Spinoza - La Politique La Raison, Les Affects

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Simona Ferlini

LA RAISON ET LES AFFECTS DANS LA PENSEE POLITIQUE DU DERNIER SPINOZA

1. Le rle de la raison. Dans son dernier ouvrage, le Trait Politique, Spinoza attribue la raison le rle de condition ncessaire pour l'existence de n'importe quelle communaut politique. En effet, une communaut politique existe, pour Spinoza, chaque fois que des hommes s'accordent et rassemblent leurs puissances individuelles pour pouvoir agir ensemble: "si duo simul conveniant, et vires jungant, plus simul possunt, et consequenter plus juris in naturam simul habent, quam uterque solus, et quo plures necessitudines sic junxerint suas, eo omnes simul plus juris habebunt" , mais cet accord et cette1

union ont, comme condition ncessaire, celle de poursuivre rationnellement l'intrt commun. Pour agir ensemble, la multitude d'hommes qui constitue l'Etat (ou n'importe quelle autre communaut) a besoin d'tre conduite "una veluti mente (...). At haec animorum unio concipi nulla ratione posset, nisi Civitas id ipsum maxime intendat, quod sana ratio omnibus hominibus utile esse docet" . La puissance commune2

se rapproche plus de sa plus haute puissance lorsque les dcisions qui concernent son exercice sont plus rationnelles, car dans ce cas les puissances de tous peuvent s'unir au plus haut degr. La tche de la thorie politique est alors celle d'tablir1 2 TP,II,15. TP,III,7.

Ferlini Raison et affects

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quelles sont les conditions ncessaires pour que la multitude puisse atteindre ce degr maximum de cohsion et de puissance. En revanche, toute dcision irrationnelle, provoquant l'indignation d'une partie de la multitude, diminue cette mme puissance, tant donn que les puissances individuelles qui la constituent s'opposent l'une l'autre avec plus ou moins de force, au lieu de s'accorder et s'unir entre elles: "quia Jus Civitatis communi multitudinis potentia definitur, certum est, potentiam Civitatis, et Jus, eatenus minui, quatenus ipsa causas praebet, ut plures in unum conspirent" . Une absolue rationalit dans la conduite des3

affaires communes engendrerait alors une absolue puissance de la multitude, tandis que tout manque de rationalit diminuerait cette puissance. La forme meilleure de gouvernement est donc celle qui russit atteindre cette rationalit et cette puissance absolues (ou, du moins, celle qui s'en s'approche le plus): l' imperium absolutum .4

Du seul fait que Spinoza dfinit le pouvoir politique par la puissance commune des citoyens, il peut alors tablir une troite connexion entre le pouvoir politique et le consensus. Au fur et mesure qu'il accomplit des actes irrationnels, le souverain perd de son pouvoir, parce que ces actes engendrent l'indignation de ses sujets. En revanche, la recherche rationnelle du bien commun est la condition essentielle du consensus, donc le fondement des lois5

naturelles, "seu regulis, sine quibus Civitas non esset Civitas" .3 4 5 TP,III,9. Voire TP,V,2; VIII,7, et passim. TP,IV,4.

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S'il agit de faon irrationnelle, le souverain "pche" envers ces lois, et sa peine est l'affaiblissement, et, l'extrme limite, la ruine, de son pouvoir. De ce point de vue, la raison fait valoir ses droits sous la menace que reprsente indignation populaire: elle apparat donc comme une limite du pouvoir. Cependant, le modle que Spinoza propose n'a rien voir avec celui de la distinction entre Etat et socit civile, o cette dernire contrle le premier travers l'opinion publique. Ce modle n'est pas seulement postrieur la mort du philosophe, mais aussi trs loin des fondements de sa thorie politique. Bien sr, dans son analyse du pouvoir, il existe la possibilit d'une distinction entre ceux qui tiennent l'imperium (les "summae potestates") et la multitude. Mais la meilleure forme de6

gouvernement

est

le

"omnino

absolutum

imperium" , savoir celle o cette distinction est abolie, car le seul fait dexclure une partie des citoyens du pouvoir engendre une opposition, l'intrieur de la multitude, entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui en sont exclus. Cette opposition diminue la puissance commune, et, lorsque elle est prsente, limperium ne peut pas tre absolu .7

6 7

TP,XI,1. TP,VIII, 4.

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4

Au contraire, on l'a dj vu, l'objectif de Spinoza est prcisment d'tablir les conditions pour que la multitude soit la plus proche possible de son plus haut degr d'union et de puissance. Il ne s'agit donc pas pour Spinoza de se rsigner l'invitable irrationalit du pouvoir, face laquelle la seule chose faire est de fixer les limites et les bornes de celui-ci et de le soumettre certaines formes de contrle. Cette solution n'est mme pas valable dans l'organisation de l'imperium monarchique: la menace de l'indignation populaire ne rend pas le roi plus rationnel, mais au contraire le fait pencher vers la tyrannie. De son ct, si la multitude n'est pousse que par l'indignation abattre un tyran, elle ne pourra ensuite que retomber dans la mme tyrannie: pour rester libre, elle a besoin de se donner une organisation alternative du pouvoir .8

La raison se prsente comme limite du pouvoir politique seulement s'il est mal agenc: alors, sa conduite peut tre irrationnelle et les puissances individuelles peuvent entrer en conflit. Mais la science politique doit avoir comme objectif le plus grand developpement possible de la puissance commune, et par consquent un dveloppement parallle de la rationalit commune.

8

TP,VIII, 14.

