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Jean-Henri Fabre

Souvenirsentomologiques

Livre X

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Un texte du domaine public.

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Chapitre 1

LE MINOTAURETYPHEE. LETERRIER

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Pour désigner l’insecteobjet de ce chapitre, lanomenclature savanteassocie deux nomsredoutables : celui deMinotaure, le taureau de

Minos nourri de chair humaine dansles cryptes du labyrinthe de Crète, etcelui de Typhée, l’un des géants, filsde la Terre, qui tentèrent d’escaladerle ciel. A la faveur de la pelote de filque lui donna Ariane, fille de Minos,l’Athénien Thésée parvint auMinotaure, le tua et sortit sain etsauf, ayant délivré pour toujours sapatrie de l’horrible tribut destiné à lanourriture du monstre. Typhée,

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foudroyé par son entassement demontagnes, fut précipité dans lesflancs de l’Etna.

Il y est encore. Son haleine est lafumée du volcan. S’il tousse, ilexpectore des coulées de lave ; s’ilchange d’épaule pour se reposer surl’autre, il met en émoi la Sicile : il lasecoue d’un tremblement de terre.

Il ne déplaît pas de trouver unsouvenir de ces vieux contes dansl’histoire des bêtes. Sonores,respectueuses de l’oreille, lesdénominations mythologiquesn’entraînent pas de contradictionsavec le réel, défaut que n’évitent pastoujours des termes fabriqués de

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toutes pièces avec les données dulexique. Si de vagues analogiesrelient en outre le fabuleux etl’historique, noms et prénoms sontdes plus heureux. Tel est le cas deMinotaure Typhée (MinotaurusTyphœus Lin.).

On appelle de la sorte un coléoptèrenoir, de taille assez avantageuse,étroitement apparenté avec lestroueurs de terre, les Géotrupes.C’est un pacifique, un inoffensif,mais il est encorné mieux que letaureau de Minos. Nul, parmi nosinsectes amateurs de panoplies, neporte armure aussi menaçante. Lemâle a sur le corselet un faisceau de

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trois épieux acérés, parallèles etdirigés en avant. Supposons-lui lataille d’un taureau, et Thésée lui-même, le rencontrant dans lacampagne, n’oserait affronter sonterrible trident.

Le Typhée de la Fable eut l’ambitionde saccager la demeure des dieux endressant une pile de montagnesarrachées de leur base ; le Typhéedes naturalistes ne monte pas, ildescend ; il perfore le sol à desprofondeurs énormes. Le premier,d’un coup d’épaule, met une provinceen trépidation ; le second, d’unepoussée de l’échine, fait trembler sataupinée, comme tremble l’Etna

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lorsque son enseveli remue.

Tel est l’insecte que je me proposed’étudier aujourd’hui, en pénétrantdans l’intimité de ses actes autantque faire se peut. Les quelquesdonnées acquises déjà, depuis silongtemps que je le fréquente, mefont soupçonner des mœurs dignesd’une histoire développée.

Mais à quoi bon cette histoire, à quoibon ces minutieuses recherches ?Cela, je le sais bien, n’amènera pasun rabais sur le poivre, unrenchérissement sur les barils dechoux pourris et autres gravesévénements de ce genre, qui fontéquiper des flottes et mettent en

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présence des gens résolus às’exterminer. L’insecte n’aspire pas àtant de gloire. Il se borne à nousmontrer la vie dans l’inépuisablevariété de ses manifestations ; ilnous aide à déchiffrer un peu le livrele plus obscur de tous, le livre denous-mêmes.

D’acquisition facile, d’entretien nononéreux, d’examen organique nonrépugnant, il se prête bien mieux queles animaux supérieurs auxinvestigations de notre curiosité.D’ailleurs, ces derniers, nos prochesvoisins, ne font que répéter un thèmeassez monotone. Lui, d’une richesseinouïe en instincts, mœurs et

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structure, nous révèle un mondenouveau, comme si nous avionscolloque avec les naturels d’uneautre planète. Tel est le motif qui mefait tenir l’insecte en haute estime etrenouveler avec lui des relationsjamais lassées.

Le Minotaure Typhée affectionne leslieux découverts, sablonneux, où, serendant au pâturage, les troupeauxde moutons sèment leurs traînées denoires pilules. C’est là, pour lui,réglementaire provende. A leurdéfaut, il accepte aussi les menusproduits du lapin, de cueillette aisée,car le timide rongeur, crainte peut-être de se trahir par des témoins trop

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répandus, vient toujours crotter aupoint accoutumé, entre quelquestouffes de thym.

Ce sont là, pour le Minotaure, desvivres de qualité inférieure, utilisésfaute de mieux en sa propreréfection, mais non servis à safamille ; il leur préfère ceux quefournit le troupeau. S’il fallait ledénommer d’après ses goûts, ilfaudrait l’appeler le ferventcollecteur de crottins de mouton.Cette prédilection pastorale n’avaitpas échappé aux anciensobservateurs. L’un d’eux appellel’insecte le Scarabée des moutons,Scarabœus ovinus. Les terriers,

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reconnaissables à la taupinée qui lessurmonte, commencent à se montrerfréquents en automne, lorsque despluies sont enfin venues humecter lesol calciné par les torriditésestivales. Alors, de dessous terre, lesjeunes de l’année doucementémergent et viennent pour lapremière fois aux réjouissances de lalumière ; alors, en des chaletsprovisoires, on festoie quelquessemaines ; puis on thésaurise en vuede l’hiver.

Visitons la demeure, maintenanttravail aisé auquel suffit une simplehoulette de poche. Le manoir del’arrière-saison est un puits du

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calibre du doigt et de la profondeurd’un empan environ. Pas de chambrespéciale, mais un trou de sonde,vertical autant que le permettent lesaccidents du terrain. Tantôt d’unsexe, tantôt de l’autre, le propriétaireest au fond, toujours isolé. L’heurede se mettre en ménage et d’établir lafamille n’étant pas encore venue,chacun vit en ermite et ne s’occupeque de son bien-être. Au-dessus dureclus, une colonne de crottins demouton encombre le logis. Il y en aparfois de quoi remplir le creux de lamain.

Comment le Minotaure a-t-il acquistant de richesses ? Il amasse

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aisément, affranchi qu’il est dutracas des recherches, car il atoujours soin de s’établir àproximité d’une copieuse émission.Il fait cueillette sur le seuil même desa porte. Lorsque bon lui semble, denuit surtout, il choisit dans l’amas depilules une pièce à sa convenance. Deson chaperon comme levier, ill’ébranle en dessous ; d’un douxroulis, il l’amène à l’orifice du puits,où le butin s’engouffre. Suiventd’autres olives, une par une, toutesde manœuvre aisée à cause de leurforme. Ainsi roulent des fûts sous lapoussée du tonnelier.

Lorsqu’il se propose d’aller festoyer

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sous terre, loin de la mêlée, leScarabée sacré conglobe en boule sapart de victuailles ; il lui donne laconfiguration sphérique, la mieuxapte au charroi. Le Minotaure, versélui aussi dans la mécanique duroulage, est affranchi de cespréparatifs : le mouton lui moulegratuitement des pièces àdéplacement aisé. Satisfait de sarécolte, l’amasseur rentre enfin chezlui.

Que va-t-il faire de son trésor ? S’ennourrir, cela va de soi, tant que lefroid et sa conséquencel’engourdissement ne suspendrontpas l’appétit. Mais la consommation

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n’est pas tout. En hiver, certainesprécautions s’imposent dans uneretraite de médiocre profondeur. Auxapproches de décembre, déjà serencontrent quelques taupinées aussivolumineuses que celles duprintemps. Elles correspondent à desterriers descendant à un mètre etdavantage. En ces profondes cryptesse trouve invariablement une femellequi, garantie des sévices du dehors,grignote sobrement de maigresprovisions.

Pareilles demeures, à températureconstante, sont encore rares. Lesplus fréquentes, toujours occupéespar un seul habitant, soit un mâle,

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soit une femelle, n’ont guère qu’unempan de profondeur. Elles sontd’habitude capitonnées d’un épaismolleton, provenant de pilulesarides, émiettées et réduites encharpie. Il est à croire que cet amasfilamenteux, éminemment favorableà la conservation de la chaleur, n’estpas étranger au bien-être de l’ermiteen des temps rigoureux. Dansl’arrière-saison, le Minotaurethésaurise pour s’entourer d’unmatelas de feutre lorsque viendrontles froids sérieux.

Vers les premiers jours de mars,commencent à se rencontrer descouples adonnés de concert à la

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nidification. Les deux sexes, jusque-là isolés en des terriers superficiels,se trouvent maintenant associéspour une longue période. En quel lieuse fait la rencontre et se conclut lepacte de collaboration ? Un fait toutd’abord attire mon attention. Dansl’arrière-saison, ainsi qu’en hiver, lesfemelles abondaient, aussinombreuses que les mâles. Quandarrive mars, je n’en trouve presqueplus, à tel point que je désespère depeupler convenablement la volière oùje me propose de suivre les mœurs del’insecte. Pour une quinzaine demâles, j’exhume trois femelles auplus. Que sont devenues ces

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dernières, si fréquentes au début ?

Je fouille, il est vrai, les terriers lesmieux accessibles à ma houlette depoche. Peut-être le secret desabsentes est-il au fond de gîtes pluspénibles à visiter. Faisons appel àdes bras plus souples et plusvigoureux que les miens ; armons-nous d’une bêche, et profondémentcreusons. Je suis dédommagé de mapersévérance. Des femelles enfin setrouvent, aussi nombreuses que jepeux le désirer. Elles sont seules,sans vivres, au fond d’une galerieverticale dont la profondeurdécouragerait quiconque n’est pasdoué d’une belle patience.

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Maintenant tout s’explique. Dèsl’éveil printanier, et même parfois àla fin de l’automne, avant d’avoirconnu leurs collaborateurs, lesvaillantes futures mères se mettent àl’ouvrage, choisissent bonne place etforent un puits qui, s’il n’atteint pasencore la profondeur requise, sera dumoins l’amorce de travaux plusconsidérables. Aux heures discrètesdu crépuscule, c’est dans ces galeriesplus ou moins avancées que lesprétendants viennent trouver lestravailleuses. Ils sont parfoisplusieurs. Il n’est pas rare d’enrencontrer deux ou trois auprès de lamême nubile. Comme un seul suffît,

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les autres vident les lieux et vontchercher ailleurs, lorsque le choix dela sollicitée et peut-être un brin debataille ont donné conclusion auxaffaires.

Entre ces pacifiques, les rixesdoivent être sans gravité. Quelquesenlacements de pattes, dont lesbrassards dentelés grincent surl’armure rigide ; quelques culbutessous les coups du trident, à cela sansdoute se réduit la querelle. Lessurnuméraires partis, la pariade sefait, le ménage se fonde, et dès lorssont contractés des liens deremarquable durée.

Ces liens sont-ils indissolubles ? Les

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deux conjoints se reconnaissent-ilsparmi leurs pareils ? Y a-t-il entreeux mutuelle fidélité ? Si lesoccasions de rupture matrimonialesont très rares, nulles même àl’égard de la mère, qui, de longtemps,ne quitte plus le fond de la demeure,elles sont fréquentes, au contraire, àl’égard du père, obligé, par sesfonctions, de venir souvent audehors. Ainsi qu’on le verra bientôt,il est, sa vie durant, le pourvoyeur devivres, le préposé au charroi desdéblais. Seul, à différentes heures dela journée, il expulse au dehors lesterres provenant des fouilles de lamère ; seul, il explore de nuit les

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alentours du domicile, en quête despilules dont se pétriront les painsdes fils.

Parfois des terriers sont voisins. Lecollecteur de victuailles ne peut-il, enrentrant, se tromper de porte etpénétrer chez autrui ? En sestournées, ne lui arrive-t-il pas derencontrer des promeneuses nonencore établies, et alors, oublieux desa première compagne, n’est-il passujet à divorcer ? La questionméritait examen. J’ai cherché à larésoudre de la manière suivante.

Deux couples sont extraits de terreen pleine période d’excavation. Desmarques, indélébiles, pratiquées de

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la pointe d’une aiguille au bordinférieur des élytres, me permettrontde les distinguer l’un de l’autre. Lesquatre sujets sont distribués auhasard, un par un, à la surface d’uneaire sablonneuse d’une paire de pansd’épaisseur. Pareil sol sera suffisantaux fouilles d’une nuit. Dans le casoù des vivres seraient nécessaires,une poignée de crottins de moutonest servie. Une ample terrinerenversée couvre l’arène, metl’obstacle à l’évasion et faitl’obscurité, favorable aurecueillement.

Le lendemain, réponse superbe. Il y adeux terriers dans l’établissement,

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pas davantage ; les couples se sontreformés tels qu’ils étaient avant,chaque particulier a retrouvé saparticulière. Une seconde épreuvefaite le jour d’après, ensuite unetroisième, ont le même succès : lesmarqués d’un point sont ensemble,les non marqués sont ensemble aufond de la galerie.

Cinq fois encore je fais, chaque jour,recommencer la mise en ménage. Leschoses maintenant se gâtent. Tantôtchacun des quatre éprouvés s’établità part ; tantôt dans le même terriersont inclus les deux mâles ou lesdeux femelles ; tantôt la même cryptereçoit les deux sexes, mais associés

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autrement qu’ils ne l’étaient audébut. J’ai abusé de la répétition.Désormais c’est le désordre. Mesbouleversements quotidiens ontdémoralisé les fouisseurs ; unedemeure croulante, toujours àrecommencer, a mis fin auxassociations légitimes. Le ménagecorrect n’est plus possible dumoment que la maison s’effondrechaque jour.

N’importe : les trois premièresépreuves, alors que des apeurementscoup sur coup répétés n’avaient pasencore brouillé le délicat fild’attache, semblent affirmer certaineconstance dans le ménage du

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Minotaure. Elle et lui sereconnaissent, se retrouvent dans letumulte des événements que mesmalices leur imposent ; ils se gardentmutuellement fidélité, qualité bienextraordinaire dans la classe desinsectes, si vite oublieux desobligations matrimoniales.

Comment se reconnaissent-ils ?Nous nous reconnaissons aux traitsdu visage, si variables de l’un àl’autre en leur commune uniformité.Eux, à vrai dire, n’ont pas de visage ;ils sont dépourvus de physionomiesous leur masque rigide. D’ailleursles faits se passent dans uneobscurité profonde. La vue n’est

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donc ici pour rien.

Nous nous reconnaissons à la parole,au timbre, aux inflexions de la voix.Eux sont des muets, privés de toutmoyen d’appel. Reste le flair. LeMinotaure retrouvant sa compagneme fait songer à l’ami Tom, le chiende la maison, qui, à l’époque de seslunes, lève le nez en l’air, hume l’airdu vent et saute par-dessus les mursde l’enclos, empressé d’obéir à lamagique et lointaine convocation ; ilme remet en mémoire le Grand-Paon,accouru de plusieurs kilomètres pourprésenter ses hommages à la nubilerécemment éclose.

La comparaison cependant laisse

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beaucoup à désirer. Chien et grospapillon sont avertis de la noce sansconnaître encore la mariée. Aucontraire, le Minotaure, inexpertdans les grands pèlerinages, sedirige, en une brève ronde, vers cellequ’il a déjà fréquentée ; il lareconnaît, il la distingue des autres àcertaines émanations, certainessenteurs individuelles inappréciablespour tout autre que l’énamouré. Enquoi consistent ces effluves ?L’insecte ne me l’a pas dit. C’estdommage. Il nous eût appris debelles choses sur les prouesses deson flair.

Or, comment, dans ce ménage, se

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répartit le travail ? Le savoir n’estpas entreprise commode, à laquellesuffira la pointe d’un couteau. Qui sepropose de visiter l’insecte fouisseurchez lui doit recourir à des sapesexténuantes. Ce n’est pas ici lachambre du Scarabée, du Copris etdes autres, mise à découvert sansfatigue avec une simple houlette depoche ; c’est un puits dont onn’atteindra le fond qu’avec unesolide bêche, vaillammentmanœuvrée des heures entières. Pourpeu que le soleil soit vif, onreviendra de la corvée tout perclus.

Ah ! mes pauvres articulationsrouillées par l’âge ! Soupçonner un

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beau problème sous terre, et nepouvoir fouiller ! L’ardeur persiste,aussi chaleureuse qu’au temps oùj’abattais les talus spongieux aimésdes Anthophores ; l’amour desrecherches n’a pas défailli, mais lesforces manquent. Heureusement j’aiun aide. C’est mon fils Paul, qui meprête la vigueur de ses poignets et lasouplesse de ses reins. Je suis la tête,il est le bras.

Le reste de la famille, la mèrecomprise et non de moindre zèle,d’habitude nous accompagne. Lesyeux ne sont pas de trop lorsque, lafosse devenue profonde, il fautsurveiller à distance les menus

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documents exhumés par la bêche. Ceque l’un ne voit pas, un autrel’aperçoit. Huber, devenu aveugle,étudiait les abeilles parl’intermédiaire d’un serviteurclairvoyant et dévoué. Je suis mieuxavantagé que le grand naturaliste dela Suisse. A ma vue, assez bonneencore quoique bien fatiguée, vienten aide la perspicace prunelle de tousles miens. Si je suis en état depoursuivre mes recherches, c’est àeux que je le dois : grâces leur ensoient rendues.

De bon matin, nous voici sur leslieux. Un terrier est trouvé avectaupinée volumineuse, formée de

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tampons cylindriques, expulsés toutd’une pièce à coups de refouloir.Sous le monticule déblayé s’ouvre unpuits. Un beau jonc, cueilli enchemin, est introduit dans le gouffre.Engagé plus avant à mesure que lehaut se dénude, il nous servira deguide.

Le sol est très meuble, sans mélangede cailloux, odieux à l’insectefouisseur ami de la directionverticale, odieux surtout autranchant de la bêche exploratrice. Ilse compose uniquement de sablecimenté par un peu d’argile. Lafouille serait donc aisée s’il ne fallaitatteindre des profondeurs où le

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maniement des outils devient fortdifficile, à moins de bouleverser leterrain. La méthode que voici donnede bons résultats, sans exagérer lesmasses remuées, ce que lepropriétaire des lieux pourraittrouver mauvais.

Une aire d’un mètre environ de rayonest attaquée autour du puits. Amesure que le jonc conducteur sedénude, on l’enfonce davantage. Ilplongeait d’abord d’un empan, ilplonge maintenant d’une coudée.Bientôt l’extraction des terresdevient impraticable avec la pelle,que gêne le manque de large. Il fautse mettre à genoux, rassembler des

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deux mains les déblais et les rejeter àbelles poignées. La cuves’approfondit d’autant, ce quiaugmente la difficulté déjà si grande.Un moment arrive où, pourcontinuer, il est nécessaire de secoucher à plat ventre et de plongerl’avant du corps dans le trou, autantque le permet la souplesse des reins.Chaque plongeon amène au dehors leplein creux d’une main. Et le joncdescend toujours, sans indicationd’un prochain arrêt.

Impossible à mon fils de continuerde la sorte, malgré son élasticitéjuvénile. Pour se rapprocher du fondde la désespérante cuve, il abaisse le

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niveau de la base d’appui. Al’extrémité de la ronde fosse uneentaille est faite, où il y a tout justeplace pour les deux genoux. C’est undegré, un gradin que l’onapprofondira à mesure. Le travailreprend, plus actif cette fois ; mais lejonc consulté descend encore, et debeaucoup.

Nouvel abaissement de l’escalierd’appui et nouveaux coups de bêche.Les déblais enlevés, l’excavationmesure au-delà d’un mètre. Ysommes-nous enfin ? Point : leterrible jonc continue de plonger.Approfondissons l’escalier etcontinuons. Le succès est aux

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persévérants. A un mètre et demi deprofondeur, le jonc rencontre unobstacle ; il cesse de glisser,Victoire ! C’est fini ; nous venonsd’atteindre la chambre du Minotaure.

La houlette de poche dénude avecprudence, et l’on voit apparaître lesmaîtres de céans, le mâle d’abord, unpeu plus bas la femelle. Le coupleenlevé, se montre une tachecirculaire et sombre : c’est laterminaison de la colonne devictuailles. Attention maintenant, etfouillons en douceur. Il s’agit decerner au fond de la cuve la mottecentrale, de l’isoler des terresenvironnantes, puis, faisant levier de

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la houlette insinuée dessous,d’extraire le bloc tout d’une pièce.Crac ! c’est fait. Nous voicipossesseurs du couple et de son nid.Une matinée d’exténuantes fouillesnous a valu ces richesses. Le dosfumant de Paul pourrait nous dire auprix de quels efforts.

Cette profondeur d’un mètre et demin’est pas et ne saurait êtreconstante ; bien des causes la fontvarier, telles que le degré defraîcheur et de consistance du milieutraversé, la fougue au travail del’insecte et le loisir disponible,suivant l’époque plus ou moinsrapprochée de la ponte. J’ai vu des

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terriers descendre un peu plus bas ;j’en ai vu d’autres n’atteignant pastout à fait un mètre. Dans tous lescas, pour établir sa famille, il faut auMinotaure un logis de profondeuroutrée, comme n’en excave de pareilsaucun fouisseur à ma connaissance.Nous aurons tantôt à nous demanderquels impérieux besoins obligent lecollecteur de crottins de mouton à sedomicilier si bas.

Avant de quitter les lieux, notons unfait dont le témoignage aura plustard sa valeur. La femelle s’esttrouvée tout au fond du terrier ; au-dessus, à quelque distance, était lemâle, l’un et l’autre immobilisés par

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la frayeur dans une occupation qu’iln’est guère possible de préciserencore. Ce détail, vu et revu dans lesdivers terriers fouillés, semble direque les deux collaborateurs ontchacun une place déterminée.

La mère, mieux entendue aux chosesd’éducation, occupe l’étage inférieur.Seule elle fouille, versée qu’elle estdans les propriétés de la verticalequi économise le travail en donnantla plus grande profondeur. Elle estl’ingénieur, toujours en rapport avecle front d’attaque de la galerie.L’autre est son manœuvre. Ilstationne à l’arrière, prêt à chargerles déblais sur sa hotte cornue. Plus

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tard, l’excavatrice se faitboulangère ; elle pétrit en cylindreles gâteaux des fils ; le père est alorsson mitron. Il lui amène du dehors dequoi faire farine. Comme dans toutbon ménage, la mère est le ministrede l’intérieur ; le père est celui del’extérieur. Ainsi s’expliquerait leurinvariable situation dans le logistubulaire. L’avenir nous dira si cesprévisions traduisent bien lesréalités.

Pour le moment, examinons à loisir,avec les aises du chez soi, la mottecentrale, d’acquisition si pénible.Elle contient une conservealimentaire en forme de saucisse, à

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peu près de la longueur et de lagrosseur du doigt. C’est composéd’une manière sombre, compacte,stratifiée par couches, où sereconnaissent les pilules du moutonréduites en miettes. Parfois la pâteest fine, presque homogène d’unbout à l’autre du cylindre ; plussouvent la pièce est une sorte denougat où de gros débris sont noyésdans un ciment d’amalgame. Suivantses loisirs, la boulangère varieapparemment la confection, plus oumoins soignée, de sa pâtisserie.

La chose est étroitement mouléedans le cul-de-sac du terrier, où laparoi est plus lisse et mieux

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travaillée que dans le reste du puits.De la pointe du canif, aisément celase dénude de la terre environnante,qui se détache à la façon d’uneécorce. J’obtiens ainsi le cylindrealimentaire net de toute souillureterreuse.

Cela fait, informons-nous de l’œuf,car cette pâtisserie a étécertainement manipulée en vue d’unelarve. Guidé par ce que m’avaientappris jadis les Géotrupes, qui logentl’œuf au bout inférieur de leurboudin, dans une niche spécialeménagée au sein même des vivres, jem’attends à trouver celui duMinotaure, leur proche allié, dans

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une chambre d’éclosion, tout au basde la saucisse. Je suis mal renseigné.L’œuf cherché n’est pas à l’endroitprévu, ni à l’autre bout, ni en unpoint quelconque des victuailles.

Des recherches hors des vivres me lemontrent enfin. Il est au-dessous desprovisions, dans le sable même, toutdépourvu des soins méticuleux oùles mères excellent. Il y a, là, non unecellule à parois lisses, commesemblerait en réclamer le délicatépiderme du nouveau-né, mais uneanfractuosité rustique, résultat d’unsimple éboulis plutôt que del’industrie maternelle. En cette rudecouchette, à quelque distance des

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vivres, le ver doit éclore. Pouratteindre le manger, il lui faudrafaire crouler et traverser un plafondde sable de quelques millimètresd’épaisseur. En vue de ses fils, lamère Minotaure est experte dansl’art des saucisses, mais elle ignore àfond les tendresses du berceau.

Désireux d’assister à l’éclosion et desuivre la croissance du ver, j’installema trouvaille en des loges où sontreproduites du mieux possible lesconditions naturelles. Un tube deverre fermé d’un bout et du calibredu terrier reçoit d’abord une couchede sable frais qui représentera le sold’origine. A la surface de ce lit est

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déposé l’œuf. Un peu du même sableforme le plafond que le nouveau-nédoit traverser pour atteindre lesvivres. Ceux-ci ne sont autres que lasaucisse réglementaire, expurgée deson écorce terreuse. Quelques coupsde refouloir ménagés lui fontoccuper l’espace disponible. Enfin untampon d’ouate humectée, mais nonruisselante, achève de remplir lelogis. Ce sera la source d’unehumidité permanente, conforme àcelle des profondeurs où la mèreétablit sa famille. Les vivres serontde la sorte maintenus souples, telsque les exige le jeune consommateur.

Cette souplesse du manger et la

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sapidité qu’amène la fermentation àla faveur de l’humide ne sontprobablement pas étrangères àl’instinct des fouilles profondes lorsde la nidification. Que veulent enréalité les parents ? Creusent-ilsdans le but de leur propre bien-être ?Descendent-ils si bas afin d’y trouvertempérature et fraîcheur agréableslorsque sévissent les torriditésestivales ?

En aucune manière. Robustes detempérament et amis des caresses dusoleil comme les autres insectes, ilsont pour demeure l’un et l’autre, tantque le ménage n’est pas fondé, unchalet médiocre en bonne exposition.

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Les rudesses de l’hiver ne leurimposent pas même de meilleursabris. A l’heure des nids, c’est uneautre affaire. Ils plongent dans le solà de grandes profondeurs.Pourquoi ?

Parce que leur famille, éclose vers lemois de juin, doit trouver sous ladent des vivres tendres lorsque lesardeurs de l’été cuiront le sol commebrique. La menue saucisse, à laprofondeur d’un empan ou deux,deviendrait alors chose racornie,immangeable, et le ver périrait,incapable de mordre sur la durepièce. Il importe donc que lesvictuailles soient descendues en cave,

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à des profondeurs où les plusviolents coups de soleil n’amènerontpas la dessiccation.

Bien d’autres préparateurs deconserves connaissent le danger dutrop sec. Chacun a sa méthode pourconjurer le péril. Le Géotrupes’établit sous le volumineuxmonceau du mulet, excellent obstaclecontre la prompte dessiccation.D’ailleurs il travaille en automne,saison des ondées fréquentes ; deplus, il donne à son produit la formed’un gros boudin, dont la massecentrale, la seule utilisée, trèslentement perd sa fraîcheur. Pour cesdivers motifs, il creuse des terriers

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de profondeur médiocre.

Le Scarabée, lui aussi, ne fait cas desretraites reculées. Il loge ses fils endes souterrains peu distants de lasurface du sol ; mais, encompensation, il conglobe les vivres,il connaît la boîte rondeconservatrice de la moiteur. Avec sesovoïdes, le Copris est à peu prèsdans le même cas. Ainsi des autres,Sisyphe et Gymnopleure. Seul leMinotaure descend en un plongeonénorme.

Divers motifs l’exigent. En voici unsecond, plus impérieux même que lepremier. Les exploiteurs de crottins’adressent tous à des matériaux

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récents, doués en plein de leursvertus sapides et plastiques. A cesystème de boulangerie, le Minotaurefait une étrange exception, il lui fautdu vieux, du sec, de l’aride. Dans mesvolières, non plus que dans leschamps, je ne l’ai jamais vu cueillirdes pilules d’émission toute récente.Il les veut boucanées par une longueexposition aux rayons du soleil.

Mais, pour convenir au ver, le metsracorni doit longtemps se mijoter, sebonifier dans un milieu saturéd’humidité. Au grossier pain de foinsuccède ainsi la brioche. Commelaboratoire du manger des filss’impose donc une officine très

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profonde, où la sécheresse de l’étéjamais ne pénètre, si longtempsqu’elle se prolonge. Làs’assouplissent, là prennent saveurdes aridités qu’aucun autre membrede la corporation stercoraire nes’avise d’utiliser faute d’un atelier deramollissement. Le Minotaure en a lemonopole, et, pour bien s’acquitterde sa mission, il a l’instinct dessondages énormes. La nature desvictuailles a fait du bousier à tridentun puisatier hors ligne ; un durcroûton a décidé de ses talents.

q

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Chapitre 2

LE MINOTAURETYPHEE.PREMIERAPPAREILD’OBSERVATION

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Jadis les Géotrupes, cousinsdu Minotaure, me valaient unedélicieuse rareté : la longueassociation à deux, le vraiménage, travaillant de concertau bien-être des fils. D’un

même zèle, Philémon et Baucis,comme je les appelais alors,préparaient le logis et les vivres.Philémon, plus vigoureux,comprimait les conserves sous lapoussée de ses brassards, Baucisexploitait le monceau de la surface,choisissait le meilleur et descendait,par brassées, de quoi confectionnerl’énorme saucisson. C’était superbe,la mère épluchant, le père

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comprimant.

Un nuage jetait de l’ombre surl’exquis tableau. Mes sujetsoccupaient une volière où toutevisite exigeait, de ma part, unefouille, discrète, il est vrai, maissuffisante pour effrayer lestravailleurs et les immobiliser.Prodigue de patience, j’obtenais de lasorte une série d’instantanés que lalogique des choses, délicatcinématographe, assemblait après enscène vivante. Je désirais mieux ;j’aurais voulu suivre le couple enaction continue, du commencement àla fin de l’ouvrage. Je dus y renoncer,tant il me parut impossible

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d’assister, sans fouillesperturbatrices, aux mystères dusous-sol.

Aujourd’hui revient l’ambition del’impossible. Le Minotaures’annonce comme un émule desGéotrupes ; il paraît même leur êtresupérieur. Je me propose d’en suivreles actes sous terre, à la profondeurd’un mètre et davantage, tout à monaise, sans distraire en rien l’insectede ses occupations. Il me faudrait icile regard du lynx, capable, dit-on, desonder l’opaque, et je n’ai quel’ingéniosité pour essayer de voirclair dans le ténébreux. Consultons-la.

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La direction du terrier me fait déjàentrevoir que mon projet n’est pastout à fait insensé. En ses fouilles denidification, le Minotaure descendsuivant la verticale. S’il opérait àl’aventure, en des voiesdésordonnées, l’excavation exigeraitun sol illimité, hors de proportionavec les moyens dont je dispose. Ehbien, son invariable verticalem’avertit que je n’ai pas à mepréoccuper de la masse sablonneusedisponible, mais uniquement de laprofondeur de la couche. Dans cesconditions, l’entreprise n’est pasdéraisonnable.

J’ai, de fortune, un tube de verre

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depuis longtemps détourné de lachimie et mis au service del’entomologie. La longueur en estd’un mètre environ, et le calibre detrois centimètres. S’il est tenuvertical, il suffira, ce me semble, auterrier du Minotaure. Je le ferme d’unbout avec un bouchon, je le remplisd’un mélange de sable fin et de terreargileuse fraîche, mélange que jetasse par couches avec une baguettede fusil. Cette colonne sera le terrainlivré au travail du fouisseur.

Mais il faut la tenir d’aplomb et lacompléter avec divers accessoiresnécessaires au bon fonctionnement.A cet effet, trois bambous sont

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implantés dans la terre d’un grandpot à fleurs. Assemblés au sommet,ils forment un trépied, charpente desoutien pour tout l’édifice. Au centrede la base triangulaire, le tube estdressé. Une petite terrine dont j’aipercé le fond reçoit en hautl’embouchure, qui déborde un peu etpermet une couche de terre s’élevantau niveau de la margelle. Ainsi,autour de l’orifice du puits, serareprésentée l’aire où l’insecte pourravaquer à ses affaires, soit pourrejeter les déblais de la galerie, soitpour cueillir les vivres environnants.Enfin, une cloche de verre, enchâsséedans la terrine, met obstacle à

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l’évasion et conserve le peud’humidité nécessaire. Des cordonssuspenseurs et quelques fils de ferassujettissent le tout de façoninébranlable.

N’oublions pas un détail de hauteimportance. Le diamètre du tube estenviron le double de celui du terriernaturel. S’il creuse suivant l’axe etdans une direction exactementverticale, l’insecte a donc au-delà dularge voulu. Il obtiendra un canalrevêtu de partout d’une paroi desable de quelques millimètresd’épaisseur. Il est à présumercependant que le fouisseur, étrangeraux précisions géométriques et

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ignorant les conditions qui lui sontfaites, ne tiendra compte de l’axe,s’en détournera soit d’un côté, soitde l’autre. En outre, le moindresurcroît de résistance dans le milieutraversé le fera dévier un peu, tantôtpar ici et tantôt par là. De la sorte, endivers points, la paroi de verre seratotalement dénudée : il s’y formerades fenêtres, des jours sur lesquels jecompte pour me rendre l’observationpossible, mais qui seront odieux auxtravailleurs, amis de l’obscur.

Pour me réserver ces fenêtres et lesépargner à l’insecte, j’enveloppe letube de quelques étuis de carton, quipeuvent glisser à frottement doux et

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rentrer l’un dans l’autre. Avec cedispositif, aux moments requis etsans distraire l’insecte de sonouvrage, je ferai tour à tour, d’unsimple coup de pouce, un peu declarté pour moi et de l’obscuritépour lui. La disposition des étuismobiles, s’élevant ou s’abaissant,permettra l’examen du tube d’unbout à l’autre à mesure que lesaccidents du forage ouvriront desfenêtres nouvelles.

Une dernière précaution est àprendre. Si je dépose le couple toutsimplement dans la terrinesurmontée de la cloche, il estprobable que l’orbe si réduit du

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terrain exploitable n’attirera pasl’attention des reclus. Il convient deleur enseigner le bon endroit, aucentre d’une aire inattaquable. A ceteffet, je laisse le haut du tube videsur une longueur de quelques traversde doigt ; et comme l’escalade d’uneparoi de verre serait impossible, jegarnis cette partie d’un ascenseur,c’est-à-dire que je la tapisse d’unefine toile métallique. Cela fait, lesdeux insectes, mâle et femelle,exhumés ensemble de leur terriernaturel, sont introduits dans cevestibule, ils y trouveront leur milieufamilier, la terre sablonneuse. Avecquelques vivres semés dans le

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voisinage, ce sera suffisant, jel’espère, pour leur faire agréerl’étrange logement.

Qu’obtiendrai-je avec mon rustiqueappareil, longtemps médité au coindu feu pendant les veillées del’hiver ? Certes, il ne paye pas demine ; il serait mal reçu dans leslaboratoires qui tant raffinentl’outillage. C’est œuvre de paysan,grossière combinaison de chosestriviales. D’accord, mais n’oublionspas que l’indigent et le simple ne lecèdent en rien au somptueux dans lapoursuite de la vérité. Mon édifice àtrois bambous m’a valu des momentsdélicieux ; il m’a fourni

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d’intéressants aperçus que je vaisessayer d’exposer.

En mars, au moment des grandesfouilles de nidification, j’exhume uncouple à la campagne. Je l’établisdans mon appareil. Au cas où desvivres seraient nécessaires commeréconfort pendant le laborieuxforage du puits, quelques crottins demouton sont déposés sous la clocheà proximité de l’embouchure du tube.Le stratagème du vestibule vide, apteà mettre immédiatement lesprisonniers en rapport avec lacolonne exploitable, réussit àsouhait. Peu après leur installation,les captifs, remis de leur émoi,

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assidûment travaillent.

Extraits de chez eux en pleine ferveurd’excavation, ils continuent chez moil’ouvrage dont je viens de lesdétourner. Il est vrai que j’ai mis auchangement de chantier toute la hâteque me permettait le retour des lieuxd’origine, non bien éloignés. Leurzèle n’a pas eu le temps de serefroidir. Ils creusaient tantôt, ils seremettent à creuser. Les chosespressent, et le couple ne veut dechômage, même après unbouleversement qui semblerait lesdémoraliser.

Comme je le prévoyais, la fouille estexcentrique, ce qui amène dans la

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paroi sablonneuse quelques vides oùle verre est à nu. Ces lucarnes ne sontpas des plus satisfaisantes à l’égardde mes projets ; si quelques-unes seprêtent à une nette vision, la plupartsont obnubilées d’un voile terreux.En outre, elles ne sont pas fixes.Journellement il s’en ouvre denouvelles, tandis que d’autres seferment. Ces variations continuellessont dues aux déblais qui,péniblement hissés au dehors,frottent contre la paroi,badigeonnent ou dénudent tels et telsautres points. Je profite de ceséclaircies fortuites pour examiner unpeu, sous une incidence favorable de

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la lumière, les curieuses choses quise passent à l’intérieur du tube.

Je revois à loisir, aussi souvent queje le désire et d’une façon durable, ceque l’exténuante visite des terriersnaturels m’avait appris par rares etbrèves apparitions. La mère esttoujours en avant, à la placed’honneur, dans la cuvette d’attaque.Seule, de son chaperon elle laboure ;seule, de la herse de ses bras dentés,elle gratte et fouit, non relayée parson compagnon. Le père est toujoursen arrière, fort occupé lui aussi, maisd’une autre besogne. Sa fonction estde véhiculer au dehors les terresabattues et de faire place nette à

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mesure que la pionnière approfondit.

Son travail de manœuvre n’est paspetite affaire. Nous pouvons en jugerpar la taupinée qu’il élève, dansl’exercice de son métier aux champs.C’est un volumineux monceau debouchons de terre, de cylindresmesurant la plupart un pouce delongueur. Cela se voit au seul examendes pièces ; le déblayeur opère parblocs cyclopéens. Il ne transportepas miette par miette les produits del’excavation ; il les expulse paragglomérés énormes.

Que dirions-nous d’un mineur obligéde hisser à la surface, à quelquescents mètres d’élévation, une

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accablante benne de houille par lavoie verticale d’un puits étroit oùl’ascension se pratiquerait sur le seulappui des genoux et des coudes ? Lepère Minotaure a pour besognecourante l’équivalent de ce tour deforce. Très dextrement, il y réussit.Comment fait-il ? L’appareil à troisbambous va nous le dire.

De temps à autre, les points dénudésdu tube me permettent de l’entrevoiren ses fonctions. Il se tient auxtalons de la fouisseuse, ramenant parbrassées devers lui les terresremuées. Il les pétrit, ce que permetleur fraîcheur ; il les amalgame en untampon qu’il refoule dans le canal.

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Puis cela chemine, le faix en avant,lui en arrière et poussant de safourche à trois pointes. Le spectacledu charroi serait superbe si leslucarnes accidentelles de la galerie seprêtaient mieux à notre curiosité.Malheureusement, elles sont rares,étroites et de médiocre netteté.

Tâchons de trouver mieux. Dans moncabinet, en un recoin d’éclairagediscret, je suspends suivant laverticale un tube de verre de moindrecalibre que le premier. Je le laisse telquel, non pourvu d’une gaineopaque. Au fond est une colonne deterre haute d’un pan. Tout le reste estvide et d’observation aisée, si

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l’insecte consent à travailler dansdes conditions si mauvaises pour lui.Pourvu que l’épreuve ne se prolongepas trop, il y consent très bien, tantse fait impérieux le besoin d’unterrier aux approches de la ponte.

Un couple occupé des fouilles danssa naturelle galerie est extrait du solet logé dans le canal de verre. Lelendemain, en plein jour, il continueses affaires interrompues. Assis àcôté, dans la pénombre du recoin oùl’appareil est appendu, j’assiste àl’opération, émerveillé de ce qui sepasse. La mère fouille. Le père, àquelque distance, attend que lemonceau de gravats commence à

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gêner la travailleuse. Il s’approchealors. Par petites brassées, il attiredevers lui et se fait glisser sous leventre les terres remuées qui,plastiques, s’agglomèrent en pelotesous le foulage des pattes d’arrière.

L’insecte maintenant se retourne au-dessous de la charge. Le tridentenfoncé dans le paquet, ainsi qu’unefourche dans une botte de foin quel’on met en grenier, les pattesantérieures, à larges bras dentelés,retenant le fardeau, l’empêchant des’émietter, il pousse de toute sonénergie. Et hardi ! Cela s’ébranle,cela monte, très lentement il est vrai,mais enfin cela monte. De quelle

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façon, puisque le verre, surface troplisse, s’oppose absolument àl’ascension ?

L’insurmontable difficulté a étéprévue. J’ai fait choix d’une terreargileuse apte à laisser trace sur sonpassage. En tête de l’attelage, lacharge elle-même empierre le cheminet le rend praticable ; en frottant departout contre la paroi, elle yabandonne des parcelles terreusesqui sont autant de points d’appui. Amesure qu’il le refoule plus haut,l’insecte trouve donc, en arrière deson faix, des aspérités où prendrepied pour l’escalade.

Cela lui suffit à la rigueur, non sans

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des glissades et des effortsd’équilibre inconnus dans lanaturelle galerie. Parvenu à quelquedistance de l’orifice, il laisse là samotte, qui, moulée dans le canal,reste en place, immobile. Il revient aufond, non en se laissant précipiterd’une chute brutale, mais peu à peu,de façon prudente, à l’aide deséchelons qui lui ont servi pourmonter. Une seconde pelote esthissée, qui s’adjoint à la première etfait corps avec elle. Une troisièmesuit. Enfin, d’un dernier ahan, ilexpulse le tout en un bouchon.

Ce fractionnement est judicieuseméthode. A cause du frottement

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énorme dans l’étroit et rugueuxcanal naturel, jamais l’insecte neparviendrait à hisser d’une seulepièce les gros cylindres de sataupinée ; il les monte par chargesnon accablantes, plus tardjuxtaposées, soudées.

Je soupçonne que ce travaild’assemblage s’opère dans levestibule à faible pente qui,d’habitude, précède le puits vertical.Là, sans doute, les mottessuccessives se compriment en uncylindre unique fort lourd, maisencore d’un charroi facile sur unevoie presque horizontale. Alors leMinotaure, d’une dernière poussée

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de son trident, expulse le bloc, qui varejoindre les autres sur les flancs dela taupinée. Ce sont autant de pierresde taille, d’agglomérés, quidéfendent l’accès du domicile. Avecces déblais convenablement moulés,s’obtient, de la sorte, un système defortification cyclopéenne.

L’escalade est trop difficultueusedans le tube de verre pour quel’insecte ne soit pas bientôtdécouragé. Les fragiles échelonslaissés par la charge s’effritent, sedétachent, balayés par les tarses quivainement cherchent des appuis ; ende larges étendues le canal redevientlisse. Le grimpeur finit par renoncer

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à la lutte contre l’impossible ; ilabandonne son paquet et se laissechoir. Désormais les travauxcessent ; le couple a reconnu lesperfidies de l’étrange demeure. L’unet l’autre veulent s’en aller. Leurinquiétude se trahit par decontinuels essais d’évasion. Je lesmets en liberté. Ils m’ont appris toutce qu’ils pouvaient m’apprendre endes conditions si avantageuses pourmoi et si mauvaises pour eux.

Revenons au grand appareil, où letravail marche de façon correcte. Leforage, commencé en mars, setermine vers le milieu d’avril. Apartir de cette époque, mes visites

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quotidiennes ne voient plus à la cimede la taupinée un tampon de terrefraîche, signe d’une récenteexpulsion de déblais. Il faudrait doncde deux à trois semaines au moinspour creuser la demeure.

Mes observations à la campagne meportent même à croire qu’un mois etplus n’est pas de trop. Mes deuxséquestrés, dérangés de leur premierouvrage et pressés par la saisontardive, ont abrégé la besogne, qu’ilsétaient d’ailleurs dansl’impossibilité de continuer lorsque,au fond du tube, s’est présenté lebouchon de liège, obstacleinfranchissable. Les autres, opérant

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en liberté, disposent dans le sabled’une profondeur sans limite. Ils ontpour eux le loisir en s’y prenant debonne heure. Février n’est pas finique s’élèvent déjà des taupinéescopieuses, auxquelles correspondentplus tard des trous de sondeprofonds d’un mètre et demi etdavantage. De tels puits exigentlabeur se prolongeant le mois entier,si ce n’est plus.

Or, pour se restaurer, que mangentles deux puisatiers en cette longuepériode ? Rien, absolument rien,nous disent les hôtes de monappareil. Ni l’un ni l’autre ne semontre au dehors à la recherche de

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victuailles, dans l’aire de la terrine.La mère ne quitte pas un instant lefond ; le père seul monte etredescend. Quand il monte, c’esttoujours avec une charge de déblais.Je suis averti de son arrivée par lataupinée qui tremble et s’éboule enpartie sous la poussée du déblayeuret de son fardeau ; mais l’insecte lui-même ne se montre pas, carl’embouchure du cône éruptif resteclose par le tampon expulsé. Tout sepasse en secret, à l’abri desindiscrétions de la lumière. Demême, à la campagne, tout terrier enconstruction est fermé jusqu’àparfait achèvement.

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Cela ne prouve pas, il est vrai,l’absence absolue de vivres, car, denuit, le père pourrait sortir, cueilliraux environs quelques pilules, lesintroduire, rentrer, puis refermer lelogis. Le ménage aurait ainsi du painsur la planche pour quelques jours. Ilfaut renoncer à cette explication ;ainsi nous l’ordonnent, de la façon laplus formelle, les événements de monengin éducateur.

En prévision d’un besoin denourriture, j’avais garni la terrine dequelques crottins. Les travaux defouille terminés, je retrouve cespilules intactes et en même nombre.Le père, en lui supposant des rondes

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nocturnes dans le voisinage, nepouvait manquer de les voir. Il neleur avait donné aucune attention.

Les paysans mes voisins, rudesgratteurs de terre, font quatre repaspar jour. Dès l’aube, au saut du lit,morceau de pain et figues sèches,pour tuer le ver, disent-ils. Auchamp, vers les neuf heures, lafemme apporte la soupe et lecomplément, anchois, olives, qui fontboire sec. Sur les deux heures, àl’ombre d’une haie, se retire de labesace le goûter, amandes etfromage. Suit un somme au fort de lachaleur. Quand vient la nuit, rentréeà la maison, où la ménagère a

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préparé salade de laitue et friture depommes de terre assaisonnéesd’oignon. Au total, beaucoup demangeaille pour un travail modéré.

Ah ! que le Minotaure nous estsupérieur ! Un mois durant et plus,sans nourriture aucune, il accomplitbesogne forcenée, toujoursvigoureux, toujours dispos. Si jedisais à mes voisins, les remueurs deglèbe, qu’en un certain monde letravailleur trime dur et le mois entiersans prendre réfection, ils merépondraient par un large rired’incrédulité. Si je l’affirme auxremueurs de l’idée, peut-être lesscandaliserai-je.

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N’importe, répétons ce que m’a dit leMinotaure. L’énergie chimique issuedes aliments n’est pas l’uniqueorigine de l’activité animale. Commestimulant de la vie, il y a quelquechose de supérieur aux bouchéesdigérées. Quoi donc ? Que sais-je !Apparemment les effluves, connus ouinconnus, émanés du soleil etpermutés par l’organisation enéquivalent mécanique. Ainsi nousparlaient autrefois le Scorpion etl’Araignée ; ainsi nous parleaujourd’hui le Minotaure, pluspersuasif en son rude métier. Il nemange pas, et véhémentement iltravaille.

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Le monde de l’insecte est fécond ensurprises. Le Bousier à trident,jeûneur accompli et néanmoinstravailleur insigne, éveille superbequestion. En des planètes lointaines,régies par un autre soleil, vert, bleu,jaune, ou rouge, la vie ne pourrait-elle s’exempter des ignominies duventre, lamentables sourcesd’atrocités, et s’entretenir activeavec les seules radiations de ce coinde l’univers ? Le saurons-nousjamais ? J’espère bien que si, la Terren’étant qu’une étape vers un mondemeilleur où la vraie félicité pourraitbien être de sonder de plus en plusavant l’insondable problème des

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choses.

De ces hauteurs nébuleuses,rentrons, de plain-pied, dans lesaffaires du Minotaure. Le terrier estprêt ; l’heure est venue d’y établir lafamille. J’en suis averti par la sortiedu père, que, pour la première fois, jevois se risquer au grand jour. Ilexplore, très affairé, l’aire de laterrine. Que cherche-t-il ?Apparemment des vivres pour lanitée prochaine. C’est le momentd’intervenir.

Afin de rendre l’observation aisée, jefais place nette. Je déblaye le local desa taupinée sous laquelle sontensevelies les victuailles jugées

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nécessaires au début, mais restéescomplètement inutiles. Ces vieillespilules, souillées de terre, sontrejetées et remplacées par d’autres,au nombre d’une douzaine, répartiesautour de l’embouchure du puits. Jedis douze exactement, groupées troispar trois, ce qui me rendra plus facileet plus rapide le quotidiendénombrement à travers la buée dontse couvre la cloche. Des arrosagesmodérés, effectués de temps à autresur le bourrelet de terre qui cerne lacloche et la maintient enchâssée,provoquent, en effet, au sein del’appareil une atmosphère humidepareille à celle des profondeurs

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affectionnées du Minotaure. C’est unélément de succès non à négliger.Enfin, un compte courant est ouvertoù s’inscrivent jour par jour lespièces emmagasinées. Il y en a douzeservies au début. Si elles s’épuisent,on les remplacera aussi souvent qu’ilsera nécessaire.

Le résultat de ces préparatifs ne sefait pas attendre. Le soir même, metenant au guet à distance, jesurprends le père qui sort de chezlui. Il va aux pilules, en choisit une àsa convenance, et à petits coups deboutoir la fait rouler ainsi qu’untonnelet. Je m’approche doucementpour suivre la manœuvre. Aussitôt

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l’insecte, craintif à l’excès,abandonne sa pièce et plonge dans lepuits. Il m’a vu, le méfiant ; il s’estaperçu de quelque chose d’énorme etde suspect se mouvant à proximité.C’est plus qu’il n’en faut pourl’inquiéter et lui faire suspendre sarécolte. Il ne reparaîtra que lorsquesera revenue tranquillité parfaite.

Me voilà averti : patience etdiscrétion extrêmes sont imposées àqui veut assister à la collecte desvivres. Je me le tiens pour dit : jeserai discret et patient. Les jourssuivants, à des heures diverses, jerecommence ma tentative, silencieux,en tapinois, si bien que le succès me

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dédommage de mes guets assidus.

Je vois et je revois le Minotaure entournée de récolte. C’est toujours lemâle, et le mâle seul, qui sort et vientaux vivres ; la mère, au grand jamais,ne se montre, absorbée qu’elle est end’autres occupations au fond duterrier. Les apports se font avecparcimonie. Là-bas dessous, paraît-il, les apprêts culinaires sont deminutieuse lenteur ; il faut donner àla ménagère le temps d’élaborer lespièces descendues avant d’en amenerd’autres qui encombreraientl’officine et gêneraient lamanipulation. En dix jours, à partirdu 13 avril, date de la première sortie

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du mâle, je relève l’emmagasinementde vingt-trois pilules, soit enmoyenne deux dans les vingt-quatreheures. Au total, dix journées derécolte et deux douzaines de piècespour la confection de la saucisse quisera la ration d’un ver.

Essayons d’entrevoir dans l’intimitéles actes du ménage. A ce sujet, j’aideux ressources qui, consultées tourà tour avec persévérance, peuventdonner, par fragments, le spectacletant désiré. En premier lieu, le grandappareil à trépied. Dans son étroitecolonne de terre s’ouvrent, nous lesavons, des lucarnes accidentelles,situées à des hauteurs diverses. J’en

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profite pour donner un coup d’œilaux événements de l’intérieur. Ensecond lieu, un tube vertical et nu, lemême qui m’a servi pour l’examen del’escalade, reçoit un couple extrait deterre quelques heures avant, en pleintravail de préparatifs alimentaires.

Mon artifice, je m’y attends, n’aurapas succès durable. Bientôtdémoralisés par l’étrangeté dunouveau domicile, les deux insectesse refuseront à l’ouvrage, inquiets etdésireux de s’en aller. N’importe,avant que soit éteinte la fougue denidification, ils peuvent me fournirde précieuses données. Enrassemblant les faits recueillis par

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l’une et par l’autre méthode,j’obtiens l’exposé que voici.

Le père sort, choisit une pilule dontla longueur est supérieure audiamètre du puits. Il l’achemine versl’embouchure, soit à reculons enl’entraînant avec les pattesantérieures, soit de façon directe enla faisant rouler à légers coups dechaperon. Arrivé au bord de l’orifice,va-t-il, d’une dernière poussée,précipiter la pièce dans le gouffre ?Nullement, il a des projets noncompatibles avec une brutale chute.

Il entre, enlaçant des pattes la pilule,qu’il a soin d’introduire par un bout.Parvenu à une certaine distance du

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fond, il lui suffit d’obliquerlégèrement la pièce pour que celle-ci,en raison de l’excès d’ampleur de songrand axe, trouve appui par ses deuxextrémités contre la paroi du canal.Ainsi s’obtient une sorte de planchertemporaire apte à recevoir la chargede deux ou trois pilules. Le tout estl’atelier où va travailler le père, sansdérangement pour la mère, occupéeelle-même en dessous. C’est lemoulin d’où va descendre la semouledestinée à la confection des gâteaux.

Le meunier est bien outillé. Voyezson trident. Sur le corselet, basesolide, se dressent trois épieuxacérés, les deux latéraux longs, et le

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médian court, tous les trois dirigésen avant. A quoi bon cette machine ?On n’y verrait d’abord qu’une paruremasculine, comme la corporation desbousiers en porte tant d’autres, deforme très variée. Or, c’est ici mieuxqu’un ornement ; de son atour leMinotaure fait outil.

Les trois pointes inégales décriventun arc concave, dans lequel peuts’engager la rotondité d’un crottin.Sur son incomplet et branlantplancher, où la station exige l’emploides quatre pattes d’arrière, arc-boutées contre la paroi du canal,comment fera l’insecte pourmaintenir fixe la glissante olive et la

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fragmenter ? Voyons-le à l’œuvre.

Se baissant un peu, il implante safourche dans la pièce, dès lorsimmobilisée, prise qu’elle est dans lalunule de l’outil. Les pattesantérieures sont libres ; de leursbrassards à dentelures, elles peuventscier le morceau, le dilacérer, leréduire en parcelles, qui tombent àmesure par les vides du plancher etarrivent là-bas, à la mère.

Ce qui descend de chez le meuniern’est pas une farine passée aublutoir, mais bien une grossièresemoule, mélange de débrispoudreux et de morceaux à peinebroyés. Si incomplète qu’elle soit,

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cette trituration préalable sera d’ungrand secours pour la mère, enméticuleux travail de panification :elle abrégera l’ouvrage, ellepermettra d’emblée la séparation dumédiocre et de l’excellent. Lorsque, àl’étage d’en haut, tout est trituré,même le plancher, le meunier cornuremonte à l’air libre, fait récoltenouvelle et recommence, tout à loisir,sa besogne d’émiettement.

La boulangère, de son côté, n’est pasinactive en son officine. Elle cueilledébris pleuvant autour d’elle, lessubdivise davantage, les affine, enfait triage : ceci, plus tendre, pour lamie centrale, cela, plus coriace, pour

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la croûte de la miche. Virant d’ici,virant de là, elle tapote la matièreavec le battoir de ses bras aplatis :elle la dispose par couches,comprimées après à l’aide d’unpiétinement sur place, pareil à celuidu vigneron foulant sa vendange.Rendue ferme et compacte, la massedeviendra de meilleure conservation.En dix jours environ de soinscombinés, le ménage obtient enfin lelong pain cylindrique. Le père afourni la mouture, et la mère a pétri.

Le 24 avril, tout étant bien en ordre,le mâle sort du tube de l’appareil. Ilerre sous la cloche, insoucieux de maprésence, lui si craintif d’abord et

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plongeant dans le puits dès qu’ilm’apercevait. Le manger lui estindifférent. Quelques pilules restentà la surface. A tout instant il lesrencontre ; il passe outre,dédaigneux. Il n’a qu’un désir, s’enaller au plus vite. Cela se voit à sesinquiètes marches et contremarches,à ses continuels essais d’escaladecontre la muraille de verre. Ilculbute, se remet sur pied,indéfiniment recommence, oublieuxdu terrier où jamais plus il nerentrera.

Je laisse le désespéré s’exténuervingt-quatre heures en vainestentatives d’évasion. Venons à son

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aide maintenant, donnons-lui laliberté. Mais non : ce serait le perdrede vue et ignorer le but de sonagitation. J’ai une volière très vaste,non occupée. J’y loge le Minotaure. Ily trouvera ampleur d’espace pourl’essor, victuailles choisies et rayonde soleil. Le lendemain, malgré toutce bien-être, je le trouve affalé surl’échine, les pattes raidies. Il estmort. Le vaillant, ses devoirs de pèrede famille remplis, se sentaitdéfaillir, et telle était la cause de sonagitation. Il voulait aller mourir àl’écart, bien loin, pour ne passouiller la demeure d’un cadavre ettroubler la veuve dans la suite des

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affaires. J’admire cette stoïquerésignation de la bête.

Si c’était là fait isolé, fortuit,conséquence peut-être d’uneinstallation défectueuse, il n’y auraitpas lieu d’insister sur le trépassé demon appareil. Mais voici qui aggravela chose. Dans la campagne, auxapproches du mois de mai, ilm’arrive fréquemment de rencontrerdes Minotaures desséchés au soleil,et ces défunts sont des mâles,toujours des mâles, à de bien raresexceptions près.

Une autre donnée, très significative,m’est fournie par une volière où j’aiessayé d’élever l’insecte à bien des

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reprises. La couche de terre, d’unepaire d’empans d’épaisseur, n’étantpas assez profonde, les internés ontabsolument refusé d’y nidifier. Lesautres travaux, d’usage courant, s’yaccomplissaient d’ailleurs suivantles règles. Or voici qu’à partir de lafin d’avril, les mâles remontent à lasurface, maintenant l’un, maintenantl’autre. Une paire de jours, ils errentsur le treillis, désireux de s’en aller.Enfin ils tombent, se couchent sur ledos et doucement se laissent mourir.Ils sont tués par l’âge.

Dans la première semaine de juin, jefouille de fond en comble le sol de lavolière. Des quinze mâles que j’avais

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au début, à peine m’en reste-t-il un.Tous ont péri ; toutes les femellespersistent. La dure loi est doncformelle. Après avoir collaboré de sahotte au long forage du puits, aprèsavoir amassé convenable provisionet trituré la semoule, le laborieuxencorné va trépasser au loin, hors dulogis.

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Chapitre 3

LE MINOTAURETYPHEE.SECONDAPPAREILD’OBSERVATION

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La demeure à troisbambous, d’aménagementsi étranger aux usages duMinotaure, pourrait bienêtre en partie la cause dela fin prématurée du père.

Dans le tube de verre, tout au fond,un seul gâteau cylindrique a étépréparé. Ce n’est pas assezévidemment. Il en faut deux au moinspour le maintien de l’espèce en l’étatactuel ; il en faut davantage et le pluspossible pour la prospéritécroissante. Mais dans mon appareilla place manque, à moins desuperposer les cylindres nourricierset de les empiler en colonnes, faute

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que ne commettra pas la mère.

Des étages superposés rendraientplus tard la sortie des filsdifficultueuse. Dans leurempressement de venir à la lumière,les aînés, mûris au point voulu etoccupant le bas de la colonne,bouleverseraient, écharperaient lestards venus, non encore prêts etoccupant le haut. Pour le tranquilleexode, il importe que le puits soitlibre d’un bout à l’autre. Les nichesindividuelles doivent être parconséquent groupées à côté les unesdes autres et communiquer, chacunepar un couloir latéral, avec lacommune cheminée d’ascension.

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Autrefois, l’Onitis Bison nous amontré ses conserves, les rationsd’autant de vers, disposées àproximité du fond du terrier. Uncourt vestibule mettait chacune deschambres en rapport avec la galerieverticale. C’était un groupement decellules sur le même palier.Probablement le Minotaure adoptesemblable système.

Dans les fouilles aux champs, ensaison un peu tardive, lorsque le pèreest déjà défunt, ma houlette exhume,en effet, une seconde loge, avec œufet provende, à quelque distance de laloge centrale, elle-même peupléed’un œuf et dûment approvisionnée.

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Une autre fouille me fournit desloges excentriques. De part etd’autre, dans le cul-de-sac du terrieret dans ses annexes les dispositionssont pareilles : à la base, dans lesable, un œuf ; par-dessus, les vivresdisposés en colonne.

Il est à croire que, si les difficultés dela manœuvre au fond d’un entonnoirn’eussent excédé la patience et lasouplesse des reins de moncoadjuteur, de pareilles fouilles,répétées toute la bonne saison,auraient augmenté le nombre deschambres desservies par le mêmepuits. Combien y en a-t-il en tout ?Quatre, cinq, six ? Je ne sais au juste.

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Un nombre modéré dans tous les cas.Et cela doit être. Les masseurs deprovende familiale sont d’unemodeste fécondité. Le temps leurmanque pour léguer le manger ànitée populeuse.

L’appareil éducateur à trépied debambous me vaut une surprise. Je levisite après le départ et le décès dupère. Il y a bien une colonne devivres pareille à celles que j’exhumeaux champs ; mais ces provisions nesont pas accompagnées d’un œuf, nià la base ni ailleurs. La table estservie, et le consommateur manque.Serait-ce répugnance de la mère àpeupler la demeure incommode que

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je lui ai imposée ? Nonapparemment, car elle n’aurait pasau préalable pétri le long pain, si cepain devait être d’utilité nulle.Renonçant à la ponte pour caused’un logis défectueux, elle se seraitabstenue de boulanger un gâteausans emploi.

D’ailleurs, dans les conditionsnormales, le même fait se reproduit.En ma douzaine de fouilles auxchamps – et si le nombre n’en est pasplus grand, c’est à la difficulté del’opération qu’il faut l’attribuer – enma douzaine de fouilles, le cas del’œuf absent s’est présenté trois fois.Le garde-manger était désert. La

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ponte n’avait pas eu lieu, et lesprovisions étaient là, manipuléescomme d’habitude.

Je soupçonne ceci. Ne se sentant pasdans les ovaires des germes mûris audegré requis, la mère n’en travaillepas moins aux provisions avec soncollaborateur. Elle sait que le beaucornu, l’auxiliaire si fervent, netardera pas à disparaître, usé par lesjours et le travail. Avant d’en êtreprivée, elle met à profit, son zèle etses forces. Ainsi sont manipulées encellier des conserves utilisées plustard par la mère restée veuve. Cesprovisions, d’autant meilleures quela fermentation les a perfectionnées,

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seront reprises par la pondeuse, quiles déplacera et les empilera dansune loge latérale, mais cette fois avecun œuf placé sous l’amas. Pourvuede la sorte et mise en état decontinuer seule, la prochaine veuvefera le reste. Le père maintenant peuttrépasser, la maison n’en souffrirapas trop.

La fin prématurée du père pourraitbien avoir pour cause la nostalgie del’inaction. C’est un laborieux quemet à mal l’ennui de ne rien faire.Dans mon appareil, il se laissemourir après la confection dupremier gâteau, parce que l’atelierforcément chôme, le reste de la

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galerie en verre ne devant pasadmettre des loges superposées quigêneraient plus tard la sortie de lafamille. Faute de place, la mère cessede pondre, et le père, n’ayant plusrien à faire, s’en va trépasser audehors. Le désœuvrement l’a tué.

Aux champs, le large dans le sol estindéfini ; il permet au fond du puitstel groupe de loges qu’exige lafécondité maternelle, mais une autredifficulté surgit, et des plus graves.Lorsque je suis moi-même lepourvoyeur, la disette n’est pas àcraindre. Journellement je m’informedes descentes en magasin, et jerenouvelle à mesure les vivres

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disponibles, disséminés à la surface.Sans être encombrés, mesprisonniers sont toujours dansl’abondance.

Avec la liberté des champs, c’est uneautre affaire. Le mouton n’est pastellement prodigue qu’il déposetoujours en un même point laquantité de pilules nécessaire auMinotaure, deux cents et davantage,comme en feront foi mesobservations ultérieures. Uneémission de trois ou quatredouzaines, c’est déjà beaucoup. Leruminant chemine et continueailleurs son semis.

Or l’amasseur de pilules n’a pas

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l’humeur vagabonde. Je ne peux mele figurer allant quérir au loin dequoi doter ses fils. Comment, aprèsune longue expédition, retrouverait-il son chemin et rentrerait-il chez lui,poussant de la patte, une par une, lesolives rencontrées ? Que l’essor et leflair lui permettent, pour sa propreréfection, des trouvailles à grandedistance, rien de mieux ; il faut peude nourriture au sobreconsommateur, et puis l’affaire n’estpas urgente.

S’il s’agit de nidification, aucontraire, le besoin s’impose depilules fort nombreuses et de plusrapidement acquises. L’insecte a pris

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soin, il est vrai, de s’établir àproximité d’un amas aussi copieuxque possible. De nuit, il fait sa rondeaux alentours de sa demeure ; ilcueille presque sur sa porte ; ilpoursuit même ses recherches àquelques empans de distance, en deslieux familiers, où s’égarer estimpossible. Mais tôt ou tard plusrien ne reste dans le voisinage, toutest récolté.

L’amasseur, à qui répugnent desexpéditions lointaines, dépérit alorsd’inaction, il fuit le logis oùdésormais le travail manque.N’ayant plus rien à faire faute dematériaux, le rouleur, le concasseur

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de pilules trépasse hors de chez lui, àla belle étoile. Ainsi je m’explique lesmâles trouvés morts en plein airlorsque vient le mois de mai. Ce sontdes désolés, victimes de leur passiondu travail. Ils quittent la vie dumoment qu’elle devient inutile.

Si ma conjecture est fondée, il doitm’être possible de prolongerl’existence de ces désespérés enmettant graduellement à ladisposition des travailleurs autant depilules qu’ils peuvent en désirer. Jesonge alors à combler de faveurs leMinotaure ; je me propose de luifaire un paradis où les crottinsabondent, où les dragées se

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renouvellent à mesure que lesprécédentes sont descendues aucellier. De plus, ce lieu de délicesaura terre sablonneuse, maintenuefraîche au degré requis, profondeurégale à celle des terriers habituels,enfin largeur d’espace qui permettede grouper au fond plusieurs cabinesà côté l’une de l’autre.

Mes combinaisons aboutissent àl’édifice que voici. Avec desplanchettes d’un gros travers dedoigt d’épaisseur, ce qui plus tardmodérera l’évaporation, le menuisierme construit un prisme creux etcarré, mesurant 1,40 m de hauteur.Trois faces sont invariablement

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assemblées avec des clous ; laquatrième est formée de trois voletségaux que des vis maintiennent enplace. Cette disposition me permettrade visiter, à ma guise, le haut, le baset la région moyenne de l’appareilsans ébranlement du contenu. Lacavité du prisme mesure undécimètre de côté. Le bout inférieurest fermé ; le bout supérieur est libreet porte une corniche sur laquellerepose un large plateau à rebord,représentant les alentours du terriernaturel. Une cloche métallique faitdôme sur ce plateau. La colonnecreuse se remplit de terresablonneuse fraîche, convenablement

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tassée. Le plateau lui-même en reçoitune couche d’un travers de doigt.

Une condition indispensable est àremplir : c’est que le contenu terreuxde l’appareil ne se dessèche pas.L’épaisseur des planches y pare enpartie ; mais ce n’est pas assez,pendant les ardeurs de l’été surtout.A cet effet, le tiers inférieur du longprisme plonge dans un pot à fleursplein de terre, que je maintiens moitepar des arrosages modérés. Unelégère transsudation de l’humiditéenvironnante à travers le boisempêchera le contenu de deveniraride. Du même coup s’obtient aussila stabilité verticale de l’appareil,

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qui, solidement implanté dans unelourde base, tiendra bon contre lesassauts du vent, toute l’année s’il lefaut.

Le tiers moyen est enveloppé d’uneépaisse gaine de chiffons quel’arrosoir humecte presque chaquejour. Enfin, le tiers supérieur est nu,mais la couche de terre du plateau,soumise de ma part à des pluiesartificielles assez fréquentes, luitransmet un peu de fraîcheur. Al’aide de ces divers artifices,j’obtiens une colonne terreuse, ninoyée ni aride, telle que l’exige lanidification du Minotaure.

Si j’avais écouté l’ambition de mes

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projets, j’aurais fait construire unedizaine de semblables appareils, tantil surgissait de questions àrésoudre ; mais c’est coûteux, endehors des moyens de mapersonnelle industrie, etl’impécuniosité, ce terrible mal dontse plaignit Panurge, met un frein àmes souhaits d’outillage. Je m’ensuis octroyé deux, pas davantage.

Une fois peuplés, je les ai tenusl’hiver dans une petite serre, craintede la gelée au sein d’une masseterreuse de trop peu de volume. Aufond de sa galerie naturelle, leMinotaure n’a pas à craindre lesfroids rigoureux : une enceinte sans

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limites le défend. Dans la mesquinedemeure de mon invention, il auraitsubi de rudes épreuves.

