Stefan Wul - Oms en Série

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Transcript of Stefan Wul - Oms en Série

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    STEFAN WUL

    Oms en srie

    roman

    DENOL

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    Stefan Wul, 1957

    ditions Denol, 1972 9, rue du Cherche-Midi, 75006 Paris

    ISBN 2-207-25076-8

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    PREMIRE PARTIE

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    1.

    En silence, le draag sapprocha du hublot donnant sur la

    salle de nature. Souriant, il regarda jouer sa fille. Ctait une jolie petite fille draag, avec de grands yeux

    rouges, une fente nasale troite, une bouche mobile et, de chaque ct de son crne lisse, deux tympans translucides force de finesse.

    Elle courait sur le gazon, faisait des culbutes et se laissait rouler jusqu la piscine en poussant des cris de joie. Puis elle descendait sous leau le plus bas possible et prenait assez dlan pour surgir, telle une fuse, jusquau plongeoir o elle saccrochait du bout des doigts.

    Comme elle recommenait pour la troisime fois son mange, elle manqua le plongeoir et dut dplier la membrane de ses bras pour planer jusquau gazon.

    Elle resta un moment debout, rvant quelque nouveau jeu. Menue pour ses sept ans, elle navait que trois mtres de haut.

    Son pre entra dans la salle de nature et savana vers elle. Il la prit par la main, souriant toujours. Elle leva la tte vers lui.

    Je tavais promis une surprise, dit le draag. Elle resta un moment immobile, puis, ses yeux rouges

    sallumant de joie, elle serra de ses vingt petits doigts la main de son pre et cria :

    Lome du voisin a eu son petit ! Elle en a eu deux, dit le draag. Cest assez rare. Nous te

    choisirons le plus beau. Ou plutt non, tu le choisiras toi-mme. Elle tira le bras de son pre en trpignant. Vite, pre, emmne-moi les voir ! Habille-toi dabord, dit le draag en montrant la tunique

    abandonne sur le gazon.

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    la hte, elle passa le mince vtement et courut devant son pre pour arriver plus vite. Lun suivant lautre, ils traversrent le terre-plein les sparant de la demeure voisine.

    Vite, pre, disait lenfant draag en se haussant sur ses jambes pour essayer de toucher lintroducteur, simple plaque brillante fixe sur la porte.

    Tu es trop petite, ne tnerve pas, dit le draag en touchant de la main lintroducteur.

    Le visage du voisin apparut sur la plaque et dit : Te voil, Praw, je vois que tu mamnes Tiwa. Et dans quel tat dimpatience ! sourit Praw de sa large

    fente buccale. La porte souvrit devant les visiteurs. Le voisin les attendait,

    debout lentre de la salle de nature. Il dplia poliment ses membranes en tendant les bras.

    Bonheur sur toi, Praw. Bonheur sur toi, Faoz, rpondit le pre de Tiwa. Dj, se coulant sous les jambes du voisin, la petite courait

    sur le gazon. Son pre la rappela, mi-indulgent, mi-svre. Tiwa ! Tu nas pas salu. Tiwa dplia rapidement une membrane. Bonheur, dit-elle. Oh ! voisin Faoz, o sont-ils ? O sont

    les petits oms ? De son gros il rouge, Faoz fit un signe complice Praw. Par ici, dit-il en traversant la salle. Ils passrent plusieurs portes et entrrent dans une petite

    omerie o flottait une lgre odeur animale, malgr la propret immacule des lieux.

    tendue sur un coussin, une ome allaitait ses deux petits. Elle les tenait serrs contre elle dans ses bras replis, tandis quils suaient goulment ses deux mamelles.

    Tiwa se pencha en avant pour les voir de plus prs. Oh ! dit-elle, ils nont presque pas de poils sur la tte ! Quand il sagit dun om, on dit des cheveux et non des

    poils, prcisa Praw. Ils viennent de natre, leurs cheveux pousseront par la suite.

    Elle regarda les longs cheveux blonds de la mre.

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    Est-ce quils auront des cheveux dors, comme leur maman ?

    Certainement, dit Faoz, le pre tait aussi de race dore. Ils sont de race pure ? stonna Praw. Tu sais, Tiwa, cest

    un beau cadeau que tu reois du voisin Faoz ! Mais non, a me fait plaisir pour Tiwa ! Lequel choisis-tu,

    Tiwa ? La petite avana la main. Je peux les toucher ? Attention, la mre pourrait mordre. Laisse-moi te les

    montrer. Faoz dplia sa membrane et caressa les cheveux blonds de

    lome. Celle-ci gronda un peu, du fond de la gorge. Allons, allons, la calma son matre. Sois sage, Doucette. Je

    ne veux pas leur faire de mal. Je vais te les rendre aussitt Tu comprends ?

    Il prit les deux jumeaux en disant : Elle est intelligente et affectueuse, mais a les rend

    toujours un peu hargneuses davoir des petits. Cest linstinct ! Il posa un petit dans la main tendue de Tiwa. Le bb se

    tortilla comme une petite grenouille en agitant deux minuscules poings ferms. Une goutte de lait coulait de sa bouche braillante et dente.

    Quil est mignon ! admira Tiwa. Suppliante, lome saccrochait tantt aux jambes de son

    matre, tantt celles de Tiwa en disant sans arrt : Bb ! bb ! . Le draag lui caressa la tte de sa main libre.

    Mais oui, ma Doucette, on va te les rendre, mais oui, sois sage !

    Ils sont tout pareils, dit Tiwa en berant le bb dans le creux de sa main. Je choisis celui-l. Je peux lemporter tout de suite ?

    Son pre protesta. Non, il est encore trop jeune, tu le prendras dans quelques

    jours, quand il saura marcher. La petite draag parut due. Ses yeux rouges se ternirent. Mais tu pourras venir le voir dici l, dit le voisin en lui

    enlevant le bb.

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    Oui, dit le pre, quelques jours sont vite passs. Et puis, il faut me laisser le temps de faire amnager une omerie la maison.

    Tiwa dsigna le coussin sur lequel la mre ome retournait ses petits en tous sens pour voir sils navaient pas souffert des draags.

    Il y aura un coussin comme a dans lomerie ? Bien sr. Et une mangeoire comme a ? Mais oui ! Elle sauta sur place en faisant claquer ses membranes

    axillaires. Elle chantonna : Un petit om ! Un petit om ! Puis, soudain plus srieuse : Cest la bte que je prfre ! Les deux draags sourirent. Et pourquoi ? Parce que a peut parler, a peut mme nager quand on

    leur apprend. Oui, mais assez mal Eh bien ! nous allons laisser notre

    voisin tranquille. Il se tourna vers Faoz en dpliant ses membranes. Merci, Faoz. Bonheur sur toi ! Bonheur, dit Faoz en les reconduisant. Ne me remerciez

    pas, cest peu de chose. Il caressa la tte lisse de Tiwa. Bonheur, petite. Et bientt ! Bonheur sur toi, voisin Faoz. Elle traversa le terre-plein en sautillant de joie, la suite de

    son pre. Elle tait heureuse ; dans quelques jours, les petits oms sauraient marcher, elle pourrait prendre le sien.

    Il est vrai quun seul jour de la grosse plante Ygam quivalait quarante-cinq jours dune petite plante nomme Terre, monde trs lointain do les oms taient originaires.

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    2.

    Quand le petit om choisi par Tiwa fut assez grand pour

    marcher seul, on le spara de sa mre. Le voisin Faoz exigea que cette sparation ft progressive, car il tait bon et aimait les btes.

    Il commena par confier le petit Tiwa pendant une seule heure par jour, puis deux, et ainsi de suite Ainsi, la mre et le petit se dshabituaient peu peu lun de lautre. Au dbut, la mre geignit interminablement chaque dpart de son fils pour la demeure voisine. Puis elle reporta de plus en plus son affection sur son autre enfant.

    Quand on installa dfinitivement le petit om dans lomerie amnage son intention, la mre ne souffrit plus que dun vague regret sans objet prcis. Mais pendant plusieurs jours encore, elle geignait, par moments, sans bien savoir pourquoi.

    Quand Tiwa sut quon ne lui reprendrait plus son petit om, elle dit :

    Cette fois, il est bien moi ! Comment vais-je lappeler ? Le nom de la mre ome est Doucette, conseilla son pre,

    appelle-le Doucet. Tiwa regarda le jeune animal qui arrachait poignes le

    gazon de la salle de nature. Il saccroupissait sur ses petites jambes poteles, crispait ses

    poings dans lherbe avec un air de batitude sur le visage et jetait des touffes vertes dans leau de la piscine en poussant de grands rires de jubilation.

    Doucet ne lui irait pas, dit lenfant draag. Regarde comme il est vigoureux !

    Il faut larrter, dit Praw. Ce petit dmon va saccager la salle de nature.

    Il brandit les bras, dplia ses membranes et envoya du vent en direction du petit om, en disant :

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    Hou ! Veux-tu bien cesser, petit dmon ! Non, pre, dit Tiwa, tu vas lui faire peur. Il ne sait pas ce

    quil fait, cest une petite bte ! Mais lanimal ne semblait pas effray du tout. Imitant le

    draag, il agitait ses petits bras et criait son tour : Hou ! Ti dmon, hou ! Le pre et la fille clatrent de rire. Nanmoins, le draag fit

    deux grands pas vers lom et le prit par une jambe. Il le fit tournoyer dans sa main et lemmena dans lomerie malgr les protestations de Tiwa.

    Il faut quil dorme un peu, dit-il en fermant la porte de lomerie. Il a fait assez de btises depuis tout lheure, il a besoin de se reposer.

    Il ajouta, pour dtourner le mcontentement de sa petite fille :

    Finalement, quel nom vas-tu lui donner ? Il a dj de beaux cheveux, comme sa mre. Appelle-le Dor.

    La petite fit la moue, tandis que son pre la poussait doucement vers la salle de nature.

    Il y a trop doms qui sappellent Dor parce quils ont des cheveux comme a, dit-elle.

    cet instant, on entendit au loin deux petits poings frapper la porte de lomerie tandis quune voix aigu criait :

    Hou, ti dmon ! Les deux draags rirent encore. Il est terrible ! sexclama le pre. La petite cessa de rire dun seul coup. Pre, dit-elle, je lappellerai Terrible. Praw stonna : Ce nest pas un nom dom ! a ne fait rien, pre, je trouve que a lui va bien. Pour aller

    plus vite, je lui dirai Terr ! Praw sourit. Fais comme tu veux, Tiwa, cet om est toi. Jcrirai son nom sur son collier, je Oh ! pre, il na pas

    encore de collier ! Nous lui en achterons un. Tiwa trpigna.

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    Tout de suite, pre, tout de suite. Emmne-moi acheter un collier pour Terr !

    Une draag aux yeux verts entra dans la salle de nature. Praw se tourna vers elle.

    Tu entends, Wami, la petite veut que jachte un collier pour lom.

    Tiwa supplia la draag son tour. Mre, tu veux bien ? Tu veux bien que je sorte avec pre

    pour acheter un collier Terr ? Terr ? dit la mre de Tiwa. Qui est Terr ? Cest le nom que jai donn mon petit om. La draag fit claquer ses membranes avec svrit. Je nentends plus parler que de cet om ! dit-elle. Depuis

    quil est ici, tout marche de travers. Je parie que tu ne tes pas instruite aujourdhui ?

    Tiwa lana la drobe un regard malheureux sur les couteurs dinstruction qui pendaient au mur.

    Non, mre, dit-elle dune toute petite voix en clignant ses yeux rouges.