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5

2. Affectus, quibus conflictamur...

9

Il reste comprendre de quelle faon cette tche peut tre accomplie, car dans la Cit spinoziste, il n'y a aucun sujet auquel la tche de conduire une politique rationnelle puisse tre confie. La nature, qui "una, et communis omnium est" ,10

fait en sorte que tous les hommes vivent sous la domination des affects. Certes, il n'est pas impossible que des hommes parviennent contrler les affects sous la conduite de la raison, et soient donc libres. Mais la libertas animi que Spinoza identifie avec la raison est une vertu trop rare et trop difficile saisir, et "qui sibi persuadent posse multitudinem, vel qui publicis negotiis distrahuntur, induci, ut ex solo rationis praescripto vivant, saeculum potarum aureum, seu fabulam, somnient" .11

En effet, chacun est enclin par nature poursuivre son propre intrt, et juger d'aprs celui-ci du bien et du mal. Chacun, en outre, croit que ce jugement concide avec la raison et lui attribue donc une valeur universelle. De mme, chacun est enclin croire que ceux qui lui sont plus semblables sont meilleurs et plus rationnels que les autres. C'est pourquoi confier le pouvoir aux "meilleurs" ne peut que conduire l'hgmonie d'un groupe, dont l'intrt rationnel ne sera que celui de se perptuer .12

Ce serait donc une folie que de confier la conduite des9 10 11 12 TP,incipit. TP,VII,27. TP,I,5. Voire TP,VIII,14

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affaires communes la rationalit ou la loyaut de quelqu'un. La libertas animi est une vertu prive , et ni le13

salut ni la ruine de l'Etat ne peuvent dpendre du fait que l'individu vit sous la domination des affects ou sous la conduite de la raison, mme dans le cas o cet individu en est le roi. La conduite des affaires communes ne peut donc tre confie la bonne foi de quelqu'un. Au contraire, affirme Spinoza, il faut organiser les activits publiques de telle faon que "qui easdem administrant, sive ratione ducantur, sive affectu, induci nequeant, ut male fidi sint, seu prave agant" .14

En effet, tant donn que les affects des hommes sont partout presque les mmes, si dans une Cit rgne la discorde cela signifie que sa politique a t mal organise: "talis Civitas non satis concordiae providerit, nec jura satis prudenter instituerit, et consequenter neque Jus Civitatis absolutum obtinuerit" .15

3 L'organisation du pouvoir. La rationalit politique relve donc de l'organisation de la Cit, plutt que de la qualit de ses citoyens. Puisque le point de dpart de toute thorie politique est la constatation selon laquelle tous les hommes sont soumis aux affects, on pourrait alors s'attendre ce que Spinoza explique comment cette organisation est capable de produire une rationalit commune partir des affects individuels. Toutefois, que ce soit cause13 TP,I,6. 14 Ivi. 15 TP,V,1.

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de l'inachvement de l'oeuvre, ou bien pour d'autres raisons, on ne trouve quun aperu sur ce thme dans le Trait Politique. Avant d'analyser cet aperu il nous faut exposer le plus brivement possible les formes d'organisation politique proposes par Spinoza. Lorsque Spinoza traite des structures de la Cit, il s'intresse presque exclusivement au problme de la distribution du pouvoir. Il suit d'abord la distinction classique des formes de gouvernement, qui remonte Hrodote: pouvoir politique (imperium) confi une seule personne, monarchie; confi quelques personnes choisies, aristocratie; confi la multitude entire, ou, plus prcisment, une assemble compose de la multitude entire, dmocratie .16

Cette distinction acquiert cependant une signification nouvelle chez Spinoza, car il ne se soucie pas d'tablir quelle est la forme de gouvernement la meilleure. Il s'intresse plutt construire les structures institutionnelles les plus conformes la distribution du pouvoir qui caractrise chacune. De ce point de vue, l'lment le plus important pour Spinoza est la proportion entre les forces de ceux qui ont le pouvoir et les forces de leurs sujets. Si cette proportion est telle que les summae potestates sont mme d'exercer le pouvoir sans aucune limitation de facto, dans ce cas limperium est absolu. Si cette proportion n'est pas telle, la constitution de la Cit doit se conformer aux limites effectives des forces du souverain. Toute l'organisation de l'imperium monarchicum se base sur le principe selon lequel la proportion entre la16 TP,II,17.

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puissance d'un seul individu et celle de la multitude entire est si dfavorable qu'un prince ne peut "imperium absolutum uti" sans de nfastes consquences pour tous. Au contraire,17

l'organisation de l'imperium aristocraticum relve du fait que si l'assemble qui le conduit est assez nombreuse, elle peut avoir un pouvoir presque absolu. La supriorit du gouvernement aristocratique vient du fait quil sagit dun gouvernement collgial. Il y a, selon Spinoza, une trs grande diffrence "inter imperium, quod in unum, et18

inter

id,

quod

in

satis

magnum

Concilium

transfertur" . Une assemble n'a pas besoin de conseillers, elle ne meurt jamais et ne subit pas les variations lies la sant, l'humeur, etc., auxquelles un individu est toujours soumis. C'est pourquoi le pouvoir de l'assemble aristocratique est presque absolu, ayant comme seule limite le fait que "multitudo imperantibus formidolosa est, quae propterea aliquam sibi libertatem obtinet, quam, si non expressa lege, tacite tamen sibi vindicat, obtinetque" . Ce19

dernier est probablement le seul lment de distinction entre le pouvoir aristocratique et le "omnino absolutum imperium"20

confi une assemble dont la multitude entire fait partie. La diffrence entre les formes de gouvernement peut alors se rsumer dans cette alternative: pouvoir confi une assemble assez nombreuse, et pouvoir confi un seul (ou bien une assemble qui n'est pas assez nombreuse);17 18 19 20 TP,VII,14. TP,VIII,3. TP,VIII,4. TP,XI,1.