Les beaux jours venus, j’ai dressémes deux colonnes en plein air, àquelques pas de ma porte. Ellesforment, à côté l’une de l’autre, unesorte de pylône d’architectureétrange. Nul de la maisonnée nepasse sans y donner un coup d’œil.De ma part les visites sont assidues,le soir et le matin surtout, lorsque lestravaux nocturnes commencent etlorsqu’ils sont terminés ; Auxaguets, dans le voisinage de monpylône, que de bons moments j’aipassés, surveillant et méditant !

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Racontons les faits. Vers le milieu dedécembre, dans chacun de mes deuxappareils je loge une femelle, choisieparmi celles qui se prêtent le mieux àmes desseins. A cette époque, lessexes restent à l’écart l’un de l’autre.Les mâles habitent des terriersmédiocres ; les femelles descendentplus ou moins bas. Il y a de cesvaillantes qui, sans l’aide d’uncollaborateur, ont déjà parachevé, oude bien peu s’en faut, le puitsnécessaire à la ponte. Le 10décembre, j’exhume l’une d’elles à1,20 m de profondeur. Ces précocesfouisseuses ne font pas mon affaire.Désireux d’assister à la plénitude des

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travaux, je fais choix de sujetsmédiocrement enfouis dans lacampagne.

Au centre de la colonne terreuse desdeux appareils, je pratique une brèvecavité, qui sera l’amorce du terrier.J’y plonge la prisonnière, et c’estassez pour la familiariser avec leslieux. Un nombre connu de crottinsde mouton est réparti autour del’orifice. Désormais les chosesmarchent toutes seules ; il me suffirade renouveler les vivres lorsqu’il ensera besoin. La saison froide sepasse dans la clémente atmosphèred’une serre, et rien de notable ne seproduit. Une modeste taupinée

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s’élève, à peine de quoi remplir lecreux de la main. L’heure n’est pasvenue des grands travaux.

Au milieu de février, la floraison desamandiers commençant, le temps esttrès doux. Ce n’est plus l’hiver et cen’est pas encore le printemps ; lesoleil est bon le jour, la flambée dequelques bûches dans l’âtre a sescharmes le soir. Sur les romarins del’enclos, riches déjà de fleursliliacées, butinent les abeilles,bourdonnent les osmies à ventrerouge, stationnent de gros criquetscendrés, qui, faisant moulinet deleurs grandes ailes, disent leur joiede vivre. Cette délicieuse saison de

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renouveau en éveil doit convenir auxMinotaures.

Je marie mes captives : je leur donneà chacune un compagnon, un superbecornu apporté de la campagne. Dansla nuit le ménage se fonde, et sanstarder le couple se met activement àl’ouvrage. L’association vientd’animer l’atelier. Avant, les mâles,solitaires en de brèves retraites,sommeillaient d’habitude,indifférents à la cueillette despilules, insoucieux des galeriesprofondes ; les femelles, pour lamajeure part, n’étaient guère pluslaborieuses ; les terriers restaientsuperficiels, les taupinées sans relief,

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les récoltes sans rendement. Leménage fondé, profondément oncreuse, copieusement on thésaurise.En deux fois vingt-quatre heures,l’expulsion des déblais a surmonté lemanoir d’un amas de bouchonsterreux formant dôme d’un empan delargeur ; de plus, une douzaine decrottins est descendue en cave.

Trois mois et plus cette activité semaintient, entrecoupée de repos dedurée variable, nécessitésapparemment par les travaux demeunerie et de boulangerie. Lafemelle n’apparaît jamais hors duterrier ; c’est toujours le mâle quisort et se met en quête, parfois à la

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tombée du crépuscule, plus souventà une heure avancée de la nuit.

La récolte varie beaucoup, bien queje veille à tenir convenablementgarnis les alentours du terrier.Tantôt deux ou trois pilulessuffisent ; tantôt, en une seule nuit,la vingtaine est cueillie. L’amasseursemble influencé par les conditionsmétéorologiques. Si le ciel sebrouille, se met en préparatifs d’unorage manqué, si je fais pleuvoirmoi-même en arrosant le plateau del’appareil, c’est alors d’habitude quela cueillette est la plus active. Entemps sec, au contraire, des semainesentières se passent sans le moindre

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emmagasinement.

Aux approches de juin, sentant sa finvenir, le valeureux redouble de zèle ;il veut, avant de périr, léguer auxsiens l’abondance. D’une fougue nontoujours bien calculée, le prodigueentasse pilule sur pilule, au pointd’encombrer le terrier et de rendremalaisées les occupations de la mère.Trop de richesses sont un embarras.L’étourdi le reconnaît enfin ; ilrefoule l’excès au dehors.

Le premier jour de juin, dans l’un demes appareils, le total des piècesdescendues est de deux cent trente-neuf, nombre bien éloquent en faveurdu laborieux cornu. Ma comptabilité

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de crottins, tenue avec non moins descrupule que celle d’une banque,affirme ce résultat énorme. Je suisravi du trésor du Minotaure ; mais, àquelques jours de là, un résultat desplus inattendus me met eninquiétude. Je trouve, un matin, lamère morte. Elle est venue trépasserà la surface. Il est de règle, paraît-il,que nul du couple ne doit mourirdans la demeure des fils. C’est auloin, en plein air, que père et mèrefinissent.

Ce renversement dans l’ordre normaldes décès, la mère trépassant avantle père, demande information. Jevisite l’intérieur de l’appareil en

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dévissant les trois volets mobiles.Mes précautions contre l’aridité ontpleinement réussi. Le tiers supérieurde la colonne sablonneuse a gardéune certaine fraîcheur qui donneconsistance, empêche leséboulements. Le tiers moyen, avec sagaine de chiffons mouillés, est plusfrais encore. Là, dans un grenierd’abondance, se sont amoncelées lesvictuailles ; le mâle s’y trouve, alerteet vigoureux. Au dernier tiers plongédans la terre humide d’un grandvase, la plasticité est pareille à celleque ma bêche rencontre dans lesprofonds terriers naturels. Toutsemble en ordre, et cependant, au bas

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de la galerie, nulle trace denidification ; pas de saucissespréparées, ni même en préparation.Toutes les pilules sont intactes.

C’est de pleine évidence : la mère arefusé de pondre, et par suite le pères’est abstenu de moudre. La farinedevenait inutile du moment que despains ne se pétrissaient point. Larécolte n’en est pas moins copieuse,en vue des événements futurs. Lesdeux cent trente-neuf pilules dontmes notes font foi se retrouvent,telles quelles et réparties enplusieurs amas. La galerie n’est pasrectiligne ; elle a des pentes enspirales, des paliers en

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communication avec de petitsentrepôts. Là sont tenues en réserve,à toutes les hauteurs du puits, desrichesses dont la mère pourra faireemploi, même après le décès duthésauriseur. En attendant que lesœufs viennent et que des gâteauxsoient préparés à l’intention des fils,le père, en sa ferveur, collectionnetoujours, un peu au fond de lademeure, beaucoup en des chambreslatérales, distribuées en diversétages.

Mais les œufs manquent. Pour quelsmotifs ? Je constate d’abord que lagalerie descend jusqu’au fond del’appareil, haut de 1,40 m. Elle

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s’arrête brusquement à la planchettefermant en bas le prisme. Sur cetobstacle infranchissable sedistinguent des essais d’érosion. Lamère a donc creusé tant que lafouille était possible ; puis,rencontrant une barrière où tous sesefforts échouaient, elle est remontéeà la surface, exténuée, découragée,n’ayant plus qu’à périr, faute d’unétablissement à sa convenance.

Ne pouvait-elle loger sa ponte aufond du prisme, où la fraîcheur s’estmaintenue pareille à celle des terriersnaturels ? Peut-être non. Dans marégion, nous avons eu cette année1906 un printemps bien singulier. Le

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22 et 23 mars, il a fortement neigé.Jamais, en ce pays, je n’avais vuchute pareille de neige si abondanteet surtout si tardive. Après estsurvenue une interminablesécheresse, transformant lacampagne en cendrier.

Dans l’appareil où ma vigilanceentretenait la fraîcheur requise, lamère Minotaure semblait à l’abri decette calamité. Rien ne dit cependantqu’à travers l’épaisseur des plancheselle n’eût connaissance de ce qui sepassait dehors, ou plutôt allait sepasser. Douée d’une exquisesensibilité météorologique, ellepressentait la terrible sécheresse,

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fatale aux vers non établis assez bas.Dans l’impuissance d’atteindre leslieux profonds conseillés parl’instinct, elle est morte sans pondre.Pour me rendre compte des faits, jen’entrevois pas d’autre raison quecette météorologie soupçonneuse.

Le second appareil, deux jours aprèsl’installation du couple, me vaut unefâcheuse surprise. La mère, sanscause apparente, quitte le domicile,se terre dans le sable du plateau etplus ne bouge, insoucieuse de la logeoù son cornu l’attend. Sept fois, parintervalles d’un jour, je la ramènechez elle, je la plonge tête premièredans le puits. Rien n’y fait :

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obstinément elle remonte pendant lanuit, elle décampe et se terre aussiloin que possible. Si le treillis de lacloche n’arrêtait son essor, ellefuirait, cherchant ailleurs un autrecompagnon. Le premier serait-ilmort ? Pas du tout. Dans l’étagesupérieur de la galerie, je le trouvevigoureux comme avant.

L’opiniâtre escapade de la femelle, sicasanière de nature, aurait-elle pourcause une incompatibilitéd’humeur ? Pourquoi pas ? Lacollaboratrice s’en va parce que lecollaborateur ne lui convient pas.J’ai fait moi-même l’association auhasard des trouvailles, et le

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prétendant a déplu. Si les chosess’étaient passées suivant les règles,la nubile aurait fait un choix,acceptant celui-ci, refusant celui-là,suivant des mérites dont seule elleétait juge. Quand on doit vivrelongtemps ensemble, en ne s’engagepas à la légère dans des liensindissolubles. C’est du moins l’avisde la gent Minotaure.

Que les autres, l’immense majorité,se prennent, se quittent, sereprennent en des rencontresbrusques et fortuites, cela ne tire pasà conséquence. La vie est courte ; onen jouit de son mieux, sans faire ledifficile. Mais ici c’est le vrai

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ménage, de durée longue et de grandlabeur. Comment peiner vaillammentà deux pour le bien-être des sienssans une mutuelle sympathie ? Nousavons déjà vu le couple Minotaure sereconnaissant et se retrouvant dansle tumulte de deux terriers voisinsbouleversés ; le voici maintenantsoumis à des répulsions tout aussidélicates. La mal mariée boude ;coûte que coûte, elle veut s’en aller.

Comme le divorce semble devoir seprolonger indéfiniment, malgré mesrappels à l’ordre que je renouvellechaque jour pendant une semaine enremettant la femelle dans le terrier, jefinis par changer le mâle ; je le

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remplace par un autre, d’aspect niplus ni moins avantageux que nel’était le premier. Dès ce moment lesaffaires reprennent le cours normalet marchent à souhait. Le puitss’approfondit, la taupinées’exhausse, les vivress’emmagasinent, la fabrique deconserves est en pleine activité.

Le 2 juin, le total des pilulesdescendues est de deux cent vingt-cinq. C’est un joli trésor. Peu aprèsle père meurt, tué par la vieillesse. Jele trouve non loin de l’embouchuredu terrier, convulsé sur sa dernièrepilule, sa chère pilule qu’il n’a pas eule temps de descendre. Le mal de

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l’âge l’a surpris en plein travail, l’afoudroyé au champ de récolte.

La veuve continue les affaires de lamaison. Aux richesses amassées parle défunt, elle ajoute, de sa propreactivité, dans le courant de juin, unetrentaine de pilules. Total desentrées, depuis la fondation duménage : deux cent cinquante-cinq.Puis les fortes chaleurs arrivent,amies du chômage et de lasomnolence. La mère ne se montreplus.

Que fait-elle là-bas, dans la fraîcheurde sa crypte ? Comme la mère Coprisapparemment, elle surveille sa nitée,allant d’une loge à l’autre, auscultant

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les gâteaux, s’informant de ce qui sepasse à l’intérieur. La dérangerserait une barbarie. Attendonsqu’elle sorte, accompagnée de sesfils.

Mettons à profit ce long repos pourdire le peu que m’ont appris leséducations en tube de verre, enprésence des vivres réglementaires.La durée de l’œuf est de quatresemaines environ. Ma récolte la plusprécoce, datant du 17 avril, a donnéle ver le 15 mai. Cette lenteur del’éclosion ne saurait avoir pourcause une insuffisance de chaleur audébut du printemps : sous terre, à unmètre et demi de profondeur, la

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température n’est guère variable.

D’ailleurs nous allons voir la larveprendre son temps elle aussi etpasser toute la période estivale avantde se transformer. Il fait si bon ausein d’une saucisse, dans une crypteaffranchie des variationsatmosphériques, loin des conflits del’extérieur où les réjouissances nesont pas sans péril ; il est si doux dene rien faire, de somnoler endigérant ! Pourquoi se presser ? Lestracas de la vie active ne viendrontque trop tôt. Le Minotaure paraîtêtre de cet avis : il prolonge autantque possible les béatitudes dupremier âge.

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Le vermisseau, qui vient de naîtredans le sable, s’escrime desmandibules et des pattes, travaille dela croupe, s’ouvre un passage et, dujour au lendemain, parvient auxvivres empilés par-dessus. Dans letube de verre où je l’élève, je le voisse hisser, s’insinuer, choisir autourde lui, déguster capricieusement d’uncôté et de l’autre. Il se boucle et sedéboucle, il frétille, il dodeline. Il estheureux. Je le suis aussi de le voirsatisfait et luisant de santé. Jepourrai, jusqu’à la fin, suivre sesprogrès.

Au bout d’une paire de mois, tantôtmontant et tantôt descendant à

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travers sa colonne de victuailles,pour stationner aux meilleursendroits, c’est une belle larvecorrecte de forme, non bedonnante,non efflanquée, de l’aspect à peuprès de celles des Cétoines. Sespattes d’arrière n’ont rien de lachoquante irrégularité qui tant mesurprit autrefois lorsque j’étudiais lafamille du Géotrupe.

Le ver de ce dernier a les pattespostérieures plus faibles que lesautres, torses, impropres à la marcheet déjetées sur l’échine. Il estestropié de naissance. Le ver duMinotaure, malgré l’étroite analogiedes deux bousiers, est exempt de

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cette infirmité. Ses pattes detroisième paire ne sont pas moinscorrectes de forme et d’agencementque celles des deux autres paires.Pourquoi le Géotrupe naît-ilcagneux, et son proche allié correct ?Ce sont là de ces petits secrets qu’ilconvient de savoir ignorer.

Dans les derniers jours du moisd’août finit la période larvaire.Travaillée par la digestion du ver, lacolonne alimentaire, la saucisse, touten conservant sa forme et sesdimensions, s’est convertie en unepâte dont il serait impossible dereconnaître l’origine. Pas une miettene reste où la loupe retrouve une

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fibre. Le mouton avait déjà finementdivisé la matière végétale ; le ver,incomparable triturateur, a reprisladite matière et l’a subdiviséedavantage, porphyrisée en quelquesorte. Ainsi sont extraites et utiliséeles particules nutritives dont lequadruple estomac du moutonn’avait pu tirer parti.

Se creuser une niche dans cettemasse onctueuse, d’après notrelogique, conviendrait au ver,désireux d’un souple matelas oùreposera la nymphe. Nos prévisionsfont erreur. Le ver rétrograde aubout inférieur de sa colonne, il rentredans le sable où s’est effectuée

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l’éclosion, il s’y pratique une cuvettedure et rugueuse. Cette aberration,qui ne tient compte de la futurenymphe et de ses délicatessesépidermiques, serait pour noussurprendre si la rustique loge ne seperfectionnait.

La bedaine du reclus a gardé enréserve une partie des résidusdigestifs, résidus destinés àdisparaître en plein, car, au momentde la nymphose, le corps doit être netde toute souillure. Avec ce mastic,longtemps affiné dans l’intestin, lever crépit la paroi sablonneuse. Desa ronde croupe en guise de truelle, illisse, polit et repolit le stuc déposé,

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si bien que la fruste loge du débutdevient cabine veloutée.

Tout est prêt pour le dépouillementqui donne la nymphe. Celle-ci n’arien qui mérite mention spéciale. Letrident du mâle, en particulier, estdéjà, quant à la forme et auxdimensions, ce qu’il sera dans l’âgemûr. Enfin, aux approches d’octobre,j’obtiens l’insecte parfait. La duréede l’évolution totale, à partir del’œuf, a été de cinq mois.

Revenons à la mère Minotaure nantiede deux cent cinquante-cinq pilules,dont deux cent vingt-cinq amasséespar le mâle avant de venir trépasseren dehors du terrier, et trente par la

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veuve elle-même. Quand viennent lesfortes chaleurs, elle ne se montreabsolument plus, retenue au fond dupuits par ses affaires de ménage.Malgré mon impatience de savoir cequi se passe chez elle, j’attends,toujours aux aguets. Enfin octobreamène les premières pluies, sidésirées du laboureur et du bousier.Dans la campagne, les taupinéesrécentes se font nombreuses. C’est lasaison des liesses automnales, alorsque le sol, converti en cendrier toutl’été, reprend fraîcheur et verdoied’un gazon où le berger conduit sonouaille ; c’est la fête du Minotaure,l’exode des jeunes qui, pour la

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première fois, viennent aux joies dela lumière, parmi les dragées desmoutons au pâturage.

Cependant, sous la cloche de monappareil, rien ne paraît. Il est inutiled’attendre davantage, la saison esttrop avancée. Je démonte le pylône.La mère est morte ; elle est mêmefort délabrée, indice d’une fin déjàvieille. Je la trouve dans le haut de lagalerie verticale, non loin de l’orifice.

Cette position semble indiquer que,ses travaux terminés, la mèreremontait pour périr au dehorscomme l’avait déjà fait le père. Unebrusque et finale défaillance l’avaitsaisie en chemin, presque sur le seuil

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de sa porte. Je m’attendais à mieux ;je me figurais qu’elle sortirait encompagnie de ses fils : la vaillanteméritait de voir sa famille dans lesliesses des derniers beaux jours del’année.

Je ne renonce pas à cette idée. Si lamère n’est pas sortie avec les siens, ildoit y avoir, et il y a en effet, on va levoir, des raisons majeures. Tout aufond de la colonne sablonneuse, dansla partie où la fraîcheur se maintientle mieux, à la faveur de la terre dugrand vase fréquemment arrosé, setrouvent huit saucisses, huitconserves excellemment travailléesen pâte fine. Elles sont groupées en

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divers étages, à proximité, toutescommuniquant avec le couloirprincipal à l’aide d’un courtvestibule. Chacune de ces conservesétant la ration d’un ver, le total de lanitée est donc de huit. Cette famillerestreinte était prévue. Lorsquel’éducation est dispendieuse, lesmères, sagement, limitent leurfécondité.

L’imprévu est ceci : les cylindresnourriciers ne contiennent pasd’adulte, ni même de nymphe : ils nerenferment que des larves, luisantesde santé d’ailleurs et grossiespresque au degré que réclame lanymphose. Ce retard de l’évolution

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est fait pour étonner, à une époqueoù la génération nouvelle est adulte,quitte le manoir natal et commence àforer les terriers d’hivernage. Lasurprise de la mère Minotaure doitavoir dépassé la mienne. Lasséed’attendre les fils, elle s’est décidée àpartir seule avant l’épuisementcomplet de ses forces, afin ne pasencombrer la cheminée d’ascension.Une convulsion, due à l’inexorabletoxique de l’âge, l’a terrasséepresque sur le seuil de la demeure.

La cause de cette anormaleprolongation de l’état larvairem’échappe. Peut-être convient-il del’attribuer à quelque défaut

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d’hygiène de l’appareil éducateur.Tous mes soins, évidemment, n’ontpu réaliser en plein les conditions debien-être que les vers auraient trouvédans les moiteurs d’un sol profond,illimité. Au sein d’un étroit prismede sable, trop influencé par lesvariations de température etd’hygrométrie, l’alimentation nes’est pas faite avec l’habituel appétit,et de ce fait la croissance a perdu enrapidité. Après tout, ces larvestardives ont excellent aspect. Jem’attends à les voir se transformer àla fin de l’hiver. Semblables auxjeunes pousses dont l’évolution estsuspendue par l’inclémence de la

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saison, elles attendent le stimulantdu renouveau.

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Chapitre 4

LE MINOTAURETYPHEE. LAMORALE

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C’est le moment derécapituler les mérites duMinotaure. Lorsquefinissent les grandsfroids, il se met en quêted’une compagne,

s’enterre avec elle, et désormais luireste fidèle malgré ses fréquentessorties et les rencontres qui peuventen résulter. D’un zèle que rien nelasse, il vient en aide à la fouisseuse,destinée à ne jamais sortir de chezelle jusqu’à l’émancipation de lafamille. Un mois durant etdavantage, il charge les déblais desfouilles sur sa hotte fourchue ; il leshisse au dehors, toujours patient,

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jamais découragé par la rudeescalade. Il laisse à la mère le travailmodéré du râteau excavateur, ilgarde pour lui le plus pénible,l’exténuant charroi dans une galerieétroite, très haute et verticale.

Puis le terrassier se fait récolteur devictuailles ; il va aux provisions, ilamasse de quoi vivront les fils. Pourfaciliter l’ouvrage de sa compagnequi épluche, stratifie et comprime lesconserves, il change encore de métieret se fait triturateur. A quelquedistance du fond, il concasse, ilémiette les trouvailles durcies par lesoleil ; il en fait semoule et farine quipleuvent à mesure dans la

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boulangerie maternelle. Finalement,épuisé d’efforts, il quitte le logis etva mourir à l’écart, en plein air.Vaillamment il a rempli son devoirde père de famille ; il s’est dépensésans compter pour la prospérité dessiens.

De son côté, la mère ne se laissedétourner de son ménage. Sa viedurant, elle ne sort de chez elle :domi mansit, comme disaient lesanciens au sujet des matronesmodèles ; domi mansit, pétrissantses pains cylindriques, les peuplantd’un œuf, les surveillant jusqu’àl’exode. Lorsque viennent les liessesde l’automne, elle remonte enfin à la

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surface, accompagnée des jeunes, quise dispersent à leur guise pourfestoyer aux lieux fréquentés desmoutons. Alors, n’ayant plus rien àfaire, la dévouée périt.

Oui, au milieu de l’indifférencegénérale des pères pour les fils, leMinotaure est, à l’égard des siens,d’un zèle bien remarquable. Oublieuxde lui-même, non séduit par lesivresses du printemps, alors qu’ilferait si bon voir un peu le pays,banqueter avec les confrères, lutinerles voisines, il s’opiniâtre au travailsous terre, il s’exténue pour laisserun avoir à sa famille. Lorsqu’il raiditpour la dernière fois ses pattes,

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celui-là peut se dire : « J’ai fait mondevoir, j’ai travaillé. »

Or, d’où sont venues à ce laborieuxtelle abnégation et telle ferveur pourle bien-être des siens ? On nous ditqu’il les a acquises par un lentprogrès du médiocre au meilleur, dumeilleur à l’excellent. Descirconstances fortuites, aujourd’huicontraires, demain favorables, ontété ses maîtres. Il a appris comme lefait l’homme, par l’expérience ; luiaussi évolue, progresse, s’améliore.

Dans sa petite cervelle de bousier, lesleçons du passé laissent empreintesdurables, qui, mûries par le temps,germent en actes mieux combinés. Le

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besoin est la suprême inspiration desinstincts. Aiguillonné par lanécessité, l’animal est de lui-mêmeson ouvrier ; par ses propresénergies, il s’est fait tel qu’il nous estconnu, avec son outillage et sonmétier. Ses mœurs, ses aptitudes, sesindustries sont les intégralesd’infiniment petits acquis sur laroute sans limites de la durée.

Ainsi dit la théorie, grandiose aupoint de séduire tout espritindépendant, si la creuse résonancedes mots ne remplaçait la pleinesonorité du réel. Interrogeons à cetégard le Minotaure. Certes il ne nousrévélera pas l’origine des instincts ;

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il laissera le problème aussiténébreux que jamais ; du moins ilpourra projeter quelque lueur en unpetit recoin, et tout lumignon, sivacillant soit-il, doit être le bienvenudans la noire caverne où nousconduit la bête.

Le Minotaure exploite exclusivementles crottins de mouton ; il les luifaut, en vue de sa famille, desséchés,racornis par une longue expositionau soleil. Ce choix est bien étrange,lorsque les autres collecteursstercoraires exigent des produitsfrais. Ni le Scarabée, ni le Copris, nil’Onthophage, ni aucun des autres,ne font cas de pareille provende. A

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tous, grands et petits, modeleurs depoires ou fabricants de saucisses, ilfaut absolument matière plastique,riche de sa pleine sapidité.

Au porteur de trident, il faut l’olivepastorale, la dragée du mouton tariede tous ses sucs. Tous les goûts sontde ce monde ; il convient de ne pas endiscuter. Cependant on aimerait àsavoir pourquoi, lorsque tant devictuailles tendres et juteuses,venues du mouton ou d’ailleurs,abondent autour de lui, le bousier àtrident choisit ce que les autresdédaignent. S’il n’y a pas en luiprédilection innée pour tel mets,comment a-t-il abandonné

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l’excellent, où il avait part comme lesautres, pour adopter le médiocre,non utilisé ailleurs ?

N’insistons pas. Toujours est-il que,d’une façon ou de l’autre, auMinotaure est échu le lot des pilulessèches. Cette donnée admise, le restese déroule avec une pressantelogique. La nécessité, instigatrice duprogrès, semble avoir acheminé pasà pas le Minotaure mâle à sesfonctions de collaborateur. Le pèred’autrefois, un oisif comme il est derègle parmi les insectes, est devenufervent travailleur parce que, d’essaien essai, la race s’en est bien trouvée.

Que fait-il de sa récolte ? Sobrement

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il s’en nourrit lorsque la fraîcheur duterrier a quelque peu ramolli lesingrates pièces ; copieusement il lescarde en un feutre où il s’ensevelitl’hiver pour se défendre du froid.Mais ce sont là les moindres emploisde son butin ; l’essentiel est l’avenirde la famille.

Or jamais le ver, si débile d’estomacen ses débuts, ne mordrait surpareils croûtons, laissés tels quels.Pour qu’ils soient acceptés ettrouvés excellents, une préparationest indispensable, qui les affine enmollesse et sapidité. En quelleofficine se cuisinera la chose ?Evidemment sous terre, seule station

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où règne une moiteur constante, sansexcès d’humidité contraire àl’hygiène. La qualité des vivresamène donc le terrier.

Et ce terrier doit être profond, trèsprofond, afin que les torriditésestivales ne puissent jamais atteindreles provisions et les mettre horsd’usage en les desséchant. Le ver estlent à se développer ; il n’atteindra laforme adulte qu’en septembre. Danssa crypte, il lui faut braverimpunément la période la pluschaude et la plus aride de l’année,sans péril d’un pain trop rassis. Unmètre et demi de profondeur n’estpas de trop pour se soustraire, lui et

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son manger, à l’averse de feu desmois caniculaires.

La mère est de force à creuser seulepareil puits, si bas qu’il se prolonge.En sa fouille tenace, nul ne luiviendra en aide ; mais il faut enmême temps amener au dehors lesdéblais, afin que la galerie soittoujours libre. Ainsi le commandentd’abord le va-et-vient del’approvisionnement, et plus tard lafacile émersion des fils.

Excavation et charroi, ce serait troppour un seul ; la saison ne suffiraitpas à telle besogne. Alors, longtempscouvée par les événements annuels,une éclaircie se fait dans l’intellect

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du bousier. Le père se dit : « Venonsen aide, les choses iront mieux etplus vite. J’ai trois cornes qui meserviront de hotte. Mettons-nous auservice de la fouisseuse, hissons là-haut les terres remuées. »

La collaboration à deux est trouvée,le ménage se fonde. D’autres soins,d’urgence non moins grande,affermissent le pacte. Les victuaillesdu Minotaure, compactes pièces,doivent d’abord être dilacérées,concassées et réduites en parcellesqui se prêteront mieux àl’élaboration du gâteau final. Aprèsle passage au moulin, la matière doitêtre soigneusement stratifiée en

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cylindre, où la fermentation achèverade développer les qualités requises.Le tout est lent et minutieux travail.

Pour abréger et profiter du mieux dela belle saison, on se met donc àdeux. Le père cueille au dehors laprovende brute. A l’étage supérieur,il fait semoule de sa récolte. Al’étage inférieur, la mère reçoit lamouture, l’épluche, la dispose encolonne, couche par couchedoucement tapotée. Elle pétrit lapâte dont son compagnon fournit lafarine. A elle le pétrin, à l’autre lemoulin. Ainsi, par la division dutravail, s’accélère le résultat et setire le meilleur parti possible de la

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brièveté des jours.

Jusque-là tout est bien. Auraient-ilsappris leur métier à l’école dessiècles par des essais de leurinvention, de loin en loin heureux, lesdeux collaborateurs ne secomporteraient pas autrement. Maisvoici que les affaires se gâtent ; il y aun revers de médaille affirmant lecontraire de ce que dit la face.

Le gâteau qui vient de se préparer estla ration d’un ver, absolument d’unseul. La prospérité de la race enexige davantage. Or, qu’arrive-t-il ?Il arrive qu’une fois la premièreration préparée, le père quitte lelogis ; le mitron abandonne la

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boulangère et va trépasser au loin.Les fouilles faites dans la campagneau commencement d’avril medonnent toujours les deux sexes, lepère dans le haut du logis, occupédes pilules à moudre, la mère tout aufond, travaillant les vivres empilés.Un peu plus tard, la mère esttoujours seule ; le père a disparu.

La ponte n’étant pas terminée, lasurvivante doit, sans aide, continuerl’ouvrage. Le profond terrier, sidispendieux en temps et en fatigue,est prêt, il est vrai ; est prête aussi laniche du premier-né de la famille ;mais il reste à pourvoir les suivants,qu’il serait avantageux d’élever aussi

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nombreux que possible.L’établissement de chacun exige quela femelle, sédentaire jusque-là, sortefréquemment. La casanière se faitquêteuse ; elle va cueillir des pilulesdans le voisinage, les amène au puits,les emmagasine, les pétrit, les empileen cylindre.

Et c’est en ce moment d’activitématernelle que le père abandonne ledomicile ! Il donne pour excuse ladécrépitude. Ce n’est pas le bonvouloir qui lui manque, c’est la vie. Ilse retire à regret, usé par l’âge.

On pourrait lui répondre : puisquel’évolution, de progrès en progrès,t’a fait inventer le ménage d’abord,

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sublime trouvaille, puis la profondecrypte, favorable en été au bon étatdes conserves ; la trituration, quiassouplit, dompte l’aride ; la mise ensaucisse, où la matière fermente et sebonifie ; cette même évolution nepouvait-elle t’enseigner à prolongerla vie de quelques semaines ? A l’aided’une sélection des mieux conduites,l’affaire ne paraît pas impraticable.Dans l’un de mes appareils, le mâle apersisté jusqu’au mois de juin, aprèsavoir mis à la disposition de sacompagne un trésor de pilules.

Il serait pareillement en droit dedire : « Le mouton n’est pas toujoursbien généreux. La récolte est maigre

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aux alentours du terrier, et quand j’airoulé dans le puits les quelquesvictuailles disponibles, je dépérisvite, usé par l’inaction. Si dansl’appareil savant mon collègue avécu jusqu’en juin, c’est qu’il avaitautour de lui des richessesinépuisables. Emmagasiner à souhaitlui rendait la vie douce, le travailassuré lui valait de longs jours.N’étant pas aussi bien pourvu quelui, je me laisse périr d’ennui lorsqueest finie ma pauvre récolte dans levoisinage. »

Soit, mais tu as des ailes, tu asl’essor. Que ne vas-tu à quelquedistance ! Tu y trouverais de quoi

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satisfaire ta passion d’amasser. Tun’en fais rien. Pourquoi ? Parce quele temps ne t’a pas enseigné l’artfructueux des expéditions à quelquespas de ta demeure. Comment se fait-il que, pour venir en aide à tacompagne jusqu’à la fin des travaux,tu ne saches pas encore te maintenirvaillant quelques jours de plus, etrécolter un peu loin à la ronde ?

Si l’évolution qui, dit-on, t’a instruitdans ton métier difficile, t’a laissécependant ignorer ces détails dehaute importance et d’exécutionaisée après un peu d’apprentissage,c’est qu’elle ne t’a rien appris dutout, ni ménage, ni terrier profond, ni

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boulangerie. Ton évolution estpermanence. Tu t’agites dans uncercle de rayon inextensible ; tu es ettu resteras ce que tu étais lorsque futdescendue en cave la première pilule.

Cela n’explique rien. D’accord, maissavoir ignorer donne du moinséquilibre stable et repos à notreinquiète curiosité. Nous touchons àla falaise de l’inconnaissable. Surcette falaise devrait se graver ce quele Dante met sur la porte de sonEnfer : Lasciate ogni speranza. Oui,nous tous qui, escaladant l’atome,nous figurons monter à l’assaut del’univers, laissons ici l’espérance. Lesanctuaire des origines ne s’ouvrira

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pas.

En vain, dans l’énigme de la vie, nousplongeons la sonde, nousn’atteignons jamais l’exacte vérité.Le crochet des théories ne rapporteque des illusions, acclaméesaujourd’hui comme le dernier mot dusavoir, rejetées demain commefausses et remplacées par d’autres,tôt ou tard reconnues erronées à leurtour. Où donc est-elle, cette vérité ?Semblable à l’asymptote desgéomètres, fuit-elle à l’infini,poursuivie par notre curiosité, quis’en rapproche toujours sans jamaisl’atteindre ?

La comparaison conviendrait si

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notre science était une courbe àmarche régulière ; mais elleprogresse et recule, elle monte etdescend, elle s’infléchit ensinuosités, elle se rapproche de sonasymptote, puis brusquement s’enéloigne. Il peut lui arriver de lacroiser, mais sans y prendre garde.La pleine possession du vrai nouséchappe.

Toujours est-il que le coupleMinotaure, autant que l’observationnous permet de l’entrevoir, est d’unzèle bien remarquable à l’égard de lafamille. Il faudrait remonter bienhaut dans la série animale pourtrouver des exemples pareils. A peine

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l’oiseau et le vêtu de poils nous enfourniraient d’équivalents.

Si telles choses se passaient, nondans le monde des bousiers, maisdans le nôtre, nous dirions que c’estde la morale, et de la belle morale.L’expression serait ici déplacée. Labête n’a pas de morale. L’hommeseul la connaît, la formulant,l’améliorant à mesure que lerenseignent les éclaircies de laconscience, ce délicat miroir où seconcentre ce qu’il y a de mieux ennous.

La marche de ce progrès, le plusélevé de tous, est d’extrême lenteur.Lorsqu’il eut tué son frère, le

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premier meurtrier, Caïn, dit-on,réfléchit quelque peu. Etait-ceremords de sa part ? Apparemmentnon, mais plutôt appréhension d’unpoing plus fort que le sien. La craintedu mauvais coup rendu fut lecommencement de la sagesse.

Et cette crainte était fondée, car lessuccesseurs de Caïn furentsingulièrement habiles dans l’art desengins homicides. Après le poing, lebâton, la massue, le caillou lancé parla fronde. Le progrès amena la flècheet la hache en silex ; plus tard, lecoutelas de bronze, la pique de fer, leglaive d’acier. La chimie se mêla del’affaire. A elle la palme de

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l’extermination. De nos jours, lesloups de la Mandchourie pourraientnous dire quels abattis de chairhumaine les explosifs perfectionnésleur ont valus.

Que nous réserve l’avenir ? On n’osey songer. Amoncelant à la racine desmontagnes picrate sur dynamite,panclastite sur fulminate et autresexplosifs mille fois plus puissants,que la science, toujours en marche,ne manquera pas d’inventer, enviendra-t-on à faire sauter laplanète ? Affolés par la secousse, leséclats anguleux de la motte terrestres’en iront-ils en tourbillons,semblables à celui des Astéroïdes,

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ruines apparemment d’un mondedisparu ? Ce serait la fin de belles etnobles choses, mais ce serait aussi lafin de bien des laideurs et de bien desmisères.

De nos jours, en pleine floraisonmatérialiste, voici que la physiquetravaille précisément à démolir lamatière. Elle en pulvérise l’atome, lesubtilise jusqu’à le faire disparaître,mué en énergie. Le bloc tangible etvisible n’est qu’apparence ; en réalitétout est force. Si le savoir de l’avenirparvenait à remonter en grand auxorigines primordiales de la matière,quelques assises de roche,soudainement dissociées en énergie,

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disloqueraient la terre en chaos depuissance. Alors se réaliserait lagrande image littéraire de Gilbert :

Et d’ailes et de faux dépouillédésormais.

Sur les mondes détruits le temps dort,immobile.

Mais ne comptons pas trop sur ceremède héroïque. Cultivons notreJardin, comme nous le conseilleCandide ; arrosons notre carré dechoux et acceptons les choses tellesqu’elles sont.

La nature, sauvage nourrice, ignorela pitié. Après les avoir dorlotés, ellesaisit ses petits par la patte, les fait

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virer en un mouvement de fronde etles écrabouille contre le roc. C’est samanière de modérer lesencombrements de sa fécondité.

La mort, encore passe, mais à quoibon la souffrance ? Lorsqu’un chienenragé met en péril la sécuritépublique, parlons-nous de lesupplicier atrocement ? Nousl’abattons d’un coup de fusil ; nousne torturons pas, nous nousdéfendons. Naguère cependant, lajustice, en grand apparat de robesrouges, faisait écarteler, rompre surla roue, griller sur des fagots, brûlerdans une chemise soufrée : elleprétendait faire expier la faute par

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l’horreur de la torture. La morale abien progressé depuis ; de nos jours,la conscience mieux clarifiée nousimpose de traiter le scélérat avec lamême mansuétude que le chienenragé. On le supprime sans destupides raffinements de cruauté.

Un jour viendra même, semble-t-il,où le meurtre juridique disparaîtrade nos codes ; au lieu de tuer, ons’efforcera de guérir l’infirmitécriminelle. Le virus du crime seracombattu comme ceux de la fièvrejaune et de la peste. Mais à quand cerespect absolu de la vie humaine ?Lui faudra-t-il, pour éclore, des centet des mille ans ? Peut-être bien, tant

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la conscience est lente à déposer sabourbe.

Depuis qu’il y a des hommes sur laterre, la morale est encore loind’avoir dit son dernier mot même ausujet de la famille, le groupe sacrépar excellence. L’antiquepaterfamilias est despote chez lui. Ilrégit son entourage à la façon dutroupeau de son domaine ; il a droitde vie et de mort sur ses enfants, ilen dispose à sa guise, les troque pourd’autres, les vend comme esclaves,les élève pour lui et non pour eux. Laprimitive législation est à cet égardd’une brutalité révoltante.

Cela s’est depuis considérablement

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amélioré, sans abolir en pleinl’antique sauvagerie. En manque-t-ilchez nous pour lesquels la morale seréduit à la peur des gendarmes ?N’en trouverions-nous pas denombreux qui élèvent leurs enfants,comme on le fait des lapins, pour entirer profit ? Il a fallu formuler en loisévère les vœux de la conscience afinde sauvegarder l’enfant, jusqu’àtreize ans, de l’enfer des fabriquesoù, pour quelques sous, s’étouffaitl’avenir du pauvre petit.

Si la bête n’a pas de morale,d’acquisition laborieuse et toujoursen travail d’amélioration dans lecerveau des penseurs, elle a ses

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commandements, imposés dèsl’origine, immuables, impérieux etgravés dans son être non moins bienque le besoin de respirer et de senourrir. En tête de cescommandements sont les soinsmaternels. Puisque la vie a pour butprimordial la continuation de la vie,faut-il encore que les fragiles débutsde l’existence soient renduspossibles. C’est la charge des mèresd’y veiller.

Aucune n’y manque. Les plusbornées déposent au moins leursgermes en des lieux propices, où lesnouveau-nés trouveront d’eux-mêmes de quoi vivre. Les mieux

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douées allaitent, abecquent,approvisionnent, construisent desnids, des loges, des pouponnières,chefs-d’œuvre souvent d’exquisedélicatesse. Mais en général, dans lasérie des insectes surtout, les pèresse désintéressent de la descendance.Ainsi faisons-nous quelque peu denotre côté, non encore biendépouillés de la vieille rudesse.

Le décalogue nous ordonned’honorer père et mère. Rien demieux, s’il n’était muet sur lesdevoirs du père envers les fils. Ilparle comme parlait autrefois ledespote du clan familial, lepaterfamilias, rapportant tout à lui et

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médiocrement soucieux des autres.Assez tard on a compris que leprésent se doit à l’avenir, et que lepremier devoir du père est depréparer les fils aux âpres luttes dela vie.

D’autres, parmi les plus humbles,nous ont devancés. D’une inspirationinconsciente, ils ont d’embléemagnifiquement résolu le problèmepaternel, encore nébuleux chez nous.Le père Minotaure notamment, s’ilavait voix délibérative en ces gravesaffaires, amenderait notre décalogue.En de frustes versiculets imités deceux du catéchisme, il y inscrirait :

Tes enfants tu élèveras

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Du mieux possible et vaillamment.

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Chapitre 5

LE CIONE

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Parmi les insectes, telbien connu de tousfréquemment n’est qu’unsot, et tel autre ignoré aréelle valeur. Doué detalents dignes d’attention,

il reste méconnu ; riche de costumeet de prestance, il nous est familier.Nous jugeons de lui d’après l’habitet le volume, comme nous le faisonsde notre prochain d’après la finessedu drap et l’ampleur de la placeoccupée. Le reste ne compte pas.

Certes, pour mériter les honneurs del’histoire, il est excellent quel’insecte possède renom populaire.Cela repose le lecteur, à l’instant

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renseigné de façon précise ; cela, deplus, abrège le récit, le débarrassedes fastidieuses lenteursdescriptives. Si, d’autre part, lagrosseur facilite l’observation, sil’élégance des formes et l’éclat ducostume captivent le regard, onaurait tort de ne pas tenir compte decet apparat.

Mais bien au-dessus sont les mœurs,les ingéniosités qui donnent auxétudes entomologiques sérieuxattrait. Or il se trouve que, chez lesinsectes, les plus gros, les plussomptueux sont en général desineptes, travers qui se retrouveailleurs. Qu’attendre d’un Carabe,

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tout ruisselant d’éclairsmétalliques ? Rien autre que laripaille au sein de la bave d’unescargot égorgé. Qu’attendre de laCétoine, échappée, dirait-on, del’écrin d’un bijoutier ? Rien autreque des somnolences au cœur d’unerose. Ces superbes ne savent rienfaire ; ils n’ont pas d’industrie, ilsn’ont pas de métier.

Voulons-nous, au contraire, desinventions originales, des ouvragesartistiques, des combinaisonsingénieuses : adressons-nous auxhumbles, le plus souvent ignorés dechacun. Et ne nous laissons pasrebuter par les lieux fréquentés.

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L’ordure nous réserve de bellescuriosités dont nous ne trouverionspas l’équivalent sur la rose. Tantôt leMinotaure nous a édifiés de sesmœurs familiales. Vivent lesmodestes ! Vivent les petits !

L’un de ces petits, moindre qu’ungrain de poivre, va nous soumettregrosse question, pleine d’intérêt,mais probablement insoluble. Lanomenclature officielle l’appelleCionus thapsus Fab. Si l’on medemande ce que veut dire le terme deCione, je répondrai candidement queje n’en sais rien. Le mal n’est pasgrand, ni pour l’auteur de ces lignesni pour le lecteur. En entomologie,

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une dénomination est d’autantmeilleure qu’elle ne signifie rienautre que l’insecte dénommé.

Si un amalgame de grec ou de latindonne un sens qui fasse allusion à lamanière de vivre, bien des fois laréalité est en désaccord avec levocable, parce que le nomenclateur,travaillant sur une nécropole, adevancé l’observateur, attentif a lacité des vivants. Aussi des à peu prèset même de criantes erreurs tropsouvent déparent les archives desbêtes.

En ce moment, le reproche s’adresseau mot Thapsus, car la planteexploitée par le Cione n’est

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nullement le Verbascum thapsus desbotanistes, mais bien une autre, leVerbascum sinuatum. Ami du borddes routes, dont il ne craint pas le solingrat et la blanche poussière, leVerbascum sinué est une planteméridionale, qui étale sur le sol unerosace de larges feuilles cotonneuses,entaillées sur le bord de sinuositésprofondes. Sa hampe florale se diviseen nombreux rameaux couverts defleurs jaunes, à filets staminauxbarbus de poils violets.

En fin mai, ouvrons sous la plante leparapluie, engin de chasse ducollectionneur. Quelques coups decanne sur la girandole jaunie de

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fleurs en feront pleuvoir une sorte degrêle. C’est notre insecte, le Cione,tout rondelet, ramassé en globule surde courtes pattes. Son costume nemanque pas d’élégance. Il consisteen un tricot écailleux, tiqueté depoints noirs sur un fond gris cendré.Deux amples cocardes de veloursnoir, l’une sur le dos, l’autre au boutinférieur des élytres, caractérisentsurtout l’insecte. Nul autre, parmi lesCharançons de nos pays, n’en portede pareilles. Le rostre est assez long,vigoureux et rabattu sur la poitrine.

Depuis longtemps, ce décoré denoires lunes est l’objet de mespréoccupations. Je désirerais

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connaître sa larve, qui, tout semblel’affirmer, doit vivre dans lescapsules du Verbascum sinué.L’insecte appartient à la série desgrignoteurs de semences inclusesdans une coque ; il doit en avoir lesmœurs botaniques. Or vainement, entoute saison, j’ouvre les capsules dela plante exploitée ; jamais je n’ytrouve le Cione, sa larve, sa nymphe.Ce petit mystère accroît macuriosité. Peut-être le nain a-t-ild’intéressantes choses à nousapprendre. Je me propose de luidérober son secret.

De fortune, quelques pieds deVerbascum sinué étalent leurs

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rosaces parmi les pierrailles de monenclos. Ils ne sont pas peuplés, maisil me sera facile de les coloniser avecdes sujets apportés de la campagneet obtenus par quelques battues auparapluie. Ainsi est-il fait. A partirde mai, j’ai devant ma porte, sanscrainte de troubles de la part demoutons passant, de quoi suivre àmon aise, à toute heure du jour, lesactes du Cione.

Mes colonies sont florissantes. Surles rameaux où je les ai déposés, lesétrangers stationnent, satisfaits deleur nouveau campement. Ilspaissent, ils se lutinent doucement dela patte ; beaucoup s’apparient et

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gaillardement dépensent la vie auxfêtes du soleil. Les associés parcouples, l’un sur l’autre, ont debrusques oscillations latérales quiles secouent comme le ferait ladétente d’un ressort alternatif.Suivent des pauses, plus ou moinslongues, puis l’oscillation reprend,cesse, recommence.

Qui des deux est le moteur de lapetite mécanique ? Il me semble bienque c’est la femelle, un peu plusgrosse que le mâle. La secousseserait alors une protestation de sapart, un essai pour se délivrer desétreintes du compagnon, qui tientbon malgré tous les tremblements.

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Mieux encore : ce doit être unemanifestation commune ; ils exultentd’allégresse en un roulis nuptial.

Les non accouplés plongent le rostredans les fleurs en boutons etdélicieusement se restaurent.D’autres forent dans les menusrameaux de petits trous bruns, d’oùsuinte une larme sirupeuse, queviendront bientôt pourlécher lesfourmis. Et voilà tout pour lemoment. Rien n’indique en quelpoint les œufs seront déposés.

En juillet, certaines capsules, toutespetites encore, vertes et tendres, ontà leur base un point brun quipourrait bien être l’ouvrage du

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Cione, logeant sa ponte. Des doutesme viennent : la plupart de cescapsules piquées ne contiennent rien.Les vermisseaux ont donc quitté leurloge peu après l’éclosion : le poretoujours béant leur a livré passage.

Cette émancipation des nouveau-nés,cette venue prématurée aux périls dudehors n’entrent pas dans les usagesdes Curculionides, éminemmentcasaniers à l’état larvaire. Privé depattes, grassouillet, ami du repos,leur ver craint le déplacement : il sedéveloppe au point même où il estné.

Une autre circonstance aggrave mesperplexités. Parmi les capsules que le

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Charançon semble avoir perforées deson rostre, quelques-unescontiennent des œufs d’un jauneorangé, groupées en un seul tas decinq ou six et davantage. Cettemultiplicité donne à réfléchir. Enparfaite maturité, les capsules duVerbascum sinué sont petites, bieninférieures comme volume à cellesdes autres plantes du même genre.Très jeunes encore, vertes et tendres,celles où se trouvent les œufs sont àpeine de la grosseur d’un demi-grainde blé. Dans si menu morceau, il n’ya pas de vivres pour tant deconvives : ce serait insuffisant pourun seul.

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Toute mère est prévoyante.L’exploiteuse du Verbascum ne peutavoir doté six nourrissons et plusd’un avoir si maigre. Pour ces diversmotifs, je doute d’abord que je soisréellement en présence de la pontedu Cione. Ce qui suit n’est pas faitpour diminuer mes hésitations. Lesœufs orangés éclosent. Il en provientdes vermisseaux qui, dans les vingt-quatre heures, abandonnent lachambrette natale. Ils sortent par lavoie du pertuis laissé ouvert ; ils serépandent sur la capsule, dont ilstondent le duvet, pelouse suffisante àleurs premières bouchées. Ilsdescendent sur les ramuscules, qu’ils

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décortiquent, et de proche en prochesur les petites feuilles voisines, où secontinue la réfection. Laissons-lesgrossir. Leur transformation finaleme démontrera que j’ai réellementsous les yeux la larve authentique duCione.

Ce sont des vers nus, apodes,uniformément d’un jaunâtre pâle,sauf la tête, qui est noire, et lepremier segment du thorax, qui estorné de deux gros points noirs. Surtoute la surface du corps, ils sontvernis d’une humeur glutineuse, sibien qu’ils adhèrent au pinceauservant à les cueillir et s’endétachent difficilement par des

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secousses. Tracassés, ils émettent dubout de l’intestin un fluide visqueux,origine apparemment de leur enduit.

Ils errent paresseusement sur lesjeunes rameaux, dont ils rongentl’écorce jusqu’au bois ; ils broutentaussi les feuilles raméales, bienmoindres que celles de la base. Unbon endroit de pâturage trouvé, ilss’y tiennent immobiles, bouclés enarc et retenus par leur glu. Leurmarche est une reptation onduleuse,ayant pour point d’appui leurderrière collant. Impotents culs-de-jatte, mais vernis d’un enduitadhésif, ils ont la station assez fixepour résister, sans chute, à

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l’ébranlement du rameau qui lesporte. Quand on est dépourvu detout grappin apte à saisir, se vêtir deglu afin de pouvoir déambuler sanspéril de chute, même par un fortcoup de vent, est originale inventiondont je ne connais pas encore d’autreexemple.

Nos vers sont d’éducation facile. Misdans un bocal avec quelques tendresrameaux de la plante nourricière, ilscontinuent quelque temps de brouter,puis ils fabriquent une jolie ampouleoù doit se faire la transformation.Assister à ce travail et me rendrecompte de la méthode suivie, étaientle but principal de mon étude. J’y

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suis parvenu, non sans grandedépense d’assiduité.

Sa vie durant, la larve est enduite,tant à la face dorsale qu’à la faceventrale, d’une humeur visqueuse,incolore, très nettement adhésive. Dubout d’un pinceau touchonslégèrement la bête en un pointquelconque. La matière glutineusevient et s’étire en fil de certainelongueur. Recommençons le contactsous les ardeurs du soleil, par untemps très sec. La viscosité n’est pasamoindrie. Nos vernis se dessèchent,celui du ver ne se dessèche pas ; etc’est là propriété de haute valeur quipermet à la faible larve, sans crainte

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des aridités de la bise et desviolences de l’insolation, solideadhérence sur la plante nourricière,amie du grand air et des chaudesexpositions.

L’officine de l’enduit visqueux estaisément découverte ; il suffit defaire cheminer la bête sur une lamede verre. On voit de temps à autreune sorte de rosée filante suinter aubout terminal de l’intestin etlubrifier le dernier anneau. L’humeurglutineuse est donc déversée par lecanal digestif. Y a-t-il là unlaboratoire glandulaire spécial, oubien est-ce l’intestin lui-même quitravaille le produit ? Je laisserai la

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question sans réponse, n’ayant plusaujourd’hui la sûreté de main etl’acuité de vue nécessaires à la fineanatomie. Toujours est-il que le verse badigeonne avec une glu dont laterminaison de l’intestin est dumoins l’entrepôt, s’il n’en est pas lasource réelle.

De quelle manière l’émissionvisqueuse se distribue-t-elle sur toutle corps, au-dessus comme au-dessous ? La larve est cul-de-jatte,elle chemine en prenant appui surson derrière. De plus, elle est assezbien segmentée. Le dos, enparticulier, porte une série debourrelets de quelque saillie ; la face

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ventrale, de son côté, se plisse dereliefs noduleux, très modifiablespar le fait de la reptation. Quand ilprogresse, l’avant flexueux ettâtonnant pour s’informer de la voie,le ver est une série de vagues qui sesuivent dans un ordre parfait.

L’onde part de l’extrémitépostérieure, et rapidement gagne, deproche en proche, jusqu’à la tête.Une seconde à l’instant lui succèdedans le même ordre, suivie d’unetroisième, d’une quatrième,indéfiniment. Chacune de ces ondes,propagées d’un bout à l’autre, est unpas. Tant qu’elle dure, le pointd’appui, c’est-à-dire l’orifice de

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l’intestin, reste en place, d’abord unpeu en avance et puis un peu enretard sur l’élan de l’ensemble. De làrésulte que la source à roséeglutineuse frôle tour à tourl’extrémité du ventre et l’extrémitédu dos de la bête en marche. Voilàdéposée en haut et en bas la minimegouttelette de glu.

Reste à la distribuer. C’est l’affairede la reptation. Entre les plis, lesbourrelets que l’onde locomotricerapproche et puis éloigne, descontacts se font, des intersticess’ouvrent, où le fluide visqueuxs’insinue, de proche en proche, parcapillarité. Sans aucune intervention

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d’une industrie particulière, le vers’habille de glu rien qu’en cheminant.Chaque onde locomotrice, chaquepas fournit son tribut au pourpointvisqueux. Ainsi se compensent lespertes que la larve ne peut manquerde faire sur son trajet quand ellevagabonde d’un pâturage à l’autre ;ainsi, l’apport du nouveau balançantl’usure du vieux, s’obtient badigeonconvenable, ni trop mince ni tropépais.

L’enduit complet est de formationrapide. De la pointe d’un pinceau, jelave un ver dans quelques gouttesd’eau. La viscosité disparaît,dissoute, et le liquide de l’ablution,

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évaporé sur une lame de verre, laisseune trace pareille à celle d’une faibledissolution de gomme arabique. Jemets le ver se ressuyer sur du papierbuvard. Alors, touché d’un fétu depaille, il n’y adhère plus ; il a perduson enduit.

Comment le remplacera-t-il ? C’esttrès simple. Quelques minutes, jelaisse le ver cheminer à sa guise. Iln’en faut pas davantage : la couchevisqueuse est revenue, la bête secolle au fétu qui la touche. Ensomme, le vernis dont se couvre lever du Cione est un fluide visqueux,soluble dans l’eau, d’émissionprompte et de dessiccation très

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difficultueuse, même sous lesardeurs du soleil et l’aride haleine dela bise.

Ces données acquises, tâchons devoir comment se construit l’ampouleou doit se faire la transformation. Le8 juillet 1906, mon fils Paul, monzélé collaborateur maintenant queme défaillent les bonnes jambesd’autrefois, m’apporte, de sa coursematinale, une superbe girandole deVerbascum peuplée par le Cione. Leslarves y abondent. Deux surtoutm’agréent ; tandis que les autresstationnent et pâturent, celles-cierrent inquiètes, insoucieuses dumanger. A n’en pas douter, elles sont

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en recherche d’un emplacementpropice au travail de la nymphose.

Je les loge, chacune à part, dans unpetit tube de verre qui me rendral’observation aisée. Dans le cas où laplante nourricière leur serait utile, jeles munis d’une brindille deVerbascum. Et maintenant, loupe enmain, du matin au soir, puis dans lanuit autant que le permettront leslourdeurs du sommeil et la douteuseclarté d’une bougie, soyons auxaguets ; de bien curieuses chosesvont se passer. Décrivons-les heurepar heure.

Huit heures du matin. La larve ne faitcas du rameau que je lui ai donné.

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Elle chemine sur le verre, dardantdeçà, delà, son avant effilé. D’unedouce reptation qui fait onduler ledos et le ventre, elle cherche às’établir commodément. En deuxheures de cet exercice, que l’émissionvisqueuse ne peut manquerd’accompagner, elle a trouvé à songoût.

Dix heures. – Maintenant fixée sur leverre, la larve s’est raccourcie enmanière de tonnelet, ou de grain defroment dont les bouts seraientarrondis. A l’un des pôles luit unpoint noir. C’est la tête engoncéedans un pli du premier segment. Lacoloration n’a pas changé, elle reste

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d’un jaune sale.

Une heure après midi. – Copieuseémission de fins granules noirs,suivie de déjections demi-fluides.Afin de ne pas souiller la futurecabine et de préparer l’intestin à ladélicate chimie qui va suivre, le vers’expurge au préalable de sesimmondices. Il est alors d’un jaunepâle uniforme, sans les nébulositésqui le déparaient au début. Il reposeen plein sur toute la face ventrale.

Trois heures. – Sous l’épiderme, audos surtout, la loupe constate desubtiles pulsations, de légersfrémissements rappelant ceux d’unenappe liquide en apprêts

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d’ébullition. Le vaisseau dorsal lui-même, plus activement qued’habitude, se dilate, se contractedans toute sa longueur. C’est unaccès de fièvre. Un travail intimedoit se préparer qui met en émoi toutl’organisme. Serait-ce un préparatifd’excoriation ?

Cinq heures. – Non, car la bête metfin à son immobilité. Elle quitte sontas d’ordures, elle se remet àvéhémentement cheminer, plusinquiète que jamais. Que se passe-t-ild’insolite ? La logique aidant, il mesemble l’entrevoir.

Rappelons-nous que l’enduitvisqueux dont s’habille le ver ne se

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dessèche pas, conditionindispensable à la liberté desmouvements. Converti en vernis sec,en pellicule aride, il entraverait, ilarrêterait la reptation ; maintenufluide, c’est la goutte d’huile quigraisse la machine locomotrice. Cettecouche d’humeur sera cependant lamatière de l’ampoule à nymphose ; lecoulant deviendra baudruche, leliquide se fera solide.

Ce changement d’état fait d’abordsonger à une oxydation. Il convientde renoncer à cette idée. Si ledurcissement était, en effet, lerésultat d’une oxydation, le ver,visqueux dès sa naissance et

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toujours exposé à l’air, serait depuislongtemps vêtu, non d’une finetunique de glu, mais d’un rigide étuide parchemin. La dessiccation, c’estde pleine évidence, doit s’effectueraux derniers moments et de façonrapide, lorsque le ver se prépare àchanger de forme. Avant, cettedessiccation serait un péril ;maintenant, elle est un bon moyen dedéfense.

Pour solidifier les peintures à l’huilede lin, notre industrie fait emploi desiccatifs, c’est-à-dire d’ingrédientsqui agissent sur l’huile, la résinifientet lui donnent consistance. Le Cionea pareillement son siccatif, les faits

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qui vont suivre le prouvent. Par unchangement profond dans la marchede son officine organique, c’est peut-être à ce produit desséchant quetravaillait le ver lorsque ses pauvreschairs frémissaient de fiévreuxtressaillements ; c’est à la diffusiondu siccatif sur toute la surface ducorps qu’il vient de procéder à lafaveur d’une longue promenade, ladernière de la vie larvaire.

Sept heures. – La larve s’immobilisede nouveau, couchée à plat sur leventre. Est-ce la fin des préparatifs ?Pas encore. Il faut une fondation àl’édifice globulaire, une base où lever puisse prendre appui pour

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gonfler son ampoule.

Huit heures. – Autour de la tête et del’avant de la poitrine, en contact avecla lame de verre comme le reste ducorps, maintenant apparaît un liséréd’un blanc pur, comme s’il avaitneigé en ces points. Cela forme unesorte de fer à cheval cernant une aireoù le dépôt neigeux se continue envague nébulosité. De la base de celiséré s’irradient en brefs pinceauxdes filaments de la même matièreblanche. Cette structure dénote untravail de la bouche, un menu travailde filière. Et en effet, nulle autre partqu’autour de la tête ne se montrepareille matière blanche. Les deux

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pôles de la bête prennent donc part àla confection de l’habitacle ; celuid’avant fournit les fondements, celuid’arrière fournit l’édifice.

Dix heures. – La larve se raccourcit.De son point d’appui, c’est-à-dire dela tête ancrée sur le coussinetneigeux, elle rapproche un peul’arrière ; elle se boucle, fait le grosdos, petit à petit se conglobe ensphérule. Sans être discernableencore, l’ampoule se prépare. Lesiccatif a produit son effet, laviscosité primitive s’est transmutéeen une sorte d’épiderme, assezsouple en ce moment pour sedistendre sous une poussée de

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l’échine. Lorsque la capacité seraassez grande, le ver se décollera deson enveloppe et se trouvera libredans une enceinte spacieuse.

Je tiendrais à voir cettedécortication, mais les choses sepassent avec une désespérantelenteur. Il se fait tard. Le sommeil etla fatigue m’accablent. Allonsdormir. Ce que j’ai vu suffit à fairedeviner le peu qui reste à voir.

Le lendemain, lorsque les blancheursde l’aube donnent éclairagesuffisant, j’accours à mes larves.L’ampoule est terminée. C’est ungracieux ovoïde en baudruche extra-fine, sans adhérence aucune avec la

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bestiole incluse. La confection en aduré une vingtaine d’heures. Il resteà la consolider au moyen d’unedoublure. La transparence de lamuraille permet de suivrel’opération.

On voit la petite tête noire du vermonter et descendre, obliquer de par-ici et de par-là, et de temps à autrecueillir des mandibules, sur le seuilde l’intestin, une parcelle de mastic,aussitôt mise en place etminutieusement lissée. Point parpoint, à petits coups, ainsi se crépitl’intérieur de la cabine. Crainte demal voir à travers la paroi, je tronqueune ampoule, je mets la larve

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partiellement à découvert. L’ouvragese poursuit sans grande hésitation.L’étrange méthode est d’uneévidence qui ne laisse rien à désirer.Le ver exploite son derrière commeentrepôt de ciment consolidateur ; laterminaison intestinale est pour luil’équivalent du baquet où le maçonpuise sa truelle de mortier.

Cette originale façon d’opérer m’estconnue. Autrefois, un grosCharançon, le Larin maculé, hôte duchardon à têtes bleues (EchinopsRitro), m’a rendu témoin desemblable industrie. Lui aussi fienteson mastic. Du bout des mandibules,il le cueille sur l’orifice évacuateur ;

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il le met en place avec une stricteéconomie. Il a d’ailleurs d’autresmatériaux à son service : les poils,des débris de fleurettes de sonchardon. Son mastic ne sert qu’àcimenter, à glacer l’ouvrage. De soncôté, le ver du Cione n’utilise rienautre que le suintement de sonintestin ; aussi la cabine obtenue est-elle d’une perfection hors ligne.

Outre le Larin maculé, mes notesmentionnent d’autres Charançons,par exemple celui de l’ail(Brachycerus algirus), qui saventcrépir leur cellule avec un fin enduitfourni par le derrière. Cet artintestinal paraît donc d’usage assez

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fréquent parmi les Curculionidesconstructeurs de chambrettes où doitse faire la transformation ; mais nuln’y excelle autant que le Cione. Sontravail gagne en outre en intérêt sil’on considère que dans la mêmeusine, à peu d’intervalle, s’élaborenttrois produits différents : d’abordune glu fluide, moyen d’adhérencesur le branlant appui du Verbascumbattu des vents ; puis une humeursiccative qui change l’enduitvisqueux en membrane debaudruche ; enfin un mastic quirenforce l’ampoule séparée de la bêtepar une sorte d’excoriationépidermique. Quel laboratoire, quelle

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délicate chimie dans un boutd’intestin !

A quoi bon ces minutieux détailsheure par heure ? Pourquoi cespuérilités ? Que nous importel’industrie d’un ver infime, à peineconnu même des gens du métier ?

Eh bien, ces puérilités touchent auxplus graves questions qu’il nous soitdonné d’agiter. Le monde est-ilœuvre harmonique, régie par unressort primordial, cause descauses ? Est-il, au contraire, unchaos de conflits aveugles dont lespoussées réciproques, vaille quevaille, au hasard, s’équilibrent ?C’est à sonder scientifiquement ces

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bagatelles et autres semblables quepeuvent servir, mieux que ne le fontles syllogismes, les minutiesentomologiques scrutées un peu àfond. Pour ma part, l’humble Cionenous affirme un ressort primordial,moteur des plus petites comme desplus grandes choses.

Une journée n’est pas de trop pourdonner bonne doublure à l’ampoule.Le lendemain, la larve se dépouille,passe à l’état de nymphe. Achevonsson histoire avec des donnéesglanées dans la campagne. Lescoques à nymphose se trouventfréquemment sur les herbagesvoisins de la plante nourricière, sur

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les chaumes et les feuilles mortes desgraminées. En général cependantelles occupent les menus rameaux duVerbascum, dépouillés de leur écorceet desséchés. En septembre, un peuplus tôt, un peu plus tard, il en sortl’insecte adulte.

La capsule de baudruche ne sedéchire pas au hasard, de façonirrégulière ; elle se divise nettementen deux parties égales, rappelant lesdeux calottes d’une boîte àsavonnette. Est-ce l’insecte inclusqui, de sa dent patiente, a rongél’enveloppe et pratiqué une fissuresuivant l’équateur ? Non, car lesbords de l’un et de l’autre

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hémisphère sont d’une parfaitenetteté. Il y avait donc là une lignecirculaire toute prête pour une faciledéhiscence. Il a suffi à l’insecte defaire le gros dos et de pousser un peupour desceller tout d’une pièce lavoûte de sa cabine et se libérer.

Cette ligne de facile rupture, jeparviens à la voir sur certainescapsules, intactes. C’est un traitsubtil cernant l’équateur. Commentfait l’insecte pour préparer de lasorte la déhiscence de sa loge ? Unehumble plante printanière,l’Anagallis, à fleurs écarlates ouazurées, a pareillement sa boîte àsavonnette, sa pyxide, d’éclatement

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aisé en deux hémisphères, lorsquedoit se faire la dissémination desgraines. De part et d’autre, c’estl’ouvrage d’une savanteinconscience. Pas plus quel’Anagallis, le ver ne combine sesplans ; il arrive à l’ingénieuxassemblage par la seule inspirationde l’instinct.

Plus nombreuses que les capsules àdéhiscence correcte, d’autres setrouvent grossièrement percéesd’une brèche informe. Par là doitêtre sorti quelque parasite, un brutalqui, ne connaissant pas le secret dufin assemblage, s’est libéré endéchirant la baudruche. En des

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cellules non encore trouées, jerencontre sa larve. C’est unvermisseau blanc fixé sur un lardonbruni, restes de la nymphe du Cione.L’intrus achève de humer et de tarirle maître de céans, tout tendreencore, à chairs naissantes. Je croisreconnaître dans l’égorgeur unbandit de la tribu des Chalcidiens,coutumiers de pareils massacres.

Son aspect et sa ripaille ne metrompent pas en effet. Mes bocauxd’éducation me donnent, enabondance, un petit Chalcidiencouleur de bronze, à tête large, àventre cercliforme et pointu, sanstarière visible. M’informer de son

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nom auprès des maîtres en la matièreme sourit médiocrement. Je nedemande pas à la bête : « Commentt’appelles-tu ? » Je lui demande :« Que sais-tu faire ? »

Le parasite anonyme éclos dans mesbocaux n’a pas d’instrumentanalogue à celui du Leucospis, chefde file des Chalcidiens ; il n’a pas desonde capable de traverser uneenceinte et de conduire l’œuf àdistance sur la pièce alimentaire. Songerme a donc été déposé dans lesflancs mêmes du ver du Cione avantque ce dernier n’eût construit sacoque.

Les méthodes de ces minimes

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brigands préposés à l’émondage dutrop nombreux sont des plus variées.Chaque corporation a la sienne,toujours d’une effroyable efficacité.En quoi le Cione, si petit,encombrerait-il le monde ?N’importe, il doit être jugulé et périrdans son berceau, victime duChalcidien. Comme les autres, il doit,lui le nain, le placide, fournir sa partde matière organisable, qui s’affinerade mieux en mieux en passant d’unestomac à l’autre.

Récapitulons les mœurs du Cione,mœurs bien singulières chez uninsecte de la série des Charançons.La mère confie sa ponte aux capsules

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naissantes du Verbascum sinué.Jusque-là tout est correct. D’autresCurculionides, en effet,affectionnent, pour l’établissementdes fils, les coques de tel et de telautre Verbascum, celles aussi de laScrofulaire et du Muflier, plantes dela même famille botanique. Maisvoici que l’exceptionnel, l’étrange,tout aussitôt apparaît. La mère Cionefait choix du Verbascum dont lescapsules sont les moindres, lorsquedans le voisinage et dans la mêmesaison d’autres se trouvent chargésde fruits dont la grosseur fourniraitcopieuse nourriture et gîte spacieux ;elle préfère la disette à l’abondance,

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l’étroitesse à l’ampleur.

