Maeterlinck Souvenirs

214
C'est ainsi qu'on pourrait appeler les souvenirs heureux. Ce sont les seuls à qui je permette de vivre. Elles ne sont pas toutes d'un bleu immaculé, l'immaculé est extrêmement rare sur cette terre, même dans les vies qui n 'eurent pas à se plaindre des rigueurs du destin, mais si pâles qu'elles soient, elles planent encore dans les rayons d'azur qui les revêtirent d'illusions. Les autres, les bulles du malheur ou d'ennui qui surgissent des tristesses ou des déceptions de toute existence, sont mortes en moi parce que je ne les ai pas nourries de mon souffle, parce que je les ai laissées s'évaporer dans l'espace. Néanmoins, ne croyons pas qu'elles ne soient plus. Rien ne meurt véritablement, en ce monde ou dans l'autre. Savons-nous, si ce que nous avons oublié n 'est pas aussi impartant que ce que nous nous rappelons ? Quelle est la loi qui garde ou élimine ce que nous avons vu ou vécu ? Pourquoi l'un meurt-il au lieu que l'autre survit qui ne valait pas mieux ? Quelle influence le souvenir mort a-t-il sur notre vie ? N'est-ce pas une des grandes inconnues de notre destinée ? Quoi qu'il en soit, j'ai nettement constaté que notre volonté peut agir sur ces inconnues en ressuscitant ce que nous avons aimé de préférence à ce que nous avons haï, ce qui nous a fait du bien, à ce qui nous a fait du mal. On parvient assez facilement à discipliner ce qui reste dans notre mémoire; et le bonheur ou le malheur de notre existence dépend de cette discipline. Il ne faut pas croire que nos souvenirs soient immuables. Ils changent d'aspect selon nos années. Ils s'élèvent et se purifient selon que notre existence s'élève et se purifie, selon ce que nous avons fait, pensé ou subi. Si j'avais fixé les miens le jour qui les vit naître, je ne les reconnaîtrais plus. Si je les avais écrits il y a vingt, trente ou quarante ans, les faits qui forment leur squelette seraient peut-être ce qu 'ils furent, mais ils n 'auraient plus la même chair, ils ne se baigneraient plus dans la même atmosphère, ils n'auraient plus la même couleur et leur choix même eût été différent. Les souvenirs sont les traces incertaines et fugaces que nous laissent nos jours. Que chacun recueille les siens, ils ne rempliront pas le creux de la main; mais ce qui reste de poussière est le seul trésor que nous voudrions arracher à la mort et emporter avec nous dans un autre séjour; nous croyons que les années qui prolongent nos misères ou nos joies augmentent leur nombre. Je crois plutôt que ceux que nous acquérons ne compensent pas ceux que nous perdons. A mesure que nous avançons en âge, ce qui nous advient n'a plus le temps de se transformer en souvenir. Le centenaire qui n'est qu'un enfant au prix de l'éternité n'a que ce qu'il avait avant sa vieillesse et ce qu 'il pourrait se rappeler ne prend plus la peine de naître. Les véritables souvenirs, les seuls qui survivent, les seuls qui ne vieillissent pas, les seuls qui soient enracinés, sont les souvenirs de l'enfance et de la première jeunesse. Jusqu 'à la fin de nos jours, ils gardent la grâce, l'innocence, le velouté de leur naissance et ceux qui naissent contrefaits, malpropres, malheureux ou stupides tombent dans les ténèbres où ils rejoignent les souvenirs de l'âge mûr qui méritent rarement d'être recueillis.

description

Autobiographie de Maeterlinck - souvenirs de jeunesse

Transcript of Maeterlinck Souvenirs

C'est ainsi qu'on pourrait appeler les souvenirs heureux. Ce sont les seuls qui je permette de vivre.

Elles ne sont pas toutes d'un bleu immacul, l'immacul est extrmement rare sur cette terre, mme dans les vies qui n 'eurent pas se plaindre des rigueurs du destin, mais si ples qu'elles soient, elles planent encore dans les rayons d'azur qui les revtirent d'illusions.

Les autres, les bulles du malheur ou d'ennui qui surgissent des tristesses ou des dceptions de toute existence, sont mortes en moi parce que je ne les ai pas nourries de mon souffle, parce que je les ai laisses s'vaporer dans l'espace.

Nanmoins, ne croyons pas qu'elles ne soient plus. Rien ne meurt vritablement, en ce monde ou dans l'autre.

Savons-nous, si ce que nous avons oubli n 'est pas aussi impartant que ce que nous nous rappelons ? Quelle est la loi qui garde ou limine ce que nous avons vu ou vcu ? Pourquoi l'un meurt-il au lieu que l'autre survit qui ne valait pas mieux ? Quelle influence le souvenir mort a-t-il sur notre vie ? N'est-ce pas une des grandes inconnues de notre destine ?

Quoi qu'il en soit, j'ai nettement constat que notre volont peut agir sur ces inconnues en ressuscitant ce que nous avons aim de prfrence ce que nous avons ha, ce qui nous a fait du bien, ce qui nous a fait du mal.

On parvient assez facilement discipliner ce qui reste dans notre mmoire; et le bonheur ou le malheur de notre existence dpend de cette discipline. Il ne faut pas croire que nos souvenirs soient immuables. Ils changent d'aspect selon nos annes. Ils s'lvent et se purifient selon que notre existence s'lve et se purifie, selon ce que nous avons fait, pens ou subi. Si j'avais fix les miens le jour qui les vit natre, je ne les reconnatrais plus.

Si je les avais crits il y a vingt, trente ou quarante ans, les faits qui forment leur squelette seraient peut-tre ce qu 'ils furent, mais ils n 'auraient plus la mme chair, ils ne se baigneraient plus dans la mme atmosphre, ils n'auraient plus la mme couleur et leur choix mme et t diffrent.

Les souvenirs sont les traces incertaines et fugaces que nous laissent nos jours. Que chacun recueille les siens, ils ne rempliront pas le creux de la main; mais ce qui reste de poussire est le seul trsor que nous voudrions arracher la mort et emporter avec nous dans un autre sjour; nous croyons que les annes qui prolongent nos misres ou nos joies augmentent leur nombre. Je crois plutt que ceux que nous acqurons ne compensent pas ceux que nous perdons. A mesure que nous avanons en ge, ce qui nous advient n'a plus le temps de se transformer en souvenir. Le centenaire qui n'est qu'un enfant au prix de l'ternit n'a que ce qu'il avait avant sa vieillesse et ce qu 'il pourrait se rappeler ne prend plus la peine de natre.

Les vritables souvenirs, les seuls qui survivent, les seuls qui ne vieillissent pas, les seuls qui soient enracins, sont les souvenirs de l'enfance et de la premire jeunesse. Jusqu ' la fin de nos jours, ils gardent la grce, l'innocence, le velout de leur naissance et ceux qui naissent contrefaits, malpropres, malheureux ou stupides tombent dans les tnbres o ils rejoignent les souvenirs de l'ge mr qui mritent rarement d'tre recueillis.

Rien n'est plus capricieux que les slections de notre mmoire. L'enfant se souvient surtout des enfants de son ge. Nos parents que nous rencontrons dans notre pass ne commencent d'y vieillir que lorsque nous quittons l'enfance pour entrer dans l'adolescence. En revanche les grands-parents y demeurent immobiles l'tat de vieillards. Durant le temps que je connus les miens, ils n'volurent pas et me parurent toujours aussi vieux. Us s'taient arrts au point o les annes ne comptent plus.

Parmi les compagnons de la septime la seizime anne, je revois le mieux ceux qui taient aussi jeunes que moi. On dirait que la mmoire vieillit plus vite que la vie et s'engourdit comme si elle se demandait quoi bon retenir ce qui bientt ne sera plus.

Et quand nous mourons que deviennent-ils ? O s'en vont-ils ? Meurent-ils aussi et tout s'teint-il pour toujours ?

On me dira sans doute: Vos souvenirs, surtout vos souvenirs d'enfance, parlent de vous beaucoup moins que de ce qui vous entourait. Les plus bienveillants me feront remarquer que dans les confessions, les Mmoires, les soliloques autobiographiques, ce n 'est pas les parents, les frres et surs, les amis, les compagnons, les instituteurs ou ks domestiques, mais l'auteur seul [634] que nous esprons connatre. C'est la vie d'un enfant qu'on attend et non point celle de ceux qui l'lvent.

Mais l'enfant n'existe pas encore en soi ni par soi. Sa vie n'a d'autres lments que ses ractions l'gard de son entourage. Il a dj une vie personnelle, mais elle est encore vide, sans visage et sans vnements. Elle se nourrit de ce qui l'environne et la submerge. Elle est forme des reflets de ce qu'elle voit, des chos de ce qu'elle entend. Ils deviennent sa substance. Si l'on ne s'occupait que de l'enfant seul et nu dans l'espace et le temps, on aurait tout dit en trois mots. On ne peut le voir ou le reconnatre qu ' travers ce qui l'environne.

Je ne me fais pas d'illusions sur l'intrt de ces souvenirs. C'est tout au plus un documentaire qui ne peut avoir quelque valeur que pour ceux qui veulent bien s'occuper de la psychologie enfantine. Il a du moins le mrite d'tre sincre et dpourvu d'ornements invents.

Les histoires de tous ces gens et la mienne ne sont pas passionnantes, je k sais. Que voulez-vous ?Je ne suis pas Attila, Gengis-Khan, Csar, Napolon ou Tartarin et je n'ai pas encore commis de crime. Mon entourage n'est pas k leur et je n 'ai rien vous dire qui ne ressemble ce que vous diriez. Mais on lit avec plaisir les romans o s'accumulent des dtails aussi insignifiants que ceux qu 'on trouve ici. Pourquoi ces dtails perdraient-ils toute valeur parce qu'ils ne sont plus pris dans l'imagination ou dans la fiction, mais dans des vies rellement vcues ?

Sommes-nous des hros, des saints ou des gnies pour avoir le droit de ddaigner tout ce qui n 'est pas notre hauteur ? [635]

LE CHAR MROVINGIEN

Quelques jours avant ma naissance, un petit chariot roulettes attendait ma venue. Mon pre, qui aimait bricoler, l'avait soigneusement faonn mon intention. Le mose ou la corbeille servant de berceau, de style plus ou moins gyptien, tait assujetti un bti solide, aux roulettes pleines et massives comme de petites meules voquant l'art mrovingien ; quant au timon, il aspirait tre grec.

Je naquis aprs avoir, mon insu, cruellement meurtri ma mre. J'tais un enfant silencieux, poussant de lgers gmissements qu'on entendait peine. Mais, quelques semaines plus tard, je me mis soudain, sans qu'on st pourquoi, hurler tue-tte. Mon pre eut alors l'ingnieuse, mais malencontreuse ide de me dposer dans le char mrovingien, de saisir le timon et de faire lentement le tour de la salle manger; les hurlements se mettent en sourdine; il acclre, ils cessent momentanment. Il s'arrte, ils reprennent avec force. Il repart, acclre, je me tais. Et ainsi de suite, tout le reste de la nuit, d'arrts suivis d'clats et d'acclrations suivies de silences. Mon pre n'en peut plus. La nourrice le relaie, puis la femme de chambre remplace la nourrice et la cuisinire prend la suite, esprant qu'au lever de l'aurore la fatigue teindra mes cris. Il n'en est rien ; ma musique alterne est la mme sous le soleil qu'au clair de lune et ne s'arrte une minute que pour prendre les ttes; aprs quoi, elle renat comme au coup de sifflet d'un express en partance. On appelle le mdecin de famille, un vieux docteur qui, aux maux de l'humanit, ne connat qu'un remde: le sirop de rhubarbe. Mais, il n'ose en donner aux enfants en bas ge et ne prescrit que la patience.

