt, et sans que je ne lui réponde.

SEPTIÈME CAHIER

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Tous les jours nous parlons ainsi en vain, sans savoir pourquoi nous disons ceci, pourquoi nous répondons cela.

*

L’exemple illustre aussi « forme de vie » dans le sens d’une auto-production.

L’objet seul, tel qu’un autiste pourrait le montrer du doigt, condense l’essentiel du sens. Mais ce sens, où se trouve-t-il au départ ? Dans l’esprit de mon amie ? Dans une case particulière qu’on appellerait « inconscient » ? Je ne le crois ni dans ses paroles, ni dans son esprit. Je le verrais plutôt dans la chose. C’est la chose en effet, la niche de bois, qui condense dans sa forme et concrétise la série d’analogies : f = e = a = b. Qui les condense sous forme d’objet fabriqué et placé là, dans un jardin, comme on aurait aussi placé une plaque au dessus de la porte, avec écrit : « Chez nous », « Le Nid »… noms que l’on peut effectivement lire sur les portes dans ce quartier.

Tout est bon à faire signe. Il suffit de désigner. Il suffit de désigner n’importe quoi comme signe, pour que le sens s’élève, aussi sûrement et naturellement qu’en plantant et arrosant une graine.

*

« Mais où se trouve le sens avant ? » N’est-ce pas un peu comme se demander où se trouve la plante quand on n’a encore que la graine ? N’est-ce pas une question enfantine ?

Ou encore : « Où sont les vagues quand le vent ne souffle pas ? »

— —

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Le 25 octobre« Où sont les vagues quand le vent ne souffle pas ? » Quel sens a un signe

lorsqu’un esprit ne s’en sert pas ?

*

Un autiste aurait bien pu désigner la niche…. — Mais d’abord, ne confonds-tu pas autiste et aphasique ? Si l’aphasique ne sait pas utiliser les mots pour parler, l’autiste ne sait pas utiliser les signes. Alors, si quelqu’un se sert d’une niche à oiseau pour parler, il est peut-être aphasique, mais sans doute pas autiste.

— Peut-être, mais comment le sais-tu ? Comment sais-tu que celui qui ne se sert pas de mots veut ou non dire quelque chose, alors que tu peux écouter des mots sans songer qu’ils puissent vouloir dire quelque chose ? Comment le sais-tu, toi-même, quand tu ne te sers pas de mots ?

*

Je soulève ici une question troublante et complexe : que puis-je savoir du vouloir dire de l’autre ? Plus : que puis-je savoir de mon propre vouloir dire ?

C’est sur ce point que je critique la théorie de la communication. Et d’abord le terme de « communication », qui sous-entend un vouloir-dire — mieux : un message — indépendant de la communication.

*

Nous pouvons dire que la boule de billard que je joue « communique » sa force à la boule qu’elle touche. Nous pouvons dire aussi qu’elle lui communique l’information du mouvement qu’elle doit accomplir. C’est là une image. Cette image distingue l’information (l’ordre) et l’actualisation (l’obéissance à l’ordre). Mais à quoi peut bien correspondre cette distinction ? Il y a bien deux boules, et il y a transformation d’énergie, transmission de la force : mais y a-t-il information et exécution ? Il y a bien transmission, mais pas de distinction entre communication et message.

J’ai bien une intention en tirant une boule, mais c’est manifestement une figure de style si je dis que « je transmet cette intention ». Je ne lui transmet qu’une force.

*

La plupart du temps, nous parlons en vain, sans savoir pourquoi nous disons ceci, pourquoi l’on nous dit cela.

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Ceci n’est bien sûr pas de l’aphasie ; mais en quoi cela nous distingue-t-il de l’autiste ?

Et si je me mets à écouter l’autiste, comme je peux me mettre à l’écoute de celui qui parle en vain ? A lui répondre ? — Tout dépend alors si lui aussi écoutera ma réponse ; s’il va me répondre à son tour.

*

Est-ce que je sais ce que veut dire mon amie quand je lui répond ? Est-ce que je sais seulement ce que je veux dire ?

C’est une question complexe que celle de ce dédoublement entre ce je sais et ce je veux dire. C’est dans leur écart que se place le concept d’inconscient.

« Je sais ce que je veux dire » : il est très rare que les deux (je) se juxtaposent parfaitement ainsi. Il y a généralement un écart entre « je sais » et « je veux dire » : un écart irréfragable, mais l’appeler « inconscient » — pour justifié que ce soit — ne nous apprend rien ; peut même contribuer à nous tromper : nous faire croire que ce soit « quelque chose » — quelque chose d’autre que cet écart entre vouloir dire et savoir ce qu’on veut dire.

*

Cependant il n’y a pas seulement ce que je veux dire et ce que j’en sais. Il y a encore ce que je dis.

Qu’en est-il alors du « ce que j’en sais » face à « ce que je dis » et à « ce que je veux veux dire » ?

(Voilà que je réintroduis encore ma figure de la double polarisation.)

a b

Ce que je sais Ce que j’ignorex de ce que je dis de ce que je disy de ce que je veux dire de ce que je veux dire

*

Le 26 octobreQu’est-ce que je dis ?Ou peut-être encore : qu’est-ce que « je dis » ? — Qu’est ce que « je dis » ? Ou « que dis-je » ?Non, je ne joue pas avec les mots, sinon comme on règle une lunette.

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Qu’est-ce que ce « dit », indépendant du « vouloir dire » ?(Ce que je pointe ici est le ressort principal de la littérature japonaise,

principalement des monogatari : Contes d’Ise, Contes de Yamato, Dit du Genji (« conte », « dit » est la traduction littérale de « monogatari »).

Le dit : comme une peau des mots, quelque peu énigmatique.Cette peau dans laquelle le lecteur, l’acteur, l’interprète… se glisse…, mais

aussi bien cette peau qui recouvre les sens — peau du tympan, de l’iris, peau qui recouvre les organes tactiles (De l’Âme d’Aristote).

Peau, surface, surface optique ; mais bien plus embarrassante qu’un instrument d’optique — car je sais bien, avec une lunette, faire la différence entre « regarder la lunette » et « regarder dans la lunette » ; regarder le miroir et regarder « dans » le miroir.

*

Je n’évoque là qu’un « simple mystère » ; un mystère sans épaisseur, et comme limpide, clair comme l’eau pure.

Cette surface du dit, si bien dessinée dans la littérature japonaise, et si bien posée dans la philosophie sino-japonaise, la métaphysique occidentale (de Thomas d’Aquin à Heidegger) veut en faire une profondeur. La profondeur du miroir ; l’autre côté du miroir. C’est encore Lewis Carroll qui en parle le mieux.

*

— Y a-t-il un sens de l’autre côté de la surface du dit ? De l’autre côté du vouloir dire ?

— De l’autre côté du « je veux dire », il ne peut y avoir qu’un « tu veux dire ».

Jacques Lacan, qui a préféré passer par une branche de la physique — l’optique, et l’illusion d’optique (la surface) plutôt que par la métaphysique (la profondeur) — arrive nécessairement à cette conclusion : « l’inconscient c’est le discours de l’autre ».

Ce que je corrigerai par : c’est l’écart entre « je » et « tu ». 59

Je veux dire - tu veux dire = (je - tu) veux dire

*

59 L’inconscient n’est quand même pas l’interprétation de l’analyste!

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Le 28 octobreUn mot est déterminé par son environnement lexical et par son

environnement contextuel.

L’environnement lexical : La signification de l’adjectif « grand », par exemple, dépend, ou est tout au moins modulé par ses synonymes — haut, important, gros… —, par ses antonymes — petit, minuscule, humble… — et par toute la famille de mots dont il fait partie — grandir, grandeur, agrandissement…

Ces trois sortes de relations — synonymiques, antonymiques et morphologiques — constituent une sorte de maillage ; une sorte de filet à attraper du sens. Je ne fais ici que paraphraser Benveniste, qui ne fait qu’expliquer Saussure.

On retrouve souvent, d’une langue à l’autre, les mêmes mots. Mais ces mêmes mots, dans les différentes langues, n’ont pas les mêmes significations, car ils n’ont pas les mêmes voisinages ; ils ne s’inscrivent pas dans les mêmes maillages.

« Représentation » en Français, et « representation » en Anglais, n’ont pas les mêmes acceptions. « Ce tableau représente un paysage », se dira en Anglais « this picture presents a landscape ». To represent, representation ont en Anglais un sens nettement plus étroit (se tiennent dans un maillage plus serré).

*

Chaque langue quadrille, coordonne aussi le temps : présent, passé, futur ; le module dans un ordre plus ou moins serré. Le Français donne un ordre particulier au temps : passé antérieur, plus-que-parfait, passé simple, imparfait, passé composé, futur antérieur, présent, futur. Il indique aussi la durée de l’acte : l’imparfait se déroule, le passé composé a cessé tandis que ses effets continuent, etc… Cette division en Français est très différente de celle de l’Anglais, qui double tous ses temps d’une forme progressive. (Seul l’imparfait peut être considéré en Français comme une forme progressive.)

He had walked He had been walkingHe has walked He has been walkingHe walked He was walkingHe walks He is walkingHe will walk He will been walking

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Nous pouvons toujours en Français compléter cette absence par la locution « être en train de… » : J’étais en train de… (= imparfait), Je suis en train de…, je serai en train de…

En Arabe, tout ce qui correspond en Français à l’indicatif se découpe en deux modes : l’accompli ou « parfait » (mâdî) et l’inaccompli ou « imparfait » (moudarih). Dans l’inaccompli, on retrouve les temps qui correspondent au présent, au futur et au passé dans les langues européennes. L’accompli est une sorte de passé intemporel, dans la mesure où ces deux termes peuvent avoir ensemble un sens.

Comparons « Je regarde la pluie… » et « dès que l’automne arrive, il pleut ».

On peut dire qu’il pleut, dans les deux cas, ici et « maintenant », dans le présent (le 28 octobre à 11 heures). Mais la seconde proposition n’évoque pas seulement ce cas. C’est vrai, ou prétend l’être, dans le passé comme dans le futur.

« Deux fois trois font six » — A quel moment deux fois trois font-ils six ?Le présent, en Français, peut très bien s’employer comme un Parfait.

La conjugaisons semble, dans un premier abord, se contenter de situer l’action dans un moment ; un temps. Ou plus exactement : situer les diverses actions dans un jeu de relations temporelles ; leur donner une place exacte sur un axe où se déroule le temps. C’est en tout cas ce que stipulent les règles, et rien d’autre.

Nous posons-nous effectivement ces questions, auxquelles les règles répondent, quand nous écrivons ? Sinon lesquelles ?

*

Ils étaient arrivés à Brignoles tard dans la nuit. Après le dîner il avait écrit :

La lune sur la campagneComme un cercle blanc.

Ses compagnons n'arrivaient pas à comprendre pourquoi il avait écrit «comme ».60

60 Contes du Sud-Est, conte LI, paru dans Babana Split N°16.

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Ils arrivent à Brignoles tard dans la nuit. Après le dîner il écrit :La lune sur la campagneComme un cercle blanc.

Ses compagnons n'arrivent pas à comprendre pourquoi il a écrit « comme ».

Le contenu assertorique ou locutoire n’est en rien affecté par le passage du plus-que-parfait au présent. Les informations concernant l’ordre de déroulement et la durée ne sont ni plus ni moins vagues.

Ils arrivèrent à Brignoles tard dans la nuit. Après le dîner il écrivit La lune sur la campagneComme un cercle blanc.

Ses compagnons n'arrivèrent pas à comprendre pourquoi il avait écrit « comme ».

Cette troisième version est la plus grammaticalement correcte. Le passé simple : le temps du récit, du conte. — A cause de cela, le passé simple donne un cadrage beaucoup trop littéraire. Plus que cela, trop fictif. A tant isoler un temps dans le passé, sans relation avec le présent, il irréalise le récit.

Le passé simple éloigne le récit, le rend inaccessible et aussi bien nous en isole. « Eloigne » n’est pas le mot juste, ni « isole » — plutôt, en tant que passé, fait oublier le présent ; se donne pour un autre présent. Un présent dans un autre moment. Comme un logicien dirait « dans un autre univers ».

L’usage courant du Français nous fais choisir le présent-parfait (passé composé) de préférence au passé simple.

Ils sont arrivés à Brignoles tard dans la nuit. Après le dîner il a écrit :

La lune sur la campagneComme un cercle blanc.

Ses compagnons ne sont pas arrivés à comprendre pourquoi il avait écrit « comme ».

Si ce conte avait débuté par le passé composé (que les Anglais nomment si bien present-perfect), il me semble qu’il aurait dû, avec plus de justesse, s’achever dans le présent.

Ses compagnons n’arrivent pas à comprendre pourquoi il a écrit « comme ».

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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C’est exactement cette concordance là que ma version décale dans le passé : le présent-parfait devient plus-que-parfait, et le présent, imparfait.

*Le 29 octobre

Dans cet usage du temps, quelque chose fonctionne comme avec le dessin de la carafe et du verre d’eau dans un livre de vocabulaire. On voit bien une carafe et un verre d’eau dans les traits, mais on ne voir pas, à proprement parler, le dessin.

(Le 19 juillet.)

On a lu un texte. On l’a bien lu. Mais si l’on nous demande à quel temps est écrit le récit, on ne saura peut-être pas répondre. 61

Ce n’est peut-être pas sans rapport non plus avec la table quadrillée, et avec l’observation que, si l’on déplace son doigt en diagonales, on ne peut que parcourir la moitié des cases.

(Le 27 août)

Le problème du « ni…, ni… ». Ni logique, ni physique…

*

Les personnes.

Vous étiez arrivés à Brignoles tard dans la nuit. Après le dîner tu avais écrit :

La lune sur la campagneComme un cercle blanc.

Tes compagnons n’arrivaient pas à comprendre pourquoi tu avais écrit « comme ».

Ou encore :

Nous étions arrivés à Brignoles tard dans la nuit. Après le dîner j’avais écrit :

La lune sur la campagneComme un cercle blanc.

61 J’ai mené un atelier d’écriture à partir des monogatari. Chaque participant avait devant les yeux la traduction des textes japonais, que nous avions lus à haute voix et largement analysés, et dont il s’agissait d’imiter la forme. La plupart on rédigé à la première personne du présent.

SEPTIÈME CAHIER

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Mes compagnons n’arrivaient pas à comprendre pourquoi j’avais écrit « comme ».

Comparons aussi avec :

Nous sommes arrivés à Brignoles tard dans la nuit. Après le dîner j’ai écrit :

La lune sur la campagneComme un cercle blanc.

Mes compagnons ne sont pas arrivés à comprendre pourquoi j’ai écrit « comme ».

*

Des lèvres minces sont signe de sévérité ; une mâchoire carrée, d’énergie. Pour nous convaincre, des manuels nous présentent des petits dessins.

Lorsque nous passons devant un horloger, nous voyons que la plupart des réveils marquent dix heures dix. Jamais huit heures vingt.

Nous voyons bien qu’un réveil qui marque dix heures est plus souriant que celui qui marque huit heures vingt. Dirons-nous que nous comprenons la psychologie du réveil ? Avons-nous percé l’âme du réveil, ou dirons-nous qu’il a des moments de joie et des moments de tristesse ?

« Le soleil arrive et le réveil sourit. »Pourquoi pas ? Cette image ne me déplaît pas.

*

Allons-nous déchiffrer un visage ? Avons-nous besoin, devant un visage, de nous dire : « tiens, il a les lèvres fines, il doit être sévère » ? — Et si ce visage n’exprime pas la sévérité ?

— Ce visage ne paraît pas sévère, mais quand on examine attentivement ses lèvres…

Que signifie exactement ce genre de réflexion ? — Cela peut vouloir dire : si je prête attention aux lèvres de ce visage, alors c’est comme si toute sa physionomie en était changée.

Mais si cela veut dire : « si je m’en tiens au seul dessin de ses lèvres, alors toute sa physionomie est démentie », n’est-ce pas comme : « si je m’en tiens au dessin que forment les aiguilles, alors ce réveil n’est pas un objet

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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inanimé » ?

Mais dans le premier cas, comment puis-je dire « Toute sa physionomie est changée » ? Quels détails ont changé ?

*

Si j’écris un texte à la première personne plutôt qu’à la troisième, ou au passé composé plutôt qu’au plus-que-parfait, alors toute sa physionomie en est changée.

—  —

SEPTIÈME CAHIER

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Le 30 octobreQue peut vouloir dire « se tromper » ? Tantôt nous voulons parler d’une erreur concernant « la vérité » : « j’ai dit

qu’il était dix heures, mais ma montre était encore à l’heure d’été, et il était en réalité neuf heures ». Tantôt nous voulons parler d’une erreur concernant « l’expression de la vérité » : « j’ai écrit « 4+3=12 », je me suis trompé de signe ».

Tantôt nous considérons que nous savons bien mais que notre expression est erronée, tantôt que nous disons bien mais que notre savoir est erroné.

Il est curieux que, dès que nous nous y arrêtons, cette distinction ne nous semble plus évidente.

— Je me suis trompé : j’ai écrit 3+4=12 au lieu de 3x4=12.— Je ne m’en étais pas aperçu. J’ai corrigé mentalement en lisant.

« Je me suis trompé, j’ai cru qu’il était sévère, mais en réalité il est très cool. »

Ou bien encore :« Je me suis trompé, j’ai cru n’en avoir que pour vingt minutes de marche,

en réalité c’est beaucoup plus loin. »Dans tous ces cas, l’erreur paraît tenir à de mauvaises interprétations de

signes. « Je me suis trompé en me fiant à la minceur de ses lèvres. » « J’ai mal interprété la perspective ; peut-être me suis-je laissé tromper par la

déclivité du terrain. »

*

Je pourrais aussi, non pas me tromper dans l’interprétation de signes, mais dans leur emploi. Je dis de cet homme qu’il est « dur ». J’entends par là qu’il est « solide ». Or on n’a pas l’habitude d’employer « dur » pour une personne dans cette acception, aussi mon interlocuteur pense que je veux dire « insensible ».

Dans ce cas, c’est moi qui trompe mon interlocuteur en employant un signe trompeur. On pourra quand même dire que « je me suis trompé » : je n’ai pas employé le bon adjectif.

Il n’est d’ailleurs pas dit que je ne finisse pas par me tromper moi-même. A le dire « dur » plutôt que « solide », je peux en venir à le trouver moi-même « insensible ».

Il est tout à fait remarquable que nos propres expressions nous trompent.

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Je voulais dire ceci, mais j’ai dit cela. Et cela prend imperceptiblement la place de ceci dans mon esprit.