Elle fait pire. Insoucieuse de laisserprovende à sa nitée, elle mordille lestendres semences, les détruit, lesextirpe, afin d’obtenir une niche ausein de l’infime globule. Là-dedans,elle insinue une demi-douzained’œufs, plus ou moins. Avec ce quireste de comestible, le logis entierserait-il consommé, il n’y a pas dequoi nourrir un seul vermisseau.

Lorsque la huche n’a pas de pain, lamaison se déserte. Eclos du jour, lesjeunes abandonnent donc lafamélique demeure. Audacieuxrévolutionnaires, ils entreprennentce qui est une abomination parmi les

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Curculionides, tous casaniers parexcellence ; ils affrontent les périlsdu dehors, ils voyagent, ils courent lemonde d’une feuille à l’autre, enquête du manger. Cet exode étrange,inavouable pour un Charançon, n’estpas un coup de tête, mais unenécessité imposée par la disette ; onémigre parce que la mère s’estdésintéressée de l’alimentation.

Si le voyage a ses agrémentscapables de faire oublier lesdouceurs de la niche oùtranquillement on digère, il a sesdésavantages aussi. Le ver, privé depattes, ne progresse qu’au moyend’une vague reptation. Chez lui, nul

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outil d’adhérence qui permettestation fixe sur le rameau, d’où lemoindre vent peut faire choir. Lebesoin est ingénieux. Pour parer auxpérils de chute, le promeneurs’enduit d’une humeur visqueuse, quile vernit et le colle sur la voieparcourue.

Ce n’est pas tout. Lorsque vientl’heure délicate de la nymphose, unabri est indispensable où le verpuisse se transformer en paix. Levagabond n’a rien ; il n’est pasdomicilié, il loge à la belle étoile ;mais il sait, au moment requis, seconfectionner une tente capsulairedont l’intestin lui fournit les

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matériaux. Aucun autre de son ordrene sait édifier semblable demeure.Souhaitons-lui que l’odieuxChalcidien, juguleur de nymphes, nele visite pas dans son joli tabernacle.

Chez le ver hôte du Verbascum sinué,c’est, on le voit, une révolutionprofonde dans les usages de la gentCharançon. Pour mieux en juger,consultons une espèce voisine,rangée non loin du Cione par lesclassificateurs ; comparons les deuxgenres de vie, d’une part l’exceptionet d’autre part la règle. Lacomparaison aura d’autant plus demérite que le nouveau témoinexploite, lui aussi, un Verbascum. On

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le nomme Gymnetron thapsicolaGerm.

Costume en bure roussâtre, corpsrondelet, taille comparable à celle duCione, voilà le sujet. Remarquons lequalificatif thapsicola, habitant duthapsus. Cette fois, et je m’enréjouis, le terme est des plusheureux ; il met le novice en mesured’arriver exactement à l’insecte sansautre donnée que celle de la plantenourricière.

La botanique appelle Verbascumthapsus le vulgaire Bouillon blanc,ami des cultures champêtres aussibien dans le nord que dans le midi.Son inflorescence, au lieu de se

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ramifier comme celle du Verbascumsinué, consiste en une seule et densequenouille de fleurs jaunes. A cesfleurs succèdent, serrées l’une contrel’autre, des capsules du volume à peuprès d’une moyenne olive. Ce ne sontplus les mesquines coques où le verdu Cione périrait de famine s’il ne lesabandonnait aussitôt éclos ; ce sontdes coffres riches de vivres pour unelarve et même pour deux. Unecloison la divise en deuxcompartiments égaux, bourrés l’unet l’autre de semences.

La fantaisie m’est venue d’évaluerapproximativement le trésor séminaldu Bouillon-blanc. Dans une seule

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coque j’ai compté jusqu’à trois centvingt et une graines. Or unequenouille de dimensions ordinairescomprend cent cinquante capsules.Le total des graines est alors dequarante-huit mille. Que veut faire laplante de telle prodigalité ? La partfaite au petit nombre de semencesréclamé par le maintien prospère del’espèce, il est visible que leBouillon-blanc est un amasseurd’atomes nutritifs ; il crée ducomestible, il appelle des convives àson opulent banquet.

Au courant de ces choses, leGymnetron, dès le mois de mai, visitela plantureuse quenouille ; il y

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installe ses vers. Les capsulespeuplées se reconnaissent au pointbrun qui fait tache à la base. C’est lepertuis foré par le rostre de lapondeuse, l’ouverture nécessaire àl’introduction des œufs.Habituellement il y en a deux,correspondant à l’une et l’autre logedu fruit. Bientôt les suintements dela loge se figent, se dessèchent enobstruant la subtile lucarne, et lacapsule se retrouve close, sanscommunication aucune avecl’extérieur.

En juin et juillet, ouvrons les coquesmarquées de stigmates bruns.Presque toujours il y a deux larves

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grassouillettes, d’aspect beurré,renflées en avant, rétrécies en arrièreet courbées en virgule. Nul vestige depattes, organes fort inutiles en pareillogis. Couché à son aise, le ver asous la dent nourriture copieuse,d’abord les semences tendres etsucrées, puis le placenta, supportcommun des graines, charnupareillement et de haut goût. En detelles conditions, il fait bon vivre,immobile, tout entier aux félicités duventre.

Il faudrait un cataclysme pourdéranger le béat ermite. Cecataclysme, je le provoque enouvrant la cellule. Aussitôt le ver

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s’agite, frétille désespéré, tant lui estodieux l’accès de l’air et de lalumière. Il lui faut au-delà d’uneheure pour revenir de son émotion.En voilà un qui certainement ne serajamais tenté de sortir de chez lui etd’aller vagabonder comme le fait lever du Cione. Il est au plus hautdegré casanier par hérédité defamille, et casanier il restera.

Il refuse même de voisiner de porte àporte. Dans la même capsule, del’autre côté de la cloison, un confrèregrignote. Jamais il ne le visite, ce quilui serait facile en perçant la cloison,en ce moment véritable gâteau nonmoins tendre que les graines et le

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placenta. Dans la capsule, part àdeux inviolable. De ce côté-cidemeure le premier, de ce côté-làdemeure le second, et jamais entreeux la moindre relation par levasistas d’une lucarne. Chacun chezsoi.

Il est tellement heureux dans sa logequ’il y séjourne très longtemps aprèsavoir pris la forme adulte. De dixmois sur douze, il n’en sort pas. Enavril, lorsque se gonflent les boutonsdes tiges nouvelles, il perce lacapsule natale, devenue robustedonjon ; il vient aux joies du soleilsur les quenouilles récentes, de jouren jour plus longues et plus fleuries ;

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il s’ébaudit par couples, puis établiten mai sa famille, qui répéteraobstinément les usages sédentairesdes aînés.

Avec ces données, philosophonsmaintenant un peu. Tout Charançonpasse la vie larvaire au point oùl’œuf a été déposé. Diverses larves, ilest vrai, lorsque s’approche lemoment de la transformation,émigrent et descendent en terre. LeBrachycère abandonne son bulbilled’ail, le Balanin, sa noisette, songland ; le Rhynchite, son cigare enfeuille de vigne, de peuplier ; leCeutorhynque, son trognon de chou.Mais ces désertions de vers parvenus

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à leur pleine croissance n’infirmenten rien la loi : toute larve deCurculionide grandit aux lieuxmêmes de sa naissance.

Or voici que, par un revirement desplus inattendus, la larve de Cionequitte, toute jeune, le logis natal, lacapsule du Verbascum ; il lui faut ledehors, le pâturage à l’air libre surl’écorce d’un rameau, ce qui luiimpose deux industries inconnuespartout ailleurs : le pourpoint deviscosité donnant appui stable à lapromeneuse, et l’ampoule debaudruche servant de cabine à lanymphe.

D’où provient cette aberration ?

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Deux idées se présentent, l’une baséesur la décadence, l’autre sur leprogrès. On se dit : la mère Cionejadis, dans le recul des âges, suivaitles règlements de sa tribu. Commeles autres Curculionides grugeurs desemences non mûres, elleaffectionnait les grosses capsules,suffisantes à l’alimentation d’unefamille sédentaire. Plus tard, parinadvertance, étourderie ou toutautre motif, elle s’est adressée àl’avare Verbascum sinué. Fidèle auxantiques usages, elle a bien choisipour domaine une plante pareille degenre à celle qu’elle exploitaitd’abord ; mais, par malchance, il se

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trouve que le Verbascum adoptén’est pas capable de nourrir un seulver dans son fruit trop petit. Del’ineptie de la mère est venue ladécadence ; la périlleuse vie errante aremplacé la tranquille vie sédentaire.L’espèce est en voie d’extinction.

On pourrait dire encore : au début, leCione avait pour lot le Verbascumsinué ; mais, les vers se trouvant malde pareille installation, la mère esten recherche d’un établissementmeilleur. De lents essais l’yamèneront un jour. De temps à autre,je la rencontre, en effet, sur leVerbascum maïale et sur leVerbascum thapsus, l’un et l’autre à

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grosses capsules ; seulement elle estlà par hasard, en excursion, occupéede bonnes lampées, et non de ponte.L’avenir l’y fixera tôt ou tard en vuede la famille. L’espèce est en voied’amélioration.

En assaisonnant l’affaire de termesrébarbatifs, bons à dissimuler levague de l’idée, on pourraitprésenter le Cione comme un superbeexemple des changements apportéspar les siècles, dans les mœurs del’insecte. Ce serait très savant, maisserait-ce bien clair ? J’en doute.Lorsqu’il me tombe sous les yeuxune page hérissée de locutionsbarbares, dites scientifiques, je me

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dis : « Prends garde ! l’auteur nepossède pas bien ce qu’il dit, sinon ilaurait trouvé, dans le vocabulairequ’ont martelé tant de bons esprits,de quoi formuler nettement sapensée. »

Boileau, à qui l’on dénie le soufflepoétique, mais qui certes avait dubon sens, et beaucoup, nous dit :

Ce que l’on conçoit bien s’énonceclairement.

Parfait, Nicolas ! Oui, de la clarté,toujours de la clarté. Il appelle chatun chat. Faisons comme lui :appelons charabia une prosesavantissime, donnant à répéter la

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boutade de Voltaire : « Lorsque celuiqui écoute ne comprend pas, et quecelui qui parle ne sait pas lui-mêmece qu’il dit, alors on fait de lamétaphysique. » Ajoutons : « Et de lahaute science. »

Bornons-nous à poser le problèmedu Cione, sans grand espoir qu’il soitun jour clairement résolu. D’ailleurs,à vrai dire, il n’y a peut-être pas deproblème. Le ver du Cione estvagabond d’origine, et vagabond ilrestera, au milieu des autresCurculionides, tous essentiellementcasaniers. Tenons-nous-en là ; c’estle plus simple et le plus clair.

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Chapitre 6

L’ERGATE. LECOSSUS

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C’est aujourd’hui mardi gras,réminiscence des antiquessaturnales. Je médite à cetteoccasion un mets insensé, qui eûtfait les délices des gourmets deRome. Je désire que ma folieculinaire ait quelque renom. Il mefaut des témoins dégustateurs qui,chacun à sa manière, sachentapprécier les mérites d’un mangerinconnu dont nul, hors des érudits,

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n’a jamais entendu parler. La gravequestion se débattra en conseil.

Nous serons huit, ma famille d’abordet puis deux amis, probablement lesseules personnes du village devantlesquelles je puisse me permettre detelles excentricités de table sansquolibets à l’adresse de ce que l’onprendrait pour une manie dépravée.

L’un est l’instituteur. Puisqu’il me lepermet et qu’il ne craint pas lespropos des sots si par hasard notrefestin vient à se divulguer, appelons-le de son nom, Jullian. A larges vueset nourri de science, il a l’espritouvert à toute vérité.

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Le second, Marius Guigue, est unaveugle qui, menuisier de son état,manie la scie et le rabot dansl’obscurité la plus noire avec lamême sûreté de main que le fait, enplein jour, un habile voyant. Il aperdu la vue en sa jeunesse, aprèsavoir connu les joies de la lumière etles émerveillements de la couleur. Encompensation des perpétuellesténèbres, il s’est acquis une doucephilosophie, toujours riante ; undésir ardent de combler du mieuxpossible les lacunes de sa maigreinstruction primaire ; une sensibilitéd’ouïe apte à saisir les subtilesdélicatesses musicales ; une finesse

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de tact bien extraordinaire en desdoigts rendus calleux par le travailde l’atelier. Dans nos conversations,s’il a besoin d’être renseigné sur telleet telle autre propriété géométrique,il me tend la main largement ouverte.C’est notre tableau noir. Du bout del’index, j’y trace la figure àconstruire, j’accompagne d’une brèveexplication mon léger attouchement.Cela suffit : est comprise l’idée quele rabot, la scie, le tour traduiront enréalité.

L’après-midi des dimanches, en hiversurtout, lorsque trois bûchesflambant dans l’âtre font délicieusediversion aux sauvageries du mistral,

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on se réunit chez moi. Nous formonsà nous trois l’Athénée du village,l’Institut rural où l’on parle de tout,excepté de l’odieuse politique.Philosophie, morale, littérature,linguistique, sciences, histoire,numismatique, archéologie, suivantles remous imprévus de laconversation, fournissent tour à touraliment à notre échange d’idées. Enpareille réunion, charme de masolitude, s’est comploté le dînerd’aujourd’hui. Le metsextraordinaire consiste en Cossus,gourmandise de haut renom auxtemps antiques.

Quand il eut assez mangé de peuples,

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le Romain, abruti par l’excès de luxe,se mit à manger des vers. Pline nousdit : Romanis in hoc luxuria essecœpit, prægrandesque roborumvermes delicatiore sunt in cibo :cossos vocant. Les Romains enarrivèrent à tel point de luxe de tablequ’ils estimèrent morceaux délicieuxles gros vers du chêne, appelésCossus.

Que sont au juste ces vers ? Lenaturaliste latin n’est pas bienexplicite ; il nous dit pour toutrenseignement, qu’ils habitent letronc des chênes. N’importe, aveccette donnée, on ne peut seméprendre. Il s’agit de la larve du

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grand Capricorne (Cerambyx heros).Hôte fréquent du chêne, cette larveest, en effet, corpulente ; elle attirel’attention par son aspect de blancheet grosse andouillette. Maisl’expression prægrandes roborumvermes doit, à mon sens, segénéraliser un peu. Pline n’yregardait pas de si près. Ayant àparler d’un gros ver, il cite celui duchêne, le plus fréquent parmi ceux dequelque prestance ; il néglige, ilsous-entend les autres, qu’il nedistinguait probablement pas dupremier.

Ne tenons compte trop rigoureux del’arbre requis par le texte latin,

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fouillons plus avant la pensée duvieil auteur et nous trouveronsd’autres vers non moins dignes dutitre de Cossus que celui du chêne,par exemple celui du châtaignier,larve du Cerf-volant.

Une condition indispensable est àremplir pour mériter la célèbreappellation : il faut que le ver soitgrassouillet, de taille avantageuse etd’aspect non repoussant. Or, par untravail singulier de la nomenclaturesavante, il se fait que le terme deCossus revient à la puissante chenilledont les galeries éventrent les vieuxsaules, bête hideuse, puante, couleurlie de vin. Jamais gosier, fût-il

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romain, n’eût osé faire bouchée depareille horreur. Le Cossus desnaturalistes modernes n’estcertainement pas celui des antiquesgourmets.

En dehors de larves du Capricorne etdu Cerf-volant, identifiées par lesauteurs avec le fameux ver de Pline,j’en connais une autre qui, à monavis, remplirait mieux les conditionsvoulues. Disons comment j’en fis latrouvaille.

La loi, si peu prévoyante, laissetranquille le tueur de beaux arbres,l’inepte qui, pour une poignéed’écus, saccage la majesté des bois,découronne la campagne, tarit les

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nuées et change le sol en une scoriehaletante de soif. Il y avait dans monvoisinage un superbe bosquet depins, délices du merle, du geai, de lagrive et autres passants, parmilesquels j’étais, et des mieux assidus.Le propriétaire le fit abattre. Deuxou trois ans après le massacre, jevins visiter les lieux.

Les pins avaient disparu, convertisen fagots et solives ; seules restaientles énormes souches, d’extractiontrop difficultueuse. Elles devaientpourrir sur place. En ces reliques,bien travaillées déjà par les injuresdu temps, s’ouvraient d’amplesgaleries, indices d’une vigoureuse

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population achevant l’œuvre de mortcommencée par l’homme. Ilconviendra de s’informer de ce quigrouille là-dedans. Le propriétaire aexploité son bosquet ; ilm’abandonne l’exploitation de l’idée,dont il ne fait nul cas.

Dans l’après-midi d’une bellejournée d’hiver, toute ma familleprésente et mon fils Paul maniant unsolide outil de dépècement, nousnous mettons à éventrer une paire desouches. Dur et sec au dehors, le boisse change à l’intérieur en assises trèssouples, semblables à des plaquesd’amadou. Au sein de cette moite ettiède pourriture, abonde un ver de la

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grosseur du pouce. Jamais je n’en aivu d’aussi replet.

C’est caressant au regard par sablancheur d’ivoire et doux autoucher par sa finesse de satin. Sil’on est affranchi des préjugésgastriques, c’est même appétissantpar son apparence de sacochetranslucide, gonflée de beurre frais.A cette vue, une idée surgit : c’est icile Cossus, le véritable Cossus, biensupérieur au rustique ver duCapricorne. Pourquoi ne pas essayerle mets tant vanté ? L’occasion estbelle et ne se présentera peut-êtrejamais plus.

En conséquence, ample récolte est

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faite, en premier lieu pour l’étude duver, dont la configuration m’annonceun longicorne ; en second lieu pour leproblème culinaire. Il faut savoirquel insecte au juste représente cettelarve ; il faut s’informer aussi de lavaleur sapide du Cossus. C’est mardigras, l’heure est propice à cette foliede table.

J’ignore à quelle sauce, au temps desCésars, se mangeait le Cossus, lesApicius de l’époque ne nous ayantrien transmis à cet égard. Lesortolans se mettent à la broche : ceserait les profaner que de leuradjoindre la sapidité d’apprêtscompliqués. Procédons de même

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pour les Cossus, ces ortolans del’entomologie. Rangés en brochettes,ils sont exposés sur le gril auxardeurs d’une braise vive. Une pincéede sel, condiment obligé de nos mets,est le seul appoint qui intervienne. Lerôti se dore, doucement grésille,pleure quelques larmes huileuses, quiprennent feu au contact des charbonset brûlent avec une belle flammeblanche. Voilà qui est fait. Servonschaud.

Encouragée par mon exemple, mafamille bravement attaque sabrochette. L’instituteur hésite, dupede son imagination qui voit ramperdans l’assiette les gros vers de

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tantôt. Il s’est réservé les pièces lesplus petites, de souvenir moinstroublant. Mieux affranchi desrépugnances imaginaires, l’aveuglese recueille et savoure avec tous lessignes de la satisfaction.

Le témoignage est unanime. Le rôtiest juteux, souple et de haut goût. Onlui reconnaît certaine saveurd’amandes grillées que relève unvague arôme de vanille. En somme, lemets vermiculaire est trouvé trèsacceptable ; on pourrait même direexcellent. Que serait-ce si l’artraffiné des gourmets antiquesavaient cuisiné la chose !

La peau seule laisse à désirer, tant

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elle est coriace. Le mets est une fineandouillette enveloppée deparchemin ; le contenu est délicieux,le sac est indomptable. J’offre cettedépouille à ma chatte ; elle la refuse,bien que très friande d’une peau desaucisson. Mes deux chiens, mesassidus acolytes à l’heure du dîner,la refusent aussi, obstinément larefusent, non certes pour cause decontexture trop tenace, car leurgosier glouton est d’une hauteindifférence aux difficultés de ladéglutition. De leur flair subtil, ilsont reconnu, dans le morceau offert,une pièce insolite, absolumentinconnue de leur race, et méfiants

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après un coup de nez, ils reculentcomme si je leur offrais une tartinede moutarde. C’est trop nouveaupour eux.

Ils me rappellent les naïfsébahissements des villageoises mesvoisines lorsque, les jours de marchéd’Orange, elles passent devantl’étalage des poissonnières. Il y a làdes bourriches de coquillages, despaniers de langoustes, des corbeillesd’oursins. « Tiens ! se disent-elles ;cela se mange ! Et comment ? Bouilliou rôti ? Pour rien au monde nousn’en mettrions sur notre pain. »

Et, très surprises qu’il y ait des genscapables de mordre sur pareilles

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horreurs, elles se détournent del’oursin. Ainsi font ma chatte et mesdeux chiens. Pour eux comme pournous, le manger exceptionneldemande apprentissage.

Au peu qu’il nous dit du Cossus,Pline ajoute : Etiam farinâ saginati,hi quoque altiles sunt ; c’est-à-direqu’on engraissait les vers avec de lafarine pour les rendre meilleurs. Larecette m’a d’abord choqué, d’autantplus que le vieux naturaliste estcoutumier de ce systèmed’engraissement.

Il nous parle d’un certain FulviusHirpinus qui inventa l’art d’éleverles Escargots, alors très estimés des

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gourmands. Un parc, entouré d’eaupour empêcher l’évasion et garni devases en poterie comme abris,recevait le troupeau soumis àl’engrais. Nourris d’une pâtée defarine et de vin cuit, les Colimaçonsdevenaient d’une grosseur énorme.Malgré tout mon respect pour levénérable naturaliste, je ne peuxadmettre la prospérité du mollusquemis au régime de la farine et du vincuit. Il y a là des exagérationspuériles, inévitables au début,lorsque l’esprit d’examen n’était pasencore né. Pline nous répète aveccandeur les naïvetés rurales de sontemps.

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J’ai des doutes pareillement sur lesCossus qui, nourris de farine,prennent de l’embonpoint. A larigueur cependant le résultat estmoins incroyable que celui du parc àEscargots. Par scrupuled’observateur, essayons la méthode.Je mets quelques vers des pins dansun bocal plein de farine. Rien autren’est servi comme nourriture. Jem’attendais à voir les larves, noyéesdans cette fine poussière, rapidementdépérir, soit asphyxiées parl’obstruction des stigmates, soitanémiées par manque d’un alimentconvenable.

Mon erreur était grande, et Pline

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avait raison. Les Cossus prospèrentdans la farine et très bien s’ennourrissent. J’en ai sous les yeux quidepuis douze mois habitent pareilmilieu. Ils s’y creusent des couloirsen laissant derrière eux, commerésidu de la digestion, une pâteroussâtre. Qu’ils se soient réellementengraissés, je ne peux l’affirmer ;mais du moins ils ont bon aspect,superbe corpulence, tout autant queles autres, tenus en bocaux avec desdébris de la souche natale. La farineleur suffit, sinon pour les engraisser,au moins pour les maintenir enexcellent état.

Assez sur le Cossus et mes folles

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brochettes. Si j’ai entrepris cetteétude, ce n’était certes pas dansl’espoir d’enrichir la cuisine. Non, cen’était pas là mon but, bien queBrillat-Savarin ait dit : « L’inventiond’un plat nouveau importe plus àl’humanité que la découverte d’unastéroïde. » La rareté des gros versdu Pin, la répugnance que toutevermine inspire à l’immense majoritéd’entre nous s’opposeront toujours àce que ma trouvaille devienne metsusuel. Probablement même celarestera-t-il simple curiosité que l’onaccepte de confiance sans la vérifier.Tout le monde n’a pasl’indépendance stomacale nécessaire

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à l’appréciation des mérites d’un ver.

A mon égard, c’était encore moinsattrait d’une bouchée friande. Masobriété est bien difficile à tenter.Une poignée de cerises m’agréemieux que les préparations de noscuisines. Mon unique désir étaitd’élucider un point d’histoirenaturelle. Y suis-je parvenu ? Peut-être bien.

Occupons-nous maintenant desmétamorphoses du ver ; tâchonsd’obtenir la forme adulte, afin dedéterminer notre sujet, jusqu’àprésent anonyme. L’éducation en estdes plus faciles. Dans des pots àfleurs de moyenne grandeur,

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j’installe mes larves déjà dodues,telles que me les fournit le pin. Je lesapprovisionne d’un copieux monceaude débris venus de la souche natale,en choisissant de préférence lescouches centrales, devenues, par lapourriture, souples feuilletsd’amadou.

Dans cet opulent réfectoire les verss’insinuent à leur guise ; d’uneparesseuse reptation ils montent,descendent, stationnent, toujoursrongeant. Je n’ai plus à m’occuperd’eux, pourvu que les victuailles semaintiennent fraîches. Avec cetraitement sommaire, je les ai gardésen excellent état une paire d’années.

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Mes pensionnaires ont le calme d’unbon estomac qui béatement digère ;la nostalgie leur est inconnue.

Les premiers jours de juillet, jesurprends un ver qui véhémentementse démène, tournoyant sur lui-même.C’est un exercice d’assouplissementen vue de la prochaine excoriation.La tumultueuse gymnastique sepasse dans une vaste loge sansstructure spéciale. Nul ciment, nulbadigeon. De ses roulements decroupe le gros ver a simplementrefoulé autour de lui la matièreligneuse pulvérulente, provenant desvivres émiettés ou même digérés. Ill’a comprimée, feutrée ; et comme la

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fraîcheur en a été maintenue par messoins à un degré convenable, cettematière a fait prise en une paroi dequelque solidité, remarquablementlisse. C’est du stuc en pâte ligneuse.

Quelques jours après, par un tempsde chaleur étouffante, le ver sedépouille. L’excoriation se faisant denuit, je n’ai pu y assister, mais, lelendemain, j’ai à ma disposition ladéfroque toute récente. La peau s’estfendue sur le thorax jusqu’aupremier segment, qui s’est dégagé enentraînant la tête. Par l’étroitefissure dorsale, la nymphe est sortieau moyen d’étirements et decontractions, de manière que la

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dépouille forme une outre chiffonnéepresque intacte.

Le jour même de sa libération, lanymphe est d’un blanc superbe. C’estmieux que de l’albâtre, mieux que del’ivoire. A la matière de nos bougiesstéariques surfines accordons unedouce translucidité, et nous aurons àpeu près l’aspect de ces chairsnaissantes, en voie de cristallisation.

L’arrangement des membres estd’impeccable symétrie. Les pattesrepliées font songer à des bras encroix sur la poitrine, dans une posehiératique. Nos peintres n’ont pasmieux trouvé pour signifier larésignation mystique à

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l’accomplissement de la destinée.Rangés bout à bout, les tarsesfigurent deux longs cordons noueuxqui descendent le long de la nympheen manière d’étoles sacerdotales. Lesélytres et les ailes, assemblés deuxpar deux en un étui commun,s’aplatissent en larges palettespareilles à des lames de talc. Enavant, les antennes s’infléchissent engracieuses crosses, puis se glissentsous les genoux des premières patteset viennent appliquer leur bout surles palettes alaires. Les côtés ducorselet légèrement débordent enmanière de coiffure rappelant lesblanches cornettes des religieuses.

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Mes enfants, à qui je montrel’admirable créature, ont uneexpression heureuse pour ladésigner. « C’est une communiante,disent-ils, une communiante dans sesvoiles blancs. » Si ce n’étaitcorruptible, quel délicieux bijou !Nos artistes, en recherche de sujetsd’ornementation, trouveraient làexquis modèle. Et ce bijou se meut.Au moindre trouble, il se trémoussesur l’échine. Ainsi frétille le goujonmis à sec sur la rive. Se sentant enpéril, l’effrayé chercher à se faireeffrayant.

Le lendemain, une subtile teinteenfumée obnubile la nymphe. Le

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travail de l’ultime transformationcommence, et se poursuit unequinzaine de jours. Enfin, dans ladernière quinzaine de juillet, latunique de la nymphe se résout enloques, déchirée qu’elle est par le jeudes membres qui s’étirent etgesticulent. L’adulte apparaît,costumé de roux ferrugineux, et deblanc. Assez vite la teintes’assombrit et graduellement tourneau noir. L’insecte a terminé sonévolution.

Je reconnais en lui l’Ergates faber desentomologistes ; traduisez : l’ouvrierforgeron. Si quelqu’un sait pourquels motifs le long cornu, ami des

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vieilles souches de pin, a été appeléouvrier forgeron, je lui seraisreconnaissant de me l’apprendre.

L’Ergate est un superbe insecte,rivalisant de taille avec le grandCapricorne, mais il est plus larged’élytres et quelque peu déprimé. Lemâle a sur le corselet deux largesfacettes triangulaires et luisantes ;C’est là son blason, sa parure, sansautre utilité que celle d’un atourmasculin.

A la clarté d’une lanterne, carl’insecte est nocturne, j’ai essayé devoir, sur les lieux d’origine, lesmœurs nuptiales du blasonné despins. Vers les dix et onze heures de la

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nuit, mon fils Paul a parcouru,lanterne en main, le bosquet ravagé ;il a visité les vieilles souches une parune. L’expédition n’a pas eu derésultat ; aucun Ergate ne s’estmontré, ni de l’un ni de l’autre sexe.L’insuccès n’est pas à regretter :l’éducation en volière suffit à nousrenseigner sur le plus intéressant del’affaire.

En d’amples cloches de toilemétallique recouvrant un monceaude débris venus des pins pourris,j’installe, par couples isolés, lesinsectes nés dans mon cabinet.Comme nourriture, je leur sers desquartiers de poire, des grappillons de

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raisin, des morceaux de melon,choses dont le grand Capricorne estfriand.

De jour, les captifs rarement semontrent, ils se tiennent blottis dansl’amas d’éclats de bois. Ils en sortentla nuit. Gravement ils déambulent,tantôt sur le treillis, tantôt sur lemonceau ligneux représentant lasouche où ils doivent accourir àl’époque de la ponte. Jamais ils netouchent aux vivres, maintenus fraispar un renouvellement presquequotidien ; jamais un coup de dentaux fruits, ces bonnes choses quisont le régal du Capricorne. Ils sontdédaigneux du manger.

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Il y a pire : ils semblent dédaigneuxde la pariade. Pendant près d’unmois, je les surveille chaque soir.Quels tristes amoureux ! Jamais de lapart du mâle un élan pour courtisersa compagne ; jamais de la part de lafemelle une agacerie pourémoustiller le compère. Ils se fuient,et s’il y a rencontre, c’est pours’estropier mutuellement. Soustoutes mes cloches, au nombre decinq, je trouve tôt ou tard le mâle oula femelle indifféremment, parfoisl’un et l’autre, amputés de quelquespattes et plus ou moins décornés. Lasection est si nette qu’elle semblefaite avec un sécateur. Le tranchant

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des mandibules, façonnées encouperet, explique cet abattis. Moi-même, si j’ai le doigt pincé, je suismordu jusqu’au sang.

Quel est donc ce peuple barbare où larencontre des sexes a pourconséquence de réciproquesmutilations ; où les enlacements sontde farouches prises de corps ; lescaresses, des charcuteries ! Entremâles, dans les rixes pour lapossession de la nubile, que deshorions soient échangés, rien de plusfréquent, c’est la règle pour lamajeure part de la série animale.Mais ici la femelle est fort maltraitéeelle-même, peut-être après avoir

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commencé. Ah ! tu m’as détérioré leplumet, se dit l’ouvrier forgeron ;Vlan ! à mon tour je te casse unepatte. Suivent des ripostes. Lesécateur fonctionne de part etd’autre, et la lutte a pour résultatdeux estropiés.

Ces brutalités seraient explicablesdans le tumulte d’une foule tropétroitement logée et grouillant endésespérée ; elle cesse de l’être sousune cloche spacieuse qui laisse auxdeux captifs une étendue trèssuffisante pour les rondes nocturnes.Rien ne manque dans la volière quela liberté de l’essor. Cette privationleur aigrirait-elle le caractère ? Avec

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eux, que nous sommes loin duvulgaire Capricorne ! Celui-ci, ferait-il partie de la mêlée d’une douzainesous la même cloche, un moisdurant, sans noise aucune entrevoisins, chevauche sa compagne et lacaresse de temps à autre d’un coupde langue sur l’échine. Autre peuple,autres mœurs.

Je connais un émule de l’insecte despins dans la sauvage propension à semutiler entre pareils. C’estl’Ægosome (Ægosoma scabricorneFab.), lui aussi ami des ténèbres etlonguement encorné. Sa larve vitdans le bois des vieux sauleséventrés par les ans. L’adulte est un

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bel insecte, costumé de marron clairet porteur d’antennes très rudes.Avec le Capricorne et l’Ergate, ilreprésente ce que nos longicornesont de plus remarquable commetaille.

En juillet, vers les onze heures dusoir, quand la nuit est chaude etcalme, je le trouve plaqué àl’intérieur des saules caverneux, plussouvent à l’extérieur sur lesgrossières écorces du tronc. Lesmâles sont assez fréquents.Immobiles, non effrayés par lessoudaines lueurs de ma lanterne, ilsattendent la sortie des femelles,réfugiées dans les profondes

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anfractuosités du bois délabré.

L’Ægosome est armé, lui aussi, defortes cisailles, de couperetsmandibulaires qui, très utiles aunouvel adulte pour se frayer une voiede sortie, deviennent un abus criantentre collègues, enclins à se trancher,l’un l’autre, pattes et antennes. Si jen’isole mes sujets, un par un, dans deforts cornets de papier, je suiscertain, à mon retour de l’expéditionnocturne, de n’avoir dans la boîteque des éclopés, des manchots, desbancals. En route, le tranchoirmandibulaire a furieusementtravaillé. Presque tous sont desamputés au moins d’une patte.

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En volière, avec éclats de vieux saulepour refuge, figues, poires et autresfruits pour nourriture, ils sont plustolérants. Trois ou quatre jours, à latombée de la nuit, mes captifs sontdans une grande agitation. Ilsparcourent rapidement le dôme dutreillis, se querellent au passage, semordent, se distribuent des coups detranchoir. Faute de femelles, presqueintrouvables aux heures peut-êtrenon assez tardives de mes visites, jen’ai pu voir les noces, mais j’aiassisté à des brutalités capables deme renseigner un peu. Coupeur depattes comme le longicorne des pins,l’Ægosome doit être de médiocre

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galanterie. Je me le figure battant sacompagne, l’estropiant quelque peu,non sans recevoir, lui aussi, sa partde horions.

Si c’étaient là simples affaires delongicorne, le scandale n’aurait pasgrande portée ; mais, hélas ! nousavons, nous aussi, nos querelles deménage. L’insecte explique lessiennes par ses habitudes nocturnes ;la lumière adoucit les mœurs,l’obscurité les déprave. Le résultatest pire avec les ténèbres de l’esprit,et le butor qui bat sa femme est unenténébré.

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Chapitre 7

L’ONTHOPHAGETAUREAU. LACELLULE

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Commencée aujourd’hui et demaindélaissée, plus tard de nouveaureprise et de nouveau abandonnée,suivant les chances du jour, l’étudedes instincts a la marche hésitante.Le cours des saisons impose deshaltes fastidieuses de longueur ; ilreporte à l’année suivante, si ce n’estplus loin, la réponse attendue.D’ailleurs, amenée d’habitude par unévénement fortuit, de maigre intérêt

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s’il est isolé, la question surgit àl’improviste, toute nébuleuse, nonapte à donner prise à l’interrogationcorrecte. Comment interroger ce quin’est pas encore soupçonné ? Lesdonnées manquent pour la francheattaque du problème.

Cueillir ces données par fragments,les soumettre à des essais variés afind’en éprouver la valeur, les grouperen un faisceau qui cerne l’inconnueet de plus en plus la dégage, tout celaexige long espace de temps, d’autantplus que les périodes propices sontbrèves. Les années s’écoulent, etbien des fois la complète solutionn’est pas venue. Toujours des

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lacunes restent à combler ; toujours,derrière les traits mis en lumière,d’autres attendent, obnubilésd’obscur.

Il serait préférable, je le sais bien,d’éviter des redites et de donner,chaque fois, une histoire complète ;mais, dans le domaine des instincts,qui peut se flatter d’une moisson nelaissant après elle rien d’important àglaner ? Parfois la gerbe des épislaissés sur le terrain est supérieured’intérêt à la gerbe primordiale. S’ilfallait attendre de connaître en tousses détails la question étudiée, nuln’oserait écrire le peu qui lui estconnu. De temps à autre, quelques

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vérités se révèlent, minimes cubes del’énorme mosaïque des choses.Divulguons la trouvaille, si humblesoit-elle ; d’autres viendront qui,faisant récolte, eux aussi, dequelques parcelles, assembleront letout en un tableau toujours agrandi,mais toujours ébréché par l’inconnu.

Et puis, le poids de l’âge m’interditles longs espoirs. Peu confiant dansla journée de demain, j’écris au jourle jour, à mesure que j’observe. Cetteméthode, non choisie, mais imposée,amène certains retours sur d’ancienssujets, lorsque des aperçus fournispar de nouvelles recherches viennentcompléter et parfois modifier le texte

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primitif.

Une éducation sommaire, sans planarrêté, pêle-mêle avec d’autres sujetsdont l’histoire m’intéressaitdavantage, me valait autrefois,concernant les Onthophages,certains résultats dignes d’attention.Un des volumes qui précèdent endonne le rapide aperçu. Les résultats,acquis à la hâte et presquefortuitement, m’ont inspiré le désirde suivre, en pleine vigilance, lesmœurs, l’industrie, le développementde l’insecte déjà présenté au lecteurde façon trop sommaire. Parlonsdonc encore une fois desOnthophages, le petit peuple cornu

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fanatique de bouse.

Ces derniers temps, j’ai élevé lesespèces suivantes, telles que me lesfournissait la chance des récoltes :Onthophagus taurus Lin.,Onthophagus vacca Lin.,Onthophagus furcatus Fab.,Onthophagus Schreberi Lin.,Onthophagus nuchicornis Lin.,Onthophagus Lemur Fab. Nul choixde ma part ; j’accepte tout ce qui seprésente en nombre suffisant. Lepremier surtout abonde. J’en suisravi, car l’Onthophage taureau est lechef de file de la corporation. Nul nel’égale, sinon pour le costume, plusriche et cuivreux chez d’autres, du

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moins pour le gracieux encornementdes mâles. Il sera, dans maménagerie, l’objet d’une attentionspéciale. Du reste, ce qu’ilm’apprendra se répétant ailleurssans variations notables, sonhistoire sera celle de la tribu entière.

J’en fais capture, ainsi que desautres, dans le courant du mois demai. A cette époque de l’éveilgénésique, je les trouve grouillant,très affairés, sous les déjections dumouton, non celles qui se moulent enolives et se disséminent en traînées,mais celles qui sont émises engalettes de quelque ampleur. Lespremières sont trop arides, trop

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parcimonieuses, et l’Onthophagen’en fait cas ; les secondes,généreuses brioches, sont exploitéesde préférence à toute autre provende.

Le copieux monceau du mulet estaussi largement utilisé ; mais c’esttrès filandreux, et si l’insecte ytrouve en abondance de quoi festoyerlui-même, il est rare qu’il en fasseusage à l’intention des fils. Quand ils’agit de nids, le fournisseur parexcellence est le mouton. A sesproduits de plasticité hors ligne,accourt la clientèle des Onthophages,fins connaisseurs tout autant que leScarabée, le Copris, le Sisyphe. Si, dureste, la pâtisserie ovine manque, on

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se rabat, à l’aide d’une minutieusesélection, sur le grossier amas dumulet.

L’éducation des Onthophages neprésente aucune difficulté. Unegrande volière, propice aux joyeuxébats, n’est pas ici nécessaire ; elleserait même incommode et seprêterait mal à l’observation précise,à cause du tumulte dans une foulenombreuse et variée. Je lui préfèredes établissements multiples, plussimples, plus réduits, que je puisseadmettre dans l’intimité de moncabinet de travail. Cela se prêteramieux à des visites assidues, sansencombrement de terres remuées.

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Que choisir comme loges ?

On fait emploi dans les ménages derécipients en verre sur l’embouchuredesquels se visse un couvercle en fer-blanc. Là se conservent miel,compotes, confitures, gelées etautres produits similaires, trésor dela mère de famille quand viennent lespénuries de l’hiver. Je m’en procureune douzaine en dévalisant l’armoireà conserves de la maison. Leurcontenance est d’un litre enmoyenne.

A demi rempli de sable frais, garni enoutre de vivres empruntés à lapâtisserie du mouton, chaque bocalreçoit un lot d’Onthophages, séparés

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par espèces et les deux sexesprésents. Lorsque sont épuisés leschalets en verre et que la populationdevient trop dense, j’ai recours à desimples pots à fleurs, meubléssuivant les règles et clos d’uncarreau de vitre. Le tout est rangésur ma grande table de laboratoire.Mes captifs sont satisfaits de leurinstallation ; ils y trouvent doucetempérature, illumination discrète etvivres premier choix.

Que faut-il de plus à la félicité desBousiers ? Rien autre que les ivressesde la pariade. Ils ne s’en privent pas.Internés dans la seconde quinzainede mai, sans nul souci du nouvel état

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de choses qui met fin aux ébatsparmi les touffes de thym,ardemment ils se recherchent, selutinent, s’assemblent par couples.

L’occasion est excellente de trouverréponse à cette première question :les Onthophages connaissent-ils lacollaboration du père et de la mèredans les soins de la nitée ? Y a-t-ilchez eux ménage permanent, àl’exemple de ce que nous ont montréle Géotrupe, le Sisyphe, leMinotaure ? Ou bien la pariade est-elle suivie d’une brusque et définitiverupture ? L’Onthophage taureau vanous le dire.

Délicatement, je déménage deux

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accouplés et les établis à part dansun autre bocal, pourvu de victuailleset de sable frais. Le changement delogis s’opère sans encombre ; lesdeux enlacés se maintiennent unis.Un quart d’heure après, on sesépare ; la grosse affaire estterminée. Les vivres sont auprès. Unmoment on s’y restaure, puis chacun,sans la moindre préoccupation del’autre, creuse son terrier et s’yenfouit solitaire.

Une semaine environ s’écoule. Lemâle reparaît à la surface ; il estinquiet, il s’escrime à l’escalade ; lesrelations sont finies, bien finies ; ilveut s’en aller. Plus tard, la femelle

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remonte à son tour ; elle sonde labrioche voisine, en prélève lemeilleur et le descend sous terre. Ellenidifie. Quant à son compagnon, il neprend pas même garde auxévénements, ces choses-là ne leregardent pas. Consultés de la mêmefaçon, les autres captifs, n’importel’espèce, fournissent réponseidentique. La tribu onthophagienneignore les liens du ménage.

Qu’ont de plus ceux qui lesconnaissent et si fidèlement lespratiquent ? Je ne le vois pas bien ;soyons plus franc, disons que je ne levois pas du tout. Si le Géotrupe, avecson volumineux boudin, m’explique

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un peu la collaboration du père, aideprécieux dans la confection desemblable conserve ; si le Minotaure,avec son puits énorme deprofondeur, me fait entrevoir lanécessité de l’auxiliaire à trident, quipousse au dehors les déblais tandisque la mère creuse, je cesse decomprendre au sujet du Sisyphe, trèséconome de vivres ainsi qu’en travaild’excavation.

Que, dans ce dernier cas, le mâle soitde quelque utilité, surveillant lapilule, donnant un coup d’épaule,encourageant de sa présence lafemelle, je n’en disconviens pas ;mais après tout son rôle de

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collaborateur est bien secondaire, etla mère, semble-t-il, pourrait sepasser de toute aide, ainsi qu’il estde règle chez le Scarabée. Voicid’ailleurs l’Onthophage taureau,encore moindre que le Sisyphe ; et cenain, étranger à l’association quidouble la force, accomplit besogne àpeu près équivalente à celle durouleur de pilules par attelage àdeux.

Comment donc se répartissent lestalents, les industries ? Accumulantfaits sur faits, observations surobservations, le saura-t-on un jour ?Je me permets d’en douter. Des amisparfois me disent : « Maintenant que

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vous avez cueilli ample moisson dedétails, vous devriez à l’analyse fairesuccéder la synthèse, et généraliser,en une vue d’ensemble, la genèse desinstincts. »

Que me proposent-ils là, lesimprudents ! Parce que j’ai remuéquelques grains de sable sur lerivage, suis-je en état de connaîtreles abîmes océaniques ? La vie a dessecrets insondables. Le savoirhumain sera rayé des archives dumonde avant que nous ayons ledernier mot d’un moucheron.

Non moins obscure est la questiondes nids. Entendons par nid touthabitacle, ouvrage intentionnel, qui

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reçoit la ponte et protège l’évolutiondes fils. L’hyménoptère y excelle. Ilconnaît les cabines de cotonnade, decire, de feuillage, de résine ; il bâtitdes tourelles de pisé, des coupoles demaçonnerie ; il pétrit des urnesd’argile. L’Aranéide rivalise avec lui.Rappelons les aérostats, lesparaboloïdes étoilés de certainesEpeires ; la sacoche globuleuse de laLycose : le cloître à voûtes ogivalesde l’Araignée labyrinthe ; la tente etles sachets lenticulaires de la Clotho.

Le Criquet pratique des silossurmontés d’une cheminéespumeuse ; la Mante fait mousser saglaire en édifice spongieux. De leur

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côté, le Diptère et le Papillonignorent ces tendresses ; ils sebornent à déposer leurs œufs en despoints où les jeunes puissent d’eux-mêmes trouver le vivre et le couvert.Le Coléoptère, lui aussi, est engénéral d’une extrême ignorancedans les délicatesses de lanidification. Par une exception biensingulière, seuls les Bousiers, dans lafoule immense des cuirassésd’élytres, ont une industried’éducateurs qui supporte lacomparaison avec celle des mieuxdoués. Comment leur est venue cetteindustrie ?

Des esprits aventureux, illusionnés

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par des audaces théoriques, nousaffirment que la science de l’avenir,riche de documents puisés dans letréfonds de la fibre et de la cellule,dressera une table de filiation où lasérie animale sera cataloguée de tellemanière que la place occupée nousdira les instincts, sans besoin aucund’observation préalable. Ondéterminera les aptitudes au moyende formules savantes, de même qu’ondétermine les nombres d’après leurslogarithmes.

C’est superbe, mais prenons garde :nous sommes chez les Bousiers ;consultons-les avant de dresser latable logarithmique des instincts.

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L’Onthophage est apparenté auCopris, au Scarabée, au Sisyphe, tousversés dans les élégances pilulaires.D’après la place qu’il occupe dans latable des bêtes, essayons de dire paravance, avec les seules données de laformule, ce qu’il sait faire dans l’artdes nids.

Il est petit, j’en conviens, maisl’exiguïté de la taille n’enlève rienaux talents, témoin la Mésangependuline, le Troglodyte, le Serin,qui, des moindres parmi nosoisillons, sont cependant des artistesincomparables. Les proches alliés del’Onthophage excellent dans lesgrâces de l’ovoïde et de la gourde en

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col de poire. Lui si mignon, sicorrect, doit travailler encore mieux.

Eh bien, la table nous trompe, laformule nous ment : l’Onthophageest un très médiocre artiste ; son nidest ouvrage rudimentaire, presqueinavouable. Pour les six espècesélevées, je l’obtiens à profusion dansmes bocaux et pots à fleurs. A luiseul, l’Onthophage taureau m’enfournit bien près d’un cent, et je n’entrouve pas deux exactementsemblables, comme devraient l’êtredes pièces sorties du même moule etde la même officine.

A ce défaut d’exacte similitudes’adjoint, tantôt plus, tantôt moins

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accentuée, l’incorrection des formes.Il est aisé cependant de reconnaître,dans l’ensemble, le prototype d’aprèslequel travaille le maladroitnidificateur. C’est une outreconfigurée en dé à coudre et dresséeverticale, la calotte sphérique en bas,l’ouverture circulaire en haut.

Parfois l’insecte s’établit dans larégion centrale de mes appareils, ausein de la masse terreuse ; alors, larésistance étant la même en tous lessens, la configuration utriculaire estassez précise ; mais préférant lesbases solides aux appuis poudreux,l’Onthophage bâtit d’habitude contreles parois du bocal, surtout celle du

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fond. Si l’appui est vertical, lasacoche est un bref cylindresectionné suivant sa longueur, avecfacette lisse et plane contre le verre,et convexité rugueuse partoutailleurs. Si le support est horizontal,cas le plus fréquent, la cabine est unesorte de vague pastille ovalaire,plane en dessous, gibbeuse etformant voûte en dessus. Al’incorrection de ces formestourmentées, que ne régit aucundevis bien défini, s’ajoute lagrossièreté des surfaces, qui toutes,à l’exception des parties en contactavec le verre, s’encroûtent d’uneécorce de sable.

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La marche du travail explique cedisgracieux revêtement. Auxapproches de la ponte, l’Onthophagefore un puits cylindrique et descenden terre à médiocre profondeur. Là,travaillant du chaperon, de l’échineet des pattes antérieures dentelées enrâteau, il refoule et tasse autour delui les matériaux remués, de façon àobtenir tant bien que mal un nidd’ampleur convenable. Il s’agit alorsde cimenter les parois croulantes dela cavité.

L’insecte remonte à la surface par lavoie de son puits ; il cueille sur leseuil de sa porte une brassée demortier provenant de la galette sous

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laquelle s’est faite élection dedomicile ; il redescend avec sacharge, qu’il étale et comprime sur laparoi sableuse. Ainsi s’obtient unecouverture de béton dont lecailloutis est fourni par la muraillemême, et le ciment par le produit dumouton. En quelques voyages, lescoups de truelle se répétant, le siloest crépi de partout ; les parois, toutincrustées de grains de sable, ne sontplus sujettes à l’effondrement. Lacabine est prête ; il reste à la peupleret à la garnir.

Au fond est ménagé d’abord un vasteespace libre, la chambre d’éclosion,sur la paroi de laquelle l’œuf est

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déposé. Vient après la cueillette desvivres destinés au ver, cueillette quise fait avec de délicates précautions.Naguère, lorsqu’il bâtissait, l’insecteexploitait l’extérieur de la massepâteuse, ne tenait compte dessouillures de terre. Maintenant ilpénètre au cœur même du bloc, parune galerie qui semble pratiquée avecun emporte-pièce. Pour déguster unfromage, le commerçant fait emploid’une sonde cylindrique creuse quiplonge profondément et se retirechargée d’un échantillon pris dansles couches centrales. Quand ilamasse pour son ver, l’Onthophageopère comme s’il était doué de

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pareille sonde.

Il fore la pièce exploitée d’un trouexactement rond ; il va droit aucentre, où la matière, non exposée aucontact de l’air, s’est conservée plussapide, plus souple. Là seulementsont cueillies les brassées qui, misesen cellier à mesure, pétries et tasséesau point requis, remplissent lasacoche jusqu’à l’embouchure. Enfin,un tampon du même mortier, dontles parois sont faites mi-partie sableet mi-partie ciment stercoral, clôtrustiquement la cellule, de façon quel’examen de l’extérieur ne permet pasde distinguer ce qui est l’avant et cequi est l’arrière.

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Pour juger de l’ouvrage et de sesmérites, il faut l’ouvrir. Un videspacieux, de configuration ovale,occupe le bout d’arrière. C’est lachambre natale, énorme d’ampleurpar rapport à son contenu, l’œuf fixésur la paroi, tantôt au fond de la logeet tantôt latéralement. L’œuf est unmenu cylindre blanc, arrondi auxdeux bouts et mesurant unmillimètre de longueurimmédiatement après la ponte. Sansautre appui que le point où l’aimplanté l’oviducte, il se dresse surson extrémité d’arrière et se projettedans le vide.

Un regard quelque peu interrogateur

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est tout surpris de voir si minimegerme inclus dans si vaste loge. Aquoi bon tant d’espace pour un œufsi petit ? Attentivement examinée àl’intérieur, la paroi de la chambresuscite une autre question. Elle estenduite d’une fine bouillie verdâtre,demi-fluide et luisante, dont l’aspectne s’accorde pas avec ce que nousmontre, soit au dehors, soit audedans, la pièce d’où l’insecte aextrait ses matériaux.

Semblable badigeon s’observe dansla niche que le Scarabée, le Copris, leSisyphe, le Géotrupe et autrespréparateurs de conservesstercorales ménagent au sein même

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des vivres pour recevoir l’œuf ; maisnulle part je ne l’ai vu aussi copieux,toute proportion gardée, que dans lachambre d’éclosion de l’Onthophage.Intrigué longtemps par ce vernis depurée, dont le Scarabée sacré m’avaitfourni le premier exemple, j’avaisd’abord pris la chose pour unecouche d’humeur suintant de lamasse des vivres et s’amassant à lasurface de l’enceinte sans autretravail que celui de la capillarité.C’est l’interprétation que j’ai admiseen divers passages concernant cetenduit.

Je faisais erreur. La vérité est bienautrement digne d’attention.

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Aujourd’hui, mieux instruit parl’Onthophage, je me renouvelle lademande : ce badigeon luisant, cettecrème demi-coulante, est-ce lerésultat d’une exsudation naturelle,ou bien le produit de soinsmaternels ? Une expérience aussiconcluante que simple nous donnerala réponse. J’aurais dû la faire audébut. Je n’y ai pas songé, parce quele simple est, d’habitude, le dernierconsulté. La voici.

Dans un menu bocal de la capacitéd’un œuf de poule, je tasse de lafiente de mouton telle que l’emploiel’Onthophage. Avec une baguette deverre, qui laisse empreinte

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parfaitement lisse, je pratique dansla masse une cavité cylindrique d’unpouce environ de profondeur. Labaguette retirée, je couvre l’orificeavec une dalle de la même matière, etje protège le tout de la dessiccationau moyen d’un couvercle hermétique.C’est en gros la poire du Scarabéesacré et sa chambre d’éclosion ;c’est, avec une exagération énorme,la sacoche de l’Onthophage.

Disons qu’après le retrait de labaguette de verre, la surface de lacavité est d’un noir verdâtre mat,sans aucune trace d’humeur luisanteextravasée. S’il se fait réellement uneexsudation par capillarité, le vernis

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demi-fluide apparaîtra ; s’il ne seproduit rien de pareil, l’aspect matpersistera. J’attends une paire dejours pour laisser au suintementcapillaire le temps de s’effectuer, sitel est bien le cas.

J’examine alors la cavité. Nullepurée luisante sur la paroi ; l’aspectmat et aride est resté ce qu’il était audébut. Trois jours plus tard, nouvelexamen. Rien n’a changé : le puitslaissé par la baguette de verre n’apas éprouvé la moindre exsudation ;il est même un peu plus aride. Lacapillarité et ses extravasements nesont alors pour rien en cette affaire.

Qu’est-ce donc que le badigeon

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reconnu en toute loge ? La réponseest forcée, c’est un produit de lamère, un brouet spécial, un laitageélaboré en vue du nouveau-né.

Le Pigeonneau introduit son becdans celui des parents qui luiingurgitent, avec des effortsconvulsifs, d’abord une puréecaséeuse sécrétée par le jabot, plustard une bouillie de graines ramolliespar un commencement de digestion.Il est nourri d’aliments dégorgés,secourables aux débilités d’unestomac novice. A peu près de mêmes’élève, en ses débuts, le vermisseaude l’Onthophage. Pour lui faciliterles premières bouchées, la mère lui

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prépare, en son jabot, une crèmelégère et fortifiante.

Transmettre la friandise de bouche àbouche pour elle est impossible : laconstruction d’autres cellules laretient ailleurs. De plus, circonstanceplus grave, la ponte se fait œuf parœuf, à des intervalles largementespacés, et l’éclosion est asseztardive ; le temps manquerait doncs’il fallait élever la famille à lamanière des Pigeons. Une autreméthode est forcément nécessaire.

La bouillie infantile est dégorgée departout sur la paroi de la cabine defaçon que le nouveau-né trouveautour de lui abondante tartine, où le

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pain, nourriture de l’âge fort, estreprésenté par la matière sansapprêt, telle que l’a fournie lemouton, tandis que la confiture, metsde l’âge faible, est représentée par lamême matière délicatement mijotée,au préalable, dans l’estomac de lamère. Nous allons voir tantôt lenourrisson pourlécher d’abord laconfiture, tout autour de lui, puisattaquer bravement le pain. Unpoupard, parmi les nôtres, ne secomporte pas autrement.

J’aurais désiré surprendre la mère entrain de dégorger et d’étaler sabouillie. Je n’ai pu y parvenir. Leschoses se passent dans un étroit

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réduit où le regard n’a pas accèslorsque la pâtissière y travaille ; etpuis, le trouble de l’exposition augrand jour arrête aussitôt la besogne.

Si l’observation directe fait défaut,du moins l’aspect de la matière etl’expérience de la cuvette creuséeavec une baguette de verre parlenttrès clairement et nous apprennentque l’Onthophage, émule en cela duPigeon, mais avec une méthodedifférente, dégorge à ses fils lespremières bouchées. Autant faut-ilen dire des autres Bousiers versésdans l’art d’une chambre d’éclosionau sein des vivres.

Partout ailleurs, dans la série des

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insectes, exception faite des Apiaires,préparateurs de purées dégorgéessous forme de miel, ne se retrouventpareilles tendresses. L’exploiteur dela bouse nous édifie de ses mœurs.Divers pratiquent l’association àdeux et fondent le ménage ; diverspréludent à l’allaitement, souveraineexpression des soins maternels ; deleur jabot ils font mamelle. La vie ases caprices. C’est dans l’ordurequ’elle établit les mieux doués enqualités familiales. Il est vrai que delà, d’un brusque essor, elle monteaux sublimités de l’oiseau.

L’œuf des Onthophages grossitconsidérablement après la ponte ; il

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double à peu près ses dimensionslinéaires, ce qui augmente le volumedans la proportion de un à huit.Semblable accroissement est généralchez les Bousiers. Qui prend note,pour une espèce quelconque, desdimensions de l’œuf récemmentpondu, et le mesure de nouveau auxapproches de la naissance du ver, esttout surpris du singulier progrès.Celui du Scarabée sacré, parexemple, d’abord logé assez au largedans sa chambre d’éclosion, segonfle au point d’occuper en plein laniche, de très peu s’en faut.

Une première idée vient à l’esprittoute simple et séduisante, c’est que

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l’œuf se nourrît. Enveloppéd’effluves au puissant fumet, il sepénètre d’émanations qui distendentsa flexible tunique ; il s’accroît parune sorte de respiration alimentaire,de même que la semence se gonfledans un sol fertile. Ainsi je me lefigurais au début, lorsque pour lapremière fois se présenta le délicatproblème. Mais est-ce bien celaréellement ? Ah ! s’il suffisait, pourprendre réfection, de stationnerdevant une rôtisserie et de humer lesbouffées des bonnes choses qui s’ypréparent, combien, pour diversd’entre nous, le monde changeraitd’aspect ! Ce serait trop beau.

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L’Onthophage, le Copris et les autresà chambre badigeonnée de crèmenous trompent, nous illusionnentavec leur œuf apte à grossir. LeMinotaure tardivement me l’affirme ;il m’impose profonde retouche à mesinterprétations d’autrefois. Son œufn’est pas inclus dans une niche, àl’intérieur des victuailles dont lesémanations pourraient expliquer sacroissance ; il est en dehors de lasaucisse, bien au-dessous, entouré departout de sable ; et néanmoins ilgrossit tout autant que les autreslogés en grasse cabine.

En outre, le ver nouveau-né m’étonnepar sa corpulence de poupard ; il a de

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sept à huit fois la grosseur initiale del’œuf d’où il provient ; le contenudépasse de beaucoup la capacité ducontenant. De plus, avant de toucheraux vivres dont il est séparé par unplafond de sable qu’il lui faudra aupréalable traverser, le ver continueen certain temps son étrangecroissance, comme si de nouveauxmatériaux s’adjoignaient à ceuxvenus de l’œuf.

Ici, dans les aridités du sable, nulmoyen d’invoquer des effluves, bonsà donner de quoi grandir et faire sesgraisses. D’où provient alors lacroissance tant de l’œuf que dunouveau-né ? Le Scorpion

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languedocien nous fournit unexcellent point de départ. Lors deson passage d’une sorte de formelarvaire à la configuration finale,identique à celle de l’adulte, nousl’avons vu brusquement doubler delongueur, et par suite octupler levolume avant d’avoir pris la moindrenourriture. Il se fait dansl’organisme un arrangement intimed’ordre plus élevé, et les dimensionsaugmentent sans apport desubstance nouvelle.

L’animal est un édifice apte à devenirplus spacieux avec la même sommede matériaux. Tout dépend del’architecture moléculaire, affinée de

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mieux en mieux par lestressaillements de la vie. Le contenude l’œuf, amas compact, se dilate encréature plus volumineuse par celamême qu’elle est riche d’organes àfonctions diverses. Pareillement, lalocomotive, créature de l’industrie,occupe plus de place que la ferraille,sa matière fondue en un seul lingot.

Si l’enveloppe est extensible, l’œufgrossit sous la poussée de soncontenu qui s’organise et se dilate.C’est le cas des divers Bousiers. Sil’enveloppe est rigide, un vide se faitau gros bout par l’évaporation, et cesurcroît d’espace fournit le largenécessaire à l’augmentation de

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volume du contenu. C’est le cas del’oiseau, se développant dans uneenceinte calcaire invariable. De partet d’autre, il y a dilatation, avec cettedifférence que la molle envelopperend sensible au dehors le travail del’intérieur, tandis que l’envelopperigide n’en laisse rien apercevoir.

Enfin l’éclosion n’arrête pastoujours la croissance non précédéed’alimentation. La larve un peu detemps encore continue de grossir ;elle achève de se stabiliser dans sonéquilibre d’être vivant ; elle seperfectionne par un supplémentd’extension. Le Scorpion nous l’adéjà dit, le ver du Minotaure et bien

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d’autres nous l’affirment denouveau. C’est en petit cequ’autrefois nous a montré l’aile duCriquet, qui, sortie d’une minimegaine, se déploie rapidement envoilure de grande ampleur.

Par deux fois, dans l’histoire desBousiers, voici donc que je changed’avis : d’abord au sujet de labouillie étalée sur la paroi de lachambre natale, et puis au sujet del’œuf augmentant de volume après laponte. Je viens de corriger mon diresans être bien confus de mon erreur,tant il est difficile d’atteindre, aupremier coup de sonde, le filon duvrai. Il n’y a qu’un moyen de ne

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jamais se tromper : c’est de ne rienfaire, et surtout de ne pas remuer desidées.

q

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Chapitre 8

L’ONTHOPHAGETAUREAU. LALARVE, LANYMPHE

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Le mois de mai estl’époque des nids pour lesdivers Onthophages, enparticulier pourl’Onthophage taureau.Alors les mères

descendent en terre à médiocreprofondeur, sous le couvert de lagalette d’où s’extraient les matériauxde construction etd’approvisionnement ; sans leconcours des mâles qui, insoucieuxde la famille, continuent à mener viede liesse, elles façonnent leurscabines et les bourrent de vivresaprès le dépôt de l’œuf. L’ouvrage,d’ailleurs, simple et rustique,

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n’exigea guère la collaboration desélégants cornus. Cinq ou sixétablissements au plus, fondéschacun en une paire de jours,représentent la totalité du travaild’une mère. Du temps reste, etbeaucoup, pour les joies duprintemps.

En une semaine environ, le petit veréclôt, tout étrange et paradoxal. Il asur l’échine une gibbe énorme enpain de sucre, dont le poidsl’entraîne et le fait chavirer pour peuqu’il essaye de se tenir sur les patteset de marcher. A tout instant, ilchancelle et tombe sous le faix de labosse. La larve du Scarabée sacré

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nous a montré jadis une besacedorsale, entrepôt de ciment pourcalfeutrer les fissures accidentellesde la boîte aux vivres et garantir lemanger d’une trop rapidedessiccation. Le ver de l’Onthophageexagère à outrance semblableentrepôt ; il en fait un monumentconique, extravagant, grotesque,voisin de la caricature. Est-ce follejoyeuseté de mascarade ? Est-cedéformation logique ayant plus tardson utilité ? L’avenir nousl’apprendra.

Sans en dire plus long, faute determes aptes à rendre de pareillesétrangetés, je renvoie le lecteur au

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ver de l’Oniticelle, dont j’ai donné lecroquis dans la cinquième série desSouvenirs. Les deux bossus ontétroite ressemblance.

Incapable de tenir sa gibbe d’aplomb,le ver de l’Onthophage se couche surle flanc et lèche autour de lui lacrème de sa loge. Il y en a partout, auplafond, sur les murs, sur leplancher. Lorsqu’un point estdénudé à fond, le consommateur sedéplace un peu à la faveur de sespattes bien conformées ; il chavire denouveau et de nouveau pourlèche. Lacabine étant vaste et largementpourvue, le régime à la confiture estde quelque durée.

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Les gros poupards du Géotrupe, duCopris, du Scarabée achèvent en unebrève séance la friandise tapissantleur étroite loge, friandise sobrementservie et juste suffisante pour ouvrirl’appétit et préparer l’estomac ànourriture moins délicate ; lui, nainchétif, en a pour plus d’une semaine.La spacieuse chambre natale, hors deproportion avec la taille dunourrisson, a permis cetteprodigalité. Enfin s’attaque lavéritable miche. En un mois environtout est consommé, moins la paroide la sacoche.

Maintenant va se révéler lemagnifique rôle de la bosse. Des

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tubes de verre, préparés en vue desévénements, me permettent de suivreen son travail la larve de plus en plusgrassouillette et gibbeuse. Je la voisse retirer à l’un des bouts de lacellule, devenue masure croulante.Elle y bâtit un coffret où doit se fairela transformation. Elle a pourmatériaux les résidus digestifsamassés dans la gibbe et convertis enmortier. De son ordure tenue enréserve dans ce récipient, l’architectestercoral va se construire un chef-d’œuvre d’élégance.

Je le suis, de la loupe, en sesmanœuvres. Il se boucle, ferme lecircuit de l’appareil digestif, met en

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contact les deux pôles et saisit dubout des mandibules une pelote defiente à l’instant éjaculée. Cela secueille très proprement, moulé etdosé à la perfection. D’une douceflexion de la nuque, le moellon estmis en place. D’autres suivent,superposés en assises d’uneminutieuse régularité. Tapotant unpeu des palpes, le ver s’informe de lastabilité des morceaux, de leur exacteliaison, de leur agencement bienordonné. Il tourne au centre del’ouvrage à mesure que l’édifices’élève, comme le fait un maçonconstruisant une tourelle.

Parfois la pièce déposée se détache,

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le ciment ayant cédé. Le ver lareprend des mandibules, mais, avantde la remettre en place, il l’enduitd’une humeur adhésive. Il la présenteà son derrière, d’où suinte, àl’instant, à peine perceptible, unextrait gommeux consolidateur. Labosse fournit les matériaux ;l’intestin donne, s’il en est besoin, lacolle d’assemblage.

Ainsi s’obtient un gracieux logis, deforme ovoïde, poli comme stuc àl’intérieur, agrémentéextérieurement d’écailles peusaillantes, comparables à celles d’uncône de cèdre. Chacune de cesécailles est un des moellons issus de

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la bosse. Le coffret n’est pas gros, unnoyau de cerise le représenterait àpeu près en volume mais il est sicorrect, si joliment façonné, qu’ilpeut soutenir la comparaison avecles plus beaux produits de l’industrieentomologique.

L’Onthophage taureau n’a pas lemonopole de cette bijouterie ; tous,dans la série entière, y excellentpareillement. L’un des moindres,l’Onthophage fourchu, dont l’œuvrene dépasse guère le volume d’ungrain de poivre, est aussi expert queles autres dans l’art des boîtesconfigurées en cône de cèdre. C’estun talent de famille, talent invariable

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malgré la diversité de taille, decostume et d’appareil corniculaire.L’Onitis Bison, l’Oniticelle à piedsjaunes et bien d’autres assuréments’enferment, pour la métamorphose,dans un habitacle d’architecturepareille à celle des Onthophages ; ilsnous disent, eux aussi, que lesinstincts ne sont pas sous ladépendance des formes.

Dans la première semaine de juillet,achevons de ruiner la cellule del’Onthophage taureau, cellule déjàbien compromise par la larve, qui, lecontenu de la sacoche épuisé, arongé la couche interne de la paroi.La masure s’enlève aussi aisément

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que le brou d’une noix en complètematurité. Une sorte d’énucléationnous donne la semence, c’est-à-direle coffret à nymphose, parfaitementnet, sans adhérence aucune avec sonenveloppe. Cassons le bijou. Lanymphe s’y trouve à demitransparente et comme sculptée dansun morceau de cristal. La bonnefortune me vaut un mâle, d’intérêtplus grand à cause de l’armurefrontale.

Les cornes dessinent un superbecroissant, penché en arrière etcouché sur les épaules. Elles sontgonflées, incolores comme toutechose que la vie travaille au sein

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d’une humeur génératrice. A leurbase se rembrunissent les pointsoculaires, ne voyant pas encore, maispromettant de voir. Le chaperon sedilate, se relève. Vue de face, la têteest celle d’un taureau, à large mufle,à cornes énormes, imitées de cellesde l’Urus.

Si les artistes du temps des Pharaonsavaient connu l’Onthophagenaissant, ils en auraient assurémenttiré parti pour leurs imageshiératiques. Cela vaut bien leScarabée sacré ; cela le dépasse ensingularité où pouvait s’exercer lesymbolisme sacerdotal. Au bordantérieur du corselet se dresse, en

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effet, une corne impaire aussipuissante que les deux autres etconfigurée en cylindre que termineun bouton conique. Elle se dirige enavant et s’engage au centre ducroissant frontal, qu’elle déborde unpeu. C’est magnifique d’originalagencement. Les graveursd’hiéroglyphes y auraient vu lecroissant d’Isis où plonge lepromontoire du monde.