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pouvoir absolu (ou presque), et pouvoir qui n'est pas absolu. C'est en dcrivant la diffrence entre ces deux pouvoirs que Spinoza voque le thme du rapport entre rationalit et affects. Le pouvoir de l'assemble aristocratique est meilleur que le pouvoir monarchique, tant plus proche du pouvoir absolu "absque pacis, et libertatis detrimento" . En effet, ce21

pouvoir ne menace pas la paix et la libert, car "concilii adeo magni voluntas non tam a libidine, quam a ratione determinari potest; quippe homines ex malo affectu diverse trahuntur, nec una veluti mente duci possunt nisi quatenus honesta appetunt, vel saltem quae speciem honesti habent" .22

Une organisation de la Cit capable den produire la conduite rationnelle est, en premier lieu, celle o les dcisions sont prises en commun par une ou plusieurs assembles assez nombreuses, car l'accord entre un grand nombre d'hommes ne peut se raliser que sur ce qui est rationnel. Nous avons donc une premire rponse aux questions que nous nous tions poses. Si la raison politique n'a pas besoin de sujets rationnels, c'est parce quelle est une raison commune issue de la confrontation entre des opinions individuelles diffrentes. Celles-ci peuvent tout aussi bien tre dictes par des intrts particuliers et des points de vue subjectifs: poursuivre son intrt de la faon qu'il juge la meilleure est pour Spinoza le droit naturel de chacun, qui ne cesse nullement d'tre valable dans l'tat civil . Mais les23

opinions et les intrts particuliers ne peuvent trouver de21 TP,VIII,7. 22 TP,VIII,6. 23 Ep 50.

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point de rencontre que dans l'intrt commun et dans la raison. Si le consensus de la multitude a pour condition que les dcisions des "summae potestates" soient rationnelles, c'est donc parce que, en soi, l'accord d'un grand nombre d'hommes concide avec ce qui est rationnel.

4. Raison et affects dans le Trait Politique. Entre raison et consensus s'tablit alors une sorte

d'quivalence: l'accord qui fait en sorte que les individus soient conduits una veluti mente, est en mme temps la condition et la consquence de la rationalit; ou, ce qui revient au mme, l'union qui engendre la puissance de la multitude produit en mme temps la rationalit politique, tout comme celle-ci produit l'union. Le plus haut niveau d'union et de puissance concide alors avec le plus haut niveau de rationalit, tout comme, on l'a dj vu, le maximum de rationalit engendre le maximum de puissance. Cependant, nous ne pouvons pas nous considrer satisfaits de cette solution, parce que Spinoza se borne affirmer que l'accord concide avec la raison, sans expliquer pourquoi ni dans quelles conditions cette concidence peut se vrifier. Ce qui est particulirement peu clair est le rle des affects dans la production de cette raison. Est-elle la consquence d'un dpassement des affects individuels? Et dans ce cas, d'o vient la raison qui les dpasse? Ou bien les affects mmes engendrent-ils une raison commune? Et dans

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ce cas, comment les affects des hommes qui ne sont pas conduits par la raison peuvent-ils la produire par le seul fait de s'accorder? Puisque nous avons vu que la raison n'est prrogative d'aucun sujet dans la Cit, car nous devons accepter le principe que tous ses membres vivent sous la conduite des affects, on peut aisment conclure que la raison ne peut avoir d'autre source que les affects mmes. Toutefois, Spinoza n'explique pas de quelle faon le passage des affects la raison commune peut se produire, ni quel est le rle de l'accord dans ce passage. Ce qui ressort des textes est que, si les hommes ont une ncessit absolue d'unir leurs forces et de s'accorder, ce n'est pas la raison qui leur apprend cette ncessit: "quia homines, uti diximus, magis affectu, quam ratione ducuntur, sequitur multitudinis non ex rationis ductu, sed ex communi aliquo affectu naturaliter convenire, et una veluti mente duci velle" .24

L'union et l'accord ne peuvent donc tre produits que par les affects. Toutefois, rien dans les affirmations de Spinoza ne garantit que cet accord est rationnel. Spinoza semble mme se contredire ce propos. En poursuivant le passage que nous venons de citer, nous trouvons quelques exemples des affects qui poussent les hommes s'accorder naturellement: l'espoir, la crainte, et le dsir commun de "aliquod damnum ulciscendi" . Or, mme25

sil n'est pas vident que le metus soit un "affect mauvais", il est difficile de douter que le "desiderium aliquod damnum ulciscendi" ne soit un affect de haine: haine envers ceux qui24 TP,VI,1. 25 Ibidem.

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nous ont nui, et en mme temps indignation, c'est dire "odium erga illum, qui alteri male fecit" . Mais nous avons vu26

que la seule garantie pour que les assembles produisent des dcisions rationnelles est prcisment le fait que les hommes "ex malo affectu diverse trahuntur". En outre, dans le chapitre sur les fondements de l'Etat Spinoza indique justement dans les affects de haine la cause de la naturelle inimiti des hommes: "quatenus homines ira, invidia, aut aliquo odii affectu conflictantur, eatenus diverse trahuntur, et invicem contrarii sunt, et propterea eo plus timendi, quo plus possunt, magisque callidi, et astuti sunt, quam reliqua animalia; et quia homines ut plurimum (...) his affectibus natura sunt obnoxii, sunt ergo homines ex natura hostes" . Loin d'tre une cause27

d'union entre les hommes, les affects de ce genre sont au contraire la raison principale des conflits, celle qui fait des hommes les ennemis les plus redoutables les uns pour les autres. Mais si les hommes ne peuvent pas s'accorder sous la pression de la crainte ou de la haine, les affirmations de Spinoza au sujet du "naturaliter convenire" demandent un claircissement. S'ils le peuvent, la distinction entre les causes du conflit et les causes de l'accord et de la rationalit devient incomprhensible: doit-on conclure que la raison concide avec n'importe quel affect, pourvu qu'il soit un affect commun? Et s'il n'en est pas ainsi, quelle est la diffrence entre les accords produits par les affects de haine et les autres? Pourquoi, et de quelle faon, les accords qui naissent26 E,III,32,S. 27 TP,II,14.