Les arrts retentissants et les acclrations muettes poursuivent leur ronde infernale. On fait venir un autre docteur plus moderne. Il ordonne un antiphlogistique, comme on disait en ces temps-l, et un vermifuge. Les remdes oprent. On relgue au grenier le char mrovingien et je finis les jours de ma petite enfance dans un berceau sans prestige.

tais-je n mobilomane ? ou avais-je pressenti trente-cinq ou quarante-cinq ans avant son invention les dlices de l'auto? [636]

J'acquis au cours de mes exercices violents des poumons toute preuve et une bonne petite hernie inguinale qui, par deux fois, s'trangla, mit mes jours en danger et ne gurit dfinitivement qu'au bout de cinq ou six ans.

Je pars donc du jour de ma naissance en reprant a et l quelques points saillants et du reste sans importance, qui mergent dans l'immense solitude du temps entre mes premires heures et celle' o je n'aurai plus rien dire.

SUR JULIA

Ma mre ayant s'occuper de ma sur et de mon frre puns, comme je flottais entre six et sept ans, me mit provisoirement, pour achever mes tudes qui avaient dpass BA-BE-BI-BO-BU, chez les Surs de je ne sais plus quel ordre, qui peuplaient un grand couvent non loin de notre demeure. On les appelait les Surs du Nouveau Bois, du nom de leur tablissement. C'tait un couvent aristocratique o toutes les jeunes filles de bonne famille, c'est--dire de noblesse inauthentique, (il y en a peu d'autres) taient mises en pension. On y recevait aussi les petits garons jusqu' l'ge de sept ans.

Je fus donc admis dans la classe o les enfants partir de trois ou quatre ans coutaient les leons de sur Julia, prpose leur dveloppement intellectuel. Sur Julia, vtue de laine ou de coton d'un gris bleutre, discipline et chapelet la ceinture et grande cornette blanche en ailes de colombe sur la tte, tait une brave femme, n'ayant pas encore atteint la quarantaine, qui respirait la bont, le dvouement et l'amour maternel. Les leons taient principalement consacres aux prires, aux plus humbles questions du catchisme, de l'histoire sainte et la gographie ainsi qu'aux mathmatiques infra-lmentaires. Aux murs blanchis la chaux taient suspendus des chromos ou des lithographies colories reprsentant des scnes de l'Ancien et du Nouveau Testament. Une baguette la main, sur Julia en expliquait deux ou trois chaque jour. Mes regards taient surtout attirs par le passage de la mer Rouge, Absalon retenu par les cheveux dans un grand arbre; par [637] une monstrueuse grappe de raisin de la Terre Sainte pendue une perche qui ployait sous son poids et que portaient deux vques; par la tte de Jean-Baptiste sur un plat d'argent; par le jugement de Salomon o un garde tenait par les pieds un enfant nu, qu'il s'apprtait trancher de son sabre en deux parties gales; et par le massacre des Innocents. Je les revois dans ma mmoire; ils devaient tre dplorables; mais ma culture artistique se bornait m'merveiller que la couleur ne dbordt pas le trait noir qui la cernait. mes yeux, c'tait le comble du savoir-faire et du gnie pictural.

La leon d'histoire tait suivie du cours de mathmatiques.

- Deux et deux?

- Font quatre, rpondait joyeusement la majorit de la classe.

- Trois fois trois ?

- Neuf, rpliquait une majorit dclinante.

- Quatre fois quatre ?

- Douze, disaient les uns. Dix-huit, annonaient les autres.

- Seize, proclamais-je firement.

Sur quoi, sur Julia m'appelle prs d'elle, m'embrasse et me flicite devant toute la classe sidre.

Les cours taient parfois interrompus par des incidents que d'abord je ne compris pas. Tout d'un coup, un lve s'agitait sur un banc et poussait des hurlements dsesprs ; un autre accoud sur son pupitre, la tte dans les mains, se mettait sangloter en silence ; un tout petit souriait batement. Sur Julia, qui avait l'il tout, savait l'instant ce que ne pas parler voulait dire. Elle prenait le manifestant par la main, l'introduisait dans un petit cabinet attenant la classe et refermait la porte.

Je demande mon voisin de pupitre, qu'on appelait le petit Vicomte et qui tait avec moi le plus g de l'assemble :

- Que se passe-t-il? Qu'a-t-il fait?

- Pipi dans sa culotte, rplique-t-il avec placidit.

- C'est dfendu?

- On ne dit rien.

- Et toi, tu l'as fait?

- Pas encore.

- Et que fait sur Julia ?

- Elle l'essuie. [638]

Alors, rentre sur Julia tenant toujours le petit par la main. Elle l'assied dans un fauteuil d'enfant prs du pole afin qu'il sche plus rapidement. Il ne tarde pas s'endormir souriant aux anges qui visitent son sommeil soulag.

Le petit Vicomte appartenait l'une des plus nobles familles de la cit. Il ne cessait de parler avec la plus grande rapidit et la plus grande facilit, mais n'achevait jamais une seule de ses phrases et 'dvorait la moiti de ses mots, en sorte que j'avais souvent du mal le comprendre. Il me disait par exemple que le plus beau cheval de son pre, qui en avait six, ne voulait pas entrer dans la voiture. Je demandais pourquoi il devait entrer dans la voiture.

- Parce que c'est lui qui la fait rouler.

De crainte de passer pour un imbcile, je n'osais insister.

- Ton papa a-t-il une voiture ? demande-t-il.

- Oui, mais elle est morte.

- Pourquoi est-elle morte?

- Parce qu'elle n'a plus de cheval.

- Pourquoi n'a-t-elle plus de cheval ?

- Parce que papa n'en a pas.

Le lendemain, il m'annonce triomphalement que son cheval est entr dans la voiture.

- Comment a-t-il fait? Par la portire? Elle est donc trs grande?

- Mais non, tu es bte, il est entr dans les brancards.

- Comment peut-on entrer dans un brancard ? Il tait donc dans la voiture?

- Mais non, tu n'apprendras jamais rien. Ils sont devant.

J'acceptais l'explication et c'est ainsi que nous conversions longuement et srieusement sans nous comprendre, tout en nous aimant bien.

LE RAPT

La classe s'ouvrait sur un jardin de cur dbordant de fleurs, un mur blanc le sparait du grand parc des pensionnaires qui y prenaient leurs rcrations. Nous entendions leurs cris aigus et leurs rires acrs. D'admirables peupliers d'Italie et des cimes d'arbres [639] vieux et touffus dpassaient la crte de la clture. L'autre ct du mur tait pour nous un lieu magnifique, mystrieux, peut-tre redoutable, mais en tout cas inaccessible, auquel je ne cessais de penser tout en ayant peur.

Une petite porte verte, dissimule sous des buissons de lilas, se cachait au bout du mur; mais bien que les plus tmraires l'eussent timidement tent, il tait impossible de l'ouvrir. La clef se trouvait au revers et bouchant le trou de la serrure nous empchait d'entrevoir l'ombre de nos rves.

Un dimanche, jour de sortie des pensionnaires, djeuner chez mon oncle Hector, je rencontre une de mes cousines, que nous retrouverons plus loin. Elle avait deux ans de plus que moi et tait en pension chez les Surs du Nouveau Bois. Je lui dis que je voudrais bien savoir ce qui se passait chez elle o l'on avait l'air de bien s'amuser.

- Rien de plus facile, rpondit-elle. Au bout de ton jardin se trouve une petite porte qui communique avec le ntre.

- Je la connais, fis-je, mais on ne peut l'ouvrir.

- Je sais o l'on cache la clef. Je l'ouvrirai quand tu voudras. Quand veux-tu?

- Ds demain, mais on dit que c'est dfendu et trs dangereux.

- Pourquoi?

- Parce que les jeunes filles n'aiment pas les petits garons et les torturent quand elles peuvent les capturer.

- Que tu es bte! mon pauvre ami; on voit que tu n'as jamais quitt les jupes de ta maman. Je t'ouvrirai demain cette petite porte et tu verras ce que c'est. Elles adorent les petits garons et voudraient bien savoir ce qui se passe chez eux. Tu seras reu comme un prince.

- Il y en a beaucoup ?

- Trois cents.

- Trois cents? c'est pouvantable... je n'oserai jamais.

- Ne crains rien, je te prends sous ma protection. Tu verras ce que c'est que le monde.

Le lendemain, pendant notre rcration, je m'esquive derrire les lilas. Je frappe timidement la petite porte ; ma cousine qui m'attend l'ouvre aussitt et je me trouve devant deux ou trois cents jeunes filles, (je n'ai pas le temps de les compter), qui m'accueillent en poussant des cris dlirants. Les plus grandes s'emparent de moi [640] malgr ma rsistance intimide, m'touffent de baisers, et me portent en triomphe sur une chaise de jardin, suivies et entoures de toutes les autres qui chantent des cantiques en mon honneur. Elles font trois fois le tour d'une pelouse et me dposent dans une tonnelle de tilleuls o m'attendait, discrtement cach sous les feuillages, un goter clandestin. On m'assoit dans une sorte de fauteuil prsidentiel o l'on vient me rendre hommage en m'embrassant sur les deux joues ; on me force manger de tout ce qui se trouve sur la table ; on bourre mes poches de chocolats, de sucre d'orge, de fondants, de raisins qui ruissellent. Je n'ose plus bouger ni lever les yeux de peur d'anantir le beau rve. Mais, voil que sonne une cloche annonant la fin de la rcration. Toutes emportent prcipitamment ce qui reste de gteaux et de sucreries, fuient d'un lan panique comme une vole de colombes et je reste seul dans le fauteuil de ma gloire vanouie, devant la table dvaste. Je me mets pleurer convulsivement en me demandant comment retrouver la petite porte qui sera peut-tre ferme.

Rentr la maison, je ne parle personne, mme pas ma mre, de ma dcevante aventure.

Je ne sais comment on en eut vent, probablement par une indiscrtion de ma perfide cousine qui m'avait lchement abandonn. En tout cas, sans me donner d'explications, on me fit passer de l'cole du Nouveau Bois l'Institut Calamus.

Mon pre d'un sourire narquois, enchant et flatteur, approuva le transfert en disant que j'tais trop intelligent pour moisir plus longtemps dans une bote nonnettes.

Je me demandais si c'tait une punition ou une promotion.

L'INSTITUT CALAMUS

Ayant quitt les bonnes Surs du Nouveau Bois, j'entrai l'Institut Calamus.

C'tait une sorte d'cole primaire assez distingue, mais un peu sordide, situe au centre de la ville entre la cathdrale de Saint-Bavon et le beffroi qui carillonnait jour et nuit. On y envoyait les enfants au sortir de l'cole maternelle, c'est--dire entre six et huit [641] ans. On les y gardait jusqu' la premire communion, afin de ne pas les faire passer sans transition au collge des Jsuites.

Cette cole tait dirige par M. Calamus: le type accompli de Joseph Prudhomme. Lunettes paisses, nez busqu, haut faux col pointes droites et, planant sur le tout, un air sacerdotal. Nous tions externes l'hiver et l't demi-pensionnaires. Au repas de midi, la table tait naturellement prside par M. Calamus qui, arm d'un grand couteau, coupait le veau, le gigot, mais le plus souvent le buf, la tranche de prfrence, parce que c'est plus avantageux et plus roboratif. Mme Calamus distribuait les lgumes et la soupe. Les repas taient copieux'et, du moins dans mes souvenirs gloutons, pas mauvais du tout.

Un des cours tait confi M. Poma. Il avait plutt l'air d'un violoniste que d'un pote, encore que les deux types soient assez voisins quand ils marquent les rats professionnels. Le pantalon de M. Poma tait toujours si mal attach qu'un jour il tomba d'un seul coup, comme dans une ferie. Nous apermes un fulgurant caleon de flanelle rouge. La chute du pantalon nous fit partir d'un formidable clat de rire propre notre ge sans piti. Nullement troubl, le professeur se tourna vers nous tout en relevant son infidle vtement et nous dit:

- Ne riez pas, vous n'avez vu que mon caleon.

M. Poma, qui tait professeur de littrature suprieure, nous donna un jour le devoir suivant : Dites-nous ce qui vous est arriv en rentrant la maison.

