Sturnack CR Cheminements

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Claude Zilberberg, Cheminements du poème. Baudelaire, Rimbaud, Valery, Jouve, Limoges, Editions Lambert-Lucas, 2010. Peut-on rendre compte de la dimension affective du discours ? Peut-on mesurer les états d‟âme ? Et encore : comment le progrès du sens est-il assuré ? Autant de questions que pose Cheminements du poème de Claude Zilberberg. Celui-ci y développe à nouveaux frais les concepts exposés dans un certain nombre de ses opus théoriques précédents, tels Éléments de grammaire tensive 1 ou Tension et Signification 2 . Ce nouvel ouvrage propose de faire porter l‟analyse sur quatre textes poétiques français : « La Mort des pauvres » de Baudelaire, « Bonne pensée du matin » de Rimbaud, « Forêt » de Valéry et « Lamentations au cerf » de Jouve. À ces quatre analyses s‟ajoute un article intitulé « Poésie immanente de la langue » où l‟auteur tente d‟établir « qu‟il existe une poésie immanente à la langue […], en mesure de rendre compte, sinon de tous les processus sémiotiques, du moins de certains. » (328). On peut s‟interroger sur le choix de l‟éditeur de faire figurer l‟article en fin de lecture plutôt qu‟en tant que chapitre préliminaire. Ce dernier article est consacré à démontrer que l‟affectivité occupe une place importante dans le processus de renouvellement des signes (au sens hjelmslevien) ou des figures (selon l‟acception de la rhétorique). On verra par ailleurs qu‟une part des articles constitue une tentative de motivation des catégories élaborées dans le dessein de mesurer les états d‟âmes, correspondants de l‟affectivité, et d‟affirmer leur caractère prépondérant, c‟est-à-dire régissant, à l‟égard de l‟extensité (autrement dit, du sens fourni par une définition purement analytique). C‟est pourquoi il conviendrait sans aucun doute de lire d‟entrée ce chapitre terminal à l‟aune duquel s‟explicitent au mieux la systématicité des analyses lexico-sémantiques et le projet effectif de Claude Zilberberg dans ce dernier ouvrage. Les quatre analyses de texte se déroulent selon une procédure classique, longue et régulière avec une distinction systématique, et justifiée par l‟auteur, entre les sections du texte qui seront envisagées. Sur cette base, il effectue une analyse qui entreprend d‟exposer l‟évolution sémantique du texte selon la projection de ses unités dans un espace de signification, l’espace tensif. Ce dernier présente sous la forme d‟un graphe l‟intersection des états d‟âme et des états de chose (l‟intensité et l‟étendue). Il permet ainsi de visualiser les valeurs attachées à une unité sémantique en la plaçant au sein d‟un paradigme marquant des différences graduées (et non binaires, 1 Claude Zilberberg, Eléments de grammaire tensive, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, Collection Nouveaux Actes Sémiotiques/NAS, 2006, 244 p. 2 Jacques Fontanille et Claude Zilberberg, Tension et Signification, Liège, Mardaga, collection « Philosophie et Langage », 1998, 251 p.

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  • Claude Zilberberg, Cheminements du pome. Baudelaire, Rimbaud,

    Valery, Jouve, Limoges, Editions Lambert-Lucas, 2010.

    Peut-on rendre compte de la dimension affective du discours ? Peut-on

    mesurer les tats dme ? Et encore : comment le progrs du sens est-il assur ? Autant de questions que pose Cheminements du pome de Claude

    Zilberberg. Celui-ci y dveloppe nouveaux frais les concepts exposs dans

    un certain nombre de ses opus thoriques prcdents, tels lments de

    grammaire tensive1 ou Tension et Signification2. Ce nouvel ouvrage propose

    de faire porter lanalyse sur quatre textes potiques franais : La Mort des pauvres de Baudelaire, Bonne pense du matin de Rimbaud, Fort

    de Valry et Lamentations au cerf de Jouve. ces quatre analyses

    sajoute un article intitul Posie immanente de la langue o lauteur tente dtablir quil existe une posie immanente la langue [], en mesure de rendre compte, sinon de tous les processus smiotiques, du moins

    de certains. (328). On peut sinterroger sur le choix de lditeur de faire figurer larticle en fin de lecture plutt quen tant que chapitre prliminaire. Ce dernier article est consacr dmontrer que laffectivit occupe une place importante dans le processus de renouvellement des signes (au sens

    hjelmslevien) ou des figures (selon lacception de la rhtorique). On verra par ailleurs quune part des articles constitue une tentative de motivation des catgories labores dans le dessein de mesurer les tats dmes, correspondants de laffectivit, et daffirmer leur caractre prpondrant, cest--dire rgissant, lgard de lextensit (autrement dit, du sens fourni par une dfinition purement analytique). Cest pourquoi il conviendrait sans aucun doute de lire dentre ce chapitre terminal laune duquel sexplicitent au mieux la systmaticit des analyses lexico-smantiques et le projet effectif de Claude Zilberberg dans ce dernier ouvrage.

    Les quatre analyses de texte se droulent selon une procdure classique,

    longue et rgulire avec une distinction systmatique, et justifie par

    lauteur, entre les sections du texte qui seront envisages. Sur cette base, il effectue une analyse qui entreprend dexposer lvolution smantique du texte selon la projection de ses units dans un espace de signification, lespace tensif. Ce dernier prsente sous la forme dun graphe lintersection des tats dme et des tats de chose (lintensit et ltendue). Il permet ainsi de visualiser les valeurs attaches une unit smantique en la plaant

    au sein dun paradigme marquant des diffrences gradues (et non binaires,

    1 Claude Zilberberg, Elments de grammaire tensive, Limoges, Presses Universitaires de

    Limoges, Collection Nouveaux Actes Smiotiques/NAS, 2006, 244 p. 2 Jacques Fontanille et Claude Zilberberg, Tension et Signification, Lige, Mardaga, collection

    Philosophie et Langage , 1998, 251 p.