Nous pourrions aussi croire que j’ai dit cela au lieu de ceci parce que je pensais bien cela au fond de moi (inconsciemment), alors que je croyais penser ceci.

*

Le fond de soi. Un inconscient qui serait un « fond de soi ».« A le dire “dur” plutôt que “solide”, je finis par le voir insensible. »Ou bien : « Je le dis “dur” plutôt que “solide” (lapsus inconscient), parce

qu’au fond de moi, je le trouve “insensible” (mais ne le sais pas). »Dans le premier cas, l’expression est trompeuse, dans le second, elle est

révélatrice.Dans le premier cas, je me trompe de terme, dans le second je me trompe sur

mes sentiments.

Quelle proposition dois-je choisir ? Si je choisis que l’expression est révélatrice alors qu’elle est en réalité trompeuse, je ne fais que renforcer son caractère trompeur. Le mot que j’ai choisi m’a trompé, et je me convaincs maintenant que c’est à bon escient.

Commet savoir ? — Mais savoir quoi : ce que je pense vraiment ? Ou si celui dont je parle est bien insensible ou non ?

Quelle sorte de réponse pourrait correspondre à la première question ? Quelle sorte de réponse pourrait lui correspondre qui ne soit d’abord réponse à la seconde ?

*

Quand je pense « il est insensible », cela veut-il dire pour moi « je pense qu’il est est insensible » ?

— Est-il insensible ? Est-ce que je pense qu’il est insensible ? Est-ce que je pense que je pense qu’il est insensible ?…

Quand je dis « je pense qu’il est insensible », je ne donne pas une information sur ma pensée. Je veux plutôt dire « il est sans doute insensible, mais je n’en suis pas sûr ». « Il est insensible, je pense. »

*

SEPTIÈME CAHIER

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— Mais non, il n’est pas du tout insensible. Il est seulement solide, il ne se laisse pas ébranler ; mais il a aussi de la sensibilité.

— J’ai d’abord été frappé par sa solidité, mais il est en réalité insensible. Quand je l’ai dit « dur », mes mots n’ont fait qu’anticiper ma pensée.

Ces réponses, je ne puis les donner qu’en m’interrogeant sur lui ; non en m’introspectant.

*

— Mais si c’est de toi-même que tu parles, et que tu te dises « dur » ?— Eh bien c’est exactement la même chose. Il faudra bien que je me

demande ce que je suis en fait, et non pas seulement ce que je penserais de moi. N’ai-je aucun moyen de savoir ce que je suis ? N’en ai-je aucun indice ?

— Soit, mais en quoi ne serait-ce pas une introspection ?— Disons que je peux me demander ce que je suis réellement « au fond de

moi » ; mais aussi me demander de quoi je suis effectivement capable.

*

Il se peut que je ne sache jamais pourquoi je ne lâche pas un ami dans l’ennui ; ou encore pourquoi j’abandonne le navire sans remords.

Je pourrais chercher « la vérité profonde » ; qui je suis « au fond de moi ». Mais je peux aussi bien chercher ce que je vais faire.

Est-ce de l’introspection que cela ? « Que dois-je faire ? » : que dois-je faire, et comment m’y prendre ?

N’est ce pas à dire que le sens est toujours en question ? — Plus exactement en jeu ?

Je dois : ne soupçonnerait-on pas alors que le sens reposerait sur une éthique ? Une posture éthique, un devoir-être, ou plutôt un devoir-faire.

Comment on fait. Il semblerait qu’ici éthique et technique se rejoignent. Peut-être à travers une déontologie.

*Le 30 octobre

« Je voulais donner un ordre, mais en réalité j’ai fait une promesse. »On peut faire une promesse avec l’intention de la tenir, ou en sachant

délibérément qu’on ne la tiendra pas. On peut faire une promesse avec l’intention de la tenir, mais ne pas la tenir parce qu’on se sera trompé sur la situation. Mais on ne peut pas faire une promesse et se tromper en croyant par

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Page 168: Suite sur le fonctionnement réel de la penséejdepetris.free.fr/Print/suite.pdf · Suite sur le fonctionnement réel de la pensée Version 0.2 Sur la consistance poétique Ce livre

exemple qu’on aura donné un ordre. 62

Le danger est grand et chacun ne pense plus qu’à se sauver comme il le peut. Par exemple, un feu vient d’éclater dans la cuve d’un pétrolier — vous avez trop fait confiance en vos calculs. As-tu le temps de passer par l’écoutille avant qu’il ne soit trop tard ? Peut-être pas, si personne ne fait rien pour contenir les flammes. Tu n’as pas le temps d’y réfléchir. Mais avant même de réfléchir, tu as donné un ordre.

Pour chacun cet ordre veut dire que tu as renoncé à te sauver seul ; que tu crois même que vous puissiez vous en tirer ensemble. Pourtant tu n’as pas cessé de ne penser qu’à te sauver : tu n’as rien promis.

Quand tu vois que les flammes sont suffisamment maintenues pour te laisser le temps de sortir, mais que le danger n’est cependant pas éloigné, tu reste. Et tu te dis : « j’ai cru donner un ordre mais j’ai fait une promesse ».

(Il est ici question de vie ou de mort, mais le même principe vaudrait pour un enjeu dérisoire.)

*

Le 31 octobreA quoi a effectivement servi ton ordre ? Chacun ne pouvait-il pas savoir sans

cela ce qu’il avait à faire ? « Prends l’extincteur derrière toi! », « ouvre la manche! », « attaque les flammes à la base! »… Quel renseignements utiles véhiculaient tes ordres ?

Au cours de ta formation, tu avais appris certains principes : en cas d’incendie, éviter la panique, donner des ordres clairs et simples… Tes ordres ont en effet arrêté la panique ; à commencer par la tienne.

Tu as agi comme une machine bien réglée. Le mécanisme a complètement arrêté, ou peut-être masqué, ta peur. Ta peur a cessé de t’être perceptible. Et ce n’est que lorsque cette machine bien réglée a cessé de marcher que tu as enfin perçu tes émotions.

Peut-être tout de suite après le sinistre, tu as tâtonné une cigarette en découvrant ta frayeur. Peut-être bien plus tard. Peut-être jamais ; ou peut-être comme une peur lointaine qui n’aura jamais été proprement tienne.

Cependant, cette machine, n’as-tu pas du mal à dire « c’est moi » ?N’as-tu pas senti qu’elle fonctionnait quelque peu au-delà de toi ? Un

62 Cf. Pierre Livet, La Communauté virtuelle.

SEPTIÈME CAHIER

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« sur-moi », ou peut-être plutôt un « nous » qui prenait la place de « je » ? Ou peut-être plus exactement en-deça : un « sub-moi » ; un « ça », un « cela ».

Tu dois à « cela » une fière chandelle.

*

Ne ressens-tu pas envers « cela », cette machine, quelque chose comme une foi ? Comme en un ange gardien, comme en un dieu qui te protège ?

N’est-ce pas singulier que ce soit une machine plutôt qu’un ange ?*

Lorsque dans un virage tu couches ta moto, ou lorsque tes doigts courent sur les pistons de ton trombone (que sais-je ?), pourrais-tu dire que tu sens la machine, ou ton instrument, comme un corps étranger au tien, à toi ?

*

« Pour prononcer le son q, je place ma langue contre les dents du haut. »— Est-ce vraiment cela que « je » fais lorsque « je » parle ? Lorsque « je »

parle, non quand « je » fais une démonstration pour apprendre à quelqu’un à bien prononcer. Qui est ce « je » qui place la langue contre les dents du haut ?

« Pour voir l’arbre au loin quand je lève les yeux de ma page, j’accommode ma pupille, comme je le ferais avec l’objectif d’un appareil photo. »

— Quel est ce « je » qui fait cela ? Est-ce le même « je », qui accommode sa vision, que celui qui, de sa main, règle l’objectif ?

*

Comment est-ce que je fais pour accommoder ma vision sur l’arbre là-bas ? — Rien. Je le regarde, c’est tout.

Je veux seulement voir l’arbre distinctement, et je ne m’occupe de rien d’autre.

Et « je veux » est presque de trop.

*

Qu’est-ce que je pense au fond de moi ? Qu’est-ce que je pense que je pense ? Qu’est ce que je pense que je pense que je pense ?… Que sont ces « je » qui poussent comme des feuilles autour du cœur d’un artichaut ?

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Mais en t’interrogeant ainsi, tu n’as pas l’impression de faire pousser des feuilles : tu as au contraire l’impression de les effeuiller pour t’approcher d’un cœur.

Comment pourrait-il y avoir un cœur ?

— —

SEPTIÈME CAHIER

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Huitième Cahier

1. Résumé des épisodes précédents. — Critique de la communication. — 2. Qu’est-ce que ne pas penser ? — 3. Le langage laisse les choses en l’état. — 4. Mais pas le travail. — 5. Qui est « nous » ? — 6. Représentation et optique.

Le premier novembreCogito ergo sum. « Je pense donc je suis. » L’argument est plutôt

irréfutable. Ergo, « donc », ou « alors » ? Est-ce bien un argument, une démonstration, ou une définition ?

Il y a de toute façon toujours du jeu dans les définitions. (Tiens! voilà encore une acception de « jeu » à laquelle je n’avais pas pensé plus haut.)

*

A propos encore de l’étymologie.On se sert généralement de l’étymologie pour prouver n’importe quoi. A

partir de la racine grecque de « poésie », on justifie toute sorte de conceptions sur la création et l’essence créatrice de la poésie, alors que le terme a selon

toute vraisemblance été créé pour distinguer l’auteur du récitant.63

La référence à l’étymologie fait souvent effet de preuve irréfutable, et d’autant plus que la démonstration est dépourvue de rigueur. (Ce qui ne signifie pas que soit faux ce qui se trouve si mal prouvé.)

Ce n’est pas une raison pour s’abstenir de toute référence à l’étymologie, ni s’astreindre à plus de rigueur. La rigueur et l’étymologie s’excluent radicalement, alors autant l’abandonner.

Pourquoi ne pas chercher à rattacher des mots si proches : « jeu » et « je » ; « faire » et « fer » ; « je suis » (suivre) et « je suis » (être)… ?

63 « Le récitant, c’est l’interprète, l’aedos ou le rapsodos ; l’auteur, c’est très exactement le fabriquant, celui qui a fait le poème : le poietès ou le melon poietès. Tout ce que nous apprend ici l’histoire des langues, c’est que poète fut, à l’origine, un mot analogue à notre librettiste, ou notre parolier. » Jean Paulhan, La preuve par l’étymologie.

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Certes ces rapprochements sont de l’ordre du trope. Mais l’étymologie ne fait peut-être rien d’autre que des tropes (Paulhan), qu’elle camoufle sous le couvert d’une étude historique et morphologique.

Un fait, une fée.Qu’est-ce qu’une fée ? Qu’entend-on avec « fée du logis » ? « la fée

électricité » ?N’est-ce pas ce que fait la fée qui en en fait une fée ?Que fait une fée ? Des choses incroyables. Ne pas croire aux fées serait ne

pas croire aux faits.

*

Un trope ne démontre rien, mais montre seulement. La rigueur d’une monstration est tout autre que celle d’une démonstration.

Sa consistance est sa limpidité. Sa consistance est synthétique, et non analytique.

La preuve par l’étymologie nous fait passer cette clarté synthétique pour une cohérence analytique.

Mais ce qui fait une consistance synthétique ne fait pas une cohérence analytique : ce n’est pas parce que ta pierre ricoche sur l’eau qu’elle y tiendra si tu la poses.

*

« Ce n’est ni l’œil, ni le nerf optique, ni le cerveau qui y voient, mais l’âme » (La Dioptrique). Décidément je ne vois dans cette proposition aucun dualisme. Pas plus que dans De l’âme d’Aristote. Comme des sauvages découvriraient une carcasse de voiture, l’étudieraient, la comprendraient et resteraient perplexes devant le siège vide. On regarde souvent le cerveau comme un tel siège vide.

Ce n’est ni l’œil ni le cerveau qui voit, c’est moi. Prends le volant, tu verras bien que le siège n’est pas vide.

— —

HUITIÈME CAHIER

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« On dit singulier ce qui est une seule chose en nombre et non plusieurs choses. » Guillaume d’Ockham.

Voilà une définition qui sonne comme une vérité de La Palisse.

— Tous les oiseaux volent — Non, il est des oiseaux qui ne volent pas : le pingouin, le kiwi, l’autruche.— Ce ne sont donc pas des oiseaux.

— Tous les oiseaux ont un bec et pondent des œufs.— Non, l’ornithorynque a un bec et pond des œufs, et il n’est pas un

oiseau.— Si, justement, il en est un.

— Le pingouin, le kiwi, l’autruche, sont des oiseaux ; l’ornithorynque n’en est pas un.

— Qu’appelles-tu donc alors un oiseau ?

Le pingouin, le kiwi, l’autruche, l’ornithorynque sont des oiseaux. Le pingouin, le kiwi, l’autruche, sont des oiseaux ; l’ornithorynque n’en est pas un. Ni le pingouin, ni le kiwi, ni l’autruche, ni l’ornithorynque ne sont des oiseaux.

Chacune de ces propositions est soit vraie soit fausse, non parce qu’elle serait en accord ou non avec les faits, mais parce qu’elles le seraient avec les définitions.

Cela est tout à fait évident. — A moins que ce ne soit le contraire : chaque définition est soit vrai soit fausse selon qu’elle est en accord ou non avec une proposition.

*Le 2 novembre

Si tu me dis « l’araignée a mille pattes », l’araignée étant ce qu’elle est, et n’étant pas un scolopendre, je comprends que tu utilises une base binaire.

A moins, bien sûr, que je ne sache pas ce qu’est une araignée. Ou encore que j’ignore ce qu’est une base binaire. A ce moment là, je peux dire que tu me trompes, comme tu peux toi-même dire que je me trompe dans l’interprétation de tes paroles.

Mais, si je comprends, n’est-ce pas l’araignée qui alors me sert de signe pour interpréter le mot « mille » que tu emploies ?

*

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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« En système binaire, mille est le nombre des pattes de l’araignée. »Je n’ai pas entendu le début de ta phrase, et je me demande pourquoi tu

appelles « mille » ce que j’appelle « huit ». Ie ne pense pas du tout au système binaire, et je n’ai même pas l’idée de ce

que peut être une base numérique. Je suppose pourtant que tu as voulu dire quelque chose. C’est à dire que, même si je n’ai pas entendu le début de ta phrase où tu emploies le mot « système », je suppose que « huit » pour moi correspond à « mille » pour toi en vertu d’un système. Il ne me reste qu’à trouver lequel.

Peut-être vais-je voir tout de suite que 8 = 23 et 1000 = 103.

Je pourrais voir encore que 8 = 23 et 1000 = 23 x 53 , et peut-être vais-je

conclure que le système consiste à multiplier par 53. Mais quand je te

demanderai si la chaise a bien 500 pieds, tu me répondras qu’elle en a 100 ; et je devrais bien voir alors que lorsque je divise par deux, tu divises par 10.

Et c’est la chaise alors qui me sert de signe.

*

Le 3 novembreCorrespondre et désigner.« A chaque mot de la série correspond un numéro. » Et, par conséquence,

inversement.« D’un geste, je désigne la fontaine. »Quelle correspondance y aurait-il entre mon geste et la fontaine ? Précisément, sans la fontaine, tu ne pourrais savoir ce que mon geste

désigne ; tu ne pourrais peut-être même pas savoir que je fais un geste pour désigner.

Sans la fontaine, tu n’interpréterais pas mon geste.

*

Comme le berger préhistorique qui compterait ses moutons : à chaque mouton correspond une pierre. Mais comment fait-il pour compter les pierres ?

—  —

HUITIÈME CAHIER

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Réalisme : le réalisme consiste à prendre des mots, des idées, des représentations, pour des choses réelles. Cette définition plutôt rare de « réalisme » s’applique à merveille à l’immense majorité de ses emplois.

Le réalisme, en littérature et en art, consiste à produire le plus grand effet de réalité possible.

*

« Ton projet n’est pas du tout réaliste. »Mon interlocuteur veut-il dire que je ne prends pas assez les mots pour des

choses ? — Non, je sais bien que ce n’est pas ainsi qu’il l’entend. Pourtant je sais aussi que c’est bien ce qu’il dit. C’est en tout cas ainsi que je l’entends.

Je peux lui répondre que ce qu’il appelle « réalité » n’est au fond que du vocabulaire, de la réflexion, de l’image virtuelle, du signe… Je sais déjà qu’il ne sera pas d’accord.

En cela il est cohérent avec lui-même : il fait bien ce qu’il me reproche de ne pas faire.

Mais nous n’avons pas du tout la même interprétation de ce qu’il fait et que je ne fais pas.

Ne semble-t-il pas que, dans les deux cas, nous comprendre ne conduirait pas du tout à être d’accord ? Mieux : plus nous comprendrons ce que nous voulons chacun dire, plus nous serons en désaccord.

Il y a ici un « être d’accord » qui n’a plus rien à voir avec « être d’accord sur le contenu intrinsèque de la proposition ».

A moins que je n’arrive à le convaincre que ce qu’il tient à appeler « réalisme » n’est qu’un effort pour s’en tenir à un « effet de réalité ».

Mais il se pourrait tout aussi bien qu’il me réponde : « Et qu’espères-tu obtenir hors de cet effet de réalité ? Ta réalité n’est qu’un désert inhumain et inhabitable. »Et je pourrais lui renvoyer : « la vie est courte. Qu’ai-je à faire de la peupler de simulacres ? »

Être finalement d’accord, cela relèverait en somme moins de la conviction que de la séduction. Moins de la conviction que de la conversion.

*

Paulhan disait que, pour celui qui parle de la patrie, la patrie n’est pas un

mot ; pour celui qui parle de liberté, la liberté n’est pas un mot64 . Et sans doute

64 Jean Paulhan, les Fleurs de Tarbes.

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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pour celui qui parle de richesse, de réussite… Il n’a peut être pas tort, mais ceci peut-être très trompeur.

*

« Il y a une vie après la mort. »Pour moi, cela veut dire qu’il y a (comme), du berceau à la tombe, un

manque à vivre.

« Depuis ma prime enfance, je sens dans ma vie un manque à vivre. Je ne peux croire que je vais continuer à vivre ainsi jusqu’à ma mort et qu’il n’y aura plus rien. C’est comme si ma vie manquait de réalité. Je ne peux douter de cette réalité, et je ne peux pourtant pas croire que quelque chose de définitif puisse la faire intervenir dans cette vie avant ma mort. Je ne peux concevoir cette réalité autrement que comme un au-delà de ma vie.

