Stephen Lyons, deuxième fils d'un comte et mouton noir...

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Stephen Lyons, deuxième fils d'un comte et mouton noir de la famille, a acquis une certaine réputation dans l'art de la séduction. A la suite d'un scandale, il se voit forcé de rejoindre l'armée pour se racheter. Sur le champ de bataille, il se révèle courageux... jusqu'à ce qu'il soit gravement blessé. Quand il rentre à la maison pour se soigner, il découvre qu'il ne se souvient absolument pas de la beauté angélique qui sonne à sa porte, son bébé blotti dans ses bras. Mercy Dawson va tout risquer pour protéger le fils du soldat fougueux qu'elle a connu et admiré. Lorsque Stephen lui propose de faire la seule chose honorable, elle est bien déterminée à réussir pour que le plus célèbre gentleman de Londres la désire elle seule et aucune autre.

Titre original: Pleasures of a notorious gentleman

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Prologue Avril 1854

Stephen Lyons aimait les femmes. Grandes, petites,

rondes ou minces, jeunes ou plus mûres... Il les aimait toutes.

Et en particulier celle qu'il tenait dans ses bras. Il l'avait surnommée Mutine, à cause de son adorable

minois. Un beau brin de fille... Enfant naturelle d'un duc, elle avait choisi de suivre les traces de sa mère et cherchait un protecteur. Bien qu'elle eût parfaitement conscience qu'il n'était pas dans les intentions de Stephen de l'entretenir, elle connaissait sa réputation et savait que son avenir serait assuré s'il se chargeait de son éducation sentimentale. Au fil de leurs rendez-vous secrets, il lui avait appris l'art d'aimer et elle savait désormais jouer de ses mains expertes et de sa bouche ensorcelante pour l'occuper jusqu'à l'aube.

— Tu vas terriblement me manquer, dit-elle en étalant sa chevelure d'ébène en éventail sur l'oreiller.

Elle s'étira avec volupté en travers du lit défait, dans la petite chambre Spartiate de l'auberge où elle l'avait rejoint la veille.

— Bah ! Tu réchaufferas le lit d'un autre gentleman avant ce soir, lui répondit-il distraitement en reboutonnant sa casaque écarlate devant la fenêtre.

Devait-il s'offusquer de son silence qui valait acquiescement ? En réalité non, car rien ne les liait l'un à l'autre hormis une charmante distraction d'un soir. Il ne promettait jamais à une femme ce qu'il était incapable de lui offrir et en la séduisant, il lui faisait toujours bien comprendre qu'il s'agissait d'une aventure sans lendemain.

Il était reconnaissant à Mutine de ne pas lui faire de scène et de le laisser si facilement sortir de sa vie. Il y avait

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du changement dans l'air et il s'en réjouissait. L'excitation faisait battre son cœur plus vite à la

perspective des aventures qui l'attendaient au sortir de cette chambre. Du deuxième étage, il dominait la foule alignée de part et d'autre de la rue et il l'entendait chanter à pleine voix, soutenue par les accords de la fanfare du régiment. Une excitation pareille à la sienne vibrait dans l'air alors que le soleil pointait à l'horizon, palpable dans le défilé indiscipliné des soldats que leurs officiers ne manqueraient sans doute pas de réprimander. Mais qui pouvait blâmer leur ardeur joyeuse alors qu'ils se dirigeaient vers la gare pour la première étape d'un voyage qui les mènerait en Crimée ? L'aventure était au bout du chemin. L'honneur aussi. Et les femmes russes. Stephen n'avait plus de temps à perdre. Il était grand temps qu'il se joigne à eux !

Il revint vers le lit et embrassa longuement la bouche pulpeuse de Mutine qui savait ouvrir aux hommes un monde de plaisirs. Puis il se redressa et esquissa ce sourire qui les faisait toutes fondre :

— Merci, chérie, pour cet adorable adieu. — Prends soin de toi. À ton retour... Il posa un doigt sur ses lèvres pour l'empêcher de

formuler une promesse que ni l'un ni l'autre ne pourrait tenir.

— Garde tes serments pour ton protecteur. Je pars et tout ceci appartient désormais au passé. Mais je ne t'oublierai jamais, Mutine, pas plus que ces merveilleux moments que nous avons partagés.

— Tu dis la même chose à toutes les femmes ! Il ne protesta pas. C'était son cadeau d'adieu à chacune

de ses conquêtes : la certitude qu'elle serait celle dont il se souviendrait quand le diable l'emporterait.

Elle posa la main sur sa poitrine et susurra : — Dans mes rêves, tu continueras à me faire des choses

coquines.

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— Dans les miens aussi, répliqua-t-il avec son plus beau sourire.

Pour faire bonne mesure, il l'embrassa une nouvelle fois avant de filer par la porte et de dévaler les escaliers pour retrouver la cohue qui semblait plutôt fêter la victoire de l'Angleterre contre la Russie qu'une récente déclaration de guerre. Cela faisait un moment que le régiment, principalement composé de jeunes recrues au teint frais qui partaient la fleur au fusil, se préparait à se mettre en marche.

— Capitaine ! héla un jeune homme. — Ah ! Mathers... En quelques enjambées fermes et assurées, Stephen le

rejoignit dans le rang. Les badauds avaient entonné un nouveau refrain, et encourageaient les troupes, les applaudissaient et leur faisaient leurs adieux tout à la fois, avec l'enthousiasme que confère la certitude de défendre une juste cause. De jeunes garçons couraient à leurs côtés en rêvant du jour où ils les rejoindraient. Les hommes leur tapaient sur l'épaule et leur serraient la main. Les femmes leur envoyaient des baisers.

Ah ! Lorsqu'ils rentreraient victorieux, plus d'une alcôve s'offrirait aux héros. Stephen n'avait jamais eu aucun souci de ce côté, mais un retour auréolé de récits héroïques ajouterait certainement du piment à ses aventures et lui ouvrirait les bras des plus farouches.

— J'avais peur que vous manquiez l'appel, Capitaine, lança Mathers au-dessus du brouhaha.

— Quoi ? Tu t'imagines que je te laisserais flanquer tout seul une raclée aux Russes ? Tu rêves, l'ami !

Le rire tonitruant de Mathers aurait pu couvrir un coup de canon. C'était une grande brute sympathique qui avait travaillé dans les champs avant de troquer sa charrue pour un fusil. Stephen était reconnaissant à Mathers et ses semblables de se battre à leurs côtés dans les mois à venir,

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quel que soit ce qui les attendait en Crimée. — Stephen ! L'écho de la voix féminine si familière fit naître en lui un

frisson de plaisir. Laissant là Mathers, il se fraya un chemin parmi la foule enjouée et rejoignit une jolie brune aux yeux verts qui agitait son mouchoir dans sa direction. Il la prit dans ses bras et l'embrassa tout en l'entraînant à l'écart entre deux bâtiments.

— Lady Gwendolyn, Je ne m'attendais pas à vous voir ici aujourd'hui !

Elle était essoufflée, comme pendant l'amour, et ses joues empourprées ramenèrent à sa mémoire des images vivaces de leurs étreintes passionnées.

— Tiens, prends-le. J'y ai mis mon parfum. Il porta à ses narines le morceau de soie qu'elle lui

glissait entre les mains et ferma les yeux de ravissement. — J'aurai le ciel à portée de main ! Avec un petit rire, elle se haussa sur la pointe des pieds

pour lui voler un autre baiser. Le temps comptait. Tous deux le savaient.

— Fais attention à toi, supplia-t-elle. — Comment faire autrement si je sais que tu m'attends ? Il l'embrassa encore une fois et l'abandonna, les yeux

mouillés, pour rejoindre les troupes. Loin de la discipline martiale à laquelle on se serait

attendu, les soldats souriaient comme s'ils se rendaient à une fête. Ils n'avaient peur de rien et le moment venu, ils l'emporteraient sans barguigner.

À nouveau, une voix féminine s'éleva et son nom retentit. Il aperçut alors Katherine, qui agitait la main avec enthousiasme à l'autre bout de la rue. Sans la quitter des yeux dans la foule agglutinée sur les bas-côtés, il fendit la haie de soldats et finit par la rejoindre. Il l'enlaça pour la protéger des corps qui les écrasaient et l'embrassa passionnément en espérant que son père ne traînait pas

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dans les parages. Elle l'amusait par son esprit rebelle et sa soif d'aventure. Elle aurait bien été capable de les accompagner, si elle l'avait pu.

— J'ai mis une mèche de cheveux dans ce médaillon, lui dit-elle.

Il referma les doigts sur le cadeau : un petit pendentif en forme de cœur au bout d'une chaîne en or.

— Alors tu seras près de moi toutes les nuits. — Reviens vite ! — Si tu m'attends, je ne resterai pas une minute de trop ! Il lui donna un dernier baiser d'adieu avant de réintégrer

le rang et d'être emporté par le flot puissant de la soldatesque. Rien ne pouvait plus l'arrêter, ni les ravages qu'elle provoquerait ni la misère qu'elle laisserait dans son sillage. Seules comptaient la récompense obtenue au terme du combat, les accolades reçues pour le travail bien fait. Au service du pays et de la Reine qu'ils aimaient tous.

La foule les suivit jusqu'à la gare. — Haut les cœurs ! Cria quelqu'un. Un rire retentit et un homme renchérit : — Flanquez-leur une bonne raclée ! Il fallait voir la ferveur et l'enthousiasme des troupes.

Depuis le début du règne de Victoria, ses soldats avaient été engagés dans de petites échauffourées. Mais cette fois-ci, c'était différent. À dater de la déclaration de guerre, le 27 mars, la nation avait fait preuve d'une solidarité inédite depuis Napoléon. La victoire ne faisait pas de doute et la jubilation régnait. Il n'y avait qu'à envoyer les hommes régler son compte à l'ennemi, puis les laisser retrouver leurs foyers et leurs femmes.

— Stephen ! Il fit volte-face en reconnaissant la voix mâle et

autoritaire de son jeune demi-frère, le duc d'Ainsley. Comment se faisait-il qu'à seulement vingt-deux ans, celui-ci dégageât tant de pouvoir et d'autorité, bien plus que lui,

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Stephen ? Sans doute parce qu'Ainsley, à la mort de son père, avait pris la relève avec une assurance et une fermeté qui manquaient à des hommes ayant le double de son âge tandis que lui-même préférait s'amuser et fuyait toute responsabilité.

Stephen ne s'attendait pas à ce que sa famille vienne lui faire ses adieux mais ils étaient tous là : sa mère, l'actuelle duchesse d'Ainsley, qui n'était pas encore douairière puisque son plus jeune fils n'était pas encore marié. Ainsley, son demi-frère. Le comte de Westcliffe, son frère aîné, et sa femme, la délicieuse Claire. Hormis sa mère, c'était la seule que Stephen aimât vraiment. Il aurait tout fait pour la rendre heureuse. Il lui avait fallu un moment avant d'admettre que cet honneur revenait à son frère - c'était ce qui était prévu une fois pour toutes - et ses sentiments s'étaient apaisés. Désormais, c'était davantage une sœur qu'une amante. Mais il lui gardait à jamais une place dans son cœur.

— Vous aviez certainement mieux à faire à cette heure matinale que d'affronter cette populace, dit Stephen d'un ton désinvolte.

Il leur avait déjà donné suffisamment de soucis et tenait à leur faire croire qu'il partait le cœur léger. Il se refusait à admettre que ce pourrait être plus difficile que prévu.

Sa mère le prit dans ses bras sans le laisser achever. — Je vais encore me faire des cheveux blancs, le gronda-

t-elle tendrement. Elle lui attribuait chaque nouveau fil argenté qui venait

désormais strier ses cheveux noirs. A quarante-cinq ans, c'était encore une très belle femme. À seize ans, elle avait épousé son premier mari, le septième comte de Westcliffe. Elle lui avait donné deux fils avant qu'il ne meure : Morgan, l'actuel comte, et Stephen. Les deux frères ne se ressemblaient absolument pas. Westcliffe était brun et austère tandis que Stephen était blond et gai, totalement

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insouciant. Il croquait la vie à belles dents. Les siens l'avaient toujours connu ainsi et faute de convictions plus solides, il avait décidé de rester fidèle à sa réputation.

Elle se redressa et plongea ses yeux noisette dans les siens, si bleus.

— Tu n'es pas obligé de partir, tu sais, ajouta sa mère. J'ai des amis haut placés.

Il n'en doutait pas. Son second mari, le huitième duc d'Ainsley, avait été très influent. Elle en avait largement profité. Comment l'en blâmer ? Son premier époux l'avait laissée presque ruinée. Elle s'était assurée que cela ne se reproduisît jamais.

— On m'a toujours reproché de manquer de caractère, déclara-t-il nonchalamment.

Il n'en voulait pas à sa famille, ni à personne d'autre, mais personne n'avait jamais cherché à gratter sous la surface. D'ailleurs, elle était si séduisante... Et puis il n'arrivait à prendre la vie au sérieux.

— ... Alors je m'en forgerai un au contact de ces Russes, acheva-t-il.

— Mais Westcliffe t'a pardonné ta petite passade, insista la duchesse en jetant un coup d'œil à son fils aîné. N'est-ce pas, Westcliffe ?

La « petite passade » dont parlait sa mère avait tout de même consisté à commettre le péché d'adultère avec Claire, la femme de Westcliffe... et à se faire prendre en flagrant délit.

En voyant Westcliffe opiner brièvement, Stephen ne put réprimer un sourire.

— J'espère que saint Pierre m'ouvrira les portes de son paradis avec un peu plus d'enthousiasme !

Westcliffe éclata de rire. Il riait plus souvent depuis que Claire et lui s'étaient réconciliés.

— Ni toi ni moi n'irons au paradis, tu le sais bien. Claire donna à son époux une petite tape sur le bras,

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avec un regard de reproche. Stephen était heureux de la voir si à l'aise avec Westcliffe, désormais. Jadis il la terrorisait. Soudain, elle s'écarta de ce dernier pour serrer Stephen dans ses bras :

— Bien sûr qu'il vous a pardonné. Et le paradis vous reste ouvert.

Il en doutait. Cette mission allait peut-être lui forger le caractère, mais il n'avait pas l'intention de se faire moine pour autant. Il la serra néanmoins dans ses bras, puis tendit la main à Westcliffe.

— Sans rancune... Westcliffe lui passa un bras autour des épaules et lui

donna une tape affectueuse sur le dos. — Ne te fais pas tuer. — N'y songe pas ! Il ne restait plus qu'Ainsley, le petit frère qui avait

toujours refusé de jouer le rôle du benjamin. Parfois il avait presque l'air plus vieux que Westcliffe. Pas physiquement, mais par son comportement. Il était bien trop sérieux.

— Fais attention à toi, espèce de chien fou, fit Ainsley. — Sacrebleu ! Ne me parle pas comme ça ! Il l'avait l'impression d'être traité en enfant et il savait

que c'était le but recherché par Ainsley. Un vrai donneur de leçons. C'en était agaçant à la longue, surtout dans la mesure où Stephen n'avait nullement l'intention de changer d'attitude.

Ainsley hocha la tête d'un air entendu, serra la main de Stephen et lui tapa vigoureusement sur l'épaule :

— Reviens le plus vite possible. — Ne t'en fais pas. Je serai de retour pour la chasse au

faisan. Un sifflement strident retentit. — Il faut que j'y aille. Une dernière fois, il étreignit sa mère de toutes ses

forces avant de sauter dans le train qui l'emmènerait vers

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son destin.

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1.

Northamptonshire, novembre 1855

Mercy Dawson pensait s'être préparée à la honte qui la

submergeait. Elle avait tort. Elle la frappa de plein fouet et elle regretta presque la

décision qu'elle avait prise de rentrer en Angleterre. On dit toujours que l'amour est aveugle et qu'il fait perdre la tête aux plus sages. Elle ne dérogeait pas à la règle. C'était l'amour, un amour si profond et si fort qu'il lui faisait venir les larmes aux yeux, qui l'avait conduite ici. Son père l'accompagnait.

En dépit des convictions qui l'avaient poussée à assumer cette situation embarrassante, elle avait toutes les peines du monde à garder la tête haute et à soutenir le regard du duc d'Ainsley. Avec ses cheveux noirs et son visage dur, il ne ressemblait en rien à son demi-frère. Ainsley était le plus jeune des trois, mais c'était sur lui que retombait le fardeau de la responsabilité et il s'en acquittait parfaitement. C'était presque une seconde nature, chez lui. Conscient de ce qu'impliquaient sa charge et son titre, il donnait l'impression de ne pas s'en laisser conter. Ses yeux verts et étincelants laissaient deviner un esprit calculateur et elle avait l'impression d'être examinée comme un papillon épinglé sous les yeux d'un collectionneur, qui l'avait classée dans la famille la plus proche de celle de l'asticot. Visiblement, Ainsley doutait de la véracité du récit que M. Dawson venait de lui exposer.

Elle fut la première à baisser les yeux en faisant mine d'admirer les lieux. Ils se trouvaient dans le grand salon de Grantwood Manor, la propriété d'Ainsley. La pièce, dans laquelle aurait pu tenir la maison de son père, était immense. Les tentures à dominantes blanche, jaune et

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orange, donnaient à la pièce une touche de gaieté qui lui aurait plu en d'autres circonstances. On devait s'y sentir bien durant les froides journées d'hiver. Elle était assise sur un sofa près d'une énorme cheminée, mais la chaleur dégagée par les flammes ne suffisait pas à chasser le froid glacial qui s'était insinué en elle au cours du trajet avec son père. Un froid qui s'était intensifié sous le regard perçant d'Ainsley.

— Alors ? rugit son père, visiblement excédé. Elle sursauta, mais Ainsley ne baissa pas le regard. Il

aurait sans doute fait preuve de la même bravoure que son frère au combat. Stephen était arrivé en Crimée avec le grade de capitaine mais son courage au combat l'avait rapidement hissé au rang de major.

— Votre garçon a fait un enfant à ma fille. J'exige réparation !

La mère d'Ainsley, qui caressait la joue du bébé en question, leva les yeux vers son fils.

— Il me rappelle tant Stephen au même âge ! — Tous les bébés se ressemblent, Mère. — Pas aux yeux d'une mère... Le regard sévère de la duchesse vint se poser sur Mercy,

qui s'efforça de le soutenir. Quelle assurance émanait de ces personnes ! Il avait fallu qu'elle se prépare à cette entrevue. Elle se doutait bien que ce serait désagréable mais elle savait aussi que c'était sa dernière chance d'être heureuse. Alors elle ne céderait pas un pouce de terrain.

— ... Ni d'une grand-mère, acheva la duchesse. Au départ, Mercy avait eu l'intention de remettre

l'enfant à sa famille. Mais en fin de compte, elle avait été incapable de s'en séparer. Elle s'étonnait de s'être attachée à ce point au bébé, trois mois seulement après sa naissance. Elle était prête à tout pour le protéger et le garder avec elle. Même à vendre ce qui lui restait d'âme au diable, s'il le fallait.

— Comment s'appelle-t-il ? s'enquit la duchesse.

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— John. — C'est un beau nom. Elle hocha la tête. Ces gens paraissaient bons. Elle

n'aurait pas dû laisser son père s'occuper de cette affaire. Elle aurait dû venir tout de suite ici, mais ne sachant par où commencer ses recherches, il avait bien fallu qu'elle se logeât car elle ne pouvait décemment vivre dans la rue. Après tout ce qu'elle avait vu et enduré en tant qu'infirmière, elle avait cru que ses retrouvailles avec son père seraient heureuses. Et pourtant elle le connaissait assez bien pour se douter qu'il n'accueillerait pas cette petite vie nouvelle avec bienveillance, quelles que fussent les circonstances de sa venue. Son père n'avait pas vu mourir des hommes par centaines. C'était un gentilhomme campagnard qui, en la voyant sur le pas de sa porte avec un bébé dans les bras, n'avait songé qu'à la honte et à l'opprobre jetés sur sa maisonnée.

Elle ne regrettait rien. — Votre père nous dit que vous avez rencontré Stephen

sur le front est, poursuivit la duchesse, pensive. C'est bien loin et ce n'est guère un endroit pour les jeunes femmes...

— Certes, Votre Grâce. J'étais infirmière à Scutari. Peu de personnes connaissaient la géographie des lieux.

La duchesse en faisait peut-être partie. Dans un coin du salon, elle aperçut une mappemonde qui montrait cet endroit du globe, source de tant de malheurs et de souffrances. Mercy se demanda si la duchesse y avait posé la main dans une tentative de se rapprocher de son fils, de franchir les kilomètres qui les séparaient. De nombreux blessés étaient transportés à Scutari.

— Admirable... Alors vous faisiez partie de l'équipe de Mlle Nightingale ?

Florence Nightingale... Pour les infirmières, les médecins et les patients, elle était seulement « Mlle N. ».

— Oui, en effet.

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— Les journaux donnent une vision affreuse de la guerre. Je ne sais comment les gens font pour supporter la faim, le froid et les maladies. Celles-ci feraient plus de ravages que les combats.

Mercy hocha la tête et esquissa un pauvre sourire. — John est la seule belle chose qui m'ait été donnée de

cette guerre. Le regard brun de la duchesse s'adoucit. Stephen n'avait

pas hérité de ses yeux. Les siens étaient d'un bleu profond. Elle se rappelait l'anxiété qu'ils reflétaient juste avant qu'il ne la prenne tendrement dans ses bras. Après ce qu'elle avait enduré entre les mains des trois voyous, elle croyait ne plus pouvoir supporter le contact d'un homme. Il lui avait prouvé le contraire. Comme ses bras vigoureux lui manquaient en cet instant ! Elle ne connaîtrait plus jamais leur force, elle ne sentirait plus ses muscles fermes sous ses doigts. Il avait été tué en septembre. Grâce à la magie du télégraphe, les noms des disparus étaient vite connus et publiés dans les journaux. Elle s'étonnait d'ailleurs de ne pas voir la duchesse porter le deuil.

— Alors ? tempêta à nouveau son père. J'aimerais savoir ce que vous comptez faire pour ma fille.

— Vous voulez probablement parler d'une compensation financière, intervint Ainsley.

— Ce serait un début. Mais elle est déshonorée. Aucun gentleman ne voudra d'elle, désormais. Elle est allée en Crimée pour de nobles raisons et votre frère a profité de la situation...

— Père... — Tais-toi ! Si je m'attendais à te voir revenir à la maison

avec ce petit bâtard. — Je vous défends de parler ainsi ! Elle était prête à tout pour protéger John. Comment son

père pouvait-il ne pas voir ce que cet enfant représentait pour Mercy ! C'était un rayon de soleil dans un monde de

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tristesse. Mercy se tourna vers Ainsley et l'implora : — Je vous en prie, Votre Grâce, je ne demande qu'à

rester auprès de John. Je pourrais m'occuper de lui, lui servir de gouvernante. Je ne demande rien de plus.

— Pas question ! trancha son père. La honte s'est abattue sur ma maison... j'exige réparation. Votre Grâce, prenez donc vos responsabilités, contrairement à votre frère !

Ainsley parut sur le point de sourire, seul signe révélant qu'il n'était pas aussi compassé qu'il semblait l'être.

— Insinuez-vous par là que je devrais épouser votre fille ?

— Tout à fait ! — Père, non ! — Il lui faut un mari, poursuivit-il sans se soucier de ses

protestations. Je ne veux plus avoir affaire à elle. Elle allait devenir folle. Comment le faire taire ? — Votre Grâce, ça n'est pas la raison pour laquelle je

vous ai amené John. Vous êtes sa famille. Je ne demande rien.

— Mademoiselle Dawson, êtes-vous prête à jurer que l'enfant à qui vous avez donné le jour est celui de mon frère ?

Dans le ton d'Ainsley perçait une bienveillance qu'elle n'avait pas perçue au départ, comme s'il commençait à comprendre qu'indépendamment de sa situation inconfortable, elle ne se souciait que de l'enfant et que son propre père, au lieu de l'aider, ajoutait à son embarras. Dieu merci, la marque sur son visage ne se voyait plus, mais il l'avait giflée une première fois pour son inconscience, puis une deuxième fois pour la faute qu'elle avait commise.

— Je vous jure, Votre Grâce, par ce que j'ai de plus sacré, que John est le fils de Stephen.

— Je vous crois, coupa la duchesse, dont l'avis semblait beaucoup compter pour le duc.

Ainsley hocha la tête. Puis il traversa la pièce à grandes

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enjambées et ouvrit la porte. — Allez chercher le major Lyons et prévenez-le que j'ai à

lui parler. Mercy avait bondi avant qu'Ainsley referme la porte. La

tête lui tournait. Son cœur battait si fort que tous devaient forcément l'entendre. La gorge nouée, elle articula avec peine :

— Le major Lyons ? Mais... c'est impossible. Il est mort ! À ces mots, Ainsley parut interloqué. Elle aussi était

sous le choc. Ses jambes se dérobaient sous elle, mais elle s'obligea à rester debout.

— Oui, au début on nous a dit qu'il était mort, déclara Ainsley sans la quitter des yeux.

Fallait-il donc qu'il l'examinât ainsi sans répit ? Que diable voulait-il ? Qu'espérait-il ? La preuve qu'elle mentait ?

— Mais compte tenu de ce que j'ai appris par la suite du carnage que fut Sébastopol, je ne m'étonne pas qu'il y ait eu des erreurs. Le major a en effet été gravement blessé et donné pour mort. Mais c'était mal connaître mon frère. Une vraie tête de mule. Il est rentré il y a un mois. Il est encore en convalescence.

La joie lui fit presque perdre la tête. Dès que le major Lyons franchirait cette porte, tout allait changer. Allait-il lui rire au nez, se rappellerait-il seulement d'elle ? Le chaos régnait sur les champs de bataille et au sein des hôpitaux. Comme des voleurs dans la nuit, soldats, infirmières et médecins dérobaient des instants de bonheur où et quand ils le pouvaient. On engrangeait des souvenirs pour supporter les journées épuisantes et terribles au spectacle de la souffrance.

Elle avait partagé si peu de temps avec le major Lyons ! Trop peu. Mais ses sentiments à son égard avaient néanmoins fait naître une émotion nouvelle qui l'effrayait par son intensité.

Son regard revint brusquement sur John, niché dans les

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bras protecteurs de la duchesse. John, sa joie de vivre... Elle regrettait de le leur avoir amené. Soudain elle eut envie de le lui reprendre et de se sauver. Mais sa place était ici. Elle n'avait pas le droit de l'arracher aux siens. C'était sa seule chance de se racheter, et pourtant la perspective de le perdre était un couteau plongé dans son cœur. Comment aurait- elle pu se douter qu'il deviendrait son unique planche de salut ?

Seigneur Jésus, tout allait être dévoilé ! Tout. Quand le major Lyons la verrait...

Que ferait-elle s'il évoquait tout de suite sa honte et ses malheurs ? Il lui avait pourtant promis, juré de n'en rien dire à personne. Quand elle était dans ses bras...

La porte s'ouvrit et le déclic du pêne qui résonna dans la pièce lui fit l'effet d'un coup de feu. La catastrophe était imminente, mais elle ne put s'empêcher de dévorer des yeux le visage tant aimé. Hélas, il n'était plus que l'ombre de l'homme qu'elle avait admiré et dont elle était stupidement tombée amoureuse.

Le voir ainsi l'ébranla jusqu'au tréfonds de son être. Il boitait et s'aidait d'une canne pour affermir une démarche qui avait perdu son allant. Il ne portait plus l'uniforme écarlate qui lui donnait une telle prestance. Il était vêtu d'une chemise blanche et d'un foulard sous une veste et un gilet noirs. Son pantalon était noir également. Comme s'il portait le deuil.

C'était peut-être le cas, d'ailleurs. Combien de camarades avait-il vus tomber ? Combien d'entre eux étaient morts dans ses bras, sur le champ de bataille ?

Émacié, il n'avait plus rien du jeune homme robuste qui faisait preuve d'une telle assurance lorsqu'on l'avait transporté à l'hôpital le premier jour de son arrivée dans le service de Mlle Nightingale. A cette époque, il parlait encore de repousser l'ennemi et de l'envoyer au diable. Il encourageait les convalescents à reprendre des forces

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rapidement pour aller terminer le travail avant de rentrer chez eux. On ne parlait pas de défaite, alors. Elle entendait encore ses paroles enflammées qu'il avait lancées à l'adresse de ses compagnons. Elles lui avaient redonné courage, et aussi le désir de les voir tous guérir.

L'homme qu'elle avait sous les yeux n'aurait sans doute plus souscrit aux déclarations qu'il faisait jadis avec tant de conviction.

Une vilaine cicatrice rouge zébrait la moitié de son visage de la tempe au menton, sans pour autant enlaidir ses traits rudes et réguliers. Mais c'étaient ses yeux, ses magnifiques yeux bleus, qui avaient le plus changé. Elle y lut un tel désarroi quand il croisa son regard qu'elle faillit fondre en larmes. Ses blessures étaient allées bien au-delà de la chair, jusqu'au cœur même de son être.

Seuls ses cheveux n'avaient pas changé : châtain doré strié de mèches blondes. Elle avait aimé s'imaginer leurs reflets au soleil. Mais elle l'avait connu en hiver sous un ciel gris où le soleil était rare et peinait à chasser la morosité de l'hôpital.

Elle refréna l'envie de courir vers lui pour le serrer dans ses bras en lui avouant tout avant qu'il ne révélât son imposture. Mais au lieu de réfléchir au meilleur moyen de s'en sortir la tête haute, elle ne pouvait que s'inquiéter de lui. Que s'était-il passé après leur dernière rencontre ? S'était-il seulement rendu compte qu'elle avait quitté Scutari ? Était-il retourné à l'hôpital et en avait-il profité pour demander de ses nouvelles ? Il avait été tout pour elle mais lui n'avait jamais prononcé un seul mot concernant ses sentiments. Ça n'était pas son genre, s'était-elle entendu dire. Mais cela ne l'avait pas empêchée d'espérer qu'elle fût différente des autres femmes qu'il avait connues.

— Stephen, commença Ainsley d'une voix douce, de celle que l'on adopte pour parler à un animal farouche et imprévisible, tu te souviens de Mercy Dawson, n'est-ce pas ?

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Elle était infirmière à l'hôpital militaire de Scutari où elle soignait les soldats blessés en Crimée.

Toutes ces précisions la surprirent. Avaient-elles été si nombreuses dans la vie de son frère qu'il fallait l'aider à l'identifier ? Elle connaissait sa réputation de don Juan, mais il était tout de même assez courtois pour se souvenir des femmes qu'il avait connues intimement.

Une vague de tension traversa la pièce, comme s'ils étaient tous reliés les uns aux autres telles les touches d'un piano dans l'attente de la main prête à entamer un morceau de musique.

Le major Lyons la dévisagea pendant quelques brèves secondes, puis une fois encore, mais elle ne lut aucun signe de reconnaissance dans ses yeux bleus. Rien. Elle était seulement une des infirmières qui s'étaient occupées de lui. La souffrance d'être ainsi reléguée dans le néant, oubliée malgré ce qu'ils avaient partagé, fut presque intolérable. Comment pourrait-elle jamais s'en remettre ? Et pourtant, pour l'amour de John, elle y parviendrait, se promit-elle.

Un affreux dilemme se présenta alors : devait-elle se battre pour préserver les droits de John, et convaincre cette famille de s'occuper de lui ? Ou alors reprendre son fils et s'en aller chercher le salut ailleurs ? Son père ne la reprendrait jamais chez eux. Il lui fermait sa porte. Il l'avait seulement accompagnée ici parce qu'il espérait tirer profit de la situation, y gagner un gendre influent à défaut d'une bourse bien garnie. Comment réagissait-il d'ailleurs ? Elle n'osait pas le regarder. Ces temps-ci, un rien suffisait à déclencher ses foudres.

— Bien sûr que je me souviens d'elle. Elle écarquilla les yeux d'étonnement. Son cœur battait

la chamade et elle se sentait partagée entre la peur et le soulagement. Désirs et craintes se télescopaient en elle. C'était finalement beaucoup plus simple de l'avoir cru mort. Maintenant que la vérité allait éclater au grand jour, elle

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doutait que ce fût à son avantage. Le major Lyons s'inclina : — Mademoiselle Dawson... — Major, je suis si heureuse de vous savoir vivant ! Malgré le trouble causé par cette résurrection, ces

paroles avaient jailli spontanément. Elle avait failli mourir de chagrin en voyant son nom sur la liste des tués. Elle lui devait tant !

— Pas autant que moi, croyez-moi. Sa voix rauque la fit frissonner. Mercy, ne sois pas

idiote. Il parle ainsi à toutes les femmes. Tu n'as rien d'exceptionnel, après tout. Mais elle avait jadis cru, espéré, osé rêver qu'il s'intéressait à elle parce qu'elle était différente des autres infirmières. Il avait tout de suite retenu son nom. Elle avait compris par la suite qu'elle accordait trop d'importance à ce petit triomphe. Il connaissait chacune des infirmières par son prénom. Il était même le seul à reconnaître des jumelles, Mary et Margaret.

— Et voici son père, M. Daws... — Vous avez déshonoré ma fille ! glapit l'intéressé sans

laisser Ainsley terminer les présentations. Oh mon Dieu, quelle situation inextricable... Le major Lyons écarquilla un peu les yeux et se tourna

vers elle. Quand il fronça les sourcils, elle comprit qu'il essayait de se souvenir de ce qui s'était passé entre eux. Comment pouvait-il avoir oublié ? Il l'avait pourtant bien vue dans l'obscurité. L'avait-il seulement reconnue ? Peut-être serait-il préférable qu'il ne reconnaisse pas en elle la jeune femme qu'il avait secourue lors de cette terrible nuit. Peut-être trouverait-elle son salut dans sa confusion ? Et si elle lui avouait tout maintenant, pour s'épargner un surcroît de honte ?

Mais par où commencer ? Que révéler ? Quels détails passer sous silence ? Qu'en déduirait-il ? Elle avait prononcé un serment. Quel qu'en fût le prix, elle le tiendrait jusqu'à la

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mort. — Stephen, mon chéri, venez ici, appela la duchesse en

lui faisant signe d'approcher. Il avança lentement comme s'il cherchait des repères

dans cette salle qui aurait pourtant dû lui être familière. Elle avait tant vu de ces hommes au visage égaré, le regard vide de toute expression ! C'était comme s'ils avaient laissé leur âme au front et que leurs corps étaient revenus, inhabités. À la guerre, les dommages n'étaient pas seulement matériels, loin s'en fallait...

— Voici John, prononça la duchesse d'une voix très douce quand il la rejoignit. Mademoiselle Dawson assure que c'est votre fils. Je trouve qu'il vous ressemble.

— Vous trouvez ? Il est si petit et moi si grand ! La duchesse émit un petit rire et ses yeux s'embuèrent

comme si elle retrouvait un peu du jeune homme taquin qu'avait été son fils. Elle lui saisit la main.

— Cela vous semble-t-il possible ? Qu'il soit votre enfant ?

Il s'approcha pour mieux examiner John. Prenant la tête du bébé dans sa grande main, il caressa les fines boucles blondes. Le cœur de Mercy bondit dans sa poitrine en même temps qu'un grand froid l'envahissait. Elle avait si souvent rêvé de lui présenter son bébé ! Mais si fertile qu'ait été son imagination, elle n'était pas préparée à cette réalité-là, à le voir toucher son enfant chéri. Il se reconnaîtrait forcément en lui, contrairement à elle. Être reconnu par son père était ce qu'elle pouvait rêver de mieux pour John. Même si pour cela, elle risquait de se voir arracher le bébé. Un enfant bâtard était sous la responsabilité de sa mère mais cette famille puissante pouvait contourner les lois. Ils glisseraient une bourse bien garnie entre les mains de son père et Mercy serait jetée à la rue, dépouillée de son seul trésor.

— Compte tenu de ma réputation, c'est bien possible, murmura le major.

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Il se tourna vers Mercy, qui ne put réprimer un frisson. Que voyait-il lorsqu'il la dévisageait ainsi ?

La revoyait-il comme cette nuit où il l'avait sauvée ou comme elle était maintenant : fermement décidée à sauver cet enfant alors qu'elle avait dû en abandonner tant d'autres ?

— Tu dois remplir tes devoirs vis-à-vis de cette jeune fille, décréta sa mère d'une voix douce. S'il s'avère qu'elle est bien la mère de ton fils.

Il allait tout leur dire, se moquer de ses prétentions. Lui ! S'abaisser à courtiser une femme comme elle.

— Bien sûr, je ne me soustrairai pas à mes responsabilités.

Les jambes de Mercy se dérobèrent et elle dut se laisser tomber dans un fauteuil. Il venait de la demander en mariage ? Non ! Elle avait dû mal entendre. Le fameux Stephen Lyons, volage et séducteur, le major Stephen Lyons, soldat renommé dont se languissaient toutes les infirmières... Se pouvait-il qu'il envisage sérieusement de l'épouser ?

— Mademoiselle Dawson, voulez-vous venir faire un tour de jardin avec moi ? demanda-t-il soudain.

— Vous ne vous figurez tout de même pas que je vais la laisser partir seule avec vous ! aboya son père.

— Suivez-nous donc si vous le désirez, rétorqua le major Lyons avant de se retourner vers le petit John, mais au stade où nous en sommes, je ne vois pas très bien ce que je pourrai faire de plus pour ruiner sa réputation.

Une fois encore, son regard se posa sur elle, impérieux et caressant :

— Mademoiselle Dawson ? Elle se leva, les jambes encore molles. — Oui, Major. Une promenade me ferait très plaisir. Bien sûr, elle mentait. À la vérité, elle se sentait plus

morte que vive.

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Il n'avait aucun souvenir de cette jeune femme. Cela le troublait d'autant plus que, s'il y avait bien quelque chose au cours de ces deux dernières années dont il aurait dû se souvenir, c'était bien d'elle ou du moins de ses yeux. Ils étaient d'une couleur insolite, dorés comme de l'ambre. Mais ils reflétaient aussi une anxiété, dont il ignorait la cause, mais qu'il devait avoir suscitée.

La guerre, le sang, la mort... Les cicatrices qui zébraient son corps et ses blessures à

peine guéries attestaient une expérience douloureuse de ce dont l'homme était capable, mais sa mémoire avait effacé le moindre détail de ce qu'il avait vécu. Il s'était réveillé dans un hôpital de campagne, sur la paillasse malodorante d'un lit de camp, en se tordant de douleur. Une douleur d'autant plus inexplicable que la dernière chose dont il se souvenait, c'était qu'il prenait le thé en compagnie de Claire à Lyons Palace.

Le parfum des fleurs avait été remplacé par une odeur âcre et putride de chair suintante et en décomposition. Le doux chant de l'alouette avait laissé place aux cris et aux râles des mourants dont beaucoup appelaient leurs mères pour se reposer une dernière fois contre le sein maternel. Le vert anglais avait été troqué contre la blancheur livide de la Crimée. Il avait encore dans la gorge ce goût de sang et ne pouvait s'en défaire, à son grand effroi. Une brume rouge presque imperceptible imprégnait l'air et avait saturé ce qui restait de son uniforme en lambeaux. Était-ce son sang ou celui des innombrables blessés ? Elle l'ignorait. Sa mémoire défaillante l'humiliait et trahissait ceux qui avaient combattu à ses côtés.

Allongé parmi eux à l'hôpital, il s'était abandonné à sa crasse, sa souffrance et son angoisse. On lui parlait de batailles et de bravoure. Il faisait semblant de se souvenir. On lui parlait avec amitié des disparus, qu'il avait l'impression d'avoir trahis alors qu'ils étaient peut-être

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morts pour lui. Ce qu'il ne savait pas, ce dont il ne pouvait pas vraiment se rendre compte le taraudait, jour et nuit. Il se souvenait de l'Angleterre, de sa famille et de ses maîtresses, dans les moindres détails. En revanche, il n'arrivait pas à se souvenir des circonstances qui l'avaient conduit dans cet endroit maudit.

Il avait hâte de s'en échapper, il se languissait de caresser le corps tendre et soyeux d'une femme. Il brûlait de sentir le réconfort de mains douces et d'une voix chaleureuse.

Plus rien n'était pareil. La joie qu'il goûtait jadis en compagnie des femmes avait fait place à un besoin irrépressible de se débarrasser de l'homme qu'il était devenu : un amnésique au passé amputé, privé de deux ans de sa propre vie.

Et voilà qu'à ses côtés se tenait une femme surgie de ce gouffre, de ce trou noir qui le torturait ! Il l'avait connue, il avait couché avec elle, lui avait fait un enfant...

Pourtant il ne se souvenait pas du goût de ses baisers, ni du grain de sa peau...

Le plus tragique, c'était qu'il s'agissait d'une jeune fille de bonne famille et qu'elle s'était librement donnée à lui. Elle ne l'avait sans doute pas fait à la légère. À sa façon de détourner les yeux, on devinait sa honte. Dire qu'il ne se rappelait rien !

Malgré sa robe noire peu seyante - dedans, une femme moins jolie aurait ressemblé à un corbeau -, il aurait été difficile de ne pas la remarquer. Et pourtant elle ne lui disait rien.

Elle était plutôt grande pour une femme. Lui-même faisait un bon mètre quatre-vingts et elle lui arrivait presque au menton. Sa chevelure auburn aux reflets cuivrés était tirée sur la nuque et nouée en chignon sévère sous sa coiffe. Elle était mince, bien trop mince pour une femme qui venait d'accoucher. Avait-elle souffert ? Il se sentit soudain

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coupable de lui avoir causé tant de tourments. En effet, elle aurait pu abandonner son nouveau-né et retourner en Angleterre sans que personne n'en sache rien.

Il ne prenait pas garde au froid mordant et à la douleur lancinante dans sa jambe tandis qu'ils marchaient dans les jardins de son plus jeune frère. Ces derniers paraissaient désolés à cette époque de l'année : pas un bourgeon, pas une pousse ni une fleur, et pourtant c'était ici, au calme et dans la solitude, qu'il lui semblait se retrouver un peu.

Il contempla le ciel gris. Toute couleur avait disparu récemment autour de lui, sauf celle des cheveux de la jeune femme, et il se demandait si sa vue n'avait pas été affectée elle aussi. Seule sa famille et le médecin qui l'avait soigné étaient au courant de ses troubles. L'orgueil le poussait à se taire et il avait supplié sa famille d'en faire autant. C'était la première fois qu'il s'abaissait ainsi mais il ne se reconnaissait plus. Il avait changé, mais il ignorait la cause de ce changement.

Parfois surgissait un souvenir fugace, un bras déchiqueté, un vacarme assourdissant, un hurlement, des cris, la sale odeur de la mort, mais l'image s'envolait avant qu'il n'ait pu s'en emparer pour l'analyser. Il devait être fou pour s'accrocher à des souvenirs aussi affreux, mais ne pas savoir était pire.

— Vous n'avez pas froid ? s'enquit-il. Étonnée, elle s'arrêta de marcher. Ce n'était pas ce à

quoi elle s'attendait. Son manteau vert sombre était bien chaud, mais l'humidité ambiante s'infiltrait jusqu'aux os.

— Il faisait bien plus froid dans l'est, répondit-elle. Même si j'ai entendu dire que l'hiver avait été particulièrement rigoureux cette année. Peut-être le Bon Dieu veut-il donner à l'Angleterre une idée de ce que nos soldats ont connu là-bas ?

— Eux, et les femmes qui les soignaient. Elle détourna les yeux en rougissant comme si elle était

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gênée par cette allusion à ses bonnes œuvres. Il fut sur le point de lui faire part de son état mais ne put

s'y résoudre. Il n'allait pas en rajouter et achever de l'offenser en lui avouant qu'il ne la reconnaissait pas et qu'il ignorait totalement la nature de leurs relations, hormis une éventuelle nuit de plaisir. Il n'y avait pas que le souci de lui épargner de la gêne ou du tourment. Son orgueil et son amour-propre y participaient aussi, ainsi qu'une peur panique.

Que valait l'esprit d'un homme privé de mémoire ? Ceux qui servaient sous ses ordres louaient son

héroïsme, mais lui ne se souvenait d'aucune action glorieuse. Après un mois de convalescence, il ne savait toujours pas d'où lui venaient ces cicatrices, sauf la petite marque qu'il avait sur la joue, juste au-dessous de l'œil. C'était Westcliffe qui lui avait jadis envoyé son poing dans la figure en le sortant du lit où il se trouvait avec la femme que son frère venait d'épouser. En réalité, il n'avait fait que la consoler, et il s'agissait d'une mise en scène orchestrée pour faire réagir Westcliffe. Il s'en était tiré avec une bonne correction, presque indolore comparée à ce qu'il avait récemment souffert. C'est ce que révélaient ses récentes cicatrices. Elles seules auraient pu parler.

Il reprit sa promenade. Mieux valait avancer, même sans but.

Elle le rattrapa, ce qui n'était pas difficile. Il songea qu'elle devait avoir des jambes aussi longues que les siennes, mais fuselées et autrement plus séduisantes. Il fit appel à sa mémoire, essaya de les imaginer enroulées autour de sa taille, mais sans succès. Avait-elle gémi ou murmuré son prénom pendant l'amour ? Il avait dû prononcer le sien plus d'une fois en lui murmurant des mots doux à l'oreille : Mercy, Mercy, Mercy...

— Quel âge a le bébé ? demanda-t-il. Il avait oublié son nom. Sa mère le lui avait dit, mais il

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avait écouté d'une oreille distraite car le bébé n'avait pas particulièrement attiré son attention au début.

Une fois encore, il la prenait au dépourvu. Il s'en rendit compte au froncement de ses jolis sourcils. Diable ! Qu'avaient-ils donc vécu ensemble ? Avaient-ils pris le temps de parler ? Où s'étaient-ils jetés dans les bras l'un de l'autre pour oublier les horreurs de la guerre en faisant passionnément l'amour ?

Même s'il n'avait aucun souvenir de ce qui s'était passé avant de se réveiller dans cet hôpital, il en avait assez appris pendant sa convalescence pour comprendre le châtiment qui s'était abattu sur lui.

— Un peu plus de trois mois, dit-elle enfin. Elle avait hésité avant de répondre. Elle était gênée de

lui dire ce qu'il aurait forcément dû savoir. Lui avait-elle annoncé sa grossesse ? Il aurait peut-être dû le déduire lui-même en calculant de quand datait leur aventure ? Lui avait-il proposé de l'épouser ? Mon Dieu, faites qu'elle ne se rende pas compte que je ne la reconnais pas !

Jamais il n'avait blessé ou insulté une femme. Il les aimait avec ferveur et elles étaient sa raison d'être. Il aimait tout ce qu'elles pouvaient lui offrir et il s'était toujours efforcé de le leur prouver. À sa connaissance, aucune d'entre elles n'avait jamais regretté sa compagnie.

À l'exception de Claire, peut-être. Il avait voulu la protéger contre son frère et ce faisant, lui avait causé des années de souffrance et de solitude, de tristesse et de culpabilité. Et lui, pendant ce temps, batifolait auprès des belles Londoniennes.

Depuis, Claire et Westcliffe s'étaient réconciliés et Stephen ne l'avait jamais vue si heureuse. Ce n'était pas le cas de la femme qui marchait à ses côtés. Elle semblait accablée, et il n'était pas étranger au poids qui pesait sur ses frêles épaules. Mais elle semblait faite d'une rude étoffe et ne se laisserait pas abattre. Il n'avait sans doute pas été attiré

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que par sa beauté et il devinait en elle l'une des rares créatures dont il aurait pu tomber amoureux. Celles-là mêmes qu'il évitait pour ne pas s'y attacher. Alors pourquoi avait-il dérogé à cette règle ?

— Pourquoi avoir attendu si longtemps pour m'amener mon fils ?

Elle avait l'air de chercher une réponse dans les massifs dépouillés du jardin. Jadis, il se vantait de pouvoir tout obtenir d'une femme, de ses secrets les plus intimes à la fossette qu'elle avait au-dessus de son joli postérieur. Il n'avait pas perdu que la mémoire. Ses mauvais penchants aussi avaient disparu. Normalement il aurait déjà dû la faire rire, mais il ne savait plus rire non plus. Quand cela lui était arrivé pour la dernière fois ? En avait-il seulement envie ?

— Je... Je ne savais pas comment m'y prendre, avoua-t-elle. Vous ignoriez...

Sa voix s'éteignit et ses joues, déjà avivées par le froid, s'empourprèrent.

Ainsi, elle ne lui avait pas dit qu'elle attendait un enfant

de lui ! Dieu soit loué. Il ne l'avait donc pas abandonnée seule face à cette épreuve. Le réconfort que lui procura cette découverte le surprit. Le soldat qu'elle avait connu dans l'est ressemblait donc au Stephen de jadis. Il avait toujours été très prudent dans ses liaisons pour éviter une mauvaise surprise, tout en se demandant souvent de quelle manière il réagirait face à une telle situation. Sa famille lui reprochait de manquer de caractère alors qu'il ne faisait que se réfugier derrière cette façade pour savourer l'insouciance de la jeunesse. Aujourd'hui, il se retrouvait au pied du mur.

— John est né à Paris, poursuivit-elle d'une voix plus ferme, comme si elle reprenait un peu d'assurance. J'ai envisagé d'y rester pour l'élever mais ensuite...

John. Il s'appelait John. Un beau prénom. Pourquoi celui-là ? Avait-il une signification particulière ?

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Elle s'arrêta et il l'imita, soulageant sa jambe blessée. Il avait tendance à la malmener comme s'il la rendait responsable de la souffrance physique et morale qu'il éprouvait.

— J'ai vu votre nom sur la liste des tués. À ces mots, son regard s'embua et elle refoula ses

larmes. Elle l'avait aimé, elle tenait à lui. Avait-elle été pour lui autre chose qu'une bonne fortune ?

Et lui, que diable avait-il ressenti pour cette femme ? Il voulait savoir. Savoir ce qu'ils avaient fait, et combien de temps cela avait duré. Il voulait connaître ses secrets, s'il avait partagé les siens, s'il lui avait fait confiance... Que le diable l'emporte ! L'avait-il aimée ?

— Je vous ai cru mort, commença-t-elle d'une voix hésitante, comme si ces paroles prononcées avec trop d'assurance pouvaient le lui ôter de nouveau.

Non, j'ai seulement laissé ma mémoire sur ce maudit champ de bataille. Un champ de bataille qu'il n'arrivait pas à se représenter.

— Ma famille aussi. C'est d'abord ce qu'on leur a dit. — Ils ont dû être désespérés. Il ne trouvait pas les mots pour décrire leur chagrin. La

première semaine de son retour, sa mère ne l'avait quasiment pas quitté des yeux, comme s'il était redevenu un enfant placé sous haute surveillance, pour éviter qu'il ne se mette en danger.

— Je comprends ce qu'ils ont dû éprouver. J'ai compris alors que je n'avais pas le droit de garder John pour moi toute seule. Vous devez me comprendre. Je l'aime plus que tout au monde, mais c'est votre enfant et j'ai pensé que cela apaiserait la peine de votre famille.

— Et provoquerait votre honte. — Mon père ne comprend pas, mais comment le

pourrait-il ? Il n'est pas passé par ce que nous avons vécu. S'il devait s'en tenir à sa mémoire, lui non plus.

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— La vie est si précieuse ! Je ne vous demande pas de m'épouser. Je...

— Et pourquoi pas ? l'interrompit-il sans cacher sa curiosité. Cela me semblerait normal puisque je vous ai fait un enfant.

Elle écarquilla les yeux, puis se détourna. Il devina la raideur de ses épaules, ses mains crispées en quête de réconfort. Leurs liens dans le passé justifiaient-ils qu'il volât à son secours ? Qu'il lui posât une main secourable sur l'épaule, qu'il la prît dans ses bras ? Grands dieux, il ne supportait plus cette situation embarrassante ! Il fallait qu'il lui parle.

— Pardonnez-moi. Mais je ne sais fichtre pas qui vous êtes. Je ne sais plus ce que nous étions l'un pour l'autre.

Tout en contemplant le jardin dénudé, Mercy s'en voulait de ne pas s'être détournée à temps pour lui cacher son désarroi. Cette promenade avait déjoué toutes ses prévisions. Elle s'était préparée à une mise en accusation ou encore à devoir fournir des explications sur le petit jeu auquel elle se livrait. Or pour l'instant, c'était lui qui avait l'air de jouer un rôle.

— Je vous ai fait un enfant. Il l'avait dit avec conviction, comme s'il y croyait.

Comment était-ce possible ? Elle savait que la guerre pouvait détruire l'esprit d'un homme, le laisser égaré, confus, mais...

Le major Lyons semblait jouir de toutes ses facultés, et pourtant sa dernière déclaration suggérait qu'il en était autrement.

Il la confondait avec une autre, une femme qui aurait pu donner naissance à son enfant.

Mais pas celle qu'il avait consolée et tenue dans ses bras pendant une nuit. Pas celle qui était tombée amoureuse de lui tout en sachant cet amour impossible.

Elle était déçue de constater que cette nuit, qui l'avait marquée à tout jamais, ne l'avait pas, lui, ému outre mesure.

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Pourtant, il s'était montré si tendre, si prévenant et si aimant cette nuit-là ! Quelle folie de s'imaginer qu'il avait éprouvé pour elle un quelconque sentiment ! Aucun homme ne l'avait jamais aimée. Et Stephen Lyons était une coudée au-dessus des autres. Beau, charmeur, amoureux des femmes... Il n'y avait pas une infirmière qui fût insensible à son charme.

Mercy n'avait pas fait exception à la règle. Elle aurait dû lui en vouloir de ne lui avoir fourni qu'un

divertissement passager mais elle percevait également tout l'avantage qu'elle avait à tirer du flou de ses souvenirs. Pourquoi ne pas en profiter ? L'irruption de John dans sa vie l'avait amenée à faire preuve d'une duplicité dont jamais elle ne se serait crue capable. Son amour pour Stephen Lyons et, ensuite, celui qu'elle éprouvait pour son fils l'avait perdue. Désormais, aucun homme ne voudrait d'elle.

Elle avait tout à y gagner à conclure cette union et le major Lyons si peu à perdre ! Elle s'était révélée une très bonne mère. Pourquoi ne ferait-elle pas une excellente épouse ? En se mariant, John restait dans sa vie et lui dans la sienne.

Envisageait-elle sérieusement de poursuivre cette comédie ? Si la mémoire lui revenait, il la haïrait. Prendrait-elle ce risque ?

Mercy n'avait jamais révélé à personne qu'elle avait aidé à mettre John au monde et que la véritable mère de l'enfant l'avait rejeté, abandonné parce qu'il était incompatible avec la vie luxueuse dont elle rêvait depuis toujours. Alors Mercy avait pris l'enfant sous sa protection et lui avait trouvé une nourrice. Il avait été très malade au début et elle l'avait soigné avec obstination. Elle n'en pouvait plus de voir mourir les hommes et se refusait à laisser la mort l'emporter. Elle s'était battue sans répit jusqu'à en tomber malade, elle aussi.

Au cours de ces semaines éprouvantes, elle en était venue à aimer John comme s'il était réellement son bébé.

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Elle était devenue sa mère dans tous les sens du terme. Sans faire de projets d'avenir, elle avait vécu au jour le jour.

C'était une leçon qu'elle avait retenue de son séjour dans l'est. Et puis un jour, elle avait vu le nom du major Lyons sur la liste des tués et elle avait su que son devoir était d'amener John à la duchesse parce qu'il représentait tout ce qui lui restait de son fils.

Mais de crainte que John, qu'elle en était venue à aimer comme son propre fils, ne lui fût enlevé, elle avait décidé de se faire passer pour sa mère. Elle n'ignorait pas la honte et l'humiliation qu'entraînerait cette affirmation mais c'était peu de chose en comparaison du chagrin qu'elle éprouverait si on la séparait de l'enfant. Elle ne s'expliquait pas l'instinct maternel qui l'avait submergée, mais son cœur se brisait à la pensée de le perdre.

Apprenant que le major était vivant, elle avait frissonné d'effroi. Il saurait forcément qu'elle ne pouvait pas être la mère de l'enfant ! Malgré la nuit qu'ils avaient vécue ensemble...

Mais il avait l'air d'avoir oublié cette fameuse nuit et de ne pas la reconnaître. Était-elle donc aussi terne ? Y avait-il tant de femmes dans sa vie qu'il l'avait prise pour une autre ?

Et si elle lui posait la question : « Pour vous, qui suis-je ? » ou « Que savez-vous de ce qui s'est passé entre nous ? », elle n'en tirerait probablement qu'une mortification supplémentaire. Mais que risquait-elle à essayer ?

John... Le seul être qui comptât dans sa vie, qui lui donnait un sens.

Non, elle ne pouvait pas dire la vérité, au risque de le perdre. Tout son être lui criait de ne pas emprunter cette voie. Mais son cœur, lui, n'écoutait pas. Elle trouverait un arrangement. Sans mentir, elle se contenterait d'occulter une partie de la vérité.

— Il n'y a eu qu'une seule nuit, articula-t-elle avec

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difficulté alors que les souvenirs la submergeaient. Plus humiliants encore que le fait d'être prise pour la

mère d'un enfant illégitime. — Le soir tombe. Rentrons à la maison avant que votre

père ne parte à notre recherche en s'imaginant encore que j'ai profité de la situation.

Elle fit volte-face et leva les yeux vers lui pour essayer de comprendre, de déceler la raison pour laquelle il abandonnait soudain la partie.

— Mais... et John ? Qu'allons-nous faire de lui ? — Je n'en sais rien. Il faut encore que nous réglions ce

problème... — John n'est pas un problème. C'est un bébé, un enfant,

un amour. — Je parlais de son avenir. Vous êtes très protectrice. — Il mérite mieux que ce qu'il a connu jusqu'à présent. — Quoi de mieux qu'une mère ? insista-t-il en la fixant

attentivement. Était-ce un piège ? Connaissait-il la vérité ? — Une mère ne suffit pas. Je peux lui donner de l'amour,

mais ça ne le protégera pas de la faim, du froid ni du mal. — Qui voudrait lui faire du mal ? Elle regarda au loin. — Personne, bien sûr. Je parlais du mal en général. — Restez, ce soir. Il prit le chemin du retour. Il boitait plus qu'à l'aller. — Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle en lui

saisissant le bras. Il se dégagea comme si son contact lui était

insupportable alors qu'elle savait qu'il était homme à adorer toutes les occasions de toucher un corps de femme. Que lui était-il donc arrivé après qu'elle eut quitté l'hôpital ?

Elle avait envie de le réconforter comme il l'avait fait pour elle, mais comment ?

— Nous avons encore beaucoup de choses à élucider,

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déclara-t-il. Il y a ici des chambres en pagaille. Vous pourriez vous cacher dans l'une d'entre elles sans que je vous retrouve.

Elle approuva, et remarqua qu'il avait du mal à suivre son rythme.

— Vous souffrez, observa-t-elle avec douceur en ralentissant le pas.

— C'est à cause du froid. — Que vous est-il arrivé ? — Une plaie profonde de la hanche au genou. Je suis en

voie de guérison, mais je crois que ma jambe me fera toujours souffrir. Je dois néanmoins m'estimer heureux de l'avoir sauvée. Je souffre de migraines, aussi...

Il s'arrêta et soupira : — Pardonnez-moi. Je ne voudrais pas vous importuner

avec mes malheurs. — Non, je... J'aurais aimé vous soigner. Mais j'étais déjà

partie. Mlle N. ne tolérait pas les... écarts de conduite. — Cela n'a pas dû être facile. — Pour John, je suis prête à tout, vous savez. Ses lèvres esquissèrent péniblement un sourire, comme

s'il en avait perdu l'habitude. — Il a bien de la chance...

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2. Assise devant la coiffeuse, Mercy avait plus de mal à

soutenir son propre regard que la veille. Ce soir, elle devrait se tenir sur ses gardes.

Elle s'était préparée à rester, pour la bonne raison que son père n'aurait jamais accepté une autre issue à leur visite. Il l'avait d'ailleurs obligée à préparer sa malle et l'avait chargée dans sa voiture. Si on ne l'avait pas accueillie ici, il l'aurait probablement laissée au bord de la route avec John. Comment pouvait-il ne pas aimer ce bébé, pauvre petit innocent pris dans un tissu de mensonges ?

Mercy chassa ces idées noires tandis que la soubrette envoyée par la duchesse s'efforçait de discipliner ses cheveux rebelles. Elle les domptait d'ordinaire en les attachant en chignon bien serré, mais ne put s'empêcher d'admettre que les mains habiles de la camériste opéraient des merveilles.

Voyant que le duc et sa mère étaient tout disposés à la protéger et à restaurer son honneur, son père avait pris congé comme si l'affaire était réglée. Or c'était loin d'être le cas, même si elle se sentait néanmoins en sécurité. John, surtout, se trouvait à l'abri. Elle avait remarqué le regard que la duchesse avait posé sur le bébé : elle l'aimait déjà. Il était tellement attendrissant !

Il tenait cela de son père. Même si ce dernier était différent du jeune homme trop sûr de lui qu'elle avait connu à l'hôpital Barrack. Mais elle aussi avait changé. Et elle s'était retrouvée grâce à John. Après tout ce qu'elle avait vécu, tout ce dont elle avait été témoin, elle s'était crue incapable de retrouver le sourire.

Mais le miracle s'était produit. Au début, ce n'était qu'un pâle sourire qui s'était affirmé au fur et à mesure que l'enfant grandissait, qu'elle le tenait dans ses bras et qu'elle le voyait s'émerveiller en découvrant le monde autour de lui.

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Il deviendrait de plus en plus aventureux et elle voulait être à ses côtés pour accompagner toutes ses découvertes. Elle voulait lui apprendre à grimper aux arbres, le voir dresser son premier cheval, devenir un homme responsable. Comme son père.

Quand la soubrette eut terminé de la coiffer, Mercy enfila avec précaution la robe vert pâle. Voilà deux ans qu'elle ne portait que du noir, pour souligner le sérieux de ses motivations. Mais ce soir, elle cherchait à attirer l'attention du major Lyons afin qu'il accepte sa présence auprès de lui. Pour l'amour de John.

Le vert lui allait à merveille et soulignait l'éclat de ses cheveux roux. Cette couleur flamboyante la faisait remarquer lorsqu'elle se déplaçait au milieu des blessés, qui l'avaient surnommée l'Ange de Feu.

Elle avait honte d'admettre qu'elle n'avait pas rejoint l'équipe de Mlle N. pour des motifs purement altruistes. Elle voulait se marier et en l'absence de prétendants, elle s'était naïvement imaginé qu'elle rencontrerait là-bas l'âme sœur. Dans sa vision romantique, elle se voyait essuyer le front d'un blessé, croiser son regard et y voir fleurir le grand amour.

Mais l'amour est le cadet des soucis d'un homme secoué de nausées et de frissons qui ne pâment plus à contrôler son corps ! Où est le romantisme quand la douleur prend possession de vous ?

Alors, elle avait murmuré des paroles de réconfort, avait consolé ceux que la maladie transformait en épaves, avant de les réduire à néant. Elle retenait ses larmes parce qu'elle savait que si elle les laissait couler une fois, elle ne pourrait plus jamais les contenir. Elle aimait chacun de ces hommes sur leurs civières, mais pas de la manière qu'on décrit dans les romans d'amour ou dans les poèmes.

Cet amour se fondait sur sa gratitude devant les services rendus à la patrie, sur le désir d'apaiser les souffrances, de

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prodiguer du réconfort. La jeune femme idéaliste en quête d'aventures était rapidement tombée dans une routine qui servait une plus noble cause, où ses propres aspirations ne comptaient plus, où sa propre personne s'était dissoute pour donner naissance à une nouvelle personnalité. Et puis, il y avait eu cette nuit où le monde avait basculé pour elle...

Elle se regarda une fois de plus dans le miroir pendant que la femme de chambre arrangeait les manches de sa robe, ses jupes et ses jupons. Oui, elle avait envie de tout raconter à Stephen Lyons, mais pas au risque de perdre John.

— Merci. Je n'ai plus besoin de vous, dit-elle à la soubrette en la congédiant.

Une fois la jeune fille partie, Mercy s'approcha du berceau que la duchesse avait réussi à lui procurer. John y sommeillait en suçant son poing minuscule. Il fallait qu'elle fasse venir la nourrice qu'elle avait engagée à Paris et qui l'avait suivie partout où elle allait avec John. Jeannette avait fait le voyage avec Mercy et son père. Pendant que le duc et sa mère les recevaient, elle avait attendu à l'office. Quand le major Lyons avait manifesté son désir de voir Mercy rester, la nourrice avait été accueillie chez les domestiques. Jeannette avait perdu son fils et son mari lors d'une épidémie de choléra. Elle avait quitté la France avec soulagement et Mercy s'était réjouie de pouvoir compter sur elle, car si elle ignorait comment s'occuper d'un bébé, elle refusait de se séparer de John.

C'est lui qui l'aidait à supporter sa situation et à chasser ses cauchemars. Bien sûr, elle n'aurait pas dû faire peser une si lourde responsabilité sur un innocent mais elle ne pouvait se résoudre à l'éloigner d'elle, à ne plus contempler son visage adorable, à ne plus caresser sa joue si douce...

S'il lui fallait épouser Stephen Lyons pour demeurer auprès de John, eh bien soit, elle ferait en sorte que ce mariage eût lieu. Même si cela l'obligeait à mentir, même si cela impliquait d'être livrée aux flammes de l'enfer pour

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l'éternité. Elle était prête à tout sacrifier pour cet enfant. Tout.

Chaque matin, Stephen avait l'impression d'avoir trop

bu la veille au soir. Il n'avait jamais été aussi raisonnable et pourtant, son cerveau réagissait comme s'il était imbibé d'alcool.

Malgré l'heure tardive, ses pensées étaient encore embrumées. Installé sur une chaise capitonnée de cuir dans le bureau de son frère, il se frottait les tempes en grimaçant quand ses doigts effleurèrent sa cicatrice. Bien sûr, même s'il s'était souvenu de la bataille, il n'aurait pas pu expliquer toutes ses blessures, mais elles auraient au moins été porteuses de sens. Or ces deux dernières années ne représentaient pour lui qu'un trou béant, un vide sidéral...

— Notre mère est soulagée que vous vous rappeliez Mlle Dawson, observa Ainsley en tirant une chaise près de son frère et en étirant ses longues jambes.

C'était la première fois qu'ils se retrouvaient seuls depuis qu'il avait prévenu sa mère et son frère qu'ils avaient des invités.

— Si tu te souviens d'elle, le reste ne tardera pas à revenir.

Si seulement cela avait été possible ! — Hélas, mère n'a jamais su déceler mes mensonges.

Comment crois-tu que je sois arrivé à trouver si longtemps grâce à ses yeux ?

Comme à l'accoutumée, Ainsley resta impassible. Son visage ne trahit aucune surprise.

— C'est bien ce que je craignais. Je me doutais bien que tu t'efforçais...

— De dissimuler la vérité ? Ainsley ignora la réplique mordante. Ce qui énerva

souverainement Stephen, qui avait peu de patience depuis quelque temps. Il était venu chez son frère en convalescence,

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pour reprendre des forces. Son état ne s'améliorerait pas davantage et il avait hâte de s'en aller, maintenant, de regagner Londres pour y louer une maison et reprendre sa vie d'antan. Comme si rien n'avait changé. Mais même privé de mémoire, il savait que cela était impossible : il avait bel et bien changé. Il était étranger à lui-même, tout comme Mlle Dawson lui était étrangère.

— Si tu ne te souviens pas d'elle, comment peux-tu être certain qu'elle dise la vérité ? interrogea Ainsley. Qui nous dit qu'elle ne profite pas de... ton état ?

Tout le monde évoquait son « état » sur un ton évasif, sans appeler par son nom ce qui était de toute évidence un dysfonctionnement de son cerveau. Il aurait peut-être dû leur être reconnaissant de ne pas l'avoir fait enfermer quelque part ? Et si cette amnésie n'était qu'un prélude à une infirmité plus grave ?

De ses doigts qui avaient jadis caressé Mlle Dawson, il se frotta le front.

— Personne n'est au courant, à part ma famille et les médecins. J'ai exigé la discrétion et j'espère qu'elle a été respectée. Elle est donc venue de toute bonne foi en pensant que je me souviendrais d'elle. Mentir ne lui aurait servi à rien. Sauf à se discréditer. D'ailleurs elle me croyait mort.

— Elle a certes été prise au dépourvu, mais cela ne signifie pas pour autant que l'enfant est de toi. Elle est peut-être venue ici en pensant que personne ne pourrait réfuter ses dires.

— Comme tu es soupçonneux ! Je ne la crois pas capable de tromperie.

— C'est ce que tu as déduit après avoir passé une demi-heure en sa compagnie ? Lui as-tu seulement avoué ton état pendant que vous vous promeniez dans le jardin ?

Il examina son frère. Parmi ses amis et ses proches, Stephen était le seul à avoir pour aîné un comte et pour benjamin un duc. Sa mère s'était vite remariée après la

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disparition de son premier époux qui l'avait laissée sans revenus avec deux fils. Avec le pragmatisme qui la caractérisait, elle avait très vite donné un héritier à son second mari. Ransom Seymour, duc d'Ainsley, avait toujours fait plus vieux que son âge. Son sens aigu des responsabilités était parfois irritant, et Stephen en avait pâti, à l'époque où il préférait s'amuser. Même si cette insouciance était responsable de la situation difficile dans laquelle il se trouvait vis-à-vis de Mlle Dawson. Le jeu en avait-il au moins valu la peine ? Sans nul doute. En contemplant ses yeux couleur d'ambre, il s'était dit qu'ils pouvaient mener un homme au paradis.

— Elle est la mère de mon enfant, Ainsley. Comment lui dire que je ne garde pas le moindre souvenir d'elle ? Je ne ferais qu'ajouter à son humiliation.

— La guerre a fait de vous un homme d'honneur. — À quel prix ! La perte de ses souvenirs le hantait. Sa jambe le faisait

cruellement souffrir et il se disait parfois qu'il ferait mieux d'achever cette vie que l'ennemi n'avait ras réussi à lui arracher. Il se sentait un fardeau pour sa famille et voulait à tout prix guérir et reprendre les rennes de son existence.

— Que tu aies oublié les horreurs de la guerre, soit, mais un aussi joli visage...

Stephen aurait voulu fusiller son frère du regard mais cela n'aurait servi qu'à accentuer son mal de tête. De plus, Ainsley n'était pas du genre à s'en formaliser.

— Ce ne sont pas des bribes de souvenirs qui me manquent, mais bel et bien l'ensemble de ces deux dernières années.

— Mais tout de même ! Oublier une demoiselle... — Quand bien même j'aurais couché avec une douzaine

de femmes - et c'est ce que j'ai dû faire -, je ne me souviens de rien.

Aucun visage, homme ou femme, rencontré au cours de

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ces deux ans, ne lui revenait en mémoire. Il aurait pu revoir les traits d'un homme qu'il aurait tué ? Ce n'était certes pas le genre de souvenir qu'il désirait faire ressurgir, mais il prendrait tout ce que sa mémoire voudrait bien lui offrir.

— Que penses-tu faire d'elle ? interrogea Ainsley en revenant à Mlle Dawson.