    La draag sapprocha delle et lui enveloppa les paules de sa membrane. Elle dit dun ton plus doux :

    Cest bon, Tiwa, je te dispense encore dinstruction pour ce matin.

    Elle se tourna vers Praw. Emmne-la acheter ce collier, Praw, si a lui fait tant

    plaisir. Ctait bien mon intention, dit le pre, mais il faut quelle

    me promette de se mettre ltude ds notre retour. Tiwa promit tout ce quon voulut et entrana son pre vers la

    porte de sortie. Ils franchirent le terre-plein en diagonale et, pour aller plus

    vite, dplirent leurs membranes pour se laisser planer jusquau sol.

    Du haut de sa terrasse, le voisin Faoz les vit partir. Comment va le petit om ? lana-t-il. Trs bien, rpondit Tiwa, nous allons lui acheter un

    collier.

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    Le pre et la fille montrent dans la sphre et fermrent le couvercle. Bientt, la sphre quitta le sol et fila vers la ville, dont on voyait les blocs lhorizon.

    O allons-nous trouver ce collier, pre ? demanda Tiwa. Au bloc 12 A, il y a une grande omerie dexposition. On y

    trouve tout ce quil faut pour les oms. Cest de l que jai fait venir le matriel pour notre omerie personnelle.

    Ils furent en quelques minutes aux portes de la ville et quittrent la sphre pour emprunter le chemin mobile menant aux blocs A.

    Par des tunnels ou des ponts, ils traversrent successivement les blocs des autres quartiers et parvinrent au centre de la ville, o la foule tait beaucoup plus nombreuse et o les sphres des surveillants et des techniciens semblaient de grosses bulles de savon suspendues en lair.

    Ils quittrent le chemin 3 et se laissrent porter par le chemin A jusquau bloc 12. Arrivs dans le hall du bloc 12, ils montrent dix tages et Tiwa fut merveille.

    Un grand couloir tait bord dun ct par des vitrines o lon pouvait voir des oms de toutes races. Certains taient blonds comme Terr. Dautres avaient la peau noire et les cheveux boucls. Certains mles avaient une crinire qui prenait naissance entre lil et loreille et, cernant la bouche, se terminait au menton.

    Plus loin, salignaient des cages de verre o lon voyait des chiens, des lions de Mars, des oiseaux dYgam et toutes sortes dautres animaux de lunivers. Mais Tiwa navait dyeux que pour les oms, cette race de petits singes venus de la Terre.

    Lintrt exclusif de Tiwa pour ces animaux navait rien de particulirement original pour une draag. Lom tait de loin le compagnon le plus pris, sur Ygam. Un proverbe ne disait-il pas : Lom est le meilleur ami du draag ? Dailleurs, cest devant les cages doms que la foule tait le plus nombreuse.

    Praw laissa sa fille se distraire quelque temps regarder les vitrines, puis il lentrana en disant :

    Le temps passe, petite. Noublie pas que tu dois tinstruire en rentrant la maison. Viens choisir un collier pour ton petit om.

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    Ils entrrent dans une salle o lon vendait toutes sortes de choses pour les animaux. Un vendeur se prsenta aussitt pour leur prsenter diffrents modles de colliers. Tiwa en choisit un grand de couleur bleue.

    Elle sinquita cependant de sa taille en disant : Jamais cela nira mon petit om. Mais le vendeur la rassura en lui indiquant un bouton quil

    fallait presser plus ou moins pour rapetisser ou agrandir le collier. Il lui proposa aussi une laisse magntique, simple bracelet quil suffisait de se passer au poignet pour empcher lom de sloigner plus de six millistades, bracelet et collier tant rgls lun sur lautre.

    Praw fit faire un paquet et ressortit du bloc en compagnie de Tiwa toute contente.

    Au bout dune demi-heure, ils furent de retour la maison. Tiwa sempressa daller lomerie, passa le collier au cou de Terr et le bracelet son propre poignet. Puis, tenant ses promesses, elle alla sasseoir sur le gazon de la salle de nature et mit ses tympans ses couteurs dinstruction tandis que le petit om, berc par ses caresses, sendormait sur ses genoux.

    cycle lmentaire, murmuraient doucement les couteurs, dixime leon. Cette leon sera consacre lYgamographie. Fermez les yeux, sil vous plat.

    Tiwa ferma les yeux et une image mentale prcise se forma sous son crne. Une sphre tournait lentement, une sphre divise en taches irrgulires, rouges et vertes.

    Notre dernire leon traitait de la gense des mers et des continents dYgam. Voici maintenant la rpartition de ceux-ci tels que les draags les ont volontairement redisposs la surface dYgam. Les continents dYgam sont au nombre de six : quatre artificiels et deux naturels. Ces derniers nont pas t retouchs par les draags. Ils ont gard la forme que le hasard leur avait donne et servent de rserve aux espces infrieures.

    Les quatre continents retouchs par les draags sont de forme triangulaire quilatrale et de dimensions gales. Deux sont placs gale distance lun de lautre dans lhmisphre A, les deux autres sont placs gale distance lun de lautre dans

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    lhmisphre B. Leurs pointes sont diriges vers les ples, leurs bases regardent lquateur.

    Les continents naturels sont placs lquateur, mais le plus loin possible des continents rectifis, cest--dire

    Le petit om, dans un songe agrable, voyait tourner une sphre bariole. Il entendait des paroles quil ne comprenait pas et naurait mme pas pu prononcer correctement.

    La main de la draag reposant sur sa tte, il en rsultait que le bracelet tait tout proche du collier. Par un phnomne trs simple, mais auquel personne navait jamais pens, Terr entendait et voyait, dans son sommeil, tout ce que sa jeune matresse percevait elle-mme par ses couteurs.

    Les paroles et les images tombaient dans son subconscient comme des graines dans la terre vierge.

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    3.

    Terr prit lhabitude de toujours dormir sur les genoux de

    Tiwa quand elle sinstruisait. Au dbut, les parents draag len empchaient, craignant que

    leur fille ne ft distraite par la prsence du petit animal. Mais ils remarqurent bientt quils avaient mal jug les choses.

    En effet, lorsque Tiwa tait prive de la prsence du petit om, elle courtait ses heures dinstruction pour aller plus vite jouer avec lui. Au contraire, la compagnie de son petit camarade infrieur lincitait rester plus longtemps les couteurs aux tympans. Praw et Wami finirent mme, aprs stre rendu compte du fait, par conseiller lenfant de prendre le petit om avec elle pour adoucir la corve dinstruction journalire.

    Un jour, lorsque Terr eut un peu grandi, Praw entendit du

    bruit dans lomerie o il lavait enferm pour quelques heures. Il sapprocha, prta loreille et entendit chantonner lanimal. trange chanson aux paroles plus tranges encore :

    La ville Klud est la plus grande ville du continent A sud, la ville Torm est la plus grande du continent A nord, nord, nord Llment dorigine des draags est leau ; autrefois, les draags ne pouvaient pas respirer dans lair lair lair ! Aujourdhui, ils sont amphibies grce aux mutations obtenues par le savant Zarek, Zarek, rek, rek !

    Praw nen crut pas ses tympans. Il alla retrouver Wami, sa femme.

    Wami, lui dit-il, il arrive une chose extraordinaire ! Et quoi donc ? Le petit om sait cest incroyable le petit om sait par

    cur les leons de Tiwa ! Wami haussa les paules.

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    Tu exagres toujours. Il se peut que Tiwa lui ait appris prononcer quelques mots, mais de l

    Praw ne rpondit pas et entrana sa femme vers lomerie. Derrire la porte close, une voix juvnile fredonnait :

    cest pourquoi, cest pourquoi les spores de glanel ne germent pas en terrain acide, acide Tiwa, Tiwa, vilaine laine, veux-tu tinstruire Latmo latmosphre de la plante Sird se compose dun tiers dlment fort, fort, fort et de deux tiers dlments faibles !

    Praw ouvrit brusquement la porte et trouva Terr assis sur son coussin et se balanant davant en arrire pour rythmer sa chanson sans queue ni tte.

    Terr tait devenu un beau petit garon aux cheveux bouclant sur les paules. Il se leva dun bond et courut dans les jambes de Praw en lui demandant :

    Sucre ! Perdant toute dignit, Wami se mit chanter elle-mme

    pour entraner lanimal : Tiwa, petite vilaine laine, veux-tu tinstruire ! Mais Terr clata de rire et se tortilla pour chapper la main

    de Praw. De lil, il guignait lespace vert de la chambre de nature o sbattait Tiwa. Le draag le lcha et le laissa courir vers la piscine o il plongea en gloussant de joie.

    Perplexes, les poux draag se regardrent. Aprs tout, dit Wami, nous avons un om qui parle mieux

    que les autres, il ne faut pas en faire toute une histoire. Il ne comprend absolument rien ce quil dit.

    videmment, dit Praw. Il mlange tout, la botanique et la cosmographie, lygamographie et la biologie

    Ils entrrent leur tour dans la salle de nature et sadressrent Tiwa qui sortait de leau.

    Sais-tu que ton petit om peut parler ? Bien sr, dit Tiwa. Jessaye de lui apprendre parler

    comme un draag, mais cest difficile. Il y a des mots quil ne peut pas prononcer.

    Vraiment ? dit Wami. Ton pre et moi, nous venons de lentendre rciter tes leons par cur.

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    Surprise, lenfant draag secoua ses membranes pour les scher un peu. Elle dit :

    Ce nest pas possible, Terr parle tout juste comme un bb draag et je ne lui ai jamais appris mes leons, il naurait pas pu

    Nous lavons entendu ! affirma le pre. La petite secoua la tte. Alors, dit-elle, je ne sais pas Peut-tre Je les ai peut-

    tre rcites sans faire attention Praw se tourna vers sa femme : Je pensais que les oms ne pouvaient pas prononcer

    certains mots en raison dune conformation spciale de leur bouche, mais ce nest pas a !

    Que veux-tu dire ? Praw sourit. Imagine, dit-il, un draag particulirement bte sur une

    plante trangre. Il arriverait connatre dans la langue des trangers une bonne centaine de mots utiles : sucre, sortir, faim, soif. Mais il serait incapable de former des phrases.

    Et alors ? Mais, suis-moi bien, il pourrait parfaitement rciter

    des phrases entendues, par cur, sans en comprendre la signification. Cest exactement le cas du petit Terr.

    Wami haussa encore les paules. Voil bien des mots pour un fait insignifiant ! Cet om est

    trs attach Tiwa, il la suit partout. Il a d lentendre rciter ses leons et les a apprises machinalement sans savoir ce quil faisait. Lincident est clos, nen parlons plus.

    Elle se tourna vers Tiwa. Cela me fait penser quelque chose ; tu ne tes pas encore

    instruite aujourdhui. Dpche-toi de mettre tes couteurs. Docilement, Tiwa alla pour dcrocher ses couteurs. Mais

    elle sarrta net. Sur le mur, le crochet tait toujours l, mais les couteurs avaient disparu.

    Praw saperut de la gne de sa fille. O les as-tu encore laisss traner ? dit-il en faisant

    claquer ses membranes. Je ne sais pas, pre.

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    Cherche bien. Dhabitude tu tassois sous les palmes, au bord de la piscine.

    Ils cherchrent dans lherbe sans rien trouver. Tiwa plongea mme pour explorer le fond de la piscine. Ils scrutrent en vain les moindres recoins de la salle de nature.

    Je parie que tu as laiss Terr samuser avec, gronda Praw. Ces appareils sont trs chers, tu nes pas raisonnable, Tiwa.