Alors j'crivis:

Ma mre m'attendait au seuil de la maison, me prit par la main et me fit entrer dans la maison, la maison en ce moment tait mal claire, cependant malgr tout la maison tait fort agrable.

M. Poma prit mon devoir, souligna les mots maison d'un norme trait rouge et crivit en marge :

Ne rptez jamais le mme mot dans la mme page. Au lieu de dire : "J'entrai dans la maison", vous auriez d crire : 'J'y entrai, elle tait mal claire, mais, malgr tout, fort agrable."

Je n'ai jamais oubli cette leon et ds lors j'acquis, grce aux conseils de M. Poma, une certaine supriorit littraire.

Mon sjour chez Calamus fut bref et dsastreux. Un matin j'apporte triomphalement un magnifique sac de soie bleue, filoch par [642] ma mre. travers les mailles, cent cinquante billes de cristal ful-guraient de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.

Un gros lourdaud sournois repre le trsor de Golconde et me propose une partie. Tous les lves attirs par la splendeur du sac et flairant une catastrophe m'entourent de leur malveillance. Vais-je troquer mes joyaux contre les ignobles boules de terre cuite de leur rustre?

Dans ma dsolante candeur, j'accepte le tournoi. Je n'avais jusqu'ici jou qu'avec ma sur et mon frre, plus jeunes que moi et je gagnais toujours. J'entrais dans la vie relle, la seule qui m'attendait jusqu' la mort.

En moins de dix minutes, mon arc-en-ciel passe dans la poche du croquant o il s'teint parmi d'immondes dbris.

Tous applaudissent l'inique victoire.

Ivre d'indignation, sans rflchir, je saute la gorge de l'ennemi deux fois plus grand et plus fort que moi. D'un coup de poing, il m'envoie rouler par terre. Je me relve, il m'abat une seconde fois en ajoutant quelques horions supplmentaires. La foule pousse des cris de triomphe et trpigne de joie. Enfin, s'avance solennellement matre Calamus qui me remet sur pieds et m'ordonne svrement de le suivre, comme si j'avais eu tous les torts, en dclarant que j'tais un lment de dsordre. Je ne dis mot. Je replie mon sac vide. Je ravale ma colre, mon indignation, mon malheur et l'injustice de la majorit aveugle et cours la maison pousser de longs sanglots dans les bras de ma mre. Elle me console en me promettant d'autres billes plus belles que celles que j'ai perdues, mais une condition.

- Laquelle ?

- C'est que tu ne joues plus avec des tricheurs.

- Mais alors, avec qui pourrai-je jouer ?

- Avec ton frre et ta sur.

- Mais ils ne savent pas encore tricher.

Je ne sjournai pas longtemps chez Calamus. J'avais fait voir mon pre, que l'pisode des billes avait indign, la grammaire franaise publie par le directeur de l'institut. Il la feuillette et constate que pour encourager et faciliter l'tude de la langue franaise, l'auteur de ce guide-ne avait provisoirement ajourn les difficults du subjonctif et du participe pass. Il dclare que je ne vgterai pas [643] plus longtemps chez ce cuistre ignare et outrecuidant et mon transfert chez les Jsuites est l'unanimit dcid.

OSTACKER

Notre maison de campagne se trouvait Ostacker, c'est--dire Champ du Levant, un gros village des environs de Gand. On y vnrait une vierge miraculeuse dans une anfractuosit rappelant celle de Lourdes et, parat-il, plusieurs miracles y furent constats. Les plerinages s'y succdaient. Nous allions parfois la grotte, mais n'accordions quelque attention qu'aux personnages en pain d'pice ou en massepain qu'on achetait dans de petites baraques attenant au sanctuaire.

Notre logis s'levait au bord de l'eau, le long du canal de Ter-neuze, c'est--dire du canal qui mne de Gand en Hollande et la mer. C'tait un canal ferique ombrag d'une double range de grands ormes. Les navires, les bateaux vapeur de Londres et de Liverpool avaient l'air de passer au milieu du jardin. Sur la berge et le chemin de halage couraient des gamins qui criaient aux capitaines :

- Capitaine... capitaine, donnez-nous quelque chose...

Le capitaine jetait de petits sous et les gosses les conquraient coups de poing.

Aux innocents campagnards se mlaient parfois de vicieuses gamines de l'avant-port. Elles connaissaient le got clandestin des Anglais pour les aperus entrecoups, et, n'ayant pour dessous que leur chemise, faisaient la roue et mme le poirier, ce qui triplait l'averse des sous et soulevait l'indignation de mon pre. Il en parlait au garde-champtre, lequel, tant toujours ivre, ne pouvait, raisonnablement, tre partout.

La maison n'tait qu'un cube blanc volets verts pas trs grande ; mais mon pre, voyant plus vaste mesure qu'il avanait en ge et que l'argent provenant d'hritages affluait, l'avait quadruple d'un seul coup. Il y avait ajout une tour couverte d'ardoises et l'ensemble de la construction donnait l'ide d'un chteau de Touraine compltement rat. Il avait la haine des arbres. Le jardin en possdait [644] quelques-uns trs grands, trs beaux et trs vieux. notre consternation, et surtout l'indignation de ma mre, il les fit abattre pour avoir de la vue sur des champs de bl, de betteraves ou de pommes de terre.

Comme il avait agrandi la maison, il arrondit galement le jardin qui s'tendit bientt sur cinq ou six hectares, autant que possible dpourvus d'ombrages, l'exception de quelques pommiers, poiriers ou cerisiers qui avaient trouv grce cause de leurs fruits.

MON PRE

C'tait un homme juste et bon. Nanmoins, il assombrit bien des heures de mon enfance parce qu'il tait tyrannique. Le principe d'autorit l'avait totalement envahi et rongeait son amnit naturelle. Il portait un masque de dictateur, mais la chaleur du cur en amollissait la cire. Il voulait paratre svre parce qu'il se sentait conciliant et timor ; car cet homme indomptable et infatigable tait au fond timide comme un enfant, au point de n'oser entrer seul dans un restaurant. Il avait t lev trop rigoureusement, trop religieusement sous les jupes d'une mre qui avait l'me sainte, terrible, honnte et implacable d'un inquisiteur.

Nous l'appelions Torquemada. Durant la Terreur, au pril de sa vie, elle aurait cach dans les caves de sa maison une demi-douzaine de prtres rfractaires, comme durant l'Inquisition espagnole elle aurait livr l'autodaf deux douzaines d'Isralites.

Ayant toujours t tyrannis, pour affermir son existence, mon pre croyait rcuprer sa libert perdue dans l'innocence en tyrannisant son tour. Tout tait dfendu. Il tait convaincu qu'il nous amliorait en nous contrariant et formait notre caractre en le brisant. L'erreur Spartiate ou jsuitique tait alors prconise: L'homme, il faut le tuer, pour lui apprendre vivre.

II avait commenc ses humanits en pays wallon chez les Jsuites de Namur ; mais il avait d les interrompre ayant, comme on disait en ce temps-l, trop de sang et trop de sant ; en d'autres termes, il ne pouvait supporter la vie sdentaire des couvents. On tait oblig de le saigner blanc parce qu'il semblait frler l'hmorragie [645] crbrale. Abandonnant les livres, il devint homme-cheval et dompteur d'animaux rebelles. Quand un talon se montrait intraitable, on venait chercher Polydore. C'tait le prnom fcheux dont l'avait afflig son parrain. Tel il tait avant l'heure des infidlits conjugales qui l'assagirent.

Au dbut de ma jeunesse, un banquier l'avait pris en tutelle et en affection et, res miranda populo, le banquier n'tait pas Juif. Il avait entrepris de le dniaiser, de le sortir de sa coquille et de lui apprendre jouir de la vie.

Les convictions religieuses de mon pre qui taient plus traditionnelles que profondes s'effritrent avec une rapidit dconcertante. Pilot par son mentor, il frquenta les cafs, ce qu'il n'avait jamais os faire, s'tant toujours montr trs austre, d'une extrme sobrit et ne buvant que de l'eau. Sous l'influence de cet ami librateur, il se mit bientt regarder les petites femmes. Grand marcheur, il faisait de longues et inutiles randonnes. Je le vois encore, son vieux panama sur la tte, chauss d'espadrilles de cuir souple et glissant deux sandwiches dans sa poche.

- O vas-tu, Polydore ? disait ma mre.

- En Hollande.

- Mais mon ami, tu es fou, il y a trente kilomtres...

- C'est trop peu. Je vais les faire pied pour l'aller et je rentrerai ce soir par le train.

Il abattait ainsi des kilomtres pour faire tomber le sang comme il disait, et rapportait dans un sac dix ou quinze kilos de champignons cueillis dans les prs hollandais.

On trouvait, dans ce qu'il appelait sa bibliothque, un gros volume Le Bon Jardinier, puis trois ou quatre petites brochures de l'encyclopdie Roret, Le Bon Menuisier, Le Bon Forgeron, Le Bon Plombier, etc., et les cahiers d'un mensuel pomologique.

Quelques annes aprs l'article retentissant d'Octave Mirbeau, il entreprit la lecture de La Sagesse et la Destine. Je quittais la maison pour un voyage d'une quinzaine de jours et, quand je revenais, la lecture avait avanc de cinq ou six pages. C'tait facilement contrlable, l'homme de bonne volont ayant l'habitude de mettre un signet au bout de sa laborieuse sance. Je crois bien qu'il est arriv la fin de sa vie sans atteindre la fin du volume. Il y mettait un zle visible et touchant. [646]

Quant aux petites femmes, il n'eut pas les chercher bien loin. Les ressources qu'offrait la maison familiale suffisaient encore ses modestes apptits.

On avait dcid que nous apprendrions l'anglais et l'allemand outre le franais qui tait notre langue maternelle, sans parler du flamand rserv pour les rapports avec les domestiques. On engage donc une gouvernante anglaise. Nous subissons avec ennui les premires leons. Comme la gouvernante tait jolie, au bout de deux mois, ma mre souponneuse et assez inquite la renvoie. Elle est remplace par une Allemande plus paisse. Nous oublions rapidement ce que nous savions d'anglais et nous nous mettons l'allemand. L'Allemande dure aussi deux mois; mais renaissent les soupons de ma mre cause du jeune et trop frais visage de la fraulein qui est galement congdie. On rengage une Anglaise, choisie dessein parmi les moins allchantes. Mon pre lui trouve tous les dfauts et finit par obtenir qu'on la remercie ; nous repassons par une Allemande, puis par une troisime Anglaise et ainsi de suite. Nous mlangeons l'allemand et l'anglais dans une sorte de sabir incomprhensible.

Mon pre n'tait pas regardant, mais savait compter. Il avait un sens imperturbable de l'conomie; il tait en somme comme tous les bourgeois et n'aimait pas les prodigalits.

Cependant, lui qui contrlait tout et qui il fallait rendre compte des moindres dpenses de la maison, fit sur les conseils de son ami des placements tmraires. On avait lanc, grand fracas, des valeurs russes qui bientt ne valurent plus rien et encombraient les coffres-forts de leurs luxueuses et onreuses vignettes. Un jour, je le trouvai devant le grand calorifre qui chauffait toute la maison. C'tait la campagne ; le calorifre se carrait dans le hall d'entre prs de l'escalier. Mon pre tait l, droit devant les flammes, le visage morne, tenant sous le bras de gros paquets des fameuses valeurs qu'il engloutissait lentement dans la fournaise. Il en avait pris pour 6 ou 700000 francs. C'tait un dsastre financier et nous assistions l'envole d'une partie de la fortune familiale qui s'en allait en fume. Ma mre, consterne, le regardait et, souriant malgr tout, disait: Que voulez-vous ? Je ne peux rien dire, il n'coute que les conseils des banquiers.

Je dois ajouter que plus tard, malgr ses dsastreux placements, lorsque j'allais, par exemple, Paris, il se montrait toujours assez [647] gnreux, et sans qu'il ft ncessaire de le lui demander, il me donnait presque clandestinement un ou deux rouleaux de pices d'or.

