Suicide et alcoolisme en Bretagne au XXe siècle

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Jean-Yves Broudic SUICIDE ET ALCOOLISME EN BRETAGNE AU XX e SIÈCLE Sociologie – Histoire – Psychanalyse Éditions Apogée

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À partir d'un regard inédit sur la réalité bretonne du siècle dernier, ce propos ouvre une nouvelle perspective aux analyses sociologiques du suicide et de l'alcoolisme et apporte un autre éclairage sur certains enjeux de la clinique contemporaine.

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Il y a un siècle, la Bretagne était une des régions françaises où l’on se suicidait le moins. Depuis cinquante ans, elle est la région de France où l’on se suicide le plus : il y a huit fois plus de suicides chez les habitants des Côtes-d’Armor et du Finistère que chez les Parisiens. Les analyses de cette mutation recourent à des approches sociologiques portant sur des transformations économiques et sociales contemporaines, le changement linguistique et un hypothétique matriarcat breton.

Notre propos est autre : en considérant que le suicide ne peut se comprendre sans référence à des processus psychiques inconscients, il pose l’hypothèse d’une corrélation entre cette forte surmortalité et la rencontre par une grande partie de la population bretonne d’un réel traumatique au début du siècle. Ce qui a été exclu du symbolique à une génération peut se manifester dans le réel dans les suivantes.

Ce parcours nous conduit à préciser l’importance de la réalité du trauma dans la région suite à la première guerre mondiale, à analyser les modali-tés du vécu subjectif du deuil de masse qui en résulta, à montrer les liens possibles entre ce contexte, la forte mortalité par suicide, les pratiques alcooliques si présentes également dans la région, et la mutation linguisti-que de la Basse-Bretagne.

Le réel de l’histoire et ses suites inconscientes sont ici analysés en croi-sant plusieurs disciplines : sociologie, histoire, psychanalyse, littérature. À partir d’un regard inédit sur la réalité bretonne du dernier siècle, ce propos ouvre une nouvelle perspective aux analyses socio lo giques du suicide et de l’alcoolisme et apporte un autre éclairage sur certains enjeux de la clinique contemporaine.

Jean-Yves Broudic est psychanalyste à Lorient, membre de l’École psychanalytique de Bretagne et de l’Association lacanienne internationale. Il est sociologue et formateur.

Éditions Apogée – Diffusion PUFISBN 978-2-84398-306-120 €

Jean-Yves Broudic

Suicide et alcooliSmeen Bretagne au xxe Siècle

Sociologie – Histoire – Psychanalyse

Éditions Apogée

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Photo de couverture : Gw

enc’hlan Broudic

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Du même auteur : Diyezh, Lesneven, Mouladurioù Hor Yezh, 1993.

© Éditions Apogée, 2008ISBN 978-2-84398-306-1

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Jean-Yves Broudic

Suicide et alcooliSme en Bretagne au xxe Siècle

Sociologie – Histoire – Psychanalyse

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À Aziliz,à Marzhina,

à Gwenc’hlan.

Remerciements à Marie-Josée Berger, Fañch Broudic, Chloé Fehlman,

Jean-François Hamel, Raymond Lamboley, Laurence Lauvin, Rachelle Le Duff, Philippe Larbat, Thérèse Testot

et aux collègues de l’École psychanalytique de Bretagne, pour les échanges sur certains de ces textes lors de leur élaboration.

Anne-Marie Cornillet pour la cartographie.