— Tu me dis que tu ne peux douter d’une réalité autre que celle que tu vis, et pourtant tu ne peux pas douter non plus de la réalité de ta vie. N’est-ce pas paradoxal ? Et peut-être aussi hypocrite ?

— C’est pourtant bien ainsi. Je ne peux remettre en doute la réalité d’ici-bas, et je sais bien qu’il en est une autre.

— Alors, comme tu ne peux croire en deux réalité à la fois, et que tu n’es prêt à renoncer à aucune, tu les places seulement dans deux temps successifs. Tu vis l’ici-bas, et tu renvoies l’au-delà après ta mort. N’est ce pas justement une façon hypocrite de s’en débarrasser.

— Ne crois pas cela, car je vis ici-bas selon ma foi en l’au-delà.— Tu vis donc à crédit. Si tu vivais effectivement ce dont tu ressens le

manque, ton « ici-bas » ne te semblerait plus si réel. Il ne serait plus qu’un en-deça. L’en-deça d’un ici-haut. Ne vois-tu pas que tu produis toi-même ton manque à vivre en voulant vivre au-delà ?

— Tes paroles manquent d’humilité. Je ne vois rien dans ta vie qui me permettrait de croire que tu y connaisse ce que je ne puis qu’espérer.

— Comment le verrais-tu dans ma vie, alors que tu ne le vois pas dans la tienne ?

Ni chez ceux dont pourtant tu révères les livres. Justement, quand tu lis ces livres, tu crois que les mots correspondent à une

réalité, alors que, au contraire, ils la désignent.

—  —

HUITIÈME CAHIER

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Le 4 novembreQuand le sage montre la lune, le fou regarde le doigt.On peut bien se moquer du fou. Mais, déjà, si l’on dit « le doigt qui

montre », tout devient différent. Ce n’est pas la même chose « un doigt » et « un doit qui montre ».

Où est la folie, où est la sagesse ? La lune doit-elle faire oublier le doigt qui la montre ?

Montrer du doigt, cela se dit aussi « désigner ». Et l’on dit encore « faire signe ».

Mais qu’est-ce qui alors est fait signe ; et qu’en est-il du signifié ?Le doigt est-il signe de la lune, ou la lune du doigt ; du geste qui désigne ?

Lequel interprète l’autre ?

*

Tout ceci semble bien une question de fou ; car en fait la lune est bien là, et c’est elle qui importe.

Oui, mais la lune que je vois et la lune que je montre sont toujours la lune. La lune que ni je vois ni je montre n’est qu’une abstraction.

Oui, en un sens, le doigt qui la montre est bien fait « signe » pour la lune, mais la lune aussi, alors, est faite « signe » pour le doigt qui la montre.

N’est-ce pas cela qui doit retenir l’attention, non la lune en soi ?

*

Quand le fou montre la lune, le sage regarde le doigt.Comment s’y prend-on exactement pour dire, pour désigner, pour montrer ?

Songe à l’histoire de la logique et des mathématiques. La logique et les mathématiques ne sont-elles pas des sortes de poétiques ou de rhétoriques — ou plutôt d’anti-poétiques et d’anti-rhétoriques — qui ne cessent de produire un lexique et une grammaire dépourvus d’ambivalences ; élaguant les connotations sur le tronc des dénotations, alors que la poétique et la rhétorique, elles, les cultivent ?

Mais les mathématiques nous semblent parfois toucher à d’autres réalités, tout à fait autonomes, où le chiffre existerait comme signifié en toute indépendance de son signifiant ?

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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L‘équivalent de cette impression (effet d’optique) en ce qui concerne la poésie, le/la poétique n’est ce pas ce que l’on reconnaît sous les termes de « sacré », « religieux », « magique »…?

*

Si la lune n’est plus signe, le doigt du sage ne fait qu’un geste ornemental.

Celui qui n’attache de l’importance qu’aux rituels et aux reliques est peut-être un fou. Mais peut-être l’est plus encore celui qui ne voit plus que ce qui lui est montré.

*

Montrer. Une lunette est d’une certaine façon un instrument qui sert à montrer. Comme peut l’être une proposition ou un doigt tendu.

Regarder la lunette, ou regarder dans la lunette ?Regarder le doigt ou regarder la lune ?Le problème est que lorsque je regarde la lune à l’aide d’une lunette, je vois

la lune dans la lunette.

*

Les premiers spectateurs de L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat ont été effrayés.

Par quoi ? — Par le train qui entrait en gare quand les frères Lumière l’ont filmé, par l’image de ce train, par le film que les frères Lumière avaient tourné et qui leur était projeté ?

*

Le 5 novembreDe quoi est-ce que je parle depuis hier ? D’un proverbe, « quand le sage

montre la lune, le fou regarde le doigt », que je commente et analyse pour en extraire tout ce qu’il veut dire ? Ou d’un problème assez complexe de désignation, dont ce proverbe constitue un modèle intéressant ? Ou de quoi d’autre ?

Ou encore : dans mon propos, ce proverbe tient-il la place de la lune ou la place du doigt ? (Le proverbe tient-il dans mon propos la place que tient la lune ou la place que tient le doigt dans le proverbe ?) — Et qu’en est-il encore si je pose la même question pour tout ce que j’ai écrit sur ce proverbe ?

HUITIÈME CAHIER

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Ne soupçonne-t-on pas ici qu’on est en train de s’embarquer dans un jeu d’illusions, ou du moins de reflets, sans fin ; une sorte de palais des glaces ?

Un jeu de miroirs où l’on ne fait qu’ajouter encore un miroir chaque fois que l’on veut observer mieux et sous un autre angle.

*

Doit-on supposer ce jeu indécidable ? Ou doit-on plutôt comprendre « jeu » dans le sens de « être en jeu » ?

C’est ainsi que je critique la notion de communication. Elle suppose que, pour l’émetteur d’un message, ce jeu soit une composition stable, et que le problème, pour le récepteur, soit de retrouver cette stabilité définitive.

J’adresse un puzzle à mon interlocuteur et il doit le remonter. C’est à dire que, en quelque état que se trouve le puzzle, il est virtuellement un seul et même puzzle. — Ce n’est pas du tout ainsi que ça se passe. Il n’est pas de modèle définitif, fût-il virtuel.

Y a-t-il, au contraire, une combinatoire ? Oui et non. Il y a peut-être toujours une combinatoire possible, mais elle ne

nous intéresse pas.D’abord, cette combinatoire serait infinie, puisque chaque pièce du puzzle

est susceptible de se reproduire dans le même temps où nous nous attaquerions à cette combinatoire. Mais ce n’est pas cet aspect seul qui serait de nature à nous décourager.

Aussi simple que soit le puzzle, il faudrait pouvoir affirmer qu’une combinaison et une seule soit la bonne.

Dans le cas contraire, il faudrait que nous soyons capable de garder à l’esprit un certain nombre de combinaisons simultanées. Aussi petit que nous puissions envisager le nombre des figures recevables du puzzle, il serait de toute façon trop grand pour que nous puissions continuer la communication.

—  —

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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On peut aussi se demander si, lorsqu’on joue aux échecs, il est nécessaire d’envisager toutes les combinaisons qui puissent résulter de chaque coup qui est joué.

« Envisager toutes les combinaisons possibles », en quoi cela se distingue-t-il de « connaître la règle » ?

Pour un jeu d’échecs informatique, que signifie exactement cette question ? Car elle a alors une signification exacte.

Lorsqu’on règle l’ordinateur pour qu’il joue plus ou moins bien, cela veut-il dire qu’il connait mieux ou moins bien la règle ? Cela veut pourtant dire qu’il est en mesure d’anticiper un plus ou moins grand nombre de coups.

*

Le robot électronique fait apparemment la même chose que le joueur humain : il joue des coups. Mais rien ne nous dit que les deux fassent la même chose avant de jouer.

Est-ce à dire que moi-même je n’anticipe pas quand je joue aux échecs ? Si. Je suis capable d’envisager tout ce que peut faire mon adversaire à partir du coup que je viens de jouer, et je suis aussi capable d’envisager ce que je ferais dans ces occurrences. Je suis capable d’anticiper ainsi plusieurs coups à l’avance, et je sais que d’autres en sont capables sur plus de coups.

Mais est-ce vraiment cela qui importe dans la façon dont je joue aux échecs ? Est-ce vraiment ainsi que je joue, c’est à dire, comme une machine ?

En 1972 ou 1973, le championnat du monde s’est joué sur un échange de reines en début de partie. Le joueur qui a choisi de sacrifier sa reine dans cet échange a gagné. Bien sûr, cet échange à lui seul n’explique pas sa victoire. Il importe plutôt de comprendre pourquoi cet échange lui paraissait utile à sa stratégie, et pourquoi cette attente n’a pas été déçue.

Il m’est arrivé une seule fois qu’un adversaire sacrifie sa reine pour prendre la mienne en début de partie ; et j’ai perdu. Ma reine étant couverte, je ne m’attendais pas du tout à ce que mon adversaire sacrifie la sienne.

J’avais sans doute envisagé ce coup, puisque je savais ma reine couverte, mais j’avais éliminé cette occurrence de mes calculs. Par ce coup, mon adversaire rendait caduques toutes mes combinaisons, et m’obligeait à reprendre toute ma stratégie à zéro. A ce moment là, j’avais perdu toute initiative dans la partie.

Je ne crois pas qu’à ma place un ordinateur eût perdu la moindre initiative — eût-il été réglé sur « débutant ». Ce coup n’eût été pour lui qu’un coup

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comme un autre.

*

Ce qu’Edgar Poe écrit à propos des échecs et du jeu de dames prouve qu’il maîtrisait mal les échecs. (Paul Nougé)

Que le jeu de dames offre plus de prises à ce que j’appellerais « un libre jeu du je » parce qu’il est plus simple, qu’il suppose moins de combinaisons, et par là absorbe moins l’esprit aux seuls calculs d’une combinatoire, cela n’est vrai que pour celui qui a mal assimilé les règles, et dont l’esprit en reste préoccupé.

Appliquons ce raisonnement aux langues naturelles : — il est plus difficile de penser en Allemand (ou en Latin, ou en Arabe) qu’en Anglais (ou en Japonais), car la grammaire allemande est plus complexe que la grammaire anglaise, et elle absorbe toute l’attention avec les déclinaisons et les accords.

On pourrais aussi dire qu’il est très difficile de penser en écrivant en Français à cause de la difficulté de l’orthographe. Et cela est certainement vrai pour beaucoup de personnes, francophones ou non.

Mais est-ce que je pense à l’orthographe quand j’écris en Français ? Pas plus que je ne pense à mettre ma langue contre mes dents quand je prononce q en Anglais.

*

— Mais qu’appelles-tu « penser » ? Car il est bien évident qu’un ordinateur ne pense pas. De même lorsque tu dis « à l’esprit » : l’ordinateur n’a, en aucun sens, un esprit.

— En effet, et pourtant l’ordinateur fait exactement ce que je dis « ne pas penser ». Et, quoi qu’il contienne, c’est bien ce que je dis « ne pas avoir à l’esprit ».

Cependant il est bien vrai que, littéralement, il ne le « pense » pas plus que moi, ni ne l’a « à l’esprit ».

—  —

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Le 6 novembreCes cahiers que j’écris, comment est-ce que je m’y prend exactement pour

les écrire ?Je suis mon idée. — Soit, mais encore ? Est-ce que je me soucie, en suivant mon idée, de l’orthographe, de la

grammaire, de la sonorité… ? — Voilà une question à laquelle il est très difficile de répondre. Bien sûr que je m’en soucie, et par instant, je ne me soucie de rien d’autre.

Lorsque je me relis pour me corriger, j’ai le plus grand mal à prêter attention à plusieurs de ces différents aspects à la fois. Quand je suis attentif à l’orthographe et aux coquilles, j’ai du mal à être sensible au balancement des phrases et à leur lisibilité ; plus encore à leur cohérence logique. Quand par contre je fixe mon attention sur l’articulation des idées, mon regard peut passer plusieurs fois sur une lettre mise à la place d’une autre sans que je ne m’en aperçoive.

Il peut arriver que ces divers aspects se brouillent. Hier soir, par exemple, je trouvais une phrase peu claire, sans parvenir à lui substituer une meilleure tournure ; sans parvenir seulement à découvrir ce qu’il y avait de pas clair dans cette phrase. Puis je me suis aperçu qu’il manquait un trait d’union entre « est » et « ce » : « … est ce … », « … est-ce … », voilà sur quoi ma lecture venait se brouiller, sans que je ne parvienne à le percevoir.

(Songeons au détail qui peut changer la physionomie dans un portrait ; ou rendre une perspective fausse.)

Je peux donc être attentif à ces détails. D’ailleurs un ordinateur m’assiste, émet un bip sonore pour des orthographes douteuses. Je pourrais aussi lui demander une assistance grammaticale.

Parmi ces détails, les problèmes de ponctuation et de division ne sont pas les moindres. En admettant qu’il y ait des règles de ponctuation — jusqu’à quel point la ponctuation fait fonction de connexion logique ou de notation mélodique et rythmique, et jusqu’à quel point le rythme et la mélodie d’une proposition ne sont-elle pas déjà une connexion logique que marque donc la ponctuation ? — en admettant donc qu’il y ait bien des règles pour cela, qu’est-ce qui me dit que je dois aller à la ligne, en sauter une, finir un paragraphe ou un chapitre ?

Dans tout ceci, les côtés purement musical ou encore purement visuel, plastique, ne sont pas négligeables.

Et qu’est-ce que cela veut dire alors « musical » et « plastique » ?

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*

Tout ceci se passe comme en dessous de la ligne de flottaisons ; la ligne de flottaison de la pensée. Mais puis-je dire qu’en écrivant ces cahiers je ne pense qu’avec ma plume ?

Ma métaphore avec un journal de chasse est là pour rappeler — me rappeler (et j’en ai eu par moments bien besoin) — que je ne chasse pas avec ma plume en tenant ce journal.

Je chasse en organisant des ateliers d’écriture (un sur la diction et la mise en situations, un sur l’écriture mathématique avec un professeur et sa classe, un atelier d’écritures expérimentales, etc…), en organisant un colloque sur Poésie, logique et langage…

Je chasse aussi avec ma propre création littéraire, dans mes échanges avec d’autres auteurs, d’autres chercheurs, et je peux chasser aussi tout simplement en me promenant.

*

Je n’ai jamais rien appris dans des livres. Mais tout ce que j’ai appris, je l’ai appris pour une très large part à travers des livres.

Un cahier de bord peut avoir une fonction essentielle au cours d’un voyage ; ou encore après le voyage. Mais il ne peut se substituer au but du voyage. A plus forte raison, se substituer au voyage.

Ce que je remarque ici peut être seulement trivial.C’est comme celui qui dans une exposition d’art contemporain dit que

« c’est n’importe quoi ».Peut-être fait-il une remarque essentielle, mais il en perd tout le bénéfice du

seul fait qu’il le dit pour « couper court ».

*

A plusieurs reprises Wittgenstein note une certaine stérilité de ses œuvres. On ne saurait dire s’il la justifie, s’en excuse ou la regrette. Sans doute ne saurait-il pas le dire lui-même.

« La philosophie laisse les choses en l’état. »Pourquoi pas « le langage laisse les choses en l’état » ?Sans doute : mais le langage, lui, reste-t-il en l’état ?

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La logique et la poésie, la philosophie et la littérature génèrent ici des confusions qu’on ne rencontre dans aucune autre activité humaine.

Le commandant du navire qui tient un carnet de bord sait très bien que ce qu’il note laisse son navire en l’état. Il n’ignore pas que rien de ce qu’il écrit ne peut se substituer à ses actes, à ses ordres et à leur exécution.

Quoique parfois il puisse oublier en quoi ce qu’il écrit peut devenir un élément essentiel pour les décisions qu’il va prendre.

Tout n’est pas si simple pour celui qui travaille essentiellement dans le langage.

De cela on pourrait conclure que la philosophie, la logique, la littérature, la poésie sont des pratiques définitivement impossibles ; à moins qu’elles ne s’apparentent à l’illusionnisme et à la prestidigitation.

—  —

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Le 7 novembreD’une certaine façon, on pourrait dire que les sciences physiques

s’apparentent elles-mêmes à l’illusionnisme, car elles laissent aussi bien le monde en l’état.

L’avion ne bouscule en rien les lois de la gravitation. Certes, il vole et personne ne dira qu’il « semble voler ». Cependant, nous disons volontiers que « nous nous affranchissons des lois de la nature ».

Ce qu’il serait ici utile de dégager, c’est une certaine relation assez complexe entre expliquer, décrire et faire.

*

Je crois qu’il faudrait ici interroger le concept de travail. Ou plutôt les concepts, car nous disposons de nombreuses théories très fines concernant le travail, mais d’aucune théorie unitaire. (Songeons au concept de travail chez Joule et au concept de travail chez Marx.)

*

Nous pouvons peut-être entrevoir ce que serait une théorie unitaire du travail, en reprenant le traité de l’Âme d’Aristote et en remplaçant systématiquement « âme » (psyché) par « travail » (ergon).

— Dans une première étape, cette théorie traiterait du travail que l’on mesure en« joules » : le pur travail mécanique.

— Dans une seconde, du travail végétal, végétatif : celui où la transformation de l’énergie se double d’une transmutation organique. Après le travail

physique, il s’agirait donc du travail biologique.65

— Dans une troisième partie, on aborderait le travail animal : proprement, le travail de l’âme, c’est à dire de l’action et de la perception. Ce chapitre recouperait une bonne part des « sciences cognitives », en ce qu’elles touchent à la neurologie. Pourtant il ne s’agirait pas ici de cognition, mais seulement de perception.

Ensuite, on s’attaquerait au travail intellectuel humain — ces deux mots

65 Sans doute la biologie prétend-elle s’occuper de l’animal plutôt que du végétal ; elle ne s’occupe pas moins de ce qui est avant tout végétal (végétant) chez l’animal.

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font un pléonasme, que je conserve en référence à Josef Dietzgen.66

Ce chapitre se diviserait lui-même en trois, selon que ce travail humain s’appliquerait à telle ou telle forme du travail déjà traité.

— Nous aurions d’abord le travail qui s’exercerait dans la pure mécanique : le travail technique, la technologie. Celui qui a commencé avec la simple taille de pierres, et qui est allé de l’invention du manche aux dernières trouvailles de l’informatique.

— Ensuite, le travail qui a commencé avec l’élevage et l’agriculture, pour gérer et diriger tous les processus qui se génèrent et se régénèrent d’eux-mêmes.