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des affects de haine peuvent-ils tre vaincus par les autres? Ces problmes mettent en question des aspects trs importants de la thorie politique spinoziste, partir de celui du rle mme de la raison. L'exigence absolue d'une conduite rationnelle de l'Etat, on l'a vu, drive du fait que toute conduite irrationnelle engendre l'indignation des sujets, donc un affaiblissement du pouvoir, tandis que le consensus requiert des choix rationnels de la part du souverain. Mais ces thses ne peuvent tre soutenues que si l'on croit que le consensus est rationnel en soi, et elles perdent leur validit si lon ne peut pas croire que le "animorum unio" aie, comme condition ncessaire, la raison. De plus, la thse qui lie le droit de rsistance de facto la conduite irrationnelle du souverain requiert les mmes prmisses, tout comme la thse de la persistance du droit naturel individuel dans l'tat civil perd sa cohrence si on ne peut pas dmontrer que les droits et les opinions individuelles sont capables de s'accorder dans la poursuite du bien commun. L'identit entre l'accord et la raison est donc un postulat de la politique spinoziste, sur lequel se fondent le droit de rsistance face une politique irrationnelle, consensus et l'affirmation l'affirmation de la valeur rationnelle selon du consquente laquelle

contraindre les opinions individuelles est inutile et nuisible, car le consensus ne requiert qu'une politique rationnelle, et le libre jeu des opinions ne peut quaugmenter cette rationalit. De ce postulat, il nous faut comprendre les raisons. Cependant, les lments pour le comprendre ne se trouvent pas dans le Trait Politique. Pour les rechercher, nous devons

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recourir la thorie des affects que Spinoza dveloppa dans l'oeuvre qui prcde immdiatement ce trait: l'Ethique . 5. La raison et les affects dans l Ethique.

En ce qui concerne les fondements positifs et rationnels de la sociabilit humaine, la proposition 18 de la IVme partie de lEthique et sa scolie marquent un changement radical de perspective, une nouvelle faon d'entendre le rapport de l'individu avec les choses extrieures, et par consquent avec les autres hommes. En effet, jusqu' cette proposition l'appartenance l'ordo communis naturae parat exclusivement une borne la puissance humaine, savoir l'ensemble des limites extrieures qui empchent son essence de s'exprimer librement. Les ides et les actions adquates s'opposent aux passions justementent par le fait que nous ne sommes causes de ces dernires quen partie, tandis que les ides et les actions adquates s'expliquent par notre seule nature. Une ide inadquate est quelque chose que notre mens peroit partiellement , et une passion est un affect dont28

nous sommes cause inadquate ou partielle . C'est pourquoi29

nous sommes passifs en tant que "Naturae sumus pars, quae per se absque aliis non potest concipi" , et pour la mme30

raison notre puissance est toujours limite et surpasse par

28 E,II,11S. 29 E,III, dfinitions. 30 E,IV,2.

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celle des causes extrieures . En effet, nous ne pouvons pas31

chapper necessario

cette

condition

"hinc32

sequitur, semper

hominem obnoxium,

passionibus

esse

communemque Naturae ordinem sequi" . La IVm partie de l'Ethique, "de servitute humana", est ddie ces limitations, ou plutt aux conditions auxquelles l'homme est toujours forcment soumis en tant que partie de la nature. Ces conditions, toutefois, doivent tre le point de dpart pour difier une thique, savoir pour rechercher les moyens dont l'homme dispose pour chapper l'tat d'impuissance dans lequel les passions le contraignent. Cependant, "affectus nec corceri, nec tolli potest, nisi per affectum contrarium, et fortiorem affectu corcendo" , cest pourquoi ces moyens ne33

peuvent se trouver que dans les affects mmes. Donc, si la raison peut modrer et contrler les affects, cest seulement parce que la raison, en tant que connaissance vraie du bien et du mal, concide avec des affects plus puissants que ceux auxquels elle s'oppose: "vera boni, et mali cognitio, quatenus vera, nullum affectum corcere potest, sed tantum, quatenus ut affectus consideratur" . Aprs avoir dmontr les forces et34

les limites de la raison en tant que "cognitio vera boni et mali", ou plutt les causes de son impuissance, Spinoza commence donc dterminer quels sont les affects dont la raison dispose pour surmonter les passions. La proposition IV,18 est le point de dpart de cette31 32 33 34 E,IV,3. E,IV,4 et C. E,IV,7. EIV,14.

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recherche, et de cette proposition commence aussi se dgager une nouvelle perspective sur le rapport avec les choses extrieures. Le lien avec les choses extrieures peut accrotre la puissance individuelle, au lieu d'en tre la borne, car ma puissance et celle de la chose extrieure peuvent s'unir et se renforcer l'une l'autre: "Cupiditas, quae ex Laetitia oritur, caeteris paribus, fortior est Cupiditate, quae ex Tristitia oritur", car sa force "potentia humana, simul et potentia causae externae (definiri debet)" . Si donc la raison peut35

surmonter les passions, c'est parce que les affects qui correspondent la raison sont toujours des affects de joie, tandis que la tristesse est en tout cas un affect passif . Mais36

les affects de joie, leur tour, sont plus puissants que les passions tristes seulement parce quils correspondent l'union de la puissance individuelle avec celle des choses extrieures. Le fondement positif et rationnel de la sociabilit humaine se trouve dans la possibilit de cette union de puissances: les puissances des hommes peuvent se joindre, et cette union, en les accroissant, s'accompagne naturellement des affects de joie et donc d'amour. Etre une partie de la nature, affirme Spinoza dans la scolie de la proposition 18, n'est pas seulement un facteur d'impuissance, car au contraire nous avons besoin des choses extrieures, et "sane noster intellectus imperfectior esset, si Mens sola esset, nec quicquam praeter se ipsam intelligeret". Mais parmi les choses extrieures, celles qui sont meilleures pour nous sont35 E,IV,18 et dm. 36 E,III,59.