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Sommaire

Introduction 9

chapitre i - le Suicide, fait Social 13

La Bretagne et le suicide 14Les analyses sociologiques 17Aux limites du lien social 23Annexes : données statistiques 29

chapitre ii - le Suicide, fait pSychique 39

La théorie freudienne et lacanienne du deuil 42La mort volontaire comme don réel 47Un trait réel entre vivant et mort 52

chapitre iii - la Bretagne alcoolique ? 61

Données contemporaines 62 L’apport de l’histoire 67Dépendance et dette 72

Chapitre iv - L’erranCe aLCooLique 81

L’atrophie de la langue ou sa démétaphorisation 81Les aléas de l’identification primordiale 89Désaveu du Père et errance psychique 100

Chapitre v - Le réeL de L’histoire 113

Précarité sociale et construction subjective 114Le trauma et le deuil à l’issue de la première guerre mondiale 121La première guerre et la Bretagne 125Rupture sociétale et anomie subjective 133Annexes : la Bretagne et la première guerre, sources et données 143

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Chapitre vi - réeL de L’histoire et transmission 153

Éléments de transmission inconsciente 153Une relecture des analyses sociologiques sur le suicide 174L’alcoolisme, une réponse au désaveu du Père 183

Chapitre vii - d’une Langue à L’autre 199

Le changement de langue : un traumatisme? 200Un détour par Samuel Beckett 204La lettre dans la cure analytique 211Le traumatisme dans la langue 215

Conclusion 219

Bibliographie 231

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introduction

Le travail que nous présentons a pour objets le suicide et l’alcoolisme en tant que réalité sociale et réalité psychique. Il tente d’expliquer certaines observations sociétales à partir d’apports de la psychanalyse et du détour par l’histoire et la littérature.

L’abord sociologique consiste en l’étude des données relatives au phénomène suicidaire et à l’alcoolisme, dans une région où ils sont forte-ment présents depuis longtemps et dans le rappel des différentes analyses à leur endroit. Ces analyses présentent des contradictions et des insuffi­sances que l’on peut résumer de la façon suivante : on ne peut imputer à des transformations sociales liées à l’entrée dans la modernité dans le dernier tiers du siècle, des phénomènes dont la forte croissance est antérieure, et on ne le peut non plus parce que d’autres régions françaises ont connu des mutations sociales similaires sans connaître la même tendance à la forte augmentation de la mort volontaire ou de la consommation alcoolique. La référence à un contexte « ethno­culturel » ou à un matriarcat breton n’est pas plus convaincante puisqu’on se demande alors pourquoi ces facteurs seraient restés sans effets au début du siècle, quand le suicide était dans la région bien moins important.

Face à ces limites que nous détaillons ci-après, nous avons postulé que le recours à certains concepts de la psychanalyse pouvait permettre de reprendre ces questions d’une autre manière. Cet abord est dans la même logique que le détour par l’histoire. En effet, la transmission constitue un des éléments essentiels de la démarche et de la théorie analytiques, puisque c’est en référence à l’autre parental que se construit chaque enfant sur le plan subjectif ou psychique, et que la question du père y est considérée centrale pour chaque sujet. La transmission constitue également une dimen-sion de l’histoire, au sens où le présent d’un pays et d’une population porte souvent sur la longue durée les traces de son passé, sous diverses formes.

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Ce qui, du vécu d’une génération, reste non subjectivé ou non symbo-lisé, peut réapparaître dans le réel dans les suivantes. Tel est l’axe essentiel de ce que nous avons découvert dans ce travail. Précisons : ce qui n’est pas subjectivé, désigné comme réel, renvoie à des traumas collectifs vécus par les populations de la région. L’hypothèse avancée est celle d’un lien entre la surconsommation alcoolique et la surmortalité par suicide de la région et l’anomie subjective résultant du choc traumatique qu’a connu la popula-tion bretonne lors de la première guerre mondiale, qui s’inscrivait dans une société qui présentait déjà des spécificités quant à la mort des hommes. La présence plus importante de l’alcoolisme et du suicide dans ce pays peut se comprendre si l’on prend en compte le réel de l’histoire, au sens de ce que l’histoire a produit comme traumatismes collectifs et si l’on peut en repérer quelques mécanismes de transmission inconsciente.