— Je n'en ai pas la moindre idée. — Si tu es le père... — Tu en doutes ? Ainsley appuya ses coudes sur ses genoux sans lâcher

son verre de porto. — Ce ne serait pas la première femme à... choisir un père

en conformité avec ses désirs d'ascension sociale. Stephen cessa de se frotter le front et appuya les doigts

sur sa tempe. — Je ne pense pas que nous ayons été très proches. Elle

m'a dit que nous n'avions partagé qu'une seule nuit. Il réfléchit. Faisait-elle partie de ces innombrables

femmes qui l'avaient précédée ? Il les attrapait dans ses filets, les menait à sa couche comme on apprivoise une pouliche. À Londres, il se targuait de ses exploits, ne songeant qu'à son propre plaisir. Il lançait des défis à son frère aîné dans les boudoirs, bien décidé à lui damer le pion dans ce domaine.

Et si Mlle Dawson avait représenté davantage à ses yeux ? Leur amour avait-il été si fort qu'elle avait accepté de se donner à lui cette nuit-là en croyant que ce serait la dernière, qu'il risquait de mourir le lendemain ?

Hélas, il subsistait entre eux une gêne affreuse. S'ils s'étaient vraiment aimés dans ces circonstances, la situation n'en était que plus douloureuse pour la jeune femme. Elle s'était sans doute attendue à des retrouvailles plus émouvantes.

En tout cas, en sa présence, il avait l'impression d'être un mufle.

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— Une seule nuit ? reprit Ainsley. Cela rend d'autant plus improbable...

— Ou plus certain, au contraire, si j'ai été le seul. — Le mariage ne lui rendra pas sa réputation,

maintenant que l'enfant est né. — Épouser le père de son enfant atténuera la faute. Les

douairières trouveront cela follement romantique. — Le mariage ne donnera aucune légitimité au garçon. — On peut y remédier par un acte du Parlement. Et j'ai

la chance d'avoir deux frères à la Chambre des Lords. Avec la finesse qui le caractérisait, Ainsley lui fit

observer : — Pourquoi t'acharnes-tu à te faire piéger alors que

j'essaie de te trouver des arguments pour t'en sortir ? Stephen renversa la tête en arrière et fixa le plafond

décoré de fresques. Des nymphes des bois et des beautés aux bras nus... Ce monde de félicités l'avait déserté, lui qui se tourmentait de ne plus pouvoir extirper quoi que ce fût de sa mémoire. Son problème s'accentuerait-il s'il venait enfin à se souvenir de ces deux années ? On lui disait que cette amnésie était probablement salutaire. « Amnésie », c'était le terme employé par le médecin. Un phénomène qui se produisait parfois pour gommer l'insoutenable. Comme si Stephen n'avait pas la carrure nécessaire pour supporter les horreurs qu'il avait vécues. Il se sentait lâche, de rechercher ainsi le réconfort dans l'oubli, fût-ce malgré lui.

— Je ne sais pas ce qui me prend, avoua-t-il enfin à son frère. Le mariage ne m'a pourtant jamais tenté.

— C'est pour cela que je m'étonne de te voir l'accepter comme une fatalité.

— Notre mère trouve que l'enfant me ressemble. — Tous les bébés se ressemblent : des petites créatures

roses et bruyantes qui louchent. — Tu deviens affreusement cynique en vieillissant. — Je suis l'exemple de mes aînés.

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— Alors tu dois faire des prouesses au lit ! plaisanta Stephen en s'efforçant de changer de sujet avant que sa tête n'explose.

Ainsley esquissa l'ombre d'un sourire. — N'essaye pas de changer de sujet. — Oui, je... La porte s'ouvrit soudain, laissant apparaître sa mère et

Mlle Dawson. Il se leva trop vite et une douleur fulgurante traversa sa jambe, manquant lui faire perdre l'équilibre. Il se rattrapa au dossier de sa chaise dans l'espoir que Mlle Dawson serait plus intéressée par les livres ou les tableaux que par sa personne. Mais elle resta impassible. Sa mère, en revanche, semblait au bord des larmes, mais se reprit heureusement très vite. Elle savait qu'il avait horreur de sa compassion.

Mais la compassion d'une jolie fille ne lui aurait pas déplu...

Il n'avait eu aucune aventure depuis son réveil dans ce maudit cloaque qu'on appelait un hôpital. Il avait récemment éprouvé quelques piques de désir mais quelle femme aurait voulu de l'infirme qu'il était devenu ?

— Ça va, grommela-t-il à l'adresse d'Ainsley en se dégageant de la main secourable de son frère, qu'il n'avait pas remarquée sur le moment. Ça va...

Non, ça n'allait pas. Mlle Dawson n'était pas à proprement parler belle et pourtant, elle rayonnait. Comme si, entre le moment où il avait annoncé à sa famille qu'elle restait et celui où elle avait pénétré dans la bibliothèque, elle avait retrouvé la paix et l'équilibre. Il lui enviait cette aisance à recouvrer ainsi sa sérénité.

— Mademoiselle Dawson, commença Ainsley en s'inclinant, permettez-moi de vous dire que vous êtes charmante. J'espère qu'on s'est bien occupé de vous.

— Tout à fait. Je vous remercie, Votre Grâce. J'ignore comment votre mère a pu trouver un berceau en si peu de

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temps, mais John est ravi. Je ne l'ai jamais vu dormir aussi paisiblement.

John... Elle prononçait son nom comme si elle chantait une berceuse, d'une voix douce et mélodieuse. Stephen se demanda comment ces mêmes lèvres avaient prononcé son propre nom, en pleine extase. Ce serait facile à vérifier plus tard. Il lui avait fait donner une chambre dans la même aile que la sienne. C'était scandaleux, certes, mais ils étaient tout ceux adultes, non ? Et sa réputation était déjà ternie. D'ailleurs, chez son frère, qui le saurait ? L'amant de sa mère, s'il se montrait discret, ne faisait pas autrement. Ainsley n'allait pas punir Stephen de prendre son plaisir là où il se trouvait. Les domestiques savaient que tout commérage serait sanctionné par un renvoi et que le duc mettait toujours ses menaces à exécution.

— C'est surtout le comte de Westcliffe, mon frère, qu'il vous faut remercier. Il a eu un héritier l'été dernier. La duchesse tient à ce que le petit coquin soit à son aise lorsqu'il vient lui rendre visite. Elle le gâte plus que de raison.

— Et je ne me vois pas agissant différemment avec mon autre petit-fils, ajouta la duchesse.

Stephen réalisa soudain que si l'enfant était le sien, sa mère était une nouvelle fois grand-mère. Il se sentit vieux, tout à coup.

La même idée avait dû traverser Mlle Dawson, car ses joues s'empourprèrent. Cette fois, ce n'était pas sous l'effet du froid. Cela lui allait bien, d'ailleurs. Elle était vraiment charmante avec sa nouvelle robe au décolleté arrondi qui dévoilait sa gorge et ses épaules, tout en demeurant très sage. L'avait-il déjà vue dans cette tenue ? Lui en avait-il fait compliment ? Ou s'agissait-il d'une nouvelle tenue qu'il aurait dû remarquer ? Elle avait l'air d'attendre quelque chose, en effet. Peut-être simplement qu'il parle, au lieu de rester planté là comme un benêt.

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— Mademoiselle Dawson, puis-je vous offrir quelque chose à boire ?

Elle parut étonnée et déçue. Il aurait peut-être dû s'avancer et lui baiser la main. Se montrer plus empressé. Avec une autre femme, il ne se serait pas embarrassé de toutes ces questions. Mais avec cette femme qu'il aurait dû connaître, il marchait sur des œufs. Comment faire pour qu'elle ne se rende compte de rien ?

Peut-être avait-il tort d'agir ainsi. S'ils avaient été amants, elle comprendrait. Elle était infirmière, et avait sans doute déjà rencontré des cas comme le sien. Cependant, il lui serait odieux de lire la pitié dans ces yeux d'ambre. Il ne se souvenait peut-être pas d'elle, mais il conservait sa fierté.

— Oui, merci, répondit-elle. Il essaya de ne pas trop boiter en se dirigeant vers le bar. — Léo se joindra-t-il à nous ce soir ? — Bien sûr, répondit la duchesse avant d'expliquer à

Mlle Dawson : C'est un artiste de talent à qui j'ai confié la tâche de réaliser le portrait des membres de la famille. Je suis sûre qu'il voudra faire le vôtre.

Cependant, ce n'étaient pas uniquement ses talents de peintre qui justifiaient sa présence auprès de sa mère. Stephen était heureux que sa mère ait un amant attentionné qui la rendait heureuse. Ce mode de vie, peu conventionnel, la rendait moins sévère et plus compréhensive vis-à-vis de Mlle Dawson.

— C'est peut-être prématuré, balbutia cette dernière. Je ne fais pas encore partie de la famille.

— Mais si, ma chère enfant ! Moralement du moins, affirma la duchesse.

Stephen songea que Mlle Dawson ne connaissait pas encore la détermination de sa mère. Jamais celle-ci ne s'avouait vaincue.

Lorsqu'il traversa de nouveau la pièce, Mlle Dawson vint à sa rencontre pour lui prendre le verre des mains. Leurs

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doigts se frôlèrent et une bouffée de désir l'envahit à ce contact, faisant naître une chaleur familière au creux de son ventre. Lui avait-elle toujours fait cet effet ? Elle avait l'air déçue mais pas inquiète, comme si cette sensation ne l'avait pas prise au dépourvu. Ou alors elle le cachait bien.

Elle but le vin trop vite, s'étrangla et toussa, les yeux pleins de larmes :

— Excusez-moi... — Si vous essayiez de le savourer ? — Oui, bien sûr. Il est délicieux. Merci. Ils se dévisagèrent durant un long moment, comme s'ils

étaient seuls dans la pièce. Elle avait le nez légèrement retroussé et un minuscule grain de beauté au coin de la bouche. Ses longs cils devaient frôler son visage quand ils s'embrassaient. Quant à la fossette au-dessus de l'arête de son nez, elle prouvait qu'elle devait souvent froncer les sourcils, sans doute au chevet des soldats malades... S'il se souvenait de qui elle était, un an plus tôt, il pourrait déceler les changements qui s'étaient opérés chez elle.

En était-il responsable ? Pour la première fois de sa vie, il déplora son fichu tempérament de trousseur de jupons. Mais plus encore, il regretta de ne pas avoir le souvenir de chacun des instants où il l'avait possédée.

Ses réflexions furent interrompues par l'arrivée du dernier invité, Léo, qui entra dans la pièce d'un pas nonchalant. Stephen n'avait jamais connu quelqu'un d'aussi désinvolte que lui.

— Mademoiselle Dawson, commença sa mère en interrompant leur tête-à-tête au grand dam de Stephen. Laissez-moi vous présenter l'artiste dont je vous parlais, Léo.

— Monsieur... ? — Non, « Léo » tout simplement, déclara l'artiste avec

vivacité en portant sa main à ses lèvres. Stephen serra instinctivement le poing. Il aurait voulu

arracher les doigts de Mlle Dawson au baiser de ce « Léo » !

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D'où lui venait cet instinct de possessivité ? Jamais il n'avait été jaloux des attentions portées par un rival à une femme qui lui plaisait. C'était si facile pour lui d'en conquérir une autre ! Il n'avait jamais eu de maîtresse attitrée. C'était source de complications et il se lassait vite. Il préférait la diversité.

— Votre arrivée a rendu le sourire à la duchesse, murmura Léo, et à moi aussi par conséquent. Merci d'être parmi nous.

Ainsley lança un regard appuyé à Stephen. Leur mère était heureuse parce qu'elle croyait qu'il recouvrait ses esprits. Il fallait qu'il la prenne à l'écart pour lui révéler la vérité. Une fois encore, il la décevrait.

— Je dois confesser ma curiosité, poursuivit Léo. J'ai jeté un coup d'œil au bébé avant de descendre. C'est un beau gaillard.

— Merci. Je n'y suis pour rien. Il ressemble à son père. — Oui, la ressemblance est indéniable. — Léo a un sens de l'observation étonnant. C'est l'artiste

qui parle. S'il voit une ressemblance, vous pouvez être sûre qu'elle existe, renchérit la duchesse, visiblement fière des capacités d'observation de son amant, sans doute capable à ses yeux de lui décrocher la lune.

— Au temps pour moi, grommela Ainsley à côté de Stephen.

— Comment faire taire vos doutes quant à la paternité de cet enfant ? interrogea Stephen.

Ainsley haussa les épaules : — Maman est déjà convaincue, alors... — Votre travail vous plaît-il ? s'enquit Mlle Dawson en se

tournant vers Léo, avec dans les yeux une étincelle qui provoqua de nouveau la fureur de Stephen.

Jouait-elle à la coquette avec le peintre ? Pourquoi se montrait-elle si détendue avec lui et si crispée avec lui ? Quelle avait donc été la nature de leurs relations ?

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— Énormément. D'un geste familier, le peintre lui souleva le menton et

lui inclina la tête en arrière. — J'aimerais beaucoup faire votre portrait,

mademoiselle Dawson. — Tant que vous ne ferez que ça ! maugréa Stephen. — Stephen ! le gronda sa mère. Léo esquissa un grand sourire. — Que voulez-vous que je fasse d'autre ? répliqua Léo,

qui avait entendu sa remarque. J'ai une femme que j'aime, que demander de plus ?

— Oh, Léo ! minauda la duchesse d'une voix tendre. Si nous passions à table ?

— Je vous en prie, dit Stephen. Il débarrassa Mlle Dawson de son verre et le posa sur un

guéridon. Il se redressait en grimaçant quand il s'aperçut qu'Ainsley avait déjà pris le bras de la jeune femme pour sortir de la pièce en lui murmurant quelques mots à l'oreille.

Stephen sentit son estomac se contracter. Son frère ne trahirait jamais son secret, mais cette attitude désinvolte lui déplaisait, ainsi que le fait de devoir fermer la marche. Soudain, la situation lui parut soudain amère et déplaisante.

Il pressentit que le dîner allait lui paraître bien long. Le plan de table de la duchesse plaçait Mercy entre le

duc, qui présidait la table, et le peintre, qui se trouvait également à côté de la duchesse. Mercy remarqua que ce dernier ne manquait aucune occasion d'effleurer la main de sa voisine, jusqu'à ce qu'il la caresse après le premier plat de ce qui parut à Mercy le meilleur repas de sa vie. Elle comprit alors que la femme aimée dont parlait Léo était la duchesse elle-même, et se prit à rêver de recevoir le même hommage de la part du major Lyons.

Hélas, c'était peu probable. Même à Scutari, quand ils s'étaient retrouvés seuls, ils avaient peu parlé. Il n'avait pas

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essayé de l'embrasser. Elle avait cru que c'était par respect, mais c'était vraisemblablement parce qu'elle ne lui plaisait pas. Elle était trop grande, et avait remarqué que cela gênait les hommes. Peut-être aussi était-ce à cause de la couleur de ses cheveux, ou encore parce qu'il avait constaté qu'elle se donnait tout entière à son travail ?

Trois infirmières s'étaient vantées d'avoir été embrassées par le major. L'une d'entre elles avait reçu bien davantage. Certes, il n'était pas un saint, mais comment le blâmer de prendre son plaisir là où il le trouvait quand il risquait chaque jour sa vie sur le champ de bataille ? Ses propres critères de moralité avaient changé durant cette guerre, à tel point qu'elle s'était surprise à guetter la moindre de ses paroles, à accueillir avec joie toutes ses marques d'attention et à prier pour qu'ils deviennent plus proches qu'ils ne l'étaient.

La Crimée n'était pas l'Angleterre. Finis les thés, les bals et les chaperons. Il fallait écarter toute forme de sensiblerie, changer des hommes dont les blessures ne se trouvaient pas toujours au bon endroit. Les laver, les retourner dans leur lit, les nourrir. S'en occuper jour et nuit. Les réconforter d'un geste ou d'une parole.

Elle se souvenait d'un après-midi où le major l'avait escortée de l'hôpital jusqu'à leurs dortoirs. Ils parlaient littérature et il dénigrait Jane Austen. Mercy avait pris sa défense. Ses romans parlaient de l'amour et de la faiblesse des hommes.

Mercy avait fini par lui demander : — Si vous trouvez que ce sont des sornettes, pourquoi

donc les lisez-vous ? — Parce que les femmes les adorent et que cela me

fournit un sujet de conversation, avait-il rétorqué avec un clin d'œil.

Et voilà que maintenant, elle lisait une confusion grandissante dans son regard. Les souvenirs de leur

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rencontre commençaient-ils à lui revenir ? À cette rerspective, elle sentit ses joues s'empourprer.

Elle l'avait trouvé incroyablement séduisant dans son uniforme écarlate mais elle le préférait tel qu'il était habillé ce soir. Il portait un foulard et une chemise d'un blanc immaculé avec une veste et un pantalon noirs. Il s'était coiffé de façon à dissimuler en partie sa cicatrice. C'était compréhensible, mais elle y voyait une sorte de décoration, bien plus prestigieuse que n'importe quelle médaille.

Ses cheveux légèrement ondulés étaient plus longs que dans son souvenir. John avait hérité des boucles blondes de son père. Elles fonceraient sans doute avec les années et prendraient la même teinte que celles du major. Et ses yeux bleus aussi étaient pareils aux siens, mais Dieu merci, ils avaient encore l'innocence qu'avaient perdue ceux de son père...

Les bougies qui éclairaient la table renvoyaient des ombres mouvantes sur son visage, dont elle admira les traits réguliers, tracés par le ciseau d'un sculpteur talentueux avant d'être abîmés par les cruautés de la guerre. Ces rides amères au coin des yeux et aux commissures des lèvres n'existaient pas lorsqu'elle l'avait connu. Elles témoignaient de la souffrance et des épreuves endurées. Il avait été rudement éprouvé, et pas seulement dans son corps. Une angoisse terrible l'avait consumé.

Il se souciait de ses hommes. Il l'avait prouvé au cours de sa convalescence, parcourant les couloirs de l'hôpital pour prendre de leurs nouvelles, presque aussi régulièrement que Mlle Nightingale. La maladie faisait plus de ravages que les balles et les baïonnettes, et il s'était exposé plus d'une fois à la contagion car il ne limitait pas ses visites à ceux qui avaient été blessés sous ses ordres. Sa voix, ses paroles d'encouragement avaient redonné courage à plus d'un. S'ils avaient réussi à vaincre Napoléon, ils remporteraient la bataille de Crimée...

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Quoi d'étonnant à ce que toutes les infirmières se soient entichées de lui ? Quoi de plus naturel aussi que cette nuit passée avec elle ne lui ait laissé aucun souvenir ? Son cœur était vaste comme la Russie et elle avait cru que ses capacités d'amour pouvaient englober les océans.

Quant à ces moments partagés avec lui, elle était quasiment sûre à présent qu'elle n'avait été qu'une femme parmi tant d'autres à qui il avait murmuré des mots tendres. Il la dévisageait aujourd'hui comme une étrangère. Mais elle se refusait à reléguer leur intimité à une rencontre sans conséquences. Pour John, elle continuerait à croire que cet homme méritait son estime et sa confiance.

La voix grave du duc la tira de ses pensées. — Mademoiselle Dawson, vous n'avez pas trop eu le mal

du pays là-bas ? — Plus que je ne l'aurais cru. — Qu'est-ce qui vous a poussée à partir ? demanda la

duchesse. Pourquoi vous êtes-vous lancée dans cette aventure avec Mlle Nightingale ?

— Je trouvais que c'était une noble cause et... cela m'a paru juste.

Elle n'avait pas de prétendant, alors. Elle régnait sans joie sur la maisonnée paternelle et elle admettait avec un certain embarras qu'elle avait eu soif d'aventures. Une raison bien prosaïque, quand cette aventure - la guerre - avait fait tant de mal !

— Racontez-nous cela, reprit la duchesse. — Sommes-nous vraiment obligés d'en parler ? protesta

le major Lyons sans laisser à Mercy le temps de répondre. Je suis sûr que Mlle Dawson est lasse d'évoquer cette guerre, tout comme moi.

— Pardonnez-moi. Que n'y ai-je pensé moi-même ! Inutile de vous faire revivre ces événements dont vous avez été les témoins.

Mercy aurait été prête à jurer que le major avait vacillé.

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D'une main tremblante, il leva son verre de vin et le vida. Une réaction étrange, même si ce qu'elle avait enduré n'était rien comparé aux horreurs qu'il avait vues, lui. Il s'était trouvé au cœur des combats alors qu'elle n'avait eu qu'à faire face à leurs conséquences. Certes c'était horrible, mais elle n'avait pas connu la peur qui vous paralyse à la perspective de perdre la vie sur le champ de bataille.

— Comment s'est déroulée la naissance de John ? s'enquit la duchesse.

— Mère ! Pour l'amour du ciel ! s'exclama le major, exaspéré. Avez-vous donc perdu tout sens des convenances depuis mon départ d'Angleterre ? Cette conversation à table est on ne peut plus déplacée.

— Alors de quoi voulez-vous que nous parlions ? riposta la duchesse.

À la grande surprise de Mercy, la duchesse semblait satisfaite, et elle réalisa soudain qu'elle avait délibérément orienté la conversation sur ce sujet pour faire réagir son fils et l'arracher à ses ruminations. Elle en conclut que la morosité de ce dernier n'avait pas pour origine l'irruption de Mercy dans sa vie. Mais comment lui reprocher d'être hanté par le spectre de la guerre ?

Pour elle, chaque jour était un nouveau défi. Sans John, elle n'aurait peut-être même pas eu le courage de se lever certains matins. À l'hôpital elle se sentait parfois si démunie et inutile !

Le major Lyons avait-il un moyen de chasser lui aussi ses fantômes ?

Elle le regarda avaler un autre verre de vin et songea que la réponse se trouvait peut-être dans ce verre.

— Parlons du temps, proposa-t-il, laconique. — C'est un sujet pauvre et ennuyeux, répondit sa mère.

Trouvez-m'en un autre. Il foudroya sa mère du regard avant d'en faire autant

avec Mercy, comme si cette dernière était responsable de

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l'étrange atmosphère qui régnait à table. — Jouez-vous du piano, mademoiselle Dawson ?

interrogea Léo. Elle se tourna vers lui, si heureuse de cette diversion

qu'un petit rire lui échappa. Du coin de l'œil, elle vit le major afficher une expression meurtrière. Seigneur Jésus, qu'avait-elle encore fait ?

— Autrefois, oui, mais cela fait bien longtemps que je n'ai pas touché à un clavier. J'ai peur d'avoir beaucoup perdu de mes talents.

Léo lui sourit aimablement. — Vous faites la modeste. Nous devrions peut-être

essayer un de ces jours. Je suis bon en duo et je couvrirai vos fausses notes.

— Pourquoi vouloir à tout prix la mettre dans une situation embarrassante ? demanda le major. Je pense qu'elle a eu son content d'humiliations.

Mercy se raidit soudain, prise de nausée. — Stephen ! s'exclama la duchesse, horrifiée. Excusez-

vous immédiatement. — Pour avoir dit la vérité ? Il repoussa sa chaise et se leva si brusquement qu'il

faillit la renverser. — Cessez donc de jouer la comédie pour faire comme si

tout allait bien. J'ai causé un tort considérable à cette jeune fille. Sa réputation est perdue et elle n'a plus aucun recours hormis celui de m'épouser. Or vous êtes parfaitement conscient que ce serait une folie !

Et il quitta la pièce en claquant la porte, les laissant pétrifiés. Mercy réprima l'envie de le suivre, de lui demander pardon, de lui confesser toute la vérité. Mais elle était aussi perplexe. Pourquoi ce mariage serait-il une folie pour elle, et pas pour lui ? Et pourquoi parler de folie ? À quoi faisait-il allusion ? Aurait-il des séquelles invisibles ?

Elle s'en moquait. Rien ne l'empêcherait de devenir sa

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femme s'il voulait bien d'elle. Restait à le convaincre, ce qui relevait du défi.

Ainsley toussota. — Veuillez excuser mon frère. Il n'est plus tout à rait le

même depuis son retour. — Avec tout le respect que je dois à Votre Grâce, il me

semble qu'il est au contraire vraiment lui-même. Il n'est plus celui qu'il était avant de partir. Comment en serait-il autrement ? Il a vécu des atrocités que vous ne sauriez imaginer...

Puis, gênée par son accès de franchise, elle reposa sa serviette et se leva. Les messieurs l'imitèrent.

— Et à présent, si vous voulez bien m'excuser, je vais aller voir John...

Elle s'étonnait de la facilité avec laquelle les mensonges lui venaient. Au lieu de céder à l'envie de partir en courant comme une gamine mal élevée, elle se força à sortir d'un pas digne. Il fallait qu'elle fasse bonne impression à cette famille, même si seul le major l'intéressait. Où pouvait-il bien être ?

Elle le trouva dans la bibliothèque, près de la fenêtre, le regard tourné vers la nuit au-dehors. Il tenait un verre d'une main et reposait une carafe de l'autre. Le cœur battant, elle entendit résonner ses pas trop sonores alors qu'elle traversait la pièce pour le rejoindre. Son visage était crispé de rage et de souffrance. Il l'avait forcément observée à table, l'avait reconnue et s'était rendu compte de la supercherie. Il allait la séparer de John. Elle aurait dû jouer la carte de la franchise dès le début. Si elle lui racontait tout maintenant, peut-être pourrait-elle limiter les dégâts et faire en sorte que son enfant chéri ne lui soit pas enlevé ?

— Major Lyons... — Seigneur ! Mercy, après l'intimité qui a été la nôtre,

vous ne croyez pas que nous pourrions nous appeler par nos prénoms ?

Elle chancela de surprise et de soulagement.

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— Je sais combien c'est difficile d'entendre les autres parler de la guerre avec une telle insouciance, commença-t-elle d'une voix douce en réprimant l'envie de le prendre dans ses bras, comme il l'avait fait jadis avec elle, de crainte de subir une rebuffade. Malgré tout ce qui a été écrit sur les conditions de vie épouvantables de nos soldats, des mots couchés sur le papier n'ont rien à voir avec la réalité. Votre famille n'y était pas. Ils n'ont aucune idée de ce que vous avez vécu.

— Vous y étiez, vous, rétorqua-t-il calmement en fixant l'obscurité au-delà de la fenêtre. Vous savez...

Elle hocha la tête. Médecins, infirmières, soldats, tous se concentraient sur les blessures extérieures, celles que l'on pouvait voir et toucher, mais Mercy savait qu'il existait des blessures invisibles qui nécessitaient d'être soignées elles aussi. Combien de ses patients qui semblaient en voie de guérison avaient fini par mourir ? Comme cet homme qui avait si mal au bras qu'il ne pouvait plus tenir un fusil... Les examens n'avaient rien donné. On l'avait traité de lâche et de menteur mais elle n'était pas convaincue. Elle avait entendu parler de maladies impossibles à diagnostiquer. Le corps humain n'était pas un mécanisme que l'on peut démonter pour en vérifier les rouages. Elle avait vu mourir des hommes de blessures qui n'étaient pas mortelles à première vue. Elle pressentait qu'il existait d'autres troubles de l'âme, du cœur ou de l'esprit qui pouvaient avoir une influence capitale sur la capacité à surmonter une telle épreuve.

— Je pense que le fait de frôler la mort en permanence laisse des traces, poursuivit-elle. Au contact des horreurs que les hommes peuvent s'infliger mutuellement, on acquiert une expérience irremplaçable. Cela s'opère à notre insu. Il y a des matins où, s'il n'y avait pas John, je n'aurais pas la force de quitter mon lit.

Il se retourna à moitié et s'appuya contre l'encoignure de la fenêtre. Ce ne devait pas être très confortable mais il parut

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ne pas s'en soucier. Peut-être s'était-il posté ainsi à dessein, pour rester ancré dans ce présent et fuir les horreurs du passé ? Cela lui arrivait à elle aussi de se réveiller en se croyant revenue à Scutari. Elle y avait été utile mais ça n'était pas un endroit où elle avait envie de retourner, pas même en rêve...

Elle commença à se sentir mal à l'aise sous son regard insistant. Que cherchait-il ? Se méfiait-il d'elle ?

— Pourquoi avez-vous gardé le bébé ? Pourquoi ne pas avoir cherché une famille à qui le confier ?

— Parce que c'est le vôtre. — Vous répétez cela comme si vous éprouviez pour moi

un amour sincère. Ne croyez-vous pas que ces sentiments, et éventuellement les miens à l'époque, étaient provoqués par les circonstances ? Qu'ils n'étaient pas réels ?

— Tout a bel et bien existé, pourtant. Dieu du Ciel, j'aurais aimé que ce ne fût pas le cas ! Tout ce sang, cette crasse, ces hommes qui pleuraient en appelant leurs mères et leurs épouses. Aucune des horreurs que j'ai vues là-bas ne change ce que j'ai ressenti, et que je ressens, pour vous. Si ce n'est que je réalise à quel point la vie est fragile, qu'on ne sait jamais de quoi demain sera fait, et qu'il faut prendre toutes nos décisions en fonction de l'instant présent.

Il reposa son verre et lui prit le menton dans une main, tandis qu'il essuyait de l'autre une larme qui roulait sur sa joue sans qu'elle s'en soit rendu compte. Bouleversée, elle reconnut ce geste. Il avait eu le même à Scutari juste avant de la prendre dans ses bras pour lui offrir sa protection.

— Et que vous suggère l'instant présent ? — Que vous êtes l'homme le plus extraordinaire que j'aie

jamais connu. Il interrompit son geste. — Savez-vous que mon frère m'a offert une charge

d'officier parce qu'il trouvait que je manquais de caractère ? Parce que seules les femmes m'intéressaient ?

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— Et parce que les femmes vous préfèrent entre tous ? Il écarquilla les yeux. — Toutes les infirmières de Scutari étaient tombées

amoureuses de vous. Vous avez le don de sourire aux femmes et de leur faire croire que ce sourire leur est réservé.

— Et vous avez succombé à mon sourire ? Une fois de plus, tous ses espoirs s'envolèrent : elle

n'avait été qu'une infirmière parmi tant d'autres. Mais dans ses bras, hypnotisée par son regard bleu océan et seul objet de ses attentions, elle oubliait vite qu'elle n'avait pas compté pour lui. Elle l'avait adoré pour sa force, sa générosité et sa gentillesse lorsqu'il l'avait consolée, mais elle s'était trompée sur ses sentiments et y avait cru voir ce qui n'existait pas.

Elle secoua lentement la tête, incapable d'esquisser le sourire auquel il devait s'attendre alors que son cœur se brisait.

— Non. Pas à votre sourire, répondit-elle. Son autre main se posa sur elle, puissante et large, et il

la contempla longuement en s'attardant sur ses lèvres qui tremblèrent et s'entrouvrirent. Dans ses yeux elle lut l'intérêt, la curiosité... le désir.

— À mes baisers, alors ? Sans lui laisser le temps de dire qu'il ne l'avait jamais

embrassée, il posa ses lèvres sur les siennes. Elle se raidit quand il glissa sa langue dans sa bouche, puis s'abandonna à cette délicieuse étreinte. Il ne la forçait pas, il s'invitait et elle acceptait l'invitation. Son baiser avait un goût riche et poivré qui ensorcelait. Sa langue était délicate, experte. Tout son corps vibrait tandis qu'il la caressait.

Elle avait si souvent rêvé qu'il la soulève dans ses bras tandis qu'elle arpentait l'étroit corridor de l'hôpital Barrack pour prodiguer ses soins aux autres blessés, pendant qu'elle se préparait à quitter Scutari à cause de l'arrivée soudaine de John, alors qu'elle naviguait sur les mers déchaînées ou qu'un train la conduisait à Paris ! Jamais le major Lyons

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n'avait quitté ses pensées. Mais même son imagination n'aurait pu la préparer à

l'impétuosité de son baiser. Elle y répondit avec fougue. La vie était trop courte, les opportunités si rares et elle se languissait depuis si longtemps qu'elle ne pouvait plus jouer les vierges effarouchées. Elle se jeta dans ses bras et eut l'impression de retrouver enfin le port, le havre qui avait été le sien au cours de cette fameuse nuit. Il l'enlaça, la serra plus étroitement contre lui et elle comprit qu'elle avait trouvé enfin sa place. Cette nuit-là, elle avait lu dans ses yeux la compassion et la bienveillance. Elle connaissait déjà son courage et avait été témoin de son dévouement envers ses hommes.

Ma famille trouvait que je manquais de caractère. Alors cet homme avait laissé une part de lui-même sur les rivages de l'Angleterre en s'embarquant pour la Crimée.

Elle avait craint qu'il ne l'ait oubliée et voilà qu'il l'embrassait comme si sa bouche lui était familière. Il gémit et sa langue se fit insistante, fouilla sa bouche à lui couper le souffle. Elle sentit une vague de chaleur intense l'envahir, comme si elle allait s'évanouir. Son ventre se serra et entre ses jambes naquit un délicieux fourmillement.

Il s'arracha à sa bouche, la respiration rauque et haletante. Elle tenta de reprendre son souffle pendant que ses lèvres chaudes et humides couraient sur sa nuque. Elle aurait voulu lui dire que c'était la première fois qu'il l'embrassait mais elle n'avait plus la force de parler. Miraculeusement, elle tenait encore sur ses jambes mais sans la main solide qui lui soutenait le dos, elle serait tombée, consumée par le désir.

Il reprit ses lèvres avec une fièvre pareille à la sienne. Elle voulait tout, tout ce qu'il pouvait lui donner. Un baiser, un contact, une caresse, plus encore. Elle était allée trop loin, avait perdu sa réputation. Elle n'avait plus rien à perdre et tout à gagner. Elle allait pouvoir lui dire qu'elle l'aimait

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puisque c'était la vérité et qu'elle le jugeait digne de son amour.

Il l'avait peut-être oubliée, mais pas elle. Elle entendit le cliquetis des épingles sur le parquet et

ses cheveux retombèrent en cascade sur ses épaules. Il y enfouit ses doigts...

Brusquement, il s'arracha à sa bouche avec une violence qui la saisit. Les yeux inquiets, le souffle court comme s'il avait couru. Elle aussi haletait, son cœur battant follement dans sa poitrine. Elle attendit que ses lèvres reprennent les siennes, qu'il la serre contre lui.

— Vos cheveux ! Vous les avez coupés... Ils avaient repoussé, mais sans retrouver pour autant

leur longueur originelle. Qu'est-ce que cela pouvait bien faire ? Ces paroles incompréhensibles l'arrachèrent à l'état second dans lequel elle flottait.

— C'est à cause des poux, répondit-elle. Avec tous ces blessés et si peu de temps pour nous... Je n'ai pas eu le choix...

Il la relâcha si brusquement qu'elle trébucha. Pourquoi se lancer dans des explications au sujet de ses maudits cheveux et ne pas reprendre ce baiser avant eue le charme ne soit rompu ?

— Mon Dieu, pardonnez-moi, balbutia-t-il, la voix encore rauque de désir. Je me suis oublié.

Sans lui laisser le temps de protester, il attrapa sa canne contre le mur et boitilla vers la sortie sans ajouter un mot.

Était-ce parce qu'il l'avait serrée si fort dans ses bras ? Se souvenait-il d'elle, à présent ? Jouait-il avec elle ? Il savait forcément qu'il ne l'avait jamais embrassée. Avait-il fini par la désirer comme elle-même l'avait toujours fait ?

Elle se sentait troublée, mortifiée. Pourquoi se comportait-il comme si elle était une étrangère pour lui?

Elle resta longtemps là, immobile, et tenta de reprendre ses esprits. Tout en renouant son chignon, elle se demanda

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pourquoi ses mèches courtes le dérangeaient à ce point. Pourtant, ses cheveux étaient plus courts encore lorsqu'elle l'avait rencontré... Comprenant soudain qu'il ne se souvenait vraiment pas d'elle, elle sentit des larmes brûlantes lui monter aux yeux. Elle ne lui était donc rien ?

Une porte claqua au loin. Elle se hâta dans cette direction.

— Avez-vous croisé le major Lyons ? demanda-t-elle à la première domestique qu'elle croisa.

— Oui, Madame. Il a pris sa redingote et il est parti. Quand elle sortit de la maison, il s'éloignait déjà sur son

cheval, faisant voler les pans de son manteau. Elle aurait tout donné pour être contre lui, pauvre malheureuse qui le désirait de tout son être, avide de recueillir les miettes de ce qu'il donnait si généreusement aux autres femmes.

Pourquoi pas à elle ?

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3. Il aspirait à se laisser aller, de femme en femme, à

s'abandonner en elles et à oublier... qu'il ne se souvenait de rien.

Alors pourquoi fichtre ne guidait-il pas son cheval vers le village où il savait qu'il trouverait une auberge et une fille consentante ? À quoi bon galoper ainsi dans la campagne à bride abattue ? Il n'en avait tout bonnement pas envie, obsédé par la pensée de la mère de son enfant, si séduisante, et au rire si délicieux !

C'était son rire qui l'avait conquis ? Il tenta de se souvenir où il l'avait déjà entendu. Au lit ? Quel avait été leur degré d'intimité ?

Une seule nuit, avait-elle dit. Pourquoi ? L'avait-il abandonnée pour aller butiner ailleurs ou

était-ce le fracas des canons qui l'avait arraché à ses bras ? Installé à cette maudite table, il avait longuement

inspecté ses traits, ses gestes, ses expressions et ses intonations à la recherche d'un indice, prêt à se contenter de peu. Il avait observé ses doigts qui dansaient sur la nappe : prenant du pain, soulevant une fourchette, attrapant un couteau, portant un verre de vin à ses lèvres, et il s'était demandé si ces mêmes doigts l'avaient effleuré, lui avaient donné du plaisir. Il avait appelé leur caresse, s'était interrogé pour savoir de quel nom tendre il l'avait baptisée. Un petit nom en rapport avec ses cheveux roux, peut-être. Il l'avait sûrement taquinée à ce sujet, à moins que ce ne soient ses yeux qui aient retenu son attention.

Les avait-il admirés avant que la guerre ne leur enlève toute innocence ? Ou étaient-ils déjà traversés de ces ombres secrètes ? Il avait vu Mercy se raidir sous le feu des questions indiscrètes de sa mère et même s'il brûlait d'en connaître les réponses, il avait volontairement interrompu

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l'interrogatoire. Ses motivations, il les avait sans doute connues, à une époque. Ses rêves et ses espoirs aussi.

Elle paraissait mal à l'aise avec lui. S'étaient-ils brouillés, lui avait-il brisé le cœur ?

Si tel était le cas, elle ne l'aurait pas embrassé comme elle venait de le faire. Elle avait répondu à son baiser avec une certaine timidité, sans doute du fait de leur longue séparation. Il avait espéré que ce baiser viendrait raviver ses souvenirs, mais il l'avait surtout embrassée pour voir comment lui réagirait.

Il avait bien failli tomber à genoux. Jamais une femme ne l'avait ému ainsi, lui donnant envie de l'enlever pour lui faire l'amour et l'entraîner vers les sommets de la félicité. Loin de se retenir, il aurait voulu la soulever dans ses bras pour la monter dans sa chambre, l'emporter loin, où personne ne les dérangerait. La raison pour laquelle elle était venue à Grantwood Manor lui était totalement sortie de la tête.

Ils avaient été intimes. Décèlerait-elle son manque d'assurance ? Plaisantaient-ils ensemble, jadis ? Avait-elle une position favorite, ou une autre qu'elle détestait ? Comprendrait-elle à son attitude qu'il ignorait tout d'elle ?

D'ailleurs, que savaient-ils l'un de l'autre ? Toutes ces questions laissées sans réponse depuis les

dernières heures le rendaient fou. Il envisagea de lui avouer la vérité. Mais son amour pour lui risquait d'en prendre un coup. Que devait-il faire ? L'épouser ? Lui donner son nom ?

Il n'avait pu supporter la tension qui régnait dans la salle à manger. Sa famille s'était efforcée de les faire parler, lui et Mlle Dawson. Sa chère famille, si habile a se tirer des situations délicates, avait lamentablement échoué ce soir. Ainsley était d'une persuasion diabolique et sa mère excellait dans l'art d'éluder toutes les conversations dont elle était l'objet plus ou moins scandaleux, pour amener les autres à dévoiler leurs secrets quand elle les soupçonnait d'en avoir.

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Ce soir elle s'était montrée aussi maladroite qu'une débutante à son premier bal.

Pendant tout ce temps-là, Mlle Dawson s'était tortillée sur sa chaise, visiblement mal à l'aise. Elle avait évité son regard et s'était comportée comme si elle n'avait jamais utilisé de porcelaine fine ou de couverts en argent et qu'elle tentait d'en cerner l'usage...

Il grimaça. Sa jambe blessée lui faisait mal et il souffrait tant qu'il supportait à peine le contact du tissu sur sa peau. Galoper était une torture mais il avait besoin de fuir. Pourquoi diable sa mère voulait-elle lui faire épouser une femme qui ne ferait que lui rappeler tout ce qu'il avait perdu ?

Il se refusait à épouser Mercy sans lui avouer la vérité sur son mal. Ce ne serait pas juste, or il se targuait de l'être. Cependant, il ne voulait pas lire dans ses yeux cette pitié qu'il haïssait. Soudain, de nouveaux doutes l'assaillirent : et si son amnésie n'était pas due à la guerre mais bel et bien une maladie, pourquoi pas un début de folie ?

La pluie se mit à tomber, détrempant son manteau, et bientôt, ce furent des trombes qui s'abattirent sur lui, rythmées par le martèlement des sabots de son cheval. À cette allure, il eut vite fait de s'éloigner de Grantwood Manor. On eût dit qu'il avait le diable à ses trousses, mais il lui faudrait bien faire demi-tour et affronter ce dilemme. Il pouvait, sans épouser Mercy, assurer leur avenir à tous les deux. Mais que deviendrait-elle ? Les hommes la prendraient pour une fille légère et aucun d'entre eux n'en voudrait pour épouse. En refusant de faire d'elle sa femme, Stephen la condamnait à rester vieille fille pour le restant de ses jours. Elle méritait mieux.

Vraiment ? C'était ce qu'il en déduisait après quelques heures passées en sa compagnie. Mais que savait-il d'elle, au juste ? Ainsley était peut-être meilleur juge.

Il poussa sa monture vers la côte puis, arrivé au sommet,

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il l'immobilisa. Quand il descendit de cheval, sa jambe droite se déroba, il perdit l'équilibre et son genou heurta violemment le sol, provoquant une douleur fulgurante qui se propagea jusqu'à la hanche. Son cri d'impuissance se mêla au roulement du tonnerre et son angoisse atteignit son paroxysme. Il frotta sa jambe meurtrie mais cela ne fit qu'augmenter la douleur.

Il se serait accommodé de ses cicatrices et de leurs séquelles s'il avait eu la certitude de s'être vaillamment battu et d'avoir rendu à l'ennemi la monnaie de sa pièce.

Il avait commencé à se faire à l'incapacité de percer le mystère de ces deux dernières années. De toutes les façons, il n'y arrivait pas et peut-être ne le voulait-il pas. Ce qu'il désirait, c'était guérir et reprendre une vie normale. Mais cette Mlle Dawson, Mercy... Depuis qu'elle avait fait irruption dans son existence, ces deux années lui étaient devenues capitales. Y avait-il encore d'autres mystères enfouis dans ces profondeurs du passé ? D'autres enfants ou d'autres animes dont il aurait dû se souvenir ? Avait-elle été la seule ?

C'était très improbable. Avant de se réveiller sur ce maudit grabat, il était incapable de laisser passer une nuit sans faire une nouvelle conquête. S'était-elle imaginé qu'il abandonnerait pour elle ses beuveries nocturnes ?

Un mariage contraint et forcé était tout ce qu'il redoutait. Elle aussi, d'ailleurs, qui rêvait sans doute d'une déclaration romantique, avec genou à terre et rague de fiançailles. Pour sa part, dépourvu de titre et ce terre à transmettre à un héritier, il avait toujours eu l'intention de mourir célibataire.

Et voilà qu'un fils faisait soudainement son apparition ! Ainsi qu'une femme dont la réputation était en lambeaux par sa faute.

La pluie battante ne parvint pas à chasser ses doutes ni son fardeau. Il était obligé de faire face. Demain, il

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proposerait à Mlle Dawson de l'épouser. Ce ne serait pas un pensum. Leur baiser dans la bibliothèque lui avait prouvé qu'il suffisait d'une étincelle pour les enflammer l'un et l'autre. Dès qu'il l'aurait informée de sa décision d'assumer ses responsabilités, ils retrouveraient leur intimité d'antan et tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes...

Tentant d'ignorer sa douleur lancinante, il se mit péniblement debout. Sans canne, il se trouvait très handicapé quand sa jambe le faisait souffrir. Titubant, il essaya de rejoindre sa monture sans perdre l'équilibre. Comme il tentait de l'amadouer, son cheval fit un écart. Il s'approchait de l'animal quand celui-ci s'enfuit, effrayé par un coup de tonnerre.

Stephen renversa la tête en arrière et offrit son visage à la pluie diluvienne. La douleur devenait intolérable et il ne se voyait pas rentrer à pied à Grantwood Manor. Il avait besoin de ce maudit cheval.

Pourquoi diable en était-il descendu ? Avec une déter-mination renouvelée, il respira un grand coup et, s'efforçant d'ignorer ses élancements, se lança à la poursuite de sa monture rétive.

— Que pensez-vous de cette fille ? interrogea Tessa

Seymour, duchesse d'Ainsley. — Elle ferait un tableau exquis... Assise à sa coiffeuse, elle se retourna et foudroya du

regard le jeune Adonis blond aux yeux mordorés qui attendait, allongé sur le lit de la duchesse, qu'elle ait terminé ses préparatifs pour la nuit. Grâce à ses crèmes et à ses onguents, elle parvenait à faire oublier ses quarante-sept ans.

— Léo! Elle ne cacha pas son déplaisir, car il exigeait d'elle une

totale sincérité. Au début, cela l'avait terrifiée, mais elle comprenait aujourd'hui le bien-fondé de cette démarche.

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Cette franchise était libératrice et lui avait permis de comprendre qu'il lui pardonnerait toujours, envers et contre tout.

Il haussa les épaules. — Vous croyez qu'elle pourrait être sa planche de salut ? — Je l'espère de tout cœur. Il semble tellement perdu !

Ils ne disent rien, mais je sais que Westcliffe et Ainsley se sentent coupables vis-à-vis de Stephen. Ce sont eux qui lui ont acheté sa charge d'officier.

— Et c'est la reine qui l'a envoyé là-bas. Comment auraient-ils pu deviner que ce maudit conflit avec la Russie allait si mal tourner ?

Ce n'était pas faux. Les journaux ne parlaient que des combats et des morts. Trop de morts. Le télégraphe abolissait les distances, conférant à la guerre une réalité inconnue jusqu'alors.

La duchesse avait cru mourir en apprenant la mort de son fils. Une mère n'aurait pas dû avoir de préférence et pourtant c'était le cas. Il en avait toujours été ainsi pour Stephen. Elle avait adoré son père de toute son âme : le comte de Lynnford, qui était son amant quand elle était mariée au comte de Westcliffe. Jamais elle n'avait avoué à Stephen la vérité sur son père.

Elle était jeune et la honte l'avait retenue de tout lui révéler. Avec l'âge, la peur avait achevé de la faire taire.

Lynnford lui-même n'avait rien su de sa paternité. Mais comme Westcliffe avait cessé d'honorer la couche de sa femme dès l'annonce de sa première grossesse, elle n'avait eu aucun doute sur la véritable paternité de Stephen...

Quand elle avait appris la mort de Stephen, elle était allée trouver Lynnford pour lui faire part de la nouvelle.

— Allez en Crimée chercher son corps ! avait-elle supplié. Je ne veux pas qu'il demeure si loin des siens.

— Tessa, il aurait sûrement voulu reposer aux côtés de ceux qui se sont battus avec lui.

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— Je me moque de ce qu'il aurait voulu ! avait rétorqué la duchesse. C'est peut-être égoïste mais en cet instant précis, il s'agit de ce que je veux, moi.

— C'est pure folie ! Alors, elle lui avait avoué ce qu'elle s'était juré de ne

jamais lui révéler. — C'était votre fils ! Elle l'avait tenu dans ses bras pendant qu'il pleurait. En

l'espace d'un battement de cœur, elle lui avait donné et enlevé un fils.

Il lui avait alors confié qu'il s'en était douté, à plusieurs reprises. Mais il avait une famille et par lâcheté, il n'avait pas vraiment cherché à connaître la vérité. Elle n'y avait vu aucune lâcheté mais plutôt la délicatesse d'un homme soucieux d'épargner des souffrances à ceux qu'il aimait. Et puis, cela n'aurait pas changé grand-chose, au bout du compte...

Quand Lynnford avait écrit au Haut Commandement pour prévenir qu'il allait venir chercher le corps du major Stephen Lyons, on lui avait répondu que celui-ci était vivant.

Mais, lorsque Stephen était arrivé, il n'était plus le même. De nouveau, son cœur de mère s'était brisé. Combien de fois cela pouvait-il se produire ? Un nombre infini de fois. À chaque fois que son enfant souffrait. Elle avait accepté cette douleur depuis longtemps, et, stoïque, n'en laissait rien paraître. C'était le lot de toutes les mères.

— Allez-vous pousser votre fils à épouser Mlle Dawson ? s'enquit Léo en la ramenant à la réalité et à son amant du moment.

— Vous me prêtez plus de pouvoir que je n'en possède. Mes fils font comme ils l'entendent. Je ne vois pas néanmoins quel autre choix peut se présenter à lui. Il n'aime pas me décevoir, c'est là mon seul atout. Je suis sûre que John est bien son fils. Il a déjà son sourire. Il serait inconcevable qu'il n'épouse pas cette fille.

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— Son père ne vous a pas épousée, lui. L'œil expert du peintre avait relevé ce qu'elle avait si

vaillamment dissimulé. — Parce que j'étais mariée à l'époque et vous le savez

bien. Jamais je n'aurais dû vous avouer mes faiblesses... — Je les avais déjà devinées, mon amour, tout comme

vos sentiments à l'égard de cet homme. Comme j'aimerais que vous me regardiez avec les yeux que vous avez pour Lynnford !

Elle souffrait pour lui. Il lui demandait si peu ! Pourquoi ne pouvait-elle l'aimer aussi intensément que le comte de Lynnford ? Surtout quand il était évident que ce dernier adorait sa femme. Il n'était pas marié quand il était devenu son amant mais quand elle s'était retrouvée veuve, il était pris et tout entier dévoué à sa femme.

Léo lui tendit la main. — Venez là, et laissez-moi chasser la tristesse que je lis

dans vos yeux. Tessa se leva avec grâce et vint se glisser dans le lit. Là,

elle se pelotonna contre Léo et lui caressa la joue. — Comme je vous aime ! — Oui, mais pas autant que les autres. Elle allait protester mais il posa un doigt sur ses lèvres. — Je ne suis pas jaloux de l'amour que vous portez à vos

fils et désormais à votre petit-fils. Jamais je ne chercherai à prendre leur place dans votre cœur. Je ne puis non plus en vouloir à votre amour de jeunesse parce qu'il vous a fait découvrir ce que c'est que d'être aimée. Mais il n'est plus là. Promettez-moi que vous ne pensez pas à lui quand je vous tiens dans mes bras.

— Jamais quand je suis avec vous. — Menteuse...

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4. Stephen se dirigeait vers sa chambre, épuisé par ce jeu

de cache-cache avec ce stupide cheval qui s'était terminé par un galop échevelé, où chaque foulée se propageait comme du feu dans sa jambe malade. Soudain, il entendit pleurer le bébé et s'immobilisa, la main sur la poignée de la porte.

Jusqu'à présent, il disposait seul de cette aile du manoir, mais il avait demandé que Mercy fût installée dans une chambre proche de la sienne et à présent, seul un vestibule les séparait. En dépit de sa redingote qu'il avait abandonnée au rez-de-chaussée, il était trempé et glacé jusqu'aux os. Avec ses cheveux ruisselant sur ses épaules, il était à peine présentable.

Les vagissements du bébé s'amplifiaient, preuve que ses petits poumons étaient bien robustes. Mais pourquoi donc braillait-il ainsi ? Traversant le vestibule, Stephen alla frapper à la porte. Mercy avait peut-être besoin d'aide ?

Tu peux bien tromper les autres, pauvre imbécile, mais ne te mens pas à toi-même. Tu cherches simplement un prétexte pour la voir, tout débraillé que tu es.

Les pleurs cessèrent mais sa curiosité était piquée. Tout trempé et frissonnant qu'il était, il aurait plutôt eu besoin de laudanum, néanmoins il frappa néanmoins de nouveau.

— Mademoiselle Dawson ? Un bruit de pas, un déclic et la porte s'entrebâilla. La

contrariété et l'anxiété fronçaient son joli front, remarqua-t-il. Elle avait dû se faire beaucoup de soucis, ces derniers temps.

— Quelque chose ne va pas ? — Non. Mais il a faim. C'est l'heure de son repas. Il essaya d'apercevoir le bébé par-dessus son épaule.

D'où lui venait cette maudite curiosité ? — Pardon de vous avoir dérangé. Je croyais que nous

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étions seuls dans cette aile. Il ne voulut pas l'affoler en lui dévoilant la proximité de

ses appartements mais inexplicablement, cela l'apaisait de savoir qu'il était dans les parages si elle avait besoin de lui. Elle ne risquait rien, bien entendu, mais dans sa pauvre tête douloureuse, il se sentait une âme de protecteur. C'était une réaction naturelle et cependant, elle n'expliquait pas tout.

— Avez-vous besoin de quelque chose ? Elle secoua vivement la tête. — Non. La nourrice est là. Elle rougit jusqu'à la racine de ses cheveux, qu'elle avait

nattés. Il les imagina longs, cascadant sur ses épaules et lui couvrant la poitrine. Il réalisa dans la seconde qui suivit qu'il avait caressé ces seins, les avait embrassés, faisant se raidir les pointes qui perçaient sous le tissu léger.

— Vous avez engagé une nourrice ? Elle releva le menton comme s'il l'avait offensée et

rétorqua : — Une dame de condition ne... ne doit pas se charger

elle-même de cette tâche. — C'est étrange, de parler de condition. — Que voulez-vous dire ? Il se pencha vers elle en se mordant la lèvre pour

reprimer le gémissement que lui arrachait sa jambe blessée. — Une femme de condition ne donne pas le jour à un

enfant hors mariage. — Mais... nous n'aurions pas pu nous marier, vu les

circonstances... Elle n'essaya pas de se disculper et il ne lui déplut pas de

la voir se rebiffer devant l'attaque. Comment l'en blâmer ? Lui, de son côté, avait essayé de ne pas se retrouver dans une situation plus embarrassante encore et qui aurait consisté à la remettre dans son lit avant d'avoir résolu l'affaire qui les concernait.

Pourtant, il brûlait d'envie de lui prendre la main et de

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l'attirer dans sa chambre. Ah ! Glisser ses doigts dans ses cheveux et l'embrasser. Il la voulait alanguie dans son lit, ivre de plaisir. Alors, il la prendrait dans ses bras et... s'endormirait. Quelle idée étrange lui passait par la tête !

— Excusez-moi, murmura-t-il. Je n'aurais jamais dû dire cela. Je ne cesse d'aggraver mon cas. Je ne vais pas en plus vous priver de sommeil. Bonne nuit...

Il s'apprêtait à faire demi-tour quand sa jambe se déroba sous lui. Volant à son secours, elle passa un bras autour de sa taille pour le retenir, et il perçut son parfum de lavande tandis que ses seins, qui le faisaient rêver quelques minutes plus tôt, se pressaient contre son bras.

— Vous êtes gelé et vous avez mal. Qu'êtes-vous donc allé faire dehors ? lui reprocha-t-elle.

— J'avais besoin de galoper. À présent, si vous voulez bien me lâcher et regagner vos appartements, je pourrai me rendre dans ma chambre.

— Je vais vous aider. Où est-ce ? Du menton, il désigna la porte en face. Elle ouvrit des

yeux ronds. — Vous vous vantiez d'avoir une multitude de chambres. — Certes. Mais est-ce ma faute si l'une d'entre elles se

trouve en face de la mienne ? Mercy esquissa un sourire malicieux. — Qu'ai-je dit de si drôle ? Elle secoua la tête : — Je repensais à ce que vous m'avez dit la première fois

que nous nous sommes rencontrés. Enfer et damnation ! Leur intimité avait donc dépassé

les strictes limites de la chambre à coucher. Combien de temps pourrait-il encore donner le change ? Le moment était sans doute venu de tout lui avouer mais sa jambe le faisait tellement souffrir qu'il n'avait plus les idées claires.

— Vous pouvez me relâcher, fit-il, laconique. Dubitative, elle obéit.

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— Bonne nuit... Elle haussa un sourcil sceptique et croisa les bras sur la

poitrine. Elle doutait qu'il fût capable de marcher seul et lui aussi. Humilié, il serra les dents et fit malgré tout un pas en avant...

La douleur le plia en deux et lui arracha un gémissement et une fois encore, elle vola à son secours.

— N'y touchez pas, gronda-t-il. Elle s'immobilisa : — De quoi parlez-vous ? — De ma jambe. Le moindre contact m'est intolérable. — La blessure n'est donc pas refermée ? — Si. Mais elle me fait fichtrement mal. — Puis-je y jeter un coup d'œil ? — Pour quoi faire ? — Je l'ignore, mais ça n'est pas normal. Si la plaie est

refermée, vous ne devriez pas souffrir autant. Il secoua la tête : — D'ordinaire, c'est moins douloureux mais ce soir... — Montrez-moi. Son ton était sans réplique et son regard soutenait le

sien. Était-ce à cause de ce tempérament qu'il l'avait mise dans son lit ?

— Très bien, concéda-t-il en passant un bras sur les épaules et en se laissant escorter.

Une fois dans sa chambre, elle l'aida à ôter sa veste et la posa sur une chaise. Fasciné, il la regardait faire, séduit par la grâce et l'aisance de ses mouvements. Elle ouvrit un placard et en sortit des serviettes. Il en saisit une et entreprit de se sécher les cheveux sans la quitter des yeux. Pour qu'elle puisse examiner sa jambe, il allait devoir se déshabiller. Quand s'en rendrait-elle compte ? C'eût été presque amusant s'il n'avait pas eu si mal et si froid.

— Débarrassez-vous de ces vêtements, ordonna-t-elle sur le ton neutre de l'infirmière.

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Sentant son sexe se raidir, il le dissimula prestement, tandis qu'elle lui retirait sa veste et son foulard qui échouèrent sur le parquet.

Pour la chemise, ce fut plus délicat. Ses doigts le tourmentèrent délicieusement quand ils firent glisser les pans du vêtement par-dessus sa tête. Elle s'interrompait sans cesse et il devina qu'elle regardait ses cicatrices.

— Mon torse a bien changé, observa-t-il d'un ton calme en se demandant s'ils avaient fait l'amour avec la lumière, comme il l'aimait.

Sa chemise atterrit sur la pile de vêtements et elle releva le visage, ses mains voletant à quelques millimètres de sa peau, comme si elle craignait de le toucher. Elle n'avait pas tort, car elles agissaient sur lui comme un puissant aphrodisiaque, dont l'effet était encore accentué par son ignorance de ce qui s'était jadis passé entre eux. C'était déroutant : comment l'avait-il menée au plaisir, à quoi l'avait-il initiée et que leur restait-il à découvrir ensemble ?

Elle étendit le bras et ses seins le frôlèrent. Instantanément et malgré la douleur, il ressentit une tension dans le bas-ventre ; la position dans laquelle il se trouvait était fort gênante, même si leur intimité passée supposait qu'elle devait savoir ce qu'était une érection.

Elle se redressa et lui enveloppa les épaules avec une couverture en la laissant retomber assez bas pour épargner sa pudeur - une qualité dont il était d'ailleurs dépourvu, contrairement à elle. Dans l'obscurité, oui, il avait dû la prendre dans l'obscurité. Mais pourquoi cette timidité soudaine, alors qu'il était si doué pour faire découvrir aux femmes les voluptés de l'amour ?

— Vous devriez enlever votre pantalon, suggéra-t-elle en reculant d'un pas.

— Pourquoi rougissez-vous, Mercy ? répliqua-t-il en obtempérant.

Bizarrement, il eut l'impression que c'était la première

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fois qu'il prononçait son prénom. — Il est fort tard, observa-t-elle. Était-ce la vérité ou une simple tentative pour éluder sa

question ? Elle qui soignait les blessés avait bien dû voir des corps dénudés...

Il batailla avec son pantalon trempé et ses sous- vêtements tout en essayant de ne pas lâcher la couverture, mais avec sa jambe c'était impossible.

— Laissez-moi seul un instant, pria-t-il. Elle acquiesça et sortit à la hâte, comme si le fait de se

retrouver dans sa chambre avait fait ressurgir les souvenirs de cette nuit d'étreintes passionnées, la mettant mal à l'aise. À grand-peine, il parvint à se dévêtir et s'enveloppa dans la couverture.

— Mercy ! La porte s'entrouvrit alors et elle lui jeta un coup d'œil

timide, qui l'aurait fait rire s'il n'avait pas eu aussi mal à la jambe. Il aurait mieux fait de déchirer son pantalon plutôt que de se soumettre à pareille épreuve.

Elle s'agenouilla devant lui. Était-ce la première fois ? Un désir puissant le fit trembler. Que lui arrivait-il ?

Il se comportait comme un jeune puceau. Sans la douleur qui irradiait dans sa jambe, il l'aurait déjà allongée sur le couvre-lit, aurait fait voltiger sa chemise de nuit et enlacé son corps nu...

— Je suis désolée, souffla-t-elle en relevant la couverture pour découvrir sa jambe. Je vais essayer d'être douce.

Mais il ne voulait pas de sa douceur. Il voulait de la fureur, de la passion. Il voulait...

— Oh, Mon Dieu ! s'exclama-t-elle, horrifiée. Il lui sembla qu'on lui arrachait la jambe et il se rejeta en

arrière, laissant tomber la couverture. — Par le Christ ! Je vous avais dit de ne pas y toucher ! Ce fut alors qu'il réalisa qu'il lui avait saisi le poignet en

la forçant à se relever. Elle baissa instinctivement les yeux.

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Ses pupilles étaient écarquillées et elle tremblait presque autant que lui. La douleur avait fait diminuer son érection mais le spectacle qu'il offrait n'en était pas moins embarrassant.

— Je vous choque ? Pourquoi rougissez-vous ainsi ? Reprenez votre souffle, ma chère. Ce n'est pourtant pas la première fois, non ? Cela vous avait plu ? Vous y aviez pris du plaisir ?

Elle déglutit, passa sa langue sur ses lèvres et en dépit de la souffrance aiguë, il se retint pour ne pas se pencher pour goûter ce fruit mûr. Il avait besoin de penser à autre chose. De trouver un dérivatif.

— Je... Cela fait si longtemps... bredouilla-t-elle. J'avais oublié...

Il se sentit mortifié. Lui aussi l'avait complètement oubliée.

C'est alors qu'à sa profonde stupeur, elle releva le menton et déclara tout de go :

— Mais n'essayez pas de me distraire. Depuis combien de temps votre jambe est-elle dans cet état ?

Le membre malade était enflé, rouge et brûlant. — Plusieurs jours. Je suis monté à cheval, j'ai marché et

bougé pour accélérer la cicatrisation. Cela ne m'a pas réussi. Mais je suis sûr qu'avec un peu de repos...

— J'aimerais y regarder de plus près. — Vous avez vu ma réaction quand vous l'effleurez ! — C'était bien pire à Scutari. Asseyez-vous. Tout de

suite. Son ton s'était fait péremptoire. Intrigué, il sentit son

excitation croître : elle venait de lui fournir un indice. Elle l'avait donc connu blessé. Elle l'avait probablement soigné. Quand était-elle arrivée à l'hôpital ? Elle connaissait peut-être l'origine de certaines de ses cicatrices.

Il s'assit et fit passer la couverture sur sa bonne hanche en découvrant l'autre côté pour qu'elle l'examinât. Elle se

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remit à genoux. Comme elle approchait la main, il se raidit. Sa touche fut légère comme la caresse d'une plume et

pourtant il crut défaillir comme si elle avait enfoncé un poignard...

— Il reste quelque chose dans votre plaie, dit-elle en s'appuyant sur ses talons.

Il la dévisagea avec incrédulité et se pencha sur sa jambe. Appréhendant le choc, il l'effleura du bout des doigts et sentit quelque chose de dur. Voilà pourquoi la cicatrisation était si lente et la douleur si tenace !

— Vous avez peut-être raison. — Ne faites pas l'enfant. Que croyez-vous ? Il vous faut

un médecin. — Je pensais en avoir trop fait. — Avec une jambe rouge et enflée comme celle-ci ? C'est

infecté. Peut-être même s'agit-il d'un début de gangrène. Cette plaie est affreuse. Faites immédiatement venir un médecin.

— Vous pourriez vous en charger. — Cela dépasse mes compétences. Elle tourna son jeune et joli visage vers le sien. — Ne craignez rien, ajouta-t-elle d'une voix douce. Je

veillerai sur vous. Il la croyait. Sur parole. — Alors faisons venir quelqu'un sans tarder. Mais

gardons-nous d'alarmer ma mère. Mon frère peut s'en charger.

Elle hocha la tête et se précipita à l'extérieur sur ses pieds nus, laissant pour son grand plaisir son parfum dans son sillage...

Mercy fit réveiller le duc et lui expliqua la situation. Celui-ci n'hésita pas une seconde et fit appeler un docteur qui, lui promit-il, serait là dans l'heure. Il avait visiblement l'habitude d'être obéi et de mener son monde à la baguette. Elle n'enviait pas celle qui tomberait amoureuse de cet

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homme. Ce ne serait pas un époux facile. Mais qui l'était ? Une fois le duc prévenu, elle alla rejoindre John.

Rassasié par sa dernière tétée, il dormait à poings fermés. Jeannette l'aida à enfiler sa robe noire toute simple.

— Est-ce bien raisonnable de vous rendre dans la chambre à coucher d'un monsieur en pleine nuit ? objecta Jeannette avec un accent français prononcé qui ne laissait aucun doute sur ses origines.

— Il est bien handicapé et ne risque pas de me faire du mal.

— Avec les hommes, on ne se méfie jamais assez. — Il faut que je le soigne. — Votre bon cœur vous jouera de mauvais tours,

murmura Jeannette. — C'est déjà fait ! soupira-t-elle.

Lorsqu'elle regagna la chambre du major Lyons, elle le découvrit sous ses couvertures. Dieu merci, rien n'en dépassait ! Elle était habituée à la nudité des hommes, elle en avait lavé certains, avait soigné des blessures situées dans des parties du corps les plus intimes, mais elle n'était pas préparée à le voir nu. Elle avait entrevu ce dont il pouvait se prévaloir et elle en était restée le souffle coupé.

Son frère finit de le déshabiller, lui épargnant cette tâche.

— A-t-on jamais vu pareille inconscience ? s'exclama le duc. Même moi, en voyant ta jambe, je sais que tu as besoin de soins.

Stephen secoua la tête en serrant les mâchoires. — Je ne veux pas la perdre... — Ce n'est pas en ignorant un problème qu'on le résout. — Facile à dire, quand le problème se pose aux autres !

riposta-t-il en levant les yeux vers la jeune femme. Mercy, venez vous asseoir ici, je vous prie...

La première fois qu'elle l'avait entendu prononcer son

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prénom, un frisson de plaisir l'avait traversée. Loin de s'atténuer, cette sensation ne faisait que grandir.

— Major... — Pour l'amour de Dieu, Mercy, je vous ai déjà dit que

vous étiez la mère de mon fils. Alors ce cérémonial n'a pas de sens entre nous.

— Cela nous dispense-t-il d'être bien élevés ? — Pardonnez-moi, soupira-t-il. Je ne suis pas au mieux

de ma forme en ce moment. — Espèce d'idiot ! marmonna le duc. Je n'arrive pas à

comprendre comment tu as pu en arriver là. — Et moi je n'arrive pas à comprendre comment tu peux

rabâcher comme une vieille femme. Fiche-moi la paix ! Pour faire cesser leur querelle, Mercy approcha une

chaise près du lit et demanda : — Dans combien de temps le médecin sera-t-il là ? — Il ne devrait plus tarder, répondit le duc. — Quand mon frère ordonne, son entourage s'affaire,

ironisa Stephen. — Et toi, la douleur te rend irascible, grommela Ainsley. — Personne ne te demande de rester. Ainsley croisa les bras et s'appuya contre le montant au

pied du lit. Ses traits sévères offraient un contraste saisissant avec ceux de son frère, le rendant plus impressionnant encore.

— Je persiste à penser qu'il faudrait prévenir notre mère...

— Non, pas avant que cette épreuve soit terminée. Elle se fera un sang d'encre et se sentira impuissante.

Éperdue, Mercy se demandait comment alléger la souffrance qui cassait la voix de Stephen.

— Tu n'as surtout pas envie de voir Léo débarquer dans son sillage.

— C'est vrai. Un vrai caniche, celui-là ! — Il l'aime, commenta Ainsley avec un sourire désabusé

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à l'intention de Mercy. Vous avez pu vous en apercevoir au cours du dîner.

Elle lui rendit son sourire et hocha la tête. — J'ai de l'affection pour lui, poursuivit Ainsley. Pas

Stephen, car ce rival lui enlève un peu de l'attention de notre mère alors qu'il se taillait jusque-là la part du lion. C'est son fils préféré.

— Une mère n'a pas de préféré, objecta la jeune femme. — La nôtre si, je vous l'assure. L'arrivée du médecin interrompit la conversation. C'était

un gentleman d'un certain âge et bien que ses mains fussent adroites, Mercy voyait bien que son examen faisait beaucoup souffrir Stephen qui tentait stoïquement de le cacher. Sa respiration saccadée et son corps raidi en étaient la preuve.

Il endurait le martyre. La sueur perlait sur son front et il la fixait, comme

pendant le dîner, à tel point qu'elle se demanda si sa vue ne le soulageait pas un peu. Instinctivement, elle glissa sa main dans la sienne et sentit ses doigts tremblants se refermer sur les siens.

— Au moins, vous êtes bien installé, dit-elle pour détourner son attention. Et bien au calme.

Il la regarda comme si elle lui parlait dans une langue étrangère.

— J'ai toujours trouvé dommage que les blessés ne soient pas soignés dans des pièces à part. C'est démoralisant de voir souffrir les autres. Parfois, on ne peut rien faire pour eux. Mais pour vous, tout ira mieux. On va bien s'occuper de vous.

Les mâchoires serrées, il n'émit aucun commentaire mais quand elle lui essuya le front avec son mouchoir, il lâcha un juron.

— Pardonnez-moi ma maladresse, s'empressa de dire le docteur Roberts. Les blessures de guerre sont rares, par ici, mais je crois que vous avez raison, mademoiselle Dawson. Il

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y a là quelque chose de vilain. La seule solution, c'est d'ouvrir pour procéder à l'extraction du corps étranger.

— Comment a-t-on pu laisser quelque chose dans sa jambe ? s'enquit le duc.

— Tout dépend de la gravité de la blessure, de la quantité de sang perdue et des conditions d'hygiène, -répondit le médecin en haussant les épaules. Ces oublis arrivent plus souvent qu'on ne le croit. La médecine n'est pas une science exacte. Mais je vais arranger cela tout de suite. Vous avez de la chance, major, poursuivit-il en ouvrant sa sacoche. J'ai de l'éther.

— Non! La réplique jaillit, catégorique. Mais Mercy ne put

s'empêcher d'intervenir : — Ce sera tellement plus facile pour vous. — Je veux voir ce qu'il me fait. C'était faux. Tous deux le savaient. Cela ne ferait

qu'augmenter son tourment. Il faudrait l'immobiliser pour l'empêcher de se rebeller sous le scalpel. Pourquoi une telle obstination ?