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celles

qui

"cum

nostra naturae

natura individua

prorsus invicem

conveniunt", junguntur,

s'accordent le plus notre nature: "si enim duo ex. gr. ejusdem prorsus individuum componunt singulo duplo potentius. Homini igitur nihil homine utilius; nihil, inquam, homines praestantius ad suum esse conservandum, optare possunt, quam quod omnes in omnibus ita conveniant, ut omnium Mentes et Corpora unam quasi Mentem, unumque Corpus componant, et omnes simul, quantum possunt, suum esse conservare conentur, omnesque simul omnium commune utile sibi quaerant". On trouve dans cette longue citation plusieurs thmes que paratront dans le Trait Politique: l'union des puissances individuelles qui est l'origine de la Cit, la "veluti unica mens" qui doit conduire la multitude, et la recherche de l'utilit commune. Mais ici, en dcrivant les conditions qui rendent possible l'union des puissances individuelles, Spinoza se sert d'une notion qu'il ne dveloppe pas dans le Trait Politique, et qui cependant dans l'Ethique parat essentielle pour dfinir les conditions de la sociabilit humaine: la notion de "convenire". Cette notion runit en soi des aspects diffrents: l'action de s'accorder, l'union, le fait d'tre du mme avis ou d'avoir quelque chose en commun et la similitude. Plus prcisment, le convenire est cette union des puissances qui a son fondement dans la similitude des natures: lorsque deux natures sont semblables, leurs puissances respectives se composent et s'accroissent l'une l'autre, un tel point que, si elles sont tout fait semblables (si elles sont "ejusdem prorsus natura"), l'union peut tre totale. Le fondement de la

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sociabilit humaine se trouve dans cette notion: si rien n'est plus utile l'homme que l'homme, c'est parce que les natures des individus humains "prorsus conveniunt", sont semblables au plus haut degr, et pour cette raison peuvent s'unir et accrotre au plus haut degr les forces de chacun. Les choses qui nous sont utiles sont celles qui, en une certaine mesure, peuvent unir leur puissance la ntre parce quelles ont quelque chose en commun avec nous: "quatenus res aliqua cum nostra natura convenit, eatenus necessario bona est" . Mais quel est le sens de lunion de deux37

puissances, et pourquoi la similitude est-elle la condition de cette union? Spinoza l'explique dans la dmonstration de la proposition que nous venons de citer, en renvoyant la thorie du conatus: tendent les choses leur singulires sont38

des En

expressions dtermines de la puissance divine, et leurs consquences propre conservation . d'autres termes, de la nature d'une chose dcoulent des consquences qui sont utiles cette chose elle-mme. C'est pourquoi dans le cas o la nature de la chose extrieure "convient" avec la ntre, c'est--dire dans le cas o cette nature a quelque chose en commun avec nous , de nos39

proprits communes dcoulent des consquences qui, sont utiles lune et lautre. Etre semblable, ou convenire, signifie Lorsque alors ces avoir des proprits se communes, deux et par consquent des effets qui vont dans la mme direction. conditions vrifient, puissances

37 E,III,31. 38 E,III,6,dm. 39 Convenire quivaut avoir en commun: voire E, IV,30 et IV,31,dm.

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s'unissent pour en former une seule. Dans la mesure o quelque chose "convient" avec notre nature, donc, ses effets vont dans le mme sens que les effets de la ntre, la secondent et l'accroissent; c'est pourquoi "res nulla per id, quod cum nostra natura commune habet, potest esse mala; sed quatenus nobis mala est, eatenus est nobis contraria" :40

deux choses sont contraires si leurs efforts vont dans des directions pour ainsi dire opposes, savoir lorsquelles peuvent se dtruire l'une l'autre. Dans ce cas, les choses ne peuvent pas "inter se convenire", ni tre en mme temps dans le mme sujet .41

6. Le convenire et l'imitation des affects. La joie et l'amour sont toujours les affects qui accompagnent le convenire, car l'union des puissances marque le passage dans une perfection et une puissance majeures, et ce passage a pour cause une chose extrieure. Donc, si quelquun qui nous est semblable les prouvons. De ce point de vue, cependant, le convenire ne semble pas tre diffrent de l'imitation affective que Spinoza dcrit dans la IIIme partie de l'Ethique. Mais de l'imitation affective Spinoza a aussi dcrit toute l'ambivalence. Imaginer que nos semblables partagent avec nous un amour ou une haine nous40 E,IV,30. 41 E,III,5 et dm..

s'unit nos actions, il les renforce, s'il

partage nos affects, il accrot la puissance avec laquelle nous

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20

renforce dans nos affects , et cest pour cette raison que42

chacun s'efforce afin que les autres aiment ce qu'il aime et hassent ce qu'il hait . Mais cet effort n'est pas l'origine de43

la

concorde

entre

les

hommes.

Au

contraire,

ses

consquences sont la violence et l'ambition: "atque adeo videmus unumquemque ex natura appetere, ut reliqui ex ipsius ingenio vivant, quod dum omnes pariter appetunt, pariter sibi impedimento, et dum omnes ab omnibus laudari, seu amari volunt, odio invicem sunt" . L'amour pour nos44

semblables, dans ce cas, n'est qu'une forme de pouvoir: l'effort que chacun accomplit pour que les autres ne soient plus sui juris, mais vivent ex ipsius ingenio. C'est pourquoi l'imitation affective est toujours ambivalente: si elle est la racine de la misricorde, elle est en mme temps la source de l'envie et de l'ambition de pouvoir .45

Toutefois, le convenire est quelque chose de plus que l'imitation affective. Alors que celle-ci explique les fondements passionnels, ambivalents et fluctuants, de la sociabilit humaine, la tche de la notion de convenire est d'en expliquer les fondements rationnels et positifs. De mme, comme lon a vu, en gnral la tche de la IVme partie est de dgager ce que les ides inadquates de l'imagination ont de positif, et par consquent ce que les affects passifs et fluctuants qui lui correspondent ont eux aussi de positif. Le convenire est ce que l'imitation affective a de positif: si nous prouvons des42 43 44 45 E,III,31. E,III,31,C. E,III,31,S. E,III,32,S.