Les deux premiers chapitres du livre sont consacrés à la question du suicide, selon une approche sociologique dans un premier temps, puis selon un abord analytique dans un second, axé sur la question du deuil. Les deux suivants (iii et iv) sont consacrés à la question de l’alcoolisme, orga-nisés selon la même double approche. Mais ce sont les chapitres v et vi, consacrés à des éléments d’histoire relatifs principalement à la première guerre mondiale et à la question de la transmission, qui permettent de faire retour sur les données précédentes et d’en proposer une autre lecture. De par cette construction, si l’on veut se référer uniquement à notre approche de la question du suicide, il est possible de lire dans la continuité les chapi-tres i, ii, v et vi.

Il résulte également de notre abord une nouvelle analyse de la mutation linguistique qu’a connue la Bretagne durant ce siècle (chapitre viii) : selon nous, la régression de la pratique de la langue n’est pas un facteur détermi-nant dans l’importance du suicide et de l’alcoolisme dans la région, comme cela est souvent dit et écrit ; au contraire, nous pensons que la mutation linguistique de la Bretagne a pu être si rapide au xxe siècle parce que, au-delà des effets sociaux attendus, l’usage de la nouvelle langue pouvait favoriser une mise à distance du réel traumatique au travers d’un travail psychique inconscient.

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Nous cherchons donc à démêler dans ce travail quelques fils qui nouent ensemble la mort, la dette, la langue. Les suicides viennent rappeler que la mort travaille inconsciemment chacun dans le cours de son existence, que la dette envers les générations antérieures n’est pas assumée de la même façon par tous et que le rapport au symbolique connaît des avatars d’une génération à l’autre.

La mort est un objet d’étude pour différentes disciplines, médecine, ethnologie, histoire… Mais la mort ainsi disséquée est la mort sociale, la mort des autres. Notre propre mort est irreprésentable. Elle peut être plus ou moins source d’angoisse, sa perspective peut être envisagée avec plus ou moins de détachement, mais elle constitue pour chacun un point inac-cessible. La mort est à la fois absente et présente, possible et impossible. Et l’histoire produit régulièrement des catastrophes, des aires des mort, qui sont des ruptures de liens sociaux dont les ondes de choc se font encore sentir après­coup. C’est ce que nous dénommons ici, après d’autres, réel de l’histoire, en entendant par réel ce qui, non pensé, non saisi par le symbo­lique, revient sous forme de divers symptômes et pathologies.

La dette, le don et la réciprocité sont au cœur de tous les échanges sociaux, visibles dans de multiples pratiques sociales, dans les us et coutumes, dans les règles de politesse et de voisinage, dans le droit, dans les rapports marchands… Mais la dette ne renvoie pas seulement aux liens sociaux actuels, à la responsabilité individuelle et à la solidarité collec-tive dans une société contemporaine ; elle est aussi affaire de mémoire et d’histoire, d’héritage et de transmission. Vivre dans un pays donné, c’est assumer sa place par rapport aux générations antérieures qui y ont vécu et qui ont contribué à y construire richesse, culture, savoir et patrimoine… Les rapports entre générations reposent sur un pacte tacite, symbolique, inconscient, dont l’élément central est la prohibition de l’inceste. La dette symbolique est la clé de voûte des rapports sociaux. Et c’est de l’impos-sibilité ou des difficultés de certaines personnes à assumer cette dette symbolique dont témoignent certaines pathologies psychiques.

La langue est à la base de tous les rapports des hommes au monde puisqu’elle est nomination du monde et des choses. C’est par la langue que se construit le rapport de chacun à ses proches, que le nouveau­né perçoit

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le monde et se constitue en tant qu’être humain. Dans cette langue reçue en héritage, qui porte en elle l’histoire du pays et de sa famille, le petit d’homme va puiser quelques lambeaux, quelques bribes qu’il s’approprie de façon particulière et qui seront la marque de son identité d’homme ou de femme. La langue est une condition de l’inconscient, elle est nécessaire à l’élaboration psychique du vécu de tout être humain. Mais là où des catas-trophes historiques et sociales se sont produites, elle a pu aussi faire défaut, elle n’a pas toujours permis une subjectivation ; ou elle a pu être atteinte, atrophiée et favoriser la transmission d’un réel non subjectivé.