    Les yeux rouges de Tiwa se voilrent de contrarit. Je tassure, pre Je ne suis pas assez svre avec toi, coupa le draag. Mais, pre, je nai jamais laiss lom jouer avec les

    couteurs, cest la vrit ! Le pre resta songeur. Cela expliquerait pourtant bien des choses, dit-il O est

    Terr ? Terr ! appela la petite. Le petit om ne rpondit pas cet appel. Il se cache, ce petit gredin, dit Praw. Terr, veux-tu venir !

    Terr, un sucre ! Terr, viens chercher un sucre ! La mre draag revint dans la salle. Que se passe-t-il, dit-elle. Vous en faites un vacarme. Ce

    nest plus le moment de jouer avec cet om. Je tavais dit de tinstruire, Tiwa !

    Elle ne peut pas, gmit Praw, les couteurs ont disparu ! Terr a disparu aussi !

    Mais non, dit Wami, je viens de le voir dans le couloir. Terr ! Ils se prcipitrent tous les trois dans le couloir. O tait-il ? L, sur ce sige. Bon sang, jura Praw. Il tendit un doigt vers le sige. Pourquoi gesticules-tu comme a ? Les couteurs ! dit Praw. Eh bien ?

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    Lom pouvait trs bien atteindre les couteurs en montant sur ce sige. Je parie quil samuse avec en ce moment. Sil les casse !

    Il alla vers lomerie dont la porte tait reste grande ouverte. La petite pice tait vide.

    O est-il pass, ce petit dmon ? Tiwa clata en sanglots lide davoir perdu son om. Au lieu de pleurer, dit sa mre, tu ferais mieux de mettre

    ton bracelet, cest le seul moyen de le retrouver. Tu ne las pas perdu au moins ?

    Je Je lai laiss dans la poche de ma tunique, hoqueta Tiwa.

    Eh bien, fais vite ! La petite draag courut la salle de nature, fouilla sa tunique

    et passa son bracelet. Elle y pressa un bouton. Elle leva une tte malheureuse.

    Eh bien ? rpta le pre draag. Il doit tre dj loin, pleurnicha Tiwa, le bracelet me tire

    un peu par l, mais pas beaucoup. Elle dsignait lentre de la maison. La porte tait

    entrebille. Il est sorti ! Je men doutais, dit Praw. Tire sur la laisse,

    Tiwa. Oh ! non, dit Tiwa, si je tire trop fort, il va se cogner sur

    quelque chose. Il peut se faire trs mal. Agac, le pre draag lui prit le bracelet et pressa le bouton au

    maximum pour attirer lui le plus fort possible le collier de Terr.

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    4.

    Terr courait. Il avait dj franchi une dizaine de terre-pleins

    et avait dval un plan inclin toute vitesse lorsquil se sentit brusquement trangl par son collier. Il lcha les couteurs et porta les mains son cou.

    Tir par une force invisible, il fit trois pas en arrire et se retourna pour subir la traction sur la nuque et non sur la gorge. Il fit encore quelques pas malgr lui et se cramponna de toutes ses forces une barre mtallique dpassant du parapet.

    cet instant, il sentit une main dure se poser sur son paule. Il faillit crier de rage et tourna vers lintrus un visage congestionn par leffort. Un grand om barbe noire tait derrire lui et lui disait :

    Cque tes ballot ! Aide-moi, suffoqua Terr. En ricanant, linconnu pressa le bouton du collier. Celui-ci

    slargit assez pour laisser passer la tte du petit om. Lom barbu ricana encore, brandit le collier qui paraissait vouloir senvoler et le lcha dun seul coup. Lobjet fila dans les airs, rebondit sur un terre-plein et disparut leurs yeux.

    Faudrait quils le prennent en pleine fente nasale ! sexclama le barbu. a les retarderait un peu !

    Il poussa Terr par les paules. Filons vite ! Le petit om suivit dabord son nouvel alli qui dtalait

    toutes jambes, puis il sarrta net et revint sur ses pas. Tes fou ! hurla son sauveur. Sans rpondre, Terr ramassa les couteurs quil allait

    oublier, les posa sur son paule et, pli sous leur poids, rattrapa son compagnon qui avait charitablement ralenti.

    Jette a, conseilla le grand om, sans perdre une foule. Non, jen ai besoin, haleta Terr.

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    Cest bien ce que jdisais, tes fou. Allez donne. Il arracha les couteurs au petit garon et les hissa sur ses

    propres paules. Je suis plus fort que toi ! O allons-nous ? Toccupe pas ! Une voix lointaine cria : Terr ! Viens chercher un sucre ! Mais Terr nentendait pas. Ses oreilles bourdonnaient. Il

    chancela et sabattit sans connaissance, puis par un effort auquel sa vie danimal de luxe ne lavait pas habitu.

    Son compagnon sarrta, parut chercher, avisa un coin dombre sous un palier de ciment et y cacha les couteurs. Puis, se baissant, il ramassa le garon inanim et obliqua prudemment hors de la petite agglomration.

    Il se coula dans un foss environn de hautes herbes et, marchant couvert pendant une bonne demi-heure, atteignit un terrain vague o achevaient de rouiller et de se disloquer une grande quantit de sphres hors dusage.

    Il dposa Terr sur le sol et le gifla sans aucune douceur. la troisime gifle, le jeune garon hoqueta et reprit ses sens. Il ouvrit la bouche et respira bruyamment.

    a va mieux ? senquit le barbu. Oui Bonheur sur toi Je mappelle Brave. Bonheur sur toi, Brave je, mais qui es-tu ? Un om ! Je veux dire tu sais parler ! Toi aussi, petit. Je croyais tre une exception. Je croyais tre le seul om

    savoir parler. Brave se peigna la barbe avec les doigts. Tu nes pas le seul, mais cest rare. Et en gnral, un om

    qui sait parler ne peut souffrir la servitude. Terr stonna : Il y a des mots que tu dis je ne les comprends pas. Que

    veut dire servitude ? Je texpliquerai. Tes matres savent-ils que tu parles ?

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    Non cest--dire quils commenaient sen douter. Moi, jai appris comme a, force de les entendre. Et puis jentendais les leons de Tiwa.

    Qui est Tiwa ? Ma petite matresse. Alors, je savais parler, mais eux

    continuaient madresser la parole comme un comme un chien. Tu as dj vu des chiens ? Cest drle, hein, cest encore plus petit quun om ! Cest gentil ! Que disais-je ? Oui, alors je nosais pas parler autrement que pour dire : sucre moi content faim Et puis aujourdhui, ils mont entendu parler normalement. Et ils faisaient des yeux terribles, et ils navaient pas lair content. a ma un peu effray, pas trop !

    Et alors ? Alors, je me suis dit : je ne leur montrerai plus que je sais

    parler, ils pourraient me fouetter comme lorsque jai vol du sucre la cuisine.

    Et tu es parti ? Non, pas tout de suite Il faut que je texplique quil y a

    une chose merveilleuse, une chose que jaime par-dessus tout : les couteurs dinstruction. Ils montrent des images, ils disent des choses. Et quand on sait ces choses-l, on se sent comment dire plus fort. Oui, cest a, plus fort !

    Alors, tu les as vols ! Quoi ? Les couteurs ! Ah ! oui, javais limpression quils ne voulaient plus que je

    continue les couter quand Tiwa sinstruisait, alors pour moi, ctait terrible Oui, je les ai vols.

    Il se dressa dun seul coup, le visage tout rouge. O sont-ils ? Tu les as perdus ? Jles ai cachs, dit Brave. Nous les retrouverons. Terr eut lair trs ennuy. Tu es sr ? Oui, pour te faire plaisir. Parce que, pour moi, les

    couteurs, cest des sales trucs de draags, je trouve que a sert rien. Mais jirai te les chercher. Naie pas peur !

    Brave se peigna encore la barbe et poursuivit :

  • - 23 -

    Alors, comme a, tu es parti sans savoir o tu allais, comment tallais vivre, manger, boire ?

    Terr prit un air penaud. Je nai pas pens tout a ! Ouais. Eh bien ! je vais te dire. Tas eu de la chance de

    tomber sur moi. Que dis-tu ? Brave le singea en prenant une petite voix : Que dis-tu, que dis-tu ? Va donc, eh, om de luxe ! Tas tout

    apprendre ; des choses que les couteurs ne disent pas ! Terr se gratta loreille : Quelquefois, je ne te comprends pas. Je sais, je sais. Bon, maintenant tu vas venir avec moi.

    Sans moi, tes fichu. Et tu vas mobir. Jsuis le chef de la bande. La bande ? Ouais, la bande du Gros Arbre. Oh ! Quoi, oh ? Ce qui mennuie au fond, cest que jai peur que Tiwa soit

    malheureuse de mavoir perdu. Brave frappa ses mains avec impatience. Petit gars, tu dis des btises. Quand tu auras pass un peu

    de temps parmi nous, tu changeras de sentiments pour ta Tiwa, crois-moi. Allez, tu nes plus fatigu maintenant. En route, nous avons une longue marche devant nous. La nuit tombe.

  • - 24 -

    5.

    Ils marchrent en effet fort longtemps dans la nuit. Si

    longtemps qu son rveil, Terr ne se rappela pas quand il stait endormi.

    Il se retrouva couch dans une espce de nid fix par des tais de bois entre les fourches dun arbre. Partout, autour de lui, des rameaux se froissaient doucement sous la brise et laissaient passer dondoyantes taches de lumire venue du ciel toil.

    Habitue aux coussins, sa peau fragile tait irrite par les mille piqres des brins dherbes sches constituant sa couche. Il se leva sur un coude en se grattant furieusement les jambes de son bras libre et appela doucement :

    Brave ! Quelque chose bougea sous lui ; il baissa des yeux dj

    habitus lobscurit et vit un om quil ne connaissait pas. Un vieil om barbe et cheveux blancs.

    Brave nest pas l, dit le vieux, il est reparti chez les draags. Tu lui as fait perdre du temps, petit. Mais il tait tout heureux de tavoir sauv.

    Qui es-tu, vieil om ? demanda Terr. Le vieillard lui fit signe de descendre. Terr, tremblant de

    vertige, saida des fissures et des nuds du bois pour se laisser glisser jusquau vieux. Il se retrouva ses cts dans un nid un peu plus spacieux.

    Qui es-tu ? rpta-t-il. Mon matre mappelait Fidle. Et vraiment, je mritais

    mon nom. Mon matre tait un bon draag et il tait impossible de ne pas laimer. Mais un jour, il est parti pour un long voyage et ma confi des voisins qui me battaient et ne me donnaient pas manger. Alors, jai profit de la premire occasion pour

  • - 25 -

    menfuir. Il y a de cela bien longtemps. Et toi, petit, comment tappelles-tu ?

    Je mappelle Terr. a ne veut rien dire Cest plus vite dit que Terrible. Le vieillard eut un mince sourire : Terrible ! Voyez-vous a ! Il toucha les bras du jeune garon et ajouta : Tu nes pas trop mal bti, mais tu as besoin de te faire des

    muscles. Quel ge as-tu ? Tiwa, ma matresse, dit que jai cent jours Pourquoi

    portes-tu un collier, Fidle ? Nes-tu pas un om sauvage ? Tous les oms, mme sauvages, portent un collier. Nas-tu

    pas remarqu celui de Brave ? Non. Il a trop de barbe et de cheveux. Je nai pas

    remarqu. Ce sont de faux colliers, dit Fidle. Si un om tait trouv

    sans collier, on le reprendrait. moi-mme, quand jtais plus jeune, il est arriv de me faire prendre par un garde. Quand il a vu mon collier, il a dit : Cet om doit appartenir quelquun du voisinage. Et il ma relch. Nous te donnerons un faux collier.