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affects semblables ceux des autres hommes, c'est parce que leurs natures "prorsus conveniunt" avec la ntre. Loin d'tre une passion, le convenire des natures humaines est mme contrecarr par les passions: "quatenus homines passionibus sunt obnoxii, non possunt eatenus dici, quod natura conveniant" . En effet, la condition pour que des46

natures semblables s'accordent est que leur explication ne soit pas dtourne par des causes externes. Mais les affects qui sont des passions ne sont pas des expressions pures de l'essence individuelle; au contraire, ils reprsentent pour l'individu une condition d'impuissance. Dans cette condition, le convenire est impossible: "quae natura convenire dicuntur, potentia convenire intelliguntur (...), non autem impotentia, seu negatione, et consequenter (...), neque etiam passione" .47

Lorsque l'expression des natures individuelles est dtourne par les affects, les hommes diffrent et s'opposent mme les uns aux autres . Nous avons vu dans le Trait Politique que si48

les hommes sont naturellement ennemis, c'est parce que cette soumission des affects qui sont passions est la condition commune tous .49

Au contraire, ce n'est que lorsque les hommes vivent sous la conduite de la raison que leur nature s'explique librement, c'est dire que leurs affects sont des actions: "mentis actionis ex solis ideis adaequatis oriuntur; passiones autem a solis inadaequatis pendent" . Seulement dans ce cas50

46 47 48 49 50

E,IV,32. E,IV,32,dm. E,IV,33 et 34. TP,II,14. E,III,3.

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de la nature de l'individu sensuivent des consquences dont il est cause adquate, ou entire , et ces consquences,51

juges utiles par la raison, sont bonnes, en gnral, pour tous les hommes . Le fondement de la sociabilit humaine est52

donc bien la similitude de nature des hommes. Mais cette similitude n'a de valeur que lorsque les hommes agissent vraiment par les seules lois de leur nature, savoir sous la conduite de la raison: "quatenus homines ex ductu rationis vivunt, eatenus53

tantum

natura

semper

necessario

conveniunt" . La raison, ou le partage des connaissances vraies, est donc la condition ncessaire pour que les natures semblables des hommes puissent s'accorder. Rien n'est plus utile l'homme que l'homme qui vit sous la conduite de la raison . L'accord le plus grand concide, en effet, avec le54

partage du souverain bien, qui est la connaissance et l'amour de Dieu. Cette connaissance marque le degr maximum d'expression de l'essence humaine, tel point que "homo nec esse, nec concipi posset, si potestatem non haberet gaudendi hoc summo bono" .55

Il semble donc que la raison ne peut pas tre la consquence de l'accord, mais seulement sa condition. Les hommes ne peuvent s'accorder que lorsquils vivent sous la conduite de la raison, et par consquent leurs puissances s'expliquent librement. Si cependant cette solution peut tre valable du point de vue de la morale individuelle, nous avons51 52 53 54 55 E,III,df.1. E,IV,35, dm. E,IV,35. E,IV,35,C1. E,IV,36,S.

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dj vu que dun point de vue politique il est tout fait impossible de l'appliquer. En effet, de ce point de vue, la raison est bien la condition pour que les hommes agissent comme s'ils taient conduits par une seule mens, mais,on la vu, elle ne peut en aucun cas driver des sujets qui constituent la Cit. Si une raison est possible, elle ne peut tre quune raison commune, issue de l'accord entre les diffrents sujets, qui vivent tous galement sous le pouvoir des affects. Il faut donc se poser nouveau la question: de quelle faon, et quelles conditions, l'accord des affects individuels peut-il produire une raison commune? 7. Puissance et raison. Le passage de la raison au convenire trouve son fondement dans l'quivalence entre libre explication de la nature individuelle et raison que Spinoza a tabli au dbut de la IIIme partie de l'Ethique. Si l'homme qui vit sous la conduite de la raison agit par les lois de sa propre nature, c'est parce que avoir des ides adquates quivaut tre cause adquate de ses actions. C'est donc cette quivalence, ou pour mieux dire au systme d'quivalences dont elle fait partie, que nous devons nous rapporter pour comprendre si le passage inverse est galement possible, savoir si le convenire est capable d'engendrer une rationalit commune. La premire de ces quivalences est celle qui identifie d'un ct ltre cause adquate, ltre actif et lavoir des affects actifs, et de l'autre ct ltre cause inadquate, ltre

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passif, et ltre soumis des affects qui sont des passions. Nous sommes actifs, dit Spinoza, si nous sommes causes adquates, c'est dire lorsque "ex nostra natura aliquid in nobis, aut extra nos sequitur, quod per eandem solam potest clare, et distincte intelligi". Au contraire, si nous sommes causes inadquates de nos actions, affections ou perceptions, savoir lorsque "in nos aliquid fit, vel ex nostra natura aliquid sequitur, cujus nos non, nisi partialis, sumus causa" , nous56

sommes passifs. De mme, nos affects sont des actions si nous en sommes les causes adquates, dans le cas contraire, ils sont des passions . De ce premier groupe d'quivalences57

suit l'identification entre ides adquates et actions de la mens, et entre ides inadquates et passions de l'me: les ides adquates sont des ides dont notre mens est cause adquate, et vice versa les ides inadquates des ides dont notre mens est cause inadquate et partielle .58

Mais si les hommes s'accordent et unissent leurs puissances d'agir, chacun doit tre considr une cause partielle des effets qu'ils produisent ensemble. De mme, la joie qui correspond cette union drive d'une cause extrieure: elle devrait donc, suivant les dfinitions de Spinoza, tre considre une passion. Toutefois, deux natures semblables qui unissent leurs puissances produisent des effets qui s'expliquent adquatement par les proprits communes l'une et l'autre. Donc, tout en agissant ensemble, les hommes peuvent produire des consquences56 E,III,df.2. 57 E,III,df.3. 58 E,III,1 et dm.