C’est un travail tout à fait différent de tailler une pierre que de faire pousser une fleur. Dans le premier cas, nous travaillons une matière qui ne fait que réagir à notre action. Le résultat dépend alors seulement de notre connaissance de cette matière singulière, des lois universelles qui la régissent et de l’habileté de nos gestes et de nos inférences. Dans le second, nous travaillons sur un être doté d’une vie autonome, que nous pouvons seulement cultiver.

Le terme d’art s’appliquera beaucoup mieux à cette sorte de travail que celui de technique : art médical, art poétique (c’est à dire travail des langues naturelles ; de ce qui est naturel dans les langues), etc…

— Enfin nous aurons le travail scientifique, théorique, esthétique, ajoutant aux précédents les représentations intelligibles ou sensibles.

Cette dernière étape pourrait facilement montrer comment tout travail humain n’est jamais très loin de basculer dans l’illusionnisme et la prestidigitation.

Ces différentes étapes : technique, artistique, scientifique, esthétique, pour être séparables n’en ne sont pas nécessairement séparées.

Plus exactement, cette distinction est pour une bonne part la fonction principale du travail proprement scientifique. La science fait passer, pour une part toujours plus grande, l’objet de l’art sous le registre de la technique. On peut mesurer ce que l’optique — photographie incluse — a apporté aux arts plastiques de purement technique, sans que la photographie ne cesse pourtant d’être un art et non pas seulement une technique. La même observation est valable avec la médecine ou l’agriculture (« médecine scientifique », « agriculture scientifique »).

66 Josef Dietzgen, L’Essence du travail intellectuel humain (exposée par un travailleur manuel. Nouvelle critique de la raison pure et pratique), 1869. Ami de Feuerbach, jeune apprenti tanneur, il devint ingénieur. Il a joué un grand rôle dans la création de l’Alliance Internationale des Travailleurs, et a pris la direction du journal Freiheit à la suite de la condamnation à mort de ses dirigeants après le premier mai 1886 à Chicago.

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Le travail intellectuel fait avec le travail animal de perception et d’action ce que fait la vie végétale avec l’échange de matière et d’énergie : elle en fait une vie autonome — une vie de l’esprit.

*

Le 8 novembreToute cette construction laisse entièrement de côté une théorie du travail

pourtant parfaitement élaborée : la conception économique du travail.L’économie politique : l’association de ces termes, et ils ne manquent jamais

d’être associés, laisse bien entendre qu’il est essentiellement question de travail et de pouvoir.

Ce qui devrait immédiatement nous troubler, c’est qu’on retrouve à peu près, dans l’économie politique, les mêmes concepts que dans la mécanique — ou plus exactement, les mêmes termes qui ne désignent plus du tout les mêmes concepts.

Et d’abord tous ces concepts, dans l’économie politique, ne correspondent pas à des unités de mesure. Curieusement, l’économie politique, qui semble au premier abord quantitative, ignore les unités de mesure. Elle n’en connaît qu’une : la monnaie. L’économie mesure tout en monnaie, mais elle n’a aucune réponse satisfaisante quand il s’agit de savoir ce qui est ainsi mesuré, ou quand il s’agit seulement de savoir ce qu’est la monnaie.

Plus précisément, les seules réponses à ces questions sont des réponses politiques. Ce qui ne les rend pas pour autant satisfaisantes.

Par rapport à ma charte d’une théorie unitaire du travail, qu’elle place prend en fait l’économie politique ?

Dans un premier abord, je dirais qu’elle fait écran. Elle-même d’ailleurs commence par brouiller ses propres cartes, en ce qu’elle ne dit pas dans quelle mesure elle est une pratique ou un discours sur cette pratique.

Si elle est une pratique, il faudrait d’abord dire laquelle : pratique du pouvoir politique ? pratique de l’échange marchand ? pratique de l’organisation du travail ?

L’économie politique recouvre manifestement ces trois pratiques, mais il faudrait alors dire de qui elle est la pratique ; car ce ne sont pas les mêmes personnes, les mêmes groupes, les mêmes structures, les mêmes couches sociales qui pratiquent le pouvoir politique, l’échange marchand ou l’organisation du travail.

Selon les écoles, l’économie se présente plutôt comme une théorie de la culture de la richesse des nations par le pouvoir politique, ou tantôt comme une

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théorie de la gestion des richesses privées. Dans le premier cas, elle apparaît comme « science du prince », dans le second, comme « science des patrons ».

Dans les deux cas, elle fait écran à l’organisation concrète du travail. Elle a pour fonction de rendre le travail impensable.

*

L’ergonomie.L’économie politique laisse dans l’ombre l’ergonomie, ombre où celle-ci se

contente de faire fonction d’une science croupion de l’industrie.L’ergologie serait pourtant la clé et la charnière d’une théorie unitaire du

travail. Elle tiendrait la place d’une philosophie première du travail ; une méta-physique, au sens littéral, entièrement épurée de toute mystique et de toute théologie.

L’ergologie serait avant tout la théorie du singulier et de l’universel ; du réel et du virtuel.

La théorie et la pratique de la transformation du travail individuel en travail collectif (et inversement).

—  —

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Nous pouvons très bien voir que la moindre de nos expériences ne se laisse pas réduire dans la relation d’un quelconque réel avec l’ego cartésien.

*

Toujours, entre un « ceci » et un « moi », je pressens bien la présence et l’action d’un « nous ».

Or ce « nous » n’est jamais entièrement réel. Ce que j’entends par là, c’est que jamais je ne peux entièrement dégager ce « nous » du « ceci ». Continuellement, je découvre ce « nous » dans les choses — comme je les perçois — ou conçois — à travers ce « nous » : outils, savoirs, symboles, représentations… nécessairement collectifs. Je ne peux pas davantage dégager entièrement ce « nous » de l’ego.

Ce « nous » est toujours en « moi », et si j’essaye de le filtrer, c’est ce « moi » qui m’échappe.

Je ne peux pas non plus le dire fictif, même si je sais qu’il est très généralement désigné à travers des fictions : la nation, l’humanité, l’homme, la race, l’état, la science, la raison, l’esprit, la société, Dieu, les dieux, la richesse, les richesses, le pouvoir, la nature, la culture, la civilisation, l’entreprise… Tous ces sujets sont plus ou moins des fictions, des images, des figures, des tropes…

Ce « nous » n’est pas fictif, car, s’il n’est pas non plus réel, son action, son effet, sa force, très exactement son travail est, lui, bien réel. Aussi je dirais plutôt que ce « nous » est virtuel.

Mais pour être virtuel, et non fictif, il doit être dans les choses ; dans l’organisation concrète des choses, et il doit être dans l’ego.

*

Plus qu’un ego et un nos (nous), un sum (suis, je suis) et un summus (sommes, nous sommes).

Je demeure étonné que, malgré toute l’invention linguistique de la métaphysique européenne à partir de esse (être), on n’y trouve jamais de sum et de summus.

N’est-ce pas amusant l’homonymie de « je suis » : être et suivre. Ou encore celle entre « nous sommes » et le substantif « sommes » « somme » (somma

logicæ, somma theologicæ) ? 67

*

67 Qu’en aurait pensé Heidegger ? Que le Français ne se traduit pas ?

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Je pense donc je suis ; je suis ma pensée, je suis des traces. Et parmi ces traces, je reconnais les miennes ; les nôtres. Je suis donc nous sommes. Je suis ma piste, et nous sommes, nous sommes nous.

*

Nous-mêmes, nous autres. Ce « nous autres » des langues romanes (nosostros) vient faire pôle au

« nous-mêmes ». On sent bien là que « mêmes », en tant que pôle de « autres », ne se laisse

pas si simplement traduire par selves.Dois-je souligner qu’il n’y a pas d’alter ego, de moi autre. Seulement un

« toi » ou un « nous autres ».Ipse, ipsi (moi-même, nous-mêmes). Ipso facto, ipso dato.

C’est sans doute là qu’est la clé du mythe — si ce n’est du mystère — de l’automate, de l’automatisme : dans la subtile relation entre nous-mêmes et nous autres.

Mais, bien sûr, je n’en dévoile rien en disant cela, je ne fais que le voiler davantage de mots.

*

La critique de l’ontologie de Guillaume d’Ockham. En schématisant : seul le singulier est réel ; l’universel existe seulement dans l’esprit, comme induction à partir des singuliers. C’est dire que seul le singulier relève de l’ontologie ; l’universel, c’est à dire l’objet de la logique, relève d’une sémiologie.

Cette critique demeure très moderne,68 mais elle ne pose que le côté de

l’objet, pas celui du sujet.

*

Si je dis « je sais », on peut toujours chercher à vérifier davantage, mais il n’y a pas grand mystère.

Si je dis « nous savons », tout n’est pas si clair. Et d’abord, est-ce que je me compte dans ce « nous » ? En principe, oui.

Mais il pourrait m’arriver de dire : « nous savons briser des atomes », ou encore « nous savons voyager jusque dans les planètes ». Est-ce que je sais briser des atomes, ou voyager dans les planètes ? Non.

68 Moderne et actuelle, ne serait-ce qu’à travers l’œuvre de C. S. Peirce. (Scott, Ockham and Hobbes, selected papers).

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Il se pourrait même que personne ne le sache ; mais nous autres, ensemble, nous savons le faire.

Comparons « ensemble nous pouvons soulever cette armoire », et « ensemble nous pouvons observer tous les côtés ».

Il est peu probable que le savoir, le percevoir, le concevoir s’additionnent aussi facilement que la force. Et quand bien même voudrions-nous les réduire à des simples « informations », le problème resterait autrement plus loin d’être résolu que certains (avec la théorie de la communication par exemple) le croient.

Du côté du sujet aussi le réel n’appartiendrait-il qu’au singulier ?

—  —

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Le 9 novembreGuillaume d’Ockham critique la représentation en ce qu’elle serait un

troisième terme entre les choses et l’esprit : un fictum. C’est par là que passe la ligne directe entre Ockham et Peirce ; entre le nominalisme et le pragmatisme.

Pour ce qu’on peut connaître de l’œuvre de ces deux hommes, il semblerait que Peirce revienne sur la terceité qu’Ockham récuse. Mais ici, ce qui me préoccupe plutôt, c’est d’où peuvent bien venir de telles idées. Il me semble évident qu’elles viennent de l’optique, et il me semble intéressant de les y ramener.

En optique, le concept d’objet et le concept d’image ne glissent plus entre les doigts. En optique, l’image est aussi réelle que l’objet, et bien distincte de lui, sans être d’une quelconque façon « dans l’esprit ».

*

Enlève aux concepts de l’optique les verres et les miroirs, et la plus rigoureuse précision cède la place à la plus vertigineuse confusion.

Une géométrie des rayons lumineux et des surfaces optiques suffit à la description, et même à l’explication, de la formation des images. Il n’y reste aucun mystère. Si l’on tient à en trouver, on doit les chercher en amont, dans la géométrie, dans la physique de la lumière, de la matière…, ou en aval, dans la perception, la neurologie, la psychologie, etc…

Cependant, cette image, qui se forme dans le miroir, sur la lentille, sur la rétine, est bien réelle, mais elle n’en est pas pour autant une image vue.

*

« L’image qui se forme sur ma rétine va s’inscrire dans un point de mon cerveau. »

Voilà une sorte d’explication qui se révèle bien plus mystérieuse que ce qu’elle prétend expliquer.

Cela ressemble au son qui va s’inscrire sur les sillons du disque. Ceci, nous le comprenons très bien : du rouleau de boîte à musique au disque compact, le principe est le même. Mais pour que le son redevienne réel, le processus doit se dérouler dans l’autre sens. Je peux à la rigueur concevoir mon cerveau comme une discothèque, mais j’aimerais bien savoir alors ce qui en tient lieu de lecteur.

Le disque de mon ordinateur aussi contient des quantités d’informations cryptées, mais il est doté d’un écran, d’une imprimante, d’un haut-parleur. Qu’est-ce qui peut bien en tenir lieu pour mon cerveau ?

Et d’ailleurs cette question même est absurde, car un écran suppose des yeux pour le lire ; un haut parleur, des oreilles…

HUITIÈME CAHIER

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*

Je vois bien que « dans l’esprit » a la même grammaire que « dans le miroir ». Le seul terme de « réflexion » devrait me mettre sur la voie.

La dialectique de l’objet et de l’image se double ici d’une dialectique du virtuel et du réel, qui fait correspondre à l’objet réel l’image virtuelle et à l’image réelle l’objet virtuel.

Je veux dire ici que le décodeur, le lecteur de ma mémoire, est le monde lui-même.

*

L’image et l’objetUn objet est le point d’intersection de deux rayons arrivant sur une surface.

Il est dit réel si ce sont les rayons eux-mêmes qui se coupent. Il est dit virtuel si ce sont les prolongements des rayons lumineux qui se coupent.

B : objet réel B’ : objet virtuel

SB S

B’

Une image est le point d’intersection de deux rayons émergeant d’une surface. Elle est dite réelle si ce sont les rayons eux-mêmes qui se coupent. Elle est dite virtuelle si ce sont les prolongements des rayons lumineux qui se coupent.

B : image virtuelle B’ : image réelle

S

B’

B S

B’

B

L’espace objet se découpe en deux sous-espaces. Si le sens du parcours de la lumière est de gauche à droite, on a successivement : — Le sous-espace objet réel à gauche de la première surface rencontrée par la lumière. — Le sous-espace objet virtuel à droite de la première surface.

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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L’espace image comprend deux sous-espaces. Si le sens du parcours de la lumière est de gauche à droite, on a successivement : — Le sous-espace des images virtuelles à gauche de la première surface rencontrée par la lumière. — Le sous-espace des images réelles à droite de la première surface.

S

Sous espace objets réels

Sous espace objets virtuels

S

Sous espace images réelles

Sous espace images virtuelles

—   —

HUITIÈME CAHIER

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Neuvième Cahier

1. Les « choses » et leur « vertu ». — Qu’est-ce que le travail ? — L’universel et le singulier. — Code génétique ou code générique ? — Nominalisme et langages formels. — Intériorité ou épaisseur.

Le décodeur, le lecteur de ma mémoire, est le monde lui-même.Ceci explique en partie pourquoi notre cerveau nous semble tout à la fois si

essentiel et si accessoire à la pensée, et dans une moindre mesure à la perception et au mouvement.

Depuis l’antiquité, on a localisé les fonctions du cerveau ; depuis l’antiquité, chaque génération de médecins feint de découvrir le fonctionnement du cerveau. L’utilité de ces découvertes pour expliquer la cognition et la perception est quasiment nulle ; insignifiante, en tout cas, comparée à des approches logiques, sémantiques, sémiotiques…

*

Il est toujours utile de se méfier d’un certain effet du langage qui, en multipliant les termes, semble démultiplier les signifiés.

Nous employons les mots de « chose » et de « réel », de « réalité » ; nous parlons de « choses réelles », de « substances ». Nous disons « la réalité » et nous disons « les réalités ». Nous disons « les choses », et aussi « la chose », « la chose en soi », et même « la choséïté ».

Or « réel » vient déjà d’un néologisme du Latin médiéval : realis, de res, chose. Realis, c’est déjà en Latin « choséïté ». Réel, en Latin se disait déjà verus. Comme en Grec (alétéia), comme en Arabe (haq, haquiqa), le même mot recouvrait le concept de vrai et de réel. Le Latin médiéval a voulu distinguer le « vrai » du « réel » ; l’a distingué dans une référence explicite à la « chose ».

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Quant à « vrai » (veritas), il n’est pas nécessaire de si bien posséder le lexique latin pour reconnaître la parenté avec « vertu » (virtus, puissance, de vir, homme, viril). « Vertu », dont notre langue tire « virtuel ».

*

Le 11 novembreJe dis qu’il y a en nous… des « nous ». Il y a surtout du « je » … du

« jeu »… Il n’est pas du tout évident de dire ce qu’on veut dire : le langage nous joue des tours.

Le jeu sur l’étymologie est l’une des sortes de ces tours. Ces tours, ces tournures sont là, toutes prêtes dans le langage, et tendent à nous arracher la conviction : cela « se dit », se dit bien, cela se dit seul et tend à emporter l’approbation.

L’effet de logique est aussi l’un de ces tours ; l’effet de grammaire.

Heureusement les langues se traduisent. Et la traduction, résistant à la transcription de ces effets de conviction, les filtre. « Gedischte » en Allemand correspond exactement à « poésie » en Français. « Meaning » en Anglais correspond à « intention » et à « signification » en Français. Mais « intention » et « signification » en Français ne sont pas synonymes et n’ont aucune parenté étymologique.

« Être » en Français ne correspond à rien du tout en Arabe, et « laïssat » (n’être pas) en Arabe, ne correspond à rien en Français.

Comment, sans verbe être, Avicenne et Avéroès ont-ils été de si grands commentateurs d’Aristote, et les inspirateurs de l’ontologie scolastique ? Comment penser l’essence (l’être), dans une langue qui n’a pas de verbe être ? Et pourtant leur lecture me laisse croire qu’ils la pensaient mieux.

L’essence : al‘ain, la source, et l’œil.Voilà un autre tour de la langue : le trope.

*

Les langues répugnent à la répétition. Un style soutenu la proscrit. Toutes les langues n’ont pas la même exigence à châtier les répétitions, mais toutes, d’une façon ou d’une autre, tendent à les éviter.

Pour quelle bonne raison proscrire les répétitions ? On invoque l’élégance, et leur lourdeur. Pourquoi les répétions alourdiraient-elles le style ? Un style peut bien être lourd sans cela.

NEUVIÈME CAHIER

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A priori, ce serait une question de rythme : tout ce qui revient dans la phrase marque un rythme : rimes, assonances, allitérations, mais aussi structures syntaxiques…

Rythme ou martellement ? La nuance est infime : ou bien ce martellement est fondé, fait fonction de tempo, de ponctuation ; il est un martellement délibéré (marche du sujet). Ou bien il nous échappe, se joue malgré nous, n’est qu’un bruit qui dérange.

En quoi la répétition d’un terme a-t-elle droit à un statut différent de celui de voyelles, de consonnes, de structures syntaxiques, de rythmes ? La poésie et la chanson ne sont-elles pas souvent construites à partir de telles répétitions ?

L’élégance. Que peut bien être l’élégance appliquée au langage ? On dit « élégance de la démonstration » — qu’est-ce que l’élégance d’une démonstration ?

La beauté d’une mélodie, la beauté d’une forme, voilà ce qu’il serait bien dur de définir et d’expliquer. Mais alors, l’élégance, l’élégance du style, ou d’une démonstration, cela semble échapper bien davantage à toute définition.

*

« Quelle élégance! »Il me semble que élégance désigne toujours un principe d’économie.