    Terr resta un instant songeur. Jai trs faim, dit-il, au bout dun moment de silence. Nas-

    tu pas une pte me donner ? Le vieux dressa un doigt en lair. Au-dessus de ton nid, tu trouveras un godet de sve. De sve ? Oui, Brave a entaill le bois de larbre. La sve coule dans

    un godet ton intention. Tu verras, cela ressemble au sucre. Tu nauras plus faim ni soif.

    Le petit om frmit lide de se livrer encore des acrobaties dangereuses. Mais, pouss par la faim, il escalada les branches et trouva le godet plac au-dessus de son nid.

    Il y but un liquide pais et tide, avec un trs vague got sucr. Cette grossire nourriture ne lui plut pas, mais il en prit assez pour se sentir moins faible et redescendit tenir compagnie au vieux Fidle.

    a va mieux, petit ? demanda le vieillard.

  • - 26 -

    Oui, mais je naime pas beaucoup a. Tu ty feras. Et puis nous avons quand mme autre chose. O sont les autres oms sauvages ? Justement, ils sont tous en chasse pour ramener tout ce

    qui peut nous tre utile. En gnral, ils le volent aux draags. Une ide trotta par la tte de Terr. Volent-ils des couteurs dinstruction ? Le vieux ricana : Non. Pour quoi faire ? Terr luda la question. Moi, jen ai vol. Ah ? Oui. Jaime bien minstruire. a me rend plus fort. Et tu es instruit ? Un peu, je sais lire. Je comprends aussi beaucoup de

    choses parce que jcoutais Tiwa pendant ses heures dtude. Crois-moi, petit, linstruction des draags est peut-tre

    amusante, mais elle nest daucune utilit aux oms. Ce qui te serait trs utile, par contre, cest de savoir courir vite, grimper aux arbres, voler sans te faire prendre

    Des bruits de voix et des froissements de feuillage se firent entendre au pied de larbre. Bientt, on vit plusieurs silhouettes escalader les branches en contrebas. Jusquau moment o le visage de Brave apparut la hauteur du nid.

    Tiens, dit celui-ci, lom de luxe est rveill. Il montra les couteurs poss cheval sur son paule et

    ajouta : Regarde ce que je tapporte, om de luxe. Oh ! dit Terr tout heureux, bonheur sur toi, Brave ! Dautres oms apparurent ; lun deux, noir et crpu, riait

    souvent en montrant ses dents blanches et rpondait au nom de Charbon. Quelques femelles faisaient partie de la bande, ainsi que quelques enfants presque aussi jeunes que Terr. Ils taient tous muscls par leur vie rude et portaient en se jouant de lourdes botes de conserve, des fruits gants, des rouleaux de fils mtalliques et divers objets ravis aux draags.

    Ils sassemblrent autour de Terr avec une bienveillante curiosit.

  • - 27 -

    Quel ge tas ? lui lana un jeune garon. Cent jours, rpondit Terr tout intimid. Cent ? Quest-ce que a veut dire ? Moi jai deux fois dix

    mains de mains de jours, plus deux, repartit le jeune garon en rejetant firement ses longs cheveux en arrire. Fais voir si tes costaud.

    Joignant le geste la parole, il donna une pousse Terr et faillit le faire tomber du nid. Brave sinterposa et envoya une taloche dans la figure de lagresseur.

    Du calme, Vaillant, Terr nest pas encore habitu la vie que nous menons.

    Tu as surveill le bb, Fidle ? senquit une ome aux formes sculpturales.

    Oui, fillette, ton bb na besoin de rien. Je vais monter voir, dit lome en sautant de branche en

    branche vers le sommet de larbre. Elle croisa Brave qui tait mont poser les couteurs dans le

    nid rserv Terr. Brave se laissa tomber cheval sur une branche toute proche. Il leva le bras et dit :

    coutez, vous tous. Jveux que tout le monde soit trs gentil avec Terr. Pendant quelque temps, il se contentera de rester dans larbre et de ranger tout ce que nous rapportons, aid de Fidle. Il faut que cet om de luxe shabitue leffort et se fasse des muscles. Aprs, jveillerai son ducation.

    Il se tourna vers Terr : Quant toi, comme je tai dj dit, tu mobiras au doigt et

    lil. Je tai rapport tes couteurs pour te faire plaisir, mais tauras le droit de tamuser avec quaprs avoir fait ton travail. Compris ?

    Oui, dit Terr dune toute petite voix. Il se sentait tout triste, regrettait Tiwa et la salle de nature. Il

    avait un peu froid, se sentait alourdi par la sve laquelle il ntait pas habitu. Bref, plus malheureux que jamais, il souhaitait se trouver enferm dans une omerie confortable, loin de toutes ces brutes bienveillantes.

    Viens avec moi, dit Brave. Docile, Terr le suivit, escalada des branches, passa les

    endroits difficiles en tirant sur de souples rameaux comme sur

  • - 28 -

    des cordes et parvint une branche norme. Il vit Brave disparatre dans un trou de cette branche et sengagea sa suite dans une espce de caverne grossirement taille mme le bois.

    Je ne vois rien, il fait noir, dit Terr. Attends un peu, fit la voix de Brave. Terr entendit un gmissement deffort et la caverne sclaira

    dun seul coup. Brave dsignait firement une norme pierre pose sur une tige de mtal.

    Mais cest hasarda Terr. Oui, dit Brave, cest une lampe de draag ; les autres ne

    sont pas assez forts. Tu vois, je pose cette grosse pierre sur le bouton. Pour teindre, jenlve la pierre.

    Terr jeta les yeux autour de lui. Il tait dans un vaste magasin de bric--brac. Des piles de botes de toutes tailles salignaient en vrac sur le sol.

    Voil, dit Brave. Tu vas ranger tout a. Tu mettras les botes avec les botes, les rouleaux de fil avec les rouleaux de fil. Tu feras de mme pour le reste.

    Mais, dit Terr en dsignant une pile de botes, dois-je ranger celles qui sont dj empiles ?

    Brave le regarda comme sil avait affaire un imbcile total. Tu ne vois pas quelles sont dj ranges ? Oh ! non, dit Terr ; tu as mis des botes daliments avec

    des botes de mdicaments. Il y a mme l une bote de poudre pour soigner des membranes de draags.

    Brave resta un moment silencieux. Toutes ces botes ont la mme forme, dit-il enfin.

    Comment devines-tu ce quil y a dedans ? Cest marqu dessus L, ces petits signes, cest fait pour

    lire. Brave se peigna la barbe dun geste qui lui tait familier. Il

    murmura : Alors, lire, a veut dire deviner ce quil y a dans les botes

    avec les signes qui sont l ? Javais jamais bien compris ce que a voulait dire : lire Eh bien, si cest comme a, fais ton ide. a nous vitera de passer des heures defforts ouvrir des botes qui ne servent rien.

  • - 29 -

    Bon ! Avant de sortir, Brave hsita : Dis-moi, petit Cest avec les couteurs dinstruction

    quon apprend lire ? Bien sr. Brave sen alla en se grattant la tte.

  • - 30 -

    6.

    Au bout de quelques jours, Terr fut parfaitement rompu

    toutes les gymnastiques exiges par sa nouvelle vie arboricole. Il avait un peu grandi, et ses muscles taient plus nets sous

    sa peau bronze. De plus en plus souvent, Brave lemmenait courir dans les jardins dalentour, lui enseignait se cacher, ramper sans tre vu des draags, voler des fruits et des lgumes plus gros que lui.

    Un jour, il lui donna un collier destin travestir sa situation irrgulire et lemmena jusqu la ville.

    Noublie pas, lui dit-il, quil ne faut jamais montrer un draag que tu sais parler. Cela te permettra, entre autres choses, de pouvoir jouer les imbciles si on te pose des questions sur tes matres ou sur les raisons pour lesquelles tu te trouves ici ou l. Pour le reste, jtai appris assez de combines pour pouvoir ten tirer tout seul.

    Ils marchaient lun derrire lautre dans un foss herbeux. Quallons-nous faire exactement ? demanda Terr. Brave eut un petit rire de plaisir anticip. Je tai emmen parce que tu sais lire, dit-il. Nous allons

    voler. Tu liras ce quil y a dans les botes, comme a je me donnerai pas de peine pour rien en volant des choses inutiles. Est-ce que tu sais nager ?

    Oui, pourquoi ? Tu verras bien. Maintenant, tais-toi. Nous allons

    continuer en silence. Ils sengagrent dans un tuyau qui se perdait dans les

    profondeurs dun mur de bton. Terr marchait laise, mais devant lui, la grande silhouette de Brave tait plie en deux.

    Ils bifurqurent plusieurs fois dans lombre de plus en plus paisse. Craignant de se perdre dans ce labyrinthe, Terr restait

  • - 31 -

    coll son guide. Au bout dun moment, ce dernier sarrta et lui dit loreille :

    Maintenant, a va monter. Tu grimperas facilement en taidant du dos et des genoux. Laisse-moi un tout petit peu davance pour ne pas me gner.

    Suant et soufflant, ils se hissrent lentement dans un tube montant la verticale. Bientt, une lueur de jour se prcisa au-dessus deux. Elle venait dune petite grille obstruant lentre du conduit.

    Les genoux et les reins bien cals contre les parois, Brave souleva doucement la grille et passa la tte au dehors. Rassur par son observation, il mergea du tuyau et tendit la main Terr pour laider sortir.

    Ils se trouvrent dans une salle immense o des chafaudages mtalliques soutenaient des machines qui ronronnaient tranquillement, sans aucune surveillance. Des roues gantes, des cames et des engrenages dansaient un ballet compliqu dans tous les angles de la salle.

    Lattention de Terr fut attire par des files de botes cylindriques avanant par saccades sur des glissires parallles. Ces glissires se perdaient dans un tunnel obscur que Brave dsigna du doigt.

    Il faut passer par l, dit-il en entranant son jeune compagnon.

    Ils grimprent par des croisillons mtalliques et se hissrent chacun sur une bote. Secou chaque pulsation de la file, Terr se cramponna comme sur le toit dun wagon en marche, tandis que Brave prenait de lavance en sautant de bote en bote pour aller plus vite. Par orgueil, Terr se mit debout et le suivit aussi rapidement que possible, guid dans lombre par de vagues reflets argentant les couvercles o il posait les pieds.

    Ils parvinrent une seconde salle o dautres machines saisissaient les botes lune aprs lautre, les roulaient, les frappaient de divers caractres draags et les relchaient dans un second tunnel.

    Imitant son guide, Terr sauta terre avant de se faire happer par les machines et courut au second tunnel.

  • - 32 -

    La troisime salle tait beaucoup plus grande que les autres. Le bruit y tait supportable. Guides par des glissires mobiles se dcalant dun cran par seconde, les botes sempilaient le long des murs en colonnades barioles.

    Voil, dit Brave. Tu sais lire. Tu vas me dire quelles botes il faut prendre.

    Terr lut des inscriptions qui ne lui apprirent pas grand-chose de bon. Il sapprocha dune pile de botes et lut :

    RECONSTITUANT MX

    Extrait de foies de jeunes mammifres associ microlments 1 et 2 ; prsent sous forme de drages.

    Celui-l est bon, affirma-t-il. Bien, dit Brave. Nous allons en voler dix botes. Terr

    regarda avec apprhension les botes aussi grandes que lui. Comment pourrons-nous emporter tout a ? dit-il. Ce

    nest pas possible. Jvais texpliquer. Viens prs de cette fentre. Terr

    sapprocha docilement. Brave lui montra en contrebas un fort courant deaux sales recraches par lusine.