— Je vous en prie, supplia-t-elle en lui prenant la main. J'ai vu trop d'hommes souffrir par défaut d'anesthésie. Ne refusez pas ce soutien.

— Vous êtes le seul soutien que j'accepte. — Même dans cette situation, tu ne peux pas t'empêcher

de conter fleurette ! ironisa Ainsley. Ce constat calma instantanément son cœur, qui s'était

mis à battre la chamade à la suite des propos de Stephen. Celui-ci allait bien sûr tout mettre en jeu pour l'amadouer, tout comme il l'avait fait lorsqu'il était sorti de l'hôpital Barrack malgré les consignes du médecin qui lui avait interdit de quitter son lit. N'était-ce pas son sourire charmeur qui l'avait poussée à lui faire passer en douce une flasque d'eau-de- vie au risque de se faire renvoyer par Mlle N. ?

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— Elle a raison, Major, reprit le médecin. Il va falloir nettoyer cette plaie...

Il lui agrippa la main et l'attira à lui en grondant d'une voix rauque et pressante :

— Jurez-moi que vous ne le laisserez pas me couper la jambe.

— Je ne pense pas que nous en venions là, mais le médecin connaît son métier.

— Je vais devenir fou si je perds encore quelque chose, alors promettez-le-moi.

L'accent de désespoir dans sa voix lui déchirait le cœur. Combien de promesses similaires n'avait-elle pu tenir ? Promesses qui la rendaient folle, aujourd'hui, et peuplaient ses nuits de cauchemars. Il ne savait pas ce qu'il lui demandait. Elle en était convaincue. Ils étaient presque des étrangers l'un pour l'autre et s'étaient très peu connus. Si peu qu'il en avait oublié la nuit qu'ils avaient passée ensemble. Pour sa part, jamais elle n'oublierait son courage, en toutes circonstances, même quand il était impuissant à vaincre le mal. Il était fort, valeureux et fidèle à ses convictions. Elle avait été témoin de sa compassion auprès des mourants, elle l'avait vu consoler des soldats agonisants en leur promettant de ne pas les abandonner pour adoucir leurs derniers instants.

S'il leur avait menti pour les réconforter, elle pouvait bien en faire autant.

— Je vous le promets. Tout naturellement, elle se pencha et déposa un baiser

sur son front. Elle ne pouvait s'expliquer l'attirance qu'exerçait sur elle cet homme, mais ce sentiment était bel et bien présent, fervent et puissant. Il l'avait mené de Paris à Londres et jusqu'à son chevet.

Sous ses lèvres, le front était brûlant de fièvre. Pourvu qu'il ne fût pas déjà trop tard et que l'on sauvât sa jambe ! Qu'on le sauvât, lui...

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— Pouvez-vous m'aider, mademoiselle Dawson ? demanda le médecin.

Elle frémit. Jamais elle n'avait regretté de s'occuper des malades et des blessés, mais aurait-elle le courage nécessaire pour le seconder dans une opération chirurgicale ? Elle se ressaisit bravement et se redressa :

— Bien sûr ! Je vais aller me laver les mains. Je VOUS suggère d'en faire autant.

Le médecin se redressa, piqué au vif. Cela commençait mal et il aurait mieux fait de se concentrer sur sa tache plutôt que sur son amour-propre, songea-t-elle. Elle lui expliqua donc d'un ton calme :

— Mlle Nightingale était convaincue que l'hygiène sauvait des vies.

Il grommela dans sa barbe : — Oui bien sûr. C'est très juste... Elle avait cité son mentor à dessein. Depuis qu'une

reproduction de Florence Nightingale avait paru dans le London Illustrated News, celle-ci était adulée dans tout le pays. Aurait-elle affirmé au médecin que Mlle Nightingale préconisait de sauter par la fenêtre avant de procéder à une intervention chirurgicale qu'il se serait probablement exécuté.

Tandis qu’Ainsley faisait monter par les domestiques des linges propres et de l'eau chaude, Mercy repoussa l'image de tous ces hommes couchés sur des civières et appelant au secours. Elle avait été soulagée de quitter Scutari. Elle y avait fait du bon travail en assistant et en réconfortant les soldats, mais elle y avait également perdu beaucoup de son innocence en découvrant son impuissance à contrôler les évènements. Elle avait aussi appris que tous les hommes ne se valaient pas. La guerre tirait d'eux le meilleur comme le pire et les ennemis n'étaient pas seulement ceux du camp adverse.

Elle se lava les mains. L'eau coulait claire de ses doigts,

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contrairement à l'hôpital où elle était toujours rougie de sang. Cependant, comme à Scutari, ses mains tremblaient. C'était imperceptible, mais gênant tout de même. Elle essaya de se dominer pour que le père de John, cet homme si brave sur le champ de bataille, n'aille pas s'imaginer qu'elle fût lâche.

Elle enfila un tablier emprunté à une femme de chambre et commença à le nouer autour de sa taille.

— Laissez-moi faire... Sidérée, elle leva les yeux vers Ainsley. On avait allumé

de nombreuses lampes pour bien éclairer la pièce et elle lut dans ses yeux verts une grande compassion.

— Vous êtes presque aussi pâle que Stephen, observa-t-il calmement. Êtes-vous sûre de pouvoir remplir cette tâche ?

La gorge sèche, elle hocha la tête avec vivacité. — Ce ne sera pas la première fois. — Vous êtes très courageuse, mademoiselle Dawson. — Vous me faites trop d'honneur. Il l'examina avec attention et elle se rendit compte

qu'elle l'avait mal jugé. Sa façon de gérer les situations délicates la glaçait, mais contrairement à sa première impression ce devait être un homme bon, capable de faire le bonheur d'une femme.

— Je ne crois pas, conclut-il avec un air complice. Je suis plutôt perspicace en la matière et je sens qu'une fois de plus, notre famille va vous être redevable.

— John a besoin de son père, vous comprenez ? Alors si vous voulez bien m'excuser...

— Je vous en prie... Tout dans son attitude révélait sa confiance dans ses

capacités, et il en fut soulagé. Elle s'approcha rapidement du chevet du malade. Une

heure s'était écoulée depuis son précédent examen et déjà son état s'était dégradé. Il avait voulu leur laisser croire qu'il était fort et en pleine possession de ses moyens alors qu'il

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n'était plus que souffrance. Ses pommettes émaciées par la fièvre lui parurent plus chaudes encore. Il n'y avait plus un moment à perdre.

Elle s'empara de l'inhalateur de verre avec son éponge imprégnée d'éther et le déposa avec précaution sous le nez de Stephen.

— Vous n'avez qu'à respirer, dit-elle d'un ton grave. Il entoura son poignet de ses longs doigts. Sentait-il son

pouls battre follement ? — Souriez, ordonna-t-il. — Je ne peux pas. Pas maintenant. Je n'ai pas le cœur à

ça. — Que votre front soucieux ne soit pas ma dernière

vision. — Vous n'êtes pas à l'article de la mort, que je sache ! Et

à votre réveil, je sourirai autant que vous le désirez. — Souriez, insista-t-il en secouant la tête. Il était toujours aussi obstiné. Pourquoi aurait-il changé

alors qu'il n'en avait jamais fait qu'à sa tête ? Elle ne lui en voulait pas, elle avait surtout hâte que cette épreuve s'achève. Elle ferma les yeux et repensa à la première fois où c'était lui qui lui avait souri. Un sourire charmeur et taquin, plein d'assurance. Il ne prenait rien au sérieux et pendant un moment, à son contact, elle avait réussi à en faire autant.

Ouvrant les yeux, elle esquissa un sourire, dérida son front et déclara avec un entrain forcé :

— À présent, Major, suivez bien mes instructions et respirez... à fond.

Elle remit l'inhalateur en place et vit ses paupières s'alourdir. Elles battirent un instant sur ses yeux agrandis par l'appréhension puis ses longs cils noirs se posèrent lentement sur ses joues.

Il lui tardait de voir ses magnifiques yeux bleus s'ouvrir de nouveau.

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5. Chaque fois que la douleur le ramenait sur les rivages de

la conscience, elle lui versait une substance épaisse dans la gorge et il basculait à nouveau dans l'oubli. Seule consolation avant de succomber aux délices d'une existence sans douleur, il sentait la fraîche caresse de ses doigts sur son front et un linge humide sur sa poitrine. Au cours de ces brefs instants de lucidité, il se demandait combien de temps encore le médecin allait lui triturer sa jambe. Avait-il terminé ? Alors pourquoi ce breuvage à la place de l'éther ? Tout se confondait dans un tourbillon de douleur et de néant.

Quand il s'éveilla sans ressentir de douleur, il s'affola. Sa jambe... on la lui avait coupée ! Il ne la sentait plus. Rejetant les couvertures, il se débattit pour l'apercevoir.

Il sentit sa main contre la sienne, paume contre paume, fraîcheur contre chaleur.

— Non, laissez-la guérir. — Elle n'est plus là. Je ne la sens plus. Il me l'a coupée ! — Non, c'est l'effet du laudanum. Elle lui donna une nouvelle dose, mais la terreur ne le

lâcha pas et la douleur revint. Il la sentit quand la peur s'estompa. Il voulut lui expliquer pourquoi il redoutait tant une amputation. Sa mémoire déjà avait été amputée, et il ne pouvait supporter la perspective d'être encore dépouillé. Il aurait dû le lui dire avant. Quand ils se promenaient dans le jardin. Il aurait voulu... lui cueillir des roses et les lui offrir après en avoir ôté les épines, glisser une violette dans ses cheveux, l'allonger sur les trèfles et donner libre cours à sa passion sous les chauds rayons du soleil.

Comme c'était étrange de constater qu'en lâchant la bride à ses pensées, il ne voyait qu'elle, ne sentait qu'elle... Comme ce désir de l'attirer contre lui, de l'embrasser. De lui

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parler, de connaître ses secrets et ses rêves. De la faire sourire...

Mais il ne voulait plus de cette mimique pitoyable qu'elle lui avait offerte avant qu'il ne succombe aux effluves de l'éther. Il lui avait arraché une grimace. Or il désirait un vrai sourire, une manifestation de joie. Accompagné d'un petit rire, un rire taquin comme celui qu'elle aurait eu en courant pieds nus sur un tapis de fleurs des champs.

Elle allait et venait au gré de ses visions. — Que faites-vous près de mon lit ? Avait-il pensé tout haut ? Aucune réponse ne vint, mais

la question lui parut résonner dans la pièce. Elle en taisait la raison. Or il ne voulait d'autres secrets que les siens.

Soudain, il lui sembla entendre pleurer un bébé, puis elle disparut. Pourquoi l'abandonnait-elle ? Il lui était tellement attaché ! Mais qui était-elle, au juste ?

Se souvenir... Il fallait à tout prix qu'il se souvienne. La réponse était forcément quelque part dans ce tourbillon de pensées. Mais sa pauvre tête ne fonctionnait pas très bien. Il faisait si chaud ! Et s'il était déjà arrivé en enfer... Avec la vie dépravée et égoïste qu'il avait menée, ses chances étaient minces d'accéder au paradis.

Où était passée sa jambe ? Quand il tendit le bras, il sentit qu'elle lui prenait la main en lui murmurant ces paroles qu'il ne comprenait pas. Si seulement il avait pu se réveiller !

Boire à la source de ses yeux. Implorer son pardon. Se racheter...

La fièvre continua de grimper, alarmant Mercy. Stephen délirait. Le Dr Robert avait retiré un morceau de métal, probablement un éclat de baïonnette, de sa jambe. La récente activité de Stephen - qui reprenait des forces - l'avait fait émerger à la surface mais il avait provoqué des ravages en profondeur.

Dans le chaos qui avait suivi la bataille et le

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rapatriement des blessés, il n'était pas surprenant qu'un bout de métal ait été oublié. Les chirurgiens harassés travaillaient dans la hâte et sous un éclairage succinct. À en juger par la vilaine cicatrice qui courait de la hanche au genou de Stephen, la plaie n'avait pas dû être belle à voir. Il avait échappé de peu à l'amputation. Combien de membres avait-elle vus ainsi disparaître alors qu'ils semblaient sains ? Aujourd'hui encore, toutes ces souffrances hantaient ses nuits.

Alors, elle s'empressait auprès de Stephen, comme si le salut de celui-ci dépendait d'elle seule. Elle ne le délaissait que pour prendre John quelques instants dans ses bras. Non que le bébé fût négligé. Jeannette s'occupait bien de lui et la duchesse en était folle. Mercy l'avait surprise plus d'une fois en train de bercer le bébé ou de l'emmener dans les couloirs pour le familiariser avec ces lieux, bien qu'il n'en fût pas l'héritier légitime. Ainsley et Stephen n'avaient pas le même père, mais Stephen avait grandi dans cette maison.

Bien qu'elle mourût d'envie de suivre la duchesse pour l'entendre parler de l'enfance de son fils, Mercy s'abstint : Stephen avait besoin d'elle...

Grâce à John probablement, personne ne se formalisait de la voir rester seule dans la chambre du malade. Sans doute aussi à cause de son état, car il était assommé par la fièvre et ne pouvait pas remuer la jambe. Dans la journée, elle entendait le bourdonnement de la maisonnée qui s'affairait, mais lorsque le soir tombait tout redevenait calme à l'exception d'un craquement ou d'un grincement, et elle se sentait heureuse.

L'obscurité permet de cacher bien des choses et il lui semblait que sa supercherie était moins visible, la nuit. De plus, personne ne venait la déranger. La duchesse avait beau aimer son fils, elle ne restait pas à son chevet pendant les longues heures qui précèdent l'aube. C'était la tâche impartie à Mercy qui s'en acquittait avec bonheur.

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Sachant que personne ne viendrait la troubler, ses mains ne tremblaient pas en écartant les draps pour changer les pansements et examiner la blessure avant d'y appliquer délicatement un baume laissé par le médecin, et d'entourer avec soin la jambe de bandes de linge propre.

Commençait ensuite le rituel de la toilette du soir. Elle lui passait un linge humide sur les pieds et remontait peu à peu en s'interrogeant sur chaque cicatrice. Elle lisait dans sa chair meurtrie chaque combat, chaque blessure... Elle ne les avait pas toutes soignées. Il n'était peut-être même jamais repassé par Scutari. La guerre se prolongeant, les hôpitaux près du front étaient débordés. Les longs transferts coûtaient la vie à plus d'un. Mais que pouvait-on faire de plus ?

Son examen minutieux s'arrêta sur son bras gauche qui portait la marque d'un coup de sabre. Elle effleura la peau meurtrie qu'elle avait pansée pour la première fois en novembre 1854, peu de temps après son arrivée à Scutari. Elle venait alors de rejoindre le groupe d'une trentaine d'infirmières qui accompagnaient

Florence Nightingale et n'était absolument pas prépa- rée aux horreurs qui l'attendaient. La bataille de Balaklava, immortalisée par Tennyson dans sa Charge de la Brigade Légère venait de s'achever. Les blessés affluaient dans l'hôpital Barrack déjà bondé et sur un navire voisin. L'armée était sous-équipée face à l'ampleur des dommages. Les soldats étaient examinés à la hâte et reposaient sur de simples sacs, parfois à même le sol.

Aujourd'hui encore, certaines odeurs la rendaient physiquement malade, lui rappelant celle des chairs putréfiées et la puanteur de l'hôpital la première fois qu'elle y avait mis les pieds.

Elle avait été flattée d'être choisie pour accompagner Mlle Nightingale. Dans sa naïveté, elle avait eu hâte de partir. La réalité lui avait fait l'effet d'une claque. Elle aurait

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voulu fuir, retrouver la verte campagne anglaise et pourtant elle s'était accrochée. Ces hommes se battaient pour survivre, elle pouvait bien les aider à combattre la mort. Alors elle avait endossé son uniforme : une affreuse robe de laine noire, un tablier écru et une coiffe blanche. Sur ses épaules, un châle avec l'inscription « Hôpital de Scutari » brodée au fil rouge pour la rendre reconnaissable et éviter toute méprise : elle était là pour prodiguer du réconfort.

Et pourtant, une nuit, quelqu'un l'avait prise pour une autre. Elle s'efforçait toujours de chasser ces images lorsqu'elles ressurgissaient dans sa tête. Elle refusait de s'embarquer dans cet enfer. Certains soldats avaient eu besoin d'elle et l'avaient aidée à chasser ses idées noires. En les aidant, elle s'était sauvée elle-même. En sauvant Stephen, elle lui avait permis d'être là pour la sauver à son tour.

La vie était une énigme, qu'elle tentait sans cesse de déchiffrer. Elle avait repéré le capitaine Stephen Lyons trois jours après son arrivée à Scutari. Il était assis dans un coin, fiévreux. Sa blessure au bras s'était infectée mais il avait insisté pour qu'on s'occupât des autres en premier. Quand son tour était enfin venu, les chirurgiens avaient décidé de l'amputer. Comme l'autre soir pour sa jambe, il avait âprement défendu son bras et les avait persuadés de tout faire pour le sauver.

— Je pourrais soigner deux hommes de plus au lieu de m'évertuer à sauver ce bras, s'était lamenté un médecin.

— Alors occupez-vous-en d'abord, avait-il rétorqué. Et revenez me soigner quand vous aurez fini. Mais je vous jure que l'armée n'aura pas à regretter de m'avoir laissé mon bras.

Elle avait assisté le médecin pendant qu'il taillait dans les chairs malades. Stephen n'avait crié qu'une seule fois, au début, avant d'afficher un mutisme stoïque, serrant les mâchoires de toutes ses forces.

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C'était la première fois qu'elle avait pu constater son courage et ce fut par cette nuit sombre et froide qu'était née son admiration pour lui.

Elle aurait aimé lui consacrer tout son temps mais les blessés étaient bien trop nombreux. Après son opération, elle avait tâché de le retrouver le plus souvent possible pour essuyer son front fiévreux, comme aujourd'hui. Elle avait contemplé ce visage, mémorisé chaque trait et chaque courbe qu'elle retrouvait aujourd'hui avec de nouvelles rides et de nouveaux sillons. En passant un linge dans son cou, elle se souvint d'une nuit lointaine où elle avait fait exactement la même chose. Il avait alors ouvert les yeux et ébauché un faible sourire :

— Bonjour, ma jolie... Sa voix était cassée, éraillée mais elle avait senti son

cœur bondir comme s'il l'avait invitée à danser. — Voulez-vous un peu d'eau ? avait-elle demandé, un

peu essoufflée, confuse de ne pouvoir maîtriser ses sentiments à son égard.

— Volontiers... Les mains tremblantes, elle lui avait servi un verre et

très délicatement, en glissant son bras sous lui, elle l'avait soulevé pour qu'il puisse le porter à ses lèvres desséchées.

— Pas trop, avait-elle recommandé après qu'il eut DU une ou deux gorgées.

Il respirait avec difficulté quand elle l'avait reposé, épuisé par cet effort apparemment surhumain.

— J'ai... toujours mon bras. C'était à la fois un constat et une question. — Oui, l'avait-elle rassuré. Vous leur avez fait peur. — La douleur me faisait dire n'importe quoi mais j'avais

vraiment des envies de meurtre, avait-il avoué d'une voix faible.

— Ce serait plus efficace de les diriger vers l'ennemi. — Comment vous appelez-vous ?

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— Mercy. — Mercy, avait-il répété, les paupières lourdes.

Dorénavant je saurai le nom de la jeune femme qui hante mes nuits.

Il avait basculé dans le sommeil et elle s'était attardée plus que prévu, lui tamponnant le front. Quand elle était finalement partie se coucher aux premières lueurs de l'aube, c'était lui qui avait visité ses rêves.

Un soir, alors qu'elle regagnait l'hôpital pour vaquer à ses occupations, elle l'avait découvert adossé contre le mur. Elle savait qu'elle risquait un renvoi si on la surprenait seule avec un homme en dehors de l'hôpital et qu'elle aurait dû feindre de ne pas l'avoir vu, mais ç'avait été plus fort qu'elle. Elle s'était approchée prudemment et avait soufflé :

— Capitaine, vous ne devriez pas être ici. — Mademoiselle Mercy... Il avait murmuré son nom comme une musique et elle

n'avait pu réprimer un frisson de plaisir. Mlle Whisenhunt, une des infirmières plus âgées, l'avait mise en garde : c'était un bourreau des cœurs, bien connu dans la bonne société de Londres.

— Faites attention, l'avait-elle avertie. Il vous troussera avant même que vous n'ayez réalisé ce qui se passe. Les femmes ne lui en veulent pas d'ailleurs, tant qu'elles restent l'objet de ses attentions... c'est du moins ce qu'on dit.

Elle en savait beaucoup à son sujet. Qu'il était d'origine noble, fils aimé et réfractaire au mariage. Et pourtant... Mercy ne pouvait s'empêcher d'être attirée par lui.

— Capitaine, je vous en prie, retournez dans votre pavillon, avait-elle dit en tentant de l'amadouer.

— Encore quelques instants. J'ai besoin de prendre un peu l'air loin de ces miasmes.

Ils avaient beau laver et frotter les salles de soins, une odeur âcre et oppressante flottait toujours. Ce qui expliquait aussi le nombre de rechutes et les complications.

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— Très bien, mais ne tardez pas, avait-elle conseillé avant de faire demi-tour.

— Ne partez pas, avait-il supplié. Vous pourriez me tenir compagnie un instant.

— Pas longtemps. J'ai du travail. Dans la pénombre naissante, elle avait vu qu'il portait

son pantalon. Quelqu'un avait dû le lui laver. Il arborait aussi une chemise blanche neuve. Les femmes qui ne travaillaient pas à l'hôpital effectuaient des travaux d'aiguille. Elle s'était faufilée dans l'ombre pour ne pas se faire repérer, même s'il n'y avait pas âme qui vive à cette heure tardive. Ceux qui pouvaient se réfugier dans les rêves dormaient. Les autres fixaient le plafond.

— Qu'êtes-vous venue faire ici ? — Rendre service. — Vous devriez être en train de danser. Et moi à la

chasse. J'avais promis à mon frère de rentrer pour la maison des faisans. Quelle naïveté !

— Tout le monde en Angleterre croyait que la guerre serait vite gagnée, l'avait-elle rassuré.

— Et elle n'est pas près d'être finie. Elle s'était refusée à parler de la guerre et de son tribut. — On m'a dit que vous aviez deux frères. Il avait souri. — Le comte de Westcliffe et le duc d'Ainsley, en effet. Je

suis bien pourvu de chaque côté. Tout le monde ne peut pas en dire autant.

— Avec de telles relations, vous pourriez facilement être rapatrié.

— Sans nul doute. Mais suis-je du genre à réclamer ce type de faveur ?

Elle avait secoué lentement la tête : — Non, capitaine. Ils étaient demeurés silencieux un long moment avant

qu'il ne poursuive :

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— L'Angleterre vous manque-t-elle ? — Beaucoup. — Alors il faut que je guérisse au plus vite pour

combattre ces Russes et mettre un terme à cette guerre et vous permettre de retourner danser.

Et elle, pauvre sotte, qui se voyait déjà valser dans ses bras !

Un rituel s'était instauré, le soir. En début de soirée, il attendait à l'extérieur de l'hôpital et ils bavardaient de tout et de rien, mais cela avait toujours un lien avec l'Angleterre. Ils parlaient de ses parcs, de ses jardins, des merveilles vues à l'Exposition Universelle. Ils s'y étaient d'ailleurs peut-être croisés, étrangers à l'époque que la guerre avait réunis. La nourriture manquait à Scutari et ils évoquaient leurs plats préférés. Il aimait Dickens, elle préférait Austen. Deux mois après qu'il eut regagné le front, elle avait reçu d'une librairie londonienne un exemplaire relié en cuir d'Orgueil et Préjugés accompagné d'un simple billet : « Expédié à la demande du Capitaine Lyons. »

Elle avait accordé trop d'importance au cadeau, croyant qu'il voyait en elle plus qu'une simple infirmière. Mais les commentaires - et surtout les ragots - qu'elle avait entendus depuis son arrivée à Grantwood Manor prouvaient qu'elle avait été vite oubliée. Rien de très surprenant, compte tenu de la réputation du major Lyons. Cependant, son cœur refusait de capituler...

D'un doigt léger, elle suivit la cicatrice qui courait sur tout un côté de son beau visage viril. Elle était récente et devait dater du dernier combat auquel il avait pris part. Comme elle avait pleuré dans la petite chambre de sa pension, à Paris en lisant son nom sur la liste des disparus ! John faisait alors partie de sa vie depuis une quinzaine de jours. Elle l'avait serré et bercé dans ses bras, les joues ruisselantes de larmes, sachant qu'il était bien trop petit pour comprendre ses propos décousus quand elle évoquait

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son père, autant pour lui que pour elle-même. Le brave, l'ardent, le téméraire capitaine Stephen Lyons,

qui avait tenu sa promesse et s'en était retourné combattre les cosaques ! Le soldat qui avait sauvé tant de vies. L'homme qui avait conquis son grade de major grâce à sa valeur et non en achetant une charge. L'homme qui avait volé à son secours par une nuit froide et pluvieuse à l'extérieur de l'hôpital Barrack. Cet homme-là ne pouvait pas être mort...

Leur nuit ensemble avait été brève, capitale pour elle, banale pour lui. Du bout de ses doigts, elle remit de l'ordre dans ses cheveux. L'homme qu'elle avait connu n'aurait jamais oublié leur idylle. Comment avait-elle pu le sous-estimer à ce point ?

Voulait-elle pour mari d'un homme qui l'avait reléguée si facilement aux oubliettes ? Hélas, oui !

Stephen avait les yeux grands ouverts. Il lui sembla qu'à nouveau elle dormait contre lui, mais pas aussi confortablement qu'il l'aurait souhaité. Elle était assise, pliée en deux, le visage appuyé sur le matelas, une main sous la joue et l'autre autour de son poignet, comme si elle cherchait en permanence à vérifier son pouls.

L'ombre envahissait la pièce et la petite veilleuse brillait faiblement. La paisible quiétude qui précède le crépuscule régnait dans la demeure. Pendant combien de temps avait-il déliré, brûlant de fièvre ?

Il se souvenait de crises de délire et d'une impression d'étouffement comme si on l'enveloppait dans un linceul. Et de sa voix, toujours proche qui apaisait son cœur affolé. De la caresse de ses doigts frais sur sa peau brûlante. Et parfois, quand il avait beaucoup de chance, elle le regardait, et l'éclat de la lampe capturait la chaude lueur au fond de ses yeux. Alors, il restait suspendu à ce regard attentif qui, seul, le retenait à la vie.

Elle ne lui avait pas dit si elle l'avait soigné à Scutari. Et

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il n'avait pas osé le lui demander, craignant de découvrir une nouvelle preuve de son amnésie. Lors de son dernier séjour à l'hôpital, elle n'était pas là mais à en juger par ses cicatrices - il y en avait de plus ou moins récentes -, il avait été blessé plus souvent qu'à son tour. Il n'avait pas pensé à poser la question avant de regagner l'Angleterre et n'avait pour l'heure plus qu'une hâte : fuir cette mémoire défaillante et quitter cet endroit horrible.

Le médecin s'était dit convaincu que les souvenirs lui reviendraient après un repos approprié, comme si l'esprit pouvait guérir de la même façon que la chair. Il avait mis son état sur le compte du traumatisme, mais son ton manquait de conviction.

Stephen songea qu'il devrait peut-être prendre l'avis d'un médecin plus compétent. Il avait soudain très envie de savoir comment Mercy était entrée dans sa vie.

Certes, elle avait donné le jour à son fils. Certes. Mais qu'en était-il de leur rencontre ? Il commençait à deviner ce qui l'avait attiré chez elle. Elle était bonne et charitable, mais il soupçonnait aussi une grande force intérieure. Depuis son arrivée, leurs rencontres avaient été brèves : une promenade ; un dîner ; une visite nocturne humiliante, alors que la douleur le terrassait. Et pourtant au fond de lui-même, il savait qu'elle tiendrait sa promesse de lui venir en aide.

Contrairement à Ainsley. Si ce dernier approuvait les recommandations du médecin, il se sentirait moralement obligé de s'y conformer, en dépit des protestations de son frère. Ainsley n'avait jamais fait de faux pas, ne doutait jamais. Il observait, examinait et réfléchissait sans jamais se laisser dominer par les passions.

Stephen, lui, avait obéi à son instinct. Des trois personnes qui se trouvaient dans cette pièce, pour cet enjeu crucial, c'était à Mercy qu'il accordait sa confiance. Malheureusement pour elle. Mieux aurait valu faire équipe avec un homme qui écoutait son cœur.

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Rêvait-elle ? Pas de ces rêves qui bercent le sommeil, mais de ceux qui vous portent dans la vie, qui vous hantent. Elle était venue ici en le croyant mort, et donc sans arrière-pensée de mariage. Son père l'avait exigé mais elle-même n'avait même pas abordé le sujet. Or cette femme avait tout laissé pour se consacrer à lui. Tout ? Non. Elle arrivait à garder un peu de temps pour quelqu'un qui lui était très cher.

Lors d'un de ses réveils, Stephen l'avait surprise avec son fils dans ses bras. Il l'avait observée entre ses yeux mi-clos. Sous laudanum, il souffrait comme un chien. Il savait que sa jambe avait été sauvée et elle le lançait atrocement, mais la douleur avait changé. Auparavant, il lui semblait qu'on lui taillait les muscles en pièces mais désormais, il n'éprouvait plus que la douleur lancinante de la chair découpée et recousue.

Même ses maux de tête semblaient s'être un peu atténués.

Il lui effleura le menton et elle ouvrit les yeux. — Allez vous reposer, maintenant, ordonna-t-il d'une

voix rauque. Elle sauta sur ses pieds et posa une main sur son front. — Votre fièvre est tombée ! Il essaya de hocher la tête mais sans succès. Où avait-il

trouvé la force de la toucher ? Il se sentait épuisé. Combien de temps avait-il dormi ? Il n'avait qu'une envie, se retourner et replonger dans le sommeil. Mais avant...

— J'ai soif... — Oui bien sûr. Et vous devez avoir faim aussi. J'ai

réussi à vous faire avaler un peu d'eau et de bouillon, mais pas assez.

Ce n'était donc pas juste du laudanum. Dans son délire, il ne s'en était pas rendu compte, n'ayant que vaguement conscience de la présence de sa mère. Qui d'autre encore était venu ?

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Mercy lui versa de l'eau d'une carafe puis, glissant son bras sous ses épaules, le souleva et l'aida à boire. Ses gestes adroits témoignaient d'une certaine habitude. Était-ce la première fois ? Cette perpétuelle ignorance l'excédait, tout comme ces innombrables questions sans réponses.

L'eau était fraîche, et la jeune femme sentait bon la lavande. Sans penser à mal, elle avait appuyé sa poitrine contre son bras et malgré sa faiblesse, son corps réagit instantanément. Dans un flash, il la vit en train de le laver avec un linge humide. La fièvre l'avait plongé dans l'enfer et elle l'avait hissé au paradis.

Elle le relâcha soudain et reposa le verre. — Vos draps sont mouillés. Je vais les changer mais

avant il faut vous faire un brin de toilette. — Je peux me débrouiller. Aidez-moi seulement à

m'asseoir. S'il s'était attendu un jour à refuser qu'une femme lui

fasse sa toilette ! Mais ce n'était pas n'importe quelle femme. C'était la mère de son enfant et elle venait sans doute de lui sauver la vie. Après son séjour à l'hôpital militaire, il ne voulait plus entendre parler de médecin. Il en avait tellement entendu les supplier de sauver, qui un bras, qui une jambe ! Et il avait serré les dents pour ignorer les cris et les sanglots de ceux dont les suppliques avaient été vaines.

Il convenait rétrospectivement que ses réticences à consulter un homme de l'art avaient failli lui coûter cher, mais dans son esprit c'était la seule façon de rester entier.

Une fois qu'il fut bien assis, avec un drap autour de la taille, elle lui apporta une petite bassine d'eau chaude, dont elle humecta un linge qu'elle lui tendit. Il aurait juré la voir rougir avant qu'elle ne se détournât.

— Avez-vous une chemise de nuit ? — Non. J'aime être libre de mes mouvements dans un

lit. Elle leva les yeux et il lui offrit son premier sourire

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vraiment sincère depuis des mois. Sauf si ce sont les bras d'une femme qui m'entravent,

bien sûr, ajouta-t-il, l'œil coquin. — Je vois que vous allez beaucoup mieux, constata-t-elle

en souriant. — Grâce à vous ! Alors qu'ont-ils trouvé ? — Un morceau de sabre, je pense. Elle attrapa un mouchoir et lui montra un morceau de

fer brillant de quelques centimètres. Reçu pendant .a bataille ou lors d'une explosion...

— J'ignore comment ils ont pu passer à côté, mais ça n'est pas la première fois que cela se produit. C'est miraculeux que le docteur Roberts ait pu sauver votre jambe.

— Il y a beaucoup de choses dont je ne me souviens plus... à quand cela remonte-t-il ?

— Trois jours. Il termina sa toilette et se déplaça sur une chaise. Elle

réussit à changer les draps avec une telle célérité qu'il se retrouva au lit sans qu'il lui en ait coûté beaucoup d'efforts.

— Voulez-vous un bol de soupe ? — Je n'ai pas faim. — Il faut que vous repreniez des forces. — Demain matin, fit-il avec impatience. Il paraissait soudain très agacé. Elle se contenta de

hocher la tête et baissa les yeux sur ses mains croisées. — Je suis désolé, ajouta-t-il, un peu honteux... — Ne vous excusez pas. Vous avez été très éprouvé. — Vous aussi. Je ne suis pas un malade facile. Pourquoi

n'avez-vous pas fait appel à un domestique ? Elle lui tira la couverture jusqu'au menton. — J'ai été formée pour m'occuper des malades. — Mais vous avez désormais un fils qui vous réclame. — Oh, je le vois souvent ! Et Jeannette s'occupe très bien

de lui. Elle est à mon service presque depuis le début. Elle effleura son genou, puis reprit :

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— J'ai tenu ma promesse. Vous avez gardé votre jambe. — Je sais. Comment vous remercier ? Elle secoua la tête. — Je ne crois pas que le docteur Roberts songeait à

l'amputation. Contrairement à ce qu'on voulait faire pour votre bras.

Grands dieux ! Il avait donc été question de lui couper le bras ? D'instinct, il porta la main à sa cicatrice dont il s'était demandé l'origine.

— Je suis désolée, reprit-elle. Je vous ai troublé. Cela doit vous rappeler des événements pénibles. À moi aussi.

— Vous étiez à mon chevet ? — Oui. Mais cette fois-ci, vous n'avez pas prononcé le

nom d'une bonne douzaine de demoiselles ! Il eut un sourire ironique. — Vraiment ? Elle hocha la tête. — Au plus fort de la fièvre. Un vrai harem ! — Le délire d'un homme vous livre tous ses secrets. Et

peut-être aussi ses souvenirs. — Ils seront bien gardés, avec moi. Il n'en doutait pas. — La guerre est cruelle et une femme ne devrait pas y

être exposée. Que faisiez-vous donc là-bas ? Elle se laissa tomber sur la chaise. — Ma vie me semblait... vaine. Ces bals et ces visites

étaient vides de sens, or je voulais me sentir utile. Ma sœur cadette, Maryanne, est tombée malade et comme notre mère était décédée, c'est moi qui en avais la charge. Quand elle est morte, j'ai pensé que si j'en avais su davantage, j'aurais peut-être pu la sauver. Je m'en suis toujours voulu.

Pauvre petite ! songea-t-il, le cœur serré. Quel lourd fardeau elle portait !

— Ce n'était pas à vous de la soigner. Votre père aurait dû appeler un docteur...

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— C'est ce qu'il a fait. Je sais que je n'aurais rien pu faire de plus mais le cœur l'emporte sur la raison. Comme j'étais inconsolable après la mort de Maryanne, mon père m'a laissée suivre une formation de quatre mois pour devenir infirmière. Je la terminais quand j'ai appris que Mlle Nightingale cherchait des bénévoles pour l'accompagner sur le front est. Dans les journaux, on lisait des horreurs : que nos soldats manquaient de tout, que les hôpitaux étaient sous-équipés... Mais je ne vous apprends rien.

Elle se trompait. Il était tellement obnubilé par ce qui lui était arrivé qu'il en avait oublié le reste du monde. Même sa propre famille, qui n'avait pas dû connaître d'autres événements que la naissance du fils de Westcliffe.

— Vous n'étiez plus là pour le constater, poursuivit- elle, mais la demande était générale. Les gens voulaient que l'on s'impliquât davantage. Je me suis sentie appelée, alors je suis allée rencontrer Mlle Nightingale qui a retenu ma candidature.

La passion vibrait dans sa voix et il eut honte de ses propres motivations. Ses frères lui avaient déjà acheté sa charge d'officier l'après-midi où il avait pris le thé avec Claire. C'était la dernière chose dont il se souvenait. Jusque-là, les relations de sa mère avaient réussi à le tenir à l'écart des conflits, et il hésitait à s'éloigner d'elle. Mais après avoir écouté le récit de Mercy, il se sentait mesquin et superficiel. Et s'il était vraiment futile et sans caractère, comme le prétendait sa famille ?

— Cela a donc donné un sens à votre vie ? — Cela m'a donné John.

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6. Maintenant qu'il était en voie de guérison, Stephen se

retrouvait plus souvent seul. Mercy lui tenait plus rarement compagnie et n'eût été le babil de l'enfant qui se faisait entendre de temps à autre, il aurait pu croire qu'elle avait quitté le manoir. Il la connaissait depuis peu mais il savait qu'elle n'aurait jamais abandonné l'enfant.

— Votre jambe cicatrise bien, se réjouit le Dr Roberts après l'avoir examiné. Comment vous sentez-vous ?

— Beaucoup mieux. Il pouvait toucher sa jambe sans tressaillir et la douleur

avait tellement diminué qu'il en venait même à espérer ne plus boiter.

— Vous pouvez commencer à vous lever. Sans faire d'excès. Ne montez pas à cheval, bien entendu, mais une petite promenade ne peut pas vous faire de mal.

Le médecin parti, Stephen décida de suivre ses conseils et enfila un pantalon et une chemise de lin ample. Il prit sa canne et sautilla jusqu'à une chaise, près de la fenêtre. La voûte du ciel était plombée de nuages gris et pourtant il vit un rayon de soleil traverser le jardin : c'était Mercy qui promenait son fils, qui était aussi le sien. Il ne lui avait accordé qu'une attention distraite, la première fois. Elle était en train de le bercer et malgré la distance, un tel amour éclairait son visage qu'il retint son souffle. C'était de la pure adoration. On aurait dit un ange en extase.

Le bébé avait bouleversé son univers, l'avait détournée de sa mission charitable, avait causé sa honte et ruiné sa réputation avant de la mener ici. Leur avenir à tous les deux paraissait très incertain et pourtant, cet enfant restait la prunelle de ses yeux. Éprouverait-elle jamais les mêmes sentiments pour son père ?

Il ne distinguait du petit John que ses boucles blondes,

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qui fonceraient avec le temps. Il tenta de se rappeler la couleur de ses yeux. Bleus, comme les siens.

L'envie lui prit soudain de les rejoindre. En marchant doucement, il pourrait s'approcher assez pour la voir avec l'enfant et lire le bonheur dans ses yeux. Il pensa au courage dont elle avait fait preuve pour affronter son propre père et, ensuite, la famille de Stephen, des étrangers dont elle ignorait la réaction. Elle aurait pu emporter son secret dans la tombe et malgré tout, elle avait sacrifié ses chances d'épouser un brave garçon en choisissant de garder son bébé. Quelle décision incroyable pour une femme de sa qualité ! Elle n'aurait eu aucun mal à placer l'enfant, et personne n'en aurait rien su.

Sa détermination et son courage forçaient son admiration. Comme elle était différente de ses conquêtes habituelles ! Sérieuse et responsable, elle faisait passer les intérêts des autres avant les siens et ne possédait pas une once de frivolité.

L'intimité qu'ils avaient partagée ne résultait certainement pas d'une foucade. Il avait dû se donner beaucoup de mal pour la séduire, ce qui ne lui ressemblait pas du tout, habitué qu'il était à ce que les femmes lui tombent dans les bras. Était-ce par désœuvrement ? Pour honorer un pari ? Sapristi, se demanda-t-il, horrifié, et s'il était tout bonnement tombé amoureux d'elle ?

Cela aurait été une première. Il ferma les paupières pour tenter de percer le brouillard noir qui occultait sa mémoire. Soudain, il lui parut vital de se souvenir de la jeune femme. Mais rien n'affleurait à sa mémoire, pas même une ombre.

Quand on frappa à la porte, il devina que c'était sa mère. — Entrez ! s'exclama-t-il, tout heureux de cette

distraction. La duchesse fit son entrée avec sa grâce et sa prestance

coutumières. Elle l'avait toujours intimidé, alors que Westcliffe, lui, avait su s'affranchir de cette crainte. Il avait

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cinq ans de plus que Stephen et contrairement à son cadet, lui se souvenait de son père. Jusqu'à présent, cela ne lui avait posé aucun problème, mais le gouffre béant creusé dans sa vie lui faisait voir les choses d'une manière différente. Il était en quête de ces souvenirs jusque-là dédaignés, et comprenait trop tard qu'il fallait les nourrir, les conjurer pour ne pas les voir se faner comme une rose. Une fois envolés, on ne pouvait plus les retrouver...

Il se morigéna pour ces pensées moroses. Il était bien trop jeune pour se souvenir de son père, voilà tout ! Quant à se rappeler Mercy, peut-être y parviendrait-il un jour.

— Je viens de parler avec le Dr Roberts, lui dit sa mère, radieuse. Il est enchanté de tes progrès.

— Une vraie résurrection, en effet ! approuva Stephen en jetant un coup d'œil par la fenêtre tandis que sa mère venait se poster derrière sa chaise.

— Qu'observais-tu avec autant d'intérêt ? s'enquit-elle en regardant par-dessus la tête de son fils. Ah, je vois...

Le ton lui déplut. Il avait l'impression d'être un gamin amoureux pour la première fois.

— Je ne savais pas qu'elle était là. J'étais las de fixer mon ciel de lit.

— Mais oui, très cher. J'en aurais fait autant. Et je dois reconnaître que la vision de cette jeune femme est bien plus distrayante.

Ils observèrent Mercy quelques minutes en silence. Elle tint le bébé à bout de bras et lui sourit avant de le serrer contre son cœur en l'enveloppant dans son manteau.

— Il fait un froid de gueux dehors mais elle trouve que l'enfant a besoin de prendre l'air, expliqua la duchesse. C'est une fille étrange ; elle ouvre sa fenêtre à toute heure, prend un bain quotidien et se lave les mains plusieurs fois par jour.

— Sûrement pour se débarrasser de l'horrible odeur des hôpitaux militaires.

Elle sursauta :

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— T'en souviens-tu ? — Des détails me sont revenus depuis mon réveil. — Évidemment ! Sotte que je suis d'imaginer que ces

souvenirs remontent à plus loin. Assez loin pour te souvenir d'elle...

— Nous avons longuement parlé de l'époque où elle me soignait. J'ai l'impression qu'elle a plus souffert que moi des mauvaises conditions de vie à l'hôpital.

— Si vous avez bavardé, alors elle est au courant de... Gênée, elle essayait de trouver un terme qui ne fût pas

blessant pour son fils. — ... mon handicap, mère. Oui, je suis handicapé. Et

non, je ne lui en ai pas parlé. J'étais déjà mortifié de trembler comme un vieillard quand cette maudite jambe m'a lâch...

— Tu n'es pas responsable de cette infection. C'est cet incapable de chirurgien qui a mal fait son travail. Heureusement que tu en as réchappé !

— Grâce aux efforts d'un homme qui, dans sa hâte de me sauver, n'a pas vu un petit morceau de métal. Ne soyez pas si prompte à juger. Vous n'avez aucune idée des conditions dans lesquelles travaillent les médecins.

Un silence accueillit ces paroles. La mansuétude n'était pas son fort, mais il se devait de contester les propos de sa mère. Il était rentré chez lui, contrairement à bien d'autres.

— Quels sont tes projets concernant cette jeune femme ? l'interrogea-t-elle sans s'éloigner du sujet.

Il la regarda bien en face : — Avez-vous un seul doute sur la paternité de cet enfant

? — Pas le moindre. Dans ce cas, il devait s'acquitter de son devoir. — Pouvez-vous demander au domestique de me

préparer un bain chaud ? — Mais... ta jambe ?

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— Je me débrouillerai. Envoyez-moi mon valet, voulez-vous ?

Cette toilette se révéla une pénible entreprise. Dans son tub, il eut besoin de l'assistance de son valet. Ce dernier entreprit ensuite de raser sa barbe de plusieurs jours.

Stephen se demandait pourquoi il se donnait tant de mal pour être présentable. Mercy l'avait déjà vu sous son plus mauvais jour : après sa cavalcade sous la pluie, quand la douleur avait fini par le terrasser, elle lui avait accordé de goûter aux délices de ses bras. S'il avait jadis profité de la situation, il ne comptait pas recommencer.

Hélas, il se sentait attiré par elle comme une abeille par le nectar des fleurs. Avec elle, il aurait presque pu oublier son amnésie...

Même si cela réveillait des souvenirs douloureux, il aimait évoquer souvent avec elle son séjour loin des côtes anglaises. Tous deux avaient vécu les mêmes expériences : les horreurs de la guerre, la saleté et la misère. Il se maudissait de l'avoir courtisée dans un tel contexte, mais par la suite il s'était demandé s'ils n'avaient pas cherché l'un et l'autre à fuir ce quotidien. Il avait dû tout mettre en œuvre pour la soustraire à l'enfer ambiant.

A l'âge de seize ans, il avait découvert les merveilles que recélait le corps féminin. Béni soit Westcliffe ! Ils n'avaient jamais été très proches, mais dans ce domaine-là, son frère s'était révélé exceptionnel. C'était lui qui l'avait emmené au bordel pour la première fois et présenté à une femme remarquable de pédagogie et de patience. Jeune blanc-bec, Stephen avait disparu derrière une porte et en était ressorti le lendemain matin transformé, et fermement décidé à damer le pion à ses aînés. Ses frères avaient des titres et le respect qui les accompagne. Westcliffe, pour sa part, jouissait déjà d'une flatteuse réputation de séducteur. Stephen avait voulu le surpasser, être celui dont on murmurerait le nom dans les milieux libertins de la capitale.

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Aucune lady n'avait échappé à ses ardeurs. Pourtant, la seule pensée qu'il ait pu profiter de la

situation avec Mercy le rendait malade. Comment imaginer qu'il ait éprouvé de réels sentiments pour la jeune femme ? Ils se connaissaient à peine, mais cela ne l'avait pas empêché de faire avec elle ce qu'il avait évité de faire avec toutes les autres. Il l'avait blessée. Il l'avait déshonorée en l'engrossant.

Heureusement, elle aimait et chérissait ce fils né de leur union. Et elle avait sauvé la vie de Stephen. La seule chose qu'elle lui demandait, c'était l'autorisation de rester près de son enfant. Seul son père exigeait le mariage, et bien qu'il n'ait pas fait grande impression à Stephen, ce dernier aurait exigé la même chose s'il s'était agi de sa propre fille - peut- être même par la force...

Mais il n'aurait sans doute pas abandonné sa fille en attendant que les choses s'arrangent d'elles-mêmes. Nom de nom ! Il y aurait mis bon ordre !

Une vive douleur au menton le ramena à la réalité. — Faites attention, idiot ! — Je suis navré, Milord, s'excusa son valet. Vous avez

serré les mâchoires. Excusez ma maladresse ! — Non c'est ma faute. Mais dépêchez-vous, voulez-vous

? Il fallut lui couper les cheveux, les ongles. Depuis quand

ne s'était-il pas soucié de son apparence ? Ces derniers temps, il s'habillait avec soin pour faire plaisir à sa mère, mais ne s'attachait plus guère à tous ces petits détails dont il se préoccupait tant auparavant dans son souci de plaire aux femmes.

Quand il fut paré, il enfila son manteau, attrapa sa canne et sortit à la recherche de Mercy.

Elle s'apprêtait à regagner le manoir, le bébé blotti sous son lourd manteau de laine. Lorsqu'elle le découvrit, un sourire illumina son visage et il en fut troublé.

— Vous ne boitez presque plus, s'exclama-t-elle. Comme

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je suis heureuse pour vous ! Souffrez-vous toujours ? — Moins. Je suis en voie de guérison, et c'est en partie à

vous que je le dois. Elle rougit mais ses yeux brillaient : — Je n'ai pas fait grand-chose... Il désigna l'enfant du menton. — Est-ce raisonnable de le sortir ? — L'air frais lui fait du bien. Mais cela suffira pour

aujourd'hui. J'allais rentrer. Sa propre déception le surprit. Le froid était vif et la

pluie menaçait, mais il avait envie de s'attarder en sa compagnie, de faire un tour de jardin avec elle.

— Le Dr Roberts m'a conseillé de ne pas en faire trop. C'est ma première sortie et je devrais me réjouir d'être parvenu jusqu'ici sans m'être étalé de tout mon long. Auriez-vous la bonté de m'accompagner dans le boudoir de la duchesse ?

— Votre mère n'y verra pas d'inconvénient ? Il sourit, ce qui était rare chez lui ces temps derniers. — Cette pièce n'est pas réservée à l'usage de ma mère.

C'est là que la première duchesse de la famille aimait à passer ses après-midi avec ses demoiselles de compagnie. D'où son nom.

— Si nous ne dérangeons personne, ce sera avec plaisir. Elle lui emboîta le pas et il voulut lui offrir son bras mais

les siens n'étaient pas libres. — Voilà la différence entre nous deux, déclara-t-il

solennellement. Quand je veux quelque chose, ça m'est bien égal de déranger.

— C'est faux, sourit Mercy. J'ai été témoin de votre refus obstiné de vous faire soigner avant les autres blessés.

Ces paroles le surprirent tant qu'il trébucha. Malédiction ! Elle allongea le bras pour le retenir tandis qu'il serrait le sien pour l'empêcher de lâcher le bébé. Il la fixa des yeux pour tenter d'en apprendre davantage. Était-ce la fois où il

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avait manqué perdre son bras ? Il aurait insisté, lui, pour être soigné après ses camarades ? Soit elle l'avait pris pour un autre, soit la guerre avait fait de lui un homme nouveau. Tout cela n'avait aucun sens.

— Vous êtes tout pâle, souligna Mercy. Vous devriez aller vous reposer.

Elle croyait que c'était la douleur qui lui retirait le sang des joues. Mais il s'agissait d'une déroute de l'esprit et non du corps. Il hocha cependant la tête.

— Vous avez raison. Ils n'échangèrent plus un seul mot jusqu'à la maison.

Lui, parce qu'il craignait de passer pour un abruti ; elle, parce qu'elle voulait probablement éviter de le distraire pendant qu'il marchait.

Une fois à l'intérieur, ils laissèrent leurs manteaux aux mains des domestiques et il demanda que le thé leur soit servi dans le boudoir de la duchesse.

— Comme c'est charmant ! s'extasia Mercy quand il la fit entrer dans la petite pièce.

Il réalisa qu'il avait choisi cet endroit en se doutant qu'il lui plairait. Les murs crème étaient tapissés de portraits. Devant un sofa encadré de deux chaises, un feu brûlait déjà dans la cheminée. Mais il se doutait que le bow-window surtout la charmerait. On avait disposé tout autour des fauteuils en velours de façon à profiter autant de la pièce que du jardin. Les rideaux ouverts laissaient passer la lumière sans qu'il y ait besoin d'allumer le beau lustre en cristal.

— Je comprends pourquoi la duchesse aimait tant cet endroit, commenta Mercy en s'approchant de la fenêtre.

Elle s'assit et cala confortablement le bébé au creux de ses bras.

— C'est aussi votre pièce préférée ? — Elle va le devenir, dit-il en la rejoignant. Elle examina la pièce sans cacher sa curiosité. — Ce sont les portraits de vos ancêtres ?

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— Non, ils sont à Lyons Place, la propriété de mon frère Westcliffe. Nous avons le même père. Ainsley, lui, est d'un autre lit.

— L'aristocratie est un milieu que je connais mal, mais il n'est pas courant de voir deux frères porter chacun un titre.

— Ma mère a toujours su se débrouiller. Très franchement, après la mort du père d'Ainsley, j'ai été surpris qu'elle ne se remarie pas. Elle était assez jeune pour donner un titre à un troisième fils.

— Va-t-elle épouser Léo ? — Il a sûrement... des talents cachés mais c'est un

roturier. Je doute qu'elle fixe son choix sur lui. — Même si elle l'aime à la folie ? Il songea que sa mère aimait avant tout ses fils. — A votre avis, se marie-t-on par amour ou par intérêt ? — L'un n'exclut pas l'autre. — Et s'il fallait choisir ? Elle se tourna vers les jardins. — Alors il faut faire ce qui vous rendra heureux, dit-elle

enfin. — Peut-on être heureux sans amour ? — Il suffit de peu pour être heureux. C'est ce que j'ai

retenu de mon passage à l'hôpital. Et lui... Diantre, que lui avait donc appris son séjour en

Crimée ? A cet instant, le ciel s'éclaircit et le soleil, jusque-là caché

par de gros nuages, déversa des flots de lumière par les trois fenêtres, créant un halo autour de la jeune femme. S'il avait été croyant, il y aurait vu un signe. Sa sérénité l'attirait. Même lorsqu'il était au plus mal et qu'il lui avait extorqué la promesse de ne pas laisser couper sa jambe, elle n'avait jamais flanché ni paniqué. En voyant les rayons du soleil caresser ses joues et allumer des diamants dans ses yeux, il se demanda pour la première fois si ce n'étaient pas précisément son regard qui l'avait attiré chez elle. Il fallait

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être stupide pour ne pas le remarquer et s'interroger sur les mystères qu'il recélait.

— Voilà que vous recommencez, observa-t-elle, les joues rosies.

— De quoi voulez-vous parler ? — De votre attitude le premier soir, pendant le dîner.

Vous me dévisagiez comme si vous faisiez l'inventaire de mes taches de rousseur.

— Vous avez des taches de rousseur ? — Je me suis moins exposée au soleil dernièrement et

elles se sont estompées. D'ailleurs, ça n'est pas très seyant. — Je ne vois rien qui puisse vous enlaidir. La commissure de ses lèvres frémit et elle esquissa un

sourire - ou était-ce un rire ? Il n'en savait rien. Dire qu'il avait été un temps où les femmes n'avaient aucun secret pour lui. Était-elle donc si différente des autres ?

Le bébé se mit à geindre et à sucer son petit poing serré. Stephen avait presque oublié sa présence. Comment cela se faisait-il, alors qu'il buvait sa mère des yeux ? Le garçon ne l'intéressait guère. S'il était vraiment son fils, il aurait dû se sentir concerné. Et pourtant...

— Pourquoi John ? s'entendit-il demander. Elle haussa les sourcils. — Le bébé... Pourquoi l'avez-vous appelé John ? répéta-

t-il. Pourquoi pas Stephen ou Lyons, ou un autre nom ayant un lien avec moi ?

— Parce qu'il doit avoir sa propre personnalité. Je ne voudrais pas qu'il se sente obligé de rivaliser avec son père, un héros de la guerre...

— Je ne suis pas un héros. Sa réplique la désarçonna. Ses lèvres s'entrouvrirent, ces

lèvres qu'il mourait d'envie d'embrasser à nouveau. Consciemment ou non, c'était la raison pour laquelle il avait choisi cette pièce à l'écart, où personne n'allait jamais. Il pouvait lui faire sa cour, la séduire...

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Le bébé suçait bruyamment son poing. Stephen n'avait pas pris en compte ce minuscule chaperon.

— Je ne vous ai pas toujours connu aussi modeste, déclara-t-elle d'une voix douce. J'ai entendu parler de vos exploits jusqu'à Paris.

— Je n'ai pas envie de parler de la guerre ni du rôle que j'y ai joué, coupa-t-il d'un ton sec.

Surprise, elle reprit rapidement contenance. — Oui, bien entendu, je comprends. Je l'ai appelé John

parce que... parce que... Elle semblait à court d'arguments, presque craintive,

comme s'il risquait de trouver ses paroles stupides ou dérisoires.

— Eh bien, je ne peux pas l'expliquer. Ce nom me plaisait. Je l'ai simplement regardé et ce prénom m'est venu... John. Voilà tout.

Afin de rattraper son impair, il s'obligea à adopter une voix détendue :

— L'instinct maternel, sans doute ? — Sans doute. Elle lui avait vite pardonné, constata-t-il en voyant son

beau sourire. Et il se rendit brusquement compte que ce n'étaient pas ses yeux qui l'avaient attiré, mais ce sourire spontané et joyeux. Il éclipsait tout le reste. Il aurait tout donné pour la voir sourire.

— Vous avez à peine eu le temps de faire connaissance. Voulez-vous le prendre dans vos bras ?

Il secoua la tête : — Je ne suis pas très à l'aise avec les nouveau-nés. — Mais c'est votre fils ! Approchez... Elle accompagna cette invitation d'un nouveau sourire

irrésistible. Il se sentit soudain la gorge affreusement sèche. Que

fabriquait donc ce maudit domestique censé leur apporter du thé ? Il lança un coup d'œil vers la porte.

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— Vous cherchez une issue ou un sauveur ? fit-elle, amusée, sans se soucier de son regard contrarié. Comment peut-on avoir peur d'un bébé ?

— Il ne me fait pas peur, répondit-il sur un ton agacé qui démentait ses paroles. Mais les enfants ne m'intéressent pas. Quels qu'ils soient. Voilà tout.

Cette fois, il l'avait vraiment blessée, il le lut dans ses yeux et ses joues empourprées. Elle avait renoncé à bien des choses, presque à tout en vérité, pour donner naissance à cet enfant et pour le lui amener. Et lui ne se sentait pas concerné.

Elle détourna les yeux et se leva d'un bond. — Il a faim. Il faut que je trouve Jeannette. Il la rattrapa par le bras : — Ne partez pas... Elle ne le regarda même pas. Sa réaction l'avait

profondément blessée. — Vous ne voulez pas de lui ! balbutia-t-elle, au bord des

larmes. Pouvez-vous faire venir une voiture pendant que je prépare nos bagages ? Nous ne vous dérangerons pas plus longtemps.

— Votre père vous a fermé sa porte. Où irez-vous ? Elle releva le menton et croisa son regard où il lut une

détermination qui lui fit honte. — J'en suis consciente. Je vais aller à Londres. Je sais

que j'y trouverai facilement un emploi comme infirmière. Je me débrouillerai. Je ne voulais pas vous importuner. D'ailleurs, je vous croyais mort. Je pensais que votre famille... serait heureuse de savoir que vous aviez eu un fils et que vous viviez encore à travers lui. Mais John est trop innocent et trop précieux pour être rejeté ainsi. Je ne le tolérerai pas. Jamais !

S'il voulait vraiment le bien de la jeune femme et de son fils, il devait la laisser partir. Que pouvait-il leur offrir ? Il était inapte au service. Or les cadets de familles nobles

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n'avaient le choix qu'entre l'armée ou les ordres. Qu'irait-il faire, lui le mécréant, dans une cure ?

Mais au lieu de la relâcher, ses doigts resserraient leur prise, comme s'ils réclamaient leur dû.

— Vous avez raison. Il me terrifie. Je ne sais rien des enfants. C'est une telle responsabilité... Comment faites-vous ? J'aimerais que vous me le présentiez à nouveau.

Elle esquissa un sourire hésitant mais resta sur la défensive. Elle ajouta toutefois :

— Avec votre jambe malade, vous feriez mieux de vous asseoir.

— Oui, dit-il avec soumission alors qu'il n'en avait aucune envie.

Ce qu'il désirait, c'était passer plus de temps avec elle, faire plus ample connaissance. Mais elle serait toujours avec cet enfant ! Il ne s'expliquait pas cette subite obsession, ce désir irrépressible de la garder auprès de lui. Il la désirait, mourait d'envie de lui faire traverser le couloir pour rejoindre sa chambre à coucher. Il avait soif de plonger dans ses yeux d'ambre. Il n'avait pas seulement perdu la mémoire, mais aussi la raison.

Il la suivit en boitant, et elle lui tendit l'enfant. — Je vous présente votre fils, John. Elle parlait le plus sérieusement du monde et l'amour

qui transparaissait dans ces mots était immense. Son visage grave et ses yeux le suppliaient de s'émerveiller devant le miracle qu'elle tenait dans ses bras, alors qu'il ne s'intéressait qu'à elle et la voulait pour lui tout seul.

Hélas, le bébé n'allait pas tarder à se manifester... Tôt ou tard il pleurerait et elle partirait.

Baissant les yeux, il regarda - ou plutôt contempla - son fils pour la première fois. Deux joues dodues encadraient le poing qu'il suçait avidement, son menton était presque inexistant, son nez rond ne laissait pas encore deviner la forme qu'il adopterait adulte. Ses sourcils aussi pâles que ses

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cheveux se rejoignaient dans une fossette creusée par son effort de concentration. De longs cils noirs ombrageaient son visage. Stephen, blond lui aussi, n'avait jamais compris pourquoi ses cils étaient si foncés. Une forme de rébellion, probablement, dont il avait hérité. Toute sa jeunesse, il s'était rebellé contre son apparence. Il tenait très peu de son père.

Le petit garçon, en revanche, lui ressemblait en tout point.

Comme s'il prenait conscience d'être observé, l'enfant ouvrit les yeux et Stephen découvrit deux gemmes bleu océan où brillaient la vivacité et l'intelligence. Qui expliquerait à ce garçon les joies - et surtout les peines - de l'existence ?

— J'aurais aimé qu'il ait vos yeux, s'entendit-il lui dire. — Chez les bébés, la couleur des yeux peut changer, mais

je pense qu'ils resteront bleus. Comme les vôtres. Vous pouvez le prendre dans vos bras, il ne mord pas.

— Contrairement à son père ! Mercy devint écarlate. Il avait dû lui mordiller l'oreille

ou l'épaule, jadis. Et elle, en avait-elle fait autant ? Cela avait dû être merveilleux. Alors pourquoi cela n'avait-il duré qu'une seule nuit ?

Cette question le démangeait. Timidement, elle lui prit la main et leurs doigts

s'enlacèrent. Puis, posant sur lui un regard rempli d'appréhension, elle porta sa main à ses lèvres et chuchota en lui baisant les doigts :

— Vous me faites confiance ? Sur ma vie ! Mais il ne prononça pas ces mots. Ils étaient trop forts,

trop prématurés. Il fallait qu'il lui parle, qu'il mette à nu ses failles, ses absences, son mal. Mais toutes ces résolutions s'envolèrent quand elle approcha leurs mains enlacées de la menotte du bébé qui, de toute la force de ses cinq

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minuscules doigts, serra son index. Dans sa poitrine, quelque chose se déchira et il crut que son cœur s'arrêtait de battre. Pourtant, les pulsations reprirent, se succédant à une cadence régulière, faisant bouillir son sang.

C'était le même sang qui coulait dans les veines de John. John, son fils !

— Il est diablement costaud, dit-il d'une voix étranglée qu'il eut peine à reconnaître comme la sienne.

— Il est merveilleux, vous ne trouvez pas ? — Comment s'est déroulée la naissance ? Elle baissa les yeux avec pudeur. — Je ne regrette rien. — Vous étiez seule ? — Non, une amie infirmière était avec moi. — Vous aviez peur ? Son regard revint se poser sur lui et il devina son

émerveillement dans son sourire : — Non. Tout était dit. Elle avait désiré cet enfant, ne l'avait- elle

pas prouvé par son attitude ? Elle méritait bien plus qu'il ne pouvait lui offrir.

— J'aimerais le tenir dans mes bras... Une joie pure éclaira son visage. De nouveau, il songea

qu'il s'était complètement trompé. Ce n'étaient ni ses yeux ni son sourire qui l'avaient séduit. C'était quelque chose de plus profond, qui affleurait rarement, et cette beauté intérieure qui lui coupait le souffle.

Elle lui passa l'enfant sans que John ne relâchât sa prise. Très ému, Stephen bredouilla :

— Bonjour, John, nous allons faire bon ménage tous les deux, pas vrai ?

Le bébé cligna des yeux, comme pour la même question que celle que se posait son père : Qui diable es-tu ?

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7. L'espace d'un instant, Mercy se demanda si on pouvait

mourir d'un excès d'amour et de bonheur. La vision de John dans les bras de son père faisait presque exploser son cœur de joie. La ressemblance était si frappante que nul ne pouvait mettre en doute sa paternité. Elle avait hâte de savoir l'homme que deviendrait John. En grandissant auprès de son père, il adopterait forcément ses manières...

Il aurait son sourire ravageur. Il inclinerait sa tête comme lui quand il réfléchissait. Il aurait son autorité naturelle et sa démarche assurée.

Quand Anna, la domestique, leur apporta le thé, John commença à pleurer. L'heure de sa tétée était passée et Mercy pria la jeune servante de la ramener à sa nourrice. Elle retrouva Stephen debout près de la fenêtre, absorbé dans la contemplation du jardin. Le crépuscule tombait, laissant des traînées rouges et orangées sur le ciel bleu marine.

Elle le regarda longuement, savourant ce spectacle. Elle ne regrettait pas tout ce qu'elle avait enduré en décidant de se faire passer pour la mère de John. Voir se créer un lien entre Stephen et son fils avait été une des plus grandes joies de son existence. L'amour qui avait germé dans son cœur à Scutari s'était épanoui et jamais elle n'avait connu bonheur plus parfait ni désir aussi ardent.

Elle voulait qu'il la serre dans ses bras, qu'il l'embrasse ! Elle avait besoin de le sentir contre elle. Elle n'était pas venue réclamer le mariage, n'espérait rien de tel en dépit du scandale causé par son père, et voilà que tout à coup, elle le souhaitait de tout son cœur. Non seulement elle voulait garder John dans sa vie, mais aussi son père.

Jamais il ne lui avait laissé entendre qu'il pût exister entre eux autre chose que de l'amitié et pourtant son cœur

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avait battu pour lui. Ils avaient vécu dans des lieux où tout allait trop vite, prenait une intensité plus forte. Chaque jour confrontés à la mort, ils célébraient la vie avec excès, portant les émotions à leur paroxysme : peur, haine et amour. Comme ils flirtaient avec le danger, ils vivaient chaque instant comme s'il était le dernier. Avides d'expérience, sans hésitation ni remords, ils ne s'arrêtaient jamais pour reprendre leur souffle.

Pour elle, retrouver cette vie monotone où il fallait penser, réfléchir et s'interroger était difficile. Car, alors, les scrupules l'assaillaient et elle tentait de les repousser. Elle s'était délibérément fait passer pour la mère de John parce que c'était le seul moyen de le garder auprès d'elle. Comme elle admirait le père, elle n'avait pu se résoudre à voir le fils orphelin et avait voulu lui éviter de tomber sur une famille qui ne l'aimerait pas autant qu'elle l'aimait.

Elle rejoignit Stephen sans réaliser que ses talons résonnaient sur le plancher. Retourne-toi et regarde-moi comme tu l'as fait pour John. Je veux lire le même amour dans tes yeux. Prends-moi dans tes bras. Ouvre-moi ton cœur...

— Je ne me souviens pas de vous, déclara-t-il sans préambule.

Elle eut à peine le temps de se ressaisir, dévastée par la confirmation de ses premières impressions. Quelle idiote ! S'imaginer ne serait-ce qu'un instant que le major Stephen Lyons s'était intéressé à sa personne ! Elle, le vilain petit canard ignorant tout de l'art de la séduction. Il leur avait souri à toutes, peut- être même plus aux autres infirmières qu'à elle. Toutes en pinçaient pour lui et cherchaient à attirer son attention. Leurs conversations paisibles à l'extérieur de l'hôpital ne l'avaient pas marqué outre mesure.

Tant pis ! Malgré la déception, elle passerait outre. Seul John comptait. Elle le chérissait tant qu'elle ne pouvait se résoudre à le perdre. Elle tomberait à genoux, elle

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supplierait, mendierait... Elle essaierait de faire comprendre à Stephen pourquoi elle avait agi ainsi.

Quatre mots. Il a prononcé quatre mots, pauvre idiote, et tu t'es monté toute une histoire. Il ne se souvient pas de toi. Mais cela ne remet pas en cause ton histoire : pour lui, tu restes la mère de John. Il en a séduit plus d'une, alors comment veux-tu qu'il se rappelle toutes ses bonnes fortunes ? Il t'a simplement oubliée. Voilà tout. Profites-en. Reste vague. Ne lui donne pas l'occasion de douter de ton histoire.

La panique qui l'avait submergée reflua et, grâce au sang-froid conquis à Scutari, elle réussit à répondre d'une voix calme :

— Je dois avouer que je m'en doutais. Je ne vous en veux pas de m'avoir oubliée. Je ne vaux pas...

— Non, non, je vous en prie... Il se passa la main dans les cheveux, les yeux fixés au

loin. Elle avait suffisamment vu de ces regards égarés chez ses malades, pour comprendre que c'était une façon de regarder à l'intérieur de soi-même.

— Je ne me souviens de rien. Elle le dévisagea : il serrait sa mâchoire volontaire et un

léger frisson courut le long de la cicatrice qui lui barrait le visage. Elle l'avait presque oubliée tant elle était subjuguée par la virile beauté de ses traits qui faisaient défaillir les infirmières et qui l'avaient rendue éperdument amoureuse. Même sale et l'uniforme en lambeaux, il les envoûtait encore. Deux infirmières catholiques avaient passé la nuit en prière pour lui. Toutes cherchaient des prétextes pour aller travailler dans son pavillon. Elle avait honte de penser qu'il avait été leur préféré. Elles n'avaient négligé personne mais c'était celui dont elles se préoccupaient toutes.

— Je ne comprends pas très bien ce que vous voulez dire.

Il évitait toujours son regard, ses yeux bleus et perçants

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rivés au loin. — Je n'ai plus un seul souvenir de la Crimée ni du front

de l'est. Pas un seul fichu souvenir ! répéta-t-il entre ses dents.

— Mais... vous y étiez bel et bien. — Pendant un an et demi, je le sais, nom d'un chien ! Il se retourna alors et s'adossa à la fenêtre en arborant

un sourire amer. — On me l'a dit. — Que s'est-il passé ? — Je l'ignore. Il se massa vigoureusement la tempe comme pour

effacer sa cicatrice et poursuivit : — Je me suis réveillé dans un hôpital à Balaklava. Je

souffrais le martyre. Il me semblait que je venais de prendre le thé avec Claire, ma belle-sœur, mais j'ai appris qu'en réalité, deux années s'étaient écoulées depuis. Je me suis réveillé sur un grabat. Je ne me souviens de rien ni de personne. J'ai tout oublié du voyage et j'ignore la sensation que l'on éprouve en montant à l'assaut. Je ne me souviens pas des nommes avec qui je me suis battu ni de ceux que j'ai rués. Je ne me souviens pas des femmes... que j'ai pu connaître.

Elle servit le thé d'une main tremblante et le tintement de la délicate porcelaine lui mit les nerfs à vif. C'était bien la réponse anglaise à tous les problèmes : une bonne tasse de thé !