Mort, dette, langue : trois mots pour parler du réel de l’histoire, du suicide, de l’alcoolisme et de la mutation linguistique en région Bretagne durant le siècle dernier. Trois mots pour désigner des questions entremê-lées, nouées et dépliées ici en sept chapitres.

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chapitre i - le Suicide, fait Social

Le suicide est une énigme pour les proches de celui qui passe à l’acte comme pour la société. Celui qui met fin à ses jours interroge tout son entourage, que soient présentes ou non des causes apparentes identifiées telles que chagrin d’amour, difficulté sociale, déboire financier ou profes-sionnel, maladie, vieillesse, mort d’un parent, qu’il ait manifesté ou non préalablement des signes de souffrance ou de troubles psychiques, de dégoût de la vie ou de folie.

Le suicide interroge la société puisque, discret ou ostentatoire, il attente à ce qui fait lien social, il vient rompre l’accord tacite qui lie les hommes entre eux, il se situe aux limites de ce qui fait communauté. C’est un acte hors du commun qui rompt l’ordre social, comme l’attestent les rites qui suivent la découverte d’un suicidé dans différentes sociétés et la répres-sion dont il a fait l’objet dans les sociétés occidentales depuis des siècles : exclusion de la communauté des chrétiens, procès aux suicidés jusqu’au xviiie siècle, interdiction de l’information à son propos.

Un million de personnes décèdent par suicide chaque année dans le monde. En France, leur nombre est d’environ 13 000 1, tandis que le nombre de tentatives est de l’ordre de 200 000 2, le pays ayant un taux élevé par rapport à d’autres pays de l’Europe de l’ouest. Mais la popula-tion française n’a pas une attitude homogène par rapport au suicide. Sur le territoire national, la Bretagne 3 est depuis des décennies la région où,

1 En 2003, 10 700 suicides (dont 7 940 hommes et 2 720 femmes) ont été identifiés en France ; les phénomènes de sous-déclaration étant estimés aux environs de 20 à 25 %, le nombre total serait de 13 000. Études et Résultats, n° 488, mai 2006, DRESS. 2 Le suicide dans les régions françaises, FNORS, Fédération Nationale des Observatoires Régionaux de Santé, 2007, p. 1.3 Les statistiques se rapportent à la Bretagne administrative, constituée des quatre dépar-tements des Côtes­d’Armor (ex­Côtes­du­Nord), du Finistère, de l’Ille­et­Vilaine et du Morbihan, et non à la Bretagne historique (avant 1940) constituée des départements précé-dents et de la Loire-Atlantique (ex Loire-Inférieure).

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par rapport à la population résidente, l’on décède le plus par suicide. Cette situation de la région dans l’ensemble français n’est pas observable épiso-diquement ou à la marge ; c’est en permanence, depuis cinquante ans, que l’on se tue plus en Bretagne que dans d’autres régions de France, et dans des proportions largement supérieures. Comment comprendre cette situa-tion spécifique régionale ? Que signifient ces chiffres quant à l’organisation sociale locale ?

La Bretagne et le suicide �

En l’an 2000 2, en Bretagne, pour 2,9 millions d’habitants, on a compté 871 suicides (635 hommes et 236 femmes), alors qu’en Aquitaine (région avec la même population), ces chiffres sont de 558 (420 hommes et 138 femmes), et qu’en Île­de­France, pour 11 millions d’habitants, ils sont de 1 071 (758 hommes et 313 femmes).

De 1993 à 1997, le suicide est la cause de décès de 50,9 hommes pour 100 000 habitants en Bretagne (taux le plus élevé de France), contre 31,6 en France métropolitaine ; et de 15,8 femmes pour 100 000 habitants, contre 10,1 en France 3. Ces constats sont aussi observables en faisant les corrections statistiques nécessaires pour tenir compte de la struc-ture démographique de la région. La situation particulière du département des Côtes­d’Armor mérite d’être soulignée : il est tout au long du dernier demi­siècle le département de la région où l’on se suicide le plus.