Physiquement, il tait grand, raide, droit comme un I, bombant le torse, des moustaches la Napolon III, une impriale galement napolonienne, le nez aquilin. Son ambition tait d'ailleurs de ressembler l'empereur. En ces jours heureux et prims, c'tait l'idal.

Son ami l'avait incit prendre une matresse. Il tait de notorit publique Gand que tout bourgeois d'une certaine classe en avait une. Celui qui n'en possdait pas tait regard d'un il inquiet et souponneux. Il devait tre impuissant, onaniste ou inverti.

On recrutait facilement ses amours chez les petites mains, modistes, couturires, bref dans le menu fretin qui ne cote pas cher.

Les bourgeois les mettaient en chambre, et pourvues de mensualits modres, elles faisaient elles-mmes leur mnage, leur cuisine et leur lessive. On pouvait avoir une trs gentille petite femme pour 250 ou 300 francs par mois, tout compris.

Au crpuscule, quand arrivait l'amant, il passait la soire avec sa protge dans l'intimit la plus familiale. Ils jouaient au loto, aux cartes ou dominos, au jeu de l'oie, au trie trac ou au Zanzibar, bref tous les jeux idiots. La morale locale interdisait de se promener avec son amie, mais on pouvait l'accompagner incognito dans un petit voyage Bruxelles afin de djeuner ou dner dans un bon restaurant.

Ils appelaient ces petites amies leurs Petites Ailes. Ces petites ailes ne les aidaient gure s'lever au-dessus d'eux-mmes, mais elles leur donnaient un air conqurant, mauvais sujet, casse-cur et enfin ils savaient o aller le soir. Elles fournissaient d'ailleurs d'agrables et inpuisables sujets de conversations qui roulaient principalement sur leur ducation et leurs qualits erotiques.

Mon pre avait naturellement pris une Petite Aile ; il y eut mme un incident assez scabreux. J'avais une matresse et, ignorant qu'elle m'appartenait, il lui avait fait la cour. La petite n'eut rien de plus press que de me rapporter ses propos tendres. S'tant aperu que cette enfant tait moi du droit du premier occupant, il n'alla pas plus avant et ne poursuivit pas une route qui nous aurait mens une sorte d'inceste larv. [648]

Cette pratique des Petites Ailes tait parfaitement admise dans la bourgeoisie. Les femmes lgitimes n'en prenaient pas ombrage. Philosophiquement, elles se disaient que pendant que leur seigneur et matre tait chez la Petite Aile, elles ne sentaient plus le poids de sa prsence. La vie s'installait ainsi et ces rendez-vous clandestins finissaient par prendre une tournure plus pot-au-feu, plus conomique et plus raplapla que la vie conjugale.

Du reste, la Petite Aile ne tardait pas engraisser et, au bout de quatre ou cinq ans, devenait une poularde.

Catholique pratiquant, mais chancelant, mon pre le vendredi ne mangeait que du poisson et faisait ses Pques au dernier moment, ce qui le rendait insupportable pendant une quinzaine de jours.

Je fus mis au collge des Jsuites, considr comme le seul collge aristocratique de la ville ; mais les bons pres ne parvinrent pas me capter, parce que rentrant la maison, lorsque je racontais ma journe et que je parlais de ce qu'on avait fait, mon pre rpondait : Oui, toujours les mmes histoires invraisemblables, nous connaissons a... Je disais:

- Papa, tu sais maintenant que la grande affaire c'est le culte du Sacr-Cur de Jsus et on veut que je fasse partie de sa congrgation.

- Le Sacr-Cur..., ce n'est plus de l'idoltrie, c'est de la charcuterie.

C'est lui que je dois d'avoir t libr des affres de l'enfer et du purgatoire qui auraient pes sur ma vie. Je lui en suis trs reconnaissant, bien que lui-mme au fond ne ft pas tout fait rassur au sujet des flammes ternelles et, comme on ne sait ce qui peut arriver, de temps en temps, il invitait dner M. le Cur. C'tait une sorte d'assurance conomique contre les surprises et les dangers de l'autre monde.

Il me demanda un jour, moi qui connaissais tant de bons pres, de lui indiquer un confesseur un peu plus intelligent que le cur et les vicaires de la paroisse qui ne comprenaient rien et refusaient l'absolution pour la moindre peccadille. Je lui recommandai un vieux jsuite compltement sourd qui, aprs l'aveu des pchs les plus graves, vous disait: Trs bien, mon enfant... Combien de fois?... On donnait un chiffre quelconque... Trs bien, mon enfant, continuez... et l'absolution suivait automatiquement. [649]

Son confessionnal tait si richement achaland qu'il finit par susciter quelques soupons. On lui donna un autre titulaire et, lorsque mon pre s'agenouilla dans la bote magique o il comptait trouver le plus large des pardons, il se heurta au prtre le plus svre et le plus intransigeant qu'il et rencontr, qui lui posa les questions les plus indiscrtes et, devant la persistance de ses rcidives, voulut lui imposer un plerinage Fmes pour y figurer dans la procession des grands pnitents. Mon pre promit de faire ce qu'il exigeait, mais trouva de bons prtextes pour ne pas entreprendre le voyage.

Il crut que je lui avais fait une mauvaise plaisanterie et me bouda jusqu' la Quasimodo.

LA NOYADE

Notre jardin s'allongeait entre la maison et le canal maritime ; mais, quelque vingt ans plus tard, le canal s'largissant son tour dvora une partie du jardin ; puis, d'largissement en largissement, engloutit, vers la fin de ma jeunesse, la totalit de la proprit qui devint un port de mer, en sorte qu'il n'en reste plus trace que dans mon souvenir.

Au bord de ce canal fascinant, attirs par l'eau et les poissons qui s'y prlassaient, nous rdions du matin au soir.

C'est en lui que je faillis me noyer.

Qui de nous n'a frl la mort? Pour moi, je crois l'avoir vue d'aussi prs qu'il se peut, sans tre sa proie... J'espre la retrouver aussi clmente, aussi prompte, aussi douce.

De ce canal rectiligne, large d'une centaine de mtres, le jardin n'tait spar que par le chemin de halage. Nous regardions sans cesse la nappe liquide qui reprsentait l'infini et baignait pour ainsi dire le seuil de notre porte.

Un aprs-midi de juillet, ma sur, mon frre et moi y prenions nos bats en compagnie d'un ami de mon ge. J'tais l'an de la bande. Je nageais deux ou trois brasses, aprs quoi gnralement, je coulais pic, plutt par peur de couler que par inhabilet. M'aventurant deux mtres de la berge, je pousse un cri et disparais. [650] Mon ami se prcipite mon secours. Je saisis sa jambe, la tire moi, sens que tout cde et je la lche. Avais-je l'obscure pense qu'il tait inutile d'entraner mon sauveteur dans la mort? Si improbable que ce soit, je le crois, en tout cas, j'ai l'ide de regagner la rive en rampant le long de la pente ; puis tout s'effondre, s'abolit, je perds connaissance et ne sais plus ce qui se passe.

Mon pre du haut de la tour en construction dont il voulait orner sa maison, entour de charpentiers et de maons voit se drouler le drame et s'crie :

- Il se noie...

- Pas du tout, dit un maon, vous voyez bien qu'ils jouent...

- Non, non, il se noie...

Il s'lance pour descendre. Un jeune charpentier plus agile, le devance. Il n'y avait pas encore d'escalier, mais une complication d'chafaudages, d'chelles, de paliers. Le charpentier se jette dans le canal, m'agrippe et me ramne sur la rive. Je reviens moi dans mon lit, tonn, un peu malade, ayant aval et rendu pas mal d'eau ; mais pour le reste en assez bon point.

Je fus donc tout prs de la mort. Je crois que si je l'avais rellement touche, je n'aurais pas prouv autre chose. J'avais franchi la grande porte sans m'en apercevoir. J'avais vu, un moment, une sorte de ruissellement prodigieux. Aucune souffrance, pas le temps d'une angoisse. Les yeux se ferment, les bras s'agitent et l'on n'existe plus.

Est-ce la mort ? Pourquoi pas ? Ou bien y a-t-il autre chose aprs la perte totale de la conscience? Que voulez-vous qu'il y ait? La conscience, c'est notre moi. Elle perdue, que reste-t-il? Il faudrait qu'elle se rveillt sous une autre forme. Est-ce possible sans le corps? Question fondamentale laquelle on n'a pas encore rpondu.

LE CUVIER

Voici une autre aventure aquatique. Une clbre chiromancienne qui tait un mdium remarquable m'avait dit: Mfiez-vous de l'eau. C'est le grand danger qui menace votre vie. Du reste, [651] comme toutes les pythonisses, elle voyait mieux le pass que l'avenir. Un graphologue reconnut le mme avertissement dans mon criture. Pourquoi pas? Tout n'est-il pas possible depuis que nous voyons ce que nous n'avions pas encore vu, depuis que nous savons ce que personne ne savait il y a un demi-sicle ?

Donc, voici l'autre vnement qui se droula la surface des eaux du mme canal.

Chaque fois que nous passions prs de la buanderie, nous admirions le grand cuvier qui s'y prlassait sur son trpied. Nous avions entendu notre pre nous affirmer plus d'une fois qu'un tel cuvier, mis l'eau, porterait parfaitement un homme et mme deux. L'affirmation n'tait pas tombe dans l'oreille d'un sourd, et je m'tais dit qu' la premire occasion favorable je tenterais l'aventure.

Un matin, en descendant l'escalier, je rencontre la cuisinire qui m'apprend que mes parents ne sont pas la maison, qu'ils sont partis sans dire o ils allaient:

- Ils sont probablement Gand, ajoute-t-elle. Madame a oubli de donner des ordres pour le djeuner ; ils ne rentreront sans doute que le soir ; que faut-il faire ?

- D'abord une poule au pot avec beaucoup de cleris et des cornichons, ensuite de la crme au chocolat avec des macarons, ensuite une douzaine de gaufres la vanille, ensuite douze beignets aux pommes, ensuite...

- Cela suffira. Je vais mettre la poule au pot et, pour le reste, j'attendrai le retour de Madame.

J'appelle mon frre et lui dis que voici ou jamais l'occasion d'essayer le cuvier. Nous courons la buanderie et, avec l'assistance du fils du jardinier plus g et plus fort que nous, nous parvenons rouler jusqu' la berge du canal, l'norme demi-tonne et la mettre l'eau.

En prvision de cet heureux vnement, depuis plusieurs jours, l'aide d'une perche haricots et de deux bouts de planchette clous chaque extrmit, j'avais fabriqu une pagaie sans prtention.

Le cuvier flotte. Mes collaborateurs le maintiennent d'aplomb pendant que je m'y installe prcautionneusement et cherche un prcaire quilibre. Je suis assis confortablement au milieu de ma barque ronde. Je donne le signal du dpart. l'aide d'une perche houblon, plus longue que ma perche haricots, ils me poussent [652] au large et je risque mon premier coup de pagaie. l'instant, mon cuvier se met tourner comme une toupie hollandaise. J'arrte de mon mieux sa redoutable rotation et je me rends compte que la navigation sera moins agrable que je ne l'avais prvu. Il faudra procder trs lentement, trs prudemment, petits coups de pagaie alterns, en vitant de me pencher ou droite ou gauche, car l'esquif a des inclinaisons inquitantes. Je sens qu'au moindre mouvement mal calcul, il se retournera tout d'une pice et m'envoyant au fond de l'eau. Me voici au milieu du canal. Je voudrais bien trouver un prtexte honorable pour revenir au rivage, mais l'amour-propre ne m'en fournit pas encore, lorsque, tout d'un coup, j'entends des cris perants et je vois, sur la berge, s'avancer et se rapprocher mon pre et ma mre. Ma mre hurle et se dmne comme une folle, mon pre s'efforce de la retenir et de la calmer. Subitement, elle rebrousse chemin et court vers le pont tournant qui se trouve trois cent cinquante mtres en amont du point o nous sommes.