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qui ne dtournent ni affaiblissent nullement la nature ou puissance de chacun. Cest pourquoi la joie qui accompagne le convenire des natures individuelles, dans la mesure o celles-ci ont des proprits communes, n'est pas un affect passif, mais au contraire correspond un renforcement de la puissance dont chacun dispose pour suivre les lois de sa nature. A ct de la joie qui est une passion, il existe donc aussi une joie qui est un affect actif: celle qui nous fait reconnatre en autrui ce qu'il a en commun avec nous. La joie qui est engendr par le convenire va donc dans la direction de la raison. L'origine de celle-ci, en effet, se situe prcisment dans la dcouverte des proprits communes: si une ide inadquate est l'ide de quelque chose qui ne s'explique que partiellement par notre nature, les premires ides adquates sont au contraire59

les

ides

de

"illa,

quae

omnibus

communia" , ou bien de "id, quod Corpori humano, et quibusdam corporis externis, a quibus Corpus humanum affici solet, commune est" . L'quivalence entre avoir des ides60

adquates et tre cause adquate de ses actions acquiert ds lors une dimension collective: nous sommes cause adquate de nos ides lorsqu'elles naissent d'une proprit qui est commune nous et la chose extrieure, nous sommes actifs lorsque nous sommes cause ensemble quelque chose qui a en commun avec nous la proprit par laquelle nous agissons. L'union avec nos semblables, alors, nous est utile surtout parce quelle renforce notre raison, c'est--dire parce quelle59 E,II,38. 60 E,II,39.

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accrot le nombre de nos ides adquates: "Mens eo aptior est ad plura adaequate percipiendum, quo ejus Corpus plura habet cum aliis corporibus communia" . En mme temps,61

cette union accrot aussi le nombre de nos actions dont nous sommes les causes adquates, et elle accrot par consquent notre puissance. La joie qui nat du convenire est alors en mme temps l'affect qui accompagne les actions communes des hommes, lorsquils agissent suivant les lois de leur propre nature, et l'affect qui accompagne la formation des ides adquates. Si donc les ides adquates ont le dessus sur les inadquates grce leur force intrinsque ,62

elles

correspondent aussi l'union entre les puissances des diffrents individus, et, par consquent, elles sont encore renforces par la joie active qui les accompagne. Certes, il ne faut pas oublier que tous les hommes sont soumis aux passions, et pour cette raison la joie qui nat de leurs union est toujours ambivalente et fluctuante, allant dans la direction de l'imitation des affects plutt que dans celle du convenire. Toutefois, si les hommes sont toujours soumis aux passions, ils ne sont cependant jamais tout fait passifs. Ils ne pourraient mme pas exister, si leur nature n'tait pas en quelque mesure capable de s'exprimer. Mais lorsquils agissent suivant les lois de leur propre nature, les hommes peuvent aussi s'accorder, et cet accord, son tour, accrot le nombre de leurs ides adquates et la force dont ils disposent pour agir selon les lois de leurs nature et pour rechercher ce qui leur est utile. La joie qui nat du convenire peut alors61 E,II,39,S. 62 E,II,43,S.

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engendrer une spirale positive capable d'accrotre toujours plus la fois la rationalit et la puissance de ceux qui y participent. 8. Conclusions. Le passage de l'accord la raison est donc plus difficile et beaucoup moins sr que celui de la raison l'accord, mais ce passage est possible, et d'autant plus important parce quil est la condition mme pour que les hommes deviennent raisonnables. En effet, la raison ne peut tre une condition de dpart ni pour l'individu ni pour la Cit. La Cit, nous l'avons vu, ne peut se baser sur l'hypothse que ses citoyens (ou certains dentre eux) soient raisonnables. Mais les individus aussi ont besoin de la raison commune pour dvelopper leur propre rationalit. Lorsque Spinoza dit que les hommes ont besoin de s'unir, parce que leur puissance, lorsqu'ils sont isols, est drisoire, l'union dont il parle n'est pas seulement une union de forces pour agir sur la nature, mais aussi, et surtout, une union qui permet aux hommes de penser ensemble. Personne ne nat libre, et personne ne nat raisonnable, mais le long chemin du devenir adquat de nos ides et de nos actions ne pourrait tre accompli si l'individu tait isol, "si Mens sola esset, nec quicquam praeter se ipsam intelligeret" . Pour former des ides adquates, nous63

avons besoin de faire l'exprience de nos semblables et de communiquer avec eux, et plus les individus qui partagent63 E,IV,18,S.

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cette communication sont nombreux et puissants, plus ils ont de forces pour agir et penser selon les seules lois de leur commune nature: "quae efficiunt, ut homines concorditer vivant, simul efficiunt, ut ex ductu rationis vivant" . Pouvoir64

penser avec leurs semblables est donc la chose la meilleure que les hommes puissent souhaiter. C'est pourquoi "homo, qui ratione ducitur, magis in civitate, ubi ex communi decreto vivit, quam in solitudine, ubi sibi soli obtemperat, liber est" .65

Cependant, le seul fait que les hommes partagent une opinion ne garantit pas que cette opinion soit rationnelle. N'importe quel affect, pourvu qu'il soit commun, est capable de produire une quelque forme d'accord, soit travers l'imitation affective, soit parce que des natures semblables, pousses par des causes extrieures semblables, ont des consquences semblables. De ce genre, par exemple, est l'accord de la multitude esclave dans la crainte et dans l'admiration du tyran, et cet accord ne produit pas la raison, mais la superstition. De mme, si la majorit des membres d'une assemble est soumise un mme affect passif, son accord sera l'expression de cette passion. Rien ne garantit donc que chaque opinion sur laquelle beaucoup d'hommes s'accordent soit une ide adquate, ni que toute dcision d'une assemble soit une dcision rationnelle. Toutefois, affirmer que les opinions de la majorit ou les dcisions d'une assemble sont forcment rationnelles n'est probablement pas dans les intentions de l'auteur, car cette affirmation quivaudrait nier toute valeur la diversit des64 E,IV,40,dm. 65 E,IV,73.