    Nous allons faire tomber les botes dans leau. Elles flotteront et seront pousses par le courant trs loin dici. Je sais o. Il ny aura plus qu aller les chercher avec les autres oms.

    Mais alors, sexclama Terr, pourquoi seulement dix botes ?

    Parce que a se verrait ! Ils se mfieraient et feraient surveiller lusine. Nous ne pourrions plus revenir sans nous faire prendre. Tandis quavec dix botes de temps en temps, ils ne saperoivent de rien ; tu comprends ? Allez, couche-les par terre une par une et roule-les jusqu moi, cest pas difficile. Moi, jvais les soulever pour les passer par-dessus le bord de la fentre.

    Terr saisit une premire bote pleins bras et tira de toutes ses forces, il russit la faire basculer et dune pousse, lenvoya rouler prs de Brave. Celui-ci se baissa, crispa les doigts sous la bote et la remonta le long du mur avec un gmissement

  • - 33 -

    deffort. Il la hissa sur le bord de la fentre et lenvoya dans le vide.

    Pendant ce temps, Terr lui envoyait une deuxime bote et se retournait dj pour en saisir une autre lorsquil fut glac sur place par la voix dun draag.

    Je vous y prends, bande de voyous ! Saute, sexclama Brave, saute par la fentre ! Fig, Terr vit arriver sur lui limmense stature du draag en

    colre. Alors que la main du gant sinclinait vers le sol, le petit om bondit et courut la fentre. Brave le saisit sous les aisselles et lenvoya dans la rigole qui coulait un demi-stade plus bas.

    Terr plongea dans leau sale, refit surface et, entran toute vitesse, tourna la tte pour voir Brave tomber son tour. Il nagea de toutes ses forces dans le sens du courant, mais fut bientt rattrap par son compagnon.

    Je croyais quil allait te prendre, dit Terr. Il ma pris, sourit Brave dans sa barbe humide, il ma pris

    par les cheveux, mais je lai mordu et il a tout lch.

  • - 34 -

    7.

    lentre du parc o nichaient les oms libres, on distinguait

    un rectangle de clart dans la nuit. Terr en fut intrigu. Brave eut beau lui dmontrer que ce

    rectangle tait un criteau lusage des draags, et que les affaires des draags nintressaient pas les oms, le jeune garon laissa son compagnon rentrer seul et alla prudemment rder du ct de lentre normale des draags.

    Il ne fut pas long comprendre. Lcriteau disait : Parc ferm demain Dsomisation . Terr courut perdre haleine parmi les ombres du parc.

    Quand il arriva au bas de larbre, il dut rester un moment reprendre haleine avant de grimper.

    Enfin, il crispa ses ongles dans les rides de lcorce et sleva parmi les branches.

    Quand il dboucha hauteur du camp, il trouva ses compagnons hilares en train de festoyer au clair des toiles.

    Eh bien, Terr, demanda Brave, le prix du ticket dentre a augment ?

    Tous clatrent de rire. Mais Terr resta immobile, les bras ballants.

    Le parc sera ferm demain, dit-il simplement. Quelle horrible nouvelle ! glapit Vaillant parmi de

    nouveaux rires. Mais Terr ne bougea pas. Il ajouta : Ferm pour dsomisation. Les rires steignirent. On fit taire trois bambins qui

    gazouillaient dans leurs nids. Quest-ce que tu dis ? sinforma Brave, dsimon Dsomisation, rpta Terr. a veut dire quils vont essayer

    de supprimer tous les oms du parc. Il posa la main sur le bras velu du chef.

  • - 35 -

    Brave, tu mas dit un jour que deux autres tribus doms libres vivaient dans le parc. Il faut absolument les avertir.

    Brave se mit debout sur sa branche et cracha dans le vide. Tes fou ! Belle occasion den tre dbarrasss ! La bande

    du Buisson Rouge a le meilleur coin du parc. Nous prendrons sa place une fois lalerte passe. Quant aux autres, cest que des vagabonds mme pas organiss, des idiots. Cest cause deux que les draags vont dis disomer.

    Comment font-ils ? demanda Charbon lair inquiet, ils posent des piges ou quoi ?

    Je ne sais pas. Moi non plus, je nai jamais vu a. Je nai mme jamais

    entendu a : dsomition. Tu es sr que a veut dire ce que tas dit ?

    Absolument sr, dit Terr. Le mieux est de sen aller pour Brave lui donna une tape sur la tte : Tais-toi ! Cest moi qui commande ici. Il regarda sa bande avec un certain air de majest et dit : Voil ! Nous allons dabord dormir un peu pour prendre

    des forces. La nuit commence peine et nous avons beaucoup de temps devant nous. Mais pour quon nous surprenne pas, nous allons poster des veilleurs. Y men faut une main.

    Il leva sa main en lair, les doigts carts. Qui se sent assez repos pour veiller ? Plusieurs oms soffrirent, dont Terr. Brave les compta en

    repliant un par un ses cinq doigts, et Terr fut compris dans son choix.

    Brave fit rasseoir les autres et dit : Charbon veillera dans la sente du lac, une main de

    double main de pas de larbre. Vaillant sinstallera aux graviers, prs du ruisseau. Terr, tu resteras la fourche du Buisson Rouge. Vous deux, aux deux bouts de la grande alle. Quant moi, je reste dans larbre sans fermer lil. Allez ! Vous sifflerez si quelque chose ne va pas. Au moment du dpart, je sifflerai pour vous rappeler au pied de larbre. Que les autres dorment !

    Les veilleurs descendirent le long du tronc. Arriv sur le sol, Terr quitta les autres et se dirigea vers la fourche du Buisson Rouge, l o la piste se divisait en deux pour mener dune part

  • - 36 -

    la grande entre des draags, dautre part au Buisson en escaladant des rocailles moussues.

    Il grimpa sur une pile de deux ou trois pierres dominant la fourche et se tapit dans une faille du roc.

    Prtant loreille aux moindres soupirs de la brise dans les feuilles, les yeux dilats dans le clair-obscur de la nuit, il resta longtemps immobile. Mais il tait jeune, et bientt, sa faction lnerva.

    Il sortit de sa cachette et gravit la piste du Buisson Rouge afin dtendre son champ visuel. Il atteignit une petite terrasse herbeuse constituant un observatoire idal. De l, son regard portait plus de cent cinquante pas (Brave aurait dit trois mains de double main, sil avait t capable de compter jusque-l sans sembrouiller).

    Au bout dun temps qui lui parut trs long, il simpatienta encore et tourna les yeux vers le sommet de la rocaille. Sa curiosit lui souffla de monter plus haut sous prtexte de voir plus loin.

    Il obit son envie et se haussa parmi les plantes grimpantes.

    Aprs quelques efforts, il prit pied sur le dos du tertre. Et l, mi-effray, mi-content, il put balayer du regard une partie du parc interdite sa bande : le territoire du Buisson Rouge.

    Aiguisant sa vue, il devina celui-ci, violet sous la lumire des toiles, et tout hriss de feuilles-dards. Alors, oubliant son apprhension et pouss par un sentiment vague et puissant la fois, il dvala lautre versant, courut quelques pas dans la prairie et hurla :

    Oh ! bande du Buisson Rouge ! Gare vous, oms ! Demain, les draags vont dsomiser le parc.

    Il rpta son appel, se retourna pour fuir, et stala de tout son long, la tte pleine des chos douloureux dun coup de gourdin.

    Un grand om noir se pencha sur lui en ricanant, le jeta comme une plume sur son paule et courut vers le Buisson.

    Dautres silhouettes vinrent sa rencontre. Des questions se croisrent.

    Quest-ce quil a dit ?

  • - 37 -

    Cest un de la bande de Brave ? Jai rien compris. Quest-ce quon en fait ? Dis-le la Vieille ! Terr eut vaguement conscience dtre port de main en

    main. Il choua brutalement sur un tas de foin. Une gicle deau en pleine figure rappela ses sens.

    Il sassit en secouant la tte et se vit au milieu de visages inconnus. Devant lui, une silhouette recroqueville. Une vieille ome noire, aux membres secs, la chevelure blanche et crpue, le considrait sans bienveillance. Une pluie de questions rauques sabattit :

    Que faisais-tu sur not territoire ? Je venais vous avertir. De quoi ? De la dsomisation de demain. Les draags Tiens, tiens ! Et qui ta dit de venir nous avertir ? Personne. Ctait une ide personnelle. Une ide quoi ? Personnelle. Une ide moi. Tu causes comme un draag, petit. Pourquoi que tu causes

    comme un draag ? On me la dj dit. Cest parce que jai pass mon enfance

    chez les draags, et parce que je me suis un peu instruit. Ouais Rigolez pas, vous autres, laissez-le sexpliquer un

    peu. Alors, comme a, tu venais nous avertir que quoi donc ? Les draags vont dsomiser. Ils vont tuer tous les oms du

    parc, ou les faire prisonniers, je ne sais pas Cest inscrit sur lcriteau, la porte du parc.

    Un grand om aux cheveux rouges linterrompit : Lcoute pas, Vieille, cest un truc de la bande Brave pour

    nous faire quitter le Buisson ! Ferme-la, Rouquin, dit la vieille. Et toi, petit, comment

    sais-tu ce quil y a sur lcriteau ? Je lai lu. Jai appris lire chez les draags, et a rend toutes

    sortes de services. La vieille se gratta les cheveux deux mains puis, fatigue de

    chercher un pou, fit signe lom noir qui avait assomm Terr.

  • - 38 -

    Gratte-moi, fils. Lom noir lui trilla vigoureusement la tte avec ses ongles. a va, a va, dit la vieille. Et maintenant Elle attira son fils et lui dit quelque chose loreille. Lom noir sloigna sous une vote de branches

    entrecroises. Maintenant que vous tes au courant, risqua Terr, je

    voudrais bien retourner avec Brave. Je La ferme ! dit lome. Et comme il insistait, le rouquin lui envoya une gifle qui le fit

    rouler sur le tas de foin. Furieux, Terr se releva lentement, lil mauvais. Et dun seul

    coup, sans prvenir, il bondit sur son adversaire et lui envoya dans lestomac un coup de tte qui le plia en deux.

    Les autres sen mlrent. Une pluie de coups abrgea sa victoire, il sentit sa main se nouer sur une gorge, ses dents crocher dans un bras et reperdit connaissance.

    Quand il rouvrit les yeux, il se sentit ligot. Des liens

    mtalliques enserraient ses chevilles et ses poignets. Devant lui, la vieille ome se tordait de rire.

    Ben vrai ! Ah ! Ben vrai, tu men as amoch trois, petit ! H, vous autres, ah, ah, le petit vous a donn du mal, pas vrai ? Cest encore jeune, bien sr, mais dans quelques jours, quand il aura grandi, a fera un fameux gaillard !

    Elle senroua dans une toux pnible, sa gorge siffla. Elle parut perdre la respiration et reprit enfin le contrle delle-mme, haletant et sessuyant les yeux.

    Ouais, dit-elle plusieurs fois, ouais, ouais. Puis se tournant vers son fils : Donne a, toi. Lom noir lui tendit un grand carr de papier bariol. Elle le

    dplia devant Terr et cligna un il. Voil une tiquette, dit-elle. Si tu sais lire, dis-moi donc si

    ce quil y avait dans la bote est bon manger. Terr se tut, il navait pas digr sa correction. La vieille rit

    encore.

  • - 39 -

    Regardez-le, dit-elle, non, mais regardez-le ! a boude, a a mauvais caractre !