D’autres étrangetés parachèvent lacurieuse nymphe. A droite et àgauche, le ventre est armé de quatrecornicules semblables à des épinesde cristal. Total : onze pièces à lapanoplie ; deux sur le front, une sur

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le thorax, huit sur l’abdomen. Labête d’autrefois se complaisait auxencornements bizarres, certainsreptiles des temps géologiques semettaient un éperon pointu sur lapaupière supérieure. Plus audacieux,l’Onthophage s’en met huit sur lescôtés du ventre, outre l’épieu qu’ils’implante sur le dos. Passe encoredes cornes frontales, d’usage assezrépandu ; mais que veut-il faire desautres ? Rien du tout. Ce sont desfantaisies passagères, des joyaux dela prime jeunesse ; l’adulte n’enconservera pas la moindre trace.

Voici que la nymphe mûrit. Lesappendices du front, d’abord en

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totalité hyalins, laissent voir, partransparence, un trait d’un brunrougeâtre, courbé en arc. C’est lacorne véritable qui prend forme,durcit et se colore. Dans l’appendicedu corselet et dans ceux du ventre,persiste, au contraire, l’aspectvitreux. Ce sont des poches stériles,privées d’un germe apte à sedévelopper. L’organisme les aproduites en un moment de fougue ;puis dédaigneux, ou peut-êtreimpuissant, il laisse l’ouvrage seflétrir, inutile.

Au dépouillement de la nymphe,lorsque se déchire la fine tunique dela forme adulte, ces étranges

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encornements se chiffonnent enguenille, qui tombe avec le reste de ladéfroque. Dans l’espoir de trouver aumoins une trace des chosesdisparues, la loupe explore en vainles bases naguère occupées. Rien nes’y trouve d’appréciable ; le lisseremplace le saillant, le nul succèdeau réel. De la panoplie accessoire,qui tant promettait, rien absolumentne reste ; tout s’est évanoui, évaporépour ainsi dire.

L’Onthophage taureau n’est pas leseul doué de ces appendices fugaces,disparaissant en plein lorsque lanymphe se dépouille. Les autresmembres de la tribu en possèdent de

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pareils sur le ventre et le corselet.L’un d’eux, l’Onthophagus Lemur,parvenu à l’état parfait, orne l’avantde son corselet de quatre minimesboutons rangés en demi-cercle. Lesdeux extrêmes sont isolés, les deuxmédians sont contigus. Ces dernierscorrespondent exactement à la basede la corne thoracique de la nympheet pourraient être pris pour le résiduatrophié de l’appendice disparu. Ilconvient de renoncer à cette idée, carles boutons latéraux, plusdéveloppés que les médians,occupent des points où la nymphen’avait pas de cornes. Pour cetOnthophage, comme pour les autres,

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l’armure nymphale est trompeuse etn’aboutit à rien.

Quelques Bousiers voisins desOnthophages ont aussi des nymphescornues. Tel est l’Oniticelle à piedsjaunes, le seul que les circonstancesm’aient permis d’examiner sous cerapport. Il possède, à l’état denymphe, une superbe corne sur lecorselet, et de chaque côté du ventreune rangée de quatre épines, ainsiqu’il est de règle parmi lesOnthophages. Le tout disparaît àfond sur l’insecte adulte.

Il est à croire que, si j’avais suprofiter de l’occasion lorsqueautrefois je parvins à élever l’Onitis

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Bison, venu de Montpellier, j’auraisconstaté la même armure sur lethorax et sur l’abdomen de lanymphe. N’étant pas avisé par desobservations antérieures, désireuxd’ailleurs de troubler le moinspossible le couple d’étrangers, j’ailaissé l’occasion s’échapper.

Remarquons enfin que les genresOnitis, Oniticelle et Onthophageconstruisent tous les trois, pour lanymphose, une cabine à écailles dontla forme rappelle le fruit de l’aulne etle cône du cèdre. Il est alors permisd’admettre, sans trop s’aventurer,que les divers constructeurs desemblables coffrets connaissent tous

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la panoplie nymphale, corne sur lecorselet, diadème de huit épinesautour du ventre. Ce n’est pas à direque l’armure détermine le coffret, nile coffret l’armure. Ces curieusesparticularités s’accompagnent sansmutuellement s’influencer.

La simple exposition des faits nenous suffisant pas, nous désirerionsentrevoir le motif de ce luxecorniculaire. Est-ce une vagueréminiscence des usages de jadis,lorsque la vie dépensait son excès dejeune sève en créations bizarres,bannies aujourd’hui de notre mondemieux pondéré ? L’Onthophage est-ille représentant amoindri d’une

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antique race d’encornés maintenantdésuète ? Nous donne-t-il une imageaffaiblie du passé ?

Tel soupçon ne repose sur aucuneraison valable. Le Bousier est récentdans la chronologie générale desêtres ; il prend rang parmi lesderniers venus. Avec lui, nul moyende reculer dans les nuages du passé,si favorables à l’invention deprécurseurs imaginaires. Lesfeuillets géologiques, pas même lesfeuillets lacustres riches de diptèreset de Charançons, n’ont donnéjusqu’ici la moindre reliqueconcernant les exploiteurs de labouse. Il est dès lors prudent de ne

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pas invoquer de lointains ancêtrescornés, dont l’Onthophage serait undérivé par décadence.

Le passé n’expliquant rien,tournons-nous vers l’avenir. Si lacorne thoracique n’est pas uneréminiscence, elle peut être unepromesse. Elle représente un timideessai, que les siècles durciront enarmure permanente. Elle nous faitassister à l’élaboration lentementgraduelle d’un organe nouveau ; ellenous montre la vie en travail d’unepièce qui n’existe pas encore sur lecorselet de l’adulte, mais doit existerun jour. Nous prenons sur le fait lagenèse des espèces ; le présent nous

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enseigne comment se préparel’avenir.

Et que veut-il faire de son œuvre enprojet, l’insecte à qui l’ambition estvenue de se mettre plus tard un épieusur l’échine ? Tout au moins commeatour de la coquetterie masculine, lachose est à la mode chez diversScarabées étrangers quis’alimentent, eux et leurs larves, dematières végétales endécomposition. Des colosses, parmiles cuirassés d’élytres, associentvolontiers leur placide corpulenceavec des hallebardes effroyablesd’aspect.

Voyez celui-ci, le Dynaste Hercule,

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hôte des souches pourries sousl’ardent climat des Antilles. Lepacifique géant mérite bien sonnom : il mesure trois pouces delongueur. A quoi peuvent lui servir lamenaçante flamberge du corselet etle cric dentelé du front, si ce n’est àse faire beau auprès de sa femelle,dépourvue elle-même de pareillesextravagances ? Peut-être encore luiviennent-elles en aide pour certainstravaux, de même que le trident sertau Minotaure dans l’émiettement despilules et dans le charroi des déblais.Un outillage dont nous neconnaissons pas l’emploi nous paraîttoujours singulier. N’ayant jamais

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fréquenté l’Hercule des Antilles, jem’en tiens à des soupçons sur le rôlede son effrayante mécanique.

Eh bien, l’un des sujets de mesvolières, s’il persistait dans satentative, arriverait à semblableparure de sauvage. C’estl’Onthophagus vacca. Sa nymphe asur le front une grosse corne, uneseule, infléchie en arrière ; sur lecorselet, elle en possède une pareille,penchée en avant. Les deux,rapprochant leurs extrémités,figurent une sorte de pince. Quemanque-t-il à l’insecte pour acquérir,en petit, l’original ornement duScarabée des Antilles ? Il lui manque

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la persévérance. Il mûrit l’appendicedu front, il laisse dépérir anémiécelui du corselet. L’essai d’un pal surl’échine ne lui réussit pas mieux qu’àl’Onthophage taureau ; il manqueune superbe occasion de se fairebeau pour les noces et menaçantpour la bataille.

Les autres n’ont pas meilleur succès.J’en élève six espèces différentes.Toutes, à l’état de nymphe,possèdent la corne thoracique et lacouronne ventrale à huit rayons ;aucune ne tire parti de ces avantages,disparue en plein lorsque l’adulterompt sa défroque. Dans mon étroitvoisinage, on compte une douzaine

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d’espèces d’Onthophages ; dans lemonde entier on en connaît descentaines. Toutes, indigènes etexotiques, ont même structuregénérale ; toutes très probablementpossèdent en leur jeune âgel’appendice dorsal, et aucune encore,malgré la variété du climat, icitorride et là modéré, n’est parvenueà le durcir en une corne stable.

L’avenir ne pourrait-il paracheverl’ouvrage dont le devis est sinettement tracé ? On se le demanded’autant plus volontiers que toutesles apparences encouragent laquestion. Soumettons à l’examen dela loupe l’encornement frontal de

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l’Onthophage taureau à l’état denymphe ; puis considérons avec lesmêmes scrupules l’épieu du corselet.Au début, nulle différence entre eux,moins la configuration d’ensemble.C’est de part et d’autre le mêmeaspect vitreux, la même gaine gonfled’humeur hyaline, le même projetd’organe nettement accusé. Une patteen formation ne s’annonce pas mieuxque la corne du corselet et celles dufront.

Est-ce que le temps manquerait à lapousse thoracique pour s’organiseren appendice rigide et permanent ?L’évolution de la nymphe est rapide,en peu de semaines l’insecte est

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parfait. Si cette brève durée suffit àla maturité des cornes du front nepourrait-il se faire que la maturité dela corne thoracique exigeâtdavantage ? Par artifice prolongeonsla période nymphale, donnons augerme le temps de se développer.

Il me semble qu’un abaissement detempérature, modéré et maintenuquelques semaines, des mois s’il lefaut, serait capable d’amener pareilrésultat en ralentissant la marche del’évolution. Alors, avec une doucelenteur, propice aux délicatesformations, l’organe annoncécristallisera pour ainsi dire etdeviendra l’épieu promis par les

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apparences.

Cette expérience me souriait. Je n’aipu l’entreprendre faute de moyenspour obtenir une température froide,constante et de longue durée.Qu’aurais-je obtenu si ma pénurie nem’avait détourné de l’entreprise ? Unralentissement dans la marche de lamétamorphose, mais rien autre deplus apparemment. La corne ducorselet aurait persisté dans sastérilité et tôt ou tard aurait disparu.

Ma conviction a ses raisons. Lademeure de l’Onthophage en travailde métamorphose est peu profonde ;les variations de températureaisément s’y font ressentir. D’autre

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part, les saisons sont capricieuses, leprintemps surtout. Sous le ciel de laProvence, les mois de mai et de juin,si le mistral se met de la partie, ontdes périodes de reculthermométrique qui semblentramener l’hiver.

A ces vicissitudes ajoutonsl’influence d’un climat plusseptentrional. Les Onthophagesoccupent en latitude une large zone.Ceux du Nord, moins bien favorisésdu soleil que ceux du Midi, peuvent,si les circonstances changeantes s’yprêtent à l’époque de latransformation, subir pour delongues semaines un abaissement de

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température qui prolonge le travailde l’évolution, et devrait de la sortepermettre à l’armure thoracique dese consolider en corne, de loin enloin et de façon accidentelle. Lacondition d’une températuremodérée, même froide, à l’époque dela nymphose, se réalise donc çà et làsans l’intervention de nos artifices.

Or, qu’advient-il de ce surcroît dedurée mis au service du travailorganique ? La corne promise mûrit-elle ? Nullement ; elle se flétrit nonmoins bien que sous le stimulantd’un bon soleil. Les archives del’entomologie n’ont jamais parléd’un Onthophage porteur d’une

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corne sur le corselet. Personne mêmene soupçonnerait la possibilité depareille armure si je n’avais ébruitél’étrange appareil de la nymphe.L’influence du climat n’est donc icipour rien.

Creusée plus avant, la question secomplique : les encornements del’Onthophage, du Copris, duMinotaure et de tant d’autres sontl’apanage du mâle ; la femelle en estdépourvue ou n’en porte que demodestes réductions. Dans cesproduits corniculaires on doit voirdes atours bien plus que desinstruments de travail. Le mâle sefait beau pour la pariade ; mais, à

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l’exception du Minotaure qui fixe etmaintient avec son trident l’aridepilule à concasser, je n’en connaispas utilisant leur armure commeoutil. Cornes et fourches du front,crêtes et lunules du corselet sont lesjoyaux de la coquetterie masculine etrien de plus. Pour attirer lesprétendants, l’autre sexe n’a pasbesoin de semblables attraits ; laféminité lui suffit, et la parure senéglige.

Maintenant voici de quoi nousdonner à réfléchir. La nymphe del’Onthophage du sexe féminin,nymphe à front inerme, porte sur lethorax une corne vitreuse, aussi

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longue, aussi riche de promesses quecelle de l’autre sexe. Si cette dernièreexcroissance est un projetd’ornementation non complètementréalisé, la première le serait aussi, etalors les deux sexes, ambitieux des’embellir l’un et l’autre,travailleraient d’un même zèle às’encorner le thorax.

Nous assisterions à la genèse d’uneespèce qui ne serait pas réellementun Onthophage, mais un dérivé dugroupe ; nous verrions le débutd’étrangetés bannies jusqu’ici dechez les Bousiers, dont aucun, lesdeux sexes à la fois, ne s’est avisé des’implanter un pal sur l’échine.

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Chose plus singulière : la femelle,toujours plus modeste d’apparatdans l’entière série entomologique,rivaliserait avec le mâle dans lapropension aux embellissementsbizarres. Telle ambition me laisseincrédule.

Il est dès lors à croire que si lespossibilités de l’avenir réalisentjamais un Bousier porteur d’unecorne sur le corselet, cerévolutionnaire des usages présentsne sera pas l’Onthophage parvenu àmûrir l’appendice thoracique de lanymphe, mais bien un insecte issud’un modèle nouveau. La puissancecréatrice met au rebut les vieux

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moules et les remplace par d’autres,pétris à nouveaux frais, d’après desplans de variété inépuisable. Sonofficine n’est pas une avare friperieoù le vivant revêt la défroque dumort ; c’est un atelier de médaillesoù chaque effigie reçoit l’empreinted’un coin spécial. Son trésor desformes, de richesse illimitée, exclutla lésinerie, raccommodant le vieuxpour en faire du neuf. Elle brise toutmoule usé, elle l’abolit sansmesquines retouches.

Que signifient alors ces apprêtscorniculaires, toujours flétris avantd’aboutir ? Sans grande confusion demon ignorance, j’avouerai que je n’en

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sais absolument rien. A défaut detournure savante, ma réponse a dumoins un mérite : celui de la pleinesincérité.

q

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Chapitre 9

LE HANNETONDES PINS

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En écrivant Hannetondes pins en tête de cechapitre, je commets unehérésie volontaire ; ladénomination orthodoxede l’insecte est Hanneton

foulon (Melolontha fullo Lin.). Il nefaut être difficile en matière denomenclature, je le sais bien, faitesun bruit quelconque, soudez-ydésinence latine, et vous aurez, pourl’euphonie, l’équivalent de bien desétiquettes alignées dans les boîtes del’entomologiste. La raucité seraitencore excusable si le terme barbarene signifiait autre chose que la bêtesignifiée, mais d’habitude, ce nom,

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fouillé dans ses racines grecques ouautres, a certains sens où le noviceespère trouver de quoi se renseignerun peu.

Mal lui en prend. Le mot savant luiparle de subtilités difficiles à saisir,et d’importance très médiocre. Tropsouvent il l’égare, il l’achemine versdes aperçus n’ayant rien de communavec la vérité telle que nous lafournit l’observation. Ce sont parfoisdes erreurs criantes, parfois desallusions bizarres, insensées. Pourvuqu’elles sonnent décemment,combien sont préférables leslocutions où l’étymologie ne trouverien à disséquer !

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De ce nombre serait fullo, si le motn’avait pas une significationpremière sur laquelle l’esprit seporte immédiatement. Cetteexpression latine veut dire le foulon,celui qui sous un filet d’eau foule ledrap, l’assouplit et l’expurge desapprêts du tissage. En quoi leHanneton objet de ce chapitre a-t-ilquelques rapports avec l’ouvrierfouleur ? Vainement on se creuseraitla cervelle, réponse acceptable neviendrait pas.

Le terme de fullo appliqué à uninsecte se trouve dans Pline. En uncertain chapitre, le grand naturalistetraite des remèdes contre la jaunisse,

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les fièvres, l’hydropisie. Il y a un peude tout dans cette antiquepharmacopée : la dent la plus longued’un chien noir ; le museau d’unesouris enveloppé d’un linge rose ;l’œil droit d’un lézard vert, arrachésur l’animal vivant et mis dans unsachet en peau de chevreau ; le cœurd’un serpent, extirpé de la maingauche ; les quatre articles de laqueue d’un scorpion, le dardcompris, serrés dans un linge noir defaçon que, de trois jours, le maladene puisse voir ni le remède ni celuiqui l’a appliqué ; et tant d’autresextravagances. On ferme le livre,effrayé du bourbier de sottises d’où

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nous est venu l’art de guérir.

Au milieu de ces insanités, préludesde la médecine, figure le foulon.Tertium qui vocatur fullo, albis guttis,dissectum utrique lacerto adalligant,dit le texte. Pour combattre lesfièvres, il faut diviser en deux leScarabée foulon, en appliquer unemoitié sur le bras droit, et l’autremoitié sur le bras gauche.

Or, par ce vocable de Scarabéefoulon, que désignait l’antiquenaturaliste ? On ne le sait pas bienau juste. La qualification albis guttis,taches blanches, conviendrait assezbien au Hanneton des pins, tiquetéde blanc, mais c’est insuffisant pour

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donner certitude. Pline lui-même nesemble pas bien fixé sur sonmerveilleux remède. De son temps,les yeux ne savaient pas encore voirl’insecte. C’était trop petit, bon àrécréer les enfants qui l’attachaientau bout d’un long fil et le faisaienttourner en rond, mais indigned’occuper l’attention d’un hommequi se respecte.

Le mot lui était apparemment venudes gens de la campagne, trèsmédiocres observateurs et enclinsaux dénominations extravagantes. Lesavant accepta la locution rurale,œuvre peut-être de l’imaginationenfantine, et, sans mieux s’informer,

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il l’appliqua par à peu près. Le motnous est parvenu, tout embauméd’antiquité, les naturalistesmodernes l’ont cueilli, et voicicomment l’un de nos plus beauxinsectes est devenu le foulon. Lamajesté des siècles a consacrél’étrange appellation.

Malgré tout mon respect pour levieux langage, le terme de foulon nem’agrée, parce que, en lacirconstance, il est insensé. Le bonsens doit avoir le pas sur lesaberrations de la nomenclature.Pourquoi ne pas dire Hanneton despins, en souvenir de l’arbre aimé,paradis de l’insecte pendant les deux

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ou trois semaines de sa vieaérienne ? Ce serait très simple, onne peut mieux naturel : raisonmajeure pour venir en dernier lieu.

Il faut errer longtemps dans la nuitde l’absurde avant d’atteindre le vrai,rayonnant de lumière. Toutes nossciences en témoignent, même celledu nombre. Essayez d’additionnerune colonne de nombres écrits enchiffres romains ; vous y renoncerez,abêti par la confusion des symboles,et vous reconnaîtrez quellerévolution a faite dans le calcul latrouvaille du zéro. C’est toujoursl’œuf de Colomb, fort peu de chose,en vérité, mais il faut y songer.

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En attendant que l’avenir rejettedans l’oubli le malencontreux foulon,disons, quant à nous, Hanneton despins. Avec cette expression, nul nepeut se méprendre ; notre insectefréquente uniquement les pins. Il estde belle prestance, rivalisant aveccelle de l’Orycte nasicorne. Soncostume, s’il n’a pas lessomptuosités métalliques chères auCarabe, au Bupreste, à la Cétoine, estdu moins d’une rare élégance. Sur unfond noir ou marron se distribue unépais semis de taches capricieusesfaites de velours blanc. C’estmodeste et superbe à la fois.

Comme panaches, le mâle porte au

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bout de ses brèves antennes septgrands feuillets superposés, qui,s’étalant en éventail ou se refermant,traduisent les émotions éprouvées.On prendrait d’abord ce magnifiquefeuillage pour un appareil sensorielde haute perfection, apte à percevoirde subtiles odeurs, des ondessonores presque muettes et autresavis ignorés de nos sens ; la femellenous avertit de ne pas trop nousengager dans cette voie. Ses devoirsmaternels lui imposent uneimpressionnabilité pour le moinsaussi grande que celle de l’autre sexe,et cependant, ses panachesantennaires sont très petits et se

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composent de six maigres feuillets.

A quoi bon alors l’énorme éventaildu mâle ? L’appareil à sept feuilletsest pour le Hanneton des pins ce quesont pour le Cérambyx les longuescornes vibrantes ; pourl’Onthophage, la panoplie du front ;pour le Cerf-volant, les andouillersfourchus des mandibules. Chacun, àsa manière, se pare d’extravagancesnuptiales.

Le beau Hanneton paraît vers lesolstice d’été, à peu près en mêmetemps que les premières Cigales. Laprécision de sa venue le range dansle calendrier entomologique, nonmoins bien réglé que celui des

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saisons. Lorsque viennent les pluslongs jours, ces jours qui n’enfinissent plus et dorent les moissons,il ne manque pas d’accourir à sonarbre. Les feux de la Saint-Jean,réminiscence des fêtes du soleil,allumés par les enfants dans les ruesdu village, n’ont pas date mieuxponctuelle.

A cette époque et aux heurescrépusculaires, tous les soirs, si letemps est calme, l’insecte vientvisiter les pins de l’enclos. Je le suisdu regard dans ses évolutions. D’unessor, silencieux, non dépourvu defougue, les mâles surtout virent etrevirent en étalant leurs grands

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panaches antennaires ; ils vont auxrameaux où les femelles lesattendent ; ils passent, repassent, seprofilent en traits noirs sur lespâleurs du ciel où meurent lesdernières clartés. Ils se posent,repartent, recommencent leursrondes affairées. Que font-ils là-hautpendant la quinzaine de soirées quedure le festival ?

L’affaire est évidente : ils font unbrin de cour aux belles, ilscontinuent leurs hommages jusqu’àla nuit close. Le lendemain matin,mâles et femelles occupentd’habitude les rameaux inférieurs. Ilss’y trouvent isolés, immobiles,

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indifférents à ce qui se passe autourd’eux. Ils ne fuient pas la main qui vales saisir. Appendus par les pattesd’arrière, la plupart grignotent uneaiguille de pin ; doucement ilssomnolent, le morceau à la bouche.Le crépuscule revenu, ils reprennentleurs ébats.

Voir ces ébats dans les hauteurs del’arbre n’est guère possible ;essayons de les voir en captivité.Quatre paires sont cueillies le matinet mises dans une ample volière avecdes ramilles de pin. Le spectacle nerépond guère à mon attente ; laprivation de l’essor en est cause.Tout au plus, de temps à autre, un

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mâle se rapproche de sa convoitée ; ilétale ses feuilles antennaires, lesagite d’un léger frisson, s’informantpeut-être s’il est agréé ; il fait lebeau, il met en évidence ses méritescornus. Etalage inutile : la femelle nebouge, comme insensible à cesdémonstrations. La captivité a destristesses difficiles à surmonter. Jen’ai pu en voir davantage. La pariadedoit se faire, paraît-il, à des heuresavancées de la nuit, si bien que j’aimanqué le moment propice.

Un détail surtout m’intéressait. LeHanneton des pins possède unemusique. La femelle en est douéepareillement. Comme moyen de

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séduction et d’appel, le prétendanten fait-il usage ? Au couplet del’énamouré, l’autre donne-t-elleréponse par un couplet semblable ?Que cela se passe de la sorte dans lesconditions normales, au milieu de laramée, c’est fort possible, mais je nel’affirmerais pas, n’ayant jamais rienentendu de pareil ni sur les pins nidans la volière.

Le son est produit par l’extrémité duventre, qui, d’un mouvement doux,remonte, s’abaisse tour à tour enfrôlant, de ses derniers segments, lebord postérieur des élytresmaintenus immobiles. Il n’y a pasd’outillage spécial ni sur la surface

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frottante ni sur la surface frottée. Laloupe y cherche en vain de finesstries propres à bruire. De part etd’autre, c’est lisse. Comment alorss’engendre le son ?

Promenons le bout du doigt mouillésur une lame de verre, sur un carreaude vitre ; nous obtiendrons un sonassez nourri, non dépourvud’analogie avec celui du Hanneton.Mieux encore ; pour frictionner leverre, servons-nous d’un morceau degomme élastique ; nous reproduironsassez fidèlement les sonorités del’insecte. Si la mesure musicale estbien gardée, on s’y méprendrait, tantl’imitation réussit.

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Eh bien, dans l’appareil duHanneton, la palpe du bout du doigt,le morceau de gomme élastique sontreprésentés par les mollesses duventre que l’insecte meut ; le carreaude vitre est la lame des élytres, lamemince, rigide, éminemment apte àvibrer. Le mécanisme sonore duHanneton est donc des plus simples.

D’autres coléoptères, en petitnombre, sont doués du mêmeprivilège. Tels sont le Coprisespagnol et le Bolbocèreconsommateur de truffes. L’un etl’autre bruissent au moyen de légèresoscillations du ventre, qui frôledoucement le bord postérieur des

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élytres.

Les Cérambyx ont une autreméthode, également basée sur lafriction. Le grand Capricorne, parexemple, fait mouvoir son corseletsur son articulation avec la poitrine.Il y a là une puissante sailliecylindrique qui s’emboîteétroitement dans la cavité ducorselet et forme un joint à la foisrobuste et mobile. Cette saillie porteen dessus une aire convexe, en formed’écusson héraldique, toute lisse,absolument dépourvue de striesquelconques. Telle est la machinetteà musique.

Le bord du corselet, lui-même lisse à

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l’intérieur, frotte sur cette aire,avance et recule en une oscillationcadencée, et de la sorte engendre unson assimilable, lui aussi, à celui ducarreau de vitré que frotte le doigtmouillé. Cependant il m’estimpossible de faire sonner l’appareilde l’insecte mort, en mouvant moi-même le corselet. Si je n’entendsrien, je sens du moins sous les doigtsmoteurs l’aigre frémissement dessurfaces frictionnées. Encore un peu,le son serait là. Que manque-t-il ? Lecoup d’archet que seul l’insectevivant peut donner.

Même mécanisme pour le petitCapricorne, Cerambyx cerdo ; pour

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l’hôte des saules, l’Aromie à odeur derose, Aromia moschata. De leur côté,l’Ægosome et l’Ergate, puissantslongicornes, sont dépourvus de lasaillie emboîtée dans le corselet, ouplutôt n’en possèdent que le strictnécessaire à la jonction des pièces.Du coup, les deux gros nocturnessont muets.

Si l’instrument du Hanneton nous estconnu dans la simplicité de sonmécanisme, il n’en reste pas moinsénigmatique dans ses usages.L’insecte s’en sert-il comme moyend’appel nuptial ? C’est probable. Surles pins néanmoins, malgré toutemon attention aux heures propices,

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je n’ai pas entendu le moindrebruissement. Je n’ai rien entendu nonplus dans les volières, où la distancene pouvait faire obstacle à l’audition.

Veut-on faire bruire le Hanneton, ilsuffit de le prendre entre les doigts etde le tracasser un peu. Aussitôtl’appareil sonore fonctionne, necessant que lorsque le repos estvenu. Ce n’est pas alors un chant,mais une plainte, une protestationcontre le mauvais sort. Singuliermonde où la peine se traduit par descouplets, et la joie par du silence.

De façon pareille se comportent lesautres racleurs de ventre ou decorselet. Surprise sur ses pilules, au

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fond du terrier, la mère Copris gémit,un instant se lamente ; le Bolbocère,prisonnier dans la main, proteste parune douce cantilène ; le Capricornesaisi grince éperdument. Tous setaisent dès que le péril est passé ;tous aussi, en parfait repos,persistent dans le silence. Hors desémois que je leur suscitais, je n’aijamais entendu ni l’un ni l’autrefaisant sonner son appareil.

D’autres, pourvus d’instruments dehaute perfection, chantent pourcharmer leur solitude, se convier à lapariade, célébrer les joies de la vie etles fêtes du soleil. La plupart de ceslyriques se font muets en un moment

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de danger. Au moindre trouble, leDectique ferme sa boîte à musique,voile son tympanon qu’ébranlait unarchet ; le Grillon rabat les ailes quivibraient élevées.

Au contraire, la Cigale, entre nosdoigts, crie désespérément ;l’Ephippigère se plaint en modemineur. Tristesses et félicités ontmême traduction, de sorte qu’il estbien difficile de dire à quels usagesprécis est destiné l’organestridulateur. Tranquille, l’insectecélèbre-t-il, en effet, ses joies ?Tracassé, déplore-t-il son infortune ?Veut-il en imposer par du bruit à sesennemis ? L’appareil sonore serait-il,

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au moment requis, un moyen dedéfense, d’intimidation ? Si leCapricorne et la Cigale bruissentdans le danger, pourquoi le Dectiqueet le Grillon se taisent-ils ?

En somme, la phonétique de l’insecteest loin d’être connue dans sescauses déterminantes. Elle ne l’estpas davantage au sujet des sonsperçus. L’ouïe de l’insecte saisit-elleles mêmes sons que la nôtre ? Est-elle sensible, en particulier, à ce quenous appelons sons musicaux ? Sansespoir aucun d’ailleurs de résoudrel’obscure question, j’ai fait essaid’une expérience bonne à relater. Unde mes lecteurs, enthousiasmé de ce

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que lui apprenaient mes bêtes,m’avait envoyé de Genève une boîteà musique, espérant qu’elle me seraitutile dans mes recherchesacoustiques. Elle l’a été en effet.Racontons la chose. Ce sera pourmoi l’occasion de remercier l’auteurdu gracieux envoi.

La machinette musicale a unrépertoire assez varié, toujours avecdes sons d’une limpidité cristallinequi doivent, à mon sens, attirerl’attention d’un auditoireentomologique. L’un des airs agréantle plus à mes projets est celui desCloches de Corneville. Avec cetappât, séduirai-je l’attention d’un

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Hanneton, d’un Capricorne, d’unGrillon ?

Je débute par le Capricorne. C’est lepetit Cerambyx cerdo. Je saisis lemoment où il courtise sa compagne àdistance. Ses fines antennesprojetées en avant et immobiles, ilsemble interroger. C’est alors quesonnent mélodieusement les Clochesde Corneville, din, dan, din, doun.Rien ne bouge chez l’insecte en poseméditative. Pas le moindretressaillement, pas la moindreinflexion dans les antennes, organesde l’audition. Je renouvelle latentative en changeant l’heure et lejour. Essais inutiles : pas un

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mouvement antennaire qui dénote,de la part de l’insecte, la moindreattention à ma musique.

Même résultat avec le Hanneton despins, dont les feuillets antennairesgardent exactement la mêmedisposition qu’ils avaient au milieudu silence ; même résultat avec leGrillon, dont les menus filets tendusdoivent aisément vibrer sous le chocdes ondes sonores. Mes troisexpérimentés sont d’une parfaiteindifférence à mes moyensd’émotion ; aucun ne donne indiced’une impression ressentie.

Autrefois, une artillerie tonnant sousle platane où se tenait l’orchestre ne

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suspendait un instant, n’altérait enrien le concert des Cigales ; plustard, le brouhaha d’une foule en fête,la pétarade d’un feu d’artifice tirétout à côté n’embrouillaient pas lagéométrie d’une Epeire travaillant àsa toile ; aujourd’hui la limpidetintinnabulation des Cloches deCorneville laisse l’insecte dans uneprofonde indifférence, autant qu’ilnous est possible d’en juger. Endéduirons-nous la surdité ? Ce seraitaller beaucoup trop loin.

Ces expériences nous autorisentseulement à penser que l’acoustiquede l’insecte n’est pas la nôtre, demême que l’optique de ses yeux à

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facettes n’est pas assimilable à cellede nos yeux. Un joujou de physique,le microphone, entend – s’il estpermis de parler de la sorte – ce quipour nous est silence ; il n’entendraitpas un vacarme puissant ; il sedétraquerait et fonctionnerait mal,soumis au fracas du tonnerre. Quesera-ce de l’insecte, autre joujou plusdélicat encore ? Il est étranger à nossons musicaux ou grossiers. Il a pourlui ceux de son petit monde, horsdesquels le reste des sonorités n’apas de valeur.

Dans la première quinzaine de juillet,les mâles du Hanneton des pinsobservés en volière se retirent à

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l’écart, parfois s’ensevelissent ettout doucement se laissent mourir,tués par l’âge. Les mères, d’autrepart, s’occupent de la ponte, ou pourmieux dire de leur semis. Du bout duventre, taillé en soc obtus, ellesfouillent la terre ; elles y descendent,tantôt en plein, tantôt jusqu’auxépaules. Les œufs, au nombre d’unevingtaine, sont déposés isolés, unpar un, dans de petites cavitésrondes du volume d’un pois. Aucunautre soin ne leur est donné. C’est unvéritable semis au plantoir.

Cela rappelle l’Arachide, lalégumineuse africaine, quirecroqueville ses pédoncules floraux

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et descend en terre, pour les fairegermer, ses graines oléagineuses, àsaveur de noisette. Cela remet enmémoire une plante de ma région, laVesce à double fruit (Viciaamphicarpa Dorth.), qui produit deuxsortes de gousses, les unes aériennes,à semences nombreuses, les autressouterraines, à semences plusgrosses et réduites le plus souvent àdeux. Les deux genres de grainess’équivalent d’ailleurs ; ce que lesunes donnent, les autres le donnentaussi.

Que le sol s’humecte, et tout est prêtpour la germination ; le semispréalable a été fait par la Vesce et

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l’Arachide mêmes. En soinsmaternels, ici le végétal rivalise avecl’animal ; le Hanneton des pins nefait pas mieux que les deuxlégumineuses. Il sème dans le sol, etc’est tout, absolument tout. Quenous sommes loin du Minotaure, sisoigneux de sa famille !

Les œufs, ovoïdes obtus aux deuxbouts, mesurent de quatre à cinqmillimètres de longueur. Ils sontd’un blanc mat, fermes et commepourvus d’une coquille crétacéeimitant celle des œufs de poule.L’apparence est trompeuse : ce quireste après l’éclosion est unemembrane translucide, fine et souple.

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L’aspect crayeux provient ducontenu vu par transparence.L’éclosion se fait vers le milieud’août, un mois après la ponte.

Comment nourrir les vermisseaux etassister aux premières bouchées ? Jeme guide sur ce que m’ont appris lesterrains fréquentés par les larvesgrossies. Je fais un mélange de sablefrais et de menus détritus de feuillesquelconques brunies par lapourriture. En pareil milieu, lesnouveau-nés prospèrent, je les voisqui s’ouvrent, deçà, delà, de brèvesgaleries, happent des parcellespourries et les consomment avectous les signes de la satisfaction, si

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bien que, si j’avais le loisir decontinuer cette éducation pendantles trois ou quatre annéesnécessaires, j’obtiendraiscertainement des larves mûres pourla transformation.

Mais il est inutile de perdre sontemps en pareil élevage, des fouillesà la campagne me donnent le ver enplein développement. Il est superbede corpulence, fléchi en crochet, d’unblanc beurré en avant, d’un brunterreux en arrière à cause de labedaine où s’amasse le trésorstercoral, destiné plus tard à crépir,à cimenter la loge où se fera lanymphose. Tous ces bedonnants à

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crochet, vers d’Orycte et de Cétoine,de Hanneton et d’Anoxie, sont deséconomes en matière fécale ; ilsgardent en réserve dans leur pansebrunie de quoi se maçonner unecellule quand viendra le moment.

Je recueille mes gros vers dans un solsablonneux, où végètent de maigrestouffes de graminées, à grandedistance de tout arbre résineux, saufle cyprès, que ne fréquente pasl’adulte. Après ses ébatsréglementaires sur les pins, l’insecteest donc venu de loin déposer ici saponte. Il se nourrit sobrement desaiguilles du pin, il faut à sa larvedébris de feuillage quelconque,

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macérés en terre par la pourriture.Ainsi se détermine l’abandon duparadis nuptial.

Le ver du Hanneton vulgaire, le Man,vorace rongeur des tendres racines,est un fléau pour nos cultures ; celuidu Hanneton des pins ne me sembleguère calamiteux. Des radicellespourries, des détritus végétaux endécomposition lui suffisent. Quant àl’adulte, il broute, sans en faire abus,les aiguilles vertes des pins. Si j’étaispropriétaire, j’aurais médiocre soucide ses dégâts. Quelques bouchéesprélevées sur l’immense feuillage,quelques aiguilles de pin dépointéesne sont pas grave affaire. Laissons-le

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tranquille. C’est une parure deschauds crépuscules, un élégant joyaudu solstice d’été.

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Chapitre10

LE CHARANCONDE L’IRIS DESMARAIS

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Avec ses fruits, laplante a été et continued’être la principalenourrice de l’homme.L’antique paradis, dontnous parlent les légendes

orientales, n’avait pas d’autreressource alimentaire. C’était unjardin délicieux avec frais ruisseletset fruits de toutes sortes, y comprisla pomme qui devait nous être sifatale. D’autre part, nos misères ont,de fort bonne heure, cherchésoulagement dans les vertus dessimples, vertus tantôt réelles, tantôtet le plus souvent imaginaires. Laconnaissance des plantes est donc

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vieille comme nos infirmités et nosbesoins de nourriture.

Celle des insectes est, au contraire,toute récente. Les anciens ignoraientla petite bête, ne daignaient luidonner un coup d’œil. Ce dédainn’est pas près de finir. Nousconnaissons vaguement le travail del’Abeille et du Ver à soie ; nousavons entendu parler de l’industriede la Fourmi ; nous savons que laCigale chante, sans nous faire uneidée précise de la chanteuse,confondue avec d’autres ; nousavons peut-être accordé un regarddistrait aux magnificences desPapillons ; à cela, pour l’immense

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majorité, se réduit l’entomologie.Qui de nous, s’il n’est pas du métier,se risquerait à dire le nom d’uninsecte, même choisi parmi les plusremarquables ?

Le paysan de la Provence, assezouvert à l’observation des choses dela glèbe, a tout au plus une douzainede termes pour dénommerconfusément le monde immense desinsectes ; il possède un vocabulairetrès riche pour désigner les plantes.Tel brin d’herbe que l’on se figureraitconnu des botanistes seuls lui estfamilier et porte dénominationprécise.

Or l’insecte végétarien est, en

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général, d’une scrupuleuse fidélité àsa plante nourricière, de telle sorteque, la botanique et l’entomologie sedonnant la main, bien deshésitations sont épargnées audébutant. Le végétal exploité dit lenom de l’insecte exploiteur. Qui neconnaît, par exemple, le superbe Irisdes marais ? Il mire dans l’eau desruisseaux les verts coutelas de sesfeuilles et les jaunes bouquets de sesfleurs. La jolie grenouille verte, laRainette, se gonflant la gorge enpoche de cornemuse, y coasse auxapproches de la pluie.

Approchons-nous. Sur ces capsules àtrois valves, que les chaleurs de juin

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commencent à mûrir, nous verronscurieux spectacle. En remuantecompagnie, des Charançonscourtauds et roussâtres s’enlacent,se quittent, se reprennent. Ilstravaillent du bec et sont en affairesde pariade. Voilà notre sujet pouraujourd’hui.

Le langage usuel ne leur a pas donnéde nom, mais l’histoire leur a infligéla bizarre appellation de Mononychuspseudo-acori Fab. Littéralement celaveut dire : ongle unique du privé depupille. Le scalpel du grammairien,fouillant et disséquant les entraillesdes mots, est sujet, comme le scalpelde l’anatomiste, à de singulières

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rencontres. Expliquons le savantjargon qui, tout d’abord, ne présenteaucun sens.

La plante secourable aux privés depupille, c’est-à-dire aux infirmes dela vue, est l’Acore, dont l’antiquemédecine faisait usage danscertaines affections des yeux. Sesfeuilles, en forme de glaive, ontquelque ressemblance avec celles del’Iris des marais. Celui-ci est donc lefaux privé de pupille, l’imagetrompeuse de la célèbre plantemédicinale.

Quant à l’ongle unique, sonexplication est dans les tarses, les sixdoigts de l’insecte, qui sont tous

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armés d’une seule griffette, au lieud’en avoir deux ainsi qu’il est derègle générale. Cette étrangeexception méritait certes d’êtresignalée ; c’est égal : à Mononychuspseudo-acori chacun préféreraCharançon de l’Iris des marais.Insoucieuse d’imposant apparat,l’appellation vulgaire ne tourneboulepas l’esprit et mène droit à l’insecte.

En juin, je cueille des tiges de l’irisdes marais surmontées de leurbouquet de capsules qui, déjàgrosses, longtemps se maintiennentvertes et fraîches. Le Charançonexploiteur les accompagne. Encaptivité sous le treillis d’une cloche,

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le travail se poursuit comme au borddu ruisseau. La plupart, isolés ou pargroupes, stationnent en des points àleur convenance. Le rostre plongédans l’enveloppe verte, indéfinimentils s’abreuvent, sirotent. Quand ils seretirent repus, une larme gommeusesuinte qui, se desséchant plus tardsur l’orifice du puits, marque le pointtari.

D’autres paissent. Ils attaquent lestendres capsules et les décortiquentjusqu’aux semences. Malgré leurminime taille, ce sont de gloutonsgrignoteurs ; s’ils s’attablentplusieurs ensemble, ils rongent surde larges étendues ; mais ils ne

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descendent pas jusqu’aux semences,nourriture réservée aux larves.Beaucoup déambulent, insoucieux dumanger. Ils se rencontrent, selutinent un moment, s’apparient.

Je ne parviens pas à voir la ponte,qui, du reste, ne doit guère différerde celle des autres Charançonsinoculateurs. La mère apparemmentfore un puits avec le rostre ; alorselle se retourne et met en place l’œufau moyen de son oviducte. J’ai vudes larves tout récemment écloses.La vermine occupe l’intérieur d’unegraine, dont la matière s’organise etcommence à prendre fermeté.

A la fin de juillet, j’ouvre des

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capsules apportées le jour même desbords du ruisseau. Dans la plupart setrouve l’insecte sous les trois formesde larve, de nymphe et d’adulte.Chacune des trois loges du fruitcontient une rangée d’une quinzainede semences, plates et serréesétroitement l’une contre l’autre. Lapart d’un ver est de trois grainescontiguës. Celle du milieu est enentier consommée, moinsl’enveloppe, trop coriace ; les deuxextrêmes sont simplement entamées.De là résulte une loge faite de troispièces, la centrale figurant unanneau, les deux extrêmes excavéesen godet.

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Avec sa quinzaine de semences,chaque compartiment du fruit peutdonc héberger cinq larves au plus,leur fournir ration convenable etcase isolée, ne gênant pas lesvoisines. Cependant sur le dos de lacapsule on compte, pour chaque loge,environ une vingtaine deperforations, dont la margelle estune petite verrue, soit de gomme, soitde matière brunie. Ce sont là autantde sondages faits par le rostre duCharançon.

Les uns se rapportent àl’alimentation ; ce sont des buvettesoù les colons de la capsule ont prisréfection. Les autres concernent la

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ponte, la mise en place des œufs, unpar un, au sein des vivres. Al’extérieur, rien ne distingue un pointbuvette d’un point berceau, aussi,d’après le seul relevé des sondages,est-il impossible de préciser combiend’œufs ont été confiés à la capsule.Admettons un nombre moyen. Surles vingt piqûres d’une loge,considérons-en dix commeappartenant à la ponte. Ce serait ledouble de ce que cette loge peutnourrir. Que sont alors devenus lessurnuméraires ?

Ici revient en mémoire la Bruche quisème sur la cosse de ses pois unnombre d’œufs exagéré, hors de

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proportion avec les vivres contenus.De même, sur l’Iris, la pondeuse netient compte des rations ; elle peuplele déjà peuplé, elle comble le trop-plein. La fougue de procréation necalcule pas l’avenir. Prospérera quipourra.

On comprend le Verbascum thapsusse permettant quarante-huit millegraines lorsque la germination d’uneseule suffirait au maintien del’espèce ; sa quenouille est un trésorde matière comestible dont feraprofit une foule de consommateurs.On cesse de comprendre la Bruche, leCharançon de l’Iris et tant d’autresqui, non exposés à de sévères

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émondages, exagèrent néanmoins lafamille sans tenir compte desressources disponibles.

Faute de place au bouquet de l’Iris,sur les dix convives d’une loge,quatre ou cinq au plus survivront.Quant à la disparition des autres,n’allons pas en chercher la causedans le massacre entre rivaux, bienque la concurrence vitale soitféconde en pareilles scélératesses. Levermisseau du Charançon est troppacifique pour tordre le cou à qui legêne. Je préfère l’explication donnéeau sujet de la Bruche des pois. Lestard venus, trouvant prises lesbonnes places, se laissent mourir

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sans lutte pour déloger autrui. Auxpremiers installés, l’abondance et lavie ; aux retardataires, la disette et lamort.

En août commence l’apparition desadultes hors des fruits de l’Iris. Lalarve n’a pas le talent de celle de laBruche ; de sa dent patiente elle neprépare rien en vue de l’exode. C’estl’insecte parfait lui-même quipratique la voie de sortie, consistanten un pertuis rond foré à traversl’enveloppe coriace de la graine etl’épaisse paroi du fruit. Enfin, enseptembre, les capsules de l’Irisbrunissent, dessoudent leurs troisvalves ; la demeure menace ruine.

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Avant qu’elle soit inhabitable, lesderniers occupants se hâtent dedéménager, chacun par sa rondelucarne. On passera la mauvaisesaison dans le voisinage, sous unabri quelconque ; puis, le printempsrevenu et l’Iris, jauni de fleurs,recommencera le peuplement descapsules.

La flore de ma région, non loin deslieux fréquentés par notre insecte,comprend trois espèces d’Iris, outrecelui des marais. Sur les collinesvoisines, parmi les Cistes et lesRomarins, abonde l’Iris nain (Irischamœiris Bertol.), à fleurs variablesde coloration, tantôt violacées,

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tantôt jaunes ou blanches, tantôtparées d’un mélange des troisteintes. La plante est à peine hauted’un travers de main, mais ses fleursne le cèdent en rien comme ampleur àcelles des autres espèces.

Sur les mêmes collines, aux pointsoù les eaux pluviales laissent un peude fraîcheur, pousse, en superbetapis, l’iris bâtard (Iris spuria Lin.),élancé de taille, fluet de feuillage etparé de fleurs d’une rare élégance.Enfin, à proximité du ruisselet oùj’observe l’insecte, se rencontre l’Irisgigot (Iris fœtidissima Lin.), dont lefeuillage froissé donne un vaguerelent de gigot à l’ail. Les semences

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en sont d’un beau rouge orangé,caractère spécifique ne se retrouvantpas ailleurs.

En somme, sans compter lesétrangers que la culture peut avoirintroduits dans les jardins desalentours, voilà quatre espèces d’Irisindigènes à la disposition duCharançon. De part et d’autre, lesfruits sont pareils, tous égalementvolumineux et riches de semencesdont les propriétés alimentaires nedoivent pas différer beaucoup. Lesquatre plantes d’ailleurs fleurissent àla même époque. Et sur ce nombre,qui lui permettrait large extension desa race, le Charançon choisit

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invariablement l’Iris des marais. Il nem’est jamais arrivé de le trouverétabli dans les capsules de l’un destrois autres.

Pour quels motifs à l’abondancevariée préfère-t-il l’uniformitémesquine ? Dans ce choix doiventintervenir les goûts de l’insecteadulte et ceux de la larve. Le premiers’alimente de l’enveloppe charnuedes capsules ; le ver, de son côté, senourrit uniquement des semencesnon encore durcies et toutesjuteuses. Les appétits de l’adultesont-ils satisfaits avec les fruits d’unIris quelconque ? C’est à vérifier.

Sous cloche en treillis, je mets le

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Charançon en présence de capsulesvertes provenant de diversesorigines. Il y a là, pêle-mêle avec lesfruits de l’Iris des marais, ceux del’Iris nain, ceux de l’Iris gigot et ceuxde l’iris bâtard. J’y adjoins descapsules étrangères, celles de l’Irispâle (Iris pallida Lam.) et celles del’Iris xiphioïde (Iris xiphioïdesEhrh.), si différent des autres par sonbulbe remplaçant l’habituel rhizome.

Eh bien, tous ces fruits sont acceptésavec le même empressement que ceuxde l’Iris des marais. Le Charançonles crible de piqûres, les dénude, lesperfore de fenêtres. Souvent sontcontiguës les capsules de mon choix

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et celles des bords du ruisseau,d’usage normal ; le consommateur nefait entre elles aucune différence, ilva sans hésitation de l’une à l’autre,il les attaque avec un zèle quen’altère en rien la nouveauté dumets. Tout lui est bon, venu d’un Irisquelconque.

Et ce n’est pas là, comme il seraitpermis de le croire, une aberrationamenée par les ennuis de la captivité.J’ai trouvé dans l’enclos, sur leshautes tiges de l’Iris pâle, un groupede notre Charançon attablé auxcapsules vertes. D’où venaient-ils enpèlerins observés pour la premièrefois entre mes quatre murailles ?

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Comment avaient-ils appris, cescolons des fraîches rives, que, dansles aridités de mon arpent decailloux, fleurissait un Iris excellentà exploiter ? Toujours est-il que, descapsules commençantes, ils nelaissèrent rien d’intact. La trouvaillealimentaire leur convenait fort bien.Aussi me fut-il impossible de mettreà profit cette aubaine pour savoir sila plante insolite pouvait convenir àl’établissement de la famille.

En dehors du genre Iris, y a-t-ild’autres plantes botaniquement trèsvoisines, dont les fruits soientagréés ? J’ai vainement essayé lescapsules trigones du Glaïeul des

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moissons (Gladiolus segetum Gawl.)et les capsules globuleuses de deuxAsphodèles, Asphodelus luteus Lin.,e t Asphodelus cerasiferus Gay. LeCharançon n’en a pas voulu. Tout auplus a-t-il plongé le rostre dans lesvertes billes de l’Asphodèle jaune, levulgaire Bâton de Jacob. Il a dégusté,puis s’est retiré. Le mets ne luiconvenait pas, et la faim n’a puvaincre l’obstination du dédaigneux.La mort par famine plutôt que detoucher à des vivres nontraditionnels.

Il va de soi que sur le Glaïeul et lesdeux Asphodèles je n’ai rien obtenuen fait de ponte. Ce que l’insecte

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estime mauvais pour sa propreréfection est à plus forte raisonrefusé quand il s’agit du manger desvers. Je n’ai pas été plus heureuxavec les divers Iris essayés, saufcelui des marais. Faut-il mettre cerefus sur le compte de la captivité ?Non ; car se peuplaient assez biensous mes cloches les capsules del’Iris des marais. C’est, du momentqu’il s’agit d’établir la famille,l’abstention absolue de tout ce quin’est pas dans les habitudes ; c’estl’inébranlable fidélité aux us etcoutumes des anciens. Je n’ai jamaistrouvé, en effet, le Charançon établiautre part que dans les capsules de

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l’Iris des marais, si affriolantesd’aspect que fussent les autres, cellesde l’Iris nain surtout, bien charnueset très nombreuses au printemps.

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Chapitre11

LES INSECTESVEGETARIENS

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Seul des vivants,l’homme civilisé saitmanger ; entendons par làqu’il met de l’apparat auxaffaires de gueule. Il acuisine savante, art raffiné

des sauces. Avec un luxe de vaisselle,il solennise ses repas. Il pontifie àtable, il y pratique des rites, descérémonies. En ses banquets, il veutde la musique et des fleurs afin demastiquer somptueusement sa partde bête morte. L’animal n’a pas cestravers. Tout simplement il se repaît,ce qui pourrait bien être après tout levrai moyen de ne pas se détériorer. Ilprend sa réfection, et cela lui suffit.

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Il mange pour vivre, et divers parminous vivent avant tout pour manger.

L’estomac de l’homme est un gouffreoù s’engloutit toute chosemangeable. Celui de l’insectevégétarien est une officineméticuleuse où ne sont admises quedes bouchées scrupuleusementdéterminées. Chaque convive dubanquet végétal a sa plante, sonfruit, sa capsule, sa graine qu’ilexploite passionnément, dédaigneuxdes autres vivres, seraient-ils devaleur pareille.

L’insecte carnassier, au contraire,affranchi des étroites spécialités, serepaît de toute chair. Le Carabe doré

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trouve à son goût la Chenille, laMante, le Hanneton, le Lombric, laLimace et tout autre gibier. LesCerceris amassent, pour leurs vers,des bourriches de Curculionides etde Buprestes, sans distinctiond’espèces. De son côté, la Bruche neconnaît que son pois et sa fève ; leRhynchite doré, que la prunelle ; leLarin maculé, que le globule azuré deson petit chardon ; le Balanin desnoisetiers, que son aveline ; leCharançon dont on vient de lirel’histoire, que la capsule de l’Iris desmarais. Ainsi des autres. Levégétarien est un spécialiste àcourtes vues ; le carnassier, un

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émancipé qui généralise.

Jadis, avec un succès qui faisait mesdélices d’observateur, j’ai changé lerégime de diverses larvescarnassières. A qui vivait deCurculionides, j’ai servi desCriquets ; à qui vivait de Criquets,j’ai servi des Diptères. Mesnourrissons acceptaient sans hésiterla victuaille inconnue de leur race etne s’en portaient pas plus mal ; maisje ne me chargerais pas d’élever unechenille avec le premier feuillagevenu ; plutôt que d’y toucher, elle selaisserait périr de faim.

Mieux affinée que celle du végétal, lamatière animale permet à l’estomac

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de passer d’un mets à l’autre sansgraduelle accoutumance, tandis quecelle de la plante, relativement fruste,exige apprentissage de la part duconsommateur. Transmuer de lachair de mouton en chair de loup estœuvre aisée, quelques retouchessecondaires y suffisent ; mais fairede la chair de mouton avec desherbages est travail de haute chimiedigestive, pour lequel ne sont pas detrop les quatre estomacs duruminant. S’il est carnivore, l’insecteest donc capable de varier sonrégime, tous les gibiers étantéquivalents.

La nourriture végétale amène

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d’autres conditions. Avec sesfarineux, ses huiles, ses essences, sesépices, souvent ses toxiques, chaqueplante essayée serait innovationpérilleuse que ne se permettra pasl’insecte, rebuté dès les premièresbouchées. A ces dangereusesnouveautés, combien est préférablel’immuable mets consacré par lesantiques usages. Voilà pourquoi,sans doute, l’insecte végétarien estfidèle à sa plante.

Comment s’est faite cette répartitiondes biens de la terre entre lesconsommateurs ? N’espérons guèrele savoir ; le problème est trop au-dessus de nos moyens de recherche.

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Tout au plus, l’expérimentationaidant, nous est-il permis de sonderun peu ce coin de l’inconnu, derechercher à quel point est fixé lemanger de l’insecte, et de noter lesvariations de régime, s’il y en a.Ainsi se recueilleront des donnéesque l’avenir utilisera pour acheminerla question plus loin.

Sur la fin de l’automne, j’avais misen volière deux couples de Géotrupestercoraire, avec abondant monceaude vivres venus du mulet. Aucunprojet de ma part concernant mescaptifs ; je les avais logés par vieillehabitude de ne pas laisser perdre uneoccasion. Le hasard me les avait mis

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sous la main, le hasard fera le reste.

Avec les somptueuses provisionsdont je les avais gratifiés, lesGéotrupes avaient largement de quoivaquer à leurs affaires de famille.Sans autre intervention de ma part,tout l’hiver ils furent oubliés. Auxapproches du renouveau, en uneheure de loisir, ma curiosité me vintde les visiter. Par les faces latéralesdu logis, faces consistant en treillismétallique, il avait plu comme à larue ; et, les eaux ne trouvant pas às’écouler à travers le plancher dufond, la terre de la volière étaitdevenue boue.

Les saucissons alimentaires, ouvrage

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des parents, étaient malgré toutnombreux, mais en quel piteux état !Délavés par les pluies, lessivésjusqu’à l’intérieur par decontinuelles infiltrations, ilstombaient en loques si je lesdérangeais de leur place. Chacunnéanmoins, dans la chambredélabrée du bout inférieur, contenaitun œuf pondu vers la fin del’automne ; et cet œuf, épargné parles boues glacées de l’hiver, était sirebondi, si luisant de santé, qu’uneprochaine éclosion paraissaitévidente.

Que donner aux vermisseaux quivont sortir de là ? Je n’ose compter

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sur les ruines des saucissonsréglementaires. Autant vaudraitdonner aux nouveau-nés un bout devieille corde. Que faire ? Usons d’unartifice insensé, servons un mets denotre invention, absolument inconnuchez les Géotrupes.

Avec des feuilles pourrissant à terre,feuilles de noisetier et de cerisier, demarronnier, d’orme, de cognassier etautres, se prépare la pâtée de mesvers. Je les mets ramollir dans l’eau,puis les découpe en fines lanièresimitant le tabac à fumer. L’œuf estdéposé au fond d’une éprouvette, etpar-dessus je tasse une colonne demon hachis foliaire. Comme termes

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de comparaison, d’autres œufs sontlogés de façon pareille, mais avecl’ingrate provende des conservesnormales lessivées par les pluies.

L’éclosion se fait dans les premiersjours de mars. J’ai sous les yeux, ausortir de l’œuf, la larve qui tant mesurprit lorsque, pour la premièrefois, il y a bien des années, je lareconnus estropiée. Ayant à revenirsur cette étrange aberration, je mebornerai à dire quelques mots de latête, remarquablement volumineuse,gonflée qu’elle est des musclesmoteurs des cisailles mandibulaires,cisailles façonnées en tailloirs, aveccrénelures à l’extrémité et robuste

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éperon à la base. Il suffit de voircette armure dentaire pourreconnaître dans le nouveau-né unconsommateur que ne rebuteront pasles fibres ligneuses. Avec pareil engind’émiettement, un fétu de paille doitêtre brioche.

J’assiste aux premières bouchées. Jem’attendais à des hésitations, à desrecherches inquiètes au milieu devivres insolites, dont jamaisGéotrupe apparemment n’a faitusage. Il n’en est rien. Leconsommateur de saucisses en bouseaccepte d’emblée les saucisses enfeuilles mortes, et avec un tel entrainque, dès la première séance, je suis

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convaincu du succès de ma bizarreentreprise.

Comme début, le vermisseau trouve àsa portée le bâtonnet d’une nervure.Il le happe, le tourne, le retourne àl’aide des palpes et des pattesantérieures ; doucement il le grignotepar un bout. Tout y passe. Suiventd’autres morceaux, gros ou menusindifféremment. Aucun choix ; ce queles mandibules rencontrent estgrugé. Et cela indéfiniment, toujoursavec un appétit inaltérable, si bienque l’insecte parvient sans encombreà l’état parfait. Lorsque le dos a prisle noir d’ébène et le ventre le violetaméthyste, je donne la liberté à mon

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Géotrupe. Je suis émerveillé de cequ’il vient de m’apprendre.

Une épreuve inverse s’imposait. Unbousier prospère avec des feuillespourries ; obtiendrai-je le mêmesuccès en nourrissant de bouse unconsommateur de détritus foliaires ?Dans le monceau de feuilles mortesque j’entasse dans un coin du jardinpour obtenir du terreau, sontcueillies douze larves de Cétoinedorée, parvenues à demi-grosseur. Jeles établis dans un bocal, sansaucune nourriture que du crottin demulet, convenablement rassis parune aération de quelques jours sur lagrand-route. La victuaille stercorale

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est très bien acceptée par le futurhôte des roses. Je ne parviens pas àreconnaître des signes d’hésitation etde répugnance. A demi sec, lefilandreux rogaton du mulet estconsommé non moins bien que lefeuillage bruni par la pourriture. Unsecond bocal contient des larvesnormalement alimentées. Entre lesdeux groupes, nulle différence sousle rapport de l’appétit et del’apparence de santé. De part etd’autre enfin la transformationrégulièrement s’accomplit.

Ce double succès amène uneréflexion. Certes, le ver de la Cétoinen’aurait qu’à perdre s’il s’avisait

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d’abandonner son tas de feuillesmortes pour venir exploiter sur lagrand-route le monceau du mulet ; ilquitterait l’abondance inépuisable, ladouce moiteur, la sécurité profonde,et trouverait en échange provendemesquine, périlleuse, foulée sous lespieds des passants. Il ne commettrapas cette folie, si alléchant que soitl’attrait d’un mets nouveau.

Pour le ver du Géotrupe c’est uneautre affaire. Sans être rare en pleinecampagne, le crottin des bêtes desomme est fort loin de se rencontrerpartout. Il se trouve principalementsur les routes qui, encroûtées demacadam, opposent au forage des

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terriers un obstacle invincible. Lesfeuilles mortes, à demi pourries, celas’amoncelle au contraire partout, enquantités inépuisables. De plus, ellesabondent en terrain meuble,d’excavation aisée. Si elles sont tropsèches, rien n’empêche de lesdescendre à telle profondeur où lafraîcheur du sol leur donnera lasouplesse requise. On n’est pasGéotrupe, troueur de terre, pour rien.Un silo descendant à un empan deplus que ne le font les terriershabituels serait excellente officine demacération.

Puisque les larves de Géotrupeprospèrent avec une colonne de

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feuilles pourries, comme entémoignent mes expérimentations, ilsemble donc que le préparateur desaucisses en bouse aurait grandavantage à modifier légèrement sonmétier, à remplacer la matièrestercorale par du feuillage fermenté.La race s’en trouverait mieux,deviendrait plus nombreuse, parceque les vivres abonderaient en despoints de parfaite sécurité.

Si le Géotrupe n’en fait rien, s’il n’amême jamais essayé de le faire endehors de mes éducationsartificielles, c’est que le régimealimentaire n’est pas simplementdéterminé par les appétits des

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consommateurs. Des loiséconomiques réglementent lemanger, et chaque espèce a son lot,afin que rien ne reste sans emploidans le trésor de la matièreorganisable.

Donnons-en quelques exemples. LeSphinx Atropos (Acherontia AtroposLin.), le curieux papillon qui portesur le dos un vague dessin de tête demort, a pour lot de sa chenille lefeuillage de la Pomme de terre. C’estun étranger, venu apparemment del’Amérique avec sa plantenourricière. J’ai essayé d’élever sachenille avec diverses plantesappartenant, comme la Pomme de

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terre, à la famille des Solanées. LaJusquiame, la Stramoine, le Tabacont été obstinément refusés, malgréla fringale témoignée lorsque étaitservie la normale pâture.

Les violents alcaloïdes dont cesvégétaux sont saturés expliqueraientpeut-être ce refus. Ne sortons pasalors du vrai genre Solanum ; auxtoxiques trop accentués substituonsla solanine, de moindre violence.Sont refusés les feuillages de laTomate (Solanum lycopersicum), del’Aubergine (Solanum melongena), dela Morelle à fruits noirs (Solanumnigrum), de la Morelle à fruitssafranés (Solanum villosum). Sont

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acceptées, au contraire, avec lemême, appétit que la Pomme deterre, la Morelle laciniée (Solanumlaciniatum), originaire de laNouvelle-Zélande, et la trivialeDouce-Amère de nos pays (Solanumdulcamara).

Ces résultats contradictoires melaissent perplexe. Puisqu’il faut à lachenille de l’Atropos nourritureépicée de solanine, pourquoi, dans lemême genre Solanum, certainesespèces sont-elles gloutonnementbroutées et les autres refusées ?Serait-ce pour cause d’un dosageinégal de solanine, ici plus faible etlà plus abondant ? Serait-ce pour

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d’autres motifs ? Je m’y perds.

La superbe chenille du Sphinx desEuphorbes, la Belle, comme lanomme Réaumur, est étrangère à cesinexplicables préférences. Touteespèce lui est bonne, pleurant, de cesblessures, le suc des Tithymales, lelaitage blanc à saveur de feu. Dansmon voisinage, on la trouvefréquente sur la grande Euphorbe dupays, l’Euphorbia characias ; maiselle se comptait pareillement sur lesespèces de moindre taille, parexemple, sur l’Euphorbia serrata etsur l’Euphorbia Gerardiana.

Sous mes cloches d’éducation, elleprospère avec la première Euphorbe

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venue. En dehors de ces metscaustiques, dont nulle autre qu’ellene voudrait, tout le teste lui estodieux. De l’insipide Laitue de nosjardins, de la Menthe poivrée, descrucifères riches d’essence sulfurée,de la Renoncule caustique et autresvégétaux plus ou moins pimentés,elle se détourne, dédaigneuse. Elleveut exclusivement l’Euphorbe, dontle laitage corroderait tout autregosier que le sien. Pour se repaîtredélicieusement de pareilles âcretés, ilfaut être prédisposé, la chose estévidente.

Les consommateurs adonnés auxfortes épices ne sont pas d’ailleurs

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rares. Le ver, par exemple, duBrachycerus algirus est passionné del’aïoli comme le paysan provençal ; ilfait ses graisses dans un bulbille del’ail, sans autre nourriture.

Il y a mieux. Il m’est arrivé detrouver les larves de je ne sais quelinsecte dans la noix vomique, leterrible poison dont s’assaisonnentles saucisses municipales destinées àla destruction des chiens errants etdes loups. Ces consommateurs destrychnine ne s’étaient certes pashabitués par degrés à ce metsredoutable ; ils périraient dès lapremière bouchée s’ils n’avaient àleur service un estomac fait exprès.

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Ce goût exclusif pour tel ou tel autrevégétal, tantôt bénin et tantôtvénéneux, a de nombreusesexceptions. Il y a des insectesvégétariens omnivores. Lecalamiteux Criquet voyageur broutetoute verdure, nos vulgairesacridiens dépointent tout brin degazon indistinctement. Captif dansune cage pour la joie des enfants, leGrillon champêtre fait régal d’unefeuille de laitue ou d’endive, metsnouveaux qui lui font oublier lescoriaces gramens de ses pelouses.

En avril, sur les vertes berges deschemins, se rencontre par escouadesune disgracieuse créature obèse,

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d’un noir bronzé, qui, tracassée, faitla tortue, se contracte en globule.Elle chemine lourdement sur sixdébiles pattes, tandis que le bout del’intestin, devenu piedsupplémentaire, fait office de levieret pousse en avant. C’est la larved’une grosse Chrysomèle noire(Timarcha tenebricosa Fab.), trivialinsecte qui, pour sa défense, dégorgeun crachat orangé.

J’ai pris plaisir, ce dernierprintemps, à suivre au pâturage untroupeau de ces larves. La plantepréférée était une rubiacée, leGalium verum, à l’état de jeunespousses. Chemin faisant étaient

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broutées non moins bien des plantesdiverses : des chicorées surtout,Pterotheca nemausensis, Chondrillajuncea, Podospermum laciniatum ;des légumineuses, Medicago falcata,Trifolium repens. Les âcrescondiments ne rebutaient point letroupeau. Une Euphorbe de Gérardest rencontrée traînant à terre soninflorescence. Quelques larves s’yarrêtent et en broutent les tendressommités, avec le même appétit quele trèfle. En somme, la larve cul-de-jatte et pansue varie beaucoup sonordinaire.

Les exemples de semblablesomnivores en matières herbacées

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surabondent ; il est inutile de s’yarrêter davantage. Passons auxexploiteurs de matières ligneuses. Lalarve de l’Ergates faber vitexclusivement dans les souchespourries du pin ; la hideuse chenilledu papillon mal à propos dénomméCossus exploite les vieux saules, encompagnie de l’Ægosome. Ce sontdes spécialistes.

Le petit Capricorne, Cerambyx cerdo,confie ses vers à l’Aubépine, auPrunellier, à l’Abricotier, au Laurier-Cerise, tous arbres et arbustes de lafamille des Rosacées. Il varie un peuson domaine, tout en restant fidèle àla végétation ligneuse caractérisée

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par un vague relent d’acideprussique.

La Zeuzère, l’élégante et grossephalène blanche à taches bleues,généralise davantage. Elle est lefléau de la plupart des arbres etarbustes de mon enclos. Je trouve sachenille dans le lilas surtout, puisdans l’orme, le platane, le cognassier,la boule-de-neige, le poirier, lemarronnier. Elle s’y creuse, montanttoujours, des galeries rectilignes qui,d’une tige de la grosseur d’un fortcol de bouteille, font un fragile étuibientôt cassé par les assauts de labise.

Revenons aux spécialistes. La

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Saperde Carcharias exploite lepeuplier noir et n’accepte autrechose, pas même le peuplier blanc ;la Saperde ponctuée a pour domainel’orme ; la Saperde scalaire est fidèleau cerisier mort. Le grandCapricorne loge ses vers dans lechêne, tantôt le rouvre et tantôtl’yeuse. Ce dernier, d’éducationfacile avec des quartiers de poirecomme nourriture et des rondins debois pour l’établissement de lafamille, s’est prêté à une expériencede quelque intérêt.

Je cueille les œufs que l’oviductepointu et tâtonnant de la pondeuse ainsinués dans les anfractuosités de

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l’écorce. Ma récolte me permet desessais variés. Dès l’éclosion, lesnouveau-nés accepteront-ils lepremier bois venu ? Tel est leproblème.