Ils s'étaient installés près de la fenêtre. Il prit la tasse qu'elle lui offrait et la posa sur un guéridon, devant eux. Il avait accepté ce thé dont il n'avait aucune envie, alors qu'il aurait plutôt été tenté par la bouteille de whisky qu'il avait vue dans le bureau de son frère. C'était sa réponse à tous ses problèmes : noyer son désarroi.

Le soleil avait presque disparu à l'horizon, remarqua-t-il. L'heure du dîner approchait et il fallait rejoindre les autres.

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A moins qu'il ne décide de se faire servir ici ? Maintenant qu'il lui avait révélé son amnésie, il ne se sentait plus certain de conserver une attitude aussi courtoise. Pardieu ! Sa famille avait dû supporter ses accès de mauvaise humeur depuis son retour. L'arrivée de Mercy avait créé une diversion, mais maintenant qu'elle savait la vérité il n'avait plus besoin de jouer la comédie.

Il observa son profil délicat tandis qu'elle soufflait sur son thé pour le refroidir. Il voyait ses taches de rousseur à présent, là où le soleil avait caressé ses joues, son nez et son menton. Il aurait aimé l'imiter et couvrir son visage de petits baisers tendres et taquins. Et recommencer encore, en prenant tout son temps...

— Mais s'il y a bien une personne dont je devrais me souvenir, c'est de vous !

Elle le regarda bien en face, avec ce sourire qui le rendait fou, et où il décela de la compassion. Furieux, il serra les poings. Il ne voulait pas de sa pitié ! C'était précisément la raison pour laquelle il avait hésité à révéler son affliction.

— Je n'arrive pas à me représenter... l'ampleur de ce que vous me dites, avoua-t-elle. Vous ne vous souvenez de rien ?

— Rien. Ni des combats, ni de l'hôpital, ni des hommes avec lesquels je me suis battu.

— J'ai soigné un soldat qui s'était réveillé l'esprit confus et ne se souvenait pas du moment où il avait été blessé... Mais sur une période de deux ans, c'est difficile à imaginer. Que s'est-il vraiment passé ?

— Le saura-t-on jamais ? Les médecins ont supposé que j'avais dû recevoir un coup violent sur la tête qui m'avait fait perdre connaissance. Je suis resté dans le coma pendant plusieurs jours, avec de graves blessures par ailleurs. J'ignore l'origine de toutes ces cicatrices que vous avez vues. Je n'ai pas seulement oublié mes états de service et la guerre. Tout le reste aussi s'est envolé. On m'avait annoncé la naissance de mon neveu et j'ai été sidéré d'apprendre son

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existence quand Westcliffe et sa famille sont venus ici me rendre visite. C'est à ce moment-là que ma famille a mesuré la gravité de mes troubles. Tout ce dont ils m'avaient tenu informé dans leurs lettres s'était volatilisé.

— Pourquoi ne m'avoir rien dit la première fois, dans le jardin ? Ou après le départ de mon père ? Ou...

— J'avais honte, Mercy. J'ai honte. Bonté divine ! Qui suis-je pour oublier une période si importante de ma vie ? Je l'ai tout de même faite, cette fichue guerre !

Se levant de son fauteuil, il fit quelques pas vers la fenêtre en serrant les dents. Il posa la main sur la vitre froide. Sa jambe le supportait mieux, à présent. C'était déjà ça.

— Je ne vois qu'un trou béant, le vide, le néant. Et ce sont deux années de ma vie ! J'ignore si j'ai fait honneur à mon pays et à ma famille. Ai-je fait preuve de courage ou de lâcheté face à l'ennemi ? Combien d'hommes ai-je tués et à quoi ressemblaient-ils ? Ai-je éprouvé des remords ou une joie mauvaise ? Suis-je devenu l'homme que ma famille souhaitait voir revenir ? Je n'ai pas l'ombre d'un indice sur le soldat que ai été. De l'homme que j'étais. Étais-je un officier apprécié ou détesté ?

— Je n'arrive même pas à concevoir l'horreur d'une telle situation mais je puis vous affirmer que vous étiez très apprécié. On ne parlait de vous que pour faire votre éloge. Vous étiez un officier valeureux.

Il fit volte-face et la regarda droit dans les yeux : — Nous avons été intimes. Je vous ai fait un enfant, pour

l'amour de Dieu ! Et le seul baiser dont je me souvienne, c'est celui que je vous ai volé dans la bibliothèque. Je vous ai embrassée en espérant faire remonter mes souvenirs : je cherchais à retrouver le goût de vos lèvres, votre odeur, le grain de votre peau, l'écho de vos soupirs... Mais rien ne m'est revenu. Vous me reprochez de vous dévisager, mais je suis à l'affût d'indices qui me permettraient de vous

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reconnaître. Je ne me souviens plus de vous nue. Que Dieu me pardonne ! Vous ai-je seulement témoigné un peu d'égards ? Ne me dites pas que je me suis comporté comme un soudard en campagne !

— Non ! Elle bondit de son fauteuil avec une telle fougue qu'elle

se retrouva propulsée dans ses bras. Elle caressa ses joues, chercha son regard :

— Cessez donc de vous tourmenter avec vos souvenirs ! La nuit que nous avons passée ensemble... a été la plus belle de ma vie.

Ses doigts effleuraient ses joues, son menton, s'attardèrent sur sa cicatrice avec tendresse. Il devinait le contact de ses doigts frais même si sa peau était devenue insensible à cet endroit. Pourquoi alors ne réussirait-elle pas à raviver sa mémoire ? A ressusciter ses souvenirs ?

— Je suis tombée amoureuse de vous cette nuit-là, murmura-t-elle. Voilà pourquoi je n'ai pas voulu me séparer de John. Il représentait la honte et l'humiliation mais il était votre fils, la chair de votre chair. Il m'était impossible de l'abandonner, inimaginable de me séparer du seul être qui me reliait encore à vous.

Mais Stephen l'avait-il aimée ou n'avait-elle été qu'une distraction parmi tant d'autres ? Quels sentiments éprouvait-il exactement pour la jeune femme ? Même après lui avoir avoué son amnésie, il n'osait pas lui poser la question directement de crainte de l'humilier davantage.

— Ne vous en faites pas, le rassura-t-elle comme si elle lisait dans ses pensées. Je comprends que vous ignoriez la nature des liens qui nous unissaient. Mais cela ne nous empêche pas d'en créer de nouveaux, n'est-ce pas ?

Il avait eu peur de l'horrifier et c'était-elle qui craignait pour lui ! Il s'était attendu à être repoussé et elle l'accueillait. Il avait pensé l'effrayer avec ce qu'il vivait comme un handicap et elle lui ouvrait les bras.

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S'il ne l'avait pas aimée, songea-t-il, il avait été un fieffé crétin !

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8.

— Oh ! John, je suis une mauvaise fille, se lamentait

Mercy quelques heures plus tard en berçant le bébé pour l'endormir après sa tétée.

La duchesse avait réussi à lui trouver un fauteuil à bascule et Mercy lui en était reconnaissante, mais son esprit était ailleurs.

Elle avait dîné seule en compagnie de Stephen et leur discussion avait tourné autour de leurs enfances respectives, elle à Shrewsbury et lui à Grantwood Manor. Ils avaient parlé de Londres, de ses théâtres et de ses jardins, de leurs parcs préférés. Il avait évoqué son frère aîné, le comte de Westcliffe, dont il n'avait jamais été très proche mais qu'il avait fini par estimer. De son frère cadet, Ainsley, qui l'avait toujours fait se sentir irresponsable et immature.

— J'ai vu dans la carrière militaire une chance de leur prouver ce que je valais vraiment. J'ignore si j'y suis parvenu.

Ce fut la seule fois où il évoqua le passé récent et elle n'insista pas.

Parfois, ils se taisaient et dans le silence résonnaient des bruits d'argenterie ou le tic-tac régulier de la pendule sur la cheminée. Pendant ces moments, il l'observait avec une intensité qui l'aurait troublée si elle n'avait été au courant de son amnésie. Il devait se demander ce qui avait pu l'attirer chez elle. Plus d'une fois, elle fut sur le point de lui raconter ce qui s'était passé à Scutari.

Mais elle devinait qu'il refuserait de se laisser entraîner sur ce terrain. Pas ce soir, où ils espéraient se découvrir mutuellement en faisant fi des deux dernières années écoulées. Elle lui était reconnaissante de ce répit, car le jour où il lui demanderait où et comment ils s'étaient rencontrés - et ce jour ne manquerait pas d'arriver -, elle n'était pas

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certaine encore de l'histoire qu'elle lui servirait. — Je ne lui ai pas vraiment menti, chuchota-t-elle à

l'oreille du bébé dont les paupières s'alourdissaient. Elle adorait ce moment après le bain et juste avant

l'heure du coucher. Il sentait le lait tiède et il était repu et heureux.

— Je suis ta mère de cœur, même si je ne t'ai pas donné le jour...

Cet honneur avait été réservé à Sarah Whisenhunt. Une ravissante brune avec de longs cheveux superbes qu'elle avait refusé de couper en dépit des consignes d'hygiène. Son corps splendide était l'une des raisons pour lesquelles Mlle Nightingale leur avait imposé cet affreux uniforme. Jusqu'alors, les infirmières avaient mauvaise réputation, et cette dernière était bien décidée à faire changer cet état d'esprit.

Mercy n'avait jamais bien compris pourquoi Sarah s'était proposée pour servir sous la houlette de Mlle N. Elle récriminait sans cesse contre le travail harassant et les tâches ménagères qui leur étaient imposées. Mais avec les blessés, elle se montrait charmante et très dévouée. Particulièrement avec le major Lyons auquel Mercy l'avait souvent vue faire la lecture une fois son travail achevé.

C'était malgré cela une gentille fille et Mercy était devenue son amie.

Sarah était bien évidemment tombée sous le charme de Stephen Lyons et six mois plus tard, quand il lui avait été impossible de cacher son état, Mlle N. l'avait congédiée sans une hésitation. Dans les larmes et la honte, Sarah avait supplié Mercy de ne pas l'abandonner. Elle ne pouvait pas rentrer en Angleterre dans cet état. Craignant que son amie n'en vienne à commettre un geste malheureux, Mercy avait démissionné à son tour pour soutenir moralement Sarah et l'aider du mieux qu'elle le pouvait avec intention de revenir auprès de Mlle N. après la naissance du bébé.

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— Mais je n'ai pas pu te laisser, mon cœur... Sarah avait prévu de confier son bébé à un orphelinat,

mais Mercy l'avait aimé dès le premier regard. Un matin qu'elle était sortie faire des emplettes, elle avait acheté le journal. Comme à son habitude, elle avait parcouru la liste des pertes françaises et britanniques. Ce matin-là, elle avait lu le nom du major Stephen Lyons dans la rubrique « morts au combat ». Machinalement, elle avait noté qu'il avait été promu avant de s'effondrer, anéantie par la nouvelle. John était tout ce qui restait du jeune homme qui les avait toutes séduites.

Elle et Sarah s'étaient violemment disputées : Mercy voulait remettre John à la famille de Stephen. Sarah, elle, voulait le confier à un orphelinat.

— Sa mort n'efface pas ma conduite et mon déshonneur. Si l'on apprend que j'ai eu un bâtard, je perdrai toutes mes chances de faire un mariage honorable. Tout le monde me tournera le dos. Pour une erreur, pour une simple nuit d'égarement, il faudrait que je paie toute ma vie ! Ah, s'il pouvait mourir...

Le lendemain matin, Mercy s'était réveillée seule avec un bébé malade. Son petit corps frissonnait de fièvre. Elle lui avait trouvé une nourrice, Jeannette, et elle l'avait baigné pour faire baisser la température, elle l'avait bercé dans ses bras en lui chantant des berceuses et en suppliant Dieu de le garder en vie. Quand la fièvre était enfin tombée, ils étaient épuisés tous les deux. Alors elle avait décidé d'attendre encore un peu pour reprendre des forces. Les jours, les semaines s'étaient écoulés, et John avait peu à peu gagné son cœur. Elle avait eu la ferme intention de le remettre aux siens mais en arrivant chez son père, elle était bel et bien devenue sa mère, la seule qui l'aimât vraiment.

Aujourd'hui, sa plus grande crainte était qu'on la séparât de l'enfant. Si Stephen s'était souvenu de ce qu'il s'était passé pendant leur unique nuit, il se serait révolté. Raconter un

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événement et le vivre étaient deux choses différentes. Comment traduire l'horreur de ce qu'elle avait enduré et le réconfort qu'il lui avait procuré ? Il lui avait redonné le goût de vivre... alors qu'elle n'aspirait plus qu'à la mort.

Stephen fut réveillé par un hurlement qui lui vrilla les tympans. Il bondit de son lit, attrapa son pantalon et se précipita dans le couloir au moment même où un autre cri se faisait entendre.

Mercy se débattait sur son lit. Jeannette essayait vainement de la calmer et venait de prendre un coup de poing dans la figure pour toute récompense. En entendant John brailler avec vigueur, Stephen éprouva une bouffée de fierté. Il était étonnant que le reste de la maisonnée n'eût pas été réveillé.

Affolée, Jeannette se tourna vers lui : — Elle fait un cauchemar. — Occupez-vous du bébé. Je veille sur elle. Sans opposer d'objection, Jeannette prit le bébé dans

son berceau mais le nouveau-né restait inconsolable. Seigneur, c'était tout lui ! Quand il voulait une chose, c'était tout de suite !

— Emportez-le dans ma chambre, ordonna-t-il. Jeannette disparut en courant. — Et fermez la porte derrière vous, demanda-t-il,

convaincu que les pleurs du bébé n'arrangeaient rien. Il s'assit ensuite au bord du lit et se pencha : — Mercy... — Non, non, je vous en supplie, par pitié ! — Mercy... Il essaya de la secouer avec ménagement et reçut son

poing dans l'œil. Fichtre ! Quel uppercut ! Comme elle criait et se débattait, il la saisit fermement

par les poignets et l'immobilisa. — Mercy, ma mie, ma douce. Ma chérie... Je suis là, tout

va bien. Vous ne risquez rien.

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Elle ouvrit la bouche, puis les yeux. La terreur qu'il lut dans son regard d'ambre le bouleversa. Elle frissonnait et la sueur perlait sur sa peau moite. Sa chemise de nuit était trempée. Puis elle le reconnut et le cauchemar reflua.

— Stephen ? — Je suis là. Elle jeta un coup d'œil en direction du berceau : John ! — Jeannette l'a emmené dans ma chambre. Il va bien. Jeannette avait dû réussir à le calmer car on ne

l'entendait plus. Stephen relâcha les poignets de Mercy, qui s'assit et se blottit contre les oreillers comme pour s'y réfugier.

— Je voyais des monceaux de cadavres. Des mourants... Je ne pouvais rien faire. J'étais totalement impuissante. Et ils continuaient à mourir par centaines. Ils étaient si nombreux, c'était terrifiant ! Ce n'étaient plus les cosaques qui tuaient, mais les maladies. Ils étaient couchés à même le sol, sur des sacs et d'infâmes grabats, et ils tendaient les mains vers moi, mais je ne pouvais rien leur donner. Cela n'était pas mon nom qu'ils prononçaient, et pourtant il me semblait qu'il résonnait d'une civière à l'autre. J'avais l'impression de devenir folle...

Il ne savait comment la réconforter, bien qu'il soit passé par là, lui aussi. Alors qu'il aurait dû la comprendre mieux que quiconque, les seules images qu'il voyait c'étaient celles qu'elle lui décrivait.

Elle enfouit son visage dans ses mains. — Je suis désolée. J'essaie de ne pas dormir trop

longtemps pour ne pas laisser ces cauchemars m'envahir. Mais ce soir, j'étais si fatiguée ! Et nous avions passé une si bonne soirée ! J'ai dû trop boire. Je vous demande pardon. Je suis navrée de vous avoir réveillé.

— Mercy, pour l'amour du ciel, croyez-vous que mon sommeil me préoccupe ?

Il l'obligea doucement à dégager son visage pour lui

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soulever le menton et il plongea ses yeux dans les siens. — Dites-moi ce que je peux faire pour vous. Dites- moi

ce dont vous avez besoin. — J'ai besoin d'oublier tout cela. Quelle ironie, n'est-ce

pas, de souhaiter de toute mon âme oublier ce que vous cherchez à vous rappeler ?

Comme elle essuyait une fois encore ses joues, il s'interposa et recueillit au bout des doigts quelques larmes. Il essayait de ne pas baisser les yeux vers sa fine chemise de lin sous laquelle se profilait la pointe sombre de ses seins. Un frisson la secoua et il n'osa pas s'imaginer que c'était peut-être dû à son contact.

Pourtant, Dieu sait qu'il l'aurait souhaité ! Il voulait adoucir sa peine, lui apporter la paix et le réconfort, mais il ne voulait pas l'embarrasser davantage. En dépit de toutes ses précautions, il avait suffi d'une seule nuit pour qu'elle se retrouve enceinte. Elle méritait mieux de sa part. Tant qu'il ne serait pas décidé à la demander en mariage, il lui faudrait surveiller ses mains... et son corps tout entier.

— Si seulement je me souvenais de ce qui s'est rassé, je pourrais vous aider.

Son sourire lui fendit le cœur : — J'ai des souvenirs pour deux.

Stephen lui avait proposé de lui faire préparer un bain. Elle accepta volontiers de rafraîchir ainsi son corps moite avant d'enfiler une chemise de nuit propre. Dans la pièce attenante à sa chambre, un domestique avait disposé un tub de cuivre rempli d'eau chaude. Elle ôta à la hâte sa chemise et se laissa glisser dans l'eau parfumée, accueillant avec soulagement cet instant de solitude. Elle renversa la tête, les yeux mi-clos, et regarda la flamme des bougies chasser les ombres de la pièce.

Les cauchemars la cernaient comme une bande de voleurs, la guettaient, attendant le bon moment pour

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frapper. Alors, elle s'était habituée à dormir par petits bouts, d'un sommeil haché. John, qui la réveillait au début toutes les deux heures pour sa tétée, l'avait aidée dans cette entreprise. Mais il commençait à dormir plus longtemps. D'habitude, elle arrivait à se réveiller avant que les mauvais rêves ne prennent possession d'elle. Mais le vin du dîner avait convoqué ses démons. Dans ses cauchemars se mêlaient son séjour à l'hôpital et la fameuse nuit où Stephen l'avait délivrée de trois hommes qui voulaient abuser d'elle. Malgré sa confusion, pour rien au monde elle n'aurait voulu lui parler de ses agresseurs, se refusant à évoquer tant de laideur et d'abjection.

D'ailleurs, ils étaient pitoyables. Ceux qui venaient la hanter, c'étaient ces hommes valeureux en train de mourir. Ces maris qui ne reverraient pas leurs femmes, ces jeunes gens qui ne se marieraient jamais et laissaient probablement des amantes éplorées. Elle ne pouvait que les réconforter, les pleurer, se reprocher de ne pas avoir été à la hauteur...

Pourrait-elle jamais retrouver un sommeil paisible pour une nuit entière ?

Elle entendit la porte s'ouvrir et lança à la domestique : — Je suis désolée, mais je n'ai pas encore fini... — Ce n'est pas grave, répondit Stephen d'un ton calme.

Je ne suis pas pressé. Elle sursauta, éclaboussant toute la pièce. Affolée, elle

s'accrocha au rebord du tub et s'immergea dans l'eau sans le quitter des yeux. Il portait une chemise ample à demi déboutonnée sur sa poitrine. Cette poitrine qu'elle avait lavée récemment et dont elle avait caressé les cicatrices la troubla soudain.

— Que faites-vous ici ? Elle aurait voulu prendre un ton sévère, mais à sa

grande honte, sa voix tremblait. Elle avait souvent imaginé une scène similaire où il tentait de la séduire tandis qu'elle résistait dans un premier temps avant de céder à la volupté

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de ses avances. — Je vous apporte un remontant. Elle détacha avec peine son regard aimanté par sa

poitrine pour examiner le verre qu'il tenait à la main. De plus en plus inquiète, elle le vit approcher un tabouret et lui tendre le petit gobelet.

— Seigneur Jésus, savez-vous ce que vous êtes en train de faire ? bredouilla-t-elle, alarmée.

— Je suis venu vous changer les idées. Elle en resta bouche bée. Il se moquait d'elle. — Vous avez perdu la tête ? Il se pencha et elle recula instantanément pour

reprendre sa position initiale qui dissimulait en partie son corps.

— Pourquoi faites-vous la timide, Mercy ? Nous étions très proches, il y a peu, n'est-ce pas ?

— Cela remonte à un an. Et ça n'a duré qu'une seule nuit.

— Prenez ce whisky, ordonna-t-il en lui tendant un verre, vous vous sentirez mieux.

— Cela m'étonnerait ! Elle avala néanmoins une gorgée du liquide ambré, qui

lui brûla la gorge et lui fit monter les larmes aux veux. — Je ne vois rien, vous savez, déclara-t-il d'une voix

nonchalante. — Je vous demande pardon ? Il désigna le tub du menton. — De là où je me tiens, je ne vois pas à l'intérieur. Vous

êtes parfaitement cachée à ma vue, alors détendez-vous et profitez de votre bain.

— Parce que vous avez l'intention de rester ici ? — À quoi pensiez-vous avant que je n'arrive ? — J'aimerais que vous répondiez à la question que je

viens de vous poser. — Mais volontiers... Oui, j'ai l'intention de rester. Et

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maintenant, à vous de répondre. Elle but une seconde gorgée de whisky et la savoura un

peu plus longtemps. — Je pensais à ce cauchemar. — Je m'en doutais. Et c'est ce qui explique ma présence

ici. Je suis le sauveur des damoiselles en détresse. Il ne croyait pas si bien dire puisque c'était précisément

ce qui avait tout déclenché, cette fameuse nuit. — Vous ne voulez pas vous installer à côté, sur le sofa ?

Je vous rejoins dans un instant. — Je préfère vous regarder. — Vous êtes fou ! Son rire grave et profond résonna dans la pièce et il lui

sembla que c'était la première fois qu'elle l'entendait. — Absolument pas, dit-il enfin quand son hilarité fut

calmée, mais je sais apprécier la nudité ... — Je croyais que vous ne voyiez rien. — Certes, mais je peux l'imaginer. — Vous êtes incroyable. — Seulement taquin. Elle allait reposer son verre quand elle prit conscience

d'un détail : — Votre canne... vous ne l'avez pas prise. — Je ne l'avais pas non plus quand j'ai couru à votre

chevet. Je vous ai entendue crier et je me suis précipité sans réfléchir. Je pense que je peux désormais m'en passer. Je la gardais par habitude et par appréhension.

— Alors vous êtes presque guéri. — Dans ma chair, mais pas dans ma tête... Il eut un sourire sarcastique. — Mais si nous parlions d'autre chose ? Elle acquiesça, posa le petit verre et chercha le savon qui

lui avait échappé des mains à son arrivée. Elle entreprit de se laver tandis qu'il la regardait en silence. Il tint parole et ne cherchait pas à en voir davantage. À son grand dam car bien

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qu'elle s'en défendît, elle aurait aimé le voir un peu plus curieux.

— Êtes-vous déjà montée à cheval ? — Seulement une fois. — Je vous propose de refaire un essai dans quelques

jours. C'est ma deuxième occupation favorite, précisa-t-il en soutenant ostensiblement son regard. Le jeu vient ensuite, et enfin la boisson. Et vous quel est votre passe-temps favori ?

— Comme vous ne m'avez pas dit quel était le vôtre... Elle lut dans ses yeux qu'elle était allée trop loin et se

hâta de poursuivre : — La lecture, la musique et... manger des fraises. D'espiègle, son sourire devint franchement coquin : — Moi, je sais ce que vous préférez avant tout. Vous

embrasser, être dans vos bras, sentir votre odeur, vous toucher...

— Câliner John, acheva-t-il. — C'est exact. Vous avez raison. Vous êtes très

perspicace. Elle se frotta avec plus de vigueur pour cacher ses joues

empourprées. John était un amour mais que venait-il faire dans cette conversation ? Son affection pour lui était unique et il passerait toujours avant tout.

Son rire aux sonorités graves résonna de nouveau dans le cabinet de toilette.

— Franchement Mercy, osez-vous soutenir que vous préférez des fraises à un baiser ? Avez-vous souvent embrassé un homme ?

Il lui semblait que son corps était un tison ardent. — Vous avez été le seul, chuchota-t-elle, écarlate. À quoi jouait-il ? Pourquoi la tourmenter ainsi ? Était-ce là une façon de lui changer les idées, de la

distraire ? Sa seule présence suffisait, pourtant. Il était inutile d'en rajouter.

— Je ne vous ai visiblement pas donné le meilleur de

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moi-même, sinon vous m'auriez classé entre la lecture et la musique.

— Vous vous moquez de moi. — Et vous, vous me mentez. — Je ne vous ai jamais menti, dit-elle en soutenant

désormais son regard pour lui prouver qu'elle disait la vérité. Il était capital qu'il la crût. Elle n'avait fait qu'omettre

certaines informations mais s'il s'en rendait compte, elle ne voulait surtout pas qu'il pense qu'elle l'avait trompé.

Il l'examina d'un air grave. — Alors j'avais tort, déclara-t-il enfin. Mes suppositions

sont erronées. Elle se garda bien d'émettre un avis et s'absorba dans sa

toilette, frottant avec le gant sa peau qui semblait tout à coup devenue hypersensible sous son regard attentif.

Quand elle eut fini, il lui tendit une serviette. — Reposez-la et sortez d'ici, ordonna-t-elle. — Allons. Je veux simplement vous en envelopper. Elle n'osa pas refuser en voyant son regard. Elle se leva,

ruisselante, sortit du tub en lui tournant le dos et attendit, attendit... jusqu'à ce que la serviette s'enroulât autour d'elle, la recouvrant de la tête aux pieds. Sans lui laisser le temps de bouger ni de protester, il la fit pivoter vers lui. Elle s'accrochait de toutes ses forces à sa serviette. Stephen n'avait pas lâché le drap. Il l'attira doucement contre lui, si près qu'elle se retrouva lovée contre son corps, perdue dans ses yeux bleus.

— Pourquoi vous affolez-vous dès que je vous regarde d'un peu près, demanda-t-il, intrigué. Que cherchez-vous à me cacher ? Vos pensées ? Ou vos taches de rousseur ? Je les ai comptées, vous en avez dix-huit, figurez-vous...

— Non, pas autant. — Alors je dois mieux compter que vous. Il y en a dix-

huit... Sur ces mots, il la lâcha et quitta la pièce.

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Elle se laissa tomber sur le rebord du tub, plus morte que vive, en se demandant quelle nouvelle surprise lui réservait cette nuit.

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9. Sacré bon Dieu ! Pourquoi se tourmentait-il ainsi ? Ce n'étaient ses yeux, ni son sourire, ni sa fougue. C'était

son corps. Souple, délié avec des jambes interminables entre lesquelles il rêvait de se retrouver prisonnier. Maintenant. Tout de suite.

Il avait menti et la vue qu'elle lui avait offerte était fichtrement réjouissante. Il s'était livré sans retenue à cette exquise torture, en s'efforçant de ne pas trahir le désir qui le tenaillait. Tout son corps se rebellait devant la tentation. Il mourait d'envie de la sortir de ce fichu bain, de cette eau qui l'enveloppait comme lui-même aurait rêvé de le faire, pour la mettre dans son lit. C'est ce qu'il se serait produit si elle n'avait été si troublée par cet affreux cauchemar.

Il massa du bout des doigts la cicatrice sur son visage. Pourquoi s'imaginer que cette balafre la rebutait, que ses cicatrices lui faisaient horreur ? Elle les avait touchées et lavées. Il l'avait même vue se pencher et poser ses lèvres sur ses anciennes blessures. Il avait tenté de se maîtriser comme il le pouvait compte tenu des circonstances. Le laudanum l'aidait à contrôler ses réactions. Était-ce pour cette raison qu'elle le lui avait administré si généreusement ?

Elle se méfiait de lui. Beaucoup trop. D'ordinaire, ses conquêtes se montraient insatiables. Avait-il été maladroit à son égard, l'empêchant de ressentir le plaisir qu'il savait offrir à toutes les femmes ?

Il maudit ce trou noir dans sa mémoire. Il n'avait aucun souvenir de la façon dont il l'avait traitée, de ce qu'il avait pu lui faire. Il n'allait pas le lui demander, tout de même !

Soudain, elle sortit de son cabinet de toilette et s'approcha timidement, comme une jeune mariée effarouchée au soir de ses noces.

— Pourquoi ma présence vous effraie-t-elle à ce point ?

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ne put-il s'empêcher de demander. Elle coula un regard vers le lit et releva le menton avec

un air de défi. — Je n'ai pas peur de vous. — Alors venez donc vous asseoir ici, fit-il en tapotant le

coussin à côté de lui, et reprenez un peu de whisky. — Il est tard... — C'est souvent à ces heures-là qu'on fait des

cauchemars, observa-t-il. Jusqu'à présent il ne lui avait pas demandé la raison des

cernes sous ses yeux et de ses traits tirés. Il avait pensé que cette lassitude était due à une charge trop lourde pour ses épaules. Mais elle n'était assurément pas de celles qui se laissent abattre. Il la voyait déjà parcourir les vertes prairies dès les prémices du printemps.

— A quand remonte votre dernière nuit de vrai sommeil ?

— Je dors par bribes, John ne fait pas encore ses nuits. — Mais Jeannette pourrait prendre la relève. ? — C'est mon fils. Il a besoin de moi. — Il faudrait que vous dormiez une nuit complète de

temps à autre. — Je ne peux pas. Si je dors plus de quelques heures... ils

reviennent me hanter. Tous ceux que je n'ai pas pu sauver... Le souvenir de ce qui l'avait initialement conduit dans sa

chambre doucha son désir. — Venez ici, l'encouragea-t-il. Je ne vais pas vous sauter

dessus. — Loin de moi une telle idée ! Son ton le laissa perplexe. Il ne sut s'il fallait y entendre

de la déception ou un simple constat. Qu'est-ce qui pouvait bien lui faire croire qu'elle était en sécurité avec lui, alors que c'était on ne peut plus faux ? Avec les femmes, il n'employait jamais la force, mais il était diablement doué pour les convaincre. Alors pourquoi paraissait-elle si

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convaincue qu'il ne profiterait pas de la situation ? Elle s'assit sur le sofa, qui se creusa un peu sous son

poids, puis posa son menton sur ses genoux repliés en contemplant pensivement le feu dans l’âtre. Elle ressemblait à une enfant boudeuse. Mais la chemise de nuit était fine et les ombres taquines...

Il vida la carafe de whisky d'une traite pour se donner du courage, puis alla la remplir pour lui en proposer.

Elle but à petites gorgées hésitantes, les yeux fixés sur la cheminée, tellement absorbée par les flammes qu'il se demanda si elle n'avait pas oublié sa présence.

— Dix-neuf, marmonna-t-elle, butée. — Pardon ? — J'ai dix-neuf taches de rousseur. Vous en aviez oublié

une. — Alors je vais devoir les recompter. — Ce n'est pas la peine, coupa-t-elle. Puisque je vous le

dis. Il ne répliqua pas. Il referait le compte. Avant la fin de la

nuit, s'il ne tenait qu'à lui. Elle parut un instant déconcertée qu'il ne prît pas

l'initiative car bien qu'elle prétendît le contraire, elle désirait le sentir tout près d'elle, tout comme lui.

Elle toucha le bout de sa natte, comme si elle avait oublié que ses cheveux étaient plus courts qu'avant.

— Ils étaient longs, à l'époque ? Elle tourna la tête et répondit : — Ils me tombaient jusqu'à la taille. Avec mille précautions, il dénoua sa tresse sans la

quitter des yeux, la mettant au défi de l'en empêcher. Mais elle demeura immobile. On aurait dit qu'elle ne respirait même plus. Doucement, il glissa les doigts dans les mèches rebelles qui encadraient son visage, bouclaient dans son cou et dansaient sur ses épaules.

— Vous avez eu du mal à les couper ?

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— Pas vraiment. J'avais de bons ciseaux. Sa réponse ironique lui arracha un bref sourire. Elle

devait être drôle, en temps normal, quand elle était gaie et insouciante.

— Ce que je voulais dire, c'est que ce doit être difficile de sacrifier une aussi belle chevelure.

— Elle était infestée de poux, répondit-elle en y passant la main. Je l'ai recoupée il y a quelques mois mais je ne suis pas sûre de la laisser repousser aussi longue qu'avant. L'entretien des cheveux courts est beaucoup plus facile.

— Cela vous va bien, mais j'aimerais vous revoir avec vos cheveux longs. Pour faire la comparaison. Comme vous avez pu le constater, vous ne vous examinez pas aussi attentivement que je le fais,

Comme elle se redressait en riant, il lui ôta son verre des mains et lui emprisonna les doigts. Alors elle posa son autre main sur la sienne et caressa une cicatrice qui zébrait ses phalanges.

— Vous avez dit que vous ignoriez l'origine de ces blessures, dit-elle en levant vers lui ses yeux d'ambre liquide.

Il sentit son ventre se crisper. C'était la première fois qu'il lisait un désir si ardent dans les yeux d'une femme. Était-ce le whisky qui avait chassé ses préventions ?

— Moi, je sais d'où vient celle-ci... — Vraiment ? fit-il d'une voix étranglée. — Elle date de la nuit où vous m'avez sauvée. — Sauvée ? Mais de quoi ? Sans lâcher sa main, elle suivit le contour de la cicatrice

comme si elle lui contait la bonne aventure. — Il était tard. La nuit était tombée. Seul un croissant de

lune brillait dans le ciel. J'aurais dû être dans ma chambre mais je n'arrivais pas à trouver le sommeil, alors que j'étais épuisée d'avoir frotté les sols car Mlle N. ne supportait pas la saleté. Moi non plus. Les hommes méritent de mourir dans des endroits propres.

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Elle resserra son étreinte et secoua la tête comme si son récit prenait un tour désagréable mais qu'elle se sentait l'obligation d'aller jusqu'au bout. Elle reprit son léger va-et-vient sur sa peau abîmée.

— Il faisait nuit, il était tard et je marchais... Elle se répétait et il la soupçonna de retarder à dessein

son récit, comme si elle regrettait de l'avoir commencé. — Il y avait des bâtiments et peu de monde dehors à

cause de l'heure tardive. Je me sentais en sécurité. Il fallait se méfier des Cosaques, mais ils étaient loin de nous. Je ne pensais pas que le danger viendrait de ceux que j'étais venue aider.

Il se raidit et sa main se referma sur la sienne. Alors, il se rapprocha et de sa main libre, lui caressa la joue, près de la tache de rousseur qu'il avait oublié de compter tout à l'heure. Il s'étonna de relever ce détail futile en un moment si grave. Il redoutait d'entendre la suite de son récit, car il croyait en connaître le contenu, et il dut faire appel à toute sa volonté pour afficher une attitude décontractée et ne pas trahir l'envie qu'il éprouvait de se lever et de casser quelque chose.

Elle frissonna et une lueur d'effroi intense traversa ses yeux dorés.

— Ils étaient trois. Une grande brute, un autre plus petit et très mince et le troisième plus petit encore. Je ne sais pas pourquoi, mais lorsqu'ils ont surgi de l'obscurité j'ai pensé aux trois ours du conte de fées que me racontait ma gouvernante.

Il sentait un léger frisson parcourir ses mains et voulut la supplier de s'arrêter, mais il comprit qu'elle avait besoin de déposer son fardeau et se tut. Si elle avait vécu ces événements, il pouvait bien en supporter la narration. Ce qui le minait, c'est qu'il aurait dû s'en souvenir et lui épargner cette torture.

— Ils étaient ivres, poursuivit-elle d'une voix assourdie.

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Ils m'ont attrapée, traînée à l'écart... Sa jambe se remit à lui faire atrocement mal, comme si

la tension voulait sortir de son corps. — J'ai tenté de leur faire entendre raison mais comme

beaucoup, ils étaient persuadés que si une infirmière lave et soigne les hommes sans rechigner, elle peut aussi bien satisfaire leurs bas instincts. En d'autres termes, ils me prenaient pour une fille facile. J'ai crié et me suis débattue tout en sachant que c'était sans espoir. Je n'étais pas de taille à me défendre et j'étais perdue, déshonorée.

Il sentait son cœur cogner dans sa poitrine, comme s'il avait été dans la ruelle à ses côtés. Ses poils se hérissaient sur sa peau.

Elle releva les yeux. — Alors j'ai entendu la voix de mon sauveur : » Dites les gars, vous vous y prenez mal pour conter

fleurette à une belle dame. — C'est pas une dame ! — Tu penseras différemment le jour où elle épongera le

sang qui coulera de ta vilaine carcasse. Dégage ! » Vous vous êtes avancé vers eux d'un pas assuré, si calme,

avec un tel sang-froid... Je vous connaissais, bien sûr. J'avais changé les pansements de votre bras, ajouta Mercy en le touchant à l'endroit où la chair était boursouflée autour des cicatrices. J'avais essuyé votre front, je vous avais apporté vos repas. Cet après-midi-là, vous aviez été libéré et je vous croyais en route pour rejoindre votre régiment. Et voilà que vous avez surgi, si fort et si courageux face à ces tristes individus qui se moquaient bien de votre grade ! Ils vous ont pris pour un gentleman se faisant passer pour un officier...

Elle s'interrompit pour poser un baiser sur ses mains abîmées, avec une telle douceur qu'il frémit en rageant de ne pouvoir retrouver ces hommes pour les réduire en bouillie.

— Vous avez frappé si vite la brute qui me retenait qu'il n'a pas eu le temps de réagir, j'ai entendu craquer sa

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mâchoire sous la force du coup. Il est tombé et ne s'est pas relevé, pendant que les autres filaient sans demander leur reste. Alors, vous m'avez prise dans vos bras et m'avez serrée contre vous en essayant de calmer mes sanglots. Vous êtes resté avec moi jusqu'à l'aube.

Pendant qu'elle racontait son histoire, elle avait bougé et ses genoux touchaient maintenant sa cuisse, sur le coussin. Elle reposa la main de Stephen sur ses genoux, mais ne la lâcha pas.

Il lui tenait toujours le visage et passa son pouce contre l'arrondi délicat de la pommette.

— J'en déduis que je ne me suis pas contenté de vous tenir dans mes bras.

Elle s'empourpra. — Vous pensez que j'ai profité de la situation ?

demanda-t-il. — Non, comme toutes les autres infirmières, j'étais

amoureuse de vous. Toutes les femmes succombaient à son charme. Il en

avait toujours tiré une grande vanité et voilà que tout à coup, il se dégoûtait lui-même. Dieu fasse qu'il eût été assez galant pour refréner ses instincts ! Dès qu'il s'agissait du sexe opposé, son désir balayait tous ses scrupules.

— Je suis navré de ne pas me souvenir de cette nuit où j'ai joué au preux chevalier et j'ai du mal à croire que je n'en aie pas profité.

— Ces moments ont été les plus beaux de ma vie. Vous avez effacé les traces de leur veulerie. Sans votre réconfort, je crois que je n'aurais plus jamais laissé aucun homme m'approcher. Tout ce qui s'est passé entre nous était si fort - comme si chaque instant englobait toute une vie. Durant les mois qui ont suivi, quand je désespérais des conditions terribles dans lesquelles nous essayions de sauver des vies, le souvenir de ces instants passés ensemble me redonnait espoir en un monde meilleur.

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— Alors pourquoi êtes-vous si méfiante à mon égard ? — Parce que vous m'avez oubliée et que nous

recommençons tout de zéro. Il s'est passé tant d'événements dans ma vie que je ne suis plus tout à fait la même. Et vous non plus.

C'est certain qu'il n'était plus l'homme qui buvait son thé chez Claire. Il avait beaucoup changé, mais pas en tout. Et de cela, il était persuadé.

Il lâcha la main de la jeune femme et la prit dans ses bras.

— Que faites-vous ? — Vous m'avez fait confiance, cette nuit-là, et pourtant

le comportement de ces brutes aurait dû vous empêcher pour toujours d'approcher un nomme. Vous m'avez fait confiance et nous sommes restés ensemble jusqu'à l'aube. Faites-moi confiance ce soir encore, Mercy. Je vais chasser vos cauchemars et vous allez dormir si profondément que...

— Non, je ne veux pas risquer d'avoir un bébé. Et puis c'est injuste pour...

— Cette nuit-là, vous ai-je embrassée ? — Oui. — Vous ai-je embrassée... partout ? Le souffle coupé, elle secoua la tête. — Alors laissez-moi vous offrir ce cadeau. Pour me faire

pardonner d'avoir peut-être profité d'une situation où votre innocence et votre désarroi vous rendaient vulnérable.

— C'est mal, chuchota-t-elle. — Pourquoi voir le mal dans le plaisir reçu ? Je n'ai

même pas besoin de me déshabiller ni de défaire un seul bouton.

— Les miens non plus ? — J'aimerais le faire mais si la pudeur vous retient, vous

pouvez garder votre chemise de nuit. — Pourquoi faites-vous cela ? — Parce que je me suis mal conduit envers vous... et

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envers les autres. Je veux me faire pardonner et les mots n'y suffiront pas.

— Vous êtes le seul homme avec lequel j'aie jamais passé une nuit. Ce que vous avez en tête ne peut pas exister sans passion.

— Oh, je vous garantis qu'il y en aura, de la passion ! À satiété. Et vous pourrez m'arrêter quand vous le voudrez.

— Comment ? — Vous n'aurez qu'à me dire : non. Elle le regarda pendant un temps infini, la poitrine

oppressée. En lui faisant cette proposition, il espérait secrètement qu'il pourrait raviver ses souvenirs perdus. S'il échouait, il aurait au moins la satisfaction du plaisir donné. Il aimait autant donner du plaisir qu'en prendre.

— Faites-moi confiance, Mercy... Elle ne se souvint pas d'avoir donné son accord ; elle

était bien incapable de prononcer un seul mot. Mais il avait dû lire un acquiescement muet dans ses yeux car il la souleva dans ses bras.

Elle protesta faiblement en évoquant sa démarche hésitante et sa jambe encore fragile mais il ne voulut rien entendre, bien décidé à se consacrer tout entier à elle.

Il l'allongea sur le lit avec une délicatesse qui lui fit monter les larmes aux yeux et effleura ses lèvres d'un baiser. Elle se cambra pour y répondre mais il s'écarta avec un petit rire et entreprit de réduire l'éclairage et d'éteindre les bougies dans la pièce.

Comment avait-il deviné la requête qu'elle n'avait jamais osé formuler ? Jamais elle n'avait connu d'homme. L'aurait-elle pu, d'ailleurs ? Ces brutes l'avaient profondément meurtrie et même si Stephen l'avait sauvée et consolée, il avait respecté sa vertu. Il s'était conduit en parfait gentleman, faisant preuve d'une grande délicatesse.

Elle luttait de toutes ses forces pour ne pas lui montrer qu'elle était terrifiée, non par lui mais par l'acte physique en

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lui-même. Quand il revint vers elle, ses mains étaient crispées sur

son ventre. Elle frémit quand il la toucha. — Comme j'ai dû vous faire souffrir, cette nuit-là, pour

que vous soyez ainsi sur la défensive... — C'est la seule fois... — Je sais. Une seule nuit, il y a un an. Mais vous auriez

dû en garder un bon souvenir et désirer connaître ce plaisir à nouveau.

— Je ne veux pas tomber encore enceinte. — Si c'est la raison de votre effroi, détendez-vous, Mercy.

Rien de ce que je vais faire ne vous fera prendre un tel risque.

Elle fronça les sourcils : — N'est-ce pas indissociable du plaisir ? — Si c'est ce que je vous ai amenée à croire, je me suis

comporté comme un soudard. — Non, non... vous avez été merveilleux. Pourvu qu'il ne devine pas qu'il ne s'était rien passé

entre eux ! Elle s'enfonçait dans le mensonge, mais lui avouer la vérité maintenant revenait à dire adieu à John. Comment pourrait-il jamais la croire de nouveau ?

Il l'allongea sur le lit, les bras relevés de part et d'autre de l'oreiller.

La seule lumière venait du foyer et cette pénombre l'apaisa. Elle devinait à peine son visage et de temps en temps les flammes éclairaient son beau profil quand il bougeait. Cette nuit-là aussi, l'obscurité avait abrité son chagrin et sa honte.

— Je voudrais vous caresser tout entière, mur- mura-t-il d'une voix rauque qui eut pour effet immédiat de la faire frémir. Votre chemise sera un obstacle mais si vous y tenez, gardez-la. Mais le plaisir sera plus grand si la nuit seule enveloppe votre corps.

— Il ne fait pas nuit.

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— C'est suffisant. — Comme vous voudrez, capitula-t-elle, la bouche sèche. — Non, ma mie, c'est vous qui décidez. Quand il commença à déboutonner sa chemise, elle lui

attrapa le poignet et le serra de toutes ses forces en suppliant :

— Ne me faites pas mal... — Vous ai-je fait mal, la première fois ? — Non... mais je me sens plus vulnérable. — Parce que je ne me souviens plus de vous ? — Non, parce que j'ai honte... Il s'allongea à ses côtés. — Laissez-moi vous donner du plaisir, Mercy. Puis, sans lui laisser le temps d'ajouter un mot, il

l'embrassa et tous ses doutes et ses inquiétudes furent balayés par la merveilleuse sensation de sa langue dans sa bouche. Elle glissa ses doigts dans ses cheveux et elle sentit qu'il en faisait autant, lissant sa chevelure qu'elle regretta d'avoir coupée. Pour lui, elle les ferait pousser jusqu'à la taille, jusqu'au bas des reins.

Il délaissa un instant sa bouche pour couvrir son visage de petits baisers et elle le soupçonna d'embrasser chacune de ses taches de rousseur. Comment les voyait-il dans la nuit ? Il l'avait observée si souvent qu'il devait avoir gravé leur emplacement dans sa mémoire. Tout comme elle l'avait fait, elle, à Scutari. Malgré ses cheveux blonds, il avait la peau mate et hâlée. À présent, il était plus pâle parce qu'il sortait moins mais dès qu'il serait guéri, il chevaucherait le pays et le soleil tannerait à nouveau sa peau, lui donnant cette teinte dorée tellement plus seyante !

Ses lèvres suivaient la courbe du menton, descendaient dans son cou, allumant une traînée de feu sur leur passage. Il abandonna ses cheveux pour lui caresser le bras à travers le tissu.

Après tout, songea-t-elle, quel mal y aurait-il à relever sa

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manche pour sentir sa peau contre la sienne ? Comme s'il avait lu dans ses pensées, il libéra son bras et

elle sentit sa paume un peu rugueuse éveiller des sensations exquises sur sa peau, ses épaules, son cou, ses seins...

Elle ouvrit brusquement les yeux : l'obscurité était profonde et elle distinguait à peine le contour de sa tête penchée sur elle. Elle essaya de ne pas penser aux autres femmes qu'il avait caressées ainsi. Mais comment lui en vouloir d'une expérience dont elle recueillait aujourd'hui le fruit ?

Elle sentit tout à coup l'air sur sa peau. Les doigts de Stephan taquinaient ses mamelons durcis, et elle réalisa qu'il avait réussi à entrouvrir sa chemise de nuit sans qu'elle s'en aperçoive. Elle n'allait pas tarder à se retrouver nue...

Alors pourquoi lutter ? Il avait raison. Le manteau de la nuit suffisait amplement.

— Retirez-la, souffla-t-elle d'une voix rendue rauque par le désir.

Elle n'avait pas repris sa respiration qu'elle était nue et le vêtement envolé. Réunissant tout son courage, elle tira sur sa chemise et murmura :

— Enlevez-la, vous aussi. Son rire étouffé trahit sa satisfaction. Elle entendit un

froissement de tissu et la chemise alla rejoindre la sienne sur le plancher.

Son plaisir fut décuplé quand elle put le toucher, sentir sa peau soyeuse sous ses doigts. Elle s'arrêta à la taille pour ne pas l'inviter à plus d'intimité. Elle n'était pas certaine d'y être préparée.

Et pourtant, elle éprouvait un plaisir intense à se sentir comme un instrument sous ses doigts ; tout son corps vibrait, se tendait et suppliait... Les nerfs à vif, le cœur battant la chamade, elle se sentait prête à exploser. Comment s'imaginer qu'une fois que tout serait consommé et qu'il se serait acquitté de sa promesse, elle s'endormirait

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profondément ? Elle n'aurait sans doute qu'une envie : attraper ses vêtements et s'enfuir dans le jardin...

Mais, comme il prenait ses seins entre ses mains, elle oublia toutes ses tentatives d'évasion. Sidérée par la violence de sa propre réaction, elle se cambra vers lui, éperdue. Elle avait perdu tout contrôle de la situation et ne désirait plus qu'une chose : qu'il fasse ce qu'il voulait et lui donne tout ce qu'il avait à offrir...

La tension la faisait vibrer comme un arc. Quand il effleura du pouce son mamelon dressé, elle se sentit défaillir, se liquéfier. Sa langue vint alors remplacer son pouce, et commença sa danse provocante...

Elle gémit, oui, et ne put retenir un soupir de bonheur. Il lui semblait voir des étoiles danser dans la nuit, comme s'il avait ouvert grand les fenêtres. Ses mains couraient partout sur son corps, éveillant d'exquises sensations qui la laissaient étourdie, presque incapable de les contenir.

Elle le sentit glisser sa tête entre ses cuisses. Puis sa bouche effleura son ventre, embrassa le creux délicat du nombril, s'y attarda. Cela la chatouillait presque mais c'était comme si tout son corps s'ouvrait à cette caresse...

L'abandon la gagnait, présage de délices à venir. Elle regretta de lui avoir demandé d'éteindre, car elle aurait voulu le voir mieux. Mais l'obscurité lui avait permis de se détendre et de savourer ainsi ce qu'il lui donnait. Avec de la lumière, elle l'aurait vu, certes, mais lui aussi aurait constaté qu'elle rougissait au fur et à mesure qu'il gagnait des bastions...

Lorsqu'il souffla sur la toison bouclée qui masquait sa féminité, elle sursauta et lui agrippa les cheveux :

— Stephen ? — Chut, ma chérie. Le meilleur reste à venir. — C'est indécent. — Mais bien sûr ! Qu'attendiez-vous d'autre de moi ? Sans attendre sa réponse, il retourna à sa caresse

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coquine, et elle sentit la passion la submerger, tandis qu'il passait les mains sous ses reins pour la soulever.

— Pliez les genoux, chérie, et nouez vos jambes autour de moi.

Elle ne pouvait pas, n'osait pas... — Mercy, voulez-vous que j'arrête ? Son corps était tendu à l'extrême, telles les cordes d'un

violon attendant le jeu d'un archet inconnu. S'il s'arrêtait là, le concerto resterait inachevé.

— Non... — Alors faites ce que je vous dis, ordonna-t-il d'une voix

cassée qui le tonna. Souffrait-il de donner sans rien recevoir en échange ? — Vous avez mal ? — Ne vous inquiétez pas pour moi, mon amour. Parlait-il ainsi à toutes ses conquêtes ? Sans doute, mais

elle n'était pas sûre de vouloir connaître la réponse. Tout ce qui comptait pour le moment, c'était de l'entendre prononcer ces mots doux pour elle...

Elle obéit et retint son souffle. Le contact de sa langue la fit presque défaillir, elle serra les cuisses et laissa échapper un gémissement sourd. Jamais elle n'avait éprouvé pareille sensation de délice.

Mais il n'avait pas fini. Il continua à la caresser, à l'embrasser comme jamais elle n'aurait cru cela possible, la menant à des sommets de félicité.

Son plaisir s'intensifia quand il se mit à jouer avec le bout d'un sein. Elle se tendit brusquement, lui arrachant un petit rire de satisfaction.

Elle n'avait jamais rien éprouvé de semblable, jamais imaginé que cela fût possible. Elle allait mourir de plaisir avant qu'il en ait fini et ce devait être son but...

Cambrée, elle le serrait contre elle et avait perdu tout contrôle de son propre corps. Il en était devenu le maître absolu, en jouant à sa guise. Elle voulut crier pour donner

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libre cours à cette vague intérieure qui menaçait de tout emporter sur son passage. Elle voulut lui dire de se déshabiller pour le caresser comme il la caressait.

Le désir la submergea tout entière et, emportée par la passion, elle cria, terrassée par le plaisir, comme sous l'emprise d'un nouveau cauchemar.

— Oh Mon Dieu, mon Dieu ! Son corps se raidit, puis se relâcha et elle sombra dans

un bonheur ineffable. Quand elle revint à la réalité, Stephen était penché vers

elle et guettait sa respiration saccadée. Dans la nuit, elle devina qu'il était heureux.

— Était-ce si différent de la première fois ? Pourquoi cette question ? Elle n'allait pas lui mentir. Il

ne s'était rien passé entre eux, la première fois. Mais s'il comprenait qu'il ne lui avait jamais fait l'amour avant, il saurait, pour John. Il n'aurait plus de raison de l'épouser et elle aurait perdu toute chance de rester auprès du bébé.

Alors, elle se tut.

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10. Mercy se réveilla dans un état d'hébétude et d'excitation

mêlées. Ses sensations étaient étranges mais bien réelles. Il lui semblait avoir dormi pendant des lustres.

Soudain, elle réalisa qu'elle n'était pas seule. Sa tête reposait à demi sur l'oreiller et à demi sur un bras ferme et vigoureux. Stephen lui caressait doucement les cheveux en les replaçant derrière son oreille, l'effleurant avec la légèreté de la brise sur des pétales. Sa jambe était prisonnière des siennes et son pied frottait son mollet sans même qu'elle s'en rendît compte. Il portait encore son pantalon. Elle regretta un peu de ne pas lui avoir laissé retirer tous ses vêtements, et surtout d'avoir enfilé sa chemise de nuit.

Elle ouvrit timidement les yeux et s'aperçut qu'il la contemplait avec un mélange d'amusement et de désir. Les souvenirs des dernières heures de la nuit et de ce qu'il lui avait fait lui revinrent soudain à l'esprit : son corps ardent comme du métal en fusion, tout son être vibrant et tendu de désir...

Tous deux avaient poussé l'audace au-delà du raisonnable, à un degré d'intimité rare. Elle se sentait coupable d'avoir été la seule à en éprouver du plaisir mais il avait paru en tirer satisfaction, lui aussi.

Maintenant elle savait qu'elle pouvait partager une telle intimité. Avec lui, en tout cas.

— Bonjour, fit-il d'une voix ensommeillée qui éveilla immédiatement en elle une bouffée de désir associée à des sentiments contradictoires : la honte parce que son corps était avide de recommencer, le soulagement de n'être pas rassasiée et le souci de ne rien mettre en péril avant d'être mariée.

— Quelle heure est-il ? Il se souleva pour regarder l'horloge sur la cheminée :

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— Il me semble qu'il est deux heures et demie. Elle voyait les rayons du soleil percer entre les rideaux.

Stupéfaite, elle interrogea : — Nous sommes l'après-midi ? Il lui offrit un grand sourire avant de lui embrasser le

bout du nez. — Je vous avais bien dit que je chasserais vos

cauchemars. — J'ai dormi douze heures d'affilée ! — C'est que vous en aviez besoin. Il se mit à lui caresser les hanches et elle l'immobilisa en

lui saisissant le poignet. — Qu'avez-vous à l'œil ? Un cocard bleuissait et s'estompait en tirant vers la

pommette. — Vous m'avez frappé, plaisanta-t-il, apparemment

d'excellente humeur. — Quoi ? Moi ? Elle se souvenait de s'être débattue dans le feu de la

jouissance mais de là à se montrer violente... — Vous avez fait un cauchemar, poursuivit-il sans cesser

de lui caresser les cheveux. — Mon Dieu, je suis désolée ! Faudra-t-il donc que je

passe ma vie à vous demander pardon ? — Jeannette aussi en a vu de toutes les couleurs. En gémissant intérieurement, elle émit le vœu que cette

dernière se montre aussi compréhensive. — Je... J'aurais pu vous faire très mal. Vous n'en aviez

pas besoin. — Vous maîtriser n'a pas été trop difficile. — Si votre famille vient à apprendre notre... indiscrétion,

j'ai bien peur de voir chuter leur estime pour moi. — J'en doute. Ils n'ont pas de leçons à donner, vous

savez. — Mais je suis la première à considérer que je me suis

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mal comportée. J'aurais dû avoir la force de résister. — Mais c'est ce que vous avez fait ! J'ai dû me contenter

de peu, comme vous avez pu vous en rendre compte. — Et la prochaine fois, je baisserai définitivement les

armes ! Est-ce là le genre de femme que vous voulez comme mère de votre enfant ?

— Et vous, voudriez-vous pour époux un homme qui a oublié deux années de sa vie ?

— Si c'est vous, oui.

Stephen se dirigea vers le bureau de son frère après s'être habillé. Il avait quitté Mercy à contrecœur. Une fois de plus, il s'était trompé. Ce n'était ni ses yeux, ni son sourire, ni sa fougue, ni son corps qui l'avaient tant attiré. C'était sa nature passionnée. Elle s'était embrasée lorsqu'il l'avait sauvée et consolée à Scutari et il n'avait pas réussi à éteindre l'incendie. Il ne lui avait pas rendu service, puisqu'elle s'était retrouvée enceinte de son fils. Inutile de se leurrer. C'est lui qui était fautif.

Il aurait aimé passer le reste de l'après-midi avec elle, au lit, pour explorer plus avant ses ressources dans le domaine, découvrir ou redécouvrir tous les plaisirs qu'elle avait encore à lui offrir. Mais il avait des affaires plus urgentes à régler. Encore un changement étonnant chez lui, car auparavant, le plaisir l'emportait toujours sur le reste.

Il le cherchait partout et veillait à y consacrer la majeure partie de son temps. La vie pour lui était indissociable de la notion de plaisir et cette quête avait toujours dirigé son existence. Et voilà qu'il lui préférait une autre chose qui lui paraissait plus importante ! Qui était donc cet homme qui arpentait les couloirs ? Se connaissait-il encore lui-même ?

En entrant dans le bureau, il tomba sur le docteur Roberts assis dans le bureau d'Ainsley. Le médecin rougit et se leva avec empressement :

— Major Lyons, je me réjouis de vous voir si alerte ! — Oh, j'ai simplement abandonné ma canne. Avions-

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nous rendez-vous aujourd'hui ? — Non, c'est moi qu'il est venu voir, déclara son frère. Il le vit glisser avec discrétion un papier dans le tiroir de

son bureau, et s'en étonna. Ainsley n'était pas cachottier, d'ordinaire.

— Qu'est-ce donc ? — Rien d'important. Ainsley haussa un sourcil : — Seigneur ! Ton œil, que s'est-il passé ? Stephen regarda tour à tour son frère et son visiteur. Il

n'était pas dupe, mais il connaissait suffisamment Ainsley pour savoir qu'il ne lui arracherait rien sous la contrainte.

— Un petit accident, cette nuit. Je me suis cogné contre une porte.

— Encore une domestique qui a dû repousser tes avances ! se moqua son frère. Je t'ai déjà dit de les laisser tranquilles. Cesse de les importuner !

Stephen se mordit la langue. Laissons-le croire ce qu'il veut.

— Tu voulais quelque chose ? — Oui, mais j'ignorais que tu avais de la compagnie. Je

reviendrai plus tard. —Inutile, intervint le docteur Roberts. J'ai terminé. Ce

fut un plaisir, Votre Grâce. Major, si vous avez encore besoin de mes services, appelez-moi, sinon, au revoir...

Il sortit rapidement sous le regard surpris de Stephen qui se tourna ensuite vers son frère :

— De quoi diable parliez-vous ? — De rien qui te concerne. Il haussa un sourcil et ajouta : — Tu es souffrant ? — N'en parlons plus, petit frère. — Tu ne m'avais appelé ainsi depuis mon retour. — Pardonne-moi. Je n'aurais pas dû. L'habitude... Tu

sais... j'ai été impressionné par ton comportement en

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Crimée. — Je n'en ai pas le moindre souvenir ! — Il n'en demeure pas moins héroïque. J'ai lu des

articles sur toi dans le Times et l'lllustrated News. D'autres récits m'ont été rapportés par le Ministère. Tu veux les lire ?

— Plus tard, peut-être. Il se dirigea vers le bar et se versa un verre de whisky. — Tu m'accompagnes ? — Il est un peu tôt, tu ne trouves pas ? Même pour toi. — Il n'est jamais trop tôt pour se faire plaisir. S'il y a

bien une chose que tu aurais dû retenir de notre enseignement, à Westcliffe et à moi, c'est celle-là. Sinon, à quoi aurons-nous servi ?

— Il y a anguille sous roche, déclara Ainsley. La dernière fois que tu t'es montré aussi charmant avec moi, tu avais douze ans.

Maudit soit Ainsley et sa foutue clairvoyance ! Stephen se remplit un deuxième verre et revint vers le bureau avec un sourire innocent.

— J'ai failli mourir, alors je deviens plus indulgent. Ainsley prit le verre et s'installa confortablement dans

son fauteuil. — C'est possible, mais je ne te fais pas confiance ! D'un geste vif, Stephen ouvrit le tiroir et s'empara du

feuillet qu'Ainsley avait rangé avant que ce dernier n'ait pu l'en empêcher.

— Et c'est réciproque ! — Enfer et damnation ! rugit Ainsley en sautant sur ses

pieds. Rends-moi ça ! Stephen se rapprocha de la fenêtre pour y voir plus clair.

C'était une liste de noms. De femmes uniquement. — C'est la liste de tes conquêtes ? Son regard tomba sur un nom familier. — Seigneur, qu'est-ce que Mercy vient faire là ? Il fit volte-face et foudroya son frère du regard :

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— De quoi s'agit-il ? Ainsley s'assit au bord de son bureau et fit tourner son

whisky dans son verre : — Cela risque de ne pas te plaire. — C'est déjà fait ! — C'est la liste des infirmières de Mlle Nightingale. — Pour quoi faire ? — Pour vérifier son histoire. Je voulais m'assurer qu'elle

avait vraiment travaillé sous ses ordres et que vos chemins avaient pu se croiser.

— Tu ne la crois pas ? — Simple vérification. — Ce n'est pas à toi de faire ça. — Tu as tout oublié de ces deux fichues dernières

années. Tu ne sais même plus si tu as couché avec elle ! — Si. Ainsley tressaillit. — Tu t'en souviens ? — Non, répondit-il en froissant la feuille entre ses mains.

Mais je le sais. L'enfant est bien de moi. Et Mercy sera également mienne. Je suis venu te demander de m'aider à obtenir une dérogation pour l'épouser.

— Et si tu te trompais ? — Eh bien, j'assumerais cette erreur. Il fit un pas en direction de son frère. — Ainsley, tu as trois ans de moins que moi et tu m'as

toujours traité comme si j'étais ton cadet. Ne t'occupe plus de mes affaires, d'accord ?

— Si je ne t'avais pas acheté cette charge d'officier... — Toi et Westcliffe. J'ai oublié l'intermède de la Crimée,

mais je me souviens des années qui l'ont précédé. J'avais besoin de mûrir. De donner un sens à ma vie.

Mercy venait de le faire. Cela le rendrait-il heureux ? Il n'en savait rien mais il n'avait aucune intention de s'en détourner.

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— Alors, tu tiens vraiment à cette fille ? — Je crois que oui, si toutefois j'en suis capable. C'est

d'ailleurs amusant de songer qu'en ce qui me concerne, elle ne fait partie de ma vie que depuis quelques jours seulement. Mais c'est ainsi.

Ainsley s'empara de cette ultime observation pour tenter de le faire changer d'avis. Sans succès.

Après avoir pris congé de son frère, Stephen se rendit chez sa mère. Il la trouva dans son boudoir, blottie dans un fauteuil près de la fenêtre. Son visage était si serein qu'on l'aurait crue dans l'antichambre du Paradis. Cela l'émut de la voir ainsi. Elle avait toujours été une femme forte, intimidante, qui avait la réputation de n'en faire qu'à sa guise. Dans cette position, elle paraissait encore très jeune alors qu'elle avait enterré deux maris, élevé trois garçons exubérants et qu'elle était deux fois grand-mère, et pourtant elle n'avait pas encore cinquante ans.

Léo se tenait devant son chevalet, sa palette à la main. La duchesse était son modèle de prédilection. Stephen avait vu quantité de ses œuvres et elle en était presque à chaque fois le sujet.

Léo s'interrompit, le pinceau en l'air : — Major... — Léo. Pouvez-vous nous laisser seuls un instant ? La duchesse secoua la tête et fit une moue : — Tu as demandé cette fille en mariage ? — Cela vous contrarie ? — Absolument pas. C'est la seule chose à faire. Elle avait

tout loisir de noyer John dans la Seine et nous aurions été bien avancés ! Dire que je m'attendais à devoir vous forcer la main ! Léo avait parié que vous prendriez vous-même cette décision. Il a gagné.

Le peintre reposa son pinceau, s'approcha noncha-lamment de la duchesse et l'embrassa sur la joue.

— Je vous laisse avec votre fils, ma chère, en attendant

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de revenir cueillir ma récompense. — Ne vous approchez pas de ma petite soubrette. Vous

savez de qui je parle. Je n'aime pas la façon dont elle vous regarde.

— Je n'ai rien remarqué, vous savez bien que je n'ai d'yeux que pour vous.

— Oh ! Allez-vous-en, vil flatteur ! Elle le suivit du regard jusqu'à ce qu'il ait disparu et

soupira : — Quel incorrigible romantique ! Stephen s'installa dans un fauteuil en face de sa mère et

allongea les jambes. — Qu'avez-vous donc parié ? Elle rougit : — Cela reste entre Léo et moi. Elle soupira et l'observa avec attention. — Alors tu es vraiment décidé à l'épouser ? — Si elle veut bien de moi. Je ne le lui ai pas encore

demandé... Il lui avait tendu des perches, mais jusqu'à son arrivée

au manoir, il ne s'était pas montré sous son meilleur jour. Il avait l'intention de se rattraper.

— Voulez-vous la bague ? La bague que le père de Westcliffe lui avait offerte était

désormais celle de l'épouse de Westcliffe. Celle du père d'Ainsley reviendrait à la femme de ce dernier. Et la bague que son père avait offerte à sa mère devait aller à Mercy.

— Oui. Le regard de la duchesse s'embua mais elle chassa rite

son émotion. — Tu as toujours aimé les femmes. Je pensais que tu

serais le dernier à te marier, si tu te mariais un jour... — Mère, j'ai toujours aimé les femmes. Mais jamais une

femme en particulier. Sauf vous, bien entendu. Elle sourit, charmée :

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— Petit coquin ! Sa gaieté s'évanouit quand elle ajouta : — Tu ne l'aimes donc pas ? — Soyons réalistes. Je la connais depuis moins d'une

semaine. Comment savoir si je l'aime ? Elle approuva du chef et regarda par la fenêtre. — Je t'en supplie, ne la trompe pas. — Tout comme l'objet de ton pari avec Léo, ma fidélité

ne concerne que Mercy et moi. — Un mari infidèle peut réduire le cœur d'une femme en

miettes, anéantir sa fierté et la rendre amère... — Mère, il s'agit d'un mariage de raison. Aucun de nous

deux ne se fait d'illusions, coupa-t-il d'un ton sec. — J'ai fait de mes fils des hommes forts et obstinés, mais

bien trop orgueilleux. Je suis parfaitement consciente que tu n'en feras qu'à ta tête, mais je prie le ciel pour que tu écoutes aussi ton cœur.

Stephen avait l'intention de proposer à Mercy une

promenade dans les jardins mais le vent s'était levé et il faisait un froid glacial. Au crépuscule, la pluie se mit à tomber et les rafales fouettaient les carreaux des fenêtres. Au printemps, il l'aurait entraînée pour un pique-nique au bord d'une des rivières qui traversaient le domaine de son frère ou sur un des étangs où ils péchaient dans leur jeunesse. Son cœur se serra d'émotion à l'idée qu'un jour il emmènerait John pêcher là-bas.

Il se doutait qu'un jour ou l'autre il aurait des enfants, mais il avait pensé qu'il aurait le temps de se préparer à son rôle de père. Et voilà qu'il y était projeté sans aucune préparation ! Il en allait de même pour Mercy. Et il ne pouvait ni se plaindre, ni rechigner ni revenir en arrière. Il accepterait d'endosser ses devoirs de père et d'époux du mieux qu'il le pourrait afin que son fils ne regrette jamais de l'avoir pour père - et Mercy pour époux.

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Il avait l'intention de tout mettre en jeu pour que cet arrangement soit viable : ne rien faire sans mûre réflexion et tenir compte de ses désirs.

Il avait choisi un endroit où on ne les dérangerait pas. Où son intrigante de mère ne pourrait pas se faufiler pour écouter aux portes. Il s'était finalement décidé pour la galerie des portraits au premier étage qui offrait une vue magnifique sur les jardins. Il y avait donné rendez-vous à Mercy avant le dîner.

Il préparait son discours près d'une fenêtre quand il entendit son pas léger. Au même instant, un éclair déchira la nuit et illumina la campagne. C'était beau et impressionnant. Le cadre idéal, décréta-t-il en son fort intérieur, pour une femme qui s'était révélée d'une étoffe plus solide que lui. La lumière baissait et dans la pénombre naissante il aperçut son reflet sur la vitre. Elle portait la robe verte du premier soir. Mais il connaissait à présent le trésor qu'elle recélait.

Sa coiffure dissimulait ses cheveux courts retenus par un peigne orné d'une perle. Combien de temps faudrait-il pour que sa chevelure lui tombe à nouveau jusqu'à la taille ?

La galerie courait sur toute la façade de la maison. Il avait eu l'intention de s'y promener en sa compagnie, mais il changea d'avis et lui proposa de s'asseoir dans un fauteuil, devant la fenêtre.

Elle obéit et joignit les mains sur ses genoux. Elle le dévisageait. Se doutait-elle de la raison pour laquelle il l'avait fait venir ?

Il se tourna vers la fenêtre : il la voyait parfaitement, reflétée sur la vitre. Il était attiré par elle, c'était indéniable, et il était aussi le seul responsable de sa situation actuelle. Il pouvait garder le bébé, demander à la duchesse de l'élever et laisser partir Mercy. Mais il savait à quel point elle aimait l'enfant et combien il serait cruel de l'en séparer.

Il pouvait aussi reconnaître John et engager Mercy

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comme nurse ou gouvernante. Au fil du temps, son déshonneur serait oublié si elle ne faisait pas état de sa maternité. Elle pourrait alors rencontrer quelqu'un, l'aimer et l'épouser. Vivre sa vie - en laissant John. Mais ce serait injuste pour le garçon.

S'il était honnête avec lui-même, il ne voulait pas qu'elle s'en aille. Mais il ne l'aimait pas non plus, et n'avait pas le droit de la priver d'une vie normale. Comme il n'existait pas de solution parfaite, il fallait trouver le meilleur compromis. Elle saurait tirer le meilleur d'une situation délicate, et lui ferait son possible pour la rendre heureuse. Les femmes n'étaient pas faites pour souffrir, pensait-il. Du moins pas à cause de lui. Elles étaient faites pour apporter aux hommes la joie, le bonheur et le plaisir. Elles étaient un don du ciel et il les chérissait.

Il respira profondément et déclara sans quitter son reflet des yeux :

— J'ignore si je suis l'homme que vous avez connu à Scutari. J'ignore aussi les sentiments et les intentions de cet homme et je ne suis pas certain de connaître celui que je suis aujourd'hui. Je ne connais que celui d'il y a deux ans. Et très franchement, je ne le tiens pas en haute estime...