Pour les tentatives de suicide, qui ne peuvent faire l’objet d’un recen­sement systématique, il est difficile de disposer de données comparatives sur plusieurs années et sur plusieurs régions : 8 % de la population de plus de 18 ans a fait en France métropolitaine une tentative au cours de sa vie 4; mais une étude de 1990 auprès des services d’urgence des hôpitaux publics de deux régions met en évidence des taux supérieurs et parfois

1 Un certain nombre de tableaux statistiques et de cartes sont reportés en annexe de ce chapitre.2 STATISS 2004, DRASS, Statistiques en indicateurs de santé et du social, juillet 2004.3 Taux standardisés de mortalité selon la cause de décès pour 100 000 habitants de 1993 à 1997, source INSERM, publications DRESS. 4 Études et Résultats, op. cit.

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chapitre iii - la Bretagne alcoolique?

La Bretagne est connue pour être depuis longtemps l’un des territoires en tête des régions françaises pour la consommation d’alcool par habi-tant. Divers chiffres récents donnent raison à cette réputation. Comment expliquer cette situation ? Le discours commun privilégie un regard sur les facteurs contemporains tels que le chômage, la précarité, l’exclusion, le défi des jeunes à l’égard de leurs aînés, le besoin de reconnaissance sociale… Notre propos consistera à analyser cette situation en prenant en compte la réalité psychique tout en se référant également à certaines données socio-historiques. Certains concepts de la psychanalyse permettent de jeter un regard neuf sur cette réalité sociale régionale.

Le discours courant focalise son attention sur le produit alcool et le considère comme cause de la dégradation et parfois de la désocialisation d’individus, et réprouve les conduites d’hommes et de femmes qui seraient sans volonté, qui se laisseraient mener par la puissance de leur produit de prédilection. Ce discours s’appuie à juste titre sur les malheurs engendrés par l’alcoolisation, notamment les violences intra­familiales, les accidents de la route ou du travail, les effets sur la santé. Le malaise ou le mal-être de tel homme ou telle femme est lié à sa consommation, dit ce discours, ce qui peut conduire à parler de l’alcoolisme comme d’une maladie, extérieure au sujet, dont la médecine ou la psychiatrie pourrait l’aider à se débarrasser.

Si l’on abandonne ce regard, on doit chercher à comprendre quelle fonc-tion occupe la forte et régulière consommation d’alcool pour telle ou telle personne : pourquoi à tel moment de la vie, à la sortie de l’adolescence pour beaucoup, le recours à l’alcool s’installe­t­il comme substitut nécessaire ? Quelle est sa place dans son économie psychique ? Et, à l’échelle collective, pourquoi dans une région donnée, tant d’hommes et de femmes ont été et sont conduits à ce recours ? Quelle fonction a cette consommation alcoolique pour une partie de la population ? En quoi l’aide­t­elle à vivre ?

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Nos hypothèses de travail sont les suivantes : sur le plan individuel, le recours à l’alcool répond avant tout à une nécessité psychique, il est une solution de compromis pour éviter d’aller plus mal, il permet de tenir à distance une angoisse qui résulte d’un jeu de forces ou tensions incons-cientes ; en d’autres termes, un individu ne va pas mal parce qu’il boit, mais il boit parce qu’il va mal. Sur le plan collectif, partant du fait que la forte consommation d’alcool est aussi une réponse à l’angoisse, nous sommes conduits à chercher, sur le plan historique et social, les éléments qui peuvent se rapporter à une réel source d’angoisse pour une partie de la population, et à l’aide des outils théoriques de la psychanalyse, à rendre compte des modalités possibles de la pérennisation de ces pratiques dans une partie de la population.