D’économie, pas d’avarice : un rapport avantageux entre dépense et travail.Cela suppose une définition du travail qui n’est pas celle de l’économie

politique. Une définition qui ne permettrait plus à l’économie politique de parler de « travail improductif ». Dire qu’un travail est improductif, c’est confondre travail et dépense de force.

Quand le rapport est avantageux entre un travail et une dépense, ce qui en est perçu de la manière la plus immédiate et la plus synthétique, on le dit « élégance ».

Le 12 novembreCe que j’ai dit hier n’est pas très bien dit. Il me semble que le travail, en

physique, n’est pas le rapport dont je parle : il est le produit de la force dépensée et du déplacement produit.

Si l’élégance était la forme visible du travail : l’image du travail ? Si l’on veut définir l’élégance, on doit expliquer le travail. L’élégance du

style : le travail du sens.

*

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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L’esprit ; le bel esprit — ce dont je parle est autour de quoi ont tourné les grands théoriciens de l’esprit et des lettres de l’époque classique : Vaugelas, Boileau, Guez de Balzac, La Fontaine… Ils ont pressenti le travail, mais n’ont vu que l’élégance. Et l’on sent bien, à les lire, qu’une pensée pourtant vive tourne et retourne, danse peut-être, autour d’un point aveugle.

*

Le travail en zoologie. La zoologie et la biologie ne connaissent le travail que d’un point de vue musculaire. C’est pourquoi le travail animal et le travail végétal ne se distinguent pas vraiment. Le travail de la plante qui soulève une pierre n’est en rien différent de celui de l’animal, si ce n’est que le travail de la plante est généralement beaucoup plus puissant.

Mais le travail de la plante n’est pas musculaire. Voilà la grande différence entre la plante et l’animal : le muscle. Et il n’y a pas de muscle sans nerf. On peut toujours étudier le système musculaire et le système nerveux séparément, mais ils ne fonctionnent pas l’un sans l’autre. C’est à dire qu’il n’y a pas de motricité sans perception, ni de perception sans motricité.

*

Si l’on attelle un âne à une noria, on ne l’utilise pas différemment de la façon dont on utilise le vent ou l’eau pour faire tourner un moulin. On peut aussi bien attacher un homme à une noria.

On observera que le travail humain tend plutôt à utiliser la force mécanique de l’animal de préférence à la sienne, et les forces naturelles de préférence à celle de l’animal (à plus forte raison, de sa propre force animale). C’est à dire, à supprimer du travail musculaire.

*

L’animal, ou même l’homme, attelés à une noria ne font pas un travail différent de celui du vent ou de l’eau, mais cela précisément parce qu’ils sont attelés ; c’est à dire parce que leur travail sensoriel est réduit (artificiellement) à rien. Et peut-être l’âne aura des œillères.

L’âne, le cheval, l’homme… l’animal, n’était qu’une étape avant d’être remplacés par l’eau, le vent, la vapeur, l’électricité…

*

NEUVIÈME CAHIER

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Pas de travail musculaire sans travail nerveux. Pas question qu’un muscle s’agite si un nerf ne lui transmet une impulsion. Mais un nerf transmet-il une impulsion motrice sans transmettre une impression sensorielle ?

L’arc réflexe. Bien sûr, l’arc réflexe peut couper court dans le système nerveux, mais ce « couper court » n’est jamais qu’un moment dans le fonctionnement complet du système ; et ce système ne se réduit pas à un pur inter-face. (sauf à y être réduit de force dans une noria, un attelage…)

Bref, il n’y a pas de travail des ailes et des serres du faucon sans travail de ses yeux ; et dès qu’on l’encagoule, on arrête les deux.

En cela, la faiblesse du travail musculaire de l’animal, comparé à celui du végétal, est proportionnelle à l’importance de son travail sensoriel.

Il serait peut-être fructueux d’y réfléchir de plus près.

*

Taillant mon chemin à grand coups de serpe, je dirais que le travail du sens est un prolongement du travail des sens : la cognition de la perception. L’achèvement de ce travail serait de rendre sensible (et non plus seulement intelligible) ce sens : l’esthétique.

A ce moment là, il nous arrive de dire, un peu sottement d’ailleurs, « élégance ».

Elégance de la forme, du style, de la démonstration. « Beauté » serait déjà moins sot.

Ou plutôt, la sottise consiste alors à associer la beauté, ou l’élégance, à la seule forme, au seul style, à la seule démonstration.

*

Mais pourquoi la répétition — celle du terme — a-t-elle un statut différent des autres répétitions : de la sonorité, du rythme, de la mélodie, de la rime, de la figure (métaphore, métalepse, métonymie…), du syllogisme (démonstratif, dialectique…), grammaticale, etc…

Du seul point de vue de « la belle langue », de l’élégance du style, son effet peut être, à égalité avec les autres, heureux ou malheureux.

La force de certains poèmes tient, après tout, au retour régulier d’un terme.

*

Le doigt qui montre. La fonction déixique du signe : le « faire signe ».Les pronoms démonstratifs sont les mots les plus proches du geste (du

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Page 200: Suite sur le fonctionnement réel de la penséejdepetris.free.fr/Print/suite.pdf · Suite sur le fonctionnement réel de la pensée Version 0.2 Sur la consistance poétique Ce livre

signe) qui montre, et bien souvent ils l’accompagnent : ceci, cela, celui-ci, ceux-là…

Là, ici, là-bas, là-haut sont encore des mots de cet ordre ; des mots dépourvus de signification si leur référence n’est pas sous les yeux — fût-ce à être la référence à d’autres mots, à d’autres significations que véhiculent des mots ; mais qui doivent être là, sous les yeux, écrits à quelques lignes d’intervalle, désignables du doigt sur la page.

Les termes déixiques constituent le chevillement du langage au réel ; aux choses.

Mais justement, ils sont mis pour la chose ; à sa place. Le problème consiste alors à faire que le doigt qui la montre ne prenne pas la place de la lune. Qu’à trop montrer, le signe ne finisse par cacher.

*

Si le pronom est, par définition, mis pour un nom, le nom est en général mis

pour une chose. On peut dire aussi qu’il tient lieu de description d’une chose69

. Généralement, mais pas toujours.

— La vache est dans le pré. — Quelle vache ? — Celle-ci. Cette vache. — Qu’appelles-tu « vache » ? — Eh bien, ceci! (Et je la montre du doigt.)

On peut observer que « vache » n’est pas employé de la même façon dans la troisième et dans la quatrième réplique. Dans la troisième, « vache » pourrait être remplacé par une description : ce gros quadrupède cornu, broutant paisiblement, avec ses lourdes mamelles, aux sabots fendus,… ou encore par un geste, ou par le pronom démonstratif de la cinquième réplique.

Dans la quatrième réplique, le mot « vache » ne désigne que le mot « vache » et sa fonction dans le langage. Le mot « vache » de la quatrième réplique est mis pour le mot « vache » de la troisième.

Mais à la question : « qu’appelles-tu « vache » ? », j’aurais pu répondre autre chose que : « ceci ». J’aurais pu répondre : « j’appelle « vache » un quadrupède cornu, etc… » dans ce cas, « vache » n’est plus mis à la place d’une description, mais d’une définition.

« La vache est un ruminant… », est-ce la même que « la vache est dans le pré » ?

La vache qui est dans le pré est bien la vache qui est un mammifère ruminant, mais la vache qui est un mammifère ruminant n’est pas seulement la vache qui est dans le pré.

69 Voir Russell, The Philosophy of Logical Atomism. Russell y parle aussi des démonstratif, ainsi que dans Signification et vérité et problèmes de philosophie.

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« La vache n’est pas la vache. »— La vache est-elle noire ? — Non, la vache qui est dans le pré n’est pas

noire, elle est blanche. — Mais la vache qui est un mammifère ruminant, est-elle noire ? — Elle n’est pas nécessairement noire, elle peut être blanche, comme celle qui est dans le pré, ou de nombreuses autres couleurs.

Nous avons là trois usages distincts du nom. Dans une première occurrence il désigne quelque chose de singulier, et pourrait être remplacé par une description ou par un pronom démonstratif. Dans la dernière occurrence, il désigne un universel, et pourrait être remplacé par une définition. Dans l’occurrence intermédiaire, il se désigne lui-même en tant qu’objet et fonction linguistique.

Ces trois usages sont si essentiels et si distincts, qu’on se demande pourquoi aucune grammaire ne les distingue de façon formelle.

*

Si ces trois usages sont si mal distingués par la grammaire, c’est que cette distinction est le travail même du sens dans le langage.

« Qu’appelles-tu « la vache » ? » Au fond, cette question m’interroge sur la fonction d’un mot — fonction au sens quasi algébrique — dans laquelle se rencontrent les coordonnées de l’axe des définitions et de l’axe des descriptions.

Quand je dis « la vache » pour parler de cette vache là, l’usage principalement déixique que je fais du mot n’empêche pas que je me serve du concept de « vache » pour désigner cette vache-ci. Que je le veuille ou non, que je le pense ou non, je mets en relation un « ceci » ici et maintenant avec un pur universel.

Quand je dis « la vache » pour parler de l’espèce de quadrupède ruminant qu’on a pris coutume de nommer ainsi, je ne fais effectivement qu’abstraire les caractère communs de tous les êtres singuliers que je pourrais désigner par ce terme.

Je pourrais avec raison dire que « la vache » n’existe pas (comme Foucault dit que « l’homme n’existe pas »). N’existent que des vaches. Chacune singulière ; unique, mais dotée pourtant des traits communs à toutes les vaches.

Certes, ces traits communs, elles ne les possèdent pas par hasard, mais ce n’est pas la question ici de savoir en vertu de quoi elles les possèdent. La question est seulement de savoir reconnaître ces traits distinctifs dans une ou

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des vaches particulières70 .

(Un peu comme, dans l’exemple de Martinet, l’enfant apprend à reconnaître tous les traits communs à l’emploi de [lalãp].)

Le mot, de par sa fonction auto-référentielle de signe linguistique (qu’appelles-tu « vache » ?), fait pivot entre sa fonction déixique (ceci) et sa fonction conceptuelle (un mammifère ruminant).

(Comme la surface optique fait pivot entre l’objet et l’image.)

*

Un peu comme, dans l’exemple de Martinet, l’enfant apprend à reconnaître tous les traits communs à l’emploi de [lalãp].

Ce qu’il importe de bien noter ici, c’est qu’il s’agit moins d’un apprentissage de vocabulaire, de grammaire, de règles en un mot, que d’un apprentissage de choses — comme on dit « leçon de choses » — d’un apprentissage du réel.

(Ni ontologie, ni sémiologie : science, science naturelle — science expérimentale.)

*

Comme la surface optique fait pivot entre l’objet et l’image. Voilà la clé du statut particulier d’une proscription de la répétition (d’un

terme). Elle n’est pas une prescription musicale ; elle est une prescription d’optique.

Varier les termes, c’est changer de focales.

*

Le 13 novembreConnotation et dénotation dans la philosophie et la rhétorique médiévale. La

dénotation, c’est la suppositio in recto. La connotation, la supposition in oblico.La logique et la rhétorique médiévale ont une conception bien définie de

l’universel et du singulier. L’universel est du côté du réel ; le singulier en est (comme) une incarnation.

Les essences s’incarnent dans l’existence. On peut reconnaître là une certaine interprétation des « idées » platoniciennes (mais je n’ai pour ma part jamais lu cela dans Platon).

La tentation est grande de faire ici un rapprochement avec la génétique. Si nous pouvons trouver chez toutes les vaches des traits distinctifs, et si nous

70 Ensuite seulement on pourra peut-être interroger la biologie, la génétique…

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pouvons observer que toutes les vaches donnent naissance à d’autres vaches qui possèdent ces mêmes signes distinctifs, et naissent elles-mêmes de vaches semblables, n’y aurait il pas comme une « vachéité » qui existerait en toute indépendance de chaque vache — et même de toutes les vaches existantes, ayant existé ou qui existeront —, et dont chaque vache ne serait qu’un manifestation, une réitération ?

Cette notion d’universel n’est pas sans évoquer un code génétique. On pourrait dire « un code générique ».

Le nominalisme et l’empirisme retournent cette conception. Les universel ne sont rien d’autre que des êtres de raison ; des généralisations à partir des caractères communs que l’on trouve dans les singuliers, qui seuls sont réels. Ces êtres de raison sont « dans l’esprit », et nulle part ailleurs.

« Dans l’esprit », cela doit se dire vite car, si l’on s’y arrête, c’est comme si l’on s’arrêtait sur une planche trop fragile pour supporter notre poids.

*

Le 14 novembreLes notions de dénotation et de connotation ont d’abord été appliquées à

travers une conception « universaliste » ; c’est à dire qui posait l’essence, ou l’universel, du côté du réel, par opposition à son actualisation, conçue comme une manifestation, une incarnation.

Dans cette conception, le terme dénotatif était celui qui désignait une essence ; la désignait in recto — comme le doigt tendu du maître d’école montrerait un dessin figurant une vache. Le maître d’école alors ne désigne ni un dessin, ni une vache particulière, mais l’idée même de vache : il associe à un nom un universel — un nom qui englobe toutes les manifestations possibles de cet universel.

Parce qu’il est précisément question d’universel, d’essence, il n’est pas utile de distinguer une vache réelle d’une image réelle de vache. Image et objet sont déjà réconciliés dans leur concept : la vache dans le pré, aussi bien que le dessin de la vache, peuvent à titre égal être enveloppées dans le concept universel de « vache ».

Le terme connotatif est celui dont n’est utilisé qu’une facette du concept, pour l’attribuer à une autre essence. Quand je dis « la vache est dans le pré », ce n’est évidemment pas le concept de vache qui est dans le pré — ni la vache dans le concept de pré.

Il suffit que j’assemble ces trois termes : « vache », « pré » et « dans », pour

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que leurs significations se resserrent.Si je lis « la vache est dans le pré », je ne sais pas encore s’il est question

d’une vache réelle dans un pré réel ou d’une peinture, mais je sais déjà qu’il n’est pas question d’un concept comme si je lisais « la vache est un ruminant ».

Je n’ai besoins ici d’aucun signe grammatical pour faire cette distinction. (Cependant l’Arabe peut la marquer par un changement de genre. Ainsi farassoun (cheval) sera mis au féminin lorsque je parlerai du cheval en général, pour le distinguer du cheval particulier.)

Cette réduction du champ sémantique du terme dans la connotation correspond à un ajustement plus fin au réel — la chose réelle.

S’impose ici l’image de l’objectif que l’on accommode de l’horizon au premier plan.

*

Le réel de la métaphysique scolastique, disons de Thomas d’Aquin à Dun Scott, correspondrait plutôt à sur les marques de l’objectif.

Pour Guillaume d’Ockham, le bon réglage de l’objectif serait plutôt en sens inverse, sur le gros plan. Ce renversement ne risque-t-il pas d’inverser les définitions de dénotation « in recto » et de connotation « in oblico » ?

*

Nous inversons le mouvement. Nous ne partons plus de l’universel (l’horizon) pour focaliser sur un singulier (gros plan) — en l’occurrence, le concept de vache pour désigner Blanchette dans le pré —, nous partons de l’être-ici pour en induire une essence.

Dans ce cas, les termes les plus dénotatifs — dont la nature les réduirait à une seule fonction dénotative — seraient les démonstratifs, ou encore les noms propres.

*

Il me semble que ce retournement de la métaphysique médiévale devrait conduire à l’élaboration de langages formels : ceux des signes propres aux mathématiques et à la logique moderne. C’est d’ailleurs bien ainsi que les choses se sont passées.

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Le langage formel : un langage dépouillé des connotations de la langue

naturelle : ( x) x

*

Chaque pas que je fais dans cette voie soulève des nuages de questions. Balayons-les, regardons sous la poussière des questions.

Sous la poussière, il y a un miroir ; sous toutes ces questions, l’esprit. « Dans l’esprit » : il n’y a peut-être rien de plus « dans l’esprit » que « dans » un miroir.

Il y a seulement des rayons lumineux qui plongent « dans » une surface optique, et des rayons qui émergent hors de celle-ci. « Dans », « hors » ; en Anglais, je ne traduirais pas par « in » et « out » (in put, out put), mais par « into » et « out of ». Il n’y a aucun « dedans » (inside) entre cet « entrer » et ce « sortir » : il n’y a qu’un changement d’orientation.

De part et d’autre il y a du réel, et de part et d’autre il y a du virtuel. Tout au plus y a-t-il un léger décalage, celui de l’épaisseur de la surface

optique, entre les deux paires de sous-ensembles, objets et images.

S

Sous espace objets réels

Sous espace objets virtuels

Sous espace images virtuelles

Sous espace images réelles

—>+

Mais l’épaisseur du verre est tout aussi réelle que le langage, lui aussi, est réel.

N’y aurait-il pas d’esprit, seulement du langage ?

— —

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Dixième Cahier

1. L’horizon et l’importance. — 2. De l’ignorance du travail. — 3. Conception optique du mot. — 4. Comment focaliser le sens.

Le 16 novembreL’horizon est ce que je regarde avec attention dès le matin. Ce qui

m’intéresse le plus, c’est toujours ce qui se passe à l’horizon, là où la mer rejoint le ciel, particulièrement.

Le phare au loin. Un pétrolier.L’horizon dentelé des îles.Proche ou lointain, on a toujours un horizon devant les yeux. L’horizon des

toits, des cimes, de la gouttière. A l’horizon, à l’horizon lointain, tout est minuscule, c’est à dire qu’on peut tout y saisir d’un seul coup d’œil ; tout y est saisissable dans sa nature la plus immédiate.

Vu de très loin, du pétrolier à peine visible à l’horizon, on sent, plus qu’on ne voit, très bien pourtant, comment le soleil tombe sur son château. Aucun détail pourtant, on ne voit rien en un sens, si ce n’est le choc de la proue contre les vagues, mais sans détails, sans anecdote — la force seule. Comme les nuages bas, effilés, sur l’horizon, que l’on voit bien alors.

Si l’on est dans un nuage on ne voit pas le nuage. Mais à mi distance on voit trop : l’image distrait la voyance.

A l’horizon on voit le nuage, mais avant tout son étendue, son étirement, son vertigineux étirement dans l’espace, l’étirement insensé de l’espace.

Et les montagnes vues de loin! Oui, le vertige, là. La folle immensité, et le poids… Car alors le poids de la montagne est sensible, visible dans la forme ; l’abandon de sa forme, l’inconcevable écrasement — comme un abandon à la pression du ciel — quand tout est devenu imperceptible, trop loin pour être vu, et qu’on ne sent plus que le poids, le poids dans la forme, avec partout quelque chose de dressé, d’incompréhensiblement dressé, de résistant au poids, sous les nuages… on sent la force… on voit la lumière.