Il fit volte-face. — Si cela peut vous consoler, l'homme que j'étais il y a

deux ans ne mettait jamais dans son lit une femme pour qui il n'eût de l'affection.

Elle hocha la tête et avala sa salive. Sa gorge délicate palpitait et il ne put s'empêcher de s'y attarder.

— Vous devriez savoir qu'il n'y a jamais eu que vous dans ma vie, dit-elle doucement.

Il émit un petit rire. — Je m'en suis douté, cette nuit. Et sans l'affaire qui

nous réunit, j'aurais été prêt à parier que vous étiez vierge. — Vous en avez beaucoup connu ? — Des vierges ?

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Elle acquiesça, les joues écarlates. — Non, mais je ne vous ai pas fait venir pour vous

détailler mes conquêtes. Ce matin, vous m'avez affirmé que vous ne verriez pas d'inconvénient à épouser un homme qui a perdu la moitié de sa tête.

— Vous n'avez pas perdu la tête, seulement vos souvenirs.

— Et si ce... handicap ne se limitait pas à mon séjour en Crimée ? Si cela devait s'aggraver et que j'en vienne à vous oublier, vous et John ?

— Je suis d'un tempérament optimiste. Elle l'avait prouvé, en prenant la décision de garder son

fils. Stephen ne pouvait pas la laisser assumer cette charge toute seule. Indépendamment de son comportement en Crimée, il savait comment il était avant. Et il n'avait pas changé. Lorsqu'il couchait avec une femme, il se promettait de ne jamais l'abandonner si elle se retrouvait en fâcheuse situation.

— Vous êtes la mère de mon fils, et je sais que cela ne serait pas le cas si je n'avais tenu à vous. Mais je ne peux pas dire que je vous aimais. Même aujourd'hui, je ne le peux pas... Cependant, de la même manière que vous n'avez pas abandonné mon fils, je ne vous abandonnerai pas.

Il posa un genou en terre, tandis que sa jambe blessée le rappelait à l'ordre.

Elle resta bouche bée, les yeux agrandis de stupéfaction. Il lui prit la main pour y déposer un baiser et plongea dans ses yeux d'ambre liquide.

— Mademoiselle Dawson, Mercy, voulez-vous m'épouser ?

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11. Les paroles que venait de prononcer Stephen

résonnaient dans le cœur de Mercy tandis qu'ils rejoignaient les autres dans la bibliothèque.

La duchesse se leva de son fauteuil dans un bruissement de soie :

— Alors ? — Elle a dit oui, répondit Stephen d'un ton ferme,

comme si toute autre réponse de la part de la jeune femme eût été inconcevable.

C'était en effet la seule réponse qu'elle pouvait lui donner pour s'assurer une place dans la vie de John. Et elle aimait trop l'enfant pour envisager une autre solution qui risquerait de se solder par une séparation. En outre, Stephen était loin de lui être indifférent. C'était de l'amour qu'elle ressentait pour lui, à ne pas s'y méprendre. Certes, il n'était plus l'homme qu'elle avait connu à Scutari, mais elle aussi avait changé.

Même si son père ne tenait pas Stephen en joue avec un pistolet, ce dernier l'épousait tout de même contraint et forcé. Mais il s'agissait d'un mariage d'honneur et le fait qu'il agisse en gentleman ne les empêcherait pas d'entretenir de bonnes relations, bien au contraire. Ce serait compliqué mais elle saurait gérer les situations délicates pour leur bonheur à tous les trois.

— Merveilleux ! s'exclama la duchesse en traversant la pièce pour prendre Mercy dans ses bras. Chère enfant, comme je suis heureuse de vous accueillir dans notre famille !

Elle fit un pas en arrière et une lueur complice brilla dans ses yeux.

— La cérémonie aura lieu ici même, dans la chapelle du domaine. Notre vicaire la célébrera, dans l'intimité bien sûr,

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compte tenu des circonstances. Nous n'inviterons que la famille et les amis proches.

— Je n'ai pas de famille, lui avoua Mercy. Une lettre à mon père suffira puisqu'il se désintéresse totalement de mon sort. Sans la généreuse proposition de Stephen, nous serions à la rue, John et moi.

— Mais non, voyons ! Je me serais occupée de vous si Stephen ne l'avait pas fait. Je suis si heureuse qu'il ait pris cette décision. Cela prouve qu'il est un homme exceptionnel.

— Mère, je suis affamé. Pourrions-nous discuter de tous ces détails après le repas ? intervint Stephen.

— Nous pouvons tout à fait en parler maintenant et pendant le dîner, répliqua la duchesse qui, à la stupéfaction de Mercy, passa un bras autour de la taille de la jeune femme avant de poursuivre d'un ton volubile : Westcliffe et sa famille seront conviés, bien évidemment. Oh ! Je suis sûre que vous vous entendrez bien avec Claire. Leur petit garçon est un amour. Mais je ne ferai preuve d'aucun favoritisme parmi mes petits-enfants. Je ne commettrai pas deux fois la même erreur. Nous inviterons aussi Lynnford et sa famille. Le comte a été le tuteur de mes fils après le décès du duc, leur père. Je vois encore une ou deux personnes que nous pourrions inviter, mais je ne vois pas l'intérêt d'avoir trop de monde... À moins que vous n'y voyiez un inconvénient.

— Non, c'est aussi mon avis. Moins il y aura de monde, mieux ce sera.

L'idéal eût été qu'ils fussent seuls, Stephen et elle. Elle lui jeta un coup d'œil à la dérobée et fut récompensée par un sourire fugace.

La duchesse se sentait investie d'une mission et plus personne ne pouvait l'arrêter. Elle parla des préparatifs du mariage pendant tout le repas : elle ferait venir sa couturière de Londres sans tarder, les fleurs étaient rares à cette saison mais si Mercy n'y voyait pas d'objection, elle connaissait quelqu'un qui faisait pousser des orchidées. Elle aborda

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même le sujet du repas de noces... Quand le repas s'acheva, Mercy était étourdie par la

quantité de choses qu'elle s'était engagée à réaliser. En tout cas, une chose était sûre : désormais, sa vie ne serait plus jamais la même...

Plus tard, cette nuit-là, elle s'assit dans son lit, les bras noués autour des genoux. « Nous devrions nous enfuir », lui avait chuchoté Stephen à l'oreille au moment où ils sortaient de table.

La perspective était séduisante, mais elle manquait de noblesse et l'idée venait bien trop tard pour sauver sa réputation. Puisqu'ils devaient se marier, autant ne pas tarder. Stephen avait encore le temps de se raviser et tant qu'ils ne seraient pas officiellement mari et femme, elle ne serait pas tranquille.

Les événements s'enchaînèrent à toute vitesse tandis que ses cauchemars augmentaient en fréquence et en intensité. Malgré tous ses efforts, Mercy était assaillie de rêves terrifiants. Après deux autres nuits où elle le réveilla en criant, Stephen décida de dormir à ses côtés. Il la prenait simplement dans ses bras et elle se rendormait, apaisée. La fatigue qui ne la quittait pas depuis son séjour à Scutari commença à disparaître. Ses gestes retrouvèrent leur vivacité et elle reprit du poids.

Mais ses tourments au sujet de sa nuit de noces demeuraient. La duchesse ne fit qu'ajouter à son embarras en lui offrant une chemise de nuit diaphane qui ne dissimulait rien de ses charmes.

— J'espère que mon cadeau ne vous choque pas, avait expliqué la duchesse pendant que Mercy déballait le paquet. Je n'ai jamais fait mystère de ce qui se passe entre un homme et une femme. Avec de l'audace et de l'initiative, ça peut être merveilleux.

Si elle se fiait à ce que Stephen lui avait montré jusqu'à

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présent, elle n'en doutait pas ! Dans trois jours, elle se marierait. Le temps était passé à

une vitesse hallucinante. Songeuse, elle berçait John dans sa chambre, qui gazouillait en faisant des bulles. L'amour qu'elle portait à ce bébé l'effrayait parfois, en même temps qu'il la comblait de joie. Pour elle, seuls comptaient son bonheur et son bien-être, et elle considérait sa maternité comme un privilège.

On frappa à la porte et l'une des jeunes domestiques apparut. Elle fit une révérence avant d'annoncer :

— Pardonnez-moi de vous déranger, mais Sa Grâce m'envoie vous chercher. Lord et lady Westcliffe sont arrivés et vous attendent dans le grand salon pour faire votre connaissance.

— Merci. Dites-leur que j'arrive dès que je suis prête. Elle voulait leur faire bonne impression. La partie était

loin d'être gagnée avec Ainsley mais elle espérait avoir plus de succès avec Westcliffe.

Quand elle arriva dans le hall, elle s'immobilisa à la vue de Stephen. Comme toujours en le voyant, elle sentit son cœur bondir dans sa poitrine, mais ses bras se refermèrent instinctivement sur John : le cœur luttait contre la raison. Une partie d'elle-même s'inclinait devant l'intensité des sentiments qu'elle portait à cet homme, et l'autre se rebellait à la pensée qu'il pouvait lui retirer l'enfant s'il apprenait qu'elle n'était pas sa mère.

— Comme vous êtes pâle, Mercy ! Vous ne vous imaginiez tout de même pas que j'allais vous laisser seule entrer dans la fosse aux lions !

Stephen Lyons la protégeant des fauves ! La cocasserie de la situation lui arracha un rire nerveux.

— Pourquoi devrais-je redouter de rencontrer votre frère aîné ?

Il lui offrit son bras : — Ne vous inquiétez pas. Il a l'air féroce mais il ne mord

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pas. C'était exact. Westcliffe avait des cheveux de jais et le

regard plus noir encore. Ses traits semblaient sculptés dans le granit et il avait l'air sévère. Des trois frères, c'était le plus grand et le plus massif. On aurait sans peine imaginé brandissant un sabre. Il ne ressemblait absolument pas à Stephen.

— Je vous présente toutes mes condoléances, déclara-t-il d'un ton neutre.

— Westcliffe ! La femme qui venait de s'écrier avait de beaux cheveux

brillants qui firent pâlir Mercy d'envie. Ses yeux bleus étaient plus clairs que ceux de Stephen et plus doux aussi.

— Ne faites pas attention à ce qu'il dit. Il vous taquine, bien sûr. Stephen est un beau parti.

Elle s'avança avec grâce et la prit dans ses bras. — Je suis Claire. Soyez la bienvenue dans notre famille. Puis elle recula et regarda attentivement le bébé. — Et je présume qu'il s'agit de John ? Émue aux larmes, elle se tourna vers Stephen. — Il vous ressemble beaucoup. — Je ne vois pas de ressemblance. — Ce sont bien les hommes ! Ils peuvent être si agaçants

parfois ! Puis-je vous présenter lord Waverly, notre fils ? Mercy aima tout de suite lady Westcliffe et ses manières

ouvertes et chaleureuses. Elle ne jugeait pas les gens. — Oh, bien sûr, lady Westcliffe, avec joie. — Appelez-moi Claire, voyons ! Après tout, nous allons

devenir presque sœurs. Elle l'entraîna vers la duchesse qui tenait le petit garçon

sur ses genoux. C'était tout le portrait de son père et il hériterait de son titre de vicomte et de sa fortune.

Mais plus que l'enfant, ce fut l'amour que se portaient visiblement ses parents qui la frappa. Cela se voyait à la façon dont ils se regardaient et son cœur se serra devant ce

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bonheur qu'elle ne connaîtrait jamais. Car en dépit du regard tendre que Stephen posait sur

elle, il ne l'aimait pas. Il ne faisait que son devoir en l'épousant. Et pour John, elle devait tenir bon.

— Alors que comptes-tu faire au juste ? s'enquit Westcliffe.

Stephen se tenait avec ses frères dans la bibliothèque. Les dames s'étaient retirées. Il faisait confiance à Claire pour mettre Mercy à son aise. Il connaissait sa jeune belle-sœur depuis son enfance et c'étaient ces liens étroits qui avaient provoqué des tensions quand elle avait épousé Westcliffe. Mais tout allait bien entre eux désormais et il savait que Claire accueillerait Mercy comme une sœur. En réalité il regrettait de ne pas avoir poussé sa mère à la convier plus tôt.

Accoudé au manteau de la cheminée, il contemplait les flammes qui dansaient et se tordaient dans l'âtre.

— Être un bon époux. — Comment comptes-tu faire vivre ta famille ? Il passa un doigt sur sa cicatrice et toucha la chair

abîmée. — Sans mémoire et de ce fait privé de mon expérience, je

n'offre plus beaucoup d'intérêt pour l'armée car je me retrouve sur le même plan qu'une jeune recrue. Je ferais un très mauvais pasteur. Alors il ne me reste plus qu'à tenter ma chance au Parlement.

— J'ai bien réfléchi à ta situation, intervint Ainsley. Cela ne surprit pas Stephen. Peu de choses échappaient

à l'esprit incisif d'Ainsley. Quand il était jeune, Stephen était exaspéré par l'aisance avec laquelle son frère résolvait tous les problèmes et les défis qui se présentaient. Aujourd'hui, il lui en était reconnaissant. Il dévisagea son cadet d'un air interrogateur.

— J'avais songé à Roseglenn Manor. C'était l'un de ses plus petits domaines dans

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l'Hertfordshire. — J'ai été si occupé ces derniers temps que je l'ai un peu

négligé. — Tu ne négliges jamais rien ! — Tu n'as pas tort. Mais cela me simplifierait la tâche si

j'avais une personne de confiance pour s'en occuper. Et je me propose de t'intéresser à l'affaire en te reversant une partie du revenu annuel.

Sachant qu'il n'hériterait jamais sauf en cas de décès de Westcliffe, Stephen ne s'était jamais intéressé à la gestion d'un domaine. Mais sa fierté l'empêchait de reconnaître cette nouvelle lacune, même devant ses frères. Il voulait se racheter vis-à-vis de Mercy et lui assurer ainsi qu'à John une existence heureuse.

— J'accepte volontiers ta proposition. Ainsley ouvrit des yeux ronds. — Je ne m'attendais pas à ce que tu capitules aussi

facilement. Maintenant qu'il reprenait des forces, il se sentait mal à

l'aise dans sa famille. La date du mariage approchait et il commençait aussi à douter de lui-même. Avait-il l'étoffe d'un père et d'un époux ? Que pouvait-il offrir d'autre que de la passion ? Il s'était même demandé s'il n'allait pas laisser John et Mercy sitôt la cérémonie achevée pour partir de son côté. Ce mariage ne restaurerait pas l'honneur de la jeune femme, mais il lui procurerait néanmoins un statut officiel. Compte tenu du prestige dont jouissaient les soldats auprès de la population, tous comprendraient qu'un homme et une femme amoureux aient pu commettre une erreur à la veille d'un combat...

Elle pourrait même enjoliver son récit et se poser en héroïne. Mais il devait reconnaître que la franchise était une de ses qualités premières. D'ailleurs, estropié comme il l'était, il faisait un bien piètre parti comparé à elle, qui offrait

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davantage d'appas. Il tâcherait donc d'être un époux attentionné.

Dans sa jeunesse, Mercy avait souvent rêvé du jour où elle se marierait. Tout en sachant que les mariages d'amour étaient rares, elle espérait que pour elle, ce serait le cas. Elle voulait être éperdument amoureuse de son futur époux et que ce fût réciproque. Dans le cas présent, son amour pour Stephen et son fils la faisait voler vers l'autel où lui ne la conduisait que pour s'acquitter d'une dette. Avant que la cérémonie ne commence, elle formula le vœu secret qu'il ne regrette jamais de l'avoir épousée...

Elle portait une robe ivoire toute simple et fut éblouie par la prestance de Stephen dans son costume sombre. Quand il lui ôta son gant pour glisser à son doigt un anneau d'or, elle eut désespérément envie de croire que c'était le destin qui les avait réunis.

Une fois leur union célébrée, ils revinrent au manoir où un buffet les attendait. Mercy n'avait jamais vu pareille quantité de nourriture. Des effluves appétissants émanaient des cuisines et elle en eut l'eau à la bouche. Devant tant d'abondance, elle se sentit coupable en songeant à la pénurie dont les blessés avaient souffert à l'hôpital.

— Quelque chose ne va pas ? Elle regarda Stephen. Jusqu'à présent, elle n'avait pas

très bien mesuré ce que signifiait son amnésie. Il avait oublié la faim, le froid... Il ne l'avait pas reconnue, mais elle réalisait qu'avec ses souvenirs s'était également perdue une grande partie de ce qu'ils avaient en commun.

— Tout va bien. Mais c'est presque trop beau pour être vrai, murmura-t-elle en effleurant son alliance. Je ne m'attendais pas à cette bague.

— Elle est toute simple mais elle appartenait à ma grand-mère.

— J'aime ce qui a une valeur sentimentale. Merci de

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cette marque de confiance. Il lui prit la main et la porta à ses lèvres. — Je vous ai confié mon fils. À côté de lui, ce bijou n'est

rien. Il la regarda comme elle avait si souvent imaginé qu'il le

ferait et elle vit le bleu de ses yeux s'assombrir comme un ciel d'orage. Elle frissonna en devinant qu'il songeait déjà à leur nuit de noces où elle deviendrait réellement sienne.

— Venez donc tous les deux, il faut que vous vous restauriez avant d'entreprendre votre voyage ! s'exclama Claire en touchant la joue de Stephen avec une familiarité qui fit souffrir Mercy.

Seraient-ils un jour aussi proches, lui et elle ? Elle en doutait. Et elle éprouva un pincement de jalousie lorsqu'elle comprit que Claire en savait plus qu'elle :

— Quel voyage ? Stephen esquissa un sourire malicieux : — Ce devait être une surprise. Ainsley possède un

domaine qu'il néglige faute de temps : Roseglenn Manor. Il a proposé que nous nous y installions, à charge pour nous d'en prendre soin. J'ai pensé que cela vous plairait.

— J'en suis certaine.

Du moment que c'était avec lui, elle irait n'importe où.

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12. Ils arrivèrent à Roseglenn Manor à la nuit tombée et on

n'y voyait guère. Mercy tenta de percer l'obscurité pour se faire une idée de l'endroit qui allait être son nouveau foyer et le point de départ de sa nouvelle vie.

Le voyage avait été long, éprouvant et à sa grande consternation, incroyablement silencieux. Stephen s'était installé en face d'elle et de Jeannette. Elle avait gardé John dans ses bras pendant presque tout le trajet sachant que Jeannette s'en occuperait dès qu'ils arriveraient à destination. Quand ils s'étaient arrêtés pour la tétée du bébé, Stephen était descendu de la voiture, laissant les deux femmes seules avec l'enfant.

Elle l'avait regardé arpenter le bas-côté de la route. Il ne boitait presque plus. Sa jambe était presque guérie. Mais son esprit ? Elle savait que cela le tourmentait mais la perte de ses souvenirs ne les protégeait-elle pas, elle et John ?

Balayant ses inquiétudes, elle se promit d'être une épouse aimante et attentive. Il finirait bien par s'attacher à elle et tous les malentendus qui avaient abouti à la situation présente disparaîtraient.

Soudain, des torches scintillèrent dans la nuit et le manoir apparut.

— C'est moins imposant que Grantwood, commenta Stephen.

Elle sursauta. S'il n'avait pas ouvert la bouche au cours des dernières heures, il ne l'avait quasiment pas quittée des yeux. A quoi pensait-il donc durant le trajet ? Sans nul doute à la nuit qui s'annonçait.

— Il est magnifique, dit-elle d'une voix douce. — Vous n'avez encore rien vu. — Peu importe. Ce sera notre foyer. Cela me paraît bien

plus important.

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— Étiez-vous aussi facile à satisfaire à Scutari ? — Les événements dont j'ai été témoin m'ont ouvert les

yeux sur l'essentiel, voilà tout. Il lança un coup d'œil à Jeannette et se contenta de

hocher la tête. La présence de la nourrice l'empêchait d'admettre qu'il en aurait été de même pour lui, s'il avait eu des souvenirs. Or les circonstances qui les avaient réunis se dressaient désormais entre eux telle une barrière invisible. Comment réussirait-elle à le convaincre que cela n'avait aucune importance ?

C'était terminé, fini, et il était temps de vivre au présent. La voiture s'immobilisa et il sauta à terre le premier,

comme si leur promiscuité lui avait pesé. Puis il se retourna pour l'aider à descendre. Sans lâcher John, elle prit la main qu'il lui tendait et mit pied à terre.

Un instant ils s'immobilisèrent, les yeux dans les yeux, et dans la nuit froide, leurs souffles se mêlèrent, laissant échapper une buée légère. Ce fut fugace, imperceptible mais bien réel pour la jeune femme. Tous les trois étaient bel et bien liés, mais différemment. Par des liens d'amour et de sang. De désir et de devoir. De franchise et de mensonge...

— Soyez la bienvenue à Roseglenn, Madame Lyons, dit-il enfin d'une voix rauque comme si ces paroles lui coûtaient mais qu'il était décidé à les prononcer pour la mettre à l'aise.

Madame Lyons ! Dans son émoi, elle faillit trébucher. Ces deux petits

mots la bouleversèrent et lui donnèrent le vertige. Soudain, elle mesura les conséquences de ce mariage, son caractère irrévocable et cela lui fit l'effet d'un coup de tonnerre.

Dans quel guêpier était-elle allée se fourrer ? Bizarrement, ses angoisses s'accrurent lorsqu'elle

pénétra dans le manoir. Il était superbe, décoré et meublé avec goût. Tout était en parfait état et d'une propreté étincelante. Le parquet astiqué avec soin brillait comme un miroir. Tout le personnel s'était réuni dans le hall pour

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accueillir les nouveaux maîtres de maison, même s'ils n'en étaient pas à proprement parler les propriétaires.

Le majordome fit un pas en avant et s'inclina : — Major, Madame... Je suis Spencer. Le duc m'a

prévenu de votre arrivée à Roseglenn et nous sommes très heureux de nous mettre à votre service. Nous vous avons préparé une collation qui vous sera servie dans la petite salle à manger, à moins que vous ne préfériez un autre endroit.

— Ce sera parfait, remercia Stephen. Pourriez- vous faire préparer un bain pour mon épouse et pour moi-même ?

— Tout de suite, monsieur. — Très bien, répondit Stephen en se tournant vers

Mercy. Cela vous convient-il ? — Oui, bien sûr. J'aimerais installer John, maintenant... Ils semblaient redevenus de parfaits étrangers mais elle

sentait que pesait sur eux l'imminence de leur nuit de noces, l'épreuve de vérité.

Une des jeunes domestiques les conduisit à l'étage, dans une pièce qui avait été transformée en nurserie.

Il y avait là tout le nécessaire : berceau, table à langer, grand fauteuil et même un cheval à bascule. Une partie de la pièce était réservée à la nourrice avec un lit, une table et une chaise.

— Mon frère n'a pas perdu la main et je constate qu'il a veillé à tout.

Stephen s'était adossé au mur, les bras croisés sur sa poitrine. Elle devina que sa jambe le faisait souffrir et réalisa que le voyage avait dû le fatiguer.

— Vous croyez que votre frère a fait aménager cette pièce en vue de notre arrivée ?

— Comme il n'a pas d'enfant, je ne vois pas d'autre explication.

— Il prévoit peut-être d'en avoir. — Il prévoyait surtout que j'accepterais son offre. Il a dû

échafauder ce plan dès votre arrivée à Grantwood.

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— Comment aurait-il pu savoir que vous m'épouseriez ? — Mercy, ma famille n'en attendait pas moins de moi. Si

j'avais fui mes responsabilités, Ainsley aurait pris les affaires en main et je suis sûr qu'il avait d'ores et déjà l'intention de vous proposer de venir vous réfugier ici.

— On dirait que cela vous contrarie. Il frotta la cicatrice sur son visage. — Mercy, je veux pour vous ce qu'il y a de mieux, quitte à

accepter la générosité de mon frère. Je vous attends dans la petite salle à manger.

Il n'avait pas quitté la pièce que Jeannette, qui avait attendu dans le couloir pour ne pas les déranger, poussait la porte.

— C'est une très belle maison, dit-elle en inspectant la pièce. Nous serons très heureux, ici.

— Je l'espère.

Debout près de la fenêtre de la salle à manger, Stephen en était à son deuxième verre de vin. Il attendait Mercy. Lui et son frère ne s'accordaient visiblement pas sur la définition du mot négliger. Il était heureux pour sa jeune épouse, mais piqué dans son amour-propre, il aurait aimé avoir la preuve de l'utilité de sa présence à Roseglenn.

Mais il n'allait pas laisser les arrangements de son frère lui gâcher l'existence. Surtout au moment de savourer à nouveau le plaisir de s'allonger contre Mercy, de se lover dans sa chaleur et de faire vibrer son corps au rythme du sien.

Jamais il n'avait autant désiré faire l'amour à une femme. Ce voyage lui avait paru interminable et sans la présence de John et de sa nourrice, le mariage aurait sans doute été consommé sur la banquette de la voiture !

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Il se reversa du vin et le but d'un trait comme s'il avait le pouvoir de balayer ses hésitations. Certes, le destin lui avait volé deux années de sa vie, mais il fallait qu'il lâche du lest car rien ne les lui rendrait. Il avait désormais un fils, une femme et des responsabilités. En épousant Mercy, il s'était acquitté de son devoir. Il s'occuperait du domaine de son frère - qui n'en avait d'ailleurs nul besoin -, le temps de réfléchir au meilleur moyen de faire vivre sa famille sans l'aide de quiconque.

Il se retourna au bruit des pas légers de son épouse. Elle semblait nerveuse, les mains jointes devant sa robe. Il fut profondément contrarié de la voir si mal à l'aise, comme si elle appréhendait ce qui allait se passer. Son désir avait-il été si brutal qu'il ne lui avait donné aucun plaisir en la prenant ? Cela ne lui ressemblait pas et même la guerre n'aurait pu changer son comportement envers les femmes.

Certes, d'autres aspects de son caractère avaient été modifiés, en mieux. Mais vis-à-vis du sexe faible, aussi prétentieux que cela pût sembler, il n'avait connu aucun échec.

Pour lui faire plaisir, il lui demanda des nouvelles de John.

Elle sourit. Dès qu'on lui parlait du bébé, elle s'illuminait.

— Il va bien. A en juger par la vitesse à laquelle il a bu. — Tant mieux. Si vous voulez bien vous asseoir,

proposa-t-il en lui indiquant la table sur laquelle le repas était servi à la lueur des bougies.

Elle obéit en rougissant et s'installa sur la chaise qu'il lui présentait. Il s'inclina pour déposer un baiser sur sa nuque :

— Détendez-vous, Mercy. Ce n'est tout de même pas la première fois.

— Cela remonte à si longtemps... — C'est exact, et je ne devais pas être au meilleur de ma

forme si je ne vous ai pas laissé un souvenir plus agréable.

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Pardonnez-moi. Je vais tâcher de me rattraper, ce soir. Sa promesse eut pour effet de lui couper le souffle et elle

devint écarlate. Il s'assit à son tour et tenta de lire dans ses yeux la réponse. L'avait-il déçue ?

Il remplit son verre de vin. — J'ai demandé aux domestiques de ne pas nous

déranger. Je n'ai eu un instant de répit depuis des semaines. — Si vous désirez un peu de solitude, je peux vous

laisser. — Bien au contraire. Ce que je veux, c'est être seul avec

vous. (Il approcha son verre du sien :) À ma femme... Que vous ne regrettiez jamais ce mariage forcé.

Elle porta son verre à ses lèvres d'une main tremblante. — Je ne le regretterai jamais. Et j'espère que vous

pourrez en dire autant.

Pourtant, songea-t-il, il ne se serait jamais marié s'il avait eu le choix. Un célibataire se voyait plus facilement pardonner ses écarts de conduite. On trouvait même cela normal. Mais un époux... se devait de mettre un terme à son libertinage. C'était un dilemme qu'il affronterait le moment venu.

Pour l'heure, la seule femme dont il désirait la compagnie se trouvait en face de lui.

Elle avait pris un bain rapide avant le dîner, craignant de voir Stephen surgir d'un instant à l'autre. Une fois le dessert terminé, elle enfila la chemise de nuit offerte par la duchesse et en supprima tous les dangers en s'enveloppant dans un plaid. Puis elle se pelotonna dans un coin du sofa devant la cheminée.

Elle savait qu'elle n'avait rien à redouter de Stephen. Mais, ce soir, elle allait connaître sa valeur en tant qu'homme, éprouver sa virilité. Elle avait beau le désirer ardemment, elle craignait de le décevoir.

Que Dieu lui vienne en aide ! Elle avait peur de tout gâcher.

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Un viol brutal lui avait fait perdre sa virginité, on lui avait fait mal...

Depuis, Stephen avait soulevé un coin du voile pour lui faire éprouver les sensations merveilleuses qu'un homme peut offrir à une femme. Mais le moment venu, comment lui avouer toute la vérité ?

Si elle osait, il pourrait remettre en question la présence de John à ses côtés, et elle ne le supporterait pas. Et même s'il n'allait pas jusque-là, il ne pourrait la contempler sans ressentir du dégoût. Non, mieux valait lui laisser croire qu'il avait été le seul...

Son cœur bondit dans sa poitrine quand elle entendit s'ouvrir la porte de communication entre leurs deux chambres. Elle fixait les flammes. S'il était nu ? S'il était déjà prêt à la...

Quel comportement adopter ? Audacieux ou au contraire timide ? Même s'il avait tout oublié de leur nuit, il devait s'attendre à quelque chose.

Elle sentit ses mains se poser sur ses épaules. De belles mains, longues et fermes.

— Vous tremblez, constata-t-il d'une voix blanche. — Comme une mariée avant sa nuit de noces... Cela peut

paraître surprenant, mais je me sens nerveuse. Elle l'observa à la dérobée. Lui aussi avait pris un bain. Il

sentait si bon ! Ses cheveux humides et indisciplinés bouclaient. Il avait passé une veste d'intérieur bleu nuit sur son pantalon.

Il se pencha et l'embrassa, lentement, voluptueusement, comme s'il avait toute la nuit devant lui. Puis il prit son visage en coupe et lui caressa les joues. Ce fut soudain comme si tout son corps s'embrasait. Comment un geste aussi simple pouvait-il provoquer une réponse aussi violente ? Incrédule, elle se sentit fondre de désir. Elle brûlait de presser son corps contre le sien.

Il se redressa en souriant.

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— Vous voyez ? Il n'y a pas de quoi se sentir nerveuse. Il fit le tour du sofa, mais ce fut pour aller prendre la

carafe de vin sur un guéridon. Il ne se pressait pas, parfaitement détendu, sûr de lui. Il avait peut-être oublié deux années de sa vie mais pas celles d'avant, et si ce qu'on disait de lui était vrai, il avait été la coqueluche de tout Londres. Sarah en avait à coup sûr entendu parler et ce devait être la raison pour laquelle elle s'était intéressée à lui. Une des infirmières avait qualifié son comportement de « scandaleux » avec une moue réprobatrice avant de refuser de s'approcher de lui, comme s'il était contagieux.

Mais la plupart d'entre elles, comme Mercy, avaient été subjuguées par son charme.

Elle regarda sa main qui tenait la carafe, cette main qui bientôt la caresserait. Il versa le liquide sombre dans des verres et revint lui en offrir un avant de s'asseoir à l'autre bout du sofa. Puis il étira les jambes et allongea le bras sur le dossier galbé pour jouer nonchalamment avec une mèche de ses cheveux.

— Comment cela s'est-il passé entre nous la première fois ? lui demanda-t-il de but en blanc.

Elle faillit s'étrangler avec son vin. — Qu'est-ce que cela peut bien faire ? répondit-elle avec

une assurance qu'elle était loin d'éprouver. — Pour moi, ce sera comme si c'était la première fois ; et

je ne sais pas ce que vous attendez de moi. Elle prit son courage à deux mains et leva les yeux : — Rien de particulier... D'ailleurs ça n'est jamais deux

fois pareil, n'est ce pas ? — J'aime la variété. Mais je suis en position d'infériorité,

ajouta-t-il en lui caressant la joue. Avez-vous des préférences ?

— Nulle dont je me souvienne. Il esquissa un sourire moqueur. — Et moi qui avais l'impudence de me croire un amant

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inoubliable ! Sapristi ! Elle avait devant elle l'homme dont elle avait

tant rêvé. C'était son époux, et il allait lui faire l'amour. Peut-être même un enfant, à elle ! Et voilà qu'elle l'humiliait !

Elle se rapprocha doucement de lui et il lui passa une main dans le cou.

— De cette nuit passée ensemble, je garde surtout le souvenir merveilleux de vos bras autour de moi, où j'ai puisé force et réconfort. Vous m'avez aidée à chasser les démons qui me hantaient. Alors pourquoi ne pas imaginer que c'est notre première vraie nuit à tous les deux ? Je peux refermer la porte sur notre première rencontre et ne plus y repenser.

— Y parviendrez-vous ? — Oh oui ! Ce serait même un soulagement, songea-t-elle dans le

secret de son cœur. S'il se persuadait que sa maladresse était due à sa volonté d'oublier ces instants tragiques, il ne s'étonnerait pas de son ignorance...

Jeannette lui avait bien donné quelques indications, mais elle ne se voyait pas l'embrasser ailleurs que sur la bouche. Dans le cou aussi, peut-être, ou la poitrine. Mais poser ses lèvres plus bas, goûter la saveur de sa peau ? Non, bien sûr, et elle était certaine qu'il ne lui en demanderait pas tant.

C'était pourtant ce que lui avait fait, peu de temps auparavant. Ne l'avait-il pas amenée à des sommets vertigineux du plaisir ? Les conseils de Jeannette n'étaient peut-être pas si absurdes, après tout.

— Si vous l'aimez, vous serez capable de tout, lui avait-elle dit avec son fort accent français.

Certes, elle l'aimait, elle. Mais que ressentait Stephen pour elle ?

Il vida son verre de vin et termina le sien, puis les déposa tous les deux sur une desserte et se tourna vers elle. Il écarta le plaid qui l'enveloppait, la découvrant jusqu'à la

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taille. Elle mourait d'envie de se recouvrir, même si elle savait qu'il l'avait déjà vue nue, la nuit de ses cauchemars. Mais elle se trouvait alors dans la pénombre, protégée par l'obscurité. Il caressa du dos de la main ses seins tendus derrière le fin tissu. Ils se raidirent instantanément et quand il se pencha pour les prendre dans sa bouche, elle vit ses yeux virer au bleu marine. Le tissu n'offrait qu'un fragile rempart contre sa langue vive et chaude. Quand ses lèvres se refermèrent sur son téton, elle gémit en sentant une délicieuse chaleur envahir son bas-ventre.

— Est-ce la première fois ? — Je vous en supplie, ne parlons plus du passé, souffla-

t-elle, éperdue, en prenant son visage entre ?es mains et en le regardant avidement, comme si sa vie en dépendait. Je n'ai cure de ce que vous avez oublié. Pourquoi voulez-vous à tout prix vous en souvenir ? Nous allons faire si souvent l'amour à partir d'aujourd'hui que vous ne pourrez plus vous le rappeler.

Une lueur coquine éclaira ses yeux bleus qu'obscurcissait le désir.

— Combien de fois, à votre avis ? — Cent fois. Mille fois. Je n'en sais rien, inutile de

chercher à en faire le compte. Il eut un grand sourire : — Voilà qui me plaît ! Vous avez raison. Faisons fi du

passé et de cette chemise de nuit ! — Et de votre veste, ajouta-t-elle en riant comme il

l'aidait à se lever. Sa veste en velours atterrit sur le parquet, bientôt suivie

par sa chemise de soie. Il l'attira à lui pour l'embrasser passionnément et laissa courir ses mains sur son corps.

— Si vous saviez comme vous êtes belle ! murmura-t-il, bouleversé.

Elle s'étonna. Sarah ou Jeannette étaient belles. Elle-même, sans être disgracieuse, elle n'était pas de celles qui

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font se retourner les hommes sur leur passage. — J'adore vos jambes, poursuivit-il en la soulevant dans

ses bras. Si vous les enrouliez autour de ma taille ? — Maintenant ? Il sourit. — Non. Plus tard, quand je serai en vous. Elle enfouit son visage dans le creux de son épaule pour

ne pas lui laisser voir le trouble suscité par ses paroles trop crues. En réalité, cela la choquait et l'excitait en même temps. Il la déposa sur le lit comme il l'eût fait d'un bijou sur un écrin. Puis il entreprit d'ôter son pantalon, lentement, sans la quitter des yeux, avec un brin de provocation. Jamais elle n'avait vu la preuve d'une aussi éclatante virilité. La gorge sèche, il lui fallut un sang-froid terrible pour ne pas baisser les yeux.

— Ne vous inquiétez pas, dit-il. Westcliffe m'a dit qu'après une naissance, cela peut être aussi douloureux que la première fois.

Ses explications la soulagèrent un peu. Malgré ce qui s'était passé avec ces brutes, elle se sentait encore vierge.

— Mais vous serez prête quand nous en serons là... Il baissa son pantalon... et ses terreurs ressurgirent. Il

n'était pas comme les autres hommes, et elle ne se sentirait jamais prête. Et pourtant il fallait qu'elle fasse comme si tout allait bien.

Le lit gémit sous son poids quand il s'allongea près d'elle. Il caressa tout son corps, comme pour montrer qu'elle était dorénavant sienne.

— Comment diable ai-je pu oublier cette splendeur... Elle le fit taire en posant la main sur ses lèvres et se lova

contre lui en le caressant à son tour. Elle sentait sa peau irrégulière sous ses doigts et elle se fit violence pour suivre la ligne qu'elle s'était fixée et ne pas songer à ses blessures. Le passé était le passé. Ici, la paix régnait. Pas de canon ni de coups de feu dans le lointain. Pas de cris de blessés...

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Elle sentit son sexe tendu, mais doux comme du velours lui brûler le bas du ventre et elle eut honte tout à coup de ne pas avoir le courage de lui avouer la vérité. Mais elle avait si peur de perdre John ! Elle lui avait laissé croire à des relations bien plus poussées que celles qui avaient réellement existé entre eux.

Sotte que tu es, tant qu'il reste amnésique, il jouit d'une bienheureuse ignorance. Mais pouvait-elle lui souhaiter un tel destin ? Bien sûr, c'était une bénédiction pour lui d'avoir gommé de sa mémoire toutes les horreurs de la guerre, d'autant que ses souvenirs de combattant devaient être plus violents que les siens.

Elle lui embrassa le cou, la poitrine, effleura timidement la pointe de son mamelon du bout de la langue et le sentit sursauter. Elle comprenait Jeannette, à présent, et brûlait de pousser son exploration plus loin, plus bas. Dans le feu de la passion, tout était permis.

Soudain elle se retrouva sur le dos. Il avait repris l'initiative. Oh ! cette bouche, ces lèvres, cette langue... Malgré les blessures, son corps jeune et vigoureux évoluait avec une grâce féline sans laisser un seul endroit de son corps inexploré. Sa passion fougueuse était plus ardente qu'un brasier.

Elle adorait cet homme, se sentait prête à se donner tout entière à lui, corps et âme. Il avait été sa lumière dans un monde de ténèbres, son chevalier servant. La guerre tirait des hommes le meilleur comme le pire et pour la première fois, elle regretta qu'il ne sache pas, au fond de son cœur, qu'il avait été le meilleur.

On pouvait le lui répéter encore et encore. Mais sa mémoire défaillante l'empêcherait de le savoir, de le ressentir. Mais elle savait. Elle l'avait vécu, en avait été témoin. Elle honorerait sa mémoire, pour lui. Par fidélité.

— J'aime vos seins, murmura-t-il d'une voix rauque contre son oreille. On dirait qu'ils ont été conçus pour tenir

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dans mes mains. Sous la caresse de sa langue, tout son corps se cambra

pour apaiser la tension douloureuse entre ses cuisses. Sa main dessina un tracé savant sur son corps et finit

par atteindre son mont de Vénus. Elle retint sa respiration à ce contact si intime et tressaillit de plaisir sous la caresse de ses doigts.

— Vous brûlez comme un tison, souffla-t-il, provocant. Si vous saviez comme j'ai envie de vous !

— Alors prenez-moi... — Non, je veux prendre tout mon temps. Caressez-moi

encore. Elle posa la main sur son épaule. Ses yeux, alanguis par

le plaisir, s'étrécirent encore tandis qu'il lui prenait la main pour la poser là où elle referma les doigts, lui arrachant un gémissement sourd. Elle crut un instant lui avoir fait mal mais la lueur de triomphe qu'elle perçut dans son regard la rassura.

Il lui montra les gestes à faire, et elle se laissa faire fascinée, soudée à lui, soie contre acier. Elle le caressa, sentit sous ses doigts sa semence humide. Elle ne voulait rien perdre de lui. Elle voulait qu'un enfant de lui grandisse en son sein, un autre fils, puis une fille... Elle voulait nouer avec lui des liens éternels.

Elle avait toujours redouté d'être séparée de John, et maintenant c'était Stephen qu'elle ne voulait plus perdre.

Depuis quand était-elle devenue si anxieuse, si inquiète ? Depuis qu'elle avait vu tant d'êtres démunis de tout.

Mais elle était dans ses bras, en sécurité, comme cette nuit-là, près de l'hôpital Barrack. Et il était resté le même, toujours fort et courageux. Qu'importait la perte des souvenirs si l'âme demeurait intacte ?

Lorsqu'elle se fit plus audacieuse dans ses caresses, il gronda tout bas et elle le sentit trembler contre son sein.

Il glissa un doigt en elle :

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— Mon Dieu, que c'est bon, dit-il d'une voix rauque. Mais... pourquoi êtes-vous si timide ? Je vous avais fait mal, la première fois ?

Ce n'était pas son genre. Elle l'avait tout de suite compris et pourtant elle craignait qu'il ne la fasse souffrir.

— On oublie très vite la douleur, le rassura-t-elle. Seul m'est resté le bonheur d'avoir passé ce temps dans vos bras. J'ai envie de vous.

D'un coup de reins, il la pénétra, son corps pressé contre le sien, tandis qu'il l'embrassait passionnément. Elle empoigna ses cheveux, caressa son visage, effleura ses cicatrices. Il était si sûr de lui qu'aucune imperfection physique ne pouvait le démonter. Même son amnésie lui était indifférente, en cet instant.

Lorsqu'il se redressa, ivre de plaisir, puis se retira pour la pénétrer de nouveau, elle s'ouvrit comme une fleur. Mais, comme la première fois, il rencontra une légère résistance.

— Vos jambes... autour de ma taille, haleta-t-il, les bras tendus au-dessus d'elle.

Elle obéit, et il se glissa en elle avec délice. — J'en rêvais, murmura-t-il. Je rêvais de vous, de vos

ravissantes jambes de reine... Moi aussi, je rêvais de vous. Comment réussissait-il à parler, alors qu'elle pouvait à

peine penser, ballottée qu'elle était au milieu de toutes ces exquises sensations. Elle ne pouvait que sentir ses lèvres pleines et gourmandes, ses mains expertes et douces, son mouvement régulier en elle... Elle souleva les hanches pour accompagner cette danse amoureuse, le corps arqué sous la force du désir qui s'emparait d'elle.

Sa langue ravageait ses seins en feu tandis qu'il allait et venait en elle, à un rythme de plus en plus soutenu. Elle gémit, l'inconfort initial laissant place à une soif inextinguible de le sentir près d'elle, en elle.

Il lui chuchotait des mots tendres qui l'excitaient et

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décuplaient son désir. Bientôt, ils furent pris tous deux dans une spirale qui les

emporta de plus en plus vite, de plus en plus haut. Son corps se cambra, tendu comme un arc, et elle plongea sa tête dans l'oreiller tandis qu'il dévorait littéralement sa poitrine de baisers. Elle lui griffa le dos et sentit ses larmes jaillir en même temps qu'elle basculait dans l'extase, qu'une vague irrépressible la soulevait et la déposait, tremblante, sur les rivages de la passion.

Un grondement sourd fit écho à son cri et il s'abandonna en elle. Elle l'entendit alors balbutier son nom et des paroles incohérentes, puis il s'immobilisa avant de baisser la tête pour déposer un baiser sur ses lèvres.

— Que le diable m'emporte si j'ai pu oublier ça !

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13. Stephen fixait le ciel de lit et Mercy s'assoupissait, blottie

contre lui. Mais à ces paroles, son visage se décomposa et Stephen regretta aussitôt de les avoir prononcées. Il avait promis de ne plus évoquer le sujet.

Mais c'était pourtant vrai. Comment aurait-il pu oublier de tels moments ?

Il se souvenait de chacune de ses maîtresses jusque dans les moindres détails, mais tout s'était figé en ce jour lointain où il avait pris le thé avec Claire. Il se rappelait chaque rencontre, chaque cri et chaque spasme de plaisir. Et il savait - c'était indiscutable - que rien n'avait jamais égalé ce qu'il venait de vivre avec Mercy. Aucune de ses maîtresses ne l'avait retenu ainsi comme si elle devait mourir d'amour. Aucune ne l'avait conduit aussi loin au royaume des sensations inexplorées, où tout cessait d'exister hormis eux-mêmes.

Elle était la perfection et le soleil de sa vie, elle était sa femme.

Pour la première fois, il fut convaincu de ne pas avoir commis d'erreur en l'épousant. Il lui vouait une admiration sans bornes et tout lui plaisait chez elle.

Il s'était trompé en essayant de cerner précisément ce

qui l'avait attiré chez elle... car c'était un tout. Ses dernières découvertes de la nuit n'avaient fait que parfaire encore le tableau.

Dire qu'il l'avait oubliée, qu'il ne gardait aucun souvenir d'une nuit semblable ! Que diable avait-il pu oublier encore ? Quel autre événement d'importance ?

Il la tenait bien serrée contre lui et de sa main libre, il se mit à masser la cicatrice sur sa tempe. Il pensait avoir oublié les combats, le sang et les mourants, puis il avait découvert

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une jolie infirmière enceinte de ses œuvres, et il réalisait aujourd'hui qu'il avait oublié bien plus encore : des joies, des rires et du plaisir qui dépassaient de loin tout ce qu'il avait pu connaître auparavant.

C'était injuste. Il voulait revivre ces instants, savoir ce qui s'était passé pendant ces deux années. Il avait besoin de reconquérir ce qu'il avait perdu.

Il tendit le cou pour la contempler dans son sommeil. Ses cheveux cuivrés étaient ébouriffés, un peu comme les siens au saut du lit. Ses longs cils bruns reposaient sur ses joues et elle respirait de manière régulière. Tous deux étaient nus et se réchauffaient mutuellement.

Il avait fait si froid dans ces contrées de l'est ! Il en avait souffert en se réveillant privé de mémoire. Ils avaient dû allumer un feu cette nuit-là pour se tenir chaud le plus longtemps possible. Il se sentit encore plus frustré qu'avant en prenant soudain conscience de ce que cette amnésie lui avait volé.

Tous ces moments partagés, les paroles échangées, leur passion commune... Il aurait voulu revoir son sourire quand elle s'était réveillée près de lui la première fois.

Elle avait dû lui céder après une cour acharnée et il doutait qu'elle se fût laissée faire facilement. Elle était trop bonne. Sa générosité naturelle l'avait poussée à quitter l'Angleterre et pour finir, elle n'avait rapporté que ces affreux cauchemars. Issue d'une bonne ramille, elle avait su résister à ses avances à Grantwood Manor. Oui, en y réfléchissant bien, elle avait dû céder à ses invites à contrecœur, et ce n'est qu'à force d'obstination qu'il avait eu raison de sa réticence. La nuit même où ces hommes l'avaient agressée...

Les salopards ! S'il tenait ces sinistres individus, ils passeraient un mauvais quart d'heure !

Sauf qu'il ne savait fichtre pas à quoi ils ressemblaient. La vie de la jeune femme était indissociablement liée à la

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sienne, pour le meilleur et pour le pire. Il frémit en songeant à ce qui se serait passé si elle n'avait pas porté son enfant. Jamais il ne l'aurait revue. Et s'il l'avait revue... il aurait ignoré qui elle était et ce qu'ils avaient vécu ensemble.

Là résidait le drame de son mal : sans le savoir, il pouvait croiser une personne qui lui avait sauvé la vie et passer son chemin comme si de rien n'était.

Ne pas savoir le rongeait. Encore plus qu'avant. Il voulait à tout prix se rappeler dans le détail ce qui s'était passé pendant ces deux années.

Mercy se réveilla courbatue et endolorie par leur nuit d'amour, mais merveilleusement bien. Quand elle ouvrit les yeux, Stephen la contemplait. Un rayon de soleil filtrait entre les rideaux, entourant d'un halo ses cheveux, soulignant les contours de son beau visage tant aimé.

Elle n'avait plus peur. L'épreuve tant redoutée de cette nuit avait été vaincue et il ne l'avait pas repoussée. Elle n'avait plus rien à craindre. Tout se passerait bien, désormais, et ils vivraient heureux jusqu'à la fin de leurs jours.

Avec un sourire attendri, il suivit du doigt la tendre vallée qui séparait ses seins.

— J'aime tant me réveiller le matin auprès de vous ! — Et moi, j'aime tant m'endormir dans vos bras ! — Pas de cauchemars cette nuit ? — Pas un seul. — Parfait. Il déposa un baiser tendre et léger sur ses lèvres. — J'avais envie de nous faire servir le petit déjeuner

dans notre chambre. — Je trouve que c'est une excellente idée. — Comment vous sentez-vous ? Elle se sentit rougir au souvenir de ce qui s'était passé

entre eux au cours de la nuit. — Un peu endolorie. Mais c'était prévisible.

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— Alors nous allons nous reposer aujourd'hui. — Mais je peux me lever ! Il hocha la tête : — Très bien, si nous faisions le tour du domaine à

cheval, pour voir un peu à quoi il ressemble ? — C'est une merveilleuse idée. — Très bien. Pendant quelques minutes, il se contenta de dessiner des

motifs imaginaires du bout de l'index sur son corps nu, éveillant chez la jeune femme des sensations langoureuses. La passion à peine assouvie se réveillait soudain et elle regretta d'avoir confessé sa fatigue.

— Quels sont les premiers mots que j'ai prononcés quand nous nous sommes rencontrés ?

— Pardon ? — Lors de notre première rencontre, que vous ai-je dit? Elle passa sa langue sur ses lèvres, essayant de cacher

son trouble. — Que vous aviez soif. — J'étais à l'hôpital. Elle se raidit et un frisson de frayeur la parcourut : — Oui. Vous vous en souvenez ? Le cataclysme de cette nuit passionnée avait-il débridé

sa mémoire endormie ? — Non, mais j'essaie de reconstruire mes souvenirs. Si je

sais ce qui s'est passé, ce qui s'est dit, peut-être les images ressurgiront-elles ?

— Qu'est-ce que cela peut bien faire ? C'est l'instant présent qui compte désormais.

— J'ai tout perdu, tous les souvenirs de ces moments avec vous...

— Si vous restez tourné vers le passé, vous risquez de passer à côté d'une foule de choses...

Il fronça les sourcils. — On dirait que vous ne voulez pas que je me

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souvienne... — Ne dites pas de bêtises ! mentit-elle. Je serais

évidemment heureuse que vous recouvriez la mémoire, mais les souvenirs doivent remonter d'eux- mêmes et vous ne devriez pas perdre un temps précieux à tenter de les récréer. Sinon vous n'aurez pas le temps de savourer ça...

Et avec une audace qui la surprit elle-même, elle lui prit la main et la posa en haut de sa cuisse.

— Je vous croyais... endolorie. — Un peu, mais avide de recommencer. — Je ne veux pas vous faire mal. — Alors, oubliez tout ! Et, sans lui laisser le temps de répondre, elle l'embrassa

avec un élan presque désespéré pour qu'il cesse de l'interroger sur cette période qui ne lui avait laissé quant à elle que d'affreux souvenirs, hormis cette nuit avec lui, bien qu'elle ait si mal commencé.

Trois hommes, ivres et libidineux, lui avaient pris son honneur...

Elle lui mordit l'épaule, doucement mais avec assez de conviction pour qu'il lui prenne le visage entre les paumes en étouffant un juron.

— Que diable... — Je ne veux plus entendre parler de ça, murmura-t-

elle. Vous ne comprenez donc pas ? Comme je vous envie d'avoir oublié tout ça. Je vous en prie...

Comme pour lui demander pardon, elle baisa l'endroit où elle l'avait mordu.

Il lui souleva le menton et la regarda droit dans les yeux :

— C'est notre passé commun que je brûle de retrouver. — Nous nous créerons de nouveaux souvenirs. Il ne

s'agit que de quelques heures, après tout. Le reste n'a aucun intérêt. Je vous en supplie, regardons vers l'avenir.

Il se haussa sur ses coudes et l'embrassa avec une fougue

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qui lui rendit espoir. Qu'il tourne le dos au passé car pour sa part, elle n'en voulait plus et ne ferait rien pour l'aider à le faire ressurgir.

Elle sentit son sexe se raidir et elle couvrit sa poitrine de baisers quand il se laissa retomber sur le dos, s'attardant sur chaque cicatrice dont aucune ne déparait la mâle beauté de son corps musclé, intacte malgré sa convalescence. Les muscles jouaient sous sa peau tandis qu'il la caressait en retour.

Puis il la souleva et la prit. Elle l'accueillit avec volupté. Ici, entre ses bras, elle pouvait tout oublier. Le plaisir monta en elle, aigu, violent. Elle vit le regard

de Stephen s'assombrir, ses mâchoires se contracter tandis qu'il allait et venait en elle. Lorsque la vague s'éleva et déferla en elle, elle cria et l'entendit gronder en écho alors qu'il donnait un dernier coup de reins. L'orgasme les balaya en même temps, soudés l'un à l'autre.

Elle l'enveloppa de ses bras : — Ce souvenir sera mille fois plus agréable que tous ceux

que j'ai pu laisser à Scutari. Pour toute réponse, il l'embrassa et bascula dans le

sommeil, ne lui laissant que l'espoir de l'avoir convaincu.

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14. Stephen sortit du lit à contrecœur. Mercy dormait

profondément. Un instant il fut tenté d'attendre son réveil pour lui faire de nouveau l'amour mais puisque son frère lui avait confié son domaine, il voulait se montrer digne de sa confiance et découvrir la tâche qui l'attendait.

De retour dans ses appartements, il s'habilla. Il se fit la réflexion qu'il était stupide d'avoir deux chambres quand on était marié et se promit de ne plus jamais dormir dans un lit où sa femme ne se trouverait pas.

Cette conclusion le sidéra et, de saisissement, il se laissa tomber sur une chaise. Ce n'était pas le fait de ne plus vouloir dormir seul qui lui coupait les jambes, mais son total désintérêt pour les autres femmes. Il n'en voulait qu'une et une seule comptait : Mercy.

Cela ne durerait pas, sans doute. Il avait toujours adoré collectionner les conquêtes, ne se consacrant jamais à une seule en particulier. Toutes se sentaient uniques à ses yeux mais en vérité, elles se succédaient. Et il les aimait toutes.

Or en ce moment précis, il lui semblait inimaginable de quitter Mercy. Il n'avait qu'un désir, une obsession presque enfantine : la retrouver. Il aimait sa fraîcheur, son innocence - des vertus dont jamais il ne s était soucié auparavant.

Il s'était passé la corde au cou en prononçant ces vœux devant sa famille et devant Dieu et pourtant, il ne se sentait ni entravé ni enchaîné.

Peut-être cet affaiblissement de tout son être était-il dû à sa convalescence ?

Sauf que je me sens plus fort et plus en forme que je ne l'ai été depuis des mois.

Constater qu'il était attaché à Mercy l'épouvanta. C'était impossible. Il avait toujours été un homme à femmes, leur prodiguant un même amour, léger et superficiel, même s'il

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marquait parfois des préférences. Mais Mercy était bel et bien différente des autres. Elle

était courageuse, volontaire et compatissante. Un vrai rayon de soleil ! Pour l'amour de son fils, elle avait sacrifié sans hésiter sa réputation. Et dans le secret de l'alcôve, elle se montrait délicieusement dévergondée.

Le souvenir de sa récente opération de séduction au réveil fit naître un sourire sur ses lèvres. Comme s'il avait eu besoin d'un numéro de charme pour recommencer ! Son parfum, sa peau, ses soupirs et ses gémissements, le moindre mouvement de son corps souple étaient gravés à jamais dans son cerveau. Il serra les poings de frustration : il avait déjà connu tout cela et il avait tout oublié, il avait perdu bien plus sans doute qu'il ne pourrait réaliser. Il l'avait perdue, elle.

Il ne pouvait pas, ne voulait pas que cela se reproduise. Jamais. Même s'il était conscient que cela lui échappait totalement.

— Tu perds l'esprit, mon vieux, murmura-t-il à voix basse. Comment veux-tu oublier ça ?

Mais ces paroles ne lui procurèrent aucun réconfort.

Un bruit lointain le tira de ses réflexions moroses. Il tendit l'oreille. Étaient-ce des pleurs ? John criait famine. La veille, ils avaient dû s'arrêter plusieurs rois au cours du voyage. Ce garçon avait un appétit d'ogre ! Il tenait bien de son père.

Mais pourquoi les cris ne cessaient-ils pas ? Où diable était sa nourrice ?

Il se releva et se précipita dans le couloir. Il n'y avait pas de domestique en vue et les pleurs redoublaient. Il fit irruption dans la nurserie et alla se poster au-dessus du berceau.

— Tu es un Lyons. Et un Lyons ne pleure pas ! Les vagissements du bébé s'arrêtèrent net et il dévisagea

son père, ses yeux bleus noyés de larmes. Sa petite bouche

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tremblait et une bulle sortait de son nez. Stephen essuya le petit visage chiffonné avec son

mouchoir en marmonnant. — Là... C'est mieux comme ça. Ta nourrice va venir te

donner à manger. Tu vas passer une bonne partie de ta vie à attendre les femmes, alors autant t'y habituer tout de suite. Fais preuve de patience et comporte-toi en vrai gentleman.

La bouche du bébé se contracta et il se mit à respirer par petites saccades. Il semblait désespéré. Enfer et damnation, où était donc passée cette fichue nourrice ?

Stephen se pencha sur le berceau : — Désolé, mon gars, mais je ne peux pas te donner le

sein. Le bébé grimaça et son front se plissa sous l'effet du

chagrin. Une nouvelle larme apparut au coin de son œil. — Très bien, si tu insistes... Il attrapa le bébé et le cala sur son bras. John se détendit

et esquissa un petit sourire heureux. Quel charmeur ! songea Stephen. Il avait déjà pris du poids et bien grandi. Il lui parut plus fort.

— Mais il me semble que tu pousses vite, petit coquin ! Tu me ressembles, tu sais ? Te l'a-t-on déjà dit?

L'enfant cligna ses yeux bleus et poussa un petit vagissement qui ressemblait vaguement à une réponse.

— Non ? Tu veux savoir à quoi tu vas ressembler quand tu seras grand ? Toutes les femmes tomberont à tes pieds !

Stephen alla se poster devant un miroir en pied et approcha leurs deux visages. Le contraste était saisissant entre la petite figure ronde et poupine où ressortaient les immenses yeux bleus et la sienne, virile et aux traits bien dessinés.

— Regarde. Qu'en dis-tu ? Le bébé semblait royalement indifférent. Songeant que

la vision des petits enfants devait être limitée, Stephen se rapprocha un peu et John éclata soudain d'un petit rire perlé

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qui secoua son corps minuscule. — Qu'y a-t-il de si drôle ? Stephen recula et le gazouillis joyeux s'interrompit. — Mais tu as le droit de rire, tu sais. Qu'est-ce qui

t'amuse si fort ? Pas moi, tout de même ? Comme il se penchait de nouveau vers leur reflet, le petit

garçon se remit à glousser joyeusement. Stephen ne put s'empêcher de rire à son tour.

Quand il recula, le silence revint. Il fit un pas en avant... et des éclats de rire bruyants fusèrent, auxquels il se joignit une fois encore. Il répéta ce manège, savourant le plaisir que lui procuraient ces cris de joie. Jusqu'alors, il n'avait jamais accordé beaucoup d'attention aux enfants, mais se rendait compte qu'ils pouvaient être très amusants.

Du moins, son fils l'était. Son attention revint se porter sur le miroir et c'est alors qu'il s'aperçut qu'ils n'étaient pas seuls. Le reflet de Mercy lui apparut avec son beau sourire rayonnant, à faire pâlir l'éclat du soleil.

Il fit volte-face. — Vous l'avez entendu ? Elle hocha la tête en riant. — Oh oui ! — Mon fils va faire des ravages auprès des femmes ! Elle pressa sa main contre ses lèvres pour étouffer un

petit cri et ses yeux se remplirent de larmes. Serrant bien l'enfant dans ses bras, il fit un pas vers elle: — Mercy, que diable vous arrive-t-il ? — C'est la première fois que vous l'appelez ainsi : « mon

fils ». Elle se hissa sur la pointe des pieds et déposa un baiser

sur sa joue avant de les enlacer. Quelle joie et quelle récompense, après tous ces moments de doute et de désespoir !

Il glissa un bras autour de sa taille et l'attira contre lui pour lui chuchoter au creux de l'oreille :

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— Merci, ma mie, pour le merveilleux cadeau que vous m'avez fait.

Ses pleurs redoublèrent et John, qui ne voulait pas être en reste, l'imita. Quand Jeannette arriva enfin en se confondant en excuses, Stephen fut trop heureux de lui remettre John et de ramener Mercy dans son lit où il serait en mesure de la remercier comme elle le méritait.

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15. — Que ces moutons sentent mauvais ! grommela

Stephen. — J'ai le bout du nez si froid que je ne sens rien du tout,

fit remarquer Mercy en riant. Stephen tendit le bras et saisit sa main gantée posée sur

le pommeau de la selle. — Pardonnez-moi. Je n'aurais jamais dû vous faire sortir

par ce temps ! — Mais si voyons, je tenais à voir le domaine. La température était vivifiante. Pas forcément idéale

pour une promenade à cheval, mais quand Stephen lui avait proposé de sortir, elle avait été incapable de résister. Elle ne voulait plus le quitter et brûlait d'explorer avec lui leur nouveau domaine.

— Ce sera ravissant au printemps, ajouta-t-elle. Il la retint par la nuque pendant qu'il l'embrassait. — C'est vous qui êtes ravissante. Une douce chaleur l'envahit. Ses compliments si

spontanés faisaient battre son cœur. Elle aurait aimé en faire autant, lui avouer à quel point elle le trouvait beau, mais elle n'osait prononcer, en s'adressant à un homme, ces mots qui lui faisaient tant plaisir.

Il se redressa sur sa selle pour balayer du regard le paysage vallonné.

— Si vous n'aimez pas les moutons, observa-t-elle, pourquoi ne pas tenter de convaincre votre frère d'essayer un autre type d'élevage ?

— Ces moutons appartiennent aux métayers qui lui louent leur terre. Et cela m'irriterait de devoir demander à mon frère une autorisation quelconque !

Elle se sentit soudain coupable. C'était son mariage qui avait contraint Stephen d'accepter la proposition de son

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frère. — Et que feriez-vous si vous étiez maître chez vous ? Il se redressa sur sa selle et calma son cheval qui venait

de faire un écart, puis il regarda autour de lui, examinant le paysage et réfléchissant à ce qu'elle venait de lui demander. Enfin il déclara :

— Je crois que je passerais ma journée au lit en compagnie de ma femme.

Elle rit. — Et encore ? — Je lui offrirais des fraises. Elle secoua la tête devant tant de puérilité. — Vous manquez d'ambition ! — Vous trouvez, vous aussi ? C'est vrai, je ne me suis

jamais soucié de l'avenir. Jusqu'à ce que je vous rencontre, je prenais chaque jour comme il venait. Sans faire de projets. J'étais un gentleman et mon frère me versait une pension. La vie était belle ainsi. J'ai du mal à concevoir aujourd'hui que j'ai pu me contenter de si peu.

— Vous étiez encore très jeune. Et puis, quand vous avez rejoint votre régiment, c'est devenu moins facile.

— Ah oui ! La vie militaire dont je me souviens si peu. Il se rembrunit et contracta les mâchoires. — Je pensais plutôt à des chevaux. — Pardon ? — J'aimerais élever des chevaux. — De course ? — Non, pour l'armée, la cavalerie. — C'est une très bonne idée ! Son regard vint se reposer sur la jeune femme et il

sourit, attendri. — Pour vous, rien n'est impossible, pas vrai ? — Pas quand on est vraiment motivé. Est-ce votre cas ? — Cela ne fait pas longtemps que cette idée me trotte

dans la tête. Mais l'odeur de ces moutons va achever de me

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convaincre. Je vais revendre ma charge d'officier pour réunir quelques fonds. J'ai aussi ma solde à laquelle je n'ai quasiment pas touché. Cela me permettrait de démarrer.

— Cela vaut la peine d'être tenté. — Je crois que vous êtes la première à croire à ce point

en moi, s'émerveilla-t-il. — Comment pourrais-je faire autrement ? Je sais de

quoi vous êtes capable, je connais votre courage et votre détermination. Vous avez un cœur d'or et je constate, hélas, qu'en perdant la mémoire, vous avez oublié vos récents exploits. Mais je sais, moi, que vous réussirez tout ce que vous entreprendrez. Dans quelque domaine que ce soit.

— Sapristi ! Vous me forcez à l'humilité, Mercy, c'est incroyable mais vrai !

Il tira sur les rênes pour faire rebrousser chemin à sa monture :

— Venez, rentrons à la maison que je vous réchauffe.

Il la réchauffa dans leur lit, puis dans un bain chaud qu'elle prit, voluptueusement installée entre ses jambes, le dos contre sa poitrine tandis qu'il la caressait.

— Nous lasserons-nous jamais l'un de l'autre ? susurra-t-elle.

— Mon Dieu, j'espère bien que non ! Un frisson de plaisir la saisit tout entière. — J'ai peur que vous ne vous ennuyiez avec moi. Il suivit d'un doigt léger la courbe de son cou, de son

épaule, puis descendit le long de son bras. — Jamais. Il semblait si convaincu... mais qu'en serait-il demain ?

Dans une semaine ? Dans un mois ? À Scutari, il s'était montré adorable avec elle mais c'était à une autre qu'il avait fait un bébé. Lui avait-il affirmé à elle aussi qu'il ne se fatiguerait jamais d'elle ?

— Combien de temps avez-vous réussi à rester fidèle à une femme ?

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— N'avez-vous pas de sujet de conversation plus intéressant ?

Elle se retourna vivement en éclaboussant la pièce d'eau. — Non ! Combien y en a-t-il eu ? — Trop pour les compter. — Mais pendant combien de ... Il posa un doigt sur ses lèvres. — Je vous l'ai déjà dit. J'étais un vrai coq. Jamais aucune

d'entre elles n'a su me retenir. — Vous faisiez la cour à plusieurs femmes en même

temps ? Il haussa les épaules. — Je m'arrangeais pour qu'elles comprennent que je ne

voulais pas d'entraves et qu'elles n'étaient pas les seules... Mercy sentit son cœur chavirer. Elle ne supporterait

jamais de le voir courtiser d'autres femmes. Qui pouvait l'aimer au point d'accepter une telle humiliation ? Oh Seigneur, oui ! Une femme comme elle, capable de mentir pour le conquérir.

— Mais, alors, vous devriez déjà en avoir assez de moi ! Il fit glisser une boucle de cheveux mouillée derrière son

oreille. — Au contraire, je n'ai jamais été aussi... subjugué.

Chaque instant passé en votre compagnie est une découverte. C'est vraiment étrange. Je n'arrive pas à comprendre ce qui m'arrive.

Il fronça les sourcils et son regard se fit si sérieux qu'elle en frémit.

— Quoi ? Qu'est-ce ce qui est étrange ? — J'aime parler avec vous, être avec vous et j'en tire un

plaisir presque aussi grand qu'en vous faisant l'amour. Elle enfouit son visage dans son cou avec un petit rire

heureux. — Vous trouvez ça drôle ? — Je trouve ça merveilleux, oui, répliqua-t-elle en lui

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caressant la joue, où apparaissait l'ombre brune d'une barbe naissante. Je veux que notre union ressemble à celle de Claire et de Westcliffe. Vous m'avez laissé espérer que cela pouvait être possible.

— Claire et Westcliffe ? Ne me dites pas que vous voulez que nous leur ressemblions !

— Mais si ! Voyez leurs regards, il est évident qu'ils s'adorent.

— Il l'a épousée pour sa dot ! — Et vous m'avez épousée à cause de John ! Elle secoua vivement la tête avant de reprendre : — Mais vous avez raison, je n'aurais pas dû vous

entraîner sur ce terrain. Elle se cala contre lui et il pressa ses lèvres sur sa nuque. — Ils nous ont invités pour Noël, poursuivit-il. À moins

que vous ne préfériez rester ici. Oh oui ! Au domaine, elle était heureuse, en sécurité.

Elle ne voulait plus en partir. Mais ils ne pouvaient pas indéfiniment se cacher.

— Nous devons être avec les vôtres. Ce sera bon de passer un vrai Noël ensemble.

Il noua ses bras autour d'elle et la serra avec transport. — Ah, Mercy ! Pardon ! J'ai oublié. Je suppose que nous

avons passé ensemble notre dernier Noël, là-bas, sur le front est.

Elle hocha la tête sans répondre et lui caressa la cuisse. — Comment cela s'était-il passé ? — Il faisait froid, sinistre. Nous travaillions jour et nuit à

l'hôpital. J'étais épuisée et il était très tard. J'étais en train de changer un pansement quand je me suis souvenue que c'était le soir de Noël. Alors j'ai commencé à chanter « Douce nuit » et tous les blessés l'ont repris à l'unisson. Je n'ai pas pu retenir mes larmes.

— Étais-je déjà reparti ? — Oui, vous aviez rejoint votre régiment. Mais je pensais

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à vous et j'espérais que tout se passait bien. Il me semble bien avoir prié pour que nous fêtions le Noël suivant chez nous, ajouta-t-elle avec un petit rire.

— Quel est votre souhait pour Noël ? Elle se retourna vers lui, s'installa à califourchon et lança

: — Qu'il soit mémorable ! — Alors vous pouvez faire confiance à ma famille.

Il fallait deux jours de voyage pour rejoindre Lyons Place. Stephen s'était arrangé pour qu'ils arrivent la veille de Noël en fin d'après-midi.

— Voici donc les terres que possédait votre père, observa pensivement Mercy en jetant un coup d'œil par la fenêtre, curieuse de découvrir les lieux.

— Je m'en souviens à peine, lui répondit Stephen. J'y suis passé en coup de vent pour la première fois il v a deux ans. C'est sur cette terrasse que j'ai pris le thé avec Claire.

C'était là que ses souvenirs s'étaient arrêtés. Elle sentit son estomac se nouer : un retour au point de départ pouvait l'aider à recouvrer la mémoire. Un objet, un détail, pouvait faire remonter à la surface ces deux années manquantes et il n'aurait plus qu'à les survoler comme on feuillette un livre pour y retrouver un passage bien précis.

Il était installé sur la banquette en face d'elle et de Jeannette. John dormait contre son père qui le retenait d'une main. Au grand étonnement de Mercy, l'enfant avait dormi pendant la majeure partie du voyage.

— Je suis plus à mon aise chez Ainsley, poursuivit-il. — Vous souvenez-vous de votre père ? — Non. On dirait que c'est une habitude chez moi. Le sous-entendu échappa à Jeannette, mais pas à Mercy. De temps à autre, il l'interrogeait sur la Crimée,

comme s'il s'agissait de questions anodines mais elle savait

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qu'il fouillait dans sa mémoire. Elle ne cessait de lui répéter que cela n'avait aucune importance, mais c'était plus fort que lui.