À partir de notre observation de la réalité bretonne, nous poursuivons l’exploration de notre hypothèse d’un rapport entre l’importance de l’alcoo­lisme et la rencontre du réel traumatique lié à la mort dans le passé, ce qui renvoie aux modalités de structuration subjective dans des contextes de défaillance symbolique, de fragilisation de la fonction paternelle. Ici également, c’est le recours à la psychanalyse qui permet de comprendre comment des hommes et femmes d’aujourd’hui peuvent être affectés par un réel traumatique rencontré par leurs ascendants, même s’ils ne l’ont pas vécu directement.

Le parcours que nous proposons sur la question de l’alcoolisme de masse en Bretagne est donc similaire, dans sa forme, à celui entrepris sur le suicide. Après ce chapitre à dominante sociologique, nous proposerons dans le suivant une autre lecture du recours massif à l’alcool à partir de concepts analytiques, en ayant pour horizon le réel de l’histoire, réel que nous expliciterons seulement dans le chapitre v. De par cette construction, c’est uniquement dans le chapitre vi relatif à la transmission que l’ensemble de notre démonstration pourra se lire.

Données contemporaines

La consommation moyenne d’alcool pur par habitant et par an est passée en France de 18 litres en 1963 à 11 litres en 1997. Cette baisse s’accom-pagne d’une diminution régulière de la mortalité liée à la consommation

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excessive d’alcool, qui était responsable dans les années 80 de 35 000 décès par an, en y incluant les causes directes ou indirectes ou certaines morts violentes.

Le tableau relatif au rapport particulier des habitants de la région Bretagne à la consommation alcoolique peut être dressé de la façon suivante :

• Une part de la consommation d'alcool repose sur une infrastructure de distribution dans des établissements disposant d'une licence IV (débits de boissons proposant l'ensemble des boissons alcoolisées). Leur nombre était en France métropolitaine de 158 000 en 1999, soit une densité estimée de 332 pour 100 000 habitants. Quatre régions présentent une sur­repré-sentation de ce commerce par rapport à sa population : la Bretagne 1 (509), l’Auvergne (557), la Basse­Normandie (426) et le Limousin (467) 2 ;

• Sur la période 1992-1994, pour une base 100 en France, les indices comparatifs de mortalité (ICM) 3 par psychose alcoolique et cirrhose du foie sont en Bretagne de 4:

Hommes FemmesCôtes­d’Armor 138 143Finistère 158 82Ille­et­Vilaine 112 116Morbihan 161 166Loire-Atlantique 145 145Bretagne 142 122

1 Ici au sens administratif, avec quatre départements, sans la Loire-Atlantique.2 Source : La santé observée dans les régions de France, chap. viii : « L’alcool et ses conséquences sur la santé », FNORS, Paris, 1999, p. 12.3 L’indice comparatif de mortalité est le rapport en base 100 du nombre de décès observés dans le département et du nombre de décès calculé en appliquant à sa population les taux nationaux de mortalité par sexe et tranche d’âge. La mortalité par cirrhose peut être liée à une forte consommation d’alcool ou sans cause identifiée. 4 Source : Chiffres et indicateurs départementaux, Publication du ministère de l’Emploi et de la Solidarité, La Documentation française, 1998.

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En dehors de la Réunion (351 pour les hommes, 338 pour les femmes), et de la Guadeloupe (162 et 145), une seule région métropolitaine a une mortalité supérieure, le Nord-Pas-de-Calais, avec des indices de 168 et 233, situation qui dure depuis 1970. Une autre région a une mortalité identique à celle de la Bretagne : la Haute­Normandie (Eure et Seine­Maritime).

En Bretagne, deux départements ont, pour les hommes, des taux parmi les plus élevés, identiques à ceux des départements du Nord et du Pas de Calais. Il est intéressant de constater que les départements des régions viticoles ont des indices généralement inférieurs à 100, comme la Gironde (88 pour les hommes), la Corse (49), l’Aude (53), l’Hérault (60), le Rhône (75).

• Sur la période 1995-1997 1, pour une base 100 en France métro-politaine, l’ICM par cirrhose du foie est pour les hommes de : 179 dans la région Nord­Pas­de­Calais ; 141 en Bretagne ; 109 à 130 dans d’autres régions du nord de la France ; 60 à 85 dans les régions du sud de la France.