Je fais choix de tronçons fraîchementcoupés et mesurant un diamètre dedeux à trois travers de doigt. Il y a làle Chêne vert, l’Orme, le Tilleul, leRobinier, le Cerisier, le Saule, leSureau, le Lilas, le Figuier, le Laurier,le Pin. Pour éviter des chutes quitroubleraient les vermisseauxnaissants s’il leur fallait errer enrecherche du point à forer, j’imite demon mieux les conditions naturelles.La pondeuse Capricorne loge ses

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œufs, un par un, deçà, delà, dans lesfissures de l’écorce ; elle les y fixe aumoyen d’un léger vernis. Semblableencollage ne m’est pas permis ; monenduit compromettrait peut-être lavitalité du germe ; mais je peuxrecourir à l’appui stable d’une ride.De la pointe du canif je pratique cetteride, c’est-à-dire une menue fossetteoù l’œuf plonge à demi. Cetteprécaution me réussit à souhait.

En peu de jours, les œufs éclosentsans chute, chacun à l’endroitdéterminé par la pointe de moncanif. J’assiste, émerveillé, auxpremiers frétillements de croupe, auxpremiers coups de rabot, de la débile

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bestiole qui, traînant encore àl’arrière la blanche coque de sonœuf, attaque cette ingrate matière,l’écorce et le bois. Du jour aulendemain, chaque vermisseaudisparaît sous le couvert d’une finevermoulure, résultat du travailaccompli. La taupinée est très petiteencore, en rapport avec la faiblessede l’excavateur. Laissons faire.Pendant une paire de semaines, nousla verrons grossir jusqu’àreprésenter à peu près le volumed’une prise de tabac. Puis touts’arrête. La vermoulure n’augmenteplus, sauf sur le chêne.

Cette activité du début, la même

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partout, à travers des milieux sidifférents d’arôme et de saveur,donnerait à penser d’abord que lejeune Cérambyx est doué d’unestomac de haute complaisance etpeut s’alimenter du Figuier pleurantâpre laitage, du Laurier aromatiséd’essence, du Pin imprégné de résine,aussi bien que du Chêne assaisonnéde tanin. La réflexion nous détournede cette erreur. Maintenantl’animalcule ne mange pas ; iltravaille à se faire un gîte profond oùil puisse consommer tranquille.

Examinée à la loupe, la vermoulurel’affirme : cette poussière n’a passuivi le canal digestif ; elle n’a pris

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aucune part à l’alimentation. C’estune farine d’émiettement sous letranchoir des mandibules, et riend’autre.

L’appétit venu et la profondeurrequise atteinte, le vermisseau se metenfin à manger. S’il trouve sous ladent le mets traditionnel, l’aubier duchêne, à saveur astringente, il segorge et digère ; s’il ne trouve rien depareil, il s’abstient. Tel est à coupsûr le motif qui fait croître le tas devermoulure sur le tronçon de chêneet le laisse indéfiniment stationnairesur les autres.

Au fond de leurs petites galeries, quefont les vermisseaux soumis à un

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jeûne rigoureux faute de vivres à leurconvenance ? En mars, six moisaprès l’éclosion, je m’en suisinformé. J’ai fendu les rondins. Lespetits vers s’y trouvent, non accrus,mais toujours guillerets, dodelinantsi je les tracasse. Cette persistance dela vie en des chétifs sans nourritureest faite pour surprendre. Elle remeten mémoire les vers de l’Attelabequi, éprouvés par la sécheresseestivale dans leurs tonnelets faitsd’un lambeau de feuilles de chêne,cessent de manger et somnolent,voisins de la mort, des quatre et descinq mois, jusqu’à ce que les pluiesd’automne aient ramolli leur

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provende.

Si je faisais pleuvoir moi-même,chose en mon pouvoir dans lamesure des nécessités d’un ver, sij’assouplissais les rigides tonneletset les rendais comestibles par unecourte immersion dans l’eau, lesreclus reprenaient vie, s’alimentaientet continuaient, sans autre encombre,leur évolution de larves. De même,après six mois de jeûne au sein detronçons ligneux inacceptables, lesvers du Capricorne auraient reprisvigueur et activité si je les avaisdéménagés et mis en présence d’unrondin de chêne tout frais. Je ne l’aipas fait, tant le succès me paraissait

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certain.

J’avais en vue d’autres projets. Jetenais à savoir combien de temps seprolongerait la halte de la vie. Un anaprès l’éclosion, je visite de nouveaumes pièces. Cette fois, j’ai dépassé lamesure. Toutes les larves sontmortes, réduites à un granule brun ;seules celles du chêne sont vivanteset déjà grandelettes. L’expérience estconcluante : le grand Capricorne apour domaine le Chêne ; tout autrearbre est fatal à son ver.

Résumons ces détails, qu’il seraitaisé d’augmenter indéfiniment.Parmi les insectes végétariens, il y ena d’omnivores ; entendons par là

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qu’ils sont aptes à s’alimenter deplantes très variées, mais non detoutes indifféremment, cela va de soi.Ces consommateurs de victuaillesnon définies sont les moinsnombreux. Les autres se spécialisent,qui plus et qui moins. A tel convivedu grand banquet des bêtes convientune famille végétale, un groupe, ungenre assaisonné de certainsalcaloïdes ; à tel autre il faut uneplante déterminée, tantôt fade ettantôt de haute saveur ; un troisièmeexige une semence hors de laquelleplus rien n’a de valeur ; les suivantsréclament qui sa capsule, sonbourgeon, sa fleur, qui son écorce, sa

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racine, son rameau. Ainsi de tous,tant qu’ils sont. Chacun a ses goûtsexclusifs, étroitement limités, aupoint de refuser le proche équivalentde la chose acceptée.

Crainte de nous égarer dansl’inextricable cohue du banquetentomologique, considérons à partnos deux Capricornes, le Cerambyxheros et le Cerambyx cerdo. Rien deplus ressemblant que les deuxlonguement encornés ; le petit estl’exacte effigie du grand.Considérons aussi les trois Saperdesmentionnées plus haut. Elles ontmême configuration, ainsi que lespièces sorties de moules semblables,

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à tel point qu’on les confondrait sides différences de taille et surtout decoloration n’affirmaient des espècesdistinctes.

La théorie nous dit : nos deuxCapricornes et leurs congénèresdérivent d’un tronc commun, ramifiéen divers sens par le travail dessiècles. De même nos trois Saperdeset les autres sont des variations d’untype primitif. Les ancêtres desCapricornes, des Saperdes, et desLongicornes en général descendent àleur tour d’un lointain précurseur,qui lui-même descendait de etc., etc.Encore un plongeon dans lesténèbres du passé, et nous touchons

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aux origines de la série zoologique.Qui débute ? Le Protozoon. Avecquoi ? Avec une goutte glaireuse.Toute la suite des vivants provient,de proche en proche, de ce premiergrumeau coagulé.

En imagination, c’est superbe. Maisles faits observables, seuls dignesd’être admis dans les sévèresarchives de la science, les faitscorroborés par l’expérimentation nevont pas aussi vite que le Protozoon.Ils nous disent : le manger étant lefacteur primordial de la vie, lesaptitudes stomacales devraient setransmettre par héritage ataviqueencore mieux que la longueur des

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antennes, la coloration des élytres etautres détails d’ordre trèssecondaire. Pour amener l’état dechoses actuel, si varié de régime, lesprécurseurs se sont nourris d’un peude tout. Ils devraient avoir légué àleur descendance l’alimentationomnivore, cause éminente deprospérité.

La communauté d’origine forcémententraînerait la communauté dumanger. Au lieu de cela, que voyons-nous ? Chaque espèce a ses goûtsétroitement limités, sans rapportavec les goûts des espèces voisines.Avec une parenté par filiation, il estabsolument impossible de

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comprendre pourquoi, de nos deuxCapricornes, l’un a pour lot le Chêne,et l’autre l’Aubépine, le Laurier-Cerise ; pourquoi de nos troisSaperdes, la première exige lePeuplier noir, la seconde l’Orme, latroisième le Cerisier mort. Cetteindépendance des estomacs affirmehautement l’indépendance desorigines. Ainsi dit le simple bon sens,non toujours bien accueilli desthéories aventureuses.

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Chapitre12

LES NAINS

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Un proverbe provençaldit :

Chasque toupin trobo sacubercello ;

Chasque badau, sabadarello.

Eh ! oui : chaque pot trouve soncouvercle ; chaque particulier, saparticulière. Bossus, borgnes,bancals, difformes de corps, avariésde morale, tous ont, pour certainsyeux, des attraits qui les fontaccepter.

Non moins que l’homme et le toupin,l’insecte, lui aussi, trouve toujoursson complément, dût-il associer

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l’incorrect et le correct. Le MinotaureTyphée m’en fournit un superbeexemple. Le hasard des fouilles mevaut un étrange couple, en affaires deménage au fond d’un terrier. De lafemelle, rien à dire : c’est une bellematrone. Mais le mâle, quel mesquin,quel avorton ! Son trident a la cornemédiane réduite à un simple granulepointu ; les latérales arrivent toutjuste en face des yeux tandis qu’ellesatteignent l’extrémité de la tête dansles sujets normaux. Je mesure legringalet. Il a douze millimètres delongueur au lieu de dix-huit,dimension ordinaire. D’après cesnombres, le nain n’a guère que le

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quart du volume réglementaire.

Dans le troisième chapitre duprésent volume, mention a été faited’un magnifique mâle Minotaureobstinément refusé de la compagneque mes expérimentations lui avaientdonnée. Le beau cornu ne quittaitpas le terrier ; l’autre, malgré mesfréquentes interventions pourrétablir la concorde dans le ménage,abandonnait chaque soir le domicileet cherchait à s’établir ailleurs. Il mefallut lui donner un autrecollaborateur ; celui que je lui avaisimposé ne lui convenait pas. Si lebien doué de taille et de trident estparfois refusé, comment l’avorton

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d’aujourd’hui a-t-il séduit lapuissante ? Ces associations entredissemblables s’expliquent, sansdoute, chez les Bousiers comme cheznous : l’amour est aveugle.

Le couple disparate aurait-il faitsouche ? La famille aurait-elle, pourune partie, hérité de la tailleavantageuse de la mère, et pourl’autre de la taille réduite du père ?N’ayant pas en ce moment unappareil convenable, c’est-à-dire unehaute colonne de terre entre quatreplanches, j’ai logé mes bêtes dans laplus profonde éprouvette de mavaisselle entomologique, avec sablefrais et vivres disponibles.

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Les choses se sont passées d’abordd’après les règles, la mère fouissant,le père déblayant. Quelques crottinsont été emmagasinés ; puis, arrivé aufond de l’éprouvette, le couple s’estlaissé périr de nostalgie. La couchesablonneuse n’était pas assezprofonde. Avant d’empiler sur unœuf la saucisse alimentaire, il fallaitau ménage un puits d’un mètre aumoins de profondeur, et il nedisposait, pour le creuser, que d’unepaire d’empans.

Cet insuccès ne met pas fin auquestionnaire. D’où provenait cepygmée ? Résultait-il d’uneprédisposition spéciale, transmise

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par hérédité ? Descendait-il d’unautre nain, précédé lui-même desemblable avorton ? Etait-cesimplement chez lui un accident dontla filiation ne tient compte ? Uneréduction individuelle nontransmissible de père en fils ?J’incline pour l’accident. Maislequel ? Je n’en vois qu’un propre àdiminuer la taille sans compromettrel’effigie. C’est le manque de vivres enquantité suffisante.

On se dit : l’animal prend forme ainsique dans un moule virtuel, à capacitéextensible suivant la quantité defonte que le creuset y verse. Si cemoule ne reçoit en substance que le

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strict nécessaire, le résultat est unnain. Au-dessous de ce minimum,c’est la mort par famine ; au-dessus,avec des doses croissantes, maisbientôt limitées, c’est la vie prospère,c’est la taille normale ou légèrementaccrue. Le plus et le moins en faitd’alimentation décident du volume.

Si la logique n’est pas un vain leurre,il est alors loisible d’obtenir desnains à volonté. Il suffira dediminuer les vivres jusqu’aux limitescompatibles avec le maintien de lavie. D’autre part, l’espoir est nul defaire des géants en forçant la ration,car un moment arrive où l’estomacrefuse tout surcroît de nourriture.

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Les besoins sont comparables à unesérie d’échelons dont il estimpossible de dépasser le plus élevé,tandis qu’il est praticable destationner plus haut ou plus bas surles inférieurs.

La ration réglementaire est toutd’abord à connaître. La plupart desinsectes n’en ont pas. La larve sedéveloppe au sein de vivresindéfinis ; elle mange à sa guise, tantqu’elle veut, sans autre frein que sonappétit. D’autres, les mieux douéssous le rapport des qualitésmaternelles, le Bousier etl’Hyménoptère, préparent, pourchaque œuf, des conserves dosées, ni

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trop abondantes ni trop mesquines.Le Mellifère amasse en des récipientsd’argile, de pisé, de résine, decotonnade, de feuillage, la quantitéde miel juste nécessaire au bien-êtred’une larve ; et comme les sexesfuturs lui sont connus, il en met unpeu plus au service des vers quideviendront des femelles, légèrementsupérieures de taille ; un peu moinsau service des vers qui deviendrontdes mâles, de moindre dimension.Pareillement les Hyménoptèresprédateurs dosent le gibier d’après lesexe des nourrissons.

Il y a bien longtemps déjà, je me suisévertué à bouleverser les sages

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prévisions de la mère, à puiser chezle ver riche pour augmenter l’avoirdu ver pauvre. J’obtenais ainsi delégères modifications de taille où nepouvaient s’employer les termes degéant et de nain ; encore moins jen’arrivais à changer le sexe, dont ladétermination n’a rien qui dépendede la quantité de nourriture.Aujourd’hui, l’Hyménoptère, qu’ilsoit mellifère ou prédateur, neconvient pas à mes projets. Son verest de constitution trop délicate. Ilme faut des estomacs robustes,capables de résister à de rudesépreuves. Je les trouverai chez lesBousiers, notamment chez le

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Scarabée sacré, qui, par sa prestance,rendra facile l’appréciation duchangement survenu au volume.

Le grand rouleur de pilules doseexactement le manger de ses larves :à chaque ver son pain, pétri en formede poire. Tous ces pains ne sont pasde rigoureuse parité ; il y en a deplus gros, il y en a de plus petits,mais la différence est minime. Peut-être ces légères inégalités ont-ellespour motif le sexe du nourrisson,comme cela se passe chez lesHyménoptères ; aux femellesreviendraient les fortes rations, etaux mâles les faibles. Je n’ai rienentrepris de nature à vérifier ce

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soupçon. N’importe : toujours est-ilque la poire du Scarabée est la rationindividuelle opportune, telle qu’en ajugé la mère. Il m’est facultatif,quant à moi, de retoucher le gâteau,de le diminuer ou de l’augmenter àmon gré. Occupons-nous d’abord dela diminution.

En mai, je me procure quatre poiresrécentes, contenant l’œuf dans lachambre du mamelon terminal. Parune section suivant l’équateur, jeretranche la moitié d’arrière, sousforme de large calotte sphérique ; jegarde la moitié d’avant, surmontéede son col, et je loge les quatretronçons ovigères dans autant de

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petits bocaux où ne soient à craindreni la dessiccation, ni l’excèsd’humidité.

Avec ces vivres diminués de moitié,l’évolution s’accomplit commed’ordinaire ; puis deux verspérissent, victimes apparemmentd’une hygiène défectueuse ; mesrécipients ne valent pas les terriers àdouce moiteur. Les deux autres semaintiennent en bon état, toujoursprêts à boucher d’un tampon defiente la lucarne que je pratique àtravers la paroi de la cellule lorsquele désir me vient de les visiter. Sur lafin de la période active, je les trouveremarquablement petits en

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comparaison de leurs confrères à quiserait laissée la poire entière. L’effetdes vivres insuffisants est déjàmanifeste. Que sera-ce avec l’insecteparfait ?

En septembre, il sort des coques desadultes comme jamais, à lacampagne, mes chasses ne m’en ontvalu de pareils, des nains guère plusgrands que l’ongle du pouce etconformés d’ailleurs en tout de façontrès correcte.

Citons des nombres afin de préciser.Du bord du chaperon à l’extrémitédu ventre, ils mesurent l’un et l’autredix-neuf millimètres. Le moindredans mes boîtes, tel que l’a fait la

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liberté des champs, en mesure vingt-six. Les produits de mes articles, lessujets à demi-ration sont donc, envolume, la moitié du Scarabéenormal choisi parmi les plus petits.C’est aussi approximativement lerapport des vivres complets et desvivres réduits. Le moule extensiblede l’organisme a répété laproportion de la substancedisponible.

Mes malices viennent de créer desnains ; le traitement par la faminem’a valu des avortons. Je n’en suispas fier outre mesure, tout en étantsatisfait d’avoir appris parl’expérience que le nanisme, du

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moins chez les insectes, n’est pas uneaffaire de prédisposition etd’hérédité, mais un simple accidentdéterminé par une alimentationincomplète.

Qu’était-il donc arrivé au petitMinotaure qui m’a suggéré cesrecherches d’affameur ? A coup sûr,un déficit dans les vivres. Quoiqueexperte dans l’art du dosage, la mèren’avait pu parachever la saucisse au-dessus de l’œuf, les matériaux peut-être lui manquaient, de fâcheuxévénements avaient arrêté le travail ;et, maigrement nourri, le ver, assezrobuste pour résister à une diète nontrop rigoureuse, n’avait pas acquis

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de quoi munir l’adulte de la sommede substance nécessaire à la taillenormale. Tout le secret du mignonMinotaure apparemment est là.C’était un fils de la misère.

Si la privation réduit la taille, cen’est pas à dire que l’abondanceillimitée puisse l’augmenter de façonbien notable. En vain je fournis auxvers du Scarabée sacré unsupplément de vivres qui double ettriple la ration servie par la mère,mes pensionnaires n’acquièrent pasun accroissement digne d’êtrementionné. Tels ils sortent despoires maternelles, tels ils sortentdes gros pâtés que ma spatule leur a

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pétris. Et cela doit être : l’appétit ases limites qui, une fois atteintes,laissent le consommateur indifférentaux somptuosités de table. Faire desgéants à la faveur d’unesurabondance de victuailles n’est pasdans nos moyens. Quand il s’est gavéau degré requis, le ver cesse demanger.

Le Scarabée sacré a néanmoins desgéants. J’en possède qui, venusd’Ajaccio et de l’Algérie, mesurenttrente-quatre millimètres delongueur. En rapprochant ce nombredes précédents, on voit que, levolume des nains obtenus par lejeûne étant représenté par un, celui

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du Scarabée de la campagnesérignanaise est formulé par deux, etcelui des Scarabées de la Corse et del’Afrique par cinq.

Pour donner ces derniers, ces géants,il faut, la chose est évidente,alimentation plus copieuse. D’oùvient ce surcroît d’appétit ? Nousaiguisons le nôtre avec des épices.L’insecte pourrait bien avoir lessiennes, par exemple, en ce quiconcerne le Scarabée sacré, le poivredu voisinage de la mer, la moutarded’un soleil généreux. Telles sont, mesemble-t-il, les raisons qui exaltentles dimensions du Scarabée africainet modèrent celles de son confrère

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sérignanais. N’ayant pas à madisposition ces deux apéritifs, la meret le soleil, je renonce à faire desgéants par un excès de vivres.

Essayons maintenant les larves qui,n’étant pas rationnées par la mère,disposent d’une abondance illimitée.De ce nombre sont les larves de laCétoine floricole (Cetonia floricolaHerbst.), hôtes des amas de feuillesen décomposition. De celles-làcertainement je n’obtiendrai jamaisdes géantes par l’artifice d’unecopieuse nourriture. En un recoin demon jardin, elles grouillent dans unentassement de feuilles pourries oùelles trouvent à satiété et sans

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recherches de quoi satisfaire leurgloutonnerie ; et cependant je ne voisjamais d’adulte avec des dimensionstant soit peu exagérées. Pour luifaire dépasser la taille habituelle,sont nécessaires probablement,comme au sujet du Scarabée, desconditions climatériques meilleures,conditions que j’ignore et que jeserais d’ailleurs dans l’impuissancede réaliser. Un seul essai m’estpermis, celui de la famine.

Au commencement d’avril, je faistrois lots de larves de Cétoinefloricole, choisies parmi les mieuxdéveloppées et de la sorte aptes à setransformer dans le courant de l’été.

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A cette époque d’avril commence lagrande fringale qui double le volumedu ver et amasse les économiesnécessaires à l’élaboration del’adulte. Les trois lots sont établisdans de grandes boîtes en fer-blanc,bien closes, où ne soit pas à craindretrop rapide dessiccation.

Le premier lot se compose de douzelarves, avec provende abondante,renouvelée à mesure que besoin enest. Dans le tas de terreau, leur lieude délices, mes claustrées ne seraientpas mieux.

A côté de ce paradis des ventres, uneseconde boîte, famélique enfer, reçoitdouze larves privées absolument de

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toute nourriture. Elle est meublée,comme les autres du reste, d’unelitière de crottins où les affaméespourront déambuler ou s’enfouir àleur guise.

Enfin, le troisième lot, d’unedouzaine pareillement, reçoit, de loinen loin, une maigre pincée de feuillespourries, de quoi amuser un momentles mandibules, tout au plus.

Trois à quatre mois se passent, etquand viennent les torridités dejuillet, la première boîte me donnel’insecte parfait. Très correctementl’évolution s’est accomplie : auxdouze vers ont succédé douzemagnifiques Cétoines, pareilles de

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tout point à celles qui, le printempsvenu, sirotent et sommeillent sur lesroses. Ce résultat m’affirme que lesdéfectuosités d’une éducation enrécipients sont hors de cause dans cequi me reste à dire.

La seconde boîte, à rigoureuseabstinence, me fournit deux coques,dont les dimensions amoindriesindiquent des nains. J’attends lemilieu de septembre pour ouvrir cescoffrets, restés clos alors que, depuisune paire de mois, ceux de lapremière boîte sont rompus. Leurpersistante indéhiscence s’explique :ils ne contiennent l’un et l’autrequ’une larve morte. La disette

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absolue a dépassé l’endurance desvers. De douze qu’ils étaient sansnourriture, dix se sont ratatinés etfinalement ont péri ; deux seulementsont parvenus à s’envelopper d’unecoque, en agglutinant, suivantl’usage, les crottins d’alentour. Ceteffort a été le dernier. Les deux versont succombé à leur tour, incapablesdu profond travail de la nymphose.

Enfin, dans la troisième boîte, àvivres très parcimonieusementservis, onze larves sur douze sontmortes, exténuées de maigreur. Uneseule s’est enclose dans une coque,correcte de structure, mais bienamoindrie. S’il y a là-dedans insecte

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en vie, ce ne peut être qu’un nain.Vers le milieu de septembre, j’ouvremoi-même la cabine, car rien encore,à cette époque tardive, n’annonceune effraction naturelle.

Le contenu me comble de joie. C’estune Cétoine bel et bien en vie, touteruisselante d’éclat métallique etrayée de quelques traits blancs, àl’image de celles de son espècedéveloppées en liberté dans le grandamas de terreau. La configuration etle costume ne sont en rien modifiés.Quant à la taille, c’est une autreaffaire. J’ai sous les yeux un pygmée,un mignon bijou comme jamaiscollectionneur n’en a trouvé sur les

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aubépines fleuries. Du bord duchaperon à l’extrémité des élytres, lacréature de mes artifices mesuretreize millimètres, pas davantage.L’insecte en mesurerait vingt si le vers’était nourri à sa convenance, horsde mes faméliques boîtes. De cesnombres, on déduit que le nain est,en volume, à peu près le quart de cequ’il serait normalement devenu sansmon intervention.

De vingt-quatre larves soumises,pendant trois à quatre mois, les unesau jeûne absolu, les autres au régimede maigres bouchées servies de loinen loin, une seule est parvenue à laforme adulte. Le trouble de

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l’abstinence est profond, le pygmées’en ressent encore. Bien quel’époque de la rupture des coffretssoit passée depuis longtemps, iln’avait rien entrepris pour se libérer.Peut-être n’en avait-il pas la force.J’ai dû moi-même effractionner lacellule.

Maintenant qu’il est libre, auxfélicités de la lumière, il gesticule, ilchemine pour peu que je le tracasse ;mais il préfère se reposer. On ledirait accablé d’une insurmontablelassitude. Je sais avec quellegloutonnerie, en cette saison chaude,les Cétoines attaquent les fruits et segorgent de pulpe sucrée. Je donne à

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mon nain un morceau de figuefondante. Il n’y touche pas, préférantsomnoler. L’heure du manger neserait-elle pas venue, à la suite d’unelibération forcée ? Le reclus était-ildestiné à passer l’hiver dans sacoque avant de venir aux joies, maisaussi aux périls du dehors ? Peut-être bien.

Dans tous les cas, ma curieusebestiole, la petite Cétoine réduite auquart de la grosseur réglementaire,répète ce que le Scarabée sacré nousapprenait tantôt d’une façon moinsprobante : chez les insectes, et trèsprobablement ailleurs, le nanisme estla conséquence d’une nutrition

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incomplète, et nullement l’effet d’uneprédisposition.

Supposons l’impossible, ou, dumoins, le très difficultueux ;admettons qu’ayant obtenu par laméthode famélique quelques couplesde Cétoines, nous puissions lesélever dans de bonnes conditions.Feront-ils souche et que sera laprogéniture ? La réponse quel’insecte ne donnerait probablementpas, même sollicité par une longuepersévérance, la plante aisémentnous la donne.

Sur les sentiers de mon arpent decailloux, en des points où persiste unpeu de fraîcheur, croît en avril une

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plante triviale, la Drave printanière(Draba verna Lin.). En ce sol ingrat,piétiné, durci de graviers, lanourriture manque, et la Drave ydevient l’équivalent de mes Cétoinesaffamées. D’une rosette de feuillessouffreteuses monte une tige unique,mince, comme un cheveu, haute àpeine d’un pouce, peu ou pointramifiée, qui mûrit tout de même sessilicules, réduites souvent à uneseule. J’ai là, en somme, un jardinetde plantes naines, filles de la misère.Mes expériences d’affameur étaientfort loin d’obtenir aussi bien avec leScarabée et la Cétoine.

Je récolte les semences des pieds les

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plus malingres et je fais un semis enterre excellente. Du coup, leprintemps d’après, le nanisme adisparu ; la descendance directe desavortons reprend les amples rosettes,les tiges multiples hautes d’undécimètre et davantage, lesramifications nombreuses, riches desilicules. L’état normal est revenu.

S’ils avaient assez de vigueur pourprocréer, ainsi feraient les insectesnains, venus de mes artifices ou d’unconcours fortuit de circonstancesdébilitantes. Ils nous répéteraient ceque nous affirme la Drave ; lenanisme est un accident que lafiliation ne transmet pas, de même

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qu’elle ne transmet la gibbe dubossu, les jambes tortes du cagneux,le moignon du manchot.

q

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Chapitre13

LES ANOMALIES

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Est anomal ce qui faitexception à la règle,formulée d’aprèsl’ensemble des faitsconcordants. L’insecte asix pattes, chacune

terminée par un doigt. Voilà la règle.Pourquoi six pattes et non un autrenombre ; pourquoi un seul doigt etnon plusieurs ? De pareillesquestions ne nous viennent mêmepas à l’esprit, tant leur inanité nousparaît évidente. La règle est parcequ’elle est ; on la constate, et voilàtout. Sa raison d’être nous laissedans une tranquille ignorance.

L’anomalie, au contraire, nous

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inquiète, nous tourneboule la pensée.Pourquoi des exceptions, desirrégularités, des démentis au textede la loi ? La griffe du désordrelaisserait-elle, par-ci, par-là, sonempreinte ? De folles discordanceshurleraient-elles dans le concertgénéral ? Grave question qu’il estbon de sonder un peu sans grandespoir de la résoudre.

Citons d’abord quelques-uns de cesaccrocs à la règle. Parmi les plusétranges que la chance destrouvailles a soumis à mon examen,prend rang celui de la larve duGéotrupe. Lorsque, pour la premièrefois, j’en fis la connaissance, le ver

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estropié avait acquis à peu prèstoute sa grosseur. On pouvait sedemander si certaines misères subiesdans le cours de la vie n’avaient pasgraduellement amené la débilité etl’anomale direction des pattespostérieures ; si des entravesquelconques à l’exercice régulierdans un étroit couloir au sein desvivres n’expliquaient pas vaille quevaille la singulière déformation.

Aujourd’hui je suis pleinementrenseigné. La larve du Géotrupe nedevient pas petit à petit boiteuse parentorse ; elle est bel et bien estropiéede naissance. J’assiste à sonéclosion. Ma loupe surveille le

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nouveau-né sortant de l’œuf. Lespattes postérieures, dont l’adultefera de robustes pressoirs pourfouler sa récolte et la comprimer ensaucissons, pour le moment seréduisent à de mesquins appendices,contrefaits, d’usage nul. Elles serecroquevillent et s’appliquent surl’échine. Courbée en croc deromaine, leur délicate extrémité fuitle sol, se tourne vers le dos, sansfournir le moindre appui pour lastation. Ce ne sont pas des pattes,mais des projets hésitants, des essaismaladroits.

Les antérieures, bien conforméesd’ailleurs, sont de faible dimension.

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La bestiole les tient retirées sousl’avant du corps, où elles travaillentà maintenir en place le morceaugrignoté. Celles de la paire moyenne,longues et puissantes, sont, aucontraire, bien en évidence. Dresséesen manière de fortes béquilles, ellesstabilisent la panse, qui, replète etcourbe, chavire fréquemment. Vu dedos, le ver éveille l’idée d’unecréature hétéroclite, comme il n’y ena pas au monde. C’est une bedainemontée sur deux échasses.

Dans quel but cette organisationétrange ? On comprend la bossecaricaturale du ver de l’Onthophage,la besace en pain de sucre, dont le

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poids fait à tout instant chavirer labestiole qui essaye de se déplacer :c’est l’entrepôt à ciment pour laconstruction de la cabine où se ferala nymphose. On cesse decomprendre les deux pattesatrophiées et contrefaites du ver duGéotrupe, qui, devenus bonsgrappins, seraient, semble-t-il, fortutiles. Le ver chemine ; il monte etdescend à l’intérieur de sa longuecolonne de vivres ; il va et vient, enquête des morceaux à sa convenance.Les deux appuis négligés, s’ilsétaient en bon état, faciliteraientl’escalade.

De son côté, le ver du Scarabée sacré,

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enclos dans une étroite niche, n’aguère besoin de locomotion. Unsimple mouvement de croupe lui metsous les mandibules une nouvellecouche de victuailles à consommer.L’estropié se déplace, le valide nebouge ; le boiteux excursionne,l’ingambe ne se meut. Nulle raisonacceptable n’expliquerait ceparadoxe.

Sous la forme adulte, le Scarabéesacré et ses congénères, le Scarabéesemi-ponctué, le Scarabée à largecou, le Scarabée varioleux, les seulsque je connaisse, sont pareillementdes atrophiés : il leur manque à tousles tarses des pattes antérieures. Ces

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quatre témoins nous affirment que lasingulière mutilation est communeau groupe entier.

Les manies d’une nomenclatureinsensée à force d’être myope onttrouvé bon de remplacer l’antique etvénérable terme de Scarabée parcelui d’Ateuchus, signifiant sansarmes. L’inventeur de ladénomination n’a pas été des mieuxinspirés : d’autres Bousiers nemanquent pas qui sont dépourvusd’armure corniculaire, par exempleles Gymnopleures, si voisins desScarabées. Puisqu’il se proposait dedésigner le genre en rappelant uneparticularité caractéristique, il

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devait forger un mot signifiant :privé de tarses aux pattesantérieures. Seuls, dans toute la sérieentomologique, le Scarabée sacré etses congénères auraient droit àsemblable appellation. On n’y a passongé ; apparemment ce grave détailétait inconnu. On voyait le grain desable, on ne distinguait pas lamontagne, travers fréquent chez lesfaiseurs de vocables.

Pour quelles raisons les Scarabéessont-ils privés aux pattes antérieuresde ce doigt unique, le tarse à cinqarticles, qui à lui seul représente lamain de l’insecte ? Pourquoi unmoignon, un membre tronqué, au

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lieu d’une extrémité digitée, commeil est de règle partout ailleurs ? Uneréponse vient, assez plausibled’abord. Ces fervents rouleurs depilules poussent le faix à reculons, latête en bas, l’arrière en haut ; ilsprennent appui sur la terminaisondes pattes d’avant. Tout l’effort ducharroi porte sur le bout de ces deuxleviers en continuel contact avec larudesse du sol.

Un doigt délicat, exposé aux entorsesdans de pareilles conditions, seraitun embarras ; aussi le pilulaire s’estavisé de le supprimer. Quand etcomment s’est faite la mutilation ?Est-ce de nos jours, par accident

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d’atelier, au cours même du travail ?Non, car on ne voit jamais deScarabée muni de tarses antérieurs,si novice qu’il soit en son métier ;non, car la nymphe, en parfait reposdans sa coque, a des brassards sansdoigt, comme l’adulte.

La mutilation remonte plus haut.Admettons que, dans le recul desâges, à la suite d’un accidentquelconque, un Scarabée ait perdules deux doigts incommodes, presqueinutiles. Se trouvant bien de lasuppression, il a transmis à sa race,par héritage atavique, l’heureusetroncature. Depuis, les Scarabéesfont exception à la règle des pattes

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antérieures digitées comme lesautres.

L’explication serait séduisante, si degraves difficultés ne survenaient. Onse demande par quel singuliercaprice l’organisation aurait jadisfaçonné des pièces destinées plustard à disparaître comme tropincommodes. Le devis de lacharpente animale serait-il sanslogique, sans prévoyance ?Disposerait-il la structureaveuglément, au hasard du conflitdes choses ?

Chassons cette sotte idée. Non, leScarabée n’avait pas autrefois lestarses qui lui manquent aujourd’hui ;

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non, il ne les a pas perdus par suitede son attelage dans une positionrenversée lorsqu’il roule sa pilule. Ilest maintenant ce qu’il était audébut. Qui dit cela ? Des témoinsirrécusables, le Gymnopleure et leSisyphe, eux aussi passionnés depilules roulantes. Comme leScarabée, ils les poussent à reculons,la tête en bas ; comme le Scarabée,ils prennent appui, en leur rudelabeur, sur l’extrémité des pattesantérieures ; et ces pattes, malgrél’âpre frottement contre le sol, sontdigitées non moins bien que lesautres ; elles possèdent le tarsedélicat que se refuse le Scarabée.

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Pour quels motifs alors à ce dernierl’exception et aux autres la règle ?Comme j’accueillerais volontiers laparole du clairvoyant capable dedonner réponse à mon humblequestion !

Ma satisfaction ne serait pasmoindre de connaître la cause quimet un seul ongle au bout du tarsedu Charançon de l’Iris des marais,lorsque les autres insectes en ontdeux, rangés côte à côte et courbésen crocs de romaine. Quels motifsont supprimé l’une des deuxgriffettes ? Ne lui serait-elle pasutile ? Il semble bien que si. Le petitmutilé est grimpeur ; il escalade les

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rameaux lisses de l’Iris ; il en exploreles fleurs, aussi bien à la faceinférieure des pétales qu’à la facesupérieure ; il chemine dans uneposition renversée sur les capsulesglissantes. Un harpon de plus luiserait avantageux pour la stabilité, etl’étourdi s’en prive, lorsque lerèglement lui donne droit au doublecroc, d’usage invariable partoutailleurs, même dans sa tribu au longbec. Où donc est le secret de tonongle manquant, petit mutilé del’Iris ?

Une griffette supprimée, graveaffaire quant au principe, est aprèstout détail de médiocre valeur

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matériellement ; il faut la loupe pours’apercevoir de l’incorrection. Maisvoici qui s’impose au regard sans lesecours d’un verre grossissant. UnCriquet des pelouses alpines, lePezotettix pedestris, hôte des croupesles plus élevées du Ventoux, renonceà l’appareil alaire ; il devient adultetout en conservant la configurationde larve. L’approche des nocesl’embellit un peu, lui met du rougecorail aux grosses cuisses, et del’azur aux tibias, mais là s’arrête leprogrès. L’insecte est mûr pour lapariade et pour la ponte sans avoiracquis l’essor que possèdent, outrele bond, les autres Acridiens.

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Au milieu des sauteurs, tous munisd’ailes et d’élytres, il reste gauchepiéton, comme le dit son prénoml a t i n pedestris. L’impotent anéanmoins sur les épaules demaigres étuis où sont inclus, nonaptes à se développer, les organes duvol. Par quel singulier caprice del’évolution le joli Criquet à jambesazurées est-il privé des ailes et desélytres dont il a le germe en demesquins paquets ? L’essor lui estpromis, et il ne l’obtient pas. Sansmotifs appréciables, la machineanimale arrête ses rouages.

Plus étrange encore est le cas desPsychés, dont les femelles,

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impuissantes à devenir les papillonspromis par les débuts, restentchenilles ou, pour mieux dire, sechangent en sacoches bourrées degermes. Les ailes à riches écailles,suprême attribut du lépidoptère, leursont refusées. Seuls les mâlesparachèvent la forme annoncée ; ilsdeviennent des mâle élégantsempanachés, vêtus de velours noir etpropres à l’essor. Pourquoi l’un dessexes, le plus important, reste-t-ilmisérable andouillette, tandis quel’autre est glorifié par lamétamorphose ?

Que dirons-nous maintenant decelui-ci, le Necydalis major, hôte du

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saule et du peuplier en son étatlarvaire ? C’est un long cornu,d’assez belle taille comparable à celled u Cerambyx cerdo, le petitCapricorne de l’aubépine. Quand onest coléoptère, et il l’est bel et bien,on se donne des élytres qui, faisantétui, emboîtent le corps, protègent ladélicatesse des ailes et la vulnérablemollesse du ventre. Le Necydalis serit de la règle. Il se met aux épaules,comme élytres, deux brèves pièces,qui lui font une mesquine jaquette.On dirait vraiment que l’étoffe amanqué pour allonger le veston et luifaire des basques capables de couvrirce qui devrait être couvert.

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Au-delà s’étendent, sans protection,de vastes ailes atteignant le bout duventre. Au premier examen, on sefigurerait avoir sous les yeux unesorte de grosse Guêpe extravagante.A quoi bon, chez un réel coléoptère,cette lésinerie élytrale ? La matièremanquerait-elle ? Etait-il tropcoûteux de prolonger l’étui défensifcommencé aux épaules ? On est toutsurpris de pareille avarice.

Que dirons-nous aussi de cet autrecoléoptère, le Myodites subdipterus ?Son ver s’établit, je ne sais comment,dans les cellules de l’Halicte zèbre etse repaît de la nymphe propriétairedu logis. L’adulte fréquente en été

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les capitules épineux du Panicaut. Apremière vue, on le prendrait pour unDiptère, pour une Mouche, à cause deses deux grandes ailes non couvertesd’élytres. Examiné de près, il porteaux épaules deux petites écailles,restes des étuis supprimés. Encoreun qui n’a pas su ou plutôt n’a puparachever les pièces dont il porteles vestiges dérisoires.

Un groupe entier, et des plusnombreux parmi les coléoptères,celui des Staphylins, se tronque lesélytres au tiers, au quart desnormales dimensions. Par un excèsd’économie, l’insecte à long ventrefrétillant se fait disgracieux, étriqué.

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Ainsi longtemps se poursuivraitl’énumération des estropiés, desincorrects, des exceptionnels ; lespourquoi se succéderaient, et laréponse ne viendrait pas. L’animalest peu communicatif ; la plante,adroitement sollicitée, se prêtemieux à l’interrogation. Consultons-la sur le problème des anomalies,peut-être nous renseignera-t-elle.

Le Rosier nous propose cetteénigme : nous sommes cinq frères,deux barbus, deux sans barbe et lecinquième à demi barbu.

Cela se dit même en vers latins :

Quinque sumus fratres : unus

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barbatus et alter,

Imberbesque duo ; sum semi-berbisego.

Que sont les cinq frères ? Rien autreque les cinq lobes du calice de laRose, les cinq sépales. Examinons-les un par un. Nous en trouveronsdeux munis, sur l’un et l’autre bord,de prolongements foliacés oubarbules, qui parfois reprennent laforme originelle et s’étalent enfolioles pareilles à celles desvéritables feuilles. La botaniquenous apprend, en effet, qu’un sépaleest une feuille modifiée. Voilà lesdeux frères barbus.

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Nous en verrons deux autresdépourvus totalement d’appendicessur les deux côtés à la fois. Ce sontles deux frères sans barbe. Enfin ledernier nous montrera l’un des côtésdénudé et l’autre porteur debarbules. Il représente le frère à demibarbu.

Ce ne sont pas là des accidentsfortuits, variables d’une fleur àl’autre ; toutes les Roses présententle même dispositif, toutes ont leurssépales répartis en trois catégoriesde barbiches. C’est une règle fixe,conséquence d’une loi qui régitl’architecture florale, de même quel’art d’un Vitruve régit nos édifices.

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Cette loi, d’élégante simplicité, labotanique la formule ainsi : dansl’ordre quinaire, le plus important dumonde végétal, la fleur échelonne lescinq pièces d’un verticille sur unespirale serrée, presque l’équivalentd’une circonférence ; et cetarrangement se fait de telle façon quedeux tours de spire reçoivent la sériedes cinq pièces.

Cela dit, il est aisé de construire, ence qui concerne le calice, le devis dela Rose. Divisons une circonférenceen cinq parties égales. Au premierpoint de division plaçons un sépale.Où mettrons-nous le deuxième ? Cene peut être au second point de

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division, car alors l’ensemble descinq pièces occuperait lacirconférence entière en un seul tourau lieu de l’occuper en deux. Nous leplacerons au troisième point, et nouscontinuerons de la sorte enfranchissant chaque fois unedivision. Cette marche est la seulequi revienne au point de départ aprèsdeux tours de spire.

Accordons maintenant aux sépalesune base assez large pour donner uneenceinte bien close. Nous verronsque les pièces des divisions 1 et 3sont en plein hors de l’enroulement ;que les pièces de divisions 2 et 4engagent leurs deux bords sous les

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sépales voisins ; et qu’enfin la piècede la division 5 a l’un des bordscouvert et l’autre découvert. D’autrepart, il est visible que, gênés dansleur expansion par l’obstacle de cequi leur est superposé, les bordsengagés sous les autres ne peuventémettre leurs délicats appendices. Delà résultent aux points 1 et 3 les deuxsépales barbus ; aux points 2 et 4, lesdeux sépales sans barbe ; au point 5,le sépale demi-barbu.

Ainsi s’explique l’énigme de la Rose.La disparité des cinq piècescalicinales, en apparence structureirrationnelle, capricieuse anomalie,est en réalité le corollaire d’une loi

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mathématique, l’affirmation d’uneimmanente algèbre. Le désordreparle de l’ordre, l’irrégularitétémoigne de la règle.

Continuons notre excursion dans ledomaine de la plante. L’ordrequinaire attribue à la fleur cinqpétales disposés en un verticille deparfaite correction. Or, bien descorolles s’écartent du normalassemblage. Telles sont les corolleslabiées et les corolles personnées.Dans les premières, cinq lobescomposent le limbe épanoui àl’extrémité d’une partie tubuleuse etindiquent les cinq pétalesréglementaires. Ils se groupent en

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deux lèvres largement bâillantes,l’une en haut, l’autre en bas. La lèvresupérieure comprend deux lobes,l’inférieure en comprend trois.

Comme la précédente, la corollepersonnée se divise en deux lèvres, lasupérieure à deux lobes, l’inférieureà trois ; seulement cette dernière serenfle en une voûte qui formel’entrée de la fleur. La pression desdoigts sur les côtés fait bâiller lesdeux lèvres, qui se referment dès quela pression cesse. De là une certaineressemblance avec le mufle, la gueuled’un animal, ressemblance qui a faitdonner à la plante où cette forme estle mieux accentuée le nom de Muflier

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ou Gueule-de-Loup. On a voulu voirencore quelque analogie d’aspectentre les grosses lèvres du Muflier etles traits exagérés du masque dontles acteurs se couvraient la tête surles théâtres antiques pourreprésenter le personnage dont ilsremplissaient le rôle. C’est de là queprovient l’expression de corollepersonnée.

L’anomalie de la corolle à deuxlèvres entraîne des modificationsdans les étamines qui doivents’accommoder aux exigences del’enceinte, en ce point plus rétrécie,en cet autre plus spacieuse. Des cinqétamines, une est supprimée, en

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laissant bien des fois un vestige de sabase, comme certificat de ladisparue. Les quatre autres segroupent en deux couples delongueur inégale, avec tendance à lasuppression du couple moindre.

La Sauge accomplit cettesuppression. Elle n’a que deuxétamines, celles du couple le pluslong. En outre, à chacun des filetsstaminaux elle ne conserve que lamoitié d’une anthère. D’après larègle de l’immense majorité, uneanthère comprend deux loges,adossées l’une à l’autre et séparéespar une mince cloison, dite connectif.La Sauge exagère ce connectif, elle en

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fait un fléau de balance disposétransversalement sur le filet. Au boutde l’un des bras de ce fléau, elle metla moitié d’une anthère, c’est-à-direun sachet pollinique ; à l’autre bout,elle ne met rien. Sauf le strictnécessaire, tout le verticille staminalest sacrifié aux élégantes étrangetésde la corolle.

Or pourquoi dans les Labiées, lesPersonnées et autres famillesvégétales, ces anomalies quibouleversent à fond la structureréglementaire de la fleur ?Permettons-nous, à ce sujet, unecomparaison architecturale. Lespremiers qui osèrent équilibrer sur le

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vide de lourdes pierres de taille etméritèrent le glorieux titre depontifes ou faiseurs de ponts, prirentpour norme de leurs assemblagesl’arc de cercle, la demi-circonférence,enfin le plein cintre, qui appuie surles reins de voussoirs uniformes lapoussée de la charge. C’est robuste,majestueux, mais aussi monotone etdépourvu de sveltesse.

Vint après l’ogive, qui oppose l’un àl’autre deux arcs de centresdifférents. Avec la nouvelle normesont possibles les hautes envolées,les sveltes nervures, les superbescouronnements. Le varié, inépuisableen gracieuses combinaisons,

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remplace le monotone.

Eh bien, la corolle régulière est leplein cintre de la fleur. Campanulée,rotacée, urcéolée, étoilée ou d’autreconfiguration, elle est toujoursl’assemblage de pièces semblablesautour d’une circonférence. Lacorolle irrégulière est l’ogive, àmerveilleuses audaces ; elle donne àla poésie de la fleur le beau désordrede toute réelle poésie. Le masque àgrosses lèvres du Muflier, la gorgebâillante de la Sauge valent bien larosette de l’Aubépine et duPrunellier. Ce sont autant de noteschromatiques ajoutées à la gamme,autant de variations gracieuses sur

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un superbe thème, autant dedissonances qui mettent en relief lavaleur des accords. La symphonieflorale est meilleure, entrecoupée desolos exceptionnels.

Par des raisons du même ordre, leCriquet pédestre, sautillant parmi lessaxifrages des hautes croupes,explique sa privation de l’essor ; leStaphylin, sa jaquette ; le Necydalis,son court veston ; le Myodite, sonaspect de diptère. Chacun, à samanière, fait diversion à lamonotonie du thème général ;chacun apporte une note spéciale auconcert de l’ensemble. On voit moinsbien pourquoi le Scarabée renonce

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aux tarses antérieurs, pourquoi leCharançon de l’Iris des marais nemet à ses doigts qu’une griffette,pourquoi le ver du Géotrupe naîtestropié. Quels sont les motifs de cesminuscules aberrations ? Avant derépondre, prenons encore une foisconseil de la plante.

On cultive dans les serresl’Alstrœmère pélégrine ou Lis desIncas, originaire du Pérou. Lacurieuse plante nous soumeténigmatique question. Au premiercoup d’œil, ses feuilles, configurées àpeu près comme celles du Saule, neprésentent rien qui mérite examenattentif ; mais regardons-les de près.

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Le pétiole, aplati en ruban dequelque longueur, est fortementtordu sur lui-même, et cette torsionse répète sur toutes les feuilles tantqu’il y en a. D’une extrémité à l’autrede la plante, c’est un torticolis trèsnettement accentué.

Délicatement, du bout des doigts,rétablissons l’ordre des choses ;étalons à plat le ruban pétiolairetordu. Une surprise nous attend. Lafeuille détordue, remise dans laposition normale, se trouverenversée ; elle présente en haut cequi devrait être en bas, c’est-à-dire laface pâle, riche de stomates etfortement nervée ; elle présente en

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bas ce qui devrait être en haut, c’est-à-dire la face verte et lisse, ainsi qu’ilest de règle chez toutes les autresplantes.

En somme, le Lis des Incas, rétablide force dans la disposition correctepar l’effacement de ses torsions, a lefeuillage placé à l’envers. Ce qui estfait pour l’ombre se tourne vers lalumière, ce qui est fait pour lalumière se tourne vers l’ombre. Encette disposition à rebours, lesfonctions des feuilles sontimpossibles ; aussi la plante, pourcorriger ce vice d’agencement, tord lecol à tout le feuillage au moyen de ladéformation spiralée des pétioles.

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Les rayons solaires provoquent ceretournement. Si nos artificesinterviennent, ils peuvent défaire cequ’ils ont fait d’abord. A l’aide d’unléger tuteur et de quelques ligatures,je courbe une pousse du Lis et lamaintiens la tête en bas. Par l’effetde l’insolation, les pétioles en peu dejours se détordent, redeviennent desrubans plans, ce qui amène du côtéde la lumière la face lisse et verte, etdu côté de l’ombre la face pâle etnervée. Les torticolis ont disparu,l’orientation normale est reprise,mais la plante est renversée.

Avec le Lis des Incas implantant àl’envers ses feuilles sur la tige,

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sommes-nous en présence d’unebévue que la plante, aidée par lesoleil, corrige de son mieux en sebistournant les pétioles ? Y a-t-il desétourderies organiques, des erreurs,coups de griffe du désordre ? N’est-ce pas plutôt notre ignorance deseffets et des causes qui juge mal cequi réellement est bien ? Si noussavions mieux, que de notesmalsonnantes deviendraientharmonie ! Le plus sage est alors ledoute.

De tous nos signes graphiques, lemieux conforme à ce qu’il signifie estle point d’interrogation. En bas, unatome rond. C’est la boule du monde.

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Au-dessus se dresse, énorme et rouléen crosse, le lituus antique, le bâtonaugural questionnant l’inconnu. Jeverrais volontiers dans ce signel’emblème de la science, en perpétuelcolloque avec le comment et lepourquoi des choses.

Or, si haut qu’il se dresse pour mieuxvoir, ce bâton interrogateur est aucentre d’un étroit horizon ténébreux,que les sondages de l’avenirremplaceront par d’autres plusreculés et non moins obscurs. Au-delà de tous ces horizons,péniblement déchirés un à un par leprogrès du savoir, au-delà de toutesces obscurités, qu’y a-t-il ? La pleine

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clarté sans doute, le pourquoi dupourquoi, la raison des raisons, enfinle grand x de l’équation du monde.Ainsi nous l’affirme notre instinctquestionneur, jamais satisfait,jamais lassé ; et l’instinct, infaillibledans le domaine de la bête, ne peutl’être moins dans le domaine del’esprit.

Du mieux qu’il est en mon pouvoir, jeviens de rechercher le motif essentieldes anomalies de l’insecte. Laréponse est loin d’être toujoursvenue, entraînant ferme conviction.Aussi, pour terminer ce chapitre oùtant d’aperçus restent doute, jeplante ici, bien en évidence au milieu

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de la page, le lituus de l’augure, lepoint d’interrogation.

?

q

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Chapitre14

LE CARABEDORE.L’ALIMENTATION

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En écrivant lespremières lignes de cechapitre, je songe auxabattoirs de Chicago, leshorribles usines à viandeoù se dépècent dans

l’année un million quatre-vingt millebœufs, un million sept centcinquante mille porcs, qui, entrésvivants dans la machine, sortent del’autre bout changés en boîtes deconserves, saindoux, saucisses,jambons roulés ; j’y songe parce quele Carabe va nous montrer, en tuerie,semblable célérité.

Dans une ample volière vitrée, j’aivingt-cinq Carabes dorés (Carabus

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auratus Lin.). Maintenant ils sontimmobiles, tapis sous une planchetteque je leur ai donnée pour abri. Leventre au frais dans le sable, le dosau chaud contre la planchette quevisite le soleil, ils somnolent etdigèrent.

La bonne fortune me vaut, àl’improviste, une procession de lachenille du pin qui, descendue de sonarbre, cherche un lieu favorable àl’ensevelissement, prélude du coconsouterrain. Voilà un excellenttroupeau pour l’abattoir desCarabes.

Je le cueille et le mets dans la volière.Bientôt la procession se reforme ; les

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chenilles, au nombre de centcinquante environ, cheminent ensérie onduleuse. Elles passent àproximité de la planchette, à laqueue-leu-leu comme les porcs deChicago. C’est le bon moment. Jelâche alors mes fauves, c’est-à-direque j’enlève leur abri.

Les dormeurs aussitôt s’éveillent,sentant la riche proie qui défile àcôté. Un accourt ; trois, quatre autressuivent, mettent l’assemblée enémoi ; les enterrés émergent ; toutela bande d’égorgeurs se rue sur letroupeau passant. C’est alorsspectacle inoubliable. Coups demandibules de-ci, de-là, en avant, en

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arrière, au milieu de la procession,sur le dos, sur le ventre, au hasard.Les peaux hirsutes se déchirent, lecontenu s’épanche en couléed’entrailles verdies par la nourriture,les aiguilles de pin ; les chenilles seconvulsent, luttent de la croupebrusquement ouverte ou refermée, secramponnent des pattes, crachent etmordillent. Les indemnesdésespérément piochent pour seréfugier sous terre. Pas une n’yparvient. A peine sont-ellesdescendues à mi-corps que le Carabeaccourt, les extirpe, leur crève leventre.

Si la tuerie ne s’accomplissait dans

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un monde muet, nous aurions icil’épouvantable vacarme del’égorgement de Chicago. Il fautl’oreille de l’imagination pourentendre les lamentations hurlantesdes étripées. Cette oreille, je l’ai, et leremords me gagne d’avoir provoquételles misères.

Or, de partout, dans le tas desmortes et des mourantes, chacuntiraille, chacun déchire, emporte unmorceau qu’il va déglutir à l’écart,loin des envieux. Après cettebouchée, une autre est taillée à lahâte sur la pièce, et puis d’autresencore, tant qu’il reste des éventrées.En quelques minutes, la procession

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est réduite en charcuterie de loquespantelantes.

Les chenilles étaient cent cinquante ;les tueurs sont vingt-cinq. Cela faitsix victimes par Carabe. Si l’insecten’avait qu’à tuer indéfiniment,comme les ouvriers des usines àviande, et si l’équipe était de centéventreurs, nombre bien modeste parrapport à celui des manipulateurs dejambons roulés, le total des victimes,dans une journée de dix heures,serait de trente-six mille. Jamaisatelier de Chicago n’a obtenu pareilrendement.

La célérité de la mise à mort est plusfrappante encore si l’on considère les

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difficultés de l’attaque. Le Caraben’a pas la roue tournante qui saisit leporc par une patte, le soulève et leprésente au couteau de l’égorgeur ; iln’a pas le plancher mobile qui met lefront du bœuf sous le maillet del’assommeur ; il doit courir sus à labête, la maîtriser, se garer de sesharpons et de ses crocs. De plus, àmesure qu’il étripe, il consomme surplace. Que serait le massacre sil’insecte n’avait qu’à tuer !

Que nous apprennent les abattoirs deChicago et les ripailles du Carabe ?Voici. L’homme de haute moralitéest, pour le moment, exception assezrare. Sous l’épiderme du civilisé,

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presque toujours se trouve l’ancêtre,le sauvage contemporain de l’Oursdes cavernes. La véritable humanitén’est pas encore ; elle se fait petit àpetit, travaillée par le ferment dessiècles et les leçons de la conscience ;elle progresse vers le mieux avec unedésespérante lenteur.

De nos jours presque, a finalementdisparu l’esclavage, base de l’antiquesociété ; on s’est aperçu quel’homme, fût-il de couleur noire, estréellement un homme et méritecomme tel des égards.

Qu’était la femme jadis ? Ce qu’elleest encore en Orient : une gentillebête sans âme. Les docteurs ont

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longtemps discuté là-dessus. Legrand évêque du dix-septième siècle,Bossuet lui-même, considérait lafemme comme le diminutif del’homme. C’était prouvé par l’origined’Eve, l’os surnuméraire, la treizièmecôte qu’Adam avait au début. On areconnu enfin que la femme possèdeune âme pareille à la nôtre,supérieure même en tendresse et endévouement. On lui a permis des’instruire, ce qu’elle fait avec unzèle au moins égal à celui de sonconcurrent. Mais le Code, caverned’où ne sont point encore délogéesbien des sauvageries, continue à laregarder comme une incapable, une

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mineure. Le Code, à son tour, finirapar céder à la poussée du vrai.

L’abolition de l’esclavage,l’instruction de la femme, voilà deuxpas énormes dans la voie du progrèsmoral. Nos arrière-neveux iront plusloin. Ils verront d’une claire vision,capable de surmonter tout obstacle,que la guerre est le plus absurde denos travers ; que les conquérants,entrepreneurs de batailles etdétrousseurs de nations, sontd’exécrables fléaux ; que despoignées de mains échangées sontpréférables aux coups de fusil ; quele peuple le plus heureux n’est pascelui qui possède le plus de canons,

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mais celui qui travaille en paix etlargement produit ; que les douceursde l’existence ne réclament pasprécisément des frontières, au-delàdesquelles vous attendent lesvexations du douanier, fouilleur depoches et saccageur de bagages.

Ils verront cela, nos arrière-neveux,et bien d’autres merveilles,aujourd’hui rêveries insensées.Jusqu’où montera cette ascensionvers le bleu de l’idéal ? Pas bienhaut, c’est à craindre. Nous sommesaffligés d’une tare indélébile, d’unesorte de péché originel, si l’on peutappeler péché un état de choses oùnotre vouloir n’intervient pas. Nous

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sommes ainsi bâtis et nous n’ypouvons rien. C’est la tare du ventre,inépuisable source de bestialités.

L’intestin gouverne le monde. Dufond de nos plus graves affaires sedresse, impérieuse, une questiond’écuelle et de pâtée. Tant qu’il yaura des estomacs pour digérer – etce n’est pas près de finir – il faudrade quoi les remplir, et le puissantvivra des misères du faible. La vie estun gouffre que la mort seule peutcombler. De là des tueries sans fin,où se repaissent l’homme, le Carabeet les autres ; de là ces perpétuelsmassacres qui font de la terre unabattoir auprès duquel ceux de

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Chicago comptent à peine.

Mais les convives sont légion delégions, et les victuailles n’abondentpas dans la même mesure. Ledépourvu jalouse le possesseur,l’affamé montre les crocs au repu.Suit la bataille qui décidera de lapossession. Alors l’homme lève desarmées qui défendront ses récoltes,ses caves, ses greniers ; c’est laguerre. En verra-t-on la fin ? Hélas !sept fois hélas ! tant qu’il y aura desloups au monde, il faudra desmolosses pour défendre la bergerie.

Entraînés par le courant des idées,que nous sommes loin des Carabes !Revenons-y vite. Pour quel motif ai-

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je provoqué le massacre desprocessionnaires qui, tranquillement,allaient s’enterrer lorsque je les aimises en présence des éventreurs ?Etait-ce dans le but de me donner lespectacle d’une tuerie effrénée ?Certes non ; j’ai toujours compatiaux souffrances de la bête, et la viedu moindre est digne de respect.Pour me détourner de cette pitié, ilfallait les exigences de la recherchescientifique, exigences parfoiscruelles.

J’avais en vue les mœurs du Carabedoré, petit garde champêtre desjardins et pour ce motif appelévulgairement la Jardinière. Ce beau

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titre d’auxiliaire, à quel point est-ilmérité ? Que chasse le Carabe ? Dequelle vermine expurge-t-il nosplates-bandes ? Les débuts avec laprocessionnaire des pins promettentbeaucoup. Continuons dans cettevoie.

A diverses reprises, en fin avril,l’enclos me vaut des processions,tantôt plus, tantôt moinsnombreuses. Je les récolte et les metsdans la volière vitrée. Aussitôt lebanquet servi, la ripaille commence.Les chenilles sont éventrées, chacunepar un seul consommateur ou parplusieurs à la fois. En moins d’unquart d’heure, l’extermination est

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complète. Il ne reste du troupeau quedes tronçons informes, emportésdeçà, delà, pour être consomméssous l’abri de la planchette. Sonbutin aux dents, le bien nantidécampe, désireux de festoyertranquille. Des collègues lerencontrent qui, affriandés par lemorceau pendillant aux crocs dufuyard, se font audacieux ravisseurs.Ils sont deux, ils sont trois cherchantà détrousser le légitime propriétaire.Chacun happe la pièce, tiraille,ingurgite sans grave contestation. Iln’y a pas de bataille à vrai dire, pasde horions échangés à la façon desdogues se disputant un os. Tout se

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borne à des tentatives de rapt. Si lepropriétaire tient bon, pacifiquementon consomme avec lui, mandibulescontre mandibules, jusqu’à ce que, lapièce se déchirant, chacun se retireavec son lopin.

Assaisonnée de cet urticaire qui,dans mes recherches de jadis, mecorrodait si violemment la peau, laprocessionnaire des pins doit être unmets bien pimenté. Mes Carabes enfont régal. Autant de processions jeleur fournis, autant ils enconsomment. Le mets est trèsapprécié. Cependant, au sein desbourses de soie du Bombyx, nul, queje sache, n’a rencontré le Carabe

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doré et sa larve. Je n’ai pas lemoindre espoir de les y trouver moi-même un jour. Ces bourses ne sontpeuplées qu’en hiver, alors que leCarabe, indifférent au manger et prisde torpeur, est cantonné sous terre.Mais en avril, lorsque les chenillesprocessionnent, en quête d’un bonemplacement pour s’ensevelir et setransformer, s’il a la chance de lesrencontrer, le Carabe doit largementprofiter de l’aubaine.

La pilosité de ce gibier ne le rebutepoint ; néanmoins la plus velue denos chenilles, la Hérissonne, avec sacrinière ondoyante, mi-partie noireet rousse, semble en imposer au

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glouton. Des jours entiers, dans lavolière, elle erre en société deséventreurs. Les Carabes paraissentl’ignorer. De temps à autre quelqu’und’entre eux s’arrête, vire autour de labête poilue, l’examine, puis essaye defouiller dans la farouche toison.Aussitôt rebuté par l’épaisse etlongue palissade poilue, il se retiresans mordre au vif. Fière et indemne,la chenille passe outre, ondulant del’échine.

Cela ne peut durer. En un moment defringale, enhardi d’ailleurs par lacollaboration de collègues, le poltronse décide à sérieuse attaque. Ils sontquatre, très affairés autour de la

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Hérissonne, qui, harcelée d’avant etd’arrière, finit par succomber. Elleest étripée et gloutonnement grugéecomme le serait une chenille sansdéfense.

Suivant les chances de mestrouvailles, je mets à la dispositionde ma ménagerie des chenillesvariées, nues ou velues. Toutes sontacceptées avec ferveur extrême, à laseule condition d’une taille moyenne,en rapport avec celle de l’égorgeur.Trop petites, elles sont dédaignées,le morceau ne donnerait pas bouchéesuffisante. Trop grosses, ellesdépassent les moyens d’action duCarabe. Celles du Sphinx des

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Euphorbes et du Grand Paon, parexemple, conviendraient au Carabe ;mais à la première morsurel’assaillie, d’une contorsion de sapuissante croupe, projette à distancel’assaillant. Après quelques assauts,tous suivis d’une culbute à distance,l’insecte renonce à l’attaque, parimpuissance et à regret. La proie esttrop vigoureuse. J’ai gardé desquinze jours les deux fortes chenillesen présence de mes fautes ; rien debien fâcheux ne leur est survenu. Lesbrusqueries d’une croupesoudainement détendue imposaientrespect aux féroces mandibules.

Premier bon point au Carabe doré,

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exterminateur de toute chenille nontrop puissante. Un défaut dépare cemérite. L’insecte n’est pas grimpeur ;il chasse à terre, et non dans leshauteurs du feuillage. Je ne l’aijamais vu explorant la ramée dumoindre arbuste. Dans ma volière, iln’accorde aucune attention à la proiela plus alléchante fixée sur unetouffe de thym, à un pan d’élévation.C’est grand dommage. Si l’insecteconnaissait l’escalade, l’excursionau-dessus du sol, avec quelle rapiditéune équipe de trois ou quatreexpurgerait le chou de sa vermine, lachenille de la Piéride ! Toujours parquelque endroit le meilleur est

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vicieux.

Autre bon point au sujet des limaces.Le Carabe se repaît de toutes, mêmede la plus grosse, la Limace grise,tiquetée de taches brunes. Attaquéepar trois ou quatre équarrisseurs, lacorpulente bête est rapidement miseà mal. On lui travaille de préférencela partie dorsale que protège unecoquille interne, sorte de dalle denacre qui fait toiture sur la région ducœur et du poumon. Là, mieuxqu’ailleurs, abondent les atomespierreux dont se construit lacoquille, et ce condiment minéralparaît agréer au Carabe. De même,dans l’Escargot, le morceau préféré

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est le manteau, tigré de ponctuationscalcaires. De capture facile et desaveur appréciée, la Limace, rampantde nuit vers les tendres salades, doitêtre, pour le Carabe, une provende defréquente consommation. Avec lachenille, elle est apparemment sonhabituelle victuaille.

Il faut y ajouter le ver de terre, leLombric, rencontré hors de sonterrier en temps pluvieux. Les plusgros n’en imposent pas à l’agresseur.Je sers un Lombric de deux pans delongueur et de la grosseur du petitdoigt. Aussitôt aperçu, l’énormeannélide est assailli : six Carabesaccourent à la fois. Pour toute

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défense, le patient se contorsionne,avance et recule, se tord, se roule surlui-même. Le monstrueux boaentraîne avec lui, tantôt dessus,tantôt dessous, les acharnésdépeceurs, qui ne lâchent prise ettravaillent tour à tour en positionnormale ou bien le ventre en l’air. Lecontinuel roulis de la pièce,l’enfouissement dans le sable, laréapparition à découvert neparviennent pas à les décourager.C’est un acharnement comme ilserait difficile d’en voir de pareils.

Aux points mordus une premièrefois, ils continuent de mordre ; ilstiennent bon et laissent faire le

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désespéré, si bien que la peau, cuirtenace, cède finalement. Le contenus’épanche en une bouilliesanguinolente où plongent les têtesdes goulus. D’autres accourentprendre part à la curée, et bientôt lepuissant annélide est une ruineodieuse au regard. Je mets fin àl’orgie, crainte que les goinfres,appesantis de nourriture, se refusentlongtemps aux épreuves que jemédite. Leur frénésie de ripaille ditassez qu’ils achèveraient l’énormeandouillette si je n’intervenais.

En dédommagement, je leur jette unLombric médiocre. Entaillé en diverspoints et tiraillé, le ver se partage en

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segments que chacun emporte àmesure et va consommer à l’écart.Tant que la pièce n’est pasfractionnée, les attablés déglutissenttrès pacifiques entre eux, souventfront contre front et mandibulesengagées dans la même blessure ;mais du moment qu’ils se sententpourvus d’un lopin à leurconvenance, ils se hâtent dedéguerpir avec leur butin, loin desjalouses convoitises. Le bloc est àtous, sans rixes ni contestations ;mais la parcelle extraite est propriétéindividuelle qu’il faut prestementsoustraire aux entreprises despillards.

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Varions les vivres autant que me lepermettent mes ressources. DesCétoines (Cetonia floricola) restentune paire de semaines en compagniedes Carabes. Nul ne les moleste ; àpeine un coup d’œil donné enpassant. Est-ce indifférence pourpareil gibier ? Est-ce difficultéd’attaque ? Nous allons voir.J’enlève les élytres et les ailes. Lanouvelle des estropiées est bientôtrépandue. Les Carabes accourent etardemment leur travaillent le ventre.En une brève séance, les Cétoinessont vidées à fond. Le mets est donctrouvé excellent, et c’est la cuirassedes élytres, étroitement assemblés,

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qui d’abord tenait en respect lescarnassiers.

Même résultat avec la grosseChrysomèle noire (Timarchatenebricosa). Intact, l’insecte estdédaigné du Carabe, quifréquemment le rencontre dans lavolière et passe outre sans essayerd’ouvrir l’hermétique boîte à vivres.Mais si j’enlève les élytres, il est trèsbien grugé, malgré ses crachats d’unjaune orangé. De son côté, avec sapeau fine et nue, la larve obèse de lamême Chrysomèle est régal pour leCarabe. Sa couleur presquemétallique, d’un noir bronzé, ne faithésiter le vénateur. Aussitôt aperçu,

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le friand morceau est happé, éventré,consommé. La pilule de bronze estune pièce de choix ; autant je peux enservir, autant sont dévorées.

Sous le toit de leurs élytres, derobuste assemblage, la Cétoine et laChrysomèle noire sont hors desatteintes du Carabe, inhabile à fairebâiller la cuirasse pour atteindre lesmollesses du ventre. Si, au contraire,la fermeture de la boîte est moinsprécise, le carnassier sait fort biensoulever les étuis défensifs de saproie et parvenir à ses fins. Aprèsquelques tentatives, il soulève enarrière les élytres du Hanneton, duCerambyx cerdo et de bien d’autres ;

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il ouvre son huître, écarte les écailleset met à sec les juteuses friandises duventre. Tout coléoptère est acceptés’il y a possibilité d’en forcer laboîte.