Pour comble d'horreur, j'entends la sirne d'un grand cargo qui rugit imprieusement pour qu'on tourne le pont. Si on lui livre passage, il sera sur moi dans quelques instants, ne me verra pas et je me sens perdu. De la berge, mon pre qui s'est rapproch, me fait signe de revenir, me parle gentiment, me dit de ne pas m'affoler et de pagayer lentement vers la rive. J'ai tout le temps qu'il me faudra. Ma mre a couru vers les pontonniers pour leur dire de ne pas tourner le pont tant que je serai en danger... J'aborde tranquillement. Il me saisit brutalement par le collet, m'emporte dans sa chambre et, l, tout en essuyant de grosses larmes de joie, dans sa colre, m'administre, sur le derrire sans pantalon, la plus mmorable fesse de ma carrire d'ange rebelle.

Ma mre survient hors d'haleine, arrte l'excution, m'embrasse m'touffer pendant que je me frotte les reins et, comme si j'tais sorti tout ruisselant de l'eau, m'essuie et me masse l'aide de serviettes chaudes, m'enveloppe de couvertures brlantes dans lesquelles j'touffe jusqu'au soir. On m'abreuve de laits de poule dont j'ai horreur, alors que je meurs de faim et que j'aspire, sans oser l'avouer, la merveilleuse odeur du meilleur pot-au-feu de la saison qu'on savoure loin de moi, dans la belle salle manger, frache comme une grotte stalactites de neige et de glace, telle que j'en vis une dans la fort des Ardennes. [653]

LA DERNIRE

Aprs avoir subi la pnultime la suite de l'aventure du cuvier, voici la dernire fesse.

C'tait le soir. J'avais neuf ou dix ans. J'tais en chemise et, rvrence parler, je faisais pipi dans mon pot de chambre. J'tais tourn vers la porte. Entre la gouvernante, une Anglaise qui tait alors la favorite de papa. Elle pousse un cri d'horreur et m'ordonne de me tourner vers le mur. Je lui rponds :

- Ferme les yeux si a te plat pas... J'achve tranquillement ma petite opration. -Je vais le dire ton pre.

- Dis-lui que tu as vu le petit bourgeois de Bruxelles, qu'il m'a montr et qui fait a tout le temps sur une place publique, et mme qu'il a ajout que c'est un chef-d'uvre parce que tous les journalistes le disent et qu'ils ont bien raison.

- Bien, le mensonge et l'insolence s'ajoutent l'impudicit. Ton compte est bon ; et je quitte la maison o de pareils scandales sont tolrs.

Une minute plus tard, elle remonte, prcdant mon pre, furieux. Il ne dit rien, me prend par le bras, m'emporte dans une penderie mal claire, relve ma chemise, et se met me fesser tour de bras. Je me dbats comme un beau diable. Si j'tais en chemise, il tait, lui, en robe de chambre (le pyjama n'tait pas encore invent). Dans la lutte elle bille et j'aperois je ne sais quoi o je m'agrippe et que je tords frocement. Mon pre pousse un cri, me lche et s'en va sans dire un mot. Je ne m'explique pas ce qui s'est pass, mais depuis, il s'abstint de m'envoyer la moindre claque.

MES DBUTS D'AUTEUR DRAMATIQUE

Lorsque j'avais neuf ou dix ans (car ma vocation est probablement ne en mme temps que moi), je commenai ma carrire d'auteur dramatique par un scandaleux tripatouillage de Molire. [654]

J'avais dcouvert dans la bibliothque de ma grand-mre qui ne me dfendait rien, deux volumes dpareills de notre grand comique : Le Mdecin malgr lui m'avait enthousiasm cause des coups de bton.

Revisant le texte sacr, j'avais d'autorit coup toute l'intrigue sentimentale qui me semblait, naturellement, sans intrt; mais la gniale trouvaille des coups de bton me paraissant trop parcimonieusement exploite, j'avais hardiment transfr et accumul dans le premier acte tous ceux qui sont prodigus dans Les Fourberies de Scapin, en mme temps que le sac enfarin de celui-ci, y ajoutant pour corser le spectacle, les chapeaux pointus et les seringues des mdecins et des apothicaires du Malade imaginaire.

J'arrivais ainsi une sorte de comprim ou de triple extrait comique que je jugeais irrsistible et sans prcdent.

Je communiquai mon chef-d'uvre mon frre, ma sur, ainsi qu' trois ou quatre petits amis que nous avions parmi nos voisins de campagne et, sous ma direction, commencrent les rptitions.

Oscar, le cadet de mes frres, g de trois ans, inutilisable dans la troupe, fut promu spectateur, dignit qui l'effraya d'abord et laquelle il voulut se drober en prtextant qu'il ne savait pas encore spectater. On le rassura en lui affirmant que pour bien spec-tater, il suffisait de se tenir tranquille et d'applaudir violemment chaque fois que les acteurs se taisaient parce qu'il y avait un trou dans leur mmoire.

La premire, qui fut en mme temps la dernire, eut lieu dans une longue serre raisins, o les grappes pourpres des Franken-tals et les grappes d'or des chasselas et des muscats s'alignaient en perspective d'un bout l'autre de la salle de verre.

Le public, qui se composait de mon pre, de ma mre, d'un oncle, d'une tante, des parents de nos petits amis, du jardinier et des domestiques, occupait le fond du thtre.

La reprsentation commena et se droula sans trop d'anicroches, parmi des rires bienveillants que dchanrent des coups de bton parfois trop vigoureusement assens. Mais, une rplique innocemment nonne par ma sur qui tenait le rle de Martine, femme de Sganarelle, je vis mon pre dresser l'oreille, froncer le sourcil, et tiquer, comme on dit en argot de thtre. Martine, vous vous le rappelez, dit quelque part: [655]

Je sais bien qu'une femme a toujours dans les mains de quoi se venger d'un mari, mais c'est une punition beaucoup trop dlicate pour mon pendard.

N'ayant jamais lu Molire (car il ne s'intressait qu' l'arboriculture), et ne sachant o de pareils propos allaient nous conduire, il prit peur, leva la sance et donna le signal du dpart en annonant que le chocolat chaud et le pain d'pice nous attendaient dans la salle manger. l'appel du chocolat, ma troupe se dbanda et je restai seul sur les ruines de mon chef-d'uvre.

Ainsi finit, indcise ou plutt courte, et sans doute prmonitoire ou prfigurative, ma premire exprience d'auteur dramatique.

LES VOLEURS

la campagne, nous fmes victimes d'un vol remarquable qui fournit mes parents un sujet de conversation jusqu' la fin de leurs jours.

Il eut lieu aprs ce qu'on appelait la grande lessive bisannuelle . On lavait tout le linge de la maison accumul pendant six mois. Une demi-douzaine de lavandires venaient travailler dans un btiment spcialement affect cette opration. Le linge lav et rinc tait tendu sur les pelouses devant la maison ; il y restait deux jours et deux ou trois nuits afin que les rayons de lune le rendissent plus blouissant que la neige. On donne tant de proprits aux rayons de la lune qu'on se demande pourquoi, puisqu'ils rongent les vitraux des cathdrales, ils hsiteraient blanchir le linge de nos parents ?

Bref, le linge s'talait sous la surveillance d'un gardien qui la nuit veillait dans une gurite cache parmi les feuillages et les branchages. Une nuit, il voit les chemises et les draps de lit s'envoler comme de grands papillons blancs pour disparatre dans l'obscurit. Il sort de sa gurite, tire un coup de fusil, entend un cri, puis la chute d'un lourd paquet de linge et quelqu'un prenant la fuite. Le lendemain, on apprend qu'on avait arrt la frontire hollandaise un homme qui avait reu un coup de feu dans l'arriretrain [656] pour avoir vol un navet. On le porte l'hpital o on lui retire des fesses trente-six plombs de chasse. On apprit ensuit que le voleur qui fit des aveux, s'appelait Michel Souris. Il fut condamn un an de prison et, aprs avoir fait son temps, eut l'impudence de venir rclamer une indemnit. Il fut naturellement mis la porte avec fracas.

Trente-six grains de plomb dans un derrire ! Quelle merveille ! Cela nous semblait aussi beau qu'un conte de fes et nous plongeait dans le ravissement. Nous admirions l'hrosme du vieux jardinier que son coup de feu avait mu tel point que, durant huit jours, il se dclara incapable de tout travail. Il en profita pour faire le tour de tous les cabarets du village et entretenir son brit jusqu' la fin de la semaine.

ACROBATIES

Mes premiers rves et ma premire vocation furent nettement acrobatiques. Mon pre qui tait spontanment sportif, en un temps o le mot sport venait peine de natre, les encourageait.

Dans un cercle de verdure form de thuyas et de noisetiers autour d'une aire gazonne, il nous avait install une salle de gymnastique trs complte: anneaux, trapze, barre fixe, barres parallles, chelles de corde, corde nuds, escarpolette, tremplin, haltres, etc. Mon idal aux anneaux ou au trapze tait de me tirer o m'lever d'un bras. Je n'ai pu le raliser; mais, sans l'aide des pieds, je grimpais rapidement la corde nuds ; je faisais facilement la roue ou le poirier et mme trois ou quatre pas sur les mains. Mais, faute de conseils techniques, je ne pus jamais russir le saut prilleux et faillis plus d'une fois me casser les reins en le tentant. En revanche, grce la manire de m'y prendre, je parvins, beaucoup plus tard, vers les dix-huit ou vingt ans, arracher des haltres que les rustres puissants mais empots qui venaient contempler nos exercices, notamment le saut du tremplin et de l'escarpolette, ne parvenaient pas lever au-dessus de leur tte.

J'avais acquis des biceps gros comme des ufs de paonne et des pectoraux en bourrelets de muscles que je faisais tter la ronde, [657] plus fier que si j'avais crit un chef-d'uvre ou accompli un acte hroque ou pous la sur du Lonidas des Thermopyles.

Mais le triomphe, c'tait le saut de l'escarpolette. On lanait celle-ci jusqu' l'horizontale, on atteignait ainsi une hauteur de cinq ou six mtres et on lchait les cordes ; il y avait deux secondes de lutte entre les deux forces qui gouvernent les mondes, la centripte et la centrifuge, et dans l'instant o elles se rconciliaient en se contrariant, on tait dpos lentement, mollement sur le sol comme un oiseau planeur la fin de son vol.

LES VENDREDIS

Les vendredis taient des jours bnis. Mon pre allait Gand toucher les fermages et les loyers de ses proprits. Il ne rentrait que tard le soir, gnralement d'assez mauvaise humeur cause de discussions avec les paysans qui demandaient ou des rparations ou des diminutions de loyer. La premire question tait de savoir ce que les enfants avaient fait dans la journe.

Quand papa partait, s'ouvrait pour nous une re de libert. Immdiatement, on entreprenait toutes les oprations interdites, notamment de grands travaux souterrains. Notre ambition tait, force de creuser, d'arriver jusqu' l'eau ; ce n'tait pas difficile, attendu que le jardin se trouvait peu prs au niveau du canal. moins d'un mtre de profondeur, nous avions ce que nous cherchions. Nous poussions des cris de triomphe. Nous criions:

Voici l'eau ! Voici l'eau ! comme les Grecs de YAnabase criaient : Thalassa ! Thalassa ! Nous pataugions dans la boue, nous imaginant avoir trouv et conquis l'ocan. Nous cherchions des trsors, de grands fossiles et de l'inattendu, toujours possible. Nous construisions des tunnels, des caves, des canalisations. Tout d'un coup survenaient des effondrements dont nous sortions couverts de vase jaune.