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Oui, surtout la lumière, comme sur le château du pétrolier.L’horizon resserre ; et c’est comme si tout était durci par le lointain, dur et

serré, et pourtant étendu, étiré — mou pourtant — souple et dense, et effilé, purifié, telle la forme à la fois acérée et convulsive de la montagne.

Le lointain est baroque ; le baroque est gros plan du lointain.Ou plutôt n’est pas plan, ou plan horizontal : aussi s’étire, et l’on ne sait

plus dire ce qu’il en est de l’espace et de la lumière, comme si la lumière — la vision de la lumière — était la vision horizontale de l’image, la vision de profit. Ou plutôt la lumière, l’infini étirement de l’image.

*

Le 17 novembre

L’évolution de la peinture et de la logique en occident.Dans un premier temps, la dimension et le détail des différents éléments que

contiennent une peinture correspondent à l’importance qui leur est donnée. Il n’y a pas proprement représentation « dans l’espace », mais représentation « dans l’importance ». Le personnage principal n’est pas au premier plan ; il est plus grand, c’est tout.

Puis la perspective se met à coordonner importance et espace : spatialise l’importance, la range, l’ordonne ; la spatialise non plus seulement sur deux dimensions, mais sur trois.

Alors l’horizon, le lointain, commence à prendre une importance singulière dans la perspective en occident.

Je ne sais s’il existe des études sérieuses qui aient suivi pas à pas la fonction de l’horizon dans la peinture autour de la Renaissance. De simples fond, au début, pour la scène du premier plan, le lointain, à force d’être soigné et riche de détails, devient le sujet principal de la peinture. Le sujet de la peinture finit par devenir la profondeur même de l’espace (Canaletto).

De Giotto à Canaletto ; de Dun Scott à Descartes.

Il me semble que l’évolution s’achève bien plus tard, avec l’impressionnisme.

Un tableau impressionniste, par sa taille et sa facture, pourrait parfaitement être un fragment d’une grande pièce du dix-septième siècle. Le sujet, le premier plan (l’important) n’a plus d’importance. Seul compte le détail du lointain.

De la vaste peinture d’un mètre sur deux, ne nous intéresse que le fragment « format raisin » qui saisit le détail du fond — détail dont le sujet, alors, n’est plus que l’espace et la lumière.

DIXIÈME CAHIER

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*

On peut distinguer d’une part l’image, le sujet, le dessin et de l’autre la lumière, la couleur.

On a commencé par faire des images avec de la couleur, puis on s’est servi de l’image pour montrer la couleur, la lumière. La fin et les moyens se sont inversés.

Cela va du baroque à l’impressionnisme.

Impressionnisme, cela n’est pas à comprendre au sens psychologique, ou pire : sentimental, mais optique — impression optique, impression lumineuse : photo-graphie.

Heidegger dit n’importe quoi des souliers de van Gogh. Il dit n’importe quoi, car déjà les souliers sont, littéralement, n’importe quoi. Van Gogh peignait n’importe quoi ; tout ce qui lui tombait sous les yeux, car précisément le sujet n’avait aucune importance. Paire de souliers, facteur, champ de blé, tout cela n’a d’autre fonction dans sa peinture, que celle de source lumineuse.

Van Gogh, comme tout peintre, a commencé par copier « les maîtres ». Si l’on voit ses copies de Delacroix ou du Greco, on y découvre les fonds qui ont servi de matrice à ses propres œuvres. La peinture impressionniste est déjà, au format, dans la peinture des anciens.

« L’important n’a aucune importance. » Austin.

—  —

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Output : production, en Anglais. Travail, production. « Produit » à aussi le sens de multiplication : a x b = c. «Rapport » signifie également division. « Différence » veut dire aussi soustraction ; le contraire de « somme ». a - b = c : soustraire, abstraire.

*

Il est très symptomatique que j’ai oublié que le travail est déjà le produit de la force et du déplacement.

En totale contradiction avec ce que je voulais dire, j’ai confondu travail et peine.

« Travaillez, prenez de la peine… »Nous pouvons bien appeler la peine « travail » si ça nous chante, et appeler

ce que l’on veut comme l’on veut, à la façon de Humpty, encore doit-on ne pas oublier ce que l’on veut dire.

— l’important est de savoir qui est le maître. J’ai oublié que c’était moi.

Quand on pense au travail musculaire, on ne peut manquer d’associer à cette idée de travail celle de fatigue, de peine, d’effort. Mais bien sûr le travail n’est pas l’effort, l’effort seul ne produit aucun travail, qui est au contraire la force produite moins cet effort pour la produire.

Quand on pense au travail de l’esprit, l’idée d’effort, ou de peine, ne s’impose alors plus du tout. On peut sans doute comprendre encore ce que peut être un « effort de l’esprit » et même une « peine de l’esprit », mais on ne peut plus penser cette peine ou cet effort de l’esprit comme un effet, ou encore comme un élément du travail, fût-il un élément à abstraire. La peine de l’esprit ne produit aucun travail, encore moins s’y confond-elle.

*

La notion de travail est des plus ambiguës. D’une part on appelle travail l’objet qu’un travail produit (output), et d’autre part on appelle aussi travail la force dépensée à la production de cet objet ; l’effort.

A l’origine du mot, trepalium, l’instrument de torture illustre bien une autre ambiguïté, toute complémentaire d’ailleurs. Si l’on se représente le travail comme un instrument de torture, qui est le travailleur ? Le bourreau ou la victime ?

Dans les différentes acceptions du terme, la réponse est loin d’être univoque : celui qui travaille est tantôt le bourreau (bourreau de travail), tantôt le supplicié (s’atteler à la tâche, au travail). Que récompense la médaille du

DIXIÈME CAHIER

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travail ? L’abnégation du martyre, ou quelque chose comme une sorte de cruauté ?

La notion de travail recouvre à la fois celle d’« œuvre » (objet produit d’un travail), et de labeur (effort).

On emploie généralement « ouvrier » pour « travailleur manuel » (musculaire), mais jamais pour « travailleur intellectuel ». Mais on dit « œuvre » pour parler d’un travail de l’esprit ; jamais du travail d’un ouvrier, ce qui serait pourtant étymologiquement logique. Quelle dénégation sous-entend cet usage ?

—  —

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Supposons que soit organisée une exposition sur l’industrie : l’industrie à travers les âges, ou encore : l’histoire de l’industrie à travers le grande révolution industrielle de dix-neuvième siècle. Ou imaginons un cycle de conférences, ou des cours, ou un documentaire.

Vous allez visiter l’exposition, ou assister au colloque, et vous découvrez qu’il n’y est question que de publicité. Vieilles réclames, affiches, enseignes, slogans, décorations de vitrines, emballages…

Vous vous en étonnez. Vous arguez que l’industrie est bien autre chose, qu’il n’est question là que d’un épiphénomène de l’industrie, et bien mineur.

On vous répond que votre conception de l’industrie n’est qu’une vue de l’esprit. Ne reste d’ailleurs de l’industrie que ces publicités, et quelques produits, dont on vous fait remarquer la présence dans l’expositions : mousqueton, moulin à café… etc.

Vous n’êtes pas seul à vous étonner, et une autre personne vient appuyer vos critiques : « certes, l’industrie est bien autre chose. Rien n’y est dit ni montré de l’emploi, des salaires des capitaux, des investissements, de la gestion, des taux de croissance… »

Vous êtes décidément bien surpris. Vous affirmez quand même que l’industrie, à votre sens, est d’abord du travail réel, de la technique, ce qui transforme effectivement les substances et les forces naturelles. Mais l’organisateur vous répond qu’il n’en reste rien, rien de pondérable, et qu’il n’y a peut-être jamais rien eu là de pondérable en réalité. « Ça se fait seul, comme seul. Et tout disparaît d’ailleurs à mesure que les productions changent. Et si d’aventure il y a vraiment des techniques et des savoirs, elles sont si secrètes! Secrets qui d’ailleurs n’intéresse personne hormis ceux qui organisent l’industrie et les cultivent. Comment dire quoi que ce soit d’un sujet si changeant et si impondérable, qui est secret quand il est en œuvre et disparaît dès qu’il ne l’est plus ? »

« Et puis, s’il est vrai que l’industrie transforme les substances et les forces naturelles, l’important n’est-il pas en quoi elle les transforme ? Elle les transforme en une vie quotidiennes d’hommes civilisés. La publicité ne montre rien d’autre. Que nous importe par quels obscurs détours la canette de bière arrive sur notre table ; l’important est ce que nous appelons « prendre un pot », « vider un demi » ; dites-moi un peu ce que l’industrie produit d’autre ? »

*

Le 18 novembreEt en effet, que reste-t-il de l’industrie du dix-neuvième siècle ? Quelques

vieux murs dans des cites abandonnés. Ne demeure de l’industrie que les

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produits de l’industrie.Et ces produits eux-mêmes ne sont que des traces : antiquités, pièces de

musées. Leurs « réclames » sont encore ce qui s’en conserve le mieux, en ce qu’elles représentent un style, un mode de vie, des mœurs, une forme de civilisation, une vision du monde…

Cependant, une telle expositions, ou des conférences nous entretenant de publicité en prétendant nous parler de l’industrie ne nous satisferaient pas. Nous savons que l’industrie ne se réduit pas à cette seule écume.

Remplaçons l’industrie par le vie intellectuelle : les sciences, les lettres, l’art, la philosophie… De quoi parle-t-on alors ? Qu’appelle-t-on « œuvre » lorsqu’on parle des œuvres de l’esprit ?

N’est-ce pas alors tout comme si, en prétendant nous parler d’industrie, on

nous parlait de publicité.71

Que peut bien être alors le travail de l’esprit, si ce qu’on appelle ses « œuvres » ne sont que sa publicité ?

—  —

71 Je sais qu’on a ici généralement bien du mal à me comprendre.

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Le 18 novembreJe lis le mot « travail » et je pense à une mystérieuse transmutation de la

peine en objet précieux. Peut-être, mais où vais-je chercher cela ? On encore, comment s’acquière ce

réflexe ? Très certainement comme le décrit Martinet à propos du mot « lampe » : l’enfant apprend à discerner le concept de lampe à partir des différentes occurrence de [lãp].

Cette idée que véhicule la notion de travail, ce schéma mental qu’active le mot « travail » comme un arc réflexe de l’esprit, c’est ce que les linguistes modernes appellent « connotation ».

Une sorte de traînée du sens : la connotation serait à la définitions ce qu’est la queue d’une comète.

Ce processus ressemble beaucoup plus à un objectif que l’on règle pour obtenir une image plus nette, qu’à une comète et sa queue.

Comme on parle aussi de « définition » on optique, je peux régler mes mots sur la plus haute définition (mesurer le travail en joules) ou cultiver le flou artistique (« travaillez, prenez de la peine »).

Mais comme en photographie, tous les effets sont possibles : je peux faire des surimpressions, je peux définir une forme nette et la cerner d’un halo, etc…

*

Cela ne me permettrait-il pas de repérer une définition nette et un halo de connotations ?

La question qui se pose ici est de savoir si c’est l’usage que je fais du mot dans son contexte qui produit cet effet de netteté ou de halo, ou si, au contraire, netteté et halo sont déjà propres au terme, indépendants de son emploi.

Si je prends une longue vue pour regarder la colline, la netteté ou le flou de l’image, de quoi est-elle la propriété ? Y a-t-il des objets lumineux qui, par eux-mêmes seraient flous ou précis ?

La table de marbre est lisse et géométrique, la brume du vallon a des contours imperceptibles. Mais je peux faire une image floue de la table et donner à la brume des contours.

Ce caractère flou ou précis serait-il une propriété des choses visibles ? Ou de la surface optique, des rayons lumineux, ou de moi-même ?

Cela pourrait être une façon maladroite de se demander comment faire pour

DIXIÈME CAHIER

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donner à une image plus ou moins de netteté.Je peux regarder le feuillage en face de moi de manière à ce qu’il devienne

flou ou net. Je regarde à travers le feuillage, et les feuilles deviennent floues.J’ai aussi appris à régler une lentille et à comprendre une rigoureuse

géométrie des rayons lumineux. Mais ceci ne me permet pas de dire de qui ou de quoi « flou » et « net » seraient les propriétés. Ou plutôt si : de l’image. Mais si l’on me demande plus d’explications sur l’image, je pourrais être embarrassé.

Je pourrais dire que l’image est un croisement de rayons lumineux, ou de leurs prolongements…

Et qu’en est-il de la définition plus ou moins nette d’un mot — du sens d’un mot ?

*

Il existe plusieurs dictionnaires donnant des renseignements différent sur les mots. Je peux consulter le Larousse qui me donnera les définitions qui ont cours. Le Robert me donnera plutôt une histoire du mot, des significations qu’il avait dans ses emplois les plus anciens jusqu’aux plus modernes. Le Littré, lui, me donnera de multiples occurrences du même terme, employé dans les sens les plus divers et, parfois, les plus contradictoires.

Prenons « capitale », et comparons « capitale d’imprimerie », « capitale de la France » et « peine capitale ».

Dans chacune de ces trois acceptions « capitale » a une signification qui possède une certaine netteté. Ces significations sont d’autant plus distinctes qu’elles sont nettes. Elles ne sont pourtant pas étrangères les unes aux autres, et elles sont comme enveloppées d’un concept plus général.

Ici le Robert nous devient plus utile que le Littré. Nous reconnaissons dans « capitale » la même racine que dans « décapiter » ou « capitaine », que nous retrouvons dans le Latin « caput », tête. Nous pouvons reconnaître ces cinq lettres c-a-p-i-t dans une série de mots dont elles signent comme un tronc commun sémantique, contenant les idées d’importance, de sommet et de commandement.

« Capit » ne veut rien dire en Français, et renvoie au Latin « caput », mais nous n’aurions pas besoin de le savoir : tous les mots construits à partir de « capit » nous évoquent le concept de tête, au propre comme au figuré — le concept ou l’image : l’image de ce que la tête est au corps, c’est à dire à la fois la partie la plus importante, ce qui est au-dessus du corps, ou devant, et ce qui

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Page 216: Suite sur le fonctionnement réel de la penséejdepetris.free.fr/Print/suite.pdf · Suite sur le fonctionnement réel de la pensée Version 0.2 Sur la consistance poétique Ce livre

est un centre de commandement de tous les organes, et vers où tout converge aussi bien du corps tout entier.

Peut-être pourrions-nous trouver là quelque chose qui ressemblerait à un noyau net et à un halo flou.

*

Le 19 novembre

Le noyau net, ici, ce serait la tête, le chef, et le halo flou, tout ce dont une tête peut être le signe ou le symbole, à travers la racine de « capitale ».

Les lettres capitales sont les lettres qu’on écrit en tête : première lettre du premier mot d’un phrase, d’un nom propre — lettre initiale. Et l’on dit « initiales » le nom (car c’en est un) dont on n’écrit que les lettres initiales.

La capitale du pays : la ville principale, celle du prince, où siège les pouvoirs politiques, où convergent les voies de circulation…

Les péchés capitaux : les principaux, et sans doute aussi ceux qui amorcent les autres.

La peine capitale : la plus lourde, la plus grave, c’est à dire, en France (car tout ceci ne concerne que la langue française),

la dé-capit-ation : la séparation de la tête et du corps72

*

Mon exemple est à la fois heureux et malheureux, puisque « capit » n’existe pas en Français.

Il est heureux car il montre qu’un morphème peut à la fois exister et ne pas exister dans une langue. « Capit » est le père décédé d’une famille nombreuse. On ne le trouve pas plus dans le dictionnaire que l’on ne trouve les morts dans le bottin ; mais pourtant on peut le lire et le comprendre dans d’autres mots qu’il compose avec des préfixes et des suffixes.

En un sens il fait bien partie de la langue française, mais il n’a pas d’emploi autonome.

*

Dans les langues à déclinaisons, les racines n’ont jamais d’existence autonome. Le Latin prendra le mot au nominatif comme la forme souche, et c’est au nominatif que l’on trouve les noms dans un dictionnaire latin. Mais un

72 Il y aurait là à creuser : c’est comme si la loi s’en prenait plus à la tête qu’à la vie.

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Page 217: Suite sur le fonctionnement réel de la penséejdepetris.free.fr/Print/suite.pdf · Suite sur le fonctionnement réel de la pensée Version 0.2 Sur la consistance poétique Ce livre

dictionnaire arabe a coutume de faire sauter toute déclinaison, et de n’inscrire que la racine déclinable, alors que cette racine n’est pourtant jamais employée, du moins dans la langue classique, sans déclinaison.

Nous pouvons trouver sous le lexique un second lexique, fait d’unités sémantiques qui n’ont généralement pas d’existence autonome. Terr-ain, dé-terr-er, en-terr-ement… Nous pouvons pourtant parfaitement reconnaître le

sens de chacune de ces unités.73

Souvent nous les ignorons, car nous reconnaissons tout de suite le mot global, mais il nous arrive aussi de déchiffrer un mot inconnu à partir de ces unités constituantes. Nous aurions tort de sous-estimer ce travail de déchiffrage, car le plupart des mots, nous les avons appris de cette façon, avant de les interpréter globalement.

La preuve en est qu’il nous arrive sans cesse d’inventer de nouveaux mots, généralement considérés comme fautifs, mais qui finissent parfois par être reconnus par l’usage.

On pourra remarquer que ce sont les enfants, les étrangers, et les schizophrènes qui emploient le plus de néologismes. Pourquoi ? La réponse évidente, et qui correspond à ce que nous expérimentons dans notre usage permanent de la langue, est que les autres savent mieux « châtier » leur langage ; ils parviennent mieux à se l’interdire, à retenir dans leur bouche le mot qui leur vient spontanément mais qui n’est pas français.

Le mot « n’est pas français », mais il vient spontanément à la bouche du francophone, et tous les francophones le comprennent.

Nous oublions (les linguistes oublient) l’effort permanent que nous faisons, chacun et tous ensemble, pour retenir un dangereux foisonnement sauvage de la langue.

Serait-il réellement dangereux ? Ce qui est sûr, si ce foisonnement n’était pas contenu, c’est que les langues se transformeraient si vite qu’il ne serait plus possible de lire dans le texte un livre vieux d’un siècle. Elles tendraient aussi à

éclater en différents dialectes. 74

Il est tout aussi évident que lorsqu’on invente un mot, fautivement ou délibérément, il est toujours facilement interprétable par quiconque.

—  —

73 Du moins, le sens que ces unités « produisent » dans leur emploi, qu’elles produisent et non possèdent. Elles possèdent moins une signification qu’une fonction sémantique. Mais n’est-ce pas vrai de tous les mots ?