Servi un Grand Paon, éclos la veille.Le Carabe ne va pas fougueux à lasomptueuse pièce. Il se méfie,parfois s’approche, essayant demordre sur le ventre. Mais aupremier contact des mandibules, lepatient s’agite, fouette le sol de seslarges ailes, et d’un brusquebattement projette l’agresseur àdistance. L’attaque est impossibleavec pareil gibier, à trépidationscontinuelles, accompagnées de

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vigoureux soubresauts. Je tronqueles ailes du gros papillon. Lesassaillants sont bientôt là. Ils sontsept qui tiraillent, mordent la pansedu manchot. La bourre vole enflocons, la peau cède, et les septbêtes, acharnées à la curée, plongentdans les entrailles. C’est une bandede loups dévorant un cheval. En unebrève séance, le Grand Paon est vidé.

Tant qu’il est intact, l’Escargot(Helix aspersa) ne convient guère auCarabe. J’en dépose deux au milieude mes bêtes, qu’une paire de joursde jeûne doit avoir rendues plusentreprenantes. Les mollusques sontretirés dans leurs coquilles, et celles-

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ci, enchâssées dans le sable de lavolière, ont l’orifice en haut. LesCarabes y viennent, s’y arrêtent uninstant, tantôt l’un, tantôt l’autre ; ilsdégustent la bave et, rebutés, àl’instant s’en vont sans insisterdavantage. Légèrement mordillé,l’Escargot écume en chassant le peud’air contenu dans sa pochepulmonaire. Cette mousse glaireuseest sa défense. Le passant qui encueille une modique gorgée aussitôtse retire, non désireux de fouillerdavantage.

Le couvert spumeux est d’une hauteefficacité. Je laisse tout le jour lesdeux Escargots en présence des

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affamés. Rien de fâcheux ne leurarrive. Le lendemain, je les retrouvefrais et dispos comme la veille. Pouréviter cette mousse odieuse auCarabe, je dénude les deuxmollusques sur une étendue del’ampleur de l’ongle, j’enlève unfragment de la coquille dans larégion de la poche pulmonaire.Maintenant l’attaque est prompte etpersistante.

Cinq, six Carabes à la fois s’attablentautour de la brèche qui met à nu deschairs non baveuses. S’il y avaitplace pour un plus grand nombre, lesconvives augmenteraient, car ilarrive des empressés qui cherchent à

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se glisser parmi les occupants. Au-dessus de la brèche se forme de lasorte une grappe grouillante où lesplus rapprochés fouillent, extirpent,tandis que les autres regardent faireou dérobent un morceau aux lippesdu voisin. Dans un après-midi,l’Escargot est vidé presque jusqu’aufond de sa spire.

Le lendemain, en pleine frénésie ducarnage, j’enlève la proie et laremplace par un Escargot intact,enchâssé dans le sable, l’ouvertureen haut. Excité par l’ablution dequelques gouttes d’eau, l’animal sortde son test, s’épanouit en col decygne, exhibe longuement ses tubes

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oculaires, qui semblent regarder sansémotion la terrible sarabande descarnassiers.

L’imminence de l’éventration nel’empêche pas d’étaler en plein sestendres chairs, proie facile surlaquelle, semble-t-il, les gloutons,privés de leur charcuterie, vont sejeter pour continuer leur ripailleinterrompue. Qu’est ceci cependant ?

Nul des Carabes n’accorde attentionà la magnifique pièce, qui doucementondule, sortie de son fort en majeurepartie. Si, plus entreprenant que lesautres, l’un des affamés s’avise deporter la dent sur le mollusque,celui-ci se contracte, rentre chez lui

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et se met à écumer. Cela suffit pourrebuter l’assaillant. Tout un après-midi et toute la nuit, le patient resteainsi en présence des vingt-cinqéventreurs, et rien de grave ne luiadvient.

Répétée à diverses reprises, pareilleexpérience nous affirme que leCarabe n’attaque pas l’Escargotintact, même lorsque ce dernier,après une ondée, exhibe de lacoquille tout son avant et rampe surles herbages mouillés. Il lui faut desestropiés, des impotents à testcassé ; il lui faut une brèche quipermette de mordre en un point nonapte à mousser. En de telles

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conditions, la Jardinière est demédiocre valeur pour refréner lesméfaits de l’Escargot. Compromispar accident, plus ou moins écrasé,le ravageur de l’hortotaille à brefdélai périrait sans l’intervention duCarabe.

De loin en loin, pour varier le régime,je sers à mes sujets un morceau deviande de boucherie. Les Carabesvolontiers y viennent, assidûment ystationnent, taillant par miettes etconsommant. Ce mets, peu connu deleur race si ce n’est peut-être à l’étatde Taupe éventrée par la bêche dupaysan, leur agrée aussi bien que lachenille. Toute chair leur est bonne,

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hors celle du poisson. Un jour, lemenu consiste en une sardine. Lesgoinfres accourent, prélèvent sur lapièce quelques bouchées, puis n’ytouchent plus, se retirent. C’est tropnouveau pour eux.

N’oublions pas de dire que la volièreest munie d’un abreuvoir, c’est-à-dire d’un godet plein d’eau.Fréquemment les Carabes viennent yboire après le repas. Altérés par unenourriture échauffante, et d’ailleursenglués de viscosité après ledépècement d’un escargot, ils s’yrafraîchissent, s’y détergent lesbabines, s’y lavent les tarses quechaussent des bottines gluantes,

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appesanties de sable. Après cetteablution, ils gagnent leur abri sous laplanchette et tranquillement y fontlongue sieste.

q

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Chapitre15

LE CARABEDORE. MŒURSNUPTIALES

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C’est reconnu : ardentexterminateur dechenilles et de limaces, leCarabe doré mérite parexcellence son titre deJardinière ; il est le

vigilant garde champêtre del’hortotaille et des plates-bandesfleuries. Si mes recherches n’ajoutentrien sous ce rapport à sa vieilleréputation, elles vont du moins, en cequi suit, nous montrer l’insecte sousun aspect non encore soupçonné. Leféroce mangeur, l’ogre de toute proien’excédant pas ses forces, est mangéà son tour. Et par qui ? Par lui-mêmeet bien d’autres.

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Mentionnons d’abord deux de sesennemis, le Renard et le Crapaud,qui, en temps de pénurie, nedédaignent pas, faute de mieux, lesmaigres et caustiques bouchées.Dans l’histoire des Trox, exploiteursd’ignobles résidus, j’ai dit commentles déjections du Renard, aisémentreconnaissables à la bourre de Lapinqui les compose en majeure partie,sont parfois plaquées d’élytres deCarabe ; l’ordure se pare de lamesd’or. Voilà le certificat du menu.C’est peu nourrissant, de médiocreabondance et d’âcre saveur, maisenfin avec quelques Carabes setrompe un peu la faim.

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Au sujet du Crapaud, j’ai pareiltémoignage. En été, dans les alléesde l’enclos, je fais rencontre, detemps à autre, de curieux objets dontl’origine m’a laissé au début fortindécis. Ce sont des saucissettesnoires, de l’ampleur du petit doigt ettrès friables après dessiccation ausoleil. On y reconnaît un aggloméréde têtes de Fourmis. Rien autre deplus si ce n’est des débris de finespattes. Que peut bien être cesingulier produit, cet amalgamegranuleux dont les éléments sont destêtes entassées par centaines etcentaines ?

L’idée vient d’une pelote dégorgée

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par la Chouette après triagestomacal de la partie nutritive. Laréflexion écarte cette idée : un rapacenocturne, bien que friand d’insectes,ne se nourrit pas d’un gibier si petit.Il faut un consommateur riche detemps et de patience pour engluer dubout de langue et cueillir un par unce minime fretin. Ce consommateur,quel est-il ? Serait-ce le Crapaud ? Jen’en vois pas d’autre dans l’enclos àqui puisse se rapporter un salmis defourmis. L’expérience va nousdonner le mot de l’énigme.

J’ai dans le jardin une vieilleconnaissance et je sais sa demeure.Aux heures des rondes vespérales,

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bien des fois nous nous rencontrons.Il me regarde de ses yeux dorés, etgravement passe outre pour vaquer àses affaires. C’est un Crapaud detaille à remplir une soucoupe, unvétéran respecté de la maisonnée.Nous l’appelons le Philosophe. Jem’adresse à lui pour élucider laquestion des agglomérés en têtes deFourmis.

Je l’incarcère, sans nourriture, dansune volière, et j’attends que lecontenu de sa panse replète soittravaillé par la digestion. Les chosesne traînent pas trop en longueur. Aubout de quelques jours, le prisonnierme gratifie d’une ordure noire,

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moulée en cylindre, exactementpareille à celles que j’observe dansles allées de l’enclos. C’est, commeles autres, un amalgame de têtes deFourmis. Je remets le Philosophe enliberté. Grâce à lui est résolu leproblème qui tant m’intriguait ; jesais, de façon certaine, que leCrapaud fait abondanteconsommation de Fourmis, menuevictuaille il est vrai, mais decueillette facile et de richesseinépuisable.

Ce n’est pas d’ailleurs préférence desa part ; des bouchées plusvolumineuses lui agréent mieux s’ilen trouve à sa disposition. Il se

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sustente principalement de Fourmisparce qu’elles abondent dansl’enclos, tandis que les autresinsectes courant à terre y sont raresen comparaison. Si parfois trouvailleest faite plus somptueuse, c’est pourle goulu régal des mieux appréciés.

Comme témoignage de ces festinshors ligne, je citerai certainesdéjections rencontrées dans l’encloset composées presque en entierd’élytres de Carabes. Le reste duproduit, la pâte reliant les écaillesdorées, consistait en têtes deFourmis, marque authentique duconsommateur. Ainsi le Crapaud,lorsque l’occasion se présente, se

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repaît de Carabes. Lui, notreauxiliaire horticole, nous prive d’unautre auxiliaire non moins précieux.L’utile, dans notre intérêt, est détruitpar l’utile : petite leçon bonne àmodérer notre naïve croyance quetout est fait en vue de notre service.

Il y a pire. Le Carabe doré, l’agent depolice qui, dans nos jardins, veillesur les méfaits de la chenille et de lalimace, a le travers de s’exterminerentre pareils. Un jour, à l’ombre desplatanes devant ma porte, j’en voispasser un, très affairé. Le pèlerin estle bienvenu ; il augmentera d’uneunité la population de la volière. Enle prenant, je m’aperçois qu’il a

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l’extrémité des élytres légèrementendommagée. Est-ce le résultat d’unelutte entre rivaux ? Rien ne merenseigne à cet égard. L’essentiel estque l’insecte ne soit pas compromispar une grave lésion. Inspecté,reconnu sans blessure et bon pour leservice, il est introduit dans la logevitrée, en compagnie des vingt-cinqoccupants.

Le lendemain, je m’informe dunouveau pensionnaire. Il est mort.Pendant la nuit, les camarades l’ontattaqué, lui ont curé le ventre,insuffisamment défendu par lesélytres ébréchés. L’opération s’estfaite de façon très propre, sans

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aucun démembrement. Pattes, tête,corselet, tout est correctement enplace ; seul le ventre bâille d’uneample ouverture par où s’est faitel’extirpation du contenu. On a sousles yeux une sorte de conque d’or,formée des deux élytres joints. Letest d’une huître vidé de sonmollusque n’est pas plus net.

Ce résultat m’étonne, car je veilleattentivement à ce que la volière nesoit jamais dépourvues de vivres.L’Escargot, le Hanneton, la Mantereligieuse, le Lombric, la Chenille etautres mets favoris alternent dans leréfectoire en quantité plus quesuffisante. En dévorant un confrère

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dont l’armure endommagée seprêtait à facile attaque, mes Carabesn’ont donc pas l’excuse de la famine.

Chez eux, l’usage serait-il d’acheverles blessés et de curer le ventre auprochain avarié ? La pitié estinconnue chez les insectes. Devant unestropié qui désespérément sedémène, nul de la même race nes’arrête, nul n’essaye de lui venir enaide. Entre carnassiers, les affairespeuvent même tourner davantage autragique. Parfois à l’invalideaccourent des passants. Est-ce pourle soulager ? Nullement, mais bienpour déguster l’éclopé et, s’ils letrouvent bon, pour le guérir

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radicalement de ses infirmités en ledévorant.

Il est alors possible que le Carabe àélytres ébréchés ait tenté lescamarades par son croupion enpartie dénudé. Ils ont vu dansl’impotent confrère une proie qu’ilétait permis de disséquer. Mais s’iln’y a pas d’avarie préalable, serespectent-ils entre eux ? Toutes lesapparences certifient d’abord desrelations très pacifiques. Pendant lerepas, jamais de bataille entreconvives ; rien autre que des rapts debouche à bouche. Pendant leslongues siestes sous l’abri de laplanchette, jamais de rixe non plus.

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A demi plongés dans la terre fraîche,mes vingt-cinq sujets paisiblementdigèrent et somnolent, non loin l’unde l’autre, chacun dans sa fossette. Sij’enlève l’abri, ils s’éveillent,décampent, courent de-ci, de-là, àtout instant se rencontrent sans semolester.

La paix était donc profonde etparaissait devoir durer indéfinimentlorsque, aux premières chaleurs dejuin, mon inspection constate unCarabe mort. Non démembré etréduit fort proprement à l’état decoquille d’or, il répète ce que nousmontrait tantôt l’impotent dévoré, ilnous rappelle l’écaille d’une huître

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grugée. J’examine la relique. Saufl’énorme brèche du ventre, tout esten ordre. L’insecte était donc en bonétat lorsque les autres l’ont vidé.

A quelques jours de là, encore unCarabe occis et traité comme lesprécédents, sans désordre dans lespièces de l’armure. Mettons le mortsur le ventre, il semble intact ;mettons-le sur le dos, il est creux etn’a plus rien de charnu dans sacarapace. Un peu plus tard, autrerelique vide, puis une autre, uneautre encore, tant et tant que laménagerie rapidement diminue. Sicette frénésie de massacre continue,je n’aurai bientôt plus rien dans les

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volières.

Mes Carabes, usés par l’âge,périraient-ils de mort naturelle, et lessurvivants feraient-ils curée descadavres ; ou bien est-ce aux dépensde sujets bel et bien en vie que se faitla dépopulation ? Tirer l’affaire auclair n’est pas commode, car c’est denuit surtout que s’opèrent leséventrements. Avec de la vigilance, jeparviens néanmoins par deux fois àsurprendre l’autopsie en plein jour.

Vers le milieu de juin, sous mes yeux,une femelle travaille un mâle,reconnaissable à sa taille un peumoindre. L’opération débute. Ensoulevant le bout des élytres,

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l’assaillante a saisi sa victime parl’extrémité du ventre, à la facedorsale. Ardemment elle tiraille, ellemâchonne. Le happé, dans sa pleinevigueur, ne se défend pas, ne seretourne pas. Il tire de son mieux ensens inverse pour se dégager desterribles crocs ; il avance, il recule,suivant qu’il entraîne ou qu’il estentraîné, et là se borne toute sarésistance. La lutte dure un quartd’heure. Des passants surviennentqui s’arrêtent et semblent se dire :« A bientôt mon tour. » Enfin,redoublant d’efforts, le mâle sedélivre et s’enfuit. Il est à croire que,s’il n’était parvenu à se dégager, il

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aurait eu le ventre vidé par la férocecommère.

Quelques jours plus tard, j’assiste àsemblable scène, mais cette fois avecdénouement complet. C’est encoreune femelle qui mordille un mâle àl’arrière. Sans autre protestation quede vains efforts pour se libérer, lemordu laisse faire. La peau cèdeenfin, la plaie s’agrandit, les viscèressont extirpés et déglutis par lamatrone, qui, la tête plongée dans leventre du compagnon, vide lacarapace. Des tremblements depattes annoncent la fin du misérable.La charcutière ne s’en émeut ; ellecontinue de fouiller aussi loin que le

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permettent les défilés de la poitrine.Rien ne reste du défunt que lesélytres assemblés en nacelle etl’avant du corps non désarticulé. Larelique tarie est abandonnée surplace.

Ainsi doivent avoir péri les Carabes,toujours des mâles, dont je trouve lesrestes de temps à autre dans lavolière ; ainsi doivent périr encoreles survivants. Du milieu de juin au

1er août, la population, de vingt-cinqsujets au début, se réduit à cinqfemelles. Tous les mâles, au nombrede vingt, ont disparu, éventrés etvidés à fond. Et par qui ?Apparemment par les femelles.

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C’est d’abord attesté par les deuxassauts dont la chance m’a rendutémoin ; à deux reprises, dans lapleine clarté du jour, j’ai vu lafemelle se repaître du mâle après luiavoir ouvert le ventre sous lesélytres, ou du moins essayé de lefaire. Quant au reste du massacre, sil’observation directe me fait défaut,j’ai un témoignage de haute valeur.On vient de le voir : le saisi neriposte pas, ne se défend pas ; ils’efforce uniquement de fuir en tirantde son mieux.

Si c’était là simple bataille, rixeordinaire comme peuvent en amenerles rivalités de la vie, l’assailli se

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retournerait évidemment, puisqu’ilest dans la possibilité de le faire ; enune prise de corps, il répondrait àl’agression, il rendrait morsure pourmorsure. Sa vigueur lui permet unelutte qui pourrait tourner à sonavantage, et le sot se laisseimpunément mâchonner le croupion.Il semble qu’une répugnanceinvincible l’empêche de se rebiffer etde manger un peu celle qui le mange.

Cette tolérance remet en mémoire leScorpion languedocien, qui, les nocesterminées, se laisse dévorer par sacompagne sans faire usage de sonarme, le dard venimeux capable demettre à mal la commère ; elle nous

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rappelle l’amoureux de la Mantereligieuse, qui, parfois réduit à untronçon et continuant malgré toutson œuvre inachevée, est grignoté àpetites bouchées, sans révolteaucune de sa part. Ce sont là desrites nuptiaux contre lesquels le mâlen’a pas à protester.

Les mâles de ma ménageriecarabique, éventrés du premier audernier, nous parlent de mœurspareilles. Ils sont les victimes deleurs compagnes, maintenantassouvies de pariades. Pendantquatre mois, d’avril en août, descouples journellement se formaient,tantôt simples essais, tantôt et plus

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souvent efficaces jonctions. Pour cestempéraments de feu, ce n’est jamaisfini.

Le Carabe est expéditif en affairesamoureuses. Au milieu de la foule,sans agaceries préalables, un passantse jette sur une passante, la premièrevenue. L’enlacée relève un peu la têteen signe d’acquiescement, tandis quele cavalier lui flagelle la nuque dubout des antennes. La jonctionterminée, et c’est bientôt fait,brusquement on se sépare, on prendréfection à l’Escargot servi, et desdeux parts on convole en d’autresnoces, puis en d’autres encore, tantqu’il y a des mâles disponibles.

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Après la ripaille, l’amour brutal ;après l’amour, la ripaille ; en cela,pour le Carabe, se résume la vie.

Le gynécée de ma ménagerie n’étaitpas en rapport avec le nombre desprétendants, cinq femelles pour vingtmâles. N’importe : nulle rivalité avecéchange de horions ; trèspacifiquement on use, on abuse despassantes. Avec cette tolérance, unjour plus tôt, un jour plus tard, àmultiples reprises et suivant leschances des rencontres, chacuntrouve à satisfaire ses ardeurs.

J’aurais préféré une assembléemieux proportionnée. Le hasard, etnon le choix, m’avait valu celle dont

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je disposais. Au début du printempsj’avais récolté tout ce que jerencontrais en fait de Carabes sousles pierres du voisinage, sansdistinction de sexes, assez difficiles àreconnaître d’après les seulscaractères extérieurs. Plus tard,l’éducation en volière m’apprit qu’unléger excès de taille était le signedistinctif des femelles. Maménagerie, si disparate sous lerapport numérique des sexes, étaitdonc résultat fortuit. Il est à croireque dans les conditions naturelles nese retrouve plus cette profusion demâles.

D’autre part, en liberté, sous l’abri

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de la même pierre, ne se voientjamais des groupes aussi nombreux.Le Carabe vit à peu près solitaire ; ilest rare d’en trouver deux ou troisréunis au même gîte. L’assemblée dema volière est donc exceptionnelle,sans amener cependant de tumulte.Dans la loge vitrée, il y a largementplace pour les excursions à distanceet pour tous les ébats habituels. Quiveut s’isoler s’isole, qui veut de lacompagnie en a bientôt trouvé.

La captivité d’ailleurs ne paraîtguère les importuner : cela se voit àleurs fréquentes ripailles, à leurspariades journellement répétées.Libres dans la campagne, ils ne

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seraient pas mieux dispos ; peut-êtremême le seraient-ils moins, les vivresn’y abondant pas comme dans lavolière. Sous le rapport du bien-être,les prisonniers sont donc dans unétat normal, favorable au maintiendes mœurs habituelles.

Seulement, la rencontre entre pareilsest ici de plus grande fréquence quedans les champs. De là, sans doute,une meilleure occasion pour lesfemelles de persécuter les mâles dontelles ne veulent plus, de les happerpar le croupion et de leur vider leventre. Cette chasse aux anciensamoureux, le voisinage trop directl’aggrave, mais sans l’innover

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assurément ; de tels usages nes’improvisent pas.

Les pariades finies, une femellerencontrant un mâle dans lacampagne doit alors le traiter engibier et le gruger pour clore les ritesmatrimoniaux. La chance des pierresretournées ne m’a jamais valu cespectacle ; n’importe : ce que m’amontré la volière suffit à maconviction. Quel monde que celui desCarabes, où la matrone mange soncoadjuteur lorsque la fertilité desovaires n’a plus besoin de lui ! Enquelle pauvre estime les loisgénésiques tiennent-elles les mâles,pour les faire charcuter de la sorte !

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Ces accès de cannibalisme succédantaux amours sont-ils bien répandus ?Pour le moment, j’en connais troisexemples des mieux caractérisés :ceux de la Mante religieuse, duScorpion languedocien et du Carabedoré. Avec moins de brutalité, car ledévoré est alors un défunt, et non unvivant, l’horreur de l’amoureuxdevenu proie se retrouve dans latribu des Locustiens. La femelle duDectique à front blanc grignotevolontiers un cuissot de mâletrépassé. La Sauterelle verte secomporte de même.

Il y a là, jusqu’à un certain point,l’excuse du régime : Dectiques et

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Sauterelles sont avant toutcarnivores. Rencontrant un mort deleur espèce, les matrones leconsomment plus ou moins, serait-illeur amant de la veille. Gibier pourgibier, autant vaut celui-là.

Mais que dirons-nous desvégétariens ? Aux approches de laponte, l’Ephippigère porte la dentsur son compagnon encore plein devie, lui troue la panse et le mangeautant que le permet son appétit. Ladébonnaire Grillonne s’aigritbrusquement le caractère ; elle batcelui qui naguère lui donnait dessérénades si passionnées ; elle luidéchire les ailes, lui casse le violon,

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et va même jusqu’à préleverquelques bouchées surl’instrumentiste. Il est alors probableque cette mortelle aversion de lafemelle pour le mâle après la pariadeest de quelque fréquence, surtoutchez les insectes carnassiers. Pourquels motifs ces atroces mœurs ? Siles circonstances me servent, je nemanquerai pas de m’en informer.

De toute la population de la volière,cinq femelles me restent aucommencement d’août. Depuis laconsommation des mâles, la conduitedes recluses a bien changé. Lemanger leur est indifférent. Ellesn’accourent plus à l’Escargot, que je

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leur sers à demi dénudé de sacoquille ; elles dédaignent la Mantepansue et la chenille, leurs délicesnaguère ; elles sommeillent sousl’abri de la planchette et rarement semontrent. Serait-ce le préparatif dela ponte ? Journellement je m’eninforme, très désireux de voir lesdébuts des petites larves, débutsrustiques, privés de tout soin,comme le fait prévoir le manqued’industrie de la mère.

Mon attente est vaine ; de ponte, iln’y en a pas. Cependant arrivent lesfraîcheurs d’octobre. Quatre femellespérissent, de mort naturelle cettefois. La survivante n’y accorde

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attention. Elle leur refuse lasépulture dans son estomac,sépulture réservée jadis aux mâles,autopsiés vivants. Elle se tientblottie dans la terre aussiprofondément que le permet lemaigre sol de la volière. Quand vientnovembre et que le Ventoux seblanchit des premières neiges, elles’engourdit au fond de sa cachette.Laissons-la désormais tranquille.Elle passera l’hiver, tout semble lepromettre, et c’est le printempsprochain qu’elle donnera sa ponte.

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Chapitre16

LA MOUCHEBLEUE DE LAVIANDE. LAPONTE

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Pour expurger la terredes souillures de la mortet faire rentrer dans lestrésors de la vie la matièreanimale défunte, il y a deslégions d’entrepreneurs

charcutiers, parmi lesquels sont,dans nos régions, la Mouche bleue dela viande (Calliphora vomitoria Lin.)et la Mouche grise (Sarcophagacarnaria Lin.). Chacun connaît lapremière. C’est la grosse mouched’un bleu sombre qui, son coup faitdans le garde-manger mal surveillé,stationne sur nos vitres et gravementy bourdonne, désireuse de s’en allerau soleil mûrir une autre émission de

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germes. Comment dépose-t-elle sesœufs, origine de l’asticot odieuxexploiteur de nos vivres, venus de lachasse ou de la boucherie ? Quellessont ses ruses, et comment pouvons-nous y parer ? C’est ce que je mepropose d’examiner.

La Mouche bleue fréquente nosdemeures l’automne et une partie del’hiver, jusqu’à ce que les froidsdeviennent rigoureux ; mais sonapparition dans les champs remontebien plus haut. Dès les premièresbelles journées de février, on la voitse réchauffer, toute frileuse, contreles murs ensoleillés. En avril, jel’observe, assez nombreuse, sur les

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fleurs de Laurier-Tin.

Apparemment c’est là que se fait lapariade, tout en sirotant lesexsudations sucrées des petitesfleurs blanches. Toute la belle saisonse passe au dehors, en courtes voléesd’une buvette à l’autre. Quandviennent l’automne et son gibier, ellepénètre chez nous et ne nous quittequ’aux fortes gelées.

Voilà bien ce qu’il faut à meshabitudes casanières, et surtout àmes jambes fléchissant sous le poidsdes années. Je n’ai pas à courir aprèsmes sujets d’étude ; ils viennent metrouver. J’ai d’ailleurs des aidesvigilants. La maisonnée est avertie

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de mes projets. Chacun m’apporte,dans un petit cornet de papier, laturbulente visiteuse, capturée àl’instant contre les vitres.

Ainsi se peuple ma volière,consistant en une grande cloche entoile métallique, qui repose dans uneterrine pleine de sable. Un godetcontenant du miel est le réfectoire del’établissement. Là viennent sesustenter les captives aux heures deloisir. Pour occuper leurs soinsmaternels, je fais emploi d’oisillons,Pinsons, Linottes, Moineaux, que mevaut, dans l’enclos, le fusil de monfils.

Je viens de servir une Linotte tuée

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l’avant-veille. Alors est introduitesous la cloche une Mouche bleue, uneseule, pour éviter la confusion. Sonventre replet annonce une prochainepente. En effet, une heure après, lesémotions de l’internement apaisées,la captive est en travail de gésine.D’un pas âpre et saccadé, elle explorele petit gibier, va de la tête à laqueue, revient de la queue à la tête,plusieurs fois recommence, enfin sefixe au voisinage d’un œil, tout fané,retiré dans son orbite.

L’oviducte se coude à angle droit etplonge dans la commissure du bec,tout à la base. Alors, près d’unedemi-heure, c’est l’émission des

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œufs. Immobile, impassible tant elleest absorbée dans ses gravesaffaires, la pondeuse se laisseobserver au foyer de ma loupe. Unmouvement de ma partl’effaroucherait ; ma tranquilleprésence ne lui donne inquiétude. Jene suis rien pour elle.

L’émission n’est pas continuejusqu’à épuisement des ovaires ; elleest intermittente et se fait parpaquets. A diverses reprises, laMouche quitte le bec de l’oiseau etvient se reposer sur le treillis, en sebrossant l’une contre l’autre lespattes postérieures. Avant de s’enservir de nouveau, elle nettoie

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surtout, elle lisse, elle polit son outil,la sonde conductrice des germes.Puis, se sentant les flancs encoreriches, elle revient au même point dela commissure du bec. La pontereprend, pour cesser tout à l’heure etde nouveau recommencer. Une paired’heures se passent en cesalternances de station au voisinagede l’œil et de repos sur le treillis.

Enfin c’est fini. La Mouche ne revientplus sur l’oiseau, preuve del’épuisement des ovaires. Lelendemain elle est morte. Les œufssont plaqués en couche continue, àl’entrée du gosier, à la base de lalangue, sur le voile du palais. Leur

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nombre paraît considérable ; toute laparoi gutturale en est blanchie.J’engage un petit pilier de bois entreles deux mandibules pour lesmaintenir ouvertes et me permettrede voir ce qui se passera.

J’apprends ainsi que l’éclosion sefait en une paire de jours. Aussitôtnée, la jeune vermine, amasgrouillant, abandonne les lieux etdisparaît dans la profondeur dugosier. S’informer davantage dutravail est pour le moment inutile.Nous l’apprendrons plus tard en desconditions d’examen plus aisé.

Le bec de l’oiseau envahi était closau début, autant que le comporte le

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rapprochement non forcé desmandibules. A la base restait uneétroite rainure, suffisante au plus aupassage d’un crin. C’est par là ques’est effectuée la ponte. Etirant sonoviducte en tube de lorgnette, lapondeuse a insinué dans le détroit lapointe de son outil, pointelégèrement durcie d’une armure decorne. La finesse de la sonde, est enrapport avec la finesse de l’entrée.Mais si le bec était rigoureusementclos, en quel point se ferait le dépôtdes œufs ?

Avec un fil noué, je maintiens lesdeux mandibules strictementrapprochées, et je mets une seconde

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Mouche bleue en présence de laLinotte déjà peuplée par la voie dubec. Cette fois la ponte se fait sur unœil, entre la paupière et le globeoculaire. A l’éclosion, encore unepaire de jours après, les vermisseauxpénètrent dans les profondeurscharnues de l’orbite. Les yeux et lebec, voilà donc les deux principalesvoies d’accès dans le gibier à plumes.

Il y en a d’autres. Ce sont lesblessures. Je coiffe une Linotte d’uncapuchon de papier qui empêcheral’invasion par le bec et les yeux. Je lasers, sous la cloche, à une troisièmepondeuse. Un plomb a atteintl’oiseau à la poitrine ; mais la plaie

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n’est pas saignante, aucune souilluren’indique au dehors le point meurtri.J’ai du reste soin de remettre enordre le plumage, de le lisser avec unpinceau, de sorte que la pièce, trèscorrecte d’aspect, a toutes lesapparences de se trouver intacte.

La mouche est bientôt là. Elleinspecte attentivement l’oiseau d’unbout à l’autre ; de ses tarsesantérieurs elle tapote la poitrine et leventre. C’est une sorte d’auscultationpar le toucher. A la manière dontréagit le plumage, l’insecte reconnaîtce qu’il y a dessous. Si l’odorat vienten aide, ce ne peut être que dans unefaible mesure, car le gibier n’a pas

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encore l’odeur du faisandé.Rapidement la blessure est trouvée.Aucune goutte de sang nel’accompagne, fermée qu’elle est parun tampon de duvet que le plomb arefoulé. Sans la mettre à découverten écartant le plumage, la mouche s’yinstalle. Là, immobile et le ventredisparu sous les plumes, d’une paired’heures elle ne bouge. Mesassiduités de curieux ne ladétournent en rien de ses affaires.

Quand elle a fini, je la remplace. Rienni sur l’épiderme ni dansl’embouchure de la plaie. Je doisretirer le tampon de duvet et fouillerà quelque profondeur pour mettre à

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nu la ponte. Allongeant son tubeextensible, l’oviducte a donc pénétréavant, au-delà du bouchon de plumesrefoulé par le projectile. Les œufssont en un seul paquet ; leur nombreest de trois cents environ. Si le bec etles yeux sont rendus inaccessibles, side plus la pièce est sans blessures, laponte se fait aussi, mais cette foishésitante et parcimonieuse. Je plumecomplètement l’oiseau pour mieuxme rendre compte des faits ; enoutre, je le coiffe d’un capuchon depapier qui défendra les habituelsaccès. Longtemps, à pas saccadés, lapondeuse en tout sens explore lemorceau ; de préférence elle

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stationne sur la tête, qu’elle ausculteen la tapotant des tarses antérieurs.Elle sait qu’il y a là les pertuisnécessaires à ses desseins ; elle saitnon moins bien la débilité de sesvermisseaux, incapables de trouer etde franchir l’étrange obstacle quil’arrête elle-même et empêche le jeude l’oviducte. La cagoule de papierlui inspire profonde méfiance.Malgré l’appât tentateur de la têtevoilée, aucun œuf n’est déposé surl’enveloppe, si mince soit-elle.

Lasse de vaines tentatives pourcontourner cet obstacle, la mouchese décide enfin pour d’autres points,mais non sur la poitrine, le ventre, le

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dos, où l’épiderme est trop coriace,paraît-il, et la lumière tropimportante. Il lui faut des cachettesténébreuses, des recoins où la peausoit de grande finesse. Les endroitsadoptés sont le creux de l’aisselle etla base de la cuisse en contact avec leventre. De part et d’autre, des œufssont déposés, mais peu nombreux etdémontrant que l’aine et l’aisselle nesont adoptées qu’avec répugnance etfaute d’un meilleur emplacement.

Avec un oiseau non plumé ettoujours encapuchonné, la mêmeexpérience ne m’a pas réussi ; leplumage empêche la mouche de seglisser en ces lieux profonds. Disons

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enfin que sur un oiseau écorché, outout simplement sur un morceau deviande de boucherie, la ponte se faiten un point quelconque, pourvu qu’ilsoit obscur. Les plus ténébreux sontles préférés.

De ces divers faits il résulte que,pour le dépôt de ses œufs, la Mouchebleue recherche tantôt les plaies oùles chairs sont à nu, tantôt lesmuqueuses buccales où oculaires,non protégées par un épiderme dequelque résistance. Il lui faut aussil’obscurité. Nous verrons plus loinles motifs de sa prédilection.

La parfaite efficacité du capuchon depapier, empêchant l’invasion des

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vers par les voies des orbites et dubec, m’engage à tenter semblableméthode sur l’oiseau en entier. Ils’agit d’envelopper la pièce d’unesorte d’épiderme artificiel quidissuade la pondeuse de sonentreprise comme le fait l’épidermenaturel. Des Linottes, les unesatteintes de blessures profondes, lesautres presque intactes, sontintroduites isolément dans dessachets de papier pareils à ceux quele jardinier fleuriste, en vue deconserver ses graines, obtient sansencollage au moyen de quelques plis.Le papier est très ordinaire et demédiocre consistance. Des fragments

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d’un vulgaire journal suffisent.

Ces fourreaux à cadavres sontabandonnés à l’air libre, sur la tablede mon cabinet, où les visitent,suivant l’heure du jour, l’ombreopaque et le vif soleil. Attirées parles émanations de mes charcuteries,les Mouches bleues fréquentent monlaboratoire, dont les fenêtres restenttoujours ouvertes. Journellement j’envois qui se posent sur les sachets et,très affairées, les explorent,renseignées par l’odeur de faisandé.A leurs incessantes allées et venuesse reconnaît ardente convoitise, etcependant nulle d’elles ne se décide àpondre sur les sacoches. Elles

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n’essayent pas même d’insinuerl’oviducte dans les rainures des plis.La saison favorable se passe, et rienn’est déposé sur les sachetstentateurs. Toutes les mèress’abstiennent, jugeantinfranchissable pour la vermine lemince obstacle du papier.

Cette circonspection du diptère n’arien qui me surprenne : la maternitéa partout des éclaircies de grandelucidité. Ce qui m’étonne, c’est lerésultat que voici. Les sachets àlinottes passent l’année entière àdécouvert sur la table ; ils y passentune seconde année, une troisième. Detemps à autre j’en visite le contenu.

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Les oisillons sont intacts, trèscorrects du plumage, inodores,arides et légers ainsi que desmomies. Ils ne sont pas décomposés,ils se sont momifiés.

Je m’attendais à les voir tomber enpourriture, à diffluer en sanie commenous le montrent les cadavres laissésà l’air libre. Au contraire ; sans autrealtération, les pièces se sontdesséchées et durcies. Que leur a-t-ilmanqué pour se résoudre enputrilage ? Tout simplementl’intervention du diptère. L’asticotest donc la cause primordiale de ladissolution cadavérique, il est parexcellence le chimiste putréfacteur.

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Une conséquence d’intérêt nonnégligeable est à tirer de mesbourriches en papier. Dans nosmarchés, ceux du Midi surtout, legibier est appendu sans protectionaux crocs de l’étalage. Alouettesassemblées par douzaines avec un filpassé dans les narines, Grives etTourdes, Pluviers et Vanneaux,Sarcelles, Perdreaux et Bécasses,enfin toutes ces gloires de la brocheque nous amène la migrationd’automne restent des jours et dessemaines exposées aux injures dudiptère. L’acheteur se laisse tenterpar d’irréprochables apparences ; ilfait emplette, et, de retour chez lui,

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au moment des apprêts culinaires, ils’aperçoit que l’asticot travaille lapièce dont il se promettait délicieuxrôti. Horreur ! Il faut jeter l’odieuxfoyer de vermine.

La Mouche bleue est ici la coupable ;chacun le sait, et personne ne songe àsérieusement s’en affranchir, ni lemarchand au détail, ni l’expéditeuren gros, ni le chasseur. Que faudrait-il pour empêcher l’invasion desvers ? Presque rien : glisser chaquepièce dans un fourreau de papier. Sicette précaution est prise au début,avant l’arrivée du diptère, tout gibierest inattaquable et peut indéfinimentattendre le degré de maturité exigé

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des gourmets.

Bourrés d’olives et de baies demyrte, les Merles de la Corse sont unmanger exquis. Il nous en arriveparfois à Orange, stratifiés dans descorbeilles où l’air aisément circule etcontenus chacun dans un sachet depapier. Ils sont dans un état deparfaite conservation, conforme auxscrupuleuses exigences de la cuisine.Je félicite l’expéditeur anonyme à quil’idée lumineuse est venue d’habillerde papier ses merles. Son exempleaura-t-il des imitateurs ? J’en doute.

Un grave reproche peut s’adresser àce moyen de préservation. Dans sonsuaire de papier, l’objet est

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invisible ; il ne fait pas montrealléchante ; il n’avertit pas le passantde sa nature et de ses qualités. Uneressource reste, qui laisserait lapièce à découvert, c’est de coiffertout simplement l’oiseau d’un bonnetde papier. La tête étant la partie laplus menacée, à cause desmuqueuses de la gorge et des yeux, ilsuffirait en général de la protégerpour arrêter le diptère et coupercourt à ses entreprises.

Continuons d’interroger la Mouchebleue en variant nos moyensd’information. Une boîte en ferblanc, d’un décimètre de hauteurenviron, contient un morceau de

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viande de boucherie. Le couvercleobliquement disposé laisse en unpoint de son pourtour une étroitefissure où pourrait au plus s’engagerune fine aiguille. Lorsque l’appâtcommence à répandre un fumet defaisandé, les pondeuses arrivent,isolées ou plusieurs à la fois. Ellessont attirées par l’odeur qui,propagée à travers une subtile fente,affecte à peine mon odorat.

Quelque temps elles explorent lerécipient métallique, cherchent unevoie d’entrée. Ne trouvant rien quilui permette d’atteindre le morceauconvoité, elles se décident à pondresur le fer-blanc, tout à côté de la

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fissure. Parfois, lorsque l’étroitessedu passage le permet, elles insinuentl’oviducte dans la boîte et pondent àl’intérieur, sur les lèvres même de lafente. Au dedans aussi bien qu’audehors, les œufs sont plaqués encouche assez régulièred’arrangement et très nette deblancheur. C’est là que je puisecomme à la pelle, c’est-à-dire avecune petite spatule de papier. Sanstrace aucune des souilluresinévitables si la récolte se faisait surdes viandes gâtées, j’obtiens ainsi,pour mes recherches, des germes entel nombre que je veux.

Nous venons de voir la Mouche bleue

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refuser de pondre sur le sachet depapier, malgré les effluvescadavériques de la linotte incluse ;maintenant, sans hésitation, elledépose ses œufs sur une lamemétallique. La nature du supportserait-elle pour quelque chose enl’affaire ? Je remplace le couvercle enfer-blanc de la boîte par un rideau depapier tendu et collé sur l’orifice. Dela pointe du canif, j’ouvre à traversce nouvel opercule une étroite fissurelinéaire. Cela suffit : la pondeuseaccepte le papier.

Ce qui la décide, ce n’est donc passimplement l’odeur, bien appréciablemême à travers le papier non fendu,

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c’est avant tout la fissure qui rendrapossible l’entrée de la vermine,éclose au dehors, à proximité del’étroit passage. La mère des asticotsa sa logique, ses judicieusesprévisions. Elle sait d’avance ladébilité de ses vermisseaux,incapables de s’ouvrir une voie àtravers un obstacle de quelquerésistance ; aussi, malgré latentation de l’odeur, se garde-t-ellede pondre tant qu’elle n’a pasreconnu une entrée où puissentd’eux-mêmes s’insinuer les nouveau-nés.

Je tenais à savoir si la coloration,l’éclat, le degré de dureté et autres

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qualités de l’obstacle auraient uneinfluence sur les décisions de la mèreobligée de pondre dans desconditions exceptionnelles. Dans cebut, j’ai fait emploi de petits bocaux,amorcés chacun d’un morceau deviande de boucherie. L’operculeconsistait soit en papier decoloration diverse, soit en toile cirée,soit en ces feuilles d’étain qui,parées des rutilances de l’or et ducuivre, servent au liquoriste pourcoiffer les bouteilles.

Sur aucun de ces couvercles lespondeuses n’ont stationné,désireuses d’y plaquer leurs œufs ;mais du moment que le canif les

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avait éventrés d’une légère fente,tous, qui plus tôt, qui plus tard, sontvisités et reçoivent le blanc semis auvoisinage de l’ouverture. L’aspect del’obstacle n’est donc ici pour rien ;l’obscur et le brillant, le mat et lecoloré sont détails d’importancenulle ; l’essentiel est un passage quipermette aux vermisseaux d’entrer.

Eclos au dehors, à distance de lapièce convoitée, les nouveau-néssavent très bien trouver leurréfectoire. A mesure qu’ils selibèrent de l’œuf, sans hésitationaucune, tant leur flair est précis, ilsse glissent sous le rebord ducouvercle incomplètement joint, ou

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bien dans le défilé que le canif aménagé. Les voici rentrés dans leurterre promise, leur infect paradis.

Impatients d’arriver, se laissent-ilstomber du haut de la muraille ?Nullement. D’une douce reptation ilss’acheminent sur la paroi du bocal ;ils font béquille et grappin de leuravant pointu, toujours en quêted’information. Ils atteignent lemorceau, aussitôt s’y installent.

Continuons notre enquête enchangeant les dispositifs. Une largeéprouvette, mesurant au-delà d’unempan de hauteur, est amorcée, toutau fond, d’un morceau de viande deboucherie. Elle est fermée d’une toile

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métallique dont les mailles, de deuxmillimètres environ de côté, nepeuvent donner passage au diptère.La Mouche bleue vient à monappareil. L’odorat est son guide, bienmieux que la vue. Elle accourt àl’éprouvette voilée d’un étui opaqueavec la même ferveur qu’àl’éprouvette laissée nue. L’invisiblel’attire autant que le visible.

Elle stationne sur le treillis del’embouchure, attentivementl’inspecte ; mais, soit que lescirconstances ne m’aient pas bienservi, soit que le réseau de filsmétalliques inspire méfiance, je nel’ai jamais vue y plaquer ses œufs

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d’une façon évidente. Sontémoignage me restant douteux, j’airecours à la Mouche grise(Sarcophaga carnaria).

Celle-ci, peu méticuleuse en sespréparatifs, confiante d’ailleurs dansla robusticité de ses vers, quinaissent tout formés et déjàvigoureux, me montre aisément ceque je désire voir. Elle explore letreillis, choisit une maille, où elleintroduit le bout du ventre, et coupsur coup, non troublée par maprésence, elle émet un certainnombre de vermisseaux, une dizaine,plus ou moins. Il est vrai que sesvisites se multiplieront, augmentant

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la famille dans une proportion quim’est inconnue.

Les nouveau-nés adhèrent unmoment à la toile métallique parsuite d’une légère viscosité, ilsgrouillent, se démènent, se dégagentet se précipitent dans le gouffre. Lachute est d’un empan et davantage.Cela fait, la mère décampe, certaineque ses fils se tireront d’affaire toutseuls. S’ils tombent sur la viande,c’est parfait ; s’ils tombent ailleurs,ils sauront en rampant atteindre lemorceau.

Cette confiance dans l’inconnu duprécipice, avec le seul renseignementde l’odeur, mérite plus ample

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examen. De quelle hauteur la Mouchegrise osera-t-elle laisser choir sesfils ? Je surmonte l’éprouvette d’untube du calibre d’un col de bouteille.L’embouchure est fermée soit avecune toile métallique, soit avec unopercule de papier que le canif afendu d’une étroite fissure. Entotalité l’appareil mesure soixante-cinq centimètres d’élévation.N’importe : la chute est sans gravitépour la souple échine des jeunesvers, et l’éprouvette se peuple enquelques jours de larves où il estfacile de reconnaître la famille de laMouche grise, d’après le diadèmefrangé qui, à l’arrière de l’asticot,

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s’ouvre et se referme ainsi que lespétales d’une fleurette. Je n’ai pas vula mère opérant, je n’étais pas là aumoment requis ; mais aucun douten’est possible sur sa venue et sur legrand plongeon de la famille ; lecontenu de l’éprouvette m’en fournitl’authentique certificat.

J’admire la culbute, et, pour enobtenir de mieux probantes, jeremplace le tube par un second, defaçon que l’appareil a maintenantdouze décimètres d’élévation. Lacolonne est dressée en un certainpoint fréquenté du diptère, dans unéclairage discret. Son embouchure,garnie d’une toile métallique, arrive

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au niveau de divers autres appareils,éprouvettes et bocaux, déjà peuplésou attendant leur population devermine. Lorsque l’emplacement estbien connu des mouches, je laisse lacolonne seule, crainte de détournerles visiteuses par des exploitationsplus faciles.

De temps à autre la bleue et la grisese posent sur le treillis, s’informentun moment, puis décampent. Toutela bonne saison, trois mois durant,l’appareil reste en place sans résultataucun ; de vers il n’y en a jamais.Pour quel motif ? L’infection de laviande ne se propagerait-elle pas,venue de cette profondeur Mais si,

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elle se propage ; mon odoratémoussé le constate ; celui de mesenfants, appelés en témoignage, leconstate encore mieux.

Alors pourquoi la Mouche grise, quitantôt laissait choir ses vers d’unebelle hauteur, se refuse-t-elle à lesprécipiter du haut d’une colonned’élévation double ? Craindrait-ellepour ses vers les meurtrissures d’unechute exagérée ? Rien ne dénote chezelle des inquiétudes éveillées par lalongueur du canal. Je ne la voisjamais explorer le tube, en arpenterla dimension. Elle stationne surl’orifice treillissé, et tout se borne là.Serait-elle avertie de la profondeur

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du gouffre par l’affaiblissement despuanteurs qui en remontent ?L’odorat mesurerait-il la distance,acceptable ou non ? Peut-être bien.

Toujours est-il que, malgré l’appâtde l’odeur, la Mouche grise n’exposepas ses vers à des plongeonsexagérés. Saurait-elle davantage que,lors de la rupture des pupes, safamille ailée, heurtant d’un essorbrusque les parois d’une longuecheminée, ne parviendrait pas àsortir ? Pareille prévision estconforme aux règles qui disposentles instincts maternels d’après lesexigences de l’avenir.

Mais si la chute n’excède pas

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certaine mesure, les vers naissants dela Mouche grise sont bel et bienprécipités ; ainsi l’affirment toutesnos expériences. Cette donnée nousconduit à une application de quelquevaleur en économie domestique. Ilest bon que les merveilles del’entomologie nous amènent parfoisaux trivialités de l’utile.

L’habituel garde-manger est unesorte de grande cage dont les quatrefaces latérales sont en toilemétallique et les deux autres enmenuiserie. Des crocs fixés à la paroid’en haut servent à suspendre lespièces qu’il faut garantir desmouches. Pour occuper du mieux

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l’espace disponible, souvent cespièces sont simplement déposées surle plancher de la cage. Avec cesdispositifs est-on bien assuréd’éviter le diptère et sa vermine ?Nullement.

On se garantira peut-être de laMouche bleue, médiocrement sujetteà pondre sur un treillis à distancedes viandes ; mais il restera laMouche grise, qui, plusentreprenante et plus prompte enaffaires, introduira ses vers par lepertuis d’une maille et les laisserachoir à l’intérieur du garde-manger.Agiles et bien doués en moyens dereptation, les précipités gagneront

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aisément ce qui repose sur leplancher ; seules seront hors de leursatteintes les pièces suspendues. Iln’entre pas dans les mœurs des versde la viande d’explorer les hauteurs,surtout par la voie d’un cordon.

On fait usage aussi de cloches entoile métallique. Encore moins bienque le garde-manger le dôme entreillis protège ce qu’il recouvre. LaMouche grise n’en tient compte. Atravers les mailles, elle peut laissertomber ses vers sur le morceauconvoité.

Que faire alors ? Rien de plus simple.Il suffit d’enclore, une par une, dansdes enveloppes de papier, les pièces à

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préserver, Grives, Tourdes, Perdrix,Bécasses et autres. Mêmes soins àl’égard des viandes de boucherie.Avec cette seule armure défensive,qui laisse à l’air circulationsuffisante, toute invasion des versest impossible, même sans cloche etsans garde-manger : non que lepapier ait des vertus préservatricesspéciales, mais uniquement parcequ’il forme barrière impénétrable. LaMouche bleue se garde bien d’ypondre et la Mouche grise d’yenfanter, sachant l’une et l’autreleurs vermisseaux naissantsincapables de traverser cet obstacle.

Même succès du papier dans la lutte

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contre les Teignes, fléau des lainageset des pelleteries. Pour éloigner cestondeuses de draps, ces épileuses defourrures, on fait généralementusage de camphre, de naphtaline, detabac, de bouquets de lavande etautres aromates d’odeur forte. Sansvouloir médire de ces préservatifs, ilfaut reconnaître que le moyenemployé est de très médiocreefficacité. Les émanations odorantesn’arrêtent guère les ravages desTeignes.

Je conseillerai donc aux ménagèresde remplacer toute cette drogueriepar des journaux de formatconvenable. La pièce à protéger,

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fourrure, flanelle, vêtement de drap,etc., est soigneusement pliée dans unjournal dont on assemble les bordspar un pli double, bien épinglé. Sil’assemblage est rigoureux, jamaisles teignes ne pénétreront sousl’enveloppe. Depuis que, sur mesconseils, il est fait emploi de cetteméthode dans mon ménage, lesdégâts d’autrefois ne se renouvellentplus.

Revenons au diptère. Au fond d’unbocal, un morceau de viande estdissimulé sous une couche de sablefin et sec d’un travers de doigtd’épaisseur. L’appareil, librementouvert, est à large goulot. Attiré par

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l’odeur, viendra qui voudra sansentrave.

Les Mouches bleues ne tardent pas àvisiter ma préparation ; ellespénètrent dans le bocal, sortent etrentrent, s’informent de la choseinvisible décelée par son fumet. Unesurveillance assidue me les montreaffairées, explorant la nappesablonneuse, la piétinant à petitscoups de tarses, l’interrogeant de latrompe. Deux ou trois semaines, jelaisse faire les visiteuses. Aucune nedépose des œufs.

C’est la répétition de ce que m’amontré le sachet de papier contenantun oiseau mort. Les Mouches se

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refusent à pondre sur le sable,apparemment pour les mêmesmotifs. Le papier était jugé obstacleque ne pourrait franchir la débilevermine. Avec le sable c’est pire. Sesrudesses blesseraient les tendresnouveau-nés, son aridité tarirait lamoiteur indispensable à leursmouvements. Plus tard, au momentdes préparatifs de la métamorphose,les forces étant venues, les verspiocheront très bien la terre etsauront y descendre ; mais au début,ce serait pour eux grave péril. Aucourant de ces difficultés, les mères,si tentées qu’elles soient par l’odeur,s’abstiennent de produire. Et en

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effet, après une longue attente,crainte que des paquets d’œufsn’aient échappé à mon attention, jevisite de fond en comble le contenudu bocal. Viande et sable necontiennent ni larves ni pupes ; toutest absolument désert.

La couche de sable étant d’un traversde doigt d’épaisseur, cette expériencedemande certaines précautions. Ilpeut se faire que, se gonflant un peu,la viande gâtée émerge en quelquespoints. Si petits que soient les îlotscharnus visibles, les mouches yviennent et peuplent. Parfois encoreles exsudations du morceaucorrompu imbibent une petite

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étendue de la nappe sablonneuse.Cela suffit au premier établissementdu ver. Ces causes d’insuccèss’évitent avec une couche de sabled’environ un pouce d’épaisseur.Alors Mouche bleue, Mouche grise etautres diptères exploiteurs decadavres sont très bien tenus àl’écart.

En vue de nous édifier sur notrenéant, les orateurs de la chaire ontparfois abusé du ver de la tombe.N’accordons créance à leur lugubrerhétorique. La chimie de ladissolution finale parle assezéloquemment de nos misères sansqu’il soit nécessaire d’y adjoindre

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d’imaginaires horreurs. Le ver dusépulcre est invention d’espritsmoroses, incapables de voir leschoses telles qu’elles sont. Sousquelques pouces de terre seulement,les trépassés peuvent dormir leurtranquille sommeil ; jamais le diptèren’y viendra les exploiter.

A la surface du sol, en plein air, oui,l’affreuse invasion est possible ; elleest même la règle absolue. Dans laremise en fusion de la matière pourd’autres ouvrages, cadavre pourcadavre l’homme ne vaut pas mieuxque la dernière des brutes. Alors lediptère use de ses droits ; il noustraite comme il le fait à l’égard d’une

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vulgaire loque animale. Dans sesateliers de rénovation, la Nature estpour nous d’une superbeindifférence ; au fond de sescreusets, bêtes et gens, gueux etmonarques sont absolument mêmechose. Voilà vraiment l’égalité, laseule de ce monde, l’égalité devantl’asticot.

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Chapitre17

LA MOUCHEBLEUE DE LAVIANDE. LE VER

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Ecloses dans l’intervalle de deuxjours en saison chaude, soit àl’intérieur de mes appareils etdirectement sur le morceau deviande, soit à l’extérieur au bordd’une fissure qui permet l’entrée, leslarves de la Mouche bleue se mettentaussitôt à l’ouvrage. Elles nemangent pas, au sens rigoureux dumot, c’est-à-dire qu’elles ne divisentpas la nourriture, ne la triturent pas

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au moyen d’outils masticatoires.Leurs pièces buccales ne se prêtent àce genre de travail. Ce sont deuxbâtonnets cornés, glissant l’uncontre l’autre et non opposables parleur extrémité crochue, dispositionqui exclut tout office apte à saisir etbroyer.

Les deux grappins gutturaux serventà la marche bien mieux qu’à lanutrition. Le ver les implante tour àtour sur la voie parcourue, et d’unecontraction de croupe progressed’autant. Il a dans son gosiertubulaire l’équivalent de nos bâtonsferrés, qui fournissent l’appui etpermettent l’élan.

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A la faveur de cette mécaniquebuccale, l’asticot non seulementchemine à la surface, mais encore ilpénètre aisément dans la viande ; jel’y vois disparaître comme s’ilplongeait dans du beurre. Il y fait satrouée, mais sans prélever sur sonpassage autre chose que des gorgéesfluides. La moindre parcelle soliden’est détachée et déglutie. Ce n’estpas là son régime. Il lui faut unbrouet, un consommé, une sorted’extrait Liebig coulant qu’il préparelui-même. Puisque digérer n’est ensomme que liquéfier, on peut dire,sans paradoxe, que le ver de laMouche bleue digère sa nourriture

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avant de l’avaler.

En vue de soulager nos défaillancesstomacales, les préparateurs deproduits pharmaceutiques raclentl’estomac du porc et celui dumouton ; ils obtiennent ainsi lapepsine, agent digestif qui a lapropriété de liquéfier les matièresalbuminoïdes, la chair musculaire enparticulier. Que ne peuvent-ilsgratter l’estomac de l’asticot ! Ilsobtiendraient un produit de qualitésupérieure, car le ver carnivorepossède, lui aussi, sa pepsine, desingulière activité. Les expériencessuivantes l’établissent.

Du blanc d’œuf cuit à l’eau

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bouillante est divisé en cubes menusque j’introduis dans une petiteéprouvette. A la surface du contenuje sème les œufs de la Mouche bleue,œufs sans la moindre souillure, telsque me les fournissent les pontesfaites à l’extérieur de boîtes en fer-blanc amorcées de viande et nonparfaitement closes. Une éprouvettepareille reçoit le blanc d’œuf cuit,mais non peuplé de germes. Ferméesd’un tampon de coton, les deuxpréparations sont abandonnées dansun recoin obscur.

En quelques jours, le tube où grouillela vermine, nouvellement née,contient un liquide fluide et

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transparent comme de l’eau. Il n’yresterait rien si je le renversais. Toutle blanc d’œuf a disparu, liquéfié.Quant aux vers, déjà grandelets, ilsparaissent fort mal à leur aise. Sansappui pour atteindre l’air respirable,la plupart plongent dans le bouillon,leur ouvrage ; ils y périssent noyés.D’autres, plus vigoureux, rampentsur le verre jusqu’au tampon d’ouate,qu’ils parviennent à traverser. Leuravant pointu, armé de grappins, estle clou qui s’enfonce dans la massefilandreuse.

Dans la seconde éprouvette, qui,disposée à côté de l’autre, a subi lesmêmes influences atmosphériques,

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rien de saillant n’est survenu. Leblanc d’œuf cuit a conservé sablancheur mate et sa fermeté. Tel jel’avais mis, tel je le retrouve. Tout auplus s’y constatent des traces demoisissure. La conséquence de cetessai primordial est de pleineévidence : l’intervention du ver de laMouche bleue convertit en liquidel’albumine cuite.

On titre la valeur de la pepsinepharmaceutique d’après la quantitéde blanc d’œuf cuit qu’un gramme decet agent peut liquéfier. Le mélangedoit être exposé dans une étuve à latempérature de soixante degrés, et enoutre fréquemment agité. Ma

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préparation, où éclosent les œufs dela Mouche bleue, n’est ni secouée, nisoumise à la chaleur d’une étuve,tout s’y passe en repos et dans lesconditions thermométriques de l’airambiant ; néanmoins, en peu dejours, l’albumine cuite travaillée parla vermine devient coulante commede l’eau.

Le réactif cause de cette liquéfactionéchappe à mon examen. Les versdoivent le dégorger par dosesinfinitésimales, tandis que leursbâtonnets gutturaux, en mouvementcontinuel, émergent un peu de labouche, rentrent, reparaissent. Cescoups de piston, ces sortes de baisers

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s’accompagnent de l’émission dusolvant ; du moins je me le figureainsi. L’asticot crache sur sanourriture, il y dépose de quoi laconvertir en bouillon. Evaluer enquantité cette expectoration n’estpas dans mes moyens ; je constate lerésultat, je n’aperçois pas l’agentprovocateur.

Or, ce résultat est en véritéstupéfiant si l’on considère l’exiguïtédes moyens. Nulle pepsine, venue duporc et du mouton, ne peut rivaliseravec celle du ver. Je possède unflacon de pepsine venu de l’Ecole depharmacie de Montpellier. Avec lasavante drogue, je poudre

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copieusement des morceaux de blancd’œuf cuit, comme je le fais avec laponte de la Mouche bleue. Nulleintervention de l’étuve, nulleaddition d’eau distillée ni d’acidechlorhydrique, adjuvantsrecommandés. L’expérience estconduite exactement de la mêmefaçon que celle des tubes à vermine.

Le résultat n’est pas du tout ce quej’attendais. Le blanc d’œuf ne seliquéfie pas. Il s’humecte simplementà la surface, et encore cette humiditépeut-elle provenir de la pepsine, quiest très hygrométrique. Oui, j’avaisraison de le dire : si la chose étaitpraticable, il serait avantageux pour

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la pharmaceutique de cueillir sadrogue digestive dans l’estomac del’asticot. Le ver l’emporte ici sur leporc et le mouton.

En ce qui me reste à dire, la mêmeméthode est suivie. Sur le morceauexpérimenté, je mets éclore la pontede la Mouche bleue, et je laisse lesvers travailler à leur guise. La chairmusculaire, venue du mouton, dubœuf, du porc indifféremment, ne seconvertit pas en liquide ; elle devientune purée coulante d’un brun vineux.Le foie, le poumon, la rate, sontmieux attaqués, sans toutefoisdépasser l’état de marmelade demi-fluide, qui se délaye très bien dans

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l’eau et paraît même s’y dissoudre.La matière cérébrale ne se liquéfiepas non plus, elle se résoutsimplement en fine purée.

D’autre part, les matières grasses,suif de bœuf, lard frais, beurre,n’éprouvent pas d’altérationappréciable. De plus, les versrapidement dépérissent, incapablesde grossir un peu. De pareilsaliments ne leur conviennent pas.Pour quels motifs ? Apparemmentparce qu’ils ne sont pas liquéfiablesau moyen du réactif dégorgé par lesvers. De même la pepsine ordinairen’attaque pas les matières grasses ; ilfaut la pancréatine pour les

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émulsionner. Ce curieuxrapprochement de propriétés,positives avec les matièresalbuminoïdes, négatives avec lesmatières grasses, affirme l’analogieet peut-être l’identité du dissolvantexpectoré par les vers et de lapepsine des animaux supérieurs.

Une autre preuve est celle-ci. Lapepsine classique ne dissout pasl’épiderme, matière de nature cornée.Celle des vers du diptère ne ledissout pas non plus. Il m’est aiséd’élever des larves de la Mouchebleue avec des Grillons morts dontj’ai ouvert le ventre. Je n’y parvienspas si la pièce est intacte ; les

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asticots ne savent pas lui trouer lasucculente panse ; ils sont arrêtéspar l’épiderme, contre lequel leurréactif est sans action. Ou bienencore je sers des cuissots deGrenouille dépouillés de leur peau.La chair du batracien devientbouillon et disparaît jusqu’à l’os. Sije ne les dénude pas, ils restentintacts au milieu de la vermine. Leurfine peau suffit à les protéger.

Cette inaction sur l’épiderme nousexplique pourquoi la Mouche bleuese refuse à pondre sur un pointquelconque de la bête exploitée. Il luifaut les délicates muqueuses desnarines, des yeux, du gosier, ou bien

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des plaies où la chair est à nu. Nulautre emplacement ne lui convient,serait-il excellent sous le rapport dufumet et de l’ombre. Tout au plus, netrouvant pas mieux lorsque mesartifices s’en mêlent, se décide-t-elleà plaquer quelques œufs sousl’aisselle d’un oisillon plumé, oubien à l’aine, points où l’épidermeest de finesse exceptionnelle.

En sa prescience maternelle, laMouche bleue connaît à merveille lessurfaces d’élection, les seules aptes àse ramollir, à diffluer par l’attaquedu réactif que baveront les nouveau-nés. La chimie de l’avenir lui estfamilière, quoique sans usage pour

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sa propre réfection ; la maternité,haute inspiratrice des instincts, luien donne leçon.

Si scrupuleuse qu’elle soit dans lechoix des points où doivent sedéposer les œufs, la Mouche bleue nese préoccupe pas de la qualité desvivres destinés à sa famille. Toutcadavre lui est bon. Redi, le savantitalien qui, le premier, ruina l’antiqueet sotte idée des vers fils de lapourriture, alimentait la vermine deses appareils avec de la chaird’origine très variée. Afin de rendreses preuves plus concluantes, ilexagérait les données du réfectoire.Chair de tigre et de lion, d’ours et de

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léopard, de renard et de loup, demouton et de bœuf, de cheval etd’âne, et bien d’autres, fournies parla riche ménagerie de Florence,variaient le régime imposé. Cetteprodigalité n’était pas nécessaire ;loup et mouton sont au fond mêmechose pour un estomac sanspréjugés.

Lointain disciple de l’historien desasticots, je reprends le problèmesous un aspect non soupçonné deRedi. Toute chair provenant d’unanimal d’ordre supérieur convient àla famille du diptère ; en sera-t-il demême si la pièce est d’organisationmoins élevée, et consiste en

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charcuterie de poisson, par exemple,de batracien, de mollusque, d’insecte,de myriapode ? Les vers accepteront-ils ces victuailles, et surtoutparviendront-ils à les liquéfier,condition primordiale ?

Je sers un morceau de Merlan cru. Lachair est blanche, fine, à demitranslucide, de digestion aisée pournotre estomac, et non moins bienpour le dissolvant du ver. Elle serésout en un fluide opalin, coulantcomme de l’eau. A peu près ainsi seliquéfie le blanc d’œuf cuit. En pareilmilieu conservant encore des îlotssolides, les vers grossissent d’abord ;puis, manquant d’appuis et menacés

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de noyade dans un bouillon tropfluide, ils rampent sur la paroi deverre, inquiets et désireux de s’enaller. Ils montent jusqu’au tampond’ouate fermant l’éprouvette ets’efforcent de déguerpir à travers lecoton. Doués d’une tenacepersévérance, presque tousdécampent malgré l’obstacle.L’éprouvette à blanc d’œuf m’avaitmontré pareil exode. Bien que lemets leur convienne, comme entémoigne leur croissance, les verscessent de s’alimenter et s’échappentlorsque la noyade est imminente.

Avec d’autres poissons, Raie etSardine, avec les muscles de la

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Rainette et de la Grenouille, leschairs se résolvent simplement enpurée. Des hachis de Limace, deScolopendre, de Mante religieuse,fournissent les mêmes résultats.

Dans toutes ces préparations,l’action dissolvante des verss’affirme non moins bien quelorsqu’il est fait usage de viande deboucherie. De plus, les vers semblentsatisfaits de l’étrange régime que macuriosité leur impose ; ils prospèrentau sein des victuailles ; ils s’ytransforment en pupes.

La conclusion est donc beaucoupplus générale que ne se figurait Redi.Toute chair, d’ordre supérieur ou

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d’ordre inférieur n’importe, convientà la Mouche bleue pourl’établissement de sa famille. Lescadavres de la bête à poils et de labête à plumes sont les vivrespréférés, probablement à cause deleur richesse, permettant decopieuses pontes ; mais à l’occasionles autres sont acceptés aussi, sansinconvénient. Toute loque ayant vécude la vie animale rentre dans ledomaine de ces défricheurs de lamort.

Quel est leur nombre pour une seulemère ? J’ai déjà parlé d’une ponte detrois cents, relevée œuf par œuf. Unecirconstance bien fortuite me permet

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d’aller plus loin. Dans la premièresemaine de janvier 1905, il étaitsurvenu, brusque et de peu de durée,un froid bien exceptionnel pour marégion. Le thermomètre descendait àdouze degrés au-dessous de zéro. Auplus fort de la sauvage bise qui déjàmettait du roux sur le feuillage desoliviers, me fut apportée une Effraieou Chouette des clochers, trouvéemorte gisant à terre, en plein air, nonloin de ma demeure. Mon renomd’amateur de bêtes me valait ceprésent, qu’on croyait m’êtreagréable.

Il le fut, en effet, mais pour desmotifs auxquels n’avait certes pas

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songé l’inventeur de la pièce.L’oiseau était intact, bien correct deplumage, sans la moindre blessureapparente. Peut-être était-il mort defroid. Ce qui me le fit accepter avecreconnaissance l’aurait fait,précisément refuser de tout autre.Ses grands yeux, fanés par la mort,disparaissaient sous un épais amasd’œufs, où je reconnus la ponte de laMouche bleue. D’autres amas pareilsoccupaient le voisinage des narines.Si je veux un semis d’asticots, envoilà certes un comme je n’en ai pasvu d’aussi riche.

Je dépose le cadavre sur le sabled’une terrine, je le couvre d’une

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cloche en toile métallique et je laisseles événements suivre leur cours. Lelaboratoire où j’installe ma bêten’est autre que mon cabinet detravail. Il y fait, de peu s’en faut,aussi froid qu’au dehors, à tel pointque l’eau de l’aquarium où j’élevaisautrefois des larves de Phryganes’est prise toute en un bloc de glace.En semblable condition detempérature, les yeux de la Chouettegardent, invariable, leur blanc voilede germes. Rien ne bouge, rien negrouille. Lassé d’attendre, jen’accorde plus attention au cadavre ;je laisse à l’avenir de décider si lefroid n’a pas exterminé la famille du

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diptère.

Dans le courant de mars, les paquetsd’œufs ont disparu, j’ignore depuiscombien de temps. L’oiseaud’ailleurs semble intact. A la faceventrale, tournée en l’air, le plumagegarde le correct arrangement et lefrais coloris. Je soulève la pièce.C’est léger, très aride, sonnant leracorni ainsi qu’une vieille savatetannée aux champs par le soleild’été. D’odeur, point. L’aridité amaîtrisé l’infection, qui du reste n’ajamais été importune en cetteglaciale période. Le dos, en contactavec le sable, est au contraire uneodieuse ruine, en partie déplumée.