    Puis soudain plus srieuse : coute, petit. Tu me plais. Jaime bien les gars comme toi,

    durs et tout. Tes jeune, mais tu promets, pour sr ! Alors voil. Jaurais plutt envie de te croire, pour la dsomation. Mais je veux tre sre, tu comprends, sre que tu mas pas racont des blagues. Si tu me rponds juste pour cette tiquette, je te laisse filer Compris ? Alors, dis-moi si cest bon manger, ce que dit ltiquette. Prouve un peu que tu sais lire.

    a ne se mange pas, jeta brusquement Terr, cest de la pte Irsaan, pour colorer les vtements des draags ! De la pte verte !

    La vieille jeta autour delle des regards ravis. Bravo, dit-elle. Dliez-le, vous autres. De mauvaise grce, les oms obirent et Terr se trouva libre

    en un clin dil. Ten vas pas tout de suite, dit la vieille tandis que

    ladolescent se massait les poignets. Elle sapprocha et lui parla sous le nez : Je te laisse filer, petit gars, mais si je maperois que jai eu

    tort, prends garde. Je te retrouverai toujours ! Au contraire, si tu nous as pas racont des blagues, tu pourras toujours me demander quelque chose si tu en as besoin.

    Jai dit la vrit, dclara Terr. Tant mieux, petit, tant mieux. Maintenant, file Pas par

    l, idiot ! Guide-le, Rouquin. Terr suivit lom aux cheveux rouges dans un ddale dalles

    couvertes o filtrait un jour dglise, et dboucha brusquement dans la prairie. Ils se quittrent sans un mot.

    Terr fit une centaine de pas vers la rocaille, puis il dtala toutes jambes, atteignit la butte et lescalada en quelques minutes.

    Arriv la fourche, il reprit sa faction et se demanda si sa bande avait entendu le bruit provoqu par son quipe.

    Il sut bientt quil nen tait rien. Deux silhouettes quil reconnut pour celles de Charbon et de Vaillant apparurent au

  • - 40 -

    dtour de la piste. Pour les guider vers lui, Terr lana un faible coup de sifflet.

    Quest-ce que tu fais ? demanda Vaillant. Tas pas entendu le signal de Brave ? Tout lmonde tattend au pied de larbre.

    Mais tu saignes du nez ? sinquita Charbon. Quest-ce qui se passe ?

    Terr mentit. Je me suis assomm en tombant dans la rocaille, dit-il. Je

    viens juste de me rveiller.

  • - 41 -

    8.

    Te voil, toi ! dit Brave quand il les vit arriver. Il sest assomm en tombant ! annona Vaillant. Je commenais minquiter. Tas rien de cass ? Terr le rassura. Brave inspecta rapidement sa petite bande,

    une trentaine dindividus. La plupart des omes portaient des bbs. Les mles taient chargs de paquets htroclites. Le vieux Fidle sappuyait sur un bton, il soufflait encore des fatigues de la descente.

    Brave rflchit. Sa raison rudimentaire lui dictait de fractionner sa bande en plusieurs groupes, plus mobiles et moins bruyants. Mais, craignant de perdre du monde en route, il couta ses sentiments. Une fausse scurit, une impression de force et de chaleur lenvahit, considrer la tribu au complet. Il donna le signal du dpart.

    En file indienne, les oms suivirent la piste habituelle leurs raids de pillards. Ils serpentrent entre les palmes, franchirent gu le ruisseau et sortirent du parc sans difficult.

    Ils pitinrent ensuite la queue leu leu dans la boue dun foss suivant la route. Des bruits de chute et des jurons clatrent et l, tandis que Brave criait Silence le plus discrtement possible.

    Terr et Vaillant soutenaient le vieux Fidle. O allons-nous ? souffla Vaillant. Jai limpression que Brave veut nous installer dans le

    terrain vague, en attendant mieux. Il na rien dit ? Non. Mais je crois que tu as raison. Le vieillard soufflait trop pour donner son avis. Il trbuchait

    lamentablement sur les moindres bosses de terrain et sa respiration ressemblait une plainte.

  • - 42 -

    Soudain, Brave ordonna de stopper. Des chut coururent dans la colonne. Chacun simmobilisa. Terr et Vaillant aidrent Fidle sasseoir dans la boue.

    Silence ! souffla encore la voix imprative de Brave. Sur la route, un pas approchait. Un pas lent et lourd de

    draag. Un draag circulant pied tait chose rare, mais cela se voyait quelquefois, sinon pourquoi les routes auraient-elles exist ! Les battements flasques fouettaient la chausse en cadence, comme des coups de torchon mouill. mesure que le bruit samplifiait, on distinguait un certain dcalage dans le rythme des pas.

    Deux draags ! murmura Terr. Quoi ? dit Vaillant. Terr lui montra deux doigts Dj, on entendait le

    bourdonnement grave dune conversation. Les bouches draags hachaient les mots, leur faon saccade, si difficile reproduire par une gorge dom. On distingua les deux silhouettes gantes arpentant pesamment la route. On vit la luminescence des yeux rouges dans la nuit. Des phrases prirent forme :

    un peu fatigant, mais cet exercice nous rapproche de la nature.

    Oh ! tu sais, notre nature serait plutt de nager. Je me suis toujours demand si le vieux Zarek avait eu raison de nous faire muter.

    Ne dis pas de sottises, nous avions atteint dans leau un degr dvol

    Bigre ! Quoi ? a sent lom sale pleine fente ! Les pas sarrtrent tout prs. Une trentaine de curs

    rythmrent des musiques de peur dans la poitrine des oms. a doit en tre pourri par ici. De la vermine ! Les diles devraient faire nettoyer tout a.

    Avoir un om chez soi nest pas une mauvaise chose : a distrait. Mais tous ces oms sauvages, a pille, cest sale et a se reproduit une vitesse folle. Sans compter que ces btes sont

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    malheureuses en libert, pleines de poux et de maladies de peau !

    On sen occupe. Pas assez. Il faudrait une dsomisation gnrale. Les deux draags se remirent en marche. Un bb om choisit

    cet instant pour pleurer. Les pas sarrtrent. Il y a un nid dans le foss, dit un draag. Le bruit venait de

    par l. Voyons un peu. Une lampe salluma, inonda le foss, blouissant les oms. a ! dit un draag. Viens voir un peu. Une vraie colonie ! Liquidons-en quelques-uns avant que les autres ne

    senfuient. Saute pieds joints dans le foss. Deux masses obscurcirent les toiles et basculrent vers les

    oms, tandis que la voix de Brave criait : Bataille ! Mordez-les aux jambes, mordez-les partout !

    Bataille ! Deux chocs sourds branlrent le sol, au milieu de

    hurlements de terreur. Pitine-moi tout a, dit la voix dun draag. Bataille ! Le phare rapide de la lampe balaya le visage gris du vieux

    Fidle effondr aux cts de Terr. Ladolescent eut le temps de voir le corps du vieux : une bouillie sanglante. La voix lourde des draags tomba des hauteurs :

    a mord ! Mais canailles ! Pitine, pitine ! Un pilonnement flasque nivelait le fond du foss. Dans un

    rve de frayeur et daction, Terr bondit hors du trou, rencontra la main dun draag sappuyant au bord de la route. Il y mordit de toutes ses forces, se sentit emport vers les toiles. Une dure secousse branla ses mchoires, tandis quil volait au loin, un lambeau de chair aux dents.

    Il roula dans lherbe, se demanda brusquement sil rvait tandis quautour de lui des silhouettes braillantes fonaient vers le lieu du combat.

    Sautez dessus, mordez ! Allons, les oms !

  • - 44 -

    Il reconnut la voix rauque de la Vieille du Buisson et reprit courage. Il courut en boitillant vers le foss sanglant, se perdit dans un tumulte de violences, mordit encore il ne savait quoi dnorme et de palpitant effondr en travers du talus, tandis quune course branlait la route, plus loin, toujours plus loin

    Crve les tympans ! Mords ! Lautre se sauve ! Allez, les oms ! Il sacharna des crocs sur une surface molle, les oreilles

    emplies dun bourdonnement de folie meurtrire. Il sentit enfin le silence stablir, un silence dune trange teneur : de victoire et datterrement.

    Le draag est mort, dit une voix. Lautre a fui ! Les oms se dnombrrent, se cherchrent dans la nuit. Des

    noms taient lancs : Brave ! O est Brave ? On le trouva enfonc dans la boue, peine reconnaissable.

    Une voix, celle de la Vieille, rclama le silence. Tous les yeux se tournrent vers la silhouette nerveuse et casse se dressant sur le talus.

    Oms du Gros Arbre, dit-elle, sans nous, vous y passiez tous. Brave est mort. On va former la mme bande, tous ensemble. Mais jsais pas si vous vous rendez compte quon a tu un draag. Faut filer en vitesse !

    Des bbs braillaient. Une ome gmissait sur un petit cadavre.

    Silence, les femelles ! clama la Vieille. Moi aussi, jai perdu mon fils dans le coup. Mais ce qui est fait est fait. Ramassez vos morts et filons sans attendre, et au trot !

    Peu aprs, elle traversa la route, suivie par une misrable troupe dclops. Ils se perdirent dans la nuit.

    Au bout dune centaine de pas, Terr se retourna. Sur le champ de bataille, il vit la tte du draag vaincu renverse en arrire, face aux toiles. Les deux yeux rouges perdaient peu peu leur luminescence naturelle.

    Terr rattrapa les siens en claquant des dents.

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    DEUXIME PARTIE

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    1.

    Le Premier dile du continent A nord tira ses membranes.

    Il jeta un il sur son cadran axillaire et souffla dimpatience. Quittant sa table, il fit les cent pas dans sa loge de travail. Il attendait quelquun.

    Visite trange. Que pouvait lui vouloir le Matre Sinh ? Il lui sembla se rappeler que celui-ci avait invoqu lurgence pour obtenir ce rendez-vous.

    Il avait peine arpent deux fois la pice quand une voix sortit du diffuseur, annonant lminent visiteur.

    Faites monter ! ordonna brivement le Premier dile. Et il ouvrit la porte lavance pour honorer le Matre Sinh,

    grand savant naturaliste du continent. Quand celui-ci apparut, ldile le salua respectueusement. Bonheur sur vous, Matre. Entrez dans ma loge et mettez-

    vous laise. Bonheur sur vous, Premier dile, je suis heureux de vous

    voir. Aprs quelques politesses, les deux draags sallongrent face

    face sur des matelas de confort. Vous aviez parl durgence ? fit lentement le Premier tout

    en cachant soigneusement sa nervosit. Vieux fou, songeait-il, quelle ide complique a germ dans

    ta cervelle ? En effet, mit la gorge enroue du vieillard. Je nirai pas

    par quatre chemins. Je demande des mesures immdiates contre les oms.

    Les oms ? stonna le Premier. Oui. La situation devient inquitante. Rassurez-vous, je

    nempite pas sur vos attributions. Il ne me serait pas venu lide de moccuper des mesures ncessaires lhygine du

  • - 47 -

    continent. Mais cela dpasse lhygine. Les oms constituent un danger, un danger qui saffirme de jour en jour !

    Il tira de sa tunique divers papiers et demanda : Combien, votre avis, y a-t-il doms sur Ygam ? Abasourdi, le Premier eut un geste vasif. Il mest difficile de prciser, avoua-t-il. Le recensement de

    cette anne donne environ dix millions pour le seul continent A nord.

    Il coupa de la main une interruption du Matre en ajoutant : Bien sr, il faut y ajouter environ un ou deux millions

    doms errants. Mais certainement pas plus. La dsomisation urbaine stoppe leur invasion tous les deux ans.