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opinions. Si nous jetons un regard en arrire, sur le chapitre XX du Trait Thologico Politique, nous voyons que, au contraire, Spinoza n'a jamais eu besoin de soutenir cette thse. Dans l'tat civil, affirme-t-il dans cette oeuvre, les individus ne renoncent qu' agir exclusivement selon leur propre dcret. Ceux qui ne partagent pas les opinions des summae potestates, ou bien, dans une assemble, les opinions de la majorit, ne sont nullement tenus de changer d'avis, ni de cesser d'exprimer leur opinion contraire. En effet, les dcisions communes doivent toujours rester ouvertes: "quia omnes homines non possunt aeque eadem sentire, pacti sunt, ut id vim decreti haberet, quod plurima haberet suffragia, retinendo interim authoritatem eadem, ubi meliora viderint, abrogandi" .66

Mais si l'accord sur une opinion n'est pas, lui seul, une garantie absolue de sa rationalit, cette opinion reste toutefois la plus rationnelle possible dans les conditions donnes. La raison, nous l'avons vu, peut surmonter les passions seulement dans la mesure o elle correspond un affect plus fort. Mais la force de cet affect lui vient du fait qu'il est le rsultat de l'union entre la puissance de la chose extrieure et la ntre, et par consquent il est un affect de joie. C'est pour la mme raison que les opinions rationnelles, issues des affects actifs, surmontent celles qui sont engendres par des affects passifs: tout comme les hommes conduits par la raison sont plus puissants que ceux qui sont soumis aux passions, de mme les opinions qui naissent des66 TTP,XX (Spinoza, Opera, vol.III,.p.245, 25-29).

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affects actifs engendrent un accord plus puissant et une union plus forte que les affects passifs, expressions de l'impuissance. L'opinion issue de l'accord est donc toujours, du moins en partie, rationnelle. Mais en mme temps cet accord est capable d'engendrer un accroissement progressif de cette rationalit. Quelles que soient leurs superstitions, les hommes poursuivent toujours ce qui leur est utile, et, lorsqu'ils parviennent s'accorder, ils poursuivent en effet, au moins en partie, l'utilit commune. L'union de leurs forces leur permet alors de contrecarrer de plus en plus les causes de leur impuissance et de leur faiblesse. C'est pourquoi l'effet de cet accord est d'accrotre la force dont les hommes disposent pour agir selon les seules lois de leurs natures, c'est--dire pour vivre sous la conduite de la raison . Si les hommes ne67

produisent un accord rationnel que lorsquils agissent selon les seules lois de leurs nature, et par consquent l'accord n'est pas en soi une garantie de rationalit, laccord toutefois, en provoquant l'union et l'accroissement des puissances individuelles, engendre la raison. Au fur et mesure que, grce la poursuite rationnelle de l'intrt commun, la puissance commune d'un ensemble d'hommes augmente, le nombre de leurs affects actifs s'accrot, et par consquent le nombre des lments sur lesquels ils s'accordent, savoir leur capacit de former des ides adquates augemente aussi. Laccord est alors lorigine de la raison surtout parce les ides adquates naissent de la condivision des affects67 E,IV,35,C 2.

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actifs, et les affects actifs, leur tour, sont dtermins par la force dont nous disposons pour agir selon les lois de notre propre nature. En dautres termes, laccord est lorigine de la raison parce que la puissance mme en est lorigine. La raison commune et la puissance de la multitude apparaissent alors comme des lments interdpendents: nous avons vu au dbut que la raison est la condition ncessaire pour que les individus saccordent et que les puissances individuelles sunissent , nous voyons maintenaint que la croissance des68

forces individuelles, (dtermine soit par lunion avec les forces des autres soit par laugmentation de la puissance commune) est son tour condition ncessaire pour que, en saccordant, les individus produisent une raison commune. Ce que Spinoza propose est donc un modle dynamique de la raison politique. Si lon ne peut attribuer la tche de conduire une politique rationnelle aucun sujet lintrieur de lEtat, et si la raison politique ne peut tre quune raison commune, cette raison ne se donne pas une fois pour toutes et jamais, mais dpend des conditions communes de vie. Une politique rationnelle amliore ces conditions, et par consquent rend la communaut plus puissante. Une augmentation de la puissance commune accrot la rationnalit commune. Puissance et raison engendrent ensemble une spirale positive qui les renforce rciproquement. Mais cette spirale ne jouit daucune garantie: une politique irrationnelle ou un mauvais agencement de lEtat peuvent affaiblir68 Voire 1.

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progressivement la puissance commune, et amorcer une spirale ngative dimpuissance et de superstition. De mme, nimporte quelle cause extrieure lEtat peut frapper la puissance commune et engendrer des affects de crainte et dimpuissance, donc affaiblir la raison commune et la faire pencher vers la superstition. Lhistoire na pas une seule direction, mais consiste plutt doscillations continues entre une spirale qui va dans le sens de laccroissement rciproque de la raison et de la puissance commune, et une spirale o impuissance et superstition se renforcent lune lautre. A une extrmit de la spirale se trouve la libera multitudo, qui a le culte de la vie, lautre la multitudo esclave, qui mortem tantummodo vitare studet . La tche de laction politique est69

celle de garantir, dans la mesure du possible, les conditions pour que sinstaure la spirale positive de la raison et de la puissance communes.

69 TP,V,6.

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