— Ainsley sera probablement là aussi, dit-elle pour détourner son attention.

— Certainement. Mère aussi. Avec Léo. Peut-être aussi Lynnford et sa famille. Ainsley m'a prévenu qu'ils étaient rentrés du sud de la France.

— J'ai hâte de faire sa connaissance. Il a sans nul doute joué un rôle important dans votre vie. A-t-il été un bon tuteur ?

— Nous ne nous entendions pas très bien. Je crois que je l'ai beaucoup déçu, plus encore que si j'avais été son propre fils.

— Vous avez dû vous racheter à ses yeux grâce à votre conduite en Crimée.

— A vous entendre, je me suis comporté en héros, Mercy !

— Parfaitement ! Il lui lança un regard froid : — Vous n'étiez pas sur le champ de bataille, que je sache

? — Non, mais j'ai entendu parler de vous par beaucoup

de ceux que j'ai soignés. Elle se mordit la langue avant d'ajouter d'un air

coupable : — Je passe mon temps à dire que je ne veux plus parler

de la guerre et je fais exactement le contraire. — C'est un sujet difficile à éviter. En ce qui concerne

Lynnford, vous allez sans doute le trouver charmant, ainsi que toute sa famille.

Quand la voiture s'engagea dans l'allée principale, elle sentit une boule se former dans son estomac.

— Nous y sommes presque, n'est-ce pas ? — Nous arrivons.

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Elle se pencha et lui attrapa la main : — Je suis si heureuse de passer Noël dans votre famille. — Vous ne regrettez pas la vôtre ? Elle se renfonça sur son siège. — Je n'ai plus que mon père et il m'a rejetée. — Tant pis pour lui ! Elle sourit. — C'est aussi ce que je pense. Oh ! Regardez, s'exclama-

t-elle en tendant le doigt. Nous y sommes. Je ne m'attendais pas à un endroit si... solennel.

— Vous voulez dire, austère ! Sans nul doute. Cela convient parfaitement au caractère de Westcliffe.

Mais l'intérieur était chaleureux et accueillant. Des bougies brillaient au milieu des plantes vertes et la Taîcheur piquante du grand air se mariait à la bonne odeur de cannelle montant des cuisines.

— Vous voici enfin ! s'exclama Claire qui surgit dans le hall d'entrée dans un bruissement de soie, suivie du reste de la famille.

Elle serra Mercy dans ses bras. — Ce voyage a dû être éprouvant. Je désespérais de vous

voir arriver et je commençais à m'inquiéter. — Nous n'avons été troublés que par ce jeune gaillard

qui réclame sa tétée bien trop souvent, rétorqua Stephen d'une voix où perçait la fierté, ce qui ne manqua pas d'émouvoir la jeune femme.

Westcliffe saisit la main de son frère et lui donna une tape affectueuse sur l'épaule.

— Tu étais un gamin la dernière fois que tu as passé Noël ici !

— Je me souviens que notre mère n'aimait pas trop venir, observa son frère.

— J'ai changé d'avis, intervint la duchesse en enlevant John des bras de Jeannette. Mon bébé chéri, roucoula-t-elle, comme il a grandi ! Léo, ne trouvez-vous pas qu'il a bien

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profité ? — Pas tout à fait, mon amour, répondit-il d'une voix très

tendre. — Lynnford, venez que je vous présente mon dernier

petit-fils ! La duchesse se tourna vers un grand homme blond et

Mercy ne put réprimer un mouvement de surprise quand il se pencha sur les boucles du bébé. Lynnford n'était que le tuteur de Stephen mais ils avaient forcément un lien de parenté. Bien que personne ne l'ait mentionné, la ressemblance entre les deux hommes était frappante. Cela expliquait mieux la carnation claire de Stephen qui devait tenir de ce côté-là de sa famille, contrairement aux autres, si bruns de peau.

— Il sait jouer de son charme, commenta Lynnford avec une expression étrange, comme s'il tentait de dissimuler une vive émotion.

Il tourna son regard vers Stephen et Mercy s'aperçut que ses yeux étaient d'un bleu intense.

— Il ressemble à son père d'ailleurs, ajouta-t-il. Heureux de te voir revenir à la maison, mon garçon !

— Merci, monsieur, répondit Stephen avec une certaine raideur et Mercy se souvint qu'il avait toujours eu du mal à satisfaire les exigences de Lynnford. Permettez-moi de vous présenter mon épouse, Mercy.

Lynnford s'inclina, puis comme s'il trouvait que cela n'était pas suffisant, il fit un pas en avant et lui baisa la main.

— Mercy, je suis très honoré de faire votre connaissance. Si on m'avait dit que ce gaillard se rangerait un jour !

— J'ai beaucoup de chance. Savez-vous qu'il s'est distingué en Crimée ?

— C'est ce que j'ai entendu dire. — Venez, intervint la duchesse. Il faut absolument que je

vous présente la famille de Lynnford. Ils vous attendent dans

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le salon. Sans lui laisser le temps de protester, la duchesse lui prit

le bras et l'entraîna. Mercy eut le temps de voir Lynnford murmurer quelques mots à l'oreille de Stephen. A son expression, elle comprit qu'il était ému par ce qu'il venait d'entendre.

Un arbre trônait au milieu du salon. Des bougies scintillaient sur ses branches et à sa base s'amoncelaient de petits paquets. Une guirlande courait sur le manteau de la cheminée. Chez Mercy, on ne célébrait pas la fête de Noël de cette façon. Dans l'Illustrated London News, elle avait vu une gravure du sapin de Noël de la famille royale. La famille de Stephen tenait probablement à l'imiter en adoptant cette nouvelle tradition. Elle se félicita d'avoir pensé avec Stephen à apporter des cadeaux à déposer au pied de l'arbre.

Deux jeunes gens qui ressemblaient beaucoup à Lynnford s'approchèrent. La duchesse les présenta : il s'agissait du fils aîné du comte, le Vicomte Mallard et de son autre fils, Charles. Puis vinrent ses trois filles : Emily, Joan et Charlotte. Ces dernières tenaient davantage de leur mère, lady Lynnford, une petite femme brune. À son teint très pâle, Mercy comprit tout de suite qu'elle devait être malade.

— Elle souffre d'une maladie des os, souffla la duchesse avant que Mercy n'ait posé de question. Elle me manquera. C'est une amie très chère.

Mercy, émue, lui pressa la main. — Je suis navrée. — C'est la vie, ma pauvre enfant. Mais que cela ne gâche

pas les réjouissances. Jamais Angela ne nous le pardonnerait.

— Puis-je prendre votre bébé dans mes bras ? demanda la comtesse.

— Mais bien entendu ! s'écria Mercy en lui confiant John, qui la regarda les yeux grands ouverts, sans ciller.

— Quel amour de petit garçon ! Il y a un air de famille.

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Comme il ressemble à son père ! — Oui, c'est incroyable, n'est-ce pas ? renchérit la

duchesse. — Oh Tessa, déjà deux petits-enfants ! Vous devez être

folle de joie. — Un pur bonheur ! Et quand ils pleurent, il suffit de les

rendre à leur mère ou à leur nurse ! — J'aimerais tant avoir des petits-enfants, se lamenta la

comtesse. — Cela viendra, ma chérie, la consola la duchesse. Comme John commençait à pleurer, la comtesse

s'empressa de le rendre à Mercy qui n'eut aucun mal à l'apaiser.

— Je crois qu'il a faim après ce long voyage. Mercy sentit une main familière se poser sur sa taille. — Si vous voulez bien nous excuser, intervint Stephen,

nous allons nous retirer pour nous reposer un peu avant le dîner.

— Mais bien entendu ! Faites donc ! approuva la duchesse. Nous dînons dans une heure.

— Venez, je vais vous montrer vos chambres, leur dit Claire.

Une fois qu'ils furent dans le hall, elle glissa affectueusement son bras sous celui de Stephen et lui glissa à l'oreille :

— Je vous ai installés tout au bout de l'aile ouest. Vous ne serez pas dérangés.

— J'avais gardé peu de souvenirs de cet endroit, lui dit Stephen, mais vous y avez mis votre touche.

— C'est de la faute de Westcliffe qui me laissait me morfondre ici pour aller courir le guilledou à Londres.

— A cause de moi, l'interrompit Stephen en plantant ses yeux dans les siens. Mais maintenant vous êtes heureuse, Claire, n'est-ce pas ?

— Follement heureuse. Votre présence ici compte

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beaucoup pour Westcliffe. Il a toujours eu l'impression que la famille avait déserté les lieux après le remariage de votre mère avec Ainsley.

— Cela n'est pas une impression. Claire se tourna alors vers Mercy. — Il est de notoriété publique que la duchesse ne

s'entendait pas avec son premier mari. C'était un homme dur.

— Maintenant elle est heureuse, observa Mercy. — Très heureuse. Léo lui fait beaucoup de bien. Demain,

il doit commencer un portrait de Lynnford et de sa famille. Ils ne repartiront pas tant qu'il n'est pas terminé.

Elle se glissa entre Stephen et Mercy pour ajouter : — Vous devriez lui demander de faire un portrait de

votre famille. — Cela me ferait très plaisir, déclara Mercy. Claire leur fit traverser une longue galerie ornée de

portraits. Mercy allait lentement, étudiant les visages les uns après les autres.

— Voilà donc vos ancêtres... — En effet. Je n'avais jamais pris la peine de regarder

leurs portraits. Cela ne m'intéressait guère, pour être honnête.

— Comme ils ont l'air sévère ! — Je trouve que Westcliffe leur ressemble, observa

Claire. C'est frappant. — Moi, je dois plutôt tenir du côté maternel, commenta

Stephen. Mais je ne m'en suis jamais beaucoup soucié. Mercy se fit la réflexion que la duchesse, elle aussi, était

brune aux yeux noisette. Abandonnant la galerie de portraits, ils gravirent un

grand escalier. Claire les conduisit au bout du couloir, jusqu'à leurs appartements.

— Un valet et une femme de chambre sont dévolus à votre service, n'hésitez pas à les sonner.

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Elle se hissa sur la pointe des pieds pour déposer un baiser léger sur la joue de Stephen.

— Quelle joie de vous avoir parmi nous ! Sur ces paroles, elle se faufila dehors. — Vous êtes très proches, constata Mercy. — Nous avons été élevés ensemble. Je m'amusais à tirer

ses nattes ! expliqua Stephen en s'approchant de la fenêtre pour admirer la vue. Vous n'avez aucune raison d'être jalouse.

— Je ne le suis pas, dit-elle en toute sincérité. Elle est visiblement très amoureuse de son mari et vous considère comme son frère. Je vais aller confier John à sa nurse.

Il se contenta de hocher la tête sans bouger. Quand elle revint, il était toujours au même endroit, près de la fenêtre. Elle le rejoignit et s'enquit :

— Quelque chose ne va pas ? — Lynnford a fait une remarque bizarre. Il a dit que mon

père serait fier de moi. Et il a ajouté ensuite : « Moi-même, je suis aussi fier que s'il s'était agi de mon propre fils. »

Il secoua pensivement la tête. — Je ne me souviens pas de mon père. Je ne pourrais

même pas vous dire si son portrait figure dans cette galerie, en bas. J'ai peine à me remémorer le visage du père d'Ainsley. Lynnford, en revanche... il a été sur mon dos toute ma vie.

— Votre mère a été deux fois veuve, et très jeune. Il esquissa un sourire malicieux. — Oui, elle était très jeune et ça ne lui a pas facilité les

choses. Elle se blottit contre lui, l'obligeant à abandonner son

poste devant la fenêtre et à la prendre dans ses bras. — Tout ça, c'est le passé, dit-elle en lui embrassent le

menton. Il lui offrit son premier vrai sourire depuis leur arrivée. — Nous allons passer une belle fête de Noël ici.

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Il enfouit son visage dans son cou et se mit à la dévorer de baisers.

— Et si nous étions en retard pour le dîner ? — Ce serait impoli. — Ma famille connaît mon impolitesse. Ses lèvres se pressaient sur un point sensible, derrière

son oreille. Il pouvait faire d'elle ce qu'il voulait. — Il est trop tard, murmura-t-elle. — Mais non, voyons ! Avec un petit rire triomphant, il la souleva dans ses bras

et la déposa sur le lit. Serrant étroitement son manteau autour de ses épaules,

Tessa sortit sur la terrasse. — Lynnford, que faites-vous ici ? Il fait un froid de gueux

! Ce dernier ne répondit pas et continua à contempler les

jardins sous leur manteau hivernal. Même en décembre, Claire s'arrangeait pour qu'ils restent beaux.

Tessa s'approcha du comte. Elle était toute jeune fille quand elle était tombée amoureuse de Lynnford, qui avait illuminé sa vie, si triste par ailleurs.

— Je n'ai jamais aimé cet endroit mais j'y viens pour Westcliffe. Il en héritera un jour et Claire a réussi à donner une âme à cette maison, à la rendre plus chaleureuse.

— Mes souvenirs à moi sont plus plaisants, puisque c'est ici que nous nous sommes connus. J'étais venu chasser le renard avec mon père. C'était un ami de votre mari.

— Cela remonte à bien longtemps. — Quel idiot j'ai été, Tess ! Comment, pendant toutes ces

années, ai-je pu ignorer cette ressemblance ? Stephen est mon portrait craché !

— Vous n'aviez aucune raison de vous intéresser à lui. Comment trouvez-vous... notre petit-fils ? N'est-il pas délicieux ?

— Je suis encore sous le choc. J'ai eu toutes les peines du

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monde à ne pas le prendre dans mes bras. — Mais vous auriez dû le faire ! Personne n'aurait trouvé

à y redire. Il secoua la tête : — Comptez-vous le lui dire un jour ? — À qui ? Stephen ? Il acquiesça. — Je n'en sais rien. Cela pourrait faire plus de mal que

de bien. Songez à votre propre famille. Il approuva une nouvelle fois et quand il posa son regard

sur elle, elle repensa à l'époque où elle ne vivait que pour un regard de lui.

— Ce jeune artiste vous aime, commenta Lynnford d'une voix très douce.

— Oui. Mais cela ne durera pas. Il en rencontrera une plus jeune et plus jolie et je serai reléguée au rang des souvenirs, agréables, mais souvenirs tout de même...

— Je n'en serais pas si sûr, à votre place. Quand un jeune homme tombe amoureux de vous, il a toutes les peines du monde à se défaire de votre emprise...

— Cela fait des années que vous ne m'avez pas parlé d'amour.

— Ce n'est pas ce que je suis en train de faire, Tessa. Je vous parle du jeune homme que j'ai été.

— C'est vrai que vous êtes si vieux ! ironisa-t-elle. — Je suis quand même grand-père, nom de nom ! — Désirez-vous que Stephen sache ? — Je ne sais pas. Je n'ai pas encore bien mesuré tout ce

que cela implique. Et je n'ai aucune envie de blesser les miens, en particulier Angela.

— Alors cela restera notre secret. — Est-ce juste à votre égard ? — Très cher ami, voilà bien longtemps que je me suis

faite à l'injustice de la vie. Le dîner va être servi. Ne tardez pas.

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Elle rentra dans la maison et s'immobilisa à la vue de Léo, adossé contre le mur.

— Depuis combien de temps êtes-vous ici ? — Assez pour savoir qu'une fois encore, il vous fait

passer après les autres. — Ne commencez pas, Léo ! Il lui prit la main et l'enlaça. — Oublions ce dîner. J'ai faim de tout autre chose... — Je satisferai cet appétit-là après le repas. — Alors pourvu que le repas soit rapide ! Elle éclata de rire et le suivit hors de la pièce. Elle n'était

pas certaine de supporter son départ s'il venait à la quitter un jour. Mais ce jour viendrait, hélas.

Stephen et Mercy arrivèrent bel et bien les derniers, mais cela ne parut déranger personne. Le dîner était très informel et plusieurs conversations couraient en même temps. Tout le monde parlait haut et fort comme si les festivités de Noël avaient déjà commencé et qu'il fallait couvrir de sa voix le carillon des cloches qui ne devait normalement retentir que le lendemain.

Stephen se rendit compte de la gêne croissante de Mercy, qui avait à peine touché à sa nourriture. Quant à lui, il n'avait fait que boire et ne s'expliquait pas la tension qui l'étreignait. D'habitude, il appréciait ces tablées conviviales et parlait aussi fort que les autres. Il se pencha vers Mercy :

— Tout va bien ? Elle acquiesça de la tête mais il vit le contraire dans ses

yeux. Il lisait en elle comme dans un livre ouvert. Cela datait-il de la Crimée ? Son corps, indépendamment de son esprit, se souvenait-il d'elle ? Ou bien était-ce la proximité de ces dernières semaines ?

Il connaissait ses nuits peuplées de mauvais rêves qu'il chassait en la tenant contre lui et en lui murmurant des paroles de réconfort avant même qu'elle ne s'éveillât. Il connaissait son appétit d'ogre quand elle était heureuse et

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savait aussi que les soucis produisaient sur elle l'effet inverse.

Soudain, il comprit qu'il n'avait plus rien en commun avec toutes ces personnes. Il ne connaissait pas ceux dont ils parlaient. Emily allait connaître sa première saison à Londres l'été prochain et elle comptait toutes ses amies en quête de mari. Les noms qu'elle citait ne lui disaient rien. Il se souvenait d'elle enfant et n'en revenait pas de la voir si grande...

Il n'avait pas revu la famille de Lynnford depuis son retour de la guerre et s'était tellement attaché à observer la réaction de Mercy depuis leur arrivée qu'il n'avait guère prêté attention aux autres convives. Tous avaient changé, au cours de ces deux années. Une fois encore, il fut saisi par tout ce qu'il avait perdu.

Mais en contemplant Mercy, il vit ce qu'il avait gagné en échange. Il la connaissait depuis peu et ne pouvait désormais envisager la vie sans son rire, ses sourires et sa conversation.

Le repas fut assez rapide, ce dont il se réjouit. Ces dames s'en furent mettre la dernière main aux colis de vêtements qu'elles distribueraient aux pauvres le lendemain de Noël. Stephen lui, rejoignit les messieurs dans la salle de billard pour y boire un cognac et fut surpris d'y retrouver les deux fils de Lynnford. En deux ans, ils étaient devenus des hommes.

— J'ai l'intention de rejoindre un régiment, lui dit Charles à brûle-pourpoint comme s'il attendait de Stephen un encouragement ou un mot de félicitation.

Debout devant la cheminée, un bras appuyé sur le marbre du manteau, Stephen sentit le regard des autres converger vers sa personne, en particulier celui de Lynnford et d'Ainsley.

— Je vous suggère d'attendre peut-être la fin du conflit en Crimée, dit-il finalement d'une voix calme.

— L'Autriche vient d'intervenir pour accélérer les

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négociations en vue de signer la paix, lui dit Mallard. Cela devrait se faire au printemps.

— Ils trouveront bien une autre guerre à livrer quelque part dans le monde, coupa Lynnford d'un ton laconique.

— Vous ne semblez pas voir cela d'un très bon œil, observa Ainsley.

— Il me semble que sa mère a besoin de lui, en ce moment.

Charles se rassit en grommelant et Stephen réprima un petit rire. Il n'était visiblement pas le seul à vouloir s'affranchir de la tutelle autoritaire de Lynnford. Il fit tourner le cognac dans son verre en se demandant s'il réussirait un jour à se sentir proche d'eux. Il mourait d'envie de rejoindre Mercy, comme s'ils avaient été séparés l'un de l'autre depuis des heures. Pourtant il vit sur l'horloge que cela faisait à peine trente minutes.

Ainsley le rejoignit. — Veux-tu faire une partie de billard avec moi ? — Il faut que je te parle de Roseglenn. Son frère haussa un sourcil étonné : — Un problème ? — Au contraire. C'est justement ce dont je voulais te

parler. Tu t'en es trop bien occupé. — J'ai juste dit que je n'avais pas le temps de m'y

consacrer davantage. Il n'y a que toi pour te plaindre de le voir en bon état.

— J'ai besoin de me sentir utile, Ainsley. — Mais tu l'es ! Cela m'enlève un poids de savoir que tu

t'en chargeras, dorénavant. Stephen haussa les épaules : — Je n'ai rien à faire, il fonctionne parfaitement sans

moi. — Profites-en pour t'occuper de ta jeune femme. C'est le moment que choisirent les dames pour les

rejoindre. Mercy paraissait plus détendue. Cette occupation

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charitable avait dû plaire à son tempérament généreux. Stephen posa son verre et vint à sa rencontre pour la prendre par la main. Dès que leurs doigts s'entrelacèrent, le calme revint dans son cœur.

— Tout s'est bien passé ? — Oui, répondit-elle en lui souriant avec tendresse.

J'aime beaucoup Claire. — Elle a toujours été charmante. Ils se retrouvèrent bientôt dans le grand salon où

Charlotte leur joua du piano. Stephen s'était assis sur un accoudoir de fauteuil, un bras passé autour des épaules de Mercy. Elle avait revêtu pour l'occasion une robe vert foncé qui mettait en valeur ses yeux, ses cheveux et son petit nez retroussé. Ses taches de rousseur ressortaient, même si cela lui aurait sans doute déplu qu'il le lui fasse remarquer. Il éprouva soudain une envie irrésistible d’ôter les épingles et la pince ornée d'une perle qui retenaient ses cheveux.

Puis Charlotte entonna « Douce Nuit » et il vit la tristesse assombrir le visage de Mercy. Il lui releva le menton et sans un mot, d'un mouvement de la tête, il lui suggéra de quitter la pièce. Elle le suivit docilement et ils se rendirent en silence dans une autre galerie dont les murs étaient ornés de tableaux de maîtres. Mais ce n'étaient plus des ancêtres et sans se l'expliquer, il préférait cette galerie à l'autre.

— Ils prévoient la fin de la guerre pour le printemps, lui annonça-t-il d'une voix douce.

Il sentit ses doigts se contracter sur son bras : — C'est mon vœu le plus cher. — Vous est-il difficile d'être ici parmi nous ? — Je n'ai pas grand-chose en commun avec ce monde-là. — C'est aussi l'impression que j'ai. C'est pour le moins

curieux car je ne me souviens pas de ce qui me rend différent d'eux.

— Je croyais qu'en revenant ici vous pourriez peut-être... faire remonter des souvenirs.

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Il l'entraîna vers la fenêtre. — Voici la terrasse où j'ai pris le thé avec Claire. Je me

souviens même de son goût : c'était un Earl Grey. J'ai encore en tête le parfum des fleurs de cet automne-là.

On voyait la terrasse éclairée par des torches qui brillaient le long des allées du jardin au cas où, bravant le froid, quelqu'un aurait eu envie de s'y promener.

— Claire était déjà mariée à Westcliffe. Elle venait de faire... une fausse couche. Nous avons bien cru qu'elle allait y laisser la vie. Il croyait que c'était moi qu'elle voulait, alors qu'elle l'aimait, lui. Je me revois lui annonçant que je quittais l'Angleterre. Mais je ne me souviens pas d'avoir quitté les lieux. C'est vraiment étrange, comme si mon esprit refusait de coopérer. Cela m'a fait un choc de voir les enfants de Lynnford presque adultes. Sa fille va faire ses débuts à Londres cette année. Avez-vous connu cela ?

— Non. Mon père n'en avait pas les moyens. — Il vous manque ? La tristesse voila ses beaux yeux. Elle se rapprocha de

lui. — Je n'y pense pas. Tout comme j'essaie de ne pas

penser à ceux qui sont restés en Crimée. Croyez-vous réellement que la guerre va bientôt cesser ?

— Je l'espère. — Moi aussi.

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16. Mercy avait mal dormi. Elle était heureuse de passer ces

quelques jours dans la famille de Stephen et avait été sensible à leur accueil chaleureux mais Roseglenn lui manquait. Elle s'y sentait déjà chez elle, c'était son foyer, sa maison.

Pelotonnée dans les bras de Stephen, adossée contre sa poitrine, elle savait qu'il était réveillé parce qu'il lui caressait doucement le bras. Elle adorait se réveiller ainsi, lovée contre lui.

— À quelle heure nous attendent-ils ? murmura-t-elle. — Mère a suggéré que nous ouvrions les cadeaux après

le petit déjeuner, mais moi je préfère avant, conclut-il en tirant de sous l'oreiller une boîte oblongue enveloppée de papier blanc qu'il agita sous son nez.

Avec un petit cri de joie, elle s'en empara et l'embrassa : — Vous ne savez pas encore ce que c'est. Cela ne mérite

peut-être pas un baiser. — Tant pis. Vous, vous le méritez ! Elle en profita pour l'embrasser encore, en prenant tout

son temps cette fois-ci tandis qu'il lui caressait la cheville en remontant lentement vers la cuisse. Il la fit basculer sous lui.

— Non, attendez ! Je veux savoir ce que c'est ! Elle réussit à lui échapper et s'installa contre l'oreiller

pour déballer son cadeau, savourant chaque seconde. Stephen se dressa sur un coude et lui sourit comme jamais il ne l'avait fait auparavant. Jamais elle ne l'avait vu aussi heureux et détendu. Elle ne savait pas qu'on pouvait connaître pareille félicité.

Le paquet dévoila une boîte gainée de cuir qu'elle ouvrit avec précaution pour découvrir un collier composé de plusieurs rangs de perles fines.

— Mon Dieu ! Qu'il est beau ! Vous n'auriez jamais dû...

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En riant tout bas, il prit délicatement le collier et ordonna :

— Penchez-vous, que je l'attache autour de votre cou. Elle se retourna et souleva sa chevelure en déplorant une

fois de plus qu'elle soit si courte et se jurant de ne plus jamais la couper. Lorsqu'elle entendit le cliquetis du fermoir, elle sauta du lit.

— Attendez... Où allez-vous donc ? — L'admirer dans la glace. Elle courut à sa coiffeuse pour se contempler dans le

miroir. Les rideaux tirés laissaient passer assez de lumière pour y voir et elle effleura les perles.

— Elles sont d'une perfection absolue... — Pas tout à fait. Elle fit volte-face et l'admira : adossé aux oreillers, les

mains sous la nuque, il respirait le bonheur et la satisfaction. Même avec ses cicatrices, il était splendide.

— Que leur manque-t-il donc ? — Votre peau nue. Ôtez votre chemise de nuit. — Vous êtes insatiable, lui reprocha-t-elle, rieuse. Elle se dirigea vers le lit en faisant glisser la bretelle de

sa chemise de nuit sur ses épaules. Lorsque le vêtement tomba à terre, elle l'enjamba d'un pas félin et vit son regard s'embraser instantanément. Sa réaction ne fit qu'attiser le désir qui montait en elle.

— Venez ici, ordonna-t-il en lui tendant la main. Je veux vous faire l'amour avec ces perles pour tout vêtement.

— Voulez-vous les porter ? — Petite coquine ! gronda-t-il en la faisant basculer sur

le lit.

Stephen avait devancé Mercy à la table du petit déjeuner, servi dans la salle à manger. Quand elle fut enfin prête, elle descendit les escaliers à pas lents. Elle avait pris

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tout son temps et se demanda s'il était déjà dans le salon où il lui avait donné rendez-vous après le petit déjeuner.

Elle jeta un coup d'œil dans la pièce et l'aperçut, penché en avant, plongé dans l'examen d'un objet sous l'arbre de Noël. Elle songea qu'il devait préparer une farce ou chercher son cadeau.

Elle entra sur la pointe des pieds et quand elle fut tout près, lui pinça le postérieur.

— Que diable... Il sursauta et elle retint un cri horrifié. — Oh ! Mon Dieu ! Votre Seigneurie... Elle était nez à nez avec lord Lynnford. Elle s'abîma dans

une révérence. — Pardonnez-moi, Milord, je vous ai pris pour... Pour mon mari. Non, elle ne pouvait décemment dire

cela. Il rit de bon cœur. — Ce n'est rien, ma chère enfant. Vous vous êtes méprise

à cause de la couleur de mes cheveux. Même si j'ai, moi, quelques fils argentés.

Les cheveux blonds, la taille et la silhouette, la façon de se tenir et de bouger. Elle hocha la tête. Il paraissait logique que Stephen ait imité le seul homme qui avait tenu un rôle important dans sa vie.

Mais de là à imaginer autre chose... Que cet homme et la duchesse... ? Non, ce n'était pas possible !

— Je vous en supplie à nouveau, pardonnez-moi. Il s'inclina galamment. — Et moi je vous répète que cela n'en vaut pas la peine.

Je suis heureux de constater que vos relations avec votre époux sont... si détendues.

Il lui adressa un regard complice et elle se sentit devenir écarlate.

— Je suis navré de ne pas avoir pu assister à votre mariage.

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— Ne vous en faites pas. Nous avons parfaitement compris. Cela s'est passé très vite et de façon si inattendue.

— Mais vous êtes heureuse ? — Très heureuse. — Vous avez rencontré Stephen pendant la guerre, en

Crimée ? Il se frotta les mâchoires. — J'ai entendu dire qu'il s'était comporté de façon

remarquable. — Oui, il a fait preuve d'un grand courage. Mais c'est à

l'hôpital que nous nous sommes connus. Il insistait toujours pour faire passer les autres avant lui-même.

— Dire qu'il fut un temps où je doutais de lui ! — Ce ne doit pas être facile d'élever le fils d'un autre

homme. Il changea de place un des présents disposés au pied du

sapin. — Non, ça n'est pas une tâche aisée. Elle-même élevait bien l'enfant d'une autre ! — Mais je comprends tout à fait qu'on puisse oublier

qu'un enfant n'est pas de sa propre chair et l'aimer comme s'il l'était.

— Tout à fait, répéta-t-il. — Lynnie, je vous y prends ! intervint la duchesse qui fit

irruption dans le salon en virevoltant. Il a toujours eu la manie de tripoter les cadeaux. Quelle impatience, mon ami !

Elle lui tapota le bras avec une familiarité qui en disait long puis ajouta :

— Vous êtes superbe, mon cher... Mercy fit une petite courbette. — A bientôt, Votre Grâce. Je crois que je vais aller

retrouver Stephen. — Il a terminé son petit déjeuner et il est sorti se

promener avec Westcliffe. Vous devriez les apercevoir de la terrasse.

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— Merci, Milord, dit-elle avec un petit salut en direction de Lynnford.

— Mercy, c'est une joie de vous accueillir dans notre famille.

— J'en suis très heureuse, moi aussi. Elle se sauva précipitamment avant d'aggraver son cas.

Elle se dirigea vers la porte qui donnait sur la terrasse et l'ouvrait quand Stephen et son frère surgirent au détour d'une allée. La différence physique entre eux lui sauta aux yeux. Ce n'était pas la première fois qu'elle soupçonnait qu'ils ne soient pas du même père.

— Bonjour, ma mie ! lança Stephen en souriant. Il fait trop froid pour que vous sortiez sans vous emmitoufler.

— Je... je vous cherchais. Il la fit rentrer au chaud et plaisanta : — Je vous manquais, c'est ça ? Comme Westcliffe les escortait, elle répondit, un peu

gênée : — Oui, beaucoup. Stephen fronça le sourcil : — Quelque chose ne va pas ? — Si mais, je... je me suis retrouvée dans une situation

affreusement embarrassante. J'ai pincé Lynnford en le prenant pour vous.

Les deux frères éclatèrent de rire, ce qui ne fit qu'ajouter à son humiliation. Dieu merci, elle ne leur avait pas précisé l'endroit où elle l'avait pincé.

Quand leur hilarité retomba, Stephen esquissa un grand sourire et la rassura.

— Ne soyez pas si confuse, mon cœur, dit-il en lui pressant tendrement la main. Je suis sûr que cela l'aura réjoui. Ne vous préoccupez pas de cela.

— Si vous voulez bien m'excuser, je vais aller retrouver Claire, intervint Westcliffe. Lynnford doit déjà être en train d'ouvrir les cadeaux.

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Mercy le regarda s'éloigner dans le hall. — Que faisiez-vous avec Westcliffe ? — Nous nous promenions sur le domaine en nous

remémorant notre enfance. J'ai passé un excellent moment, ce qui est surprenant, car nous étions comme chien et chat, autrefois.

— Vous paraissez pourtant proches. — Pas vraiment. Mais nous sommes plus tolérants l'un

envers l'autre. D'un doigt, il lui souleva le menton. — Quelque chose vous préoccupe. Dites-moi de quoi il

s'agit. — Non, mais je... Lynnford et votre mère semblent très

attachés l'un à l'autre. — Il a toujours été là quand elle a eu besoin de lui. — Croyez-vous qu'ils aient été ... amants ? — Grands dieux, non ! Lynnford a toujours été très épris

de sa comtesse. — Oh... Ce n'est pas courant dans le milieu de

l'aristocratie, n'est-ce pas ? — La famille royale est en train de changer les codes et

voit les liaisons d'un mauvais œil. Il la regarda avec attention. — Vous essayez de savoir si je saurais vous être fidèle ? — Pas du tout... je désire évidemment votre fidélité mais

nous avons fait un mariage de raison. J'espère tout de même que vous en viendrez à m'aimer un peu.

Il lui caressa les cheveux : — Eh bien, je... — Stephen ! appela Emily. Venez vite ! Tout le monde

vous attend pour ouvrir les cadeaux. — Ah ! Ne faisons pas attendre la famille, observa

Stephen en passant un bras autour de ses épaules pour se diriger vers le salon. Que m'a donc offert ma chère petite femme ?

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— Attendez et vous verrez...

C'était une montre à gousset en or avec sa chaîne.

— J'ai vu que vous n'en aviez pas. C'est un objet qu'on se lègue de père en fils, non ?

C'était aussi un rappel, songea Stephen, assis près de la fenêtre qui donnait sur l'allée du jardin, avec des aiguilles qui avançaient pour l'aider à se concentrer sur le présent et l'avenir au lieu de s'acharner sur un passé qui le fuyait. Elle avait dû y mettre toutes ses économies.

— À présent, voici pour mes fils, déclara sa mère en leur tendant à chacun un petit paquet.

Mercy tordit le cou pour mieux voir. La duchesse lui avait offert le ravissant châle en dentelle qui lui drapait les épaules. Elle avait gardé le collier de perles et savait que Stephen mourait d'envie de la ramener dans leur chambre pour l'admirer encore, parée de ce seul ornement.

— Ouvrez ! ordonna-t-elle avec impatience. Il obéit et découvrit un portrait miniature de sa mère,

extrêmement ressemblant. Léo était vraiment très doué. Il le fit admirer à Mercy.

— Oh ! Quelle merveille ! Elle tenait dans ses bras John, qui serrait dans sa

menotte un hochet en bois offert par Ainsley. Le jouet le fascinait et, ébloui, il clignait ses petits yeux à chaque tintement de clochette.

Stephen comprenait l'émerveillement de son fils. Il n'en revenait toujours pas de se retrouver chef de famille. Il jeta un coup d'œil par la fenêtre.

— Que regardez-vous avec tant d'insistance ? lui demanda Mercy.

Il sourit en secouant la tête. — Rien. — Ce déballage de cadeaux vous ennuie ? Mais il ne voulut rien lui dire. Il attendait l'autre

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surprise à venir. — Léo, s'il vous plaît, pouvez-vous aller chercher les

cadeaux de mes petits-fils ? demanda la duchesse. Léo disparut et revint en poussant deux engins qui

ressemblaient à des caisses montées sur roulettes. — Ce sont des poussettes, expliqua sa mère. Cela vous

permettra de promener vos bébés dans le parc. C'est devenu très à la mode.

Claire et les autres dames s'approchèrent pour les examiner de près.

— Je songeais justement à m'en procurer une, se réjouit Claire.

Stephen se demanda si Mercy était dans le même cas. Il ne connaissait même pas l'existence de ces engins. Westcliffe, à qui il jeta un coup d'œil, semblait partager son étonnement. Ainsley s'ennuyait à côté de la cheminée et il découvrit que Lynnford le dévisageait avec insistance. Mais dès qu'il leva les yeux, ce dernier détourna le regard...

Par la fenêtre, il vit s'approcher la calèche avant même d'entendre les chevaux et le cliquetis des roues. Il se leva, rejoignit sa femme et posa une main sur sa taille. Radieuse, elle leva les yeux vers lui.

— C'est merveilleux, n'est-ce pas ? Je vais pouvoir continuer à promener John même quand il aura grandi. Je n'aurai plus besoin de le porter !

— Formidable, mais j'ai encore une surprise pour vous. Venez avec moi.

Il confia John à sa grand-mère et fit traverser le salon à Mercy pour la conduire jusqu'à la porte d'entrée. Ils sortirent sur le perron, en haut des marches.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle en voyant la voiture s'arrêter devant eux.

Il passa un bras autour de ses épaules pour la protéger du froid, tandis qu'un valet de pied ouvrait la porte de la calèche et qu'un homme en sortait.

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— Père ! Mais... — C'est moi qui l'ai invité. Elle fit volte-face, stupéfaite : — Pourquoi ? — J'ai pensé que cela vous ferait plaisir. S'il ne se

comporte pas correctement, il remontera dans la voiture et reprendra le chemin inverse...

Mercy était partagée entre la joie et la frayeur tandis que son père s'approchait d'elle. Il lui parut vieilli. Que signifiait sa présence ici ? Lui avait-il pardonné ?

Elle se dégagea de l'étreinte de Stephen et descendit en hâte les marches. Elle marqua une halte sur les graviers quand elle sentit l'odeur familière du tabac de son père. Elle était consciente de la présence rassurante de Stephen derrière elle et comprit qu'il appréhendait comme elle ces retrouvailles.

— Père... Comme il paraissait dur et sévère ! Il hocha la tête et

soudain son assurance le quitta : — On m'a assuré que je serais le bienvenu. — Mais vous l'êtes, affirma-t-elle. — Je constate qu'il s'est montré correct avec vous. — Oui, il m'a épousée. — Je n'ai pas été convié au mariage. — Je... je croyais que vous ne voudriez pas venir... et cela

s'est fait si vite. — Comme il se devait. — Si vous voulez bien entrer, monsieur... Dans la voix aimable de Stephen, on décelait néanmoins

un avertissement. — Non, merci, mais je ne vais pas rester. Je voulais

seulement m'assurer que vous alliez bien. Et je voulais vous remettre ceci.

Il sortit un paquet brun de sa poche. Elle l'ouvrit et découvrit un foulard en soie qui sentait la

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rose. — Il appartenait à votre mère. C'est tout ce qui me reste

d'elle. — Pourquoi vous en dessaisir ? — Elle aurait voulu que vous le portiez. Elle le pressa contre son sein. — Je le chérirai. Voulez-vous voir John ? — Non, je dois y aller... Son cœur manqua se briser. Comme son père tournait

les talons, elle s'accrocha à son bras et sentit la main ferme de Stephen sur son épaule. Était-ce pour la retenir ou pour lui prêter main-forte ? Quand la pression s'accentua, elle comprit qu'il la soutenait, comme s'il devinait qu'elle en avait besoin.

— Père, je vous en prie, restez ! Il se retourna et avoua : — Vous avez toujours été trop bonne, au détriment de

vos propres intérêts. Je me suis mal comporté vis- à-vis de vous, ma fille.

— Et moi, je vous ai déçu. Je ne regrette rien, j'ai agi dans l'intérêt de John. Mais il était inconcevable pour moi de ne pas vous présenter votre petit-fils.

— Dans ce cas, grommela-t-il, je pourrais peut-être envisager de rester un peu...

Mercy ne s'étonna pas de l'accueil réservé à son père par le reste de la famille. Tout en contemplant ce dernier, qui tenait John sur ses genoux, elle s'appuya contre son mari en refoulant des larmes d'émotion.

— Jamais je n'aurais cru pouvoir assister à un tel spectacle, chuchota-t-elle. C'est un cadeau plus inestimable encore que les perles.

Elle sentit ses lèvres sur ses cheveux. — J'ai découvert il y a peu le bonheur que procure une

réconciliation familiale. Ce n'est pas toujours facile, mais cela en vaut la peine.

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— Mais vous n'avez jamais été jusqu'à déshonorer le nom de votre propre père !

— Oh, je pense que Westcliffe ne serait pas d'accord avec vous.

Elle le dévisagea d'un air interrogateur et il esquissa un sourire désabusé.

— C'est un épisode de ma vie qui ne mérite pas d'être raconté et que je serais heureux d'oublier.

— C'est bien la première fois que je vous entends manifester le désir d'oublier quelque chose.

— Dommage qu'on ne puisse être sélectif. — Vous n'arrivez toujours pas à raviver le moindre

souvenir ? — Non. — J'avais pensé qu'en revenant ici... — Hélas je n'ai pas eu cette chance. J'ai pris le thé sur la

terrasse ce matin, j'ai passé une heure dans le froid et rien ne m'est revenu. Westcliffe m'a trouvé là et m'a proposé d'aller faire un tour avec lui. Nous avons évoqué le passé, tout ce qui s'était déroulé ici avant mon départ... mais en vain.

Elle le déplorait pour lui, mais en ce qui la concernait, elle se sentait plutôt soulagée. Cela faisait-il pour autant d'elle une épouse indigne ?

Le reste de la journée s'écoula en jeux et autres activités de salon futiles auxquels Stephen refusa obstinément de se joindre. Autrefois, il y participait avec entrain mais pour l'heure, il se sentait tout à coup très vieux. Mercy trouva elle aussi plusieurs prétextes pour ne pas se laisser entraîner et passa une bonne partie de son temps avec son père.

— Eh bien, murmura à un moment la mère de Stephen en s'approchant de son fils, si je m'attendais à voir ressurgir son père ! Et dans de si bonnes dispositions ! Comment l'avez-vous amadoué ?

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— Je lui ai fait comprendre que certains membres de la famille jouissant de la faveur royale risquaient de le prendre mal s'il continuait à ignorer sa fille.

— Jamais je n'aurais cru que vous fassiez jouer les titres de noblesse de vos frères d'une manière aussi éhontée ! Vous leur en avez toujours voulu parce que vous en étiez dépourvu.

— Mais... c'est à vous que je faisais allusion ! — Alors vous avez eu raison, mon chéri. Le mariage vous

réussit ! — Elle ne ressemble à aucune de celles que j'ai connues,

expliqua-t-il avec un soupir. Et pourtant je l'ai connue avant, elle aussi...

— Cela vous contrarie de ne pas vous souvenir d'elle ? — Je conçois que l'on puisse oublier les combats, le sang

et la mort. Mais elle ? Elle est si différente des autres femmes qui...

Il laissa sa phrase en suspens. — ... n'étaient que des distractions ? acheva la duchesse,

fine mouche. Il secoua la tête. — Vous aussi, vous êtes différente des autres mères... — J'ai gagné le droit de faire comme il me plaisait et de

dire ce que je voulais. Les gens considèrent qu'il est honteux d'évoquer les relations entre un homme et une femme, que cela doit être tu, caché. Or je considère que c'est le sel de la vie. Pourquoi prétendre le contraire ?

— Vous avez visiblement influencé ma femme. Ce matin même elle me demandait si vous et Lynnford n'aviez pas eu une liaison.

— Tiens donc ? s'étonna sa mère. Mais son ton avait brusquement changé et Stephen

s'arracha à la contemplation de sa femme pour dévisager sa mère.

— Et que lui avez-vous répondu ?

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— J'ai ri. — Tant mieux... Sur ces paroles énigmatiques, elle s'éloigna, le laissant

perplexe.

Le dîner fut servi rapidement à quatre heures. Une fois

encore, le plan de table était informel et chacun s'asseyait où il lui plaisait. Stephen se tenait entre Mercy d'un côté et le père de sa femme de l'autre. Puis venait sa mère tandis que Westcliffe et Ainsley présidaient chacun à une extrémité de la table.

Westcliffe se mit debout et leva son verre. — Avant de commencer, j'aimerais porter un toast. L'an

dernier, en partie grâce aux efforts déployés par ma merveilleuse épouse, ma famille a fêté Noël ici pour la première fois depuis la mort de notre père. Je me souviens l'an dernier d'avoir porté un toast au retour de Stephen parmi nous. Cher frère, je me doute que tu as vécu des moments pénibles et j'aurais préféré te voir revenir autrement que blessé, mais nous sommes d'autant plus heureux de te retrouver sain et sauf...

Chacun trinqua avant de boire. Westcliffe leva une nouvelle fois son verre. — Mercy, j'ignore comment vous réussissez à le

supporter, mais... Stephen entendit fuser le rire d'Ainsley et sentit la main

de Mercy se poser sur sa cuisse. Il la serra, ému et incapable d'imaginer ce que sa vie serait désormais sans sa présence à ses côtés.

— ... Mais nous vous en remercions, poursuivit Westcliffe. Nous sommes tous heureux et ravis de vous accueillir avec John dans notre famille.

A nouveau, tous trinquèrent et applaudirent. Stephen croisa le regard de son frère et leva son verre en un hommage silencieux et reconnaissant. Il savait que ce petit

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discours était surtout destiné au père de Mercy, afin qu'il comprenne à quel point sa famille la tenait en haute estime.

Jamais Stephen n'avait autant chéri les siens qu'en cet instant.

Les conversations à table furent un peu plus discrètes, sans doute par égard pour leur hôte. A Ainsley fut accordé l'honneur de découper l'oie. Il s'acquitta de cette tâche avec maestria.

— Franchement, Ainsley, plaisanta Mallard, s'il vous arrivait de perdre votre titre, vous feriez un excellent domestique.

— La peste soit de vous, Mallard ! Quand le pudding fut servi, tout le monde était grisé de

vin, de bonne chère et de plaisante compagnie. Ainsley, qui était décidément né sous une bonne étoile, trouva l'anneau qui se trouvait dans le pudding.

— Ainsley ! Vous vous marierez dans l'année ! roucoula Emily.

— N'y comptez pas ! Je n'ai que vingt-trois ans et c'est bien trop jeune pour un engagement aussi sérieux !

— Allons, cher frère, renchérit Stephen. Avec ton sens des responsabilités, cela devrait te plaire.

— Eh bien, ça n'est pas le cas. Emily ? — Oui? Il lui lança la bague qu'elle attrapa en manquant

renverser son verre de vin. — Vous allez faire vos débuts dans le monde. Vous avez

plus de chance que moi de convoler. — Ce n'est pas en t'en débarrassant que tu vas conjurer

le destin, Ainsley. — Je ne veux pas me marier. — Ainsley, Je te trouve bien véhément, objecta

Westcliffe. N'y aurait-il pas anguille sous roche ? — Personne. — Moi, je crois que si, murmura Mercy à l'oreille de son

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mari. Il adora l'étincelle malicieuse qui brillait dans ses yeux,

son sourire rayonnant et sa gaieté si communicative. — C'est probable. Ce fut un peu plus tard, après le dîner et le départ du

père de Mercy, alors que tous s'étaient retirés dans le grand salon où Charlotte jouait du piano, que Stephen regarda sa femme et qu'un souvenir surgit comme un éclair...

Il faisait sombre. Il se trouvait à l'hôpital militaire, désespéré et souffrant le martyre quand un ange s'était arrêté près de son lit et lui avait souri. Il avait le visage de Mercy.

Il crut que ce n'était que le fruit de son imagination qui comblait les vides laissés par sa mémoire blessée. Mais ce qu'il savait avec certitude, c'était qu'un seul de ses sourires aurait suffi à le maintenir en vie. Juste dans l'espoir d'en recueillir un autre.

Était-il possible qu'il soit alors tombé amoureux d'elle à l'époque, exactement comme il était en train de le faire en ce moment ?

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17. La nouvelle année leur apporta la neige. Devant la

fenêtre de sa chambre, Mercy observait la danse des gros flocons cotonneux qui tombaient mollement en se rappelant la Crimée, où les hivers étaient si rudes. C'était pire encore sur le front pour les soldats que l'on ramenait souvent à l'hôpital avec des membres gelés. Elle essaya de chasser ces pensées désagréables. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait plus été dérangée par ses cauchemars.

Stephen l'avait beaucoup aidée en restant dormir avec elle toutes les nuits. Elle s'abandonnait au sommeil, blottie dans ses bras, et se réveillait le matin dans la même posture. Il avait également cessé de l'interroger sur les circonstances de leur rencontre à Scutari, ce qui avait contribué à chasser ses démons.

Dans la journée, elle s'occupait de la maisonnée tandis qu'il gérait le domaine. Il paraissait satisfait. Il ne faisait plus allusion à sa mémoire défaillante et ne parlait plus jamais de cette période de sa vie, ce dont elle lui était très reconnaissante. Chacun d'eux allait de l'avant dans sa nouvelle vie et John grandissait sereinement. Stephen s'attachait davantage à son fils de jour en jour.

Jamais elle n'avait été aussi heureuse et épanouie. Pendant que John faisait la sieste, Mercy quitta sa

chambre pour vaquer dans la maison. Elle acheva de donner ses consignes aux domestiques et chacun s'acquitta de ses tâches avec diligence et efficacité. Ainsley n'aurait rien trouvé à redire à sa gestion de Roseglenn.

Des deux frères de Stephen, Ainsley était celui avec lequel elle se sentait le moins à l'aise. Il l'observait toujours comme s'il se trouvait devant un puzzle dont il voulait analyser chaque pièce pour déterminer sa position exacte vis-à-vis de l'ensemble. Cet homme paraissait si sûr de lui, si

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impassible, et pourtant sous cette surface lisse, elle devinait une extrême méfiance et une capacité redoutable à élucider le plus complexe des mystères. Il lui faisait peur, ce qui aurait normalement dû être l'apanage de Westcliffe avec sa mine austère et son esprit tourmenté. Mais ce dernier était trop occupé par sa femme pour se soucier de Mercy.

Peut-être fallait-il qu'elle trouve une épouse à Ainsley pour le détourner de ses entreprises dérangeantes, quelles qu'elles fussent ?

Stephen lui avait affirmé qu'elle n'avait pas à s'en préoccuper. Mais il ignorait le secret qu'elle cachait au fond de son cœur.

Elle avait besoin de lui pour chasser ses démons et se savait en mesure de l'arracher provisoirement à ses tâches. Ce serait un défi, mais celui-là amusant à relever, même si l'issue n'en était pas garantie. Avec cette idée en tête, elle partit à sa recherche.

En traversant les couloirs de la maison, elle constata à quel point elle en était venue à l'aimer, à se considérer comme sa maîtresse. Comment Stephen vivrait-il le transfert de ses responsabilités quand Ainsley viendrait leur rendre visite ? Difficilement, sans nul doute.

Si seulement elle avait pu lui apporter une dot ! Lui en voulait-il ? Cela lui aurait évité de dépendre du bon vouloir de son frère. Elle le voulait tant pour mari, elle désirait tant rester auprès de John, qu'elle avait accordé peu d'importance aux rêves que Stephen aurait pu avoir de son côté.

Mais aucune femme n'aurait pu l'aimer comme elle l'aimait. Lorsqu'elle le voyait avec son fils, son cœur était près d'éclater de bonheur. Quand Stephen la regardait avec une petite lueur coquine dans les yeux, elle fondait littéralement. Leurs discussions à bâtons rompus et leurs occupations respectives la comblaient d'aise. Et lorsqu'ils s'aimaient, elle basculait dans un monde de félicité. Elle

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vivait une existence d'une richesse insoupçonnée et se sentait prête à tout pour la conserver.

Comme elle s'en doutait, Stephen se trouvait dans son bureau, à sa table de travail. Un assortiment de papiers s'étalait sur le plateau d'acajou. Ses sourcils froncés trahissaient sa concentration, tout comme la surprise qu'il manifesta : il ne l'avait visiblement pas entendue entrer alors que d'ordinaire, il lui suffisait de poser les yeux sur lui pour qu'il sente sa présence.

Aujourd'hui ce n'était pas le cas. Qu'est-ce qui pouvait bien susciter un tel intérêt ?

— Il neige, annonça-t-elle d'une voix douce. Il lui jeta un regard rapide avant de lancer un coup d'œil

vers la fenêtre. — Et alors ? C'était la première fois qu'il lui parlait sur ce ton sec et

irrité. Blessée, elle s'efforça néanmoins de ne pas y attacher

trop d'importance. Après tout, elle l'avait bel et bien dérangé en plein travail.

— J'avais envie de sortir John pour qu'il découvre la neige.

— J'ai autre chose à faire que des boules de neige ! trancha-t-il avant de retourner à l'étude de ses documents.

Ce renvoi pur et simple la mortifia profondément. Ils avaient été jusqu'alors si proches l'un de l'autre ! Depuis Noël, ils vivaient dans une entente merveilleuse comme si leur mariage symbolisait un attachement réciproque et que cet arrangement leur était devenu agréable.

— Que faites-vous ? — Je lis des rapports de guerre que m'a fait parvenir

Ainsley en y joignant des lettres de ceux qui ont servi sous mes ordres.

Elle s'était lourdement trompée en pensant qu'il avait abandonné la quête de ses souvenirs ! Il cherchait toujours,

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mais il avait cessé de lui en parler. — Pourquoi vous tourmenter ainsi ? — Parce que je veux retrouver cette foutue mémoire ! Il agita une feuille de papier avant de la froisser entre ses

doigts. — Dire qu'ils veulent faire de moi un lord ! En

récompense des services rendus à la Couronne. Des services dont je n'ai aucun souvenir dans ma tête ! ajouta-t-il en se frappant rageusement le front. Rendez-vous compte, Mercy ! Imaginez-vous en train de vous promener dans le jardin... Vous croisez un enfant qui se jette dans vos bras. Vous ne l'avez jamais vu et on vous annonce que c'est votre fils ! Que vous l'avez mis au monde deux ans auparavant. Vous ne vous souvenez plus de votre accouchement, ni de son premier cri ou de son premier pas. Tous ces événements qui auraient dû rester gravés dans votre mémoire ont été gommés, effacés...

Elle joignit les mains de désespoir, faisant blanchir ses articulations. Pour elle, il était inimaginable, impensable de ne pas conserver les souvenirs de John au cours de ces cinq derniers mois, alors, deux ans... L'injustice du destin lui déchira le cœur.

— Ce n'est pas la même chose, plaida-t-elle. Les souvenirs qui vous manquent ne concernaient que des horreurs, des souffrances, la mort et la laideur.

— Et les moments que nous avons partagés ? Elle se sentit vidée de son sang. La bouche sèche. Oui, il y avait eu des instants terribles mais aussi

d'autres, merveilleux. Mais si elle l'aidait à se les rappeler, le reste suivrait et il mettrait en doute ses affirmations concernant John.

— Je sais que cette obsession vous déconcerte, Mercy. Que je devrais me contenter du présent. Je suis heureux. Mais une partie de moi-même se refuse à faire abstraction de ces deux années écoulées, surtout si on me décore à cause

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d'elles. On va me poser des questions, m'interroger sur mes gestes, ma bravoure... sur ces fichus services rendus au royaume. Que diable voulez-vous que je leur réponde ? Dois-je avouer ma déficience ? La perte d'une partie de moi- même, balayée sur des rivages si lointains que je ne puis les atteindre ?

— Pourquoi n'êtes-vous pas venu me trouver ? Pourquoi ne pas me l'avoir expliqué plus tôt ?

— Et vous accabler davantage ? Faire revenir vos cauchemars ?

Il secoua la tête avec véhémence. — Je refuse de vous infliger ces tourments. — Vous faisiez donc semblant de ne plus vous soucier du

passé ? — Non, mais j'ai cessé de vous en parler. J'ai dressé la

liste des hommes de mon régiment et je leur ai écrit pour leur dire que je préparais un livre sur nos aventures en leur demandant de me donner des détails. La plupart d'entre eux sont morts et je vis comme une trahison le fait de ne pas me souvenir d'eux.

Elle s'en voulait d'être passée à côté d'une telle souf-france. Mais elle ne put s'empêcher de se demander si ces lettres éparpillées sur son bureau ne contenaient pas autre chose que des récits de combats et d'actions valeureuses contre l'ennemi. Évoquaient-elles son passage à Scutari avec les infirmières ? Et si l'une d'entre elles était mentionnée et que de fil en aiguille, un nom, un seul suffisait à réveiller sa mémoire ? Était-ce son propre égoïsme qui l'avait mené à un tel désespoir ?

— Vous pourrez lire tous les témoignages que vous voudrez, jamais vous ne revivrez ce que vous avez vécu sur le terrain, affirma-t-elle. Ce ne sont pas des récits qui vous diront si vous avez eu peur sur votre cheval, si vous êtes tombé à genoux et si par la suite vous avez monté de toutes pièces de prétendus faits d'armes. Vous ne pouvez éprouver

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ni courage, ni droiture ni lâcheté après coup. Il est impossible de recréer les événements que vous avez vécus. Même si je vous sais assez fou pour le tenter.

— Vous me prenez donc pour un fou ! martela-t-il, furieux.

— Je pense que vous devez accepter le choix fait par la reine de récompenser vos actions, ce qui signifie pour moi que vous le méritez.

Il eut un rire sarcastique. — Vous n'avez pas écouté un traître mot de ce que je

vous ai dit ! Il se leva de son fauteuil, ses yeux lançaient des éclairs. — Vous êtes incapable de comprendre ! Pour vous, ce ne

sont que des broutilles, je suis juste obsédé, fou, même ? Et peut-être le suis-je vraiment car je suis prêt à donner ce bras en échange de ces deux années de ma vie.

Elle leva le menton et rétorqua : — Vous avez raison. L'homme que j'ai connu en Crimée

était bien différent. Cet homme-là s'est battu comme un lion pour sauver ce bras. Il a tenu tête aux médecins, il a menacé physiquement ceux qui s'approcheraient avec leurs instruments. Il leur a prouvé que ce bras était encore valide, que cela valait la peine de le sauver. Et vous savez pourquoi il a fait cela ?

Elle fit un pas en avant et poursuivit : — Parce qu'il voulait repartir au front avec ses hommes.

Quand ces derniers n'aspiraient qu'à abandonner le combat et mourir, eh bien lui les encourageait ! Quant aux malheureux pour qui tout était fini, il recueillait leur dernier souffle pour leur prouver qu'ils étaient les artisans de la victoire ! Voilà, c'est l'homme dont je suis tombée amoureuse, l'homme dont j'ai serré l'enfant contre mon sein en lui jurant de ne jamais l'abandonner. Vous n'avez pas besoin de ses souvenirs pour devenir ce héros. Vous êtes un héros !

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Elle se tut et il se sentit soudain petit, mesquin et honteux. Elle le laissa pétrifié et quitta la bibliothèque, magnifique dans sa colère. Il réprima l'envie de la rattraper, de débarrasser la paperasse qui encombrait son bureau pour l'aimer là, tout simplement.

Et se laisser aimer... Pourtant, il se laissa tomber dans son fauteuil et attrapa

une lettre d'une main tremblante. Mais les mots qu'il lisait ne signifiaient plus rien, rendus inutiles par les dernières paroles de Mercy. Pourquoi... Pourquoi ne pouvait-il se résoudre à abandonner la partie ? Chaque fois qu'il pensait y parvenir, le désir de savoir ressurgissait, exigeant des réponses à ses questions.

Pendant combien de temps resta-t-il ainsi les yeux fixés sur l'encre du parchemin ? Mercy avait raison. Aucune réponse ne lui était fournie. Tout était en lui, probablement enfermé à jamais. C'était en Crimée qu'il avait couru des dangers et son amnésie ne pouvait pas lui faire de mal ici - à moins que son obsession n'en vienne à lasser sa femme.

Ce serait tragique, alors. Insupportable. Bien pire pour lui que le trou noir qui s'était creusé dans un coin de sa mémoire.

Du coin de l'œil, il surprit un mouvement près de la fenêtre. Quelqu'un venait de passer. Il repoussa son fauteuil et se dirigea vers la fenêtre qui donnait sur le jardin.

Sa mine s'allongea en apercevant Mercy qui serrait John dans ses bras. Le vent soulevait l'épaisse cape rouge qui l'emmitouflait jusqu'aux chevilles tandis qu'elle tourbillonnait sous les flocons de neige. Les gloussements ravis du bébé remplissaient le silence ouaté et Stephen sentit sa gorge se nouer. Que de changements dans sa vie !

Il allait devenir lord ! Quel honneur pour lui-même et pour son fils ! Jusqu'alors il n'avait jamais vraiment songé aux conséquences de ses faits et gestes sur ses proches, ne songeant qu'à s'amuser. Or voilà qu'il se terrait dans son

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bureau au lieu de jouer avec son fils, tout cela pour s'assurer que la Reine ne commettait pas une erreur en le hissant au rang de lord !

Qui était-il pour décider de ce qui était juste ? Mercy avait raison, bien sûr. Il méritait l'honneur qui lui

était fait. Il aurait aimé connaître l'homme qu'il avait été en Crimée. Peut-être n'avait-il pas tout perdu, peut-être existait-il des traces, même invisibles, de ce qu'il avait accompli, de ce qu'il avait été, même s'il ne les voyait pas. La vie qu'il avait menée ces deux dernières années l'avait forcément influencé.

Mercy disparut de son champ de vision. Qu'allait-elle encore faire avec son fils ? Il lui poserait la question au dîner si elle acceptait de lui parler. Il l'avait blessée et à l'idée de la serrer cette nuit dans ses bras avec cette colère qui bouillait en elle...

Non, cela ne se reproduirait pas, il ne la décevrait pas une fois de plus. Pourtant, jusqu'à présent il ne s'était guère préoccupé des déceptions qu'il causait aux siens. À l'exception de sa mère. Il était contrarié de ne pas être à la hauteur de ses espérances mais il ne changeait pas de comportement pour autant. Ses propres désirs et besoins étaient toujours prioritaires.

Il avait fait preuve d'un égoïsme épouvantable ! Mais lorsqu'il s'agissait de Mercy, tout était différent. Il se fit apporter par son valet son manteau, son chapeau

et ses gants et sans prendre le temps de réfléchir, il se retrouva dans le jardin d'hiver à la recherche de sa femme et de son fils. Il les découvrit installés sur un banc recouvert d'une fine pellicule de neige. Mercy semblait sereine et ne montrait aucune trace du courroux manifesté dans la bibliothèque.

— Quel caractère, lady Lyons ! Si j'avais eu bonne mémoire, m'en serais-je souvenu ?

Elle lui jeta un regard malicieux et réprima un sourire.

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Elle était incapable de lui en vouloir. Il en prit bonne note car il avait des années devant lui pour malmener son amour-propre.

— Une vieille fille fait toujours des efforts pour se montrer aimable dans l'espoir de ne pas décourager un éventuel soupirant. Je crois que c'est la première fois que je me mets en colère contre vous.

Il s'assit près d'elle et posa son bras sur le dossier du banc.

— Si vous l'aviez fait, je crois que je m'y serais pris à deux fois avant de vous épouser !

Elle sourit : — De toutes les façons, c'est ce que vous avez fait ! — Vous êtes loin du compte ! Il lui caressa la joue. — Mercy, je suis désolé et je regrette ce que je vous ai dit

tout à l'heure. — Moi aussi, pardonnez-moi de ne pas comprendre à

quel point vous souffrez de cette situation. Vous avez entièrement raison. Si je devais oublier un seul de ces instants passés avec John, je serais anéantie.

Elle tenait l'enfant sur ses genoux, et celui-ci gazouillait sans prêter aucune attention à ses parents, tout à sa découverte émerveillée des flocons de neige.

— En ce qui concerne le caractère, je pense qu'il tient plutôt de vous, observa Stephen.

— Je n'en suis pas certaine. Son timbre de voix avait tout à coup changé, comme si

sa réflexion l'embarrassait. Elle glissa sa main gantée sous le bras de Stephen.

— Dois-je vous féliciter pour votre nomination à la pairie ? Je suis si fière et je sais que vous le méritez.

— Alors je vous crois sur parole. — Je ne vous mentirai jamais. Croyez-moi. Quelle gravité dans ces yeux d'ambre ! Seigneur ! Il

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aurait pu s'y plonger des jours et des nuits entières sans se lasser du plaisir qu'il éprouvait à les contempler.

— Je me dis parfois que ce qui s'est passé en Crimée a dû marquer mon subconscient et que cela continue d'influer sur mon comportement. L'homme que j'étais jadis se serait amusé de cette distinction mais il aurait saisi l'occasion au vol sans se préoccuper des raisons de l'honneur qui lui était fait... Ici, ajouta-t-il en se frappant la poitrine. Il m'arrive parfois de ne pas me reconnaître aujourd'hui. Je suis devenu un étranger à moi-même.

Pas à moi, souffla-t-elle en l'embrassant avec une infinie douceur.

Elle lui avait pardonné. Si seulement il pouvait se pardonner à lui-même ! Si seulement il pouvait s'accepter tel qu'il était sans considérer qu'un étranger vivait en lui.

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18. Le grand salon de l'hôtel particulier londonien de

Westcliffe grouillait d'invités. Claire avait insisté pour y célébrer une petite fête en l'honneur de Stephen. En observant son mari qui fendait la foule, Mercy fut frappée par son aisance et par la facilité avec laquelle il distribuait des sourires, même si elle se doutait que ça n'était qu'une façade. Il acceptait la récompense avec grâce et dignité mais elle savait, elle, qu'il n'était toujours pas certain de la mériter.

La session du parlement n'était pas encore ouverte et les invités étaient venus à Londres spécialement à cette occasion. Tous n'avaient pas assisté à la cérémonie qui avait eu lieu dans l'après-midi, mais c'était le principal sujet de conversation et chacun glanait des renseignements. Une accession à la pairie n'était pas un événement ordinaire.

Elle s'était déroulée dans la salle de bal du Palais de Buckingham. Mercy, la gorge nouée par l'émotion, avait refoulé ses larmes quand Stephen s'était agenouillé devant la Reine dans son uniforme écarlate. Pour rien au monde elle n'aurait voulu l'embarrasser.

En le revoyant dans son uniforme, elle réalisa à quel point il avait mûri depuis leur rencontre. La guerre et les blessures avaient imprimé leur sceau sur lui. Il faisait plus âgé que ses vingt-six ans. Beaucoup plus. Elle aussi faisait plus que son âge mais elle n'aurait pas échangé contre tout l'or du monde ce qui les avait façonnés l'un et l'autre.

Selon le rituel ancestral, la Reine Victoria toucha de la lame de son épée une épaule de Stephen, puis l'autre, en prononçant des paroles que Mercy entendit à peine tant les battements de son cœur l'assourdissaient. Puis ce fut terminé et celui qu'on devrait désormais appeler « Sir » Stephen se releva.

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Il avait été superbe ! Tous les membres de sa famille l'entouraient. La Reine,

qui les connaissait, les avait accueillis avec chaleur. Plus tôt dans la journée, au cours d'une petite cérémonie, Mercy avait été présentée à Sa Majesté conformément à l'étiquette. Mais cet honneur n'était rien en comparaison de celui qui avait été réservé à Stephen.

Il avait troqué son uniforme contre un habit noir à queue-de-pie et un gilet gris argenté sur une chemise et un foulard d'un blanc immaculé. Dans la salle de bal, il se déplaçait avec une élégance souveraine sans que l'on puisse déceler une trace de sa récente claudication. Physiquement, il était guéri et elle aurait aimé pouvoir en dire autant de ses blessures morales.

Quand la fête s'achèverait, peu après minuit, ils rentreraient chez eux. Ce n'était pas loin, une heure de route au plus. Elle avait hâte d'être enfin seule avec lui. Son amour était si fort, sa passion si vive qu'elle n'était pas sûre de pouvoir attendre d'être arrivée dans leur chambre. Elle désirait sentir ses mains sur son corps et le caresser lui aussi. Ce serait la première fois qu'elle coucherait avec un lord et elle se promit de le taquiner à ce sujet.

Sir Stephen. Lady Lyons. Son père serait impressionné. Après Noël, il lui avait

écrit pour l'inviter à venir lui rendre visite. Elle se sentait encore mal à l'aise avec lui, mais avec le temps sa gêne se dissiperait. Elle avait encore du mal à imaginer le bonheur de...

— Mercy ? La voix familière lui glaça le sang dans les veines, et ses

épaules se raidirent. Mais si elle avait appris une leçon en soignant les soldats, c'était bien que la défaite venait après la bataille et non avant. Elle se retourna donc et réussit à esquisser un sourire de circonstance.

— Mademoiselle Whisenhunt !

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Les cheveux noirs que la jeune femme avait catégo-riquement refusé de couper dans l'est étaient relevés en un chignon savant dans lequel étaient piquées des perles. Son regard bleu et perçant scrutait Mercy comme si elle cherchait quelque chose. Et cette dernière, pour son plus grand malheur, devinait l'objet de sa quête.

La jeune femme lui sourit d'un air aimable : — Mercy ! Après ce que nous avons vécu ! Pas de

cérémonie entre nous. Je t'en prie, donne-moi des nouvelles de mon fils. Comment va John ?

Mercy eut soudain l'impression de nager en plein brouillard... La salle de bal s'effaça et elle se retrouva une fois de plus à Scutari, dans la pièce chichement meublée qu'elle partageait dans la tour nord avec une douzaine d'autres infirmières. Son lit et celui de Sarah étaient voisins.

Il faisait nuit et Mercy entendait Sarah pleurer tout bas. Craignant qu'il ne lui soit arrivé une mésaventure semblable à la sienne avec ces rustres, elle s'était faufilée hors du lit pour s'agenouiller sur le sol froid près de son amie.

— Sarah, qu'est-ce qui ne va pas ? — Oh, Mercy, j'ai commis une énorme bêtise et j'ai de

gros ennuis ! — Quelle sorte d'ennuis ? — De ceux qui... déshonorent une fille. Le capitaine

Lyons et moi... Ce fut pour Mercy un véritable coup de poignard

d'apprendre que l'homme qui avait été si bon pour elle avait choisi Sarah et qu'il avait été son amant.

— Nous en reparlerons demain matin, dans un endroit plus tranquille.

Sarah avait hoché la tête et Mercy était retournée se coucher en versant des larmes silencieuses. Dire qu'elle avait cru naïvement qu'elle comptait pour lui ! En la tirant des griffes de ces bandits, il n'avait fait qu'accomplir son rôle de soldat, qui était de protéger.

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Elle avait tout bonnement pris ses désirs pour des réalités, alors qu'il était amoureux d'une autre...

Le lendemain matin, les deux jeunes femmes avaient marché jusqu'au lac et Sarah lui avait tout raconté.

— Je vais aller à Paris, avait-elle conclu. Et quand mon bébé sera né, je le déposerai en cachette dans un orphelinat.

Mercy, horrifiée, avait protesté : — Mais le capitaine Lyons va sûrement t'épouser ! — S'il apprend mon état, peut-être. — Alors préviens-le ! — Je ne veux pas me marier avec lui. Mercy l'avait dévisagée, muette de stupeur, en tentant de

comprendre pourquoi cette femme repoussait un bonheur auquel elle-même aspirait de toute son âme. Elle avait fini par bredouiller :

— Mais... pourquoi ? — Je n'ai aucune envie de devenir l'épouse d'un militaire

! Jamais je n'aurais dû me fourrer dans un tel guêpier. Jamais Stephen n'héritera de quoi que ce soit, il n'est que le second de sa famille et n'a aucun moyen de s'assumer financièrement, hormis avec sa solde qui est dérisoire. Il faudrait que je me contente de peu et je sais que cela ne me convient pas. Non, je ne lui parlerai pas du bébé. Personne ne doit jamais savoir, Mercy ! J'ai besoin d'un homme qui puisse m'entretenir comme je le souhaite. Si mon faux pas vient à être connu, je ne pourrai jamais prétendre à la situation qui me convient !