  • comme le prsente le carr smiotique). La concatnation de ces graphes

    entrane une vision de la dynamique smantique luvre dans un texte selon quil est en ascendance ou en dcadence tensive, cest--dire selon quil y a une dynamique avec, pour direction, soit une augmentation, soit une diminution de lintensit (qui est la dsignation gnrale des phnomnes relatifs aux tats dme, avec pour traits principaux les oppositions : tonicit vs atonie, rapidit vs lenteur). Ce mouvement

    correspond ce qui a t indiqu plus haut, savoir quune partie de louvrage sapparente une tentative de motivation des catgories qui permettent dintgrer laffect une analyse smiotique. La dmonstration impose au propos un rythme analytique rflchi, progressant vers aprs vers

    ou section aprs section. Ainsi, lvolution smantique du pome retenu est envisage selon la projection des units qui le composent dans lespace tensif afin de mesurer et dfinir la valeur des units. La prudence

    caractristique de la dmarche de Zilberberg se reconnat notamment dans

    le recours systmatique au dictionnaire (Micro-Robert) ou dans les

    rfrences certains textes (littraires, philosophiques, juridiques, etc.)

    relatifs lunit traite, de manire valuer la distribution des valences dans lespace tensif. La mthode permet de cerner et dindexer les valences constitutives de la valeur3 de lunit et de percevoir si le texte est en tension ascendante ou dcadente. Celle-ci participe par ailleurs asseoir les dveloppements de Posie immanente de la langue . En effet, en se

    tenant au plus prs de la smantique des lexmes dans lanalyse, Zilberberg montre que la poticit des textes abords peut senvisager comme lactivation des dimensions figurales inhrentes aux lexmes (330), au mme titre que la catachrse. Par consquent cette poticit est inscrite en

    langue, lui est immanente, et est susceptible dtre aborde au moyen des concepts compris dans la thorie tensive pour permettre une analyse

    raisonne de laffect dans la langue. Lautre pierre angulaire de louvrage est ne de la discussion au sujet

    des oprations smantiques qui assurent le progrs du sens. la diffrence

    de la tradition greimassienne stricte qui entrevoit dans le carr smiotique un systme fini rendant compte de la dynamique du sens, Zilberberg

    identifie une opration oublie rompant avec le statisme de la contradiction,

    de la contrarit ou de limplication : il sagit de la concession. En faisant merger la notion de concession, lauteur pntre plus en profondeur encore

    3 Le terme valence caractrise, pour la smiotique tensive, les units minimales de

    signification, qui sont en nombre fini, qui sont solidaires, interdfinies et inscrites dans lespace tensif. La valeur quant elle correspond lintersection des valences rparties en intensit et

    en tendue (ou en extensit), les deux niveaux correspondant pour le premier aux tats dme, pour le second aux tats de chose.

  • dans la dynamique du langage et entend reconnatre dans la concession une

    figure totale qui est linitiative de lensemble complexe des phnomnes discursifs. la diffrence du carr greimassien, qui assure le progrs du

    sens par les oprations de contradiction et dimplication, la structure tensive telle que lenvisage lauteur propose que la concession [soit] installe en structure profonde comme la ressource de tout jaillissement en avant

    (Wlfflin) du sens (145). cela il ajoute, en conclusion la dernire

    lecture, que la concession est au principe de lvnement, ce je-ne-sais-quoi qui fait que la saisie diffre de la vise et projette une profondeur indite (325). En dployant les analyses, Zilberberg a pu montrer la

    centralit de la dynamique concessive. Elle se voit consacre dans le rle

    jusque l dvolu la seule contradiction-implication, celui de rendre compte

    de la dynamique du sens. la diffrence de cette dernire, la concession

    offre un surcrot de force et constitue, selon le mot de Bachelard

    quemprunte lauteur, un acclrateur du psychisme, lequel concourt cette intensification de la vie que les plus grands [] toujours ont eue en vue (325). Il attribue cette force la saturation des valences intensives de

    tempo et de tonicit, lesquelles entrent en rsonance contradictoire avec la

    faiblesse et latonie caractristiques selon lui de limplication et/ou de la contradiction. On voit par ailleurs dans les analyses menes que la

    concession est constitutive de la poticit des quatre textes, cest--dire quelle donne une valeur sommative, vnementielle, aux noncs qui en ressortissent. La concession est inhrente non seulement lvnement mais aussi la langue, au mme titre que la potique, puisque cest la concession qui, en tant quoprateur smantique, assure tout jaillissement en avant du sens (145).

    Pour conclure, remarquons que les deux axes de lecture proposs dans

    ce compte-rendu se rejoignent dans un mme propos. Les rflexions sur une

    potique immanente de la langue ont amen lauteur sinterroger sur le commerce de la potique et de la langue, dconstruit et expliqu

    graphiquement grce aux graphes tensifs. Aussi, le dpart des catgories

    intensive et extensive a permis daborder raisonnablement la dimension affective du discours, au principe de lactivation des dimensions figurales des lexmes. La concession quant elle sest vue attribuer le rle doprateur smantique de grande envergure en charge de rendre compte de la majeure partie des phnomnes de progression du sens, au dtriment

    partiel de limplication et de la contradiction. En somme, en abordant mdiatement ces deux structures par le biais de lanalyse de textes, Zilberberg expose les structures de fonctionnement de la potique en langue

    et il fait merger et assoit comme primordiale la figure oublie de la

  • concession qui participe trs probablement de la dynamique de la poticit du sens.

    Lionel Sturnack