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Les pennes de la queue ont lescanons à nu ; quelques os semontrent dénudés de muscles etblanchis. La peau est devenue un cuirnoirâtre, percé de trous ronds pareilsà ceux de la membrane d’un crible.C’est affreux de hideur, mais trèsinstructif.

Le misérable Hibou, si délabré del’échine, nous apprend d’abordqu’une température de douze degrésau-dessous de zéro ne comprometpas les germes de la Mouche bleue.Les vers sont nés sans encombremalgré la rude bourrasque ; ils ontcopieusement festoyé d’extrait deviande ; puis, devenus gros et gras,

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ils sont descendus en terre enperçant de trous ronds la peau del’oiseau. Leurs pupes doiventmaintenant se trouver dans le sablede la terrine.

Elles y sont effectivement, et sinombreuses que, pour les recueillir,je suis obligé de recourir au tamis.Jamais, me servant de pinces, je neviendrais à bout de telle multitudepar un simple triage. Le sable passe àtravers les mailles du crible, lespupes restent en dessus. Les compterune à une excéderait ma patience. Jeles mesure au boisseau, c’est-à-direavec un dé à coudre dont je connaisla contenance, évaluée en pupes. Le

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résultat de ma supputation n’est pasloin de neuf cents.

Cette famille provient-elle d’uneseule mère ? Volontiers jel’admettrais, tant à est peu probableque la Mouche bleue, fort rare dansnos habitations pendant les rudessesde l’hiver, soit assez fréquente audehors pour se grouper et vaquer encommun à ses affaires tandis quesévit une glaciale bourrasque. Uneattardée, jouet de la bise, une seule,doit avoir déposé sur les yeux de laChouette le faix pressant de sesovaires. Cette ponte de neufcentaines, ponte incomplète peut-être, témoigne du haut rôle du

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diptère liquidateur de cadavres.

Avant de rejeter l’Effraie exploitéepar les vers, surmontons notrerépugnance et donnons un coupd’œil à l’intérieur de l’oiseau. C’estune cavité anfractueuse, palissadéede ruines n’ayant plus de nom.Muscles et viscères ont disparu,convertis en purée et consommés àmesure par la population. Departout, à l’humide a succédé le sec,au boueux le solide.

En vain mes pinces fouillent coins etrecoins, elles n’y rencontrent pas uneseule pupe. Tous les vers ont émigré,absolument tous. Du premier audernier, ils ont abandonné la cabine

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cadavérique, douce à leur délicatépiderme ; ils ont quitté le velourspour les rudesses du sol. Le sec leurserait-il maintenant nécessaire ? Ilsl’avaient au sein de la carcasse,aride, tarie à fond. Seprécautionneraient-ils contre le froidet la pluie ? Nul abri ne pourraitmieux leur convenir que l’épaisédredon du plumage, conservé sansdommage aucun sur le ventre, lapoitrine et tous les points non encontact avec la terre. Ils ont fui,semble-t-il, le bien-être pour unséjour moins clément. L’heure de latransformation venue, tous ontquitté le Hibou, gîte excellent, tous

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ont plongé dans le sable.

La sortie du tabernacle mortuaires’est faite par des trous ronds dontla peau est percée. Ces trous sontl’ouvrage des vers, là-dessus aucundoute ; cependant nous venons devoir les pondeuses refuser poursupport de leurs œufs tout point oùles chairs sont défendues par unépiderme de quelque résistance. Lemotif en est le défaut d’action de lapepsine sur les matièresépidermiques. Faute de liquéfactionen des points pareils, le brouetalimentaire y serait impossible.

D’autre part, les vermisseaux nepeuvent pas, ou tout au moins ne

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savent pas, à l’aide de leur doubleharpon guttural, piocher l’enveloppe,la déchirer et parvenir à la chairfluidifiable. A ces nouveau-nés laforce manque, et surtout l’intention.Mais aux approches de la descente enterre, vigoureux et brusquementversés dans l’art requis, les verssavent très bien corroderpatiemment et s’ouvrir un passage.Des crocs de leurs bâtonnetsambulatoires, ils piochent, ilsgrattent, ils dilacèrent. Les instinctsont des inspirations soudaines. Cequ’elle ne savait pas faire au début,la bête le sait sans apprentissage,lorsque l’heure est venue de

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pratiquer telle et telle autreindustrie. L’asticot mûr pourl’inhumation perfore un obstaclemembraneux que le ver, occupé deson bouillon, n’aurait pas mêmeessayé d’attaquer ni de sa pepsine nide ses grappins.

Pour quel motif le ver abandonne-t-illa carcasse, excellent abri ? Pourquoiva-t-il se domicilier dans le sol ?Premier assainisseur des chosesmortes, il travaille au plus pressé, letarissement de l’infection ; mais illaisse copieux résidu, inattaquablepar les réactifs de sa chimiedissolvante. Ces restes, à leur tour,doivent disparaître. Après le diptère

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accourent des anatomistes quireprennent l’aride relique, grignotentpeau, tendons, ligaments, et ratissentl’os jusqu’au blanc.

Le mieux expert en ce travail est leDermeste, passionné rongeur desreliques animales. Un peu plus tôt,un peu plus tard, il arrivera sur lapièce déjà exploitée par le diptère.Or qu’adviendrait-il si les pupes setrouvaient là ? C’est visible. Amateurd’aliments coriaces, le Dermesteporterait la dent sur les barillets decorne et les mettrait à mal d’unesimple morsure. S’il ne touchait pasau contenu, chose vivante quiprobablement lui répugne, il

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dégusterait tout au moins lecontenant, matière inerte. La futuremouche serait perdue parce que sonétui serait troué. De même, dans lesmagasins des filatures, un Dermeste(Dermestes vulpinus Fab.) perce lescocons pour attaquer la chrysalide àtéguments de corne.

L’asticot prévoit le danger etdéguerpit avant que l’autre arrive. Enquelle mémoire loge-t-il tant desapience, lui l’indigent, dépourvu detête, car il faut une certaineextension de langage pour appeler dece nom de tête l’avant pointu del’animal ? Comment a-t-il appris que,pour sauvegarder la pupe, il convient

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de déserter le cadavre, et que, poursauvegarder la mouche, il convientde ne pas s’enterrer tropprofondément ?

Pour émerger de dessous terre aprèsl’éclosion de l’insecte parfait, laméthode de la Mouche bleue consisteà disloquer la tête en deux moitiésmobiles qui, boursouflées de leurgros œil rouge, tour à tours’éloignent et se rapprochent. Dansl’intervalle surgit et disparaît,disparaît et surgit, une volumineusehernie hyaline. Lorsque les deuxmoitiés s’écartent, un œil refoulévers la droite et l’autre vers lagauche, on dirait que l’insecte se

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fend la boîte crânienne pour enexpulser le contenu. Alors la herniesurgit, obtuse au bout et renflée engrosse tête de clou. Puis le front sereferme, la hernie rentre, ne laissantde visible qu’une sorte de vaguemufle.

En somme, une poche frontale, àpalpitations profondes d’instant eninstant renouvelées, est l’outil dedélivrance, le pilon à l’aide duquel lediptère nouvellement éclos choque lesable et le fait crouler. A mesure, lespattes refoulent en arrière leséboulis, et l’insecte progressed’autant vers la surface.

Rude besogne que cette exhumation à

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coups de tête fendue et palpitante.En outre, l’exténuant effort s’imposeau moment de la plus grandefaiblesse, lorsque l’insecte sort de sapupe, coffret protecteur. Il en sortpâle, sans consistance, disgracieux, àpeine vêtu des ailes qui, plissées enlong et raccourcies par uneéchancrure sinueuse, couvrentpauvrement le haut de l’échine.Hirsute de cils farouches et coloré decendré, il a piteux aspect. La grandvoilure, apte à l’essor, s’étalera plustard. Pour le moment elle serait unembarras au niveau des obstacles àtraverser. Viendra plus tard aussi lecostume correct où la sévérité du

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noir fait ressortir le bleu chatoyantde l’indigo.

La hernie frontale qui fait crouler lesable sous le choc de ses pulsationsest apte à fonctionner quelque tempsaprès la sortie de terre. Saisissonsavec des pinces l’une des pattesd’arrière de la Mouche récemmentlibérée. Aussitôt l’outil céphaliquetravaille, se gonflant, se dégonflantnon moins bien que tantôt, quand ilfallait pratiquer une trouée dans lesable. Entravé dans ses mouvementscomme il l’était sous la terre,l’insecte lutte de son mieux contre leseul obstacle à lui connu. De sa gibbepulsatoire, il cogne l’air de même

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qu’auparavant il cognait la barrièreterreuse. En toute circonstancefâcheuse, son unique ressource est dese fendre la tête et d’exhiber sahernie crânienne qui sort et rentre,rentre et sort. Près de deux heures,entrecoupées d’arrêts dus à lafatigue, la machinette palpitantefonctionne au bout de mes pinces.

Cependant la désespérée se durcitl’épiderme ; elle étale sa voilure etrevêt son costume de grand deuil,mélangé de noir et de bleu sombre.Alors les yeux, latéralement déjetés,se rapprochent, prennent la positionnormale. La fente du front sereforme ; la poche libératrice rentre

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pour ne se montrer jamais plus. Maisavant une précaution est à prendre.Avec les tarses antérieurs, la gibbequi va disparaître est soigneusementbrossée, crainte de se loger dugravier dans le crâne lorsque lesdeux moitiés de la tête se rejoindrontpour toujours.

L’asticot est au courant des misèresqui l’attendent lorsque, devenumouche, il devra remonter dedessous terre ; il sait par avancecombien, avec le faible instrumentdont il dispose, l’ascension serapénible, au point de devenir mortellepour peu que le trajet s’allonge. Ilpressent les dangers futurs et les

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conjure autant que le permet saprudence. Doué de deux bâtonsferrés dans le gosier, il peut aisémentdescendre à telle profondeur qu’ilvoudra. La tranquillité plus grandeet la température moins âpreexigeraient gîte profond autant quepossible ; le plus bas sera le meilleurpour le bien-être du ver et de la pupe,à la condition que la descente soitpraticable.

Elle l’est à merveille, et voici que,libre d’obéir à son inspiration, le vers’abstient. Je l’élève dans une terrineprofonde, pleine de sable fin et sec,milieu de fouille aisée.L’ensevelissement est toujours

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médiocre. Un travers de mainenviron, c’est tout ce que se permetle plongeur le plus avancé. Laplupart des ensevelis restent mêmeplus près de la surface. Là, sous unemince couche de sable, la peau du verdurcit et devient un cercueil, uncoffret où se dort le sommeil de latransformation. Quelques semainesaprès, l’inhumé se réveille,transfiguré, mais débile, n’ayantpour se déterrer que la sacochepulsatoire de son front ouvert.

Ce que l’asticot s’est défendu defaire, il m’est loisible de le réaliser sije tiens à savoir de quelle profondeurpeut remonter le diptère. Au fond

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d’un large tube, fermé d’un bout, jedépose quinze pupes de la Mouchebleue obtenues en hiver. Au-dessusde ces pupes s’élève une colonneverticale de sable fin et sec, dont jefais varier la hauteur d’un appareil àl’autre. Avril venu, les éclosionscommencent.

Le tube avec six centimètres de sable,la moindre des colonnes essayées,fournit le meilleur résultat. Desquinze sujets ensevelis à l’état depupes, quatorze, devenus mouches,parviennent aisément à la surface.Un seul périt, sans même avoir tentél’ascension. Avec douze centimètresde sable, quatre sorties. Avec vingt

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centimètres, deux sorties, pasdavantage. En chemin, qui plus haut,qui plus bas, les autres mouches sontmortes, harassées de fatigue.

Enfin, avec un dernier tube où lacolonne de sable mesurait soixantecentimètres, je n’ai obtenu qu’uneseule mouche libérée. Pour monterde telle profondeur, la vaillante a dûrudement s’escrimer, car les quatorzerestantes ne sont pas mêmeparvenues à faire sauter le couverclede leur coffret. Je présume que lamobilité du sable et la pression entout sens qui en résulte, analogue àcelle des liquides, n’est pas étrangèreaux difficultés de l’exhumation.

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Ainsi deux autres tubes sontpréparés, mais cette fois garnis deterreau frais qui, légèrement tassé,n’a plus la mobilité du sable et lesinconvénients de la pression. Sixcentimètres de terreau me donnenthuit sorties pour quinze pupesensevelies ; vingt centimètres nem’en donnent qu’une.

Le succès est moindre qu’avec lacolonne sablonneuse. Mon artifice adiminué la pression, mais il a dumême coup augmenté l’inerterésistance. Le sable croule tout seulsous les chocs du refouloir frontal ;le terreau, non mobile, exigel’ouverture d’une galerie. Sur le

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trajet suivi, je constate en effet unecheminée d’ascension qui persisteindéfiniment telle quelle. La mouchel’a forée avec la sacoche temporairequi lui palpite entre les yeux.

Dans tout milieu, sable, humus,combinaison terreuse quelconque, lamisère est donc grande quand il fauts’exhumer à l’état de mouche. Aussil’asticot s’abstient-il desprofondeurs qu’un surcroît desécurité semblerait devoir luiconseiller. Le ver a sa prudence : enprévision des difficultés de l’avenir,il évite les grands plongeonsfavorables au bien-être du présent.Le futur fait négliger l’actuel.

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Chapitre18

UN PARASITE DEL’ASTICOT

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Les périls del’exhumation ne sont pasles seuls ; la Mouche bleuedoit en connaître d’autres.Puisque la vie est, ensomme, un atelier

d’équarrissage où le dévorantd’aujourd’hui est le dévoré dedemain, l’exploiteur des morts nepeut manquer à son tour d’êtreexploité. Je lui connais unexterminateur ; c’est le Saprin,pêcheur d’andouillettes au bord desmares que forment lesdéliquescences cadavériques. Làgrouillent en commun les vers desLucilies, de la Mouche grise et de la

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Mouche bleue. Le Saprin les tire àlui, sur le rivage, et les grugeindistinctement. Ce sont pour luipièces de même valeur.

Pareille curée n’est observable qu’enpleine campagne, sous les rayonsd’un soleil vif. Dans nos habitationsSaprins et Lucilies jamais nepénètrent ; la Mouche grise ne nousvisite qu’avec discrétion, elle ne sesent pas chez elle ; seule accourt,empressée, la Mouche bleue, qui, dela sorte, s’affranchit du tribut àpayer au consommateurd’andouillettes. Mais dans leschamps, où volontiers elle déposeses œufs sur tout cadavre rencontré,

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elle a, tout aussi bien que les autres,sa vermine largement émondée par leSaprin glouton.

En outre, des misères plus gravesdéciment sa famille si, comme je n’endoute pas, est applicable à la Mouchebleue ce que m’a montré son émule,la Mouche grise. L’occasion m’ajusqu’ici manqué de constater chezla première ce que j’ai à dire de laseconde ; n’importe, je n’hésite pas àrépéter au sujet de l’une ce quel’observation m’a appris au sujet del’autre, tant sont étroites lesanalogies larvaires entre les deuxdiptères.

Voici le fait. Dans l’un de mes

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appareils à vermine, je viens derécolter en abondance des pupes dela Mouche grise. Désireux d’enexaminer l’extrémité arrière qui secreuse en cratère et se festonne endiadème, je défonce l’un destonnelets ; de la pointe du canif, j’enfais sauter les derniers segments.L’outre cornée ne contient pas ce queje m’attendais à trouver ; elle estpleine de petites larves encaquéesl’une sur l’autre avec la mêmeéconomie d’espace que le sont lesanchois dans les bocaux du saleur.Sauf la peau, durcie en coque brune,la matière de l’asticot a disparu,changée en une remuante population.

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Il y a trente-cinq occupants. Je lesremets dans leur coffret. Le reste dema récolte, où se trouvent, à n’en pasdouter, d’autres pupes peuplées defaçon pareille, est rangé dans destubes où les événements seront aisésà suivre. Il importe de savoir à quelgenre de parasites se rapportent lesvermisseaux inclus. Mais, sansattendre l’éclosion des adultes, il estdéjà facile d’en reconnaître la natured’après la seule manière de vivre.

Ils appartiennent à la tribu desChalcidiens, minuscules ravageursd’entrailles en vie. Dans le courantde ce volume, nous avons vu l’un deces pygmées dévorer, en petite

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famille, la nymphe du Cione, cecurieux curculionide qui, pour setransformer, s’enclôt dans un globede baudruche.

Dernièrement, en hiver, je retired’une chrysalide de Grand-Paonquatre cent quarante neuf parasitesdu même groupe, toute la substancedu futur papillon a disparu, moinsl’enveloppe chrysalidaire, intacte etformant une belle sacoche en cuir deRussie. Là sont amoncelés lesvermisseaux, serrés l’un contrel’autre au point de s’agglutiner entreeux. Le pinceau les extrait parpaquets et ne les isole qu’aveccertaine difficulté. La capacité en est

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pleine dans toute son étendue ; lamatière du papillon disparu ne lacomblerait pas mieux. Du mort s’estfaite égale masse vivante, maissubdivisée. C’est aux dépens del’insecte chrysalidé et devenu unesorte de laitage d’organisationindécise, que s’est effectué ledéveloppement de cette population.L’énorme mamelle a été tarie à fond.

Le frisson vous vient en songeant àces chairs naissantes, grignotéesmiette par miette par quatre à cinqcents attablés ; l’imagination reculed’horreur devant les tortures dumisérable supplicié. Mais y a-t-ilréellement douleur ? Il est permis

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d’en douter. La douleur est titre denoblesse ; elle s’affirme d’autantmieux que le patient est d’ordre plusélevé. Dans les rangs inférieurs del’animalité, elle doit être bienréduite, nulle même peut-être,surtout lorsque la vie en travaild’évolution n’a pas encore acquiséquilibre stable. La glaire d’un œufest matière vivante, et sanstressaillement aucun elle endure lapiqûre d’une aiguille. N’en serait-ilpas de même pour la chrysalide duGrand-Paon, disséquée cellule àcellule par des centaines d’infimesanatomistes ? N’en serait-il pas ainside la pupe de la Mouche grise, de la

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nymphe du Cione ? Ce sont là desorganismes remis en fusion, revenusà l’état d’œuf pour une secondenaissance. Il y a donc lieu de croireque la ruine par émiettement leur estclémente.

Vers la fin d’août, le parasite despupes de la Mouche grise apparaît audehors avec la forme adulte. C’estbien un Chalcidien, comme je m’yattendais. Il sort du tonnelet par unou deux petits trous ronds que lesreclus ont percés de leur dentpatiente. J’en compte une trentaineenviron pour chaque pupe. La placemanquerait dans l’habitacle si lapopulation était plus nombreuse.

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Elégante et svelte créature que cemyrmidon, mais combien petit ! Ilmesure à peine deux millimètres.Costume d’un noir bronzé, pattespâles, abdomen cordiforme, pointu,légèrement pédiculé, sans traceaucune de sonde apte à l’inoculationdes œufs. Tête transversale, pluslarge que longue.

Le mâle est de moitié moindre que lafemelle, il est aussi moins nombreux.Peut-être la pariade est-elle ici,comme cela se voit ailleurs, affaireaccessoire dont il est possible des’abstenir en partie sans nuire à laprospérité de la race. Néanmoins,dans le tube où j’ai logé l’essaim, les

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rares mâles perdus dans la foulecourtisent avec ardeur les passantes.Il y a beaucoup à faire au dehors tantque n’est pas finie la saison de laMouche grise ; les choses pressent, etle myrmidon se hâte au plus vite dereprendre son rôle d’exterminateur.

Comment se fait l’invasion duparasite dans les pupes de la Mouchegrise ? Toujours un peu d’obscurobnubile le vrai. La bonne fortunequi m’a valu les pupes ravagées nem’a rien appris concernant lesmanœuvres du ravageur. Je n’aijamais vu le Chalcidien explorer lecontenu de mes appareils ; monattention n’était pas là, et rien n’est

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difficile à voir comme la chose nonencore soupçonnée. Mais sil’observation directe fait ici défaut,la logique nous renseigne trèsapproximativement.

Il est clair tout d’abord quel’invasion n’a pu se faire à travers larobuste cuirasse des pupes. C’esttrop dur, trop inviolable par lesmoyens dont peut disposer lepygmée. Seule la peau fine del’asticot se prête à l’introduction desgermes. Une pondeuse survient doncqui inspecte, à la surface, la mare desanie où grouillent les vers, choisit lapièce à sa convenance, s’y pose ;puis, de l’extrémité de son ventre

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pointu d’où émerge momentanémentune brève sonde jusque-là tenuesecrète, elle opère le patient, luitroue la panse d’une subtile blessureoù sont inoculés les germes. Lapiqûre est probablement multiple,comme semble l’exiger la trentainede parasites établis.

En somme, la peau de l’asticot estperforée soit en un point, soit plutôten plusieurs ; et cela se passe quandle ver nage dans les déliquescencesdes chairs corrompues. Cela dit, unequestion s’impose, de grave intérêt.Pour la développer est nécessaireune digression qui semble n’avoiraucun rapport avec le sujet traité, et

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qui cependant s’y rattache de lafaçon la plus étroite. Faute decertains préliminaires, le reste seraitinintelligible. Voyons cespréliminaires.

Je m’occupais alors du venin duScorpion languedocien et de sonaction sur les insectes. Diriger ledard vers tel ou tel autre point de lavictime, régler en outre l’émissionvenimeuse, serait absolumentimpossible et très dangereux aussitant qu’on laisserait le Scorpion agirà sa guise. Je désirais pouvoirchoisir moi-même le point à blesser ;je souhaitais, de plus, varier à mongré la dose du venin. Comment s’y

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prendre ? Le Scorpion n’a pas derécipient ampullaire où s’amasse etse tienne en réserve le venin, commeen possèdent, par exemple, la Guêpeet l’Abeille. Le dernier anneau de laqueue, façonné en gourde etsurmonté du dard, ne contientqu’une vigoureuse masse de musclesoù rampent les fins vaisseauxsécréteurs du venin.

Faute de l’ampoule vénénifique quej’aurais isolée pour y puiser après àma convenance, je détache le dernieranneau, base de l’aiguillon. Il m’estfourni par un Scorpion mort et déjàdesséché. Un verre de montre me sertde cuvette. Dans quelques gouttes

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d’eau, j’y délacère, j’y écrase lapièce, et je laisse macérer pendantvingt-quatre heures. Le résultat est leliquide que je me propose d’inoculer.S’il restait du venin dans la gourdecaudale de ma bête, il doit s’entrouver au moins des traces dansl’infusion du verre de montre.

Mon instrument inoculateur est desplus simples. Il consiste en un petittube de verre, finement effilé d’unbout. Par l’aspiration, je l’amorce duliquide à essayer ; par le souffle, j’enrefoule le contenu. Sa pointe,presque capillaire, me permet degraduer la dose au point que jejugerai convenable. Un millimètre

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cube est la charge habituelle.L’injection doit se faire en des pointsgénéralement vêtus de corne. Pourne pas casser la pointe de monfragile instrument, je prépare la voieau moyen d’une aiguille avec laquelleje pique la victime à l’endroit requis.Dans l’ouverture faite j’engagel’extrémité de l’injecteur amorcé, etje souffle. A l’instant c’est fait, trèsproprement et de façon régulière,propice aux recherches de quelqueprécision. Je suis enchanté de monhumble appareil.

Je ne le suis pas moins des résultats.Le Scorpion lui-même, blessant deson dard, où le venin n’est pas

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atténué comme celui de mon verre demontre, ne produirait pas des effetspareils à ceux de mes piqûres. C’estici plus brutal, plus fécond enconvulsions du patient. Le virus demon artifice dépasse celui duScorpion.

A nombreuses reprises l’épreuve serépète, toujours avec la mêmemixture qui, desséchée parl’évaporation spontanée, puis remiseen service au moyen de quelquesgouttes d’eau, de nouveau tarie et denouveau humectée, me sertindéfiniment. Loin de s’affaiblir, lavirulence gagne. De plus, lescadavres des insectes opérés

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s’altèrent d’une façon étrange,inconnue dans mes observationsantérieures. Alors le soupçon mevient que le réel venin du Scorpionest ici hors de cause. Ce que j’obtiensavec l’article terminal de la queue,avec l’ampoule base de l’aiguillon, jedois l’obtenir avec toute autre partiede l’animal.

Un article de la queue pris dans larégion antérieure, loin de l’ampoulevenimeuse, est écrasé dans quelquesgouttes d’eau. Après macérationdurant vingt-quatre heures, j’obtiensun liquide dont les effets sontabsolument les mêmes que lesprécédents, lorsque je me servais de

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l’article porteur du dard.

Je recommence avec les pinces duScorpion, pinces dont le contenuconsiste uniquement en massemusculaire. Les résultats nechangent pas. Le corps entier de labête, n’importe le fragment soumis àla macération, donne donc le virusqui tant excite ma curiosité.

Toutes les parties de la Cantharide, àl’extérieur comme à l’intérieur, sontimprégnées du principe vésicant ;mais rien d’analogue n’estattribuable au Scorpion, qui localiseson venin dans l’ampoule caudale ets’en trouve dépourvu partoutailleurs. La cause des effets que

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j’observe se rattache par conséquentà des propriétés générales que jedois retrouver dans tout insecte,serait-il des plus inoffensifs.

Je consulte à cet égard le pacifiqueRhinocéros, l’Orycte nasicorne. Afinde préciser la nature des matériaux,au lieu de faire usage de l’insectepulvérisé en bloc dans un mortier,j’emploie uniquement le tissumusculaire que j’obtiens en raclanten l’intérieur le corselet de l’Oryctedesséché. Ou bien encore, j’extrais lecontenu sec des cuisses. J’en faisautant avec les cadavres desséchésdu Hanneton des pins, duCapricorne, de la Cétoine. Chacune

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de mes récoltes, additionnée d’unpeu d’eau, se ramollit dans un verrede montre pendant une paire de jourset cède au liquide ce que peuvent enextraire l’écrasement et la solubilité.

Cette fois, un grand pas est fait.Toutes mes préparations sontindistinctement d’une virulenceatroce. Qu’on en juge. Je choisiscomme premier patient le Scarabéesacré, qui, par sa taille et sarobusticité, se prête on ne peutmieux à pareille épreuve. J’en opèreune douzaine, au corselet, à lapoitrine, au ventre, et de préférence àl’une des cuisses arrière, loin descentres nerveux si impressionnables.

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N’importe le point atteint par moninjecteur, l’effet produit est, de peus’en faut, le même.

L’insecte tombe comme foudroyé. Ilgît sur le dos et remue en désordreles pattes, surtout les antérieures. Sije le remets sur pieds, c’est une sortede danse de Saint-Guy. Le Scarabéebaisse la tête, fait le gros dos, seguinde sur les pattes convulsées. Ilpiétine sur place, avance un peu,recule d’autant, penche à droite,penche à gauche dans un foldésordre, incapable d’équilibre et deprogression. Et cela se fait parbrusques secousses, avec une vigueurnon inférieure à celle de l’animal en

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parfaite santé. C’est undétraquement profond, unetourmente qui bouleverse lacoordination des forces musculaires.

En mon métier d’interrogateur desbêtes et par conséquent detortionnaire, rarement j’ai vu tellesmisères. Je m’en ferais un cas deconscience si je n’entrevoyais que legrain de sable remué aujourd’huipeut un jour nous venir en aide enprenant place dans l’édifice dusavoir. La vie est partout la même,dans le corps du bousier comme danscelui de l’homme. L’interroger chezl’insecte, c’est l’interroger chez nous,c’est s’acheminer vers des aperçus

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non négligeables. Tel espoirm’absout de mes cruelles études, enapparence puériles, en réalité dignesde sérieuse considération.

De mes suppliciés, au nombre d’unedouzaine, les uns rapidementsuccombent, les autres persistentquelques heures. Du jour aulendemain, tous sont morts. Je laisseles cadavres sur la table, à l’air libre.Au lieu de se dessécher en devenantrigides, comme le feraient lesinsectes asphyxiés et destinés à noscollections, mes opérés seramollissent au contraire, deviennentflasques aux articulations, malgrél’aridité de l’air ambiant ; ils se

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désarticulent, se disloquent en piècesmouvantes aisément séparables.

Mêmes résultats avec le Capricorne,le Hanneton des pins, le Procuste, leCarabe. Chez tous détraquementsoudain, mort prompte, relâchementdes articulations et pourriture àmarche rapide. Sur une victime nonvêtue de corne, l’altération hâtivedes chairs est encore plus frappante.Une larve de Cétoine, qui résisterait,nous l’avons vu, à la piqûre duScorpion, même répétée plusieursfois, périt à bref délai si je lui injecteen un point quelconque unegouttelette de mon terrible liquide.De plus, elle brunit fortement et

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devient en une paire de joursputrilage noir.

Le Grand Paon, le gros papillon peusensible au venin du Scorpion, nerésiste pas mieux à mon inoculationque ne le font le Scarabée sacré et lesautres. J’en pique deux au ventre, unmâle et une femelle. Tout d’abord ilssemblent supporter l’opération sanstrouble. Il s’agrippent au treillis de lacloche et plus ne bougent, commeimpassibles. Mais bientôt le mal lestravaille. Ce n’est plus ici latumultueuse fin du Scarabée ; c’est lacalme invasion de la mort. Avec unmol tremblement d’ailes, doucementils trépassent et se laissent choir du

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treillage. Le lendemain, les deuxcadavres sont d’une remarquableflaccidité, les segments du ventre sedisjoignent et bâillent au moindretiraillement. Epilée, la peau, qui étaitblanche, a bruni et tourne au noir. Lapourriture achève rapidement sonœuvre.

L’occasion serait belle de parler icimicrobes et bouillons de culture. Jen’en ferais rien. Sur les confinsbrumeux de l’invisible et du visible,le microscope m’inspire méfiance.Aisément il remplace l’oculaire duréel par celui de l’imaginaire ;complaisamment il montre auxthéories ce qu’elles désirent voir.

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D’ailleurs le microbe étant trouvé,s’il y a lieu, la question seraitdéplacée, mais non résolue. Auproblème de l’écroulement del’organisation par le fait d’unepiqûre, en serait substitué un autrenon moins obscur. De quelle façonledit microbe amène-t-il cetécroulement ? Comment agit-il ? Enquoi réside sa puissance ?

Quelle explication donnerai-je alorsdes faits que je viens d’exposer ?Mais aucune, absolument aucune,parce que je n’en connais pas. Nepouvant faire mieux, je me bornerai àune paire de comparaisons ouimages, propres à reposer un peu

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l’esprit sur les noires vagues del’inconnu.

Chacun de nous, en son enfance, apris plaisir au jeu des capucins decartes. Suivant leur longueur, descartes, nombreuses autant quepossible, sont courbées en demi-cylindre. On les dresse sur une table,l’une derrière l’autre en sériesinueuse dont les intervalles sontconvenablement réglés. L’édificeplaît au regard par ses inflexions etson correct arrangement. Il y a là del’ordre, condition de toute matièreanimée.

On choque tant soit peu la premièrecarte. Elle tombe et fait choir la

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seconde, qui provoque de même laculbute de la troisième ; ainsi desuite jusqu’à l’autre bout de la série.En un rien de temps, l’ondeculbutante se propage, et le belédifice est ruiné. A l’ordre a succédéle désordre, j’oserai presque dire lamort. Qu’a-t-il fallu pour renverserainsi la procession de capucins ? Untout petit ébranlement initial, horsde proportion avec la masseculbutée.

Soit encore, dans un ballon de verre,une dissolution d’alun sursaturée àchaud. Pendant l’ébullition, on fermeavec un bouchon de liège puis onlaisse refroidir. Indéfiniment le

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contenu se conserve fluide etlimpide. Comme mobilité, il y a làvague simulacre de vie. Enlevons lebouchon et introduisons une parcellesolide d’alun, si minime soit-elle.Soudain le liquide se prend en unbloc solide et dégage de la chaleur.Qu’est-il advenu ? Voici. Au contactde la parcelle d’alun, centred’attraction, la cristallisation àdébuté ; puis elle a gagné de procheen proche, chaque parcelle solidifiéeprovoquant la solidification duvoisinage. La mise en branle vientd’un atome, la masse ébranlée estindéfinie. Le très petit arévolutionné l’énorme.

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On ne doit voir, cela va de soi, dansle rapprochement de ces deuxexemples et des effets de mesinjections qu’une façon de parler qui,n’expliquant rien, essaye de faireentrevoir. La longue procession decapucins de cartes est terrassée parle simple attouchement du petit doigtsur la première pièce ; lavolumineuse dissolution d’alun sesolidifie brusquement, influencée parune invisible parcelle. De même mesopérés succombent, convulsionnéspar une gouttelette de volumeinsignifiant et d’apparenceinoffensive.

Qu’y a-t-il donc dans ce terrible

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liquide ? Il y a d’abord de l’eau,inactive par elle-même et simplevéhicule de l’agent actif. S’il fallaitune preuve de son innocuité, la voici.Dans la cuisse de l’une quelconquedes six pattes du Scarabée,j’introduis avec mon injecteur unegouttelette d’eau pure, gouttelettesupérieure en volume à celle desinoculations mortelles. Aussitôtlibéré, l’insecte décampe et trottineavec l’habituelle prestesse, bienferme sur ses pattes. Remis enprésence de sa pilule il la roule avecla même ardeur qu’avant l’épreuve.Ma piqûre à l’eau lui est indifférente.

Qu’y a-t-il encore dans la mixture de

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mes verres de montre ? Il y a desdétritus cadavériques, en particulierdes ruines de muscles desséchés. Cesmatériaux cèdent-ils à l’eau certainsprincipes solubles ? Sont-ilssimplement réduits en fine poussièrepar l’écrasement ? Je ne décideraipas, et peu importe au fond.Toujours est-il que la virulenceprovient de là, exclusivement de là.La matière animale qui a cessé devivre est donc un agent dedémolition dans l’organisme. Lacellule morte tue la cellule vivante ;pour la statique si délicate de la vie,elle est le grain de sable qui, refusantson appui, entraîne l’écroulement de

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tout l’édifice.

A ce sujet, rappelons un accidentredoutable connu des médecins sousle nom de piqûre anatomique. Parmaladresse, un étudiant en anatomiese pique de son scalpel au cours deson travail, ou bien encore, parinadvertance, il porte sur la main uneégratignure insignifiante. La blessureà laquelle on accorderait à peineattention, provenant de la pointed’un canif, l’égratignure dont on netiendrait nul compte, faite par uneépine de buisson ou autrement, ilssont alors plaies mortelles si depuissants antiseptiques n’y portentremède à bref délai. Le scalpel est

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souillé par son contact avec leschairs du cadavre, les mains le sontpareillement. Il n’en faut pasdavantage. Le virus de la corruptionest introduit, et s’il n’est secouru àtemps, le piqué succombe. Le mort atué le vif. Cela rappelle aussi lesmouches dites charbonneuses, dontla lancette buccale, contaminée desanie cadavérique, provoque de siredoutables accidents.

Mes agissements sur les insectes nesont en somme que des piqûresanatomiques et des piqûres demouches charbonneuses.

Outre la gangrène qui rapidementaltère et brunit les chairs, j’obtiens

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des convulsions pareilles à celles queprovoque la piqûre du Scorpion. Parses effets convulsifs, l’humeurvenimeuse que le dard instille aressemblance étroite avec l’infusionmusculaire dont je charge moninjecteur. On est en droit alors de sedemander si les venins, de façongénérale, ne seraient pas, eux aussi,des produits de démolition, desplâtras de l’organisme en perpétuellerénovation, enfin des ruines qui, aulieu d’être expulsées à mesure,seraient mises en réserve pourl’attaque et pour la défense. L’animals’armerait de ses décombres demême que parfois il se bâtit un

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habitacle avec les scories del’intestin. Rien ne se perd ; lesdétritus de la vie sont utilisés pourla défense.

Tout bien considéré, mespréparations sont des extraits deviande. En remplaçant la chaird’insecte par une autre, celle du bœufpar exemple, obtiendrai-je les mêmesrésultats ? La logique dit oui, et lalogique a raison. Je délaye dansquelques gouttes d’eau un peud’extrait Liebig, précieuse ressourcedes cuisines. J’opère avec ce liquidesix Cétoines, quatre à l’état de larve,deux à l’état parfait. D’abord lesopérées se meuvent comme à

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l’ordinaire. Le lendemain les deuxCétoines sont mortes. Les larvesrésistent davantage et ne périssentque le surlendemain. De part etd’autre relâchement des articulationset brunissement des chairs, signe depourriture. Il est alors probablequ’injecté dans nos veines le mêmeliquide serait pareillement mortel.L’excellent dans les voies digestivesserait redoutable dans les voies de lacirculation. Poison par ici,nourriture par là.

Extrait Liebig d’un autre genre, lapurée de viande où barbote l’asticotliquéfacteur est d’une virulenceégale, sinon supérieure, à celle de

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mes produits. Tous les opérés,Capricornes, Scarabées, Carabes,périssent convulsionnés.

Après un long détour, nous voiciramenés à notre point de départ,l’asticot de la Mouche grise. Le ver,constamment plongé dans la saniecadavérique, serait-il, lui aussi,compromis par l’inoculation de cequi le fait grassement vivre ? Jen’oserais compter sur des épreuvesque je dirigerais moi-même ; mongrossier outillage et ma mainhésitante me feraient craindre, surdes sujets si petits et si délicats, desblessures profondes qui, à ellesseules, donneraient la mort.

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Heureusement, j’ai un collaborateurd’incomparable adresse ; c’est leChalcidien parasite. Adressons-nousà lui. Pour introduire ses germes, il atroué la panse de l’asticot, même àplusieurs reprises. Les pertuis sontd’extrême finesse, mais le virusenvironnant est d’excessive subtilité,et de la sorte a pu, dans certains cas,pénétrer. Or, qu’est-il arrivé ?

Les pupes, toutes provenant dumême appareil, sont nombreuses.D’après les résultats fournis, elles seclassent en trois parts non bieninégales. Les unes me donnent laMouche grise adulte, d’autres leparasite. Le restant, près d’un tiers,

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ne me donne rien, ni cette année ni lasuivante.

Dans les deux premiers cas, leschoses se sont passées de façonnormale ; le ver s’est développé enmouche, ou bien le parasite a dévoréle ver.

Dans le troisième cas, un accident estsurvenu. J’ouvre les pupes stériles. Al’intérieur elles sont badigeonnéesd’un enduit noirâtre, résidu del’asticot mort, et converti enpourriture noire. Le ver a donc subil’inoculation du virus à travers lesfines ouvertures, ouvrage duChalcidien. La peau a eu le temps dese durcir en coque ; mais c’était trop

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tard, les chairs étant déjà infectées.

On le voit : dans son brouet depourriture, le ver est exposé à degraves périls. Or, il faut des asticotsau monde, très nombreux, trèsvoraces, afin d’expurger au plus vitele sol des immondices de la mort.Linné nous dit : Tres muscæconsumunt cadaver equi æque cito acleo, trois mouches consomment lecadavre d’un cheval aussi vite que leferait un lion.

L’affirmation n’a rien d’exagéré.Oui, certes, ils sont expéditifs enbesogne, les fils de la Mouche griseet de la Mouche bleue. Ils grouillentamoncelés, toujours cherchant,

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toujours humant de leur bouchepointue. Dans ces foulestumultueuses des éraflures mutuellesseraient inévitables si les vers, àl’exemple des autres carnassiers,possédaient mandibules, mâchoires,cisailles propres à découper,dilacérer, tailler, et ces éraflures,intoxiquées par la redoutable puréeenvironnante, seraient toutes fatales.

Comment les vers sont-ilssauvegardés dans leur horribleatelier ? Ils ne mangent pas, ilss’abreuvent ; au moyen d’unepepsine dégorgée, ils convertissentd’abord leurs aliments en bouillon,ils pratiquent un art de

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consommation étrange, exceptionnel,où sont inutiles les dangereux outilsde dépècement, les scalpels à piqûresanatomiques. Là se termine, pouraujourd’hui, le peu que je sais ou queje soupçonne concernant l’asticot,officier de santé au service del’hygiène générale.

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Chapitre19

SOUVENIRSD’ENFANCE

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Presque à l’égal del’insecte, joie de l’enfant,qui se complaît à éleverHannetons et Cétoines surun lit d’aubépine fleurie,dans une boîte percée de

trous ; presque à l’égal de l’oiseau,irrésistible tentation avec ses nids,ses œufs, ses petits ouvrant leur becjaune, le champignon m’a de bonneheure séduit par ses colorations sivariées. Naïf garçonnet étrennant sespremières bretelles, et commençant àse retrouver dans le grimoire de lalecture, je me revois en extase devantle premier nid trouvé et le premierchampignon cueilli. Racontons ces

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graves événements. La vieillesseaime à ruminer le passé.

Temps bienheureux où la curiosités’éveille et nous dégage des limbesde l’inconscience, votre lointainsouvenir me fait revivre mes plusbelles années. Surprise par unpassant dans sa sieste au soleil, lajeune couvée de la perdrixprécipitamment se disperse. Chacun,gracieuse boule de duvet, s’enfuit etdisparaît dans les broussailles ; maisla tranquillité revenue, à la premièrenote d’appel, tous reviennent sousl’aile maternelle.

Ainsi reviennent, rappelés parl’évocation, mes souvenirs d’enfance,

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autres oisillons tant déplumés parles ronces de la vie. Divers, échappésdes buissons, ont la tête endolorie, lepas chancelant ; divers manquent,étouffés dans quelque recoin deshalliers ; divers sont conservés dansleur pleine fraîcheur. Or de ceséchappés à la griffe du temps, lesplus vivaces sont les premiers nés.La molle cire de la mémoireenfantine s’est convertie pour eux enbronze inaltérable.

Ce jour-là, riche d’une pomme pourmon goûter et libre de mon temps, jeme proposais de voir la crête de lacolline voisine, jusqu’ici pour moiconfins du monde. Il y a tout là-haut

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une rangée d’arbres qui, tournant ledos au vent, s’inclinent et s’agitentcomme pour se déraciner et fuir. Dela petite fenêtre de ma maison, quede fois ne les ai-je pas vus saluant dela tête en temps d’orage ; que de foisne les ai-je pas regardés setourmentant en désespérés au milieude la fumée des neiges que le coup debalai de la bise soulève et lisse, surles pentes ! Que font-ils là-haut, cesarbres désolés ?

Je m’intéresse à leur souple échine,aujourd’hui tranquille dans le bleudu ciel, demain secouée quandpassent les nuages. Je me réjouis deleur calme, je m’afflige de leurs

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gestes effarouchés. Ce sont des amis.A toute heure, je les ai sous les yeux.Le matin, derrière leur clair rideau, lesoleil se lève et monte dans sa gloire.D’où vient-il ? Montons là-haut, etpeut-être l’apprendrai-je.

Je gravis la pente. C’est une maigrepelouse tondue des moutons. Pas unbuisson, fertile en déchirures dontj’aurais la responsabilité en rentrantà la maison ; pas de rochers nonplus, d’escalade compromettante.Rien autre que de larges pierresplates, çà et là clairsemées. Il n’y aqu’à cheminer tout droit, en terrainuni. Mais la pelouse a l’inclinaisond’un toit. Elle est longue, longue, et

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mes jambes sont bien courtes. Detemps en temps je regarde là-haut.Mes amis, les arbres de la cime, nesemblent pas se rapprocher. Hardi,petit ! grimpe toujours.

Que vois-je là, à mes pieds ? Un beloiseau vient de s’envoler de sacachette sous l’auvent d’une largepierre. Bénédiction du Ciel, il y a unnid de crins et de fines pailles. C’estle premier que je trouve, la premièredes joies que me vaudra l’oiseau. Etdans ce nid, il y a six œufs, jolimentgroupés à côté l’un de l’autre ; et cesœufs sont d’un bleu magnifique,comme trempés dans une teinture decéleste azur. Terrassé de bonheur, je

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m’étends sur la pelouse etcontemple.

Cependant la mère, avec un petitclaquement de gosier, tack, tack, voleinquiète d’une pierre à l’autre, nonloin de l’indiscret. Mon âge est sanspitié, trop barbare encore pourcomprendre les angoissesmaternelles. Un projet me roule dansla tête, projet de petite bête de proie.Je reviendrai dans quinze jourscueillir la nichée avant qu’elle parte.En attendant, prenons un de ces jolisœufs bleus, un seul, témoignagetriomphal de ma découverte. Crainted’écrasement, la fragile pièce estdéposée sur un peu de mousse dans

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le creux de la main. Qu’il me jette lapierre celui qui, dans son enfance,n’a pas connu l’ivresse du premiernid trouvé.

Ma délicate charge, que mettrait àmal un faux pas, me fait renoncer aureste de l’ascension. Un autre jour jeverrai les arbres de la crête où selève le soleil. Je redescends la pente.Au bas je rencontre M. le vicaire, quifaisait sa promenade en lisant sonbréviaire. Il me voit cheminergravement ainsi qu’un porteur dereliques ; il aperçoit ma main quidissimule quelque chose derrière ledos.

« Qu’as-tu là, petit ? » demande

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l’abbé.

Tout confus, j’ouvre la main etmontre mon œuf bleu sur un lit demousse.

« Ah ! un œuf de Saxicole, fait levicaire. Où donc as-tu pris cela ?

– Là-haut, sous une pierre. »

De question en question, mapeccadille est confessée. Le hasardm’a fait trouver un nid alors que jen’en cherchais pas. Il y avait sixœufs. J’en ai pris un, que voilà, etj’attends l’éclosion des autres. Jereviendrai lever la nichée lorsque lesjeunes auront aux ailes les canonsdes grosses plumes.

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« Mon petit ami, répond l’abbé, tu neferas pas cela. Tu ne déroberas pas àla mère sa couvée ; tu respecterasl’innocente famille ; tu laisserasgrandir et s’envoler du nid lesoiseaux du bon Dieu. Ils sont la joiedes champs, ils expurgent la terre desa vermine. Si tu veux être sage, tu netoucheras plus au nid. »

Je le promets, et l’abbé continue sapromenade. Je revins à la maisonavec deux bonnes semences jetéesdans les friches de mon intellectd’enfant. Une parole autorisée venaitde m’apprendre que gâter des nidsest une action mauvaise. Je n’avaispas bien compris comment l’oiseau

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nous vient en aide en détruisant lavermine, fléau des récoltes ; mais,tout au fond de mon cœur, j’avaissenti que c’est mal d’affliger lesmères.

Saxicole, avait prononcé l’abbé envoyant ma trouvaille. Tiens ! medisais-je, tout comme nous les bêtesont des noms. Qui les a dénommées ?Comment s’appellent telle et telleautre de mes connaissances dans lesprairies et les bois ? Que veut dire lemot saxicole ?

Des années passent, et le latinm’apprend que saxicole signifiehabitant des rochers. Mon oiseau, eneffet, tandis que j’étais en extase

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devant ses œufs, volait d’une pointede rocher à l’autre ; sa maison, sonnid, avait pour toiture le rebordd’une large pierre. Un progrès deplus glané dans les livres m’appritque l’ami des coteaux pierreux senommait aussi Motteux, parce que,en saison de labour, il vole d’unemotte à l’autre, inspectant les sillonsriches de vermisseaux déterrés. Surla fin, je connus l’expressionprovençale de Cul-blanc, expressionbien imagée elle aussi, rappelant latache du croupion qui s’étale enpapillon blanc lorsque, d’un brefessor, l’insecte voltige dans lesguérets.

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Ainsi naissait le vocabulaire quidevait un jour me permettre de saluerde leur vrai nom les mille acteurs dela scène des champs, les millefleurettes nous souriant au bord dessentiers. Le terme que le vicaire avaitprononcé, sans y ajouter la moindreimportance, me révélait un monde,celui des herbes et des bêtesdésignées par leur vrai nom.Laissons à l’avenir le soin dedébrouiller un peu l’immenselexique ; pour aujourd’huisouvenons-nous du Saxicole.

Au couchant, mon village croule encascade de jardinets où mûrissent laprune et la pomme. De petits murs

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ventrus, noircis par la lèpre deslichens et des mousses, soutiennentles terres étagées. Au bas de la penteest le ruisseau. Presque partout, d’unélan on peut le franchir. Auxendroits étalés en nappe, des pierresplates à demi exondées servent depasserelle. Nulle part de gouffre,terreur des mères lorsque les enfantss’absentent ; de l’eau jusqu’auxgenoux, pas plus. Cher ruisselet, sifrais, si limpide, si tranquille, j’ai vudepuis des fleuves majestueux, j’aivu la mer immense. Rien dans messouvenirs ne vaut tes humblescascatelles. Ton mérite est la saintepoésie des premières impressions.

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Un meunier s’est avisé de fairetravailler le ruisselet, qui s’en allaitsi gai à travers les prairies. A mi-hauteur du coteau, un canal,économisant la pente, dérive unepartie des eaux et les amène dans ungrand réservoir, dispensateur de laforce motrice pour les roues dumoulin. Situé au bord d’un sentierfréquenté, ce bassin se termine par lebarrage d’un mur.

Un jour, me hissant sur les épaulesd’un camarade, j’ai regardé par-dessus la triste muraille, toutebarbue de fougères. Je vis des eauxmortes sans fond, pleines de gluanteschevelures vertes. Dans les trouées

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du visqueux tapis, paresseusementnageait une sorte de lézard courtaud,noir et jaune. Aujourd’hui jel’appellerais Salamandre ; alors il meparut le fils de l’Aspic et du Dragon,dont nos contes terrifiants parlaientà la veillée. Brrr ! J’en ai assez vu,redescendons vite.

Plus bas est le ruisseau. Sur chaquerive, des aulnes et des frênes,s’inclinant, emmêlent leurs ramées etforment cintre de verdure. A leurbase, derrière un vestibule de grossesracines tordues, s’ouvrent desretraites aquatiques que prolongentdes couloirs ténébreux. Sur le seuilde ces refuges tremblote un peu de

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soleil découpé en ovales par le tamisdu feuillage.

Là stationnent les Vairons cravatésde rouge. Avançons bien doucement,couchons-nous à terre et regardons.Qu’ils sont beaux, les petits poissonsà gorge écarlate ! Groupés à côté l’unde l’autre, la tête tournée à l’inversedu courant, ils se gonflent, ils sedégonflent les joues, ils se rincent labouche en des lampées sans fin. Pourse maintenir immobiles dans l’eauqui fuit, rien autre qu’un légerfrisson de la queue et de la nageoiredu dos. Une feuille tombe de l’arbre.Pst ! La bande a disparu.

Au-delà du ruisseau est un bosquet

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de hêtres, aux troncs lisses et droits,semblables à des colonnes. Dans leurmajestueuse ramée, pleine d’ombre,jacassent des Corneilles, en se tirantde l’aile quelques vieilles plumesremplacées par de nouvelles. Le solest matelassé de mousse. Dès lespremiers pas sur le moelleux tapis,un champignon est aperçu, non étaléencore et pareil à un œuf laissé làpar quelque poule vagabonde. C’estle premier que je cueille, le premierqu’entre mes doigts je tourne et jeretourne, m’informant un peu de sastructure avec cette vague curiositéqui est l’éveil de l’observation.

Bientôt d’autres sont trouvés,

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différents de taille, de forme, decoloration. C’est vrai régal pour mesyeux novices. Il y en a de façonnés enclochette, en éteignoir, en gobelet ; ily en a d’étirés en fuseau, de creusésen entonnoir, d’arrondis en demi-boule. J’en rencontre qui, à l’instant,se colorent de bleu ; j’en vois de grosqui s’effondrent en pourriture oùgrouillent des vers.

D’autres, configurés en poires, sontsecs et s’ouvrent au sommet d’untrou rond, sorte de cheminée d’oùs’échappe un jet de fumée lorsque,du bout du doigt, je leur tapote leventre. Ce sont les plus curieux. J’enremplis ma poche pour les faire

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fumer à loisir, jusqu’à épuisement ducontenu, qui se réduit enfin en unesorte d’amadou.

Que de distractions en ce bosquet dedélices ! Bien des fois j’y suis revenudepuis ma première trouvaille ; làs’est faite, en compagnie desCorneilles, ma première éducation enfait de champignons. Mes récoltes,cela va de soi, n’étaient pas admisesà la maison. Le champignon, ou leBoutorel, comme nous disions, yavait mauvaise renommée, ilempoisonnait les gens. Sans plusample informé, la mère le bannissaitde la table de famille. Je necomprenais guère comment le

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Boutorel, si avenant d’aspect, avaittelle malice mais enfin j’écoutaisl’expérience des parents, et jamaisrien de fâcheux ne m’est survenu demes étourdies relations avecl’empoisonneur.

Mes visites au bois de hêtres serépétant, je parvins à répartir mestrouvailles en trois catégories. Dansla première, la plus nombreuse, lechampignon avait le dessous garni defeuillets rayonnants. Dans laseconde, la face inférieure étaitdoublée d’un épais coussinet cribléde trous à peine visibles. Dans latroisième, elle était hérissée demenues pointes pareilles aux papilles

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de la langue du chat. Le besoind’ordre pour venir en aide à lamémoire me faisait inventer uneclassification.

Bien plus tard me tombèrent entreles mains certains petits livres oùj’appris que mes trois catégoriesétaient connues ; elles avaient mêmedes noms latins, ce qui était loin deme déplaire. Ennobli par le latin quime fournissait mes premiers thèmeset mes premières versions, glorifiépar l’antique langage dont faisaitusage M. le curé disant sa messe, lechampignon grandissait en monestime. Pour mériter ainsiappellation savante, il devait avoir

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réelle importance.

Les mêmes livres me dirent le nom decelui qui m’avait tant amusé avec sacheminée fumante. Cela s’appelaitVesse-de-loup. Le terme me déplut ; ilsentait la mauvaise compagnie. Acôté se trouvait une dénominationplus décente : Lycoperdon ; mais cen’était qu’apparence, car les racinesgrecques m’apprirent un jour queLycoperdon signifie précisémentvesse-de-loup. L’histoire des plantesabonde en termes qu’il n’est pastoujours convenable de traduire.Legs des anciens âges moins réservésque le nôtre, la botanique a bien desfois gardé la brutale franchise des

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mots bravant l’honnêteté.

Qu’ils sont loin ces temps bénis oùma curiosité d’enfant s’exerçait,isolée, à la connaissance deschampignons ! Eheu ! fugaceslabuntur anni, disait Horace. Oh !oui ; ils s’écoulent vite, les ans, alorssurtout qu’ils sont plus près des’épuiser. Ils étaient le gai ruisseletqui s’attarde parmi les osiers sur despentes insensibles ; ils sontaujourd’hui le torrent, qui charriemille débris et se précipite versl’abîme. Si fugaces qu’ils soient,mettons-les à profit.

A la nuit tombante, le bûcheron sehâte de lier ses derniers fagots. De

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même, au déclin de mes jours,humble bûcheron dans la forêt dusavoir, j’ai souci de mettre en ordrema falourde. Que restera-t-il de mesrecherches sur les instincts ?Apparemment peu de chose ; tout auplus quelques fenêtres ouvertes surun monde non encore exploré avectoute l’attention qu’il mérite.

Les champignons, mes délicesbotaniques depuis ma primejeunesse, auront destinée pire. Je n’aicessé de les fréquenter. Aujourd’huiencore, rien que pour renouerconnaissance avec eux, je vais, d’unpas traînant, les visiter dans lesbeaux après-midi de l’automne.

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J’aime toujours à voir émerger dutapis rose des bruyères les grossestêtes des Bolets, les chapiteaux desAgarics, les buissons corallins desClavaires.

A Sérignan, mon étape finale, ilsm’ont prodigué leurs séductions,tant ils abondent sur les collinesvoisines, boisées d’yeuses,d’arbousiers et de romarins. En cesdernières années, telle richesse m’ainspiré un projet insensé, celui decollectionner en effigies ce qu’ilm’était impossible de conserver ennature dans un herbier. Je me suismis à peindre, de grandeur naturelle,toutes les espèces de mon voisinage,

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des plus grosses aux moindres. L’artde l’aquarelle m’est inconnu.N’importe ; ce que je n’ai jamais vupratiquer, je l’inventerai, m’yprenant d’abord mal, puis un peumieux, puis bien. Le pinceau feradiversion au tracas de la prosequotidienne.

Me voici finalement en possession dequelques centaines de feuilles oùsont représentés, avec leur grandeurnaturelle et leur coloris, les diverschampignons des alentours. Macollection a certaine valeur. S’il luimanque la tournure artistique, elle adu moins le mérite de l’exactitude.Elle me vaut le dimanche des

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visiteurs, gens de la campagne, quinaïvement regardent, ébahis que cesbelles images soient faites à la main,sans moule et sans compas. Ilsreconnaissent tout de suite lechampignon représenté ; ils medisent le nom populaire, preuve de lafidélité de mon pinceau.

Or, que deviendra cette haute piled’aquarelles, objet de tant detravail ? Sans doute les miensgarderont quelque temps la relique ;mais tôt ou tard, devenueencombrante, déménagée d’unplacard dans un autre placard, d’ungrenier dans un autre grenier, visitéedes rats et souillée de maculatures,

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elle tombera entre les mains d’unarrière-neveu qui, enfant, ladécoupera en carrés pour faire descocottes. C’est la règle. Ce que nosillusions ont caressé avec le plusd’amour finit de façon misérablesous les griffes de la réalité.

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Chapitre20

INSECTES ETCHAMPIGNONS

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Il serait hors de propos derappeler mes longues relationsavec le Bolet et l’Agaric sil’insecte n’intervenait ici dans unequestion de grave intérêt. Diverschampignons sont comestibles, il

y en a même de haut renom ; d’autressont des poisons redoutables. Amoins d’études botaniques non à laportée de tous, comment distinguerl’inoffensif du vénéneux ? Unecroyance fort répandue nous dit :tout champignon qu’acceptent lesinsectes, ou plus fréquemment leurslarves, leurs vers, peut être acceptésans crainte ; tout champignon qu’ilsrefusent doit être refusé. Ce qui leur

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est aliment sain ne peut manquer del’être pour tous ; ce qui leur estpoison nous doit être égalementpernicieux.

Avec une apparence de logique, ainsiraisonne-t-on, sans réfléchir auxaptitudes si diverses des estomacs enfait d’alimentation. Après tout, n’yaurait-il rien de fondé dans cettecroyance ? C’est ce que je mepropose d’examiner.

L’insecte, à l’état de larve surtout,est l’exploiteur par excellence deschampignons. Deux groupes deconsommateurs sont à distinguer.Les uns mangent réellement, c’est-à-dire taillent par miettes, mâchent et

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réduisent en bouchée avalée tellequelle ; les autres s’abreuvent aprèsavoir au préalable converti leurnourriture en bouillon, comme lefont les vers de la viande. Lespremiers sont les moins nombreux.En me bornant aux données de mesobservations faites dans le voisinage,je compte en tout, dans le groupe desmasticateurs, quatre coléoptères etla chenille d’une Teigne. Il s’y adjointle mollusque, représenté par unelimace ou plus exactement par unArion de médiocre taille, brun etparé d’un liséré rouge sur les bordsdu manteau. Modeste population ensomme, mais active et envahissante,

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la Teigne surtout.

En tête des coléoptères amateurs dechampignons, je placerai unStaphylin (Oxyporus rufus Lin.),joliment costumé de rouge, de bleu etde noir. En société de sa larve,cheminant à l’aide d’une béquilledressée sur l’arrière, il fréquentel’Agaric du peuplier (Pholiota ægeritaFries). C’est un spécialiste à régimeexclusif. Fréquemment je lerencontre, soit au printemps, soit enautomne, et jamais autre part que surce champignon.

Il a du reste bien choisi sa part, legourmet. L’Agaric du peuplier est unde nos meilleurs champignons,

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malgré sa coloration d’un blancdouteux, sa peau fréquemmentcraquelée, ses lames souillées debrun-roux à l’émission des spores.Ne jugeons pas des gens surl’apparence ; des champignons nonplus. Tel superbe de forme et decouleur est vénéneux, tel autre depauvre aspect est excellent.

Encore deux coléoptères spécialistes,tous les deux de petite taille. L’un estle Triplax (Triplax russica Lin.), rouxsur la tête et le corselet, noir sur lesélytres. Sa larve exploite le Polyporehérissé (Polyporus hispidus Bull.),volumineuse et grossière pièce,hérissée en dessus de poils raides et

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fixée par le côté aux vieux troncs dumûrier, parfois aussi du noyer et del’orme. L’autre est l’Anisotome(Anisotoma cinnamomea Panz.),couleur cannelle. Sa larve vitexclusivement dans les truffes.

Le plus intéressant des coléoptèresmangeurs de champignons est leBolbocère (Bolboceras gallicusMuls.). J’ai dit ailleurs sa façon devivre, sa chansonnette pépiementd’oisillon, ses puits verticaux,creusés à la recherche d’unchampignon souterrain (Hydnocystisarenaria Tul.), son habituellenourriture. Il est aussi ferventamateur de truffes. Je lui ai pris

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entre les pattes, au fond de sonmanoir, une vraie truffe de lagrosseur d’une noisette, le TuberRequienii Tul. J’ai essayé de l’éleverafin de connaître sa larve ; je l’aiétabli dans une ample terrine pleinede sable frais et surmontée d’unecloche. Les Hydnocystes et lesTruffes me manquant, je lui ai servidivers champignons de consistanceun peu ferme comme le sont ceux deson choix. Il a tout refusé : Helvelleset Clavaires, Chanterelles et Pezizes.

Avec un Rhizopogon, sorte de petitepomme de terre fungique, fréquentedans les bois de pins à une médiocreprofondeur, souvent même à la

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superficie, le succès a été complet.J’en avais répandu une poignée surle sable de ma terrine d’éducation. Ala nuit close, bien des fois j’aisurpris le Bolbocère qui sortait deson puits, explorait la nappesablonneuse, choisissait une piècenon trop grosse pour ses forces etdoucement la roulait vers sondomicile. Il rentrait chez lui enlaissant sur le seuil de sa porte, enmanière de clôture, le Rhizopogontrop gros pour être introduit. Lelendemain, je retrouvais la piècerongée, mais seulement à la faceinférieure.

Le Bolbocère n’aime pas à

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consommer en public, à l’air libre ; illui faut le discret isolement de sacrypte. S’il ne trouve pas sa pâtureen fouillant sous terre, il vientchercher à la surface. Un morceau deson goût étant rencontré, il ledescend chez lui lorsque lesdimensions le permettent, sinon il lelaisse sur le seuil de son terrier et legrignote par la base sans reparaîtreau dehors.

Hydnocyste, Truffe et Rhizopogonsont jusqu’ici les seuls aliments queje lui connaisse. Ces trois exemplesnous disent que le Bolbocère n’estplus un spécialiste comme le sontl’Oxypore et le Triplax ; il sait varier

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son régime ; peut-être se nourrit-ilde tous les champignons hypogésindistinctement.

La Teigne étend davantage sondomaine. Sa chenille est unvermisseau de cinq à six millimètres,blanc avec la tête noire et luisante.Elle abonde en nombreuses coloniesdans la plupart des champignons.Elle attaque de préférence le haut dustipe, pour des raisons de sapiditéqui me sont inconnues ; de là elle serépand dans l’épaisseur du chapeau.C’est l’hôte habituel des Bolets,Agarics, Lactaires, Russules. A partcertaines espèces et certaines séries,tout lui est bon. Ce débile

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vermisseau, qui se filera, sous lapièce ravagée, un minime cocon desoie blanche et deviendra uninsignifiant papillon, est l’exploiteurprimordial.

Mentionnons après l’Arion, lemollusque goulu qui s’attaque luiaussi à la plupart des champignonsde quelque volume. Il s’y creuse desniches spacieuses où le béatconsomme. Peu nombreux encomparaison des autres exploiteurs,il s’établit ordinairement solitaire. Ila pour mâchoire un vigoureux rabotqui fait d’amples vides dans la pièceattaquée. C’est lui dont les dégâtssont les plus apparents.

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Or tous ces grignoteurs sereconnaissent à leurs reliefs de table,miettes et vermoulures. Ils creusentdes galeries à parois nettes, ils fontdes entailles, des érosions sansbavures, ils travaillent endécoupeurs. Les autres, lesliquéfacteurs, travaillent enchimistes, ils dissolvent au moyen deréactifs. Tous sont des larves dediptères et appartiennent à la plèbedes Muscidés. Ils sont nombreux enespèces. Les distinguer les uns desautres en les élevant pour obtenirl’état parfait amènerait, sans grandprofit, longue dépense de temps.Désignons-les par le terme général

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d’asticot.

Pour les voir à l’œuvre, je choisiscomme pièce d’exploitation le BoletSatan (Boletus Satanas Lenz), l’undes plus gros champignons qu’ilm’est loisible de cueillir dans monvoisinage. Il a le chapeau d’un blancsale, l’orifice des tubes d’un rougeorangé vif, le stipe renflé en bulbeavec élégant réseau de veinulescarminées. J’en divise un,parfaitement sain, en deux partségales que je mets dans deuxassiettes profondes, disposées côte àcôte. L’une des moitiés reste tellequelle ; ce sera un témoin, un termede comparaison. L’autre moitié

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reçoit sur la couche de tubes unepaire de douzaines d’asticots pris surun second Bolet en pleinedécomposition.

Le jour même de ces préparatifss’affirme l’action dissolvante desvers. D’abord d’un rouge vif à lasurface, la couche des tubes brunit etdifflue sur la pente en stalactitesnoires. Bientôt la chair est attaquéeet devient en peu de jours un brouetsemblable à du bitume liquide. Lafluidité est presque celle de l’eau.Dans ce bouillon barbotent lesasticots, ondulant de la croupe etlaissant émerger de temps à autre lesorifices respiratoires de l’arrière.

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C’est l’exacte répétition de ce quenous ont montré les liquéfacteurs dela viande, vers de la Mouche grise etde la Mouche bleue.

Quant à la seconde moitié du Bolet,celle que je n’avais pas peuplée devermine, elle se conserve compacte,pareille à ce qu’elle était au début,n’étant tenu compte de son aspect unpeu flétri dû à l’évaporation. Lafluidité est donc bel et bien l’ouvragedes vers, et d’eux seuls.

Cette liquéfaction serait-ellechangement aisé ? On le croiraitd’abord en voyant avec quellepromptitude elle s’opère par letravail des vers. D’ailleurs certains

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champignons, les Coprins, seliquéfient spontanément et seconvertissent en liquide noir. L’und’eux porte le nom bien expressif deCoprin atramentaire (Coprinusatramentarius Bull.), le Coprin qui delui-même se résout en encre.

La conversion, dans certains cas, estd’une singulière rapidité. Un jour, jedessinais un de nos plus élégantsCoprins (Coprinus sterquilinusFries), issu d’une petite bourse ouvolva. Mon travail à peine fini, unepaire d’heures après la récolte duchampignon tout frais, le modèleavait disparu, ne laissant sur la tablequ’une mare d’encre. Pour peu que

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j’eusse différé, le temps memanquait, et je perdais une rare etcurieuse trouvaille.

Ce n’est pas à dire que les autreschampignons, les Bolets notamment,soient de durée éphémère et privésde consistance. J’en ai fait l’essaiavec le Bolet comestible (Boletusedulis Bull.), le fameux Cèpe sisavoureux et si estimé. Je medemandais s’il ne serait pas possibled’en retirer une sorte d’extrait Liebigfungique utilisable dans nospréparations culinaires. A cet effet,je fis bouillir des Cèpes coupés enpetits morceaux, d’une part dans del’eau pure, d’autre part dans de l’eau

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additionnée de carbonate de soude.Le traitement dura deux joursentiers. La chair du Bolet futindomptable. Il eût fallu pourl’attaquer des drogues violentes,inadmissibles dans le résultat quej’avais en vue.

Ce que laissent à peu près intactl’ébullition prolongée et le concoursdu carbonate de soude, les vers dudiptère le convertissent rapidementen fluide, de même que les vers de laviande fluidifient le blanc d’œuf cuit.Cela se fait de part et d’autre sansviolence, probablement au moyend’une pepsine spéciale, non la mêmedans les deux cas. Le liquéfacteur de

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la viande a la sienne ; le liquéfacteurdu Bolet en a une autre.

L’assiette se remplit donc d’unbrouet noir, bien coulant, semblabled’aspect à du goudron. Si on laissel’évaporation suivre son cours, lebouillon se prend en une plaque dureet friable rappelant l’extrait deréglisse. Enchâssés dans cettegangue, larves et pupes périssent,incapables de se libérer. La chimiedissolvante leur a été fatale. Lesconditions sont tout autres lorsquel’attaque se fait à la surface du sol.Absorbé à mesure par la terre, leliquide en excès disparaît, laissantlibre la population. Dans mes jattes,

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indéfiniment il s’amasse et tue leshabitants lorsqu’il se dessèche encouche solide.

Soumis au travail des asticots, leBolet pourpre (Boletus purpureusFries) donne les mêmes résultats quele Bolet Satan, c’est-à-dire un brouetnoir. Notons que les deuxchampignons bleuissent par larupture et surtout l’écrasement. Avecle Bolet comestible, dont la chaircoupée reste invariablement blanche,le produit de la liquéfaction par lavermine est d’un marron très clair.Avec l’Oronge, le résultat est unebouillie que le regard prendrait pourune fine marmelade d’abricots.

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L’essai des divers autreschampignons confirme la règle :tous, attaqués par l’asticot, serésolvent en purée plus ou moinscoulante, et variable de coloration.