— Sarah, pardonne-moi, mais je ne comprends pas... Ne me dis pas que tu serais prête à abandonner ton enfant...

— Je ne veux pas avoir d'enfant, jamais... j'ai commis une erreur. Et si je ne risquais pas ma vie en m'en débarrassant tout de suite, je le ferais sans hésiter.

— Je n'arrive pas à croire... — Cela ne m'étonne pas de toi. Je parie que tu crois au

grand amour...

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— Pas toi ? — Non, mais je crois au confort que procure la fortune. Elle avait pressé la main de Mercy. — Tu ne veux pas m'accompagner ? J'ai tellement peur. Mercy avait songé au capitaine, à la façon dont il l'avait

sauvée et consolée. Comme elle s'était sentie bien dans ses bras, respirant son odeur masculine et s'imprégnant de la chaleur de son corps, même à travers leurs vêtements ! Elle pensa à son enfant, abandonné entre les mains d'inconnus indifférents à son sort et se décida :

— C'est entendu, je partirai avec toi.

Deux semaines après la naissance du bébé, Sarah l'avait déposé dans les bras de Mercy.

— Prends bien soin de lui... Le lendemain, elle avait disparu et Mercy ne l'avait

jamais revue. Elle s'était occupée de John comme s'il avait été son enfant, en promettant silencieusement au capitaine Lyons d'aimer son fils sans restriction et de le protéger...

Dans la salle de bal de Westcliffe, Mercy se retrouvait nez à nez avec la seule personne qui détenait le pouvoir de lui faire trahir son serment.

Elle ouvrait la bouche pour lui répondre que John se portait comme un charme, qu'il était heureux et qu'il le resterait tant qu'il ignorerait que sa mère l'avait abandonné, quand la main familière de Stephen vint se poser sur sa taille. Les paroles qu'elle s'apprêtait à prononcer moururent sur ses lèvres.

— Chérie, je vous ai cherchée partout. Si nous... Sarah ? Mercy sentit son univers s'écrouler : espoirs, rêves,

désirs, tout fut brusquement balayé. Stephen ne se souvenait pas d'elle, mais il se rappelait bel et bien la femme qui avait donné naissance à son fils.

Elle aurait voulu mourir sur place, là, tout de suite. La vue de Sarah avait suffi à faire ressurgir tous les souvenirs de

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Stephen. Désespérée, elle s'attendait à lire dans ses yeux le dégoût et l'indignation. Mais quand elle osa lever le regard vers lui, il dévisageait Sarah d'un air attendri. Il lui sembla qu'on lui transperçait le cœur.

— Sir Stephen, minauda Sarah dont les sourcils se creusaient d'une jolie fossette, toutes mes félicitations !

Son regard vif allait et venait entre Stephen et Mercy. — Votre mère doit être enchantée d'avoir trois fils pairs

de la Couronne. — Ma mère voit toujours le bon côté des choses, Sarah. — La modestie vous sied mal, Sir Stephen. Je vous en

prie... Appelez-moi par le surnom que vous me donniez. (Elle jeta un coup d'œil à Mercy.) « Mutine »... C'était une petite plaisanterie entre nous, mais c'est presque devenu un deuxième prénom. Je trouve qu'il me va mieux, qu'en pensez-vous, Sir Stephen ?

— Tout à fait. Je vois que vous avez fait la connaissance de ma femme.

Sarah - ou plutôt, Mutine - pâlit et resta bouche bée : — Vous êtes mariés ! — Cela surprend, effectivement... Mais c'est bel et bien le

cas. Mercy et moi, nous nous sommes rencontrés à Scutari. Elle était infirmière, sous la houlette de Mlle Nightingale.

— Oui, je le sais bien puisque c'est là aussi que nous nous sommes connues.

— À Scutari ? murmura Stephen d'une voix blanche. Mercy sentit ses doigts se crisper sur sa taille et elle lut

dans ses yeux l'effroi et le désespoir. Il ne se souvenait pas de Mutine ! Leur rencontre était

donc antérieure à Scutari ! Mais bien sûr... Quand Mutine avait évoqué sa réputation scandaleuse, Mercy s'était imaginé qu'elle propageait des commérages, sans se douter qu'elle le connaissait déjà. Un sentiment de joie coupable l'envahit soudain.

Elle devait à tout prix empêcher Mutine de découvrir

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son amnésie. — Stephen et moi-même parlons rarement de cette

époque, s'empressa-t-elle d'intervenir. Trop de souvenirs douloureux... Te souviens-tu comme nous étions entassées, nous autres les infirmières ?

— Oh oui, bien sûr, répondit l'autre en la fixant avec attention. Mariés..., répéta-t-elle encore. Je vous présente à nouveau toutes mes félicitations. Quand ce mariage a-t-il eu lieu ?

— Cela s'est fait un peu précipitamment, répondit Stephen, qui parut hésiter avant de préciser : nous avons un fils.

— Ah oui ? fit Mutine, de plus en plus sidérée. Le ciel vous comble décidément de ses bienfaits !

Mercy aurait voulu prendre la jeune femme à l'écart pour tout lui expliquer, pour désamorcer la bombe sur le point d'exploser.

— Et vous, Mutine, qu'êtes-vous devenue ? interrogea Stephen. Sur qui avez-vous porté votre choix ? Un homme de bien, à en juger par vos superbes bijoux ?

Mercy ne voyait pas de quoi il parlait, contrairement à Mutine qui elle, s'empourpra.

— Lord Dearbourne. — Heureux homme ! s'exclama Stephen. Et qui a les

moyens de vous entretenir dignement. — Oui, j'ai eu la chance d'être remarquée par Sa Grâce. Les accords d'une valse s'élevèrent. — Si vous voulez bien nous excuser, Mutine, mon épouse

m'a promis cette danse. — Mais je vous en prie ! J'ai été ravie de vous revoir. — Moi aussi, dit Stephen en portant sa main gantée à ses

lèvres. Prenez soin de vous, Mutine. — Je n'y manquerai pas, murmura-t-elle d'une voix où

perçaient les sanglots. Mercy n'avait qu'une hâte : s'éloigner au plus vite de ces

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lieux. Elle avait retenu son souffle pendant l'échange, terrifiée à l'idée que Mutine puisse mentionner John, ou révéler qu'elle lui avait donné le jour.

Tout en valsant, Stephen lui souffla à l'oreille : — Dieu me pardonne, elle était donc aussi à Scutari ? Elle comprit qu'il était tétanisé comme elle à l'idée de

trahir son amnésie. Peut-être serait-ce la seule et unique fois que Mutine - où diable était-il allé chercher ce surnom ? - ferait irruption dans leur vie et que tout pourrait reprendre son cours comme avant. Paisible, heureux et gai.

— En effet, lui répondit Mercy. Vous la connaissiez donc avant votre départ à la guerre. Étiez-vous proches ?

— C'est une façon de voir les choses. C'était une... une de ces demoiselles qui ont contribué à ma mauvaise réputation.

— Vous étiez son amant, conclut-elle doucement. Leur liaison remontait donc à bien avant Scutari... Il hocha la tête et un silence tendu s'installa. — Cela me semble si lointain, dit-il enfin. — Vous l'aimiez ? Il la dévisagea longuement et finit par plonger son

regard dans le sien. — Je n'aimais aucune de ces filles, Mercy. Je n'étais

qu'un fat. Je ne cherchais que le plaisir, le mien et le leur. Je ne promettais rien et je n'avais donc aucun engagement à tenir.

Ils tournoyaient, virevoltaient et elle réalisa soudain que sa jambe était guérie. Elle le supportait sans défaillance et avait retrouvé toute sa mobilité. Mercy aurait voulu rester dans ses bras pour toujours mais soudain, un frisson la parcourut, quand elle vit Mutine s'approcher d'eux et les observer attentivement.

— Je n'arrive pas à comprendre ce qu'elle faisait parmi les infirmières, dit enfin Stephen. Cela n'était pas du tout dans ses projets quand nous nous sommes quittés.

— Je n'en sais rien. Il y avait toute une procédure à

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respecter pour faire acte de candidature, et un entretien. Il aura fallu qu'elle se démène pour être sélectionnée.

— Était-ce une bonne infirmière ? Elle rit en essayant d'adopter un ton léger : — Les hommes l'appréciaient beaucoup mais je ne suis

pas certaine que ses talents d'infirmière y aient été pour grand-chose. En revanche, même nos affreuses robes noires devenaient seyantes sur sa personne.

— Quel genre de questions pourrait-elle être amenée à me poser ? s'inquiéta-t-il. De quoi pourrait-elle m'entretenir ?

— Impossible de le savoir. Peut-être vaudrait-il mieux que je reste à vos côtés pendant que vous lui parlerez afin de combler les blancs dans la conversation ?

Cela lui permettrait aussi d'éluder toute discussion relative à John.

Il lui jeta un regard en coin et son front se dérida : — Seriez-vous jalouse ? — Mais non, bien sûr. C'est juste que... je sais que vous

n'aimez pas révéler tout ce que vous avez souffert. Voilà tout. — Menteuse ! — Je ne vous ai jamais menti. Il haussa un sourcil. — Bien, concéda-t-elle de mauvaise grâce. Je reconnais

que je me sens peut-être un peu jalouse. — Parfait. — Pourquoi cela ? — Parce que vous êtes parfois trop vertueuse. Or je vous

préfère cent fois plus coquine. Elle lui adressa un sourire impertinent : — Dans ce cas, ce soir quand nous rentrerons, je ferai

tout ce qui est en mon pouvoir pour vous satisfaire. — Vous serez trop fatiguée après cette cérémonie et le

bal. — Que nenni ! Je suis bien trop curieuse.

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— Curieuse de quoi ? — De faire l'amour avec un chevalier de la Couronne ! Son rire éclata, sonore, et fit se retourner plusieurs

invités, sous le charme. — Ma chère femme, je me ferai un immense plaisir de

satisfaire votre curiosité.

Tessa Seymour évoluait gracieusement sur le parquet de la salle de bal, la tête haute, radieuse. Elle affichait bien moins que ses quarante-sept ans. Un de ses fils était comte, l'autre duc, et le troisième venait d'être anobli. Peu de mères jouissaient d'un tel palmarès. La jeune fille terrorisée qui avait démarré sa vie d'adulte en épousant contrainte et forcée un homme bien plus âgé qu'elle avait bien mené sa barque. Elle s'était toujours souciée en priorité du bien- être de ses fils, quel qu'en fût le prix. C'était sans doute la raison pour laquelle elle se sentait si proche de Mercy. En tant que mère, elle n'avait pas failli à sa tâche.

Tessa subodorait qu'elle remplissait aussi bien son rôle d'épouse. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas vu Stephen aussi heureux. Elle ne lisait plus dans son regard égaré les fantômes des souvenirs perdus. Sa démarche était redevenue assurée, il ne boitait plus et personne ne pouvait se douter qu'une blessure à la jambe avait manqué l'arracher à elle une nouvelle fois.

Elle aperçut, debout dans un coin, Lynnford qui observait les festivités. Il était venu parce qu'il était le tuteur de ses fils, mais elle savait qu'il ne tarderait pas à s'en aller. Des tâches plus importantes l'appelaient. Jadis, elle lui en voulait de faire passer sa propre famille avant la sienne. Elle était alors une enfant sans cervelle, remplie de rêves puérils - une jeune fille qu'il lui arrivait de regretter, parfois.

Elle rejoignit Lynnford et glissa sa main gantée sous son bras avant de déposer un baiser léger sur sa joue. Elle se grisa de son parfum qu'elle aurait reconnu entre mille et qui lui était encore cher, après toutes ces années.

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— Je suis si heureuse que vous ayez pu venir partager cette journée avec nous !

— Pour rien au monde je ne l'aurais manquée. Je suis désolé qu'Angela ait été trop fatiguée pour m'accompagner.

— Nous devrions retourner prendre les eaux toutes les deux. Notre dernier séjour là-bas lui avait fait beaucoup de bien.

— C'est vrai. Vous lui êtes très chère. — À vous aussi, j'espère. Je serais toujours là si vous

avez besoin de moi. Il hocha brusquement la tête et recommença à observer

les invités. Quand elle le dévisageait, c'était Stephen qu'elle voyait. Quand elle regardait Stephen, Lynnford apparaissait en filigrane. Comment leur entourage ne remarquait-il pas cette ressemblance !

— La cérémonie était très émouvante, déclara-t-elle d'une voix douce. J'en avais les larmes aux yeux.

—Vous ? Mais vous ne pleurez jamais ! — Je pleure, mais seulement quand on ne me voit pas. Il la contempla un instant avant de lui dire : — Je vous demande pardon si j'ai pu un jour faire couler

vos larmes. Elle releva le menton : — J'ai pleuré à cause de vous, mais c'était il y a bien

longtemps, et je vous ai pardonné depuis. Ils restèrent silencieux un long moment. Stephen valsait

avec Mercy. Ils formaient un beau couple et comme elle l'avait observé auparavant, Stephen semblait heureux. Mercy, moins. Elle la trouva anormalement pâle malgré la danse qui aurait dû au contraire lui rosir les joues, ce qui l'intrigua.

— Il m'a surpris, déclara Lynnford d'une voix calme en suivant la direction de son regard. Je doutais qu'il parvienne à devenir un homme dont un père n'aurait pas à rougir. Mais il a atteint ce but avec brio.

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Elle fit une moue et le fusilla du regard qu'elle avait eu toujours quand ils évoquaient les frasques de Stephen.

— Vous avez toujours été plus sévère avec lui qu'avec les deux autres.

— Instinctivement, je devais savoir qu'il était mon fils. Pourquoi ne pas me l'avoir révélé plus tôt ? Fallait-il attendre de le croire mort ?

— Cela remontait à si loin, Lynnie ! Nous étions jeunes et je n'avais pas la sagesse que j'ai acquise depuis. En outre vous veniez de vous marier. Vous étiez très épris de votre comtesse. Qu'aurais-je gagné à le faire, sauf à vous rendre malheureux ? Vous étiez un homme d'honneur...

— Amant d'une femme mariée. — Dont le mari avait déserté le lit... Westcliffe ne

m'aimait pas. Il avait son héritier, sa maîtresse, visiblement prête à satisfaire tous ses désirs malsains alors que je m'y refusais. Vous étiez mon rayon de soleil et vous donner un fils a été ma plus grande joie. (Elle joignit les mains.) Oui, je sais qu'une mère ne devrait pas préférer un de ses enfants aux autres. Mais Dieu me pardonne, c'est mon cas.

Il esquissa un grand sourire : — Vous ne regrettez jamais rien, n'est-ce pas ? — Je n'en vois pas la nécessité. C'est une perte de temps. Elle se rembrunit. Elle avait envie de lui avouer qu'elle

l'aimait, qu'elle l'avait toujours aimé et qu'elle l'aimerait toujours. Mais cela lui aurait déplu. Du jour où il avait épousé Angela, il avait bien fait comprendre à Tessa que sa loyauté à son égard serait inaltérable. Et cette détermination ne l'en avait rendu que plus aimable à ses yeux.

— Si vous saviez tout ce que j'aurais à vous raconter au sujet de Stephen !

— Je maintiens que je suis fier de lui... et de vous aussi, depuis toujours, dit-il en lui effleurant la main. Vous occupez une place toute particulière dans mon cœur.

Un cœur où Angela régnait en maîtresse absolue.

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— Duchesse... Elle fit volte-face et son visage s'illumina. — Léo ! Lynnford et moi-même parlions de la fierté que

nous éprouvons devant Stephen... — Et vous avez bien raison ! Quand Léo lui prit la main pour la porter à ses lèvres,

elle sentit sous la caresse un appel à d'autres félicités. Elle aimait qu'il ne fasse pas mystère de ses goûts et désirs. N'importe quel autre homme aurait jeté à Lynnford un regard vengeur pour clamer son droit, mais ça n'était pas le genre de Léo. Il lui consacrait toute son attention sans se soucier de Lynnford.

— Me feriez-vous la faveur de m'accorder cette danse ? — Avec joie... Elle se retourna vers Lynnford. — Si vous voulez bien m'excuser ? — Bien volontiers. Je vais me retirer. Angela doit être

impatiente d'entendre le récit de cette journée. Lorsqu’à son tour il lui prit la main pour la baiser, un

frisson la traversa et elle espéra que Léo ne le remarquerait pas.

— Présentez-lui mes salutations, lança-t-elle. — Je n'y manquerai pas. — Dites-lui aussi que je lui rendrai visite pour convenir

d'une date afin d'aller prendre les eaux. — Je sais qu'elle sera toujours heureuse de vous voir. Il salua son compagnon et ajouta : — Léo, prenez bien soin d'elle. — Comme toujours ! lança Léo d'un ton possessif et

plein de défi. Quand Lynnford se fut éloigné, Tessa s'appuya contre

Léo, heureuse de sentir contre sa taille son bras protecteur. Elle s'affichait de façon peu orthodoxe mais elle avait toujours eu la réputation de s'aventurer hors des sentiers battus. Cela n'était pas le moment de se soucier de ce genre

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de chose. — Il est fier de Stephen. Ces quelques mots suffirent à Léo pour comprendre le

message. — Forcément, ma mie. Elle pencha la tête en arrière pour le regarder : — Dois-je dire la vérité à Stephen au sujet de son père ? Il effleura son front des lèvres : — Vous avez l'intention de lui parler ? Elle ferma les yeux. — Je n'en sais rien. Et s'il devait me haïr pour cela ? — Alors il ne vous mérite pas comme mère. Elle lui sourit : — Vous avez toujours le mot juste. — Si nous dansions ? Elle se laissa escorter jusqu'à la piste où évoluaient les

couples. Il savait toujours alléger le poids de ses soucis, à l'exception de celui-ci. Elle devrait choisir seule de s'en délivrer ou non. Mais pas ce soir. Elle ne voulait surtout pas gâcher la soirée de Stephen.

Quand ils eurent fini de danser, Mercy abandonna Stephen pour se lancer à la recherche de Mutine. Il fallait absolument qu'elle lui parle, maintenant. Elle la repéra vite, debout près de plantes vertes. Les nerfs à vif, elle s'approcha d'elle.

— Si nous sortions sur la terrasse prendre un peu l'air ? — Volontiers. Une fois dehors, elles s'installèrent à l'écart dans un coin

où on ne pouvait ni les voir ni les entendre. — Ton mari a l'air très épris ! observa la mère de John. — Je l'aime, Sarah. — Mutine ! J'ai abandonné Sarah à Paris. Mercy hocha la tête. — Il n'y a pas qu'elle. Tu as également abandonné John.

Et moi aussi. Sans une explication. Je ne savais pas où tu

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étais allée ni même si tu comptais revenir un jour. — Je n'ai jamais été très douée pour les chiffres,

poursuivit Mutine. Mais pendant que vous dansiez, Stephen et toi, j'ai essayé de comprendre comment vous pouviez avoir eu un fils ensemble, alors que cela fait seulement six mois que nous nous sommes quittées. J'ai aussi réfléchi à la conversation que nous avons eue avec Stephen et à ce qui n'a pas été dit. Sait-il que tu n'es pas la mère de John ?

— Je suis sa mère de cœur. Dès l'instant où tu me l'as confié...

— Non ! J'ai souffert, j'ai vécu l'humiliation de porter un enfant illégitime et c'est toi qui t'octroies la récompense en épousant son père, devenu pair de la couronne !

— Il ne l'était pas au moment de notre mariage. Et tu n'en voulais pas pour époux. C'est ce que tu m'as affirmé à Scutari. D'ailleurs, tu es fiancée maintenant, et à un marquis...

Un rire amer et rauque échappa à Mutine : — Fiancée ? Où diable es-tu allée pêcher ça ? — Tu l'as dit toi-même ! — Je suis sa maîtresse, et lui mon protecteur. Mercy ne savait plus que dire. Comment une femme

pouvait-elle préférer être la maîtresse d'un homme alors qu'elle aurait pu épouser Stephen ?

— Ne prends pas cette mine choquée ! coupa Mutine. Je suis la fille illégitime d'un duc. Aucun de ceux qui sont capables de m'entretenir comme je le désire ne voudrait de moi pour épouse. Aucun d'eux ne voudrait d'une maîtresse flanquée d'un bébé. Ces nommes-là ont besoin d'être sûrs qu'une lady comme moi sait de quoi il retourne et qu'elle ne s'avisera pas de donner le jour à de petits bâtards.

Mercy n'en revenait pas de tant de cynisme. — Mais... tu aimais Stephen ? — Je le trouvais amusant, rien de plus, lâcha-t-elle dans

un rire. Mais tu ne comprends toujours pas, ma chérie.

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Vois... Tu portes un rang de perles et moi, une rivière de diamants !

Oui, mais j'ai Stephen, songea Mercy. Et il valait cent fois plus que n'importe quel joyau. Quant à John, c'était son trésor.

Mutine lui tourna le dos et contempla le jardin illuminé. — Comment se porte mon fils ? — John va très bien. — Embrasse-le pour moi ce soir, veux-tu ? — Bien sûr. — Il est temps pour moi de rejoindre Dearbourne,

déclara Mutine en faisant volte-face. Mercy crut voir briller une larme dans les yeux de

Mutine, mais celle-ci battit des paupières si vite qu'elle n'aurait pu l'affirmer.

— Vraiment, ma chère, ajouta-t-elle, tu devrais te montrer plus discrète. À Scutari déjà, je savais que tu en pinçais pour lui.

— Qu'es-tu venue faire là-bas ? —Retrouver Stephen. Je l'avais connu à Londres et

j'étais encore amoureuse. J'ai un peu menti quant à mon expérience et à mes connaissances médicales mais j'ai réussi à donner le change à Mlle Nightingale. Imagine ma surprise quand j'ai découvert que l'hôpital où nous travaillions se trouvait si loin du front ! Stephen était tout heureux de me savoir dans les parages, mais une fois qu'il avait rejoint son régiment, c'était fichu. Je ne le voyais plus et c'est devenu très ennuyeux. Et ensuite bien sûr, il a fallu que je m'en aille.

De sa main gantée, elle effleura la joue de Mercy. — Tu es ma seule véritable amie. En te révélant que

Stephen était le père de mon enfant, je savais que tu viendrais avec moi à Paris. Mais je t'ai sous-estimée. Je ne pensais pas que tu te servirais de l'enfant pour séduire le père.

— Cela n'était pas mon intention, avoua Mercy en toute

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franchise. Je croyais que Stephen était mort et je venais rendre John à sa famille.

— Mais tu leur as raconté que tu étais sa mère. Pourquoi as-tu accepté de ternir ta réputation ?

Honteuse, Mercy baissa la tête : — Je m'étais trop attachée à John. Je craignais qu'ils ne

me l'enlèvent en découvrant la vérité. Tu ne le diras pas à Stephen... je t'en prie...

— Pour qui me prends-tu ? Je suis ton amie ! Elle s'éloigna avec grâce, avec des mouvements fluides et

sensuels, comme si elle ne touchait pas terre. À son tour, Mercy se tourna vers le jardin. La promesse de Mutine ne la rassurait pas, sans qu'elle puisse se l'expliquer. Elle se sentait au bord d'un précipice et craignait le moindre faux pas qui la précipiterait dans l'abîme en l'arrachant à jamais à John et à Stephen.

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19. Mercy se réveilla en appelant Stephen au secours. Celui-ci était plongé dans ses propres tourments, hanté

par les souvenirs perdus, ou plutôt par leur absence, par ce vide noir et béant ; il ne dormait donc pas et cherchait le réconfort en lui caressant doucement les cheveux quand son cri déchira la nuit. Elle était déjà blottie dans ses bras, où elle s'était endormie après leurs ébats passionnés au retour de Londres. Leurs jeux amoureux avaient commencé dans la voiture où ils s'étaient taquinés et agacés l'un l'autre. Peu s'en était fallu qu'ils ne s'arrachent leurs vêtements en arrivant dans le hall de la maison.

À présent, elle se débattait dans ses bras. Il la serra plus fort contre lui.

— Mercy... Mercy... Ma mie. Il lui murmurait des mots doux, la cajolait, la caressait

mais rien n'y faisait. Elle luttait contre ses démons. Ils l'avaient laissée tranquille pendant plusieurs semaines et il avait fini par croire qu'elle les avait vaincus. Elle était si forte, si volontaire qu'elle finirait par triompher des fantômes du passé - du moins l'espérait-il.

Il se sentait responsable de ses angoisses actuelles. Son accession à la pairie avait ranimé tous les souvenirs enfouis. Les accolades et les exploits qualifiés d'actes de bravoure avaient fait ressurgir dans son esprit l'image des lieux où elle était allée. Et puis, il y avait toutes ces questions qu'il lui avait posées au sujet de Mutine. Sa présence au bal organisé par Claire en son honneur l'avait sidéré. Stupéfié même, quand il avait découvert que cette dernière était allée sur le front est et s'était engagée auprès des âmes charitables dirigées par Mlle Nightingale. Jamais il ne l'aurait crue capable de compassion et d'altruisme. S'il avait apprécié sa compagnie, il l'avait toujours sue égoïste et intéressée.

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C'était la raison pour laquelle il associait difficilement l'image de la femme qu'il avait connue avec le tableau brossé par Mercy. À force de la harceler de questions, il avait fait remonter à la surface tout ce qu'elle avait fait et vu, elle. Tous ces hommes morts sous ses yeux impuissants. Toutes ces souffrances qu'elle n'avait pu endiguer.

Pourtant il était sûr et certain que sa présence avait été bénéfique. Il avait lu les articles sur Florence Nightingale. Mercy était auprès d'elle et avait suivi son exemple. Une lampe à la main, elle avait arpenté les dortoirs pour soigner les malades et les blessés. Elle l'avait soigné, lui...

Il ne s'en souvenait, pas mais il pouvait facilement se la représenter. Elle se trompait en affirmant qu'on ne pouvait pas recréer les souvenirs, car il la revoyait se pencher au-dessus de son lit inconfortable, éponger la sueur de son front et lui murmurer des paroles de réconfort. Elle était l'image vivante de la compassion. Comment lui rendre la pareille ?

Il aurait volontiers rendu son nouveau titre de pair si cela avait pu lui assurer des nuits paisibles.

Il couvrit son visage de baisers en répétant son prénom. Soudain, elle s'agrippa à lui, enfonçant ses ongles dans sa chair. Elle lui faisait mal mais il n'y fit même pas attention.

— Prends-moi, souffla-t-elle. Je t'en supplie, prends-moi et fais-moi oublier tout le reste...

Ému aux larmes, il se rebella devant l'injustice de la vie pourquoi fallait-il que ce soit elle qui souffrît ?

Alors, il l'embrassa comme si sa vie en dépendait, et elle répondit à son baiser avec transport et passion. Elle le repoussa et l'enfourcha, couvrant son torse de baisers et de caresses.

Il voulait la transporter au septième ciel et chasser à jamais ses démons. Il glissa ses doigts dans la manne flamboyante de ses cheveux. Ils avaient repoussé, mais pas complètement et il rêvait du jour où il pourrait s'en recouvrir comme d'un manteau somptueux. Quand elle se pencherait

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sur lui, comme maintenant, sa chevelure les couperait tel un rideau du reste du monde.

Mais en dépit de ces fantasmes actuels, il savait qu'il l'aimerait, quand bien même fût-elle chauve. Rien ne comptait plus que l'instant présent. Que signifiaient le passé et le futur quand chaque parcelle de son corps était électrisée par les sensations qu'elle éveillait du bout des doigts et des lèvres ?

— Par le Christ tout-puissant ! Il faillit en tomber du lit. Le corps bandé comme un arc,

les yeux clos, il enfonça ses doigts dans la chair tendre de ses épaules et dut se faire violence pour lâcher prise. Il ne voulait pas lui faire de mal mais il avait tant besoin de l'étreindre, de la toucher... Il ouvrit les yeux pour découvrir son ange de douceur et de compassion en train de le violer littéralement ! Il étouffa une exclamation et sentit son corps s'embraser comme de l'étoupe. Leur excitation était mutuelle. Il était sur le point de mourir de plaisir. Son cœur battait si fort qu'elle ne pouvait pas ne pas l'entendre. Elle le rendait fou.

— Assez ! Assez ! Mercy, je t'en supplie gémit-il d'une voix rauque, le souffle court. Je veux te sentir m'envelopper...

Il la saisit par les hanches et la pénétra. Elle était chaude, brûlante. Elle poussa un cri, mais de plaisir, cette fois, et bascula dans l'extase tandis qu'il caressait fébrilement ses seins et qu'elle l'embrassait à pleine bouche, avec une ardeur presque désespérée.

Il se demanda si elle n'était pas encore en plein cauchemar. Jamais il ne l'avait connue aussi audacieuse, aussi sauvage et aussi... inventive.

Leurs souffles se mêlaient, leurs corps se raidissaient, criaient grâce...

Lorsqu'elle se cambra en criant son nom, il sentit une vague de plaisir déferler en lui, qui le secoua puis reflua peu

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à peu, le laissant pantelant. Parcouru d'un spasme violent, il se laissa retomber en arrière après avoir goûté à une félicité jamais atteinte auparavant.

Elle se laissa aller sur sa poitrine et il sentit couler des larmes tièdes. Ses sanglots lui déchirèrent le cœur.

— Mercy, vous pleurez ? Ma chérie, vous ai-je fait mal ? Il se serait laissé arracher un bras, celui-là même qu'il

avait si âprement défendu, plutôt que de la faire souffrir. — Je vais vous perdre, sanglotait la jeune femme, je le

sais. Vous allez me quitter. Il prit son visage entre ses mains pour l'obliger à le

regarder. Ses yeux d'ambre étaient baignés de larmes, ces yeux dans lesquels il aurait voulu se noyer.

— Mercy, mon cœur, ma mie... Tu ne me perdras pas et je ne te quitterai jamais. Je suis tombé amoureux de toi.

Jamais encore il n'avait prononcé de telles paroles. Il attendit le coup de tonnerre, l'éclair aveuglant qui aurait marqué sa défaite... Lui qui s'était toujours vanté de ne jamais s'engager, retenait son souffle et attendait anxieusement...

— Dis quelque chose ! Elle ouvrit la bouche, puis la referma. Ses yeux étaient

encore embrumés de larmes. Sa gorge délicate se soulevait au rythme de sa respiration haletante. Puis, un sourire radieux se dessina sur ses lèvres et la joie transforma l'ambre de ses yeux en or liquide. Elle rit à travers ses larmes :

— Moi aussi, je t'aime... Il lui rendit son sourire et passa ses doigts dans ses

cheveux. — Je le savais. Tu me l'as dit le jour où tu t'es mise

tellement en colère dans mon bureau. Cela me terrifiait, tu sais... De prononcer ces paroles. Et maintenant, je les trouve insuffisantes. Je voudrais trouver des mots plus grands, plus solennels pour exprimer ce que j'éprouve pour toi.

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— Ceux-là sont parfaits, pourtant ! Elle rit encore et enfouit son visage au creux de son

épaule. — Je me sens légère comme un papillon, prête à

escalader les montagnes ou à franchir les océans. Je suis si heureuse !

— Prête à tout ? Attends un peu... Elle se redressa, les joues empourprées, auréolée de sa

chevelure flamboyante : — Je ne t'ai pas choqué ? Je ne sais pas ce qui m'a pris ! — Sens-toi libre de me choquer autant que tu le désires ! Une fois de plus, son rire argentin s'éleva et le

bouleversa : — J'ai adoré ça. — Moi aussi. Elle mordilla sa lèvre inférieure. — Jeannette a essayé de me le dire... mais je ne l'ai pas

crue. Maintenant, je sais que je suis prête à tout pour toi. Absolument tout. Je pensais t'aimer, à Scutari, mais les sentiments que j'éprouve pour toi depuis que nous sommes mariés vont bien au-delà. Cela me terrifie et en même temps, je me sens en sécurité.

Il contempla avec tendresse le visage aimé. — Alors pourquoi ce cauchemar ? Est-ce le récit de mes

prétendus exploits qui a tout fait remonter à la surface ? — Cela n'a pas d'importance. Je crois qu'ils sont partis

pour de bon. Tu es mien désormais, et rien ni personne n'y pourra rien changer.

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20. — Lady Lyons ? Jamais elle ne s'habituerait à son nouveau titre, songea

Mercy, assise à même le parquet et occupée à jouer avec John dans la nurserie de Roseglenn. L'enfant montrait beaucoup plus d'intérêt pour ses menottes et ses pieds que pour les objets qu'elle agitait sous ses yeux.

Elle jeta un coup d'œil à la femme de chambre : — Oui, Winnie ? — Vous avez une visite. Une certaine Mlle Whisenhunt.

Elle veut absolument vous parler. Un frisson glacial lui parcourut l'échiné. Stephen était

parti à Londres pour ses affaires. Il fallait à tout prix que Mutine ait quitté les lieux avant qu'il ne revienne. Elle se releva si vite qu'elle manqua perdre l'équilibre.

— Où est-elle ? — Dans le grand salon, Milady. Mercy sortit précipitamment de la nurserie et descendit

les escaliers en toute hâte. Elle ne devait pas se laisser perturber par la visite de Mutine. Stephen l'aimait. Il le lui avait dit. Il le lui avait prouvé. Tous les trois formaient une famille, désormais. Rien, ni personne, ne pourrait les séparer.

Elle s'immobilisa dans le hall qui donnait sur le salon, rectifia sa coiffure et regretta pour la première fois de s'être coupé les cheveux, de ne plus posséder la glorieuse cascade cuivrée de jadis, qui aurait éclipsé celle de Mutine. Elle se pinça les joues pour y mettre un peu de couleur et se redressa. Elle se sentait prête à affronter une armée de Cosaques et à la mettre en déroute.

Avec une assurance qu'elle était loin d'éprouver, elle entra dans le salon. Mutine se tenait devant une vitrine et examinait les divers bibelots qui la décoraient. Elle se

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retourna en souriant mais son regard était glacial. — Pardonnez-moi d'arriver ainsi à l'improviste, Milady !

fit-elle en mettant l'accent sur son titre et le vouvoiement qui l'accompagnait. Mais j'ai une affaire urgente à vous soumettre et je ne doute pas que vous puissiez m'aider.

Son sourire déplut à Mercy. — Je t'ai déjà aidée à Paris, Mutine, répondit Mercy,

reprenant le tutoiement qui avait toujours été d'usage entre elles. Je ne suis pas certaine de pouvoir t'offrir davantage.

— Pas même une tasse de thé ? riposta l'autre en penchant un peu la tête.

Mercy était aux aguets, les sens en éveil. Que venait-elle faire ici ? Elle avait le pouvoir de mettre en pièces tout ce que Mercy avait patiemment construit. Sans rien laisser paraître de ses émotions, elle alla tirer la sonnette. Quand la domestique apparut, elle se contenta de dire :

— Du thé, s'il vous plaît. — Et des biscuits, ajouta Mutine avec un petit geste de la

main. Et si vous avez des petits fours, ce ne serait pas de refus. J'adore les sucreries, ajouta-t-elle en regardant Mercy.

— Que veux-tu ? Ignorant Mercy, Mutine souleva une petite horloge sur

le manteau de la cheminée et l'examina avant de la reposer. — Vous avez une très belle propriété. Jamais je n'aurais

cru Stephen capable d'une telle réussite. — Elle appartient à Ainsley. C'est grâce à sa générosité

que nous vivons ici. Il peut nous l'ôter du jour au lendemain. — Mais il ne le fera jamais. C'est un vrai Samaritain.

C'est lui qui veillait sur ses frères, bien qu'il fût le benjamin. Ses frères agaçaient beaucoup Stephen. Il leur enviait leur titre, leur pouvoir, leur fortune. C'est par désir de vengeance qu'il s'ingéniait à être le meilleur des amants. Sa façon à lui de les éclipser, c'était de régner sur l'empire des sens et du plaisir. T'a-t-il raconté tout cela ?

— En quoi cela nous concerne-t-il ? interrogea Mercy,

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qui perdait patience. — Ah, voilà notre thé ! Mercy, plus morte que vive, regarda Mutine se servir et

remuer avec une lenteur délibérée sa petite cuiller dans la tasse. Mutine lui cherchait des ennuis et si elle n'avait pas tant à perdre, elle l'aurait envoyée au diable.

Cette dernière finit par se caler dans son fauteuil et avala une gorgée de thé.

— Succulent... Elle se passa sa langue sur les lèvres, puis annonça : — J'ai bien réfléchi à notre situation. Un frisson de désagrément traversa Mercy. — Quelle situation ? Mutine sourit benoîtement : — Tu détiens quelque chose qui m'appartient. — John ne t'appartient pas. Tu l'as abandonné. — J'étais désespérée par l'annonce de la mort de son

père. Sa vue me brisait le cœur, je contemplais le portrait de son père en sachant que plus jamais je ne le reverrai...

Mercy, exaspérée, faillit lever les yeux au ciel : — Tu t'imagines que ces mensonges joueront en ta

faveur ? — Parle pour toi ! Tu as menti, tu as trompé tout le

monde et tu t'es servie de mon bébé pour assurer ton avenir !

— C'est faux. Tu as deviné la vérité hier soir. Je portais mon cœur en écharpe et oui, j'aimais Stephen et je l'aime toujours. Nous sommes heureux tous les trois. John, Stephen et moi. Pourquoi nous le reprocher ?

— N'est-ce pas plus exact de dire que tu étais prête à tout pour passer une nuit dans les bras de Stephen ?

— C'est donc la raison de ta présence ici, de ces insinuations et de ces réclamations ? Tu veux de l'argent?

— Oh, Mercy, comprends-moi... Mutine saisit un petit gâteau et le porta à sa bouche.

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Qu'elle s'étouffe avec! espéra Mercy en elle-même. Dire qu'elle l'avait trouvée si belle lorsqu'elles s'étaient rencontrées ! Comme les apparences pouvaient être trompeuses...

Mutine avala son gâteau, but une gorgée de thé... et respira normalement. Dommage !

— Jamais je ne me serais doutée que Stephen s'en tirerait aussi bien. Il m'amusait mais je n'avais pas envie de l'épouser. Je voulais... mieux. Quand j'ai compris que j'étais enceinte, je n'ai pas osé me débarrasser du bébé, par peur ou excès de scrupules... je ne sais pas. Mais ça contrecarrait mes projets d'avenir.

— Pas ça, gronda Mercy. Il s'appelle John. — Tu parles comme une vraie mère. Sais-tu qu'un

mariage fondé sur des mensonges est voué à l'échec ? — Que diable attends-tu de moi ? — J'ai toujours voulu être la maîtresse d'un lord, être

choyée, adulée et réchauffer son lit. D'où ma proximité avec lord Dearbourne. Malheureusement, j'ai oublié un détail qui a son importance : tous les hommes, dans l'intimité, ne sont pas dotés des talents particuliers de ton mari et la plupart d'entre eux ne sont que des ours patauds...

— Eh bien, abandonne Dearbourne et change de protecteur !

— C'est le troisième depuis mon retour de Paris. Je suis lassée de chercher la perle rare, et je suis sûre que tu as hâte de savoir les motifs de ma visite.

Elle reposa sa tasse et se pencha en avant. Une lueur mauvaise brillait dans son regard.

— J'ai eu tout loisir de réfléchir à notre petit secret et je suis convaincue que tu désires qu'il demeure entre nous. Je veux vivre dans le luxe sans m'encombrer d'un homme. Quatre mille livres par an devraient suffire.

Mercy n'en croyait pas ses oreilles. Les conséquences étaient dramatiques. Elle lutta pour conserver son sang-

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froid et ne pas trahir son affolement devant cet odieux chantage.

— Pourquoi me dis-tu tout cela ? — Comme tu es naïve, ma chère ! Mais c'est à toi que je

demande cette somme ! — Nous étions amies. Je t'ai soignée quand tu étais

malade, je t'ai aidée à accoucher de... — ... mon bébé ? acheva Mutine en arquant les sourcils. Comment avait-elle pu se tromper à ce point ? Cette

femme était infirmière. Elle était partie sur le front de l'est. Elle avait soigné les blessés et les malades. Comment une créature aussi vile avait-elle pu plaire à Stephen et comment elle-même avait-elle pu se lier d'amitié avec elle ?

— Je n'ai pas cet argent, articula-t-elle, la gorge soudain desséchée. Je n'ai pas de dot et ce qui m'est alloué pour mes besoins personnels ne saurait te contenter.

Cette somme suffisait amplement à ses besoins, car ils étaient modestes. Mais la requête de cette fille dépassait les bornes.

— Tu disposes bien d'un budget pour gérer votre maisonnée. Puises-y. Vends l'argenterie. Mets tes bijoux en gage. Je me fiche de savoir comment mais débrouille-toi !

Elle se releva dans un frou-frou de soie et de satin et ajouta :

— Tu peux me faire des versements échelonnés. Mais prends garde. Je veux cet argent. Dans sa totalité. Sinon ton mari apprendra qui est la vraie mère de son fils.

C'est moi, la vraie mère de son fils ! La réplique était restée bloquée dans la gorge de Mercy.

Elle marchait dans le jardin d'un pas vif, en se creusant la tête pour trouver des solutions. Le temps était gris, reflétant son humeur. Des nuages noirs occultaient le soleil et elle y vit comme un présage de la nuit dans laquelle allait basculer son existence.

Que diable devait-elle faire ? Quatre mille livres

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annuelles ! Elle recevait quinze livres par semaine pour ses menues dépenses. Elle pouvait en réclamer vingt, Stephen les lui accorderait volontiers, mais jamais elle ne parviendrait au montant faramineux réclamé par Mutine. Où allait-elle le prendre ?

Elle pouvait bien dénicher çà et là quelques pièces d'argenterie non utilisées ou des babioles dont personne ne remarquerait l'absence. Mais ce serait trahir Stephen, et elle ne s'en sentait pas capable.

Jamais elle n'aurait imaginé régner en maîtresse sur son cœur et entendre ces mots si doux franchir ses lèvres. Mais ces paroles, prononcées avec tant de sincérité, avaient définitivement relégué ses cauchemars aux oubliettes. Dans son dernier rêve, elle rampait sur un champ de bataille jonché de bras et de jambes arrachés. John se tenait de l'autre côté et il fallait qu'elle le rejoigne pour le sauver. C'est alors que Stephen avait pris son fils dans ses bras et l'avait emporté. Elle les avait appelés mais ni l'un ni l'autre ne l'entendaient. Et en les voyant disparaître dans l'obscurité qui cernait le champ de bataille, elle avait su qu'elle ne les reverrait plus jamais...

Si elle avouait à Stephen l'odieux stratagème dont elle s'était rendue coupable, elle redoutait de le perdre pour de bon. Ce serait mille fois plus douloureux que dans ses rêves. Et il lui enlèverait John. Son fils.

— Ah ! Te voici enfin ! Elle fit volte-face et s'émerveilla de voir son mari se

diriger vers elle à grandes enjambées. Le jour maussade ne pouvait ternir sa joie de le retrouver. Le vent ébouriffait ses cheveux. Il avait dû laisser son chapeau à l'intérieur. Comme il paraissait jeune et insouciant !

— Comment se sont déroulées tes affaires à Londres ? — Assommantes ! Ainsley voulait revoir des comptes. (Il

glissa un bras sous le sien et l'attira contre lui.) Et pendant tout ce temps, je rêvais de faire l'amour à ma femme.

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Il l'embrassa avec fougue et leur passion se ranima instantanément. Elle aimait sentir son corps pressé contre le sien. Elle se refusait à abandonner tout cela. À le perdre, lui.

Quand il se redressa, ses yeux bleus étincelaient, plus brillants que des diamants :

— Et puisque j'étais en ville... Il fouilla dans sa poche et en sortit une petite boîte noire

qu'il lui tendit. Elle hésita. — Ouvre-la, voyons... Ce n'est pas pour moi. Avec un luxe de précautions, comme s'il s'agissait d'une

coquille d'œuf, elle s'en saisit, toujours hésitante. Lentement, elle l'ouvrit et découvrit un médaillon en forme de cœur. Au dos du bijou était gravé : Avec tout notre amour, Stephen et John.

Ses yeux se remplirent de larmes et un sanglot lui échappa.

— Je pensais que ça vous ferait plaisir, fit-il, faussement déçu.

Mais sa réaction lui allait droit au cœur, et elle savait qu'il avait fait mouche. Elle était bouleversée par son geste.

— Je suis si contente, si heureuse, murmura-t-elle en nouant ses bras autour de son cou. Rien n'aurait pu me faire plus plaisir.

Elle était prête à tout pour garder cette harmonie, cette vie idyllique pour laquelle elle avait accepté tant de sacrifices. La maison recélait tant de petits objets, des bibelots insignifiants... Personne ne remarquerait la disparition de certains d'entre eux.

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21. — Sir Stephen ? Stephen leva les yeux et vit Spencer planté devant lui.

Les portes étaient si bien graissées qu'il les entendait à peine s'ouvrir et se refermer. Spencer paraissait évoluer comme un spectre dans le manoir sans toucher terre et sans jamais se départir de son calme.

— Oui, Spencer ? — Je suis confus de vous importuner ... — Dans ce cas, laissez-moi tranquille ! Il était las de voir des moutons dans les champs. Il

voulait des chevaux. Des montures solides et vaillantes pour l'armée. Des pourparlers avaient été engagés pour faire cesser cette maudite boucherie sur le front est mais il y aurait toujours des guerres et les soldats avaient besoin de montures fiables. Il s'était disputé avec Ainsley à ce sujet.

— Je ne vois pas l'utilité de changer ce qui fonctionne bien, avait objecté son frère.

Et moi, je ne vois pas l'utilité d'obliger ton frère à rester à son bureau toute la sainte journée pour vérifier tes foutus registres !

Stephen rêvait d'élaborer une stratégie qui lui prouverait que son projet était viable. Il avait revendu sa charge d'officier et avait mis de côté une bonne partie de la solde versée par l'armée. C'était un début mais il lui faudrait emprunter pour acheter ses propres terres, sa maison et ses chevaux. Et lancer son affaire.

Il se souvenait de ce que l'armée lui avait enseigné jusqu'au fameux après-midi avec Claire. Mais qu'avait-il appris au combat ? Si seulement il l'avait su, il aurait pu se prévaloir de cette expérience pour la mettre au service de l'armée. Mais il avait tout oublié...

Les chevaux en revanche n'avaient jamais eu de secrets

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pour lui. Il pouvait exploiter ses connaissances dans ce domaine.

Il releva les yeux. Spencer était toujours là. — Vous êtes confus de m'importuner, mais vous le faites

quand même. Pourquoi diable me dérangez- vous ? — C'est au sujet de l'argenterie... Certains objets ont

disparu. — Cela relève de la compétence de la maîtresse de

maison. Voyez donc cela avec lady Lyons. — C'est ce que j'ai fait, Milord. Elle pense que j'ai dû me

tromper dans mes registres ou que les objets ont été déplacés.

— Si c'est ce qu'elle pense, elle doit avoir raison, lâcha-t-il avant de lancer à Spencer un regard impatient.

L'homme était mince comme un roseau avec un visage où prédominait un grand nez aux arêtes acérées. Il fixait quelque chose au-dessus de la tête de Stephen. Avec ses lèvres pincées et son maintien raide, on aurait pu aisément l'imaginer dans un cercueil.

— Si vous me disiez vraiment de quoi il retourne, Spencer ?

— Avec tout le respect que je vous dois, Sir Stephen, je pense que lady Lyons est la coupable.

Stephen se figea avant de sentir monter une violente bouffée de colère :

— Vous osez accuser mon épouse de vol ? — Hélas, je crains bien d'avoir raison. — Comment déroberait-elle ce qui lui appartient ? — Pardonnez-moi, mais tout ici appartient au duc. — Réfléchissez bien à ce que vous allez répondre. Sur

quoi reposent vos accusations ? — Je peux me porter garant de tous les domestiques. De

leur loyauté et de leur honnêteté. Le plus récent de la maisonnée est arrivé il y a trois ans. Rien n'a jamais disparu, sauf ... tout récemment.

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Stephen se renversa dans son fauteuil, bouillant d'une rage mal contenue. Il se sentait prêt à envoyer son poing dans le mur ou sur le nez de Spencer.

— Ce pourrait être Jeannette, la nurse ? Spencer toussota, rougit et regarda la pointe de ses

souliers. Puis il redressa les épaules et affirma : — Je connais bien Mlle Jeannette... Très bien, si vous

voyez ce que je veux dire, et je sais que ce n'est pas elle. — Et moi, je connais très bien ma femme et ce n'est pas

elle non plus ! Encore une allusion aussi stupide de votre part et je vous renvoie.

— Très bien, Milord. J'ai compris. Que dois-je faire pour l'argenterie manquante ?

— Retrouvez-la. Remplacez-la. Peu m'importe. — Très bien, Milord. Il se retira de son pas silencieux qui horripilait Stephen.

Celui-ci jeta son crayon sur la table et écarta ses papiers. Ce ne pouvait être pas Mercy. Il en avait la certitude, mais ce fichu domaine appartenait à son frère et il se devait de tirer cette affaire au clair. Il repoussa son fauteuil et partit à la recherche de sa femme, sous le regard désapprobateur de tous les ancêtres d'Ainsley. Il devrait peut-être emprunter à Westcliffe un portrait de leur père pour se sentir davantage chez lui. Léo pourrait aussi lui en donner un de sa mère, Dieu savait combien il en avait peint ! Stephen s'étonnait toujours de leur variété, comme si l'artiste saisissait à chaque fois une facette différente de son modèle.

Il monta quatre à quatre les escaliers qui menaient à la nurserie. Mercy était assise par terre, ce qui n'était pas très correct pour une lady mais qui convenait admirablement à son rôle de mère. Elle agitait un cube en bois à portée des mains de John. Le bébé rampait sur le ventre et dès qu'il tendait la main pour s'en saisir, elle l'éloignait.

— Pourquoi tourmentez-vous ainsi mon fils ? Elle leva les yeux vers lui en souriant :

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— Il apprend à se déplacer. Je l'encourage à aller plus loin.

La nourrice, assise sur une chaise, s'occupait à des travaux d'aiguille.

— Jeannette, si vous alliez prendre une tasse de thé? — Bien sûr, Milord ! dit-elle en bondissant de sa chaise. Une fois la nourrice sortie, Mercy l'étudia d'un œil

interrogateur. — Quelque chose ne va pas ? Stephen s'assit à ses côtés, attrapa le cube de bois et le

donna à John. Le bébé referma ses doigts potelés sur le jouet et roula sur le dos avant de le mordiller.

— Il a faim ? — Non, mais il aime mettre les choses dans sa bouche. — Saviez-vous que Jeannette et Spencer... Il s'interrompit tandis qu'elle ouvrait des yeux étonnés : — Non ! Il la courtise ? — J'ignore s'il la courtise dans les règles de l'art, mais je

peux vous affirmer qu'il y a anguille sous roche. — Est-ce autorisé parmi les domestiques ? — Sans doute pas, mais qui sommes-nous pour leur

donner des leçons ? Elle rougit. — Vous avez raison... Il lui prit la main, la retourna et passa ses doigts sur les

petites callosités, traces des travaux ménagers effectués à l'hôpital.

— Spencer est venu me prévenir qu'il manquait de l'argenterie.

Elle eut une moue contrariée. — Je lui avais dit de ne pas vous importuner avec cela !

Je n'ai jamais vu les pièces dont il parle. Elles manquent peut-être depuis des années. Cette maison est remplie d'objets inutiles, de babioles dignes d'un brocanteur. S'il manque quelque chose...

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— Il s'agit d'argenterie. — Est-ce vraiment si important ? — Je ne crois pas que cela plairait à Ainsley d'apprendre

que des objets disparaissent. — Et que pouvons-nous faire si cela s'est produit avant

notre arrivée ? — Je vous demande simplement de garder un œil sur les

domestiques. — Mais bien volontiers ! Tout dans cette maison est-il

répertorié ? — Connaissant mon frère, ça ne m'étonnerait pas. Mais

vous avez raison, il y a trop d'objets ici qui ne font que prendre la poussière. Il pourrait se passer de la moitié de ses domestiques s'il se débarrassait d'une partie d'entre eux.

Soudain le cube atterrit sur son menton. — Oh, comme il est fort ! Tu veux qu'on s'occupe de toi,

hein, mon gaillard ? Il souleva l'enfant dans les airs, examinant le petit visage

qu'il trouvait si différent du sien, hormis le sourire. — J'ai l'impression que ses yeux changent de couleur. — Non, c'est sans doute à cause de la lumière. — Peut-être. J'ai l'intention de lui acheter un cheval. — Maintenant ? — Bientôt. Un petit poney. À quel âge peut-on leur

apprendre à monter ? Elle se mit à rire. Dieu qu'il aimait ce rire ! — Pas avant un certain temps ! — Et sa mère ? Accepterait-elle d'aller faire une

promenade à cheval avec moi ? Son sourire coquin fut à lui seul une réponse et une

promesse implicite de jeux amoureux dès lors qu'ils se seraient éloignés du domaine. Il était stupéfié par ce besoin sans cesse renouvelé d'être seul avec elle, et se réjouissait de voir son désir grandir de jour en jour.

Deux semaines plus tard, Ainsley vint leur rendre visite.

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Stephen n'avait jamais vu son frère d'humeur aussi sombre. — Qu'est-ce qui te contrarie ? Est-ce notre mère ? lui

demanda-t-il en se levant de sa table de travail pour verser un whisky à son frère.

— Non, fit ce dernier en vidant d'un trait son verre. Tu ferais bien de t'en servir un aussi, ce que j'ai à te dire ne va pas te plaire.

Sapristi ! Il ne le savait que trop ! — Spencer t'a parlé de l'argenterie manquante. — C'est moi qui paie ses gages. — Je lui signifierai son congé dès demain matin. — Attend d'abord que j'aie dit mon dernier mot. Les roues de la voiture grinçaient sous le ciel sans une

tandis qu'Ainsley et Stephen s'acheminaient vers Londres. Stephen avait prévenu Mercy qu'Ainsley avait besoin de lui pour régler un problème. Dans les yeux de sa femme, il avait lu un mélange de curiosité et de doute. Sans prononcer un autre mot, il lui avait fait comprendre que tout irait bien.

Il espérait simplement que ce serait le cas alors que les lumières de Londres étaient en vue.

— Aujourd'hui, deux chandeliers en argent et un vase ont disparu, ainsi que divers bibelots qui se trouvaient tous dans une chambre d'invité rarement occupée. La façon dont ton épouse veille à mes biens me dépasse !

— Ce qui me dépasse, moi, c'est que tu m'aies confié la gestion de ton domaine sans pour autant me faire confiance. Tes maudits domestiques nous espionnent !

— Spencer a fait savoir à Mercy que l'argenterie disparaissait et elle n'a pas jugé nécessaire de s'en occuper. Il est ensuite venu te trouver et tu n'y as pas davantage accordé d'attention. C'est la raison pour laquelle il a fini par s'adresser à moi.

— Et tu as décidé de faire espionner ma femme ! — Estime-toi heureux que je m'en sois tenu là. J'aurais

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pu la faire arrêter. — Pour vol de chandeliers ? — On en a pendu pour moins que cela. Stephen fulminait. Il s'en voulait de ne pas avoir

confronté Mercy aux accusations de son frère. Il y avait forcément une explication logique. Si elle avait eu besoin d'argent, pourquoi ne le lui avait-elle pas demandé ? Il se serait débrouillé. Il lui en aurait coûté d'aller voir un de ses frères, mais tous deux étaient riches et auraient accepté de l'aider.

— Et elle a le toupet, poursuivit Ainsley, de retrouver Mutine à Cremorne Gardens pour lui remettre l'argent !

— Je pense que tu vois le mal là où il n'existe pas objecta Stephen en s'efforçant de garder une voix neutre pour donner le change.

En réalité, il était bouleversé. Peu après son accession à la pairie, Mercy avait commencé à se rendre à Londres chaque mardi pour y effectuer des courses. Il s'était proposé une fois de l'accompagner mais elle avait décliné son offre en expliquant qu'elle avait parfois besoin d'être seule.

Sa première réaction avait été de croire à un rendez-vous galant, mais il avait rejeté ce soupçon ridicule. Mercy était incapable de duplicité.

— Mutine et elle se sont connues à Scutari, sur le front est, expliqua Stephen. Mercy fait parfois des cauchemars, comme si elle était hantée par un secret. Elles ont dû partager des infortunes et il y aurait mille explications possibles. Nous aurions dû lui poser directement la question.

— Mon homme estime qu'en revendant cette argenterie, Mercy verse l'équivalent de soixante-dix livres par semaine à Mutine. Sur un an, cela fait presque quatre mille livres !

— Mutine doit avoir des dettes et Mercy essaie de l'aider. — Alors que Dearbourne l'entretient ? Cet homme est

presque aussi fortuné que moi. Il est prêt à satisfaire tous ses

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fichus caprices pour la retenir dans son lit. — Je déteste ces manigances ! J'aurais dû parler à

Mercy, répéta Stephen, qui regrettait d'avoir suivi Ainsley dans sa calèche.

Ils n'avaient pas tiré les rideaux. Ainsley était assis en face de lui, raide comme la justice, et regardait par la fenêtre. La lumière des réverbères projetait une lumière intermittente au fur et à mesure qu'ils les repassaient, éclairant les traits anguleux de son frère et sa mâchoire volontaire. Même si Ainsley avait toujours été plus mûr que Stephen, il était resté physiquement très juvénile. Quand avait-il perdu cette jeunesse d'apparence ?

Il était à présent nimbé de mystère, comme si les ombres elles-mêmes s'inclinaient devant sa noblesse. Comme c'était curieux ! Stephen, qui croyait bien connaître son frère, commençait à en douter.

— Et à qui as-tu fait appel pour espionner ma femme ? — À quelqu'un qui travaille pour moi de temps à autre. — Tu lui fais confiance ? — Entièrement. — Comme moi à ma femme ? — Si c'était le cas, tu ne serais pas avec moi dans cette

calèche ! Le regard d'Ainsley s'était durci et ce fut au tour de

Stephen de regarder au-dehors. La cicatrice sur sa tempe se mit à le lancer, alors qu'il ne

la sentait plus depuis longtemps. Même la douleur de sa jambe se réveillait, comme si sa guérison quasi miraculeuse n'avait pas eu lieu. Il avait envie d'ordonner à cette maudite voiture de rebrousser chemin.

Mais il resta là, raide et muet, repassant dans sa tête les événements de ces six derniers mois et priant le ciel pour que les souvenirs récemment engrangés suffisent à combler le vide laissé par ceux qu'il avait perdus.

La calèche s'immobilisa devant le porche d'une maison à

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l'élégante façade. Le loyer devait coûter très cher, mais comme l'avait souligné Ainsley, Dearbourne ne lésinait pas sur les moyens pour entretenir sa maîtresse.

Ainsley descendit de voiture et jeta un coup d'œil à son frère.

— Les rapports sur ton comportement à la guerre sont unanimes : tu as été très brave.

Stephen examina le bâtiment qui lui parut soudain menaçant comme s'il le dissuadait d'y pénétrer.

— Pourquoi me parles-tu de cela ? — Parce que je pense que tu dois savoir la vérité. — Tu la connais, toi ? — Non, pas entièrement. — Que soupçonnes-tu ? Ainsley poussa un profond soupir et proféra d'une voix

d'outre-tombe : — Tu t'es fait escroquer. — Mais comment, Dieu du ciel ? Je ne possède presque

rien. — Si, tu as un cœur...

À cet instant précis, devant le porche majestueux, Stephen méprisa profondément son frère. Jamais ils ne s'étaient entendus, celui-ci saisissant toutes les occasions pour lui damer le pion, mais jamais il ne l'avait haï à ce point. Il en tremblait de rage et contractait ses muscles pour ne pas se trahir. Sa jambe le faisait souffrir et il regretta de ne pas avoir pris sa canne. Il n'allait tout de même pas arriver en boitant dans ce traquenard manigancé par ce maudit Ainsley !

Il entendit un pas dans les escaliers et aperçut Mutine, toute de soie rouge vêtue, qui descendait les marches avec grâce. Ses beaux cheveux d'ébène étaient relevés en chignon sur sa nuque gracile et sensuelle. Tout en elle était fait pour capter l'attention masculine et la retenir. Le bleu de ses yeux tirait presque au violet, une couleur qu'il n'avait jamais vue

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avant de la rencontrer. Son regard envoûtant et mystérieux recélait des promesses de volupté. Elle était revenue une courtisane de haut vol. Chaque mouvement sensuel de son corps le lui confirmait, elle avait rien mis à profit ses leçons. Ainsley luttait visiblement pour ne pas succomber à ses charmes. Tout à coup, une idée saugrenue traversa Stephen : pourquoi diable n'avait-elle pas coupé ses cheveux à Scutari comme les autres infirmières ?

— Votre Grâce, minauda-t-elle en esquissant une révérence. Sir Stephen ! Quelle joie et quel plaisir de vous voir ici ! Mon bienfaiteur ne devrait pas tarder et je n'ai que peu de temps à vous accorder. En quoi puis-je vous être utile ?

Comme Stephen jetait un regard furieux à son frère, Mutine écarquilla davantage encore les yeux et leur désigna une pièce :

— Installez-vous dans le salon. Je vais faire apporter du thé.

— Nous ne sommes pas venus faire des mondanités, répliqua Ainsley. Mais votre salon me semble le lieu idéal pour avoir une conversation. N'oubliez pas de fermer les portes...

Stephen avait rarement vu Mutine perdre contenance mais elle trahit néanmoins une certaine perplexité tandis qu'elle les escortait vers le salon. Dès que les portes furent refermées, l'expression courtoise d'Ainsley s'évanouit et il entra dans le vif du sujet.

— Nous savons que vous rencontrez lady Lyons tous les mardis à Cremorne Gardens. Nous savons également que le but de cette rencontre est de vous faire remettre par cette dernière une somme rondelette. Pourquoi lady Lyons achète-t-elle votre silence ?

Mutine pâlit, ses mains se mirent à trembler et son regard s'embua tandis qu'elle contemplait Stephen.

— Je suis désolée, confessa-t-elle d'une voix blanche.

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J'aurais dû m'opposer à elle et tenir bon mais elle a menacé de détruire ma vie si je vous avouais la vérité.

— Et quelle est cette vérité ? demanda Stephen, déjà lassé de ses simagrées.

— J'ai donné le jour à un fils, à Paris. Dans des circonstances éprouvantes. Profitant de mon état de faiblesse, votre femme s'en est emparée et elle se fait depuis passer pour la mère de votre fils... alors que c'est le mien.

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22. Stephen se tenait près du berceau de son fils. Il était

minuit passé. Il avait réveillé la nourrice et lui avait demandé de les laisser et d'aller terminer la nuit ailleurs. Après sa halte au pub avec Ainsley, il était juste assez saoul pour ne pas se soucier de sa grossièreté.

L'excès de boisson embrumait son esprit tout comme la rage noire qu'avait provoquée la révélation de la trahison de sa femme. Tout s'éclairait, à présent, notamment ses incitations à ne pas fouiller dans le passé. Quelle avait été la nature de leur relation ? Avaient-ils été amants, jadis ? Non, s'il fallait en croire Mutine.

Tout était affreusement confus : Mutine avait affirmé qu'elle acceptait l'argent de Mercy, celle-ci refusant de la croire quand elle lui promettait de garder le secret sans autre condition. Mercy avait engagé quelqu'un qui la surveillait et lui rapportait ses faits et gestes. Elle n'avait accepté l'argent qu'à cause de la terreur que lui inspirait Mercy car cette dernière avait juré de se venger si elle parlait.

« Il fallait bien que j'assure mes arrières car le jour où elle mettra ses menaces à exécution, je serai balayée comme un fétu de paille », leur avait-elle expliqué.

Elle leur avait aussi raconté en pleurant comment elle s'était réveillée un matin sans son enfant.

« J'aurais dû me douter qu'elle me l'avait volé pour en tirer profit. »

Il avait failli lui rétorquer que John avait un nom, détail que Mercy n'aurait pas manqué de relever.

Le bébé se réveilla en sursaut, ouvrit les yeux et poussa un cri - comme sa mère le faisait souvent. Celle-ci avait invoqué les atrocités de la guerre. Mais n'était-ce pas la culpabilité qui troublait ainsi ses nuits ?

Du bout des doigts, Stephen caressa la joue de son fils. — Chut ! Du calme. Tout va bien.

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L'enfant s'apaisa. — Tu reconnais ma voix, n'est-ce pas ? Tu sais qui je

suis. Mais sais-tu qui est ta mère ? Ta vraie mère ? — Je ne savais pas que tu étais de retour... Son corps, ce traître, réagit instantanément à la voix

ensommeillée. Un étau de glace lui emprisonnait le cœur. Il ne se retourna même pas. Il s'en sentait incapable. Tout son être le poussait à la prendre dans ses bras, mais il résista. Plus jamais il ne le ferait.

— Que fais-tu ? demanda-t-elle d'une voix douce en s'approchant de lui.

Quand elle posa sa paume sur son dos, il se raidit au contact familier qui avait le pouvoir de susciter chez lui un puissant désir.

— Je regarde les yeux de mon fils. — Ce sont les tiens. — Non, je trouve que ce sont plutôt ceux de sa mère.

D'un bleu tirant sur le violet... Elle sursauta et sa main retomba, inerte. Il se retourna alors et lui fit face. Elle était livide, aussi

blanche que sa chemise de nuit. — Je sais tout, Mercy. Absolument tout ! Sa voix était aussi froide et coupante que les hivers de

Crimée. Son sang se glaça dans ses veines. La haine et le dégoût qu'elle lisait dans ses yeux lui broyèrent le cœur. Il ne pouvait pas... C'était impossible.

— La mémoire t'est donc revenue ? murmura-t-elle. Il eut un rire mauvais. — Je réalise seulement maintenant que tu frissonnes

toujours d'effroi en prononçant ces paroles. J'en connais dorénavant la raison. Non, ma petite femme si rusée, je ne me souviens toujours de rien. Je ne me souviens même pas de toi.

— Elle vous a tout dit, lâcha-t-elle d'une voix blanche. — Oui, en dépit de tes menaces. Essaye un peu de les

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mettre à exécution et c'est moi qui t'écraserai ! — Je... je ne comprends pas de quoi tu parles. — Cela suffit, Mercy, je sais que tu as volé ce bébé... — Volé ? Mais c'est faux ! Elle a abandonné John et a

disparu un beau matin ! Elle n'a plus jamais donné signe de vie. Elle ne voulait pas de lui.

Elle crut déceler un apaisement dans son courroux et une petite lueur d'espoir lui revint.

— Alors pourquoi ne pas me l'avoir avoué dès le début ? gronda-t-il d'une voix dure et blessée.

Elle voulait le toucher, le réconforter, le calmer mais il ne se serait pas laissé faire. Tout l'incitait à reculer et à se tenir hors de sa portée. Mais c'était plus fort qu'elle. Pour l'amour de John, pour l'amour de Stephen, elle se sentait prête à affronter Lucifer en personne.

— Parce que je craignais que tu ne m'enlèves l'enfant et que je l'aime, je l'aime de tout mon cœur ! Autant que si j'étais sa vraie mère !

— Tu m'as menti, Mercy. Tout notre mariage est bâti sur un mensonge.

— Non ! s'écria-t-elle en tendant la main avant de se raviser.

Elle referma les doigts, enfonçant ses ongles dans sa paume. Comme s'il percevait la tension entre Stephen et elle, John se mit à pleurer.

— Je n'ai pas menti. Jamais... Jamais je n'ai prétendu avoir donné le jour à John. J'ai simplement dit que j'étais sa mère et, dans mon cœur, je le suis.

— Mensonges. Mensonges que tout cela ! Tu peux les habiller et les enjoliver à ta guise mais je ne vois aucune franchise dans nos rapports. Tu m'as obligé à t'épouser.

Elle secoua frénétiquement la tête. — Je ne t'ai jamais demandé de m'épouser. — Mais tu as tout fait pour que je te le demande. Avec ta

mine innocente et ta constante prévenance. Tes cauchemars

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étaient-ils réels ou juste un moyen de m'attirer dans ton lit ? John pleurait très fort, désormais, et ses cris

l'empêchaient de réfléchir, de trouver les arguments pour le convaincre qu'elle n'était pas venue le trouver pour le piéger.

— Comment peux-tu douter ainsi de moi ? As-tu donc de moi une si piètre opinion ?

— Tu ne voulais jamais que je me souvienne. Tu ne faisais rien pour m'aider ! assena-t-il en frappant du poing le rebord du berceau.

Comme John hurlait, Mercy écarta Stephen et le prit dans ses bras pour le bercer.

— Réponds-moi : avons-nous fait l'amour à Scutari, oui ou non ?

Tout en sachant pertinemment ce qu'il lui en coûterait, quel serait le prix douloureux de sa franchise, elle se refusa à mentir et demeura muette.

Un rire dur et cruel lui échappa. — Je la tiens, la raison pour laquelle tu ne voulais pas

que je me souvienne du passé ! J'aurais alors su que tu n'étais pas sa mère, que cette nuit merveilleuse n'avait jamais existé que dans ton imagination !

— Elle a bel et bien eu lieu. Tu es resté avec moi, tu m'as consolée. Simplement nous n'avons pas...

Elle secoua la tête en signe de dénégation. — Je te déteste ! Je te maudis de m'avoir livré de faux

souvenirs. Je te laisse une semaine pour lui faire tes adieux et ensuite, je veux que tu déguerpisses ! ordonna Stephen, la voix frémissant d'une colère mal contenue.

Mercy, incrédule, se sentit défaillir. — Tu me chasses ? — De ma vie et de la sienne. Mutine est sa mère. Pardieu

! Elle doit récupérer son enfant. — Et toi ? C'est toi qu'elle veut, maintenant que tu as été

anobli et qu'elle sait qu'elle peut devenir une lady. Elle se moque éperdument de John.

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— Ce n'est pas ce qu'elle prétend. Et elle au moins m'aidera à me souvenir du passé. Elle me dira tout ce qui s'est passé sur le front est. Ma mémoire se réveillera et je retrouverai ce que j'ai perdu.

— Pourquoi la crois-tu, elle, et pas moi ? — Parce que je la connaissais avant de partir pour la

Crimée. Je la connaissais même très bien. Alors que toi, je ne sais pas qui tu es !

Il tourna des talons et sortit en trombe de la pièce, comme s'il chargeait un régiment de Cosaques. Elle voulut lui courir après, s'accrocher à lui...

Mais sa fierté en lambeaux la pétrifiait sur place. Les joues ruisselantes de larmes, elle serra John contre sa poitrine. Stephen lui avait arraché le cœur et les entrailles. Dans une semaine, elle aurait tout perdu quand son cher, son délicieux bébé, lui serait enlevé.

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23.

Stephen fit surveiller Mercy jour et nuit par trois valets

de pied et deux femmes de chambre qui se relayaient et avaient pour consigne de ne laisser John quitter la maison sous aucun prétexte. Il n'avait plus aucune confiance en elle.

Pas plus qu'il ne se faisait confiance à lui-même. Par peur de revenir en rampant à ses pieds, de la prendre dans ses bras et de s'excuser de ne pas lui avoir pardonné, il s'était enfermé à Londres dans l'hôtel particulier d'Ainsley où il buvait exagérément en ressassant ses idées noires. Il savait qu'il s'était montré imprudent en lui accordant une semaine pour faire ses adieux. Il aurait mieux fait de ne lui accorder qu'un jour. Une heure. Moins encore.