    Sans tre trs prcis, dclara le Matre, les chiffres que jai l dpassent de beaucoup ceux que vous venez dnoncer, Premier dile.

    Dun geste dexcuse, il attnua la violence de sa contradiction avant de poursuivre :

    Les estimations de la Facult approchent certainement la vrit de plus prs, sans vous offenser.

    Il eut un autre geste rassurant : Le Conseil Continental est parfait, mon cher Premier,

    parfait en tout point. Et les mesures quil prend sont effectues avec une rgularit digne dloges. Mais vos collaborateurs nont pas t amens, comme nous, tudier la question daussi prs. Ce qui est tout fait normal, dailleurs. Chacun son mtier.

    Il toussa un peu, gn de la brutalit de sa franchise, et dit : Jai parl de mtier. Le ntre nous a conduits recenser

    les oms errants par des mthodes nouvelles, bases sur le nombre de pistes et sur la frquence des pillages.

    Le Premier rit. Pillage est un bien grand mot ! protesta-t-il. Quelques

    menus larcins ! Ne riez pas. Le nombre doms sans collier approche de

    trente millions, sur notre continent. Jai pris contact avec mes confrres des autres continents. Ils ont utilis la mme mthode. Une simple addition nous donne un total de cent cinquante millions plus trente-cinq millions rgulirement

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    dclars par leurs matres. Il y a donc prs de deux cents millions doms sur notre plante.

    Les deux draags gardrent un instant le silence. Le Premier reprit la parole au bout dun instant.

    Javoue que vous me confondez. Mais comme je naurais garde de douter de vos affirmations savantes, nous allons agir. Pensez-vous que dix dsomisations par an soient suffisantes pour enrayer linvasion ? Je peux aussi durcir la rglementation des levages de luxe. Quen pensez-vous ?

    Le vieux draag secoua la tte. Pas suffisant, dit-il. Il ny a pas quun problme de

    multiplication des oms, mais un autre, celui de leur volution. Et le deuxime est plus proccupant que le premier.

    Leur volution ? Expliquez-vous, Matre. Le savant se redressa sur son matelas de confort et fit

    claquer ses membranes avec dtermination. Je vais tre oblig de vous faire un cours, sexcusa-t-il.

    Oh ! tranquillisez-vous, je nentrerai pas dans les dtails. Vous savez que les oms ont t acclimats sur Ygam par nos anctres du Deuxime ge ?

    Certes, ils les ont ramens de la Terre. Leur plante dorigine ! Cest cela mme Eh bien ! savez-

    vous quelle forme dorganisation avaient les oms, chez eux ? Le premier stonna. Organisation, dites-vous ? Mais ce sont des animaux ! Ils

    erraient par familles, je suppose, ou bien en troupeaux sauvages !

    Pas du tout ! Ils vivaient dans de vastes agglomrations de terriers ciments, o chacun avait sa place. Ils constituaient des socits denviron un million dindividus. Une hirarchisation troite y maintenait une discipline sans dfaut, automatique. On y choyait les reproductrices, dont le seul travail tait denfanter. sa naissance, chaque bb subissait une slection qui le destinait la reproduction, au travail ou au combat. Ils avaient un langage rudimentaire.

    Un langage ! Parfaitement. Oh ! juste quelques vocables servant des

    ordres prcis, toujours les mmes ! La rigidit de leur

  • - 49 -

    organisation les dispensait de perfectionner leurs moyens dexpression. Je pense un exemple intressant, un cri dalerte : fourmi !

    Fourmi ? Quest-ce que Un cri dalerte, vous dis-je. Et il est intressant parce quil

    indiquait lapproche de leur ennemi traditionnel : un insecte gant organis dune manire similaire et vivant, lui aussi, dans des cits rudimentaires. Mais passons Avez-vous entendu parler de la thorie de Spraw ?

    Ma foi, non ! Spraw tait un savant du dernier lustre. Il prtendait que

    les oms avaient connu autrefois une civilisation plus brillante, analogue la ntre, mais quil fallait voir dans sa perfection mme la raison dune sclrose progressive, dune fixation du mode de vie. troitement emprisonns dans leurs lois et leurs rglements, les oms nauraient plus prouv le besoin de penser. Linstinct aurait pris la relve de leur intelligence. Pourquoi rflchir quand on mne une vie parfaite o chacun sait davance ce quil doit faire ? Lintelligence des oms se serait, comment dirais-je, atrophie progressivement, comme un organe inutile. Il y aurait eu lgre rgression du niveau de vie, puis fixation. Ainsi se seraient arrts les progrs de leur civilisation.

    Le Premier dile ouvrit la bouche pour dire quelque chose, puis il y renona, faisant simplement signe son hte de poursuivre.

    Ce ntait quune thorie, dit le Matre. Depuis quelques jours, nous savons que Spraw avait raison. Une mission archologique a dcouvert sur la Terre une ville doms. Pas une cit primitive de terriers, comprenez-vous ? Une ville ! Et mille indices nous affirment que cette ville fut luvre doms civiliss ! On la trouve par miracle sous les boues littorales dun ocan. Le rsultat des fouilles nous tonne un peu plus tous les jours. Cest un vnement considrable.

    De ses poings ferms, le Premier dile se frotta vigoureusement les tympans.

    Je vois o vous voulez en venir, devina-t-il. Vous craignez que les oms errants ne reconstituent leur ancienne civilisation,

  • - 50 -

    avec tous les dangers que cette ventualit crerait pour la ntre. Cela me parat

    Excessif ? coupa le savant. coutez bien, mon cher Premier. Chacun sait que lom est un animal intelligent. Ce qui est grave, cest quil le devient de plus en plus. Certains oms parlent. Non pas seulement quelques mots ! Ils forment des phrases ! Lom savant est devenu une attraction frquente dans les spectacles, tel point que la foule sen dsintresse. Cest un numro sans aucune originalit. Or, au dernier lustre, alors que jtais enfant, cette attraction nexistait pas ! Jai ici

    Il fouilla dans ses papiers. Jai apport des relevs de statistiques. Dans la seule ville

    de Torm, il a t dclar la police par des propritaires Il lut : Au mois du Lion 713 : cent trois pertes doms. Au mois de

    lOiseau : cent quarante-cinq pertes. Mois du Poisson : deux cent dix. Ensuite, de mois en mois, nous avons successivement : deux cent vingt-sept, trois cent deux, sept cent vingt et un, bond fantastique ! Pour arriver au mois dernier avec (tenez-vous bien) mille deux cent trente-six dclarations de perte ! On devrait dire dclarations de fugue. Dans chaque cas, lom en question se montrait particulirement intelligent. Dans un cas sur trois, la fugue volontaire est prouve.

    Il parla encore longtemps, donna dautres chiffres, sappuya sur des faits et conclut :

    Voil ce que nous avons provoqu ! Nous avons dtribalis lom, nous lavons rendu son individualit. Il y a certes perdu les trois quarts de ses instincts sociaux tyranniques, mais non son instinct grgaire. Et il retrouve en plus son intelligence, son got de la libert ; peut-tre demain son got de la conqute. Nous lavons sorti de limpasse de linstinct pour le replacer sur la route du progrs.

    Le Premier dile se leva. Vous mavez convaincu, Matre Sinh, dit-il. Je vais

    intervenir au Grand Conseil. Mais tranquillisez-vous un peu, ajouta-t-il dans un sourire, la conqute des draags par les oms nest pas pour demain !

    Ne riez pas, Premier, nous nen savons rien !

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    Il ne faut rien exagrer. Vraiment ? Et laccident de Klud ? Le Premier leva les bras au plafond : Cette vieille histoire ! Il nest mme pas prouv que ces

    deux draags aient t agresss par des oms. Personnellement, jai peine le croire !

    Le Matre fouilla sa poche de tunique : Moi, jai des preuves, dit-il. Regardez ce que ma donn un

    confrre du continent Sud. Il tendit une fiximage au Premier dile et commenta : Lendroit tait peu frquent. On na retrouv les cadavres

    quau bout de six jours et la dcomposition en tait avance. Impossible de rien tirer du premier cadavre, celui du foss. Mais deux stades de l, le draag effondr sur la route avait moins souffert. Regardez a !

    Cest ? Le flanc droit, au niveau de la vingt-troisime cte. Une

    belle morsure dom, nest-ce pas ?

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    2.

    Sur la cte du continent A, un petit port abandonn depuis

    longtemps par les draags hbergeait dans ses sous-sols une trange cit.

    Dans un rseau de canalisations souterraines et danciens gouts, une ville cache avait install ses rues, ses units dhabitation et ses btiments publics. Une ville doms. De trois millions doms !

    Une activit fivreuse y rgnait. Sans arrt, de petites units de commando se prsentaient ses portes, ramenant de chez les draags une foule de paquets htroclites : botes daliments, ferraille, outils, couteurs dinstruction. On dposait tout cela en vrac et, tandis que chaque chef dunit faisait son rapport et signalait ses pertes, dautres oms classaient le butin, faisaient rouler les botes sur la pente de certains couloirs, transportaient avec prcaution les couteurs vers les centres dtude.

    Au centre de la ville, un ancien collecteur avait t cloisonn en chambres de travail pour abriter les services officiels. Dans lune de ces chambres, un grand om barbe blonde considrait dun air svre les graphiques ornant les murs. Il dsigna lun deux.

    Les stocks daliments augmentent encore, dit-il. Vingt mille poids ! Jai dj signifi ma volont de stopper les arrives. Cest du temps et de lnergie perdus. Nous avons l de quoi tenir un an aprs lexode !

    Ne te fche pas, Terr, dit un Noir dge mr assis en face de lui. Tes ordres nont pas eu le temps darriver partout. Les units ne sont pas toutes munies de tlbotes.

    Javais pourtant dit Je sais. Vaillant fait ce quil peut, mais lusine en question

    se trouve cent cinquante stades dici. Pour latteindre, il faut progresser sur deux stades en terrain dcouvert, et comme la

  • - 53 -

    rgion nest desservie par aucun pont roulant, nous avons bien des difficults obtenir le matriel. Jai affect la moiti des monteurs de tl aux ateliers E, pour quils ne restent pas inoccups.

    Terr inscrivit quelque chose dans un carnet. Puis il en tourna plusieurs feuillets, sourcils froncs.

    Pas trop de pertes, hier ? La moyenne. Toujours pas de nouvelles de lopration

    Klud ? Pourvu quils russissent ! Sans ces pices, nous ne

    pourrons jamais partir. Les trois machines ne seront que dinutiles tas de ferraille.

    Fais confiance Vaillant. Il a mis ses meilleurs oms dans le coup.

    Une lampe clignota sur une bote cubique. Terr enfona un bouton :

    Oui ? Ici Vaill, dit une voix. Terr et Charbon se sourirent. Eh bien ? dit Terr. Les pices arrivent, Terr. Jen touche une du doigt

    pendant que je parle. Les deux autres sont en route, quelque part du ct de la Sente 4. Pratiquement, nous les avons.

    Bravo, exulta Terr. Fais vite porter la premire aux ateliers !

    Par la glissire, elle y sera dans quelques minutes. Sans casse, jespre. Mes gars sont en train de la matelasser. Ne tinquite pas. Terr donna une bourrade de satisfaction dans les ctes de

    Charbon. Il rangea son carnet dans la poche de sa tunique et dit :

    Premiers essais en bassin dans trois jours, vieux Charb ! Il faut que jaille voir a !

    Charb lui mit la main sur lpaule. Mfie-toi, petit. Tu te surmnes. Tu dors peine, tu

    manges toute vitesse et Je ne me suis jamais senti aussi bien.