Pourquoi les deux Bolets à tubesrouges, le Bolet pourpre et le BoletSatan, se changent-ils en brouetnoir ? Il me semble en entrevoir lemotif. Tous les deux bleuissent, avecmélange de verdâtre. Une troisièmeespèce, le Bolet cyanescent (Boletuscyanescens Bull. var. lacteusLéveillé), est d’une extrêmesensibilité chromatique.Meurtrissons-le fort légèrement,n’importe où, sur le chapeau, le stipe,

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la couche de tubes ; aussitôt la partiefroissée, d’abord d’un blanc pur, secolore en bleu superbe.

Mettons ce Bolet dans uneatmosphère de gaz carbonique.Maintenant nous pouvons lecontusionner, l’écraser, le réduire enpulpe, et le bleu ne se montre plus.Mais puisons dans la masse écrasée :à l’instant, au contact de l’air, lamatière magnifiquement bleuit. Celarappelle certain procédé usité enteinture. De l’indigo du commercemis macérer dans de l’eau enprésence de la chaux et du sulfate defer, couperose verte, perd une partiede son oxygène ; il se décolore et

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devient soluble dans l’eau, tel qu’ill’était dans la plante originelle,l’indigotier, avant la préparation quecette plante a subie. Il surnage unliquide sans couleur. Exposons àl’air une goutte de ce liquide.Subitement l’oxydation travaille leproduit ; l’indigo se refait, insolubleet coloré de bleu.

C’est précisément ce que nousmontrent les Bolets prompts à bleuir.Contiendraient-ils en effet del’indigo soluble et sans couleur ? Onl’affirmerait si certaines propriétésne donnaient prise au doute. Par uneexposition prolongée à l’air, lesBolets aptes à bleuir, en particulier le

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plus remarquable, le Boletcyanescent, se décolorent au lieu deconserver le bleu fixe qui serait lesigne du véritable indigo. Toujoursest-il que ces champignonscontiennent un principe colorant trèsaltérable à l’air. Pourquoi n’yverrait-on pas la cause de la teintenoire lorsque les asticots ont liquéfiéles Bolets bleuissants ? Les autres, àchair blanche, le Bolet comestiblepar exemple, ne prennent pas cetaspect de bitume une fois liquéfiéspar les vers.

Tous les Bolets qui, fractionnés,virent au bleu ont mauvaiseréputation ; les livres les traitent de

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dangereux, tout au moins desuspects. Le nom de Satan donné àl’un d’eux témoigne assez de noscraintes. La Teigne et l’Asticot sontd’un autre avis ; passionnément ilsexploitent ce que nous redoutons.Or, chose étrange, ces fanatiques duBolet Satanas refusent absolumentcertains champignons, pour nousmets délicieux. Tel est le plus célèbrede tous, l’Oronge, que les Romainsde l’empire, passés maîtres ès chosesde la gueule, appelaient mets desdieux, cibus deorum, Agaric desCésars, Agaricus Cæsareus.

De nos divers champignons c’est leplus élégant. Lorsqu’il prépare sa

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sortie en soulevant la terrecrevassée, c’est un bel ovoïde formépar l’enveloppe générale, la volva.Puis cette bourse doucement sedéchire et par l’ouverture étoilée sevoit en partie un objet globuleuxmagnifiquement orangé. Supposonsun œuf de poule cuit à l’eaubouillante. Enlevons la coque. Lereste sera l’Oronge dans sa bourse.Enlevons dans le haut une partie dublanc et mettons le jaune un peu àdécouvert. Ce sera l’Orongenaissante. La similitude est parfaite.Aussi les gens du pays, frappés parcette ressemblance, appellent-ilsl ’ O r o n g e lou Rousset d’ioù,

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autrement dit le jaune d’œuf. Bientôtle chapeau se dégage en plein ets’étale en disque plus doux autoucher que le satin, plus riche auregard que le fruit des Hespérides.Au milieu des bruyère roses, c’estobjet ravissant.

Eh bien, ce superbe Agaric (AmanitaCæsarea Scop), ce mets des dieux,l’asticot n’en veut absolument pas.Mes fréquents examens ne m’ontjamais montré dans la campagne uneOronge exploitée par les vers. Il fautl’internement dans un bocal etl’absence d’autres vivres pourdécider l’attaque, et encore lamarmelade obtenue ne paraît guère

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agréer. Après liquéfaction, les verscherchent à s’en aller, preuve que lanourriture ne leur est pas agréable.Le mollusque pareillement, l’Arion,est loin d’être un ferventconsommateur. Passant près d’uneOronge et ne trouvant pas mieux, ils’y arrête et déguste sans bieninsister. Si donc il nous fallait letémoignage de l’insecte, ou mêmecelui de la limace pour reconnaîtreles champignons bons à manger,nous refuserions précisément lemeilleur.

Respectée de la vermine, la superbeOronge est néanmoins ruinée, nonpar des larves, mais par un parasite

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cryptogamique, le Mycogone rosea,qui s’y étale en lèpre purpurine et leconvertit en putrilage. Je ne luiconnais pas d’autre exploiteur.

Une seconde Amanite (Amanitavaginata Bull.), joliment striée surles bords du chapeau, est un mangerexquis, presque à l’égal de l’Oronge.On l’appelle ici lou pichot gris, lepetit gris, à cause de sa colorationordinairement d’un gris cendré. Nil’asticot ni la Teigne, encore plusentreprenante, n’y touchent jamais.Même refus au sujet de l’Amanitepanthère (Amanita pantherina D. C.),de l’Amanite printanière (Amanitaverna Fries), de l’Amanite citrine

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(Amanita citrina Schaeff.), toutestrois vénéneuses.

En somme, qu’elle soit pour nousmets délicieux ou poison, aucuneAmanite n’est acceptée des vers. Seull’Arion y mord parfois. La cause dece refus nous échappe. Vainement, ausujet de l’Amanite panthère, parexemple, on donnerait pour raison laprésence d’un alcaloïde fatal auxvers, il y aurait à se demanderpourquoi l’Oronge, l’Amanite desCésars, exempte de tout poison, estrefusée non moins rigoureusementque les espèces vénéneuses. Serait-cealors manque de sapidité, défautd’assaisonnement propre à stimuler

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l’appétit ? Mâchées, en effet, à l’étatcru, les Amanites n’ont rien deprovoquant comme saveur.

Que nous apprendront leschampignons fortement pimentés ?Voici dans les bois de pins leLactaire mouton (Lactariustorminosus Schaeff.) roulé en volutesur les bords et vêtu d’une toisoncrépue. La saveur en est brûlante,pire que celle du poivre de Cayenne.Torminosus veut dire qui donne cescoliques. La dénomination nemanque pas d’à-propos. A moinsd’avoir un estomac fait exprès, celui-là serait singulièrement travaillé quiferait usage de telle nourriture. Or,

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cet estomac, la vermine le possède ;elle fait régal des âcretés du Lactairemouton comme la chenille destithymales broute délicieusement lefeuillage abominable des euphorbes.Quant à nous, dans l’un et l’autrecas, ce serait mâcher de la braise.

Tel condiment est-il nécessaire auxvers ? En aucune façon. Voici, dansles mêmes bois de pins, le Lactairedélicieux (Lactarius deliciosus Lin.),superbe cratère d’un roux orangé,orné de zones concentriques. Auxpoints froissés il prend unecoloration vert-de-gris, variété peutêtre de la teinte indigo propre auxBolets bleuissants. De sa chair mise

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à nu par la cassure ou le couteau,suintent des pleurs d’un rouge desang, caractère très net, propre à ceLactaire. Ici disparaissent lesbrutales épices du Lactaire mouton ;mâchée crue, la chair est d’un goûtagréable. N’importe, la vermineexploite le Lactaire bénin avec lamême ferveur qu’elle exploite leLactaire atrocement poivré. Pourelle, le doux et le fort, l’insipide et lepimenté sont même chose.

Le qualificatif de délicieux donné auchampignon pleurant de sa blessuredes larmes de sang est très exagéré.Ce Lactaire est comestible, il est vrai,mais c’est un manger grossier, de

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digestion pénible. Ma maisonnée lerefuse comme préparation culinaire.On préfère le mettre macérer dans duvinaigre et l’employer après en guisede cornichons. La réelle valeur de cechampignon est largement surfaitepar un qualificatif trop élogieux.

Faudrait-il pour convenir aux vers uncertain degré de consistanceintermédiaire entre la souplesse desAmanites et la fermeté desLactaires ? Interrogeons à ce sujetl’Agaric de l’olivier (Pleurotusphosphoreus Batt.), superbechampignon coloré de roux-jujube.Son nom vulgaire n’est pas desmieux mérités. Il est fréquent, il est

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vrai, à la base des vieux oliviers,mais je les cueille aussi aux pieds dubuis, de l’yeuse, du prunellier, ducyprès, de l’amandier, de la viorne etautres arbres et arbustes. La naturedu support paraît lui être assezindifférente. Un trait plusremarquable le distingue de tous lesautres champignons de l’Europe. Ilest phosphorescent.

A la face inférieure, et là seulement,il émet une douce et blancheluminosité semblable à celle du verluisant. Il s’illumine pour célébrerses noces et l’émission de ses spores.Le phosphore des chimistes n’est icipour rien. C’est une combustion

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lente, une sorte de respiration plusactive qu’à l’état ordinaire.L’émission lumineuse s’éteint dansles gaz irrespirables, l’azote, le gazcarbonique ; elle persiste dans l’eauaérée ; elle cesse dans l’eau privéed’air par l’ébullition. Elle est faibled’ailleurs au point de n’être sensibleque dans une obscurité profonde. Denuit, et même de jour si les yeux sontpréparés par une station préalabledans les ténèbres d’un caveau, c’estspectacle merveilleux que cet Agaricsemblable à un morceau de pleinelune.

Or, que fait la vermine ? Est-elleattirée par ce fanal ? En aucune

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manière : asticots, teignes et limacesjamais ne touchent au splendidechampignon. Ne nous empressonspas d’expliquer ce refus par lespropriétés nocives de l’Agaric del’olivier, que l’on dit très vénéneux.Voici, en effet, dans les terrainscaillouteux des garrigues, l’Agaric dupanicaut (Pleurotus Eryngii D. C.), demême consistance que le précédent.C’est la Berigoulo des Provençaux, undes champignons les plus estimés.Eh bien, la vermine n’en veut pas ; cequi fait notre régal lui est odieux.

Inutile de continuer ce genred’informations ; la réponse seraitpartout la même. L’insecte, qui se

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nourrit de tel champignon et refuseles autres, ne peut en aucune manièrenous renseigner sur les espèces quipour nous sont comestibles oudangereuses. Son estomac n’est pasle nôtre. Il affirme excellent ce quenous trouvons poison ; il affirmepoison ce que nous trouvonsexcellent. Alors, si nous manquentles connaissances botaniques que laplupart n’ont ni le temps ni le goûtd’acquérir, quelle règle de conduitedevons-nous suivre ? Cette règle estdes plus simples.

Depuis une trentaine d’années quej’habite Sérignan, je n’ai jamaisentendu parler du moindre cas

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d’empoisonnement par leschampignons dans le village, etcependant il s’en fait ici abondanteconsommation, en automne surtout.Il n’est pas de famille qui ne récolte,dans quelque promenade à lamontagne, un précieux appoint à sesmodiques ressources alimentaires. Etque récolte-t-on ? Un peu de tout.

Bien des fois, courant les bois duvoisinage, je visite les paniers desrécolteurs et des récolteuses, quivolontiers me laissent faire. J’y voisde quoi scandaliser les maîtres enmycologie. J’y trouve fréquemmentle Bolet pourpre, classé parmi lesdangereux. J’en faisais un jour

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l’observation à un ramasseur. Il meregarda d’un air étonné. « Lui, le

pain de loup [1], un poison ! disait-ilen tapotant de la main le corpulentbolet ! Allons donc ! Moelle de bœuf,monsieur, vraie moelle de bœuf. » Ilsourit de mes scrupules et partit avecune pauvre opinion de mesconnaissances en fait dechampignons.

Dans les dits paniers je trouvel’Agaric annulaire (Armillaria melleaFries), qualifié de valde venenatuspar Persoon, un maître en la matière.C’est même le champignon dontl’emploi est le plus fréquent, à causede son abondance, à la base des

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mûriers surtout. J’y trouve le BoletSatan, dangereux tentateur ; leLactaire zoné (Lactarius zonariusBull.), dont l’âcreté rivalise avec lepoivre du Lactaire mouton ;l’Amanite à tête lisse (Amanitaleiocephala D. C.), magnifiquecoupole blanche, issue d’une amplevolva et frangée sur les bords deruines farineuses semblables à desflocons de caséine. L’odeur vireuseet l’arrière-goût de savon devraientrendre suspecte cette coupoled’ivoire. On n’en tient compte.

Comment, avec telle insoucieuserécolte, évite-t-on les accidents ?Dans mon village et bien loin à la

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ronde, il est de règle de faire blanchirles champignons, c’est-à-dire de lesfaire cuire dans l’eau bouillante,légèrement salée. Quelques lavages àl’eau froide achèvent le traitement.Ils sont alors préparés de telle façonque l’on veut. De la sorte, ce quipourrait être dangereux au débutdevient inoffensif, parce quel’ébullition préalable et les lavagesont éliminé les principes nocifs.

Mon expérience personnelle confirmel’efficacité de la méthode rurale.Très fréquemment j’ai fait usage,avec ma famille, de l’Agaricannulaire, réputé très vénéneux.Assaini par l’eau bouillante, c’est un

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mets dont je n’ai que du bien à dire.Très souvent encore a paru sur matable, après ébullition, l’Amanite àtête lisse, qui, non traitée de cettefaçon, ne serait pas sans danger. J’aiessayé les Bolets bleuissants, enparticulier le Bolet pourpre et leSatanas. Ils ont très bien répondu àl’élogieuse appellation de moelle debœuf que leur donnait le ramasseurpeu confiant en mes conseils deprudence. J’ai fait parfois emploi del’Amanite panthère, si malfaméedans les livres : rien de fâcheux n’enest résulté. Un de mes amis, médecin,à qui j’avais fait part de mes idéessur le traitement par l’eau bouillante,

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voulut essayer de son côté. Pour lerepas du soir, il choisit l’Amanitecitrine, de mauvais renom à l’égal del’Amanite panthère. Tout se passasans le moindre encombre. Un autrede mes amis, précisément l’aveugleen compagnie de qui je devais unjour déguster le Cossus des gourmetsde Rome, s’est permis l’Agaric del’olivier, si redoutable, dit-on. Lemets fut, sinon excellent, du moinsinoffensif.

De ces faits il résulte qu’une bonneébullition préalable est la meilleuresauvegarde contre les accidentsoccasionnés par les champignons. Sil’insecte exploitant telle espèce et

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refusant telle autre, ne peut en riennous guider, du moins la sagesserurale, fruit d’une longue expérience,nous dicte une règle de conduiteefficace autant que simple. Unecueillette de champignons vous aséduit, et vous êtes incomplètementrenseigné sur leurs propriétésbénignes ou malfaisantes. Alorsfaites blanchir, et sérieusementblanchir. Sorti du purgatoire de lamarmite, le suspect pourra seconsommer sans appréhension.

Mais c’est là, dira-t-on, cuisine desauvage ; le traitement par l’eaubouillante réduira les champignonsen purée ; elle leur enlèvera tout

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arôme et toute sapidité. – Erreurprofonde. Le champignon supportetrès bien l’épreuve. J’ai dit moninsuccès à dompter les cèpes lorsqueje me proposais d’en obtenir unextrait. Une ébullition prolongée etle concours du carbonate de soude,loin de les réduire en marmelade, lesont laissés à peu près intacts. Lesautres champignons qui, par leurvolume, méritent des considérationsculinaires, présentent le même degréde résistance.

En second lieu, la sapidité n’y perdrien, et l’arôme ne s’affaiblit guère.De plus, la digestibilité s’améliorebeaucoup, condition de premier

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ordre dans un mets en général lourdà l’estomac. Aussi, dans monménage, l’habitude est de soumettrele tout à l’eau bouillante, même laglorieuse Oronge.

Je suis un profane, il est vrai, unbarbare que séduisent peu lesraffinements de la cuisine. Je n’ai pasen vue le gourmet, mais le frugal, letravailleur des champs surtout. Je mecroirais dédommagé de mespersévérantes observations si jeparvenais, si peu soit-il, àpopulariser la prudente recetteprovençale concernant leschampignons, nourriture excellentequi fait agréable diversion à la platée

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de haricots ou de pommes de terre,lorsqu’on sait tourner la difficulté dela distinction entre l’inoffensif et ledangereux.

q

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Chapitre21

MEMORABLELECON

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Aregret je quitte leschampignons : il y aurait,sur leur compte, tantd’autres questions àrésoudre ! Pourquoi lesvers du diptère font-ils

consommation du Bolet Satan etdédaignent-ils l’Oronge ? Commentle délicieux pour eux est-il pour nousle malfaisant, et comment l’exquisd’après notre goût leur est-ilodieux ? Y aurait-il dans leschampignons des composésspéciaux, des alcaloïdesapparemment, variables suivant legenre botanique ? Pourrait-on isolerces alcaloïdes, les étudier à fond

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dans leurs propriétés ? Qui sait si lamédecine n’en trouverait pasl’emploi dans le soulagement de nosmisères, comme elle fait de laquinine, de la morphine et desautres ?

Il y aurait à se demander la cause dela liquéfaction spontanée desCoprins et de la liquéfaction desBolets provoquée par l’interventiondes vers. Les deux faits sont-ils dumême ordre ? Le Coprin se digère-t-illui-même à la faveur d’une pepsineanalogue à celle de l’asticot ?

On aimerait à connaître la substanceoxydable qui donne à l’Agaric del’olivier sa blanche et douce

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luminosité, pareille à des reflets depleine lune. On prendrait intérêt àsavoir si certains Bolets bleuissentpar le fait d’un indigo plus altérableque celui des teinturiers ; si leverdissement du Lactaire délicieuxfroissé reconnaît semblable origine.

Ces recherches de chimie patiente metenteraient, si mon rudimentaireoutillage, et surtout la fuiteirréparable des longs espoirs me lepermettaient. Il n’est plus temps, ladurée manque. N’importe, parlonsencore un peu chimie, et, faute demieux, réveillons de vieux souvenirs.Si l’historien prend de loin en loinpetite place dans l’histoire de ses

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bêtes, le lecteur voudra bienl’excuser : le grand âge est sujet à cesréminiscences, floraison des vieuxjours.

En tout, dans ma vie, j’ai reçu deuxleçons d’ordre scientifique, l’uned’anatomie et l’autre de chimie. Jedois la première au savantnaturaliste Moquin-Tandon, qui, ànotre retour d’une herborisation auMonte-Renoso, en Corse, me montra,dans une assiette pleine d’eau, lastructure de l’escargot. Ce fut courtet fructueux. J’étais initié.Désormais, sans autre conseil venud’un maître, je devais manier lescalpel et fouiller décemment les

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entrailles des bêtes. La secondeleçon, celle de chimie, fut moinsheureuse. Voici l’affaire.

En mon école normale primaire,l’enseignement scientifique était desplus modestes ; l’arithmétique etquelques bribes de géométrie enformaient l’essentiel. De physique, àpeu près rien. On nous enseignaitsommairement quelques traits de lamétéorologie, la lune rousse, la geléeblanche, la rosée, la neige, le vent ;et, quelque peu dégrossis sur cespoints de la physique rurale, nousétions censés en savoir assez longpour causer pluie et beau temps avecle paysan.

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D’histoire naturelle, absolument pas.Jamais il n’était question de laplante, cette gracieuse diversion àdes promenades sans but ; jamais del’insecte, si intéressant par sesmœurs ; jamais de la pierre, siinstructive avec ses archives defossiles. Ce coup d’œil ravissant auxfenêtres du monde nous était refusé.La grammaire étranglait la vie.

De chimie, nulle mention non plus,cela va de soi. Ce terme cependantm’était connu. Des lectures fortuites,mal comprises faute de faitsdémonstratifs, m’avaient appris quela chimie s’occupe du remue-ménagede la matière, associant ou séparant

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les divers corps simples. Mais quelleétrange idée je me faisais de pareilleétude ! Cela, pour moi, sentait lasorcellerie, le grand œuvre de l’arthermétique. A mon sens, toutchimiste en travail devait avoir enmain la baguette magique, et sur latête le bonnet pointu des mages,semé d’étoiles.

Un haut, personnage qui nousrendait parfois visite en qualité deprofesseur honoraire de l’écolen’était pas fait pour me détourner deces sottes idées. Il enseignait laphysique et la chimie au lycée. Deuxfois par semaine, le soir, de huit àneuf heures, il faisait un cours public

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et gratuit dans un énorme localcontigu à l’école. C’était l’ancienneéglise de Saint-Martial, devenueaujourd’hui le temple protestant.

Voilà bien l’antre du nécromancien,comme je l’entendais. Au sommet duclocher, une girouette rouillée grincelamentablement ; au crépuscule, degrandes chauves-souris volentautour de l’édifice ou plongent dansle ventre des gargouilles ; de nuit,des hiboux hululent sur lecouronnement des terrasses. C’est là-dedans, sous les immensités de lavoûte, qu’opère mon chimiste. Aquelles satanées mixtures procède-t-il ? Ne le saurai-je jamais ?

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Aujourd’hui il vient nous voir, sansbonnet pointu. Il porte costume civil,pas trop hétéroclite. Il entre dansnotre salle en coup de vent. Sa figurerougeaude est enchâssée dans lacupule d’un grand col raide sciant lesoreilles. Quelques mèches de cheveuxroux lui garnissent les tempes ; lehaut du crâne reluit comme uneboule de vieil ivoire. D’une parolecassante et d’un geste anguleux, ilinterpelle deux ou trois élèves ; il lesrudoie quelque peu, vire sur le talonet s’en va en ouragan comme il étaitvenu. Non, ce n’est pas cet homme,excellent au fond, qui m’inspireraaimable idée des choses qu’il

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enseigne.

A hauteur d’appui, deux fenêtres deson officine donnent dans le jardinde l’école. Je viens souvent m’yaccouder et je regarde, cherchant àdeviner, en ma pauvre cervelle, ceque peut bien être la chimie.Malheureusement la pièce oùplongent mes regards n’est pas lesanctuaire, mais un simple réduit oùse lave la vaisselle savante.

Des tuyaux de plomb avec robinetscourent contre les murs ; des cuvesen bois occupent les angles. Parfoisces cuves bouillonnent, chauffées parun jet de vapeur. Il s’y cuit unepoudre rougeâtre, semblable à de la

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brique pilée. J’apprends que là semijote une racine tinctoriale, lagarance, pour être convertie en unproduit plus pur, plus concentré.C’est l’objet de prédilection desétudes du maître.

Le spectacle des deux fenêtres ne mesuffisait pas. J’aurais voulu pénétrerplus avant, dans la salle même descours. Ce souhait eut satisfaction.C’était la fin de l’année scolaire. Enavance d’une étape sur les étudesréglementaires, je venais d’obtenirmon brevet supérieur. J’étais libre.Quelques semaines restaient encoreavant la clôture. Irai-je les passer audehors, dans l’ivresse des dix-huit

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ans ? Non, je les passerai à l’écolequi, deux années durant, m’a valuniche paisible et pâtée assurée. J’yattendrai qu’un poste me soitdésigné. Disposez de ma bonnevolonté à votre guise, faites de moice que vous voudrez ; pourvu que jepuisse étudier, le reste m’estindifférent.

Le directeur de l’école, un cœur d’or,a compris mon besoin d’apprendre. Ilm’encourage dans ma résolution ; ilse propose de me faire renouerconnaissance avec Horace et Virgile,depuis si longtemps oubliés. Il sait lelatin, le brave homme ; il ranimera lefeu éteint en me faisant traduire

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quelques morceaux.

Il fait mieux : il me prête uneImitation à double texte, d’une partle latin et de l’autre le grec. Avec lepremier texte, qui m’est à peu prèsintelligible, je déchiffrerai le second,ce qui me permettra d’augmenter unpeu mon petit vocabulaire acquislorsque je traduisais les fablesd’Esope. Ce sera autant de gagnépour mes études futures. Quelleaubaine ! Le gîte, le couvert, lapoésie antique, les langues savantes,toutes les douceurs à la fois.

J’eus davantage. Notre professeur desciences, le vrai et non l’honoraire,celui qui, deux fois par semaine,

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venait nous démontrer la règle detrois et les propriétés du triangle, eutla bonne idée de nous faire célébrerpar une fête savante la fin de l’année.Il promit de nous montrer l’oxygène.Collègue du chimiste au lycée, ilobtint de nous conduire dans lefameux laboratoire et d’y manipulersous nos yeux l’objet de sa leçon.L’oxygène, oui, l’oxygène, le gaz quibrûle tout, voilà ce que nous allonsvoir demain. Je n’en dormis pas detoute la nuit.

C’est jeudi, après le dîner. Aussitôtla leçon de chimie terminée, nousdevons partir pour la promenade, là-bas, vers les Angles, le gentil village

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perché sur une falaise. Aussisommes-nous endimanchés, encostume de sortie, redingote noire etchapeau haut de forme. L’école estau complet, une trentaine environ,sous la surveillance d’un maîtred’études, aussi novice que nous dansles choses qu’on va nous montrer.

Le seuil de l’officine est franchi nonsans une certaine émotion. J’entredans une grande nef à voûte ogivale,dans une vieille église nue où la voierésonne, où la lumière pénètre avecdiscrétion par des vitrauxenguirlandés de nervures et derosaces de pierre. Au fond, vastesgradins où, par centaines, les

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auditeurs peuvent trouver place ; àl’opposé, au point où fut le chœur,énorme manteau de cheminéeoccupant toute la largeur de la salle ;au milieu, grande table massive,corrodée par les drogues. A l’un desbouts de cette table, une caissegoudronnée, doublée de plomb àl’intérieur et pleine d’eau. C’est, jel’apprends à l’instant, la cuvepneumatique, la cuve où serecueillent les gaz.

Le professeur commence lamanipulation. Il prend une sorte delongue et volumineuse figue de verrebrusquement coudée dans la régionde la panse. C’est, nous dit-il, une

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cornue. Avec un cornet de papier, il yintroduit certaine poudre noire,semblable à du charbon pilé. C’estdu bioxyde de manganèse, nousapprend le maître. Là est contenu enabondance, condensé et retenu par lacombinaison avec le métal, le gazqu’il s’agit d’obtenir. Un liquided’aspect huileux, l’acide sulfurique,agent de brutale puissance, va lemettre en liberté. Ainsi garnie, lacornue se place sur un fourneauallumé. Un tube de verre le met encommunication avec la cloche pleined’eau reposant sur la planchette de lacuve pneumatique. Voilà tous lespréparatifs. Que va-t-il en résulter ?

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Attendons que la chaleur ait agi.

Mes camarades s’empressent autourde l’appareil, ne se trouvent jamaisassez près. Certains, mouches ducoche, se font gloire de contribuer àla préparation. Ils remettentd’aplomb la cornue qui penche ; ilssoufflent de la bouche sur lescharbons. Je n’aime pas cesfamiliarités avec l’inconnu.Débonnaire, le maître ne s’y oppose.J’ai toujours en aversion la mêléedes curieux qui jouent des coudes etse font une trouée pour être aupremier rang d’un spectacle, parfoissimple querelle de roquets. Retirons-nous à l’écart, laissons les

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empressés. Il y a tant de choses àvoir ici, tandis que l’oxygène seprépare. Profitons de l’occasion,donnons un coup d’œil à l’arsenal duchimiste.

Sous le spacieux manteau de lacheminée, il y a une collection defourneaux bizarres, cerclés de lamesde tôle. Il y en a de longs et de courts,de hauts et de bas, tous percés depetites fenêtres qui se ferment avecune rondelle de terre cuite. Celui-ci,sorte de tourelle, est formé deplusieurs pièces superposées, arméesde larges oreillettes qui servent depoignées quand on démonte lemonument. Un dôme, avec cheminée

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de tôle, le termine. Il doit se faire unfeu d’enfer là-dedans pour cuire uncaillou de rien.

Cet autre, surbaissé, s’allonge encourbe échine. Un orifice ronds’ouvre à l’un et l’autre bout, et parlà déborde, de chaque côté, un grostube de porcelaine. Impossible dem’imaginer à quoi peuvent servir desemblables engins. Les chercheurs depierre philosophale devaient en avoirde pareils. Ce sont instruments detortionnaire, arrachant leurs secretsaux métaux.

Sur des étagères est rangée laverrerie. J’y vois des cornues degrosseur diverse, toutes avec la

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panse brusquement fléchie. Outreleur long bec, quelques-unes ont surle ventre une courte tubulure.Regarde, petit, et ne cherche pas àdeviner l’usage de l’étrange vaisselle.J’aperçois des verres à pied,coniques et profonds ; j’admire desflacons bizarres, à double et triplegoulet ; des fioles gonflées en ballonavec longue tubulure. Ah ! Lesingulier outillage !

Voici des armoires vitrées avec unefoule de flacons, de bocaux, pleins demille drogues. Les étiquettes medisent : molybdate d’ammoniaque,chlorure d’antimoine, permanganatede potasse, et tant d’autres termes

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qui me déconcertent. Jamais en meslectures je n’avais rencontré langageaussi rébarbatif.

Soudain, boum ! ! ! Et destrépignements, des exclamations, descris de douleur. Qu’est-il doncarrivé ? J’accours du fond de la salle.La cornue vient d’éclater, enprojetant à la ronde sa bouillie auvitriol. Le mur d’en face en est toutmaculé. Qui plus, qui moins, presquetous mes condisciples sont atteints.L’un, le malheureux, a reçu leséclaboussures en plein visage, jusquedans les yeux. Il crie comme undamné.

Aidé d’un camarade moins

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compromis que les autres, jel’entraîne de force au dehors, je leconduis à la fontaine, heureusementtrès rapprochée, et je lui maintiens laface sous le robinet. La rapideablution est efficace. L’horribletorture se calme un peu, si bien quele patient reprend ses sens etcontinue lui-même le lavage.

A celui-là certainement mon promptsecours a sauvé la vue. Une semaineplus tard, les lotions du médecinaidant, tout danger avait disparu.Comme j’ai été bien inspiré de metenir à l’écart ! Mon isolement, enface de la vitrine aux drogues, m’alaissé toute ma présence d’esprit,

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toute ma promptitude d’action. Quefont les autres, les éclaboussés, troprapprochés de la bombe chimique ?

Je rentre dans la salle. Le spectaclen’est pas gai. Largement atteint, lemaître a le devant de chemise, legilet, le haut du pantalon barbouillésde cirage. Ca fume, cela se corrode. Ala hâte, il se débarrasse en partie dela dangereuse enveloppe. Les mieuxnippés d’entre nous lui prêtent dequoi se vêtir pour rentrer décemmentchez lui.

Un de ces grands verres coniques quej’admirais tantôt est sur la table,plein d’alcali volatil. Toussant etlarmoyant, chacun y trempe le bout

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de son mouchoir ; on passe etrepasse le tampon humecté, qui surson chapeau, qui sur sa redingote.Ainsi disparaissent les taches rougeslaissées par l’odieuse bouillie. Unpeu d’encre achèvera de ramener lacoloration.

Et l’oxygène ? Il n’en fut plusquestion, bien entendu. La fêtesavante était finie. C’est égal : ladésastreuse leçon fut pour moiévénement majeur. J’étais entré dansl’officine du chimiste ; j’en avaisentrevu le curieux outillage. Dansl’enseignement, ce qui importe leplus, ce n’est pas la chose enseignée,plus ou moins bien comprise ; c’est

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l’éveil donné aux aptitudes latentesde l’élève ; c’est le grain de fulminatequi met en branle les explosifsendormis. En mon esprit, ce grainvenait d’éclater. Un jour j’obtiendraimoi-même cet oxygène que lamauvaise chance me refuse ; un jour,sans maître, j’apprendrai la chimie.

Cette chimie, à début désastreux,oui, je l’apprendrai. Et commentcela ? En l’enseignant. Je neconseillerai jamais cette méthode àpersonne. Heureux celui que guidentla parole et l’exemple d’un maître ! Ila devant lui voie de parcours aisé,aplanie, toute droite. L’autre suit unsentier rocailleux, où fréquemment le

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pas bronche : il s’engage à tâtonsdans l’inconnu et s’égare. Pour êtreremis en bon chemin, si l’insuccès nele décourage pas, il ne peut compterque sur la persévérance, uniqueboussole des déshérités. Tel a étémon lot. Je me suis instruit eninstruisant les autres, en leurtransmettant le peu de grain mûridans la maigre lande que défrichait,au jour le jour, mon soc persévérant.

Quelques mois après les événementsde la bombe au vitriol, j’étais envoyéà Carpentras, comme chargé del’enseignement primaire au collège.La première année fut pénible,débordé que j’étais par le trop grand

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nombre d’écoliers, rebut en généralde la latinité et dégrossis à desdegrés bien divers en matièred’orthographe. L’année suivantemon école se dédouble, j’ai un aide.Un triage est fait dans la cohue demes étourdis. Je garde les plus âgés,les plus capables ; les autres vontfaire un stage dans la divisionpréparatoire.

A partir de ce jour, les choseschangent d’aspect. De programme,n’y en a pas. En cet heureux temps, labonne volonté du maître comptaitpour quelque chose ; on ignorait lepiston scolaire fonctionnant avec larégularité d’une machine. C’était à

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moi d’agir comme je l’entendrais. Or,que faire pour mériter à l’école sontitre de primaire supérieure ?

Eh parbleu ! Entre autres choses, jeferai de la chimie. Mes lectures m’ontappris qu’il n’est pas mauvais d’ensavoir un peu pour fertiliser lessillons. Beaucoup de mes élèvesviennent de la campagne ; ils yretourneront, feront valoir leursterres. Montrons-leur de quoi secompose le sol et de quoi se nourritla plante. D’autres suivront lescarrières industrielles. Ils se feronttanneurs, fondeurs de métaux,distillateur de trois-six, débitants depains de savon et de barillets

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d’anchois. Montrons-leur la salaison,la savonnerie, l’alambic, le tanin, lesmétaux.

Ces choses-là, je ne les sais pas, bienentendu ; mais je les apprendrai etd’autant mieux que je serai obligé deles apprendre aux autres, malinssans pitié quand le maître bafouille.

Justement le collège possède un petitlaboratoire, réduit au strictindispensable. Il y a là une cuvepneumatique, une douzaine deballons, quelques tubes et un maigreassortiment de drogues. Ce serasuffisant si je peux en disposer. Maisc’est là le saint des saints, réservéaux élèves de philosophie. Nul n’y

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pénètre que le professeur et sesdisciples en préparation dubaccalauréat ès lettres. Entrer dansce tabernacle, moi profane, avec mabande de galopins, ce seraitindécent ; le maître de céans nepourrait le tolérer. Je le sens bien : leprimaire n’oserait songer à de tellesfamiliarités avec la haute culture.Soit : on ne viendra pas là, pourvuqu’on me prête l’outillage.

Je fais part de mon projet auprincipal, souverain dispensateur deces richesses. Homme de latin,presque étranger aux sciences, alorsen médiocre estime, il ne comprendpas bien l’objet de ma demande.

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Humblement j’insiste, je me faispersuasif. Avec discrétion, je serre deprès le nœud de l’affaire. Mongroupe d’élèves est nombreux. Plusque tout autre de l’établissement, ilconsomme beurre et légumes, grandepréoccupation d’un principal. Cegroupe, il faut le satisfaire,l’allécher, l’augmenter si possible. Laperspective de quelques assiettées desoupe en plus me vaut un succès ; mademande est acceptée. Pauvrescience, que de diplomatie pourt’introduire chez les humbles, nonnourris de la moelle de Cicéron et deDémosthène !

J’ai l’autorisation de déménager une

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fois par semaine l’outillagenécessaire à mes projets ambitieux.Du premier étage, retraite sacrée deschoses scientifiques, je le descendraidans l’espèce de cave où je donnemes leçons. Le laborieux, c’est lacuve. Cela doit se vider pour letransport, cela doit après se remplirde nouveau. Un externe, acolyte zélé,dîne à la hâte et vient, une paired’heures avant la classe, me prêtermain-forte. A nous deux nousopérons le déménagement. Il s’agitd’obtenir l’oxygène, le gaz qui me fitautrefois si brusque faillite.

A loisir, avec le secours d’un livre,j’ai médité mon plan. Je ferai ceci, je

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ferai cela ; je m’y prendrai de tellefaçon et de telle autre. N’allons passurtout nous mettre en péril, nousaveugler peut-être, car il s’agitencore de traiter à chaud le bioxydede manganèse par l’acide sulfurique.Des craintes me viennent au souvenirde mon ancien camarade hurlantcomme un damné. Bah ! Essayonstout de même : la fortune aime lesaudacieux. D’ailleurs, prudentecondition dont je ne m’écarteraijamais, nul que moi ne s’approcherade la table. S’il survient un accident,je serai le seul atteint ; et, à monavis, connaître l’oxygène vaut bien labrûlure d’un peu de sa peau.

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Deux heures sonnent ; les élèvesentrent en classe. J’exagère à desseinles probabilités du danger. Quechacun gagne son banc et plus nebouge. On se le tient pour dit. J’aimes coudées franches. Personneautour de moi, sauf mon acolyte,debout à mon côté, prêt à meseconder, le moment venu ; chacunregarde, respectueux de l’inconnu.Profond silence.

Bientôt glou, glou, glou, font lesbulles gazeuses montant à traversl’eau de la cloche. Serait-ce mongaz ? Le cœur me bat d’émotion.Aurais-je, du premier coup, réussisans encombre ? Nous allons voir.

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Une bougie éteinte à l’instant etconservant encore un point rouge àla mèche est descendue au bout d’unfil de fer dans une éprouvette pleinede mon produit. Parfait ! La bougiese rallume avec une petite explosionet brûle avec un éclat extraordinaire.C’est bien de l’oxygène.

L’instant est solennel. Mon auditoireest émerveillé. Je le suis également,mais plus encore de mon succès quede la bougie rallumée. Il me monte aufront une bouffée de gloriole, je mesens courir dans les veines la chaleurde l’enthousiasme. De messentiments intimes, je ne divulguerien. Aux yeux des écoliers, le maître

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doit être un habitué des choses qu’ilenseigne. Que penseraient-ils de moi,les espiègles, si je laissais deviner masurprise, s’ils savaient que je voismoi-même pour la première fois lemerveilleux sujet de madémonstration ! Je perdrais leurconfiance, je descendrais au rangd’élève.

Haut le cœur ! Continuons comme sila chimie m’était familière. C’est letour du ruban d’acier, vieux ressortde montre roulé en tire-bouchon etarmé d’un morceau d’amadou. Aveccette simple amorce allumée, l’acierdoit prendre feu dans un bocal pleinde mon gaz. Il y brûle, en effet ; il y

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devient splendide artifice, aveccrépitation, radieuses étincelles etfumée de rouille poudrant le bocal.Du bout de la spire de feu parmoments se détache une goutterouge qui traverse, frémissante, lacouche d’eau laissée au fond dubocal, et s’incruste dans le verresoudain ramolli.

Ce pleur métallique, d’ardeurindomptable, nous donne le frisson.On trépigne, on s’exclame, onapplaudit. Les timides se voilent laface d’une main et n’osent plusregarder que par l’interstice desdoigts étalés. Mon auditoire exulte,moi-même je triomphe. Hein ! mes

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amis, est-ce beau, la Chimie.

Pour chacun de nous, il est dans lavie des jours fortunés, dignes d’êtrenotés d’un petit caillou blanc. Ceux-ci, les positifs, ont brassé desaffaires, ils ont gagné de l’argent etils relèvent fièrement le front. Ceux-là, les méditatifs, ont gagné desidées, ils se sont ouvert un comptenouveau dans le grand livre deschoses, et ils jouissent en silence dessaintes joies du vrai.

Un de mes jours notables est celui demes premiers rapports avecl’oxygène. Ce jour-là, ma classe finie,tout le matériel remis en place, je mesentais grandir d’un empan.

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Manipulateur sans apprentissage, jevenais de montrer, avec plein succès,ce qui m’était inconnu une paired’heures avant. D’accident, aucun,pas même la moindre tache d’acide.Ce n’est donc pas aussi difficile,aussi dangereux que pouvait me lefaire croire la piteuse finale de laleçon à Saint-Martial. Avec un coupd’œil vigilant et quelque prudence, ilme sera possible de continuer. Cetteperspective me ravit.

A son heure vient donc l’hydrogène,bien médité en mes lectures, vu etrevu des yeux de l’esprit avant d’êtrevu des yeux du corps. Je mets en joiemes étourdis en faisant chanter la

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flamme de l’hydrogène dans un tubede verre, où ruisselle en gouttelettesl’eau résultant de la combustion ; jeles fais sursauter avec les explosionsdu mélange tonnant.

Plus tard s’enseignent, toujours avecle même succès, les magnificences duphosphore, les brutalités du chlore,les fétidités du soufre, lesmétamorphoses du charbon, etc.Bref, d’une leçon à l’autre sontpassés en revue, dans le courant del’année, les principaux métalloïdes etleurs composés.

La chose s’ébruita. De nouveauxélèves m’arrivèrent, attirés par lescuriosités de l’école. Au réfectoire, il

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fallut mettre quelques couverts deplus ; et le principal, plus soucieuxde pois au lard que de chimie, mefélicita de ce surcroît depensionnaires. J’étais lancé. Letemps et l’indomptable vouloirferont le reste.

q

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Chapitre22

LA CHIMIEINDUSTRIELLE

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Tout arrive. Lorsque,par les fenêtres bassesdonnant dans le jardin del’école, je donnais uncoup d’œil à l’officine oùfumaient les cuves à

garance ; lorsque, dans le sanctuairemême, comme première et dernièreleçon de chimie, j’assistais àl’explosion de la bombe au vitriol quifaillit nous défigurer tous, ah ! quej’étais loin de soupçonner mon futurrôle sous la même voûte ! Elle m’eutlaissé bien incrédule la prédictionm’annonçant qu’un jour jesuccéderais au maître. Le temps nousménage de ces surprises.

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Les pierres auraient les leurspareillement si quelque chosepouvait les étonner. En principe,l’édifice de Saint-Martial fut uneéglise, il est temple aujourd’hui. On ypriait en latin, on y prie maintenanten français. Dans l’intervalle,pendant quelques années, il a servi àla science, belle oraison conjurant lesténèbres. Que lui réserve l’avenir ?Comme bien d’autres dans la villesonnante, suivant le terme deRabelais, deviendra-t-il magasin àcharbons, entrepôt de ferraille,remise de voituriers ? Qui le sait ?Les pierres ont leurs destinées, nonmoins imprévues que les nôtres.

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Lorsque j’en prends possessioncomme laboratoire des coursmunicipaux, la nef est restée cequ’elle était au moment de ma courteet désastreuse visite d’autrefois. Adroite, sur les murailles, un semis detaches noires frappe le regard. Ondirait que la main d’un forcené, sefaisant arme d’un pot d’encre, a brisélà son fragile projectile. Ces taches,je les reconnais tout de suite. Ce sontles éclaboussures de la bouilliecorrosive que nous lança la cornuede jadis. Depuis ce temps lointain, onn’a pas jugé à propos de les fairedisparaître sous une couche debadigeon. Tant mieux : elles seront

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pour moi d’excellentes conseillères.Sous mes yeux, à chaque leçon, ellesme parleront sans cesse de prudence.

Malgré tous ses attraits, la chimiecependant ne me faisait pas oublierun projet bien conforme à mes goûtset caressé depuis longtemps, celuid’enseigner l’histoire naturelle dansune Faculté. Or, un jour, j’eus aulycée la visite d’un inspecteurgénéral non faite pour m’encourager.Entre eux, mes collègues l’appelaientle Crocodile. Peut-être les avait-ilquelque peu houspillés dans satournée. Malgré ses manièresbourrues, c’était au fond un excellenthomme. Je lui dois un avis de haute

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influence dans la suite de mesétudes.

Ce jour-là, il parut seul, àl’improviste, dans la salle oùj’exerçais les élèves au dessingéométrique. Disons qu’à cetteépoque, pour venir en aide à mondérisoire traitement et nouer vailleque vaille, avec ma nombreusefamille, les deux bouts de l’année, jecumulais bien des fonctions tant aulycée qu’au dehors. Au lycée, enparticulier, après les deux heuressoit de physique, soit de chimie, soitd’histoire naturelle, venait, sansrépit, une autre séance de deuxheures, où je montrais comment se

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trace une épure de géométriedescriptive ; comment se dessinentun plan géodésique, une courbequelconque dont on connaît la loi degénération. On appelait cela lestravaux graphiques.

L’irruption soudaine du personnageredouté ne me cause pas grand émoi.Midi sonne, les élèves sortent, etnous sortons seuls. Je le saisgéomètre. Une courbe transcendanteconstruite à la perfection est capablede l’amadouer. J’ai précisément,dans mes cartons, de quoi lesatisfaire. En cette circonstance, lafortune me sert bien. Parmi mesécoliers, un se trouve qui, vrai cancre

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pour tout le reste, manieexcellemment équerre, règle et tire-ligne. Cervelle obtuse et doigtshabiles.

A la faveur d’un réseau de tangentesdont je lui ai montré d’abord la loi etle tracé, mon artiste a obtenu lacycloïde ordinaire, puis l’épicycloïde,tant intérieure qu’extérieure ; enfinles mêmes courbes rallongées ouraccourcies. Ses dessins sontd’admirables toiles d’araignée,enveloppant dans leur filet la courbesavante. Le tracé est d’une telleprécision qu’on peut en déduireaisément de beaux théorèmes sipénibles au calcul.

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Je soumets les chefs-d’œuvregéométriques à mon inspecteurgénéral, féru lui-même de géométrie,à ce que l’on dit. Modestement je disle mode du tracé, j’attire sonattention sur les belles conséquencesque le dessin permet de déduire.Peine perdue ; mes feuillesn’obtiennent qu’un regard distrait etsont rejetées sur la table à mesureque je les présente. « Hélas ! medisais-je, l’orage couve, la cycloïdene te sauvera pas ; tu vas recevoir àton tour le coup de dent duCrocodile. »

Pas du tout. Voici que le redouté sefait débonnaire. Il s’assied sur un

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banc, jambe de-ci, jambe de-là,m’invite à prendre place à côté de lui,et un moment nous causons travauxgraphiques. Puis, avec brusquerie :

« Avez-vous de la fortune ? » fait-il.

Abasourdi de la singulière demande,je réponds par un sourire.

« N’ayez crainte, reprend-il ; confiez-vous à moi ; Ce que je vous demandeest dans votre intérêt. Avez-vous dela fortune ?

– Je n’ai pas à rougir de ma pauvreté,monsieur l’inspecteur général. Entoute franchise je vous le confesse :je ne possède rien, mes ressources seréduisent à mon humble salaire. »

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Un froncement de sourcil accueillema réponse, et j’entends ceci, dit àdemi-voix, comme si mon confesseurse parlait à lui-même :

« C’est fâcheux, vraiment trèsfâcheux. »

Etonné que ma pénurie fût jugéefâcheuse, je m’informe. Je n’étais pashabitué à pareille sollicitude de lapart de mes chefs.

« Eh oui, c’est grand dommage,continue l’homme qu’on disait siterrible. J’ai lu vos travaux parusdans les Annales des sciencesnaturelles. Vous avez l’espritobservateur, le goût des recherches,

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la parole animée, et la plume ne pèsepas trop à vos doigts. Vous auriezfait un excellent professeur deFaculté.

– Mais c’est précisément le but queje poursuis.

– Renoncez-y.

– Ne remplirais-je pas les conditionsde savoir requises ?

– Si, vous les remplissez, mais vousn’avez pas de fortune. »

Le grand obstacle m’est dévoilé ;malheur aux pauvres ! Le hautenseignement exige avant tout desrentes personnelles. Soyez médiocre,

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plat, mais ayez des écus qui vouspermettent de figurer. L’affairedominante est là, le reste estcondition secondaire.

Et le digne homme me raconte lamisère en habit noir. Quoique moinsdéshérité que je le suis, il en a connules déboires ; il me les expose avecémotion, dans leur pleine amertume.Le cœur brisé, je l’écoute ; je senscrouler le refuge où je pensais abritermon avenir.

« Monsieur, lui dis-je, vous venez deme rendre un grand service, vousmettez fin à mes hésitations.Provisoirement je renonce à monprojet. Je verrai d’abord s’il est

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possible d’acquérir le petit avoir quim’est nécessaire afin d’enseignerdécemment. »

Là-dessus s’échange une amicalepoignée de main, et nous nousquittons. Je ne l’ai plus revu depuis.Ses raisons, toutes paternelles,m’avaient vite convaincu : j’étaismûr pour la rude vérité. Quelquesmois avant m’était arrivée manomination de suppléant à la chairede zoologie de Poitiers. Onm’allouait prébende dérisoire. Lesfrais du déménagement soldés, il merestait à peine trois francs par jour,et je devais, avec ce revenu, subveniraux besoins de ma famille, sept

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personnes. Je m’empressai dedécliner l’honneur bien grand.

Non, la science ne devrait pas avoirde ces plaisanteries. Si nous luisommes utiles, nous les humbles, quedu moins elle nous fasse vivre. Ne lepouvant, qu’elle nous laisse casserdes cailloux sur la grand-route. Oh !oui, j’étais mûr pour la véritélorsque le brave homme me parlaitde la misère en habit noir. Je racontel’histoire du passé, non bienlointaine. Depuis, les choses se sontlargement améliorées ; mais quand lapoire s’est trouvée faite à point, jen’étais plus d’âge à la cueillir.

Et maintenant, qu’entreprendre pour

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franchir le mauvais pas signalé parmon inspecteur et confirmé par monexpérience personnelle ? Je ferai dela chimie industrielle. Les courspublics de Saint-Martial laissent àma disposition laboratoire spacieux,assez bien outillé. Pourquoi ne pasen profiter ?

La grande industrie d’Avignon étaitcelle de la garance, fournie parl’agriculture aux usines, qui latransforment en produits plus purset plus concentrés. Monprédécesseur s’en occupait, et s’entrouvait bien, dit-on. Suivons sestraces, utilisons cuves et fourneaux,coûteux outillage dont j’ai hérité.

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Donc à l’œuvre.

Le produit que je recherche, queldoit-il être ? Je me proposed’extraire le principe tinctorial,l’alizarine, de l’isoler des matériauxencombrants qui l’accompagnentdans la racine, de l’obtenir à l’état depureté sous une forme se prêtant àl’impression directe des tissus,méthode bien autrement artistique etrapide que celle de la vieille teinture.

Rien de simple comme ce problème,une fois résolu ; mais combiennébuleux tant qu’il est à résoudre. Jen’ose me remémorer la sommed’imagination et de patiencedépensée en d’interminables

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tentatives que rien ne rebutait, pasmême l’insensé. Que de méditationsdans la sombre église, que de rêvesfleuris, peu après quels déboireslorsque l’expérience donnait ledernier mot et renversaitl’échafaudage de mes combinaisons !Tenace à la manière de l’esclaveantique amassant un pécule pour sonaffranchissement, je répondais àl’échec de la veille par l’essai dulendemain, souvent défectueuxcomme les autres, parfois riche d’uneamélioration ; et j’allais sans melasser, car, moi aussi, je nourrissaisl’indomptable ambition dem’affranchir.

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Y parviendrai-je ? Peut-être bien.Voici que je possède enfin réponsesatisfaisante. J’obtiens, de façonpratique et peu coûteuse, la matièrecolorante pure, concentrée en unpetit volume, excellente pourl’impression aussi bien que pour lateinture. Un de mes amis commence,dans son usine, l’exploitation engrand de mon procédé ; quelquesateliers d’indiennerie adoptent leproduit, s’en montrent enchantés.Enfin, l’avenir sourit ; dans mon cielgris une trouée se fait, enluminée derose. Je posséderai le modeste avoirsans lequel je dois m’interdirel’enseignement supérieur. Affranchi

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de la géhenne du pain de chaquejour, je pourrai vivre tranquille aumilieu de mes bêtes.

En ces joies de la chimie industriellemaîtresse de son problème, un rayonde soleil m’était par surcroît réservé,ajoutant ses allégresses à celles demon succès. Remontons une paired’années plus haut.

Il nous vint au lycée les inspecteursgénéraux. Ces messieurs vont pardeux, l’un occupé des lettres etl’autre des sciences. L’inspectionfinie, les paperasses administrativesvérifiées, le personnel enseignant futconvoqué dans le salon du proviseurpour entendre les derniers conseils

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des deux hauts personnages. Celuides sciences commença.

Ce qu’il dit, je serais fort embarrasséd’en trouver le souvenir. C’étaitfroide prose de métier, paroles sansâme oubliées de l’auditeur une fois letalon tourné ; au vrai mot, unesimple corvée pour celui qui parle etpour celui qui écoute. J’en avaisauparavant assez entendu, de cesfroides homélies ; une de plus nepouvait laisser trace.

A son tour parla l’inspecteur deslettres. Dès les premiers mots :« Oh ! oh ! me dis-je, ceci est uneautre affaire ! » La parole est émue,vibrante, imagée ; insoucieuse des

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vulgarités scolaires, l’idée s’élève,doucement plane dans les régionssereines d’une paternellephilosophie. Cette fois j’écoute avecplaisir, je me sens même remué. Cen’est plus l’homélie administrative ;c’est l’élan chaleureux, le verbeentraînant ; c’est l’homme de bienhabile dans l’art de parler, ainsi quele veut la définition antique del’orateur. A pareille fête, jamaisl’enseignement ne m’avait convié.

Au sortir de la réunion, le cœur mebattait plus vite que d’habitude.« Quel dommage, me disais-je, quema partie, les sciences, ne puisse unjour me mettre en relations avec cet

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inspecteur ; nous ferions, ce mesemble, une paire d’amis. » Jem’informai de son nom auprès demes collègues, toujours mieuxrenseignés que moi. Ils m’apprirentqu’il s’appelait Victor Duruy.

Or un jour, une paire d’années plustard, en surveillance au milieu de labuée de mes cuves, les mainsdevenues pattes de homard cuit parla fréquentation du rouge indélébilede mes teintures, je vois entrer àl’improviste, dans mon officine deSaint-Martial, un personnage dont laphysionomie me revient aussitôt enmémoire. Je ne me trompe pas ; c’estbien lui, c’est l’inspecteur général

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dont la parole m’avait autrefois ému.M. Duruy est maintenant ministre del’Instruction publique. On le qualified’Excellence, et ce qualificatif, vaineformule, est aujourd’hui des mieuxmérités : notre ministre excelle dansses hautes fonctions. Nous l’avonstous en profonde estime. C’estl’homme des modestes et deslaborieux.

« Les derniers quarts d’heure de monpassage à Avignon, fait tout souriantmon visiteur, je désire les passer seulavec vous. Cela me distraira descourbettes officielles. »

Confus de tant d’honneur, jem’excuse de mon costume en

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manches de chemise et surtout demes pattes de homard que j’avais unmoment essayé de dissimulerderrière le dos.

« Vous n’avez pas d’excuses à mefaire. Je viens voir le travailleur.L’ouvrier n’est jamais mieux qu’avecsa blouse et ses stigmates d’atelier.Causons un peu. Que faites-vous ence moment ? »

En peu de mots, j’expose l’objet demes recherches ; je montre monproduit ; j’exécute sous les yeux duministre un petit essai d’impressionen rouge garance. Le succès del’expérience et la simplicité de monappareil, chambre à vapeur

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remplacée par une capsule enébullition sous un entonnoir deverre, lui causent certaine surprise.

« Je vous viendrai en aide, fait-il.Que désirez-vous pour votrelaboratoire ?

Mais rien, monsieur le ministre, rien.Avec un peu d’industrie, l’outillageque j’ai me suffit.

– Comment, rien ! Vous êtes uniqueen ce genre. Les autres m’accablentde demandes ; leurs laboratoires nesont jamais assez pourvus. Et vous,si pauvre, vous refusez mes offres !

– Si, j’accepterai quelque chose.

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– Et quoi donc ?

– L’insigne honneur d’une poignéede main.

– La voilà, mon ami, la voilà, et desplus cordiales. Mais ce n’est pasassez. Que faut-il de plus ?

– Le Jardin des Plantes de Paris estdans votre domaine. Si un crocodilemeurt, qu’on m’en réserve la peau. Jela bourrerai de paille et je lasuspendrai à la voûte. Mon officine,avec cet ornement, deviendra larivale de l’antre desnécromanciens. »

D’un regard circulaire, le ministreparcourt la nef, en donnant un coup

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d’œil à la voûte ogivale. « Cela feraittrès bien en effet », dit-il. Et il se mità rire de ma boutade.

« Je connais maintenant le chimiste,continua-t-il ; je connaissais déjà lenaturaliste et l’écrivain. On m’aparlé de vos petites bêtes. Je m’envais avec le regret de ne pas les voir.Ce sera pour une autre fois. L’heuredu départ s’approche. Accompagnez-moi jusqu’à la gare. Nous seronsseuls, et chemin faisant nouscauserons encore un peu. »

Nous allons, non pressés, devisantentomologie et garance. Ma timiditéa disparu. La morgue d’un sot melaisserait muet ; la belle franchise

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d’un esprit élevé me met à l’aise. Jedis mes recherches de naturaliste,mes projets de professeur, mes luttescontre l’âpre destinée, mes espoirs etmes craintes. Lui m’encourage, meparle d’un avenir meilleur. Ah ! Ledélicieux va-et-vient sur la grandeavenue de la gare !

Une pauvre vieille passe, loqueteuse,le dos noué par l’âge et le travail deschamps. Discrètement elle tend lamain pour l’aumône. Duruy sefouille, trouve sous ses doigts unepièce de deux francs et la dépose surla main tendue. Je voudrais, de moncôté, y ajouter une paire de sous.Vide comme d’habitude, mon gousset

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ne le pouvait pas. Je vais à laquémandeuse et lui glisse ces motsdans le tuyau de l’oreille :

« Savez-vous qui vous a fait cettelargesse ? C’est le ministre del’empereur. »

Sursaut de la pauvre femme, dont lesregards ébahis vont du généreuxpersonnage à la pièce blanche, et dela pièce blanche au généreuxpersonnage. Quelle surprise ! Quelleaubaine : Que lou bon Dièu ié donelongo vido e santa, pecaïre ! fait-ellede sa voix cassée. Et, saluant d’uneinclinaison de tête, elle se retire,regardant toujours dans le creux desa main.

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« Que disait-elle ? me demandaDuruy.

– Elle vous souhaitait longue vie etsanté.

– Et pecaïre ?

– Pecaïre est tout un poème, ilrésume les attendrissements ducœur. »

Et moi aussi, je répétaismentalement le vœu naïf. Quand ons’arrête avec une pareille bonhomiedevant la main tendue d’unmendiant, on a dans l’âme mieux queles qualités d’un ministre.

Nous entrons dans la gare, toujours

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seuls suivant la promesse, et je vaisconfiant. Ah ! si j’avais prévul’aventure, comme j’aurais hâté mesadieux ! Voici que petit à petit ungroupe se forme devant nous. Il esttrop tard pour fuir ; faisons de notremieux bonne contenance. Arrivent legénéral de division et ses officiers, lepréfet et son secrétaire, le maire etson adjoint, l’inspecteur d’académieet l’élite du personnel enseignant. Aucérémonieux demi-cercle fait face leministre. Je suis à son côté. D’unepart une foule, et de l’autre nousdeux.

Comme de règle, suivent lesassouplissements d’échine, les vains

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salamalecs que le bon Duruy étaitvenu oublier un moment dans monlaboratoire. Saluant saint Roch danssa niche au coin d’un mur, le fidèles’incline du même coup devantl’humble compagnon du personnage.J’étais un peu le chien de saint Rochdevant ces honneurs auxquels jen’avais rien à voir. Je regardais faire,mes affreuses mains rougesdissimulées derrière le dos sous leslarges bords de mon chapeau defeutre.

Après échange des politessesofficielles, la conversationlanguissant, le ministre me prend ladroite dans les mystères du chapeau

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et doucement l’entraîne. « Montrezdonc vos mains à ces messieurs, fait-il, d’autres en seraient fiers. »

En vain je proteste d’un mouvementdu coude. Il faut s’exécuter. J’exhibeau jour mes pattes de homard.

« Mains d’ouvrier, dit le secrétaire dela préfecture ; véritables mainsd’ouvrier. »

Presque scandalisé de me voir en sihaute compagnie, le général ajoute :

« Mains de teinturier dégraisseur. »

– Oui, mains d’ouvrier, riposte leministre, et je vous en souhaitebeaucoup de pareilles. Elles

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viendront, j’aime à le croire, en aideà la principale industrie de votreville. Versées dans le travail desréactifs chimiques, elles manient nonmoins bien la plume, le crayon, laloupe et le scalpel. Puisqu’on paraîtl’ignorer ici, je suis enchanté de vousl’apprendre. »

Pour le coup, j’aurais voulu rentrersous terre. Heureusement la clochedu départ sonne. Mes adieux faits auministre, à la hâte je prends la fuite.Lui riait du bon tour qu’il venait deme jouer.

La chose s’ébruita, et il ne pouvait enêtre autrement, le péristyle d’unegare n’ayant pas de secrets. J’appris

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alors à quels ennuis nous exposel’ombre des puissants. On me crutpersonne influente, disposant à mongré de la faveur des dieux. Lessolliciteurs me harcelaient. Celui-cidésirait un bureau de tabac, cet autreune bourse pour son fils, cetroisième un supplément de pension.Je n’avais qu’à demander etj’obtiendrais, disaient-ils.

Naïves gens, quelle illusion était lavôtre ! Vous ne pouviez trouver pireintermédiaire. Moi postuler ! J’aibien des travers, je le confesse, maiscertes, je suis affranchi de celui-là.De mon mieux, je congédiais lesimportuns, ne comprenant rien à ma

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réserve. Qu’auraient-ils dit s’ilsavaient connu les offres du ministrerelatives à mon laboratoire, et maréponse visant, par plaisanterie, unepeau de crocodile suspendue à lavoûte ! Ils m’auraient traitéd’imbécile.

Six mois se passent, et je reçois unelettre me convoquant dans le cabinetdu ministre. Je soupçonne uneproposition d’avancement dans unlycée de plus grande importance, etje supplie de me laisser où je suis,près de mes cuves, et de mesinsectes. Une seconde lettre arrive,plus pressante que la première, etcette fois signée du ministre lui-

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même. Cette lettre dit : « Venez toutde suite, ou je vous fais prendre parmes gendarmes. »

Nul moyen de tergiverser. Vingt-quatre heures après, j’étais dans lecabinet de M. Duruy. Avec uneexquise affabilité, il me tend la main,et, prenant un numéro du Moniteur :« Lisez là, dit-il ; vous avez refusémes appareils de chimie, vous nerefuserez pas ceci. »

Je regarde la ligne que son doigtm’indique. Je lis ma nomination dansla Légion d’honneur. Stupide desurprise, je balbutie je ne sais quoipour remercier.

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« Venez ici, fait-il, que je vous donnel’accolade. Je serai votre parrain. Sepassant en secret entre nous deux, lacérémonie ne vous agréera quemieux. Je vous connais. »

Il m’épingle le ruban rouge, ilm’embrasse sur les deux joues, il faittélégraphier à ma famille le glorieuxévénement. Quelle matinée, en tête-à-tête avec cet excellent homme !

Je comprends très bien l’inanité de laquincaillerie et de la rubanneriedécoratives, surtout quand, commecela se voit trop souvent, l’intriguevient déshonorer l’honneur ; mais,tel qu’il m’est venu, ce bout de rubanm’est précieux. C’est une relique, et

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non un objet de parade. Je le gardereligieusement au fond d’un tiroir dema commode.

Un paquet de gros livres est sur latable. C’est le recueil des rapportssur les progrès des sciences, recueilentrepris au sujet de l’Expositionuniverselle, qui venait de se clore,celle de 1867.

« Ces livres sont pour vous, continuele ministre, emportez-les. Vous lesfeuilletterez à loisir. Cela pourravous intéresser. Il y est un peuquestion de vos insectes. Emportezégalement ceci, qui vousdédommagera de vos frais de voyage.Le déplacement que je vous ai

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imposé ne doit pas être à votrecharge. S’il y a un excédent, vousl’utiliserez pour votre laboratoire. »

Et il me remet un rouleau de douzecents francs. En vain je refuse, je faisobserver que mon voyage ne m’estpas aussi onéreux que cela.D’ailleurs son accolade et sonépingle sont inestimables encomparaison de mes frais. Il insiste.

« Prenez, vous dis-je, sinon je mefâche tout rouge. Ce n’est pas tout :vous viendrez demain avec moi chezl’empereur, à la réception dessociétés savantes. »

Me voyant très perplexe et comme

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démoralisé par la perspective d’uneimpériale entrevue :

« Ne cherchez pas à m’échapper, ougare aux gendarmes dont vousparlait ma lettre. Vous les avez vusen entrant ici, mes gens à bonnetd’ourson. Ne tombez pas entre leursmains. Du reste, pour vous éviter latentation de fuir, nous ironsensemble aux Tuileries, dans mavoiture. »

Les choses se passèrent comme il levoulait. Le lendemain, en compagniedu ministre, j’étais introduit dans unpetit salon des Tuileries par deschambellans à culottes courtes etsouliers à boucles d’argent. Ce sont

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de curieux personnages. Leurcostume et leurs allures compasséesen font à mes yeux des scarabées qui,en guise d’élytres, porteraient grandfrac café au lait, barré de clefs aumilieu du dos. Dans la pièce déjàattendaient une vingtaine depersonnes, venues un peu de partout.Il y avait là des explorateurs, desgéologues, des botanistes, desfouilleurs d’archives, desarchéologues, des collectionneurs desilex préhistorique, enfin ce quid’habitude représente la viescientifique en province.

Entre l’empereur, tout simple, sansautre apparat qu’un large ruban de

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moire rouge en sautoir. Rien demajestueux. C’est un homme commeles autres, rondelet, à grossesmoustaches, à paupières demi-closes, qui semblent toujourssommeiller. Il va de l’un à l’autre,cause un moment avec chacun denous à mesure que le ministre lui ditnotre nom et le genre de nosoccupations. Il passe, assez bienrenseigné, des glaces du Spitzbergaux dunes de la Gascogne, d’unecharte carolingienne à la flore duSahara, des progrès de la betteraveaux tranchées de César devantAlésia. Mon tour venu, il mequestionne sur l’hypermétamorphose

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des Méloïdes, mon dernier travail enentomologie. Je réponds, m’égarantun peu dans le protocole, mélangeantle vulgaire monsieur avec le sire,terme dont l’usage m’est si nouveau.

Tant bien que mal se franchit le pasredouté. D’autres me succèdent.Cette conversation de cinq minutesavec une Majesté est, dit-on, insignehonneur. Je veux bien le croire, maissans désir aucun de recommencer.C’est fini, des salutationss’échangent et congé nous est donné.Un déjeuner nous attend tous chez leministre.

Je suis à sa droite, bien embarrasséde cette distinction ; à sa gauche est

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un physiologiste de grand renom.Comme les autres, je parle un peu detout, même du pont d’Avignon. Lefils Duruy, que j’ai en face de moi,me plaisante amicalement sur lefameux pont où tout le mondedanse ; il sourit de mon impatience àrevoir les collines embaumées dethym et les oliviers gris féconds encigales.

« Comment ! demande le père, vousne visiterez pas nos musées, noscollections ? Il y a là des choses bienintéressantes. »

– Je le sais, monsieur le ministre,mais je trouverai mieux là-bas etplus à mon goût, dans

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l’incomparable musée des champs.

– Alors que comptez-vous faire ?

– Je compte partir demain. »

Je partis effectivement, j’en avaisassez de Paris ; jamais je n’avaisressenti les affres de l’isolementcomme dans cet immense tourbillond’hommes. Allons-nous-en, allons-nous-en, c’était une idée fixe.

De retour parmi les miens, quel poidsde moins et quelle fête ! Au fond del’âme me tintinnabule un carillonsonnant les joies del’affranchissement prochain. Petit àpetit l’usine libératrice se monte,pleine de promesses. Oui, je le

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posséderai, ce modeste revenu quicomblera mes ambitions en mepermettant de parler bêtes et plantesdans une chaire de Faculté.

Eh bien, non, tu ne pourrasl’acquérir, ce pécule de l’affranchi ;tu traîneras toujours la chaîne del’esclave ; ton carillon sonne faux. Apeine l’usine en pleine marche, unenouvelle se répand, bruit vagued’abord, écho de probabilités plutôtque de certitudes, puis affirmation nelaissant plus de place au doute. Lachimie vient d’obtenirartificiellement le principe tinctorialde la garance ; par une préparationde laboratoire, elle bouleverse de

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fond en comble l’agriculture etl’industrie de ma région. S’il met ànéant mon travail et mes espérances,ce résultat du moins ne m’étonne pasoutre mesure. Ayant quelque peutaquiné moi-même le problème del’alizarine artificielle, j’en savaisassez long pour prévoir que, dans unavenir non éloigné, le travail de lacornue remplacerait celui deschamps.

C’est fini, l’écroulement de mesespérances est complet.Qu’entreprendre maintenant ?Changeons de levier et remettons-nous à rouler le rocher de Sisyphe.Essayons de puiser dans l’encrier ce

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que nous refuse la cuve à garance.Laboremus !

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[1] [Note - Les Bolets sont connus icisous le nom général de pan de loup,pain de loup. On les utiliseindistinctement en cuisine aprèsavoir enlevé la couche de tubes, lamousso, aisément séparable.]

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Gabriel Cabos

Fontes :David Rakowski's

Manfred KleinDan Sayers

Justus Erich Walbaum - Khunrath

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