Enfer et damnation, il voulait qu'elle s'en aille parce qu'elle l'obsédait. Comment avait-il fait pour s'éprendre d'une femme aussi fourbe ?

— Tu sais qu'il y a d'autres pièces dans cette maison, ironisa Ainsley en se laissant tomber dans un fauteuil, en face de son frère.

Stephen leva son verre, le vida d'un trait et le remplit derechef.

— Cette pièce me plaît. — Voilà trois jours que tu te morfonds ici, tu commences

à sentir le bouc ! Penché en avant, les coudes appuyés sur les genoux

Stephen fixait son whisky dont la couleur lui rappelait celle des yeux de Mercy. Il pensait toujours à elle lorsqu'il abusait de son breuvage préféré.

— Quelle ironie ! Dire que j'ai enfin un souvenir que j'aimerais oublier et je sais que je n'y arriverai pas.

— Tu parles de Mercy ? Il croisa brièvement le regard de son frère avant de

loucher à nouveau sur son verre.

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— Ses yeux sont exactement de cette couleur, tu sais. Regarde à la lumière. Là, c'est quand elle est heureuse. Et quand je le repose et qu'il s'assombrit, je vois le chagrin que je lui ai infligé lorsque nous nous sommes quittés.

— Tu ne vas tout de même pas la revoir ! Il secoua la tête. — J'ai laissé des instructions à Spencer. Il doit lui

donner mille livres, la mettre dans une calèche à destination de Londres et la laisser se débrouiller à partir de là.

— Et Mutine ? — Elle va s'installer à Roseglenn. — Sans être ta femme ? — Il est difficile de divorcer. — Est-ce ce que tu désires ? — Je ne veux plus jamais entendre parler d'elle. Ainsley gratta pensivement l'accoudoir du fauteuil, un

geste qui exaspéra Stephen. — Et... si elle disait la vérité ? — À quel sujet ? — Quand elle affirme que Mutine a disparu en lui

laissant le bébé. — C'est impossible à prouver. C'est sa parole contre la

sienne. — Et tu as choisi le camp de Mutine ? — Elle est peut-être frivole et légère mais elle s'est

toujours montrée honnête. Mercy, elle, m'a menti au sujet du bébé, elle m'a fait croire que nous avions eu une liaison et que j'avais été son amant, ce qui est faux. Et elle a triché pour que je l'épouse.

— Nous pourrions essayer de retracer ce qui s'est vraiment passé à Paris. Je vais envoyer quelqu'un y mener son enquête. Jeannette nous dira où elles habitaient.

— Cela remonte à plusieurs mois. Qui se rappellera d'elle ?

— Une femme avec des cheveux pareils ? Elle n'est pas

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d'une beauté ravageuse, mais c'est une fille qu'on oublie difficilement.

— Sauf moi. — Mais toi, tu as tout oublié ! Stephen fronça les sourcils et fixa son frère qui avait

repris son manège sur l'accoudoir du fauteuil. C'était la première fois qu'il voyait Ainsley mal à l'aise. Nerveux. Il soupçonna aussitôt quelque chose.

— Que le diable m'emporte ! Tu as déjà envoyé ton gaillard.

— Je n'y vois pas de mal. — Pourquoi t'évertuer à prouver qu'elle dit vrai ? Dès le

début, tu t'es méfié d'elle ! — Oui, dès le début j'ai senti que quelque chose clochait.

Mais je n'arrivais à savoir de quoi il s'agissait. Alors oui, je me suis méfié. Oui, j'ai cherché à me prouver que mon instinct ne me trompait pas. Mais de là à voler un bébé pour t'obliger à l'épouser ? Elle te croyait mort ! J'ai vu son visage quand elle a appris que tu étais vivant. Elle était sous le choc... et immensément soulagée.

— Mutine a raison. Elle a volé le bébé pour réclamer de l'argent en échange. Elle était venue vous soutirer de l'argent !

— Non, c'était son père qui l'exigeait. Tout ce qu'elle demandait, elle, c'était de rester comme nourrice auprès de l'enfant.

Telles étaient les pensées qu'il ressassait en buvant son whisky. Mais il était si furieux, il se sentait tellement trahi que chacune des actions de Mercy lui semblait marquée du sceau de l'infamie.

— Elle a prétendu qu'elle aimait John et qu'elle s'était fait passer pour sa mère parce que c'était le seul moyen pour elle de rester dans sa vie, marmonna Stephen.

— Nous n'aurions peut-être pas dû en tirer de conclusions trop hâtives.

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— As-tu parlé de la situation avec notre mère ? — Elle est partie prendre les eaux avec Lady Lynnford. — Cela n'empêche pas que tu aies pu lui en toucher un

mot. — Comme tu es soupçonneux ! — Parce qu'autour de moi, tout le monde intrigue et

complote en permanence, riposta son frère en reposant son whisky. Préviens-moi quand ton homme sera de retour.

Il remplit de nouveau son verre et y fit tourner le liquide ambré qui passa plusieurs fois de l'ombre à la lumière. De la tristesse à la joie. Du rire aux larmes. De l'abandon à l'espoir. De l'amour au néant...

En bouclant ses bagages, Mercy songea que ces sept jours n'avaient certes pas suffi mais qu'elle avait réussi à engranger assez de souvenirs pour toute une vie. Elle avait chanté à John des berceuses et l'avait pris dans son lit la nuit. Les valets sur les talons, elle l'avait promenée dans le parc pour lui montrer les nouveaux bourgeons. Cela ne l'intéressait guère, mais il ne cessait de gazouiller. Le printemps ne tarderait plus. Jeannette restait et lui avait promis de lui envoyer des nouvelles. Leurs chemins se croiseraient peut-être de nouveau, un jour...

Elle avait songé à lutter pour défendre son bon droit, pour tenter de convaincre Stephen de sa bonne foi. Mais elle ne pouvait plus demeurer ici comme sa femme. Lui, qui lui avait promis voilà des mois, par une froide nuit d'hiver, de ne jamais lui faire de mal, l'avait bel et bien meurtrie, rompant sa promesse par des paroles brutales. Elle avait envisagé de le lui rappeler mais avait vite renoncé, soucieuse de ne pas revenir sur cette nuit-là.

Il n'importait plus de savoir lequel des deux avait dépassé les bornes. Chacun avait causé du tort à l'autre. Leur passé commun - celui dont elle se souvenait et lui pas - ne faisait qu'empirer les choses. Aucun espoir de réconciliation ne se dessinait et elle ne voyait aucune raison de rester.

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Comment pourrait-elle laisser John grandir dans une maison où son père mépriserait sa mère ? Il ne manquerait pas d'amour, Jeannette y veillerait. Quant à Mutine, il y avait peu de chance qu'elle s'occupe de lui. D'ailleurs cela valait presque mieux.

A la pensée de Mutine dans le lit de Stephen, elle sentit son cœur se serrer et tenta de chasser sa rivale de son esprit comme elle avait écarté résolument ses souvenirs douloureux. Ceux-ci reviendraient sans doute la hanter et Stephen ne serait plus là pour les tenir à distance, mais elle trouverait bien un moyen de s'en accommoder.

L'adversité l'avait rendue forte. Elle survivrait. On frappa à la porte. Une domestique entra et fit une

révérence. — Milady, la voiture est prête et James est là pour

descendre votre malle. — Qu'il entre. Elle sortit de la pièce et descendit à la nurserie. En la

voyant, Jeannette cessa d'un coup de faire sauter John sur ses genoux.

— C'est injuste ! — La justice n'est pas de ce monde, hélas ! soupira-t-elle

en soulevant John dans ses bras pour le bercer contre son cœur. Oh mon trésor, comme tu vas me manquer ! Ton père est un homme bon, même s'il manque de discernement. Sache que je serai toujours avec toi.

Elle l'embrassa sur le front, puis serra Jeannette dans ses bras sans se résoudre à le lâcher. Elle avait envie de le garder jusqu'au dernier moment mais, au bord des larmes, comprit qu'elle ne pouvait retarder l'inéluctable séparation. Elle rendit alors l'enfant à Jeannette qui tendait les bras.

— Prenez bien soin de mon enfant chéri. Aimez-le comme s'il était le vôtre.

Les yeux embués de larmes, Jeannette hocha la tête, tandis que Mercy redressait les épaules avant de quitter la

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pièce d'un pas résolu. Elle se trouvait au milieu des escaliers quand elle

aperçut Stephen dans le hall d'entrée. Le soleil qui se déversait par les fenêtres nimbait d'un halo sa silhouette vigoureuse, créant l'illusion d'un ange. Mais pas l'ange vengeur de l'autre soir...

À sa mâchoire contractée et son regard dur, elle sut qu'il n'était pas venu pour la sauver. Elle aurait aimé pouvoir le détester de tout son cœur mais c'était impossible. Elle lui devait tout. Et son cœur, même réduit en miettes, continuait de battre rien que pour lui.

Ils se dévisagèrent un moment qui lui parut durer une éternité.

Il finit par tirer une enveloppe de sa poche et la lui tendit :

— Voici mille livres pour t'aider à t'installer. — Garde-les. Ils serviront à rembourser l'argenterie que

j'ai volée. — Mercy, tu ne peux pas partir d'ici sans rien. — Je pars avec mon honneur, répliqua-t-elle en se

dirigeant vers le perron. Elle descendit les marches, chacun de ses pas l'éloignant

plus sûrement de son enfant. Surtout, ne pas pleurer. Ne pas pleurer. Ne pas pleurer. Ne pas pleurer. La tête haute, elle atteignit la voiture. — Mercy ? Elle prit une profonde inspiration, rassembla tout son

courage pour l'affronter une dernière fois et se retourna. Pendant une seconde, il parut douter : — Pourquoi as-tu gardé John ? — Je te l'ai déjà dit. Parce qu'il était une partie de toi-

même. — Et si je ne t'avais pas épousée ? — Je crois que nous perdons notre temps à spéculer sur

ce qui aurait pu se passer ou non.

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Sa réponse ne le satisfaisait visiblement pas. Il voulait en savoir davantage. Mais Mercy ne s'en souciait plus désormais.

— Quand tu seras installée, préviens-moi, reprit-il. Cela facilitera les démarches de mon avoué.

C'était donc cela ! Il demandait le divorce. Ce n'était que le début des humiliations. Mais elle en avait vu d'autres.

Elle releva le menton avec fierté. — J'ai un vœu à formuler, mon cher époux. Puisses-tu ne

jamais te souvenir de ce qui s'est passé à Scutari. Car dans le cas contraire, jamais tu ne te le pardonneras.

Puis elle se hâta de monter dans la calèche aidée par le valet et ne jeta pas un regard en arrière tandis que la voiture s'éloignait. Elle refusait de garder l'image de Stephen malheureux dans l'allée ou de Jeannette en haut des marches, tenant John dans ses bras.

À chaque martèlement de sabot qui l'éloignait de Roseglenn, elle sentait ses forces la quitter. Au moment où ils s'engagèrent sur la grand-route, elle sanglotait sans retenue. Jamais elle n'avait connu pareille souffrance, et Dieu sait qu'elle n'avait pas été épargnée dans le passé. Celle-ci était pire que tout ce qu'elle avait pu endurer et elle ignorait si elle saurait la surmonter.

Soudain, un cri retentit. — Halte ! Attendez ! La calèche s'immobilisa dans un bruit de tonnerre.

L'attaquait-on ? Elle pria le ciel que ce ne soit pas une nouvelle agression

de bandits. Quand la portière s'ouvrit à la volée, elle poussa un hurlement et se jeta sur la silhouette qui s'encadrait dans la portière.

— Hé là ! Du calme ! s'exclama l'inconnu en lui saisissant les poignets pour l'immobiliser :

— Lady Lyons ! C'est moi, Léo. En reconnaissant sa voix, elle se laissa tomber, prostrée,

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contre lui. — Je suis désolée. Vous avez dû me prendre pour une

folle... Elle contempla son bon visage. Il lui sourit gentiment. — Il me semble que la journée a été éprouvante, dit-il en

lui tendant son mouchoir. Venez avec moi, la duchesse nous attend.

— Je n'ai pas besoin qu'on me fasse encore la leçon. — Bien au contraire, chère enfant, elle veut vous offrir

l'hospitalité.

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24. — Je vais prendre les eaux et à mon retour je découvre

que mon fils a complètement perdu la tête ! Avachi dans un des fauteuils de la bibliothèque, Stephen

n'était pas d'humeur à souffrir quelque compagnie que ce fût, et l'arrivée de sa mère escortée de Lynnford le contrariait au plus haut point.

Les paroles qu'avait prononcées Mercy en le quittant l'avaient tourmenté toute la journée. Il s'était cogné la tête contre le mur à plusieurs reprises pour tenter d'en extirper quelques souvenirs - à moins que ce ne fût pour se punir ?

Mercy l'avait peut-être manipulé dans ce sens mais c'était lui, et lui seul, qui avait choisi de l'épouser. Elle ne l'y avait pas contraint en lui rôtissant la plante des pieds et d'ailleurs, d'après ce qu'elle lui avait déclaré, elle ne s'attendait pas à ce qu'il lui fît cette proposition. Mensonges ! Elle avait simplement voulu lui donner l'illusion qu'il était libre, lui faire croire que la décision venait de lui.

C'était pousser bien loin la duplicité et l'intrigue. — Mère, le moment est mal choisi... — Alors quand ? s'insurgea la duchesse. Quand vous

aurez vidé encore une autre bouteille ? — Il m'en faudrait au moins deux... — Oh, Stephen ! soupira sa mère en prenant place en

face de lui dans un bruissement de soie. Vous étiez si heureux avec elle. Pourquoi l'avoir chassée ?

Au lieu de lui répondre, il dévisagea Lynnford qui se tenait derrière le fauteuil de la duchesse, une main posée sur son épaule. Combien de fois avait-il adopté la même posture, lui offrant son soutien à chaque fois qu'elle devait affronter ses fils indociles et si souvent rebelles ?

— N'est-ce pas plutôt le rôle de Léo, que de vous accompagner ? interrogea-t-il grossièrement en désignant

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Lynnford du menton. Il avait attendu avec impatience d'atteindre sa majorité

pour ne plus avoir de comptes à rendre à celui qui l'avait éduqué sous une férule ferme et implacable.

— Il est votre... tuteur. Sa place est ici. — Voilà longtemps que je ne suis plus sous sa tutelle et

j'ai passé l'âge de recevoir des leçons. — Alors voyez plutôt en moi un ami, déclara Lynnford

sans se départir de son regard coupant comme une lame. Jamais ils n'avaient été proches l'un de l'autre et

Stephen n'avait cessé de décevoir le compagnon de sa mère. Après la mort du père de Stephen, celui d'Ainsley avait pris le relais. Dans son testament, il avait nommé Lynnford tuteur de son fils et de son beau-fils. Stephen, dans sa jeunesse, s'était constamment senti ballotté entre ces hommes qui ne faisaient que passer dans la vie de sa mère. Et c'était sans compter bien entendu ses innombrables amants...

Alors comment s'étonner qu'il n'ait eu aucune notion d'engagement envers une seule femme ? Qu'il n'ait jamais manifesté le désir de se marier ? Jusqu'à ce qu'il rencontrât Mercy. Tant qu'il l'avait tenue dans ses bras, il n'avait pas eu la moindre envie d'aller voir ailleurs.

Un divorce était une entreprise compliquée qui impliquait une procédure au terme de laquelle il pourrait éventuellement épouser Mutine. Hélas, il n'en avait aucune envie. Il se souvenait très bien de leurs ébats amoureux. Elle était délicieuse et il avait passé des moments exquis avec elle. Elle était la mère de John mais en dépit de tout cela, il ne se voyait pas faire d'elle sa femme.

Sans doute parce que Mercy hantait son esprit. — J'ai entendu dire que Léo avait arrêté ma voiture cet

après-midi et qu'il s'était emparé de ce qu'elle contenait. Sa mère sourit. — Il adore les actions théâtrales. Nous craignions de ne

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pas la retrouver si nous l'avions laissée filer jusqu'à Londres. Alors Léo a essayé de l'attraper avant qu'elle ne soit trop loin.

— Elle est donc chez vous ? Sa mère hocha brusquement la tête. Bien qu'il brûlât de

demander des nouvelles de la jeune femme, Stephen se tut. Pourquoi se tourmenter davantage ? Que lui servirait-il de savoir si elle pleurait toujours ? Il avait bien vu qu'elle retenait ses larmes. Que Dieu le damne, il avait bien failli tomber à ses genoux pour la supplier de rester.

— Elle m'a menti. John n'est pas son fils. — Elle ne lui a peut-être pas donné le jour, mais ne t'y

trompe pas, elle est bel et bien sa mère. Elle est prête à tout pour le protéger, pour le mettre à l'abri. Fais-moi confiance, je sais de quoi je parle.

— Vous allez sans doute m'expliquer aussi que vous n'êtes pas ma véritable mère ! ironisa-t-il.

Elle hésita et il sentit son estomac se révulser. Il n'aurait pas dû boire autant. Oh non, non sa mère n'était tout de même pas venue lui avouer que...

— Rassure-toi : je suis bien ta mère, dit-elle enfin. Et si tu tiens à le savoir, ta naissance n'a pas été une partie de plaisir. Tu ne m'as jamais rendu la vie facile. Il m'a fallu deux jours pour te mettre au monde et à partir de là, je ne compte plus ceux où je me suis fait un sang d'encre ...

Il ne put s'empêcher de sourire. Malgré son ton acerbe, elle conservait toujours son merveilleux sens de l'humour. Il passa une main sur sa maudite cicatrice.

— Comment va Mercy ? — Mal, évidemment. Pourquoi me poses-tu une question

aussi stupide ? — A-t-elle au moins cessé de pleurer ? — Je ne pense pas. — Vous êtes venue me torturer ! — Non. Mais ce sera peut-être le cas quand j'en aurai

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terminé. Tu dis qu'elle t'a trompé parce qu'elle t'a caché une partie de la vérité. Mais il arrive que l'on se taise pour éviter de blesser ceux qu'on aime.

— Vous savez de quoi vous parlez, car en matière de secrets...

Sa mère se mordilla la lèvre. — C'est exact. J'en garde un que j'ai soigneusement

dissimulé parce que j'aurais fait beaucoup de mal autour de moi en le révélant. Mais j'hésite à te le confier pour t'épargner...

— Vos secrets ne m'intéressent pas. — Comme j'aimerais que ce soit le cas ! Mais en

l'occurrence, ce secret que je garde enfoui au fond de mon cœur n'est pas le mien. Il te concerne. Mais je veux ta parole d'honneur que tu n'en souffleras mot à âme qui vive, car il pourrait en résulter de grandes souffrances, ce que je ne veux pas.

— Léo et toi faites la paire. Vous avez le sens du drame ! — Donne-moi ta parole ! — Je préférerais ne rien savoir, mais si vous insistez...

vous avez ma parole. — Moi aussi, j'aurais préféré me taire, mais je pense que

tu dois savoir pour mieux comprendre Mercy. Stephen s'assit et la flèche décochée par Mercy avant son

départ lui revint à l'esprit. — Tu as appris des détails sur mon séjour en Crimée ? — Non, mon chéri. Il s'agit des circonstances de ta

naissance. Elle prit une profonde inspiration : — Le comte de Westcliffe n'était pas ton père. Stephen reçut la nouvelle comme un coup de poing. — Mais, alors, qui diable est mon père ? — J'ai cet honneur, intervint le comte de Lynnford. Tout à coup, Stephen eut l'impression d'être le dernier

des imbéciles. Comment avait-il pu faire mine de l'ignorer

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alors qu'au fond, il l'avait sans doute toujours su ? Il fixa celui qui lui avait mené la vie dure toute sa

jeunesse, secoua la tête avec incrédulité et se leva. — Non. Non. Vous avez toujours détesté Westcliffe,

mère. Vous vous refusez simplement à me considérer comme son fils.

— Nous avons cessé toute relation dès l'instant où j'ai attendu notre premier enfant. À compter de la naissance de Morgan, son héritier, nous n'avons jamais partagé la même chambre. Il était heureux avec sa maîtresse et moi... j'ai pris un amant de mon côté.

Frigorifié tout à coup, Stephen se rapprocha de la cheminée et s'appuya sur le manteau en marbre.

— Pourquoi ne m'avoir rien dit ? — Pour plusieurs raisons. J'étais mariée à Westcliffe le

jour de votre naissance, il est donc votre père pour l'état civil. Je ne voyais pas l'avantage pour vous de naître bâtard. La seule chose que Morgan et vous aviez en commun, c'était ce père. Et puis, il y avait la famille de Lynnford bien sûr. Cela leur aurait causé un choc d'apprendre qu'il était votre père.

— Et qu'il avait trompé... — Non ! Il n'était pas marié lorsqu'il était mon amant.

Quand il a épousé sa comtesse, tout était terminé entre nous. Stephen toisa l'homme qui se tenait, stoïque, aux côtés

de sa mère. — Le saviez-vous ? — Pendant des années, je l'ai ignoré. Et puis, j'ai

commencé à me poser des questions. Quand nous vous avons cru mort, votre mère m'a tout dit.

Ce fut au tour de la duchesse de recevoir un regard glacial de la part de son fils.

— Et vous n'aviez donc pas estimé nécessaire de prévenir le principal intéressé ?

— Qu'avait-il à y gagner ? rétorqua sa mère. Il avait une

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famille ! Stephen se sentait des envies de meurtre. Il en voulait

terriblement à sa mère, à Lynnford et au monde entier. À lui-même, aussi. Il se refusait à envisager les conséquences de cette révélation.

— Quel est le rapport avec Mercy ? — Elle vous a fait croire qu'elle était la mère de John

parce qu'elle l'aimait. Je n'ai pas avoué à Lynnford que vous étiez son fils pour ne pas le placer dans une situation impossible. Pour éviter de blesser inutilement la comtesse. Et de savoir qu'il était votre père n'aurait pas changé votre destin, au bout du compte.

— Vous auriez dû me le dire. C'était mon droit, après tout !

— Vous avez raison. Mais ce que je veux souligner par là, Stephen, c'est qu'on est prêt à tout pour protéger ceux que l'on aime. À tout.

Stephen, debout devant la fenêtre de sa chambre, buvait du whisky en fixant au loin l'allée, baignée par la lumière vacillante des torches. Il ne pouvait se résoudre à se coucher dans le lit qu'il avait partagé avec Mercy.

Il avait à peine dormi chez son frère. Ici, chez lui, c'était impossible. Il aurait pu se coucher ailleurs mais il désirait surtout chasser la jeune femme de son esprit. Or, ici, presque tout lui rappelait Mercy.

Le départ de sa mère et de Lynnford l'avait replongé dans une douloureuse solitude et il éprouvait un besoin irrépressible de parler à Mercy. De s'asseoir à ses côtés, de sentir la caresse légère de ses doigts sur ses cheveux... De plonger dans ses yeux pour oublier le bouleversement qu'avait provoqué en lui cette nouvelle brutale.

Mais tout avait changé. Il avait désormais cinq demi-frères et sœurs, nom de nom ! Il les aimait bien, mais la donne était complètement différente, à présent. Lui seul savait. Compte tenu de la santé déclinante de lady Lynnford,

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sa mère l'avait prié de garder le secret. De toutes les façons, il n'avait aucune envie de le crier sur les toits. Il n'était même pas sûr que cela lui fasse vraiment plaisir d'avoir Lynnford pour père.

Une partie de lui-même se sentait trahie. Mais en fin de compte, quelle différence cela faisait-il ? Lynnford avait été son tuteur et avait été là en tant d'occasions. C'était lui qui lui avait appris à chasser le faisan, à pêcher, à monter à cheval...

Il avait été l'amant de sa mère. Cette dernière avait laissé à Stephen toute liberté pour en informer Westcliffe et Ainsley mais il ne s'y sentait pas préparé. Cela ne pouvait rien leur apporter de bon.

Il revenait sans cesse à ce constat : toute vérité n'est pas bonne à dire, et certaines devaient même être tues.

Les pleurs de John interrompirent ses réflexions. Le bébé semblait contrarié et braillait si fort que Stephen se demanda s'il avait même dormi. Il posa son verre et quitta sa chambre pour se diriger vers la nurserie où il trouva Jeannette occupée à arpenter la pièce en berçant John dont le visage était cramoisi.

La nourrice se retourna, désemparée. — Je suis désolée, Milord. Je n'arrive pas à le calmer. Je

l'ai nourri il y a une heure à peine. Il n'a pas faim, il est changé et je ne comprends pas ce qu'il a. Dois-je faire appeler le docteur ?

John pleurait à fendre l'âme. — Non, lui répondit calmement Stephen. Donnez-le-

moi. Jeannette ne put dissimuler son effarement. — Vous... vous êtes sûr, Milord ? protesta-t-elle

faiblement tandis qu'il lui ôtait des bras le bébé qui hurlait. Il avait espéré que l'enfant se calmerait, mais les cris

redoublèrent. Son fils était furieux. — Tu n'es pas fier de moi, mon gaillard, hein ? Moi non

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plus, tu sais ? Il le fit sauter doucement dans ses bras et observa

Jeannette un moment. — Vous saviez la vérité au sujet de la naissance de John ?

demanda-t-il enfin. — Oui, Milord. Je sais que lady Lyons est sa mère. Stephen grimaça un sourire désabusé : — Avez-vous connu Mutine à Paris ? Jeannette secoua la tête : — Non. Lady Lyons est venue me trouver après le départ

de cette dame. Quand je suis arrivée, il n'y avait qu'elle et le bébé qui mourait de faim. Elle avait essayé de lui faire avaler un peu de lait mais il ne voulait rien savoir. Cela faisait deux jours qu'elle n'avait pas dormi. Elle m'a dit que son lait s'était tari. J'ignorais qu'elle n'était pas sa vraie mère jusqu'à ce qu'elle m'avoue la vérité, il y a quelques nuits.

Stephen hocha la tête : — Merci de votre franchise. Il fit demi-tour. — Milord ? Il regarda par-dessus son épaule Jeannette qui se tordait

les mains. — Je sais que ça ne me regarde pas... Mais lady Lyons est

bien sa mère. Même si elle ne l'a pas enfanté. Sur un simple hochement de tête, Stephen quitta la

pièce en se demandant si Mercy, à Scutari, avait suscité la même dévotion et la même loyauté de sa part.

Il emporta John dans sa chambre et le déposa sur son lit. Quand il le cala avec un oreiller imprégné d'une senteur de lavande, John s'arrêta de hurler, ouvrit les yeux et battit des paupières.

— C'est ça qui te manquait, pas vrai ? Moi c'est pour cela que je ne m'étais pas encore couché. Eh oui, elle est toujours là...

Il glissa son doigt dans la menotte du bébé qui referma

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son petit poing. Stephen caressa doucement ses cheveux soyeux.

— Tu te fiches bien qu'elle ne soit pas ta vraie mère, pas vrai ?

John battit des paupières. — Toute la question est de savoir si elle t'a enlevé à ta

mère. Si elle s'est servie de toi pour manigancer un plan préparé à l'avance. Pourquoi ne pas m'avoir dit la vérité dès le début ?

Mais John ne réagit pas. Il s'était rendormi. Stephen pressa ses lèvres sur le front de son fils. — Elle me manque aussi, petit, chuchota-t-il. Si tu savais

comme elle me manque...

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25.

Nous ne serons malheureusement pas en mesure de vous rendre visite à votre domicile, mais j'ai jugé utile de vous informer que sa nourrice ira promener John dans Hyde Park cet après-midi à deux heures.

Stephen

— Mon fils a perdu tout sens de la décence ! observa la duchesse en pénétrant dans la galerie où Léo faisait le portrait de Mercy.

À maintes reprises, cette dernière avait objecté qu'elle ne se sentait pas d'humeur à poser pour lui, mais Léo avait insisté.

— Vous n'avez rien d'autre à faire. Mais ce n'était pas une occupation qu'elle recherchait.

Elle avait bien assez de tous ses regrets pour meubler son temps. Elle l'avait prévenu :

— Ce sera le portrait d'une femme au cœur brisé. Cela ne paraissait pas le déranger et pour être honnête,

elle aussi s'en moquait dorénavant. Elle était donc assise là, fixant le ciel morose tandis qu'il se tenait devant son chevalet. Elle avait écrit trois lettres à Stephen pour tenter de tout lui expliquer mais les mots lui paraissaient vains et elle avait déchiré successivement les trois missives inachevées. Si Stephen l'aimait comme il le disait, pourquoi se sentait-il piégé par un mariage qu'elle lui aurait imposé ? Tout reposait sur son amour pour lui et pour John. Mais comme elle l'avait redouté, cet amour n'avait pas résisté à la révélation de son secret.

Elle aurait sans doute mieux fait de lui avouer la vérité

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quand Mutine avait surgi dans leur vie. En laissant ses craintes l'emporter sur le bon sens, elle avait précipité l'issue du drame et perdu l'essentiel, comme elle l'avait toujours redouté.

Elle s'était tellement accoutumée à se blottir la nuit contre Stephen qu'elle ne trouvait plus le sommeil depuis son départ de Roseglenn. Elle avait dormi dans ses bras à Scutari, quand son cœur, son corps et son esprit étaient sens dessus dessous après les violences qu'elle avait subies. Elle s'était juré de ne plus jamais laisser un homme l'approcher, mais avec lui, c'était différent. Lui, l'un des plus célèbres libertins de Londres, ne lui avait pas fait d'avances. Il lui avait offert un refuge dans la tempête. Aujourd'hui elle avait l'impression d'avoir été rejetée sur une mer déchaînée même s'il lui avait donné la possibilité de rester à flot. Mais elle ne succomberait pas à la solitude ni à ses terreurs. Elle survivrait à cet exil et en ressortirait plus forte. Nul ne pourrait plus lui faire de mal.

— Je lui ai suggéré d'envoyer John rendre une petite visite à sa grand-mère, reprit la duchesse.

Mercy releva les yeux, se redressa et oublia toutes ses bonnes résolutions à la perspective de revoir John.

— ... mais il a refusé ma requête. Les épaules de Mercy s'affaissèrent et son regard se

perdit à nouveau dans le lointain. Ces trois derniers jours lui avaient paru interminables. Il fallait qu'elle trouve un sens à sa vie. Pourquoi ne pas recontacter Mlle Nightingale ? Cette dernière pourrait la recommander auprès d'un hôpital londonien. Si elle restait ici, elle conservait une chance de revoir John.

— Néanmoins, continua la duchesse en prenant un air mystérieux, sa nourrice promènera John dans Hyde Park à deux heures.

Mercy bondit, et son cœur se mit à battre follement dans sa poitrine.

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— Il n'y aura que sa nourrice avec lui ? — À ce qu'il paraît. — Si vous voulez bien m'excuser, Léo, je dois me

préparer pour aller au parc. Elle n'attendit même pas sa permission. Rien ne

l'empêcherait d'aller retrouver John.

Elle était assise sur un banc, seule, en avance d'une heure. Par crainte de manquer Jeannette, comme deux navires se croisant la nuit sans se voir, elle n'avait pas voulu se promener. Mieux valait rester sur place et attendre.

Mon Dieu, le temps s'écoulait si lentement qu'elle se sentait devenir folle ! Elle devait s'avouer aussi qu'elle avait autant envie de revoir John que d'apercevoir Stephen. Comment allait-il ? Son cœur faible et aimant ne pouvait lui en vouloir et lui trouvait des excuses pour son manque de confiance, son refus de la revoir. Elle l'avait bel et bien trompé, même avec les meilleures intentions du monde, et cela l'avait menée à une impasse.

Elle songea à écrire à son père mais il ne comprendrait pas son attitude, pas plus qu'il n'avait compris sa conduite initiale. Elle pouvait bien clamer ne pas avoir menti, elle ne s'était pas non plus montrée complètement honnête.

Personne ne s'arrêtait pour lui adresser la parole, ce dont elle se réjouissait, car rien ne devait la distraire de son but. Elle scrutait tous les passants, cherchait, cherchait, cherchait...

Soudain, elle aperçut Jeannette poussant le landau noir. Une bouffée de joie l'envahit et elle sauta sur ses pieds, agitant la main avec frénésie pour attirer l'attention de la nourrice et se précipitant à sa rencontre. Quand elle la rejoignit enfin, elle la serra dans ses bras avec effusion.

— Que faites-vous ici ? s'exclama Jeannette, visiblement stupéfaite. Je n'ai pas réussi à vous prévenir.

— Sir Stephen a envoyé un mot à sa mère pour l'informer que vous seriez au parc avec John.

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Elle s'empara de son fils et le serra contre elle de toutes ses forces avant de l'écarter pour le contempler, puis l'embrassa à nouveau avec transport. Il était blotti contre son épaule et elle le berçait en respirant son odeur si douce :

— Oh mon bébé, mon joli bébé ! Maman était si triste ! Comme tu lui as manqué !

— Vous lui manquez aussi, assura Jeannette. Il n'accepte de dormir qu'avec son père.

— C'est vrai ? Sir Stephen le prend dans son lit ? Elle avait du mal à imaginer l'homme qui se

désintéressait tant de John au départ, le prenant aujourd'hui dans son lit pour le consoler. Était-ce à cause de ses sentiments qu'il portait à la vraie mère du garçon ?

— Oui. Et le plus curieux, c'est qu'il ne laisse personne changer les draps.

— Pourquoi ? — Il prétend ne pas faire confiance aux femmes de

chambre mais je crois surtout qu'il veut les conserver imprégnés de votre parfum.

C'était donc qu'elle lui manquait ? Mais si c'était le cas pourquoi ne venait-il pas la voir ?

— Comment va Sir Stephen ? Jeannette jeta un coup d'œil autour d'elle pour vérifier

que personne ne pouvait les entendre. — C'est devenu un vrai ours. John est le seul qui

parvienne à l'apprivoiser. — Il ne devrait pas reporter sa colère sur les autres. — Il n'en fait rien. Il est simplement malheureux comme

les pierres. Un sentiment familier de culpabilité l'envahit. Si

seulement elle lui avait fait confiance ! — Je ne lui ai pas rendu service. — Vous lui donnez raison ? — Je comprends sa colère. Il croyait que John était mon

fils. (Elle caressa les boucles de l'enfant.) Et... l'autre ? Vit-

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elle désormais avec vous ? — Non. Elle est venue dîner hier soir. Sir Stephen l'a

conduite à la nurserie mais elle s'est contentée de regarder John comme s'il était un oiseau rare. Elle ne l'a même pas pris dans ses bras. On aurait presque dit qu'il lui faisait peur.

— Comment mon enfant chéri pourrait-il effrayer qui que ce soit ? s'étonna Mercy en l'embrassant sur la tête. Jeannette, de combien de temps disposons-nous ?

— Seulement une heure. Rayonnant de joie, Mercy déclara : — C'est un cadeau du ciel. Venez ! J'ai pris une

couverture, elle est là-bas sur ce banc. Asseyons-nous et parlons. Je veux savoir tout ce qu'il a fait depuis que je l'ai quitté...

Et si elle en avait la force, elle n'en demanderait pas plus au sujet de son père, même si Dieu lui était témoin qu'elle mourait d'envie d'avoir de ses nouvelles.

Juché sur son cheval au sommet d'une petite colline boisée, Stephen observait Mercy souriante qui s'amusait avec son fils. Comme elle semblait heureuse, ardente et débordante de vie ! Il crut même entendre son rire porté par le vent, bien qu'il fût trop loin pour recevoir un tel cadeau. Elle était installée avec Jeannette sur un plaid mais toute son attention était tournée vers le bébé.

Les gens s'arrêtaient pour lui dire un mot et souriaient, visiblement désireux de partager sa joie.

Quelle différence avec Mutine ! Celle-ci était venue la veille leur rendre visite. Chaque

fois qu'elle avait tenté de prendre John dans ses bras, il avait pleuré et elle y avait vite renoncé. Il ne le lui reprochait pas, d'ailleurs. Il lui faudrait du temps pour apprivoiser son fils.

Il s'efforçait de ne pas faire de comparaison avec Mercy, mais celle-ci ne se serait pas découragée aussi facilement. Elle aurait cajolé et caressé le bébé pour l'amadouer en prenant le temps qu'il fallait.

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Quand Jeannette avait emporté John avec elle, Stephen et Mutine avaient dîné ensemble. Il avait passé une soirée épouvantable. Il l'avait priée de lui raconter son séjour sur le front est sans lui révéler son amnésie, en se contentant de la laisser parler de ce qu'elle avait fait une fois qu'il avait quitté l'hôpital.

Elle avait de toute évidence beaucoup pesté : contre les sols à récurer, les chemises à coudre et à tailler pour les blessés qui arrivaient dans des haillons sanglants, les pansements à faire, les logements trop petits et encombrés, la douzaine d'infirmières qui partageaient la même pièce. Sans oublier la nourriture infecte, le manque d'intimité et d'hygiène. Bref, à l'entendre, tout avait été atroce.

Jamais Mercy n'avait émis la moindre plainte à ce sujet. Elle se souciait davantage des malades et des blessés, se sentant même coupable de ne pas les soulager davantage. Et elle se reprochait aujourd'hui encore ce qu'elle considérait comme un manquement à ses devoirs.

Qui la protégeait contre ses cauchemars, à présent ? Léo, peut-être... L'homme était épris de sa mère, certes, mais c'était un artiste au cœur tendre. Il avait dû l'entendre gémir et ne l'aurait pas laissée seule affronter ses démons.

Contrairement à son ingrat de mari ! Sa colère avait beau être justifiée, le remords le rongeait. Au départ, Stephen n'avait pas eu l'intention de la laisser revoir John. Il se fustigeait pour sa faiblesse mais c'est lui qui avait conduit Jeannette jusqu'à Londres pour qu'elle aille se promener dans Hyde Park alors qu'il y avait d'autres parcs plus proches de chez lui. Tout cela pour une simple et unique raison : il voulait revoir Mercy, même de loin. Il se doutait qu'en informant sa mère qui adorait se mêler de tout, celle-ci préviendrait immédiatement Mercy. Enfer et damnation ! Il avait besoin de la voir sourire pour effacer les douloureux souvenirs de leur rupture. Lui qui souffrait comme un damné de son amnésie aurait tout donné pour oublier ce

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moment où elle était sortie de sa vie avec tant de courage et de dignité. Son attitude avait été celle d'une reine.

Pourtant, le fait de la contempler maintenant ne faisait qu'attiser son remords et maudire sa fierté qui l'empêchait de revenir à elle.

Il tira sur les rênes et s'éloigna au galop. Il en avait assez vu. Trop, même. Seul son stupide orgueil le retenait de faire demi-tour pour aller rejoindre Mercy. Il avait cherché à la punir et se retrouvait finalement le dindon de la farce.

Et ce maudit Léo, qui en rajoutait ! Quand Stephen revint chez lui, un petit paquet l'attendait sur son bureau. À l'intérieur, il découvrit un portait miniature de Mercy.

Nom de nom, elle avait bien l'air d'une femme dont le cœur était brisé ! Du bout des doigts, il effleura le visage peint à l'huile, pâle substitut de sa peau si douce et tiède...

Hélas, il ne savait plus désormais qui rendre responsable de la vie lamentable qu'il menait. Mutine ? Parce qu'elle l'avait suivi jusqu'en Crimée et s'était laissé faire un enfant ? Mercy ? Parce qu'elle avait prétendu être la mère de ce bébé ? Ou lui, qui se laissait mourir à petit feu à cause de ce mensonge ?

— Mon homme n'a pas eu de chance à Paris, déclara

Ainsley. Il n'a pas su me confirmer si l'enfant avait été volé ou abandonné. Mutine et Mercy ont été apparemment très discrètes.

Stephen se tenait près de la fenêtre, dans la bibliothèque. C'était la seule chose qu'il était capable de faire ces derniers temps, comme s'il espérait voir Mercy se promener dans le jardin avec son fils. Rien n'égayait plus ses mornes journées.

Mutine était revenue le voir, mais ne témoignait pas le moindre intérêt pour John. Elle avait jacassé au sujet de ses toilettes, de la prochaine saison et des bals auxquels ils devraient se rendre, des pièces de théâtre et des dîners

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mondains tout en lui assurant qu'ils seraient la coqueluche de la ville.

Eh oui, leur union future était un scandale parmi tant d'autres, et tout Londres en faisait des gorges chaudes, à la grande satisfaction de la jeune femme. Pourquoi aimait-elle autant ce qu'il abhorrait ?

Il tira de sa poche la miniature de Mercy dont il ne se séparait plus. Il repensa à leurs dîners en tête à tête, à leurs conversations animées et aux moments paisibles qui s'ensuivaient. Il se souvenait de ses réveils, quand elle dormait pelotonnée dans ses bras. De leurs étreintes aussi, toujours différentes, toujours grisantes, toujours tendres. En caressant son corps, elle parvenait à toucher son cœur. Avec elle, le passé n'importait plus.

— Moi en revanche, j'ai eu une sacrée veine, poursuivit Ainsley.

Stephen essaya de manifester un quelconque intérêt au bavardage de son frère, mais une fois encore il se perdit dans ses évocations de Mercy. De la façon dont elle inclinait la tête en le regardant avec une lueur coquine dans les yeux, à la fois lady et amante passionnée. Innocente et pourtant experte. Douce et délurée. Timide et audacieuse...

Dans l'art du libertinage, Mutine avait rejoint son ancien maître, et pourtant il ne l'avait même pas embrassée depuis qu'elle avait réapparu dans sa vie. Jadis, il était incapable de résister à ses appas. Aujourd'hui, il n'avait aucune envie de l'épouser, bien qu'elle fût la mère de John.

— Je suis tombé sur un sergent qui avait servi sous tes ordres. Un certain Mathers. Cela te dit quelque chose ?

— Mathers ? répéta Stephen en écho, comme si ce nom avait eu le pouvoir de raviver sa mémoire.

Celui-ci était-il grand ou petit ? Gros ou maigre ? Il ne pouvait se le représenter ni exhumer quoi que ce fût des profondeurs de son cerveau.

— Non, répondit-il, vaincu.

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— Il t'attend ce soir au White Stallion si tu veux bien lui offrir une pinte de bière.

Stephen jeta un coup d'œil par-dessus son épaule à Ainsley.

— Pour quoi faire ? — Combler les lacunes de ta mémoire...

Le commerce allait bon train et la foule était bruyante au

White Stallion mais Stephen réussit à dénicher une table libre un peu à l'écart. Il aurait dû se sentir ému à la perspective de parler avec un compagnon d'armes. Voilà des mois qu'il brûlait de savoir exactement ce qui s'était passé.

Aujourd'hui, il se demandait si d'autres mauvaises surprises l'attendaient encore. Comme celle d'apprendre que Mercy n'était pas la mère de John, par exemple...

Pourquoi ne l'avait-elle jamais encouragé à rechercher ce qui s'était passé en Crimée ? Que savait-elle au juste ? Ses derniers mots, lorsqu'ils s'étaient séparés, résonnaient encore à ses oreilles et le faisaient frissonner.

« J'ai un vœu à formuler, mon cher époux. Puisses-tu ne jamais te souvenir de ce qui s'est passé à Scutari. Car dans le cas contraire, jamais tu ne te le pardonneras. »

Que s'était-il passé ? Qu'avait-il fait ? Pourquoi ne se souvenait-il de rien ?

Il avait espéré que Mutine lui fournirait des explications, mais elle n'avait parlé que d'elle et des moments qu'ils avaient passés ensemble. Si elle avait su quoi que ce fût concernant Mercy, Mutine l'avait brillamment éludé. Que diable avait-il bien pu se produire là-bas ?

Soudain, un grand gaillard bien charpenté apparut dans l'embrasure de la porte. Vêtu d'une veste de tweed marron, il portait l'une de ses manches retroussée. Sous une tignasse brune en broussaille, il était rasé de frais mais ses yeux bruns étaient amers. Il avait ce regard des hommes qui ont été témoins de scènes atroces. A sa grande stupeur, Stephen

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se sentit des affinités immédiates avec cet étranger. — Content de vous revoir, Major, déclara-t-il d'une voix

sonore bien qu'il tentât de parler doucement. Je devrais plutôt dire Sir Stephen. J'ai lu dans le Times, pour votre anoblissement. C'était bien mérité !

Vous trouvez ? faillit lui demander Stephen. Mais il se reprit et se contenta de le saluer amicalement :

— Content de vous revoir moi aussi, Mathers. Asseyez-vous...

L'homme prit une chaise et Stephen lui fit servir une pinte par la servante.

— Désolé pour votre bras, dit-il d'une voix sobre en se demandant s'il aurait dû être au courant.

Mathers haussa les épaules. — Sans vous j'y restais, Major. Quel diable d'homme

vous étiez sur le champ de bataille ! Cela méritait d'être vu ! Pas de quartier ! Vous m'avez emporté sous le feu, et je n'étais pas le seul, à ce qu'on m'a rapporté. Mais ça, je ne l'ai su qu'après.

Il souleva sa chope. — Aux camarades de la Brigade Légère ! Stephen trinqua avec Mathers. — A la Brigade Légère ! Ils restèrent silencieux un long moment. Mathers était

perdu dans ses pensées et Stephen aurait payé cher pour en suivre les méandres. Il décida alors de lui avouer la vérité. Il tenait là un homme qui pourrait tout lui raconter, répondre à toutes ses questions sur son séjour en Crimée.

— Je ne me souviens pas de vous, Mathers. Le sergent se frotta le crâne. — Je ne sais pas quoi vous répondre, Major. Pourtant je

suis du genre qu'on n'oublie pas, avec ma taille et tout le reste.

— J'ai été blessé. Vous avez laissé là-bas un bras, et moi une partie de ma mémoire.

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— Vous voulez dire... que vous avez tout oublié ? — Tout. Mathers pesa longuement cette révélation surprenante. — J'ai entendu dire que vous aviez pris un boulet dans la

tête. — Je ne serais pas là pour en parler si cela s'était

produit, mais il s'est passé quelque chose. — N'y voyez pas de mal, mais c'est plutôt une

bénédiction, d'avoir tout oublié ! C'était affreux, là-bas. Une vraie boucherie. On m'a dit qu'ils en avaient enterré presque cinq mille dans le cimetière à côté des hôpitaux, à Scutari.

Cinq mille... Comment avait-il pu oublier pareille abomination ?

— On dit qu'ils vont signer la paix d'un jour à l'autre, reprit-il.

— Oui, je prie pour ça, murmura Mathers en secouant la tête. Dire qu'on faisait les fanfarons en partant ! On a tenu bon, Major, mais que Dieu me pardonne, à quel prix !

Ils se turent, comme si toute parole était inutile. Finalement Stephen reprit la parole :

— Dites-moi, Mathers, vous souvenez-vous d'une infirmière du nom de Mercy ?

Mathers hocha la tête : — Désolé, Major, ça ne me dit rien, mais sûr que les

infirmières, je les connaissais moins bien que vous ! Il y en avait toujours au moins une à votre chevet.

— Mais il y en a une en particulier qui m'intéresse, insista Stephen. Mercy Dawson.

Mathers esquissa un large sourire. — Ah, Mlle Dawson ? Pour sûr que je me souviens d'elle

! Très bien, même. Un ange que c'était, cette petite. Et qui travaillait sans relâche, comme Mlle Nightingale. Souvent, la nuit, je l'entendais prier près des mourants. Quelle honte ce qui lui est arrivé, cette foutue nuit ! Je n'en revenais pas de la voir rester, après tout ça, mais elle était là quand j'ai été

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blessé. Elle m'a tenu la main quand ils m'ont coupé ce foutu bras.

Stephen se sentit envahi d'un malaise inexplicable. Il se refusait à évoquer les souffrances de Mathers. D'ailleurs, cet homme simple n'aurait eu que faire de sa sollicitude. Mais un détail dans son récit l'avait alerté.

— Que lui est-il arrivé, Mathers ? — Elle a été agressée. Elle a eu de la chance qu'on se

trouve tous les deux dans les parages, même si je parie qu'elle aurait préféré qu'on arrive avant que le premier soudard en ait eu fini avec elle, avec le deuxième qui attendait déjà son tour...

L'estomac de Stephen se révulsa. Non, c'était impossible que les propos de Mathers puissent signifier ce qu'il imaginait. Mercy lui avait dit qu'il était arrivé juste à temps. Qu'il l'avait sauvée...

Soudain, il crut qu'il allait vomir. Il fit une nouvelle tentative, espérant cette fois ne pas se tromper :

— On leur a flanqué une bonne raclée, pas vrai, Mathers ?

— Oh oui, Major, surtout au premier de ces crétins ! J'ai bien cru que vous alliez le tuer ! C'est peut- être ce qui s'est passé, d'ailleurs. En tout cas, il n'a pas réchappé de la bataille suivante. Les deux autres non plus : je me suis occupé de l'un d'eux et l'autre, je sais plus si c'est vous ou les Russes qui lui ont réglé son compte. Mais moi je pariais sur vous...

Il se pencha en avant et souffla sur un ton de conspirateur :

— Pfff ! J'avais jamais avoué ça à personne. Cela me soulage d'avoir craché le morceau.

Mathers le dévisagea, plein d'espoir, comme s'il attendait une confession en retour.

— Désolé, mon vieux. Comme je vous l'ai dit, je ne me souviens de rien. Mais je suis certain que vous avez agi

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comme il le fallait. Et j'espère avoir eu le courage comme vous de faire justice.

Mathers approuva et fixa sa chope. Puis il la vida d'un trait et en redemanda une autre.

Quand on l'eut servi, Stephen reprit : — Et Mlle Whisenhunt ? Vous l'avez connue aussi ? Mathers se gratta la barbe. — Oui, une vraie beauté, celle-là. Mais pas aussi gentille

que Mlle Dawson. On aurait toujours dit que son travail la barbait. Je sais bien que c'était dur, mais avec Mlle Dawson, on avait toujours l'impression qu'elle était contente de pouvoir se rendre utile et de soulager les souffrances des gens. Toujours un beau sourire qui vous rappelait le pays et pourquoi on se battait. Il y en avait plus d'un qui en pinçait pour elle, Major. Je me demande ce qu'elle est devenue.

— Elle m'a épousé, malheureusement pour elle.

Dérangée alors qu'elle se reposait sur le sofa, les pieds

nus sur les genoux d'un Léo en adoration, la duchesse lança un regard irrité à Stephen qui se tenait dans l'embrasure de la porte.

— Bonsoir à toi aussi, mon cher. Mais tu as une mine affreuse, mon enfant !

— Où est-elle ? répéta Stephen qui n'était visiblement pas d'humeur à supporter ses taquineries.

Elle dut s'en rendre compte car elle se hâta de répondre : — Dans la chambre bleue. Il se rua à l'étage et grimpa les escaliers quatre à quatre

sans égard pour sa jambe malade. Une fois sur le seuil, il ouvrit la porte si violemment qu'elle vint heurter le mur.

Mercy bondit de sa chaise où elle lisait, près de la fenêtre, et laissa tomber son livre. Il la vit trembler dans sa chemise de nuit en lin blanc, pieds nus sur le tapis, puis redresser les épaules pour lui faire face. Il ne lui faisait pas peur. Rien ne pouvait lui faire peur, semblait-il.

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Il imagina une brute soulevant sa jupe, écartant ses cuisses si douces...

— Tu m'as menti dès le premier instant... Il fit un pas en avant mais elle ne broncha pas. Brave,

courageuse Mercy ! Elle avait été là pour aider les soldats, pour alléger leurs souffrances. Si ceux qui l'avaient agressée n'étaient pas déjà morts, il les aurait massacrés sans pitié de ses mains nues. Jamais il n'avait éprouvé des sentiments aussi barbares. Était-ce donc ce qu'on lui avait appris sur le front ?

— Tu m'as raconté que j'étais arrivé juste à temps pour les retenir, pour te sauver. Mais c'était faux.

Elle devint pâle comme la mort et frissonna comme si on l'avait plongée dans une eau glaciale. Les larmes jaillirent et ruisselèrent sur ses joues tandis qu'elle cherchait le dossier de la chaise pour se retenir. N'importe quelle autre femme se serait évanouie, mais pas elle. Elle continuait à trouver la force de rester debout, tout comme elle avait eu la force de retourner soigner les soldats à l'hôpital.

— Dis-moi que tu ne te souviens pas, murmura-t-elle. Je t'en supplie, dis-moi que tu ne te souviens pas de ma honte et de mon humiliation.

— Non, je ne me souviens de rien de ce qui t'est arrivé. Mais ce n'est pas toi qui dois avoir honte et te sentir humiliée, Mercy, mais eux. Pour l'amour du ciel, pourquoi ne m'as-tu rien dit ?

— À quoi cela aurait-il servi ? Pour l'amour de tout ce que j'ai de plus cher, pourquoi aurais-je voulu évoquer quelque chose d'aussi laid, d'aussi...

Le visage baigné de larmes, elle s'écroula sur sa chaise et enfouit son visage dans ses mains, les épaules secouées de sanglots. Il aurait voulu la prendre dans ses bras, la consoler mais il ne s'en sentait pas le droit. Il avait douté d'elle et par là même, il avait douté de la vertu incarnée. Il avait cru que la guerre avait fait de lui un homme meilleur, mais c'était

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son œuvre, en réalité. Elle seule l'avait hissé à un niveau qu'il ne se serait jamais cru capable d'atteindre.

— Sans toi, sans ton soutien et ta tendresse, sans ton réconfort, je crois que je n'aurais jamais pu supporter le contact d'un homme...

Elle leva vers lui un regard brouillé de larmes. — Il ne s'est rien passé de plus entre nous, cette nuit-là.

Quelques étreintes brèves, des caresses... sur mon visage et mes mains. Et ici...

Elle posa la main à la naissance de sa gorge. — À l'endroit où le premier de ces sauvages m'a déchiré

mon corset, tu m'as embrassée. Tu m'as chuchoté des mots tendres au creux de l'oreille. Jusqu'à l'aube... tu ne m'as pas quittée. Tu as demandé à Mathers de nous trouver un abri. Tu as lavé... si délicatement les traces laissées par cette brute. Je me suis juré de trouver une façon de te remercier de ta bonté.

— Ma bonté ? Mercy, tout homme digne de ce nom aurait volé à ton secours...

— Il n'y en a qu'un qui l'ait fait. Toi. Quand Mutine m'a avoué qu'elle attendait un enfant de toi et qu'elle devait partir, je l'ai accompagnée pour veiller sur elle. Quand elle m'a annoncé qu'elle ne voulait pas garder l'enfant, je n'en ai pas cru mes oreilles. Je lui ai dit que je le recueillerais. C'est alors que ton nom a paru sur la liste. Nous nous sommes disputées au sujet de ce qu'il convenait de faire. John était tout ce qui restait de toi... Un matin, je me suis réveillée pour découvrir que Mutine avait disparu en abandonnant John. Je savais que mon devoir était de le remettre à ta famille. C'était vraiment mon intention. Il faut me croire...

À chaque mot, Stephen sentait son cœur s'effriter davantage.

— Je te crois, Mercy. Inutile d'en dire plus. — Il te ressemblait tant ! Je l'aimais chaque jour

davantage. Cela me crevait le cœur de devoir m'en séparer.

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Alors je me suis fait passer pour sa mère en pensant que personne n'oserait séparer une mère de son enfant. Quand j'ai appris que tu avais survécu, j'ai eu peur qu'en revenant sur mes dires, tu ne me juges mal et te refuses à confier ton fils à une menteuse. C'est ainsi que je me suis retrouvée prisonnière de cette mascarade.

— Ce n'était pas une mascarade, s'exclama-t-il. Et, sans plus se contenir, il prit son pauvre visage

barbouillé de larmes entre ses mains. — Tu es sa mère, Mercy ! Me pardonneras-tu jamais

d'avoir douté de toi ? Elle secoua la tête. — Mercy, je ferai tout ce que tu voudras ! promit-il,

bouleversé. Je ne poursuivrai plus mes souvenirs chimériques. Je ne me soucierai plus du passé. A partir d'aujourd'hui, je me forgerai de nouveaux souvenirs qui seront merveilleux puisque tu en feras partie...

— J'ai eu tort de te cacher la vérité. — Non. Tu es vraiment la mère de John. Je ne me

souviens pas de cette première nuit que nous avons partagée mais ce dont je ne doute pas une seconde, ma chère, ma précieuse, ma petite femme adorée et si courageuse, c'est que si je m'en souvenais, ce serait pour comprendre que je suis tombé amoureux de toi, cette nuit-là.

Comme elle se blottissait contre lui en pleurant à chaudes larmes, il la prit sur ses genoux et la berça en lui murmurant des mots tendres qui parlaient d'amour et de pardon. Une étrange impression de déjà-vu l'envahit alors...

— Rentrons à la maison, Mercy, murmura-t-il. Allons retrouver John...

Sa mère attendait, remplie d'espoir, en bas des escaliers. Il n'en fut pas surpris. Il s'était même attendu à la retrouver dans le couloir derrière la porte.

— Où allez-vous donc ? s’étonna-t-elle. Il resserra son étreinte autour de Mercy et lança :

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— Faire provision de souvenirs...

Tout lui parut si familier, si accueillant quand Stephen la ramena chez lui. Dans la voiture, il ne l'avait pas lâchée, comme s'il craignait que s'il ouvrait les bras, elle disparaisse de sa vie à jamais. Il n'avait cessé de l'embrasser en lui murmurant des mots d'amour et des serments éternels. Jamais elle n'aurait à regretter de l'avoir épousé. Elle se sentait à nouveau aimée et se réjouissait de ce long chemin qui l'avait conduite jusqu'à lui.

Ils montèrent à la nurserie. Il laissa à Mercy le temps de cajoler John, de se griser de son odeur et de le border de nouveau dans son petit lit. Puis il la conduisit dans leur chambre. En quelques secondes, ils se déshabillèrent et basculèrent dans le lit.

Il suivit amoureusement du doigt le contour de son corps, avec une lenteur provocante, pendant qu'elle lui caressait les bras et la poitrine.

— N'y pense plus, ordonna-t-elle d'une voix douce. Il leva les yeux vers elle. — Cette nuit-là, il y a bien longtemps. — Comment veux-tu que j'y pense puisque je ne m'en

souviens plus ! Pourtant, il avait fini par l'apprendre et même si sa

mémoire le trahissait, il le savait, désormais. Ses lèvres effleurèrent sa gorge.

— Je t'aime, Mercy. J'ai cru mourir quand je t'ai chassée. — Alors pourquoi l'as-tu fait ? — A cause de mon maudit orgueil. Rien d'autre. Il passa ses doigts dans ses cheveux et lui caressa

tendrement la joue. — Du jour où je me suis réveillé dans ce maudit hôpital,

j'ai perdu pied. Jusqu'au moment où tu as surgi dans ma vie. Dans la tempête tu as été mon refuge, et quand j'ai appris la vérité, je me suis senti sombrer à nouveau. Cela n'excuse pas

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ma conduite, mais cela l'explique mieux. — Et maintenant ? — Je me sens enfin revenu au port. Il l'embrassa avec douceur mais elle sentit le désir qui

couvait. Bientôt, il donnerait libre cours à sa passion et une fièvre ardente les emporterait dans un même tourbillon.

Ses gestes n'étaient plus tout à fait les mêmes. Ou était-ce la perception qu'elle en avait ? Il n'y avait plus de secrets entre eux. Les souvenirs perdus n'importaient plus, désormais, et eux seuls comptaient. Comme il l'avait si justement formulé en quittant l'hôtel de sa mère, ils allaient s'en créer de nouveaux, si nombreux qu'il ne réussirait pas à les garder tous ; des milliers de souvenirs pour oublier ces deux années et ne jamais plus évoquer Scutari. Ne plus en rêver la nuit...

Ils prirent tout leur temps pour se caresser et s'aimer, mémorisant chaque détail du corps de l'autre, s'émerveillant de se redécouvrir indéfiniment, encore et encore. La vie ne suffirait pas à épuiser leur soif de mieux se connaître, de s'apprécier et de se chérir.

Elle n'avait pas envie de penser à l'avenir, seulement de se concentrer sur l'instant présent, sur la beauté de leurs corps unis.

— Mon refuge, chuchota Stephen à son oreille. Tu es mon seul refuge.

Il commença à onduler contre elle, lentement, puis de plus en plus vite. Son corps réagit aussitôt et elle l'accompagna. Ils se caressaient, s'embrassaient, et quand sa bouche recouvrit la pointe de son sein, elle sentit un plaisir inouï la parcourir, la transportant par vagues, de plus en plus haut...

Jusqu'à des sommets jamais atteints jusqu'alors. — Mon Dieu, gémit-elle soudain en se pressant contre

lui, les ongles enfoncés dans ses épaules. — Mercy, je t'aime, gronda-t-il d'une voix sourde, brisée

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par la passion. Elle ouvrit les yeux et lut dans son regard qu'il disait la

vérité. — Je t'aime aussi, Stephen. Depuis si longtemps. — Et tu m'aimeras toujours ? — Pour l'éternité. — Tu es la seule que j'aie vraiment aimée. Avec un soupir de bonheur, il appuya ses lèvres sur la

petite marque dans son cou, seul vestige de cette nuit lointaine, comme s'il avait voulu l'effacer. Partout où il l'embrassait, elle se sentait régénérée. Ce soir, toux deux se purifiaient, se débarrassaient des mensonges, des ombres et des soupçons. Elle avait toujours pensé qu'ensemble, ils ne formaient plus qu'un seul être et découvrait ce soir qu'il subsistait une infime barrière entre eux. Mais maintenant qu'il savait la vérité, toute la vérité, elle n'avait plus peur d'être démasquée, et se sentait prête à tout lui donner, tout comme lui, qui lui murmurait des paroles bouleversantes et déposait les armes en lui avouant qu'il lui appartenait.

Il la pénétra doucement mais fermement, avec l'intention de la faire jouir, de faire monter le plaisir qui l'emporterait...

— Oh Mon Dieu ! gémit-elle, le dos cambré, avant de s'enrouler autour de lui comme une liane, tandis qu'il accélérait le rythme.

Il cria son prénom et tout son corps se raidit, secoué par un spasme de plaisir. Il ne le lâcha pas des yeux un seul instant. Une lueur de triomphe éclaira son visage mais ce n'était pas pour marquer une victoire, plutôt une reconquête de lui-même. Il se laissa retomber et enfouit son visage dans son cou pendant qu'elle l'enlaçait éperdument.

Pour la première fois depuis qu'elle avait quitté Scutari, elle aussi sentait qu'elle avait regagné son port.

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26.

— Je veux tout savoir, chaque moment passé avec toi

dont je ne me souviens plus. Ils étaient nus dans leur lit, elle allongée sur le dos et lui

appuyé sur un coude, en train de la caresser comme s'il lui était impossible de laisser passer une seconde sans la toucher.

Il pressa ses lèvres sur l'arrondi de son sein : — Raconte, Mercy. Alors elle s'exécuta. Elle lui raconta la première fois qu'elle l'avait vu, assis

contre un mur en train d'attendre son tour pour être soigné. Son opération, à laquelle elle avait assisté. Les heures passées à le veiller quand il délirait sous l'effet de la fièvre. Leurs discussions sur l'Angleterre pendant sa convalescence. Les nuits où il s'échappait pour respirer l'air frais. Le soir où elle l'avait aperçu à l'extérieur de l'hôpital. Leurs prome-nades nocturnes au risque de subir les foudres de Mlle N. et de se faire renvoyer manu militari en Angleterre.

— Pourquoi avoir pris un tel risque ? — Parce que comme toutes les autres femmes, je ne

pouvais pas te résister. Il lui caressa la joue du revers de la main. — Ne t'avise pas de faire des comparaisons. Tu n'as rien

à voir avec les femmes que j'ai pu connaître. Ils restèrent silencieux le temps qu'elle puise le courage

de lui raconter le reste et lui, la force de l'écouter. Elle lui raconta finalement l'agression nocturne dont elle avait été victime, l'horreur absolue et l'émerveillement qui avait suivi.

— Tu as demandé au sergent Mathers de nous trouver une chambre. C'est ce qu'il a fait. Nous nous sommes retrouvés seuls. Tu m'as allongée sur le lit et tu m'as examinée avec une douceur et une gentillesse infinies.

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Ensuite, tu m'as prise contre toi et tu m'as dit que je te plaisais ; tu as séché mes larmes avec des baisers et tu m'as convaincue que tout s'arrangerait, que je survivrais. Et c'est ce qui s'est passé.

Il lui souleva le menton et plongea son regard dans le sien.

— Je t'aime tant ! Je ne sais pas ce qui m'a pris de te chasser ! J'ai été pris de folie.

Sa bouche s'empara de la sienne et une fois encore ils s'enlacèrent et ne firent plus qu'un seul corps, se caressant et s'aimant sans retenue.

Ce soir-là, ils firent l'amour différemment, de façon plus intense, plus... libre, comme soudés par cette franchise nouvelle.

Quand il la pénétra, elle l'accueillit avec gratitude. Ils ondulaient l'un contre l'autre, faisant monter la passion et brûlant du même feu. Elle ne doutait plus qu'il fût sien, maintenant et pour toujours. Rien ne pourrait plus jamais les séparer.

Quand le plaisir éclipsa tout le reste, il cria son nom. — Mercy. Mercy. Mercy... Une intense jubilation chassa le dernier de ses cau-

chemars et, comme elle sombrait dans le sommeil, pelotonnée contre lui, elle sut qu'ils ne reviendraient jamais.

Dans le hall de la belle propriété ceinte d'une terrasse,

Stephen attendait d'être reçu. Il était presque midi. Il avait essayé d'arriver plus tôt mais sa drôlesse de femme l'avait gardé au lit plus qu'il n'aurait dû. Non qu'il s'en plaignît. Quand il aurait réglé ses affaires, il avait la ferme intention de faire la grasse matinée aussi longtemps qu'elle le désirerait.

Il leva la tête en entendant un bruit de pas. Mutine descendait les escaliers avec un sourire provocant. Quel beau brin de fille, tout de même ! Il avait été une époque où, d'un

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sourire, elle le transportait au faîte de la passion. Aujourd'hui, il ne ressentait plus rien pour elle, absolument rien.

— Bonjour, mon chéri, roucoula-t-elle en ondulant de la croupe.

Elle posa une main sur sa poitrine mais lui, sans la laisser s'approcher davantage, brandit une enveloppe qui les tint à distance l'un de l'autre. Son sourire changea et son regard brilla d'excitation :

— Oh ! Qu'est-ce que c'est ? — Quatre mille livres, le prix que vous vouliez acheter le

silence de ma femme. Son visage se décomposa. Elle recula d'un pas sans

toucher à l'enveloppe. — Pourquoi ? — J'ai commis une erreur, dit-il d'un ton neutre. Je vous

ai prise pour la mère de John. — Mais c'est moi qui l'ai mis au monde ! — Ce qui ne suffit pas à faire de vous sa mère. Cet

honneur revient à Mercy qui conserve de ce fait son mari et son enfant. Et voici le règlement de vos services. C'est le seul que vous recevrez de nous. Faites-en ce qu'il vous plaira, mais ne venez plus nous déranger.

Elle lui arracha l'enveloppe des mains : — Je veux davantage. Quatre mille par an. Sinon je

déballe tout sur la place publique. — Oh non ! dit-il avec un sourire mauvais. Vous perdriez

de votre valeur ! Ce serait plus difficile de vous trouver un protecteur. Les hommes riches détestent les mauvaises surprises.

— Ce n'est plus le mode de vie que je recherche. De nouveau, elle essaya de l'attendrir en posant sa main sur sa poitrine et en prenant un regard suppliant : — C'est vous que je veux. — Mon cœur est pris ailleurs.

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— Vous allez vous ennuyer, avec elle. — Certainement pas ! Et si vous voulez clamer sur les

toits que vous êtes la mère de mon fils, faites donc ! Je compte de toutes les façons lui dire la vérité. En revanche, préparez-vous à affronter mes foudres et celles de ma mère.

Elle pâlit à l'évocation de la duchesse. — Oui, ajouta-t-il d'un ton calme. Elle peut faire en sorte

que tout Londres vous ferme ses portes. Elle pressa l'enveloppe contre son sein et répéta : — Encore quatre mille et je me tais. — Vous n'obtiendrez rien de plus. Allez donc voir

Westcliffe. Il vous aidera à placer cet argent. Grâce à lui, vous pourrez peut-être devenir rentière.

Il tourna les talons. — Stephen ! Vous me reviendrez. Je saurai attendre. Il lui lança un dernier regard : — J'aime Mercy et cela ne changera pas. Attendez si

vous voulez, mais ce sera en vain. Il sortit de la maison et dévala les marches jusqu'à sa

calèche. Tandis que la voiture s'ébranlait, il embrassa passionnément sa femme.

Quand il se redressa enfin, elle lui demanda : — Tout s'est bien passé ? — Elle ne nous importunera plus. — Où allons-nous à présent ? — Voir Léo, pour qu'il fasse un portrait de notre famille. Son sourire lumineux avait décidément le pouvoir de le

ravir. Et pour toujours.

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Épilogue

26 juin 1857, Hyde Park

On l'appelait la Victoria Cross, chacune d'entre elles

provenait d'un canon russe dont on avait fait fondre le bronze. Debout dans le parc, entourée de sa famille, Mercy assistait à la décoration par la Reine Victoria de soixante-deux valeureux soldats, parmi lesquels son mari bien-aimé.

Elle reconnaissait certains visages et les noms de ceux qui recevaient l'insigne honorifique. Elle ne craignait plus de voir la cérémonie ressusciter les cauchemars. C'était terminé depuis un an. Quelle année incroyable cela avait été !

Mutine était sortie de leurs vies. Mercy avait su par la duchesse que la jeune femme en était à son cinquième protecteur.

Stephen avait racheté Roseglenn à Ainsley. Les moutons avaient disparu. Il élevait désormais des chevaux et Lynnford passait souvent lui donner des conseils. Leurs relations connaissaient des hauts et des bas. Mercy n'avait pas été surprise d'apprendre qu'il était le père de Stephen. Quant à Stephen, il s'habituait peu à peu à cette idée.

Mais surtout, dans quelques mois, John aurait un petit frère ou une petite sœur !

Une fois la cérémonie terminée, Mercy observa son mari qui venait la rejoindre dans son uniforme écarlate. Il était toujours merveilleusement beau, comme au premier jour...

Elle lâcha la main de John qui se précipita dans les bras de son père. Stephen l'attrapa et le souleva dans les airs, mêlant son rire à celui du petit garçon. Comme elle était heureuse ! Soudain, elle sentit sur sa taille la main de Stephen, qui l'embrassa avec fougue. Il s'était distingué en de multiples occasions, mais il avait reçu cette nouvelle distinction pour avoir évacué des blessés sous le feu nourri

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de l'ennemi. Elle recula pour admirer la médaille épinglée sur sa

tunique. — Je suis si fière de toi ! — Je ne suis pas sûr de la mériter. Je ne me souviens

pas... Elle le fit taire en posant un doigt sur ses lèvres. — Cela n'a pas d'importance. Eux se souviennent,

précisa-t-elle en désignant les autres soldats sur la pelouse. Il reposa John, décrocha sa décoration et la fixa sur son

corsage. — Nous la partagerons, lui expliqua-t-il. Parce que tu la

mérites plus que moi. Sans lui laisser le temps de protester, il l'enlaça et

l'embrassa fougueusement devant tout le monde. Compte tenu de sa réputation, personne ne s'en formalisa. Mais Mercy savait que ce baiser signifiait bien plus. Il célébrait leur vie, et tout l'amour qu'ils se portaient...