Pour la mortalité par psychose alcoolique et alcoolisme, en France métropolitaine, la Bretagne a l’ICM le plus élevé (187) pour les hommes, tandis que pour les femmes c’est le Nord­Pas­de­Calais (223), les indices régionaux les plus faibles étant de l’ordre de 50 à 60.

• Une enquête a été réalisée en l'an 2000 pour mesurer les risques d'alcoolisation excessive chez les patients ayant recours aux soins hospi-taliers un jour donné 2. Elle a couvert l’ensemble des départements métropolitains. En Bretagne, ces résultats reposent sur une enquête auprès de 37 établissements de santé et auprès d’un échantillon de 1 989 patients représentant 17 805 personnes hospitalisées un jour donné. Les auteurs de cette enquête font les constats suivants :

« En Bretagne, un patient hospitalisé sur quatre est en alcoolisation excessive. (…) La moitié des patients hospitalisés en état de dépendance vis­à­vis de l’alcool est hospitalisée pour troubles psychiques ou abus de substances psycho-actives.

En 1999, les pathologies directement liées à l’alcool, cirrhose alcooli-que et psychose alcoolique sont à l’origine de 800 décès en Bretagne. À

1 Source : La santé observée dans les régions, op. cit. p. 5-6.2 Source : Études et résultats, n° 192, septembre 2002, DRESS, ministère des Affaires sociales et ministère de la Santé et L’info statistique, n° 1, janvier 2003, DRASS Bretagne.

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Chapitre vii : d’une Langue à L’autre

« Quand on cherche, on entend. »Samuel Beckett, En attendant Godot

« Oui, dans ma vie, puisqu’il faut l’appeler ainsi, il y eut trois choses, l’impos-sibilité de parler, l’impossibilité de me taire, et la solitude, physique bien sûr,

avec ça je me suis débrouillé. »Samuel Beckett, L’Innommable

L’ensemble de ce que nous avons écrit jusqu’à présent, sur les plans sociologique, historique et analytique, permet de proposer une autre lecture de la régression massive de la pratique de la langue bretonne en Basse-Bretagne 1 durant le siècle dernier. La présentation de ce phénomène comme processus d’acculturation négatif, comme « traumatisme », qui aurait joué, selon certains, un rôle dans le développement de l’alcoolisme et l’importance des suicides dans la région, ne nous paraît pas tenable. Au contraire, nous pensons que le changement de langue a pu être propice à un travail psychique et qu’il était une forme de réponse au trauma rencontré par les populations de Bretagne au début du siècle. Sur ce plan également, la psychanalyse peut apporter un éclairage différent de l’analyse sociolo­gique ou socio-politique.

Nous proposons d’aborder cette question en passant par l’œuvre de Samuel Beckett, écrivain bilingue. Ce détour nous permettra de mettre en évidence que l’enjeu principal ici ne se rapporte pas à la perte de la langue, mais plutôt au processus psychique de « perte » dans et par la langue, que la psychanalyse appelle assomption symbolique, manque ou castration. Dans la partie suivante, les quelques vignettes cliniques, moments de cures psychanalytiques de personnes bilingues, permettront de voir les modalités

1 Constituée du département du Finistère et des parties ouest des départements du Morbihan et des Côtes­d’Armor, par opposition à la Haute­Bretagne, composée de ses territoires est, où le parler traditionnel est le gallo.

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plus précises que recouvre un travail psychique entre deux langues. Dans la dernière partie, nous reviendrons sur la situation de la Bretagne et sur quelques phénomènes sociétaux contemporains.

Le changement de langue : un traumatisme ?