74 Cependant, on n’arrête rien. Au mieux retarde-t-on.

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Le halo et le noyau, le net et le flou, voilà qui n’est sans doute pas sans rapport avec l’universel et le singulier.

Tu dis « arbre », et j’imagine un cèdre dans la lumière contrastée du jour finissant. Ou encore, je vois en face de moi le figuier qui finit de perdre ses feuilles, et quand tu dis « arbre », c’est comme si tu me le montrais du doigt.

A ce moment là, l’arbre est irréductible à toute définition. Il est tout entier « ça » ; « ceci ».

Mais en même temps, je sais ce que veut dire « arbre ». Si tu me demandes une définition, je pourrai te répondre. Par ajustages, nous pourrons convenir d’une définition commune.

Mais tu n’as pas dit « arbre » pour me parler de « ceci », du figuier qui me fait face. « Celui-ci » n’a aucune place dans ton propos, d’ailleurs tu lui tournes le dos et ne sais pas qu’il est là et que je le vois tandis que tu me parles. Tu ne sais pas et n’a pas à savoir que le mot que tu emploies est pour moi comme si tu me montrais « ça » du doigt.

Cela je le sais bien, et le figuier qui me fait face n’est pour moi qu’un signe privé qui interprète le mot que tu prononces.

En fait, tu cites René Char. Tu dis « le poète est un arbre ». Et comme la citation est de René Char, « poète » me fait penser à « René Char ».

Que veut dire « penser à René Char » ? Je revois une photo du maquis, où il se tient au centre du groupe, dépassant les autres d’une bonne tête. Suis-je sûr qu’il est bien au centre ? Non, mais c’est ainsi que je le vois en ce moment.

Cette photo m’évoque aussi lointainement le Vaucluse.Cependant René Char ne se réduit pas à cette photo. Ni « poète » à René

Char. Mais c’est à ce moment l’image qui pour moi interprète « poète » : cet homme très grand au milieu d’un groupe de maquisards.

Encore une fois je pourrais donner une définition de « poète », même s’il serait sans doute plus difficile de nous entendre sur une définition commune.

« Le poète est un arbre » ; dans cette phrase il est bien clair que le nom « arbre » et « poète » désignent des universaux, et tu attends de moi que je comprenne de quelle façon ces universaux se recoupent. Si nous comparons des universaux à des ensembles (le mot « arbre » est mis pour l’ensemble de tout ce qu’il peut servir à désigner, de même que « poète »), il me reste à trouver la partie commune à ces deux ensembles.

Quelles que soient les définitions sur lesquelles nous nous serions entendus, il me semble douteux que nous trouvions le domaine où elles se recoupent.

DIXIÈME CAHIER

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Mais il me semble que la phrase « le poète est un arbre » veuille dire quelque chose de plus précis. Par exemple elle semble proscrire l’inversion : « l’arbre est un poète ».

Elle dit plutôt « l’ensemble poète fait partie de l’ensemble arbre ». Il en fait partie comme, par exemple, l’ensemble conifère.

Elle m’incite donc à comprendre « poète » et à comprendre « arbre » de telle sorte que l’ensemble « poète » puisse faire partie de l’ensemble « arbre ».

*

Le 20 novembreJe comprends ce que veut dire « le poète est un arbre ». Mais le sens que je

donne alors à « arbre » est, encore une fois, irréductible à toute définition.Cette irréductibilité est tout à l’opposée de la première, celle du figuier que je

vois en face de moi : de « ça » ; de « ceci ».« Ceci » est trop singulier pour se laisser saisir par une description (moins

encore par une définition) ; mais « arbre » qui qualifie ici le poète désigne un ensemble trop vaste, à l’autre bout, pour que j’espère trouver une définition à la fois assez consistante et assez vaste pour qu’elle puisse l’envelopper.

*

« Arbre » ici ne fonctionnerait-il pas à la manière des parties de mots, qui n’ont pas de signification discernable, mais une fonction signifiante à travers leur emploi ?

Ce serait là comme le passage à la dimension d’un hyper-concept.Au fond, ce n’est jamais que le passage au sens figuré. — Oui, mais qu’elle

figure ? La figure ici est plus abstraite que le concept le plus abstrait. Où voir encore une figure ? Ou encore : comment se figurer le concept d’arbre de manière à pourvoir lui inclure le concept de poète ?

*

Cependant, quand tu me dis que le poète est un arbre, l’image du figuier et de la photographie ont en moi une singulière vigueur. Je sens bien que ces deux images sont alors un support essentiel à ma pensée.

Pourtant tu ne vois pas l’arbre, et peut-être ne connais-tu même pas cette photo de René Char. Je ne sais moi non plus les images que tu as dans l’esprit, mais je comprends très bien ce que tu veux me dire : à la fois tu regrettes et

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excuse ma difficulté à me déplacer, à sortir de mes lieux, de mes préoccupations, peut-être même à partager ma route. Oui, je te comprends très bien, et la rencontre de ce figuier et de cette photographie font une très bonne image pour ce que tu me dis.

Ce qui est remarquable, c’est l’extraordinaire simplicité de la phrase « le poète est un arbre », pour toutes les irréductibilités qui la cernent : irréductibilités aux définitions, aux descriptions, aux explications.

Mais c’est aussi bien une phrase dont on pourrait affirmer qu’elle ne veut rien dire.

On pourrait imaginer un exercice pour de tout petits enfants qui entraîneraient leur compréhension : « Le platane est un arbre — Oui. — Le pigeon est un oiseau — Oui. — Le poète est un arbre. — Non. »

Cependant, si la réponse est oui, la phrase est aussi limpide qu’elle est simple.

*

N’est-il pas curieux que nous puissions parvenir à nous comprendre ? Et cela ne devient-il pas plus curieux encore quand tu commences à te demander comment nous nous y prenons ?

Songes que je te comprends principalement à l’aide d’un arbre que tu ne vois pas et d’un souvenir de photographie que tu n’as peut-être seulement jamais vue.

Mais qu’est-ce qui me prouve que je te comprends ? — Il se pourrait que je n’aie pas besoin de preuve.

Qu’est ce qui me prouve que je vois bien un figuier en face de moi ? — Que pourrait signifier ici se tromper ?

*

Le 21 novembreJe vois une vieille photo d’un groupe de jeunes gens que je crois être des

maquisards. Mais j’apprends que ce sont en réalité de fraîches recrues de la milice. Maintenant je cherche les indices qui auraient pu me mettre sur la voie. Et voilà que je m’aperçois que je ne regarde plus la même photo ; que cette photo, en quelque sorte, ne représente plus les mêmes jeunes gens.

C’est bien la même image, et pourtant c’en est une autre.

DIXIÈME CAHIER

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Je vois une vue d’un massif des Alpes, peut-être la Valouise. Mais on me détrompe, c’est une vue du Tibet.

*

Le 23 novembre

Peut-on réellement comprendre ce qu’un autre nous dit ? 75 Cette question

n’a peut-être pas l’importance qu’on voudrait lui donner, parce qu’elle est en réalité plus complexe qu’on le croirait d’abord.

Quand mon ami me dit « le poète est un arbre », il se peut que nous ayons le plus grand mal à nous entendre sur un concept d’arbre, plus encore sur un concept de poète ; et que nous ne parvenions même plus à concevoir, chacun pour soi, un concept d’arbre qui inclurait le concept de poète.

Si nous nous en tenons aux images privées avec lesquelles nous interprétons ces concepts, la communication risque d’être plus insoluble encore.

Je pourrais montrer l’arbre à mon ami ; aller chercher la photo à laquelle je pense, dans un livre de ma bibliothèque.

« Regarde cette photo ; retourne-toi, vois le figuier auquel tu tournes le dos : est-ce bien de cela que tu parles ? »

Mon ami serait bien embarrassé pour me répondre : « Je n’en sais rien. Je ne sais comment tu vois ce que tu me montres. »

Malgré cela, je pense que nous nous comprenons bien. Si nous nous entendons bien, c’est que nous sommes capables de régler, pourrait-on dire, notre entendement sur une sorte d’axe, qui irait du concept abstrait au percept privé.

Nous pouvons jouer sur cette sorte de schéma optique à l’aide du signe linguistique, qui nous permettra de donner, selon comment on le déplace, plus ou moins de netteté, soit vers la désignation de chose concrètes, soit vers l’abstraction de concepts universaux.

75 Le 19 juillet : Se peut-il qu’en lisant on imagine exactement ce que j’imagine moi-même en écrivant ? Cette question a-t-elle vraiment l’importance qu’on pourrait d’abord lui accorder, et quelle est-elle ?

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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définition description

termeuniversel concept abstrait

chose percept privé

netflou flou

Ce schéma décrit certainement quelque chose de juste dans le fonctionnement linguistique, mais il est aussi fallacieux. La représentation

schématique donne toujours une rigueur excessive à ce qui est schématisé. 76

Il vaudrait mieux pour l’instant considérer ce schéma comme une simple métaphore. Il montre quelque chose de juste, mais on ne saurait dire dans quelles limites.

— —

76 La schématisation, mais aussi l’attribution de valeurs numériques. C’est l’effet de réalité, propre à toute représentation.

DIXIÈME CAHIER

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Onzième Cahier

1. Jeu et voyance. — 2. Une prédiction ne peut être que probabiliste ou divinatoire. — 3. Nous cherchons de bonnes images et de bonnes décisions. — 4. Rien ne « se révèle juste » mais « se révèle » tout simplement.

Le 23 novembreLa figure alchimique. Le Tarot, le Yi king.La littérature alchimique se présente sous la forme d’une nomenclature de

figures. L’alchimie a tous les couverts d’une chimie, au sens moderne : une chimie du sens et de la figure.

Dans la Bhagavad Gîtâ, ou dans le dialogue de Phèdre de Platon, on retrouve une même figure : celle du char. Sur cette figure s’articule un même propos : l’homme doit subjuguer ses passions, les faire aller au même pas et dans la même direction, comme fait le conducteur du char avec son attelage ; il n’y a ni bonnes ni mauvaises impulsions, il n’y a ni à les libérer ni à les retenir : seulement à les conduire ensemble, à les régler. Cette figure constitue la sixième lame du Tarot de Marseille — Le Chariot.

L’alchimie ressemble à une nomenclature de toutes les figures de l’esprit : la tentative de condenser la pensée universelle sous la forme d’une nomenclature finie de figures.

Peut-on concevoir une suite finie de toutes ces figures ? — Peut-être pas finie dans le sens ou l’on ne pourrait plus en faire de nouvelles ; mais finie parce qu’elle rassemblerait toutes les figures qui ont été utilisées dans les écoles de philosophie au cours de l’histoire ?

Cela est dur à concevoir. Cependant, on doit bien reconnaître une certaine récurrence.

La figure du mur, comme pur objet de perception, on pourrait en poursuive la piste de Bodhidharma et de Huike jusqu’à Whitehead et Wittgenstein, en passant par Guillaume d’Ockham, Oriol et Léonard de Vinci.

*

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Ce journal, lui aussi, est ponctué de figures récurrentes. L’arbre (le cèdre au soleil couchant), la lunette, la poutre jetée sur l’abîme, la lune (son coucher et la terre ronde), le pigeonnier, le visage dans la tapisserie…

Je pourrais très bien écrire un traité que j’articulerais sur ces figures dûment numérotées. Je pourrais condenser et structurer le contenu de ces cahiers sur une nomenclature de leurs figures. C’est ce que j’ai fait avec Les Trente-deux clefs.

Ou plutôt, j’ai fait le cheminement inverse. Je suis parti, non pas même des figures, mais des noms des figures. J’ai inventé des noms étranges : Le Panier Gardé, Le Ver à Soie, La Truite dans le Courant…

Le nom de la figure est la figure même.

*

Le 25 novembreJ’ai inventé des noms, et j’ai « déliré » (comme disent les jeunes) sur ces

noms. 77

Les figures, les images, je les ai construites en associant arbitrairement des mots : La Cigale du Cuivre, L’Enclume de Vacuité, Les Dents de l’Oursin… En réalité, la plupart étaient déjà dans mon esprit, elles me tournaient en tête, parfois depuis longtemps, et l’on peut en trouver les traces récurrentes dans d’autres écrits : Le Sourire du Lézard, Le Phare Chymique… Quelques une ne sont même pas de moi : La Nuit du Chasseur…

Tout était déjà contenu dans l’association de ces deux, trois ou quatre mots, il ne me restait qu’à jouer avec.

Je laissais venir ce qui venait, et venaient des images, pas des idées. L’image se dessinait d’elle-même, à peine était-elle évoquée, invoquée, par le choc des deux trois ou quatre mots. Évoqués ou invoqués : de la voix, d’une vocation, l’image d’abord naissait et entraînait la pensée.

*

Les Trente-deux Clefs font penser aux vingt-deux lames du Tarot de Marseille, et plus encore aux Douze Clefs de la Philosophie de Basile Valentin.

Le Tarot de Marseille n’est pas accompagné de textes. Les Trente-deux Clefs ne sont pas accompagnées d’illustrations. Les Douze Clefs de la Philosophie sont des images accompagnées de commentaires, à moins qu’elles

77 Lire, délire. Pourquoi Derrida n’ose-t-il pas le concept de délire, plutôt que celui de déconstruction ? Lire, lier ; délier, délirer. C’est bien de « délecture » et de « déliaison » qu’il s’agit. Le lien , le joug. (Joug qui, en Sanscrit, donne yoga.) Je pressens ici quelque chose du travail de la terre : l’attelage et la charrue — qui ne manque pas de revenir chez Derrida dans Éperons du style.

ONZIIÈME CAHIER

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ne soient des textes illustrés. Cette dernière forme est courante entre le quinzième et le dix-septième siècles : Les Prognostigations de Paracelse, la Toison d’Or de Salomon Trimosin…

Ces livres sont construits et fonctionnent sur les noms des figures, jouent sur les noms, et sur leur nombre aussi. Le nombre des figures est essentiel, il est la clé du rapport qu’elles entretiennent entre elles.

Ainsi DOUZE est trois fois quatre et suppose une construction circulaire. 78

3 42 5

1 612 711 8

10 9

Il propose trois relations en carré : 1 4 7 102 5 8 113 6 9 12

et quatre en triangle : 1 5 92 6 103 7 114 8 12

VINGT-DEUX qui est le nombre des lettres arabes et hébraïques, suppose une relation symétrique, où les lames s’interprètent deux à deux (peut-être en

relation avec les lettres solaires et les lettres lunaires dans la langue arabe).79

—> 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11

<— 22 21 20 19 18 17 16 15 14 13 12

TRENTE DEUX, le nombre des dents et des vertèbres, suppose une structure carrée, une relation par reflets.

(((((1) —> (2)) —> (3, 4)) —> (5, 6, 7, 8)) —> (9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16)) —> (17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32)

*

78 Voir 15 août.79 Le [l] de l’article s’assimile à la première consonne du mot si c’est une consonne solaire : il y a

alors phonétiquement gémination de cette consonne : shams (soleil), ashshams (le soleil). Devant les consonnes lunaires, le [l] de l’article est prononcé normalement alqamar (la lune).

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Inutile de s’embarquer trop loin dans les inférences relatives à ces structures. Il importe seulement que les figures soient en nombre fini, et que ce nombre fini sous-tende une structure combinatoire.

Une telle structure donne aux figures leur autonomie. Elles ne sont plus les paragraphes d’un livre, enchaînés linéairement : elles forment un jeu. Elles sont

jeu et pourtant demeurent livre, comme le Yi King.80

Le Yi King entre parfaitement dans cette catégorie de livre-jeu, mais aux noms, qui constituent proprement les figures (Le Soleil, La Montagne…), ne correspondent ni du texte, quoique le commentaire existe et même le commentaire à tiroir, ni des illustrations, mais des signes abstraits, faits d’une combinatoire de lignes pleines (—) et de lignes coupées (- -), groupées par six en soixante-quatre figures.

*

Livre renvoie à lire, mais aussi à lier — enchaîner dans une suite. Jeu renvoie aussi à lier, dans le sens de « trousseau » (trousseau de clés, Les Douze Clefs de la Philosophie). Il s’agit dans tous les cas de jeux, au sens de structure combinatoire finie. Mais on peut voir facilement, avec l’exemple du tarot combien cette combinatoire finie se prête au dispositif ludique — au jeu de société.

Entre le jeu de société (le dispositif ludique) et le jeu de clés, se place le jeu divinatoire.

Le dispositif a dans tous les cas la fonction de faire surgir une représentation, une figuration, une vision. Il est tentant de l’utiliser à faire surgir une vision de l’avenir.

*

La divination.La prédiction par des jeux divinatoires a toujours soulevé des polémiques

que les prédictions par induction ou déduction logiques ne soulèvent pas. Cela donne à réfléchir.

Je veux dire que tout ce qui nous semble fonder cette polémique cède dès qu’on s’y arrête. Plus précisément, tout y est fondé sur la croyance que l’inférence logique est fiable pour prédire des faits. Mais cette croyance, sur quoi est-elle fondée ? Certainement pas sur l’expérience. Nous pouvons aussi bien nous tromper dans nos raisonnements que dans nos intuitions.

*80 King : livre en Chinois.

ONZIIÈME CAHIER

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Nous nous trompons aussi bien lorsque nous tentons de prédire l’avenir par inférence logique, mais du moins savons-nous expliquer pourquoi.

A vrai dire, nous cherchons très rarement à expliquer ; nous nous contentons de considérer l’erreur comme explicable.

L’intuitions nous semble moins facilement explicable, mais nous cherchons davantage à expliquer.

Inexplicable, cela peut vouloir dire : ne demandant aucune explication — mieux : n’acceptant aucune explication.

« J’ai vu ses yeux tristes, et j’ai conclus que x. »x peut être vrai ou faux. En tous cas tu peux justifier pourquoi tu infères x.

Mais si je te demande pourquoi tu lui vois des yeux tristes, tu seras bien embarrassé. Tu auras bien du mal à m’expliquer à quoi l’on reconnaît que des yeux sont tristes. « Si tu ne le vois pas de toi-même, que pourrais-je te dire de plus ? »

Il est à noter que si je te demande de dessiner des yeux tristes, il se peut que tu saches le faire, mais tu ne pourras toujours pas m’expliquer, me dire comment on fait.

*

La cartomancienne tire une carte et dit qu’elle « voit » un accident.Le voit-elle ? Peut-être ne fait-elle que donner le change, mais peut-être le

voit-elle bien : comme tu vois, par exemple, de la tristesse ou du doute dans un regard.

Que signifie dans ce cas « voir » ? Peut-être « voir » alors ne signifie-t-il rien. Peut-être signifie-t-il : « je ne sais pas comment je le sais ».