Ces travaux tant dfendus, quand le pre rentrait on essayait de masquer les dgts : nous posions des branches recouvertes de terre et de feuillages de manire qu'il ne vt pas les excavations. En somme, nous inventions le camouflage des armes modernes sans [658] le savoir. Mais un jour qu'il inspectait plus srieusement les lieux, une des planches cda et il prit un copieux bain de limon argileux. La msaventure le mit dans une fureur inconsidre; il distribua de gnreuses taloches, puis confisqua tous nos outils de jardinage: bche, pioche, pelle, seaux, etc. Nous les retrouvions d'ailleurs le vendredi suivant, car il n'est pas de cachette qui chappe aux enfants. Le bon sourire de ma mre planait sur ces incidents et tout finissait par retomber sur elle cause de la bienveillance avec laquelle elle tolrait nos explorations.

LES ABEILLES

II y avait au fond du jardin, une chaumire que mon pre avait transforme en atelier. Elle tait recouverte de plantes grimpantes. Il y passait toutes ses journes. Il y entrait huit heures du matin, y restait jusqu' midi, venait djeuner, y retournait aussitt et y demeurait jusqu' sept ou huit heures du soir et en sortait noir comme Vulcain de sa forge ou comme No couvert des copeaux de son arche. On pouvait faire de tout dans cet atelier; menuiserie, serrurerie, plomberie, ferronnerie, peinture, etc.

Mon pre adorait les grandes entreprises. Il transforma d'abord le matriel des ruchers. Nous n'avions que de vieilles ruches de paille, il fabriqua en quelques semaines trente ruches hausse et cadres mobiles, pour pouvoir extraire le miel par la force centrifuge.

On remplaa les anciennes demeures des abeilles par de modernes palaces. Il est certain que nous emes le plus complet et le plus parfait rucher du pays.

Nous fmes en quelque sorte levs au milieu des abeilles. Les ruches s'tageaient au fond du potager dans un parterre de rsdas et de mlilots : et, ds que nos jeux nous laissaient un moment de loisir, nous allions visiter les infatigables travailleuses. Nous avions appris transvaser les essaims comme des grains de caf. Nous tions rarement piqus, parce que nous avions acquis, nos dpens, l'exprience ncessaire et que de nombreux coups de dards [659] nous avaient immuniss. La suprme lgance, c'tait de travailler sans masque et sans gants, le visage, les mains et les bras nus.

Le grand secret c'tait d'viter les mouvements trop brusques, les parfums violents, l'odeur de l'alcool et surtout la sueur, car la sueur humaine rend folles les plus pacifiques avettes.

Mais ces abeilles trop inoffensives n'apaisaient plus nos instincts belliqueux, et, un soir, mon frre et moi dclarmes la guerre aux gupes qui, durant un t anormalement chaud et sec, infestaient la maison. Nous nous quipons donc pour la grande aventure. Nous insrons le bas des pantalons dans des bottes, nous ficelons les poignets de nos manches, nous enfilons des gants de cuir, nous nous coiffons de chapeaux voils et, ainsi arms de pied en cap, la bche la main, nous attaquons le plus grand des gupiers.

Nous avions, au pralable, install notre sur dans un petit pavillon transform en poste de secours ou en pharmacie provisoire, grandiosement pourvu de vinaigre, de citrons, d'ammoniac et d'une brasse de poireaux dont le suc assagit le venin. En cas d'alerte, nous devions nous y replier pour y trouver refuge et nous y faire panser par l'hroque apothicaire.

D'abord, tout va bien. Nous sommes envelopps d'un nuage d'insectes ivres de fureur et continuons en souriant dans notre scaphandre notre besogne de prospecteurs. Mais bientt et simultanment, nous voil piqus et repiqus par des ennemis invisibles qui se sont insinus jusqu'au bas de notre dos.

On sait que l'abeille ne peut piquer qu'une seule fois, aprs quoi, elle meurt sur place, parce que son dard se termine par un crochet et ne peut tre arrach qu'avec ses entrailles. Mais l'aiguillon de la gupe est lisse et inusable. Elle peut le retirer de la blessure et l'y replonger dix ou vingt fois de suite ; et nous voici victimes de cette mitraillette inpuisable qui fonctionne sans arrt aux replis de nos vtements les plus intimes. Alors, pris d'une panique incoercible, nous courons au pavillon du salut qu'envahit la horde furibonde. La pharmacienne crible de dards empoisonns, perdue, prend la fuite en poussant des hurlements d'pouvant et nous, toujours poursuivis, puiss, finissons par lasser des vainqueurs aussi las que les vaincus. Tout se termine par une privation de dessert et une distribution de claques paternelles; mais durant deux ou trois jours, nous ne smes plus comment nous asseoir. [660]

LES PCHERS

Mon pre entreprit galement la construction d'abris vitrs longs de plus de deux cents mtres, sous lesquels il cultivait des pchers. Ils se mirent fructifier au bout de trois ou quatre ans et, quand ils furent en plein rapport, ce fut un bonheur sans gal, par un beau jour de soleil, en juillet ou en aot, de nous glisser clandestinement dans cette espce de serre qui sentait violemment la pche et le brugnon et de subtiliser adroitement les plus beaux fruits.

Lorsque le rendement des pches devint considrable, mon pre, toujours enclin aux entreprises chimriques, fabriqua une centaine de caissettes pour l'exportation des fruits en Angleterre. Il tait l'ami du capitaine d'un cargo qui faisait la navette entre Gand et Londres. Le cargo s'appelait Balmoral et le capitaine tait connu comme un three bottles man, c'est--dire un homme qui absorbe ses trois bouteilles de whisky dans les vingt-quatre heures. Quoique imbib d'alcool, c'tait un bon pre de famille et il ne paraissait jamais en tat d'brit.

Un beau jour donc, mon pre mit ses cent caissettes sur le bateau et les accompagna en Angleterre.

De grands espoirs se fondaient sur la vente de ces fruits et de merveilleux chteaux en Espagne s'levrent dans les nues. Les pches tant magnifiques, il esprait en tirer cinq francs pice ; on lui avait dit que c'tait le prix normal en Grande-Bretagne.

On arrive Londres. On met les caisses chez un grossiste ; la moiti des fruits cueillis trop mrs pourrissait dj et cette opration qui aurait d se solder par un bnfice de 4000 francs aboutit, tous frais pays, un injuste zro.

Mon pre renona aux pches. Les espaliers furent dracins et jets au bcher. On les remplaa par des vignes. Grce certaines pratiques de pollinisation, il croyait pouvoir crer une varit nouvelle et donner aux chasselas de Fontainebleau, un got trs prononc de muscat par exemple. C'tait possible. Les premires grappes furent presque musques ; mais d'anne en anne le got du muscat s'venta et les baies retournrent leur tat primitif et leur banalit. [661]

Encore une exprience rate. Il avait appel ce raisin le Raisin Polydore. Sans se laisser abattre par le destin, il tourna alors toute son activit vers les fleurs, se passionnant chaque anne pour deux ou trois fleurs nouvelles auxquelles il sacrifiait toutes les autres. J'ai connu ainsi l'anne des gloxinies, des rsdas, des cyclamens, des girofles, des glaeuls, des amaryllis et mme l'humble capucine.

Je me rappelle en passant qu' l'entre du potager, gloire de son jardin, se dressait un arbre qui, nourri par la mme tige, portait en mme temps des reines-Claude, des prunes rouges et jaunes, des pches, des brugnons et des abricots. Ce phnomne, d de savantes greffes et qui n'a rien de mystrieux, merveillait les visiteurs.

L'auteur de mes jours avait, en outre, invent une pche qui porte son nom et l'on trouve encore dans les revues pomologiques de l'poque la pche Maeterlinck qui, parat-il, avait d'indiscutables qualits. Le scateur la main, il soignait aussi avec amour de longs espaliers consacrs aux poiriers qui sparaient avec ordre et mthode les carrs de lgumes. Chacun portait sur la matresse branche une bague de plomb numrote; ce numro correspondait une brve notice consigne dans un gros carnet qu'il avait toujours dans sa poche. La notice rvlait le nom du fruit, ses qualits essentielles, la date de sa maturit, etc.

Par une chaude aprs-midi d't, la cousine dont j'ai dj parl, un peu plus ge que moi et qui je ne pouvais rien refuser, eut une ide diabolique. Avec mon concours pouvant mais obissant, elle enleva les bagues de plomb, les mla, les brassa dans son chapeau, puis nous les remmes en place au hasard, n'importe o.

Ce fut un cataclysme horticole qui jeta le dsarroi dans l'me innocente de mon papa. Les chiffres de la bague ne rpondaient plus ceux des notices. Tout tait boulevers, les bergamotes, les louises-bonnes d'Avranches, les bons-chrtiens William, les Soldats-laboureurs, les Zphirin-Grgoire, se rvoltaient contre la loi et versaient dans une anarchie presque humaine. Ce qui devait tre fondant devenait croquant, ce qui devait tre sucr s'avrait acidul, ce qui devait mrir en dcembre rougissait en juillet, etc.

Mon pre, drout, perdit sa foi en l'arboriculture et revint la floriculture. C'est ainsi que les plus futiles causes produisent parfois de grands effets inattendus et bien souvent ne sont pas plus mystrieuses, pas plus profondes que le caprice d'une cousine cer-vele. [662]

LOCADIE NOULLET

Un jour, sur la pente d'un sentier conduisant un petit pavillon qui dominait le canal, ma sur, mon frre et moi jouions sur un tas de sable de couleur d'or comme tous les sables du pays.

Arrive, conduit par notre bonne Locadie, un jeune snob, un peu plus g que nous, vtu de flanelle blanche, tir quatre pingles et parlant du nez en nous regardant de haut en bas. Effar et intimid, je l'invite prendre part nos jeux. Il me rpond que c'est trop sale et qu'il n'aime pas ce genre de distraction. Ngligemment appuy sur une petite canne de jonc pomme argente, il se met nous parler des magnificences de sa maison paternelle et notamment d'une sorte de jardin d'hiver termin par une grotte stalactites de ciment incrustes de milliers de miroirs multicolores qui, de l'avis de tous les connaisseurs, tait ce qu'on pouvait trouver de plus beau dans tous les pays du monde.

Je lui dis que nous avions mieux que a sous le pavillon, parce que c'tait plus naturel.

Il s'y trouvait en effet une vieille et profonde cave vote et tnbreuse o le jardinier entassait les pots casss et des pommes de terre discrdites, des champignons de couche abandonns qui prospraient dans les tnbres, des oignons fleur ddaigns et d'autres tubercules dclasss qui y germaient et lanaient de toutes parts de longs filets blancs qui me semblaient aussi feriques que les lianes de mes imaginaires jungles tropicales.

Je lui ouvre la porte de la cave aux miracles, attendant un coup de foudre, il me dit froidement: C'est bien sale, se pince les narines et me prie de refermer la porte.

Quelque chose s'effondre dans ma confiance, dans mes certitudes et dans ma foi pendant que monte en moi je ne sais quel horrible dsir de vengeance.

Locadie revient au pavillon portant un plateau garni de chocolat, de quatre tasses et de tranches de pain d'pice. Nous nous asseyons dans l'unique salle de la gloriette. Locadie verse le chocolat et tandis que Joseph (ainsi se prnommait le jeune gandin) regarde le canal, je rpands dans la tasse qui lui tait destine une [663] bonne poigne de sable et la lui prsente avec un aimable sourire. La bonne Locadie a vu mon geste, mais ne dit mot car elle nous tait aussi dvoue qu'une mre. Joseph trouve que notre chocolat n'est pas bon et que notre sucre ne vaut rien puisqu'il ne fond pas. Nanmoins, il avale le tout. Pour l'instant je m'estime suffisamment veng ; mais les offenses, les injustices subies par un enfant ont des racines qui ne meurent pas. Je ne voulus plus le revoir.

La bonne Locadie remplaait momentanment notre mre assez souffrante qui ne pouvait s'occuper de nous. C'tait une petite Wallonne pourvue d'un gros nez un peu spongieux; mais son cur tait aussi naturellement maternel que si nous eussions t ses enfants. Rien ne la rebutait, ni nos dsobissances, ni nos insolences, ni nos taquineries, ni notre ingratitude. Elle rpondait tout par des inventions inattendues pour nous faire plaisir. Par exemple, notre fte patronale ou l'anniversaire de notre naissance, elle se levait avant l'aurore afin de cueillir au jardin ou dans les champs toutes les fleurs qu'elle y trouvait pour orner de guirlandes bien tresses la chaise de notre djeuner. Nous nous y installions plus fiers que le pape dans sa cathdre et tions couronns les rois incontests de la journe. Nous pouvions tout nous permettre, rien ne nous tait refus et nous en abusions.