  • - 54 -

    cet instant, un remue-mnage filtra de la pice voisine. Quelquun heurta la porte.

    Oui ! Un om au visage rid apparut. Terr, dit-il, la Vieille est mal. Elle te demande. Terr et Charb se jetrent un regard loquent. Ils quittrent la

    chambre sans un mot et se rendirent dans un couloir de circulation. Terr enfona le bouton de priorit et attendit une minute, tandis que des lampes rouges sallumaient dans le lointain tous les carrefours. Puis il enjamba la selle du chariot. Charb se plaa derrire lui.

    Ils roulrent sur la pente, de plus en plus vite. Au neuvime millistade, Terr freina et, bloquant le vhicule sur la crmaillre dascension, se prcipita dans un couloir adjacent. Aprs avoir salu au passage plusieurs notorits de la cit, il entra chez la Vieille.

    Celle-ci tait allonge sur un matelas de confort. Une couverture cachait ses jambes. Elle fit un faible signe de la main.

    Laissez-moi seule avec lui, souffla-t-elle. Charb mit un doigt sur ses lvres et entrana doucement les

    deux mdecins dehors. Terr sagenouilla au chevet de la vieille ome noire. Il lui prit

    les mains et les trouva glaces. Une odeur de pharmacie flottait autour delle.

    Petit, dit-elle, jverrai pas lExode. Ne parle pas, souffla Terr, tu te fatigues. Elle eut un petit rire cass. Une toux secoua ses paules

    pointues sous la tunique. Elle dsigna du doigt un flacon sur une table. Terr lui fit boire quelques gouttes et lui remonta un peu la tte. Elle sapaisa bientt.

    coute je voulais te voir avant de men aller. Si si ! Jai pas peur, tu sais ! Je voulais te dire que que je taime bien, petit. Faut pas faire une tte comme a. Regarde, moi, je rigole On sen va tous. Un jour, a sera ton tour, dans longtemps, jespre.

    Elle branla la tte. Cest pas bien malin, ce que je dis l. Je suis quune vieille

    sotte. Vous tous, avec les couteurs des draags, vous tes plus

  • - 55 -

    intelligents que moi. Mme les petits les tout petits oms qui savent lire les paroles draags, maintenant. Cest grce toi, a. Pour lintelligence, tu es un peu l. Mais au dbut, quand tu tais encore un petit, tout ce quon a fait, cest grce moi. Parce que jtais nergique, pas vrai ?

    Terr lapprouva de la tte. Elle serrait son vieux poing nerveux sur la couverture.

    Moi lnergie, toi (elle lui frappa lentement le front du doigt) la tte. Alors, je voulais te dire Avec ta tte, si je te donne mon nergie, tu russiras lExode. Faut les deux. Je sais bien que tu en as, de lnergie, mais je te donne la mienne en plus. Tout lheure, je serai plus l. Cest toi qui vas tout commander Dailleurs, depuis des jours, tu commandes dj. Les autres tcoutent, pas vrai ?

    Elle haleta un moment sans rien dire, puis ses mains emprisonnrent celles de Terr, comme des serres.

    Tu sens ? Tu sens, petit ? Mon nergie qui coule de mes bras ? Elle va dans les tiens. Je te la donne. Elle me quitte. Tu sens ? Tu

    Sa tte pesa plus lourd sur ltoffe. Ses lvres violettes restrent figes dans un sourire.

    Vieille ? dit Terr. Il dgagea doucement ses mains tides des doigts froids de la

    morte. Il lui ferma les yeux, resta un moment pench sur elle. Puis il se dirigea dun pas lent vers la porte.

    Tout le monde tait debout dans la pice voisine. Terr leur fit signe que ctait fini. Sans regarder derrire lui, il sortit, suivi de Charb dont les grosses lvres tremblaient dmotion.

    Dans le grand couloir, une foule stait agglutine, prvenue par des rumeurs imprcises. Tous regardaient Terr, apparu en haut des marches.

    La Vieille est morte, annona-t-il dune voix sans timbre. La stupeur figea la foule. Depuis toujours, la Vieille tait le

    symbole de leur unit, de leurs esprances, de leur destin. Mais quand Terr fit mine de descendre, une voix dome lana :

    Vive ldile ! Cela dclencha une explosion de vivats. Terr ! Notre dile ! Vive ldile des Oms ! Vive lExode !

  • - 56 -

    Sans succs dabord, Terr leva la main pour endiguer le tumulte. Un tic nerveux fit trembler son menton, sous sa barbe blonde.

    Quelquun sortit de la rsidence de la Vieille et joua des coudes pour se placer tout prs du nouvel dile et lui prsenter une tlbote. la vue du petit appareil, la foule sapaisa par degrs.

    Oms libres, dit Terr, la Vieille est morte en madjurant de russir lExode. Depuis des jours et des jours, elle a lutt pour nous. Puis elle a lutt contre la mort.

    Plus qu la foule prsente, il sentait sa voix sadresser par les ondes des milliers doms penchs sur leurs rcepteurs dans toute la ville, et plus loin, aux sentinelles des postes avancs jalonnant les pistes. Plus loin encore, peut-tre, son discours allait rveiller lnergie des units de pillage en action dans les villes draags.

    Quelque part, aux environs de Klud, un enfant draag

    samusait enregistrer les parasites dune tlbote. Par jeu, il les faisait repasser dans un plurigraphe. Il savisa soudain que certains bruits ressemblaient des paroles. Des mots draags, comme prononcs toute vitesse et dforms par un gosier animal, sonnrent ses tympans.

    Surpris et curieux, lenfant draag recula le fil du plurigraphe et repassa plus lentement les sons tranges : Oms libres, nasilla lappareil, la Vieille est morte

    Le reste se perdit dans un orage de crpitements. Par instant, on captait cependant des mots isols : lutt exode oms

    Lenfant draag se dressa, ravi et faisant claquer ses membranes.

    Pre, cria-t-il. Il y a des oms qui parlent dans le plurigraphe !

    Je tai dfendu de jouer avec cet appareil, dit une voix venue de la pice voisine.

    Lenfant draag sortit. On lentendit insister : Jai fait une voix dom avec le plurigraphe. a disait : om

    libre, la vieille est morte

  • - 57 -

    Profitant de sa solitude, un om de luxe, jusque-l couch sur un coussin, sortit de son faux sommeil, bondit sur le plurigraphe et arracha le fil. En une seconde, cachant le fil cass dans son poing, il reprit sa paresseuse position et ferma les yeux.

    Quelle sottise ! dit le pre draag en entrant dans la pice. a ne veut rien dire Tiens, regarde, tu as cass le fil. Joue autre chose !

    Il prit lappareil et poussa lenfant dans la salle de nature. Le petit draag plongea dans la piscine et ny pensa plus.

  • - 58 -

    3.

    Pench sur sa tlbote, Charb prit quelques notes, dit

    merci et jeta un papier sur la table de Terr. Celui-ci le lut rapidement, sourcils froncs. Nous courons ce danger tous les jours, dit-il enfin. Il faut

    absolument interdire toute communication en clair. Fais le ncessaire pour que les gars du centre 10 tablissent un code.

    Cela va tout retarder. Je sais bien. Mais imagine que nos tlcommunications

    aient t captes par des draags adultes. Ils nous auraient vite trouvs. Nous aurions chou tout prs du but.

    Il se leva et posa la main sur lpaule de Charb. Nous avons une supriorit sur les draags : la rapidit.

    Notre diffrence dchelle nous a pousss dformer leur langue de telle sorte quils ne peuvent suivre le rythme de nos paroles. De plus, nous avalons la plupart de leurs consonnes. Sans ces petits avantages, il y a longtemps que nous aurions perdu la partie.

    Charb suivait son ide. tablir un code, lapprendre. Supprimer pendant ce temps

    toute tlcommunication ! Le rythme de nos efforts sera paralys pendant trois jours au moins !

    Tant pis. Nous pouvons nous le permettre. Jai parl de rapidit, linstant. Songe quil faut un quart de lustre un draag pour atteindre lge adulte. Il ne faut quune anne un om !

    Il se plongea dans des souvenirs personnels et dit : Quand jai quitt les draags, Tiwa, ma petite matresse,

    tait une fillette. Elle est encore une fillette aujourdhui. Elle na seulement que des rudiments dinstruction. Et moi, je suis un om barbe blonde. Jai eu six enfants. Jai tudi les mathmatiques, je connais fond lygamographie et jai assez de

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    notions pour parler de nimporte quoi avec nos techniciens. Jai mis au point des rgles provisoires dconomie lusage des oms, jai jet les bases de lconomie 2 qui nous servira sur le continent sauvage o nous voulons nous tablir. Rapidit, toujours. Nous vivons un autre rythme et cest notre principal atout.

    Il jeta un regard affectueux sur les graphiques tapissant les murs et poursuivit :

    En un an, nous avons fond cette ville, organis des rseaux de renseignements, pouss la natalit, form des spcialistes, accumul un matriel fantastique Nos progrs vont pas de gant. Pendant la mme priode, les draags ont tout juste russi voter cette petite loi de dsomisation que nous avons prise de vitesse. Lexode aura lieu avant que cette loi ne soit applique fond. Je le rpte, nous devons perdre ces trois jours, afin de ne pas tout gcher. Dailleurs, les tlcommunications seront bientt rserves aux espions seuls. Les raids nauront plus de raison dtre. Nous avons dj tout ce quil nous faut pour effectuer lExode et mettre en application lconomie 2. Nous allons bientt vivre replis sur nous-mmes dans cette ville. Les tlfils suffiront.

    Il enfona un bouton de la tlbote et dit : Ateliers ! Lappareil ronronna un instant, mit quelques dclics avant

    de laisser sourdre une voix. Ici, Central Ateliers ; qui parle ? Ldile. O en tes-vous, pour lappareil 3 ? Ne quittez pas, dile. Je vous branche sur la salle 3. Ici chef de salle 3 ! Ici ldile. Et cette plaque ? Nous perons le dernier trou, dile. Dans une heure, il ny

    aura plus qu monter sur coque. Votre foret sest us ? a ira. Le changer nous prendrait plus de temps. Bon. Je descends voir. Terr coupa et se tourna vers Charb. Fais le ncessaire, pour le code !

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    Charb acquiesa en avanant la main vers sa tlbote. Terr sortit, sauta sur un chariot et se laissa glisser jusquaux ateliers.

    Il traversa les entrepts mcaniques, les petits ateliers de prcision et parvint aux salles de montage. Dans les deux premires trnaient les appareils termins : deux normes vaisseaux fabriqus avec des pices dtaches ravies aux usines draags. Des files doms y chargeaient le fret ncessaire lExode.

    De la salle 3 filtrait le cri modul du mtal mordu par le mtal, et le vaste murmure doms haletants sous leffort. Terr y entra.

    Une plaie carre bait au flanc du troisime vaisseau, montrant des organes de verre et des ganglions de fils multicolores. Plus loin, une plaque courbe tait cale sur le sol par des tasseaux de plastique. Juchs sur un chafaudage, une centaine doms maintenaient un norme vilebrequin la verticale, tandis quune autre centaine de travailleurs tournaient sans fin dans les roues dcureuils entranant le foret. La sueur coulait par litres le long des entretoises, dgouttait sur la plaque surchauffe, bouillait en dansant au milieu des copeaux de mtal. De main en main, des bidons dhuile arrivaient sans arrt des entrepts. Une dizaine dhercules aux muscles vernis par la chaleur vidaient le lubrifiant sous la mche du foret.

    Deux femelles aux cheveux nous sur la nuque abattaient un travail de mle. Terr sapprocha delles.

    Que font-elles ici ?