Divers travaux sociologiques ont analysé la mutation linguistique de la Bretagne comme résultant d’une domination sociale, politique et culturelle, marquée notamment par l’absence de prise en charge de l’enseignement, de la transmission et de la modernisation de la langue par des structures étatiques dans la vie publique et notamment dans l’Education nationale. Cette mutation serait le résultat d’un phénomène d’acculturation qui aurait contribué à un déclassement des couches les plus pauvres de la société et dont certaines des conséquences seraient le développement de l’alcoolisme et du suicide dans la région.

Les faits sont en effet concomitants : les indicateurs relatifs à l’alcoo-lisme et au suicide connaissent une forte augmentation dans la seconde partie du siècle et c’est durant cette période que l’on assiste à une régres-sion de la pratique de la langue bretonne. On passe en un demi-siècle « d’une pratique du breton massive et généralisée en secteur rural […], où une proportion non négligeable de la population urbaine sait le breton ; au total les trois­quarts de la population savent le breton et s’expriment généralement en breton ; (et), il n’y a pas, par ailleurs, de différence, au niveau des pratiques linguistiques entre les jeunes générations et celles de leurs parents », tandis que 50 % des bretonnants étaient monolingues, à une période où dans les années quatre-vingt-dix, où « la pratique de langue régionale est désormais devenue minoritaire dans la zone même où on la parle […], les quatre cinquièmes des Bas­Bretons ignorent aujourd’hui le breton, alors qu’il y a moins d’un siècle, c’est le français qu’ils ignoraient dans une proportion pour ainsi dire équivalente (les trois quarts) ». Sur la période 1 950-1990, « en passant de 1 100 000 à 250 000, le nombre des bretonnants a baissé de 80 % 1 ».

1 Fañch Broudic, La pratique du breton de l’Ancien Régime à nos jours, Presses Univer-sitaires de Rennes, 1995, p. 299, 351-352.

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Cette évolution linguistique a contribué, selon certains, à une humilia-tion et une dévalorisation de soi intériorisée, éléments constitutifs d’une identité négative :

« Ces mécanismes : dévaluation de soi / intériorisation de cette négativité, permettent de comprendre la brutale rupture de la reproduction linguistique. On réalise pour sa descendance le “ blanchiment ” inachevable pour sa géné-ration. On refuse de transmettre la langue stigmate d’une identité dévalorisée et infériorisée, même si l’on en possède que médiocrement le capital linguis-tique dominant qu’il s’agit d’inculquer à la jeune génération 1. »

« On assiste donc au début des années 1970 à un véritable effondrement linguistique ou à ce phénomène sociologiquement rare de l’implosion d’une langue qui suit la rupture de la transmission aux enfants, coupure on ne peut plus radicale dans la continuité historique d’une langue, opérée durant les années 1950. […]

On voit donc mettre en œuvre, au service de la politique linguistique, les institutions scolaires qui orchestrent une véritable agression symbo-lique contre les pratiquants de la langue dominée, interdisant l’usage de celle­ci, y compris par des sanctions et l’appel à la délation, et imposant un enseignement de et dans la langue dominante exclusivement 2. »

C’est la rapidité du processus d’abandon de la langue, surtout par la génération d’après­guerre dans la seconde partie du siècle, qui est souli-gnée et qui reste en partie inexpliquée. Cette évolution est décrite comme une rupture, que le mouvement relatif à l’enseignement de la langue est loin d’avoir arrêté (environ 10 000 élèves en 2007 dans les filières d’ensei­gnement bilingues).

La concomitance du processus de changement de langue et de la montée des statistiques sur le suicide et l’alcoolisme a conduit à des analyses qui soulignent la corrélation entre ces phénomènes, décrits alors comme la résultante d’une domination sociale et culturelle. Cette lecture a été déve-loppée notamment par Guy Caro, psychiatre :

1 Fañch Élégoët, « Langue bretonne, langue stigmate », Permanence de la langue bretonne. De la linguistique à la psychanalyse, ouvrage collectif, Rennes, Institut Culturel de Bretagne, 1986, p. 88.2 Fañch Élégoët, Bretagne, vingtième siècle, Tud ha Bro, 2000, p. 53.

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