Quand elle nous parlait de notre ange gardien, elle le faisait avec une telle conviction que nous sentions autour de nous le vent de ses ailes.

Elle nous avait enseign nos prires, que nous comprenions peu. Il s'y trouvait plus d'un point obscur ou mystrieux que nous enjambions avec indiffrence. Mais dj fureteur, le sixime commandement de Dieu qui disait: L'uvre de chair n'accompliras qu'en mariage seulement, attirait notre attention. Comme elle prononait trs nettement l'uf, elle et nous tions bien convaincus qu'il s'agissait d'un uf monstrueux et probablement diabolique qui contenait tout le mal de la terre.

- Quelle couleur a-t-il ? questionnai-je.

- Il est rouge, rouge feu, rouge sang ou rouge granium, expliquait-elle, comme si elle l'avait eu sous les yeux.

- Est-il plus gros qu'un uf de poule ? - Plus gros que ta tte. [664]

- Mais qui le pond?

- La femelle du diable.

- Mais pourquoi n'est-il permis de s'en servir que dans le mariage ?

- Parce que Dieu le veut.

La thologienne ou la casuiste d'occasion avait rponse tout.

Mon pre qui nous coutait se tordait, mais respectant l'innocence n'osait intervenir, sachant que les meilleures explications n'expliquent rien et que toutes ont peu prs la mme valeur dans l'inconnu.

La pauvre fille, victime de l'uf de la chair qui empoisonne la plupart des humains, finit par pouser un brave et superbe gendarme qui mangea ses conomies, se mit boire et la battait trois fois par semaine.

Elle disparut de notre horizon, devenue la proie d'une injustice qu'on dit immanente parce qu'on ne la voit jamais. Nous n'en entendmes plus parler.

Puisse ma fidle et affectueuse pense la rejoindre dans d'autres mondes o elle m'a probablement prcd.

LES BGUINAGES

Je peux dire que j'ai pass mon enfance entre deux bguinages: le premier tait situ au bout de la rue du Poivre o je suis n. On l'appelait le Grand Bguinage. Il datait du quatorzime sicle. C'tait une enceinte entoure de fosss pleins d'eau et qu'un pont-levis la nuit tombe, sparait du commun des mortels.

Elle contenait environ douze cents bguines. Une municipalit anticlricale et imbcile tracassa tel point les inoffensives religieuses qu'un beau jour elles abandonnrent leurs maisonnettes sculaires et allrent se rfugier dans une petite cit artificiellement gothique, que de puissants protecteurs la tte desquels on citait les princes d'Arenberg, avaient fait construire pour elles aux portes de Gand.

Le second s'appelait le Petit Bguinage et se trouvait rue Longue des Violettes, dans le voisinage de la maison que mon pre avait [665]

btie et o nous nous tions dfinitivement installs. Ma mre ayant de proches parentes et des amies dans l'une et l'autre de ces pieuses petites villes allait les visiter chaque semaine et comme je l'ai dit dans une page de mon Cadran stellaire, je l'y accompagnais avec joie, car les saintes filles fort gourmandes me comblaient de sucreries et de chocolats.

On sait que les bguines ne prononcent aucun vu, ont leurs couvents ou leurs maisons particulires, s'astreignent seulement rentrer au logis l'heure du couvre-feu, acceptent un clibat rvocable et portent un uniforme qui remonte au treizime sicle. Elles font de la dentelle et des travaux de lingerie, et jouissent d'une modeste aisance qui leur permet le dimanche la poule au pot et la crme-caramel des pensions de famille.

Jusqu' ma premire communion, c'est--dire jusqu' l'ge de dix ou onze ans, je fus admis ces difiantes palabres. Plein de respect et de conviction, je me disais, en suant mon sucre de pomme sous une table, que je n'entendrais parler que du bon Dieu, de la Sainte Vierge, des anges et des flicits clestes. Il n'en fut jamais question. Toutes les conversations sans coupures s'enroulaient autour des petits travers de l'aumnier qui aimait le vin blanc, des prtentions de la Grande Dame ou Mre Suprieure, de l'avarice de Sur Agla, des sorties inconsidres de Sur Euphmie, des intrigues de Sur Philomne, des propos fielleux de Sur Anas-thasie et des menus chapardages de la sur tourire.

Elles sont heureuses, me disait ma mre. Elles ont tout ce qu'on peut dsirer et Dieu par-dessus le march. Elles vivent dans les blancheurs des dentelles, les parfums de l'encens, parmi les chants de l'orgue, les fleurs et les oiseaux de leurs jardinets, que leur faut-il de plus ?

Elles sont heureuses, ayant Dieu par surcrot. Oui, mais quel Dieu? Enfin, elles s'en contentaient et, comme malgr elles il est plus grand que dans leur esprit, il les rendait plus heureuses que ne le mritaient leurs penses et tout s'arrangeait dans une sorte de batitude attidie, leur porte et leur taille.

Je n'tais pas convaincu. Il est vrai que derrire elles s'tendait un paradis plus grand que la pelouse o broutaient leurs trois chvres; mais elles n'avaient pas l'air de s'en occuper. L'immobilit de leur existence assurait leur flicit. Elles avaient une ide qui valait peu prs celle que nous n'avons pas encore et toute [666] ide, si petite qu'elle soit, mme quand on ne la voit pas, mme quand on ne l'entend pas, mme quand elle n'a ni queue ni tte, suffit fixer un peu de bonheur.

LA PELOUSE

Devant la maison s'tendait une belle pelouse verte et rectangulaire. Un matin, mon pre a l'ide de la transformer en roseraie. On retourne le gazon malgr les regrets et les objections de ma mre, que j'approuve de mon mieux en silence. Du reste, je trouvais que les ross n'taient pas leur place cet endroit. J'aimais mieux le gazon que cette ppinire, car j'avais dj des ides arrtes et enttes sur bien des choses et sentais d'instinct la diffrence entre une villa banlieusarde et un vritable chteau entour de grands arbres.

Arrive un millier d'glantiers qui prennent la place de l'herbe ensevelie. On les plante rgulirement aligns. Il s'agit prsent de les cussonner. Les cussons sont fournis par une seule varit de ross rouges, qui sont les favorites paternelles. Il voit dj en imagination, entre la grille de la proprit qui s'ouvre sur la route et la faade blanche de la maison, un immense, un blouissant bouquet de fleurs carlates.

Mais, l'cussonnage de mille glantiers raison de deux cus-sonnages par pied, est minutieux et demande beaucoup de patience, de conscience et de temps. Il s'agit de trouver de la main-d'uvre qui ne soit pas trop onreuse. Il nous runit tous trois, ma sur, mon frre et moi et nous fait une petite allocution familiale afin de nous inculquer l'amour de l'cussonnage qui est presque un devoir social. Mon frre et ma sur approuvent avec ardeur et s'engagent se mettre tout de suite l'ouvrage. Je me tais, mon pre m'interpelle et me dit:

- Eh bien ? Tu ne dis rien ? Qui ne dit rien n'aura rien.

- Qu'est-ce qu'ils auront?

- Tu le sauras, quand tu ne l'auras pas. Je n'aime pas cette insoumission perptuelle et sournoise o tu te complais depuis trop longtemps. [667]

Je rponds que ce n'est pas de l'insoumission, mais que je me suis foul le pouce avant-hier et que par consquent...

- Montre-moi ton pouce... On n'y voit rien.

- On n'y voit rien, mais il me fait trs mal parce que c'est l'intrieur.

- Sais-tu comment on t'appellerait si tu tais soldat?

- Non.

- Tire-au-flanc.

- Que faut-il faire pour a?

- Rien du tout, comme toi; et ce n'est pas flatteur; mais je ne condamne personne aux travaux forcs. Rira bien qui rira le dernier.

Voil les deux innocents en besogne. Je m'loigne jouissant d'une libert sans gloire. Au bout d'une heure, je reviens contempler d'un il narquois les travailleurs bnvoles. Je leur annonce que toutes les framboises ont mri en une nuit, que j'en ai mang jusqu' plus faim et cueilli plein ma bote. Ils lvent une morne tte o se lit un vaste regret; mais, fidles au devoir, ils reprennent leur tche en me criant comme dfi:

- Nous aurons triple dessert.

- Moi aussi, maman me le promettra, mais ne le dites pas papa. Je m'en vais, gambadant comme un poulain, en leur lanant:

- Je vais du ct des fraisiers et puis je secouerai la haie. C'est plein de hannetons, je vous en donnerai chacun une demi-douzaine pour votre triple dessert, le dessert des esclaves, puis je m'occuperai des vers soie qui commencent filer et je vais jouer avec les abeilles; en attendant, travaillez bien, et ne vous embtez pas trop.

- Nous ne nous embtons pas du tout, nous nous amusons.

- Vous n'en avez pas l'air ; voulez-vous mon mouchoir ?

- Pourquoi faire ?

- Pour pleurer. Au revoir, je reviendrai bientt avec d'autres nouvelles et une brasse de raphias pour vous approvisionner jusqu'au soir.

L'aprs-midi, ils retardent autant que possible la reprise de la besogne. Mon frre a une blessure l'index, ma sur des douleurs dans le dos. Le lendemain matin, tous deux se portent souffrants. Ils avaient d prendre froid en travaillant trop lentement et les cussons attendirent des mains plus mercenaires et moins fugitives. [668]

LA TRILOGIE FERIQUE

Nous avions trois grandes ftes dans l'anne : Saint-Nicolas, Nol et les trennes. Mais la reine des reines tait la Saint-Nicolas. Elle tait triple, c'est--dire que, dans la mme matine, elle se clbrait dans trois sanctuaires. D'abord chez nos parents o elle se matrialisait en formes de pains d'pice fourrs de melons de Livourne, en nacelles de massepain semes d'anis ross et ornes de mts aux voiles de clinquant, en lots de chocolats et de sucreries aux aspects insolites. Il s'y joignait quelques trennes qu'on appelait utiles: livres de classe, ardoises, crayons, plumiers, pantoufles brodes par maman qui ne retenaient pas notre attention.

Le second sanctuaire tait austre et monacal. Dans un vaste salon enlinceul de housses spulcrales, sur de petites tables hostiles se rangeaient des livres de prires, des manuels de congrgation, des chapelets, des scapulaires, des crucifix, des bnitiers, de petits saints, de petits anges sans derrire, de glaciales images gothiques ou saint-sulpiciennes. Il fallait avoir l'air ravi et, au commandement de papa, crier: Merci saint Nicolas, d'une voix qui semblait sortir de terre aprs avoir travers des tombeaux et embrass Torquemada qui avait une petite moustache noire, ce qui n'tait gure affriolant.

Mais la dernire station chez la grand-mre maternelle dpassait tous les rves et toutes les prvisions. Figs d'admiration et d'pouvant heureuse, en silence nous avancions petits pas dans le royaume des fes, car le bonheur trop grand ne trouve plus de mots et ose peine respirer.