Que la « voyance » se révèle vraie ou fausse, ce n’est pas cela qui est ici en question. La question est celle-ci : Peut-on dire « je le vois (je le sais, je le devine, je le pressens,…) sans savoir comment (ni pourquoi) » ?

Que la prédiction (voyance ou inférence) soit vraie ou fausse est une toute autre question.

*

On se trompe généralement de problème. On croit que le problème principal est celui de la vérité ou de l’erreur dans nos jugements ou dans nos prédiction. Le problème est d’abord celui de formuler (donner forme, formule ; concevoir)

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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des jugements ou des prédictions. Les faits viendront ou non les confirmer. Sans cette vérification par les faits,

nous n’aurons de toute façon aucune certitude. Nous n’aurons pas de certitude, non seulement sur la vérité ou l’erreur, mais sur la signification même de ce que nous formulons.

Sur cela aussi il faudra revenir.

—  —

ONZIIÈME CAHIER

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Comment puis-je être certain que le train arrivera à l’heure ? Tant que le train n’est pas arrivé, je ne peux être certain qu’il arrivera à l’heure.

Mais pourquoi ai-je besoin de savoir si le train arrivera à l’heure ? Si je n’ai d’autre souci qu’une recherche gratuite de la vérité, pourquoi ne me contenté-je pas d’attendre ? Nous saurons bien la vérité quand le train arrivera. Nous ne pourrons de toute façon pas la savoir avant.

*

Quand le train arrivera, qu’il soit à l’heure ou non, cela ne sera pas proprement une vérité, mais un fait. Je veux dire que lorsque vient le moment de la vérification, il n’y a plus proprement de vérité, mais de la réalité.

Quand je me demande si le train arrivera à l’heure, mes conclusion relèvent moins de la vérité que de la vraisemblance : c’est à dire d’une vérité probable (susceptible d’être prouvée, recherchée à l’aide de preuves et d’inférences) ; de probabilité.

La notion de vérité n’entend rien d’autre que l’adéquation entre probabilité et réalité.

Cette notion est trompeuse, car elle sous-entend une intemporalité de cette adéquation. De plus, elle la sous-entend mais ne la spécifie pas, ce qui la rend imperceptiblement trompeuse.

*

Je prédis que le train arrivera à l’heure, et le train arrive à l’heure. Ma prédiction était donc vraie.

— Mais quand était-elle vrai ? L’était-elle déjà avant que le train n’arrive ? Et en quoi demeurerait-elle, après son arrivée, une prédiction ?

— Tu oublies un détail important. Je n’ai pas seulement prédit l’arrivée du train à l’heure, mais je peux l’expliquer. J’ai envisagé toutes les possibilités. J’ai entièrement saisi le phénomène dans l’ensemble de ses propensions.

— Non. Cet ensemble est infini. Tout aurait pu arriver. Tu n’as fait qu’inférer des probabilités. Ce que tu as prévu était seulement probable, et s’est révélé vrai.

Mais « révélé » que j’emploie ici est encore un terme trompeur, car l’arrivée du train à l’heure n’a rien révélé du tout concernant la prédiction. Plutôt l’a-t-elle « faite » vraie.

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Les données auraient pu être plus complètes, les inférences plus rigoureuses et tu aurais pu te tromper ; comme tu aurais pu prévoir juste par un pur hasard.

*

Je prédis que l’eau va se mettre à bouillir dès qu’elle atteindra cent degrés. — Et si c’est bien ce qui a lieu, qu’auras-tu vérifié ? La pureté de ton eau, l’exactitude de tes instruments de mesure…

Dire que l’eau bout à cent degré n’est pas une prédiction ; c’est une règle. Vérifier une règle, ce n’est pas vérifier des faits.

—  —

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Le 27 novembreJe sais que j’ai rejoint la bonne route, mais je ne sais pas dans quelle

direction je dois emprunter cette route. J’en choisis une et, quelques centaines de mètres plus loin, une borne m’apprend que je marche dans la mauvaise direction. J’ai donc fait tout ce trajet pour rien.

— Non, puisque maintenant je sais quelle est la bonne direction. En réalité je me suis rapproché de mon but : tout à l’heure, j’avais encore ces centaines de mètres à parcourir avant de connaître le bon chemin.

Il est vrai que j’aurais pu tout de suite tourner dans l’autre direction, et j’aurais économisé de la marche. Certes je n’ai pas choisi le chemin le plus court, mais j’ai quand même avancé.

*

Imaginons que quelqu’un n’ait jamais appris qu’une route ait deux directions ; ou bien qu’il l’ait oublié. Cela peut très bien arriver : distrait, il marche, rejoint la bonne route, la prend dans le mauvais sens et, quelques centaines de mètres plus loin, il découvre qu’il s’éloigne du but de son trajet. Mais il ne parvient pas à penser que la route ait deux directions.

Le voilà troublé, ne sachant plus de quoi il doit douter. Ne lui vient pas à l’esprit qu’il ait pu prendre la bonne route dans le mauvais sens.

Ne croyons pas cette histoire invraisemblable. Souvent il nous arrive de nous égarer dans des problèmes aussi simples. Peut-être sont ils nos principales sources d’erreur.

Songeons aussi au nœud Gordien, à l’œuf de Colomb.

*

Comment pouvons-nous oublier, ne serait-ce qu’une fraction de seconde, qu’un chemin ait deux directions ? Ou quelque chose de ce genre ?

Cette question en soulève une autre : si nous pouvons l’oublier, alors comment nous en souvenons-nous ? Comment nous souvenons-nous de choses beaucoup plus complexes ?

Mais avons-nous besoin de nous souvenir qu’une route a deux directions ? L’avons-nous appris ? Et à quoi cela pourrait-il bien ressembler de l’apprendre ?

Dirions-nous plutôt que nous le « savons » ? appellerions-nous cela un « savoir » ?

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Oublierions-nous qu’une route a deux directions comme nous oublierions, par exemple, la formule pour résoudre des équations du second degré ? Ou la place des fous et des chevaux sur un échiquier ?

*

La poursuite de la vérité, la prise de décision et l’image que l’on se fait des choses.

La poursuite de la vérité connaît un terme : la prise de décision.Elle connaît aussi un autre terme : l’image que non nous faisons des choses.Ce que nous cherchons, ce sont soit de bonne décisions, soit de bonne

images. Et nul doute que les unes nous servent à forger les autres.

—  —

ONZIIÈME CAHIER

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Le 30 novembreComparons une formule mathématique avec une notation musicale. Par exemple : (p v q) … rCette formule en Français peut se prononcer : Si, soit p, soit q, alors r.

Ou plus explicitement et phonétiquement : Si nous avons soit “pet”, soit “cul”, alors nous avons “aire”.

Elle peut se dire et se prononcer différemment dans toutes les langues du mondes et cependant garder absolument la même signification.

Par contre la suite de croches do-mi-ré pourrait se noter très différemment, mais s’interpréterait toujours avec des sons de la même hauteur et de la même durée.

Bref, la première notation est exclusivement sémantique, la seconde n’a aucune valeur sémantique mais seulement sonore.

Ces deux aspects isolés ici dans deux exemples précis sont ensemble en œuvre dans l’écriture des langues naturelles. (Le 16 juillet)

On a craint que l’audio-visuel ne détrône l’écrit. A la longue, c’est le danger contraire qui menace la langue : l’écriture est partout.

Imaginons une civilisation qui en vienne à réduire la musique à la seule écriture musicale. On n’écouterait ni ne jouerait plus de la musique, mais on la lirait. On n’apprendrait plus à chanter ou à jouer, mais à écrire des partitions. Les enregistrements ne seraient plus utilisés que pour s’éviter la

peine de lire ou d’écrire. (Le 15 juillet)

Autant les fondateurs de la théorie, dans un premier temps, ont dû travailler avec ces équations étranges et compliquées, et faire de longs calculs avant de savoir ce qu’elles pouvaient donner, autant les générations suivantes acquièrent une telle compréhension des concepts sous-jacents que les physiciens peuvent désormais, grosso modo, deviner quelle sera la nature des solutions d’un problème avant de faire le calcul détaillé. Une réelle intuition se forme. A titre analogique pour cette intériorisation d’un formalisme élaboré, considérez le cas de la musique. Quand je vois une partition, moi qui ne connais pas le solfège et encore moins l’harmonie, je n’entends rien. Le musicien professionnel, cependant, voit une partition et l’entends ipso facto. Il n’entends pas exactement la musique telle qu’elle sera jouée, mais il en a déjà une idée fidèle et précise. Il possède une représentation intuitive et fondée sur l’intériorisation de l’écriture musicale.

Jean Marc Lévy-Leblond, La science c’est raconter des histoires. 81

81 Dans Science et imaginaire, ouvrage collectif, sous la direction de Ilke Angela Maréchal, Bibliothèque Albin Michel Science, 1994.

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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*

Le premier décembreLe probable : ce que nous pouvons prouver — et le visible.« Je l’ai vu : je sais que c’est vrai. »« Je peux le prouver ; c’est donc vrai. »

« J’ai vu le soleil se lever à un point de l’horizon et je l’ai vu se coucher à un point opposé : je sais qu’il tourne autour de la terre. »

« Je sais que la terre tourne autour du soleil ; je peux le prouver. »On peut observer que ces deux propositions sont interchangeables : « j’ai vu

le soleil se lever à un point de l’horizon et je l’ai vu se coucher à un point opposé… », cela peut être considéré comme une preuve.

Je peux « voir » aussi la terre tourner. (Comme je peux voir — peut être jusqu’au vertige — se déplacer le quai d’où je regarde le bateau partir.)

*

« J’ai vu la terre tourner, et je sais que c’est vrai. — Où l’as-tu vue tourner ? — En rêve. »

Et pourquoi pas ? Qui nous dit que Galilée n’a pas vu d’abord la terre tourner en rêve ?

Descartes a bien eu l’intuition des coordonnées en se réveillant le matin dans son lit.

*

« Je n’ai pas vu que la route avait deux directions. — Comment as-tu fait pour ne pas le voir ? »

« Prouve-moi que la route a deux directions. — Que serais-tu prêt à considérer comme une telle preuve ? »

Ou bien : — veux-tu dire que le fait que la route ait deux directions est pour toi de l’ordre du probable ?

(Mais je pourrais répondre à un gendarme : « montrez-moi le panneau de sens unique ».)

*

Au départ du bateau, je vois, je sens le quai où je me tiens, se déplacer. C’est moi qui bouge, et le bateau semble immobile.

Ceci est-il une illusion ?Cela dépend : est-ce que je crois vraiment que le bateau reste immobile et

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que c’est moi qui pars avec le quai ? Non, je sens que le quai se déplace en même temps que je sais qu’il est immobile, et c’est de là que vient l’impression de vertige.

L’impression de vertige : le choc de deux impressions contradictoires.

*

Je vais « tirer les cartes ». Comment ai-je appris à le faire ? Je ne l’ai peut-être pas appris.

On peut trouver des manuels nous enseignant quelle signification on peut donner à chaque carte, et comment en interpréter les combinaisons ; mais chacun serait tout aussi bien capable d’inventer ses propres règles.

Telle carte veut dire ceci, telle autre cela, et leur rencontre veut dire ceci de plus précis.

Jusqu’à quel point puis-je saisir spontanément une signification dans la rencontre de quelques cartes ? C’est à dire « voir » — voir une naissance, un héritage, une rencontre…?

Jusqu’à quel point puis-je dire que l’habitude provoque une vision spontanée dans un ensemble de carte, une boule de cristal, une carte du ciel…?

Que la vision « se révèle » vraie ou fausse n’a ici aucune importance. C’est la « capacité de voyance » qui seule m’intéresse — comme la capacité de saisir la musique à la seule vue d’une partition.

*

Cette question en appelle irrésistiblement une autre : quel rapport entretient cette capacité de voyance avec un processus d’apprentissage ?

A force de tirer des cartes je commence d’abord par ne plus avoir à consulter le manuel (ou à repenser au code que je me suis moi-même donné), puis je finis par « voir » ipso facto ce que les cartes « veulent dire ».

Est-ce vraiment ainsi que les choses se passent ? Je n’en suis pas si sûr.

*

SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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On finit en lisant par oublier la page, les lettres, les mots ; on entre dans l’histoire. Le bon auteur nous fait vivre les impressions, les émotions ; il nous donne accès à tout un monde sensible… On peut dire des choses de ce genre. Pour moi, elles sonnent faux.

*

En quoi la lecture de poèmes spatialistes de Pierre Garnier requiert-elle un apprentissage ?

etre

l’oiseau

^

Il se peut que celui-ci ne dise rien immédiatement, mais à la longue.

Pierre Garnier écrit dans Journal de composition du jardin japonais :

?-06-1972 : deux mots — deux lettres — disposées sur un plan déterminent un espace linguistique.

SOLEIL

TIGRE

Un réseau de relations s’établit : d’abord les deux objets — tigre et soleil — sont perçus, ils soulèvent quelques images des tropiques, des souvenirs d’aventures vécues ou lues ; mais bientôt ces images s’effacent ; on sent alors plus qu’on ne voit ; entre les deux noms quelque chose commence à fonctionner — on perçoit plus qu’on entend — quelque chose qui va et vient, un mouvement sans objet qui fait vibrer comme le mouvement d’un bateau sans bateau sur la mer…

ONZIIÈME CAHIER

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Mais comment cela se joue-t-il ? Peut-on saisir là, en action, quelque chose de l’ordre de l’apprentissage ?

Et qu’appellerait-on alors « apprentissage ?

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Le 2 décembreApprentissage et révélation. « Mes déductions se sont révélées justes. — Non. Plutôt sont-elles tombées

justes. »Des faits ne « révèlent » rien en ce qui concerne des déductions.

— J’ai pris de l’eau pure, je l’ai portée à cent degrés en mesurant exactement la température et elle a bien bouilli à cent degrés. — Soit. Mais qu’as-tu vérifié ainsi ? Et si l’eau n’avait pas bouilli, qu’est-ce que cela aurait révélé ? Que ton eau n’était pas pure, ou que ton thermomètre était défectueux, que tes méthodes pour purifier l’eau, pour vérifier cette pureté ou pour mesurer la température ne sont pas fiables ? Ou que l’eau ne bout pas toujours à cent degrés ?

Qu’à cent degrés l’eau soit portée à ébullition, cela se prête-t-il à vérification ?

— Cela aurait quand même bien « révélé » l’impureté de l’eau ; ou la défectuosité de mon thermomètre.

— Bien sûr. C’est cela qui aurait été révélé ; rendu visible. Mais quelle place cela tenait dans tes inférences ? Même pas celle de majeure, moins encore de conclusion, mais de mineure.

L’eau bout à cent degrés majeure Ceci est de l’eau mineure

Donc elle bouillira à cent degrés conclusion

L’eau bout à cent degrés majeureCette eau va être portée à cent degrés mineure

Donc elle va bouillir conclusion

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SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Le 2 décembreOn peut pourtant dire que l’inférence logique sert ici à révéler quelque chose

d’une réalité singulière ; quelque chose qui autrement n’apparaîtrait pas : en l’occurrence, l’impureté de l’eau. Mais elle ne révèle rien de l’ordre de la prédiction.

Elle ne révèle que ce qui était, et non ce qui attendait encore d’être.82

Je veux dire aussi que, en ce sens, elle n’est pas « fertile ».

*

Majeure, mineure et conclusion ; lorsque le syllogisme est confronté aux faits, c’est la mineure et non la conclusion qui est mise en cause.

En cela, la critique du pragmatisme, que fait par exemple Herbert Marcuse, est peut-être fondée, mais elle tombe à côté.

Aucune expérience ne nous apprendra si un syllogisme est vrai. Mais un syllogisme peut nous révéler beaucoup d’une expérience (par exemple que ce qui boue peut à juste titre être reconnu comme de l’eau).

Et d’abord le syllogisme peut induire l’expérience. Il peut même déterminer

l’expérience que nous avons de l’expérience.83

Certes, l’expérience ne vérifie, ne révèle, ne confirme, n’explique rien du syllogisme ; mais le syllogisme ne garantit rien non plus de l’ordre du réel, de l’effectif, de la chose (to pragma).

Rien dans l’ordre du rationnel ne garantit son adéquation au réel. Ni l’inverse. C’est cette adéquation justement qui est en question ; en jeu.

*

Tout l’analytique d’Aristote me semble converger sur ce que je pointe ici. Le but de l’analytique est-il d’apprendre à penser ? Si cela veut dire

qu’apprendre à penser, c’est connaître ce qu’est une majeure, une mineure et une conclusion avant de faire un syllogisme : non. Chacun est bien capable de faire des syllogisme sans savoir ce que veut seulement dire syllogisme. Pourtant tout le monde n’est pas capable de voir qu’il n’a fait qu’en confirmer la mineure quand il croit avoir vérifié l’inférence, et cela, même s’il est docteur en philosophie.

82 Remarque qui peut aussi bien s’appliquer au sens, et à l’interprétation d’un sens ; de la signification « inconsciente ». On n’interprète pas un sens qui n’est pas encore. Dans ce cas, la signification, le sens, ne se distingue pas de « la chose réelle » ; participe du réel.

83 — L’expérience que nous avons de l’expérience ?! — Rien n’est moins clair que l’idée que nous faisons de l’expérience.

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C’est là le fil qui permet de lire l’Organon autrement que comme un jeu de patience dont on saisit mal l’utilité, la pertinence, ou tout simplement l’intention.

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SUITE SUR LE FONCTIONNEMENT RÉEL DE LA PENSÉE

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Le 3 décembreDu côté du réel, le syllogisme ne révèle que ce qui est déjà, non ce qui va

être. Le côté du réel, c’est celui du singulier, ou encore, de la mineure.

Ceci ne s’applique pas seulement à ce qu’il en est des choses, des êtres, mais aussi à ce qu’il en est du sens, des significations. L’analyse ne dévoile, du côté du réel, qu’un sens latent déjà là, non qui va être — qui va naître

(n’être).84

L’analyse ne fait pas naître du sens. Ou encore, le sens ne naît pas d’un procès logique ; mais analogique.

*

Le 10 décembreLa vue et l’oreille : Deux passages barrés dans la rédaction d’un projet :Pas plus qu’en dessinant, on ne peut compter sur sa seule imagination en

écrivant. Les choses sont des signes et les signes, des choses. L’écriture n’est jamais que la transcription graphique de signes sonores,

comme les notes sur une portée le sont de la musique. Cependant, l’écrit contient des informations sémantiques que la partition ne contient pas, et moins d’informations sonores.

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84 Ici, ce pourrait être le sens à donner à « analyse » dans « psychanalyse » qui soit en question.

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