Les tables, les divans, les fauteuils ruisselaient de toutes les sucreries de l'arc-en-ciel. Les pains d'pice taient des meules et les navires de massepain n'y voguaient plus isols mais y flottaient en escadrille. Au pied de chaque table s'talaient, scrupuleusement reproduits dans le ciel, les jouets que nous avions choisis nous-mmes la foire de Leipzig, dans une vieille maison flamande, sous le beffroi et tenue par deux innocentes et vieilles filles, les surs Le Broquy, mandatrices attitres de saint Nicolas. La marche du miracle tait trs simple. Du doigt, on dsignait chez elles les poupes, les polichinelles, les soldats, le cheval mcanique, le chef [669] de gare, le sabre et le mousquet vent, la citadelle, l'entrept, la cuisine, le salon, le navire ressort, la chambre coucher, l'picerie, l'arche de No, la bergerie que l'on dsirait. Elles en avisaient le saint qui les trouvait sans peine dans les clestes rserves et venait en personne, la nuit de sa fte, les descendre dans la chemine principale ; aprs quoi, l'un des anges qui l'accompagnaient les rangeait sur les tables du salon ou de la salle manger. Bien que nos parents ne prissent gure de prcautions pour mnager notre crdulit, jamais le moindre doute n'effleurait notre esprit. C'tait bien ainsi que tout se passait. Je me souviens qu'un jour, ayant demand une bergerie avec beaucoup de moutons, six arbres ronds et un bon chien, je reus une picerie. Elle n'tait pas mal, mme acceptable, vu qu'elle renfermait beaucoup de tiroirs o sommeillaient des raisins de Corinthe et des pruneaux. Elle avait mme un comp- toir avec de belles balances de cuivre rouge ; mais c'tait une erreur. Saint-Nicolas s'tait tromp J'en tais tout marri. Je dclarai mes parents que j'allais lui crire un mot pour lui signaler mon dsappointement. Ils approuvrent ma rsolution. Je me mis donc au travail et rdigeai la lettre que voici, qu'on a conserve dans les archives de la famille.

Monsieur saint Nicolas,

Vous vous avez tromp, ce n'est pas une picerie, mais une bergerie que j'ai commande. Je demande la bergerie la place de l'picerie. Si vous ne pouvez sortir du ciel, parce que ce n'est plus votre fte, envoyez un ange. Je veux que la maison du berger soit bleue comme chez les surs Le Broquy. Dites l'ange de mettre les raisins de Corinthe et les pruneaux de l'picerie dans le grenier de la bergerie, dites-lui aussi qu'on ne fera pas de feu dans la chemine du salon afin de ne pas brler ses ailes.

Si la bergerie est aussi belle et aussi complte que celle des surs Le Broquy, je dirai une petite prire pour le repos de votre me.

Mon pre admira la lettre n'y trouvant qu'une faute de franais, il dclara qu'il sortirait exprs pour la poster.

Rien ne trouble la foi des enfants; elle n'est que l'image anticipe et le symbole de la foi ou de la crdulit des hommes et des peuples. [670]

CHEZ LES JSUITES

Aprs l'Institut Calamus, je fus mis chez les bons Pres, au collge de Sainte-Barbe. C'tait un collge aristocratique o abondaient les barons, les vicomtes, les comtes et les hobereaux particule acquise qu'on achetait en devenant propritaire d'une chaumire ou d'une table entoure de quatre fosss bourbeux comme le Monsieur-de-L'Isle de Molire.

Je constatai rapidement que tous les efforts de morale convergeaient vers un seul but, vers ce qu'ils appelaient la belle vertu , ce qui voulait dire la puret et la chastet parfaites et invraisemblables. Il n'tait question que des tentations et des pchs de la chair. S'ils n'en avaient pas parl, nous n'y aurions jamais pens.

Cette chastet tait pousse tel point qu'on nous donnait comme modles le Bienheureux Jean Berchmans et saint Louis de Gonzague.

Le Bienheureux Berchmans tait un doux lvite mal cuit dont on voyait la statue sur un pilier de l'glise, une sorte d'asticot qui ne changeait jamais de chemise craignant les blandices de sa chair encrasse. Quant saint Louis de Gonzague, il n'osait regarder sa mre de peur de sentir s'veiller en lui de mauvaises penses.

Voil ce qu'on nous proposait comme parangons. Grce eux, nous ne cessions d'osciller entre l'enfer et le ciel. La moindre pense charnelle vous prcipitait dans les flammes ternelles. Tous les sermons ne s'occupaient que de l'enfer. Le pre prdicateur se mettait dans une telle fureur en voquant les supplices ternels que j'en serais demeur timor comme un livre si l'influence de mon pre n'avait amorti l'pouvante que se plaisaient attiser nos chers matres. Il haussait ddaigneusement ses paules en sifflotant et nous savions ce que cela voulait dire.

Sans en vouloir aux bons Pres, je dois reconnatre que j'ai pass chez eux les moments les plus dsagrables de mon existence. Ils avaient un bizarre amour de la crasse et de la laideur qui offusquait le petit garon bien propre que j'tais et l'ami des belles lignes et des belles couleurs, des fleurs et des grands arbres que je sentais natre en moi. [671]

Leur glise tait un chef-d'uvre ignominieux qui me faisait souffrir de ce que doit souffrir un papillon dans une bote ordures.

Le rfectoire, les salles d'tudes, les murs de la cour, nue et sans un arbre, sombre comme le prau d'une prison mal tenue, tout tait recouvert d'une patine noire et gluante. La vaisselle, la verrerie, les couverts graisseux glissaient sous les doigts comme des anguilles.

Tous les mois, les pensionnaires prenaient un bain de pieds au rfectoire ; on trempait et on savonnait tout ce qui se voyait au-dessous du genou. Le reste, qui semblait ne pas exister, tait relgu dans un sombre mystre. Les bains d't se prenaient dans un tang fangeux, sous un pais vtement de laine cartonneuse et de couleur chocolat, d'une chastet ttue et hermtique comme un scaphandre. On sortait de l'eau emportant une sainte odeur de vase et de poisson pas frais.

Les repas taient abondants et solides, mais grossiers et bouilla-qus, comme on dit dans le Midi. On les arrosait discrtion d'une bire aigrelette souvent imbuvable. Elle tait fournie tour de rle par les brasseurs dont les fils taient pensionnaires de la maison. Grce aux domestiques, nous savions toujours quel tait le brasseur qui avait livr les derniers tonneaux. Quand le liquide tait vraiment trop mauvais, nous organisions ce que nous appelions le supplice de la presse .

Nous dtournions un moment l'attention du surveillant par une altercation simule ou, l'aide d'une balle, venue on ne sait d'o, qui lui brisait ses lunettes sur le nez. Nous entranions alors dans un coin de la cour le fils du brasseur dlinquant et tous ensemble nous le pressions dans l'angle d'o il sortait lamin, bleu et dfaillant. la livraison qui suivait l'opration, nous constations avec plaisir que la bire tait incontestablement meilleure.

Tout tait dirig par le prfet des tudes. Le Rvrend Pre se montrait plus souponneux, plus inquiet, plus fureteur, plus inqui-sitorial que les autres. On le rencontrait partout, il rdait sans cesse autour de nous, il savait tout, flairait tout, devinait tout. C'tait la suspicion, toutes les suspicions incarnes dans un vieux renard born par ses propres ruses. Son rve tait que les lves intelligents et intressants le prissent pour confesseur. L'tablissement serait devenu une lanterne et la maison n'aurait plus eu de secrets. Tous ses clients leur insu ou malgr eux se transformeraient en [672] espions et en dlateurs, car il est avec le secret lastique du sacrement de la pnitence des accommodements et la fin, ici, comme en bien des choses, justifiait les moyens. Ses fidles infods jouissaient d'apprciables avantages, immunits, amnisties, permissions, petits banquets bisannuels arross de vins de messe, etc. Il tenta plus d'une fois de m'embrigader dans la sainte cohorte ; il me serrait tendrement contre un ventre qu'il croyait tre son cur. Mfiant, je faisais l'idiot qui ne comprenait rien, et, levant les yeux au ciel, il n'osait insister.

Ils vivent trop dans la mort, mais dans une mort sans grandeur et sans horizon, une petite mort pratique, conomique, commercialise et avantageuse.

Malgr leur incessante proccupation des pchs de la chair, la plupart taient au fond tellement purs qu'ils commettaient d'tranges et incomprhensibles imprudences. C'est ainsi que notre professeur de posie nous faisait tudier et apprendre par cur le Formosum Pastor Corydon ardebat Alexim Delicias domini (Le berger Corydon brlait d'amour pour le bel Alexis, dlices de son matre), l'glogue de Virgile consacre l'amour qui n'ose pas dire son nom. L'innocent et chaste professeur ne semblait nullement se rendre compte de l'norme pch auquel tait consacr le pome. Comme nous, il n'y voyait que de l'eau claire et n'attachait d'importance qu'aux dtails prosodiques et grammaticaux. Si ce n'tait candeur, quoi attribuer ce choix dconcertant, qui du reste devait avoir eu l'approbation des suprieurs et ne choquait personne?

Pour tout dire en quelques mots, si les surveillants taient gnralement insupportables, borns et tracassiers, les professeurs taient trs bons, trs patients et trs dvous. Ils croyaient faire leur devoir et agir pour le bonheur de tous. Il y avait incontestablement des saints dans leur groupe. J'ai, du reste, vu germer des saints parmi mes condisciples. Ils ne se dvoilrent compltement qu'en rhtorique, c'est--dire dans la dernire anne, aux derniers jours de la grande retraite des vocations. D'apparence un peu souffreteuse, nous les appelions irrvrencieusement les mal cuits. Ils taient sept dans notre classe qui ne comptait que seize lves et entrrent tous les sept dans la Compagnie de Jsus. Nous avions frl le salut contagieux. Nous les regardions avec une sorte d'tonnement et d'envie apitoye et respectueuse. Parfois, par raction et pour savoir de quel bois ils se chauffaient, nous leur cherchions [673] querelle en leur donnant un croc-en-jambe ou en leur lanant une balle dans les fesses. Envelopps de leur Dieu, ils ne nous voyaient pas et, impressionns, nous n'osions insister. Ils vivaient dj dans un autre monde. videmment, dans leur nombre se trouvaient de petits saints larvs qui n'aspiraient qu' une place de comptables en grces et indulgences dans un ciel conomique et de tout repos. Mais deux ou trois, aprs une vie de sacrifices, moururent martyrs en de lointains pays : car mme dans un saint plus ou moins larv, le principe qui le porte tant magnifique, il y a toujours un saint hroque prt faire des miracles.

AVANT LA NAISSANCE DE L'OISEAU BLEU

J'tais alors un gamin de treize ou quatorze ans qui usait ses fonds de culotte sur les bancs de la quatrime latine en suivant nonchalamment les cours.

Notre professeur, un Pre jsuite franais, plus dgourdi que les Belges, jeune, plein de zle, rompant avec la sculaire routine de la Compagnie de Jsus par des coups d'audace prmaturs et tmraires, s'vertuait veiller en ses lves quelque curiosit littraire.

Il y perdait d'ailleurs son latin et son temps. Nanmoins, deux ou trois grains ne tombrent point sur le roc et germrent tant bien que mal sur les bas cts de la route.

Cet excellent homme au lieu d'imposer aux enfants une amplification sur les rflexions et la mort de Manlius Capitolinus prcipit de la Roche Tarpienne, ou le discours de Volumnie Coriolan afin de l'arrter aux portes de Rome, nous demanda plus simplement le rcit d'une journe de vacances la campagne.

Je ne sais quelle lueur pera ce moment les brumes de mon avenir. Sans chercher midi quatorze heures, ma pense me transporta dans la cour de la ferme contigu au jardin de ma grand-mre maternelle et je me mis dcrire navement et en l'enjolivant un peu (car dj le professionnel futur guidait la plume de l'apprend) ce que j'y avais vu un matin que j'y tais assis l'ombre d'un pommier.

Je n'ai pu retrouver le texte authentique de ce prcoce et puril chef-d'uvre. Je me souviens cependant que les hommes et les [674] femmes tant aux champs, la cour appartenait aux animaux domestiques.

Je ne sais d'o l'ide vint alors au jeune colier que j'tais de les animer et les humaniser comme je le fis trente-cinq ou quarante ans plus tard dans L'Oiseau Bleu.

Le vieux chien de garde somnolait dans le tonneau qui lui servait de niche en surveillant du coin de son il rouge les alles et venues de tout ce qui remuait, prt rtablir l'ordre en cas de conflit.

Les poules toujours affames picoraient dans l'herbe sous la protection du coq flamboy